III – Rencontre d’un mauvais sujet
Pendant que le peintre achevait son histoire, un autre visiteur avait ouvert la porte. Il était resté poliment en arrière, afin de ne pas interrompre la personne qui parlait.
Lorsque le récit fut terminé, il s’avança et s’exprima en très bon anglais, bien qu’il fût Français ; il ne se trouvait dans notre pays qu’en passant et pour le visiter. Dans le cours d’une vie aventureuse, il avait eu occasion d’apprendre notre langue sur le continent et la nécessité l’avait obligé d’y avoir souvent recours ; plusieurs années s’étaient écoulées depuis ce moment et il n’avait pas eu d’autres occasions de visiter l’Angleterre que celle qui l’amenait maintenant ; il demeurait avec quelques amis dans le voisinage.
On lui avait parlé de l’ermite et il était venu sur la propriété de Thomas Tiddler pour déposer son hommage aux pieds de cet illustre propriétaire foncier. Le visiteur français fut-il surpris ? Pas le moins du monde, sa figure montrait de profondes marques d’anciens soucis et d’anciens tourments. Peut-être rien ne pouvait-il le surprendre maintenant.
Non, aucune chose ; s’il eût vu M. Mopes sur le territoire français, il eût été pétrifié sur place. Mais M. Mopes, sur le territoire anglais, était simplement un nouveau développement de la maladie du caractère national dont le spleen anglais est la cause et dont le suicide qui le suit est l’effet ; les prompts suicides (dont il avait déjà entendu parler par les littérateurs de son pays) par lesquels on se jette à l’eau, les lents suicides qu’il voyait de ses propres yeux, qui consistent à s’enterrer parmi la suie et la cendre dans une cuisine, sont deux manières curieuses, mais rien ne surprend un Français lettré, laissant notre caractère national se montrer sous son jour le plus favorable, lorsque le temps a fourni à ce gentleman l’occasion de mieux l’étudier. Le voyageur lui demanda donc poliment de pouvoir prendre la parole après l’artiste et de raconter sa propre histoire.
Après un moment de graves réflexions, il nous dit que sa jeunesse avait été marquée par des souffrances qui n’étaient pas ordinaires, qu’il avait couru de grands périls. Il ajouta qu’il ne se refusait pas à nous raconter une de ses aventures ; mais il prévint d’avance son auditoire qu’il serait probablement fort étonné, et nous demanda de ne pas former notre opinion sur lui avant de connaître la fin de son histoire.
Après ce préambule, il commença ainsi :
« Je suis Français de naissance, et je me nomme François Thierry. Je ne veux pas vous fatiguer de l’histoire de ma jeunesse. Je vous dirai seulement que je commis une faute politique, que l’on me condamna aux travaux forcés et que j’ai été exilé depuis ce jour. À l’époque dont je parle, la marque n’était pas abolie et je pourrais vous montrer, si je le voulais, les lettres rouges qui sont sur mon épaule. Je fus arrêté, jugé et condamné à Paris. Je quittai le tribunal avec le bruit de cette condamnation résonnant encore à mes oreilles. Le bruit sourd des roues de la voiture cellulaire se répéta pendant toute la route de Paris à Bicêtre, et le lendemain et le surlendemain j’entendis ce même bruit fatigant depuis Bicêtre jusqu’à Toulon.
Lorsque je veux me rappeler ce qui se passa dans ce temps-là, il me semble que j’ai dû être abasourdi par la sévérité inattendue de ma condamnation, car je ne me rappelle rien du voyage ni des endroits où nous nous arrêtâmes. Rien que l’éternelle répétition de ces mots : « Travaux forcés ! Travaux forcés ! Travaux forcés à perpétuité ! »
La voiture s’arrêta bien tard dans l’après-midi du troisième jour. Nous étions arrivés. On ouvrit la porte et on me conduisit à travers une cour pavée dans un long corridor carrelé, puis dans une grande salle dallée, faiblement éclairée par en haut. Là un surintendant militaire m’interrogea. On inscrivit mon nom sur un énorme registre avec des fermoirs en fer comme un livre d’heures. « Deux cent sept ! » dit le surintendant, « vert ! » On me conduisit dans une salle contiguë, on me fouilla, on me déshabilla complètement et on me plongea dans un bain froid ; à la sortie du bain on me mit le costume des forçats : une chemise grosse comme du canevas, un pantalon de serge jaune, une blouse de serge rouge et de gros souliers ferrés, puis une casquette verte ; sur chaque jambe du pantalon, sur le devant et le dos de la blouse étaient imprimées les fatales lettres : « T. F ! » Sur une étiquette de cuivre, attachée sur le devant de la casquette, était gravé le numéro 207. Le surintendant se tenait tout près et regardait faire.
– Allons, dépêchez-vous, dit-il en tournant sa longue moustache entre le pouce et l’index. Il se fait tard ; il faut qu’on vous marie avant le souper.
– Me marier ! répétai-je.
Le surintendant riait en allumant un cigare, et son rire fut répété par les gardiens et les geôliers. Puis, on me conduisit par un autre corridor carrelé dans une autre cour pavée et de là dans une salle sombre pareille à la dernière, mais remplie de figures sales, du cliquetis des fers et ayant à chaque bout une ouverture circulaire à travers laquelle la bouche d’un canon s’avançait affreusement.
– Amenez le numéro 206, dit le surintendant, et appelez le prêtre.
Le numéro 206 s’avança d’un coin éloigné de la salle, traînant après lui une lourde chaîne. Il était accompagné d’un maréchal aux bras nus qui portait un tablier de cuir.
– Couchez-vous, me dit le maréchal en me donnant un insultant coup de pied.
Je me couchai à terre. Un lourd anneau de fer qui était attaché à une chaîne de dix-huit anneaux, fut rivé à ma cheville d’un seul coup de marteau ; un deuxième anneau réunit les bouts de ma chaîne, et ceux de la chaîne de mon compagnon, et fut rivé de la même manière. – L’écho de chaque coup résonna à travers la voûte, pareil à un rire sépulcral.
– C’est bien, dit le surintendant en tirant de sa poche un petit livre rouge – Numéro 207, écoutez le code de la prison : si vous essayez de vous échapper sans y réussir, vous recevrez la bastonnade. Si vous réussissez à sortir du port, et qu’on vous rattrape, vous aurez trois ans de chaînes doubles. Aussitôt qu’on remarquera que vous manquez à l’appel, on tirera trois coups de canon, des pavillons d’alarme seront arborés sur les bastions. On enverra par le télégraphe des signaux aux gardiens des côtes, à la police des dix arrondissements voisins. On mettra à prix votre tête. On placardera des affiches aux portes de Toulon et dans toutes les villes de l’Empire, et on aura le droit de tirer sur vous si on ne peut pas vous capturer vivant.
Après avoir lu ce code avec une complaisance moqueuse, le surintendant reprit son cigare, remit le livre dans sa poche, et s’en alla.
Tout était fini maintenant, – tout : l’étonnement incrédule, la tristesse rêveuse – l’espérance cachée au fond du cœur des trois jours précédents : j’étais un forçat (l’esclavage des esclavages !)
J’étais enchaîné à un compagnon forçat ; je relevai les yeux, et je trouvai que les siens étaient fixés sur moi. C’était un homme au front bas, basané, sombre et mal embouché, paraissant quarante ans ; il n’était pas beaucoup plus grand que moi, mais très solidement bâti.
– Ainsi, dit-il, vous êtes là pour la vie, n’est-ce pas, comme moi ?
– Comment savez-vous que je suis ici pour la vie ? lui dis-je avec accablement.
– Par cela, dit-il en touchant brusquement ma casquette avec le revers de la main. Verte, c’est pour la vie ; rouge, pour un certain nombre d’années. Pourquoi êtes-vous ici ?
– J’ai conspiré contre le gouvernement.
Il haussa les épaules avec un geste de mépris.
– Diable ! vous êtes donc un forçat gentilhomme ? J’ai cela dans l’idée, c’est dommage que vous autres, vous n’ayez pas une place spéciale. Nous autres, pauvres diables de forçats, nous détestons cette belle société.
– Y a-t-il plusieurs prisonniers politiques ? demandai-je après une pause.
– Aucun dans cette partie de la prison.
Puis il ajouta avec un juron, comme s’il soupçonnait ma pensée :
– Je ne suis pas innocent. C’est pour la quatrième fois que je suis ici. Avez-vous entendu parler de Gasparo ?
– De Gasparo le faussaire ?
Il fit un signe d’assentiment.
– Celui qui s’est échappé, il y a trois ou quatre mois, et qui flanqua la sentinelle à bas des remparts, au moment où elle allait donner l’alarme ?
– Oui, je suis cet homme.
– J’avais entendu dire que, dans sa jeunesse, cet homme avait été condamné à un long emprisonnement solitaire, dans une triste cellule, et qu’il était sorti de cet antre, abruti comme une bête féroce.
Je tressaillis ; et, en tressaillant, je vis son regard fauve qui prenait date de vengeance contre moi. Dès ce moment il me détesta ; et, dès lors, j’eus pour lui l’antipathie la plus grande.
Une cloche sonna et je vis revenir un détachement de forçats de son travail. Ils furent immédiatement fouillés par les gardiens et enchaînés deux à deux, à une plate-forme en bois inclinée jusqu’au centre de la salle, et on servit alors notre repas de l’après-midi : il se composait d’une soupe aux haricots, d’une ration de pain, de biscuits de mer, et d’une mesure de vin ordinaire. Je bus le vin, mais je ne pus rien manger. Gasparo s’appropria tout ce qu’il voulut de ma portion restée intacte. Ceux qui étaient le plus près de nous se disputaient le reste. Le souper fini, un coup de sifflet aigu résonna dans la salle, chaque homme prit l’étroit matelas posé sur la plate-forme qui nous servait de lit commun, se roula dans une natte de plantes marines et se coucha. En moins de cinq minutes tout était profondément tranquille. De temps en temps, j’entendais le maréchal qui faisait le tour de la salle avec son marteau pour s’assurer si les grilles étaient solides, et si les verrous du corridor étaient fermés. De temps en temps un gardien passait avec son mousquet sur l’épaule.
Parfois on entendait gémir un forçat secouant ses chaînes pendant son sommeil. Mon compagnon dormait profondément. Enfin à mon tour je perdis la conscience de ce qui m’entourait.
J’étais condamné aux travaux forcés. À Toulon il y en a de différents genres : tels que travailler dans les carrières, dans les mines, dans les docks, charger et décharger des vaisseaux, transporter des munitions, etc. Gasparo et moi nous étions employés, avec environ deux cents autres forçats, dans une carrière un peu au delà du port. Jour après jour, semaine après semaine, depuis les sept heures du matin jusqu’à sept heures du soir, les rochers retentissaient de nos coups de marteau à chacun desquels nos chaînes résonnaient et rebondissaient sur le sol pierreux.
Sous ce climat brûlant, des tempêtes terribles et des sécheresses tropicales se succèdent continuellement pendant l’été et l’automne. Combien de fois suis-je rentré à ma prison et me suis-je mis sur mon grabat, trempé jusqu’aux os après avoir travaillé péniblement de longues heures sous un ciel brûlant !
Ainsi s’écoulèrent les derniers et tristes jours du printemps, puis arriva l’été et l’automne encore plus tristes.
Mon compagnon forçat était un Piémontais ; il avait été voleur, faussaire et incendiaire. En s’échappant, la dernière fois, il avait tué un homme. Dieu seul connaît combien mes souffrances étaient augmentées par cette détestée camaraderie. Comme je frissonnais au simple attouchement de sa main, comme j’avais mal au cœur lorsque sa respiration venait sur moi pendant la nuit. Quand nous étions couchés à côté l’un de l’autre, j’essayais de dissimuler ma répugnance. Mais c’était vainement, il le sentait aussi bien que moi, et il s’en vengeait par tous les moyens que pouvait inventer sa nature vindicative. Ce n’était pas étonnant qu’il me tyrannisât, car ses forces physiques étaient gigantesques, et il se regardait comme le despote naturel de tout le port.
Mais sa tyrannie était le moindre des tourments que j’avais à endurer. J’avais été élevé avec délicatesse ; il attaquait sans cesse en moi ce sentiment.
Je n’étais pas habitué au travail manuel, il m’imposa la plus grande partie de notre travail journalier. Quand j’avais absolument besoin de repos, il insistait pour me faire marcher. Lorsque mes membres avaient des crampes, il s’obstinait à se coucher et refusait de bouger. Il chantait des chansons obscènes et racontait les hideuses histoires de ce qu’il avait fait et pensé pendant sa réclusion. Il tortillait notre chaîne, d’une telle façon qu’elle me faisait mal à chaque pas. À cette époque j’avais vingt-deux ans, et depuis mon enfance ma santé avait toujours été faible. Par conséquent il m’était tout à fait impossible de me défendre ou d’user de représailles et, si je m’étais plaint au surintendant je n’aurais poussé mon tyran qu’à de plus grandes cruautés.
Enfin il vint un jour où sa haine parut s’adoucir. Il me permit de dormir, lorsque l’heure du repos vint ; il s’abstint de chanter les chansons que je détestais et parut plongé dans de graves méditations. Le lendemain de ce jour, dès que nous fûmes au travail, il se rapprocha de moi pour pouvoir me parler tout bas et me dit :
– François, êtes-vous disposé à vous échapper ?
Je sentis le sang me monter au visage. Je serrais les deux mains – je ne pouvais parler.
– Pourrez-vous garder un secret ? dit-il.
– Jusqu’à la mort !
– Écoutez alors : demain un maréchal renommé doit visiter les ports, il fera l’inspection des docks, des prisons, des carrières. On tirera beaucoup de coups de canon dans les forts, ainsi que sur les vaisseaux. Pendant ce temps, si deux forçats s’échappaient, un ou deux coups de canon de plus n’attireraient pas l’attention dans la ville ni autour de Toulon. Comprenez-vous ?
– Vous voulez dire que personne ne reconnaîtrait le signal ?
– Pas même les sentinelles aux portes de la ville, pas même les gardiens dans les carrières tout près. Par le diable, qu’y a-t-il de plus facile que de faire tomber nos chaînes avec la pioche, lorsque l’intendant ne nous surveillera pas et qu’on tirera les salves d’arrivée. Osez-vous vous aventurer ?
– Oui ! lui dis-je.
– Eh bien, c’est convenu ; donnez-moi une poignée de main.
Je ne lui avais jamais touché la main volontairement, et je sentis que la mienne était souillée de sang par ce contact. Je vis à l’éclair de son regard qu’il interprétait bien la faible étreinte de ma main.
Le lendemain matin, on nous réveilla une heure plus tôt qu’à l’ordinaire. Nous fûmes inspectés dans la cour de la prison.
On nous servit une double ration de vin avant le travail. À une heure, nous entendîmes la première salve des vaisseaux de guerre dans le port. Ce bruit me remuait comme un choc galvanique.
Les forts répétèrent le signal l’un après l’autre, tout le long de la batterie, des deux côtés du port. Les détonations suivirent les détonations, et l’air se remplit de fumée.
– Au premier coup de canon qu’on tirera là-bas, chuchota Gaspard en indiquant les casernes derrière les prisons, frappez le premier anneau de ma chaîne, tout près de ma cheville.
Un soupçon rapide traversa mon esprit.
– Si je le fais, lui répondis-je, comment puis-je être sûr que vous me libérerez après ? Non, Gasparo, il faut que ce soit vous qui me donniez le premier coup.
– Comme vous voudrez, dit-il en riant et en laissant échapper une imprécation.
Au même instant un éclair parut sur les créneaux de la caserne la plus proche de nous et un retentissement semblable au tonnerre se répéta dans tous les rochers aux alentours. Pendant que ce bruit éclatait au-dessus de nos têtes, je vis Gaspard qui donnait un coup sur mon anneau et je sentis que la chaîne tombait. À peine l’écho du premier canon avait-il cessé de résonner, qu’on en tira un deuxième. C’était maintenant le tour de Gaspard à être libre. Je frappai, mais avec moins d’habileté, et je fus obligé de recommencer deux fois avant de pouvoir briser l’anneau obstrué. Puis nous continuâmes en apparence à travailler en nous tenant tout près l’un de l’autre, la chaîne traînant entre nous. Personne ne nous avait remarqués, personne à première vue n’aurait pu distinguer ce que nous avions fait. Au troisième coup de canon, une troupe d’officiers et de personnages appartenant à diverses administrations parut à un détour de la route qui menait à la carrière. En un instant chaque tête se tourna dans leur direction. Chaque forçat abandonnait son travail, chaque garde présentait les armes.
Alors, jetant nos casquettes et nos pioches ; nous escaladâmes le fragment de rocher sur lequel nous venions de travailler, nous tombâmes dans le ravin au dessous et nous prîmes un défilé qui menait dans la vallée.
Nous ne pouvions courir bien vite, encore embarrassés par les anneaux qui étaient restés à nos chevilles. Pour ajouter à cette difficulté, la route était très irrégulière, remplie de cailloux et de blocs de granit, tortueuse comme les replis d’un serpent.
Tout à coup, au tournant de l’angle d’une falaise qui s’avançait, nous tombâmes sur un petit corps de garde de deux sentinelles. Nous retirer était impossible. Les soldats étaient à quelques mètres de nous. Ils présentèrent les mousquets en nous criant de nous rendre.
Gaspard se retourna vers moi, comme un loup aux abois.
– Sois maudit, dit-il en me donnant un coup affreux, reste et sois pris ! Je t’ai toujours haï !
Je tombai à terre, comme si l’on m’eût frappé à deux mains avec un marteau. Je vis, en tombant, Gaspard jeter avec violence un soldat à terre et passer devant l’autre avec la rapidité de l’éclair. J’entendis la détonation d’un coup de fusil et puis… tout devint sombre, j’étais sans connaissance. – Lorsque j’ouvris les yeux je me trouvai à terre, dans une petite chambre sans meubles et faiblement éclairée par une toute petite fenêtre très rapprochée du plafond. Il me semblait que plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis que je m’étais évanoui. À peine avais-je la force de me relever, et une fois levé je me tenais debout avec difficulté.
La place où ma tête avait reposé était trempée de sang. Encore tout étourdi et l’âme pleine d’anxiété, je m’appuyai contre le mur et j’essayai de penser.
D’abord où étais-je ? évidemment ce n’était pas la prison d’où je m’étais échappé. Là, tout était en pierres solides et en grillages de fer ; ici il n’y avait que des lattes et du plâtre blanchi à la chaux. Je devais être dans une chambre du petit corps de garde, située au premier. – Et Gaspard, où était-il ? Aurais-je la force de grimper jusqu’à la fenêtre ? si je pouvais le faire, où donnait-elle ? J’allai à la porte, elle était fermée ; haletant, j’écoutais, mais je n’entendis aucun bruit, ni au-dessus, ni au-dessous ; je revins à la fenêtre et je vis qu’elle était au moins à quatre pieds au-dessus de ma tête. Le plâtre n’offrait aucune aspérité qui pût me servir à m’élever en accrochant mes mains. Il n’y avait pas même dans la chambre une cheminée de laquelle j’aurais pu arracher une barre pour faire des trous dans le mur, afin d’y introduire mes mains et mes pieds. Mais je pensai tout à coup à ma ceinture de cuir sur laquelle il y avait un crochet en fer qui servait à suspendre ma chaîne quand je n’étais pas au travail. J’introduisis le crochet dans le mur, j’ôtai les lattes et le plâtre dans trois ou quatre endroits. Je grimpai, j’ouvris la fenêtre et je regardai au dehors avec empressement. À une distance de trente-cinq ou quarante pieds s’élevait devant moi le rocher hérissé sous l’abri duquel on avait bâti le corps de garde. Il y avait un petit jardin potager à mes pieds, séparé de la base du rocher par un fossé boueux qui semblait se rendre dans le ravin. À droite et à gauche, autant que je pouvais voir, s’étendait le chemin rocailleux que nous avions parcouru dans notre folle course.
Ma résolution fut prise en un instant : si je restais là, ma capture était certaine. À tout hasard, je pouvais chercher à m’échapper ; que pouvait-il m’arriver de pire ? J’écoutai de nouveau : tout était tranquille. Je montai sur la petite croisée, je me laissai tomber aussi doucement que possible sur la terre humide et, en me blottissant contre le mur, je me demandais ce que je devais faire. Si je grimpais sur le rocher, c’était m’offrir moi-même comme but au premier soldat qui me verrait. Si je m’aventurais dans le ravin, peut-être rencontrerais-je Gaspard et me trouverais-je face à face avec ceux qui couraient après lui. D’ailleurs, la nuit commençait à tomber et, à la faveur de l’obscurité, si je parvenais à me cacher jusque-là, je pourrais peut-être m’échapper. Mais où trouver un abri protecteur ? Dieu soit loué pour cette pensée qui me vint ! – Il y avait le fossé !
Deux fenêtres seulement du corps-de-garde donnaient sur le jardin. C’était par l’une de ces fenêtres que j’étais descendu, l’autre était à moitié fermée par les volets. Je n’avais pu cependant traverser le jardin. Je baissai la tête et rampai dans les sillons entre les rangées de légumes, et j’arrivai jusqu’au fossé dont l’eau s’élevait presque à ma taille, mais les bords du fossé de l’autre côté étaient beaucoup plus hauts, et je vis qu’en me courbant je pouvais marcher sans que ma tête fut au niveau de la route. De cette façon, je suivis le fossé pendant deux ou trois cents mètres, dans la direction de Toulon, pensant que ceux qui me poursuivaient me soupçonneraient moins de revenir vers la prison, que de gagner en hâte la campagne. À moitié couché à terre, à moitié accroupi dans les hautes herbes qui frangeaient le bord du fossé, j’attendis la nuit. Puis j’entendis le canard du soir et un instant après je distinguai des voix dans le lointain. J’écoutai ! Était-ce un cri ? – Incapable de supporter l’angoisse de l’incertitude, je relevai la tête et je regardai autour de moi avec précaution. – Il y avait des lumières allant et venant autour du corps de garde ; – il y avait des ombres noires dans le jardin. J’entendais le bruit de pas empressés sur la route, au-dessus de moi. Un peu après, une lumière brillait sur l’eau à la distance de quelques mètres seulement de ma retraite ! je me glissai tout doucement dans le fossé, bénissant cette eau stagnante et sale de se refermer sur moi. Je retenais ma respiration et jusqu’aux battements de mon cœur. Il me semblait que je suffoquais, et les veines de mes tempes étaient sur te point d’éclater. Je ne pouvais supporter cela plus longtemps. Je me soulevai à la surface, – je respirais encore. – Je regardai autour de moi. J’écoutai. Tout était silence et ténèbres. Ceux qui me poursuivaient avaient disparu.
Je laissai s’écouler plus d’une heure avant d’oser bouger. La nuit était complètement sombre et la pluie commençait à tomber, à tel point que l’eau du fossé devenait un torrent à travers lequel je passai sous les fenêtres même du corps de garde, sans être entendu.
Après avoir nagé bien péniblement dans le fossé pendant plus d’un mille, j’osai m’aventurer encore une fois sur la route, et ainsi, avec la pluie et le vent battant ma figure, et au contact des rochers me faisant trébucher à chaque instant, j’arrivai au bout sans autre guide que le vent qui soufflait du côté du nord-est, sans même une étoile pour me venir en aide, je pris sur ma droite en suivant ce qui me semblait être un sentier solitaire traversant la vallée. Bientôt la pluie cessa, et je pus discerner les sombres contours d’une chaîne de montagnes qui s’étendait sur le côté gauche de la route. J’imaginai que ces montagnes devaient être les Maures. Enfin tout était pour le mieux jusque-là. J’avais pris la bonne direction, j’étais sur la route d’Italie. Pendant toute la nuit je ne m’arrêtai pas un instant, si ce n’est quelques minutes durant lesquelles je m’assis au bord du chemin. Il est vrai que la fatigue et le manque de nourriture m’empêchaient de marcher vite. Mais l’amour de la liberté était si fort qu’il me donnait des forces. En marchant constamment d’un pas régulier, j’arrivai à mettre dix milles entre moi et Toulon. À cinq heures, juste au point du jour, j’entendis sonner des carillons, et je m’aperçus que je me rapprochais d’une grande ville. Je fus obligé de retourner sur mes pas et de me diriger vers les hauteurs pour l’éviter. Le soleil venait de se lever et je n’osais aller plus loin. J’arrachai quelques navets en un champ où je passais, et je me réfugiai dans un petit bois solitaire qui se trouvait dans une vallée entre les montagnes. Je restai là en sûreté toute la journée. À l’approche de la nuit, je recommençai mon voyage, en suivant les montagnes d’où je jetais un coup d’œil tantôt sur une baie éclairée par les rayons de la lune et sur les îles tranquilles près du rivage, tantôt sur des hameaux cachés comme des nids sur les hauteurs, couverts de palmiers, ou sur les promontoires tout éblouissants de cactus et d’aloès. Pendant la deuxième journée, je me reposai dans un hangar en ruines, au fond d’une sablière abandonnée, et vers le soir, sentant que je ne pourrais me soutenir plus longtemps sans prendre un peu de nourriture, je m’acheminai vers un très petit village habité par des pêcheurs sur la côte au-dessous ; lorsque je l’atteignis, la nuit était tombée. Je passai hardiment devant les chaumières des pêcheurs et ne rencontrai sur mon chemin qu’une vieille femme et un enfant, puis je frappai à la porte du curé. Il l’ouvrit lui-même. Je lui racontai mon histoire en deux mots. Le bon prêtre me crut et eut pitié de moi. Il me donna à manger et à boire du vin ; puis me gratifia d’un vieux mouchoir pour m’envelopper la tête, d’un vieil habit pour remplacer ma blouse de forçat et de deux ou trois francs pour ma route. Je le quittai avec des larmes.
Je marchai encore durant toute cette nuit et la nuit suivante, en restant toujours près de la côte et en me cachant pendant la journée dans les falaises. Après avoir laissé Antibes derrière moi pendant la nuit, j’arrivai aux bords du Var dans la matinée du cinquième jour. Je trouvai le torrent à environ un demi mille au-dessous du pont de bois. Je m’enfonçai dans un bois de pins sur la frontière de Sardaigne et je me reposai enfin sur la terre italienne !…
Bien que je fusse comparativement en sûreté, je poursuivais chaque jour mon voyage par les routes les moins fréquentées. Comment, ayant acheté une lime au premier hameau que je rencontrai, comment je me débarrassai de l’anneau qui était à ma cheville ? Comment, ayant rôdé dans le voisinage de Nice, jusqu’à ce que ma barbe et mes cheveux fussent poussés, je demandai mon chemin pour aller à Gênes ? Comment à Gênes je gagnai une modeste subsistance grâce à un travail que je trouvai par hasard, et comment je luttai ainsi pendant un hiver très rigoureux ? Comment vers le printemps je pris passage à bord d’un petit vaisseau marchand qui allait de Gênes à Fiumicino, et relâchait à tous les ports le long de la côte, et comment je quittai le navire pour me mettre sur une barque chargée d’huile et de vin, qui remontait lentement le Tibre, et comment je débarquai un soir du mois de mai sur le quai Dissetta, à Rome ? Comment toutes ces choses sont arrivées, quelles difficultés j’ai rencontrées, quelles souffrances physiques j’ai supportées dans cet intervalle, – je n’ai pas le temps de vous le raconter en détail. Mon but avait été de gagner Rome, et j’avais enfin atteint ce but.
Dans une aussi grande ville, et à une aussi grande distance de ma prison, ma personne étant en sûreté, je pouvais peut-être utiliser mes talents. Je pouvais même trouver des amis parmi les étrangers qui viendraient là, en grand nombre, assister aux fêtes de Pâques. Plein d’espérance, je cherchai un logement dans le voisinage du quai. Je consacrai un ou deux jours à jouir de ma liberté et à visiter les édifices de Rome. Puis je songeai à trouver une occupation suivie.
Il n’était pas facile de rencontrer une occupation suivie ni aucune autre.
C’était une époque de détresse. La moisson de l’année précédente avait manqué, l’hiver était plus rigoureux qu’à l’ordinaire, aussi y avait-il eu des émeutes à Naples, et le nombre des ouvriers sans ouvrage était-il beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire. Depuis longtemps on n’avait pas vu un aussi triste carnaval.
Les peintres ne vendaient pas leurs tableaux, ni les sculpteurs leurs statues. Les fabricants de mosaïques et de camées mouraient de faim. Les hôteliers, les marchands, les ciceroni, tous se plaignaient amèrement. De jour en jour mes espérances diminuaient et mon avenir devenait plus sombre. Le peu d’argent que j’avais ramassé pendant mon voyage était épuisé.
J’avais espéré obtenir une place de commis, de secrétaire, ou une position dans une bibliothèque publique. Avant la fin des trois premières semaines, j’eusse volontiers balayé une étude. Enfin, il vint un jour où je n’eus plus rien en perspective, que de mourir de faim.
Lorsque mon dernier baïocco fut dépensé, lorsque mon propriétaire me ferma la porte, je ne sus plus où aller pour trouver un repos et un abri. J’errai dans les rues toute l’après-midi du vendredi saint. Les églises étaient tendues de noir, les cloches sonnaient. Il y avait une foule considérable dans toutes les rues. J’entrai dans la petite église de Santo-Martino. On chantait un Miserere. Probablement l’exécution n’était pas bien habile, mais elle avait une expression qui semblait rouvrir toutes les sources de mon désespoir.
Proscrit que j’étais, je dormis cette nuit-là sous une arche sombre près du Théâtre de Marcellus. Le lendemain l’aube se leva sur un jour superbe, et je me glissai tout tremblant sous un rayon de soleil, en m’appuyant contre un mur chaud. Je me demandai combien de temps je pourrais encore supporter la faim, et si les eaux brunes du Tibre étaient assez profondes pour qu’un homme pût s’y noyer. Il me semblait bien dur de mourir si jeune. Mon avenir aurait pu être honorable et agréable ! La vie dure que j’avais menée récemment m’avait fortifié physiquement et moralement. J’avais grandi ; mes muscles étaient plus développés. J’étais deux fois plus énergique, plus actif et plus résolu que je ne l’étais un an auparavant.
À quoi pouvaient me servir ces qualités ? Je devais mourir, et elles ne me rendraient la mort que plus cruelle et plus difficile.
Je me relevai et j’errai dans les rues, comme j’avais erré le jour précédent. Une fois, je demandai l’aumône, et l’on me refusa. Je suivis machinalement les voitures et les piétons et bientôt je me trouvai au milieu de la foule qui monte et descend continuellement aux abords de la cathédrale de Saint-Pierre, pendant la semaine sainte. Las et hébété, je me réfugiai dans le vestibule de la sagrestia et je me blottis derrière l’une des portes. Il y avait là deux messieurs qui lisaient une affiche imprimée, collée sur un pilier tout près de moi.
– Grand Dieu ! disait l’un des deux à l’autre, est-ce possible qu’un homme risque de se casser le cou pour quelque monnaie !
– Oui, et en sachant aussi que, parmi quatre-vingts ouvriers, il y en a toujours six ou huit qui sont tués, ajouta son compagnon.
– C’est horrible ! C’est une moyenne de dix pour cent !
– Oui, approximativement ; c’est une action désespérée.
– Mais c’est un beau spectacle, ajouta le premier philosophiquement.
En disant cela, tous les deux s’en allèrent.
Je m’élançai sur mes pieds, et lus l’annonce avec avidité. Elle avait pour titre : Illumination de la cathédrale de Saint-Pierre, et prévenait qu’on demandait quatre-vingts ouvriers pour éclairer le dôme et la coupole, trois cents pour éclairer les corniches et les piliers, les colonnades et ainsi de suite ; l’administrateur accordait ces permissions. L’affiche annonçait que chaque ouvrier employé sur le dôme et la coupole recevrait vingt-quatre pauls et aurait à dîner. Le salaire des autres devait être d’un tiers moindre que cette somme.
À la vérité, c’était une action désespérée, mais n’étais-je pas un homme désespéré ?
Après tout, réflexion faite, je devais mourir, et j’aimais autant mourir après avoir bien dîné, que de mourir de faim. Je me rendis immédiatement chez l’administrateur.
On me mit sur la liste des ouvriers. Je reçus deux pauls comme arrhes et je promis de me présenter exactement à onze heures le lendemain matin. Ce soir-là je pris mon souper à une baraque dans la rue, et j’obtins la permission pour quelques baïocco de dormir sur la paille dans le grenier d’une écurie derrière la Via del Arca.
En conséquence, dans la matinée du dimanche de Pâques, à onze heures, je me trouvai au milieu d’une foule d’individus dont la plupart, je puis le dire, étaient aussi malheureux que moi-même, attendant à la porte du bureau de l’administrateur. La Piazza, en face de la cathédrale, ressemblait à une mosaïque vivante. Le soleil brillait, les fontaines coulaient, les étendards flottaient sur San-Angelo.
C’était un spectacle curieux, mais je ne le contemplai qu’un instant. Lorsque l’heure sonna, les portes s’ouvrirent à deux battants, et nous passâmes en foule dans une salle où deux longues tables étaient servies pour nous. Deux sentinelles se tenaient à la porte. Un huissier nous conduisit à nos places, et un prêtre dit le bénédicité. Aux premiers mots que j’entendis, une sensation étrange s’empara de moi. Je me sentis contraint de regarder vers l’autre bout de la table et là !… oui, par Dieu ! là je vis Gaspard ! – Il me regardait fixement, mais ses yeux se baissèrent dès qu’ils rencontrèrent les miens. Et je le vis devenir pâle comme la mort. Le souvenir de tout ce qu’il m’avait fait souffrir et particulièrement de sa lâche trahison lors de notre fuite à tous deux, me fit éprouver des émotions si vives, qu’elles dépassèrent le sentiment de surprise que me causa sa vue. Et je formai le souhait de le retrouver un jour à ciel libre, là où il n’y aurait ni prêtres ni gardes.
Le bénédicité dit, nous nous mîmes à table et nous commençâmes notre repas. Dans ce moment, ma colère même n’eut pas le pouvoir d’émousser mon appétit. Je mangeai comme un loup affamé, ainsi que le firent presque tous les autres. On ne nous donna pas de vin, et l’on avait fermé les portes afin que nous ne pussions pas nous en procurer. C’était un règlement assez sage, vu la tâche que nous avions à remplir. Toutefois nous n’étions pas moins bruyants. Dans de certaines circonstances, le danger enivre comme le vin, et par ce beau jour de Pâques nous étions quatre-vingts hommes causant, riant et plaisantant avec une gaîté, sauvage qui avait quelque chose de terrible, par cette raison que chacun de nous pouvait être écrasé avant l’heure du souper en tombant des toits de la cathédrale.
Le dîner dura longtemps et, lorsque personne ne sembla plus disposé à manger, on débarrassa les tables. La plupart des ouvriers se jetèrent à terre ou sur les bancs pour dormir. Gaspard était de ce nombre. En voyant cela, je ne pus m’empêcher de m’avancer et de le pousser brusquement avec mon pied.
– Gaspard, vous souvenez-vous de moi ? lui dis-je.
Il releva les yeux d’un air méchant.
– Messe du diable ! dit-il, je vous croyais à Toulon.
– Et ce n’est pas votre faute, si je n’y suis pas. Écoutez-moi ; si vous et moi survivons à cette nuit, vous aurez à me répondre de votre trahison.
Ses yeux brillèrent sous ses épais sourcils en me regardant, et sans me répliquer, il retourna de nouveau sa figure comme pour dormir.
– Ecco un maladetto, – voilà un ouvrier maudit, dit un autre ouvrier en haussant les épaules, comme je me retirais.
– Le connaissez-vous ? lui demandai-je avec empressement.
– Cospetto ! je ne sais rien de lui, si ce n’est que la solitude l’a rendu semblable à un loup.
Ne pouvant en apprendre davantage à son sujet, je m’étendis à terre, aussi loin que possible de mon ennemi, et bientôt je tombai profondément endormi.
À sept heures, les gardes réveillèrent ceux qui dormaient encore et servirent à chaque homme un petit verre de vin ordinaire, puis on nous fit mettre en double file, et on nous conduisit derrière la cathédrale, où nous montâmes par un plan incliné jusqu’au toit au-dessous du dôme. De là, une longue suite d’escaliers et de passages serpentins nous amenèrent entre les doubles murs du dôme, et, en arrivant à différentes hauteurs, un certain nombre de nous furent détachés et postés pour se mettre au travail. On me détacha à moitié chemin. Je vis Gaspard qui montait encore plus haut. Lorsque nous fûmes tous à notre poste, les surintendants vinrent pour nous transmettre leurs ordres. À un signal donné, chaque homme devait passer par l’ouverture ou la fenêtre qui se trouvait en face de lui, et il devait s’asseoir à califourchon sur un morceau de bois étroit attaché à une forte corde qui était suspendue en dessous. Cette corde passée par la fenêtre était enroulée autour d’un rouleau et attachée solidement en dedans. Au second signal on devait mettre la torche allumée dans sa main droite, et de la main gauche se tenir fermement à la corde. Au troisième signal la corde devait être déroulée du dedans par un aide placé là à dessein ; ce qui permettait à l’autre de glisser rapidement sur la courbe du dôme, et, pendant qu’il glissait, il devait allumer chaque lampe qui se trouvait sur son passage en abaissant sa torche sur la mèche.
Ayant reçu ces instructions, chaque homme attendait à sa fenêtre qu’on donnât le premier signal.
Le jour tombait rapidement. L’illumination argentée était allumée depuis les sept heures. Tous les grands côtés du dôme, autant que je pouvais en juger ; toutes les corniches et les fresques de la façade en-dessous ; toutes les colonnes et tous les parapets de la grande colonnade qui entoure la Piazza à quatre cents pieds au-dessous, formaient des lignes dessinées avec des lanternes de papier dont la lumière avancée brillait d’un feu argenté qui offrait un spectacle magique et merveilleux. Parmi ces lanternes, et entremêlées à elles, étaient placées à divers intervalles, sur toute la cathédrale, des coupes de fer appelées padelles, pleines de graisse et de térébenthine. C’était la tâche périlleuse des Sanpiétrini d’allumer ces coupes sur le dôme de la coupole, et dès qu’ils les auraient toutes allumées, l’illumination dorée serait achevée.
Il s’écoula quelques moments d’attente. La soirée devenait à chaque instant de plus en plus noire, les lanternoni brillaient davantage et le bourdonnement de milliers de personnes s’élevait de plus en plus fort à nos oreilles, arrivant jusqu’à nous de la Piazza et des rues au-dessous. Je sentais la respiration haletante et inégale de mon aide tout près de mon épaule. Je pouvais presque entendre le battement de mon cœur.
Tout à coup le premier signal passa de bouche en bouche, comme un courant électrique. Je sortis par la fenêtre et je me croisai les jambes autour de la planche ; – au deuxième signal, je saisis la torche flamboyante ; – au troisième, je me sentis lancé dans l’espace. Pendant que j’allumais les tasses qui se trouvaient à proximité, en passant, je voyais le dôme montagneux, au-dessus et au-dessous de moi, présenter des lignes de flammes sautillantes. L’horloge sonnait huit heures ; lorsque le dernier coup tinta, la cathédrale tout entière étincelait dans des contours de feu. Un rugissement, pareil au rugissement de l’Océan, s’éleva de la multitude de dessous et paraissait secouer le dôme même contre lequel je m’appuyais. Je pouvais voir la lumière qui se réfléchissait sur les figures de ceux qui regardaient fixement. Je voyais la foule sur le pont de Saint-Ange, et les bateaux qui fourmillaient sur le Tibre. Étant descendu jusqu’à l’extrémité de la corde, ayant allumé ma portion de lampes, je m’assis pour jouir de cette scène merveilleuse. Tout à coup je sentis la corde tressaillir, je relevai les yeux, et je vis un homme qui s’appuyait d’une main à la barre de fer qui soutenait les padelles, et de l’autre… Grand Dieu ! Il mettait le feu à la corde au-dessus de moi. C’était le Piémontais !
Je n’eus pas le temps de réfléchir, j’agis d’instinct. C’en était fait : en ce moment affreux, je grimpai à la corde comme un chat, je plaçai la torche tout droit sous la figure du forçat solitaire et je saisis brusquement la corde un ou deux pouces au-dessus de la place où elle brûlait. Aveuglé, Gaspard poussa un cri terrible et tomba comme une pierre au milieu des rugissements de l’Océan. J’entendis le bruit sourd que fit son corps en tombant sur le toit de plomb. Ce son a résonné à mes oreilles pendant toutes les années qui se sont écoulées depuis cette nuit-là – et je l’entends encore à l’heure qu’il est !
J’avais à peine repris ma respiration qu’on me hissa. Ce secours ne m’était pas venu trop tôt, car j’avais mal au cœur. J’étais étourdi d’horreur. Je tombai évanoui, lorsque je fus dans le corridor.
Le lendemain je me présentai chez l’administrateur, je lui racontai mon histoire. Mon récit fut confirmé par le reste de la corde brûlée. L’administrateur rapporta mon histoire à un prélat dans une haute position.
Et tandis que personne, pas même les San Piétrini, ne se doutait que mon ennemi eût rencontré la mort par un événement extraordinaire, on chuchotait la vérité de palais en palais jusqu’à ce qu’enfin elle atteignît le Vatican. Je reçus de nombreuses marques de sympathie et une aide pécuniaire qui me permit d’affronter l’avenir sans crainte. Depuis ce temps-là, mes fortunes ont été variées et j’ai vécu en plusieurs pays. »