Cette nuit-là, le vent souffla en tempête, la lune était entourée de nuages déchiquetés. Des rafales déversaient sur la lande sanglots et soupirs, faisaient gémir tous les buissons d’ajoncs. De temps à autre, une petite pluie fine crépitait contre mes vitres. Je demeurai assis jusqu’à minuit en méditant sur le morceau dédié à l’immortalité par Iamblichus, platonicien d’Alexandrie, dont l’empereur Julien disait qu’il venait après Platon selon la chronologie, mais non selon le génie. Finalement, je refermai mon livre, j’allai ouvrir ma porte et je jetai un dernier regard sur cette colline sinistre et sur le ciel encore plus lugubre. Je passai ma tête à l’extérieur, un coup de vent me surprit et balaya les cendres rouges de ma pipe qui s’enfuirent en dansant dans l’obscurité. Au même moment, la lune émergea entre deux nuages et j’aperçus, assis sur la colline, à deux cents mètres de ma porte, l’homme qui se disait le médecin du Gaster Fell. Il était recroquevillé dans la fougère, les coudes sur les genoux, le menton sur les mains, immobile comme une pierre, le regard fixé sur la porte de ma maison.
À la vue de cette sentinelle de mauvais aloi, je fus d’abord secoué d’un frisson d’horreur et de frayeur. Mais je me ressaisis et me dirigeai hardiment vers lui. Il se leva à mon approche. La lune éclairait son visage barbu.
– Que signifie cela ? m’écriai-je. De quel droit m’espionnez-vous ?
La colère empourpra son visage.
– Votre séjour dans ce pays vous a fait oublier les bonnes manières, me répondit-il. La lande appartient à tout le monde.
– Vous direz bientôt que ma maison aussi appartient à tout le monde. Vous avez eu l’impertinence de la fouiller cet après-midi en mon absence.
Il sursauta. Une immense surexcitation s’empara de lui.
– Je vous jure que je n’ai pris aucune part à cela ! s’exclama-t-il. Je n’ai jamais pénétré chez vous. Oh ! monsieur, monsieur, si vous m’en croyez, un danger vous menace ! Vous feriez bien d’être prudent !
– J’en ai assez ! J’ai été le témoin de votre lâcheté quand vous avez frappé un être plus faible que vous alors que vous pensiez que personne ne vous voyait. Je me suis rendu, moi aussi, chez vous, et je saurai quoi dire. S’il y a une loi en Angleterre, vous serez pendu pour ce que vous avez fait. En ce qui me concerne, monsieur, je suis un vieux militaire, et je suis armé. Je ne verrouillerai pas ma porte. Mais si vous, ou un autre bandit, tentez de franchir mon seuil, ce sera à vos risques et périls !
Sur ces mots, je fis demi-tour et rentrai chez moi.
Pendant deux jours, le vent fraîchit et augmenta de violence. Finalement, au cours de la troisième nuit, une tempête éclata, je ne me rappelle pas en avoir jamais vu une aussi forte en Angleterre. Je compris qu’il était parfaitement inutile que je me misse au lit. De même, je ne pouvais pas me concentrer suffisamment pour lire. Je baissai ma lampe pour en modérer la lumière, et je m’adossai dans mon fauteuil en m’abandonnant à la rêverie. Je devais avoir perdu toute notion du temps, car je suis dans l’impossibilité de me rappeler jusqu’à quand je demeurai assis, aux frontières du sommeil et de la réflexion. Enfin, vers trois ou quatre heures, j’eus une sorte de sursaut, et tous mes sens se mirent en alerte. Je regardai autour de moi, rien ne justifiait pourtant cet émoi soudain. La pièce confortable, la fenêtre barbouillée de pluie, la porte de bois étaient dans le même état. Je pensai qu’un cauchemar m’avait secoué les nerfs. Mais non ! J’entendis un bruit. Le bruit d’un pas d’homme au-dehors.
Au sein du tonnerre, de la pluie et du vent, je l’entendis. C’était un pas furtif, étouffé, foulant tantôt l’herbe, tantôt les pierres. Il s’arrêtait, repartait, se rapprochait. Je demeurai immobile, retenant mon souffle, l’oreille tendue. Le pas s’arrêta juste derrière ma porte. Le bruit changea. J’entendis maintenant une respiration haletante. La respiration de quelqu’un qui a marché vite et qui vient de loin.
