XXVI

Jamais un étranger, pénétrant dans la chambre de Daniel et voyant l’attitude de Crochard, ne se fût imaginé que le misérable se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, qu’il était là, devant le juge d’instruction, en présence de l’homme que par trois fois il avait tenté d’assassiner.

Ferré sur la jurisprudence qu’on professe au bagne, Crochard avait reconnu d’un coup d’œil que sa situation n’était pas si désespérée qu’il l’avait supposé tout d’abord ; que si le jury rendait un verdict de mort, ce serait contre l’instigateur du crime, et qu’il en serait quitte, lui, pour quelques années de travaux forcés.

Voilà comment, avec cette insouciance quasi-bestiale des gens qui, prêts à tout, sont préparés à tout, il avait bravement pris son parti de sa situation.

Il était revenu de l’anéantissement où l’avait plongé la découverte de son crime, et l’accès de fureur dont il avait été saisi quand on s’était emparé de ses billets de banque s’était dissipé.

Et maintenant, sous le personnage odieux du meurtrier, reparaissait le personnage prétentieux et ridicule de l’orateur des barrières et des maisons centrales, accoutumé à se faire écouter, et tirant vanité de son éloquence.

Il avait une pose étudiée, et il était évident qu’il soignait son débit, encore que bien des mots lui échappassent de cet argot des bouges parisiens qui trahit des habitudes crapuleuses.

– C’était, commença-t-il, un vendredi, jour de malheur, la semaine avant le départ de la Conquête… Il pouvait être deux heures, je n’avais pas déjeuné, je n’avais pas un centime, et je m’en allais le long des boulevards, flânant et cherchant dans ma tête comment me procurer de l’argent.

Je venais de dépasser la rue Vivienne, quand, près de moi, le long du trottoir, une voiture s’arrête, et j’en vois descendre un particulier cossu, cigare aux dents, chaîne d’or au gilet, fleur à la boutonnière, qui entre dans un magasin de gants…

Du coup, je me dis : « C’est drôle, voilà une tête que j’ai vue quelque part. »

Et là-dessus, sans faire ni une ni deux, je vais me coller à la devanture du magasin, de côté, bien entendu, à une place d’où, sans être vu, je voyais très-bien mon individu qui se carrait et qui riait en montrant ses dents, pendant qu’une belle fille lui essayait une paire de gants.

Et plus je le regardais, plus je pensais : « Positivement, Bagnolet, quoique ce joli cœur n’ait pas l’air d’être de ta société, tu le connais. »

Cependant, comme je ne pouvais pas mettre de nom sur sa diable de figure, j’allais passer mon chemin, quand voilà que subitement la mémoire me revient, et je me dis : « Cré tonnerre ! c’est un ancien camarade, je dînerai. »

Malgré tout, je n’étais pas positivement sûr, parce que, dame ! quinze ans, ça vous change rudement un homme, surtout quand il ne tient pas énormément à être reconnu… Mais j’avais ma petite manière à moi de vérifier la chose.

J’attends donc mon gaillard, et, au moment où il traverse le trottoir pour regagner sa voiture, je lui emboîte le pas et je lui crie, pas trop fort pourtant : « Hé ! Chevassat !… »

Coquin de sort !… on lui eût tiré un coup de canon à l’oreille qu’il n’eût pas fait un saut pareil, qu’il ne se fut pas retourné si vivement… Et blanc, qu’il était !… autant que son faux-col.

Mais c’est égal, il ne perd pas la boussole, le matin ! Il se met à me regarder du haut de son lorgnon en me disant d’un air pincé : « – Plaît-il, mon brave ?… Est-ce ce à moi que vous en avez ? »

À quoi, moi, sûr de mon affaire, je réponds : « Oui, c’est à toi, Justin Chevassat… est-ce que tu ne me remets pas ?… Évariste Crochard, dit Bagnolet… hein !… y es-tu maintenant ?…

N’importe, monsieur persistait à faire sa tête et à me toiser… « Si vous ne filez pas, me dit-il, j’appelle un sergent de ville… »

Dame ! la moutarde commence à me monter au nez, et je me mets à crier, en le narguant, pour ameuter les passants :

« – De quoi ! de quoi !… des sergents… appelle-les donc !… On nous mènera chez le commissaire de police… Si je me trompe, je ne serai pas pendu, mais si je ne me trompe pas, on rira… Qu’est-ce que j’ai à risquer, moi ?… Rien du tout, puisque je n’ai rien… »

Il faut vous dire que je le fixais en disant cela de l’air d’un homme qui n’a rien dans le ventre et qui tient à y mettre quelque chose.

Lui aussi me fixait, et si ses yeux avaient été pistolets… mais ils ne l’étaient pas, et me sentant bien résolu, monsieur se radoucit.

