CHAPITRE I. – Au secret.

Quiconque, au mois d’août 1792, allait d’Angleterre à Paris, faisait une entreprise sérieuse et de longue haleine. Le roi de France eût-il régné dans toute sa gloire, que l’état pitoyable des voitures, des routes et des chevaux aurait été plus que suffisant pour retarder le voyageur ; mais les circonstances politiques mettaient à la rapidité de sa marche des obstacles bien autrement graves. À la porte des villes, à l’entrée des villages, se trouvait une bande de citoyens patriotes, porteurs de mousquets nationaux, toujours prêts à faire explosion, qui arrêtaient les allants et les venants, leur faisaient subir interrogatoires sur interrogatoires, examinaient leurs papiers, cherchaient leurs noms sur les listes qu’ils possédaient eux-mêmes, les laissaient passer, les renvoyaient d’où il venaient, ou les mettaient en fourrière, suivant ce que l’imagination du tribunal improvisé jugeait de plus favorable à la naissance de la République une et indivisible, et à l’avènement de la devise : liberté, égalité, fraternité ou la mort !

Charles Darnay avait à peine fait quelques lieues en France, qu’il s’aperçut de l’impossibilité où il se trouvait de retourner sur ses pas, avant d’avoir été à Paris recevoir un brevet de civisme. Quelque chose qui arrivât désormais, il lui fallait poursuivre son voyage ; non pas qu’on eût fermé sur sa route des portes ou des barrières ; mais il n’en sentait pas moins un obstacle infranchissable entre lui et la Grande-Bretagne ; on l’aurait pris dans un filet, ou transporté dans une cage à sa destination, qu’il n’aurait pas eu le sentiment plus réel de la perte de sa liberté.

La surveillance ombrageuse des patriotes ne l’entravait pas seulement d’une porte à l’autre, elle courait après lui, et le ramenait au point de départ ; elle le précédait, et l’arrêtait par anticipation ; elle lui faisait escorte, et ralentissait sa marche.

Bref, plusieurs jours s’étaient écoulés depuis son arrivée en France, et il était encore loin de Paris, lorsque, n’en pouvant plus, il coucha dans une petite ville que traversait la route.

Jamais il ne serait même arrivé jusque-là, s’il n’avait pas eu la lettre de Gabelle ; et les difficultés sans nombre qu’on lui avait faites au dernier corps de garde, lui donnaient à penser qu’il touchait à un point critique de son voyage. Il fut donc aussi légèrement surpris qu’un homme peut l’être, de ce qu’on l’éveillait pendant la nuit.

C’était l’autorité locale : un fonctionnaire timide, accompagné de trois patriotes en bonnet rouge, et qui, la pipe aux lèvres, s’installèrent sans façon sur le lit du voyageur.

« Émigré, dit le fonctionnaire, je vous envoie à Paris sous escorte.

– Mon plus grand désir est précisément d’y arriver, citoyen ; mais l’escorte n’est pas nécessaire.

– Silence ! grogna l’un des bonnets rouges, en frappant sur la couverture, avec la crosse de son mousquet. Tais-toi aristocrate !

– Comme le dit ce bon patriote, objecta le fonctionnaire intimidé, vous êtes un aristocrate, et c’est pour cela qu’il vous faut une escorte ; c’est vous qui la payerez.

– Je me soumets, n’ayant pas la liberté de choisir, répliqua Darnay.

– Choisir ! l’entendez-vous ? s’écria le bonnet rouge ; comme si on ne lui faisait pas une faveur en ne le mettant pas à la lanterne !

– C’est comme le dit ce bon patriote, répéta le fonctionnaire. Émigré, levez-vous et habillez-vous promptement. »

Charles fut emmené au corps de garde où fumaient, buvaient ou dormaient d’autres citoyens coiffés du bonnet rouge. On lui fit donner une somme assez ronde pour payer son escorte, et il se mit en route, par les chemins détrempés, vers trois heures du matin.

Deux patriotes à cheval, portant le bonnet rouge, la cocarde tricolore, le sabre et le mousquet nationaux, marchaient à côté du suspect. Celui-ci dirigeait sa monture ; mais une corde était fixée à la bride de sa bête, et s’enroulait au bras de l’un des hommes de l’escorte. C’est ainsi qu’ils traversèrent la ville, par une pluie diluvienne, ainsi qu’ils franchirent l’espace marécageux, sans rien changer aux dispositions précédentes, si ce n’est de chevaux et d’allure.

Ils voyageaient la nuit, faisaient halte une heure ou deux après le lever du soleil, et se reposaient jusqu’à la chute du jour. Les deux hommes de l’escorte, pour être moins mouillés, se garantissaient les jambes et se couvraient les épaules avec des torsades de paille.

Malgré la contrariété d’avoir une pareille suite, et le danger que lui faisait courir son voisin qui, dans une ivresse chronique, tenait son mousquet d’une façon peu rassurante, Charles n’en garda pas moins sa confiance dans ses antécédents. « Rien de tout cela, pensait-il, ne me concerne en particulier ; c’est une mesure générale dont la rigueur tombera devant les faits spéciaux que j’ai à produire, faits qui seront confirmés par ce pauvre Gabelle. »

Mais lorsque le soir, ils arrivèrent à Beauvais, à l’heure où la population est dehors, il ne put se dissimuler la tournure alarmante que prenaient ses affaires. La foule se pressa autour de la poste aux chevaux pour regarder les voyageurs, et des voix nombreuses crièrent : « À bas l’émigré ! à bas l’aristocrate ! »

Darnay qui allait descendre de cheval, resta en selle, où il supposa qu’il était plus en sûreté.

« Un émigré ! dit-il, ne voyez-vous pas que je suis ici, en France, de mon propre mouvement ?

– Et qu’est-ce que tu es donc ? s’écria un maréchal qui, le marteau à la main, s’approcha du voyageur, si tu n’es pas un émigré, un chien d’aristocrate ? »

Le maître de poste empêcha cet homme de saisir la bride du cheval de M. Darnay, et lui dit d’un ton conciliant :

« Laisse-le, mon ami, laisse-le, il sera jugé à Paris.

– Oui, jugé ! répéta le maréchal en brandissant son marteau, et condamné comme traître. »

La foule poussa un rugissement approbateur.

Charles Darnay arrêta le maître de poste, au moment où celui-ci tournait la tête de son cheval vers la cour de l’auberge, et s’adressant à la foule, dès qu’il put s’en faire entendre :

« Ou l’on vous trompe, dit-il, ou c’est vous qui vous abusez ; je ne suis pas un traître, bien loin de là.

– Il en a menti ! cria le forgeron ; depuis le décret, il est traître de par la loi ; sa vie est au peuple, et ne lui appartient plus. »

M. Darnay vit un éclair traverser les yeux des assistants, la multitude s’ébranla, et c’en était fait de lui, si le maître de poste n’avait pris son cheval par la bride, et ne l’avait entraîné dans la cour.

Les deux citoyens, qui composaient l’escorte, et qui jusque-là étaient restés immobiles, suivirent l’aristocrate ; l’aubergiste ferma la grande porte derrière eux, et s’empressa de la barrer. Comme il en tirait les verrous, le marteau du forgeron s’y abattit avec violence, la foule murmura vivement, et s’éloigna sans avoir fait autre chose.

« Quel est le décret dont de forgeron a parlé ? demanda Charles au maître de poste, après lui avoir fait ses remerciements.

– Celui qui ordonne la vente des biens des émigrés.

– À quelle époque l’a-t-on rendu ?

– Le quatorze.

– Et c’est le quinze que j’ai quitté l’Angleterre !

