Nous avons vu que Jean Baune, le repris de justice, après avoir rechargé son pistolet, l’avait lâché sur le docteur et l’avait manqué. Au bruit du coup, et à l’odeur de la poudre, la force armée qui se trouvait par les seigles d’alentour, avait marché par amorce et attraction du côté de Jean Baune. Celui-ci voyant au-dessus des épis les deux baïonnettes s’approcher, s’était cru découvert, et sur le point d’être cerné par toute la police secrète du pays, sur quoi, abandonnant la malle, il s’était mis à fuir de toute sa force, évitant les taillis et les champs de seigle. Il était ainsi arrivé vers le hameau de Coudraz, où apercevant de loin le Maire de l’endroit, qui jouait aux quilles devant l’église, il n’avait osé fuir outre, et était entré dans le grenier de Samuel Porret, où il vint se cacher dans la toiture, enfourchant l’arrière de la lucarne, afin de n’être pas vu d’en bas, et là chargea ses armes.
C’est ce qui fut cause qu’à l’ouïe de l’échelle qu’on y avait appliquée, il se crut de nouveau cerné, et lorsque George Luçon, arrivé au trentième échelon, se trouva face à face avec lui, il lui lâcha son coup, puis, s’enfuyant de l’autre coté du toit, pour échapper au village, il sauta dans une mare au grand préjudice de treize canards qui s’y récréaient, puis sortant de là sans fracture, il prit la venelle et s’enfuit par les champs.
Au moment où Jean Baune avait fui par le toit, il avait été vu du village qui cria tout d’une voix : Le voilà qui s’en va ! croyant que c’était le diable en personne qui s’échappait sous cette figure ; aussitôt ils tournèrent la maison pour le poursuivre, ce qu’ils firent jusqu’au soir de ce jour, que, n’ayant pu l’atteindre, ils revinrent au hameau. D’où le bruit se répandit que le diable hantait le pays, et en plusieurs endroits ils mirent le feu aux greniers à blé, ou processionnèrent par les routes afin de les maintenir saintes et à l’abri de tout diableteau. Notamment ceux de la Croix-Blanche ceignirent leur village d’une ficelle qu’ils firent bénir à beaux deniers comptants, et s’en trouvèrent bien, car le diable n’y parut point.
George Luçon ayant reçu la balle dans le cou, à l’endroit où se bifurque le canal pour conduire, d’une part au poumon par la trachée artère, de l’autre à l’œsophage par le conduit alimentaire, était tombé au bas de l’échelle, victime de son courage. Il fut reçu par sa femme désolée et Joseph qui, le soutenant par dessous les bras, lui pleurait dessus, pendant que Nanette était allée chercher de l’eau fraîche et du linge de toile. Après quoi, George Luçon ayant rouvert les yeux, et dit : Bien obligé Nanette, tous les trois se prirent à sauter follement de joie, moitié priant Dieu, moitié le remerciant d’avoir bien voulu dans sa miséricorde sauver leur homme. En effet, au bout de quinze jours George Luçon guérit, et seulement conserva l’infirmité de ne pouvoir boire de clairette qu’aux repas, de façon que s’en portant mieux, et ayant la tête toujours saine, il fut nommé marguillier dès l’année suivante ; après quoi, il devint Ancien, et présenta la creuselette à l’église durant quatre années, tant et tant qu’à la fin il fut choisi maire de la communs de Porchères, et disait souvent que les voies de Dieu sont bonnes.