Cependant, cette longue séance avait épuisé les forces de Daniel, il gisait haletant sur son lit ; le chirurgien-major et le magistrat se retirèrent, afin qu’il pût prendre un peu de repos.
Certes, il en avait besoin, mais comment dormir avec l’épouvantable certitude que Mlle de la Ville-Haudry, sa fiancée, celle qu’il aimait de toutes les forces de son âme, était aux mains de Justin Chevassat, le faussaire, le forçat libéré, le complice et l’ami de Crochard, dit Bagnolet !…
– Et c’est moi qui l’ai livrée !… se répétait-il pour la millième fois, moi son unique ami ! Et sa confiance en moi était si grande, que si elle a eu des pressentiments, elle les a écartés pour m’obéir !…
Daniel avait, il est vrai, la certitude à peu près absolue que Maxime de Brévan ne réussirait pas à se soustraire à l’action de la justice…
Mais que lui importait d’être vengé, s’il devait l’être trop tard, et lorsque Mlle de la Ville-Haudry en aurait été réduite à chercher dans la mort le seul refuge qui lui restât contre les abominables obsessions de M. de Brévan ?
Or, il lui semblait que le juge d’instruction se préoccupait infiniment plus du châtiment des coupables que du salut des victimes.
Aveuglé par la passion à ce point d’exiger l’impossible, il eût voulu que ce magistrat si habile à poursuivre le crime commis à Saïgon, trouvât quelque moyen de prévenir le crime bien autrement atroce qui, en ce moment même, se commettait en France.
De son côté, il avait fait la seule chose qui fût en son pouvoir.
À la première lueur de raison qui lui était revenue, après le coup terrible, il s’était empressé d’écrire à Mlle Henriette de prendre courage, que bientôt il serait près d’elle, et il avait joint à sa lettre une somme de quatre mille francs…
Cette lettre était partie… Mais combien de temps serait-elle en route ? Trois ou quatre mois, peut-être davantage…
Arriverait-elle à temps ?… Ne serait-elle pas interceptée comme déjà tant d’autres l’avaient été ?…
Toutes ces angoisses transformaient le lit du malheureux blessé en un brasier ardent, où il se tordait de rage et où il lui semblait qu’il deviendrait fou.
Et cependant, par un véritable prodige d’énergie et de volonté, lorsque tant de raisons devaient retarder son rétablissement, sa convalescence suivait son cours normal et régulier.
Quinze jours après les aveux de Crochard, Daniel se levait, passait les après-midi dans un fauteuil et déjà pouvait faire quelques pas dans sa chambre.
La semaine d’ensuite, il descendait sans trop de peine jusqu’au jardin de l’hôpital et s’y promenait au bras de son fidèle Lefloch.
Et avec les forces et la santé, l’espoir lui revenait, au cœur d’une destinée plus clémente, quand deux lettres de Mlle Henriette vinrent rallumer la fièvre de son impatience.
Dans l’une, la pauvre jeune fille lui exposait qu’elle avait vécu jusqu’alors de la vente des quelques bijoux qu’elle avait emportés, mais qu’on l’exploitait indignement, et que ses ressources s’épuisant elle allait essayer de se procurer de l’ouvrage.
« Je suis bien sûre, disait-elle avec une sorte de gaieté navrante, de gagner mes quarante sous par jour, et avec cela, mon ami, je serai heureuse comme une reine et j’attendrai, sans manquer de rien, votre retour. »
Elle écrivait dans l’autre :
« Aucune de mes démarches pour trouver de l’ouvrage ne réussit… L’avenir s’assombrit de plus en plus… Bientôt le pain me manquera… Je lutterai jusqu’à la dernière extrémité, quand ce ne serait que pour ne pas donner à nos ennemis la joie de ma mort… Mais si vous voulez revoir votre Henriette, Daniel, revenez, revenez !… »
Moins horrible avait été la douleur de Daniel, le jour où la balle d’un assassin déchirait sa poitrine.
C’était là, évidemment, une de ces plaintes suprêmes qui précèdent l’agonie.
Après ces deux épouvantables lettres, il n’en avait plus qu’une à attendre de Mlle Henriette. Celle où elle lui dirait : « C’est fini, je meurs, adieu !… »
Il envoya chercher le chirurgien-major, et dès qu’il parut :
– Il faut que je parte, docteur ! dit-il.
Le digne homme fronça le sourcil, et d’un ton brusque :
– Devenez-vous fou ! répondit-il. Oubliez-vous que vous ne sauriez demeurer un quart d’heure debout !…
– Je resterai couché sur mon cadre…
– Ce serait un suicide.
– Ah ! n’importe ! mieux vaut la mort que le supplice que j’endure… D’ailleurs, mon parti est pris, irrévocablement… Lisez ceci, et vous verrez que je n’en puis prendre d’autre…
Il ne fallut qu’un regard au chirurgien-major, pour parcourir la dernière lettre de Mlle Henriette, et cependant il la garda un bon moment, feignant de lire, en réalité réfléchissant.
– Évidemment, pensait-il, tout homme de cœur, à la place de ce malheureux, agirait comme lui… Reste à examiner si son imprudence servirait à quelque chose. Non, car il n’arriverait pas vivant à l’embouchure du Don-Naï… Donc il est de mon devoir de le retenir ici, et ce n’est pas impossible, puisqu’il est encore incapable de sortir seul et que Lefloch m’obéira en tout quand je lui aurai dit qu’il y va de la vie de son lieutenant…
Et trop expérimenté pour heurter de front une résolution si fortement arrêtée :
– Qu’il soit donc fait selon votre volonté ! prononça-t-il.
Seulement, il revint le soir, et d’un air contrarié :
– Partir est fort bien, dit-il à Daniel, seulement une difficulté se présente, à laquelle ni vous ni moi n’avons pensé.
– Laquelle ?
– Il n’y a pas de navire en partance.
– Est-ce bien vrai, docteur ?
– Eh ! mon ami, répondit effrontément l’excellent homme, me croyez-vous donc capable de vous tromper !…
Positivement Daniel l’en croyait très-capable, mais il se garda bien de rien laisser paraître de ses soupçons, se réservant de prendre des informations moins suspectes dès que l’occasion s’en présenterait.
Elle se présenta le lendemain matin. Deux de ses amis étant venus le visiter, il trouva un prétexte pour éloigner Lefloch, et alors il les pria de courir jusqu’au port et de retenir un passage, non pour lui, mais pour son matelot que des affaires urgentes rappelaient en France.
De l’air le plus empressé, ces messieurs s’éloignèrent. Ils restèrent bien trois heures absents, et lorsqu’ils revinrent, leur réponse fut exactement celle du docteur.
Ils s’étaient enquis de tous côtés, déclaraient-ils, et avaient acquis la certitude qu’il n’y avait dans le port de Saïgon aucun navire se préparant à mettre à la voile.
Dix personnes que Daniel chargea d’une commission pareille lui rapportèrent la même chose.
Et cependant, cette semaine-là même, deux bâtiments appareillèrent, l’un pour Bordeaux, l’un pour le Havre.
Mais Lefloch et le concierge de l’hôpital, stylés par le chirurgien-major, faisaient si bonne garde, que nul n’arrivait jusqu’au convalescent sans avoir sa leçon bien faite.
Ainsi, on parvint à retenir Daniel quinze jours encore. Mais au bout de ce temps, il déclara que se sentant désormais tout à fait mieux il allait se mettre en quête lui-même, disant qu’au pis aller il tâcherait de gagner Singapour où, du jour au lendemain, il trouverait un passage…
Essayer d’abuser davantage un homme animé de telles dispositions, eût été une véritable folie, et comme à sa première visite au port il devait infailliblement découvrir la vérité, le vieux chirurgien préféra lui tout avouer.
En apprenant qu’on lui avait fait manquer deux départs, le premier mouvement de Daniel devait être et fut tout de colère.
– C’est indigne, ce que vous avez fait là, docteur ! s’écria-t-il ; oui, indigne, car vous savez quel devoir sacré me réclame en France…
Mais le chirurgien-major avait sa justification toute prête.
