En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s’améliorer. Périodiquement revenaient des moments difficiles, où l’on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l’argent. Mais c’était, à la longue, un régime exténuant.
Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht ; il ne s’était couché qu’à l’aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure : il avait un cours à faire, à l’autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D’habitude, il n’insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant ; il n’écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d’un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle.
Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre ; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure inconnue, qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit :
– Qu’est-ce que vous venez foutre ici ?
Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l’intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s’expliquèrent. Un reporter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l’article paru dans le Grand Journal.
– Quel article ?
– Il ne l’avait pas lu ? Le reporter s’offrait à lui en donner connaissance.
Christophe se recoucha. S’il n’avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l’homme à la porte ; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s’enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l’autre était tenace, et lisait, d’une voix forte, le début de l’article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l’oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l’époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d’étonnement, et, se dressant sur son séant, il dit :
– Ils sont fous. Qu’est-ce qui les a pris ?
Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir. Il avait pris l’article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s’étalait, en première page ; mais il n’eut pas le temps de lire : car un second journaliste venait d’entrer dans la chambre. Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place : ce qu’ils ne firent point, avant d’avoir relevé rapidement la disposition des meubles dans la chambre, les photographies aux murs, et la physionomie de l’original, qui, riant et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu’à la porte, qu’il verrouilla derrière eux.
Mais il était dit qu’on ne le laisserait pas tranquille, ce jour-là. Il n’avait pas fini sa toilette qu’on frappait de nouveau à la porte, d’une façon convenue que savaient seuls quelques intimes. Christophe ouvrit ; et se trouva en présence d’un troisième inconnu, qu’il se mettait en devoir d’expulser rondement, quand l’autre, en protestant, excipa de son titre d’auteur de l’article. Le moyen d’expulser qui vous traite de génie ! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s’étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait s’il avait, sans s’en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d’œuvre. Il n’eut pas le temps de s’informer. Le journaliste était venu pour l’enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir : l’auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre ; mais naïf, et sensible, malgré lui, aux protestations d’amitié, il finit par se laisser faire.
Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d’une cinquantaine d’années, petit et râblé, grosse tête ronde, aux cheveux gris, taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l’accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s’était imposé à Paris par son énorme « autogobisme ». Homme d’affaires, et manieur d’hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l’humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n’avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France ; et, pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l’État. Au reste, il n’était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l’est après dîner, il aimait, à la façon de Dieu le père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait une gloire, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s’il eût voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s’il lui plaisait.
Ce jour-là, il venait de « faire » Christophe.
*
C’était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot.
Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d’autres devoirs, quand il s’agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour acheter un passe-droit en faveur de leur garnement de fils.
Écrivant dans les revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait pas une occasion de parler de Christophe ; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu’il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l’origine ? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d’œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne ? Il ne semblait pas qu’il y eût une cause précise. C’était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l’air de Paris, et, mieux que l’Observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l’avance, le vent qui se prépare, et ce qu’il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l’autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l’idole nouvelle. Il arrive d’ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l’homme qu’elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables.
Ainsi, Olivier avait sa part dans l’article du Grand Journal. Il avait profité de l’intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d’adroites informations. Il s’était gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes ; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d’un café, Christophe avec un reporter, sans qu’il se doutât de rien. Toutes ces précautions irritaient la curiosité et rendaient Christophe plus intéressant. Olivier n’avait jamais eu affaire encore avec la publicité ; il n’avait pas calculé qu’il mettait en branle une machine formidable, qu’on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer.
Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l’article du Grand Journal. Il n’avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d’avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C’était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c’est pour lui, bien entendu, et afin d’enlever aux confrères l’honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu’il loue. Mais il est rare que l’auteur s’en plaigne : quand on l’admire, il est toujours assez compris.
Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu’il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l’Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres, – (beau prétexte à des tirades chauvines !) – faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien, – rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l’auteur de l’article ignorait l’œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions, – sur celles qu’il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis ça et là de la bouche de Christophe ou d’Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l’image d’un Jean-Christophe, « génie républicain, – le grand musicien de la démocratie ». Il profitait de l’occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n’exceptait qu’un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c’était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d’importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l’éloge d’un homme, il est toujours prudent de se demander :
– De qui médit-on ?
Olivier rougissait de honte, à mesure qu’il parcourait le journal, et il se disait :
– J’ai bien travaillé !
Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes ! Il l’attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D’heure en heure, Olivier, plus inquiet pensait :
– Que de sottises ils lui font dire !
Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu’il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d’Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu’il avait dit et fait.
– Ce que j’ai fait ? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n’avais aussi bien mangé.
Il lui raconta le menu.
– Et des vins… J’en ai absorbé de toutes les couleurs.
Olivier l’interrompit, pour lui parler des convives.
– Les convives ?… Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l’or ; Clodomir, l’auteur de l’article, un garçon charmant ; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.
Olivier n’avait pas l’air convaincu. Christophe était étonné de son peu d’enthousiasme.
– Est-ce que tu n’as pas lu l’article ?
– Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l’as bien lu ?
– Oui… C’est-à-dire, j’ai jeté un coup d’œil. Je n’ai pas eu le temps.
– Eh bien, lis donc un peu.
Christophe lut. Aux premières lignes, il s’esclaffa.
– Ah ! l’imbécile ! fit-il.
Il se tordait de rire.
– Bah ! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.
Mais à mesure qu’il lisait, il commençait à se fâcher : c’était trop bête, on le rendait ridicule. Qu’on voulût faire de lui « un musicien républicain » cela n’avait aucun sens… Enfin, passons sur cette calembredaine !… Mais qu’on opposât son art « républicain » à « l’art de sacristie » des maîtres venus avant, – (lui qui se nourrissait de l’âme de ces grands hommes), – c’était trop…
– Bougres de crétins ! Ils vont me faire passer pour un idiot !…
Et puis, quelle raison d’éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu’il aimait plus ou moins, – (et plutôt moins que plus), – mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur ? Et, – le pire, – on lui prêtait des sentiments odieux à l’égard de son pays !… Non, cela ne pouvait se supporter…
– Je m’en vais leur écrire, dit Christophe.
Olivier s’interposa.
– Non, pas maintenant ! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée…
Christophe s’obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s’attachait surtout à rectifier les opinions qu’on lui attribuait sur l’Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.
– Comme cela, dit-il en revenant, il n’y a que demi-mal : la lettre paraîtra demain.
Olivier secoua la tête, d’un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux :
– Christophe, tu n’as rien dit d’imprudent, au dîner ?
– Mais non, fit Christophe en riant.
– Bien sûr ?
– Oui, poltron.
Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l’était guère. Il venait de se rappeler qu’il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s’était mis à l’aise. Pas un instant, il n’avait songé à se défier des gens : ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui ! Et en vérité, ils l’étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l’on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu’elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l’émouvoir, dans son gosier, n’étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n’osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d’un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l’Opéra. – (Le comble de l’art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.) – Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l’empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l’Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts : – (à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.) – Et cette proposition lui rappelant l’étrange déguisement qu’on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l’histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie{1}. Gamache, qui n’aimait point Roussin, fut enchanté ; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l’auditoire, se lança dans d’autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu’à la question d’Olivier, elles lui revenaient à l’esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l’échine. Car il ne se faisait pas d’illusion ; il avait suffisamment d’expérience, pour se douter de ce qui allait se passer ; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c’était déjà fait : ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante ; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu’Olivier, à quoi s’en tenir là-dessus : répondre à un journaliste, c’est perdre son encre ; un journaliste à toujours le dernier mot.
Tout se passa, de point en point, comme Christophe l’avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu’il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l’honoraient ; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules ; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l’on s’indigna qu’un artiste allemand s’exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays.
Christophe crût très habile de profiter de l’interview que lui faisait subir le reporter d’un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l’on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu’en République française. – Il parlait au représentant d’un journal conservateur, qui lui prêta sur-le-champ des déclarations anti-républicaines.
– De mieux en mieux ! dit Christophe. Ah ! çà, qu’est-ce que ma musique a à faire avec la politique ?
– C’est l’habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne{2}, ceux-ci un valet de prince.
– Ah ! comme il leur flanquerait à tous son pied au cul !
– Eh bien, fais de même.
Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n’était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l’interviewer ; et Christophe avait beau promettre de se surveiller : il ne pouvait s’empêcher d’être expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D’autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.
– Encore quelque bêtise ? demandait-il.
– Toujours, disait Christophe, atterré.
– Tu es donc incorrigible !
– Je suis bon à enfermer… Mais cette fois, je te jure, c’est la dernière.
– Oui, oui, jusqu’à la prochaine…
– Non, cette fois, c’est fini.
Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier :
– Il en est venu encore un. Je l’ai fichu à la porte.
– Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. « Cet animal est très méchant… » Il vous attaque, quand on se défend… Il leur est si facile de se venger ! Ils tirent parti des moindres mots qu’on dit.
Christophe se passa la main sur le front :
– Ah ! bon Dieu !
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– C’est que je lui ai dit, en fermant la porte…
– Quoi donc ?
– Le mot de l’Empereur.
– De l’Empereur ?
– Oui, enfin, si ce n’est lui, c’est donc quelqu’un des siens…
– Malheureux ! tu vas le voir en première page du journal !
Christophe frémit. Mais ce qu’il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n’était pas entré, et une conversation qu’il n’avait pas tenue.
Les informations s’embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s’agrémentaient de contre-sens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d’un journal anglais qu’il avait joué de la guitare dans les cours.
Il ne lisait point que des éloges. Tant s’en faut ! Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal pour qu’il fût aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n’était pas de leur dignité d’admettre qu’un confrère pût découvrir un génie qu’ils avaient ignoré. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vexé qu’on lui eût coupé l’herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris : c’était un musicien bien doué, certainement ; mais – (il pouvait le dire, puisqu’ils étaient amis), – insuffisamment instruit, sans originalité, d’un orgueil extravagant ; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d’une façon ridicule, alors qu’il eût eu besoin d’un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère : – (tout le portrait de Goujart) – Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l’appui des journaux ; et, jouant le dégoût du servum pecus{3}, ils refusaient les présents d’Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe ; les autres l’accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s’en prenaient à Olivier – (c’étaient de ses confrères). – Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l’écart, – plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c’est qu’on puisse se passer d’eux. Quelques-uns n’étaient pas loin de laisser entendre qu’il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui ; ils montraient des mines navrées de l’inconscience d’Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie, – Christophe ! – dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l’avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, le travail opiniâtre méritait un meilleur sort, et qu’on grisait avec un encens de mauvaise qualité. C’était une grande pitié ! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment ?
Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre :
– Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain ?
Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité :
– C’est un détail. Il faut souffrir.
Naturellement, c’étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère :
– Mais, monsieur, Mozart est mort de misère !
Ils eussent trouvé de mauvais goût qu’Olivier leur dit que Mozart n’eût pas demandé mieux que de vivre et que Christophe y était résolu.
*
Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s’ils dureraient toujours. – Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas :
– L’auteur de David ou de Gargantua ?
mais :
– Ah ! oui, l’homme du Grand Journal !…
C’était la célébrité.
Olivier s’en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu’il recevait lui-même, par ricochet : offres de librettistes{4}, propositions d’entrepreneurs de concerts, protestations d’amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux : sur la dépopulation de la France, sur l’art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre, – s’il ne croyait pas que l’Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc., etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s’en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron{5}, acceptait les invitations à dîner ! Olivier n’en croyait pas ses yeux.
– Toi ? disait-il.
– Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu’il n’y avait que toi pour aller voir les madames ? À mon tour, mon petit ! Je veux m’amuser !
– T’amuser ? Mon pauvre vieux !
La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui, qu’il était pris soudain d’un besoin violent d’en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s’ennuya d’ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens ; mais il n’y retournait pas ; il trouvait des prétextes saugrenus, d’un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n’allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l’artiste a besoin d’enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d’un geste, l’harmonie d’un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d’un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s’y fige. Le sourire d’une jolie femme est aussi stéréotypé, dans la grâce étudiée, qu’une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l’influence débilitante du monde, les énergies s’émoussent, les caractères originaux s’atténuent et s’effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu’il rencontrait parmi les artistes : tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé ; il ne pensait plus qu’à renifler les flagorneries dont on l’asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu’il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l’autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n’ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s’aplatissait devant tous, peureux devant l’opinion, le pouvoir, et la presse, n’osant dire ce qu’il pensait, et d’ailleurs ne pensant plus, n’existant plus, s’exhibant, âne chargé de ses propres reliques.
Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d’esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l’être, on pouvait être sûr qu’il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l’étaient point ; celles qui aimaient, et celles qui s’aimaient ; les meilleures étaient les pires : car elles étouffaient d’autant plus sûrement l’artiste sous l’éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s’appliquait à domestiquer le génie, à la niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu’à ce qu’il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.
Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d’une cherchait à l’accaparer pour son salon, pour son service ; et Christophe n’avait pas été sans happer à demi l’hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l’exemple inquiétant des transformations opérées autour d’elles par les modernes Circés{6}, il n’eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu’ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s’évertuaient à l’étouffer. Ces gens-là n’ont qu’une idée, quand ils voient une fleur : la mettre en pot, – un oiseau : le mettre en cage, – un homme libre : en faire un valet.
Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.
*
Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet ; mais ce qu’il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.
Il avait bénéficié du succès de son ami : la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l’homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu’il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe ; et il l’accompagna, dans l’intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L’amour passa, et le prit.
C’était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d’un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire « parmesanesque » d’un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d’une maigreur élégante, quelque chose d’heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu’enveloppait l’énigme inquiétante du printemps qui s’éveille, – Frühlingserwachen. – Elle se nommait Jacqueline Langeais.
Elle n’avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d’esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d’amour et d’argent – (le seul vrai mariage d’amour pour ces gens-là) – avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L’argent était resté ; l’amour était parti. Il s’en était conservé pourtant quelques étincelles : car il avait été vif, de part et d’autre ; mais ils ne se piquaient pas d’une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs ; et ils s’entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents.
Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l’objet d’une rivalité sourde : car ils l’aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu’idéalisait la grâce de l’enfance ; et il cherchait sournoisement à la dérober à l’autre. L’enfant n’avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n’ont que trop de tendance à croire que l’univers gravite autour d’eux ; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d’affection. Il n’était pas un caprice qu’elle ne fut certaine de voir favoriser par l’un, si l’autre le refusait ; et l’autre était si vexé d’avoir été distancé qu’aussitôt il offrait encore plus que le premier n’avait accordé. Elle avait été indignement gâtée ; et il était heureux que sa nature n’eût rien de mauvais, – si ce n’était l’égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu’il doit à l’absence d’obstacles.
M. et Mme Langeais, qui l’adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l’enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence, – (car on ne se gênait guère), – quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d’amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l’amant. Il va de soi qu’elle n’y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l’ombre d’un sentiment, ce fut fini pour les poupées : elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l’autre côté de l’horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées ; cela sortait on ne savait d’où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n’y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s’entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonance imperceptible, diluée dans l’air bleu. On savait seulement que c’était là-bas, de l’autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible : là-bas était le bonheur. Ah ! Pourvu qu’on arrivât !…
En attendant qu’on y fût parvenu, on se faisait d’étranges idées sur ce qu’on trouverait. Car la grande affaire, pour l’intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s’entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s’accrochant aux pierres, les deux fillettes s’évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l’avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu’elles voyaient à travers les fissures : elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d’ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s’en douter ; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre : il suffisait d’une scène ou d’un mot un peu crus pour la dégoûter ; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d’eau sale, – sans une éclaboussure.
Les romans l’attiraient peu : ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d’émoi et d’espérance, c’étaient les livres des poètes, – ceux qui parlaient d’amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret ; ils avaient l’air de regarder, comme elle, par les fentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu’il s’agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu’il fallait démailloter avec d’infinies précautions, pour trouver… pour trouver… Ah ! l’on ne trouvait rien, mais l’on était toujours sur le point de trouver…
Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d’Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité ; elles les copiaient ; elles s’interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n’en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui ne savaient rien de l’amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l’amour et la volupté ; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l’œil paterne du professeur, – un vieux papa très doux et très poli, – des vers comme ceux qu’il saisit un jour et dont il fut suffoqué :
Laissez, oh ! laissez-moi vous tenir enlacées,
Boire dans vos baisers des amours insensées,
Goutte à goutte et longtemps !…
Elles suivaient les cours d’une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l’Université. Elles y trouvèrent l’emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu’ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C’étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S’il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s’il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c’était le paradis. Il n’était pas besoin d’être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée ! Quels transports de jalousie ! Quels coups d’œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale ! Au cours, lorsqu’il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu’elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l’idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas :
– Crois-tu qu’il serait bien, avec une cravate à pois bleus ?
Puis, ce fut un idéal de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes poétiques, – des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy, – les regards échangés avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussitôt ébauchées, en idée, – un besoin perpétuel de s’éprendre, d’être occupées d’un amour, d’un prétexte à aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout : preuve évidente qu’elles ne sentaient pas grand’chose ; c’était même le meilleur moyen pour n’avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait à l’état de maladie chronique, dont elles étaient les premières à se moquer, mais qu’elles cultivaient amoureusement. Elles s’exaltaient l’une l’autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d’extravagances. Mais Jacqueline, sincère et ardente, était plus près de les réaliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises… Toutefois, elle ne les commit point. C’est le cas ordinaire chez les adolescents : il y a des heures où ces pauvres petites bêtes affolées – (que nous avons tous été) – sont à deux doigts de se jeter, ceux-ci dans le suicide, celles-là dans les bras du premier venu. Seulement, grâce à Dieu, presque tous en restent là. Jacqueline écrivit dix brouillons de lettres passionnées à des gens, qu’à peine connaissait-elle de vue ; mais elle n’en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu’elle ne signa point, à un critique laid, vulgaire, égoïste, de cœur sec et d’esprit rétréci. Elle s’en était éprise, pour trois lignes où elle avait découvert des trésors de sensibilité. Elle s’enflamma aussi pour un grand acteur : il habitait près de chez elle ; chaque fois qu’elle passait devant la porte, elle se disait :
– Si j’entrais !
