Raymond, le lendemain matin, errait dans le village et aux abords, sous un soleil qui avait percé les nuages de la nuit, encore radieux comme le soleil d’hier. Soigné dans sa toilette, la moustache bien retroussée, l’allure fière, élégant, grave et beau, il allait au hasard, pour voir et pour être vu, un peu d’enfantillage se mêlant à son sérieux, un peu de bien-être à sa détresse. Sa mère lui avait dit au réveil :
« Je suis mieux, je t’assure. C’est dimanche aujourd’hui ; va, promène-toi, je t’en supplie… »
Et des passants se retournaient pour le regarder, chuchotaient un instant, puis colportaient la nouvelle : « Le fils de Franchita est revenu au pays ; il a très belle mine ! »
Une illusion d’été persistait partout, avec cependant l’insondable mélancolie des choses tranquillement finissantes. Sous cet impassible rayonnement de soleil, les campagnes pyrénéennes semblaient mornes ; toutes leurs plantes, toutes leurs verdures étaient comme recueillies dans on ne sait quelle résignation lassée de vivre, quelle attente de mort.
Les tourments de sentiers, les maisons, les moindres arbres, tout venait rappeler les heures d’autrefois à Ramuntcho, les heures auxquelles Gracieuse était mêlée. Et alors, à chaque ressouvenir, à chaque pas, se gravait et se martelait dans son esprit, sous une forme nouvelle, cet arrêt sans recours : « C’est fini, tu es seul pour jamais, Gracieuse t’a été ravie et on l’a enfermée… » Ses déchirements, tous les hasards du chemin les renouvelaient et les changeaient. Et, au fond de lui-même, comme une base constante à ses réflexions, cette autre anxiété demeurait sourdement : sa mère, sa mère très malade, en danger mortel peut-être !…
Il rencontrait des gens qui l’arrêtaient, l’air accueillant et bon, qui lui adressaient la parole dans la chère langue basque – toujours si alerte et si sonore malgré son incalculable antiquité ; – de vieux bérets, de vieilles têtes blanches aimaient reparler jeu de paume à ce beau joueur de retour au bercail. Et puis tout de suite, après les premiers mots de bienvenue échangés, les sourires s’éteignaient, malgré ce clair soleil dans ce ciel bleu, et on se troublait en repensant à Gracieuse voilée et à la Franchita mourante.
Un violent reflux de sang lui monta au visage quand, d’un peu loin, il aperçut Dolorès qui rentrait chez elle. Bien décrépite, celle-là, et l’air bien accablé ! Elle l’avait certes reconnu, elle aussi, car elle détourna vivement sa tête opiniâtre et dure, couverte d’une mantille de deuil. Avec une demi-pitié à la voir si défaite, il songea qu’elle s’était frappée du même coup, et qu’elle serait seule à présent, pour sa vieillesse et pour sa mort…
Sur la place, il trouva Marcos Iragola qui lui apprit qu’il s’était marié, tout comme Florentino – et avec sa petite amie d’enfance, lui aussi, bien entendu.
« Je n’ai pas eu de service à faire au régiment, expliquait-il, parce que, tu sais, nous sommes des Guipuzcoans, nous autres, émigrés en France ; alors, ça m’a permis de l’épouser plus vite ! »
Lui, vingt et un ans ; elle dix-huit ; sans terre et sans le sou ni l’un ni l’autre. Marcos et Pilar, mais associés joyeusement tout de même, comme deux moineaux qui font leur nid. Et le très jeune époux ajoutait en riant :
« Que veux-tu ! le père m’avait dit : « Toi, mon aîné, tant que tu ne te marieras pas, je te préviens que je te donnerai un petit frère chaque année. » Et c’est qu’il l’aurait fait, sais-tu bien ! Or, nous sommes déjà quatorze, tous en vie !… »
Oh ! les simples, ceux-là, et les naturels ! Les sages et les humblement heureux !… Raymond le quitta avec un peu de hâte, le cœur plus meurtri pour lui avoir parlé, mais lui souhaitant malgré cela bien sincèrement le bonheur, dans son petit ménage d’imprévoyant oiseau.
