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La vie à la cour du prince
 

La résidence du prince formait précisément contraste avec la ville de commerce que j’avais quittée récemment. Beaucoup moins étendue, elle était plus magnifiquement et plus régulièrement bâtie, mais assez peu peuplée. Plusieurs rues, plantées d’arbres dans toute leur longueur, avaient plutôt l’air d’appartenir aux allées d’un parc qu’à une ville. Tout avait un mouvement calme et solennel, rarement interrompu par le roulement d’une voiture. Jusque dans l’habillement et le maintien des habitants, même chez les gens du commun également, on remarquait une certaine grâce, un effort de distinction.

Le palais du prince n’était pas vaste du tout, ni de grand style, mais, au point de vue de l’élégance et des proportions, c’était une des plus belles constructions que j’eusse jamais vues ; un parc magnifique y attenait, dans lequel le prince libéral permettait aux habitants de se promener.

À l’hôtel où je descendis, on m’apprit que la famille princière avait l’habitude d’y faire un tour, le soir, et qu’un grand nombre d’habitants profitaient chaque fois de l’occasion pour aller voir leur souverain. Je me rendis au parc à l’heure indiquée ; le prince sortait du château avec son épouse, suivi de quelques membres de son entourage. Ah ! bientôt je n’eus d’yeux que pour la princesse, qui ressemblait tant à ma mère adoptive ! La même majesté, la même grâce dans chacun de ses mouvements, le même regard intelligent, son vaste front, son sourire céleste ! Elle me sembla seulement avoir la taille plus développée et être plus jeune que l’abbesse. Elle s’entretenait affectueusement avec plusieurs de ses dames d’honneur, qui se trouvaient justement dans l’allée, pendant que le prince semblait plongé dans une conversation animée et intéressante avec un homme aux allures graves. L’habillement, les manières de la famille princière, l’entourage, tout était en harmonie avec le ton général. On s’apercevait bien que la tenue décente et réservée, l’élégance sans prétention qui se remarquait dans la résidence, exprimait le ton de la cour.

Je me trouvai, par hasard, auprès d’un homme à l’esprit éveillé, qui sut répondre à toutes les questions que je lui posai, tout en mêlant encore à ses paroles mainte remarque spirituelle. Après le passage du prince et de sa suite, il me proposa de faire avec moi un tour dans le parc et de m’en montrer, puisque j’étais étranger, les beautés remarquables, que l’on rencontrait à chaque pas. J’acceptai avec plaisir et je trouvai, en effet, que partout régnait un goût méthodique, allié à une grâce délicate, bien que souvent certaines bâtisses disséminées dans le parc et décelant une recherche de la forme antique, qui exige des proportions grandioses, me semblassent avoir entraîné les architectes à élever des monuments mesquins. Des colonnes grecques dont un homme de haute taille peut presque atteindre les chapiteaux avec la main sont, certes, chose assez ridicule. Dans l’autre partie du parc, se trouvaient également quelques constructions gothiques, que leur petitesse rendait par trop grotesques. Je crois que l’imitation du gothique est peut-être encore plus dangereuse que la recherche des formes antiques. S’il est positivement exact que la construction des petites chapelles, où l’architecte est limité quant à la grandeur et aux dépenses, donne assez souvent l’occasion de bâtir dans ce style, qu’on laisse, tout au moins, de côté ces ogives, ces colonnes bizarres, ces volutes imitées de telle ou telle église, car l’architecte ne peut accomplir quelque chose de vrai en art que lorsqu’il est guidé par une inspiration profonde. Cette inspiration se manifestait chez les anciens maîtres et c’est ce qui leur permettait de réunir si judicieusement, si admirablement en un tout imposant ce qui semblait tellement opposé, tellement hétérogène même. C’est, en un mot, une inspiration d’un rare caractère romantique que doit traduire l’architecte gothique, car ici il ne peut être question de règles, alors qu’un constructeur est obligé de tenir compte de ces règles quand il a recours aux formes antiques.

J’exprimai toutes ces remarques à mon guide bénévole ; il m’approuva entièrement, cherchant seulement à excuser l’existence de ces monuments mesquins qui m’avaient choqué, en me disant que la variété nécessaire dans un parc, la nécessité même de construire çà et là des bâtisses servant de lieu de refuge en cas de brusque mauvais temps ou encore simplement de lieu de repos et de délassement, amenait presque fatalement ces fautes de goût. Je lui rétorquai que les pavillons de jardin les plus simples, les moins prétentieux, les petites chaumières appuyées contre un tronc d’arbre et cachées dans un fourré charmant, qui justement étaient destinées aux mêmes usages, me plaisaient mieux que tous ces petits temples et petites chapelles ; j’ajoutai qu’à présent, si l’on voulait « maçonner et charpenter », l’architecte intelligent, limité pour les proportions de la construction et pour les crédits, qu’il incline vers l’antique ou vers le gothique, avait, malgré tout, un style à sa disposition, lui permettant de faire quelque chose de gracieux et capable d’impressionner agréablement l’âme de l’observateur, sans avoir besoin de recourir aux imitations ridicules et sans prétendre atteindre au grandiose des vieux maîtres.

« Je suis entièrement de votre opinion, répondit mon guide, mais toutes ces constructions, y compris l’ordonnance entière du parc, ont été conçues par le prince lui-même, et cette circonstance fait taire toute critique, du moins chez nous, habitants du pays. Le prince est le meilleur homme du monde, de tout temps il a affiché des principes vraiment paternels à l’égard de son peuple ; il considère que ses sujets n’ont pas été créés pour lui, mais que c’est lui qui est créé pour eux. La liberté de pensée ; la modicité des impôts et le bon marché de la vie qui en découle ; le retrait total de la police, qui n’existe que pour mettre sans bruit une barrière à l’insolence des méchants et qui, par conséquent, est bien loin de tourmenter les citoyens et les étrangers par un odieux excès de zèle ; l’absence de tout abus pouvant provenir de la soldatesque ; le calme paisible dans lequel se développent l’industrie et le commerce : tout cela rendra certainement agréable votre séjour dans notre petit pays.

« Je parierais qu’on ne vous a pas encore demandé jusqu’à présent votre nom ni votre profession, et que, comme cela se passe dans les autres villes, l’hôtelier, quelques minutes après votre entrée, ne s’est nullement avancé vers vous d’un air solennel en portant sous son bras son gros livre dans lequel on est obligé de griffonner son signalement avec une plume épointée et de l’encre décolorée. Bref, l’organisation entière de notre petit État, dans lequel règne la vraie sagesse de la vie, est le fait de notre excellent prince ; car autrefois, ainsi qu’il me l’a été dit, les gens étaient l’objet de toutes sortes de tracasseries résultant de la pédanterie stupide d’une cour qui n’était en quelque sorte que « l’édition de poche » de celle du grand État voisin. Le prince aime les arts et les sciences ; aussi tout artiste et tout savant est-il le bienvenu ici, et les connaissances que l’on a sont, tout simplement, les lettres de noblesse qui permettent au talent de s’introduire dans le proche entourage du prince. Mais justement au point de vue de l’art et des sciences, il s’est glissé chez notre prince, dont le savoir est étendu, un peu du pédantisme de son éducation, qui se traduit par un amour de la forme dont il est maintenant esclave.

« Avant de faire construire, il trace et dessine aux architectes, avec une minutie excessive, chaque détail du bâtiment ; et le moindre écart de ses plans, qu’il compose en recourant infatigablement à toutes les œuvres de l’Antiquité qu’il est possible d’imaginer, le tourmenterait, comme si telle ou telle règle, imposée par le rétrécissement des proportions, s’opposait complètement à cette dérogation. C’est, précisément, ce penchant pour telle ou telle forme qui lui fait aimer notre théâtre, dont la construction ne s’écarte pas du genre dans lequel les éléments les plus hétérogènes doivent s’adapter entre eux. Au reste, le prince varie dans ses inclinations favorites – que personne, d’ailleurs, ne froisse jamais. Lorsque le parc fut construit, il était passionnément épris d’architecture et d’horticulture ; puis l’essor qu’avait pris la musique depuis un certain temps l’enthousiasma, et c’est à cet enthousiasme que nous devons l’orchestre vraiment excellent de la cour. Ensuite la peinture l’a occupé, et dans ce domaine le prince en personne a accompli des choses extraordinaires. Ces variations se produisent même dans les réjouissances quotidiennes de la cour. Jadis, on y dansait beaucoup ; à présent, les jours de réception on joue au pharaon et, sans prendre directement part au jeu, le prince trouve son plaisir à suivre les étranges enchaînements du hasard ; pourtant, il suffirait d’une impulsion quelconque pour qu’on mît quelque autre chose à l’ordre du jour.

« Le changement rapide des goûts de notre bon prince lui a valu le reproche de manquer de cette profondeur d’esprit dans laquelle se reflète inaltérablement, comme dans un lac aux eaux claires et brillantes, l’image colorée de la vie. Selon moi, cependant, on est injuste à son égard, car seule une vivacité d’esprit extraordinaire le pousse, selon l’impulsion reçue, à se passionner particulièrement pour une chose ou pour une autre, sans jamais en oublier, ou seulement négliger, le côté noble. C’est pourquoi ce parc, comme vous le voyez, est si bien entretenu, notre orchestre et notre théâtre constamment subventionnés et soutenus de toutes les façons, et la galerie de tableaux sans cesse enrichie dans la mesure du possible. En ce qui concerne le changement de distractions à la cour, c’est plutôt, dans la vie du prince, un pur passe-temps, que chacun, très sincèrement, peut bien permettre à ce souverain charmant, comme récréation après des affaires sérieuses et souvent fatigantes. »

Comme nous passions justement devant un bouquet de buissons et d’arbres dont le groupement dénotait un goût artistique profond, et que je manifestais mon admiration, mon guide me dit :

« Tous ces parterres, ces promenades, ces plantations, sont l’œuvre de notre excellente princesse. C’est une paysagiste parfaite et, de plus, elle porte un amour particulier aux sciences naturelles. Aussi trouvez-vous ici des arbres exotiques, des fleurs et des plantes rares, qui ne sont pas là comme dans une exposition, mais dont l’arrangement est fait avec un si grand goût et dont l’harmonie est si naturelle qu’on les croirait sortis du sol natal. La princesse avait horreur de tous les dieux et déesses, des naïades et dryades maladroitement taillés dans le grès qui fourmillaient jadis dans le parc. Ces statues ont été bannies ; il ne reste plus que quelques bonnes copies d’après l’antique, que le prince a voulu conserver pour les souvenirs qu’elles lui rappelaient. La princesse, comprenant très bien les sentiments du prince, a su les placer de telle façon qu’elles produisent sur tout le monde, même sur les gens ignorant les raisons qui les ont fait conserver, un effet vraiment merveilleux. »

Le soir était venu et nous quittâmes le parc. Mon guide, ayant accepté l’invitation que je lui fis de dîner avec moi à l’hôtel, m’apprit enfin qu’il était l’inspecteur de la galerie du prince.

