II

Il revenait, lui, Raymond, après ses trois années d’absence, congédié de l’armée dans cette ville du Nord où son régiment tenait garnison. Il revenait le cœur en désarroi, le cœur en tumulte et en détresse.

Son visage de vingt-deux ans avait bruni sous les ardents soleils ; sa moustache, maintenant très longue, lui donnait un air de noblesse fière. Et, sur le parement du costume civil qu’il venait d’acheter, s’étalait le ruban glorieux de sa médaille.

A Bordeaux, où il était arrivé après une nuit de voyage, il avait pris place, avec déjà une émotion, dans ce train d’Irun qui descend en ligne directe vers le Sud, à travers la monotonie des landes interminables. Près d’une portière de droite, il s’était installé pour voir plus tôt s’ouvrir le golfe de Biscaye et se dessiner les hautes terres d’Espagne.

Puis, vers Bayonne, il avait tressailli en apercevant les premiers bérets basques, aux barrières, les premières maisons basques dans les pins et les chênes-lièges.

Et à Saint-Jean-de-Luz enfin, en mettant pied à terre, il s’était senti comme un homme ivre… D’abord, après ces brumes et ces froids déjà commencés dans la France septentrionale, c’était l’impression subite et voluptueuse d’un climat plus chaud, la sensation d’entrer dans une serre. Il y avait fête de soleil, ce jour-là ; le vent de Sud, l’exquis vent de Sud soufflait, et les Pyrénées s’enlevaient en teintes magnifiques sur le grand ciel libre. De plus, des filles passaient, dont le rire sonnait le Midi et l’Espagne, qui avaient l’élégance et la grâce désinvolte des Basquaises, – et qui, après les lourdes blondes du Nord, le troublaient encore plus que toutes ces illusions d’été… Mais promptement il retomba sur lui-même : à quoi donc pensait-il, de se laisser reprendre au charme d’ici, puisque ce pays retrouvé était pour lui vide à tout jamais ? En quoi cela pouvait-il changer son infinie désespérance, cette désinvolture si tentante des filles, toute cette ironique gaieté du ciel, des êtres et des choses ?…

Non ! rentrer chez lui plutôt, regagner son village, embrasser sa mère !

Comme il l’avait prévu, la diligence qui dessert chaque jour Etchézar était déjà partie depuis deux heures. Mais sans peine il ferait à pied cette longue route, du reste si familière, et ainsi, il arriverait quand même ce soir, avant la nuit close.

Il alla donc s’acheter des espadrilles, la chaussure de ses courses d’autrefois. Et, de son pas rapide de montagnard, à longues enjambées nerveuses, il s’enfonça tout de suite au cœur du pays silencieux, par des routes qui étaient pour lui remplies de souvenirs.

Novembre finissait, dans un tiède rayonnement de ce soleil qui s’attarde toujours très longtemps ici, sur les pentes pyrénéennes. Depuis des jours, dans le pays basque, durait ce même ciel lumineux et pur, au-dessus des bois à demi effeuillés, au-dessus des montagnes rougies de la teinte ardente des fougères. Au bord des chemins, montaient de hautes graminées, comme au mois de mai, et de grandes fleurs en ombelle qui se trompaient de saison ; dans les haies, des troènes, des églantiers avaient refleuri, au bourdonnement des dernières abeilles ; et on voyait voler de persistants papillons, à qui la mort avait fait grâce de quelques semaines.

Les maisons basques émergeaient çà et là des arbres, – très élevées, le toit débordant, très blanches dans leur vieillesse extrême, avec leurs auvents bruns ou verts, d’un vert ancien et fané. Et partout, sur leurs balcons de bois, séchaient les citrouilles jaune d’or, les gerbes de haricots roses ; partout, sur leurs murs, s’étageaient, comme de beaux chapelets de corail, des guirlandes de piments rouges : toutes les choses de la terre encore féconde, toutes les choses du vieux sol nourricier, amassées ainsi suivant l’usage millénaire, en prévision des mois assombris où la chaleur s’en va.

Et, après les brumes de l’automne du Nord, cette limpidité de l’air, cet ensoleillement méridional, chaque détail revu de ce pays, éveillaient dans l’âme complexe de Ramuntcho des vibrations infinies, douloureusement douces.

