XI

Vingt-quatre heures après être sorti de l’hôtel de la Ville-Haudry, blême et se tenant aux murs, Daniel n’était pas bien remis de l’étourdissement de ce dernier désastre.

Il s’était fait un ennemi mortel de l’homme qu’il avait le plus d’intérêt à ménager au monde, et cet homme qui, sous la pression d’une influence étrangère, ne l’eût congédié qu’à regret, l’avait de son propre mouvement chassé.

Comment cela était arrivé, c’est à peine s’il parvenait à s’en rendre compte… Aussi bien, repassant toute sa conduite depuis quelques jours, il la trouvait pitoyable, absurde… Sans compter que tous les événements s’étaient tournés contre lui.

Et il accusait la fatalité, l’aveugle déesse à qui s’en prennent ceux qui n’ont pas le courage de s’en prendre à eux-mêmes.

C’est en cette disposition d’esprit que vint le surprendre une lettre de Mlle Henriette, Ainsi, c’était elle qui le devançait, et, sûre de son désespoir, elle avait cette délicatesse toute féminine de lui écrire presque gaiement :

« Aussitôt après votre départ, mon cher Daniel, disait-elle, mon père m’a commandé de monter dans mon appartement et il a décrété que j’y resterais tant que je ne serais pas devenue raisonnable… Je sens que j’y resterai longtemps… »

Et elle terminait ainsi :

« Ce qu’il nous faut, ô mon unique ami, c’est du courage… En aurez-vous autant que votre Henriette ?… »

– Oh ! oui, j’en aurai, s’écria Daniel, ému jusqu’aux larmes, j’en aurai !…

Et il s’était juré de se jeter si furieusement dans le travail qu’il y trouverait, non pas l’oubli, mais le calme…

Ce n’était pas de jurer qui était difficile… Tels efforts qu’il fit, il ne pouvait fixer sa pensée à rien d’étranger à son malheur actuel… Les études qui l’avaient le plus charmé jadis ne lui inspiraient que dégoût… L’équilibre de sa vie était si entièrement rompu qu’il ne parvenait pas à le ressaisir…

L’existence qu’il menait était d’ailleurs celle d’un homme désemparé.

Sitôt levé, il courait prendre M. de Brévan et le gardait tant qu’il pouvait. Resté seul, il errait au hasard, le long des boulevards ou des Champs-Élysées. Il dînait de bonne heure, se hâtait de rentrer, et revêtant un vieux caban de grosse étoffe, qu’il portait à bord, autrefois, quand il était de quart, il allait rôder autour de l’hôtel de la Ville-Haudry.

Là, derrière cette lourde porte sculptée, ouverte aux plus indifférents, fermée pour lui, était la femme qu’il aimait plus que la vie… S’il eût fait sonner fortement le talon de ses bottes contre les dalles du trottoir, elle eût entendu le bruit de ses pas ; il entendait, lui, les accords de son piano, et cependant la volonté d’un homme creusait entre eux un abîme.

Ce qui le tuait, c’était l’inaction. Il lui paraissait atroce, humiliant, intolérable, d’en être réduit à tout attendre, bonheur ou malheur, de la destinée, passivement, sans tenter un effort, tel qu’un homme qui désirant passionnément la fortune, se contenterait de prendre un numéro à la loterie, et les bras croisés, attendrait le tirage.

Il y avait six jours déjà que durait le supplice dont il n’entrevoyait pas la fin, quand un matin, au moment où il se disposait à sortir, on sonna chez lui.

Il alla ouvrir.

C’était une femme qui, sans mot dire, entra vivement, et non moins vivement referma la porte sur elle…

Encore qu’elle fût affublée d’un grand manteau qui dissimulait sa taille, et qu’elle eût sur le visage un voile fort épais, Daniel la reconnut…

– Miss Brandon !… s’écria-t-il.

Déjà elle avait relevé son voile.

– Oui, moi, répondit-elle, au risque d’une calomnie nouvelle à ajouter à toutes celles dont on a tenté de me flétrir, monsieur Daniel.