Au cours du repas, lorsque nous fûmes devenus plus familiers, je lui exprimai mon grand désir de voir de plus près la famille princière. Il m’assura que rien n’était plus facile, puisque tout étranger instruit et cultivé était admis dans les salons de la cour. Je n’avais qu’à aller voir le maréchal du palais et à le prier de me présenter au prince.

Cette façon diplomatique d’arriver à ce que je voulais me plut d’autant moins que je ne voyais pas comment je pourrais échapper à certaines questions importunes de la part du maréchal du palais concernant l’endroit d’où je venais, mon état, ma situation. Je décidai donc de m’en remettre au hasard, qui m’indiquerait peut-être un plus court chemin, et c’est ce qui se produisit bientôt.

Un matin que je prenais l’air dans le parc, à l’heure où il était ordinairement désert, je rencontrai le prince en simple redingote. Je le saluai comme s’il m’eût été tout à fait inconnu ; il s’arrêta et engagea la conversation en me demandant si j’étais étranger. Je répondis affirmativement, en ajoutant que j’étais arrivé il y a quelques jours, que je ne voulais tout d’abord que passer ; mais que le charme de l’endroit et surtout l’agréable tranquillité qui régnait partout m’avaient engagé à rester, qu’enfin étant entièrement indépendant, et ne vivant que pour les sciences et les arts, j’avais l’intention maintenant de demeurer assez longtemps, car tout ce qui m’environnait me plaisait et m’attirait extrêmement. Mes paroles parurent être agréables au prince ; il s’offrit à me servir de cicérone et à me montrer tous les monuments du parc. Je me gardai bien de dire que j’avais déjà tout vu et je me laissai conduire dans les grottes, les temples, les chapelles gothiques et les pavillons, écoutant patiemment ses longs commentaires sur chaque construction. Partout il me nommait les modèles dont on s’était inspiré, attirait mon attention sur l’exécution exacte des instructions données, et il s’étendait principalement sur l’idée directrice qui avait présidé à l’édification entière du parc et qui devrait, disait-il, prévaloir pour chaque construction de ce genre. Il me demanda mon avis ; je louai la beauté du cadre, la végétation luxuriante et magnifique, mais je n’omis pas non plus de parler des monuments dans le même sens que je l’avais fait à l’inspecteur de la galerie de peinture. Il m’écouta attentivement et, tout en paraissant ne pas rejeter tout à fait certaines de mes critiques, il coupa court à toute discussion à ce sujet en déclarant que je pouvais avoir raison en théorie, mais qu’en fait je semblais m’éloigner des connaissances pratiques et n’être pas au courant de l’art réel de l’exécution.

On en vint à parler de l’art en général ; je me montrai bon connaisseur en peinture et expert en musique ; je me permis de contredire le prince dans plus d’une de ses appréciations, qui, tout en exprimant avec intelligence et précision ses convictions intérieures, ne laissaient pas moins voir que son éducation artistique – il est vrai, de beaucoup supérieure à celle des grands en général – manquait de solidité ; elle était trop superficielle pour seulement pressentir de quelles profondeurs provient, chez le véritable artiste, l’art sublime qui allume en lui l’étincelle divine de l’aspiration vers le Vrai. Mes jugements opposés aux siens, mon point de vue n’étaient, à ses yeux, que la preuve d’un dilettantisme non éclairé, la plupart du temps, par les vraies connaissances pratiques. Il voulut me montrer quelles étaient les vraies tendances de la peinture et de la musique ; il me parla des règles à observer dans la composition d’un tableau, d’un opéra. Il m’entretint longuement sur le coloris, les draperies, les groupes en pyramides, la musique sérieuse et comique, les scènes de prima donna, les chœurs, les effets de couleur et de lumière, le clair-obscur, l’éclairage en général, etc.

J’écoutai tout cela sans interrompre le prince, qui paraissait se complaire dans ses multiples exposés. Enfin, il mit lui-même un terme à ses discours en me demandant brusquement :

« Jouez-vous au pharaon ? »

Je répondis négativement.

« C’est un jeu admirable, continua-t-il, et, dans sa grande simplicité, le vrai jeu qui convienne aux hommes d’esprit. On sort, en quelque sorte, de soi-même, ou, mieux, on occupe un point de vue, d’où l’on peut découvrir les enchaînements et les étranges combinaisons que tisse avec des fils invisibles cette puissance mystérieuse que nous appelons le hasard. Le gain et la perte sont les deux pivots sur lesquels se meut la machine mystérieuse que nous avons mise en action et que continue à faire mouvoir, selon son bon plaisir, l’esprit qui l’habite. Il faut que vous appreniez ce jeu et moi-même je serai votre professeur. »

Je lui assurai que, jusqu’à présent, je m’étais senti peu de goût pour un jeu qui, d’après ce qu’on m’en avait dit, devait être extrêmement dangereux et funeste. Le prince sourit et, me fixant de ses yeux clairs et vifs, il poursuivit :

« Ceux qui affirment cela sont des gens puérils, mais peut-être allez-vous me prendre finalement pour un joueur qui veut vous attirer dans un panneau ? Eh bien ! je suis le prince ; si la résidence vous plaît, restez-y et fréquentez mon cercle, où l’on joue parfois au pharaon, sans que pour cela, je vous l’assure, personne ne sorte de la bonne voie, et pourtant le jeu doit être important pour que l’on s’y intéresse, car le hasard est paresseux dès qu’il n’a plus devant soi que des choses insignifiantes. »

Alors qu’il était déjà sur le point de me quitter, le prince se retourna encore une fois vers moi et me demanda :

« Mais à qui ai-je eu l’honneur de parler ? »

Je lui répondis que je m’appelais Léonard, que je m’occupais de belles-lettres à titre privé, que je n’appartenais en rien à la noblesse et que peut-être je ferais mieux de ne pas profiter de l’invitation gracieuse qu’il m’avait faite de paraître dans les salons de la cour.

« Noblesse, que parlez-vous de noblesse ? s’écria vivement le prince. Vous êtes, je m’en suis rendu compte, un homme très spirituel, très instruit. Le savoir vous anoblit et il vous rend digne de figurer dans mon entourage. Adieu, monsieur Léonard, et au revoir. »

Ainsi mon désir s’était réalisé plus facilement et plus tôt que je ne l’avais espéré. Pour la première fois de ma vie, j’allais paraître dans une cour, y vivre même, en quelque sorte. Dans ma tête repassèrent toutes les histoires extraordinaires de cabales, de ruses et d’intrigues imaginées par les ingénieux auteurs de romans et de comédies. Au dire de ces messieurs, le prince vivrait entouré de coquins de tout genre qui l’aveuglent ; il y a surtout le maréchal de la cour – un insipide niais, orgueilleux de ses ancêtres – et le Premier ministre, un scélérat avide et astucieux ; les gentilshommes de la chambre sont des séducteurs de filles et des débauchés. Là, chaque visage, méthodiquement apprêté, porte le masque de l’amitié, mais dans le cœur s’épanouissent la trahison et le mensonge ; on se montre plein d’amabilité et de tendresse, on se courbe et s’incline, mais chacun est l’ennemi irréconciliable de l’autre et cherche hypocritement à lui donner un croc-en-jambe pour amener sa perte irrémédiable et prendre sa place, jusqu’à ce que la même chose lui arrive à son tour. Les dames de la cour sont affreuses, orgueilleuses et intrigantes ; avec cela férues d’amour, et elles vous tendent toutes sortes d’embûches et de pièges, qu’il faut craindre comme le feu. Telle se présentait en mon esprit l’image d’une cour, d’après tout ce que j’avais lu au séminaire ; il me semblait toujours que le Diable s’y livrait à ses ébats. Et, malgré les récits du prieur Léonard, qui avait autrefois fréquenté ces milieux, récits qui ne concordaient pas du tout avec mes conceptions, j’avais conservé à l’égard de ce que représente une cour une certaine crainte, qui, maintenant que j’étais sur le point d’en voir une, exerçait encore son influence sur moi. Mais mon désir de m’approcher de la princesse et aussi cette voix intérieure qui ne cessait de me dire obscurément que là se déciderait mon destin, m’entraînaient irrésistiblement. À l’heure dite, je me trouvai, non sans éprouver un trouble profond, dans l’antichambre princière.

Mon assez long séjour dans la ville marchande m’avait permis de me débarrasser entièrement de tout ce que la vie du cloître avait laissé en mes gestes de gauche, d’emprunté et d’anguleux. Mon corps, que la nature avait fait souple et parfait, s’habitua vite aux mouvements libres et naturels propres à l’homme du monde. La pâleur qui défigure même les plus beaux visages des jeunes moines avait disparu de mes traits. J’étais à l’âge de la pleine force, elle colorait mes joues et brillait en mes yeux. Mes boucles brunes avaient fait disparaître jusqu’à la moindre trace de ma tonsure. En outre, je portais un élégant habit noir du dernier ton que j’avais apporté de la grande ville. Mon apparition ne pouvait donc manquer de faire une impression agréable sur l’assemblée, qui était déjà complète lorsque j’arrivai. Il en fut ainsi, comme cela me fut prouvé par l’empressement de ses membres, qui, toutefois, se tenant dans les limites de l’extrême politesse, ne se montrèrent pas importuns. De même que, d’après mes théories tirées des romans et des comédies, le prince aurait dû, lorsque dans le parc il me découvrit qui il était, entrouvrir vivement sa redingote et me faire voir une énorme décoration, de même je m’attendais à trouver son entourage composé de gens en habits brodés, aux cheveux frisés et empesés et ainsi de suite. Je ne fus donc pas peu étonné lorsque je vis tous ces hommes vêtus avec beaucoup de goût, mais simplement. Je me rendis compte que ma conception de la vie à la cour n’était sans doute qu’un préjugé puéril ; mon embarras disparut et je me sentis tout à fait encouragé lorsque le prince s’avança vers moi en disant : « Voilà monsieur Léonard. »

Puis il plaisanta sur la critique sévère à laquelle j’avais soumis son parc.

