En se ménageant d’avance, et sans prévenir personne, l’intervention de Mme Delorge, Me Roberjot venait de prouver qu’il connaissait bien le caractère de Raymond.
Seul, il n’en eût rien obtenu. La passion est aveugle et sourde.
Il eût perdu son temps, son éloquence et ses peines à essayer de détourner Raymond d’un dessein longuement médité, qu’il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu’il estimait le seul praticable.
Les prières de Mme Delorge lui arrachèrent le serment d’y renoncer.
– Seulement, vous m’avez rendu un triste service, disait-il quelques jours après à Me Roberjot. Avant d’intervenir, il fallait vous informer de ce qu’est mon existence. Savez-vous que depuis la mort de mon père, jamais un jour ne s’est écoulé sans que ma mère ne m’ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de son portrait : « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votre père à venger ! » Savez-vous que maintenant encore, après dix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notre table de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pour prendre mon repas, sans que l’œil de ma mère ne se soit arrêté sur cette place vide, sans qu’elle m’ait répété de sa voix glacée : « Ce couvert restera mis tant que justice ne nous aura pas été rendue !… » Savez-vous qu’il n’est pas jusqu’à ma sœur, Pauline, jusqu’à notre domestique, le vieux Krauss, qui ne cessent de me dire que c’est à moi de punir l’assassin, et qu’il devrait déjà être puni.
Des larmes de colère brillaient dans les yeux du malheureux jeune homme, et c’est d’une voix étouffée qu’il poursuivait :
– Comment, avec de pareilles excitations, incessantes, obstinées, mon imagination ne s’exalterait-elle pas !… Est-ce vivre que d’être hanté sans relâche par le spectre de mon père assassiné !… J’avais trouvé ce moyen, un duel ; vous me l’enlevez, ma mère me l’enlève. Mais alors, au nom du ciel ! dites-moi ce qu’il faut que je fasse, car je dois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir… Voyons, parlez, donnez-moi un conseil… Ah ! je ne le vois que trop, vous allez me dire comme ma mère : « Attendons ! » Quoi ?… Un miracle ? Eh ! je n’ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, et nous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans son lit, de sa belle mort…
Ce qui ajoutait encore au désespoir de Raymond, c’était la pensée que M. de Combelaine et ses amis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles en paroles, plus que modérés en actions.
– Comme ces gens-là doivent rire de nous !… disait-il à Léon Cornevin.
M. de Combelaine n’en riait pas tant que cela, ainsi que ne le tardèrent pas à le prouver les événements.
En sortant de l’École polytechnique, Raymond Delorge était entré à l’École des ponts et chaussées, et il venait d’être nommé ingénieur.
Quant à Léon, les emplois du gouvernement lui répugnant, il s’était fait attacher à une compagnie de chemins de fer ; et, comme son intelligence était supérieure et son savoir très grand, comme il était en outre un travailleur infatigable, on lui avait fait espérer d’abord, puis plus tard formellement promis une situation en rapport avec son mérite et les services qu’il avait déjà rendus à la compagnie.
Cette situation, il se croyait à la veille de l’obtenir, lorsqu’un matin le directeur le fit appeler, et de l’air le plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis et ses observations, avait disposé de cette place en faveur d’un autre candidat.
Le directeur ajoutait qu’il en était d’autant plus désolé que l’élu, un homme peu capable, n’avait pas ses sympathies…
– C’est un malheur, répondit froidement Léon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veux aucunement…
En réalité, et malgré toute sa philosophie, Léon était atterré.
La décision du conseil était d’autant plus extraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, comme lui, de l’École polytechnique, et que les compagnies ont un faible bien connu pour les anciens élèves de l’école.
De plus, tous les « chers camarades » formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dû le défendre chaudement.
Il s’étonnait aussi qu’on ne lui eût pas, à tout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassine d’ordinaire les plaies d’amour-propre des gens désappointés…
Son directeur ne lui avait laissé entrevoir aucune compensation dans l’avenir.
– C’est tout à fait incompréhensible, disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelle déception.
Il ne tarda pas à avoir le mot de l’énigme.
De telles difficultés lui furent suscitées dans le service dont il était chargé, qu’après avoir essayé d’en douter, il dut, à la fin, reconnaître qu’on brûlait de se débarrasser de lui.
On ne voulait pas, on n’osait peut-être pas le congédier, mais il était clair qu’on espérait, à force de tracasseries, l’exaspérer et l’amener à donner sa démission.
Mais pourquoi ? pourquoi ?…
– Mon cher Cornevin, lui dit l’ingénieur en chef, qui était comme de raison un « cher camarade », vous avez dans le conseil des ennemis acharnés…
– Moi !… fit Léon abasourdi.
– Positivement. Et sans notre directeur, qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous, sans moi, qui vous défends unguibus et rostro, il y a longtemps qu’on vous eût fait une avanie…
Le sens de cette dernière phrase étai trop clair pour que Léon Cornevin s’y méprît. Et cependant il voulut avoir l’avis de Me Roberjot.
– Croyez-moi, lui répondit l’avocat, ne luttez pas, vous seriez brisé… Votre ennemi est M. de Maumussy…
– Je le croyais, vous me l’aviez dit, à couteau tiré avec M. de Combelaine…
– Oui, mais la démarche de Raymond les a réunis contre l’ennemi commun… Or, comme votre compagnie sollicite une concession et a besoin de M. de Maumussy, n’hésitez pas, donnez votre démission…
Raymond pleura des larmes de rage, en apprenant cette indignité.
– Ah ! que ne m’avez-vous laissé tuer cette bête venimeuse de Combelaine ! s’écria-t-il.
Pourtant ce n’était rien encore.
Trois mois ne s’étaient pas encore écoulés depuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté par l’attentat de la rue Le Peletier.
Un Italien, Felice Orsini, suivi de deux complices, était allé se poster devant l’Opéra, et avait essayé de tuer l’empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles. L’empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaient été tuées ou blessées plus ou moins grièvement.
Ce qui paraissait étrange, c’est que la police n’eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier.
Elle était prévenue, cependant.
Avis lui avait été donné de la fabrication à Londres d’un certain nombre de bombes explosibles d’un système nouveau et excessivement meurtrières.
Avis lui avait été donné du départ pour la France d’Orsini et de Pieri.
Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complices ne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d’un mois, sans presque prendre la peine de se cacher…
Et pourtant, quelques heures seulement avant l’attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue Le Peletier, et trouvé nanti d’une bombe, d’un poignard et d’un revolver.
– À quoi donc pensait la police ! se disaient les Parisiens.
Et ils n’avaient pas tort de s’étonner.
Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayant publié ses Mémoires, l’année suivante, y accusait très nettement la police d’incapacité, de négligence et peut-être de quelque chose de pis.
C’est donc sans la moindre surprise qu’on apprit que le préfet de police donnait sa démission.
– C’est bien le moins qu’il puisse faire, pensait-on.
Mais on commença à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’on vit arriver au ministère de l’intérieur, en remplacement de M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté et de brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l’homme qui, au 2 Décembre, avait occupé le palais de l’Assemblée nationale.
« Ce ministre de l’intérieur avec un sabre au côté ne me dit rien qui vaille », écrivit un journal qui pour cette simple appréciation fut supprimé net.
Et cependant il avait raison, ce journal, car à peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, qui armait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires.
Certaines gens, plus impérialistes que l’empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction de voir « se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils, commençait à se relâcher ».
L’un d’eux prononça ce mot cynique :
– Décidément l’attentat Orsini a du bon, il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants.
On s’en débarrassait, en effet.
Sur le premier moment, la police, qui avait une revanche à prendre de son ineptie, s’était mise à arrêter à tort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule de pauvres diables qui n’en pouvaient mais.
On supposa que son zèle allait se refroidir, lorsqu’il fut clairement établi que l’attentant d’Orsini ne se rattachait à aucune conspiration, qu’il était une œuvre individuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement par des étrangers.
Mais on se trompait.
