V – Ramassant un portefeuille

Plusieurs personnes se montrèrent en même temps à la porte de l’Ermite. Celui-ci ne manquait jamais de leur demander si elles voulaient lui faire la grâce de lui raconter quelque chose qui se fût passé ou qui se passât actuellement dans le monde vivant ? Ce fut en réponse à cette demande qu’un monsieur, à la figure hâlée, aux yeux brillants qui annonçaient l’énergie et l’aplomb, et dont l’expression de curiosité qui s’y mêlait disait assez qu’il venait de la ville pour contempler ce spectacle de suie et de cendres, commença ainsi son histoire :

« L’heure de la sortie de bureau était arrivée, et tous nous ôtions nos chapeaux, des crochets où ils étaient suspendus ; les grands-livres étaient fermés, les papiers mis sous clef. La tâche journalière était terminée, lorsque le caissier, homme blanchi par le travail, s’approcha de moi d’un air tendre :

– M. Walford, dit-il, auriez-vous l’obligeance de rester un moment ? Voulez-vous passer par ici, on désire vous parler ?

Pour le bon vieux Job Wigintov, les maîtres étaient des êtres sacrés ; il avait été au service de la maison pendant le quart d’un siècle, il avait rempli ses fonctions avec une fidélité et un respect exemplaires. Job Wigintov, le premier associé de la maison, ainsi que moi, nous étions Anglais. Job avait tenu les livres de MM. Spallding et Hausermann pendant vingt ans à Philadelphie et il avait suivi ses patrons dans la Californie, lorsque cinq ans auparavant ils s’étaient décidés à s’établir dans la cité de San-Francisco.

Les jeunes commis, qui étaient pour la plupart des Français ou des Américains, se trouvaient un peu disposés à railler l’honnête et vieux caissier. Mais lui et moi fûmes toujours de bons amis ; pendant les quatre années que je restai là employé, j’éprouvai un sincère respect pour les réelles qualités du vieillard. Cependant la communication qu’il venait de me faire d’une manière cérémonieuse m’embarrassait un peu.

– Ces messieurs désirent me parler ? balbutiai-je en sentant le rouge me monter au visage.

Le vieux Job fit un signe affirmatif. Il toussait, il essuyait ses lunettes avec soin ; j’avais remarqué, en dépit de mon trouble, que le caissier était triste et rêveur, sa voix était émue, sa main tremblait. Lorsqu’il posa ses lunettes, ses yeux bleus parurent briller sous des larmes naissantes. Tout en suivant Job dans la salle intérieure où les négociants se réunissaient d’ordinaire pendant leur travail, mon esprit rêvait péniblement d’où pouvait provenir cet appel inattendu. Autrefois j’avais été lié avec mes patrons ; mais depuis trois mois mon intimité, surtout avec le premier associé, s’était bornée aux affaires de la routine journalière. Ce n’était certes pas que l’estime de mes patrons eût diminué pour moi. Loin de là, – car leurs égards étaient toujours les mêmes, – mais la cordiale intimité n’existait plus entre nous.

Cette froideur partielle datait du jour où j’avais osé dire au riche négociant que j’aimais sa fille unique, et que mon affection était payée de retour. Je lui avais dit cela, pendant qu’Emma Spalding était à côté de moi, et qu’elle souriait et rougissait en écoutant mes paroles. C’était une vieille histoire ; nous étions alors tous deux très jeunes. Nous avions vu le jour dans le même foyer, nous avions les mêmes croyances, – nous étions faits l’un pour l’autre à tous égards, à l’exception de la richesse. Nous habitions ensemble dans un pays étranger, et parmi des étrangers.

On nous avait permis de nous voir fréquemment, de lire des vers, de chanter des duos. Emma n’avait pas de mère pour la protéger contre l’amour de prétendants pauvres. M. Spalding était un homme fier, qui n’avait nulle méfiance, par excès d’orgueil. Par conséquent nous glissions, comme ont fait des milliers de couples, de l’amitié à l’amour ; l’idée qu’Emma aurait une dot considérable ne m’attirait point, mais l’amour seul amena l’heure où de douces paroles et de tendres regards devaient entraîner l’aveu d’un attachement. Je parlais à Emma sans réfléchir que M. Spalding porterait sur moi un faux jugement, et serait implacable pour le pauvre commis qui avait osé s’emparer des affections de sa fille.

Je dois rendre justice à M. Spalding : il rejeta ma proposition dans les termes les plus doux, les plus courtois que les circonstances malheureuses pussent admettre. Je ne m’éloignai pas moins de sa présence avec le cœur serré. Une profonde tristesse s’empara de mon âme, je conçus le projet de me retirer du monde, de mener une vie excentrique et inutile, puis je regrettai cette pensée comme étant coupable. C’est ainsi que gardant mon emploi, je cessai de visiter mon patron en qualité d’ami particulier. Ma douleur se soulageait à la pensée que je respirais le même air qu’Emma, que j’obtenais un regard de ses yeux doux et tristes, lorsqu’elle allait à l’église, bien que pendant trois longs mois nous n’échangeâmes pas un mot.

Je ne fus donc pas peu surpris, lorsque Job Wigintov me dit que j’avais à paraître devant mon patron. Mon cœur battit quand le vieux caissier tourna le bouton de la porte. Moi qui m’étais scrupuleusement abstenu de me présenter sans autorisation, selon la promesse que j’avais faite, moi qui m’abstenais aussi d’une chère correspondance autrefois mystérieusement commencée ! – Que veulent-ils ? Allais-je apprendre que le prétendant rejeté était peu convenable même pour un serviteur, et que tout rapport devait cesser ? Je trouvai ces messieurs dans la plus grande des deux chambres contiguës, laquelle était tendue à la mode espagnole de cuir imprimé et doré et meublée d’acajou foncé d’Honduras. M. Spalding, un homme grand, maigre, et aux cheveux blancs, marchait d’un pas agile dans l’appartement. M. Hausermann, un Allemand, était assis devant une table couverte de papiers et prononçait de temps à autre des mots d’étonnement, d’un air de perplexité sans espoir. Le caissier entra avec moi et ferma la porte.

– Ah ! mein Himmel, murmura le plus jeune associé qui était un homme gras et robuste, d’une nature flasque, ah ! dit-il avec un ton allemand, il vaudrait mieux n’être jamais né que de voir de telles choses.

Job Wigintov poussa un gémissement de sympathie sincère. Je vis tout de suite qu’il y avait quelque chose de mauvais, et je compris aussi vite que cela n’avait nul trait à mon affection pour Emma. – Il y a toujours un spectre hideux qui hante l’imagination des intelligences inférieures d’une maison de commerce : c’est la banqueroute. Mais les patrons avaient été si prudents. – J’eus peu de temps pour réfléchir. M. Spalding s’arrêta dans sa promenade, il se rapprocha brusquement et me prit par les deux mains.

– Georges, me dit le vieux négociant avec la plus vive émotion dans la voix, et le visage pâle, depuis quelque temps je n’ai pas été bon pour vous, – vous vous êtes toujours montré un ami pour moi auparavant.

Puis il rougit, et cessa de parler.

Je regardai M. Hausermann, mais il avait un air si étrange, assis dans son fauteuil en murmurant des phrases dans sa langue maternelle, que je voyais qu’il n’y avait rien à attendre de lui en fait d’explication. Je dis à M. Spalding, d’un ton aussi assuré que possible, que notre estime mutuelle avait survécu à notre intimité, que je me sentais toujours un ami fidèle pour lui et sa famille, et que je le lui prouverais en toute occasion.

– C’est aussi ce que je pensais. C’est ainsi que je pensais, dit le négociant, ayant l’air satisfait pendant un moment. Vous êtes un bon enfant, Georges. Voilà pourquoi je m’adresse à vous dans ce jour… lorsque… mais n’importe !

– J’ai toujours proclamé, s’écria M. Hausermann, que M. Georges Walford est un excellent garçon.

Quoique M. Hausermann eût séjourné le quart d’un siècle parmi les Anglo-saxon, il n’était pas arrivé à parler la langue anglaise dans sa pureté. Sa vie, à vrai dire, hors les heures de bureau, se passait entièrement avec les Teutons qui fourmillaient partout en Amérique. Il pouvait jouir avec eux de la conversation allemande, du vin du Rhin et du café de leur pays natal. Je n’arriverais jamais à la fin de mon entrevue, si je vous décrivais les phrases entrecoupées et vagues du plus jeune des associés, et les remarques de Job Wigintov. Le caissier de confiance sympathisait avec la détresse de son patron, comme aurait pu faire son chien fidèle. Il était capable de suggérer un remède. M. Wigintov était digne de toute confiance. Il était aussi discret que le ciel, aussi honnête que le jour ; quant aux calculs, à la tenue des livres, à la fermeture des caisses, il était une véritable mécanique. M. Hausermann était un arithméticien admirable. Il pouvait découvrir une erreur d’un demi-sou dans un problème qui concernait des millions. Son écriture était magnifique. Cependant il devait sa position actuelle dans le commerce non pas à ses talents, mais aux florins dont il avait hérité, comme à l’esprit et à l’énergie de son associé anglais. Ce fut du chef de la maison que j’appris l’histoire suivante : M. Spalding n’avait que deux enfants : Emma et son frère Adolphe ; sa femme était morte pendant le voyage de Philadelphie. Ses affections s’étaient concentrées sur ses enfants. Malheureusement Adolphe tournait mal, il était insouciant et prodigue ; il mangeait la pension que son père lui faisait, parmi les jockeys et les joueurs. M. Spallding, homme sévère avec tout le monde, était un peu trop indulgent avec son fils. Le jeune homme était assez beau et d’un caractère agréable. Il avait été chéri de sa mère. Il marchait de plus mal en plus mal, il faisait des dettes énormes, se lançait dans de mauvaises compagnies. Il était rarement à la maison, et altérait sa santé par les excès qu’il commettait.

Je savais tout cela, puisqu’Adolphe était commis dans la maison, c’est-à-dire en avait le titre, car il ne venait presque jamais au bureau ; mais j’ignorais qu’il eût été poussé à voler son père pour payer plusieurs dettes d’honneur. Il avait fait une fausse signature de Spalding-Hausermann, pour un billet de trente mille dollars, payables à vue, et qui devait être touché par les négociants chez leur banquier à New-York. Puis il avait pris dans le bureau de son père un portefeuille contenant des billets qui montaient à une grande somme et il l’avait donné au même associé qui avait entrepris de présenter le bon au caissier de la banque à New-York.

– Ce scélérat est déjà parti pour le Nord, dit M. Spalding ; il est parti mardi dernier par la route de Panama. Sans doute vous le connaissez, car il était bien connu de tout le monde dans la ville.

– C’est Joram Nechlov, « le docteur Joram Nechlov ! » m’écriai-je en me frappant le front et en me rappelant la figure brune et spirituelle du jeune homme qui avait un langage doré et qui autrefois éditait un journal à San-Francisco.

– Oui, c’est le docteur Nechlov, répondit M. Spalding avec un sourire amer. Il paraît qu’il a pris un grade imaginaire dans l’armée ; il se dit colonel pendant le voyage. Il avait beaucoup d’influence sur mon fils. C’est lui qui l’a incité à faire ce vol maudit. Je n’ai pas le moindre doute qu’il n’eût l’intention de s’emparer de la somme entière.

Je demandai à M. Spalding, avec autant de délicatesse que je le pus, comment il avait obtenu ce renseignement.

Il paraît qu’Adolphe, qui était épuisé par la vie qu’il menait, avait été pris par la fièvre après le départ de son associé.

– Le malheureux garçon est étendu sur son lit, entre la vie et la mort, dit le père d’une voix tremblante. Et pendant son délire il a avoué sa culpabilité.

» Sa sœur, qui a veillé à son chevet comme un ange, avait peur en l’entendant s’accuser. La chère enfant m’a appelé. Et j’ai appris de mon fils, dont j’étais si fier, comment il m’avait trompé, volé !

Le vieux négociant chancela. Je voyais tomber ses larmes entre ses doigts. Il essayait de cacher les convulsions de sa figure ridée.

Peu à peu il devint plus calme. Puis, il avoua le projet qu’il avait formé. Ce projet démontrait sa fermeté habituelle, son caractère courageux. C’était nécessairement, et avant tout, de sauver l’honneur de sa maison. La valeur de la somme que l’on risquait de perdre était peu importante en comparaison de la honte d’une tâche sur le nom des Spalding. – Oui, coûte que coûte, cet acte déshonorant devait être caché. Il ne fallait pas que le bon fût présenté. Il ne fallait pas que les billets fussent négociés. Mais comment empêcher le complice de réaliser les profits de ce trésor volé. Il était parti, il allait avec la plus grande hâte vers New-York, par la route la plus courte de Panama. Il serait là en quelques semaines. Le poursuivre lui paraissait impossible ; attendre le départ de la prochaine Malle, serait fatal.

Je me souvins du Pony-Express qui était de la plus grande vitesse. C’était le moyen par lequel nous autres, résidents de la Californie, pouvions communiquer le plus promptement avec le monde civilisé. Je suggérai cette ressource.

M. Spalding secoua la tête.

– Non, dit-il, cela ne vaut rien. Je pourrais envoyer une dépêche pour arrêter le paiement du bon. Je pourrais peut-être faire que Nechlov fût arrêté à son arrivée à New-York, mais il s’ensuivrait des soupçons, et l’affaire serait publiée dans les journaux avant qu’une semaine se fût écoulée. Non, continua-t-il, je n’ai qu’une espérance, une chance : il faut que j’envoie une personne en qui j’aie toute confiance. Je suis trop vieux pour aller moi-même. Il faut que ce soit une personne qui se hâte de se rendre à New-York par la route périlleuse des montagnes. Il faut qu’il arrive là avant Nechlov et lui arrache les papiers ou par stratagème ou par violence. Georges Walford, vous êtes l’homme que j’ai choisi pour accomplir cet acte de dévouement.

– Moi, monsieur ?

J’étais comme hébété. Pareille à un panorama, devant moi se déroulait la longue route dont on n’avait que récemment fait l’exploration. C’était une route féconde en dangers. Tout ce que j’avais entendu ou lu des voyages dans les prairies, de la famine, du feu, des assauts des bêtes féroces et des ennemis humains encore moins miséricordieux, revenait à mon souvenir. La pensée de la grande distance, des fatigues herculéennes à subir, de la barrière glaciale des montagnes rocailleuses qui s’étendaient à travers la route, comme si elles voulaient barrer le passage aux hommes présomptueux, tout cela me hanta.

Bien que je ne sois pas moins courageux qu’un autre, j’ose dire que ma contenance exprimait l’effroi d’une horrible répugnance. Je suis certain que M. Hausermann s’en aperçut, car il gémit et dit :

– … Hélas ! que ferons-nous ?

– Monsieur Walford, dit Spalding, je ne veux pas dissimuler avec vous. Je vous demande d’entreprendre un voyage qui entraînera de grandes fatigues et des dangers. Je vous demande même de risquer votre vie pour sauver l’honneur de la maison et l’honneur de ma famille. Je ne vous fais pas une telle demande, sans vous proposer une récompense proportionnée.

– Écoutez-moi ! Je ne vous offre pas de l’argent. Revenez avec un succès, je vous prendrai comme associé dans la maison Spalding et Hausermann et, dans trois mois d’ici, si vous et Emma vous pensez comme autrefois…

Je tremblais de joie en entendant mon patron.

– Monsieur, lui dis-je, j’irai très volontiers et avec plaisir.

– Voilà un brave garçon, je savais bien qu’il irait, exclama l’Allemand ; et il se frottait les mains de joie.

– Quand pensez-vous être prêt à partir ? demanda monsieur Spalding.

– Tout de suite, monsieur, dans une demi-heure, si vous voulez.

– Bien, dans une heure, dit-il en souriant de mon ardeur. Bodessan sera à la porte dans une heure avec la voiture, et les meilleurs chevaux. Il faut garder vos forces autant que possible. Je vois que vous avez un bon fusil. Prenez les choses nécessaires pour le voyage, mais du moindre volume possible. Je vous donnerai une ample provision d’argent, dépensez-le libéralement, même avec prodigalité, et n’épargnez en route ni les chevaux ni l’or. Je sacrifierais la moitié de ma fortune pour vous savoir promptement sur le pavé de New-York. Vous êtes un ambassadeur à carte blanche, Georges, et votre esprit et votre courage nous apporteront le succès sans doute. Maintenant, préparez-vous à vous mettre en route.

J’avais l’air d’attendre.

– Avez-vous quelque autre chose à me dire ? demanda le négociant, avec bonne humeur.

– Oui, monsieur ; ne pourrais-je parler un instant seulement à mademoiselle Spalding ?

– Elle est au chevet de son frère, répondit le vieillard avec empressement. Mais soit ! vous avez raison, vous la verrez avant de partir.

Il me sembla que je ne faisais qu’un bond de cette maison à l’endroit où j’habitais. Je ne passai que dix minutes à arranger mes affaires. C’est merveilleux combien un homme, sous l’influence d’une grande exaltation, peut faire de choses en dix minutes. Je chargeai mon revolver, je mis quelques vêtements dans un sac de voyage, je courus chez M. Spalding comme une levrette. Il me donna d’autres ordres, en me présentant un gros paquet de pièces d’or et d’argent, ainsi qu’un paquet de billets de banque, et me dit que je devais garder les billets jusqu’au moment où j’atteindrais le monde civilisé. Car il fallait que je fisse des douceurs en pièces d’argent aux tribus errantes et à moitié civilisées de l’occident. M. Spalding parlait encore, lorsque Bodessan, l’un des principaux entrepreneurs de voitures de remise de San-Francisco, fit arrêter ses chevaux espagnols à la porte. Puis le négociant monta les escaliers et, revint accompagné d’Emma. Chère enfant ! Elle était pâle et maigrie ; mais elle avait des yeux brillants et aimants, des paroles pleines d’esprit et de constance. Elle me donna du courage et la résolution de faire mon devoir ou de mourir. Notre séparation fut très prompte : seulement quelques mots murmurés en hâte, un renouvellement de nos anciens vœux et de nos fiançailles. Je la pris dans mes bras et la baisai au front. Un moment après j’étais parti. Je me mis à côté de Bodessan, le fouet se fit entendre, ses chevaux volèrent le long de la rue. Nous tournâmes et bientôt nous nous trouvâmes lancés à grande vitesse sur la route.

Bodessan était bien payé ; il conduisait ses chevaux fougueux à bride abattue. Il me semblait que notre départ était gai et s’effectuait sous de bons auspices. J’avais l’espérance dans le cœur. Le créole français, assis à côté de moi, était un bon compagnon. Il chantait des chansons du Canada, il sifflait, il caressait les chevaux bondissants, il parlait sans cesse.

– Monsieur va aux prairies ? me demandait-il. Ah ! très bien ! Les prairies sont très curieuses à voir, très… Mais monsieur devrait prendre garde en arrivant là ; il ne doit pas s’éloigner de la protection des dragons, ou bien les sauvages, les Indiens féroces arracheront les cheveux à monsieur !

Cet homme croyait que j’allais à Salt-Lake-City pour des affaires et pensait que je voyagerais avec une caravane sous l’escorte des dragons de l’État. Qu’eût-il dit s’il avait su que je devais traverser seul ce pays ?

Mon voyage sur les bords orientaux de la Californie, n’est pas d’une nature assez remarquable pour que je m’appuie sur les détails. En dépensant beaucoup d’argent, je continuai, ma route presque toujours dans des voitures plus ou moins rudes, et j’allais à un assez bon pas sur des routes médiocres. Je dormais de temps en temps pendant la nuit, quand je n’étais pas trop cahoté.

Parfois rien ne pouvait persuader les conducteurs américains à risquer les périls d’une route pierreuse pendant les vents ; alors je rétablissais mes forces par le repos. Mais j’étais toujours prêt à continuer mon voyage au chant du coq. Je réfléchissais que tout ce que j’aurais à faire et à souffrir était un jeu d’enfant en comparaison de la récompense qui m’attendait.

Monsieur Spalding savait que je montais bien à cheval, que j’étais adroit dans le maniement des armes et que j’avais un tempérament robuste. Je n’avais pas été élevé pour un bureau. Mon père avait été riche, mais à l’époque de sa mort il était dans l’embarras ; il me fallut alors combattre contre le malheur. Autrefois j’avais mes chevaux de course à Oxford, et j’aimais passionnément le sport. J’avais l’habitude de prendre beaucoup d’exercice. C’était le moment de profiter de ces avantages. J’étais embarqué dans une entreprise pleine de périls. Je pouvais mourir de faim dans le désert, si mon crâne ne noircissait pas dans la fumée, chez quelque Indien ; la fièvre ou la fatigue pouvait m’enlever la vie avec mes espérances, ou je pouvais atteindre New-York trop tard. C’était une pensée amère que de songer que Joram Nechlov s’avançait vers le nord avec toute la vitesse d’un grand vaisseau à vapeur. Cette idée seule me faisait bondir et frapper du pied avec violence sur les planches de la voiture, comne si je pouvais hâter le trajet par un tel geste. Ah ! comme je priais que les vents contraires retardassent le navire dans son parcours d’Asprinval à l’Empire City !

J’arrivai à Carsan-City, sur la frontière du désert, et là je fis une petite halte afin de me préparer par tous les efforts possibles à arriver au but de mon voyage. Je savais bien que la partie de la route la plus dangereuse et la plus difficile se trouvait entre la Californie et les colonies de Mormons. Une fois au-delà du territoire d’Utah, je pouvais espérer échapper aux flèches ou tomahawks des sauvages. Je trouvai la ville de Carsan pleine d’émigrants qui revenaient de leurs voyages, de chercheurs d’or qui allaient aux États atlantiques, chargés de leurs trésors pillés, de marchands qui avaient vidé leurs voitures aux marchés californiens. Ces bonnes gens attendaient tous l’escorte régulière des dragons nationaux, sous la garde desquels ils devaient voyager. Il était impossible, dans les conjonctures qui donnaient lieu à mon voyage, d’aller si lentement. J’achetai un sac de bœuf séché au soleil, un sac de blé, des couvertures et un fort cheval bien accoutré d’une bride, d’une selle mexicaine. Je me procurai ce dernier article d’un marchand américain qui s’était fort amusé à l’idée que j’allais cheminer tout seul dans les prairies.

– Vous avez bon courage, monsieur, me dit-il, mais vous feriez mieux de dormir encore ici un jour, afin de réfléchir en vous réveillant à ce que vous allez faire. Ces Indiens vous relèveront les cheveux, aussi sûr que les porcs donnent du lard. Vous ne voulez pas me croire, allez donc demander l’avis d’un autre que moi.

Il m’entraîna vers une sorte de cabaret où il y avait une foule d’hommes et de femmes, des Français et des Espagnols, des Allemands, des Américains et des mulâtres qui entouraient un grand jeune homme aux cheveux noirs ; celui-ci portait un costume à moitié militaire qui lui donnait l’air d’un sergent de ville, s’il n’eût pas eu une chemise de flanelle rouge et un sombrero mexicain. Il avait les traits durs ; le travail constant, le temps l’avaient réduit à n’avoir que des muscles et des os. Il portait des bottes à éperons, il faisait claquer un fouet, pendant qu’il causait gaiement avec la foule qui riait de son esprit, – d’une façon qui montrait qu’il était le favori de tous. Eu fait, il était un des écuyers du « Pony-Express » et tout prêt à partir avec le sac de dépêches, dès que le courrier arriverait de San-Francisco.

– Oui, colonel, oui, mes jeunes filles, disait-il, je suis bien fâché de vous quitter, mais le devoir m’appelle. Si les Indiens ne m’attrapent pas…

– Vous attraper, Shem ? Est-ce que l’on peut attraper une belette ? s’écria un de ses admirateurs.

– Bien ! – dit Shem d’une voix modeste mais d’un air fanfaron, – les scélérats ont essayé cela une ou deux fois, mais ils ont trouvé à qui parler ; Shem Grindrod était plus difficile qu’ils ne se l’étaient imaginé. Lorsqu’un homme est élevé au Kentucky, il n’est pas facile de lui arracher les cheveux.

Son regard était tombé sur moi et il me dit :

– Monsieur l’étranger, je vous souhaite le bonjour !

– Shem, dit le marchand de chevaux, voici un monsieur qui désire traverser le paso tout seul à cheval, qu’en dites-vous ?

Il y eut un rire général. Shem ôta son chapeau avec un respect moqueur.

– Ah ! ah ! voilà ce que j’appelle du vrai courage de la part d’un dandy de l’est ! Monsieur, je compte que vous verrez les serpents. Je vous dirai qu’on vous volera votre cheval, ou qu’il sera mangé par des loups, et vous vous égarerez et vous mourrez faute d’un dîner, si par hasard vous n’avez pas une rencontre avec les Indiens.

Je connaissais trop bien les Américains pour faire grande attention à ce que Shem me disait. Évidemment Shem me prenait pour un homme présomptueux qui voulait essayer de se mettre dans la gueule d’un lion, et il désirait décourager ma témérité. Je réussis à le faire venir près de moi, et je m’entretins avec lui dans une intimité de voyageur. Je lui dis que j’allais me diriger vers les états orientaux, que ma mission était impérieusement pressante et que, s’il voulait m’aider, je le paierais généreusement. Shem me répliqua qu’une telle concession serait contre toutes les règles, qu’enfin c’était une chose à laquelle il ne fallait pas penser, et que je devrais attendre une caravane.

Je n’attendis nullement et partis le jour même. Tous les habitants de Carsan poussèrent des cris ironiques quand je passai à cheval par les rues irrégulières de la ville, – secouant la tête, comme s’ils regardaient un homme qui va se suicider.

J’allais aussi vite que possible. J’étais monté sur un fort cheval, un de ces animaux élevés au Kentucky ou au Tennessee et qui se vendrait à tout prix sur les bords occidentaux de la prairie. Il était assez facile de trouver le chemin pendant le jour. Il y avait un grand sentier fait par les voitures innombrables et les bêtes de somme. J’avais un compas, mais à vrai dire je n’en avais pas besoin, et ce jour-là je fis plusieurs lieues. Parmi les ruisseaux qui se jettent dans la rivière Carsan, il en est qui arrosent des fermes où l’on se procure assez facilement du blé pour un cheval et de la nourriture pour un homme.

Je pris la résolution de faire deux choses : d’abord d’économiser autant que possible ma provision de bœuf, et puis de refuser toutes les offres hospitalières de whisky. Je poursuivis ma route en me reposant de temps en temps, et je gardai la piste aussi longtemps que je pus profiter du clair de lune. Je poussai mon cheval, qui commençait à se lasser, jusqu’aux dernières limites de ses forces. Puis, lorsqu’il fit noir, je descendis de cheval et j’attachai la bête de manière à ce qu’elle pût manger. Je me couchai, enveloppé de couvertures ; la selle me servit d’oreiller et je m’endormis.

Je me réveillai en sursaut au milieu des ténèbres. Je ne pouvais pas bien me rappeler où j’étais. C’était les mouvements brusques de mon cheval qui se trouvait mal à l’aise, qui m’avaient réveillé. J’entendis une sorte de frôlement parmi les longues herbes, et comme des bruits de pas dans le buisson, tels que de chiens qui auraient cherché leur nourriture. Des chiens ? Il n’y a pas de chiens ici. C’étaient des loups. Mon cheval tremblait, il était trempé de sueur. Ma vie dépendait de sa sûreté. Je n’avais pas allumé de feu, craignant que la lumière n’attirât des sauvages errants et maintenant les coyotes se rassemblaient autour de nous, pareils aux mouches qui se groupent autour du miel. Je ne craignais rien, car le loup d’Amérique diffère beaucoup de la bête grise des forêts allemandes ou des neiges des Pyrénées. Mais ma pauvre monture était en danger, et la frayeur ajoutait une mauvaise chance de plus à l’épuisement de son long et fatigant voyage. Je me relevai et commençai à chercher, en tâtonnant près des broussailles. Heureusement j’étais dans une région bien arrosée où les arbustes et d’autres petits arbres abondaient et où les arbres à coton gigantesques élevaient leurs tiges majestueuses à côté des ruisseaux. Bientôt j’arrivai à un massif de broussailles, j’en cassai autant que j’en pus porter, et j’allumai du feu avec un peu de difficultés, car la rosée restait toujours sur les herbes et le bois humide exhalait des nuées de fumée noire ; je ne pus donc réussir à faire briller la flamme tout de suite.

Pendant tout ce temps, j’étais obligé de pousser des cris et de frapper ma tasse de fer blanc contre le canon de mon revolver pour intimider les loups, et il me fallait caresser le pauvre cheval qui tirait la corde à laquelle il était attaché, de façon à la rompre.

Enfin à ma grande joie le feu rouge parut, et sa flamme éclaira un petit morceau de la prairie. Et je voyais rôder tout près de ce petit espace illuminé, les coyotes, les plus petits, les plus timides, mais, en même temps, les plus rusés des loups américains.

Bientôt je jetai une torche flamboyante parmi la meute, ce qui la fit disparaître dans les ténèbres, mais pendant une demi-heure, j’entendis leurs hurlements qui devenaient de plus en plus faibles.

Après la disparition des loups, mon cheval fut plus tranquille. Je retournai à mes couvertures et à mon repos, après avoir mis un grand monceau de broussailles sur le feu. Un froid terrible me réveilla. Le feu était presque éteint. Un ciel gris s’étendait au-dessus de ma tête. Les myriades d’étoiles avaient cette nuance pâle qui annonce l’aube. L’herbe de la prairie était balancée de tous côtés avec une confusion sauvage.

Le vent du nord soufflait violemment. C’était ce vent froid qui souffle chaque année à la fin de la mauvaise saison ; il se produisait en effet, perçant et glacial, à travers la rangée des montagnes rocailleuses, mais je le saluai avec bonheur, car je savais qu’il était défavorable au vaisseau à vapeur qui voguait dans les eaux mexicaines et qui portait Joram à son bord.

Lorsque le soleil se leva dans ce ciel bleu pâle, la nature prit une apparence plus gaie. Les flocons de verglas fondirent. L’air devint agréable à mesure que le froid diminuait.

Nous poursuivîmes notre voyage, en suivant la piste des grandes voitures ; mais je remarquai avec quelque effroi, que mon cheval n’était plus l’animal fougueux qui piaffait si gaiement lorsque nous quittions Carsan le jour précédent. Il était certain que je l’avais trop poussé. Il allait doucement, d’une façon qui m’alarmait ; qu’y faire ? j’avais beaucoup d’argent, mais l’argent ne procure pas un talisman dans la solitude. Entre la place où j’étais et le Lac Salé, il n’y avait pas même une ferme.

Ma seule chance de me procurer un autre animal, était de rencontrer quelqu’un qui voudrait m’en vendre un, et c’était très impossible. Je réfléchissais amèrement, lorsque j’entendis les pas légers d’un cheval qui venait au galop derrière moi. Je tournai la tête, et je vis un cavalier qui filait gaiment sur la prairie. Son habit, à moitié ouvert, montrait une chemise de flanelle rouge ; et son sombrero mexicain était garni d’un cordon d’or terni. Il avait une carabine à l’arçon de sa selle, et son sac de dépêches pendait à son épaule. C’était ma connaissance d’hier : Shem Grindrod.

– Bonjour, étranger ! s’écria-t-il d’un ton gai ; il paraît que je ne vous ai pas effrayé hier en vous racontant des histoires des Indiens ; pourtant c’est vrai comme l’Évangile. Votre cheval n’a pas trop bon air, Monsieur ; vous l’avez poussé à une assez bonne distance, il me semble.

Nous continuâmes notre voyage ensemble pendant quelque temps. L’autre cheval inspirait ma pauvre bête qui faisait de son mieux. Je trouvai Shem beaucoup plus poli qu’il n’avait été le jour précédent. Il me dit brusquement qu’il respectait un individu qui prouvait qu’il était un homme, mais que ce qu’il détestait plus que tout autre homme, c’était ce que l’on nomme un dandy qui se donne des airs aventureux. La manière dont je montais à cheval avait gagné l’estime de Shem. Il sympathisait cordialement avec moi, depuis qu’il voyait que j’étais décidé à traverser ce désert à tout risque.

– Votre cheval est assez beau, monsieur, mais j’ai peur qu’il soit trop fatigué. Or écoutez-moi : la meilleure chose que vous puissiez faire, c’est d’acheter une monture à la première occasion. Bientôt il passera des chasseurs et peut-être vous en vendra-t-on une. Gardez toujours ce pistolet et, si vous rencontrez des Indiens, tenez-vous calme, ne perdez pas une balle ; car chaque petit morceau de plomb est une vie sur le Parara : au revoir, je vous souhaite bonne chance.

Shem dirigeait son cheval vers l’une des stations de Pony-Express, un petit fort solitaire, avec une cour palissadée qui enfermait une sorte de garnison de ses camarades et où l’on gardait un relais de chevaux. Je contemplai avec tristesse le fort et la cour bien approvisionnés, puis je m’en détournai avec ma monture épuisée, pour recommencer mon voyage fatigant. Je savais que j’atteindrais vers l’après-midi une autre station dans le même genre, et là je pourrais demander des rafraîchissements et un abri dans le cas où mon cheval serait hors de combat, las d’avoir parcouru un mille sur la route ; je voyais mon ami Shem monté sur un autre cheval qui parcourait la plaine et me saluait de la main. Je le regardais avec envie, pendant qu’il volait comme une flèche et qu’il disparaissait dans le lointain. Par bonheur cependant je rencontrai presque au même moment un groupe d’hommes blancs. C’étaient trois chasseurs qui revenaient de l’Orégon avec une assez bonne pelleterie sur leurs mulets. Ils étaient tous bien montés sur des poneys indiens, et l’un deux conduisait par un lasso un cheval fort, bien fait, dont l’œil brillant et les larges narines s’harmonisaient bien avec ses membres forts et nerveux. C’était un type de cheval sauvage. Il n’y avait pas deux mois qu’on l’avait capturé dans les plaines ; mais on l’avait dressé suffisamment pour être utile. J’entrai en marché avec le chasseur ; mon quadrupède épuisé, mais toujours d’une plus grande valeur que le mustang à demi-sauvage, fut donné en échange. J’y joignis quatre aigles dorés ; l’arrangement nous convenait à tous deux, je vis briller ses yeux de plaisir.

– Permettez que je vous donne un conseil, dit le chasseur, comme je mettais l’or dans sa main dure et brune. Gardez les yeux bien ouverts en route, et ne permettez pas que les maudits Indiens vous attrapent. Il y a des signes de leur approche. J’ai vu là-bas, près du ruisseau, l’empreinte d’un mocassin. Aussi bien les Indiens ne viennent jamais de ce côté-là avec de bonnes intentions. Remarquez bien ce que je vous dis : méfiez-vous des Utalisis, des Shoshomes qui sont encore pires ; quant aux Aroshomes, que Dieu vous aide, colonel, s’ils vous attrapent seul. Cela sent les Indiens, je vous ai prévenu.

– Je voudrais que vous eussiez un bon fusil, à canon rayé, sur votre épaule, monsieur, dit un autre, pendant que je montais à cheval ; un fusil est très utile. Il n’y a rien que les Indiens redoutent autant qu’un canon de cinq pieds de longueur.

Je pris congé de ces nouveaux amis qui me souhaitèrent un bon voyage bien cordialement, quoi qu’il leur parût tout à fait invraisemblable qu’un homme novice pût parcourir seul ce désert. Mon cheval allait bien, la terre devenait plus sèche, l’herbe moins longue. Il y avait moins de vallons marécageux et de ruisseaux courants. Je ne fis nulle rencontre, je n’eus point d’aventures, sauf toutefois que ma nouvelle monture mit le pied dans un trou et que nous roulâmes tous les deux sur la tourbe ; mais nous n’eûmes de mal ni l’un ni l’autre ; heureusement je tenais ferme la bride, sans cela j’eusse perdu ma monture. Il me semblait par instants que je voyais quelque chose qui paraissait à l’horizon. J’ignorais si c’étaient des sauvages ou des buffles ou des chevaux sauvages. Après avoir parcouru plusieurs milles, j’arrivai à une place où la piste fit un détour subit, sur une longue étendue de terrain entrecoupée d’un ruisseau assez grand et ombragée d’une masse de hauts arbres à coton. Je trouvai ici les empreintes des pieds d’un cheval qui devait y avoir passé il y avait peu de temps, car l’herbe foulée s’était à peine relevée. J’entendis craquer !… Pan !… C’étaient les détonations des fusils qui résonnaient dans le bois au-dessous de moi : bruit mêlé à des cris qui me faisaient distinguer la voix terrible des sauvages ; cris de guerre et de sang. Je m’élançai parmi les arbres, et là, je vis le pauvre Shem tout ensanglanté sur sa selle, entouré d’un groupe de six ou sept Indiens, tous à cheval et accoutrés de leurs hideux panaches de guerre. Shem était percé de trois flèches. La quantité de sang qu’il perdait le fit s’évanouir. Mais il s’était comporté courageusement. Un Indien était étendu à ses pieds dans les agonies de la mort. Mon arrivée changea l’attitude du combat. Deux coups de mon revolver mirent bas un barbare tout barbouillé d’ocre jaune, qui s’élançait vers Shem, armé d’un tomahawk. Ceci suffit pour les dérouter et les mettre en fuite, car probablement ils me prirent pour la garde avancée d’une bande d’hommes blancs. Dans tous les cas, ils fuyaient à grande vitesse à travers la plaine.

 

J’arrivai juste à temps pour empêcher Shem de tomber avec violence. Je le descendis tout doucement de sa selle, pendant qu’il murmurait d’un ton faible :

– Merci, monsieur, vous avez épargné mon crâne.

Il voulut continuer de parler, la voix lui manqua, il tomba évanoui dans mes bras.

Il y avait une couverture, un havre-sac et une bouteille en métal suspendus à l’arçon du courrier des dépêches ; je l’ouvris et en mis quelques gouttes dans la bouche de l’homme blessé, puis je fis de ma cravate un bandeau et, avec l’aide de mon mouchoir, j’essayai de bander les blessures, après avoir tenté vainement de retirer les flèches barbelées. Deux des blessures étaient peu profondes et plus douloureuses que dangereuses. Mais la troisième était d’une nature grave : – le manche de la flèche était emboîté dans la côte de Shem, – quoique l’hémorragie eût été peu importante en comparaison des torrents de sang qui coulaient des autres blessures.

En deux minutes, le blessé se remit suffisamment pour relever les yeux. Je fus touché de l’expression de reconnaissance qu’exprimait son regard. Pauvre garçon, il avait probablement reçu bien peu de témoignages de bonté dans sa vie errante !

– Souffrez-vous beaucoup ? lui demandai-je. Prenez encore une petite goutte de cette liqueur, elle vous donnera de la force pour vous aider à atteindre le fort.

– Monsieur, je vous remercie sincèrement tout de même ; mais ce sera parfaitement inutile reprit l’étranger après avoir avalé un peu de liqueur. C’en est fait de moi. Un garçon qui s’est battu dans les combats des frontières depuis le jour où il a pu tenir un fusil, n’a pas besoin qu’un médecin lui dise qu’il peut vivre. Oh ! non, il ne demande pas cela. Je ne puis plus me faire illusion.

Shem avait raison, sa figure accusait un changement terrible, elle était pâle comme la mort, tandis que ses lèvres faisaient un mouvement convulsif ; ses yeux avaient acquis ce regard particulièrement ardent, ce brillant agité et cette expression qui semble implorer et que l’on ne remarque jamais qu’en ceux sur lesquels la mort plane. J’essayai d’arrêter le sang qui coulait de son bras traversé de deux roseaux garnis de bouts en fer ; je le suppliai de ne pas se décourager.

– Cela ne vaut pas la peine de perdre vos paroles, monsieur, dit Shem en respirant convulsivement, je vois que c’est la mort qui m’appelle ; je l’ai senti à la douleur froide et poignante qui a suivi cette maudite blessure dans mes côtes. Je vais saigner intérieurement jusqu’à la mort, et tous les médecins de tous les États ne pourraient rien faire pour moi, pas plus que les meilleurs chirurgiens du Parara. Mais, vous, monsieur, vous avez privé ces maudits chiens de mon crâne, ils voulaient ma chevelure pour danser autour d’elle dans leur village damné. Mon Dieu, comme leurs femmes se moqueront d’eux, lorsqu’ils rentreront, les mains vides.

Il fut obligé de faire bien des efforts, avant de respirer encore.

– Tiens, étrange ! À quelque chose malheur est bon ; écoutez-moi, vous aurez, monsieur, ce que je ne pouvais vous donner ni pour des dollars ni pour des prières ; allez à la station, prenez le sac de dépêches, et vous le remettrez à ces gens-là, en leur disant ce qui est arrivé. Ils viendront assez vite, et s’ils me mettent dans la tourbe avant que les loups mangent mes os, un autre courrier prendra mon sac ; dites-leur que c’est mon désir en mourant : qu’on vous donne un cheval à chaque station, et que l’on permette que vous poursuiviez votre route avec le courrier. La Compagnie ne se fâchera pas de cette violation de la règle, vu que vous avez sauvé le sac, pour ne rien dire de mon crâne.

Il ne pouvait plus parler. J’étais ému en songeant que cette pauvre créature mourante avait assez peu d’égoïsme pour penser à moi, que cet homme sans éducation et à moitié sauvage, s’occupait de ce que mon voyage fût rapide et sûr, tandis que sa respiration tremblait sur ses lèvres blanches. Je lui donnai encore quelques gouttes de whisky, le priant de me dire si je pouvais communiquer ses dernières volontés ou ses derniers désirs à un ami lointain ou à quelque parent.

– Il y a une jeune fille qui demeure dans la ville de Hampton, dit Shem d’une voix presque inintelligible, la fille d’un marchand de mulets, Ruth. Ah ! c’est dommage que les noces aient été remises, parce que la Compagnie donne des pensions aux veuves de ses employés. Le père de Ruth a eu des malheurs dans le commerce et elle aurait été bien aise de recevoir quelques dollars chaque année, la pauvre enfant !

Je lui demandai le nom de sa fiancée et je l’assurai que la maison Spalding et Hausermann ferait tout pour elle par égard pour lui, dans le cas où le service qu’il me rendait m’aiderait à remplir ma mission.

– Elle s’appelle Ruth Moss, dit Shem d’une voix faible, et, bien sûr, c’était une fleur trop délicate pour un demi-sauvage comme moi. Elle va à l’église régulièrement et elle écrit aussi bien que les lettres imprimées.

Puis il me pria d’envoyer à Ruth un certain nœud de ruban qu’il avait reçu en souvenir d’elle ou qu’il lui avait seulement arraché par caprice, – je n’en sais rien.

Dans tous les cas, je trouvai le nœud en dedans de sa veste, enveloppé avec soin comme dans une peau de daim. Mais hélas ! une tache de sang avait abîmé la soie bleue, la flèche avait presque traversé ce gage d’amour. Shem me pria aussi de me souvenir de lui, lorsque je passerais à la station Bound-Poud entre Fort-Bridge et Red-Crech, et il me demanda de dire à son vieux père Amos Grindrod qu’il était mort comme un homme doit mourir.

– Je crains bien que le pauvre vieillard soit désolé, murmura Shem, dont les yeux à demi fermés se voilaient par la mort ; mais il sera content de savoir qu’on ne m’a pas enlevé les cheveux. Dites-lui que je fus tué par une bande de buffles enragés de Shoshonie. Le chacal ! que de fois je lui ai donné à boire lorsqu’il venait avec ses marchandises. Mais il m’en voulait ; maintenant il est satisfait, mais qu’il se garde d’aller à la portée de la carabine d’Amos Grindrod !

Shem s’inquiétait à la pensée de savoir si l’Indien que j’avais fusillé était tombé tout à fait mort, et quelle était la devise peinte sur son corps à demi-nu ; car il ne pouvait pas la distinguer avec ses yeux éteints. Lorsque je lui décrivis l’ocre jaune rayé de blanc, il dit que ce devait être le petit Néban, un des meilleurs guerriers du Buffle enragé. L’autre Indien était barbouillé de noir et de vermillon ; tous deux étaient morts.

Puis Shem me demanda avec timidité si je ne serais pas assez bon pour lui répéter « un peu d’Écriture sainte ». Il me dit qu’il n’avait pas été souvent à l’église, mais que Ruth était pieuse et que sa mère était chrétienne. Je m’agenouillai à côté de lui, et je lui relevai la tête pendant que je prononçais à haute voix une prière simple et courte, telle qu’on l’enseigne aux petits enfants. J’entendis la voix rauque du mourant qui répétait ces paroles une ou deux fois. Un fort tressaillement survint. Pauvre Shem ! il était mort avant qu’il pût terminer sa prière.

Une heure plus tard je me rendis à la station, monté sur un cheval à moi, et conduisant par la bride celui de Shem.

– Ah ! arrêtez-vous, arrêtez-vous, ou je ferai feu sur vous, aussi vrai que je m’appelle Brudshard, s’écria une voix sévère ; par une meurtrière du fort solitaire, je vis le long fusil à canon rayé dirigé vers moi et je fis halte.

– Vous avez un de nos chevaux, s’écria une deuxième voix ; je pense que le drôle l’a volé, qui êtes-vous ?

– Je suis un ami, m’écriai-je, un voyageur. Permettez-moi d’entrer, et je vous expliquerai tout. Nous entrâmes ; un d’eux eut l’instinct que je disais vrai. Un autre s’imagina que je pouvais être un rénégat ou un Indien blanc, et que je désirais que l’on ouvrît la porte de la forteresse à des Indiens féroces.

L’un d’entre eux dit qu’il serait plus prudent de tirer sur moi. En Amérique, c’est la majorité qui l’emporte, et la majorité décida que je serais admis. Il y eut une grande surprise et une douleur sincère, lorsqu’ils apprirent la mort de leur compagnon.

Trois hommes ramassèrent immédiatement leurs rudes outils et suspendirent à leurs épaules leurs fusils à canons rayés. Ils se préparèrent à prendre la route où reposait le cadavre du jeune infortuné, afin d’enterrer ses restes d’après la coutume des frontières ; avec l’instinct de la discipline, un autre s’empressa de seller son cheval dans l’intention de porter le sac de dépêches que le pauvre Shem n’avait délaissé qu’avec la vie. De tout le groupe, c’était le courrier qui était le plus ému. Il eût préféré être de ceux qui allaient mettre dans la tombe son vieux camarade ; mais cela ne pouvait être ; c’était à son tour, disait-il les yeux pleins de larmes, de remplir la mission de facteur. Il s’équipait à la hâte pour la route périlleuse.

J’aventurai ma demande. Avec un air timide et gauche, je les priai de me donner l’autorisation d’obtenir sur ma route un cheval, aux relais. Je dis avec autant de modestie que possible que j’avais sauvé les dépêches ; les hommes paraissaient embarrassés et m’observaient minutieusement ; puis ils semblèrent réfléchir sur ma demande. Celui qui m’avait pris pour un renégat blanc, me jeta un regard, et dit brusquement :

– Comment pouvons-nous savoir si nous ne sommes pas trompés par une suite de mensonges. Peut-être est-ce lui qui a tué Shem, voulant se procurer une autre monture.

– Taisez-vous ; dit une voix de tonnerre, pleine d’indignation.

C’était la voix du courrier qui allait porter les dépêches.

– Vous devriez avoir honte de votre langage ; car voici un homme qui est le plus honnête homme possible, qui s’est battu à côté du pauvre Shem, qui lui a épargné le crâne, qui nous a apporté le sac de dépêches, et vous l’insultez avec votre méchante langue. Regardez, son cheval n’est pas las ; aussi reconduisait-il celui de Shem et vous osez lui dire qu’il a tué un chrétien blanc. C’est honteux !

– Oui, oui ! c’est honteux ! s’écrièrent les deux autres. Avez-vous jamais vu un damné renégat qui regarderait un homme, bien en face, d’un air hardi et honnête ? C’est un honnête garçon que ce monsieur, et si jamais il a besoin d’un ami dans un rude combat, nous sommes ses hommes.

Le trio me donna une poignée de main cordiale. Maintenant il me fallait profiter de l’occasion ; par conséquent je fis un appel énergique en leur demandant de me fournir des chevaux, et je leur affirmai que tout mon bonheur, mon avenir et celui de plusieurs autres personnes dépendaient de la vitesse de mon voyage. Ils m’écoutèrent avec bienveillance ; mais lorsque je terminai par ces mots : « Shem l’a désiré aussi en mourant et m’a prié de vous le demander, » c’en fut assez. Mon opposant grommela quelque chose où il fit entrer le mot de langue dorée ; puis parla de violation des réglements, ainsi de suite. Mais le grand courrier l’interrompit en affirmant sous serment que si la Compagnie se plaignait de cette infraction après les services que l’étranger avait rendus, ce serait une administration abominable et que pour sa part il ne la servirait plus.

– Venez, ajouta-t-il, venez, monsieur ; vous aurez une monture. Vous avez déjà perdu trop de temps, il faut que vous le rattrapiez. Venez choisir un cheval dans l’écurie. Voilà un mustang auquel votre selle ira comme sa peau. Le Rouan est le meilleur des deux animaux, mais on lui a écorché le dos. Demandez à Jonas de vous donner du biscuit, car il est certain que vous ne trouverez pas beaucoup d’hôtels ; chargez votre revolver, colonel ; prenez une bouteille de whisky. Prenez garde à votre monture, monsieur, la bête mord un peu. Ainsi nous garderons la vôtre jusqu’à votre retour, si vous revenez par cette route. Au revoir, mon ami.

Le courrier impatient termina ses préparatifs, s’élança en selle, balança sa carabine au-dessus de sa tête et partit en grande vitesse. Je le suivis aussi rapidement que possible, en jetant mes adieux à ceux qui restaient et qui étaient sur le point de partir pour la place où le pauvre Shem était étendu raide, à côté de ses ennemis couleur de cuivre. Le mustang moucheté était gras et paresseux en comparaison du leste poney couleur de café sur lequel mon guide était monté. J’eus beaucoup de peine à rattraper Dennis Bluk. Nous avancions avec une vitesse extraordinaire.

– Fouettez bien vite votre bête, colonel, s’écriait le courrier, nous sommes bien en retard. Ne la ménagez pas trop, donnez-lui de l’éperon, car cet animal-là est très rusé. Prenez garde à ces terres marécageuses où vous voyez ces touffes de mousse. Sapristi, elles enfonceraient un cheval jusqu’aux étriers, et vous seriez planté là. En avant, vite, monsieur, poussez-le à travers les ruisseaux, – non pas qu’un cheval de Parara puisse sauter comme une bête des États-Unis, mais poussez-le toujours !

Il me sembla que Dennis criait, et poussait son cheval de cette façon, sans autre motif que de calmer ses nerfs et de chasser ses soucis. Je m’en convainquis par ce fait qu’après avoir galopé avec le plus de rapidité possible pendant six ou sept milles, le courrier fit aller ensuite sa monture d’un pas constant et modéré.

– Bien, monsieur, dit-il, nous irons plus lentement maintenant, car je me trouve un peu plus calme. Peut-être ne le croyez-vous guère, colonel, mais j’étais sur le point de faire l’enfant. C’est vrai, ce pauvre garçon Shem, je l’avais connu depuis longtemps, je le connaissais bien ; car lorsque nous n’étions pas plus hauts que des baguettes, nous jouions ensemble au village de Pegwotte, près d’Utica, dans le vieux Kentucky.

Bluk décida qu’il fallait aller du côté de l’ouest, et choisit lui-même l’endroit.

– Ce seront de tristes nouvelles que nous aurons à apporter au vieux Amos. Il est très âgé, mais assez fort, il est maintenant au Bound-Poud pour faire le commerce des pelleteries ; ce ne serait pas moi qui voudrais lui dire ces nouvelles.

Le courrier fut silencieux pendant longtemps, et il ne parla que lorsque je fis un éloge bien mérité du courage de Shem. Je lui dis que je l’avais trouvé assommant sept Indiens, tel qu’un cerf aux abois. Les yeux de l’homme de la frontière brillèrent d’un regard plein de fierté.

– C’était un garçon courageux, monsieur, j’ai été témoin de son premier combat. C’était du côté du Midi. Il avait pour ennemis des Indiens, trois contre un seulement. Je puis dire que ce n’était pas un jeu d’enfant ce jour-là, monsieur.

Le courrier ouvrit sa large poitrine, ses narines se dilatèrent, ses lèvres devinrent rouges, lorsqu’il se souvint de la terrible lutte.

Ce courrier était un homme beaucoup plus fort que Shem, monsieur ; gai et moins léger, mais il ne lui manquait pas, dans le caractère, une certaine poésie rude et pratique. Il disait qu’il connaissait la fiancée de Shem ; qu’elle était une assez jolie fille, et qu’il était rare de rencontrer une jeune fille pareille sur la frontière où elles sont toutes d’une nature de chat sauvage.

Peut-être que sa douceur, sa piété avaient plu à Shem. Bluk parlait avec sentiment, et avec une profonde conviction du chagrin qui attendait le vieil Amos Grindrod, qui était un chasseur autrefois renommé par son courage, son habileté à la guerre et à la chasse.

– Ces nouvelles raccourciront les jours du vieillard, monsieur ; mais il est heureux que la vieille mère ne vive pas pour les entendre, car elle adorait tellement Shem que, s’il avait seulement mal au doigt, elle tremblait comme une poule dont on a volé les petits. C’était une bonne vieille, elle soignait ma mère, lorsqu’elle prit la fièvre de ces marais.

L’honnête Dennis avait trop de politesse instinctive pour être curieux à l’égard de mon voyage ; quant à cela, comme en plusieurs autres choses, il dépassait en tact de vraie politesse maintes personnes qui s’habillent en vestes de satin et portent des bottes vernies ; mais il me donnait quelques bons conseils :

– Allez doucement, disait-il, ne vous tourmentez pas, colonel, vous avez trop de couleur aux joues ; lorsque j’ai pris vos mains, elles étaient fiévreuses comme un morceau de peau de daim rôti. Je crois que vous avez raison de ne pas prendre de whisky, vous, bien que pour moi ce soit une nourriture de consolation. Mais si vous aviez un accès de fièvre, elle vous retarderait longtemps ; ainsi ne vous tourmentez pas. Dormez autant que possible. Quant aux Indiens, il n’est pas très probable qu’ils attaquent des hommes blancs, lorsqu’ils verront qu’il n’y a rien à prendre que deux moutons qu’on peut se procurer en jetant le lasso ou le lariot. C’est autre chose pour les trains d’émigrants, car les démons rouges sentent le butin dans les voitures et ce ne sont que les dragons qui peuvent les effrayer. C’est la rancune qui a fait tomber le Buffle enragé sur Shem, car celui-ci lui avait infligé le fouet un soir au fort Bridgow, lorsque l’Indien était ivre avec du whisky que quelques coquins lui avaient vendu. Ces Indiens-là ne pardonnent jamais. Gardez-vous des bandes en embuscade, monsieur, lorsque vous arriverez aux passes des montagnes. Les Indiens peints en noir prendront des chevaux et des vêtements, mais les autres ont un penchant pour les chevelures !

Je recevais les bons conseils de mon guide, et j’essayais de poursuivre le voyage avec autant de sang-froid que possible. Je me reposais à chaque occasion, ne fut-ce que cinq minutes, tandis que l’on mettait des selles sur de nouveaux chevaux. Et c’est merveilleux de penser combien un petit sommeil de cinq minutes me remettait. Plus d’une fois mon compagnon me dit : « Colonel, vous tombez de sommeil ; fermez les yeux, si vous voulez, et donnez-moi les rênes, je conduirai les deux chevaux, car vous ne pouvez guère rouler à bas de votre lit. » À vrai dire, la selle profonde convenait admirablement à l’usage d’un cavalier dans un état d’assoupissement ; une fois, je dormis longtemps et profondément, non sans être dérangé par des cahots. Lorsque je me réveillai, je me trouvai soutenu par le bras fort et puissant de mon conducteur qui galopait auprès de moi déjà depuis longtemps et qui ménageait les deux brides avec la main gauche.

– Je vous ai laissé dormir, colonel, car je pensais que cela vous remettrait un peu, dit le brave garçon.

Dans la prairie, comme dans le monde, je trouvai que les bons sentiments étaient la règle, et les mauvais l’exception. Mais les fatigues dépassèrent tout ce que j’avais pu rêver. Nous poursuivions toujours notre route, jour et nuit, tour à tour sous un soleil brûlant ou par un temps de gelées terribles et de vent du nord. Nous traversâmes des petits fleuves, des marais, où nous nous élancions à travers des plaines sans limites.

J’apprenais presque à haïr les vastes étendues de tourbes, les horizons bleus, les éminences de terre où des voitures légères auraient pu passer. Nous allâmes toujours et arrivâmes enfin à une place où l’herbe longue est remplacée par de l’herbe courte et dure ; la véritable herbe de buffles que les bisons aiment. L’eau devenait rare, et la sauge-plante remplaçait les arbustes fleuris de l’occident. De temps en temps les pieds de nos chevaux se prirent dans une terre blanche d’une sorte de désert, jonchée de cristal de sel qui étincelait aux rayons du soleil. Nous ne voyions que peu d’Indiens et encore moins de gibier. Ce dernier avait été effarouché par le passage constant d’émigrants. Je ne puis vous donner au juste une idée de ce voyage interminable, de l’état de mes membres, de leurs douleurs, de mes muscles raides et tendus. Encore moins pourrais-je vous faire comprendre combien je souffrais de la tension continuelle de l’esprit et des facultés qui me fatiguaient le crâne autant que l’exercice me fatiguait le corps.

Je n’oublierai jamais la soirée de mon arrivée à Salt-Lake-City, la capitale du territoire Utah et la nouvelle Jérusalem des Mormons. De là, je devais me rendre dans des régions plus civilisées. À ma grande surprise, je trouvai les habitants de la station de Salt-Lake-City beaucoup plus méfiants et revêches que, dans les lointaines stations, je ne les avais vus au milieu des prairies. Ils étaient des gentils au milieu d’une population fanatique, dominée par cette étrange croyance dont l’étendard a été arboré dans les solitudes de l’occident.

Je ne fus pas longtemps à apprendre le motif de leur triste préoccupation.

– Où est Jack Hudson ? demanda le courrier qui était avec moi, après que les premières salutations eurent été échangées.

– Qui sait ? répondit l’homme à qui il s’était adressé, je n’en sais rien. Seth m’a dit qu’il était allé à la ville. Si c’est comme cela, il n’est pas encore revenu, voilà tout ce que je puis vous dire.

– Quand est-il parti, Seth ? demanda le courrier.

– Il est parti il y a deux jours, répondit Seth en grattant la surface d’une chique de tabac avec un long couteau, – avant le coucher du soleil.

– Il n’a pas déserté assurément, Jack était trop loyal pour cela, dit le courrier d’un ton de confiance.

– Déserté ! Oh non ! mais voilà ce qu’on doit mettre dans le rapport : qu’il n’était pas arrivé.

Le courrier regarda fixement Seth à la figure avec un regard significatif, et leva lentement son index. Seth fit un signe d’assentiment.

– Le moins que l’on dit est le mieux, ajouta Seth, en m’observant d’un air méfiant.

– Oh ! le colonel ne dira rien, vous pouvez parler devant lui comme devant moi, mon garçon, s’écria le courrier des dépêches. Vous voulez dire que ce sont ces sanguinaires Mormons.

– Nist ! nist ! Vous vous ferez tous couper la gorge, s’écria l’homme le plus âgé, en se montrant très alarmé. Il peut y avoir un de ces scélérats à portée de nous entendre.

Il regarda par la fenêtre, devant la porte, pour s’assurer que personne n’écoutait.

– J’ai oublié, fit Seth en s’excusant ; mais dites-moi ce que vous savez à l’égard de Jack Hudson. Je crains, poursuivit-il d’une voix très basse, qu’il soit parti pour toujours. Il s’inquiétait de sa sœur Ney Hudson qui s’était jointe aux Mormons l’hiver dernier, dans l’Illinois, où elle était restée.

– Heu ! heu ! dit le courrier, j’en ai entendu dire autant.

– Voilà ce que je crois, continua Seth : je crois que Jack s’est fait nommer à cette station pour demander sa sœur et la ramener chez elle et à sa religion. Et, voyez-vous, les Mormons ne voudront pas de cela.

– Peuh ! dit encore le guide Jen.

– De sorte que Seth et moi nous pensons, dit l’aîné du groupe, que Jack a fait l’espion une fois de trop et qu’il est un Shaussip.

– Shaussip ! répétai-je, qu’est-ce que cela ?

L’homme me jeta un regard curieux.

– Comment, vous n’avez jamais entendu parler de Shaussip, monsieur ? Tant pis pour vous, avez-vous entendu parler des Danstes ?

C’est vrai, j’avais entendu parler vaguement de cette police secrète du pays des Mormons, de ces féroces fanatiques qui obéissent si aveuglément à leur prophète.

– Allons donc ; vous avez raison de croire que votre camarade est… !

– Qu’il repose sous la boue salée d’un de ces lacs tout près d’ici, interrompit l’aîné, qu’il n’y reste pas seul non plus. Il manque plusieurs personnes qui n’ont jamais pu retourner en Californie. Ils resteront là jusqu’au jour du jugement, alors que le grand Lac Salé rendra ses morts, pareil au reste de la terre et des eaux.

Je demandai si on ne pouvait pas faire appel aux anciens Mormons ?

– Ce serait inutile, colonel ; supposez que demain j’aille chez Brigham ou Kimball, ou chez tout autre de leurs grands hommes, anciens, anges, grands-prêtres, ou je ne sais qui, – et que je demande : Jack Hudson ! Brigham a la langue très merveilleuse… « Que puis-je apprendre d’un fuyard gentil ? » Peut-être un autre me donnera un verre de vin qui me rendra malade et j’en mourrai. Vous pouvez bien lui ouvrir les yeux… mais c’est de cette manière qu’est mort le trésorier de l’État… après avoir pris des rafraîchissements à la maison de l’ange Badger ?… Celui-là est un joli ange, pardieu ! Et soit que j’accepte à boire sous le toit d’un Mormon, soit que je revienne tard la nuit ou que je m’égare en route, tout cela est d’un danger égal.

– Croyez-moi, monsieur, c’est aussi vrai que la mort ! Je sais que la semaine dernière, en passant devant le grand lac, je vis la figure d’une femme morte, toute blanche et sans mouvement au fond de l’étang salé.

Seth s’était montré très mal à son aise pendant ce discours. Il se releva brusquement, en jurant, et ouvrit la porte avec précaution pour savoir si on écoutait.

– Tiens, dit-il, nous ferions mieux de ne pas parler de ces affaires, puisque nous sommes hors du territoire. Les Mormons sont tellement rusés, qu’il me semble qu’ils ont des oreilles partout. S’ils avaient une idée de ce que nous disons, le colonel ne verrait jamais New-York, et je ne retournerais jamais chez moi à Montgomery.

Je n’étais pas fâché, après une longue course au clair de la lune, de me retrouver au point du jour près des limites du territoire des Mormons.

Le reste du voyage n’eut pas d’aventures. Il y avait des fatigues à subir, mais point de périls. Nous traversâmes une route jonchée d’ossements blanchis provenant de chevaux, de mulets, et où de petits monticules de tourbe marquaient la dernière place du repas d’un émigrant, de sa femme et de son enfant destinés à ne jamais atteindre la terre d’espérance. Les provisions étaient maintenant plus abondantes. On trouvait de l’eau plus facilement que lorsque les Mormons expulsés prirent leur fameuse marche à travers le désert, et qu’ils marquaient de tombeaux la route vierge. Nous faillîmes être enterrés dans la neige en traversant les montagnes rocailleuses ; c’était là notre dernier péril.

 

J’avais rempli le triste devoir de dire au vieux Amos la mort de son fils et de lui remettre le petit bout de ruban taché de sang qui devait être rendu à sa fiancée. Le vieillard essaya de supporter cette désolante nouvelle avec le stoïcisme de ces Indiens parmi lesquels il avait passé une grande partie de sa vie. Et il exprima de la joie en apprenant que Shem était mort comme un homme de Kentucky doit mourir, avec un grand courage. Mais quelques instants après, la nature fut vaincue. Les traits du vieillard s’agitèrent convulsivement, les larmes coulèrent de ses yeux âgés, pendant qu’il disait en sanglotant : « Shem ! Mon cher enfant Shem. C’est moi qui devrais être mort, et non pas lui. »

Enfin ce fatigant voyage était terminé, et les toits d’un village apparurent. Je descendis gaiement de mon cheval, je pressai gaiement les mains dures du courrier de la Compagnie-Express, laissant cet honnête garçon se préoccuper beaucoup des caractères cabalistiques d’un billet de dix mille dollars que je lui présentai. Je louai une voiture à deux chevaux et je partis immédiatement. Bientôt je l’échangeai pour une voiture meilleure qui me rendit de bons services, jusqu’à ce que j’entendis le hennissement de ce bon cheval à vapeur : la locomotive. Et je pris mon billet de chemin de fer. Quel luxe, quel délice de voyager ainsi, après un voyage à cheval ! Je dormis d’une façon qui provoqua la curiosité de plus d’un voyageur au sujet de mes affaires et de ma position.

J’avais déjà envoyé ce télégramme à New-York :

– Malle Californienne, via Panama, est-elle arrivée ?

La réponse était encore plus brève :

– Non.

C’était bien, jusque là.

– Ma peine n’était pas perdue ; je pouvais espérer être à New-York avant le docteur, dit le colonel Joram Nechler. Il est vrai que la victoire n’était pas encore gagnée. Il restait toujours les papiers de valeur.

Le train s’arrêta et j’entendis dire :

– Massa ! sortir ici ! C’est New-York, Massa ?

Quelqu’un me secouait le bras – une autre personne tenait une lanterne tout près de ma figure ; c’était le nègre d’un homme blanc et le conducteur du train.

– Je vais à l’hôtel Métropolitain, lui dis-je, j’ai besoin d’une voiture ; mais je n’ai pas de bagages. Savez-vous si la malle Californienne est arrivée ?

– Oui, monsieur, elle est arrivée, dit un revendeur de journaux qui se tenait tout près – voici toutes les nouvelles. Voici le Héraut, la Tribune, le Times.

J’achetai un journal, et je donnai un coup d’œil à la liste des voyageurs débarqués : tant de poussière d’or, tant de lingots – un voyageur européen distingué, le directeur des forêts, la signora Contatini, les colonels Joram Nechler, etc.

Le conducteur de la voiture était, comme à l’ordinaire, un Irlandais, et heureusement ce n’était pas un nouvel arrivé. À cette heure tout était fermé. Il me conduisit au magasin d’un juif qui faisait le commerce d’habits. J’achetai de nouveaux habits, du linge, une valise, je rasai ma barbe avec des rasoirs fournis par le juif. De sorte que le cocher conduisit à l’hôtel métropolitain un gentilhomme à l’air ordinaire et propre, au lieu du Californien à chemise de flanelle sale qui avait d’abord loué sa voiture.

Je demandai poliment de me faire voir les adresses des voyageurs avant de louer un appartement dans cet hôtel. Le nom de Nechler était inscrit dans le livre.

Je pensais bien qu’il descendrait au Métropolitain, car je l’avais entendu parler de cette maison. Je flanai à la buvette et sur les escaliers, jusqu’à ce que j’appris par hasard qu’il était couché.

Puis je me retirai pour réfléchir à ce que j’avais à faire, et j’avoue que j’étais un peu embarrassé.

Nechler se rendrait sans doute à la banque le lendemain matin, pour présenter le faux bon et peut-être escompter les billets. Il fallait que je l’arrêtasse ; mais comment ? Devais-je aller droit à la police et ramener les agents avec moi ? – Non, ce n’était pas comme cela qu’il fallait agir aux yeux de la loi. Nechler passerait par la suite pour un homme innocent et moi, pour un faux accusateur ; puis je songeai à le confronter hardiment, et à le forcer à me rendre ce qui était la propriété de la maison, même le pistolet en main, s’il le fallait. Mais cela était un moyen trop excentrique pour être adopté dans un des premiers hôtels de New-York. Je ne savais que faire.

– Mon Dieu, quelle odeur de feu, que l’air est suffocant, épais, quelle fumée ! Mais le feu a pris à la maison !

Je m’élançai de mon lit, je m’habillai à la hâte. À quelque chose malheur est bon. En sonnant pour avertir le monde, je pensai à Joram Nechler.

– Au feu ! au feu ! – Ce cri terrible réveilla ceux qui dormaient, pareil à la dernière trompette. Des nuées de fumée noire passèrent rapidement par les corridors illuminés de place en place par des rubans de flammes qui, telles que des langues de serpents d’argent, léchaient les murs et les parquets. On entendait des cris, on ouvrait des portes avec violence. Les hommes, les femmes et les enfants s’élancèrent de leurs chambres à moitié habillés, en jetant des cris horribles. C’était une scène de confusion et de terreur, le feu gagnait du terrain, la fumée était épaisse à aveugler. Tout le monde s’enfuyait, moi excepté. Je cherchais à trouver mon chemin vers la chambre de Joram dont je connaissais la disposition et le numéro. Je savais que je risquais ma vie, mais l’enjeu valait bien que je courusse un pareil risque. J’étais presque suffoqué, en m’appuyant au mur où la fumée était la plus épaisse. Tout à coup, quelqu’un à moitié habillé, fuyant avec crainte, me renversa presque en s’élançant les bras étendus. Cet homme prononçait un juron sauvage, le feu jaillissait droit dans sa figure. C’était Joram Nechler. Il ne me reconnut pas, mais il s’élançait en avant, en ne songeant qu’au danger. Est-ce qu’il avait les papiers ? il me semblait que non. J’espérais que non. – C’était donc sa chambre à lui dont la porte était à moitié ouverte et dans laquelle la fumée roulait, et non seulement la fumée, car je voyais une étroite langue de feu qui glissait sur le parquet à côté des boiseries. Je me jetai au-devant. La fumée me faisait cuire les yeux, à peine pouvais-je respirer. Mais ni la fumée, ni le feu ne pouvaient me détourner. Les habits et la boîte à toilette étaient restés où Nechler les avait laissés. La boîte était ouverte ; mais il n’y avait point de papiers. La valise aussi était ouverte, mais là non plus point de papiers, – Il les avait donc avec lui ! – Je risquais ma vie inutilement, Emma était perdue pour moi ! La fumée me suffoquait, le feu insupportablement chaud avait gagné le lit. Les rideaux se consumaient dans une grande flamme jaune. Les langues subtiles des flammes me touchaient presque les pieds : je devais fuir ou périr.

J’entendais, au dehors, le bruit des pompes à incendie, et les exclamations de la foule, – puis le bruit de l’eau jetée avec violence contre la maison, pendant qu’on faisait des efforts prodigieux pour éteindre le feu.

*

* *

Je m’en allais en chancelant, lorsque je vis un portefeuille de cuir de Russie, à demi-caché, sous le traversin : – dans sa terreur le coquin l’avait oublié ; les rideaux enflammés tombaient sur moi en fragments, – mes mains furent brûlées. – Je saisis l’objet précieux, – je l’ouvris.

Oui ! les bons et les billets étaient tous là dedans ! je le déposai dans ma poche, – je quittai la chambre, je frayai mon chemin en luttant contre le feu dans le corridor ; l’eau avait dompté les flammes jusqu’à un certain point, et les pompiers étaient certains désormais d’arriver à éteindre l’incendie dans peu de temps.

À moitié suffoqué, brûlé, mais le cœur palpitant de fierté, je descendis les escaliers échauffés et pleins de monde. J’atteignis l’air et je tombai évanoui.

*

* *

Je n’ai plus rien à raconter. – Je suis un associé de la maison. – Emma est ma femme, son frère est revenu à de bons sentiments, – il habite un autre pays. – La maison Spalding-Hausermann et Cie a accordé une pension à la pauvre jeune fille qu’aurait dû épouser Shem.