X

La nuit était sombre et glacée, le ciel chargé de nuages qui rasaient le faite des maisons, un vent furieux secouait les branches noircies des arbres des Champs-Élysées, roulant dans l’air comme une poussière de neige.

D’une course fiévreuse, tel qu’un malfaiteur poursuivi, Daniel s’élança d’abord au hasard, sans direction, sans but, sans autre idée que celle de s’éloigner, de fuir…

Mais, au bout de cent pas, le mouvement, l’âpre froid de la nuit, la bise aigre qui soulevait ses cheveux, lui rendirent quelque conscience de la situation.

Alors il s’aperçut qu’il était en habit de soirée, la tête nue, et qu’il avait laissé à l’hôtel de miss Brandon son chapeau et son pardessus.

Alors il se souvint que M. de la Ville-Haudry l’attendait dans le grand salon, en compagnie de sir Thomas Elgin et de mistress Brian.

Qu’allait-on soupçonner, croire, dire !… Malheureux ! en quelle impasse s’était-il ou l’avait-on engagé !…

Une issue existait peut-être à cet enfer où il se débattait, et par sa folie il venait de la fermer sans retour.

Pareil à ces débauchés qui, après le lourd sommeil de l’orgie, s’éveillent la bouche pâteuse et le cerveau troublé, il lui semblait sortir de quelque songe bizarre et terrible… Tel que l’ivrogne qui, l’ivresse dissipée, cherche à se rappeler les actes de démence où l’a poussé l’alcool, Daniel terrifié récapitulait toutes ses émotions pendant cette heure qu’il venait de passer près de miss Sarah – heure d’égarement, qui allait peser d’un poids formidable dans la balance de sa destinée, renfermant en ses soixante minutes plus d’événements que sa vie tout entière…

En aucun moment, il n’avait été si près du désespoir.

Quoi !… il était prévenu, sur ses gardes, on l’avait averti des perfidies de miss Sarah, on lui avait dit quels philtres versaient ses yeux, lui-même dans la soirée l’avait surprise en flagrant délit de mensonge…

Et néanmoins, faible et veule, il s’était laissé prendre aux fascinations de cette fille étrange, il avait tout oublié à sa voix, tout, jusqu’à cette chère et adorée Henriette, son unique pensée depuis des années.

– Insensé, murmurait-il, qu’ai-je fait !…

Insoucieux des rafales de la tempête, et de la neige qui commençait à tomber, il s’était assis sur le perron d’une des plus riches habitations de la rue du Cirque, et les coudes aux genoux, il pressait son front entre ses mains, comme s’il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.

Condensant en un effort tout ce qu’il avait de volonté, il essayait de reconstituer cette entrevue, cherchant par quelles étonnantes transitions, commencée comme un combat, elle s’était terminée de même qu’un rendez-vous d’amour.

Et récapitulant dans sa mémoire toutes les phrases dont miss Sarah l’avait bercé, il se demandait si véritablement elle n’avait pas été calomniée.

Et si elle avait dans son passé quelque chose, pourquoi ne le pas attribuer à ces deux personnages louches qui la gardaient, mistress Brian et sir Thomas Elgin ?

Quelle audace, dans la défense de cette fille extraordinaire, mais quelle noblesse aussi !… Comme elle avait bien dit qu’elle n’aimait pas d’amour M. de la Ville-Haudry et que même, jamais aucun homme n’avait donné à son cœur une pulsation de plus.

Était-elle donc de marbre, et sensible seulement aux ineptes jouissances de la vanité !

Oh ! non, mille fois non, la coquetterie la plus raffinée n’atteint pas cette véhémence de la passion, l’art le plus merveilleux n’a pas cette puissance communicative, don sublime de la vérité.

Et la tête et le cœur encore pleins, quoi qu’il fît, de miss Sarah, Daniel frémissait au souvenir de certaines de ses paroles où le secret de son âme s’était révélé sous la transparence des allusions…

Pouvait-elle dire à Daniel, plus clairement qu’elle ne le lui avait dit : « Celui que j’aimerais, c’est vous !… » Évidemment non.

Et lui, à cette pensée, se sentait inondé d’âcres et malsaines voluptés… Car il était homme, ni meilleur ni pire que les autres, et il est peu d’hommes qui ne mettent un prix plus élevé aux quelques heures que leur accorde le caprice d’une femme telle que miss Sarah, qu’à une vie tout entière de noble et pur amour que leur consacre une chaste fille.

– Mais que m’importe !… répétait-il. Est-ce que je puis l’aimer, moi…

Puis il revenait à s’inquiéter de ce qui s’était passé après son départ… Comment miss Sarah aurait-elle expliqué sa fuite ? Quelle raison aurait-elle donné de son désordre à elle-même ?…

Et, attiré par une force invincible, Daniel s’était levé pour revenir vers l’hôtel de miss Brandon, et blotti en face, dans l’encoignure d’une porte, il interrogeait d’un œil obstiné la façade, comme si elle eût pu lui révéler quelque chose de ce qui se passait à l’intérieur.

Les fenêtres du salon étaient encore illuminées, et des gens allaient et venaient, dont l’ombre se dessinait sur les rideaux… Un homme vint s’appuyer le front contre la vitre, puis brusquement il se retira comme si on l’eût appelé, et Daniel reconnut parfaitement le comte de la Ville-Haudry.

Qu’est-ce que cela signifiait !… N’était-ce pas à croire que miss Sarah s’était trouvée tout à coup très-malade et qu’on s’empressait autour d’elle !…

Ainsi songeait Daniel, quand il entendit comme un bruit de verrous et de gonds qui grinçaient. C’était la lourde porte de la cour de l’hôtel Brandon que des domestiques ouvraient. Un coupé bas attelé d’un seul cheval en sortit et fila rapidement vers les Champs-Élysées.

Mais au moment où ce coupé tourna, la lumière d’un réverbère tomba en plein dans l’intérieur, et Daniel crut y reconnaître, il y reconnut miss Sarah !…

Ce lui fut comme un coup de masse tombant sur le crâne.

– Elle se jouait de moi !… s’écria-t-il, grinçant les dents de rage, elle m’a bafoué comme un imbécile, comme un idiot !…

Puis enflammé d’un soudain espoir :

– Il faut savoir où elle court ainsi, à quatre heures du matin, il faut la suivre !…

Et de toute la vitesse dont il était capable, il s’élança sur les traces du coupé.

Malheureusement, miss Brandon avait sans doute donné des ordres à son cocher, car le cheval descendait l’avenue des Champs-Élysées d’un train d’enfer, et c’était un trotteur admirable choisi entre cent par sir Tom, un des plus fins maquignons de Paris.

Mais Daniel était agile, et la probabilité d’une vengeance immédiate décuplait ses forces.

– Si seulement je pouvais trouver une voiture ! pensait-il.

Mais il n’en apercevait aucune.

Et les coudes au corps, cadençant son pas, ménageant son haleine, il se maintenait et même gagnait du terrain… À la place de la Concorde il n’était pas à dix longueurs de bras du coupé.

Seulement, là, le cocher toucha son cheval, qui d’une allure plus vive encore traversa la place de la Concorde et s’engagea dans la rue Royale.

Daniel sentait la respiration lui manquer, une douleur, faible d’abord et de plus en plus intolérable, lui tordait le côté… Il allait être forcé de s’arrêter, quand, devant la Madeleine, il vit venir un fiacre dont le cocher dormait au trot somnolent de ses rosses.

Brusquement, Daniel se jeta à la tête des chevaux, et d’une voix haletante :

– Cocher, cria-t-il, cent francs pour toi si tu me rejoins le coupé qui est là-bas…

Mais éveillé en sursaut, voyant cet homme en habit et tête nue, déterminé surtout par l’énormité de la somme qu’on lui offrait, le cocher crut à une plaisanterie d’ivrogne, et d’un ton furieux :

– Allons, gare, pochard ! cria-t-il, ou je te passe dessus…

Et il fouetta si violemment ses bêtes, que sans un bond de côté, Daniel était écrasé.

Mais tout cela avait pris une minute, et le coupé maintenant était loin, roulant sur le boulevard… Songer seulement à le rattraper eût été folie, Daniel demeura en place, anéanti…

Que faire, que résoudre ?… L’idée lui vint de courir jusque chez Maxime de Brévan, lui demander un conseil… Mais la destinée était contre lui ; il repoussa cette inspiration…

Et il regagna lentement son logis et il se jeta dans son fauteuil, résolu à ne se point coucher avant d’avoir décidé comment essayer d’échapper aux conséquences de sa folie d’une heure…

Mais il y avait deux jours qu’il était ballotté entre les plus poignantes alternatives, tel qu’un homme à la mer, dont le caprice des vagues rapproche et éloigne l’épave de salut… Mais il y avait quarante-huit heures qu’il n’avait fermé l’œil, et s’il n’est pas de limites à la faculté de souffrir de l’âme, les forces physiques ont des bornes restreintes…

Et il s’endormit, rêvant qu’il veillait et qu’il découvrait le moyen de pénétrer le mystère de l’existence miss Brandon.

Il faisait grand jour lorsque Daniel s’éveilla glacé et courbaturé, car il n’avait pas changé de vêtements en rentrant, et son feu s’était éteint.

Son premier mouvement fut tout de colère contre lui-même.

Quoi, il succombait si promptement, lui qui dans sa vie de marin, il se le rappelait, était resté à diverses reprises quarante et jusqu’à soixante heures presque sans quitter le pont de son navire battu par la tempête !

La paisible et uniforme existence de bureaucrate qu’il menait depuis près de deux ans, l’avait-elle donc amolli jusque-là que tous les ressorts de son organisation étaient détrempés !…

Pauvre garçon, qui ignorait que les pires fatigues sont légères, comparées à ces épouvantables convulsions morales qui ébranlent l’être humain jusqu’en ses plus mystérieuses profondeurs.

Cependant, tout en se hâtant d’allumer un grand feu pour se réchauffer, il ne tarda pas à reconnaître que le repos lui avait été profitable.

Les dernières vapeurs de son ivresse de la nuit s’étaient complètement dissipées, le charme qui l’avait fasciné était rompu, et il se sentait en pleine possession de toutes ses facultés.

