XIV

– Ah ! n’importe, M. le comte peut se vanter d’avoir un singulier jour de noces !…

Ainsi ricanait un valet de pied au moment où mademoiselle Henriette quittait le salon… Elle l’entendit, et sans savoir si c’était approbation ou raillerie de sa conduite, elle tressaillit d’aise, tant la passion est avide d’encouragements d’où qu’ils viennent.

Cependant elle n’était pas à moitié de l’escalier conduisant à son appartement, lorsqu’elle fut clouée sur place par le bruit de toutes les sonnettes du salon mises en branle à les briser par une main furieuse.

Elle se pencha sur la rampe, écoutant.

Tous les domestiques accouraient, le vestibule retentissait de pas effarés ; on distinguait la voix impérieuse de M. Ernest, le valet de chambre du comte, qui disait :

– Des sels, vite, de l’eau froide… Mme la comtesse a une attaque de nerfs ?…

Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Henriette.

– Du moins, murmura-t-elle, j’aurai empoisonné la joie de cette femme !…

Et craignant d’être surprise ainsi, aux écoutes, elle monta.

Mais une fois seule, dans sa chambre, la malheureuse jeune fille ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité puérile de son triomphe…

Qui avait-elle frappé, en somme ?… Son père…

Indisposée ce soir, – et encore, l’était-elle réellement ? – la comtesse Sarah serait assurément remise le lendemain, et alors, quels avantages ne tirerait-elle pas du scandale essayé pour la perdre ?…

Voilà ce que discernait Mlle Henriette… trop tard. Seulement, pour cela que vis-à-vis d’elle-même elle convenait de sa faute, elle n’en était que moins disposée à l’avouer hautement, encore moins à tenter de la réparer, en admettant qu’elle ne fût pas irréparable.

Par ce qu’elle avait fait, elle s’estimait engagée pour l’avenir… La voie où elle entrait était visiblement sans issue, n’importe, reculer lui semblait une indigne lâcheté.

Éveillée avec le jour, elle cherchait dans sa tête par quel côté faible recommencer la guerre, quand on frappa à sa porte, et sa femme de chambre, Clarisse, entra.

– Voici une lettre pour mademoiselle, dit cette fille ; je viens de la recevoir à l’instant dans une enveloppe à mon adresse.

Cette lettre, Mlle Henriette l’examina longtemps avant de l’ouvrir, étudiant l’écriture inconnue de l’adresse…

Qui pouvait lui écrire, et de cette façon, sinon ce Maxime de Brévan, à qui Daniel lui avait recommandé de se confier, et qui, jusqu’alors, n’avait pas donné signe de vie ?

C’était en effet M. de Brévan qui écrivait :

« Mademoiselle,

« Avec tout Paris, j’ai appris votre fière et noble protestation le jour du malheureux mariage de votre père… Les égoïstes et les sots vous blâmeront peut-être… méprisez-les, vous avez pour vous tous les gens de cœur… Et mon cher Daniel, s’il était ici, vous approuverait et admirerait votre courage comme je l’admire moi-même… »

Elle respira longuement, comme si sa poitrine eût été soulagée d’un poids énorme.

L’ami de Daniel l’approuvait… Quel prétexte, désormais, pour étouffer la voix de la raison et écarter toute velléité de prudence !…

Toute la lettre de M. de Brévan, d’ailleurs, n’était qu’une longue et respectueuse exhortation à une résistance désespérée, à outrance.

Plus loin, il disait :

« Au moment de monter en wagon, Daniel, mademoiselle, m’a remis pour vous une lettre qui est l’expression de ses plus intimes pensées… Avec une pénétration digne d’un cœur tel que le sien, il prévoit et résout toutes les difficultés dont votre belle-mère ne manquera pas de vous embarrasser… Cette lettre est trop précieuse pour être confiée à la poste. C’est pourquoi, avant la fin de la semaine, je me serai fait présenter chez M. de la Ville-Haudry, et j’aurai l’honneur de vous la remettre en mains propres… »

Et plus loin encore :

« J’aurai demain, continuait M. de Brévan, par un officier anglais de mes amis, l’occasion de faire parvenir de promptes nouvelles à Daniel… Si vous désirez lui écrire, faites-moi parvenir votre lettre aujourd’hui même, rue Laffitte, 62, je la joindrai à la mienne. »

Enfin, en post-scriptum, il ajoutait :

« Défiez-vous surtout de sir Thomas Elgin… »

Cette dernière recommandation ne pouvait manquer de troubler singulièrement Mlle Henriette et d’agiter en elle toutes sortes d’appréhensions vagues et terribles.

– Pourquoi, pensait-elle, me défierais-je de celui-là plutôt que des autres !

Mais un souci meilleur ne tarda pas à la distraire…

Quoi ! une occasion se présentait de faire tenir promptement et sûrement des nouvelles à Daniel, et elle risquait, en perdant son temps, de la laisser échapper !…

Elle se hâta de s’habiller, et s’asseyant à son petit bureau, elle se mit à retracer à l’unique ami qu’elle eût en ce monde, toutes ses angoisses depuis qu’il l’avait si brusquement quittée, ses douleurs, ses ressentiments et ses espérances…

Onze heures sonnaient, lorsqu’elle eût terminé, ayant rempli huit grandes pages où elle avait mis tout son cœur…

Voulant se lever alors, elle se sentit prise d’en malaise soudain… Ses jambes fléchissaient et il lui semblait que tout autour d’elle tremblait.

Qu’était-ce donc. Elle cherchait, quand l’idée lui vint que depuis l’avant-veille elle était presque à jeun.

– Il ne faut pourtant pas se laisser mourir de faim, murmura-t-elle presque gaiement, tant sa longue causerie avec Daniel lui avait remis d’espoir au cœur.

