TROIS JOURNEES DE GUERRE EN ANNAM

I
A BORD

17 août 1883.

L'escadre se réunit dans la baie de Tourane. L'attaque des forts et de la ville de Hué sera pour demain.

Aucune communication avec la terre. La journée se passe en préparatifs. Le thermomètre marque 33°, 5 au vent et à l'ombre. De hautes montagnes entourent la baie, rappelant les Alpes, moins leurs neiges. Dans le lointain, sur une langue de sable, on aperçoit la ville de Tourane : un assemblage de huttes basses, en bois et en roseaux. On s'occupe à bord d'équiper les hommes des compagnies de débarquement, de leur délivrer à chacun vivres, munitions, sac, bretelle de fusil, etc., même de leur faire essayer leurs souliers. Les matelots sont gais comme de grands enfants, à cette idée de débarquer demain, et ces préparatifs semblent absolument joyeux.

Pourtant, les insolations et les fièvres ont déjà fait parmi eux bien des ravages ; de braves garçons, qui tout dernièrement étaient alertes et forts, se promènent tête basse, la figure tirée et jaunie.

Dans l'après-midi, on voit arriver de terre un canot portant des mandarins vêtus de noir, l'un d'eux abrité sous un immense parasol blanc. Ils vont conférer à bord de l'amiral et s'en retournent comme ils étaient venus.

A cinq heures, réunion et conseil des capitaines, à bord du Bayard. Orage et pluie torrentielle.

Les matelots passent la soirée à chanter, plus gaiement que de coutume. On entend même les vieux sons aigres d'un biniou, que des Bretons ont apporté.

***

 

Samedi, 18 août.

A neuf heures du matin, l'escadre (Bayard, Atalante, Annamite, Château-Renaud, Drac, Lynx, Vipère) sort en ligne de file de la baie de Tourane, par un temps lumineux et splendide, traverse une légion de jonques de pêcheurs voilées en ailes de papillon, et fait route vers Hué, la capitale de l'Annam.

A deux heures vingt, l'escadre arrive devant l'entrée de la rivière de Hué. Au premier plan, une côte de sable, étincelante dans le soleil, quelques cocotiers aux panaches verts, quelques maisons aux toits arqués dans le goût chinois. Un seul grand fort apparent, gardant l'entrée de la rivière, où la mer brise.

L'escadre s'approche avec précaution, en sondant, mouille le plus près possible, et s'embosse, en hissant les pavillons français, pour commencer le bombardement.

Le fort répond bravement, en hissant le pavillon jaune d'Annam. On dirait un fort moderne, bien construit et casematé, mais on n'y aperçoit pas de canons. Quelques personnages apparaissent aux embrasures, ayant l'air de flâner et de nous regarder fort tranquillement ; leur résistance sans doute ne sera pas sérieuse, et on s'attend à les voir fuir au premier coup de nos canons.

Au-dessus de la ligne brillante des sables, les montagnes forment un fond obscur qui monte très haut dans le ciel, et se découpe en sombre sur la grande lumière bleue.

Cinq heures et demie du soir.

Un premier obus lancé par le Bayard donne le signal du feu. Il tombe en plein sur le fort annamite, soulevant une trombe rougeâtre de sable et de gravier. De tous les bâtiments de l'escadre, le bombardement commence, régulier et méthodique, chacun tirant sur le point précis qui lui a été indiqué hier. Quelques minutes se passent, et, à terre, rien ne bouge ; vraisemblablement les Annamites se sont sauvés.

Mais voici tout à coup de petites lueurs rapides, qui éclatent aux embrasures du fort, accompagnées de fumées blanches ; c'est la riposte, on tire sur nous.

Il y a même, ailleurs, des canons en quantité, de petites batteries qu'on ne voyait pas, qui étaient échelonnées tout le long de la côte dans le sable, et qui font feu tant qu'elles peuvent.

Mais ce sont des boulets ronds, qui ne portent pas jusqu'à nous. Ils tombent à moitié route, en laissant des remous dans l'eau. Les avisos seuls, qui se sont approchés davantage, peuvent en recevoir par raccroc quelques-uns ; – les cuirassés, trop éloignés, les regardent venir sans crainte ; on les voit sautiller sur l'eau, en faisant des ricochets, comme des paumes d'enfant, et puis disparaître en chemin.

Bientôt de grandes flammes rouges commencent à monter, derrière le fort de Thouane-An ; c'est un incendie que nos obus ont allumé là-bas, ce sont des villages qui flambent ; cela gagne vite, et cela monte très haut, avec une épaisse fumée.

Le bombardement continue. Malgré le roulis qui gêne notre tir, les obus pleuvent sur les Annamites, chavirant tout ; mais eux tiennent toujours et précipitent leur feu. Assurément, ils sont braves.

Sept heures du soir.

La nuit est presque venue ; c'est la lueur du village brûlé qui nous guide pour notre tir. Des nuages très épais se sont amoncelés sur les montagnes de l'Annam ; cela forme un immense fond noir, avec des éclairs qui se promènent dessus ; en bas, au ras de la mer, toujours les petites lueurs rapides des canons tirant sur nous. Une grosse lune jaune, qui se lève très embrouillée de nuages, éclaire mal la situation ; – on commence à ne plus rien voir. L'amiral, signale de cesser le feu, et tout se tait.

Mais les Annamites ont riposté jusqu'à la fin, avec une force de résistance inattendue, et les pavillons du roi Tu-Duc flottent toujours sur la plage.

C'est demain matin, dimanche, au petit jour, que nous devons tenter le débarquement de vive force ; – on a préparé, avec des bambous, les ponts, les radeaux, tout le matériel nécessaire. Les matelots ont toujours leur entrain insouciant ; – mais les gens raisonnables se préoccupent un peu de ce coup de main, avec si peu de monde, au milieu des brisants, sur une plage garnie de canons et de soldats. Vu de près, cela semble moins facile qu'hier, quand on en causait à Tourane.

***

 

Dimanche 19 août.

Branle-bas à quatre heures du matin, Les compagnies de débarquement prennent à la hâte les armes, les munitions, les vivres. On embarque dans les canots les pièces de campagne et les canons-revolvers.

Cinq heures et demie.

Contre-ordre de l'amiral, débarquement ajourné. Des baleinières de l'escadre sont allées dans la nuit à la plage examiner les brisants qui sont trop dangereux aujourd'hui. Avant le soleil levé, les hommes sont désarmés, le matériel ramassé, et l'on commence à bord des navires, comme si de rien n'était, le grand lavage traditionnel du dimanche.

Au petit jour, l'air est si pur qu'on distingue à terre, jusque dans les lointains, les moindres détails des choses.

Les longues-vues sondent le fond de la rivière de Hué : de grands arbres, des palmiers verts, et, de distance en distance, des pavillons d'Annam, indiquant des forts et des batteries. On n'aperçoit rien de la ville, où, prétend-on, la tête du pauvre commandant Rivière serait encore exposée en place publique, au bout d'une perche.

Voici un mouvement de troupes sur le sable de la plage, Des gens sortent du fort de Thouane-An, que nous avons bombardé hier ; ils sont habillés de noir et coiffés de grands chapeaux chinois blancs, en forme de champignon : on voit leurs armes briller au soleil : ce sont des soldats de l'armée régulière du roi Tu-Duc. Ils commencent à traverser la rivière sur un bac, pour se concentrer en face dans un fort de la rive sud. Le Bayard leur envoie des obus ; il en résulte des paniques, des chutes dans l'eau ; on les voit courir comme des fous sur le sable. Mais le mouvement continue toujours, et les forts annamites se mettent à nous riposter.

Ce matin, à notre surprise, leurs projectiles arrivent jusqu'à nous et sifflent en l'air avec un bruit pareil à celui des nôtres. Evidemment, ce sont des pièces rayées qui nous les envoient. Ils n'en avaient pas hier, ils ont dû les établir pendant la nuit.

Un projectile traverse la hune de la Vipère, un autre enfonce les tôles du Bayard, et frappe un matelot dans la poitrine. Alors, au signal de l'amiral, le bombardement général recommence.

Pas de roulis aujourd'hui ; les pièces de l'escadre, parfaitement pointées, portent toutes en plein sur les batteries annamites, qui doivent être écrasées. A chacun de nos coups, on voit voler des tourbillons de sable et de pierres. Leur feu ne tient pas dix minutes. Au haut d'une demi-heure, nous cessons aussi le nôtre, la terre ne ripostant plus.

Il est onze heures. Ce sera une journée de repos pour les matelots, qui en ont besoin ; on donne à bord le coup de sifflet bien connu :. « L'équipage aux sacs, les jeux sont permis ! » Les batteries de l'escadre, salies par la poudre, la fumée, l'eau boueuse des écouvillons, n'ont pas leur aspect habituel, leur réjouissante propreté du dimanche ; mais il y passe aujourd'hui une bonne brise de mer, pas trop chaude, très respirable. Au lieu de prendre leurs sacs, les matelots, fatigués par quelques journées de travail excessif et de veilles, se couchent à plat pont et s'endorment. Les bâtiments deviennent silencieux comme de grands dortoirs.

A huit heures du soir, conseil de guerre à bord du Bayard. – Les brisants se sont beaucoup calmés ; les forts annamites, deux fois bombardés, ne doivent plus être en état d'opposer une résistance très longue ; le débarquement est décidé pour demain matin, et les marins se couchent bien vite, afin d'avoir un peu le temps de dormir avant le branle-bas qu'on doit leur faire à quatre heures.

Les officiers du corps de débarquement sont désignés d'avance d'après certaines règles fixes, d'après leur ancienneté et leurs fonctions à bord ; ceux qui doivent rester pour la manœuvre et le service des batteries sont donc préparés depuis longtemps à cette privation et l'acceptent sans murmures.

Pour les matelots, il y a plus d'arbitraire ; bien des gabiers, qui n'avaient pas été désignés d'abord, ont réussi aujourd'hui à se substituer à d'autres moins dégourdis qu'eux, et partiront à leur place. Il s'agit demain matin de s'emparer de toute la rive gauche de la rivière de Hué, qui est la partie la plus sérieusement fortifiée de la côte. Indépendamment des petites batteries disposées çà et là dans le sable, il y a le grand fort circulaire du Sud qui garde l'entrée de cette rivière avec une quarantaine d'embrasures à canons ; puis, la batterie du Magasin-au-Riz, et enfin, en remontant toujours vers le nord-ouest, le fort extrême du nord. Tous, plus ou moins abîmés par les obus, mais sans doute réparés pendant la nuit et capables encore de recommencer le feu.

Nuit splendide. Les bâtiments de l'escadre promènent sur la terre de grands jets de lumière électrique qui doivent effrayer beaucoup les Annamites. Pendant ce temps-là, les baleinières françaises sondent l'entrée de la rivière, et explorent les brisants de la plage.

***

 

Lundi 20 août, quatre heures du matin.

Branle-bas. – Nuit close. Le corps de débarquement déjeune à la hâte, s'arme, prend ses munitions et deux jours de vivres. Quelques poignées de main, quelques petites recommandations échangées entre ceux qui partent et ceux qui restent ; – puis, on s'embarque dans les canots. Toutes les pièces de l'escadre sont pointées sur la côte, prêtes à faire feu.

Cinq heures trente.

Au petit jour, les pavillons français sont hissés en tête de chaque mât ; le vacarme du bombardement recommence. La terre ne répond pas. Les dunes font tout le long de l'horizon une ligne blanche ; les montagnes d'Annam dessinent au-dessus, dans le ciel qui s'éclaire, de hautes découpures violettes.

Cinq heures cinquante.

Toute la flottille des canots se met en marche. Temps très pur, absolument calme. Le soleil se lève sous de petits nuages couleur d'or. Le jour est venu tout d'un coup, comme il est de règle dans les pays des tropiques. Tous les détails des montagnes s'accentuent en rose et en bleu. On voit, au-dessus des dunes, les cocotiers verts, les batteries, les villages, les pagodes, les maisons aux toits ornés de découpures. Dans tout cela rien ne bouge, et nos obus semblent tomber sur un pays abandonné.

Six heures vingt.

Les compagnies de débarquement du Bayard et de l'Atalante arrivent à la plage, commencent à mettre pied à terre par les brisants, en se mouillant beaucoup. Un instant d'anxiété : des navires de l'escadre, on distingue nettement des rangées de têtes annamites qui apparaissent au-dessus des dunes et que les marins débarqués ne peuvent pas voir ; ces gens les attendent là, dans des tranchées. Le Lynx, le plus rapproché, leur envoie un feu de salve qui semble en abattre une vingtaine ; les autres se baissent.

C'est près du fort du Nord, en face d'un village, qu'a lieu ce débarquement. Tout à coup, de derrière les dunes, part une pluie de bombettes enflammées, avec quelques projectiles et des morceaux de ferraille. Personne n'est blessé. Les bombettes sont presque inoffensives, elles retombent tout doucement sur le sable comme de petits météores. Les matelots montent en courant sur les dunes, rencontrent les Annamites dans la tranchée, font feu sur eux, puis les chargent à la baïonnette. Instantanément, toute cette première bande jaune est en fuite. Un millier d'hommes, peut-être, se sauvent devant cette poignée de matelots. La compagnie de débarquement de l'Atalante court sur le fort du Nord. Des Annamites en sortent brusquement, s'avancent, font feu sans tuer personne, puis reculent et se sauvent.

Six heures quarante.

La compagnie de l'Atalante est dans le fort du Nord. Le pavillon annamite est amené et le premier pavillon français hissé à sa place par le lieutenant de vaisseau Poidloüe, commandant la compagnie. Les marins poursuivent les Annamites dans la direction du nord-ouest.

Sept heures.

L'artillerie de débarquement et le premier groupe d'infanterie de marine mettent pied à terre. Les canots reviennent pour faire un second transport. Une nouvelle batterie annamite, établie dans le sable, ouvre le feu contre la Vipère qui lui répond. Les obus ont mis le feu au village nord, qui commence à flamber.

Sept heures trente.

La batterie annamite du Magasin-au-Riz ouvre le feu. Les obus ont allumé un second incendie, celui-ci magnifique : village, pagode, tout brûle avec d'immenses flammes rouges et des tourbillons de fumée.

Sept heures quarante.

Le second convoi d'infanterie de marine met pied à terre ; toute l'artillerie est débarquée et hissée sur la crête des dunes. Les troupes françaises se massent, perpendiculairement à la plage, face au sud, se disposant à marcher sur les grands forts.

Sept heures cinquante.

Un incendie est allumé par les obus de l'escadre dans le fort circulaire du Sud. Toutes les troupes françaises sont massées ; l'artillerie de débarquement ouvre le feu contre les forts. Au nord, toutes les maisons brûlent.

Huit heures.

Les troupes françaises se divisent et se portent en avant vers le sud.

Huit heures trente-cinq.

Les premiers groupes français arrivent, peu nombreux, à la batterie du Magasin-au-Riz, et font un feu précipité.

Huit heures quarante.

Ils reculent de quelques pas et s'abritent : le fort circulaire tire sur eux. L'escadre accélère le bombardement

Huit heures quarante-cinq.

Le corps de débarquement signale de terre au vaisseau amiral (au moyen de pavillons de timonerie hissés à une perche) : « Demande de cesser le feu sur les forts. » Le vaisseau amiral répond en signalant à l'escadre : « Cessez le feu ! »

Huit heures cinquante.

Un moment de serrement de cœur pour ceux qui regardent du bord : les Annamites sortent en masse du Magasin-au-Riz et font un feu assez rapide contre les premiers groupes français, qui reculent et se jettent tous à terre, dans le sable.

Huit heures cinquante-cinq.

On recommence à respirer. Tous les Français se sont relevés. Pas un n'est blessé sans doute, car ils courent tous ; ils courent sur les Annamites sans leur laisser le temps de recharger leurs armes. D'ailleurs, des renforts de matelots et de soldats d'infanterie de marine leur arrivent par derrière. Les Annamites se sauvent à toutes jambes, toujours vers le sud, et ils se réfugient dans un pâté de maisons sur lequel leur pavillon flotte. Les Français courent après eux.

Neuf heures.

De l'escadre, on ne voit pas bien ce qui se passe, au milieu de ces maisons et de ces arbres. On y entend une fusillade très vive, et le pavillon d'Annam tombe. Les Français continuent de courir en avant, vers le fort circulaire du sud. Le soleil commence à beaucoup monter et la chaleur devient terrible.

Neuf heures cinq.

On entend l'artillerie française, qui est arrivée à Thouane-An (le dernier village au sud), faire feu, tout près du fort circulaire. Le village de Thouane-An s'allume brusquement d'un seul coup et se met à flamber comme un immense feu de paille.

Neuf heures dix.

Les Français sont entrés par deux côtés à la fois dans le grand fort circulaire que les obus de l'escadre ont déjà rempli de morts. – Les derniers Annamites qui s'y étaient réfugiés se sauvent, dégringolent des murs, absolument affolés : quelques-uns se jettent à la nage, d'autres essayent de passer la rivière dans des barques, ou à gué, pour se réfugier sur la rive du sud. Ceux qui sont dans l'eau essaient de se couvrir naïvement avec des nattes, des boucliers d'osier, des morceaux de tôle. Les marins cessent de tirer, par pitié, et les laissent fuir ; il y aura bien assez de cadavres dans le fort, à déblayer ce soir avant l'heure de se coucher.

Le grand pavillon jaune d'Annam, qui flottait depuis deux jours, est amené, et le pavillon français monte à sa place. – C'est fini ; toute la rive nord est prise, balayée, brûlée. En somme, une matinée, heureuse et glorieuse, admirablement conduite.

Du côté des Annamites, environ six cents morts jonchent les chemins et les villages.

De notre côté, une dizaine de blessés à peine, pas un mort, pas même une blessure désespérée.

Neuf heures quinze.

Le Bayard, vaisseau-amiral, fait monter ses hommes dans les haubans et crier : « Hurrah ! » – Tous les bâtiments de l'escadre imitent l'amiral.

Et puis, partout, le calme se fait. – On va se reposer du moins jusqu'à ce soir.

Les troupes débarquées demandent à l'escadre du vin et de l'eau qu'on leur envoie, et puis s'installent à l'ombre.

On était admirablement placé à bord pour suivre de haut et comme sur un plan tous les mouvements de l'attaque. Maintenant, avec les longues-vues, on distingue les détails, les costumes, les attitudes, les épisodes.

Un gabier se promène gravement, le long de la plage, sous un grand parasol de mandarin.

Un Annamite, qui jouait le mort sur le sable, est rencontré par un matelot porteur d'un baril, qui le menace du doigt comme on menace les gamins. L'Annamite lui fait humblement tchin tchin et lui embrasse les pieds, demandant grâce.

Le matelot a bon cœur et se laisse toucher :

– Seulement, par exemple, tu vas porter mon baril.

Il lui place l'objet sur les épaules et s'en fait accompagner comme d'un groom.