Et une fois, elle eut la hardiesse de monter à son étage. Une fois là, elle prit la fuite. De quoi lui eût-elle parlé ? Elle n’avait rien, rien du tout à lui dire. Elle ne l’aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moitié, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l’autre moitié, c’était l’éternel et délicieux et stupide besoin d’aimer. Comme Jacqueline était d’une race très intelligente, elle n’en ignorait rien. Cela ne l’empêchait point d’être folle. Un fou qui se connaît en vaut deux.
Elle allait beaucoup dans le monde. Elle était entourée de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d’un l’aimaient. Elle n’en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu’elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l’amour. Il lui semble tout naturel qu’on l’aime, et elle ne se croit tenue à rien qu’envers celui qu’elle aime ; volontiers, elle croirait que qui l’aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu’elle ne se doute point de ce qu’est l’amour, quoiqu’elle y pense, toute la journée. On se figure qu’une jeune fille du monde, élevée en serre-chaude, est plus précoce qu’une fille des champs ; et c’est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l’amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie ; il arrive même parfois qu’elle ait lu la pièce d’avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu’on sent ; et qui se presse de parler avant d’avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien.
Jacqueline comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d’autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fièvre perpétuelle, les mains brûlantes, la gorge sèche et les yeux irrités, l’empêchait de voir les choses. Elle croyait les connaître. Ce n’était pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle lisait et elle écoutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-là, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle tâchait même de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu où elle vivait. Elle était plus vraie.
*
Une femme eut – trop peu de temps – sur elle une influence bienfaisante. Une sœur de son père, qui ne s’était point mariée. De quarante à cinquante ans, les traits réguliers, mais tristes et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir ; elle avait dans ses gestes une distinction étriquée ; elle parlait à peine, d’une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche mélancolique.
On ne la voyait chez les Langeais qu’à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d’ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu’elle trouvait à ces visites. Ils s’obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine ; et ils ne lui montraient pas trop que c’était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l’intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, souriant par habitude, et répondait, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d’effusions affectueuses quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu’on ne l’eût espéré ; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe voyait tout ; peu de choses échappaient à son regard ; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l’attristaient. Mais elle n’en montrait rien : à quoi cela eût-il servi ? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, ainsi que le reste de la famille, qui n’avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile, – (comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes), – elle voyait clair en lui ; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus ! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou – (car il savait autant qu’elle) – de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l’écart. Personne ne s’inquiétait de sa vie intérieure. Il était plus commode de l’ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n’avait qu’un petit nombre d’amis qui n’étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents : elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en resta là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec des hommes distingués, qui lui avaient témoigné de l’intérêt, et qu’elle eût été peut-être bien aise de connaître. Elle ne répondit pas à leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place à un spectacle où l’on jouait de belles œuvres qu’elle aimait, de ne pas y aller ; et, pouvant faire un voyage qui l’attirait, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n’effleurait en rien l’intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu’elle était seule à savoir, l’avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue, – inconnue même d’elle, – était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà la rongeait. – Cependant, les Langeais ne voyaient d’elle que son clair regard, qui parfois les gênait.
Jacqueline ne prêtait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse, – ce qui fut d’abord son état ordinaire. Mais quand elle arriva à l’âge où se fait dans le corps et dans l’âme un travail inquiétant qui livre à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l’on se sent mourir, – l’enfant qui se noyait et qui n’osait pas crier : « Au secours ! » vit seule, à côté d’elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah ! que les autres étaient loin ! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d’une poupée de quatorze ans ! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement ; par-dessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se réfugier auprès d’elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler.
La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu’elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires : elle en aurait eu honte ; elle sentait que ce n’était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.
– Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse !
– Pauvre petite ! disait Marthe, en souriant.
Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux de la tante, et, baisant les mains qui la caressaient :
– Est-ce que je serai heureuse ? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse ?
– Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi… On peut toujours être heureux, quand on veut.
Jacqueline était incrédule.
– Est-ce que tu es heureuse, toi ?
Marthe souriait mélancoliquement.
– Oui.
– Non ? vrai ? tu es heureuse ?
– Est-ce que tu ne le crois pas ?
– Si. Mais…
Jacqueline s’arrêtait.
– Quoi donc ?
– Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.
– Pauvre petit ! Je l’espère aussi, dit Marthe.
– Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec dérision, moi, d’abord, je ne pourrais pas.
– Moi non plus, je n’aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.
– Oh ! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.
– Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment !
– Je sais très bien ce que je veux.
Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s’agissait de les dire, elle n’en trouvait plus qu’une, qui revenait toujours, comme un refrain :
– D’abord, je voudrais qu’on m’aime.
Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit :
– Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n’aimes pas ?
Jacqueline, interloquée, s’exclama :
– Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j’aime ! Le reste, ça ne compte pas.
– Et si tu n’aimais rien ?
– Quelle idée ! On aime toujours, toujours.
Marthe secouait la tête, d’un air de doute.
– On n’aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu’il te la fasse.
– Et si on ne m’aime pas ?
– Même si on ne t’aime pas. Tu seras encore plus heureuse.
La figure de Jacqueline s’allongea ; elle prit une mine boudeuse :
– Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.
Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.
– Pauvre petite ! fit-elle encore.
– Mais pourquoi dis-tu toujours : pauvre petite ? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse !
– C’est bien pour cela que je dis : Pauvre petite !
Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l’embrassait, en feignant d’être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d’être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s’auréole de poésie ; et l’on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.
Jacqueline ne s’apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins ; mais elle l’attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante :
– Est-ce que tu es malade ?
Marthe répondait :
– Ce n’est rien.
Mais voici qu’elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.
– Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.
Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte !
– Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine ! Tu ne m’aimes pas. Tu n’aimes que le coin de ton feu.
Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement :
– Laisse ta tante tranquille ! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade !
Jacqueline pâlit ; et, d’une voix tremblante, elle demanda ce qu’avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d’un cancer à l’intestin ; il y en avait pour quelques mois.
Jacqueline eut des jours d’épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d’une lampe intérieure. Jacqueline se disait :
– Non, ce n’est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme…
Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d’intérêt qu’avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu’elle souffrît ; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d’allusion à son état, elle essayait de le cacher ; peut-être avait-elle besoin de n’y pas trop penser : le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit ; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu’on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves, Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d’où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s’enferma, pour mourir.
Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d’une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n’aurait pas dû lui manquer : on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux ; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement : sa mère les pratiquait ; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison ! Les yeux d’enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer ; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s’ils n’avaient pas cru. Non, ce n’était pas là un soutien suffisant… Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l’avait blessée… Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu’on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s’enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu’aujourd’hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure ; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d’une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n’en voyait plus que les hypocrisies ; et ces aimables compromissions, qui, en d’autres temps, l’eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale : tout la faisait souffrir ; sa conscience était à nu. Ses yeux s’ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d’entre eux la blessa jusqu’au sang.
Elle était, une après-midi, dans le salon de sa mère. Mme Langeais avait une visite, – un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres ; d’autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d’aujourd’hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu’elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur :
– Mon chéri…
Elle s’en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu’elle ; et ils poursuivirent leur causerie cérémonieuse. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l’impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d’intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent. – Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-même en riant d’intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère… Sa mère, non, ce n’était pas la même chose !… Avec son exagération ordinaire, elle passa d’un extrême à l’autre. Elle n’avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s’acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions ; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d’elle, et dont l’intelligence avait pour elle beaucoup d’attrait. Elle eût voulu l’aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d’être plaint ; et l’esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier, – que son père n’ignorait rien, mais qu’il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu’il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent.
Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n’osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d’aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s’épargnait pas ; elle souffrait de ce qu’elle voyait en elle de laid et de médiocre ; elle s’accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s’effaçait ; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l’empreinte. Et alors, tout serait fini ; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier… Oh ! sortir à tout prix de ce monde ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi !…
*
En ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d’attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier.
Mme Langeais n’avait pas manqué d’inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s’était pas mis en frais. Mme Langeais ne l’en avait pas moins trouvé charmant : – il pouvait tout se permettre, pendant qu’il était à la mode ; on le trouverait toujours charmant ; c’était l’affaire de quelques mois… – Jacqueline se montra moins charmée ; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d’esprit, la joie de vivre lui semblait grossière ; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l’âme, et elle se figurait qu’elle l’aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle rusait avec lui, il parla d’Olivier : il éprouvait le besoin d’associer son ami à tout ce qui lui arrivait d’heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troublée par la vision d’une âme qui s’accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n’accepta pas tout de suite : ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d’achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu’il ressemblât, lorsqu’enfin il se décida à venir.
Il vint, mais ne parla guère. Il n’avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l’enveloppait et qui rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n’en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait ; elle continuait de ne causer qu’avec Christophe : mais c’était d’Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s’apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d’entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l’écoutait avec complaisance, bien que cela ne l’intéressât nullement ; puis, sans en avoir l’air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier.
Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un homme qui ne se méfiait point. Sans y penser Christophe s’éprenait d’elle ; il trouvait du plaisir à revenir ; il soignait sa toilette ; et un sentiment, qu’il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur riante à tout ce qu’il songeait. Olivier s’était épris aussi, et dès les premiers jours ; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L’idée ne venait pas à Olivier qu’il pût plaire à Jacqueline. Bien qu’à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d’optimisme, il se défiait de lui ; il se voyait avec des yeux trop véridiques, il ne pouvait croire qu’il serait jamais aimé : – qui donc serait digne de l’être, si c’était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour ?
Un soir qu’il était invité chez les Langeais, il sentit qu’il serait trop malheureux, en revoyant l’indifférente Jacqueline ; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d’aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s’en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu’au plaisir d’avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n’eut pas lieu de s’en réjouir longtemps. À la nouvelle qu’Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté ; elle n’éprouvait plus aucun désir de plaire ; elle n’écoutait pas Christophe, répondait au hasard ; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée ; et elle ne reparut point.
Christophe s’en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s’expliquer ce brusque revirement ; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, Olivier l’attendait ; il demanda, d’un air qu’il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu’il parlait, il voyait le visage d’Olivier s’éclairer.
– Et cette fatigue ? dit-il. Pourquoi ne t’es tu pas couché ?
– Oh ! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.
– Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t’a fait beaucoup de bien de ne pas venir.
Il le regarda affectueusement, malicieusement, s’en alla dans sa chambre, et là, quand, il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu’aux larmes :
– La mâtine ! pensait-il. Elle se moquait de moi ! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu !
À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l’égard de Jacqueline ; et, comme une brave mère poule qui couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l’air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l’un à l’autre, il les aida, à leur insu.
Il crut de son devoir, gravement, d’étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu’il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité…
– Voilà un imbécile ! De quoi se mêle-t-il ? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos.
Et Olivier s’épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe. Et Christophe s’épanouissait de voir qu’Olivier était heureux. Sa joie s’étalait même, d’une façon beaucoup plus bruyante que celle d’Olivier. Et comme elle ne s’expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu’elle n’y voyait elle-même, le trouvait insupportable ; elle ne pouvait comprendre qu’Olivier se fût entiché d’un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait ; il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager ; puis, il se retirait à l’écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.
Il n’était pas sans inquiétudes cependant pour l’avenir. Il s’attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait ; et il se tourmentait : car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses : sa richesse d’abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée ; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque…
– Mais ce n’est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d’une polissonnerie de l’ami Diderot ; il faut avoir les reins solides.
Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n’avait plus le courage de parler. Il pensait :
– Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.
Peu à peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait ; il finit par croire que Jacqueline était telle qu’Olivier la voyait et qu’elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté ! Elle aimait Olivier pour tout ce qu’il avait de différent d’elle et de son monde : parce qu’il était pauvre, parce qu’il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu’il était maladroit dans le monde. Elle aimait d’une façon si pure et si entière qu’elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments… oui, presque devenir laide, afin d’être plus sûre d’être aimée pour elle-même, pour l’amour dont son cœur était plein et dont il avait faim… Ah ! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s’occuper d’autre chose, de le regarder à peine ; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s’interrompait ; elle se sauvait dans sa chambre ; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur ; elle restait ainsi, ramassée sur elle-même, sans un souffle ; elle n’osait pas bouger, de peur qu’au moindre geste le bonheur ne s’enfuît. Sur son corps, en silence, elle étreignait l’amour.
Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d’Olivier. Il s’occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s’habiller, lui faisait – (comment !) – ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l’escalier, lorsque Christophe n’était plus là. Il souriait, mais il était touché de cette grande affection. Intimidé par son amour, il n’était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe ; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ému que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, à chercher les moyens d’aplanir le chemin à l’amour de son ami.
*
Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisière de la forêt de l’Isle-Adam, qu’Olivier et Jacqueline eurent l’entretien, qui décida de leur vie.
Christophe accompagnait son ami ; mais il avait trouvé un harmonium dans la maison ; et il se mit à jouer, laissant les amoureux se promener en paix. – À vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d’être seuls. Jacqueline était silencieuse et un peu hostile. Déjà, à la dernière visite, Olivier avait senti un changement dans ses manières, une froideur subite, des regards qui paraissaient étrangers, durs, presque ennemis. Il en avait été glacé. Il n’osait s’expliquer avec elle : il craignait trop de recevoir de celle qu’il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s’éloigner ; il lui semblait que sa présence le garantissait seule du coup qui allait le frapper.
Jacqueline n’aimait pas moins Olivier. Elle l’aimait beaucoup plus. C’était ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec lequel naguère elle avait joué, qu’elle avait tant appelé, il était là, devant elle ; elle le voyait s’ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arrière, effrayée ; elle ne comprenait plus ; elle se demandait :
– Mais pourquoi ? pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait :
– Qui est cet homme ?
Et elle ne savait pas.
– Pourquoi est-ce que je l’aime ?
Elle ne savait pas.
– Est-ce que je l’aime ?
Elle ne savait pas… Elle ne savait pas ; mais elle savait que pourtant elle était prise ; l’amour la tenait ; elle allait se perdre en lui, se perdre tout entière, sa volonté, son indépendance, son égoïsme, ses rêves d’avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec colère ; elle éprouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux.
Ils allèrent jusqu’à l’extrémité du parc, dans le jardin potager, que séparait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient à petits pas, au milieu des allées, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l’haleine emplissait l’air. On était au mois de juin ; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel était gris, la lumière à demi éteinte ; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d’une masse, charriés par le vent. De ce grand vent lointain, rien n’arrivait sur la terre : pas une feuille ne remuait. Une grande mélancolie enveloppait les choses, et leur cœur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fenêtres entr’ouvertes, vinrent les sons de l’harmonium, qui disait la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach. Ils s’assirent côte à côte sur la margelle d’un puits, tout pâles, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline.
– Vous pleurez ? murmura-t-il, les lèvres tremblantes.
Ses larmes aussi coulèrent.
Il lui prit la main. Elle pencha sa tête blonde sur l’épaule d’Olivier. Elle n’essayait plus de lutter : elle était vaincue ; et c’était un tel soulagement !… Ils pleurèrent tout bas, écoutant la musique, sous le dais mouvant des nuées lourdes, dont le vol silencieux semblait raser la cime des arbres. Ils pensaient à tout ce qu’ils avaient souffert, – qui sait ? peut-être aussi à ce qu’ils souffriraient plus tard. Il est des minutes où la musique fait surgir toute la mélancolie tissée autour de la destinée d’un être…
Après un moment, Jacqueline essuya ses yeux et regarda Olivier. Et brusquement, ils s’embrassèrent. Ô bonheur ineffable ! Religieux bonheur ! Si doux et si profond qu’il en est douloureux !…
Jacqueline demanda :
– Votre sœur vous ressemblait ?
Olivier eut un saisissement. Il dit :
– Pourquoi me parlez-vous d’elle ? Vous la connaissiez donc ?
Elle dit :
– Christophe m’a raconté… Vous avez bien souffert ?
Olivier inclina la tête, trop ému pour répondre.
– J’ai bien souffert aussi, dit-elle.
Elle parla de l’amie disparue, de la chère Marthe ; elle dit, le cœur gonflé, comme elle avait pleuré, pleuré à en mourir.
– Vous m’aiderez ? dit-elle, d’une voix suppliante, vous m’aiderez à vivre, à être bonne, à lui ressembler un peu ? La pauvre Marthe, vous l’aimerez, vous aussi ?
– Nous les aimerons toutes deux, comme toutes deux elles s’aiment.
– Je voudrais qu’elles fussent là !
– Elles sont là.
Ils restèrent, serrés l’un contre l’autre ; ils sentaient battre leur cœur. Une petite pluie fine tombait, tombait. Jacqueline frissonna.
– Rentrons, dit-elle.
Sous les arbres, il faisait presque nuit, Olivier baisa la chevelure mouillée de Jacqueline ; elle releva la tête vers lui, et il sentit sur ses lèvres, pour la première fois, les lèvres amoureuses, ces lèvres de petite fille, fiévreuses, un peu gercées. Ils furent sur le point de défaillir.
Tout près de la maison, ils s’arrêtèrent encore :
– Comme nous étions seuls, avant ! dit-il.
Il avait déjà oublié Christophe.
Ils se souvinrent de lui. La musique s’était tue. Ils rentrèrent. Christophe, accoudé sur l’harmonium, la tête entre ses mains, rêvait, lui aussi, à beaucoup de choses du passé. Quand il entendit la porte s’ouvrir, il s’éveilla de sa rêverie, et leur montra son visage affectueux, qu’illuminait un sourire grave et tendre. Il lut dans leurs yeux ce qui s’était passé, leur serra la main à tous deux, et dit :
– Asseyez-vous là. Je vais vous jouer quelque chose.
Ils s’assirent, et il joua, au piano, tout ce qu’il avait dans le cœur, tout son amour pour eux. Quand ce fut fini, ils restèrent tous les trois, sans parler. Puis, il se leva, et il les regarda. Il avait l’air si bon, et tellement plus âgé et plus fort qu’eux ! Pour la première fois, elle eut conscience de ce qu’il était. Il les serra dans ses bras, et dit à Jacqueline :
– Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ? Vous vous aimerez bien ?
Ils furent pénétrés de reconnaissance. Mais tout de suite après, il détourna l’entretien, rit, alla à la fenêtre, et sauta dans le jardin.
*
Les jours suivants, il engagea Olivier à faire sa demande aux parents de Jacqueline. Olivier n’osait point, par crainte du refus qu’il prévoyait. Christophe le pressa aussi de se mettre en quête d’une situation. À supposer qu’il fût agréé par les Langeais, il ne pouvait accepter la fortune de Jacqueline, s’il ne se trouvait lui-même en état de gagner son pain. Olivier pensait comme lui, sans partager sa défiance injurieuse, un peu comique, à l’égard des mariages riches. C’était là une idée ancrée dans la tête de Christophe, que la richesse tue l’âme. Volontiers, il eût répété cette boutade d’un sage gueux à une riche oiselle, qui s’inquiétait de l’au-delà :
– Quoi, madame, vous avez des millions, et vous voudriez encore, par-dessus le marché, avoir une âme immortelle ?
– Méfie-toi de la femme, disait-il à Olivier, – mi-plaisant, mi-sérieux, – méfie-toi de la femme, mais vingt fois plus de la femme riche ! La femme aime l’art, peut-être, mais elle étouffe l’artiste. La femme riche empoisonne l’un et l’autre. La richesse est une maladie. Et la femme la supporte encore plus mal que l’homme. Tout riche est un être anormal… Tu ris ? Tu te moques de moi ? Quoi ! est-ce qu’un riche sait ce que c’est que la vie ? Est-ce qu’il reste en communion avec la rude réalité ? Est-ce qu’il sent sur sa face le souffle fauve de la misère, l’odeur du pain à gagner, de la terre à remuer ? Est-ce qu’il peut comprendre, est-ce qu’il voit seulement les êtres et les choses ?… Quand j’étais petit garçon, il m’est arrivé une ou deux fois d’être emmené en promenade dans le landau du grand-duc. La voiture passait au milieu de prairies dont je connaissais chaque brin d’herbe, parmi des bois où je galopinais seul et que j’adorais. Eh bien, je ne voyais plus rien. Tous ces chers paysages étaient devenus pour moi aussi raidis, aussi empesés que les imbéciles qui me promenaient. Entre les prairies et mon cœur, il ne s’était pas seulement interposé le rideau de ces âmes gourmées. Il suffisait de ces quatre planches sous mes pieds, de cette estrade ambulante au-dessus de la nature. Pour sentir que la terre est ma mère, il me faut avoir les pieds enfoncés dans son ventre, comme le nouveau-né qui sort à la lumière. La richesse tranche le lien qui unit l’homme à la terre, et qui relie entre eux tous les fils de la terre. Et alors, comment voudrais-tu être encore un artiste ? L’artiste est la voix de la terre. Un riche ne peut pas être un grand artiste. Il lui faudrait, pour l’être, mille fois plus de génie, dans des conditions aussi disgraciées. Même s’il y parvient, il est toujours un fruit de serre. Le grand Gœthe a beau faire : son âme a des membres atrophiés, il lui manque des organes essentiels, que la richesse a tués. Toi qui n’as pas la sève d’un Gœthe, tu serais dévoré par la richesse, surtout par la femme riche, que Gœthe a du moins évitée. L’homme seul peut encore réagir contre le fléau. Il a en lui une brutalité native, un humus amassé d’instincts âpres et salutaires qui l’attachent à la terre. Mais la femme est livrée au poison, et elle le communique aux autres. Elle se plaît à la puanteur parfumée de la richesse. Une femme qui reste saine de cœur, au milieu de la fortune, est un prodige, autant qu’un millionnaire qui a du génie… Et puis, je n’aime pas les monstres. Qui a plus que sa part pour vivre est un monstre, – un cancer humain qui ronge les autres hommes.
Olivier riait :
– Je ne puis pourtant pas cesser d’aimer Jacqueline, parce qu’elle n’est pas pauvre, ni l’obliger à l’être, pour l’amour de moi.
– Eh bien, si tu ne peux pas la sauver, au moins sauve-toi toi-même ! Et c’est encore la meilleure façon de la sauver. Garde-toi pur. Travaille.
Olivier n’avait pas besoin que Christophe lui communiquât ses scrupules. Plus encore que lui, il avait l’âme chatouilleuse. Non qu’il prît au sérieux les boutades de Christophe contre l’argent : il avait été riche lui-même, il ne détestait point la richesse, et il trouvait qu’elle allait bien à la jolie figure de Jacqueline. Mais il lui était insupportable qu’on pût mêler à l’idée de son amour un soupçon d’intérêt. Il demanda à rentrer dans l’Université. Il ne pouvait plus espérer, pour l’instant, qu’un poste médiocre dans un lycée de province. C’était là un triste cadeau de noces à offrir à Jacqueline. Il lui en parla timidement. Jacqueline eut d’abord quelque peine à admettre ses raisons : elle les attribuait à un amour-propre exagéré, que Christophe lui avait mis en tête, et qu’elle trouvait ridicule : n’est-il pas naturel, quand on aime, d’accepter du même cœur la fortune et l’infortune de l’aimée, et n’est-ce pas un sentiment mesquin, de se refuser à lui devoir un bienfait, qui lui ferait tant de joie ?… Néanmoins, elle se rallia au projet d’Olivier : ce qu’il avait d’austère et de peu plaisant fut justement ce qui la décida ; elle y trouvait une occasion de satisfaire son appétit d’héroïsme moral. Dans l’état de révolte orgueilleuse contre son milieu, que son deuil avait provoquée et que son amour exaltait, elle avait fini par nier tout ce qui dans sa nature était en contradiction avec cette ardeur mystique ; elle tendait son être, comme un arc, vers un idéal de vie très pure, difficile, et rayonnante de bonheur… Les obstacles, la médiocrité de sa condition à venir, tout lui était joie. Que ce serait beau !…
Mme Langeais était trop occupée d’elle-même pour prêter grande attention à ce qui se passait autour d’elle. Depuis peu, elle ne songeait plus qu’à sa santé ; elle occupait son temps à soigner des maladies imaginaires, essayer d’un médecin, puis d’un autre : chacun à tour de rôle était le Sauveur ; il y en avait pour quinze jours ; puis, c’était le tour du suivant. Elle restait des mois, au loin, dans des maisons de santé fort coûteuses, où elle exécutait avec dévotion des prescriptions puériles. Elle avait oublié sa fille et son mari.
M. Langeais, moins indifférent, commençait à soupçonner l’intrigue. Sa jalousie paternelle l’avertissait. Il avait pour Jacqueline cette affection énigmatique, que bien des pères éprouvent pour leurs filles, mais qu’ils n’avouent guère, cette curiosité mystérieuse, voluptueuse, quasi sacrée, de revivre en des êtres de son sang, qui sont soi, et qui sont femmes. Il y a, dans ces secrets du cœur, des ombres et des lueurs qu’il est sain d’ignorer. Jusqu’alors, il s’était amusé de voir sa fille rendre amoureux les petits jeunes gens : il l’aimait ainsi, coquette, romanesque, et pourtant avisée – (comme il était). – Mais quand il vit que l’aventure menaçait de devenir sérieuse, il s’inquiéta. Il commença par se moquer d’Olivier devant Jacqueline, puis il le critiqua avec une certaine âpreté. Jacqueline en rit d’abord, et dit :
– N’en dis pas tant de mal, papa ; cela te gênerait plus tard, si je voulais l’épouser.
M. Langeais poussa les hauts cris ; il la traita de folle. Bon moyen pour qu’elle le devînt tout à fait ! Il déclara qu’elle n’épouserait jamais Olivier. Elle déclara qu’elle l’épouserait. Le voile se déchira. Il découvrit qu’il ne comptait plus pour elle. Son égoïsme paternel en fut indigné. Il jura qu’Olivier et Christophe ne remettraient plus les pieds chez lui. Jacqueline s’exaspéra ; et un beau matin, Olivier, ouvrant sa porte, vit entrer en coup de vent la jeune fille, pâle et décidée, qui lui dit :
– Enlevez-moi ! Mes parents ne veulent pas. Moi, je veux. Compromettez-moi.
Olivier, effaré, mais touché, n’essayait pas de discuter. Heureusement, Christophe était là. Il était le moins raisonnable, à l’ordinaire. Il les raisonna. Il montra quel scandale s’en suivrait, et comme ils en souffriraient. Jacqueline, mordant sa lèvre avec colère, dit :
– Eh bien, nous nous tuerons après.
Loin d’effrayer Olivier, ce fut une raison pour le décider. Christophe n’eut pas peu de peine à obtenir des deux fous quelque patience : avant d’en venir aux moyens désespérés, il fallait essayer des autres : que Jacqueline rentrât chez elle ; lui, irait voir M. Langeais, et plaider leur cause.
Singulier avocat ! Aux premiers mots qu’il dit, M. Langeais faillit le mettre à la porte ; puis, le ridicule de la situation le frappa, et il s’en amusa. Peu à peu, le sérieux de son interlocuteur, son honnêteté, sa conviction s’imposaient ; toutefois, il n’en voulait pas convenir, et continuait à lui décocher des remarques ironiques. Christophe feignait de ne pas entendre ; mais, à certaines flèches plus cuisantes, il s’arrêtait, il se hérissait en silence ; puis il reprenait. À un moment, il posa son poing sur la table, qu’il martela, et dit :
– Je vous prie de croire que la visite que je fais ne m’amuse guère : je dois me faire violence pour ne pas relever certaines de vos paroles ; mais j’estime que j’ai le devoir de vous parler ; et je parle. Oubliez-moi, comme je m’oublie, et pesez ce que je dis.
M. Langeais écouta ; et quand il entendit parler du projet de suicide, il haussa les épaules et fit semblant de rire ; mais il fut remué. Il était trop intelligent pour traiter de plaisanterie une pareille menace ; il savait qu’il faut compter avec l’insanité des filles amoureuses. Jadis, une de ses maîtresses, une fille rieuse et douillette, qu’il jugeait incapable d’exécuter sa forfanterie, s’était tiré sous ses yeux un coup de revolver ; elle n’en était pas morte, sur-le-champ ; il revoyait la scène… Non, l’on n’est sûr de rien, avec ces folles. Il eut un serrement de cœur… « Elle le veut ? Eh bien, soit, tant pis pour elle, la sotte !… » Certes, il aurait pu user de diplomatie, feindre de consentir, gagner du temps, détacher doucement Jacqueline d’Olivier. Mais pour cela, il eût fallu se donner plus de peine qu’il ne pouvait ou ne voulait. Et puis, il était faible ; et le seul fait qu’il eût dit violemment : « Non ! » à Jacqueline, l’inclinait maintenant à dire : « Oui. » Après tout, que sait-on de la vie ? Cette petite avait peut-être raison. La grande affaire, c’est de s’aimer. M. Langeais n’ignorait pas qu’Olivier était un garçon sérieux, qui peut-être avait du talent… Il donna son consentement.
Le soir avant le mariage, les deux amis veillèrent ensemble, une partie de la nuit. Ils ne voulaient rien perdre de ces dernières heures d’un cher passé. – Mais c’était du passé, déjà. Comme ces tristes adieux, sur le quai d’une gare, quand l’attente se prolonge avant le départ du train : on s’obstine à rester, à regarder, à parler. Mais le cœur n’est plus là ; l’ami est déjà parti… Christophe essayait de causer. Il s’arrêta, au milieu d’une phrase, voyant les yeux distraits d’Olivier, et dit, avec un sourire :
– Tu es déjà loin !
Olivier s’excusa, confus. Il était triste de se laisser distraire de ces derniers instants d’intimité. Mais Christophe lui serra la main :
– Va, ne te contrains pas. Je suis heureux. Rêve, mon petit.
Ils restèrent à la fenêtre, accoudés l’un près de l’autre, regardant le jardin dans la nuit. Après quelque temps, Christophe dit à Olivier :
– Tu te sauves de moi ? Tu crois que tu vas m’échapper ? Tu penses à ta Jacqueline. Mais je vais bien t’attraper. Moi aussi, je pense à elle.
– Mon pauvre vieux, dit Olivier, et moi qui pensais à toi ! Et même…
Il s’arrêta.
Christophe acheva sa phrase, en riant :
–… Et même qui me donnais tant de mal pour cela !…
Christophe s’était fait beau, presque élégant, pour la cérémonie. Il n’y avait pas de mariage religieux : ni Olivier, indifférent, ni Jacqueline, révoltée, n’en avaient voulu. Christophe avait écrit pour la mairie un morceau symphonique ; mais au dernier moment, il y renonça, après s’être rendu compte de ce qu’est un mariage civil : il trouvait cette cérémonie ridicule. Il faut, pour y croire, être bien dépourvu de foi et de liberté, tout ensemble. Quand un vrai catholique se donne la peine de devenir libre penseur, ce n’est pas pour se faire d’un fonctionnaire de l’état civil un prêtre. Entre Dieu et la libre conscience, il n’est aucune place pour une religion de l’État. L’État enregistre, il ne lui appartient pas d’unir.
Le mariage d’Olivier et de Jacqueline n’était point fait pour inspirer à Christophe le regret de sa détermination. Olivier écoutait d’un air détaché, ironique, le maire qui flagornait lourdement le jeune couple, la famille riche, et les témoins décorés. Jacqueline n’écoutait pas ; et furtivement elle tirait la langue à Simone Adam, qui l’épiait ; elle avait parié avec elle que « cela ne lui ferait rien du tout » de se marier, et elle était en train de gagner : à peine si elle songeait que c’était elle qui se mariait ; cette pensée l’amusait. Les autres posaient pour la galerie ; et la galerie lorgnait. M. Langeais paradait ; si sincère que fût son affection pour sa fille, sa principale préoccupation était de noter les gens, et de se demander s’il n’avait pas fait d’oublis dans sa liste de faire-part. Seul, Christophe était ému ; il était à lui seul, les parents, les mariés, et le maire ; il couvait des yeux Olivier, qui ne le regardait point.
Le soir, le jeune couple partit pour l’Italie. Christophe et M. Langeais les accompagnèrent à la gare. Ils les voyaient joyeux, sans regrets, ne cachant point leur impatience d’être déjà partis. Olivier avait l’air d’un adolescent, et Jacqueline d’une petite fille… Tendre mélancolie de ces départs ! Le père est triste de voir sa petite emmenée par un étranger, et pourquoi !… et pour toujours loin de lui. Mais eux n’éprouvent qu’un sentiment de délivrance enivrée. La vie n’a plus d’entraves ; plus rien ne les arrête ; ils se croient arrivés au faîte : on peut mourir maintenant, on a tout, on ne craint rien… Ensuite, on voit que ce n’était qu’une étape. La route reprend, et tourne autour de la montagne ; et bien peu arrivent à la seconde étape…
Le train les emporta dans la nuit. Christophe et M. Langeais revinrent ensemble. Christophe dit, avec malice :
– Nous voici veufs !
M. Langeais se mit à rire. Ils se dirent au revoir, et chacun alla de son côté. Ils avaient de la peine. Mais c’était un mélange de tristesse et de douceur. Seul, dans sa chambre, Christophe pensait :
– Le meilleur de moi-même est heureux.
Rien ne fut changé à la chambre d’Olivier. Il avait été convenu entre les deux amis que jusqu’au retour d’Olivier et à sa nouvelle installation, ses meubles et ses souvenirs resteraient chez Christophe. Il était encore présent. Christophe considéra le portrait d’Antoinette, il le plaça sur sa table, et il lui dit :
– Petite, es-tu contente ?
*
Il écrivait souvent, – un peu trop, – à Olivier. Il en recevait peu de lettres, distraites, et peu à peu lointaines d’esprit. Il en était déçu ; mais il se persuadait que cela devait être ainsi ; il n’avait pas d’inquiétude pour l’avenir de leur amitié.
La solitude ne lui pesait point. Loin de là : il n’en avait pas assez, pour son goût. Il commençait à souffrir de la protection du Grand Journal. Arsène Gamache avait une tendance à croire qu’il possédait un droit de propriété sur les gloires qu’il s’était donné la peine de découvrir : il lui semblait naturel que ces gloires fussent associées à la sienne, comme Louis XIV groupait autour de son trône Molière, Le Brun, et Lulli. Christophe trouvait que l’auteur de l’Hymne à Ægir n’était pas plus impérialement encombrant pour l’art que son patron du Grand Journal. Car le journaliste, qui ne s’y connaissait pas plus que l’empereur, n’en avait pas moins que lui des opinions arrêtées sur l’art ; ce qu’il n’aimait point, il n’en tolérait point l’existence : il le décrétait mauvais et pernicieux ; et il le ruinait, dans l’intérêt public. Spectacle grotesque et redoutable que celui de ces brasseurs d’affaires, mal dégrossis, sans culture, qui prétendaient, par l’argent et la presse, régner non seulement sur la politique, mais sur l’esprit, et lui offraient une niche avec un collier et la pâtée, ou pouvaient, sur son refus, lancer sur lui les milliers d’imbéciles, dont ils avaient fait leur meute ! – Christophe n’était pas homme à se laisser morigéner. Il trouva fort mauvais qu’un âne se permît de lui dire ce qu’il devait faire et ce qu’il ne devait pas faire, en musique ; et il lui donna à entendre que l’art exigeait plus de préparation que la politique. Il déclina aussi, sans précautions oratoires, l’offre de mettre en musique un inepte livret, dont l’auteur était un des premiers commis du journal, et que le patron recommandait. Cela jeta un premier froid dans ses relations avec Gamache.
Christophe n’en fut pas fâché. À peine sorti de l’obscurité, il aspirait à y rentrer. Il se trouvait « exposé à ce grand jour, où l’on se perd dans les autres ». Trop de gens s’occupaient de lui. Il méditait ces paroles de Gœthe :
« Lorsqu’un écrivain s’est fait remarquer par un ouvrage de mérite, le public cherche à l’empêcher d’en produire un second… Le talent qui se recueille est malgré lui traîné dans le tumulte au monde, parce que chacun croit qu’il pourra s’en approprier une parcelle. »
Il ferma sa porte, et, dans sa maison, se rapprocha de quelques vieux amis. Il revit le ménage des Arnaud, qu’il avait un peu négligés. Mme Arnaud, qui vivait seule une partie de la journée, avait du temps pour songer aux chagrins des autres. Elle pensait au vide qu’avait dû faire chez Christophe le départ d’Olivier ; et elle surmonta sa timidité pour l’inviter à dîner. Si elle eût osé, elle lui eût offert de venir de temps à temps faire la revue de son ménage ; mais la hardiesse lui manqua ; et ce fut mieux sans doute : car Christophe n’aimait point qu’on s’occupât de lui. Mais il accepta l’invitation à dîner, et il prit l’habitude de venir régulièrement le soir, chez les Arnaud.
