C’est rue du Cirque que demeurait M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu’il devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante pas.
Rien de vulgaire dans cette habitation, chef-d’œuvre de M. Verdale.
L’hôtel s’élevait au milieu d’une cour sablée, et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes exotiques.
À droite et à gauche, étaient les communs ; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on apercevait par la porte entrouverte plusieurs voitures de formes différentes, sous leurs housses de toile verte.
– Peste !… grommela Jean Cornevin, l’empereur loge bien ses amis !
Devant la grille, un gros homme à figure joviale, le concierge, fumait son cigare… un pur londrès.
– M. le comte reçoit, dit-il aux deux jeunes gens, vous pouvez entrer…
Dans le vestibule, pavé de marbre et tout doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit leur carte en disant qu’il allait la remettre à M. le comte, et les fit entrer dans une antichambre en les priant d’attendre.
Trois messieurs s’y trouvaient déjà lorsque Jean et Léon entrèrent.
Debout dans l’embrasure de la fenêtre, ils causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu’ils ne parurent pas remarquer qu’ils n’étaient plus seuls.
– Ainsi, continuait l’un, vous lui livrez encore cette voiture…
Puis-je faire autrement ? soupirait l’autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer ? Savez-vous qu’il me doit plus de cinquante mille francs ?…
– Comment, diable ! aussi, interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil crédit !…
– Pardon !… il vous doit bien vingt mille francs, à vous.
– C’est vrai, mais je viens lui signifier qu’il me faut un fort acompte…
– Et s’il ne vous le donne pas ?…
– Je suspends les fournitures, et… en avant le papier timbré !…
– Et après ?…
– Après !… j’obtiens un jugement, et je fais saisir.
– Quoi ?
– Tout, parbleu !… l’hôtel, le mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les traitements…
Les deux autres éclatèrent de rire, mais d’un rire si franc que l’homme au papier timbré en demeura tout déconfit.
– C’est donc bien drôle, ce que je dis ! fit-il d’un ton vexé.
– Ma foi, oui, répondit le carrossier.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Parce que, mon cher, vous ne vous êtes pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne vous dérangez pas. Ses traitements sont à l’abri de vos huissiers, son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son valet de chambre…
– Reste l’hôtel…
– Oui, mais vermoulu d’hypothèques… L’empereur ne le lui avait pas encore donné que M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus…
Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur présence et d’interrompre cette instructive conversation.
L’homme au papier timbré semblait consterné.
– Ah çà, fit-il, M. de Combelaine est donc très gêné ?
– Ruiné ! mon bon, à plat, comme toujours.
– Cependant il se fait une centaine de mille francs par an, avec ses traitements.
– Dites cent cinquante mille.
– Il est de deux ou trois entreprises…
– Pardon, de sept ou huit.
– Qui lui rapportent au moins autant.
– Mettons le double, et n’en parlons plus…
– Et il est ruiné !…
– À ce point que ses domestiques n’ont pas d’autres gages que l’argent qu’ils lui volent. Il est vrai qu’ils n’y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites cadeau d’une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il vous en apprendra de belles !…
À tout autre moment, Jean et Léon n’eussent pu s’empêcher de rire de l’ahurissement du bijoutier.
– Cet homme-là est donc un gouffre !… s’écria-t-il.
– Vous avez dit le mot.
– Que fait-il de son argent ?
– Il le dépense, parbleu !…
– À quoi !… puisqu’il ne paye rien ?…
– Et le jeu, mon cher, et les femmes, et les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte rien ?
Mais ils s’interrompirent brusquement. Un valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d’apparaître à la porte qui conduisait à l’intérieur des appartements. Il s’avança jusqu’aux témoins de Raymond, et, s’inclinant :
– M. le comte de Combelaine, dit-il, attend ces messieurs dans son cabinet…
M. de Combelaine était peut-être aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs ; en tout cas il n’y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et préoccupé d’éblouir.
Voilà ce qu’auraient pu remarquer Jean et Léon Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les moulures.