À cette heure, sa folie lui paraissait si absolument inexplicable, que s’il eût pris seulement un verre d’eau sucrée à la soirée de miss Sarah Brandon, il eût été tenté de croire qu’on y avait mêlé quelqu’une de ces substances qui allument, comme un incendie, le délire dans le cerveau.

Mais il n’avait rien pris… et quand même ! la folie était-elle moins commise et moins irréparable ? Les suites en seraient fatales, il n’en doutait pas.

Ainsi il s’épuisait à déchiffrer l’énigme de l’avenir, lorsque son portier, comme tous les matins, entra dans l’appartement. Il tenait sur le bras un pardessus, et à la main un chapeau.

– Voici, monsieur, dit-il, non sans un sourire qui voulait être malicieux, voici ce que vous avez oublié dans la maison où vous avez passé la soirée. Un domestique, à cheval, ma foi ! vous le rapporte… Il m’a remis en même temps cette lettre ; il y a une réponse, et on l’attend en bas.

Daniel la prit, cette lettre, et durant une bonne minute il en examina l’adresse : elle était d’une écriture de femme, délicate et menue, n’ayant rien de l’anguleuse sécheresse des écritures américaines.

Enfin il en rompit l’enveloppe, et aussitôt il s’en dégagea une bouffée de ce parfum si pénétrant et si doux qu’il avait respiré dans le petit salon de miss Brandon. La lettre était bien d’elle, et, en tête du papier, se détachait son prénom : Sarah, en petites lettres gothiques bleues.

Elle écrivait :

« Est-il bien vrai, monsieur Daniel, que vous êtes tout à moi, et que je puis compter sur vous ?… Cette nuit, vous l’avez dit… Vous souvenez-vous encore de vos promesses ?… »

Daniel était pétrifié.

Miss Sarah lui avait dit qu’elle était l’imprudence même ; ne lui en donnait-elle pas là une preuve positive ?…

Ces cinq lignes ne pouvaient-elles pas devenir contre elle une arme terrible ?… Ne prêtaient-elles pas à des interprétations au moins singulières ?…

Cependant, le concierge s’impatientait à rester là, debout.

– Que dois-je dire au domestique ? interrogea-t-il.

– Ah ! attendez ! fit rudement Daniel.

Et s’asseyant à son bureau, il se mit à écrire à miss Brandon :

« Certes, miss, je me souviens de la promesse que vous avez arrachée à mon égarement, je ne m’en souviens que trop… »

Une soudaine réflexion arrêta sa plume.

Quoi ! ayant déjà donné dans un premier piège tendu à son inexpérience, il s’exposait à tomber dans un second !…

Brusquement donc il déchira sa réponse commencée, et se tournant vers son concierge :

– Dites au domestique, ordonna-t-il, que je suis sorti, et courez me chercher une voiture.

Puis, le portier s’étant retiré :

– Oui, murmura-t-il, c’est plus habile… Mieux vaut laisser miss Sarah dans l’incertitude de mes intentions… Elle ne peut soupçonner que sa sortie m’a éclairé, elle me croit sa dupe, laissons-le lui croire…

Cependant, cette lettre semblait annoncer quelque intrigue nouvelle qui inquiétait singulièrement Daniel… Miss Sarah était sûre d’arriver à ses fins ; que pouvait-elle souhaiter de plus ?… Quel autre but mystérieux poursuivait-elle ?…

– Ah ! je m’y perds, soupira Daniel… Il faut que je consulte Brévan…

Sur son bureau, se trouvait, encore inachevé, ce travail si important et si pressé que lui avait confié le ministre…

Mais le ministre, le ministère, sa position, son avancement, toutes ces considérations s’effaçaient devant celles de sa passion.

Il descendit donc, et pendant que sa voiture roulait vers la rue Laffitte, il songeait à la stupeur de M. de Brévan…

Debout, en manches de chemise, devant une immense table de marbre, toute chargée de pots et de flacons, de brosses, de peignes, d’éponges, de limes, de pinces, de polissoirs, M. de Brévan était à sa toilette lorsque Daniel arriva chez lui.

S’il l’attendait, ce n’était pas si tôt, car son visage trahit une impression à glacer toutes les expansions.

Mais Daniel avait confiance… Il serra la main que lui tendait son ami, et se laissant tomber lourdement sur une chaise :

– Je suis allé chez miss Brandon, dit-il, elle a su me faire promettre tout ce qu’elle a voulu… C’est inimaginable.

– Voyons cela ? fit M. de Brévan.

Aussitôt, sans hésiter, et avec force détails, Daniel raconta comment miss Sarah l’avait entraîné dans son petit salon, et s’était défendue de toute complicité avec Malgat, en lui montrant des lettres de ce malheureux…

– Lettres étranges, concluait-il, et qui, si elles étaient authentiques…

M. de Brévan haussa les épaules.

– Vous étiez prévenu, fit-il, et vous avez promis tout ce qu’elle a voulu… Supposez-vous sans défiance, elle vous eût fait signer votre condamnation à mort…

Telle quelle, c’était une explication.

