Tandis que Sydney Cartone et Barsad étaient dans la chambre voisine, où ils parlaient si bas qu’on n’entendait pas même le murmure de leurs voix, M. Lorry regarda maître Cruncher d’un œil peu satisfait. À vrai dire, l’attitude de cet honnête commerçant n’était pas faite pour inspirer la confiance. Posé sur une jambe, il en changeait continuellement, examinait ses ongles avec une attention suspecte, et lorsqu’il rencontra les yeux de son maître, il fut pris de cette toux spéciale qui fait porter le creux de la main devant la bouche, et qui n’indique jamais un caractère plein de franchise.
« Approchez, Jerry, » dit le gentleman.
Notre homme, précédé de l’une de ses épaules, avança obliquement.
« Que faisiez-vous avant d’être commissionnaire ? »
Après quelques instants de réflexion, Jerry, frappé d’une idée lumineuse, répondit qu’il était agriculteur.
« J’ai tout lieu de supposer, reprit le gentleman en agitant l’index d’un air sévère, que vous vous êtes servi de la maison Tellsone pour couvrir une profession illégale et notée d’infamie. Si la chose est réelle, n’espérez pas que je continue mes relations avec vous, lorsque nous serons en Angleterre, n’espérez pas que je garde votre secret. Il ne sera point dit qu’on abusera du nom de Tellsone.
– Monsieur, plaida Cruncher d’une voix contrite, laissez-moi espérer qu’un gentleman, dont j’ai eu l’honneur d’exécuter les ordres pendant tant d’années, y regardera à deux fois avait de nuire à un pauvre homme qui a grisonné à son service. Quand même la chose serait réelle – je ne veux pas dire qu’elle le soit – mais à supposer qu’elle le fût, les torts ne seraient pas d’un seul côté. Il y a MM. les docteurs qui empochent des guinées, où un pauvre homme ne ramasse que des farthings, des demi-farthings, monsieur ; ils viennent placer des fonds chez Tellsone, et, en passant, clignent de leur œil médical pour faire entendre au pauvre homme qu’ils ont besoin de sujets ; ils montent dans leur propre équipage et disparaissent ; mais ils trompent la maison ; car vous êtes trop juste pour ne pas blâmer le jars, quand vous accusez l’oie. Puis il y a mistress Cruncher, qui invoque le ciel pour qu’il s’oppose à mon commerce ; au point que c’est une ruine, une véritable ruine. Les femmes des médecins ne prient jamais contre la clientèle, au contraire, si elles implorent le Seigneur, c’est pour qu’il procure des malades à leurs maris ; et comment ces derniers soigneraient-ils les vivants s’ils n’avaient pas eu des morts ? Viennent ensuite les entrepreneurs des pompes funèbres, les clercs de la paroisse, les sacristains, les watchmen, tous gens avaricieux, et mêlés dans l’affaire ; et je vous assure que le pauvre homme n’y gagnerait pas beaucoup, en supposant même que cela fût comme vous dites. Le peu qu’il en a tiré, d’ailleurs, ne lui a pas beaucoup servi ; il est loin d’avoir prospéré, et ne demanderait pas mieux que d’abandonner ce trafic, s’il pouvait gagner son pain d’une autre manière, en supposant toujours que la chose fût réelle.
– Beuh ! Vous me dégoûtez, dit M. Lorry, qui néanmoins se laissait fléchir.
– Je vous supplie très-humblement, monsieur, poursuivit Cruncher, quand même ce serait, et je ne dis pas que cela soit…
– Pas tant de détours, dit le gentleman.