– Il y a plus : on dit que les exilés sont bannis du territoire, et condamnés à mort s’ils reviennent jamais en France. Voilà pourquoi cet homme prétendait que votre vie appartenait au peuple.

– Mais ces décrets-là n’existent pas ?

– Est-ce que je sais ! répondit le maître de poste en haussant les épaules ; s’ils ne sont pas rendus, ils le seront ; c’est toujours la même chose. Que voulez-vous ! »

Ils couchèrent dans un grenier, sur un peu de paille, et se remirent en route lorsque la ville fut silencieuse, c’est-à-dire à une heure déjà fort avancée. Parmi les nombreux changements qu’avaient subis les détails de la vie ordinaire, l’un de ceux qui concourait le plus à donner à ce voyage nocturne un cachet fantastique, était la rareté du sommeil. Après avoir longuement éperonné leurs chevaux sur la route obscure, notre voyageur, et son escorte, arrivaient à quelque pauvre village ; au lieu d’être plongé dans les ténèbres, il y avait de la lumière aux fenêtres, et les habitants dansaient des rondes autour d’un arbre de liberté, ou répétaient des chants patriotiques. Heureusement qu’on dormait cette nuit-là dans Beauvais. Les trois cavaliers sortirent de la ville sans encombre, et se retrouvèrent clapotant sur la route, par une froidure précoce, entre des champs stériles, diversifiés çà et là par les restes noircis de maisons que le feu avait détruites, la brusque sortie d’une embuscade, et l’arrêt violent des patrouilles qui parcouraient la route.

Au point du jour, ils s’arrêtèrent enfin sous les murs de Paris.

La barrière était close, et gardée par une force nombreuse.

« Les papiers du prisonnier ? » demanda d’une voix brève l’une des autorités du poste qu’avait appelée la sentinelle.

Frappé naturellement de ce mot désagréable, Charles Darnay pria l’homme au ton bref d’observer qu’il était citoyen français, et qu’il voyageait librement, sous la conduite d’une escorte, il est vrai, mais nécessitée par la situation du pays, et qu’il avait soldée lui-même.

« Les papiers du prisonnier ? » répéta le même individu, sans accorder la moindre attention aux paroles du voyageur.

Le patriote à l’ivresse chronique avait ces papiers dans son bonnet, et les remit à qui de droit. En jetant les yeux sur la lettre de Gabelle, le chef se troubla légèrement, manifesta quelque surprise, et attacha sur M. Darnay un regard profond et scrutateur.

Néanmoins il rentra au corps de garde sans rien dire, laissant l’escorte et l’escorté se morfondre sur leurs chevaux. Pendant ce temps-là, notre voyageur, examinant ce qui se passait autour de lui, vit que le poste nombreux qui gardait la barrière était composé de quelques soldats et de beaucoup de patriotes ; que les charrettes de légumes, et d’autres denrées, les villageois, les trafiquants de toute sorte qui concouraient à l’approvisionnement de la capitale, y entraient sans peine, mais qu’il était très-difficile d’en sortir, même pour les gens de la plus basse classe.

Une foule compacte d’hommes et de femmes de diverses conditions, sans parler des animaux et des véhicules de toute espèce, attendaient qu’on leur octroyât le passage ; mais l’examen préalable des individus, dont il s’agissait de reconnaître l’identité, se faisait avec tant de scrupule, que la foule se tamisait lentement à travers la barrière. Quelques-uns, sachant que leur tour était encore éloigné, s’étaient couchés pour fumer ou dormir, tandis que les autres faisaient la conversation ou flânaient aux alentours. Hommes et femmes portaient le bonnet rouge et la cocarde tricolore, dont l’usage était universel.

Après une demi-heure d’attente, Charles se retrouva en face de l’homme au ton bref, qui avait paru tout d’abord. Cet homme délivra aux deux patriotes un reçu du prisonnier, et donna l’ordre à celui-ci de descendre de cheval. Le voyageur obéit, et son escorte, emmenant sa monture fatiguée, reprit le chemin de Beauvais, sans avoir franchi les murs de Paris.

M. Darnay suivit l’homme qui lui avait fait mettre pied à terre, et entra dans une salle de corps de garde, sentant le vin et le tabac, où un certain nombre de soldats et de patriotes endormis, ou éveillés, ivres ou à jeun, et entre l’un et l’autre de ces divers états, gisaient dans les coins, s’adossaient aux murailles, ou se tenaient debout au milieu de la pièce. La lumière qui les éclairait, provenant à la fois des dernières lueurs d’une lampe épuisée, et des premiers rayons d’un ciel nébuleux, flottait indécise entre les ombres de la nuit et la clarté du jour. Sur un bureau étaient plusieurs registres, et devant ces registres, un homme aux façons brusques et à la mine rébarbative.

« Citoyen Defarge, dit-il en se disposant à écrire et en s’adressant à celui qui accompagnait Darnay, est-ce l’émigré Évremont ?

– Oui, citoyen.

– Ton âge, Évremont ?

– Trente-sept ans.

– Marié ?

– Oui.

– Où cela ?

– En Angleterre.

– Où est ta femme ?

– À Londres.

– C’est tout simple. Tu es consigné à la prison de la Force, Évremont.

– Juste ciel ! s’écria Darnay. Pour quelle faute et au nom de quelle loi m’arrêtez-vous ? »

Le patriote leva les yeux et regarda le prisonnier.

« Il existe de nouveaux crimes et de nouvelles lois depuis que tu as quitté la France, Évremont, dit-il avec un sourire cruel, et en se remettant à écrire.

– Je vous supplie de remarquer que je suis revenu de mon propre mouvement, afin de répondre à l’appel de l’un de mes concitoyens, dont vous avez la lettre. J’arrive dans l’intention de me justifier moi-même ; je demande à ce qu’on me permette de le faire, et dans le plus bref délai ; n’est-ce pas mon droit ?

– Les émigrés n’ont aucun droit, lui répondit brutalement son interlocuteur, qui continua d’écrire, relut son mandat, le saupoudra de sable, et le donna au citoyen Defarge en lui disant : « Au secret. »

D’un geste de la main qui tenait le papier, Defarge ordonna au prisonnier de le suivre, et ils sortirent du corps de garde, escortés de deux patriotes.

« C’est vous, lui dit à voix basse le cabaretier, lorsqu’ils furent entrés dans Paris, qui avez épousé la fille du docteur Manette, ancien prisonnier à la Bastille, d’exécrable mémoire.

– Oui, répondit Darnay en le regardant avec surprise.

– Je m’appelle Defarge, marchand de vin au faubourg Saint-Antoine. Vous avez entendu parler de moi ?

– Certainement ; c’est chez vous que ma femme est allée chercher son père. »

Cette expression : ma femme, rappela subitement à l’ordre le citoyen Defarge, dont la figure s’assombrit.

« Au nom de la guillotine, pourquoi êtes-vous revenu ; dit-il avec impatience.

– Vous me l’avez entendu dire tout à l’heure ; croyez-vous que ce ne soit pas la vérité ?

– Triste vérité pour vous ! dit Defarge d’un air sinistre, et les yeux fixés devant lui.

– En effet ; tout est si changé, si contraire à ce qui existait autrefois, que je ne reconnais plus rien ; il me semble que je suis en pays perdu. Voulez-vous me rendre un petit service ?

– Aucun, dit Defarge sans détourner la tête.

– Voulez-vous répondre à la question que je vais vous faire ?

– Cela dépendra.

– De cette prison, où l’on m’envoie au mépris de toute justice, pourrai-je communiquer librement avec le monde extérieur ?

– Vous le verrez.

– On ne va pas m’enterrer là sans jugement, sans avoir écouté ma défense ?

– Vous le verrez. Et quand cela serait, d’ailleurs ? Il y en a d’autres qu’on a enterrés dans des prisons qui étaient pires que celle-là.

– Ce n’est pas moi qui l’ai fait, citoyen. »

Pour toute réponse, Defarge lui jeta un regard de côté, et marcha d’un pas plus ferme et plus rapide. Charles, supposant que plus le silence se prolongerait, moins il aurait d’espoir d’attendrir le marchand de vin, s’empressa d’ajouter :

« Il est pour moi, vous le comprenez, de la dernière importance que je puisse communiquer avec un agent de la banque Tellsone, qui est maintenant à Paris, ne serait-ce que pour lui apprendre que l’on m’a jeté à la Force. Voulez-vous le faire pour moi ?

– Non, répondit Defarge d’un ton brusque. J’appartiens au peuple et à la patrie, et j’ai juré de les servir contre vous. »

Charles comprit qu’il serait inutile de prier davantage ; d’ailleurs son orgueil le lui interdisait.

Tout en marchant, et malgré ses préoccupations, il ne put s’empêcher de remarquer l’indifférence avec laquelle on voyait emmener un prisonnier. Il fallait une bien grande habitude pour avoir familiarisé la foule avec ce douloureux spectacle ; c’était à peine si les enfants se retournaient pour le regarder. Un homme bien vêtu qui, alors, s’en allait en prison, n’avait rien de plus extraordinaire qu’un travailleur, qui en habits de tous les jours, se rendait à l’ouvrage.

En passant dans une rue étroite et boueuse, Charles vit un fougueux orateur qui, monté sur un tabouret, déployait à son auditoire les crimes que le roi et la famille royale avaient commis contre le peuple. Le peut de mots qu’il saisit apprirent à Charles Darnay que le roi était en prison, et que les ambassadeurs des puissances étrangères avaient quitté Paris.

Il l’avait ignoré jusqu’à présent ; la surveillance dont il était l’objet depuis son arrivée en France n’avait pas même permis aux nouvelles de pénétrer jusqu’à lui.

À son départ d’Angleterre, il ne se doutait pas des dangers qu’il pouvait courir à Paris ; il se l’avouait maintenant. Les difficultés avaient grandi à chaque pas, et le péril dépassait tout ce qu’il avait redouté. Certes il n’aurait pas quitté Londres s’il avait pu savoir ce qui l’attendait en France, puisque une fois en prison il lui était impossible d’agir ; mais son inquiétude n’était pas aussi vive que nous le croyons tout d’abord, instruits que nous sommes des événements qui lui étaient cachés. Si ténébreux que fût l’avenir, c’était toujours l’inconnu, et son obscurité renfermait l’espérance. Les horribles massacres, dont la durée devait fatiguer les bourreaux, et tacher de sang l’époque de la moisson féconde, étaient aussi loin de la pensée de Charles Darnay que si, au lieu de quelques tours du cadran, il avait dû s’écouler des siècles avant d’y arriver. Il connaissait à peine le nom de la guillotine ; la masse du peuple n’en savait pas davantage ; et il est probable que les actes effrayants qui allaient se réaliser n’étaient pas même soupçonnés par les hommes qui devaient les accomplir. Comment la crainte en aurait-elle pu germer dans un esprit qui ne pouvait les concevoir ?

L’emprisonnement et ses souffrances, les douleurs d’une séparation cruelle dont la durée n’était pas définie, le chagrin qu’en ressentiraient ceux qui lui étaient chers, voilà ce que Charles Darnay croyait être la somme de ses malheurs ; et c’est avec cette pensée, déjà bien assez lourde, qu’il arriva au lieu de sa détention.

Le guichet fut ouvert par un homme à la face bouffie, auquel Defarge présenta l’émigré.

« Que diable ! s’écria l’homme, on dirait qu’il en pleut des émigrés. »

Defarge prit le reçu du geôlier sans paraître avoir entendu cette exclamation, et se retira avec ses deux gardes civiques.

