– Vous aimez Simone, monsieur Delorge ? demanda tout à coup Mme de Maillefert…
– Madame…
– Eh bien ! cher monsieur, votre sort dépend uniquement de sa volonté. Qu’elle dise un mot, et je vous l’accorde. À vous d’obtenir qu’elle prononce ce mot.
Elle s’interrompit, écoutant…
Il lui avait semblé entendre, de l’autre côté, dans la pièce voisine, un pas rapide et léger.
– La voici ! fit-elle du ton dont elle eût dit : Attention !
Elle ne se trompait pas.
À l’instant même, dans le cadre de la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le boudoir, Mlle Simone parut.
– Mon Dieu !… s’écria-t-elle…
C’est qu’elle venait d’apercevoir Raymond, dont elle ignorait la présence au château. C’est qu’à la façon dont il s’était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu’elle ne le reverrait plus à Maillefert.
– Approchez, Simone, dit Mme de Maillefert.
Machinalement, elle obéit.
La défiance se lisait dans ses beaux yeux tremblant qu’elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond, implorant l’explication d’un fait qui lui semblait inexplicable…
– Ma chère Simone, commença la duchesse d’un ton solennel, un événement grave se produit. M. Raymond Delorge, ici présent, vient me demander votre main.
Un nuage épais de pourpre envahit jusqu’à la racine des cheveux le visage doux et triste de la pauvre enfant.
– Ma mère !… interrompit-elle évidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à la raison.
Mais il n’était pas de considération capable d’arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu’elle poursuivait un but.
– Je sais par expérience, continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétends donc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari. Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. Raymond Delorge.
Confuse, humiliée, violentée en toutes ses pudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête.
– Par pitié ! ma mère, balbutia-t-elle encore, n’insistez pas… plus tard, lorsque nous serons seules…
La duchesse haussait les épaules.
– C’est cela, dit-elle, et ensuite vous prendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pour une marâtre… Nenni ! Je désire que notre explication ait un témoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur…
Des larmes avaient jailli des yeux de Mlle de Maillefert et, comme un collier de perles qui s’égrène, roulaient silencieusement le long de ses joues.
– Est-il vraiment possible, ma mère, murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans la confidence des tristes déchirements de notre famille !
– Oh ! considérez-vous donc M. Delorge comme un étranger !…
Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s’il ne ferait pas bien de s’enfuir.
Les paroles de Mlle Simone lui parurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions.
– À Dieu ne plaise, mademoiselle, prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d’un déplaisir ; je me retire…
Et il se retirait, en effet, lorsque la duchesse, qui s’était levée, passa brusquement entre la porte et lui.
– Restez ! commanda-t-elle d’un ton impérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s’explique. Ce qui va être décidé ici le sera irrévocablement.
Et s’adressant à sa fille :
– Parlerez-vous ? ajouta-t-elle.
Un éclair de colère avait séché les larmes de Mlle Simone.
– Vous le voulez, fit-elle d’une voix étouffée, vous l’exigez… Eh bien ! soit. Mais que la honte retombe sur vous de l’affreuse violence que je me fais.
Et détournant la tête pour éviter le regard brûlant de Raymond :
– Je consens, balbutia-t-elle, à devenir la femme de M. Delorge… mais aux conditions que je vous ai dites, ma mère…
Ah ! bien peu s’en fallut que Raymond, éperdu, ne tombât aux genoux de Mlle de Maillefert. Une réflexion soudaine l’arrêta. La question de son mariage avec Mlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesse et sa fille.
– C’est-à-dire, insista Mme de Maillefert, à la condition de consommer la ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n’est-ce pas ?
– Ma mère ! est-ce bien vous qui dites une telle chose !…
– Je dis ce qui est.
– M’accuser de vouloir la ruine de notre maison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête à lui tout sacrifier…
– Alors, faites ce que je vous demande… non pour moi, grand Dieu ! qui ne suis plus qu’une vieille femme et trouverai toujours le millier de louis qu’il me faut pour payer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère…
– Je ne le puis…
– Votre frère est le chef de notre maison, l’héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert ; vous lui devez respect et soumission.
– Ma mère, il est inutile d’insister.
Ainsi, c’était cette éternelle discussion d’argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir du bal, qui recommençait…
Mais dans quelles conditions, cette fois, et combien plus honteuse et plus dégradante !…
– Prenez garde ! Simone, reprit Mme de Maillefert, la voix tremblante d’une colère difficilement contenue, prenez garde ! Vous m’obligez à répondre par un refus à la demande de M. Delorge…
Et s’adressant à Raymond :
– Vous l’entendez ?… continua-t-elle, vous prétendez l’aimer et vous ne trouvez pas un seul mot à dire !…
Bouleversé des plus étranges émotions, mais toujours maître de soi, Raymond s’inclina :
– J’ai foi en Mlle Simone, répondit-il – répétant les paroles qui lui avaient été dites par la jeune fille – ses décisions me sont sacrées.
