Cette idée lui donnant quelque force, il se leva et se mit à errer, livré à une mélancolie profonde, pendant laquelle il rédigeait mentalement un procès-verbal de toute force. Comme il passait devant la ferme de George Luçon, il se dépêcha de parapher mentalement son procès-verbal ; puis, se rappelant qu’il était abîmé de fatigue et de faim, il demanda abri et déjeuner. Sur quoi George Luçon qui était à traire sa vache devant l’étable, lui offrit de bon cœur son lait et sa fenière. Le maire but six pots de lait chaud, après quoi George Luçon le conduisit au fenil, tenant d’une main son seau de lait plus blanc que neige, et de l’autre lui montrant l’échelle. Le Maire y grimpa, et s’étant dépouillé des vêtements de Milady, s’étendit dans le foin et s’endormit aussitôt.
C’est ce jour-là qu’il fit son grand rêve normal. Il fut ravi en extase dans une commune où il s’assit sur vingt-six volumes d’archives, constatant l’acquisition par ladite, de trois fontaines coulantes, vingt pieds de haie vive, et deux chemins vicinaux ; le tout par prescription ou saisie, tant sur le propriétaire que sur les hoirs. Pendant qu’il était ravi en extase, il vit un procès-verbal de huit pieds de haut, dansant la matelotte avec la déesse Thémis, qui, à lui maire, lui avait durant ces instants, confié sa balance. Tout autour, trois cents huissiers en robe courte chantaient les cinq codes sur l’air de Marlborough, avec une plume de paon sur l’oreille gauche, et un exploit en façon de jabot. Trois mille cinq cent quatre textes de loi encore inconnus cuisaient dans une marmite de parchemin, dont soixante-deux clercs léchaient les parois pour attraper la bouillie descendante. Tels étaient ces beaux lieux. Mais au milieu de la fête, il vit une force armée qui fumait la pipe près d’un magasin à poudre, pouffant la fumée dans les yeux d’un respectable caporal à chevrons. Alors ne pouvant se maîtriser, il courut sus, et les ayant touchés seulement du fléau de la balance, ils furent instantanément changés en conscrits fusillés, et il s’absorba dans une satisfaction inerte tellement vive, qu’il en transpirait des conclusions, des arrêts et des prises de corps ; tout en ronflant d’une telle véhémence, que Milady en fut réveillée en sursaut vers midi de ce jour.
Milady ne trouvant plus l’habit du maire que le docteur Festus avait revêtu, se prit à pleurer de détresse et de modestie souffrante, jusqu’à ce qu’ayant aperçu ses propres vêtements déposés par le Maire, elle éclata en transports joyeux, car elle avait les passions vives, défaut qu’elle tenait de son père, lequel était mort d’une allégresse rentrée. Elle fit donc huit grands sauts de joie, ignorant entièrement qu’elle bondissait droit sur le diaphragme du Maire. Celui-ci, corpulent de sa nature, était descendu sous le foin, comme un pavé chaud dans du beurre, ce qui empêchait Milady de l’apercevoir. Mais au bond qu’elle fit, il entra en cauchemar, et il se sentit tout un Hôtel-de-Ville sur le poitrail.
Milady s’habilla, et ayant remercié en passant George Luçon de lui avoir procuré ses habits si à propos, elle reprit sa route, et continua d’aller à la rencontre de Milord dans la direction de l’ouest.
FIN DU DEUXIÈME LIVRE