II
 

Non, Raymond ne dormait pas…

À peine arrivé à sa chambre, il s’était affaissé sur un fauteuil, et il s’efforçait de recueillir ses idées.

– Que je suis faible, murmurait-il, que je suis lâche !…

Pauvre garçon !… Il n’était ni faible ni lâche, il était victime d’une situation qu’il n’avait pas faite, d’un passé qu’il traînait comme un prisonnier sa chaîne.

Mme Delorge, cette femme d’une énergie antique, n’avait pas senti qu’il est impossible d’enfermer un homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée.

Elle n’avait pas compris que, si sa vie était finie, la vie de son fils commençait ; que si tout était mort en elle, tout en lui était à naître.

Elle ne s’était pas dit qu’en lui imposant une tâche surhumaine elle l’exposait à maudire cette tâche le jour où une grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleversée l’intérêt de son amour et ce qu’il estimait être un devoir sacré.

– Oh ! non, se disait-il, je n’oublie pas que mon père a été lâchement assassiné ! Non, je ne saurais oublier que les assassins sont restés impunis !… C’est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fût rendue !… Mais dépend-il de moi d’aimer ou de n’aimer pas Mlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parce que Mme de Maumussy est au château de Maillefert ?… En quoi Mme de Maumussy est-elle coupable, elle que l’on dit mariée contre son gré à ce misérable aventurier !

Il tournait, en même temps, et retournait entre ses mains les lettres qu’il venait de recevoir.

Il avait reconnu l’écriture des adresses.

L’une était de sa mère, l’autre de Me Roberjot.

Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d’y trouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles il essayait de se raccrocher.

– Pourtant, il le faut !… fit-il.

Et d’un mouvement fiévreux, décachetant la lettre de Mme Delorge, il lut :

« Cher Raymond,

« L’heure maintenant est proche, de notre revanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuis M. Ducoudray jusqu’à Me Roberjot, le croient.

« Ce qui me prouve que l’empire se sent menacé, c’est que d’anciens amis de ton père, qui l’avaient renié, qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendre visite.

« Tout Paris s’entretient d’un procès horriblement scandaleux qu’intenterait à M. de Maumussy la famille de sa femme.

« On m’affirme aussi que M. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur le point d’épouser l’indigne sœur de Mme Cornevin, Mme Flora Misri, et qu’au dernier moment le mariage a manqué pour des raisons honteuses.

« Raymond, mon fils bien-aimé, souviens-toi de ton père… Tiens-toi libre de tout engagement et prêt à agir au premier signal.

« Ta sœur Pauline et moi, t’embrassons de toute notre âme…

« Élisabeth Delorge. »

Prêt !… libre de tout engagement !… murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je vis ainsi !…

Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot.

« je n’ai qu’une minute, lui écrivait le député de l’opposition, juste le temps de copier, pour Léon Cornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre ami Jean.

« Lisez, et vous verrez si le brave garçon perd son temps. »

Jean écrivait :

« Mes chers amis,

« Après la plus pénible des traversées, pendant laquelle nous périssions sans le secours d’un clipper anglais, me voici enfin en Australie.

« C’est avant-hier, dimanche, que j’ai pris pied à Melbourne, la capitale du pays de l’or.

« Dès le lendemain, je me mettais en quête de l’homme avec qui mon père a quitté le Chili, M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana.

« Je trouvai sans peine sa demeure, car il est un des négociants considérables de Melbourne. Malheureusement il est en tournée aux mines, et l’employé qui le remplace n’a pu me fixer l’époque de son retour.

« Mais cet employé, qui connaît M. Pécheira depuis longtemps, m’a dit que lors de ses débuts en Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin.

« Que ce Boutin soit Laurent Cornevin, mon père, c’est ce qui ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. Que M. Pécheira puisse m’apprendre ce qu’il est devenu, c’est ce qui me paraît certain.

« Donc, malgré les anxiétés de l’attente, je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but.

« Nos aïeux, lorsqu’ils se vouaient à une œuvre difficile, s’imposaient jusqu’à son accomplissement quelque rude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j’ai juré de ne pas reprendre mon pinceau avant d’être arrivé jusqu’à mon père, avant de l’avoir serré dans mes bras s’il est vivant encore, avant d’avoir prié sur sa tombe s’il est mort…

« Bon espoir donc, mes chers amis, et peut-être… à bientôt.

« Jean Cornevin »

C’est avec un douloureux accablement que Raymond laissa échapper cette lettre.