Stupéfié d’une démarche qui lui semblait le comble de l’impudence, il restait là, debout dans l’antichambre, ne songeant point à offrir à miss Sarah de passer dans la pièce voisine, son cabinet de travail…

Elle y passa bravement, toute seule, et quand il l’y eût suivie :

– Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, vous demander ce que vous avez fait de cette parole que vous m’aviez donnée chez moi, l’autre soir…

Elle attendit un moment, et comme il ne répondait pas :

– Allons, fit-elle, je vois que vous êtes comme tous les hommes… Engagent-ils leur parole à un autre homme, leur égal en force, ils mettent leur honneur à la tenir… Est-ce à une femme, au contraire, ils la trahissent et s’en font gloire !…

Le mouvement de colère de Daniel, elle ne voulut pas le voir, et plus froidement :

– Moi, j’ai plus de mémoire que vous, monsieur, et je vais vous le prouver… Ce qui s’est passé chez M. de la Ville-Haudry, je le sais, il me l’a dit… Vous vous êtes laissé emporter jusqu’à le menacer, jusqu’à lever la main sur lui…

– Il allait frapper sa fille, j’ai arrêté son bras…

– Non, monsieur, non, mon cher comte est incapable de telles violences, et cependant sa fille venait de lui reprocher de s’être laissé entraîner par moi à fonder une compagnie industrielle.

Daniel garda le silence.

– Et vous, poursuivit miss Sarah, vous avez laissé Mlle Henriette dire cette chose offensante et absurde… Moi, pousser le comte à une entreprise où il pourrait perdre de l’argent !… Pourquoi ?… Quel intérêt y aurais-je ?…

Sa voix se troublait, ses beaux yeux se voilaient.

– L’intérêt, poursuivit-elle, l’argent !… Le monde ne croit plus qu’à ce mobile… De l’argent !… eh ! j’en ai… Si j’épouse le comte, vous savez mes raisons, vous… Et vous savez aussi qu’il n’a tenu, qu’il ne tient peut-être encore qu’à un homme de me faire rompre ce mariage, aujourd’hui même, à l’instant…

Elle l’enveloppait, en disant cela, de regards qui eussent fait tressaillir une statue sur son socle de marbre… Mais lui, le cœur gros de haine, demeura de glace, heureux de cette revanche qui s’offrait.

– Je croirai à tout ce que vous voudrez, miss, fit-il d’un ton railleur, si vous daignez répondre à une seule question.

– Interrogez, monsieur…

– L’autre nuit, quand je vous ai quittée, où êtes-vous allée, en voiture ?…

Il s’attendait à la voir se troubler, pâlir, balbutier… point.

– Quoi ! vous savez cela, s’écria-t-elle d’un accent de candeur admirable… Ah ! je commettais une imprudence aussi grave, presque, que celle d’aujourd’hui… Qu’un sot me voie sortir de chez vous…

– Pardon !… ce n’est pas répondre cela, miss… Où alliez-vous ?…

Et comme elle se taisait, surprise par la fermeté de Daniel :

– Vous l’avouez donc, fit-il avec un rire moqueur, vous croire serait folie… Brisons là, et priez Dieu que j’oublie tout le mal que vous me faites…

Des larmes de douleur ou de rage jaillirent des yeux si beaux de miss Sarah, elle joignit les mains, et d’une voix suppliante :

– Je vous en conjure, insista-t-elle, monsieur Daniel, accordez-moi seulement cinq minutes, il faut que je vous parle ; si vous saviez…

Il ne pouvait la pousser dehors ; il la salua profondément, et se retira dans sa chambre, dont il poussa la porte sur lui.

Mais il appliqua tout aussitôt son œil à la serrure, et il put voir miss Sarah, les traits convulsés par la rage, le menacer du poing et se retirer précipitamment.

– Elle voulait me tendre un piège ! pensa Daniel.

Et l’idée qu’il l’avait évité lui fit oublier son chagrin, une partie de la journée…

Mais, le lendemain, comme il rentrait chez lui, on lui remit un énorme pli qu’un planton du ministère de la marine avait apporté pour lui. Deux lettres s’y trouvaient.

La première lui annonçait qu’il était promu au grade de lieutenant de vaisseau…

L’autre lui enjoignait de se trouver sous quatre jours à Rochefort, pour y prendre la service de son grade, à bord de la frégate la Conquête, qui attendait sur rade l’ordre de transporter en Cochinchine deux bataillons d’infanterie de marine.

Le grade auquel il était enfin promu, il y avait des années que Daniel le désirait de toutes les forces de sa jeune ambition.

Il était, ce grade, comme le but suprême de tous ses rêves, aux jours de son adolescence, quand il apprenait au Borda les fatigues et les périls de son rude métier. Que de fois, appuyé aux bastingages du vieux navire, voyant passer les embarcations qui conduisaient leurs officiers à terre, il s’était dit :

– Quand je serai lieutenant de vaisseau !

Eh bien !… il l’était… Ces épaulettes tant souhaitées, il ne tenait qu’à lui de les passer aux « attentes » de son uniforme…

Mais, hélas ! ses désirs réalisés ne lui donnaient que dégoûts et amertumes, pareils à ces fruits d’or que le lointain balance à des arbres magiques, et qui se décomposent sous la main qui les atteint.

C’est qu’en même temps que son avis de promotion, lui arrivait, menaçant et fatal, cet ordre d’embarquement.

Comment lui arrivait-il, à lui, qui avait au ministère un poste où il rendait des services réels, pendant que tant d’autres de ses camarades écœurés de l’oisiveté des ports, guettaient avec une impatience fébrile l’occasion de reprendre la mer !…

– Ah ! s’écria-t-il, le cœur gonflé de rage, je reconnais, comment ne reconnaitrais-je pas à cette infernale traîtrise la main de miss Brandon !…

Déjà, en lui faisant fermer les portes de l’hôtel de la Ville-Haudry, elle l’avait séparé de Mlle Henriette, et il leur était interdit de se parler, de se voir…

Et cela ne lui suffisait pas, à cette aventurière maudite, elle voulait entre eux plus qu’un obstacle moral et de pure convention, plus que des défenses qu’on peut enfreindre et éluder, elle voulait des barrières infranchissables, l’Océan et des milliers de lieues.

– Oh ! non, s’écria-t-il, mille fois non… Je briserai ma carrière plutôt… je donnerai plutôt ma démission…

Et toutes ses réflexions de la soirée ne firent que l’affermir dans cette résolution.

C’est pourquoi, dès le lendemain, en se levant, il endossa son uniforme, décidé à s’adresser d’abord à celui de ses chefs que l’affaire regardait, déterminé à aller jusqu’au ministre s’il le fallait.

Cet uniforme, il ne l’avait pas mis, depuis une grande fête à l’hôtel de Champdoce, où il avait dansé une partie de la nuit avec Mlle Henriette… Il y avait plus d’un an de cela, c’était quelques semaines avant la mort de la comtesse de la Ville-Haudry.

Comparant à son désespoir actuel ses radieuses illusions de ce temps déjà loin, l’attendrissement le gagnait, et il avait les yeux brillants de larmes mal essuyées lorsqu’il arriva au ministère de la marine, vers dix heures du matin.

Le chef de service qu’il venait voir était un vieux capitaine de vaisseau, homme excellent, qui à force de s’exercer à paraître bourru, dur et raide, l’était devenu…

Voyant entrer Daniel dans son cabinet, il pensa qu’il venait à l’occasion de sa nomination, et arborant pour lui un large sourire :

– Eh bien !… lieutenant Champcey, cria-t-il de sa meilleure voix, nous sommes contents !…

Et s’apercevant que Daniel ne portait pas les insignes de son nouveau grade :

– Ah ça ! vous êtes lieutenant, fit-il, ne le savez-vous pas encore ? »

– Pardonnez-moi, mon commandant.

– Pourquoi diable vos épaulettes retardent-elles, alors ?

Et il fronçait le sourcil terriblement, estimant que ce peu d’empressement n’annonçait rien de bon.

De son mieux, c’est-à-dire assez mal, Daniel s’excusa, puis abordant nettement l’objet de sa visite :

– J’ai reçu, commença-t-il, un ordre d’embarquement.

– Je sais… sur la Conquête, en rade de Rochefort, pour la Cochinchine.

– Je dois être à mon poste sous quatre jours…

– Et vous trouvez le délai un peu bref ?… C’est vrai… Mais impossible de vous accorder dix minutes de plus.

