Comme toutes les natures énergiques, Daniel, maintenant qu’il avait pris une résolution irrévocable, se sentait soulagé d’un poids énorme… Il eût même joui de la plénitude de son sang-froid sans la haine effroyable qui s’amassait en son cœur, et qui troublait son intelligence, dès qu’il pensait seulement à miss Sarah.
Par un hasard providentiel, M. de Brévan n’était pas sorti, ou plutôt, étant sorti pour déjeuner avec quelques amis au café Anglais, il venait de rentrer.
En dix phrases, Daniel l’eut mis au courant de la situation, lui montrant le chef-d’œuvre de faussaire dont il attribuait l’idée à miss Brandon et l’exécution à sir Tom.
Puis, sans s’arrêter aux exclamations de M. de Brévan, qui paraissait anéanti de stupeur, et plus indigné que lui-même :
– Maintenant, mon cher Maxime, reprit-il, écoutez-moi… C’est peut-être mes dernières volontés que vous allez entendre…
Et l’autre se récriant :
– Je sais ce que je dis, insista-t-il… J’espère bien ne pas laisser mes os là-bas ; mais le climat est meurtrier, et on peut rencontrer une balle… Mieux vaut toujours prendre ses précautions…
Il se recueillit une minute, et plus lentement :
– Vous seul au monde, Maxime, savez mes affaires, je n’ai plus de secret pour vous… J’ai des amis de date bien plus ancienne que vous, aucun en qui j’aie plus confiance qu’en vous… Mes vieux amis, d’ailleurs, sont des marins comme moi, comme moi exposés à être du jour au lendemain envoyés Dieu sait où… Or, il me faut un homme sûr, dévoué, expérimenté, ayant la prudence et la bravoure, et certain de ne pas quitter Paris… Voulez-vous être cet homme, Maxime ?
M. de Brévan, qui était resté allongé sur un fauteuil, se dressa, et une main sur le cœur :
– Entre nous, Daniel, prononça-t-il, les serments sont inutiles, n’est-ce pas ? Je vous dirai donc simplement : vous pouvez compter sur moi !
– Et j’y compte, s’écria Daniel, oui, aveuglément et absolument, et je vais vous en donner une preuve éclatante.
Pour ce qu’il avait à dire, il parut chercher une forme ou plus brève ou plus saisissante, puis brusquement :
– Si je pars désespéré, reprit-il, c’est que je laisse Henriette aux mains de nos ennemis… Quelles persécutions n’aura-t-elle pas à endurer !… Mon sang se glace lorsque j’y songe… Pour avoir tenu si fort à m’éloigner à tout prix, il faut que miss Brandon médite quelque projet sinistre…
Un étouffement qui ressemblait fort à un sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt, maîtrisant son émotion :
– Eh bien ! Maxime, poursuivit-il, c’est vous que je viens prier de veiller sur Henriette… Je vous la confie, comme je la confierais à mon frère si j’en avais un…
M. de Brévan ouvrait la bouche pour quelque objection, mais déjà Daniel continuait :
– En quoi et comment vous pouvez veiller sur Mlle de la Ville-Haudry, je vais vous le dire : Demain soir, je la verrai pour lui apprendre quel nouveau malheur nous frappe, et lui faire mes adieux… Je sais qu’elle sera terrifiée. Mais alors, pour la rassurer, je lui expliquerai que je lui laisse un ami, un autre moi-même, prêt comme moi à accourir au premier appel, et de même que moi prêt à tout braver en cas de danger pour la secourir… Je lui dirai de s’en remettre à vous, Maxime, comme à moi, de vous écrire comme elle m’écrivait, de vous informer de tout ce qu’on pourrait tenter contre elle, de vous consulter et de vous obéir sans hésitation…
Quant à ce que vous aurez à faire, vous Maxime, je ne puis vous l’indiquer même sommairement, ne sachant rien des projets de miss Brandon… Je m’en fie à votre expérience pour tirer le plus sage parti des événements… Cependant il est deux alternatives que j’ai prévues… Il se peut que l’hôtel de la Ville-Haudry devienne inhabitable pour Henriette et qu’elle veuille le quitter… Il se peut aussi que certaines circonstances se présentant, vous jugiez le séjour de l’hôtel dangereux pour elle et que vous l’engagiez, en mon nom, à fuir… Dans l’un ou l’autre cas, vous conduiriez Henriette chez une de mes parentes, qui habite les Rosiers, un village de Maine-et-Loire, dont je vous laisserai l’adresse, et que je préviendrai par une lettre avant de m’embarquer…
Il s’arrêta, cherchant dans sa mémoire s’il n’oubliait pas quelque chose, et ne trouvant rien :
– Voilà, mon cher Maxime, fit-il, ce que j’attends de vous.
Le front haut, l’œil fier, la physionomie grave, M. de Brévan écoutait, de l’air d’un homme qui se sent digne de la confiance qu’il inspire.
– Ami Daniel, prononça-t-il d’un accent solennel, vous pouvez partir sans crainte…
Mais Daniel n’avait pas fini encore.
D’une énergique poignée de main, il remercia son ami, puis d’un air dégagé qui dissimulait assez mal un réel embarras, il reprit :
– Reste maintenant à nous entendre sur les moyens d’exécution et à pourvoir à toutes les éventualités… Vous n’êtes pas riche, mon cher Maxime, j’entends riche eu égard à votre genre de vie, vous-même me l’avez dit cent fois…
C’était une plaie vive et toujours saignante qu’il touchait là.
– Il est certain, fit M. de Brévan, que si on me compare à nombre de mes amis, à Gordon-Chalusse, par exemple, je ne suis qu’un fort piètre sire…
L’amertume de cette réponse, Daniel ne la remarqua pas.
– Or, poursuivit-il, supposons qu’à un moment donné, le salut de Mlle de la Ville-Haudry nécessite une certaine somme, une très-forte somme même… Êtes-vous sûr de l’avoir toujours prête dans votre tiroir et d’en pouvoir disposer sans vous gêner ?…
– Ah ! vous m’en demandez trop… mais j’ai des amis.
– Et vous vous adresseriez à eux, vous vous exposeriez pour moi à l’humiliation de ces excuses banales dont on voile les refus… c’est ce que je ne saurais tolérer…
– Je vous assure…
– Laissez-moi dire, et vous verrez que je n’ai rien oublié… Encore que ma fortune soit modeste, je puis, en la réalisant, vous mettre à même de parer à tout événement… Je possède en Anjou des propriétés évaluées 250 à 300,000 francs, je vais les vendre…
L’autre ouvrait des yeux énormes.
– Vous allez, balbutia-t-il…
– Les vendre, oui, vous avez bien entendu… À l’exception, toutefois, de la maison paternelle, du petit jardin qui est devant, et du verger et de l’enclos qui la joignent… Dans la maison, mon père et ma mère ont vécu et sont morts… je les y retrouve, pour ainsi dire, lorsque j’y entre… leur pensée, après des années, y palpite encore et y tressaille… Le verger et l’enclos sont les premiers lopins que mon père ait achetés de ses économies de valet de charrue, il les cultivait à ses heures de liberté, et il n’y est pas, à la lettre, une motte de terre qui n’ait été mouillée de sa sueur… Ça, c’est sacré, mais le reste ! Les enchères sont ouvertes…
– Et vous espérez avoir tout vendu en trois jours qui vous restent avant votre embarquement !…
– Certes non, mais vous êtes là, vous…
– Que puis-je ?
