XXV

C’était leur dernier soir, car avant-hier, à la mairie de Saint-Jean-de-Luz, il avait, d’une main un peu tremblante, signé son engagement de trois années pour le 2e d’infanterie de marine, qui tient garnison dans un port militaire du Nord.

C’était leur dernier soir, – et ils s’étaient dit qu’ils le prolongeraient plus que de coutume, – jusqu’à minuit, avait décidé Gracieuse : minuit, qui est dans les villages une heure indue et noire, une heure après laquelle, on ne sait pourquoi, tout semblait à la petite fiancée plus grave et plus coupable.

Malgré l’ardent désir de leurs sens, l’idée n’était venue ni à l’un ni à l’autre que, pendant ce dernier rendez-vous, sous l’oppression du départ, quelque chose de plus pourrait être tenté.

Au contraire, à l’instant si recueilli de leurs adieux, ils se sentaient plus chastes encore, tant ils s’aimaient d’amour éternel.

Moins prudents, par exemple, puisqu’ils n’avaient plus de lendemains à ménager, ils osaient causer, là, sur leur banc d’amoureux, ce que jamais ils n’avaient fait encore. Ils causaient de l’avenir, d’un avenir qui était pour eux si loin, car à leur âge, trois ans paraissent infinis.

Dans trois ans, à son retour, elle aurait vingt ans ; alors, si sa mère persistait à refuser d’une manière absolue, au bout d’une année d’attente elle userait de son droit de fille majeure, c’était entre eux une chose convenue et jurée.

Les moyens de correspondre, pendant la longue absence de Raymond, les préoccupaient beaucoup : entre eux, tout était si compliqué d’entraves et de secrets !… Arrochkoa, leur seul intermédiaire possible, avait bien promis son aide ; mais il était si changeant, si peu sûr !… Mon Dieu, s’il allait leur manquer !… Et puis, accepterait-il de faire passer des lettres cachetées ? – Sans quoi il n’y aurait plus aucune joie à s’écrire. – De nos jours où les communications sont faciles et constantes, il n’y en a plus guère, de ces séparations complètes comme serait bientôt la leur ; ils allaient se dire un très solennel adieu, comme s’en disaient les amants de jadis, ceux du temps où existaient encore des pays sans courriers, des distances qui faisaient peur. Le bienheureux revoir leur apparaissait comme situé là-bas, là-bas, dans le recul des durées ; cependant, à cause de cette foi qu’ils avaient l’un dans l’autre, ils espéraient cela avec une tranquille assurance, comme les croyants espèrent la vie céleste.

Mais les moindres choses de cette dernière soirée prenaient dans leur esprit une importance singulière ; à l’approche de cet adieu, tout s’agrandissait et s’exagérait pour eux, comme il arrive aux attentes de la mort. Les bruits légers et les aspects de la nuit leur semblaient particuliers et, à leur insu, se gravaient pour toujours dans leur souvenir. Le chant des grillons d’été avait quelque chose de spécial qu’il leur semblait n’avoir jamais entendu. Dans la sonorité nocturne les aboiements d’un chien de garde, arrivant de quelque métairie éloignée, les faisaient frissonner d’une frayeur triste. Et Ramuntcho devait emporter en exil, conserver plus tard avec un attachement désolé, certaine tige d’herbe arrachée dans le jardin en passant et avec laquelle il avait machinalement joué tout ce soir-là.

Une étape de leur vie finissait avec ce jour ; un temps était révolu, leur enfance avait passé…

De recommandations, ils n’en avaient pas de bien longues à échanger, tant chacun d’eux se croyait sûr de ce que l’autre pourrait faire en son absence. Ils avaient moins à se dire que la plupart des fiancés, parce qu’ils connaissaient mutuellement leurs pensées les plus intimes. Donc, après la première heure de causerie, ils restaient la main dans la main et gardaient un silence grave, à mesure que se consumaient les minutes inexorables de la fin.

A minuit, elle voulut qu’il partît, ainsi qu’elle l’avait décidé d’avance dans sa petite tète réfléchie et obstinée. Donc, après s’être embrassés longuement, ils se quittèrent, comme si la séparation était, à cette minute précise, une chose inéludable et impossible à retarder. Et tandis qu’elle rentrait dans sa chambre, avec tout à coup des sanglots qui vinrent jusqu’à lui, il enjamba le mur et, au sortir de l’obscurité des feuillages, se trouva sur la route déserte, toute blanche de rayons lunaires. A cette première séparation, il souffrait moins qu’elle, parce que c’était lui qui partait, lui qu’attendaient les lendemains remplis d’inconnu. En s’en allant sur ce chemin poudreux et clair, il était comme insensibilisé par le puissant charme des changements, des voyages ; presque sans aucune pensée suivie ni précise, il regardait marcher devant lui son ombre que la lune faisait nette et dure. Et la grande Gizune dominait impassiblement les choses, de son air froid et spectral dans tout ce rayonnement blanc de minuit.