CHAPITRE X. – La substance de l’ombre.
« Moi, Alexandre Manette, docteur en médecine, né à Beauvais, résidant à Paris, j’écris ces lignes de la triste cellule que j’occupe à la Bastille, en décembre 1767. Je le fais à bâtons rompus, et ce n’est qu’à grand’peine que je puis y parvenir. À force de travail, j’ai dérangé une pierre du mur intérieur de la cheminée ; c’est derrière elle que j’ai l’intention de cacher ces pages. Peut-être quelque main charitable les y trouvera-t-elle un jour, alors que je ne serai plus que poussière, et que mes douleurs ne seront même plus un souvenir.
« Ces mots sont tracés avec une pointe de fer trempée dans de la suie, délayée avec mon sang ; de si pauvres moyens rendent ma tâche extrêmement difficile.
« À la fin de ce mois où nous sommes, il y aura dix ans révolus que je suis dans cette prison ; l’espoir m’a complètement abandonné. De terribles symptômes m’avertissent que bientôt ma raison s’altèrera, mais je fais serment que je suis à cette heure en possession de toute mon intelligence, que ma mémoire est exacte, que mes souvenirs sont précis, et que je suis prêt à répondre, devant le juge éternel, de la vérité des lignes que j’entreprends d’écrire. Ce sont les dernières qui sortiront de ma main, et je les trace en conscience, qu’elles soient destinées, oui ou non, à tomber plus tard entre les mains des hommes.
« Le 22 décembre 1757, par une soirée nébuleuse, où cependant il y avait de la lune, je me promenais sur le quai, à une assez grande distance de ma demeure, située rue de l’École-de-Médecine, lorsque j’entendis une voiture qui venait rapidement derrière moi. Au moment où je me détournais pour lui faire place, quelqu’un mit la tête à la portière, donna l’ordre au cocher d’arrêter, et m’appela par mon nom. Je me dirigeai vers la voiture, que les chevaux avaient entraînée assez loin, avant qu’on pût les retenir, deux messieurs qui étaient sortis du carrosse m’attendaient à côté de la portière. Ils étaient enveloppés de grands manteaux comme s’ils avaient eu l’intention de se cacher ; je vis néanmoins qu’ils étaient à peu près de mon âge, peut-être un peu plus jeunes ; et ils me parurent avoir entre eux une excessive ressemblance : même taille, même voix et même figure.
« Vous êtes le docteur Manette ? me demanda l’un des deux frères.
« – Oui, monsieur.
« – C’est vous qui habitiez Beauvais, et qui, venu dernièrement à Paris, jouissez déjà d’une grande réputation ? dit l’autre.
« – C’est de moi que vous parlez d’une manière si flatteuse, leur répondis-je.
« – Nous avons été chez vous ; on nous a dit que probablement nous vous trouverions de ce côté ; nous nous sommes empressés de vous y rejoindre ; docteur, veuillez monter dans cette voiture. »
« Ces derniers mots avaient été proférés d’un ton impérieux ; les deux frères s’étaient placés de façon à me couper toute retraite ; de plus, ils avaient des armes, et je n’en avais aucune.
« Messieurs, leur dis-je, excusez-moi, j’ai l’habitude de demander qui me fait l’honneur de rechercher mes services, et quelle est la nature du mal qui nécessite mes soins.
« – Docteur, me fut-il répondu, ceux qui vous appellent sont des gens de condition. Quant à la maladie qui réclame votre secours, lorsque vous verrez le malade, votre science en jugera beaucoup mieux que nous ne pourrions vous l’expliquer. Mais assez de paroles : veuillez monter. »
« Je ne pouvais que me soumettre, et je le fis en silence. Les deux gentilshommes montèrent à côté de moi ; la portière se referma, et les chevaux partirent avec une extrême vitesse. J’ai rapporté cette conversation textuellement ; je ne doute pas que ce ne soit les propres mots que nous ayons échangés.
Le trait suivant signifie que j’ai été obligé de suspendre ma narration, et de glisser mon papier dans la cachette de la muraille.