– J’ai obéi à ma conscience, prononça-t-il avec une certaine solennité fort rare chez lui. Vous laisser vous embarquer, c’était vous envoyer à une mort certaine, c’est-à-dire enlever à votre fiancée, mademoiselle de la Ville-Haudry, sa dernière, son unique chance de salut…
Tristement, Daniel hocha la tête.
– Et si j’arrive trop tard, murmura-t-il, trop tard d’une semaine… d’un jour… croyez-vous donc, docteur, que je ne maudirai pas votre prudence !… Et qui sait, maintenant, quand partira un navire !…
– Quand ?… Dimanche, dans cinq jours, et ce navire est le Saint-Louis, un clipper d’une marche à ce point supérieure que certainement vous devancerez les deux lourds trois-mâts partis avant vous…
Et tendant la main à Daniel :
– Allons, mon cher Champcey, prononça-t-il, ne gardez pas rancune à un vieil ami qui a fait son devoir.
Daniel était trop péniblement affecté pour prêter grande attention aux objections si concluantes et si sensées du chirurgien-major. Il était incapable de rien discerner, sinon qu’on avait profité de son état pour le tromper.
Cependant, il sentait aussi que conserver au fond du cœur l’ombre d’un ressentiment serait de sa part la plus noire et la plus stupide ingratitude.
Il prit donc la main loyale qui lui était tendue, et la serrant énergiquement :
– Quoi que l’avenir me réserve, docteur, prononça-t-il d’une voix altérée, je ne saurais oublier que c’est à votre dévouement que je dois la vie.
Comme toujours, lorsqu’il se sentait gagné par l’émotion – ce qui était rare, il faut le dire – le vieux chirurgien était revenu à ses façons âpres et brusques.
– Je vous ai soigné comme j’aurais soigné le premier venu, prononça-t-il, c’est mon métier et je vous tiens quitte de toute reconnaissance… Si quelqu’un me doit un beau cierge, c’est Mlle de la Ville-Haudry, et je vous prie de le lui rappeler quand elle sera votre femme… Sur quoi, sacrebleu ! chassez-moi toutes ces idées noires, et songez que vous n’avez plus que cinq jours à trépigner d’impatience dans ce chien de pays !…
Il en parlait bien à son aise !… Cinq jours !… C’était l’éternité pour un homme dans la situation d’esprit de Daniel.
En trois heures, il eut achevé tous ses préparatifs de départ, réglé toutes ses affaires et obtenu un congé pour Lefloch, qui devait l’accompagner…
Si bien, qu’à midi, il se demandait, non sans effroi, comment il allait employer son temps jusqu’à la nuit, quand on vint le prier, de la part du juge d’instruction, de vouloir bien passer au Palais.
Il s’y rendit sur-le-champ et trouva le magistrat si changé, qu’à peine il le reconnut. C’est que le dernier courrier de France lui avait apporté sa nomination à un poste qui était l’objet de tous ses vœux, dans son pays, en Anjou.
Il comptait profiter d’une frégate qui allait mettre à la voile à la fin du mois, et qui avait été désignée pour transporter Crochard, dit Bagnolet.
– De cette façon, disait-il, j’arriverai en même temps que le prévenu, bien peu après le dossier de l’affaire, expédié la semaine passée ; et ma foi ! rien ne me prouve que je n’obtiendrai pas de terminer une instruction qui jusqu’ici va comme sur des roulettes…
C’en était fait de son impassibilité, de ce masque officiel qui, de même que la robe noire accrochée à un porte-manteau, pouvait être classé parmi les insignes de la profession.
Il riait, il se frottait les mains et il poursuivait :
– J’aurais du plaisir à le tenir dans mon cabinet, ce Justin Chevassat, autrement dit Maxime de Brévan… Ce doit être un habile scélérat, doublé de sang-froid et d’astuce, rompu aux manœuvres d’une défense criminelle, et dont on ne viendra pas aisément à bout… Établir qu’il est l’instigateur du crime de Crochard, et prouver qu’il l’a payé de ses deniers, ne sera pas un jeu d’enfant ! Ah ! on peut compter sur des débats émouvants et curieux !…
Daniel écoutait, confondu.
