IV
 

Évidemment, Jean s’attendait à un cri d’espérance et de joie. Il s’abusait.

C’est d’un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.

Ils doutaient.

– Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là ?…

De la tête, Jean répondit :

– Oui.

– Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu’à ce jour pour nous le dire ? Comment ne nous as-tu pas écrit ?…

– Parce qu’il est de ces secrets qu’on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu’on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu’il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond :

– Mais avant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j’ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m’avait arraché aux misères de l’île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s’en trouvait pas dans l’île de Cayenne et je dus m’informer d’un menuisier capable de m’en fabriquer un.

« On m’adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d’une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes.

« Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s’y était fixé, et était en train d’amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles.

« Je trouvai un homme d’une quarantaine d’années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d’abord ce que je désirais.

« Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu’il m’apportât mon chevalet aussitôt qu’il l’aurait terminé.

« Mais au lieu d’inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu’il avait sorti tout exprès d’un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d’un air d’ébahissement extraordinaire.

« – Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? lui demandai-je.

« – Oh ! rien, me répondit-il, c’est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs…

« – Avez-vous donc connu quelqu’un s’appelant comme moi ?

« – Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851.

« Ô mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d’une voix altérée par l’angoisse :

« – Savez-vous le prénom de cet infortuné ? m’écriai-je.

« – Certainement, me répondit Nantel, il s’appelait Laurent.

« Ainsi plus de doute !… Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d’un homme qui avait connu mon père, qui l’avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m’apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces.

« – Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu’il a disparu, c’est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles… Nous avions fini par croire qu’il avait été tué lors des affaires de Décembre.

« – Pour cela, je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c’est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l’île du Diable.

« Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu’il avait foulé ces sentiers, que je parcourais, qu’il s’était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j’étais allé m’asseoir et rêver à la France… Mais qu’était-il devenu ?

« – Sans doute il est mort ? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat.

« – Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j’ai lieu de supposer qu’il a réussi. J’ai vu depuis un déporté qui m’a dit lui avoir parlé.

L’émotion de Jean gagnait ses auditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d’iniquité dont ils avaient été victimes.

Mais déjà Jean continuait :

– Ainsi que vous le pensez, j’accablait maître Nantel de tant de questions incohérentes qu’il en fut tout étourdi, et qu’il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disait que c’était toute une histoire qu’il avait à me conter, qu’il lui faudrait un peu de temps et qu’il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses souvenirs…

« Le récit qu’il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne.

« J’ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l’ai prié d’écrire ce qu’il me disait et de le signer.

« Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j’ai eu soin de faire légaliser sa signature…

« Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire…

Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d’une grande écriture inexpérimentée, et il lut :

« Sur la prière de M. Jean Cornevin, artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel, menuisier, demeurant à Cayenne, j’écris ce qui est venu à ma connaissance de l’histoire de Laurent Cornevin, faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité.

« Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine.

« Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.

« Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j’éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu’on fût obligé de me porter à l’hôpital.

« Comme de raison, c’était à l’hôpital du bagne.

« J’y étais depuis une semaine, lorsqu’une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit.

« On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.

« Les infirmiers s’empressaient autour de lui, et j’en entendis un qui disait :

« – S’il en revient, celui-là, j’irai le dire au pape.

« Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l’heure de la visite.

« Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l’avoir examiné et pansé, déclara qu’il le sauverait.

« J’appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j’avais le numéro 22.

« C’était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d’agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d’une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d’effroyables blessures à la tête.

« En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence.

« Mais c’est en vain que j’essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non… quand il daignait me répondre.

« Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d’un fou.

« La nuit, c’était bien autre chose : il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l’entendais répéter : – Ma pauvre femme !… mes pauvres enfants !…

« C’était à fendre l’âme, tellement que moi, qui n’avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit.

« Le surveillant, naturellement, m’envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n’était pas une vie de geindre comme cela, qu’il gênait ses voisins, et que s’il continuait il le punirait.

« Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m’entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit : – Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne…

« Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien ! je les aurais donné de grand cœur pour n’avoir pas fait cette bête de demande de changement. J’avais comme des remords. Je me disais :

« – Cela t’est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n’as personne à regretter, c’est pour toi seul que tu travaillais… Tandis que ce pauvre homme ! Qui sait ce qu’il laisse derrière lui ! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits…

« Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j’avais fait, lui disant que c’était sans mauvaise intention, et qu’il pouvait pleurer tout son content…

« Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l’entendis plus jamais.

« La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu’une pierre, froid et immobile comme elle.

« Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle.

« Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s’approcha, et lui frappant sur l’épaule :

« – Eh bien ! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n’était pas un méchant homme, eh bien ! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat !

« Le 23 ne répondit pas.

« – Êtes-vous sourd ? insista l’inspecteur.

« De même que la première fois, le 23 garda le silence.

« Et alors l’inspecteur s’impatientant :

« – Sacrebleu ! s’écria-t-il, allez-vous me répondre à la fin des fins !…

« – Je répondrai quand vous m’appellerez par mon nom, déclara le 23.

« L’inspecteur haussa les épaules.

« – Encore cette mauvaise scie ! fit-il.

« – Mon nom n’est pas Boutin.

« – Connu ! vous m’avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. À quoi sert de vous obstiner ? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C’est sous votre nom de Boutin que vous m’avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l’arrivée. C’est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez…

« – Comme vous voudrez, fit le 23.

« Seulement, dès que l’inspecteur se fût éloigné :

« – Ah çà ! comment donc vous appelez-vous ? demandai-je à mon voisin.

« C’est à peine s’il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres :

« – Dame !… Boutin, à ce qu’il paraît, me répondit-il. N’avez-vous pas entendu ?

« Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu’il se défiait de moi.

« Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c’était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l’hôpital du bagne, il n’y avait que nous deux de Parisiens, il n’y avait que nous d’honnêtes gens, surtout. Les autres malades étaient tous des forçats, et j’aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux.

« Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n’ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même.

« Ils passaient si bien, à l’hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier.

« Nous allions, du reste, bien mieux l’un et l’autre. Moi, je ne sentais plus qu’un peu de faiblesse. Lui n’avait plus que des cicatrices.

« Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie.

« Et, après la visite, le gardien-chef nous cria :

« – Allons, le 22 et le 23, embarque ! embarque !… Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône

« Nos paquets !… Quelle plaisanterie !…

« J’avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j’avais sur le dos, et le bonnet de laine que j’avais sur la tête me venaient de l’administration.

« Mais si l’annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23.

« En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d’ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet.

« Il hésitait à me parler, je le voyais ; mais bientôt se décidant :

« – Voulez-vous me rendre un grand service ? me demanda-t-il.

« Je lui répondis que oui, naturellement.

« – Avant de nous laisser sortir d’ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route.

« – C’est même certain, dis-je.

« – Eh bien ! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme… Moi, au contraire, je serai l’objet des plus minutieuses investigations…

« – Pourquoi cette différence ?

« – Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d’avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu’ici j’ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous vous charger de cette chose ? Oui. Eh bien ! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d’adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau…

« Je fis le serment qu’il me demandait.

« Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu’il me remit.

« Après avoir pris son avis, je la cachait dans mon bonnet de laine qui, appartenant à l’administration, ne devait pas m’être retiré.

« La précaution était sage ; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point.

« C’est à peine si on me visita.

« Pour lui, voici quelles mesures on prit :

« On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu’il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu’il y trouverait pour s’habiller les effets neufs que lui donnait l’administration en échange des siens.

« Seulement le 23 n’était plus cet homme que j’avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n’était pas son chagrin.

« La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.

« Au lieu d’obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu’on n’avait pas le droit de les lui prendre, qu’il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l’homme à qui on arrache ce qu’il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m’y sentais presque pris, moi qui pourtant avait sa lettre dans la doublure de mon bonnet.

« Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l’habilla de force, tandis qu’il poussait des hurlements de rage.

« Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c’est qu’un monsieur, qui m’avait tout l’air d’arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l’opération et s’emparait des effets que venait de quitter mon camarade…

« Le soir même, nous étions installés dans l’entrepont du transport le Rhône, et je remettais au 23 sa précieuse lettre.

« C’est d’une main frémissante de joie qu’il la prit, et, la serrant contre sa poitrine :

« – Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n’aient examiné fil à fil les loques qu’ils m’ont prises, et reconnu qu’ils sont volés…

« Puis, me serrant les mains à les briser :

« – Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci !… C’est plus que ma vie, c’est plus que la vie des miens que vous sauvez… Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c’est l’honneur !…

Brusquement, comme s’il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s’était dressé.

