La serrure crochetée, l’homme entra, ferma la porte avec soin, prêta l’oreille et s’arrêta.
Il avait beau savoir la maison vide, ce silence profond et cette grande nuit l’impressionnaient. Jamais il n’avait éprouvé à un tel point le désir et la peur de la solitude. Il avança la main, frôla le mur et poussa le verrou. Alors, seulement, un peu rassuré, il tira de sa poche une petite lampe électrique et regarda autour de lui. La lumière projetait sur l’ombre des taches pâles et qui dansaient à chaque battement de son cœur. Pour se donner du courage, il murmura :
– Je suis chez moi !
Il se mit à rire, puis pénétra dans la salle à manger.
Tout y était d’une propreté méticuleuse. Autour de la table, quatre chaises étaient posées ; une autre, près de la fenêtre, mirait dans le plancher luisant ses pieds grêles. Un parfum vague de fruits et de tabac flottait dans l’air. Il ouvrit les tiroirs du buffet où quelques couverts d’argent étaient soigneusement rangés, songea : « Ça vaut toujours mieux que rien », et les mit dans sa poche. Mais, à chacun de ses mouvements, les couverts, se heurtant, sonnaient contre lui, et, toujours par crainte de ce bruit, qui ne pouvait éveiller personne, il recula sur la pointe des pieds, négligeant des cuillers en vermeil et de petits couteaux à manche de nacre entrevus au fond d’un écrin. Pour excuser sa faiblesse, il se dit :
– Ce n’est pas pour ça que je suis venu…
Pourtant, arrivé auprès de la table, il demeura indécis, tâtant les fourchettes qui pesaient au fond de sa poche, hésitant à pénétrer dans le petit salon où l’ombre – grâce aux rideaux tirés, sans doute – semblait plus mystérieuse. Honteux de se sentir si lâche, il fit un pas, puis un autre, franchement, posément, comme un bourgeois paisible et pas poltron qui rentre chez lui le soir, sa partie achevée. Il n’avait plus froid, il n’avait plus peur, et, avisant sur un meuble un flambeau garni de bougies, il le prit, l’alluma et, l’élevant un peu, examina les murs où dans des cadres d’or pendaient des photographies, les bibelots, le piano, la cheminée d’où montait une odeur de cendres froides et de suie. Il jeta encore un regard circulaire autour de la pièce, souleva d’un doigt quelques papiers, soupesa une statuette, la remit en place, reposa le flambeau, souffla les bougies et poussa la porte de la chambre à coucher.
Là, plus d’hésitations. Il se souvenait, pour y être venu quelques jours auparavant sous prétexte de visiter l’appartement, de la place de chaque meuble, de la forme du moindre objet. Un coup d’œil lui avait suffi pour voir, et bien voir, la commode trapue où le vieux enfermait ses valeurs, le coffret où il devait mettre son argent, le lit à demi caché par l’alcôve et l’armoire à glace dont il pourrait tout à l’heure faire un rapide et peut-être fructueux inventaire. Il éteignit donc sa lampe et, sans heurter une chaise, le bras tendu, marcha directement vers la commode. Il en tâta le marbre, glissa la main le long de ses flancs comme un maquignon qui flatte le ventre d’une pouliche, et, en bon ouvrier, un doigt de la main gauche posé sur la serrure, il chercha dans sa poche son trousseau de clés.
Il était un peu moins calme que tout à l’heure. Ce qui l’énervait, ce n’était plus l’angoisse d’être seul, la nuit, pour voler dans la maison d’un autre, mais une hâte fiévreuse de joueur qui tient sa carte, la serre et la soupèse avant de la retourner. Qu’allait-il trouver dans une seconde ?… Des titres ?… Des billets ?… Et combien ? Quelle fortune dormait pour une minute encore derrière le rempart d’une planchette ?…
Il cherchait toujours son trousseau sans parvenir à l’atteindre. Tout à l’heure, en mettant l’argenterie dans sa poche, il n’avait pas songé à en retirer ses outils et tout cela s’était enchevêtré.