Loin de diminuer, après le procès et l’exécution d’Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plus à Paris seulement, mais par toute la France.
On y mit plus de méthode, on tria plus habilement, et voilà tout.
Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852, des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dont l’entrepont était encombré de suspects.
De même que tout le monde, Raymond Delorge et Léon Cornevin étaient sous l’impression pénible de tant de violences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever, ils virent arriver chez eux le valet de chambre de Me Roberjot.
Il apportait un billet très pressé de son maître, et n’ayant pu trouver de voiture, il avait couru, disait-il, tout le long du chemin.
Me Roberjot écrivait à Léon :
« Envoyez votre frère Jean faire un tour en Belgique ou en Angleterre. Qu’il parte aujourd’hui plutôt que demain, ce matin plutôt que ce soir. »
– Jean serait-il donc menacé ?… s’écria Raymond effrayé. Il m’a cependant juré qu’il ne s’occupe plus de politique.
Mais Léon hocha la tête.
– Mon frère, dit-il, par suite de sa condamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouve sous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus…
Il s’arrêta.
Il avait pour Raymond une trop sincère affection pour oser lui dire : – Et de plus M. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de se débarrasser de l’un de nous… »
– Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean, reprit Raymond. Partons…
Depuis trois ans environ, Jean Cornevin ne demeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d’Antin.
Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà de travaux importants, il lui avait fallu un atelier, et M. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard de Clichy, dans une maison neuve.
La concierge de cette maison, qui était en même temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte, quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond.
Dès qu’elle les aperçut :
– Ah ! messieurs, s’écria-t-elle, messieurs, quelle affaire !…
Un même pressentiment serra le cœur des deux jeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas !
– Ce pauvre M. Jean vient d’être arrêté, poursuivit la portière, en s’essuyant les yeux du coin de son tablier. On vient de l’emmener dans un fiacre…
Raymond était devenu plus blanc que sa chemise et, se sentant chanceler sous ce coup, il s’appuyait au mur.
Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur, écartant les appréhensions sinistres dont son esprit était assailli.
– Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-il.
Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage, qui avaient été témoins de l’arrestation, s’avançaient, la mine curieuse, prêtant l’oreille.
– Entrons dans ma loge, dit la portière, ici on nous entendrait.
Et les jeunes gens l’ayant suivie :
– Voilà donc la chose, commença-t-elle. Ce matin, dès qu’il a fait jour, cinq individus se sont présentés, demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justement j’allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliers avaient une si drôle de mine que, foi d’honnête femme, j’allais leur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quand l’un d’eux, ouvrant son paletot, mon montra son écharpe en me disant : – Vous voyez, je suis commissaire de police. Ainsi, pas de farces. À quel étage demeure M. Cornevin ?
« Ah ! messieurs, tout mon sang ne fit qu’un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café au lait. – Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je. – Bon !… fit le commissaire. Et le voilà dans l’escalier avec ses hommes.
« Mais il ne m’avait pas défendu de le suivre.
« Vite, je mets la tasse et la cafetière sur un plateau, et dare-dare je grimpe après lui, pour voir…
« Ah ! si j’avais pu prévenir M. Jean !… Il ne se doutait de rien. Il était déjà dans son atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu’il avait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l’allume. Et il était tellement à la besogne, qu’en entendant marcher dans l’atelier, sans se retourner, il dit : – Qui va là ?…
« – Au nom de la loi, je vous arrête ! répondit le commissaire.
« Messieurs je n’ai jamais vu un étonnement comme celui de ce pauvre M. Jean.
« – Vous m’arrêtez, moi, fit-il, et pourquoi ? Le commissaire haussa les épaules : – On vous le dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous…
« Vous devez savoir, messieurs, que M. Jean a la tête près du bonnet. En s’entendant parler si brutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu’il allait jeter sa palette à la tête du commissaire… Mais il réfléchit heureusement, et c’est le plus tranquillement du monde qu’il se mit à s’habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaient dans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs… Il disait seulement en riant : – Si vous trouvez quelque chose, vous me le ferez savoir, n’est-ce pas ?…
« Étant prêt, il demanda la permission d’écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas… et on l’emmena.
