Lorsque Ranaille s’entendit condamner à la peine de mort, on le vit d’un geste brusque rentrer la tête dans les épaules, serrer les mâchoires et considérer d’un regard indéfinissable ses énormes mains, inutiles à présent. Son émoi, d’ailleurs, dura peu, et comme dans le fond de la salle, d’où montait une buée poussiéreuse et chaude, éclataient des bravos, il se mit à hurler :
– Tas de feignants ! Tas de lâches ! ! !
Avec une telle rage et d’un élan si furieux qu’on dut le traîner hors de son banc, mordant, tapant, à demi fou.
Le soir, il refusa toute nourriture, et, jusqu’au matin, ses gardiens l’entendirent se tordre dans la camisole de force, essayant de rompre ses liens. Il s’endormit enfin, maté par la fatigue, et le lendemain, son avocat le trouva calme, narquois et crâneur. Comme il était redevenu tranquille et semblait ne plus même se souvenir de sa crise, on lui retira, le jour, ses entraves. Libre, il s’étira, tendit ses bras puissants, passa la main sur son cou de taureau, où les cheveux déjà coupés à la tondeuse laissaient une petite route froide, frissonna comme un homme qui s’éveille dans un train au soleil levant, et dit à son gardien :
– Un petit piquet… ?
Dehors, il faisait beau, et, bien que retardés par les hauts murs de la prison, des rayons de soleil, coulant entre les barreaux, mettaient dans la cellule des taches dorées, des traînées rousses, mobiles et changeantes, qui donnaient aux murs gris et à la grosse table, avec ses gobelets, sa bouteille et ses cartes, un air vague de guinguette un jour d’été.
Ayant gagné, il se renversa un peu sur son escabeau et dit en riant :
– Eh bien, mon vieux ? une autre ?
– Une autre, fit le gardien.
Ranaille battit les cartes lentement, et, le pouce levé pour la donne, demanda :
– Cela ne dure guère plus de quarante jours ? Sans attendre la réponse, il ajouta :
– Moi. d’abord, je m’en fous. Ici ou à la Nouvelle…
Il ne songeait pas un instant que sa grâce pût être refusée. Durant de si longs mois il avait, par ses muscles de colosse, ses fureurs, son audace, si bien terrorisé tout un quartier, qu’il se demandait comment on avait osé l’arrêter, et qu’il s’imaginait maintenant qu’« on y regarderait à deux fois » avant de l’envoyer à l’échafaud. Parfois, cependant, traversé d’un doute, il contemplait ses bras, serrait les poings, faisant saillir ses biceps et se tendre sa chemise, puis haussait les épaules, rassuré au spectacle de sa force. Faisant des projets, rêvant de sa case sous les tropiques, de bonnes siestes à l’ombre des palmiers, d’une existence calme, un peu monotone peut-être, mais égayée par la possibilité de l’évasion, il oublia sa condamnation, l’arrêt menaçant, et franchit sans angoisse le cap de la troisième semaine, fumant, chantant et dormant bien.
Mais, au milieu de la vingt-deuxième nuit, il eut un cauchemar et s’éveilla trempé de sueur, livide, en appelant : « Au secours ! » – Quand on lui demanda ce qu’il avait eu, il hocha la tête, répondit : « Rien… Rien… » d’une voix étranglée, jeta sur les murs, sur son gardien et sur son propre corps des regards farouches. Il ne se rendormit qu’au grand jour, ayant gardé les yeux constamment fixés sur la porte qui, dans l’aube pâle, s’éclaira la dernière.
À partir de cette nuit, il devint nerveux, irritable. Toujours entre ses gardiens et lui, une chose dont il ne parlait pas se dressait, une chose terrible sans doute, dont l’apparition te faisait brusquement se taire au milieu d’une phrase et le laissait ensuite, pendant des heures, grelottant, la gorge sèche. Il ne chantait plus et, pris de soudaines colères, menaçait avec des cris furieux de tout casser, de tuer quelqu’un, levant les poings, hurlant « qu’il était un homme, qu’on n’avait pas le droit ! » Et cette phrase « on n’a pas le droit ! » devait répondre à une pensée obstinément accrochée dans son cerveau, car il la répétait sans cesse, à propos de tout, à propos de rien, dans la rage ou dans l’affaissement, interrompant un mot, arrêtant un geste pour la redire avec le même accent têtu :
– On n’a pas le droit. On n’a pas te droit… ! Un jour, comme il était plus sombre encore que de coutume, son gardien lui proposa une partie de piquet. Il fit « Oui » sans enthousiasme et joua distraitement. Peu à peu, la partie sembla l’intéresser. Quand elle fut achevée, il discuta un coup, montra à son partenaire comment, pourquoi il avait mal joué, et proposa :
– Une autre ?
