Nadal, le grand Nadal, professeur à la Faculté de médecine, membre de l’Institut, grand-officier de la Légion d’honneur, allait mourir.
Depuis quarante ans, il avait été la gloire et l’orgueil de sa profession. Fils d’ouvriers, il s’était élevé, par la seule puissance de son travail, aux plus hautes dignités. Les plus sévères s’inclinaient devant sa probité scientifique, les plus pauvres devant son inépuisable bonté. Il aurait pu être millionnaire, et vivait à peine à son aise dans un appartement modeste de la rive gauche. Par tous les temps, été, hiver, il s’en allait à pied dans les quartiers populeux, s’asseyant au chevet des plus humbles.
Avec lui, disparaissait une belle figure, un de ces rares échantillons d’humanité qui, à eux seuls, consolent de toutes les laideurs de la vie. Son existence avait été celle d’un savant et d’un sage. Sa fin avait l’harmonie calme d’un beau soir.
Quand il sentit que la mort était là, il manda auprès de lui ses élèves préférés.
Lorsqu’ils furent tous rassemblés autour de son lit, il leur fit signe d’approcher, et, le corps plié en deux, les bras ramenés en avant, les doigts un peu crispés à la couverture, il demeura quelques instants silencieux.
Déjà des ombres grises descendaient de son immense front jusqu’aux lignes pâles de son visage.
Dans un coin, un vieillard pleurait en silence. Les autres se taisaient, recueillis.
Il ouvrit les yeux, et, de cette belle voix large et grave que connaissaient si bien les pauvres qu’il avait consolés et ses disciples dont il avait façonné le cerveau, il parla :
– Mes chers amis, je vous remercie profondément d’être venus écouter les dernières recommandations du vieux maître qui s’en va.
Il s’arrêta, cherchant les mots. Sa voix un instant vivante et claire s’assourdissait. Les phrases qui, jadis, venaient en foule sous les lèvres, imagées, fortes, précises, semblaient fuir.
Un de ses élèves lui dit très doucement :
– Maître, il ne faut pas vous fatiguer…
Il releva la tête, passa ses doigts sur ses tempes, et reprit :
– Je ne me fatigue pas… Ce n’est pas encore la mort qui étouffe ma voix et embarrasse ma parole… c’est la peur !…
Tous, à ce mot qu’il n’avait jamais prononcé, se regardèrent, interdits. Il ajouta :
– Oui… la peur… la peur de ce que je vais vous dire, car c’est une si effrayante chose, que mon poil se hérisse à la seule pensée de vous le révéler, et que vous-mêmes serez glacés d’effroi lorsque vous l’aurez entendu !…
Approchez… c’est toute ma vie que je vous livre… tout mon crime que je vais expier.
J’ai vu des meurtriers… J’ai vu des parricides… Il n’est pas un seul des plus infâmes criminels que je ne tremble de retrouver là-bas…
Écoutez-moi…
Tous ici, vous savez, pour en avoir partagé parfois les travaux, à quelle recherche j’avais consacré ma vie. Vous savez avec quelle opiniâtreté sauvage j’ai voulu découvrir la nature du cancer, son traitement, sa guérison… J’ai passé des jours et des nuits penché sur des cultures, enfermé dans mon laboratoire. J’ai connu toutes les affres des inventeurs… vous les avez ressenties avec moi. Puis, un beau jour, quand, à force de travaux, de calculs, d’essais, nous fûmes arrivés à un résultat… souvenez-vous… J’ai fait la première application de mon sérum.
Je vous demandai sur l’honneur de n’en souffler mot à âme qui vive. Dieu m’est témoin qu’alors, je n’avais aucune intention coupable. Je voulais seulement pouvoir poursuivre mes essais dans le calme et dans le recueillement. Vous-mêmes ignoriez sur quel sujet j’expérimentais, et nul de vous ne chercha à le savoir…
Il prit sa tête entre ses mains, appuyant sur ses yeux comme pour écraser une vision passagère, et reprit d’une voix forte :
– Eh bien ! La malade traitée par moi guérit !…
Croyant d’abord à une simple coïncidence, j’hésitai à vous en faire part. Je tentai donc une seconde expérience, une troisième… dix… vingt… trente !… toutes furent concluantes !
N’ayant dit, ni aux malades, ni à leur entourage de quel mal ils étaient atteints, ils ne purent colporter les cures merveilleuses. Et je fus seul au monde, seul, à savoir quelle chose formidable j’avais découverte !…
Pour la seconde fois, il se tut, et soupira :
– C’est épouvantable !
Tout autre, à ma place, aurait exulté de joie. Un orgueil sans limites aurait inondé son cœur… Pas moi ! Il se produisit en moi une chose extraordinaire… Il me sembla qu’un vide immense venait de se creuser dans ma vie, que, brusquement, tout ce qui en faisait le but, la raison, avait disparu !
Songez que pendant trente ans, toutes mes journées, toutes mes veilles avaient été hantées par ce seul problème : la guérison du cancer ! Et voilà que d’un coup ma pensée ne savait plus où s’accrocher, mon activité sur quel champ se déployer !