« – Pas de bruit, » murmura-t-il en examinant d’un œil effaré les badauds qui commençaient à s’amasser.

Et, faisant celui qui a très-envie de rire, rapport aux badauds bien entendu, il me dit très-bas et très-vite :

« – Dans le costume que vous portez, je ne puis vous faire monter avec moi dans ma voiture, ce serait nous compromettre l’un et l’autre inutilement… je vais renvoyer mon cocher et marcher, vous me suivrez sans faire semblant de rien, et quand nous serons dans une rue un peu détournée, nous prendrons un fiacre et nous causerons. »

Comme j’étais sûr de le repincer s’il essayait de se la briser, j’approuve l’idée : « Allons-y gaiement, c’est entendu !… »

D’un geste brusque, le juge d’instruction interrompit le prévenu.

Il tenait essentiellement à ce que la déposition de Crochard fût textuellement écrite, et il venait de s’apercevoir que depuis un moment son greffier ne pouvait plus suivre.

– Reposez-vous un instant, Crochard… fit-il.

Et quand le procès-verbal fut mis au courant, et que le magistrat y eut rétabli quelques phrases laissées en blanc :

– Maintenant, dit-il au prévenu, continuez, mais parlez plus lentement.

Le misérable sourit agréablement : cette recommandation allait lui permettre de mieux prendre du temps et de soigner ses effets, et sa vanité s’en épanouissait, car il y a du cabotin au fond de toutes ces natures d’abjects scélérats.

– Aussitôt pris, aussitôt pendu, reprit-il… Chevassat dit quelques mots à son cocher qui fouette le cheval, et le voilà, lui, marchant sur le boulevard en se dandinant, faisant, comme ça, des moulinets avec sa canne, tirant de grosses bouffées de son cigare, comme s’il n’eût pas eu la colique de sentir son ami Bagnolet sur ses talons…

Je dois dire qu’il avait d’autres amis, des gens très-bien, qui le saluaient en passant : « Bonjour, cher !… » Et même il y en avait qui l’arrêtaient pour lui donner des poignées de main et tailler une bavette, mais il les quittait tout de suite en disant : « Excusez, cher, je suis très-pressé !… »

Ah ! mais oui ! il était pressé, et moi, par derrière, qui voyais et qui entendais, je me faisais une once de bon sang…

Quelqu’avantage qu’il y ait à ne pas interrompre un prévenu bavard qui s’échauffe en parlant, et, par suite, s’oublie, le juge s’impatienta.

– Faites-nous grâce de vos impressions, prononça-t-il rudement.

Ce n’est pas là ce qu’attendait Crochard, aussi parut-il blessé, et d’un ton rogue :

– Bref, continu a-t-il, mon particulier suit le boulevard jusqu’à l’Opéra-Comique, tourne rue Favart, travers la place et enfile la rue d’Amboise.

Là un fiacre vide passait, il l’arrête, commande au cocher de nous conduire à Vincennes, nous montons et son premier soin est de baisser les stores.

Alors il me regarde d’un air riant, et me tend la main en me disant : « Eh bien ! mon vieux, comment ça va-t-il ?… »

Sur le premier moment, de me voir si bien reçu, je restai comme hébété. Puis, réfléchissant, je pensai en moi-même : « Qu’il soit si gentil que cela, ce n’est pas naturel, il doit me préparer quelque traîtrise, ouvrons l’œil. » Et là-dessus je lui demande : « Comme ça, tu a n’es pas trop fâché que je t’aie accosté ?… » Il se met à rire, et me répond : « Non. »

Alors, moi : « Cependant tu n’avais pas l’air à la noce, quand je t’ai parlé, et j’avais l’idée que tu cherchais le moyen de me lâcher sans compliment… » Mais lui, d’un grand sérieux : « Tiens, dit-il, je vais te parler le cœur sur la main… Sur le moment, j’ai été surpris, mais je n’étais pas inquiet… Ce qui vient d’arriver, il y a longtemps que je l’ai prévu, je sais que chaque fois que je sors, je risque de rencontrer un ancien camarade ; tu n’es pas le premier qui me retrouve, et mes précautions sont prises pour ne pas être ennuyé… Si je voulais me débarrasser de toi, ce soir même, grâce à un petit moyen que j’ai inventé, tu aurais perdu ma piste… Puis, comme tu es à Paris en rupture de ban, avant quarante-huit heures, tu serais logé au Dépôt. »

Il me contait tout cela si tranquillement, que je sentais que c’était vrai, et que le malin devait avoir quelque truc.

