Alors, commença une campagne contre lui. On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l’arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n’a jamais tué personne, mais dont l’effet est immanquable sur les imbéciles : on l’inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle des collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés ; et l’on prouva qu’il avait volé ses inspirations à d’autres. On l’accusa d’avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s’il n’avait eu affaire qu’à ceux dont le métier est d’aboyer, à ces critiques nabots qui grimpent sur les épaules du grand homme, et qui crient :
– Je suis plus grand que toi !
Mais non, les hommes de talent s’attaquent entre eux ; chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères ; et pourtant, comme dit l’autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix ; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi assez rude.
Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s’en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale – dont plusieurs étaient des étrangers – lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi ; et la mode s’en mêlant, on concevait qu’il irritât, par ses exagérations, même des hommes sans parti pris, – à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d’enthousiastes partisans qui, quoi qu’il fît, s’extasiaient, déclarant volontiers que la musique n’existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D’autres y voyaient une révolution musicale, l’assaut donné aux traditions, que Christophe respectait. Ce n’eût servi de rien qu’il protestât. Ils lui eussent démontré qu’il ne savait pas ce qu’il avait écrit. Ils s’admiraient, en l’admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies, parmi ses confrères, qu’exaspérait ce « battage » dont il était innocent. Ils n’avaient pas besoin de ces raisons pour n’aimer pas sa musique : la plupart éprouvaient, à son égard, l’irritation naturelle de celui qui n’a point d’idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est bourré d’idées et s’en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle ! des moules de cuisine, où la pensée était jetée ! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu’ils l’aimaient, simplement, pour le bien qu’il leur faisait, étaient des auditeurs obscurs qui n’avaient pas voix au chapitre. L’unique, qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe, – Olivier, était séparé de lui et semblait l’oublier. Christophe se trouvait donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui nuirait le plus. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d’un grand journal, un de ces critiques présomptueux qui régentent l’art avec l’insolence que donnent l’ignorance et l’impunité, il haussait les épaules, disant :
– Juge-moi. Je te juge. Rendez-vous dans cent ans !
Mais en attendant, les médisances allaient leur train ; et le public, suivant l’habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses.
Comme s’il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n’avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l’empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe ; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir son septuor arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu’on l’eût avisé. Il courut chez Hecht, et, lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit :
– Connaissez-vous cela ?
– Sans doute, dit Hecht.
– Et vous avez osé… vous avez osé tripatouiller mes œuvres, sans me demander la permission !…
– Quelle permission ? dit Hecht avec calme. Vos œuvres sont à moi.
– À moi aussi, je suppose !
– Non, fit Hecht doucement.
Christophe bondit.
– Mes œuvres ne sont pas à moi ?
– Elles ne sont plus à vous. Vous me les avez vendues.
– Vous vous moquez de moi ! Je vous ai vendu le papier. Faites-en de l’argent, si vous voulez. Mais ce qui est écrit dessus, c’est mon sang, c’est à moi.
– Vous m’avez tout vendu. En échange de l’œuvre que voici, je vous ai alloué une somme de trois cents francs, payable jusqu’à due concurrence, à raison de trente centimes par exemplaire vendu de l’édition originale. Moyennant quoi, vous m’avez cédé, sans aucune restriction ni réserve, tous vos droits sur votre œuvre.
– Même celui de la détruire ?
Hecht haussa les épaules, sonna, et dit à un employé :
– Apportez-moi le dossier de M. Krafft.
Il lut posément à Christophe le texte du traité, que Christophe avait signé sans le lire, – duquel il résultait, selon la règle ordinaire des traités que souscrivaient alors les éditeurs de musique, – « que M. Hecht était subrogé dans tous les droits, moyens et actions de l’auteur, et avait, à l’exclusion de tout autre, le droit d’éditer, publier, graver, imprimer, traduire, louer, vendre, à son profit, sous telle forme qu’il lui plaisait, faire exécuter dans les concerts, cafés-concerts, bals, théâtres, etc.… l’œuvre dite, publier tout arrangement de l’œuvre pour quelque instrument et même avec paroles, ainsi que d’en changer le titre… etc., etc.… »{8}.
– Vous voyez, lui dit-il, que je suis fort modéré.
– Évidemment, dit Christophe, je dois vous remercier. Vous auriez pu faire de mon septuor une chanson de café-concert.
Il se tut, consterné, la tête entre les mains.
– J’ai vendu mon âme, répétait-il.
– Soyez sûr, dit Hecht ironiquement, que je n’en abuserai pas.
– Et votre République, fit Christophe, autorise ces trafics ! Vous dites que l’homme est libre. Et vous vendez la pensée à l’encan.
– Vous avez touché le prix, dit Hecht.
– Trente deniers, oui, fit Christophe. Reprenez-les.
Il fouillait dans ses poches pour rendre à Hecht les trois cent francs. Mais il ne les avait pas. Hecht sourit légèrement, avec un peu de dédain. Ce sourire engagea Christophe.
– Je veux mes œuvres, dit-il, je vous les rachète.
– Vous n’en avez aucun droit, dit Hecht. Mais comme je ne tiens nullement à retenir les gens de force, je consens à vous les rendre, – si vous êtes en mesure de me rembourser des indemnités dues.
– Je le serai, dit Christophe, dussé-je me vendre moi-même.
Il accepta, sans discuter, les conditions que Hecht lui soumit, quinze jours plus tard. Par une folie insigne, il rachetait les éditions de ses œuvres, à des prix cinq fois supérieurs à ce que ses œuvres lui avaient rapporté, quoique nullement exagérés : car ils étaient scrupuleusement calculés d’après les bénéfices réels que les œuvres apportaient à Hecht. Christophe était incapable de payer ; et Hecht y comptait bien. Hecht ne tenait pas à accabler Christophe, qu’il estimait comme artiste et comme homme, plus qu’aucun autre des jeunes musiciens ; mais il voulait lui donner une leçon : car il n’admettait point qu’on se révoltât contre ce qui était son droit. Il n’avait pas fait ces règlements, ils étaient ceux du temps : il les trouvait donc équitables. Il était d’ailleurs sincèrement convaincu qu’ils étaient pour le bien de l’auteur, comme de l’éditeur, qui sait mieux que l’auteur les moyens de répandre l’œuvre, et ne s’arrête point comme lui à des scrupules d’ordre sentimental, respectables, mais contraires à son véritable intérêt. Il était décidé à faire réussir Christophe ; mais c’était à sa façon, et à condition que Christophe lui fût livré, pieds et poings liés. Il voulut lui faire sentir qu’on ne pouvait se dégager si facilement de ses services. Ils firent un marché conditionnel ; si, dans un délai de six mois, Christophe ne réussissait pas à s’acquitter, les œuvres restaient en toute propriété à Hecht. Il était à prévoir que Christophe ne pourrait trouver le quart de la somme demandée.
Il s’entêta pourtant, donnant congé de son appartement plein de souvenirs pour lui, afin d’en prendre un autre moins coûteux, – vendant divers objets, dont aucun, à sa surprise, n’avait de valeur, – s’endettant, recourant à l’obligeance de Mooch, malheureusement fort dépourvu alors et malade, cloué chez lui par des rhumatismes, – cherchant un autre éditeur, et partout se heurtant à des conditions aussi léonines que celles de Hecht, ou même à des refus.
C’était le temps où les attaques contre lui étaient le plus vives dans la presse musicale. Un des principaux journaux parisiens était particulièrement acharné ; quelqu’un de ses rédacteurs, qui ne signait point de son nom, l’avait pris comme tête de Turc : pas de semaine qu’il ne parût dans les Échos quelque note perfide pour le rendre ridicule. Le critique musical achevait l’œuvre de son confrère masqué : le moindre prétexte lui était bon pour exprimer son animosité. Ce n’étaient encore que les premières escarmouches : il promettait d’y revenir, et de procéder sous peu à une exécution en règle. Ils ne se pressaient point, sachant qu’aucune accusation précise ne vaut pour le public une suite d’insinuations obstinément répétées. Ils jouaient avec Christophe, comme le chat avec la souris. Christophe, à qui les articles étaient envoyés, les méprisait, mais ne laissait pas d’en souffrir. Cependant, il se taisait ; et, au lieu de répondre – (l’aurait-il pu, même s’il l’avait voulu ?) – il s’obstinait dans sa lutte d’amour-propre inutile et disproportionnée avec son éditeur. Il y perdait son temps, ses forces, son argent, et ses seules armes, puisque de gaieté de cœur, il prétendait renoncer à la publicité que Hecht faisait à sa musique.
Brusquement, tout changea. L’article annoncé dans le journal ne parut point. Les insinuations se turent. La campagne s’arrêta net. Bien plus : deux ou trois semaines après, le critique du journal publiait, d’une façon incidente, quelques lignes élogieuses, qui semblaient attester que la paix était faite. Un grand éditeur de Leipzig écrivit à Christophe pour lui offrir de publier ses œuvres ; et le traité fut conclu à des conditions avantageuses. Une lettre flatteuse, qui portait le cachet de l’ambassade d’Autriche, exprima à Christophe le désir qu’on avait d’introduire certaines de ses compositions sur les programmes des soirées de gala, données à l’ambassade. Philomèle, que patronnait Christophe, fut priée de se faire entendre à une de ces soirées ; et aussitôt après, elle fut partout demandée dans les salons aristocratiques de la colonie allemande et italienne de Paris. Christophe lui-même, qui ne put se dispenser de venir à un des concerts, trouva le meilleur accueil auprès de l’ambassadeur. Cependant, quelques mots d’entretien lui montrèrent que son hôte, assez peu musicien, ne connaissait rien de ses œuvres. D’où venait donc cet intérêt subit ? Une invisible main semblait veiller sur lui, écarter les obstacles, lui aplanir la route. Christophe s’informa. L’ambassadeur fit allusion à deux amis de Christophe, le comte et la comtesse Bérény, qui avaient une grande sympathie pour lui. Christophe ignorait jusqu’à leur nom ; et le soir qu’il vint à l’ambassade, il n’eut pas l’occasion de leur être présenté. Il n’insista pas pour les connaître. Il traversait une période de dégoût des hommes, où il faisait aussi peu fond sur ses amis que sur ses ennemis : amis et ennemis étaient également incertains ; un souffle les changeait ; il fallait apprendre à s’en passer, et dire, comme ce vieux homme du XVIIe siècle :
« Dieu m’a donné des amis ; il me les a ôtés. Ils m’ont laissé. Je les laisse, et n’en fait point mention. »
Depuis qu’il avait quitté la maison d’Olivier, Olivier ne lui avait plus donné signe de vie ; tout semblait fini entre eux. Christophe ne tenait pas à faire des amitiés nouvelles. Il se représentait le comte et la comtesse Bérény, à l’image de tant de snobs qui se disaient ses amis ; et il ne fit rien pour les rencontrer. Il les eût plutôt fuis.
C’était Paris tout entier qu’il eût voulu fuir. Il avait besoin de se réfugier, pour quelques semaines, dans une solitude amie. S’il avait pu se retremper, quelques jours, seulement quelques jours, dans son pays natal ! Peu à peu, cette pensée devenait un désir maladif. Il voulait revoir son fleuve, son ciel, la terre de ses morts. Il fallait qu’il les revît. Il ne le pouvait point, sans risquer sa liberté : il était toujours sous le coup de l’arrêt lancé contre lui, lors de sa fuite d’Allemagne. Mais il se sentait prêt à toutes les folies pour rentrer, ne fût-ce qu’un seul jour.
Par bonheur, il en parla à un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attaché à l’ambassade d’Allemagne, rencontré à la soirée où l’on donnait ses œuvres, lui disait que son pays était fier d’un musicien tel que lui, Christophe répondit amèrement :
– Il est si fier de moi qu’il me laissera mourir à sa porte, sans m’ouvrir.
Le jeune diplomate se fit expliquer la situation ; et quelques jours après, il revint voir Christophe, et lui dit :
– On s’intéresse à vous en haut lieu. Un très grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui pèse sur vous, a été mis au courant de votre situation ; et il daigne en être touché. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire : car – (entre nous) – il n’a pas le goût fort bon ; mais il est intelligent, et il a le cœur généreux. Sans qu’il soit possible de lever pour le moment, l’arrêt rendu contre vous, on consent à fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les vôtres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, à l’arrivée et au départ. Soyez prudent, et n’attirez pas l’attention.
*
Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui étaient accordés, ne s’entretenant qu’avec elle et ceux qui étaient en elle. Il vit la tombe de sa mère. L’herbe y poussait ; mais des fleurs y avaient été déposées récemment. Côte à côte dormaient le père et le grand-père. Il s’assit à leurs pieds. La tombe était adossée au mur d’enceinte. Un châtaigner qui poussait de l’autre côté, dans le chemin creux, l’ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dorées, où le vent tiède faisait passer des ondulations molles ; le soleil régnait sur la terre assoupie ; on entendait le cri des cailles dans les blés, et sur les tombes la douce houle des cyprès. Christophe était seul et rêvait. Son cœur était calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuyé au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se fermèrent, un moment. Comme tout était simple ! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait auprès d’eux, la main dans la main. Les heures s’écoulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des allées. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L’homme répondit que la fermière de Buir passait, une ou deux fois par an.
– Lorchen ? dit Christophe.
Ils causèrent.
– Vous êtes le fils, dit l’homme.
– Elle en avait trois, dit Christophe.
– Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tourné.
Christophe, la tête un peu renversée en arrière, immobile, se taisait. Le soleil descendait.
– Je vais fermer, dit le gardien.
Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimetière. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s’arrêtait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait là, réunis ! Le vieux Euler, – son gendre, – plus loin, des camarades d’enfance, de petites filles avec qui il avait joué, – et là, un nom qui lui remua le cœur : Ada… Paix sur tous…
Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les étoiles s’allumaient…
Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l’après-midi à sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s’était animé. Son cœur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il écrivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu’il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu’il travaillait dans sa petite chambre d’autrefois, et que la maman était là, de l’autre côté de la cloison. Quand il eut fini et qu’il fallut partir, – il était déjà à quelques pas de la tombe, – il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l’herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Christophe pensa :
– Il sera vite effacé. Tant mieux !… Pour toi seule. Pour nul autre.
Il revit aussi le fleuve, les rues familières, où tant de choses étaient changées. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d’acacias qu’il avait vu planter avait conquis la place, étouffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu’il était gamin, pour regarder dans le parc ; et il fut étonné de voir comme la rue, le mur, le jardin étaient devenus petits. Devant la grille d’entrée, il s’arrêta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux, et ses yeux rencontrèrent ceux d’une jeune dame, fraîche, grasse, réjouie, qui l’examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. À son geste, la voiture s’arrêta. Elle dit :
– Monsieur Krafft !
Il s’arrêta.
Elle dit en riant :
– Minna…
Il courut à elle, presque aussi troublé qu’au jour de la première rencontre{9}. Elle était avec un monsieur, grand, gros, chauve, aux moustaches relevées d’un air vainqueur, qu’elle présenta : « Herr Reichsgerichtsrat von Brombach », – son mari. Elle voulut que Christophe entrât à la maison. Il cherchait à s’excuser. Mais Minna s’exclamait.
– « Non, non, il devait venir, venir dîner. »
Elle parlait très fort et très vite, et, sans attendre les questions, déjà racontait sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilité et par son bruit, n’entendait qu’à moitié, et il la regardait. C’était là sa petite Minna ! Elle était florissante, robuste, rembourrée de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits élargis, particulièrement le nez solide et bien nourri. Les gestes, les manières, les gentillesses étaient restées les mêmes ; mais le volume avait changé.
Cependant, elle ne cessait de parler : elle racontait à Christophe les histoires de son passé, ses histoires intimes, la façon dont elle avait aimé son mari et dont son mari l’avait aimée. Christophe était gêné. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et supérieur aux autres, – (du moins quand elle était en présence des autres,) – sa ville, sa maison, sa famille, et elle-même. Elle disait de son mari, et devant lui, qu’il était « l’homme le plus grandiose qu’elle eût jamais vu », qu’il y avait en lui « une force surhumaine ».
« L’homme le plus grandiose » tapotait en riant les joues de Minna, et déclarait à Christophe qu’elle était « une femme hautement éminente ». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat fût au courant de la situation de Christophe, et qu’il ne sût au juste s’il devait le traiter avec égards ou sans égards, vu sa condamnation d’une part, et, de l’autre, vu l’auguste protection qui le couvrait ; il prit le parti de mélanger les deux manières. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parlé d’elle à Christophe, elle parla de lui ; elle le harcela de questions aussi intimes que l’avaient été les réponses aux questions supposées, qu’il ne lui avait point faites. Elle était ravie de revoir Christophe ; elle ne connaissait rien de sa musique ; mais elle savait qu’il était connu ; elle était flattée qu’il l’eût aimée. – (et qu’elle l’eût refusé). – Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de délicatesse. Elle lui demanda son autographe pour son album. Elle l’interrogea avec insistance sur Paris. Elle manifestait pour cette ville autant de curiosité que de mépris. Elle prétendait la connaître, ayant vu les Folies-Bergère, l’Opéra, Montmartre et Saint-Cloud. D’après elle, les Parisiennes étaient des cocottes, de mauvaises mères, qui avaient le moins possible d’enfants et ne s’en occupaient point, les laissant au logis pour aller au théâtre ou dans les lieux de plaisir. Elle n’admettait point qu’on la contredît. Au cours de la soirée, elle voulut que Christophe jouât un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari.
Christophe eut le plaisir de revoir la mère de Minna, Mme de Kerich. Il avait conservé pour elle une secrète tendresse, parce qu’elle avait été bonne pour lui. Elle n’avait rien perdu de sa bonté, et elle était plus naturelle que Minna ; mais elle témoignait toujours à Christophe cette petite ironie affectueuse qui l’irritait jadis. Elle en était restée au point où il l’avait laissée ; elle aimait les mêmes choses ; et il ne lui semblait pas admissible qu’on pût faire mieux, ni autrement ; elle opposait le Jean-Christophe d’autrefois au Jean-Christophe d’aujourd’hui ; et elle le préférait au premier.
Autour d’elle, personne n’avait changé d’esprit, que Christophe. L’immobilité de la petite ville, son étroitesse d’horizon, lui étaient pénibles. Ses hôtes passèrent une partie de la soirée à l’entretenir de commérages sur le compte de gens qu’il ne connaissait pas. Ils étaient à l’affût des ridicules de leurs voisins et ils décrétaient ridicule tout ce qui différait d’eux. Cette curiosité malveillante, perpétuellement occupée de riens, finissait par causer à Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie, à l’étranger. Mais tout de suite, il se heurta à l’impossibilité de leur faire sentir cette civilisation française, dont il avait souffert, et qui lui devenait chère, en ce moment qu’il la représentait dans son propre pays, – ce libre esprit latin, dont la première loi est l’intelligence : comprendre le plus possible, au risque de faire bon marché de la « moralité ». Il retrouvait chez ses hôtes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, qui l’avait blessé autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir, – orgueilleux par faiblesse autant que par vertu, – cette honnêteté sans charité, fière de sa vertu, et méprisante des défaillances qu’elle ne pouvait pas connaître, le culte du comme-il-faut, le dédain scandalisé des supériorités « irrégulières ». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d’avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa façon de juger les autres. Elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n’était occupée que d’elle-même. Son égoïsme se badigeonnait d’une vague teinture métaphysique. Il était constamment question de son « moi », du développement de son « moi ». Elle était peut-être une bonne femme, et capable d’aimer. Mais elle s’aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l’air de dire perpétuellement le Pater et l’Ave devant son « moi ». On avait le sentiment qu’elle eût cessé totalement d’aimer, et pour toujours, l’homme qu’elle aimait le mieux, s’il eût manqué un seul instant – (l’aurait-il regretté mille fois, par la suite), – au respect dû envers la dignité de son « moi »… Au diable ton « moi » ! Pense donc un peu au « toi » !…
Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux sévères. Lui qui était si irritable à l’ordinaire, il l’écoutait parler avec une patience archangélique. Il se défendait de la juger. Il l’entourait, comme d’une auréole, du religieux souvenir de son enfance ; et il s’obstinait à rechercher en elle l’image de la petite Minna. Il n’était pas impossible de la reconnaître en certains de ses gestes ; le timbre de sa voix avait certaines sonorités qui réveillaient des échos émouvants. Il s’absorbait en eux, se taisant, n’écoutant pas les paroles qu’elle disait, ayant l’air d’écouter, ne cessant de lui témoigner un respect attendri. Mais il avait du mal à concentrer son esprit : elle faisait trop de bruit, elle l’empêchait d’entendre Minna. À la fin, il se leva un peu las :
– Pauvre petite Minna ! Ils voudraient me faire croire que tu es là, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m’ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu’avons-nous à faire de ces gens ?
Il s’en alla, leur laissant croire qu’il reviendrait le lendemain. S’il avait dit qu’il repartait, le soir, ils ne l’eussent point lâché jusqu’à l’heure du train. Dès les premiers pas dans la nuit, il retrouva l’impression de bien-être qu’il avait, avant d’avoir rencontré la voiture. Le souvenir de la soirée importune s’effaça, comme d’un coup d’éponge : il n’en resta plus rien ; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du côté de la maison où il était né. Il n’eut pas de peine à la reconnaître. Les volets étaient fermés ; on dormait. Christophe s’arrêta au milieu de la route ; il lui semblait que s’il frappait à la porte, les fantômes connus lui ouvriraient. Il pénétra dans le pré, autour de la maison, près du fleuve, à l’endroit où il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s’assit. Et les jours passés revécurent. Et la chère petite fille qui avait bu avec lui le rêve du premier amour était ressuscitée. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie :
– La vie ne m’a rien appris. J’ai beau savoir… j’ai beau savoir… J’ai toujours les mêmes illusions.
Qu’il est bon d’aimer et de croire intarissablement ! Tout ce que touche l’amour est sauvé de la mort.
– Minna, qui es avec moi, – avec moi, pas avec l’autre… Minna qui ne vieilliras jamais !…
La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d’argent. Christophe eut l’impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s’approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées ; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier, – maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d’usines, – commençait à s’élever. Christophe songea au bois d’acacias qu’il avait vu, dans l’après-midi, et il pensa :
– Là aussi, le fleuve ronge…
La vieille ville, endormie dans l’ombre, avec tout ce qu’elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore car il la sentit menacée…
Hostis habet muros…
Vite, sauvons les nôtres ! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l’incendie dévore le palais de Priam…
Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l’inondation. Mais pareils à ceux-là qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l’étincelle d’amour qui avait jailli de sa terre, et l’âme sacrée du passé.
*
Jacqueline et Olivier s’étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l’avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle sentit la misérable niaiserie des autres douleurs ; et la tendresse que lui témoignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d’amour. Elle se disait qu’elle était ingrate envers la vie et qu’il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu’elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu’elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s’étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l’attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l’amour, qu’on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu’elle disparaîtrait de nouveau, – pour combien de temps ? pour toujours, peut-être ? – ils l’étreignaient avec une passion désespérée…
– Reste, reste avec nous !
Mais ils savaient bien qu’ils allaient le perdre…
Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l’amour. Mais l’amour était déjà passé. Le fardeau qui s’appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n’en éprouvait point la joie qu’elle attendait. Elle s’interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d’un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n’était pas venu. Cette plante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l’être inconnu qui avait pris possession d’elle. C’était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur, – moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l’avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l’avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s’apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait en ses entrailles. Qu’allait-il être ?…
Lorsqu’elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu’elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d’éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde : avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d’amour qui remue l’univers l’étreignit de la tête aux pieds, la roula, la souleva jusqu’aux cieux… Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale ; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne : car tu n’as pas souffert…
Puis, la vague retomba ; et l’âme retoucha le fond.
Olivier, tremblant d’émotion, se penchait sur l’enfant ; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, il effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait : jalousement, elle le repoussa ; elle saisit l’enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L’enfant cria, elle le rendit ; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura ; Olivier vint vers elle, l’embrassa, but ses larmes ; elle l’embrassa aussi, et se força à sourire ; puis, elle demanda qu’on la laissât se reposer, avec l’enfant près d’elle… Hélas ! qu’y faire, lorsque l’amour est mort ? L’homme, qui livre à l’intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu’il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d’aimer, sans raison, tout entière, qu’y peut-elle ? Vouloir ? Se faire illusion ? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion ?…
Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l’enfant avec une tendre pitié. Qu’était-il ? Quel qu’il fût, il n’était pas d’elle tout entier. Il était aussi « l’autre ». Et « l’autre », elle ne l’aimait plus. Pauvre petit ! Cher petit ! Elle s’irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort ; et, se penchant sur lui, elle l’embrassait, elle l’embrassait…
*
Le grand malheur des femmes d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient à des liens qu’elles sauraient ne pouvoir briser ; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d’avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s’affranchir.
Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de la vie, elle l’eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable ; elle eût fini, comme elle avait commencé : par l’aimer. Mais elle savait qu’elle en pouvait sortir ; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter : elle en arriva à croire qu’elle le devrait.
Les moralistes d’à présent sont d’étranges animaux. Tout leur être s’est atrophié, au profit des facultés d’observation. Ils ne cherchent plus qu’à voir la vie : à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur paraît accomplie, ils disent :
– Cela est.
Ils n’essaient point de le changer. Il semble qu’à leurs yeux le seul fait d’exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d’une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd’hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers ! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s’appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu’à se croiser les bras ? Bien heureux, quand ils ne s’admirent point ! À force de s’entendre répéter qu’elle est une enfant malade, la femme s’enorgueillit de l’être. On cultive ses lâchetés, on les fait s’épanouir. Qui s’amuserait à conter complaisamment aux enfants qu’il est un âge dans l’adolescence où l’âme qui n’a pas encore trouvé son équilibre, est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait, – sur-le-champ, les crimes naîtraient. L’homme même. Il suffit de lui répéter qu’il n’est point libre, pour qu’il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu’elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, – et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire : car vous avez intérêt à ce qu’elle ne le sache point !…
Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l’égarer. Depuis qu’elle s’était détachée d’Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu’elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d’elle et de ses amies mariées, s’était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l’assaisonnant, l’esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l’abbaye Rabelaisienne :
Fais ce que Vouldras.
Mais ils se vantaient un peu : car ils ne voulaient pas grand’chose ; c’étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts ; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés ; et leur dévergondage restait surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l’animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de passions et de devoirs. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait l’en empêcher. Il était, lui aussi, touché par la maladie du temps ; il ne se croyait pas le droit d’entraver la liberté de celle qu’il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n’était par l’amour. Et Jacqueline ne lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit.
Le pire était qu’elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque : quand elle croyait, elle se donnait ; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux ; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu’elle était prête à appliquer jusque dans l’immoralité.
Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S’ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l’égard des préjugés de la morale et de la société, ils s’arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux ; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d’un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n’ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s’en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu’on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés, – entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D’abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours, être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c’est ici qu’on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu’il est laid parfois d’être sincère ! C’est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d’eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité ; et l’amour-propre y trouve encore son compte.
Jacqueline passait son temps à s’étudier dans son miroir ; elle y voyait des choses qu’elle eût mieux fait de ne jamais voir : car, après les avoir vues, elle n’avait plus la force d’en détacher les yeux ; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir ; elles devenaient énormes, elles finissaient par s’emparer de ses yeux et de sa pensée.
L’enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n’avait pu l’allaiter ; le petit dépérissait. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d’abord… Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille ; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice, – une robuste Nivernaise qui n’en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d’une affection animale, jalouse et encombrante, – semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l’autre n’en faisait qu’à sa tête ; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s’apercevoir qu’elle n’y connaissait rien. Elle ne s’était jamais bien remise, depuis la naissance de l’enfant : un commencement de phlébite l’avait abattue ; obligée pendant des semaines à l’immobilité, elle se rongeait ; sa pensée fiévreuse ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée : « Elle n’avait pas vécu, elle n’avait pas vécu ; et maintenant, sa vie était finie… » Car son imagination était frappée : elle se croyait estropiée pour toujours ; et une rancune sourde, acre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l’enfant. C’est là un sentiment moins rare qu’on ne croit ; mais on jette un voile dessus ; celles même qui l’éprouvent ont honte d’en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait ; un combat se livrait entre son égoïsme et l’amour maternel. Quand elle voyait l’enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie ; – mais aussitôt après, elle pensait avec amertume :
– Il m’a tuée.
Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, au prix de sa souffrance. Même après qu’elle fut guérie, quand l’enfant fut plus grand, ce sentiment d’hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait de se croire malade ; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu’entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui en était la source, – (séparation de l’enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue, à se faire gaver au lit, comme une bête à l’engrais), – achevèrent de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substituent à une maladie du moi une autre maladie, l’hypertrophie du moi ! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral, que ne ramenez-vous leur sang, s’ils n’en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur !
Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie, – moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu’elle était demeurée près de lui, elle subissait encore l’ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi ; elle se débattait en vain contre l’esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu’elle en eût. Mais dès que le hasard l’eut séparée de cet homme, – qu’elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, – qu’elle fut libre, – aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s’être ainsi livrée, une haine d’avoir porté si longtemps le joug d’une affection qu’elle ne ressentait plus… Qui dira les rancunes implacables, qui couvent dans le cœur d’un être qu’on aime et dont on se croit aimé ? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n’aime plus. Celui qu’elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s’aperçoit tout à coup qu’il n’est plus rien pour elle ; et il ne comprend pas : il n’a rien vu du long travail qui se faisait en elle ; il ne s’est point douté de l’hostilité secrète qui s’amassait contre lui ; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, – certaines, ensevelies sous les voiles de l’alcôve, – d’autres, d’amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, – d’autres… qu’en sait-elle, elle-même ? Il est telle offense cachée, qu’on lui fit sans le savoir, et qu’elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la connaît plus bien ; mais l’offense est inscrite dans sa chair : jamais sa chair n’oubliera.
Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu’Olivier, – plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s’embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d’instincts, et capable, au besoin, d’actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d’avance, découragé : trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l’âme de la mère ; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race ; et, faible et maladroit, tous les efforts qu’il tentait accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l’en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S’il cédait à la colère, elle le méprisait. S’il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s’il ne cédait pas à la colère, s’il ne voulait pas céder, – alors, elle le haïssait. Et le pire de tout : ce silence où ils se muraient, des jours, l’un en face de l’autre. Silence asphyxiant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier, de faire crier. Silence, noir silence, où l’amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun sur son orbite, s’enfoncent dans la nuit… Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu’ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d’éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements.
Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l’avait rencontrée chez Christophe ; puis, Jacqueline l’invita ; et Cécile continua de les voir, même après que Christophe s’était séparé d’eux. Jacqueline avait été bonne pour elle : bien qu’elle ne fût guère musicienne et qu’elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance : quand elle entrait dans le salon des Jeannin, avec ses yeux francs, son air de santé, de bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c’était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d’Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement. Lorsqu’elle partait, ils avaient envie de lui dire :
– Restez, restez encore, j’ai froid !
Pendant l’absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent ; et il ne put lui cacher un peu de ses chagrins. Il le fit avec l’abandon irréfléchi d’une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée ; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux ; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu’elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison, elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu’elle n’agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n’avait pas le droit de connaître ces secrets. Olivier interpréta ainsi son éloignement ; et il l’approuva : car il se reprochait d’avoir parlé. Mais l’éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s’était habitué à partager ses pensées avec elle ; elle seule le délivrait de la peine qui l’oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu’il fallait donner à celui-ci. Il n’en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d’écrire pour lui ce qu’il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s’entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s’en était guéri pendant ses années d’amour ; mais à présent qu’il se retrouvait seul, la manie héréditaire l’avait repris : c’était un soulagement lorsqu’il souffrait, et une nécessité d’artiste qui s’analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s’il les disait à Cécile, – plus librement, puisqu’elle ne les lirait jamais.
Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C’était un jour où elle se sentait plus près d’Olivier qu’elle ne l’avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d’amour qu’il lui envoyait : elle en avait été émue jusqu’à pleurer. Assise à l’ombre de l’armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé ; et elle avait un remords douloureux de l’avoir détruit. Elle songeait au chagrin d’Olivier : jamais elle n’avait pu, de sang-froid, en envisager la pensée ; elle pouvait l’oublier ; mais elle ne pouvait supporter l’idée qu’il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eût voulu se jeter dans ses bras, lui dire :
– Ah ! Olivier, Olivier, qu’est-ce que nous avons fait ? Nous sommes fous, nous sommes fous ! Ne nous faisons plus souffrir !
S’il était rentré, à ce moment !…
Et ce fut à ce moment, justement, qu’elle trouva ces lettres… Tout fut fini. – Pensa-t-elle qu’Olivier l’avait réellement trompée ? Peut-être. Mais qu’importe ? La trahison pour elle n’était pas tant dans l’acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu’elle aimait d’avoir une maîtresse, que d’avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison.
– La belle affaire ! diront certains… – (Les pauvres êtres, qui ne souffrent d’une trahison d’amour, que si elle est consommée !… Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n’est plus rien)…
Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard ! Elle ne l’aimait plus assez. Ou peut-être qu’elle l’aimait trop… Non, ce n’était pas de la jalousie ! C’était toute sa confiance qui s’écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d’espoir en lui. Elle ne se disait pas qu’elle en avait fait fi qu’elle l’avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour était innocent, et que l’on n’est pas le maître, enfin, d’aimer ou de n’aimer point. Il ne lui venait pas à l’idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe : Christophe, elle ne l’aimait point, il ne comptait point ! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu’Olivier lui mentait, et qu’elle n’était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir… Tout était fini.
Olivier ne sut jamais ce qu’elle avait souffert, en cette journée. Mais quand il la revit, il eut l’impression lui aussi, que tout était fini.
À partir de ce moment, ils ne se parlèrent plus, sinon quand ils étaient devant les autres. Ils s’observaient, comme deux bêtes traquées, qui sont sur leurs gardes, et qui ont peur. Jeremias Gotthelf décrit, avec une bonhomie impitoyable, la situation sinistre d’un mari et d’une femme qui ne s’aiment plus et se surveillent mutuellement, chacun épiant la santé de l’autre, guettant les apparences de maladie, ne songeant nullement à hâter la mort de l’autre, ni même à la souhaiter mais se laissant aller à l’espérance d’un accident imprévu, et se flattant d’être le plus robuste des deux. Il y avait des minutes où Jacqueline et Olivier s’imaginaient que l’autre avait cette pensée. Et ni l’un ni l’autre ne l’avait ; mais c’était déjà trop de la prêter à l’autre, comme Jacqueline, qui, la nuit, dans des secondes d’insomnie hallucinée, se disait que l’autre était le plus fort, l’usait peu à peu, et bientôt triompherait… Délire monstrueux d’une imagination et d’un cœur affolés ! – Et penser que, du meilleur d’eux-mêmes, tout au fond, ils s’aimaient !…
Olivier, succombant sous le poids, n’essaya plus de lutter ; se tenant à l’écart, il laissa le gouvernail de l’âme de Jacqueline. Abandonnée à elle-même, sans pilote, elle eut le vertige de sa liberté ; il lui fallait un maître, contre qui se révolter : si elle n’en avait point, il lui fallait en créer. Alors elle fut la proie de l’idée fixe. Jusque-là, quoi qu’elle souffrit, elle n’avait jamais conçu la pensée de quitter Olivier. À partir de ce moment, elle se crut dégagée de tout lien. Elle voulait aimer, avant qu’il fût trop tard : – (car elle, si jeune encore, elle se croyait déjà vieille). – Elle aima, elle connut ces passions imaginaires et dévorantes qui s’attachent au premier objet rencontré, à une figure entrevue, à une réputation, parfois même à un nom, et qui, après l’avoir agrippé, ne peuvent plus lâcher prise, qui persuadent au cœur qu’il ne saurait se passer de l’objet qu’il a choisi, qui le ravagent tout entier, qui font le vide absolu dans tout ce qui le remplissait du passé : ses autres affections, ses idées morales, ses souvenirs, son orgueil de soi et son respect des autres. Et lorsque l’idée fixe, n’ayant plus rien qui l’alimente, meurt à son tour, après avoir tout brûlé, une nature nouvelle surgit des ruines, une nature sans bonté, sans pitié, sans jeunesse, sans illusions, qui ne pense plus qu’à ronger la vie, comme l’herbe qui ronge les monuments détruits !
Cette fois, comme à l’ordinaire, l’idée fixe s’attacha à l’être le plus décevant pour le cœur. La pauvre Jacqueline s’éprit d’un homme à bonnes fortunes, un écrivain parisien, qui n’était pas beau, qui n’était pas jeune, qui était lourd, rougeaud, fripé, les dents gâtées, d’une sécheresse de cœur effroyable, et dont le mérite principal était d’être à la mode et d’avoir rendu malheureuses un grand nombre de femmes. Elle n’avait même pas l’excuse d’ignorer son égoïsme : car, dans son art, il en faisait parade. Il savait ce qu’il faisait : l’égoïsme enchâssé dans l’art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles. Autour de Jacqueline, plus d’une s’était laissé prendre : tout dernièrement, une jeune femme de ses amies, nouvellement mariée, qu’il avait sans grand’peine pervertie, puis plaquée. Elles n’en mouraient point, encore que leur dépit fût maladroit à se cacher, pour la joie de la galerie. La plus cruellement atteinte était bien trop soucieuse de son intérêt et de ses devoirs mondains pour ne pas maintenir ses désordres dans les limites du sens commun. Elles ne faisaient point d’esclandre. Qu’elles trompassent leur mari et leurs amies, ou qu’elles fussent trompées et souffrissent, c’était en silence. Elles étaient les héroïnes du qu’en-dira-t-on.
Mais Jacqueline était une folle : non seulement elle était capable de faire ce qu’elle disait, mais de dire ce qu’elle faisait. Elle apportait à ses folies une absence de calculs, un désintéressement absolu. Elle avait ce dangereux mérite d’être toujours franche avec elle-même et de ne pas reculer devant les conséquences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde : c’est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle conçut l’idée de l’adultère, elle s’y jeta à corps perdu, avec une franchise désespérée.
*
Mme Arnaud était seule, chez elle, et tricotait, avec la tranquillité fiévreuse que Pénélope devait mettre à son fameux ouvrage. Comme Pénélope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journées entières hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En général, il revenait déjeuner, bien qu’il traînât la jambe et que le lycée fût à l’autre bout de Paris : il s’obligeait à cette longue course, moins par affection, ou par économie, que par habitude. Mais certains jours, il était retenu par des répétitions ; ou bien il profitait de ce qu’il était dans le quartier, pour travailler dans une bibliothèque. Lucile Arnaud demeurait seule dans l’appartement vide. À l’exception de la femme de ménage qui venait, de huit à dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait à la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait déménagé, et de nouveaux venus s’étaient installés dans le jardin aux lilas. Céline Chabran avait épousé Augustin Elsberger. Élie Elsberger était parti avec sa famille ; on l’avait chargé, en Espagne, de l’exploitation d’une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n’habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie Céline avaient conservé leurs relations avec Lucile Arnaud ; mais ils habitaient loin, et, pris par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle.
