CHAPITRE XIII. – Cinquante-deux têtes.

Ceux qui devaient mourir ce jour-là attendaient leur sort au fond de la Conciergerie. Leur nombre égalait celui des semaines de l’année : cinquante-deux personnes, emportées par le courant, allaient être jetées dans l’océan éternel, et sans rivage. Elles n’avaient pas quitté leurs cellules, et leurs successeurs étaient désignés ; avant que leur sang se fût mêlé au sang qui avait coulé la veille, celui qui le lendemain irait rejoindre le leur était déjà mis à part.

Cinquante-deux condamnés ! depuis le fermier général, plus que septuagénaire, dont l’immense fortune ne pouvait racheter la vie, jusqu’à l’ouvrière de vingt ans, qu’une vie pauvre et obscure n’avait pas protégée. Les maladies pestilentielles qui résultent des vices et de l’incurie des hommes, prennent leurs morts dans tous les rangs de la société ; l’atroce délire qu’engendre la misère, l’oppression, la dureté du cœur frappent également en aveugle, et choisissent partout leurs victimes.

Seul dans sa cellule, Charles n’avait pas eu depuis la veille un instant d’illusion ; à chacun des mots dont le président avait fait la lecture, il avait senti qu’aucune influence ne l’arracherait au supplice ; qu’il était virtuellement condamné par des millions de suffrages, et que des unités ne prévaudraient pas contre un pareil total.

Néanmoins, les yeux remplis d’une image adorée, il lui était difficile d’accepter l’arrêt de ses juges ; des liens puissants l’attachaient à la vie ; ce qui était arrivé depuis deux jours en avait décuplé la force, en lui rendant la liberté ; et quand toute son énergie était employée à ressaisir le bonheur, on lui arrachait brusquement l’existence des courants tumultueux se pressaient dans son cœur et dans sa pensée, d’où la révolte éloignait l’esprit de résignation ; venait-il à écouter cette dernière, sa femme et sa fille protestaient contre son égoïsme.

Tels furent dans le principe les sentiments du condamné ; puis il pensa qu’il n’y avait pas de honte à subir la peine qui l’attendait, que chaque jour une foule d’innocents étaient envoyés à l’échafaud, et qu’ils y montaient d’un pas ferme, que ce serait dans l’avenir une consolation pour les êtres chéris qui devaient lui survivre, de savoir qu’il était mort avec sérénité ; puis se calmant peu à peu, il éleva plus haut son esprit, et la paix descendit dans son âme.

Le jour allait finir, lorsqu’il eut recouvré la possession de lui-même ; on lui permit d’acheter de la lumière, tout ce qu’il fallait pour écrire, et il en fit usage jusqu’au moment où l’on éteignit les lampes.

Dans la lettre qu’il adressait à sa femme, il dit à cette dernière qu’il avait ignoré l’incarcération du docteur, jusqu’à l’époque où elle-même la lui avait racontée, et qu’il n’avait su que par la lecture que le président avait faite, la part que son oncle et son père avaient prise à cette infamie. S’il lui avait caché son véritable nom, c’était, lui disait-il, pour obéir à M. Manette qui en avait exigé la promesse le matin de leur mariage. Il lui recommandait de ne pas chercher à savoir si le docteur avait oublié l’existence des lignes qu’il avait écrites, ou si elles lui avaient été rappelées par la découverte qu’on avait faite à la Tour de Londres ; et que lui, Charles, avait racontée un dimanche soir qu’ils étaient sous le platane. En supposant que le docteur eût gardé le souvenir de cet écrit, il avait dû croire qu’on ne l’avait pas trouvé lors de la prise de la Bastille, puisqu’il n’en était pas question dans les divers comptes rendus, où les moindres vestiges, laissés par les captifs, avaient été minutieusement relatés.

Bien qu’elle n’eût pas besoin d’en être priée, ce qu’il savait, disait-il, Charles conjurait Lucie d’employer tous les moyens que lui suggérerait sa tendresse pour démontrer au docteur qu’il n’avait rien fait dont il eût à se repentir ; pour lui rappeler qu’au contraire il s’était toujours sacrifié à ses enfants, et que ceux-ci lui en avaient une profonde reconnaissance. Enfin, après l’avoir remerciée du bonheur qu’elle lui avait donné, après l’avoir adjurée de surmonter son chagrin pour se consacrer à leur fille, il la chargeait de consoler son père, et la suppliait de ne pas manquer à cette tâche filiale, en considération du jour qui devait les réunir.