C’était la saison tardive où l’on coupe ces fougères qui forment la toison des coteaux roux. Et de grands chariots à bœufs, qui en étaient remplis, roulaient tranquillement, au beau soleil mélancolique, vers les métairies isolées, laissant au passage la traînée de leur senteur. Très lentes, par les chemins de montagne, s’en allaient ces charges énormes de fougères ; très lentes, avec des tintements de clochettes. Les bœufs attelés, indolents et forts, – coiffés tous de la traditionnelle peau de mouton couleur de bête fauve qui leur donne l’air de bisons ou d’aurochs, – traînaient ces chariots lourds, dont les roues sont des disques pleins, comme celles des chars antiques. Les bouviers, le long bâton à la main, marchaient devant, toujours sans bruit, en espadrilles, la chemise de coton rose découvrant la poitrine, la veste jetée à l’épaule gauche – et le béret de laine très enfoncé sur une face rasée, maigre, grave, à laquelle la largeur des mâchoires et des muscles du cou donne une expression de solidité massive.

Ensuite, il y avait des intervalles de solitude, où l’on n’entendait plus, dans ces chemins, que le bourdonnement des mouches, à l’ombre jaunie et finissante des arbres.

Ramuntcho les regardait, ces rares passants qui croisaient sa route, s’étonnant de ne pas encore rencontrer quelqu’un de connu qui s’arrêterait à lui. Mais, point de visages familiers, non. Et point d’effusion avec des amis retrouvés ; rien que de vagues bonjours, échangés avec des gens qui se retournaient un peu, croyant l’avoir vu jadis, mais ne se rappelaient plus bien et, tout de suite, se replongeaient dans l’humble rêve des champs… Et il sentait plus accentuées que jamais les différences premières entre lui et ces gens de labour.

Là-bas, cependant, en voici venir, un de ces chariots, dont la gerbe est si grande que les branches des chênes l’accrochent au passage. Devant, chemine le conducteur, au regard de résignation douce, large garçon paisible, roux comme les fougères, roux comme l’automne, avec une fourrure rousse embroussaillée sur sa poitrine nue ; il marche d’une allure souple et nonchalante, les bras étendus en croix le long de son aiguillon à bœufs, qu’il a posé en travers sur ses épaules. Ainsi, sans doute, au flanc de ces mêmes montagnes, marchaient ses ancêtres, laboureurs et bouviers comme lui depuis des siècles sans nombre.

Et celui-là, à l’aspect de Ramuntcho, touche ses bœufs au front, les arrête d’un geste et d’un petit cri de commandement, puis vient au voyageur en lui tendant ses braves mains… Florentino ! un Florentino très changé, ayant plus de carrure encore, tout à fait homme à présent, avec je ne sais quoi de définitivement assuré et épanoui.

Ils s’embrassent, les deux amis. Ensuite, ils se dévisagent en silence, gênés tout à coup par le flot des souvenirs qui remontent du fond de leur âme et qu’ils ne savent ni l’un ni l’autre exprimer ; Raymond, pas mieux que Florentino, car, si son langage est infiniment plus formé, la profondeur et le mystère de ses pensées sont aussi bien plus insondables.

Et cela les oppresse, de concevoir des choses qu’ils sont impuissants à dire ; alors leurs regards embarrassés se reportent distraitement sur les beaux grands bœufs en arrêt :

« Ils sont à moi, tu sais, dit Florentino… Il y a deux ans, je me suis marié… Ma femme a de l’ouvrage de son côté… Et, en travaillant…, nous commençons à être assez bien chez nous… Oh ! ajoute-t-il, avec son orgueil de naïf, j’en ai encore une autre paire de bœufs comme ça, à la maison ! »

Puis, il se tait, devenu rose tout à coup sous son hâle de soleil, car il a ce tact qui vient du cœur, que les plus humbles possèdent souvent par nature, mais qu’en revanche l’éducation ne donne jamais, même aux gens du monde les plus affinés : considérant le retour désolé de Ramuntcho, sa destinée brisée, sa fiancée ensevelie là-bas chez les nonnettes noires, sa mère mourante, il a peur d’avoir été déjà cruel en étalant trop son bonheur à lui.

Alors, le silence revient ; ils se regardent encore un instant avec de bons sourires, ne trouvant point de paroles. D’ailleurs, entre eux deux, l’abîme des conceptions différentes s’est creusé davantage en ces trois années. Et Florentino, touchant de nouveau ses bœufs au front, les remet en marche avec un petit appel de la langue, serrant bien fort la main de son ami :

« On se reverra, n’est-ce pas ? On se reverra ? »

Et le bruit des clochettes de son attelage se perd bientôt dans le calme du chemin plus ombreux où commence à décroître la chaleur du jour…

« Allons, il a réussi sa vie, celui-là ! » pense lugubrement Ramuntcho, en continuant de marcher sous les branchages d’automne…

La route qu’il suit monte toujours, ravinée çà et là par des sources et quelquefois traversée par les grosses racines des chênes.

