S’il est, dans notre civilisation une profession pénible entre toutes, c’est assurément celle de marin.
Si pénible, que c’est presque à se demander comment des hommes se trouvent assez hardis pour l’embrasser, assez obstinés en leurs résolutions pour ne la point abandonner après l’avoir éprouvée.
Non à cause de ses hasards, de ses fatigues et de ses périls, faits au contraire pour tenter et séduire une imagination aventureuse, mais parce qu’elle crée une existence à part, et qu’il ne semble pas que les devoirs qu’elle impose se puissent concilier avec la libre disposition de soi.
Il n’est pas d’hommes, cependant, qui plus que les marins aient l’esprit et l’amour du foyer. Il en est peu qui ne se marient pas…
Et par une sorte de grâce d’état, on les voit s’installer comme pour l’éternité dans leur félicité passagère, insoucieux de l’événement du lendemain…
Mais voici qu’un matin, tout à coup, un large pli arrive du ministère de la marine…
C’est un ordre d’embarquement.
Il faut embarquer, abandonner tout et tous, mère, famille, amis, l’épousée de la veille, la jeune femme qui sourit au berceau d’un nouveau-né, la fiancée qui déjà essayait son voile de mariée…
Il faut partir et étouffer toutes ces voix sinistres qui, du plus profond de l’âme, montent et crient :
– Te sera-t-il donné de revenir, et, si tu reviens, les retrouveras-tu tous, ces êtres chéris, et si tu les retrouves, n’auront-ils pas changé, auront-ils gardé pieusement ton souvenir comme tu garderas le leur ? »
Être heureux et en être réduit à ouvrir au malheur cette porte fatale : l’absence !…
Ainsi, n’est-ce que dans les romans maritimes et dans les opéras-comiques, qu’on voit, à l’appareillage d’un navire, tous les matelots célébrer le départ en chantant leurs plus joyeuses chansons.
L’appareillage, toujours, est solennel, grave, triste…
Tel devait être, tel fut l’appareillage de la Conquête, la frégate où embarquait Daniel Champcey avec le grade de lieutenant.
Et certes, ce n’était pas sans raison qu’au ministère on lui avait ordonné de se hâter ; la frégate, mouillée sur rade, n’attendait que lui…
Arrivé à Rochefort le matin à cinq heures, le soir même il couchait à bord, et le lendemain, au jour, la Conquête mettait à la voile.
Mais plus que tous les autres, et bien qu’il réussit à affecter une sorte d’insouciance, Daniel souffrait.
Cette pensée qu’il laissait Mlle de la Ville-Haudry aux mains d’aventuriers qu’il savait capables de tout, était comme une plaie vive qu’exaspéraient ses réflexions…
À mesure que le sang-froid lui revenait et que l’apaisement se faisait dans son esprit, mille doutes affreux l’assiégeaient au sujet de Maxime de Brévan.
Ne serait-il pas assailli de tentations étranges quand il se trouverait rapproché d’une riche héritière, telle que Mlle Henriette, ne convoiterait-il pas ses millions et ne chercherait-il pas à abuser de sa situation particulière pour s’en emparer ?…
La foi de Daniel en sa fiancée était trop absolue, pour que le soupçon lui vint, même qu’elle pût écouter M. de Brévan…
Mais il raisonnait assez juste, désormais, pour se dire que la situation de son amie serait terriblement aggravée, si M. de Brévan, furieux d’un refus, trahissait son mandat et passait à l’ennemi, c’est-à-dire à la comtesse Sarah…
– Et moi, pensait-il, qui dans mes dernières instructions recommande à Henriette de suivre les conseils de Maxime, comme les miens propres !…
C’est à peine si, déchiré par ces affreuses angoisses, il daignait se rappeler qu’il avait confié tout ce qu’il possédait à Maxime… Que lui importait sa fortune !…
Cependant, ce lui fut une véritable faveur de la destinée, que la Conquête, dès son sixième jour de mer, essuyât un coup de vent terrible, qui pendant soixante douze heures la mit en péril.
