– Oui, ma Sœur, c’est pour une femme qu’il s’est fait ça, mon pauvre petit ! Depuis qu’il l’avait connue, il n’était plus le même. Lui d’habitude doux, poli, il était devenu méchant et brusque. Il me contait des histoires pour ne pas me donner sa paye, le samedi. Des fois, je l’attendais jusqu’à des deux heures du matin, et, lorsque je l’avais entendu fermer la porte, et que, tout doucement, pour qu’il ne se doute pas que je le guettais, j’entrais à pas de loup dans sa chambre, je voyais qu’il avait les yeux gonflés et qu’il pleurait, tout en dormant.
D’abord, j’ai cru qu’il avait des ennuis à l’atelier. J’allai chez son patron, et son patron me dit : « Mais non. Seulement, nous remarquons aussi qu’il se dérange, qu’il n’est plus à son travail comme avant. Il doit avoir de mauvaises fréquentations. » Alors, en prenant bien garde qu’il ne s’aperçoive de rien, je l’ai surveillé, et j’ai appris qu’il était avec une fille du quartier, une drôlesse, une fille des rues – excusez-moi – qui, le soir, se promenait sur le trottoir pour chercher des hommes.
Ç’aurait été une ouvrière comme lui, malgré que je sois vieille et que j’aie besoin de ce qu’il gagnait pour vivre, je les aurais mariés. Mais ça !… Pourtant, j’allai la trouver. Je lui dis de me le laisser, que je n’avais que lui. Elle m’a mise à la porte, avec des mots… et, dans l’escalier, je l’entendais qui me criait :
– Te le prendre ? Eh bien ! tu vas voir si je vais te le renvoyer…
Le lendemain, on me rapporta mon petit sur une civière. Il avait une balle dans la poitrine. À ce que j’ai compris ou deviné, il avait dû se disputer avec elle, rapport à moi, et puis à cause qu’il ne lui donnait pas assez d’argent. Quand il a senti qu’elle s’était assez amusée, qu’elle ne voulait plus de lui, sans penser ni à son mal, ni à moi, ni à rien, perdant la tête, quoi, il a tenté de se suicider. Ah ! c’est bien de la peine, à mon âge !
Debout près du lit du blessé, la Religieuse avait écouté sans mot dire. Le malade, dans le coma, happait l’air par petits appels saccadés. La mère continua, toute tremblante :
– Et, qu’est-ce qu’a dit le médecin ?… Y a-t-il de l’espoir ?
– C’est bien grave, ma pauvre femme, mais il ne faut pas désespérer. Il est jeune… Maintenant, rentrez chez vous. Il ne faut pas, lorsqu’il ouvrira les yeux, qu’il ait l’émotion de vous voir. Soyez sans crainte, il sera bien soigné. Vous pourrez venir un moment demain, tous les jours.
Pleurant plus fort, mais se mordant les lèvres pour que, des autres lits, on n’entendît pas ses sanglots, la vieille s’en alla, se retournant à chaque pas vers la rangée des lits blancs tous pareils.
Un grand silence planait sur la salle. Le soir tombait très doucement. Le bruit, les chuchotements qu’avait fait naître l’arrivée d’un entrant s’étaient tus peu à peu. C’était l’heure où les malades fatigués s’assoupissent. La Sœur s’assit au chevet du blessé.
Elle était toute jeune. Ses yeux étaient clairs, et son regard avait l’étonnement des regards d’enfant. Sa bouche n’avait pas encore pris ce pli que donnent aux lèvres les prières chuchotées sans cesse. Son visage était rose et doux ; les cheveux qui, parfois, glissaient de la cornette sur son front, y mettaient un reflet d’or. Cependant, malgré son rire de petite fille, elle savait les mots qui calment les douleurs. Sa voix avait, pour parler aux malades, ces inflexions de tendresse qu’a la voix d’une maman ou d’une sœur aînée.
Vers le milieu de la nuit, le blessé reprit connaissance. La Sœur ne l’avait pas quitté. Il voulait questionner. Elle le fit taire. Il obéit, docile, et s’assoupit encore.
Durant les premiers jours, il la vit ainsi, presque sans cesse, assise près de lui. Il parlait peu, craintif, presque honteux, et demeurait des heures entières immobile, les yeux clos, soulevant seulement les paupières, quand la porte s’ouvrait, puis les refermant aussitôt pour retomber dans sa torpeur.
Dans ces très courts instants, une ou deux fois il avait dit, timidement :
– Ma Sœur…
Et quand la Sœur, penchée vers lui, avait répondu :
– Quoi donc, petit ?
Soudain replié sur lui-même, il avait murmuré :
– Rien… Rien…
Un matin, il s’enhardit :
– Dites-moi, ma Sœur, depuis que je suis là, personne n’est venu demander de mes nouvelles ?
– Mais si, votre maman, vous savez bien ?
– Oui… Mais, en dehors d’elle ?
– Non, personne.
Il hocha la tête, et ses cils se mouillèrent.
– Allons, petit, il ne faut pas pleurer.
