Tandis qu’on faisait l’appel des cinquante-deux victimes, Mme Defarge tenait conseil avec Jacques trois, et la Vengeance. Ce n’était pas dans la boutique de la rue Saint-Antoine qu’avait lieu cette réunion ; mais dans l’échoppe du scieur de bois notre ancien cantonnier. Celui-ci, aposté dans le voisinage, en guise de sentinelle, ne devait prendre part à la séance qu’au moment où ses explications deviendraient nécessaires, et n’aurait pas même alors voix délibérative.
« Defarge est certes un bon républicain, dit Jacques trois.
– Il n’y en a pas de meilleur, s’écria la Vengeance avec volubilité.
– Paix ! ma petite, répliqua Mme Defarge en mettant la main sur la bouche de sa lieutenante ; mon mari est un bon patriote, aussi brave que sincère, il a bien mérité de la République, dont il possède la confiance ; mais il a son côté faible et se laisse toucher par ce docteur.
– C’est grand dommage, croassa Jacques en portant ses doigts à sa bouche cruelle ; ce n’est pas d’un bon citoyen.
– Quant à moi, je me soucie peu de ce docteur ; il peut garder sa tête ou la perdre, cela m’est absolument égal. Mais la race des Évremont doit disparaître, et il faut que la femme et l’enfant suivent de près celui qui va mourir.
– Une belle tête à ramasser, grogna Jacques trois. Les yeux bleus et les cheveux à reflet d’or font à merveille entre les mains de Samson. »
L’ogre avait des raffinements d’épicurien. Mme Defarge, les yeux baissés, paraissait réfléchir.
« La petite fille aussi a les cheveux blonds et les yeux bleus, fit observer Jacques en savourant ses paroles ; il est rare d’ailleurs que nous ayons un enfant ; ces petites têtes sont charmantes !
– En un mot, reprit Mme Defarge, dont les yeux noirs se relevèrent tout à coup, je ne peux pas, dans cette circonstance, me fier à mon mari. Non-seulement j’aurais tort de lui faire part de mon projet ; mais si je ne me presse pas, il est homme à les avertir de ce qui les menace, et à faire qu’ils nous échappent.
– Cela ne doit pas être, s’écria Jacques ; personne ne doit échapper ; nous n’avons pas notre compte : il nous faut la centaine par jour.
– En somme, continua la cabaretière, Defarge n’a pas les mêmes raisons que moi pour s’acharner après cette famille, et je n’ai pas les siennes pour me sensibiliser à l’égard de ce docteur. Je dois donc ne pas compter sur lui, et agir seule dans cette affaire. »
Elle appela le scieur de bois, à qui elle avait toujours inspiré autant de respect que de terreur, et qui se présenta immédiatement, son bonnet rouge à la main.
« Tu es prêt, lui dit-elle d’un air sombre, à faire aujourd’hui même ta déposition, relativement aux signaux dont tu m’as parlé ?
– Et pourquoi pas ! répliqua le petit homme. Elle venait tous les jours, par tous les temps, quelquefois avec la petite, mais plus souvent toute seule, et des signes ! ah ! fallait voir ; je sais ce que je sais ; je l’ai vu de mes yeux ; et je ne demande qu’à le dire. »
Le scieur de bois, tout en parlant, avait gesticulé de manière à imiter les signaux politiques dont il était question, et qu’il n’avait jamais vus.
« Elle conspirait, dit Jacques trois ; c’est évident.
– On peut compter sur le jury ? lui demanda la cabaretière avec un sourire sinistre.
– N’en doute pas, chère citoyenne ; je réponds de tous mes collègues.
– Voyons, reprit Mme Defarge d’un air pensif, dois-je faire à mon mari le sacrifice du docteur ? Je n’ai à cet égard aucune idée ; qu’il vive ou non, cela m’intéresse si peu…
– Ce serait toujours une tête, fit observer Jacques trois.
Il lui désignait la prison, et gesticulait avec elle, au moment où je les ai vus tous deux, poursuivit la cabaretière, dès lors je ne vois pas pourquoi on accuserait la fille sans le dénoncer lui-même ; nous verrons cela une fois que j’y serai. Je ne peux pas abandonner à ce petit homme une affaire aussi importante, et comme je suis un bon témoin, ma déposition confirmera la sienne. »
Jacques trois et la Vengeance s’écrièrent qu’elle était un admirable, un merveilleux témoin, et le petit homme, brochant sur le tout, déclara qu’elle était céleste en toute chose.