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« La voiture franchit la barrière, et laissa Paris derrière elle. Après avoir fait environ trois quarts de lieue en rase campagne, elle quitta la grande route, prit une avenue, et s’arrêta devant la grille d’une demeure isolée. Nous descendîmes, et traversant un jardin inondé par une fontaine qui débordait, nous arrivâmes à la maison. La porte s’ouvrit au premier coup de sonnette ; l’un de nos guides fouetta de son gant de peau la figure du serviteur qui nous avait ouvert.
« Il n’y avait rien dans cette action qui pût éveiller ma surprise ; j’avais toujours vu frapper les gens de basse classe plus fréquemment que les chiens ; mais l’autre gentilhomme souffleta le valet, sans doute pour donner cours à sa mauvaise humeur ; et bien qu’il se servît du revers de la main, au lieu d’employer un gant, son geste fut tellement pareil à celui du premier, que frappé de leur ressemblance, je compris que ces deux hommes devaient être jumeaux.
« Depuis notre arrivée à la grille, que l’un des frères avait refermée avec soin, j’entendais des cris s’échapper d’une chambre située au premier étage ; on me fit monter l’escalier, on m’introduisit dans cette chambre, et sur le lit gisait un malade atteint de fièvre et de délire.
« C’était une femme aussi belle que jeune ; certes elle n’avait pas plus de vingt ans. Ses cheveux étaient en désordre, et ses bras fortement liés à ses côtés au moyen d’une draperie de soie et de plusieurs mouchoirs de poche, sortis évidemment de la garde-robe d’un gentilhomme : à l’un des coins de l’écharpe, qui était la ceinture d’un vêtement de cour, se trouvait un écusson nobiliaire, surmonté d’une couronne de marquis.
« J’en suis sûr ; car au moment où je m’approchais du lit, la malheureuse, qui s’y tordait sous nos yeux, parvint à saisir le bout de l’écharpe avec ses dents et se serait étouffée, si je ne lui avais arraché l’étoffe de la bouche ; c’est alors que j’aperçus les armes et la lettre E qui en constituaient la marque.
« Après avoir couché doucement la malade sur le dos, je lui plaçai la main sur la poitrine afin de la maintenir dans la position, où je l’avais mise, et j’examinai sa figure. Ses yeux largement ouverts étaient complètement égarés ; au milieu des cris perçants qui s’échappaient de ses lèvres, on distinguait ces paroles qu’elle prononçait avec désespoir : « Mon mari, mon père, mon frère ! » Puis elle comptait jusqu’à douze, articulait le mot : « chut ! » et après un instant de silence recommençait à crier, et répétait les mêmes mots qu’elle redisait dans le même ordre, avec la même intonation, les même cris, le même regard.
« Y a-t-il longtemps qu’elle est dans cet état ? » demandai-je.
« Celui des frères que j’appellerai l’aîné, parce qu’il semblait avoir une autorité plus grande, me répondit qu’il y avait à peu près vingt-quatre heures.
« Elle a un mari, un père et un frère ? continuai-je.
« – Un frère.
« – Puis-je le voir ?
« – Non, répondit le gentilhomme avec un air de mépris.
« – À quoi se rapporte le nombre douze qu’elle ne cesse de répéter ?
« – À l’heure qu’il était alors, dit le plus jeune avec impatience.
« – Vous le voyez, messieurs, j’avais raison de demander quel était le genre de maladie auquel j’avais affaire ; je suis désarmé en face du mal ; si j’en avais su la nature, je me serais pourvu de médicaments. Le temps presse et où trouver un pharmacien ?
« – Il y a ici des drogues, » répliqua l’aîné en jetant un regard à son frère. Ce dernier sortit, et rapporta d’un cabinet voisin une caisse qu’il posa sur la table.
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« J’ouvris quelques-uns des flacons, et après les avoir flairés, j’en portai le bouchon à mes lèvres. Si j’avais eu besoin d’autres choses que de substances narcotiques, c’est-à-dire vénéneuses, je ne me serai servi d’aucune de celles qui m’étaient présentées.
« Ces drogues ne vous inspirent pas de confiance ? me demanda le plus jeune des deux frères.
« – Vous voyez, monsieur, que je vais en faire usage. »
« J’administrai à la malade, et non sans beaucoup de peine, la dose que je désirais lui faire prendre. Comme il fallait renouveler cette médication, en suivre l’effet, je pris une chaise et vins m’asseoir auprès du lit. Une humble créature (la femme de l’homme qui nous avait ouvert) se trouvait dans la chambre, et s’était retirée dans un coin dès que nous étions entrés. La pièce était humide, délabrée ; les meubles étaient plus qu’ordinaires ; il était évident qu’on l’habitait depuis peu, et d’une façon toute provisoire ; de vieilles tapisseries avaient été clouées devant les fenêtres, mais pour étouffer les cris de la malade, plutôt que pour préserver de la bise.
« Malgré la potion calmante dont j’avais fait usage, le délire de la jeune femme n’en était pas moins violent ; toujours des cris furieux, toujours les mêmes paroles : « Mon mari, mon père, mon frère ! » suivies d’un, deux, trois jusqu’à douze, et du mot : « chut ! » pour recommencer l’instant d’après. La seule chose qui pût me donner de l’espoir était l’influence que l’apposition de ma main paraissait avoir sur les traits de la malheureuse ; mais rien n’agissait à l’égard de ses cris ; un pendule n’aurait pas eu plus de régularité.
« Il y avait une demi-heure que j’étais à côté d’elle, ayant toujours les deux frères auprès de moi, lorsque l’aîné, rompant le silence, me dit qu’il y avait un autre malade dans la maison.
« Est-ce un cas pressant ? demandai-je avec surprise.
« – Vous allez voir, » répondit-il en prenant la lumière.
« L’autre malade était dans une espèce de grenier, au-dessus d’une écurie. Une couche de mortier servait de plafond au tiers de ce galetas, dont le reste laissait apercevoir la charpente et la crête de la toiture. Du foin, de la paille, des fagots, des pommes étaient rangés dans cette dernière partie, qu’il me fallait traverser pour me rendre à côté du patient. Ma mémoire a gardé le souvenir de ces moindres détails, qui après dix années de réclusion, me sont aussi présents que la nuit où ils frappèrent mes yeux.
« Par terre, sur un peu de foin, un oreiller sous la tête, gisait un enfant de la campagne, un jeune homme ayant à peine dix-sept ans. Il était couché sur le dos, avait les dents serrées, la main droite fermée sur la poitrine, le regard étincelant et dirigé vers le ciel. Je m’agenouillai auprès de lui, et sans savoir où il était blessé, je vis qu’il mourait d’une blessure faite par un instrument aigu.
« Je suis médecin, mon pauvre ami ; laissez-moi vous examiner, lui dis-je.
« – Je n’ai pas besoin qu’on m’examine, » répondit-il.
« La blessure se trouvait sous ma main ; je finis par la lui faire découvrir. C’était un coup d’épée, reçu depuis vingt ou vingt-quatre heures, et qui n’en aurait pas moins été mortel, quand même on l’eût pansé tout de suite. Je levai les yeux vers l’aîné des gentilshommes, qui regardait mourir ce bel adolescent, comme s’il s’était agi d’un oiseau ou d’un lièvre.
« Comment cela s’est-il fait, monsieur ? lui demandai-je.
« – Un jeune chien, un manant, qui a forcé mon frère à se défendre contre lui, et qui a reçu un coup d’épée, comme s’il était gentilhomme. »
« Pas la moindre douleur, la moindre compassion dans la voix qui me faisait cette réponse. L’individu qui avait parlé trouvait fâcheux que cette créature d’un ordre inférieur eût un pareil genre de mort, au lieu de s’éteindre obscurément, ainsi que devait le faire une vermine de son espèce. Quant à ressentir de la pitié pour ce petit paysan, il en était complètement incapable.
« Le moribond tourna lentement les yeux vers cet homme et les reporta sur moi.
« Ils sont fiers ces nobles, dit-il ; mais nous autres, chiens et manants, nous le sommes aussi quelquefois. Ils nous pillent, nous outragent, nous frappent, nous tuent ; mais nous gardons notre fierté. L’avez-vous vue, docteur ? »
« Les cris de la malheureuse, bien qu’affaiblis par la distance, parvenaient jusqu’à nous.
« Oui, répondis-je.
« – C’est ma sœur, poursuivit-il. Ces nobles ont des droits honteux qu’ils exercent depuis longtemps ; mais nous avons de braves filles parmi les nôtres ; il y en a toujours eu ; je l’ai entendu dire à mon père. Ma sœur en était une. Elle devait épouser un garçon de courage, un bon cœur, l’un de ses tenanciers à lui ; nous étions tous fermiers de cet homme que voilà ; l’autre est son frère, et c’est le pire d’une mauvaise race. »
« Le moribond n’articulait ces paroles qu’à grand’peine ; mais son âme parlait avec une effrayante énergie.
« Nous étions tellement dépouillés par cet homme, ainsi qu’il arrive à nous autres manants et chiens, taxés par lui sans pitié, obligés de travailler pour lui sans salaire, forcés de moudre son blé à notre moulin, de nourrir sa basse-cour sur nos misérables récoltes, sans pouvoir élever un seul pigeon pour nous ; pillés, pressurés au point que si par hasard nous avions un morceau de viande nous le mangions la porte close et les volets fermés, de peur que ses gens ne vinssent à nous l’ôter de la bouche. Enfin nous étions si pauvres, que mon père nous disait qu’il était coupable de mettre un enfant au monde, et que nous en venions à prier Dieu pour que notre race s’éteignît par la stérilité des femmes. »
« Je supposais bien que le peuple avait au fond du cœur la haine de l’oppression dont il était victime ; mais pour la première fois j’entendais la plainte s’exhaler avec colère et indiquer la révolte.
« Pourtant, continua le moribond, ma sœur ne s’en maria pas moins ; celui qu’elle aimait était malade à cette époque ; elle l’épousa, afin de pouvoir le soigner en le faisant venir à la maison, dans notre chenil, comme dirait un noble. Il y avait trois mois qu’elle était mariée quand le frère de cet homme l’aperçut, l’admira, et pria l’homme que voici de la lui céder – que sont les maris chez nous autres ! Le maître y consentait ; mais ma sœur était vertueuse, et avait pour cet homme une haine aussi forte que la mienne. Que firent alors les deux frères pour persuader au mari d’user de son influence, et de faire accepter à sa femme les conditions qu’ils avaient faites entre eux ? »
« Le blessé attacha son regard sur celui qu’il accusait, et dont la figure me confirma la vérité du moribond. Je les vois encore, même au fond de cette bastille : d’un côté le mépris insolent du gentilhomme, de l’autre la soif de vengeance du malheureux qu’on foule aux pieds, et qui se redresse.
« Vous savez, poursuivit le manant, que les nobles ont le droit de nous atteler à une charrette, et de nous la faire traîner ; le droit de nous faire passer la nuit à battre leurs pièces d’eau pour empêcher les grenouilles de troubler leur sommeil. Ceux-ci en profitèrent pour envoyer le mari qu’ils voulaient soumettre, au bord d’un étang, du soir jusqu’au matin, et pour l’atteler du matin jusqu’au soir ; mais il ne fut pas convaincu ; non ! Un jour on lui avait ôté son harnais pour qu’il allât dîner, en supposant qu’il eût du pain ; ce jour-là, il sanglota douze fois, comme l’horloge sonnait midi, et mourut entre les bras de sa femme. »
« Le désir de faire connaître les crimes de ses ennemis pouvait seul retenir son dernier souffle ; il écarta les ombres de la mort qui s’accumulaient sur son front, et contraignit sa main droite à fermer sa blessure.
« Alors, avec la permission de cet homme qui l’y aida, continua-t-il, celui-ci enleva ma sœur malgré tout ce qu’elle put dire ; il voulait s’en amuser pour quelques jours. Elle passa près de moi qui me trouvais sur la route ; et quand je l’annonçai chez nous, le cœur de mon père se brisa : on ne saura jamais tout ce qui l’avait rempli. Je conduisis ma petite sœur car j’en avais une autre, dans un endroit où cet homme ne pourrait la découvrir, et où du moins il ne serait pas son maître. Puis courant après son frère, j’entrai dans cette maison : le manant, le chien avait une arme ; elle doit être quelque part ; voyez auprès de la fenêtre. »
« La lumière s’éteignait à ses yeux, le monde se rétrécissait autour de lui. Je regardai l’endroit où nous étions, le foin et la paille qui se trouvaient par terre avaient été foulés aux pieds.
« Ma sœur m’entendit et accourut ; je lui dis de ne pas approcher avant qu’il fût mort. Il vint à son tour, et me jeta sa bourse, je ne la ramassai pas. Il prit un fouet ; mais tout chien que j’étais, je le forçai de tirer l’épée. Qu’il la brise en autant de morceaux qu’il voudra, parce qu’elle est teinte de mon misérable sang. Il n’en a pas moins fallu qu’il employât toute son adresse pour défendre sa vie. »
« Je venais d’apercevoir les morceaux d’une épée qu’on avait jetés sur le foin, puis un vieux sabre qui avait appartenu à quelque ancien soldat.
« Levez-moi, docteur, levez-moi ; où est-il ?
« – Il vient de sortir, répondis-je, supposant qu’il parlait du ravisseur.
« – Ah ! si fier qu’il puisse être, il a eu peur d’un manant. Où est l’autre ? Placez-moi en face de lui. »
« Je soulevai la tête de l’agonisant, que j’appuyai contre mon genou ; mais investi au moment suprême d’une force surhumaine, il se dressa avec tant de vigueur, qu’il m’obligea de me lever pour le soutenir.
« Marquis, dit-il en étendant la main droite et en attachant sur le gentilhomme son regard vitreux, quand viendra le jour où l’on demandera compte de tous ces crimes, je vous somme de paraître devant les juges, vous et les vôtres, jusqu’au dernier de votre race, afin de répondre de ce que vous nous avez fait souffrir. Je somme ton frère, le plus mauvais d’une race maudite, d’en répondre séparément ; et je fais sur lui une croix sanglante, afin qu’elle le désigne aux vengeurs. »
« Deux fois il mouilla sa main du sang qui suintait de sa blessure, et traça une croix dans l’air. Puis, il s’affaissa sur lui-même ; quand je le couchai, il était mort. »
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« Je retrouvai la jeune femme dans le même état de fièvre et de délire, poussant les mêmes cris, et répétant dans le même ordre les mots qu’elle proférait lors de notre arrivée. Dans quelques heures, pensais-je, tout cela s’éteindra dans le silence du tombeau.
« Je lui donnai sa potion, et vins me rasseoir à côté d’elle, mais elle redisait toujours au milieu de ses cris perçants : « Mon mari, mon père, mon frère ! » comptait jusqu’à douze ; « chut ! » et recommençait sans cesse.
« Il y avait trente-six heures que je l’avais vue pour la première fois ; j’étais parti, revenu, reparti, et je me retrouvais auprès d’elle, quand sa voix s’altéra, ses cris s’affaiblirent et ses paroles devinrent de moins en moins distinctes ; je fis tous mes efforts pour seconder le calme qui s’emparait d’elle ; et peu de temps après elle tomba dans une léthargie profonde.
« Cela nous fit le même effet que lorsque le vent et la pluie s’apaisent tout à coup après une effroyable tourmente. Je lui détachai les bras, et j’appelai la femme qui la gardait avec moi, pour la placer dans une meilleure position, et pour arranger ses vêtements. Je vis alors qu’elle était enceinte, et je perdis le peu d’espoir que j’avais eu de la sauver.
« Est-elle morte ? demanda le marquis, c’est-à-dire l’aîné des deux frères, qui descendait de cheval et qui entra tout botté dans la chambre.
« – Non, répondis-je ; mais il est probable qu’elle va mourir.
« – Quelle vigueur ont parfois ces gens du peuple ! dit-il en regardant la malade avec une certaine curiosité.
« – Il y a dans le désespoir une force prodigieuse, » répliquai-je.
« Ces paroles le firent d’abord sourire, puis l’irritèrent. Il poussa du pied une chaise à côté de la mienne, ordonna à la femme de s’éloigner, et dit à voix basse :
« Trouvant mon frère dans l’embarras, au sujet de ces manants, je lui ai conseillé de vous appeler. Votre réputation commence, vous êtes jeune, vous avez votre fortune à faire, et il est probable que vous songerez à vos intérêts : vous ne devez parler à qui que ce soit de ce que vous avez vu ici. »
« J’écoutai respirer la malade, et ne répondis rien à ces paroles.
« M’honorez-vous de votre attention, docteur ?
« – Monsieur, répliquai-je, tout ce qui a rapport aux malades est sacré pour le médecin, et il conserve à leur égard la discrétion la plus absolue. » J’évitais ainsi de répondre avec plus de franchise ; car profondément troublé par ce que je venais de voir et d’entendre, je comprenais la nécessité de me tenir sur la réserve.
« La respiration de la malade était si difficile à suivre, qu’absorbé par la recherche du pouls et des battements du cœur, je n’entendais rien de ce qui se passait dans la chambre. La vie n’était pas complètement éteinte, mais voilà tout. Je repris ma chaise, et regardant autour de moi, je vis les deux frères qui m’examinaient d’un œil attentif.
« Ma mémoire est toujours aussi présente, et il me serait facile de rapporter les moindres mots que j’échangeai avec eux. Mais j’ai tant de peine à écrire, le froid est si rude, j’ai si peur d’être surpris écrivant ces lignes, et d’être enfermé dans un cachot complètement privé de lumière, que j’abrège cette narration.
« Elle traîna encore pendant huit jours. Vers la fin, voyant qu’elle remuait les lèvres, j’approchai mon oreille, et compris quelques-unes de ses paroles. Elle me demanda où elle était, qui je pouvais être ; je lui répondis ; mais ce fut en vain que je cherchai à connaître son nom : elle me fit toujours un signe négatif, et comme son frère, elle emporta son secret dans la tombe.
« Jusque-là je n’avais pas pu l’interroger. L’un ou l’autre des gentilshommes était toujours au chevet de son lit, et ne permettait pas que j’eusse avec elle le moindre entretien ; ce n’est qu’à la dernière heure qu’ils parurent indifférents à ce qu’elle pouvait m’apprendre, comme si j’avais dû mourir en même temps que leur victime ; je me souviens d’en avoir eu la pensée.
« J’avais remarqué plus d’une fois combien leur orgueil souffrait de ce duel avec un paysan, un être infime, et d’un âge presque voisin de l’enfance. C’était pour leur famille quelque chose de dégradant et de ridicule, dont ils étaient douloureusement blessés ; quant à la mort du jeune homme, de son père et de sa sœur, ils n’y pensaient même pas. Le regard de celui qui avait été contraint de se battre était souvent attaché sur moi, et j’y voyais la haine profonde qu’il éprouvait à mon égard, depuis la révélation que j’avais reçue du défunt. J’étais également un embarras pour l’aîné, à qui ma vue était désagréable.
« L’agonisante mourut à dix heures du soir ; il y avait juste huit jours qu’on m’avait amené près d’elle. J’étais seul à côté de son lit, quand sa jeune tête, s’étant inclinée doucement sur son épaule, tous ses chagrins finirent avec son dernier souffle.
« Les deux frères attendaient avec impatience, au rez-de-chaussée, le moment où ils pourraient partir.
« Elle est enfin morte ! dit l’aîné lorsqu’il rentra dans la chambre.
« – Oui, répondis-je.
« – Je vous en félicite, mon frère, » dit-il en se retournant.
« Il me donna un rouleau d’or que je posai sur la table ; j’avais déjà refusé la veille la somme qu’il m’avait offerte, bien résolu que j’étais à ne rien accepter de lui.
« Excusez-moi, lui dis-je ; en pareille circonstance, il m’est impossible de rien recevoir. »
« Tous deux échangèrent un regard, me saluèrent comme je les saluais moi-même, et nous nous quittâmes en silence. »
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« Je suis fatigué, fatigué, usé par le chagrin, par mille souffrances. Je ne peux pas lire ce que j’ai écrit de cette main tremblante.