« – Ainsi, lui dis-je, tu as du plaisir à retrouver un ami ? » Il me regarda bien dans les yeux et répondit : « Oui, et la preuve, c’est que si tu n’étais pas là, à mes côtés, et que je susse où te trouver, j’irais te chercher… J’ai une affaire à te proposer. »

Désormais, Bagnolet avait lieu d’être satisfait.

Si le juge gardait son flegme impénétrable, Daniel et le chirurgien-major écoutaient avec une attention haletante, comprenant que le prévenu arrivait à la partie importante de ses aveux, à celle dont on tirerait sans doute des éclaircissements.

Lefloch lui-même demeurait bouche béante, et on pouvait suivre sur sa bonne figure toutes ses émotions pendant le récit de ce vil gredin, qui sans lui, très-probablement, eût échappé à la justice.

– Naturellement, poursuivait Crochard, à ce mot d’affaire, je dressai l’oreille. « Bah ! lui dis-je, je te croyais retiré et vivant de tes rentes… Et, effectivement, je le croyais. « Tu es dans l’erreur, me répondit-il, depuis que je suis sorti de là-bas, j’ai bien vécu, mais je n’ai rien mis de côté, et s’il arrivait un accident, que j’ai certaines raisons de craindre, je tomberais dans la misère… »

J’aurais bien désiré en savoir davantage, mais il ne voulut plus rien me dire de lui, et il me fallut lui conter mon histoire depuis ma libération. Oh ! ce fut vite fait. Je lui expliquai que rien ne m’avait réussi de ce que j’avais entrepris ; qu’en dernier lieu j’avais été garçon dans une gargote ; qu’on m’avait mis à la porte et que depuis un mois j’étais sur le pavé, sans le sou, sans vêtements, sans logement et réduit à coucher dans les carrières d’Amérique…

« – Puisque c’est ainsi, me dit-il, tu vas voir ce que c’est qu’un camarade !… »

Il faut vous dire que le fiacre avait marché, pendant que nous causions, et qu’il remontait alors le faubourg Antoine.

Mon Chevassat soulève le store pour regarder dans la rue, et au moment où il aperçoit un magasin d’habillements confectionnés il commande au cocher d’aller s’arrêter devant.

Le cocher obéît, et alors Chevassat me dit : « Arrive, vieux, nous allons toujours commencer par te vêtir convenablement. »

Nous descendons, et, en effet, il m’achète chemise, pantalon, paletot et tout ce qui s’en suit… À côté étaient un cordonnier et un chapelier, il me paie un chapeau de soie et une paire de bottes vernies… Plus loin se trouvait un horloger, v’lan ! il me fait cadeau d’une montre en or, que j’ai encore, et qu’on m’a prise au greffe de la prison quand j’ai été écroué. Enfin, il y va de son billet de cinq cents, et de plus, il me donne quatre-vingts francs pour faire le garçon…

Dame ! il ne faut pas demander si je le remercie, une fois remontés dans le fiacre… Après une misère comme celle d’où je sortais, se sentir renippé, ça remonte fièrement le moral… Je me serais jeté dans le feu pour Chevassat… Hélas ! je n’aurais pas été si joyeux si j’avais pu me douter de ce que tout ça me coûterait, car moi, d’abord…

– Oh ! passez… interrompit le juge, passez !…

Non sans étonnement, Crochard dut s’avouer que tout ce qui lui était absolument personnel n’avait qu’un très-médiocre succès.

Une grimace trahit son dépit, et plus vite il reprit :

– Tous ces achats avaient exigé beaucoup de temps, si bien qu’il était six heures et qu’il faisait tout à fait nuit quand nous arrivâmes à Vincennes.

Un peu avant le fort, Chevassat fait arrêter le fiacre, paye le cocher et le renvoie, et ensuite me prenant le bras : « – Tu dois avoir faim, me dit-il ; nous allons dîner. »

Donc, nous commençons par absorber un verre d’absinthe, puis il me mène tout droit au meilleur restaurant, demande un cabinet particulier et nous fait servir un dîner, oh ! mais un dîner… Rien qu’à l’entendre faire la carte, l’eau me découlait de la bouche…

Nous nous mettons à table, et moi, ne me défiant de rien, je n’aurais pas changé ma place contre celle du pape. Et je mangeais, et je parlais, et je buvais… je buvais surtout, ayant été privé longtemps, si bien qu’à la fin je commençais à être un peu ému.

Chevassat, lui, paraissait tout à fait lancé, et il me contait des tas de blagues qui me faisaient crever de rire.

Mais voilà qu’une fois le café servi, avec des liqueurs à discrétion et des cigares de dix sous, mon particulier se lève et va pousser le verrou de la porte – car il y avait un verrou.