Il écrivit au docteur dans le même sens, lui recommanda sa femme et sa fille, lui rappela qu’elles n’avaient d’autre appui que celui qu’il pouvait leur donner, et le répéta plusieurs fois, dans l’espoir que cette pensée aiderait son beau-père à triompher d’un accablement dont il prévoyait les suites, et l’arracherait à des souvenirs qui lui deviendraient funestes.

Il les confia tous les trois aux soins de M. Lorry, auquel il expliqua ses affaires ; adressa quelques paroles chaleureuses d’affection et de gratitude à l’excellent vieillard, et tout fut terminé.

Pas un mot pour Cartone ; absorbé par les autres, il ne lui donna pas même un souvenir.

Lorsqu’il eut achevé ses lettres, Charles s’étendit sur sa paillasse, et pensa qu’il en avait fini avec les choses de la terre.

Mais il y fut rappelé dans son sommeil, où ce bas monde prit à ses yeux des formes séduisantes. Il était libre, il se retrouvait dans la maison de Soho, qu’il reconnaissait, bien qu’elle ne ressemblât pas à ce qu’elle était réellement. Échappé à la mort, par un prodige qu’il ne s’expliquait pas, il revoyait Lucie ; elle lui disait que tout cela était un rêve, qu’il n’était jamais venu en France, et ne l’avait pas quittée. Survint une pause ; l’arrêt fatal avait été mis à exécution ; il n’en était pas moins auprès de ceux qu’il aimait, il jouissait d’un bonheur paisible, et bien qu’il fût mort, il n’avait subi aucun changement. Tout disparut une seconde fois, sans qu’il en eût conscience ; puis il s’éveilla, et se demanda où il était, jusqu’au moment où cette pensée lui revint à la mémoire : c’est aujourd’hui mon dernier jour.

Maintenant qu’il était calme, et n’avait plus à lutter contre lui-même, un nouvel ordre d’idées s’empara de son esprit et lui causa une singulière obsession.

Il n’avait jamais vu l’instrument qui devait lui trancher la tête. À quelle hauteur s’élevait l’échafaud ? combien aurait-il de marches à monter ? les mains qui le toucheraient ne seraient-elles pas couvertes de sang ? comment serait-il placé ? l’expédierait-on le premier, ou le dernier de la série ? et bien d’autres questions du même genre, qui se présentaient sans cesse en dépit de ses efforts. Non pas qu’elles fussent empreintes d’un sentiment de tiédeur ; elles provenaient du désir de savoir ce qui lui resterait à faire lorsque le moment serait arrivé ; désir étrange, hors de toute proportion avec la rapidité des préparatifs auxquels il se rattachait, et qui semblait moins appartenir au détenu qu’à un esprit étranger qu’il renfermait en lui-même.

Tandis qu’il parcourait sa prison, en s’efforçant d’imposer silence à cette voix importune, les heures suivaient leur marche ordinaire, et l’horloge frappait le nombre de coups qu’il ne devait plus entendre. Neuf ! passés pour toujours. Dix, onze ! passés pour toujours !

Il allait être midi ; Charles avait enfin triomphé des questions qui l’obsédaient ; il ralentit sa promenade, redit tout bas les noms aimés, et libre de toute préoccupation irritante, pria pour lui-même et pour ceux qui restaient.

L’horloge sonna midi. C’était pour trois heures ; Charles ne l’ignorait pas ; sachant en outre qu’il faudrait partir assez tôt pour que les charrettes mortuaires puissent arriver à leur destination, il envisagea deux heures comme l’instant définitif, et résolut d’employer l’intervalle qui l’en séparait à fortifier son âme, afin de pouvoir soutenir les autres pendant le trajet funèbre.

Marchant d’un pas ferme, les deux bras croisés sur la poitrine, l’esprit calme et réfléchi, il écouta sonner l’horloge sans éprouver d’étonnement ; cette heure avait eu pour lui la même durée que la plupart de celles qu’il avait connue jadis. Il n’y en a plus qu’une, pensa-t-il ; et rendant grâces au ciel d’avoir recouvré son empire sur lui-même, il se retourna pour continuer sa marche.

Des pas retentirent dans le corridor, la clef tourna dans la serrure, et au moment où s’ouvrait la porte, Charles entendit ces mots, qu’on disait en anglais et à voix basse :

« J’ai eu soin de ne pas me montrer ; il ignore que je suis ici. Entrez seul ; je reste dans le voisinage ; surtout ne perdez pas de temps. »

La porte se referma, et Charles fut vis-à-vis de Cartone, qui, les traits éclairés d’un sourire, portait le doigt à ses lèvres pour lui recommander le silence.

