LE GRAND MOTEUR BROWN-PERICORD{5}
C’était une sinistre soirée de mai, froide avec du brouillard. Dans le Strand, des lueurs indistinctes indiquaient les réverbères. Les vitrines des magasins, pourtant éblouissantes d’habitude, ne faisaient que scintiller confusément dans l’air lourd et épais.
Les maisons hautes qui descendaient vers l’Embankment étaient toutes plongées dans l’obscurité, à l’exception de trois fenêtres d’un deuxième étage, puissamment illuminées. Les passants levaient les yeux avec curiosité et se montraient entre eux la lumière rougeâtre, elle éclairait en effet les bureaux de Francis Pericord, inventeur et ingénieur électricien. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ses lampes allumées attestaient l’infatigable énergie et la volonté de travail qui l’avaient rapidement porté à la tête de la profession.
Dans une pièce, deux hommes étaient assis. L’un était Pericord en personne : visage anguleux, nez crochu, cheveux noirs, vivacité de gestes, tout son extérieur attestait son origine celtique. L’autre, trapu, gras, avec des yeux bleus, s’appelait Jeremy Brown, c’était un mécanicien connu. Ils s’étaient associés pour réaliser diverses inventions, le génie créateur de l’ingénieur avait été secondé par les capacités pratiques du mécanicien. Leurs amis se demandaient lequel, dans cette association, était le meilleur.
Ce n’était pas par hasard que Brown était resté si tard dans l’atelier de Pericord. Il y avait un travail à faire. Et ce travail-là devait décider de la réussite ou de l’échec de plusieurs mois d’efforts, pouvait transformer leur carrière. Ils étaient séparés par une longue table brune, tachée et corrodée par des acides puissants, encombrée de bonbonnes géantes, d’accumulateurs de Faure, de piles de Volta, de rouleaux de fils et de grands blocs de porcelaine non conductrice. Au milieu de tout ce fatras bourdonnait une machine singulière que les deux associés ne quittaient pas des yeux.
Un petit récipient carré, en métal, était relié par de nombreux fils à une large ceinture d’acier pourvue de chaque côté de deux puissantes articulations saillantes. La ceinture était immobile, mais les articulations et les bras courts dont elles étaient pourvues tournaient comme des éclairs, à intervalles réguliers. La force motrice provenait évidemment de la boîte métallique. Une odeur subtile d’ozone flottait dans l’air.
– Les ailettes, Brown ? interrogea l’inventeur.
– Elles étaient trop grosses pour que je les apporte. Elles mesurent deux mètres cinquante sur un mètre. Le moteur est assez fort pour elles, j’en réponds.
– En aluminium avec un alliage de cuivre ?
– Oui.
– Regardez comme elle fonctionne magnifiquement ! Pericord tendit sa fine main nerveuse et pressa sur un bouton de la machine. Les articulations tournèrent plus lentement, bientôt elles s’arrêtèrent tout à fait. Puis il toucha un ressort, et les bras frémirent et s’éveillèrent à nouveau à leur vie métallique.
– L’utilisateur n’a pas besoin d’employer sa force physique, dit-il. Il n’a qu’à rester passif en se contentant de se servir de son intelligence.
– Grâce à mon moteur, dit Brown.
– À notre moteur ! protesta l’autre sèchement.
– Oh ! bien sûr ! s’écria Brown, impatienté. Le moteur que vous avez conçu et que j’ai construit. Appelez-le comme vous voudrez !
– Je l’appelle le moteur Brown-Pericord ! cria l’inventeur, dont les yeux noirs étincelèrent de colère. Vous avez mis au point les détails, mais l’idée abstraite est de moi, de moi seul.
– Une idée abstraite ne fait pas tourner une machine, répondit Brown, qui s’entêtait.
– Voilà pourquoi je vous ai pris comme associé, répliqua Pericord, qui se mit à tambouriner sur la table avec ses doigts. J’invente. Vous réalisez. C’est une équitable division du travail.
Brown se mordit les lèvres. Il n’avait pas l’air satisfait. Comme il lui sembla inutile de discuter plus avant, il reporta son attention sur la machine qui frémissait et se balançait à chaque tour de ses bras. Elle donnait l’impression qu’en tournant un peu plus vite, elle quitterait la table.
– N’est-ce pas splendide ? s’écria Pericord.
– C’est satisfaisant, répondit le flegmatique Anglo-Saxon.
– Il y a de l’immortalité là-dedans !
– De l’argent là-dedans !
– Nos noms passeront à la postérité avec celui de Montgolfier.
– Avec celui de Rothschild, j’espère !
