Jamais le soleil ne s’était couché plus radieux sur le coin paisible de Soho{12}, jamais la lune, en se levant, ne répandit un éclat plus doux sur la ville de Londres, qu’un soir où, à travers la feuillée, elle éclaira le visage du docteur et de sa fille, assis l’un près de l’autre sous leur arbre favori.
Miss Manette devait se marier le lendemain ; elle avait consacré ce dernier soir à son père, et ils étaient seuls sous le platane.
« Père chéri, tu es heureux, n’est-ce pas ?
– Très-heureux, chère fille. »
Bien qu’ils fussent là depuis longtemps, ils s’étaient dit peu de chose. Même à l’heure où elle aurait pu lire ou travailler, Lucie n’avait pas songé à prendre son ouvrage, ou à faire la lecture à son père, ainsi qu’il lui arrivait toujours en pareille occasion ; ce soir-là ne ressemblait à aucun autre, et rien ne pouvait lui enlever ce cachet exceptionnel.
« Je suis bien heureuse, père chéri, profondément heureuse que le ciel ait béni mon amour pour Charles ; mais si je ne pouvais plus te consacrer mes soins, si mon mariage devait nous séparer, ne fût-ce que de la largeur d’une rue, je serais maintenant bien malheureuse, et j’aurais plus de remords que je ne pourrais te le dire. Même, telles que sont les choses… »
Il lui fut impossible de continuer. À la clarté de la lune, elle se jeta au cou du docteur, et cacha son visage sur le sein paternel ; à la clarté de la lune qui est, comme la lumière du soleil elle-même, et comme la vie humaine, cette autre lumière, toujours triste à sa naissance et à son déclin.
« Dis-moi, père chéri, que tu es bien convaincu, bien sûr que pas une de mes nouvelles affections, pas un de mes nouveaux devoirs ne se placera entre nous. J’en ai la certitude ; mais toi, la sens-tu au fond du cœur ?
– Oui, bon ange, lui répondit son père ; oui, j’en suis sûr ; mieux que cela, poursuivit-il en l’embrassant, ton mariage me rend l’avenir plus brillant qu’il ne l’a jamais été.
– Si je le croyais, bon père !
– N’en doute pas, chère enfant, rien n’est plus vrai. Considère un peu, c’est tellement simple ! Tu es trop jeune, trop dévouée pour le comprendre, mais tu ne sais pas combien j’ai eu peur de voir ton existence flétrie, rejetée à cause de moi, en dehors de ce qui est l’ordre naturel des choses. Ton abnégation empêchera toujours que tu puisses savoir à quel point cette inquiétude me tourmentait ; mais, je te le demande, comment mon bonheur pourrait-il être complet tant que le tien ne le serait pas ?
– Si je n’avais jamais vu Charles, père, j’aurais été complètement heureuse avec toi. »
Il sourit de lui voir admettre, sans y penser, qu’ayant vu Charles elle aurait été malheureuse sans lui.
« Mais tu l’as vu, dit-il ; et ce n’aurait pas été Charles, que cela aurait été un autre. Si personne ne t’avait plu, c’est moi qui en aurais été la cause ; c’est que la partie obscure de mon existence aurait projeté son ombre au delà de moi-même, et serait tombée sur toi. »
– Jamais, excepté à l’occasion du procès de Charles, Lucie n’avait entendu son père faire la moindre allusion à sa captivité. Elle fut vivement impressionnée des paroles qu’il venait de dire, et se rappela, longtemps après, l’étrange émotion qu’elle en avait ressentie.
« Regarde-la, reprit le docteur en levant la main vers la lune ; je l’ai vue du carreau de ma prison, à une époque où je ne pouvais pas supporter sa lumière, où la pensée qu’elle brillait sur ce que j’avais perdu était pour moi une si affreuse torture que je me frappais la tête contre la muraille. Je l’ai vue trop tard, alors que, plongé dans une léthargie profonde, je ne pensais plus à rien, si ce n’est à compter les lignes transversales dont je pouvais la couvrir lorsqu’elle était pleine, et les perpendiculaires dont je les coupais ensuite. D’un côté comme de l’autre, ajouta-t-il d’un air pensif en regardant toujours la lune, il y en avait seulement vingt, et il était bien difficile d’y faire tenir la vingtième. »
Le frisson, qui tout à l’heure avait parcouru les membres de Lucie, la fit tressaillir de nouveau. Rien pourtant ne motivait son émotion : le docteur comparait les tortures du passé avec la félicité présente, et l’on ne pouvait être surpris de ce que sa parole était plus grave.
« Je l’ai regardé mille fois en songeant à l’enfant que je n’avais pas vu naître, continua l’ancien captif. Avait-il vécu ? Avait-il été tué par le coup douloureux qui avait frappé sa mère ? Était-ce un fils qui plus tard me vengerait ? Il fut une époque où, dans ma prison, le désir que j’avais de la vengeance était d’une force inexprimable. En supposant que ce fût un fils, connaîtrait-il mon histoire ? Ne pouvait-il pas supposer que j’étais parti librement ? croire que je l’avais abandonné ? Si c’était une fille, grandirait-elle jusqu’à devenir une femme ? »
Lucie se rapprocha du docteur, et lui baisa la joue et la main.
« Ma fille, pensais-je, oubliera qu’elle a un père ; elle l’ignorera peut-être ; elle vivra sans y songer, épousera un homme à qui je serai complètement inconnu, qui ne saura pas que je suis captif ; je disparaîtrai du souvenir des vivants ; et la génération prochaine ne verra pas même un vide à la place que j’occupais.
– Mon père ! ces sentiments que tu prêtes à un être qui n’a jamais existé me frappent au cœur comme si j’étais cette fille.
