Une douce chaleur pénétra mon être. Puis je sentis dans toutes mes veines quelque chose qui me travaillait et me picotait étrangement ; ce sentiment prit en moi la netteté d’une idée, mais ma personnalité était divisée en une centaine de fragments. Chaque partie, s’agitant pour son compte, avait sa propre conscience de l’existence, et c’est en vain que la tête commandait aux membres, qui, comme des vassaux infidèles, ne pouvaient pas se grouper sous son autorité. Alors les idées des diverses parties se mirent à tourner comme des points lumineux, toujours plus vite, toujours plus vite, de manière à former un cercle de feu, qui devint plus petit à mesure que la vitesse augmentait, de telle sorte que finalement il sembla n’être plus qu’une boule de feu immobile. Il en sortait des rayons d’un rouge ardent, qui se mouvaient dans un jeu de flammes colorées.
« Ce sont mes membres qui se meuvent, maintenant je me réveille. »
Ainsi pensai-je avec netteté ; mais au même instant une douleur brusque me fit tressaillir et le son clair d’une cloche battit à mon oreille.
« Fuir, toujours plus loin ! Toujours plus loin ! » m’écriai-je à haute voix, en voulant me lever aussitôt, mais je tombai sans force à la renverse.
Ce n’est qu’alors que je pus ouvrir les yeux. Les sons de cloche continuaient à se faire entendre ; je crus être encore dans la forêt, mais quel ne fut pas mon étonnement lorsque j’examinai les objets qui étaient autour de moi, ainsi que moi-même. J’étais étendu sur un matelas bien rembourré, dans une haute chambre très simple, et je portais l’habit de capucin. Quelques chaises d’osier, une petite table et un pauvre lit étaient les seuls autres objets qu’il y eût dans la chambre. Je compris que j’étais resté longtemps sans avoir repris mes esprits et que, d’une manière ou de l’autre, lorsque j’étais encore inanimé, on avait dû me transporter dans un couvent qui recevait des malades. Peut-être mon costume était-il déchiré, et c’est pourquoi l’on m’avait donné provisoirement un froc. Il me sembla que j’avais échappé au péril qui me menaçait. Ces idées me tranquillisèrent tout à fait et je résolus d’attendre ce qui se passerait ensuite, car je pouvais prévoir que l’on viendrait bientôt voir le malade. Je me sentais très fatigué, mais je ne souffrais pas du tout.
J’étais ainsi depuis quelques minutes à peine, ayant complètement repris connaissance, lorsque j’entendis des pas, qui s’approchaient comme en suivant un long couloir. On ouvrit ma porte et j’aperçus deux hommes, dont l’un était habillé en laïque, mais dont l’autre portait l’habit des frères de la Charité. Ils vinrent à moi sans parler ; celui qui portait un vêtement laïque me regarda fixement dans les yeux et il sembla très étonné.
« Je suis revenu à moi, monsieur, fis-je avec une voix faible. Loué soit le ciel qui m’a rendu à la vie… Mais où est-ce que je me trouve ? De quelle façon suis-je venu ici ? »
Sans répondre, le laïque se tourna vers l’ecclésiastique et, lui parlant en italien, il dit :
« C’est vraiment extraordinaire ; le regard est tout autre, la parole est nette, seulement fatiguée… Il doit avoir eu une crise d’une espèce particulière.
– Il me semble, répondit l’ecclésiastique, il me semble que la guérison ne peut plus être douteuse.
– Cela dépend, poursuivit le laïque, cela dépend de la façon dont il se comportera pendant les jours qui vont suivre. Ne comprenez-vous pas assez l’allemand pour lui parler ?
– Malheureusement non, répondit l’ecclésiastique.
– Mais je comprends et je parle l’italien, fis-je ; dites-moi où je suis et comment je suis venu ici. »
Le laïque, qui, à ce que je pus remarquer, était médecin, parut joyeusement surpris.
« Ah ! s’écria-t-il, ah ! c’est très bien. Vous vous trouvez, mon révérend, dans un endroit où l’on s’occupe uniquement de votre bien, de toutes les façons possibles. Vous fûtes porté ici, il y a trois mois, dans un état très critique. Vous étiez très malade, mais, grâce à nos soins et à notre vigilance, vous paraissez vous trouver sur la voie de la guérison. Si nous avons le bonheur de vous guérir complètement, vous pourrez continuer en paix votre route, car, à ce que j’ai appris, vous vouliez aller à Rome.
– Suis-je donc venu chez vous, demandai-je encore, vêtu de l’habit que je porte ?
– Mais oui, répondit le médecin. Cependant, cessez vos questions ; ne vous inquiétez pas, vous saurez tout ; le soin de votre santé est maintenant le principal. »
Il prit mon pouls ; l’ecclésiastique était pendant ce temps allé chercher une tasse, qu’il me présenta.
« Buvez, fit le médecin, et dites-moi ensuite quel breuvage vous croyez que ce soit.
– C’est, répondis-je, après avoir bu, c’est un bouillon très réconfortant. »
Le médecin sourit de contentement et il dit à l’ecclésiastique :
« Bien, très bien ! »
Tous deux me quittèrent. Mon hypothèse était donc exacte, d’après ce que je venais de voir. Je me trouvais dans un hôpital public. On me soigna avec des aliments fortifiants et des remèdes énergiques, de telle sorte qu’au bout de trois jours je fus en état de me lever. L’ecclésiastique ouvrit une fenêtre, et un air chaud et magnifique, comme je n’en avais jamais respiré de pareil, pénétra à flots dans la chambre. Un jardin était attenant à l’édifice et de splendides arbres exotiques verdoyaient et fleurissaient ; la vigne grimpait richement le long du mur ; mais surtout le ciel, tout bleu foncé et parfumé, était pour moi quelque chose qui semblait venir des lointains d’un monde magique.
« Où suis-je donc ? m’écriai-je plein de ravissement. Les saints m’ont-ils jugé digne d’habiter dans un pays céleste ? »
L’ecclésiastique sourit avec satisfaction, en me disant :
« Vous êtes en Italie, mon frère, en Italie. »
Mon étonnement atteignit son comble. Je pressai l’ecclésiastique de me dire exactement les circonstances de mon entrée dans cette maison ; il me renvoya au docteur. Celui-ci me dit enfin que trois mois auparavant un homme étrange m’avait apporté ici et avait demandé qu’on voulût bien me recevoir ; j’étais, en effet, dans un hôpital, qui était administré par les frères de la Charité.
Au fur et à mesure que je reprenais des forces, je remarquai que tous deux, le médecin et l’ecclésiastique, se plaisaient à engager avec moi des conversations variées et qu’ils cherchaient surtout l’occasion de me faire parler longuement, en tenant un discours suivi. Mes vastes connaissances dans les branches les plus diverses de la science me donnaient pour cela une riche matière, et le médecin me pria de mettre par écrit plus d’une chose, ce qu’il lisait ensuite en ma présence, en ayant l’air très satisfait. Cependant, j’étais souvent surpris de voir qu’au lieu de louer mon travail lui-même il se bornait toujours à dire :
« En effet… Cela va bien… Je ne me suis pas trompé… Admirable… Admirable… »
Il me fut dès lors permis de descendre, à certaines heures, dans le jardin, où maintes fois j’aperçus des hommes horriblement défigurés, pâles comme des cadavres et décharnés comme des squelettes qui étaient conduits par des frères de la Charité. Une fois je rencontrai, lorsque j’étais déjà sur le point de rentrer dans la maison, un homme long et maigre, dans un étrange manteau marron, deux ecclésiastiques le conduisaient par le bras et, à chaque pas, il faisait un bond grotesque, tout en sifflant des sons pénétrants. Étonné, je m’arrêtai, mais l’ecclésiastique qui m’accompagnait m’entraîna vivement, en me disant :
« Venez, venez, cher frère Médard. Ce spectacle ne vaut rien pour vous.
– Dieu ! m’écriai-je. Comment savez-vous mon nom ? »
La vivacité avec laquelle je prononçai ces paroles parut inquiéter mon compagnon.
« Eh ! fit-il. Comment ne saurions-nous pas votre nom ? L’homme qui vous a conduit ici nous l’a expressément indiqué, et vous êtes inscrit sur les registres de la maison sous le nom de “Médard, frère du couvent de capucins de B…” »
Un froid glacial courut à travers mes membres. Mais, quel que fût l’inconnu qui m’avait transporté dans cet hôpital, et même s’il était initié à mon effroyable secret, il ne pouvait me vouloir du mal, car il s’était occupé de moi comme un ami et je disposais de ma liberté.
J’étais assis à la fenêtre, qui était ouverte, et je respirais à pleins poumons l’air chaud et magnifique qui, en me pénétrant les moelles et les veines, allumait en moi une nouvelle vie, lorsque je vis venir, dans l’allée principale qui montait vers la maison, en sautillant et en trottinant plutôt qu’en marchant, un petit homme sec ayant sur la tête un minuscule chapeau pointu et revêtu d’un pauvre manteau tout fané. Lorsqu’il m’aperçut, il brandit son chapeau en l’air et avec la main il m’envoya des saluts. Ce petit homme avait quelque chose qui ne m’était pas inconnu ; mais je ne pouvais pas distinguer nettement les traits de son visage, et il disparut sous les arbres avant que je n’eusse découvert qui il pouvait bien être.
Au bout de quelques instants, j’entendis frapper à ma porte ; j’ouvris et la même silhouette que j’avais vue dans le jardin se présenta à moi.
« Schönfeld, m’écriai-je plein de surprise, Schönfeld, par le ciel, que faites-vous ici ? »
C’était ce fou de perruquier de la ville de commerce qui jadis m’avait sauvé d’un grand danger.
« Ah ! ah ! ah ! soupira-t-il, tandis que son visage prenait une expression comiquement geignarde, que viendrais-je faire ici, mon révérend, que viendrais-je faire ici, sinon persécuté et abattu par la mauvaise fatalité qui poursuit tous les génies ? J’ai été obligé de fuir à cause d’un meurtre…
– À cause d’un meurtre ? l’interrompis-je vivement.
– Oui, à cause d’un meurtre, continua-t-il. Dans un accès de colère, j’ai massacré le côté gauche des favoris du plus jeune kommerzienrat de la ville et j’ai fait au côté droit des blessures dangereuses.
– Je vous en prie, l’interrompis-je de nouveau, laissez ces plaisanteries. Soyez, pour une fois, raisonnable et faites-moi un récit qui se tienne, ou allez-vous-en.
– Eh ! cher frère Médard, fit-il brusquement, d’un air très sérieux, tu voudrais me renvoyer, maintenant que tu es guéri, mais, lorsque tu étais malade et que moi, ton compagnon de chambre, je dormais dans ce lit, tu étais bien obligé de subir mon voisinage ?
– Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je tout bouleversé. Pourquoi me donnez-vous ce nom de Médard ?
– Regardez, s’il vous plaît, fit-il en souriant, le coin droit de votre froc. »
Je regardai et je restai figé d’effroi et de surprise, car je vis que le nom de Médard était cousu sur mon habit, de même que, après un examen plus attentif, des indices infaillibles me firent constater que je portais indéniablement le froc que j’avais caché dans un arbre creux en m’enfuyant du château du baron de F… Schönfeld remarqua ce qui se passait dans mon for intérieur et il sourit d’une manière tout à fait étrange ; mettant l’index contre son nez et se dressant sur la pointe des pieds, il me regarda dans les yeux ; je restai muet et alors il commença doucement et lentement :
« Votre Révérence s’étonne manifestement du beau costume que l’on vous a donné là. Il paraît en tous points vous aller et vous habiller merveilleusement, bien mieux que ce vêtement couleur de noyer, aux misérables boutons entourés de fil, dont mon sérieux et raisonnable Damon vous revêtit un jour… Moi… c’est moi… ce pauvre exilé méconnu de Pietro Belcampo, qui recouvrit votre nudité de ce vêtement. Frère Médard ! vous n’étiez pas alors dans une situation très brillante, car comme manteau, spencer, ou frac anglais, vous aviez simplement votre peau et, quant à une belle perruque, il n’y fallait pas penser, lorsque, empiétant sur mon art, vous soigniez vous-même votre Caracalla avec le peigne à dix dents que la nature vous a mis au bout des mains.
