Le quatrième ou le cinquième jour après mon installation sur la lande, j’entendis au-dehors un bruit de pas sur l’herbe, que suivit bientôt un coup sec comme celui d’une canne contre ma porte. L’explosion d’une machine infernale ne m’aurait pas plus étonné ni déconcerté. J’avais espéré en avoir terminé avec les intrus, et voilà que quelqu’un cognait à ma porte sans plus de cérémonie qu’à une taverne de village. Furieux, je refermai mon livre et ôtai le verrou au moment précis où mon visiteur levait une deuxième fois sa canne pour solliciter avec la même grossièreté la permission d’entrer chez moi. Il était grand et musclé, il portait une barbe tirant sur le roux ; il était vêtu d’un ample costume de tweed coupé pour le confort davantage que pour l’élégance. Comme il se tenait en plein soleil, j’enregistrai le moindre détail de son visage : le gros nez charnu, les yeux bleus et sérieux, les sourcils épais et retombants, le large front sillonné de rides qui s’accordait mal avec sa jeunesse apparente. En dépit de son chapeau de feutre abîmé, du mouchoir de couleur qui était noué autour de son cou puissant et bronzé, c’était visiblement un homme cultivé et de bonne éducation. Je m’attendais à un berger ou à un vagabond. Son aspect me décontenança.
– Vous semblez surpris, me dit-il en souriant. Auriez-vous cru que vous étiez le seul être au monde qui possédât le goût de la solitude ? Il y a d’autres ermites du désert dans les environs.
– Est-ce à dire que vous habitez par ici ? m’enquis-je d’une voix peu aimable.
– Là-haut, me répondit-il en me désignant la colline d’un mouvement de tête. J’ai pensé, monsieur Upperton, que du moment que nous étions voisins, je ne pouvais moins faire que venir voir si je pouvais vous rendre un service quelconque.
– Je vous remercie, répondis-je non sans froideur, et en gardant ma main sur la poignée de la porte. Mes goûts sont simples, et vous ne pouvez me rendre aucun service. Vous avez sur moi l’avantage de connaître le nom de votre voisin.
Il sembla déçu par mes manières peu courtoises.
– Je tiens votre nom du maçon qui a travaillé ici, me dit-il. Quant à moi, je suis médecin, le médecin du Gaster Fell. Tel est le nom que l’on m’a donné dans le pays, et il me convient aussi bien que n’importe quel autre.
– La clientèle doit être rare ? demandai-je.
– En dehors de vous, pas une âme sur des kilomètres de chaque côté.
– Il me semble que c’est vous qui avez besoin de certains services, dis-je en regardant une large tache blanche sur sa joue hâlée.
Cette tache faisait penser à la récente action d’un acide puissant.
– Ce n’est rien du tout, répondit-il sèchement, en se tournant à demi pour cacher sa tache. Je vais rentrer, car quelqu’un m’attend. Si jamais je puis faire quelque chose pour vous, prévenez-moi. Vous n’aurez qu’à suivre la côte pendant quinze cents mètres environ pour trouver ma demeure. Avez-vous un verrou intérieur ?
– Oui.
J’étais assez surpris par la question.
– Alors verrouillez-vous bien, me dit-il. Le Fell est un endroit bizarre. On ne sait jamais qui s’y promène. Il vaut mieux se tenir sur ses gardes. Au revoir.
Il souleva son chapeau, pivota sur ses talons et remonta le sentier qui longeait le petit torrent.
Ma main n’avait pas quitté la poignée de la porte. Je regardai s’éloigner mon visiteur imprévu. Mais je ne tardai pas à déceler dans mon désert la présence d’un autre habitant. À une certaine distance sur le chemin qu’avait pris le médecin du Gaster Fell, un petit vieillard s’appuyait contre une grosse roche grise, il se mit en marche pour aller à sa rencontre. Tous deux échangèrent quelques mots. Le plus grand tourna plusieurs fois la tête dans ma direction, comme s’il racontait ce qui s’était passé entre nous. Puis ils remontèrent ensemble le chemin, disparurent dans un creux, reparurent un peu plus haut. Le médecin du Gaster Fell avait passé un bras autour de son ami, soit par affection soit pour l’aider dans leur ascension. Sa silhouette trapue et carrée, celle menue et ratatinée de son compagnon se détachèrent sur l’horizon. Ils se retournèrent pour me regarder encore une fois. Alors je claquai la porte, pour le cas où ils auraient eu envie de revenir. Mais lorsqu’un peu plus tard je me postai derrière ma fenêtre, je ne les vis plus.
Toute la journée, je me penchai sur le papyrus égyptien dont je m’occupais. Mais ni les subtils raisonnements de l’ancien philosophe de Memphis ni le sens mystique de ses écrits ne purent détacher mon esprit des choses de la terre. Lorsque le soir tomba, je repoussai mon travail avec désespoir. J’étais très en colère contre l’auteur de cette intrusion. Je me rendis auprès du ruisseau qui coulait devant ma porte et je rafraîchis mon front pour mieux réfléchir à l’affaire. De toute évidence, c’était le petit mystère qui entourait mes voisins qui me hantait. Une fois ce mystère éclairci, plus rien ne contrarierait le cours de mes travaux. Qu’est-ce qui m’empêchait, après tout, de me diriger vers leur habitation et d’observer sans être vu pour savoir quel genre d’hommes c’était ? Sans doute découvrirais-je d’ailleurs une explication à leur mode de vie simple et prosaïque… De toute façon, la soirée s’annonçait belle, une petite marche me délasserait le corps et l’esprit. J’allumai ma pipe et je me mis en route.
À peu près à mi-côte, dans un vallon sauvage, il y avait un bosquet de chênes rabougris, derrière lequel une mince colonne de fumée noire s’élevait dans l’air tranquille. J’avais trouvé la maison de mes voisins. En prenant sur la gauche, je gagnai l’abri d’une rangée de roches d’où je pus avoir une vue d’ensemble sur la demeure sans risquer d’être repéré. C’était une petite villa au toit d’ardoise, à peine plus importante que les grosses pierres parmi lesquelles elle était située. Comme ma propre maison, elle avait dû être construite pour un berger. Mais ses locataires n’y avaient rien fait pour la réparer ou l’embellir. Deux fenêtres minuscules, une porte fendillée et décolorée, un baquet pour recueillir l’eau de pluie, tels étaient les seuls signes extérieurs à partir desquels je pouvais opérer des déductions sur mes voisins. Encore ces objets banaux autorisaient-ils des réflexions sérieuses car, m’approchant le long de la ligne de roches, je découvris que les fenêtres et la porte étaient défendues par de grosses barres de fer. Ces précautions insolites, au sein d’une solitude inviolée, me donnèrent fort à penser ; j’y vis des indices de mauvais augure. Je mis ma pipe dans ma poche, et je rampai à quatre pattes dans les ajoncs et la fougère jusqu’à une centaine de mètres de leur porte. Comme je ne pouvais pas approcher davantage sans me trouver à découvert, je m’accroupis pour exercer ma surveillance.
Je venais de m’installer dans ma cachette quand la porte de la villa s’ouvrit toute grande, l’homme qui s’était présenté à moi comme le médecin du Gaster Fell sortit, tête nue, une bêche à la main. Devant la porte, un petit jardin potager contenait des pommes de terre, des pois et divers légumes verts. Il se mit au travail, creusant, sarclant, cueillant, et il entonna une chanson d’une voix plus puissante que musicale. Pendant qu’il était en plein labeur, le dos tourné à la villa, le vieux bonhomme que j’avais aperçu le matin apparut sur le seuil. Je constatai alors que c’était un individu d’une soixantaine d’années, tordu, courbé, affaibli, pâle, aux cheveux gris mais rares. Il s’avança vers son compagnon, qui ne l’avait pas vu. Sa démarche avait quelque chose de furtif, d’oblique. Fut-ce le léger bruit de ses pas ? Fut-ce sa respiration ? Toujours est-il que le médecin du Gaster Fell se retourna d’un bond et lui fit face. Ils avancèrent tous deux d’un pas l’un vers l’autre, comme pour se serrer la main, puis (je n’oublierai jamais l’horreur que j’éprouvai à cet instant) le plus jeune et le plus fort s’élança, frappa l’autre d’un formidable coup de poing, le projeta au sol, se baissa, ramassa le corps inerte et courut à toutes jambes vers la maison où il disparut avec son fardeau.
J’avais beau être endurci par l’existence que j’avais menée, la soudaineté et la violence de cette scène me firent frémir. L’âge de la victime, sa faiblesse, son attitude, humble et suppliante, autant de motifs de honte pour l’agresseur. Bouillant de colère, j’allais sortir de ma cachette et marcher vers la maison quand un bruit de voix à l’intérieur m’apprit que la victime avait repris connaissance. Le soleil avait disparu derrière l’horizon, le ciel était gris, la lumière baissait rapidement. J’en profitai pour me rapprocher et tenter d’entendre ce qui se disait. Le vieil homme parlait d’une voix aiguë et dolente, l’autre avait des accents rudes, graves. Au dialogue se mêlaient des bruits métalliques étranges. Peu après le médecin sortit, ferma la porte derrière lui, et je le vis aller et venir dans la pénombre en tapant du pied, en s’arrachant les cheveux et en agitant les bras comme un dément. Puis il s’éloigna pour remonter la vallée, je le perdis bientôt de vue au milieu des roches.
