Comme il avait été ramassé un soir d’hiver, petite chose vagissante, près d’une borne ; comme rien dans ses pauvres langes n’indiquait même l’initiale d’un nom qui pût être le sien, et que les enfants douloureux sont ceux que le Seigneur préfère et qu’il réclame, on l’avait appelé Paradieu.
Jusqu’à douze ans, il était resté aux Enfants-Assistés, puis, un beau jour, s’était enfui, et avait pris la route, la besace au dos, la trique au poing.
Depuis, il avait vécu au hasard, un peu de charité, un peu en s’employant aux travaux des campagnes. Jamais, il ne restait longtemps au même endroit, craignant peut-être qu’on ne découvrît sa trace, peut-être seulement guidé par un obscur instinct qui le poussait vers le large horizon, vers les champs que l’été soulève, et les grands bois qui chantent d’éternelles chansons, avec des airs et des paroles que seuls ceux qui s’endorment dans leur ombre comprennent.
Il devint un homme. Un matin, les gendarmes l’éveillèrent au bord d’un fossé, et l’arrêtèrent pour vagabondage. On fit sur lui une enquête rapide ; on apprit qu’il appartenait au contingent qui partait et que, déclaré bon absent, il devait être rendu quelques jours plus tard à la caserne. On lui dit :
– Tu as de la chance d’avoir été rencontré ainsi !… Une semaine de plus, tu étais insoumis.
Il ne saisit pas très exactement quelle était cette chance, ce que signifiait ce mot : « insoumis » ; mais, comme il était doux et timide, il sourit :
– Oui, j’ai de la chance !
Il se laissa conduire au régiment sans révolte ni regret.
D’abord, la vie lui sembla facile et douce. Habitué à coucher le plus souvent à la belle étoile, à manger à la fortune du chemin, à grelotter, l’hiver, sous des haillons troués, à marcher tout le jour, le ventre creux, les jambes molles, il pensa, regardant le ciel d’automne, la terre nue, les arbres défeuillés et luisants, qu’en parlant de sa chance, on faisait allusion à son passé de misère, à ce présent de repos… Il s’étonnait d’entendre ses camarades se plaindre, et parlait peu, sachant très peu de mots.
L’hiver fut rude. L’exercice achevé, il contemplait les toits ouatés de neige, les oiseaux qui, dans les gouttières, piquaient la glace pour se désaltérer, les cheminées d’où la fumée montait, droite et légère, songeant :
– Je suis à l’abri, moi !… j’ai un lit !… Dans la chambrée, le poêle ronfle… je suis bien !…
Mais lorsque, avec le printemps revenu, les premiers bourgeons pointèrent au bout des branches, lorsqu’il revit le soleil, le ciel clair et les matinées lumineuses, un étrange malaise s’empara de lui.
Accoudé à la fenêtre, les poings au menton, les oreilles remplies d’un bruissement confus, les yeux mi-clos, il oublia l’abri des mauvais jours, les vêtements chauds ; la bouche grande ouverte, il aspirait à pleins poumons la brise, qui lui portait, avec le parfum des campagnes, le souffle immense des espaces sans fin, et le ressouvenir de sa liberté en haillons…
Il devint triste, préoccupé, nerveux. Le soir, après la soupe, il s’enfuyait à travers champs. Mais, si loin qu’il courût, il humait encore l’haleine de la ville, il voyait les toits bleus des maisons, les longues cheminées des usines ; il entendait les sonneries de la caserne, et cela l’empêchait de regarder les vastes horizons, d’écouter la musique des plaines… Il se parlait à lui-même :
– Tu n’es point fait pour cette existence-là !… Il faut reprendre ton bâton, ta besace !… Oui… mais… et la prison ?…
Il résista de toutes ses forces deux semaines. Il était si triste, si las, que des camarades lui dirent :
– Faut te faire porter malade, Paradieu !
Mais il hocha la tête, et un beau soir, n’y tenant plus, il sortit comme de coutume, à cinq heures, déroba chez un fripier un vieux pantalon, une blouse, jeta par-dessus le pont son uniforme, sa baïonnette… et ne rentra plus au quartier.
