XIII

C’était huit jours après le départ de Daniel, un mercredi matin, sur les onze heures et demie.

Une trentaine d’équipages, les plus brillants, à coup sûr, qu’il y eût à Paris, stationnaient le long de l’église de Sainte-Clotilde.

Dans le joli square qui précède l’église, cent cinquante ou deux cents badauds attendaient, le nez en l’air.

Si bien que les passants qui suivaient la rue de Grenelle, apercevant cette foule, s’approchaient, demandant :

– C’est un mariage, leur répondait-on.

– Et un mariage cossu, à ce qu’il paraît.

– Tout ce qu’il y a de plus cossu… C’est un noble immensément riche, qui se marie, le comte de la Ville-Haudry… Il épouse une demoiselle Américaine… Voici déjà longtemps qu’ils sont dans l’église, ils ne tarderont sans doute pas à sortir…

Sous le porche, une douzaine d’hommes, correctement vêtus de noir, gantés de jaune et dont on voyait la cravate blanche sous le pardessus, des « gens de la noce » évidemment, causaient en attendant la fin de la cérémonie.

S’ils s’amusaient, il n’y paraissait guère, quelques-uns dissimulaient mal des bâillements, et la conversation languissait, quand un petit coupé bas s’arrêta devant la grille du square.

– Messieurs, fit un jeune homme, je vous annonce M. de Brévan.

C’était lui, en effet.

Il descendit lentement de voiture, et sans se hâter s’avança de cet air flegmatique et froid qui lui était habituel.

De tous les invités groupés sous le porche, il connaissait une bonne partie ; aussi, commença-t-il par distribuer à la ronde des poignées de main, puis d’un ton léger :

– Qui a vu la mariée ? interrogea-t-il.

– Moi, répondit un vieux beau dont un perpétuel sourire découvrait les trente-deux fausses dents…

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?…

– Qu’elle est tout bonnement sublime de beauté, mon cher… Quand elle a traversé la nef pour aller s’agenouiller devant le chœur, un murmure d’admiration s’est élevé… Parole d’honneur ! Je croyais qu’on applaudirait…

C’était trop d’enthousiasme, M. de Brévan y coupa court.

– Et M. de la Ville-Haudry ?… demanda-t-il.

– Ma foi ! répondit le vieux beau d’un accent ironique, ce cher comte peut se vanter de posséder un valet de chambre aussi fort que Rachel, l’émailleuse anglaise… À quinze pas, on eût juré qu’il n’avait pas seize ans, et qu’il allait non point se marier, mais faire sa première communion.

– Et quel air a-t-il ?

– L’air inquiet.

– On le serait à moins ! observa un gros monsieur qui passait pour n’être pas très-heureux en ménage.

Il y eut un éclat de rire, et un tout jeune homme, presque un enfant, qui n’avait pas compris, demanda :

– Pourquoi ?…

Ce fut un homme d’une trentaine d’années, type achevé de la distinction, et que les autres, selon leur degré de familiarité, appelaient « mon cher duc » ou « M. le duc, » qui répondit :

– Parce que, mon cher vicomte, miss Sarah est une de ces femmes qu’on n’épouse pas… Qu’on les adore, qu’on les idolâtre, qu’on fasse pour elles mille folies, qu’on se ruine, et que même à la fin on se brûle la cervelle… parfait ! Mais qu’on leur donne son nom, jamais !

– Il est vrai, objecta M. de Brévan, qu’on a raconté bien des choses sur son compte, mais rien de positif, toutefois…

– Voudriez-vous donc, fit le duc, qu’il fut prouvé qu’elle a été traduite en police correctionnelle pour escroquerie et qu’elle sort de Saint-Lazare !

Et sans se laisser interrompre :

– La haute société française, poursuivit-il, passe pour exclusive… C’est pardieu ! une réputation bien usurpée !… À part une vingtaine de salons qui ont gardé les saines traditions, je vois tous les autres s’ouvrir à deux battants pour les premiers venus, hommes ou femmes, qui arrivent en voiture. Et il en arrive beaucoup, des premiers venus ! D’où ? On ne sait. De Russie, de Turquie, d’Amérique, de Hongrie, de partout, de très-loin, du diable… Sans compter les impudents du cru, encore mal essuyés du ruisseau d’où ils sortent… Comment vit tout ce monde-là, et de quoi ?… Mystère !… Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l’argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s’impose… Si bien que toute cette clique dorée s’aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé… Laissez la nouvelle comtesse de la Ville-Haudry ouvrir son salon, et vous verrez quels gens y seront reçus. Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement… c’est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j’emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n’ont d’autres moyens d’existence que leurs ténébreuses intrigues.

Il ne s’adressait à personne en apparence, semblant suivre d’un œil distrait les mouvements de la foule dans le jardin… Et cependant, à son accent on eût juré qu’il parlait pour quelqu’un de ceux qui l’écoutaient.

Du reste, il était visible qu’il n’avait point de succès, et que sa morale paraissait absolument hors de saison et ridicule.

Et même, un jeune homme à fine moustache noire, excessivement bien mis, se penchant vers son voisin, lui demanda :

– Qui donc est ce « bénisseur ? »

– Quoi !… vous ne le connaissez pas ? répondit l’autre, c’est le duc de Champdoce, vous savez bien, qui a épousé une demoiselle de Mussidan… Un fier original allez !

Cependant, M. de Brévan conservait son calme imperturbable.

– En tout cas, reprit-il, on ne dira pas, j’imagine, que l’intérêt seul a déterminé miss Brandon à épouser M. de la Ville-Haudry…

– Pourquoi non ?…

– Parce qu’elle est immensément riche…

– Oh !…

Un vieux monsieur s’avança :

– Elle est, pour sûr, fort désintéressée, prononça-t-il… Je tiens du comte, qui est mon ami, que miss Brandon et lui se marient séparés de biens…

– C’est admirable de désintéressement ! s’écrièrent deux ou trois personnes.

Ayant dit ce qu’il avait à dire, le duc était rentré dans l’église, et c’était le vieux beau qui avait pris la parole.

– Le plus clair de tout cela, fit-il, c’est qu’il me semble voir d’ici une personne que ce mariage ne fait pas rire.

– Qui donc ?

– La fille de M. de la Ville-Haudry, parbleu !… une jeune personne de dix-huit ans, adorablement jolie… Et même, chose singulière, je l’ai cherchée dans l’église et je ne l’ai pas aperçue…

– Elle n’assiste pas au mariage, déclara le vieux monsieur ami du comte ; elle a été prise d’une indisposition soudaine…

– On dit cela, en effet, interrompit un jeune homme ; la vérité est que Mme de Bois-d’Ardon vient de la rencontrer en voiture découverte et en grande toilette…

– C’est impossible…

– Mme de Bois-d’Ardon me l’a affirmé. Ce joli scandale est le cadeau de noces qu’elle réservait à sa belle-mère.

M. de Brévan haussa les épaules, et à demi-voix :

– Par ma foi ! fit-il, je ne voudrais pas être à la place de M. de la Ville-Haudry.

Reflet fidèle des commérages des salons, cette conversation à bâtons rompus, sous le porche de Sainte-Clotilde, disait assez que l’opinion, définitivement, se déclarait pour miss Sarah Brandon.

Le contraire eût été surprenant. Elle triomphait, et le monde, jamais, n’a su tenir rigueur au succès… Il n’y avait que cet original de duc de Champdoce, capable de rappeler les histoires du passé ; les autres les avaient oubliées.

Même, l’éclat de sa victoire rejaillissait en considération sur les siens, et un jeune homme qui copiait, en l’outrant, le genre anglais, venait d’entreprendre le panégyrique de sir Thomas Elgin et de mistress Brian, lorsqu’un grand mouvement se fit sous le porche.

