Il y a deux châteaux de Maillefert.
Le vieux, que l’Annuaire historique et monumental de l’Anjou mentionne sous le nom de château de Chalandray, se dressait au sommet du coteau et commandait le cours de la Loire en amont et en aval.
Démantelé par les ordres de Richelieu, il ne tarda pas à tomber en ruines.
Il n’en reste plus aujourd’hui que des vestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours, encore imposantes, qu’on aperçoit de la station des Rosiers.
Le château neuf est bâti plus bas, à mi-côte.
C’est une massive construction à l’italienne, avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n’a rien de remarquable, bien qu’en dise le guide Joanne, que ses vastes proportions.
Les grilles de la cour d’honneur, cependant, épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseries de la chapelle ont une haute valeur artistique.
Par exemple, les jardins de Maillefert n’ont pas de rivaux, malgré l’état d’abandon où on les laisse depuis quelques années.
Dessinés dans le goût des jardins de Marly, ils se composent d’une succession d’immenses terrasses à balustres élégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre, dont la dernière marche baigne dans la Loire.
Des charmilles admirables, des bosquets d’arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs de soutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies du parc.
Une avenue de près d’un kilomètre de long, ombragée d’un quadruple rang d’ormes séculaires, conduit de la grande route au château moderne de Maillefert.
Et c’est cette avenue que, le samedi, 24 octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge et M. de Boursonne.
Car, après bien des perplexités, Raymond s’était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de se rapprocher de Mlle Simone de Maillefert.
Il essayait, il est vrai, de se payer de ces subterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leur conscience ou les défaillances de leur volonté.
– C’est curiosité pure, se disait-il. Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connais pas !… Avant trois mois d’ailleurs, j’aurais quitté les Rosiers pour n’y jamais revenir, et jamais plus je n’entendrai parler d’elle.
N’importe ! Mécontent de lui-même, il était triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes aux continuelles observations de M. de Boursonne.
C’est que, d’un autre côté, jamais le vieil ingénieur n’avait été si guilleret.
Il frétillait dans son habit noir, arrivé la veille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bons vieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après un quart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillent l’habillement complet d’un gamin de dix ans.
– Que nous chantait donc cet imbécile de Béru ? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en était réduite à vendre ses terres ! Quand on est ruiné, on ne donne pas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulement l’illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nous vivrions, vous et moi, pendant un bon mois.
Il calculait juste.
Des milliers de verres de couleur, habilement disposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartés tremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au château de Maillefert un aspect féerique.
– Positivement, continuait le vieil ingénieur, c’est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voit bien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés du gouvernement !… Vous qui êtes si lié avec M. Bizet de Chenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequel je l’ai aperçu l’autre jour.
Il est certain qu’ils étaient peut-être les seuls invités à venir à pied. Les gens qu’ils apercevaient se glissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus de Gennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite.
À chaque moment, ils étaient dépassés par des voitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur des lanternes, des femmes en costume de bal.
Et, quand ils arrivèrent à la cour d’honneur, ils la trouvèrent, si vaste qu’elle soit, trop étroite pour tous les équipages.
De trois côtés et sur trois rangs stationnaient, roues à roues, tous les véhicules connus, depuis le splendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d’Angers quelque belle millionnaire, jusqu’à l’humble boc, attelé d’un bidet d’allure paisible, du gentilhomme fermier de Trèves ou de Saint-Mathurin.
Au milieu de la cour un léger hangar avait été dressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livrées multicolores se chauffant autour d’un grand feu, et vidant des bouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses.
– Heureuse intention ! remarqua M. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d’une voiture dans le fossé… Voilà qui me console d’être venu à pied.
Il se hâtait, tout en disant cela, car il était clair que depuis assez longtemps déjà la fête avait commencé.
Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient. On entendait le brouhaha de la foule et, par-dessus, les ritournelles de l’orchestre.
Dans le vestibule, immense et dallé de marbre, des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et les conduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient été disposées en vestiaire.
Seulement, M. de Boursonne et Raymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaient encombrées de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux.
Si bien que le domestique qui les conduisait, voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par une seule lampe où il les laissa seuls.
En un tour de main Raymond fut prêt.
Mais le vieil ingénieur n’était pas si leste.
Il en avait pour un moment avant d’avoir essuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoir de poche et mis ses gants.
