Stupéfait, furieux, Raymond refusait en quelque sorte d’admettre cette disparition étrange, et c’est avec des imprécations de rage qu’au milieu de l’obscurité profonde du bois il fouillait les alentours…
Le cocher, lui, riait de tout son cœur.
Et tout en bouchonnant avec un lambeau de laine son pauvre cheval, dont les flancs haletaient :
– Monsieur prend une peine bien inutile, dit-il, madame doit être loin, si elle court toujours…
– Loin !… Aurait-elle donc sauté à terre, pendant que nous étions lancés à fond de train ?…
– Oh !… non. Madame n’est pas si imprudente que cela. Mais ici, tout à l’heure, quand monsieur a arrêté le cheval pour écouter, j’ai entendu la portière s’ouvrir et se refermer doucement, si bien que je me suis dit : « Tiens, voilà madame qui brûle la politesse à ce monsieur… »
Il poussait du bois vert aux environs, et la tentation de Raymond était grande d’en caresser les épaules de ce cocher si perspicace. Mais à quoi bon !…
– Soit, interrompit-il. Seulement, à cette heure et par cette nuit noire, où peut être allée Mme Misri ?
– À Paris, donc, et par le plus court. Qui donc, sinon madame, connaîtrait son bois de Boulogne, à toute heure de nuit et de jour, et en toute saison…
C’était une explication.
– Puisqu’il en est ainsi, fit Raymond, rentrons.
Le cocher ne se le fit pas répéter. En un tour de main, il eut rallumé les lanternes, et tandis que Raymond remontait dans le coupé :
– Où dois-je conduire monsieur ? demanda-t-il.
– Boulevard des Italiens, au coin de la Chaussée d’Antin.
La voiture partit, et c’est bercé par son mouvement monotone que Raymond repassait dans son esprit les étranges événements de la soirée.
Que d’émotions poignantes en quelques heures !… Avoir cru toucher au but, l’avoir touché plutôt, puis tout à coup s’en voir éloigné plus que jamais et sans doute pour toujours !…
L’action de Mme Flora, d’ailleurs, l’irritait plus qu’elle ne le surprenait.
À ce trait de bassesse furtive, il reconnaissait la créature qu’il avait tout d’abord devinée, et qui s’était dévoilée ensuite, la fille accoutumée à trembler et à obéir, incapable de résister en face, subissant la volonté du premier venu, mais toujours prête à se dérober et à trahir.
Où était-elle à cette heure ?
Chez elle, peut-être, occupée à réunir ces papiers, qu’elle offrait naguère, pour les porter à Combelaine et obtenir ainsi son pardon.
– Ah !… misérable fille ! pensait Raymond. Créature sans intelligence et sans cœur !…
Encore bien qu’il eût été avec elle d’une réserve extrême, il lui avait laissé voir que, s’il ignorait quelle honteuse intrigue livrait Mlle de Maillefert au comte de Combelaine, il connaissait du moins l’existence de cette intrigue, et qu’il était résolu à lutter jusqu’à la fin. C’était trop.
C’était trop, parce que Raymond se rappelait les paroles de Mme Misri :
« On ne prévient pas des hommes tels que Combelaine ; on frappe d’abord… »
Or, il allait être prévenu. C’est-à-dire qu’il allait plus que jamais se tenir sur ses gardes, veiller à n’offrir aucune prise, et très probablement, de peur d’accident, presser son mariage avec Mlle Simone.
Conclusion : La rencontre de Mme Misri, loin de servir les projets de Raymond, empirait positivement la situation.
Il en était là de ses réflexions, lorsque le coupé s’arrêta tout à coup sur le boulevard, à l’angle de la Chaussée d’Antin, et presque aussitôt le cocher ouvrit la portière en disant :
– Monsieur est arrivé.
Raymond jeta un louis à cet homme et, descendu de voiture, il resta un moment immobile sur le boulevard. Il n’avait eu aucune raison de se faire conduire à cet endroit plutôt qu’ailleurs, et il se demandait où aller et s’il devait rentrer, quand le souvenir de Mme Cornevin, qui demeurait à deux pas, traversa son esprit.
– Il faut que je la voie, se dit-il, que je lui parle !…
Ainsi, brusquement, sans réflexions, se prennent souvent les plus graves déterminations de la vie, celles dont l’influence doit être le plus décisive.
Il y avait des mois déjà que Raymond, la franchise même, se condamnait à une dissimulation de tous les instants pour cacher à sa mère et à ses amis le secret de sa vie, son amour pour Mlle de Maillefert, et voici que, ce secret, il allait le livrer peut-être, ou tout le moins l’exposer à a subtile pénétration d’une femme.
Cette considération ne devait pas l’arrêter. Un seul fait l’éblouissait jusqu’à l’aveugler.
Mme Cornevin était la sœur de Mme Misri.
Mme Cornevin, jadis, avait eu sur cette sœur une certaine influence et avait même essayé d’en user lors de la mort du général Delorge, lorsqu’on en était encore à rechercher ce qu’était devenu Laurent Cornevin.
Alors, c’est vrai, elle avait échoué.
Mais combien les temps étaient changés, depuis !
Flora Misri, à cette époque, était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, à cet âge où le vice doré a encore de décevantes poésies, ivre de la soudaine et prodigieuse fortune de l’audacieux aventurier auquel elle avait associé sa vie.
Tandis que maintenant !…
Vieillie, trahie, délaissée, ayant vidé toutes les coupes jusqu’à la lie, elle devait être accessible à des considérations qui jadis ne l’eussent guère touchée.
Pourquoi donc ne subirait-elle pas l’ascendant de sa sœur, tentant près d’elle une dernière démarche ?
C’était cette démarche que Raymond allait demander à Mme Cornevin.
Il comptait lui dire simplement :
– Je sais, à n’en pouvoir douter, que Mme Flora Misri a entre les mains les papiers de Combelaine. Si nous les possédions, le misérable serait perdu, nous tiendrions enfin la preuve de son infamie, de ses intrigues, de ses crimes : mon père et votre mari seraient vengés. Voyez votre sœur et tâchez d’obtenir qu’elle vous les remette.
C’est avec ces idées que Raymond s’en allait à grands pas le long de la rue de la Chaussée d’Antin.
Il se faisait tard, toutes les boutiques étaient fermées, les passants se faisaient rares, et les cafés mêmes commençaient à se vider.
Depuis le matin, Raymond n’avait rien pris, mais il ne s’en apercevait pas. Il était dans une de ces crises où toutes les exigences physiques se taisent, où les nerfs, exaltés outre mesure, suffisent à tout.
Ce qu’il craignait, c’était que Mme Cornevin ne fût couchée.
– Et cela pourrait bien être, lui répondit le concierge, qu’il interrogea, car toutes les ouvrières sont parties de très bonne heure ce soir.
N’importe ! Il grimpa l’escalier quatre à quatre, et d’une main fébrile sonna…
Rien. Personne ne vint.
Pourtant, en se penchant à une des fenêtres du palier, il voyait de la lumière à des fenêtres qu’il savait être celles de la chambre à coucher de Mme Cornevin.
Elle ne dormait donc pas.
Il sonna une seconde fois, puis une troisième, tirant le cordon plus violemment à chaque fois, et comme c’était toujours en vain il allait renoncer, lorsque enfin il entendit des pas…
Presque aussitôt, à travers la porte, une voix demanda :
– Qui est là ?
– Moi, Raymond Delorge.
La porte s’ouvrit, et Mme Cornevin se montra, tenant une bougie.
– Vous, à cette heure ! dit-elle. Serait-il arrivé un accident chez vous ?
– Non, madame, Dieu merci !…
Elle était pâle et fort troublée, cela eût sauté aux yeux d’un homme moins ému lui-même que ne l’était Raymond, et c’est avec cette volubilité dont on voile d’ordinaire son embarras qu’elle reprit :
– Vous m’excuserez de vous avoir fait attendre si longtemps ; mais j’ai renvoyé toutes mes ouvrières à six heures, ma domestique et mes filles sont couchées, j’allais moi-même me mettre au lit…
Elle n’avait pas, néanmoins, commencé à se déshabiller, car elle était aussi correctement vêtue que dans la journée pour recevoir ses clients.
– Il faut que je vous parle, interrompit Raymond.
– Ce soir ?
– Oui, tout de suite ; il s’agit d’une affaire très grave…
L’embarras de Mme Cornevin fut alors si manifeste, qu’il ne put faire autrement que de le remarquer.
– Mais je vous gêne peut-être beaucoup, commença-t-il.
– Moi !… fit-elle. Et pourquoi, grand Dieu ! Vous ne me gênez pas plus que ne me gênerait Jean et Léon, s’ils étaient ici. Entrez, entrez.
Il entra ; seulement, au lieu de le faire passer dans son appartement particulier, c’est dans l’atelier qu’elle l’introduisit.
Posant sa bougie sur un meuble, elle s’assit lourdement, et non sans une nuance très saisissable d’impatience :
– Je vous écoute, dit-elle.
L’attention de Raymond était éveillée. Il observait ces détails et s’en étonnait.
Cependant, c’est de la façon la plus claire qu’il raconta les événements de la soirée, omettant toutefois ce qui concernait Mlle de Maillefert, mettant tout sur le compte de sa haine contre Combelaine.
Il s’attendait à des objections de la part de Mme Cornevin. Elle ne lui en fit pas une.
– C’est bien, dit-elle. Je verrai ma sœur…
– Dès demain !…
– Avant midi, je vous le promets…
– Et quand connaîtrai-je le résultat de votre démarche ?
– Venez me le demander demain, à cette heure-ci.
C’était plus que n’osait espérer Raymond. Et pourtant :
– J’aurais encore quelque chose à vous demander, madame, commença-t-il.
– Quoi ?…
– Si vous étiez assez généreuse pour me garder le secret, pour ne parler de rien à ma mère…
– Je vous garderai le secret.
Quand on a hâte de se débarrasser de quelqu’un, c’est ainsi qu’on agit ; on répond Amen à tout, et cela abrège. Raymond le comprenait bien, et les plus étranges conjectures lui passaient par la tête, d’autant qu’il lui avait semblé distinguer dans la pièce voisine un bruit de chaise renversée…
– Si nous avions ces papiers, pourtant ! reprit-il.
– Oui, ce serait un grand bonheur ! acheva Mme Cornevin…
Et elle se levait en disant cela, et c’était une si positive invitation à se retirer, que Raymond n’osa pas rester davantage.
– À demain soir donc, dit-il, en se levant à son tour…
– Oui, oui, dit Mme Cornevin, c’est convenu.
Et elle avait repris sa bougie, et, précédant Raymond, elle lui ouvrit la porte. Et il n’était pas sur le palier que la porte se refermait vivement…
En vérité, s’il se fût agi de toute autre femme, Raymond eût été assailli de doutes singuliers et pénibles. L’inconduite, en définitive, n’a pas d’âge. Mais Mme Cornevin était de celles que ne saurait effleurer l’aile sombre du soupçon.
– Et pourtant, se disait-il en descendant l’escalier à pas comptés, son trouble était manifeste, elle m’a mis dehors littéralement. Puis, qu’est-ce que ce bruit que j’ai entendu ? N’était-elle donc pas seule ?
Pas seule !… Mais qui donc, à pareille heure, et dans l’appartement où dormaient les trois jeunes filles, pouvait-elle recevoir qu’elle eût intérêt à cacher ?
Son mari, Laurent Cornevin ?…
À cette idée, traversant son esprit comme un éclair, Raymond tressaillait.
Et pourquoi non ? murmurait-il.
Laurent Cornevin, certes, était un homme d’une prodigieuse énergie, mais c’était un homme, après tout. Qui pouvait garantir qu’il n’y avait pas eu une heure où son courage avait faibli ? Qui disait qu’à cette heure d’attendrissement il ne s’était pas révélé à sa femme, à la mère de ses enfants, et qu’il ne venait pas parfois la visiter en secret ?…
Plus Raymond étudiait cette hypothèse, plus il la trouvait logique, vraisemblable, probable et répondant à tout.
À ce point qu’il était presque tenté de remonter chez Mme Cornevin, de sonner jusqu’à ce qu’elle lui ouvrît, et de lui dire brusquement :
– Votre mari est ici, je le sais, il faut que je lui parle à l’instant, il y va de mon honneur et de ma vie…
S’il devinait juste, Mme Cornevin étourdie n’aurait pas la présence d’esprit de nier…
Oui, mais s’il s’abusait, aussi !…
– Je ne puis risquer cela, pensait-il, je ne le puis absolument pas.
Mais, tout en remontant la rue Blanche :
– Demain, se disait-il, en venant chercher la réponse de Mme Cornevin, je serai bien malheureux ou bien maladroit si je ne parviens pas à saisir quelque indice qui dissipe ou confirme mes présomptions…
Bien qu’il fût plus de minuit lorsqu’il rentra, harassé, l’âme et le corps brisés, sa mère et sa sœur n’étaient pas couchées et l’attendaient.
– J’étais inquiète, lui dit Mme Delorge. Ce tantôt encore Me Roberjot me disait que la résistance s’organise contre l’Empire… Fais ce que tu crois être ton devoir, mais sois prudent. Plus qu’un autre tu dois être surveillé. Songe à la joie de nos ennemis si tu leur fournissais le prétexte de t’impliquer dans quelque procès.
Il rassura sa mère, mais il ne trouva rien à répondre, lorsque sa sœur, lui serrant la main, murmura à son oreille :
– Pauvre Raymond !… Pourquoi te défier de moi !…
Les horribles fatigues de cette journée eurent du moins cela de bon, qu’elles lui procurèrent un sommeil de plomb.
Il dormait encore lorsqu’à dix heures le vieux Krauss entra dans sa chambre tenant deux lettres que le facteur venait d’apporter.
À la seule vue de l’une d’elles, Raymond frémit.
Il avait reconnu l’écriture chérie de Mlle de Maillefert.
Ses mains tremblaient tellement qu’il eut quelque peine à rompre l’enveloppe, et c’est comme à travers un brouillard qu’il lut :
« J’avais perdu toute conscience de ce qui se passait autour de moi, lorsque – me dit ma mère – vous vous êtes emporté en menaces terribles contre le comte de Combelaine.