Des gens sortaient, qui disaient :

– C’est fini, toute la noce est à la sacristie pour signer.

La conversation s’arrêta court.

– Messieurs, prononça le vieux beau, si nous voulons présenter nos hommages aux mariés, nous n’avons qu’à nous presser.

Et ce disant, il se précipita dans l’église, suivi de tous les autres, et gagna la sacristie trop étroite pour la foule choisie des invités du comte de la Ville-Haudry.

Le registre de la paroisse avait été disposé sur une petite table, au fond, et chacun à son tour s’approchait, se dégantant avant de prendre la plume.

En face de la porte, appuyée contre un de ces bahuts où l’on serre les ornements d’église, miss Sarah, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se tenait debout, ayant à ses côtés l’austère mistress Brian et le long et roide sir Thomas Elgin.

Ses admirateurs n’avaient rien exagéré… Elle était belle à étonner l’imagination sous sa blanche toilette de mariée, et de toute sa personne se dégageait comme un parfum d’exquise candeur.

Huit ou dix jeunes femmes l’entouraient, l’accablant de félicitations et de cajoleries, et elle répondait d’une voix un peu tremblante, toute rougissante, et baissant ses grands yeux dont les longs cils se recourbaient…

M. de la Ville-Haudry, lui, debout au milieu de la sacristie, tout gonflé d’une fatuité comique, ne savait à qui entendre, et à chaque moment, dans ses réponses, revenait ce mot bourgeois : « Ma femme, » où il mordait comme dans un fruit mûr…

Et cependant, à le bien observer, on découvrait une certaine contrainte pénible, sous ses airs victorieux. Parfois, même, un spasme nerveux crispait sa bouche, lorsqu’un de ces empressés funestes, comme il s’en rencontre partout, s’approchait et lui disait :

– Mlle de la Ville-Haudry est donc très-souffrante ?… Mon Dieu que ce regrettable contre-temps doit la contrarier !…

Il est vrai que parmi ces empressés beaucoup étaient encore plus méchants que maladroits… Personne n’ignorait qu’il était survenu quelque chose de grave dans la famille de M. de la Ville-Haudry. On l’avait soupçonné dès le commencement de la cérémonie.

Le comte venait à peine de s’agenouiller près de miss Sarah, sur son prie-Dieu de velours, quand un domestique à sa livrée s’était avancé jusqu’à lui et avait murmuré quelques mots à son oreille… Les invités les plus rapprochés l’avaient vu pâlir et un geste furibond lui était échappé.

Que lui avait donc dit ce domestique ?…

On ne tarda pas à le savoir grâce à la vicomtesse de Bois-d’Ardon qui, d’une langue infatigable, en allait de l’un à l’autre, racontant qu’elle venait de rencontrer Mlle Henriette.

La dernière signature donnée, on ne fut donc pas surpris de voir M. de la Ville-Haudry prendre le bras de sa femme et l’entraîner vivement jusqu’à sa voiture, un magnifique carrosse de gala…

Il avait convié à un grand déjeuner une vingtaine de personnes, autrefois de son intimité, mais il paraissait l’avoir oublié… Et une fois en voiture, entre la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom, n’étant plus obligé de se contraindre, il se répandit en imprécations incohérentes et en menaces folles…

Et en arrivant à l’hôtel, sans attendre que le cocher eût décrit devant le perron le cercle traditionnel, il sauta à terre et se précipita dans le vestibule, en criant :

– Ernest, qu’on m’amène Ernest…

Ernest, c’était son valet de chambre, l’artiste habile à qui il devait les roses de son teint. Dès qu’il parut :

– Où est mademoiselle ? demanda-t-il.

– Sortie.

– Quand ?

– Aussitôt après M. le comte.

La jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom avaient rejoint M. de la Ville-Haudry dans un salon du rez-de-chaussée.

– Vous entendez ? leur dit-il.

Puis, revenant à son valet de chambre :

– Comment cela s’est-il passé ? interrogea-t-il.

– Bien simplement… La grande porte n’était pas refermée sur la voiture de monsieur le comte, que mademoiselle a sonné… On est allé voir ce qu’elle désirait, et elle a commandé qu’on attelât le landau… Respectueusement, on lui a répondu que les trois cochers étant de service, il n’y avait personne pour la conduire… « – S’il en est ainsi, a-t-elle déclaré, qu’on coure à l’instant me chercher une voiture de grande remise !… » Et comme le valet de pied, à qui elle donnait cet ordre, hésitait, elle a ajouté : « Si vous ne voulez pas y aller, j’irai moi-même… »

Le comte trépignait de colère.

– Et après ?… fit-il, voyant que le valet de chambre s’arrêtait.

– Alors, le valet de pied, intimidé, a obéi.

– Je chasse ce drôle !… clama M. de la Ville-Haudry.

– Je ferai remarquer à monsieur… commença Ernest.

– Rien… Qu’on lui règle son compte… Et toi, continue.

Sans trop se gêner, le valet de chambre haussa les épaules, et d’un ton traînard :

– Pour lors, reprit-il, la voiture de louage est arrivée dans la cour, et nous n’avons pas tardé à voir descendre mademoiselle dans une toilette comme jamais nous ne lui en avions vu, pas belle si on veut, mais voyante à faire retourner les passants… Tranquillement, elle s’est installée sur les coussins pendant que nous étions là, nous autres, bouche béante, la regardant, et quand elle a été prête : « Ernest, m’a-t-elle dit, vous préviendrez mon père que je ne rentrerai pas déjeuner… J’ai beaucoup de courses à faire, et comme le temps est très-beau, j’irai ensuite au bois de Boulogne. » Là-dessus, on a ouvert la grande porte, et fouette cocher ! C’est alors que j’ai pris sur moi d’envoyer prévenir le monsieur comte.

De sa vie, M. de la Ville-Haudry n’avait eu un tel accès de fureur… Les veines de son cou se gonflaient et ses yeux s’injectaient de sang, comme s’il eût été au moment d’une attaque d’apoplexie.

– Il fallait l’empêcher de sortir !… râla-t-il ; pourquoi ne l’en avez-vous pas empêchée !… Vous deviez la faire remonter dans sa chambre, employer la force au besoin, l’enfermer, l’attacher…

– Monsieur le comte n’avait pas donné d’ordres…

– Il n’est pas besoin d’ordres, pour remplir son devoir… Laisser sortir cette folle ! Une impudente que j’ai surprise l’autre nuit dans le jardin avec son amant !…

Il criait si fort, que sa voix s’entendait de la pièce voisine, le grand salon, où déjà arrivaient les invités. Le malheureux ! il déshonorait sa fille…

Aussi, la jeune comtesse s’avança :

– Je vous en prie, mon ami, fit-elle, calmez-vous…

– Non, il faut en finir, et je veux punir cette impudente…

– Je vous en conjure, mon cher comte, n’attristez pas le premier jour de notre union… Pardonnez, Henriette n’est qu’une enfant, qui ne sait ce qu’elle fait…

Tel n’était pas l’avis de mistress Brian.

– Le comte a raison, déclara-t-elle, la conduite de cette jeune demoiselle est tout à fait choquante…

Alors, sir Tom :

– Eh bien ! Brian, interrompit-il, et nos conventions !… Il était entendu que vous ne vous mêleriez en rien du ménage de M. de la Ville-Haudry et de Sarah…

Ainsi, du premier coup chacun entrait dans son rôle… La comtesse Sarah adoptait l’indulgence, mistress Brian la sévérité et sir Thomas Elgin l’impartialité muette…

D’ailleurs, ils réussirent promptement à calmer le comte…

Mais après une telle scène, le déjeuner ne pouvait être que fort triste… Les convives qui avaient presque tout entendu, échangeaient entre eux des regards singuliers…

– Mlle de la Ville-Haudry, pensaient-ils, un amant… C’est inimaginable.

