CHAPITRE VIII. – Partie de cartes.
Sans se douter du nouveau malheur qui venait de frapper ceux qu’elle aimait, miss Pross longea les rues étroites qui conduisaient à la Seine, et traversa le Pont-Neuf, en se remémorant les achats indispensables qu’elle avait à faire. Jerry marchait à côté d’elle, son panier à la main ; tous les deux regardaient à droite et à gauche dans les boutiques, et avisant d’un coup d’œil les individus arrêtés çà et là, se détournaient pour éviter les groupes où on parlait avec animation. Le froid était rude ; et sur la rivière embrumée, des clartés fulgurantes, des bruits retentissants indiquaient la station des bateaux où l’on fabriquait des fusils pour les armées de la République. Malheur à quiconque essayait de trahir ces armées, ou dont le mérite ne répondait pas au grade qu’il y occupait ; mieux aurait valu, pour lui, mourir avant l’âge de la barbe, car la guillotine l’avait bientôt rasé.
Après avoir fait diverses emplettes chez l’épicier, miss Pross se rappela qu’il lui fallait du vin ; elle continua sa route, et plongeant un regard dans tous les cabarets, elle s’arrêta à l’enseigne de Brutus, le bon républicain, situé à deux pas du palais National (redevenu les Tuileries, comme on l’appelait avant). Une tranquillité relative régnait dans ce cabaret ; et bien qu’on y aperçût le bonnet patriotique, l’intérieur en était moins rouge que celui des autres buvettes que la gouvernante avait trouvées sur son passage. Ayant sondé Jerry, qui se trouva de son opinion, miss Pross, suivie de son chevalier, entra donc à l’enseigne de Brutus, le bon républicain.
Sans faire attention aux quinquets fumeux, aux gens qui, la pipe à la bouche et le bonnet sur la tête, jouaient avec des cartes sales ou des dominos jaunes, à l’ouvrier qui, les bras nus, la poitrine découverte, la figure noircie, lisait tout haut le journal, sans regarder ceux qui l’écoutaient, ni les armes que portaient les buveurs, ou qui s’appuyaient aux murailles ; sans voir les deux ou trois hommes qui, étendus sur le carreau, et vêtus de la veste noire et à longs poils, qui était alors en faveur, ressemblaient à de gros barbets endormis, nos deux chalands d’outre-Manche s’approchèrent du comptoir et indiquèrent ce dont ils avaient besoin.
Tandis qu’on emplissait leurs bouteilles, un homme assis devant une table, à l’autre bout de la salle, dit adieu au camarade avec lequel il avait bu, et se dirigea vers la porte ; pour sortir, il lui fallait passer près du comptoir, et lorsqu’il y fut arrivé, miss Pross joignit les mains et jeta un cri perçant.
Tous ceux qui étaient là furent debout à l’instant même : quelqu’un, supposait-on, venait d’être assassiné ; mais au lieu d’une victime étendue sur le carreau, on vit un homme et une femme qui, debout vis-à-vis l’un de l’autre, se regardaient avec surprise. L’homme avait l’extérieur d’un excellent patriote ; quant à la femme, on ne pouvait s’y méprendre : c’était bien une Anglaise.
Les paroles véhémentes que le désappointement inspira aux disciples de Brutus, auraient été de l’hébreu pour miss Pross et pour son cavalier, alors même qu’ils y auraient prêté l’oreille ; mais ils n’entendaient et ne voyaient rien ni l’un ni l’autre ; car la stupéfaction de M. Cruncher n’était pas moins complète que celle de la gouvernante.
« Qu’avez-vous ? dit en anglais et à voix basse l’homme qui causait leur étonnement.
– Cher Salomon ! s’écria miss Pross en joignant les deux mains, après être restée si longtemps sans avoir de tes nouvelles, et c’est ici que je te retrouve !
– Voulez-vous donc ma mort ? dit l’homme avec terreur.