« Que diable ! répéta l’homme de la geôle quand le citoyen fut parti, en viendra-t-il encore ? »

La femme du geôlier n’étant pas préparée à cette question, dit simplement :

« Il faut de la patience, mon ami. »

Trois porte-clefs qui entraient au même instant, ajoutèrent en chœur :

« Pour l’amour de la liberté, citoyen ! » paroles discordantes aux lèvres de qui les prononçait.

La prison de la Force était noire et obscure, d’une humidité visqueuse, et remplie d’une senteur infâme. C’est extraordinaire combien cette odeur putride qui s’exhale du sommeil emprisonné, se manifeste et s’accumule promptement dans ces geôles malpropres et sans air.

« Au secret ! murmura le geôlier en jetant les yeux sur le mandat ; comme si nous n’étions pas déjà pleins à crever ! »

Il passa le papier dans un fil d’archal, et se replongea dans sa mauvaise humeur. Le prisonnier, tantôt parcourant la pièce de long en large, tantôt allant s’asseoir sur un banc de pierre, attendit quarante minutes que l’homme de la geôle et ses acolytes eussent gravé ses traits dans leur mémoire.

« Allons, suis-moi ! » dit le chef en prenant enfin ses clefs.

Charles accompagna son guide à travers la lueur funèbre qui enveloppait les couloirs, monta des marches, en descendit, s’arrêta devant de lourdes portes qui se refermèrent bruyamment, et fut introduit dans une immense salle basse, encombrée de prisonniers des deux sexes. Les femmes, assises devant une longue table, écrivaient ou lisaient, avaient à la main un ouvrage de couture, une broderie ou un tricot. La plupart des hommes se tenaient debout derrière elles, ou se promenaient dans la salle.

Dominé par la pensée instinctive qui associait chez lui le mot de prisonniers avec celui d’infamie, le nouvel arrivant se replia sur lui-même en entrant dans cette salle qui lui faisait horreur : mais pour mettre le comble à l’irréalité de sa course fantastique, chaque prisonnier se leva pour le recevoir, et l’accueillit avec la politesse raffinée de l’époque, avec toutes les grâces, toutes les séductions de la vie élégante.

Ces manières pleines de charme, ces révérences profondes, vues à la clarté douteuse qui pénétrait dans la salle, apparaissait tout à coup entre ces murailles nues et souillées, au milieu de cet air impur, firent allusion à Charles, qui pensa être descendu chez les morts. Rien que des spectres ! l’ombre de la beauté, l’ombre de la grandeur et de l’élégance, l’ombre de l’orgueil et de la frivolité, de l’esprit et de la fraîcheur, l’ombre de la vieillesse, attendant qu’on les emmenât du rivage, tournaient vers le nouveau venu l’ombre des regards qu’elles avaient autrefois. Toute cette foule était morte en entrant dans ces lieux.

Charles restait immobile ; le geôlier qu’il avait à côté de lui, ceux qui allaient et venaient dans la salle auraient pu n’avoir rien de disparate dans l’exercice de leurs fonctions habituelles, mais rapprochés de ces mères pleines de douleur, de ces jeunes filles nobles et belles, de toutes ces femmes délicatement élevées, leur grossièreté paraissait tellement excessive qu’elle poussait à son dernier terme l’invraisemblance de la scène que Charles contemplait. Des spectres, assurément, pensait-il. Cette course nocturne, par le froid et la pluie, sur les routes fangeuses, n’était que le rêve de son cerveau malade, un cauchemar prolongé qui évoquait ces ombres.

« Au nom de tous mes compagnons d’infortune, lui dit un gentilhomme de grand air qui vint à sa rencontre, j’ai l’honneur de vous saluer, et de vous offrir nos condoléances, à propos de la calamité qui vous conduit parmi nous. Puisse-t-elle se terminer bientôt, et à votre avantage. Ailleurs il pourrait être impertinent de vous demander votre nom, votre position sociale, mais cette demande n’a rien ici qui doive vous offusquer. »

Charles se réveilla, déclina son titre et remercia son interlocuteur aussi convenablement que possible.