– Et lui aussi ! pensait-il. La passion professionnelle, la vocation l’emportent, et le voici s’inquiétant ni plus ni moins que Crochard, dit Bagnolet, du retentissement des débats !… Il songe à l’honneur qui lui reviendra d’avoir livré au jury un si redoutable malfaiteur…
Mais ce n’était pas pour lui confier ses desseins et ses espérances que le juge d’instruction avait mandé Daniel.
Ayant appris de la bouche du chirurgien-major que le lieutenant Champcey était sur le point de s’embarquer, il voulait le prévenir qu’on lui remettrait un pli fort important, qu’il aurait à porter au parquet aussitôt son arrivée à Paris.
– C’est, vous m’entendez bien, concluait-il, une précaution ajoutée à toutes celles qui déjà ont été prises pour que Maxime de Brévan ne nous échappe pas.
Cinq heures sonnaient, lorsque Daniel sortit du Palais, et devant, sur la petite place, il trouva le chirurgien-major qui l’emmena dîner et ensuite faire une partie de whist au cercle.
De sorte que le soir, en se déshabillant, il se disait :
– Allons !… la journée n’a pas été par trop longue !…
Mais le lendemain, mais le surlendemain, mais les jours suivants !…
Vainement il s’agitait pour chasser l’idée fixe qui assiégeait son cerveau, un instinct machinal, plus fort que la volonté, le ramenait sans cesse au quai où était amarré le Saint-Louis.
Assis sur quelque sac de riz, il passait de longues heures à suivre de l’œil les progrès du chargement. Jamais les Annamites et les Chinois, qui tiennent à Saïgon l’emploi de portefaix, ne lui avaient paru si mous, si indolents, si insupportables. Parfois il lui semblait que, le voyant et devinant son impatience, ils prenaient à tâche de le narguer, tant ils mettaient de lenteur à remuer les balles et les tonneaux et à virer la manivelle de la grue.
Puis, quand ce spectacle l’avait bien exaspéré, il se rendait au café de la Marine, qui était le quartier général du capitaine du Saint-Louis.
– Vos gens n’en finissent pas, capitaine, disait-il, jamais nous ne serons prêts dimanche.
À quoi le capitaine invariablement répondait, de son farouche accent marseillais :
– N’ayez pas peur, mon lieutenant… le Saint-Louis, voyez-vous, il rendrait des points à la Malle des Indes, pour l’exactitude.
Et en effet, le samedi, dès qu’il vit son passager entrer dans le café, le capitaine s’écria :
– Eh bien !… que vous avais-je dit ?… Nous sommes parés… À cinq heures, je lève à la poste mon sac aux lettres, et demain matin, en route !… Même, j’allais vous envoyer dire qu’il faut venir coucher à bord.
Ce soir-là, l’état-major de la Conquête offrit à Daniel un dîner d’adieux, et il était près de minuit quand, après avoir une dernière fois serré la main du vieux chirurgien, il prit possession de sa cabine, une cabine très-vaste, relativement, où on avait établi deux cadres, pour que Lefloch, au besoin, fût mieux à portée de donner des soins à son lieutenant…
Puis, enfin, vers les quatre heures du matin, Daniel fut éveillé par le grincement des chaînes, mêlé au chant des manœuvres… Il se hâta de monter sur le pont. On levait l’ancre, et une heure plus tard le Saint-Louis descendait le Don-Naï emporté par « un courant de foudre. »
– Et maintenant, dit Daniel à Lefloch, je verrai bien au temps si la fortune est pour moi !
Oui, la destinée, à la fin, se déclarait pour lui ; jamais vents plus exceptionnellement favorables n’abrégèrent cette immense traversée. Le Saint-Louis était un marcheur de premier ordre, et le capitaine, stimulé par la présence d’un lieutenant de vaisseau, ne cessa d’exiger de son bâtiment tout ce qu’il pouvait donner.
