LE MENDIANT

 

Comme le soir tombait, le mendiant choisit un coin dans un fossé sur le bord de la route, s’enroula dans le sac qui lui servait de manteau, mit sous sa tête son maigre paquet qu’il portait au bout d’un bâton, et, tombant de fatigue et de faim, regarda au ciel sombre s’allumer les étoiles.

La route qui s’allongeait entre les bois touffus, était déserte. Les oiseaux dormaient dans les arbres. Le village, au lointain, faisait une grosse tache noire, et le vieux se mit à pleurer, tout seul, dans le calme et dans le silence.

Il n’avait jamais connu ses parents. Élevé par charité dans une ferme, depuis qu’il était tout petit, il rôdait sur les grands chemins, en quête d’un peu de travail et de pain. La vie avait été dure pour lui. Il en avait connu toutes les tristesses : les nuits d’hiver si longues au pied des meules ; la honte d’implorer, le désir de mourir, de s’endormir une bonne fois pour ne plus s’éveiller. Il n’avait jamais rencontré que des hommes soupçonneux et méchants. Son chagrin était que les plus simples semblaient le craindre : les enfants fuyaient en le voyant passer ; les chiens aboyaient à ses haillons poudreux.

Pourtant, il était sans rancune et sans haine ; triste seulement et très doux.

Il allait s’assoupir, quand, au loin, tintèrent des grelots. Il releva la tête et vit, tout au bout de la route, une lueur qui dansait au-dessus du sol. Machinalement, il regarda. Il distingua un lourd chariot que traînait un gros cheval. La charge montait si haut et s’étendait si large, qu’elle avait l’air de tenir toute la chaussée. Un homme marchait auprès du cheval, en chantant un refrain.

Bientôt, la chanson se tut. Le chemin montait. Les sabots du cheval heurtaient et râpaient plus rudement les cailloux. L’homme excitait la bête de la voix et du fouet :

– Hue-là !… Hue !

La bête tirait à plein poitrail, le cou tendu. Deux ou trois fois, elle glissa, s’abattit presque sur les genoux, se releva, fit un effort qui rida tout son poil, de son épaule à sa hanche puissante. Mais elle était à bout de souffle, et la voiture s’arrêta.

Le charretier, l’épaule à la roue, les mains aux rayons, criait plus fort :

– Hé ! Hue… hue !…

Le cheval avait beau tirer de tous ses muscles, la voiture restait immobile.

– Hue donc ! hue !…

L’animal, les pattes écartées, les narines battantes, ne bougeait plus, tremblant sur ses membres, cramponné au sol de ses quatre fers enfoncés par la pince, pour n’être pas entraîné en arrière par l’énorme poids.

Le charretier toujours arc-bouté vit le mendiant assis sur le bord du fossé, et le héla :

– La main, camarade ! La bourrique ne veut plus avancer. Viens m’aider à pousser un coup.

Le mendiant se leva, et joignit à l’effort du gars, son maigre effort. Tous deux criaient :

– Hue, hue !…

Peine inutile.

Vite épuisé, et pitoyable, le pauvre dit :

– Laissez-le voir souffler. C’est trop lourd pour lui.

– Bien sûr que non. C’est feignantise ! Si on le quitte là-dessus, on ne pourra plus le mettre en route en pleine côte. Hue ! ho !… Passe un caillou pour caler la roue. On va y faire grimper par le travers pour démarrer…

Le mendiant prit un caillou et le tendit :

– Tiens voir, dit le charretier. Moi, je reste à la roue. Voilà le fouet. Prends le bidet par la figure, et mets-y de la mèche à grands coups dans les jambes, en appuyant à gauche. Il va partir.

Cinglé par la douleur, le cheval essaya un effort. Le sol flamba sous ses sabots, et des cailloux grincèrent.

– Ça va ! ça va !

Mais, comme le cheval se jetait de côté, le charretier penché pour placer le pavé sous la roue, fit un faux pas. Le cheval eut un léger recul. L’homme poussa un cri et tomba.