– Frère ! reprit la vieille fille en fondant en larmes, ai-je mérité que tu me fasses une pareille question ?
– Retenez au moins votre langue ; si vous avez quelque chose à me dire, sortons ; vous me parlerez dehors. Quel est cet homme ? »
Miss Pross, hochant la tête et regardant son frère avec amour, répondit que c’était M. Cruncher.
« Qu’il sorte avec nous, dit Salomon ; comme il me regarde ! est-ce qu’il me prend pour un revenant ? »
La chose était possible ; toujours Jerry n’en dit rien ; et la gouvernante explorant les profondeurs de son sac, finit par rencontrer sa bourse et paya le vin qu’on remettait à M. Cruncher. Salomon, pendant ce temps-là, donnait à l’assemblée quelques mots d’explication qui parurent la satisfaire. Chacun se remit à sa place, et reprit le jeu qui l’occupait auparavant.
« Maintenant que me voulez-vous ? demanda Salomon en s’arrêtant au coin de la rue.
– Qu’il est dur, s’écria miss Pross, de recevoir un pareil accueil d’un frère que j’ai toujours tant aimé !
– Que diable !… répliqua Salomon en appuyant ses lèvres sur la figure de sa sœur. Là ! êtes-vous contente ? »
Miss Pross secoua la tête et continua de pleurer tout bas.
« Si vous croyez m’avoir surpris tout à l’heure, vous vous trompez, dit le frère ; je savais que vous étiez à Paris ; je connais presque tous les habitants de cette ville ; et si vous n’avez pas l’intention de causer ma mort, comme je serais tenté de le croire, passez votre chemin, faites vos affaires, et laissez-moi m’occuper des miennes ; je n’ai pas de temps à perdre ; je suis fonctionnaire public.
– Mon propre frère ! gémit la vieille fille en levant au ciel des yeux pleins de larmes ; Salomon, qui pouvait rendre les services les plus éminents à son pays natal, prendre des fonctions chez un peuple étranger ; et quel peuple encore ! J’aimerais presque autant le voir couché dans la…
– Je le disais bien, interrompit Salomon ; elle veut ma mort ! elle va me rendre suspect, au moment où je commençais à faire mon chemin.
– Le ciel m’en préserve ! s’écria miss Pross. Je préfèrerais ne plus te revoir de ma vie, cher Salomon, et Dieu sait combien j’en souffrirais ! Dis-moi seulement une parole affectueuse ; dis que tu n’es pas fâché, que tu n’as rien contre moi, et je pars de suite. »
Excellente fille ! comme si elle avait mérité la froideur de son frère ! comme si on n’avait pas su qu’un jour, il y avait de cela quelques années, ce précieux garnement avait quitté sa sœur après lui avoir dépensé tout l’argent qu’elle avait !
Néanmoins, il octroya le mot affectueux que sollicitait la vieille fille, et il achevait de le dire, avec l’air de protection et de condescendance qu’il aurait pris si les rôles avaient été changés (ce qui arrive toujours ici-bas), lorsque M. Cruncher, le touchant à l’épaule, lui adressa d’un ton rauque cette question imprévue :
« Puis-je vous demander si on vous appelle John Salomon ou bien Salomon John ? »
Le fonctionnaire se retourna vivement et regarda l’Anglais avec défiance.
« Allons, reprit l’interlocuteur, un peu de franchise. Elle vous appelle Salomon, et le fait à bon escient, puisque vous êtes son frère ; moi je vous connais sous le nom de John ; lequel des deux précède l’autre ? Quant à celui de Pross, vous ne le portiez même pas à Londres.
– Je ne vous comprends pas ; que voulez-vous dire ?
– Vous me comprenez à merveille ; et vous l’avoueriez immédiatement si je pouvais me souvenir du nom que vous aviez en Angleterre.
– Ah ! bah ! dit John en ricanant.
– C’était un nom de deux syllabes.
– Vous croyez !
– Oui ; celui de votre camarade n’en avait qu’une. Je vous connais : vous serviez d’espion et de faux témoin à la cour d’assises. Au nom de l’esprit de mensonge, votre père, comment diable vous appelait-on alors ?
– Barsad, dit un quatrième individu.
– Positivement ! s’écria Jerry ; c’est bien le nom que je cherchais. »
C’était M. Cartone qui l’avait prononcé. Les mains sous la redingote et croisées derrière le dos, il se tenait à côté de Jerry, avec autant de nonchalance qu’il en avait à Old-Bailey.
« Ne vous effrayez pas, miss Pross ; je suis arrivé hier au soir, à la grande surprise de M. Lorry ; et nous avons arrêté ensemble que je ne me présenterais nulle part, à moins que cela ne soit indispensable. Si donc je me suis approché de vous, c’est parce que j’ai besoin de causer avec votre frère. Je regrette, miss Pross, qu’il n’ait d’autre emploi que celui de mouton à l’égard des captifs. »
On désignait ainsi, et le terme en est resté, les individus qui, à cette époque, étaient chargés de l’espionnage des prisons. John Barsad devint livide et demanda comment on osait…
« Le hasard m’a fait tomber sur vous, il y a une heure, lui dit Cartone, au moment où vous sortiez de la Conciergerie, dont je regardais les murailles. J’ai la mémoire des figures, et vous en avez une qu’il est facile de reconnaître. Curieux d’apprendre quels étaient vos rapports avec la geôle française, je vous ai suivi dans ce cabaret ; en m’asseyant derrière vous, j’ai pu induire de vos paroles et des louanges qui vous étaient données, quelle est la nature de vos fonctions. Cette découverte a fait peu à peu, d’une idée que j’avais conçue vaguement, un projet bien arrêté, monsieur Barsad.
– Lequel ? demanda l’espion.
– Il serait dangereux de vous l’expliquer ici ; me feriez-vous la grâce de m’accompagner dans un endroit plus sûr, à la banque Tellsone, par exemple ?
– Sous menace de ?…
– Qui vous parle de menace ?
– Pourquoi irais-je, si rien ne m’y force ?
– Je ne sais pas trop si vous pourriez vous en dispenser.
– Vous en savez plus que vous n’en voulez dire, retourna l’espion d’un air inquiet.
– Vous avez l’esprit pénétrant, monsieur Barsad : je sais en effet beaucoup de choses. »
L’indolence de Cartone le servit puissamment dans cette occasion, eu égard au dessein qu’il nourrissait, et à l’homme auquel il avait affaire ; il s’en aperçut et ne manqua pas d’en profiter.
« Je savais bien, dit l’espion en regardant sa sœur, que vous me mettriez dans l’embarras ; si l’affaire tourne mal, je ne m’en prendrai qu’à vous.
– Monsieur Barsad, reprit Cartone, ne soyez pas ingrat ; sans le respect que j’ai pour miss Pross, je vous aurais mené plus rondement, et vous sauriez déjà la proposition que j’ai à vous faire. Venez-vous à la Banque ?
– Oui ; je veux savoir ce que vous avez à me dire.
– Reconduisons d’abord votre sœur au coin de la rue qu’elle habite ! Miss Pross, acceptez mon bras : par le temps qui court il pourrait être dangereux de vous laisser partir seule ; car M. Cruncher, connaissant M. Barsad, il est important que je l’emmène avec moi. »
Miss Pross se rappela jusqu’à la fin de sa vie qu’au moment où elle croisa les mains sur le bras qui lui était offert, et où elle regarda M. Cartone en l’implorant pour l’indigne Salomon, elle vit dans les yeux, dont elle cherchait le regard, une fermeté, un enthousiasme qui démentaient l’insouciance habituelle de l’avocat, et le transformaient complètement ; mais elle était alors trop occupée de son frère pour s’arrêter à cette observation.