Dieu puissant ! s’écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas ! Il est donc vrai que mon père, avant d’expirer, a eu le temps d’écrire le nom de son assassin !…

Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui :

Ô mes amis, continua-t-il, d’une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que je vous dois-je pas !… C’est pour ma mère, c’est pour moi que votre père s’est généreusement sacrifié ! C’est pour sauver le dépôt sacré d’un mourant qu’il vous faisait orphelins ! C’est pour garder la parole jurée qu’il se laissait traîner de prison en prison jusqu’aux déserts de la Guyane ! Ô mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime ? Comment jamais m’acquitter envers vous ?

Ce fut Jean qui l’interrompit.

Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié… Avant de connaître la dette, ta mère l’avait payée au centuple… N’est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes ? N’est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie ?…

Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir… Ô mon père, tu n’étais qu’un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d’être ton fils…

Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation.

« … Il n’en fallait pas tant que m’en disait 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.

« Pourtant, je n’osai pas l’interroger.

« Il me semblait que c’eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre.

« J’affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu’il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre.

« Et quand je dis : lettre, c’est faute de savoir comment m’exprimer autrement.

« Ce que j’ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures.

« Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.

« Un prisonnier se préoccupe d’une mouche qui vole, et ici ce n’est pas d’une mouche qu’il s’agissait, mais de quelque secret d’une grande importance – à ce que je me figurais, du moins.

« Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l’objet, à cette insistance qu’on mettait à lui donner un nom qu’il prétendait n’être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j’avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j’en vins à m’imaginer qu’il était un des chefs du mouvement de 1851.

« Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu’il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu’ils ont tiré.

« Plus je réfléchissais, plus il me semblait que je devais avoir raison.

« Si bien que j’en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m’efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m’inspirait son dévouement à notre cause.

« Il mit du temps à s’en apercevoir, mais pourtant il s’en aperçut.

« Il m’interrogea.

« Et comme je lui disais franchement mes idées :

« – Hélas ! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n’y a rien de politique dans mon malheur.

« Ce n’était pas assez pour me convaincre.

« – Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi.

« – C’est vrai, me répondit-il, on a trouvé ce moyen de se débarrasser de moi.

« Et comme je le regardais d’un air de doute :

« – On a essayé, poursuivit-il, de me faire tout doucement passer le goût du pain. C’eût été plus sûr. Le malheur, c’est que le coup a manqué lorsqu’il était facile. Plus tard, il eût fallu mettre quelqu’un dans la confidence, c’est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger, qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé à Cayenne, qui est loin…

« – Et c’est pour cela qu’on prétend vous donner un autre nom que le vôtre ?

« – Précisément. Ne pouvant m’ôter la vie, on m’ôte mon état-civil… Je ne m’appelle pas Boutin plus que vous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d’être un personnage, je ne suis qu’un pauvre garçon d’écurie. Mais c’est ainsi : les plus grands, quelquefois, tremblent devant les plus petits…

« – Il passa la main sur son front, comme pour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement :

« – Je vous ai confié cela à vous, mon bon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme que j’estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crime sera peut-être puni… Mais, je vous prie, qu’il ne soit jamais question de cela entre nous ; ne parlons plus de ces choses, ne parlons même plus.

« Il est de fait qu’il ne s’usait pas la langue à babiller, le malheureux.

« La fièvre qui l’avait saisi lorsqu’il avait vu son trésor menacé n’avait pas duré plus que le danger.

« Une fois en sûreté dans le vaisseau, il était tombé dans un tel anéantissement qu’il ne s’aperçut même pas qu’on levait l’ancre et qu’on mettait à la voile. Dieu sait si on s’en apercevait, cependant !…

« Le temps était affreux, le Rhône roulait et tanguait sur les lames comme une barrique vide, et je croyais que j’allais rendre l’âme, tant je souffrais du mal de mer. Ce n’est qu’au bout de huit jours que je revins tout à fait à moi.

« Nous n’étions pas à la noce sur ce bateau, et cependant nous n’y étions pas si mal qu’on me l’avait annoncé.

« Notre nourriture était exactement celle des matelots, moins l’eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de la viande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarron de vin. La nuit nous avions un hamac.

« Ce qui faisait notre bonheur, c’était que nous étions très peu de transportés à bord, et que le commandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avait dit : Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderai tout ce que permet le règlement. Mais au premier signe d’insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais, faites la police entre vous.

« C’était parler comme il faut, car il n’y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute la traversée…

« Et pourtant nous avions à souffrir de bien des choses. Du manque d’air et d’exercice, principalement.

« Comme on nous faisait monter sur le pont par divisions, chacun de nous n’y restait guère que deux heures par jour.

« C’étaient mes meilleurs moments.

