LE COQ CHANTA

 

– En voilà une surprise ! fit la vieille en m’apercevant. C’est gentil de nous revenir, c’est gentil !

Tout en grimpant le raidillon bordé de haies fleuries, elle me regardait, curieuse :

– Quand je pense qu’il y a quatre ans déjà que vous êtes parti ! Oh ! vous n’avez pas changé ; je vous ai remis tout de suite… C’est les autres qui seront étonnés !

Comme nous arrivions près de l’enclos, je lui demandai :

– Et le père, toujours solide ?

– Le père ?…

Sa voix tomba.

– Le père… vous ne savez pas, c’est vrai. Voilà deux ans tantôt qu’il est aveugle.

Aveugle ! Dans la splendeur de ce matin d’août, sous la lumière éblouissante qui descendait du ciel tranquille, et, passant entre les arbres aux lourdes branches, tigrait de feu les champs dorés, le mot « aveugle » me causa une impression étrange.

La barrière poussée, nous fûmes dans le jardin.

– Holà ! mon homme, cria la vieille, dis au petiot de t’aider à descendre. Voici une visite qui te fera plaisir.

De la maison, une voix triste répondit :

– Qui donc ça ?

– M. Jean !

Le vieux parut sur le perron. Sa haute taille s’était voûtée ; ses cheveux noirs étaient devenus blancs, et ses mains calleuses hésitaient sur l’épaule du gamin qui lui servait de guide. J’allai à lui. Il était très ému, et ses lèvres tremblaient.

– Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ?

– Volontiers.

– Dis donc, la mère, qu’est-ce qu’on lui donnera de bon, au Parisien ?

– Ah ! fit-elle, si seulement vous étiez venu samedi, on aurait eu le choix. À présent, faudra se contenter de ce qu’on aura. On vous fera d’abord une omelette au lard, puis on tordra le cou à un poulet, on cueillera de beaux artichauts. Comme dessert, de la crème et des fruits. Ça vous va ?

– Parbleu ! C’est excellent !

Mais le vieux, qui avait écouté sans rien dire, intervint :

– Auquel poulet que tu tordras le cou ?

– N’y a pas de choix ; ils sont tous vieux, et les poules sont à couver. On prendra le petit coq rouge…

– Ah ! non, dit le vieux, faisant de la main un geste violent de refus. Ah ! non ! Faut point faire ça ! faut point défaire des paires. Il a sa poule, laisse-le.

En parlant, il avait gardé cette pose figée des aveugles qui conversent sans se détourner jamais, n’ayant plus à chercher les visages. Et, comme la vieille et moi nous nous taisions, il reprit :

– Écoutez-moi bien, monsieur Jean, et vous comprendrez pourquoi, même pour vous, je ne veux pas qu’on tue le petit coq.

Quand vous m’avez connu, malgré mes soixante ans sonnés, j’avais bon pied, bon œil, et ne me doutais guère que, vivant, il m’arriverait de ne plus voir la lumière du bon Dieu. Le mal m’a pris, un jour que nous venions de recevoir des amis de la ville. Ils étaient arrivés à l’improviste, et, les provisions étant épuisées, pour déjeuner, on décida de faire sauter une petite poule blanche qu’on avait achetée pour égayer le poulailler. J’allai la chercher moi-même ; mais quand je l’emportai, son coq – on aurait dit qu’elle comprenait, cette bête – me sauta dans les jambes, vola jusqu’à mes mains, criant, griffant, battant des ailes. Ça me fit drôle, je l’avoue ; mais, cinq minutes après, je n’y pensais plus. Le soir, en rentrant au logis, je m’aperçus que j’avais comme des mouches qui dansaient sur mes yeux. Je crus que c’était la fatigue. Pourtant, la nuit, la tête me fit mal, et le matin, à l’heure de partir aux champs, j’avais comme un brouillard devant moi. Cela dura ainsi près d’une semaine. Croyant que le soleil me faisait mal, je restai à la maison. La chaleur tombée, je sortais dans l’enclos, j’allais causer aux bêtes. Elles me connaissaient bien, allez, et quand j’entrais à la basse-cour, les poulets venaient picorer dans ma main. Mais le petit coq blanc se sauvait de moi. Dès que j’arrivais, il courait en battant des ailes, et se cachait près des couveuses. Si bien qu’une fois, je dis à ma femme :

– Regarde donc le petit coq. On dirait qu’il a peur, et que quelqu’un lui a fait des misères.

Aujourd’hui, je me souviens de ça ; mais, à l’époque, je n’y prêtai pas grande attention. D’autant que mes yeux ne guérissaient pas. Cela durait depuis deux mois, quand je me décidai à consulter un docteur de la ville. Tout de suite, il me dit que c’était très grave. J’eus peur, n’est-ce pas ; mettez-vous à ma place…

– C’est-il que vous croyez que je perdrai la vue ?

Il ne me dit pas oui, il ne me dit pas non ; mais il m’ordonna de rester couché sur le dos, à plat, sans bouger, même pour manger, pendant deux ou trois mois.

– Au moins, que je lui dis, je guérirai ?

– Peut-être…

De retour chez nous, je pleurai tout mon saoul. Je me doutais bien qu’il ne voulait pas tout me dire, que j’allais devenir aveugle. Je me mis à marcher par la maison, par le jardin, regardant de mes yeux grands ouverts où les mouches dansaient toujours, comme si j’avais pu enfermer là-dedans tout ce que, bientôt, je ne verrais plus : les meubles, le bon lit, et la pendule qui tic-taque dans sa gaine, et le vieux chien qui dort auprès de la broche qui tourne, les arbres du jardin et les fleurs des massifs ; le puits, d’où la fraîcheur monte pendant l’été, le gai poulailler où les bêtes tapent du bec entre les cailloux gris, et le petit coq blanc qui se cacha quand il me vit paraître, le petit coq si triste, avec ses plumes ternes et sa crête pâlie…

… Le lendemain, je commençai le traitement. Je me couchai ; on ferma les volets, et, afin qu’on puisse se guider dans la pièce pour me servir, on alluma sur la cheminée une veilleuse : c’est tout ce qu’on m’avait permis comme lumière. Ah ! ces journées ! en ai-je fait des réflexions, et tristes ! me suis-je creusé la tête, pour savoir d’où le mal pouvait venir !

Un matin, des voisins m’amenèrent un rebouteux du pays. Il me posa d’abord des questions à n’en plus finir, puis fit des tas de signes sur moi, et me dit brusquement :

– Est-ce que vous n’avez jamais fait de mal aux bêtes ?

Du coup, le petit coq revint à mon esprit. À lui, non certes, je n’en avais pas fait ; mais j’avais pris sa poule, et il l’avait bien défendue, et il dépérissait depuis !…

À partir de ce moment-là, ce fut une idée fixe. Tous les matins, je demandais des nouvelles de la bête ; on me répondait en haussant les épaules :

– Mais il va bien ! Qu’est-ce que tu as donc à t’en soucier si fort ?

Je n’osais point le dire, monsieur, ce que j’avais. Mais ce qui est bien sûr, c’est que le petit coq ne chantait plus, et que mon mal ne faisait qu’empirer. Je voyais moins distinctement la flamme de la veilleuse qu’aux premiers jours.

Une nuit, ma femme était étendue près de moi ; je m’assoupis. Au bout d’un moment, je m’éveillai. Je ne vis rien. Pas de veilleuse, pas une lueur. Au bruit que je fis en me retournant, ma femme s’éveilla à son tour :

– Qu’est-ce que tu veux ? qu’elle me dit. Tu as besoin de quelque chose ?

– Non.

– Alors, rendors-toi, mon homme.

– Je n’ai plus sommeil. Quelle heure peut-il être ?

– Je ne sais pas.

Vous savez, on est méchant quand on est malade. Je lui dis un peu durement :

– Vois comme tu prends mal soin de moi ! Tu n’as même pas préparé la veilleuse !…

– Comment cela ?

– Mais non. Elle est éteinte !

Elle se tut un instant, et fit avec un drôle d’air : « C’est vrai… Je te demande pardon… Veux-tu que je me lève ? »

J’eus regret de l’avoir brusquée, et je lui dis : « Non, ce n’est pas la peine, je n’en ai pas besoin, dors… »

Je demeurai éveillé. J’écoutais l’horloge battre. Ce que ça dure, une nuit sans sommeil ! et puis cette faible lumière de la veilleuse à laquelle j’étais habitué, me manquait.

Et, peu à peu, une pensée me vint : comment ma femme, si soigneuse à sa coutume, n’a-t-elle pas songé à la lumière ?… Quelle drôle de voix elle avait en me répondant ; elle était peut-être mal éveillée ?… Mais non ; elle m’avait causé avant… Alors ?…

Est-ce que la veilleuse serait allumée et que je ne la verrais pas ?… Mais… si c’est ça… c’est fini… Je suis aveugle…

J’appelai : « Hé, la mère ! »

Je n’avais pas achevé qu’elle me dit d’une voix bien claire, comme quelqu’un qui ne dormait pas :

– Quoi donc, mon homme ?

– Tu es sûre que la veilleuse est éteinte ?

Elle hésita :

– Oui… Mais oui…

– Ça n’est pas vrai ! Je suis aveugle !

– Mon pauvre homme… Mon pauvre homme…

– Lève-toi, criai-je… Ouvre les volets… que je voie.

– Mais ce n’est pas la peine ; il n’est pas jour encore…

– Si ! si ! Lève-toi ! Ouvre !

J’entendis la fenêtre grincer et les persiennes battre.

– Tu vois bien, murmura-t-elle, qu’il fait nuit.

– Ah ! bon Dieu ! Je respirai ! Elle m’avait dit vrai ! J’avais cru, tant les heures m’avaient paru longues, qu’il faisait jour, que la veilleuse brûlait et que je ne la voyais plus… Il faisait encore nuit, bien nuit !…

Alors, monsieur, dans le silence et dans ma nuit, le petit coq, muet depuis des jours, chanta ! Il chanta, d’une voix triomphante qui dut gonfler son cou et le dresser sur ses petites pattes.

Il chanta, et je compris que le jour que je ne verrais plus jamais était là, que la veilleuse éclairait la pièce, et que ma femme, depuis des heures, me mentait pieusement, pour retarder l’instant où j’aurais tout appris !…

Le coq chanta encore, joyeux, peut-être parce qu’il savait que j’étais aveugle, et j’entendis ma pauvre vieille qui pleurait.