VIII
 

M. de Boursonne s’arrêta.

Un voile se déchirait, en quelque sorte, découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoir l’avenir.

– Maintenant je comprends, murmurait Raymond confondu.

Et, en effet, ce qu’il y avait d’inexplicable dans la conduite de Laurent s’expliquait.

Le parti qu’il avait pris n’était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plus sûrement à la revanche qu’il rêvait, mais on concevait qu’il l’eût adopté.

On s’expliquait ses précautions, ses défiances, ses craintes, la conscience de son impuissance momentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge, et, par-dessus tout, la fierté de l’époux, du père, qui, apercevant tout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à rester caché jusqu’à ce qu’il se fût élevé jusqu’à elle…

Cependant, après une pause de quelques minutes :

Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.

Et il reprit la volumineuse correspondance de Jean Cornevin.

« D’après vos émotions, mes chers amis, continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée des sensations dont j’étais remué en écoutant le récit de M. Pécheira.

« Pauvre père !… Déjà, depuis longtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans son humble situation il avait un grand cœur et les plus nobles sentiments.

« Mais voici que tout à coup il m’apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportions héroïques.

« Je ne pus m’empêcher de l’exprimer à M. Pécheira.

« – Oh ! attendez, interrompit-il avec un bon et amical sourire, attendez…

« Et d’un flegme imperturbable il poursuivit :

« – Je fus d’abord saisi de la déclaration de votre père.

« Qu’il comptât s’enrichir très vite, cela ne m’étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent ou stupide, un homme peut toujours s’enrichir. Il ne faut pour cela souvent qu’un heureux hasard.

« Mais qu’il eût la prétention de se faire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon son expression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort.

« Ce n’est pas par un simple effort de volonté qu’on change de peau à quarante ans. Et, pour dire la vérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probe des hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable, passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction.

« J’étais assez son ami pour ne lui point cacher mon opinion.

« – Cela sera, pourtant, me dit-il froidement, il le faut, je le veux.

« Il n’y avait pas à discuter. Je ne songeai plus qu’à le seconder.

« Le plus pressé était de lui trouver un instrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusement les dix mille francs qui lui restaient encore.

« Il ne fallait plus songer à reprendre l’existence qui nous avait donné nos quarante premiers mille francs.

« Tout va vite, dans les pays nouveaux.

« Déjà l’Australie entrait dans une nouvelle phase de son histoire.

« Ce qui était extravagance pure, encore, et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dans l’ordre, et prenait un cours régulier.

« Le temps était fini de la fièvre chaude de l’or, des émotions délirantes et des coups de pioche merveilleux.

« Passés et repassés au tamis, grattés, fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutes leurs richesses.

« C’était aux entrailles même de la terre, à des centaines de pieds de profondeur qu’il fallait aller arracher l’or.

« La civilisation s’était emparée des mines.

« Des compagnies s’étaient formées, des associations établies, qui, disposant de capitaux importants, de machines, d’outils, avaient stérilisé les efforts individuels.

« Chercher de l’or était devenu un métier comme un autre, plus pénible et moins lucratif qu’un autre, même ; car tandis qu’à Melbourne un charpentier ou un forgeron gagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, un mineur n’était plus payé que onze francs trente centimes pour un travail de huit heures.

« C’était à la Bourse que s’était réfugié le jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et ses retours inattendus.

« C’est à la Bourse que du jour au lendemain on pouvait s’enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendre des actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines et qui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ou rencontré un bon filon, haussaient ou baissaient à deux mille dollars en cinq minutes.

« C’est même à ces spéculations que j’avais en moins d’un mois quintuplé le capital qui m’était échu lors de mon partage avec Laurent.

« Ensuite de quoi, effrayé de ma chance, et craignant de reperdre en un jour ce que j’avais gagné en trente, je m’étais mis à acheter de l’or pour l’exportation.

« Voilà ce que j’expliquai à Laurent, et grande fut sa déception.

« – Serait-ce donc en vain que je suis revenu ! me dit-il.

« Mais à côté des mines, l’Australie possède une autre source de richesses, aussi féconde et intarissable, celle-là : ses prairies immenses, sans bornes, sans fin…

« Déjà les plus intelligents parmi les émigrants avaient abandonné la recherche de l’or pour l’élevage des bestiaux, pressentant peut-être qu’en moins de dix années l’exportation des laines et des cuirs de l’Australie dépasserait deux cents millions de francs par an.

« – Voilà ton lot, dis-je à Laurent Cornevin. Il me crut.

« Joignant aux dix mille francs qu’il possédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint du gouvernement la concession d’un « run », c’est-à-dire d’une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, il acheta des moutons et se mit à l’œuvre.

« Œuvre difficile, assurément, et qui exige de celui qui l’entreprend une santé de fer, une invincible énergie, une patience sans bornes, et de rares qualités de prévoyance et d’observation.

« Laurent avait tout cela, et de plus une solide expérience des animaux, qu’il devait à son premier métier.

« Son « run » prospéra. Des spéculations qu’il fit, pour fournir de viande sur pied les grands centres de mines, réussirent à souhait.

« Bref, dès la fin de la première année, il m’avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard, il possédait, à ma connaissance, un demi-million.

« Il était donc évident qu’il réaliserait la première partie de son programme, qui était : faire fortune.

« Pour réaliser la seconde, pour acquérir l’instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà ce qu’il avait imaginé.

« Parmi tous les déclassés, attirés en Australie par la découverte de l’or, il s’était mis à chercher un homme appartenant à une grande famille, et instruit.

« Et l’ayant trouvé, il en avait fait son inséparable compagnon.

« C’était un Français d’une quarantaine d’années, que l’inconduite de sa femme avait chassé de son pays, et qui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent le rencontra, et lui offrit, contre la table et le logement, cinquante dollars par mois.

« Jamais ils ne se quittaient, et plus d’une fois j’ai ri de voir Laurent escorté de cet inévitable précepteur, qui toujours et en toute occasion professait, disant : On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela… on fait ceci, on dit cela… Prenez garde ! vous venez encore de jurer.

« C’était singulier, en effet, presque ridicule.

« Mais insensiblement Laurent se pénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l’autre. Son ignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurs s’adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, à s’exprimer.

« Séparé de Laurent qui vivait sur son « run », à plus de cent lieues dans l’intérieur, pendant que mes affaires me retenaient à Melbourne, j’étais bien plus frappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte à porte.

« À chacune de ses visites, je constatais un progrès positif.

« Deux ou trois jours après qu’on avait signalé la malle d’Europe, régulièrement, je le voyais arriver suivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur.

« Il courait à la poste et ne tardait pas à me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et des paquets qui lui étaient adressés.

« Je ne sais qui il avait chargé, à Paris, d’avoir l’œil et l’oreille pour lui, mais je dois constater qu’il était admirablement renseigné.

« Pas une des actions ne lui échappait, de Mme Delorge, de Me Roberjot, de sa femme ni de ses enfants.

« Et non seulement il recevait des nouvelles, mais on lui envoyait jusqu’à des photographies de ceux qu’il aimait.

« Le temps passait cependant, et à mon estime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle, encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à qui la vieille Europe envoie chaque année ce qu’elle a de meilleur et ce qu’elle a de pire.

« Je me demandais jusqu’où il n’arriverait pas, lorsqu’un matin il entra brusquement chez moi, plus pâle que la mort et la face convulsée.

« Épouvanté :

« – Que t’arrive-t-il ? m’écriai-je.

« Un horrible malheur !

« Je crus à une de ces catastrophes qui frappent parfois les propriétaires de « run », à une peste, à une inondation, que sais-je !…

« – Tu es ruiné ! dis-je…

« – Si ce n’était que cela !… fit-il d’une voix rauque.

« Étalant une lettre sur la table, d’un mouvement si furieux que la table en craqua.

« – J’ai des nouvelles de France, me dit-il, mon fils Jean vient d’être arrêté.

« – Arrêté, ton fils !…

« – Oui. Ils l’ont jeté en prison, puis conduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne…

« – Ils ?… Qui ?

« – Qui ? Les misérables qui, après avoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s’être débarrassés de moi, le témoin de leur crime !…

« Si jamais je voyais à un ennemi à moi des regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus en sûreté de ma vie.

« – Mais, par le saint nom de Dieu ! clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre ce qu’il en coûte de s’attaquer à mes fils !…

« J’essayais de le calmer, de le raisonner.

« – Que vas-tu faire ? lui demandai-je.

« – Partir.

« – Je ne vois pas de navire en partance.

« Laurent sourit de pitié.

« – Il y a dans le port, me dit-il, un grand vapeur anglais, le Duncan

« – Oui, mais il ne reprendra pas la mer avant quinze jours.

« – Tu te trompes, ami Pécheira ; il achève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il sera sous pression ; à minuit, il sera en mer…

« Je le regardais stupéfié.

« – Tu as affrété ce steamer ? dis-je.

« – Oui, et si le capitaine eût refusé de le louer, je l’achetais. Et si celui-là n’eût pas été à vendre, je m’en serais procuré un autre ; il n’en manque pas en rade.

« – Il va t’en coûter une somme énorme.

« Dédaigneusement, il haussait les épaules.

« – Qu’importe ! répondit-il. Je sais ce qu’on souffre à l’île du Diable, je ne veux pas que Jean meure… Ne suis-je pas riche ?

« Il était très riche, en effet, trois ou quatre fois plus que moi, je le savais.

« Au commencement de cette dernière année, il avait reçu en paiement un tiers au moins des actions du puits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu’on avait presque abandonné, et qui tout à coup s’est mis à donner un produit net de deux cent mille francs par jour.

« – Et ton « run », lui dis-je, tu l’abandonnes donc ! Tu sacrifies donc ton immense matériel, les troupeaux, plus d’un million…

« Je l’impatientais.

« – Eh ! qu’est-ce que tout cela me fait ? s’écria-t-il.

« Puis, me montrant le précepteur qui l’avait accompagné comme toujours :

« – Monsieur que voici connaît mon exploitation, il la surveillera, et, pour l’indemniser, je lui abandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année, cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allons rédiger un contrat…

« Sa colère m’épouvantait.

« – À tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets.

« – Je n’en ai pas, me répondit-il. Je réfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances.

« Rien ne put le retenir.

« Le moment de nous séparer venu, il me remit un pli cacheté.

« – Il faut tout prévoir, me dit-il. Si tu étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu y trouveras mon testament et mes dernières instructions.

« Un canot l’attendait le long du quai. Il y descendit. Je lui criai : Bonne chance ! et quelques instants plus tard, son steamer se mettait en mouvement.

« C’était un samedi soir, neuf heures sonnaient… »

Raymond se frappait le front.

– Voilà donc, disait-il, l’explication de l’intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances de l’île du Diable !…

– C’est précisément la réflexion que fait le digne garçon, dit M. de Boursonne.

Et mécontent d’être interrompu :

– Laissez-moi donc continuer ajouta-t-il.

« Et moi, écrivait Jean, moi naïf, qui attribuais à mon seul mérite l’accueil si bienveillant de ce digne négociant de Cayenne, qui m’ouvrait sa maison et sa bourse.

« C’est à mon père que j’avais dû ces protecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mes moindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient et secouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père.

« Mais comment ne s’était-il pas révélé à moi ?

« Comment avait-il eu cet étonnant courage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré en dépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, comment avait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrir les bras, de ne pas me crier : Je suis ton père, je t’aime et je viens à ton aide !

« – Expliquez-moi cela, disais-je à M. Pécheira.

« Baste !… Rien n’était capable d’émouvoir le flegme de ce diable d’Espagnol cousu dans l’enveloppe glacée d’un Américain.

« Vos questions me troublent beaucoup, me dit-il gravement, laissez-moi suivre l’ordre chronologique des faits…

« Voilà donc Laurent parti et votre serviteur très inquiet.

« Je le voyais dans une de ces crises de rage froide, où l’homme, dépossédé de son libre arbitre, ne raisonne plus.

« Puis, ce maudit testament qu’il m’avait confié me tourmentait.

« Je tremblais qu’en dépit de ses dénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeance insensé.

« Il ne fallait rien de moins qu’une lettre pour me tranquilliser.

« Elle m’arriva cinq mois après le départ de Laurent.

« Il m’écrivait que ses ennemis, bien que déjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquer ouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot de terre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignait à attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaine et plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver ses ennemis vivants.

« Il allait donc, pour le moment, se borner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assez secrètement pour ne vous laisser point soupçonner, si vaguement que ce pût être, son existence.

« Il ajoutait que déjà depuis longtemps il aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, et que je ne tarderais pas à le revoir…

« Quelques semaines plus tard, en effet, dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disait seulement :

« – Fin courant, je serai à Melbourne…

« Et il arriva, ma foi ! exact comme une lettre de change, et j’eus un bon moment de joyeuse émotion en lui donnant une rude poignée de main.

« Nous n’étions pas ensemble depuis un quart d’heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait. Alors il me dit :

« – Ne m’interroge pas, ami Pécheira, je n’oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, ce qui serait honteux pour toit et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que je puis dire.

« Je dois, en tout humilité, confesser que ce ne fut pas grand’chose.

« Pourtant, il me donna quelques détails de son voyage.

« À son arrivée à Paris, il avait été extrêmement frappé et effrayé d’un fait que lui racontèrent ses amis politiques.

« Un homme, possesseur comme lui de secrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitié puissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir et séquestré dans une maison de santé.

« – Et certainement, me disait Laurent, il finira par perdre la raison, et tant que j’ai été en France, j’ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemis me croient mort, mais je me trompe peut-être… Peut-être ne m’ont-ils jamais perdu de vue, et n’attendent-ils qu’une occasion de prendre leur revanche de mon évasion.

« Si invraisemblable que cela parût, c’était possible, après tout…

« Laurent m’apprit encore ce qu’il avait fait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré de l’île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famille qui devait vous traiter comme un fils.

« C’était tout ce qu’il avait pu faire secrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santé n’avait pas souffert du climat.

« – Et maintenant, me déclarait-il, la première partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait une éducation et j’ai conquis une grande fortune. J’ai mes armes, je puis commencer la lutte. Malheur aux assassins du général Delorge ! Dieu, qui m’a si visiblement protégé, m’assistera encore. Ce n’est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il faut que justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sang sur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune et aller m’établir en France. L’heure est propice. Le gouvernement impérial n’est plus ce qu’il paraît être. À n’examiner que la surface, rien n’est modifié. Au fond tout est changé. L’édifice est toujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdement ébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s’écroule, et il dégringole, et je veux y aider de mon coup d’épaule. Non que je haïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m’importe ! Mais ce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu’ils seront écrasés sous les décombres !…

« … À dater de ce jour, Laurent Cornevin n’eut plus qu’un seul souci :

« Réaliser sa fortune.

« Toujours délicate partout, cette opération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, où il n’y a que très peu de capitaux inactifs.

« Elle se compliquait encore, pour Laurent, de cette circonstance, qu’il s’était lancé dans un certain nombre d’entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes, toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faire attendre un an ou dix-huit mois.

« Et lui, ne voulait pas attendre.

« Et il exigeait des valeurs liquides, presque de l’argent comptant.

« – Il faut pour mes projets, me disait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans mon portefeuille et soit toujours entièrement à ma disposition.

« Dans de telles conditions, il devait s’attendre à des sacrifices importants. Il les fit sans sourciller.

« Il avait sur son « run » environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne à cinquante francs, c’est-à-dire à quatre cent mille francs.

« Il eût pu, ne prenant son temps, s’en défaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l’une, et en obtenant ainsi un million quatre cent mille francs.

« Il les céda en bloc moyennant neuf cent mille francs.

« Ses moutons, qui valaient quinze francs la pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne lui rapportèrent que trois cent cinquante mille francs.

« Enfin, pour ses droits à son « run », pour les bâtiments, les barrières, pour la monture, se composant de mille vaches et de cent chevaux, il ne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avec beaucoup de peine.

« Total : quatorze cent vingt-cinq mille francs pour ce qui valait au bat mot deux millions.

« J’enrageais positivement de voir s’en aller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec le temps, entre les mains d’un homme de la trempe de Laurent, fût devenue une des plus importantes de l’Australie.

« Mais il se moquait de ce qu’il appelait mes jérémiades.

« – Est-ce que ce n’est pas vingt fois plus encore que je n’avais jamais rêvé ! disait-il.

« Et là-dessus, il consentait de nouvelles concessions.

« Il vendait à perte tout ce qu’il possédait d’actions et de valeurs industrielles.

« Il donnait pour un morceau de pain, huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la « Misère », dont le rendement avait terriblement diminué, c’est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devait même trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier.

« – Et malgré tout, me répétait Laurent, que de temps perdu !…

« Il y avait, en effet, près de dix mois qu’il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant me demander à dîner :

« – C’est fini, me dit-il, avec un grand soupir de soulagement : tout est vendu, je ne possède plus rien en Australie.

« Et brandissant un portefeuille volumineux, mais qu’à la rigueur on pouvait porter sur soi :

« – Là, poursuivit-il, est toute ma fortune, en bonnes traites qui valent de l’or en barres sur les principaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris.

« – Et tu pars ?

« – Lundi prochain, dans quatre jours.

« Cette séparation que je sentais devoir être éternelle, cette fois, m’attristait étrangement, et sa joie, car il était joyeux, ajoutait à l’amertume de mon chagrin.

« Je le voyais courir au-devant de toutes sortes de dangers inconnus, et je tremblais qu’il n’en sortît pas vainqueur.

« Il devina ce qui se passait en moi, car il me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire le courage aux plus craintifs :

« – Rassure-toi, mon vieil ami, me dit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j’ai d’intelligence, je l’applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puis courir. J’ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je sais comment parer à toutes…

« – Tes ennemis sont puissants…

« – Je le sais, mais qu’ai-je à craindre d’eux ? Tu me répèteras ce que je t’ai dit, que peut-être ils ont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre et surveiller. C’est improbable, car en ce cas leur haine se fût trahie par quelque attentat, mais enfin c’est possible. Eh bien ! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n’est pas avec la malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rend à Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. À la première relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer à terre. Et mon bâtiment parti, j’en cherche un autre. Après cela, qu’on me retrouve si on peut. J’ai tout disposé pour me créer une personnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C’est sous le nom de Boutin, que les misérables m’avaient imposé, que je quitte ostensiblement l’Australie. Jamais ce Boutin-là n’abordera en France ni en Angleterre…

« Il frappait gaiement sur son portefeuille.

« – Là sont mes armes, disait-il. Rien n’est impossible à qui peut jeter l’or à pleines mains !

« Et, certes, il le pouvait.

« Je ne lui ai jamais demandé le chiffre exact de sa fortune, il n’a jamais eu l’occasion de me le dire, mais je sais pertinemment qu’il emportait de quatre à cinq millions.

« Les exemples de fortunes pareilles et si rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l’or, mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourne seulement.

« Les Barclay, les Tidal, les Colt, les Latour et les Davidren se sont trouvés six et sept fois millionnaires en bien moins d’années que Laurent Cornevin.

« Lui, du moins, ne se laissa pas enivrer par la prospérité.

« Jamais il n’oublia qu’il me devait d’avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je lui avais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de ses richesses.

« Brave et excellent Laurent ! Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que les siennes, n’est-il pas venu me dire :

« – Voyons, sacrebleu ! associons-nous !

« C’est à une petite propriété que j’ai sur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatre dernières journées de son séjour en Australie.

« Il nous était doux, au moment de nous séparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurer que, de façon ou d’autre, nous nous reverrions…

« Puis l’heure du départ arriva.

« Il me promit que j’aurais de ses nouvelles, il m’indiqua le moyen de lui donner des miennes… Et une dernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmes plein les yeux, nous nous embrassâmes…

« C’était le 10 janvier 1869. »

– Et voilà bientôt un an de cela, murmura Raymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoir entamé la lutte.

Mais M. de Boursonne lui coupa la parole.

– Ah ! laissez-moi achever, dit-il.

Et précipitant son débit, il se remit à lire :

« Vous seuls, chers amis, poursuivait Jean, vous seuls pouvaient imaginer à quel point m’avait bouleversé le récit de M. Pécheira.

« – Ainsi, me disais-je, au moment où je m’embarquais avec l’espoir de retrouver ses traces à Talcahuana mon père quittait l’Australie. Peut-être nous sommes-nous croisés en route. Peut-être, sans le connaître, l’ai-je aperçu sur la dunette d’un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près du mien !…

« Et qu’est-il devenu ? Où est-il à cette heure ?…

« Interrogé par moi, et Dieu sait avec quelle anxiété :

« – Tout ce que je puis vous dire, me répondit M. Pécheira, c’est que Laurent Cornevin est arrivé heureusement en Europe.

« – Vous avez eu de ses nouvelles ?

« – Oui, une fois. Cinq mois après son départ, c’est-à-dire à la fin de mai, j’ai reçu une lettre datée de Bruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santé était excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bon espoir…

« – Il ne vous disait que cela ?…

« – Cela seulement. Je vous montrerai sa lettre.

« – Et depuis ?…

« – Depuis, rien, plus un mot… Seulement, à votre place, c’est à Paris et non loin de la Chaussée-d’Antin que je chercherais Laurent.

« Vous l’entendez, mes chers amis. Ici finit ma tâche, et commence la vôtre.

« À vous de poursuivre et d’achever mon œuvre. À vous d’imaginer quelque système d’investigation qui nous conduise jusqu’à mon cher père.

« Seulement, ô mes amis, soyez circonspects.

« Si nous connaissons le but de mon père, nous ignorons par quels cheminements il espère l’atteindre.

« Efforcez-vous de le rejoindre, mais souvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donner l’éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes ses combinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin le mettre en péril. Voici qui aidera vos recherches :

« 1° D’après les instructions de mon père, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureau restant, à sir F. T.

« 2° M. Pécheira possède une très bonne photographie de notre père ; je vais la confier aujourd’hui même à un photographe, et dès qu’il m’en aura tiré quelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre.

« Maintenant devons-nous communiquer à ma mère et à Mme Delorge le résultat de mes recherches ?

« Je ne le crois pas.

« À quoi bon troubler leur vie paisible et leur infliger le supplice de nos anxiétés ?

« Puis, il faut tout prévoir. Si nous nous abusions ? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçons d’illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette fois sans retour, mon malheureux père ?

« Ne serait-ce pas affreux d’avoir ravivé des blessures presque cicatrisées !…

« Il ne me reste plus qu’une minute, si je veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd’hui, et je l’emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vous embrasser de toute la force de ma fraternelle amitié.

« Espoir et courage.

« JEAN CORNEVIN »

« P. S. Ma prochaine lettre vous fixera sur mes intentions. »

Et c’est tout, fit M. de Boursonne, comme s’il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eût été trompée. C’est tout !…

Puis, après un moment de silence, et soudainement éclairé par une inspiration :

Ah !… s’écria-t-il, je m’explique peut-être l’attitude de M. de Maumussy, son humilité, ses offres de conciliation.

Oh !…

Et pourquoi non ? Qui vous dit que M. de Maumussy et M. de Combelaine n’avaient pas pénétré le secret de l’existence de Laurent Cornevin ? Tant qu’ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles. Maintenant qu’il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu’ils ne savent plus ce qu’il est devenu, ils ont peur. L’Empire chancelle, le pouvoir leur échappe, et c’est à ce moment précisément qu’ils devinent quelque mystérieux danger… On aurait peur à moins.

Mais à la lettre de Jean était joint un billet de Me Roberjot.

Voyons ce qu’il pense, dit Raymond.

Et il lut à son tour :

« Après avoir pris connaissance de la lettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous, plein d’espoir.

« Oui, assurément, certainement, Cornevin est à Paris, près de nous…

« Mais essayer d’arriver jusqu’à lui serait une insigne folie et une mauvaise action.

« Nous n’avons pas le droit de violenter sa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout au monde se prive d’embrasser sa femme et ses enfants, c’est qu’il a pour cela de puissantes raisons.

« Dans mon opinion, qui est celle de tous les gens sensés, la débâcle n’est pas loin.

« Sachons attendre… »