C’est bientôt qu’Etchézar va lui apparaître et, avant même qu’il l’ait vu, voici que l’image s’en précise de plus en plus en lui-même, rappelée et avivée dans sa mémoire par l’aspect des alentours.

Son pas s’accélère et son cœur a des battements plus forts.

Vide à présent, tout ce pays-là, où Gracieuse n’est plus, vide et triste à parcourir comme une demeure aimée quand la grande Faucheuse y a passé !… Et pourtant Ramuntcho, au fond de lui-même, ose songer que, dans quelque petit couvent par là-bas, sous le béguin d’une nonne, les chers yeux noirs existent toujours et qu’il pourra au moins les revoir ; qu’une prise de voile, en somme, ce n’est pas tout à fait comme la mort, et que peut-être le dernier mot de la destinée n’est pas dit à jamais… Car, en y réfléchissant, qui a pu changer ainsi l’âme de Gracieuse, autrefois si uniquement abandonnée à lui ?… Oh ! de terribles pressions étrangères, pour sûr… Et alors, en se revoyant face à face, qui sait ?… En se reparlant, les yeux dans les yeux ?… Mais quoi, cependant, que pourrait-il bien espérer d’un peu raisonnable et possible ?… Est-ce qu’on a jamais vu, au pays, une religieuse faillir à ses éternels vœux pour suivre un fiancé ? Et d’ailleurs, où iraient-ils bien vivre ensemble, après, quand les gens s’écarteraient d’eux, les fuiraient comme des renégats ?… Aux Amériques peut-être, et encore !… Et comment l’aborder et la reprendre, dans ces blanches maisons de mortes où les sœurs habitent, éternellement surveillées et écoutées… Oh ! non, chimère irréalisable, tout cela… C’est bien fini, fini sans espoir !…

Ensuite, la tristesse, qui lui vient de Gracieuse, pour un moment s’oublie, et il ne sent plus qu’un élan de tout son cœur vers sa mère : vers sa mère qui lui reste, elle, qui est là, très près, un peu bouleversée sans doute par le joyeux trouble de l’attendre.

Et maintenant, sur la gauche de sa route, voici un humble hameau, à demi noyé dans les hêtres et les chênes, avec sa chapelle ancienne, – et avec son mur pour le jeu de pelote, sous de très vieux arbres, au croisement de deux sentiers. Aussitôt, dans la tête jeune de Raymond, le cours des pensées change encore ce petit mur au faîte arrondi, recouvert d’un badigeon de chaux et d’ocre, éveille tumultueusement en lui des pensées de vie, de force et de joie ; avec une ardeur d’enfant, il se dit que demain il pourra s’y remettre, ce jeu des Basques, qui est une griserie de mouvement et de rapide adresse ; il songe aux grandes parties des dimanches après vêpres, la gloire des belles luttes avec les champions d’Espagne, tout cela qui lui a tant manqué pendant ses années d’exil et dont il va faire son avenir à présent… Mais c’est un instant bien court, et la désespérance mortelle revient le heurter au front : ses triomphes sur les places, Gracieuse ne les verra pas ; alors, mon Dieu, à quoi bon !… Sans elle, toutes choses, même celles-ci, retombent décolorées inutiles et vaines, n’existent seulement plus…

Etchézar !… Etzéchar, qui se découvre là-bas tout à coup à un tournant du chemin !… C’est dans une lueur rouge, comme une image de fantasmagorie, éclairée à dessein d’une façon spéciale au milieu de grands fonds d’ombre et de soir. Il est l’heure du couchant. Autour du village isolé, que surmonte le vieux clocher lourd, un dernier faisceau de rayons trace un halo couleur de cuivre et d’or, tandis que des jeux de nuages – et une obscurité géante émanée de La Gizune – assombrissent les terres amoncelées au-dessus et au-dessous, l’amas des coteaux bruns, colorés par la mort des fougères…

Oh ! La mélancolique apparition de patrie, au soldat qui revient et qui ne retrouvera plus de fiancée !…

Trois ans passés, depuis qu’il s’en était allé d’ici… Or, trois ans, – si c’est hélas ! un rien fugitif plus tard dans la vie, – à son âge, c’est encore un abîme de temps, une période qui change toutes choses. Et, après cet exil si long, combien ce village, qu’il adore cependant, lui réapparaît diminué, petit, muré dans les montagnes, triste et perdu !… Au fond de son âme de grand garçon inculte, recommence, pour le faire davantage souffrir, le combat de ces deux sentiments d’homme trop affiné, qui sont un héritage de son père inconnu : un attachement presque maladif à la demeure, au pays de l’enfance, et un effroi de revenir s’y enfermer, quand on sait qu’il existe par le monde de si vastes et libres ailleurs