« Il s’en tirera comme il pourra, continua Mme Defarge sans écouter les éloges dont elle était l’objet ; toute réflexion faite, je ne peux pas l’épargner. Seras-tu là-bas à trois heures, citoyen ? »
L’ex-cantonnier s’empressa de répondre affirmativement, et profita de la circonstance pour ajouter qu’il était un ardent patriote, et serait le plus malheureux des hommes s’il était privé du plaisir de fumer sa pipe en admirant l’adresse du barbier national. Il fut tellement chaleureux dans ses protestations, qu’on aurait pu le soupçonner d’avoir de vives inquiétudes personnelles ; peut-être même les yeux pénétrants de Mme Defarge, qui le regardaient avec mépris, avaient-ils découvert ses terreurs, qui pouvaient le faire mettre au nombre des suspects.
« Tu m’y verras, dit la cabaretière ; viens ensuite me trouver dans le faubourg, n’y manque pas, afin que nous allions à ma section dénoncer les trois autres. »
Le petit homme répondit qu’il serait fier d’accompagner la citoyenne ; celui-ci lança un regard qu’il évita, en se détournant d’un air confus ; et honteux comme un chien pris en faute, il alla, en rampant, se cacher derrière ses bûches.
Quant à Mme Defarge, ayant fait signe à la Vengeance et au juré de se rapprocher de la porte, elle leur communiqua ses intentions dans les termes suivants :
« La femme d’Évremont doit être chez elle, en attendant l’heure du supplice ; elle doit gémir, se désespérer, verser des larmes, être en un mot dans un état qui la met sous le coup de la loi : il est défendu de sympathiser avec les ennemis de la République ; et je m’en vas la trouver.
– Elle est admirable ! dit Jacques trois avec enthousiasme.
– Ah ! ma chérie ! s’écria la Vengeance en l’embrassant.
– Garde-moi mon tricot, reprit Mme Defarge en mettant son ouvrage dans les mains de sa lieutenante, tu le poseras sur ma chaise ; va tout droit là-bas, et ne t’amuse pas en route ; il y aura aujourd’hui plus de monde qu’à l’ordinaire et l’on prendrait nos places.
– Sois tranquille, je t’obéirai fidèlement ; est-ce que tu n’es pas mon chef ? répondit la Vengeance en l’embrassant une seconde fois ; tu n’arriveras pas trop tard ?
– J’y serai avant que l’on commence.
– Il faut voir l’arrivée des tombereaux, es-tu bien sûre d’y être, ma chérie ? » cria la lieutenante en courant après son chef, car Mme Defarge avait déjà tourné le coin de la rue. Celle-ci agita la main en faisant signe qu’elle entendait, et qu’on pouvait être sûr qu’elle serait là-bas à temps. Elle s’éloigna d’un pas rapide, laissant Jacques trois et la Vengeance dans l’admiration de sa belle taille, et de ses facultés morales.
Un grand nombre de femmes se trouvaient alors affreusement dénaturées par la fureur contagieuse de l’époque ; néanmoins la plus à craindre, parmi les plus redoutables, était celle que nous voyons se diriger vers la maison du docteur. D’un caractère à la fois prudent et audacieux, d’une volonté inflexible, d’un esprit déterminé, d’une pénétration que rien ne mettait en défaut, d’une beauté virile qui imposait au spectateur l’aveu de sa puissance, Mme Defarge aurait, dans tous les cas, surgi du flot révolutionnaire ; mais imbue du souvenir des iniquités dont sa famille avait été victime, nourrissant depuis l’enfance une haine invétérée contre les nobles, attendant sans cesse le moment de se venger, l’occasion l’avait transformée en tigresse, et lui avait arraché la pitié, si jamais cette vertu s’était trouvée dans son cœur.
Que lui importait qu’un homme fût décapité pour les fautes de ses pères ? ce n’était pas l’innocent qu’elle voyait, mais ceux dont il recueillait l’héritage. Il ne lui suffisait pas que cette mort fit une veuve et une orpheline ; l’enfant et la femme qui portaient le nom abhorré étaient sa proie naturelle, et n’avaient pas le droit de vivre. On aurait en vain essayé de l’émouvoir : comment se serait-elle attendrie ? elle était sans pitié pour elle-même. Elle serait tombée dans la rue, au milieu des combats, où elle s’était mêlée tant de fois, qu’elle n’aurait pas eu l’idée de se plaindre ; on l’aurait envoyée à l’échafaud, qu’elle y serait montée, sans regretter autre chose que de ne pas assister au supplice de ses juges.
Tel était le cœur qui battait sous la robe de Mme Defarge. D’une étoffe commune, cette robe flottante, jetée négligemment, comme une draperie de magicienne, allait bien à la grande taille de cette femme, dont les cheveux d’un noir brillant et d’une rare opulence, s’échappaient à flots d’un grossier bonnet rouge. Son ample fichu recouvrait un pistolet, et sa ceinture renfermait un poignard. Marchant avec la fermeté dont elle faisait preuve en toute chose, et avec la souplesse d’une femme qui dans son enfance a été pieds nus sur la grève, la cabaretière franchissait rapidement l’intervalle qui la séparait de la maison du docteur.
La difficulté de donner à la gouvernante une place dans la voiture avait, dès la veille, attiré l’attention de M. Lorry. Non-seulement il ne fallait pas surcharger le vieux carrosse, déjà trop lourd, mais il était bon de réduire autant que possible le temps que prendrait à la barrière l’examen des voyageurs, car il ne fallait qu’un retard de quelques minutes pour faire échouer leur entreprise. Le gentleman avait donc, après mûre réflexion, proposé à la gouvernante, qui pouvait partir quand bon lui semblerait, d’attendre jusqu’à trois heures, et de monter avec Jerry dans une voiture légère qu’on se procurerait d’avance. Ils rejoindraient facilement le carrosse, prendraient les devants et feraient préparer les chevaux sur la route, immense avantage, surtout la nuit où le moindre délai pouvait être fatal.
Miss Pross, comprenant le service que cet arrangement devait rendre aux fugitifs, l’avait accepté avec joie, et n’attendait plus que le moment de le mettre à exécution. Elle avait assisté, avec M. Cruncher, au départ de Lucie, avait reconnu la personne qu’avait amenée Salomon, avait passé dix minutes dans une inquiétude impossible à décrire, et tandis que la tricoteuse approchait, elle tenait conseil avec Jerry au sujet des dernières mesures qui leur restaient à prendre.
« Qu’en pensez-vous, monsieur Cruncher ? disait miss Pross dont l’agitation était si profonde qu’elle pouvait à peine parler, ne ferions-nous pas mieux d’aller au-devant des chevaux que de les laisser venir dans la cour ? Deux carrosses de voyage partant du même endroit, cela pourrait donner l’éveil.
– Mon opinion, miss, est que vous avez raison ; d’ailleurs vous ne l’auriez pas, que je n’en dirais pas moins comme vous.
– Je suis tellement troublée à propos de ces chères créatures, dit la gouvernante en sanglotant, que je suis incapable de former un projet ; pouvez-vous prendre un parti, monsieur Cruncher ?
– Relativement à l’avenir tous mes projets sont arrêtés, miss ; quant à présent il me serait impossible de faire le moindre usage de mon intelligence. Voudriez-vous m’accorder la faveur de noter ce que je vais vous dire ?
– Au nom du ciel, parlez vite, et occupons-nous de ce qui nous reste à faire.
– Premièrement, je fais vœu de renoncer pour toujours s’il n’arrive rien aux chères créatures dont vous parlez, miss Pross…
– J’en suis convaincue, monsieur Cruncher, et vous prie de ne pas désigner le fait plus particulièrement.
– Je ne le nommerai pas, soyez tranquille ; je m’engage, en outre, à laisser à mon épouse la liberté de se mettre à genoux, et de prier tant qu’elle voudra.
– La direction de votre intérieur doit appartenir à votre femme, répondit la gouvernante en s’essuyant les yeux. Oh ! mes pauvres amis.
– Je vais plus loin, continua M. Cruncher ; mes opinions sont tellement changées à cet égard, que j’espère que ma femme invoque le ciel au moment où je vous parle.
– Que Dieu l’entende ! s’écria miss Pross avec un redoublement de sanglots.