Arrivés au coin de la rue du docteur, les trois individus qui accompagnaient miss Pross la quittèrent, et se rendirent à la maison Tellsone, qui se trouvait à peu de distance.
M. Lorry venait de sortir de table et regardait le feu clair et vif qui pétillait dans l’âtre ; peut-être y cherchait-il le portrait de cet agent de Tellsone, qui jadis avait posé devant le brasier de l’hôtel du Royal Georges. Il tourna la tête lorsqu’on ouvrit la porte, et manifesta quelque surprise en voyant un étranger.
« Le frère de miss Pross, John Barsad, dit Cartone.
– Barsad ! répéta le vieux gentleman, Barsad ! J’ai un vague souvenir d’avoir entendu ce nom-là, et les traits de monsieur ne me sont pas inconnus.
– Je vous disais bien que vous aviez une figure qu’on n’oublie pas, reprit froidement Cartone ; asseyez-vous, John Barsad. »
Et prenant lui-même une chaise, il ajouta d’un air sévère : « A figuré comme témoin dans le procès de haute trahison. » M. Lorry se le rappela immédiatement, et regarda le faux témoin avec une répugnance non déguisée.
« Miss Pross a retrouvé dans M. Barsad le frère dont vous lui avez entendu parler avec tant d’affection, et lui-même a reconnu cette parenté, dit Cartone ; mais passons à de plus tristes nouvelles : Darnay est arrêté de nouveau.
– Que me dites-vous là ! s’écria le gentleman frappé de consternation. Je l’ai quitté il n’y a pas deux heures ; il était parfaitement libre, exempt de toute inquiétude, et j’allais partir pour me rendre chez lui.
– Il n’en est pas moins arrêté. Quand l’arrestation a-t-elle eu lieur, monsieur Barsad ?
– À l’instant même.
– John Barsad est à cet égard une excellente autorité, dit Sydney ; c’est par lui que j’ai su le fait ; il le communiquait à l’un de ses confrères avec lequel il buvait bouteille. « J’ai laissé, disait-il, les quatre hommes qui sont chargés de l’arrêter à la porte même de la maison qu’il habite, et j’ai vu la porte s’ouvrir. » Il n’y a donc pas à révoquer la chose en doute. »
L’œil pratique de M. Lorry vit dans la figure de Sydney qu’il était inutile d’insister sur ce point, et que l’arrestation était incontestable. Bouleversé par ce qu’il apprenait, mais sentant qu’il avait besoin de tout son sang-froid, l’excellent vieillard domina son émotion, et prêta une oreille attentive aux paroles de Sydney.
« J’espère, reprit celui-ci, que le nom et l’influence du docteur produiront demain – n’avez-vous pas dit que c’était demain que l’affaire serait appelée, monsieur Barsad ?
– Je le suppose.
– J’espère que l’influence de M. Manette produira demain le même effet qu’aujourd’hui ; mais le contraire est possible. J’avoue même que je suis tourmenté de voir que le docteur n’a pas pu prévoir l’arrestation.
– Il est probable qu’il n’en savait rien, dit M. Lorry ; sans cela…
– Son ignorance est précisément ce qui m’alarme ; je ne comprends pas qu’on ait agi à son insu dans une affaire qui lui est toute personnelle.
– C’est vrai, dit le gentleman qui porta une main tremblante à son menton, et ses yeux troublés sur la figure de M. Cartone.
– Bref, nous sommes dans un temps où l’on ne peut sauver son enjeu que par des coups désespérés, dit Sydney. Laissons au docteur les cartes gagnantes, je me réserve la partie perdue. La vie est tellement incertaine qu’elle n’a plus aucune valeur ; ce soir vous êtes porté en triomphe, demain vous êtes condamné ; vous auriez perdu votre argent si vous vous étiez racheté la veille. Mon enjeu est l’existence d’un ami, et John Barsad est l’adversaire que je me propose de gagner.
– Il vous faudra beaucoup d’atouts, monsieur, répliqua l’espion.