Puis revenant s’asseoir bien en face de moi, les coudes sur la table : « Maintenant, mon petit, qu’il me dit, assez ri, causons. Je suis bon zig, c’est vrai, mais tu dois comprendre que ce n’est pas uniquement pour des beaux yeux que je suis si gentil que cela… J’ai besoin d’un gars solide, et j’ai compté sur toi ! »

Parole d’honneur, il vous disait cela d’un si drôle d’air, que j’en ressentis comme un coup au creux de l’estomac et que je commençai à me défier. Cependant, je cache mon jeu, et je réponds : « Eh bien ! voyons, vas-y, conte-moi la chose. »

Aussitôt, il reprend : « Comme je te l’ai dit, je n’ai pas un sou de côté… Seulement, s’il arrivait un malheur à une personne que je sais bien, je me trouverais riche… et toi, tu le serais du même coup, si tu veux te charger de lui pousser le coude, à ce malheur, pour qu’il arrive plus vite… »

Pénétré de plus en plus du rôle que lui imposait le système de défense qu’il comptait adopter, le prévenu se grimait d’une douleur hypocrite qui donnait à son louche visage une expression décidément ignoble.

Pourtant, quelque dégoût qu’inspirait au juge d’instruction cette grossière comédie, il ne laissa échapper ni un mot ni un geste, sentant le danger de rompre le fil de la déposition si importante du misérable.

– Ah ! monsieur le juge, s’écriait Crochard une main sur le cœur, quand j’entendis Chevassat parler ainsi, tout mon sang ne fit qu’un tour, et je lui dis : « Malheureux ! que me propose tu-là ? Moi, commettre un assassinat… jamais ! j’aimerais mieux mourir » Lui, ricanait. « Que tu es bête ! me répondit-il, qui est-ce qui te parle d’assassiner ?… il s’agit d’un simple accident… d’ailleurs, tu ne risqueras rien, la chose ne se passera pas en France… » Cependant, je refusais toujours, et même je voulais m’en aller, quand Chevassat, saisissant un couteau, me déclara que maintenant que j’avais son secret, je marcherais… sinon !… Il me regardait si terriblement, que, ma foi ! j’eus peur, et je me rassis…

Tout de suite, alors, il redevint gai comme auparavant, et tout en me versant de l’eau de vie, il se met à m’expliquer que je serais un fou d’hésiter, que jamais je ne retrouverais pareille occasion de faire ma fortune d’un coup, que je réussirais très certainement, et qu’alors j’aurais des rentes, une voiture comme lui, de beaux habits, et tous les soirs des dîners semblables à celui que nous venions de faire.

Si bien que moi, je devenais comme fou ; tout cet or qu’il faisait briller devant mes yeux me montait à la tête autant que les petits verres et même davantage, ensuite il maniait toujours son couteau, si bien que ne sachant plus ce que je faisais ni ce que je disais, je me levai, et frappant un grand coup de poing sur la table, je m’écriai : « Je suis ton homme !… »

Encore qu’il fût probable que cette scène n’avait jamais existé que dans l’imagination de Crochard, dit Bagnolet, Daniel frissonna sous ses couvertures à la pensée de ces deux misérables à demi-ivres marchandant sa mort, le verre à la main, dans quelque cabaret, les coudes sur la nappe tachée de vin.

Lefloch, lui, étreignait si convulsivement de sa main de fer le montant du lit, que le bois en craquait… Peut-être rêvait-il que c’était le cou de l’assassin de son officier qu’il tenait ainsi.

Le magistrat et le chirurgien, eux, ne songeaient qu’à observer les contorsions du prévenu.

Il avait tiré son mouchoir de sa poche et il s’en frottait rudement les yeux avec l’espoir, sans doute, d’en arracher quelque larme.

– Allons, allons, fit le juge, pas d’attendrissement, continuons !…

Crochard eut un gémissement, et d’un ton larmoyant :

– On me hacherait en morceaux, poursuivit-il, qu’on ne me ferait pas dire ce qu’il s’est passé après cela… j’étais saoul, perdu, tellement que je ne me souviens de rien… D’après ce que m’a conté Chevassat, on a été obligé de me porter jusqu’à un fiacre, et il m’a conduit dans un hôtel du faubourg Saint-Antoine, où il m’a fait donner une chambre… C’est là que je me réveillai, le lendemain, un peu avant midi, la tête lourde comme du plomb, et me demandant si ce que je me rappelais de l’histoire du restaurant était bien arrivé, et si ce n’était pas plutôt la boisson qui m’avait donné le cauchemar…

Malheureusement, ce n’était pas un mauvais rêve, et je n’en fus que trop sûr quand le garçon de l’hôtel me monta une lettre.

C’était Chevassat qui m’écrivait de me rendre chez lui, rue Louis-le-Grand, où il m’attendait pour déjeuner et causer de l’affaire.

Naturellement, j’y cours. Je demande au concierge M. Justin Chevassat, il me répond que c’est au second à droite, je monte, je sonne, un domestique m’ouvre, j’entre dans un appartement superbe et je trouve le brigand en robe de chambre, étendu sur un canapé…

En route, je m’étais bien promis de lui déclarer carrément qu’il n’eut pas à compter sur moi, que la chose me faisait horreur et que je me retirais… Mais, dès les premiers mots, il entre dans une colère épouvantable, me disant que je ne suis qu’un lâche et un traître, me donnant à choisir entre un coup de couteau qu’il saurait bien me planter entre les deux épaules, et ma fortune…

Et, en même temps, il étalait devant moi des tas de louis d’or…

Alors, oui, je fus lâche… je me sentais pris, Chevassat me faisait peur, l’or me grisait ; je donnai ma parole et le marché fut conclu…

Ayant dit, Crochard, dit Bagnolet, respira longuement et bruyamment, en homme dont la poitrine est débarrassée d’un poids énorme.

C’est qu’il se sentait, en effet, grandement soulagé.

Tout avouer, séance tenante, sans une minute de répit pour combiner un système de défense, c’était rude… Or, le misérable estimait s’être bien tiré de cette épreuve délicate et périlleuse, et se flattait de s’être habilement ménagé pour le jour du jugement une respectable série de circonstances atténuantes.

Mais le juge d’instruction ne le laissa pas respirer longtemps.

– Pas si vite, prononça-t-il, tout n’est pas fini… Comment les conditions du crime ont-elles été réglées entre Chevassat et vous ?

– Oh ! tout naturellement, monsieur… Moi, d’abord, je disais oui à tout ce qu’il me proposait… Il me magnétisait, cet homme là !… Donc, il fut convenu qu’il me compterait 4,000 francs d’arrhes et qu’après… le coup, il me donnerait 6,000 francs fixe, plus une part dans la somme qui lui reviendrait…

– Ainsi, moyennant 10,000 francs, vous vous chargiez d’assassiner un homme.

– Je croyais…

– Il y a loin de cette somme aux fabuleuses promesses de fortune dont, à vous entendre, vous auriez été ébloui…

– Pardon !… il y avait ma part dans la somme…

– Eh !… vous deviez bien savoir que jamais Chevassat ne vous l’eût payée…

Les poings de Crochard se crispèrent…

– Chevassat, me flouer !… s’écria-t-il. Nom d’un tonnerre !… je l’aurais… Mais non, il me connaît, jamais il n’aurait osé…

Le magistrat avait cherché du regard et rencontré les yeux du prévenu :

– Que me disiez-vous donc, objecta-t-il bonnement, que cet homme vous faisait une peur terrible et vous magnétisait !…

Le misérable venait de donner dans un piège, et, au lieu de répondre, il baissa la tête, essayant un sanglot.

– Le repentir est fort bien, insista le juge, qui ne semblait nullement attendri ; mais, pour le moment, mieux vaudrait éclairer la justice et expliquer comment votre départ pour la Cochinchine fut réglé… Allons, redressez-vous et donnez-moi des détails.

Le prévenu releva la tête, et d’une voix dolente :

– Pour lors, monsieur, reprit-il, c’est à la suite de ce déjeuner chez lui que Chevassat m’expliqua toute l’affaire, et même c’est ce jour là qu’il me remit l’adresse qui est là, sur le papier qui enveloppait mes billets de banque…

– Dans quel but vous donnait-il l’adresse de M. Champcey ?

– Pour que je m’arrange de façon à le connaître personnellement.

– C’est bien, poursuivez…

– Tout d’abord, lorsque je sus qu’il s’agissait d’un lieutenant de vaisseau, je voulus me retirer, sachant bien qu’avec ces hommes-là, il n’y a pas à plaisanter… Mais Chevassat me blagua tellement ; il m’appela tant et tant fainéant et propre à rien, qu’il finit par me monter la tête.

« – D’ailleurs, reprit-il, écoute le plan : le ministère de la marine demande des ouvriers pour Saïgon. Comme il n’en trouve pas tant qu’il en veut, tu te présentes et tu es admis… bon ! On te paie ton voyage jusqu’à Rochefort ; un canot te conduit en rade à bord de la frégate la Conquête… Sais-tu qui tu y trouves ?… Notre homme, le lieutenant Champcey… Eh bien ! je te dis, moi, que s’il lui arrive un accident, soit pendant la traversée, soit à Saïgon, cet accident passera comme une lettre à la poste… »

Oui, voilà ce qu’il me dit, mot pour mot, et il me semble l’entendre encore… Et moi, j’étais tellement interloqué que je ne trouvais rien à lui répondre.

