CHAPITRE XXIV. – Attiré vers l’abîme.

Trois années se sont écoulées, trois années de tempête au milieu des flammes dévorantes, des flots écumeux, des tressaillements de la terre, ébranlée par les secousses d’un océan qui monte toujours, toujours, au grand effroi de ceux qui le regardent du rivage.

Trois années de plus ont ajouté leurs fils d’or aux fils dont Lucie Darnay tisse les jours de ceux qu’elle aime, et ramené trois fois l’heureux anniversaire de la naissance de sa fille.

Que de soirées les habitants du coin paisible ont passées, depuis trois ans, à écouter les bruits dont l’écho les épouvante ; car ils se disent que les pas qu’ils entendent sont ceux d’une foule éperdue qui suit le drapeau rouge, déclare la patrie en danger, et qu’une terrible incantation a transformé en une troupe de bêtes féroces.

Monseigneur (pris dans un sens collectif), étonné de ne pas être apprécié comme il le mérite, a fui un état social qui présente ce phénomène ; il n’en revient pas que la France éprouve si peu le besoin de le posséder, qu’en y restant il aurait pu être chassé, non-seulement du territoire français, mais encore de ce bas monde. Comme ce paysan de la légende qui, après avoir à grand’peine évoqué le diable, fut si effrayé à la vue du démon qu’il s’enfuit au lieu de le questionner, Monseigneur, après avoir audacieusement lu à rebours l’oraison dominicale pendant des siècles, et fait usage de tous les moyens possibles pour contraindre l’esprit infernal à se montrer, ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il prit ses nobles jambes à son cou.

L’Œil-de-Bœuf s’était éclipsé, pour ne pas être le point de mire d’une averse de balles patriotiques. Jamais il n’avait été bon de regarder de ce mauvais œil, qui avait à la fois l’arrogance de Satan, les passions de Sardanapale{14} et l’aveuglement de la taupe ; mais il avait disparu. La cour, depuis le cercle intime qui en était le centre, jusqu’à ses limites vermoulues où débordaient l’intrigue, la corruption et l’hypocrisie, la cour entière avait pris la fuite ; le roi était parti, avait été ramené assiégé dans son palais, et venait d’être suspendu au moment où les dernières dépêches avaient traversé le détroit.

On était au mois d’août 1792, et Monseigneur était dispersé en tous lieux. Naturellement c’était la banque Tellsone qui, à Londres, était son quartier général. Les esprits hantent de préférence les parages qui furent habités par leurs corps, et Monseigneur, dont la poche était vide, se rendait à la place où ses louis avaient été jadis. Tellsone était d’ailleurs une maison hospitalière qui avait de grandes libéralités pour ses clients déchus ; il y avait, en outre, parmi les émigrés, des nobles qui, prévoyant le pillage ou la confiscation, avaient, aux premiers jours de la tempête, placé leurs fonds à Londres ; et c’était chez Tellsone que les nécessiteux avaient la certitude de trouver leur adresse. Ajoutez à cela que tous ceux qui arrivaient de France accouraient chez le banquier, d’où il résultait qu’à cette époque Tellsone était, quant aux nouvelles, une espèce de bourse hautement privilégiée. La chose était si connue du public, et les informations qu’il venait prendre étaient si nombreuses, que Tellsone avait pris le parti d’écrire sur un morceau de papier les dernières informations qu’il avait reçues, et de les coller à ses fenêtres pour le bénéfice des passants.

Par une après-dînée humide et suffocante, Charles Darnay, accoudé sur le bureau de M. Lorry, causait avec le gentleman, et parlait à voix basse. L’autre pénitentiaire, réservé jadis aux entrevues avec les chefs de la maison, servait maintenant de bureau à nouvelles, et se trouvait plein comme un œuf. C’était environ une demi-heure avant la clôture de la banque.

« Vous êtes certainement l’un des hommes les plus jeunes qui aient jamais vécu, disait Charles avec une certaine hésitation ; mais je n’en dois pas moins vous représenter…

– Que je suis trop vieux, demanda M. Lorry.

– Une saison fâcheuse, un long voyage, des moyens de transport incertains, un pays désorganisé, une ville où vous-même pouvez avoir à craindre.