Elle ne s’ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son intérêt. La moindre tâche journalière. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage frêle, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses manières, comme font les animaux domestiques qu’on aime bien : il passait la journée, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table auprès de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient, et parfois levant vers elle ses étranges prunelles qui l’observaient un moment, puis s’éteignaient indifférentes. Les meubles même lui tenaient compagnie. Chacun d’eux était une figure familière. Elle avait un plaisir enfantin à leur faire la toilette, à essuyer doucement la poussière qui s’était attachée à leurs flancs, à les replacer avec mille égards dans leur coin habituel. Elle tenait avec eux un entretien silencieux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu’elle possédât, un fin bureau à cylindre Louis XVI. Elle éprouvait, chaque jour, la même joie à le voir. Elle n’était pas moins occupée à faire la revue de son linge : elle passait des heures debout sur une chaise, la tête et les bras enfoncés dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigué, des heures la regardait.
Mais le bonheur était quand, les affaires finies, après avoir déjeuné seule, Dieu sait comment – (elle n’avait pas grand appétit), – après avoir fait dehors les courses indispensables, sa journée terminée, elle rentrait vers quatre heures, et s’installait à sa fenêtre, ou près du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un prétexte pour ne pas sortir du tout ; elle était heureuse quand elle pouvait rester enfermée, surtout l’hiver, lorsqu’il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, étant elle aussi une petite chatte très propre, délicate et douillette. Elle eût mieux aimé ne pas manger que sortir pour chercher son déjeuner, quand par hasard les fournisseurs l’oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C’étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés, – (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l’appartement dans le silence et l’ombre : c’était comme un mirage qui enveloppait l’âme), – installée dans son coin préféré, son tabouret sous les pieds, son tricot dans les mains, elle s’absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d’elle un de ses livres aimés. Un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour ; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s’ouvrait point ; elle le connaissait déjà ; elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils la berçaient de leur tendresse. Les gens d’aujourd’hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres que l’on boit lentement. Mme Arnaud n’avait aucun doute que la vie de ces êtres de romans ne fût aussi réelle que la sienne. Il en était à qui elle eût voulu se dévouer : la tendre jalouse lady Castlewood, l’amoureuse silencieuse, au cœur maternel et virginal, lui était une sœur ; le petit Dombey était son cher petit garçon ; elle était Dora, la femme-enfant, qui va mourir ; elle tendait les bras vers ces âmes d’enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs ; autour d’elle, passait un cortège d’aimables gueux et d’originaux inoffensifs, poursuivant leurs chimères ridicules et touchantes, – et à leur tête, l’affectueux génie du bon Dickens, riant et pleurant à ses rêves. À ces moments, quand elle regardait par la fenêtre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette chérie ou redoutée du monde imaginaire. Derrière les murs des maisons, elle devinait les mêmes vies. Si elle n’aimait pas à sortir, c’était qu’elle avait peur de ce monde, plein de mystères. Elle apercevait autour d’elle des drames qui se cachent, des comédies qui se jouent. Ce n’était pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle était parvenue à ce don d’intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d’hier et de demain, qu’ils ignorent souvent. Elle mêlait à ces visions véridiques des souvenirs romanesques, qui les déformaient. Elle se sentait noyée dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied.
Mais qu’avait-elle besoin de lire ou de voir les autres ? Elle n’avait qu’à regarder en elle. Cette existence pâle, éteinte – vue du dehors, – comme elle s’illuminait, du dedans ! Quelle vie pleine ! Que de souvenirs, de trésors, dont nul ne soupçonnait l’existence !… Avaient-ils jamais eu quelque réalité ? – Sans doute, ils étaient réels, puisqu’ils l’étaient pour elle… Ô pauvres vies, que transfigure la baguette magique du rêve !
Mme Arnaud remontait le cours des années, jusqu’à sa petite enfance ; chacune des grêles fleurettes de ses espoirs évanouis refleurissait en silence… Premier amour d’enfant pour une jeune fille, dont le charme l’avait fascinée dès le premier regard ; elle l’aimait, comme on aime d’amour, quand on est infiniment pur ; elle eût voulu baiser ses pieds, être sa fille, se marier avec elle : l’idole s’était mariée, n’avait pas été heureuse, avait eu un enfant qui était mort, était morte… Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son âge qui la tyrannisait, une blondine endiablée, rieuse, autoritaire, qui s’amusait à la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers ; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l’avenir : celle-là s’était faite Carmélite, brusquement, sans que l’on sût pourquoi ; on la disait heureuse… Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus âgé. De cette passion, personne n’avait rien su, pas même celui qui en était l’objet. Elle y avait dépensé une ardeur de dévouement, des trésors de tendresse… Puis, une autre passion : on l’aimait, cette fois. Mais par une timidité singulière, une défiance de soi, elle n’avait pas osé croire qu’on l’aimât, laissé voir qu’elle aimait. Et le bonheur avait passé, sans qu’elle l’eût saisi… Puis… Mais que sert de conter aux autres ce qui n’a de sens que pour soi ! Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde : une attention d’ami ; un gentil mot d’Olivier, dit sans qu’il y prît garde ; les bonnes visites de Christophe et le monde enchanté qu’évoquait sa musique ; un regard d’inconnu : oui, même, chez cette excellente femme, honnête et pure, des infidélités involontaires de pensée qui la troublaient et dont elle rougissait, qu’elle écartait faiblement, et qui lui faisaient tout de même, – étant si innocente, – un peu de soleil au cœur… Elle aimait bien son mari, quoiqu’il ne fût pas tout à fait celui qu’elle rêvait. Mais il était bon ; et un jour qu’il lui avait dit :
– Ma chère femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie…
Son cœur s’était fondu ; et, ce jour-là, elle s’était sentie unie à lui, tout entière, pour toujours. Chaque année les avait attachés plus étroitement l’un à l’autre. Rêves de travaux, de voyages, d’enfants. Qu’en était-il advenu ?… Hélas !… Mme Arnaud les rêvait encore. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profondément songé, qu’elle le connaissait presque comme s’il était là. Elle y avait travaillé, des années, sans cesse l’embellissant de ce qu’elle voyait de plus beau, de ce qu’elle aimait de plus cher… Silence !…
C’était tout. C’étaient des mondes. Comment de tragédies ignorées, même des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus médiocres en apparence ! Et la plus tragique : – qu’il ne se passe rien dans ces vies d’espoirs, qui crient désespérément vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refusé, – qui se dévorent dans une angoisse passionnée, – et qui n’en montrent rien au dehors !
Mme Arnaud, pour son bonheur, n’était pas occupée que d’elle-même. Sa vie ne remplissait qu’une part de ses rêveries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu’elle connaissait, ou qu’elle avait connus, elle se mettait à leur place, elle pensait à Christophe, à son amie Cécile. Elle y pensait aujourd’hui. Les deux femmes s’étaient prises d’affection l’une pour l’autre. Chose curieuse, des deux c’était la robuste Cécile qui avait besoin de s’appuyer sur la fragile Mme Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante était moins forte qu’elle n’en avait l’air. Elle passait par une crise. Les cœurs les plus tranquilles ne sont pas à l’abri des surprises. Un sentiment très tendre s’était insinué en elle ; elle ne voulait point le reconnaître d’abord ; mais il avait grandi jusqu’à ce qu’elle fût forcée d’en convenir : – elle aimait Olivier. Les manières douces et affectueuses du jeune homme, le charme un peu féminin de sa personne, ce qu’il avait de faible et de livré, tout de suite l’avaient attirée : – (une nature maternelle aime qui a besoin d’elle). – Ce qu’elle avait ensuite appris des chagrins du ménage lui avait inspiré pour Olivier une pitié dangereuse. Sans doute, ces raisons n’eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un être s’éprend d’un autre ? Ni l’un ni l’autre n’y est pour rien, souvent ; c’est l’heure : elle livre par surprise un cœur qui n’est point sur ses gardes à la première affection qui se trouve sur son chemin. – Dès le moment qu’elle ne put en douter, Cécile s’efforça courageusement d’arracher l’aiguillon d’un amour qu’elle jugeait coupable et absurde ; elle se fit souffrir longtemps et elle ne guérit point. Personne ne s’en fût douté : elle mettait sa vaillance à avoir l’air heureuse. Mme Arnaud était seule à savoir ce qu’il lui en coûtait. Cécile venait poser sa tête à la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme Arnaud. Elle versait quelques larmes en silence, elle l’embrassait, et puis elle s’en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette frêle amie, en qui elle sentait une énergie morale et une foi supérieure à la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme Arnaud savait deviner à demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu mélancolique. Impossible de le résoudre. On ne peut que l’aimer, avoir pitié, rêver.
Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand la tête lui tournait, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie…
Mais la brave petite femme n’oubliait pas l’heure des devoirs journaliers ; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l’attendait. Et il ne se doutait point de ses voyages qu’elle avait faits.
Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies : la vie quotidienne, et l’autre, la grande vie de l’esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d’art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était, ces dernières années, de plus en plus préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves ; il était aigri ; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs ; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l’un et l’autre toute raison d’exister : car ils n’avaient plus où attacher leur toile d’araignée. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s’appuyer l’un sur l’autre. Au lieu de l’aider, il s’accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu’elle ne suffisait pas à le soutenir : alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle était capable de la sauver. Elle l’appelait…
Il vint des profondeurs de l’âme. Mme Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l’espace, pour la joie de tisser, s’en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.
*
Mme Arnaud était seule, chez elle… Le soir venait.
La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l’heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains.
– Qu’avez-vous, mon ami ? demanda-t-elle.
– Ah ! dit-il, Olivier est revenu.
– Revenu ?
– Ce matin, il est arrivé, il m’a dit : « Christophe, viens à mon secours ! » Je l’ai embrassé. Il pleurait. Il m’a dit : « Je n’ai plus que toi. Elle est partie. »
Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit :
– Les malheureux !
– Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant.
– Et son enfant ? demanda Mme Arnaud.
– Mari, enfant, elle a tout laissé.
– La malheureuse ! redit Mme Arnaud.
– Il l’aimait, dit Christophe, il l’aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète : « Christophe, elle m’a trahi… ma meilleure amie m’a trahi. » J’ai beau lui dire : « Puisqu’elle t’a trahi, c’est qu’elle n’était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la !
– Oh ! Christophe, que dites-vous ! c’est horrible !
– Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique : tuer ! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l’indulgente raison ! Les bons apôtres ! Il est beau de voir s’indigner contre le retour à l’animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l’entourent d’un culte religieux… Quoi ! cette vie sans cœur et sans honneur, cette matière, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect ! Ils n’ont pas assez d’égards pour cette viande de boucherie, c’est un crime d’y toucher. Tuez l’âme, si vous voulez, mais le corps est sacré…
– Les assassins de l’âme sont les pires assassins ; mais le crime n’excuse pas le crime, et vous le savez bien.
– Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait ! Je le ferais, peut-être.
– Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon.
– Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m’emporter !… Mais lorsqu’on voit pleurer un ami qu’on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer ? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant ?
– Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.
– Quoi ! vous la défendez ?
– Je la plains.
– Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.
– Eh ! croyez-vous qu’elle n’ait pas souffert, elle aussi ? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu’elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie ? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l’ai vue que deux fois, et seulement en passant ; elle ne m’a rien dit d’amical, elle n’avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu’elle n’est pas mauvaise. Pauvre petite ! Je devine ce qui a pu se passer en elle…
– Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable !…
– Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté, – un homme durement fermé à tout ce qui n’est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon ; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes ! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez… Hélas ! Si vous saviez quelle souffrance c’est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux ! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas crier : « Oh ! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas ! Tout, plutôt que de nous aimer ainsi ! »… Connaissez-vous cette parole d’un poète : « Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entourée d’honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères » ? Pensez à cela, Christophe…
– Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j’entrevois… Alors, vous-même…
– J’ai connu ces tourments.
– Est-ce possible ?… N’importe ! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.
– Je n’ai pas d’enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, à sa place.
– Non, cela ne se peut pas, j’ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.
– Ne jurez pas ! J’ai été bien près de faire comme elle… J’ai de la peine de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste. – Oui, j’ai été à deux doigts d’une folie pareille. Et si je ne l’ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J’étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n’avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c’était pour rien que j’avais vécu… J’étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi ! Je suis montée chez vous… Est-ce que vous vous souvenez ?… Vous n’avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux… Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas ce que vous m’avez dit, je ne me rappelle plus exactement… mais je sais qu’il y a certains mots de vous… (vous ne vous doutiez pas…)… ils m’ont été une lumière… il suffisait de la moindre chose, à ce moment, pour me perdre ou me sauver… Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j’ai pleuré tout le jour… Et après, c’était bien : la crise était passée.
– Et aujourd’hui, demanda Christophe, vous le regrettez ?
– Aujourd’hui ? dit-elle ! Ah ! si j’avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n’aurais pu supporter cette honte, et le mal que j’aurais fait à mon pauvre homme.
– Alors vous êtes heureuse ?
– Oui, autant qu’on peut être heureux, en cette vie. C’est une chose si rare, d’être deux qui se comprennent, qui s’estiment, qui savent qu’ils sont sûrs l’un de l’autre, non par une simple croyance d’amour qui est souvent une illusion, mais par l’expérience d’années passées ensemble, d’années grises, médiocres, même avec – surtout avec le souvenir de ces dangers que l’on a surmontés. À mesure que l’on vieillit, cela devient meilleur.
Elle se tut, et brusquement rougit.
– Mon Dieu, comment ai-je pu raconter ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… Oubliez, Christophe, je vous en prie ! Personne ne doit savoir…
– Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C’est une chose sacrée.
Mme Arnaud, malheureuse d’avoir parlé, se détourna un moment. Puis, elle dit :
– Je n’aurai pas dû vous raconter… Mais voyez-vous, c’était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes… que vous estimez, Christophe… il y a de ces heures, non pas seulement d’aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s’aime le mieux.
– Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté ?
– C’est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l’homme (et souvent contre l’homme), est quelque chose d’affreux, dans une société qui n’est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile…
Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer ; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s’arrêtait, puis continuait son chemin :
– Pourtant, ce n’est pas notre faute : quand une femme vit ainsi, ce n’est pas par caprice, c’est qu’elle y est forcée ; elle doit gagner son pain et apprendre à se passer de l’homme, puisqu’il ne veut pas d’elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices : car, chez nous, elle ne peut, comme l’homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale : tout lui est interdit. – J’ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu’elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s’efforcent de vivre en travaillant ; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux ; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l’écart, soit parce qu’ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l’habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Elles-mêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine ; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider ; elle trouve qu’elles sont des orgueilleuses. Nul ne s’intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n’est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, – (je dirai même, anormal, maladif : car il n’est pas naturel de se sacrifier totalement), – c’est une mort vivante… – À défaut du travail de l’esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes ? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlotes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant ! Quand l’une d’elles, écœurée, a l’incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu’elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle ! presque impossible à supporter ! C’est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide ? Elle s’est noyée dans cet océan d’infortunes. Elle lutte cependant, elle s’efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s’épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux ! Mais elle, qui la sauvera ? Qui s’inquiète de la sauver ? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne ; à mesure qu’elle donne sa foi, elle en a moins pour elle ; toutes ces misères s’accrochent à elle ; et elle n’a rien à quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre… Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable{10} qui s’était donnée à l’œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire : elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui viennent d’accoucher, les malheureuses filles dont l’Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l’Assistance publique ; elle s’efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n’avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d’amertume, – (on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées ! Et tous ces petits enfants qui meurent ! Ces innocents, condamnés en naissant !…) – Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l’égoïsme humain, – comment croyez-vous qu’on la jugeât, Christophe ? La malveillance publique l’accusait de gagner de l’argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée… – Jamais vous n’imaginerez assez la cruauté de la lutte qu’ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d’aujourd’hui, conservatrice et sans cœur, qui est moribonde, et qui dépense le peu d’énergie qui lui reste à empêcher les autres de vivre.
– Ma pauvre amie, ce n’est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.
– Lequel ?
– L’art.
– Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter ?
– Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.
– Qu’en savez-vous ? Ah ! que vous avez vite fait de juger ! Parce qu’elle est vaillante, parce qu’elle ne s’attarde pas sur ce qui l’attriste, parce qu’elle le cache aux autres, vous dites qu’elle est heureuse ! Oui, elle est heureuse d’être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu’elle était faite pour cette vie décevante de l’art ? L’art ! Quand on pense qu’il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d’écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte du bonheur ! Faut-il qu’elles soient dénuées de tout, qu’elles ne sachent plus à quelle affection se prendre !… L’art ! qu’avons-nous à faire de l’art, si nous n’avons tout le reste, avec ? Il n’y a qu’une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste : c’est un cher petit enfant.
– Et quand on l’a, vous voyez qu’il ne suffit même pas.
– Oui, pas toujours… Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d’être une femme. Beaucoup plus que d’être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d’esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d’étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d’une façon, nous regrettons l’autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n’en avez qu’une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes ! Vous l’êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.
– Que faire ? Ce n’est pas notre faute.
– Non, ce n’est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n’est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c’est que la vie n’est pas du tout une chose simple. On dit qu’il n’y a qu’à vivre d’une façon naturelle. Mais qu’est-ce qui est naturel ?
– C’est vrai. Rien n’est naturel dans notre vie. Le célibat n’est pas naturel. Le mariage ne l’est pas non plus. Et l’union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n’est pas une chose naturelle ; nous l’avons fabriquée. On dit que l’homme est un animal sociable. Quelle bêtise ! Il a bien fallu qu’il le devînt, pour vivre. Il s’est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l’a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n’a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C’est une lutte : il n’est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là ? – En étant forts.
– En étant bons.
– Oh ! Dieu ! être bon, arracher son corset d’égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l’on enfonce ses racines ! Ce qu’on ne peut avoir en horizons, s’efforcer de l’avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l’étroit qui monte vers le soleil !
– Oui. Et d’abord, s’aimer les uns les autres. Si l’homme voulait sentir davantage qu’il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, où qu’elle doit être la sienne ! S’ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l’autre !… Nous sommes faibles : aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé : « Je ne te connais plus. » Mais : « Courage ami. Nous sortirons de là. »
*
Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s’éteindre, caressait de son battement d’aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s’étonnait de s’être ainsi livrée. Jamais elle n’en avait tant dit. Jamais plus elle n’en dirait tant.
Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit :
– Que faites-vous de l’enfant ?
C’était à cela qu’elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s’était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l’enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l’élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait :
– Non, c’est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres.
Mais c’était plus fort qu’elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d’espoir. Christophe dit :
– Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit ! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l’élever. Il faut les soins d’une femme. J’avais songé qu’une amie voudrait bien nous aider…
Mme Arnaud respirait à peine.
Christophe dit :
– Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l’heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l’enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m’a dit : « Christophe… »
Le sang de Mme Arnaud s’arrêta ; elle n’entendit pas la suite ; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier :
– Non, non, donnez-le-moi !…
Christophe parlait. Elle n’entendait pas ce qu’il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa :
– Elle en a plus besoin que moi. Moi, j’ai mon cher Arnaud… et puis toutes mes choses… Et puis, je suis plus vieille…
Et elle sourit, et dit :
– C’est bien.
Mais la flamme du foyer s’était éteinte ; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n’y avait plus que l’expression habituelle de bonté résignée.
*
– Mon amie m’a trahi.
Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.
– Que veux-tu, disait-il. Une trahison d’ami, c’est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c’est qu’on n’est qu’un pauvre homme.
– Ah ! c’est tout ce que je suis. Je n’y mets pas d’orgueil… Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s’il ne l’a plus.