Pourtant, il y avait une chose qui me rassurait un peu, et je me disais : « Va, compte là-dessus, qu’on va m’accepter au ministère de la marine, avec mes antécédents ! »

Mais lorsque je fis cette objection à Chevassat, il se mit à rire, oh ! mais à rire, au point que j’en étais agacé.

« – Tu es décidément plus simple que je ne croyais, me dit-il… Est-ce que tes condamnations sont écrites sur ta figure ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! comme tu te présentes au ministère avec un bon livret bien en règle tu seras admis. »

Moi, ouvrant de grands yeux, je réponds : « C’est très-joli, ce que tu me chantes là ; le malheur est que n’ayant pas travaillé de mon état depuis plus de quinze ans, je n’ai pas plus de livret que sur la main. » Lui, hausse les épaules, et dit : « On t’en aura un. » Me voilà ennuyé, et je reprends : « S’il faut voler un livret et changer de nom, bernique ! je n’en suis plus ! » Mais le brigand avait son plan : « Tu garderas ton nom, me dit-il en me tapant sur l’épaule, tu auras un livret de graveur sur métaux, tout ce qu’il y a de mieux. »

Et, en effet, le surlendemain, il m’en remit un, avec signatures, légalisations, cachets… toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi !…

– Celui qu’on a saisi dans votre chambre ? demande le juge.

– Tout juste.

– Où Chevassat l’avait-il pris ?

– Pris ?… monsieur le juge ! Il l’avait fichtre bien fabriqué lui-même… Il fait tout ce qu’il veut de sa plume, ce mâtin-là ! Il lui plairait d’imiter votre écriture, que vous n’y verriez que du feu…

Daniel et le vieux chirurgien échangèrent un rapide regard.

C’était un indice, cela, et bien grave, si on le rapprochait de cette fausse lettre adressée au ministre de la marine, qui avait provoqué l’ordre d’embarquement du lieutenant Champcey.

Aussi bien qu’eux, le magistrat dut être frappé de cette circonstance ; mais son visage demeura impénétrable, et, poursuivant son but, après les détours de l’interrogatoire :

– Ce livret, demanda-t-il au prévenu, n’a éveillé aucun soupçon ?

– Aucun… Je n’ai eu qu’à le montrer pour être inscrit… Après ça, Chevassat m’avait dit qu’il ferait parler pour moi… Peut-être étais-je recommandé.

– Et c’est ainsi que vous êtes parti ?

– Oui. On m’a remis ma feuille de route, une indemnité de voyage, et, cinq jours après avoir rencontré Chevassat, je m’installais à bord de la Conquête… Le lieutenant Champcey n’y était pas… Ah ! j’espérais bien qu’il ne ferait pas la campagne !… Malheureusement, il arriva quarante-huit heures plus tard, et on mit à la voile.

Ce qui confondait Daniel et le chirurgien-major, ce qui transportait d’indignation le brave Lefloch, c’était le sang-froid parfait du misérable, qu’on discernait fort bien sous son trouble affecté.

Il parlait de cette abominable machination, de cet assassinat froidement combiné longtemps à l’avance, dont le prix avait été débattu, sur lequel il avait perçu un à-compte, comme il eût parlé d’une opération commerciale.

– Maintenant, Crochard, repris le juge, je ne saurais trop vous engager, dans votre propre intérêt, à bien me dire la vérité… Vos réponses seront contrôlées, songez-y… Est-il à votre connaissance que Justin Chevassat vive à Paris sous un autre nom que le sien ?

– Non, monsieur le juge, j’ai entendu tout le monde l’appeler M. Chevassat.

– Qui, tout le monde ?

– Dame ! son portier, ses domestiques…

Le magistrat parut chercher une forme pour la question qu’il avait à poser, puis tout à coup :

– Supposez, dit-il au prévenu, que… le coup, selon votre expression, ait réussi… Vous vous embarquez, vous arrivez en France, vous êtes à Paris… Comment vous y prenez-vous pour retrouver Chevassat et lui réclamer vos six milles francs ?…

– Je me présente chez lui, rue Louis-le-Grand, et, s’il a déménagé, le concierge me donne sa nouvelle adresse…

– Ainsi vous êtes persuadé qu’il vous a reçu dans son véritable appartement ?… Réfléchissez… si entre le moment où vous l’avez accosté et celui où il vous a reçu, vous l’avez quitté seulement deux heures, il peut s’être improvisé un domicile.

– Eh ! je n’ai pas menti, monsieur… À la fin du dîner, j’étais perdu de boisson, et je ne me suis réveillé que le lendemain vers midi… Chevassat a eu la nuit et la matinée à lui.

Puis, un soupçon soudain traversant l’esprit de Crochard :

– Ah ! le brigand ! s’écria-t-il, pourquoi m’a-t-il tant recommandé de ne lui écrire que poste restante…

Le magistrat s’était retourné vers son greffier :

– Descendez, lui dit-il, et voyez si quelque négociant de environs n’aurait pas un almanach Bottin, de Paris…

Le greffier partit comme une flèche, et l’instant d’après reparut avec le volume demandé.

Le juge s’empressa d’y chercher la rue Louis-le-Grand, et, en face de la soi-disant adresse de Justin Chevassat, il lut : LANGLOIS, riches appartements pour familles et étrangers. (Service exceptionnel.)

– J’en étais bien sûr, murmura-t-il.

Et alors, tendant à Daniel la feuille de papier où se lisaient encore ces deux mots : Rue… Université :

– Reconnaissez-vous cette écriture, M. Champcey ? demanda-t-il.

Trop pénétré, depuis un moment, de l’idée du juge pour éprouver la moindre surprise, Daniel regarda et froidement dit :

– C’est l’écriture de Maxime de Brévan…

Un flot de sang empourprait le visage, l’instant d’avant si blême, de Crochard, dit Bagnolet.

Il frémissait de rage, à cette idée qu’il avait été pris pour dupe par son complice, par l’instigateur de son crime, et que le sang versé il n’en eût pas touché le prix.

– Ah ! le brigand ! s’écria-t-il. Et moi qui pour un peu plus ne l’aurait pas dénoncé !…

Un fugitif sourire éclaira la physionomie du magistrat.

Son but était atteint. Cette fureur du prévenu, il l’avait prévue, il l’avait patiemment préparée et fait éclater, et elle lui garantissait désormais les renseignements les plus exacts.

– Me tromper, moi !… poursuivait Crochard avec une violence extraordinaire… Filouter un ami, un ancien camarade !… Canaille, va !… Mais il ne la portera pas en paradis, celle-là… Qu’on me coupe le cou, je m’en moque, et même j’en serais content, pourvu que je voie couper le sien avant…

– Il n’est pas encore arrêté…

– Mais rien n’est si facile que de le pincer, monsieur le juge… Il doit être inquiet de ne pas recevoir de mes nouvelles, et je suis sûr qu’il va tous les jours à la poste restante demander s’il n’y a pas de lettres à l’adresse M. X. O. X. 88. Je puis lui écrire. Monsieur le juge veut-il que je lui écrive ?… Je lui dirai que j’ai encore une fois manqué mon coup, et que même j’ai été arrêté, mais que la justice n’ayant rien découvert, j’ai été relâché… Avec ça, le gredin se tiendra tranquille comme Baptiste, et les agents, n’auront qu’à prendre l’omnibus pour aller l’arrêter à domicile…

Si le magistrat laissait ainsi s’épancher la colère du prévenu, c’est qu’il savait par expérience de quels raffinements de vengeance est capable la haine d’un scélérat contre le complice qui l’a trahi.

Et il espérait que la rancune enragée de celui-ci lui fournirait peut-être quelque fait nouveau ou une idée ingénieuse.

Trompé dans son attente :

– La justice ne saurait descendre à de tels expédients ! prononça-t-il.

Puis, comme Crochard paraissait désolé :

– Occupez-vous plutôt, ajouta-t-il, de bien rassembler vos souvenirs… N’auriez-vous pas oublié ou volontairement omis quelque circonstance propre à faciliter la tâche de l’instruction ?

– Non… j’ai bien tout dit.

– Vous n’avez à fournir aucune preuve de la complicité de Justin Chevassat, de ses efforts pour vous pousser au meurtre, du faux qu’il a commis pour vous procurer un livret ?…

– Aucune !… Ah ! c’est un malin, celui-là, et qui ne laisse pas traîner les pièces à conviction. Mais il a beau être fort, si on nous confrontait, je me chargerais, rien qu’avec mes yeux, de lui faire sortir la vérité du ventre !

– On vous confrontera, n’en doutez pas.

Le prévenu parut stupéfait.

– On fera donc venir Chevassat ici ? interrogea-t-il.

– Non… c’est vous qu’on enverra en France pour y être jugé.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du misérable…

Sa traversée serait rude, il n’en doutait pas, mais être jugé en France, c’était pour lui la certitude presque absolue d’échapper à une condamnation capitale…

De plus, il se délectait à cette perspective de voir Chevassat à ses côtés, sur le même banc de la cour d’assises.

– Comme cela, insista-t-il, on m’embarquera ?

