CHAPITRE II – La marée de la mort
Pendant que nous traversions le vestibule, le téléphone a sonné : nous avons donc été les auditeurs involontaires du Pr Challenger répondant à un inconnu. Je dis « nous », mais en vérité, à cent mètres de là, n’importe qui aurait pu entendre le tonnerre de la voix monstrueuse qui faisait trembler la maison entière. