Quand il eut fini sa soupe, le père Camus repoussa son assiette, et, les coudes sur la table, les poings au menton, se mit à regarder l’âtre fixement, suivant les lueurs et les ombres que la flamme étalait sur les cendres.
Dans le fond de la salle, sa femme allait et venait, remuant les plats, rangeant les assiettes. Une nappe de lumière descendue de la petite lampe coiffée de son abat-jour vert flottait entre le plancher et te plafond rayé de poutres sombres, éclairant seulement ses jupes et ses hanches. Elle ferma le buffet, repoussa les tiroirs et demanda :
– Tu ne veux pas autre chose ?
– Non, fit Camus.
Et il se mit à siffloter un air entra ses dents. La femme écarta un rideau, colla son front à la vitre, revint auprès de la table et s’assit :
– Tu ne dis rien… À quoi penses-tu ?
Il laissa tomber sur elle un regard trouble et dit lentement :
– À quoi je pense… ?
Puis, sa voix changea et il acheva d’un ton détaché :
– Je pense qu’il ferait bon rester ici, au chaud, mais qu’il n’est pas loin de neuf heures, et qu’il me faut partir si je ne veux pas manquer mon train.
Il passa un manteau, enfonça sa casquette sur sa tête, prit sa trique dans un coin, et s’arrêta une seconde sur le pas de la porte.
– Tu n’auras pas peur toute seule ?
Elle se mit à rire. Il releva d’un coup d’épaule son caban qui glissait.
– Alors je m’en vais. Ne m’attends pas avant demain soir.
… La nuit était profonde et calme. Le chemin, blanc de neige, se confondait avec les champs. Au lieu de descendre droit devant lui, vers le village dont les feux brillaient au fond de la vallée, il prit par un sentier, se retournant de temps en temps vers sa maison qui semblait s’enfoncer à mesure qu’il descendait la côte. Le perron disparut d’abord, puis les fenêtres ; le toit de chaume toucha le sol ; la fumée qui montait toute droite devint moins épaisse, fut un nuage, une ombre, et il ne distingua plus rien que la campagne, blanche a perte de vue, hérissée par endroits de monticules et d’arbres dont les branches ployaient sous les flocons, comme sous des fruits lourds et savoureux.
Alors, il s’arrêta, pour reconnaître le sentier, tâtant le sol du bout de son gourdin, avançant les pieds avec précautions. Des pierres roulèrent sous son sabot. Il recula d’un pas, et prêta l’oreille. Un petit bruit sec de caillou crevant la glace vint jusqu’à lui ; il murmura : « Je suis dans la bonne route. » Et, s’étant assis sur un tas de fagots, le manteau ramené sur les genoux, il réfléchit.
Depuis trois jours, la même pensée le tenait si fort que son cerveau s’ouvrait au point exact où il l’avait laissée, ainsi qu’un livre de chevet s’ouvre à la page cent fois relue.
Sa femme le trompait, sa femme qu’il avait prise sans un sou ; elle le trompait avec Pierre le bouvier ! D’abord, il avait cru que c’étaient médisances de jaloux, et puis à force de relire la lettre sans signature qui dénonçait les coupables, il avait fini par douter… puis par croire. Bien sûr, il avait eu tort de la prendre, si belle fille, si solide et si jeune, lui qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. Il ne l’avait pas rendue malheureuse, pourtant, satisfaisant tous ses caprices, attentif à ses moindres désirs. Elle était la plus riche et la mieux habillée du village, et, pour le récompenser de tout cela !… Dans sa mémoire, mille souvenirs se bousculaient : des silences, des mauvaises humeurs sans raison, des petites choses, inexplicables d’abord, et qui deviennent si claires quand on sait !… Malgré tout, il hésitait encore, et, voulant en avoir le cœur net, prétextant un voyage, il avait pris pour quitter sa maison le sentier par où le galant ne manquerait pas de passer afin de n’être pas rencontré sur la route.
Au loin, il lui sembla entendre un bruit de pas étouffés par la neige. Il courba l’échine et se ramassa sur lui-même. Le bruit devint plus proche ; une ombre se haussa en travers du sentier, grandit, et quand elle fut devant lui, il se dressa brusquement.
– Halte-là !
L’ombre s’arrêta. Camus distingua un homme, reconnut ses traits, l’empoigna au collet et lui cria dans la figure :
– Ah ! ce coup-ci, je te tiens, crapule !
– Vous vous trompez, bégaya l’homme, vous…
Camus se mit à rire d’un rire terrible :
– Ah ! ah ! Je me trompe ! Tu n’es pas Pierre le bouvier, peut-être… ? Dis-moi un peu ce que tu viens faire par ici, à cette heure… Tu ne réponds pas… ? Je vais te le dire, moi : tu vas chez ma femme, dans ma maison !
– Mais pas du tout…
Le vieux grinça des dents :
– Tais-toi, menteur ! Tu y vas… ! Tu voulais la voir ? Eh bien ! je vais t’y amener ! Allez ! Marche !
Et il le poussa de toutes ses forces, hurlant comme pour faire partir un cheval rétif :
– Allez ! Avance ! Hue !
– Puisque je vous dis, répétait l’autre à demi étranglé, que je n’y vais pas…
– Avance !