Il gagna encore. Sa belle insouciance des premiers jours l’avait repris. Il riait, sifflotait, toute sa pensée concentrée sur les douze cartes qu’il tenait dans sa main gauche, tout le mystère de l’avenir enfermé dans son écart qu’il balançait en l’air de la main droite, avec une dernière réflexion, puis d’un geste décidé : – « Allons-y ! » – Mais la veine qui l’avait favorisé au début le quitta. – Il avait de mauvais jeux, les cartes rentraient mal. Il sifflotait encore, mais avec rage. Sur un soixante que compta son gardien, il jeta ses cartes, s’emporta :
– Qu’est-ce que tu veux faire avec des jeux pareils ?
Il perdit et déclara :
– Je ne joue plus.
Le voyant avec sa tête des mauvais jours, son gardien risqua :
– Allons… ? Encore une petite ?
Il se rassit en maugréant et perdit de nouveau. Alors, il entra dans une terrible colère :
– On ne doit pas compter comme ça ! Ce n’est pas loyal !
Il vérifia l’addition ; sa fureur s’exaspéra encore. Il cracha sa cigarette, hurla, les yeux injectés, les veines des tempes gonflées à éclater. Il fallut lui passer la camisole de force, comme le premier jour, et comme le premier jour encore, il bondit dans ses liens ainsi qu’une bête prise au piège, jusqu’à ce que, passant à la prière, il suppliât :
– On n’a pas le droit… Enlevez-moi ça…
Le lendemain, il demanda timidement :
– Un piquet ?…
Devant les cartes, il reprit un peu de gaieté. Mais hargneux, mauvais joueur, quand la partie ne s’annonçait pas bonne pour lui, ses dents se serraient, il crispait les poings. Seule la menace de la camisole le calmait et il se remettait à jouer en griffant la table, grondant des injures et des jurons entrecoupés. Il avait pris son gardien en haine, suivait du regard le moindre de ses gestes, avec des yeux incendiés de tigre qui guette l’instant propice pour sauter sur sa proie, si bien que, pour éviter un drame, on lui en donna un nouveau.
Il le considéra d’abord avec méfiance. Bien qu’il eût souhaité étrangler le premier avec joie, il s’était en quelque manière habitué à ses façons, à sa parole tantôt brusque, tantôt blagueuse ; il s’était habitué à le haïr, surtout, et cela lui manquait. Pourtant, le nouveau lui ayant, à son tour, proposé un piquet, il accepta. À ce moment, il en était au trentième jour de cellule, et commençait à s’inquiéter, à se tourner dans son lit jusqu’à l’aube. – Il gagna, fit une seconde partie, la gagna encore, et ainsi jusqu’au soir tombant. Jamais, depuis quatre semaines, la journée n’avait fui pour lui si légère. Il aimait le jeu, moins pour les émotions que pour la victoire, et puis – il osait à peine se l’avouer – chaque partie était pour lui une réussite, et la perte l’irritait et le terrifiait à la fois. Cette nuit-là, il dormit bien. À peine levé, il demanda les cartes et se remit à jouer et à gagner.
Le gardien, auquel on avait fait la leçon, s’appliquait à perdre. Ranaille, apaisé, ne pensait plus à rien. Les heures et les jours passaient tristes et lents. Au bout d’une huitaine, sa veine ne se démentant pas, il conçut quelques soupçons. À différentes reprises, le gardien avait omis de compter un quatorze ou une quatrième et joué en véritable apprenti, lui laissant, comme à plaisir, prendre l’avantage. Il l’observa, fut sur le point de le lui dire ; mais à la fin, sa conviction étant faite, songeant non pas : « Il perd exprès », mais : « Il a peur de gagner », et éprouvant quelque orgueil à faire peur, même enchaîné, il se tut, satisfait : car la peur est un hommage pour la brute ; c’est son respect.
