LE RAPIDE DE 10 H. 50

 

– Comment ça, vous nous quittez ? me dit l’infirme…

– Il le faut. Je dois être à Marseille lundi matin. Je prends ce soir, à la gare de Lyon, le rapide de 10 heures 50. C’est un bon train… Mais, vous devez le connaître, puisque, si je ne me trompe, avant votre maladie, vous étiez employé au P.L.M. ?

Il ferma les yeux, et, devenu soudain très pâle, murmura :

– Oui… je le connais… oh ! oui !…

De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se tut un instant, et reprit :

– Personne ne le connaît mieux que moi !…

Croyant que le seul souvenir de son ancienne profession l’avait attendri, je lui dis :

– Ah ! c’est un beau métier ! Un métier intelligent !

Il tressaillit, et, son corps paralysé tendu dans un effort violent, les yeux secs, mais remplis d’angoisse, protesta :

– Oh ! monsieur ! Ne dites pas cela ! Un beau métier ?… Vous voulez dire un métier de terreur et de mort… Un métier d’épouvante et de cauchemars… Tenez… Je ne vous suis rien, pourtant, faites-moi un plaisir… Prenez le train que vous voudrez, mais pas celui de 10 heures 50…

– Pourquoi ? fis-je en souriant. Seriez-vous superstitieux ?

– Je ne suis pas superstitieux… Je suis simplement le mécanicien qui conduisait le rapide 17 le jour de la catastrophe du 24 juillet 1894. Et, c’est un tel souvenir dans ma vie, que rien ne pourra jamais l’effacer de ma mémoire…

Nous étions partis de la gare de Lyon à l’heure réglementaire, et nous roulions depuis deux heures environ. – Il avait fait une journée étouffante. – Sur la plate-forme de la machine, malgré la vitesse considérable à laquelle nous marchions, l’air nous arrivait dans la figure, lourd, écœurant. Un vrai temps d’orage, quoi…

Tout d’un coup, comme si l’on avait tourné le bouton d’une lampe électrique, tout s’éteignit dans le ciel. Plus une étoile. Plus de lune, et de grands éclairs qui rayaient la nuit d’une clarté si violente et si blanche, qu’après eux l’obscurité semblait aussi épaisse que de l’encre.

Je dis à mon chauffeur :

– Ça y est ! Il va pleuvoir !

– Il ne sera que temps ! C’est à n’y plus tenir dans cette fournaise. Par exemple, il faudra faire attention aux signaux.

– Pas peur ! J’ouvre l’œil !

Cela tonnait si fort que je n’entendais plus ni le fracas des roues, ni le souffle de la locomotive.

La pluie ne venait toujours pas, et l’orage se rapprochait. Nous filions dans sa direction. On aurait dit que nous courions après.

On a beau n’être pas poltron, cela fait tout de même quelque chose de se sentir lancé dans la tourmente sur cette bête d’acier qui fonce comme une folle.

Devant nous – oh ! pas à cent mètres – un éclair piqua droit au sol, et il flambait encore devant moi, qu’une détonation terrible retentit, puis une autre, si déchirante, que je fermai les yeux, et m’abattis sur les genoux.

Je demeurai ainsi quelques secondes, ahuri, assommé, dans cette espèce de torpeur où doivent se trouver les gens après un formidable coup de poing sur la nuque.

Enfin, je revins à moi. J’étais toujours sur les genoux, le dos appuyé à la paroi de la plate-forme. Il me semblait que je revenais de centaines de lieues. J’essayai de me relever. Impossible. Mes jambes restaient sous moi, molles, impuissantes. Je crus m’être cassé quelque chose dans ma chute. Pourtant, je n’éprouvais aucune douleur, si légère fût-elle. Je voulus, m’aidant de mes mains, me redresser… Mes bras pendaient inertes à mes côtés !

J’étais là, affolé, avec cette sensation vraiment extraordinaire que mes bras ni mes jambes n’étaient plus à moi ; que je ne leur commandais plus… ou qu’ils ne voulaient plus m’obéir… que c’étaient des choses sans vie, tout comme mes vêtements que le vent soulevait… Je ne sais quel sentiment ou quelle force m’empêchaient d’ouvrir les yeux.

Nous roulions à toute vitesse. L’orage grondait encore, mais moins rude, plus éloigné. La pluie tombait. Je l’entendais crépiter sur l’acier, et je sentais des gouttes tièdes sur ma figure.

Une grande détente s’était faite en moi. Je me sentais vraiment bien, tout à fait bien, un peu las seulement. Le souvenir de mon métier, de mon travail, m’arracha cependant à ma somnolence, et, ne comprenant pas encore par quel étrange phénomène j’étais comme paralysé, j’appelai mon chauffeur pour qu’il m’aidât à me relever :

Pas de réponse !

Il y a un bruit étourdissant sur une machine en vitesse. Je le hélai plus fort.

– François ! Hé ! François ! Un coup de main !…

Rien ! Alors, une angoisse me prit. J’eus peur. Peur de qui ? de quoi ?… Je ne savais pas… J’ouvris les yeux et je poussai un hurlement : oui, je dus hurler d’épouvante.

La plate-forme était vide. Mon chauffeur avait disparu !

Dans cette seconde, avec une rapidité, une clarté surprenantes, tout ce qui s’était passé depuis le coup de tonnerre m’apparut.

La foudre avait éclaté sur nous, tuant mon chauffeur qui avait roulé sur la voie. Moi, j’étais paralysé !…

Non, monsieur, quand je serais savant et que je chercherais des mots et des mots, nulle parole au monde ne saurait vous donner une idée de la terreur qui s’empara de moi.

