C’était le soir de la Saint-Sylvestre.
Toute la journée, s’était maintenu ce ciel sombre qui est si souvent le ciel du pays basque – et qui va bien d’ailleurs avec les âpres montagnes, avec la mer bruissante et mauvaise, en bas, au fond du golfe de Biscaye.
Au crépuscule de ce dernier jour de l’année, à l’heure où les feux de branches retiennent les hommes autour des foyers épars dans la campagne, à l’heure où le gîte est désirable et délicieux, Ramuntcho et sa mère allaient s’asseoir pour souper, quand on frappa discrètement à leur porte.
L’homme qui leur arrivait de la nuit du dehors, au premier aspect leur sembla inconnu ; quand il se fut nommé seulement (José Bidegarray, d’Hasparitz), ils se rappelèrent le matelot parti depuis des années pour naviguer aux Amériques.
« Voilà, dit-il après avoir accepté une chaise, voilà quelle commission l’on m’a chargé de vous faire. Une fois, à Rosario de l’Uruguay, comme je causais sur les docks avec d’autres Basques émigrés là-bas, un homme, qui pouvait avoir cinquante ans environ, s’est approché de moi, en m’entendant parler d’Etchézar.
« – Vous en êtes, vous, d’Etchézar ? m’a-t-il demandé.
« – Non, mais du bourg d’Hasparitz, qui n’en est guère éloigné. »
« Alors il m’a fait des questions sur toute votre famille. J’ai dit :
« – Les vieux sont morts, le frère aîné a été tué à la contrebande, le second a disparu aux Amériques ; il ne reste plus que Franchita avec son fils Ramuntcho, un beau jeune garçon qui peut avoir dans les dix-huit ans aujourd’hui. »
« Il était tout songeur en m’écoutant parler.
« – Eh bien, m’a-t-il dit pour finir, puisque vous retournez là-bas, vous leur direz le bonjour de la part d’Ignacio. »
« Et, après m’avoir offert un verre à boire, il s’en est allé… »
Franchita s’était levée, tremblante et encore plus pâle que de coutume. Ignacio, le plus aventurier de toute la famille, son frère disparu depuis dix années sans donner de ses nouvelles !…
Comment était-il ? Quelle figure ? Habillé de quelle façon ?… Avait-il l’air heureux, au moins, ou la tenue d’un pauvre ?
« Oh ! répondit le matelot, il marquait bien encore, malgré ses cheveux gris ; pour le costume, il paraissait un homme à son aise, avec une belle chaîne d’or à sa ceinture. »
Et c’était tout ce qu’il pouvait dire, par exemple, cela, avec ce naïf et rude bonjour dont il était porteur ; au sujet de l’exilé, il n’en savait pas davantage, et peut-être, jusqu’à la mort, Franchita n’apprendrait jamais rien de plus sur ce frère, presque inexistant comme un fantôme.
Puis, quand il eut vidé un verre de cidre, il reprit sa route, le messager étrange qui se rendait là-haut dans son village. Alors, ils se mirent à table sans se parler, la mère et le fils ; elle, la silencieuse Franchita, distraite, avec des larmes qui faisaient briller ses yeux ; lui, troublé aussi, mais d’une manière différente, par la pensée de cet oncle, courant là-bas la grande aventure.
Au sortir de l’enfance, quand Ramuntcho commençait à déserter l’école, à vouloir suivre les contrebandiers dans la montagne, Franchita avait coutume de lui dire en le grondant :
« D’ailleurs, tu tiens de ton oncle Ignacio, on ne fera jamais rien de toi !… »
Et c’était vrai qu’il tenait de son oncle Ignacio, qu’il était fasciné par toutes les choses dangereuses, inconnues et lointaines…
Ce soir donc, si elle ne parlait pas à son fils du message qui venait de leur être transmis, c’est qu’elle devinait le sens de sa rêverie sur les Amériques et qu’elle avait peur de ses réponses. Du reste chez les campagnards ou chez les gens du peuple, les petits drames profonds et intimes se jouent sans paroles, avec des malentendus jamais éclaircis, des phrases seulement devinées et d’obstinés silences.
Mais, comme ils finissaient leur repas, ils entendirent un chœur de voix jeunes et gaies, qui se rapprochait, accompagné d’un tambour : les garçons d’Etchèzar, venant prendre Ramuntcho pour l’emmener avec eux faire en musique le tour du village, suivant la coutume des nuits de la Saint-Sylvestre, entrer dans chaque maison, y boire un verre de cidre et y donner une joyeuse sérénade sur un air du vieux temps.
Et Ramuntcho, oubliant l’Uruguay et l’oncle mystérieux, redevint enfant, dans son plaisir de les suivre et de chanter avec eux le long des chemins obscurs, ravi surtout de penser qu’on entrerait chez les Detcharry et qu’il reverrait un instant Gracieuse.