SUR LA ROUTE

 

Le chemineau s’était assis au bord du chemin.

Depuis deux jours, il marchait, à l’aventure, sous le lourd soleil, se reposant, la nuit, à l’abri d’une meule, et reprenant dès l’aube, sa course vagabonde. Sur le seuil des maisons, rien qu’à voir sa mine sauvage, sa barbe inculte, et les loques qui le couvraient, les femmes serraient leurs petits blottis contre leurs jupes. Dans les champs, lorsqu’il demandait du travail, prêt à toutes les besognes, on le repoussait durement. La tête un peu basse, et le bâton traînant, il repartait, résigné. Mais, quand, ayant fait quelques pas, il était sûr qu’on ne pouvait le voir, du revers de sa main, il essuyait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues.

À cette heure, pourtant, une révolte lui venait, la révolte qui monte des ventres affamés, et des mots, malgré lui, s’échappaient de ses lèvres.

– C’est pas juste !… Il n’y a pas de non Dieu !

Il leva sa trique en mâchant un juron, mais, comme elle heurtait le sol, il vit sauter une chose brillante qui retomba avec un son clair.

Il se leva, cherchant dans la poussière :

– Ça, c’est de la chance !…

Entre ses doigts, il tournait, retournait une pièce d’or qu’il venait de ramasser. Il la faisait sauter, n’osant croire à pareille aubaine.

– Un louis !… un vrai !… Y a-t-il longtemps que je n’en ai pas tenu un ! Je vais donc manger à ma faim, boire à ma soif, et dormir dans un lit… Avec ça, en travaillant sur mon chemin, j’arriverai tout doucement jusqu’à la ville… Là, je me débrouillerai toujours.

Il réfléchit : Cet argent-là n’est pas à moi !… Si quelqu’un m’avait vu ?… Il regarda de tous côtés. Personne. Il était seul, bien seul sur la route.

Loin, vers la droite, par-dessus l’or des blés, un village semblait faire le gros dos, à l’horizon. Il en apercevait juste les toits de chaume et le clocher pointu. – Gaiement, à travers champs, faisant chanter sur son passage, les longs épis qui le frôlaient, il se mit en marche.

Devant une auberge, il s’arrêta :

– Salut, la compagnie !…

La patronne barrait la porte, et demanda :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je voudrais manger.

– Nous n’avons point de restes… Passez votre chemin…

Il cligna de l’œil :

– Oh !… je ne demande point la charité ! Je paie !

Il fit sauter le louis dans sa main. – Étonnée de voir de l’or entre les doigts d’un vagabond, la paysanne héla son mari. Celui-ci regarda, méfiant, l’homme et les vingt francs, puis interrogea :

– D’où que vous tenez ça ?

– Qu’est-ce que ça peut vous faire, puisque je paie ?

– Eh bien ! moi, je ne veux pas vous vendre à manger !…

Le chemineau demeura quelques secondes interdit. Puis, il remit sa pièce d’or dans sa poche, haussa l’épaule, et s’en alla.

L’aubergiste et sa femme le suivirent des yeux.

– Encore un qu’aura fait un mauvais coup par là.

– Si on prévenait le garde ?

Un client arrivait. On lui conta l’aventure, l’exagérant déjà :

– Un miséreux, avec une mine à faire peur, qui voulut me payer d’un louis. – Ce n’est pas naturel. – Il en faisait sonner d’autres dans ses poches. Ces gueux-là, sait-on jamais d’où ça vient, où ça va ?…

En cinq minutes, il fut signalé dans le village. Des gamins le suivaient de loin, hostiles, et lui, tirant son pas fatigué, s’étonnait, sans comprendre, des figures qui le dévisageaient.

Tout autre jour, il en eût pris ombrage, mais, ayant de l’argent, il ne s’en préoccupait guère.

La boulangère, dans sa boutique, rangeait des pains, de gros pains bis, à la croûte croquante et rousse.

– Bonjour, la patronne. Il me faudrait une miche.

– Passez votre chemin.

– Oh ! on n’est guère confiant, dans votre pays ! Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de beaux habits qu’on tend la main. Payez-vous.

Il tendit son louis.

– Puisqu’on vous dit de passer votre chemin !

Il demeura le bras tendu, bouche bée.

– Ah ! vous ne voulez pas ?… Vous…

Il hocha la tête, murmura : « Imbécile !… » et partit.

Partout, chez l’épicier, chez le boucher, le charcutier, même réponse.

Il se demandait : Pourquoi ne veulent-ils pas me vendre, puisque j’ai de quoi payer ? Peut-être que ma pièce n’est pas bonne ?…

Il n’osait plus la sortir. Il la tâtait, toute petite, chaude de son contact, luisante et douce, parmi les grumeaux de pain durci, et les miettes de tabac, au fond de sa poche.

Le soir vint. Il n’avait pas encore mangé. Il avait repris la grande route, et, tout en marchant, réfléchissait :

– Je ne vais pourtant pas crever de faim avec vingt francs sur moi !

Peu à peu, cependant, il commençait à comprendre.