– C’est égal, disait-il, c’est fort bien vu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à la disposition des invités une manière de cabinet de toilette…
Tout à coup il s’interrompit…
Dans la pièce voisine, dont la porte, cachée par une portière, était ouverte, évidemment une discussion éclatait :
– Chut ! fit M. de Boursonne à Raymond.
Et, sans vergogne, il se rapprocha de la portière.
– Il est inouï, disait une voix de femme, très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vous n’ayez même pas commencé votre toilette… Êtes-vous folle !… À quoi donc avez-vous employé votre soirée ?
– Vous le savez bien, ma mère, répondit doucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniers apprêts de votre fête…
– Eh bien ! justement, c’est ce dont je me plains… C’est le rôle de mon maître d’hôtel et non pas le vôtre…
– C’est vrai, ma mère ; seulement ma surveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deux mille francs.
– Assez !… je vous ai déjà dit que cette rage d’économie m’est odieuse.
– Cependant, ma mère, c’est grâce à elle que j’ai pu vous rendre service, ainsi qu’à mon frère…
– Jolis services !… Plutôt que de laisser prendre hypothèque sur vos prés de l’Authion, vous avez laissé vendre les propriétés de Philippe.
– Je vous ai dit pourquoi, ma mère… Mes revenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je ne vous les disputerai… Mais ni lui, ni vous, ne toucherez au capital…
– Simone !
– C’est ainsi. N’espérez de moi, sur ce sujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j’ai, je saurai le défendre et, si je mourrais, mon héritage serait à l’abri de vos prodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère, vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas à l’hôpital…
Seul et libre de suivre ses inspirations, M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petit salon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, qui éclairait d’un jour si extraordinaire les relations de la duchesse de Maillefert et de sa fille.
Le fâcheux est qu’il n’était pas seul.
Cloué sur place tout d’abord, et pétrifié de surprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre.
Il eut horreur de la situation où le mettait la maladresse d’un valet.
Et, se rapprochant de M. de Boursonne :
– Sortons, monsieur, lui dit-il à l’oreille, sortons vite.
D’un geste, le vieil ingénieur l’écarta :
– Chut donc !… fit-il.
La discussion s’envenimait entre la mère et la fille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacité extraordinaire.
– Ah ! vous vous oubliez, Simone ! s’écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nous manquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère, qui est le chef de la famille !…
– Madame, de grâce, implorait la voix au timbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinq cents personnes dans vos salons ; songez que très certainement on commente votre absence.
– On s’étonne bien plus de la vôtre !
– Oh ! moi, il est connu que je n’aime pas le monde.
– On remarque votre affectation à le fuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n’est pas naturel, on se demande pourquoi…
– Ne le savez-vous pas, ma mère ?…
– Je sais que vous êtes la fable du pays, voilà tout !… Je sais que ma fille, une Maillefert, est le sujet de disputes de cabaret, une manière d’héroïne populaire pour qui les imbéciles s’en vont sur le pré. Et je suis résolue à ne plus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pas davantage jouer les filles persécutées, et par votre conduite censurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez en chef de famille et me rompez la tête de vos sottes remontrances…
Raymond n’en voulut pas entendre davantage.
Saisissant le bras de M. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaient rivés au parquet :
– Venez, monsieur, lui dit-il d’un accent indigné, bien qu’à voix basse, ce que nous faisons ici est abominable. Venez, ou je me retire et je vous laisse seul !…
Le vieil ingénieur n’osa pas résister. Mais une fois dans le corridor :
– Parbleu ! fit-il, je me sens tout fier de l’opinion qu’a de nous cette excellente duchesse. Vous l’avez entendue ? Dispute de cabaret ! bataille d’imbéciles !… Risquez donc votre peau pour les gens !…
Qu’importait à Raymond l’opinion de la duchesse !…
– Je plains Mlle Simone, monsieur, prononça-t-il.
– Oui, le fait est qu’avec une pareille maman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d’or…
– Et quelle résignation ! Pas une plainte !
– Hum !… je trouve au contraire qu’elle se plaint haut et ferme… Mais elle a mille millions de fois raison, la pauvre enfant !
Sur quoi, s’arrêtant court sur le palier de l’escalier, et d’un ton sérieux et ému qui ne lui était pas habituel :
– C’est que c’est une brave et vaillante fille, ajouta-t-il, j’en mettrais la main au feu, moi qui tiens à ma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, mais elle a, morbleu ! le droit de l’être, elle qui se sacrifie à l’honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle qui oublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêves de jeune fille, pour se faire l’intendant d’une mère prodigue et d’un frère panier percé !…
Jamais, au gré de Raymond, M. de Boursonne n’avait si bien parlé.