– J’abats, et joue cartes sur table ; vous pouvez voir ce que j’ai en main. Monsieur Lorry, vous savez que je suis une brute : il me faudrait une liqueur forte. »
– On lui apporta de l’eau-de-vie, il en but un verre, puis un second, et repoussa la bouteille d’un air pensif.
– Monsieur Barsad, reprit-il comme s’il avait eu vraiment des cartes à la main, mouton parmi les détenus, émissaire des comités de la République, tantôt porte-clefs, tantôt captif, toujours délateur, d’autant plus estimé, comme espion, qu’un Anglais a moins de chance d’être séduit par quiconque y aurait intérêt ; mais a caché son véritable nom à ceux qui l’occupent : ceci est une bonne carte. M. Barsad maintenant au service de la République française, était autrefois l’âme damnée du gouvernement aristocratique de l’Angleterre, ennemi de la France et de la liberté : ceci est une carte excellente ; d’où il est facile de prouver, clair comme le jour, aux gardiens vigilants du salut de la nation, que le dit John Barsad, toujours payé par le gouvernement anglais, est un espion de Pitt, traître à la République française, et l’agent de tous les maux dont on parle sans en connaître la cause : c’est un atout qui à lui seul vaut tous les autres. Avez-vous bien suivi mon jeu, monsieur Barsad ?
– Où voulez-vous en venir ? demanda l’espion avec inquiétude.
– Vous allez voir, reprit Sydney. Je joue mon as : dénonciation de John Barsad au comité le plus voisin. Que mettez-vous sur ma carte ? Examinez votre jeu, monsieur Barsad. »
Il se versa un troisième verre d’eau-de-vie, qu’il avala d’un trait. L’espion eut peur que, s’étant grisé, il ne se rendit immédiatement à la section voisine. Cartone s’en aperçut, et se versant un autre verre, dit après l’avoir vidé :
« Regardez vos cartes, monsieur Barsad ; et surtout ne vous pressez pas. »
C’était un pauvre jeu, plus pauvre que ne le soupçonnait Cartone ; Barsad y voyait de fausses cartes dont son adversaire n’avait pas connaissance. Destitué des honorables fonctions qu’il occupait à Londres, pour avoir eu trop d’échecs en matière de faux témoignage (les motifs que la Grande-Bretagne a de proclamer la supériorité de ses espions sont de fraîche date), il avait passé le détroit, et pris du service en France. Employé d’abord auprès de ses compatriotes, il était devenu graduellement espion et agent provocateur auprès des indigènes. Il se rappelait que le gouvernement déchu l’avait attaché au faubourg Saint-Antoine, et l’avait envoyé chez les Defarge ; que la police lui avait fourni des renseignements sur le docteur Manette, afin qu’il pût gagner la confiance du marchand de vin et de sa femme ; qu’il avait essayé de faire parler Mme Defarge, et avait échoué dans son entreprise. Il avait toujours tremblé en se rappelant que cette femme implacable n’avait pas cessé de tricoter en sa présence, et l’avait regardé d’un air sinistre. Depuis lors il l’avait vue mainte et mainte fois déployer son tricot à la section Saint-Antoine, et lire dans ses mailles l’accusation d’individus voués à la guillotine. Il savait, comme tous ses pareils, que la fuite lui était impossible, qu’il était lié à l’échafaud, et qu’en dépit de son dévouement au nouveau régime, il suffirait d’une parole pour faire tomber sa tête. Une fois dénoncé, il voyait Mme Defarge, dont le caractère lui était si connu, déplier son fatal registre, et lui porter le dernier coup. Tous les espions sont facilement terrifiés ; mais il faut convenir qu’il y avait dans les cartes de Barsad une séquence assez noire pour motiver l’effroi de celui qui l’avait en main.
« Vous ne paraissez pas content de votre jeu, reprit Sydney avec le plus grand calme.
– Gentleman, dit l’espion en se tournant vers M. Lorry d’un air vil et rampant, je fais appel à votre âge, à votre esprit généreux, pour vous supplier de demander à ce jeune homme, qui vous écoutera, j’en suis sûr, s’il croit pouvoir jouer l’as dont il parlait tout à l’heure. Je suis un espion, je l’avoue, et je conviens que c’est un emploi peu honorable – il faut cependant qu’il soit tenu par quelqu’un – mais ce gentleman a trop d’honneur pour faire un pareil métier.
– John Barsad, dit Cartone, qui se chargea de la réponse et qui tira sa montre, je joue mon as dans cinq minutes, et le fais sans scrupule.
– J’aurais espéré, messieurs, reprit Barsad en s’efforçant d’entraîner le vieux gentleman dans la discussion, que par égard pour ma sœur…
– Je ne peux pas mieux lui prouver l’intérêt qu’elle m’inspire, que de la délivrer de son frère, interrompit Sydney.
– Vous ne le pensez pas, monsieur ?
– J’y suis bien décidé. »
L’espion, dont l’humble douceur contrastait vivement avec le costume qu’il portait, et sans doute avec ses manières habituelles, fut tellement déconcerté par le sérieux de son adversaire, qu’il balbutia deux ou trois mots inintelligibles et n’acheva pas sa phrase.
« Je retrouve une carte à laquelle je ne pensais pas, dit Sydney après un instant de silence : ce mouton, qui se vantait de pâturer en province et qui buvait avec vous, qui était-ce ?
– Un Français ; vous ne le connaissez pas, dit vivement Barsad.
– Un Français ? répéta Cartone d’un air rêveur.
– Je l’affirme ; toutefois cela n’a pas d’importance.
– Probablement, continua Sydney d’un ton machinal ; cependant je connais cette figure-là.
– Je ne crois pas ; je suis même sûr du contraire, cela ne peut pas être, se hâta de dire l’espion.
– Cela ne peut pas être ? murmura Cartone en remplissant son verre ; cela ne peut pas être… il parle bien français ; mais de l’accent.
– C’est un provincial.
– Un étranger, s’écria Cartone en frappant sur la table ; c’est Cly ; je me le rappelle, il était avec vous à Old-Bailey.
– Vous avez parlé trop vite, monsieur, dit Barsad avec un sourire qui augmenta l’obliquité de son nez aquilin, vous venez de commettre une erreur, tout à mon bénéfice. Roger Cly, mon ancien camarade, est mort depuis douze ou quinze ans, et fut enterré à Londres, dans le cimetière de Saint-Pancrace des Champs. J’ai reçu son dernier soupir, et je l’aurais conduit à sa dernière demeure, sans l’espèce d’émeute que fit la populace à propos de ces funérailles ; mais je l’ai moi-même déposé dans le cercueil. »
De l’endroit où il se trouvait, M. Lorry aperçut une ombre fantastique se dessiner sur le mur ; il chercha qu’elle pouvait en être la cause, et découvrit qu’elle provenait du hérissement instantané des cheveux de M. Cruncher.
« Permettez-moi de vous donner la preuve de ce que j’avance, poursuivit l’espion. Je puis vous démontrer l’erreur où vous êtes, en vous mettant sous les yeux un certificat de l’enterrement de Roger Cly, pièce qui, par hasard, est dans mon portefeuille ; la voilà précisément ; veuillez y jeter les yeux, elle est en règle, et dûment légalisée. »
Le gentleman vit grandir l’ombre qui était sur la muraille, et apparaître M. Cruncher, qui s’approcha sans toutefois être aperçu de Barsad ; puis frappant tout à coup l’épaule de l’espion :
« C’est vous, mon maître, lui dit-il d’un air sombre, qui avez déposé Roger Cly dans le cercueil ?
– Oui, c’est moi.
– Qui donc l’en a retiré ?
– Que voulez-vous dire ? bégaya Barsad en se renversant sur sa chaise.
