Assis au seuil de sa maison, les jambes écartées, les deux mains appuyées au pommeau de sa canne, le vieux gardait le silence, ce silence des paysans dont on ne saurait dire s’il est peuplé de souvenirs ou s’il est morne et sans pensée.
La journée s’achevait. Dans le ciel amolli montait l’appel lointain des bêtes à l’étable. Un vieux cheval passa, rentrant tout seul à l’écurie, tirant derrière lui ses traits qui traînaient sur la route.
Le vieux le suivit des yeux, hocha la tête, et soupira :
– Quand j’aurai ton âge, on ne me verra plus sur les chemins !…
– Il est donc si âgé que cela ? demandai-je.
– Vingt ans au moins. Ça fait quatre-vingts ans pour un homme.
– Et pourquoi ne vivriez-vous pas jusque-là ?
– Pourquoi ?… Regardez-moi. Je n’en ai seulement point cinquante… Vous m’auriez donné davantage ?… Eh oui ! Cinquante ans, et je ne peux plus travailler… C’est à peine si je tiens sur mes jambes.
– Vous avez fait une grave maladie ?…
– Non. Autant dire même, je ne me suis jamais purgé. Seulement ! – il heurta du poing son front ridé – seulement, c’est là que ça travaille… et on ne fait point des noces d’or avec certains souvenirs. Il y a des heures qui comptent plus que des années. Tenez, je vais vous conter mon histoire : vous jugerez vous-même.
Il y a de cela bien près de vingt-cinq ans. J’avais connu en allant à la ville la femme d’un cultivateur d’un village voisin. Le mari était vieux – il avait bien une couple de dix ans de plus que moi. La femme avait mon âge. Quand on est jeune, on ne réfléchit guère aux conséquences… Et puis, j’aurais réfléchi, voyez-vous, que cela n’aurait rien changé, vu que, quand l’amour parle, c’est que la raison est en courses.
Une nuit, j’étais auprès d’elle, son mari étant parti le matin pour mener des bœufs à la foire, quand j’entendis du bruit dans la maison… Je saute sur mes pieds… je passe mes souliers, ma veste ; je descends l’escalier à pas de loup, je traverse la salle du bas, l’enclos… Je n’y avais pas fait dix pas, que deux coups de fusil me partent dans le dos.
Instinctivement, je me jette à plat ventre. Je n’avais rien… Pas une égratignure. Mais, comme je me relevais, je vis, sur moi, le mari qui brandissait son fusil pour m’assommer. Je me mis à courir de toutes mes forces. Il se lança à ma poursuite. Je l’entendais qui hurlait :
– Gredin !… Canaille !… Voleur !… Arrêtez-le !…
En rase campagne, j’aurais eu vite fait de le dépasser, car mes jambes valaient mieux que les siennes, et pour galoper, on a plus de vent à vingt ans qu’à quarante. Mais, dans ce jardin que je ne connaissais pas, il avait l’avantage. Je butais dans les fils de fer, je heurtais les cloches à melons, et, chaque fois que je me relevais, j’entendais sa voix plus proche qui criait toujours :
– Arrêtez-le !… Arrêtez-le !…
J’arrivai enfin à la haie. M’arrachant la figure et les mains, je la franchis. De toute la vitesse de mes jambes je dévalai le coteau. Mais lui avait coupé au court, et me barrait la route, juste comme j’entrais dans une ferme abandonnée où je comptais bien l’égarer. Il se précipita sur moi à coups de pied, à coups de poing. Je tapais, moi aussi, comme un furieux. Je le pris à la gorge. Il cessa de cogner, et me saisit à bras-le-corps. Il me serrait à m’étouffer. Je voyais ses yeux qui lui sortaient de la tête. Mes jambes s’enchevêtraient dans les siennes. Il essayait de me mordre…
Mais, tout à coup, le terrain manqua sous nos pas. Il ouvrit les bras… je le lâchai… j’entendis à la fois son hurlement d’épouvante et le mien… Je me sentis tomber… tomber… et soudain, sous ce bras, sous l’aisselle, j’éprouvai une douleur terrible.
Il me sembla que j’avais été agrippé au vol… Quand je revins à moi, je ne compris d’abord ni où j’étais, ni comment j’étais retenu… Quelque chose m’arrachait les chairs de l’épaule et du bras. Mes deux pieds pendaient dans le vide… j’ouvris les yeux. Au-dessous de moi, quelque chose luisait, quelque chose de noir qui tremblait, où je voyais danser de petites lumières. J’essayai d’écarter les bras. Mais le mouvement que je tentai à gauche, me fit hurler de douleur. – J’étendis la main droite, et de ma paume ouverte, je cognai un mur froid, humide et gluant. Mes talons battaient aussi un mur, et, à chaque coup, cela faisait un bruit profond, comme un coup de pierre sur un tonneau vide.
Et voilà que, mes yeux s’étant habitués à l’obscurité, je vis devant moi, tellement près que si j’avais pu allonger la main, je l’aurais frôlée, une masse noire qui pendait à la paroi et tressaillait…
Petit à petit, dans cette masse d’abord confuse, je distinguai des bras… des jambes… et une tête… une effrayante tête aux yeux chavirés, à la bouche tordue… la tête de l’homme qui, tout à l’heure, avait roulé avec moi !…
Alors, seulement, je compris. En nous débattant, nous nous étions appuyés sur des planches qui recouvraient l’orifice d’un puits depuis longtemps abandonné. Les planches, pourries sans doute, avaient cédé sous notre poids, et, dans notre chute, nous avions été agrafés par deux crochets, vous savez, ces crochets qu’on mettait autrefois dans les puits pour y suspendre dans des paniers les bouteilles à rafraîchir, histoire d’éviter de dérouler la corde jusqu’en bas.