Plus un souffle dans l'air. L'accablement de midi commence à régner partout. La mer immobile brille et chauffe par en dessous comme un miroir. La ligne des dunes est sous le soleil d'une blancheur fatigante ; deux ou trois cadavres annamites se dessinent sur le sable ; des moutons et des porcs, chassés par les incendies, passent sur eux en courant ; un pauvre chien qui, sans doute, n'a plus de maître, galope de droite et de gauche, ayant l'air d'avoir perdu la tête. Derrière les sables, les montagnes d'Annam pâlissent sous une espèce de buée chaude, et le bleu du ciel est comme terni de chaleur.

On n'entend plus rien. Seulement les villages brûlent toujours avec de longues flammes très rouges ; leurs fumées montent tout droit, à d'étonnantes hauteurs, tant l'air est calme ; au milieu de tout cet éblouissement de bleu, elles ressemblent à de gigantesques colonnes noires.

Encore une petite canonnade vers trois heures du soir. L'escadre a changé de mouillage et est venue se poster en face de l'embouchure de la rivière. Les forts annamites de la rive sud tirent sur la Vipère et le Lynx qui sont allés mouiller tout près de la barre, pour être en position de la franchir demain matin. L'escadre riposte, et le feu cesse.

La nuit est absolument calme. On voit, tout le long de la côte, la lueur des villages annamites, qui flambent au clair de lune jusqu'au matin.

Autour de ces feux, il doit se passer de curieuses choses. Mais ils sont très lointains, et du bord on ne peut plus rien voir…

II
A TERRE. – DANS LE CAMPEMENT DES MARINS DE « L'ATALANTE ».

NUIT DU 20 AOUT.

Sept heures du soir.

Déjà la nuit. Près d'un petit feu qui brûle par terre, deux officiers de l'escadre sont assis dans des fauteuils dorés, d'une forme asiatique ; – c'est dans l'enceinte d'un fort, sur le sable, au milieu de débris, de tessons, de lambeaux quelconques.

Derrière eux, une tente qu'on a faite à la hâte avec les premières choses trouvées sous la main : vieilles voiles, lambeaux de pavillons jaunes ou de draperies de soie brodée ; le tout soutenu par des lances, des avirons cassés, des bambous, ou des hampes d'étendard bariolées d'or.

Des matelots vont et viennent dans l'obscurité, en maraude pour se composer un souper ; leurs pas ne font pas de bruit sur ce sable, et ils ne causent guère non plus ; c'est une espèce de calme un peu lourd qui s'est fait partout, en eux-mêmes comme ailleurs, à la tombée de cette nuit.

Ces choses presque somptueuses, cette tente et ces lances, ces dorures au milieu de ce désarroi, tout cela prend, avec le soir, un faux air de grandeur. Vaguement tout cela fait songer à des scènes du passé, à des pillages, à des invasions de l'Asie ancienne…

Et les deux officiers qui sont là, dans leurs fauteuils de cour, se communiquent cette impression qui leur est venue ; ils se le disent, en riant d'eux-mêmes, naturellement, en tournant en plaisanterie leur idée, par habitude de toutes les situations et par esprit moderne de tout gouailler. Au fond, ils éprouvent bien ce sentiment-là, qui les charme un peu : veillée dans quelque camp d'Attila ou de Tchengiz… Et le rapprochement est juste, car, si l'époque est changée, les mots aussi, – les faits en eux-mêmes sont restés pareils.

Impossible cependant de continuer gaîment la causerie. On ne sait pourquoi, le silence revient. On pense à toute cette région déjà noire, qui entoure les murs bas du fort, et où sont éparpillés des morts à longs cheveux… Vraiment, ces grandes chevelures rudes donnent à ces cadavres de soldats des physionomies très particulières.

Dans ce silence et ce repos, mille détails vous reviennent en tête ; on a la conception plus nette des choses, on est obsédé maintenant par l'horrible de ce qu'il a fallu faire.

La journée a été rude. On repasse lentement, heure par heure, cette succession de souvenirs.

D'abord, ce débarquement plein d'incertitudes, au petit jour, au milieu des brisants de la plage : les matelots, dans l'eau jusqu'à la ceinture, secoués par les lames, trébuchant, mouillant leurs munitions et leurs armes. Mauvais début. Et puis, tout le monde était arrivé au complet sur le sable, malgré les balles et la pluie de bombettes que des gens invisibles, cachés derrière les dunes, lançaient d'en haut. Vite, on avait commencé à monter et à courir en gardant un silence de mort. Et puis, tout à coup, dans une ligne de tranchée, merveilleusement établie, qui semblait entourer toute la presqu'île, on avait trouvé des gens qui guettaient, tapis comme des rats sournois dans leurs trous de sable : des hommes jaunes, d'une grande laideur, étiques, dépenaillés, misérables, à peine armés de lances, de vieux fusils rouillés, et coiffés d'abat-jours blancs. Ils n'avaient pas l'air d'ennemis bien sérieux ; on les avait délogés à coups de crosses ou de baïonnettes.

Quelques-uns s'étaient enfuis, vers le nord, laissant tomber leurs provisions, leurs petits paniers de riz, leurs chiques de bétel. Et tout cela, qui s'était passé très vite, très vite, en quelques secondes, défilait maintenant, en souvenir, avec une lenteur et une précision de détails qui étaient étranges…

Ensuite le commandant supérieur du corps de débarquement avait donné l'ordre à cette compagnie de l'Atalante de monter tout au bout de la dune et de s'emparer du fort de droite sur lequel flottait le pavillon jaune d'Annam.

On était monté à la course toujours, un peu en désordre ; les matelots lancés y allaient comme des enfants. Puis brusquement ils s'étaient arrêtés, reculant de deux pas… Une nouvelle tranchée remplie de têtes humaines !… Toutes ces figures venaient de surgir à la fois, sous une rangée de chapeaux chinois de forme abat-jour ; leurs petits yeux à coins retroussés regardaient avec une expression fausse et féroce, dilatés par une vie intense, par un paroxysme de rage et de terreur.

C'étaient ceux-ci qu'on avait aperçus de l'escadre, et qu'on avait suivis anxieusement de là-bas, au bout des longues-vues.

Ils ne ressemblaient plus du tout aux pauvres hères de la tranchée basse ; c'étaient des hommes très beaux, vigoureux, trapus ; des têtes carrées, militaires, vraies têtes de Huns, avec des cheveux longs et de petites barbiches pointues à la mongole.

Correctement équipés, portant leur provision de balles dans des petits paniers de jonc passés au bras, comme des ménagères qui vont au marché, ils restaient là, barrant le passage, attendant, ne disant rien, et ne bougeant pas : c'étaient les soldats réguliers d'Annam, – et ils devaient être braves, pour avoir tenu depuis hier sous le feu terrible des obus.

Mal armés, il est vrai ; mais on ne pouvait guère juger cela à première vue : des lances ornées de touffes de poils rouges, des grands coutelas affreux, emmanchés sur des hampes, et des fusils à pierre, la baïonnette au bout.

Un instant d'hésitation et de peur chez ces grands enfants étourdis, – les matelots, – la surprise, sans doute, la surprise de ces têtes jaunes, de ces physionomies jamais vues, et rencontrées là face à face, émergeant de leur fossé de sable.

C'est grave quand cela prend, ces peurs-là. Les hommes d'Annam s'étaient redressés davantage, comme prêts à sortir de leurs trous. L'instant devenait suprême. Ils étaient à peine trente, eux, les premiers montés, en présence de tout ce monde jaune ; les autres restaient encore à mi-côte, trop loin pour les soutenir.

Et précisément, malgré leurs airs de grands garçons et leurs tournures carrées, ces matelots de la section de tête étaient des très jeunes, presque tous des enfants d'une vingtaine d'années, pêcheurs bretons qui avaient quitté leur village au printemps dernier et n'avaient jamais vu pareille fête. – On leur avait parlé des chausse-trapes, des trous garnis de pointes que les Chinois dissimulent sous les pas ; on leur avait même donné des cordes à nœuds, en leur expliquant le jeu de ces pièges et la manière d'en sortir. Et ces choses leur revenaient à l'esprit, avec la tête du commandant Rivière plantée au bout d'une pique, et la mort des prisonniers suppliciés… Oui, ils avaient bien vraiment un peu peur.

Le lieutenant de vaisseau qui commandait cette compagnie de l'Atalante s'était mis à leur crier : « En avant ! » à leur dire très vite une foule de choses pour les entraîner. Il avait avec lui un brave second maître de manœuvre, appelé Jean-Louis Balcon, qui avait déjà guerroyé en Chine, et qui, lui, cherchait à entraîner l'aile gauche par une rapide et bizarre harangue de matelot. – Et les têtes qui regardaient derrière la tranchée écarquillaient leurs petits yeux obliques, hésitant encore, se demandant si le moment était bien venu de se ruer sur ces Français…

Tout cela, qui est très long à dire, n'avait pas duré deux minutes. – Mais, de l'escadre, on avait vu aussi ce mouvement d'hésitation, et on l'avait suivi avec une poignante inquiétude.

Enfin, tout d'un coup, les matelots avaient été enlevés par je ne sais quelle parole meilleure, quel sentiment de rage ou de devoir. Ils s'étaient jetés en avant, tête baissée, avec des cris, contre les gens d'Annam.

Ceux-ci s'étaient attendus à une attaque à l'arme blanche, ayant vu briller les baïonnettes des Français. Mais non, les « magasins » des fusils étaient chargés, et ce fut un « feu à répétition », un de ces feux rapides, foudroyants, des « kropatschek », qui s'abattit sur eux comme une grêle. Ils tombaient en faisant voler du sable, et maintenant ils avaient trouvé eux aussi des voix aiguës pour crier ; ils s'affolaient, ne savaient plus se servir de leurs lances ; cette rapidité de nos armes leur jetait une immense stupeur. Non, ils n'avaient rien imaginé de pareil – des fusils encore plus effrayants et d'un jeu plus mystérieux que les canons d'hier !… Alors ils avaient été pris de cette terreur sans nom des choses incompréhensibles, fatales, contre lesquelles on sent qu'il n'y a rien à faire, et la panique des déroutes avait commencé à les gagner tous comme le feu gagne une traînée de poudre.