Quand son pas mourut au loin, je me dirigeai vers la maison grise. Le prisonnier continuait à parler, par moments, il gémissait comme un homme qui souffre. Les phrases qu’il prononçait, à ce que je compris, étaient des prières, des prières scandées d’une voix stridente, avec une grande volubilité et la gravité intense de quelqu’un que menace un danger imminent. Il y avait quelque chose de terrible dans cet élan solennel d’adjurations qui ne s’adressaient pas à des oreilles humaines et qui trouaient le silence de la nuit. Je me demandai si je devais intervenir ou non. Alors que j’hésitais encore, j’entendis les pas du médecin qui revenait. Avant de me cacher, je voulus jeter un coup d’œil à l’intérieur et je me suspendis aux barreaux de fer pour regarder par la fenêtre. La pièce était éclairée par une lueur blafarde qui provenait (je le découvris ultérieurement) d’un fourneau chimique. J’aperçus une grande quantité de cornues, d’éprouvettes, de distillateurs qui jonchaient la table et qui projetaient sur les murs des ombres fantastiques. Dans un angle de la pièce, une carcasse de bois ressemblait à une cage à poules : au-dedans était agenouillé l’homme qui priait encore. La lueur rouge qui éclairait en plein son visage levé au milieu des ombres faisait songer à un tableau de Rembrandt, toutes ses rides se dessinaient sur sa peau parcheminée. Je n’avais pas le temps de m’attarder. Je me laissai tomber de la fenêtre et je partis très vite à travers les roches et les ajoncs. Je ne ralentis point avant de me retrouver chez moi. Là, je me jetai sur mon lit, plus bouleversé et distrait que je ne l’avais jamais été.
Si j’avais pu avoir des doutes quant à ma vision de la nuit d’orage, ils furent dissipés dès le lendemain matin. En me promenant sur le sentier, je vis à un endroit où le sol était mou l’empreinte d’un soulier de femme. Ce petit talon ne pouvait appartenir qu’à ma voisine de Kirkby Malhouse. Je suivis sa trace pendant quelque temps, elle se dirigeait, tant que je pus la repérer, vers la villa du médecin. Quel pouvoir attirait donc cette tendre jeune fille, en dépit du vent, de la pluie et de l’obscurité à travers la lande redoutable, vers cet étrange rendez-vous ?
J’ai dit qu’un petit ruisseau de montagne coulait dans la vallée et passait près de ma porte. Une semaine environ après les événements que je viens de décrire, j’étais assis auprès de ma fenêtre quand j’aperçus quelque chose de blanc qu’emportaient lentement les eaux. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un mouton noyé. Je sortis avec ma canne et je ramenai l’objet sur la berge. C’était un grand drap, déchiré et rapiécé, qui portait dans un angle les initiales J. C. D’un bout à l’autre, il était trempé et décoloré.
Je refermai la porte de ma demeure et je partis dans la direction de la maison du médecin. Au bout de quelques pas, je l’aperçus en personne. Il marchait à grandes enjambées, à flanc de colline. Il battait les buissons avec un bâton et beuglait comme un fou. Je m’étais déjà demandé si cet homme jouissait de toutes ses facultés mentales, à le voir déambuler ainsi, je n’hésitai plus à répondre par la négative.
Je remarquai qu’il avait le bras gauche en écharpe. Lorsqu’il me vit, il s’arrêta. Visiblement, il ne tenait pas à m’aborder. Comme de mon côté je ne désirais pas causer avec lui, je pressai le pas et le laissai derrière moi. Il continua à beugler et à battre les buissons avec son bâton. J’étais résolu à trouver le début d’une explication. En m’approchant, je constatai avec étonnement que la porte bardée de fer était ouverte. À l’extérieur, le sol portait des traces évidentes de lutte. Les appareils chimiques et le mobilier étaient brisés et éparpillés devant la porte. Le fait qui me frappa le plus fut que la sinistre cage de bois était toute tachée de sang et que son occupant avait disparu. Je me dis avec consternation que je ne reverrais jamais plus le petit vieillard.
Il n’y avait rien dans la villa qui pût m’apprendre l’identité de mes voisins. La pièce était encombrée d’appareils de chimie. Dans un coin, une petite bibliothèque contenait quelques livres scientifiques. Dans un autre étaient entassés des échantillons géologiques.
En regagnant ma demeure, je ne rencontrai point le médecin. Mais lorsque je pénétrai chez moi, je fus étonné et indigné, quelqu’un s’était introduit en mon absence. Des valises avaient été tirées de dessous mon lit, les rideaux déplacés, les chaises éloignées du mur. Mon bureau n’avait pas été épargné, l’empreinte d’un gros soulier se détachait nettement sur mon tapis noir.