III

Les trois commissaires, restés dans le télescope, avaient continué à se cribler mutuellement d’arguments ad hominem, sophistiquant contradictoirement de la langue, des pieds, des mains, du genou et du diaphragme ; toujours aux fins d’établir chacun leur hypothèse au détriment des deux hypothèses adverses. Heureusement une énorme vague ayant pris l’instrument en queue, le souleva de telle façon, qu’il vomit sur la plage les trois savants, qui, s’étant mis sur leurs pieds, s’éloignèrent en tournoyant, par le fait de leur amalgame turbulent et rotatoire. Sur leur passage s’envolaient effrayés les plongeons, les corneilles, les mouettes et autres oiseaux marins qui peuplaient ces solitudes ; et ils ne s’apercevaient pas que d’autre part les crabes leur pinçaient les mollets avec une tendresse inexprimable.

Guignard avait eu un moment du dessus ; mais Nébulard lui ayant inséré le pouce au coin de la bouche, tandis que de l’index il se cramponnait au creux de l’oreille gauche, Guignard, entravé de la parole et de l’ouïe, en avait perdu ses avantages. D’autre part Lunard, tenant à brasse corps Nébulard, lui aurait coupé le souffle par la pression des côtes, si Guignard à son tour ne lui eût appliqué la main sur la face, en telle sorte que ses cinq doigts s’y trouvaient logés : deux dans le coin de l’orbite oculaire, un dans la fossette parotide, le pouce sous la lèvre supérieure, et l’index dans la narine. Les avantages étaient donc toujours très balancés.

C’est dans cet état que les trois commissaires furent rattrapés par la marée montante, qui les retira dans le détroit, où ils eussent été infailliblement noyés, sans la chaleur de leur discussion sur l’hypothèse, laquelle produisant à leur insu des mouvements éminemment natatoires, les soutint à la surface, où ils furent recueillis deux jours après par des pêcheurs de Ronde-Terre. Ceux-ci les prirent au filet, et les tirèrent à leur tableau ; mais ils passèrent cinq heures d’horloge à les détortiller des mailles où ils s’étaient incorporés intimement, par suite de leurs débats intestinaux. Ils avaient les poches pleines de harengs saurets.

Les pêcheurs, ayant ramé vers la côte, y déposèrent les trois commissaires dans le village de Lowalls, où ils continuèrent leur discussion, effrayant les troupeaux, renversant les passants, et troublant le service divin ; d’où ils furent mis au violon pour tapage diurne et nocturne, puis de là rendus à la Société royale, qui les réclama et les fit séquestrer. Mais à la première occasion, ils s’élancèrent les uns sur les autres, et recommencèrent à s’empoigner sur l’hypothèse ; en telle sorte qu’ils furent interdits et mis aux petites maisons, où ils moururent, dans un âge peu avancé, d’une hypothèse rentrée.