SCÈNES DE BORROW{3}
« Rien à faire. Impossible.
Je le sais parce que j’ai essayé. »
(Extrait d’un article non publié
sur George Borrow et son œuvre.)
Oui, j’ai essayé. Et mon expérience peut intéresser d’autres personnes. Imaginez donc que je me suis imbibé de George Borrow, spécialement de son Lavengro et de son Romany Rye, que j’ai modelé ma pensée, mon langage, mon style sur ceux du maître, et que finalement je suis parti un jour d’été pour mener la vie que mes lectures m’avaient révélée. Me voici, par conséquent, sur la route de campagne qui va de la gare au village de Swinehurst (Sussex).
Tout en marchant, je n’avais garde d’oublier les fondateurs du Sussex, Cerdic, ce formidable écumeur des mers, et Ella, son fils, dont le barde disait qu’il dépassait d’une longueur de tête de lance le plus grand de ses compatriotes. Je mentionnai le fait à deux paysans que je croisai en chemin. Le premier, fort gaillard au visage marqué de taches de rousseur, fit un écart et courut à toutes jambes vers la gare. Le deuxième, plus petit et plus âgé, demeura en extase quand je lui récitai le passage de la chronique saxonne qui commence ainsi : « Alors vint Leija avec quarante-quatre longs vaisseaux… » J’étais en train de lui indiquer que la chronique avait été écrite moitié par les moines de Saint-Albans et moitié par les moines de Peterborough quand il se précipita soudain derrière une porte et disparut.
Le village de Swinehurst est constitué par une suite irrégulière de maisons partiellement en bois, dans le style primitif anglais. L’une d’elles me parut plus importante que les autres, par l’enseigne qui pendait devant sa porte, je compris que c’était l’auberge. Je m’y rendis, car je n’avais rien mangé depuis mon départ de Londres. Un homme assez robuste et de bonne taille, portant une veste noire et des pantalons grisâtres, se tenait au-dehors. Je m’adressai à lui.
– Pourquoi une rose, et pourquoi une couronne ? lui demandai-je en levant mon index.
Il me dévisagea bizarrement. D’ailleurs, tout était bizarre, chez cet homme.
– Pourquoi pas ? me répondit-il.
Il recula légèrement.
– L’emblème d’un roi, lui dis-je.
– Certainement. Que peut-on attendre d’autre d’une couronne ?
– Et de quel roi ? insistai-je.
– Excusez-moi, fit-il en essayant de s’en aller.
– Quel roi ? répétai-je.
– Comment le saurais-je ?
– Vous devriez le savoir d’après la rose, répondis-je. Elle est le symbole de ce Tudor-ap-Tudor qui, venu des montagnes galloises, a assis sa postérité sur le trône d’Angleterre. Tudor…
Je continuai en me glissant entre l’inconnu et la porte de l’auberge.
« … était du même sang qu’Owen Glendower, le célèbre chef de clan, qu’il ne faut surtout pas confondre avec Owen Gwynedd, père de Madoc de la Mer, dont le barde a écrit…
J’allais réciter la fameuse stance de Dafydd-ap-Gwilyn quand mon interlocuteur, qui m’avait observé d’un regard fixe et bizarre (je le maintiens), me poussa pour entrer dans l’auberge.
« C’est sûrement à Swinehurst que je me trouve, dis-je à haute voix, puisque ce nom signifie une porcherie.
Sur ces mots, je suivis mon homme dans la salle ; il s’assit dans un coin. Quatre personnes de conditions diverses buvaient de la bière à une table centrale, tandis qu’un petit homme alerte et vêtu de noir se tenait debout devant la cheminée vide. Le prenant pour le tavernier, je lui demandai ce que je pourrais avoir pour déjeuner.
Il sourit et me dit qu’il n’en savait rien.
– Mais au moins, mon ami, vous pouvez me dire ce qui est prêt ?
– Pas davantage, répondit-il, mais je suis sûr que le patron pourra vous renseigner.
Il tira une sonnette, quelqu’un survint, je répétai ma question.
– Que voudriez-vous manger ? me demanda-t-il.
Je pensai à mon maître, et je commandai un jambon froid avec du thé et de la bière.
– Vous avez dit du thé et de la bière ? interrogea le patron.
– Oui.
– Depuis vingt-cinq ans que je suis dans le métier, déclara le tavernier, c’est la première fois qu’on me demande du thé et de la bière ensemble !
– Ce gentleman plaisante, hasarda l’homme au complet noir.
– À moins que… fit l’homme âgé dans le coin.
– Que quoi, monsieur ? demandai-je.
– Rien, répondit-il. Rien !
Vraiment, cet homme dans le coin était très bizarre. C’était celui à qui j’avais parlé de Dafydd-ap-Gwilyn.
– Donc vous plaisantez ! enchaîna le patron.
Je lui demandai s’il avait lu les œuvres de mon maître George Borrow. Il me dit qu’il ne les avait pas lues. Je lui déclarai que, dans ses cinq volumes, il n’aurait pas décelé, d’une couverture à l’autre, la moindre trace d’une plaisanterie. Par contre, il aurait trouvé que mon maître buvait de la bière et du thé ensemble. Je n’avais jamais lu quoi que ce fût sur du thé dans les sagas ou dans les poèmes des bardes. Mais, une fois le patron sorti pour préparer mon repas, je récitai à la compagnie des stances islandaises qui vantent la bière de Gunnar, fils aux longs cheveux de Harold l’Ours. Puis, de peur que l’islandais fût une langue inconnue à certains de mes auditeurs, je récitai ma propre traduction, dont voici le dernier vers :
Que si la bière est faible, que le pot soit grand !
Ensuite je demandai aux gens qui étaient là s’ils allaient à l’église ou au temple. Ma question les étonna, et en particulier l’individu bizarre dans le coin, que je fixai d’un regard sévère. J’avais percé son secret. Pendant que je l’observais, il essaya de se réfugier derrière l’horloge.
– L’église ou le temple ? lui demandai-je.
– L’église, balbutia-t-il.
– Quelle église ?
Il recula carrément derrière l’horloge.
– Jamais on ne m’a pareillement questionné ! s’écria-t-il.
Je lui montrai que je connaissais son secret.
– Rome n’a pas été construite en un jour, lui dis-je.
– Eh ! Eh ! fit-il.
Pendant que je me détournais, il sortit la tête de sa cachette et se frappa le front avec l’index. L’homme au costume noir l’imita.
Après avoir mangé mon jambon froid (y a-t-il meilleur plat, à l’exception du mouton bouilli aux câpres ?) et bu mon thé avec ma bière, j’informai la compagnie que mon maître avait baptisé ce repas « une gifle au diable », et qu’il avait remarqué la faveur dont il jouissait auprès des commerçants de Liverpool. Sur ce renseignement suivi d’une strophe de Lope de Vega, je quittai l’Auberge de la Rose et de la Couronne, non sans avoir payé ma note. À la porte, le patron me demanda mon nom et mon adresse.
– Pourquoi donc ?
– Dans le cas où il y aurait une enquête sur votre compte.
– Mais pourquoi y aurait-il une enquête sur mon compte ?
– Ah ! qui sait ! soupira le patron.