– Qu’il n’a jamais été dans la fosse, répondit Cruncher de plus en plus lugubre. Je veux être pendu si je mens. »
L’espion regarda les deux gentlemen, qui tous deux regardaient Jerry avec une surprise croissante.
« Ce sont des pavés et de la terre que vous avez mis dans le cercueil ; ne me soutenez pas que c’était le cadavre de Cly ; ce n’est pas vrai.
– Comment le savez-vous ?
– Peu vous importe, grommela M. Cruncher. Il y a longtemps que je vous en veux pour cela. Ah ! c’est vous qui trompez d’honnêtes commerçants ! je vous étranglerais avec plaisir pour une demi-guinée. »
Sydney Cartone et le gentleman, fort étonnés de l’incident, prièrent M. Cruncher de s’expliquer.
« Une autre fois, répliqua Jerry d’un ton évasif ; l’époque où nous sommes ne convient pas aux explications. Je dis tout simplement que Roger Cly n’était pas dans le cercueil où cet homme prétend l’avoir déposé. Qu’il ose dire le contraire, ne fût-ce que par un signe, et je l’étrangle pour une demi-guinée. » Jerry croyait assurément faire une offre généreuse.
« Cela prouve une chose, reprit Sydney ; c’est que ma carte est bonne, monsieur Barsad, il vous est impossible, au milieu de cette rage soupçonneuse qui remplit l’atmosphère, de survivre à ma dénonciation, lorsque je démontrerai que vous êtes ici en rapport avec un autre agent de Pitt, votre ancien camarade qui, pour mieux tromper son monde, a feint de mourir et de se faire enterrer. Accusation de complot contre la République : c’est une excellente carte, une carte de guillotine. Jouez-vous, maître Barsad ?
– Non ! j’abandonne la partie ; notre métier est si mal vu de la populace, que j’ai failli être noyé par la canaille, au moment où je quittais l’Angleterre ; et ce pauvre Cly n’aurait jamais pu partir, sans l’idée qu’il a eue de commander ses funérailles. Mais que cet homme ait pu reconnaître sa fraude, c’est pour moi une énigme que je ne saurais comprendre.
– Ne vous en donnez pas la peine, répliqua Jerry ; vous avez bien assez de vos affaires. Seulement pensez-y bien. »
Jerry ne put s’empêcher de donner une nouvelle preuve de sa libéralité, en offrant de nouveau de lui serrer la gorge pour cinq shillings.
L’espion se retourna et s’adressant à M. Cartone :
« Je n’ai pas de temps à perdre, dit-il d’un air plus résolu ; je suis de service, et il faut que je m’en aille. Si vous avez quelque chose à me proposer, parles vite ! Ne me demandez rien qui se rapporte à mes fonctions ; ce serait mettre ma tête en péril, et j’aimerais mieux vous refuser net que de chercher à tromper la commune ; il y aurait encore moins de danger pour moi. Vous parlez de coup de désespoir ; mais nous jouons tous un jeu désespéré. Songez-y, je peux moi-même vous dénoncer, jurer tout ce qu’on voudra, et vous perdre immédiatement. Qu’avez-vous à me demander ?
– Peu de chose ? vous êtes porte-clefs à la Conciergerie ?
– Je vous ai dit, une fois pour toutes, qu’une évasion est impossible, dit Barsad avec fermeté.
– Qui vous parle d’évasion ! Êtes-vous porte-clefs à la Conciergerie ?
– Cela m’arrive quelquefois.
– Vous pouvez l’être quand vous voulez ?
– J’ai mes entrées dans la prison. »
Sydney remplit son verre, et le vida lentement sur le foyer. Lorsqu’il en eut versé la dernière goutte, il se leva et dit à Barsad :
« Je vous ai fait venir ici, parce qu’il était important que j’eusse des témoins de la valeur de mes cartes. Passons maintenant dans la chambre qui est là, nous n’avons pas besoin de lumière, et je vous ferai part de ce que j’ai à vous dire. »