« Devant la porte était une voiture. On l’y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaire ayant crié : – En route ! le cocher fouetta ses chevaux.
Aux derniers mots de la digne portière, les deux jeunes gens respirèrent plus librement.
Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors de sa première arrestation avait été surtout compromis par les papiers et les dessins découverts chez lui.
Cette fois, du moins, on n’avait rien trouvé.
– L’important, à cette heure, reprit Léon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit…
La concierge s’était remise à pleurer.
– Hélas ! mes bons messieurs, répondit-elle, c’est ce que je ne puis vous apprendre… Et cependant, Dieu sait que j’étais tout oreilles. Mais le cocher devait avoir reçu des ordres d’avance, car le commissaire ne lui a rien crié que ce que je vous ai rapporté : – En route !…
– Et à vous, ma bonne dame, il n’a rien dit, ce commissaire ?
– Rien.
– Il ne vous a fait aucune recommandation ?…
– Aucune… C’est-à-dire, excusez : avant de se retirer, il m’a remis la clef de M. Jean, en me disant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu’il me rendait responsable de tout ce qui se trouve dans l’appartement…
Léon frissonna.
Cette précaution du commissaire de police n’annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction que Jean ne renterait pas chez lui de si tôt !…
– Oh ! Jean ! murmurait Raymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un homme de cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureux ami !…
Mais Léon, lui, gardait tout son sang-froid.
– Donnez-moi donc cette clef, dit-il à la concierge, nous allons monter jusque chez mon frère…
À la seule vue de cet humble logis d’artiste, un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récit de la portière.
Que Jean travaillât, quand la police avait fait irruption chez lui, c’est ce dont on ne pouvait douter : les dernières touches n’étaient pas sèches encore du tableau qu’il avait en train, et qui représentait une Halte de bohémiens dans les ruines du cirque de Fréjus.
Sa stupeur avait été grande, car son tabouret était renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palette faite du matin et quantité de tubes de couleur.
Même, les agents insoucieux du logis où ils pénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs de ces tubes…
À la façon dont les vêtements de travail du pauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressement à se vêtir.
Enfin, tout portait l’empreinte de la main brutale de la police, en quête de pièces de conviction et de papiers compromettants.
– Nous n’avons pas une minute à perdre, déclara Léon ; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd’hui même ce qu’on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pour lui.
C’est rue Blanche, chez Mme Delorge, qu’ils se rendirent tout d’abord.
Et en apprenant ce nouveau malheur :
– Ne vous y trompez pas, s’écria la noble femme, je reconnais l’œuvre de M. de Combelaine. Et, moins généreuse que ne l’avait été Léon :
– Voilà, dit-elle à son fils, voilà le résultat de votre provocation insensée !…
Plus exaspéré que tous, l’excellent M. Ducoudray donnait presque raison à Raymond.
– Car enfin, disait-il, je ne vois pas pourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêter et déporter…
Cependant, avant de discuter les démarches à tenter, il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, on laisserait ignorer à Mme Cornevin l’arrestation de son fils.
Si on parvenait à obtenir la mise en liberté de Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudes qu’on aurait épargnées à la pauvre femme.
Dans le cas contraire, il serait toujours temps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile, hélas !
Le mari de la concierge de Jean, étant accouru prévenir Léon et ne l’ayant pas rencontré, avait demandé à parler à sa mère, et lui avait tout dit.
Et Mme Delorge et M. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérer sur ce qu’ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevin entra brusquement, plus pâle qu’une morte, les yeux brillants de l’éclat du délire.
Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait, elle s’obstinait à douter encore.
– Est-ce vrai ?… demanda-t-elle, dès le seuil. Et personne ne lui répondant :
– Ainsi, c’est bien la vérité ! prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas… Après mon mari, mon fils… Et moi, en venant ici, j’ai failli être écrasée par une voiture où j’ai reconnus, souriant et heureux, M. de Combelaine et Flora Misri… Ô Dieu puissant ! comment ne douterait-on pas de ta justice !…
Et, écrasée de douleur, elle s’affaissa sur un fauteuil en éclatant en sanglots…
Pourtant Jean Cornevin n’était pas abandonné.
