LE COUPABLE

 

– Votre nom, votre âge, votre profession ?

Dans le prétoire, sous la lumière crue tombant des vitres hautes, au banc des accusés, on vit se lever un petit vieillard au visage très doux encadré de favoris blancs.

Tourné vers le président, il répondit d’une voix un peu chevrotante :

– Maindrot, Jacques, quatre-vingts ans, rentier.

– C’est bien, vous pouvez vous asseoir.

La lecture de l’acte d’accusation terminée, le président reprit la parole :

– Vous avez entendu. Vous êtes prévenu d’avoir, dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier, assassiné votre femme, âgée de soixante-quinze ans. Vous étiez jusqu’ici un honnête homme. Vous n’avez jamais eu de condamnation. Pouvez-vous dire quelque chose pour votre défense ?

– Monsieur le président, j’aurai, si vous le permettez, quelques explications à fournir.

– Parlez. Adressez-vous à messieurs les jurés.

Alors, ayant salué d’une courte inclinaison de son buste, le petit vieux se mit à parler lentement, cherchant ses mots, comme avec un souci de la correction du langage, de sa voix lointaine et perdue, son chapeau dans les mains, poliment, doucement, et, malgré eux, émus par la majesté de son âge, la cour et les jurés écoutèrent, sans l’interrompre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui, devant eux, en termes choisis, venait défendre sa tête.

– Pour m’expliquer, sinon pour me justifier à vos yeux, il me faut remonter très loin dans mes souvenirs. À vingt-cinq ans, n’ayant plus de parents, seul au monde, possesseur d’une petite aisance qui me permettait de vivre sans souci du lendemain, je fis un mariage d’amour. Ces mots résonnent mal dans la bouche d’un vieillard, mais il faut cependant que vous les sachiez.

Pendant dix ans, je fus l’homme le plus heureux du monde. J’adorais ma femme : elle m’aimait. Il y avait bien un nuage : nous n’avions pas d’enfant, mais nous nous aimions tant, que je ne sais quelle place nous aurions pu donner dans notre tendresse à ce petit être s’il était venu, et nous finîmes par n’y plus penser, par ne rien regretter.

Notre vie s’écoulait ainsi, très douce, très légère, sans un heurt et sans un soupçon.

Dès maintenant, messieurs les jurés, je dois vous dire qu’à mon âge on défend moins son avenir que son passé, et que je vous parle dans toute la franchise et la vérité de mon âme, comme à des confesseurs qui serez sans doute les derniers.

Il fit une pause, de ses mains tremblantes prit son mouchoir, et s’épongea le front.

Il reprit :

– Je devais payer cher tout cela ? Un jour, le soupçon se glissa dans mon bonheur. Un de mes amis, le plus ancien, le meilleur, devint auprès de ma femme d’une assiduité inquiétante ; elle ne repoussait point ses hommages. À quoi je m’en suis aperçu ?… À des gestes, à des mots, à des « rien », à toutes ces choses infimes qui suffisent pourtant à chavirer le cœur, à troubler la raison. Dès lors, je connus le doute ; les heures que l’on passe à chercher dans la nuit la lueur fugitive qui doit guider vos pas. Je les épiai. Je les suivis. Je ne trouvai rien. Je devins haineux et méchant, mais pouvais-je sur un soupçon, sans un indice, faire un éclat ? Cependant, je vous le jure, si je les avais surpris aux bras l’un de l’autre, j’aurais pu, dans un accès de fureur, les tuer tous les deux, mais je n’aurais pas eu une seconde d’étonnement, tant j’étais sûr, tant je sentais la trahison sur moi.

Cette vie dura des années. Des années je cherchai sans trouver ; puis te temps passa, mettant sur toutes choses sa couche de pardon et d’oubli. Je finis par croire que je m’étais trompé, et le calme revint, comme par le passé, sans que ni mon ami, ni ma femme se fussent jamais doutés de rien.