Quand je m’éloignai, j’entendis de grands éclats de rire derrière moi. « Assurément, pensai-je, Rome n’a pas été construite en un jour. »
Je descendis la rue principale de Swinehurst, et je repris la route de campagne en me préparant à ces aventures de voyageurs qui sont, selon le maître, aussi serrés que des mûres quand on les cherche sur une grand-route d’Angleterre. J’avais déjà pris quelques leçons de boxe avant de quitter Londres. Il me sembla que si par hasard je rencontrais un voyageur dont la taille et l’âge seraient propices, je pourrais le prier de tomber la veste et de régler un différend quelconque selon la vieille coutume anglaise. J’attendis donc auprès d’un échalier le premier passant à venir, et ce fut pendant que je me tenais là qu’une panique à en hurler fondit sur moi, tout comme elle fondit sur le maître dans le vallon. Je me cramponnai au barreau de l’échalier, il était en bon chêne anglais. Oh ! qui peut décrire les terreurs consécutives à cette panique à en hurler ? Voilà ce que je pensais en me cramponnant au barreau de l’échalier. Était-ce la bière ? Était-ce le thé ? Ou bien le tavernier avait-il raison ? Le tavernier et l’autre, l’individu au costume noir, celui qui avait répondu au signe de l’homme bizarre dans le coin ? Pourtant le maître buvait son thé avec de la bière. Oui, mais le maître aussi avait été en proie à une panique à en hurler. Je méditai sur tout cela en me cramponnant au barreau de chêne anglais, le barreau supérieur de l’échalier. Pendant une demi-heure, la panique fut en moi. Puis elle passa. Et je demeurai dans un grand état de faiblesse, toujours cramponné au barreau de chêne anglais.
J’étais encore auprès de l’échalier où m’avait saisi la panique à en hurler quand j’entendis un bruit de pas derrière moi. Me retournant, je vis qu’un sentier traversait le champ de l’autre côté de l’échalier. Une femme venait dans ma direction. Elle marchait sur ce sentier. Il me parut évident qu’elle était l’une de ces Bohémiennes dont le maître avait tant parlé. Je regardai d’où elle venait, et je vis la fumée d’un feu dans une petite vallée, cette fumée indiquait certainement l’endroit où campait sa tribu. La femme qui approchait était d’une taille moyenne, ni grande ni petite, elle avait un visage hâlé et couvert de taches de rousseur. Je dois avouer qu’elle n’était pas belle, mais je ne crois pas que quelqu’un, sauf le maître, ait jamais rencontré de très belles femmes déambulant sur les grand-routes d’Angleterre. Telle qu’elle était, je devais m’en accommoder. Je savais bien comment lui adresser la parole, car en de nombreuses occasions j’avais admiré le mélange de courtoisie et d’audace usité en pareil cas. Donc, quand la femme arriva près de l’échalier, je lui tendis la main pour l’aider à l’enjamber.
– Que dit le poète Calderon ? demandai-je. Je suis sûr que vous avez lu les deux vers dont voici la traduction :
Oh ! jeune fille, puis-je vous prier humblement
De me permettre de vous aider sur votre chemin ?
La femme rougit, mais ne répondit rien.
« Où sont donc, repris-je, les romanis ?
Elle tourna la tête et ne dit mot.
– Bien que je sois un gorgio, continuai-je, je connais un peu le folklore romani.
Et, pour le lui prouver, je chantai une strophe gitane.
La femme se mit à rire. Je déduisis de son allure qu’elle pouvait être une diseuse de bonne aventure.
– Dites-vous la bonne aventure ? lui demandai-je.
Elle me donna une tape sur le bras.
– Mais vous êtes un vrai rigolo ! me dit-elle.
Cette tape me fit plaisir, car elle me rappela l’incomparable Belle.
– Vous pouvez utiliser le Long Melford, lui répondis-je.
C’était une expression qui, selon le maître, signifiait qu’elle pouvait me battre.
– Laissez-moi tranquille, avec vos boniments ! répliqua-t-elle en me flanquant une nouvelle tape.
– Vous êtes une très jolie femme, dis-je. Et vous me faites penser à Grunelda, la fille de Hjalmar, qui vola le bol d’or au roi des îles.
La comparaison parut l’ennuyer.
– Soyez poli, jeune homme !
– Je ne vous veux aucun mal, Belle. Je ne faisais que vous comparer à celle dont la saga dit que ses yeux étaient comme l’éclat du soleil sur les icebergs.
Cette citation sembla lui plaire. Elle me sourit.
– Je ne m’appelle pas Belle, dit-elle.
– Comment vous appelez-vous ?
– Henriette.
– Le prénom d’une reine.
– Allez-y !
