Presque cachée au fond d’un jardin inculte, avec ses volets toujours clos, ses murs qui s’effritaient, rôtis par le soleil, lavés par les averses, son toit de briques d’où jamais une fumée ne s’élevait, elle était vraiment bizarre cette petite maison que, dans le pays, on nommait la « Maison du Crime ».
J’avais toujours eu le désir de la visiter sans jamais en trouver le moyen, lorsqu’un jour je vis se balancer contre la porte un écriteau avec ces mots : « À louer ».
Je crus d’abord à une plaisanterie. Pourtant, je ne sais quelle curiosité me poussant, je sonnai. Grêle, avec un son fêlé, une cloche tinta. J’attendis… Enfin il me sembla qu’un bruit venait du fond de la maison. Je prêtai l’oreille… J’entendis un frôlement de pas traînants, des tintements de clefs… des grincements de serrures… et la porte, ayant crié sur ses gonds, s’ouvrit. Un grand vieillard s’avança vers moi. Sa mise était sévère, son allure cérémonieuse et digne, son visage impassible et sa démarche lente : c’était bien l’étrange habitant qu’il fallait à cette étrange demeure.
Il traversa l’allée, ouvrit la grille, et, s’effaçant pour me laisser passer, me dit d’une voix sans timbre :
– C’est pour louer, monsieur ?
À tout hasard, je répondis : « Oui ».
Dans ses yeux, un étonnement passa. Il s’inclina, puis, ayant avec soin refermé la grille, murmura :
– Fort bien. S’il vous plaît de me suivre…
La maison n’offrait par elle-même rien de particulièrement intéressant. Tout y était vieux, triste, délabré. Le long des murs, les papiers, par endroits, s’étaient déchirés et pendaient, laissant voir le plâtre jauni. Des cadres à la vitre embuée recouvraient des gravures passées ; les meubles, d’une forme antique, étaient couverts d’une couche épaisse de poussière, et les feuillages du jardin tamisaient si étroitement la lumière que les pièces s’éclairaient à peine d’une lueur indécise, quand on poussait les volets.
Le maître du logis me guidait dans l’appartement, refermant les portes avec un soin silencieux, me renseignant en quelques mots brefs :
– Ici, une chambre à coucher. Un cabinet de toilette. Là, une autre chambre. La lingerie communiquant avec une chambre d’amis. À l’étage supérieur, les communs, le grenier.
La visite achevée, je dis machinalement – pour dire quelque chose :
– C’est tout ?
Il s’arrêta, me fixa longuement, comme si ma question avait eu quelque chose d’insolite, puis, ayant choisi dans son trousseau une clef, il l’enfonça dans une serrure qu’il fit jouer, et me répondit d’une voix bizarre :
– Non. Il y a encore cette pièce.
J’entrai. Il y faisait très sombre, très humide. Je distinguai une fenêtre munie d’épais barreaux, deux escabeaux, une table carrée poussée le long d’un mur. Il entre-bâilla les volets, et, dans le demi-jour revenu, j’aperçus, pendant à un crochet du plafond, une corde avec un nœud coulant, et, dans un coin, une horloge de campagne, si poussiéreuse qu’elle n’avait plus de couleur, et qui, malgré qu’elle semblât, ainsi que tous les objets de cette maison, n’avoir pas été touchée depuis des années, battait l’heure d’un tic-tac lugubre et régulier.
De suite, cette simple horloge retint mes regards et ma pensée avec une force si extraordinaire que la parole de l’inconnu résonnant dans cette salle basse, me fit à peine tressaillir.
– C’est ici la chambre du crime.
Je me tournai vers lui. Il était immobile ; pas un muscle de son visage n’avait bougé. Il ajouta – et je crus discerner une sorte d’ironie dans sa voix :
– … Puisque cette maison est la maison du crime !…
Je le regardai, stupéfait, j’entendais derrière moi le tic-tac de l’horloge. Il n’eut l’air de remarquer ni ma surprise, ni ma pâleur, et, m’ayant désigné un des escabeaux, il s’assit sur l’autre, et poursuivit :
– Je vous dis cela, monsieur, car je n’ai pas cru un seul instant que vous fussiez venu ici pour louer… Ne protestez pas !… Vous êtes venu ici pour voir… Vous avez vu… Vous êtes venu ici pour savoir… Eh bien ! vous allez savoir…
Cela semble toujours ridicule lorsqu’un homme de mon âge – j’ai bien près de quatre-vingts ans, parle d’amour. Cependant, c’est une histoire d’amour que je vais vous conter. Elle remonte à plus d’un demi-siècle. La voici : je me suis marié très jeune – je n’avais pas vingt-trois ans – avec une femme que j’aimais à la folie, et qui m’aimait aussi – je le croyais du moins. Afin d’éviter les importuns, de jouir en paix de mon bonheur, j’avais acheté cette petite maison, et nous étions venus l’habiter. Pour être tout à fait sincère, je vous dirai qu’il y avait peut-être dans cette sorte d’exil autre chose que le souci d’abriter ma lune de miel. Il y avait surtout un vague besoin de soustraire ma femme aux tentations du monde, car j’étais d’une jalousie farouche. Nous vivions là depuis quelques mois, lorsqu’un jour je fus appelé auprès d’un parent malade.