– Puisque je vous répète…
En se débattant, l’homme glissa et tomba à la renverse. Pris d’une rage folle, Camus le voyant à terre, se mit à lui taper sur ta figure à coups de pied, à coups de poing. Le gars se releva d’un coup de reins, essuya d’un revers de main sa face éclaboussée de sang et lui cria :
– Eh bien ! oui ! J’y vais, chez ta femme ! Tu es content ! Et j’y retournerai, parce qu’elle ne veut plus de toi, elle ne veut plus…
Mais, comme il ouvrait encore la bouche pour cracher des injures, le vieux lui abattit sa trique sur la tête. Il poussa un grand cri, recula de deux pas… s’effondra… disparut…
Il y eut une demi-seconde de silence effrayant, quelques cailloux roulèrent en claquant… un bruit se fit entendre, large, profond…
Camus, le bâton à la main, les yeux dilatés ; écouta… Rien ne remuait… Rien ne vivait autour de lui… Il bégaya :
– Je l’ai jeté dans le ravin !
Et, tout d’un coup, la terreur aux flancs, suant l’horreur et l’épouvante, il se mit à courir.
En apercevant sa maison, un peu de calme lui revint, avec une sorte d’orgueil. Il se sentait plus grand d’avoir frappé si fort. Il levait le poing pour heurter aux voleta quand la porte s’ouvrit. Sur le seuil, il aperçut sa femme qui, la lampe à la main, le corps penché, disait d’une voix tendre :
– C’est toi, mon chéri ?
Il fut sur le point de lui sauter à la gorge et de crier, avec une joie sauvage :
– Ton chéri ! Va le rejoindre dans le trou ! Mais il se ressaisit :
– C’est moi, Camus !
Le rond de clarté que la lampe étendait sur la neige se mit à danser, et la femme recula. Il entra. Sans rien dire, il défit son manteau, jeta sa casquette sur la table, retira ses sabots, et s’assit. Il grelottait près du foyer ardent et parlait bas.
– J’ai manqué mon train… La route est si mauvaise…
Il se leva :
– Si on allait se coucher ?
Dans le lit, il se remit à trembler. Il sentait sa femme près de lui, il écoutait son souffle, épiait ses mouvements et songeait avec une joie sauvage :
– Elle ne dort pas ! Elle se demande pourquoi il n’est pas venu, s’il m’a vu… si je me doute… et elle a peur… ! Et nul ne connaîtra jamais la vérité. Si quelque jour on retrouve le corps, on se dira : le bouvier s’est trompé de chemin et il est allé se jeter dans la carrière.
Mais, peu à peu, une terreur l’envahit :
– Si je ne l’avais pas tué, pourtant ! S’il allait sortir mutilé, sanglant, et m’accuser, et dire : c’est Camus qui m’a poussé.
À cette pensée, une vision de gendarmes, de juges passa devant ses yeux, et il enfouit sa tête dans l’oreiller.
Au matin, il se leva, brisé de fatigue. La neige tombait sans arrêt. Tout le jour, il resta, assis auprès de la fenêtre, les yeux perdus entre le ciel épais et la campagne blanche, regardant parfois sa femme aller et venir. Elle avait les joues pâles, les yeux battus, et tressaillait au craquement d’une branche, à l’aboiement sonore et lointain d’un chien de ferme. Elle se sait à coudra, sans rien dire, puis laissa tomber l’ouvrage sur ses genoux… Le crépuscule descendit. La nuit vint. Camus, pour la première fois, rompit le silence.
– À quoi penses-tu ? Tu ne peux plus coudre, il fait noir…
Elle murmura : « C’est vrai » et alluma la lampe. Il s’aperçut que de grandes larmes avaient laissé une traînée luisante sur ses joues ; il détourna la tête.
Il ne ferma pas l’œil de la nuit, et, au soleil levant, reprit sa place de la veille, près de la fenêtre, le regard invinciblement attiré vers ce même coin d’horizon, devinant sous le tapis plus épais et plus blanc le trou dans lequel l’autre avait roulé.
Ce fut ainsi pendant cinq jours ; puis, un après-midi, la neige ayant cessé de tomber et le soleil jaunissant les nuages, il vit tournoyer un vol de corbeaux. Cela faisait sur le ciel morne une tache très noire et mouvante. De temps en temps, un des oiseaux se laissait choir, puis remontait, et d’autres descendaient, d’autres encore…
D’abord, il suivit machinalement leur manège, et, soudain, leurs cris traversant le silence, une réflexion lui vint :
– Mais ils sont au-dessus du trou… ! Alors… ? Ils viennent là, attirés par quelque chose… par une proie… par le corps de l’autre… !
Il repoussa sa chaise d’un geste si violent que sa femme leva les yeux vers lui, et, suivant son regard, aperçut, elle aussi, les corbeaux noirs dans te ciel pâle. Il pencha la tête de son côté, l’œil allumé de haine. Une grimace tira sa figure ridée, il ramassa sa chaise, se frotta les mains, alluma sa pipe, se rassit, et se mit à fumer, les mains aux poches, les jambes allongées.
La femme demeurait immobile, regardant les oiseaux. L’un d’eux s’enleva plus haut que les autres, tenant une loque dans son bec. Le vieux se mit à ricaner ; et la femme, tes yeux grands ouverts, joignit les mains et se cacha la tête dans son tablier.
Le jour baissait. L’ombre glissait des poutres au plancher. Les corbeaux innombrables montaient et descendaient d’un vol plus lourd, avec des appels moins stridents, et, peu à peu, mystérieuse et calme, la nuit se ferma sur le ciel morne.