– Puisse-t-il, retourna Jerry avec une tendance alarmante à prolonger son discours, et à proférer ses mots avec la solennité qui appartient à la chaire, puisse-t-il ne pas me châtier de mes fautes en méprisant les vœux que je forme pour le salut des fugitifs. Puisse-t-il permettre qu’ils sortent sains et saufs de cet affreux danger ; puissiez-vous, miss ! (je me trompe.) Puisse-t-il… Qu’il le puisse ! et voilà ce que je demande ! »
Après s’être efforcé vainement d’en trouver une meilleure, Jerry fut obligé de s’en tenir à la péroraison précédente.
Mme Defarge poursuivait sa course et approchait de plus en plus.
« Si jamais nous rentrons dans notre pays natal, retourna miss Pross, croyez bien que je rapporterai à votre digne épouse, autant que je pourrai me le rappeler, tout ce que vous venez de dire d’une manière si touchante ; quoi qu’il arrive, je témoignerai de l’intérêt que vous avez ressenti pour ces chères créatures, dans cette horrible épreuve. Et maintenant, mon brave monsieur Cruncher, avisons, je vous en prie, avisons ! »
Mme Defarge approchait de plus en plus.
« Si vous alliez au-devant de la voiture, dit miss Pross, vous l’empêcheriez de venir ici, et j’irais vous rejoindre tout à l’heure ; cela ne vaudrait-il pas mieux ?
C’était l’avis de M. Cruncher.
« À quel endroit m’attendrez-vous ? »
Le pauvre homme était si bouleversé qu’il lui fut impossible de penser à autre chose qu’à Temple-Bar. Hélas ! il en était à des centaines de milles, et Mme Defarge était maintenant bien près.
« Si vous alliez m’attendre à la porte de la cathédrale, est-ce que cela vous ferait faire un grand détour ?
– Non miss.
– Dans ce cas-là, mon cher monsieur, courez vite à la poste, et faites changer la direction que devait prendre la voiture.
– Cela me tourmente de vous laisser toute seule, répliqua Jerry en hochant la tête ; on ne sait pas ce qui peut arriver.
– Ne vous inquiétez pas de cela, monsieur Cruncher ; soyez à trois heures à la porte de la cathédrale, j’y arriverai en même temps que vous ; cela vaut bien mieux ainsi. Dépêchez-vous donc ! au lieu de penser à moi, songez aux personnes dont la vie est entre nos mains. »
Ces paroles, proférées avec désespoir, décidèrent enfin Jerry à quitter miss Pross, et à faire ce qui lui était demandé. Restée seule, la gouvernante, délivrée de l’inquiétude que lui causait l’arrivée de la voiture, essuya ses larmes, et pensa qu’il était nécessaire d’en effacer les traces pour ne pas attirer l’attention des passants. Effrayée de la solitude de ces chambres désertes, que son esprit malade peuplait d’individus, cachés derrière les portes, elle prit de l’eau froide et se lava les yeux, relevant la tête et se retournant à chaque seconde pour regarder si personne ne l’espionnait. Tout à coup elle poussa un cri, laissa échapper la cuvette qui se brisa sur le parquet, et le contenu s’en répandit sur les pieds de Mme Defarge.
Par quelles voies mystérieuses, et à travers quels flots de sang, les pieds de la cabaretière étaient-ils venus au-devant de cette eau limpide ?
« Où est la femme d’Évremont ? » demanda la tricoteuse.
Une idée subite frappa l’esprit de la vieille fille ; les portes ouvertes pouvaient faire soupçonner le départ des fugitifs ; elle alla d’abord les fermer, et vint s’appuyer contre celle de la chambre qu’avait occupé la jeune femme.
Mme Defarge suivit des yeux la gouvernante, et arrêta son regard sur la figure de celle-ci, dès qu’elles se retrouvèrent face à face. Miss Pross était loin d’être belle ; le temps n’avait pas rendu ses traits plus doux, ni ses formes plus gracieuses ; mais elle était aussi brave, et du regard elle toisa l’inconnue avec autant d’impassibilité qu’en avait cette dernière.