Çà et là, des gens étaient assis devant leur porte, dans cette sorte d’atrium de branches qui précède toutes les maisons de ce pays. Et leurs voûtes de platanes, taillées à la mode basque, qui l’été sont si impénétrables, tout ajourées à cette saison, laissaient tomber des faisceaux de lumière sur eux ; le soleil flambait, un peu destructeur et triste, au-dessus de ces feuilles jaunes qui se desséchaient…
Et Raymond, dans sa lente promenade d’arrivée, sentait de plus en plus quels liens intimes, d’une très singulière persistance, l’attacheraient toujours à cette région de la terre, âpre et enfermée, quand même il y serait seul à l’abandon, sans amis, sans épouse et sans mère…
Maintenant, voici la grand-messe qui sonne ! Et les vibrations de cette cloche le jettent dans un étrange émoi qu’il n’attendait pas. Jadis, son appel si familier était un appel de joie et de fête…
Il s’arrête, il hésite, malgré son incroyance actuelle et malgré sa rancune contre cette église qui lui a ravi sa fiancée. La cloche semble l’inviter aujourd’hui d’une façon si particulière, avec une telle voix d’apaisement et de caresse : « Viens, viens ; laisse-toi bercer comme tes ancêtres ; viens, pauvre désolé, laisse-toi reprendre aux doux leurre, qui ferra couler tes larmes sans amertume et qui t’aidera à mourir… »
Indécis, résistant toujours, il marche pourtant vers l’église – quand Arrochkoa survient !
Arrochkoa, dont la moustache de chat s’est allongée beaucoup et dont l’expression féline s’est accentuée, court à lui les mains tendues, avec une effusion qu’il n’attendait pas, dans un élan peut-être sincère pour cet ex-sergent qui a si grande allure, qui porte un ruban de médaille et dont les aventures ont fait bruit au pays :
« Ah ! mon Ramuntcho, et depuis quand es-tu arrivé ?… Oh ! si j’avais pu empêcher, va !… Qu’en penses-tu, de ma vieille endurcie de mère et de toutes ces bigotes d’église ?… Oh ! je ne t’ai pas dit : j’ai un fils, moi, depuis deux mois ; un beau petit, j’en réponds !… Tant de choses, nous aurions a nous conter, mon pauvre ami, tant et tant de choses !… »
La cloche sonne, sonne, emplit toujours plus l’air de son appel très grave et un peu imposant aussi.
« Tu ne vas pas là, je pense bien ? » demande Arrochkoa, désignant l’église.
« Non ! oh ! non ! » répond Ramuntcho, décidé sombrement.
« Eh bien, viens donc, entrons ensemble, goûter le cidre nouveau de ton pays !… »
A la cidrerie des contrebandiers, il l’entraîne ; tous deux près de la fenêtre ouverte s’attablent comme autrefois, regardant dehors ; – et ce lieu aussi, ces vieux bancs, ces tonneaux alignés dans le fond, ces mêmes images au mur sont pour rappeler à Ramuntcho les temps délicieux d’avant, les temps révolus et finis.
Il fait adorablement beau ; le ciel garde une limpidité rare ; dans l’air passe cette senteur spéciale des arrière-saisons, senteur des bois qui se dépouillent, des feuilles mortes que le soleil surchauffe par terre. Maintenant, après le calme absolu du matin, se lève un peu de vent d’automne, un frisson de novembre, annonçant clairement, mais avec une mélancolie presque charmante, que l’hiver approche – un hiver méridional, il est vrai, un hiver très atténué, interrompant à peine la vie de la campagne. Les jardins, d’ailleurs, et tous les vieux murs sont encore si fleuris de roses !…
D’abord ils parlent de choses indifférentes en buvant leur cidre, des voyages de Raymond, de ce qui s’est fait au pays en son absence, des mariages qui se sont consommés ou rompus. Et, à ces deux révoltés qui fuient les églises, tous les bruits de la messe arrivent pendant leur causerie, les sons de clochette et les sons d’orgue, les chants séculaires dont s’emplit la haute nef sonore…
A la fin, Arrochkoa y revient, au sujet brûlant : « Oh ! si tu avais été au pays, ça ne se serait pas fait, va !… Et encore maintenant, si elle te revoyait… »
Raymond le regarde alors, frissonnant de ce qu’il croit comprendre : « Encore maintenant ?… Que veux-tu dire ?
– Oh ! mon cher, les femmes… Avec elles, est-ce qu’on sait jamais !… Elle en tenait fortement pour toi, je t’en réponds, et ç’a été dur… Eh ! de nos jours il n’y a plus de loi qui la retienne, que diable !… Ce que je m’en ficherais, pour mon compte, qu’elle jette son froc aux orties !… Ah ! là, là !… »
Ramuntcho détourne la tête, les yeux à terre, sans répondre, frappant le sol du pied. Et, pendant le silence d’ensuite, la chose impie, qu’il avait à peine osé se formuler à lui-même, lui apparaît peu à peu moins chimérique, plus réalisable, presque aisée… Non, ce n’est vraiment pas si inadmissible, en somme, de la ravoir. Et, au besoin, sans doute, celui qui est là, Arrochkoa, son propre frère, y prêterait la main. Oh ! quelle tentation et quel trouble nouveau dans son âme !…
Sèchement, il demande : « Où est-elle ?… Loin d’ici ?
– Assez, oui. Là-bas, vers la Navarre, cinq à six heures de voiture. Ils l’ont changée deux fois de couvent depuis qu’ils la tiennent. Elle habite Amezqueta aujourd’hui, au-delà des grandes chênaies d’Oyanzabal ; on y va par Mendichoco ; tu sais, nous avons dû traverser ça, une nuit, ensemble, avec Itchoua, pour nos affaires. »
On sort de la grand-messe… Des groupes passent : des femmes, des filles jolies et d’élégante allure, parmi lesquelles Gracieuse n’est plus : beaucoup de bérets rabattus sur des fronts basanés. Et toutes ces figures se tournent pour regarder les deux buveurs à leur fenêtre. Le vent, qui souffle un peu plus, fait danser autour de leurs verres de grandes feuilles mortes de platanes.
Une femme déjà vieille leur jette, par-dessous sa mantille de drap noir, un coup d’œil mauvais et triste :
« Ah ! dit Arrochkoa, voici la mère qui passe ! et qui nous regarde de travers, encore !… Elle en a fait, de bel ouvrage, ce jour-là, elle peut s’en vanter !… La première punie, d’ailleurs, car elle finira comme une vieille solitaire à présent… Catherine – de chez Elsagarray, tu sais, – va en journée pour la servir ; autrement, elle n’a plus personne à qui parler le soir… »
Une voix de basse-taille, derrière eux, vient les interrompre, un bonjour basque, creux comme un son de caverne, tandis qu’une main grande et lourde se pose sur l’épaule de Ramuntcho, pour une prise de possession : Itchoua, Itchoua qui finit à l’instant de chanter sa liturgie !… Pas changé, celui-là, par exemple ; toujours sa même figure qui n’a pas d’âge, toujours son masque incolore qui tient à la fois du moine et du détrousseur, et ses mêmes yeux renfoncés, cachés, absents. Son âme aussi doit être demeurée pareille, son âme capable de meurtre impassible en même temps que de fétichiste dévotion.
« Ah ! » fait-il, – d’un ton qui veut être bonhomme, « e voilà de retour parmi nous, mon Ramuntcho ! Alors, on va travailler ensemble, hein ? Ça marche dans ce moment-ci, les affaires avec l’Espagne, tu sais, et on a besoin de bras à la frontière. Tu redeviens des nôtres, n’est-ce pas ?
– Mon Dieu, peut-être, répond Ramuntcho. Oui, on pourra en reparler et s’entendre… »
C’est que, depuis quelques minutes, son départ pour les Amériques vient de beaucoup reculer dans son esprit… Non !…, demeurer au pays plutôt, reprendre la vie d’autrefois, réfléchir et obstinément attendre. Du reste, à présent qu’il sait où elle est, ce village d’Amezqueta, à cinq ou six heures d’ici, le hante d’une façon dangereuse, et il caresse toute sorte de projets sacrilèges, que, jusqu’à ce jour, il aurait à peine osé concevoir.