La conscience de sa responsabilité pendant que la mer démontée ballottait la frégate comme un liège, l’excitation de la lutte contre les éléments, les écrasantes fatigues du service, tuèrent en lui la pensée, et il put dormir d’un profond sommeil, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris…
Et à son réveil, il fut surpris de se sentir relativement calme.
Désormais sa destinée devait se décider sans lui, son impuissance à rien tenter qui put influencer les événements lui était démontrée… Une morne résignation succéda à ses effroyables agitations.
Une seule espérance alors le ranimait : l’espérance de recevoir bientôt une lettre de Mlle Henriette, ou qui sait, d’en trouver une en arrivant à destination.
Car il n’y avait rien d’impossible à ce que la Conquête fût devancée par un navire parti trois semaines après elle.
La Conquête, vieille frégate en bois et à voiles, justifiait la réputation qu’elle avait d’être la plus mauvaise marcheuse de la marine française… et de plus, de continuelles alternatives de calme plat et de coups de vent la retenaient en route bien au-delà du temps ordinaire.
Jamais, disaient les plus vieux maris, on n’avait vu traversée si lente.
Et pour ajouter aux ennuis, la Conquête était tellement encombrée de monde, que matelots et officiers avaient à peine la moitié de l’étroit espace qui leur est accordé habituellement.
Il y avait à bord, outre l’équipage, un demi-bataillon d’infanterie de marine et cent soixante ouvriers de métiers divers, recrutés par le gouvernement pour le service de ses établissements.
Quelques-uns de ces ouvriers emmenaient leur famille, résolus à se fixer en Cochinchine, mais les autres, jeunes pour la plupart, n’avaient cherché dans cette longue campagne qu’une occasion de voir du pays, d’affronter l’inconnu, de gagner peut-être beaucoup d’argent.
On les employait à aider à la manœuvre, et c’étaient de braves garçons, a l’exception de quatre ou cinq, si turbulents, qu’à diverses reprises il avait fallu les mettre aux fers…
Les journées passaient néanmoins, et il y avait près de trois mois que la Conquête tenait la mer, quand, une après-midi, pendant que Daniel surveillait une manœuvre difficile, au moment d’un grain violent, on le vit tout à coup chanceler, battre l’air de ses bras et tomber à la renverse sur le pont…
On accourut, on le releva, mais il ne donnait plus signe de vie, et le sang lui sortait à flots de la bouche et du nez.
D’un caractère égal, comme tous les hommes dont l’âme fière plane bien au-dessus des intérêts mesquins, assez sûr de son influence pour atténuer autant qu’il était en lui les rigueurs de la discipline, Daniel était adoré de l’équipage.
C’est dire qu’au bruit de l’accident, circulant, en deux secondes, d’un bout à l’autre de la frégate, et jusqu’en ses profondeurs, matelots et officiers accoururent l’angoisse peinte sur le visage.
Qu’était-il arrivé ? C’est ce que nul ne pouvait dire, personne n’ayant rien vu… Cependant ce devait être quelque chose de très-grave, à en juger par la large flaque de sang qui rougissait le pont à l’endroit où le jeune lieutenant était si soudainement tombé…
On l’avait porté à l’infirmerie, et après lui avoir fait reprendre ses sens, les chirurgiens ne tardèrent pas à reconnaître la cause de sa chute et de son évanouissement…
Il avait à la tête, un peu en arrière de l’oreille gauche, une énorme plaie contuse, telle qu’eût pu la produire un lourd marteau manié par un bras robuste.
D’où provenait ce coup si terrible, que c’était miracle que le crâne n’eût pas été fracturé ?… Voilà ce que ne pouvaient s’expliquer, ni les médecins, ni les officiers qui entouraient le lit du blessé.
Interrogé, Daniel ne put donner à cet égard aucun éclaircissement.
Personne n’était à ses côtés et il n’avait vu s’approcher personne de lui au moment de l’accident, et le choc avait été si violent qu’il était tombé comme foudroyé…
Ces détails rapportés aux matelots et aux émigrants réunis sur le pont, furent accueillis par des sourires d’incrédulité, puis par une clameur d’indignation, quand on ne douta plus de leur exactitude.
Quoi !… le lieutenant Champcey avait été frappé, en plein soleil, au milieu de l’équipage !… Comment ? par qui ?