– Vous me donnez là, mon cher Darnay, quelques-uns des motifs qui me font précisément partir, et pas un seul qui pourrait me faire rester. Je ne crains rien : qui voudrait s’attaquer à un vieillard de bientôt quatre-vingts ans, lorsqu’on a tant d’individus plus dignes de sa colère ? La désorganisation du pays, dites-vous ? Mais sans elle on n’aurait pas besoin d’envoyer là-bas un agent de notre maison ; il est indispensable, vous le comprenez, que cet agent connaisse les lieux, les affaires de longue date, et qu’il possède la confiance de Tellsone. Quant au mauvais temps, à la longueur du voyage, à ses difficultés, si, après tant d’années de service, je ne m’y soumettais d’avance pour l’intérêt de la maison, qu’est-ce qui les accepterait ?

– Je voudrais tant y aller ! dit Charles avec agitation, et comme un homme qui pense tout haut.

– Vous ! s’écrie le gentleman ; parlez-moi d’être prudent ! vous qui êtes Français, vous voudriez aller en France ! mais c’est le comble de la déraison !

– Si je le désire, monsieur Lorry, c’est parce que je suis Français. On ne peut pas s’empêcher de plaindre ce misérable peuple, de souffrir de son égarement, et d’espérer, au nom du peu de bien qu’on lui a fait, de lui imprimer une direction moins fâcheuse. Hier au soir, poursuivit-il d’un air pensif, lorsque nous avons été seuls, je disais à Lucie…

– À Lucie ? interrompit le vieillard, vous n’avez pas honte de proférer son nom au moment où vous parlez d’aller en France !

– Je n’y vais pas, dit Charles avec un sourire ; c’est à propos de ce que vous disiez tout à l’heure que cette idée m’est venue.

– Pour moi c’est différent ; il faut que je parte, et rien ne m’en empêchera. Vous ne sauriez, mon cher Darnay… M. Lorry jeta un regard au chef de la maison qu’on apercevait dans le lointain, et reprit en baissant la voix : vous ne sauriez concevoir avec quelle difficulté se font là-bas nos affaires, et quels dangers courent nos livres. Dieu seul pourrait dire quelles tristes conséquences en résulteraient, si nos papiers étaient anéantis ou dispersés ; et qui peut répondre que Paris ne sera pas brûlé ce soir, ou mis à sac demain ! Vous comprenez qu’un choix judicieux, dans le plus bref délai possible, préviendrait la perte de documents essentiels ; et personne, mieux que moi, ne saurait juger de leur importance relative. La maison n’en doute pas ; puis-je refuser lorsqu’elle me prie d’agir ? la maison, dont j’ai mangé le pain depuis soixante ans ! Puis-je manquer de faire mon devoir sous prétexte que mes membres se sont un peu roidis ? Mais je suis un jeune homme comparativement aux ganaches que nous avons dans nos bureaux.

– Que j’admire la générosité, l’élan de votre caractère ; vous êtes toujours jeune, mon vieil ami.

– Ne plaisantez pas, monsieur ! Vous devez savoir, mon cher Darnay, poursuivit le gentleman en jetant un nouveau regard au chef de la maison, qu’il est presque impossible d’enlever de Paris quoi que ce soit actuellement ; des papiers (je vous parle en stricte confidence, je ne devrais le dire à personne, pas même à vous), des objets précieux, nous ont été remis aujourd’hui par les porteurs les plus bizarres que vous puissiez imaginer, et dont la vie ne tenait qu’à un fil lorsqu’ils franchirent les barrières. Autrefois nos paquets voyageaient en France avec la même facilité que dans la commerciale Angleterre ; mais maintenant rien ne peut plus circuler…

– Et vous pensez à partir ce soir ?

– Ce soir même ; la situation est trop pressante pour admettre le plus simple délai.

– Vous ne partez pas seul ?

– On m’a proposé toute sorte d’individus ; mais il ne me convient pas d’avoir affaire à eux. J’ai l’intention d’emmener Jerry ; il est depuis longtemps mon garde du corps, je suis habitué à ses bons offices. Personne ne le soupçonnera d’être autre chose qu’un bouledogue, et d’avoir d’autre dessein que de mordre quiconque voudrait toucher à son maître.

– Je le répète, je ne puis qu’admirer votre esprit loyal et généreux.

– Et je ne puis que vous prier de nouveau de ne pas vous moquer de moi. Quand j’aurai accompli ce dernier travail, il est possible que j’accepte la proposition que me fait Tellsone, et que je prenne ma retraite, afin de vivre à ma guise. Alors j’aurai le temps de sentir le poids des années et de me rappeler que je ne suis plus jeune. »

Ce dialogue, ainsi que nous l’avons dit en commençant, avait lieu près du bureau de M. Lorry. À deux pas de là, Monseigneur se vantait du châtiment qu’il infligerait, avant peu, à la canaille révoltée. C’était, chez Monseigneur, au milieu de ses traverses, et chez les membres de l’orthodoxie britannique, un parti pris d’envisager la révolution française comme la seule moisson qui jamais ait mûri sans avoir été semée ; d’en parler comme si l’on n’avait rien fait, rien omis pour amener ce résultat ; comme si des observateurs, frappés du sort des masses, du mauvais emploi des ressources qui auraient fait la prospérité du peuple, n’avaient pas vu s’amasser la tempête, et n’avaient pas dit nettement ce qu’ils avaient sous les yeux.

Tant de fatuité de la part de Monseigneur, jointe à ses projets extravagants pour rétablir un ordre de choses qui avait fatigué le ciel et la terre, était difficile à supporter de la part de tout individu sain d’esprit et connaissant la situation. C’était cette fumée redondante qui, bourdonnant aux oreilles de Charles Darnay, augmentait le malaise moral qu’il éprouvait, sans se l’expliquer, et causait son agitation.

Au nombre des parleurs était M. Stryver, l’avocat du banc du roi, qui, sur le point d’arriver à un poste officiel, déployait son éloquence sur le thème susdit, et débitait à Monseigneur une foule de plans ingénieux pour exterminer le peuple, le faire disparaître de la face de la terre, et se passer à tout jamais de cette détestable engeance ; bref, pour arriver à l’abolition des aigles, en mettant un grain de sel sur la queue de toute la race. Parvenu au comble de l’irritation, Charles était partagé entre l’envie de s’éloigner pour ne pas en entendre davantage, et celle de rester pour dire son mot, lorsque l’événement décida la question.

Tellsone approcha, mit sur le bureau de M. Lorry une lettre salie et cachetée, et demanda au gentleman s’il avait découvert quelque chose au sujet de la personne à qui appartenait cette lettre. Charles, qui se trouvait à côté de M. Lorry, ne pouvait s’empêcher de voir l’adresse, et la saisit d’autant plus vite qu’elle était ainsi conçue :

« Très-pressée. À monsieur le ci-devant marquis Saint-Évremont ; remise aux soins de MM. Tellsone et Cie, banquiers à Londres. »

Le jour du mariage de sa fille, le docteur avait exigé de M. Darnay la promesse de ne révéler son véritable nom à qui que ce fût, à moins que lui, docteur Manette, ne l’eût dégagé de cette obligation impérieuse. Charles avait donc gardé le secret que lui avait imposé son beau-père ; Lucie elle-même était loin de se douter qu’il s’appelât autrement, et M. Lorry ne le soupçonnait pas davantage.

« Rien encore, répondit le gentleman au chef de la maison. J’ai présenté cette lettre à tous ceux qui viennent ici, et personne n’a pu me dire où pouvait être ce gentilhomme. »

Les aiguilles de l’horloge allaient marquer l’heure de la fermeture de la banque, et les amateurs de nouvelles, se dirigeant vers la porte, côtoyèrent M. Lorry, qui leur présenta la lettre en les interrogeant du regard. Monseigneur, dans la personne de ces émigrés, à la parole hautaine et conspiratrice, jeta les yeux sur l’adresse ; et chacun laissa tomber un mot sur le compte de l’introuvable marquis.

« C’est, je crois, le neveu, mais, en tout cas, l’indigne héritier de ce parfait gentilhomme qui mourut assassiné dans son château, dit l’un des passants. Je m’estime fort heureux de ne l’avoir pas connu.

– Un lâche, qui a déserté son poste, il y a une quinzaine d’années, dit un autre qui venait de quitter Paris, à demi étouffé dans une charrette de foin.

– Infecté des doctrines philosophiques, reprit un troisième en regardant l’adresse à travers son lorgnon ; il a fait une opposition constante à l’ancien marquis, son oncle, dont il a fini par abandonner les domaines à cette vile canaille ; j’espère que ces manants vont l’en récompenser comme il le mérite.

– En vérité, clabauda M. Stryver, c’est un garçon de pareille espèce ! Que je voie un peu le nom de ce gueux-là ; au diable le philosophe ! »

Darnay, incapable de se contenir plus longtemps, frappa sur l’épaule de l’avocat au banc du roi.

« Je connais ce philosophe, dit-il.

– Ah ! bah ! par Jupiter, j’en suis fâché, répondit l’autre.