« Le lendemain matin de bonne heure, le rouleau d’or fut déposé chez moi, dans une petite boîte qui portait mon adresse. J’avais pensé toute la nuit à ce qu’il me fallait faire ; j’étais décidé à écrire au ministre, et à l’informer confidentiellement des deux cas de mort dont je viens de rapporter les détails. Je connaissais les influences de cour, les immunités dont jouissaient les nobles, et je m’attendais bien à ce que ma lettre n’eût pas de résultat ; mais c’était pour moi une affaire de conscience. J’avais gardé le secret le plus profond sur ces tristes événements ; ma femme elle-même ignorait tout ; et je le dis au ministre, afin d’établir que personne ne devait être compromis dans cette fâcheuse affaire, dont j’avais seul connaissance.
« C’était le dernier jour de l’année ; je venais de terminer ma lettre, quand on vint me dire qu’une dame était là, et demandait à me parler.
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« Je deviens de plus en plus faible, de plus en plus au-dessous de la tâche que je me suis imposée. J’ai si froid ! mes membres s’engourdissent, le jour est sombre, l’obscurité se fait dans ma tête.
« Cette dame, qui était jeune, belle et gracieuse, portait les signes d’une mort prématurée. Elle paraissait fort émue, et s’annonça comme étant la femme du marquis de Saint-Évremont. Ce titre avait été donné par le mourant à l’un des deux gentilshommes ; je le rapprochai de l’initiale qui était brodée sur l’écharpe, et j’en conclu que le mari de cette dame était l’un des ravisseurs de la défunte.
« Je me rappelle tous les termes de notre conversation ; mais je ne peux pas les écrire. On a redoublé de surveillance à mon égard, et j’ai toujours peur d’être espionné.
« Cette dame avait découvert presque tous les faits de cette douloureuse histoire ; elle savait la part que le mari y avait prise ; mais ignorant que la jeune femme était morte, elle venait me trouver dans l’espérance d’être utile à cette dernière, et de lui témoigner sa compassion ; car elle cherchait, par tous les moyens possibles, à détourner la colère céleste d’une famille odieuse à un si grand nombre de malheureux.
« La marquise avait plusieurs motifs de penser que la défunte avait une sœur cadette ; et son vœu le plus ardent était de venir au secours de cette jeune fille. Je savais également que cette jeune fille existait ; son frère me l’avait dit ; mais j’ignore toujours son nom, et l’endroit qu’elle habite. »
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« Je n’aurai bientôt plus de papier ; on m’en a pris hier une bande, en me menaçant du cachot. Il faut que je termine aujourd’hui.
« La marquise était bonne et sensible ; malheureuse en ménage ; cela ne pouvait être différemment. Son beau-frère la détestait, et employait contre elle toute son influence. Elle avait peur de cet homme, et ne redoutait pas moins son mari. Je lui donnai la main jusqu’à son carrosse, et vis dans la voiture un joli petit garçon de deux ou trois ans.
« Docteur, me dit-elle, les yeux remplis de larmes, je m’efforce, par amour pour lui, de réparer autant que possible le mal que font les autres. Quel fardeau pour lui qu’un pareil héritage ! Si tous ces torts n’étaient pas expiés, c’est à lui qu’on en demanderait compte, j’en ai le pressentiment. Tout ce que je possède en propre, et c’est peu de chose en dehors de mes bijoux, lui sera laissé par moi, à la condition expresse de le donner aux membres restants de cette malheureuse famille ; je lui recommanderai de chercher la sœur de cette pauvre femme, et de lui dire qu’elle a eu tout l’intérêt de sa mère, à lui, toute sa pitié. »
« Elle embrassa l’enfant.
« Tu le promettras, Charles ; n’est-ce pas ? dit-elle en le couvrant de ses caresses, tu seras fidèle à ta parole ?
« – Oui ! » répliqua bravement le petit garçon.
« Je baisai la main de cette dame que je ne devais plus revoir.
« Je cachetai ma lettre sans rien y ajouter, et ne voulant pas la confier à des mains étrangères, c’est moi qui la portai le jour même à son adresse.
« Dans la soirée, vers neuf heures, un homme vêtu de noir sonna à ma porte, me demanda, et suivit Ernest Defarge, un enfant qui était à mon service. Quand celui-ci entra dans le salon, où j’étais avec ma femme, – oh ! la bien-aimée de mon cœur ! si belle et si aimante ! – nous vîmes cet homme, que Defarge croyait être dans l’antichambre, et qui se trouvait derrière lui.
« On m’appelait, disait-il, dans la rue Saint-Honoré, pour un cas très-grave ; une voiture m’attendait, et je serais bientôt de retour.
« C’est ici, dans mon tombeau, que cette voiture devait me conduire. À peine étais-je dans la rue qu’une écharpe me fut appliquée sur la bouche et nouée fortement, pendant qu’on m’attachait les bras derrière le dos. Les deux frères sortirent alors d’un coin obscur, traversèrent la rue, et d’un signe établirent mon identité. Le marquis tira de sa poche la lettre que j’avais adressée au ministre, me la montra, l’enflamma à la bougie d’une lanterne qu’il tenait à la main, et en éteignit les cendres avec le talon de son soulier. La voiture partit, et l’on m’enferma tout vivant dans la tombe.
« Si Dieu leur avait inspiré la pensée de me faire parvenir des nouvelles de ma femme, de me faire seulement savoir si elle est morte ou vivante, je me serais dit que le Seigneur ne les avait pas entièrement abandonnés. Mais la croix sanglante dont ils sont marqués leur est fatale ; Dieu ne les fait plus participer à sa miséricorde, et moi, Alexandre Manette, ce dernier soir de ma dixième année d’agonie, je les dénonce, et jusqu’au dernier de leur race, je les dénonce aux temps à venir, où il leur faudra répondre de tous ces crimes ; je les dénonce au ciel et à la terre. »
Une effroyable rumeur s’éleva de tous les points de la salle, rumeur confuse où l’on ne distinguait qu’un bruit de voix altérées de sang. La pièce qu’on venait de lire avait exalté jusqu’à la frénésie la fureur vindicative de l’époque, et il n’était personne en France dont la tête ne fût tombée sous une semblable accusation.
Il devenait inutile, devant un pareil tribunal, de demander comment les Defarge n’avaient pas joint cette pièce à toutes celles qu’on avait trouvées à la Bastille, comment ils l’avaient gardée pour la publier quand il leur conviendrait. Inutile de démontrer que le nom de cette famille était ouvré depuis longtemps dans les archives de la tricoteuse, et désigné à la vengeance de Saint-Antoine. Celui dont les vertus et les services auraient pu contrebalancer une telle dénonciation n’était pas encore au monde.
Ce qu’il y avait surtout de fâcheux pour l’accusé, c’est que le dénonciateur était un citoyen connu, son ami, le père de sa femme. Dans ses folles aspirations, la populace cherchait à imiter les vertus plus que douteuses des républicains antiques, et voulait qu’on sacrifiât ce que l’on avait de plus cher sur l’autel de la patrie. C’est pourquoi lorsque le président vint à dire (autrement sa tête eût chancelé sur ses épaules) que le docteur Manette avait bien mérité de la nation en concourant à déraciner du territoire de la République une famille d’aristocrates, et qu’il éprouverait, sans aucun doute, une joie sacrée à faire sa fille veuve, et sa petite-fille orpheline, par la mort d’un odieux ennemi du peuple, c’est pourquoi, disons-nous, ces paroles n’excitèrent qu’un élan sauvage de ferveur patriotique, et pas le moindre sentiment d’humanité.
« Il est très-influent, ce docteur, murmura Mme Defarge en souriant à sa voisine ; sauve-le, docteur, sauve-le ! »
Le premier juré articula son vote ; un rugissement joyeux accueillit sa réponse affirmative. Un second juré vota, puis un autre : rugissement sur rugissement.
Reconnu coupable à l’unanimité, aristocrate de cœur et de naissance, ennemi de la République, oppresseur du peuple. Condamné à mort ; ramené à la Conciergerie ; exécuté dans les vingt-quatre heures.