Cette affaire présentait un caractère mystérieux trop alarmant pour qu’il n’importât pas de l’éclaircir au plus tôt, et les matelots eux-mêmes ouvrirent sur-le-champ une espèce d’enquête.
Des cheveux et quelques caillots de sang qu’on découvrit sur une énorme poulie, donnèrent, à ce que l’on crut, le mot de l’énigme.
Il parut prouvé que la corde où était engagée cette lourde masse, avait glissé des mains d’un des matelots qui, montés dans les vergues, exécutaient la manœuvre commandée par Daniel…
Épouvanté des suites de sa maladresse, mais gardant néanmoins son sang-froid, cet homme avait remonté si vivement la poulie qu’il n’avait pas été remarqué.
Y avait-il à espérer qu’il s’accuserait ? Évidemment non… D’ailleurs, à quoi bon !… Le blessé fut le premier à prier de discontinuer les recherches.
Puis, comme au bout de quinze jours le lieutenant Champcey reprit son service, on cessa de parler de cet accident, un de ceux qui par malheur se renouvellent le plus fréquemment.
Et d’ailleurs l’idée que la Conquête approchait de sa destination occupait tous les esprits et suffisait à toutes les conversations…
Et, en effet, un beau soir, au coucher du soleil, la terre fut signalée, et le lendemain, au jour, la frégate entrait à pleines voiles dans le Don-Naï, le roi des fleuves de la cochinchine, si large et si profond que les vaisseaux du plus fort tonnage le remontent sans difficultés pour s’amarrer aux quais de Saïgon…
Debout sur le pont, Daniel regardait défiler les paysages monotones de cette étrange contrée, dont le sol, une vase noire et inconsistante, a des exhalaisons mortelles…
Après des mois de traversée, il trouvait un charme mélancolique aux rives du Don-Naï, ombragées de manguiers et de palétuviers dont les souples racines rampaient et plongeaient au loin dans l’eau boueuse, rives mornes, où s’étale une végétation molle et douce, qui offre à l’œil la gamme entière des verts, depuis le vert glauque et maladif des idrys, jusqu’au vert sombre et métallique du sténia…
Plus loin du bord, les hautes herbes, les lianes, les alvès et les cactus formaient des fourrés impénétrables, d’où s’élançaient comme des fûts de colonnes, des cocotiers gigantesques et le plus gracieux des arbres de la création, le palmier arae.
Et par les éclaircies, on apercevait, se déroulant jusqu’au fond de l’horizon, les rizières malsaines, une plaine immense de boue, recouverte d’un tapis de verdure qui ondulait, se creusant et se soulevant sous la brise, comme la mer…
– Voici donc Saïgon !… s’écria près de Daniel une voix joyeuse.
Il se retourna… C’était le meilleur camarade qu’il eût à bord, un lieutenant comme lui, qui était venu se placer à ses côtés, et qui, lui tendant une longue-vue, ajoutait avec un grand soupir de satisfaction :
– Tiens, là, regarde !… Enfin nous arrivons !… Avant deux heures, ami Champcey, nous serons au mouillage.
Dans le lointain, en effet, on discernait, se profilant sur l’azur foncé du ciel, le toit recourbé des pagodes de Saïgon.
Une grande heure encore s’écoula, et enfin, à un détour du fleuve, la ville apparut, misérable, n’en déplaise aux géographes, en dépit des immenses travaux de la colonisation française…
Saïgon, c’est surtout une longue rue qui côtoie la rive droite du Don-Naï, rue primitive, non pavée, coupée de fondrières, interrompue par de larges espaces vides et bordée de maisons de bois, recouvertes de paille de riz et de feuilles de palmier.
Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve, le long de cette rue, et forment comme un faubourg flottant, où grouille une population étrange, d’Annamites, de Chinois et d’Hindous…
Au second plan, seulement, apparaissent quelques maisons de pierre, dont les toits de tuiles rouges rassurent l’œil, et de distance en distance, une ferme annamite, bâtie en quinconce, qui semble se cacher dans des massifs d’araquiers…
Enfin, sur une éminence, se dressent la citadelle, l’arsenal, la maison du commandant français et l’ancienne habitation du colonel espagnol…
Mais elle paraît toujours belle, la ville où l’on débarque après une traversée de plusieurs mois !…
Et dès que la Conquête se balança tranquille sur ses ancres, tous les officiers, à l’exception de l’enseigne de service, se firent conduire à terre et coururent à la maison du gouvernement, demander s’ils n’avaient pas été devancés par des lettres de France…
Considérant la longueur anormale de leur voyage, tous avaient le même espoir que Daniel, d’être dépassés par quelque bâtiment parti bien après eux.