Au feu, les soldats voient tomber leurs camarades autour d’eux, et n’en demeurent pas moins à leur poste, l’arme à la main. Mais ils savent d’où vient le coup qui les frappe. Ils regardent les corps effondrés. Ils redoutent la balle, et l’attendent pourtant. Mon compagnon à moi m’avait été enlevé comme par magie, arraché !… volatilisé !…

Ceci n’est rien encore. À peine cette première vision se fût-elle précisée, qu’une autre monta, et celle-là si terrible que je ne puis l’évoquer sans frémir.

Derrière moi, dans leurs wagons, deux cents voyageurs dormaient ou conversaient paisiblement ; deux cents êtres humains emportés dans une course vertigineuse ; deux cents, qui galopaient vers la mort, car ils n’avaient pour les conduire qu’une chose inerte et sans force, incapable même d’étendre un bras, un paralytique… un infirme… Moi !…

Et plus mon corps était incapable d’agir, plus ma pensée jonglait avec les visions, les souvenirs.

D’abord, ce fut le profil même de la ligne qui m’apparut. Devant moi, je voyais les rails luire sous le reflet de la lune. Nous filions ! Nous filions !… Ah ! je la retrouvais cette sensation de vitesse que l’habitude vous fait oublier ! Le train passa comme un éclair dans une petite gare. Si vertigineuse que fût sa course, j’eus cependant le temps de distinguer dans un bureau, sur le quai, un employé qui sommeillait près de l’appareil télégraphique. Une ou deux trépidations sur la plaque tournante ; le claquement des disques ; la voie rayée par les rails entrecroisés, soudain plus large puis plus rétrécie… la tranchée profonde, et, de nouveau, la course dans la nuit…

Après, ce fut le tunnel où nous nous engouffrâmes dans un galop d’ouragan… Encore une fois la route libre. Maintenant, car je savais où nous étions, je songeais :

– Cette fois, nous déraillons. Dans deux minutes, nous arrivons à une courbe si accentuée qu’à l’allure où je roule, nos roues vont chasser hors du rail…

Le bon Dieu, sans doute, ne voulait pas que ce fut là encore. La machine, tout le train pencha… les rails grincèrent sous les roues affolées… et nous passâmes !…

Cette rampe avait été ma grande terreur. Je respirai. Les feux n’étant plus alimentés allaient s’éteindre… La machine s’arrêterait… Le garde-freins accourrait en tête du train… Je lui dirais ce qui avait eu lieu… Il poserait des pétards à l’avant et à l’arrière… Nous étions sauvés !…

Mais mon calme ne dura pas longtemps ! Nous venions de brûler une gare, quand je vis une chose qui fit se dresser mes cheveux : le disque était fermé. La voie sur laquelle je m’engageais n’était pas libre…

Dès cet instant, comment je ne suis pas devenu fou, je ne sais pas. Imaginez ce qui peut se passer dans le cerveau d’un homme qui, lancé sur une locomotive à plus de cent à l’heure, est averti qu’un obstacle lui barre la route !…

Rien n’existait plus en moi que cette pensée :

– Si tu n’arrêtes pas, tu vas aller t’écraser avec tout ton train ! – Pour éviter cette effrayante chose, il faudrait un geste ! le simple geste de saisir les leviers qui sont à cinquante centimètres de toi… Mais ce geste, tu ne le feras pas. Tu ne peux pas le faire… et tu verras tout… tu assisteras au drame… tu vivras cette agonie cent fois plus effroyable que toutes les morts, d’apercevoir devant toi la chose sur laquelle tu iras te broyer… de la regarder grandir… de courir sur elle !…

Je voulais fermer les yeux… Je ne pouvais pas. C’était plus fort que moi, plus fort que tout. Il fallait… Et j’ai vu, oui, monsieur, j’ai vu ! Je devinai l’obstacle avant même qu’il apparût. Bientôt, je n’eus plus de doute… C’était un train en détresse qui obstruait la voie. Je distinguai son ombre et ses feux d’arrière ! Ça approchait… Ça approchait. Est-ce que je sais pourquoi je hurlai : « Au secours ! Arrêtez !… » Qui pouvait m’entendre ? Ça approchait. Tout était mort en moi, sauf la tête. Et celle-là vivait de l’effroyable vie de mes yeux qui voyaient dans la nuit, de mes oreilles qui percevaient tous les bruits par-dessus le ronflement des roues ; de ma volonté qui me lançait des ordres affolés, telle un chef qui essaie de ramener ses soldats en déroute.

Ça approchait !… Plus que cinq cents mètres… Plus que trois cents… Des ombres couraient sur la voie… plus que cent… Cent mètres, autant dire un éclair !… C’était la fin !… La rencontre… Le charnier… l’écrasement !…

Ah ! monsieur ! celui qui n’a pas vu ça !…

… Je suis revenu à moi sous un amas de décombres. Des appels affreux passaient dans la nuit. Je distinguai dans les champs des gens qui couraient en portant des lanternes, d’autres qui, dans leurs bras, soulevaient des blessés… et des cris… des pleurs…

Je voyais, j’entendais tout cela. Je ne souffrais pas. Je ne pensais pas… Je n’appelais pas à mon secours…

Entre deux poutres qui se croisaient au-dessus de ma tête, si près que mes lèvres les effleuraient, je regardais seulement un coin de ciel très doux, très pur, où une toute petite étoile tremblait, claire, jolie… et qui m’amusait…