Une porte à deux battants s’ouvrit et la princesse entra dans le salon, accompagnée de deux dames seulement. À sa vue, un tremblement m’agita jusqu’au plus profond de l’être ; l’éclat des lumières me la montra plus ressemblante encore qu’autrefois à ma mère adoptive. Les dames firent cercle autour d’elle, on me présenta. Le regard qu’elle porta sur moi trahit son étonnement ; elle chuchota quelques mots que je ne compris pas et se tourna ensuite vers une dame âgée, à qui elle parla à voix basse ; celle-ci sembla devenir inquiète et me regarda fixement. Tout cela s’était passé en une minute.

Alors la société se divisa en groupes plus ou moins importants ; des conversations pleines de vie s’engagèrent ; le ton en était libre et dégagé, et pourtant on sentait que l’on se trouvait à la cour, dans le voisinage du prince, sans toutefois que ce sentiment causât la moindre gêne. À peine rencontrai-je une seule figure qui se rapportât à l’image que je m’étais faite naguère de la cour. Le maréchal était un vieillard plein d’entrain et heureux de vivre ; les gentilshommes de la chambre, de gais adolescents, qui ne semblaient nullement avoir de mauvais desseins. Les deux dames d’honneur avaient l’air d’être sœurs ; elles étaient très jeunes et insignifiantes ; en revanche, leur toilette ne décelait pas la moindre prétention. Je remarquai surtout un petit homme au nez retroussé et aux yeux vivants et étincelants. Habillé de noir et portant au côté une longue épée d’acier, il se glissait et serpentait à travers la société avec une agilité incroyable, tantôt ici, tantôt là, ne restant nulle part, ne soutenant aucune conversation, mais lançant comme des étincelles une foule de mots sarcastiques et spirituels qui jetaient partout l’animation et la vie. C’était le médecin particulier du prince. La vieille dame avec laquelle la princesse s’était entretenue un instant avait su manœuvrer si adroitement que, avant même de m’en être aperçu, je me trouvai seul avec elle dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle engagea bientôt la conversation avec moi ; bien qu’elle s’y prît avec ruse au début, elle ne tarda pas à laisser percer sa seule intention, qui était de me questionner sur ma vie. J’étais préparé à tout interrogatoire de ce genre ; et convaincu qu’en pareil cas le récit le plus simple est toujours le moins dangereux, je me bornai à lui dire que j’avais étudié la théologie, mais que maintenant, après avoir hérité de la fortune de mon père, je voyageais par plaisir et par amour. Je lui dis que j’étais de la Prusse polonaise et lui donnai comme lieu de naissance un nom si barbare et si bien fait pour vous endommager la langue et les dents qu’il écorcha l’oreille de la vieille dame et lui ôta toute envie de se le faire répéter.

« Eh ! eh ! dit-elle, vous avez un visage, monsieur, qui serait capable de réveiller ici de tristes souvenirs, et peut-être êtes-vous plus que vous ne voulez le paraître, car vos manières ne sont en rien celles d’un étudiant en théologie. »

Après que des rafraîchissements eurent été servis, on passa dans la pièce où une table attendait les joueurs de pharaon. Le maréchal de la cour tenait la banque, mais, à ce qu’on me dit, il formait une association avec le prince en vertu de laquelle il gardait tous les gains, cependant que son associé lui remboursait toutes les pertes lorsque les fonds de la banque venaient à faiblir. Les hommes s’assemblèrent autour de la table, à l’exception du médecin, qui ne jouait jamais. Il resta auprès des dames, qui, elles, ne prenaient pas part au jeu. Le prince m’appela, je dus me mettre à côté de lui ; il choisit lui-même mes cartes après m’avoir expliqué en peu de mots le mécanisme du jeu. Les cartes du prince n’étaient pas heureuses et, si scrupuleusement que je suivisse ses conseils, je perdais toujours. Cette perte devenait importante, car le moindre point valait un louis d’or. Ma bourse commençait, d’ailleurs, à s’épuiser ; déjà auparavant, je m’étais demandé plusieurs fois ce qui arriverait lorsque j’aurais dépensé mes derniers louis. Le jeu, qui pouvait me rendre pauvre tout d’un coup, m’était d’autant plus fatal. Une nouvelle taille se fit. Je priai alors le prince de m’abandonner totalement à moi-même, car il me semblait qu’un joueur aussi sûrement malheureux que moi ne pouvait que le faire perdre. Le prince me répondit en souriant que j’aurais pu réparer mes pertes si j’avais continué à écouter les conseils d’un joueur expérimenté, mais, puisque j’avais tant de confiance en moi-même, il voulait voir à présent comment je jouerais.

Au hasard, sans la voir, je tirai une carte de mon jeu. C’était une dame. Il est peut-être ridicule de l’avouer, mais dans cette carte pâle et sans vie je crus distinguer les traits d’Aurélie. Je la regardai fixement. À peine pouvais-je masquer l’émotion qui m’agitait. Le cri du banquier demandant si le jeu était fait m’arracha de mon étourdissement. Sans réfléchir, je tirai de ma poche les cinq derniers louis d’or que j’avais encore sur moi et je les posai sur la carte. Elle gagna ; alors je continuai sans cesse à jouer sur la dame, augmentant toujours la mise, à mesure que le gain montait. Chaque fois que je posais mon argent, les joueurs s’écriaient : « C’est impossible que cela continue, certainement la dame va se montrer infidèle ! » Et les cartes des autres joueurs étaient toujours mauvaises. « C’est inouï, c’est miraculeux ! » criait-on de tous côtés.

Cependant, je me tenais tranquillement plongé en moi-même, toute mon âme tournée vers Aurélie, faisant à peine attention aux sommes que le banquier poussait successivement vers moi. En un mot, dans les quatre dernières tailles, la dame avait gagné sans interruption et mes poches étaient pleines d’or. Par son intermédiaire, la chance m’avait octroyé ainsi deux mille louis ! Bien que je fusse maintenant hors d’embarras, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un sentiment lugubre. Phénomène étrange, je voyais un rapport secret entre ma veine présente et l’heureux coup de feu tiré au hasard, qui, l’autre jour, avait abattu les faisans. Je me rendais clairement compte que ce n’était pas moi, mais le pouvoir étranger entré dans ma vie qui accomplissait toutes ces choses extraordinaires ; je n’étais entre ses mains qu’un instrument sans volonté dont il se servait pour des desseins que j’ignorais.

Mais la conscience de cette dualité qui troublait mon être m’apporta une consolation, car elle m’annonçait que ma propre force allait toujours augmenter. Cependant, le portrait d’Aurélie qui se reflétait sans cesse devant mes yeux ne pouvait être qu’une infâme tentation devant m’amener à des agissements répréhensibles ; aussi cet abus criminel de la pieuse et chère image me remplissait-il d’horreur et d’effroi.

En proie à une disposition d’esprit extraordinairement sombre, je me glissais, le matin, à travers les allées du parc, lorsque je rencontrai le prince, qui avait l’habitude de se promener à cette heure-là.

« Eh bien ! monsieur Léonard, comment trouvez-vous mon jeu de pharaon ? Que dites-vous des caprices du hasard, qui vous pardonna toutes vos extravagances et vous jeta l’or à pleines mains ? Vous avez heureusement trouvé la bonne carte, mais ne vous fiez pas toujours aveuglément aux cartes favorites. »

Il s’étendit alors longuement sur ma conception de la carte favorite, m’indiqua les règles qu’il avait bien étudiées et dont il fallait tenir compte en s’abandonnant au hasard ; puis il conclut en déclarant que sans doute j’allais maintenant poursuivre ma chance au jeu avec le plus grand acharnement. Mais je lui répondis sans détour, en l’assurant de ma ferme intention de ne jamais plus toucher à une carte. Le prince me regarda avec étonnement.

« C’est précisément mon bonheur extraordinaire d’hier, continuai-je, qui a engendré cette détermination, car il a confirmé tout ce que j’avais entendu dire des dangers funestes de ce jeu. En tirant au hasard cette carte indifférente, qui réveillait en mon âme des souvenirs déchirants et douloureux, une idée effrayante s’élevait dans mon esprit : ce qui me procurait ma chance au jeu et mon gain de mauvais aloi, ce n’était pas mon habileté ni mon pouvoir de commander au hasard et de pénétrer ses détours les plus secrets, en pensant à un être charmant dont je voyais surgir d’une carte inanimée l’image aux vives couleurs, mais une puissance inconnue, dont j’étais le jouet.

– Je vous comprends, interrompit le prince, vous avez eu un amour malheureux et la carte a fait revivre en votre âme l’image de l’amante que vous avez perdue. Toutefois, si vous le permettez, je vous dirai que cela me semble assez drôle quand je me représente la carte qui est tombée entre vos mains – la dame de cœur, avec sa large face pâle et comique. Quoi qu’il en soit, vous pensiez alors à l’aimée et vous la voyiez peut-être plus fidèle et plus dévouée que dans la vie. Mais je ne saisis pas du tout ce qu’il y a là de terrible et d’effrayant. Bien mieux, je pense qu’il y avait plutôt lieu de vous réjouir de ce que la chance vous favorisait ! D’ailleurs, si vous avez vu un enchaînement de mauvais augure dans le fait que votre chance au jeu s’est produit en même temps que vous pensiez à l’aimée, la faute n’en est pas au jeu, mais à votre disposition d’esprit particulière.