Il marcha toute la nuit et tout le jour. Une ivresse le tenait. Il allait sous le ciel profond, libre, joyeux, à l’aventure. À l’ombre des saules, assis près d’un ruisseau, il riait et pleurait à la fois, les mains jointes, en extase, devant l’eau transparente, suivant le vol des libellules, l’ondulation des herbes et la nappe verte des champs, où les bêtes, le genou fléchi, broutaient avec un bruit gras et cadencé.
Pourtant, ce n’était plus en lui l’insouciance d’autrefois. Du contact rapide pris avec les hommes réguliers, il avait conservé, obscure et menaçante, la notion du châtiment.
Certes, il aimait toujours les bois et les grands prés, les arbres qui pleurent et les sources qui chantent ; il les aimait peut-être plus qu’il ne les avait jamais aimés, et le soleil aussi, le compagnon géant qui fait les jours étincelants et permet les nuits tièdes ; il les aimait… mais avec la terreur de leur être arraché. Il n’osait plus traverser les villages ; il craignait les hommes, les fuyait, et, brusquement, au détour d’un chemin, des gendarmes lui mirent la main au collet.
Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné, pour désertion et destruction d’effets militaires, à cinq ans de prison.
Il ne comprit vraiment l’horreur – non de sa faute, mais de sa peine, – que lorsqu’il descendit de la voiture cellulaire, et pénétra dans le pénitencier.
Il endossa le pantalon et la vareuse bruns, le képi à longue visière, et, à la vue de la cour toute petite entourée de murs blancs, si hauts qu’il lui fallait jeter la tête en arrière pour voir le ciel ; devant les casemates sombres et les arbres étiques, un froid mortel coula sur sa nuque. Il essaya de se raisonner un peu :
– Je ne suis pas perdu tout à fait, puisque je vois encore le ciel… Tant qu’on voit le soleil et le ciel, il y a de l’espoir… Autrement, ce serait la mort…
Mais au bout de vingt-quatre heures, il se mit à souffrir atrocement. À la caserne, c’était presque la liberté. Il pouvait, la journée achevée, galoper dans les champs. À l’exercice même (on les menait sur les remparts), ses pieds foulaient l’herbe verte et, devant lui, il regardait ce qui, jadis, était son bien : l’espace !…
Tandis qu’ici, il fallait demeurer tout le jour à l’atelier, sous l’œil mauvais du sergent…
Il devint hargneux et sournois. Comprenant enfin son impuissance, il opposait à tout la force d’inertie, étouffant mal la révolte de son cœur.
Il devait rester apprenti trois mois. Au bout de ce temps, on le mit à l’ouvrage. Il dit :
– Je ne sais pas…
– Si votre tâche n’est pas faite, et bien faite, demain, vous aurez quatre jours de cellule…
Il répondit avec calme :
– Il est probable qu’elle ne le sera pas.
– Eh bien, vous allez y aller tout de suite !
On le poussa jusqu’aux cellules. Il entendit la porte se refermer sur lui, les clés grincer dans les serrures, et resta seul dans l’obscurité complète. Il s’arracha les cheveux.
Ah ! les bandits ! Comme du premier coup ils avaient bien trouvé le pire supplice ! Lui, pour qui la lumière c’était la vie, ils l’avaient jeté dans le noir ! On lui avait arraché le soleil par lambeaux… D’abord, un peu à la caserne… puis, à la prison… puis, dans les casemates… et puis, enfin, comme il lui en restait un peu, un tout petit peu, juste de quoi ne pas mourir… ils lui avaient tout enlevé…
Pourtant, à force d’écarquiller les yeux, il remarqua qu’un peu de jour glissait entre les barreaux scellés au-dessus de la porte. Il suivit le rayon. Il semblait venir du fond du couloir… puis se perdait. Il marcha dans sa cellule, cherchant à s’orienter, réfléchissant :
– Si la lumière vient jusqu’ici, c’est que le ciel n’est pas bien loin. Oui… Mais, le voir !… Voir le ciel… un tout petit peu… un petit coin… si petit, si petit…
Il mit les mains dans ses poches, et sentit quelque chose de lisse, un bout de glace que, peu de temps avant, il avait ramassé dans la cour. Il le prit dans la main, et la glace lui parut lumineuse. Il pensa :
– Tiens ?… Que veut dire cela ?…
Il se rendit compte qu’il était juste sur le trajet de la flèche de lumière. Et, soudain, comme, assis sur sa couchette, il fixait toujours le miroir, il poussa un cri.