– Non, Brown ! Vous avez une vue trop matérialiste de la situation, dit l’inventeur. Notre fortune n’est qu’un petit détail. L’argent est une chose que n’importe quel ploutocrate à cervelle épaisse peut partager avec nous. Mes espoirs visent plus haut. Notre vraie récompense sera tirée de la gratitude que nous vouera l’humanité.
Brown haussa les épaules.
– Vous pourrez prendre ma part de cette gratitude. Je suis un homme pratique. Nous devons procéder à un essai.
– Où pouvons-nous le faire ?
– C’est ce dont je voulais vous parler. Il faut que cet essai soit tenu rigoureusement secret. Si nous possédions un terrain privé, l’affaire ne soulèverait aucune difficulté, mais à Londres il n’y a pas de terrain privé.
– Emportons la machine à la campagne.
– J’ai une proposition à vous faire, dit Brown. Mon frère est propriétaire d’un terrain dans le Sussex, près de Breachy Head. Si je me souviens bien, il y a à côté de la maison une grange large et haute. Will est en Écosse, mais j’ai toujours la clé à ma disposition. Pourquoi ne pas emmener demain la machine et l’expérimenter dans la grange ?
– Ce serait parfait !
– Il y a un train pour Eastbourne à une heure.
– Je serai à la gare.
– Apportez-moi la machine. Moi, je me charge des ailettes, conclut le mécanicien en se levant. Demain nous saurons si nous avons suivi une chimère ou si la fortune est à nos pieds. À une heure, à Victoria.
Il descendit l’escalier et se laissa absorber par le flot humain qui montait et descendait le Strand.
Le lendemain matin, le ciel était clair, une journée de printemps s’annonçait. À onze heures, on aurait pu voir Brown pénétrer dans l’office des brevets avec un grand rouleau de papiers, de diagrammes et de plans sous le bras. À midi, il en sortit tout souriant, ouvrit son portefeuille et y glissa soigneusement une petite feuille de papier bleu officiel. À une heure moins cinq, son fiacre s’arrêta devant la gare de Victoria. Deux gigantesques paquets enveloppés dans de la toile (on aurait dit d’énormes cerfs-volants) furent descendus du toit de la voiture et confiés à un porteur. Sur le quai, Pericord faisait les cent pas, ses joues creuses et jaunâtres étaient légèrement colorées.
– Tout va bien ? demanda-t-il.
Pour toute réponse, Brown désigna ses colis.
– Le moteur et la ceinture sont déjà dans le fourgon des bagages. Faites attention, porteur, car il s’agit d’une machine délicate d’une grande valeur. Là ! Maintenant, nous pouvons partir la conscience tranquille.
À Eastbourne, ils transportèrent le précieux moteur sur une voiture de louage à quatre roues, et les grandes ailettes furent hissées sur le toit. Une longue course les mena à l’endroit où les clés étaient entreposées ; puis ils repartirent à travers les Downs. La maison vers laquelle ils se dirigeaient était une bâtisse banalement blanchie à la chaux, assortie de dépendances et d’écuries, et située au milieu d’une cuvette gazonnée au pied des falaises crayeuses. Quand elle était habitée, la maison ne devait pas être bien gaie, mais avec ses cheminées sans fumée et ses volets fermés, elle paraissait lugubre. Son propriétaire avait planté un bosquet de jeunes mélèzes et des sapins ; hélas ! les embruns les avaient flétris, et ils baissaient mélancoliquement la tête !
Mais les inventeurs n’étaient pas disposés à se laisser déborder par l’ambiance. Plus ils étaient isolés, mieux cela valait. Le cocher les aida à transporter leurs colis dans l’allée, et ils les déposèrent dans la salle à manger obscure. Le soleil se couchait lorsque, à un bruit de roues au loin, ils surent qu’ils étaient enfin seuls.
Pericord avait ouvert les volets. La douce lumière du soir filtrait à travers les vitres. Brown tira de sa poche un couteau et coupa le fil poissé qui renforçait la toile. Quand l’enveloppe brune fut défaite, deux grands ventilateurs en métal jaune apparurent. Il les plaça contre le mur. La ceinture, les raccords, le moteur furent successivement déballés. La nuit était tombée. Ils allumèrent une lampe pour pouvoir visser les écrous, ajuster les rivets et terminer tous leurs préparatifs.
– Ça y est ! fit enfin Brown en reculant pour contempler la machine.
Pericord ne dit rien, mais son visage n’exprimait que de la fierté et la fièvre de l’attente.
– Il faut que nous mangions quelque chose, dit Brown, en étalant quelques provisions qu’il avait apportées.
– Après !
