LE MIRACLE

 

C’était venu tout doucement. D’abord, il avait senti devant ses yeux comme un voile, puis des ombres qui, par instants, obscurcissaient tous les objets. Les premiers temps, il se passait les mains sur les paupières, et n’y prenait point garde, se disant : C’est de trop travailler à la lumière. Il se reposa un peu. Mais le voile, insensiblement, s’épaissit ; les ombres s’allongèrent, plus grandes et, sans oser se l’avouer, il eut peur.

Un soir, après dîner, tout lui paraissant sombre dans la pièce, malgré le grand feu de sarments et la lampe allumée, il dit à sa femme :

– Lève donc la mèche ; on n’y voit goutte, ici…

– Comment ! on n’y voit goutte ? Mais la lampe éclaire fort bien !

Il fit : « Ah !… » et se mit à pleurer.

Stupéfaite, elle lui demanda :

– Qu’as-tu ?

Il sanglota :

– Je deviens aveugle !…

Et parmi ses larmes, il lui conta en phrases décousues tout ce qu’il avait ressenti depuis des mois, son insouciance du début, ses inquiétudes, ses angoisses, l’horreur de songer que, bientôt, tout allait disparaître pour lui, et qu’il n’y verrait plus, jamais… jamais !

Alors, commença le défilé des médecins. Aucun ne sut arrêter les progrès du mal, et bientôt il devint tout à fait aveugle.

Sa femme, ses amis, l’entouraient d’attentions et de soins. Il parut se faire à son existence nouvelle, à cette vie intérieure et profonde des aveugles. Sa face impassible s’éclaira parfois d’un sourire ; on eût dit qu’il se résignait.

On lui fit quitter Paris pour habiter la campagne. Il s’y trouva bien, se plaisant, durant des heures, à rêver, étendu sur une chaise longue, tandis que, près de lui, sa femme faisait de la musique ou lui lisait des vers. Il lui disait parfois :

– Je suis heureux… très heureux…

Et lorsque, par hasard, il l’entendait soupirer, il cherchait sa main, et lui murmurait doucement :

– Tu es là, près de moi… Les seuls qui m’aiment vraiment ne m’ont pas abandonné… Je ne regrette rien…

Mais, au fond de son cœur, une infinie tristesse sommeillait. Il se souvenait des soleils d’autrefois, de la lumière que, jadis, il aimait tant, rêvant, malgré lui, d’un miracle qui lui rendrait ses yeux éteints.

Un jour qu’il était assis devant sa porte, une vieille femme s’arrêta près de lui :

– Eh bien ! mon bon monsieur, ça ne va toujours pas mieux ?

– Non… Maintenant, c’est fini !… Il n’y a plus d’espoir…

– Et les docteurs, que disent-ils ?

– Rien… Des bêtises…

– Ah ! fit la vieille, j’en ai connu un, moi, un savant, celui-là, qui saurait vous guérir ! Quand mon défunt mari est tombé aveugle, il est allé le consulter, vu qu’il avait grande renommée dans le pays, et il lui dit comme ça : « Je ne vous promets rien, mon brave… Pourtant… on peut toujours essayer ! – Ah ! que mon homme lui réplique, si vous m’y faites voir, je vous donne la moitié de mon bien ! – Je ne vous demande rien, qu’il lui répond. Entrez à mon hôpital. » Au bout de deux mois, oui, monsieur, il commençait à voir. Il s’est éteint brusquement d’une congestion, sans ça !… Aussi, je ne serais que de vous…

Le soir même, sur la foi de ce conseil de paysanne, il partit, envahi d’un immense espoir sûr, certain que le sauveur était là.

Le docteur l’examina longuement, puis lui dit, comme à l’autre :

– Je ne promets rien… mais j’espère. Par exemple, ce sera long, très long…

Il se récria :

– Qu’est-ce que cela fait, pourvu que je guérisse !…

Quand il fut installé dans la maison de santé, il demanda :

Puis-je garder ma femme avec moi ?

– Non… D’ailleurs, comme vous allez rester deux mois, peut-être plus, dans l’obscurité, votre femme ne pourrait vous tenir compagnie. En outre, il vous faut du calme, un repos moral absolu. Votre femme vous rendra visite chaque semaine, et, si vous le désirez, on la tiendra, jour par jour, au courant de votre état.

Il fit : « Bien », devenu soudain d’un égoïsme féroce, oubliant tout, à la seule pensée de sa vue reconquise.

… Lorsqu’au bout de trois mois, on lui fit quitter la chambre close, il demeura quelques instants sans oser lever les paupières, retardant la seconde décisive, dans la terreur de n’être pas guéri. Mais, tout d’un coup, ayant ouvert les yeux, il poussa un grand cri :

– J’ai vu !… J’y vois !…

Riant et pleurant à la fois, il happait d’un regard vorace le jour béni. Il ne distinguait pas encore autre chose qu’une vague lueur. C’était à peine, dans sa nuit, un reflet pâle et incertain ; pourtant, il criait :

– J’y vois !… Je veux sortir !… Emmenez-moi !…

– Oh ! lui dit le docteur, en le calmant d’une petite tape sur l’épaule, pas si vite ! C’est maintenant qu’il faut redoubler de soins ! Ne nous fatiguons pas… Pour aujourd’hui, cela suffit.

Il se laissa emmener, docile. Il resta éveillé toute la nuit, ouvrant et refermant les yeux très vite, juste assez pour apercevoir la lumière de la veilleuse.

Quand il fut un peu remis de sa joie, sa première pensée fut de faire écrire à sa femme. Comme elle serait contente ! Comme ils allaient être heureux à présent !…

Ensuite, l’idée lui vint d’une chose autrement exquise ! Puisqu’il devait rester ici encore plusieurs semaines, il ne lui annoncerait rien, et, un beau jour, comme si le miracle s’était produit brusquement, il lui dirait, d’un air très naturel :

– Tiens ! cette robe te va bien ! ou : « Tu as là un joli chapeau !… »

Elle le croirait fou ; alors, il lui jetterait dans un baiser :

– Non ! Je ne suis pas fou ! J’y vois !

Il demanda le médecin, les infirmiers, tous ceux qui le soignaient, et, avec une joie d’enfant, leur fit la leçon :

– C’est bien entendu ? Pas un sourire, pas un mot…

On lui promit. Peu à peu, il réapprit à connaître les objets, à distinguer les êtres, les visages. Il ne tâtonnait plus ; ses gestes devenaient précis. Mais, peu à peu aussi, une grande impatience s’empara de lui. Il ne tenait plus en place.

– Docteur, je vais tout à fait bien… Laissez-moi m’en aller…

– Non… Pas encore…

– Quand ?

– Bientôt. Il ne faut pas, pour quelques jours, risquer de tout compromettre.

Comme l’attente le rendait fiévreux, émotif à l’excès, on le laissa sortir. Il avait exigé qu’on ne prévînt personne. Il prendrait une voiture, et, tout seul, irait jusque chez lui.

Sur le pas de la porte, le médecin lui adressa ses dernières recommandations :

– Ne manquez pas de revenir chaque semaine, et surtout ne quittez pas vos verres fumés tant qu’il y aura du soleil. Le soleil, voilà votre grand ennemi. Si vous aviez une rechute…

– Oh ! soyez sans crainte !

Il partit.

C’était une admirable matinée de juin. Il avait rabattu les bords de son chapeau pour se garantir de la lumière. La route lui sembla interminable. Enfin, les premières maisons du village apparurent. La voiture traversa la Grande-Rue, la place du Marché. En bas de la côte, il dit au cocher d’arrêter.

– C’est bien là ?

– Oui, monsieur, voyez, droit devant vous.

Au bout du raidillon, la petite maison se dressait, toute blanche, baignée de lumière, dans le jardin déjà brûlé. L’ombre même était dorée, tant le soleil coulait gaiement le long des murs. Comme il était très ému, ses jambes tremblaient un peu sous lui. La chaleur de midi approchant l’étourdissait aussi. Il gravit la pente lentement. Passant la main entre les barreaux de la grille, il leva la targette, et, sur la pointe des pieds, de crainte que son pas fît crier les graviers du jardin, il avança. Il faisait si chaud que le chien endormi dans la niche ne l’entendit pas. Les volets étaient clos. Il voyait tout cela pour la première fois, et pourtant il se sentait chez lui. Il se disait :

– Oh ! la jolie, la joyeuse petite maison !