– Si je ne suis pas fou, murmurait-il, s’il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus au château de Maillefert.

Il était, hélas ! de ces infortunés que leur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dont la pensée devance les événements, et qui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu’ils prévoient que des malheurs réels.

Au matin d’une nuit passée tout entière à se débattre dans les angoisses de la passion, sa résolution était prise.

– Je ne chercherai pas à revoir Mlle Simone, dussé-je en mourir !…

Aussi, lorsqu’il descendit pour déjeuner, soutenu par l’exaltation du sacrifice et par cette amère satisfaction qu’on éprouve à dompter une souffrance atroce, s’était-il composé une contenance dégagée et un visage souriant.

Il s’attendait à mille et mille questions, à de vives attaques, à des plaisanteries… À sa grande surprise, M. de Boursonne ne l’interrogea pas.

Son attitude, qu’il croyait impénétrable, était démentie par l’égarement de ses yeux, par la violence convulsive de ses gestes.

Croyant abuser M. de Boursonne, il l’avait éclairé.

– Il est évident, s’était dit cet observateur si perspicace, qu’il ne s’agit pas, comme je le supposais, d’une simple amourette. Quelque chose de grave se passe.

Mais c’est précisément parce que telle était sa conviction qu’il se garda bien de revenir sur les événements de la veille.

D’y revenir directement, du moins.

Car il sentait bien chez Raymond une ferme résolution de garder ses secrets.

Seulement, il n’était pas une de ses phrases qui ne fût combinée de façon à amener son « jeune ami » à se découvrir.

Et lorsque, par exemple, il se mit à parler de l’achèvement prochain de ses études entre Tours et Ponts-de-Cé, c’était pour arriver à dire qu’il faudrait bientôt quitter les Rosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de la Loire-Inférieure, le quartier général.

Mais au lieu de la tristesse qu’il s’attendait à voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d’un départ prochain, il n’y lut que de la joie.

– Ah ! que ne partons-nous demain ! s’écria le pauvre garçon, d’un accent dont il n’y avait pas à suspecter la sincérité.

Et c’était bien le cri de son âme. Entre Mlle Simone et lui, il eût voulu des obstacles matériels, l’Océan, de ces distances qu’on ne saurait franchir et qui annihilent le danger d’un moment de faiblesse.

– C’est, sacrebleu ! à n’y rien comprendre, pensait M. de Boursonne.

Ce n’était pas, il faut le dire, une curiosité banale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrer le secret de Raymond.

Il le connaissait si inexpérimenté de la vie, si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres, qu’il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous les intrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu’on tend à leur candide honnêteté.

Tandis que s’il se confiait à moi, pensait le bonhomme, s’il se laissait guider par mon expérience comme un aveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Mais va-t’en voir s’ils viennent !… Mon orgueilleux se couperait la langue avant de rien dire à son vieux chef.

Cette idée l’agaçait si fort qu’il déjeuna en moins de rien, qu’il se brûla le palais en avalant son café, et qu’il se trouva prêt avant l’arrivée de ses piqueurs.

C’est donc avec tous les indices d’une humeur massacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s’asseoir sur un des bancs de pierre qui décoraient la façade du Soleil levant, à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur son large abdomen, humait la brise tiède d’un des derniers beaux jours.

Positivement, disait-il à Raymond qui l’avait suivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent. Voilà que c’est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres…

– D’ordinaire, monsieur, hasarda Raymond, nous ne sommes pas prêts si tôt…

– C’est-à-dire que je radote, n’est-ce pas ? C’est possible. Seulement, comme je suis le maître, il faudra m’obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le monde devra être ici à m’attendre dès huit heures du matin !…

De temps à autre, M. de Boursonne rendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par la très réelle bonté que dissimulait son caractère bourru.

Et il ruminait à l’adresse des délinquants une apostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue, arrivant au trot allongé d’un magnifique cheval, un domestique à la livrée de Maillefert.

Il n’en fallait pas plus pour dissiper les humeurs noires du bonhomme.

– Gageons, dit-il à Raymond, que c’est à nous qu’en veut ce superbe gaillard à bottes à revers.

Il ne se trompait pas.

Arrivé à la porte du Soleil levant, le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresse Béru :

– M. Delorge ? demanda-t-il.

Raymond s’avança.

– C’est moi, dit-il.