Si bien que soixante-dix jours après avoir quitté Saïgon, par une belle après-midi d’hiver, Daniel put voir à l’horizon surgir des vagues bleues de la Méditerranée, les collines qui dominent Marseille.
Il touchait au terme de son voyage et de ses nouvelles angoisses… Deux jours encore et il serait à Paris, et son sort serait irrévocablement fixé…
Mais allait-il pouvoir descendre à terre le soir même ?… Il frémissait en songeant aux formalités qui attendent un navire à son arrivée… « La Santé » pouvait élever des difficultés et exiger une quarantaine…
Debout, à côté du capitaine, il surveillait la mâture chargée d’autant de toile qu’elle en pouvait porter, quand un cri de l’homme en vigie dans les barres de cacatois appela son attention.
Cet homme signalait, à deux ou trois kilomètres sous le vent, une embarcation légère, comme celle des pilotes, d’où partaient des signaux de détresse désespérés.
Le capitaine et Daniel échangèrent un regard désolé.
Le moindre retard, dans la situation où ils se trouvaient et à un moment où la nuit vient si vite, leur enlevait tout espoir de débarquer le soir même… Et qui pouvait dire ce qu’allait exiger de temps le sauvetage de cette embarcation ?
– Ah ! n’importe ! fit Daniel, il n’y a pas à hésiter.
– Qu’ils aillent aux cinq cents diables ! jura le capitaine.
Ce qui n’empêche qu’il commanda la manœuvre pour ralentir la vitesse du navire et courir ensuite une bordée qui devait le rapprocher du bateau en détresse…
Ce fut assez difficile et long, mais enfin, au bout d’une demi-heure on put, du Saint-Louis, jeter une amarre au bateau.
Deux hommes s’y trouvaient, qui se hâtèrent de monter sur le pont du clipper.
L’un était un matelot d’une vingtaine d’années, l’autre, un bonhomme qui paraissait bien cinquante ans, dont la mise était celle des « messieurs de campagne, » qui semblait assez mal à son aise, et qui promenait de tous côtés, d’un air inquiet, ses petits yeux d’un jaune clair.
Mais, pendant qu’ils se hissaient le long des tire-veilles, le capitaine du Saint-Louis avait eu le temps d’examiner leur embarcation et de constater que tout y était en ordre et que rien n’y manquait.
Alors, cramoisi de colère, il saisit au collet le jeune matelot, et le secouant à lui déboiter le cou :
– Est-ce que tu te moques de moi ? s’écria-t-il en jurant épouvantablement, qu’est-ce que cette mauvaise plaisanterie !…
Tout aussi bien que leur capitaine, les hommes du Saint-Louis avaient reconnu la parfaite inutilité des signaux de détresse qui les avaient émus, et leur irritation était grande de ce qu’ils prenaient pour une stupide mystification.
C’est donc d’un air menaçant qu’ils entouraient le jeune matelot, qui se débattait comme un beau diable sous l’étreinte du capitaine, et criait en patois marseillais :
– Lâchez-moi !… Vous m’étranglez !… Ce n’est pas moi qui suis fautif, c’est le bourgeois qui est là, et qui a loué mon bateau ce matin pour une promenade… Moi, je ne voulais pas faire les signaux…
Ce qui n’empêche que très-probablement il n’en eût pas été quitte pour les quelques horions qu’il avait déjà reçus, si le bonhomme ne s’était lancé à son secours, le couvrant de son corps et criant :
– Laissez ce pauvre garçon, c’est à moi seul qu’il faut s’en prendre.
Furieux, le capitaine le repoussa violemment, et le toisant :
– Comme cela c’est vous qui vous êtes permis…
– Oui, c’est moi !… Mais j’avais mes raisons… le bâtiment est bien le Saint-Louis, n’est-ce pas, venant de Saïgon ?
– Oui !… après ?
– Vous devez avoir à bord le lieutenant de vaisseau Champcey.
Témoin muet jusqu’alors de cette scène, Daniel s’avança, singulièrement intrigué.