– Mais Kergrist, objecta Daniel, le frère de Kergrist, est son ami…

– Parbleu !… supposez-vous donc ce frère beaucoup plus fin que vous ?…

Encore qu’il ne fût point pleinement satisfait, Daniel poursuivit, disant sa stupeur quand miss Sarah lui avait confessé qu’elle n’aimait pas M. de la Ville-Haudry…

Mais l’autre, d’un éclat de rire, l’interrompit, et d’un air ironique :

– Naturellement !… s’écria-t-il. Et après elle vous a dit qu’elle n’avait jamais aimé personne, ayant vainement cherché l’homme de ses rêves… Elle vous a dépeint le phénix de telle façon que vous vous êtes dit : « Eh ! mais, ce phénix, c’est moi !… » Cela vous a chatouillé délicieusement ; elle s’est jetée à vos pieds, vous l’avez relevée, elle s’est évanouie, elle palpitait comme une colombe entre vos bras, vous avez perdu la tête…

Les bras de Daniel lui tombaient.

– Comment savez-vous cela ? balbutia-t-il.

Si le regard de M. de Brévan vacilla, il ne se déconcerta nullement, et d’un ton de raillerie plus âpre :

– Je devine, parbleu ! répondit-il. Ne vous ai-je pas dit que je connais miss Brandon… Elle n’a qu’un « truc » dans son sac, mais c’est assez, puisqu’il réussit toujours…

Qu’on a été joué, qu’on a fait un personnage ridicule, c’est une de ces infortunes qu’on s’avoue à soi-même, encore que l’aveu soit pénible.

Mais s’entendre, sur ce sujet, railler par un autre, c’est à quoi on ne consent pas volontiers.

Daniel ne dissimula donc pas un mouvement d’impatience, et un peu sèchement :

– Si j’ai été dupe de miss Sarah, mon cher Maxime, fit-il, vous devez voir que je ne le suis plus…

– Eh ! eh !…

– Non, plus du tout… Et c’est elle-même qui a dissipé mes illusions.

– Bah !…

– Involontairement, bien entendu… m’étant enfui de chez elle comme un fou, j’errais sans but arrêté autour de son hôtel, quand je l’ai vue sortir en voiture…

– Allons donc !…

– Je l’ai vue comme je vous vois… et il était quatre heures du matin.

– Diable !… et qu’avez-vous fait ?…

– Je l’ai suivie…

M. de Brévan faillit laisser tomber la brosse dont il se brossait amoureusement les ongles, mais il maîtrisa si promptement son trouble, que Daniel n’en aperçut rien…

– Ah ! vous l’avez suivie, répéta-t-il, d’une voix que toute sa puissance sur lui-même n’empêchait pas de chevroter un peu, vous l’avez suivie… En ce cas, vous… vous savez où elle se rendait ?…

– Hélas ! non… Elle avait un cheval si rapide que tout leste je suis, j’ai été distancé…

Il est sûr que M. de Brévan respira plus librement, et d’un ton dégagé :

– Voilà qui est fâcheux, fit-il, et vous avez perdu là une occasion unique… Il ne m’étonne plus d’ailleurs que vous soyez édifié…

– Oh ! je le suis, vous pouvez me croire, et cependant…

– Cependant ?…

Daniel hésitait, craignant de voir un sourire sardonique reparaître sur les lèvres de son ami. Pourtant, il se fit violence :

– Eh bien ! je me demande si tout ce que raconte miss Brandon de son enfance, de sa famille et de sa fortune, ne serait pas, quand même, la vérité…

L’autre eut le geste d’épaules d’un homme sensé qui entend le raisonnement biscornu d’un maniaque.

– Vous me jugez absurde, insista Daniel, soit… Mais alors, faites-moi le plaisir de m’expliquer comment miss Sarah, si intéressée à cacher son passé, m’a indiqué le moyen de recueillir des informations positives et de savoir à un sou près le chiffre de ses revenus… L’Amérique n’est pas si loin ! !

Ce n’était plus de la surprise, c’était de l’ahurissement qu’exprimait le visage de M. de Brévan.

– Quoi !… s’écria-t-il, est-ce que là, sérieusement, vous songeriez à entreprendre le voyage d’Amérique !…

– Pourquoi non !…

– Vrai, mon pauvre ami, fit-il, vous êtes trop naïf pour notre temps… Quoi ! vous en êtes encore à démêler les intentions de Sarah ?… Elles sautent aux yeux, cependant… Vous voyant et vous jugeant, elle s’est dit : « Voici un digne jeune homme qui me gêne, ici, furieusement… envoyons-le respirer un air meilleur à quelques mille lieues. » Et là-dessus elle vous a soufflé cette jolie inspiration de voyage.

Étant donné ce que savait Daniel du caractère de miss Brandon, cette interprétation était un peu plus que probable… Néanmoins, elle ne le contentait pas complètement.

– Que je reste ou que je parte, objecta-t-il, la noce n’en aura pas moins lieu… Donc, point d’intérêt à m’éloigner… Croyez-moi, Maxime, il y a autre chose que ce que vous pensez… À côté de son mariage, miss Brandon doit poursuivre quelque autre but !…

– Lequel ?…

– Ah !… voilà ce que je m’épuise à chercher… Mais tenez pour certain que je ne m’abuse pas… je n’en veux pour preuve que ce que miss Sarah m’écrivait ce matin…

M. de Brévan eut un saut de trois pieds.

– Elle vous a écrit ! fit-il.

