Le Tribunal Révolutionnaire, composé de cinq juges, de l’accusateur public, et d’un jury dont les décisions étaient sans appel, siégeait tous les jours. La liste des accusés qui devaient comparaître devant lui était envoyée la veille dans chaque prison, et lue par le geôlier à ceux qu’elle concernait.
« Approchez tous, et écoutez : voici le journal du soir ! » répétait chaque jour l’homme de la geôle, dont cette phrase était sa plaisanterie favorite.
« Charles Évremont, dit Charles Darnay ! » C’est ainsi qu’enfin débuta le journal du soir à la Force, le jour où la pauvre Lucie avait vu danser la carmagnole.
Dès que le nom d’un prisonnier était appelé, celui qui le portait devait sortir de la foule et aller se mettre à l’écart dans un endroit réservé aux prévenus désignés pour le lendemain. Charles avait de tristes raisons pour ne pas ignorer cet usage : depuis quinze mois il avait vu disparaître tous ses compagnons d’infortune, après avoir été soumis à cette formalité.
Le geôlier bouffi regarda par-dessus ses lunettes pour s’assurer que ledit Évremont avait été se placer à l’endroit voulu, et continua sa lecture, en s’arrêtant de la même manière à chaque nom qu’il prononçait. La liste en portait vingt-trois ; vingt prisonniers seulement répondirent à l’appel ; les trois derniers étaient morts : l’un dans la prison même, les deux autres sur l’échafaud ; mais on l’avait oublié.
La lecture de cette liste avait lieu dans la grande pièce ou Charles avait été introduit le jour de son entrée à la Force. Tous ceux qu’il y avait trouvés à cette époque avaient été massacrés en septembre ; et depuis lors chacun des amis qu’il avait vus partir n’était sorti de prison que pour monter à l’échafaud.
Quelques adieux s’échangèrent à la hâte, mais la séparation fut bientôt terminée ; c’était un incident quotidien dont on avait pris l’habitude, et ce soir-là précisément la société de la Force se préparait à jouer aux gages, et devait avoir un petit concert. Elle se pressa aux grilles pour voir le départ des accusés ; quelques larmes furent répandues sur les malheureux qui s’éloignaient ; mais vingt places étaient vides, il fallait les remplir afin de ne pas faire manquer les amusements promis ; et l’heure pressait ; bientôt allait venir le geôlier qui fermerait les portes, et livrerait la salle commune et les corridors aux chiens de garde qui faisaient le guet pendant la nuit.
Ce n’est pas que les prisonniers dont nous parlons fussent insensibles ; leur insouciance venait de la condition où ils étaient placés, de la nature même de l’époque où ils vivaient, et non d’une absence de cœur. L’espèce de fanatisme, ou d’enivrement, qui conduisit alors plusieurs personnes à braver la guillotine, et à courir au-devant du supplice, n’était pas une simple bravade, mais l’effet contagieux de la frénésie publique. On a vu en temps de peste de certains individus saisis de vertige être attirés par le mal et souhaiter d’en mourir. Nous avons tous en nous-mêmes de ces bizarreries mystérieuses qui, pour se révéler, n’ont besoin que d’une circonstance qui les évoque.
Le passage de la Force à la Conciergerie était court et ténébreux ; la nuit dans leurs nouvelles cellules, hantées par la vermine, fut longue et froide pour les vingt accusés. Amenés à la barre dès le matin, quinze d’entre eux passèrent devant les juges avant celui qui nous occupe. Tous les quinze furent condamnés à mort ; leur interrogatoire et leur jugement, rendu à part pour chacun d’eux, avaient pris une heure et demie au tribunal.
« Charles Évremont, dit Charles Darnay ! » cria l’huissier.
Les magistrats portaient le chapeau à plumes ; mais le bonnet rouge, orné de la cocarde tricolore, dominait partout dans la salle. En jetant un regard sur les jurés et sur l’auditoire, le prévenu aurait pu se dire que l’ordre naturel des choses était renversé, et que les criminels jugeaient les honnêtes gens. Ce qu’il y a de plus vil et de plus atroce parmi la populace d’une grande cité, dirigeait les débats, faisait de bruyants commentaires, applaudissait, désapprouvait, anticipait et précipitait le jugement, sans la moindre opposition de la part du tribunal. Presque tous les hommes étaient armés ; quelques-unes des femmes avaient des dagues et des couteaux ; plusieurs d’entre elles mangeaient et buvaient, tout en regardant ce qui se passait à la barre ; le plus grand nombre tricotait. L’une de ces dernières avait une pièce de tricot sous le bras, et n’en travaillait pas moins avec activité. Placée au premier rang, elle était auprès d’un homme que l’accusé n’avait pas vu depuis son arrivée à Paris, mais qu’il reconnut immédiatement pour le citoyen Defarge. La tricoteuse parla une ou deux fois à l’oreille de son voisin, d’où Charles supposa qu’elle était la femme du cabaretier ; et ce qui frappa surtout le prévenu, c’est l’affection que mettaient l’un et l’autre à ne pas se tourner vers lui, dont ils étaient aussi près que possible. Tous deux ils paraissaient peu satisfaits, et leurs regards ne quittaient pas les jurés.
Au-dessous du président était assis le docteur Manette, vêtu de ses habits ordinaires ; autant que Charles Darnay put en juger, lui et M. Lorry étaient les seuls dans l’auditoire qui n’eussent pas adopté la carmagnole.
Charles Évremont, dit Charles Darnay, comparaissait devant le tribunal en qualité d’aristocrate, accusé d’émigration, et l’accusateur public demandait sa tête au nom du décret de bannissement qui interdisait, sous peine de mort, l’entrée de la France aux émigrés. Peu importait que le retour du prévenu fût antérieur au décret invoqué : ledit Évremont était là, on l’avait pris en France, le décret existait, il fallait qu’il le subît.
« Qu’on lui coupe la tête ! cria l’auditoire ; c’est un ennemi de la République. »
Le président agita la sonnette, et demanda au prévenu s’il n’était pas vrai qu’il eût passé de longues années en Angleterre ?
« Sans aucun doute. »
Dès lors c’était un émigré ; comment se qualifiait-il ?
De Français, habitant l’Angleterre, mais non pas d’émigré, dans le sens que la loi donnait à cette qualification.
« Et pourquoi ? » lui fut-il demandé.
Parce qu’il avait renoncé volontairement à une position et à un titre qui lui étaient odieux ; et que s’il avait quitté son pays, ce qu’il avait fait bien avant que le mot émigré eût la signification que lui donnait le tribunal, c’était parce qu’il avait mieux aimé vivre de son propre travail, en Angleterre, que de celui du peuple dont il pouvait jouir en France.
Quelle preuve en donnait-il ?
Le témoignage de Louis Gabelle et d’Alexandre Manette.
« Mais c’est à Londres qu’il s’était marié, lui rappela le président.
– Oui ; mais non pas à une Anglaise.
– À une citoyenne de France ?
– Oui.
– Son nom ?
– Lucie Manette, fille du docteur Manette, ex-prisonnier à la Bastille. »
Cette réponse produisit le meilleur effet sur l’auditoire. Des cris à la louange du bon docteur retentirent dans toute la salle ; et telle était la mobilité du peuple que des larmes coulèrent sur plus d’un de ces visages féroces, qui l’instant d’avant exprimaient la fureur.
Charles avait suivi jusqu’à présent les instructions réitérées de son beau-père, dont la vigilance avait tout aplani sur la route dangereuse où le prévenu était engagé.
« Pourquoi l’accusé était-il revenu à la fin de l’année précédente ? pourquoi avait-il attendu jusque-là pour rentrer dans sa patrie ? lui demanda le président.
– S’il n’était pas revenu plus tôt c’était, répondit-il, parce qu’il n’avait dans son pays d’autres moyens d’existence que la fortune patrimoniale dont il avait fait l’abandon, tandis qu’en Angleterre il gagnait de quoi vivre en enseignant la langue et la littérature françaises. S’il avait quitté Londres, c’était à la prière de l’un de ses compatriotes, dont son absence mettait la vie en danger. Il était accouru pour sauver les jours de ce citoyen, en venant dire la vérité à ses risques et péril : était-ce un crime aux yeux de la République ?
– Non ! non ! » cria l’auditoire avec enthousiasme. Le président agita en vain la sonnette ; les dénégations continuèrent jusqu’au moment où il plut à la populace de rester silencieuse.
« Quel est le nom de ce citoyen ? » demanda le président aussitôt que le vacarme s’apaisa.
Le citoyen en question était le premier témoin à décharge. Le prévenu s’en référait avec confiance à la lettre de ce citoyen, lettre qui lui avait été prise à la barrière, lors de son arrivée à Paris ; mais qui se trouvait, sans aucun doute, parmi les dossiers placés devant le tribunal.
Le docteur avait eu soin de l’y faire introduire, et s’était assuré qu’on l’y avait mise ; en effet la lettre fut produite et lue par le président.
Le citoyen Gabelle, cité à la barre pour y faire sa déposition, confirma non-seulement tout ce qu’avait dit l’accusé, mais insinua, avec une extrême délicatesse, qu’au milieu de la quantité d’affaires imposées à la justice par les nombreux ennemis du peuple, il étai resté pendant trois ans à l’Abbaye, totalement effacé de la mémoire patriotique du tribunal, jusqu’à la fin de la semaine précédente, où il avait été appelé à comparaître ; et, qu’on l’avait mis en liberté sur la réponse du jury, déclarant que l’accusation portée contre ledit Gabelle était annulée par la présence du citoyen Charles Darnay.
M. Manette fut ensuite interrogé. La popularité dont il jouissait, la précision de ses réponses produisirent un effet marqué tout d’abord ; mais quand il démontra que l’accusé avait été son premier ami, lorsqu’il était sorti de la Bastille ; que le prévenu, depuis cette époque, n’avait cessé de lui être dévoué dans son exil ; que loin d’être en faveur auprès du gouvernement aristocratique de l’Angleterre, Charles Darnay avait été mis en accusation comme ennemi de la Grande-Bretagne, et comme ami des États républicains d’Amérique, le tribunal partagea les sentiments de l’auditoire. Enfin lorsque, appuyant sur tous ces points avec la force et l’entraînement de la vérité, il eut fait appel à M. Lorry, citoyen de Londres, actuellement dans la salle, et qui avait déposé dans l’affaire susmentionnée, le jury déclara qu’il en avait assez entendu, et se trouvait prêt à rendre son verdict, si le président voulait bien le recevoir.
À chacun des votes (les jurés opinaient verbalement et à haute voix) l’assemblée fit retentir la salle de ses acclamations. Tous les membres se prononcèrent en faveur du prévenu, et Charles Darnay fut déclaré innocent à l’unanimité.
Alors commença l’une de ces démonstrations auxquelles la populace se livrait quelquefois, même à cette époque de fureur sanguinaire. Était-ce pour obéir à un esprit versatile, pour céder aux impulsions généreuses qui sommeillaient en elle, ou pour compenser les actes féroces dont elle chargeait sa conscience ? Personne ne pourrait le dire ; il est probable que ces trois motifs y avaient part, bien que le second prédominât sur les deux autres. Quoi qu’il en soit, l’acquittement ne fût pas plus tôt prononcé, que les larmes coulèrent avec abondance, et que les embrassements furent prodigués à Charles Darnay par tant de personnes des deux sexes, qu’il manqua de se trouver mal, affaibli qu’il était par sa longue détention, et tout ému en pensant que la même foule, portée par un autre courant, l’aurait déchiré avec un égal enthousiasme.
La nécessité de faire place à de nouveaux accusés délivra notre ami des caresses dont il était l’objet. On venait d’introduire devant le tribunal, pour y être jugés en bloc, cinq prévenus accusés d’être ennemis de la République, en ce sens qu’ils ne l’avaient assistée ni par leurs discours ni par leurs actions. Telle fut la promptitude que mirent les membres du tribunal à dédommager le peuple, à se dédommager eux-mêmes de la libération précédente, qu’il fut décidé que les cinq prévenus seraient exécutés dans les vingt-quatre heures, avant que Charles Darnay ait pu sortir de la salle. L’un des condamnés lui apprit la sentence qui les frappait, en levant un doigt, ce qui signifiait la mort, d’après les signes en usage dans les prisons, et tous les cinq ajoutèrent d’une voix ferme : « Vive la République ! »
À vrai dire, cette dernière cause n’avait pas eu d’auditoire qui pût en prolonger les débats ; car en sortant du palais de justice, le docteur et son gendre se trouvèrent au milieu d’une foule considérable, dans laquelle M. Manette reconnut tous les visages qu’il avait vus dans la salle, excepté deux personnes qu’il y chercha vainement. Aussitôt qu’on eut aperçu Charles, accompagné du docteur, les acclamations recommencèrent, les larmes, les cris, les applaudissements, les embrassades, tour à tour, puis ensemble, jusqu’à ce que le vertige universel parut avoir gagné la rivière, et s’être emparé de l’onde, affolée comme le peuple qui était sur ses rives.
Ils avaient parmi eux une chaise qu’ils avaient prise, soit au tribunal même, soit dans l’une des salles voisines ; après l’avoir recouverte d’un drapeau rouge, ils y avaient attaché une pique surmontée d’un bonnet rouge. Quelles que fussent les supplications du docteur, il ne put empêcher qu’on n’élevât son gendre sur cette chaise patriotique ; et pendant qu’on le ramenait en triomphe, au milieu de cette mer houleuse de bonnets couleur de sang, d’où surgissaient à ses yeux des débris de faces humaines, Charles se demanda plus d’une fois s’il n’était pas dans le tombereau qui le conduisait à la guillotine.
C’est ainsi que l’entourant d’un cortège qui lui semblait le produit d’une hallucination, embrassant tous ceux qu’ils rencontraient sur leur passage, le leur montrant du doigt en poussant des cris d’enthousiasme, ils le portèrent par la ville ; et rougissant de la couleur républicaine les rues dont ils avaient rougi le pavé d’une teinte plus sombre, ils arrivèrent à la maison du docteur, et entrèrent dans la cour où ils déposèrent Charles Darnay.
Lucie, préparée au spectacle qu’elle allait avoir par M. Manette qui avait couru l’en avertir, était descendue, lorsque Charles mit pied à terre et tomba sans connaissance dans les bras de son mari.
Pendant qu’il la pressait sur son cœur, ayant eu soin de se placer entre elle et ceux qui l’escortaient, pour la dérober aux regards de la foule, quelques individus se mirent à danser ; tous les autres suivirent immédiatement leur exemple, et la Carmagnole tournoya dans la cour. Puis ils portèrent sur la chaise triomphale une jeune fille qui figura la déesse de la liberté, et débordant de la cour dans les rues voisines, sur le quai et sur le pont, la Carmagnole, dont les flots grossissaient à chaque minute, s’éloigna en tourbillonnant.
Après avoir serré la main à son beau-père qui le regardait avec orgueil ; celle de M. Lorry qui arrivait tout essoufflé par la lutte qu’il avait soutenue contre les danseurs ; après avoir embrassé la petite Lucie qu’on élevait pour qu’elle pût lui passer les bras autour du cou, et la fidèle Pross qui tenait l’enfant, il prit sa femme dans ses bras :
« Lucie ! ma bien aimée ! je suis sauvé, je suis à toi !
– Charles, mon adoré, laisse-moi remercier Dieu, comme je le priais encore hier. »
Tous inclinèrent leurs fronts et leurs cœurs.
« Et maintenant, mon bon ange, parle à ton père, dis-lui tout ce que j’éprouve ; nul autre au monde n’aurait pu faire ce qu’il a fait pour moi.
Elle posa sa tête sur la poitrine de M. Manette, comme elle avait autrefois appuyé sur son cœur la pauvre tête du cordonnier. Il était heureux d’avoir pu la payer de retour ; il avait enfin la récompense de tous ses maux, il était fier, il était fort. « Pas de faiblesse, mignonne, dit-il d’un ton de reproche, et néanmoins plein de douceur. Pourquoi trembler, enfant ? je l’ai sauvé ; il n’a plus rien à craindre. »