Tandis que ses amis s’épuisaient à chercher un moyen d’arriver jusqu’à lui, le valet de chambre de Me Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre de son maître.
« En même temps qu’à vous, ce matin, écrivait-il à Léon, j’envoyais un mot à ce pauvre Jean… Hélas ! j’ai été prévenu trop tard. Lorsque mon commissionnaire s’est présenté chez lui, il venait d’être arrêté. Faites tout au monde pour savoir où on l’a conduit ; de mon côté, je me mets en campagne… »
Mais c’est en vain que, durant quatre jours, les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles de Paris.
Les seules nouvelles qu’ils en obtinrent furent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture de police, plus froid qu’une corde à puits, et plus discret qu’une porte de prison.
– Monsieur, lui répondit-il, votre frère est en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous dire aujourd’hui… Repassez dans une quinzaine…
– C’est ce qu’on me répondait quand j’allais m’informer de mon mari, gémissait Mme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils.
Son désespoir l’abusait.
Un matin, le cinquième depuis l’enlèvement de Jean, un de ses camarades d’atelier apporta une lettre qu’il venait de recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte que le nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir…
Jean écrivait à sa mère :
« Je ne cesse de demander la permission de t’écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avec qui je viens de causer me jure qu’il me fera jeter une lettre à la poste si je lui donne dix francs ; je lui en donnerais mille, si j’étais sûr que ce mot vous parvînt.
« Je suis à Marseille depuis hier, et jamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venu me prendre, le voyage d’agrément qu’on me réserve, je me suis muni de linge, d’effets et d’argent – car, vois mon bonheur, j’avais de l’argent chez moi ce jour-là.
« Tout me porte à croire que, ce soir ou demain, je serai embarqué pour la Guyane. Ô mère adorée, si je n’étais pas sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais tout heureux du beau voyage que je vais faire… Songe donc aux magnifiques sujets d’études que je vais trouver… Je te reviendrai ayant du talent… Ne pleure pas, mère chérie. Léon t’embrassera pour deux pendant mon absence… Moi, je vous embrasse de toute mon âme… »
Cette lettre attendrie, où éclatait en dépit de tout l’insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment la douleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point ses mortelles angoisses.
Elle se représentait son fils bien-aimé, confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d’une prison, et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payer l’assistance et l’astuce d’un forçat.
Elle se le représentait traîné de nuit au port, entre une double haie de soldats, et embarqué furtivement.
Elle le suivait, par la pensée, tout le long de cette douloureuse et interminable traversée où l’avaient précédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le général Ramel et Pichegru.
– Je ne reverrai plus mon fils ! répétait-elle.
Cependant, au reçu de la lettre de Jean, Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenir jusqu’au malheureux et lui serre la main, espérant à tout le moins le voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu’il n’était pas oublié…
Ils arrivèrent trop tard.
Le vaisseau où avait été embarqué Jean était parti depuis deux heures…
Cela leur fut dit par une pauvre jeune femme qu’ils rencontrèrent sur la jetée.
Elle tenait un enfant entre ses bras et, appuyée contre le parapet, elle regardait obstinément l’horizon.
Loin, bien loin, un léger nuage flottait dans l’azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d’une voix expirante :
– C’est de la fumée, leur dit-elle, de la fumée du navire…
Hélas ! il emportait son mari, le père de son enfant.
Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surent que ce vaisseau n’emportait pas de forçats et qu’il était commandé par un homme de cœur incapable d’aggraver le sort déjà si triste des transportés politiques.
– Mais moi, gémissait l’infortunée, que vais-je devenir ? que va devenir mon enfant ?…
Combien de plaintes pareilles montaient alors vers le Dieu de justice, de tous les points de la France !
On l’ignorait. Personne n’osait élever la voix. Les journaux, dont l’existence était fort compromise, se taisaient.
