Il n’était ni méchant, ni sanguinaire. Il avait seulement une conception très spéciale des plaisirs de l’existence. Peut-être parce que, les ayant tous pratiqués, il ne trouvait plus d’imprévu à aucun.
Il allait au théâtre, non pour suivre le spectacle, ou pour lorgner de droite et de gauche, dans la salle, mais dans le seul espoir d’être, un jour, témoin d’un incendie. À la foire de Neuilly, il suivait toutes les séances des ménageries dans l’attente de la catastrophe : le dompteur dévoré par ses fauves. Il avait essayé des courses de taureaux, mais s’en était dégoûté vite, la tuerie prenant ici un aspect trop réglé, trop naturel, et il lui répugnait de regarder souffrir.
Il cherchait uniquement l’angoisse horrible et fugitive du « jamais vu ». À telle enseigne que, s’étant trouvé à l’incendie de l’Opéra-Comique et en étant sorti indemne ; qu’ayant été à deux pas de la cage des fauves le jour où Fred avait été dévoré par ses lions, il s’était presque désintéressé du théâtre et des ménageries. À ceux qui s’étonnaient de cet apparent changement dans ses goûts, il répondait :
– Maintenant, j’ai vu. Ça ne me ferait plus rien. Je voulais me rendre compte de l’effet produit sur les autres et sur moi.
Lorsqu’il fut privé de ces deux plaisirs favoris – il avait employé dix ans de sa vie avant d’arriver à leur réalisation – il vécut de longs mois dans le marasme, sortant peu, désœuvré.
Or, un matin, les murs de Paris se couvrirent d’affiches multicolores représentant, sur un fond azuré, une piste étrange inclinée, qui se nouait et retombait comme un ruban. Tout en haut, un cycliste, point minuscule, semblait attendre un signal pour se lancer vers le plongeon vertigineux.
En même temps, dans les journaux, on lut le récit d’un extraordinaire tour de force et l’on eut ainsi l’explication de cette affiche bizarre.
Il s’agissait pour l’homme de filer à toute allure sur la piste étroite, de remonter la boucle et de la redescendre. Dans cette course fantastique, l’acrobate se trouvait pendant une seconde la tête en bas et les pieds en l’air.
Le gymnasiarque convia la presse à venir examiner son engin, à tourner et à retourner sa machine, pour qu’il fût bien établi que le tour était honnête, franc, dénué de tout subterfuge, basé sur des calculs d’une précision extrême, immanquable avec du sang-froid.
Mais dès l’instant où la vie d’un homme tient à ces mots : le sang-froid, elle tient à peu de chose !
Notre maniaque, depuis l’annonce du spectacle, avait repris un peu de sa bonne humeur. Ayant assisté aux premières démonstrations, il avait la conviction de trouver là une émotion neuve, et, le soir des débuts, il fut aux premières places pour voir « boucler la boucle ».
Il avait loué une loge qui se trouvait dans le prolongement de la piste, et de là, seul, n’ayant voulu près de lui personne qui pût distraire son attention, il put suivre le saut vertigineux.
Le tout durait quelques secondes à peine. Il eut juste le temps de voir la tache noire foncer sur la blancheur de la piste, un formidable élan, un plongeon, un bond gigantesque, c’était tout. Cette fois il avait eu une angoisse aussi prompte qu’un éclair.
Mais, tandis qu’il sortait, se mêlant à la foule, il réfléchit que deux, trois fois peut-être, ce spectacle lui ferait passer un frisson, puis qu’il se blaserait sur celui-là comme sur les autres.
Il revenait donc un peu ennuyé, songeant : « Ce n’est pas encore ça ! », quand il réfléchit que le sang-froid d’un homme a des limites, que la solidité d’une bicyclette n’est, après tout, qu’une chose relative, et qu’il n’est pas de piste si résistante qu’elle ne puisse, à un moment donné, fléchir. Il en arriva donc à cette conclusion que, fatalement, un accident devait se produire.
De là à décider de guetter cet accident il n’y avait qu’un pas.
– J’irai, décida-t-il, voir boucler la boucle tous les soirs, jusqu’à ce que l’homme se casse la figure. Et si cela n’arrive pas durant les trois mois qu’il passera à Paris, je le suivrai ailleurs !