– C’est possible, monseigneur, répondis-je, mais je ne sens que trop que ce n’est point tant le danger de se trouver dans la plus mauvaise des situations après d’importantes pertes qui rend ce jeu funeste ; pour moi, c’est bien plutôt l’audace d’accepter carrément la lutte ouverte avec une puissance mystérieuse, qui surgit en brillant du sein de l’obscurité et vous entraîne comme un mirage dans une région où, en se moquant de vous, elle vous saisit et vous broie. Et, justement, la lutte avec cette puissance semble être l’entreprise attrayante et audacieuse que l’homme ayant une confiance puérile en sa force tente si volontiers et qu’il ne peut plus abandonner une fois commencée, dont il espère toujours sortir triomphant, même lorsqu’il est déjà aux prises avec la mort. De là vient, selon moi, la passion insensée qui s’empare du joueur de pharaon et jette le désordre dans son cerveau, quand elle ne brise pas sa vie – conséquence que ne pourrait avoir la simple perte d’argent. Mais même, en se plaçant à un point de vue secondaire, cette perte est susceptible aussi de causer mille désagréments au joueur que la passion n’a pas encore gagné, en qui n’est pas encore entré le principe hostile et que seules les circonstances ont amené à jouer ; elle peut même le plonger dans une misère criante. Je dois vous l’avouer, moi-même, hier, j’étais sur le point de voir ma caisse de voyage complètement vidée.

– Je l’aurais appris, interrompit vivement le prince, et je vous aurais fait verser une somme triple de celle que vous auriez perdue, car je ne veux pas que quelqu’un se ruine pour mon plaisir ; d’ailleurs, cela ne peut pas arriver, car je connais mes joueurs et je ne les perds pas de vue.

– Mais, prince, cette réserve, précisément, supprime la liberté du jeu et met des barrières à ces étranges combinaisons du hasard dont l’observation a tant d’intérêt pour vous. Et, d’ailleurs, tel ou tel qui ne peut plus retenir sa passion pour le jeu ne trouvera-t-il pas moyen, pour son malheur, d’échapper à votre surveillance et ainsi de commettre quelque acte répréhensible qui détruira sa vie ? En outre, pardonnez-moi ma franchise, mais je crois que toute restriction à la liberté, abuserait-on de celle-ci, est oppressive, insupportable même, parce qu’elle est diamétralement opposée à la nature humaine.

– Il me semble que vous n’êtes jamais de mon avis, monsieur Léonard ! » fit brusquement le prince.

Et il s’éloigna rapidement en me jetant un léger adieu.

À peine pouvais-je comprendre moi-même comment j’en étais arrivé à exprimer si nettement ma façon de voir. Bien que souvent dans la ville marchande j’eusse assisté à des jeux importants, jamais je n’avais assez pesé cette question pour pouvoir me faire une opinion pareille à celle qui venait de sortir involontairement de mes lèvres. Je regrettais d’avoir perdu par ma folie la faveur du prince, de m’être ainsi retiré le droit de paraître aux réunions de la cour et de m’approcher de la princesse. Pourtant je m’étais trompé, car, le soir même, je reçus une carte d’invitation au concert de la cour et, en passant à côté de moi, le prince me dit amicalement :

« Bonsoir, monsieur Léonard ! Veuille le ciel que ma chapelle me fasse honneur et que ma musique vous plaise mieux que mon parc ! »

La musique en elle-même était charmante, tout se déroulait avec précision ; il me sembla, cependant, que le choix des morceaux n’était pas heureux, car l’un détruisait l’effet de l’autre. Une longue scène surtout, qui me parut avoir été composée d’après une forme donnée, m’ennuya sincèrement. Je me gardai bien d’exprimer mon véritable sentiment ; j’agis d’autant plus sagement que, par la suite, on me dit que précisément cette longue scène était une composition du prince.

J’assistai à la réunion suivante de la cour, et, sans penser plus loin, je voulais même participer au jeu de pharaon, afin de me réconcilier complètement avec le prince. Mais quel ne fut pas mon étonnement lorsque je n’aperçus pas de banque et que je vis se former quelques groupes autour des tables de jeu ordinaire, cependant que, parmi les autres membres de la société qui s’étaient assis en cercle autour du prince et dont les dames faisaient partie, une conversation vivante et spirituelle s’engageait. On raconta des choses divertissantes ; on ne dédaigna même pas les anecdotes piquantes. Mon talent d’orateur me fut d’un grand secours et je présentai d’attrayante façon, en les voilant d’un cachet pittoresque, quelques passages de ma propre vie, ce qui me fit conquérir l’attention et les applaudissements du groupe. Mais le prince avait une préférence pour les histoires gaies et humoristiques, et en cela personne ne surpassait son médecin particulier, qui était inépuisable en saillies et en boutades.

Ce genre de conversation prit alors des proportions plus grandes. Certains invités avaient écrit quelques morceaux et les lisaient devant la société ; bientôt la réunion eut l’air d’un club esthético-littéraire organisé, présidé par le prince et où chacun traitait le sujet qui lui convenait le mieux. À un moment donné, un savant, profond penseur et excellent physicien, nous entretint des nouvelles et intéressantes découvertes faites dans son domaine. Malheureusement, plus l’orateur intéressait la partie de l’auditoire capable de saisir son exposé, plus il devenait ennuyeux pour celle à qui tout ce qu’il disait était inconnu et incompréhensible. Le prince lui-même paraissait ne comprendre que médiocrement les idées du physicien et attendre la fin de la dissertation avec une sincère impatience. Enfin l’orateur eut terminé. Le médecin se montra très joyeux et se répandit en admiration et louanges, tout en ajoutant qu’aux profondes définitions scientifiques pourrait bien succéder quelque chose qui réjouît les esprits et que, précisément, lui n’avait à présent d’autre prétention que d’atteindre ce but. Les ignorants, que le prestige de la science avait fait se courber, se redressèrent, et même sur le visage du prince passa un sourire, ce qui prouva combien lui faisait plaisir le retour aux plaisirs banals de la vie quotidienne.

« Son Altesse sait, dit le médecin en se tournant vers le prince, que lorsque je voyage je n’omets jamais de consigner fidèlement dans mon journal tous les gais événements, tels qu’ils traversent la vie, et particulièrement de faire mention des individus comiques et originaux que je rencontre. C’est justement un extrait de ce journal dont je vais vous donner connaissance ; bien qu’il ne soit pas d’une importance extraordinaire, il me semble pourtant contenir des choses divertissantes.

« Au cours de mon voyage de l’an dernier, j’arrivai au milieu de la nuit dans un grand et joli village situé à quatre lieues de B… Je descendis dans une auberge de belle apparence, où me reçut un hôte accueillant et éveillé. Harassé, brisé de fatigue par le long parcours que je venais d’effectuer, je me mis au lit aussitôt que j’eus pris possession de ma chambre, afin de bien me reposer. Mais vers une heure du matin, je fus tiré de mon sommeil par un son de flûte tout proche. De ma vie, un tel bruit n’avait jamais frappé mes oreilles. L’homme devait avoir des poumons extraordinaires, car l’on entendait jouer et rejouer sans cesse le même passage, et ceci avec une telle force que les notes aiguës et perçantes qui sortaient de son instrument lui enlevaient tout caractère : impossible, en vérité, d’imaginer quelque chose de plus insensé, de plus affreux. En moi-même j’injuriais et je vouais aux gémonies le maudit musicien qui me privait de mon sommeil et me déchirait le tympan. Mais le passage reprenait toujours de plus belle comme une horloge qu’on aurait remontée. Enfin, je perçus un bruit sourd comme si l’on eût lancé un objet contre le mur, puis tout resta calme et je pus me remettre tranquillement à dormir. Le matin j’entendis une violente dispute en bas dans la maison. Je distinguai la voix de l’hôte et celle d’un homme criant sans cesse :

« “Que votre maison soit damnée ! Plût à Dieu que je n’en eusse jamais franchi le seuil ! C’est le Diable qui m’a conduit chez vous ; on ne peut rien y boire, ni manger, car tout y est affreusement mauvais et horriblement cher. Voici votre argent, vous ne me reverrez plus dans votre mauvaise gargote.”

« J’étais descendu et je vis un petit homme – sec comme un hareng, vêtu d’un habit couleur de café et portant une ronde perruque rousse, sur laquelle était martialement posé de travers un chapeau gris – s’élancer hors de la maison et courir à l’écurie ; il sortait bientôt par la cour, monté sur un cheval passablement lourdaud et galopant pesamment.

« Naturellement, je le pris pour un étranger qui s’était chicané avec l’aubergiste et je le crus parti. Je fus donc assez étonné lorsque, à midi, me trouvant dans la salle d’auberge, je vis entrer et s’asseoir sans façon à la table du déjeuner le personnage amusant, à l’habit café et à la perruque rousse, qui le matin avait quitté la maison. C’était la figure la plus comique et la plus vilaine que j’eusse jamais vue. Il y avait dans toutes les manières de cet homme quelque chose de si sérieux et de si drôle à la fois qu’il était difficile, en le regardant, de s’empêcher de rire. Nous mangeâmes ensemble et une conversation laconique s’engagea entre l’aubergiste et moi sans que l’étranger, qui faisait montre d’un prodigieux appétit, essayât d’y prendre part. Comme je m’en rendis compte par la suite, l’aubergiste fut manifestement guidé par la malice, lorsqu’il conduisit l’entretien sur le terrain des particularités nationales, et il me demanda carrément si j’avais connu des Irlandais et si je savais quelque chose de leur bêtise proverbiale.

« “Sans doute”, répondis-je, en même temps que toute une série d’anecdotes me traversaient la tête. Et je lui racontai l’histoire de cet Irlandais à qui l’on demandait pourquoi il avait mis son bas à l’envers et qui répondit naïvement : “Parce qu’il y a un trou à l’endroit.”

« Puis cette autre admirable naïveté de l’Irlandais se trouvant couché dans le même lit qu’un Écossais très coléreux, dont le pied nu sortait sous la couverture. Un Anglais qui était dans la chambre s’en aperçut et attacha prestement au pied de l’Irlandais l’éperon de sa botte. En dormant, l’homme retira son pied sous la couverture et avec l’éperon écorcha la jambe de l’Écossais. Celui-ci se réveilla et appliqua un magistral soufflet à l’Irlandais. Alors un colloque amusant se déroula entre les deux hommes :

« “Quel diable te pousse ? Pourquoi me frappes-tu ?

« – Parce que tu m’as écorché avec ton éperon.

« – Comment serait-ce possible, puisque je suis nu-pieds dans le lit ?

