Il y a une heure, j’étais un prisonnier. Et quel prisonnier ! Ce n’était pas ma liberté ou mon honneur que je jouais : c’était ma tête.
J’ai connu les sommeils terrifiés avec les cauchemars de guillotine. J’ai passé avec épouvante mes mains moites sur mon cou glacé, pour deviner la route étroite qu’allait y tracer le couteau. J’ai frémi aux murmures hostiles de la foule. À mes oreilles, j’ai entendu hurler : « À mort ! »
Tout cela, d’un seul mot, vient de s’évanouir. Je suis libre. J’ai retrouvé la rue bruyante et les lumières des magasins. Tout à l’heure, je vais dîner, bien à mon aise. Assis auprès du feu, je fumerai ma pipe, et, cette nuit, je m’endormirai calme, reposé, dans le lit tiède qui m’attend.
Et pourtant, je ne me suis jamais senti criminel autant qu’à cette heure où des juges viennent de m’absoudre. Je me demande par quelle aberration ils n’ont pas su voir l’être que je suis en réalité. Je demeure interdit devant la puissance de la dénégation, et j’ai besoin, pour bien reprendre mes esprits, d’écrire la vérité masquée depuis trois mois avec tant de cynisme, que j’en arrive, par instants, à me prendre moi-même à mes mensonges.
Car, en vérité, je suis un assassin : j’ai tué une femme.
Pourquoi ?… Je ne l’ai jamais su exactement.
Pas par jalousie, en tous cas : je ne l’aimais pas. Pas pour la voler : je suis riche, et les quelques francs qu’on a trouvés sur elle n’auraient pu me tenter. Pas par colère, non plus…
Nous étions dans cette chambre. Elle, debout auprès de cette glace ; moi, assis, comme je le suis à présent. Je lisais. Elle me dit :
– Descendons… Nous irons faire un tour au Bois.
Sans lever les yeux, je répondis :
– Non, je suis fatigué. Restons.
Elle insista. Je m’obstinai dans mon refus. Elle insista encore, et sa voix m’énerva. Elle parlait d’un ton rageur, coupant ses phrases de petits ricanements, de haussements d’épaules. À plusieurs reprises, je tâchai de l’interrompre :
– Tais-toi, veux-tu ?… Tais-toi, je t’en prie…
Elle continuait. Je me levai, et me mis à marcher par la chambre, et, tout en marchant, j’aperçus sur la cheminée un petit revolver que j’ai coutume de porter sur moi, le soir. Machinalement, je le pris. Dès la seconde où je l’eus entre les mains, une chose bizarre se passa en moi. La voix de ma maîtresse, qui m’agaçait seulement, au début, m’horripila à un point tel que je ne saurais le dire. Ce n’étaient pas les paroles qu’elle prononçait qui m’exaspéraient, c’était sa voix, sa voix seule. Elle aurait dit des mots sans suite ou des vers admirables, que j’en aurais éprouvé la même crispation. Un besoin me venait de repos, de calme absolu. Comment, pourquoi s’établit-il dans ma tête un rapprochement entre le revolver que je maniais, et le silence que je ne pouvais obtenir ?… Toujours est-il que ce rapprochement, ce rapport, se précisèrent. Je me vis, braquant l’arme, appuyant sur la gâchette, et je vis aussi la femme tombant, sans un cri.
En général, ce sont là de ces hallucinations vertigineuses qui traversent le cerveau sans que la pensée s’y arrête. Mais, cette fois, on eût dit qu’en passant, cette vision s’était brusquement accrochée à ma raison, comme un ongle s’accroche dans de la soie, et qu’elle s’y emmêlait d’autant plus que j’essayais plus violemment de l’en arracher. Je posai le revolver sur la table. Je n’en pouvais détacher mes regards. Je voulus détourner la tête : mes yeux me rappelaient vers lui.
Il était là, devant moi, petite chose inanimée, avec sa crosse d’ivoire, son barillet et son canon brillants. Deux, trois fois, j’avançai, puis je retirai la main. C’était plus fort que moi. Un besoin me venait de le saisir, de le toucher.
On a parfois, penché sur le danger, de ces tentations inexplicables. Je me souviens qu’un jour, au parc des Buttes-Chaumont, je dus me cramponner au parapet, en cet endroit qu’on nomme le Pont des Suicidés, pour ne pas me jeter dans le vide. D’autres fois aussi, et souvent, me trouvant seul, en wagon, j’ai éprouvé le désir maladif de tirer le signal d’alarme. Cette poignée de nickel me sollicitait, m’attirait. J’avais beau me dire que l’acte que j’allais commettre était absurde, qu’on m’infligerait une peine sévère ; si le hasard d’un arrêt brusque, ou le passage d’un train, n’avaient détourné violemment ma pensée, je suis persuadé que j’aurais succombé à la tentation.
Eh bien ! dans ce moment, j’éprouvais le même vertige. Mes yeux et mes mains n’obéissaient plus à ma volonté. Je me regardais, comme s’il se fût agi d’un autre, et que j’eusse suivi ses gestes, sans comprendre où ils allaient aboutir.