Tout cela était même si loin que, lorsque mon ami mourut, il y a quelques années, je le pleurai comme on pleure un frère, et ne m’étonnai point des larmes que ma femme versa sur lui. Nous étions déjà vieux : elle soixante-cinq ans, moi soixante-dix.

Encore des années ; puis, un jour, je ne sais quelle vision de l’avenir me poussant, une pensée me vint de notre fin prochaine. Je me dis qu’à mon âge toutes les heures sont gagnées, et qu’il fait bon, au déclin de la vie, quand la journée s’achève, savoir où l’on reposera sa tête pour l’éternité. J’avais assez vécu, ayant été heureux, et je songeais, avec une grande douceur, à la tombe abritée sous les arbres penchés, aux fleurs qui l’orneraient, à la dalle de marbre…

J’en parlai à ma femme, elle sourit :

– J’ai réfléchi à tout cela bien avant toi, dit-elle, et, dans le fond du cimetière de Montmartre, dans un coin très calme et perdu, j’ai choisi notre place, où nous dormirons côte à côte.

Elle me l’indiqua. J’y allai.

Tout en marchant parmi les tombes, je songeais :

« Comme l’amour dicte à deux êtres des pensées pareilles, et comme nous sommes encore rapprochés l’un de l’autre, pour que des rêves semblables viennent nous bercer tous deux ! »

Tout au bout d’une allée, je m’arrêtai. C’était là : un coin de terre avec des herbes incultes, tout entouré de tombes.

Par curiosité, comme on regarde en wagon les gens qui voyagent près de vous, je regardai tes tombes voisines. Et voilà que sur l’une, la plus proche, je lus le nom de mon ami.

Je me ressouvins alors du chemin si souvent parcouru. Je reconnus les fleurs sèches et les couronnes que nous y portions tous les ans.

Ce fut cinglant comme un coup de cravache, éblouissant comme une lueur d’incendie. D’un coup, tout mon passé, tous mes soupçons, toutes mes haines, s’étaient dressés devant moi.

Notre place ? Près de lui ? Et c’est elle qui avait choisi cette place ?

Je rentrai à la maison. Je devais avoir l’air d’un fou. Au dîner je ne mangeai pas.

C’était le 17 novembre.

– Mais, qu’as-tu, mon ami ? me demanda ma femme.

– Moi ?… Rien.

– Si, tu as quelque chose…

Il pouvait être dix heures. De la rue, tous les bruits arrivaient assourdis, dans la tristesse de cette nuit d’automne.

– Eh bien, tu as raison, j’ai quelque chose, et je vais te dire ce que j’ai. C’est que tu étais la maîtresse de Fromont, et que pendant vingt ans vous m’avez trompé, misérables !

Elle pâlit. Dans sa pauvre petite figure toute vieille, une terreur passa.

Je ne sais plus maintenant si ce fut de surprise ou d’effroi.

– Pendant vingt ans, tu m’entends, vingt ans, toute notre jeunesse, toute ma vie… Ah ? comme j’y vois clair ? Comme je comprends tout maintenant ? Et combien mes soupçons étaient justes ? Et moi qui me repentais d’avoir osé t’effleurer de l’ombre d’un doute ? Sûre de l’impunité, tu as voulu le lâche jusque dans la mort ? Il fallait que tu reposes entre ton mari et ton amant ? Tu voyais ça… sous terre ?

Une folie me prit. Je marchai vers elle. Je lui saisis le cou dans mes mains. J’ai dû serrer follement, je ne sais plus. Je ne sais plus que l’angoisse qui chavira ses pauvres yeux. Et puis, la lampe s’éteignit. Dans la rue, un chien se mit à hurler à la lune. On m’a trouvé là, au matin… C’est tout…

Il s’assit. De grosses larmes coulaient sur ses joues couleur d’ivoire.

Brièvement, l’avocat reprit la défense. Le procureur répondit quelques mots, et le jury revint avec un verdict négatif.