… Après le chaud après-midi voici que l’automne s’indique maintenant par la chute hâtive du jour, avec tout à coup une fraîcheur montant des vallées d’en dessous, une senteur de feuilles mourantes et de mousse. Et alors les mille détails des précédents automnes du pays basque, des novembres d’autrefois, lui reviennent très précis les froides tombées de nuit succédant aux belles journées de soleil ; les brumes tristes apparaissant avant le soir ; les Pyrénées confondues parmi des vapeurs d’un gris d’encre, ou bien, par places, découpées en noires silhouettes sur un pâle ciel d’or ; autour des maisons, les tardives fleurs des jardins, que les gelées épargnent longtemps ici, et, devant toutes les portes, la jonchée de feuilles des platanes en berceau, la jonchée jaunie craquant sous les pas de l’homme qui rentre en espadrilles au gîte pour l’heure du souper… Oh ! le bien-être et l’insouciante joie de ses retours au logis, les soirs d’autrefois, après les journées de marche dans la rude montagne ! Oh ! la gaieté, en ce temps-là, des premières flambées d’hiver – dans le haut foyer fumeux orné d’une draperie de calicot blanc et d’une découpure de papier rose !… Non, à la ville, avec ces amas de maisons, d’intérieurs grouillants partout, on n’a plus la vraie impression de rentrer chez soi, de se terrer le soir à la manière primitive, comme ici, sous ces toits basques solitaires au milieu de la campagne, avec tout le grand noir alentour, le grand noir frissonnant des feuillées, le grand noir changeant des nuages et ces cimes… Mais aujourd’hui, ses dépaysements, ses voyages, ses conceptions nouvelles lui ont amoindri et gâté sa demeure de montagnard ; il va, sans doute, la retrouver presque désolée, en songeant surtout que sa mère n’y sera pas toujours – et que Gracieuse n’y sera jamais plus.

Son pas s’accélère encore, dans la hâte d’embrasser sa mère ; il contourne, sans y entrer, son village, pour gagner sa maison écartée, par un chemin qui domine la place et l’église ; en passant vite, il regarde tout avec un trouble inexprimable. De la paix, du silence planent sur cette petite paroisse d’Etchézar cœur du pays basque français et patrie de tous les pelotaris fameux du passé – lesquels sont devenus de lourds grands-pères, ou bien des morts présent. L’immuable église, où sont restés ensevelis ses rêves de foi, s’entoure des mêmes cyprès obscurs, comme une mosquée. La place du jeu de paume, tandis qu’il chemine rapidement au-dessus, s’éclaire d’un peu de soleil encore, d’un rayon finissant, très oblique, vers le fond, vers le mur que surmonte l’inscription des anciens temps, – tout comme le soir de son premier grand succès, il y a quatre années quand, parmi la joyeuse foule, Gracieuse se tenait là en robe bleue, elle qui est devenue une nonnette noire aujourd’hui… Sur les gradins déserts, sur les marches de granit où l’herbe pousse, trois ou quatre vieillards sont assis, qui jadis étaient les vaillants du lieu et que leurs souvenirs ramènent sans cesse là, pour causer la fin des journées, pendant que le crépuscule descend des cimes, envahit la terre, semble émaner et tomber des Pyrénées brunes… Oh ! les gens qui habitent ici, dont la vie s’écoule ici ; oh ! les petites auberges à cidre, les petites boutiques simplettes, et les surannées petites choses – apportées des villes, des ailleurs – qu’ on y vend aux montagnards d’alentour !… Combien tout cela lui paraît maintenant étranger séparé de lui-même, ou reculé comme au fond d’un primitif passé !… Est-ce que vraiment il n’est plus quelqu’un d’Etchézar, aujourd’hui, est-ce qu’il n’est plus le Ramuntcho d’autrefois ?… Quoi donc de si particulier réside en son âme pour l’empêcher de se retrouver bien ici, comme les autres ? Pourquoi, mon Dieu, lui est-il interdit, à lui seul, d’accomplir ici la tranquille destinée de son rêve, quand tous ses amis ont accompli la leur ?…