« Il faut donc, ô mon unique ami, que je vous répète ce que je vous ai déjà dit : la violence, à cette heure, rendrait inutiles mes souffrances et ne nous sauverait pas.
« Je viens de promettre à la duchesse de Maillefert que vous sauriez vous résigner à notre douloureuse destinée. C’est un horrible sacrifice, je le sais, mais c’est à genoux que je vous le demande, au nom du passé. Me le refuserez-vous ? Ai-je eu tort de compter sur votre affection ? Répondez-moi.
« SIMONE »
Des larmes brûlantes comme du plomb fondu jaillissaient des yeux de Raymond.
– Voilà donc, pensait-il, ce qu’elle en est réduite à écrire. Et moi, je me rendrais à ces prières qu’on lui a dictées !… Ah ! plutôt la mort mille fois, la plus affreuse et la plus cruelle !…
L’autre lettre lui venait de cette société des Amis de la justice à laquelle, sur la présentation de Me Roberjot, il avait été affilié et qu’il avait fort négligée depuis quelque temps.
« Ce soir, à neuf heures précises, lui écrivait-on, soyez rue des Cinq-Moulins, à Montmartre. Il s’agit d’une communication de la plus haute gravité. »
Puis venaient les formules connues des seuls sociétaires et qui garantissaient l’authenticité de la lettre.
À neuf heures !… Et c’était seulement vers onze heures que Raymond avait rendez-vous avec Mme Cornevin.
– C’est bien, se dit-il, j’irai…
Et à huit heures et demie, en effet, il se mettait en route, à pied.
Le temps était humide et incertain. Il faisait du brouillard et la boue était épaisse et tenace.
Les boulevards extérieurs n’en avaient pas moins leur animation de tous les soirs.
Cafés, cabarets et brasseries regorgeaient de clients ; de partout jaillissaient des cris et des chocs de verres. Et à chaque moment, sur le terre-plein, passaient en riant des groupes de femmes et de jeunes gens, quelque grisette furtive courant au bal ou à un rendez-vous, ou un ivrogne qui regagnait son logis en trébuchant et en mâchonnant un refrain populaire.
Hélas !… cet ivrogne même, Raymond en était presque à l’envier. Ses soucis du jour il les avait laissés au fond des litres frelatés, rien ne le préoccupait plus, tandis que lui !…
– En ce moment, pensait-il, selon que la démarche de Mme Cornevin près de Flora Misri a réussi ou échoué, ma dernière chance de salut me reste plus sûre que jamais ou m’a échappé sans retour.
C’était là sa préoccupation, et non certes cette communication si grave pour laquelle il était mandé rue des Cinq-Moulins.
Il n’y songea qu’en arrivant à la petite maison où se réunissaient les Amis de la justice.
Elle était éclairée. Des rayons de lumière s’échappaient des fentes des volets.
Ayant donné le mot de passe au « frère » qui veillait à la porte, Raymond entra.
Une quinzaine d’affiliés, déjà, étaient réunis dans la salle des séances, et l’un d’eux, un médecin, un gros homme courtaud et rougeaud, plus connu pour ses opinions avancées que pour ses cures, faisait, à grand renfort d’épithètes terribles, un tableau aussi exact, jurait-il, que sinistre, de la situation morale et matérielle de Paris.
Mais déjà, à cet orateur, un autre succédait, qui, une douzaine de journaux des départements à la main, prétendait démontrer, par la lecture de quantité d’articles, que la province n’attendait que le signal de Paris pour se lever comme un seul homme et en finir avec le régime impérial.
Immédiatement divers membres se levèrent pour émettre des vœux ou donner des avis. On discuta, les propos devinrent vifs, on faillit se prendre aux cheveux, malgré les efforts du président, l’ancien représentant du peuple, lequel désespérément tapait sur un timbre…
Alors Raymond demanda à dire quelques mots, et la parole lui ayant été accordée :
– Citoyens, commença-t-il, je vous ferai remarquer que dix heures viennent de sonner, et qu’il serait peut-être temps de nous occuper de cette communication si grave…
– Quelle communication ? interrompit le président d’un air surpris.
– Mais… celle pour laquelle j’ai été convoqué…
– Vous avez été convoqué…
– Ce matin même, par une lettre…
Toutes les conversations particulières avaient cessé ; on regardait le président, dont la physionomie trahissait une certaine inquiétude.
– Vous avez reçu une lettre, dit-il à Raymond, et de qui ?…
– De vous, j’imagine, monsieur le président.
– L’avez-vous conservée ?
Raymond la tira de sa poche en disant simplement :
– Voilà !…
Pas un mot ne fut prononcé après que le président eut pris cette lettre.
Il commença par en examiner attentivement le papier, le cachet et le timbre ; après quoi, l’ayant ouverte, il resta plus d’une minute à en étudier la contexture et les caractères.
Enfin, d’une voix légèrement altérée :
– Voilà qui est prodigieux, s’écria-t-il.
Vingt questions à la fois partirent de tous les coins de la salle, mais il n’y répondit pas, directement du moins.
– Il n’a été question ces jours-ci, poursuivit-il, d’aucune communication. Ni moi, ni notre secrétaire, ni aucun des membres du bureau n’a écrit…
– Non personne !
– Et cependant, voici une lettre qui présente tous les caractères de celles que nous adressons dans les cas extraordinaires. Oh ! rien n’y manque. Voici en haut les signes de reconnaissance. Voici autour du paraphe qui remplace la signature les traits de convention connus de nous tous…
Le président avait remis la lettre à son plus proche voisin qui la passa à un autre ; elle circula de main en main et chacun, après l’avoir regardée, murmurait :
– C’est incroyable, j’y aurais été pris.
– Oui, tout le monde y eût été pris, s’écria le président, et c’est ce qu’il y a d’inquiétant.
Il n’avait, parbleu ! pas besoin de le dire ; il était visible que chacun le comprenait comme lui.
– D’où donc vient cette lettre ? poursuivit-il. N’est-elle qu’une criminelle plaisanterie ? Je ne puis le croire. Est-ce un faux frère, un traître glissé parmi nous, qui l’a écrite ? Impossible ! quel serait son but ? Faut-il donc supposer qu’elle est l’œuvre de la police ?…
Ce mot tomba sur la réunion comme une douche d’eau glacée. Des visages blêmirent, bien des regards effarés cherchèrent la porte et la fenêtre, une issue quelconque par où fuir. Plus d’un Ami de la justice crut entendre grincer sur ses gonds la porte de Mazas.
– La police, continuait le président, aurait donc surpris le secret de notre association. Pour plusieurs d’entre nous, ce serait la prison et l’exil. Mais, voyons, est-ce admissible ? Que se serait proposé la police en écrivant cette lettre ?…
Cette dernière phrase devait être le signal de la plus violente discussion, chacun émettant un avis qu’il s’efforçait de faire prévaloir : les uns, rares, demandant qu’on brusquât le mouvement ; les autres, nombreux, proposant de dissoudre la société jusqu’à des temps plus heureux…
À minuit et demi, l’assemblée n’avait rien résolu, sinon qu’on se réunirait en aussi grand nombre que possible pour délibérer.
Après quoi, deux membres ayant été envoyés à la découverte, et étant revenus dire qu’ils n’avaient rien aperçu de suspect aux environs, on décida qu’on allait se séparer un à un, en prenant plus de précautions encore qu’à l’ordinaire.
Une heure sonnait à l’église Saint-Bernard, quand le tour de Raymond vint de sortir.
La nuit était noire et lugubre. Les réverbères dans la brume ne projetaient pas plus de lueurs que le feu d’un cigare.
Regarder autour de soi, essayer de reconnaître si on était épié ou suivi, eût été une pure folie. Raymond n’y songea seulement pas…
Et cependant, s’il n’avait pas les incertitudes qui troublaient ses amis politiques, il avait de bien autres raisons de se défier.
Il reconnaissait à ce coup, il l’eût juré, la main traîtresse de Combelaine. Un de ces pressentiments qui montent du fond de l’âme lui criait que c’était à lui seul qu’on en voulait, et que cette lettre cachait un piège.
Que voulait-on ? Se débarrasser de lui, sans doute.
Après les confidences de Flora Misri, il devenait trop dangereux pour ne pas troubler le sommeil de Maumussy, de la princesse d’Eljonsen, du baron Verdale et des autres.
Et alors quoi de plus simple que de faire prendre en flagrant délit de société secrète, que de le faire arrêter, juger et expédier à Cayenne ?…
Mais cette connaissance qu’il avait des événements lui imposait des obligations, et il était trop loyal pour s’y soustraire.
Avant que ne fût levée la séance, il avait dit à ses amis politiques tout ce qu’il pouvait dire pour les mettre sur la voie de la vérité, sans livrer des secrets qui n’étaient pas uniquement les siens.
On n’avait pas trop fait attention à ses avertissements. Il n’était dans la Société des Amis de la justice qu’un assez petit personnage, et on le trouvait quelque peu outrecuidant de prétendre que c’était pour lui seul que la police avait été mise en mouvement et qu’on avait fabriqué cette fausse lettre de convocation.
On croyait même si peu qu’il courût un danger quelconque que personne ne lui avait offert de le raccompagner…
Mais il ne songeait pas au danger.
Et, tout en suivant les boulevards extérieurs, silencieux et déserts, il ne pensait qu’à Mme Cornevin, qui l’aurait attendu inutilement, et au supplice qu’il allait endurer jusqu’à l’heure où, décemment, il lui serait possible de se présenter chez elle…
Il arrivait à l’extrémité du boulevard de la Chapelle, cheminant sur le terre-plein, quand, à la hauteur de la rue de la Goutte-d’Or, trois ou quatre hommes le dépassèrent en courant…
Il n’y fit aucunement attention.
Tout ce qu’il avait d’attention, il l’appliquait à évaluer les chances de succès de la démarche de Mme Cornevin.
Évidemment, elles dépendaient de ce qu’était devenue Mme Flora Misri après sa fuite.
Avait-elle, oui ou non, revu, dans la soirée ou la matinée du lendemain, le comte de Combelaine ?
Si oui, plus d’espoir.
Si non… dame, tout pouvait dépendre de l’adresse de Mme Cornevin.
Il marchait lentement, et cependant il était à la moitié du boulevard Rochechouart, lorsque des plaintes assez faibles arrivèrent jusqu’à lui.
Il s’arrêta.
Elles semblaient venir d’un large banc double à dossier très élevé, planté à quelques pas, sur le terre-plein.
Et en regardant de tous ses yeux, il lui semblait, en dépit de l’obscurité, discerner à terre quelque chose de noir, comme un corps qui s’agitait.
Il fit un pas en avant ; les plaintes redoublèrent, avec une expression plus déchirante…
La plus vulgaire prudence lui commandait, sinon de passer outre, du moins de n’avancer pas sans d’extrêmes précautions. Il n’est pas un Parisien qui ne sache que c’est là une des ruses qu’emploient les redoutables rôdeurs des barrières et des quartiers excentriques pour attirer leurs victimes.
Mais Raymond n’était pas prudent.
Il s’approcha. C’était bien un homme qui se roulait dans la boue, en proie, eût-on dit, aux effroyables convulsions d’une attaque d’épilepsie.
Saisi de pitié, il se pencha…
Et, à l’instant même, un coup terrible, un coup d’assommoir à jeter bas un bœuf, l’atteignit au cou, un peu au-dessus de la nuque.
Un pouce plus haut, et c’en était fait de lui.
Mais il n’était qu’étourdi. Il se redressa et recula en jetant un appel terrible :
– À moi ! Au secours !…
La lettre lui était expliquée… Il se vit perdu…
Ceux-là seuls que la mort a approchés de si près savent quel monde de pensées peut tenir dans la seconde suprême…
– Pauvre mère !… murmura-t-il, songeant à cette femme malheureuse qui sans doute l’attendait pendant qu’on l’assassinait, et à qui, au petit jour, on rapporterait son cadavre…
Puis :
– Ô ma Simone bien-aimée ! pensa-t-il…
Mais il avait dans sa poche une lettre de Mlle de Maillefert, la dernière, celle qu’il avait reçue le matin même…
Il songea qu’on allait le fouiller, qu’on la trouverait, qu’elle serait lue, commentée, profanée, que Mlle Simone serait peut-être compromise, appelée en témoignage…
Alors, il la prit, cette lettre, et vivement la porta à sa bouche pour l’avaler…
Ce fut son dernier mouvement, le dernier acte de son intelligence. Trois hommes l’entouraient. Chancelant du coup qu’il avait reçu, il ne pouvait se défendre.
– À moi ! cria-t-il encore. À…
Un effroyable coup de couteau lui coupa la parole… Il sentit entre les épaules un froid terrible, mortel, qui lui glaça le cœur, et il tomba raide, en avant, la face contre terre…
Quand il reprit ses sens, après un évanouissement dont il ne pouvait évaluer la durée, il se trouvait dans un endroit inconnu, dans un café, étendu sur un billard.
On lui avait mis le torse à nu, et un homme de son âge, à la physionomie intelligente et sympathique, lui donnait des soins avec cette sûreté et cette dextérité de mains qui trahissent l’ancien interne des hôpitaux.
Trois hommes se penchaient curieusement pour voir de plus près sa blessure.
De l’autre côté, le garçon de café, reconnaissable à sa veste et à son tablier, éclairait le médecin.
Près d’une table, une grosse petite femme taillait en bandes étroites une vieille serviette.
Tout cela, Raymond le vit comme en songe, à travers un brouillard, et si vaguement que bien vite il referma les yeux.
Sa première perception nette était un étonnement profond, immense, de se trouver encore de ce monde.
Si, comme il avait tant de raisons de le croire, si, comme tout le prouvait, il avait été assailli par des assassins payés par le comte de Combelaine, comment ces misérables ne l’avaient-ils pas achevé une fois à terre ?
Savaient-ils assez mal leur métier pour l’avoir cru mort ?
Car, sans savoir au juste la gravité de sa blessure, il sentait – cela se sent – que sa vie n’était pas en danger. Il entendait d’ailleurs le médecin dire, tout en lui ceignant les reins de bandes de toile :
– Il en reviendra… Avant quinze jours il sera sur pied… On lui a allongé un coup de couteau à traverser un bœuf, mais la lame a glissé sur un os…
Décidément Raymond reprenait possession de soi. Il sentait n’avoir plus à craindre, s’il parlait, de se trahir, de révéler ce qu’il voulait taire à tout prix.