Il trouva le petit ménage toujours aussi uni, dans la même atmosphère de tendresse endolorie, plus grise, encore qu’auparavant. Arnaud passait par une période de dépression morale, causée par l’usure de sa vie de professeur, – cette vie de labeur lassant, qui se répète chaque jour, identique à la veille, comme une roue qui tourne sur place, sans s’arrêter jamais, sans avancer jamais. Malgré sa patience, le brave homme traversait une crise de découragement. Il s’affectait de certaines injustices, il trouvait son dévouement inutile. Mme Arnaud le réconfortait, avec de bonnes paroles ; elle semblait toujours aussi paisible : mais elle s’étiolait. Christophe, devant elle, félicitait Arnaud d’avoir une femme aussi raisonnable.
– Oui, disait Arnaud, c’est une bonne petite ; rien ne la trouble. Elle a de la chance : et moi aussi. Si elle avait souffert de notre vie, je crois que j’aurais été perdu.
Mme Arnaud rougissait, se taisait. Puis, de sa voix posée, elle parlait d’autre chose. – Les visites de Christophe produisaient leur bienfait ordinaire ; elles portaient la lumière ; et lui, de son côté, avait plaisir à se réchauffer à ces cœurs excellents.
Une autre amie lui vint. Ou plutôt, il l’alla chercher : car, tout en désirant le connaître, elle n’eût pas fait l’effort de venir le trouver. Vingt-cinq ans, musicienne, premier prix de piano au Conservatoire : elle se nommait Cécile Fleury. Courte de taille, assez trapue, elle avait les sourcils épais, de beaux yeux larges, au regard humide, le nez petit et gros, au bout relevé, un peu rouge, en bec de canard, des lèvres grosses, bonnes et tendres, le menton énergique, solide, gras, le front point haut, mais large. Les cheveux roulés sur la nuque en chignon abondant. Des bras forts, et des mains de pianiste, grandes, au pouce écarté, aux bouts carrés. De l’ensemble de sa personne se dégageait une impression de sève lourde, de santé rustique. Elle vivait avec sa mère, qu’elle chérissait : bonne femme, qui ne s’intéressait nullement à la musique, mais qui en parlait, à force d’en entendre parler, et qui était au courant de tout ce qui se passait dans Musicopolis. Elle avait une vie médiocre, donnait des leçons tout le jour, et parfois des concerts, dont personne ne rendait compte. Elle rentrait tard, à pied, ou par l’omnibus, exténuée, de bonne humeur ; et elle faisait vaillamment ses gammes et ses chapeaux, causant beaucoup, aimant rire, et chantant pour un rien.
Elle n’avait pas été gâtée par la vie. Elle savait le prix d’un peu de bien-être qu’on a gagné par ses propres efforts, la joie des petits plaisirs, des petits progrès imperceptibles dans sa situation ou dans son talent. Oui, si seulement elle gagnait cinq francs de plus, ce mois-ci, que le mois précédent, ou si elle réussissait enfin ce passage de Chopin, qu’elle s’évertuait à jouer depuis des semaines, – elle était contente. Son travail, qui n’était pas excessif, répondait exactement à ses aptitudes, et la soulageait comme une hygiène raisonnable. Jouer, chanter, donner des leçons lui procurait une agréable sensation d’activité satisfaite, normale et régulière, en même temps qu’une aisance moyenne et un succès tranquille. Elle avait un solide appétit, mangeait bien, dormait bien, et n’était jamais malade.
D’esprit droit, sensé, modeste, parfaitement équilibré, elle ne se tourmentait de rien : car elle vivait dans le moment présent, sans se soucier de ce qu’il y avait avant et de ce qu’il y aurait après. Et comme elle était bien portante, comme sa vie semblait à l’abri des surprises du sort, elle se trouvait presque toujours heureuse. Elle avait plaisir à étudier son piano, comme à faire son ménage, ou à en causer, ou à ne rien faire. Elle savait vivre, non pas au jour le jour, – (elle était économe et prévoyante) – mais minute par minute. Nul idéalisme ne la travaillait ; ou, si elle en avait un, il était bourgeois, tranquillement diffus dans tous ses actes et toutes ses pensées ; il consistait à aimer paisiblement ce qu’elle faisait, quoi qu’elle fît. Elle allait à l’église, le dimanche ; mais le sentiment religieux ne tenait presque aucune place dans sa vie. Elle admirait les exaltés, comme Christophe, qui ont une foi, ou un génie ; mais elle ne les enviait pas : qu’est-ce qu’elle aurait pu faire de leur inquiétude et de leur génie ?
Comment donc pouvait-elle sentir leur musique ? Elle aurait eu peine à l’expliquer. Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle la sentait. Sa supériorité sur les autres virtuoses était dans son robuste équilibre physique et moral ; en cette abondance de vie, sans passions personnelles, les passions étrangères trouvaient un sol riche où fleurir. Elle n’en était point troublée. Ces terribles passions, qui avaient rongé l’artiste, elle les traduisait dans toute leur énergie, sans être atteinte par leur poison ; elle n’en ressentait que la force, et la bonne fatigue qui suivait. Quand c’était fini, elle était en sueur, épuisée ; elle souriait tranquillement : elle était contente.
Christophe, qui l’entendit un soir, fut frappé par son jeu. Il alla lui serrer la main, après le concert. Elle en fut reconnaissante : il y avait peu de monde au concert, et elle n’était pas blasée sur les compliments. Comme elle n’avait eu ni l’habileté de s’enrôler dans une coterie musicale, ni la rouerie d’enrôler à sa suite une troupe d’adorateurs, comme elle ne cherchait à se singulariser, ni par quelque exagération de technique, ni par une interprétation fantaisiste des œuvres consacrées, ni en s’arrogeant la propriété exclusive de tel ou tel grand maître, de Jean-Sébastien Bach ou de Beethoven, comme elle n’avait point de théorie sur ce qu’elle jouait, mais se contentait de jouer tout bonnement ce qu’elle sentait, – nul ne faisait attention à elle, et les critiques l’ignoraient : car personne ne leur avait dit qu’elle jouait bien ; et ils ne l’eussent pas trouvé, d’eux-mêmes.
Christophe revit souvent Cécile. Cette forte et calme fille l’attirait comme une énigme. Elle était vigoureuse et apathique. Dans son indignation qu’elle ne fût pas plus connue, il lui proposa de faire parler d’elle par ses amis du Grand Journal. Mais quoi qu’elle fût bien aise qu’on la louât, elle le pria de ne faire aucune démarche. Elle ne voulait pas lutter, se donner de peine, exciter de jalousies ; elle voulait rester en paix. On ne parlait pas d’elle : tant mieux ! Elle était sans envie, et la première à s’extasier sur la technique des autres virtuoses. Ni ambition, ni désirs. Elle était bien trop paresseuse d’esprit ! Quand elle n’était pas occupée d’un objet immédiat et précis, elle ne faisait rien, rien ; elle ne rêvait même pas ; la nuit, dans son lit, elle dormait, ou ne pensait à rien. Elle n’avait pas cette hantise maladive du mariage, qui empoisonne la vie des filles qui tremblent de coiffer Sainte-Catherine. Quand on lui demandait si elle n’aimerait pas à avoir un bon mari :
– Tiens donc ! disait-elle, pourquoi pas cinquante mille livres de rentes ? Il faut prendre ce qu’on a. Si on vous l’offre, tant mieux ! Sinon, on s’en passera. Ce n’est pas une raison parce qu’on n’a pas de gâteau, pour ne pas trouver bon le bon pain. Surtout quand on en a mangé longtemps qui était dur !
– Et encore, disait la mère, il y a bien des gens qui n’en mangent pas tous les jours !
Cécile avait des raisons pour se défier des hommes. Son père, mort depuis quelques années, était faible et paresseux ; il avait fait beaucoup de tort à sa femme et aux siens. Elle avait aussi un frère qui avait mal tourné ; on ne savait trop ce qu’il devenait ; de loin en loin il reparaissait, pour demander de l’argent ; on le craignait, on avait honte, on avait peur de ce qu’on pourrait apprendre sur lui, d’un jour à l’autre ; et pourtant, on l’aimait. Christophe le rencontra, une fois. Il était chez Cécile : on sonna ; la mère alla ouvrir. Une conversation s’éleva dans la pièce à côté, avec des éclats de voix. Cécile, qui semblait troublée, sortit à son tour, et laissa Christophe seul. La discussion continuait, et la voix étrangère se faisait menaçante : Christophe crut de son devoir d’intervenir : il ouvrit la porte. Il eut à peine le temps d’entrevoir un homme jeune et un peu contrefait, qui lui tournait le dos : Cécile se jeta vers Christophe, et le supplia de rentrer. Elle rentra avec lui ; ils s’assirent en silence. Dans la chambre voisine, le visiteur cria encore, pendant quelques minutes, puis partit, en faisant claquer la porte Alors, Cécile eut un soupir, et elle dit à Christophe :
– Oui… c’est mon frère.
Christophe comprit :
– Ah ! dit-il… Je sais… Moi aussi, j’en ai un…
Cécile lui prit la main, avec une commisération affectueuse :
– Vous aussi ?
– Oui, fit-il… Ce sont les joies de la famille.
Cécile rit ; et ils changèrent d’entretien. Non, les joies de la famille n’avaient rien d’enchanteur pour elle, et l’idée du mariage ne la fascinait point : les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages à sa vie indépendante : sa mère avait assez longtemps soupiré après cette liberté ; elle n’avait pas envie de la perdre. Le seul rêve éveillé qu’elle s’amusât à faire, c’était – un jour, plus tard, Dieu sait quand ! – de vivre à la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d’imaginer les détails de cette vie : elle trouvait fatigant de penser à quelque chose d’aussi peu certain : il valait mieux dormir, – ou faire sa tâche…
En attendant qu’elle eût son château en Espagne, elle louait pendant l’été, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu’elle occupait seule avec sa mère. C’était à vingt minutes, par le train. L’habitation était assez loin de la gare isolée, au milieu des terrains vagues, que l’on nommait des champs ; et Cécile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n’avait pas peur ; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver ; mais elle l’oubliait toujours à la maison. D’ailleurs, c’était à peine si elle eût su s’en servir.
Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s’amusait de voir sa pénétration des œuvres musicales, surtout quand il l’avait mise, d’un mot, sur le chemin du sentiment à exprimer. Il s’était aperçu qu’elle avait une voix admirable : elle ne s’en doutait point. Il l’obligea à s’exercer : il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique ; elle y prenait plaisir, et faisait des progrès, qui la surprenaient autant que lui. Elle était merveilleusement douée. L’étincelle musicale était tombée, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, dénués de sentiment artistique. Philomèle – (il la nommait ainsi) – causait parfois de musique, mais toujours d’une façon pratique, jamais sentimentale : elle ne semblait s’intéresser qu’à la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle était avec Christophe, et qu’ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois : ménage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n’eût pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philomèle.
Ils passaient ainsi des soirées, en tête à tête, et s’aimaient sincèrement, d’une affection calme, presque froide. Un soir qu’il était venu dîner et qu’il s’était attardé à causer, plus que d’habitude, un violent orage éclata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage ; elle lui dit :
– Mais ne vous en allez pas ! Vous partirez demain matin.
Il s’installa dans le petit salon, sur un lit improvisé. Une mince cloison le séparait de la chambre à coucher de Cécile ; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l’autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle était endormie ; et il ne tarda pas à faire de même, sans que l’ombre d’une pensée trouble les effleurât.
Dans le même temps, lui venaient d’autres amis inconnus, que commençait de lui attirer la lecture de ses œuvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou à l’écart, et ne le rencontreraient jamais. Le succès, même grossier, a ceci de bon : il fait connaître l’artiste de milliers de braves gens, qu’il n’eût jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d’entre eux. C’étaient des jeunes gens isolés, menant une vie difficile, aspirant de tout leur être à un idéal dont ils n’étaient pas sûrs : ils buvaient avidement l’âme fraternelle de Christophe. C’étaient de petites gens de province : après avoir lu ses lieder, ils lui écrivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis à lui. C’étaient des artistes pauvres, – un compositeur, entre autres, – qui ne pouvaient arriver, non seulement au succès, mais à s’exprimer eux-mêmes : ils étaient tout heureux que leur pensée se réalisât par Christophe. Et les plus chers de tous peut-être, – ceux qui lui écrivaient sans dire leur nom : plus libres ainsi de parler, ils épanchaient naïvement leur confiance dans le frère aîné, qui leur était un appui. Christophe avait gros cœur de penser qu’il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu’il aurait eu tant de joie à aimer ; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l’avait écrite baisait les lieder de Christophe ; et chacun, de son côté, pensait :
– Chères pages, que vous me faites de bien !
Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l’univers, cette petite famille du génie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu s’étend, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l’espace, mêlant son chœur fraternel à l’harmonie des sphères.
À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique ; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d’une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu’elle fût une communion avec les hommes. Il n’est d’art vital que celui qui s’unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d’isolement, était relié au reste de l’humanité par la foi religieuse, qu’il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, écrivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-même dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l’humanité rappelle au génie :
– Qu’y a-t-il pour moi dans ton art ? S’il n’y a rien, va-t’en !
À cette contrainte, le génie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n’expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le cœur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face à face, doit le chercher, non dans le firmament désert de sa pensée, mais dans l’amour des hommes.
Les artistes d’alors étaient loin de cet amour. Ils n’écrivaient que pour une élite vaniteuse, anarchiste, déracinée de la vie sociale, et qui mettait sa gloire à ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s’en faisait un jeu. La belle gloire de s’amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres ! Que la mort les prenne donc ! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacré de nos races, à leur amour de la famille et du sol. Au siècle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Raphaël, glorifiait la maternité dans ses Madones transtévérines. Qui nous fera aujourd’hui, en musique, une Madone à la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie ? Vous n’avez rien, vous n’avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants à votre peuple, vous en êtes réduits à démarquer la musique des maîtres allemands du passé. Tout est à faire, ou à refaire, dans votre art, de la base à la cime…
Christophe correspondait avec Olivier, à présent installé dans une ville de province. Il tâchait de maintenir, par lettres, leur féconde collaboration de naguère. Il eût voulu de lui de beaux textes poétiques, associés aux pensées et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des poèmes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les émotions amoureuses ou familiales, la poésie des matins et des soirs et des nuits, pour les cœurs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c’est assez : les expressions les plus simples, pas de développement savant, pas d’harmonies raffinées. Qu’ai-je à faire de vos virtuosités d’esthète ? Aimez ma vie, aidez-moi à l’aimer ! Écrivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase mélodique la plus claire. Évitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n’est plus que l’idiome d’une caste, comme l’est devenue la musique de tant de musiciens d’aujourd’hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en « artiste ». Vois ce qu’ont fait nos pères. C’est du retour au langage musical de tous qu’est sorti l’art des classiques de la fin du XVIIIe siècle. Les phrases mélodiques de Gluck, des créateurs de la symphonie, des premiers maîtres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, comparées aux phrases raffinées ou savantes de Jean-Sébastien Bach et de Rameau. C’est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel ; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont imprégné l’enfance d’un Mozart ou d’un Weber. – Faites de même ! Écrivez des chants pour tous les hommes. Là-dessus, vous élèverez ensuite des symphonies. À quoi sert de brûler les étapes ? On ne commence pas la pyramide par le faîte. Vos symphonies actuelles sont des têtes sans corps. Ô beaux esprits, incarnez-vous ! Il faut des générations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne bâtit pas un art musical en un jour.
Christophe ne limitait pas ses principes à la musique : il engageait Olivier à les appliquer à la littérature :
– Les écrivains d’aujourd’hui s’évertuent, disait-il, à décrire des raretés humaines, ou bien des types qui n’existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande société des hommes agissants et sains. Puisqu’ils se sont mis d’eux-mêmes à la porte de la vie, laisse-les et va où sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours : elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d’entre nous porte en lui l’infini. L’infini est en chaque homme qui a la simplicité d’être un homme, dans l’amant, dans l’ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l’enfantement, dans celui qui se sacrifie obscurément et dont nul ne saura rien ; il est le flot de vie, qui coule de l’un à l’autre, de l’autre à l’un… Écris la simple vie d’un de ces hommes simples, écris la tranquille épopée des jours qui se succèdent, tous semblables et divers, tous fils d’une même mère, depuis le premier jour du monde. Écris-la simplement. Ne t’inquiète point des recherches subtiles où s’énerve la force des artistes d’aujourd’hui. Tu parles à tous : use du langage de tous. Il n’est de mots ni nobles, ni vulgaires ; il n’est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu’ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais : pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits ! Le style, c’est l’âme.
Olivier approuvait Christophe ; mais il répondait, avec quelque ironie :
– Une telle œuvre pourrait être belle ; mais elle ne parviendrait jamais à ceux qui pourraient la lire. La critique l’étoufferait en route.
– Voilà bien mon petit bourgeois français ! répliquait Christophe. Il s’inquiète de ce que la critique pensera de son livre !… Les critiques, mon garçon, ne sont là que pour enregistrer la victoire ou la défaite. Sois seulement vainqueur !… Je me suis passé d’eux ! Apprends à t’en passer aussi.
Mais Olivier avait appris à se passer de bien autre chose ! Il se passait de l’art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu’à Jacqueline.
*
Leur égoïsme d’amour avait fait le vide autour d’eux ; il brûlait avec imprévoyance toutes ses ressources à venir.
Ivresse des premiers temps, où les êtres mêlés ne songent, uniquement, qu’à s’absorber l’un l’autre… De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs âmes, ils se touchent, ils se goûtent, ils cherchent à se pénétrer. Ils sont à eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, où les éléments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s’efforcent l’un l’autre de se dévorer goulûment. Tous les ravit dans l’autre : l’autre, c’est encore soi. Qu’ont-ils à faire du monde ? Comme l’Androgyne antique, endormi dans son rêve d’harmonieuse volupté, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.