Les cuillers passant dans les anneaux des crochets, les fourchettes entre-croisant leurs dents se tordaient sous son effort déchirant la doublure de sa poche, griffant sa peau. Pressé d’en finir, il tapa du pied, jura, serra les mâchoires et tira si brutalement que l’étoffe céda, tandis que fausses clés et couverts tombaient pêle-mêle sur le plancher avec un grand bruit de ferraille… Il s’énervait toujours… le but était si proche, et puis, le temps passait !… Il ne se rendait plus très exactement compte de l’heure ; il lui semblait seulement que de longues minutes s’étaient écoulées depuis son entrée. La pendule, dont il n’avait pas jusqu’ici remarqué le tic-tac, battait sa courte et rapide cadence…
À genoux devant la commode, il prit un des crochets, l’essaya, l’oreille collée à la serrure : le pêne résista. Il en prit un autre, un nouveau, un autre encore, tournant à petits coups prudents… Rien ! Toujours rien !… Gagné de nouveau par la colère, il éclata de rire :
– Non, mais des fois !… je ne vais pas ménager le mobilier !
Et, saisissant un ciseau à froid, d’une seule pesée il fit sauter la serrure. Alors, il ouvrit le tiroir et alluma sa lampe.
Devant les billets épinglés par liasses, il eut un soupir de joie. Lentement, posément, il les prenait, les comptait, les regardait par transparence, puis les lissait d’un revers de main. Pour être mieux à son aise, il s’assit et continua ses recherches. Sous un rouleau d’or, il y avait un gros paquet de titres nominatifs, pour près de vingt mille francs – une fortune !… Il songea :
– Quel malheur de laisser ça !… Enfin !…
Il les remit en place. Sûr du butin, il s’attardait, soupesant les pièces d’or, lisant leur millésime, comparant la surface et le poids de celles de cinquante et de quarante francs avant de les faire disparaître dans la poche de sa veste. Il n’avait plus ni hâte ni colère, rien qu’un grand sentiment de bien-être, de détente, la réussite ayant chassé l’effroi. Une lourde voiture traversa la rue, ébranlant les vitres, faisant trembler les meubles et vibrer imperceptiblement les pièces éparses sur le plancher. Ce simple bruit le ramena à la réalité des choses. Il regarda sa montre : quatre heures, – et pensa : « Déjà ?… » – Ramassant les pièces sans les compter, il fouilla les autres tiroirs. Mais il n’y trouva rien d’intéressant. Parmi des papiers et des lettres, un peu d’argent avait été oublié. Il le mit dans son gousset, d’un geste machinal, se releva, les genoux engourdis, et murmura :
– C’est pour mon dérangement.
Devant lui, sur une table, il vit encore un presse-papier en bronze. Il avait été assez sage, négligeant les bijoux et les titres nominatifs trop compromettants, pour s’offrir, à côté de l’utile, un petit souvenir agréable… Il avança donc la main. Mais, dans le même instant, la pendule, dont le tic-tac pressé se hâtait vers l’heure, sonna un petit coup aigrelet… et il demeura la main allongée, les doigts ouverts… Le silence, un instant traversé par ce très faible bruit, semblait soudain pesant et solennel. Rien ne vibrait plus entre ces quatre murs ; pas même le murmure imperceptible des étoffes dont les plis se tassent, ni le craquement du bois sec qui sommeille le jour et met des nuits et des nuits à mourir… Et ses oreilles s’emplirent du bourdonnement du sang qui travaillait dans sa tête, battant ses tempes, tendant ses vaisseaux… La peur l’avait repris, stupide, imprévue, la peur de ne plus rien entendre : d’où venait cet étrange silence qu’il n’osait troubler même d’un geste ?… Il avait lâché le bouton de sa lampe, et, dans le noir, les épaules rondes, tendant le cou, les narines ouvertes, l’oreille au guet, il se pencha vers la cheminée, où tout à l’heure la petite pendule tapait si vite… Le tic-tac s’était tu ! la pendule s’était arrêtée. Quoi de plus simple ?… Et cependant, un frisson courut le long de sa nuque ; il eut la sensation d’un danger sournois, immédiat ; empoigna son couteau, alluma sa lampe, et se retourna d’une pièce.