Il en imaginait l’intérieur, les chambres confortables et fraîches. Il murmurait :

– Mon Dieu, que c’est bon ! que c’est bon !

Il fut sur le point d’appeler : « Jeanne ! C’est moi ! Viens ! » Mais il se contint. Pour que la surprise fût complète, il heurterait à la porte, et, quand elle ouvrirait, il lui tendrait les bras. Il avait si souvent rêvé cette minute qu’il aurait pu la raconter dans ses moindres détails. Et voici que le rêve était une réalité, une réalité baignée de lumière et de joie… pareille au rêve… !

Un banc était adossé contre la maison, juste sous une fenêtre. La marche, l’émotion l’ayant un peu oppressé, il s’assit pour reprendre haleine. Un murmure de voix vint frapper son oreille. On causait, on riait, derrière les volets… Il écouta… Des mots sans suite… deux voix.

– Tiens !… Avec qui ma femme parle-t-elle ? Ah ! c’est mon ami Sournize… Que disent-ils ? Ils semblent bien gais… Sauraient-ils ?…

Il se leva, et, les yeux à la fente des persiennes, regarda dans la pièce. Les voix se turent, puis reprirent. Sa femme disait :

– Voyons, veux-tu être sage et me laisser mettre le couvert ?

Soudain, il les vit tous les deux dans un rayon de lumière. Elle, la tête renversée, les bras chargés de linge, s’abandonnait en riant aux bras de son ami qui l’embrassait dans la nuque, sur les yeux, sur les lèvres, avec de longs baisers qui la secouaient toute.

Il recula, d’un bond, la bouche ouverte pour hurler. Tout se mit à tourner autour de lui. De la main, il chercha le banc, et s’y laissa choir…

Ah ! l’horrible, l’épouvantable chose ! Ainsi, c’était là ce que lui réservait son retour ! Tandis que lui endurait le supplice de devenir aveugle, voilà ce que faisaient sa femme et son meilleur ami ! Les misérables !… Avaient-ils bien su mentir à sa face, narguer ses yeux vides !

Il se dressa, terrible, les poings levés, prêt au meurtre. Mais, comme il allait se jeter sur la porte, il sentit ses jambes fléchir. La vision des deux années d’ombre, si tranquilles, confiantes et douces qu’il venait de vivre, passa devant lui. Et sa faiblesse aussi lui apparut, son usure physique et morale, le sentiment qu’il n’était pas guéri, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, il les perdrait, ses yeux, et pour toujours ! Il lui faudrait alors vivre seul, farouche, comme une bête qui se cache pour mourir ! Cette effrayante pensée le glaça… Non ! Non ! Tout, mais pas cela !… Il devrait voir ces regards qui n’étaient pas pour lui ? ces baisers que les traîtres s’enverraient par-dessus son épaule ?… Jamais !

Qu’est-ce qui l’empêchait maintenant d’entrer, en feignant de n’avoir rien entendu, rien vu ?… Il se cogna la tête : Je ne veux pas ! Je ne saurais pas dissimuler. Alors ?…

… Alors, comme, du village, montaient lentement les douze coups de midi, comme le soleil, tout en haut de sa course, coulait une lumière ardente, une chaleur de fournaise, il s’assit.

D’un geste lent, il jeta son chapeau, enleva ses lunettes, et, les paupières grandes ouvertes, la face tendue vers le ciel, il donna ses yeux à manger au soleil.

D’abord, ce fut un éblouissement, puis un grand disque rouge s’aplatit sur sa face… Il lui sembla que quelque chose flambait, tout contre lui. Il eut une seconde de révolte. Il étendit la main vers ses lunettes… Il ne les voyait déjà plus…

La bonne nuit tranquille et calme, au bord de qui meurent les haines, s’était couchée sur lui, comme ces vagues fatiguées à la croupe alourdie qui, le soir, meurent à marée basse, sur le sable doré des grèves…