– Asseyez-vous, docteur, je vous prie, et pardonnez-moi de vous avoir fait attendre…
D’un hochement de tête, le docteur refusa le siège qu’on lui offrait.
C’était un tout petit homme mince, aux membres grêles. Il avait une figure très pâle avec de grands yeux fatigués, une barbe d’un blond indécis qui, par places, laissait voir ses joues maigres, barbe triste d’adolescent ou de malade. Il était vêtu tout de noir, de ce noir mat qui, lorsqu’il s’use, blanchit aux coudes et le long des coutures. Dans ses habits trop larges, il paraissait encore plus menu, plus souffreteux, et ses mains, à demi recouvertes par le bas des manches, semblaient fluettes et débiles, des mains d’enfant, de fillette malingre.
– Qu’y a-t-il pour votre service ?
D’une voix qui tremblait, et si basse qu’on l’entendit à peine, il répondit :
– Je viens vous demander de m’arrêter, monsieur le commissaire…
Le magistrat ouvrait la bouche pour se récrier, il reprit :
– Oui, j’ai bien dit : je viens vous demander de m’arrêter.
Et, comme si ces mots avaient soudain fouetté son courage prêt à défaillir, le geste plus souple, et la voix raffermie, il parla :
– Vous savez que depuis deux ans, je suis installé dans le quartier. Je crois y avoir, en toutes circonstances, fait acte d’homme honnête et bon. Chaque fois que ce fut nécessaire, j’ai visité, soigné les indigents. Je n’ai jamais marchandé ni mon temps, ni ma peine. Mais, ce que vous ignorez peut-être, c’est la situation exacte dans laquelle je me trouve. J’ai besoin de vous dire cela après la démarche que j’ai faite auprès de vous, avant l’aveu que je vais faire.
J’avais quatorze ans quand mon père mourut. Je restais seul avec ma mère, sans autre ressource que les quelques billets de cent francs qui se trouvaient à la maison. J’aurais pu, j’aurais dû entrer dans le commerce, essayer tout de suite d’apprendre un métier, de gagner ma vie. Ma mère ne voulut point consentir à me retirer du collège. J’achevai donc mes études, et mécaniquement, sans consulter mes aptitudes ni mes goûts, on décida que je ferais ma Médecine… parce que j’étais fils de médecin. Je me trouvai donc, à vingt-cinq ans, un diplôme entre les mains, mais sans un centime en poche. C’est très beau d’avoir un titre… encore faut-il posséder le moyen de s’en servir !
Pourtant, je ne me décourageai pas. En quémandant de droite et de gauche je parvins à m’acheter quelques meubles, à réunir de quoi payer un terme ou deux. Je m’installai dans votre quartier.
J’étais rempli d’illusions. Au bout de six mois, il m’en fallut rabattre : j’avais mangé les quelques sous durement récoltés, et ce que j’avais gagné ou rien !…
Alors commença pour ma pauvre mère et pour moi l’existence horrible de ceux qui n’osent pas crier leur misère. Il y a des métiers où l’on n’a pas le droit d’être besogneux. Je perdis deux ou trois malades, parce que j’envoyais trop tôt la note de mes honoraires. Que voulez-vous ? Quand depuis deux jours nous n’avions mangé que du pain, quand je tremblais à l’approche du terme, et que je songeais : on te doit cent francs… Je les demandais. D’abord, je m’étais dit :
– Prends courage. Des jours meilleurs viendront.
Ah oui ! Plus ça allait, moins je voyais de malades. Quelquefois, pour donner à ma mère un bout de pain plus gros, je rentrais vers deux ou trois heures de l’après-midi, affirmant que j’avais déjeuné avec un camarade. Et les dettes montaient… montaient !… Des idées de suicide me traversaient par instants la cervelle. Mais, même ça, c’était trop cher pour moi. Il y avait des matins où je n’aurais pas eu de quoi m’acheter six sous de charbon pour me tuer.
Le courage, la force, ont des limites, et je les avais dépassées quand, une nuit, on sonna à ma porte. Il faut avoir été médecin débutant pour comprendre la joie du coup de sonnette qui vous fait sauter à bas du lit.
Je m’habillai en hâte, et me rendis au chevet du malade. Auprès de lui, il y avait sa femme, ses deux enfants, une bonne. Tous ces gens étaient affolés. Il avait été pris brusquement de douleurs, de vomissements, de hoquets. Je n’eus pas besoin d’un bien long examen pour établir mon diagnostic : c’était une appendicite. Je le dis à sa femme. Elle me demanda :
– Faut-il l’opérer ?
Le cas me parut si foudroyant, si grave, que, contrairement à la règle qu’on suit en général, et qui conseille d’attendre que la crise soit passée, je répondis :
– Oui.
Elle supplia. Quand ?
– Au plus tôt. Demain, à la première heure.
Jusqu’ici, rien que de très licite dans ma conduite. Mais, je n’eus pas plutôt prononcé le mot « opération » qu’une idée sauta devant mes yeux et ne s’en éloigna plus.
Je regardai autour de moi. La chambre à laquelle je n’avais pas prêté attention jusque-là, me parut élégante, presque luxueuse.
C’était la première fois que j’étais appelé dans un milieu riche depuis mon installation. Mon premier mouvement avait été pour dire :
– Faites appeler un chirurgien.
Mais la phrase ne sortit pas de ma bouche, car aussitôt je me répondis :
– Imbécile ! Tu vas faire profiter un autre de cette aubaine. Tu vas faire gagner cinquante ou cent louis à un monsieur que tu ne connais pas ! qui n’en a pas besoin, et toi, pauvre diable, tu auras dix francs pour ta visite de nuit, un point, c’est tout ! Opère donc toi-même !