Mais lui, pris à présent, après son long mutisme, d’un grand besoin de confier sa peine à quelqu’un :
– Ce n’est pas bien… Je peux vous dire tout, vous êtes bonne avec moi… et ça me soulagera de vous causer… Maman ne sait pas, elle croit que j’ai été blessé par accident… Eh bien ! ce n’est pas vrai. J’ai voulu me tuer…
La Sœur l’arrêta d’un geste :
– Elle sait…
– Ah !…
Il se tut, puis, hochant la tête :
– Ma pauvre vieille !… Je lui ai fait bien de la peine ! Il faut me pardonner… ce n’est pas de ma faute… J’étais si malheureux. Quand cette femme m’a quitté, j’ai cru que je ne pourrais plus vivre. Je l’aimais tant !… Elle aurait fait de moi ce qu’elle aurait voulu… Et vous voyez, elle me sait malade, bien malade à cause d’elle… Elle ne vient pas même me voir. Quand j’épiais, en entendant grincer la porte, c’est elle que j’attendais… je l’espérais. À présent, je suis bien sûr qu’elle ne viendra pas… Je préfère ça… Je ne penserai plus à elle… Je ne l’aimerai plus… Non, je ne l’aime plus…
Des larmes, coulant sur ses joues, démentaient ses paroles.
Il réfléchit, et reprit :
– C’est un grand péché, n’est-ce pas, ma Sœur, que de vouloir se suicider ?
– Un très grand péché. Le plus grand.
– Quand on est trop malheureux, cependant… Vous qui avez toujours prié le bon Dieu, vous ne connaissez pas ça…
Elle baissa la tête, joignit les mains, ses épaules parurent frissonner, les ailes de sa coiffe battirent, et d’une voix si basse qu’on ne pouvait savoir si des larmes n’y tremblaient pas :
– Chut… chut… Ne vous fatiguez pas… Reposez-vous, petit…
Le début de la nuit fut bon. Vers deux heures, le malade s’agita.
– Eh bien ! dit la Sœur qu’on avait éveillée, qu’est-ce que c’est ?… On n’est pas sage ?
Il répondit des mots incohérents, la parole dure, saccadée.
Elle avait pris une de ses mains dans la sienne, et de l’autre épongeait son visage couvert de sueur, essayant de le calmer.
Lui, à ce contact, sous cette lente caresse, s’apaisait. Sa voix se faisait moins tranchante, ses paroles moins heurtées, et leur sens devenait plus clair. Il parlait avec, parfois, une intonation de colère.
– Ah ! te voilà ?… Mais oui. Une autre fois, j’arriverai plus tôt. Je suis allé un peu loin pour t’apporter des fleurs… Pas jolies ?… Dimanche, si tu veux, nous sortirons ensemble. On ira déjeuner au bord de l’eau, et le soir, on se couchera de bonne heure. On aura toute la nuit pour s’aimer… Si tu savais comme je t’aime ! J’aime tes yeux, tes cheveux, ta peau qui sent bon.
Il disait tout cela d’une voix suppliante, comme une prière passionnée.
Ensuite, il se remit à parler vite, brouillant les mots.
La Sœur, le regard perdu, laissait passer sans les interrompre toutes ces phrases, et c’était comme une musique d’amour, sur qui chantait la prière que ses lèvres machinalement, murmuraient.
Le malade geignait. Tout à coup, comme il semblait près de s’assoupir, il se dressa, d’un brusque coup de reins.
– Qu’est-ce que tu dis ?… M’en aller ?… Ne plus revenir ?…
Il haletait, le souffle court, pénible, rauque, et cette sorte de râle fit tressaillir la religieuse.
Elle prit une lumière, et l’approcha de lui.
Il était blême, avec des yeux troubles et fous. De grandes ombres descendaient de ses joues aux commissures de ses lèvres. Ses tempes semblaient s’être aplaties. Ses cheveux, luisants de sueur, collaient par mèches à son front, et les ailes de son nez aminci battaient à coups précipités, tirant vers elles tout le visage.
Ah ! qu’elle les connaissait, ces faces d’agonie tourmentées et terribles, comme si l’âme voulait en une seconde y revivre toute sa vie…
À mi-voix, pour ne pas troubler le repos des autres malades, elle dit à une infirmière :
– Vite… vite… allez chercher l’interne de garde, l’aumônier… le 6 est bien mal…
Elle s’était agenouillée près du lit :
– Mon Dieu ! que votre volonté soit faite, mais pardonnez à cet enfant.
L’agonisant avait pris ses mains dans les siennes, et délirait encore, mais d’une voix lointaine, lointaine…
– Reste… Je te donnerai tout ce que tu voudras… Pourvu que tu ne me quittes pas… Si tu me laisses, je mourrai… Viens…
D’un geste lent, il attirait la Sœur vers lui.
– Viens…
Arc-bouté sur ses coudes, il se souleva :
– Viens… viens…
Sa tête effleurait le front de la religieuse. Le cou tendu, il se pencha vers elle.
– Viens… Je t’adore…
Il frôlait ses yeux et ses joues… Il descendit jusqu’à ses lèvres :
Elle eut un tressaillement, se raidit et voulut l’écarter.
Mais lui, la saisit aux épaules, et, traînant son rêve jusqu’au seuil de l’éternité, implora :
– Oh ! reste… je t’aime…
… Elle ferma les yeux, et inclina la tête. Le mourant prit sa bouche et la meurtrit d’un baiser silencieux, profond, un de ces grands baisers où les êtres se mêlent, un baiser pareil à ceux qu’il avait appris entre les bras de la prostituée.
Sous la caresse, les lèvres de la Sœur s’étaient disjointes et tremblaient… d’une dernière prière ou d’un premier frisson ?… ayant, en souvenir peut-être d’un amour défunt, prêté sa chair de vierge à cette illusion d’adieu.