– De la femme de Charles, lui dis-je. Dont Waller, le poète (car les Anglais aussi ont leur poètes, quoique à cet égard ils soient fort inférieurs aux Basques), dont, je disais, Waller le poète chantait :
Qu’elle fût Reine était l’acte du Créateur,
Un aveugle ne pouvait qu’en admettre le fait.
– Dites donc ! s’écria la femme. Comment que vous y allez !
– Ainsi maintenant, dis-je, puisque je vous ai démontré que vous étiez une reine, vous me donnerez sûrement un « choomer », autrement dit un baiser en langue bohémienne.
– Je vais vous en administrer un sur le trou de l’oreille ! cria-t-elle.
– Alors je lutterai avec vous, lui dis-je. Si par hasard vous me faites toucher les deux épaules, je ferai pénitence en vous enseignant l’alphabet arménien. Le mot alphabet nous montre, comme vous vous en apercevez bien, que nos lettres viennent de Grèce. Si, par contre, je vous fais toucher les deux épaules, vous me donnerez un choomer.
J’en étais arrivé là. Elle escalada l’échalier avec l’intention probable de s’enfuir. Mais sur ces entrefaites une voiture survint. Elle appartenait, comme je m’en aperçus, à un boulanger de Swinehurst. Le cheval était marron. Il ressemblait aux chevaux de la Nouvelle-Forêt, poilu et mal tenu. Comme j’en sais moins que le maître sur les chevaux, je ne dirai rien d’autre de celui-là. Je me contenterai de répéter qu’il était de couleur marron (et pourtant ni le cheval ni la couleur du cheval ne présentent la moindre importance dans mon récit). J’ajouterai toutefois qu’il pouvait passer pour un petit cheval ou pour un gros poney, car il était un peu petit pour un cheval, mais un peu gros pour un poney. J’en ai dit maintenant assez sur ce cheval, qui n’a rien à voir avec mon histoire, et je reporte mon attention sur le conducteur.
Il était bien bâti. Il avait une grosse tête rougeaude, des favoris bruns, des épaules arrondies, un grain de beauté rougeâtre au-dessus des sourcils gauches. Il portait une veste de velours, et il était chaussé de gros souliers ferrés qu’il perchait sur le pare-boue devant lui. Il arrêta la voiture à hauteur de l’échalier devant lequel je me trouvais en compagnie de la jeune femme de la vallée, et il me demanda poliment si je pouvais lui donner du feu pour sa pipe. Comme je tirais de ma poche une boîte d’allumettes, il jeta les rênes par-dessus le pare-boue et, agitant ses gros souliers ferrés, se mit en devoir de descendre sur la route. C’était un homme bien bâti, mais il avait une certaine propension à l’obésité et à l’essoufflement. Je me dis que je tenais là l’occasion de l’une de ces aventures de route qui étaient si banales au bon vieux temps. Mon intention était de livrer au boulanger un vrai combat de boxe : la jeune femme de la vallée me dirait quand je devrais me servir de mon droit ou de mon gauche, me relèverait au besoin pour le cas où j’aurais la malchance d’être knock-outé par l’homme qui était chaussé de gros souliers ferrés et qui avait un grain de beauté au-dessus des sourcils gauches.
– Utilisez-vous le Long Melford ? lui demandai-je.
Il me considéra avec étonnement, et me répondit qu’il fumait n’importe quel tabac.
– Le Long Melford, expliquai-je, n’est pas, comme vous paraissez le croire, une sorte de tabac. J’entendais par là cet art et cette science de la boxe que nos ancêtres tenaient en telle estime que certains professeurs de boxe, le grand Gully, par exemple, ont été appelés aux plus hautes charges de l’État. Il y a eu des hommes du plus noble caractère parmi les boxeurs d’Angleterre. Je citerai en particulier Tom de Hereford, plus connu sous le nom de Tom le Printemps, bien que son père s’appelât Hiver. Cela n’a toutefois rien à voir avec l’affaire présente, qui est que nous allons nous battre.
L’homme à la tête rougeaude parut ahuri. Si complètement ahuri que je ne crois pas que des aventures semblables soient aussi fréquentes que mon maître l’avait donné à entendre.
