CHAPITRE VI. – Par centaines.

Le docteur Manette habitait, dans le voisinage de Soho-Square, une maison paisible qui faisait le coin d’une rue peu fréquentée. Il y avait à peu près quatre mois que le procès de haute trahison avait été jugé, et le public en avait déjà perdu le souvenir, quand un dimanche, par une belle après-midi de juillet, M. Jarvis Lorry, franchissant les rues brûlantes de Clerkenwell, se dirigea vers la maison du docteur, où il allait dîner.

Après être retombé plusieurs fois dans l’indifférence prétendue où le plongeaient les affaires, M. Lorry avait cédé à l’affection que lui inspiraient le docteur et sa fille, et le quartier paisible où demeuraient ses amis était devenu le point lumineux de son existence.

Le jour dont nous parlons, M. Lorry s’était mis en route de bonne heure, et cela par trois motifs : d’abord, parce que le dimanche, quand le temps était beau, il avait l’habitude d’aller, avant le dîner, faire un tour de promenade avec le docteur et sa fille. Secondement, parce que toutes les fois qu’il faisait mauvais, ou qu’une autre raison mettait obstacle à la promenade, il s’installait chez les Manette, causait en famille, prenait un livre ou regardait par la fenêtre, et se trouvait beaucoup mieux que s’il eût été chez lui. Troisièmement, enfin, parce qu’il avait quelques doutes à éclaircir, et qu’il connaissait assez l’intérieur de ses amis pour savoir qu’à ce moment-là du jour il aurait sans doute l’occasion de satisfaire sa curiosité.

On n’aurait pas trouvé dans toute la ville de Londres un plus charmant endroit que celui qu’habitait le docteur ; il était peu fréquenté, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et des fenêtres de M. Manette l’œil suivait une rue spacieuse, ouverte à l’air et au soleil, et dont l’aspect tranquille invitait au recueillement.

De grands arbres élevaient leur feuillage touffu de l’autre côté d’Oxford-Road, sur un terrain couvert de fleurs sauvages et d’aubépine, où l’on ne voit plus aujourd’hui qu’un amas de briques, sillonné de rues bruyantes ; il en résultait, qu’à cette époque, les brises de la campagne circulaient avec vigueur autour de Soho-Square, au lieu d’y pénétrer languissamment comme des pauvres échappés de leurs paroisses, et qu’il y avait dans le voisinage du docteur de nombreux espaliers exposés au midi, où les pêches mûrissaient en leur saison.

Le soleil frappait brillamment le coin des Manette pendant toute la matinée ; il le laissait dans l’ombre au moment où la chaleur allait devenir un peu trop vive, sans toutefois s’éloigner assez pour qu’on perdît de vue sa lumière éclatante.

C’était un coin béni ; tiède en hiver, frais en été, paisible sans tristesse, et merveilleux par ses échos : un véritable port situé à la sortie des rues, où le bruit et le mouvement faisaient rage.

Le docteur occupait une partie d’une grande maison qui renfermait plusieurs ateliers, dont les divers travaux cessaient tous à la nuit. Au fond de la cour, où murmurait le feuillage d’un magnifique platane, on fabriquait des orgues d’église ; à côté on ciselait des métaux, et, un peu plus loin, l’or était battu par quelque géant mystérieux, dont le bras doré sortait de la muraille, et semblait menacer les passants de les convertir en son précieux métal.

C’est à peine si l’on entrevoyait les individus qui appartenaient à ces divers ateliers, non plus qu’un célibataire qui, disait-on, habitait le dernier étage, et un tapissier pour voitures, qui, d’après la voix publique, avait un comptoir dans l’une des pièces du rez-de-chaussée.

Mais, si les habitants de la maison étaient silencieux au point de faire douter de leur existence, les moineaux du platane et les échos du quartier, dont l’appartement du docteur paraissait être le contre, babillaient et résonnaient librement depuis le dimanche matin jusqu’au samedi soir.

Le docteur Manette donnait chez lui des consultations, que lui attiraient son mérite, et plus encore le souvenir de sa captivité, dont l’histoire se disait à l’oreille et passait de bouche en bouche. Il devait en outre à ses connaissances profondes, aux soins assidus qu’il prodiguait à ses malades, et à l’habileté dont il avait fait preuve au sujet d’expériences intéressantes, une clientèle sérieuse qui lui donnait largement de quoi satisfaire à ses besoins.

Tout cela était présent à la pensée de M. Lorry quand il sonna chez le docteur, ce fameux dimanche dont il est question.

« Le docteur Manette y est-il, demanda le gentleman.

– Non, mais il va rentrer.

– Miss Lucie ?

– Elle est avec son père.

– Et miss Pross ?

– Il est probable qu’elle est chez elle, mais on ne sait pas si elle est visible.

– Peu importe, dit M. Lorry, je monte au salon. »

Bien que la fille du docteur eût quitté la France en bas âge, elle n’en devait pas moins à son pays natal la faculté de faire beaucoup avec peu de ressources, faculté précieuse qui est l’un des traits caractéristiques les plus utiles et les plus agréables des Français, chez qui elle paraît innée. Les meubles, très-simples en eux-mêmes, étaient relevés par des ornements si gracieux, malgré leur peu de valeur, qu’ils produisaient un effet charmant. La disposition de chaque objet, depuis celui qui avait le plus d’importance jusqu’à la moindre bagatelle, l’harmonie des couleurs ; l’élégante variété, l’heureux contraste, obtenu par des mains délicates, des yeux pleins de finesse et de pénétration, unis au bon sens et au bon goût, formaient un délicieux ensemble, et rappelaient tellement celle qui en était l’auteur, que les chaises et les tables semblaient demander à M. Lorry, avec cette expression particulière qui lui était si connue :

« Trouvez-vous que ce soit bien ? »

Le gentleman ne se lassait pas de regarder autour de lui, et souriait, d’un air d’approbation, en découvrant partout la main habile qui avait groupé tous ces riens avec tant de caprice et tant d’art. Il avait traversé les trois pièces qui, au premier étage, formaient l’appartement du docteur, et dont les portes en enfilade étaient ouvertes pour que l’air circulât librement.

Il s’était arrêté d’abord dans un charmant salon où étaient les oiseaux de Lucie Manette, ses fleurs, ses livres, son pupitre, sa table à ouvrage et sa hotte d’aquarelle ; puis il avait passé dans le cabinet des consultations, qui servait en même temps de salle à manger, et se trouvait enfin dans une pièce remplie d’ombre mouvante qu’y répandaient les feuilles agitées du platane, car elle donnait sur la cour. C’était la chambre à coucher du docteur, et l’on y voyait dans un coin le vieux ban et la sébile renfermant les outils du cordonnier, tels que nous les avons vus dans le galetas de Saint-Antoine.

« Je suis toujours étonné, dit M. Lorry en regardant la sébile, que M. Manette ait conservé ce triste souvenir de ses années de douleur !

– Et pourquoi vous étonner ? demanda brusquement une voix qui fit tressaillir M. Lorry. »

Cette question était faite par miss Pross, la forte femme aux cheveux roux, à la main leste, dont le gentleman avait fait connaissance à l’hôtel du Roi George, connaissance qui depuis lors était devenue plus intime.

« J’aurai pensé… commença M. Lorry.

– Ah ! bah ! » dit miss Pross en l’interrompant.

M. Lorry laissa tomber la conversation.

« Et comment vous portez-vous ? reprit la dame d’un ton bref, mais de manière à prouver au gentleman qu’elle ne lui en voulait pas.

– Assez bien, je vous remercie, répondit l’homme d’affaires avec douceur ; et vous, miss Pross, êtes-vous contente de votre santé ?

– Il n’y a pas de quoi, répliqua la dame.

– Vraiment !

– Comment voulez-vous que je me porte bien ? je suis continuellement à l’envers au sujet de ma fauvette.

– Vraiment !

– Ah ! pour l’amour de Dieu ! dites-moi autre chose, ou vous me ferez mourir en me portant sur les nerfs.

– En vérité ! dit M. Lorry sous forme d’amendement.

– En vérité n’est pas meilleur ; mais c’est égal, cela change un peu, riposta la vieille fille. Je vous disais donc que j’étais sans cesse hors des gonds.

– Puis-je vous en demander la cause ?

– Elle est facile à dire : je suis vexée que des gens tout à fait indignes de ma fauvette aient l’impudence de venir ici, par douzaines, pour la regarder sous le nez.

– On vient ici par douzaines pour regarder miss Lucie ?

– Par centaines, » ajouta miss Pross.

L’un des traits caractéristiques de cette brave dame (ainsi que de beaucoup d’autres qui l’ont précédée ou suivie) était de renchérir sur la proposition qu’elle venait d’émettre, lorsque celle-ci était révoquée en doute.

« Bonté divine ! s’écria M. Lorry.

– J’ai vécu avec cette chère mignonne, poursuivit miss Pross, ou plutôt c’est elle qui me paye depuis quinze ans pour vivre avec moi, ce que je n’aurais jamais souffert (qu’elle me payât comprenez bien), si j’avais pu suffire aux dépenses communes, et c’est vraiment très-dur, convenez-en. »

M. Lorry, qui ne savait pas quelle était cette chose si dure, se contenta de hocher la tête.

« Voilà toutes sortes d’individus qui ne sont pas dignes de dénouer les cordons de ses souliers, et qui s’en viennent de tous les bouts du monde… C’est vous qui avez commencé.

– Moi ? dit le gentleman avec surprise.

– Est-ce que ce n’est pas vous qui avez déterré son père ?

– Certainement ! Et si tel est ce que vous appelez commencer…

– Ce n’était pas la fin, il me semble, et c’était déjà bien assez dur ; non pas que j’aie quelque chose à reprocher à M. Manette, excepté qu’il n’est pas digne d’avoir une pareille fille, soit dit sans l’attaquer ; et il est archidur de voir une foule de gens venir après lui, me chasser du cœur de ma fauvette. »

M. Lorry connaissait d’avance la jalousie de la vieille fille, mais il savait également que sous cette rude enveloppe se trouvait l’un de ces êtres dévoués qui se rencontrent seulement parmi les femmes ; créatures excellentes qui, sous l’influence de l’admiration et de l’amour le plus pur, se font les esclaves volontaires de la jeunesse qu’elles ont perdue, de la beauté qu’elles n’eurent jamais, des talents qu’elles n’ont pu acquérir, et qui saluent pour les autres les brillantes espérances dont leur vie froide et sombre fut toujours déshéritée.

Le gentleman avait assez vécu pour savoir combien le service d’un cœur fidèle et précieux ; et, dans son respect pour son humble dévouement, aussi désintéressé qu’infatigable, il casait miss Pross (chacun a ses idées en matière de justice distributive), il casait miss Pross, disons-nous, infiniment plus près des anges que maintes et maintes ladies beaucoup plus favorisées de la nature, beaucoup moins étrangères aux arts de toute espèce, et qui avaient chez Tellsone des comptes d’un total imposant.

« Il n’y a jamais eu qu’un homme qui ait été digne de ma fauvette, continua l’excellente femme : c’était mon frère Salomon, avant l’erreur qu’il a commise. »

M. Lorry savait depuis longtemps que miss Pross avait eu pour frère un coquin fieffé, qui, après l’avoir dépouillée sans vergogne de tout ce qu’elle possédait, l’avait abandonnée sans remords à la misère la plus profonde. C’était de ce garnement sans âme que venait de parler miss Pross, et l’affection qu’elle conservait pour ce frère dénaturé, sa persistance à ne voir qu’une erreur dans la conduite de cet odieux coquin, ajoutait encore à la bonne opinion qu’avait d’elle M. Lorry.

« Puisque nous voilà seuls et que nous sommes des gens sérieux, dit cet excellent homme, permettez-moi de vous adresser une question : le docteur, en causant avec sa fille, a-t-il quelquefois rappelé l’époque où il faisait des souliers ?

– Non.

– Il conserve néanmoins ses outils et son banc.

– Mais je n’ai pas dit qu’il n’y pensait jamais, répondit miss Pross en hochant lentement la tête.

– Croyez-vous qu’il y pense beaucoup ?

– J’en suis sûre.

– Imaginez-vous que…

– Je n’ai point la moindre imagination, interrompit miss Pross.

– Supposez-vous, dirai-je alors… Vous supposez bien quelquefois ?

– De temps en temps.

– Supposez-vous, continua le gentleman, que le docteur ait conservé quelque soupçon à l’égard du motif qui l’a fait emprisonner ? Croyez-vous qu’il connaisse le nom de ses ennemis !

– Je ne suppose rien ; je ne sais à cet égard-là que ce qui m’a été dit par ma fauvette.

– Et qu’en pense-t-elle ?

– Qu’il sait tout !

– Ne vous fâchez pas de mes questions, je suis ennuyeux comme un homme d’affaires. Vous, également, vous êtes une femme…

– Ennuyeuse ? demanda miss Pross avec placidité.

– Assurément non ; vous êtes une femme d’un esprit positif, pratique, c’est là ce que je voulais dire ; mais revenons à notre affaire. N’est-il pas singulier que le docteur Manette, dont l’innocence est incontestable pour tout le monde, évite avec autant de soin de parler de son incarcération ? Je ne dis pas avec moi, bien que nous ayons ensemble des rapports d’affaires depuis nombre d’années, et qu’aujourd’hui je sois son ami intime ; mais avec sa charmante fille, avec Lucie qu’il aime tant, et qui lui est si dévouée. Si j’aborde cette question, veuillez être convaincue, miss Pross, que c’est par intérêt pour le docteur, non par curiosité.

– Autant que je puis le comprendre, et vous savez que cela ne va pas loin, répliqua la vieille fille très-adoucie par le ton du gentleman, c’est un sujet dont M. Manette a peur.

– Comment cela ?

– La chose est naturelle ; pourquoi voulez-vous, qu’en revenant sur les tortures qui lui ont fait perdre la raison, il coure le risque d’ébranler son esprit, et peut-être de retomber en démence ? d’autant plus que c’est un souvenir qui n’a rien d’agréable. »

Cette remarque était plus profonde que le banquier ne s’y attendait.

« Vous avez raison, dit-il, et c’est affreux à penser ; toutefois je me demande s’il est bon pour le docteur de renfermer de pareils souvenirs en lui-même ; c’est précisément le doute que j’ai à cet égard, et l’inquiétude qu’il me cause, qui m’a fait entamer cette conversation.

– Nous n’y pouvons rien, dit miss Pross en tournant la tête d’un air triste. Chaque fois qu’on touche à cette corde, il change d’une manière effrayante ; je crois qu’il vaut mieux n’en pas parler ; je suis sûre d’ailleurs, qu’il ne répondrait pas à ce qu’on pourrait lui dire. Il lui arrive quelquefois de se lever pendant la nuit et d’arpenter sa chambre de long en large ; nous l’entendons, nous qui sommes au-dessus de sa tête. Miss Manette a fini par comprendre que dans ces moments-là son esprit est dans le passé, et qu’il croit parcourir sa prison comme il le faisait jadis. Elle va aussitôt le rejoindre, et tous les deux marchent… marchent… marchent de long en large, jusqu’à ce que la présence de sa fille l’ait rappelé à lui-même. Il s’arrête alors ; non-seulement il est de sang-froid, mais il possède toute sa présence d’esprit ; cependant, il cache à Lucie le motif de son agitation, et la chère enfant est persuadée qu’il vaut mieux ne pas réveiller ce souvenir. »

La manière dont miss Pross, en répétant ces mots : « ils marchent… marchent… de long en large, » avait exprimé la pénible monotonie d’une pensée qui vous obsède, prouvait, bien qu’elle n’en voulût pas convenir, qu’elle n’était pas dépourvue de toute imagination.

Nous avons dit que l’appartement du docteur était situé dans un endroit merveilleux pour les échos ; tandis que miss Pross racontait les allées et venues de M. Manette et de sa fille, le banquier aurait pu croire qu’il entendait la promenade du captif, en écoutant le bruit des pas qui retentissaient à son oreille, s’il n’avait pas su quelle en était l’origine.

« Les voilà, dit la gouvernante en se levant pour rompre la conférence, les voilà ; et bientôt les autres vont arriver en foule. »

C’était un endroit si curieux pour ses propriétés acoustiques, une sorte d’oreille où tous les sons convergeaient d’une manière si étrange, que M. Lorry, penché à la fenêtre, crut un instant ne voir jamais apparaître le docteur et Lucie, qu’il entendait marcher. Puis c’était un bruit confus, celui d’une foule plus ou moins nombreuse, dont les pas s’éteignaient au moment où l’on pensait qu’elle allait être en sa présence.

Néanmoins le père et la fille se montrèrent, et miss Pross courut immédiatement à la porte de la rue, où elle les attendit.

En dépit de son extérieur, de sa grande taille, de sa robe étroite et de son visage écarlate, il fut touchant de lui voir prendre le chapeau de miss Manette, l’épousseter avec le coin de son mouchoir, et lisser les beaux cheveux de la jeune fille d’un air aussi fier que si cette chevelure opulente lui avait appartenu, et qu’elle eût été la plus vaine, la plus coquette des femmes.

Il fut charmant de voir la jeune fille la remercier, l’embrasser avec effusion, et protester contre la peine que l’on se donnait pour elle, ce qu’elle fut obligée de dire en riant, pour ne pas blesser sa gouvernante, qui en aurait eu les larmes aux yeux. Il fut touchant de voir le docteur regarder l’une et l’autre, gronder miss Pross de ce qu’elle gâtait Lucie, et prouver par son accent et par ses yeux qu’il l’aurait gâtée plus encore, si la chose avait été possible.

Enfin, il n’était pas moins doux de contempler M. Lorry qui, tout rayonnant sous sa petite perruque, remerciait son étoile célibataire de lui avoir donné dans sa vieillesse toutes les joies du foyer domestique.

Mais il ne vint personne pour jouir du tableau que présentait la famille ; et M. Lorry attendit vainement la foule qu’avait annoncée la gouvernante : le dîner arriva, mais pas une seule visite.

Miss Pross, qui, dans la maison, était chargée du ménage, s’en acquittait d’une façon merveilleuse ; ses repas, toujours simples en eux-mêmes, étaient si bien servis, la table d’une propreté si engageante, la cuisine mi-anglaise, mi-française, tellement parfaite, qu’on n’imaginait pas qu’il y eût des mets plus recherchés. Sans cesse occupée du bien-être de ceux qu’elle servait avec amour, l’excellente femme avait fouillé tout le voisinage pour découvrir de pauvres Français qui, tentés par ses demi-couronnes, lui avaient fait part de tous leurs secrets culinaires ; et le talent qu’elle avait su acquérir auprès de ces enfants de la Gaule était si prodigieux, que les deux servantes placées sous ses ordres la tenaient pour une sorcière ou pour une fée, capable de prendre un poulet, un lapin, un légume quelconque, et de les transformer en ce que bon lui semblait.

Le dimanche miss Pross dînait à la table du docteur ; mais en semaine, elle prenait ses repas à une heure inconnue, soit dans les basses régions où était située la cuisine, soit dans la chambre bleue qu’elle occupait au second étage, et où personne, excepté Lucie, ne mettait jamais les pieds.

Le jour dont nous parlons, elle se dérida complètement pour répondre aux attentions dont la comblait miss Manette ; et le dîner fut des plus agréables.

Après le dessert (il faisait une chaleur étouffante), Lucie proposa d’aller s’asseoir à l’ombre du platane. Comme ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui l’entouraient, chacun se leva immédiatement ; elle prit la bouteille, à l’intention de M. Lorry, dont elle était l’Hébé, et nos convives s’installèrent dans la cour.

Des murailles et des toits mystérieux les regardaient sourire en causant, tandis que les branches du platane murmuraient au-dessus de leurs têtes. Bientôt M. Darnay vint augmenter le petit cercle de famille ; mais cela ne faisait qu’une personne ; et les centaines d’individus annoncés par miss Pross étaient toujours absents.

Le docteur Manette et sa fille accueillirent Charles avec un empressement affectueux. Quant à la gouvernante, elle fut prise d’inquiétudes dans les membres qui l’obligèrent de rentrer ; malaise auquel miss Pross était sujette, et qu’elle appelait sa crise de nerfs.

Jamais le père de Lucie n’avait été en meilleure disposition ; il avait surtout un air de jeunesse qui rendait encore plus frappante la ressemblance que sa fille avait avec lui, et l’on retrouvait avec plaisir la même expression de bonheur sur ces deux visages, alors rapprochés l’un de l’autre.

La tête de Lucie était appuyée sur l’épaule de M. Manette, dont le bras était posé sur le dos de la chaise de sa fille ; on parlait d’anciens édifices, et le docteur prenait part à la conversation avec un entrain qui ne lui était pas ordinaire, quand M. Darnay lui demanda s’il avait vu la Tour de Londres.

« J’y suis allé un jour avec Lucie, répondit-il, et seulement en passant ; mais cela nous a suffi pour comprendre l’immense intérêt qu’elle éveille.

– J’y ai séjourné davantage ; vous vous le rappelez, continua M. Darnay avec un sourire un peu amer, et, malgré cela, je n’en sais pas plus que vous à cet égard. Toutefois on m’a raconté un incident assez curieux qui s’est passé pendant que je m’y trouvais. Les ouvriers avaient été mis dans un ancien cachot pour y faire un changement, ou une réparation, je ne sais lequel ; toujours est-il que parmi les dates, les noms, les plaintes, les prières dont les parois de ce cachot étaient couvertes, on remarqua dans un coin trois lettres majuscules, gravées d’une main tremblante, et sans doute au moyen d’un très-mauvais instrument. On prit d’abord ces trois lettres pour les initiales D. J. C., mais en y regardant de plus près, on vit que la dernière était un G. Or, comme ces initiales ne se rapportaient nullement aux prisonniers qui avaient habité la cellule, on finit par comprendre qu’elles formaient, non pas un chiffre, mais un mot, et que ce mot était DIG{9}. Dès qu’on eut fait cette découverte, on examina l’endroit du carrelage qui se trouvait directement sous l’inscription, et après avoir levé une pierre ou un carreau, on trouva un chiffon de papier réduit en pourriture, au milieu des débris d’un portefeuille et d’un petit sac de cuir. Il fut impossible de savoir ce qu’avait écrit le prisonnier ; mais il est évident qu’il avait écrit quelque chose, et qu’il l’avait caché là pour le dérober aux recherches de ses gardiens.

« Êtes-vous malade ! mon père ? » s’écria Lucie avec effroi.

Le docteur s’était levé subitement, avait porté ses deux mains à sa tête, et promenait autour de lui un regard qui les effraya tous.

Néanmoins, se remettant presque aussitôt :

« Non chère enfant, dit-il ; je me porte à merveille. Ce sont des gouttes de pluie qui, en me tombant sur le front, m’ont causé une impression désagréable. Je crois que nous ferons bien de rentrer. »

La pluie tombait réellement en larges gouttes, et M. Manette montra que sa main était mouillée ; mais il ne dit pas un mot de l’épisode dont il venait d’être question ; et pendant toute la soirée M. Lorry crut découvrir sur la figure du docteur, chaque fois qu’elle rencontrait celle de M. Darnay, l’étrange expression de défiance, mêlée de haine, qu’il avait remarquée au moment où chacun félicitait le jeune homme d’avoir échappé à la mort. M. Manette avait néanmoins recouvré tout son sang-froid ; il était si calme, il avait dans les manières tant de grâce et d’aisance, que M. Lorry douta de ses yeux, et mit sur le compte d’un souvenir importun la singulière physionomie que, par instants, il croyait voir au docteur.

C’était le moment de faire le thé ; miss Pross s’en acquitta avec un talent habituel, en dépit d’une nouvelle crise nerveuse. Pourtant la foule qu’elle redoutait n’arrivait pas ; on venait, il est vrai, d’introduire M. Cartone dans le salon, mais cela ne faisait jamais que deux personnes étrangères, ce qui était loin de plusieurs centaines.

Jamais l’air n’avait été plus orageux, la chaleur plus accablante. Dès qu’on eut fini de prendre le thé, chacun s’approcha des fenêtres et plongea ses regards dans les ténèbres, qui s’épaississaient de plus en plus. Miss Manette était à côté de son père, M. Darnay auprès d’elle, et M. Cartone appuyé au balcon de la fenêtre voisine. Le vent d’orage, qui entrait dans le salon par bouffées violentes, suivies des éclats du tonnerre, gonflait les rideaux blancs, et les faisait flotter comme les ailes diaphanes d’une ombre séraphique.

« Les gouttes de pluie sont toujours larges et rares, dit M. Manette. Comme cet orage vient lentement !

– Et sûrement, » ajouta M. Cartone.

Ils parlaient à voix basse, comme la plupart des gens qui sont dans les ténèbres, comme tous ceux qui attendent à la lueur des éclairs. On se pressait dans les rues voisines, pour chercher un abri contre l’orage ; et, l’écho merveilleux multipliant le bruit des pas, on eût dit qu’une foule immense allait et venait sous les fenêtres, où cependant il ne passait personne.

« Le bruit de la multitude, et néanmoins l’isolement ! dit Charles Darnay en prêtant l’oreille à l’écho.

– Est-ce que cela ne vous fait pas une vive impression ? demanda Lucie. Quant à moi, lorsque le soir, je suis assise à côté de cette fenêtre… mais je ferais mieux de me taire… je frissonne rien que d’y songer… Cette nuit est si obscure, si imposante !

– Dites toujours, miss Manette ; nous frissonnerons avec vous, répondit M. Darnay.

– Il est possible que cela ne vous fasse rien, reprit la jeune fille ; les folles idées qui nous traversent l’esprit doivent toute leur influence à notre propre nature, et l’émotion qu’elles nous font ressentir ne peut pas se communiquer. Jugez-en par vous-même : lorsque le soir je reste, dis-je, à côté de cette fenêtre, il me semble que toutes ces allées et venues, dont l’écho m’apporte le bruit, sont les pas de gens qui s’approchent dans l’ombre pour se mêler à notre existence.

– S’il en est ainsi, la foule qui doit un jour se trouver sur notre chemin sera bien considérable, » dit M. Cartone d’une voix indifférente.

Les pas devenaient de plus en plus nombreux, de plus en plus rapides. En les répétant, l’écho éveillait d’autres échos. Un piétinement précipité résonnait dans tous les sens ; on entendait la foule se ruer sous les fenêtres, se presser dans le salon, aller et venir, s’arrêter, courir au loin, assiéger les rues voisines ; et l’œil ne découvrait personne.

« Tous ces pas doivent-ils nous rejoindre en masse, ou se diviser pour suivre chacun de nous, miss Manette ?

– Je l’ignore, monsieur Darnay. C’est une folle idée qui ne vaut pas qu’on la discute. Lorsqu’elle m’est venue, j’étais seule, et je me suis imaginée, comme je le disais tout à l’heure, que c’étaient les pas d’individus qui, un jour, doivent entrer dans ma vie et dans celle de mon père.

– Que tous viennent me trouver, dit Cartone ; je ne sais pas de restriction, je ne réclame ni ne stipule rien. Une grande foule s’ébranle et se dirige vers nous tous, miss Manette, je la vois à la lueur des éclairs. »

Une vive clarté remplit le salon comme il disait ces mots, et le montra négligemment appuyé contre la fenêtre.

« Je l’entends, poursuivit Cartone, après un effroyable coup de tonnerre, elle vient rapide et furieuse. »

Il faisait allusion à la tempête et aux nuées qui fuyaient sous un ciel noir ; la pluie qui tomba subitement couvrit sa voix et chacun garda le silence.

Jamais ils n’avaient vu d’orage aussi affreux. Pas le moindre intervalle entre les détonations de la foudre ; s’entre-croisant dans la nuit, elles roulaient au milieu des éclairs et des nappes d’eau torrentielles qui se déversaient avec fracas.

Malgré sa violence, l’orage fut de longue durée. La grande cloche de Saint-Paul venait de sonner une heure dans l’air calme et pur, lorsque M. Lorry, escorté de Cruncher, qui portait une lanterne, s’achemina vers son logis.

Pour se rendre de Soho-Square à Clerkenwell, on avait à franchir certains endroits solitaires, et l’agent de Tellsone, qui pensait toujours aux voleurs, ne manquait jamais de se faire accompagner d’une lanterne portée par Jerry, bien qu’ordinairement il sortît de chez les Manette avant onze heures.

« Quel effroyable temps, Jerry, dit le gentleman ; un temps à faire sortir les morts de leurs tombeaux.

– Je ne sais pas, monsieur, répondit le commissionnaire ; je n’ai jamais vu, et j’espère bien ne jamais les voir ressusciter.

– Bonsoir, monsieur Cartone, dit l’homme d’affaires. Bonsoir, monsieur Darnay. Quel orage !… Y en aura-t-il jamais de pareil, et le verrons-nous ensemble ?

– Peut-être, » répondit Sydney Cartone.

*

* *

Peut-être verront-ils fondre sur eux la foule rapide et mugissante.