– Oui, et c’est cette maudite lettre qui, plus que tout le reste, m’amène… La voici, lisez-la… Et si vous y comprenez quelque chose, vous serez plus heureux que moi…

D’un coup d’œil, M. de Brévan lut les cinq lignes de miss Brandon, et devenu tout pâle :

– C’est inimaginable, murmurait-il, un billet d’une imprudence folle, elle qui n’écrit jamais… jamais.

Il attachait sur les yeux de Daniel un regard où il avait rassemblé toute sa pénétration, et scandant ses mots pour leur donner plus de poids…

– Si elle vous aimait véritablement, interrogea-t-il, que diriez-vous ?

Daniel eut un geste de dépit.

– Il est peu généreux de me railler, Maxime, fit-il… Je puis être un naïf, je ne suis pas un imbécile, encore moins un fat…

– Ce n’est pas répondre, interrompit M. de Brévan, et je répète ma question : Que diriez-vous ?…

– Je dirais que je l’exècre, cette femme !

– Oh ! haïr si fort, c’est être bien près d’adorer…

– Je la méprise, et sans estime…

– Connu ! ce n’est pas là un empêchement.

– Enfin, vous savez que j’aime du plus profond et du plus ardent amour Mlle de la Ville-Haudry.

– Naturellement, mais ce n’est pas la même chose.

M. de Brévan avait enfin achevé sa minutieuse toilette. Il endossa une robe de chambre, et entraînant Daniel dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de toilette :

– Maintenant, cher ami, qu’avez-vous répondu à ce billet ?

– Rien.

S’étant jeté sur un fauteuil, M. de Brévan avait pris la physionomie grave d’un médecin en consultation :

– Et vous avez bien fait, approuva-t-il, et pour l’avenir, je n’ai à vous conseiller d’autre conduite que celle-là… faites le mort. Pouvez-vous quelque chose aux projets de Sarah ? Non… laissez-les donc s’accomplir.

– C’est que…

– Laissez-moi finir… Outre que c’est votre intérêt d’agir ainsi, c’est encore plus celui de Mlle Henriette… Le jour où on vous séparera, vous serez très-affligé, mais libre… Elle, au contraire, sera condamnée à vivre sous le même toit que miss Sarah… Savez-vous tout ce qu’une belle-mère peut faire endurer à la fille de son mari !…

Daniel frissonna. Déjà cette pensée lui était venue, et elle l’avait fait frémir.

– Pour le moment, reprit M. de Brévan, le plus pressant est de savoir comment votre départ a été expliqué… De ce qu’on a dit, nous pourrons peut-être tirer quelques éclaircissements…

– Je vais aux informations de ce pas, répondit Daniel.

Et après avoir affectueusement serré les mains de son cher Maxime, il se hâta de regagner sa voiture, et vingt minutes plus tard on l’annonçait dans le salon de M. de la Ville-Haudry.

Le comte s’y trouvait, seul, se promenant de long en large de l’air le plus agité…

Et certes, il devait avoir eu de terribles et pressantes préoccupations. Il était près de midi, et cependant il n’avait pas encore passé par les mains de son valet de chambre…

Apercevant Daniel, il interrompit sa promenade, et se planta devant lui les bras croisés :

– Ah ! vous voici, monsieur Champcey, fit-il d’un ton terrible. Eh bien ! Vous en faites de belles…

– Moi, monsieur le comte ?

– Et qui donc ?… N’est-ce pas vous qui, au moment où miss Sarah daignait descendre aux justifications, l’avez accablée d’injures ? N’est-ce pas vous qui, honteux de votre conduite, vous êtes sauvé, n’osant venir me rejoindre ?…

Qu’avait-on dit au comte ? Pas la vérité, à coup sûr.

– Et savez-vous, M. Champcey, poursuivit-il, le résultat de vos brutalités… Miss Brandon a été prise d’une si terrible attaque de nerfs qu’on a dû faire atteler pour envoyer quérir un médecin… Malheureux ! vous pouviez la tuer !… On ne m’eût point permis de pénétrer dans sa chambre, mais du salon, par moment, j’entendais ses gémissements douloureux… Ce n’est qu’après huit heures qu’elle a pu goûter quelque repos, et que mistress Brian ayant pitié de mon chagrin m’a accordé la faveur de la voir, endormie d’un sommeil d’enfant…

Daniel écoutait, stupide d’étonnement, confondu de l’inimaginable impudence de sir Tom et de mistress Brian, épouvanté de l’incroyable crédulité de M. de la Ville-Haudry.

– Mais c’est infernal, pensait-il, me voici maintenant le complice de miss Brandon. Vais-je donc, par mon silence, l’aider à s’emparer de ce malheureux homme ?

Que résoudre cependant ?