Vainement, le comte faisait bonne contenance, en vain, la jeune comtesse prodiguait les ressources de son esprit, la gêne persistait, les sourires expiraient sur les lèvres, toutes les cinq minutes la conversation tombait…

À quatre heures et demie, le dernier invité s’était enfui, et le comte restait seul au salon avec sa nouvelle famille…

Le jour baissait, et on venait d’apporter les lampes, quand on entendit sur le sable de la cour, le roulement sourd d’une voiture…

M. de la Ville-Haudry se dressa, pâlissant :

– La voici !… fit-il, voici ma fille !…

En effet, Mlle Henriette rentrait. Comment une jeune fille si réservée et naturellement craintive, s’était-elle résolue à un tel éclat !… C’est que les gens timides, précisément, sont les plus capables des pires audaces… Contraints de sortir de leur caractère, ils ne raisonnent plus ni ne calculent, et perdant tout sang-froid, ils se précipitent au danger, poussés par une rage aveugle, pareille à celle des moutons qui se brisent la tête contre les murs de leur bergerie…

Or, depuis une quinzaine, Mlle de la Ville-Haudry avait été bouleversée par tant et de si rudes émotions, qu’elle n’avait plus l’intégrité de son libre arbitre.

Les injures dont son père l’avait accablée quand il la surprit avec Daniel devaient achever de troubler sa raison…

Car M. de la Ville-Haudry, en proie à une sorte de vertige, avait ce soir-là perdu toute mesure, s’oubliant jusqu’à traiter Mlle Henriette comme un galant homme eût rougi de traiter une créature perdue… et devant ses domestiques encore !

Et que de tortures pendant la semaine qui suivit ! Elle avait déclaré qu’elle ne paraîtrait ni à la lecture du contrat, ni aux cérémonies de la mairie et de l’église, et M. de la Ville-Haudry prétendait la faire revenir sur cette détermination.

De là, chaque jour, quelque scène plus lamentable à mesure qu’approchait l’instant décisif…

Si encore le comte y eût mis quelque adresse, s’il eût eu recours à la persuasion, s’il eût essayé d’attendrir sa fille sur lui-même, en lui parlant de son avenir, de son bonheur, de son repos…

Mais point !… Jamais il ne paraissait chez elle que l’injure à la bouche, ne songeant, disait-il, qu’à ménager l’exquise sensibilité de miss Brandon et à lui épargner un coup terrible…

Si bien que ses menaces, loin de ramener Mlle Henriette, ne faisaient que l’enfoncer davantage dans son obstination.

Le contrat de M. de la Ville-Haudry et de miss Brandon avait été lu et signé à six heures, avant un grand dîner…

À cinq heures et demie, le comte était encore dans la chambre de sa fille…

Sans en rien dire, il avait commandé à la couturière de Mlle Henriette plusieurs robes de cérémonie, et elles étaient là, étalées sur des chaises…

– Habillez-vous, commandait-il, et descendez.

Et elle, en proie à cette exaltation nerveuse qui fait préférer le martyre à une concession, répondait obstinément :

– Non, je ne descendrai pas…

Car elle ne cherchait ni subterfuges, ni excuses, elle ne se prétendait pas malade… Elle disait résolument :

– Je ne veux pas !

Et lui, enragé de se sentir impuissant à vaincre cette résistance, fou, éperdu, il se répandait en blasphèmes et en menaces insensées…

Une femme de chambre, attirée par le bruit de cette scène, était allée coller son oreille à la porte de la chambre, et le soir elle racontait que le comte avait frappé sa fille, et que même elle avait entendu les coups…

Mlle Henriette l’a toujours nié.