« Le 23, lui, Boutin, ou plutôt Laurent Cornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul à ne pas s’en soucier plus que d’autre chose.

« Son tour de monter venu, il allait s’asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur les genoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n’importe quel temps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l’ardeur faisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeux fixés vers le point de l’horizon où il supposait que devait se trouver la France.

« Une fois je le voyais plus triste que de coutume :

« – Voyons, mon camarade, lui dis-je, du courage, morbleu ! Il ne faut pas comme cela rester seul à se forger des idées noires !…

« Il branla la tête, et d’une voix à faire mollir le cœur d’un bourreau :

« – Est-ce donc me forger des idées noires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et sur mes cinq petits enfants !… Que sont-ils devenus ? Ils n’avaient que mon travail pour vivre ! Quand j’ai été enlevé, il y avait soixante-cinq francs à la maison…

« Une autre fois, comme il regardait la mer avec une fixité effrayante, j’eus peur.

« – À quoi songez-vous ? lui demandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que je craignais qu’il ne songeât à en finir avec la vie. Il me comprit :

« – Rassurez-vous, Nantel, me dit-il, je sais que ma vie ne m’appartient pas… Dieu m’a rendu témoin de certaines choses, c’est afin que je devienne l’instrument de sa justice… J’ai une tâche à remplir, je la remplirai…

« Voilà les seules confidences que me fit mon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longue traversée – les seules que je me rappelle du moins.

« Et cependant il avait confiance en moi, et je suis sûr qu’il m’aimait.

« Souvent il m’offrait sa ration de vin en me disant :

« – Prenez, j’en ai moins besoin que vous. J’éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n’en ressentirais en buvant moi-même.

« Du reste, Laurent disait vrai, il en avait moins besoin que moi.

« Chagrins, regrets, privations, douleurs du corps et douleurs de l’âme, rien n’avait de prise sur son organisation de fer.

« Tous plus ou moins, nous étions endoloris et indisposés, lui jamais.

« Les ardeurs dévorantes du soleil sur le pont ne l’incommodaient pas plus que l’air empesté de notre batterie.

« Et un jour que je lui marquais mon étonnement de cette santé miraculeuse :

« – Une pensée fixe comme celle que j’ai en moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne faut pas que je sois malade, je ne le serai pas…

« Moi qui n’avais pas de pensée fixe, et qui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joie le jour où un matelot me dit en me montrant la mer :

« – Voyez-vous comme l’eau change de couleur, comme la vague devient bourbeuse, c’est signe que nous approchons… Demain la terre sera en vue.

« Il ne se trompait pas.

« Le lendemain, lorsque mon tour vint de monter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond de l’horizon, pareilles à une brume légère, les terres de la Guyane.

« Bientôt, au-dessus des vagues jaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu’on appelle les Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père, de la Mère et des Deux-Filles.

« Tant loin que pouvait s’étendre la vue, on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée de palétuviers.

« Enfin, nous arrivions aux îles du Salut.

« Il n’était pas un transporté qui ne fût joyeux, pas un qui n’eût hâte de fouler cette terre d’exil.

« Il n’y avait que Laurent Cornevin qui restait accroupi sur les cordages, morne comme d’ordinaire, et comme étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

« Je lui secouai le bras.

« – Vous n’entendez donc pas ? lui dis-je. Vous ne voyez donc pas ?… La terre ! voilà la terre, nous sommes arrivés…

« Il haussa les épaules, et d’un accent ironique :

« – Alors, fit-il, vous trouvez que c’est un motif de se réjouir !…

« Hélas ! il avait raison, il me fallut bien le reconnaître, lorsqu’on nous eut débarqués à l’île du Diable, au nombre de cent cinquante ou deux cents.

« Rien n’y était préparé pour nous recevoir.

« Il ne s’y trouvait, en fait de construction, qu’un blockhaus où logeait la compagnie d’infanterie de marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensiles et les provisions.

« Nous autres nous dûmes coucher dans des cases de fer couvertes en zinc ou dans des cabanes de branchages tout aussi grossières que celles des sauvages.

« Dans les cases de fer, qui avaient été tout d’abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans les cabanes, on grelottait, dès que s’élevait le brouillard blanc de la Guyane, si malsain qu’on l’appelle le linceul des Européens.

« Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu’à bord du Rhône.

« Deux fois par semaine, un petit bateau à vapeur, l’Oyapock, nous apportait de Cayenne nos provisions, consistant surtout en viandes salées.

« Du reste, rien à faire en ces premiers temps, sinon quelques corvées à tour de rôle.

« Quand on avait répondu aux deux appels du matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errer dans l’île, qui était tout ombragée d’arbres magnifiques, tendre des pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte des coquillages ou des tortues.

« Moi, qui suis menuisier de mon état, je m’étais construit une baraque plus confortable que les autres, et comme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent.

« Depuis notre débarquement, je remarquais en lui un certain changement. Il était toujours aussi taciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignée avait succédé une expression de résolution étrange.

« Quand il me parlait de sa famille, de ses enfants, ses yeux ne s’emplissaient plus de larmes.

« – Maintenant, me disait-il, leur sort est décidé. Ou Dieu a eu pitié d’eux et ils sont sauvés, ou il les a oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère.

« Ce changement de Laurent m’étonnait d’autant plus, qu’il avait dû être l’objet de recommandations particulières, et qu’on le tracassait et qu’on le surveillait plus qu’aucun de nous.

« D’abord on s’obstinait à lui contester son état civil.

« C’est au nom de Boutin qu’il devait répondre et qu’il répondait en effet aux quatre appels de chaque jour.

« Puis, jamais on ne l’employait aux corvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers qui venaient quelquefois à l’île du Diable.

« Une fois cependant, il avait réussi à parler à un matelot de l’Oyapock, et à décider cet homme à lui jeter une lettre à la poste de Cayenne.

« Cette lettre fut interceptée.

« D’après ce que m’a dit Laurent, elle était adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait que ces seuls deux mots : « Je vis ! » et sa signature.

« C’était peu, et cependant cela lui coûta cher.

« Conduit devant le gouverneur de l’île, il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pour tentatives de correspondances avec l’extérieur…

« Il les fit, ces quinze jours…

« Et lorsqu’il me revint, pâli et exténué :

« – Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pour la première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non. Il ne me connaît que par ce qu’on lui a dit de moi, et me croit un homme très dangereux… Il est soldat, il exécute sa consigne… Mais les autres, les autres !…

« Que voulait-il dire et quels étaient ces autres, je l’ignore…

« L’ayant questionné à ce sujet, il me répondit qu’il lui était interdit de me répondre…

Seulement, depuis cette affaire, toutes ses habitudes changèrent.

« Au lieu de rester dans notre case à fabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre à Cayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent se mit à passer ses journées dehors.

« Il décampait sitôt l’appel du matin, avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plus qu’à l’appel de six heures.

« Jusqu’à ce qu’enfin, un soir :

« – Ma résolution est prise, Nantel, me dit-il, et tout est prêt… Demain, j’essaie de m’évader.

« Je frémis.

« Tenter de s’évader de l’île du Diable, c’était, nous le savions tous, courir à une mort certaine et affreuse.

« Il n’était pas impossible de construire une embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pas impossible de la lancer et de s’éloigner de l’île. Mais après ?… Où aller avec cette embarcation, sans voile, sans boussole, sans armes, sans provisions…

« Quelques-uns avaient tenté cet acte de désespoir… Les uns avaient péri misérablement, perdus dans les forêts du continent… On avait trouvé les autres morts de faim dans leur canot ballotté par les vagues… Pas un n’avait réussi.

« – Tu ne feras pas cela, Cornevin, m’écriai-je.

« Mais lui, froidement :

« – Je le ferai, prononça-t-il, et je réussirai… Dieu, dont je sers la justice, me protègera…

« Ce n’était pas la première fois que Laurent Cornevin m’exprimait cette conviction, que le Providence l’avait choisi pour une mission spéciale.

« Seulement, j’avais toujours évité ou détourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu’il l’abordait, je voyais ses yeux briller d’un éclat plus sombre et sa physionomie prendre une expression inspirée qui m’inquiétait.

« Je craignais que sa raison ne résistât pas aux souffrances qu’il avait endurées.

« Mais ce soir-là, le voyant résolu à ce qui me paraissait un suicide, je n’hésitai pas à lui découvrir toute ma pensée.

« Je lui dis que très certainement il prenait pour des réalités les chimères de son imagination, que la Providence n’a pas d’élus, et que si véritablement il se croyait une tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas se précipiter dans un péril certain.

« Et je lui rappelais en même temps la légende sinistre des évasions de l’île du Diable.