Parler ?… Dire à M. de la Ville-Haudry que s’il avait entendu des gémissements, ce n’étaient assurément pas ceux de miss Sarah ?… Lui dire que pendant qu’il trépignait d’angoisses miss Sarah courait Dieu sait quelles aventures ?…

Cette idée traversa l’esprit de Daniel… Mais à quoi bon !… Le comte le croirait-il ? Non, très-probablement. Et ainsi il ne ferait que rendre plus difficile une situation déjà trop compliquée…

Enfin, il sentait bien qu’il n’oserait jamais dire toute la vérité, ou montrer à l’appui la lettre qu’il avait en poche…

Néanmoins il essaya de se disculper.

– Je suis un trop galant homme, balbutia-t-il, pour injurier une femme…

Le comte brusquement l’arrêta.

– Épargnez-vous, prononça-t-il, une palinodie qui ne me toucherait guère… Du reste, ce n’est pas à vous précisément que j’en veux… J’ai trop l’expérience du cœur humain pour ne pas discerner que vous avez suivi bien moins vos inspirations que celles de ma fille…

Laisser cette opinion à M. de la Ville-Haudry pouvait devenir fort dangereux pour Mlle Henriette. Une fois encore, Daniel tenta de s’expliquer.

– Je vous jure, monsieur le comte…

Mais le comte, frappant du pied :

– Assez, interrompit-il violemment, je veux en finir avec cette absurde résistance et la briser… Quel personnage prétend-on donc me faire jouer dans ma maison ?… Celui d’un ridicule Géronte qu’on bafoue et qu’on berne ! Halte-là !… Vous me forcez à me rappeler que je suis le maître, je vous le rappellerai, à vous aussi !…

Il se recueillit, puis d’un ton de reproche :

– Ah ! monsieur, devais-je attendre cela de vous !… Pauvre Sarah !… Penser que je n’ai pas su lui épargner cette humiliation… Mais c’est la dernière, et ce matin, à son réveil, elle apprendra que tout est terminé… Je viens d’envoyer chercher ma fille pour lui annoncer que le jour même de mon mariage est fixé… Toutes les formalités sont prévues, nous avons les actes nécessaires…

Il s’arrêta. Mlle Henriette entrait.

– Vous désirez me parler, mon père, demanda-t-elle dès le seuil.

– Oui.

Saluant Daniel d’un doux regard. Mlle de la Ville-Haudry s’approcha du comte, lui tendant le front pour qu’il l’embrassât, mais il la repoussa et se grimant de solennité :

– Je vous ai mandée, ma fille, prononça-t-il, pour vous annoncer que de demain en quinze j’épouse miss Brandon.

Mlle Henriette devait être préparée à quelque chose de pareil, car elle ne sourcilla pas… elle pâlit un peu, seulement, et un éclair de colère traversa ses yeux.

– En de telles circonstances, poursuivit le comte, il est inconvenant, il est indécent que vous ne connaissiez pas celle qui vous doit servir de mère… Je vous présenterai donc à elle, aujourd’hui même, cette après-midi.

À deux ou trois reprises la jeune fille tourna et détourna la tête.

– Non, disait-elle.

M. de la Ville-Haudry était devenu fort rouge.

– Quoi ! s’écria-t-il, vous osez… Que diriez-vous si je vous menaçais de vous traîner de force chez miss Brandon ?…

– Je dirais, mon père, que c’est le seul moyen que vous ayez de m’y voir…

Son attitude était assurée, sans défi…

Elle s’exprimait d’une voix calme et douce, mais qui trahissait une de ces résolutions résignées que rien n’entame.

Et le comte était abasourdi de cette audace d’une jeune fille d’ordinaire si timide…

– Vous détestez donc, vous jalousez donc bien miss Brandon ? s’écria-t-il.

– Moi, mon père ! et pourquoi, grand Dieu ?… Je sais seulement qu’elle ne peut devenir comtesse de la Ville-Haudry, la femme qui a empli Paris du bruit de ses scandales…

– Qui vous a dit cela ?… M. Champcey, sans doute ?…

– Tout le monde, mon père…

– Ainsi, parce qu’on la calomnie, cette malheureuse…

– Je veux la croire innocente, mais une comtesse de la Ville-Haudry ne peut pas être calomniée…

Elle se redressa, et forçant sa voix :

– Vous êtes le maître, mon père, poursuivit-elle, faites… Mais moi, je me dois à moi-même, je dois à la sainte mémoire de ma mère de protester par tous les moyens en mon pouvoir… et je protesterai.

M. de la Ville-Haudry bégayait, tant le sang lui montait à la gorge.

– Enfin, je vous connais, Henriette, s’écria-t-il, et je vous comprends… Je ne m’étais pas trompé, c’est bien vous qui avez envoyé M. Daniel Champcey insulter lâchement miss Brandon chez elle !

– Monsieur !… interrompit Daniel d’un ton menaçant.

Mais le comte était lancé, et les yeux presque hors de leur orbite :

– Oui, je lis au plus profond de votre âme, Henriette, poursuivit-il… Vous tremblez d’être privée d’une partie de ma succession…

Bondissant sous l’insulte, Mlle Henriette s’était rapprochée de son père.

– Ne voyez-vous donc pas, s’écria-t-elle, que c’est cette femme qui en veut à votre fortune, et qu’elle ne vous aime pas, et qu’elle ne peut vous aimer…

– Pourquoi, s’il vous plait ?

