Milord et Milady, que nous avons laissés au bout du pont de Balabran, bien contents d’avoir échappé à la police de Vireloup, étaient rentrés en Ginvernais. À la première ville qu’ils purent atteindre, ils écrivirent chez eux, afin de se procurer les fonds nécessaires pour leur retour, et dès qu’ils les eurent reçus, ils se mirent en route. Après avoir traversé tout le Ginvernais, ils arrivèrent au port de Furtaye, où ils s’embarquèrent sur le paquebot le Sauteur, capitaine Rougeface, dans le temps même où le télescope parabolait dans les airs.
La navigation fut d’abord très-heureuse, à l’exception du mal de mer qui secoua vivement Milord, déjà malade du diaphragme. Le second jour, on aperçut en l’air un corps étranger, qui fut pris d’abord pour un nuage, puis pour un vol de grues, puis pour un ballon, et enfin pour une trombe solide qui arrivait juste dans la direction du vaisseau, et menaçait de l’abîmer dans les flots. Tous les passagers s’évanouirent. Milord seul et Milady, qui étaient gens de tête, crièrent au mécanicien de forcer la marche pour dépasser la trombe. Celui-ci, perdant la tête, jetait le charbon dans le feu par boisseaux, tandis que le capitaine Rougeface fermait à pareille intention toutes les soupapes de sûreté, les sabords et l’écoutille. Au cinquante-troisième boisseau la chaudière creva par le bas, en sorte que les éclats ayant percé la cale, le vaisseau sombra rapidement. Mais il échappa à la trombe.
Au moment de l’explosion, Milord et Milady allaient mettre la chaloupe à la mer, lorsque voyant le vaisseau sombrer, ils poussèrent à la mer une cage à poulets, et se jetèrent eux-mêmes dans les flots. Tous deux burent l’onde amère, et Milord, revenu le premier à la surface, attrapa Milady par ses papillotes, et nagea vers la cage à poulets, sur laquelle il parvint à s’équilibrer avec son épouse.
Dans ce moment même, la trombe, qui n’était autre chose que le grand télescope, tomba obliquement dans la mer avec ses quatre docteurs inclus, et ses trois perruques satellites. Milord, entendant des voix d’hommes qui partaient de l’intérieur, s’escrima de tous ses membres pour atteindre à ce bâtiment, quelque étrange que lui en parût la forme. Mais son opération était singulièrement entravée par les poulets, qui lui piquaient le ventre avec fureur, en sorte qu’au lieu d’entrer en humour, il recommençait à proférer sa liste de jurons. Il se mit donc préalablement à noyer les poulets, en leur rentrant la tête sous l’eau ; après quoi, il put avancer plus librement.
Dès qu’il fut à portée, il cria aux gens du télescope : Do you speak English ? puis il fit silence pour écouter leur réponse. Mais il n’entendit qu’un cliquetis d’hypothèses sonores comme des cymbales, et un carillon continu d’arguments, de formules, de parallaxes, d’orbites, de périhélies, de parasélènes, d’écliptique, de zénith, de nadir, d’axe, de tourbillons, de méridien, de Capricorne, d’attraction, de répulsion, de Pôle, de solstice, d’équinoxe, de courbe ellipsoïde, asymptote, brisée, récurrente, spirale, de courant magnétique, électrique, physique et chimique. Milord, peu satisfait de cette réponse, continua de voguer, s’aidant d’un manche à balai qu’il rencontra, et aborda enfin au télescope dont l’ouverture, obliquement inclinée, s’élevait d’environ trois pieds au-dessus de la surface des flots. Il fut saisi d’horreur à la vue des dissensions qui retentissaient dans le fond de l’instrument, où, faute de mieux, il entra néanmoins avec Milady.