XV
 

Mme Cornevin avait à peine achevé son récit que Mme Delorge se leva.

Regardant alternativement Me Roberjot et M. Ducoudray :

– Eh bien ?… interrogea-t-elle.

L’avocat hocha la tête.

– Lors de la première visite de Mme Cornevin au boulevard des Capucines, répondit-il, M. de Combelaine et Flora n’étaient convenus de rien : de là leur surprise et leur réponse… Le lendemain ils s’étaient entendus. Et du résultat si différent des deux démarches résulte pour moi la presque certitude de l’existence de Laurent Cornevin…

– Telle a été mon opinion première, approuva Mme Delorge.

– S’il existe, son témoignage subsiste toujours. S’il est emprisonné quelque part, on peut le retrouver.

– Assurément.

M. Ducoudray se dressa.

– Eh bien ! je le retrouverai, déclara-t-il, et c’est à cette tâche que désormais je voue ma vie. C’est un drôle de métier que je vais faire, m’allez-vous dire, un métier de policier. Soit ! Je m’en ferai gloire si je réussi, je n’en rougirai pas si j’échoue. Servir une juste cause, sous quelque forme que ce soit, est toujours honorable, quoi que prétendent les gredins. Mais je réussirai. Pourquoi donc un honnête bourgeois de Paris, qui a eu l’adresse de faire fortune, ce qui n’est déjà pas si facile, ne serait-il pas aussi adroit que n’importe quel agent de la préfecture ?

Mme Delorge ne pouvait être que bien reconnaissante à M. Ducoudray de ses généreuses intentions ; mais ses regards ne cessaient d’interroger Me Roberjot.

– Mais nous, en attendant, lui demanda-t-elle, que faire ?…

L’avocat eut un geste de découragement.

– Attendre, murmura-t-il ; attendre, et espérer…

Cette réponse, Mme Delorge l’avait prévue.

– J’attendrai, dit-elle d’une voix ferme. Mon fils et son ami vous ont parlé, n’est-ce pas ?… Vous avez pu juger, d’après leurs projets, si je sais m’armer de patience…

L’avocat se retira fort troublé…

Jamais son imagination ne lui avait peint sous des couleurs si décevantes un mariage avec Mme Delorge.

– Mais comment se faire aimer d’elle ? répétait-il, véritablement désespéré.

Comment ?… En vengeant son mari d’abord.

Cette idée, qui le ramenait à sa candidature, devait fatalement lui rappeler son ami Verdale. Il ne l’avait pas revu depuis qu’il lui avait confié son titre de rente, mais il ne s’étonnait pas trop de ce retard, pensant que son agent de change aurait attendu, pour vendre, un moment favorable.

Ce qui n’empêche qu’il fut assez satisfait, lorsqu’en rentrant chez lui, son domestique lui remit une lettre dont l’adresse était de l’écriture de l’architecte incompris. Ayant brisé le cachet, il lut :

« Ami Roberjot,

« Si, au reçu de cette lettre, tu la portes chez le procureur de la République, il s’empressera de décerner contre moi un mandat d’amener.

« Et je serai arrêté, jugé et condamné à cinq ans de réclusion, si je ne réussis pas à passer à l’étranger.

« Grâce à un faux, j’ai décidé ton agent de change à vendre le titre entier que tu m’avais confié, et je m’en suis approprié le montant, soit cent dix-huit mille neuf cent trente et un francs.

« C’est un indigne abus de confiance, je le sais, mais une occasion se présentait, si belle, si sûre, si facile de gagner en quinze jours de trois à cinq cent mille francs, que je n’ai pas su résister à la tentation… Je te le dis, en vérité, l’occasion est sûre, il faudrait l’impossible pour que je perde ton argent.

« Et si tu es assez généreux et assez sage pour ne rien dire, d’aujourd’hui en quinze, je te porterai la moitié de mon gain, c’est-à-dire une fortune…

« VERDALE… »

Me Roberjot se laissa tomber sur une chaise.

– Ah ! le misérable ! murmurait-il, je suis ruiné !…

Si philosophe que l’on soit et détaché des biens de ce monde, ce n’est jamais volontiers qu’on se résigne à perdre cent vingt mille francs, le tiers de ce que l’on possède.

Et, en ce cas, les circonstances redoublaient, pour Me Roberjot, les amertumes de la perte.

– Canaille !… grondait-il en grinçant des dents, cela ne se passera pas ainsi, et avant un mois je me serai donné la satisfaction de t’envoyer au bagne !…

Il se dressa sur ces mots, et reprenant son chapeau, il s’élança de nouveau dehors, sans écouter son domestique stupéfait, qui lui demandait :

– Monsieur rentrera-t-il dîner ?

Comme si on avait faim, quand on perd cent mille francs !

Non. Il s’en allait de ce pas, d’un bon pas, tout droit au Palais de Justice, déposer au parquet la lettre de l’architecte incompris, cette lettre dont le cynisme goguenard le transportait de rage.

Car on ne se moque pas du monde avec cette impudence ! marmottait-il, tout en descendant la rue Jacob. Oser m’écrire que ce vol ignoble n’est qu’un emprunt, que la tentation a été trop forte, qu’il ne perdra très probablement pas mon argent, et qu’il fera ma fortune en même temps que la sienne !

Heureusement ou malheureusement il se faisait tard, la nuit venait et Me Roberjot ne tarda pas à recouvrer assez de sang-froid pour réfléchir qu’il ne trouverait plus personne au Palais.

Dès lors, pourquoi ne pas remettre au lendemain cette course inutile, et commencer soi-même une sorte d’enquête ?

Pourquoi ne pas rechercher les procédés employas par M. Verdale pour consommer si lestement cet indigne abus de confiance, et ce que ce pouvait être que ce faux dont il s’accusait ?

Tout enflammé de cette idée, l’avocat sauta dans une voiture qui passait, et commanda au cocher de le conduire rue Richelieu, où demeurait son ami l’agent de change, qui avait vendu le titre.

Cette voiture était attelée d’une misérable rosse qui trottait sur place, de sorte que Me Roberjot, après s’être d’abord prodigieusement impatienté, eut le temps de réfléchir.

La lettre de l’architecte était bonne à méditer, avant de prendre un parti.

Évidemment on y pouvait lire entre les lignes cette menace :

« Si tu te tais et que mon opération réussisse, je te rendrai ce que je t’ai volé et je partagerai avec toi mon bénéfice. Si tu te plains, au contraire, tu peux dire adieu à tes cent vingt mille francs. »

Me Roberjot était donc perplexe, tout en étant très disposé à la prudence, lorsqu’il arriva chez son ami.

L’agent de change était dans son cabinet, achevant le dépouillement de son carnet, lorsqu’on lui annonça l’avocat.

– Te voilà donc, dilapidateur, lui cria-t-il, te voilà donc, ambitieux, qui échanges tes rentes contre des actions dans l’opposition.

Me Roberjot sourit, ce qui n’était pas répondre, et dit :

– Comme cela, ma détermination t’a surpris ?

– Ma foi, oui ! Le moment était on ne peut plus mal choisi pour vendre. Ta précipitation te coûte au moins vingt-cinq louis. Je t’aurais bien dit d’attendre, mais tu me donnais dans ta lettre de si bonnes raisons…

L’avocat tressaillit.

– Ah ! je te donnais de bonnes raisons, fit-il.

– Assurément, sans compter que les explications de l’ami que tu avais chargé de l’affaire, de ton ami Verdale, auraient levé toutes mes hésitations. Mais quel air singulier tu as !… En serais-tu aux regrets ?

– Non, certes. Seulement, dis-moi, as-tu conservé ma lettre ?…

– Parbleu ! c’est une pièce de comptabilité.

– Voudrais-tu me la montrer ?

Ce fut au tour de l’agent de change de tressaillir.

Il considéra un moment son ami, puis d’un ton inquiet :

– Pourquoi ? demanda-t-il.

C’est ce que se serait bien gardé de dire, au moins en ce moment, Me Roberjot.

Sa détermination n’était pas arrêtée, et il savait que conter ses affaires, c’est toujours s’enlever le libre arbitre, et le plus souvent se mettre dans le cas de faire précisément le contraire de ce qu’on eût souhaité.

Il répondit donc du ton le plus indifférent :

– Pour rien.

C’est ce dont ne sembla nullement convaincu l’agent de change.

Cependant il ne se permit pas une objection.

Il se leva, marcha droit à un carton, et en tira une lettre qu’il tendit à l’avocat en lui disant simplement :

– Voilà !…

L’architecte n’y était pas allé, comme on dit, par quatre chemins.

Supprimant bravement la lettre véritable, il en avait fabriqué une fausse où Me Roberjot donnait ordre à son agent de change de vendre immédiatement et à n’importe quel prix le titre de rente qu’il lui adressait et d’en remettre le montant à M. Verdale.

Quant aux raisons imaginées par l’architecte pour justifier cette précipitation, elles étaient en effet plausibles, et tirées de la situation particulière de l’ami dont il trahissait si abominablement la confiance.

– Il t’arrive quelque chose, Roberjot ? insista l’agent de change, que la peur finissait par prendre ; tu es plus blanc que ta chemise.

– L’avocat fit un effort.

– Non, je n’ai rien, répondit-il… Seulement, il faut que tu me rendes un service…

– Parle…

– Il faut que tu me gardes cette lettre plus précieusement qu’un titre de rente… Elle est sans prix, pour moi…

– Si ce n’est que cela, dors tranquille, répondit l’agent de change, je vais la serrer dans ma caisse particulière avec mes valeurs…

Fixé désormais sur la façon d’opérer de son excellent ami Verdale, et certain de retrouver, lorsqu’il le jugerait utile, le corps du délit, Me Roberjot n’avait plus rien à faire rue Richelieu.

Se mettre en quête du coupable lui semblait et en effet pouvait être important.

Il serra donc la main de son ami, et vingt minutes plus tard il arrivait rue Mazarine, à l’hôtel borgne où l’architecte incompris avait élu domicile depuis plusieurs années.