Nous étions pris, embrochés, comme des moutons à l’étal : moi, par l’aisselle, lui – je le voyais maintenant – par le flanc, le ventre déchiré, le corps pendant : d’un côté, les jambes, les cuisses – de l’autre, le tronc, la tête et les bras…
Jusqu’ici je n’avais entendu d’autre bruit que celui que je faisais moi-même en essayant de me débattre. – L’autre, en face, se mit à râler, et, dans le puits, son râle ronflait et s’allongeait avec un accent effroyable… En même temps, j’entendais un petit clapotis… toc… toc… toc… comme de l’eau qui tombe, goutte à goutte dans un vase… L’homme saignait lentement dans l’eau par sa terrible blessure… Je ne sais pas pourquoi, mais d’entendre ce gémissement, cela diminuait ma peur… Vous comprenez, je sentais quelqu’un, quelque chose près de moi…
Cela dura ainsi longtemps, très longtemps, puis l’obscurité commença de se dissiper. Le matin venait doucement… L’obscurité diminua encore… L’homme râlait plus court. Je vis, distinctement, dans ses moindres détails son effrayante tête… ses mains aux doigts crochus… les ronds que sur l’eau morte du puits faisaient les gouttes de son sang. Puis, la plainte se ralentit. Le corps eut une ou deux secousses. Il me sembla que la tête se tournait violemment vers moi, que les yeux cherchaient mes yeux, que la bouche s’ouvrait pour me crier encore : Gredin !… Canaille !… Plus rien… même plus le murmure des gouttes… le silence…
Devant ce mort, la peur, une effroyable peur s’empara de moi. Je ne sentais plus ma douleur. Je n’avais dans la tête qu’une pensée : j’étais là seul, perdu. Nul ne songerait à me chercher dans ce puits. J’y mourrais de souffrance, de faim. Crier ? Appeler au secours ? À quoi bon ! Pas de chemin à proximité… Pourtant, je criai ! j’appelai au secours… Rien. Personne ne répondit.
Le jour était venu tout à fait. Le soleil devait être haut sur l’horizon. Le coin de ciel que je pouvais apercevoir était d’un bleu sans tache… Je grelottais d’angoisse et de froid. Je sentais, je devinais cependant, que sur terre il faisait chaud, très chaud, car nous étions dans les premiers jours du mois d’août.
Je n’osais plus regarder le corps inerte. Je n’osais plus risquer un mouvement, un geste, tant le moindre tressaillement me causait d’intolérables souffrances.
Alors, dans mes oreilles, j’entendis un bourdonnement lointain, puis plus net et plus proche. Il me sembla que des brins d’herbe frôlaient ma figure. J’ouvris les yeux. Ah ! ce n’était pas un rêve, un cauchemar ! J’avais bien entendu. Ce qui bourdonnait autour de moi, c’étaient des mouches, des centaines, des milliers de mouches qui volaient près du corps immobile… près du mien !
Je ne sais plus combien de temps cela dura. Je sais seulement que je me sentis devenir fou. Autant que je pus raisonner, je me rendis compte que midi arrivait, ensuite que le soleil s’éloignait… Puis, le corps autour de qui dansaient les mouches me parut descendre insensiblement… glisser… glisser. J’entendis un grincement d’étoffe qu’on déchire… Le corps descendit plus vite… un autre grincement… un craquement comme quand on laisse traîner une brique le long d’un mur en pierres mal jointes… le bruit violent de quelque chose de lourd tombant dans l’eau du puits… Des gouttes rejaillirent jusqu’à moi. J’ouvris les yeux.
Le corps avait disparu. À sa place, un crochet tout rouge où se balançait un chiffon de drap… Après, je ne me souviens de rien.
On m’a raconté dans la suite qu’un gamin qui passait par là, s’étant penché pour jeter des cailloux, avait appelé au secours. D’après ce que j’ai calculé, j’étais resté là près de dix-huit heures.
Maintenant, je me demande si on n’aurait pas mieux fait de m’y laisser mourir. J’ai guéri, du corps, mais je peux dire qu’il ne s’écoule pas une heure sans que ça me revienne dans les yeux. Voilà vingt-cinq ans que j’ai devant moi cet homme accroché par le flanc, vingt-cinq ans que je vois sa figure, que je suis son corps déchiré, que je sens sur ma face les gouttes d’eau du puits…
– Et la femme ? demandai-je.
Il me dit à mi-voix :
– Folle.
Il poussa un long soupir :
– Ah ! je suis vieux, monsieur, bien vieux !
… La nuit était venue presque insensiblement. Une vapeur flottait sur la campagne. Au loin, un son de cloche s’éleva…
L’homme ôta son chapeau, s’agenouilla, fit un signe de croix, et me dit presque bas :
– C’est à cette heure qu’il est tombé…
Tout se tut. Un murmure tremblait encore dans le ciel. Au bout du chemin, un couple d’amoureux s’en allait à pas lents. – Le vieux priait en se frappant la poitrine…