J’avais suivi cet effroyable mal ainsi qu’un jardinier patient suit le bourgeon dont les feuilles s’entr’ouvrent insensiblement. Certes, j’avais compati aux douleurs des hommes, mais – je m’en rendais bien compte à présent – la maladie m’intéressait bien plus que le malade.
Chose horrible ! J’éprouvais plus de plaisir, de volupté, à étudier le fléau qu’à le combattre !…
Maintenant, c’était fini. Envolées les heures longues et légères durant lesquelles je travaillais comme travaille un poète qui suit son rêve. Au lieu du soin de chaque jour, de l’angoisse de chaque seconde ; au lieu de ces sensations du joueur qui, de loin, accompagne des yeux sur un champ de courses le galop du cheval qui porte sa fortune, au lieu de tout cela… quelques centimètres cubes de liquide sous la peau, et la guérison brutale… stupide !…
Vous n’osez plus me regarder ! Vous détournez la tête… Pourtant, vous ne savez pas tout, et je veux tout vous dire.
Sa voix faiblissait. Son front se couvrait de sueur. Il demanda : « À boire ! » et vida d’un trait le verre d’eau qu’on lui tendit. D’un revers de manche, il essuya ses lèvres, et reprit, parlant vite :
– Je me hâte, car il faut que j’aille jusqu’au bout. Vous tous qui êtes ici, rappelez-vous ce jour où je vous déclarai tristement : Notre expérience n’a rien donné… pas un semblant de résultat… Tout est à refaire.
Vous m’avez cru. Hélas ! vous m’avez plaint, et je mentais ! Ici se place l’épisode le plus effroyable de mon effroyable forfait.
Il tourna lentement la tête vers le vieillard qui, tout à l’heure, pleurait en silence :
– Écoute, Dornoy, viens ici… viens tout près… C’est à ce moment que ta femme se mourait du cancer… ta femme, la compagne adorée de toute ta vie… celle qui avait, près de toi, traversé souriante les plus dures épreuves, et que tu chérissais par-dessus tout… Je t’ai vu chez moi, dans cette chambre, un soir, sanglotant, car tu la savais perdue, et tu disais :
– Pourquoi ai-je appris tant de choses, puisque tout ce que j’en retire aujourd’hui, c’est la certitude que nulle puissance au monde ne saurait la sauver !
En t’écoutant, des pensées diaboliques me vinrent. Je l’avais, moi, cette puissance surhumaine, je l’avais !… Mais la voix mauvaise, la hideuse voix de l’implacable curiosité scientifique, hurlait si fort à mes oreilles, que je n’entendais plus celle de ma conscience. Je luttais, cependant. Je fus sur le point de crier : « Tiens ! Voilà ! Prends ! ta femme est sauvée !… » Tu as murmuré : « Donne-moi de ton sérum… qu’il soit dit que j’ai tout essayé… » Et, soudain, je me suis senti de marbre. Plus une fibre de mon cœur n’a tressailli, et je t’ai répondu : « À quoi bon ?… Ce serait augmenter ses souffrances !… »
Tu es parti, et, quand la porte se fut fermée sur toi, je courus à mon laboratoire, et, pour être certain de ne pas succomber à la tentation, je brisai mes tubes… j’écrasai mes cultures… je déchirai tous mes papiers, afin que, moi vivant, nul ne pût retrouver la trace de ma découverte… et de mon crime. Sûr enfin que mon secret était à tout jamais enseveli, que désormais je pourrais encore suivre ce mal hideux et guetter son allure, je repris mes recherches, sur d’autres bases… de nouveau séparé du monde par l’ivresse égoïste de la recherche !
Mais – et ce fut le début de l’expiation – toujours je revenais à mon point de départ. Toujours je voyais devant moi ce que j’avais cru déchirer, et dont je n’avais rien détruit, car ma pensée ne s’en pouvait plus détacher. La recherche était sans charme pour moi, puisque à peine le problème posé, j’en trouvais la solution…
Pour la première fois de ma vie, je dus cesser tout travail !
Il prit un temps, cherchant à ressaisir sa respiration qui devenait sifflante et courte :
– Tel est mon crime, le plus effroyable des crimes, car c’est un crime contre l’humanité tout entière.
Pour que ma punition soit complète, il faut que vous sachiez ce qu’était le remède. Vous le publierez. Mais, je vous supplie, je vous ordonne de n’y pas mêler mon nom. Je ne mérite pas cette gloire.
Il suffoquait. Quelqu’un voulut le soulever dans son lit. Il le repoussa, et, la face tordue, les yeux fixes, il haleta avec une telle autorité que tous obéirent :
– Écrivez ! La fabrication de mon sérum est fondée sur ce fait qu’une solution…
Il se rejeta brusquement en arrière, la bouche grande ouverte, la face terreuse. Insensiblement, il glissa sur ses oreillers ; d’un geste lent, ses mains plissèrent le drap, un frisson le secoua…
… Alors, celui qui, tout à l’heure, avait pleuré, celui dont il avait laissé mourir la femme, se pencha vers lui, mit les doigts sur ses yeux éteints, ferma ses paupières, et, doucement, d’une voix sans colère, mais qui tremblait un peu, dit aux autres :
– C’est fini… Allez… Je reste auprès de lui…