Lestement, en valet bien appris, le domestique mit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assez volumineux :

– Voilà, dit-il, ce que je suis chargé de remettre à monsieur…

Comme de raison, M. de Boursonne s’était approché.

– Y a-t-il une réponse ? interrogea-t-il.

– Non, monsieur, répondit le domestique, déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot.

Raymond, lui, considérait d’un œil hagard ce pli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée de paillettes d’or. On eût dit qu’il avait peur.

Enfin, il se décida, il brisa l’enveloppe, et en même temps qu’une lettre des billets de banque s’en échappèrent.

– Ah ! par exemple !… ne put s’empêcher de s’exclamer le vieil ingénieur.

La lettre, écrite d’une écriture menue, sur un épais papier armorié, Raymond la lut d’un coup d’œil :

« Monsieur,

« Vous êtes parti hier soir si précipitamment, que nous n’avons pas réglé nos comptes. Nous étions associés, cependant. Après votre départ, j’ai continué de jouer, pensant que vous ne m’en voudriez pas trop si je perdais le fonds social. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j’ai été favorisée d’un bonheur insolent. Je nous ai gagné deux mille huit cent francs et je vous envoie votre part.

« Vous voyez que notre association nous a porté bonheur. »

« DUCHESSE DE MAUMUSSY. »

Raymond était devenu livide.

– Oh !… bégaya-t-il. Oh !…

Et, dans un transport de rage, froissant entre ses mains crispées l’enveloppe, la lettre et les billets de banque, il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant son esprit :

– Maîtresse Béru !… fit-il d’une voix rauque.

– Monsieur ?

– Votre curé est un brave homme, n’est-ce pas ?

– Oh ! le meilleur et le plus excellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n’en est pas, n’ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnant jusqu’à son linge, jusqu’à ses chemises…

– Eh bien ! maîtresse Béru, portez-lui cela pour ses pauvres…

Et jetant dans le tablier de la digne femme la lettre et les billets, il rentra dans l’auberge…

Jamais ébahissement ne se vit plus immense que celui de la maîtresse du Soleil levant ; jamais regards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu’elle promenait des billets de banque à M. de Boursonne.

À la fin :

– Je suppose, balbutia-t-elle, que M. Delorge a voulu plaisanter.

Pour être moins évidente, la stupeur du vieil ingénieur n’était pas moins grande que celle de la brave femme.

– Je ne pense pas, répondit-il.

– Une somme si forte !… Jamais je n’oserai la porter à M. le curé.

– Alors attendez que M. Delorge vous confirme ses intentions. Mais avant !… vous permettez, n’est-ce pas ?

Et ce disant, M. de Boursonne s’emparait prestement de l’enveloppe et de la lettre, ne laissant plus que les billets de banque dans le tablier de maîtresse Béru.

– Ah ! çà, morbleu ! grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir une cellule à Charenton pour mon étourneau ? Qu’est-ce que cette histoire d’argent, à présent ?…

La lettre qu’il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour en connaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sa curiosité, l’idée ne lui vint même pas de la lire.

Courant, au contraire, après Raymond, il le trouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, et en train de vider une carafe d’eau.

– Mâtin ! lui dit-il, vous êtes généreux, vous !…

– Monsieur, répondit le jeune homme, cet argent me brûlait les mains, je lui donne la seule destination qu’il puisse avoir.

Le bonhomme eut un geste équivoque.

– Soit ! dit-il. Seulement, étourdi que vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviez jeté la lettre à maîtresse Béru…

– Eh ! qu’importe !…

– Il importe que c’était la jeter en pâture à l’impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg. Heureusement que je veillais, je l’ai reprise.

– Ce n’était en vérité pas la peine, monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire…

M. de Boursonne ne se le fit pas dire deux fois.

Avec la plus curieuse attention, et comme s’il eût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billet au moins singulier.

– Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire moqueur, je connais plus d’un fat à qui un poulet de ce parfum donnerait de drôles d’idées…

– Monsieur !…

– D’autant qu’elle est tout bonnement adorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs si doux par moments, et d’autres fois si pleins de flammes…

Raymond s’était dressé.

– Ne me parlez jamais de cette femme, monsieur, s’écria-t-il.

– Oh !…

– Elle me fait horreur.

– Peste !… vous êtes dégoûté, mon cher…

– Oui, horreur ! répéta Raymond avec un accent terrible, elle me fait horreur !… C’est déjà pour moi un irréparable malheur que de l’avoir rencontrée, et je sens, et quelque chose me dit qu’elle me sera fatale un jour !…

M. de Boursonne se tut, gardant, contre son habitude, le secret de ses impressions et de ses conjectures.

Aussi bien les piqueurs étaient arrivés et, à leur tour, ils attendaient.