– Ce n’est point un délai que je sollicite, mon commandant, mais bien la… faveur de garder la position que j’occupe ici…

Le vieil officier tressauta sur son fauteuil.

– Vous voudriez ne pas embarquer, s’écria-t-il, au lendemain d’un avancement au choix !… Ah ! ça, devenez-vous fou ?

Tristement, Daniel hochait la tête.

– Croyez, mon commandant, répondit-il, que j’obéis aux motifs les plus impérieux…

Renversé sur son fauteuil, les yeux au plafond, le commandant parut les chercher ces motifs ; puis tout à coup et coup sur coup :

– C’est votre famille qui vous retient ? interrogea-t-il.

– Je n’ai plus de famille.

– Mais vous êtes sur le point de vous marier ?

– Hélas !… non.

– Votre fortune est compromise, peut-être ?

– Non, mon commandant.

– Alors que diable me chantez-vous, s’écria le vieil officier, avec vos graves raisons ?

Et de son ton le plus bourru, qui ne l’était pas médiocrement :

– C’est-à-dire, poursuivit-il, que vous trouvez l’existence plus douce ici qu’à bord ! Je conçois cela !… On arrive au ministère à onze heures, dans un bureau bien chauffé s’il fait froid, s’il y a de la besogne, on en prend à son aise, et à cinq heures on est libre… Le soir, on a la flânerie sur le boulevard, le café, les amis et le théâtre… Ce qui est beaucoup plus gai que le pont d’un bateau par un gros temps… Enfin, pour comble, nous cachons quelque part une charmante amie, qui nous aime bien, et qui, dame ! à la seule idée de notre départ, pleure comme une Madeleine…

– Mon commandant…

– Taisez-vous !… C’est votre histoire à vous tous, messieurs les jeunes officiers, dès que vous êtes restés à Paris six mois, on ne peut plus vous en tirer… Sacrebleu ! quand on aime tant à vivre en bourgeois on change de métier… En attendant, vous êtes marin, vous avez ordre d’embarquement, embarquez… Il ne vous reste plus que trois jours pour les préparatifs et les adieux…

C’était un congé, mais le parti de Daniel était pris.

– Pardonnez mon insistance, mon commandant, reprit-il, si véritablement je ne puis être remplacé par un de mes camarades, je vais être forcé de donner ma démission…

Le vieux marin bondit sur ce mot, et roulant des yeux terribles :

– Je disais bien que vous étiez fou !… s’écria-t-il.

Très-résolu, Daniel était néanmoins trop troublé pour n’être pas maladroit.

– Il s’agit de ma vie même, mon commandant… insista-t-il. Et si vous connaissiez mes raisons… si je pouvais vous les dire…

– Des raisons qu’on ne peut pas dire sont certainement mauvaises, monsieur… Je maintiens ce que je vous ai dit…

– Alors, moi, mon commandant, je me vois forcé, à mon mortel regret, de maintenir l’offre de ma démission…

De plus en plus, le front du vieil officier se plissait.

– Votre démission, gronda-t-il, votre démission… vous en parlez bien lestement… Reste à savoir, cependant, si on l’acceptera. La Conquête ne sort pas pour tirer quelques bordées au large… Elle part pour une campagne sérieuse et qui durera longtemps… Nous avons eu des démêlés fâcheux, là-bas ; nous y portons du renfort… il faudra peut-être en découdre… Vous êtes encore en France, mais vous êtes commandé pour marcher à l’ennemi… Il n’y a pas de démissions en face de l’ennemi, lieutenant Champcey.

Daniel était devenu fort pâle.

– Vous êtes… dur, mon commandant, fit-il.

– Je n’ai, sacrebleu ! pas l’intention d’être doux, et si cela peut vous faire changer d’avis…

– Je n’en puis changer, malheureusement !…

Brusquement, le vieux marin se leva et après trois ou quatre tours dans son cabinet pendant lesquels sa colère s’exhala en jurons de toutes sortes, revenant à Daniel :

– S’il en est ainsi, lieutenant, prononça-t-il du ton le plus sec, le cas est trop grave pour que je ne le soumette pas à M. le ministre… Quelle heure est-il ?… Onze heures. Revenez à midi et demi, j’aurai vu Son Excellence…

Bien sûr que son chef ne parlerait point en sa faveur, Daniel se retirait, hâtant le pas, à travers le dédale des corridors, quand une voix joyeuse l’appela :

– Champcey !…

Il se retourna et se trouva en face de deux camarades de promotion, de ceux avec qui il avait été le plus lié au Borda.