Une fois déjà M. de la Ville-Haudry avait, dans les mêmes termes, posé cette question à sa fille… Alors, elle n’avait pas osé répondre…

Mais cette fois, égarée par la douleur d’être outragée pour une femme qu’elle méprisait, elle oublia tout… Elle saisit la main de son père, et l’entraînant devant une glace :

– Pourquoi ? fit-elle d’une voix rauque. Eh bien ! regardez-vous…

S’il s’en fût tenu à la seule nature, M. de la Ville-Haudry eût paru un homme atteignant la soixantaine, vert et robuste encore. Mais l’art gâtait tout.

Et ce matin, avec ses rares cheveux à demi déteints, collés aux tempes, avec son fard de la veille tout craquelé et tombé par places, il semblait avoir vécu des milliers d’années.

Se vit-il tel qu’il était : hideux !…

Le fait est qu’il devint livide ; et froidement, car l’excès même de la rage lui donnait l’apparence du calme :

– Vous êtes une indigne créature, Henriette, fit-il.

Et comme, épouvantée, elle éclatait en sanglots :

– Oh ! assez de grimaces, reprit le comte. Ce tantôt, à quatre heures précises, je viendrai vous prendre… Si je vous trouve habillée et prête à m’accompagner chez miss Brandon… très-bien ! Dans le cas contraire, M. Champcey aura mis les pieds ici pour la dernière fois, et jamais, vous m’entendez bien, jamais vous ne serez sa femme… Maintenant, je vous laisse ensemble ; réfléchissez…

Et il sortit, fermant sur lui la porte si violemment que l’hôtel entier en trembla.

– Ceci est la fin de tout !…

Telle est l’affreuse certitude qui écrasa Daniel et Mlle Henriette.

L’échéance fatale ne pouvait plus être retardée… Quelques heures encore, et le malheur serait accompli.

Ce fut Daniel qui le premier réussit à secouer cette lourde torpeur du désespoir, et prenant la main de Mlle Henriette :

– Vous avez entendu votre père, demanda-t-il ; qu’allez-vous faire ?…

– Ce que j’ai dit, si cruellement qu’il m’en coûte…

– Si vous vouliez, cependant…

– Céder ! s’écria la jeune fille.

Et considérant Daniel d’un air de douloureuse surprise :

– Oseriez-vous vraiment me le conseiller, vous qui à la seule vue de miss Brandon avez perdu votre sang-froid jusqu’au point de l’accabler de duretés…

– Henriette, je vous jure…

– Jusqu’à ce point que mon père vous l’a reproché, vous accusant d’avoir obéi à mes ordres… Ah ! vous avez été bien imprudent, Daniel !…

Le malheureux se tordait les mains de rage.

Quel châtiment pour un mouvement de délire !… Déjà, en ne dévoilant pas l’ignoble comédie de sir Tom et de mistress Brian pendant que Sarah courait Paris, il avait comme accepté une part de complicité.

Et voici qu’à cette heure, par l’impossibilité où il était de laisser seulement entrevoir la vérité, il se trouvait dans une situation intolérable.

Il se tut et Mlle de la Ville-Haudry triompha de son silence :

– Vous voyez bien, s’écria-t-elle, que si votre cœur me condamne, votre raison, votre conscience m’approuvent !

Il ne répliqua pas, mais, se levant brusquement, il se mit à marcher autour du salon, comme la bête fauve tourne, cherchant une issue autour de la loge où on l’a enfermée… Il se sentait pris, lui aussi, cerné de toutes part, et il ne pouvait rien, non, rien au monde.

– Ah ! il faut nous rendre, s’écria-t-il éperdu de douleur, il le faut ; nous luttons avec des armes trop inégales… Rendons-nous, c’est la raison qui nous le crie… Nous avons assez fait, nous avons rempli notre devoir…

Tout vibrant de passion, il parla longtemps ainsi, accumulant les arguments les plus décisifs, son amour lui prêtant de ces accents qui bouleversent…

Et à la fin, il lui parut que la résolution de Mlle Henriette était ébranlée, qu’elle hésitait.

C’était vrai, mais elle se roidit contre l’attendrissement qui la gagnait, et d’une voix étouffée :

– Sans doute, vous ne me jugez pas assez malheureuse, Daniel, murmura-t-elle.

Et arrêtant sur lui un long regard :

– Cessez, ajouta-t-elle, ou je finirai par croire que c’est le temps qui vous épouvante, et que vous doutez de moi… ou de vous-même.

Lui rougit un peu de se voir presque deviné, mais tout à ses sinistres pressentiments :

– Non, je ne doute pas, insista-t-il, mais je ne puis me résigner à cette idée que vous habiterez sous le même toit que Sarah Brandon, entre Thomas Elgin et mistress Brian. Puisque cette aventurière maudite l’emporte, fuyez… J’ai en Anjou une parente âgée, respectable, qui serait fière de vous donner l’hospitalité…

Du geste, Mlle Henriette l’arrêta.

– Autrement dit, fit-elle, moi qui joue mon bonheur pour éviter une souillure au nom de la Ville-Haudry, je lui en infligerais une bien autrement ineffaçable… C’est impossible.