– Partons, dit-il brusquement, nous n’avons que trop de temps perdu à rattraper.

Et il se mit en route, mais non si vite qu’il n’entendit Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l’argent qu’il lui avait donné à son curé.

Si important que fût ce jour-là le travail du vieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément par la cervelle, et s’il n’en soufflait mot, c’est qu’il avait ses projets pour le soir.

En conséquence, le dîner achevé :

– Allons-nous à Maillefert ? demanda-t-il.

– Je me sens un peu souffrant, monsieur, répondit Raymond.

– C’est que, ma foi ! j’irais volontiers, les distractions sont rares dans ce pays.

– Il me serait impossible de vous suivre…

– Remettons donc la partie à demain, mon cher…

Raymond jugea qu’une explication était inévitable, et que mieux valait en finir tout de suite.

– Demain, monsieur, dit-il, pas plus qu’aujourd’hui, je ne serai en état de vous accompagner.

– Diable ! c’est un parti pris, alors.

Le jeune homme garda un morne silence.

– Sacrebleu ! insista M. de Boursonne, ce n’est pas après avoir gagné une assez forte somme, qu’on renonce à aller dans une maison. Que pensera-t-on de vous !…

– Tout ce qu’on voudra, répondit l’infortuné, de l’accent de la plus glaciale indifférence, cela m’est bien égal.

Mais M. de Boursonne était décidé à le pousser dans ses derniers retranchements.

– Et Mlle Simone ! insista-t-il.

Raymond pâlit.

– En vérité, monsieur, fit-il, d’une voix à peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à me torturer ainsi…

– Bonsoir, donc, fit brutalement le vieil ingénieur.

Et il sortit ; le reproche de Raymond lui pesait.

– La peste étouffe l’animal entêté !… grondait-il. Comme si ce n’était pas pour son bien, ce que j’en fais. Mais, tête-Dieu ! je n’en aurai pas le démenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert seront aussi discrets que lui !…

Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette, il montait à grandes enjambées l’avenue du château.

Comme la veille, Mme de Maillefert se tenait dans le salon du premier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieurs étaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers.

Mais la duchesse de Maumussy restait.

De même que la veille, elle était assise près de Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face à la porte.

Elle était vêtue d’une robe d’intérieur d’étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans ses cheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres, éclatait une grosse touffe d’œillets rouges, les derniers de l’année.

Sa beauté un peu théâtrale resplendissait et éblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange de leurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelque sorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sa personne se dégageaient des effluves de passion.

Près d’elle, la chaste et discrète beauté de Mlle Simone pâlissait, comme le chef-d’œuvre délicat d’un maître de génie près de l’œuvre à effets violents d’un charlatan de talent…

Lorsque le domestique annonça M. de Boursonne :

– À la bonne heure ! s’écria Mme de Maillefert, voilà un homme de parole !…

Puis, tout aussitôt :

– Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avec une nuance de désappointement ; qu’est devenu M. Delorge ?

– Il est souffrant, madame, répondit le vieil ingénieur d’une voix plaintive, il est excessivement souffrant.

Il avait chaussé son binocle avant de répondre, et sournoisement il observait Mlle Simone et Mme de Maumussy…

Il les vit tressaillir, et d’un même et involontaire mouvement se retourner l’une vers l’autre.

– Attention !… se dit-il, voici peut-être un indice.

Le malheur est qu’il n’eut pas le temps de profiter de ce qu’il appelait déjà sa découverte.

Deux gentilshommes campagnards des environs entraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sans façons ils s’emparèrent de Mme de Maillefert.

Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorces de la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernement impérial, c’est à la fin de 1869 qu’ils songeaient à se rallier.

Ils y mettaient, il est vrai, des conditions. L’un demandait à être le candidat ministériel aux prochaines élections, l’autre exigeait une préfecture de première classe.

– Parbleu ! pensait M. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent se flatter d’avoir du nez et de savoir choisir leur moment.

Ce qui le consolait, c’est que, Mlle Simone étant sortie pour donner quelques ordres, sa place serait libre, sur la causeuse, près de Mme de Maumussy.

Lestement, le bonhomme s’en empara. Il pensait :

Voici une belle pénitente qu’un vieux diable comme moi confessera facilement.

