CHAPITRE IV. – Le calme au milieu de la tempête.

Ce n’est que le quatrième jour, à dater de son départ de l’hôtel, que revint le docteur Manette. Quant aux atrocités qui avaient eu lieu pendant son absence, on les cacha si bien à la pauvre Lucie, qu’elle était à Londres depuis longtemps quand elle apprit que onze cents prisonniers de tout âge et de tout sexe avaient été massacrés par la populace, et que pendant quatre jours et quatre nuits l’air qui l’entourait avait été souillé par le meurtre. Elle savait seulement qu’on avait attaqué les prisons, que la vie des prisonniers politiques avait été mise en danger, et que plusieurs de ces malheureux, arrachés de leur asile, avaient été assassinés.

Mais le docteur, après avoir recommandé le secret à M. Lorry, ce qui n’était pas nécessaire, raconta au gentleman que la bande de forcenés qui l’avait emmené de l’hôtel l’avait conduit à la Force, où il avait assisté au carnage. Il avait trouvé dans la prison un tribunal siégeant de sa propre autorité ; les prévenus comparaissaient un à un devant les juges, qui, après un interrogatoire sommaire, donnaient l’ordre, soit de massacrer le prisonnier, soit de le mettre en liberté, ou chose plus rare, de le faire rentrer dans sa cellule. Présenté à ce tribunal par ceux qui l’avaient emmené, M. Manette avait déclaré son nom, son titre, enfin sa qualité d’ancien détenu de la Bastille, où, jeté sans jugement préalable, il avait passé dix-huit ans au secret. L’un des membres du tribunal populaire avait confirmé ces paroles, et dans ce juge improvisé le docteur avait reconnu le citoyen Defarge.

Après avoir compulsé les registres qui étaient sur la table, l’ancien captif, ayant acquis la certitude que son gendre n’avait pas été massacré, plaida chaudement sa cause auprès du tribunal ; les juges, dont les uns étaient endormis, les autres éveillés, ceux-ci à jeun, ceux-là ivres et souillés de sang, l’avaient écouté avec bienveillance, et au milieu des transports qu’il avait excités comme martyr du système déchu, on lui avait accordé sa requête : à savoir que le prisonnier Évremont fût amené devant la cour pour être immédiatement interrogé. Celui-ci, déclaré innocent, allait recouvrer la liberté, quand par une circonstance inexplicable pour M. Manette, le courant qui était en faveur du prévenu s’arrêta tout à coup.

Les membres du tribunal s’étaient réunis en conférence secrète ; celui qui le présidait avait annoncé au docteur qu’il était impossible de libérer l’accusé ; mais que, par égard pour son beau-père, ledit Évremont était déclaré inviolable ; et sur un signe du président, on avait reconduit le prisonnier dans sa cellule.

M. Manette avait alors sollicité la faveur de veiller sur son gendre, afin de s’assurer par lui-même qu’une méprise ne le livrerait pas aux bourreaux, dont les cris furieux pénétraient dans la salle et couvraient la voix des juges. C’est ainsi qu’ayant obtenu ce qu’il demandait, il n’avait quitté ces lieux baignés de sang que lorsque le péril avait été passé.

Nous ne dévoilerons pas les scènes effroyables dont M. Manette fut témoin pendant ces trois jours, où il eut à peine quelques bribes de nourriture et quelques instants de sommeil.

Lorsque la paix fut rétablie, la joie folle des prisonniers qui avaient échappé au massacre étonna presque autant le docteur que la folie furieuse dont les morts avaient été victimes. Entre autres choses qui avaient éveillé sa surprise, il raconta à M. Lorry qu’un prévenu rendu à la liberté avait, par mégarde, été frappé d’un coup de pique au moment où il sortait de prison. Immédiatement appelé auprès de ce malheureux, il l’avait trouvé dans les bras d’un groupe de samaritains assis sur un tas de cadavres. Avec une inconséquence non moins extraordinaire que tous les actes de cet abominable cauchemar, les massacreurs avaient aidé M. Manette à faire son pansement, et prodigué les soins les plus doux au blessé ; ils avaient fait une litière, l’y avaient déposé avec des précautions infinies, et l’avaient porté en lieu sûr, entouré d’une escorte qui veillait sur lui avec sollicitude. Puis ces frénétiques avaient ressaisi leurs armes, et s’étaient replongés dans cette boucherie, tellement atroce, que le docteur avait fini par s’évanouir au milieu d’une mare de sang.