Et leur espérance ne fut pas déçue.
Deux trois-mâts, l’un français, l’autre anglais, qui avaient mis à la voile près d’un mois après la Conquête, étaient arrivés depuis le commencement de la semaine avec des dépêches…
Il s’y trouvait deux lettres à l’adresse de Daniel, et c’est d’une main fiévreuse et le cœur battant à rompre, qu’il les prit des mains d’un vieil employé.
Mais au premier coup d’œil jeté sur les adresses, il pâlit… Il ne reconnaissait pas l’écriture de Mlle Henriette…
N’importe !… il brisa les enveloppes et courut aux signatures…
L’une des lettres était signée : « Maxime de Brévan, » l’autre : « Comtesse de la Ville-Haudry, née Sarah Brandon… »
C’est par cette dernière que Daniel commença.
Après lui avoir fait part de son mariage, Sarah lui exposait longuement la conduite de Mlle Henriette le jour même de la noce.
« – Une autre que moi, disait-elle, lui en voudrait mortellement de cette insulte atroce et abuserait de sa situation pour s’en venger… Mais moi, qui jamais n’ai rien pardonné, je pardonnerai, Daniel, en mémoire de vous, et parce que je ne saurais voir souffrir qui vous a aimé !… »
Et, en post-scriptum elle ajoutait :
« Ah ! que n’avez-vous empêché mon mariage, quand d’un mot vous le pouviez… On me croit parvenue au comble de mes vœux… Je n’ai jamais été si malheureuse !… »
Cette lettre arracha une exclamation de rage à Daniel. Il n’y voyait qu’une sanglante ironie.
– Cette misérable, pensait-il, se joue de moi, et si elle écrit qu’elle n’en veut pas à Henriette, il faut lire qu’elle la hait et la martyrise…
La lettre de M. de Brévan, par bonheur, le rassura, un peu. Maxime confirmait les dires de la comtesse Sarah, ajoutant de plus que Mlle de la Ville-Haudry était fort triste, mais calme et résignée, et que sa belle-mère la traitait avec la plus grande douceur…
Le surprenant, c’est que M. de Brévan ne soufflait mot de la fortune qui lui avait été confiée, ni du système de vente qu’il adoptait pour les terres, ni du prix qu’il en trouvait…
Mais Daniel ne remarqua pas cela ; toute sa pensée était à Mlle Henriette…
– Ne pas m’avoir écrit, pensait-il, quand les autres ont trouvé le moyen de m’écrire !
Accablé de tristesse, il était allé s’asseoir sur un banc de bois, dans l’embrasure d’une fenêtre de la salle où se distribuaient les lettres.
Franchissant les espaces immenses qui le séparaient de la France, sa pensée errait sous les ombrages des jardins de l’hôtel de la Ville-Haudry… Il lui semblait que par un jet tout-puissant de sa volonté, il s’y trouvait transporté… Et, de même qu’au dernier rendez-vous, il croyait voir aux pâles clartés de la lune la robe de son amie glisser entre les grands arbres…
Une tape amicale sur l’épaule le ramena brusquement au monde réel…
Quatre ou cinq officiers de la Conquête l’entouraient, insoucieux et gais, eux, le rire sur les lèvres.
– Eh bien !… mon cher Champcey, disaient-ils, venez-vous ?
– Où ?
– Dîner, parbleu !
Et, comme il les regardait de l’air d’un homme éveillé en sursaut, et qui n’a pas eu le temps de rassembler toutes ses idées :
– Et bien ! dîner, ajoutèrent-ils. Saïgon possède, paraît-il, un restaurant français admirable, dont le cuisinier, un Parisien, est tout bonnement un grand artiste… Allons, debout et en route !