« J’espère que vous n’êtes pas mis au secret ? reprit le gentilhomme en suivant des yeux le conducteur du nouvel hôte.

– J’ignore ce que signifie cette expression, mais on l’a prononcée à mon égard.

– Croyez bien que nous le regrettons vivement ; toutefois ne vous découragez pas : on y a mis d’abord plusieurs membres de notre société, et ils nous sont revenus peu de temps après. J’ai le chagrin, ajouta-t-il en élevant la voix, d’annoncer à l’assemblée que monsieur est mis au secret. »

Un murmure de commisération s’éleva immédiatement, et Charles, en traversant la salle pour se rendre à la grille où l’attendait son guide, recueillit sur son passage l’expression sympathique des vœux et des encouragements qui lui prodiguaient surtout les femmes. Il se retourna pour leur exprimer sa reconnaissance ; puis la grille se referma sous la main du geôlier, et les ombres qu’il venait d’entrevoir disparurent pour toujours à ses yeux.

Le corridor aboutissait à un escalier de pierre qui se dirigeait vers les combles. Après avoir monté quarante marches (à peine était-il prisonnier depuis trois quarts d’heure, et il comptait déjà ce qui le séparait des vivants), son guide ouvrit une porte basse et le fit entrer dans une cellule humide et froide.

« Voilà ! dit le geôlier.

– Pourquoi m’enferme-t-on à part ?

– Je n’en sais rien.

– Puis-je me procurer de l’encre, une plume et du papier ?

– Je n’ai pas d’ordres à cet égard ; on viendra tout à l’heure, tu le demanderas si bon te semble ; quant à présent, tu peux acheter de quoi manger, mais rien de plus. »

La cellule contenait une chaise, une table et une paillasse. Tandis que le geôlier faisait la revue de ces objets et inspectait la pièce, Charles qui, appuyé contre le mur, le regardait machinalement, lui trouva le corps et le visage tellement bouffis d’une enflure malsaine, qu’il crut voir un noyé saturé d’eau. Lorsque cet homme fut parti, le prisonnier, rêvant toujours, se dit en lui-même : « Il m’a laissé là comme un mort. » Puis s’étant penché vers la paillasse, il ajouta, en se détournant avec dégoût : « et quand on a cessé de vivre, cette vermine rampante est la première transformation de la chair. »

« Cinq pas sur quatre et demi ; quatre pas et demi sur cinq ; cinq pas sur quatre et demi, » murmura le prisonnier en arpentant sa cellule ; et planant au-dessus des rumeurs de la ville, qui lui arrivaient affaiblies comme le son des tambours drapés de noir, des voix puissantes répétèrent : « Il faisait des souliers, il faisait des souliers, il faisait des souliers. » Le captif mesura de nouveau sa cellule, précipité ses pas, et les compta tout haut pour échapper à cette obsession douloureuse.

« Parmi ces ombres qui s’évanouirent lorsque la porte se referma, une jeune femme en deuil était appuyée dans l’embrasure d’une fenêtre, un pâle rayon brillait sur ses cheveux d’or ; elle ressemblait… Au nom du ciel ! courons par les chemins, à travers les villages, dont les habitants, au lieu de dormir, dansent avec frénésie… Il faisait des souliers ! il faisait des souliers !… Mon Dieu !… Cinq pas sur quatre et demi ! cinq pas sur quatre et demi !… »

Le prisonnier, secouant l’un après l’autre ces lambeaux de phrases qui surgissaient des profondeurs de son âme, précipitait sa marche de plus en plus, comptait avec obstination les pas qu’il mesurait ; et aux rumeurs de la cité, roulant sans cesse comme le son des tambours funèbres, s’ajoutaient les voix déchirantes de tous ceux qu’il aimait.