– Henriette !

– Assez. Je suis à un poste d’honneur que je ne déserterai pas… Plus miss Brandon est redoutable, plus il est de mon devoir de rester ici pour veiller sur mon père…

Daniel frémit.

Ce que lui avait dit M. de Brévan des moyens qu’employait miss Sarah pour se débarrasser des gens qui la gênaient, lui revenait à l’esprit.

L’instinct de Mlle Henriette lui faisait-il donc pressentir un crime ?…

Non, pas un tel crime, du moins.

– Vous comprendrez mieux ma détermination, Daniel, poursuivit-elle, quand je vous aurai dit l’étrange découverte que je dois au hasard… Ce matin même, un vieux monsieur s’est présenté, disant qu’il était homme d’affaires et avait avec le comte de la Ville-Haudry un rendez-vous de la plus haute importance.

Les domestiques lui ayant répondu que leur maître était sorti, il se fâcha et se mit à parler si fort que je vins voir…

M’apercevant et apprenant que j’étais Mlle de la Ville-Haudry, il se radoucit à l’instant, et venant à moi de l’air le plus humble, il me pria de vouloir bien prendre, pour le remettre à mon père, un projet d’acte qu’il avait été chargé de rédiger en secret et qu’il apportait.

J’acceptai la commission, et tout en montant l’escalier pour déposer ce projet d’acte sur le bureau du comte, je l’ouvris… Savez-vous ce que j’y ai lu ?… Les statuts d’une société industrielle dont mon père serait le directeur…

– Mon Dieu !… est-ce possible !…

– C’est sûr, malheureusement… J’ai bien lu, en tête : « Comte de la Ville-Haudry, directeur-gérant. » Et après le nom se trouvaient énumérés tous les titres de mon père, les distinctions dont il a été l’objet, les ordres français ou étrangers dont il a été décoré !…

Daniel n’était que trop convaincu.

– Nous savions qu’on en voulait à la fortune de votre père, dit-il, ceci nous le prouve… Mais que pourrez-vous, Henriette, contre les savantes manœuvres de ces gens-là…

Elle baissa la tête, et d’une voix résignée :

– J’ai ouï dire, répondit-elle, que souvent, pour intimider et éloigner les plus hardis malfaiteurs, la présence d’un enfant inoffensif a suffi… S’il plaît à Dieu, je serai cet enfant.

Daniel essayait d’insister encore, elle lui coupa la parole.

– Vous oubliez, mon ami, reprit-elle, que c’est peut-être, d’ici des années, la dernière fois que nous nous trouvons ensemble… Occupons-nous de l’avenir. Je me suis assurée la discrétion d’une de mes femmes de chambre et c’est à elle que vous adresserez les lettres que vous m’écrirez… Elle s’appelle Clarisse Pontois… Si quelque circonstance grave, imprévue, survenait, s’il me fallait absolument vous parler, Clarisse vous porterait la clef de la petite porte du jardin, et vous viendriez le soir…

Ils avaient les yeux pleins de larmes, et leur cœur se serrait à mesure qu’avançaient les aiguilles de la pendule… Ils allaient être séparés… Se retrouveraient-ils tels qu’ils se quittaient !…

Quatre heures sonnèrent. M. de la Ville-Haudry parut.

Mortellement atteint par ce qu’il appelait l’outrage de sa fille, il avait dû stimuler le zèle de son valet de chambre, lequel s’était surpassé, pour la frisure et surtout pour le teint.

– Eh bien ! Henriette ? demanda-t-il.

– Ma résolution n’a pas changé, mon père…

Le comte devait s’attendre à cette réponse, car il parvint à maîtriser sa colère.

– Une dernière fois, Henriette, fit-il, réfléchis… Ne te décide pas ainsi, sur d’odieuses calomnies…

Il tira de sa poche une photographie, la regarda avec amour, et la tendant à sa fille :

– Voici le portrait de miss Sarah, ajouta-t-il, examine, et dis-moi si elle peut avoir une âme vile, celle à qui Dieu a donné cet adorable visage, ces yeux sublimes.

Durant plus d’une minute, Mlle Henriette considéra le portrait ; puis le rendant à son père :

– Cette femme, dit-elle froidement, est belle à étonner l’imagination… Maintenant je m’explique cette compagnie industrielle dont vous allez être le directeur…

M. de la Ville-Haudry blêmit sous son « maquillage, » et d’une voix terrible :

– Malheureuse ! cria-t-il, malheureuse ! qui ose insulter un ange !…

Ivre de rage, il avait levé la main sur sa fille, il allait frapper, quand Daniel lui saisit le poignet entre ses doigts de fer, et menaçant comme s’il eût été près de frapper lui-même :

– Ah ! prenez garde, monsieur, fit-il, prenez garde !…

Le comte l’enveloppa d’un regard chargé de haine, mais se contenant, il se dégagea et montrant la porte du geste :

– Je vous commande de sortir de chez moi, monsieur Champcey, prononça-t-il, et je vous défends de vous y représenter jamais. Mes domestiques vont être prévenus que le premier qui vous laisserait franchir le seuil de mon hôtel serait chassé… Sortez, monsieur !…