Ce qu’on savait, par exemple, c’est que le général Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n’y allait pas de main morte, et que ses préfets procédaient militairement…
Et cependant, l’empire, si fort en apparence, si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille, ni plus assuré du lendemain.
Il se voyait, en quelque sorte, acculé à la nécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calme mystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d’être profond.
Ce quelque chose, ce ne pouvait être que la guerre.
Un instant, le gouvernement impérial hésita entre deux terrains qui lui paraissaient également favorables : l’Italie et la Pologne.
Ce fut l’Italie, servie par le génie de Cavour, qui l’emporta.
Et le 3 mai 1859, l’empereur annonça à la France qu’il tirait l’épée pour l’indépendance du peuple italien, et qu’il ne la remettrait au fourreau qu’après avoir fait l’Italie libre jusqu’à l’Adriatique.
On s’attendait, depuis le 1er janvier, à une guerre avec l’Autriche, et cependant l’émotion fut grande.
Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerre si impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vif enthousiasme.
On applaudissait les régiments qui, tambours battants et enseignes déployées, traversaient Paris.
Et quand, le 10 du mois de mai, l’empereur sortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il fut accueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plus en entendre.
Ce jour fut le jour de popularité de son règne…
– Vois plutôt, disait Raymond Delorge à Léon Cornevin, vois…
Mais ce n’était pas de ce coup que l’Italie devait être libre jusqu’à l’Adriatique.
Après la victoire de Magenta un moment indécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et le titre de duc, et où le général Espinasse fut tué ;
Après la glorieuse et sanglante victoire de Solférino ;
Voici que tout à coup on apprit que l’empereur des Français et l’empereur d’Autriche, Napoléon III et François-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s’y étaient mis d’accord et que la paix allait être signée.
Les promesses de la proclamation impériale étaient-elles donc remplies ? Non. Alors pourquoi cette paix qui irritait les Italiens ? Pourquoi s’arrêter en si beau chemin ?
Les uns disaient que l’empereur avait eu peur de la révolution, dont il voyait se ranimer toutes les espérances.
Les autres, qu’il avait cédé aux représentations de toutes les puissances de l’Europe, pour ne pas allumer une guerre générale.
Quoi qu’il en soit, la déception fut cruelle, et grande l’irritation.
Le retour ne ressemblait guère au départ.
– À quoi nous a servi cette guerre ? se demandait-on.
Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu’on commençait à discuter cette campagne si heureuse au début et si brusquement interrompue.
Si courte qu’elle eût été, elle avait fait ressortir tous les côtés faibles de notre organisation militaire.
La concentration des troupes ne s’était pas faite, il s’en faut, avec la rapidité qu’on s’était promise.
Nombre de services avaient été reconnus notoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldats avaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué de munitions.
On avait vu aussi que l’accord n’était pas précisément parfait entre les chefs de l’armée, et que le patriotisme n’éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalités d’ambition.
La paix était à peine signée qu’une polémique s’engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, si acerbe et si violente que, sans l’intervention personnelle de l’empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain…
Décidément, au lieu des immenses avantages qu’il s’en était promis, le gouvernement impérial ne retirait que déboires de cette guerre d’Italie.
Il avait conquis le droit, c’est vrai, d’ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux noms glorieux, Solférino et Magenta.
Mais il venait de se faire un implacable ennemi de ce peuple qu’il était allé secourir, dont il avait exalté outre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.
Mais il venait de compliquer ses embarras de la question romaine qui allait être son incurable plaie.
Et cependant, tout en accusant les Italiens d’ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.
Avec ses extraordinaires prétentions d’arbitre de l’Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldat de l’Idée et du Droit, l’empereur Napoléon III ne pouvait pas perpétuer le système de répression à outrance qui avait suivi l’attentat d’Orsini.
La loi de sûreté générale ne fut point abrogée – c’était une trop bonne arme pour qu’on y renonçât.