Ils fuyaient en criant, se renversant les uns les autres dans leur tranchée étroite. Et les matelots, la petite poignée d'hommes, tout à fait enfiévrés à présent par la fumée, par le soleil, par le sang, couraient après eux, et montaient toujours.

En quelques secondes on était arrivé tout en haut des dunes, devant le fort. Des soldats à têtes de Huns, qui le gardaient, cachés derrière les talus, en étaient sortis par un mouvement brusque, comme des diables qui sortent d'une boîte, et avaient fait feu à bout portant. Par une de ces chances extraordinaires, comme nous en avions ce matin-là, ils n'avaient blessé personne, et tout de suite ils s'étaient sauvés en désordre, gagnés eux aussi par la contagion de la peur.

Alors le lieutenant de vaisseau commandant, aidé toujours du second maître Jean-Louis Balcon, avait arraché le pavillon jaune d'Annam, le pavillon noir du mandarin, et hissé à leur place celui de France. Ce fort était le point culminant de la presqu'île ; on l'avait immédiatement aperçu de partout, ce petit pavillon français ; de la plage et de l'escadre, les matelots, qui étaient à ce moment très expansifs, l'avaient salué par des cris de joie. C'était le premier, flottant sur cette terre de Tu-Duc ; ce n'était rien et c'était beaucoup : – un signe d'espoir, visible là pour toute la petite troupe française, et, pour les autres, le présage de la déroute.

Du haut de ce fort, où les hommes de l'Atalante venaient en courant se grouper, on voyait de loin tout le corps de débarquement, la compagnie du Bayard, l'artillerie, l'infanterie de marine, les matas indigènes se masser sur les dunes pour commencer leur grand mouvement d'ensemble vers les forts du sud. On suivait cela du coin de l'œil ; mais on avait surtout à s'occuper des fuyards de la tranchée, qui redescendaient tous sur l'autre versant de sable, du côté de l'intérieur, de la grande lagune, et qui, à un moment donné, pourraient se grouper pour revenir.

Ils s'étaient réfugiés à gauche, dans un village qui était là, au pied du fort. Un village très riant sous le soleil, avec des maisonnettes blanches bariolées à la chinoise ; avec de beaux arbres exotiques et des jardins fleuris ; avec des pagodes anciennes, aux murs ornés de faïences de mille couleurs, aux toits tout hérissés de monstres.

Oh ! les malheureux fuyards !… L'instant d'après, ce village flambait. Un obus de l'escadre était tombé au milieu, justement dans des cases de paille … Murailles de planches peintes, fines charpentes de bambous, cloisons de rotins à jour, tout cela s'était allumé presque à la fois ; les flammes passaient d'une maison à l'autre, si vite, qu'on n'avait pas le temps de les voir courir.

Au milieu de la lumière matinale, qui était fraîche et bleue, ces flammes étaient d'un rouge extraordinaire ; elles n'éclairaient pas, elles étaient sombres comme du sang. On les regardait se tordre, se mêler, se dépêcher de tout consumer ; les fumées, d'un noir intense, répandaient une puanteur âcre et musquée. Sur les toits des pagodes, au milieu des diableries, parmi toutes les griffes ouvertes, toutes les queues-fourchues, tous les dards, cela semblait d'abord assez naturel de voir courir les langues rouges de feu. Mais tous les petits monstres de plâtre s'étaient mis à crépiter, à éclater, lançant de droite et de gauche leurs écailles en porcelaine bleue, leurs yeux méchants en boules de cristal, et ils s'étaient effondrés, avec les solives, dans les trous béants des sanctuaires.

Les matelots devenaient difficiles à retenir ; ils voulaient descendre dans ce village, fouiller sous les arbres, en finir avec les gens de Tu-Duc. Un danger inutile, car évidemment les pauvres fuyards allaient être obligés d'en sortir et de se sauver ailleurs, à moitié roussis, dans une plus complète déroute.

Pendant ce temps-là, vers le sud, s'accélérait le mouvement combiné des autres troupes françaises ; là-bas comme ici les ennemis fuyaient, et l'un après l'autre, tombaient les pavillons jaunes d'Annam. La grande batterie du Magasin-au-Riz était prise, les villages de derrière brûlaient avec des flammes rouges et des fumées noires… Et on s'étonnait de voir tous ces incendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout ce pays flambait. On n'avait plus conscience de rien, et tous les sentiments s'absorbaient dans cette étonnante fièvre de détruire.

Après tout, en Extrême Orient, détruire, c'est la première loi de la guerre. Et puis, quand on arrive avec une petite poignée d'hommes pour imposer sa loi à tout un pays immense, l'entreprise est si aventureuse qu'il faut jeter beaucoup de terreur, sous peine de succomber soi-même.

Maintenant, au milieu de ces matelots de l'Atalante, qui s'étaient arrêtés en haut des dunes n'ayant plus rien à faire, un fort annamite venait d'envoyer trois boulets, parfaitement pointés, qui, par une rare chance, avaient traversé les groupes sans toucher personne, – et ils y avaient à peine pris garde, les matelots, tant ils étaient occupés à regarder le grand spectacle de la déroute s'achever presque tout seul, à leurs pieds, sur l'étendue chaude des sables…

En effet, l'exode des soldats de Tu-Duc s'échappant du village en feu, ne s'était guère fait attendre. Soudainement on les avait vus paraître, se masser, à la sortie des maisons, hésitant encore, se retroussant très haut pour mieux courir, se couvrant la tête, en prévision des balles, avec des bouts de planches, des nattes, des boucliers d'osier – précautions enfantines, comme on en prendrait contre une ondée. Et puis, ils étaient partis à toutes jambes. On en voyait d'absolument fous, pris d'un vertige de courir, comme des bêtes blessées ; ils faisaient en zigzags, et tout de travers, cette course de la terreur, se retroussant jusqu'aux reins d'une manière comique ; leurs chignons dénoués, leurs longs cheveux leur donnaient des airs de femme. D'autres se jetaient à la nage dans la lagune, se couvrant la tête toujours avec des débris d'osier et de paille, cherchant à gagner les jonques.

Et, dans le village en feu, on en voyait de brûlés, à terre, par petits tas. Quelques-uns n'avaient pas fini de remuer : un bras, une jambe se raidissait tout droit, dans une crispation, ou bien on entendait un grand cri horrible.

A peine neuf heures du matin, et déjà tout semblait fini ; la compagnie du Bayard et l'infanterie venaient d'enlever là-bas le fort circulaire du Sud, armé de plus de cent canons ; son grand pavillon jaune, le dernier, était par terre, et de ce côté encore les fuyards affolés se jetaient en masse dans l'eau des lagunes. En moins de trois heures, le mouvement français s'était opéré avec une précision et un bonheur surprenants ; la défaite du roi d'Annam était achevée.

Le bruit de l'artillerie, les coups secs des gros canons avaient cessé partout ; les bâtiments de l'escadre ne tiraient plus, ils se tenaient tranquilles sur l'eau très bleue.

Et puis, une foule d'hommes vêtus de toile blanche s'était répandue en courant dans les mâtures ; tous les matelots restés à bord étaient montés dans les haubans, face à la terre et criaient ensemble : « Hurrah ! » en agitant leurs chapeaux. C'était la fin.

A l'approche de midi, tous les gens de l'Atalante avaient peu à peu rallié ce petit fort qu'ils devaient occuper jusqu'au lendemain, par ordre du commandant supérieur. Ils étaient très épuisés de fatigue, de surexcitation nerveuse et de soif. Les dunes roses miroitaient d'une manière insoutenable sous ce soleil, qui était au zénith ; la lumière tombait d'aplomb, éblouissante, et les hommes debout ne projetaient sur le sable que des ombres toutes courtes, qui s'arrêtaient entre leurs pieds.

Et cette grande terre d'Annam, qu'on apercevait de l'autre côté de la lagune, semblait un Eden, avec ses hautes montagnes bleues, ses vallées fraîches et boisées. On songeait à cette ville immense de Hué, qui était là derrière ces rideaux de verdure, à peine défendue maintenant, et pleine de mystérieux trésors. Sans doute, on irait demain, et ce serait la vraie fête.

L'heure de dîner était venue, et on avait commencé à s'installer pour faire le plus commodément possible un maigre repas de campagne avec des vivres de bord. Par bonheur, il y avait là, à petite distance, la case portative d'un mandarin militaire en fuite depuis la veille ; une case très vaste toute en bambous et en roseaux, en treillages fins, élégants, d'une légèreté extrême. On l'avait rapprochée, avec ses bancs de rotin, ses fauteuils, et on s'y était assis bien à l'abri contre l'ardent soleil.

Mauvaise surprise : le vin se trouvait court, malgré les ordres formels de l'amiral et du commandant de l'Atalante. C'était à n'y rien comprendre… Tant pis ! on avait mis un peu plus d'eau dans les bidons, et dîné très gaîment quand même.

Ils avaient tous ramassé des lances, des hardes, des chapelets de sapèques, et portaient, enroulées autour des reins, de belles bandes d'étoffes de différentes couleurs chinoises. (Les matelots aiment toujours beaucoup les ceintures.) Ils prenaient des airs de triomphateurs, sous des parasols magnifiques ; ou bien jouaient négligemment de l'éventail et agitaient des chasse-mouches de plumes.