Il y avait quelque chose de si remarquable dans le rayonnement de son visage, que Darnay crut d’abord à une apparition. Mais c’était bien Cartone qui avait parlé, Cartone qui lui prenait la main et la serrait avec force.

« Vous ne m’attendiez pas, dit celui-ci.

– Je ne pouvais pas croire que ce fût vous ; c’est à peine si j’en ai la certitude. Vous n’êtes pas arrêté, j’espère ?

– Non ; j’ai par hasard une certaine influence dans la prison, je m’en suis servi, et me voilà. C’est votre femme qui m’envoie, cher Darnay. »

Le condamné se tordit les mains.

« Je viens vous transmettre une requête de sa part.

– Laquelle ?

– Une prière ; elle vous l’adresse de cette voix touchante que vous n’avez pas oubliée. »

Charles détourna la tête.

« Je n’ai pas le temps de vous en expliquer le motif, ne me le demandez pas ; mais faites ce qu’elle désire : ôtez vos bottes, et prenez les miennes. »

Une chaise se trouvait dans la cellule, Cartone s’y était assis avec la rapidité de l’éclair, et, les pieds nus, était maintenant en face du condamné.

« Mettez mes bottes, dépêchez-vous, le temps presse.

– La fuite est impossible, Cartone, c’est une folie d’y penser.

– Et qui vous parle de fuir ? donnez-moi votre cravate, prenez la mienne, changez d’habit avec moi ; permettez que je dénoue ce ruban, et que j’écarte vos cheveux. »

Avec une promptitude merveilleuse, une énergie physique et morale qui ne lui étaient pas naturelles, il imposa ces conditions au prisonnier, qui se laissa faire comme un enfant.

« C’est une folie, Cartone, je vous le répète ; la chose est impossible, on l’a tentée plus d’une fois, elle a toujours échoué. N’ajoutez pas le chagrin de votre mort à l’amertume de la mienne ; je vous en conjure.

– Est-ce que je vous prie de me suivre ? Il y a du papier sur cette table, une plume et de l’encre ; avez-vous la main ferme ?

– Elle l’était encore lorsque vous êtes venu.

– Dominez votre émotion, et écrivez ce que je vais vous dire ; vite, mon ami, vite ! »

Darnay alla s’asseoir devant la table, et se pressa la tête avec force. Cartone, la main droite passée dans son gilet, s’approcha, et se tint debout à côté de lui.

« Je commence ; écrivez.

– À qui s’adresse…

– À personne.

– Faut-il mettre la date ?

– Non. « Si vous vous rappelez ce que je vous ai dit un jour, redicta Sydney, vous comprendrez immédiatement ces lignes.

– J’ai la certitude que vous vous souvenez de mes paroles ; il n’est pas dans votre nature de les avoir oubliées. »

Au moment où surpris de ce qu’on lui faisait écrire, le condamné relevait les yeux pour interroger Cartone, celui-ci, qui retirait sa main droite de son gilet, s’arrêta brusquement.

« Êtes-vous armé ? lui demanda Charles.

– Non.

– Qu’avez-vous dans la main ?

– Vous le saurez tout à l’heure. Écrivez ; je n’ai plus qu’un mot à dire. « Je suis heureux d’avoir l’occasion de vous prouver la sincérité de mes paroles. Ce que je fais aujourd’hui est tellement simple, que personne ne doit en éprouver ni regrets ni douleur. » Comme il terminait cette phrase, sa main droite passa lentement devant la figure de l’écrivain ; Darnay laissa tomber la plume et promena autour de lui des regards effarés.

« Quelle est cette vapeur ? demanda-t-il.

– Une vapeur ?

– Quelque chose a passé devant moi.

– Je n’ai rien vu ; je ne sens rien. Reprenez la plume et finissons ; le temps presse, ami. »

Charles fit un effort pour dominer l’étrange sensation qu’il éprouvait ; sa pensée était confuse, sa respiration haletante ; son regard vitreux se dirigea vers Cartone, dont la main droite était replacée dans le gilet.

« Hâtons-nous, » dit celui-ci.

Charles se pencha pour écrire. « Si je ne profitais pas de la circonstance, poursuivit Cartone, l’occasion serait manquée pour toujours ; » la main effleura de nouveau la figure du prisonnier.

« L’avenir, croyez-le, ne ferait qu’augmenter les fautes dont je suis appelé à répondre. Si je ne profitais pas…

Charles ne traçait plus que des caractères inintelligibles. Il se leva tout à coup, jeta un regard furieux à Sydney, qui de la main gauche se fermait les narines, et qui de la droite saisit le condamné, dont il entoura la taille. Un instant après la lutte avait cessé, et Charles, complètement insensible, gisait sur le carreau.

Cartone, dont la main était aussi ferme que prompte, endossa les vêtements du prisonnier, rejeta ses cheveux en arrière, les attacha avec le ruban qu’avait porté Darnay ; et entre-bâillant la porte : « Vous pouvez venir, » dit-il à voix basse. John Barsad entra dans la cellule.

« Vous le voyez, poursuivit Cartone, en glissant entre l’habit et la poitrine de Darnay, le papier où étaient les lignes qu’il venait de lui faire écrire, vous ne risquez pas grand’chose.

– Ce n’est pas lui qui m’inquiète, monsieur Cartone, répondit l’espion d’une voix timide ; le gros de l’affaire est que vous teniez votre parole jusqu’au bout.

– J’y serai fidèle, n’ayez pas peur.

– Il faut pour cela qu’il n’y ait personne de moins ; si, vêtu comme vous l’êtes, vous complétez les cinquante-deux, je n’ai absolument rien à craindre.

– Soyez tranquille ; bientôt je ne pourrai plus vous nuire, et à ce moment-là, grâces à Dieu, ils auront quitté Paris. Maintenant, ayez la bonté de me prendre et de me mettre en voiture.

– Vous ? dit l’espion d’une voix tremblante.

– Celui qui me remplace ; vous vous en irez par le chemin que vous m’avez fait suivre.

– Naturellement.

– Je ne me sentais pas bien quand vous m’avez introduit ; l’impression des adieux m’a fait évanouir, la chose est arrivée souvent, trop souvent dans ces murs. – Votre vie est entre vos mains ; et je m’en rapporte à vous. Appelez quelqu’un pour qu’on vous aide.

– Vous ne me trahirez pas, vous le jurez ?

– Je l’ai déjà fait, répondit Cartone en frappant du pied avec impatience ; ne perdons pas des instants précieux. Mettez-le vous-même en voiture, accompagnez-le jusqu’à l’endroit que vous savez, remettez-le à M. Lorry, en recommandant à ce dernier de ne pas s’occuper de le faire revenir, le grand air suffira ; surtout dites bien au gentleman de se rappeler la promesse qu’il m’a faite hier au soir, et de partir immédiatement. »

L’espion sortit et rentra presque aussitôt avec deux hommes qu’il avait été chercher. Sydney, assis devant la table, avait la tête appuyée sur ses mains, qui lui couvraient la figure.

« En voilà un qui est affligé de ce que son ami a tiré un bon numéro, dit l’un de ces hommes en contemplant Darnay.

– Un fameux patriote ! reprit l’autre ; il ne pourrait guère être plus triste si l’aristocrate avait échappé. »

Ils placèrent Darnay sur un brancard qu’ils avaient laissé à la porte, et se mirent en devoir de l’emporter.

« L’heure approche, Évremont, dit Barsad.

– Je le sais, répondit Cartone ; ayez soin de mon ami, je vous en conjure, et laissez-moi.

– Allons, mes enfants ! dit le faux porte-clefs, enlevez-le et partons. »

Resté seul, Cartone rassembla toutes ses facultés auditives pour saisir le moindre bruit qui pût indiquer le soupçon. Des clefs grinçaient dans les serrures, des portes claquaient, des pas retentissaient au loin dans les couloirs ; mais pas des cris, pas de course précipitée ; rien qui annonçât l’alarme. Cartone respira, alla se rasseoir auprès de la table, et prêta de nouveau l’oreille jusqu’au moment où il entendit sonner deux heures.

Des bruits s’élevèrent de différents côtés ; mais il ne s’en effraya pas, car il en devinait le sens. Plusieurs portes s’ouvrirent dans le voisinage, et finalement la sienne ; un geôlier, qui tenait une liste à la main, jeta un regard dans la cellule.

« Évremont, suis-moi, » dit-il.

C’était par une sombre journée d’hiver, et la brume extérieure augmentant l’obscurité de la prison, Cartone ne put voir que d’une manière confuse les individus qui se trouvaient avec lui dans la salle où le geôlier les avait conduits, afin de leur attacher les bras.

Les uns étaient assis, les autres debout ; un petit nombre s’agitait, en proférant des plaintes ; mais c’était l’exception. Presque tous étaient calmes, avaient les yeux baissés et gardaient un profond silence.

Tandis qu’on amenait les dernières victimes, un individu s’arrêta, en passant, et embrassa Cartone, comme un ami que l’on retrouve. Ce fut pour celui-ci un moment de terreur ; mais l’homme, qui croyait le reconnaître, suivit le geôlier sans rien dire, et Cartone fut rassuré. Quelques instants après, une jeune fille, petite et frêle, au visage pâle et délicat, aux grands yeux, largement ouverts et pleins de douceur, quitta la place où elle était assise et vint auprès de Cartone.

« Citoyen Évremont, dit-elle en lui touchant la main de ses doigts glacés, je suis la petite ouvrière qui était avec vous à la Force.

– C’est vrai, murmura Cartone ; mais je ne me souviens plus de quoi vous êtes accusée ?

– De complot ; Dieu sait pourtant que j’en suis bien innocente : qui aurait voulu conspirer avec une pauvre créature comme moi ? »

Le pâle sourire qui accompagna ces mots toucha tellement Cartone, que des larmes s’échappèrent de ses yeux.

« Je n’ai pas grand’peur, citoyen Évremont ; je ne refuse pas de mourir, si la République, qui doit faire tant de bien au pauvre monde, doit profiter de ma mort ; mais je ne vois pas comment cela pourra lui être utile ; je suis si peu de chose ! »

C’était la dernière fois ici-bas qu’il lui était donné de s’attendrir : son cœur s’émut et s’échauffa pour encourager cette pauvre enfant.

« J’avais entendu dire qu’on vous avait acquitté ; citoyen Évremont ; je l’avais cru, et je m’en étais réjouie.

– Effectivement ; j’ai été mis en liberté ; et réemprisonné le soir.

– Si je fais la route avec vous, citoyen Évremont, voulez-vous permettre que je vous tienne la main ? Je n’ai pas grand’peur ; mais je suis faible, et cela me donnera du courage. »

La douce figure se leva vers la sienne, et dans les grands yeux qui le regardèrent se peignirent le doute et la surprise. Il serra la petite main flétrie par le travail, et mit un doigt sur ses lèvres.

« Vous mourez à sa place ? murmura-t-elle.

– Il a une femme et un enfant, chut !

– Oh ! mon bon monsieur, vous me laisserez vous donner la main, n’est-ce pas ?

– Oui, pauvre sœur ; mais appelez-moi Évremont. »

L’ombre, qui enveloppait la Conciergerie, tombait en même temps sur la barrière où se pressait la foule, quand une voiture, sortant de la ville, s’arrêta devant le corps de garde.

« Vos papiers ? Alexandre Manette, docteur en médecine, Français : où est-il ?

– Le voici. »

On désigne un vieillard replié sur lui-même, qui profère des mots inarticulés et sans suite.

« Il paraît que le citoyen n’a plus sa tête ; la fièvre révolutionnaire a été trop forte pour lui.

– Beaucoup trop forte.

– Il n’est pas le seul qui en ait souffert. Lucie Darnay, sa fille, Française : où est-elle ?

– La voilà.

– Bien ; c’est la femme d’Évremont, n’est-ce pas ?

– Précisément.

– Il a pris un autre chemin, lui. Lucie, fille de l’autre : cette enfant-là, je suppose ?

– Oui.

– Embrasse-moi, fille d’Évremont ; tu peux te vanter d’avoir embrassé un bon républicain ; c’est nouveau dans ta famille, ne l’oublie pas. Sydney Cartone, avocat, Anglais : où est-il ?

– Ici, dans le fond de la voiture.

– Il s’est donc trouvé mal.

– Ce ne sera rien ; le grand air va le remettre ; il est d’une faible santé, sujet à s’évanouir, et vient de se séparer d’un ami intime, qui a eu le malheur de déplaire à la République.

– Il y en a bien d’autres qui lui déplaisent, et qui, à cause de cela, regarderont par la lucarne. Jarvis Lorry, banquier, Anglais : où est-il ?

– C’est moi, puisque je suis le dernier de tous. »

C’est également lui qui a répondu aux questions précédentes, lui qui a quitté sa place, et qui les pieds dans la boue, la main sur la portière, continue de répondre à un groupe de patriotes et d’employés. Ceux-ci font plusieurs fois le tour de la voiture, montent sur le siège, examinent à loisir les bagages qui se trouvent sur l’impériale. Les paysans qui vont et viennent, se pressent aux deux portières, et plongent des regards avides dans l’intérieur.