– Me voici, monsieur, fit-il, que voulez-vous de moi ?…
Mais au lieu de répondre, le bonhomme, dans un élan de joie, leva les bras au ciel, en murmurant :
– Nous l’emportons, enfin !…
Puis s’adressant à Daniel et au capitaine :
– Mais venez, messieurs, venez, j’ai à vous expliquer ma conduite et à vous parler sans témoins.
Blème, et l’œil troublé par le mal de mer, lorsqu’il s’était hissé sur le pont du clipper, le bonhomme paraissait remis, et c’est d’un pas assez ferme, malgré le roulis, qu’il suivit le capitaine et Daniel sur la dunette.
Une fois là :
– Serais-je ici, commença-t-il, sans le stratagème que j’ai employé ? Évidemment, non… Et cependant j’avais le plus puissant intérêt à accoster le Saint-Louis avant son entrée dans le port… Je n’ai donc pas hésité.
Il tira de sa poche une feuille de papier simplement pliée en quatre, et dit :
– Voici mon excuse, lieutenant Champcey, voyez si vous la trouvez suffisante.
Profondément surpris, le jeune officier lut :
« Je suis sauvée, Daniel, et c’est à l’homme qui vous remettra ce billet que je dois la vie, et que je devrai le bonheur de vous revoir… Ayez en lui la confiance qu’on accorde à l’ami le plus sûr et le plus dévoué, et je vous en conjure, n’hésitez pas à suivre à la lettre ses instructions.
« HENRIETTE. »
Devenu plus blanc que sa chemise, Daniel chancela… le bonheur immense et soudain le trouvait sans forces.
– Ainsi, c’est bien vrai, balbutia-t-il, elle vit !…
– Elle est près de ma sœur, à l’abri de tout danger…
– Et c’est vous, monsieur, qui l’avez sauvée !…
– C’est moi !…
D’un mouvement prompt comme la pensée, Daniel saisit les mains du bonhomme, et les étreignant à les briser :
– Jamais, monsieur, s’écria-t-il d’une voix vibrante, jamais, quoi qu’il arrive, je ne pourrai m’acquitter envers vous… Mais retenez bien ceci : en toute circonstance et toujours, vous pouvez compter sur le lieutenant Champcey.
Un étrange sourire glissa sur les lèvres du bonhomme, et hochant la tête :
– Avant longtemps, prononça-t-il, je vous rappellerai cette promesse, monsieur…
Debout entre ces deux hommes, le brave capitaine du Saint-Louis les examinait alternativement d’une mine ahurie, écoutant sans comprendre, malgré de prodigieux efforts d’imagination.
Ce qu’il comprit, c’est que sa présence était au moins inutile.
– Comme cela, dit-il à Daniel, nous ne devons pas trop en vouloir à monsieur du mauvais tour qu’il vient de nous jouer.
– Lui en vouloir !… Oh ! non, certes non !
– Alors, je vous laisse… J’ai, je le crois, serré un peu fort le cou du matelot qui le conduisait, et je vais lui faire donner une ration d’eau-de-vie pour le remettre…
Sur quoi, le capitaine s’éloigna discrètement, pendant que le père Ravinet continuait :
– Vous me direz, monsieur Champcey, qu’il eût été plus simple de vous attendre sur le port et de vous y remettre ma lettre d’introduction… C’eût été une imprudence énorme… Si j’ai appris au ministère votre arrivée, d’autres doivent la connaître comme moi… C’est pourquoi, depuis ce matin que le Saint-Louis est signalé par les sémaphores, soyez sûr qu’un espion vous guette sur le quai, qui va s’attacher à vous, qui ne vous perdra pas de vue et qui rendra compte de vos faits et gestes et de vos moindres démarches…
– Que m’importe !…
– Ah ! ne dites pas cela, monsieur !… Si nos ennemis nous savaient ensemble, voyez-vous, s’ils apprenaient seulement que nous nous sommes parlé tout serait fin !… Ils comprendraient quel péril les menace et ils nous échapperaient.
C’est à peine si Daniel en croyait ses oreilles.