– Ta vie n’est pas finie : il y a d’autres êtres à aimer.
– Je ne crois plus à aucun. Il n’y a pas d’amis.
– Olivier !
– Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu’il y ait des moments où je doute de tout… de moi… Mais toi, tu es fort, tu n’as besoin de personne, tu peux te passer de moi.
– Elle s’en passe encore mieux.
– Tu es cruel, Christophe.
– Mon cher petit, je te brutalise ; mais c’est pour que tu te révoltes. Que diable ! c’est honteux, de sacrifier ceux qui t’aiment, et ta vie, à quelqu’un qui se moque de toi.
– Que m’importent ceux qui m’aiment ! C’est elle que j’aime.
– Travaille ! Ce qui t’intéressait autrefois…
–… ne m’intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m’apparaît loin, loin… Je vois, mais je ne comprends plus… Penser qu’il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d’horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine… Ah ! que je me sens vieux ! Je n’ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit : tout m’ennuie. Je sens qu’il n’a rien… Écrire ? Pourquoi écrire ? Qui vous comprend ? Je n’écrivais que pour un être ; tout ce que j’étais, je l’étais pour lui… Il n’y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir.
– Eh bien, dors mon petit. Je te veillerai.
Mais c’était ce qu’Olivier pouvait le moins. Ah ! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu’à ce que sa peine s’efface de son être renouvelé, jusqu’à ce qu’il soit un autre ! Mais nul ne peut lui faire ce don ; et il n’en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d’être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l’amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l’avaler, toutes les forces du cerveau pompées par la seule idée fixe.
Il n’avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu’il avait sa part de responsabilité et qu’il n’était pas le seul à souffrir. Jacqueline aussi était victime ; – elle était sa victime. Elle s’était livrée à lui : qu’en avait-il fait ? S’il n’était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l’avait-il liée à lui ? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.
– Ce n’est pas sa faute, pensait-il. C’est la mienne. Je l’ai mal aimée. Pourtant, je l’aimais bien, Mais je n’ai pas su l’aimer, puisque je n’ai pas su me faire aimer.
Ainsi, il s’accusait ; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand’chose de faire le procès du passé : cela n’empêcherait point de le recommencer, si c’était à recommencer ; et cela empêche de vivre. L’homme fort est celui qui oublie le mal qu’on lui a fait, – et aussi, hélas ! celui qu’il a fait, dès l’instant qu’il s’est rendu compte qu’il ne peut le réparer. Mais l’on n’est pas fort par raison, on l’est par passion. L’amour et la passion sont deux parents éloignés ; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait ; il n’était fort que contre lui-même. Dans l’état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s’abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l’été. Christophe, aidé de Mme Arnaud, le soigna avec dévouement ; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants ; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir.
Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu’ils ont peur qu’il ne soit contagieux : à tout le moins, il ennuie ; on se sauve de lui. Qu’il est peu d’êtres qui vous pardonnent de souffrir ! C’est toujours la vieille histoire des amis de Job. Éliphaz de Theman accuse Job d’impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. « Et à la fin, Élin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu’il était juste devant Dieu. » – Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, « il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d’homme malheureux : on se fait détester. »
Olivier ne pouvait parler de ce qu’il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s’apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme au cœur généreux, qui avait fait pour son compte l’épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance d’Olivier. Telle est l’infirmité de la nature humaine ! Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts : vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, au fond de l’âme ! Celui qui n’est pas en cause trouve irritant que l’autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l’on se dit, pour mettre sa conscience en repos :
– Qu’y puis-je ? Toutes les raisons ne servent de rien.
Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu’en aimant celui qui souffre, en l’aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l’aimant et en le plaignant. L’amour est le seul baume aux blessures de l’amour. Mais l’amour n’est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux ; ils n’en ont qu’une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu’ils ont pu trouver de paroles d’affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment ; ils font le vide autour du patient, ainsi que d’un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l’aider aussi peu, ils l’aident de moins en moins ; ils cherchent à se faire oublier, à oublier eux-mêmes. Et si le malheur importun s’obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu’à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l’épreuve. Soyez sûrs que s’il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère cette sentence dédaigneuse :
– Le pauvre diable ! J’avais de lui une meilleure opinion.
Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime ! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté !… Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s’obligeait à une patience méritoire ; il lui cachait, par affection, ce qu’il pensait de lui. Mais Olivier, avec l’acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C’était assez pour l’écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l’envie de lui crier :
– Va-t’en !
Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s’aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d’un côté ce qui veut vivre, de l’autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l’amour ! La mère qui voit mourir son fils, l’ami qui voit son ami se noyer, – s’ils ne peuvent les sauver, n’en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie…
Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était très fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu’il était honteux de lui ! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami ; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu’un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n’a pas encore assez appris de la vie, pour n’être pas impitoyable envers ses faiblesses.
Il allait voir Cécile et l’enfant qui lui était confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d’emprunt ; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n’avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d’elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D’ailleurs, le souffle qui l’avait troublée était passé : c’était un moment de crise, que la vue de l’égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper ; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l’en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d’aimer trouvait à se satisfaire dans l’amour de l’enfant. Avec le merveilleux pouvoir d’illusion – l’intuition – de la femme, elle retrouvait celui qu’elle aimait, au travers de ce petit être ; ainsi, elle l’avait faible et livré, tout à elle : il lui appartenait ; et elle pouvait l’aimer, passionnément l’aimer d’un amour aussi pur que l’étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière… Non qu’il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah ! ce n’est jamais la même chose qu’un enfant de notre sang !… Mais c’est bon, tout de même.
Christophe regardait maintenant Cécile avec d’autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon :
– Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas ?
Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison : quand on est un Christophe, il est rare qu’on aime qui peut vous faire du bien ; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s’attirent ; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s’économise. Et l’on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n’est pas de vivre le plus longtemps possible mais le plus fort.
Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l’amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu’il inspire est peu de chose, au prix de ce qu’il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais ?
Et comme il médisait ainsi de l’amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait :
– Ingrat !
*
Christophe n’avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l’ambassade d’Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l’élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s’imposait ; les Lévy-Cœur n’avaient plus le droit de feindre de l’ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts ; il avait une pièce reçue à l’Opéra-Comique. D’invisibles sympathies s’intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d’une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d’une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l’aidait en ses démarches : quelqu’un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir ; mais il semblait que l’ami se fût dépité de ce que Christophe n’eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d’ailleurs par d’autres préoccupations : il pensait à Olivier ; il pensait à Françoise ; le matin même, il venait de lire dans un journal qu’elle était tombée gravement malade à San Francisco : il se la représentait seule, dans une ville étrangère, dans une chambre d’hôtel se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.
Obsédé par ces pensées, il évitait le monde ; et il s’était retiré dans un petit salon à l’écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l’ombre derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert ; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas : il regardait en lui ; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes… Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, « l’amie » qui le regardait… L’amie ? Qui était-elle ? Il ne savait rien de plus, sinon qu’elle était l’amie, et qu’il la connaissait ; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait : la divine bonté de son sourire compatissant.
Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance… Il avait six à sept ans, il était à l’école, il était malheureux, il venait d’être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l’avait injustement puni ; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres, – (il la revoyait en ce moment, lui qui n’y avait jamais pensé, depuis : elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d’un blond tout à fait blanc, les yeux d’un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), – elle était venue près de lui, elle s’était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l’avait regardé pleurer ; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant :
– Ne pleure pas !…
Alors, Christophe n’y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d’une voix tremblante et tendre :
– Ne pleure pas…
Elle était morte, quelques semaines après ; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort… Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment ? Il n’y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l’aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n’est qu’une seule âme pour tous ; et bien que les millions d’êtres semblent différents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c’est le même éclair d’amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu’il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice…
Cela ne dura qu’une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l’autre salon. Il se renfonça dans l’ombre, hors de l’atteinte du miroir ; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu’elle ne fût partie. Il entra dans le salon ; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu’elle ne fût plus de même qu’elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes ; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait ; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël…
Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s’approcha d’elle.
– Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle.
À cet instant, il la reconnut.
– Grazia… dit-il{11}.
Au même moment, l’ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin produite ; et elle présentait Christophe à « la comtesse Bérény ». Mais Christophe était si ému qu’il n’entendait même pas ; et il ne remarquait point ce nom étranger. C’était toujours pour lui sa petite Grazia.
*
Grazia avait vingt-deux ans. Elle était mariée, depuis un an, à un jeune attaché d’ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparenté à un premier ministre de l’empereur, snob, viveur, élégant, prématurément usé, dont elle s’était sincèrement éprise, et qu’elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa était mort. Son mari avait été nommé à l’ambassade de Paris. Par les relations du comte Bérény, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu’un rien effarouchait était devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la société parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en être gênée. C’est une grande force d’être jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu’on plaît. Et c’est une force non moins grande d’avoir un cœur tranquille, très sain et très serein, qui trouve son bonheur dans l’accord harmonieux de ses désirs et de sa destinée. La belle fleur de vie s’était épanouie ; mais elle n’avait rien perdu de la calme musique de son âme latine, nourrie de la lumière et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant : elle ne s’en étonnait point, et savait en user pour les œuvres artistiques ou charitables qui recouraient à elle ; de ces œuvres elle laissait à d’autres le patronage officiel : car, bien qu’elle sût tenir son rang, elle avait conservé de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secrète indépendance, que le monde fatiguait tout en l’amusant, mais qui savait déguiser son ennui sous l’aimable sourire d’un cœur bon et courtois.