– Drôle de boutique ! poursuivait-il, où c’est la fille qui tient la clef de la caisse et qui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu ! dans un joli temps !… J’avais bien déjà vu un père et son fils se ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçon croquant gaillardement leurs millions ensemble, c’est neuf, c’est gracieux, c’est coquet. Il n’y a plus après cela qu’à tirer son chapeau. Et, ma foi, vive le progrès !…
Il descendit quatre ou cinq marches, puis, s’arrêtant de nouveau en se frappant le front :
– C’est égal, dit-il encore, je voudrais bien savoir de qui nous vient notre invitation, si c’est de la mère, du frère ou de la sœur…
Raymond aussi se le demandait, et avec une bien autre anxiété que le vieil ingénieur.
Pourtant il ne lui répondit pas.
Ils arrivaient au grand vestibule, où se pressaient, au milieu de valets, une douzaine d’invités retardataires.
Un huissier, grave comme un pair d’Angleterre, les précéda jusqu’à la porte du grand salon, et après leur avoir demandé leurs noms, annonça :
– M. Raymond Delorge ! M. le baron de Boursonne !
Le vieil ingénieur tressauta comme si on lui eût coulé dans le dos un grand verre d’eau glacée.
– D’où diable cet escogriffe sait-il que je suis baron ? grommela-t-il.
– C’est vous qui venez de le lui dire, monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait.
– Êtes-vous sûr ?
– J’ai entendu.
Le bonhomme hocha la tête.
– Vanité des vanités ! murmura-t-il. Voilà pourtant la contagion de l’exemple. Mais donnez-moi le bras, mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas.
La précaution était bonne, car la foule était grande et d’autant plus animée qu’un quadrille venait de finir et que tous les danseurs refluaient dans les couloirs de dégagement.
En annonçant cinq cents personnes, Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité : il y en avait bien le triple, circulant à travers trois salons et la grande galerie, qui occupaient tout le rez-de-chaussée d’une des ailes du château.
Rien de plus magnifique que ces salons, avec leurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs larges fenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes des Maillefert, salons si vastes que dans chacun d’eux eût tenu l’appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millier d’invités.
Et cependant, cette splendeur même devait attrister un observateur, qui y retrouvait l’indice d’une opulence évanouie.
Il n’était que trop aisé de voir que ces appartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus de meubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que les banquettes sortaient évidemment des magasins d’un tapissier d’Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendait peut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir les tendre ailleurs…
– Ne jurerait-on pas, disait à Raymond M. de Boursonne, que la bande noire a passé ici ! La bande noire !… Parbleu ! c’est cette chère duchesse. Ne pouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté les meubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, les tapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tous ces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneur et qui se transmettent de génération en génération.
Cependant, le vieil ingénieur et Raymond étaient sans doute les seuls à faire ces affligeantes observations.
Le bal arrivait au moment de son plus vif éclat.
Aux gais refrains de deux orchestres, dansaient, avec l’entrain de simples paysannes, les plus jolies, les plus riches et les plus nobles héritières de l’Anjou.
Le visage, même, se déridait, des douairières qui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours, audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou de diamants.
À toutes les portes et dans l’embrasure des fenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient en groupes compacts.
Plus loin, dans deux petits salons ouvrant sur la galerie, on entendant l’or rouler sur les tapis verts et s’échanger les paroles sacramentelles : « Je passe !… – À vous la main !… – Je marque le point !… »
Sans relâche, les valets se succédaient, portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et de coupes de champagne.
– Avec tout cela, disait Raymond à M. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nous n’avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-elle pas ? où donc est-elle ?…
C’était en ce moment la préoccupation de bon nombre d’invités ; il n’y avait pour s’en assurer qu’à prêter l’oreille.
– Décidément cette chère duchesse nous abandonne !…
Ainsi, près de Raymond et de M. de Boursonne, disait un gros monsieur à une très vieille dame extrêmement parée.
– C’est assez son habitude, ce me semble, répondit la douairière.
– Alors pourquoi donner des fêtes ?…
– Eh ! cher marquis, lorsqu’on a de l’argent de trop, il faut bien le dépenser.
Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bon rire de la médisance, puis le gros monsieur – le marquis – reprit :
– En tout cas, elle n’avait jamais donné une fête aussi magnifique.