– Sur le premier navire de l’État qui quittera Saïgon.

Le juge était allé s’asseoir devant la petite table où écrivait son greffier, et rapidement il parcourait le procès-verbal de ce long interrogatoire, cherchant s’il ne s’y trouvait point de lacunes.

Cela fait :

– À cette heure, dit-il au prévenu, donnez-moi le signalement aussi exact que possible de Justin Chevassat.

Crochard, à deux ou trois reprises, passa la main sur son front, et l’œil fixe, le cou tendu, comme s’il eût décrit un fantôme soudainement évoqué :

– Chevassat, dit-il, est un homme de mon âge, mais il ne paraît pas plus de vingt-sept à vingt-huit ans… c’est même ça ce qui m’avait tant fait hésiter sur le boulevard, quand je l’ai retrouvé… C’est un beau gars, très-bien de sa personne, blond, et qui porte toute sa barbe… Il a l’air spirituel, les yeux doux, et sa figure inspire tout de suite la confiance…

– Ah ! c’est bien là Maxime interrompit Daniel.

Et illuminé d’un souvenir :

– Lefloch ! cria-t-il.

Le digne marin tressauta, et prenant mécaniquement la respectueuse attitude d’un matelot devant un officier :

– Mon lieutenant ?… fit-il.

– Depuis que je suis malade on a apporté ici une partie de mes effets ?…

– Tous, mon lieutenant.

– Eh bien ! cherche-moi un gros livre rouge, avec des fermoirs en argent… Tu as dû le voir entre mes mains quelquefois.

– Connu, mon lieutenant ; je sais où il est.

Et en effet, il ouvrit une des malles entassées dans un des coins de la chambre, et en retira un album de photographies, que, sur un signe de son officier, il remit au juge d’instruction.

– Veuillez, monsieur, disait en même temps Daniel, demander au prévenu si, parmi les soixante ou quatre-vingts personnes dont j’ai là le portrait. Il n’en connaît aucune.

L’album fut passé à Crochard, dit Bagnolet, qui le feuilleta un moment, puis tout à coup, d’un air ahuri, s’écria :

– C’est lui ! Justin Chevassat !… Le voilà !… Oh ! c’est bien lui !…

De son lit, Daniel pouvait voir la photographie désignée :

– C’est celle de Maxime, prononça-t-il.

Après cette épreuve si décisive, il n’y avait plus à en douter, Maxime de Brévan et Justin Chevassat n’étaient bien qu’un seul et même scélérat.

L’instruction, à Saïgon, se trouvait terminée, car à Paris seulement, l’enquête pouvait rassembler les preuves accablantes du crime de ce misérable.

Le juge donna donc à son greffier l’ordre de lire son procès-verbal, et Crochard l’écouta sans une seule objection.

Mais après avoir signé, et lorsque déjà les gendarmes s’avançaient pour lui remettre les menottes, il demanda à ajouter quelque chose, et le juge ayant fait un signe d’assentiment :

– Je ne cherche pas à me défendre, ni à m’innocenter, mais je ne voudrais pourtant pas, non plus, passer pour plus mauvais que je ne suis…

Il avait pris une pose décidée, et très-évidemment, visait, sans les atteindre, le ton et l’expression d’une grossière franchise :

– La chose dont je m’étais chargé, poursuivit-il, n’était pas dans mes moyens… Jamais je n’ai pu m’entrer dans la tête l’idée de tuer un homme en traître… Si j’avais été une canaille comme il y en a, le lieutenant ne serait pas là, blessé, c’est vrai, mais vivant… Dix fois j’ai trouvé l’occasion de lui faire son affaire à coup sûr, et je n’en ai pas profité… J’avais beau me monter la tête avec les promesses de ce brigand de Chevassat, toujours au dernier moment le cœur me manquait… c’était plus fort que moi… et la preuve, c’est qu’à dix pas j’ai perdu ma balle… La seule fois que j’y sois allé carrément, c’est dans le bateau, parce que là, au moins, il y avait du danger… c’était comme un duel, puisque ma peau courait autant de risques que celle de l’officier… Je tire ma coupe aussi bien qu’un autre, c’est vrai, mais dans un fleuve comme le Don-Naï, la nuit, avec un courant d’enfer, il n’y a pas de nageur qui tienne… Le lieutenant s’en est tiré, mais moi j’ai bien manqué y rester… Je n’ai pu aborder qu’à une grande demi-lieue au-dessous de la ville, et en prenant pied, je me suis envasé jusqu’aux aisselles… Maintenant, je demande bien pardon au lieutenant, et on verra si je ménagerai Chevassat…

Sur quoi, d’un mouvement théâtral, il tendit la main aux menottes et sortit.