VII
 

Le lendemain de l’arrivée aux Rosiers de Mme la duchesse de Maillefert, le matin, Raymond fumait un cigare sur la porte du Soleil levant, en attendant M. de Boursonne, lorsque le facteur lui remit une lettre de Paris.

Reconnaissant sur l’adresse l’écriture de Me Roberjot, il s’empressa de rompre le cachet et lut :

« Mon cher Raymond,

« Lors du départ de notre ami Jean, il fut convenu, vous devez vous le rappeler, qu’il m’adresserait toutes celles de ses lettres où il parlerait du but réel de son voyage.

« Il n’y avait que ce moyen d’être sûr que le secret de ses espérances et des nôtres ne serait pas surpris par sa mère ou par la vôtre.

« Jean s’est souvenu de nos conventions.

« Je reçois à l’instant une lettre de lui, et je m’empresse de vous en adresser une copie… »

Mais Me Roberjot n’avait pas voulu confier au plus intime de ses secrétaires la lettre qui lui était adressée, et c’est de sa grosse écriture qu’était cette copie.

« Mon cher maître,

« Après la plus détestable traversée, prolongée bien au-delà de l’ordinaire par des coups de vent terribles et des calmes désolants, je suis enfin arrivé à Valparaiso, bien portant et plein d’espoir.

« Je me réjouissais et j’avais tort. Le plus aisé seulement était fait.

« Le diable, c’était d’aller de Valparaiso à Talcahuana.

« On me disait bien que, si je voulais patienter pendant un mois, je trouverais quelque navire qui m’y porterait pour presque rien ; mais, outre que j’avais assez pour le moment de la mer, un mois me paraissait une éternité.

« Je me mis donc en quête de quelque autre moyen de transport, et grâce aux indications d’un compatriote, je ne tardai pas à trouver un brave homme qui, propriétaire de cinq ou six chevaux, s’engageait à me conduire avec mon bagage rapidement et à peu de frais.

« C’était une façon de parler.

« Voyager à cheval est charmant, dans un admirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradis terrestre, mais c’est un genre de locomotion que je ne conseillerais pas aux gens pressés.

« Cependant, les étapes succédaient aux étapes ; un jour vint où mon conducteur, étendant le bras, me dit :

« – Nous arrivons… C’est là.

« Il me montrait, au fond de la merveilleuse baie de Concepcion, à mi-côte d’une colline de terre rougeâtre, une longue rangée de cases à un seul étage, construites en briques séchées au soleil.

« C’est la ville de Talcahuana, si souvent détruite par de tremblements de terre que ses quatre mille habitants, lassés de bâtir sur un sol mouvant, se contentent maintenant de cabanes.

« Ah ! mon cher maître, c’est le cœur battant que j’y entrai, un samedi soir, aux dernières lueurs du crépuscule.

« Tout en chevauchant le long des rues étroites et escarpées, je me disais que, peut-être, dans quelqu’une de ces cases devant lesquelles je passais vivait mon père ; que, peut-être, avant quarante-huit heures, j’aurais le bonheur de le serrer entre mes bras, et que je recevrais de lui la lettre du général Delorge, cette arme qui doit assurer la vengeance que nous attendons depuis plus de quinze ans…

« Aussi, bien qu’il me fût donné, la nuit qui suivit mon arrivée, de coucher dans un véritable lit, mis à ma disposition par un négociant français, il me fut impossible de fermer l’œil.

« Il me semblait que le jour ne viendrait jamais me permettre de commencer mes recherches.

« Il vint, cependant ; mais mes premières investigations ne furent pas heureuses.

« Le climat du Chili est admirable, le pays est si beau, la vie y semble si facile et si douce, les Chiliennes ont tant de séductions, que de tous les navires – et ils sont nombreux – qui relâchent dans la baie de Concepcion, toujours quelque matelot déserte, qui s’installe à Talcahuana, ou qui va s’établir plus avant dans les terres.

« Cette circonstance hérissait mon enquête de difficultés imprévues.

« Force me fut donc de me mettre à exécuter ce que vous m’avez dit que je ferais.

« Je m’en allais de case en case, interrogeant tous les habitants, lesquels sont, par bonheur, les meilleurs et les plus obligeants du monde.

« Je leur demandais s’ils n’avaient pas ouï parler d’un Français, nommé Cornevin ou Boutin, qui avait dû arriver à Talcahuana dans les premiers mois de l’année 1853 à bord d’un baleinier américain.