Ici, c’est l’éternelle histoire de l’adultère. Je revins plus tôt que je ne le pensais, qu’elle ne le pensait surtout. J’ouvris la porte sans méfiance, j’entendis un murmure confus de voix ; comme par enchantement, toutes les lumières s’éteignirent… Je m’élançai dans l’escalier… une forme fuyait… Je me jetai à sa poursuite, et là, devant la porte de cette pièce, je saisis le fuyard au collet. Tout en le maintenant du poing contre le mur, je fouillai dans ma poche, je pris une allumette, et, devant moi, je vis un homme à demi vêtu, pieds nus, livide, qui essayait de se débattre sous mon étreinte.
Sur le premier moment, je crus avoir affaire à un voleur, mais, le désordre de sa mise fit naître en moi un terrible soupçon… J’appelai :
– Louise ! Louise !
Rien… Traînant l’homme par la gorge, j’allai jusqu’au fond du corridor, et, dans le retrait de l’escalier, j’aperçus ma femme, en chemise, échevelée, qui, dès qu’elle me vit, se mit à hurler : « Pitié ! Pitié !… »
… Un être ombrageux et jaloux comme moi, n’a pas été sans réfléchir, dans les heures les plus calmes, à ce que serait son attitude s’il surprenait sa femme aux bras d’un amant. Je m’étais toujours dit : « Ce serait plus fort que moi… Je les tuerais à coups de pied, à coups de poing !… »
Eh bien…, pas du tout !… Au lieu du geste impulsif et sauvage que je m’attendais à avoir, un calme effrayant terrassa mon instinct. Une haine froide, raisonnée, glaça ma fureur, et mon esprit fut assez lucide pour comprendre qu’en les tuant sur la seconde, je me vengerais mal, que, dans leur épouvante, ils ne sentiraient pas mes coups, et, décidé au crime, – mais au crime savant, raffiné, – je les pris tous deux comme des loques, je les poussai dans cette pièce, et, une fois que je les vis à terre, pantelants, je me penchai sur eux, et, sans un cri, sans un geste, je leur dis :
« Vous avez voulu être en tête-à-tête ? Soyez heureux ! Je vous y laisse. Mais prenez bien votre compte d’amour ! Il est minuit. Lorsqu’il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai comme des chiens !… »
Puis je sortis, fermant la porte à double tour. Je montai dans mon cabinet, et là, tout seul, j’eus une explosion de douleur, et sanglotai longtemps, la tête dans mes mains.
Soudain, la petite pendule de la cheminée sonna… Un… deux… trois… je tressaillis… trois heures !… Je regardai le cadran. Mais non ! C’étaient quatre heures moins un quart qui venaient de sonner… Je passai ma main sur mes yeux, comme au sortir d’un rêve, et tout haut, pour être sûr de moi, je prononçai :
– Allons ! Il faut punir maintenant !…
Dans le tiroir de mon bureau, je saisis mon revolver, j’y glissai six cartouches. Je pris un candélabre, et je descendis…
Je devais être effrayant à voir, mais je ne tremblais pas. Dans l’escalier, je prêtai l’oreille… Un tel silence planait sur toute la maison, que je me demandai une seconde : « Se seraient-ils enfuis ?… »
Je m’engageai dans le corridor. Je n’entendais toujours rien, si ce n’est le tic-tac profond de l’horloge qui, dans la salle basse, allait marquer l’heure des misérables. Je posai le candélabre à terre, et regardai ma montre : quatre heures !… D’un geste décidé, je saisis la clef… quand un éclat de rire… un éclat de rire effroyable, surhumain, me traversa les oreilles… Je restai, une seconde, étranglé de frayeur… Un silence… Je me crus le jouet de quelque hallucination, et j’ouvris violemment la porte.