– Pourquoi cela ?

– N’avez-vous pas entendu ce qu’il a fait ?

– Parfaitement.

– Dans ce cas-là ne demandez pas pourquoi.

– Je le demande, au contraire.

– Alors je vous le répète, monsieur Darnay, j’en suis fâché pour vous : et fâché de vous entendre faire une semblable question. Voilà un être imbu de doctrines pestilentielles, gangrené de principes blasphématoires, qui abandonne ses terres à l’écume de la société, à une gente scélérate qui fait l’assassinat en grand, et vous me demandez pourquoi je suis fâché qu’une pareille brute soit connue d’un homme qui instruit la jeunesse ? Je n’ai qu’une réponse à vous faire, monsieur : j’en suis fâché parce qu’il y a dans le contact d’un pareil drôle une souillure pour celui qui le fréquente ! »

Se rappelant le secret qu’il avait promis de garder, Charles étouffa sa colère, bien qu’avec beaucoup de peine, et dit à l’avocat :

« Peut-être ignorez-vous les motifs du marquis, et dès lors vous ne pouvez pas comprendre…

– Dans tous les cas, je n’ignore point la manière de vous fermer la bouche, monsieur Darnay, interrompit l’avocat ; si ce faquin est vraiment né gentilhomme, je ne comprends rien à sa manière de voir, et je ne veux pas la comprendre. Vous pouvez le lui dire, en lui présentant mes compliments, et ajouter de ma part, qu’après leur avoir fait l’abandon de ses biens, je suis étonné qu’il ne soit pas allé se mettre à la tête de ces manants transformés en bourreaux. Mais non, gentilshommes dit l’orateur qui fit claquer ses doigts en regardant autour de lui, je connais assez la nature humaine pour savoir qu’un pareil coquin ne se fie pas à la clémence de ses infâmes protégés ; il a eu bien soin de leur tourner les talons, et de s’enfuir au plus vite. »

Après avoir appuyé ces derniers mots d’un claquement de doigts final, M. Stryver se poussa dans Fleet-Street au milieu de l’approbation de ses nobles auditeurs ; et MM Lorry et Darnay restèrent seuls à la banque.

« Si vous connaissez le marquis, dit le gentleman, voulez-vous être assez bon pour vous charger de cette lettre ?

– Volontiers.

– Vous aurez bien soin de dire au destinataire que nous avons fait tous nos efforts pour découvrir son adresse, et que nous regrettons vivement de n’avoir pas pu lui transmettre plus tôt cette missive, qui est chez nous depuis longtemps.

– Je n’y manquerai pas, soyez tranquille. Est-ce d’ici que vous partez ?

– Oui, mon ami, ce soir à huit heures.

– Je reviendrai vous faire mes adieux. »

S’en voulant à lui-même, à l’avocat, à la plupart des hommes, Charles se dirigea vers le Temple ; une fois dans ce lieu solitaire, il décacheta sa lettre, et lut ces quelques lignes :

Paris, prison de l’Abbaye, 21 juin 1792.

« Monsieur, et ci-devant marquis,

« Après avoir failli mourir entre les mains des gens du village, j’ai été arrêté violemment et conduit à Paris, dont on m’a fait faire la route à pied. Je ne vous parlerai pas des souffrances que j’ai endurées pendant la route ; mais ce n’est pas tout : ma maison a été abattue et rasée jusqu’à terre.

« Le seul crime dont on m’accuse, celui qui m’a fait emprisonner, et pour lequel je vais être condamné à mort, si votre aide généreuse ne vient pas à mon secours, monsieur le marquis, est de m’être rendu coupable de haute trahison à l’égard du peuple, en agissant au nom d’un émigré. Je leur représente en vain que c’est au contraire pour le peuple que j’agissais, d’après vos ordres mêmes ; que bien avant le séquestre, j’avais toujours, d’après vos ordres, remis l’impôt à ceux qui ne le payaient pas (et personne ne le payait), et que ne recevant aucun fermage, je m’étais abstenu de poursuivre les débiteurs. Ils me répondent à cela que je n’en suis pas moins le fondé de pouvoirs d’un émigré, et ils me demandent où est cet émigré.

« Ah ! mon bien cher monsieur, et ci-devant marquis, où êtes-vous, où êtes-vous ? Je le crie dans mon sommeil ; je le demande au Seigneur, viendrez-vous à mon secours ? Mais je n’obtiens pas de réponse. Ah ! monsieur et ci-devant marquis, j’adresse en Angleterre cette plainte désolée, dans l’espoir qu’elle pourra vous arriver par l’entremise de la banque Tellsone, bien connue à Paris.