Avec ce peu d'ombre et de repos, le calme s'était fait dans ces têtes très jeunes ; l'excitation passée, ils s'étonnaient naïvement en eux-mêmes d'avoir pu être tout à l'heure des gens qui faisaient la guerre, des gens qui tuaient…

L'un d'eux, entendant un blessé crier dehors, s'était levé pour aller lui faire boire, à son propre bidon, sa réserve de vin et d'eau.

L'incendie du village s'éteignait doucement ; on ne voyait plus que çà et là quelques flammèches rouges au milieu des décombres noirs. Trois ou quatre maisons n'avaient pas brûlé. Deux pagodes aussi restaient debout ; la plus rapprochée du fort, en achevant de se consumer, avait tout à coup répandu un parfum suave de baume et d'encens.

Les matelots maintenant avaient tous quitté leur toit de bambous ; un peu fatigués pourtant, et aveuglés de lumière, ils erraient sous ce dangereux soleil de deux heures, cherchant les blessés pour les faire boire, leur porter du riz ; les arranger mieux sur le sable ; les coucher, la tête plus haute. Ils ramassaient des chapeaux chinois pour les coiffer, des nattes pour leur faire de petits abris contre la chaleur. Et eux, les hommes jaunes qui inventent pour leurs prisonniers des raffinements de supplices, les regardaient avec des yeux dilatés de surprise et de reconnaissance ; ils leur faisaient : « Merci », avec de pauvres mains tremblantes ; surtout ils osaient maintenant exhaler tout haut les râles qui soulagent, pousser les lugubres : « Han !… Han !… » qu'ils retenaient depuis le matin, pour avoir l'air d'être morts.

Il y avait des cadavres déjà bien affreux. Et de grosses mouches à bœufs les mangeaient.

L'apaisement s'était fait partout.

Là-bas, du côté de ce grand fort du Sud où la partie finale avait été jouée ce matin par la compagnie du Bayard, on n'entendait rien non plus. – C'était le campement du capitaine de vaisseau commandant supérieur et, les coups de feu ayant cessé là aussi, c'est que la journée d'action était bien officiellement terminée.

Quelques têtes humaines sortaient maintenant de la lagune, de dessous les vieilles jonques chavirées, regardant, avant de se risquer, si c'était bien vrai qu'on ne se battait plus ; – pauvres effarés, derniers des fuyards qui étaient cachés dans l'eau depuis le matin, et qui suffoquaient.

La chaleur était lourde, orageuse. Les villages éloignés continuaient de brûler sans bruit. Il n'y avait plus que, de temps en temps, quelque agonie d'Annamite, quelque épisode isolé pour rompre la tranquillité de cette soirée, la monotonie de ce soleil chauffant ce sable et ces morts.

Un jeune soldat ennemi, dont la poitrine était percée d'un trou profond, avait osé le premier se traîner jusqu'au campement de l'Atalante. Ayant ouï dire comment on traitait les autres, il était venu pour demander un peu de riz.

Ensuite, il s'était étendu là, aux pieds du lieutenant de vaisseau commandant, devinant une protection, ne voulant plus s'en aller.

Avec beaucoup d'égards et de précautions, on l'avait emporté quand même, et couché ailleurs, parce que sa blessure était bien repoussante : à chaque mouvement de sa respiration, l'air sortait par ce trou, en faisant bouillonner un liquide affreux qui était à l'ouverture.

Pas d'ambulance, pas de « Croix de Genève » en Annam. C'était tout ce qu'on pouvait faire pour eux : un peu de riz, un peu d'eau fraîche, un peu d'ombre, – et puis les laisser mourir, en détournant la tête pour ne pas voir.

Cinq heures.

Un blessé s'était relevé tout à coup, parlant très fort d'un ton prophétique, ayant l'air de dire aux Français des choses qui voulaient être entendues. Alors on lui avait envoyé l'interprète.

C'était une malédiction suprême contre les mandarins militaires qui avaient pris la fuite après les avoir poussés au combat, contre les Esprits des pagodes qui n'avaient pas su les protéger. Il avait dit ensuite que les Esprits des Français étaient supérieurs à ceux d'Annam, et terminé en demandant un peu de vin et de sucre.

Le verre vidé, sa mâchoire était tombée avec un bruit de boîte qui s'ouvre et il était mort, en agitant ses mains comme pour faire par politesse un dernier tchin-tchin.

On avait faim, malgré tout, et il avait fallu s'occuper de dîner, avant la nuit qui arrive tout d'un coup dans ces pays-là.

Alors on avait mandé les boys de Saïgon, qui s'étaient mis tout de suite à fureter dans le village, comme de mauvais petits renards voleurs. En un clin d'œil, ils avaient trouvé du riz, des assiettes, des marmites, puisé de l'eau fraîche, attrapé et plumé des poulets… Tout, ce qu'on leur demandait sortait comme par enchantement de leurs mains. Merveilleux petits domestiques, ils avaient même apporté, pour les deux officiers du fort, de beaux hamacs bleus, en filets soyeux, et ces grands fauteuils dorés dans lesquels ils venaient de s'asseoir, à la tombée du soleil, comme des souverains, – commençant l'un et l'autre à repasser, dans leur tête, calmée, toute la série des scènes du jour…

III

Et maintenant que la nuit est tout à fait venue, ces scènes s'assombrissent dans un demi-rêve. On prévoit qu'elle va être très longue, cette nuit, et assez pénible à passer ; on ne se sent aucun sommeil.

Cette ville de Hué, qui est là, à deux heures de marche, sans que rien révèle sa présence, tout près, enfermée dans ses grands murs, commence, elle aussi, à prendre dans l'imagination des aspects fantastiques. Est-ce qu'on ira demain ?… Cela semble probable. Et on s'en emparera sans doute comme de Thouane-An, bien qu'il y ait des forts le long du chemin et des barrages dans la rivière.

Ville unique entre les villes ; un seul Européen, un évêque missionnaire (1), y a pu pénétrer un jour, mandé par le roi, au moment de la cession de Haï-Phong. Il en a fait des récits étonnants.

[(1) Ceci est écrit en 1883.]

Les portes en sont fermées à tous, même aux gens d'Annam, qui ne franchissent que dans certaines circonstances spéciales les enceintes extérieures, – et qui en sortent plus difficilement qu'ils n'y sont entrés.

Sa forme est un carré parfait ; elle est si étendue qu'il faut plus d'un jour à un homme pour en faire le tour ; – et elle est presque vide. Les étrangers, les travailleurs, les marchands, tout ce qui vit et se remue, est parqué dans ses faubourgs, en dehors de ses interminables murs. Au dedans, elle n'est que l'immense demeure d'un roi invisible ou peut-être mort.

Rien que des palais, des sérails, des parcs et des pagodes ; sans doute des richesses entassées, qui dorment depuis des siècles ; rien que des gens de cour, des mandarins, – bandes ténébreuses qui gouvernent et pressurent ce vieux royaume de poussière.

Cinq enceintes concentriques de murailles, contenant, à mesure qu'on s'approche du centre, des personnages de plus en plus considérables et de plus en plus mystérieux.

Au milieu enfin, ce roi qu'on n'a jamais vu, enfermé comme au fond d'une de ces séries de coffrets chinois qui s'emboîtent les uns dans les autres, indéfiniment. Il arrive, dit-on, que quelque garde du palais, pris de curiosité, risque sa vie pour apercevoir par une porte, par une fenêtre ouverte, ce vieux visage de roi, aussi mortel que celui de Méduse ; – s'il y parvient et qu'on le sache, sa tête est aussitôt coupée.

Cette ville, paraît-il, est gardée par un charme. « Quand les Européens y pénétreront, dit un proverbe ancien, le ciel tombera. »

Cela vaut bien qu'on risque l'attaque, et la journée de demain préoccupe l'imagination.

Huit heures du soir.

Il est temps de descendre faire une première ronde de nuit dans le village ; des sections d'artillerie et d'infanterie qui y sont campées relèvent de l'autorité du fort.

On se met en route, les armes chargées. Le fanal de ronde, qui ouvre la marche porté par un matelot, est une exquise petite lanterne chinoise d'un travail ancien, qu'on a prise dans une pagode.

La ronde descend, les pieds glissant dans le sable. On sent des odeurs de brûlé, voici le village : des brasiers rouges exhalant des fumées puantes ; des porcs qui grognent, en furetant de la tête parmi les décombres et les morts ; des poules et des pintades effarées, qui cherchent où se percher pour dormir. Malgré soi on évite les fouillis obscurs, on passe au large de peur des cadavres.

Voici l'horrible : « Han !… Han !… qu'on avait commencé à oublier, – le son d'une voix creuse qui râle ; et des mains se tendent, suppliantes, essayant de faire tchin-tchin. – Ils sont même beaucoup là, par terre, qui appellent ; il faut s'arrêter pour les faire boire, et les bidons des braves rondiers y passent entièrement.

Une grande construction restée debout, dans laquelle des ombres paraissent s'agiter auprès d'un feu ; – au-dedans, des murailles dorées, une voûte dorée, une profondeur d'église, et une magnificence de sérail. C'était une pagode du roi. – Elle est pleine de soldats d'infanterie de marine qui causent, vont et viennent en fumant ; ils brûlent, pour cuire leur soupe, des fauteuils d'une élégance très recherchée, recouverts d'une fine couche de laque et d'or.

Nuit épaisse et lourde. – Encore des maisons brûlées, – des cadavres. Des tas informes, des moitiés de têtes roussies essayant de se soulever, des mains qui remuent. La petite lanterne chinoise éclaire ces choses au passage…

Et puis, encore une pagode, moins grande celle-ci, semblant très antique ; une vieillerie curieuse, avec des diables qui s'enchevêtrent sur le toit, des monstres de porcelaine qui grimacent à l'entrée.