– Non, je n’ai pas une tête à avoir un louis. De l’or, entre les mains d’un traîne-misère comme moi, ça semble louche. On se demande d’où je le tiens… On croit peut-être que je l’ai volé… que j’ai attaqué un passant, au coin du bois. Cela vous donne une si drôle de figure, la faim !…

Comme il monologuait ainsi, au tournant du chemin, il vit un homme s’avancer vers lui. – Lui aussi allait, d’un pas traînant, courbant l’échine. Il portait des vêtements usés. Un vieux chapeau couvrait sa tête, et sa barbe inculte, grise de poussière, faisait mieux ressortir le hâle de son visage.

Les deux vagabonds s’arrêtèrent, et comme si tous ceux qui souffrent se connaissaient, se tendirent la main.

– Où vas-tu ainsi, compagnon ? dit l’homme au louis.

– Je tâche de gagner le village, là-bas, pour y passer la nuit. Faisons-nous route ensemble ?

– Non. Je vais à l’opposé. Et même, si j’ai un conseil à te donner, c’est de rebrousser chemin… On n’est guère accueillant aux chemineaux, là-bas… J’en viens. Tu ne trouveras pas un coin de grange où coucher.

– Baste ! avec de l’argent !…

– Même avec de l’argent.

Il allait dire « surtout ». Il se tut. L’autre reprit :

– Les paysans sont les mêmes partout. Tant qu’ils croient qu’on leur demande la charité, ils font la sourde oreille. Mais, sitôt qu’on leur montre ça…

Il fit sauter quelques sous dans sa main, et se mit à rire :

– Ce n’est pas beaucoup, pourtant ! Dix-sept sous ! Mais ça me tiendra bien trois jours !

Tandis qu’il parlait, celui qui n’avait pas mangé se disait :

– Avec dix-sept sous, le voilà plus riche que moi avec vingt francs ! Lui, trouvera du pain, une botte de paille pour reposer sa tête…

Une idée lui vint :

– Écoute, donne-moi quelque chose…

Tout de suite, l’autre ferma la main sur ses sous :

– Je ne peux pas, dame ! J’ai juste de quoi gagner la ville… et encore !…

– Tu n’as pas de pain ?

L’autre serra sa besace et dit :

– Non… Au revoir.

Il fit un pas. Le chemineau le retint.

– Tu ne vas pas t’en aller comme ça et me laisser crever sur place…

– Je n’ai rien.

– Mais si, tu as des sous !… Voyons… On est des frères de la route…

– Je ne peux pas… Je viens de t’expliquer… Chemin faisant, tu pourras travailler…

La faim, l’horrible faim tenaillait le ventre du vagabond, glissant en lui comme une étrange ivresse.

– Écoute un peu. Je te les achète, tes sous, oui, et je te les paie bien… Je t’en donne vingt francs…

L’autre ouvrait de grands yeux. Il continua, très vite :

– Oui, vingt francs. Je les ai trouvés, ce matin, dans la poussière. Mais, partout, on me les refuse, parce que je suis trop déguenillé. Regarde. Ce n’est plus des vêtements que j’ai… C’est des loques. Puis, la faim, ça fait briller les yeux, ça donne une figure mauvaise… alors les gens ont peur. Tandis que toi tu as des habits plus propres. Avec ton grand caban de limousine, tu as l’air d’un berger qui voyage… Vingt francs entre tes mains, ça n’étonnera pas. Et puis, tu n’as peut-être pas tant souffert que moi… tu as mangé, tantôt… et moi, depuis deux jours… j’ai faim…

Il dit ces derniers mots à voix basse, honteux et terrible, le visage sous l’haleine de l’autre.

– Tu vois que le marché est bon… Tu as peur qu’elle soit fausse ? Tiens… écoute-la sonner… La voilà… Donne-moi tes sous…

Mais l’homme s’écartait, repoussant la pièce tendue.

– Hé ! garde ton argent ! Tu es plus riche que moi !

– Tu n’as pas compris. Je ne peux pas m’en servir… Ils n’en veulent pas… Donne…

– Non… Non… Au revoir !…

Une folie passa dans la tête du chemineau. Une rage de vol et de meurtre crispa ses mâchoires, serra ses poings, et, violemment, il saisit l’autre à la gorge :

– Donne-les…

L’homme se débattit, essayant d’échapper à l’étreinte. Il tendit les bras, glissa, les doigts crochus. Sa bouche s’élargit essayant un appel ; ses yeux, désorbités, tournèrent, éperdus… Il s’abattit… Les sous roulèrent sur le sol.

À quatre pattes, à tâtons, le meurtrier les ramassa, sans compter, et se mit à courir.

Quand il vit apparaître les premiers feux du village, il s’arrêta, haletant. Il s’aperçut alors qu’il tenait le louis entre ses dents. Dans sa poche, il sentit la monnaie de billon. L’horreur de son crime descendit devant lui… Il eut peur. Mais la faim lui tordait les entrailles. Il prit la pièce d’or et la jeta, à la volée.

Dans les feuilles, ce fut comme un petit frisson, comme la chute d’une branche glissant jusqu’à la mousse… À grandes enjambées, il gagna le village :

– Quatre sous de pain, s’il vous plaît ?

La boulangère prit une miche, la lui tendit. Il paya. Le contact des sous tout rugueux de poussière le fit trembler.

Mais la mie était blanche, et la croûte dorée. Il y mordit, glouton, sortit en titubant, et s’enfonça dans la nuit calme que troublait seulement, de temps en temps, la chute d’une branche sur les feuilles séchées… Juste le bruit que, tout à l’heure, sa pièce avait fait en tombant.