Il n’en est pas moins vrai que c’est à la suite de ces dernières insultes qu’elle forma le dessein de donner plus d’éclat à sa protestation, et qu’elle se promit de se montrer par tout Paris pendant qu’on bénirait à Sainte-Clotilde l’union de son père et de miss Sarah…

Pauvre jeune fille qui n’avait personne à qui se confier, personne pour lui dire que tout le scandale retomberait sur elle !…

Bravement donc, elle avait exécuté son projet. Vêtue d’un costume extravagant pour mieux attirer les regards, elle avait passé la journée à courir tous les endroits où elle supposait devoir rencontrer le plus de personnes de connaissance.

La nuit seule l’avait déterminée à rentrer, et elle arrivait brisée, défaillante, bouleversée d’indicibles angoisses, mais soutenue par cette idée absurde qu’elle avait fait son devoir et qu’elle s’était montrée digne de Daniel…

Elle venait de sauter légèrement sur le sable de la cour et elle payait le cocher de remise, quand le valet de chambre de M. de la Ville-Haudry, M. Ernest, vint à elle, et d’un ton à peine respectueux :

– M. le comte, fit-il, m’a chargé de dire à mademoiselle d’aller lui parler dès qu’elle rentrerait.

– Où est mon père ?

– Dans le grand salon.

– Seul ?…

– Non, mademoiselle… Mme la comtesse, Mme Brian et M. Elgin sont avec lui.

– C’est bien… j’y vais.

Et rassemblant tout son courage, plus froide et plus blanche que les marbres du vestibule, elle se dirigea vers le salon, ouvrit la porte et d’un pas raide entra…

– Vous voilà !… s’écria M. de la Ville-Haudry, ramené à une apparence de calme par l’excès même de sa colère, vous voilà donc !…

– Oui, mon père…

– D’où venez-vous ?…

Elle avait d’un coup d’œil parcouru le salon, et à la vue de la nouvelle comtesse et de ceux qu’elle appelait ses complices, tous ses ressentiments s’exaspérant, elle eut la force de sourire, et d’un ton léger :

– J’arrive du Bois, répondit-elle… Ce matin, je suis sortie pour quelques emplettes… Vers midi, sachant que la duchesse de Champdoce est un peu indisposée et ne sort pas, je suis allée lui demander à déjeuner… Ensuite, comme il faisait très-beau…

M. de la Ville-Haudry n’en put supporter davantage.

Saisissant sa fille par les poignets, il l’enleva, et la portant ainsi tout près de la comtesse Sarah :

– À genoux !… malheureuse !… vociféra-t-il, à genoux, et demandez pardon de tels outrages à la meilleure et à la plus noble des femmes…

– Vous me faites horriblement mal, mon père ! dit froidement la jeune fille.

Mais déjà la jeune comtesse s’était jetée entre eux.

– Au nom du ciel, mademoiselle, disait-elle, ménagez votre père !…

Et comme Mlle Henriette la toisait d’un regard insultant :

– Cher comte, poursuivit-elle, ne voyez-vous pas que vos violences me tuent…

Vivement, M. de la Ville-Haudry lâcha sa fille, et se reculant :

– Rendez grâce, lui dit-il, rendez grâce à cet ange qui intercède pour vous… Mais prenez garde… ma patience est à bout… Il est, pour les enfants rebelles et les filles perverties, des maisons de correction…

Du geste elle l’interrompit, et avec une vivacité singulière :

– Soit, mon père ! s’écria-t-elle… Entre toutes ces maisons, choisissez la plus sévère et faites m’y enfermer… Quoi qu’il arrive, j’y souffrirai moins qu’ici, en voyant à la place de ma pauvre mère cette… femme !

– Misérable !… râla le comte.

Il étouffait… d’un geste violent il arracha sa cravate, et sentant bien qu’il ne se possédait plus :

– Sors !… cria-t-il à sa fille, sors ! ou je ne réponds plus de rien !…

Elle hésita une seconde…

Puis, adressant à la comtesse Sarah un dernier regard de défi, lentement elle se retira.