Des Bouddhas de jaspe, des dieux et des déesses en bois doré gisent près de la perte, cassés, les jambes en l'air, sans tête ; on en a sans doute emporté beaucoup, et ceci semble le rebut d'un rapide triage. – Un feu est au fond, brûlant assez mal, faisant danser des lueurs sur les dorures anciennes, sur les inscriptions de nacre, sur les faïences ; c'est la cuisine de quatre soldats qui se sont installés pour faire bouillir un porc. Plusieurs éditions du groupe mystique du Héron et de la Tortue traînent par terre ; et même un de ces grands hérons brûle sous la marmite, avec d'autres débris de sculpture, couché en travers du feu, tenant raides ses longues pattes laquées de rouge et son dos doré.

Ces quatre hommes qui sont là rient très fort, échangent des plaisanteries faubouriennes, avec un mauvais accent parisien ; on devine des rouleurs de barrière, que le hasard s'est chargé de réunir autour de ce souper. Un peu plus loin, d'autres ont ramassé une toute petite fille, bébé de quatre ou cinq ans, légèrement blessée à la jambe. Ils l'ont pansée, couchée le plus douillettement possible, ils la soignent avec une sollicitude extrême. Elle dort, confiante, au milieu d'eux ; ses yeux tirés vers les tempes lui donnent la figure d'un petit chat jaune très gentil et très câlin.

Ils l'avaient d'abord couchée toute nue pour qu'elle fût plus à l'aise par cette grande chaleur ; mais ils viennent de décider en conseil qu'il faut lui couvrir le ventre, de peur qu'elle ne prenne la colique, avec la mauvaise humidité de la nuit ; – et l'un d'entre eux donne sa ceinture.

Pauvre petite abandonnée, qu'est-ce qu'ils vont pouvoir en faire ? On ne leur permettra pas de l'emmener : et alors, qu'est-ce qu'elle deviendra, toute seule, quand ils seront partis ?

Maintenant il faut remonter au fort ; – s'asseoir dans le grand fauteuil doré, ou se coucher dans le hamac bleu que les boys ont suspendu ? – Plutôt le fauteuil, pour mieux voir autour de soi.

Nuit de plus en plus obscure. On sent qu'on est dans un endroit élevé, à cause des étendues de noir qui se déploient partout, avec des feux lointains d'incendies ou de campements.

Les matelots ont été sages. Plusieurs se sont déjà couchés tranquillement dans la maison du mandarin militaire. D'autres restent assis, très silencieux et songeurs, écœurés maintenant d'avoir dû charger à la baïonnette, de se voir du sang sur leurs habits de toile, et attendant le jour avec impatience pour aller laver cela « à l'eau douce ».

Il y en a qui veulent déjà souper, par enfantillage, à peine remis de leur grand dîner ; ils ont encore été faire razzia du côté de certaine flaque d'eau où tous les poulets et les canards échappés du feu se sont réunis comme pour un dernier conciliabule d'oiseaux. Ils en ont mis une douzaine à bouillir, avec un petit porc, dans une marmite énorme, sur un feu de bambous.

Une détonation, et tout s'éparpille ! La marmite saute en l'air, vole en éclats ; la sauce retombe en pluie. – Pour s'expliquer la chose ils visitent le reste de ces bambous, pris tout à l'heure chez le mandarin : ce sont des étuis à poudre, pleins jusqu'au bord. Cela les fait rire, et ils vont se coucher.

Le silence augmente, et les brisants de la grande plage commencent à faire entendre leur bruit.

De temps à autre, « pan pan pan pan », comme disent les boys de Saïgon : – une sentinelle qui s'est figuré entendre marcher, et qui, effarée, dans un demi-sommeil, a tiré à coups précipités sur quelques fantômes de son rêve.

Ou bien un râle caverneux, qui monte d'en dessous des murs ; toujours le « Han ! Han !… » prolongé en plainte déchirante : quelqu'un qui meurt. On se bouche les oreilles pour ne plus entendre.

La houle du large doit être forte ce soir, car ces brisants font un bruit qui augmente. Ce matin déjà, les canots avaient peine à accoster la plage ; ils ne le pourraient plus du tout ce soir, et, en cas de surprise, de déroute, le rembarquement serait impossible.

On écoute avec un peu de mélancolie le grondement sourd de ces lames qui coupent maintenant toute communication avec l'escadre, avec le monde européen ; – on songe qu'on n'est qu'un tout petit nombre d'hommes, ne tenant là que par toute l'épouvante qu'on a jetée. – Et cela semble bizarre, à la réflexion, d'être venu ainsi impudemment se camper au milieu d'un pays immense, en s'entourant de morts pour faire peur.

Huit heures et demie.

Une lueur rapide, un grand bruit qui fait tressauter : un coup de canon à mitraille, parti d'en bas, du village. – Alerte ! on crie : « Aux armes ! »

Ce sont les tirailleurs qui ont cru voir au milieu de la lagune, sur les luisants noirs de l'eau, de grandes jonques apparaître en silhouettes.

Après tout, peut-être venaient-elles parlementer.

On ne les voit plus. – Encore le silence.

Neuf heures.

Au même point plusieurs jonques apparaissent à la file, illuminées tout à coup par un feu clair, à long jet de flamme, qui brille à l'avant de l'une d'elles.

Encore alerte et aux armes ! Ces jonques viennent de la grande terre, de la direction de Hué.

Et puis on s'arrête. Il y a le pavillon parlementaire blanc au-dessus de ce feu, allumé là sans doute pour le faire bien voir. – Il faut descendre sur la plage avec l'interprète, pour recevoir cette ambassade et donner l'ordre aux sentinelles de la laisser aborder.

Elles s'approchent lentement, les jonques, comme hésitantes, ayant peur : elles arrivent, avec leur tournure de gondole vénitienne, portant haut leur dôme central et leurs pointes arquées. Elles marchent sans bruit, à la godille, avec ce petit trémoussement qui est particulier à ce genre d'allure. Une voix, qui semble bien française, interroge :

– Voulez-vous recevoir les parlementaires de la cour de Hué, qui viennent demander la paix ?

On répond :

– Oui !

Et elles accostent. Des torches improvisées, des morceaux de bois qu'on brûle, éclairent ce débarquement de gens étranges.

D'abord des gardes de la cour d'Annam, vêtus de bleu sombre, avec de larges cols bordés de rouge. On les trouve bien un peu nombreux pour une simple ambassade, mais c'est probablement une question d'étiquette, et d'ailleurs ils sont sans armes.

Et puis on voit sortir de grands brancards d'or, somptueux, terminés en figures de monstres ; et des parasols d'or, ouverts en pleine nuit, et des baldaquins, et des hamacs… Cela semble un déballage de féerie.

Toutes ces choses, s'organisent méthodiquement sur le sable. Les gardes mettent sur leurs épaules les brancards d'or, y suspendent les hamacs bleus, puis les recouvrent de baldaquins et de rideaux – en tout, quatre palanquins complets, – dans lesquels montent, avec des airs de mystère, des personnages qu'on ne peut apercevoir. Quatre porteurs de parasols se précipitent, comme pour les abriter contre des rayons imaginaires, et enfin le cortège s'ébranle. Avec toute une suite silencieuse, il se dirige vers l'homme qui représente à ses yeux la guerre, l'invasion, l'extrême terreur : le lieutenant de vaisseau commandant le fort.

Celui-ci attend, à quelque cent pas, debout, près d'un feu de branches attisé pour le mettre en lumière ; en tenue de campagne, lui, poudreux et déchiré, sali de terre et de fumée, incorrect et un peu moqueur, devant une si cérémonieuse ambassade.

A deux pas de lui, le premier parasol s'abaisse, le premier palanquin s'arrête, et les rideaux s'ouvrent…

IV

On s'attendait à en voir descendre quelque grand personnage asiatique. Mais non, c'est une tête européenne, très pâle, qui se soulève sur le hamac à franges bleues ; la voix, absolument française, a cette lenteur douce, un peu onctueuse, des gens d'église ; l'homme est vêtu d'une soutane violette ; l'anneau pastoral brille à son doigt, et il tend d'abord sa main, pour recevoir un baiser qu'on ne lui donne pas.

– Monsieur, je suis l'évêque missionnaire de Hué. J'accompagne les parlementaires. Voulez-vous recevoir le ministre du roi ?

En même temps, le bras d'un des invisibles personnages entr'ouvre les rideaux du second palanquin et présente une lettre dont l'adresse est mise en français d'une écriture très courante (celle de l'évêque sans doute) :

« A Monsieur le Commissaire général civil, ou, en son absence, à Monsieur le Contre-Amiral commandant en chef. »

Assurance est donnée à monseigneur qu'il sera traité avec les plus grands égards, lui et les personnes qu'il accompagne. Mais il est prévenu, en même temps, que les lois de la guerre, et celles aussi de la plus simple prudence, obligent à le conduire au fort sous escorte armée ; il y sera gardé courtoisement jusqu'au retour du sous-officier qui va aller là-bas, au quartier général (fort du Sud), porter la lettre parlementaire et prendre les ordres supérieurs.

Alors une bande de matelots vient, sur un signe, envelopper l'ambassade entière, et le cortège, reprenant sa marche à la lueur des torches, se met à gravir, dans un silence de mort, la pente raide des sables.

Ces torches, de temps en temps, éclairent quelques cadavres effondrés, les mains en l'air, en travers du chemin, ou bien quelque mourant qui se met à pousser son râle horrible, à tue-tête, en tendant ses bras vers les gens de cour. Mais ceux-ci passent sans oser se retourner, tremblants et hébétés par la peur.