Pendant deux mois, tous les soirs, à la même heure, il entra dans la même loge, se mit à la même place… L’accident ne se produisait pas. On avait fini par le connaître au contrôle. Il avait du reste loué la loge pour toute la série des représentations, et l’on se demandait la raison de cette fantaisie coûteuse, sans la pouvoir découvrir.
Un soir que l’acrobate avait fait son tour plus tôt que de coutume, il le rencontra dans un corridor et vint à lui. Il n’eut pas besoin de se présenter longuement.
– Je sais, monsieur, lui répondit le gymnasiarque, que vous êtes un habitué de la maison. Vous y venez tous les soirs.
Il parut surpris et demanda :
– En effet, je m’intéresse vivement à votre exercice… Mais, qui a pu vous dire ?…
L’homme sourit :
– Oh ! personne. Je vous vois, simplement.
– Voilà qui est surprenant. À une hauteur pareille… dans un pareil moment… vous avez l’esprit assez libre pour considérer les spectateurs dans la salle ?
– Oh ! pardon. Je ne considère pas les spectateurs dans la salle. Ce serait fort dangereux pour moi, et j’ai trop besoin de toute ma présence d’esprit pour chercher des visages dans cette foule qui s’agite et murmure. En toutes choses concernant notre profession, à côté du tour en lui-même, de sa théorie et de sa pratique, il y a un procédé, un truc…
Il sursauta :
– Un truc ?…
– Entendons-nous, ce n’est pas une supercherie que je veux dire. J’entends par là quelque chose dont le public ne se doute pas, et qui constitue le point le plus délicat de l’exercice. Suivez-moi bien. Je mets en fait qu’il est impossible de se vider le cerveau au point de ne plus avoir qu’une seule pensée, au point que votre volonté ne s’éparpille pas, si je peux dire. Eh bien, moi, je choisis dans toute la salle un objet, un point fixe sur lequel je rive mes regards. Je ne vois que ce point, cet objet. Dès la seconde où il est dans mes yeux, rien d’autre n’existe plus. Je suis en selle. Mes mains cramponnées au guidon, je ne me préoccupe de rien : ni de mon équilibre, ni de ma direction. Je suis sûr de mes muscles. Ils sont fermes comme l’acier. Il n’y a qu’une partie de moi-même contre laquelle je me mette en garde : mes yeux. Mais quand une fois ils sont attachés, ils ne me font plus peur. Eh bien, le soir où j’ai débuté, je ne sais pas pour quelle raison, mes regards sont tombés sur votre loge. Je vous ai vu. Je n’ai plus vu que vous. Vous avez sans le savoir pris mes yeux… Vous avez été ce point, cet objet, dont je vous parlais tout à l’heure. Le second jour je vous ai cherché à la même place. Ainsi les jours suivants. Si bien qu’à présent, dès que je suis entré, d’instinct mon regard vous cherche, vous suit. Vous êtes, sans vous en rendre compte, l’auxiliaire précieux, indispensable de mon tour. Vous comprenez, dans ces conditions, que je puisse vous connaître.
Le lendemain, ainsi que de coutume, le maniaque était dans sa loge. Dans la salle, c’était un mouvement, un bruit confus. Brusquement le silence se fit, profond ; on eût dit que pas un souffle ne sortait de ces poitrines. L’acrobate était monté sur sa machine, que deux hommes tenaient, attendant le signal du départ. Il était bien d’aplomb, les poings au guidon, la tête droite, le regard fixé devant lui.
Il cria : « Hop ! » et les hommes le poussèrent.
Mais au même moment, le plus naturellement du monde, le maniaque se leva, repoussa son siège et s’assit de l’autre côté de la loge. Alors on vit une chose effroyable. L’acrobate eut un violent haut-le-corps. Sa machine, qui piquait en avant, fit une embardée formidable, bondit en dehors de la piste et alla au milieu des hurlements d’épouvante s’écraser sur le sol.
D’un geste méthodique, le maniaque enfila son pardessus, lissa son chapeau d’un revers de manche et sortit.