Et bien vite, en quelques phrases, il planta les jalons d’une sorte d’interrogatoire. Ah ! ce n’était pas la peine de se mettre en frais de diplomatie.

Du premier coup, il acquit la certitude que huit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pas l’existence de Raymond.

Puis, d’elle-même, et comme si le vieil ingénieur n’eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à lui parler de son pays, l’Italie, de son passé, de sa famille, exposant avec une surprenante familiarité sa vie tout entière.

M. de Boursonne n’en revenait pas, encore bien qu’il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu’il connût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leur horreur de toute affectation et d’une vaine pruderie.

La jeune duchesse de Maumussy ne savait rien du monde, elle l’avouait en toute sincérité, étant restée jusqu’à vingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s’ennuyait fort.

Puis, un beau matin, son père était venu l’en tirer, en lui annonçant qu’il lui avait trouvé un parti brillant, un grand seigneur français, qui en échange d’une grosse dot mettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influences politiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse de Maumussy.

Elle n’avait subi aucune contrainte, elle le reconnaissait. La joie d’être délivrée du couvent l’enivrait. Elle avait été étourdie de son changement d’état, du tumulte du palais paternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes de sa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille…

Et, lorsqu’elle était revenue à elle, il était trop tard pour réfléchir.

Ce n’est pas qu’elle eût à se plaindre de son mari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle ; à l’affût de ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroir de son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes les affaires qu’il tripotait, veillant à ce qu’elle eût toujours les plus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris… Aussi était-elle enviée et haïe des femmes.

Aussi entendait-elle célébrer à l’envi la galanterie de M. de Maumussy, le dernier paladin français, disait-on.

Pourtant, ce n’est pas là le mari qu’elle rêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays de Naples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de son couvent.

Certes, le duc était d’une élégance suprême, spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais il avait trente bonnes années de plus qu’elle, il eût pu être son père, elle était jeune, et il était vieux.

Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée, ayant un mari insaisissable, qu’elle était souvent trois ou quatre jours sans apercevoir, dont la politique et les affaires absorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, et qui, toujours sous l’éperon de l’ambition ou sous le fouet de la nécessité, menait à fond de train une existence haletante.

Elle lui rendait, par exemple, cette justice, que s’il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, en pleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de ne gêner en rien la liberté de ses actions, qu’elle s’en sentait humiliée…

Et c’est du ton le plus simple et le plus naturel qu’elle débitait ces étranges confidences. M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse :

– Elle est par trop naïve, à la fin, pensait-il, ou par trop effrontée ! À quel propos me conte-t-elle tout cela ? Pour que je le rapporte à Raymond ? Singulière commission.

Pourtant il n’était pas assez suffoqué pour ne remarquer pas qu’il n’était point le seul à écouter la duchesse de Maumussy.

Ses ordres donnés, Mlle Simone était revenue s’asseoir tout près de la causeuse.

La femme d’un des deux hobereaux l’avait bien entreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle ne répondait que par monosyllabes.

Elle ne perdait pas une des paroles de Mme de Maumussy ; tour à tour elle rougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient des éclairs…

– Et voilà ! pensait M. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeune camarade ; elles se sont devinées et se haïssent… Mais lui ! pourquoi a-t-il fui ? N’aurait-il pas le courage de choisir ?…

En ce moment, le pianiste aux longs cheveux rentrait d’une promenade inspiratrice au clair de la lune, il s’assit au piano, et M. Philippe n’étant pas là, bientôt on ne s’entendit plus dans le salon.

Le vieil ingénieur profita de l’occasion pour s’enfuir.

En somme, il était assez satisfait de sa soirée, et s’il éprouvait quelque embarras, c’était de savoir si, oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de ses conjectures.

Toutes réflexions faites, il se décida pour le silence. Il fit aussi bien.

Raymond n’avait ni l’esprit ni le cœur aux confidences. Le malheureux pliait sous l’effort que lui coûtait la résolution de ne plus retourner à Maillefert.

Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves à la portée de la main, et ne pas étendre la main, c’est du courage, cela !…

Si encore il eût été loin !…

Mais il ne pouvait sortir du Soleil levant sans apercevoir de l’autre côté de la Loire les terrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillés d’une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château.

Aussi, était-il bien décidé à demander son changement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après la grand’messe, tandis que M. de Boursonne recevait ses paysans, il sortit.

Il se dirigeait vers cette hauteur d’où on dominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu’au détour du pont il se trouva en face de Mlle Simone.