– Nous battre ! s’exclama-t-il. Pourquoi ?
– C’est une bonne vieille coutume anglaise, répondis-je. Nous verrons qui de nous deux est le plus fort.
– Je n’ai rien contre vous, protesta-t-il.
– Moi non plus. Voilà pourquoi nous nous battrons pour l’amour, expression qui était très usitée au bon vieux temps. Harold Sygvynson raconte que chez les anciens Danois on se battait fréquemment à la hache d’armes. Par conséquent, vous allez tomber la veste et vous battre.
Tout en parlant, j’avais retiré ma veste.
La tête de mon boulanger perdit de son teint florissant.
– Je ne me battrai pas ! déclara-t-il.
– Mais si, répondis-je. Et cette jeune femme vous rendra probablement le service de garder votre veste.
– Vous êtes complètement toqué ! dit Henriette.
– En outre, dis-je, si vous ne vous battez pas contre moi pour l’amour, vous vous battrez peut-être pour ceci…
Je lui tendis un souverain.
– Voulez-vous tenir sa veste ? répétai-je à Henriette.
– Je tiendrai la grosse pièce, dit-elle.
– Non, répliqua le boulanger, en mettant le souverain dans la poche de son pantalon en velours. Maintenant, dites-moi ce qu’il me faut faire pour gagner le souverain.
– Vous battre.
– Comment voulez-vous que je me batte ? demanda-t-il.
– Tendez vos bras ! commandai-je.
Il les tendit. Mais il demeura immobile. Il ressemblait à un gros mouton. Il ne se souciait pas de me frapper. Il me sembla que si je pouvais le mettre en colère, son esprit offensif s’améliorerait. Alors je flanquai un coup de poing à son chapeau, qui était noir et dur, du genre chapeau melon.
– Hé ! patron ! cria-t-il. Que cherchez-vous ?
– Je cherche à vous mettre en colère, répondis-je.
– Ma foi, je suis en colère ! fit-il.
– Alors voici votre chapeau, dis-je. Ensuite, nous allons nous battre.
Je me tournai pour ramasser son chapeau, qui avait roulé derrière moi. Au moment où je me baissai, je reçus un tel coup que je ne pus ni me redresser ni tomber assis. Ce coup que je reçus pendant que je me baissais pour ramasser le chapeau melon ne provenait pas de ses poings, mais de son soulier ferré, celui que j’avais remarqué sur le pare-boue. Étant donc incapable de me redresser comme de tomber assis, je m’appuyai sur le barreau de chêne de l’échalier, et je poussai un sourd gémissement consécutif à la douleur que m’avait procurée le coup que j’avais reçu. La panique à en hurler m’avait été moins douloureuse que ce coup de soulier ferré. Quand finalement je pus me redresser, je m’aperçus que le boulanger à la tête rougeaude était parti avec sa voiture, et qu’il était déjà invisible. La jeune fille de la vallée se tenait de l’autre côté de l’échalier. Un homme en haillons, qui venait du côté du feu, traversait le champ en courant.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, Henriette ? demandai-je.
– Je n’ai pas eu le temps. Pourquoi avez-vous été assez bête pour lui tourner le dos ?
L’homme en haillons nous avait rejoints à l’endroit où je parlais à Henriette auprès de l’échalier. Je n’essaierai pas de transcrire la conversation qu’il me tint, parce que j’ai remarqué que le maître n’a jamais voulu déroger en utilisant le patois. Je préfère montrer sa manière de parler par une phrase ici ou là.
– Pourquoi qu’il t’a frappé ? me demanda l’homme en haillons.
Il était vraiment très en haillons. Il avait une charpente solide, un visage brun en lame de couteau, et un gourdin à la main. Sa voix était épaisse et rude, comme l’ont souvent les gens qui vivent au grand air.
– Pourquoi que le boulanger, il t’a frappé ?
– C’est lui qui l’a voulu. Il le lui a demandé, répondit Henriette.
– Il a demandé quoi ?