Elle sonna donc, et dès que sa femme de chambre parut :

– Montez-moi à déjeuner, lui dit-elle.

L’appartement de Mlle de la Ville-Haudry se composait de trois pièces.

La première, le salon, ouvrait directement sur le palier ; à droite était la chambre à coucher et à gauche un cabinet d’études, où se trouvaient le piano, la musique, les livres.

Quand Mlle Henriette mangeait chez elle, ce qui lui arrivait souvent depuis quelque temps, c’était toujours dans le salon…

Elle s’y était rendue, et pour hâter le service, elle débarrassait la table des albums et des menus objets qui l’encombraient, quand la femme de chambre reparut les mains vides…

– Ah ! mademoiselle !…

– Quoi !…

– Monsieur le comte a défendu qu’on servît mademoiselle chez elle.

– Ce n’est pas possible…

Mais une voix railleuse l’interrompit du dehors, disant :

– C’est vrai…

Et tout aussitôt M. de la Ville-Haudry parut, déjà paré, frisé et fardé, ayant l’air sardonique d’un homme qui enfin tient une revanche.

– Laissez-nous, dit-il à la femme de chambre.

Et dès que Clarisse fut sortie :

– Mon Dieu, oui, ma chère Henriette, reprit-il, j’ai défendu sous peine d’expulsion qu’on vous montât à manger. Qu’est-ce, s’il vous plaît, que cette fantaisie ?… Êtes-vous malade ?… Si oui, je vais envoyer chercher le docteur. Si non, vous me ferez le plaisir de descendre prendre vos repas dans la salle à manger, avec la famille, avec la comtesse et moi, avec sir Tom et mistress Brian…

– Mon père…

– Il n’y a pas de père qui tienne… Le temps des faiblesses extrêmes est passé, comme aussi des emportements… Donc, vous descendrez… Oh ! quand vous voudrez… Vous bouderez peut-être un jour, deux jours ; mais la faim chasse le loup du bois, et le troisième nous vous verrons apparaître dès qu’on aura sonné la cloche… Ce n’est plus à votre cœur que je m’adresse, vous le voyez, c’est à votre estomac.

Tels efforts que fit Mlle Henriette pour demeurer impassible, des larmes brûlantes jaillissaient de ses yeux, larmes de douleur et d’humiliation.

Cette idée de la prendre par la famine était-elle de son père ? Non, jamais elle ne lui fût venue. C’était là une conception de femme, évidemment, et d’une femme haineuse obéissant aux plus vils instincts.

N’importe, la pauvre jeune fille se sentait prise, et l’ignominie du moyen employé, la certitude qu’elle allait être obligée de céder, la révoltaient.

Son imagination cruelle lui représentait la joie insultante de la comtesse Sarah quand elle, la fille du comte de la Ville-Haudry, elle paraîtrait dans la salle à manger amenée par le besoin, par la faim…

– Mon père, supplia-t-elle, ne me laissez servir ici que du pain et de l’eau, mais épargnez-moi ce supplice…

Mais si c’était une leçon que répétait le comte, il s’en était bien pénétré. Ses traits gardèrent leur expression sardonique, et d’un ton glacé :

– Je vous ai dit mes volontés, interrompit-il, vous m’avez entendu, il suffit.

Déjà il se dirigeait vers la porte, sa fille le retint.

– Mon père, murmurait-elle, écoutez-moi…

– Voyons, qu’est-ce encore ?…

– Hier, vous me menaciez de me faire enfermer…

– Eh bien ?…

– Aujourd’hui, c’est moi qui vous adjure de prendre cette détermination… Conduisez-moi dans un couvent, si étroite et si dure qu’en soit la règle, si triste qu’y puisse être la vie, j’y trouverai un allégement à ma douleur, et de toute mon âme je vous bénirai…

Lui, coup sur coup, haussait les épaules.

– Bien trouvé !… dit-il. Et du fond de votre couvent, vous vous hâterez d’écrire partout et à tous que ma femme vous a chassée, que vous avez été obligée de fuir les outrages et les mauvais traitements… vous rééditerez toutes les élégies larmoyantes de l’innocente jeune fille persécutée par une indigne marâtre… Pas de ça, ma chère !…

La cloche qui sonnait le déjeuner l’interrompit.

– Vous entendez, Henriette, reprit-il… Consultez votre estomac, et selon ce qu’il vous conseillera, descendez ou restez.

Et il sortit tout fier, c’était manifeste, de ce qu’il appelait un acte nécessaire d’autorité paternelle, sans accorder seulement un regard à sa fille, qui venait de s’affaisser sur un fauteuil.

C’est qu’elle était brisée, la pauvre enfant, en proie à tous les déchirements de l’orgueil… C’en était fait, il n’y avait plus à lutter… Ceux qui pour la réduire ne reculaient pas devant un expédient si lâche, auraient recours aux pires extrémités. Quoi qu’elle fît, tôt ou tard il lui faudrait se soumettre.

Dès lors, pourquoi ne pas céder tout de suite ?… Elle sentait bien que plus elle tarderait, plus, la victoire serait douce à la comtesse Sarah et le sacrifice pénible pour elle.

S’armant donc de toute son énergie, elle gagna la salle à manger, où depuis un moment déjà les autres étaient à table…

Son entrée, imaginait-elle, serait saluée par quelque exclamation railleuse. Point. À peine parut-on y faire attention. La comtesse Sarah qui parlait s’interrompit pour dire : « Je vous salue, mademoiselle, » et tout aussitôt poursuivit, sans que sa voix trahit la plus légère émotion.