– Aussi… nombreuse, du moins.
– C’est ce que je voulais dire. Aussi doit-elle avoir un but…
– Elle en a un.
– Et vous le connaissez ?
– Assurément.
Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient le bal pour écouter.
– En y réfléchissant, continuait le gros marquis, il me semble que je devine les projets de Mme de Maillefert.
– Dites.
– Elle songe à marier sa fille.
La vieille dame eut un petit ricanement, qui découvrit les perles de son râtelier.
– Pourquoi cela, comtesse ? demanda l’autre, piqué.
– Parce que vous savez bien que le mariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille. Parce que c’est Cendrillon qui paye les violons quand la duchesse danse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme, comme de juste, au lieu de la donner à croquer à Mme de Maillefert et à son fils… Allez donc un peu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez ce qu’on vous répondra… À moins que…
– Eh bien !…
– À moins que vous ne consentiez à donner reçu de la dot sans la recevoir…
Le gros homme se grattait l’oreille, ce qui était sa façon de faire appel à ses idées.
– Peut-être avez-vous raison, comtesse, dit-il ; mais, alors, que se propose donc la duchesse ? Cherche-t-elle une femme pour Philippe ?…
– Y songez-vous !… Quelle famille voudrait ce garçon ! Peut-être, à Angers, trouverait-il quelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de son nom et de son titre ; mais il ne trouvera jamais une fille de noblesse…
– Alors, je donne ma langue aux chiens… Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-il vous jurer un secret éternel ?
– Ce n’est pas la peine.
– Bah !…
– Ce que je vais vous dire, tout le monde le saura avant huit jours.
– Comtesse, je suis sur le gril.
– Eh bien ! marquis, Mme la comtesse d’Hostal de Chalandray, duchesse de Maillefert, est ici en tournée électorale.
Le gros homme fit un tel saut en arrière, qu’il posa lourdement son talon sur le pied de M. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher de lui un peu plus que ne le permettaient les convenances.
– Sacrrr !… commença le vieil ingénieur.
– Oh !… monsieur, mille pardons, agréez toutes mes excuses, fit gracieusement le marquis.
Et revenant bien vite à la vieille dame :
– C’est invraisemblable, ce que vous me dites là, comtesse, fit-il.
– Oui, mais c’est vrai. Ignorez-vous donc que la duchesse est ralliée, tout ce qu’il y a de plus ralliée, qu’elle ne sort plus des Tuileries, qu’elle va à Compiègne, qu’elle se montre partout avec la femme de ce Maumussy qui s’est affublé du titre de duc, qu’elle sera peut-être, un de ces jours, dame d’honneur de l’impératrice…
– Une duchesse de Maillefert !…
– Voilà ! Quand on se noie, on se raccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sont à leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué la légitime de cette petite Simone ? Cela les inquiète et ils se sont adressés à l’empire pour obtenir, elle des rentes, lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne paye bien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis de rallier la noblesse de l’Anjou et de nous amener tous aux pieds de Leurs Majestés…
– C’est monstrueux !…
– Attendez !… Pour faciliter à cette chère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition un certain nombre de places qu’elle va proposant à l’un et à l’autre. Déjà elle m’a offert une recette particulière pour mon gendre, qui n’est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé de famille…
– Tenez, comtesse, il me semble que je rêve !…
– C’est-à-dire que vous doutez, et que vous voudriez des preuves ? Eh bien ! regardez autour de vous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département. Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, le commandant de l’école, l’enregistrement, la douane et les ponts et chaussées. C’est un bal de fusion.
Singulier fut le regard qu’échangèrent Raymond et M. de Boursonne.
Mais déjà le gros monsieur continuait :
– Cela étant, je vais aller saluer la duchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettra plus les pieds chez elle… Mais où donc est-elle ? Étrange maison, dont personne ne fait les honneurs !… Avez-vous aperçu Mlle Simone ?
– Pas encore.
– Et Philippe ?…
– Oh ! lui, vous le trouverez dans le salon de jeu… Je viens de l’y voir aux prises avec votre fils…
– Comment ! monsieur mon fils se permet… Ah ! je vais y mettre bon ordre !…
Mais, au moment où il quittait la comtesse, un mouvement se fit dans la galerie.
Raymond et M. de Boursonne se haussèrent sur la pointe du pied.
Et, dans l’encadrement de la porte, ils aperçurent la duchesse et Mlle Simone de Maillefert.