– Non, monsieur, non, affirma Jerry, comme si rien n’était plus loin de sa pensée, voire de ses habitudes, non, monsieur, pas de détours ; je veux seulement vous dire que sur le tabouret qui est à la porte de la banque, où je suis resté si longtemps, siège mon fils, qui est aujourd’hui un homme, et tout prêt à recevoir vos ordres, à faire vos commissions, et tous les ouvrages dont vous voudrez bien le charger. En supposant, monsieur, que la chose en question fût réelle, ce que je suis loin de vous dire, car je parle sans détours, permettez, monsieur, que le fils garde sa place à la porte de Tellsone, afin que plus tard il puisse aider ses vieux parents. Ne le punissez pas des fautes que son père a commises ; faites que ce malheureux père soit nommé fossoyeur, et qu’il enterre des morts, en compensation de ceux qu’il a déterrés. Voilà, monsieur, ajouta Cruncher, qui s’essuya le front avec sa manche en signe de péroraison, voilà ce dont je vous supplie très-humblement. On ne voit pas les choses effroyables qui se passent dans cette ville, touchant tant de sujets décapités. – Miséricorde ! le nombre en est assez considérable pour en faire tomber la valeur au simple prix du port, – on ne le voit pas sans y réfléchir sérieusement. Et je vous conjure de vous rappeler, monsieur Lorry, que si j’ai découvert le fait en question, c’était pour servir la bonne cause, alors que j’aurais pu me taire, et ne pas perdre vos bonnes grâces.
– Ceci est vrai, dit le gentleman ; brisons là, n’en dites pas davantage. Il est possible que je vous garde avec moi, si vous le méritez par votre conduite ; et si votre repentir se manifeste, non par des discours, mais par des actes. »
Comme Jerry saluait le gentleman en se frappant le front du revers de la main, Sydney Cartone et l’espion sortaient de la pièce voisine.
« Adieu, monsieur Barsad, dit Cartone ; c’est une chose convenue ; vous n’avez plus rien à craindre. »
Il prit une chaise et vint s’asseoir à côté du gentleman, qui aussitôt qu’ils furent seuls, lui demanda ce qu’il avait obtenu.
« Pas grand’chose, répondit-il : si l’affaire tourne mal, je serai introduit auprès du condamné. »
La figure de M. Lorry exprima le désappointement.
« C’est tout ce que j’ai pu faire, reprit Cartone ; demander davantage était placer la tête de cet homme sous le couteau de la guillotine ; que pouvait-il lui arriver de pire s’il était dénoncé ? je perdrais ainsi tout le bénéfice de la situation.
– Mais s’il est condamné, s’écria le gentleman, votre accès auprès de lui ne le sauvera pas.
– Je n’ai jamais dit le contraire. »
Les yeux du gentleman se fixèrent sur le brasier ; ce qu’il ressentait pour Lucie, l’imprévu de ce coup terrible affaiblirent son courage ; c’était maintenant un vieillard accablé d’inquiétudes, et ses larmes coulèrent.
« Vous êtes un excellent homme, un véritable ami, dit Sydney d’une voix altérée. Pardonnez-moi si je remarque votre affliction ; mais je ne pourrais pas rester froid devant les pleurs de mon père, et votre douleur ne m’est pas moins sacrée que ne l’aurait été la sienne. Vous n’avez pas, heureusement, le chagrin de m’avoir pour fils. »
Bien qu’il eût jeté ces derniers mots d’une façon un peu légère, il y avait dans sa voix une nuance de respect et de sentiment à laquelle M. Lorry, qui ne l’avait jamais vu sérieux, n’était pas préparé.
« Mais revenons à ce pauvre Darnay, reprit Cartone en serrant avec émotion la main que lui tendait le vieillard ; surtout ne parlez pas à sa femme de l’entrevue qui m’est promise. L’arrangement que nous avons fait, Barsad et moi, ne permettrait pas qu’elle pût voir le condamné ; il est donc inutile de lui en dire un mot ; elle se figurerait que j’ai demandé cette entrevue pour fournir à son mari quelque moyen de suicide. »
Le vieillard regarda Sydney pour voir si vraiment il y pensait.
« Elle s’imaginerait une foule de choses, poursuivit Cartone qui avait compris le regard du gentleman, et cela ne ferait qu’augmenter son inquiétude. Ne lui parlez pas de moi ; comme je vous l’ai dit tout d’abord, il vaut mieux que je ne la voie pas. Vous allez la retrouver ; elle doit être si malheureuse !
– J’y vais tout de suite.
– J’en suis bien aise ; elle a pour vous tant d’attachement ! Est-elle changée ?
– Elle a l’air inquiet, profondément triste ; mais elle est toujours bien belle.
– Ah !… »
Ce fut un son prolongé, triste comme un soupir, presque comme un sanglot. M. Lorry, frappé de la douleur qui s’y trouvait contenue, se retourna vers Cartone, dont la figure était penchée vers le foyer. Une ombre ou un rayon (le vieillard n’aurait pu dire lequel des deux) passa sur son front aussi rapidement que la lumière au sommet d’une montagne, quand le soleil paraît entre les nuages. Du pied il repoussa l’une des bûches flamboyantes qui venait de rouler en avant ; il portait le pardessus en étoffe blanche, les bottes à retroussis alors en vogue, et la flamme, en se reflétant sur ses habits, augmenta sa pâleur. M. Lorry lui fit remarquer un peu vivement que son pied, toujours sur la bûche qu’il avait écrasée, était au milieu des charbons.
« Je n’y pensais pas, » dit-il.
Le ton dont il proféra ces paroles lui attira de nouveau le regard du gentleman, qui, en voyant ses traits flétris, songea sans le vouloir au visage altéré des prisonniers.
« Ainsi, dit Cartone en se retournant vers le vieillard, vous êtes sur le point de quitter Paris ?
– Mon Dieu oui ; comme je vous le disais hier au soir lorsque Lucie est entrée, je n’ai plus rien qui me retienne dans cette ville, tous mes papiers sont en règle, et je suis prêt à partir. »
Ils gardèrent le silence.
« Vous avez une longue carrière dont vous pouvez vous souvenir, monsieur, reprit Cartone d’un air pensif.
– Bien longue en effet ; j’ai soixante-dix-huit ans.
– Vous avez toujours été utile, constamment occupé ; vous possédez la confiance, le respect, l’estime de tous.
– Je suis dans la banque depuis que j’ai l’âge de raison ; je sortais à peine de l’enfance, que j’étais dans les affaires.
– Quelle place vous y occupez encore ; que de personnes vous regretteront, quel vide énorme vous laisserez derrière vous !
– Un vieux célibataire ! dit le gentleman en secouant la tête ; qui pourra me regretter ?
– Oh ! monsieur Lorry ! Elle vous pleurera ; vous aurez ses larmes et celles de sa fille.
– Assurément ; je ne savais ce que je disais.
– Et cela vaut bien qu’on en rende grâces à Dieu.
– Je le sens, je vous assure.
– Mais si au fond de votre cœur solitaire vous vous disiez ce soir : « Je ne me suis attiré la reconnaissance, l’estime, de personne au monde, je n’ai de place dans aucune tendresse ; je n’ai rien fait de bien, rien d’utile dont on puisse se souvenir, » vos soixante-dix-huit ans ne pèseraient-ils pas sur vous comme autant de malédictions ?
– Je n’en doute pas. »
Cartone regarda le brasier et resta silencieux.
« Je voudrais vous faire une question, dit-il après une pause assez longue : votre enfance vous semble-t-elle bien loin ? Vous paraît-il que l’époque où vous étiez sur les genoux de votre mère est une époque reculée ?
– Je le trouvais il y a vingt ans, mais non pas aujourd’hui ; plus j’arrive près de la fin, plus je me rapproche du commencement. C’est l’une des choses qui, à mon âge, rendent le chemin plus facile et plus doux ; mon cœur est ému d’une foule de souvenirs qui dormaient autrefois ; je me rappelle le charmant visage de ma mère, qui serait maintenant si vieille, je le vois dans sa jeunesse, et par les idées qu’il réveille, je me retrouve aux jours où les réalités de ce qu’on appelle le monde n’existaient pas pour moi, et où mes défauts n’étaient qu’en herbe.
– Je comprends ce que vous ressentez, s’écria Cartone avec feu ; cela vous rend meilleur, n’est-ce pas ?
– Je l’espère. »
Il se leva pour aider le vieillard à mettre son pardessus.
« Mais vous, lui dit le banquier en rentrant dans la question, vous êtes jeune.
– Oui, répondit-il, j’ai peu d’années ; mais la voie que j’ai suivie ne conduit point à la vieillesse. Pourquoi d’ailleurs s’occuper de ma personne ?
– Et de la mienne ? dit le gentleman. Venez-vous avec moi jusqu’à la porte ?
– Oui : j’ai à sortir ; si je revenais trop tard ne vous en inquiétez pas ; vous connaissez mes habitudes ; je reparaîtrai le matin. Irez-vous au tribunal ?
– Malheureusement oui.
– J’y serai, mais dans la foule. Prenez mon bras, monsieur. »
Quelques minutes après le vieux gentleman arrivait à sa destination ; Cartone le quitta ; mais après avoir flâné dans le voisinage, il revint à la porte de Lucie Darnay, et la toucha d’une main respectueuse.
« C’est ici qu’elle sortait tous les jours pour se rendre à la prison, se dit-il. Elle prenait cette rue-là, puis cette autre. Elle a marché sur ces pierres ; suivons la trace de ses pas. »
Il était dix heures lorsqu’il arriva au coin de la rue tortueuse où elle était venue si souvent. Le scieur de bois avait fermé sa boutique, et fumait devant sa porte.
« Bonsoir, citoyen, lui dit l’Anglais en s’arrêtant ; car le petit homme l’examinait avec attention.
– Bonsoir, citoyen.
– Comment va la République ?
– Tu veux dire la guillotine ; pas mal : soixante-trois têtes aujourd’hui, nous irons bientôt à la centaine. Le bourreau et ses aides se plaignent de lassitude. Ah ! ah ! ah ! Il est si drôle ce Samson, et quel barbier !
– Allez-vous quelquefois le voir…
– Travailler ? Tous les jours. Vous ne l’avez jamais vu à l’œuvre ?
– Jamais.
– Croyez-moi ; allez-y ; choisissez une bonne fournée. Figurez-vous, citoyen, qu’il en a rasé aujourd’hui soixante-trois en moins de deux pipes ; moins de deux pipes, citoyen ; parole d’honneur ! »
Le petit homme, en disant cela, montra la pipe qu’il était en train de fumer, pour expliquer la façon dont il mesurait le temps. Cartone éprouva un tel désir de lui sauter à la gorge, qu’il se retourna pour s’éloigner.
« Mais vous n’êtes pas Anglais, bien que vous en ayez le costume, lui cria le scieur de bois.
– Si, répondit Cartone par-dessus l’épaule en s’arrêtant de nouveau.
– Vous parlez comme un Français.
– J’ai fait mes études à Paris.
– On croirait que vous êtes né en France. Bonsoir, Angliche.
– Bonsoir, citoyen.
– Allez voir ce diable de Samson, dit le scieur de bois avec instance ; n’y manquez pas, et emportez une pipe. »
Lorsque Sydney fut hors de la vue du patriote, il s’arrêta sous un réverbère, et écrivit quelque chose au crayon sur un morceau de papier. Marchant ensuite avec la fermeté d’un homme qui connaît son chemin, il traversa plusieurs rues noires, d’autant plus sales qu’en ces jours de terreur les voies principales elles-mêmes n’étaient pas balayées, et s’arrêta devant la boutique d’un pharmacien dont celui-ci fermait les volets : une petite échoppe, obscure et tortueuse, dirigée par un petit homme sombre et crochu.
Sydney, après avoir souhaité le bonsoir au pharmacien, qui était rentré dans sa boutique, lui présenta le morceau de papier. L’apothicaire siffla tout bas en lisant la note qui lui était remise, et dit à Cartone :
« Pour vous, citoyen ?
– Pour moi.