Même, Mlle Henriette put constater qu’on l’avait ménagée. Son couvert n’était pas mis près de sa belle-mère. On lui avait réservé sa place entre sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Elle s’assit, et tout en mangeant elle observait à la dérobée, et de toute l’intensité de sa pénétration, ces étrangers, désormais les maîtres de sa destinée, et qu’elle voyait pour la première fois, car c’est à peine si, la veille, elle les avait aperçus.

La beauté de la comtesse Sarah, – dont pourtant la photographie que lui avait montrée son père, avait dû lui donner une idée, – cette beauté éblouissante, merveilleuse, la frappa de stupeur et d’épouvante…

Il était visible que la jeune comtesse n’avait fait que jeter à la hâte un peignoir sur ses épaules pour descendre déjeuner… Son teint était plus animé que de coutume. Elle avait les adorables confusions de la vierge au lendemain de ses noces, et toutes sortes d’embarras souriants…

L’empire d’une telle femme sur un vieillard follement épris, Mlle Henriette le comprit si bien qu’elle frissonna.

Non moins redoutable lui paraissait l’austère mistress Brian.

On ne lisait rien, dans son œil morne, qu’une froide méchanceté, rien qu’un implacable vouloir sur sa figure maigre et jaune, dont on eût dit les rides immobiles creusées dans la cire.

Le moins à craindre, dans l’opinion de Mlle Henriette, eût encore été le long et roide sir Thomas Elgin.

Placé près d’elle, il sut avoir quelques attentions discrètes, et à un moment, elle surprit dans ses yeux, pendant qu’il la regardait, quelque chose comme un sentiment de commisération…

– Et cependant, songea-t-elle, c’est de lui que M. de Brévan me recommande surtout de me défier.

Mais le déjeuner finissait… Mlle Henriette se leva et, après s’être inclinée sans mot dire, elle regagnait son appartement, quand elle fut arrêtée dans l’escalier par des gens qui montaient une lourde armoire à glace…

S’étant informée, elle apprit que sir Tom et mistress Brian devant désormais habiter l’hôtel, on achevait leur emménagement…

Elle hocha tristement la tête ; mais chez elle une bien autre surprise l’attendait.

Trois domestiques étaient en train d’enlever les meubles de son salon, sous la direction de M. Ernest, le valet de chambre du comte.

– Que faites-vous là ? interrogea-t-elle, et qui vous a permis…

– Nous exécutons les ordres de monsieur le comte, répondit M. Ernest… Nous débarrassons l’appartement de mademoiselle pour madame Brian.

Et se retournant vers ses collègues :

– Allons, vous autres, fit-il ; sortez-moi ce canapé !…

Perdue de stupeur, Mlle de la Ville-Haudry demeurait pétrifiée sur place, regardant les domestiques poursuivre leur besogne…

Quoi ! des aventuriers avides s’étaient emparés de l’hôtel, ils l’envahissaient, ils régnaient despotiquement, et cela ne leur suffisait pas… Ils prétendaient lui disputer, lui arracher l’espace qu’elle y occupait, elle, la fille de leur dupe, l’unique héritière du comte de la Ville-Haudry !…

L’impudence, lui parut si monstrueuse, que, n’y pouvant croire, cédant à un mouvement spontané, elle redescendit dans la salle à manger, et s’adressant à son père :

– Est-ce vraiment vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez commandé à vos gens de me déménager ?…

– Moi-même, oui, ma fille… De vos trois pièces, mon architecte va faire un grand salon pour mistress Brian, dont l’appartement est vraiment trop étroit…

La jeune comtesse eut un mouvement de dépit.

– Je ne comprends pas, dit-elle, que tante Brian accepte cela.

– Pardon, interrompit la respectable dame, c’est absolument contre mon gré que cela se fait !…

Mais le comte, intervenant :

– Sarah, chère adorée, prononça-t-il, permettez-moi d’être seul juge de l’opportunité des décisions qui concernent notre fille.

Si ferme était l’accent de M. de la Ville-Haudry qu’on eût juré que cette idée de déménagement venait de lui seul…

– Je n’agis jamais à la légère, moi, continua-t-il, et je prends le temps de mûrir mes déterminations… Ici, ma conduite est toute tracée par les règles de la plus vulgaire bienséance… Mistress Brian n’est plus jeune, ma fille n’est qu’une enfant… Si l’une des deux doit se résigner à quelque petite gêne, c’est ma fille, évidemment…

Tout d’une pièce, M. Thomas Elgin se dressa.

– Je voudrais… commença-t-il.

Malheureusement, le reste de sa phrase se perdit en un bredouillement confus…

Il venait, sans doute, de se rappeler certain serment qu’il avait fait… Et, résolu à ne se point mêler du ménage du comte, révolté, d’un autre côté, de ce qu’il estimait un odieux abus de pouvoir, il quitta brusquement le salon.

Ses regards, sa physionomie, son geste, avaient si clairement trahi ces sentiments, que Mlle Henriette en fut toute saisie.

Mais déjà, M. de la Ville-Haudry, après une minute de surprise poursuivait :

– Ainsi donc, ma fille habitera le logement qu’occupait autrefois la dame de compagnie de ma… c’est-à-dire de sa mère. Il est petit, mais en somme plus que suffisant pour elle… Il a en outre cet avantage d’être commandé par une des pièces de notre appartement à nous, ma chère Sarah, et c’est à considérer, lorsqu’il s’agit d’une étourdie qui a si étrangement abusé de la liberté que lui laissait mon aveugle confiance…

Que dire !… Que répondre !…

Seule avec son père, Mlle Henriette se fût certainement défendue ; elle eût essayé de le faire revenir sur sa détermination ; elle l’eût supplié ; elle se fût peut-être traînée à ses genoux…

Mais ici, en présence de ces deux femmes, sous l’œil railleur de la comtesse Sarah !… était-ce possible ?… Ah ! elle fût morte mille fois, plutôt que de leur donner, à ces misérables aventuriers, la joie de sa douleur et d’une humiliation nouvelle.

– Qu’elles m’écrasent, pensait-elle, jamais elles ne m’entendront me plaindre ni demander grâce !…

Et comme son père, tout en l’épiant à la dérobée, lui demandait :

– Eh bien ?…

– Ce soir même vous serez obéi, monsieur le comte, répondit-elle.

Et par une sorte de prodige d’énergie, elle sortit du salon calme, le front haut, sans avoir versé une larme…

Dieu sait ce qu’elle endurait, cependant.

Abandonner ce cher petit appartement où tant d’heures heureuses s’étaient écoulées, où tout lui rappelait quelque doux souvenir, certes, c’était un horrible crève-cœur.

Ce n’était rien, comparé à cette épouvantable perspective de vivre dans l’appartement même de la comtesse Sarah, sous la même clef…

C’était jusqu’à la liberté de pleurer qui lui était ravie… L’excès de son malheur ne lui arracherait pas un sanglot, sans que de l’autre côté de la cloison la comtesse Sarah l’entendit et s’en délectât.

Ainsi elle se désespérait, quand la lettre qu’elle avait écrite à Daniel se représenta à sa mémoire.

Pour que M. de Brévan l’eût le jour même, ainsi qu’il le demandait, il n’y avait plus un instant à perdre, et encore fallait-il renoncer à la poste, car il était près de quatre heures, et employer un commissionnaire.

Elle sonna donc Clarisse, sa confidente, résolue à l’expédier rue Laffitte. Mais au lieu de Clarisse, ce fut une fille de service, qui se présenta et qui dit :

– La femme de chambre de Mademoiselle n’est pas à l’hôtel… Mme Brian vient de l’envoyer rue du Cirque. Si je pouvais la remplacer…

– Non, je vous remercie, répondit Mlle Henriette.

Ainsi, on la comptait pour rien, il lui était défendu de manger chez elle, on la chassait de son appartement, on disposait d’une femme attachée à son service…

Et en être réduite à subir sans révoltes de telles humiliations !

Mais l’heure fuyait, et avec chaque minute s’envolait une des chances qui restaient que M. de Brévan eût la lettre en temps utile.

– Eh bien ! je la porterai moi-même au commissionnaire, se dit Mlle Henriette.

Et quoiqu’il ne lui fût pas arrivé deux fois en sa vie de traverser la rue seule, elle mit son chapeau, jeta un manteau sur ses épaules et descendit rapidement.

Le suisse, un gros homme très-fier de sa livrée chargée d’or, était assis devant le pavillon qu’il habitait fumant et lisant son journal.

– Ouvrez-moi, lui dit Mlle Henriette.

Mais lui, sans daigner ôter sa pipe de sa bouche, sans seulement se lever, répondit d’un ton rogue :

– Monsieur le comte m’a donné la consigne formelle de ne jamais laisser sortir mademoiselle sans son autorisation verbale ou écrite, de sorte que…

– Insolent ! interrompit Mlle Henriette.

Et, résolument, elle s’avança vers le pavillon, étendant la main pour tirer le cordon…

Déjà, devinant son intention, et plus prompt qu’elle, le suisse s’était jeté en travers de la porte, criant de toutes ses forces comme s’il eût appelé au secours :

– Mademoiselle !… mademoiselle !… Arrêtez… j’ai ma consigne et il y va de ma place !…

Aux cris du suisse, une douzaine de valets qui flânaient dans les écuries, sous le vestibule et dans les cours arrivèrent… Puis accoururent sir Tom, qui allait monter à cheval, et bientôt le comte de la Ville-Haudry.

– Que voulez-vous ?… Que faites-vous là ? demanda-t-il à sa fille.

– Vous le voyez, mon père, je désire sortir…

– Seule ? ricana le comte.

Et durement :

– Cet homme, reprit-il, en montrant le suisse, serait impitoyablement chassé, s’il vous laissait passer, seule, le seuil de la porte !… Oh ! vous avez beau me regarder, c’est ainsi… Vous sortirez désormais, quand et avec qui bon me semblera… Et n’espérez pas vous soustraire à mon infatigable surveillance… j’ai tout prévu… La petite porte dont vous aviez la clef a été condamnée… Et si jamais un homme osait s’introduire dans le jardin, les jardiniers ont ordre de tirer dessus comme sur un chien enragé, que ce soit celui avec qui je vous ai surprise il y a dix jours ou un autre…

Sous cet ignoble et lâche outrage, Mlle de la Ville-Haudry chancela, mais se redressant presque aussitôt :

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, c’est du délire, un délire épouvantable… Mon père, avez-vous bien conscience de ce que vous dites !…

Et le ricanement d’un valet arrivant jusqu’à son oreille :

– Du moins, reprit-elle avec une violence convulsive, nommez-le, cet homme qui était avec moi dans le jardin, nommez-le tout haut, devant tous… Dites que c’était M. Daniel Champcey, celui que ma pauvre mère avait choisi pour moi, entre tous, celui que durant des années vous avez admis ici, à qui vous aviez promis ma main, qui était mon fiancé et qui serait mon mari si nous eussions accepté la honte de votre mariage. Dites que c’était M. Daniel Champcey, que vous aviez congédié, vous, la veille, et que le lendemain, grâce à un crime, grâce à un faux, votre Sarah forçait à s’embarquer… Car il fallait l’éloigner à tout prix… Lui à Paris, jamais on n’eût osé me traiter comme on me traite.