Elle n’était pas seule. Elle était accompagnée de sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, à figure blême avec un gros nez rouge au milieu.

Mlle Simone devait sortir de la messe, car miss Lydia portait deux paroissiens.

Interdit, ému à ce point de sentir ses jambes fléchir, Raymond s’arrêta…

Mais la jeune fille, non moins troublée, s’était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets, palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulait de l’un à l’autre ses gros yeux surpris…

Ce fut à Mlle de Maillefert, la première, que la parole revint :

– Vous avez été souffrant, monsieur Delorge ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

– En effet, mademoiselle, balbutia-t-il.

– Mais vous allez mieux, n’est-ce pas ?

– Oui…

– Alors, nous vous reverrons au château ?

Vivement, miss Lydia prononça quelques mots en anglais, mais la jeune fille ne sembla pas l’entendre, et comme Raymond se taisait :

– Je vous le demande !… insista-t-elle.

Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeant convenable d’intervenir :

– C’est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cent francs aux pauvres des Rosiers ?…

Raymond bondit.

– Vous savez cela !… s’écria-t-il.

– M. le curé l’a dit au prône…

– Quoi ! il m’a nommé !

– Non, répondit Mlle Simone, mais il vous a désigné à la reconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu’on ne vous reconnût pas.

Et comme miss Lydia la tirait par la manche :

– Au revoir, donc, monsieur, dit-elle… À bientôt !…

Plus éperdu que d’une apparition, Raymond demeurait immobile, suivant d’un œil ébloui Mlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer et glisser à travers les arbres.

Lorsqu’enfin elle disparut :

– Elle m’aimerait donc !… murmura-t-il, remué de sensations inconnues.

Pour persister dans ses résolutions avec un tel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plus qu’humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamais les vertiges de la passion.

– On ne lutte pas contre la destinée, pensait-il.

C’en était fait, il s’avouait sa défaite.

– Je reste !… se répétait-il avec une sorte de rage, je reste !…

L’idée de la tâche qu’il avait à remplir, le souvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurés impunis, l’effroi de reproches sanglants de sa mère, la pensée du douloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot, de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout cela s’effaçait et disparaissait…

Et tandis qu’il regagnait à pas lent le Soleil levant :

– Eh !… que m’importe !… se disait-il, pourvu que Simone m’aime !…

Semblable à un malade qui se défend de songer à son mal, il s’était formellement interdit de penser au passé.

Aussi, au dîner, au lieu d’un visage morne, montra-t-il une figure qu’illuminait l’espérance. Au lieu de rester silencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubres méditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit…

Et lorsque le café fut servi :

– Est-ce que nous n’irons pas à Maillefert, ce soir ? demanda-t-il à M. de Boursonne.

Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoir curieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaieté fiévreuse et de l’égarement de ses yeux :

– Allons ! prononça-t-il simplement.

Un brillant accueil attendait Raymond au château, un accueil tel qu’un vieil ami de Maillefert n’en eût pu souhaiter un meilleur ni plus affectueux.

La duchesse, dès que le domestique l’annonça, se leva en battant joyeusement des mains, et de l’air le plus ravi :

– Vous voici donc, monsieur le convalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans une inquiétude mortelle !…

M. Philippe, revenu de la veille d’Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu’il contait à un de ses amis, pour venir serrer la main de son « cher Delorge ».

– Vous nous manquiez, lui dit-il, parole d’honneur ! vous nous manquiez énormément.

En possession de toute sa raison, Raymond se fût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avant dans l’amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but de ces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fût tenu sur ses gardes. Mais il n’avait d’attention que pour Mlle Simone.

Elle portait comme toujours une toilette d’une extrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parures éclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selon l’expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blonds paraissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d’un éclat extraordinaire.

On eût dit une tête divine du Titien qui, longtemps, est restée perdue dans l’ombre, et qui, tout à coup, mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit…

– Ah çà, je l’avais mal vue, l’autre soir, pensait M. de Boursonne, ou c’est une transfiguration…

Par contre, la duchesse de Maumussy lui parut moins belle.

Assise devant un petit guéridon de laque, elle semblait absorbée par la lecture d’un numéro de la Vie Parisienne, mais ses regards glissaient au-dessus du journal, et s’arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût été peut-être effrayé s’il les eût surpris.

– Moi, proposa M. Philippe, je serais assez d’avis, puisque nous voici en nombre, de tailler un petit bac de santé…

La proposition n’était pas heureuse.

Mme de Maillefert avait ce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles des environs, qu’elle tenait essentiellement à intéresser au succès de sa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait fait pincer les lèvres.

Adressant donc à son fils un geste rapide d’intelligence :

– Non, pas de cartes, ce soir, mon cher duc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie…

Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans un coin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Il ne comprit que trop l’affreuse corvée qui se préparait pour lui. Il comprit que lui, l’artiste inspiré et incompris, il allait être condamné à faire danser – hélas ! ce n’était pas la première fois – les hôtes de Mme de Maillefert. Il se vit, lui, l’auteur de mélodies admirables, réduit à jouer de l’Offenbach ou du Compositeur toqué.

– Allons, mon cher, lui dit son ennemi, M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile…

Il n’osa pas refuser. Il se leva, promenant autour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d’un homme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano…

– Jouez-nous un quadrille d’Orphée aux Enfers, lui demanda Mme de Maillefert…

Déjà Raymond était allé inviter Mlle Simone… Elle hésita visiblement avant d’accepter l’invitation, ses lèvres s’entrouvrirent comme si elle eût eu à dire quelque chose de difficile…

Mais elle se vit observée, elle accepta…

Cette fois, Raymond s’était bien juré qu’il saurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silence qui lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole. Seulement, la contrainte qu’il s’imposait pour maintenir vivante une sorte de conversation entre les figures, absorbait si bien toute son attention, que c’est à peine s’il savait ce qu’il disait…

Peu importait, d’ailleurs ; Mlle Simone ne l’écoutait pas. Elle n’était préoccupée que d’observer Mme de Maumussy, qui dansait avec le jeune duc de Maillefert.

Et, quand le quadrille terminé, Raymond la reconduisit à sa place :

– Il faut, lui dit-elle, très bas et très vite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy.

Stupéfait, il la regarda, se demandant si elle parlait sérieusement.

– Il le faut, insista-t-elle.

Et ses yeux ajoutaient : – Défiez-vous !

Certes, elle ne pouvait rien commander au pauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui se disait, en venant :

– Je saurai bien éviter cette femme !…

Pourtant, il obéit.

Il s’avança vers la jeune duchesse, et comme si elle eût attendu, avant même que d’une voix altérée il eût formulé son invitation, elle se leva et prit son bras…

Après une formidable série d’accords plaqués, le pianiste incompris venait d’attaquer une valse langoureuse de Métra.

Il n’y avait plus à reculer.

Surmontant une indicible répulsion, Raymond enlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuya sur son épaule sa main finement gantée, et ils s’élancèrent…

Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste, peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plus vite, et autour d’eux, le parquet et le plafond, les candélabres chargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d’eux comme un disque autour d’un pivot.

Le vertige de la valse troublait le cerveau de Raymond ; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvait pas croire que ce qui était fût, il se demandait s’il n’était pas le jouet d’un des cauchemars odieux qui font du sommeil une torture.

– Est-ce bien moi, pensait-il, moi qui presse entre mes bras la femme d’un des assassins de mon père !…

Bientôt elle lui demanda de s’arrêter. Elle se prétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respiration était aussi égale et aussi douce que celle d’un enfant endormi.

Raymond, lui, haletait. Des gouttes d’une sueur glacée perlaient le long de ses tempes.

– Savez-vous, monsieur Delorge, lui dit brusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiques aumônes est venu jusqu’à Maillefert.

Elle riait, mais d’un mauvais rire. Et, sans attendre la réponse de Raymond :

– Vous êtes donc bien riche ? insista-t-elle.

– Hélas ! non, madame.

– Ah !… votre générosité n’en a que plus de mérite.

Ce qu’elle ne disait pas se lisait dans ses yeux noirs.

– Comment se fait-il, demandait son regard hautain, que vous avez donné précisément la somme que je vous envoyais ? Pourquoi ?

Raymond comprit qu’il devait répondre, qu’il lui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouver une explication plausible.

Et la nécessité l’inspirant :

– Madame, répondit-il, je jouais l’autre soir pour la première fois de ma vie. Lorsque j’ai reçu votre lettre, j’ai été saisi de peur en songeant que j’aurais pu perdre ce que j’avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas ? Je suis un pauvre diable d’ingénieur des ponts et chaussées, et quatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments. J’ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis, ne m’inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l’ai donné aux pauvres, c’est pour avoir le droit de ne plus toucher une carte sans être accusé d’être retenu par la crainte de perdre mon gain.

Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait les mots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible, les traits de la jeune femme reprenaient leur expression de placidité habituelle.

– C’est vrai, cela ? demanda-t-elle.

– Quel intérêt aurais-je à mentir ?

Elle sourit, au lieu de répondre, et comme le pianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elle prit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle était assise quand il était venu l’inviter. Lui se croyait quitte, et déjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher de Mlle Simone.

Mais la duchesse avait entamé une conversation qui ne lui permettait pas de s’éloigner sans une grossière inconvenance.

Prenant texte de ce qu’il lui avait dit qu’il n’était qu’un pauvre diable d’ingénieur, Mme de Maumussy s’informait de ses affaires avec une sollicitude amicale.

Depuis combien de temps était-il sorti de l’école ? Quels postes avait-il occupés ? Estimait-il que sa situation actuelle fût en rapport avec son mérite ?…

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Raymond répondait.

Toutes ses facultés étaient absorbées par la contemplation de Mlle Simone. Il lui tournait le dos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glace placée derrière Mme de Maumussy.

Le visage de la jeune fille exprimait peut-être un peu d’inquiétude, mais ne trahissait certainement aucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant, poursuivait.

– Si elle se permettait de questionner ainsi M. Delorge, disait-elle, c’est qu’elle avait eu l’occasion de s’entretenir de lui avec son chef immédiat, le baron de Boursonne.

« Le baron ne lui avait pas dissimulé l’injustice de l’administration envers son jeune camarade, lequel languissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation très méritée d’être un des hommes les plus distingués des ponts et chaussées.

Mais il n’y avait pas que Mlle Simone à épier Raymond et la duchesse de Maumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, et surpris de voir son jeune ami s’entretenir si longtemps avec une femme pour laquelle il avait manifesté une si profonde aversion.

– Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il, d’aller à son secours.

Et laissant Mme de Maillefert aux prises avec celui de ses hôtes qui demandait une préfecture de première classe, il se rapprocha de la jeune duchesse.

Elle dut en être ravie, car dès qu’il fut à portée de l’entendre :

– N’est-ce pas vous, monsieur le baron, dit-elle, qui m’avez affirmé que M. Delorge est trop modeste et ne cherche pas assez à se faire valoir ?

– Et je suis prêt à le répéter devant lui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur.

– Vous entendez, monsieur ! dit la jeune femme à Raymond.

Et, revenant à M. de Boursonne :

– Eh bien, monsieur le baron, continua-t-elle, c’est à nous de faire cesser les injustices…

Le bonhomme hocha la tête, et souriant :

– Je ne suis pas en odeur de sainteté, fit-il, et ma recommandation n’a guère de valeur…

– Mais moi, interrompit la duchesse, moi, je puis beaucoup !…

Et tout de suite, avec une emphase italienne, elle se mit à vanter l’influence de son mari. Le duc de Maumussy était tout puissant assurait-elle, et il suffisait d’un acte de sa volonté pour mettre Raymond à sa place.

Cent fois, elle l’avait vu mettre son influence au service de gens incapables ; pour cette fois, – une fois n’est pas coutume, – il servirait un homme de talent.

Elle garantissait qu’il le ferait très volontiers, et qu’au surplus elle se chargerait de le faire vouloir.

Le temps passait, cependant.

Après deux quadrilles et encore autant de valses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d’un air profondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin.

Un à un, les hobereaux des environs venaient saluer la duchesse de Maillefert et partaient.

Mme de Maumussy ne put plus ne pas apercevoir l’impatience polie de se retirer que manifestait M. de Boursonne.

Tendant donc la main à Raymond :

– Nous reparlerons de tout cela, n’est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi que l’avenir ne vous dédommage du passé.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, le jeune homme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venait de voir dans la glace Mlle Simone s’approcher de sa mère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté à Mme de Maumussy un dernier et singulier regard.

– Ainsi, pensait-il, je ne la reverrai pas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon ? Lui suis-je donc indifférent ? Me suis-je laissé sottement abuser par de vaines apparences ?…

Il est vrai que Mme de Maillefert et le jeune duc semblaient prendre à tâche de le distraire de ce doute affreux.

Jamais on ne les avait vus si affectueux pour personne.

La mère si hautaine, et le fils si impertinent d’ordinaire, s’empressaient autour de M. de Boursonne et de son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu’après en avoir obtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain.