L’hiver, le vrai hiver s’étendit par degrés sur le pays basque, après ces quelques jours de gelée qui étaient venus anéantir les plantes annuelles, changer l’aspect trompeur des campagnes, préparer le suivant renouveau.
Et Ramuntcho prit tout doucement ses habitudes d’abandonné ; dans sa maison, qu’il habitait encore, sans personne pour le servir, il s’arrangeait seul, comme aux colonies ou à la caserne, connaissant les mille petits détails d’entretien que pratiquent les soldats soigneux. Il conservait l’orgueil de sa tenue extérieure, s’habillait proprement et bien, le ruban des braves à la boutonnière, la manche toujours entourée d’un large crêpe.
D’abord il était peu assidu aux cidreries de village, où les hommes s’assemblent par les froides soirées. En ces trois ans de voyages, de lectures, de causeries avec les uns et les autres, trop d’idées nouvelles avaient pénétré dans son esprit déjà ouvert ; parmi ses compagnons d’autrefois, il se sentait plus déclassé qu’avant, plus détaché des mille petites choses dont leur vie était composée.
Peu à peu cependant, à force d’être seul, à force de passer devant ces salles de buveurs, – sur les vitres desquelles toujours quelque lampe dessine les ombres des bérets attablés, – il avait fini par se faire une coutume d’entrer, et de s’asseoir, lui aussi.
C’était la saison où les villages pyrénéens, débarrassés des promeneurs que les étés y amènent, enfermés par les nuées, les brumes ou les neiges, se retrouvent davantage tels qu’aux anciens temps. Dans ces cidreries – seuls petits points éclairés, vivants, au milieu de l’immense obscurité vide des campagnes – un peu de l’Esprit d’autrefois se ranime encore, aux veillées d’hiver. En avant des grands tonneaux de cidre rangés dans les fonds où il fait noir, la lampe, suspendue aux solives, jette sa lumière sur les images de saints qui décorent les murailles, sur les groupes de montagnards qui causent et qui fument. Parfois quelqu’un chante une complainte venue de la nuit des siècles ; un battement de tambourin fait revivre de vieux rythmes oubliés ; un raclement de guitare réveille une tristesse de l’époque des Maures… Ou bien, l’un devant l’autre, deux hommes, castagnettes en mains, tout à coup dansent le fandango, en se balançant avec une grâce antique.
Et, de ces innocents petits cabarets, l’on se retire de bonne heure, – surtout par ces mauvaises nuits pluvieuses dont les ténèbres sont si particulièrement propices à la contrebande, chacun ici ayant quelque chose de clandestin à faire là-bas, du côté de l’Espagne.
Dans de tels lieux, en compagnie d’Arrochkoa, Ramuntcho mûrissait et commentait son cher projet sacrilège ; ou bien, – durant les belles nuits de lune qui ne permettent de rien tenter à la frontière, – c’était sur les routes, où tous deux, par habitude de noctambules, faisaient longuement les cent pas ensemble.
De persistants scrupules religieux l’arrêtaient encore beaucoup, sans qu’il s’en rendît compte, des scrupules qui pourtant ne s’expliquaient plus, puisqu’il avait cessé de croire. Mais toute sa volonté, toute son audace, toute sa vie se concentraient et tendaient, de plus en plus, vers ce but unique.
Et la défense, faite par Itchoua, de revoir Gracieuse avant la grande tentative, exaspérait son impatient rêve.
L’hiver, capricieux comme toujours dans ce pays, suivait sa marche inégale, avec, de temps en temps, des surprises de soleil et de chaleur. C’étaient des pluies de déluge, de grandes bourrasques saines qui montaient de la mer de Biscaye, s’engouffraient dans les vallées, courbant les arbres furieusement. Et puis, des reprises de vent de Sud, des souffles chauds comme en été, des brises qui sentaient l’Afrique, sous un ciel à la fois haut et sombre, entre des montagnes d’une intense couleur brune. Et aussi, quelques matins glacés, où l’on voyait, en s’éveillant, les cimes devenues neigeuses et blanches.
L’envie le prenait souvent de tout brusquer… Mais il y avait cette affreuse crainte de ne pas réussir, et de retomber alors sur soi-même, seul à jamais, n’ayant plus d’espoir dans la vie.
D’ailleurs, les prétextes raisonnables pour attendre ne manquaient pas. Il fallait bien en avoir fini avec les hommes d’affaires, avoir réglé la vente de la maison et réalisé, pour la fuite, tout l’argent possible. Il fallait aussi connaître la réponse de l’oncle Ignacio, auquel il avait annoncé son émigration prochaine et chez qui, en arrivant là-bas, il espérait encore trouver un asile.
Ainsi les jours passaient et bientôt allait fermenter le hâtif printemps. Déjà les primevères jaunes et les gentianes bleues, en avance ici de plusieurs semaines, fleurissaient dans les bois et le long des chemins, aux derniers soleils de janvier…