Tandis qu’il écoutait ces horribles détails, les yeux fixés sur le visage du docteur, le gentleman songea en tressaillant que de pareilles épreuves pouvaient ébranler de nouveau les facultés de son ami. Toutefois M. Manette, malgré ses soixante-deux ans, ne lui avait jamais semblé avoir autant d’énergie physique, autant de force morale. Pour la première fois, en effet, le docteur pensait à son ancien martyre pour s’en féliciter ; il ne regrettait plus cette époque de souffrances, où il avait forgé le levier qui ouvrirait la prison de Charles, et qui lui permettrait de sauver le mari de sa fille.

« Vous le voyez, dit-il, mes malheurs devaient me servir un jour ; tout n’était pas ruine et désastre chez le pauvre cordonnier. Mon enfant adorée m’a rendu à moi-même, je lui rendrai à mon tour la plus chère partie de son être ; j’y parviendrai, mon ami, soyez-en sûr. »

Le gentleman, en voyant ce regard ferme, ces traits calmes, cette attitude résolue, ne put s’empêcher de croire aux paroles de cet homme, dont la vie semblait s’être arrêtée comme le mouvement d’une horloge, et qui reprenait tout à coup son activité première.

De plus grandes difficultés que celles qu’il avait à combattre auraient cédé devant les efforts persistants du docteur. Tout en exerçant la médecine et en donnant des soins à ceux dont l’état les réclamait, qu’ils fussent libres ou captifs, riches ou pauvres, innocents ou coupables, M. Manette employa si bien son influence qu’il ne tarda pas à obtenir la place de médecin inspecteur de trois prisons, au nombre desquelles était la Force. Il put alors apprendre à sa fille que Charles avait quitté sa cellule, et se trouvait maintenant avec les prisonniers de la grande salle. Tous les huit jours, en faisant sa visite, le docteur voyait son gendre et rapportait à Lucie quelque doux message qu’il tenait directement du captif. Parfois même la jeune femme recevait une lettre de son mari (non par l’entremise de son père) ; mais il ne lui était pas permis de répondre à ces lignes précieuses, car de tous les détenus que l’on soupçonnait de conspirer contre le peuple, c’étaient les émigrés qui excitaient le plus vivement la colère des patriotes, surtout ceux qu’on accusait d’entretenir des relations au dehors, soit avec leurs amis, soit avec leurs familles.

Certes le nouveau genre de vie du docteur n’était pas plus exempt d’inquiétude que de fatigue ; mais M. Manette, loin d’en être accablé, redoublait de force et de courage ; et le bon gentleman crut découvrir qu’un certain orgueil se mêlait aux sentiments qui soutenaient son ami ; le noble orgueil, à la fois digne et pur, que M. Lorry trouvait bien naturel et dont il observait avec joie les effets inespérés. Le docteur savait que jusqu’à présent le souvenir de sa captivité s’associait dans l’esprit de sa fille et de son ami, au douloureux était où l’avait mis la prison. Maintenant, au contraire, il se sentait investi, par ses anciens malheurs, d’une force qui faisait tout leur espoir. Exalté par cette interversion des rôles, qui le rendait à son tour protecteur de ceux qui avaient soutenu sa faiblesse, il marchait d’un pas ferme et imposait aux autres la confiance qu’il avait en lui-même. C’était lui, disons-nous, qui consolait sa fille et qui l’encourageait, lui qui la sauverait du désespoir ; et il n’éprouvait pas moins de fierté que de bonheur à lui rendre un service en échange de ce qu’elle avait fait autrefois.

« Tout cela est bien curieux, pensait M. Lorry ; néanmoins rien n’est plus juste ; conduisez-nous, mon cher Manette, agissez comme bon vous semble, l’initiative vous appartient. »

Mais malgré tous ses efforts, toute sa persévérance, le docteur ne put obtenir que Charles fût mis en liberté, ou tout au moins qu’on lui donnât des juges ; le courant des affaires publiques était trop rapide et trop fort pour qu’on parvînt à le remonter. L’ère nouvelle commençait ; le roi avait été mis en jugement ; la République une et indivisible, seule contre l’Europe en armes, se levait pour vaincre ou pour mourir. Le drapeau noir flottait jour et nuit sur les tours de Notre-Dame ; trois cent mille hommes, appelés contre les tyrans, surgissaient de tous les points de la France, comme si les dents du dragon de la fable, semées à pleines mains, avaient également fructifié dans les cités et les campagnes, au soleil ardent du midi et sous le ciel brumeux du nord, dans les forêts et dans les landes, parmi les vignes et les champs d’oliviers, les prairies et les chaumes, sur les bords fertiles des rivières et le sable du rivage. Quel intérêt privé était assez fort pour se faire entendre au milieu de ce soulèvement général, de ce déluge venant de la terre et non du ciel, dont les issues étaient fermées pour tous ?