« Vous pourriez être la femme de Satan, pensa la gouvernante ; mais ce n’est pas une raison pour que vous ayez le dessus ; je suis Anglaise et nous allons bien voir. »
Malgré la froideur méprisante qu’exprimait son visage, il était évident que Mme Defarge avait conscience de la détermination de son adversaire. Elle savait parfaitement que cette grande femme, au poignet masculin, dont le fourreau collait sur une charpente anguleuse, était entièrement dévouée aux gens qu’elle voulait perdre. Miss Pross, de son côté, ne doutait pas que Mme Defarge ne fût l’ennemie acharnée de ceux qu’elle aimait.
« En me rendant là-bas, dit la cabaretière qui étendit la main dans la direction de l’endroit fatal, je suis passée par ici pour lui faire mes compliments, et je désirerais lui parler.
– Tu ne peux avoir que de mauvaises intentions, riposta la gouvernante ; aussi compte bien que je m’opposerai de tous mes efforts à ce que tu réussisses. »
Chacun employait sa propre langue, et ne comprenait rien à ce que lui disait l’autre ; mais toutes deux se regardaient fixement, et cherchaient à deviner, d’après la physionomie de leur adversaire, le sens des mots inconnus qui vibraient à leur oreille.
« À quoi bon se cacher ? reprit Mme Defarge ; on n’en sait pas moins ce qu’elle fait ; va lui dire que je suis là, entends-tu !
– Quand tes yeux seraient des étaux et qu’ils me tiendraient dans leurs mâchoires, tu aurais beau serrer : je ne te céderais pas davantage. »
Les détails de cette observation furent probablement perdus pour Mme Defarge, qui cependant en comprit le sens.
« Vieille imbécile ! s’écria-t-elle en fronçant les sourcils. Il n’y a donc pas moyen de t’arracher une réponse ! Je veux la voir ; va lui dire, ou bien laisse-moi passer. »
Le geste énergique dont elle accompagna ces mots, les expliqua suffisamment.
« Je ne croyais pas, répliqua miss Pross, avoir jamais le désir de comprendre ton baragouin ; mais je donnerais tout au monde pour savoir si tu soupçonnes la vérité. »
La cabaretière, qui jusque-là n’avait pas bougé, fit un pas en avant.
« Je suis Anglaise et réduite au désespoir, s’écria la vieille fille ; je me soucie autant de la vie que d’une pièce de deux pence ; plus je te ferai perdre de temps, plus ma fauvette en gagnera ; et si tu oses me toucher, seulement du bout du doigt, tu ne garderas pas sur ta tête une poignée de tes cheveux noirs. »
Ainsi parla miss Pross, dont les yeux flamboyaient ; elle n’avait jamais donné une chiquenaude à personne, et cependant elle était prête à exécuter ses menaces.
Toutefois son courage prenait sa source dans un sentiment d’une nature attendrissante, et il lui fut impossible de réprimer ses larmes. Mme Defarge, à qui toute émotion était complètement étrangère, prit ces larmes pour un signe de faiblesse.
« Te voilà donc rendue ! s’écria-t-elle en riant ; pauvre folle, va ! mais je n’ai pas de temps à perdre : citoyen docteur ! citoyenne Évremont ! répondez-moi, je suis la citoyenne Defarge ! »
Peut-être le silence qui suivit ses paroles, peut-être la physionomie de la gouvernante, ou quelque pressentiment ; toujours est-il que, pour la première fois, elle pensa qu’ils pouvaient s’être enfuis. Elle ouvrit les trois portes qu’avait fermées la vieille fille.
« Ces trois pièces sont en désordre, on y a fait des paquets ; y a-t-il quelqu’un dans cette chambre ? ajouta-t-elle en désignant la porte où l’Anglaise était appuyée.
– Je ne t’y laisserai pas regarder, » répliqua la gouvernante, qui avait compris la question, tout aussi bien que son adversaire entendit la réponse.
« S’ils ne sont pas là, c’est qu’ils sont partis, dit Mme Defarge ; mais on peut les poursuivre, les ramener…
– Aussi longtemps, pensa l’Anglaise, que tu te demanderas s’ils ne sont pas dans cette chambre, tu ne sauras que faire, et c’est autant de gagné ; d’ailleurs quand tu n’aurais plus d’incertitude à cet égard, tu ne bougeras pas d’ici tant que j’aurai la force de t’y retenir.
– Je te mettrai en pièces s’il le faut ; mais j’ouvrirai cette porte, reprit Mme Defarge.