– Eh bien ! il lui a demandé un coup. Il lui a donné une grosse pièce pour ça.
L’homme en haillons parut étonné.
– Dis donc, patron ! fit-il. Si tu en fais collection, je pourrais t’en fournir à moitié prix.
– Il m’a pris en traître, dis-je.
– Et que pouvait faire d’autre le boulanger, quand vous lui avez flanqué son chapeau par terre ? dit Henriette.
Pendant cette conversation, j’avais pu me redresser en m’aidant du barreau de chêne au haut de l’échalier. Je récitai quelques vers du poète chinois Lo Tun-an, qui a dit que, quelque dur que soit un coup, il aurait pu être beaucoup plus fort. Je cherchai ma veste. Mais je ne l’aperçus point.
– Henriette, dis-je, qu’avez-vous fait de ma veste ?
– Dis donc, patron ! dit l’homme de la vallée. Pas tant d’Henriette, si ça ne te fait rien ! Cette femme, c’est la mienne. Qui te crois-tu pour l’appeler Henriette ?
Je certifiai à l’homme de la vallée que je n’avais pas voulu manquer de respect à sa femme.
– Je l’avais prise pour une jeune fille, dis-je. Mais la femme d’un romani est toujours sacrée à mes yeux.
– Complètement loufoque ! soupira la femme.
– Quelque autre jour, dis-je, j’irai vous rendre visite dans votre camp de la vallée, et je vous lirai le livre du maître sur les romanis.
– Qu’est-ce que c’est que les romanis ? interrogea l’homme.
– Les romanis sont des bohémiens.
– On n’est pas des bohémiens.
– Qu’êtes-vous donc, alors ?
– Des cueilleurs de houblon.
Je demandai à Henriette :
– Comment se fait-il, dans ce cas, que vous ayez compris tout ce que j’ai dit sur les bohémiens ?
– Moi ? Je n’ai rien compris !
Je réclamai à nouveau ma veste. Mais je me rappelai soudain qu’avant de proposer un match au boulanger à la tête rougeaude et au grain de beauté sur le sourcil gauche, j’avais suspendu ma veste au pare-boue de sa voiture. Je récitai donc un verset du poète persan Ferideddin Atar, selon lequel il est plus important de sauver sa peau que ses habits. Je fis mes adieux à l’homme de la vallée et à sa femme, et je retournai au vieux village anglais de Swinehurst, où je pus acheter une veste d’occasion qui me permit de me diriger vers la gare, car je voulais rentrer à Londres. Je constatai non sans surprise que j’étais suivi à la gare par de nombreux habitants, parmi lesquels l’homme au complet noir et cet autre, l’individu bizarre, celui qui s’était dissimulé derrière l’horloge. De temps à autre, je me retournai et allai au-devant d’eux dans l’espoir d’amorcer une conversation intéressante ; mais chaque fois que je tentai de m’approcher, ils se débandaient. Seul l’agent de police du village consentit à me tenir compagnie. Il marcha à côté de moi, et il prêta une oreille attentive au récit que je lui fis touchant l’histoire de Hunyadi Janos et des événements qui eurent lieu au cours des guerres entre ce héros, connu également sous le nom de Corvinus, et Mahomet II, qui prit Constantinople, c’est-à-dire Byzance. Accompagné de l’agent de police, j’entrai dans la gare. Je m’assis dans un compartiment, je pris une feuille de papier dans ma poche et je me mis à écrire sur ce papier tout ce qui m’était arrivé, afin de pouvoir montrer qu’il n’est pas facile, de nos jours, de suivre l’exemple du maître. Tandis que j’écrivais, j’entendis l’agent de police causer avec le chef de gare (petit, gros, cravaté de rouge) et lui narrer mes propres aventures dans le vieux village anglais de Swinehurst.
– C’est aussi un gentleman, conclut l’agent de police. Et je suis sûr qu’il habite à Londres, dans une grande maison.
– Une très grande maison, si chaque homme a ce qu’il mérite ! fit le chef de gare, en hochant la tête et en agitant son drapeau pour que le train pût démarrer.