Minuit venait de sonner, lorsque Me Roberjot, le docteur Legris et Raymond quittèrent le somptueux hôtel de M. Verdale.
Prudemment, le docteur voulut sortir le premier pour explorer les alentours, et il poussa la circonspection jusqu’à traverser la rue pour reconnaître deux portes cochères dont l’ombre lui avait paru suspecte.
C’est que véritablement ce n’était pas le moment d’oublier que la vie et la liberté de Raymond étaient plus que jamais en péril.
N’avait-il pas à redouter également les poignards qui une fois déjà l’avaient manqué et le mandat d’amener décerné contre tous les membres de la Société des Amis de la justice ?
Persuadé que la rue était déserte, le docteur fit signe à ses compagnons de le rejoindre, et comme le temps était beau et le pavé sec, ils gagnèrent les Champs-Élysées et se mirent à descendre la grande allée, silencieuse et déserte à cette heure.
Cette entrevue qu’ils venaient d’avoir avait si singulièrement dérouté leurs prévisions et leur avait ouvert des perspectives si inattendues, qu’ils sentaient le besoin de se trouver ensemble, pour échanger leurs idées, étudier la situation, se concerter et décider la conduite à tenir.
Me Roberjot pensait que, pour Raymond, la suprême sagesse serait de disparaître absolument.
– Votre cause, mon cher, lui disait-il, est visiblement entre les mains d’un homme très fort, disposant de tels moyens d’action qu’il a pu acheter le valet de chambre de M. de Combelaine et les domestiques de Mme flora. Laissez-le donc faire, ne vous exposez pas à lui susciter des embarras inattendus au moment où il touche le but qu’il poursuit depuis tant d’années.
C’était absolument l’avis de M. Legris.
– Rassurez-vous, lui disait-il. M. Verdale vous a dit tout le parti qu’on peut tirer des papiers enlevés ; croyez que Laurent Cornevin saura s’en servir. M. Philippe a beau être au secret, il sera tiré d’affaire ; le mariage de Combelaine a beau être fixé, il ne se fera pas.
Et comme le silence de Raymond l’inquiétait :
– Enfin, s’écria-t-il, que voulez-vous, que pouvez-vous faire, exposé que vous êtes à être arrêté d’une minute à l’autre ?
– Je puis empêcher le mariage.
– En tuant Combelaine, n’est-ce pas ?
– S’il n’est que ce moyen…
– Eh bien ! il sera temps d’en venir là, lorsqu’il vous sera démontré qu’il n’est plus de ressource… et en attendant, tâchez de n’aller pas en prison…
Lorsqu’ils arrivèrent à la place de la Concorde, Raymond avait fini par se rendre aux représentations de ses amis, et il avait été convenu qu’il se cacherait chez le docteur Legris, en attendant qu’on lui trouvât une retraite sûre.
Ils échangèrent alors une dernière poignée de main.
Et, tandis que Me Roberjot passait le pont de la Concorde pour regagner la rue Jacob, Raymond et le docteur Legris reprirent le chemin de Montmartre.
Ils allaient d’un bons pas, le long des rues désertes, multipliant les détours en se retournant à tout moment pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis, et s’étonnant un peu que M. de Combelaine ne fît pas surveiller plus exactement l’homme qu’il croyait en possession de sa correspondance.
– Est-ce un piège ? murmurait le docteur.
En tout cas, lorsqu’il déboucha sur la place du Théâtre, où il demeurait, M. Legris redoubla d’attention, et sa vigilance ne fut pas perdue, car tout à coup, serrant le bras de son compagnon :
– Là, fit-il, devant ma maison, regardez.
Raymond obéit. Devant la maison indiquée, un homme de haute taille faisait les cent pas, avec cette allure si reconnaissable des gens qui, ayant longtemps attendu, commencent à s’impatienter.
– C’est Krauss ! s’écria Raymond.
– À cette heure ? demanda le docteur ; en êtes-vous bien sûr ?
– Oh ! parfaitement, et la preuve, regardez.
Et aussitôt :
– Krauss ! appela-t-il.
C’était bien le vieux soldat. Il s’arrêta court, regardant de tous côtés, et lorsqu’il aperçut et reconnut les deux jeunes gens, accourant vers eux :
– Vous voilà donc ! s’écria-t-il, je commençais à désespérer…
– Il y a du nouveau ? interrogea Raymond inquiet.
– Certes, monsieur. D’abord, M. Jean Cornevin est à Londres, il a envoyé une dépêche, il sera ici à la fin de la semaine…
– Ah !
– Ensuite, un de vos amis, le baron de Boursonne, est venu vous demander. Il prétend qu’il peut vous rendre un service. Je lui ai répondu que je lui dirais demain comment vous voir…
– Celui-là est un ami, tu lui donneras l’adresse du docteur…
Mais le docteur, précisément, ne voyait rien là qui justifiât la présence de Krauss.
– Je vous avais recommandé, mon brave, lui dit-il, de ne venir chez moi qu’à la dernière extrémité…
– Oh ! il y a encore autre chose, interrompit le vieux soldat ; seulement c’est une affaire particulière de sorte que…
– Quoi que ce soit, dit vivement Raymond, tu peux parler devant M. Legris.
Le fidèle serviteur hésita une seconde ; puis plus bas :
– Monsieur, fit-il, c’est une jeune dame qui voudrait vous voir…
– Une jeune dame !
– Très jolie, quoiqu’elle ait l’air bien chétive, et à qui vous devez avoir parlé de moi, puisqu’elle me connaît. Figurez-vous que, ce soir, j’allais monter me coucher, quand le portier vient me dire qu’on me demande en bas. Je descends, et dans la rue je trouve deux dames dont l’une, la plus jeune, me dit qu’il faut qu’elle vous parle à l’instant, à tout prix, qu’il y va de votre vie et de la sienne. Dame ! j’étais bien embarrassé. Mais elle m’a tant prié de la conduire vers vous, d’une voix si douce et si résolue en même temps, que ma foi !…
– Tu l’as amenée…
– Oui, monsieur, elle est là, tenez, au coin de la rue, dans cette voiture.
– Elle !… s’écria Raymond.
Et prenant son élan, en trois bonds il fut près de cette voiture que lui montrait Krauss, et qui était arrêtée dans l’ombre que projetait le théâtre de Montmartre, au coin de la rue des Acacias.
Il ne s’était pas trompé.
C’était bien Simone de Maillefert qui, en compagnie de sa gouvernante, l’honnête, l’excellente miss Lydia Dodge, l’attendait. Il la reconnut à la lueur vacillante des lanternes…
Elle l’avait entendu venir, elle l’avait deviné plutôt, et elle se penchait à la portière.
– Vous ! dit-il, à cette heure, ici !
– En suis-je donc à calculer et à compter mes imprudences ! répondit-elle de cette voix sèche et brève que donne la conscience d’un péril immense, immédiat, presque inévitable. Qu’ai-je à perdre ou à craindre, désormais ! J’ai bien fait de venir, puisque vous voici. Vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?
– Je l’ai reçue, et je me demande comment j’ai mérité que vous m’écriviez de telles choses !…
– Ah ! j’avais la tête perdue. Mais pourquoi ne m’avoir pas répondu ?
– Le pouvais-je ! Si vous connaissiez ma situation !…
– Je la connais. Vous avez conspiré, vous êtes poursuivi, vous vous cachez…
Ils parlaient sans précautions ni ménagements, de sorte que le cocher, tout intrigué des mots qui arrivaient à ses oreilles, était descendu de son siège et se rapprochait sournoisement.
Krauss, par bonheur, et le docteur Legris veillaient.
Ils appelèrent le cocher, sous prétexte de lui demander du feu pour leurs cigares, et le retinrent trop loin de la voiture pour qu’il entendît rien.
– Je me suis expliqué votre lettre, poursuivait Raymond, lorsque j’ai appris l’horrible malheur…
– C’est là ce que je voulais éviter au prix même de la vie. Un duc de Maillefert accusé de vol, accusé de faux ! C’est à douter de soi.
Elle était sublime en ce moment : jamais Raymond ne l’avait si éperdument aimée, jamais il n’avait senti avec cette intensité que sans elle la vie ne lui était plus possible.
– Mais M. Philippe n’est pas coupable, s’écria-t-il.
Mlle Simone eut un mouvement de stupeur.
– Quoi !… vous savez…
– Je sais que les détournements et les faux dont on accuse votre frère n’étaient, dans son intention, qu’une pure fiction. C’est vous seule qu’il voulait surprendre et dépouiller.
Le visage caché entre les mains, Mlle Simone sanglotait.
– Hélas ! gémit-elle, l’odieuse comédie à laquelle il est descendu est plus infâme encore que le crime même. Aussi quel châtiment !… Il est au secret. Ma mère est allée à la prison, les geôliers lui ont refusé l’entrée. Et cependant la honte d’un jugement peut encore être évitée. C’est pour cela que je suis ici. Ai-je eu tort de compter sur vous ?
– Ah ! corps et âme, je vous appartiens, ne le savez-vous pas ?…
– Je le crois, et c’est cette croyance qui me donne le courage de vous dire : Raymond, mon ami unique et bien-aimé, au nom de votre amour, sacrifiez-moi le souvenir sacré de votre père assassiné, les haines saintes de votre vie entière, et jusqu’à l’espoir de votre légitime vengeance.
Il tremblait de comprendre.
– Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.
Elle parut rassembler tout son courage, puis se penchant vers Raymond :
– Ces papiers, dit-elle, que vous avez enlevés à M. de Combelaine, je vous en supplie, rendez-les-moi !…
– Grand Dieu !…
Elle se méprit au sens de l’exclamation, car, plus vivement, et avec des intonations à briser la volonté la plus solidement trempée :
– Je ne m’abuse pas, Raymond, insista-t-elle, sur l’étendue du sacrifice que je vous demande. Avec ces papiers, lui-même me l’a dit, vous pouvez perdre M. de Combelaine et ses complices. Mais aussi savez-vous ce qu’il promet en échange ? Pour mon frère, l’honneur ; pour moi, la liberté…
– Ah !… ces papiers maudits !…
Elle crut qu’il hésitait.
– Vous entendez, reprit-elle ; la liberté de disposer de ma main. Sinon, comme il faut quand même que l’honneur de Maillefert soit sauvé, mardi prochain, j’épouserai le comte de Combelaine…
– Mardi !…
– Oui, c’est décidé. Et M. de Combelaine a si habilement et si secrètement pris ses dispositions, que la nouvelle ne s’en est pas ébruitée…
Déchiré du plus horrible désespoir, Raymond se tordait les mains.
– Mais je ne les ai pas, s’écria-t-il, ces papiers qui nous sauveraient ; je ne les ai pas !
Il n’y avait pas à se tromper à son accent ; Mlle Simone fut atterrée.
– Tout est donc fini !… murmura-t-elle. Et cependant ils ont été enlevés !… Qui donc les a ?…
Le nom de Laurent Cornevin montait aux lèvres de Raymond, il eut le courage, et c’en était un grand en ce moment, de ne le pas prononcer.
– Je l’ignore, répondit-il.
Ce qu’il en coûtait à Mlle Simone de renoncer à un espoir qui jusqu’alors l’avait soutenue, il était aisé de le voir.
– Cependant, reprit-elle, ces pièces si compromettantes, Combelaine les croit bien entre vos mains, puisque c’est lui qui m’a conseillé de venir à vous…
– Lui !…
– Il m’a dit que, grâce à lui, vous n’étiez pas arrêté encore…
– Mais alors… Pardon ! Est-ce en présence de votre mère qu’il vous a donné ce conseil ?
– Non ! Il m’a même priée de lui cacher ma démarche.
Il semblait à Raymond entrevoir comme une lueur.
– Combelaine se défie donc de votre mère, fit-il ; pourquoi ? que vous dit-elle de ce mariage ?…
– Rien. Après quelques jours de tristesse morne, tout à coup, un matin, elle a repris son insouciance. L’arrestation même de mon frère ne l’a pas abattue. Il y a des moments où je me demande si elle a bien la plénitude de sa raison. Elle dit de Philippe : « Baste ! il s’en tirera », de même qu’elle me dit : « Tu n’es pas encore mariée ; à le porte de la mairie, il y a encore de l’espoir. »
Raymond réfléchissait.
– Cette insouciance, pensait-il, ne prouverait-elle pas l’entente de la duchesse de Maillefert et de Cornevin ?… Tiendraient-ils en réserve pour le dernier moment quelque expédient décisif ?
Puis tout haut :
– Je serai plus explicite que votre mère, mademoiselle, dit-il, et je vous jure, moi, que vous ne serez jamais la femme de Combelaine.
– Qu’espérez-vous donc ?…
Il hocha la tête, et doucement :
– Permettez-moi, répondit-il, de garder mon secret.
Rappelé par Raymond, le cocher de Mlle de Maillefert était accouru, et il remontait sur son siège en faisant claquer son fouet pour réveiller son cheval, qui, la tête basse, dormait entre les brancards.
– Allons, reprit Mlle Simone d’une voix mourante, il faut nous séparer… Ma dernière espérance, celle qui me soutenait pendant que je vous attendais, s’est évanouie… Il ne me reste plus qu’à aller apprendre à M. de Combelaine le résultat de ma démarche…
– À cette heure ?
– Oui, il doit attendre mon retour devant notre hôtel dans son coupé… Dieu ait pitié de nous !…
Puis, tendant à Raymond sa main qu’il pressa contre ses lèvres :
– Adieu ! dit-elle encore ! adieu !
– À mardi, murmura Raymond.
Mais sa réponse se perdit dans le bruit des roues de la voiture qui s’éloignait, et presque aussitôt la voix loyale du docteur Legris retentit à son oreille, disant :
– Eh bien !… vous êtes content, j’espère… La démarche de Mlle Simone me paraît assez significative…
– Sa démarche !… Vous avez donc entendu ?
M. Legris riait de ce bon rire que donne la confiance.
– Pas un mot, répondit-il, je vous le jure, et au besoin j’en appelle au témoignage de Krauss.
– Je l’atteste, répondit le vieux soldat.
– Du reste, continua le docteur, pas n’est besoin d’une perspicacité supérieure pour deviner le motif qui a pu amener Mlle Simone de Maillefert, en pleine nuit, place du Théâtre, à Montmartre. Combelaine voudrait ravoir les papiers enlevés à Mme Flora, et comme il est persuadé que vous les avez…
– Oui, c’est bien cela…
– Il vous les envoie redemander ?
– Oui, et si je les avais !…
– Vous les rendriez peut-être ?
– À l’instant.
Le docteur, retirant son chapeau, salua.
– Mes compliments ! fit-il. Heureusement ces papiers bénis sont entre des mains plus solides que les vôtres, et qui ne les lâcheront qu’à bon escient…
– Trop tard, peut-être !… Savez-vous que le mariage est fixé à mardi, que toutes les dispositions sont prises !…
– Qu’est-ce que cela prouve ? Que Laurent Cornevin, l’homme de la situation, sera prêt mardi.
– Et s’il ne l’était pas ?
– Eh bien ! je serais le premier à vous dire : « Soit ! n’importe comment, faites-vous justice vous-même… » Mais je ne crains rien, Cornevin veille.
Depuis le matin, M. Legris courait pour Raymond, et ce n’est pas impunément qu’un médecin, occupé comme il l’était, s’absente toute une journée.
Vingt clients au moins étaient venus, quelques-uns jusqu’à trois fois, dont en rentrant chez lui avec Raymond il put lire les noms, écrits par la servante sur l’ardoise de l’antichambre.
Ce n’est pourtant pas là ce qui le préoccupa.
Ce qui lui avait sauté aux yeux, c’était un papier plié en quatre, posé bien en évidence, et qui sentait la procédure d’une lieue.
Ce n’était, en effet, rien moins qu’une citation qui enjoignait au docteur Legris d’avoir à se présenter le lendemain, à une heure de relevée, devant M. le juge d’instruction Barban d’Avranchel, en son cabinet, au Palais de Justice.
Et pas d’autre indication.
– Barban d’Avranchel, répétait le docteur, Barban d’Avranchel ! C’est bien le juge qui instruit l’affaire de ce pauvre Philippe ?
– Oui, répondit Raymond, et c’est aussi celui qui, lors de la mort de mon père, fut chargé de l’enquête et rendit l’ordonnance de non-lieu qui déclarait Combelaine innocent…
– N’importe. Cette citation intriguait si fort M. Legris que c’est à peine s’il put fermer l’œil, et que dès le jour il allait rejoindre Raymond, et lui disait en manière de salut :
– Je donnerais dix louis pour qu’il fût l’heure de me rendre chez M. Barban d’Avranchel.
En attendant, il donna une demi-douzaine de consultations, et à neuf heures il avait déjeuné et il était prêt à courir à ses visites les plus urgentes.
– Chemin faisant, dit-il à Raymond, je vais tâcher de vous trouver un asile, car il ne faut pas nous abuser : certain que vous n’avez pas les papiers, Combelaine va vous faire arrêter…
Et comme Raymond ne savait comment le remercier :
– Vous me remercierez plus tard, lui dit-il. Aujourd’hui je n’ai pas une seconde, obligé que je suis de courir aux Batignolles préparer le logement de Mme Flora. Surtout, tenez-vous coi. Ma servante, qui a le mot d’ordre, ne laissera arriver jusqu’à vous que M. de Boursonne.
Raymond ne devait pas avoir le temps de s’ennuyer.
Il n’y avait pas une demi-heure que le docteur était parti, lorsque la servante entrebâilla la porte, et d’un air mystérieux :
– Monsieur, dit-elle, il y a là ce monsieur que vous savez…
C’était, en effet, le vieil ingénieur, lequel, toujours brusque, la poussa pour entrer plus vite.
Apercevant alors Raymond :
– Enfin ! vous voilà !… s’écria-t-il. Savez-vous que c’est pour vous que j’ai fait le voyage !… J’apporte de drôles de nouvelles, allez…
Bien surprenants, en effet, étaient les renseignements recueillis en Anjou par M. de Boursonne.
Moins de quinze jours après le départ de Raymond, d’immenses affiches jaunes, répandues à profusion, avaient annoncé à toute la contrée la vente aux enchères publiques des propriétés de Mlle Simone de Maillefert.
Seulement, les conditions de vente étaient si malencontreuses, si bizarres les lotissements, que tout le monde s’était étonné de la maladresse des hommes d’affaires chargés de cette importante opération.
Un des premiers, M. de Boursonne s’était demandé si cette maladresse n’était pas calculée, et ce doute émis par lui n’avait pas tardé à devenir une certitude pour tous les gens un peu clairvoyants.
Oui, il était évident qu’on s’était appliqué à écarter les enchérisseurs, et que, par suite, les biens n’atteindraient pas les deux tiers de leur valeur.
Et qui devait profiter de cette manœuvre ?
Un Parisien, un certain baron Verdale, lequel faisait annoncer partout qu’il était décidé à acheter tout ce qui avait appartenu à Mlle Simone, au nom de la Caisse rurale, puissante société financière dont il était le directeur.
Les plus modérés calculaient que cette honnête spéculation mettrait dans la poche dudit Verdale un million ou quinze cent mille francs, et on admirait son adresse, lorsque le bruit se répandit d’une aventure passablement mystérieuse.
Après la vente de chacun des lots dont M. Verdale se portait acquéreur, un étranger, un Anglais, se présentait dans l’étude du notaire et, moyennant la surenchère légale, devenait l’adjudicataire définitif ou provoquait une nouvelle adjudication.
– Vous écrire tout cela eût été trop long, mon cher Delorge, disait en achevant le vieil ingénieur ; j’ai préféré venir vous le raconter, vous serrer la main par la même occasion, et jouir de votre étonnement…
Mais Raymond n’était que fort médiocrement surpris.
Les réticences de M. Verdale, la veille, l’avaient préparé à la découverte de ces manœuvres si habilement préparées pour s’attribuer une part des dépouilles de mlle de Maillefert, et si inopinément déjouées.
Et, quant à cet Anglais qui arrivait si à propos, des millions à la main, pour ruiner les projets du directeur de la Caisse rurale, qui pouvait-il être, sinon Laurent Cornevin ?…
Ce fut l’opinion de M. de Boursonne, lorsque Raymond l’eut mis au courant de la situation.
Et ils en étaient à calculer les conséquences de ces événements, lorsque, la porte s’ouvrant brusquement, le docteur Legris reparut, tout essoufflé d’avoir monté les escaliers quatre à quatre, et rayonnant de joie.
– Victoire ! s’écria-t-il dès le seuil ; le Combelaine, cette fois, ne s’en tirera pas…
Mais il s’arrêta court… Il venait de voir le vieil ingénieur qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord.
– Vous pouvez continuer, cher docteur, dit vivement Raymond, monsieur est le baron de Boursonne, pour qui je n’ai pas de secrets.
M. Legris le savait. Aussi sans se faire prier :
– Je sors de chez M. Barban d’Avranchel, reprit-il, et c’est par lui que j’ai su… Mais permettez-moi de commencer par le commencement…
Il se laissa tomber dans un fauteuil, et, tout en s’essuyant le front :
– Je suis exact, poursuivit-il. Cité pour une heure précise, à une heure moins cinq, je me présentais au Palais de Justice, ma citation à la main.
« J’y étais depuis dix minutes et je commençais déjà à trouver le temps furieusement long, lorsque je vis arriver, devinez qui ? Je vous le donne en mille…
– Combelaine ! s’écria Raymond.
– Non. Un confrère à moi, le docteur Buiron. Me reconnaissant, il ne parut pas ravi de la rencontre, oh ! mais pas du tout. « Que diable faites-vous là ? me demanda-t-il. – Vous le voyez, répondis-je, j’attends mon tour de comparaître. Et vous ? – Moi, j’ai reçu une citation de M. Barban d’Avranchel, et je consens à être pendu si je sais ce qu’il me veut !… »
« Par ma foi ! je fus étourdi de l’aventure ; cependant gardant mon sang-froid : « Vous aurez commis quelque crime, mon savant confrère, dis-je en riant. » Sur ma parole, il pâlit. – « Oh ! fit-il, oh !… – Après cela ajoutai-je, vous n’êtes peut-être que complice !… »
« J’allais certainement le pousser, m’amuser à l’embarrasser, lorsque la porte du cabinet de M. d’Avranchel s’ouvrit… Un homme en sortait, en qui je reconnus tout d’abord Grollet, cet ancien palefrenier de l’Élysée, qui est devenu un des riches loueurs de voitures de Paris, et que j’avais vu la veille chez la maîtresse de M. Philippe de Maillefert…
« Mais ce n’est pas en qualité de témoin qu’il venait d’être interrogé…
« À peine fut-il dans la galerie, que deux gardes s’avancèrent, qui le firent placer entre eux et l’emmenèrent…
– Grollet arrêté !… murmura Raymond, au comble de la stupeur, Grollet, le faux témoin…
– Oui !… Et, pour parler franc, je fus tellement ébahi, et mon visage trahit si bien mon ébahissement, que Buiron me demanda ce qui me prenait. Je n’eus pas le temps de lui répondre un mensonge quelconque, un huissier criait mon nom de toute la force de ses poumons…
« Mon tour était venu… Saluant mon docte confrère, j’entrai chez M. Barban d’Avranchel.
« Je trouvai un homme d’une politesse parfaite, bien que d’un froid de glace et infatué outre mesure de la majesté de ses fonctions.
« Savez-vous ce qu’il me voulait, mon cher Delorge ?…
« Des détails sur la tentative d’assassinat dont vous avez failli être victime sur le boulevard extérieur, en face du Café de Périclès…
– Quoi !… la justice connaît cette affaire ?…
– Très bien. M. Barban d’Avranchel la suit avec passion, et il est sur la trace des coupables…
– Il vous a parlé de Combelaine !…
Le docteur Legris secoua la tête.
– M. d’Avranchel, répondit-il, ne passe pas pour un aigle, mais il sait trop bien son métier pour se livrer ainsi. Non, il ne m’a pas parlé de Combelaine, et ce que je sais, je l’ai surpris. Me suis-je trompé ? À vous d’en juger ; voici les faits :
« Ayant répondu à toutes les questions de M. d’Avranchel, je voulais savoir s’il soupçonnait la vérité. Prenant donc mon air le plus indifférent : « Il me paraît difficile, monsieur, dis-je, que la justice atteigne les coupables. – La justice, me répondit-il, atteint toujours les coupables ; elle est lente à frapper parfois, elle n’en frappe que plus terriblement… – Oui, interrompis-je, excepté lorsque les coupables sont couverts par la prescription… »
« M. d’Avranchel se redressa :
« – En un point, vous avez raison, prononça-t-il… Seulement, l’homme qui a commis un crime resté impuni, fatalement, nécessairement, en commet un second… Et c’est alors que la justice arrive…