Mais, pour ne rien voir, ils étaient trop émus de cette idée qu’ils allaient se trouver en face du meurtrier de leur père.
Et le cœur leur battit lorsque le domestique, ouvrant une porte, annonça :
– Messieurs Cornevin.
Ils étaient dans le cabinet de travail, c’est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du maître.
On n’y voyait guère de livres ni de papiers, mais quantité d’armes de tous les temps et de tous les pays, des fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des fleurets mouchetés.
Sur la table qui servait de bureau se voyaient cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur respective.
Près de cette table, M. de Combelaine, vêtu d’un élégant costume du matin, était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.
Il s’était appliqué et avait réussi à se faire un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle situation.
Et les spectateurs qui le sifflaient à Bruxelles, lorsqu’il y jouait la comédie, ne l’eussent pas reconnu, avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement cirées, son œil morne et sa physionomie impassible.
C’était une fureur, alors. C’était à qui copierait le maître. C’était à qui éteindrait son regard, empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber de ses lèvres des paroles rares et sans expression.
Si bien que, dans les ministères et dans les salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé Taciturne III…
À la vue des deux jeunes gens, cependant, M. de Combelaine s’était levé, et, leur montrant des sièges :
– Veuillez vous asseoir, messieurs, dit-il.
Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même temps :
– Nous resterons debout, s’il vous plaît, monsieur, prononcèrent-ils…
Leur conviction était que le comte allait feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une explication difficile. Erreur !…
– Messieurs, reprit-il, lors des événements de Décembre, un homme a disparu qui s’appelait Laurent Cornevin ; seriez-vous ses parents ?…
– Nous sommes ses fils, répondit Léon.
– Excusez ma question, messieurs. Laurent Cornevin remplissait à l’Élysée un emploi assez humble.
– Il était palefrenier…
– Tandis que vous, messieurs…
– Nous, interrompit Jean d’une voix rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient… supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui nous ont fait ce que nous sommes…
C’est sans la plus légère apparence d’émotion que M. de Combelaine s’inclina.
– Je conçois votre irritation, monsieur, dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un de ces accidents affreux comme il ne s’en voit que trop dans les temps de discordes civiles…
– Oh ! un accident !… fit Jean.
Le comte ne sembla pas l’entendre.
– Certes, poursuivit-il, la famille de cet infortuné a été cruellement frappée… Mais moi, j’ai été atteint du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire planer sur moi des soupçons odieux que n’a pas dissipés complètement un arrêt solennel de la justice… Mes ennemis ont osé insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d’un crime…
Le sang commençait à affluer au cerveau de Jean.
– Nous ne venons pas vous demander compte de la mort de notre père ! interrompit-il brutalement.
M. de Combelaine ne sourcilla pas.
– C’est que ce serait fort naturel, prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais alors je vous répondrais que tout ce que j’ai d’influence et de crédit, je l’ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout ce qu’il est humainement possible de faire, je l’ai fait… inutilement, hélas ! et il me serait aisé d’en administrer la preuve…
Léon essayait de répliquer ; il l’arrêta d’un geste, et, plus vivement :
– Permettez : on m’attaque, je me défends… Combien était désastreuse la situation de la femme Cornevin, je le savais. J’étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j’ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d’intérêt ? Non. C’eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute ? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l’égard de votre famille, je vous rappellerais que c’est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand’mère, ont obtenu l’un une place, l’autre un bureau de tabac, qui les met à l’abri du besoin… Je vous rappellerais que j’ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative…
Mais Jean Cornevin n’en put supporter davantage.
Des soufflets l’eussent moins transporté de fureur que cette énumération d’une parenté dont il avait horreur.
– Oh ! assez, interrompit-il d’un ton menaçant. Je vous l’ai dit, ce n’est pas pour nous que nous sommes ici… Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge.
Si cuirassé d’impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement.
– Et… que veut-il de moi ? interrogea-t-il.
– Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s’écria Jean. Il veut se battre avec vous !…
M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s’être attendu et préparé à quelque chose de pareil.
Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s’était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui.