– Toi, Lucie ! mais c’est de la consolation que tu m’as donnée, de l’intelligence que tu m’as rendue que ces souvenirs me viennent, et passent entre nous et la lune, dans cette dernière soirée… Que disais-je donc, mon enfant ?
– Qu’elle ne te connaissait pas, qu’elle oubliait son père…
– En effet, je me rappelle. Mais d’autres fois, lorsque la solitude et le silence m’avaient donné ce repos douloureux qui est au fond du désespoir, la lune m’impressionnait différemment. Je me représentais ma fille entrant dans ma prison, m’emmenant avec elle, et me rendant au grand air et à la liberté. J’ai vu souvent son image, à la clarté de la lune, comme je te vois aujourd’hui ; seulement elle ne me tenait pas dans ses bras ; elle restait entre la porte et les barreaux de ma lucarne ; mais comprends bien, ce n’était pas l’enfant dont je parlais.
– N’était-ce pas son image ?
– Non ; c’était tout autre chose. Elle restait debout ; je la voyais de mes yeux troublés ; mais elle ne bougeait pas. Le fantôme que mon esprit poursuivait était celui d’un enfant plus réel. Je ne connaissais pas son extérieur, je savais seulement qu’elle ressemblait à sa mère. L’autre avait bien cette ressemblance ; tu l’as également, chère fille ; mais ce n’était pas la même. Peux-tu me suivre, Lucie ? C’est tout au plus, n’est-ce pas ? Il faut avoir été seul au fond d’un cachot, y être resté longtemps pour comprendre ces distinctions impossibles à rendre. »
Malgré l’empire qu’il avait sur lui-même, il ne put empêcher son sang de se figer dans ses veines, tandis qu’il essayait d’analyser ses anciennes impressions.
« Dans les moments paisibles dont je te parle, dit-il, je m’imaginais, à la clarté de la lune, que ma fille venait me chercher, et qu’elle m’emmenait pour me montrer que sa demeure était remplie de mon souvenir. Elle avait mon portrait dans sa chambre, elle mettait mon nom dans ses prières. Sa vie était laborieuse, utile, souriante ; et cependant ma pauvre histoire se révélait partout.
– Cette fille-là, mon père, c’était moi : je n’ai pas ses qualités, mais j’ai tout son amour.
– Elle me montrait ses enfants, continua l’ancien captif ; ils connaissaient mon nom, et avaient appris à me plaindre ; quand ils passaient devant une prison d’État, ils s’éloignaient des sombres murailles, levaient les yeux vers les barreaux des fenêtres, et parlaient à voix basse. Il fallait cependant qu’elle ne pût pas me délivrer, car je me retrouvais dans ma cellule. Je me figurais qu’après m’avoir montré tout cela, elle me ramenait à la prison. Mais alors, goûtant le bienfait des larmes, je tombais à genoux et bénissais mon enfant.
– C’était moi, bon père ! Oh ! me béniras-tu demain avec la même ferveur ?
– Si j’évoque ces tristes souvenirs, c’est parce que j’ai ce soir, ma Lucie, plus de raisons que je ne peux le rendre, de t’aimer et de remercier Dieu de mon bonheur. Jamais, dans mes pensées les plus délirantes, je n’ai rêvé la joie que tu m’as fait connaître, encore moins celle que nous promet l’avenir. »
Il l’embrassa tendrement, la recommanda au Seigneur d’une voix émue, remercia Dieu de la lui avoir donnée ; et, quelques instants après, le docteur et sa fille rentraient à la maison.
Personne, excepté M. Lorry, n’était invité au mariage ; il n’y avait pas même d’autre fille d’honneur que miss Pross. Rien ne devait être changé dans les habitudes de la famille ; les jeunes gens ne quitteraient pas M. Manette ; pour rendre la chose praticable, ils avaient loué l’étage supérieur, occupé jusqu’ici par le locataire invisible ; et cela leur suffisait.
Le docteur fut très-gai pendant le souper. Il regretta que Charles Darnay fût absent, blâma le petit complot qui avait éloigné le jeune homme, et but de la manière la plus affectueuse à la santé de son futur gendre.
Arriva le moment où il dit bonsoir à sa fille, et où ils se séparèrent. Vers trois heures du matin, Lucie, tourmentée par de vagues inquiétudes, descendit de sa chambre et s’introduisit chez son père. La tranquillité la plus grande, l’ordre le plus parfait régnaient néanmoins dans la pièce. Le docteur dormait d’un profond sommeil ; son oreiller, où ses cheveux blancs s’épanchaient en boucles pittoresques, n’avait même pas un pli, et ses mains étaient placées avec calme sur la couverture. La jeune fille, après avoir éloigné sa lampe, s’approcha du lit, posa ses lèvres sur la joue de son père, et, penchée au-dessus du vieillard, le regarda pendant longtemps.
Les larmes amères du captif avaient sillonné de rides sa noble et belle figure ; mais il en effaçait la trace avec tant de force et de persistance, qu’il les dissimulait même en dormant. Rien n’inspirait plus de respect que cette figure, à la fois pleine de calme et de décision, qui témoignait d’une lutte incessante avec un ennemi invisible. Certes, on n’aurait pas trouvé dans l’immense empire du sommeil un visage plus remarquable.
Lucie posa timidement la main sur cette poitrine vénérée, et demanda au Seigneur d’être aussi dévouée à son père qu’il le méritait par ses souffrances, et qu’elle-même y aspirait de tout son amour. Elle retira sa main, baisa de nouveau la joue du vieillard, puis remonta dans sa chambre. Le soleil commençait à paraître, et l’ombre des feuilles du platane s’agita aussi doucement sur le front du docteur, que les lèvres de la jeune fille lorsqu’elle priait pour lui.