Dans l’alcôve, sortant de l’ombre à demi, une face à la bouche entr’ouverte, aux yeux terribles, le regardait ; et il sentit que sa présence n’effrayait pas cette face, que ces yeux ne fuyaient pas les siens, que cette longue main cramponnée au drap ne tremblait pas, que cette jambe maigre qui pendait hors des couvertures allait s’allonger, se détendre ; qu’un homme allait enfin se dresser devant lui, le prendre à la gorge, et qu’il sentirait sur son visage le souffle de ce vieux pâle et impassible.
Sans oser remuer la tête, il chercha la porte des yeux. Il ne songeait plus aux billets de banque oubliés à terre : il songeait seulement à fuir. Mais, sous la menace de ce regard, il comprit que jamais il ne pourrait atteindre cette porte, il devina que le vieux allait ouvrir la bouche pour crier : « À l’aide ! » qu’après ce cri il n’aurait plus le temps de s’échapper, et, sans plus réfléchir, d’un bond, comme une bête à l’attaque, il se rua vers le lit, leva son couteau et, par deux fois, avec des halètements de rage, l’enfonça jusqu’au manche. Il n’y eut pas un cri, pas un râle ; seule, la chute molle et sans écho d’un oreiller troubla le silence, et la tête retomba, un peu en avant du traversin, les lèvres entr’ouvertes et le menton sur la poitrine.
Tremblant encore de peur et de colère, il recula d’un pas et contempla son œuvre. Sa lampe donnait une clarté si faible qu’il ne distinguait, dans le désordre de la chemise froissée, ni la trace de sa lame, ni le sang des blessures. Il avait dû frapper bien fort et bien juste, car la face du vieux n’avait point changé. Du premier coup, rapide et formidable, il l’avait arrêté net en plein élan, en pleine vie, comme aurait pu faire une balle. Un orgueil lui vint de sa maîtrise, et il grogna, menaçant :
– Ah ! tu étais là ?… Eh bien, tu as vu, hein ?…
Or, penché sur le visage immobile, la pensée lui vint subitement, tant les traits avaient peu changé, qu’il avait lardé la couverture, mais que le vieillard n’était pas mort, et qu’il le regardait toujours avec une souveraine ironie.
Pour la seconde fois, il leva son arme et l’abattit, la releva et l’abattit encore avec une frénésie sauvage, grisé par le bruit sourd de la pointe trouant la poitrine, s’excitant à frapper par des jurons et par des cris, indifférent au danger d’éveiller la maison. La chemise n’était plus qu’une loque et la chair qu’une plaie. Seul, le visage, qu’aucune blessure n’avait entamé, gardait son impassibilité redoutable. Alors, l’homme, à demi fou, jeta sa lampe et prit sa victime à la gorge pour frapper une dernière fois.
Mais son poing droit levé resta en l’air et un cri s’arrêta sur ses lèvres : car, sous sa main, il venait de sentir, non pas la chair humide et pantelante d’où la vie vient de s’échapper avec des flots de sang, mais une chair que nul frisson ne faisait tressaillir, froide de ce terrible froid auquel rien n’est pareil ; une chair morte, morte depuis de longues heures !… Et son bras retomba…
Le crime, cependant, ne l’avait jamais effrayé. Souvent, il avait vu son couteau rouge ; il avait reçu au visage la giclée chaude lâchée par les artères crevées ; il connaissait l’odeur du sang, le râle du corps qui se vide… La mort qu’on donne n’est rien… Mais ça ! !… Un respect soudain éveillé en son âme d’assassin le tenait immobile, une terreur superstitieuse du grand mystère le glaçait… Il avait cru la maison vide, et il était entré chez un mort !… Il avait volé près d’un mort !… Un mort !… Voilà donc d’où venaient cet effrayant silence et cette ombre si calme !…
Et comme au loin, très loin, une horloge sonnait cinq heures, sans oser tourner la tête vers le butin oublié, sa casquette aux doigts, avec une grande peur traversée par des souvenirs de prières, les yeux dilatés, attirés dans la nuit vers ce mort qu’il n’avait pas fait, butant contre les meubles, il sortit de la pièce à reculons…