Après un moment de silence :
– Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge ; à sa place j’agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu’il me propose…
– Cependant, monsieur…
– Je déclare qu’un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c’est vrai, j’ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l’aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui… Et vous voudriez qu’après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m’expose à tuer le fils !… Non ! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l’Élysée, j’ai fait le serment de ne plus me battre jamais… Je le tiendrai, quoi qu’il arrive.
– C’est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin.
Ah ! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas.
– Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il.
Mais Léon n’était pas intervenu encore :
– Je n’insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d’un ton glacé ; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus…
– Ah !…
– Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit…
– Monsieur…
– Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s’il faut recourir à la violence…
– Ah !… pas un mot de plus, monsieur, s’écria M. de Combelaine d’une voix étranglée, pas un mot de plus !…
Il s’était dressé d’un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l’œil flamboyant, et sa main serrait d’une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table…
L’ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait.
– Vous ne savez donc pas quel homme je suis ? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu’un homme qui, jadis, m’eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi !…
– Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client ? demanda tranquillement Léon Cornevin.
M. de Combelaine eut un geste terrible.
– Eh bien ! moi, s’écria-t-il, au premier soupçon de violence de Raymond Delorge, je vous déclare…
Il s’arrêta court.
– Quoi ?… insista Léon.
Mais une réflexion, plus rapide que l’éclair, venait de traverser l’esprit du comte.
– Rien ! répondit-il, rien !
Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser.
Il lâcha le revolver qu’il tenait, il se rassit, et, d’un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore :
– Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter… M. Delorge m’accordera bien vingt-quatre heures.
– Assurément.
– Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse… Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé…
C’est mécontents d’eux-mêmes, le cœur serré et l’esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses.
Combien ils avaient eu tort d’accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l’avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n’avait-il pas assassiné également leur père à eux ?
Aussi qu’était-il arrivé ?
Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie.
N’avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas ! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare !…
Ne leur avait-il pas reproché ce qu’il avait fait pour les vieux Cochard ?…
Ne s’était-il pas en quelque sorte vanté d’avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri ! Quelle honte !
Et cependant, ils avaient été forcés d’endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d’un ton de tranquille impudence.
– Ah ! le misérable !… s’écria Jean, lorsqu’ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s’il eût fait feu sur nous tandis qu’il tenait son revolver !…
Léon Cornevin hochait tristement la tête.
– Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas… mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu’un coup d’épée.
Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche.
Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d’une responsabilité trop lourde pour s’en remettre à leurs seules lumières.
Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot.
L’avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères.
– Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s’est-il encore fourré dans quelque guêpier ?…
Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l’affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d’attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d’un délai de quarante-huit heures.
Et lorsqu’il eut terminé :
– Que le diable vous emporte ! s’écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué.
– Cependant, commença-t-il…
Mais l’avocat ne voulut pas l’écouter, et très vivement :
– Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c’est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais ; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage…
– Eh ! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu…
– Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru… Et moi qui comprends l’amitié autrement que vous, j’aurais essayé de raisonner Raymond, et s’il n’avait pas voulu m’écouter, je l’aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit : « Avant de te battre avec cet autre, il faudra d’abord te battre avec moi !… »
Il se montait tellement qu’il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d’une main et son couteau de l’autre, il gesticulait comme s’il eût été à la tribune…
– Quoi ! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d’un abîme qui l’attire, où il va couler fatalement, et vous lui criez : Casse-cou !…
Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.
Léon, qui était un homme froid et grave, n’avait pas cette bonhomie.
Il n’aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu’on lui démontrât qu’il faisait une folie pour qu’il s’y obstinât.
– Je ne vois pas, dit-il d’un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine.
Me Roberjot haussa les épaules.
– Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n’est-ce pas ? que M. de Combelaine exploite la situation inespérée que lui a faite le coup d’État. Voici dix ans qu’il cumule des traitements énormes, qu’il met à l’encan son influence et celle de ses amis, qu’il bat monnaie à la Bourse des secrets qu’on lui confie ou qu’il surprend, qu’il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale… En est-il plus avancé ? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d’en avoir d’autres. Sa situation est ce qu’elle était la veille du 2 décembre. Je me trompe : elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d’audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu’il n’avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd’hui pour un demi-million…
– Oh ! quand on a ses ressources ! murmura Léon Cornevin…
– Mais il n’en a plus, répondit l’avocat, non, plus aucune. Tout s’épuise. Il ne trouverait plus aujourd’hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l’empereur répond à ses cris de détresse ? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple ! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu’il parle de se marier…
– Lui ?…
– Pourquoi non ?… Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n’est pas si dégoûté que nous…
– Un tel homme !…
– Ce tel homme, mon cher, donnera à sa femme le titre de comtesse, plus que contestable, c’est certain, mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes des Tuileries. Ce tel homme, si son beau-père n’est pas absolument taré, le fera décorer ; le fera nommer député ou peut-être sénateur, s’il n’est pas trop notoirement idiot.
Jean Cornevin ne pouvait s’empêcher de sourire.
– Ce diable d’avocat se croit à la tribune, pensait-il.
Mais Léon ne riait pas, lui.
– Cela étant, fit-il, comment M. de Combelaine, qu’une grosse dot remettrait à flot, ne se marie-t-il pas ?
– Ah !… c’est ce que je me suis demandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant de trouver une réponse satisfaisante. Mais je l’ai trouvée : il n’ose pas…
– Oh !…
– Il n’ose pas parce qu’il est une personne qui a des vues sur lui, qui se le réserve… Or, cette personne a pénétré si avant dans son existence et connaît tant et tant de ses secrets, qu’il ne peut pas s’en faire une ennemie sans risquer de se perdre… Il ne peut pas l’épouser, elle ; en épouser une autre, non…
– Et cette personne…
– Oh !… vous la connaissez, répondit l’avocat.
Et après une légère hésitation :
– C’est Mme Flora Misri, répondit-il, Mme Flora qui, pendant que M. de Combelaine jetait l’argent par les fenêtres, le ramassait et thésaurisait. C’est une personne très prévoyante, malgré ses airs évaporés, et qui sait compter. De telle sorte que, si le comte est ruiné au point de ne savoir plus dans quelles eaux troubles pêcher vingt-cinq louis, Mme Flora est riche et trouverait un million et demi chez son notaire.
C’est avec une impatience manifeste, l’impatience de l’homme qui ne veut pas reconnaître ses torts, que Léon écoutait.
– En tout ceci, fit-il, je ne vois pas quelle influence peut avoir notre démarche sur les déterminations de M. de Combelaine.
L’avocat sourit.
– Oh ! l’entêté !… s’écria-t-il.
Puis très vite :
– Résumons-nous, poursuivit-il. M. de Combelaine est au bout de son rouleau ; une dot le sauverait, mais il ne faut pas se marier à son gré et il ne veut pas épouser Mme Flora Misri. Que va-t-il faire ? À quel expédient va-t-il recourir ? Le temps presse, il ne peut plus attendre, il va peut-être se lancer dans quelque aventure périlleuse… Et c’est alors que vous vous chargez de lui rappeler le danger. C’est alors que vous lui criez en quelque sorte : « Prends garde, tes ennemis veillent… Que la main qui t’a protégé contre leur juste colère se retire, et tu es perdu ! »
Léon était obstiné, mais non cependant au point de nier l’évidence.
– Excusez-moi, monsieur, dit-il à Me Roberjot, je n’avais pas vu si loin… Nous avons été plus fous encore que je ne le supposais… Mais maintenant, que faire ? Car c’est là ce que nous venions vous demander…
Ayant fini de déjeuner, Me Roberjot se leva.
– Si j’étais libre, dit-il, je vous accompagnerais, mais je suis attendu, je dois prendre la parole aujourd’hui… Seulement, après-demain, j’irai chez vous pour recevoir l’envoyé de M. de Combelaine. Tâchez, d’ici-là, de faire entendre raison à Raymond…
C’était plus aisé à conseiller qu’à exécuter. En apprenant les réponses de M. de Combelaine, en apprenant surtout que ses amis étaient allés consulter Me Roberjot, Raymond Delorge entra dans une colère furieuse, disant que c’était épouvantable, que c’était à n’oser plus se confier à personne, puisqu’on était trahi par ses meilleurs amis.