Enfin voici sa maison, là, devant ses yeux. Elle est bien telle cependant qu’il pensait la revoir. Ainsi qu’il s’y attendait, il reconnaît le long du mur toutes les persistantes fleurs cultivées par sa mère, les mêmes espèces que les gelées ont détruites là-bas depuis des semaines, dans le Nord d’où il vient : les héliotropes, les géraniums, les hauts dahlias et les roses aux branches grimpantes. Et la chère jonchée de feuilles, qui tombe chaque automne des platanes taillés en voûte, est là aussi, et se froisse et s’écrase avec un bruit si familier sous ses pas !…

Dans la salle d’en bas, quand il entre, il y a déjà de l’indécision grise, déjà de la nuit. La haute cheminée, où son regard d’abord s’arrête par un instinctif souvenir de ces flambées des anciens soirs, se dresse pareille avec sa draperie blanche ; mais froide, emplie d’ombre, sentant l’absence ou la mort.

Il monte en courant vers la chambre de sa mère. Elle, de son lit ayant bien reconnu le pas du fils, s’est dressée sur son séant, toute raide, toute blanche dans le crépuscule :

« Raymond ! » dit-elle, d’une voix couverte et vieillie.

Elle lui tend les bras, et, dès qu’elle le tient, l’enlace et le serre :

« Raymond !… »

Puis, après ce nom prononcé, sans ajouter rien, elle appuie la tête contre sa joue, dans le mouvement habituel d’abandon, dans le mouvement des grandes tendresses d’autrefois… Lui, alors, s’aperçoit que le visage de sa mère est brûlant contre le sien. A travers cette chemise il sent les bras qui l’entourent amincis, fiévreux et chauds. Et pour la première fois, il a peur ; la notion qu’elle est sans doute très malade se présente à son esprit, la possibilité et la soudaine épouvante qu’elle meure…

« Oh ! vous êtes toute seule, ma mère ! Mais qui donc vous soigne ? Qui vous veille ?

– Me veiller ?…, répond-elle avec sa brusquerie, ses idées de paysanne subitement revenues. Dépenser de l’argent pour me garder, eh ! pour quoi faire, mon Dieu ?… La benoîte, ou bien la vieille Doyamburu vient dans la journée me donner ce dont j’ai besoin, les choses que le médecin me commande… Quoique…, les remèdes, vois-tu !… Enfin !… Allume une lampe, dis, mon Ramuntcho !… Je veux te voir…, et je ne te vois pas ! »

Et, quand la clarté a jailli, d’une allumette de contrebande espagnole, elle reprend, sur un ton de câlinerie infiniment douce, comme on parle à un tout petit enfant qu’on adore :

« Oh ! tes moustaches !… Les longues moustaches qui te sont venues, mon fils !… C’est que je ne reconnais plus mon Ramuntchito, moi !… Approche-là, ta lampe, mon bien-aimé, approche-la, que je te regarde bien !… »

Lui aussi la voit mieux, à présent, sous la lueur nouvelle de cette lampe, tandis qu’elle le dévisage et l’admire avec amour. Et il s’effraie davantage, parce que les joues de sa mère sont si creuses, ses cheveux presque blanchis ; même l’expression de son regard est changée et comme éteinte ; sur sa figure apparaît tout un sinistre et irrémédiable travail du temps, de la souffrance et de la mort…

Et, maintenant, deux larmes, rapides et lourdes, coulent des yeux de Franchita, qui s’agrandissent, redeviennent vivants, rajeunis de révolte désespérée et de haine :

« Oh ! cette femme !…, dit-elle tout à coup. Oh ! crois-tu ! cette Dolorès !… »

Et son cri inachevé exprime et résume toute sa jalousie de trente années, toute sa rancune sans merci contre cette ennemie d’enfance, qui a réussi enfin à briser la vie de son fils.

Un silence entre eux. Lui s’est assis, tête courbée, auprès de ce lit, tenant la pauvre main fiévreuse que sa mère lui a tendue. Elle, respirant plus vite, semble un long moment sous l’oppression de quelque chose qu’elle hésite à exprimer :

« Dis-moi, mon Raymond !… Je voudrais te demander… Et qu’est-ce que tu comptes faire à présent, mon fils ? Quels sont tes projets, dis, pour l’avenir ?…

– Je ne sais pas, ma mère… On pensera, on va voir… Tu me demandes ça…, là tout de suite… On a le loisir d’en recauser, n’est-ce pas ?… Aux Amériques, peut-être ?…

– Ah ! oui », reprend-elle lentement, avec tout l’effroi qui couvait en elle depuis des jours… » Aux Amériques… Oui, je m’en doutais bien… Oh ! c’est là ce que tu feras, va… Je le savais, je le savais… »

Sa phrase s’achève en un gémissement et elle joint les mains pour essayer d’une prière…