Au fond de sa main, sur ce carré de verre, une miette de ciel se mirait ; une miette, mais bleue, limpide, et si brillante, qu’on eût dit une étoile dansant au fond d’un puits.
Sa détresse fondit en une joie immense. Il n’osait faire un mouvement, craignant de voir s’enfuir la chère image, et, peu à peu, une bizarre pensée le pénétra :
– Il était mieux ici qu’à l’atelier : il faisait froid ?… Il faisait noir ?… Hé non ! puisqu’il y avait du ciel !… Il était seul, du moins… Il pouvait penser, pleurer ou rire à sa guise, sans que pesât sur lui le regard féroce de l’adjudant. Prison pour prison, il préférait celle-là. Il n’y avait donc qu’une chose à faire : Y rester.
Dès lors, pour être puni de cellule, il apprit à ruser, supputant, au plus juste, le prix des fautes, se frottant les mains sitôt qu’on lui annonçait une augmentation, se faisant porter malade, sûr de n’être pas reconnu.
Quand il se vit 120 jours en perspective – car, dans les pénitenciers, la durée du temps de cellule n’a d’autre limite que celle de la résistance de l’homme – il respira.
Son coin de ciel dans le creux de sa main suffisait à son rêve. En s’éveillant, il se hâtait de le regarder, et disait :
– Il fait beau aujourd’hui.
Ou bien :
– Mauvais temps !… Nous aurons de la pluie…
Son imagination devenait de jour en jour plus aiguë ; il vivait pour lui seul, à lui seul, une vie intense et profonde, et si, par aventure, l’aile d’un oiseau rayait son ciel d’une flèche brune, il croyait voir tous les nids des forêts, entendre les trilles des milliers de becs qui font vibrer les branches.
Or, un matin qu’il était plongé dans sa contemplation, l’adjudant ouvrit sa cellule et l’appela :
– Ici, Paradieu !
Perdu dans son rêve, Paradieu ne répondit pas.
– Eh bien ! Vous êtes sourd ?… Allons ! Dehors !
Il ne bougea pas. L’adjudant le secoua par la manche :
– Faut-il que je vienne vous chercher ?
Comme il était très faible, il se laissa aller sans résistance, mais la lumière l’éblouit, et il se mit à trembler.
– Vous ne savez plus rectifier la position ?…
Il s’appuya au mur pour ne pas tomber, essayant de dissimuler son bout de miroir.
– Qu’est-ce que vous cachez là ?
Il balbutia :
– Rien… Rien…
L’adjudant lui ouvrit les doigts et, apercevant la minuscule glace, ricana :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il le regarda bien dans les yeux et répondit :
– Mon soleil !
– Voulez-vous me flanquer « votre soleil » en l’air !…
Paradieu referma vivement la main et s’adossa au mur.
– Allons, allons, grogna l’adjudant, au trot !
D’un revers de main, il lui frappa le poignet d’un coup si sec, que la glace tomba à terre et se brisa.
Une chose effrayante traversa le regard du prisonnier. Ses paupières s’ouvrirent, démesurées ; il ne dit pas une parole, avança d’un pas ; brusquement, ses mains s’abattirent sur le cou du sous-officier, s’y cramponnèrent si fort que la peau saigna sous ses ongles, que le corps fléchit, et roula inerte. Alors, penché sur la face violette, à bout de souffle, l’écume aux dents, il râla :
– Tu m’as volé mon soleil !… Tu me l’as volé… volé…
Puis, il s’agenouilla, ramassa d’une main tremblante les débris de son débris de glace, et se mit à pleurer à grands sanglots silencieux, comme pleurent les vieillards et les petits enfants…