Le lendemain vendredi, le départ s’organise pour ce village où la fête aura lieu le dimanche suivant. Il est situé très loin, dans une ombreuse région, au tournant d’une gorge profonde, au pied de très hautes cimes. Arrochkoa y est né et y a passé les premiers mois de sa vie, au temps où son père habitait là comme brigadier des douanes françaises ; mais il en est parti trop enfant pour en garder le moindre souvenir.
Dans la petite voiture des Detcharry, Gracieuse, Pantchika et, un long fouet à la main, Mme Dargaignararz, sa mère, qui doit conduire, partent ensemble à l’angélus de midi, pour se rendre directement là-bas par les routes de montagne.
Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont à régler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de-Luz, prennent un grand détour pour arriver de nuit à Erribiague, par le petit chemin de fer qui relie Bayonne à Burguetta. Aujourd’hui, ils sont insouciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basques n’ont coiffé plus joyeuses figures.
La nuit tombe quand ils s’enfoncent, par ce petit train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur. Les wagons sont pleins d’une foule très gaie, foule des soirs de printemps qui s’en revient de quelque fête, jeunes filles coiffées sur la nuque d’un mouchoir de soie, jeunes garçons en bérets de laine ; tout ce monde chante, rit et s’embrasse. Malgré l’obscurité envahissante, on distingue encore les haies toutes blanches d’aubépines, les bois tout blancs de fleurs d’acacias ; dans les compartiments ouverts, pénètre une senteur à la fois violente et suave que la campagne exhale. Et sur toutes ces floraisons blanches d’avril, de plus en plus effacées par la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage de joie, le refrain d’une vieille chanson navarraise, indéfiniment recommencée à pleine gorge, par ces filles et ces garçons, dans le fracas des roues et de la vapeur…
Erribiague ! Aux portières, on crie ce nom qui les fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse était depuis quelque temps descendue, les laissant presque seuls dans ce train devenu silencieux. Des montagnes plus hautes sur le parcours avaient rendu la nuit très épaisse, – et ils dormaient presque.
Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieu d’une obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne distinguent plus rien. C’est à peine si, tout en haut, brillent quelques étoiles, tant le ciel est encombré par les cimes surplombantes.
« Où est le village ? » demandent-ils à un homme qui est là seul pour les recevoir.
« A un quart de lieue, de ce côté, sur la droite. »
En effet, ils commencent à distinguer la traînée grise d’une route, tout de suite perdue au cœur de l’ombre. Et dans le grand silence, dans l’humide fraîcheur de ces vallées pleines de ténèbres, ils se mettent en marche sans parler, leur gaieté un peu éteinte par la majesté noire des cimes qui gardent ici la frontière.
Voici enfin un vieux pont courbe, sur un torrent ; puis, le village endormi que n’annonçait aucune lumière. Et l’auberge, où pourtant brille une lampe, est là tout près, adossée à la montagne, les pieds dans l’eau vive et bruissante.
D’abord, on les conduit leurs petites chambres, qui ont l’air honnête, – et l’air propret malgré leur vétusté extrême : bien basses, bien écrasées par leurs énormes solives, et, sur toutes leurs murailles blanchies à la chaux, des images du Christ, de la Vierge et des saints.
Ensuite, ils redescendent s’attabler pour souper dans la salle d’entrée, où sont assis deux ou trois vieux en costume d’autrefois : large ceinture, blouse noire, très courte, à mille plis. Et Arrochkoa ne se tient pas de leur demander, vaniteux de son ascendance, s’il n’ont pas connu Detcharry, qui fut ici brigadier de douane, il y aura tantôt dix-huit ans.
Un des vieux le dévisage, en avançant la tête, la main sur les yeux.
« Ah ! vous êtes son fils, vous, je parie, pour sûr ! Vous lui ressemblez trop !… Detcharry ! Si je m’en souviens, de Detcharry !… Il m’a pris dans les temps plus de deux cents ballots de marchandises, tel que vous me voyez !… Ça ne fait rien, tenez, touchez là tout de même si vous êtes son fils ! »
Et le vieux fraudeur, qui fut un grand chef de bande, sans rancune, avec effusion, serre les deux mains d’Arrochkoa.
C’est que ce Detcharry est resté fameux à Erriblague, pour ses ruses, ses embuscades, ses captures de marchandises de contrebande, avec lesquelles plus tard il s’est fait ces petites rentes, dont jouissent Dolorès et ses enfants.
Et Arrochkoa s’enorgueillit, tandis que Ramuntcho baisse la tête, se sentant d’une condition plus humble, lui qui n’a pas de père.
« Vous ne seriez pas aussi dans la douane, comme votre défunt père était, vous par hasard ? » continue le vieux sur un ton de goguenardise.
« Oh ! non, pas précisément… Tout le contraire, même…
– Ah ! bien !… Compris ! … Alors, touchez là encore une fois… Et ça me venge de Detcharry, tenez, de savoir que son fils s’est mis dans la contrebande comme nous autres !… »
Ils font apporter du cidre et ils boivent ensemble, tandis que les vieillards redisent les exploits et les ruses de jadis, toutes les anciennes histoires des nuits de la montagne ; ils parlent un basque un peu différent de celui d’Etchézar, village où la langue se conserve plus nettement articulée, plus incisive, plus pure peut-être. Raymond et Arrochkoa s’étonnent de cet accent du haut pays, qui adoucit les mots et qui les chante ; ces conteurs à cheveux blancs leur semblent presque des étrangers, dont la causerie serait une suite de strophes monotones, indéfiniment répétées comme dans les antiques complaintes. Et, dès qu’ils se taisent, les bruits légers du sommeil de ces campagnes arrivent des paisibles et fraîches ténèbres extérieures. Les grillons chantent ; on entend, au pied de l’auberge, le torrent bouillonner et courir ; on entend là-haut s’égoutter les terribles cimes surplombantes, qui sont tapissées de feuillées épaisses et pleines de sources vives… Il dort, le tout petit village, écrasé et perdu dans son creux de ravin, et on a le sentiment que la nuit d’ici est une nuit plus noire qu’ailleurs et plus mystérieuse.
« Mon Dieu ! conclut le vieux chef, la douane et la contrebande, dans le fond, ça se ressemble ; tout ça, c’est jouer au plus fin, n’est-ce pas, et au plus hardi ? Même, je vais vous dire mon opinion à moi, c’est qu’un douanier un peu décidé et un peu matois, un douanier comme était votre père, par exemple, eh bien, vaut autant que n’importe lequel de nous ! »
Sur ce, l’hôtesse étant venue avertir qu’il est l’heure d’éteindre la lampe, – la dernière lampe encore allumée dans le village, – ils s’en vont, les vieux fraudeurs. Raymond et Arrochkoa montent dans leurs chambres, se couchent et s’endorment, toujours au chant des grillons, toujours au bruit des eaux fraîches qui courent ou qui tombent. Et Ramuntcho, comme dans sa maison d’Etchézar, perçoit vaguement pendant son sommeil des tintements de clochettes, au cou des vaches qui s’agitent en rêve, au-dessous de lui, dans l’étable.