– Nos ennemis ?… interrogea-t-il, en insistant sur ce pluriel : « nos. »
– Oui, je dis bien : nos ennemis ; Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, Maxime de Brévan, Thomas Elgin et mistress Brian…
– Vous les haïssez donc !…
– Si je les hais !… C’est-à-dire que depuis cinq ans je ne vis que par l’espoir de me venger d’eux !… Oui, voici cinq ans que, perdu dans la foule, je les suis avec la ténacité du sauvage, cinq ans que patiemment, incessamment, grain à grain, je mine le sol sous leurs pas… Et ils ne se doutent de rien !… Sont-ils seulement sûrs de mon existence ? Non, pas même… Que leur importerait, d’ailleurs !… Ils m’ont poussé si bas dans la boue qu’ils ne peuvent s’imaginer que je remonterai jusqu’à eux. Ils triomphent impunément, ils se carrent dans l’impunité de leur scélératesse, ils se croient bien forts et presque inattaquables, parce qu’ils ont le prestige et la puissance de l’or bien ou mal acquis !… Et cependant, leur heure est proche !… Moi, le misérable, réduit à me cacher et à vivre au jour le jour de mon travail, j’en suis venu à mes fins… Tout est prêt, et je n’ai plus qu’un coup de pied à donner à l’échafaudage de leurs crimes pour qu’il s’effondre sur eux et les écrase… Mon Dieu ! que je les voie seulement souffrir le quart de ce que j’ai souffert et je mourrai content !…
Il semblait grandi d’un pied, le père Ravinet, la haine convulsait sa figure placide, sa voix avait des frémissements de rage et ses yeux jaunes flamboyaient…
Si bien que Daniel se demandait ce que les gens qui avaient juré sa perte et celle de Mlle Henriette pouvaient avoir fait à ce bonhomme, d’apparences si inoffensives avec son gilet à fleurs voyantes et sa redingote à grand collet.
– Qui donc êtes-vous, monsieur ? Interrogea-t-il…
– Qui je suis !… s’écria le bonhomme, qui je suis !…
Mais il s’arrêta court, et après une pause de dix secondes, baissant la tête :
– Je suis, prononça-t-il, Antoine Ravinet, marchand de curiosités…
Le clipper, cependant, avançait rapidement ; déjà devenaient visibles les bastides blanches accrochées au flanc des collines parmi les bouquets de pins, et la silhouette du château d’If se découpait plus nette sur l’azur foncé du ciel.
– Mais nous approchons ! s’écria le père Ravinet, et il faut que je regagne mon bateau… Je ne suis point venu si loin pour qu’on me voie faire mon entrée à vos côtés sur le Saint-Louis…
Et comme Daniel lui proposait de descendre dans sa cabine, où il pourrait rester caché :
– Non, non, interrompit le bonhomme, nous aurons le temps de nous entendre et de convenir de nos faits à Paris, et il faut que je reprenne le chemin de fer ce soir… Écoutez seulement ce que je suis venu vous dire. Mlle Henriette est chez ma sœur, rue du Faubourg-Buissonnière… Mais gardez-vous d’y venir… Ni Sarah ni Brévan ne savent ce qu’elle est devenue, ils sont persuadés qu’elle s’est jetée à la Seine, et cette persuasion fait notre sécurité et notre force. Comme très certainement ils vous feront suivre, la moindre imprudence leur découvrirait tout…
– Il faut que je voie Henriette, cependant, monsieur.
– Assurément, aussi ai-je cherché un moyen sûr… Au lieu de descendre chez vous, rue de l’Université, descendez à l’hôtel du Louvre… Ma sœur et Mlle de la Ville-Haudry y auront pris un appartement, et soyez tranquille, moins d’un quart d’heure après votre arrivée, vous aurez de nos nouvelles… Mais, mon Dieu ! comme nous approchons, il n’est que temps que je m’esquive.
À la prière de Daniel, le capitaine commanda la manœuvre qui devait permettre au père Ravinet et au matelot qui l’avait amené de regagner leur bateau sans danger…
Et quand ils furent installés, au moment où on largua l’amarre :
– À bientôt ! cria à Daniel le père Ravinet… Comptez sur moi !… Ce soir même, Mlle Henriette aura une dépêche de nous !