Il était près de minuit lorsque Raymond arriva au Soleil levant. L’auberge était déserte. Seul dans la cuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.
En apercevant son hôte :
– Montez vite, monsieur, lui dit-il, chez M. de Boursonne, il vous attend avec une impatience !…
C’était vrai ; Raymond trouva le vieil ingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant à grands pas sa chambre – une chambre immense, la plus belle de l’auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte, et de chaque côtés des flambeaux argentés, dont tous les dimanches maîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.
Trop bouleversé pour remarquer le désordre de Raymond :
– Eh bien !… lui cria M. de Boursonne, nous y voici !… Au bord du fossé la culbute… il n’y a plus à reculer !…
– Qu’est-ce encore, mon Dieu !…
– Oh !… c’est grave, cette fois, continua le bonhomme, terriblement grave ! Et votre duchesse de Maillefert mériterait… Mais asseyez-vous, nous avons à causer…
Mais c’était un homme prudent. Il commença par s’assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personne n’était aux écoutes ; après quoi, revenant se camper debout et les bras croisés devant son jeune camarade :
– Vous savez, commença-t-il, non sans une nuance de solennité, que j’ai horreur de me mêler des affaires des autres…
Hélas ! bien des fois, jadis, Raymond avait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef ; mais en ce moment !…
– Pour vous, continuait le bonhomme, je vais manquer aux principes de toute mon existence. C’était écrit. Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sans jamais nous quitter, et sarpejeu ! on est de chair et d’os. Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu’à la naïveté, petit à petit, à mon insu, je me suis… hum… comment dirai-je ? habitué ? non, intéressé à vous, comme à… ma foi tant pis, je le dis puisque c’est vrai quoiqu’absurde… comme à mon propre fils.
Ces préliminaires dans la bouche de cet homme excellent, mais qui faisait profession d’égoïsme et de brutalité, devaient faire frémir. Ce qu’il avait à dire était donc bien rude, qu’il tergiversait ainsi.
– C’est comme mon père même que je vous écouterai, monsieur, murmura Raymond.
Le bonhomme fit deux ou trois tours encore dans la chambre, puis brusquement :
– C’est de votre honneur qu’il s’agit ! prononça-t-il.
– De mon honneur !…
– Oui. Et il n’y a plus à hésiter ni à temporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vous m’entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et que vous demandiez officiellement à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone, sa fille…
Une stupeur immense clouait Raymond sur sa chaise.
– Moi, répétait-il, comme s’il eût eu besoin de s’affirmer une proposition inouïe, moi !…
– Il le faut, insista M. de Boursonne, il le faut absolument. C’est l’unique moyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votre intègre réputation au piège honteux tendu à votre confiante probité.
D’un geste machinal comme pour en écarter le vertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.
– Je vous entends, monsieur, balbutiait-il, mais… excusez-moi, je ne vous comprends pas…
M. de Boursonne, tristement, hochait la tête.
– Et penser, continuait-il, que c’est moi qui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone !… Ah ! vieil enfant en cheveux blancs !… Mais qui pouvait prévoir !… Savez-vous ce qui se passe ? Il est aujourd’hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même, que Mlle Simone de Maillefert est la maîtresse de Raymond Delorge…
D’un bond Raymond fut debout :
– Voilà donc, s’écria-t-il d’un accent terrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérable Bizet de Chenehutte…
Mais le vieil ingénieur lui coupa la parole.
– Votre Bizet n’est qu’un sot, déclara-t-il, dont les propos d’estaminet n’avaient aucune portée. Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c’est par la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère…
– Oh !… monsieur…
– Par sa mère, oui, je dis bien, qui a déclaré en propres termes, non pas à une personne, mais à plusieurs, qu’elle s’estimerait trop heureuse si elle parvenait à vous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l’avoir séduite, vous vous seriez dégoûté d’elle, et que la pauvre fille se trouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler sa faute.
Un cri terrible, un cri de douleur et de rage, jaillit de la poitrine de Raymond.