Ô jours, ô nuits, qui forment un même tissu de rêves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l’œil ébloui, un lumineux sillage, souffle tiède qui nous baigne d’une langueur de printemps, chaleur dorée des corps, treille d’amour ensoleillée, chaste impudeur, étreintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussière de bonheur ? À peine si le cœur peut se souvenir de vous : car lorsque vous étiez, le temps n’existait pas.
Journées toutes semblables… Aube douce… De l’abîme du sommeil, les deux corps enlacés surgissent à la fois ; les têtes souriantes, dont l’haleine se mêle, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent… Juvénile fraîcheur des heures matinales, air virginal où s’apaise la fièvre des corps brûlants… Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupté des nuits… Après-midi d’été, rêveries dans les champs, sur les prés veloutés, sous les bruissantes étoffes des longs peupliers blancs… Rêveries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlacés, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d’argent. Une étoile tombe et meurt, – une secousse au cœur… – un monde soufflé sans bruit. Sur la route, auprès d’eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la fête du lendemain. Un instant, ils s’arrêtent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler… Ah ! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant !… Elle soupire, et dit :
– Pourquoi est-ce que je vous aime tant ?…
Après quelques semaines de voyage en Italie, ils s’étaient installés dans une ville de l’ouest de la France, où Olivier avait été nommé professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s’intéressaient à rien. Lorsqu’ils étaient forcés de faire des visites, cette scandaleuse indifférence s’étalait avec un sans-gêne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravité impertinente des jeunes mariés, qui ont l’air de vous dire :
– Vous autres, vous ne savez rien…
Sur le joli minois absorbé, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d’Olivier, on pouvait lire :
– Si vous saviez comme vous nous ennuyez !… Quand est-ce que nous serons seuls ?
Même au milieu des autres, ils ne se gênaient pas pour l’être. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour se voir ; et ils souriaient : car ils savaient qu’ils pensaient aux mêmes choses en même temps. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls, après quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d’enfants. Ils avaient huit ans. Ils bêtifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l’appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait à la petite fille. Mais elle voulait être tout à la fois pour lui, tous les amours mêlés : mère, sœur, femme, amoureuse, maîtresse.
Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs ; comme elle se l’était promis, elle partageait ses travaux : c’était aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l’ardeur amusée d’une femme pour qui le travail était quelque chose de nouveau : on eût dit qu’elle prenait plaisir aux tâches les plus ingrates, des copies dans les bibliothèques, des traductions de livres insipides : cela faisait partie de son plan de vie, très pure et très sérieuse, tout entière consacrée à de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut très bien, tant que l’amour les illumina : car elle ne songeait qu’à lui, et non à ce qu’elle faisait. Le plus curieux, c’était que tout ce qu’elle faisait ainsi était bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu’elle eût eu peine à suivre, à d’autres moments de sa vie ; son être était soulevé au-dessus de terre par l’amour ; elle ne s’en apercevait pas : telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son rêve grave et riant…
Et puis, elle commença de voir les toits ; et cela ne l’inquiéta point ; mais elle se demanda ce qu’elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l’ennuya. Elle se persuada que son amour en était gêné. Sans doute parce que son amour était déjà moins vif. Mais il n’en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l’un de l’autre. Ils se murèrent au monde, ils condamnèrent leur porte, ils n’acceptèrent plus aucune invitation. Ils étaient jaloux de l’affection des autres, de leurs occupations même, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s’espaça. Jacqueline ne l’aimait pas : il était un rival, il représentait toute une part du passé d’Olivier, où elle n’était point ; et plus il avait tenu de place dans la vie d’Olivier, plus elle cherchait, d’instinct, à la lui voler. Sans calcul de sa part, elle détachait sourdement Olivier de l’ami ; elle ironisait les manières de Christophe, sa figure, ses façons d’écrire, ses projets artistiques ; elle n’y mettait aucune méchanceté, aucune rouerie : la bonne nature s’en chargeait pour elle. Olivier s’amusait de ses remarques ; il n’y voyait pas malice ; il croyait aimer toujours autant Christophe ; mais ce n’était plus que sa personne qu’il aimait : ce qui est peu en amitié ; il ne s’apercevait pas que peu à peu il cessait de le comprendre, il se désintéressait de sa pensée, de cet idéalisme héroïque, en qui ils avaient été unis… L’amour est pour un jeune cœur une douceur trop forte ; auprès de lui, quelle autre foi peut tenir ? Le corps de la bien-aimée, son âme que l’on cueille sur cette chair sacrée, sont toute science et toute foi. De quel sourire de pitié on regarde ce qu’adorent les autres, ce que soi-même jadis on adora ! De la puissante vie et de son âpre effort, on ne voit plus que la fleur d’un instant, que l’on croit immortelle… L’amour absorbait Olivier. Au début, son bonheur avait encore la force de s’exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain : temps volé à l’amour ! Et Jacqueline, comme lui, s’acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l’arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d’amour. Ainsi, ils s’annihilèrent tous deux dans le bonheur.
Hélas ! on s’accoutume si vite au bonheur ! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s’en passer. Et comme il faut bien qu’on s’en passe !… Le bonheur est un moment du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie : pour arrêter le balancier, il faudrait le briser…
Ils connurent « cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité ». Les douces heures se ralentirent, s’alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu ; mais ce n’était plus l’air léger du matin. Tout était immobile ; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l’avaient désiré. – Et leur cœur se serra.
Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c’était ; ils étaient obscurément inquiets. Ils devenaient impressionnables, d’une façon maladive. Leurs nerfs, tendus aux écoutes du silence, frémissaient comme des feuilles au moindre choc imprévu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer ; et bien qu’elle voulût le croire, ce n’était plus l’amour seul qui les faisait couler. Au sortir des années ardentes et tourmentées qui avaient précédé le mariage, l’arrêt brusque de ses efforts devant le but atteint, – atteint et dépassé, – l’inutilité subite de toute action nouvelle – et peut-être de toute action passée – la jetaient dans un désarroi, qu’elle ne pouvait s’expliquer et qui l’atterrait. Elle n’en convenait point ; elle l’attribuait à une fatigue nerveuse, elle affectait d’en rire ; mais son rire n’était pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. Dès les premières tentatives, elle ne comprit même plus comment elle avait été capable de s’intéresser à des tâches aussi stupides : elle les écarta avec dégoût. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales : elle ne réussit pas davantage ; le pli était pris, elle avait perdu l’habitude des gens et des paroles médiocres, auxquelles la vie oblige : elle les trouva grotesques ; et elle se rejeta dans son isolement à deux, cherchant à se persuader, par ces épreuves malheureuses, qu’il n’y avait décidément de bon que l’amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c’était qu’elle voulait l’être.
Olivier, moins passionné et plus riche de tendresse, était davantage à l’abri de ces transes ; il n’en ressentait, pour sa part, qu’un frisson vague et intermittent. D’ailleurs, son amour était préservé, dans une certaine mesure, par la gêne de ses occupations journalières, de son métier qu’il n’aimait point. Mais comme il avait une sensibilité fine et que tous les mouvements qui se passaient dans le cœur qu’il aimait se propageaient dans le sien, l’inquiétude cachée de Jacqueline se communiquait à lui.
Une belle après-midi, ils se promenaient dans la campagne. Ils s’étaient réjouis à l’avance de cette promenade. Tout était riant. Mais dès les premiers pas, un manteau de tristesse morne et lasse tomba sur eux ; ils se sentirent glacés. Impossible de parler. Ils se forçaient pourtant ; mais chaque mot qu’ils disaient faisait sonner le néant. Ils achevèrent leur promenade, comme des automates, sans rien voir et sentir. Ils rentrèrent, le cœur serré. C’était le crépuscule ; l’appartement était vide, noir, et froid. Ils n’allumèrent pas tout de suite, pour ne pas se voir eux-mêmes. Jacqueline entra dans sa chambre, et, au lieu d’enlever son chapeau, son manteau, elle s’assit, muette, auprès de la fenêtre. Olivier, dans la pièce voisine, restait appuyé sur la table. La porte était ouverte entre les deux chambres ; ils étaient si près l’un de l’autre qu’ils auraient pu entendre leur souffle. Et dans les demi-ténèbres, tous deux, amèrement, en silence, pleurèrent. Ils appuyaient leur main sur leur bouche, pour qu’on n’entendît rien. À la fin, Olivier angoissé dit :
– Jacqueline…
Jacqueline, dévorant ses larmes, dit :
– Quoi ?
– Est-ce que tu ne viens pas ?
– Je viens.
Elle se déshabilla, alla baigner ses yeux. Il alluma la lampe. Après quelques minutes, elle rentra dans la chambre. Ils ne se regardaient point. Ils savaient qu’ils avaient pleuré. Et ils ne pouvaient se consoler : car ils savaient pourquoi.
Vint un moment où ils ne purent plus se cacher leur trouble. Et comme ils ne voulaient pas s’en avouer la cause, ils en cherchèrent une autre, et n’eurent point de peine à la trouver. Ils accusèrent l’ennui de la vie de province. Ce leur fut un soulagement. M. Langeais, mis au courant par sa fille, ne fut pas trop surpris qu’elle commençât à se fatiguer de l’héroïsme. Il usa de ses amitiés politiques, et obtint la nomination de son gendre à Paris.
Quand la bonne nouvelle arriva, Jacqueline sauta de joie et recouvra tout son bonheur passé. Maintenant qu’ils allaient le quitter, le pays ennuyeux leur parut amical ; ils y avaient semé tant de souvenirs d’amour ! Ils occupèrent les dernières journées à en rechercher les traces. Une tendre mélancolie s’exhalait de ce pèlerinage. Ces calmes horizons les avaient vus heureux. Une voix intérieure leur murmurait :
– Tu sais ce que tu laisses. Sais-tu ce que tu vas trouver ?
Jacqueline pleura, la veille de son départ. Olivier lui demanda pourquoi. Elle ne voulait pas parler. Ils prirent une feuille de papier, et s’écrivirent, comme ils avaient coutume, quand le son des paroles leur faisait peur :
– Mon cher petit Olivier…
– Ma chère petite Jacqueline…
– Ça m’ennuie m’en aller.
– M’en aller d’où ?
– D’où nous nous sommes aimés.
– M’en aller où ?
– Où nous serons plus vieux.
– Où nous serons tous deux.
– Mais jamais tant s’aimant.
– Toujours plus.
– Qui le sait ?
– Moi, je sais.
– Moi, je veux.
Alors, ils firent deux ronds en bas du papier, pour dire qu’ils s’embrassaient. Et puis, elle essuya ses larmes, rit, et elle l’habilla en mignon Henri III, en l’affublant de sa toque et de sa pèlerine blanche, au collet relevé, comme une fraise.
*
À Paris, ils retrouvèrent ceux qu’ils avaient quittés. Ils ne les retrouvèrent plus tels qu’ils les avaient quittés. À la nouvelle de l’arrivée d’Olivier, Christophe accourut tout joyeux. Olivier avait autant de joie que lui à le revoir. Mais, dès les premiers regards, ils éprouvèrent une gêne inattendue. Ils essayèrent de réagir. En vain. Olivier était très affectueux ; mais il y avait en lui quelque chose de changé ; et Christophe le sentait. Un ami qui se marie a beau faire : ce n’est plus l’ami d’autrefois. À l’âme d’homme est toujours mélangée maintenant l’âme de femme. Christophe la flairait partout chez Olivier : dans des lueurs insaisissables de son regard, dans de légers plis de ses lèvres qu’il ne connaissait pas, dans des inflexions nouvelles de sa voix et de sa pensée. Olivier n’en avait pas conscience ; mais il s’étonnait de revoir Christophe si différent de celui qu’il avait laissé. Il n’allait pas jusqu’à penser que c’était Christophe qui avait changé ; il reconnaissait que le changement venait de lui-même : ce lui semblait une évolution normale, due à l’âge ; et il était surpris de ne pas trouver le même progrès chez Christophe ; il lui reprochait de s’être immobilisé dans des pensées, qui naguère lui étaient chères, et qui lui paraissaient aujourd’hui naïves et démodées. C’est qu’elles n’étaient plus à la mode de l’âme étrangère qui, sans qu’il s’en doutât, s’était installée en lui. Ce sentiment était plus net, lorsque Jacqueline assistait à l’entretien : alors s’interposait entre les yeux d’Olivier et Christophe un voile d’ironie. Cependant, ils tâchaient de se cacher leurs impressions. Christophe continuait de venir. Jacqueline lui décochait innocemment quelques petites flèches malignes et barbelées. Il se laissait faire. Mais quand il rentrait chez lui, il était triste.
Les premiers mois passés à Paris furent un temps assez heureux pour Jacqueline, et par suite pour Olivier. D’abord, elle fut occupée de leur installation ; ils avaient trouvé dans une vieille rue de Passy un aimable petit appartement qui donnait sur un carré de jardin. Le choix des meubles et des papiers fut un jeu de quelques semaines. Jacqueline y dépensait une somme d’énergie, et presque de passion, exagérée : il semblait que son bonheur éternel dépendît d’une nuance de tenture ou du profil de quelque vieux bahut. Puis elle refit connaissance avec son père, sa mère, ses amis. Comme elle les avait totalement oubliés durant son année d’amour, ce fut une véritable redécouverte : d’autant que si son âme s’était mêlée à celle d’Olivier, un peu de celle d’Olivier s’était mêlée à la sienne, et qu’elle revoyait ses anciennes connaissances avec des yeux nouveaux. Elles lui parurent avoir beaucoup gagné. Olivier n’y perdit pas trop, d’abord. Ils se faisaient valoir mutuellement. Le recueillement moral, le clair-obscur poétique de son compagnon, faisaient trouver à Jacqueline plus d’agrément dans ces gens du monde qui ne pensent qu’à jouir, briller et plaire ; et les défauts séduisants mais dangereux de ce monde qu’elle connaissait d’autant mieux qu’elle y appartenait, lui faisaient apprécier la sécurité du cœur de son ami. Elle s’amusait beaucoup à ces comparaisons, et aimait à les prolonger, pour justifier son choix. – Elles les prolongeait si bien qu’à de certains moments elle ne savait plus pourquoi elle avait fait ce choix. Ces moments ne duraient point, par bonheur. Même, comme elle en avait remords, elle n’était jamais aussi tendre avec Olivier, qu’après. Moyennant quoi, elle recommençait. Quand elle en eut pris l’habitude, elle cessa de s’en amuser ; et la comparaison devint plus agressive : au lieu de se compléter, les deux mondes opposés se firent la guerre. Elle se demanda pourquoi Olivier ne possédait pas les qualités, voire un peu les défauts, qu’elle goûtait à présent chez ses amis parisiens. Elle ne le lui disait point ; mais Olivier sentait le regard de la petite compagne qui l’observait sans indulgence : il en était inquiet et mortifié.
Néanmoins, il n’avait pas encore perdu sur Jacqueline l’ascendant que l’amour lui donnait ; et le jeune ménage eût continué assez longtemps sa vie d’intimité tendre et laborieuse, sans les circonstances qui vinrent en modifier les conditions matérielles et rompirent son fragile équilibre.
Quivi trovammo Pluto il gran nemico…
Une sœur de Mme Langeais vint à mourir. Elle était veuve d’un riche industriel, et n’avait point d’enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l’héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l’argent, et dit :
– Nous étions bien sans cela, peut-être sera-ce un mal.
Jacqueline se moqua de lui :
– Bêta ! dit-elle. Comme si cela pouvait jamais faire du mal ! D’abord, nous ne changerons rien à notre vie.
La vie resta en effet la même en apparence. Si bien la même qu’après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n’être pas assez riche : preuve évidente qu’il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent triplé, tout était dépensé, sans qu’ils sussent à quoi. C’était à se demander comment ils avaient pu faire auparavant. L’argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs ; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu’on connaissait depuis l’enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu’on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies, – de ces robes dont l’élégance n’était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d’elle-même ? Le doux charme d’intimité qui rayonnait de tout ce qui l’entourait, s’effaçait chaque jour. Sa poésie s’était fondue. Elle devenait banale.
On changea d’appartement. Celui qu’on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d’âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l’on n’aimait pas, que l’on ne pouvait aimer, où l’on mourrait d’ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui étaient des étrangers. Il n’y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée… Grand malheur pour deux êtres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent à leur passé d’amour ! L’image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses. La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage, – (car maintenant qu’ils étaient riches, ils voyageaient souvent) – d’une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d’adaptation, elle s’assimilait sur-le-champ ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de « bassesse bourgeoise » l’idée qu’on pût – qu’on dût – être heureux par le devoir domestique et dans l’aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu’à la compréhension des heures passées, où dans l’amour elle s’était généreusement donnée.
Olivier n’était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n’avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement ; et l’équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l’art. Maintenant, il était tout à l’art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L’art qui n’a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l’art qui ne sent point dans sa chair l’aiguillon de la tâche journalière, l’art qui n’a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur de luxe. Il n’est plus – (ce qu’il est chez les plus grands des artistes), – le fruit sacré de la peine humaine… Olivier connaissait le désœuvrement ; « À quoi bon ?… » Rien ne le pressait plus : il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l’aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance ; et il ne s’apercevait pas qu’il se laissait teinter par lui : sa foi n’était plus aussi sûre.
La transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d’un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l’être terrifient ceux qui l’aiment. Il est pourtant naturel, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu’il fut aujourd’hui. Telle une eau qui s’écoule. Qui l’aime doit la suivre, ou bien doit être fleuve et l’emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Épreuve dangereuse : on ne connaît vraiment l’amour qu’après l’y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu’il suffit souvent de la plus légère altération en l’un des deux amants, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu ! Il faut être bien fort – ou bien indifférent – pour y résister.
Jacqueline et Olivier n’étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient l’un l’autre dans une lumière nouvelle ; et le visage ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l’un de l’autre, par une pitié d’amour : car ils s’aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l’exercice régulier lui procurait le calme. Jacqueline n’avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée ; et une sourde tristesse goutte à goutte s’amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l’idée fixe de l’amour… L’amour ! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur… Impossible à Jacqueline de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle essaya de s’intéresser aux autres, à leurs misères : elle n’y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible ; ses nerfs n’en supportaient pas le spectacle ni la pensée. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien : le résultat avait été médiocre.
– Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s’abstenir. Je n’ai pas la vocation.
Christophe la regardait : et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d’affection vraie, mais qui, dès qu’elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l’indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne la rebutaient point : elle éprouvait même un singulier plaisir à ceux qui demandaient le plus d’abnégation. Elle ne s’en rendait pas compte : il semblait qu’elle y trouvât l’emploi de toute sa force d’idéal obscure, inexprimée ; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait à ces rares instants ; d’adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-être ; et sa joie était alors presque déplacée. – La bonté de cette femme, qui était égoïste, l’égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne : ni vice, ni vertu ; hygiène pour toutes deux. Mais l’une se portait mieux.
Jacqueline était écrasée par l’idée de la souffrance. Elle eut préféré la mort à la douleur physique. Elle eût préféré la mort à la perte d’une des sources de sa joie : sa beauté ou sa jeunesse. Qu’elle n’eût pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit, – (car elle croyait au bonheur, c’était chez elle une foi, entière et absurde, une foi religieuse), – que d’autres eussent plus de bonheur, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n’était pas seulement la foi, il était la vertu. Être malheureux lui semblait une infirmité. Toute sa vie s’orientait peu à peu d’après ce principe. Son vrai caractère avait surgi des voiles idéalistes, dont vierge elle s’enveloppait avec une pudeur craintive. Par réaction contre cet idéalisme passé, elle regardait les choses d’un regard net et cru. Elle ne les estimait que dans la mesure où elles s’accordaient avec l’opinion du monde et avec la commodité de la vie. Elle en était venue à l’état d’esprit de sa mère : elle allait à l’église, et pratiquait, avec une ponctualité indifférente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela était vrai : elle avait d’autres tourments plus positifs ; et elle pensait avec une pitié ironique à ses révoltes mystiques d’enfant. – Son esprit positif d’aujourd’hui n’était pas plus réel que son idéalisme d’hier. Elle se forçait. Elle n’était ni ange, ni bête. Elle était une pauvre femme qui s’ennuie.
Elle s’ennuyait, s’ennuyait… elle s’ennuyait d’autant plus qu’elle ne pouvait se donner comme excuse qu’elle n’était pas aimée, ou qu’elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloquée, murée, sans avenir ; elle aspirait à un bonheur nouveau, sans cesse renouvelé, – rêve enfantin que ne légitimait point la médiocrité de son aptitude au bonheur. Elle était comme tant d’autres femmes, tant de ménages désœuvrés, qui ont toutes les raisons d’être heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d’agir, de faire du bien, d’enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu’ils ne s’aiment pas, qu’ils en aiment d’autres, ou qu’ils n’en aiment pas d’autres, – perpétuellement occupés d’eux-mêmes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire… Qui leur dira :
– Vous n’êtes aucunement intéressants. Il est indécent de se plaire, quand on a tant de moyens de bonheur !
Qui leur arrachera leur fortune, leur santé, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes ! Qui remettra sous le joug de la misère et de la peine véritable ces esclaves incapables d’être libres, que leur liberté affole ! S’ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s’ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n’oseraient plus en jouer la comédie révoltante…
Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre ? – La pauvre Jacqueline était aussi innocente de se détacher d’Olivier qu’Olivier l’était de ne pas la tenir attachée. Elle était ce que la nature l’avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un défi à la nature, et que, quand on a jeté le gant à la nature, il faut s’attendre à ce qu’elle le relève, et s’apprêter à soutenir vaillamment le combat qu’on a provoqué. Elle s’apercevait qu’elle s’était trompée. Elle en était irritée contre elle-même ; et cette déception se tournait en hostilité contre tout ce qu’elle avait aimé, contre la foi d’Olivier, qui avait été aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu’un homme, par éclairs, l’intuition des choses éternelles ; mais il lui est plus difficile de s’y maintenir. L’homme qui a conçu ces pensées, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie ; elle les absorbe, elle ne les crée point. Constamment, il faut jeter dans son esprit et dans son cœur un nouvel aliment : ils ne se suffisent pas. Faute de croire et d’aimer, elle détruit, – à moins qu’elle n’ait reçu cette grâce du ciel : le calme, vertu suprême.
Jacqueline avait cru passionnément, naguère, à l’union conjugale, fondée sur une foi commune, au bonheur de lutter, de peiner et d’édifier ensemble. Mais cette fois, elle n’y avait cru que lorsque le soleil de l’amour la dorait ; à mesure que le soleil tombait la foi lui apparaissait comme une montagne aride, sombre, dressée sur le ciel vide ; et Jacqueline se sentait sans force, pour poursuivre la route : à quoi bon atteindre au sommet ? Qu’y avait-il de l’autre côté ? Quelle immense duperie ! Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chimères qui dévoraient la vie ; et elle se disait qu’il n’était ni très intelligent, ni très vivant. Elle étouffait dans son atmosphère, irrespirable pour elle ; et l’instinct de conservation la poussait, pour se défendre, à l’attaquer. Elle travaillait à réduire en poussière ces croyances ennemies de celui qu’elle aimait encore ; elle usait de toutes ses armes d’ironie et de volupté ; elle l’enlaçait des lianes de ses désirs et de ses menus soucis ; elle aspirait à faire de lui un reflet d’elle-même,… d’elle-même qui ne savait plus ce qu’elle voulait, ce qu’elle était ! Elle se trouvait humiliée de ce qu’Olivier, ne réussît point ; et il ne lui importait plus que ce fût à tort ou à raison : car elle en venait à croire qu’en fin de compte ce qui distingue le raté de l’homme de talent, c’est le succès. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d’autres ont lutté et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte inégale où l’instinct égoïste de la femme s’appuie, contre l’égoïsme intellectuel de l’homme, sur la faiblesse de l’homme, sur ses déceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l’usure de la vie et sa propre lâcheté. – Du moins, Jacqueline et Olivier étaient supérieurs à la plupart des combattants. Car Olivier n’eût jamais trahi son idéal, comme ces milliers d’hommes qui se laissent entraîner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanité, et de leur amour mêlés, à renier leur âme éternelle. Et s’il l’eût fait, Jacqueline l’eût méprisé. Mais, dans son aveuglement, elle s’acharnait à détruire cette force d’Olivier, qui était aussi la sienne, leur sauvegarde à tous deux ; et par une stratégie instinctive, elle minait les amitiés sur lesquelles cette force s’appuyait.
Depuis l’héritage, Christophe était dépaysé dans la compagnie du jeune ménage. L’affectation de snobisme et d’esprit pratique un peu plat, que Jacqueline malignement exagérait, dans ses conversations avec lui, arrivait à ses fins. Il se révoltait parfois, et disait des choses dures, qui étaient mal prises. Elles n’eussent pourtant jamais amené une brouille entre les deux amis : ils étaient trop attachés l’un à l’autre. Pour rien au monde, Olivier n’eût voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l’imposer à Jacqueline ; et faible par amour, il était incapable de lui faire de la peine. Christophe, qui vit ce qui se passait en lui, lui facilita le choix, en se retirant lui-même. Il avait compris qu’il ne pouvait rendre aucun service à Olivier, en restant : il lui nuisait plutôt. Il trouva des prétextes pour s’éloigner de lui ; et la faiblesse d’Olivier accepta ses mauvaises raisons ; mais il devinait le sacrifice de Christophe, et il était déchiré de remords.
Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu’on n’a pas tort de dire que la femme est la moitié de l’homme. Car un homme marié n’est plus qu’une moitié d’homme.
*
Il tâcha de réorganiser sa vie, en se passant d’Olivier. Mais il avait beau se persuader que la séparation ne serait que momentanée : malgré son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l’habitude d’être seul. Certes, il l’avait été, pendant le séjour d’Olivier en province ; mais alors, il pouvait se faire illusion ; il se disait que l’ami était loin, mais qu’il reviendrait. Maintenant, l’ami était revenu, et il était plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs années, lui manquait tout d’un coup : c’était comme s’il avait perdu le meilleur de ses raisons d’agir. Depuis qu’il aimait Olivier, il avait pris l’habitude de l’associer à tout ce qu’il pensait. Le travail ne pouvait suffire à combler le vide : car Christophe s’était accoutumé à mêler au travail l’image de l’ami. Et maintenant que l’ami se désintéressait de lui, Christophe était comme quelqu’un qui a perdu son équilibre : afin de le rétablir, il cherchait une autre affection.
Celles de Mme Arnaud et de Philomèle lui restaient. Mais en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire.
Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme Arnaud. Elle ne s’était jamais hasardée encore à lui faire visite. Elle paraissait agitée. Christophe n’y prit pas garde ; il attribua ce trouble à sa timidité. Elle s’assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre à l’aise, fit les honneurs de sont appartement ; on causa d’Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, sans rien qui décelât ce qui s’était passé. Mais Mme Arnaud ne put s’empêcher de le regarder avec un peu de pitié et de lui dire :
– Vous ne vous voyez presque plus ?
Il pensa qu’elle était venue pour le consoler ; et il en eut de l’impatience : car il n’aimait point qu’on se mêlât de ses affaires. Il répondit :
– Quand il nous plaît.
Elle rougit, et dit :
– Oh ! ce n’était pas une question indiscrète !
Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains :
– Pardon, dit-il. J’ai toujours peur qu’on ne l’attaque. Pauvre petit ! Il en souffre autant que moi… Non, nous ne nous voyons plus.
– Et il ne vous écrit pas ?
– Non, fit Christophe un peu honteux…
– Comme la vie est triste ! dit Mme Arnaud, après un moment.
Christophe releva la tête.
– Non, la vie n’est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes.
Mme Arnaud reprit avec une amertume voilée :
– On s’est aimé, on ne s’aime plus. À quoi cela a-t-il servi ?
– On s’est aimé.
Elle dit encore :
– Vous vous êtes sacrifié à lui. Si du moins votre sacrifice servait à celui qu’on aime ! Mais il n’en est pas plus heureux !
– Je ne me suis pas sacrifié, dit Christophe avec colère. Et si je me sacrifie, c’est que cela me fait plaisir. Il n’y a pas à discuter. On fait ce qu’on doit faire. Si on ne le faisait pas, c’est pour le coup qu’on serait malheureux ! Rien de stupide comme ce mot sacrifice ! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvreté de cœur, y ont mêlé une idée de tristesse protestante, morose et engoncée. Il semble que pour qu’un sacrifice soit bon, il faut qu’il soit embêtant… Au diable ! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n’en êtes pas digne. Ce n’est pas pour le roi de Prusse qu’on se sacrifie, c’est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu’il y a à vous donner, allez vous promener ! Vous ne méritez pas de vivre.
Mme Arnaud écoutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit :
– Adieu.
Alors, il pensa qu’elle était venue pour lui confier quelque chose ; et il dit :
– Oh ! pardon, je suis un égoïste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous ?
Elle dit :
– Non, je ne peux pas… Merci…
Elle partit.
Ils restèrent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie ; et il n’allait pas chez elle, non plus que chez Philomèle. Il les aimait bien ; mais il craignait de s’entretenir des choses qui l’attristaient. Et puis, leur existence calme, médiocre, leur air raréfié, ne lui convenaient pas, pour l’instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles ; il lui fallait se ressaisir à un intérêt, à un amour nouveau.
*
Pour sortir de soi, il se mit à fréquenter le théâtre, qu’il avait négligé depuis longtemps. Le théâtre lui semblait d’ailleurs une école intéressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions.
Ce n’était pas qu’il eût plus de sympathie pour les pièces françaises qu’au début de son séjour à Paris. Sans parler de son peu de goût pour leurs éternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue théâtrale des Français lui semblait archifausse, surtout dans le drame poétique. Ni leur prose, ni leurs vers ne répondaient à la langue vivante du peuple à son génie. La prose était un langage fabriqué, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La poésie donnait raison à la boutade de Gœthe :
« La poésie est bonne pour ceux qui n’ont rien à dire. »
Elle était une prose prolixe et contournée ; les images cherchées, qu’on y avait greffées, sans aucun besoin du cœur, produisaient sur tout être sincère l’effet d’un mensonge. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames poétiques que des opéras italiens hurleurs et doucereux, aux vocalises empanachées. Les acteurs l’intéressaient beaucoup plus que les pièces. Aussi bien, les acteurs s’appliquaient-ils à les imiter. « On ne pouvait se flatter qu’une pièce serait jouée avec quelque succès, si l’on n’avait eu l’attention de modeler ses caractères sur les vices des comédiens. » La situation n’avait guère changé depuis le temps où Diderot écrivait ces lignes. Les mimes étaient devenus les modèles de l’art. Aussitôt que l’un d’eux arrivait au succès, il avait son théâtre, ses auteurs, tailleurs complaisants et ses pièces faites sur mesure.
Parmi ces grands mannequins, des modes littéraires, Françoise Oudon attirait Christophe. On s’en était entiché, à Paris, depuis un an ou deux. Elle aussi avait ses fournisseurs de rôles ; toutefois, elle ne jouait point que des œuvres fabriquées pour elle ; son répertoire assez mêlé allait d’Ibsen à Sardou, de Gabriele d’Annunzio à Dumas fils, de Bernard Shaw à Henry Bataille. Même elle se hasardait parfois dans les royales avenues de l’hexamètre classique, et sur le torrent d’images de Shakespeare. Mais elle y était moins à l’aise. Quoi qu’elle jouât, elle se jouait elle-même, elle seule, toujours. C’était sa faiblesse et sa force. Tant que l’attention publique ne s’était pas occupée de sa personne, son jeu n’avait eu aucun succès. Du jour où elle piqua la curiosité, tout ce qu’elle joua parut merveilleux. En vérité, elle valait la peine qu’on oubliât, en la voyant, les piètres œuvres, qu’elle embellissait de sa vie. L’énigme de ce corps de femme, que modelait une âme inconnue, était pour Christophe plus émouvante que les pièces qu’elle jouait.
Elle avait un beau profil, net et tragique. Non pas d’un dessin accentué à la Romaine. Ses lignes délicates, parisiennes, à la Jean Goujon, semblaient autant d’un jeune garçon que d’une femme. Le nez court, mais bien fait. Une belle bouche aux lèvres minces, d’un pli un peu amer. Des joues intelligentes, d’une maigreur juvénile, qui avait quelque chose de touchant, le reflet d’une souffrance intérieure. Le menton volontaire. Le teint blême. Un de ces visages habitués à l’impassibilité, mais transparents en dépit d’eux-mêmes, où l’âme est répandue partout sous la peau. Des cheveux et des sourcils très fins, des yeux changeants, gris, ambrés, capables de prendre des reflets verdâtres ou dorés, des yeux de chatte. Elle tenait aussi de la chatte par une torpeur apparente, un demi-sommeil, les yeux ouverts, aux aguets, toujours défiante, avec de brusques détentes nerveuses, une cruauté cachée. Moins grande qu’elle ne semblait, elle était une fausse maigre, avec de belles épaules, des bras harmonieux, des mains longues et flexibles. Correcte dans sa façon de s’habiller, de se coiffer, d’un goût sobre, sans rien du laisser-aller bohème ni de l’élégance exagérée de certaines artistes, – en ceci encore très chatte, aristocratique d’instinct, quoique sortie du ruisseau. Et une sauvagerie irréductible, au fond.
Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d’elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d’une fille très libre, intelligente et hardie, d’une énergie de fer, brûlée d’ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait roulé très bas avant d’en arriver à sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis.
Un jour que Christophe prenait le chemin de fer pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne installée. Elle semblait dans un état d’agitation, et de souffrance ; l’apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément la vitre opposée. Mais Christophe frappé de l’altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Impatientée, elle lui lança un regard furieux, qu’il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa – un peu tard – qu’il l’avait fait fuir ; et il en fut mortifié.
Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l’unique banc du quai. Elle parut, et vint s’asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit :
– Restez.
Ils étaient seuls. Il s’excusa de l’avoir forcée à changer de compartiment, l’autre jour ; il dit que s’il avait pu se douter qu’il la gênait, il serait descendu. Elle répondit, avec un sourire ironique :
– C’est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager.
Il dit :
– Pardon ; je ne pouvais pas m’empêcher… Vous aviez l’air de souffrir.
– Eh bien, et puis après ? dit-elle.
– C’est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu’un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main ?
– Moi ? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais la tête sous l’eau, pour que ce fût plus vite fini.
Elle dit cela, avec un mélange d’amertume et d’humour ; et comme il la regardait, d’un air interdit, elle rit.
Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L’employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à renouveler la scène de l’autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit :
– Montez.
Il entra. Elle dit :
– Aujourd’hui, cela m’est égal.
Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu’il n’était pas permis de se désintéresser des autres, et qu’on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s’aidant, en se consolant…
– Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi…
Et comme Christophe insistait ;
– Oui, dit-elle encore, avec son sourire impertinent ; consolateur, c’est un rôle avantageux pour celui qui le joue.
Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s’imagina qu’elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu’il ne pensait qu’à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l’empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel.
– Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué.
– Je m’en fous.
Il ne voulait plus lui parler.
– Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre ; et quand on veut venir en aide à quelqu’un, il vous soupçonne. C’est dégoûtant. Tout ces gens-là ne sont pas humains.
Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main ; elle lui parla gentiment, en l’appelant par son nom.
– Comment, vous me connaissez ? dit-il.
– Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris ! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j’ai eu tort de vous parler comme j’ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope ! Faisons la paix !
Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle dit :
– Ce n’est pas ma faute, voyez-vous. J’ai fait tant d’expériences avec les gens que cela m’a rendue défiante.
– Ils m’ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit.
– Je vois bien, vous devez être né gobe-mouches.
Il se mit à rire :
– Oui, j’en ai avalé pas mal, dans ma vie ; mais cela ne me gêne pas. J’ai bon estomac. J’avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s’attaquent à moi. Je ne m’en porte que mieux.
– Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous.
– Et vous, vous êtes femme.
– Ce n’est pas grand’chose.
– C’est très beau, dit-il, et ça peut-être si bon !
Elle rit :
– Ça ! dit-elle. Mais qu’est-ce que le monde en fait, de ça ?
– Il faut se défendre.
– Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté.
– C’est qu’on n’en a pas beaucoup.
– Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir.
– Il y a un trop qui dessèche l’âme.
Il fut sur le point de s’apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l’accueil qu’elle lui avait fait tout à l’heure…
– Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur…
– Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez savoir… Je vous remercie.
Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s’inviter à venir.
Un ou deux mois plus tard, elle vint sonner à la porte de Christophe.
– Je viens vous trouver. J’ai besoin de causer un peu avec vous. J’ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre.
Elle s’installa.
– Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Il commençait de lui parler. Elle dit :
– Une minute, voulez-vous ?
Ils se turent. Puis, elle dit en souriant :
– Je n’en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux.
Il voulut l’interroger.
– Non, dit-elle, pas cela !
Elle regarda autour d’elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa.
– C’est la maman ? dit-elle.
– Oui.
Elle la prit, et la regarda avec sympathie.
– La bonne vieille ! dit-elle. Vous avez de la chance !
– Hélas ! elle est morte.
– Cela ne fait rien, vous l’avez eue tout de même.
– Eh bien, et vous ?
Mais elle écarta ce sujet, d’un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu’on la questionnât sur elle.
– Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi… Quelque chose de votre vie…
– Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
– Allez tout de même…
Il ne voulait pas parler ; mais il ne put s’empêcher de répondre à ses questions : car elle savait très bien l’interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l’histoire de son amitié, Olivier qui s’était séparé de lui. Elle l’écoutait, avec un sourire compatissant et ironique… Brusquement elle demanda :
– Quelle heure est-il ? Ah ! mon Dieu ! Il y a deux heures que je suis ici ! Pardon… Ah ! comme cela m’a reposée !…
Elle ajouta :
– Je voudrais pouvoir revenir… Pas souvent… Quelquefois… Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps… Rien qu’une minute, de loin en loin…
– J’irai chez vous, dit Christophe.
– Non, non, pas chez moi. Chez vous, j’aime mieux…
Mais elle ne vint plus de longtemps.
Un soir, il apprit par hasard qu’elle était gravement malade, qu’elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas ; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l’escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée ; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d’elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu’elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire :
– Vous faire dire quelque chose ? Pour que vous veniez ? Jamais de la vie !
– Je parie que vous n’avez même pas pensé à moi.
– Et vous avez gagné, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n’y ai pas pensé une minute, pendant que j’étais malade. Seulement aujourd’hui, précisément. Ne vous attristez pas, allez ! Quand je suis malade, je ne pense à personne, je ne demande qu’une chose aux gens, c’est qu’ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j’attends, je veux être seule, je veux crever seule, comme un rat.
– C’est pourtant dur de souffrir seule.
– Je suis habituée. J’ai été malheureuse, pendant des années. Personne ne m’est jamais venu en aide. Maintenant le pli est pris. Et puis, c’est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des jérémiades hypocrites… Non. J’aime mieux mourir seule.
– Vous êtes bien résignée !
– Résignée ? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir.
Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s’occupait d’elle. Elle dit que ses camarades de théâtre étaient d’assez bonnes gens, – des imbéciles, – mais serviables, compatissants (d’une façon superficielle).
– Mais c’est moi, je vous dis, qui ne veut pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse.
– Je m’en contenterais, dit-il.
Elle le regarda avec pitié.
– Vous aussi ! Vous allez parler comme les autres ?
Il dit :
– Pardon, pardon… Bon Dieu ! Voilà que je deviens Parisien ! Je suis honteux… Je vous jure que je n’ai pas seulement réfléchi à ce que je disais…
Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la tête :
– Ah ! ce mot-là, il n’est pas Parisien ! À la bonne heure ! Je vous reconnais. Allons, montrez votre tête. Ne pleurez pas dans mes draps.
– C’est pardonné ?
– C’est pardonné. Mais n’y revenez plus.
Elle causa encore un peu avec lui, l’interrogea sur ce qu’il faisait, puis fut fatiguée, ennuyée, le renvoya.
Il était convenu qu’il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il reçut d’elle un télégramme, lui disant de ne pas venir : elle était dans un de ses mauvais jours. – Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise près de la fenêtre, à demi étendue. C’était le premier printemps, le ciel ensoleillé, les jeunes pousses des arbres. Elle était plus affectueuse et plus douce qu’il ne l’avait encore vue. Elle dit, que l’autre jour, elle ne pouvait voir personne : elle l’eût détesté comme les autres hommes.
– Et aujourd’hui ?
– Aujourd’hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j’ai de l’affection pour tout ce que je sens de jeune, et de neuf autour de moi, – comme vous.
– Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf.
– Vous le serez jusqu’à votre mort.
Ils parlèrent de ce qu’il avait fait depuis qu’ils ne s’étaient vus, du théâtre où elle allait reprendre son service bientôt ; et, à ce sujet, elle lui dit ce qu’elle pensait du théâtre, qui la dégoûtait, mais qui la tenait.
Elle ne voulût plus qu’il revînt ; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s’inquiétait de le déranger. Il lui dit quand elle aurait plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d’un signe de passe. Elle frapperait à la porte, d’une certaine façon, il ouvrirait, ou n’ouvrirait pas, selon qu’il en aurait envie…
Elle n’abusa point de la permission. Mais une fois qu’elle se rendait à une soirée mondaine où elle devait dire des vers, au dernier instant cela l’ennuya : en route, elle téléphona qu’elle ne pouvait pas venir ; et elle se fit conduire chez Christophe. Elle avait simplement l’intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-là, qu’elle se confia à lui, elle lui raconta sa vie, depuis l’enfance.
Triste enfance ! Un père de rencontre, qu’elle n’avait pas connu. Une mère qui tenait une auberge mal famée, dans un faubourg d’une ville du nord de la France ; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d’eux l’épousa, parce qu’elle avait quelques sous ; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l’auberge ; elle s’épuisait à la tâche ; le patron en fit sa maîtresse, sous les yeux de la mère ; elle était phtisique ; elle mourut. Françoise grandit au milieu des coups et des ignominies. C’était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s’avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d’échapper au milieu infâme ; elle était une révoltée ; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs ; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n’y arriva pas : à peine avait-elle commencé qu’elle ne voulait plus, elle avait peur d’y trop bien réussir ; et tandis qu’étouffant déjà, elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu’elle ne pouvait pas s’évader par la mort, – (Christophe souriait tristement, se rappelant des épreuves semblables), – elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l’opprimaient. Elle s’était fait ce serment dans son taudis, un soir, qu’elle entendait dans la chambre à côté les jurons de l’homme, les cris de la mère qu’il battait, et les pleurs de la sœur violentée. Qu’elle se sentait misérable ! Et pourtant son serment la soulagea. Elle serrait les dents, et pensait :
– Je vous écraserai tous.
Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux :
Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, la fit entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, des choses magnifiques et incompréhensibles qu’on disait, et de l’air de reine de l’actrice, – qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d’émotion ; et son cœur battait très fort… « Voilà, voilà ce qu’il fallait être !… Oh ! si elle était ainsi… » – Quand ce fut fini, elle voulut à tout prix voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre ; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre ; elle se tapit sous une banquette ; elle y resta trois heures, étouffant dans la poussière ; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d’être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle fut fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n’avait su maintenant ce qu’elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d’eux.
Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l’Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire ; et elle n’avait rien lu, elle n’avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients ; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l’aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus : ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D’ailleurs, elle leur rendait leurs livres après les avoir lus ; – mais elle ne les rendait pas intacts : elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu’ils n’étaient pas sortis de la chambre. Elle se colla l’oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d’elle et on l’injuriait. Elle se taisait rageusement. – Ce genre d’éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n’avait eu l’imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d’un acteur. L’acteur tempêta. Personne n’était entré chez lui, que la servante : il l’accusa. Elle nia effrontément : il menaça de la faire fouiller ; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées : tout le pot-aux-roses. Il sacra d’une façon terrible ; mais il était moins méchant qu’il n’en avait l’air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu’elle dit qu’elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l’interrogea ; elle lui récita des pages entières qu’elle avait apprises par cœur ; il en fut frappé, il dit :
– Écoute, veux-tu que je te donne des leçons ?
Elle fut transportée, elle lui baisa les mains.
– Ah ! dit-elle à Christophe, comme je l’aurais aimé !
Mais tout de suite, il ajouta :
– Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien…
Elle était vierge, elle avait toujours été d’une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chasteté sauvage, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l’enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l’entouraient dans sa maison ; – elle les avait encore… Ah ! la malheureuse ! elle avait été bien punie !… Quelle dérision du sort !…
– Alors, demanda Christophe, vous avez consenti ?
– Ah ! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n’avais pas le choix. – C’est ainsi que j’ai été initiée à l’art… et à la vie.
– Le misérable ! dit Christophe.
– Oui, je l’ai haï. Mais depuis, j’en ai tant vus, qu’il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m’a tenu parole. Il m’a appris ce qu’il savait – (pas grand’chose !) – de son métier d’acteur. Il m’a fait entrer dans la troupe. J’y ai été d’abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s’est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j’ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J’étais laide, alors. Je le suis restée, jusqu’au jour où l’on m’a décrétée supérieurement, idéalement femme… « la Femme »… Les imbéciles ! – Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l’ai payé de mon corps. Camarades, directeur, imprésario, amis de l’imprésario…
Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard sec ; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair, elle revivait toutes ces hontes passées et cette volonté dévorante de vaincre qui l’avait soutenue, d’autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu’il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir ; mais c’eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit ! Ou après la victoire. Mais pas quand on s’est avili, sans en avoir eu le prix…
Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre ; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient torturé, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié ; et, debout auprès d’elle, il lui prit la tête, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit :
– Pauvre petit !
Elle fit un geste pour l’écarter : Il dit :
– N’ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.
Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s’agenouilla près d’elle et baisa
la lunga man d’ogni belleza piena…
les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes étaient tombées.
Ensuite, il se rassit. Elle s’était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit :
Un auteur enfin l’avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie, – mieux encore pour lui, « un type dramatique, une femme nouvelle, représentative de l’époque ». Naturellement, il l’avait prise, après tant d’autres. Et elle s’était laissé prendre par lui, comme par tant d’autres, sans amour, et même avec le contraire de l’amour. Mais il avait fait sa gloire ; et elle avait fait la sienne.
– Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous ; c’est vous qui faites d’eux ce que vous voulez.
– Vous croyez cela ? dit-elle amèrement.
Alors, elle lui raconta cette autre dérision du sort, – la passion qu’elle avait pour un drôle, qu’elle méprisait : un littérateur qui l’avait exploitée, qui lui avait arraché ses plus douloureux secrets, qui en avait fait de la littérature, et puis, qui l’avait lâchée.
– Je le méprise, dit-elle, comme la boue de mes souliers ; et je tremble de fureur, quand je pense que je l’aime, qu’il suffirait qu’il me fît signe pour que je coure à lui, pour que je m’humilie devant ce misérable. Mais qu’y puis-je ? J’ai un cœur qui n’aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour à tour, il me faut sacrifier, humilier l’un ou l’autre. J’ai un cœur. J’ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n’ai pas de frein pour les tenir, je ne crois à rien, je suis libre… Libre ? Esclave de mon cœur et de mon corps, qui veulent malgré moi, souvent, presque toujours. Ils m’emportent, et j’ai honte. Mais qu’y puis-je ?…
Elle se tut, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette.
– J’ai lu, dit-elle, que les acteurs ne sentent rien. Et, en vérité, ceux que je vois sont de grands enfants vaniteux, qui ne sont guère tourmentés que de petites questions d’amour-propre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais comédiens, ou si c’est moi. Je crois bien que c’est moi. En tout cas, je paye pour les autres.
Elle s’arrêta de parler. Il était trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d’attendre au matin, pour rentrer ; il lui proposa de s’étendre sur son lit. Elle préféra rester dans le fauteuil près du feu éteint, continuant de causer, dans le silence de la maison.
– Vous serez fatiguée demain.
– J’ai l’habitude. Mais vous… Que faites-vous demain ?
– Je suis libre. Une leçon vers onze heures… Et puis, je suis solide.
– Raison de plus pour solidement dormir.
– Oui, je dors comme une masse. Pas de peine qui y résiste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d’heures perdues !… Je suis enchanté de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit.
Ils continuèrent de causer, à mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s’endormit. Françoise sourit, lui appuya la tête, pour qu’il ne tombât point… Elle rêvassait, assise près de la fenêtre, et regardant le jardin obscur, qui bientôt s’éclaira. Vers sept heures, elle éveilla doucement Christophe, et lui dit au revoir.
Dans le cours du mois, elle revint, à des heures où Christophe était sorti : elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l’appartement, afin qu’elle pût entrer, quand elle voudrait. Plus d’une fois, en effet, elle vint lorsque Christophe n’était pas là. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violettes, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature, – comme signe de son passage.
Et un soir, au sortir du théâtre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail ; ils causèrent. Dès les premiers mots, ils sentirent qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre dans les dispositions bienfaisantes de la dernière fois. Elle voulut repartir ; mais il était trop tard. Non que Christophe l’en empêchât. C’était sa volonté à elle qui ne le lui permettait plus. Ils restèrent donc, sentant le désir qui montait.
Et ils se prirent.
*
À la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallumé une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d’elle. Elle lui avait fait défense de venir dans sa maison ; il alla au théâtre. Il était aux dernières places, caché ; et il était brûlé d’amour et d’émotion ; il frissonnait jusqu’aux moelles ; la fièvre tragique qu’elle mettait à ses rôles le consumait avec elle. Il finit par lui écrire :
– « Mon amie, vous m’en voulez donc ? Pardonnez-moi, si je vous ai déplu. »
Au reçu de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras.
– C’eût été mieux, de rester bons amis, simplement. Mais puisque c’était impossible, inutile de résister à l’inévitable. Advienne que pourra !
Ils mêlèrent leur vie. Chacun d’eux conservait pourtant son appartement et sa liberté. Françoise eût été incapable de se plier à une cohabitation régulière avec Christophe. D’ailleurs, sa situation ne s’y prêtait guère. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journées et des nuits ; mais chaque jour, elle retournait chez elle, et elle y passait aussi des nuits.
Pendant des mois de vacances, où le théâtre était fermé, ils louèrent ensemble une maison, aux environs de Paris, du côté de Gif. Ils y vécurent des jours heureux, malgré quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perchée, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres étranges des nuages passer sur le ciel d’une clarté mate et sombre. Dans les bras l’un de l’autre, à demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d’orage tomber ; l’haleine de la terre d’automne – chèvrefeuille, clématite, glycine, herbe fauchée, – pénétrait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L’aube point. L’angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. Réveil des cris d’oiseaux dans la treille agrippée au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le cœur attendri, regarde auprès de lui le cher visage las de l’amie endormie, et sa pâleur d’amour…
Leur amour n’était point une passion égoïste. C’était une amitié profonde, où le corps voulait aussi sa part. Ils ne se gênaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Le génie de Christophe, sa bonté, sa trempe morale, étaient chers à Françoise. Elle se sentait son aînée en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre à ce qu’il jouait : elle était fermée à la musique, sauf à de rares moments où elle était prise d’une émotion sauvage, qui tenait moins à la musique qu’aux passions qui l’imprégnaient alors, elle et tout ce qui l’entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n’en sentait pas moins le génie de Christophe au travers de cette langue mystérieuse qu’elle ne comprenait pas. C’était comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue étrangère. Son génie propre en était ravivé. Et Christophe, quand il créait une œuvre, projetait ses pensées, incarnait ses passions dans cette femme, sous cette forme adorée ; et il les voyait plus belles qu’elles n’étaient en lui. Richesse inappréciable que l’intimité d’une telle âme, si féminine, faible, bonne, cruelle, et géniale par éclairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, – sur les femmes, qu’il connaissait bien mal, et qu’elle jugeait avec une clairvoyance aiguë. Surtout, il lui dut de comprendre mieux le théâtre ; elle le fit pénétrer dans l’esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre, le plus plein. Elle lui révéla cet instrument magique du rêve humain ; elle lui apprit qu’il ne fallait pas écrire pour soi seul, comme c’était sa tendance, – (la tendance de trop d’artistes, qui, à l’exemple de Beethoven, se refusent à écrire « pour un sacré violon, lorsque l’Esprit leur parle »). – Un grand poète dramatique ne rougit pas de travailler pour une scène précise, et d’adapter sa pensée aux acteurs dont il dispose ; il ne croit pas se rapetisser ainsi : car il sait que s’il est beau de rêver, il est grand de réaliser. Le théâtre, comme la fresque, c’est l’art à sa juste place, – l’art vivant.
Les pensées que Françoise exprimait ainsi s’accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, à ce moment de sa carrière, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L’expérience de Françoise lui faisait saisir la collaboration mystérieuse qui se tresse entre le public et l’acteur. Si réaliste que fût Françoise, et dénuée d’illusions, elle percevait ce pouvoir de suggestion réciproque, ces ondes de sympathie qui relient l’acteur à la foule, ce silence puissant des milliers d’âmes d’où jaillit la voix de l’interprète unique. Certes, elle ne le ressentait que par lueurs intermittentes, rarissimes, jamais renouvelées pour une même pièce, aux mêmes endroits. Le reste du temps, c’était le métier sans âme, le mécanisme intelligent et froid. Mais ce qui compte, c’est l’exception, – l’éclair, qui, l’espace d’une seconde, illumine le gouffre, l’âme commune aux millions d’êtres dont la force s’exprime en un seul.
C’était cette âme commune, que devait incarner le grand artiste. Son idéal était le vivant objectivisme de l’aède, qui se dépouille de soi, pour vêtir les passions collectives qui soufflent sur le monde. Françoise en éprouvait d’autant plus le besoin qu’elle était incapable de ce désintéressement : car elle se jouait toujours elle-même. – La floraison désordonnée du lyrisme individuel a, depuis un siècle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste à beaucoup sentir et à beaucoup dominer, à être sobre de discours et chaste avec sa pensée, à ne la point étaler, à parler d’un regard, d’une parole profonde, sans exagérations d’enfant, sans effusions de femme, pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et fait à tout venant ses confidences indiscrètes est un manque de pudeur et un manque de goût. Elle ressemble à ces malades qui ne se lassent point de parler de leurs maladies aux autres, avec des détails répugnants et risibles. Françoise, qui n’était pas musicienne, n’était pas loin de voir un signe de décadence, dans le développement de la musique aux dépens de la poésie, comme un polype qui la dévore. Christophe protestait ; mais, à la réflexion, il se demandait s’il n’y avait pas là quelque vrai. Les premiers lieder écrits sur des poésies de Gœthe étaient sobres et exacts ; bientôt Schubert y mêle sa sentimentalité romanesque ; Schumann, ses langueurs de petite demoiselle ; et, jusqu’à Hugo Wolf, le mouvement s’accentue vers une déclamation appuyée, des analyses indécentes, une prétention de ne plus laisser un seul recoin de son âme sans lumière. Tout voile est déchiré sur les mystères du cœur. Ce qui était dit sobrement par un Sophocle drapé du Latran, est hurlé par des Ménades impudiques, qui montrent leur nudité.
Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-même contaminé ; et, sans vouloir revenir au passé, – (désir absurde et contre nature) – il se retrempait dans l’âme des maîtres qui avaient eu la discrétion hautaine de leur pensée et le sens d’un grand art collectif : il relisait Haendel, qui, dédaigneux du piétisme larmoyant de sa race, écrivait ses Anthems colossaux et ses oratorios épiques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile était de trouver des sujets d’inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Haendel, éveiller des émotions communes chez les peuples d’aujourd’hui. L’Europe d’aujourd’hui n’avait plus un livre commun : pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous. Ô honte qui devrait écraser tous les écrivains, les artistes, les penseurs d’aujourd’hui ! Pas un n’a écrit, pas un n’a pensé pour tous. Le seul Beethoven a laissé quelques pages d’un nouvel Évangile consolateur ; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l’entendront jamais. Wagner a tenté d’élever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande âme était trop marquée de toutes les tares de la musique et de la pensée décadentes de son temps : sur la colline sacrée, ce ne sont pas les pêcheurs de Galilée qui sont venus, ce sont les pharisiens.
Christophe sentait bien ce qu’il fallait faire ; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu’on dise, n’est pas une langue universelle : il faut l’arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans l’esprit de tous.
Christophe projetait d’écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n’était pas celle de Richard Strauss. Il n’y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d’un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l’auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste !… Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d’un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l’avenir. Le second morceau était une élégie sur la mort d’un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute recherche idéaliste dans l’expression de la douleur ; les figures individuelles disparaissaient ; il n’y avait qu’une grande misère, – la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d’un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L’âme atterrée par le deuil se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s’enchaînait au second, – une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s’emparer de l’être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d’une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie.
Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux : Joseph et Niobé. Mais là, Christophe se heurtait à la question périlleuse de l’union de la poésie et de la musique. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne{7}, d’une forme de drame musical tenant le milieu entre l’opéra récitatif et le drame parlé, – l’art de la parole libre unie à la musique libre, – art dont ne se doute presque aucun artiste d’aujourd’hui, et que nie la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne. Œuvre neuve : car il ne s’agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu’ils aient pratiqué le mélodrame avec génie ; il ne s’agit pas de plaquer une déclamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers ; il s’agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l’écho des rêveries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s’appliquer qu’à un ordre limité de sujets, à des moments de l’âme, intimes et recueillis, afin d’en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu’il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions des artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus.
Peut-être Christophe n’était-il pas mieux fait que les autres pour cet art ; ses qualités mêmes, sa force plébéienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l’aide de Françoise.
Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites, – la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et, après tant d’épreuves, n’en pouvant plus d’émotion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy :
« Je ne peux plus… Écoutez, je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? Je suis votre frère, votre frère perdu… Je suis Joseph… »
*
Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude puissante ; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, violents, se heurtaient fréquemment. Ces heurts n’étaient jamais vulgaires : car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être cruelle, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle ; pour rien au monde, elle n’eût voulu leur faire du mal. L’un et l’autre avaient d’ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle se moquait d’elle-même. Elle ne s’en rongeait pas moins : car l’ancienne passion la tenait toujours ; elle continuait de penser au pleutre qu’elle aimait ; elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât.
Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s’absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s’étonnait qu’elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but ; elle était une grande artiste, admirée, adulée…
– Oui, disait-elle, si j’étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont « réalisé » une belle situation, un riche mariage bourgeois, et – le nec plus ultra – décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n’est pas un sot, le succès paraît encore plus vide que l’insuccès. Tu dois bien le savoir !
– Je le sais, dit Christophe. Ah ! Mon Dieu ! ce n’était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j’étais enfant. De quelle ardeur je la désirais ! Qu’elle me semblait lumineuse ! Je l’adorais, de loin, comme quelque chose de religieux… N’importe ! Il y a dans le succès une vertu divine : c’est le bien qu’il permet de faire.
– Quel bien ? On est vainqueur. Mais à quoi bon ? Rien n’est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n’est qu’une mode nouvelle, qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant ; et déjà ils pensent à autre chose… Toi-même, comprends-tu les autres artistes ? En tout cas, tu n’en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux ! Souviens-toi de ton Tolstoy…
Christophe lui avait écrit ; il s’était enthousiasmé pour ses livres ; il voulait mettre en musique un de ses contes populaires, il lui en avait demandé l’autorisation, il lui avait envoyé ses lieder. Tolstoy n’avait pas répondu, pas plus que Gœthe à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d’œuvre. Il s’était fait jouer la musique de Christophe ; et elle l’avait irrité : il n’y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s’engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le Roi-Perruque ; et il regardait la Confession d’une femme de chambre comme un livre chrétien…
– Les grands hommes n’ont pas besoin de nous dit Christophe. C’est aux autres qu’il faut penser.
– Qui ? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie ? Jouer, écrire pour ces gens ? Perdre sa vie pour eux ! Quelle amertume !
– Bah ! dit Christophe. Je les vois comme toi ; et cela ne m’attriste pas. Ils ne sont pas si mauvais !
– Brave optimiste allemand ! Maître Pangloss !
– Ils sont des hommes, comme moi. Pourquoi ne me comprendraient-ils pas ?… – Et quand ils ne me comprendraient pas, vais-je me désoler ? Sur ces milliers de gens, il s’en trouvera toujours un ou deux, qui seront avec moi : cela me suffit, il ne faut qu’une lucarne pour respirer l’air du dehors… Pense à ces naïfs spectateurs, à ces adolescents, à ces vieilles âmes candides, que ta beauté tragique soulève au-dessus de leurs jours médiocres. Souviens-toi de toi-même quand tu étais enfant ! N’est-il pas bon de faire aux autres, – quand ce ne serait qu’à un, – le bonheur et le bien qu’un autre vous fit jadis ?
– Tu crois qu’il y en a vraiment un ? J’ai fini par en douter… Les meilleurs de ceux qui nous aiment, comment nous aiment-ils ? Comment nous voient-ils ? Savent-ils voir, seulement ? Ils nous admirent, en nous humiliant ; ils ont autant de plaisir à voir jouer n’importe quelle cabotine ; ils nous mettent au rang de sots que l’on méprise. Tous ceux qui ont le succès sont égaux, à leurs yeux.
– Et pourtant, ce sont les plus grands de tous qui restent les plus grands pour la postérité.
– Simple effet de recul ! Les montagnes s’élèvent, à mesure qu’on s’éloigne. On voit mieux leur hauteur ; mais on en est plus loin… Et qui nous dit, d’ailleurs, que ce sont les plus grands ? Est-ce que tu connais les autres, ceux qui ont disparu ?
– Au diable ! dit Christophe. Quand bien même personne ne sentirait ce que je suis, je le suis. J’ai ma musique, je l’aime, j’y crois ; elle est plus vraie que tout.
– Tu es libre, dans ton art, tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, que puis-je ? Je suis forcée de jouer ce qu’on m’impose, et de le ressasser jusqu’à l’écœurement. Nous n’en sommes pas tout à fait arrivés, en France, à l’état de bête de somme de ces acteurs américains, qui jouent dix mille fois Rip ou Robert-Macaire, qui, vingt-cinq ans de leur vie, tournent la meule d’un rôle inepte. Mais nous sommes sur le chemin. Misérable théâtre ! Le public ne supporte le génie qu’à des doses infinitésimales, rasé, rogné, épilé, frotté des onguents à la mode… Un « génie à la mode ! » est-ce que ce n’est pas crevant ?… Quel gâchage de forces ! Vois ce qu’ils ont fait d’un Mounet. Qu’a-t-il eu à jouer dans sa vie ? Deux ou trois rôles qui valent la peine de vivre : un Œdipe, un Polyeucte. Le reste, quelle niaiserie ! Et penser à tout ce qu’il y aurait eu, pour lui, de grand et de glorieux à faire. Ce n’est pas mieux, hors de France. Qu’ont-ils fait d’une Duse ? À quoi s’est consumée sa vie ? À quels rôles inutiles !
– Votre vrai rôle, dit Christophe, est d’imposer au monde les fortes œuvres d’art.
– On s’épuise en vain. Et cela n’en vaut pas la peine Dès qu’une de ces fortes œuvres touche la scène, elle, perd sa grande poésie, elle devient mensongère. Le souffle du public la flétrit. Public de villes étouffées, dans ses terriers puants, il ne sait plus ce que c’est que le plein air, la nature, la saine poésie : il lui faut une poésie fardée, comme nos museaux. – Ah ! et puis… et puis… quand même on y réussirait !… Non, cela ne remplit pas la vie, cela ne remplit pas ma vie…
– Tu penses encore à lui.
– À qui ?
– Tu le sais. À ce drôle.
– Oui.
– Et si tu l’avais, cet homme, et s’il t’aimait, avoue, tu ne serais pas heureuse, tu trouverais moyen encore de te tourmenter.
– C’est vrai… Ah ! qu’est-ce que j’ai donc ?… J’ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j’ai en moi une inquiétude, une fièvre…
– Elle devait être en toi, même avant tes épreuves.
– C’est possible… Oui, déjà, quand j’étais petite fille… Elle me dévorait.
– Qu’est-ce que tu voudrais donc ?
– Est-ce que je sais ? Plus que je ne puis.
– Je connais cela, dit Christophe. J’étais ainsi, adolescent.
– Oui, mais tu es devenu homme. Moi je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet.
– Personne n’est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer.
– Je ne peux plus. J’en suis sortie. La vie m’a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j’aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau.
– Tu peux l’être encore. Je te vois si bien, ainsi !
– Dis-moi comment tu me vois.
Il la décrivit, dans des conditions où elle se fut développée d’une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante, et aimée. Elle éprouvait une douceur à l’entendre. Mais après, elle dit :
– Non, c’est impossible maintenant.
– Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Haendel, quand il devint aveugle :
What e-ver is. . . . . . . . . .is right
(Tout ce qui est, . . . . . . . . est bien.)
Et il alla le lui chanter au piano. Elle l’embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du mal : elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher ; l’amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, et qu’elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l’amie proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l’écrasait ; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras ; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher. Mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l’assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l’aimait trop pour supporter l’idée qu’il souffrit, par elle. On lui offrait un engagement en Amérique ; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, humilié. Elle ne l’était pas moins. Ne pas pouvoir être heureux l’un par l’autre !
– Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits ! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n’y a pas moyen, il n’y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes !…
Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s’embrassèrent, et se séparèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s’étaient aimés autant qu’en se séparant.
Et après qu’elle fut partie, il revint à l’art, son vieux compagnon… Ô paix du ciel étoilé !…
*
Peu de temps après, Christophe reçut une lettre de Jacqueline. C’était la troisième fois seulement qu’elle lui écrivait ; et le ton était fort différent de celui auquel elle l’avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l’invitait gentiment à revenir, s’il ne voulait pas contrister deux amis qui l’aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père :
« Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes ; il ne faut que la patience de les attendre. »
Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d’attentions ; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l’intérêt pour ce qu’il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l’était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l’actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens ; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau : elle se prit de curiosité pour lui. Lorsqu’elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s’aperçut que Christophe avait du génie, et qu’il valait la peine de s’en faire aimer.
La situation du jeune ménage ne s’était pas améliorée ; elle avait même empiré. Jacqueline mourait d’ennui… Combien la femme est seule ! Hors l’enfant, rien ne la tient ; et l’enfant ne suffit pas à la tenir toujours : car lorsqu’elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu’elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu’elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide !… L’homme est beaucoup moins seul, même quand il l’est le plus : son monologue suffit à peupler son désert ; et quand il est seul à deux, il s’en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l’amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas ; il n’a pas, comme la femme, mis sur l’amour sa vie entière comme enjeu : sa vie est ailleurs occupée… Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante siècles que dure l’humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles : l’amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d’entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres ?
Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d’effroi, qui la transperçait comme des épées. Elle pensait :
– « Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi est-ce que je suis née ? »
Et son cœur se tordait d’angoisse.
– « Mon Dieu, je vais mourir ! Mon Dieu, je vais mourir ! »
Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu’elle disait :
– « Nous sommes en 1889 ».
– « Non, lui répondait-on. En 1909 ».
Elle se désolait d’avoir vingt ans de plus qu’elle ne croyait.
– Cela va être fini, et je n’ai pas vécu ! Qu’ai-je fait de ces vingt ans ? Qu’ai-je fait de ma vie ? »
Elle rêvait qu’elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure ; mais l’une avait huit ans, l’autre quinze, l’autre vingt, l’autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace ; et elle était saisie d’épouvante ; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés… elle allait mourir aussi, – et alors ce serait fini…
– « … Qu’ai-je fait de ma vie ?… »
Elle se réveillait en larmes ; et le cauchemar ne s’effaçait point avec le jour, le cauchemar était le jour. Qu’avait-elle fait de sa vie ? Qui la lui avait volée ?… Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent – (innocent ! qu’importe, si le mal est le même !) – complice de la loi aveugle qui l’écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne ; mais elle souffrait trop ; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu’il souffrît aussi, elle ne pouvait s’empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait ; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d’elle ; elle se raccrochait à tout, comme quelqu’un qui se noie ; elle essayait de s’intéresser à quelque chose, une œuvre, un être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre, son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer… En vain : elle se décourageait, dès le premier jour. C’était trop difficile. Et puis, « des livres, des œuvres d’art ! Qu’est-ce que cela ? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe… » – Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu’ils disaient, elle cherchait à s’étourdir… En vain : brusquement, l’agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée. – Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré ; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient ; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l’ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l’aimât et la soutînt au-dessus du gouffre… En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait. Le silence.
Elle n’aimait point Christophe ; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l’aimait point ; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort, – un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s’agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle…
Et puis, ce n’était plus assez d’avoir séparé son mari de ses amis : il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu’où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l’amitié de ses amis. La tâche est bien aisée : il suffit de quelques œillades. Il n’est guère d’homme, honnête ou non, qui n’ait la faiblesse de mordre à l’hameçon. Si ami que soit l’ami, il pourra bien éviter l’action, mais en pensée toujours il trompera l’ami. Et si celui-ci s’en aperçoit, c’est fini de leur amitié : ils ne se regardent plus avec les mêmes yeux. – La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n’en demande pas plus : elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci.
Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline ; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l’affection pour quelqu’un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d’en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme ; il la trouvait charmante ; il s’amusait de tout son cœur, avec elle ; et il la jugeait si favorablement qu’il n’était pas loin de croire qu’Olivier était bien maladroit s’il ne réussissait pas à être heureux.
Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu’ils firent en automobile ; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne – une vieille maison de famille, que l’on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l’on n’allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois ; l’intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes ; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d’ombre fraîche et d’arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l’inquiétait point ; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l’entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point ; mais une inquiétude vague l’oppressait, qu’il eût rougi de s’avouer ; pour s’en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée ; elle avait envie de lui dire :
– Va, ne t’afflige pas, mon ami. C’est encore toi que j’aime le mieux.
Mais elle ne le disait point ; et ils se laissaient aller tous trois à l’aventure : Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu’elle voulait au juste, et s’en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d’amour-propre et d’amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l’instinct parle ; en l’absence de l’âme, le corps va son chemin.
Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle, – nuit sans lune, étoilée, – qu’ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher. – (Depuis quelque temps, sans qu’il y prît garde, c’était lui qui jouait le mari.) – Il l’entendit qui venait. La pièce où il était entré avait ses volets clos ; et l’on ne voyait rien.
– Allons ! arrivez donc, Madame-qui-n’en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous usez les miroirs, à force de vous y regarder.
Elle ne répondit pas. Elle s’était arrêtée. Christophe eut l’impression qu’elle était dans la chambre ; mais elle ne bougeait point.
– Où êtes-vous ? dit-il.
Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi : il allait en tâtonnant dans l’ombre ; et un trouble le prit. Il s’arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s’arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l’attirent, une bouche sur sa bouche. Il l’étreignit. Sans un mot, immobiles. – Leurs bouches se déprirent, s’arrachèrent l’une à l’autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s’apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s’arrêta pour l’attendre. Christophe s’arrêta aussi. Olivier l’appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l’humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n’insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s’arrêtaient, il s’arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre et s’enferma. Il n’alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s’éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, se jeta sur son lit, et dormit jusqu’à l’aube. Alors, il descendit avec son bagage et partit. On l’attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l’indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe :
« Mon bon vieux, ne m’en veux pas d’être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu’y faire ? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C’était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens – de loin : c’est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c’est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh ! comme je voudrais vous faire du bien à tous ! Si je pouvais faire que vous fussiez – que tu fusses heureux ! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bonheur que je puis avoir !… Mais cela m’est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauve-toi ! Sauvez-vous ! Je t’aime bien.
CHRISTOPHE
Mes respects à Madame Jeannin. »
« Madame Jeannin » lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement :
– Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi.
Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre ; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main :
– Qu’as-tu ? demandait-il, ému.
– Laisse-moi ! cria-t-elle, avec colère.
Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria :
– Égoïstes !
*
Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal. C’était facile à prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe : « la non-reconnaissance ».
« La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d’accepter des secours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur… »
Christophe ne pensait pas qu’il fût obligé de s’avilir, pour un service rendu, ni – ce qui était le même pour lui – d’abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l’entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu’ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d’écrire la musique d’un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l’inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées.