CHAPITRE XV. – La tricoteuse.

La boutique de M. Defarge s’était ouverte beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire. Dès six heures du matin, de pâles visages collés aux barreaux des fenêtres avaient aperçu à l’intérieur du cabaret d’autres figures blêmes, penchées au-dessus de leurs chopines.

C’était toujours de très-petit vin que débitait M. Defarge, même dans les meilleures années ; mais jamais sa piquette n’avait été aussi mauvaise qu’elle l’était à cette époque. Une boisson indescriptible, aigre et surtout aigrissante, à en juger par l’humeur noire où elle mettait les buveurs. Aucune flamme bachique ne sortait du jus de la grappe que vendait M. Defarge, mais il couvait, dans la lie des tonneaux, un feu sinistre qui brûlait dans l’ombre.

Depuis trois jours la boutique du cabaretier s’emplissait dès le matin. À vrai dire on paraissait y aller moins pour boire, que pour y causer de choses sérieuses. La plupart des individus qui, parlant à voix basse, s’y étaient glissés, dès qu’on avait ouvert la porte, n’auraient pas pu mettre un liard sur le comptoir, même pour sauver leur âme ; cependant ils ne s’intéressaient pas moins que les buveurs à l’objet de la réunion ; et, circulant d’une table à l’autre, ils recueillaient des paroles au lieu de vin, et les écoutaient d’une oreille attentive.

Malgré ce concours inusité de chalands, le maître du logis n’était pas là. Personne toutefois ne remarquait son absence, personne ne le demandait, ne le cherchait même du regard. Aucun de ceux qui franchissaient la porte ne s’étonnait de voir Mme Defarge présider à la distribution des chopines, à côté d’une écuelle remplie de menues pièces de monnaie, rognées, tordues, et dont l’effigie primitive était aussi effacée que chez le billon{11} humain qui les avait tirées de sa poche.

Les espions, qui un peu plus tard s’introduisirent dans la boutique de M. Defarge, comme ils le faisaient partout, depuis les salons de Versailles jusqu’à la cour des geôles, ne virent sur tous les visages qu’un air indifférent ou distrait. Les parties de cartes étaient languissantes, on construisait des tours avec les dominos, ou l’on traçait des chiffres du bout du doigt sur les tables souillées de vin.

Mme Defarge, appuyée sur son comptoir, y dessinait le patron de ses manches avec la pointe de son cure-dent, et, les yeux baissés, apercevait quelque chose d’invisible à la foule.

C’est ainsi que passa la première partie du jour. Midi sonna ; deux voyageurs entrèrent dans le faubourg Saint-Antoine. L’un était M. Defarge, l’autre un cantonnier coiffé d’un bonnet bleu, couvert de poussière, et mourant de soif. Ils se rendirent à la boutique du marchand de vin. Le bruit de leur arrivée, en se répandant sur leur passage, avait allumé dans le faubourg un feu intérieur, qui se révélait aux portes et aux fenêtres par des visages enflammés. Cependant personne ne les avait suivis ; et quand ils entrèrent dans la boutique, pas un des chalands qui s’y trouvait ne leur adressa la parole.

Mais M. Defarge leur ayant dit bonjour, toutes les langues se délièrent et tout le monde lui rendit son salut.

« Un mauvais temps, » messieurs, dit le cabaretier en secouant la tête.

Chacun regarda son voisin, baissa les yeux et s’assit en silence, puis un individu se leva et sortit du cabaret.

« J’ai fait une partie de la route avec ce brave cantonnier, qui s’appelle Jacques, continua le marchand de vin en s’adressant à sa femme ; je l’ai rencontré par hasard à une vingtaine de lieues de Paris ; donne-lui à boire, car c’est un bon enfant. »

Un second individu se leva, et sortit, pendant que la cabaretière plaçait une chopine devant le nouvel arrivé. Le cantonnier remplit son verre, ôta son bonnet bleu, salua la compagnie, et but d’un trait la piquette du marchand de vin. Puis il tira de sa blouse un morceau de pain noir ; et tandis qu’il mangeait et buvait tour à tour, un troisième individu se leva et disparut comme les deux autres.

M. Defarge avait lui-même besoin de se rafraîchir ; mais comme le vin n’était pas pour lui chose rare, il en but fort peu, comparativement au villageois, et resta debout en attendant que celui-ci eût déjeuné. Personne ne le regardait ; il ne regardait personne, pas même sa femme qui avait repris son tricot.

« As-tu fini ? demanda-t-il au cantonnier, lorsque celui-ci eut achevé son pain.

– Oui, répondit le paysan.

– Dans ce cas-là, viens voir ta chambre. »

Ils sortirent de la boutique, allèrent dans la cour, gravirent un escalier roide et puant, et se trouvèrent dans le galetas, où nous avons vu jadis un homme à tête blanche, courbé au-dessus d’un soulier qu’il se pressait de finir. Le vieillard n’y était plus ; mais les trois buveurs, qui avaient quitté la boutique isolément, s’y trouvaient réunis ; et le seul rapport qu’ils eussent avec le cordonnier d’autrefois, c’est qu’ils regardaient celui-ci par les fentes de la muraille, au moment où miss Manette venait chercher l’ancien captif. Le marchand de vin ferma la porte avec soin, et prenant la parole à voix basse :

« Jacques premier, dit-il, Jacques deux, Jacques trois, voici le témoin auquel j’avais donné rendez-vous. Moi, Jacques quatre, je le prie de vous dire tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a pu savoir. Parle, Jacques cinq.

– Par où faut-il commencer, monsieur ? demanda Jacques cinq en s’essuyant le front avec son bonnet bleu.

– Par le commencement, répondit M. Defarge.

– Je le vis alors, messieurs, dit Jacques cinq, voilà un an fait du mois passé ; il était sous le carrosse du marquis, et se tenait pendu à la chaîne du sabot. C’était l’heure de quitter l’ouvrage ; le soleil allait se coucher, et la voiture du marquis montait lentement la côte, le traînant toujours dans la position que voilà. »

Le cantonnier recommença la pantomime qu’il avait exécutée devant monseigneur, et qu’il avait nécessairement perfectionnée, car depuis treize mois elle avait été la seule distraction du village.

« Le connaissais-tu ? demanda Jacques premier au témoin.

– Pas du tout, répondit le cantonnier en recouvrant sa perpendiculaire.

– Comment as-tu pu le reconnaître ? dit Jacques deux.

– À sa grande taille, répliqua le villageois en touchant le bout de son nez de l’indicateur de sa main droite. Lorsque M. le marquis m’a dit comme çà : « Comment est-il ? – Grand « comme un fantôme, » que je lui ai répondu.

– Il fallait dire grand comme une botte, répliqua Jacques deux.

– Est-ce que je savais ? riposta le cantonnier. La chose n’était pas faite ; il ne m’en avait pas parlé. Remarquez d’ailleurs que ce n’est pas moi qui ai offert mon témoignage. J’étais près de la fontaine : M. le marquis passe la main par la portière : « Gabelle, qu’il s’écrie en me montrant, faites approcher ce « maraud ! » Vous comprenez, messieurs, je n’ai pas pu faire autrement.

– Il a raison, Jacques, dit M. Defarge à l’interrupteur, continue, Jacques cinq !

– Bon ! dit le paysan d’un air mystérieux, le grand gaillard est perdu ; voilà qu’on le cherche, combien de mois ? neuf… dix… onze…

– Peu importe, dit le marchand de vin, on l’a découvert, continue.

– Je travaillais encore sur la même pente ; le soleil allait se coucher, tout comme la première fois ; je ramassais mes outils pour descendre au village, afin de revenir chez nous, quand je lève les yeux, et que je vois des soldats monter la côte. Ils étaient six, et au milieu d’eux j’aperçois un homme de fameuse taille, qui avait les bras attachés au corps. »

Le paysan, au moyen de son indispensable bonnet, représenta un homme dont les deux coudes étaient liés derrière le dos.

« Je me mets de côté, au droit d’un tas de pierres, pour voir les soldats et le prisonnier, car la route est si déserte qu’on est bien aise de profiter des gens qui passent. Les voilà qui avancent, et, comme je vous le disais tout à l’heure, ils étaient six soldats avec un homme de fameuse taille ; tous les sept me paraissaient quasiment noirs, excepté du côté où le soleil se couchait, qu’ils étaient bordés de rouge. Leurs ombres s’allongeaient sur la pente, qu’on aurait dit que c’étaient des ombres de géants, puisque je vois qu’ils sont couverts de poussière, et que celle de la route s’élève autour d’eux à chaque pas qu’ils font : plan ! plan ! plan ! que je suis sûr qu’on les entendait du village. Enfin, lorsqu’ils sont tout près de moi, je reconnais le prisonnier, qui me reconnaît aussi. Pauvre garçon ! qu’il aurait été content de se laisser dévaler du haut en bas, comme ce certain soir que je l’avais rencontré, quasiment à la même place ! »

Le cantonnier semblait encore y être ; il était évident que la scène dont il rappelait les détails se retraçait à ses yeux, et d’une manière d’autant plus vive, qu’il n’avait jamais vu grand’chose.