Ainsi quelques après-midi s’écoulèrent encore, mais l’échéance du quarantième jour approchant, le condamné fut repris par ses frayeurs nocturnes. Le jeu ne suffisait plus à engourdir sa pensée. Au bout de deux ou trois parties, il repoussait les cartes, le regard vague, les traits tirés :
– J’en ai assez.
Et il fallait le prier :
– Allons… voyons… je voudrais ma revanche, une fois…
Il ramassait son jeu, gagnait encore, et, désintéressé, maintenant qu’il était sûr de gagner, pensait à autre chose, regardait tout à coup fixement son gardien avec une angoisse muette, cherchant à deviner dans ses yeux son arrêt, torturé par un soupçon :
– Il sait, lui, peut-être ?…
Et la nuit, chassant d’un coup de tête l’horrible vision comme on chasse une mouche acharnée, il roulait dans sa tête cette seule pensée : « Mon gardien saura un jour avant moi, tout un jour… le dernier… et nous serons face à face, et rien ne me dira : C’est fini… ça y est… Il aura ça derrière son front !… »
Il était devenu poli, soumis et doux avec chacun, comme si chacun avait détenu une parcelle du pouvoir décisif, comme si chacun avait pu d’un mot appeler sur lui la grâce présidentielle. Mais sans cesse il dévisageait ceux qui l’approchaient avec une angoisse grandissante, guettant sur leur visage, dans leur attitude un signe capable de le renseigner, souhaitant et redoutant ce signe avec une terreur égale.
Durant la quarante-troisième nuit, il ne dormit pas, épiant les bruits de la rue, claquant des dents si fort que, les bras immobilisés, il appuyait son menton contre sa poitrine pour ne pas se mordre. Il n’eut pas la force de s’assoupir le jour venu et enfila son pantalon en pensant qu’il ferait les mêmes gestes à l’aube du lendemain, peut-être au milieu d’hommes venus le chercher pour mourir. Sitôt qu’il fut debout, il planta ses yeux dans les yeux du gardien. Mais il n’y vit rien que l’expression accoutumée et lui dit, tout en s’habillant :
– C’est long, bon Dieu de bon Dieu ! C’est long !
L’autre répondit :
– C’est bon signe… Un piquet ?
Il fit « Non » et marcha dans sa cellule jusqu’au déjeuner. Il mangea peu, s’étendit sur son lit, demeura immobile. Vers trois heures, il demanda à jouer et tendit une cigarette à son gardien. Le gardien, les yeux vers le sol, refusa. Il cessa de battre les cartes et bégaya :
– Qu’est-ce que…
Il n’acheva pas la question et se mit à jouer sans desserrer les dents, mais pâle, pâle, et avec des mains qui tremblaient. Le gardien, lui non plus, ne parlait pas ; on n’entendait entre eux que le bruit mat des cartes tombant à plat sur le bois, et tous les deux, le front penché, fixaient obstinément leurs jeux sans se regarder. Ils jouaient vite, nerveux, ne ramassant plus leurs levées.
– Tu dois avoir fini ? fit tout à coup Ranaille.
– Non, répliqua le gardien comme si brusquement il sortait d’un rêve, non…
Ranaille compta :
– … Je pose 2 et je retiens 3, et 2 cinq, et 4 neuf, et 4 treize, et 5 dix-huit, et 6 vingt-quatre… 242… Tu as gagné. Tu as…
Et soudain, les yeux démesurément ouverts, il balbutia :
– Ça y est… Je suis foutu… Tu le sais… On t’a dit…
– Quoi ?… Quoi donc ?… Moi ?… Mais non, fit le gardien aussi tremblant que lui.
Mais Ranaille, roulé sur son lit, les ongles aux oreilles, sanglotait :
– Ça y est, je te dis… ça y est… ça se voyait sur ta figure… Et puis, t’as oublié de perdre…
Le gardien entre-bâilla la porte et dit à mi-voix à son camarade, dans le couloir :
– Arrive un peu… voilà qu’il sait…
Ranaille hoquetait :
– Ça y est… on n’a pas le droit… pas le droit… pas le droit…
Les gardiens se taisaient, immobiles. Un bruit de sabots traîna dans une cour. De la rue arrivaient assourdis les murmures du soir… Le soleil achevait de descendre doucement dans le ciel calme, laissant un peu de rouge à l’horizon.