Il était sur le dos, la face convulsée, les yeux hagards, les deux coudes rivés au sol, ses mains solides crispées au cercle de la roue, l’empêchant de lui défoncer la poitrine.

D’une voix affolée, il cria au mendiant :

– Avance ! avance ! Il m’écrase !…

L’autre, devinant sans le voir, ce qui venait de se passer, se mit à cogner le cheval, au hasard, de la mèche et du manche. Mais, le cheval fourbu fléchit sur les genoux, roula sur le côté, la charrette piqua de l’avant, ses deux brancards à terre, la lanterne qui pendait sous le fond s’éteignit, et l’on n’entendit plus dans la nuit noire, que le souffle court du cheval, et le râle étouffé de l’homme gémissant :

– Avance !… avance !…

Impuissant à faire relever l’animal, le mendiant courut au charretier, essayant de le dégager. Mais il était bien pris sous la roue. Par un effort prodigieux, il la retenait à quelques centimètres de son torse : un faux mouvement, une défaillance, c’était l’écrasement, la mort… Il la comprenait si bien, que lorsqu’il vit le mendiant se pencher, il hurla :

– Touche pas ! touche pas !… cours au village… vite… chez mes parents… les Luchat… la dernière ferme à droite… tu leur diras… d’arriver au secours avec du monde… Je tiens bon encore dix minutes… Va vite…

À toutes jambes, le mendiant gravit le raidillon. Il entra dans le village, toujours courant, droit devant lui. Tous les volets étaient clos. Pas une lumière ; derrière les grilles les cours étaient désertes. Une odeur en venait, aigre, prenante et chaude, odeur de fumier, d’étable, de laitage suri. Des chiens aboyèrent sur son passage. Mais il n’entendait rien, ne regardait rien, gardant au fond des yeux l’affreuse vision de l’homme renversé, là, en bas, tenant au bout des poings la charge prête à l’écraser.

Il s’arrêta enfin. Devant lui, le chemin s’étalait, tout plat. À sa droite, une bâtisse que bordait une cour. Un peu de lumière glissait entre les fentes des persiennes. Il se dit : « C’est là ! » Et, du poing, heurta aux volets.

Une voix demanda :

– C’est toi, Jules ?

Étranglé par la vitesse de sa course, il ne put répondre, et heurta encore. Il entendit le bruit d’un lit qui craque, des pas sur le plancher. La fenêtre s’ouvrit, et, dans un carré de lumière, une tête d’homme apparut ensommeillée.

– C’est-il toi, Jules ?

Il avait un peu repris sa respiration, et dit, la parole courte :

– Non, mais je viens pour…

Le fermier ne le laissa pas achever :

– En voilà des façons ! Réveiller le monde à cette heure !

Il ferma violemment la fenêtre et grogna dans sa chambre.

– Un galvaudeux !… Un traîneur de routes !…

Le mendiant était resté immobile, hébété, sans un mot, tant la réponse avait été brutale. Il songea :

– Qu’est-ce qu’il croyait donc que je voulais ? Je ne fais pas le mal, pourtant… Je l’ai, sans doute, surpris dans son sommeil… S’il savait pourquoi, bonnes gens !…

De nouveau, timidement, il se remit à frapper au volet.

De l’intérieur, la voix cria :

– C’est-il fini, hé ?… Attends un peu, si je me lève !

Le courage et le souffle revenus, il cria :

– Ouvrez !…

– Tu vas passer ton chemin…

– Ouvrez !…

Cette fois, la fenêtre s’ouvrit, et si fort, qu’il dut faire un saut de côté pour ne pas être giflé par les volets. Le fermier se montra, l’air mauvais, un fusil à la main.

– Tu entends, crève-la-faim, si tu ne files pas, et vivement, je te flanque un coup de fusil !