Parlait-elle ?… Se taisait-elle ?… Je l’ignore. La seule chose dont je conserve la perception et le souvenir assez nets, c’est que, l’arme à la main, je marchai vers elle, que mon poing s’éleva, et que, lorsqu’il fut à la hauteur de son front, j’appuyai sur la détente. Cela fit un bruit sec comme un claquement de fouet. Je vis une tache rouge, toute petite, sous la paupière droite, et la femme tomba, molle, comme un jupon qu’on lâche et qui s’étale sur les tapis.
Alors, instantanément, la raison me revint. Une terreur folle s’empara de moi. Je jetai le revolver. Je courus comme un insensé dans tous les coins de la chambre, sans songer même à me pencher sur ma victime, et, je ne sais quel instinct de basse lâcheté me poussant, j’ouvris la porte, et, galopant dans l’escalier, je criai :
– Au secours !… Elle s’est tuée !…
Tout d’abord, on crut au suicide. Puis, des experts le trouvèrent bien improbable. Je fus arrêté. L’instruction fut longue. J’aurais pu, d’un seul mot, tout élucider. Je n’avais qu’à dire :
– Voilà comment les choses se passèrent.
Je persistai à nier, opiniâtre. Et comme en fin de compte, il faut toujours assigner un mobile à un acte criminel, et qu’aucun n’avait pu être retenu contre moi, je fus acquitté.
J’envisage tout cela de sang-froid, maintenant et je me demande si je n’eus pas tort de mentir. Si j’avais conté aux jurés ce que j’écris ici, m’auraient-ils cru ? m’auraient-ils absous ? Je crois que j’ai bien fait de nier. Il y a de ces vérités qui ressemblent, à s’y méprendre, au mensonge…
… Mon Dieu, que c’est donc bon d’être libre, de pouvoir aller et venir à sa guise !
De ma fenêtre, je vois la rue, les maisons et les arbres… C’est ici même que le drame s’est passé. On ne voulait pas me donner cette chambre. J’ai tenu, moi, à m’y retrouver. Je ne crains pas les spectres. Enfin, pour consigner ces notes, il valait mieux que je fusse là. Il semble que les souvenirs s’éveillent plus volontiers dans les endroits où ils naquirent.
… Vraiment, cette confession m’a tout à fait remis. J’ai l’âme claire, nette, comme lavée.
Je vais tâcher d’oublier ce mauvais rêve. J’irai vivre à la campagne, loin de Paris. On aura vite fait de ne plus se souvenir de mon nom. Je serai un autre homme, avec une existence nouvelle, des habits de paysan… Je ne me reconnaîtrai plus moi-même.
Il est une chose surtout que je ne veux pas conserver : c’est ce revolver que tout à l’heure on m’a rendu au greffe du tribunal. Il me rappellerait des heures trop pénibles. Si j’ai besoin d’une arme, j’en achèterai un autre.
Il est devant moi, tandis que j’écris, et sa vue me fait mal. Pourtant, c’est peu de chose !… Il est joli… on dirait d’un bijou, d’un bibelot coquet… Vu ainsi, ça n’a pas l’air méchant.
… Je viens de le prendre dans la main. Il est très léger et très doux. Il est aussi très froid… Il m’effraie un peu… C’est mystérieux, cette arme qui dort… Un couteau, on voit le danger ; on suit la pointe aiguë et la lame tranchante… Ça, rien : Il faut savoir… Je ne veux pas le conserver… Je le vendrai, dès demain… Oh ! le vendre ?… Je le donnerai… Eh bien ! non ! Je le jetterai…
Au fond, pourquoi ? En tous cas, je ne veux plus le voir de quelque temps. Je le regarde trop… C’est bien naturel, n’est-ce pas ?… Il est là, comme un témoin muet… Décidément, je ne le conserverai pas une heure de plus.
… J’écris toujours, avec cette arme devant moi.
– Les gens qui se suicident doivent tracer ainsi leurs volontés dernières. Quelles sensations peuvent-ils bien éprouver ?… Je les imagine fort justement. Ils n’osent pas regarder… d’abord, puis, leur résolution prise, qui sait si, au contraire, ils peuvent détacher leurs yeux du pistolet ?… s’ils ne sont pas invinciblement attirés, fascinés ?…
Vraiment, faut-il tant de courage pour se tuer ? – Le plus dur, ce doit être le simple geste d’étendre la main, de prendre l’arme, et d’en sentir le froid…
… Eh bien non ! Je le tiens dans ma main gauche… j’appuie le canon contre ma tempe… Ce n’est pas une sensation autrement désagréable… Un tout petit frisson… ensuite, l’acier s’échauffe au contact de la chair…
Non, ce n’est pas cela qui doit être le plus horrible… C’est la seconde où l’on presse la détente… le dernier ordre que l’âme va donner à la machine…
… Qui sait ?… Cela non plus n’est rien, peut-être ?… Quand le vertige vous a pris, on se sent attiré irrésistiblement.
Je sens très bien cela… … On n’est plus rien… … On ne sent plus rien… … L’inconnu vous appelle, … vous tire… vous happe… … Et on appuie sur la déten…