L’ENCAISSEUR

 

Ravenot, encaisseur depuis dix ans dans la même banque, était un employé modèle. Jamais on n’avait eu la moindre observation à lui adresser, jamais on n’avait relevé la plus petite erreur dans ses comptes.

Vivant seul, évitant avec soin les relations nouvelles, n’allant pas au café, n’ayant pas de maîtresse, il semblait heureux, sans désirs. Si parfois quelqu’un disait devant lui :

– Ce doit être tentant de manier de si grosses sommes !

Il répondait simplement :

– Pourquoi ? L’argent qui ne vous appartient pas n’est pas de l’argent.

Il était l’homme intègre de son quartier, l’arbitre des questions délicates.

Un soir d’échéances, il ne rentra pas chez lui. L’idée d’un acte délictueux de sa part n’effleura même pas ceux qui le connaissaient. L’hypothèse d’un crime était seule possible. La police vérifia sa tournée. Il avait ponctuellement présenté ses billets, encaissé sa dernière valeur près de la porte de Montrouge, vers sept heures. Sa recette se montait alors à plus de deux cent mille francs. Depuis, on pendait sa trace. On fit des rafles, des battues dans les terrains vagues qui bordent les fortifications. On fouilla les cahutes sordides qui, de loin en loin, se dressent dans la zone militaire : rien. Par acquit de conscience, on télégraphia dans toutes les directions, dans toutes les gares-frontières. Mais pour les directeurs de la banque aussi bien que pour la Sûreté, il était hors de doute que des rôdeurs l’avaient suivi, dévalisé et jeté à l’eau. D’après certains indices même, on crut pouvoir affirmer que le coup était préparé de longue date par des professionnels du crime.

Un seul homme dans Paris haussait les épaules en lisant cela dans les journaux : cet homme, c’était Ravenot.

À l’heure où les plus fins limiers de la préfecture perdaient sa piste, il avait rejoint la Seine par les boulevards extérieurs. Sous l’arche d’un pont, il avait pris des vêtements bourgeois déposés par lui en cet endroit depuis la veille, mis dans ses poches les deux cent mille francs encaissés, fait de son uniforme et de sa sacoche un ballot lesté d’une énorme pierre, jeté le tout dans le fleuve, et, tranquillement, était rentré dans Paris. Il coucha à l’hôtel, et dormit d’un sommeil paisible. En quelques heures, il était devenu un voleur émérite.

Il aurait pu, profitant de son avance, prendre le train et passer la frontière. Mais il était trop avisé pour croire que quelques centaines de kilomètres vous mettent à l’abri des gendarmes, et ne se faisait pas d’illusion sur le sort qui l’attendait. Il serait pris, il n’y avait aucun doute à cet égard. Aussi bien, son raisonnement était-il tout autre.

Le jour venu, il glissa les deux cent mille francs dans une enveloppe qu’il scella de cinq cachets, et se rendit chez un notaire.

– Monsieur, dit-il, voici ce dont il s’agit. J’ai dans cette enveloppe des valeurs, des papiers que je désire mettre en sûreté. Je pars pour un lointain voyage, et je ne sais quand je reviendrai. Je vais vous confier ce pli. Rien ne s’oppose, je pense, à ce que j’effectue ce dépôt entre vos mains ?

– Rien. Je vous établis un reçu…

Il acquiesça, puis réfléchit. Un reçu ? Où le mettre ? À qui le confier ? Si je le conserve sur moi, je perds tout le bénéfice de mon dépôt… Il hésita, n’ayant pas prévu cette complication, puis, d’un air très naturel :

– Mon Dieu, je suis seul au monde, sans parents, sans amis. Le voyage que j’entreprends est très… hasardeux. Mon reçu courrait le risque d’être perdu… détruit… Pour la régularité des choses – on ne sait ni qui vit, ni qui meurt – ne pourriez-vous conserver ce papier par devers vous, dans vos archives ? Ainsi, lors de mon retour, il me suffirait de dire mon nom soit à vous, soit à votre successeur…

– C’est que…

– Notez sur le reçu qu’il ne peut être réclamé que sous cette forme. En somme, si risque il y a, je suis seul à le courir.

– Soit ! Veuillez me dire votre nom. Il répondit sans hésiter :

– Duverger, Henri Duverger.

Quand il fut dans la rue, il poussa un soupir de soulagement. La première partie de son programme était achevée. On pouvait lui mettre la main au collet : le produit de son vol était hors d’atteinte.

Il avait froidement calculé : À l’expiration de ma peine, je délivre mon dépôt. Nul ne saurait m’en contester la propriété. Quatre ou cinq mauvaises années à passer, et me voilà riche. C’est moins bête que de trimer toute sa vie ! J’irai vivre à la campagne. Pour tous, je serai M. Duverger. Je vieillirai tranquille, en brave homme, faisant le bien, sans remords.

Il attendit encore vingt-quatre heures pour être certain qu’on ne possédait pas les numéros des billets de banque, et, rassuré sur ce point, délibérément, la cigarette aux lèvres, alla se constituer prisonnier.

Un autre, à sa place, eût imaginé quelque histoire. Il préféra dire la vérité, avouer son vol. À quoi bon perdre du temps ? Mais à l’instruction, pas plus qu’aux assises, on ne put lui arracher un mot concernant l’usage qu’il avait fait des 200 000 francs. Il se borna à dire :

– Je ne sais plus. Je me suis endormi sur un banc… J’ai été dévalisé à mon tour.

Grâce à ses antécédents irréprochables, il ne fut condamné qu’à cinq ans de prison. Il accueillit l’arrêt sans sourciller. Il avait trente-cinq ans. À quarante, il serait libre et riche. Il considérait cela comme un petit sacrifice nécessaire.