– Te voici donc notre supérieur ! lui dirent-ils gaiement.

Et de l’accent le plus sincère, ils se mirent à le féliciter, ravis, affirmaient-ils, de voir le choix tomber sur un garçon tel que lui, ainsi que tout le monde le reconnaissait, d’un mérite indiscutable, et qui faisait honneur au métier.

Un ennemi de Daniel ne l’eût pas mis si cruellement au supplice que ces deux excellents camarades. Il n’était pas une de leurs félicitations qui n’eût la portée d’une sanglante ironie ; tous les mots portaient.

– Avoue d’ailleurs, poursuivaient-ils, que tu as de la chance comme pas un… Tu es lieutenant d’hier, tu embarques demain. Tu seras capitaine de frégate quand nous nous reverrons…

– Je ne partirai pas, interrompit Daniel d’un ton farouche, je donne, j’ai donné ma démission !…

Et plantant là ses deux amis stupéfaits, il s’éloigna presque courant.

En vérité, il n’avait pas prévu toutes ces difficultés, et, la colère l’aveuglant, il accusait le commandant d’injustice et de tyrannie…

– Il faut que je reste à Paris, disait-il, et je resterai !

Et, loin de le calmer, la réflexion l’exaltait… Sorti de chez lui avec l’intention de n’offrir sa démission qu’à la dernière extrémité, il était résolu désormais à la maintenir obstinément, alors même qu’on lui donnerait pleine satisfaction… N’avait-il pas de quoi vivre, et ne trouverait-il pas toujours une occupation honorable ?… Cela vaudrait un peu mieux que persister dans une carrière où jamais on ne s’appartient, où éternellement on vit sous le coup d’un ordre soudain vous enjoignant de partir sur l’heure pour n’importe quel point du globe.

Voilà ce qu’il se disait, tout en déjeunant dans une taverne de la rue de la Madeleine, et lorsqu’il revint au ministère, un peu après-midi, il se considérait comme n’appartenant plus à la marine, et se souciant infiniment peu, croyait-il, de la décision du ministre.

C’était alors l’heure des audiences, l’heure où chacun vient suivre aux différentes divisions les affaires qui l’intéressent, et la salle d’attente était pleine d’officiers de tous les grades, quelques-uns en uniforme, beaucoup en bourgeois.

La conversation devait être assez animée, car du corridor Daniel en entendit les éclats.

Il entra… Le silence se fit, subit, profond, glacial.

Évidemment, on parlait de lui.

En eût-il douté, que les physionomies réservées, les sourires contraints, les regards dont on l’examinait à la dérobée eussent levé ses doutes.

– Qu’est-ce que cela veut dire, pensa-t-il inquiet.

Cependant un jeune homme en bourgeois, qu’il ne connaissait pas, venait d’interpeller, d’un côté de la salle à l’autre, un vieil officier à l’uniforme délabré, aux épaulettes noircies, un vrai loup de mer, maigre, tanné, ridé, au teint jaune, et dont les yeux gardaient encore les traces d’une violente ophtalmie.

– Pourquoi vous arrêtez-vous, lieutenant ? dit-il, vous nous intéressiez, je vous l’assure, prodigieusement.

Le lieutenant parut hésiter, puis, comme s’il eût pris son parti d’une chose désagréable, mais indépendante de sa volonté :

– Donc, reprit-il, nous arrivons là-bas, persuadés que nous avions pris toutes les précautions imaginables, et que nous n’avions, autant dire, rien à craindre… Belles précautions, ma foi !… Au bout de huit jours, la moitié de l’équipage était sur le flanc, et de tout l’état-major il n’y avait plus que le petit Bertaud et moi, en état de monter sur le pont… Encore moi, j’avais les yeux dans un état !… Vous voyez ce qu’il m’en reste… C’est le commandant qui est mort le premier… le soir même, cinq matelots le suivaient, et sept le lendemain… le surlendemain, c’étaient le premier lieutenant et deux officiers d’administration… Jamais on n’a rien vu de pareil…

Daniel s’était penché vers son voisin.

– Qui donc est cet officier ? demanda-t-il.

– Le lieutenant Dutac, de la Valeureuse, qui revient de Cochinchine.

Le jour, un jour sinistre, se fit dans l’esprit de Daniel.

– Quand est rentrée la Valeureuse ? interrogea-t-il.

– Il y a six jours, à Brest.

L’autre cependant poursuivait.

– Et voilà comment nous avons laissé là-bas un bon tiers de notre effectif… Quelle campagne ! Pour ce qui est de mon opinion, la voilà : Fichu pays, climat déplorable, habitants bons à pendre.

– Décidément, insista le jeune homme en bourgeois, il ne fait pas bon en Cochinchine !

– Ah ! mais non…

– De sorte que, si on vous y renvoyait ?…

– J’y retournerais, naturellement. Il faut bien que quelqu’un aille y conduire des renforts, mais j’aime autant que ce soit un autre que moi…

Il haussa les épaules, et philosophiquement :

– Et encore, ajouta-t-il, puisque le métier veut qu’on soit mangé par les poissons, que ce soit ici ou là, je n’y vois pas grande différence…

N’était-ce pas là, pour Daniel, sous une forme triviale, mais terrible, la paraphrase de ce que lui avait dit son chef : Il n’y a pas de démission en face de l’ennemi.

Il était clair que tous les officiers rassemblés là doutaient de son courage et le disaient lorsqu’il était entré… Il était manifeste qu’on attribuait sa démission à la peur…

À cette pensée qu’on pouvait le prendre pour un lâche, Daniel frémit. Que faire pour prouver qu’il n’était pas un lâche ?… Provoquer tous les officiers rassemblés là, se battre en duel une fois, deux fois, dix fois ?… Cela prouverait-il qu’il n’avait pas reculé devant les périls inconnus d’une contrée toute nouvelle, d’un débarquement armé et d’un climat dévorant ?… Non, sous peine de garder toute sa vie une flétrissure, il fallait partir, oui, partir, puisque là-bas était le danger dont il avait peur, croyait-on.

Il s’avança donc vers le vieux lieutenant, et d’une voix forte, pour que tout le monde l’entendit bien :

– Mon cher camarade, prononça-t-il, désigné pour aller d’où vous venez, j’offrais ma démission… Mais après ce que vous venez de dire et que j’ignorais… je pars.

Il y eut comme un murmure approbateur, une voix dit : « – Ah ! j’en étais bien sûr, » et ce fut tout. C’en était assez pour prouver à Daniel qu’il avait pris le seul parti possible, que son honneur avait failli être compromis et qu’il le sauvait.

Mais n’importe ! si simple que fût cette scène, elle était encore bien extraordinaire de la part de gens aussi réservés que le sont d’habitude les marins. Et, d’ailleurs, n’arrive-t-il pas tous les jours qu’un officier désigné pour un service demande et obtient d’être remplacé sans qu’on y trouve à redire ? Au fond de tout cela, Daniel discernait quelque diabolique perfidie. Si l’ordre d’embarquement avait été obtenu par miss Brandon, n’avait-elle pas dû prendre ses mesures pour qu’il fût impossible de s’y soustraire… Tous les gens qui se trouvaient là en bourgeois étaient-ils bien des marins ?… Le jeune homme qui avait prié le lieutenant Dutac de poursuivre avait disparu…

Daniel allait de l’un à l’autre, demandant en vain qui était ce garçon à langue si bien pendue, lorsqu’on vint le prévenir que son chef l’attendait dans son cabinet.

Il y courut, et dès le seuil :

– Je me rends à vos conseils, mon commandant, déclara-t-il, sous trois jours je serai à bord de la Conquête.

Le visage sévère du vieux capitaine de vaisseau se dérida.

– À la bonne heure ! approuva-t-il, et c’est sagesse de votre part, car votre affaire me paraissait prendre une mauvaise tournure… M. le ministre est fort irrité contre vous…

– M. le ministre !… pourquoi ?

– Primo, il vous avait confié un travail urgent…

– C’est vrai, balbutia Daniel, en baissant le nez, mais j’ai été si souffrant…

Le fait est que ce malheureux travail, il l’avait absolument oublié.

– Secundo, poursuivit le vieil officier, il se demande si vous êtes bien sain d’esprit, et je le comprends depuis qu’il m’a dit que cet embarquement, c’est vous-même qui l’avez sollicité dans les termes les plus pressants…

Daniel était comme hébété…

– Son Excellence se trompe, balbutia-t-il.

– Ah !… permettez, M. Champcey, j’ai vu votre lettre…

Mais déjà, telle qu’un éclair, une inspiration soudaine illuminait l’esprit de Daniel.

– Oh ! si je pouvais la voir !… s’écria-t-il. Mon commandant, je vous en prie, montrez-moi cette lettre…

Pour le coup, le vieil officier eût juré que Daniel n’avait pas son bon sens.

– Je ne l’ai pas, répondit-il, mais elle est à votre dossier, au bureau du personnel.

La minute d’après, Daniel était au bureau indiqué, et non sans peines, sous certaines conditions, il obtenait la communication de son dossier.

Il l’ouvrit d’une main fiévreuse, et la première pièce qui frappa ses yeux, ce fut une lettre datée de l’avant-veille, où lui, Daniel Champcey, il suppliait le ministre de lui accorder la « faveur » de faire partie de l’expédition de la frégate la Conquête.

Cette lettre, Daniel ne l’avait pas écrite, il n’en était que trop sûr…

Mais c’était si bien son écriture trait pour trait, c’était si exactement sa signature, qu’il eut comme un éblouissement, doutant presque, l’espace d’une seconde, de lui, de ses yeux, de sa raison…

Si merveilleuse était la contrefaçon et si parfaite, que s’il se fût agi d’un fait d’une importance médiocre, remontant seulement à une quinzaine de jours, il eût douté de sa mémoire plutôt que de cette preuve matérielle…

Aussi, épouvanté de ce hardi chef-d’œuvre de faussaire :

– C’est à n’y pas croire !… murmura-t-il.

Ce qu’il voyait de certain, de positif, c’est que cette lettre ne pouvait avoir été inspirée que par miss Brandon… Un de ses complices habituels, l’honorable sir Thomas Elgin, sans doute, l’avait écrite…

Ah ! maintenant Daniel s’expliquait l’impudente assurance de miss Sarah, son insistance à lui offrir les lettres du pauvre caissier Malgat et à lui répéter : « Allez les montrer à ceux qui ont vécu des années près de ce malheureux, et ils vous diront si elles sont bien de lui… »

Certes, il n’eût trouvé personne pour dire le contraire, si l’écriture de Malgat avait été imitée avec une aussi désolante perfection que la sienne.

Cependant il y avait peut-être un parti à tirer de cet étrange événement, mais lequel ?

Devait-il parler de sa découverte ?

À quoi bon !…

Le croirait-on, lorsqu’il dénoncerait ce faux, véritablement inouï de hardiesse et de perfidie ?… Consentirait-on à commencer une enquête, et si on la commençait, à quoi aboutirait-elle ?… Où trouver un expert pour croire, pour affirmer que cette lettre n’avait pas été écrite par lui, alors que lui-même, si on lui eût présenté chaque ligne séparément, il eût cru reconnaître son écriture…

N’était-il pas infiniment probable, au contraire, qu’après ses démarches de la journée on ne verrait dans toutes ses allégations qu’une fable grossière et ridicule, imaginée après coup pour essayer de se soustraire à une expédition qui, après l’avoir séduit d’abord, l’avait effrayé quand il en avait connu les dangers…

Donc, mieux valait mille fois se taire, se résigner et remettre à plus tard sa vengeance, quelque vengeance terrible comme la perfidie et qu’il aurait eu le temps de mûrir.

Mais il ne voulait pas que cette fausse lettre, qui pouvait peut-être devenir un témoignage accablant, restât dans son dossier, d’où miss Sarah, pensait-il, trouverait sans doute moyen de la faire enlever.

Il demanda donc la permission d’en prendre une copie, l’obtint, se mit à la besogne, et réussit, assez adroitement pour n’être vu de personne, à substituer sa copie à l’original.

Cela fait, n’ayant plus une minute à perdre, il quitta le ministère, et, sautant dans une voiture, se fit conduire chez M. de Brévan…