LE DISPARU

 

Depuis huit jours, Gaspard, homme de peine, avait disparu. Son signalement avait été fourni à tous les Parquets. Vainement on avait exploré les berges de la Seine, les terrains vagues où, la nuit, passent sinistres et stridents les coups de sifflet des rôdeurs, les bouges où les escarpes et les filles se réunissent pour préparer leurs crimes… Tout ce qu’on avait pu savoir, c’est que Gaspard était resté deux mois en traitement à l’hôpital, qu’il en était sorti le lundi vers midi, qu’on l’avait vu quelques heures plus tard avec un inconnu, dans un cabaret du quartier. Mais, à partir de ce moment, on perdait sa trace et celle de son compagnon. Comme il n’avait sur lui ni argent, ni bijoux, comme il était brave ouvrier, bon époux et bon père de famille, les recherches devenaient presque impossibles et l’affaire allait être classée, quand, un matin, un homme se présenta dans un bureau de police et demanda à parler au commissaire.

– Monsieur, déclara-t-il, vous cherchez un nommé Gaspard qui, depuis huit jours, n’a pas reparu à son domicile. Je puis vous dire, si vous voulez bien m’accorder quelques minutes d’attention, ce qu’il est devenu. Il me faudra d’abord vous exposer certaines choses qui vous sembleront inutiles, mais que j’estime, moi, indispensables.

Tel que vous me voyez, mal habillé, le linge maculé, la barbe inculte, je ne suis ni un inventeur famélique, ni un ouvrier sans travail qui désire, pour s’abriter durant l’hiver, se faire mettre en prison.

Je suis tout simplement un étudiant en médecine que le parti pris, la méchanceté, ou la sottise d’un examinateur malveillant ont réduit à la misère.

Lorsque j’ai commencé mes études, mes parents étaient, sinon riches, du moins assez à leur aise pour subvenir à mes besoins. Coup sur coup, je perdis mon père et ma mère. Tous mes comptes réglés, je me trouvai seul, sans un ami, à la tête de quelques billets de banque qui, en calculant au plus juste, me permettaient de prendre mon diplôme à la condition, toutefois, de faire vite, et de ne pas manquer un seul examen. Une fois en possession de mon titre de docteur, j’aurais trouvé dans quelque coin perdu, un poste qui m’eût assuré la vie provisoirement. Tout était donc bien et sagement calculé.

Il y a un mois, je me présentai à mon dernier examen. C’est un examen clinique, un de ceux que l’on considère comme une simple formalité. Lorsqu’on a passé des années à l’hôpital, il faut être bien maladroit pour ne pas s’en tirer. Contre toutes les prévisions, je fus refusé. D’après mon examinateur, j’avais fait une erreur grave de diagnostic. J’eus beau discuter, essayer en faisant appel à mes souvenirs, en mettant en valeur tous les symptômes, tous les signes, de défendre mon opinion : ce fut inutile, je fus refusé. Pour tout autre, pour moi-même, quelques mois auparavant, un échec n’eût été qu’un petit froissement d’amour-propre, qu’un retard de quelques semaines. Dans ma situation, il prenait les proportions d’un désastre. Il me restait quinze francs en poche : toute ma fortune. À moins de compter sur une pluie d’or, je ne pouvais plus rien attendre. Les amis de tous les jours m’avaient depuis longtemps quitté : c’était la détresse absolue, complète, irrémissible.

Or, je quittai la salle d’examen avec la conviction que mon malade avait bien ce que j’avais dit, que le professeur se trompait lourdement, que moi, le refusé, j’avais raison ! Je m’enfermai dans ma chambre. Toute la nuit, je compulsai mes notes, mes traités de médecine, et ma certitude se précisa encore.

Le lendemain, je retournai à l’hôpital. Salle Ambroise-Paré, lit 27, je vis mon homme. Il était étendu, maigre, hâve, décharné. Sa tête où les pommettes saillaient, s’enfonçait sur l’oreiller blanc. Sur son front moite, les cheveux pendaient rares, ternes, humides. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voir les gencives blêmes et les dents qui s’entre-choquaient dans un tremblement continu, tandis que les narines aux ailes dilatées battaient à petits coups pressés, pour aspirer l’air qui fuyait.

Le malade me reconnut et sourit. Pour la seconde fois, je l’interrogeai. Il me répondit de la même voix entrecoupée que j’avais entendue la veille. Pour la seconde fois, je l’examinai : je trouvai les mêmes symptômes et ma conviction se raffermit encore.

Je songeai : c’est l’autre qui se trompe. Cependant, je suis refusé. Réclamer ? À quoi bon ! Depuis quand donne-t-on raison à un candidat contre son juge ?…

Deux, trois jours de suite je revins, et, chaque fois, je sortis avec une conviction plus absolue. En admettant que les symptômes observés pussent être interprétés de différentes manières, la marche même de l’affection venait donner à mon diagnostic une valeur plus probante encore. Si j’avais dit vrai, il était dans la nécessité des événements que mon malade mourût. Un miracle seul pouvait – je ne dis pas même le guérir, mais le prolonger. Et, visiblement, mon malade déclinait, perdait ses forces : ce n’était plus qu’une question de jours.

