XV

Lors de ses dernières visites à Mlle de la Ville-Haudry, Daniel n’avait pas été sans lui laisser entrevoir que M. de Brévan s’était autrefois trouvé en relations avec miss Brandon et les siens.

N’importe, en expliquant à Mlle Henriette ses projets et leurs secrets motifs, M. de Brévan faisait preuve d’habileté.

Qui sait si sans cela elle n’eût pas conçu quelques vagues soupçons, en le voyant, après qu’il l’eût quittée, s’entretenir avec la comtesse Sarah, avec le roide et long sir Tom, et enfin plus intimement avec l’austère mistress Brian.

Elle ne s’en étonna pas, si toutefois elle s’en aperçut… Son esprit était à mille lieues de la situation présente, elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu’à cette lettre, qu’elle avait dans sa poche et qui, pour ainsi dire, la brûlait.

Que n’eût-elle pas donné pour être libre de s’échapper et de courir la lire…

Mais l’adversité, peu à peu, lui enseignait la circonspection, et elle sentait qu’il serait maladroit de ne pas demeurer au salon jusqu’au départ des derniers invités.

Si bien que deux heures du matin étaient sonnées quand, après avoir congédié sa confidente Clarisse, elle osa déplier sa précieuse lettre…

Hélas !… Elle n’y trouva pas ce qu’elle espérait, des conseils, mieux que cela, des ordres réglant sa conduite.

Dans le trouble affreux de son départ forcé, Daniel ne s’appartenait pas assez pour envisager froidement l’avenir et en évaluer les probabilités.

Désespéré, il avait employé trois grandes pages à affirmer son amour à Mlle Henriette, à lui jurer que sa chère pensée ne le quitterait pas, à la supplier de ne pas l’oublier… et c’est à peine s’il consacrait vingt lignes à des recommandations qui eussent exigé les détails les plus précis et les plus minutieux.

Toutes ses exhortations, d’ailleurs, se résumaient en ceci : S’armer de patience et de résignation jusqu’à son retour ; ne quitter la maison paternelle qu’à la dernière extrémité, en cas d’un danger pressant, et jamais, quoi qu’il advint, sans avoir consulté M. de Brévan…

Et pour comble, par un fatal excès de délicatesse, redoutant de blesser une susceptibilité qu’il savait excessive, Daniel n’informait pas Mlle Henriette de circonstances essentielles.

Il se bornait, par exemple, à lui dire que si la fuite devenait son unique ressource, elle ne devait pas s’arrêter à des considérations d’intérêt, qu’il avait tout prévu et paré à tout.

Comment conclure de là que ce malheureux, égaré et aveuglé par la passion, avait confié deux ou trois cent mille francs, toute sa fortune, à son ami Maxime… Cependant, l’opinion de Daniel était trop celle de M. de Brévan pour que Mlle de la Ville-Haudry hésitât…

Et lorsqu’elle s’endormit, sa résolution était bien arrêtée.

Elle s’était fait le serment d’opposer à tous les tourments qu’on lui infligerait, le stoïcisme du sauvage attaché au poteau, et d’être entre les mains de ses ennemis comme un cadavre que nul outrage ne galvaniserait.

Se tenir parole, durant les semaines qui suivirent, ne lui fut pas difficile.

Lassitude ou calcul, on parut l’oublier… En dehors des repas où son couvert était mis, on ne s’occupa pas plus d’elle que si jamais elle n’eût existé…

Il était loin, l’accès de sensibilité qui avait ému M. de la Ville-Haudry, la nuit où il avait cru sa fille en danger. Il n’arrêtait plus sur elle que des regards ironiques ou glacés et jamais ne lui adressait la parole.

La comtesse Sarah se tenait sur une sorte de réserve affectueuse, comme une personne bien intentionnée qui a vu ses avances repoussées, qui est blessée, mais toute disposée à revenir au premier signe.

Mistress Brian, elle, ne desserrait ses lèvres minces que pour grommeler quelque remarque désobligeante dont on ne distinguait qu’un mot, toujours le même : « choquant ! »

Restait l’honorable sir Thomas Elgin, dont la sympathique pitié s’accusait et se trahissait chaque jour davantage. Mais depuis l’avertissement de M. de Brévan, Mlle Henriette l’évitait et le fuyait…

C’était donc une existence étrangement misérable, que celle qu’elle traînait dans cet immense hôtel où la séquestrait le despotisme paternel.

Car elle était prisonnière, elle ne pouvait le méconnaître, sentant autour d’elle, même quand on semblait le plus l’oublier, une active et incessante surveillance.

La grande porte, qu’autrefois on laissait souvent ouverte, était toujours maintenant exactement fermée, et si on l’ouvrait pour donner passage à une voiture, le concierge montait la garde devant, avec des allures de geôlier.

La petite porte du jardin avait été renforcée de deux énormes serrures, et toutes les fois qu’en se promenant Mlle Henriette se rapprochait du mur de la rue, elle voyait un jardinier l’épier d’un œil inquiet.

Craignait-on donc, non-seulement qu’elle ne s’échappât, mais encore qu’elle n’entretînt des communications avec le dehors !…

Elle voulut en avoir le cœur net, et un matin elle demanda à son père la permission de faire prier la jeune duchesse de Champdoce de passer la voir.

À quoi M. de la Ville-Haudry répondit brutalement qu’elle n’avait que faire de Mme de Champdoce ; que d’ailleurs elle n’était pas à Paris, son mari l’ayant conduite dans le Midi pour hâter sa convalescence.

Une autre fois, vers la fin de février, pendant une série de journées printanières, la pauvre enfant ne put s’empêcher de laisser paraître son envie de sortir, de respirer un peu le grand air.

– Tous les jours, lui dit son père, nous allons, votre mère et moi, faire un tour de deux heures au bois de Boulogne, pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

Elle se tut… Elle se serait laissée hacher plutôt que de consentir à se montrer en public assise auprès de la comtesse Sarah dans la même voiture.

Des mois s’écoulèrent sans qu’elle mît les pieds hors de l’hôtel, autrement que pour se rendre à la messe de huit heures, le dimanche.

M. de la Ville-Haudry n’avait pas osé lui refuser cela, mais il y avait mis les plus pénibles et les plus humiliantes conditions.

En ces occasions, M. Ernest, le valet de chambre, l’accompagnait, avec l’ordre formel de l’empêcher de parler à âme qui vive, et de « l’appréhender au corps, » c’était l’expression même du comte, et de la ramener de force, au besoin, quelque scandale que cela dût faire, si elle tentait de s’enfuir.

Mais vainement on multiplia les offenses, on ne lui arracha pas une plainte. Son inaltérable patience eût lassé des bourreaux ordinaires.

Et cependant, elle n’avait pour l’encourager et la soutenir que M. de Brévan.

Fidèle au plan qu’il avait exposé, il avait si bien manœuvré qu’il avait conquis le droit de multiplier ses visites, qu’il était au mieux avec l’austère mistress Brian et que M. de la Ville-Haudry l’invitait à dîner.

Alors, Mlle Henriette était bien revenue de son impression fâcheuse du premier jour. Elle avait trouvé en M. de Brévan un si respectueux intérêt, tant de délicatesses toutes féminines, tant de sagesse et tant de prudence, qu’elle bénissait Daniel de lui avoir légué cet ami et qu’elle comptait sur son dévouement comme sur celui d’un frère aîné…

N’était-ce pas lui qui, à certains soirs, quand le désespoir la gagnait, murmurait à son oreille :

– Courage !… Voici encore un jour de gagné… Daniel reviendra…

Mais précisément parce qu’on l’abandonnait aux inspirations de l’isolement et qu’on la réduisait à vivre continuellement repliée sur elle-même, Mlle Henriette observait d’un œil perspicace ce qui se passait autour d’elle.

Et il lui semblait découvrir d’étranges choses.

Jamais la première femme de M. de la Ville-Haudry n’eût reconnu son salon. Qu’était devenue cette société d’élite rassemblée et retenue par elle, et dont elle avait fait comme une cour à son mari ?

L’hôtel de la rue de Varennes était devenu, pour ainsi dire, le quartier général de cette société bigarrée qui constitue la légion étrangère du plaisir et du scandale.

Autour de Sarah Brandon, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se groupait comme autour de sa reine cette étrange aristocratie qu’on a vu surgir tout à coup des décombres du vieux Paris, aristocratie de contrebande, dangereuse clique dorée, dont le faste insolent et inexplicable éblouit le bourgeois et fait rêver la police.

Non que la jeune comtesse reçût des gens notoirement tarés, elle était bien trop fine pour commettre cette faute ; mais elle accueillait de ses meilleurs sourires tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaines…

Tout d’abord, M. de la Ville-Haudry avait été effarouché par ce monde si nouveau dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, dont il comprenait à peine l’argot…

Il n’avait pas tardé à s’acclimater…

Il était la raison sociale, le détenteur de la fortune, le pavillon qui couvre la marchandise, le maître enfin, encore qu’il n’exerçât point son autorité.

Tant de titres lui valaient toutes les apparences du respect, et c’était à qui le caresserait des flatteries les plus hyperboliques, à qui le plus bassement lui ferait la cour.

Si bien que s’imaginant avoir reconquis le prestige dont la première femme avait fardé sa nullité, il se drapait d’une importance grotesque, retrouvant avec les enivrements de la vanité ses dédains d’autrefois.

Il s’était d’ailleurs remis au travail avec un acharnement extraordinaire.

Tous les hommes d’affaires qui déjà s’étaient montrés avant son mariage, reparaissaient, escortés de cette légion de faméliques spéculateurs que le seul bruit d’une grande entreprise attire, comme un morceau de sucre les mouches.

Le comte s’enfermait avec ces messieurs dans son cabinet et y restait des après-midi entières en conférence.

– Très-vraisemblablement, il se trame quelque chose, pensait Mlle Henriette.

Elle en fut sûre, quand elle vit son père sacrifier sans l’ombre d’une hésitation les magnifiques appartements de réception du rez-de-chaussée, et les faire diviser en infinité de petites pièces.

Et sur les portes, les peintres traçaient des indications bien singulières en pareil lieu : Bureaux… Direction… Secrétariat… Caisse…

Puis arrivèrent les meubles de ces bureaux, des tables, des pupitres, puis des montagnes d’imprimés et des registres énormes, enfin deux coffres-forts immenses, aussi vastes qu’un logement de trois cents francs.

Très-sérieusement alarmée, et sachant bien qu’on ne répondrait pas à ses questions, Mlle Henriette s’adressa à M. de Brévan.

De l’air le plus ingénu, il affirma qu’il ne savait rien, mais il promit de s’informer et de rendre une prompte réponse.

Il n’en fut pas besoin.

Un matin, étant allée rôder autour de ces bureaux, qui commençaient à se peupler d’employés, Mlle Henriette aperçut, collée contre une porte, une gigantesque affiche jaune.

Elle s’approcha et lut :

SOCIÉTÉ

FRANCO-AMÉRICAINE

POUR L’EXPLOITATION

DES

PÉTROLES DE PENNSYLVANIE

AU CAPITAL DE

DIX MILLIONS DE FRANCS

DIVISÉS EN

20,000 Actions de 500 francs

STATUTS DÉPOSÉS

EN L’ÉTUDE DE Me LILOIS, NOTAIRE À PARIS

COMTE DE LA VILLE-HAUDRY, DIRECT. -GÉRANT

LA SOUSCRIPTION EST OUVERTE

à partir du 25 mars

Au siège social : Hôtel de la Ville-Haudry, rue de Varennes

Et à la Succursale ; rue Lepeletier, 79

Plus bas, en caractères plus petits, était imprimé un boniment éblouissant de promesses, expliquant l’impérieux besoin qui se faisait sentir de la Société des Pétroles de Pennsylvanie, la nature de ses opérations, les immenses services qu’elle était appelée à rendre, et surtout les bénéfices merveilleux qu’elle ne pouvait manquer de procurer à ses actionnaires.

Venait ensuite une monographie du Pétrole, où il était démontré clair comme le jour que cet admirable produit présente sur l’huile ordinaire une économie de plus de soixante pour cent, qu’il donne une lumière d’une pureté et d’un éclat sans pareils, qu’il brûle sans odeur, et enfin, qu’il est surtout – quoi qu’en disent les intéressés, parfaitement inoffensif et particulièrement inexplosible.

« Avant vingt ans, concluait le rédacteur, dans un accès de lyrisme prophétique, avant vingt ans le pétrole aura remplacé tous les luminaires primitifs et détrôné tous les combustibles grossiers et encombrants…

« Avant vingt ans, le monde entier s’éclairera et se chauffera au pétrole, et les puits de Pennsylvanie sont inépuisables ! »

Un éloge du directeur-gérant, M. le comte de la Ville-Haudry, couronnait l’œuvre, éloge adroit qui, après l’avoir qualifié d’homme providentiel, rappelait sa grande fortune et insinuait qu’avec un gérant si riche les actionnaires ne risquaient rien…

Mlle Henriette était atterrée.

– Voilà donc, murmura-t-elle, le but où tendaient Sarah Brandon et ses complices… Mon père est ruiné !…

Que M. de la Ville-Haudry hasardât au jeu terrible de la spéculation tout ce qu’il possédait. Mlle Henriette se le fût encore expliqué.

Ce qu’elle ne pouvait comprendre, c’était qu’il eût assumé toute la responsabilité d’une entreprise si aléatoire, et les risques terribles d’un revers.

Comment lui, si entiché de ses préjugés nobiliaires, consentait-il à attacher son nom à une opération industrielle !…

Il avait fallu, pensait Mlle Henriette, des prodiges de patience et de ruse, pour lui arracher ce sacrifice, négation des idées de sa vie entière… On avait dû le harceler longtemps et exercer sur sa volonté une pression terrible…

Elle fut donc véritablement confondue, lorsque, deux jours plus tard, elle se trouva témoin d’une discussion presque vive entre son père et la comtesse Sarah, précisément au sujet de ces fameuses affiches qui inondaient alors Paris et la France…

La comtesse Sarah semblait désolée de cette entreprise, et toutes les objections qu’eût souhaité présenter Mlle Henriette, elle les présentait avec l’autorité que lui donnait l’amour du comte.

Elle ne concevait pas, disait-elle, que son mari, un gentilhomme, se mêlât de tripotages d’argent… N’en avait-il donc pas assez ! Serait-il plus heureux ou plus considéré quand il aurait doublé ou même triplé ses deux cent cinquante mille livres de rentes…

Lui, à toutes ces observations, souriait doucement, tel qu’un grand artiste aux puériles critiques d’un ignorant… Et quand la comtesse s’arrêta, de ce ton emphatique qui trahissait sa prodigieuse infatuation, il daigna lui expliquer qu’en se lançant dans le mouvement, lui, un représentant de la plus vieille noblesse, il prétendait donner un grand exemple… Il n’avait nul souci du lucre, affirmait-il, et ne songeait qu’à rendre un grand service à son pays.

– Trop périlleux, le service ! ripostait la comtesse Sarah. Si vous réussissez, comme vous l’espérez, qui vous en saura gré ? Personne. Et même, si vous parliez de votre désintéressement, on vous rirait au nez. Si l’affaire échoue, au contraire, qui sera ruiné ?… Vous. Et on vous appellera maladroit, par dessus le marché.

Imperceptiblement M. de la Ville-Haudry haussa les épaules, et prenant la main de sa femme.

– M’aimeriez-vous donc moins, demanda-t-il tendrement, si j’étais ruiné ?…

Elle attacha sur lui ses beaux yeux chargés de passion, et d’une voix émue :

– Dieu m’est témoin, mon ami, répondit-elle, que je serais heureuse de prouver que l’intérêt n’était pour rien dans notre mariage…

– Sarah ! s’écria le comte transporté, Sarah, chère adorée, voilà une parole qui vaut toute cette fortune que vous m’accusez de risquer !

Encore qu’elle eût appris à se défier des apparences, Mlle Henriette ne pouvait supposer que cette scène n’était qu’une habileté suprême, destinée à enfoncer plus profondément dans la cervelle du comte l’idée qu’on y avait plantée.

Elle devait croire plutôt, et elle crut, que cette société des pétroles, conception de sir Tom, déplaisait souverainement à la comtesse Sarah, et que par suite la discorde était au camp de ses ennemis…

Le résultat de ses réflexions fut une longue lettre à un homme pour lequel sa mère professait une estime particulière : le duc de Champdoce. Après lui avoir exposé sa situation, elle lui expliquait toute l’affaire, le conjurant d’intervenir pendant qu’il en était temps encore.

Sa lettre achevée, elle la remit à sa camériste Clarisse, en lui recommandant de la porter immédiatement à son adresse…

Hélas ! l’infortunée touchait à un événement qui devait être décisif.

Étant par hasard descendue sur les talons de sa confidente, elle la vit entrer dans le salon où la comtesse Sarah se trouvait seule, et lui donner sa lettre…

Ainsi, Mlle Henriette était trahie par cette fille qu’elle croyait toute dévouée à ses intérêts, et depuis quand trahie ? Depuis le premier jour peut-être… Ah ! que de choses cela lui expliquait qui lui avaient paru incompréhensibles !

Cette dernière infamie devait la faire sortir violemment de sa réserve.

Elle se précipita dans le salon, pourpre de honte et de colère, et d’un ton farouche :

– Rendez-moi cette lettre, madame, dit-elle.

Voyant son ignominie découverte, Clarisse s’était enfuie.

– Cette lettre, répondit froidement la comtesse Sarah, je la remettrai à votre père, mademoiselle, comme c’est mon devoir…

– Ah !… prenez garde, madame, interrompit la pauvre fille avec un geste menaçant, prenez garde !… la résignation a des bornes…

Son attitude et son accent étaient si terribles, que prudemment la jeune comtesse crut devoir mettre une table entre elle et sa victime.

Mais une révolution, tout à coup, s’était faite dans l’esprit de Mlle Henriette.

– Tenez, madame, reprit-elle brusquement, expliquons-nous pendant que nous sommes seules… Que voulez-vous de moi ?…

– Rien, mademoiselle, je vous assure…

– Rien !… Qui donc, alors, m’a lâchement calomniée, m’a ravi l’affection de mon père, m’entoure d’espions et m’abreuve d’outrages ?… Qui donc me fait cette épouvantable existence que je mène ?…

La contraction des traits de la comtesse Sarah disait l’effort de sa réflexion… Visiblement elle calculait la portée du parti qu’elle allait prendre.

– Vous le voulez, prononça-t-elle enfin résolument… Eh bien ! soit, je serai franche… Oui, c’est moi qui m’applique à perdre votre vie… Pourquoi ? Vous le savez aussi bien que moi-même… À mon tour, je vous dirai : Qui donc a tout fait pour empêcher mon mariage ? Qui donc a essayé de m’écraser sous le scandale ?… Qui donc, si c’était en son pouvoir, me ferait chasser de cet hôtel comme une malheureuse ?… N’est-ce pas vous ? toujours vous !… Oui, c’est vrai, je vous hais mortellement, et je me venge !…

– Madame…

– Oh ! attendez… Que vous avais-je fait avant mon mariage ?… Rien, vous ne me connaissiez même pas de nom… On est venu vous rapporter les atroces inventions de mes ennemis, et sans hésiter vous les avez crues… Votre père vous a dit : « Ce sont d’indignes calomnies ! » Qu’avez-vous répondu ?… Que « celles-là seules sont calomniées qui ont mérité de l’être… » J’ai voulu vous prouver le contraire… Vous êtes la plus chaste et la plus pure jeune fille que je sache, n’est-ce pas ?… Eh bien ! je vous défie de trouver autour de vous une seule personne qui ne soit pas persuadée que vous avez eu des amants…

Les situations extrêmes ont ceci de bizarre que ceux qui s’y meuvent, bien que secoués par les passions les plus furieuses, gardent souvent les apparences du sang-froid.

Ainsi, ces deux femmes qu’enflammaient les plus mortels ressentiments, s’exprimaient d’une voix presque calme…

– Et vous croyez, madame, reprit Mlle Henriette, qu’un supplice tel que le mien peut se prolonger longtemps ?…

– Il se prolongera jusqu’à ce qu’il me plaise d’y mettre fin…

– Ou que j’atteigne ma majorité…

À grand’peine, la comtesse Sarah dissimula un mouvement de surprise.

– Oh !… murmura-t-elle, oh ! oh !…

– … Ou que revienne celui dont vous m’avez séparée, poursuivit la jeune fille, mon fiancé, M. Daniel Champcey.

– Arrêtez, mademoiselle, vous vous trompez, ce n’est pas moi qui ai fait partir Daniel.

Daniel !… La comtesse Sarah disait ainsi, familièrement : Daniel. De quel droit ?… Pourquoi ?… D’où lui venait cette impudence extraordinaire ?…

Cependant, Mlle Henriette ne voyait là qu’une insulte nouvelle, nul soupçon n’effleura son esprit, et de l’accent le plus ironique :

– Ainsi, prononça-t-elle, cette demande adressée au ministre de la marine, ce n’est pas vous qui l’avez dictée ?… Ce faux qui a déterminé l’embarquement de M. Champcey, ce n’est pas vous qui l’avez commandé et payé !…

– Non… et je le lui ai dit à lui-même, l’avant-veille de son départ, chez lui…

Mlle Henriette eut un mouvement de stupeur… Quoi ! cette femme était allée chez Daniel !… Était-ce vrai !… Ce n’était même pas vraisemblable.

– Chez lui, répétât-elle, chez lui !…

– Mon Dieu, oui, rue de l’Université… Je prévoyais cette perfidie que je ne pouvais empêcher et je voulais le prévenir. J’avais mille raisons pour souhaiter ardemment qu’il restât à Paris…

– Mille raisons, vous !… dites-en donc une seule !…

La comtesse s’inclina comme pour s’excuser d’être forcée, bien malgré elle, de dire la vérité, et simplement :

– Je l’aime… prononça-t-elle.

Comme si elle eût vu tout à coup un abîme s’ouvrir sous ses pas, Mlle de la Ville-Haudry se rejeta brusquement en arrière, pâle, toute frissonnante, la pupille dilatée par l’effroi.

– Vous… aimez… Daniel, bégayait-elle. Vous l’aimez…

Et secouée par un ricanement nerveux :

– Mais lui, ajouta-t-elle, lui… Espérez-vous donc qu’il vous aimera jamais ?

– Oui, le jour où je le voudrai… et je le voudrai le jour de son retour.

Parlait-elle sérieusement, ou tout cela n’était-il qu’un jeu cruel ? Voilà ce que se demandait Mlle Henriette, si toutefois elle était en état de se demander quelque chose… car elle sentait le vertige s’emparer d’elle, et toutes ses idées tourbillonnaient, confondues dans son cerveau…

– Vous aimez Daniel, reprit-elle, et cependant la semaine même qui a suivi son départ vous vous êtes mariée…

– Hélas ! oui !…

– Qu’était donc alors mon père pour vous ?… Une proie trop magnifique pour la laisser échapper, une dupe facile… Enfin, vous le reconnaissez, c’est sa fortune que vous vouliez… C’est pour de l’argent que vous, jeune et merveilleusement belle, vous l’avez épousé, lui, vieillard…

Un sourire montait aux lèvres de la comtesse Sarah, un sourire où elle se dévoilait tout entière, qui éclairait les ténébreuses profondeurs de ses calculs… Et d’un ton d’hypocrisie railleuse :

– Moi, fit-elle, convoiter la fortune de mon mari, de mon cher comte… Y songez-vous, mademoiselle !… Avez-vous donc oublié mon ardeur, l’autre jour, à le détourner d’une entreprise où il risquait de se ruiner ?…

Veillait-elle ?… N’était-elle pas dupe d’une de ces hallucinations incohérentes qu’enfante la fièvre ?… Mlle Henriette doutait presque.

– Et c’est à moi, prononça-t-elle, à moi, la fille du comte de la Ville-Haudry, votre mari, que vous osez dire de telles choses !…

– Pourquoi non ?… fit la comtesse.

Et, haussant les épaules, d’un geste insouciant :

– Pensez-vous donc que je redoute une délation ?… Libre à vous d’essayer… Tenez, j’entends dans le vestibule la voix de votre père… Appelez-le et répétez lui notre conversation…

Et comme Mlle Henriette se taisait :

– Vous hésitez, railla-t-elle, vous n’osez pas… Eh bien ! vous avez tort… car moi qui tiens à lui remettre votre lettre, je vais l’appeler…

Il n’en fut pas besoin.

Sur le moment même, le comte de la Ville-Haudry entra, suivi de l’austère mistress Brian.

Dès le seuil, apercevant sa femme et sa fille, sa physionomie s’éclaira.

– Quoi, ensemble !… s’écria-t-il, et causant amicalement comme deux charmantes sœurs !… mon Henriette est donc enfin revenue à la raison ?…

Elles se turent, et alors, lui, voyant de quels regards elles se mesuraient :

– Mais non, reprit-il d’un ton amer ; ce n’est pas cela… je n’ai pas tant de bonheur !… Qu’avez-vous ?… Qu’arrive-t-il ?…

La comtesse Sarah hochait tristement la tête :

– Il y a, mon ami, qu’en votre absence votre fille a écrit à un de mes plus cruels ennemis, à cet homme, vous savez bien, qui le jour de notre mariage me calomniait indignement, au duc de Champdoce, enfin…

– Et un de mes gens a osé porter cette lettre !…

– Non, mon ami… Conformément à vos ordres, on me l’a remise, et… mademoiselle me sommait impérieusement de la lui rendre…

– Cette lettre !… s’écria le comte, où est cette lettre !…

La comtesse la lui tendit en disant :

– Peut-être feriez-vous bien de la jeter au feu sans la lire…

Déjà, d’une main brutale, il avait fait sauter le cachet et, dès les premières lignes, on vit ses tempes s’empourprer et ses yeux s’injecter de sang.

C’est que Mlle Henriette, sûre du duc de Champdoce, lui ouvrait son cœur sans hésitations ni réserves, lui disant la situation vraie, lui dépeignant sa belle-mère telle qu’elle l’avait devinée, et à chaque phrase, des expressions revenaient, qui étaient, pour le comte, autant de coups de poignard.

– C’est inouï, grondait-il en blasphémant, c’est inimaginable !… Jamais exemple ne s’est vu d’une si exécrable perversité…

Il vint se planter devant sa fille, debout, les bras croisés, et d’une voix de tonnerre :

– Malheureuse, cria-t-il, tu veux donc nous déshonorer tous !…

Elle ne répondit pas…

Immobile autant qu’une statue, elle laissait passer l’orage.

Que faire, d’ailleurs ?… Se défendre ? Elle ne daignait… Rapporter les impudents aveux de la comtesse Sarah ?… À quoi bon !… N’était-elle pas convaincue que son père ne la croirait pas !…

Cependant, l’austère mistress Brian était allée s’asseoir près de sa nièce.

– Moi, déclara-t-elle, si j’étais, pour mes péchés, affligée d’une fille de ce caractère, je la marierais promptement.

– J’y ai déjà songé, approuva le comte, et même j’ai trouvé, je crois, une combinaison qui concilierait tout…

Mais il venait de voir l’œil attentif de sa fille arrêté sur lui…

Il s’interrompit, et lui montrant la porte, d’un geste brutal :

– Vous nous gênez… dit-il.

Sans mot dire elle sortit, bien moins préoccupée de la colère de M. de la Ville-Haudry que des étranges aveux de la comtesse Sarah.

Elle commençait à juger sainement son implacable marâtre et l’estimait une femme trop positive pour user le temps en propos oiseux…

Donc, si elle avait déclaré qu’elle aimait Daniel – ce que Mlle de la Ville-Haudry croyait un mensonge – si elle avait audacieusement avoué qu’elle convoitait la fortune de son mari, c’est qu’elle avait un but. Lequel ? Comment poursuivre et atteindre la vérité dans les replis de cette âme pleine de ténèbres…

N’importe, cette scène n’en était pas moins extraordinaire jusqu’à confondre la raison.

Et quand le soir même Mlle Henriette trouva l’occasion de la raconter à M. de Brévan, il tressauta sur son fauteuil, stupéfait au point de s’oublier et de dire très-haut :

– C’est impossible.

Il est sûr que lui, le flegmatique par excellence, il était affreusement troublé. En moins de cinq minutes, il avait changé dix fois de couleur. On eût dit l’homme qui tout à coup voit s’effondrer l’édifice de ses espérances.

Enfin, après un moment de réflexion :

– Peut-être serait-il sage, mademoiselle, proposa-t-il, de quitter l’hôtel.

Mais elle, tristement :

– Eh ! le puis-je ? répondit-elle… Après tant d’odieuses calomnies, mon honneur, l’honneur de Daniel ne m’enchaînent-ils pas ici !… Il me recommande de ne fuir qu’à la dernière extrémité, et quand la situation ne sera plus tenable… Or, je vous le demande, serai-je plus menacée et plus malheureuse demain que je l’étais hier ?… Évidemment non !…