Pas d’hésitation, pas de pitié, pas de repos. Le temps n’existait plus ; les jours et les nuits pouvaient tourner dans leur cercle ordinaire, ramener, comme autrefois, le matin et le soir, on ne comptait plus les heures : la mesure en était perdue au milieu de cette fièvre ardente qui s’emparait d’un peuple.

Tout à coup, rompant le silence inaccoutumé de la ville, le bourreau exposa la tête du roi aux yeux de la multitude, et sembla presque aussitôt montrer à la foule la belle tête de la reine, dont huit mois de veuvage et de misère avaient blanchi les cheveux.

Et cependant, en vertu d’une loi étrange dont les effets contradictoires s’observent en pareil cas, le temps acquérait une durée d’autant plus grande que sa fuite paraissait plus rapide. Un tribunal révolutionnaire à Paris, quarante ou cinquante mille comités révolutionnaires répandus sur toute la surface du territoire ; une loi des suspects, menaçant la vie et la liberté de chacun, mettant l’innocence et l’honnêteté à la merci de la fureur et du crime ; les prisons gorgées d’individus non coupables, et qui ne pouvaient obtenir qu’on écoutât leurs plaintes : tel était l’ordre de choses actuellement en vigueur ; et l’application en paraissait ancienne, bien qu’elle eût tout au plus quelques mois d’existence. Enfin, dominant tout le reste, une horrible figure, la guillotine, inconnue peu de temps avant, était aussi familière à tous les regards que si elle eût existé depuis la création du monde.

Elle servait de thème aux plaisanteries populaires : c’était le meilleur moyen de guérir le mal de tête, un remède infaillible pour empêcher les cheveux de blanchir, le barbier qui vous rasait de plus près. Quiconque embrassait la guillotine, regardait par la fenêtre, puis éternuait dans le sac. Elle était devenue le signe de la régénération humaine, et remplaçait le crucifix ; de petits modèles de cet instrument libérateur décoraient les poitrines, d’où la croix avait disparu ; et l’on offrait à la guillotine les hommages que l’on refusait au Christ.

Elle fit couler tant de sang que le terrain qui la portait s’en détrempa, et que le bois de sa charpente en pourrit. Mise en pièces, comme le hochet d’un jeune démon, elle fut reconstruite et placée à l’endroit qu’exigeait l’exécution du jour. Sans égard pour l’éloquence, le pouvoir, la vertu ou la beauté, elle reprit son œuvre sanglante ; vingt-deux amis, haut placés dans l’estime publique, vingt et un vivants et un mort furent décapités un matin, à raison d’une minute par tête. Le nom de l’hercule hébreu était descendu au fonctionnaire qui présidait à ces exécutions rapides ; toutefois le bourreau était plus fort que son ancien homonyme ; et non moins aveugle, il détruisait chaque jour les colonnes du temple, dont il dispersait les débris.

Au milieu de ces actes sanguinaires, et de la terreur qu’ils répandaient partout, M. Manette marchait sans défaillir, confiant dans sa force, et ne doutant pas un instant de l’influence qui devait sauver le mari de sa fille. Quinze mois s’étaient écoulés depuis sa première démarche, quinze mois d’efforts inutiles sans que le découragement eût approché de son âme. La rage des bourreaux était devenue si violente, leur folie si mauvaise, que dans ce mois de décembre, où notre histoire est arrivée, plus d’une rivière s’encombrait de cadavres par les noyades en masse, et qu’en maint endroit les prisonniers, rangés en lignes, ou formés en carrés, tombaient sous les coups de la fusillade. Le docteur n’en gardait pas moins toute sa fermeté.

Personne n’était plus connu dans Paris que M. Manette, personne n’y avait une situation plus étrange : humain et silencieux, indispensable à la prison comme à l’hospice, faisant usage de sa science au profit des meurtriers aussi bien que des victimes, c’était un homme à part. Son titre d’ancien captif à la Bastille faisait de lui un être exceptionnel qui pouvait aller partout sans qu’on s’en occupât. On ne l’interrogeait pas, on ne le suspectait pas plus que s’il eût habité chez les morts et que, revenu de l’autre monde, il fût un pur esprit séjournant ici-bas.