Péniblement, et non sans une vive souffrance, il se dressa sur son séant, balbutiant d’une voix affaiblie des remerciements et interrogeant du regard.
En peu de mots on le mit au courant.
Ce café où il se trouvait était le Café de Périclès, fondé et géré par le plus doux des Prussiens, le sieur Justus Putzenhoffer avec le concours de son épouse et d’un sien cousin surnommé Adonis.
Les assistants étaient des clients : le docteur Valentin Legris d’abord, un brave et digne rentier, M. Rivet, et enfin un journaliste irréconciliable et méridional, M. Aristide Peyrolas.
Ces trois messieurs, insoucieux des règlements de la police, achevaient un whist, lorsqu’ils avaient entendu un cri de détresse, – un cri très effrayant, après minuit, sur les boulevards extérieurs.
Ils s’étaient précipités dehors. Trop tard… Raymond gisait à terre, et des gens fuyaient dont on entendait, dans le lointain, la course précipitée…
Raymond écoutait, et n’en revenait pas.
S’était-il donc trompé ? Les misérables qui l’avaient attaqué n’étaient-ils que de vulgaires rôdeurs de barrières ?…
On chercha dans ses vêtements. Sa montre et son porte-monnaie avaient disparu. Il avait été dépouillé…
S’ensuivait-il que les assassins n’étaient pas aux gages de M. de Combelaine et de ses amis ?… Pourquoi ? Dépouiller l’homme qu’on tue, pour égarer les investigations de la police, c’est l’A B C du métier.
Puis Raymond se rappelait ces gens qui, au boulevard de la Chapelle, l’avaient dépassé en courant, sans doute pour aller en avant dresser une embuscade…
N’importe ; sa certitude était quelque peu troublée.
– Étaient-ce donc des voleurs ! dit-il à demi-voix.
C’était peu. C’était assez pour éveiller l’attention d’un esprit subtil.
Aussi, lorsque Raymond eut brièvement raconté comment les choses s’étaient passées :
– Eh bien, lui dit le docteur Legris, d’un ton trop désintéressé pour ne pas dissimuler une intention, eh bien ! voilà la déclaration qu’il va falloir faire au commissaire de police.
– Oh ! pour cela, s’écria Raymond, non, mille fois non !…
En effet, comment déposer une plainte, et contre qui ?…
Provoquer une enquête sans nommer Combelaine, c’était égarer sciemment la police.
Le nommer, c’était mettre en cause la duchesse de Maillefert, M. Philippe, Mlle Simone elle-même ; c’était provoquer, sans armes pour se défendre, le duc de Maumussy, M. Verdale, Mme Flora Misri…
D’un autre côté, dès les premiers mots d’une plainte, le commissaire demanderait à Raymond :
– Où aviez-vous passé la soirée ? D’où veniez-vous ?
Nommer la rue des Cinq-Moulins ne serait-ce pas livrer les Amis de la justice ? Et bien que la police connût et surveillât cette association, la fausse lettre de convocation le prouvait, ne serait-ce pas s’exposer à passer pour un traître ?…
Toutes ces considérations, d’une logique inexorable, se présentaient à l’esprit de Raymond. Aussi, est-ce du ton dont on demande un grand, un immense service, qu’il conjura ceux qui venaient de le sauver de lui garder le secret, un secret absolu, de l’odieuse agression dont il venait d’être victime.
C’était demander beaucoup, – surtout sans explications. Tous pourtant, habilement encouragés par le docteur Legris, jurèrent de garder le silence.
Alors Raymond respira plus librement. Et après avoir donné son nom et son adresse, et promis de revenir, sitôt rétabli, il annonça que, se sentant mieux, il allait rentrer chez lui.
Tant bien que mal, il remit ses vêtements. Mais lorsqu’on l’eut aidé à descendre du billard et que ses pieds touchèrent terre, il se sentit défaillir, et il serait tombé sans la prévoyante assistance du docteur.
– Je vois bien qu’il me faudrait une voiture, balbutia-t-il.
À toute heure de nuit, il en circule sur les boulevards extérieurs, qui regagnent leur dépôt ou se rendent au chemin de fer. Justus, étant sorti, ne tarda pas à en ramener une, dont le cocher avait été séduit par la promesse d’un large pourboire après une course de trois ou quatre minutes.
Lorsque Raymond s’y fut hissé, le docteur s’y installa près de lui, protestant qu’il ne le laisserait pas rentrer seul dans l’état où il était.
De tout autre, Raymond n’eût peut-être pas souffert cette insistance. Mais outre qu’il se sentait instinctivement attiré vers ce médecin, au visage à la fois si ouvert et si fin, n’allait-il pas avoir besoin de lui !…
Résolu à cacher à Mme Delorge son accident, il se proposait de feindre un gros rhume ou une courbature.
Mais qui le soignerait, si, ainsi qu’il le prévoyait, il était forcé de garder le lit quelques jours ? Le docteur Legris, parbleu !
Et pour le reste, il n’était pas inquiet, comptant sur l’inviolable discrétion du vieux Krauss.
Aussi tout était-il convenu lorsque le fiacre s’arrêta rue Blanche.
Raymond descendit.
L’air, la fièvre qui le prenait, la nécessité où il allait se trouver, croyait-il, d’abuser sa mère par sa contenance, lui donnaient des forces factices. Il s’excusa donc près du docteur de ne pas l’inviter à monter. À pareille heure – quatre heures venaient de sonner – c’eût été donner trop de soupçons à Mme Delorge.
– La rampe est là, dit-il, qui me soutiendra !
Et, après une dernière poignée de main au docteur, il entra…
Mais autre chose est de traîner les pieds sur un terrain plat, que de lever et de plier les jambes pour gravir un escalier. Dès les premières marches, il s’en aperçut. Mais il fit à son énergie un appel suprême, et maîtrisant une douleur atroce, il continua à monter, lentement, par exemple, et en s’arrêtant à tous les étages.
Seul, par bonheur, le vieux Krauss attendait, et quand, à la lueur de la lampe de l’antichambre, il vit s’avancer Raymond, plus blanc qu’un spectre et les vêtements souillés de boue, il leva les bras au ciel, et d’une voix étranglée :
– Blessé !… fit-il.
Épuisé par les prodigieux efforts qu’il venait de faire, Raymond ne put que répondre d’un signe de tête :
– Oui.
– Par Combelaine ou par Maumussy ? interrogea le fidèle serviteur.
– Par des gens à eux, sans doute.
Prenant son jeune maître sous les bras, Krauss le portait plutôt qu’il ne le soutenait jusqu’à sa chambre, et tout en le déshabillant :
– Que de sang sur vos habits ! grondait-il… Ah ! votre pardessus et votre paletot ont été traversés par la lame d’un couteau. C’est dans le dos que vous avez été frappé… Je reconnais là ceux qui ont tué mon général !…
Mais il venait de découvrir l’appareil placé par le docteur Legris.
– Vous avez donc vu un médecin ? reprit-il… Ma foi, oui ! et un bon, je m’y connais !… Voilà des bandes serrées comme il faut. Notre major, dans le temps, n’aurait pas fait mieux…
Raymond fut obligé de le prier de se taire, puis de se retirer pour le laisser dormir…
– Cache mes vêtements, lui recommanda-t-il, et quand ma mère sera levée, dis-lui que je suis rentré brisé de fatigue, et qu’il faut me laisser reposer. Mais toi, à neuf heures, viens, et si je dors, éveille-moi. J’ai une commission à te donner, très importante, dont tu ne parleras à personne, pour Mme Cornevin… Allons, va-t-en, tu vois bien que cette blessure n’est rien.
Sa blessure, c’est vrai, ne présentait aucun danger, seulement elle était assez douloureuse pour l’empêcher de clore l’œil.
Et seul, dans le silence et les ténèbres de la nuit, il appliquait toute sa pénétration à tirer de l’événement qui venait de se produire ses dernières conséquences.
Comment M. de Combelaine, cet homme de tant de prudence et de duplicité, qui disposait de tant de ressources, avait-il pu recourir à une attaque à main armée, sur la voie publique, en plein Paris !…
Certes, c’est un expédient décisif que l’assassinat pour se débarrasser d’un ennemi, mais dangereux en diable, qui laisse une terrible pièce de conviction – le cadavre – qui exige des démarches, des complices, et qui enfin, neuf fois sur dix, échoue, et tourne contre son auteur.
– Il faut, concluait Raymond, que sa situation, que je croyais inattaquable, soit horriblement compromise, qu’il se sente menacé, perdu…
Et c’est en un tel moment que Raymond se voyait cloué sur le lit, et pour une semaine, au moins, hors d’état d’agir !…
Que ne ferait pas Combelaine, pendant ces huit jours de répit et de sécurité, alors qu’il devait avoir tout préparé pour un rapide dénouement !
Huit jours !… Il ne lui fallait pas plus pour épouser Mlle de Maillefert sans que Raymond pût s’y opposer, comme il se l’était juré, même par la violence, même au prix d’un crime.
Une sueur froide lui perlait aux tempes, à cette pensée affreuse, et la fièvre faisant son œuvre, le délire s’emparait de son cerveau et il lui semblait voir se pencher vers lui, en ricanant, la duchesse de Maumussy, Mme de Maillefert, le baron Verdale et jusqu’à Flora Misri…
Le jour qui se levait dissipa cependant les visions de la fièvre, et Raymond commençait à s’assoupir, lorsque Krauss, esclave de la consigne, entra dans sa chambre sur la pointe du pied.
– J’ai conté à madame, dit le vieux soldat, que vous aviez pris froid cette nuit, et comme elle m’a cru, elle ne s’étonnera pas de vous voir rester au lit. Maintenant, comment allez-vous ?
Raymond souffrait beaucoup.
Il n’en répondit pas moins qu’il se sentait bien mieux, et s’étant fait donner une feuille de papier et un crayon, il écrivit à Mme Cornevin :
« Une circonstance imprévue et bien indépendante de ma volonté m’a empêché, chère madame, de me trouver hier soir au rendez-vous que vous aviez bien voulu me fixer. Aujourd’hui, retenu au lit par une courbature, il m’est impossible d’aller vous demander le résultat de votre démarche près de Mme M… Qu’est-il arrivé ? Répondez-moi, je vous en conjure. Vous devez comprendre mes angoisses. Je compte toujours sur la promesse que vous m’avez faite de me garder le secret ; il est plus indispensable que jamais. »
Ayant plié et cacheté ce billet :
– Il faut, dit-il à Krauss, que tu cherches un prétexte pour te présenter chez Mme Cornevin.
– Oh ! j’en ai un tout trouvé. J’ai à lui reporter des échantillons qu’elle avait envoyés à mademoiselle.
– Très bien. Cela étant, tu t’arrangeras pour remette cette lettre à Mme Cornevin sans que personne ne te voie. Tu attendras la réponse. Surtout, dépêche-toi…
Cependant, Krauss ne sortait pas.
– Si je suis là que je reste, commença-t-il, c’est qu’il est une chose que je crois devoir dire à monsieur…
– Laquelle ?…
– Hier soir, vers minuit, un homme en blouse, un fort homme, très rouge, est venu chez le concierge demander si vous étiez à la maison. Il s’est donné pour un ancien piqueur des ponts et chaussées.
– Qu’a répondu le concierge ?
– Que vous étiez sorti, naturellement. L’homme a paru très vexé et a dit qu’il repasserait. En effet, vers une heure du matin on a sonné à la porte ; le concierge, qui venait de se coucher, a tiré le cordon, et tout de suite après il a entendu la voix de ce soi-disant piqueur, qui criait en parlant de vous : « Eh bien, est-il rentré ? » Comme de juste, le portier s’est mis en colère. « Ah çà ! a-t-il répondu, est-ce que vous vous fichez de moi ! Est-ce à cette heure-ci qu’on vient demander les gens ? Non, M. Delorge n’est pas rentré… et vous, tâchez de filer plus vite que ça !… » Sur quoi l’homme a décampé…
Accoudé sur ses oreillers, Raymond écoutait :
– Dans mon idée, reprit Krauss en hochant gravement la tête, ce lapin-là devait être un espion, un complice des brigands qui vous ont si bien arrangé.
– Peut-être, fit Raymond.
Il disait cela ; c’était juste le contraire de ce qu’il pensait.
Éclairé par les événements, il lui semblait discerner, s’agitant autour de lui, dans l’ombre, deux intrigues rivales.
À diverses reprises il avait constaté qu’il était épié et suivi. Était-ce par des espions poursuivant un même but ? Non. La surveillance dont il était l’objet était double. L’une, protectrice, lui avait sauvé la vie à Neuilly et à la Villette. L’autre, ennemie, avait préparé le guet-apens où il avait failli périr.
Évidemment, Combelaine soldait une de ces surveillances.
Mais l’autre… qui donc l’eût payée, sinon Laurent Cornevin ?
Et en lui-même, il songeait que ce prétendu piqueur pouvait fort bien être Laurent en personne. Ce devait être lui, si c’était lui qui, l’autre soir, se trouvait chez Mme Cornevin.
– Il m’attendait, pensait Raymond, et sachant l’immense intérêt que j’avais à être exact, il se sera étonné de ne pas me voir à l’heure dite.
Tout cela lui paraissait si plausible, que brusquement :
– Rends-moi la lettre, dit-il à Krauss.
Et le vieux soldat la lui ayant rendue :
« Je sais, madame, ajouta-t-il, en post-scriptum, la cause de votre trouble, avant-hier ; je vous jure que je la sais. Au nom du ciel, confiez-vous à moi ; là est le salut… »
Qu’il s’égarât ou non en conjectures, il ne voyait nul inconvénient à écrire ainsi qu’il le faisait.
Mais que le temps lui semblait long !
Krauss n’était pas encore certainement à la place de la Trinité, que Raymond s’étonnait qu’il ne fût pas de retour et se disait, énervé par l’impatience :
– Dieu ! que ce vieux est donc lent !
Un léger bruit, heureusement, vint le distraire.
C’était Mme Delorge qui, tout doucement et avec mille précautions, dans la crainte d’éveiller son fils, entrebâillait la porte et allongeait la tête.
– Je ne dors pas, mère, lui cria-t-il.
Elle entra, et après avoir un moment considéré son fils :
– Comme tu es pâle ! lui dit-elle. Tu souffres. Peut-être serait-il prudent d’envoyer chercher le médecin…
– À quoi bon ! interrompit-il vivement. Ce que j’ai n’est qu’une indisposition. Trois jours de repos et je serai sur pied.
Tristement, Mme Delorge hocha la tête.
– Qu’il soit fait selon ta volonté ! prononça-t-elle.
Mais elle disait cela d’un tel accent, que Raymond en fut troublé jusqu’au fond de l’âme. Pour la première fois, le soupçon lui venait que sa mère n’était pas dupe, et que sa facilité à se payer du premier prétexte venu n’était qu’une de ces délicatesses dont les mères ont le secret.
Que supposait-elle donc ?
Mais déjà Mme Delorge avait repris sa physionomie impassible.
– Songe, mon fils, murmura-t-elle en se retirant, que je n’ai que toi ici-bas et que sur toi seul reposent toutes mes espérances…
Avec sa sœur, avec Mlle Pauline, Raymond devait avoir de bien autres appréhensions encore.
Ayant regardé son frère d’un œil si perspicace qu’il en détourna la tête :
– Est-ce encore la politique, fit-elle, qui te rend malade ?…
On l’appelait, elle sortit, laissant Raymond décidément irrité.
– Il me faut bien reconnaître, pensait-il, que je ne suis qu’un piètre comédien !
Le docteur Legris, dont on annonçait la visite, ne devait pas modifier son opinion.
– Eh bien ? demanda-t-il, lorsqu’il fut près du lit de Raymond.
– Docteur, je souffre atrocement.
La porte était fermée, il n’y avait pas d’indiscrétion à craindre.
– Est-ce bien de votre blessure ? demanda M. Legris.
– Eh ! de quoi donc serait-ce ?…
Le docteur ne répondit pas directement.
– On ne saurait croire, dit-il, comme s’il eût émis un axiome d’utilité générale, l’influence que le moral exerce sur les blessures…
De tout autre, Raymond eût peut-être fort mal pris cette réflexion. Mais M. Legris lui inspirait déjà cette confiance qui précède l’amitié.
– Que ne donnerais-je pas pour pouvoir me lever ! soupira-t-il.
Le docteur, attentivement, l’examinait.
– Il n’y faut pas songer avant cinq ou six jours, prononça-t-il, et encore, et encore…
Il s’était assis et il rédigeait une ordonnance avec le crayon dont Raymond s’était servi pour écrire à Mme Cornevin, lorsque, la porte s’ouvrant brusquement, Krauss parut…
Le vieux soldat croyait Raymond seul, et il avait déjà tiré de sa poche une lettre qu’il y refourra bien vite en apercevant un étranger.
– Est-ce que monsieur n’a pas sonné ? demanda-t-il, croyant utile d’expliquer son entrée.
– Non, répondit Raymond, mais tu arrives à propos… Monsieur est un de mes amis, un médecin qui va te dire ce qu’il y a à faire.
C’était peu de chose… Et le docteur, qui était bien trop fin pour ne pas reconnaître qu’il gênait, ne tarda pas à se retirer, en promettant de revenir le lendemain.
Dès qu’il fut dehors :
– Eh bien ! mon vieux Krauss, interrogea Raymond, tu as remis ma lettre à Mme Cornevin ?
– Dès que je me suis trouvé seul avec elle.
– L’a-t-elle lue devant toi ?
– Oui.
– Pendant qu’elle lisait, quel air avait-elle ?
Au regard que le vieux soldat jeta à Raymond, on eût pu croire qu’il lui venait une idée, à lui aussi.
– En commençant, répondit-il, elle avait son air ordinaire ; mais voilà que tout à coup, sur la fin, elle a tressauté…
– Tu es sûr ?
– Parbleu ! et en même temps elle devenait plus blanche que sa collerette.
– Et elle n’a rien dit ?…
– Non. Elle a seulement fait : « Ah ! » en regardant autour d’elle d’un air effrayé… Puis, tout de suite, elle s’est mise à écrire la réponse que voici…
Raymond ne sentait plus sa blessure.
Il avait pris la lettre des mains de Krauss, et il la tournait et la retournait, hésitant à l’ouvrir, persuadé qu’il allait y trouver l’arrêt définitif de la destinée.
« Fidèle à ma promesse, mon cher Raymond, écrivait Mme Cornevin, hier, dès neuf heures, je me suis présentée chez Mme Misri. Je l’ai trouvée à moitié folle, désespérée et s’arrachant les cheveux. Elle venait de rentrer, et pendant la nuit, qu’elle avait passée chez une de mes amies, tous les papiers qu’elle possédait lui avaient été volés… Ma visite n’ayant ainsi plus de but, je me suis retirée.
« VEUVE CORNEVIN »
« P. S. Je ne comprends rien, je l’avoue, à votre étrange post-scriptum. Que voulez-vous dire ? Il n’y avait de troublé, l’autre soir, que vous, mon pauvre enfant !… »
Depuis le temps que Raymond voyait s’évanouir une à une toutes les chances sur lesquelles un autre eût compté, il s’était fait une habitude du malheur et une loi de s’épargner les déceptions en mettant tout au pis.
La lettre de Mme Cornevin ne le surprit pas outre mesure.
– Elle se défie de moi ! pensa-t-il.
Et sa conviction n’en demeurait pas moins pleine et entière. Autant et plus qu’avant, il restait persuadé de la présence de Laurent chez sa femme.
Mais quelle raison avait Mme Cornevin de se défier ? Était-ce son mari qui lui avait dicté cette réponse ? Et si oui, pourquoi s’obstinait-il à cet impénétrable incognito ? Quelle revanche terrible préparait-il dans l’ombre ?…
Ces préoccupations rendaient Raymond presque insensible à l’événement, si grave pourtant, que lui annonçait Mme Cornevin.
Les papiers de Mme Flora Misri avaient été volés.
Que le voleur fût M. de Combelaine, Raymond n’en doutait pas. Et cependant, une fois maître de ces papiers si dangereux, c’est-à-dire le danger conjuré, comment M. de Combelaine avait-il pu recourir à un assassinat !…
– Enfin, se disait Raymond épuisé de tant de conjectures inutiles, je verrai Mme Cornevin dimanche et il faudra bien qu’elle s’explique…
Vains projets !… Pour la première fois depuis dix-huit ans, Mme Cornevin ne vint point passer son dimanche avec Mme Delorge.
– Donc elle me craint, conclut Raymond, donc mes soupçons étaient fondés. Ah ! quand donc me sera-t-il permis de sortir !…
Ce ne devait pas être avant cinq à six jours, encore bien qu’il allât beaucoup mieux, et que les visites de M. Legris fussent celles d’un ami désormais, et non plus d’un médecin.
Il était clair que ce docteur à l’œil si fin avait flairé un mystère, et qu’il eût été ravi de le pénétrer. Mais Raymond ne lui en voulait pas de sa curiosité. Après tant de mois de solitude absolue, il éprouvait un soulagement réel à s’entretenir avec un homme de son âge, d’un esprit évidemment supérieur, d’un rare bons sens pratique, et qui avait de la vie en général, et de la vie de Paris en particulier, cette expérience que donnent certaines professions.
L’heure que M. Legris passait tous les matins près de son lit était pour Raymond la meilleure de sa journée, la seule où il fût un peu distrait de ses sombres préoccupations.
Le reste du temps, il se consumait d’impatience.
Tout le monde cependant avait cru ou paru croire à la maladie qu’il feignait, et Me Roberjot et M. Ducoudray se relayaient, en quelque sorte, pour qu’il ne fût jamais longtemps seul.
Par M. Ducoudray, il savait tous les cancans du boulevard.
Me Roberjot, lui, le tenait au courant des événements politiques et lui rapportait les mille et mille on-dit de l’affaire Pierre Bonaparte.
Mais c’est d’une oreille distraite que Raymond écoutait. Que lui importait le prince Pierre ? que lui importait la politique ?…
C’est rue de Grenelle, à l’hôtel Maillefert, que s’envolait sa pensée.
Où en étaient les événements ? Qu’était-il advenu de cette querelle qu’il avait vue près d’éclater entre M. Philippe et le comte de Combelaine ?
Et personne à envoyer aux renseignements.
Il avait bien eu l’idée de charger Krauss de la commission, ou même de se confier au docteur Legris, mais à qui les adresser ? à miss Lydia Dodge ? Elle refuserait de les recevoir, ou, s’ils parvenaient jusqu’à elle, ne répondrait pas.
Raymond, enfin, s’inquiétait de cet appartement qu’il avait loué sous le nom de Paul de Lespéran et dont la portière, ne le voyant plus reparaître, devait se répandre dans le quartier en cancans saugrenus.
Malgré tout le temps passait…
Le vendredi, Raymond se leva quelques heures. Le samedi, il resta debout toute la journée. Le dimanche, il se sentait assez remis pour sortir, lorsque, vers les onze heures, Krauss lui remit une lettre qui avait été apportée par un commissionnaire.
L’enveloppe malpropre, l’écriture, l’orthographe, l’encre d’un bleu passé, ces mots écrits dans les angles : « personnel très précé », tout trahissait si bien la lettre anonyme, lâche, honteuse, dégoûtante, que Raymond fut sur le point de la jeter au feu sans la lire.
Mais il était dans une situation à ne rien négliger. Il rompit donc le cachet.
C’était bien une lettre anonyme.
Un inconnu, qui se disait son ami, l’adjurait de se trouver, le soir même, à minuit, au bal de la Reine-Blanche. Là, un homme viendrait le prendre, qui le conduirait à un endroit où devait avoir lieu une scène à laquelle il était indispensable qu’il assistât.
– Ce n’est qu’une mystification stupide ! murmura Raymond, en froissant la lettre anonyme et en la jetant à terre avec un geste de dégoût.
Mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’il en était à se demander s’il ne s’était pas trop hâté de porter un jugement définitif.
Il ramassa donc la lettre, la lissa, l’étala sur le marbre de la cheminée, et se mit à l’étudier attentivement.
Des choses étranges s’y trouvaient, qu’il n’avait remarquées sur le premier moment, et qui, maintenant, le frappaient d’étonnement.
Ceci d’abord :
L’inconnu qui lui donnait rendez-vous à la Reine-Blanche devait, en l’abordant, lui dire, en manière de reconnaissance : « Je viens du jardin de l’Élysée. »
Était-ce le hasard seul qui avait amené cette phrase si terriblement significative au bout de la plume du correspondant anonyme ?…
Quelques lignes plus bas on lisait :
« Que M. Delorge vienne pour Elle, sinon pour lui… »
Elle !… Qui, Elle, sinon Simone de Maillefert ?
Il eût fallu que Raymond fût frappé de cécité, pour ne pas voir que celui qui lui écrivait n’ignorait rien de son existence, et savait ses angoisses, sa haine et son amour.
Et à qui, parmi ceux qui connaissaient sa vie, eût-il attribué cette lettre anonyme, sinon à Combelaine ?… Oui, à Combelaine, ou à Laurent Cornevin.
Si elle était de Laurent, Raymond avait tout à espérer.
Il avait tout à craindre si elle venait du comte de Combelaine.
– N’importe, se dit-il, j’irai.
Pourtant, faible comme il l’était encore, se rendre seul à ce singulier rendez-vous, n’était-ce pas, comme on dit vulgairement, se jeter dans la gueule du loup, et d’une témérité qui frisait la niaiserie ?
Mais de qui se faire accompagner ?
De Krauss ? C’était certes un rude compagnon encore, malgré son âge.
Il y avait encore le docteur Legris…
– Et pourquoi pas ! songea Raymond.
En conséquence, le docteur étant survenu comme tous les jours, sans préambule, il lui donna la lettre à lire.
M. Legris en fut stupéfié, et sa première pensée, qu’il exprima très énergiquement, fut que ce rendez-vous était un guet-apens.
Raymond avoua loyalement que cette idée lui était venue.
Seulement il se hâta d’ajouter qu’il n’en était pas moins inébranlablement résolu à se rendre à la Reine-Blanche, et à s’y rendre seul, qui plus est.
Pour n’être pas directe, l’invitation n’en était pas moins positive.
Le docteur l’accepta, et il y eut d’autant plus de mérite que nulle explication ne lui fut donnée, et qu’il n’en demanda aucune.
À minuit donc, Raymond et M. Legris entraient à la Reine-Blanche, où il y avait bal masqué, et ils y étaient abordés par un homme qui, après avoir prononcé la phrase sacramentelle : « Je viens du jardin de l’Élysée, » les engageait à le suivre.
Ils le suivaient.
Par lui, ils étaient introduits dans le cimetière de Montmartre, et à la clarté douteuse de la lune, ils assistaient à cette scène étrange de cinq personnes – quatre hommes et une femme, que les autres appelaient madame la duchesse, escaladant audacieusement les murs du champ des morts, et violant une sépulture pour constater qu’un cercueil était vide.
Leur guide, cependant, les abandonnait, s’enfuyait, et tous leurs efforts pour le rejoindre, pour découvrir sa personnalité, échouaient. Si bien que, nulle explication ne leur étant donnée, ils demeuraient en face d’un problème véritablement effrayant.
Jamais la curiosité du docteur Legris n’avait été à ce point excitée.
Mais si subtile que fût sa pénétration, ignorant le passé de Raymond, il ne pouvait que s’égarer en conjectures folles.
Et l’eût-il connu, ce passé, qu’il n’eût été guère plus avancé.
C’est en vain que Raymond, de son côté, essayait de rattacher cette scène du cimetière Montmartre à quelque circonstance de sa vie.
Mais il ne tarda pas à rougir de garder pour lui seul ses conjectures et ses doutes. Était-il généreux de laisser se débattre dans les ténèbres le docteur Legris, qui venait de s’exposer pour lui ? Accepter le dévouement d’un homme, c’est prendre envers lui des engagements tacites.
Enfin, à l’heure où le dénouement heureux ou tragique devait être si proche, Raymond, plus que jamais, comprenait combien pouvait lui être utile un ami.
Prenant donc son parti, il pria le docteur de venir, le soir même, partager le dîner de sa famille, ajoutant qu’ils causeraient après, et qu’à un homme tel que lui il ne marchanderait pas les confidences.