– Laissez de côté ces folies, fis-je brusquement, laissez de côté ces folies, Schönfeld…
– Je m’appelle Pietro Belcampo, m’interrompit-il avec une grande colère, oui, Pietro Belcampo, ici, en Italie et, tu devrais le savoir, Médard, c’est moi-même, c’est moi-même qui suis la folie qui t’accompagne partout, pour aider ta raison ; et, tu as beau le comprendre ou non, ce n’est que dans la folie que tu trouves ton salut, car ta raison est une chose des plus misérables et elle ne peut pas marcher droit. Elle flageole de côté et d’autre, comme un faible enfant, et il faut qu’elle aille de compagnie avec la folie, qui, elle, te porte assistance et sait trouver le bon chemin qui conduit vers la patrie, c’est-à-dire la maison des fous : effectivement, nous y voici tous deux bien arrivés, mon petit frère Médard. »
Je frissonnai, je pensai aux physionomies que j’avais aperçues, à l’homme au manteau marron qui faisait des bonds, et je ne pus plus douter que Schönfeld, dans sa folie, ne me dît la vérité.
« Oui, mon petit frère Médard, continua Schönfeld en élevant la voix et en gesticulant vivement, oui, mon cher petit frère. La folie apparaît sur la terre comme la véritable reine des esprits. La raison n’est qu’un vice-roi paresseux qui ne s’inquiète jamais de ce qui se passe hors des frontières du royaume, un vice-roi qui, uniquement par ennui, fait faire sur la place d’armes l’exercice aux soldats, à des soldats qui ensuite ne peuvent pas sérieusement tirer un coup de fusil, lorsque l’ennemi envahit le territoire. Mais la folie, elle, la véritable reine du peuple, fait son entrée avec tambours et trompettes. Houssa ! houssa ! derrière elle, quelles acclamations ! Quelles acclamations ! Les vassaux se rebellent aux endroits où la raison les tenait enfermés et ils ne veulent plus se lever, s’asseoir et se coucher, comme le commande ce gouverneur pédantesque. Celui-ci fait l’inspection des numéros et il dit :
« “Voyez, la folie m’a dérangé, éloigné et aliéné mes meilleurs élèves, et de fait, ils sont devenus aliénés.”
« C’est là un jeu de mots, petit frère Médard ; un jeu de mots est un fer à friser, passé au feu, que la folie tient dans sa main et avec quoi elle frise les pensées.
– Encore une fois, fis-je en interrompant le discours de ce stupide Schönfeld, encore une fois, je vous prie de laisser de côté, si vous le pouvez, ce bavardage insensé, et de me dire comment vous êtes venu ici et ce que vous savez de moi et du costume que je porte. »
Ce disant, je l’avais pris par les mains et je l’avais poussé sur une chaise. Il sembla se recueillir, en baissant les yeux et en respirant profondément.
« Je vous ai, fit-il alors, d’une voix basse et fatiguée, je vous ai sauvé la vie pour la deuxième fois. C’est moi qui vous ai aidé à vous enfuir de la ville de commerce ; c’est moi qui encore vous ai amené ici.
– Au nom de Dieu et au nom de tous les saints, où m’avez-vous trouvé ? » fis-je en criant très fort, tandis que je le lâchais. Mais, l’instant d’après, il était debout et il vociférait, les yeux étincelants :
« Eh ! frère Médard, si je ne t’avais pas, petit et faible que je suis, traîné péniblement sur mes épaules, tu serais aujourd’hui étendu, les membres rompus, sur la roue du supplice. »
Je tressaillis et, comme anéanti, je me laissai tomber sur la chaise. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastique qui me soignait entra précipitamment.
« Que venez-vous faire ici ? Qui vous a permis de pénétrer dans cette chambre ? » fit-il en se dirigeant vers Belcampo.
Mais celui-ci se mit à répandre des larmes et il dit d’une voix suppliante :
« Ah ! ah ! monsieur le révérend, je n’ai pas pu résister plus longtemps au besoin de parler à mon ami, que j’ai arraché à une mort imminente. »
Avec énergie je me décidai.
« Dites-moi, mon cher frère, fis-je à l’ecclésiastique, cet homme m’a-t-il réellement amené ici ? »
Il hésita.
« Je sais maintenant où je me trouve, continuai-je. Je peux supposer que j’étais dans l’état le plus effroyable possible, mais vous constatez que je suis complètement guéri et je puis maintenant tout apprendre de ce que jusqu’alors on me cachait intentionnellement parce qu’on me considérait comme trop irritable.
– En effet, répondit l’ecclésiastique, cet homme vous a amené, il y a environ trois mois à trois mois et demi, dans notre établissement ; il vous avait, à ce qu’il nous dit, trouvé inanimé dans la forêt qui, à quatre milles d’ici, sépare le pays de… de notre territoire, et il avait reconnu en vous le moine capucin Médard, du couvent de B…, qui, autrefois, en se rendant à Rome, était passé par l’endroit où il habitait. Vous vous trouviez dans un état d’insensibilité absolue. Vous marchiez quand on vous conduisait ; vous vous arrêtiez quand on vous lâchait ; vous vous asseyiez ou vous vous couchiez suivant l’impulsion qu’on vous donnait. Il fallait vous faire prendre de force la nourriture et la boisson. Vous ne pouviez proférer que des sons confus et incompréhensibles ; vos yeux semblaient avoir perdu toute faculté visuelle. Belcampo ne vous quitta pas, il fut votre fidèle garde-malade. Au bout de quatre semaines, vous fûtes pris de la folie la plus terrible ; on fut obligé de vous mettre dans une des pièces isolées qui sont spécialement affectées à cet usage. Vous étiez semblable à la bête sauvage… mais, je ne peux pas vous décrire plus en détail un état dont le souvenir vous serait peut-être trop douloureux. Au bout de quatre semaines, l’insensibilité dans laquelle vous vous trouviez d’abord reparut brusquement et aboutit à une catalepsie complète, de laquelle vous vous êtes éveillé guéri. »
Schönfeld s’était assis pendant le récit de l’ecclésiastique et, comme plongé dans une profonde réflexion, il avait appuyé la tête dans sa main.
« Oui, commença-t-il, je sais très bien que je suis parfois un fou stupide, mais l’air que l’on respire dans la maison des fous, et qui est funeste aux gens raisonnables, m’a fait beaucoup de bien. Je commence par raisonner sur moi-même et ce n’est pas un mauvais signe. Si tant est que je n’existe que par ma propre conscience, il s’agit seulement que cette conscience dépouille celui qui la possède de son habit d’arlequin, et alors me voici moi-même devenu un gentleman sérieux. Mon Dieu ! Mais un perruquier génial n’est-il pas déjà par lui-même et en lui-même un poltron parfait ? La poltronnerie préserve de toute folie et je puis vous assurer, mon révérend, que je suis en état de distinguer exactement, même par vent nord-nord-ouest, un clocher d’une torchère.
– S’il en est vraiment ainsi, fis-je, prouvez-le-moi en me racontant tranquillement comment la chose s’est passée, comment vous m’avez trouvé et comment vous m’avez amené ici.
– Je veux le faire, répliqua Schönfeld, bien que M. l’ecclésiastique qui est ici ait un visage très soucieux ; mais, permets-moi, frère Médard, de te tutoyer familièrement comme mon protégé. Le peintre étranger, au matin qui suivit ta fuite dans la nuit, avait disparu, lui aussi, avec sa collection de tableaux, d’une façon incompréhensible. Autant l’affaire avait, au début, fait sensation, autant elle fut vite noyée dans le flot des événements nouveaux. C’est seulement lorsque fut connu le meurtre commis au château du baron de F…, lorsque les tribunaux de… lancèrent un mandat d’arrêt contre le moine Médard, du couvent de capucins de B…, que l’on se souvint que le peintre avait raconté toute l’histoire au cabaret et avait reconnu en toi le frère Médard. Le patron de l’hôtel où tu avais habité confirma l’hypothèse que j’avais favorisé ta fuite. On me surveilla et l’on voulut me jeter en prison. Facile me fut la résolution de fuir la misérable vie qui m’avait depuis déjà longtemps accablé. Je décidai d’aller en Italie, où il y a de petits abbés et des coiffures bien frisées. Sur la route qui m’y conduisait je te vis dans la résidence du prince de… On parlait de ton mariage avec Aurélie et de l’exécution du moine Médard. Je vis aussi ce moine. Eh bien ! quoi qu’il en soit, je te tiens, une fois pour toutes, pour le véritable Médard. Je me plaçai sur ton chemin, tu ne me remarquas pas et je quittai la résidence pour poursuivre ma route. Après un long voyage je me préparais, un jour, à la pointe de l’aube, à traverser la forêt qui s’étendait devant moi toute noire d’obscurité. Les premiers rayons du soleil matinal apparaissaient lorsque j’entendis un bruit dans l’épaisseur du fourré et je vis un homme aux cheveux et à la barbe en désordre, mais élégamment habillé, passer en courant près de moi. Son regard était farouche et bouleversé ; un instant, il disparut à mes yeux. Je continuai ma marche, mais quel ne fut pas mon effroi, lorsque devant moi j’aperçus un homme nu étendu sur le sol. Je crus qu’on venait de commettre un assassinat et que le fugitif était le meurtrier. Je me penchai sur cet homme nu, je te reconnus, et je constatai que tu respirais légèrement. Tout près de toi était le froc de moine que tu portes maintenant ; avec beaucoup de peine je t’en revêtis et je te traînai. Enfin tu te réveillas d’un profond évanouissement, mais tu restas dans l’état que t’a décrit tout à l’heure le révérend frère.
« Il ne me fallut pas peu d’efforts pour te conduire plus loin et il arriva ainsi que le soir tombait déjà lorsque j’atteignis une auberge située au milieu de la forêt. Je te laissai accablé de sommeil dans une clairière gazonnée et j’allai à l’auberge chercher de quoi boire et de quoi manger.
« Il y avait là des dragons de… qui, à ce que me dit la femme de l’aubergiste, étaient chargés de rechercher jusqu’à la frontière un moine qui s’était enfui d’une manière incompréhensible au moment où il allait être exécuté à…, pour avoir commis de grands crimes. Je n’arrivais pas à comprendre comment tu étais venu de la résidence dans cette forêt, mais la conviction que tu étais ce Médard que l’on poursuivait me fit employer tous mes soins à t’arracher au danger auquel tu me paraissais exposé. Par des chemins détournés, je te transportai au-delà de la frontière et j’arrivai enfin avec toi dans cette maison où l’on nous accueillit tous les deux, car je déclarai que je ne voulais pas me séparer de toi. Ici tu étais en sûreté, car d’aucune façon on n’aurait livré à des tribunaux étrangers un malade ainsi hospitalisé.
« Tes cinq sens n’étaient pas dans un état très brillant lorsque j’habitais ici avec toi dans cette chambre et que je te soignais. Le mouvement de tes membres n’était pas non plus digne d’éloges ; Noverre et Vestris t’auraient profondément méprisé, car ta tête pendait sur ta poitrine et, lorsqu’on voulait te faire tenir droit, tu te renversais comme une quille mal faite. Tes facultés oratoires étaient aussi dans le plus triste état, car tu étais terriblement monosyllabique et tu disais seulement, à de longs intervalles : “Heu ! heu…” et “Mé… Mé…”, ce qui ne permettait guère de comprendre tes désirs et ta pensée et aurait fait croire presque que ces deux choses t’étaient devenues infidèles et vagabondaient sur leurs propres mains ou sur leurs propres pieds. Enfin, tu devenais, tout d’un coup, extrêmement joyeux ; tu sautais en l’air, tu rugissais de ravissement et tu t’arrachais le froc du corps, pour être débarrassé de tout lien entravant la nature. Ton appétit…
– Arrêtez-vous, Schönfeld, fis-je en interrompant l’abominable mauvais plaisant, arrêtez-vous. On m’a déjà appris l’état épouvantable dans lequel j’étais plongé. Louées soient la longanimité et la grâce éternelle du Seigneur ; louée soit la médiation de la Vierge bénie et des saints, grâce à quoi j’ai été sauvé !
– … Eh ! mon révérend, continua Schönfeld, à quoi cela vous avance-t-il maintenant, si je pense à cette fonction spéciale de l’esprit qu’on appelle conscience et qui n’est rien d’autre que la maudite activité d’un damné receveur des douanes, officier de l’accise ou assistant contrôleur général, qui a établi son funeste bureau dans la chambrette supérieure de la porte de la ville et qui dit à toute marchandise qui veut sortir :
« “Hé !… Hé !… L’exportation est interdite… Dans le pays ! Elle restera dans le pays.” Les plus beaux bijoux sont mis en terre comme de pauvres grains de semence et ce qui en naît, ce sont, tout au plus, des betteraves qui, sur un poids de mille quintaux, ne permettent à la pratique d’en extraire qu’un quart d’once de sucre de mauvais goût… Hé ! Hé !… Et pourtant cette exportation devrait alimenter un commerce avec la magnifique cité de Dieu, tout là-haut, où tout est fierté et magnificence. Dieu du ciel ! Monsieur, j’aurais jeté dans la rivière, là où elle est la plus profonde, toute ma poudre à la maréchale ou à la Pompadour ou à la reine de Golconde, si chèrement achetée, si j’avais pu seulement en retirer au moins, par voie de transit, une drachme de poussière solaire, afin de poudrer les perruques de professeurs et de directeurs de l’enseignement suprêmement instruits, mais, avant tout, la mienne propre. Que dis-je ? Si mon Damon, ô le plus vénérable de tous les vénérables moines, avait pu vous revêtir, au lieu du froc puce, d’une de ces “matinées” de soleil dans lesquelles s’enveloppent les riches et pétulants bourgeois de la cité de Dieu pour aller à la selle, vraiment, pour ce qui est du décorum et de la dignité, tout se serait passé autrement ; mais, de cette manière, le monde vous a pris pour un vulgaire gleboe adscriptus, comme il a pris le Diable pour votre cousin germain. »
Schönfeld s’était levé et il allait ou plutôt sautillait, en gesticulant fortement et en faisant de folles grimaces, d’un bout de la pièce à l’autre. Il était en train d’aiguiser comme d’habitude sa folie par une folie encore plus grande et c’est pourquoi je lui saisis les deux mains et je lui dis :
« Veux-tu donc absolument prendre ici ma place parmi les aliénés ? Ne t’est-il donc pas possible, après une minute de raison et de sérieux, de laisser de côté la bouffonnerie ? »
Il sourit d’une étrange façon et répondit :
« Tout ce que je dis, lorsque l’Esprit vient me visiter, est-il vraiment si sot ?
– Le malheur, répliquai-je, c’est précisément que dans tes bouffonneries il y a souvent un sens profond ; mais tu embrouilles tout avec un tel bric-à-brac de bizarreries, qu’une pensée juste et bon teint devient ridicule et sans valeur, comme un vêtement rapiécé avec des haillons de toutes couleurs. Tu ne peux pas marcher droit ; comme un ivrogne tu vas à droite et à gauche du bon chemin et ta direction est oblique.
– Qu’est-ce qu’une direction ? m’interrompit Schönfeld tout bas et en continuant de sourire avec une mine aigre-douce. Qu’est-ce qu’une direction, vénérable capucin ? Une direction suppose un but vers lequel nous nous dirigeons. Êtes-vous sûr de votre but, mon cher moine ? Ne craignez-vous pas d’avoir parfois mangé trop peu de cervelle de chat et, au lieu de cela, d’avoir absorbé à l’auberge, à côté de la ligne droite tracée sur la table, trop de spiritueux, et, dès lors, comme un couvreur pris de vertige, d’apercevoir deux buts sans savoir quel est le bon ? Du reste, capucin, pardonne à ma profession la bouffonnerie que je porte en moi, comme un agréable mélange semblable au poivre d’Espagne qui est nécessaire pour bien assaisonner des choux-fleurs. Sans cela, un artiste capillaire est une misérable personne, un pauvre sot ayant dans sa poche son brevet sans l’utiliser pour sa joie et son profit. »
L’ecclésiastique nous avait considérés avec attention, tantôt moi, tantôt ce grimacier de Schönfeld. Comme nous parlions allemand, il ne comprenait pas un seul mot. Alors il interrompit notre conversation.
« Pardonnez-moi, messieurs, si mon devoir exige que je mette fin à un entretien qui, certainement, ne peut faire de bien ni à l’un ni à l’autre. Vous êtes, mon frère, encore trop faible pour pouvoir parler si longtemps de choses qui, probablement, évoquent dans votre vie passée de douloureux souvenirs. Vous pourrez peu à peu apprendre tout de votre ami, car, lorsque vous quitterez notre maison, après votre complet rétablissement, votre ami continuera sans doute de vous accompagner. Qui plus est, vous avez – et, ce disant, il se tourna vers Schönfeld – une façon de raconter qui est tout à fait de nature à mettre fortement sous les yeux de l’auditeur tout ce dont vous parlez. En Allemagne, on vous prend forcément pour un fou, et, même chez nous, vous passeriez comme un bon buffone. Vous pourriez faire fortune comme comique. »
Schönfeld regarda fixement l’ecclésiastique avec des yeux grands ouverts, puis il se dressa sur la pointe des pieds, joignit les mains au-dessus de sa tête et, parlant italien, il s’écria :
« C’est la voix de l’Esprit !… Ô voix du destin, tu viens de me parler par la bouche de ce vénérable religieux. Belcampo… Belcampo… comment as-tu pu méconnaître ta véritable vocation ? Le sort en est jeté. »
Et sur ces mots il bondit vers la porte.
Le lendemain matin il entra dans ma chambre, tout équipé pour le voyage.
« Mon cher frère Médard, dit-il, tu es maintenant complètement guéri. Tu n’as plus besoin de mon assistance. Je m’en vais où ma vocation véritable m’appelle… Adieu… Permets, cependant, que pour la dernière fois j’exerce en ta faveur mon art qui maintenant me paraît une triste profession. »
Il tira son rasoir, ses ciseaux et son peigne et, en faisant mille grimaces et mille plaisanteries, il arrangea ma tonsure et ma barbe. Malgré la fidélité qu’il m’avait témoignée, l’homme m’était devenu antipathique et je fus heureux de le voir partir.
Le médecin m’avait assez bien remonté au moyen de fortifiants. Mes couleurs étaient devenues plus fraîches et en faisant des promenades toujours plus longues, je récupérais peu à peu mes forces. J’étais convaincu que je pourrais supporter la fatigue d’un voyage à pied, et je quittai une maison qui, bienfaisante aux aliénés, ne pouvait qu’être néfaste et affreuse pour un homme sain d’esprit. On m’avait attribué l’intention de faire un pèlerinage à Rome et je résolus d’entreprendre réellement ce pèlerinage. C’est ainsi que je pris la route qui m’avait été indiquée. Bien que mon esprit fût complètement guéri, j’avais moi-même conscience de me trouver dans un état d’apathie qui jetait un crêpe sombre sur toutes les images s’éveillant dans mon être, de telle sorte que tout me paraissait incolore et comme gris sur gris. Sans songer à me rappeler nettement le passé, je m’occupais uniquement du présent.
J’inspectais l’horizon, pour tâcher de découvrir l’endroit où je pourrais mendier ma nourriture ou un gîte pour la nuit, et j’étais tout heureux lorsque de pieuses gens avaient bien rempli mon sac et ma bouteille, en échange de quoi je débitais mécaniquement mes prières. J’étais moi-même, intellectuellement, tombé au niveau des stupides et vulgaires moines mendiants. C’est ainsi qu’enfin j’arrivai au grand couvent de capucins qui se trouve isolé à quelques lieues de Rome et entouré seulement de bâtiments d’exploitation agricole. Je pensai que là on donnerait l’hospitalité à un confrère et que je pourrais m’y soigner tout à mon aise. Je déclarai qu’après que le couvent où je me trouvais avait été supprimé, en Allemagne, j’étais parti en pèlerin et que je désirais entrer dans un autre couvent de mon ordre. Avec l’amabilité qui est propre aux moines italiens, on me traita généreusement, et le prieur me dit que, si l’accomplissement d’un vœu ne m’obligeait pas à continuer ma route, je pouvais rester dans le couvent, comme étranger, aussi longtemps qu’il me plairait. C’était l’heure de vêpres ; les moines se rendirent dans le chœur et j’entrai dans l’église. L’architecture hardie et magnifique de la nef ne m’étonna pas peu, mais mon esprit, courbé vers la terre, ne put pas s’exalter comme cela m’arrivait depuis le temps où, encore enfant, j’avais contemplé l’église du Saint-Tilleul. Après avoir fait ma prière au maître-autel, je parcourus les nefs latérales, contemplant les tableaux des autels qui, comme d’habitude, représentaient les martyres des saints à qui ils étaient consacrés. Enfin, j’entrai dans une chapelle latérale, dont l’autel était magiquement éclairé par les rayons du soleil qui traversaient les vitraux aux couleurs variées. Je voulus examiner le tableau et je montai les marches de l’autel. C’était sainte Rosalie, l’image fatale de mon couvent ! Ah ! j’aperçus Aurélie ! Ma vie entière, mes mille sacrilèges et méfaits, le meurtre d’Hermogène, celui d’Aurélie, tout cela ne faisait plus en moi qu’une pensée effroyable, qui traversait mon cerveau comme un fer aigu et brûlant. Ma poitrine, mes artères et mes fibres, tout se tordait dans l’atroce douleur de la torture la plus épouvantable. Aucune mort pour me secourir. Je me jetai à terre ; je déchirai mes vêtements dans un furieux désespoir ; je hurlai de détresse sans rémission, si bien que toute l’église en retentissait au loin :
« Je suis maudit, je suis maudit ! Pas de miséricorde, plus de consolation, nulle part ! C’est l’enfer, c’est l’enfer ; c’est l’éternelle damnation à laquelle, maudit pécheur, je suis voué. »
On me releva ; les moines étaient dans la chapelle et devant moi se tenait le prieur, un vénérable vieillard de haute taille. Il me regardait avec une gravité d’une douceur indicible ; il saisit mes mains, et c’était comme si un saint, rempli d’une céleste compassion, eût soutenu le réprouvé au-dessus de l’abîme de feu dans lequel il voulait se précipiter.
« Tu es malade, mon frère, fit le prieur. Nous allons te porter dans le cloître, là tu pourras te rétablir. »
Je baisai ses mains et son vêtement, sans pouvoir parler ; seuls de profonds soupirs d’angoisse trahissaient l’épouvantable état de mon âme toute désemparée. On me conduisit au réfectoire ; sur un signe du prieur les moines s’éloignèrent et je restai seul avec lui.
« Tu parais, mon frère, commença-t-il, chargé d’un lourd péché, car seul le repentir le plus profond et le plus désespéré inspiré par un crime effroyable peut se conduire de la sorte. Mais la longanimité du Seigneur est grande ; forte et puissante est l’intercession des saints. Aie confiance, confesse-toi à moi et, si tu fais pénitence, les consolations de l’Église descendront en toi. »
À cet instant, il me sembla que le prieur était le vieux pèlerin du Saint-Tilleul et que c’était le seul être sur la terre entière à qui je dusse dévoiler ma vie pleine de péchés et de sacrilèges. Je n’étais pas encore capable de parler et je me jetai dans la poussière devant le vieillard.
« Je vais dans la chapelle du couvent », fit-il d’un ton solennel, et il s’en alla.
J’étais décidé, je courus après lui et je m’assis au confessionnal ; sans aucun retard, je fis ce à quoi l’esprit me poussait irrésistiblement ; je confessai tout – tout !
La pénitence que le prieur m’imposa fut horrible. Chassé de l’Église, comme un pestiféré, banni des réunions des frères, j’étais étendu dans le dépositoire du couvent où l’on mettait les morts, soutenant misérablement ma vie avec des herbes insipides cuites à l’eau, me flagellant et me suppliciant avec des instruments de martyre inventés par la plus ingénieuse cruauté, et je n’élevais la voix que pour m’accuser moi-même, que pour demander, plein de contrition, d’être sauvé de l’enfer dont les flammes brûlaient déjà en moi. Mon sang coulait par mille blessures ; la douleur me dévorait comme cent venimeuses morsures de scorpion, jusqu’à ce qu’enfin la nature succombât et que le sommeil la prît dans ses bras protecteurs, comme un enfant sans force. Mais alors des cauchemars hostiles surgissaient aussitôt pour me faire souffrir un nouveau martyre ; toute ma vie se déroulait devant moi épouvantablement. Je voyais Euphémie s’approcher de moi, merveilleusement belle, mais je m’écriais très fort :
« Que veux-tu de moi, maudite ? Non, l’enfer n’a pas de part en moi. »
Alors elle écartait son vêtement et les horreurs de la damnation me saisissaient tout entier : son corps n’était qu’un squelette desséché, mais dans ce squelette grouillaient d’innombrables serpents et ils dressaient vers moi leurs têtes et leurs langues de feu, toutes rouges.
« Va-t’en… Tes serpents dévorent ma poitrine toute meurtrie… Ils veulent se repaître du sang de mon cœur… Mais je meurs… je meurs… et la mort m’arrache à ta vengeance. »
C’est ainsi que je criais. Et alors l’apparition se mettait à hurler.
« Mes serpents peuvent se nourrir du sang de ton cœur… mais tu ne le sens pas, car là n’est pas ta torture : ta torture est en toi, et elle ne te tue pas, car tu vis en elle. Ta torture est la pensée du sacrilège que tu as commis, et cette pensée est éternelle. »
Alors surgit à mes yeux Hermogène tout sanglant, mais Euphémie s’enfuit devant lui et il passa près de moi, en montrant du doigt la blessure qui avait, à son cou, la forme d’une croix. Je voulais prier, mais ce n’étaient, de toutes parts, que des murmures et des rumeurs qui troublaient mes sens. Des hommes que j’avais vus pleins de douceur étaient transformés en caricatures follement grimaçantes. Des têtes ayant aux oreilles des pattes de sauterelle rampaient tout autour de moi et se moquaient de moi en ricanant ; des oiseaux étranges, des corbeaux à figure humaine, volaient bruyamment dans les airs. Je reconnus le maître de chapelle de B… avec sa sœur, qui dansait une valse sauvage, et son frère l’accompagnait en jouant un air approprié. Mais il raclait sur sa propre poitrine, qui lui servait de violon. Belcampo, chevauchant, avec une horrible figure de lézard, un hideux ver ailé, se précipita vers moi, disant qu’il voulait peigner ma barbe avec un peigne de fer brûlant, mais il n’y parvint pas…
Le tumulte devient de plus en plus fou et les figures qui passent devant mes yeux sont toujours plus étranges et plus fantastiques, depuis la minuscule fourmi qui danse avec de petits pieds humains, jusqu’au long squelette de cheval, aux yeux brillants, dont la peau est devenue une selle sur laquelle se dresse un cavalier à tête de hibou, toute brillante dans l’obscurité. Il a pour harnais un verre sans fond et pour casque un entonnoir renversé. Toute la dérision de l’enfer a surgi devant moi. Je m’entends rire, mais ce rire brise ma poitrine et ma douleur devient plus puissante et toutes mes blessures saignent avec plus de violence. Voici qu’apparaît une figure de femme, devant laquelle s’enfuit toute la bande, et elle se dirige vers moi. Ah ! c’est Aurélie !
« Je suis vivante et je suis maintenant toute à toi », fait l’apparition.
Alors s’éveille en moi le sacrilège. Dans un sauvage et furieux désir, je l’étreins de mes bras. Toute faiblesse m’a quitté. Mais je sens brûler ma poitrine ; de rudes piquants m’écorchent les yeux et c’est Satan qui ricane bruyamment :
« Maintenant, tu es tout à moi. »
Je me réveille avec un cri d’épouvante et bientôt mon sang coule à flots des plaies que m’ont faites les coups du fouet acéré avec lequel je me châtie dans un désespoir irrémédiable. Car même les fautes commises en rêve, même une pensée coupable exigent une double punition.
Enfin le temps de pénitence rigoureuse que le prieur m’avait assigné s’écoula et je quittai le caveau des morts pour me livrer aux exercices de mortification qui me restaient encore à accomplir dans le couvent même, mais dans une cellule isolée, loin des frères. Ensuite, la pénitence que j’avais à faire devenant toujours plus bénigne, il me fut permis d’entrer dans l’église et dans le chœur des moines ; mais la dernière punition qui devait consister seulement, tous les jours, en la flagellation ordinaire, ne me suffisait pas à moi-même ; je refusai avec ténacité les aliments meilleurs que l’on voulait me donner ; pendant des jours entiers, je restais étendu sur les froides dalles de marbre devant l’image de sainte Rosalie, et, dans ma cellule solitaire, je me faisais souffrir de la façon la plus cruelle, car, par des tortures extérieures, je pensais pouvoir surmonter le martyre atroce que je souffrais intérieurement. C’était en vain ; ces apparitions, engendrées par ma pensée, revenaient toujours et j’étais livré à Satan lui-même pour qu’il me torturât et me raillât et m’induisît au péché. Ma pénitence si dure et la rigueur extraordinaire avec laquelle je l’accomplis attirèrent l’attention des moines. Ils me considéraient avec une timidité pleine de respect et je les entendis même chuchoter entre eux :
« C’est un saint. »
Ce mot était pour moi affreux, car il ne me rappelait que trop vivement cet horrible moment où, à l’église des capucins de B… j’avais crié dans un délire d’orgueil, au peintre qui me dévisageait :
« Je suis saint Antoine. »
Enfin, la dernière période de la pénitence que m’avait fixée le prieur se termina à son tour, sans que, cependant, je cessasse de me martyriser, bien que ma nature parût succomber à mes tourments. Mes yeux avaient perdu toute vie, mon corps n’était qu’une plaie sur un squelette sanglant et il arrivait que, lorsque j’étais resté ainsi pendant des heures étendu sur le sol, je ne pouvais plus me relever sans l’aide d’autrui. Le prieur me fit porter dans son parloir.
« Sens-tu, mon frère, fit-il, ton âme soulagée par cette rigoureuse pénitence ? Les consolations du ciel sont-elles venues en toi ?
– Non, mon révérend, répondis-je avec un sombre désespoir.
– En t’infligeant la pénitence la plus sévère, continua le prieur d’une voix plus haute, toi qui m’avais confessé une série d’actions épouvantables, j’ai obéi aux lois de l’Église, qui veulent que le malfaiteur que n’a pas atteint le bras de la justice et qui a avoué avec contrition ses crimes au serviteur de Dieu, prouve la sincérité de son repentir par des actes matériels. Il faut qu’il tourne son esprit entièrement vers le ciel, en châtiant sa chair, afin que le martyre terrestre qu’il endure compense l’infernale jouissance que lui ont value ses péchés. Mais je crois, avec d’illustres docteurs de l’Église, que les plus horribles tortures que le pénitent s’inflige n’enlèvent pas même le poids d’une drachme au poids de ses péchés, s’il met sa confiance dans sa pénitence et s’il croit par là être digne du pardon de l’Éternel. Aucune raison humaine ne peut savoir comment l’Éternel mesure nos actes ; celui qui, fût-il même purifié de tous péchés véritables, croit témérairement ravir le ciel par une pitié extérieure, celui-là est perdu, et le pénitent qui, après avoir fait pénitence, croit que sa faute est effacée prouve que son repentir intérieur n’est pas sincère.
« Mais toi, mon cher frère Médard, tu n’as pas encore éprouvé de consolation ; cela prouve la sincérité de ton repentir. Maintenant, je le veux, cesse de te flageller, prends une meilleure nourriture et ne te dérobe plus à la société de nos frères.
« Sache que ta vie mystérieuse, dans toutes ses complications les plus étranges, m’est mieux connue qu’à toi-même. Une fatalité à laquelle tu n’as pas pu échapper a donné à Satan pouvoir sur toi et dans tes péchés tu n’as été que son instrument. Cependant, ne crois pas que pour cela tu as été moins coupable aux yeux du Seigneur, car la force t’avait été impartie de triompher de Satan en luttant avec énergie. Quel est l’homme dont le cœur n’est pas exposé aux assauts du Malin ? Quel est celui qui n’est pas entravé dans son effort vers le bien ? Mais sans cette lutte il n’y aurait pas de vertu, car celle-ci n’est que la victoire du bien sur le mal, tout comme le péché naît de la victoire du mal.
« Sache d’abord que tu t’accuses d’un crime que tu n’as commis qu’en pensée : Aurélie est vivante ; dans ton sauvage délire tu t’es blessé toi-même et c’était le sang de ta propre blessure qui coulait sur ta main… Aurélie est vivante… Je le sais. »
Je tombai à genoux ; j’élevai mes mains pour la prière et de profonds soupirs sortirent de ma poitrine ; des larmes jaillirent de mes yeux.
« Sache en outre, continua le prieur, que ce vieux et étrange peintre dont tu m’as parlé dans ta confession a visité de temps en temps notre couvent depuis une époque qui remonte aussi loin que peut aller mon souvenir ; et peut-être reviendra-t-il bientôt nous voir de nouveau. Il m’a donné à garder un livre qui renferme différents dessins, mais surtout une histoire, à laquelle, chaque fois qu’il était chez nous, il ajoutait quelques lignes. Il ne m’a pas défendu de confier ce livre à qui que ce soit et je le mettrai d’autant plus volontiers dans tes mains que c’est mon devoir le plus sacré. Tu verras là quel est l’enchaînement de ta propre destinée, destinée si étrange qui tantôt t’a élevé dans un monde supérieur de visions merveilleuses et tantôt t’a plongé dans la vie la plus commune. On dit que les miracles ont disparu de notre terre ; je ne le crois pas. Les miracles sont restés ; car nous avons beau ne pas vouloir nommer miraculeuses les choses dont nous sommes quotidiennement entourés, parce que nous avons découvert la loi du retour cyclique qui régit une série de phénomènes, il n’en est pas moins vrai que souvent ce cercle est traversé par un fait qui ruine toute notre intelligence et, si nous n’y croyons pas, c’est parce que, dans notre sot aveuglement, nous ne pouvons pas le comprendre. Nous nions avec entêtement le phénomène qui n’est visible qu’à notre œil spirituel, parce qu’il est trop délicat pour se refléter sur la surface grossière de notre œil corporel.
« Je compte cet étrange peintre parmi les phénomènes extraordinaires qui défient toutes les lois de la science ; je ne sais pas si ce que nous percevons en lui est sa physionomie corporelle. Il est certain, toutefois, que personne n’a observé chez lui les fonctions ordinaires de la vie. Je ne l’ai jamais vu non plus écrire ou dessiner et, cependant, chaque fois qu’il est passé chez nous, le livre où il avait l’air simplement de lire a contenu un plus grand nombre de pages écrites. Étonnant aussi est le fait que tout ce qu’il y a dans le livre ne m’avait paru qu’un gribouillage confus, une ébauche indéchiffrable d’un peintre fantaisiste et que je n’ai pu le comprendre et le lire qu’après que tu m’as eu fait ta confession, mon cher frère Médard. Je ne puis pas préciser davantage ce que je pense et pressens au sujet de ce peintre. Toi-même le devineras, ou mieux le secret se révélera à toi de lui-même. Va, reprends des forces, et lorsque tu auras retrouvé la vigueur de l’esprit, ce qui, à ce que je crois, ne tardera pas, tu recevras de moi le livre merveilleux du peintre étranger. »
Je fis ce que voulait le prieur ; je mangeai avec les frères ; je cessai de me châtier et je me bornai à prier avec ardeur devant les autels des saints. La blessure de mon cœur continuait à saigner ; la douleur qui pénétrait mon âme ne s’apaisait pas, mais les cauchemars effrayants cessèrent de me tourmenter et souvent, lorsque, mortellement fatigué, j’étais étendu sans pouvoir dormir sur ma dure couche, il me semblait être entouré par des ailes d’ange et je voyais la douce figure d’Aurélie vivante qui se penchait sur moi avec, dans ses yeux pleins de larmes, une céleste compassion. Elle étendait la main sur ma tête comme pour me protéger ; alors mes paupières se fermaient et un suave sommeil réparateur versait dans mes veines de nouvelles forces.
Lorsque le prieur remarqua que mon esprit avait repris quelque acuité, il me donna le livre du peintre et il m’engagea à le lire attentivement dans sa cellule. Je l’ouvris et la première chose qui frappa mes yeux, ce furent les dessins qui n’étaient d’abord qu’esquissés et qui ensuite étaient exécutés avec tout le jeu des ombres et de la lumière. Pas le moindre étonnement, pas le moindre désir de résoudre au plus vite cette énigme ne s’élevèrent en moi. Non, il n’y avait pas d’énigme pour moi ; depuis longtemps, je savais tout ce qui était contenu dans ce livre du peintre. Ce que le peintre avait relaté sur les dernières pages du livre, d’une écriture menue, bariolée et à peine lisible, c’étaient mes rêves et mes pressentiments ; mais ils étaient exposés là avec une netteté de contour et une précision que je n’avais jamais connues.
NOTE INTERCALAIRE DE L’ÉDITEUR
Frère Médard continue ici son récit sans entrer dans plus de détails sur ce qu’il trouva dans le livre du peintre. Il raconte comment il prit congé du prieur qui connaissait le secret de sa vie, ainsi que des aimables frères du couvent ; comment il alla en pèlerinage à Rome et comment il s’agenouilla et pria dans toutes les églises devant tous les autels, à Saint-Pierre, à Saint-Sébastien et Saint-Laurent, à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, etc. ; comment il attira l’attention du pape lui-même et enfin acquit une réputation de sainteté qui fut cause qu’il quitta Rome, car, maintenant, il était devenu vraiment un pécheur repenti et il sentait, parfaitement, qu’il n’était plus que cela.
Mais nous, je veux dire toi et moi, ô mon aimable lecteur, nous avons bien trop peu de clartés des pressentiments et des rêves de frère Médard pour pouvoir, sans lire ce que le peintre avait écrit, saisir le lien qui unit comme en un nœud les fils si embrouillés de son histoire. Pour employer une meilleure comparaison, le foyer nous manque d’où étaient venus tant de rayons divergents. Le manuscrit du défunt capucin était enveloppé d’un vieux parchemin tout jauni et ce parchemin était couvert d’une écriture menue et presque illisible qui n’était pas sans exciter très fortement ma curiosité, car c’était là la manifestation d’une main tout à fait étrange. Après beaucoup de peine, je réussis à déchiffrer les syllabes et les mots et quel ne fut pas mon étonnement lorsque je compris qu’il s’agissait de l’histoire racontée dans le livre du peintre et de laquelle parle Médard.
Elle est écrite en vieil italien, presque à la façon des chroniques et avec beaucoup d’aphorismes. Cette singulière histoire une fois traduite ne rend qu’un son rude et assourdi, comme un verre fêlé ; mais il était nécessaire d’en insérer ici la traduction pour l’intelligence du tout ; c’est ce que je fais, après avoir encore, avec mélancolie, présenté la remarque suivante :
La famille princière dont descendait le Francesco dont il va être souvent question vit encore en Italie, de même que vivent encore les descendants du prince dans la résidence où Médard avait séjourné. Par conséquent, il était impossible de citer les noms, et personne au monde n’est plus maladroit et mal à l’aise que celui qui, aimable lecteur, te met ce livre entre les mains, quand il doit inventer des noms là où, comme c’était ici le cas, il en existe déjà de réels et surtout d’une harmonie belle et romantique. L’éditeur pensait d’abord pouvoir s’en tirer très bien en disant simplement « le prince », « le baron », etc. ; mais, comme le vieux peintre parle de rapports de parenté d’une nature secrète et très compliquée, il voit fort bien qu’il ne pourrait pas se faire comprendre s’il s’en tenait à des désignations générales.
Il faudrait pour cela entrelacer au simple plain-chant de la chronique du peintre toutes sortes d’explications et d’indications, comme autant de fioritures ou de tarabiscotages.
Je me mets à la place de l’éditeur et je te prie, aimable lecteur, de vouloir bien, avant de poursuivre ta lecture, noter ce qui suit :
Camillo, prince de P…, est l’auteur de la famille de laquelle est issu Francesco, père de Médard. Théodore, prince de W…, est le père du prince Alexandre de W… à la cour duquel séjourna Médard. Son frère Albert, prince de W…, se maria avec la princesse italienne Giacinta B… La famille du baron F… est connue dans les montagnes, il ne reste plus qu’à remarquer que la baronne de F… était originaire d’Italie, car elle était la fille du comte Pietro S…, fils du comte Filippo S… Maintenant, cher lecteur, tout deviendra clair si tu retiens dans ta mémoire ces quelques prénoms et initiales.
Voici donc, au lieu de la suite de l’histoire,
LE CONTENU DU PARCHEMIN DU VIEUX PEINTRE
… Et il arriva que la république de Gênes, fortement pressée par les corsaires d’Alger, s’adressa au grand héros de la mer, Camillo, prince de P…, pour qu’il voulût bien entreprendre, avec quatre galions bien équipés et bien armés, une expédition contre les audacieux pirates. Camillo, avide de prouesses, écrivit aussitôt à son fils aîné Francesco de venir gouverner le pays en son absence.
Francesco étudiait la peinture à l’école de Léonard de Vinci et l’esprit de l’art s’était si complètement emparé de lui-même qu’il ne pouvait songer à nulle autre chose. C’est pourquoi il estimait que l’art était supérieur à tous les honneurs et à toutes les magnificences de la terre, et toutes les autres occupations et activités des hommes ne lui semblaient qu’une misérable recherche de futilités. Il ne put se résoudre à abandonner l’art et son maître, qui était déjà très âgé, et il répondit donc à son père qu’il savait bien tenu le pinceau, mais non pas le sceptre, et qu’il désirait rester auprès de Léonard. Alors le vieux prince Camillo fut très irrité dans son orgueil, il traita son fils d’indigne et de fou et il chargea des serviteurs de confiance de le ramener. Mais Francesco refusa obstinément de revenir, il déclara qu’à côté d’un bon peintre, un prince, entouré de tout l’éclat du trône, ne lui paraissait qu’un être misérable et que les plus grands faits de guerre n’étaient qu’un jeu terrestre et grossier, tandis que la création du peintre était le pur reflet de l’esprit divin qui habitait en lui. À cette réponse, le héros de la mer Camillo se mit en colère et il jura de renier Francesco et d’assurer la succession à son frère cadet Zenobio. Francesco se réjouit de cette décision et même il céda par un acte officiel, en bonne et due forme, la succession du trône princier à son frère cadet. Ainsi lorsque le vieux prince Camillo eut perdu la vie dans un combat sanglant contre les pirates d’Alger, Zenobio hérita du pouvoir. Francesco, par contre, renonçant à son nom et à son sang princier, devint peintre et vécut, assez chichement, d’une petite pension que son frère le souverain lui avait attribuée. Francesco avait été, par nature, un jeune homme fier et arrogant. Seul le vieux Léonard dompta sa sauvagerie et, lorsque Francesco eut renoncé à l’état princier, il devint le fils pieux et fidèle de Léonard. Il aida le vieillard à achever un grand nombre d’œuvres importantes. Et il arriva que l’élève, s’élevant au niveau du maître, devint célèbre et fut chargé de peindre maints tableaux pour les autels des églises et des couvents. Le vieux Léonard l’aidait amicalement de ses conseils et de sa main, jusqu’à ce qu’enfin il mourut à un âge très avancé.
Alors, comme un feu pendant longtemps étouffé avec peine, l’orgueil et l’arrogance reparurent dans le jeune Francesco. Il se considérait comme le plus grand peintre de son temps. Et, associant à son état la perfection artistique qu’il avait atteinte, il se nommait lui-même le peintre princier. Du vieux Léonard, il ne parlait plus qu’avec dédain et, s’écartant du style de celui-ci, il se créa une nouvelle manière qui, par la richesse des figures et l’éclat fastueux des couleurs, aveugla les yeux de la foule, dont les louanges exagérées le rendirent toujours plus vaniteux et plus arrogant.
Il advint qu’à Rome il fréquenta des jeunes gens débauchés et sans frein et, comme il voulait être en toute chose le premier et le plus en vue, il fut bientôt, sur l’océan du vice, le plus hardi navigateur. Séduits par la magnificence fausse et trompeuse du paganisme, les jeunes gens à la tête desquels était Francesco formèrent une association secrète, dans laquelle, raillant le christianisme de la plus sacrilège façon, ils imitaient les mœurs des anciens Grecs et célébraient des fêtes infâmes et coupables avec des courtisanes sans pudeur. Il y avait parmi eux des peintres, mais encore plus de sculpteurs, ceux-ci ne voulaient entendre parler que de l’art antique et ils se moquaient de tout ce que les artistes modernes inspirés par le saint christianisme avaient conçu et magnifiquement réalisé à sa gloire.
Francesco, dans un enthousiasme impie, peignit beaucoup de sujets du monde trompeur de la mythologie. Personne ne savait aussi bien que lui représenter la sensualité lascive des figures féminines, en empruntant non la carnation des modèles vivants, mais la forme et la ligne aux marbres antiques. Au lieu de s’édifier comme autrefois dans les églises et les couvents par la contemplation des magnifiques œuvres dues à la piété des vieux maîtres et de les recueillir en lui-même avec une dévotion artistique, il reproduisait assidûment les traits des dieux menteurs du paganisme. Mais aucune figure n’avait fait sur lui autant d’impression qu’une célèbre image de Vénus, laquelle hantait toujours son esprit. Une fois, la pension que Zenobio avait assignée à son frère tarda plus longtemps que d’habitude à lui être payée, et Francesco, dans sa vie de dissipation qui absorbait rapidement tout ce qu’il gagnait et que, malgré tout, il ne voulait pas abandonner, eut un pressant besoin d’argent. Il se rappela alors que, longtemps auparavant, un couvent de capucins l’avait chargé de peindre pour une forte somme l’image de sainte Rosalie ; il résolut dès lors, pour avoir de l’argent, d’exécuter rapidement ce travail, qu’il n’avait pas voulu entreprendre à cause de l’horreur qu’il avait pour tous les saints du christianisme. Il songea à peindre la sainte nue et à lui donner la forme et les traits du visage de la Vénus à laquelle il pensait continuellement. L’esquisse qu’il en fit fut tout à fait réussie et les jeunes sacrilèges qu’il fréquentait louèrent fort l’idée maudite qu’avait eue Francesco de mettre dans l’église des pieux moines, au lieu de la sainte chrétienne, une idole païenne. Mais, lorsque Francesco commença de peindre, la chose prit une tout autre tournure que ce qu’il avait conçu et médité. Et un esprit plus puissant surmonta l’esprit de vile imposture qui s’était emparé de lui. Sur son tableau, le visage d’un ange, dans les hauteurs du ciel, commença à ressortir parmi d’obscurs nuages. Mais, pris de la crainte de profaner les choses saintes et d’être livré au tribunal du Seigneur, Francesco n’osa pas achever le visage, et autour du corps nu qu’il avait dessiné vinrent se placer les plis gracieux de vêtements convenables, d’un habit rouge foncé et d’un manteau bleu d’azur. Les capucins, dans la lettre qu’ils avaient écrite au peintre Francesco, n’avaient parlé que de l’image de sainte Rosalie, sans préciser si le sujet du tableau du peintre ne devait pas être une histoire mémorable de la vie de la sainte. Et c’est pourquoi Francesco s’était borné à esquisser, au milieu de sa toile, la figure de la martyre. Mais maintenant, poussé par l’esprit, il peignit autour d’elle toutes sortes de figures, qui s’accordaient merveilleusement pour représenter le martyre de la sainte. Francesco était plongé tout entier dans son tableau, ou plutôt le tableau était devenu lui-même l’esprit puissant qui l’avait saisi de ses bras forts et qui le retenait au-dessus de la vie coupable qu’il avait jusqu’à présent menée dans le monde.
Mais il ne pouvait pas achever le visage de la sainte et c’était pour lui une torture diabolique qui lacérait son âme comme avec des pointes de fer. Il ne pensait plus à la Vénus, mais il lui semblait voir le vieux maître Léonard qui le regardait avec une mine pitoyable et qui lui disait, d’un ton douloureux et angoissé :
« Ah ! Je voudrais bien t’aider, mais je ne le puis, car il faut d’abord que tu renonces à tes agissements coupables et que, plein de repentir et d’humilité, tu implores l’intercession de la sainte envers qui tu t’es conduit d’une manière sacrilège. »
Les jeunes gens, que pendant tout ce temps Francesco avait fuis, vinrent le voir dans son atelier et ils le trouvèrent étendu sur son lit, comme un impotent. Mais lorsque Francesco leur eut raconté sa détresse et leur eut avoué que, comme si un mauvais esprit avait brisé ses forces, il ne pouvait pas achever l’image de sainte Rosalie, ils se mirent tous à rire et ils lui dirent :
« Eh ! mon frère, comment es-tu devenu brusquement si malade ? Offrons à Esculape et à la propice Hygie une libation de vin pour que ce faible homme guérisse. »
On apporta du vin de Syracuse, avec lequel les jeunes gens remplirent les coupes et, comme pour un sacrifice, ils répandirent des libations aux dieux païens devant le tableau en voie d’achèvement. Mais lorsqu’ils se mirent à festoyer gaillardement et qu’ils offrirent du vin à Francesco, celui-ci ne voulut ni boire ni prendre part a l’orgie des fougueux compagnons, bien qu’ils portassent la santé de « Madame Vénus ». Alors l’un d’eux s’écria :
« Ce fou de peintre est bien réellement malade d’esprit et de corps et il faut que j’aille chercher un médecin. »
Il prit son manteau, ceignit son épée et sortit. Au bout de quelques instants, il rentra en disant :
« Eh ! eh ! voyez donc, c’est moi qui suis le docteur et je vais guérir ce patient. »
Le jeune homme, qui certainement désirait ressembler par sa démarche et son attitude à un vieux médecin, s’avança à petits pas, les genoux fléchissants, et son visage juvénile était étrangement couvert de rides et de plis, de sorte qu’il avait l’air d’un vieil homme très laid, et ses camarades rirent beaucoup à son aspect et s’écrièrent :
« Voyez quelles savantes grimaces sait faire le docteur ! »
Le docteur s’approcha de Francesco et lui dit d’une voix rauque et d’un ton sarcastique :
« Ah ! pauvre diable, il faut que je te tire d’une bien triste impuissance. Comment, pitoyable compagnon, parais-tu si pâle et si malade ? Dans cet état-là tu ne plairas pas à Madame Vénus. Il se peut que Donna Rosalie s’intéresse à toi, quand tu seras guéri. Faible camarade, tu vas prendre de mon remède merveilleux. Comme tu veux peindre des saints, mon breuvage te donnera, à coup sûr, des forces, car c’est du vin de la cave de saint Antoine. »
Le prétendu docteur avait pris sous son manteau une bouteille qu’il se mit à ouvrir. De cette bouteille monta une odeur singulière qui agit sur les jeunes gens comme un narcotique, de sorte que, comme pris de sommeil, ils se laissèrent tomber sur leurs sièges et fermèrent les yeux. Mais Francesco, furieux d’être raillé comme un impotent, arracha la bouteille des mains du docteur et but à longs traits.
« À ta santé ! » s’écria le pseudo-docteur, qui maintenant avait repris son visage de jeune homme et sa démarche vigoureuse. Puis il réveilla ses camarades du sommeil où ils étaient plongés et avec lui ils descendirent l’escalier en chancelant.
Comme le Vésuve, dans une sauvage effervescence, vomit des flammes dévorantes, des torrents de feu jaillissaient maintenant de la poitrine de Francesco. Toutes les histoires païennes qu’il avait peintes jusqu’alors passèrent devant ses yeux, comme si elles étaient devenues vivantes, et il s’écria d’une voix forte :
« Toi aussi, ma chère déesse, il faut que tu viennes ; il faut que tu vives et que tu sois à moi, ou bien je me voue aux dieux infernaux. »
Alors il aperçut Vénus qui, se dressant devant le tableau, lui souriait amicalement. Il bondit hors de sa couche et se mit à peindre la tête de sainte Rosalie parce qu’il pensait maintenant pouvoir reproduire très fidèlement le visage adorable de Vénus.
Mais il lui sembla que sa main ne voulait pas obéir à sa volonté, car le pinceau s’écartait toujours des nuages qui entouraient la tête de sainte Rosalie et il effleurait malgré lui les têtes des hommes barbares qu’il y avait autour de la sainte. Et, cependant, le visage céleste de celle-ci devenait toujours plus visible et soudain il regarda Francesco avec des yeux si vivants et si radieux que celui-ci fut précipité à terre comme s’il eût été mortellement frappé par un coup de tonnerre. Lorsqu’il eut retrouvé un peu la maîtrise de ses sens, il se releva péniblement, mais sans oser regarder le tableau qui lui était devenu si redoutable ; et, la tête basse, il alla lentement vers la table où était la bouteille de vin que lui avait donnée le docteur et dont il but un bon coup. Voici qu’il se trouva tout à fait réconforté et il regarda son tableau ; celui-ci était là, devant lui, complètement achevé, mais au lieu de la figure de sainte Rosalie il voyait l’image bien-aimée de Vénus et elle lui souriait avec un regard fait d’amour et de volupté.
À ce moment, Francesco fut enflammé par l’ardeur sauvage d’une impulsion sacrilège. Il poussa un rugissement de désir insensé ; il pensa au sculpteur païen Pygmalion dont il avait peint l’histoire et, comme celui-ci, il supplia Vénus de donner la vie à l’image qu’il avait peinte. Effectivement, il lui sembla bientôt que le tableau commençait à s’animer, mais quand il voulut saisir Vénus dans ses bras il se rendit bien compte que ce n’était qu’une toile morte. Alors, il s’arracha les cheveux et s’agita comme un possédé du démon. Cela dura deux jours et deux nuits ; le troisième jour, il se trouvait devant son tableau, figé comme une colonne, lorsque la porte de son atelier s’ouvrit, et il entendit derrière lui le froufrou d’une robe de femme. Il se retourna et il aperçut, en effet, une femme dans laquelle il reconnut l’original de sa peinture. Il faillit perdre l’esprit en voyant ainsi devant lui, bien vivante et rayonnante de la plus admirable beauté, l’image qu’il avait conçue uniquement du fond de sa pensée, d’après un marbre antique, et il fut presque saisi de terreur en regardant le tableau, qui maintenant ne lui paraissait être qu’une fidèle reproduction de cette femme qu’il ne connaissait pas. Il lui arriva ce qui arrive d’habitude lors de l’apparition miraculeuse d’un esprit ; il ne put proférer une parole et il tomba à genoux devant l’étrangère, tendant les mains vers elle, en un geste d’adoration. Mais l’étrangère le releva en souriant et lui dit qu’elle l’avait souvent vu, n’étant encore qu’une petite fille, lorsqu’il était à l’école du vieux peintre Léonard de Vinci, et, ajouta-t-elle, elle avait alors conçu pour lui un indicible amour. Elle avait abandonné ses parents et sa famille et elle était allée toute seule à Rome pour le retrouver, car une voix intérieure lui avait dit que lui aussi l’aimait beaucoup et que son seul désir et sa seule passion l’avaient amené à reproduire ses traits, ce qui, comme elle le voyait, était bien exact.
Francesco comprit alors qu’une mystérieuse harmonie spirituelle avait existé entre lui et l’étrangère et que cet accord avait créé l’image merveilleuse et l’amour insensé qu’il avait ressenti pour elle. Il embrassa la femme avec un amour fervent et il voulut aussitôt la conduire à l’église pour qu’un prêtre les unît éternellement par le saint sacrement du mariage. Mais ce dessein sembla effrayer la femme et elle dit :
« Eh ! mon cher Francesco, n’es-tu donc pas un artiste sans peur qui ne se laisse pas enchaîner par les liens de l’Église chrétienne ? N’es-tu pas, corps et âme, dévoué à la joyeuse et fraîche Antiquité et à ses dieux propices à la vie ? Qu’importe notre union aux prêtres moroses qui passent leur vie dans de sombres galeries à se lamenter sans espoir ? Célébrons allègrement et gaiement la fête de notre amour. »
Francesco se laissa séduire par ces discours de la femme, et il arriva qu’en compagnie des jeunes gens qui se disaient ses amis, et dont l’esprit léger n’était que péché et sacrilège, il se maria le soir même avec l’étrangère, d’après les rites païens.
La femme avait apporté une caisse de joyaux et d’argent sonnant et trébuchant, et Francesco vécut avec elle pendant longtemps dans une plénitude de jouissances coupables et à l’écart de son art.
La femme devint enceinte et elle ne fit que s’épanouir encore davantage dans une beauté toujours plus éclatante. Elle semblait être l’incarnation de la Vénus du peintre et Francesco pouvait à peine supporter la joie débordante de son existence. Une nuit, un gémissement sourd et angoissé éveilla Francesco de son sommeil ; il se leva effrayé et, une lumière à la main, il regarda sa femme : elle venait de mettre au monde un petit garçon. Aussitôt il appela les serviteurs pour aller chercher la sage-femme et le médecin. Francesco prit l’enfant du sein de sa mère, mais au même instant celle-ci poussa un cri terrible, un cri retentissant, et elle se tordit, comme si elle eût été empoignée par des mains puissantes. La sage-femme arriva avec sa domestique, et aussi le médecin ; mais lorsqu’ils voulurent assister la femme, ils reculèrent d’effroi, car elle était raide morte ; son cou et sa gorge portaient des taches bleues épouvantables et, au lieu du visage jeune et beau, il n’y avait plus qu’un masque hideux, ridé et convulsé, avec des yeux ouverts, qui regardaient fixement.
Aux cris que poussèrent les deux femmes, les voisins accoururent ; on avait de tout temps raconté toutes sortes d’étrangetés sur le compte de l’étrangère. La vie sensuelle qu’elle menait avec Francesco avait été pour tous une abomination, et on était sur le point de dénoncer aux tribunaux ecclésiastiques leur cohabitation coupable, dépourvue de la bénédiction du prêtre. Lorsque ses voisins virent la morte si affreusement défigurée, ils furent certains qu’elle avait vécu en union avec le Diable, lequel maintenant venait de s’emparer d’elle. Sa beauté n’avait été qu’une image trompeuse due à un artifice infernal. Tous ceux qui étaient venus s’enfuirent pleins d’effroi ; personne ne voulait toucher la morte. Francesco savait maintenant très bien à qui il avait eu affaire. Et une peur épouvantable le saisit. Toutes ses fautes passèrent devant ses yeux et le jugement de Dieu commença à s’exercer ici sur cette terre, car les flammes de l’enfer s’allumèrent dans son âme.
Le lendemain, un envoyé du tribunal ecclésiastique vint avec la maréchaussée, afin d’arrêter Francesco. Mais son courage et sa fierté se réveillèrent en lui. Il saisit son épée, se fraya un chemin et échappa ainsi. À une bonne distance de Rome, il trouva une caverne dans laquelle il se cacha, plein de fatigue et d’épuisement. Sans s’en rendre compte très nettement, il avait enveloppé dans son manteau le nouveau-né et l’avait emporté avec lui. Dans sa colère farouche, il voulut briser contre les pierres l’enfant que lui avait donné la femme diabolique ; mais, tandis qu’il l’élevait en l’air, l’enfant poussa de petits cris plaintifs et suppliants et Francesco fut pris soudain d’une profonde pitié. Il posa le garçonnet sur un moelleux tapis de mousse et il lui fit boire goutte à goutte le jus d’une orange qu’il avait sur lui.
Francesco, devenu semblable à un ermite qui fait pénitence, avait passé plusieurs semaines dans la caverne. Et, se détournant de la vie coupable et sacrilège menée jusqu’alors, il avait prié les saints avec ardeur, mais surtout il implorait celle qui avait été gravement offensée par lui, sainte Rosalie, de vouloir bien intercéder pour lui devant le trône du Seigneur. Un soir, Francesco était agenouillé, priant dans la solitude, et il regardait le soleil se plonger dans la mer qui, à l’occident, érigeait ses vagues, rouges comme une flamme. Mais, dès que les flammes pâlirent dans les brouillards gris du soir, Francesco aperçut dans les airs une lueur rose et brillante, où bientôt des figures se dessinèrent. Francesco vit sainte Rosalie, à genoux sur un nuage et entourée d’anges, et dans un doux murmure et un léger frémissement, il entendit ces paroles :
« Seigneur, pardonnez à l’homme qui dans sa faiblesse et dans son impuissance n’a pas su résister aux tentations de Satan. »
Alors des éclairs traversèrent la lueur rose et un sourd grondement de tonnerre ébranla la voûte du ciel :
« Quel pécheur a péché autant que cet homme ! Il ne trouvera ni grâce ni paix dans le tombeau, tant que la race que son crime a engendrée continuera de propager le sacrilège et le péché. »
Francesco s’abattit dans la poussière, car il comprit que maintenant sa condamnation venait d’être prononcée, et qu’une fatalité épouvantable le poursuivait impitoyablement sur cette terre. Il s’enfuit, sans penser au garçonnet qui était dans la caverne, et, comme il n’était plus capable de peindre, il vécut dans une misère lamentable et profonde. Souvent il pensait qu’il devait exécuter de magnifiques tableaux à la gloire de la religion chrétienne et il concevait de grandes œuvres, comme dessin et comme coloris, qui représentaient l’histoire de la Vierge et de sainte Rosalie ; mais, comment pourrait-il réaliser ces peintures, car il n’avait pas un écu pour acheter de la toile et des couleurs et il ne soutenait sa misérable vie que par de maigres aumônes qu’il recueillait aux portes des églises.
Il arriva qu’un jour, dans une église dont il était en train de peindre en esprit le mur nu qu’il regardait fixement, deux femmes voilées vinrent à lui et l’une d’elles lui dit, avec une douce voix angélique :
« Dans la Prusse lointaine, en l’honneur de la Vierge Marie, la où les anges du Seigneur ont déposé son image sur un tilleul, une église a été bâtie qui est encore dépourvue des ornements de la peinture. Vas-y, que l’exercice de ton art soit pour toi comme une sainte dévotion et ton âme déchirée sera rafraîchie par de célestes consolations. »
Lorsque Francesco leva les yeux vers l’apparition, il vit qu’elle s’était évanouie en laissant après elle de doux rayons brillants, et il sentit un parfum de roses et de lis se répandre à travers l’église. Alors Francesco sut qui étaient ces femmes et il décida de commencer son pèlerinage dès le lendemain. Mais le soir de ce même jour, un serviteur de Zenobio, après beaucoup de peine, réussit à le découvrir, il lui apportait le montant de deux ans de pension et il l’invita à venir à la cour de son maître.
Francesco ne garda qu’une petite somme. Il distribua le reste aux pauvres et il se mit en route vers la lointaine Prusse. Son chemin le conduisit à Rome et il passa ainsi au couvent de capucins, qui n’était pas loin de là, pour lequel il avait peint le tableau de sainte Rosalie. Effectivement, il vit que cette peinture était fixée dans l’autel, mais il remarqua, après l’avoir examinée de plus près, que ce n’était qu’une copie de son tableau. Les moines, comme il l’apprit, n’avaient pas voulu garder l’original à cause des bruits singuliers que l’on répandait sur le compte du peintre disparu, de la succession duquel leur venait ce tableau, et, après en avoir fait prendre une copie, ils l’avaient vendu au couvent de capucins de B… Après un pénible pèlerinage, Francesco arriva au couvent du Saint-Tilleul, en Prusse-Orientale, et il exécuta l’ordre que la Sainte Vierge elle-même lui avait donné. Il peignit la Vierge si admirablement qu’il se rendit bien compte que l’esprit de la grâce commençait à agir en lui. Les consolations du ciel descendirent dans son âme.
Il arriva que le comte Filippo S., chassant dans une contrée sauvage et écartée, fut surpris par le mauvais temps. L’orage hurlait à travers les abîmes, la pluie tombait à flots, comme si les hommes et les bêtes avaient dû périr sous un nouveau déluge. Le comte Filippo découvrit une caverne, dans laquelle il se réfugia avec son cheval, qu’il y fit entrer avec beaucoup de peine. De noirs nuages avaient recouvert tout l’horizon et, par conséquent, il faisait si sombre, surtout dans la caverne, que le comte Filippo ne pouvait rien distinguer et ne savait pas d’où venaient ce bruit et cette agitation qu’il entendait à côté de lui. Il craignit qu’il n’y eût une bête sauvage cachée dans la caverne et il tira son épée pour se défendre contre toute attaque. Mais lorsque la tempête fut passée et que les rayons du soleil pénétrèrent dans la caverne, il aperçut, à son étonnement, qu’il y avait à côté de lui, sur une couche de feuilles, un petit garçon tout nu, qui le regardait avec des yeux étincelants. À côté de l’enfant, il y avait une coupe d’ivoire, dans laquelle le comte Filippo trouva quelques gouttes d’un vin parfumé, que l’enfant absorba avec avidité. Le comte sonna du cor et peu à peu ses gens, qui s’étaient réfugiés çà et là, se rassemblèrent autour de lui et, sur l’ordre du comte, l’on attendit pour voir si la personne qui avait laissé l’enfant dans la caverne viendrait le chercher. Mais, lorsque la nuit se mit à tomber, le comte Filippo dit :
« Je ne peux pas laisser là cet enfant sans aucun secours. Je vais le prendre avec moi et je ferai connaître partout qu’il est chez moi, afin que les parents ou celui qui l’a placé dans la caverne puissent me le réclamer. »
Il en fut ainsi, mais les semaines, les mois et les années passèrent sans que personne n’eût réclamé l’enfant. Le comte avait fait donner à l’enfant trouvé, au saint baptême, le nom de Francesco. Celui-ci grandit et devint physiquement et intellectuellement un jeune homme remarquable, que le comte aimait comme son fils, à cause des dons d’une qualité rare qui étaient en lui et, comme il était sans enfant, il pensait lui léguer toute sa fortune. Francesco était déjà âgé de vingt-cinq ans lorsque le comte Filippo fut pris d’amour pour une jeune fille pauvre, mais très belle, et il l’épousa bien qu’elle fût toute jeune, tandis que lui était d’un âge très avancé. Francesco fut bientôt possédé d’une passion coupable pour la comtesse et, bien qu’elle fût pieuse et vertueuse et qu’elle ne voulût pas violer la foi jurée, il réussit, après une lutte difficile, à la séduire par des moyens diaboliques, de telle sorte qu’elle s’abandonna à une volupté coupable et qu’elle récompensa son bienfaiteur par une trahison et une ingratitude abominables. Les deux enfants, le comte Pietro et la comtesse Angiola, que le vieux Filippo pressait sur son cœur dans la plénitude du bonheur paternel, étaient les fruits de cette faute, laquelle resta éternellement cachée pour lui comme pour tout le monde.
Poussé par un esprit secret, j’allai trouver mon frère Zenobio et je lui dis :
« J’ai renoncé au trône et, même si tu mourais avant moi sans avoir d’enfants, je veux rester un pauvre peintre et passer ma vie à exercer mon art, avec une pieuse dévotion, mais notre petit pays ne doit pas devenir la possession d’un État étranger. Ce Francesco qui a été élevé par le comte Filippo S… est mon fils. C’est moi qui, m’enfuyant précipitamment, l’ai laissé dans la caverne où il a été trouvé par le comte. Nos armoiries sont gravées sur la coupe d’ivoire qui était auprès de lui ; mais mieux encore que cela, le physique du jeune homme, qui le désigne, à coup sûr, comme descendant de notre famille, nous préserve de toute erreur. Adopte, mon cher frère Zenobio, ce jeune homme comme ton fils et qu’il soit ton successeur. »
Le doute qu’avait Zenobio au sujet de l’origine légitime du jeune Francesco fut levé par l’acte d’adoption, sanctionné par le pape, que j’obtins ; et il arriva ainsi que la vie coupable et adultère de mon fils prit fin et il engendra bientôt dans un légitime mariage un fils qu’il nomma Paolo Francesco.
La souche criminelle s’est propagée d’une manière criminelle. Mais le repentir de mon fils ne peut-il pas expier ses fautes ? J’ai été devant lui comme le jugement du Seigneur, car son âme s’est révélée à moi avec une entière clarté, et ce qui a été caché au monde m’était découvert par l’esprit qui s’agite en moi avec une puissance toujours plus grande et qui m’élève au-dessus des vagues bruyantes de la vie, de telle sorte que je puis regarder au fond de l’abîme sans que ce regard m’attire vers la mort.
L’éloignement de Francesco eut pour conséquence le trépas de la comtesse S., car alors seulement elle eut conscience de sa faute et elle ne put résister à la lutte qui se livra en elle entre son amour pour le criminel et son propre repentir. Le comte Filippo atteignit l’âge de quatre-vingt-dix ans, puis il mourut en état d’enfance. Son prétendu fils Pietro vint avec sa sœur Angiola à la cour de Francesco, qui avait succède à Zenobio. Les fiançailles de Paolo Francesco avec Victoria, princesse de M…, furent célébrées par de brillantes fêtes, mais lorsque Pietro vit la fiancée et son éclatante beauté, il fut enflammé d’un violent amour pour elle et, sans se soucier du danger, il se mit en devoir de conquérir la faveur de Victoria. Mais les efforts de Pietro échappèrent au regard de Paolo Francesco, car celui-ci était lui-même vivement épris d’Angiola, la soeur de Pietro, laquelle repoussait froidement toutes ses sollicitations. Victoria s’éloigna de la cour, afin, comme elle le prétendait, d’accomplir avant son mariage, dans une paisible solitude, un vœu sacré.
Ce n’est qu’au bout d’une année qu’elle revint, le mariage allait avoir lieu et, aussitôt après, le comte Pietro voulait, avec sa sœur Angiola, rentrer dans sa patrie. L’amour qu’avait Paolo Francesco pour Angiola était devenu toujours plus brûlant malgré la résistance continue et persévérante qu’elle lui opposait, et maintenant il dégénérait en un désir furieux de bête fauve, désir qu’il ne pouvait dompter que par la pensée de la jouissance.
Il arriva ainsi que, par la plus abominable des trahisons, le jour même de sa noce, avant de pénétrer dans la chambre nuptiale, il surprit Angiola dans son lit et, sans qu’elle reprît ses sens, car au repas de noce il lui avait fait absorber un opiat, il satisfit sa passion sacrilège. Comme cet acte infâme faillit presque faire mourir Angiola, Paolo Francesco, torturé par le remords, avoua son crime. Dans le premier mouvement de sa colère, Pietro voulut tuer le traître, mais son bras retomba paralysé, en pensant que sa vengeance avait déjà précédé l’attentat. En effet, la petite Giacinta, princesse de B…, qui passait, aux yeux de tous, pour la fille de la sœur de Victoria, était le fruit des relations secrètes que Pietro avait eues avec la fiancée de Paolo. Francesco Pietro se rendit en Allemagne avec Angiola qui, là, donna naissance à un fils que l’on nomma François et que l’on fit élever avec soin. L’innocente Angiola finit par se consoler de l’horrible attentat dont elle avait été victime, et elle s’épanouit de nouveau, superbe de grâce et de beauté. Il arriva ainsi que le prince Théodore de W… ressentit pour elle un amour très vif, que du profond de son âme elle-même lui rendit. Elle devint bientôt son épouse, et le comte Pietro se maria en même temps avec une jeune Allemande, dont il eut une fille, de même qu’Angiola donna au prince deux fils. La pieuse Angiola avait beau se sentir la conscience pure, elle tombait souvent dans de sombres pensées, chaque fois que, comme un mauvais rêve, l’acte infâme de Paolo Francesco lui revenait à l’esprit ; et il lui semblait souvent que même la faute qu’elle avait commise sans le savoir était punissable et qu’elle serait vengée sur elle et ses descendants. Même la confession et l’absolution la plus entière ne pouvaient pas la tranquilliser. Après de longues tortures, comme une inspiration céleste, lui vint la pensée qu’elle devait tout révéler à son mari. Bien qu’elle se rendît compte du pénible combat que lui coûterait l’aveu de l’attentat commis par ce scélérat de Paolo Francesco, elle jura solennellement d’oser cette grave démarche, et elle tint son serment.
Le prince Théodore apprit avec épouvante l’acte infâme ; son âme fut profondément ébranlée et, dans sa violente colère, il sembla même que son innocente épouse était menacée. Il arriva ainsi que la princesse passa quelques mois dans un château éloigné ; pendant ce temps le prince combattit les sentiments de colère qu’il éprouvait, et non seulement il tendit la main à son épouse, en signe de réconciliation, mais aussi, à l’insu de cette dernière, il s’occupa de l’éducation de François. Après la mort du prince et de son épouse, le comte Pietro et le jeune prince Alexandre de W… furent seuls à connaître le secret de la naissance de François. Aucun des descendants du prince ne fut autant que François semblable de corps et d’esprit à ce Francesco qu’avait élevé le comte Filippo. François était un merveilleux jeune homme, doué des plus hautes qualités intellectuelles, vif et prompt, aussi bien à la pensée qu’à l’action. Puisse le péché de son père, puisse celui de son aïeul ne point peser sur lui ! Puisse-t-il résister aux tentations funestes de Satan !
Avant que le prince Théodore mourût, ses deux fils, Alexandre et Jean, firent un voyage dans la belle Italie et si, à Rome, les deux frères se séparèrent, ce fut moins le résultat d’une mésentente déclarée que par suite d’une divergence d’inclinations et d’intentions. Alexandre vint à la cour de Paolo Francesco et il conçut un tel amour pour la fille cadette que Paolo avait eue de Victoria, qu’il pensa à se marier avec elle. Cependant, le prince Théodore s’opposa à cette union avec une énergie qui sembla inexplicable au prince Alexandre et, par conséquent, Alexandre n’épousa la fille de Paolo Francesco qu’après la mort de Théodore. Le prince Jean, en rentrant dans sa patrie, avait fait la connaissance de son frère François et il trouva un tel agrément dans la compagnie du jeune homme, dont il était à son insu le proche parent, qu’il ne voulut plus se séparer de lui. François fut cause que le prince, au lieu de rentrer dans sa patrie, retourna en Italie, à la résidence de son frère. Les desseins éternels et insondables voulurent que tous deux, le prince Jean et François, virent Giacinta, la fille de Victoria et de Pietro, et que tous deux conçurent pour elle un ardent amour.
Le crime porte toujours en lui de nouveaux germes. Qui pourrait résister aux puissances des ténèbres ?
Certes, les péchés et les fautes de ma jeunesse ont été abominables, mais, grâce à l’intercession de la Vierge et de sainte Rosalie, je suis sauvé de l’éternelle perdition et il m’est donné de subir ici sur la terre les tourments de la damnation, jusqu’à ce que la souche criminelle soit desséchée et ne porte plus de fruits. Le poids des choses terrestres, surmontant mes forces spirituelles, m’oppresse, et, bien que je pressente le secret du sombre avenir, l’éclat trompeur des couleurs de la vie m’aveugle, et mon œil sans pénétration est égaré dans un flux d’images, sans pouvoir en découvrir la véritable essence.
J’aperçois souvent le fil que déroule la puissance mauvaise qui s’oppose au salut de mon âme et je crois follement pouvoir le saisir et le briser. Mais il faut que je sois patient et que je supporte pieusement et fidèlement, en me repentant et en expiant sans cesse, le martyre qui m’a été imposé pour racheter mes méfaits. J’ai tâché d’éloigner de Giacinta le prince et François, mais Satan est empressé à provoquer la perte de François, ce à quoi celui-ci n’échappera pas.
François se rendit avec le prince à l’endroit où séjournaient le comte Pietro et sa fille Aurélie, qui venait d’avoir quinze ans. Tout comme Paolo Francesco, le père criminel de François, avait été pris d’une sauvage passion à la vue d’Angiola, de même le feu du plaisir défendu s’alluma chez son fils, lorsqu’il aperçut la charmante enfant qu’était Aurélie. Grâce à tous les artifices de la séduction, il sut gagner à tel point l’esprit de la pieuse Aurélie qui était à peine formée, que celle-ci se donna à lui de toute son âme, et elle avait péché avant même que la pensée se fût élevée dans son âme. Lorsque ce qu’il avait fait ne put plus rester caché, il se jeta, comme pris de désespoir sur sa faute, aux pieds de la mère et il avoua tout. Bien que le comte Pietro eût lui-même commis une pareille faute, un pareil sacrilège, il aurait tué François et Aurélie. La mère fit sentir à François sa juste colère en le menaçant de découvrir au comte Pietro son acte infâme, s’il reparaissait devant ses yeux et devant ceux de la fille qu’il avait séduite. La comtesse réussit à dérober sa fille à l’attention du comte Pietro et dans un endroit éloigné elle accoucha d’une petite fille. Mais François ne pouvait pas se passer d’Aurélie ; il apprit l’endroit où elle séjournait, y accourut et entra dans sa chambre au moment même où la comtesse, sans aucun domestique, était assise près du lit de sa fille et tenait sur son sein la petite qui n’avait que huit jours. À la vue du scélérat qui paraissait ainsi à l’improviste devant elle, la comtesse se leva, pleine d’horreur et d’effroi, et elle lui ordonna de quitter l’appartement.
« Va-t’en… Va-t’en, sinon tu es perdu : le comte Pietro est au courant de ton infamie. »
Elle cria ainsi pour faire peur à François et elle le poussa vers la porte. Alors François fut saisi d’une fureur sauvage et diabolique ; il arracha l’enfant des bras de la comtesse, donnant à celle-ci un coup de poing en pleine poitrine, de telle sorte qu’elle tomba à la renverse et il s’échappa en courant.
Quand Aurélie sortit de l’évanouissement profond qu’elle venait d’éprouver, sa mère n’était plus en vie, la profonde blessure à la tête que lui avait faite sa chute sur une caisse cerclée de fer, l’avait tuée. François avait l’intention de massacrer l’enfant ; il l’enveloppa dans des langes, descendit en courant l’escalier dans l’obscurité du soir, et il allait sortir de la maison lorsqu’il entendit de sourds gémissements qui semblaient venir d’une chambre du rez-de-chaussée. Malgré lui, il s’arrêta, il écouta, et enfin il se dirigea en rampant vers l’endroit d’où venaient les cris. Au même instant une femme, dans laquelle il reconnut la bonne d’enfants de la baronne de S…, dans la maison de qui il habitait, sortait de cette chambre en poussant de pitoyables lamentations. François lui demanda quelle était la cause de son attitude.
« Ah, monsieur, dit la femme, mon malheur est certain. Je tenais sur mon sein la petite Euphémie, qui riait et se réjouissait, mais brusquement sa petite tête s’allonge et la voilà morte. Elle a au front des taches bleues et ainsi l’on m’accusera de l’avoir laissée tomber. »
François entra vite dans la chambre, et, lorsqu’il aperçut l’enfant morte, il comprit que le destin voulait que son enfant continuât de vivre, car elle était, dans ses traits et dans tout son physique, merveilleusement semblable à la défunte Euphémie. La bonne, qui n’était peut-être pas aussi innocente de la mort de l’enfant qu’elle le prétendait et qui se laissa gagner par un riche présent de François, accepta l’échange. François enveloppa alors l’enfant morte dans les langes qu’il portait et la jeta dans le fleuve.
L’enfant d’Aurélie fut élevée comme fille de la baronne de S…, sous le nom d’Euphémie, et le secret de sa naissance resta caché à tous.
La malheureuse ne fut pas reçue dans le sein de l’Église par le sacrement du saint baptême, car l’enfant dont la mort lui conservait la vie était déjà baptisée. Aurélie s’est mariée quelques années après avec le baron F… ; deux enfants, Hermogène et Aurélie, sont le fruit de ce mariage.
La puissance éternelle du ciel avait voulu que, lorsque le prince se mit en route avec Francesco (c’est ainsi qu’il appelait François, à l’italienne), pour se rendre à la résidence de son frère princier, j’eus la faveur de me joindre à eux et de les suivre. Je pensais saisir d’un bras robuste Francesco chancelant lorsqu’il s’approcherait du précipice qui s’était ouvert devant lui. Folle entreprise du pécheur qui, impuissant, n’a pas encore trouvé grâce devant le trône du Seigneur !
Francesco tua son frère, après un attentat commis par lui sur Giacinta ! Le fils de Francesco est l’infortuné petit garçon que le prince fait élever sous le nom de comte Victorin. Le meurtrier Francesco pensait se marier avec la pieuse sœur de la princesse, mais je pus empêcher le sacrilège au moment où il allait être accompli dans le lieu saint.
Il fallut sans doute la profonde misère dans laquelle François était tombé, après qu’il se fut enfui, torturé par la pensée d’un péché à jamais inexpiable, pour le tourner vers le repentir. Dans sa fuite, courbé par la douleur et la maladie, il arriva chez un cultivateur, qui le reçut amicalement. La fille du cultivateur, une vierge pieuse et paisible, s’éprit d’un merveilleux amour pour l’étranger, et elle le soigna avec beaucoup de zèle. Il arriva ainsi que lorsque Francesco fut guéri, il répondit à l’amour de la vierge, et ils furent unis par le saint sacrement du mariage. Il réussit, par son intelligence et sa capacité, à atteindre une situation prospère et à accroître considérablement l’héritage déjà important que le cultivateur avait laissé à sa fille, de sorte qu’il jouit d’un grand bien-être matériel. Mais le bonheur du pécheur qui n’est pas réconcilié avec Dieu est vain et incertain. François retomba dans la pauvreté la plus amère et sa misère était mortelle, car il sentait dépérir son esprit et son corps dans une langueur maladive. Sa vie ne fut plus qu’une pénitence continuelle, enfin le ciel lui envoya un rayon consolateur : il devait aller en pèlerinage au Saint-Tilleul, et là la naissance d’un fils lui attesterait la miséricorde du Seigneur.
Dans la forêt qui entoure le couvent du Saint-Tilleul, j’allai vers la mère affligée, qui pleurait sur le petit garçon nouveau-né qui n’avait pas de père, et je la réconfortai avec des paroles consolatrices.
La grâce du Seigneur descend merveilleusement sur l’enfant qui est né dans le sanctuaire béni de la Vierge. Souvent il arrive que l’Enfant Jésus se manifeste à lui d’une manière visible et qu’il allume de bonne heure dans son esprit l’étincelle de l’amour.
La mère, au saint baptême, a fait donner au garçon le nom de son père.
François, sera-ce donc toi, Franciscus, qui, né dans un lieu sacré, rachèteras par une vie pieuse le crime de l’aïeul et lui procureras la paix de la tombe ? Loin du monde et de ses tentations séductrices, l’enfant doit se tourner tout entier vers les choses célestes. Il doit devenir prêtre : ainsi l’a proclamé à sa mère le saint homme qui a versé dans mon âme une merveilleuse consolation, et c’est sans doute la prophétie de la grâce qui m’éclaire d’une miraculeuse lumière, de sorte que je crois apercevoir au-dedans de moi-même l’image vivante du futur.
Je vois le jeune homme engager une lutte à mort avec la sombre puissance qui dirige vers lui une arme terrible. Il tombe, mais une femme divine élève au-dessus de sa tête la couronne de la victoire. C’est sainte Rosalie elle-même qui le sauve. Aussi souvent que la puissance éternelle du ciel me le permettra, je serai près de l’enfant, de l’adolescent, de l’homme mûr, et je le protégerai dans la mesure des forces dont je dispose. Il sera comme…
NOTE DE L’ÉDITEUR
Ici, aimable lecteur, l’écriture à demi effacée du vieux peintre devient si indistincte qu’il est impossible de déchiffrer un mot de plus. Nous revenons au manuscrit de Médard, l’étrange capucin.