On s'arrête en haut dans le petit campement de l'Atalante.

Alors tous les parasols dorés s'abaissent et les porteurs s'accroupissent. Les rideaux des palanquins s'agitent comme pour s'ouvrir ; les invisibles personnages vont paraître ; et les matelots, curieux de leurs figures, font cercle, attisent les bambous pour mieux voir.

D'abord, monseigneur, qui met pied à terre péniblement, l'attitude affaissée. Son vicaire descend après lui. – Et enfin, les deux personnages d'Annam, ministre et secrétaire d'Etat.

Ils tremblent très visiblement, ceux-ci et se serrent contre l'évêque.

Ils sont vêtus, avec une extrême simplicité, de tuniques à la chinoise, uniment noires, fermées par des brandebourgs et des boutons de jaspe rose ; ils portent petite barbiche rare et pointue, comme Attila ; et leurs longs cheveux de femme sont relevés négligemment sur la nuque en un chignon à l'antique. L'un et l'autre parfaitement distingués d'ailleurs, dans toute leur personne ; des figures fines et des mains petites de patricien, avec des ongles invraisemblables, effilés en griffes.

Le ministre s'appuie sur l'épaule d'un courtisan étrange, de sexe ambigu, qui s'est précipité pour l'aider à descendre : vêtu de noir comme son maître, les cheveux partagés au milieu en deux nattes très longues, la taille mince et svelte, la figure efféminée et jolie. On dirait d'abord une jeune fille en costume d'homme. Mais c'est un jeune garçon, paraît-il.

Alors on songe à ces « enfants asiatiques » que les raffinés du Bas-Empire latin faisaient venir à grands frais et attachaient à leur personne comme choses de mode et de luxe. Sans doute cet Extrême Orient immobilisé, si vieux avant notre ère, n'a pas changé depuis l'époque romaine.

Les boys de Saïgon, qui sont eux aussi des « enfants asiatiques », seraient très utiles en ce moment pour improviser, faire sortir de terre, un souper présentable à l'ambassade qui semble épuisée par les émotions et le voyage. Mais ils ne sont plus là. Ils ont été expulsés du campement des matelots à la tombée de la nuit, par mesure d'ordre, et s'en sont allés dormir on ne sait où. Un peu d'eau et de vin, un peu de thé et de riz, c'est tout ce qu'on peut offrir à ce ministre et à monseigneur, qui l'acceptent.

Maintenant les deux prêtres, les deux officiers français et les deux grands d'Annam, ayant à leurs pieds « l'enfant asiatique », sont assis fort tranquillement, comme des amis, sur les bancs légers du mandarin militaire.

La conversation commence, un peu lente, embarrassée. – C'est monseigneur qui traduit, et, sa voix traînante dénote une fatigue excessive. Il dit la consternation qui règne dans Hué, la stupeur, la contagieuse épouvante, causées par nos canons énormes, par nos fusils à longue portée, par nos feux rapides.

Et puis il ajoute, plus bas, que son rôle, à lui évêque, est naturellement tout à fait officieux. En venant ce soir, il n'a fait que céder aux sollicitations de la cour d'Annam ; la terreur était telle que, sans lui, les parlementaires n'auraient pas osé se présenter au camp des Français.

Au milieu de l'enceinte du fort, se tient la suite silencieuse de l'ambassade ; gens de cour ou simples gardes accroupis pêle-mêle dans le sable, serrés les uns contre les autres, accablés, comme à l'approche de leur dernière heure. Et les brancards magnifiques qui gisent par terre, les dorures des grands parasols, jettent leur note d'Asie sur ces groupes muets.

La nuit est moins épaisse ; les nuages obscurs qui, au coucher du soleil, s'étaient tendus comme un velum, commencent à se déchirer, laissant paraître des trouées claires pleines d'étoiles.

Les matelots, qui se sont réveillés tous pour voir entrer ces palanquins et ce cortège, sont assis maintenant alentour sur les murs bas du fort ; ils fument et ils causent en sourdine. Par-dessus leurs têtes on voit les étendues noires, redevenues si tranquilles avec la nuit. Du côté de l'ouest, il y a toujours, dans les lointains, des brasiers rouges qui sont les restes des villages. – A l'est, cette grande plaine unie qui semble de marbre bleuâtre, c'est la mer de Chine ; elle commence à luire par places, reflétant les trouées et les étoiles d'en haut… !

… Voici une fois de plus le « Han !…Han !.. » qui monte de la plage, horriblement prolongé. Encore un qui meurt ! Malgré soi on fait silence tant que dure ce râle, et les gens d'Annam frissonnent.

Et puis on voit, tout au ras de l'horizon, monter le gros disque rouge de la lune, qui étend sa traînée lumineuse sur l'immensité des eaux. Dans un moment il va faire très clair.

Peu à peu, dans le petit groupe parlementaire, la conversation devient plus animée, plus cordiale. Le ministre offre ses longues cigarettes d'Annamite, roulées en cornets minces, qu'il a apportées toutes faites dans un coffret ; il paraît prendre confiance en les voyant acceptées.

Le langage de ce pays semble toujours une suite de consonances incertaines, nasillardes, entrecoupées en monosyllabes un peu haletants, et où revient à courts intervalles quelque chose comme le miaou des chats. Tout cela pourtant a une signification, parait-il, car monseigneur traduit une foule de choses fort gracieuses que les pauvres vaincus se croient obligés de dire.

Vers dix heures et demie, arrive du fort du Sud le capitaine de frégate L…, accusant réception de la lettre de paix et apportant les ordres supérieurs : on mande tout de suite au quartier général l'ambassadeur et l'évêque qui pourront amener leurs secrétaires ; quant aux gens de leur suite, ils devront rester au fort de l'Atalante, sous la surveillance du lieutenant de vaisseau commandant qui est prié de les faire coucher au milieu de ses matelots.

Très vite, les beaux brancards se remontent, les hamacs, les rideaux s'arrangent ; les quatre personnages prennent congé, et leurs palanquins s'éloignent, au pas rapide et cadencé des porteurs. La lune, encore très basse, les éclaire d'une lumière chaude ; on les regarde se perdre dans le lointain, sur les sables roses, toujours avec leurs parasols dorés, leur air de personnages de féerie.

Au campement on s'agite, on s'organise définitivement pour dormir.

Mais les hommes jaunes ont peur, à présent que l'évêque et leur chef sont partis. Avant de se coucher parmi les marins, ils éprouvent le besoin de cimenter leur amitié avec eux, de l'affirmer par mille témoignages aimables. Alors ils leur font à tous de longues politesses, des révérences annamites à ressort, de cérémonieux tchin-tchin à mains jointes, des shakehand à n'en plus finir. Et les matelots, très saisis en présence de tant de belles manières, rendent les saluts et les poignées de main, en étouffant des envies de rire ; ils s'étonnent beaucoup de rencontrer des gens de cour si obséquieux et de leur sentir les ongles si longs.

Avant minuit, tout le monde est à peu près casé, couché, endormi, – les sentinelles exceptées.

Les deux officiers, restés sur leurs fauteuils de mandarins, ne dorment pas encore, eux non plus.

La lune a beau répandre sa belle lumière nette ; les nuages ont beau s'en aller ; le ciel, redevenir pur et splendide, rien de tout cela n'égaye cette nuit de veille. On recommence à distinguer comme en plein jour les fumées des villages qui brûlent ; sur les sables clairs on voit les morts qui dessinent des taches noires, – des croix, quand leurs bras sont étendus. Et les brisants font toujours leur bruit, qui donne cette même impression d'isolement, de séparation du reste du monde, sur cette terre d'Annam.

Alors tout à coup l'affreux « Han !…Han !… » s'exhale encore, et cette fois on l'entend venir de tout près, de par terre, presque de dessous les fauteuils, en même temps que de vrais bras se tendent pour tout de bon, cherchent à vous enlacer les genoux… – C'est le blessé de ce soir, le pauvre garçon à la poitrine percée, qui est encore revenu, qui s'est traîné et introduit là, Dieu sait comment !

On n'ose plus le faire emporter ; on lui donne une couverture, du vin à boire, tout ce qu'il veut ; mais il est bien ennuyeux de s'obstiner ainsi à reparaître ; puisque l'on ne peut rien pour le sauver, il devrait bien mourir.

L'air, le vent sont chauds, lourds ; il y a une senteur douceâtre et énervante de plantes tropicales, de fleurs de dunes. – Et puis autre chose encore, un mélange à la fois fétide et musqué qui est particulier aux villages, aux gens, aux objets de ce pays. Les matelots disent : « Ça sent le chinois », et c'est tout ce qu'on peut dire de mieux. Voilà : « Ça sent le Chinois » ; c'est caractéristique et indéfinissable.

… Tout à coup une première bouffée de cimetière vient se mêler à toutes ces étrangetés d'odeurs… Les cadavres, qui commencent à se faire sentir !… – En effet, il aurait fallu les éloigner avant la nuit ; on aurait dû y songer, en voyant, au coucher du soleil, les premiers oiseaux noirs s'assembler. Mais on comptait faire faire demain cette besogne par les prisonniers, on ne pensait pas que la décomposition viendrait si vite.

… Une seconde bouffée monte, écœurante, horrible… et jusqu'au matin cela va certainement augmenter très vite, devenir intolérable. Que faire ?… Réveiller les matelots, déjà si fatigués ?… On hésite entre l'horreur d'aller remuer ces corps la nuit, et le malaise sombre que cause leur voisinage. Une lassitude vous cloue sur place ; une espèce de mauvais sommeil finit par arriver, plein de rêves, hanté par des contorsions, des grimaces, de vilaines singeries de morts…

JOURNEE DU 22 AOUT

A six heures, le soleil est là, jetant d'un seul coup, à son lever rapide, sa grande lumière magnifique et son extrême chaleur. Alors les visions de la nuit s'en vont ; les choses reprennent leurs proportions vraies.