« – Et pourtant c’est ainsi, regarde donc.

« – Dieu me damne, tu as raison ; c’est ce satané domestique, qui, en m’ôtant les bottes, m’a laissé l’éperon !

« L’hôte éclata de rire démesurément ; mais l’étranger, qui avait justement fini de manger et qui venait d’engloutir un grand verre de bière, me regarda d’un air sérieux et me dit :

« “Vous avez tout à fait raison, les Irlandais se rendent souvent coupables de naïvetés de ce genre ; mais cela ne tient nullement à leur nation, qui est vive et spirituelle ; c’est plutôt le fait d’un air pernicieux qui passe sur leur pays et vous fait contracter des accès de bêtise, comme on contracte un rhume de cerveau. Cela, je le sais, monsieur, car moi-même, qui, à vrai dire, suis anglais, bien que je sois né en Irlande et que j’y aie été élevé, je suis sujet à cette maudite maladie de la bêtise.”

« L’aubergiste se mit à rire encore plus fort, et je ne pus m’empêcher de joindre mes rires aux siens, car il était amusant d’entendre l’Irlandais, parlant de bêtises, nous en énoncer une tout à fait remarquable. Bien loin de se montrer offensé de notre attitude, l’étranger ouvrit de grands yeux, mit un doigt sur son nez et dit :

« “En Angleterre, les Irlandais sont un condiment piquant qu’on ajoute à la société pour la rendre délicieuse. Moi-même, je suis en cela semblable à Falstaff : non seulement je fais souvent montre d’esprit, mais j’éveille celui des autres, ce qui n’est pas un maigre mérite en ces temps insipides. Savez-vous que, même du cerveau vide de ce béotien d’aubergiste, sort maintes fois une lueur d’esprit, rien que grâce à mon intervention ? Mais ce marchand de bière est un aubergiste qui connaît son affaire. Il n’entame jamais son petit capital de bons mots, il en prête un çà et là quand il est avec les riches, et ceci à gros intérêts seulement ; quand il n’est pas sûr de toucher ces intérêts, tout au plus montre-t-il, comme à présent, la reliure de son grand livre, c’est-à-dire son rire démesuré, car dans ce rire il a enveloppé tout son esprit. Que Dieu vous protège, messieurs !”

« Là-dessus, notre original se dirigea vers la porte et sortit. Je priai aussitôt l’hôte de me donner quelques renseignements sur cet homme.

« “Cet Irlandais, me dit-il, s’appelle Ewson et veut absolument être anglais, parce que sa famille est originaire d’Angleterre. Il habite ici depuis quelque temps, c’est-à-dire qu’il y a maintenant juste vingt-deux ans. J’étais un homme bien jeune et je venais d’acheter cette auberge où, précisément, je recevais une noce, lorsque monsieur Ewson, qui était aussi un homme tout jeune, bien qu’alors il portât déjà une perruque rousse, un chapeau gris et un habit café de la même coupe que celui d’aujourd’hui, passa par ici en retournant dans son pays. Il fut attiré par la musique qui résonnait joyeusement chez moi et y entra. Il jura qu’on ne savait danser qu’à bord des navires, où il avait appris la danse dès son enfance. Et, pour le prouver, il se mit à exécuter une hornpipe tout en sifflant affreusement entre les dents, mais en faisant un bond il se démit le pied et fut obligé de rester chez moi pour se faire soigner.

« “Depuis cette époque il ne m’a plus quitté. Et il m’a causé bien des soucis avec ses excentricités ; chaque jour il se querelle avec moi, il se plaint de la façon dont il est traité ; il me reproche de le faire payer trop cher et me dit qu’il lui est impossible de vivre plus longtemps sans rosbif ni porter ; il fait sa valise, met ses trois perruques l’une sur l’autre, prend congé de moi et part sur son vieux cheval. Mais ce n’est là qu’une promenade, car à midi il rentre par l’autre porte, s’assied tranquillement à table, ainsi que vous l’avez vu faire aujourd’hui, et mange, comme quatre, de ces mets qu’il déclare immangeables lorsqu’il est en colère. Chaque année, il reçoit une forte somme d’argent ; il me fait alors mélancoliquement ses adieux, m’appelle son meilleur ami et verse des larmes, ce qui m’en arrache également, mais les miennes proviennent d’un rire contenu. Et puis, après avoir fait son testament, dans lequel, selon ses dires, il laisse sa fortune à ma fille aînée, il s’achemine à cheval, lentement et d’un air triste, vers la ville voisine. Trois jours après, quatre tout au plus, il est déjà revenu ; il a fait l’acquisition de deux habits café, de trois perruques, plus brillantes l’une que l’autre, de six chemises, d’un chapeau gris et d’autres accessoires de toilette ; à ma fille aînée, sa préférée, il a rapporté un cornet de sucreries, comme à une enfant, bien qu’elle ait dix-huit ans à présent. Il ne pense plus alors à son séjour à la ville ni au retour dans son pays. Il paie sa note tous les soirs, et, chaque matin, quand il s’en va pour ne plus revenir, il me jette en colère l’argent de son déjeuner.

« “À part cela, c’est l’homme le meilleur du monde ; à chaque occasion, il fait des cadeaux à mes enfants et se montre bienfaisant envers les pauvres du village ; seulement il ne peut pas souffrir le pasteur, depuis qu’il a appris par le maître d’école que ce brave ecclésiastique a changé en une pièce de cuivre la pièce d’or que lui, Ewson, avait jetée un jour dans le tronc des pauvres. Il l’évite constamment et ne met jamais les pieds au temple ; aussi le pasteur va-t-il criant partout que c’est un athée. Comme je vous le disais, j’ai souvent eu bien des soucis avec lui, parce qu’il est coléreux et qu’il a des idées tout à fait insensées. Pas plus tard qu’hier, alors que je m’acheminais vers mon logis, j’entendais déjà de loin des cris violents, parmi lesquels je reconnus la voix d’Ewson. Lorsque j’entrai, je le trouvai en train de se quereller violemment avec la bonne. Comme cela lui arrive chaque fois qu’il s’emporte, il avait jeté sa perruque à terre et il était là, la tête dénudée, sans habit, en bras de chemise, criant et jurant tout près de la servante à qui, mettant un gros livre ouvert sous le nez, il montrait quelque chose du doigt. La jeune fille avait les mains appuyées sur les hanches et lui criait qu’il n’avait qu’à aller ailleurs pour faire ses tours, qu’il était un méchant homme ne croyant à rien, etc. J’eus toutes les peines du monde à les séparer et à apprendre le fond de l’affaire.

« “Monsieur Ewson avait demandé à la servante de lui procurer un pain à cacheter pour fermer une lettre. Au commencement, la servante ne comprit pas du tout ; finalement, comme le prédicateur avait dit que monsieur Ewson ne croyait pas en Dieu, elle s’imagina que le pain à cacheter, c’était ce qu’on emploie à la communion, et elle crut qu’il voulait se livrer à une plaisanterie impie avec l’hostie. Elle se refusa donc à lui fournir ce qu’il demandait. Là-dessus, monsieur Ewson, qui croyait ne s’être pas bien exprimé et n’avoir pas été compris, était aussitôt allé chercher un dictionnaire anglais-allemand et il avait voulu désigner ainsi ce qu’il désirait à la servante, laquelle est incapable de lire un mot. Sur quoi, il finit par ne plus lui parler qu’anglais, ce que la jeune fille prit pour le verbiage trompeur du Diable. Seule mon intervention empêcha la rixe dans laquelle monsieur Ewson eût peut-être eu le dessous.”

« J’interrompis l’aubergiste dans son récit pour lui demander si par hasard ce n’était pas cet homme amusant qui m’avait si fort agacé et tourmenté la nuit avec son affreux instrument.

« “Ah, monsieur, reprit-il, c’est encore là une des excentricités de monsieur Ewson, avec laquelle il a fait fuir presque tous mes clients. Il y a trois ans, mon fils arriva de la ville. Le jeune homme jouait admirablement de la flûte et ici il s’exerçait avec application sur son instrument. Monsieur Ewson crut alors se rappeler qu’autrefois il avait connu cet instrument et il ne s’apaisa que quand mon Fritz consentit à lui vendre pour une somme élevée sa flûte et un concerto qu’il avait apporté avec lui.

« “Monsieur Ewson, qui n’avait ni disposition ni goût pour la musique, se mit à jouer le concerto avec le plus grand zèle. Mais il n’alla que jusqu’au second solo du premier allegro ; là il rencontra un passage dont il ne put venir à bout ; c’est ce passage que depuis trois ans il joue presque chaque jour cent fois de suite, jusqu’à ce que, en proie à une suprême colère, il lance instrument et perruque contre le mur. Comme peu de flûtes peuvent résister longtemps à ce traitement, il lui faut très souvent les remplacer et il en a ordinairement trois ou quatre en train.

« “Qu’une vis seulement soit brisée ou une touche endommagée, il jette la flûte par la fenêtre, en s’écriant : ‘Dieu me damne, il n’y a qu’en Angleterre que l’on fait des instruments qui vaillent quelque chose.’ Ce qu’il y a vraiment d’effrayant, c’est que cette passion de la flûte le prend souvent au milieu de la nuit et qu’il réveille alors mes hôtes au plus profond de leur sommeil. Mais croiriez-vous qu’il y a ici, au bailliage, à peu près depuis que monsieur Ewson habite chez moi, un docteur anglais, du nom de Green, qui sympathise avec lui ? Il est vrai qu’il est aussi original que lui, qu’il a une humeur aussi bizarre. Constamment ils se chicanent et, pourtant, ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. À propos, je me rappelle que monsieur Ewson m’a commandé un punch pour ce soir, auquel le Dr Green et le bailli sont invités. Si vous voulez encore rester ici jusqu’à demain matin, il vous sera donné de voir, ce soir, le trio le plus comique que l’on puisse trouver.”

« Son Altesse pense bien que je retardai volontiers mon voyage, espérant admirer monsieur Ewson dans toute sa gloire. Il entra dans la salle d’auberge dès que la nuit fut venue et il eut l’amabilité de m’inviter à sa table, tout en ajoutant qu’il regrettait de ne me régaler qu’avec cette abjecte boisson baptisée punch dans ce pays ; car c’est seulement en Angleterre qu’on buvait le vrai punch et, comme il y retournerait prochainement, il espérait bien, si j’allais un jour là-bas, me le prouver, car il s’y entendait, à préparer cette boisson délicieuse. Je savais ce que je devais en penser.