À la maison centrale où il purgea sa peine, il fut le modèle des détenus, comme il avait été le modèle des employés. Il regardait passer les jours sans impatience ni émoi, soucieux seulement de sa santé… Enfin, le jour de sa libération arriva ! On lui avait remis son petit pécule, mais il voulut aller de suite chez le notaire. L’avait-il assez rêvée, cette heure ! Dans sa tête, il voyait la scène telle qu’elle allait se passer :

Il arrivait. On le faisait entrer dans le grand bureau solennel. Le notaire le reconnaîtrait-il ?

Il se regarda dans une glace. Vraiment, il était bien vieilli, ravagé… Non, certes, le notaire ne le reconnaîtrait pas. Ha ! Ha ! Ce ne serait que plus drôle !

– Vous désirez, monsieur ?

– Je viens pour un dépôt effectué entre vos mains il y a cinq ans.

– Quel dépôt… ? À quel nom ?

– Au nom de Monsieur…

Il s’arrêta brusquement, et murmura :

– Ça, c’est un peu fort… ! Je ne me souviens plus du nom que j’ai donné !

Il chercha, chercha… Rien ! Il s’assit sur un banc et, sentant l’énervement le gagner, se dit à lui-même :

– Voyons… du calme… ! Monsieur… Monsieur… Ça commençait par… quelle lettre… ?

Pendant une heure, il tourna, retourna sa mémoire, essayant de trouver un point de repère, un indice… Peine perdue. Le nom dansait devant lui, autour de lui ; il voyait ses lettres sauter, ses syllabes fuir… À chaque seconde il avait la sensation de le tenir, de l’avoir sous les yeux, sur la langue… Non ! D’abord, cela n’avait été qu’un agacement ; puis, n’était devenu irritant, lancinant… précis, douloureux, presque physiquement … ! Des bouffées de chaleur montaient de ses reins à sa nuque. Ses muscles se crispaient ; il ne pouvait plus demeurer en place. Des tics agitaient ses mains. Il mordait ses lèvres sèches. Il avait à la fois envie de pleurer et de battre. Mais, plus il forçait son attention, plus le nom semblait s’éloigner. Il frappa du pied, se leva et dit :

– À quoi bon chercher… ? Je ne trouverai pas. Je n’ai qu’à ne pas y penser, il viendra tout seul !

Mais, on n’arrache pas ainsi de sa tête une idée obsédante. Il avait beau dévisager les passants, s’arrêter aux étalages, écouter les bruits de la rue, derrière ce qu’il écoutait sans entendre et ce qu’il regardait sans voir, une seule question persistait :

– Monsieur… ? Monsieur… ?

La nuit vint. Les trottoirs se firent déserts. Harassé de fatigue, il entra dans un hôtel, demanda une chambre et se jeta tout habilla sur son lit. Il cherchait toujours. À l’aube, il s’endormit. Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Il s’étira longuement, satisfait, et, tout à coup, l’obsession, un instant envolée, lui revint :

– Monsieur… ? Monsieur… ?

Un sentiment nouveau s’ajoutait à son angoisse : la peur ! La peur de ne plus trouver ce nom, jamais. Il se leva, sortit, marcha des heures, à l’aventure, rôdant autour de la maison du notaire. Pour la deuxième fois, la nuit tomba. Il enfonçait ses ongles dans son crâne, gémissant :

– C’est à devenir fou !

Une effrayante idée s’étalait devant lui. Il avait 200.000 francs en billets de banque, 200.000 francs – mal acquis, entendu – mais, à lui, et il ne pourrait pas les tenir en sa possession ! Pour les prendre, il avait fait cinq ans de bagne, et ils lui échappaient ! Il les voyait, à portée de sa main, et un mot, un simple mot qui ne voulait pas venir, lui faisait perdre tout cela ! Il se frappait la tête à grands coups, sentant sa raison chavirer, se heurtant aux becs de gaz, battant la rue comme un nomme ivre, butant aux rebords des trottoirs. Ce n’était plus de l’obsession, de la douleur, c’était une frénésie de tout son être, de son cerveau et de sa chair ! La certitude était en lui qu’il ne trouverait plus. Il lui semblait qu’une voix ricanait à ses oreilles, que tes passants le montraient du doigt. Il se mit à courir, droit devant lui, bousculant les gens, n’évitant plus les voitures. Il aurait voulu que quelqu’un levât la main sur lui, afin de pouvoir frapper à son tour ; qu’un cheval le roulât sur le sol, piétinât sa peau…

– Monsieur… ? Monsieur… ?

À ses pieds, la Seine coulait glauque, scintillant sous les étoiles. Il sanglota :

– Monsieur… ? Oh ! ce nom… ! Ce nom… !

Il descendit les marches qui menaient à la rive et, à plat ventre, s’allongea vers le fleuve, pour y rafraîchir ses mains et son visage. Il haletait… ; l’eau l’attira… prit ses yeux… ses oreilles… tout son corps… Il se sentit glisser, n’eut même pas un geste pour se cramponner à la berge… et tomba… Le froid le cingla. Il se débattit… tendit les bras… dressa la tête… disparut… revint à la surface, et, soudain, dans un effort désespéré, les yeux effrayants, hurla :

– J’ai trouvé… ! Au secours ! Duverger ! Du…

… Le quai était désert. L’eau clapotait contre les piles du pont ; l’écho de l’arche sombra redit le nom dans le silence… Le fleuve ondulait, paresseux ; des lueurs y dansaient, blanches et rouges… Une vague un peu plus forte lécha la berge près des anneaux… Tout se tut…