La tente où l'on a dormi est remplie de rayons. On voit briller les hampes dorées, les lances de pagode qui soutiennent les toiles tendues ; mais ces toiles sont souillées et sordides.

Dehors, tout le campement s'éveille. Les Annamites, en s'étirant, soupirent à la pensée qui leur revient de leur défaite et de leurs terreurs d'hier. Ils secouent leurs robes bleues, – qui sont fanées, – tordent leurs longues chevelures, rajustent leurs chignons comme des femmes. Et il y a déjà plusieurs feux allumés sur le sable ; ce sont les matelots qui ont voulu dès l'aube recommencer leurs grandes cuisines de poulets.

Là-bas, la terre d'Annam paraît très belle et un peu étrange à cette heure matinale. Les hautes montagnes dessinent en l'air leurs cimes violettes ; elles paraissent plus dentelées que nature, comme dans un paysage que des Chinois auraient peint. Les plaines boisées sont de cette teinte fraîche et éclatante qui est particulière aux Tropiques. Et on aperçoit le mirador de Hué, – celui du palais royal, – qui domine ces lointains verts…

Le blessé à la poitrine crevée est mort pendant la nuit ; il est allongé tout raide, bouche béante au soleil. – Autour du fort, naturellement, les cadavres sont toujours là, dans leurs poses de la veille. Et, comme si on en manquait, la mer a même rapporté tous ceux qu'on lui avait jetés hier ; ils sont le long de la plage, baignés dans l'écume blanche des lames, avec leurs mains en l'air toujours, – et tous ballonnés, ressemblant à de gros magots ventrus. Il va falloir décidément creuser de grands trous pour y mettre tout ce monde.

Est-ce qu'on marchera aujourd'hui sur Hué, – est-ce qu'on franchira les grands murs mystérieux ? – Sans doute non ; cette ambassade arrivée cette nuit aura signé n'importe quoi, par peur de nous voir venir dans la ville, dans les palais, – et le vieux proverbe d'Annam aura raison encore une fois.

Auprès, autour du campement, ce sont toujours les sables étincelants et chauds, contrastant avec la rive verte de l'intérieur ; et puis les ruines, les débris de tout ce que le feu a détruit hier. Deux pagodes restées debout montrent, avec des aspects méchants, leurs cornes, leurs griffes, toutes leurs diableries de faïence. Et les cocotiers du village, qui étaient si frais, ont passé au noir ; ils sont plantés au milieu de ce désarroi comme de vieux plumeaux roussis.

Vers sept heures, le bruit très éloigné d'une fusillade. Ce sont les troupes françaises campées au fort Circulaire qui viennent de traverser la rivière de Hué dans les canots de l'escadre et s'avancent sur les sables de la rive Sud. A la longue-vue on suit dans le lointain les mouvements de ces rangées de petits pygmées noirs qui sont des matelots et des soldats ; on les voit s'emparer sans coup férir de deux ou trois forts que les ennemis ont abandonnés dans la grande panique d'hier, – et le pavillon aux trois couleurs est hissé partout.

Ce doit être la fin des fins, et sans doute on ne se battra plus.

Journée lourde, longue, monotone, accablée de chaleur, pénible à passer.

On enterre les morts. Il y en a encore plus qu'on ne croyait. Le rapport officiel annamite en accuse douze cents, et ce doit être le compte. On les jette en bloc dans de grands trous. Les prisonniers font cette besogne, surveillés, baïonnette aux reins, par les sergents des troupes indigènes de Saïgon.

Les matelots, qui sont très altérés aujourd'hui, puisent de l'eau aux citernes ; mais c'est de l'eau boueuse, et de plus elle est musquée comme toutes les choses de ce pays. Les prisonniers expliquent qu'on l'a apportée de la grande terre dans des outres de bique où elle a pris cette odeur, et qu'elle n'en a pas moins un fort bon goût.

Tout de même, en cas de poison, les matelots qui se méfient imaginent de la filtrer. Et voilà les grands chapeaux chinois, – qui faisaient déjà de merveilleux entonnoirs pour vider le vin dans les bidons, – requis pour ce nouvel emploi. (Le sable en est semé, de ces grands chapeaux coniques en forme d'abat-jour, tombés dans la déroute). On met dedans, au fond, un peu de charbon pilé, puis on les remplit d'eau, et bientôt, par la pointe, coule un petit filet clair qui n'est pas trop mauvais à boire.

Trois heures de l'après-midi.

L'ambassade traverse de nouveau le campement, revenant du quartier général. Elle passe sans s'arrêter, ramasse son escorte, descend, au pas gymnastique, vers la lagune, puis s'embarque dans ses jonques. Et pendant tout ce défilé rapide, les grands parasols asiatiques bariolés d'or se tournent, s'élèvent ou s'abaissent suivant les rayons du soleil, manœuvrés avec une rare précision par leurs porteurs.

Cette fois les palanquins sont restés fermés. Monseigneur seul a entr'ouvert ses petits rideaux, pour saluer de la main et annoncer que le traité de paix est accepté avec ses clauses les plus dures : on se dépêche le plus possible, pour le porter ce soir même à la signature du roi d'Annam…

Allons, le vieux proverbe a dit vrai, et les grands murs de Hué vont garder leur mystère…

Le vent est à la paix décidément. Au coucher du soleil, deux mandarins arrivent au fort, un peu tremblants, mais empressés et obséquieux, avec des airs d'humilité sournoise ; faisant de beaux tchin-tchin, distribuant à tout le monde des poignées de main qui s'embarrassent dans les plis de leurs manches-pagodes, dans la longueur de leurs ongles.

Leurs robes sont en gaze de soie bleu-marine, à grandes rosaces brochées, – avec des devants d'un bleu plus pâle, comme ces gilets qui ont été de mode pour les femmes en France.

Ils sont venus nous amener un convoi de bœufs, de porcs, de bananes, d'eau fraîche, de toutes sortes de choses fort bonnes, qui vont être les bienvenues.

Ils apportent aussi des nouvelles à sensation : il paraîtrait que le roi en personne, l'invisible, l'inconnaissable, est monté hier dans son grand mirador, qu'on aperçoit là-bas, pour regarder le bombardement et l'escadre. Il est vrai, on avait répandu dans la ville de rigoureuses menaces de mort contre qui oserait lever les yeux vers cette tour, et toutes les maisons, toutes les fenêtres s'étaient fermées avec terreur. Mais, dans les grands faubourgs habités par les Européens et les marchands, on aurait pu avec des lunettes l'apercevoir, et ce fait est vraiment un signe des temps, une chose sans précédent dans l'histoire de l'Annam.

Neuf heures du soir.

L'ordre arrive du quartier général, de faire rembarquer les marins demain matin à la première heure…

C'est fini, ce petit rêve de conquête. On laissera les forts sous la garde de l'infanterie de marine et de la Vipère.

Les matelots, très désappointés, se répandent dans le village incendié pour ramasser dans les décombres mille petits souvenirs qu'ils désirent emporter ; avec des lanternes, ils font parmi les débris des choix très extraordinaires, se lamentant beaucoup de n'avoir pas été prévenus plus tôt, de n'avoir pas pu trier tout cela au jour. Ils ne s'endorment que fort tard, quand ils ont préparé tous leurs petit paquets et chanté plusieurs chansons.

V

LE 22 AOUT

Vers huit heures, par une matinée splendide, sur une mer étincelante, les canots très chargés qui ramènent les matelots, leurs armes, leur bagage, accostent les bâtiments de l'escadre.

Les autres, les moins heureux, ceux qui ont gardé le bord, attendent près des coupées pour voir ce retour : – ils rentrent avec des airs de conquérants, étalant de belles ceintures, portant des chapeaux de Chinois, des lances, des pavillons jaunes ou noirs au bout de hampes dorées ; ayant des coups de soleil, tous très noirs et mourant de soif.

Et puis, les uns ont ramassé des théières en vieux Chine, des assiettes à fleurs, des bouddhas, ou bien encore des hérons mystiques, oiseaux de pagodes qui perchent sur des tortues.

Et d'autres, les pratiques, les gourmets, rapportent des poules dans des cages pour les faire cuire à bord, – même de petits porcs vivants, passés en bandoulière sur leur dos, attachés par les pattes et poussant des cris affreux.

On est tout à la joie de ce grand succès rapide ; les nouvelles des journées douteuses du nord – au bord du fleuve Rouge – ne sont pas encore connues, et on se figure la paix immédiate, suivie bientôt du départ, du retour en France. Au souper, différents plats non prévus par le règlement circulent aux tables de l'équipage, avec des vins qui viennent de chez les officiers. Il y a même ensuite, au coup de neuf heures, un certain cortège qui s'organise et défile en se courbant sous les hamacs. Alors ceux qui dorment déjà s'éveillent en sursaut, et se penchent effarés pour voir ce qui passe au-dessous d'eux : – des grands chapeaux pointus, un défilé de Chinois ! !… les uns dans des robes mandarines, de coupe officielle, en soie noire, étriquées, trop étroites, ayant craqué aux épaules ; d'autres tout nus, portant simplement, – pour se donner l'air qu'il faut – une lance, un héron mystique, ou bien un bouddha.

Pas un mort à regretter, personne de moins à l'appel, pas la plus petite place vide ; – alors, la chose finit d'une manière absolument joyeuse.

Et demain, l'escadre doit se séparer, pour assurer différents services de ravitaillement et de blocus…