Le surlendemain, cependant, lorsque l’avocat arriva, Raymond paraissait fort calme, soit qu’il eût réfléchi, pendant les quarante-huit heures qui venaient de s’écouler, soit que l’avocat lui imposât beaucoup plus qu’il ne voulait l’avouer.
– Eh bien ! je suis exact, j’espère ! dit gaiement Me Roberjot. Est-on venu ?…
– Pas encore, répondit Léon.
Et sans laisser à l’avocat le temps de répliquer, il l’entraîna jusqu’à une fenêtre ouverte, et bas et vivement :
– Raymond m’inquiète, lui dit-il. Je le connais, s’il est si tranquille, c’est qu’il médite quelque folie, pour le cas où M. de Combelaine persisterait dans son refus…
– Il y persistera, répondit Me Roberjot, ce n’est pas douteux. Néanmoins, rassurez-vous, mes mesures sont prises… Mais voici, je crois, notre ambassadeur.
Devant la maison, en effet, un coupé attelé de deux magnifiques chevaux venait de s’arrêter. Un gros homme en descendit, qui traversa le trottoir et disparut sous la porte cochère…
L’instant d’après, il entrait chez MM. Cornevin. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, portant de gros favoris noirs, trop bien mis et dont les mains épaisses faisaient craquer les gants gris perle.
– Je suis l’ami de M. le comte de Combelaine, messieurs, dit-il dès le seuil, et je viens, je viens…
Le reste de sa phrase expira dans son gosier, et une pâleur soudaine envahit son visage prospère…
Il venait d’apercevoir Me Roberjot debout, dans l’embrasure de la fenêtre.
– Toi ici, balbutia-t-il, toi !…
– Moi-même, cher monsieur Verdale, répondit l’avocat avec une ironique courtoisie… Je suis l’ami, – l’ami intime, vous m’entendez, – de M. Raymond Delorge, et je suis venu savoir ce qu’ont décidé les conseillers de M. de Combelaine.
Raymond, Jean et Léon étaient confondus.
Quelles étaient les relations de ces deux hommes ? Ils l’ignoraient. Mais ils ne pouvaient pas ne pas voir qu’il y avait entre eux un secret, qui faisait de l’un l’esclave soumis et tremblant de l’autre…
À l’air suffisant de M. Verdale, succédait la plus humble attitude.
– Nous avons décidé, répondit-il, non sans hésitation, que M. de Combelaine ne doit pas accepter la rencontre qui lui a été proposée… Nous espérons que M. Raymond Delorge reconnaîtra, comme nous, que ce duel est impossible. Si cependant il mettait à exécution certaines menaces, notre client, sur notre conseil, déposerait une plainte…
– C’est bien ! fit sèchement Me Roberjot… Nous aviserons…
Mais M. Verdale s’était à peine retiré, ou plutôt enfui, que la colère de Raymond éclata.
– Ah ! M. de Combelaine veut déposer une plainte ! s’écria-t-il. Eh bien ! ce soir même, à l’Opéra, je lui en fournirai l’occasion…
Jean et Léon croyaient que Me Roberjot allait répondre et vertement. Point.
Il alla tranquillement ouvrir une porte et Mme Delorge parut.
– Ma mère !… balbutia Raymond décontenancé.
Mme Delorge s’avança.
– Oui, votre mère, dit-elle, à qui un ami est venu apprendre votre folie. Malheureux !… Vous ne comprenez donc pas que vous battre avec M. de Combelaine ce serait proclamer son innocence !… Se bat-on avec un lâche assassin ?… Croiser le fer avec lui, c’eût été renoncer au droit d’en obtenir justice… Et il faut pourtant que justice nous soit rendue, Raymond, il faut que votre père soit vengé.