« Comme bien vous l’imaginez, poursuivit-il, je ne montrai pas aux soldats que je connaissais leur homme ; lui, de son côté, en fit autant, mais d’un coup d’œil nous nous étions dit l’un à l’autre qu’on s’était bien reconnu. « Alerte ! dit le chef aux soldats en leur montrant le village, alerte ! mes enfants. » La bande se presse pour obéir à son chef, et moi qui la suis avec mon bissac, et mes outils sur l’épaule. Les bras du prisonnier étaient gonflés, tant les cordes le serraient ; ses sabots qui étaient lourds et mal faits l’avaient rendu boiteux, et, comme ça l’empêchait d’aller plus vite, ils le poussèrent dans le dos avec la crosse de leurs fusils, si bien qu’en descendant, le pauvre diable tomba, et qu’il fallut s’arrêter. Les soldats se mirent à rire ; enfin on le ramassa ; il avait la figure toute saignante, et couverte de poussière, et comme il ne pouvait pas l’essuyer, puisqu’il n’avait pas les mains libres, ça fit rire encore les autres. Ils n’arrivèrent pas moins au village ; tout le monde accourut pour les voir, ils passèrent près du moulin, gagnèrent le coteau, et s’en furent droit à la prison, dont chacun vit la porte s’ouvrir, et l’avaler ! »

Le cantonnier écarta les mâchoires de toutes ses forces et les rapprocha en faisant claquer ses dents.

« Continue, Jacques, lui dit Defarge, s’apercevant qu’il était prêt à recommencer.

– Tout le village, reprit l’homme au bonnet en baissant la voix et en se levant sur la pointe des pieds, tout le village revint à la fontaine, où chacun dit son mot ; puis tout le monde s’en fut coucher, et rêva de ce malheureux qu’on avait mis en prison, d’où il ne devait sortir que pour être pendu. Au matin, comme j’allais à l’ouvrage, mes outils sur l’épaule, et mangeant mon pain noir, je fis un détour et je passais devant la prison. Il était là, sa pauvre figure sanglante et poudreuse collée aux barreaux de fer. Les bras étant toujours attachés, il n’a pu me faire aucun signe, mais ses yeux fixes m’ont regardé comme aurait fait un mort. »

Les trois Jacques et le marchand de vin écoutaient ce récit d’un air sombre, et parfois échangeaient un coup d’œil où se trahissaient la haine et la soif de vengeance. Du reste, leur visage était calme, leur attitude sévère et pleine d’autorité. Deux de ces juges implacables siégeaient sur le grabat, leur main soutenait leur menton, leur regard s’attachait sur le paysan. Jacques trois, non moins attentif, agenouillé derrière eux, promenait ses doigts crispés sur le réseau de nerfs qui entourait ses lèvres pâles et ses narines frémissantes. Defarge se tenait debout entre les juges et le témoin, qu’il avait placé auprès de la fenêtre, et ses yeux alternaient du cantonnier au tribunal.

« Continue, Jacques, dit-il après un moment de silence.

– Il resta là-haut pendant plus d’une semaine, reprit l’homme au bonnet bleu. Tout le village avait peur, et n’osait pas approcher ; mais on le regardait de loin, et à la chute du jour, quand après l’ouvrage on se rassemblait à la fontaine, chacun tournait la tête du côté de la prison. Vous pensez bien qu’on jasait ; d’aucuns disaient tout bas qu’il ne serait point exécuté, qu’on avait fait des pétitions, où l’on prouvait qu’il était devenu fou après la mort de son enfant. On ajoutait, comme ça, qu’une de ces pétitions avait été présentée à la cour. Est-ce que je sais, moi ? Après tout, c’est possible, peut-être que oui, peut-être que non.

– Écoute bien, Jacques, dit à son tour l’un des juges ; une pétition a été présentée au roi et à la reine ; c’est Defarge qui, au péril de sa vie, s’est élancé au-devant des chevaux, et qui l’a remise lui-même. Nous quatre, ici présents, avons vu cette pétition aux mains du roi.

– Écoute encore, Jacques, dit l’homme agenouillé derrière les autres, et qui de sa main convulsive se caressait la bouche, comme s’il avait été sous l’empire d’une faim inassouvie, écoute encore, Jacques : les gardes du roi, tant à pied qu’à cheval ont entouré le porteur de la pétition, et l’ont frappé ; tu entends, Jacques, ils l’ont frappé.

– C’est bien, dit Defarge ; continue Jacques cinq.

– D’un autre côté, poursuivit le narrateur, on disait à la fontaine qu’on l’avait ramené chez nous pour le faire mourir à l’endroit même du crime, et que pour sûr il serait exécuté. Quelques-uns disaient même qu’ayant tué monseigneur, et monseigneur étant considéré comme le père de ses tenanciers, il aurait à subir la peine des parricides. Un de nos anciens dit alors qu’on lui mettrait un couteau dans la main droite, et qu’on la lui brûlerait tout entière ; puis, qu’on lui ferait dans les bras, dans la poitrine, par tout le corps, des blessures où l’on verserait de l’huile bouillante, du plomb fondu, de la résine, du soufre, de la cire enflammée, et que finalement on lui arracherait les membres en l’écartelant avec des chevaux. Notre ancien prétendait que la chose avait eu lieu à l’occasion d’un parricide, qui avait essayé de tuer le roi Louis XV. Comment vous dirais-je s’il a menti, moi qui ne sais pas seulement lire ?

– S’il a menti ! reprit l’homme aux lèvres félines ; écoute-moi encore, Jacques : le nom de ce parricide était Damiens ; toutes ces horreurs ont été commises en plein jour, en pleines rues ; et parmi la foule qui affluait pour jouir de ces tortures, les femmes de qualité se remarquaient en grand nombre, des femmes élégantes qui restèrent jusqu’à la fin du supplice, jusqu’à la fin, Jacques ! Il était nuit, le malheureux avait perdu un bras et deux jambes et respirait encore. Oui, tout cela s’est fait. Mais quel âge as-tu ?

– Trente-cinq ans ! répondit le villageois, qui en paraissait soixante.

– Eh bien ! tu aurais pu le voir, car tu avais plus de dix ans lorsque la chose eut lieu.

– Assez ! dit Defarge avec impatience. Continue, Jacques ; et vive l’enfer !

– Ainsi donc, reprit le cantonnier, les uns disaient ceci, les autres disaient cela ; on ne parlait plus d’autre chose, et jusqu’à la fontaine, qui semblait dire son mot et chuchoter comme nous. Enfin, un dimanche soir, quand toute le village est censé endormi, des soldats, je ne sais combien ils étaient, descendent de la prison, ils s’arrêtent et on entend leurs fusils résonner sur le pavé. Des ouvriers prennent la pioche, et les voilà qui creusent, et qui cognent, pendant que les soldats se mettent à rire et à chanter ; si bien qu’au point du jour une grande potence de quarante pieds de haut s’élevait près de la fontaine. »

Les yeux du cantonnier percèrent la toiture, et il leva les mains comme s’il avait vu la potence se dresser vers le ciel.

« Personne ne travaille, personne ne mène les bêtes aux champs, tout le monde est là comme vous pensez, les vaches avec le reste. À midi on entend battre le tambour ; les soldats, qui étaient rentrés à la prison, en redescendent avec le condamné. Il a toujours les bras derrière le dos, et de plus un bâillon, qui lui fend la bouche jusqu’aux oreilles et lui donne l’air de rire. En haut de la potence est planté le couteau, dont il s’est servi pour monseigneur ; on le met à quarante pieds de terre, à côté de son couteau ; il y est resté pendu. »

Les quatre Jacques se regardèrent, tandis que le paysan s’essuyait le front avec son bonnet bleu.

« N’est-ce pas terrible ! continua le villageois. Comment voulez-vous qu’aujourd’hui les femmes aillent puiser de l’eau ? Comment se réunir autour de la fontaine, et causer sous ce pendu ? Quand je suis parti lundi soir, le soleil se couchait ; en haut de la côte, je me retourne, et je regarde : l’ombre de ce malheureux s’étendait sur l’église, sur le moulin, sur la prison, elle s’étendait, mes bons messieurs, jusqu’à l’endroit où le terre se joint au ciel. »

L’homme affamé se rongeait les ongles, en regardant les trois autres, et ses doigts frémissaient de l’horrible faim dont il était saisi.

« Voilà tout, messieurs, dit le paysan. J’ai quitté le village au coucher du soleil, ainsi qu’on me l’avait commandé ; j’ai marché toute la nuit, toute la matinée du lendemain, jusqu’à ce que j’aie rencontré le camarade que voilà ; puis nous avons cheminé ensemble, tantôt à pied, tantôt en voiture ; et en fin de compte me voici.

– Bien ! dit le premier Jacques après un instant de silence ; tu as agi fidèlement et dit la vérité. Va nous attendre au dehors pendant quelques minutes. »

Defarge sortit avec le villageois, qui alla s’asseoir sur les premières marches de l’escalier ; puis il revint près des trois Jacques ; lorsqu’il entra, ceux-ci, très-rapprochés les uns des autres, paraissaient être en délibération.

« Qu’en dis-tu ? lui demanda le premier des trois Jacques, faudra-t-il enregistrer ?

– Oui, répondit le marchand de vin, et comme devant être détruits.

– La famille et le château ?

– La famille et le château, répliqua le marchand de vin ; extermination complète.

– Superbe ! croassa l’homme au visage de tigre.

– Es-tu bien sûr que notre façon de tenir nos comptes ne nous sera jamais un motif d’embarras ? dit Jacques deux au cabaretier. C’est un langage secret s’il en fût, puisque personne n’en connaît l’existence ; mais pourrons-nous le déchiffrer, ou plutôt, en sera-t-elle toujours capable ?

– Jacques, répondit le marchand de vin en se redressant de toute sa hauteur, ma femme aurait gravé tous nos comptes dans sa mémoire, qu’elle n’en perdrait pas une syllabe. Sois tranquille ; ces mailles, qui d’après une combinaison spéciale, forment une écriture, dont les caractères sont fixes, ne manqueront jamais de clarté pour celle qui les a faites. Crois-moi, il serait plus aisé au dernier des lâches de sortir de ce monde, que d’effacer du tricot de Mme Defarge une lettre de son nom, ou de la liste de ses crimes. »

Un murmure approbateur accueillit ces paroles, et la chose en resta là.

« J’espère qu’on va renvoyer ce campagnard dans son village, dit le troisième Jacques ; il est tellement simple qu’il pourrait être dangereux.

– Il ne sait rien de relatif aux autres, répondit le marchand de vin, tout ce qu’il pourrait dire ne servirait qu’à le faire pendre : soyez sans inquiétude, c’est mon affaire ; je le renverrai quand il faudra ; il veut voir le roi, la reine et toute la cour, et je me propose de les lui montrer dimanche.

– Comment ! s’écria l’homme à la bouche féline, peut-on compter sur un homme qui a le désir de voir la noblesse et le roi ?

– Jacques, répondit Defarge, montre du lait à un chat, si tu désires qu’il en ait soif ; et mets un chien en face de sa proie, si tu veux qu’un jour il te l’apporte. »

Les quatre Jacques n’en dirent pas davantage, et se disposèrent à descendre. Sur les premières marches, ils trouvèrent le paysan qui s’était assoupi, et lui conseillèrent d’aller dormir dans le grenier ; le brave homme ne se le fit pas répéter deux fois, et fut bientôt plongé dans un profond sommeil.

Il aurait été difficile, pour un provincial de cette espèce, de trouver dans Paris une hospitalité plus confortable que celle du marchand de vin ; excepté la crainte mystérieuse que lui inspirait la cabaretière, le genre de vie qu’il menait chez les Defarge était, pour le cantonnier, aussi agréable que nouveau ; mais la maîtresse de la maison, assise toute la journée dans la boutique, semblait si peu se douter de sa présence, et paraissait tellement décidée à ne pas s’en apercevoir, qu’il frissonnait, jusque dans ses sabots, toutes les fois que ses yeux s’arrêtaient malgré lui sur cette femme impassible. À quoi pensait-elle ? Qui pouvait dire ce qu’elle allait imaginer, ce qu’elle allait entreprendre ? Il est certain, pensait le villageois, que s’il lui prenait fantaisie d’affirmer qu’elle m’a vu tuer un homme, elle irait jusqu’au bout, et me verrait pendre sans broncher.