Elle n’avait pas oublié son grand ami Christophe. L’enfant, que brûlait en silence un innocent amour, sans doute n’existait plus. La Grazia d’à présent était une femme très sensée et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exagérations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d’être émue par ces souvenirs. La pensée de Christophe était associée aux heures les plus pures de sa vie. Elle n’entendait pas son nom sans plaisir ; et chacun de ses succès la réjouissait, comme si elle y avait part : car elle les avait pressentis. Dès son arrivée à Paris, elle avait cherché à le revoir. Elle l’avait invité, en ajoutant sur la lettre d’invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n’y avait pas fait attention, et il avait jeté l’invitation au panier, sans répondre. Elle ne s’en était pas offensée. Elle avait continué de suivre, sans qu’il le sût, ses travaux et même un peu sa vie. C’était elle, dont la main bienfaisante l’avait secouru, dans la campagne récente menée contre lui par les journaux. La proprette Grazia n’avait guère de rapports avec le monde de la presse ; mais quand il s’agissait de rendre service à un ami, elle était capable d’enjôler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu’elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs, et, en moins de rien, elle lui tourna la tête ; elle sut flatter son amour-propre ; elle le séduisit si bien, tout en lui en imposant, qu’elle n’eut besoin que de quelques mots, négligemment jetés, d’étonnement méprisant sur les attaques dont Christophe était l’objet, pour que la campagne s’arrêtât net. Le directeur supprima l’article injurieux qui allait paraître le lendemain ; et quand le chroniqueur s’informa des motifs de la suppression, il lui lava la tête. Il fit plus : il donna ordre à un de ses gens-à-tout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe ; l’article fut fabriqué, enthousiaste et stupide, à souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l’idée d’organiser à l’ambassade des auditions d’œuvres de son ami, et qui, sachant qu’il patronnait Cécile, aida la jeune chanteuse à se faire connaître. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commença tout doucement, avec une habileté tranquille, à éveiller l’intérêt du pouvoir pour Christophe banni d’Allemagne ; et peu à peu elle détermina un mouvement d’opinion afin d’obtenir de l’Empereur un décret qui rouvrît les portes de son pays à un grand artiste qui l’honorait. S’il était prématuré d’attendre pour l’instant cet acte de grâce, elle réussit du moins à ce qu’on fermât les yeux sur le voyage de quelques jours qu’il fit dans sa ville natale.
Et Christophe, qui sentait planer sur lui la présence de l’invisible amie, sans pouvoir découvrir qui elle était, venait de la reconnaître dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir.
*
Ils causaient du passé. Ce qu’ils disaient, Christophe ne le savait guère. Pas plus qu’on ne la voit, on n’entend celle qu’on aime. Et quand on l’aime bien, on ne songe même point qu’on l’aime. Christophe ne s’en doutait pas. Elle était là : c’était assez. Le reste n’existait plus…
Grazia s’arrêta de parler. Un jeune homme très grand, assez beau, élégant, la figure rasée, la tête chauve, l’air ennuyé et méprisant, considérait Christophe à travers son monocle, et, déjà, s’inclinait avec une politesse hautaine.
– Mon mari, dit-elle.
Le bruit du salon reparut. La lumière intérieure s’éteignit. Christophe, glacé, se tut, et répondant au salut, il se retira aussitôt.
Ridicules et dévorantes exigences de ces âmes d’artistes et des lois enfantines qui régissent leur vie passionnée ! Cette amie, qu’il avait négligée jadis quand elle l’aimait, et à qui il n’avait plus pensé depuis des années, à peine la retrouvait-il qu’il lui semblait qu’elle était à lui, qu’elle était son bien, et que si un autre l’avait prise, c’est qu’on la lui avait volée : elle-même n’avait pas le droit de se donner à un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son démon créateur s’en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-là, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour.
Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la santé d’Olivier l’obsédaient. Un jour enfin, retrouvant l’adresse qu’elle lui avait laissée, il se décida.
En montant l’escalier, il entendit des marteaux d’ouvriers qui clouaient. L’antichambre était en désordre, encombrée de caisses et de malles. Le valet répondit que la comtesse n’était pas visible. Mais comme Christophe déçu se retirait après avoir remis sa carte, le domestique courut après lui, et le fit rentrer en s’excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis étaient enlevés et roulés. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un élan de joie. Toutes les sottes rancunes s’évanouirent. Il saisit cette main dans le même élan de bonheur, et il la baisa.
– Ah ! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu ! je craignais tant de partir, sans vous avoir revu !
– Partir, vous allez partir.
L’ombre, de nouveau, retomba.
– Vous le voyez, dit-elle, montrant le désordre de la chambre ; à la fin de la semaine, nous aurons quitté Paris.
– Pour longtemps ?
Elle fit un geste :
– Qui le sait ?
Il fit effort pour parler. Sa gorge était contractée.
– Où allez-vous ?
– Aux États-Unis. Mon mari est nommé premier secrétaire d’ambassade.
– Et ainsi, ainsi, fit-il… (Ses lèvres tremblaient)… c’est fini ?
– Mon ami ! dit-elle, émue de son accent… Non, ce n’est pas fini.
– Je vous ai retrouvée seulement pour vous perdre !
Il avait les larmes aux yeux.
– Mon ami, répéta-t-elle.
Il mit la main sur ses yeux, et se détourna, pour cacher son émotion.
– Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main.
À ce moment encore, il pensa à la petite fille d’Allemagne. Ils se turent.
– Pourquoi êtes-vous venu si tard ? demanda-t-elle enfin. J’ai cherché à vous voir. Vous n’avez jamais répondu.
– Je ne sais point, je ne savais point, fit-il… Dites-moi, c’est vous qui tant de fois m’êtes venue en aide, sans que j’aie pu deviner ?… C’est à vous que je dois d’avoir pu retourner en Allemagne ? C’est vous qui étiez mon bon ange, qui veilliez sur moi ?
Elle dit :
– J’étais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant !
– Quoi donc ? demanda-t-il. Je n’ai rien fait pour vous.
– Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez été pour moi.
Elle parla du temps où, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et où elle eut, par lui, par sa musique, la révélation de tout ce qu’il y a de beau dans le monde. Et peu à peu, s’animant doucement, elle lui raconta, par brèves allusions transparentes et voilées, ses émotions d’enfant, la part qu’elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert où il avait été sifflé et où elle avait pleuré, et la lettre qu’elle lui écrivit et à laquelle il ne répondit jamais : car il ne l’avait pas reçue. Et Christophe, en l’écoutant, de bonne foi projetait dans le passé son émotion présente et la tendresse qui le pénétrait pour le tendre visage qui était penché vers lui.
Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s’arrêtèrent tous deux : car Grazia s’aperçut que Christophe l’aimait. Et Christophe s’en aperçut aussi…
Autrefois, Grazia avait aimé Christophe sans que Christophe s’en souciât. Maintenant, Christophe aimait Grazia ; et Grazia n’avait plus pour lui qu’une paisible amitié : elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l’une des deux horloges de leurs vies fût en avance sur l’autre pour que toute leur vie, à tous deux, fût changée…
Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils restèrent, un moment, interdits, sans parler.
Et Grazia dit :
– Adieu.
Christophe répéta sa plainte :
– Et ainsi, c’est fini ?
– C’est mieux sans doute, que les choses soient ainsi.
– Ne nous reverrons-nous pas, avant votre départ ?
– Non, dit-elle.
– Quand nous reverrons-nous ?
Elle fit un geste de doute mélancolique.
– Alors, à quoi bon, dit Christophe, à quoi bon nous être revus ?
Mais au reproche de ses yeux, il répondit aussitôt :
– Non pardon, je suis injuste.
– Je penserai toujours à vous, dit-elle.
– Hélas ! fit-il, je ne puis même pas penser à vous. Je ne sais rien de votre vie.
Tranquillement, elle lui décrivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journées se passaient. Elle parlait d’elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux.
– Ah ! dit-il jalousement, vous l’aimez ?
– Oui, dit-elle.
Il se leva.
– Adieu.
Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu’elle était enceinte. Et cela lui fit au cœur une impression inexprimable de dégoût, de tendresse, de jalousie, de pitié passionnée. Elle l’accompagna jusqu’à l’entrée du petit salon. À la porte, il se retourna, s’inclina vers les mains de l’amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux à demi fermés. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement.
*
… E chi allora m’avesse domandato
di cosa alcuna, la mia risposione
sarebbe stata solamente AMORE,
con viso vestito d’humiltà…
*
Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l’enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu’il avait manqué le bonheur ; mais il ne songeait pas à se plaindre : il savait que le bonheur existait… Soleil, je n’ai pas besoin de te voir pour t’aimer ! Pendant ces longs jours d’hiver où je grelotte dans l’ombre, mon cœur est plein de toi ; mon amour me tient chaud : je sais que tu es là…
Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l’enfant, et finissait par croire que c’était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie ! La vie… Qu’est-ce que la vie ? Elle n’est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c’est l’amour.
Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l’instinct maternel, – plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances cachées de cette vie d’épouse, qui, sans que l’on en soupçonne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l’amour de Juliette ou d’Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse…
Socia rei humanæ atque divinæ
Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d’enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l’âme, l’harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l’âme, c’est la bonté.
Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes ; une sérénité nouvelle éclairait ses yeux bleus. Il sourit à l’enfant, serra la main à Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l’observaient avec un étonnement affectueux. Il n’était plus le même. Dans l’isolement où il était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu’elle s’est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie, qui ne l’intéressait plus que pour la sacrifier ; et, comme c’est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s’était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s’était passé, et ils n’osaient le lui demander ; mais ils sentaient qu’il s’était délivré, et qu’il n’y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût.
Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier :
– Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms ?
– De Brahms ? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi ?
– C’est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.
Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l’enfant, quelques phrases d’un vieux lied populaire de Souabe :
… Für die Zeit, wo du g’liebt mi hast
Da dank’i dir schön,
Und i wünsch’, dass dir’s anderswo
Besser mag geh’n…
(« Pour le temps où tu m’as aimé, je te remercie, et je souhaite qu’ailleurs ce soit mieux pour toi… »)
– Christophe ! dit Olivier.
Christophe le serra sur sa poitrine.
– Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.
Ils étaient assis tous les quatre, près de l’enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée, – le visage vêtu d’humilité, ils eussent répondu seulement :
– Amour.