« Pour l’amour de Dieu et de la justice, au nom de votre générosité, de votre honneur, je vous en conjure, monsieur et ci-devant marquis, venez me délivrer. Ma seule faute est de vous avoir été fidèle ; je vous en supplie, à votre tour, ne m’abandonnez pas.

« De cette horrible prison, d’où à chaque instant je m’approche de la mort, je vous envoie, monsieur et ci-devant marquis, l’assurance de mon infortuné dévouement.

Votre respectueux et affligé,

« GABELLE »

Charles comprit immédiatement la nature du malaise qu’il éprouvait : c’était le remords d’avoir failli à son devoir. Le danger de cet ancien serviteur, dont le seul crime était de lui être resté fidèle, surgissait tout à coup et lui adressait de tels reproches qu’il se cacha le visage pour dissimuler sa rougeur.

Il savait très-bien que, dans son horreur du fait qui avait mis le comble à la mauvaise réputation de sa famille, dans son ressentiment pour la mémoire de son oncle, dans son aversion pour le domaine seigneurial dont il avait pu disposer, il n’avait pas agi comme il aurait dû le faire. Il savait très-bien, qu’absorbé par son amour, s’il avait, en changeant d’existence, renoncé aux privilèges et à la fortune qui lui étaient échus, cette renonciation était incomplète et sans valeur. Il se disait, qu’au lieu de cet abandon personnel que rien n’avait consacré, il aurait dû faire un acte légal, reconnaître ses droits, se démettre à bon escient de la fortune dont il était dépositaire, et en surveiller l’emploi fécond. À une autre époque il se l’était promis, et, le moment arrivé, il n’en avait rien fait.

Les joies du foyer domestique, la nécessité d’un travail continu, les troubles qui étaient survenus en France, la rapidité des événements, leur instabilité qui détruisait le lendemain les projets formés la veille, autant de raisons qui l’avaient empêché de se tenir parole à lui-même. Il avait cédé aux circonstances, non pas sans se le reprocher, mais sans faire d’efforts pour résister au courant. Il attendait le moment d’agir : l’occasion fuyait toujours, et il en fut ainsi jusqu’à l’époque où les nobles ayant quitté la France, leurs biens furent confisqués, leurs châteaux détruits, leurs titres déchirés.

Mais il n’avait opprimé personne, n’avait jeté personne en prison ; loin d’employer la force pour rentrer dans ce qui lui était dû, il en avait fait la remise de son propre mouvement. Dépouillé de toutes les faveurs qu’il devait à la naissance, il avait gagné son pain par un travail honnête. M. Gabelle, le régisseur de la terre appauvrie et grevée qu’il possédait depuis la mort de son oncle, avait reçu l’ordre, écrit de sa propre main, d’épargner les paysans, de leur donner en hiver le peu de bois, en été le peu de seigle ou d’orge que ne prendraient pas les créanciers ; il pouvait en fournir la preuve. N’était-ce pas suffisant pour qu’il n’eût rien à craindre ?

Cette persuasion confirma le dessein que Charles formait de quitter Londres et d’aller à Paris.

Comme le marin de la légende, les flots et les vents le poussaient vers la roche aimantée qui l’attirait à sa perte. Chacune de ses réflexions l’en rapprochait davantage. Cet état pénible de son esprit, dont tout à l’heure encore il ne s’expliquait pas la nature, provenait du mal qui s’était commis sur ses domaines. Pourquoi avait-il abandonné à des êtres indignes l’influence qu’il aurait pu avoir ? Pourquoi n’était-il pas là pour arrêter l’effusion du sang, et pour parler au nom de l’humanité ? Il se le reprochait tout bas lorsqu’il avait eu à comparer ses faiblesses au courage de M. Lorry, chez qui le sentiment du devoir suppléait à la force. À cette comparaison, toute à son désavantage, avaient succédé les insolences de Monseigneur, les injures de l’avocat, dont il avait été profondément blessé ; puis la lettre de Gabelle ; la prière d’un innocent qui le suppliait au nom de la justice et de l’honneur d’accourir à son aide.