– Vous les garderez à part, citoyen ; vous savez ce qui résulterait de ce mélange ?
– Parfaitement. »
Plusieurs petits paquets lui furent donnés ; il les fourra un à un dans la poche de côté du plus intérieur de ses habits, paya ce qu’il devait, et sortit de la boutique.
« Je n’ai plus rien à faire jusqu’à demain, dit-il en regardant les nuages que le vent chassait avec rapidité ; toutefois je ne pourrai pas dormir. »
Il n’y avait ni insouciance ni défi dans la façon dont il proféra ces paroles, mais le sentiment d’un homme qui, après s’être égaré, a longtemps cherché sa route, et qui, accablé de fatigue, retrouve la voie qu’il aurait dû prendre et en aperçoit la fin.
Bien jeune encore, à l’époque où le premier de sa classe il donnait tant d’espérances, il avait suivi le cercueil de son père (sa mère était morte quelques années avant) ; et tandis qu’il parcourait les rues obscures, où la lune, perçant les nuages, apparaissait de temps à autre, les paroles solennelles qu’on avait lues au cimetière lui revenaient à la mémoire :
« Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur ; celui qui croit en moi vivra, bien qu’il soit mort ; et quiconque vit en moi, est assuré de vivre à jamais. »
Seul au milieu de cette nuit d’hiver, dans une ville dominée par l’échafaud, pensant avec douleur aux soixante-trois têtes qui étaient tombées le jour même, songeant aux prisonniers qu’un pareil sort attendait, Cartone aurait facilement pu découvrir l’association d’idées qui ramenait ces paroles à son esprit, comme une ancre perdue depuis longtemps au fond de la mer, il ne la chercha pas, mais redit les paroles sacrées, en poursuivant sa route.
Il regardait avec émotion les fenêtres des chambres où l’on allait trouver, dans le sommeil, l’oubli des horreurs du jour ; il s’arrêtait au seuil des églises où personne ne priait plus ; car de l’imposture, de la corruption, de la soif des richesses qui s’étaient glissées sous l’habit ecclésiastique, était sortie l’impiété du peuple ; il songeait aux lieux consacrés à l’éternel repos, ainsi que le disait l’inscription placée aux grilles des cimetières ; il pensait aux prisons gorgées de victimes, à la route que suivaient les condamnés par soixantaines, pour se rendre à un supplice, devenu tellement familier, qu’on ne parlait pas de spectre vengeur qui hantât l’esprit de la foule pour lui reprocher l’œuvre de la guillotine. En prenant un intérêt sérieux à la vie qui sommeillait dans l’ombre, à la mort qui jusqu’au matin suspendait ses fureurs, Cartone franchit la rivière et gagna des rues moins sombres.
Il y trouva peu de voitures ; quiconque serait sorti en équipage aurait été suspect ; et les gens de distinction, cachant leur tête sous le bonnet républicain, se chaussaient de gros sabots et cheminaient dans la boue. Mais les théâtres n’en étaient pas moins remplis, et la foule qui en sortait, ruissela gaiement auprès de Cartone, puis se divisa en petits groupes qui reprirent en causant le chemin de leur domicile. Devant l’un des théâtres, une petite fille et sa mère cherchaient des yeux la place la moins boueuse pour traverser la rue ; Sydney prit l’enfant, la passa de l’autre côté, et avant que le bras enfantin se fût détaché de son cou, il demanda un baiser à la petite fille.
« Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur ; celui qui croit en moi vivra, bien qu’il soit mort ; et quiconque vit en moi, est assuré de vivre à jamais. »
Maintenant que les rues devenaient silencieuses, et que la nuit s’avançait, les paroles du texte sacré étaient dans l’écho de ses pas, dans les murmures du vent.
La nuit s’écoula. Tandis qu’appuyé sur la balustrade d’un pont, Cartone écoutait la Seine battre les quais de la Cité, et regardait l’amas pittoresque du vieux Paris éclairé par la lune, le jour se montra froidement, comme une face morte qui sortait du ciel ; les étoiles et les ténèbres pâlirent, s’effacèrent, et, pendant quelques instants, la création sembla dominée par la mort.
Mais le soleil, en se levant dans sa gloire, répéta les paroles de vie, qui retentirent dans chacun de ses rayons ; Cartone les sentit vibrer dans son cœur, et contempla d’un œil respectueux l’arche lumineuse qui se déployait entre le soleil et lui, et sous laquelle étincelait la rivière.
L’eau rapide et profonde lui apparut, sous l’air calme du matin, comme une amie dont l’essence était la même que la sienne ; il se rapprocha du fleuve, et s’étendant sur la berge, il s’endormit à la clarté du jour. À son réveil, il flâna au bord de l’eau pendant quelques instants, et regarda une onde qui tournoyait sans but. « C’est comme moi, » dit-il, lorsque le fleuve, ayant saisi l’infime tourbillon, l’entraîna pour le jeter à la mer.
Un bateau, dont la voile était de la nuance d’une feuille morte pâlie, glissa devant ses yeux et disparut. Au même instant, la prière qui s’élevait dans son cœur pour demander à Dieu d’avoir pitié de ses fautes se termina par ces mots : « Je suis la résurrection et la vie, et quiconque vit en moi, est assuré de vivre à jamais. »
Le gentleman était déjà sorti lorsque Sydney rentra ; il était facile de deviner où l’excellent homme pouvait être. Sydney prit une tasse de café, mangea un peu de pain, alla changer de vêtements, et se rendit au tribunal.
Toute l’assemblée était en émoi, lorsque l’espion fit pénétrer Cartone dans un coin obscur de la salle, et se glissa lui-même parmi la foule. M. Lorry et le docteur se trouvaient au premier rang ; Lucie était à côté de son père.
Lorsque Darnay entra, la jeune femme tourna vers lui un regard si plein de courage et d’amour, qu’un sang généreux anima la figure du prévenu et lui réchauffa le cœur. Si quelqu’un avait pu le remarquer, on aurait vu que le regard de la jeune femme avait exactement la même influence sur Cartone que sur le prisonnier.
Devant ce tribunal exceptionnel, aucune forme de procédure ne garantissait le droit de défense.
Si l’on n’avait pas fait jadis un abus aussi monstrueux des formalités et des lois, la Justice révolutionnaire n’aurait pas poussé la vengeance jusqu’à se suicider pour jeter aux vents les débris de l’ancien ordre judiciaire.
Tous les yeux étaient tournés vers le jury, formé des mêmes patriotes qui le composaient la veille, et le composeraient le lendemain. Remarquable entre tous, on distinguait parmi ses membres un homme au visage famélique, dont les doigts erraient perpétuellement autour des lèvres, et qui par sa présence causait à la foule une vive satisfaction ; ce juré altéré de sang, au regard de cannibale, à la pensée meurtrière, était le Jacques trois du galetas de Saint-Antoine ; tout le jury en masse, une bande de limiers choisie pour juger le daim.
Chaque regard examina ensuite l’accusateur et les cinq juges. Aucune faiblesse à redouter de ce côté-là : un air froidement cruel, un sérieux impassible, un esprit tout au meurtre légal. Tous les regards se cherchèrent dans la foule, se désignèrent le tribunal d’un éclair approbateur, et toutes les têtes se firent mutuellement un signe de joie, avant de se pencher avec intention vers les juges.
« Charles Évremont, dit Charles Darnay, relâché hier matin, réaccusé hier dans la journée, réincarcéré le soir, dénoncé comme ennemi de la République, aristocrate, membre d’une famille de tyrans, d’une race proscrite, pour avoir employé ses ci-devant privilèges à l’infâme oppression du peuple ; en vertu de laquelle proscription, Charles Évremont, dit Charles Darnay, est mort civilement. »
L’accusateur public profère à cet égard quelques paroles aussi brèves que possible.
« L’accusé est-il dénoncé ouvertement ou secrètement ?
– Ouvertement.
– Par qui ?
– Par trois individus : Ernest Defarge, marchand de vin dans le quartier Saint-Antoine.
– Bon.
– Thérèse Defarge, sa femme.
– Bon.
– Alexandre Manette, docteur en médecine. »
Tumulte dans la salle ; on voit le docteur Manette, pâle et tremblant, debout à la place qu’il occupe.
« Président, s’écrit-il, je proteste ; l’accusation que l’on me prête en ce moment est un mensonge, un faux abominable. Le prévenu est mon gendre, vous le savez ; et les êtres qui sont chers à ma fille me sont plus précieux que la vie. Quel est l’infâme qui a pu dire que je dénonçais celui qui est la joie de mon enfant ?
– Du calme, citoyen Manette ; le manque de soumission à l’arrêt du tribunal te mettrait hors la loi. Quant aux individus qui te sont plus précieux que la vie, rien ne saurait être aussi cher que la République à un bon citoyen. »
De vives acclamations saluèrent cette réprimande. Le président agita sa sonnette, et reprit avec chaleur :
« Si la République te demandait ta propre fille, ton devoir serait de la lui sacrifier. Écoute ce qui va suivre, et garde le silence ! »
Des applaudissements furieux s’élevèrent de nouveau : le docteur retomba sur son siège ; ses yeux regardaient autour de la salle, ses lèvres étaient tremblantes. Sa fille se rapprocha de lui avec tendresse. Le juré famélique se frotta les deux mains, et reporta la droite à sa bouche où elle était d’ordinaire.
Defarge appelé à déposer, dès que le silence fut rétabli, raconta brièvement qu’il était au service du docteur, à l’époque où celui-ci fut emprisonné, et dit l’état dans lequel se trouvait le captif lorsqu’il fut délivré, après dix-huit années d’incarcération.
« Ne t’es-tu pas distingué à la prise de la Bastille, citoyen ?
– Je le crois.
– Tu t’es bravement battu ; pourquoi ne pas le dire ? s’écria une femme dont la voix perçante s’éleva au milieu de la foule. Tu as crânement tiré le canon, tu es entré l’un des premiers dans la forteresse maudite. Patriotes, je ne dis que la vérité ! »
C’était la Vengeance qui, à la satisfaction générale, se mêlait ainsi aux débats. Le président voulut la rappeler à l’ordre : « Je me moque de ta sonnette ! » s’écria-t-elle ; et sa voix fut couverte d’applaudissements frénétiques.
« Informe le tribunal, citoyen, de ce que tu as fait après avoir pénétré dans la Bastille.
– Je savais, reprit Defarge en lançant un regard à sa femme, qui, du bas de l’estrade où il était monté, avait les yeux sur lui, je savais que le prisonnier en question avait occupé le n° 105 de la tour du Nord. À l’époque où il faisait des souliers dans mon grenier, il ne se donnait plus d’autre nom que le numéro de sa case. Le jour de la bataille, tandis que je chargeais mon canon, je résolus d’entrer dans la place dès qu’elle serait prise, et d’examiner le n° 105. Le peuple est vainqueur, on entre, je monte dans la cellule avec un camarade, qui est actuellement du jury. J’examine la logette avec soin, et dans la cheminée, derrière une pierre qu’on avait remise à sa place, après l’avoir arrachée, je trouve un papier que voici. J’avais vu l’écriture du prisonnier ; c’était bien la même, et je puis vous affirmer que ces lignes sont de la main du docteur Manette ; je vous les remets, président, telles que je les ai trouvées.
– La lecture ! la lecture ! » cria-t-on dans la foule.
Au milieu du silence le plus profond, l’accusé regardant sa femme avec tendresse, Lucie ne se détournant de son mari que pour regarder son père, Mme Defarge les yeux rivés sur le prévenu, le marchand de vin contemplant sa femme qui triomphait, et chacun dans l’auditoire examinant le docteur, qui ne voyait que le président, celui-ci commença la lecture du papier que lui avait remis le témoin.