À la lueur tremblante de ma lampe, je vis la poignée de ma porte tourner, tourner lentement. Il y eut un arrêt de quelques secondes. J’avais tiré mon sabre et j’attendais, les yeux dilatés. Maniée avec des précautions infinies, la porte commença à pivoter sur ses gonds, et l’air frais de la nuit pénétra en sifflant à travers l’entrebâillement. Elle s’ouvrit tout à fait. Les gonds rouillés ne gémirent pas. J’entrevis une silhouette sombre, une figure blême qui me regardait. Les traits étaient ceux d’un homme, pas les yeux. Les yeux semblaient, dans l’obscurité, brûler d’un éclat verdâtre. J’y lus le meurtre. Je bondis de ma chaise, je levai mon sabre nu. Mais un deuxième personnage poussa un cri et se précipita du dehors vers ma porte. Le premier émit alors une sorte de piaillement aigu, puis s’enfuit à travers les roches, glapissant comme un chien battu.
Maîtrisant mes nerfs, j’allai à la porte. Les cris des deux fugitifs résonnaient encore dans mes oreilles. Un éclair illumina tout le décor. Au loin, je vis deux silhouettes sombres qui se poursuivaient parmi les rochers. Même à cette distance, leur contraste physique me révéla leur identité sans doute possible. Le premier était le petit vieillard que je croyais mort, le deuxième était mon voisin, le médecin. L’instant d’après, la nuit les avait enveloppés de ses ténèbres ; ils avaient disparu. Quand je voulus rentrer dans ma maison, mon pied buta contre un objet. Je le ramassai, et je découvris que c’était un couteau droit, entièrement fait de plomb, si mou et si fragile que je m’étonnai qu’un meurtrier eût choisi une arme pareille. Pour la rendre plus inoffensive, le bout avait été coupé net en carré. Le tranchant toutefois avait été soigneusement aiguisé contre une pierre, cela se voyait d’après certaines marques qui subsistaient. Tel quel, c’était un instrument dangereux dans la main d’un homme déterminé.
Que signifie tout cela ? me demanderez-vous. Bien des drames ont traversé ma vie aventureuse ; plusieurs aussi étranges, aussi peu ordinaires ; beaucoup ne m’ont pas fourni l’ultime explication que vous me réclamez. Le destin tisse quantité de contes, mais il les conclut généralement en dehors de toutes les lois artistiques, sans se soucier de la propriété littéraire. Néanmoins, je possède une lettre qui se trouve devant moi pendant que j’écris, que je vais recopier sans commentaires, et qui éclaircira tout ce qui vous paraîtrait obscur.
Asile de fous de Kirkby,
4 septembre 1885.
Monsieur,
Je suis absolument certain que je vous dois des excuses et une explication, relativement aux événements récents qui ont dû vous surprendre et vous sembler très mystérieux. Événements qui ont gravement compromis l’existence retirée que vous désiriez mener. Il aurait été correct de ma part de vous rendre visite le lendemain matin, après avoir rattrapé mon père, mais je connaissais votre aversion pour les intrus ainsi que (permettez-moi de le dire) votre très mauvais caractère. Aussi ai-je pensé préférable de communiquer avec vous par lettre.
Mon pauvre père a été un médecin de médecine générale ; il a beaucoup travaillé à Birmingham, où son nom est encore l’objet du respect unanime. Il y a près de dix ans, il a commencé à manifester des symptômes d’aliénation mentale, que nous avons attribués au surmenage et à un coup de soleil. Comme je me jugeais incompétent pour me prononcer sur un cas d’une telle importance, j’ai recherché des avis autorisés à Birmingham et à Londres. Entre autres, nous avons consulté l’éminent aliéniste Fraser Brown, il m’a déclaré que le mal serait intermittent, mais très dangereux pendant les crises : « Il peut revêtir soit un aspect homicide, soit un aspect religieux, m’a-t-il dit, à moins qu’il ne revête les deux aspects simultanément. Pendant des mois, il pourra être aussi équilibré que vous et moi, mais un jour il déraillera. Vous encourriez une lourde responsabilité si vous le laissiez sans surveillance. »
Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, monsieur. Vous comprendrez quelle tâche terrible a incombé à ma pauvre sœur et à moi-même, essayer de lui épargner l’asile qui, dans ses heures saines, le remplit d’horreur. Je ne puis que regretter que votre repos ait été troublé par nos malheurs, et je vous présente, au nom de ma sœur et au mien, les excuses qui vous sont dues.
Sincèrement à vous,
J. Cameron.