Mais, le 15 août 1859, un décret parut au Moniteur, où il était dit :
« Amnistie pleine et entière est accordée à tous les individus qui ont été l’objet de mesures de sûreté générale. »
– Grand Dieu !… s’écria Mme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apporta le journal, je vais donc revoir mon fils !…
C’est que les sinistres appréhensions de la pauvre mère ne s’étaient pas réalisées.
Jean vivait. Sa santé ne s’était pas ressentie du climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemment de ses nouvelles.
Après une interminable traversée, pénible, malgré les efforts du commandant pour lui en épargner les plus rudes souffrances, Jean avait été interné à l’île du Diable.
C’est la plus petite île des îles du Salut ; – elle n’a pas trois kilomètres de tour, et sa plus grande largeur n’excède pas quatre cents mètres.
C’est aussi la plus triste, tous les grands arbres en ayant été abattus après qu’on eût reconnu qu’ils fournissaient aux transportés des matériaux pour se construire des canots et tenter des évasions impossibles.
« Pour la première fois, écrivait Jean à son frère, je me sentis pris d’un affreux découragement lorsque j’aperçus presque au ras de l’eau ce triste banc de sable, incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autre végétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne se révèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes et moitié prisons. »
Mais Jean, par bonheur, n’était pas d’un caractère à se laisser si aisément abattre.
« Ce serait faire trop beau jeu à ceux qui m’ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres ; et puisque c’est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur être désagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter comme un charme et de rester gai comme un pinson. »
Il réussit à se tenir parole, surmontant sans sourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtres grossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes les exigences de la plus rude des disciplines.
Il lui parut d’ailleurs, et il ne cessait de le répéter sous toutes les formes, qu’on avait exagéré l’insalubrité du climat.
« J’ai beau me tâter le pouls soir et matin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir à barbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de mon estomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m’a fallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j’y suis fait maintenant. Le gouverneur de l’île, qui est un sous-lieutenant d’infanterie de marine, me rencontrant hier, m’a dit d’un ton de stupeur profonde : – Dieu me pardonne, je crois que vous engraissez !… – Est-ce défendu ? lui ai-je demandé. Ce n’est pas défendu, de sorte que – c’est entendu, – je vous reviendrai plus gras que je ne suis parti. »
– Quel homme que ce Jean ?… disait M. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonne humeur ; sur l’échafaud il plaisanterait encore…
Ce qu’il faut dire, c’est que la situation de Jean à l’île du Diable n’avait pas tardé à s’améliorer sensiblement.
Sur des ordres venus de Cayenne, il avait été exempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiter une case.
Ainsi, il était prisonnier, mais l’île entière était sa prison. Il s’appartenait. Il échappait aux odieuses et désolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité de toutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances.
Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois.
Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une « vue exacte » de son habitation.
« Comme vous voyez, disait-il, ce n’est pas un palais. J’ai pour parquet la terre battue, et, pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï ! et une moustiquaire qui fait l’admiration et l’envie du gouverneur de l’île du Diable. »
Et cependant, à la longue, il sentait mollir l’énergie qui l’avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient…
L’isolement l’écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu’un bonheur inespéré le sauva.
Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l’île entra dans sa case, et d’un air joyeux lui annonça qu’il venait de recevoir l’ordre de le diriger sur Cayenne.
Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d’habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l’art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n’était pas d’un caractère à solliciter une protection.
C’est donc avec une sorte de défiance qu’il accueillit cette grave nouvelle.
– Mon sort va-t-il vraiment être amélioré ? demanda-t-il.
– Quoi !… lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d’une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d’une colonie française et vous m’adressez une telle question !
– C’est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean…
Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci…
À plusieurs reprises, le cantinier de l’île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d’un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu’il déclara du talent qu’il révélait, s’était constitué l’avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.
– Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.
C’était plus que jamais n’eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d’amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l’avenir.
Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d’amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin…
– La France !… Je vais donc revoir la France, s’écriait Jean à demi fou de joie…
Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d’Antin, et sautait au cou de sa mère…
Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme.
Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin.
Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond…
Ô mes amis ! leur dit-il, c’est peut-être un grand bonheur que j’aie été envoyé à Cayenne… J’en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n’est pas mort…