– Nous sommes seules au dernier étage d’une maison qui a peu de locataires, la cour est déserte, personne ne nous entendra ; que je sois assez forte pour t’empêcher de sortir, et chaque minute de retard vaut des millions de guinées pour ma Lucie. »
Au même instant Mme Defarge, qui s’élançait vers la porte, fut saisie par les deux bras de la gouvernante, qui lui entourèrent le corps. En vain elle essaya de lutter. L’amour, bien plus puissant que la haine, centuplait la vigueur de miss Pross. En vain elle frappa l’Anglaise de ses deux poings fermés ou lui déchira le visage : l’excellente fille ne relâchait pas son étreinte, et se cramponnait à l’ennemie plus fortement qu’un noyé à l’objet qu’il rencontre.
Tout à coup la citoyenne cessa de frapper, et porta la main à sa ceinture.
« Il est sous mon bras, dit miss Pross d’une voix sourde ; mais tu ne le tireras pas ; je suis plus forte que toi, Dieu merci ! »
Mme Defarge porta les mains à sa poitrine, miss Pross leva les yeux, vit un pistolet, s’en empara, en fit jaillir la foudre, et demeura seule, aveuglée par la fumée.
Un silence effrayant succéda à la détonation qu’on venait d’entendre, le nuage s’éclaircit ; et passa dans l’air en même temps que le dernier souffle de la tricoteuse, dont le corps inanimé gisait sur le parquet.
La première impulsion de la gouvernante fut de se précipiter vers l’escalier pour aller chercher du secours ; mais elle songea heureusement aux conséquences de cette démarche avant qu’il fût trop tard. Malgré l’horreur que lui inspirait cette chambre, elle s’empressa d’y revenir, mit son châle et son chapeau, ferma la porte à double tour, en ôta la clef, s’arrêta sur la première marche pour reprendre haleine, et s’éloigna en toute hâte.
Par bonheur elle avait un voile épais, et elle était assez laide pour que rien ne pût la défigurer ; sans cela il lui aurait été difficile de ne pas attirer l’attention : les doigts de son adversaire avaient laissé des traces profondes sur son visage, des mèches de cheveux lui avaient été arrachées, et bien que d’une main tremblante elle eût essayé de remettre un peu d’ordre dans sa toilette, ses vêtements n’en étaient pas moins tordus et déchirés d’une façon compromettante.
Lorsqu’elle fut sur le pont, elle jeta dans la Seine la clef qu’elle avait prise, et se dirigea vers la place de Notre-Dame. Arrivée la première au rendez-vous, et forcée d’attendre quelques minutes qui lui parurent des heures, elle se dit que peut-être avait-on déjà repêché la clef, qui avait pu tomber dans un filet, qu’on l’avait sans doute reconnue, que la porte allait être ouverte, qu’on verrait le cadavre, qu’elle serait arrêtée à la barrière, jetée en prison, et condamnée comme assassin ! C’est au milieu de ces pensées délirantes que la trouva Jerry, qui la fit monter en voiture, et dit au postillon de se rendre à la barrière.
« Est-ce qu’il y a du bruit dans les rues ? demanda-t-elle à son compagnon de voyage.
– Comme tous les jours, répondit celui-ci, non moins étonné de cette question que de l’aspect de la vieille fille.
– Qu’est-ce que vous dites ? »
Ce fut en vain que M. Cruncher répéta ses paroles ; et ne pouvant se faire entendre il fit un signe de tête.
« Il y a du bruit dans la rue ? »
Nouveau signe affirmatif.
« Je n’entends rien.
– Devenue sourde en moins d’une heure ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ? se demanda Jerry d’un air pensif.
– Il paraît, dit la gouvernante, que cette détonation est la dernière chose que j’entendrai dans ma vie.
– Dieu me bénisse, elle est folle, dit Cruncher de plus en plus troublé. Que pourrai-je lui dire qui la ramène à la raison ? Écoutez, miss ! Entendez-vous ce roulement ?
– Je n’entends rien, repartit miss Pross qui lui voyait remuer les lèvres. Oh ! mon cher monsieur ! un silence de mort a succédé à cette détonation, et tant que je vivrai, il ne sera jamais rompu.
– Si elle n’entend pas rouler ces horribles tombereaux, dit Cruncher, m’est avis, en effet, qu’elle n’entendra plus rien. »
Et l’excellente femme n’entendit plus rien ici-bas.