Du fond du lit, une voix aigre de femme criait :

– Tire donc… Ça rendra service à tout le monde. C’est bon qu’à faire le mal, ces rôdeurs… bon qu’à voler… et pire encore !

Devant le fusil braqué, le mendiant avait eu peur et s’était rejeté dans l’ombre. Il grelottait, oubliant presque le malheureux qui, sur la route, mourait peut-être en cet instant. Pour la première fois, une rancune montait de son cœur. Jamais, autant qu’à cette heure, il ne s’était senti lamentable et repoussé.

Et s’il avait eu faim, pourtant, s’il avait frappé pour qu’on lui prêtât abri ? N’avait-il pas le droit, lui, misérable, de trouver un tas de paille près des bêtes, un bout de pain près des chiens ?… Il n’était donc pas, sous ses haillons, une créature du bon Dieu, comme les autres, puisque les riches pouvaient le menacer de mort ?…

La frayeur, d’un seul coup, l’avait rendu méchant.

D’abord, il voulut se ruer à coups de trique sur les volets, puis, il réfléchit :

– Si je frappe encore, il tire… Si j’appelle, il va ameuter le village et je serai assommé avant d’avoir pu dire d’où je viens… Si je m’adresse ailleurs, ce sera pareil…

Sa résolution prise, il se mit à courir, refaisant le chemin parcouru, pour essayer de sauver tout seul le compagnon d’une seconde. Il courait, avec la terreur de ce qui avait pu se passer durant son absence…

– Qu’est-ce que je vais voir en bas !…

Pour dévaler la côte, il retrouva des jambes de vingt ans. Quand il approcha de l’endroit où la voiture s’était arrêtée, il cria :

– Camarade !

Pas de réponse. Il cria encore :

– Camarade !

L’obscurité était si profonde, qu’il ne distinguait même pas l’attelage. Soudain, il entendit un hennissement. Il avança. À quelques pas de lui, le cheval était toujours couché sur le flanc, et la voiture plongeait de l’avant.

– Camarade ! camarade !

Il se baissa, et, comme la lune apparaissait derrière un nuage, il vit l’homme étendu, les bras en croix, les yeux clos, la bouche sanglante, et la roue qui lui sembla géante, enfoncée dans sa poitrine, ainsi que dans une ornière !

Alors, n’étant plus bon à rien près du pauvre être mutilé, repris contre les parents d’une colère furieuse, envahi d’un affreux besoin de vengeance, il galopa d’un trait jusqu’à la ferme, et, cette fois, sans souci de la menace du fusil, pris tout entier par la pensée de la joie sauvage qu’il allait avoir, à poings fermés, il heurte aux volets.

– C’est toi, Jules ?

Il ne répondit rien. Quand la fenêtre s’ouvrit, qu’il vit la face mauvaise du père et qu’il l’entendit demander encore :

– C’est-il toi, Jules ?

Il lui cria :

– Non ! C’est le crève-la-faim de tout à l’heure qui était venu pour vous dire que votre gars était en train de mourir sur la route.

Deux voix terrifiées, – celle du père et celle de la mère – se croisèrent :

– Qu’est-ce qu’il dit… qu’est-ce qu’il dit ?… Entre vite…

Mais lui, enfonçant son chapeau sur ses yeux, et s’éloignant à petits pas :

– Excusez… Je suis pressé, à présent… Mais, ne vous hâtez point. C’est trop tard… C’est quand je suis venu en premier qu’il fallait se presser. À cette heure, il a toute la charge de foin sur les côtes !

La femme sanglotait :

– Vas-y, mon homme… Cours…

Et le mari criait, cherchant à tâtons ses habits :

– Où ça qu’il est ?… Écoute ici… Pour l’amour de Dieu…

Le mendiant, son bâton sur le dos, s’était enfoncé dans la nuit, que déchiraient les gémissements des deux vieux.

Dans la cour, sur le tas de fumier, un coq éveillé tôt par tout ce bruit chantait, et le chien, le nez à la grille, pleurait longuement à la lune.