Je ne suis pas méchant, je vous l’assure. J’ai pleuré mes parents, je ne me suis jamais consolé de leur mort. Mais là, en vérité, je puis dire que j’ai guetté avec une joie sauvage les progrès du mal, que je me suis penché sur cette agonie avec une jouissance véritable.

Pourquoi ?… Ce n’était même plus dans le but de faire revenir sur une sentence qui arrêtait mes études, sentence désormais sans appel. J’étais sollicité, poussé par une curiosité affreuse, par une curiosité féroce. Il n’y a qu’un enfant, un assassin ou un savant pour avoir de ces curiosités-là : et j’étais devenu les trois choses à la fois.

Depuis deux jours, l’homme râlait. Des sons rauques sortaient de sa bouche ; dans sa poitrine, l’air passait en ronflant ; ses doigts, d’un geste lent, tiraient les draps jusqu’au menton – on dit dans les campagnes que c’est signe de mort. On lui avait donné les derniers sacrements. Ses voisins courbés sur leur lit épiaient son hoquet : je triomphais !…

Or, un matin, comme je demandais ainsi que chaque jour à la surveillante :

– Eh bien ! notre 27 ?

Elle me répondit :

– Mais on dirait qu’il remonte !

Je haussai les épaules. Dans son lit, la face moins creuse, le regard plus précis, la respiration moins oppressée, l’homme me sourit presque. Pour la première fois, j’eus une hésitation.

– Est-ce que, par hasard, l’autre aurait dit vrai ?… Mais non ! C’était impossible !… Pourtant, le lendemain, les jours suivants, le mieux s’accentua. La fièvre tomba, l’appétit revint, le miracle s’accomplit : et ce fut la résurrection.

Une fureur s’empara de moi. Malgré la clarté apparente des faits, mes doutes du début s’étaient évanouis. Contre l’évidence même, je demeurais certain d’avoir raison : il allait mourir, il était impossible qu’il ne mourût pas !

Je me débattais comme un furieux entre les faits et ma conviction. Je sentais, par instants, ma tête s’égarer. À ma fenêtre, je croyais voir les faces grimaçantes, ironiques, de l’examinateur et du moribond, collées aux vitres pour me narguer. Le jour venu, je courais à l’hôpital.

– Le no 27 ?

– Sortant, ce matin.

Je faillis tomber à la renverse.

Debout dans ses vêtements fripés, encore maigre et débile, mais vivant, enfin, l’homme était devant moi ! Il me dit :

– Ah ! je reviens de loin ! N’est-ce pas, monsieur ? Je n’oublierai pas les soins que vous avez eus pour moi pendant ces dernières semaines.

Je dus me faire violence pour ne pas laisser voir l’éclair de mes yeux.

Cet être ressuscité était pour moi une sorte de problème insoluble, l’énigme vivante qui hanterait désormais mes nuits et mes jours. Depuis une semaine, je n’avais presque rien mangé. L’excitation cérébrale seule me soutenait, me faisait avancer.

Devant la porte de l’hospice, je l’attendis :

– Allons, mon brave, venez prendre un verre avec moi, lui dis-je.

Il me suivit, mais ne voulut point me laisser payer ; du reste, cela m’eût été impossible, je n’avais plus un sou.

– Venez chez moi, lui dis-je encore, voulez-vous ? Je vous examinerai à loisir.

– Certainement, monsieur !

À peine fus-je dans ma chambre, qu’une pensée horrible s’empara de moi. Là, sous l’épaisseur de quelques millimètres de peau, d’os et de muscle, dans les poumons de cet être, était cachée la clé du mystère qui me hantait. Savoir ! Je voulais savoir ! Je le pouvais !…

Tandis que j’appuyais l’oreille contre lui, j’entendais les battements de son cœur, les crépitements de sa respiration courte, et tout en haut des épaules, un souffle dur comme celui que fait la bouche sur les larges coquilles marines. Derrière mes paupières closes, je devinais par le regard, ce que percevaient mes oreilles : le poumon affaissé, d’un gris bleuté, troué comme une ruche, tacheté par endroits de points nacrés ou blancs, et, par endroits, rugueux comme une nappe sous laquelle traînent des miettes de pain durci…

Je me redressai. D’un bond, je fus près de l’homme. Sur ma table, je saisis un scalpel, et d’un seul coup, je lui coupai la gorge.

Il tomba, sans un cri.

Alors, je l’étendis sur le plancher, et je fis l’autopsie sur le corps pantelant.

… Eh bien ! monsieur, j’avais raison ! Cet homme était tuberculeux ! Par quel miracle avait-il survécu ?… Je l’ignore. Mais, en fin de compte, ce n’était point cela qu’on me demandait. Je ne m’étais pas trompé.

Je travaillai tout le jour, toute la nuit, et ainsi, pendant une semaine. Ce matin, j’ai mis le corps dans une malle. Je l’ai descendu avec l’aide de mon concierge, et je l’ai fait charger sur la voiture qui m’attend devant la porte. Vous le trouverez, proprement recousu. Il ne lui manque que les poumons : je les garde.

Quant à l’homme, c’est Gaspard, le disparu que vous cherchez. Voici, monsieur, son histoire et la mienne.