– Me remplacer, donc !… Je vous laisserai avant de partir un acte qui vous donnera tout pouvoir… Même en vous hâtant, vous tirerez bien de mes propriétés 200,000 francs… Vous les placerez de façon à pouvoir en disposer du soir au lendemain… Et si jamais Mlle de la Ville-Haudry était forcée de fuir l’hôtel de son père, vous les mettriez à sa disposition…
M. de Brévan était devenu fort pâle.
– Permettez !… interrompit-il, permettez !…
– Quoi !…
– Eh bien !… il me semble qu’il serait plus… convenable, plus… sage, de charger de cette négociation un autre que moi.
– Qui ?
– Je ne sais… un homme plus entendu. Il se peut que vos propriétés se vendent moins cher que vous ne les estimez. On risque de faire quelque mauvais placement… Les questions d’argent sont si délicates…
Mais Daniel, haussant les épaules :
– Je ne comprends pas, fit-il, que vous hésitiez pour une chose si simple, quand vous consentez à me rendre un service bien autrement grand et difficile…
Si simple !… ainsi ne jugeait pas M. de Brévan.
Un frisson nerveux mal dissimulé glissait le long de son échine, des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et de plus en plus il pâlissait.
– Deux cent mille francs, bégayait-il, c’est une somme énorme !
– Assurément ! répondit Daniel du ton le plus insouciant.
Et consultant la pendule :
– Trois heures et demie !… s’écria-t-il. Vite, mon cher Maxime, venez vite, j’ai une voiture en bas… Mon notaire m’attend entre trois et quatre heures…
Ce notaire était un homme rare, qui daignait s’intéresser aux affaires de ses clients et même les écouter.
Lorsque Daniel lui eût expliqué ce qu’il souhaitait :
– Vous n’avez, déclara-t-il, mon cher M. Champcey, qu’à donner à M. de Brévan une procuration en bonne et due forme…
– Serait-il possible, interrogea Daniel, de la rédiger sur-le-champ ?
– Certes, on la porterait ce soir à l’enregistrement, et dès demain…
– Alors, ne perdons pas une minute…
Le notaire appela son maître clerc, lui donna brièvement ses instructions, puis faisant un signe à Daniel, il l’attira vers une étroite cellule, une vaste armoire, plutôt, attenante à son cabinet, où, selon son expression, il confessait ses clients.
Une fois là :
– Ah çà ! cher M. Champcey, commença-t-il, vous devez donc beaucoup d’argent à ce M. de Brévan qui est là avec vous ?…
– Pas un centime…
– Et vous mettez, comme cela, toute votre fortune à sa discrétion ! Il faut que vous ayez en lui une robuste confiance.
– Autant qu’en moi-même.
– C’est beaucoup… Et s’il allait, néanmoins, pendant votre absence, croquer vos deux cent mille francs ?…
Daniel eut un haut le corps, mais sa foi resta inébranlable.
– Oh ! s’écria-t-il, monsieur… il est encore d’honnêtes gens.
– Eh ! eh ! ricana le notaire…
Et à la façon dont il branla la tête, il fut manifeste que l’expérience l’avait rendu fort sceptique à ce sujet.
– Si vous vouliez seulement m’écouter, reprit-il, je vous prouverais…
Mais Daniel l’interrompant :
– Je n’ai nulle envie, monsieur, déclara-t-il, de revenir sur ce qui est fait… Mais, en eussé-je le dessein que je suis trop engagé pour reculer… Cela tient à des circonstances particulières qu’il serait trop long de vous expliquer…
Le notaire leva les mains vers le plafond, et d’un ton de commisération :
– À tout le moins, fit-il, laissez-moi lui demander une contre-lettre…
– Faites, monsieur…
Il le fit en effet, et en termes assez mesurés, pour n’éveiller point les chatouilleuses susceptibilités de M. de Brévan…
Cinq heures sonnaient, quand, la procuration signée, les deux amis quittèrent l’étude de ce digne notaire.
Il était trop tard pour que Daniel écrivit à Mlle Henriette de lui faire parvenir la clef de la petite porte du jardin pour le soir même, mais il lui écrivit de la lui faire passer pour le lendemain soir.
Après quoi, ayant dîné avec M. de Brévan, il courut Paris toute la soirée, en quête des mille objets qu’une longue et périlleuse expédition rendait indispensables…
Rentré tard, il eut le bonheur de s’endormir aussitôt couché, et le lendemain matin, il se fit servir à déjeuner chez lui, ne voulant pas risquer d’être absent quand on lui apporterait la clef.
Elle lui fut apportée vers une heure, par une grosse fille d’une trentaine d’années, à l’air sournois plutôt que doux, aux yeux obstinément encore plus que modestement baissés, dont les lèvres semblaient toujours près de s’ouvrir pour quelque patenôtre.
C’était cette Clarisse, que Mlle Henriette jugeait la plus sûre des femmes qui la servaient, et qu’elle avait pris pour confidente.
– Mademoiselle, monsieur, dit-elle à Daniel, m’a remis avec la clef la lettre que voici, et elle attend une réponse…
Daniel brisa le cachet et lut :
« Prenez garde, ô mon unique ami, d’user d’un expédient dangereux que nous devons ménager pour les circonstances graves. Ce que vous avez à me communiquer est-il aussi important que vous le dites !… Je ne le crois pas et cependant voici la clef… Dites à Clarisse l’heure précise à laquelle vous arriverez. »
Hélas ! la pauvre jeune fille n’avait nul soupçon du coup terrible qui allait la frapper.
– Priez Mlle Henriette, dit Daniel à la femme de chambre, de vouloir bien m’attendre à sept heures.
Certain désormais de voir Mlle de la Ville-Haudry, Daniel glissa la clef dans sa poche, et s’élança dehors…
C’était peu, que cette après-midi qu’il avait devant lui, pour tous les soins qui le réclamaient et pour les dispositions qui lui restaient encore à prendre.
Chez son notaire, où il courut d’abord, il trouva les actes prêts ; toutes les formalités avaient été remplies…
Mais au moment de lui remettre la procuration :
– Prenez garde, M. Champcey, dit encore le digne tabellion, d’un accent prophétique, réfléchissez… C’est exposer un homme à une tentation bien forte que de lui confier deux à trois cent mille francs à la veille de s’embarquer pour une longue et périlleuse expédition…
– Eh ! que m’importe ma fortune, pourvu que je retrouve Henriette !…
Le notaire eut un geste de découragement.
– Du moment où il y a une femme là-dessous, murmura-t-il, je n’insiste plus…
Il faisait aussi bien.
L’instant d’après, Daniel l’avait oublié, lui et ses pressentiments.
Assis dans le petit salon de M. de Brévan, il remettait ses titres de propriété à ce confident fidèle, lui expliquant le parti le plus avantageux qu’il y avait à tirer des diverses terres qu’il possédait, comment tels bois devaient être vendus en bloc, comment au contraire telle ferme d’un seul tenant gagnerait à être divisée en petits lots ayant les enchères…
M. de Brévan ne pâlissait plus maintenant…
Il avait retrouvé toute son assurance et à son flegme accoutumé succédait un empressement du meilleur augure.
Il ne voulait point, déclarait-il, que son ami Daniel fût volé… Aussi se proposait-il de se rendre de sa personne dans le pays pour visiter les acquéreurs et surveiller les enchères… À son avis, il y aurait sagesse à vendre peu à peu, sans précipitation… S’il fallait de l’argent, eh bien ! on en trouverait toujours au Crédit Foncier.
Et l’autre était tout ému de ce dévouement d’un garçon qui passait pour être égoïste…
Si encore c’eût été tout, mais non.
Capable, pour servir Daniel, des plus grands sacrifices, M. de Brévan s’était armé d’une grande résolution. Prenant sur lui, disait-il, d’oublier son aversion pour miss Brandon, il comptait, dès qu’elle serait mariée, se faire présenter à l’hôtel de la Ville-Haudry et en devenir un des hôtes assidus. Il aurait peut-être à jouer, ajoutait-il, une comédie pénible, mais ainsi il verrait souvent Mlle Henriette, il serait au courant de sa vie et plus à portée de diriger sa conduite et de lui venir en aide le cas échéant…
– Cher Maxime, répétait Daniel, cher et excellent ami, comment jamais reconnaître tout ce que vous faites pour moi !…
De même que la veille, ils dînèrent ensemble dans un des restaurants du boulevard, et après le dîner M. de Brévan voulut absolument accompagner son ami jusqu’à la rue de Varennes.
Et une fois là, comme ils étaient arrivés bien avant l’heure fixée, ils se promenèrent en causant sur le trottoir qui longe le mur des immenses jardins de l’hôtel de la Ville-Haudry…
La nuit était froide, mais très-claire… Il n’y avait pas un nuage au ciel, pas un brouillard, et la lune brillait d’un éclat si vif qu’on y eût vu à lire…
Cependant sept heures sonnèrent à l’horloge du couvent du Sacré-Cœur.
– Allons, du courage !… dit M. de Brévan à son ami.
Et lui serrant la main encore une fois, il s’éloigna rapidement dans la direction de l’esplanade des Invalides.
Daniel ne lui avait pas répondu une syllabe… Horriblement troublé, il s’était approché de la petite porte, explorant d’un œil inquiet les environs. La rue était déserte… Mais il tremblait si fort qu’il crut un moment qu’il ne viendrait jamais à bout de tourner la clef dans la serrure rouillée. Enfin le pêne céda, et d’un mouvement preste il se glissa dans le jardin.
Personne !… Il arrivait le premier au rendez-vous…
Cherchant sous les grands arbres une place sombre, il s’y blottit et attendit… Il attendit un siècle, à ce qu’il lui parut.
Il avait bien compté dix fois soixante secondes au battement de ses tempes, et l’inquiétude le prenait, quand il entendit des branches mortes craquer sous des pas rapides… Une ombre glissa entre les arbres… Il s’avança. Mlle Henriette était devant lui.
– Qu’est-ce encore, grand Dieu ! fit-elle vivement, Clarisse vous a trouvé si pâle et si défait, que je ne vis plus depuis son retour.
Daniel s’était dit que la vérité brutale serait moins cruelle que les plus savants ménagements.
– J’ai reçu un ordre d’embarquement, répondit-il, et après-demain je dois être à bord…
Et sans rien dissimuler, il dit ses angoisses depuis l’avant-veille.
Plus assommée que d’un coup de massue, Mlle de la Ville-Haudry s’était appuyée contre un arbre… Entendait-elle seulement Daniel ?… Oui, car se redressant tout à coup :
– Vous n’obéirez pas !… s’écria-t-elle, il est impossible que vous obéissiez !
– Henriette, il y va de mon honneur…
– Eh ! qu’importe !
Il voulait répliquer ; mais elle, d’une voix haletante :
– Vous ne partirez pas, reprit-elle, quand je vous aurai dit la vérité. Vous me croyez forte, vaillante, capable de tenir tête à l’orage ?… Vous vous trompez… C’est à votre énergie que je puisais la mienne. Je suis comme l’enfant, plein d’audace tant qu’il s’appuie sur sa mère, lâche, dès qu’il se sent abandonné et livré à lui-même… Je suis femme, Daniel, je suis faible…
Le malheureux sentait ses forces l’abandonner, tant était pénible la contrainte qu’il s’imposait.
– Vous voulez donc que je parte désespéré, balbutia-t-il. Ah ! je n’ai cependant pas trop de tout mon courage…
Elle l’interrompit d’un éclat de rire nerveux, et d’un ton amer sarcasme :
– Le courage serait de rester, dit-elle, de mépriser l’opinion du monde…
Et tout lui paraissant préférable à cette séparation :
– Écoutez, reprit-elle ; restez et je me rends… Venez avec moi trouver mon père et je lui dirai que vous m’avez montré l’injustice de l’aversion que m’inspire miss Brandon… je demanderai à lui être présentée, je m’humilierai devant elle…
– C’est impossible, Henriette…
Elle se pencha vers lui, joignant les mains, et d’une voix suppliante :
– Restez, insista-t-elle, je vous en conjure, au nom de notre bonheur, si vous m’avez aimée, si vous m’aimez… restez !…
Cette scène déchirante, Daniel l’avait prévue.
Mais il s’était juré que, dût son cœur se briser, il aurait le courage de résister aux prières et aux larmes de Mlle Henriette.
– Si j’étais assez faible pour céder ce soir, Henriette, prononça-t-il, avant un mois vous me mépriseriez, et moi, désespéré de traîner misérablement une existence flétrie, je me brûlerais la cervelle en vous maudissant…
Debout, les bras pendants, les mains croisées devant elle, Mlle de la Ville-Haudry demeurait plus immobile qu’une statue… Elle sentait bien que la résolution de Daniel était irrévocable…
Lui alors, d’une voix douce :
– Je pars, Henriette, reprit-il, mais je vous laisse un ami… un homme loyal et fier qui veillera sur vous… Déjà, vous m’avez entendu prononcer son nom : Maxime de Brévan… Il a mes instructions… Quoi qu’il arrive, adressez-vous à lui… Ah ! je partirais plus tranquille si vous me promettiez d’avoir confiance en cet ami fidèle, d’écouter ses conseils et de lui obéir.
– Je vous le promets, Daniel, j’obéirai…
Mais un bruissement de feuilles sèches les interrompit… Ils se retournèrent… Un homme s’avançait à pas de loup.
– Mon père ! s’écria Mlle Henriette.
Et poussant Daniel vers la petite porte :
– Fuyez, supplia-t-elle, fuyez !…
Rester, c’était s’exposer à une explication pénible, à des insultes, à une collision peut-être… Daniel ne le comprit que trop.
– Adieu !… dit-il à Mlle Henriette, adieu !… Demain vous aurez une lettre de moi…
Et il s’enfuit, mais non si vite qu’il n’entendit la voix gouailleuse du comte de la Ville-Haudry, qui disait :
– Eh ! eh !… voilà cependant l’honnête jeune fille qui osait calomnier miss Sarah !…
La porte du jardin refermée, Daniel s’y accola un moment, prêtant l’oreille, espérant que la voix de M. de la Ville-Haudry arriverait encore jusqu’à lui…
Mais il n’entendit que des exclamations confuses, puis rien… plus rien.
C’en était fait désormais, il partirait sans revoir Mlle Henriette, sans ce bonheur amer de la serrer entre ses bras… Et il ne lui avait rien dit de ce qu’il avait à lui dire, de toutes les recommandations qui devaient être ses suprêmes adieux…
Comment avaient-ils été surpris ?… Comment le comte, qui s’envolait d’ordinaire aussitôt son dîner, était-il resté ?… Comment s’était-il inquiété de sa fille, lui qui ne s’en préoccupait jamais plus que si elle n’eût pas existé ?…
– Ah ! nous avons été trahis ! pensa le malheureux.
Par qui ?… Par cette doucereuse femme de chambre, évidemment, qu’il avait vue le matin, par cette Clarisse en qui Mlle Henriette avait toute confiance.
S’il en était ainsi, comme il n’était que trop probable, où adresserait-il ses lettres désormais ?… Pour cela encore, pour donner de ses nouvelles à Mlle de la Ville-Haudry, il lui faudrait avoir recours à M. de Brévan… Ah ! il reconnaissait bien là l’exécrable et savante politique de miss Brandon.
– La misérable !… grondait-il, l’infâme !
La colère, une colère furieuse, emplissait son cerveau de vapeurs de sang. Ne pouvoir rien contre cette créature !
– Mais elle n’est pas seule, s’écria-t-il soudain… il y a un homme qui la protège de sa responsabilité… Sir Tom !…
On pouvait le provoquer celui-là, le frapper au visage, le contraindre de se battre…
Et, sans discuter cette idée absurde, il s’élança vers la rue du Cirque.
Encore qu’il ne fût guère plus de huit heures, le petit hôtel de miss Brandon paraissait endormi.
Daniel sonna cependant, et un valet étant venu lui ouvrir :
– Sir Thomas Elgin ? demanda-t-il.
– Sir Tom est absent, répondit le domestique.
– À quelle heure rentrera-t-il ?
– Il ne rentrera pas ce soir.
Et, soit qu’il eût reçu des instructions particulières, soit qu’il se conformât à l’usage de la maison :
– Mistress Brian est au théâtre, ajouta-t-il, mais miss Sarah reçoit.
La colère de Daniel se changeait en une sorte de rage froide.
– On m’attendait, pensa-t-il.
Et il hésitait… Voir miss Sarah, à quoi bon !… Il allait se retirer quand une inspiration lui vint… Pourquoi ne pas lui parler, essayer de s’entendre avec elle, lui proposer un marché ?
– Conduisez-moi près de miss Brandon, dit-il au domestique.
Elle se tenait, comme toujours lorsqu’elle était seule, dans ce petit salon où une fois elle avait conduit Daniel…
Drapée dans un long peignoir de cachemire d’un bleu pâle, les cheveux à peine relevés au hasard, elle lisait, étendue sur un divan…
Au bruit de la porte, elle se souleva nonchalamment, et sans détourner la tête :
– Qui vient-là ? fit-elle.
Mais au nom de Daniel Champcey que lui jetait le domestique, elle se dressa d’un bond, tout effarée, lâchant le livre qu’elle tenait.
– Vous ! murmura-t-elle dès que le valet se fut retiré, ici… et de votre propre mouvement !…
Fermement résolu à rester maître de ses émotions, Daniel s’était arrêté au milieu du salon, plus roide qu’une statue.
– Ce qui m’amène, miss, prononça-t-il, ne le savez-vous pas ?… Toutes vos combinaisons ont réussi, vous l’emportez, nous nous rendons…
Elle le regardait d’un air de stupeur profonde, balbutiant :
– Je ne vous comprends pas… Je ne sais ce que vous voulez dire…
Il haussa les épaules, et d’un ton glacé :
– Faites-moi l’honneur, reprit-il, de ne me pas croire absolument stupide… J’ai vu la lettre que vous avez adressée, signée de mon nom, au ministre de la marine… J’ai tenu entre mes mains ce chef-d’œuvre de faussaire qui vous débarrasse de moi…
D’un geste brusque, miss Sarah l’interrompit :
– C’est donc vrai !… s’écria-t-elle. Il a fait cela, il a osé faire cela !…
– Qui, il ? M. Thomas Elgin, sans doute ?
– Non, pas lui, un autre…
– Nommez-le…
Elle se tut, baissant la tête, puis avec un effort :
– Je savais qu’on voulait vous éloigner, et sans connaître au juste le moyen, je le soupçonnais… Et si je suis allée chez vous, l’autre matin, c’était pour vous crier : « Prenez garde !… » et vous, monsieur Daniel, vous m’avez chassée…
Il la fixait d’un regard si railleur qu’elle s’interrompît, s’écriant :
– Ah ! il ne me croit pas !… Dites que vous ne me croyez pas !…
Il s’inclina gravement et, de l’accent le plus froid :
– Je crois, miss, prononça-t-il, que vous voulez devenir comtesse de la Ville-Haudry, et que tout ce qui vous paraît obstacle, vous l’écartez…
Elle voulait répliquer, mais il ne la laissa pas l’interrompre, et plus vivement :
– Notez, miss, prononça-t-il, que je ne récrimine pas… Tenez, jouons cartes sur table. Vous êtes trop sensée et trop positive, pour nous haïr, Henriette et moi, d’une haine gratuite et purement platonique… Si vous nous haïssez, c’est que nous vous gênons… En quoi ?… Dites-le moi. Et à la condition que vous nous servirez, Henriette et moi, nous n’entraverons en rien vos desseins…
Miss Brandon semblait n’en pouvoir croire ses oreilles.
– Mais c’est… un marché que vous me proposez, monsieur…
– En effet… et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, j’en préciserai les termes… Jurez-moi qu’en mon absence vous serez bonne pour Henriette, que vous la protégerez au besoin contre les colères de son père… que jamais il ne sera fait violence à ses sentiments pour moi, et en retour je vous donnerai notre parole de vous abandonner sans lutte, sans une réclamation, l’immense fortune de M. de la Ville-Haudry…
Écrasée de douleur, miss Sarah semblait près de défaillir, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues…
– Est-ce assez d’humiliation, murmura-t-elle, assez de honte !… Daniel !… Vous me croyez donc l’âme bien vile !…
Et maîtrisant les sanglots qui soulevaient sa poitrine :
– Cependant, je ne saurais vous en vouloir, poursuivit-elle, non, je ne saurais… Vous avez raison… Tout m’accable, tout témoigne contre moi !… Oui, je dois vous paraître une indigne créature… Si vous saviez la vérité, pourtant, si je pouvais, si j’osais vous la dire !…
Elle se rapprochait de lui, toute frissonnante, et plus bas, comme si elle eût craint d’être entendue :
– Ne comprenez-vous donc pas, continu a-t-elle, que je ne m’appartiens plus ! Misérable que je suis, on m’a prise, liée, enchaînée… Je n’ai plus le droit d’avoir une volonté… Quand on me dit : fais ceci, il faut bien que je le fasse… Quelle existence, grand Dieu !… Ah ! si vous aviez voulu, Daniel, si vous vouliez encore…
Elle s’animait, elle s’exaltait, ses yeux mouillés de pleurs brillaient d’un éclat sans pareil ; des rougeurs fugitives couraient sous sa peau, sa voix avait des vibrations étranges.
S’oubliait-elle donc ?… Allait-elle livrer son secret ou inventer quelque prodigieux mensonge… Pourquoi ne pas la laisser poursuivre ?…
– Ce n’est pas répondre, miss, interrompit Daniel… Me jurez-vous de protéger Henriette ?…
– Vous l’aimez donc bien, cette Henriette !
– Plus que ma vie…
Miss Brandon devint plus blanche que les dentelles de son peignoir, un éclair de colère brilla dans ses yeux, séchant ses larmes, et elle fit seulement :
– Ah !…
Alors, Daniel :
– Vous ne voulez pas répondre, miss…
Et comme elle s’obstinait dans son silence :
– C’est bien, reprit-il, je comprends… C’est la guerre que vous me déclarez, soit ! Seulement, écoutez-moi bien… Je pars pour une expédition périlleuse, et vous espérez que j’y resterai. Détrompez-vous, miss, je reviendrai !… Avec une passion telle que la mienne, avec tant d’amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver… Le climat meurtrier ne m’atteindra pas, et quand j’aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d’Henriette… Et si vous avez touché un cheveu de sa tête, si vous lui avez fait verser une larme, par le saint nom de Dieu, malheur à vous et malheur aux autres !
Il allait sortir, une réflexion le ramena.
– Je dois vous dire encore, ajouta-t-il, que je laisse ici un ami fidèle… Et si le comte ou sa fille venaient à mourir, on provoquerait une autopsie… Et maintenant, adieu, miss, ou plutôt… au revoir !…
* *
*
Et le lendemain soir, à huit heures, après avoir laissé à M. de Brévan une longue lettre pour Mlle Henriette, après lui avoir donné ses dernières instructions, Daniel prenait place dans le train qui devait le conduire à son poste.