Je me débattais bien un peu contre cette voix impérieuse.
– Mais je ne saurai pas… Je le tuerai… Je n’ai pas le droit…
La voix ricanait :
« Pas le droit ? On t’a délivré un diplôme, à quoi te sert-il donc ? Il ne te dit pas : Je te permets de faire ceci et non cela. Il te laisse carte blanche. Tu n’as que ta conscience pour arbitre, et c’est moi qui suis ta conscience et qui te crie : Va ! va ! c’est du pain ! Depuis deux jours, tu n’as pas mangé. Ta vieille mère meurt de faim. Dans quinze jours, ton propriétaire va vous jeter tous les deux à la rue… » Et ce fut cette voix abominable qui parla par ma bouche lorsque je dis :
– J’opérerai le malade demain matin.
Je dus trembler en prononçant ces mots. Si la famille avait élevé la moindre objection, je me serais récusé. Je vous dirai plus encore : je souhaitai qu’on me proposât un maître : on ne me dit rien. J’avais inspiré confiance à ces gens… ils se livraient à moi… De retour dans mon cabinet, je me pris la tête à deux mains, me disant : C’est de la folie ! C’est un crime ! À peine si tu sais disséquer, et tu t’arroges le droit de prendre un couteau et d’opérer sur le vivant !… Non… Non… Pour de l’argent, tu ne feras pas ça !…
Mais la canaille qui s’était déjà penchée sur moi tout à l’heure, me nargua encore :
– Sot ! timide ! lâche !
Elle siffla ainsi toute la nuit, et quand le jour parut, elle avait retourné ma raison.
– Eh ! parbleu ! Je serais trop bête, vraiment ! J’ai le droit ! Il n’y a dans le parchemin qui me confère le titre de docteur en médecine, rien qui m’interdise d’opérer ! J’ai le droit ! J’ai le droit !…
Alors, fiévreux, je me mis à feuilleter des livres, comme un candidat paresseux qui se hâte, une heure avant un examen. Je lus des pages et des pages. Les mots filaient devant mes yeux sans y laisser de trace… Les dessins, les titres couraient… couraient…
À huit heures je pris les rares instruments que je n’avais pas encore engagés ou vendus : quelques pinces, deux bistouris, des écarteurs, et me voilà en route. Je priai, en passant, un camarade encore étudiant de venir donner le chloroforme, et j’arrivai ainsi chez mes clients.
Je repris un peu de sang-froid pendant les préparatifs. Je fis tendre la chambre avec des draps, je mis une toile cirée sur la table. Je stérilisai tant bien que mal mes instruments. Mais je me rendais compte que je faisais traîner tout cela en longueur, pour retarder la minute décisive de l’acte opératoire. Enfin, je commençai.
Dès la première incision, tout se mit à tourner autour de moi. Je m’énervai pour une artériole qui donnait un peu et que je ne pus saisir dans ma pince. Toutes ces choses qui paraissent si simples quand on les voit faire par un autre me semblaient terriblement difficiles. Je coupais. Je pinçais. Je liais, sans voir ni savoir au juste ce que je faisais. Quand ma main entra dans la plaie, j’avais totalement perdu la tête. Je suis persuadé à présent qu’avec du sang-froid, j’aurais pu en venir à bout… Mais le remords, l’effroi devant la responsabilité morale, la peur, l’affreuse peur, m’avaient pris, et, après une heure d’efforts désordonnés, la raison à la dérive, avec la seule hâte de me sauver, d’être seul, la tête en feu, les reins broyés, sans avoir rien fait, rien, qu’une plaie béante, je fermai, multipliant les points de suture, comme s’ils avaient mieux pu cacher mon crime.
Une fois le patient étendu dans son lit, sa femme me remit une enveloppe. Elle contenait dix billets de cent francs. J’eus une seconde de joie. – Oh ! une seconde, une seule ! – Car aussitôt, la réalité se mit en travers de ma route, traînant le remords avec elle. La voix qui m’avait parlé dans la nuit se taisait. Je sais, à présent, quelle était cette voix ! Ce n’était pas ma conscience, comme elle disait : c’était une voleuse, une criminelle qui, pour mieux se glisser jusqu’à moi, en avait pris le nom et l’allure, c’était la Misère, la Misère hideuse ! Maintenant qu’elle avait fait le mal, elle avait sauté hors de moi comme un chat qui s’échappe, et me laissait tout seul.
Mon opéré vécut encore deux jours, qui furent pour moi deux jours de torture et d’effroi. D’heure en heure, je dus suivre les progrès de mon crime. Oui, de mon crime, car ayant vu la résistance désespérée que cet homme opposa à la mort, j’ai la certitude que, bien opéré, il était sauvé.
Quand tout fut fini, ces pauvres gens n’eurent pas une parole de reproche.
S’ils avaient su !…
Mais moi, je n’y puis plus tenir. Ces mille francs auxquels je n’ai pas touché, me brûlent les doigts. Je n’en veux plus… Vous comprenez… Tenez… les voilà…
J’ai beau me dire que la Loi ne peut rien contre moi, que j’avais le droit d’opérer, je ne m’en regarde pas moins comme un criminel. Et ceux qui n’ayant fait de moi, en cinq ans d’études, qu’un guérisseur, un rebouteux, m’ont donné le droit de m’abriter derrière un diplôme qui ment, sont des criminels, eux aussi… S’il n’y a pas de loi contre moi et contre eux, il faut en faire… il faut m’arrêter… J’ai tué froidement, sciemment… Je ne peux plus vivre libre avec cette peine dans le cœur… Arrêtez-moi, monsieur…