Avant-propos de l’auteur
 

Que je voudrais, aimable lecteur, te conduire sous ces platanes sombres où j’ai lu, pour la première fois, l’histoire étrange de frère Médard ! Tu t’assoirais près de moi sur ce banc de pierre à demi masqué par les buissons odorants et par leurs fleurs épanouies aux couleurs variées. Comme moi, l’âme emplie d’un vague désir, tu contemplerais les montagnes bleues qui s’amassent en formes bizarres, derrière la vallée ensoleillée, que tu verrais s’étendre devant nous au sortir du berceau de feuillage. Et, en te retournant, tu apercevrais alors, à quelques pas à peine, un monument gothique, au portail richement orné de statues. À travers les branches sombres des platanes, des images de saints vous regardent véritablement de leurs yeux vivants et clairs : ce sont les fresques vives qui brillent sur les vastes murailles. Le soleil, rouge comme le feu, se tient sur la montagne ; le vent du soir s’élève. Partout le mouvement et la vie.

Des voix singulières murmurent et chuchotent à travers les arbres et le bosquet, et, montant toujours, elles semblent se transformer en chant et en éclat d’orgue. C’est le bruit qui vient du lointain.

Des hommes austères, habillés de vêtements à larges plis, se promènent silencieusement sous les berceaux du jardin, le regard pieusement tourné vers le ciel. Les statues des saints, devenues vivantes, seraient-elles descendues de leurs chapiteaux ? L’effroi mystérieux des légendes et des récits étonnants que ces lieux ont fait naître plane sur vous. On dirait que tout se passe encore sous vos yeux et l’on se plaît à le croire…

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il faut lire l’histoire de Médard, et alors les visions étranges du moine vous sembleront quelque chose de plus que le jeu déréglé d’une imagination exaltée.

Et, aimable lecteur, maintenant que tu as vu de saintes images, un cloître et des moines, il est à peine besoin d’ajouter que l’endroit où je t’ai conduit est le jardin magnifique du couvent des capucins, à B…

Une fois que j’étais allé y passer quelques jours, le vénérable prieur me montra, comme une curiosité, les papiers laissés par frère Médard et conservés dans les archives. J’eus beaucoup de peine à décider le vieillard à me permettre de les lire. Au fond, disait-il, ces papiers auraient dû être brûlés.

Aussi, bienveillant lecteur, n’est-ce pas sans redouter que tu ne sois de l’avis du prieur que je les mets maintenant entre tes mains, sous forme de livre. Mais si tu te décides à suivre Médard, comme un compagnon fidèle, à travers le sombre cloître et les cellules, et à entrer dans un monde bariolé, le plus bariolé des mondes ; si tu veux bien supporter tout ce que sa vie a d’effrayant, d’épouvantable, d’extravagant, de bouffon, alors, peut-être, éprouveras-tu quelque plaisir à la vue des tableaux variés de camera oscura qui s’ouvriront devant toi.

Il se peut aussi qu’en regardant avec attention ceux qui te sembleront les plus informes, tu les voies bientôt clairement et nettement expliqués. Tu as ici l’image du germe secret enfanté par un mystérieux destin : il devient une plante luxuriante et, se multipliant toujours, s’embellit de mille tiges ; mais la fleur, en devenant fruit, attire à elle toute la sève et tue le germe lui-même.

Après avoir lu, avec un soin extrême, les papiers du capucin Médard, ce qui me fut assez difficile, car le défunt avait une très mauvaise écriture de moine, voici mon impression. Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases. Mais il faudrait considérer comme perdu celui qui croirait, grâce à cette connaissance, avoir acquis la force de briser violemment le fil et de se mesurer avec l’obscur pouvoir qui nous commande.

Peut-être, bienveillant lecteur, penses-tu comme moi ; c’est ce que je souhaite de tout cœur, pour mille importantes raisons.

E. T. A. HOFFMANN.