Aussi, lorsqu’arriva le dimanche, notre cantonnier fut-il peu satisfait, en voyant que Mme Defarge l’accompagnait à Versailles. Comment n’être pas troublé d’avoir cette femme à côté de soi, dans la voiture publique, où elle tira son ouvrage et tricota sans lever les yeux ? Comment ne pas se déconcerter de plus en plus, en la retrouvant auprès de soi dans la foule, sans que la prochaine arrivée du roi pût la distraire de son éternel tricot ?

« Quelle ardeur à la besogne, madame ! lui dit un des ses voisins.

– J’ai beaucoup à travailler, répondit Mme Defarge.

– Peut-on, madame, vous demande ce que vous faites ?

– Une foule de choses.

– Par exemple ?

– Des linceuls. »

Le questionneur s’éloigna de la tricoteuse aussitôt qu’il put y parvenir, et le cantonnier, pris subitement de suffocation, fut obligé de s’éventer avec son bonnet bleu. Si toutefois, pour surmonter ses défaillances, il avait besoin d’un cortège royal, le remède n’était pas loin. Bientôt apparurent, dans leur carrosse doré, le roi aux fortes mâchoires, et la reine au beau visage, suivis d’une multitude de brillants seigneurs et de femmes souriantes, élégamment parées. Si bien qu’à la vue de tant de bijoux, de panaches, de poudre, de soie, de splendeur, de beauté, de figures dédaigneuses et de regards insolents, notre cantonnier fut pris de vertige, et, dans son ivresse temporaire, cria : « Vive le roi ! Vive la reine ! Vivent les nobles ! Vive tout le monde ! » comme s’il n’avait jamais entendu dire qu’il existât des Jacques.

À force de regarder ces jardins, ces cours, ces terrasses, ces fontaines et ces fleurs, de contempler de nouveau le roi, la reine et toute leur suite, de crier : « Vive chacun ! Vivent eux tous ! » il finit par pleurer d’admiration, et pendant trois heures que dura ce spectacle, il ne cessa d’acclamer et de larmoyer, tandis que le marchand de vin le retenait par sa blouse, comme pour empêcher qu’il ne se ruât sur les objets de son culte, et ne les mît en lambeaux.

« Très-bien ! lui dit Defarge en lui frappant sur l’épaule, très-bien ! tu es un brave garçon ! »

Rentré en lui-même, le villageois commençait à croire qu’il avait dû se tromper, et que ses manifestations pourraient bien être une faute. Mais non, car M. Defarge lui disait à l’oreille :

« Tu as bien fait, mon ami, ce sont les gens de ton espèce qui leur font croire que tout cela durera longtemps ; ils n’en sont que plus tranquilles, et la chose en finira plus tôt.

– C’est pourtant vrai, dit le cantonnier d’un air pensif.

– Ils ne se doutent de rien, ces fous orgueilleux qui te méprisent ; ils feraient périr cent de tes pareils, plutôt qu’un de leurs chevaux ou un de leurs chiens ; mais ils croient ce que tu leur dis, et ne connaissent pas autre chose. Continue à les tromper, mon ami, continue : leur illusion ne sera jamais assez profonde. »

Mme Defarge regarda le cantonnier d’un air impérieux, et fit un signe affirmatif.

« Vous, lui dit-elle, vous applaudirez et vous pleurerez toujours, dès qu’il y aura du bruit et de la foule, n’est-ce pas ?

– C’est bien possible, madame.

– Si l’on te montrait une masse de poupées, et que l’on te jetât sur elles, en te disant de les mettre en pièces et de les piler, tu choisirais les plus brillantes, n’est-ce pas ?

– Bien sûr que oui, madame.

– Si l’on te plaçait en face d’une troupe d’oiseaux, ne pouvant pas s’enfuir, et qu’on t’ordonnât de les plumer à ton profit, tu exterminerais ceux dont la dépouille serait la plus riche, n’est-ce pas ?

– C’est bien vrai, madame.

– Tu as vu tout à l’heure de magnifiques poupées, de superbes oiseaux, lui dit la tricoteuse en lui montrant la place où venait de passer la cour ; maintenant tu peux retourner dans ton village ! »