Ce fut l’hôtelier en personne, gros homme rouge et chauve, à mine à la fois naïve et futée, qui vint lui ouvrir, et qui à ses questions répondit :

– M. Verdale est en voyage.

L’avocat ne sourcilla pas.

Il s’était préparé à quelque réponse de ce genre.

– Depuis quand ? demanda-t-il.

– Il est parti ce tantôt vers deux heures.

– Pour longtemps ?

C’est avec l’attention la plus extrême que le gros hôtelier dévisageait Me Roberjot.

– Monsieur serait-il l’ami de M. Verdale ? interrogea-t-il tout à coup.

– Certes, répondit l’avocat d’un ton d’amère ironie, et un ami bien cher.

L’hôtelier branlait son chef chauve :

– C’est que, reprit-il, lorsque M. Verdale est monté en voiture, ce tantôt, pour se rendre au chemin de fer, il m’a dit que la soirée ne s’écoulerait pas sans qu’un de ses anciens camarades vint le demander d’un air furieux…

Si peu disposé qu’il fût à la gaieté, Me Roberjot ne put s’empêcher de sourire de cette étrange prévoyance.

– Je suis cet ami, mon cher monsieur, dit-il, et je puis vous donner ma parole que je ne suis pas content du tout.

Le gros homme s’inclina.

– Cela étant, poursuivit-il, les recommandations de mon locataire doivent être pour vous. Au moment de partir : Père Bonnet, me commanda-t-il, tu diras à cet ami de ne point se hâter de me juger, d’attendre et de ne pas s’inquiéter. Quoi qu’il advienne, d’aujourd’hui en quinze je serai de retour…

Mais il s’arrêta tout balbutiant, décontenancé par les yeux de l’avocat, obstinément rivés sur les siens.

Et voilant son embarras sous un sourire niais :

– Monsieur m’examine d’un drôle d’air, fit-il.

C’est qu’un soupçon singulier venait de traverser l’esprit de Me Roberjot.

Et sans quitter de l’œil l’hôtelier :

– Je vous observe ainsi, prononça-t-il, parce que je suis persuadé que vous me trompez…

– Oh !

– Et tenez, maintenant mes soupçons se changent en certitude. M. Verdale n’est pas en voyage, M. Verdale est chez vous.

Le gros homme leva le bras comme pour prendre le ciel à témoin de son serment, et d’un accent solennel :

– M. Verdale est parti ce tantôt, jura-t-il. Que tous mes locataires déménagent à la cloche de bois si je mens…

– Oh ! ne jurez pas…

– Et si monsieur ne veut pas me croire, il n’a qu’à me suivre, je le conduirai à la chambre de son ami, il verra qu’elle est vide, et que ma femme a fait enlever les draps du lit.

Ce dernier détail était maladroit. Qui veut trop prouver ne prouve rien.

Ce fut l’opinion de Me Roberjot, car, tirant son portefeuille :

– Faites-moi l’honneur, cher monsieur, reprit-il, de ne pas me croire beaucoup plus naïf que vous. Si M. Verdale est dans votre hôtel, il est clair qu’il a changé de chambre. Mais tenez, conduisez-moi à lui, et le billet de mille francs que voici est à vous…

Un éclair de convoitise brilla dans l’œil de l’hôtelier.

Sa main, par un mouvement instinctif, s’avança vers le billet de banque.

Mais il demeura inébranlable.

– J’ai dit la vérité, fit-il tristement. M. Verdale est absent, et ne sera ici que d’aujourd’hui en quinze… Mais il y sera pour sûr.

Insister eût été inutile.

Me Roberjot se retira, bien convaincu que l’architecte incompris se cachait dans cet hôtel borgne.

Un moyen infaillible de s’en assurer était à sa disposition. Il n’avait qu’à prévenir le commissaire de police, et une perquisition serait immédiatement ordonnée.

Seulement, serait-ce bien prudent ?

– Il ne faut pas agir à la légère, pensait-il, avec un gredin de cette trempe qui me fait l’effet d’avoir tout perdu. La moindre fausse manœuvre peut m’enlever les faibles chances qui me restent de recouvrer mes cent vingt mille francs.

Et comme neuf heures sonnaient, qu’il avait faim, qu’il pensait bien que son domestique ne l’attendait plus, il gagna le restaurant Magny…

Il n’était plus si accablé.

La certitude qu’il croyait avoir de la présence à Paris de M. Verdale lui donnait quelque espoir.

– S’il est resté, pensait-il, c’est qu’il m’a dit vrai, c’est qu’il m’a volé pour tenter quelque grosse spéculation dont il attend le résultat. Pourvu qu’il gagne, mon Dieu ! Et pourvu, s’il gagne, qu’il me rende mon argent !…

Tout bien considéré, il ne voyait qu’avantage à se taire jusqu’à l’expiration du délai fixé par l’architecte. Pour être portée quinze jours après le vol, sa plainte n’en serait pas moins valable, et il se réservait la seule et unique chance qui lui restât.

– Mais, par exemple, se disait-il, si d’aujourd’hui en quinze, à midi, je n’ai pas de nouvelles de mon ami Verdale, à une heure la police sera à ses trousses…