Mais Daniel était à un de ces instants où la solitude a d’irrésistibles attraits.
Il frémissait à l’idée d’être arraché à ses mélancoliques rêveries, d’être obligé de se mêler à une conversation, de parler, d’écouter, de répondre…
– Je ne dînerai pas avec vous ce soir, dit-il à ses camarades.
– C’est une plaisanterie !…
– Non ; il faut que je rentre à bord…
Les autres, alors, furent frappés de la tristesse de son accent, et changeant de visage, de l’air du plus affectueux intérêt :
– Qu’avez-vous, Champcey ? interrogèrent-ils. Venez-vous d’apprendre quelque malheur, une mort ?…
– Non.
– Les lettres de France, que vous tenez…
– Ne m’annoncent rien de fâcheux… J’espérais des nouvelles qui ne sont pas venues, voilà tout !…
– Alors, sacrebleu ! accompagnez-nous !
– N’insistez pas… je serais un trop triste convive.
On insista, néanmoins, comme insistent les amis qui jamais ne veulent comprendre qu’on ne soit pas tenté par ce qui les séduit, mais rien ne put changer la détermination de Daniel.
Sur le seuil de la maison du Gouvernement, il se sépara de ses camarades et reprit seul, tristement, le chemin du port.
Il arriva sans encombre au bord du Don-Naï, mais alors se présentèrent des difficultés qu’il n’avait pas prévues.
La nuit était si obscure qu’à peine il y voyait pour guider sa marche le long d’une sorte de quai en construction, semé d’énormes pierres et de fondrières… Pas une lumière aux fenêtres des maisons d’alentour. Tels efforts qu’il fit pour percer les ténèbres, il ne distinguait rien que la silhouette noire des navires se balançant à l’ancre au milieu du fleuve, et la lueur des fanaux tremblant au courant de l’eau.
Il appela… nulle voix ne répondit… Le silence, aussi profond que les ténèbres, n’était troublé que par le sourd grondement du Don-Naï, roulant à pleins bords ses eaux boueuses.
– Je suis fort capable, pensait Daniel, de ne pas retrouver le canot de la Conquête.
Il le trouva cependant, après de longues recherches, amarré et comme perdu parmi quantité de barques du pays.
Seulement, le canot lui parut vide.
Ce n’est qu’après y être descendu, qu’il y découvrît un mousse qui, couché dans le fond, dormait à poings fermés, roulé dans le tapis qu’on jette sur les bancs de l’arrière pour les officiers.
Daniel l’ayant secoué, il se dressa sur ses jambes en maugréant, et tout hébété de sommeil.
– Qu’est-ce qu’il y a donc !… grognait-il.
– Où est l’équipage ?… interrogea Daniel.
Tout à fait réveillé, le mousse qui avait de bons yeux, avait aperçu dans la nuit l’or des épaulettes. Aussi, devenu soudainement respectueux :
– Mon lieutenant, répondit-il, tous les hommes sont en ville.
– Comment, tous…
– Dame ! oui, mon lieutenant… Quand les officiers sont descendus à terre, ils ont dit au patron qu’ils ne rentreraient pas de sitôt, et qu’il pouvait prendre trois heures pour manger un morceau et boire un coup, à condition que les hommes ne se soûlent pas…
C’était exact, et Daniel avait oublié le détail.
– Et où sont-ils allés ? demanda-t-il.
– Je ne sais pas, mon lieutenant.
Un moment Daniel mesura du regard le grand et lourd canot, comme s’il eût songé à gagner avec la Conquête, sans autre aide que celle du mousse… Mais non, c’était impraticable.
– Allons, rendors-toi, dit-il au jeune garçon.
Et sautant à terre, non sans laisser échapper une exclamation de dépit, il allait se mettre à la recherche de ses camarades, quand il vit surgir de l’ombre, pour ainsi dire, à ses côtés, un homme dont il lui était impossible de distinguer les traits.
– Qui va là ? fit-il.
– Monsieur l’officier, répondit l’homme en un jargon à peine compréhensible, mélange affreux de français, d’espagnol et d’anglais, j’ai entendu ce que vous disiez au petit qui est là dans ce canot.
– Eh bien ?
– J’ai pensé que vous voudriez rentrer à bord, monsieur l’officier.
– En effet…
– Pour lors, si vous voulez, comme je suis batelier, je vous traverserai.
Daniel n’avait aucune raison de se défier de cet homme.
Dans les ports de mer, à toute heure de jour et de nuit, on en trouve ainsi sur les quais, guettant les matelots en retard, à qui, par exemple, ils font payer cher leurs services.
– Ah ! tu es batelier ! dit Daniel avec une très-sincère satisfaction… Eh bien ! où est ton bateau ?…
– : Là, monsieur l’officier, à deux pas, vous n’avez qu’à me suivre… Mais vous, où est le navire que vous voulez rejoindre ?
– Tiens là !…
Et Daniel lui montrait à six ou sept cents mètres, la Conquête très-reconnaissable à ses feux.
– C’est loin, grogna l’homme, la marée baisse, le courant est dur.
– Tu auras quarante sous pour ta peine.
Joyeusement l’homme frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Ah ! comme cela, bon !… dit-il… Alors, avancez, monsieur l’officier… encore un peu, bien !… C’est ce bateau-là qui est le mien, entrez, et tenez-vous bien…
Daniel suivit ces indications, mais il fut si frappé de la maladresse de l’homme à démarrer sa barque et à la pousser dans le courant, qu’il ne put s’empêcher de lui dire :
– Ah ça, mais tu n’es pas batelier de ton état, mon garçon.
– Pardonnez-moi, monsieur l’officier, et je l’étais dans mon pays avant de l’être ici.
– Quel est ton pays ?
– Shang-Haï.
– N’importe, tu as encore beaucoup à apprendre avant de devenir matelot.
Cependant, le bateau étant fort petit, une véritable coquille de noix, Daniel se dit qu’au besoin il prendrait les avirons et passerait son passeur…
Sur quoi, s’étant assis, les jambes allongées, il retomba dans ses méditations…
Il en fut tiré, le malheureux, par une épouvantable sensation.
Par suite d’un choc, d’une fausse manœuvre ou de tout autre accident, le bateau avait chaviré, et Daniel venait d’être précipité dans le fleuve… Et pour comble, un de ses pieds était si fortement engagé entre un banc et le bordage, que ses mouvements étaient paralysés et qu’il se trouvait sous l’eau…
Il vit cela comme en un éclair, et sa première pensée fut :
– Je suis perdu…
Mais si désespérée que fût sa situation, il n’était pas homme à s’abandonner…
Rassemblant par un seul et suprême effort tout ce qu’il avait de vigueur et d’énergie, il se cramponna au bordage du bateau renversé sur lui et imprima une si violente secousse, qu’il dégagea son pied et du même coup remonta à la surface.
Il était temps. Déjà il avait bu une gorgée.
– Maintenant, pensa-t-il, j’ai une chance de salut !
Chance, bien frêle, hélas ! et si chétive, qu’il fallait pour s’y attacher la robuste volonté de Daniel et son indomptable courage.
Un courant furieux l’emportait comme une paille, le bateau chaviré qui l’eût aidé à se soutenir lui avait échappé, il ne savait rien de ce redoutable Don-Naï, sinon qu’il allait toujours s’élargissant, et rien ne pouvait le guider, par cette nuit si obscure que l’eau et la terre, le fleuve et ses rives se confondaient en d’uniformes et insoutenables ténèbres.
Qu’était devenu le batelier cependant ? À tout hasard, Daniel appela.
– Ohé !… l’homme !…
Pas de réponse… Avait-il été entraîné ?… Regagnait-il le bord ?… Était-il déjà noyé ?…
Mais voici que soudain le cœur de Daniel tressaillit de joie et d’espoir.
Il venait de découvrir à une centaine de mètres plus bas la lueur rouge d’un fanal lui annonçant un bâtiment à l’ancre.
Tous ses efforts tendaient vers ce but…
Il y était porté avec une rapidité vertigineuse, bientôt il y toucha presque… Et alors, avec un incroyable sang-froid et une merveilleuse précision, au moment où le courant le poussa près de la chaîne d’une ancre, il la saisit… Il s’y maintint, et ayant repris haleine, par trois fois, de toute la puissance de ses poumons, il poussa un cri si aigu, qu’il domina les sourds mugissements du fleuve :
– Au secours ! à moi !…
Du navire, un grand cri : « – Tiens ferme !… » répondit, lui prouvant que son appel avait été entendu, et qu’on allait lui venir en aide.
Trop tard ! Un remous l’enveloppa, dont l’irrésistible violence arracha la chaîne, gluante de vase, à ses doigts crispés… Roulé par le tourbillon, il fut jeté rudement contre le bordage du navire, coula et fut entraîné…
Quand il revint sur l’eau, le fanal rouge était déjà bien loin, en amont, et en aval aucune lueur n’apparaissait plus.
Nul secours humain à attendre désormais… Daniel n’avait plus à compter que sur lui-même et à essayer de gagner un des bords…
Encore qu’il ignorât la distance qui l’en séparait, et qui peut-être était très-grande, la tâche ne lui eût pas semblé au-dessus de ses forces, s’il eût été nu… Mais ses vêtements le gênaient horriblement, et l’eau qui les pénétrait les rendait plus lourds de seconde en seconde.
– Je coule définitivement, pensa-t-il, si je ne parviens pas à me déshabiller.
Nageur excellent, il accomplit ce tour de force – car c’en était un dans sa position. Et quand après des prodiges de vigueur et d’adresse, il eût réussi à se débarrasser de ses chaussures…
– Je m’en tirerai !… s’écria-t-il, comme s’il eût songé à défier l’aveugle élément contre lequel il luttait ; je reverrai Henriette !
Mais se déshabiller lui avait pris un temps énorme, et comment évaluer la distance que lui avait fait parcourir le courant, de plus de vingt kilomètres à l’heure !
Rassemblant ses souvenirs, il lui semblait avoir observé qu’à une lieue de Saïgon, le Don-Naï avait la largeur d’un bras de mer. Selon son estimation, il devait être à cet endroit.
– N’importe !… se dit-il, j’arriverai…
Et lentement, d’un mouvement régulier et pour ainsi dire mécanique, ménageant sa respiration, il se mit à nager, obliquant autant qu’il le pouvait, sans trop de fatigue…
Ignorant de quel bord il était le plus rapproché, il s’était décidé, d’inspiration, à se diriger vers la rive droite, celle où est bâti Saïgon…
Il nageait depuis plus d’une demi-heure, et il commençait à sentir, non sans effroi, ses muscles se roidir, ses jointures perdre leur élasticité, sa respiration s’embarrasser, et ses extrémités se refroidir, quand le clapotis de l’eau lui annonça le voisinage de la terre.
Bientôt il toucha le fond… Il fit deux ou trois brasses encore, très-vite, mais au moment où prenant pied il se redressa, il enfonça jusqu’à mi-corps dans cette vase visqueuse et tenace, qui rend si dangereux tous les fleuves de la Cochinchine…
La terre était là, il la devinait, si l’obscurité l’empêchait de la voir, et cependant jamais sa situation n’avait été si désespérée… Ses jambes étaient prises comme dans un étau, l’eau bourbeuse bouillonnait presque au ras de sa bouche, et à chaque mouvement pour se dégager il enfonçait davantage, peu, mais toujours un peu plus.
Son sang-froid, de même que ses forces, commençait à l’abandonner, ses idées se troublaient, quand cherchant instinctivement un point d’appui, sa main heurta la racine d’un palétuvier…
Cette racine, ce pouvait être la vie !… Il en éprouva d’abord la solidité. La trouvant suffisamment résistante, sans secousses, mais avec la frénétique énergie de l’homme qui se noie, il se hâla dessus et se dégagea… Puis, rampant sur la vase traîtresse, il ne tarda pas à atteindre un terrain solide où il se laissa tomber épuisé.
Il était sauvé de l’eau, mais qu’allait-il devenir, seul, nu, exténué, transi, perdu par cette nuit noire, en ce pays inconnu et désert ?…
Au bout d’un moment, cependant, il se releva, mais dès qu’il voulut se mettre en route, il se trouva arrêté de tous côtés par des lianes et par les épines des cactus…
– Allons, il faut rester ici jusqu’au jour ! se dit-il.
Et le reste de la nuit, il le passa à piétiner sur place et à battre des bras, pour combattre un froid mortel qui le pénétrait jusqu’à la moelle des os…
Les premières lueurs de l’aube lui montrèrent qu’il était comme emprisonné dans un fourré si inextricable qu’il se demanda s’il en sortirait…
Il en sortit, pourtant, et après quatre heures d’une marche effroyablement pénible, il atteignit Saïgon.
Des matelots d’un navire de commerce qu’il rencontra, lui prêtèrent des vêtements et le conduisirent à bord de la Conquête, où il arriva mourant.
– D’où venez-vous, grand Dieu !… en cet état !… s’écrièrent ses camarades dès qu’ils l’aperçurent… Que vous est-il arrivé ?…
Et quand il leur eut raconté ses terribles émotions depuis le moment où il les avait quittés :
– En vérité, mon cher Champcey, lui dirent-ils, vous avez de la chance… Voici le second accident auquel vous échappez miraculeusement… Gare au troisième, par exemple !…
« Gare au troisième ! » Oui, voilà précisément ce que se disait Daniel.
C’est qu’au milieu des souffrances de l’épouvantable nuit qu’il venait de passer, il avait fait d’étranges réflexions.
Cette poulie, lui tombant sur la tête, on ne savait de quelle main… ce bateau, chavirant tout à coup, sans cause apparente, était-ce bien naturel, et le hasard était-il seul coupable ?…
La maladresse de ce batelier, qui tout à coup était venu lui offrir ses services, lui était revenue en mémoire, et avait fait naître de singuliers doutes dans son esprit. Cet homme, si mauvais matelot, pouvait être un nageur de premier ordre, qui, ayant pris toutes ses mesures avant de faire chavirer le bateau, avait ensuite gagné sans peine la terre…
– Ce batelier, pensait Daniel, voulait donc m’assassiner !… Pourquoi, dans quel but ?… Pour le compte d’autrui, évidemment… Mais qui donc a assez d’intérêt à ma mort pour payer des assassins ?… Sarah Brandon !… Ce n’est pas admissible.
Ce qui était bien moins admissible encore, c’était l’idée d’un misérable, payé par Sarah, se glissant sur la Conquête, et se trouvant à point nommé sur le quai de Saïgon, la première fois que Daniel y mettait le pied.
Cependant, ces soupçons, qu’il traitait d’absurdes, le tourmentaient si cruellement qu’il résolut d’essayer de les éclairer.
Pour commencer, il demanda la liste des hommes qui, la veille, étaient descendus à terre…
Il lui fut répondu que seuls les matelots composant l’équipage des canots étaient allés à Saïgon, mais que les émigrants ayant obtenu l’autorisation de débarquer en avaient pour la plupart profité.
Muni de ce renseignement, et bien qu’il eût peine à se tenir debout, Daniel se fit conduire chez le chef de la police de Saïgon, et en obtint un agent…
Suivi de cet agent, il se rendit sur le quai à l’endroit où le canot de la Conquête était amarré la veille, et là, il le chargea de demander si on ne s’était pas aperçu de la disparition d’un batelier.
Aucun batelier ne manquait, mais on amena à Daniel un pauvre diable d’Annamite qui depuis le matin errait le long du Don-Naï, s’arrachant les cheveux en disant qu’on l’avait ruiné, qu’on lui avait volé son bateau.
Daniel, la veille, n’avait pu distinguer ni les habits ni la taille de l’homme dont il avait accepté les services, mais il avait entendu sa voix et il en avait si bien l’intonation dans l’oreille, qu’il l’eût reconnue entre mille… La voix de l’Annamite n’y ressemblait en rien.
De plus, ce pauvre diable ne savait pas, dix personnes en témoignèrent, un seul mot de français. Né sur le fleuve et y ayant toujours vécu, il avait la réputation d’un très-habile marin.
Enfin il était bien évident que si cet homme eût fait le coup, il se serait bien gardé de réclamer son bateau.
Que conclure de cette enquête sommaire ?
– Il n’y a pas à en douter, pensa Daniel, on a voulu m’assassiner !…