« Il m’écouta sans m’interrompre, sans que son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand il vit que je m’arrêtais faute d’objections :

« – Camarade, me dit-il, je te remercie de tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai : ce que je tente serait insensé et je périrais si j’étais abandonné à mes seules forces. Mais ce n’est pas sur moi chétif, que je compte. S’il faut un miracle pour me tirer d’ici sain et sauf, sois tranquille, ce miracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pas s’il m’était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t’opposer à mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle je dois obéir.

« J’éprouvai en ce moment une des plus grandes douleurs que j’eusse ressenties depuis mon arrestation.

« Je ne doutai pas que mon pauvre camarade n’eût perdu l’esprit.

« Hélas ! ce n’était pas le premier dont je voyais la raison s’égarer… Il y en avait parmi nous dont les questions politiques et sociales avaient fini par exalter les facultés jusqu’au délire… Ceux-là aussi parlaient de leurs voix !…

« C’est à ce point que la tentation me vint de prévenir le commandant des intentions de Laurent Cornevin.

« Non, cependant.

« La trahison, de quelque prétexte qu’on la colore, est toujours la trahison, c’est-à-dire le plus lâche, le plus vil et le plus exécrable des crimes.

« Je décidai que si, comme il n’était que trop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, eh bien ! sa destinée s’accomplirait.

« Mais je le priai de me confier son plan et de me dire ses moyens d’exécution.

« Il ne fit pas de difficultés.

« Pendant toutes ces longues journées passées hors de notre case, il s’était construit, me dit-il, un canot. Il comptait s’y embarquer et ramer vers la pleine mer jusqu’à ce qu’il rencontrât un navire qui consentît à le recueillir.

« C’était insensé, je lui dis. Il me répondit avec un calme désespérant qu’il le savait aussi bien que moi, mais que sa détermination était irrévocable.

« Tout ce que je pus obtenir de lui fut qu’il remettrait son départ d’une semaine, et que, pendant ces huit jours, nous économiserions sur nos rations quelques livres de biscuit qu’il emporterait.

« Il fut convenu aussi qu’il me montrerait son embarcation, et que je l’aiderais à la perfectionner s’il y avait lieu.

« Il y avait lieu, en effet.

« Je demeurai stupide d’étonnement, le lendemain, lorsque Laurent, m’ayant conduit à un des points les plus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochers ce qu’il appelait son canot…

« Cela, un canot !… Ce n’en était même pas l’apparence.

« Ignorant l’art de débiter et de travailler le bois, privé d’outils, Laurent n’était arrivé à produire qu’une machine informe et sans nom.

« C’était une sorte de radeau, composé de troncs d’arbres grossièrement équarris et si imparfaitement assemblés que la première lame devait les disjoindre et les disperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné à porter en guise de voile une de nos couvertures.

« Deux fortes branches, taillées à plat à l’extrémité, formaient les avirons.

« – Et c’est avec cela, m’écriai-je, que tu comptes affronter la haute mer !…

« Mais je l’avais tant tourmenté depuis la veille que l’impatience le gagnait.

« – Oh ! assez, me dit-il. J’accepte ton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni de remontrances.

« Il était clair que rien ne changerait plus cette volonté tenace et aveugle.

« Je me tus et je me mis à l’œuvre.

« En huit jours, si je ne construisis pas un canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solide pour tenir la mer par beau temps.

« Laurent, de son côté, se procura quelques vivres.

« Le dimanche suivant, tout était prêt, et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu’il s’évaderait dans la nuit du lundi au mardi.

« Quelle journée, que cette journée du lundi !…

« J’étais comme une âme en peine, ne sachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres qui m’obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux se remplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné à mort.

« Lui, était plus que calme, il était gai.

« Il ne s’était vraiment préoccupé que d’une chose, de cette lettre dont j’avais été un moment le dépositaire, à Brest. Il l’avait glissée dans une de ces petites fioles où on nous distribuait des médicaments et l’avait suspendue à son cou.

« Comme cela, m’avait-il dit, si je venais à tomber dans l’eau, la lettre ne serait pas mouillée…

« Enfin, le soir arriva.

« La retraite sonna, nous allâmes répondre à l’appel et, comme à l’ordinaire, nous regagnâmes notre case.

« Entre Laurent et moi, pas un mot ne fut échangé, jusqu’à ce qu’enfin, entendant relever les factionnaires :

« – Il est temps de partir, me dit-il ; en route !…

« Je me chargeai d’un sac qui contenait les provisions, et nous sortîmes…

« Quelques précautions étaient indispensables.

« Le jour, nous étions libres dans l’île ; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d’un enclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnaires gardaient cet enclos depuis la retraite jusqu’à la diane.

« Nous passâmes néanmoins, et bientôt nous fûmes au radeau.

« Il pouvait être onze heures.

« La nuit était sombre, mais la lune ne devait pas tarder à se lever.

« Le temps était lourd. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles des arbres…

« La mer baissait… Près des rochers, comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes se brisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle était comme le tapis d’un billard.

« – Laurent, lui dis-je, il est encore temps de réfléchir…

« – Non, il n’est plus temps, s’écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l’eau…

« C’était une opération assez difficile. Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta le long d’un rocher.

« L’heure suprême sonnait. Laurent me serra entre ses bras, et d’une voix forte :

« – Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ou plutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c’est à toi que je dois d’avoir sauvé le dépôt qui m’était confié.

« L’émotion m’étouffait.

« – Pauvre malheureux, pensai-je, combien d’heures encore as-tu à te le rappeler !…

« Lui, s’était laissé tomber à genoux.

« – Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme je le crois, je suis l’homme de votre justice, vous me sauverez !

« Puis, il se releva et, sautant sur le radeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleine mer, favorisé par la marée et le courant.

« Moi, pendant plus d’une heure, je restai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur. Laurent était mon camarade, depuis plus d’un an nous ne nous étions pas quittés un jour ; c’était plus qu’un frère que je perdais…

« Pour l’apercevoir encore, je gravis un rocher…

« La lune s’était levée, la mer resplendissait comme un miroir d’argent, et sur cette surface blanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tache noire, le radeau de Laurent Cornevin…

« Ainsi, me disais-je, s’il ne survient pas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit, jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces, et qu’il ait dévoré sa dernière miette de biscuit… Et après ! quelle mort !…

« Oui, je me disais cela, quand tout à coup, au fond de l’horizon, j’aperçus comme un nuage, qui semblait s’avancer vers l’île, et qui de minute en minute devenait plus distinct…

« Une espérance insensée tressaillit en moi. Si c’était un navire !…

« Le temps que dura mon incertitude me parut extraordinairement long.

« Tout ce que j’avais d’intelligence et d’attention se concentrait sur ce point unique de l’espace où grossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j’avais aperçu.

« Enfin, le doute ne fut pas possible. C’était bien un navire que je voyais et qui s’avançait toutes voiles dehors.

« Cette assurance me donna comme un éblouissement.

« Moi qui m’étais si fièrement moqué de Laurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans la protection de la Providence, j’étais forcé de croire.

« Il me semblait que j’assistais à un de ces miracles qui confondent la raison et écrasent l’orgueil de l’homme.

« N’était-ce pas un miracle, en effet, que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestes de la Guyane ?

« Depuis plus d’un an que j’étais à l’île du Diable, jamais on n’en avait signalé un seul, à l’exception de ceux que le gouvernement français employait au service de la colonie pénitentiaire…

« Je frissonnai à cette réflexion.

« Si ce vaisseau, pensais-je, allait être un vaisseau de l’État !…

« Laurent y serait recueilli, c’est vrai, mais on l’y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramènerait ensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d’évasion, à plusieurs mois de cachot.

« Et ce n’était pas ma seule angoisse.

« Ce bâtiment, que du haut du rocher que j’avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camarade l’avait-il aperçu ? Ramait-il vers lui ? En était-il bien loin encore ? Parviendrait-il à le rejoindre ?

« Je cherchai de l’œil le radeau.

« Il était alors, autant que j’en pouvais juger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparait l’île du navire. Mais quelle pouvait bien être cette distance ? Il eût fallu l’expérience d’un marin pour l’apprécier avec quelque certitude.

« Ce qui était positif, c’est que Laurent avait hissé sa voile – notre couverture. De l’endroit où j’étais, elle me faisait l’effet de l’aile d’un oiseau de mer.

« Je ne sais ce que j’aurais donné pour pouvoir attendre l’issue de cette scène poignante. Mais le jour allait venir et j’étais à plus d’une demi-lieue du camp. Je m’éloignai à regret…

« Avec le même bonheur que la première fois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai ma case.

« L’instant d’après, l’appel du matin battit et j’allai me mettre à mon rang.

« – Boutin ! appela par trois fois le gardien de service. Boutin ! Boutin !…

« Il n’avait garde de répondre, comme de juste ; il fut porté manquant.

« Comme de raison aussi, l’appel terminé, on m’interrogea.

« – Où est votre camarade ?

« Je répondis que je n’en savais rien, qu’il m’avait quitté la veille en me disant qu’il allait à la pêche, et que je ne l’avais pas revu depuis.

« Comme on ne m’en demanda pas davantage pour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mes jambes, je courus au rocher d’où j’avais suivi le départ de Laurent.

« Mais mon absence avait duré près de trois heures.

« J’eus beau me crever les yeux à interroger l’immensité de la mer, je n’aperçus plus rien. L’horizon était vide. Le vaisseau et le radeau avaient disparu.

« C’est le cœur bien gros et à pas lents que je regagnai le camp.

« Et, certes, il m’eût bien surpris celui qui m’eût dit que j’allais y trouver un indice du sort de mon pauvre camarade.

« C’est ce qui arriva, cependant.

« Le petit bateau à vapeur qui faisait le service entre Cayenne et l’île du Diable venait d’arriver, et on m’appelait pour la corvée du déchargement…

« Je me rendis au débarcadère, et j’aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j’entendis un matelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour, on avait signalé le passage d’un navire au vent des îles du Salut.

« C’était, ajouta-t-il, un baleinier américain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempête épouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer ses avaries à Démérara, le port le plus important de la Guyane anglaise.

« Si je ne m’étais pas retenu, j’aurais sauté au cou de ce matelot.

« – Ainsi, me disais-je, si Laurent a réussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maître d’utiliser cette lettre qu’il a sauvée aux prix de sa liberté et peut-être de l’existence de sa femme et de ses enfants…

« La joie que je ressentais était si grande, que c’est à peine si je pris garde aux menaces que me fit à l’appel du soir le gardien de service.

« Naturellement, pas plus le soir que le matin, personne n’avait répondu au nom de Boutin ; on s’en prenait à moi de son absence, et on voulait absolument me faire dire où il se cachait.

« Car nul encore ne soupçonnait une évasion.

« Ce n’est que dans l’après-midi du lendemain que la vérité éclata.

« J’étais en train d’apprêter mon dîner, quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d’un ton furieux :

« Suivez-moi, me dit-il, le commandant vous demande.

« Je le suivis, et comme le long de la route je le questionnais, feignant l’étonnement :

« – C’est bon, c’est bon, me dit-il, on va vous régler votre compte.

« Il est de fait que le visage du commandant n’avait rien de rassurant, et je m’expliquais sa colère, sachant de quelles instructions particulières Laurent avait toujours été l’objet.

« – Où est Boutin ? me cria-t-il, dès qu’il me vit à portée de l’entendre.

« Et, comme je protestais que je l’ignorais.

« – Vous ne voulez pas parler, insista-t-il.

« – Je ne sais rien, mon commandant.

« – C’est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi…

« Et faisant signe à deux soldats de se placer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous…

« C’est à plus d’un quart de lieue, sur le bord de la mer, qu’il me conduisit.

« Là sur la grève était échoué le radeau de Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deux soldats en train de pêcher avaient découvert.

« À cette vue, je crus que le cœur allait me manquer… Mon pauvre camarade avait-il donc péri !…

« La réflexion m’eut bientôt rassuré.

« Le radeau était en aussi bon état qu’au départ, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien que ce sac eût été très solidement attaché à une traverse… N’était-ce pas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c’est que Laurent avait été recueilli par le baleinier américain ?…

« – Eh bien ! me demanda le commandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l’évasion de Boutin et la part que vous y avez prise ?

« Certainement, je niai. Malheureusement j’étais le seul menuisier de l’île, mon travail me trahissait. Je fus mis au cachot.

« Je n’y restai pas longtemps… Mon bonheur voulut qu’on eût besoin à Cayenne d’ouvriers de mon état. J’y fus envoyé et employé. L’année suivante j’eus ma grâce et je me mariai…

« J’étais sans nouvelles de Laurent Cornevin et je m’en étonnais, mais je ne doutais pas qu’il fût sauvé et libre. Je me disais :

« – Celui qui lui a envoyé un vaisseau l’aura protégé…

« Oui, je me disais cela, et je le pensais, quand un soir que je me trouvais dans un café de Cayenne, j’entendis un matelot américain raconter qu’autrefois son navire, passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transporté français…

« Je pris ce matelot à part et, l’ayant questionné, j’acquis la certitude du succès de l’évasion de Laurent Cornevin.

« C’était bien de lui qu’avait voulu parler le matelot…

« Il était resté six mois à bord du baleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, et s’était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâche des baleiniers… »