– C’est impossible, s’écria-t-il, impossible !… Une mère n’a pas pu dire, une mère n’a pas dit cela…
– Elle l’a dit, j’en suis sûr…
– Eh bien !… ce n’est pas demain que j’irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l’instant !… Ah ! elle a dit cela ? Ah ! elle s’est servie de mon nom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble des créatures !… Eh bien ! moi, je lui arracherai la langue, à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de son château !…
Cette explosion de désespoir, M. de Boursonne l’avait prévue, il l’attendait.
Saisissant donc le bras de son jeune camarade :
– Avant de rien faire, dit-il, vous m’entendrez.
Mais déjà un revirement s’était fait dans les idées de Raymond. Le doute lui venait.
– Si vous vous trompiez, cependant, monsieur ! fit-il. Si on avait surpris votre bonne foi !
Autant le vieil ingénieur était brusque d’ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisait preuve d’indulgence et de bonté.
– Écoutez et soyez juge, dit-il à Raymond.
Et s’asseyant près de son jeune ami :
– Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si extraordinaires de Mme de Maillefert, nous avons soupçonné quelque ténébreuse intrigue… Le but de cette intrigue vous échappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant, grâce à ma triste expérience, j’entrevoyais vaguement quelque chose de si odieux que je me disais, que je vous disais : « Non, ce n’est pas possible… »
– C’est vrai, c’est vrai !…
– Eh bien ! mon pauvre ami, depuis cet instant, je puis vous l’avouer, il ne s’est pas écoulé un jour sans que j’aie appliqué tout ce que j’ai de pénétration à déchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vous m’avez vu papillonner lourdement autour de Mme de Maumussy, et déployer pour elle mes grâces surannées. Je pensais qu’elle savait la vérité…
– Et elle ne la savait pas ?
– Elle l’ignorait, j’en mettrais la main au feu, il y a trois jours. C’est lorsqu’elle l’a connue, que soudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans le vouloir, a-t-elle été complice de Mme de Maillefert. Et c’est alors que révoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir…
C’était une explication plausible, cela.
– Oui, en effet, approuva Raymond.
– Voyant que je ne tirais rien de la jeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis à chercher d’un autre côté… Mon titre de baron, puisqu’enfin baron il y a, et les vieilles relations de ma famille, m’ouvraient tous les castels des environs. J’en profitais pour me faufiler près de toutes les connaissances de Mme de Maillefert, espérant que de l’ensemble de ces conversations, d’un mot à l’une, d’une phrase à l’autre, j’arriverais à déduire quelque chose de positif…
– Ah ! monsieur, murmura Raymond, comment jamais m’acquitter envers vous ?…
En vous laissant guider par moi, mon cher ami. Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir – hier soir, plutôt, puisqu’il est plus de minuit, – me trouvant chez Mme de Lachère, cette dame, vous savez, dont le mari veut être préfet : – « Il faut convenir, me dit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduit d’une façon abominable. » Par bonheur, j’eus le pressentiment que j’étais sur la trace de la vérité, et au lieu de m’ébahir : – « Comment cela ? » demandai-je avec un sourire équivoque. – « Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi, baron, je sais tout. » Je m’inclinai. – « En ce cas, madame, vous êtes plus avancée que moi. » Elle se mit à rire. – « Mon cher baron, me dit-elle, c’est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans le délire de sa mortelle douleur, m’a confié l’horrible situation de sa fille, et les efforts qu’elle fait pour ramener l’homme qui l’a séduite et qui maintenant refuse de l’épouser… »
– Cette Mme de Lachère a menti ! s’écria Raymond.
Le vieil ingénieur secoua la tête.
– Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu’elle n’était pas la seule à qui Mme de Maillefert eût fait cette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appela une de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu’elle me dit, et de la même façon. À votre avis, ces deux affirmations valent-elles une certitude ?
Raymond ne répondit pas.
– Moi, je m’obstinais à douter encore, reprit M. de Boursonne ; alors Mme de Lachère invoqua le témoignage de son mari, lequel me jura sur l’honneur tenir de la propre bouche de M. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même de Mme de Maillefert.
Cela, par exemple, c’était le comble.
– Quoi !… M. Philippe aussi ! bégaya Raymond. Son frère !…
Puis se dressant, comme s’il eût été mû par un ressort :
– Mais pourquoi, s’écria-t-il, pourquoi cette infamie, cette abominable calomnie ?…
– Eh ! pardieu ! parce que Mme de Maillefert et son noble fils n’ont pour vivre que les revenus de Mlle Simone. Qu’elle se marie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu’elle ne puisse pas se marier…
– Oui, peut-être…
– Et voilà pourquoi, vous, demain, c’est-à-dire aujourd’hui, vous allez officiellement et ouvertement demander la main de Mlle de Maillefert…
Raymond baissait la tête :
– C’est que dans ce moment, dit-il, déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pas absolument… libre…
Une immense stupeur se peignait sur le visage de M. de Boursonne.
– Vous hésitez !… fit-il.
Le pauvre garçon se tordait les mains.
– Ah ! si vous saviez, monsieur, s’écria-t-il, si vous saviez ?…
Et cette fois, emporté par la situation, et se sentant confusément hors d’état de délibérer et d’arrêter un parti, il confia à son vieil ami le secret de son passé.
C’était pour M. de Boursonne comme une révélation.
– Voilà donc, disait-il, les raisons de vos indécisions étranges ! Et moi qui vous accusais !…
Puis, après une minute de réflexion :
– Mais n’importe, dit-il, l’honneur commande, obéissez. Il n’est pas de considération au monde qui puisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vous oblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vous aimez une abominable accusation.
Raymond était dans une de ces crises où la volonté éperdue appartient au premier qui s’en empare :
– Qu’il soit fait selon vos conseils, monsieur, dit-il au vieil ingénieur ; je m’abandonne à vous…
Le jour commençait à poindre, blafard et morne, lorsque Raymond, qui s’était jeté tout habillé sur son lit, se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de la nature violentée.
Il se sentait le corps brisé, mais l’esprit net et clair jusqu’à s’en étonner.
C’est que les raisons ne lui manquaient pas d’être bouleversé encore, et agité des plus funèbres pressentiments.
La journée qui commençait était celle du mercredi 1er décembre 1869.
C’est-à-dire qu’il y avait dix-sept ans, date pour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins de l’Élysée, sous les coups de lâches assassins.
Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur le cercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et de vengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouver peut-être en présence des meurtriers, et subir l’ironie de leur insolente impunité.
Mais l’impérieuse, l’inexorable nécessité parlait.
Et à midi précis, il avait revêtu le costume traditionnel de la démarche qu’il allait risquer, endossé l’habit noir et ganté les gants paille.
– Je vous accompagnerai, lui avait dit M. de Boursonne, mais, entendons-nous bien : je resterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterez seul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement, l’effaroucherait, et il faut qu’elle s’explique…
La pluie fine et glaciale qui tombait obstinément depuis le matin, venait de cesser.
Le vieil ingénieur et Raymond partirent.
Et tout en cheminant aussi vite que le leur permettait le mauvais état de la route :
– Comment va me recevoir la duchesse de Maillefert ? disait Raymond.
– Qui sait ! comme un sauveur peut-être… Peut-être comme un laquais.
– Et les autres…
– Quels autres ? Maumussy, Combelaine, Verdale ? Eh bien ! après… Est-ce à vous de vous inquiéter d’eux ? Est-ce à l’homme d’honneur à détourner les yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins ? Jamais leur impudence ne montera jusqu’à votre fierté. Haut le front, sacredieu, ami Delorge, c’est à ces misérables à trembler devant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés…
Dans l’immense vestibule, les valets de pied étaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait les habitudes des maîtres.
On devinait les gens dont les gages ne sont pas exactement payés, qui ont craint plus d’une fois qu’on ne leur fît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts de l’argent qui leur est dû.
Ils me font moins l’effet de serviteurs que de créanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j’aimerais mieux faire mon lit moi-même que d’être servi par ces gaillards-là !…
Ces gaillards, d’ordinaire, dès que paraissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment, un sourire bassement obséquieux aux lèvres.
Ce jour-là, un seul daigna se soulever de la banquette où tous se vautraient.
– Mme de Maillefert ? demanda M. de Boursonne.
– Sortie, répondit le valet, du ton insolent de l’homme qui a des ordres.
– A-t-elle dit à quelle heure elle rentrerait ?
– Madame la duchesse ne rend pas de compte à ses gens.
Raymond et M. de Boursonne échangèrent un coup d’œil. Ces façons n’avaient pas besoin de commentaires.
– Nous l’attendrons, alors, dit le vieil ingénieur.
Le valet de pied ricanait en se dandinant :
– J’ai eu l’honneur de dire à ces messieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, et qu’on ne sait quand elle rentrera… si toutefois elle rentre.
M. de Boursonne était devenu fort rouge.
Ayant demandé à Raymond une de ses cartes de visite :
– Vous allez, dit-il au domestique, porter à l’instant cette carte à Mme de Maillefert. Si véritablement elle est sortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut que M. Delorge lui parle aujourd’hui même. Et, en attendant, conduisez-nous immédiatement au salon…
Son accent était si impérieux, que le valet, troublé, obéit, tout en grommelant :
– Ah ! tant pis ! Elle dira ce qu’elle voudra.
Lorsqu’ils furent seuls dans le salon :
– Voilà qui commence bien ! fit Raymond.
Oui, approuva le vieil ingénieur, c’est une disgrâce de cour…
Il se tut, la porte du salon s’ouvrit, et le valet de pied reparut :
– Madame la duchesse attend ces messieurs, prononça-t-il.
– Allez, dit à Raymond M. de Boursonne, je reste ici à vous attendre.
C’est dans une sorte de boudoir, ouvrant à la fois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, que la duchesse de Maillefert avait ordonné qu’on lui amenât Raymond.
Elle venait précisément de se mettre à sa toilette de l’après-midi, lorsqu’on lui avait montré la carte de visite remise au valet de pied par M. de Boursonne.
Furieuse, elle avait renvoyé sa femme de chambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux – les siens seulement, – de passer un ample peignoir de mousseline, garni de dentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé.
Rien de moins séduisant, de moins gracieux et de moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement à l’œuvre capitale de son existence.
Dépouillée des artifices savants de la coquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu’elle était réellement, telle que l’avaient faite les années d’abord, puis l’abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plus encore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucis d’argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes les agitations d’une vie à outrance.
C’est assise dans un vaste fauteuil, près du feu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu’elle reçut Raymond.
Dès qu’il entra, après l’avoir toisé de la tête aux pieds :
– Vous êtes seul, monsieur ? fit-elle d’une voix aigre.
– M. de Boursonne m’attend en bas.
– C’est dommage ! J’aurais eu du plaisir à le complimenter de ses façons…
– Madame !…
– N’est-il pas votre conseiller ?
– M. de Boursonne est un ami dévoué…
– C’est cela ! Et il vous apprend à pénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne des domestiques.
– J’avais à vous parler, madame.
– Aujourd’hui même… sur-le-champ ?
– Oui.
Dédaigneusement, la duchesse de Maillefert haussa les épaules, et s’enfonçant dans son fauteuil :
– Eh bien ! puisque vous voici, dit-elle, parlez.
Loin de déconcerter Raymond, cet accueil outrageant redoubla son sang-froid.
– Madame, commença-t-il, j’appartiens à une honorable famille. Mon père, que j’ai eu le malheur de perdre fort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle de Lespéran. Je n’ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts et chaussées, mon passé répond de l’avenir… J’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle Simone de Maillefert, votre fille…
C’est de l’œil ébahi dont on considère un phénomène, que la duchesse l’examinait tandis qu’il débitait imperturbablement ces quelques phrases qu’il avait arrangées dans sa tête en montant l’escalier.
– Et c’est pour me dire cela, fit-elle, que vous avez forcé ma porte ?
– Uniquement, oui, madame.
Il était clair que le flegme de Raymond l’agaçait.
– Savez-vous bien, reprit-elle, ce que c’est qu’une d’Hostal de Chalandry de Maillefert ?
– C’est, je le sais, madame la duchesse, une fille d’illustre maison, la descendante d’une longue suite de loyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sont légué, tel qu’un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieuse devise et les pures traditions de l’honneur et du devoir.
Mme de Maillefert rougit imperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait un amer persiflage :
– Savez-vous, fit-elle d’un ton ironique, quelle est la fortune de Mlle Simone de Maillefert ?
– Je ne m’en suis pas informé, madame…
– Soit, mais vous l’avez bien entendu évaluée, cette fortune !
– En effet.
– Ma fille possède de son chef deux cent mille livres de rente, en propriétés, c’est-à-dire, au bas mot, un capital de sept millions… C’est une dot cela, et bien faite pour tenter, n’est-ce pas, monsieur ?
Si flagrante que fût l’insulte, Raymond ne sourcilla pas.
– Et vous, monsieur, reprit la duchesse, qui êtes-vous pour prétendre à l’honneur d’une alliance si haute ?…
– Oh ! je n’ai aucune fortune, madame, et le peu que j’ai…
– Il ne s’agit pas de cela, c’est de votre famille que je parle. N’êtes-vous pas fils de ce fameux général Delorge qui a été tué en duel ?…
Raymond pâlit. Il n’est pas de résolution d’impassibilité qui tiennent devant certaines attaques.
– On vous a trompée, madame la duchesse, prononça-t-il. Mon père n’a pas été tué en duel, il a été lâchement assassiné…
– Monsieur !…
– … par M. de Combelaine ou par M. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt…
La duchesse de Maillefert s’était redressée.
– Pas un mot de plus, monsieur, interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir, et j’en suis à me demander comment vous avez osé vous présenter chez moi.
« On dit qui on est, monsieur, avant de se faufiler dans l’amitié des gens. Maintenant je vous connais. On m’a dit les détestables accusations dont vous et les vôtres poursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j’aime et qui sont l’honneur d’un gouvernement auquel moi et les miens sommes absolument dévoués.
Déjà, par un puissant effort de volonté, Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu’une statue, il laissa la duchesse achever.
Puis :
– J’attends votre réponse, madame, dit-il froidement.
Peu à peu elle en était venue à s’irriter tout à fait.
– Ma réponse !… répéta-t-elle. Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendrais votre démarche au sérieux ?
– Je n’espérais rien, madame.
Elle tressaillit.
– J’ai vu un grand devoir à remplir, je le remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas des sentiments que m’inspire Mlle de Maillefert… à quoi bon !… J’avais à lui donner un témoignage public de ma respectueuse admiration : c’est fait. Ma démarche d’aujourd’hui, je l’ai annoncée publiquement partout. Non moins hautement je publierai votre réponse.
Il s’inclinait pour prendre congé, Mme de Maillefert l’arrêta d’un geste :
– Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle d’une voix altérée.
– Ce que je dis… pas autre chose.
– Simone vous a parlé. Simone vous a commandé de me demander sa main…
– Sur mon honneur, madame, je vous jure que non.
– Elle vous aime, cependant, vous le savez bien !…
Ah ! pour cette seule parole, Raymond était prêt à tout pardonner à Mme de Maillefert.
– Dieu veuille que vous disiez vrai, madame ! prononça-t-il d’un accent ému.
Pâle, les sourcils froncés, la duchesse de Maillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand, une inspiration soudaine illuminant son visage :
– Eh bien !… attendez, s’écria-t-elle, c’est Simone elle-même qui va vous donner la réponse que vous sollicitez…
Elle sonna, et une femme de chambre accourant :
– Qu’on prévienne Mlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voir à l’instant…
Qu’allait-il se passer ?
Quel projet bizarre venait de traverser la cervelle détraquée de cette mère indigne ?…
Troublé au delà de toute expression, Raymond faisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu’à ce moment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence de Mlle Simone, maîtriser ses sensations ? Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n’avait été plus nécessaire.