Un petit enfant est sur les bras de sa mère ; on lui fait allonger la main pour qu’il puisse toucher la veuve d’un aristocrate, envoyé à la guillotine.

« Voilà tes papiers, Jarvis Lorry.

– Pouvons-nous partir ?

– Oui ; fouette, postillon ! et bon voyage.

– Je vous salue, patriotes. Le premier péril est passé ! » continue le gentleman en croisant les mains et en levant les yeux au ciel.

L’effroi est dans la voiture, on y entend des sanglots étouffés, la voix gémissante d’un vieillard, et la respiration difficile d’un homme accablé par le sommeil.

« Les chevaux ne pourraient-ils pas aller plus vite ? demande la jeune femme en prenant les mains de son vieil ami.

– Nous aurions l’air de fuir, cher ange, une allure trop rapide éveillerait les soupçons.

– Penchez-vous, regardez : peut-être sommes-nous poursuivis.

– La route est déserte, ma toute belle ; aussi loin que je puisse voir je ne découvre personne. »

Auprès d’eux passent des groupes de deux ou trois chaumières, des fermes isolées, des ruines d’anciens édifices, des avenues de grands arbres, dépouillés de leur feuillage, des tanneries, des fours à chaux, de grandes plaines découvertes. Le pavé inégal se déploie sous la voiture ; de temps en temps ils quittent la chaussée raboteuse pour les bas côtés, où la boue est épaisse, et n’évitent les cahots que pour s’embourber dans les ornières. L’impatience devint alors si vive, que dans leur angoisse ils veulent descendre, fuir au loin, se cacher dans les buissons, faire une chose ou l’autre, peu importe ; mais non pas s’arrêter !

Les champs s’éloignent ; des fermes solitaires, des châteaux détruits par les flammes, des tanneries, des groupes de masures, des avenues aux branches dépouillées, passent de nouveau près d’eux.

« Ces postillons nous trompent ! ils nous ramènent par un chemin de traverse où nous étions tout à l’heure. N’avons-nous pas vu ces ruines, ces deux ou trois chaumières ? non, grâces à Dieu, c’était moi qui me trompais. Un village ! Regardez bien si nous sommes poursuivis.

– Silence, nous arrivons à la poste. »

Les quatre chevaux sont emmenés avec une lenteur exaspérante ; la voiture, privée de son attelage, est immobile devant la porte de l’auberge, d’où rien n’annonce qu’elle doit s’éloigner. Les quatre chevaux de relais apparaissent enfin, l’un après l’autre, suivis de leurs postillons, qui sucent tranquillement l’extrémité de leur fouet, dont ils refont la mèche.

Ceux qu’ils remplacent comptent leur argent sans se hâter ; se trompent dans l’addition, recommencent leurs calculs et ne sont pas plus heureux.

Nos pauvres cœurs, saisis de crainte, ont, pendant ce temps-là, des battements plus rapides que le galop du cheval le plus vite.

Enfin les postillons sont en selle ; on traverse le village, on gravit la colline avec lenteur, on la descend au pas, la voiture se traîne sur un chemin défoncé, où elle rampe avec peine. Des cris se font entendre, les postillons échangent des paroles animées, gesticulent avec force, ils arrêtent leurs chevaux.

« Seigneur ! on nous poursuit !

– Holà ! hé ! vous autres de la voiture ! nous avons à vous parler.

– Que voulez-vous ? demande M. Lorry en mettant la tête à la portière.

– Combien ont-ils dit qu’il y en avait ?

– Je ne vous comprends pas.

– Combien de guillotinés aujourd’hui ?

– Cinquante-deux.

– J’en étais sûr ! les autres pariaient pour quarante-deux ; dix têtes de plus, ça vaut la peine. La guillotine va joliment. C’est bon, merci ! »

La nuit est profonde. Le voyageur qui dormait depuis le départ s’agite de plus en plus ; il s’éveille et prononce quelques paroles d’une voix haletante :

« Cartone, dit-il, se croyant toujours en prison, qu’avez-vous dans la main, est-ce une arme ?

– Ayez pitié de nous, Seigneur ! il va se trahir ! regardez si l’on ne vient pas ! »

Le vent et les nuages se précipitent derrière eux, la lune prend part à la course, les ténèbres les suivent et les enveloppent ; mais la route est déserte, et personne ne cherche à les atteindre.