C’était bien décidé, il irait à Paris. L’aimant l’attirait par une force invisible, il ne voyait pas l’écueil et ne pensait plus au danger. Il lui semblait qu’une fois en France il n’aurait qu’à prouver ses bonnes intentions, pour être cru sur parole, et pour obtenir l’assentiment général. Venait ensuite la pensée de faire le bien, ce glorieux mirage qui se présente aux esprits généreux et séduit par cette chimère, il se voyait assez d’influence pour guider la révolution, qui courait avec furie vers de nouveaux massacres.

Son projet bien arrêté, Charles ne pensa plus qu’aux préparatifs qui lui restaient à faire. Lucie et le docteur ne devaient apprendre son départ que lorsqu’il serait déjà loin d’eux ; il épargnerait à sa femme les déchirements de la séparation, et à M. Manette les vains efforts qu’il aurait certainement faits pour le détourner de ce voyage.

Charles continua sa promenade jusqu’au moment où il revint à la banque pour faire ses adieux au gentleman ; il avait bien l’intention, dès qu’il serait à Paris, de se présenter à cet excellent homme ; mais il devait le laisser partir sans lui confier ses projets.

Une voiture et des chevaux de poste étaient devant la maison Tellsone ; et Jerry, tout équipé, attendait les ordres de son maître.

« J’ai remis la lettre à son adresse, dit Charles à M. Lorry, on m’a donné la réponse ; mais je n’ai pas consenti à ce qu’elle fût écrite, peut-être vous chargerez-vous de la transmettre verbalement.

– Avec plaisir, répliqua le gentleman ; elle n’offre aucun danger ?

– Aucun ; elle est cependant pour un prisonnier de l’Abbaye.

– Quel est son nom ? demanda M. Lorry en ouvrant son carnet.

– Gabelle.

– Très-bien. Que faut-il répondre à cet infortuné ?

– Tout bonnement que sa lettre a été reçue, et que la personne arrivera.

– Il n’y a pas d’époque à mentionner ?

– On partira demain soir.

– Pas de nom propre à citer ?

– C’est inutile. »

Charles aida M. Lorry à se couvrir d’une foule de vêtements, et, précédé du gentleman, il passa de l’air chaud de la vieille banque à l’atmosphère brumeuse de Fleet-Street.

« Mes plus tendres compliments à Lucie et à notre cher ange ; prenez bien soin d’eux jusqu’à mon retour, » dit M. Lorry au moment où les chevaux s’ébranlaient. Charles secoua la tête, et lui répondit par un sourire douteux.

Ce soir-là (on était au 14 août), Charles Darnay, au lieu de se coucher dès qu’il eût quitté le salon, écrivit deux lettres ferventes ; dans la première, qui était destinée à Lucie, il expliquait le motif de son départ, l’obligation impérieuse qui lui était faite d’aller en France, et démontrait clairement qu’il n’avait rien à craindre. Dans la seconde lettre, qui était adressée au docteur, il confiait sa femme et sa fille à son beau-père, et s’étendait également sur la persuasion où il était de ne courir aucun danger ; enfin il promettait à l’un et à l’autre de leur écrire aussitôt son arrivée, et de leur donner fréquemment de ses nouvelles.

Ce fut une journée douloureuse que la journée du lendemain ; pour la première fois, depuis qu’ils étaient mariés, Charles avait une préoccupation que ne partageait pas Lucie ; et il lui était difficile de ne pas lui ouvrir son cœur. À tout moment il était bien sur le point de le faire, tant il lui semblait étrange de penser et d’agir sans le doux appui qu’il trouvait auprès d’elle ; mais en la voyant calme et souriante, il retenait les paroles prêtes à lui échapper, et continuait à dissimuler son trouble. Si pénible que lui parût cette contrainte, la journée s’écoula rapidement. Le soir il prétexta un rendez-vous qui l’appelait au dehors, et qui pouvait le retenir jusqu’à une heure avancée ; il embrassa plusieurs fois sa femme et sa fille, alla prendre la petite valise qu’il avait secrètement préparée, et se plongea au milieu du brouillard, ayant dans l’âme plus de tristesse que les rues sombres et désertes n’avaient d’obscurité.

Il confia ses deux lettres à un ami fidèle, recommanda bien de ne les remettre que vers onze heures et demie au plus tôt ; puis il monta à cheval, rejoignit la route de Douvres, et commença son voyage, le cœur défaillant au souvenir des êtres aimés qu’il laissait derrière lui.

« Pour l’amour de Dieu et de la justice, au nom de votre générosité, de votre honneur, » se disait-il ; et retrouvant des forces en répétant ce cri de détresse, il courut vers l’écueil, dont rien ne balançait plus l’attraction irrésistible.