« Bientôt après arrivèrent les invités : le bailli était un petit homme taillé en boule, extrêmement aimable, avec des yeux pétillants et joyeux, et un petit nez tout rouge. Le Dr Green était un homme robuste, d’âge moyen, ayant bien le type de son pays, habillé à la mode, mais avec laisser-aller. Des lunettes lui chaussaient le nez et il portait un chapeau.

« “Donne-moi du champagne à m’en faire pleurer, s’écria-t-il sur un ton pathétique, en même temps qu’il s’avançait vers l’aubergiste, l’empoignait par le gilet et le secouait violemment. Coquin de Cambyse, parle, où sont les princesses ? On sent le café chez toi et non l’arôme de la boisson des dieux. – Lâche-moi, héros sublime, écarte ton poing solide, dans ta colère tu me broies les côtes, répondit l’aubergiste en haletant. – Pas avant, femmelette, reprit le docteur, que l’odeur agréable du punch ne me chatouille les narines, ne trouble mes sens, non, pas avant, maudit aubergiste !”

« Mais voici qu’Ewson s’avance furieusement vers le docteur en lui lançant des invectives :

« “Indigne Green, que le chagrin t’envahisse et te fasse grincer des dents, que la gangrène t’emporte si tu ne cesses pas tes honteux agissements !”

« Ils vont à présent se disputer et se battre, pensai-je. Mais le docteur dit :

« “Eh bien ! soit, me raillant de ta lâche impuissance, je veux me tenir tranquille et attendre la boisson des dieux que tu prépares, digne Ewson.”

« Il lâcha l’aubergiste qui s’éloigna précipitamment et il prit place à table en affichant la mine d’un Caton ; puis il s’empara de sa pipe toute bourrée et il se mit à souffler des nuages de fumée.

« “N’est-ce pas comme au théâtre ? me dit l’aimable bailli. Le docteur, qui jadis ne prenait jamais un livre allemand, a, un jour, trouvé par hasard, chez moi, le Shakespeare de Schlegel. Depuis ce temps, il joue, à sa façon, d’anciennes mélodies connues, sur un instrument étranger. Vous avez remarqué sans doute que l’aubergiste lui-même parle en vers : le docteur l’a pour ainsi dire ïambifié.”

« L’aubergiste apporta un énorme bol de punch fumant. Bien qu’Ewson et Green jurassent qu’il était à peine buvable, ils n’en engloutirent pas moins verre sur verre. La conversation se déroulait couci-couça, Green se montrait avare de paroles ; il se contentait de faire de temps en temps de l’opposition d’une façon comique. Par exemple, le bailli parlant du théâtre de la ville, je déclarai que le premier rôle jouait excellemment. Green intervint aussitôt en disant :

« “Je ne trouve pas. Ne croyez-vous pas que, si cet homme avait joué six fois mieux, il eût été plus digne de succès ?”

« Je dus le lui concéder, tout en lui faisant remarquer que cette nécessité de jouer six fois mieux se faisait surtout sentir pour l’acteur qui se montrait tout à fait pitoyable dans le rôle des “pères tendres”.

« “Je ne trouve pas, dit encore le docteur, car cet acteur ayant donné tout ce qu’il a en lui, ce n’est pas sa faute si ses tendances inclinent vers le mauvais. Et, s’il atteint la perfection dans le mauvais, on doit l’en louer.”

« Le bailli était, entre Ewson et le docteur, comme un principe excitant, et il ne cessait, avec son talent, de les amener l’un et l’autre à exprimer toutes sortes d’idées et d’opinions extravagantes.

« Les choses allèrent ainsi jusqu’au moment où la force du punch commença à produire son effet. Alors une gaieté turbulente s’empara d’Ewson ; de sa voix rauque il chanta des chants de son pays, lança perruque et habit par la fenêtre au milieu de la cour et, tout en faisant les plus étranges grimaces, se mit à danser d’une façon si comique que l’on se pâmait presque de rire. Le docteur restait sérieux, mais il était en proie aux visions les plus bizarres. Il prenait le bol de punch pour une viole et voulait absolument en jouer en se servant de la cuiller comme archet, pour accompagner Ewson dans ses chants ; seules les protestations répétées de l’aubergiste purent l’arrêter. Le bailli, lui, devenait de plus en plus silencieux ; à la fin, il alla buter dans un coin de la salle, où il s’assit et se mit à pleurer à chaudes larmes. Je compris le signe que me fit l’aubergiste et je demandai au bailli la cause d’un chagrin si profond. “Hélas, hélas ! fit-il en sanglotant, le prince Eugène était un grand capitaine et, cependant, il a fallu que ce héros mourût ! Hélas ! hélas !” et il continua de pleurer de plus belle, au point qu’on voyait de grosses larmes lui couler sur les joues. Je fis tout mon possible pour le consoler de la perte de ce valeureux prince qui avait appartenu à un siècle depuis longtemps écoulé, mais ce fut en vain. Entre-temps, le Dr Green s’était emparé d’une grande paire de mouchettes qu’il maniait sans arrêt devant la fenêtre ouverte. Il ne pensait à rien de moins qu’à moucher la lune qui brillait dans la pièce. Ewson criait et sautait, comme s’il eût été possédé de mille démons. Enfin, le valet de l’auberge entra dans la pièce, porteur d’une lanterne, malgré le clair de lune, et leur cria bien haut : “Me voici, messieurs, à présent nous pouvons partir.” Le docteur s’avança tout contre lui et, en lui lançant des nuages de fumée dans la figure :

« “Sois le bienvenu, mon ami, dit-il. Es-tu celui qui porte la lune, le chien et le fagot ? Je t’ai mouché, coquin d’astre, c’est pourquoi tu éclaires si bien. Bonne nuit, donc ! J’ai ingurgité de ton ignoble breuvage en quantité, bonne nuit, mon cher aubergiste, bonne nuit, mon Pylade !”

« Ewson jura qu’il casserait le cou à celui qui oserait s’en aller. Mais personne n’y fit attention ; le valet prit le docteur sous un bras, sous l’autre le bailli, qui se lamentait toujours sur la mort du prince Eugène et, vacillant à travers la rue, ils se dirigèrent vers le bailliage. Non sans peine, nous conduisîmes ensuite l’extravagant Ewson dans sa chambre, où il fit encore du tapage avec sa flûte pendant la moitié de la nuit, de sorte que je ne pus fermer l’œil et que c’est seulement dans la diligence qu’il me fut possible de me reposer de la folle soirée passée à l’auberge. »

Le récit du médecin fut souvent interrompu par des éclats de rire plus bruyants que ceux qu’on entend d’ordinaire dans les cours. Le prince parut y avoir pris un grand plaisir.

« Il n’y a qu’une figure, dit-il à son médecin, que vous ayez trop laissée à l’arrière-plan dans votre tableau, et c’est la vôtre, car je parierais que de temps en temps vous avez su provoquer, dans une certaine mesure, la mauvaise humeur du comique Ewson et entraîner le pathétique docteur à toutes sortes d’excentricités et de folies. Je vois, du reste, en vous le véritable “principe excitant” que vous nous montrez sous les traits du pauvre bailli.

– J’assure Son Altesse, répliqua le docteur, que ce club de fous curieux représentait un si bel ensemble que tout ce qui n’en faisait pas partie eût produit une dissonance. Pour recourir à une comparaison musicale, je vous dirai que ces trois hommes formaient un accord parfait, chacun venant avec sa note particulière, mais qui résonnait harmonieusement et bien dans le ton ; l’aubergiste se joignait à eux comme une « septième ».

La conversation continua ainsi sur des sujets divers, jusqu’au moment où, la famille princière se retirant dans ses appartements, la société se sépara en faisant montre de la plus cordiale bonne humeur.

Je m’agitais, joyeux et gai, dans un monde nouveau. Plus je me mêlais au cours tranquille et heureux de la vie de la résidence et de la cour, plus se développait le crédit dont je jouissais et auquel je pouvais prétendre avec la certitude du succès et des honneurs, moins je pensais au passé ou à la possibilité d’un changement dans ma situation présente. Le prince paraissait trouver un grand plaisir en ma société et différentes allusions passagères me permettaient de croire que, d’une façon ou d’une autre, il voulait m’attacher à son entourage direct. Je dois convenir qu’une certaine uniformité dans la culture, une certaine façon de voir, assez impérative, dans tous les domaines de la science et de l’art, qui se manifestait à la cour et dans toute la résidence, eût bientôt rendu le séjour impossible à plus d’un homme intelligent, habitué à une liberté absolue. Cependant, chaque fois que la contrainte provenant du point de vue exclusif de la cour me devenait pénible, l’habitude que j’avais prise autrefois de me plier à une forme de vie déterminée, réglant tout au moins l’extérieur, me servait fort à propos. En la circonstance, d’une façon imperceptible sans doute, la vie que j’avais menée au couvent exerçait encore son influence sur moi.

Quoique le prince me distinguât parmi tous, quoique je m’efforçasse d’attirer sur moi l’attention de la princesse, celle-ci restait froide et réservée à mon égard. Bien plus, une inquiétude étrange semblait souvent l’envahir lorsqu’elle se trouvait en ma présence, et c’est avec peine qu’elle se surmontait et parvenait à m’adresser comme aux autres quelques paroles amicales. J’étais plus heureux auprès des dames de son entourage ; mon extérieur paraissait avoir fait sur elles une impression favorable ; en les voyant souvent, je parvins à acquérir cette éducation des gens du monde qu’on appelle la galanterie, et qui n’est rien d’autre qu’une souplesse extérieure du corps, grâce à laquelle on semble toujours être à l’aise, où que l’on aille et où que l’on se trouve, et qui se traduit également dans la conversation. C’est le don particulier de pouvoir parler des choses insignifiantes avec des mots importants et de faire naître chez les femmes un certain sentiment de bien-être dont elles ne s’expliquent pas très bien elles-mêmes la source. Il en résulte que cette galanterie supérieure, qui est la vraie, ne peut se manifester par de lourdes flatteries, bien que ces bavardages intéressants doivent résonner comme un hymne d’adoration aux oreilles de l’objet adoré…

Qui donc à présent eût reconnu en moi le moine de jadis ? L’unique endroit où j’eusse peut-être encore quelque chose à redouter était l’église, car dans les exercices de dévotion, j’évitais difficilement les habitudes que j’avais contractées au couvent et que distinguent une cadence et un rythme particuliers.

Le médecin était le seul qui ne portât pas, pour ainsi dire, la marque du poinçon dont tout, à la cour, était frappé, marque qui faisait penser à des pièces de monnaie ayant passé par le même moule. Cela m’attira vers lui, de même que lui, de son côté, s’attacha à moi, parce que, comme il le savait très bien, j’avais fait montre, au début, d’une certaine opposition et que mes franches déclarations qui avaient touché le prince – facile d’ailleurs à admettre toute vérité hardie – étaient cause du bannissement subit du maudit jeu de pharaon.

Nous étions donc souvent ensemble et nous nous entretenions tantôt de sciences et d’arts, tantôt de notre façon de concevoir la vie. Le médecin avait, pour la princesse, une vénération aussi grande que la mienne ; il m’assura qu’elle seule faisait souvent renoncer le prince à des projets de mauvais goût, de même qu’elle savait dissiper l’étrange ennui qui poursuivait superficiellement son époux, en lui glissant dans les mains, tout à fait à son insu, quelque jouet innocent. Je ne manquai pas, à cette occasion, de me plaindre de ce que la princesse, sans que je pusse en approfondir la cause, paraissait souvent éprouver à ma vue un déplaisir insupportable. Le médecin se leva aussitôt et alla prendre dans son secrétaire – nous nous trouvions précisément chez lui – une miniature, qu’il me mit dans la main en me recommandant de la regarder avec attention. Je le fis, et mon étonnement fut grand lorsque, dans les traits de l’homme représentant cette image, je reconnus les miens. Seule la différence de nos coiffures et de nos habits – le sien était taillé suivant une mode ancienne – et mes épais favoris, chefs-d’œuvre de Belcampo, empêchaient que ce ne fût là tout à fait mon portrait. J’en fis part au médecin sans détour.

« Eh bien ! c’est précisément cette ressemblance, me dit-il, qui inquiète et effraie la princesse, chaque fois que vous vous approchez d’elle ; votre visage renouvelle, en effet, le souvenir d’un événement terrible qui, il y a longtemps, vint frapper la cour comme un coup de foudre. Mon prédécesseur, qui mourut il y a quelques années et dont je suis l’élève, me confia l’histoire et me donna en même temps ce portrait, qui représente l’ancien favori du prince, nommé Francesco. Comme peinture, vous vous en rendez compte, c’est un véritable chef-d’œuvre. Il a été fait par un peintre étranger qui se trouvait à la cour au moment de la tragédie dans laquelle il joua le rôle principal. »

La contemplation de cette image fit naître en moi de vagues pressentiments, que je m’efforçai en vain de saisir clairement. Il me semblait que l’événement dont il était question devait renfermer un secret auquel je me trouvais mêlé. Je pressai d’autant plus le médecin de me confier ce que ma ressemblance bizarre avec Francesco semblait m’autoriser à apprendre.

« Certes, me dit-il, une circonstance aussi étonnante ne peut qu’éveiller votre curiosité, c’est pourquoi – bien qu’à vrai dire je n’aime pas à parler de cette histoire, recouverte à présent encore, du moins pour moi, d’un voile mystérieux que je ne cherche pas du tout à soulever – je vous dirai tout ce que j’en sais. Bien des années se sont écoulées depuis et les principaux personnages ont quitté la scène de ce monde ; seul le souvenir exerce encore son action néfaste. Ce que vous allez apprendre, je vous prie de n’en parler à personne. »

J’en fis la promesse, et le médecin commença le récit suivant :

« À l’époque même où notre prince se maria, son frère arriva à la cour en compagnie d’un homme qu’il appelait Francesco, bien que l’on sût qu’il était allemand, et d’un peintre qui revenait d’un long voyage. Ce frère était l’un des plus beaux hommes que l’on eût jamais vus, et en cela il brillait déjà au-dessus de notre prince, qu’il surpassait aussi en vigueur et en intelligence. Il fit une impression extraordinaire sur la princesse, qui avait toujours été vive jusqu’à l’exubérance et pour laquelle son mari était beaucoup trop froid et trop méthodique, cependant que lui, de son côté, se sentait attiré par la jeune et belle épouse de son frère. Sans penser à une liaison criminelle, ils durent, pourtant, céder à la force irrésistible qui commandait leurs vies intérieures – celles-ci ne semblant plus s’allumer que l’une par l’autre – et nourrir la flamme qui faisait fusionner leurs êtres.

« Seul, Francesco eût pu être mis en parallèle avec le frère du prince. Aussi produisit-il la même impression sur la sœur aînée de notre princesse que son ami sur celle-ci. Francesco s’aperçut bientôt de son bonheur et en tira parti avec tant de ruse que, peu de temps après, le penchant de celle qui l’avait remarqué prit les proportions d’un amour ardent et passionné. Le prince était trop sûr de la vertu de son épouse pour ne pas mépriser les rapports perfides qui lui parvenaient, mais il n’en souffrait pas moins des attentions continuelles qu’elle témoignait à son frère et il n’y avait que Francesco, qu’il aimait pour sa rare intelligence et sa grande sagesse, qui pût maintenir en son âme un certain calme. Le prince voulait lui confier les plus hautes charges de la cour, mais Francesco se contenta du privilège intime d’être son principal favori et de plaire à la sœur de notre princesse.

« Dans ces conditions, la cour allait cahin-caha ; seules les quatre personnes que liaient ainsi des chaînes secrètes se sentaient heureuses dans l’Eldorado de l’amour qu’elles s’étaient créé et qui demeurait fermé aux autres.

« Sur ces entrefaites, et peut-être invitée secrètement par le prince, arriva à la résidence, en grand appareil, une princesse italienne dont, quelques années plus tôt, on avait pensé faire la femme du frère de notre prince et pour laquelle, durant le séjour qu’il fit à la cour de son père, il avait manifesté un penchant visible. Elle devait être extrêmement jolie, d’une grâce et d’un charme parfaits, ainsi qu’en témoigne le portrait admirable que vous pouvez encore voir dans la galerie. Sa présence chassa le sombre ennui qui régnait à la cour ; elle éclipsa toutes les femmes, y compris notre princesse et sa sœur. La conduite de Francesco changea étonnamment aussitôt après l’arrivée de l’Italienne. On eût dit qu’un chagrin rongeait la fleur de sa vie. Il devint réservé et morose, et il négligea sa bien-aimée.

« Le frère du prince était également devenu mélancolique ; des sentiments auxquels il ne pouvait pas résister l’envahissaient. L’arrivée de l’Italienne fut pour la princesse un coup de poignard au cœur, tandis que sa sœur, encline à l’exaltation, voyait, avec l’amour de Francesco, s’envoler tout le bonheur de sa vie. Ainsi ces quatre personnes, naguère heureuses et dignes d’envie, étaient maintenant plongées dans la tristesse et le chagrin. Le frère du prince reprit le dessus le premier et, devant la vertu sévère de sa belle-sœur, il céda aux séductions de la belle étrangère.

« Son candide amour pour sa belle-sœur, amour dont la racine avait pris naissance au plus profond de son cœur, succomba devant les joies indicibles que lui promettait l’Italienne, et c’est ainsi qu’il se trouva bientôt repris dans les anciens liens dont il s’était échappé, il n’y avait pas bien longtemps. Mais, plus il s’abandonnait à son amour, plus la conduite de Francesco devenait surprenante. Non seulement on ne le voyait presque plus du tout à la cour, mais il se promenait toujours solitaire, et souvent il s’absentait de la résidence des semaines entières. En revanche, le peintre misanthrope et original se montra plus souvent que naguère. Il aimait surtout à travailler dans l’atelier que l’Italienne lui avait fait installer chez elle ; alors qu’il se refusait à faire le portrait de la princesse, à l’égard de laquelle il ne semblait pas bien disposé, il fit de l’étrangère plusieurs portraits extraordinairement expressifs ; sans même qu’elle posât une seule fois, il était arrivé à donner de ses traits l’image la plus délicieuse et la plus ressemblante. L’Italienne faisait montre de tant d’attentions à l’égard du peintre et lui-même était d’une galanterie si familière envers elle, que le frère de notre prince devint jaloux. Ayant trouvé, un jour, l’artiste dans son atelier, alors que celui-ci, le regard fixé sur un nouveau portrait de l’Italienne qu’il avait su peindre encore avec un charme tout particulier, semblait ne pas s’apercevoir du tout de son entrée, il lui demanda carrément de lui faire le plaisir de ne plus travailler là et de chercher un autre atelier. Le peintre essuya son pinceau avec calme, et sans mot dire, il enleva le portrait du chevalet. En proie à une extrême mauvaise humeur, le frère du prince le lui prit des mains, en déclarant qu’il était si admirablement réussi qu’il désirait le garder. Toujours calme et froid, le peintre le pria de lui permettre d’y faire quelques légères retouches. Le frère du prince remit le portrait sur le chevalet. Au bout de quelques minutes, le peintre lui rendit l’œuvre et fit entendre un rire éclatant devant l’effroi de l’adorateur de l’Italienne, car le portrait ne représentait plus qu’un visage affreusement défiguré. Alors l’artiste se dirigea à pas lents vers la sortie de l’atelier, mais à la porte il se retourna, regarda son adversaire d’un œil grave et perçant et lui cria, d’une voix sourde et solennelle : “Maintenant tu es perdu.”

« Ces faits se passèrent lorsque les fiançailles des deux amants avaient déjà été célébrées et quelques jours seulement avant leur mariage. Le frère du prince fit d’autant moins attention à la conduite du peintre que celui-ci avait la réputation d’être de temps en temps visité par la folie. On raconta que l’artiste était retourné dans sa petite chambre et que, des jours durant, il était resté les yeux fixés sur une grande toile, en affirmant qu’il travaillait à un tableau tout à fait magnifique ; il oublia donc la cour et fut à nouveau oublié d’elle.

« Le mariage du frère de notre prince et de l’Italienne eut lieu au palais au milieu de la plus grande solennité. La princesse s’était résignée et avait renoncé à un amour inutile, dont elle ne pouvait espérer voir un jour la réalisation.

« L’Italienne était comme transfigurée, car, le jour du mariage, son cher Francesco était réapparu plus gai et plus brillant que jamais. Les deux époux devaient habiter une aile du château que le prince avait fait aménager exprès pour eux. À cette occasion, il s’était trouvé tout à fait dans sa sphère de prédilection. Pendant quelque temps on ne le vit plus qu’entouré d’architectes, de peintres, de tapissiers ou en train de feuilleter de grands livres et étalant devant lui des plans, des tracés, des esquisses, qu’il avait, en grande partie, faits lui-même et qui parfois étaient assez mal réussis. Ni son frère ni la princesse italienne n’avaient pu voir avant la nuit des noces l’aménagement intérieur des appartements qui leur étaient réservés. Le prince les conduisit alors lui-même en grande pompe dans toutes les pièces, dont la décoration témoignait vraiment du plus grand goût, et la fête prit fin par un bal organisé dans le salon magnifique, qui ressemblait à un jardin en fleurs. La même nuit, un bruit sourd, allant toujours s’accentuant, se fit entendre dans la partie du palais occupée par les nouveaux mariés. Le fracas devint si fort que le prince lui-même se réveilla. Pressentant un malheur, il se leva en hâte et courut, accompagné de la garde, vers l’aile éloignée. Il en atteignit les vastes couloirs au moment où l’on transportait son frère, que l’on avait trouvé devant la chambre nuptiale frappé mortellement d’un coup de couteau à la gorge.

« On peut se représenter l’effroi du prince, le désespoir de la veuve, le chagrin profond et déchirant de la princesse. Lorsque le prince eut recouvré son calme, il commença à rechercher de quelle façon le crime avait pu être perpétré, comment le meurtrier était arrivé à s’enfuir, alors que partout les couloirs étaient gardés. Tous les coins et recoins furent fouillés, mais en vain. Le page de la victime raconta que son maître, comme sous l’influence d’un pressentiment inquiétant, s’était montré très agité, que pendant longtemps il avait marché de long en large dans son cabinet, puis qu’il s’était enfin déshabillé. Le jeune homme ajouta qu’il l’avait alors éclairé avec un candélabre jusqu’à l’antichambre des appartements de sa femme ; là son maître, lui prenant la lumière des mains, l’avait renvoyé, mais à peine était-il sorti qu’il entendit un bruit sourd, un choc et le bruit du candélabre qui tombait. Il était revenu immédiatement sur ses pas en courant et, à la lumière d’une des chandelles qui continuaient à brûler à terre, il avait vu la victime étendue devant la chambre nuptiale, avec, à côté d’elle, un petit couteau plein de sang. Alors il s’était mis à crier.

« D’après le récit de la mariée, le malheureux était entré chez elle, précipitamment et sans lumière, aussitôt après qu’elle eut éloigné ses femmes de chambre ; il avait vivement éteint toutes les chandelles et était resté à ses côtés environ une demi-heure ; puis il était parti ; le meurtre avait eu lieu quelques minutes plus tard.

« Alors qu’on s’épuisait en suppositions sur l’identité du meurtrier, alors qu’on ne voyait plus du tout le moyen de découvrir sa trace, une femme de chambre se montra ; elle raconta dans tous ses détails la scène bizarre qui s’était passée entre la victime et le peintre dans l’atelier de ce dernier et à laquelle elle avait assisté, d’une pièce voisine, dont la porte était ouverte. Personne n’eut plus le moindre doute. Ce ne pouvait être que cet homme qui, ayant réussi d’une façon incompréhensible à se glisser dans le palais, s’était rendu coupable du meurtre. L’ordre fut donné de l’arrêter immédiatement, mais il avait disparu de chez lui depuis deux jours déjà, pour se rendre on ne savait où ; toutes les recherches furent vaines. La cour était plongée dans le chagrin le plus profond – chagrin que toute la résidence partageait avec elle. Il n’y avait plus que Francesco – qu’on y voyait de nouveau d’une manière ininterrompue – qui, à travers les sombres nuages, réussit encore à faire briller de temps en temps quelques rayons de soleil dans le petit cercle familial.

« L’Italienne se sentit enceinte et, comme il apparaissait clairement que le meurtrier avait pris l’apparence du mari, pour commettre une infâme supercherie, elle se rendit dans un château éloigné appartenant au prince, afin que son accouchement restât secret. Il fallait tout au moins éviter que le fruit d’un attentat infernal ne vînt souiller le nom du malheureux mari, et pour cela il fallait laisser ignorer son existence aux gens à qui la légèreté des serviteurs avait dévoilé les événements de la nuit du mariage.

« Pendant la période de deuil, la solidité et l’intimité des relations de Francesco avec la sœur de la princesse ne firent que s’accroître, de même que se fortifia l’amitié du couple princier à son égard. Depuis longtemps, le prince connaissait les amours de Francesco ; bientôt il ne put plus résister aux instances de la princesse et de sa sœur et il consentit au mariage secret des deux amoureux. Il fut décidé que Francesco se mettrait au service d’une cour étrangère, qu’il serait promu à un grade élevé et que l’annonce publique de son mariage suivrait aussitôt. La chose était possible, grâce aux relations qu’avait le prince avec la cour en question.

« Le jour de l’union secrète arriva. Le prince et son épouse, avec deux hommes de confiance – mon prédécesseur était un de ceux-là –, étaient les seules personnes qui devaient assister à la cérémonie, dans la petite chapelle du palais. Un page mis au courant de la chose gardait la porte. Les fiancés se trouvaient devant l’autel ; le confesseur du prince, un vieux et vénérable prêtre, commença les rites ordinaires, après avoir officié tout bas. Soudain Francesco pâlit et, les yeux fixés sur le pilier d’angle voisin du maître-autel, il s’écria d’une voix sourde : “Que me veux-tu ?” Le peintre, vêtu d’un bizarre costume étranger, les épaules enveloppées dans un manteau de couleur violette, se tenait appuyé contre ce pilier, perçant Francesco du regard fantomatique qui jaillissait de ses yeux noirs et caverneux.

« Le fiancé était sur le point de perdre connaissance, tout le monde tremblait d’effroi. Seul le prêtre gardait son calme et il dit à Francesco : “Pourquoi la présence de cet homme t’effraie-t-elle, si ta conscience est pure ?” Alors, Francesco, qui était toujours agenouillé, se ramassa brusquement et bondit sur le peintre avec un petit couteau à la main. Mais avant même qu’il ne fût arrivé jusqu’à lui, il tombait sans connaissance en poussant un sourd hurlement, et l’homme disparaissait derrière le pilier. À cet instant, tous se réveillèrent comme sortant d’un étourdissement. On courut au secours du fiancé qui gisait à terre et semblait mort. Pour éviter d’attirer l’attention, les deux hommes de confiance le transportèrent dans les appartements du prince. Lorsqu’il fut revenu à lui, il demanda vivement la permission de se retirer chez lui, sans vouloir répondre à une seule des questions que lui posait le prince sur l’événement mystérieux de l’église.

« Le lendemain Francesco s’était enfui de la résidence, emportant tous les objets précieux qu’il devait aux libéralités de nos souverains.

« Le prince n’épargna rien pour découvrir le mystère de l’apparition fantomatique du peintre. La chapelle n’avait que deux issues, dont l’une allait de l’intérieur du palais aux loges de la cour placées à côté du maître-autel ; l’autre conduisait du large couloir principal à la nef de la chapelle. C’est cette entrée que le page avait gardée pour empêcher l’approche de tout curieux, l’autre était fermée. On n’arrivait donc pas à comprendre comment le peintre avait pu pénétrer dans la chapelle et en sortir. D’autre part, le couteau que Francesco avait brandi contre l’homme, et qu’il serrait encore convulsivement dans sa main pendant son évanouissement, le page – le même qui avait déshabillé le mari de l’italienne, la nuit tragique de leur mariage – affirmait que c’était le couteau même qui se trouvait alors à côté de la victime ; il en donnait pour preuve le manche d’argent, dont l’éclat avait frappé ses yeux. Peu de temps après ces aventures mystérieuses, on avait reçu des nouvelles de la princesse italienne ; le jour justement où le mariage de Francesco devait avoir lieu, elle avait accouché d’un fils et était morte presque aussitôt après la délivrance. Le prince regretta sa perte, bien que le secret qui entourait la nuit du mariage fût dû en grande partie à son silence et que, d’une certaine façon, sa conduite éveillât ainsi contre elle un soupçon peut-être injuste. Ce fils, fruit d’un crime infâme, fut élevé au loin et porta le nom de comte Victorin. La sœur de notre princesse, le cœur déchiré par les événements effroyables qui s’étaient précipités sur elle en si peu de temps, se retira au cloître de… où elle devint abbesse.

« Mais ce n’est pas tout. Il s’est déroulé, il y a peu de temps, au château du baron F… une aventure se rattachant de façon extraordinaire et mystérieuse aux événements qui se sont passés ici, aventure qui a également amené la dispersion de cette famille. L’abbesse en question, touchée par la misère d’une pauvre femme qui, revenant d’un pèlerinage au Saint-Tilleul, s’était arrêtée au cloître avec son petit enfant, avait… »

Ici, une visite interrompit le récit du médecin, et cela me permit de cacher la tempête qui s’agitait en moi.

Nul doute, à mes yeux, que Francesco ne fût mon père, et qu’il n’eût assassiné le frère du prince avec le couteau dont je m’étais servi contre Hermogène. Je résolus de partir pour l’Italie quelques jours après et de sortir ainsi du cercle où me tenait enfermé l’hostilité d’une force magique. Le soir même, je vins à la cour ; on y parlait beaucoup d’une demoiselle charmante et jolie comme le jour, nouvelle dame d’honneur arrivée depuis la veille seulement et qui devait paraître tout à l’heure pour la première fois, accompagnant la princesse.

Les portes s’ouvrirent à deux battants, la princesse fit son entrée, suivie de l’étrangère. Je reconnus Aurélie…