Alors, monsieur, je vis une effrayante chose :
Attaché par le cou à cette corde, l’homme se balançait dans le vide, et, dans un coin, tapie comme une bête, les yeux hagards et les ongles aux dents, ma femme me dévisageait. Tout d’un coup, elle se mit à rire, de ce terrible rire qui m’avait glacé tout à l’heure. Elle riait aux éclats, puis se taisait. Sa figure prenait soudain une expression indicible d’angoisse, et, la face tournée vers un coin de la salle, fixant une chose que je ne voyais pas, elle disait des mots sans suite, parmi lesquels, un seul, toujours le même, revenait sans cesse :
– L’horloge !… L’horloge !…
Moi, venu en justicier, je restais effaré, entre ce pendu et cette folle qui geignait sans répit : « L’horloge… L’horloge !… » Je demeurais stupide devant cet inexplicable dénouement. Fallait-il croire que l’homme eût été assez lâche pour se suicider, n’osant affronter ma vengeance, et laisser sa complice seule en face de moi ?…
… La lueur sale de l’aube naissante glissait doucement dans la pièce. Brusquement, ma femme poussa un cri en étendant les bras :
– Là ! Là !…
Mon regard, machinalement, suivit son geste, et, devant moi je ne vis rien que l’horloge.
D’abord, je ne compris pas ; puis, une chose d’apparence très simple me frappa : l’horloge battait. Dans la haute gaine, son tic-tac résonnait comme un cœur dans une poitrine. Son large cadran faisait tache dans le coin d’ombre ; on y pouvait lire les chiffres…
Mais ce cadran n’avait pas d’aiguilles !…
Et soudain, la vérité se fit jour en moi, l’effroyable agonie des deux misérables m’apparut. Je la suivis, je la vécus avec eux par la pensée, et, aujourd’hui, je peux, d’une façon certaine, expliquer comment les choses se passèrent. Je leur avais dit : « Quand il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai. » La porte fermée, ils avaient essayé de fuir ; mais quand ils s’étaient rendu compte que c’était impossible, que tous leurs efforts seraient vains, dans leur cerveau vidé par la peur, ils n’avaient plus entendu que ce tic-tac dont chaque note tirait une goutte de leur sang. Ensuite, perdant la tête, par ce reste d’instinct qui fait que le condamné se cramponne à l’existence au pied même de l’échafaud, ils avaient voulu se rendre compte de ce qui leur restait à vivre et s’étaient rués vers l’horloge… Mais, l’horloge sans aiguilles, l’horloge qui savait le temps, le martelait de son va-et-vient implacable, ne voulait plus dire son secret : elle l’avait dans le ventre, et le gardait bien !… Et ils eurent beau épier son souffle, compter ses battements, ils entendirent sa chanson lugubre, et ne la comprirent pas.
Alors, les secondes devinrent pour eux des heures, des nuits, des siècles ! Chaque bruit était peut-être le dernier ?… Autant de fois le balancier buta, autant de fois ils eurent l’angoisse du massacre. À chaque oscillation, ils crurent voir cette porte s’ouvrir… Ils moururent ainsi cent fois, mille fois, déchiquetés, par bribes !… Ah ! je n’avais pas prévu ce supplice-là, ce supplice grand comme le Destin qui leur étreignit lentement, d’une main pesante, impitoyable, le cœur, la peau, la raison.
Les hommes ne savent pas punir comme cela, monsieur, et dans cette minute, j’ai béni le ciel.
Bien entendu, je fus arrêté, et jugé. Devant le tribunal, j’ai cru inutile d’expliquer les événements… Je tenais si peu à la vie… Pourtant, il faut penser que mon heure n’était pas arrivée, puisque, accusé – et convaincu – d’assassinat, je bénéficiai de circonstances atténuantes, et fus condamné à cinq ans de prison seulement !
Après, je suis revenu ici. J’ai laissé toutes choses en place. Rien ne vit plus autour de moi que cette horloge, et je la remonte pieusement. Je reste parfois des heures à contempler son cadran vide… Je lui parle… Je crois, en vérité, que les choses ont une âme, car, par moments, il semble me regarder, ce cadran. – Mais, maintenant, c’est fini. L’horloge peut se taire : ma femme s’est éteinte, il y a deux jours, dans une maison de fous.
D’autres gens habiteront entre ces murs… Ils y auront des tristesses… des joies… Nul n’y goûtera plus les âpres voluptés de la vengeance que j’y connus…
Il parla encore longtemps… La nuit tombait… Des ombres s’étalaient aux murs gris de poussière. L’horloge avec son cadran vide, l’horloge qui avait vu tant d’effrayantes choses, l’horloge pleurait dans sa gaine de bois…