Stupéfait de cette véhémence inouïe, le comte ne trouvait que des paroles sans suite.

Et Mlle Henriette allait poursuivre quand elle sentit qu’on lui prenait le bras, et que doucement, mais d’une force irrésistible, on l’entraînait vers l’hôtel… C’était sir Tom qui la sauvait de son propre égarement… Elle le regarda… une grosse larme roulait le long de la joue de l’impassible gentleman.

Puis, lorsqu’il l’eut conduite jusqu’à l’escalier, et qu’elle tint la rampe :

– Pauvre fille !… murmura-t-il.

Et il s’éloigna à grands pas…

Oui, pauvre Henriette, en effet !

Sa raison, sous tant de chocs furieux, vacillait, et saisie de vertige, haletante, éperdue, elle s’était élancée à travers l’escalier, précipitant sa course comme si elle eût été poursuivie par les flammes d’un effroyable incendie, croyant encore entendre les abominables accusations de son père et les ricanements des valets…

– Mon Dieu ! sanglotait-elle, prenez pitié de moi !…

C’est qu’elle n’avait plus rien à espérer que de Dieu, pensait-elle, livrée sans défense au caprice d’ennemis impitoyables, sacrifiée à l’implacable haine d’une marâtre, abandonnée de tous, trahie et reniée par son père lui-même !…

D’heure en heure, par un incompréhensible enchaînement de circonstances fatales, elle avait vu se resserrer, jusqu’à l’écraser, le cercle infernal où elle se débattait misérablement.

Que voulait-on donc d’elle ?… Pourquoi prenait-on à tâche d’exaspérer sa douleur ?… Attendait-on quelque chose de l’excès de son désespoir ?

Malheureusement elle ne s’arrêta pas à cette idée, trop inexpérimentée pour soupçonner des raffinements de scélératesse inouïs à ce point d’étonner l’imagination.

Ah ! qu’un mot de Daniel lui eût été utile en ce moment décisif !…

Mais, tremblant d’aviver les angoisses de sa fiancée, le malheureux n’avait pas osé lui répéter cette phrase terrible échappée à la première expansion de M. de Brévan :

« Miss Sarah Brandon laisse aux imbéciles le fer et le poison, moyens grossiers et dangereux de se débarrasser des gens… Elle a, pour supprimer ceux qui la gênent, des expédients plus sûrs et où la justice n’a rien à voir… »

Perdue dans ses sombres réflexions, la pauvre fille oubliait l’heure et ne remarquait pas que depuis longtemps déjà la nuit était venue, quand la cloche sonna le dîner.

Elle était libre de ne pas descendre, mais la pensée que la comtesse Sarah croirait l’avoir brisée, la révolta…

– Non ! elle ne saura jamais ce que je souffre, se dit-elle.

Sonnant donc Clarisse qui était revenue de la rue du Cirque :

– Vite, lui commanda-t-elle, habillez-moi.

Et en moins de cinq minutes, elle eut relevé ses beaux cheveux et revêtu une de ses plus jolies toilettes…

C’est alors que changeant de robe, elle sentit sous sa main le froissement d’un papier.

– Ma lettre pour Daniel !… murmura-t-elle… Je l’avais oubliée !…

Le moment n’était-il pas passé de l’envoyer à M. de Brévan ?… C’était probable. Pourquoi ne pas essayer, cependant !…

Elle la remit donc à Clarisse, en lui disant :

– Vous allez prendre un fiacre et porter immédiatement cette lettre rue Laffitte, 62, à M. de Brévan… S’il est sorti, vous la laisserez, en recommandant bien de la lui remettre dès qu’il rentrera… Préparez un prétexte, dans le cas où on vous demanderait pourquoi vous sortez, et soyez discrète…

Et elle-même descendit, si pénétrée de sa résolution de dissimuler ses souffrances, qu’elle avait le sourire sur les lèvres en entrant dans la salle à manger.

La fièvre qui la dévorait donnait à son teint une animation extraordinaire et à ses yeux un étrange éclat… Sa beauté, un peu effacée d’habitude, resplendissait jusqu’à étonner, même près de la beauté merveilleuse de la comtesse Sarah…

À ce point que M. de la Ville-Haudry en fut frappé…

– Oh ! oh ! fit-il en jetant à sa jeune femme un regard d’intelligence.

Ce fut, d’ailleurs, la seule marque d’attention qui accueillit Mlle Henriette.

Personne ensuite ne sembla prendre garde à sa présence, sauf l’honorable sir Elgin ; dont l’œil dur s’adoucissait dès qu’il s’arrêtait sur elle…

Mais que lui importait ? Affectant une assurance bien loin de son âme, elle se forçait de manger, quand un domestique entra et respectueusement vint murmurer quelques paroles à l’oreille de la jeune comtesse.

– C’est bien, répondit-elle à haute voix, j’y vais…

Et sans explication, elle se leva, sortit, et resta bien dix minutes dehors.

– Qu’était-ce ?… demanda M. de la Ville-Haudry, de l’accent du plus tendre intérêt, dès que Mme Sarah reparut…

– Rien, mon ami, répondit-elle en se rasseyant… une niaiserie… un ordre à donner.

Cependant, sous l’air insoucieux de sa belle-mère, Mlle Henriette avait cru discerner une satisfaction cruelle.

Bien plus, il lui avait semblé surprendre entre la comtesse Sarah et l’austère mistress Brian deux regards rapidement échangés, l’un demandant : « Eh bien !… » l’autre répondant : « Oui ! »

Prévention ou non, l’infortunée en reçut comme un coup dans la poitrine.

– Ces misérables, pensa-t-elle, viennent de me préparer quelque nouvelle perfidie…

Et ce soupçon s’enfonça si avant dans son esprit, que le dîner fini, au lieu de regagner son appartement, elle suivit au salon son père et les nouveaux hôtes de l’hôtel, – « la famille, » comme disait M. de la Ville-Haudry, quand il parlait de sir Tom et de mistress Brian.

Ils n’y restèrent pas longtemps seuls… Le comte et la jeune comtesse avaient dû faire savoir qu’ils resteraient chez eux, car bientôt arrivèrent beaucoup de visiteurs qui avaient été, quelques-uns dans l’intimité de M. de la Ville-Haudry, le plus grand nombre, des familiers de la rue du Cirque…

Mais Mlle Henriette appliquait trop fortement son attention à observer sa belle-mère pour remarquer de quel air on l’examinait, quels regards on lui adressait à la dérobée, et l’affectation des femmes et des jeunes filles à la laisser seule…

Pour ouvrir son entendement à la vérité, pour ramener sa pensée à l’horrible réalité de la situation, un fait brutal était nécessaire.

Il ne tarda pas à se présenter.

Les visiteurs affluant, la conversation avait cessé d’être générale, des groupes s’étaient formés et deux dames étaient venues s’asseoir près de Mlle Henriette, deux amies de la comtesse Sarah, sans doute, car elle ne les connaissait pas, et l’une d’elles avait un accent étranger assez prononcé.

Elles causaient… Machinalement Mlle Henriette prêta l’oreille.

– Vous n’avez pas amené votre fille ? demandait l’une.

– Certes non, répondait l’autre, et je ne l’amènerais pas ici pour un empire… Ignorez-vous donc les mœurs de Mlle de la Ville-Haudry ?… C’est inimaginable et déplorablement scandaleux… Le jour du mariage de son père, elle s’était enfuie avec on ne sait qui, par la faute d’un domestique qui a été chassé, et pour la retrouver et la ramener, il a fallu l’intervention de la police… Sans notre chère Sarah, qui est divinement indulgente, le comte l’eût mise en correction…

Un cri étouffé les interrompit… Elles se détournèrent…

Mlle Henriette venait de se trouver mal et de glisser sur le tapis…

À l’instant, et d’un même mouvement, tout le monde fut debout…

Mais déjà, devançant tous les autres, l’honorable sir Thomas Elgin s’était élancé, si promptement même, et si à propos, qu’on eût dit qu’il avait eu comme l’intuition de l’accident, qu’il l’attendait et qu’il l’épiait.

Soulevant d’un bras robuste Mlle Henriette, il l’avait posée sur un canapé, non sans prendre le soin de glisser un coussin sous sa tête…

Aussitôt la comtesse Sarah, et toutes les femmes présentes, s’étaient empressées autour de la malheureuse jeune fille, tapant à petits coups secs dans la paume de ses mains, frottant ses tempes de vinaigre et d’eau de Cologne, promenant obstinément sous ses narines des flacons de sels…

Cependant, tous les efforts pour la ranimer demeuraient inutiles, et cela devenait si étrange que M. de la Ville-Haudry commençait à s’émouvoir, lui qui tout d’abord s’était écrié :

– Bast !… laissez donc, ce ne sera rien.

Les transports furieux d’une passion sénile n’avaient pas encore étouffé en lui tous les instincts de la paternité, et l’inquiétude réveillait son affection autrefois si tendre.

Il se précipita donc vers le vestibule, criant aux valets de pied qui y étaient assemblés :

– Vite !… qu’on coure chercher un médecin… n’importe lequel… le plus proche !…

Ce fut comme le signal d’une déroute générale des invités…

Trouvant que cet évanouissement durait par trop longtemps, redoutant peut-être une terminaison fatale, une scène de douleur, des larmes, un à un ils gagnaient sournoisement la porte et s’esquivaient.

Si bien que M. de la Ville-Haudry, la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom ne tardèrent pas à se trouver seuls près de la pauvre Henriette, toujours inanimée.

– Nous ne devrions pas la laisser là, dit alors Mme Sarah, elle serait mieux dans son lit…

– Oui, c’est vrai, vous avez raison, approuva le comte, je vais la faire porter dans son appartement.

Et il allongeait le bras pour sonner les domestiques, lorsque sir Thomas Elgin, l’arrêtant, dit d’une voix émue :

– Laissez, monsieur le comte, je la monterai seul.

Et sans attendre une réponse, il l’enleva comme une plume, et la porta jusque chez elle, suivi de M. de la Ville-Haudry et de la jeune comtesse.

Il ne pouvait rester dans la chambre de Mlle Henriette, mais il parut ne pouvoir prendre sur lui de s’en éloigner. Longtemps les domestiques ébahis le virent se promener d’un pas fiévreux dans le corridor, donnant, lui toujours si impassible, les signes les plus manifestes d’une agitation extraordinaire.

Et toutes les dix minutes, il interrompait sa promenade, pour demander à travers la porte, d’une voix troublée :

– Eh bien ?…

– Elle est toujours dans le même état, lui répondait-on.

C’est que les médecins – il en était venu deux – n’obtenaient pas de meilleurs résultats que la comtesse Sarah et ses amies. Ils avaient épuisé les ressources ordinaires indiquées en pareil cas, et visiblement ils commençaient à s’étonner de la persistance de cette syncope.

Et ce n’est pas sans anxiété que M. de la Ville-Haudry les voyait, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, se consultant à voix basse, d’accord sur ce point qu’il fallait recourir à quelque moyen énergique.

Enfin, un peu après minuit, sir Tom vit la jeune comtesse sortir de l’appartement de Mlle Henriette.

– Comment va-t-elle ?… s’écria-t-il.

Alors la comtesse, tout haut, et de façon à être entendue des domestiques :

– Elle revient à elle, et c’est même pour cela que je m’éloigne… Elle me hait si terriblement, cette chère et malheureuse enfant, que ma vue lui ferait peut-être mal…

Mlle Henriette, en effet, reprenait connaissance.

Un frisson l’avait secouée d’abord, elle avait ouvert les yeux ensuite, puis elle s’était haussée péniblement sur ses oreillers, regardant…

Évidemment elle ne se souvenait de rien encore, et d’un mouvement machinal elle passait et repassait sa main sur son front, comme pour écarter le crêpe funèbre qui voilait sa pensée, considérant d’un œil hagard les médecins, son père et sa confidente Clarisse, qui, agenouillée près de son lit, pleurait…

Enfin, tout à coup l’horrible réalité éclata dans son cerveau, et elle se renversa en arrière en jetant un grand cri :

– Mon Dieu !…

Mais elle était sauvée, et les médecins ne tardèrent pas à se retirer, déclarant qu’il n’y avait plus rien à craindre pourvu qu’on suivît leurs prescriptions.

M. de la Ville-Haudry alors s’approcha de sa fille, et lui prenant les mains :

– Voyons, chère enfant, interrogea-t-il, que s’est-il passé, qu’as-tu eu ?…

Elle arrêta sur lui un regard désolé, puis d’une voix sourde :

– Il y a que vous m’avez perdue, mon père, répondit-elle.

– Comment, comment !… fit le comte. Qu’est-ce que tu dis ?

Et très-embarrassé, furieux peut-être contre lui-même, et se cherchant sans doute des excuses :

– C’est un peu ta faute, aussi, ajouta-t-il niaisement… Pourquoi te conduire si mal avec Sarah et prendre à tâche de m’exaspérer…

– Oui, c’est juste, c’est ma faute !… murmura Mlle Henriette.

Elle disait cela d’un ton d’ironie amère ; mais plus tard, lorsqu’elle fut seule et plus calme, réfléchissant dans le silence de la nuit, elle dut reconnaître et s’avouer que c’était vrai.

Le scandale dont elle avait prétendu écraser la comtesse Sarah retombait sur elle-même et l’écrasait…

Cependant, le lendemain, elle se trouvait un peu mieux, et quoi que pût lui dire Clarisse, elle voulut absolument se lever et descendre.

C’est que toutes ses espérances désormais reposaient sur la lettre de Daniel. C’est que de jour en jour elle attendait celui qui devait la lui remettre, M. de Brévan, et que, pour rien au monde, elle n’eût voulu être absente quand il se présenterait.

Mais c’est en vain qu’elle l’attendit ce soir-là et quatre soirs encore.

Attribuant son retard à quelque nouveau malheur, elle pensait à lui écrire, quand, enfin, le mardi, – c’était le jour de réception choisi par la comtesse Sarah – lorsque déjà le salon était plein de monde, le domestique annonça :

– M. Palmer !… M. de Brévan !…

Émue de la plus violente émotion, Mlle Henriette se retourna vivement, attachant sur la porte un de ces regards où l’âme se concentre tout entière. Elle allait donc connaître enfin cet ami que Daniel lui avait représenté comme un autre lui-même.

Deux hommes entrèrent.

L’un âgé déjà, avait les cheveux blancs et la physionomie grave et solennelle d’un membre du parlement.

L’autre, qui paraissait de trente à trente-cinq ans, avait la mine froide et dédaigneuse, la lèvre un peu pincée et l’œil sardonique.

– C’est ce dernier, pensa la jeune fille, qui est l’ami de Daniel.

À première vue, il lui déplut extrêmement. L’examinant, elle trouvait de l’affectation à son assurance et quelque chose de louche dans toute sa personne.

Mais l’idée ne lui vint pas de se défier de M. de Brévan… Daniel lui avait recommandé une confiance aveugle, cela suffisait. Elle était trop punie d’avoir suivi ses inspirations pour songer à renouveler l’expérience…

Elle ne le perdait pas de vue, cependant…

Après avoir été présenté par M. Palmer à la comtesse Sarah et à M. de la Ville-Haudry, il s’était jeté dans la foule et manœuvrait pour se rapprocher d’elle.

Il allait d’un groupe à l’autre, lançant un mot de ci et de là, gagnant insensiblement et sans trop d’affectation une petite chaise restée libre près de Mlle de la Ville-Haudry.

Et à l’air de parfait sang-froid dont il en prit enfin possession, on devait croire qu’il avait mesuré tout ce que pouvait avoir de périlleux et de compromettant une conversation confidentielle avec une jeune fille, sous le feu des regards de cinquante ou soixante personnes.

Aussi débuta-t-il par quelques-unes de ces banalités qui sont la monnaie courante des salons, parlant assez haut pour être entendu des voisins et dérouter leur curiosité s’ils eussent eu la fantaisie d’écouter.

Même, remarquant que Mlle de la Ville-Haudry était fort rouge et tout oppressée, et qu’elle arrêtait sur lui des regards brûlants d’anxiété :

– De grâce, mademoiselle, fit-il vivement, affectez plus d’indifférence… Souriez… on nous épie peut-être… Souvenez-vous que nous ne devons pas nous connaître, que nous sommes étrangers l’un à l’autre…

Et il se mit à entamer très-haut l’éloge de la dernière pièce du Gymnase, jusqu’à ce qu’enfin, pensant avoir suffisamment donné le change, il se rapprocha un peu, et baissant la voix :

– Il est inutile, mademoiselle, poursuivit-il, de vous dire que je suis M. de Brévan…

– Je vous avais entendu annoncer, monsieur… répondit sur le même ton Mlle de la Ville-Haudry.

– Je me suis permis de vous écrire, mademoiselle, sous le couvert de votre femme de chambre, Clarisse, selon les indications de Daniel… mais j’espère que vous m’excuserez…

– Je n’ai pas à vous excuser, monsieur, mais bien à vous remercier du plus profond de mon âme de votre généreux dévouement…

Il n’est pas d’homme complet.

Une fugitive rougeur colora les pommettes de M. de Brévan, il eut une petite toux sèche et par deux ou trois fois passa la main entre son faux-col et son cou, comme s’il eût éprouvé quelque gêne à la gorge.

– Vous avez dû trouver, monsieur, continuait Mlle Henriette, que je mettais peu d’empressement à profiter de votre obligeant avis… mais il m’est survenu des… empêchements…

– Oui, je sais… interrompit M. de Brévan en hochant tristement la tête, votre femme de chambre m’a tout appris… car elle m’a trouvé chez moi, elle a dû vous le dire, de même qu’elle a dû vous rassurer et vous apprendre que votre lettre arrivait encore assez à temps pour être jointe aux miennes. Elles gagneront plus de quinze jours, car les dépêches de la Cochinchine ne partent qu’une fois par mois, le 29…

Mais il s’arrêta court, ou plutôt haussa le ton subitement pour reprendre l’analyse de la pièce du Gymnase…

Deux jeunes femmes venaient de s’arrêter tout à côté de lui. Dès qu’elles s’éloignèrent :

– Je vous apporte, mademoiselle, poursuivit-il à voix basse, la lettre de Daniel…

– Ah !…

– Je l’ai là, dans la main, pliée fort menu ; si vous voulez bien laisser tomber votre mouchoir, je l’y glisserai en le ramassant…

La manœuvre n’était point neuve ni surtout fort difficile. Cependant Mlle Henriette s’en tira assez mal. Le mouvement dont elle laissa échapper son mouchoir ne semblait rien moins qu’involontaire, et elle mit à le reprendre un empressement beaucoup trop marqué. Enfin, quand elle sentit le froissement du papier sous la batiste, elle devint pourpre jusqu’à la racine des cheveux.

Heureusement, M. de Brévan eut la présence d’esprit de se lever vivement et de déranger un peu sa chaise, l’aidant ainsi à dissimuler son trouble. Puis, lorsqu’il la vit assez remise, il se rassit et, de l’accent du plus sincère intérêt :

– Maintenant, mademoiselle, reprit-il, permettez-moi de m’informer de votre situation…

– Elle est affreuse, monsieur.

– On vous tourmente ?

– Indignement.

– Votre belle-mère sans doute ?

– Hélas ! qui donc serait-ce… Mais elle dissimule, voilant sa noire méchanceté de la plus doucereuse hypocrisie… En apparence, elle est tout indulgence pour moi… Et c’est mon père qu’elle fait l’instrument de ses rancunes ; mon pauvre père, autrefois si bon et qui m’aimait tant…

Elle s’attendrissait, et M. de Brévan voyait si bien les larmes la gagner, que tout effrayé :

– Mademoiselle, fit-il, mademoiselle, au nom du ciel, maîtrisez-vous…

Et empressé de détourner de son père la pensée de Mlle Henriette :

– Comment est pour vous mistress Brian ? interrogea-t-il.

– Elle prend toujours parti contre moi.

– Naturellement… Et sir Tom ?

– Vous m’avez écrit, monsieur, de me défier de lui plus que de tous les autres, et je me défie… Et pourtant, vous l’avouerai-je, lui seul ici semble touché de ma détresse…

– Ah ! c’est pour cela précisément qu’il est à craindre…

– Pourquoi ?

M. de Brévan hésita, et très-vite, non sans avoir jeté autour de lui un regard inquiet :

– Parce que, répondit-il, sir Thomas Elgin pourrait bien caresser cette espérance de remplacer Daniel dans votre cœur et de devenir votre mari…

– Grand Dieu !… fit Mlle Henriette, en se rejetant en arrière avec un geste d’horreur, est-ce possible !…

– J’en mettrais la main au feu, déclara M. de Brévan.

Et comme, s’il eût été épouvanté de ce qu’il venait de dire :

– Oui, ajouta-t-il, je jurerais que j’ai pénétré les intentions de cet homme, et avant longtemps vous en aurez quelque terrible preuve… Mais que ceci, mademoiselle, demeure entre nous un secret plus religieusement gardé que tous les autres… Que rien jamais ne vous arrache seulement une allusion…

– Que faire ? murmurait la pauvre fille, que résoudre ?… Il n’y a que vous, monsieur, qui puissiez me donner un conseil…

Pendant un bon moment M. de Brévan garda le silence, puis enfin, d’une voix triste :

– Mon expérience, mademoiselle, prononça-t-il, ne me fournit qu’un conseil : prendre patience. Parlez peu, agissez le moins possible et efforcez-vous de paraître insensible aux outrages. Je vous dirai, si vous voulez bien excuser la trivialité de la comparaison, imitez ces faibles insectes qui dès qu’on les touche font les morts. Ils sont sans défense, c’est leur unique chance de salut… c’est la seule que je vous voie…

Il s’était levé, et tout en s’inclinant devant Mlle Henriette :

– Je dois encore vous prévenir, mademoiselle, ajouta-t-il, de ne vous point étonner si vous me voyez tout faire pour m’avancer dans les bonnes grâces de votre belle-mère… Croyez que cette duplicité répugne à la loyauté de mon caractère… Mais je n’ai pas d’autre moyen de conquérir le droit de venir souvent ici, de vous voir souvent, par conséquent, et de vous servir et de vous défendre, ainsi que je l’ai juré à mon meilleur ami, à Daniel.