– Non, maintenant ! répondit le mécanicien. Je suis à moitié mort de faim.
Il tira la table et mangea de bon appétit, tandis que son camarade arpentait la pièce d’un pas impatient.
– Paré ! déclara Brown en se levant et en secouant ses miettes de pain. Qui monte dedans ?
– Moi ! cria l’inventeur. Ce que nous faisons ce soir sera immortalisé par l’Histoire !
– Mais tout danger n’est pas écarté, dit Brown. Nous ne savons pas tout à fait comment la machine fonctionnera.
– Aucune importance !
– Il n’est pas nécessaire que nous allions délibérément au-devant d’un danger.
– Comment cela ? L’un de nous deux doit tenter l’expérience, voyons.
– Pas du tout. Le moteur marchera aussi bien s’il est attaché à un objet inanimé.
– C’est exact, répondit Pericord en réfléchissant.
– Il y a des briques près de la grange. J’ai ici un sac. Pourquoi un sac de briques ne prendrait-il pas notre place ?
– Bonne idée ! Je ne vois pas d’objection.
– Venez, alors !
Ils sortirent tous deux, emportant les diverses pièces de leur machine. La lune brillait dans un ciel presque sans nuages. Sur les Downs, tout était calme et silencieux. Ils s’arrêtèrent un moment devant la grange et écoutèrent, aucun bruit ne parvint à leurs oreilles, sauf le sourd grondement de la mer. Pendant que Pericord faisait la navette pour apporter tout ce dont ils avaient besoin, Brown remplit de briques un grand sac étroit.
Quand tout fut prêt, ils fermèrent la porte de la grange et posèrent la lampe sur une malle vide. Le sac de briques fut installé sur deux tréteaux, et la large ceinture d’acier bouclée autour de lui. Puis ils attachèrent à la ceinture les grandes ailettes, les fils et la boîte métallique contenant le moteur. En dernier lieu, ils ajustèrent un gouvernail plat en acier, en forme de queue de poisson, au bas du sac.
– Nous allons être obligés de le faire tourner sur un cercle restreint, dit Pericord, en examinant les murs hauts et nus.
– Bloquez le gouvernail sur un côté, suggéra Brown. Maintenant, nous sommes parés. Pressez le bouton. Nous verrons bien.
Pericord se pencha en avant. Ses mains nerveuses plongèrent parmi les fils. Brown demeurait impassible devant la surexcitation de son compagnon. La machine se mit à geindre. Les grandes ailettes jaunes battirent convulsivement une fois. Puis une deuxième fois. Puis une troisième fois, avec plus de lenteur mais aussi plus de puissance. Un quatrième coup d’ailes remplit la grange d’un souffle d’air chassé. Au cinquième, le sac de briques commença à danser sur les tréteaux. Au sixième, il se souleva en l’air, et il serait retombé par terre si un septième ne l’avait redressé et ne l’avait fait voleter en suspension. La machine s’éleva en battant lourdement des ailes et dessina un cercle ; on aurait dit un grand oiseau maladroit qui remplissait la grange de son bourdonnement et de son ronron. À la lueur incertaine de la lampe jaune, le spectacle de ces cercles n’était pas banal.
Les deux hommes demeurèrent quelques instants silencieux. Puis Pericord leva ses bras en l’air.
– Elle marche ! cria-t-il. Le moteur Brown-Pericord fonctionne !
De joie, il se mit à danser dans la grange. Les yeux de Brown pétillaient, il sifflota doucement.
– Regardez comme il vole en douceur, Brown ! reprit l’inventeur. Et le gouvernail, comme il est bien réglé ! Il faut prendre le brevet dès demain !
Le visage de son camarade s’assombrit et se crispa.
– Le brevet est déposé, dit-il d’un rire forcé.
– Déposé ? dit Pericord. Déposé ?…
Il avait prononcé le mot presque à voix basse la première fois, il le répéta en hurlant.
« Qui a osé déposer le brevet de mon invention ?
– Moi. Ce matin. Il est inutile de vous exciter pareillement. Tout va bien.
– Vous avez déposé le brevet du moteur ! Sous quel nom ?
– Sous mon nom, répondit Brown, maussade. Je considère que j’en avais le droit.
– Et mon nom n’apparaît pas ?
– Non, mais…
– Coquin ! cria Pericord. Voleur, scélérat ! Vous m’avez volé mon œuvre ! Vous voulez me chiper tout le crédit de l’affaire ! Vous allez me rendre ce brevet, même si pour cela je dois vous trancher la gorge !
Un feu sombre couvait dans ses yeux noirs, il se tordait passionnément les mains. Brown n’était pas un lâche, mais il recula quand l’autre avança sur lui.
– À bas les pattes ! dit-il en tirant de sa poche son couteau. Si vous m’attaquez, je me défendrai !
– Vous me menacez ? cria Pericord, blanc de colère. Vous êtes une brute et un tricheur. Donnez-moi le brevet.
– Non, je ne vous donnerai pas le brevet.
– Brown, attention ! Donnez-moi le brevet !
– Non. C’est moi qui ai fait le travail.
Pericord, yeux flamboyants et mains en avant, bondit sur Brown. Celui-ci se libéra de son étreinte, mais il fut précipité contre la malle et bascula par-dessus. La lampe s’éteignit. La grange fut plongée dans les ténèbres. Un rayon de lune filtrait à travers une étroite fente.
– Allez-vous me donner ce brevet, Brown ?
Pas de réponse.
– Donnez-le moi !
Brown ne répondit rien. À part le vrombissement de la machine qui volait toujours au-dessus de leurs têtes, le silence était total. Pericord hésita. Il eut peur. Il tâtonna dans l’obscurité. Ses doigts de refermèrent sur une main. Elle était froide et insensible. Toute sa colère se transforma en un sentiment d’horreur. Il frotta une allumette, remit la lampe debout et l’alluma.
Brown gisait en boule derrière la malle. Pericord le saisit dans ses bras et le souleva. Ce fut alors que le mutisme du mécanicien s’expliqua. Brown était tombé sur son bras droit replié sous lui, et son propre poids avait profondément enfoncé le couteau dans son dos. Il était mort sans une plainte. Le drame avait été soudain, horrible, définitif.
Pericord s’assit sur le bord de la malle. Il tremblait comme s’il avait la fièvre. Pendant ce temps, le grand moteur Brown-Pericord grondait et tournait au-dessus de lui. Combien de temps demeura-t-il sans bouger ? Personne ne le saura jamais. Mille idées folles germèrent dans sa cervelle étourdie. Certes, il n’avait été que la cause indirecte de cette mort. Mais qui le croirait ? Il regarda son costume taché de sang. Tout était contre lui. Mieux vaudrait fuir, ne pas se présenter à la police en se fiant à son innocence. Personne, à Londres, ne savait où ils étaient. S’il pouvait se débarrasser du cadavre, il disposerait de quelques jours avant que s’éveillent les premiers soupçons.
Tout à coup, un grand bruit se fit entendre. Le sac volant s’était progressivement élevé au fur et à mesure qu’il tournait, et il avait heurté les combles. Le coup déplaça une courroie de transmission, et la machine retomba lourdement à terre. Pericord déboucla la ceinture. Le moteur n’avait aucun mal. Une inspiration soudaine, étrange, lui vint. La machine lui était devenue odieuse. Il pourrait se débarrasser d’elle et du cadavre d’une manière qui défierait toute enquête humaine.
Il ouvrit la porte de la grange et porta au-dehors le corps de son compagnon sous la lumière de la lune. Un monticule se dressait à une dizaine de mètres. Il le transporta jusque-là et l’allongea sur le sommet avec précaution. Puis il alla chercher le moteur, la ceinture et les ailettes. Avec des doigts qui tremblaient, il attacha la large ceinture d’acier autour de la taille du mort. Puis il vissa les ailettes. Il suspendit au-dessus la boîte du moteur, relia les fils, mit le moteur en route. Pendant deux ou trois minutes, les grandes ailes jaunes s’agitèrent sur place. Bientôt le cadavre commença à exécuter de petits bonds et descendit la pente du monticule. Il acquit progressivement de la vitesse. Enfin il se souleva en l’air et plana au clair de lune. Pericord avait tourné le gouvernail plein sud. L’appareil fantastique prit de la hauteur, accéléra, passa au-dessus de la ligne des falaises crayeuses, s’engagea au-dessus de la mer. Pericord, blanc comme un linge, le regardait. Et puis l’appareil ressembla à un oiseau noir qui aurait eu des ailes d’or et qui s’ensevelirait dans la brume flottant sur les eaux.
L’asile de fous de l’État de New York compte un pensionnaire à l’œil farouche dont le nom et le lieu de naissance sont inconnus. Les médecins disent qu’il a eu la raison dérangée par un choc brutal, mais la nature de ce choc leur échappe. Ils affirment que c’est toujours la machine la plus délicate qui se détraque le plus vite, et, pour prouver cet axiome, ils exhibent les moteurs électriques compliqués et les remarquables moteurs d’avion que le malade aime dessiner dans ses meilleurs moments de lucidité.