« J’ajoutais, pour aider leurs souvenirs, que ce Français était un ancien prisonnier politique qui avait eu le bonheur incroyable de s’évader de l’île du Diable. Et enfin, autant qu’il était en moi et d’après les indications de ce brave Nantel, je traçais un portrait de mon père.

« Mais, hélas ! tant d’années s’étaient écoulées depuis, tant de baleiniers américains avaient jeté l’ancre à Talcahuana, que personne ne pouvait donner la plus vague indication.

« Le découragement me gagnait.

« Je commençais à me dire que Raymond et Léon avaient eu raison d’essayer de me retenir, lorsqu’enfin une lueur m’arriva.

« Talcahuana n’est pas une grande ville. Les distractions y sont trop rares pour que chacun ne s’occupe pas de ce que fait le voisin.

« On n’avait donc pas tardé à me connaître, à savoir le but de mon voyage et à s’intéresser au jeune peintre français qui était à la recherche de son père, ancien déporté politique.

« Je le savais. Aussi ne fus-je point surpris, lorsqu’une après-midi que la chaleur m’avait retenu à la maison, on m’annonça un cavalier qui m’apportait des renseignements.

« C’était un vieux contrebandier, que les hasards de sa profession venaient de retenir deux mois de l’autre côté des Cordillères, et qui, depuis la veille seulement, était de retour à Talcahuana.

« Cet homme se rappelait parfaitement un déporté français dont l’évasion, racontée devant lui, l’avait frappé comme un miracle.

« Il ne se rappelait pas le nom de ce Français, mais il était persuadé que j’aurais de ses nouvelles par un ancien contrebandier nommé Pincheira, chez lequel il avait travaillé pendant plusieurs mois.

« Ce Pincheira habitait le port d’Eichato, à une petite distance de Talcahuana.

« À l’instant même je montai à cheval, et moins de trois heures plus tard, j’étais en présence de l’ancien contrebandier.

« Dès les premiers mots que je prononçai, il m’interrompit pour me dire qu’il se souvenait et, aux détails qu’il me donna, je reconnus que j’étais enfin sur la trace…

« C’est sous le nom de Boutin que mon père s’était présenté à Pincheira. Il était dénué de tout, affamé et à peine vêtu.

« Pincheira en eut pitié et n’eut point à s’en repentir, car il n’avait jamais vu, me dit-il, un travailleur si obstiné. Âpre au travail, mon père n’était pas moins âpre au gain. Il se privait de tout pour mettre de côté les quelques francs qu’il gagnait, disant qu’il avait besoin de devenir très riche, et qu’il le deviendrait ou qu’il mourrait à la peine.

« Un an plus tard, environ, le fils aîné de Pincheira ayant pris la détermination d’aller tenter la fortune en Australie, mon père partit avec lui.

« Les derniers mots de Pincheira, lorsque je le quittai furent ceux-ci :

« – Votre père doit être plusieurs fois millionnaire ou mort…

« C’est donc pour Melbourne que je vais partir, muni d’une lettre de recommandation de Pincheira pour son fils.

« Dès demain, je regagne Valparaiso où je trouverai plus aisément qu’ici une occasion pour l’Australie…

« Maintenant, je tiens le bout du fil, je ne le lâcherai pas…

« Au revoir donc, mon cher maître, – je n’ose dire à bientôt. J’écris à ma mère en même temps qu’à vous. Embrassez pour moi Raymond et Léon, et croyez-moi le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos obligés… »

Me Roberjot poursuivait :

« Vous le voyez, mon cher Raymond, Jean a bien fait de partir. J’adresse par ce même courrier une copie de sa lettre à Léon.

« Votre mère et Mme Cornevin, bien que fort tristes d’être séparées de leurs fils, sont en bonne santé.

« Ici, rien de nouveau. Les embarras du gouvernement impérial deviennent de plus en plus visibles. Aurons-nous la guerre avec la Prusse ? Aurons-nous un ministère libéral ? L’un et l’autre peut-être, – peut-être ni l’un ni l’autre.

« Vous avez dû apprendre par les journaux le mariage de M. de Maumussy avec une jeune princesse italienne très riche. Il a été, à cette occasion, autorisé à prendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc de Maumussy gros comme le bras.

« D’un autre côté, mon très honorable ami Verdale prétend que M. de Combelaine est décidé à prendre femme avec ou sans l’autorisation de Mme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez une héritière, voilà un fameux mari.

« Moi, je n’ai que dix mots à vous dire : Soyez prêt à tout événement, car les temps sont proches.

« Et croyez à ma sincère amitié.

« Roberjot. »

Appuyé contre la porte du Soleil levant, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettres palpitantes d’espoir.

Quel reproche pour lui !

Jean Cornevin agissait, du moins ; tandis que lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivre l’œuvre de réparation, que faisait-il ? Rien.

Ainsi il s’abîmait dans les plus sombres méditations, lorsqu’il en fut tiré par la bonne grosse voix de M. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement sur l’épaule, lui disait :

– Ah çà ! qu’avez-vous ? devenez-vous aussi sourd que je suis myope ? Voilà trois fois que maître Béru nous appelle pour nous mettre à table.

Raymond n’avait rien dit jamais de son passé au vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui.

– Je n’ai rien, monsieur, lui répondit-il.

Et il le suivit dans la salle à manger.

Mais c’est en vain qu’il s’efforçait de secouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot à répondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, était plus causeur et plus gai encore que de coutume.

La marche, après le repas, le remit un peu.

Le temps était admirable. C’était une de ces tièdes journées comme l’automne, tous les ans, en donne à l’Anjou. Jamais cette belle vallée de la Loire n’avait été plus belle. L’air était plein de parfums et de bourdonnements d’insectes. Les pluies de septembre avaient rendu aux prairies leur vert d’émeraude. Le soleil d’août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Les feuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d’or. Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de la Vierge pendaient…

– Encore un mois de ce beau temps, mon cher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le gros de notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers.

Ils opéraient alors sur la rive gauche de la Loire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagner leur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, et qu’ombragent les grands arbres du coteau.

Et ils allaient, suivis du conducteur qui portait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurs pieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout à coup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert des aboiements de chiens, appuyés de fanfares…

– On chasse par ici ! s’écria M. de Boursonne.

Et s’étant arrêté pour mieux écouter :

– Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Ce doit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à ses hôtes.

Après quoi, appelant son conducteur, qui précisément se trouvait être du pays :

– Est-ce qu’il y a du chevreuil dans ces bois que nous avons vus là-haut ? demanda-t-il.

Le conducteur s’était rapproché.

– Je ne le pense pas, monsieur, répondit-il. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait des chevreuils ailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sont sacrés.

– Alors que chasse-t-on ?

– Monsieur, lorsque Mme la duchesse est ici, elle fait venir des renards dans des tonneaux… Les jours de chasse, on en lâche un, et c’est après lui que courent les chiens et que galopent les chasseurs.

M. de Boursonne hocha la tête.

– Parfait ! dit-il. C’est un moyen comme un autre de se rompre le cou, et c’est très aristocratique, à coup sûr…

Cependant, ils étaient arrivés sur le terrain de leurs études.

Ils se mirent au travail sans plus se préoccuper de la chasse qui, selon les caprices de la course du renard, s’éloignait ou se rapprochait.

Vers trois heures, la pauvre bête dut être forcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement.

La journée touchait à sa fin, et déjà de légers brouillards s’élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsque Raymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, en attendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, il vint s’asseoir sur le talus du chemin.

Il n’y était pas depuis cinq minutes, quand, au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres, parut une femme qui s’avançait d’un pas rapide.

Elle était fort simplement vêtue d’un costume de soie brune et coiffée d’un large chapeau de paille. Son visage était entièrement caché par une ombrelle qu’elle tenait en avant, lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s’arrêta court.

Elle parut écouter et se consulter…

Puis, soudain, prenant un parti, elle ferma son ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquet d’arbres où elle se tint immobile.

D’où elle était, elle ne devait pas apercevoir Raymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyait très bien.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeux bleus.

Ce qui frappait Raymond, c’était l’impression à la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sa personne quelque chose de sauvage et d’effarouché…

– Évidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui ? mais pourquoi ?…

La réponse ne se fit pas attendre.

Un bruit de roues lui ayant fait tourner la tête, il aperçut, s’avançant au grand trot de deux magnifiques chevaux, une calèche découverte menée à la daumont.

C’était une des voitures qu’il avait rencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut très bien.

Dedans étaient nonchalamment étendues deux jeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairement voyants.

Derrière la voiture, un groupe de cavaliers galopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemment difficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe de hardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeau d’homme.

– C’est pourtant vrai qu’on ne lui donnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voix railleuse derrière Raymond.

Il se détourna.

C’était M. de Boursonne, qui avait fini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un sourire goguenard aux lèvres, regardait s’éloigner et se perdre dans la poussière voitures et cavaliers.

– Oui !… peut-être !… en effet !… répondit Raymond.

Il ne savait trop ce qu’il disait.

Tout en semblant écouter le vieil ingénieur, il ne perdait pas de l’œil le bouquet d’arbres où la jeune fille s’était réfugiée… Il la vit avancer la tête avec précaution, écouter, puis jugeant le danger qu’elle voulait éviter passé, gagner la route…

Mais alors, elle aperçut Raymond et M. de Boursonne…

Un léger cri lui échappa… Elle parut prête à fuir…

Mais, rassemblant son courage, elle passa devant eux en leur rendant leur salut…

Jamais surprise ne se vit, plus comique que celle du vieil ingénieur.

La jeune fille était déjà loin, qu’il restait planté sur ses pieds, sa casquette d’une main, son binocle de l’autre…

– Ah çà ! d’où sortait cette demoiselle ? demanda-t-il enfin.

Raymond ne répondit pas.

Encore qu’il eût été bien embarrassé de dire pourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasard l’avait rendu témoin.

C’est que vraiment elle m’a paru surgir de terre ni plus ni moins qu’une apparition, continua M. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir au moins qui elle est.

À deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l’accompagner parce qu’il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensant qu’elle s’adressait à lui :

– Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert…

– Ah !

– Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l’ai vue se cacher lorsqu’elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C’est, du reste, un vrai miracle que monsieur l’ingénieur n’ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n’est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu’elle fait sauter au sien…

D’un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements.

Mais lorsqu’il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers :

– Ma parole d’honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N’est-il pas étrange qu’elle craigne si fort d’être vue de sa mère !…

– Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru ?

– Si, mais Béru n’est qu’un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l’artilleur en retraite, eût l’idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne.

À peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandant d’artillerie.

Et il ne venait pas seul.

– Il se permettait, dit-il en entrant, d’amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui : M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C’était un fort gaillard d’une trentaine d’années, large d’épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l’air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s’appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d’une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d’un de ses frères, et comme il l’avait trouvé sonore, il l’avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite.

N’importe, il était fort heureux qu’il fût venu.

Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert :

– Ma foi ! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l’ancien artilleur, avec l’insouciance d’un homme trop occupé de soi pour s’inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné.

– Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu’elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu’on a vu que son aimable mère l’abandonnait, on a eu pitié d’elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast ! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n’a pas même daigné rendre les visites qu’on lui faisait…

– Ce qui est l’indice d’une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne…

– Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C’est chez eux un parti pris de mépriser les voisins… Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu’il est ici ? À l’École de cavalerie de Saumur…

– Oh !…

– C’est comme cela. Et la duchesse de Maillefert… Vous croyez, n’est-ce pas ? qu’elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames…

– Certes, je le crois…

– Eh bien ! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt ! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C’est de Paris ou d’Angers qu’elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S’il n’y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n’aurait pas besoin de balayer souvent…

M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme.

– Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c’est on ne peut plus intéressant… Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert ?…

– Je le dis parce que cela est.

– Et pourquoi ?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d’un air à la fois pudique et mystérieux :

– Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise…

– Pas possible !…

– Demandez à mon oncle ! Il vous dira qu’elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu’on n’en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s’affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat… Ah ! c’est du propre ! Quant à ses fêtes, on sait ce qu’elles sont ; un homme peut y aller, mais une femme !…

Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n’en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé :

– Je ne vois pas, dit-il d’un ton rude, en quoi tout cela atteint Mlle Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l’œil d’un air qui voulait être excessivement malin.

– Oh ! elle, fit-il, c’est une autre paire de manches.

– Comment cela ? interrogea M. de Boursonne.

– Elle est aussi dissimulée que sa mère l’est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du pays, c’est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus charitable des créatures…

– Eh mais ! c’est une assez bonne réputation, ce me semble.

– Oui, mais ce n’est qu’une réputation… Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de vivre comme elle le fait ? Non. Elle n’est pas plus laide qu’une autre et elle est immensément riche…

– Vous disiez la duchesse ruinée…

– M. Bizet hocha la tête.

Et c’est vrai, répondit-il. Seulement Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais évaluer à moins de deux cent milles livres de rentes… Maillefert, qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long d’Authion, je ne sais plus combien de centaines d’hectares de prairies… Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent…

L’ancien commandant d’artillerie riait à se tordre.

– Et vous pouvez croire mon neveu, fit-il, car il est bien renseigné…

M. Bizet rougit.

– Mais… comme tout le monde, balbutia-t-il.

– Oh !… cent fois mieux, mon neveu, car enfin, l’an dernier, quand tu pensais que Mlle Simone serait une charmante dame de Chenehutte, tu es allé aux informations…

De rouge qu’il était, M. Bizet devint cramoisi.

– Soit, dit-il. J’aurais peut-être fait une folie l’an dernier… Mais j’ai réfléchi. J’ai compris que, si Mlle de Maillefert s’isole ainsi, c’est qu’elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d’une jeune fille, et vous trouverez… un amant.

Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son irritation.

Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup de fouet, et se dressant :

– Vous mentez ! dit-il à M. Bizet.

Du coup, les brillantes couleurs de M. de Chenehutte disparurent.

– Voilà un mot que vous allez retirer, monsieur, s’écria-t-il.

Raymond haussa les épaules.

– Très volontiers, fit-il tranquillement, si vous pouvez nous nommer l’amant de Mlle de Maillefert…

Mais, au lieu de répondre :

– Non, cela ne se passera pas ainsi, clama M. Bizet, il faudra me rendre raison…

Et il sortit, tirant sur lui la porte à la briser.

– Allons, bon ! s’écria l’ancien commandant d’artillerie, voilà mon étourneau parti ! Que le diable emporte les jeunes gens, n’est-il pas vrai, Boursonne !

Et, s’adressant à Raymond :

– Je ne prétends pas, continua-t-il, que mon neveu ait raison ; mais convenez, monsieur, que vous n’êtes guère parlementaire.

– Monsieur…

– Il est de ces mots qu’on ne dit pas, sacrebleu ! surtout à un garçon qui a bien dîné… car Savinien avait parfaitement dîné, comme toujours lorsqu’il vient me rendre visite…

Tout en parlant, d’un ton de mauvaise humeur, il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d’écume de mer, et il la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de maroquin doublé de velours.

– Sotte affaire, grommelait-il, sotte superlativement, sotte en cinq lettres… Où prendre mon neveu, maintenant ! Si seulement il était allé au Café du commerce !…

Ses préparatifs de départ étaient achevés.

– Car il faut arranger cela, Boursonne, dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge pendant que je vais laver la tête de mon neveu… Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat…

Il sortit sur ces mots.

Et dès que M. de Boursonne l’eut entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint se planter devant Raymond et, croisant les bras :

– Je suppose, dit-il, que vous avez trop dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage…

– Pourquoi cela, monsieur ?…

Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et d’un accent de commisération profonde :

– Il le demande ! fit-il. Comment, malheureux, sur les propos d’un sot, d’un idiot, d’un fat, vous entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait d’insensé ! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très amusant, ce sire de Chenehutte, que j’allais passer une soirée très agréable, et que vous m’avez gâté mon plaisir.

Mais Raymond était encore sous l’impression de l’agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.

– Et moi, monsieur, prononça-t-il, je vous déclare qu’il est des propos que je n’entendrai jamais de sang-froid.

– Quels propos ?

– Quoi ! ce drôle se permet de dire que Mlle Simone de Maillefert a un amant !…

– Qu’est-ce que cela vous fait ?

L’objection avait assez de valeur pour embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre directement :

– N’est-il pas manifeste, continua-t-il, que c’est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le dépit qu’il éprouve d’être dédaigné par la famille de Maillefert en général et par Mlle Simone en particulier ?…

M. de Boursonne levait les épaules par-dessus la tête.

– Et après !… interrompit-il. Est-ce que cela vous regarde ? est-ce que cela vous touche ? Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son ami, son allié ?… La connaissez-vous ? Lui avez-vous seulement parlé ?…

À grand renfort d’allumettes – peut-être aussi pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un cigare :

– Il se peut que je sois ridicule, commença-t-il…

– Oh !… prodigieusement ridicule…

– … Mais jamais, devant moi, un fat n’insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur étaient de mon avis, la réputation d’une jeune fille ne serait pas à la merci du premier polisson venu. J’ai une sœur, moi, et si un drôle osait parler d’elle comme ce Bizet parlait de Mlle Simone, je m’estimerais heureux qu’il se trouvât là un garçon d’honneur pour prendre sa défense.

En tout autre moment, M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l’animation de Raymond.

Mais ce n’était pas l’occasion de jeter de l’huile sur le feu, et d’un ton conciliant :

– Soit, dit-il, vous avez raison en principe, mais pour ce soir n’insistez pas… Notre digne commandant d’artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et qu’il ne soit plus question de rien…

La porte de la rue s’ouvrait en ce moment. Seulement ce ne fut pas l’ancien artilleur qui entra. Ce fut un jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir M. Raymond Delorge en particulier.

– Oh ! vous pouvez parler devant monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.

Le jeune homme alors s’assit, les jambes écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d’un ton solennel expliqua qu’il était envoyé par son ami, M. Savinien de Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par M. Delorge, demandait une réparation par les armes…

– Permettez, permettez !… commença le vieil ingénieur.

Raymond l’interrompit :

– Je suis aux ordres de M. Bizet de Chenehutte, dit-il.

– Alors, monsieur, reprit le jeune homme, veuillez m’indiquer vos témoins, pour que nous réglions les conditions…

Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua gravement et se retira d’un pas de grand-prêtre.

M. de Boursonne paraissait exaspéré.

– Eh bien, vous voilà content, monsieur Delorge, s’écria-t-il… Vous voilà un duel sur les bras !… Seulement, où allez-vous pêcher des témoins ?

– Je comptais vous prier de m’en servir, monsieur.

– Moi !… Allons, décidément, la tête n’y est plus. Moi, votre chef, j’autoriserais votre folie en ma présence… jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y trompez pas, vous allez être la fable du pays… Et Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que vous lui rendez, à cette pauvre fille ! La peste soit de mon don Quichotte ! sans compter qu’avant huit jours vous serez dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin !… Vous rêvez, mon cher…

Peut-être Raymond s’attendait-il un peu à cet accueil :

– Alors, fit-il, je vais prier maître Béru de m’indiquer dans le pays deux anciens militaires ; ils ne me refuseront pas, eux…

Le vieil ingénieur ne sembla pas l’entendre.

Il arpentait la salle à manger, gesticulant, tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu’à ce que tout à coup :

– Eh bien !… non ! s’écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi fort que vous… Il ne sera pas dit, sacré tonnerre ! qu’un ancien de l’école ira risquer sa peau sans un camarade pour l’assister… Je serai dénoncé aussi, c’est clair, mais ils diront ce qu’ils voudront à Paris, je m’en bats l’œil… Donc, c’est dit, je prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens…

– Ah ! monsieur, commença Raymond, ravi…

– C’est bon, c’est bon, vous me remercierez demain. Pour l’instant, parlons raison. Quelle arme préférez-vous ?

– Ce n’est pas à moi de choisir…

– Qui sait !… en s’y prenant bien. Enfin, qu’aimez-vous mieux, le pistolet ou l’épée ?…

Oh ! peu m’importe !

– Diable ! vous tirez donc aussi mal l’un que l’autre ?

À la profonde surprise de M. de Boursonne, toute l’animation de Raymond tomba tout à coup. Il pâlit légèrement et d’une voix altérée :

– Monsieur, répondit-il, au pistolet aussi bien qu’à l’épée, je suis d’une force tellement supérieure que, si je n’étais pas résolu à ménager ce jeune homme, me battre avec lui serait presque déloyal…

Les yeux du vieil ingénieur s’agrandissaient d’ébahissement derrière ses lunettes…

– Plaisantez-vous ? fit-il.

Jamais, monsieur, je n’ai parlé plus sérieusement. Pendant des années, j’ai vécu dans l’espoir de me battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe pour le plus habile tireur de Paris… Pendant des années, j’ai fait chaque jour quatre ou cinq heures de salle d’armes et de tir. Mon ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m’est restée.

M. de Boursonne ne fit pas une question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il reparut, une heure plus tard :

– Tout est convenu, dit-il à Raymond, c’est à l’épée que vous vous battez, demain matin, à huit heures…