La duchesse éclata de rire – d’un rire faux et menaçant.
– En d’autres termes, interrompit-elle, vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilà votre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vous étiez entendus…
Peu à peu, et en dépit de ses fermes résolutions de ne s’émouvoir de rien, il était manifeste que Mlle Simone s’animait : elle relevait la tête, et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues.
Voyant Raymond blêmir sous l’insulte de Mme de Maillefert, et cependant prendre sur soi de garder le silence :
– Que vous m’outragiez, moi, ma mère, dit-elle, peu importe, j’y suis accoutumée. Que vous accusiez M. Delorge de cupidité, c’est ce que je ne puis souffrir. La pensée de M. Delorge, je la connais, il me l’a dite. Il croit, de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom de Maillefert.
La duchesse riait toujours de son rire ironique.
– Et voilà pourquoi, interrompit-elle, voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune à l’aîné de notre maison, à votre frère…
– Je fais plus.
– Bah !
– Je lui donne, c’est-à-dire, je vous donne la totalité de mes revenus…
– Mais vous gardez le capital. Nous sommes à votre merci… Que vos dispositions changent, et le duc de Maillefert est sans pain.
– Mes dispositions ne changeront pas.
– Qui le sait !… Supposez-vous mariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger que votre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfants qu’à votre mère et à votre frère…
Irritée, Mlle Simone battait le parquet d’un pied nerveux, oubliant presque la présence de Raymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d’une chaise écoutait…
– Il est des moyens de vous tranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les ai offerts…
– Lesquels !…
– On dressera un acte par lequel je reconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mes propriétés…
– Le revenu !… Comment voulez-vous que dans ces conditions votre frère trouve un établissement sortable ! Quelle famille voudrait de lui !
– Que mon frère se marie, et je m’engage à lui assurer au contrat l’usufruit de trois millions de terres dont les enfants auront la nue-propriété.
La duchesse avançait dédaigneusement les lèvres.
– Oh ! encore des termes de procureur ! fit-elle.
– Qui donc m’a réduite à les apprendre, sinon vous, ma mère !…
À chaque parole, grandissait dans le cœur de Raymond son admiration pour Mlle Simone, son mépris pour Mme de Maillefert.
Et ne pouvoir intervenir cependant !…
– Quelle tête !… grondait la duchesse, quel caractère de fer !… Il me semble entendre ton père. Rien ne l’émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briser avant de ployer…
– C’est vous, ma mère, dont l’opiniâtreté passe toute croyance, dit la jeune fille…
Incapable de se contraindre plus longtemps, la duchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant son fauteuil qui roula jusqu’à la porte :
– Assez ! fit-elle d’un ton bref et tranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avec votre frère…
– Le capital ? Je ne le puis.
– Prenez garde, réfléchissez… C’est la rupture immédiate, définitive, irrévocable, d’un mariage qui vous tient au cœur.
Raymond se sentait chanceler.
– Ah ! vous êtes impitoyable, ma mère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous me demandez, vous savez bien qu’il m’est défendu de vous l’accorder…
– Défendu !
– Vous savez bien que je suis liée par un serment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d’un mourant…
Mme de Maillefert haussait les épaules.
– Toujours les mêmes réponses, dit-elle.
– Oui, toujours ! répondit la jeune fille, éternellement…
Et admirable de douleur et d’indignation, si belle que Raymond en fut ébloui comme d’une transfiguration :
– Vous oubliez donc la mort de mon père ! reprit-elle. Vous oubliez donc… C’est vrai, il y a cinq ans de cela, et depuis, tant d’événements se sont succédé… Mais je me souviens, moi, je me souviens…
– Simone ! fit durement Mme de Maillefert, Simone !…
Mais elle ne laissa pas interrompre.
– Je n’avais pas seize ans, poursuivit-elle, j’étais encore en pension… C’était l’hiver, la nuit, je dormais… Tout à coup un grand bruit autour de mon lit m’éveilla… J’ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchait vers moi. – « Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, une voiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé à votre père, il vous demande, il se meurt… »
« Ce n’était que trop vrai. Mon père revenait de Nice à l’improviste, quand, arrivé en gare à Paris, ayant voulu sauter à terre avant l’arrêt du train, il avait été renversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai.
« Lorsque j’arrivai à l’hôtel, les domestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, on ne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatre heures. On vous cherchait en vain l’un et l’autre par tout Paris.
« Mon père avait été rapporté sur une civière, et pour lui épargner d’horrible souffrances, au lieu de le monter à sa chambre, on l’avait déposé dans le salon, sur un lit dressé à la hâte.
« Pauvre père ! Son corps n’était plus qu’une masse informe de chairs sanglantes. C’était un miracle qu’il vécût encore. Par un prodige d’énergie, il retenait en quelque sorte son âme près de s’envoler…
« – Enfin, la voici !… murmura-t-il quand je parus.
Et tout de suite, d’une voix faible, mais très vite, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever :
« – Maîtrise ta douleur, me dit-il, et écoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n’ai pris aucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de ta mère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leurs mains ? Bien peu. Et après ? Ruinés, perdus de dettes, compromis, dédaignés, que feront-ils ? J’endure les tourments de l’enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu’où descendront-ils ? Jusqu’où traîneront-ils notre nom, ce nom glorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les belles pages de l’histoire de France, et que mes aïeux m’ont légué pur et sans tache…
Mme de Maillefert s’agitait désespérément pour arrêter Mlle Simone.
– Vous oubliez que nous ne sommes pas seules, lui répétait-elle.
– C’est vous qui la première l’avez oublié, madame, répondit la jeune fille…
Et s’adressant surtout à Raymond, et d’un accent qui s’imposait, elle poursuivit :
– Éperdue de douleur, je m’étais agenouillée près du lit de mon père :
« – Tu n’as que quinze ans, Simone, reprit-il, et cependant c’est à toi de me remplacer dans cette maison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu es immensément riche, c’est le salut. Dès que ta mère et ton frère auront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse. Abandonne-leur ton revenu jusqu’au dernier louis, c’est ton devoir. Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu seras obsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou je sortirai de ma tombe pour te maudire. C’est ton repos que je te demande, ton bonheur, ta vie… Tu les dois à notre nom. À toi à garder d’eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu te maries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu’il épouse une fille dont la fortune n’est qu’un dépôt sacré…
« Sa voix faiblissait.
« – À un signe qu’il fit, je posai sur sa poitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu’on était allé chercher.
« – Jure-moi, dit-il, sur ce Christ, d’obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celle d’un damné, sera douce et sereine…
« Je jurai.
« Vous entriez en ce moment, ma mère, en toilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendu les dernières paroles de mon père :
« – Tu l’as juré, Simone, tous les revenus, mais rien que les revenus… Le capital, c’est la rançon de l’honneur des Maillefert…
Désespérant d’interrompre sa fille et de lui imposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti de se rasseoir.
Et suffoquant de rage, l’œil enflammé, la face pourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait de ses ongles le velours de son fauteuil.
Mais dès que Mlle Simone s’arrêta :
– Voilà donc, dit-elle d’un ton d’outrageante ironie, la règle de votre conduite.
– Immuable.
– Les propos incohérents d’un mourant.
Si terrible fut le regard de la jeune fille, que la duchesse en frissonna.
– Ce mourant était mon père, madame, prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d’obscurcir sa noble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l’avenir.
Écrasé sous une de ces situations que l’imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel une idée, une inspiration.
– Ainsi, reprit Mme de Maillefert, remontrances, ordres, prières, tout est inutile.
– Inutile.
– Vous espérez que votre opiniâtreté triomphera de ma légitime obstination.
– Je n’espère plus rien.
Ce que ce marchandage, en présence de Raymond, avait de bas, de vil, d’ignoble, la duchesse était hors d’état de le sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait un râle.
– Alors, c’est bien entendu, insista-t-elle, bien convenu ?
– Oui.
Mme de Maillefert se retourna vers Raymond :
– Voilà, dit-elle, la vierge timide et soumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge ! Que vous en semble ? Voyons, répondez !… Mais répondez donc, monsieur !
Haussant son sang-froid à la hauteur de cette crise inouïe, Raymond dominait encore son indignation :
– C’est en vain, prononça-t-il, c’est inutilement que je chercherais des termes pour rendre la respectueuse admiration que m’inspirent l’héroïque courage et le dévouement sublime de Mlle de Maillefert.
C’en était fait. Toutes ses espérances, la duchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avait perdu.
Enragée comme le joueur imbécile qui lacère et foule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, elle cessa de se contraindre.
– Ah ! c’est comme cela, cria-t-elle. Eh bien ! monsieur Delorge, rien ne vous retient plus ici, et j’espère qu’à l’avenir vous me dispenserez de vos admirations.
Mais de même que l’instant d’avant, lorsqu’il allait sortir, il avait été retenu par Mme de Maillefert, Raymond, cette fois, fut arrêté par Mlle Simone.
– Restez ! commanda-t-elle d’un accent impérieux.
Et marchant sur sa mère :
– Car je n’ai pas fini, madame, poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l’aurons complète. Je n’ai pas tout dit…
Pour toute réponse, la duchesse de Maillefert allongea la main vers un cordon de sonnette.
– Prenez garde à votre tour, dit Mlle Simone avec un calme effrayant. Si vous sonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même, haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère, devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez ma maison. Car je suis chez moi, ici ; seule j’ai le droit d’y donner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui me déplaît !…
Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laissé retomber son bras.
Était-ce bien sa fille, la victime éternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup, s’insurgeait, se redressait et lui tenait tête !… À quelles sources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature, aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles ?
Raymond admirait.
Je parlerai, continuait Mlle Simone avec une véhémence croissante, parce qu’on a aussi des devoirs envers soi, et qu’il faut que l’on sache comment j’ai tenu le serment fait à mon père mourant.
« Vous n’avez que trop justifié, mon frère et vous, ses sinistres appréhensions.
« Trois ans ne s’étaient pas écoulés, que de l’énorme fortune qu’il vous avait laissée, il ne restait plus que des débris.
« Qu’en avez-vous fait ? À quels gouffres inconnus avez-vous jeté ces millions ? À quels creusets mystérieux les avez-vous fondus ?
« Car vous ne les avez pas employés, si follement que ce soit ; vous ne l’auriez pas pu.
« Il y a des princes souverains qui ont une cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pas annuellement ce que vous auriez dépensé.
« Et chez vous, dans votre hôtel, lorsque j’y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi vos cinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vos femmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votre cuisinier est venu me dire qu’il ne pourrait pas m’apprêter à déjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancé toutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on lui refusait crédit dans le quartier…
– Ah ! c’est trop fort ! disait la duchesse, c’est trop fort !…
La jeune fille poursuivait :
Mon père disait bien que Philippe et vous étiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours un billet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vous faisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quand vos créanciers devenaient pressants…
« Pour satisfaire une fantaisie, vous greviez une propriété d’hypothèques usuraires. Pour payer une dette de jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terres de l’Anjou.
« En une seule nuit, dans un cercle, Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Une autre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dix mille louis…
« Et vous, précisément à cette époque, vous en étiez réduite à faire porter vos diamants au Mont-de-Piété.
« Si encore, de tant de prodigalités, eût rejailli sur vous l’éclat que donne un faste noble et intelligent. Mais non. Vous n’en avez jamais recueilli que du ridicule ou de la honte…
– Simone !… criait Mme de Maillefert, Simone, vous devenez folle…
– C’est par les journaux, continuait la jeune fille, qu’on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisais pas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à me féliciter de ce qu’ils appelaient vos brillants succès. Par eux, malgré moi, j’étais informée de tout.
« On parlait de mon frère, du duc de Maillefert, comme d’une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteux et inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvais plaisants, dupe d’élection de tous les aventuriers qui le flagornaient et vivaient à ses dépens.
« Vous, ma mère, on vous citait toujours parmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent les couturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont on célèbre la beauté, l’élégance, le goût, le luxe, dont on raconte les aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes, qui payent leur renommée de leur réputation.
« Si bien que je me demandais quelle mère vous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel fils était Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère !…
Épouvanté du choc de ces deux colères, l’une indigne, l’autre, trop légitime, hélas ! Raymond était presque tenté d’arrêter Mlle Simone…
Ne se perdait-elle pas, par cette violence extraordinaire !…
– Ah ! je me vengerai ! râlait la duchesse, vous me payerez cher cette humiliation !…
Mais loin de paraître s’effrayer de ces menaces, Mlle de Maillefert redressait plus haut la tête, toujours plus haut, provoquant se mère d’un regard de défi.
Elle l’avait dit, elle se révoltait, et pareille à l’esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblait incapable de garder aucune mesure.
– Enfin, reprit-elle, après avoir respiré fortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louis glissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous. Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l’encan, ce qui vous restait était écrasé d’hypothèques, les usuriers vous fermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, les huissiers assiégeaient votre hôtel.
« Et étourdis de cette ruine, éperdus, en détresse, vous vous débattiez. Philippe et vous, au milieu d’une meute hurlante de créanciers.
« C’est alors que mon souvenir vous revint, car en trois ans vous n’aviez pas répondu à une seule de mes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin…
« C’était en hiver, à cette époque à peu près, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne me reconnaissiez pas. Vous me disiez : « – Comme tu es changée, ma pauvre enfant !…
De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond ne perdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée de Mme de Maillefert, et il voyait s’allumer et flamber dans ses yeux la haine la plus ardente.
J’étais, en effet, bien changée, poursuivait plus doucement Mlle Simone. Trois mois après la mort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j’étais venue m’établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, miss Lydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d’affaires de notre famille.
« Je n’étais qu’une enfant, j’ignorais jusqu’à la valeur précise de l’argent. J’avais à apprendre le maniement d’une grande fortune territoriale.
« Vous pensez peut-être, ma mère, que cet exil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alors ceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J’aimais le monde, les belles choses, les travaux de l’esprit, les récréations délicates et intelligentes, les voyages… Mais j’avais un grand devoir à remplir. J’avais à devenir capable d’être l’intendant des Maillefert.
« Sans arrière-pensée, sinon sans regrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maître Tardif, je commençai à m’initier aux détails sans nombre d’une exploitation agricole.
« Levée avec le jour, vêtue de vêtements grossiers, de toile l’été, de laine l’hiver, je parcourais mes propriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers, surveillant les ouvriers que j’employais aux travaux du dehors ou à la réparation des bâtiments. J’apprenais à estimer la valeur des terres, à juger le bétail d’un coup d’œil, à évaluer le rendement d’un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, des foins, à discuter un bail, à débattre un marché… Si bien que lorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j’étais presque un fermier passable…
Arrivée à ce point extrême où la colère ne se peut plus traduire que par d’amers sarcasmes, la duchesse de Maillefert levait ses mains au ciel.
– Que je suis donc heureuse ! disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange !…
C’était bien l’avis de Raymond, ému jusqu’aux larmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare, de Mlle Simone.
– De ma conscience, reprit plus vite la pauvre jeune fille, de ma conscience seule j’attendais ma récompense. Bien m’en prit. Je n’eus pas à me louer des gens de ce pays. Étonnés d’abord de mon genre de vie, et ne pouvant le comprendre, ils essayèrent de l’expliquer par des motifs absurdes et injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Si les uns voyaient en moi l’héroïne de quelque roman mystérieux, les autres me déclaraient un phénomène d’avarice.
– Ah ! vous aviez fait un heureux choix, monsieur Delorge ! ricanait Mme de Maillefert…
Mlle Simone haussa le ton :
– C’est vrai, ma mère poursuivit-elle, j’étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile, j’économisais, je thésaurisais… Je vous attendais.
« Vous vîntes, et il doit vous souvenir de ce jour où nous nous revîmes.
« Vous étiez humble, ce jour-là, vous veniez en solliciteuse, et, tremblant d’être refusée, vous m’accabliez de cajoleries.
« Vous ne me parliez pas de ruine complète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez par des opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi, qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Je vous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Je vous conseillais une liquidation, vous disant que des débris de votre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tire une chaloupe des épaves d’un vaisseau.
« Alors, vous m’approuviez de tout cœur, vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par me demander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous, suffiraient à tout. C’était une somme énorme, le montant de mes économies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne serait qu’un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vous étiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine… Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, en quatre mandats que j’étais allée chercher à Angers…
– Et vous me les avez fait payer cher depuis ! ricana la duchesse.
À la grande surprise de Raymond, Mlle Simone semblait s’attendrir.
Des larmes brillaient dans ses yeux.
– Le lendemain, continua-t-elle, d’une voix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour une coupe de bois que j’avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller. Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver un visage riant, on me dit que vous étiez partie… Je ne pouvais le croire. La veille encore, nous faisions des projets pour votre installation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe de venir nous rejoindre. C’était vrai, pourtant, vous étiez partie.
« À dix heures, vous vous étiez fait conduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatre lignes où vous me disiez qu’une dépêche vous mandait à Paris pour un grand bal de bienfaisance.
« À quinze jours de là, mon frère m’écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour du courrier, pour acquitter une dette d’honneur… J’envoyai les vingt mille francs.
« Le mois suivant, c’était à vous qu’il fallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte à votre couturière…
« Puis, de semaine en semaine, les lettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dont les prétextes variaient, mais toutes également pressantes, et répétant invariablement : De l’argent ! de l’argent ! de l’argent !
Obsédée du regard fixe de Raymond, Mme de Maillefert avait fini par lui tourner le dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou, elle battait du pied la mesure d’un air improvisé qu’elle chantonnait entre les dents.
– De ce moment, disait Mlle Simone, c’en fut fait de mon repos. La correspondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, et les lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons de recette venaient de Saumur et d’Angers, qui me présentaient vos traites d’un air goguenard en me demandant : « Faites-vous honneur ? » Je n’osais pas répondre : Non, dans les commencements. Mais je ne tardais pas à reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s’en irait ainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus « honneur à votre signature », comme disaient les garçons. Que vous importait ! Vous persistâtes, je tins parole ; je ne payai plus, et je fus assiégée par les huissiers et accablée de papier timbré…
« Jusqu’à cette époque, du moins, ma mère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Les aigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles ne devaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, et suppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiez plus : « Je t’en prie, » mais : « Je veux, il faut !… »
« Je tins ferme en mes refus. En moins de quinze mois, je m’étais laissé arracher les revenus de trois années, j’avais été forcée d’emprunter, j’avais mesuré le danger de nouvelles faiblesses.
« Alors, aux menaces, les ruses succédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coup entourée de pièges, circonvenue, étourdie…
« Vous avez su gagner à vos vues des gens de ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de me harceler de leurs conseils. J’étais une enfant, prétendaient-ils, de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu’en en vendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais, je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d’autorité pour me débarrasser d’eux.
« Et cependant, fidèle à la promesse que je vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisais remettre dix mille francs…
Mme de Maillefert, évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à tout moment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondes prouvaient qu’elle ne perdait pas un mot.
– C’est trop d’audace ! disait-elle. Jamais on n’a rien ouï de pareil ! Ah ! monsieur Delorge, vous êtes resté malgré moi !… Cela pourra vous coûter cher !…
Imperturbable, Mlle Simone poursuivait :
– Mais voici que soudain votre tactique changea encore. La mère tendre et caressante des premiers jours reparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Être séparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenait insupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriez après la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que, si vous m’aviez à Paris, près de vous, tout changerait.
« Le piège était trop grossier pour m’échapper. Et cependant, je puis bien vous l’avouer à cette heure, j’hésitais longtemps à paraître y donner tête baissée.
« Je me disais qu’à Paris, en tenant votre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deux cent mille francs que vous avec un million. Deux cent mille francs ! c’est une somme, cela. Jamais mon père n’a dépensé plus, et son train était celui d’un grand seigneur.
« Quelques mots, échappés à une des amies que vous aviez amenées pour vous seconder, m’éclairèrent à temps. Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitter Maillefert.
« Votre déception dut être terrible, car votre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu’alors, se montra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l’ennemi, la proie. À dix-huit ans que j’avais, vous me donniez le spectacle odieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort des vieillards. Vous ne songiez qu’à tirer de moi pied ou aile, peu ou beaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous les moyens.
« Vous vous étiez mis à me piller effrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avait une valeur quelconque, vous semblait de bonne prise ! – « À quoi cela te sert-il ? » me disiez-vous ; et vous emportiez.
« Jusqu’à ce qu’un jour j’eus cette douleur de voir Philippe s’emparer des portraits de nos ancêtres, sous ce prétexte qu’ils lui revenaient à lui, l’héritier du nom. Je ne devinais que trop que, beaucoup d’entre eux étant signés de noms illustres, il les vendrait…
Mme de Maillefert bondit.
– Vous en avez menti !… s’écria-t-elle.
– Pardonnez-moi, ma mère, fit froidement Mlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve, c’est que je les ai fait racheter… et qu’ils sont là-haut, cachés…
Et plus vite :
– Du reste, poursuivit-elle, vous pouviez bien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez du nom ? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, aux industriels qui l’imprimaient en tête de leurs prospectus ? Est-ce que vous ne l’avez pas vendu, le jour où vous avez accepté la mission que vous remplissez ici ? Car votre tournée électorale est payée… ne dites pas non, je le sais, et si jamais les Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouverait votre reçu !…
Livide, comme si tout son sang eût été changé en fiel, la duchesse de Maillefert s’était dressée d’un bloc :
– C’en est trop, interrompit-elle, et ce serait une honte à moi d’en entendre davantage…
Pour la clouer sur son fauteuil, il n’avait pas fallu moins que l’immense intérêt qu’elle pensait avoir à ne pas laisser seuls ensemble Raymond et Mlle Simone.
Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant, arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille…
Reconnaissant qu’elle s’était trompée, que c’était inutilement qu’elle s’était condamnée aux plus cruelles humiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, et d’une voix sourde :
– Vous vous obstinez à demeurer ici, monsieur, dit-elle, malgré moi… soit. Je ne suis qu’une femme, je vous cède la place. C’est un homme qui vous demandera compte de ce que vous avez entendu…
Elle se retirait, en effet ; elle gagnait la porte de la chambre à coucher.
– Je n’ai pourtant parlé que du passé, prononça Mlle Simone.
Mme de Maillefert s’arrêta court.
– Que voulez-vous dire ? fit-elle.
– Qu’il me reste à parler du présent, ma mère…
– Du présent !
– Oui, de ce dernier voyage, de vos projets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis six semaines…
– Simone !… s’écria la duchesse, prenez garde, vous ne me connaissez pas encore !…
La jeune fille ne sourcilla pas ; elle avait atteint son but : sa mère restait.
– Cette fois, reprit-elle, vous arriviez avec un plan nouveau :
« Le soir même de votre arrivée, m’ayant prise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n’en étiez plus à dissimuler l’âpreté de vos convoitises : « Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nous te rendons le repos. »
« Et vous pensiez que j’aurais hésité, ma mère, sans le serment juré à mon père mourant !… Le repos !… Ah ! je ne croirais pas le payer cher au prix de toute cette fortune que je possède, pour mon malheur.
« Mais j’ai juré ; je vous refusai.
« Il est vrai que vous obtîntes de moi la promesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à la cour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus de regrets encore, d’organiser une grande fête qui faciliterait votre mission ici.
C’était monstrueux, déjà, ce que Raymond avait entendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que ce n’était rien encore.
Il voyait, à la fureur convulsive de Mme de Maillefert, succéder une inquiétude de plus en plus manifeste.
– Telle était la situation, ma mère, au lendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand un événement survint qui devait décider, et qui décidera de ma vie…
Elle s’arrêta… Sa voix s’altérait, ses joues s’empourpraient, et ses yeux s’emplissaient de larmes… Elle parut sur le point de ne pouvoir continuer…
– De grâce, mademoiselle, commença Raymond…
Mais d’un geste triste et doux, elle lui imposa silence. Et s’armant d’une énergie nouvelle, et d’une voix plus forte :
– Un jeune homme des environs, reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m’avait obsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclamations ridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizet de Chenehutte m’ayant grossièrement outragée, un inconnu prit ma défense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et une heure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, à Mme de Maumussy, par sa femme de chambre. C’est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet et mon défenseur devaient se battre en duel le lendemain matin.
L’imagination vive et romanesque de la duchesse de Maumussy s’exaltait à cette idée d’un jeune homme risquant généreusement sa vie pour l’honneur d’une femme qu’il ne connaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n’était plus beau qu’un tel dévouement. Bien plus qu’elle, sans en rien laisser paraître, j’étais émue, touchée, reconnaissante. Il était donc un être au monde, une personne qui s’intéressait à la pauvre abandonnée, à la malheureuse Simone…
Rien d’étrange comme la physionomie de Mme de Maillefert.
– Simone !… disait-elle, ma fille !… La malheureuse perd la tête !…
– Ce soir-là, continuait résolument la jeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que de coutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j’envoyai Saint-Jean, mon vieux jardinier aux renseignements. À neuf heures, il était de retour. Caché derrière les buissons, il avait assisté au duel. M. Bizet, grâce à l’évidente générosité de son adversaire, n’avait été blessé que très légèrement. Quant à mon défenseur, c’était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que je savais être depuis quelques semaines aux Rosiers…
Mme de Maillefert eut un éclat de rire nerveux.
– Et vous pensez, dit-elle, que votre chevalier ignorait votre fortune !… Demandez-lui donc s’il se fût battu pour une fille sans dot ?
Mlle Simone ne daigna pas relever l’insulte.
– Ainsi qu’il n’était que trop naturel, poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnu qui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoir lieu, je lui fis adresser une invitation.
D’un air révolté, Mme de Maillefert levait les bras au ciel.
– Simone, disait-elle, malheureuse ! Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez… arrêtez-vous !…
Tristement, la jeune fille hocha la tête :
– Oui, je le sais, dit-elle, je passe les bornes de toutes les convenances… Mais qui donc m’y force ! Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémité douloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintes pudeurs d’une jeune fille !… Mais vous l’avez voulu. Je dirai ce qui est. Je dirais que, la première fois que mon regard rencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me dit qu’il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu, qu’il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu’il partagea ma douleur lorsqu’on refusa à mon frère, au duc de Maillefert, l’enjeu de sa parole… Mais M. Delorge vous avait déplu, et le dernier de vos invités n’était pas parti que vous me reprochiez amèrement de m’être compromise, donnée en spectacle, d’avoir accepté un quadrille après avoir d’abord refusé de danser… Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j’ai désappris toutes les conventions du monde, je ne sais pas feindre…
La duchesse de Maillefert trépignait d’impatience.
Il était clair qu’elle n’osait plus se retirer, qu’elle attendait, qu’elle redoutait quelque chose.
– Après, disait-elle, après !… on m’attend ; cette explication ne peut durer éternellement…
– Le lendemain, ma mère, toutes vos idées étaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvelle combinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille, autant vous le trouviez à votre gré. À vos premières railleries succédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu’il devînt l’hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l’aller chercher s’il n’acceptait pas vos invitations. Et Philippe disait comme vous, et aussi tous vos hôtes, à l’exception – c’est une justice que je lui dois – de Mme de Maumussy. Quand déjà mon cœur m’entraînait, c’était une conspiration pour me pousser. Jusqu’au jour, ma mère, où me prenant à part, et m’arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes me dire :
« – Eh bien ! soit ! épouse-le. Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne mon consentement…
Les situations excessives ont ceci d’étrange que ceux qui s’y débattent restent naturels dans l’exception, et gardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la lucidité du délire.
Jetés violemment hors du cadre des conventions sociales, Raymond, la duchesse de Maillefert et Mlle Simone finissaient par ne plus discerner les conditions anormales où ils se trouvaient placés.
Et la jeune fille poursuivait en phrases haletantes :
– Ainsi, après avoir trafiqué de tout, vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes plus chères affections… Pauvre folle que j’étais, je vous avais laissé lire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à ma stupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Je vous avais avoué qu’en Raymond Delorge il me semblait reconnaître cette âme dévouée dont m’avait parlé mon père mourant. Vous saviez que, songeant à lui, je me disais : « Celui-là, courageusement, acceptera la moitié d’un fardeau trop lourd pour mes forces ; celui-là, pour l’amour de moi, aimera les miens ; il sera la raison et l’énergie, tandis que je ne peux être que l’abnégation ; celui-là nous sauvera tous. »
De grosses larmes roulaient le long des joues de Raymond, et ému d’une émotion inexprimable :
– Ah ! vous m’avez jugé comme je dois l’être… murmurait-il.
Mais Mlle Simone ne semblait pas l’entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse de Maillefert immobile sous son regard :
– Indignée, humiliée, révoltée, je rejetai bien loin jusqu’à l’idée de cette transaction honteuse, de cet abominable marché. Je vous jurai qu’à ce prix, jamais je ne serais la femme de Raymond Delorge.
« Vous ne vouliez pas me croire. L’énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiez d’un air ironique : – Ce n’est pas ton dernier mot. Tu réfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t’est indispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, et prends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au même prix !…
– C’est indigne ! pensait Raymond, indigne !…
– Il est vrai, continuait Mlle Simone, que, pour m’amener à capituler, vous ne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votre consentement d’inacceptables conditions, vous preniez à tâche d’exalter les espérances de M. Delorge. Ah ! que n’ai-je parlé, alors ! Que n’ai-je su prendre sur moi d’arracher comme aujourd’hui tous les voiles ! Mais je ne pouvais pas, je n’osais pas… Accuser ma mère, la montrer telle qu’elle est véritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuir M. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudaine froideur.
« Et ma raison, pourtant, me disait que tout n’était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votre porte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c’est que vous n’aviez pas renoncé à l’espoir de triompher de mes résistances, c’est que vous méditiez quelque chose. Et si mes pressentiments ne m’eussent pas prévenue, votre amie, la duchesse de Maumussy, m’eût avertie…
Mme de Maillefert, instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au-delà de toute expression :
– Clélie vous a parlé !… interrompit-elle, Clélie vous a dit…
Mais elle s’arrêta court, comme effrayée de ce qu’elle allait dire.
– Quoi ?… interrogea la jeune fille.
Et sa mère gardant le silence :
– Je ne sais donc pas tout ! prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore !…
Puis, plus vite, et d’une voix où vibraient toutes ses colères :
– Et cependant, reprit-elle, ce que je sais est odieux jusqu’à révolter l’imagination… Qu’une mère bassement jalouse de sa fille l’abreuve d’outrages et l’accable de mauvais traitements… cela se voit. Qu’un frère, follement prodigue, ruine sa sœur et lui arrache jusqu’à son dernier louis… cela se comprend. Qu’une mère et un frère, dévorés de convoitises et de besoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s’emparer de son argent l’assassinent… cela peut encore s’expliquer…
« Mais qu’un frère et une mère, lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patient préméditation, s’entendent pour flétrir aux yeux de tous la malheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorer publiquement leur sœur, leur fille… Non ! cela ne s’est jamais vu et ne peut se concevoir !…
La duchesse de Maillefert essayait de répondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient dans sa gorge.
– Et cependant, continuait Mlle Simone, c’est ce que vous avez fait, ma mère, Philippe et vous… Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôt que d’acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vous n’avez plus songé qu’au moyen de rendre mon mariage avec M. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiez qu’entre ma réputation et le serment juré à mon père, je n’hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous, je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez, disant partout, d’un air d’hypocrite douleur, que moi, Simone de Maillefert, votre fille, votre sœur, j’étais la maîtresse de Raymond Delorge, et que j’étais enceinte…
Secouée de la nuque aux talons par de véritables convulsions de rage, Mme de Maillefert arrachait à pleines mains les dentelles de son peignoir.
– C’est faux, s’écria-t-elle d’une voix étranglée, c’est une abominable calomnie ; jamais Philippe ni moi n’avons dit cela !…
– Vous l’avez dit, interrompit Raymond.
Et marchant sur la duchesse, l’œil enflammé de colère et les poings crispés :
– Vous l’avez dit, insista-t-il, à Mme de Larchère, qui l’a répété…
– Mme de Larchère en a menti !…
D’un geste, Mlle Simone leur imposa silence.
– On ne m’a rien rapporté, à moi, ma mère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.
– Et vous n’avez pas protesté !… ricana la duchesse.
La malheureuse jeune fille hocha la tête.
– À quoi bon !… répondit-elle. Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussi d’honneur !… M’eût-on écoutée, d’ailleurs ! Qui jamais eût voulu croire qu’une mère calomniait ainsi sa fille ! Je me suis tue. Et si j’ai parlé aujourd’hui, c’est que vous m’y avez forcée. C’est que je voulais que M. Raymond Delorge nous connût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pour toujours…
Renonçant à discuter, à se défendre, la duchesse de Maillefert enveloppait d’un même regard atroce Raymond et Mlle Simone.
– Ainsi, vous refusez mon consentement, dit-elle, c’est votre dernier mot ?… Soit ! Ne vous en prenez qu’à vous de ce qui en adviendra…
Et elle sortit, fermant si violemment la porte, qu’une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, et se brisa en morceaux…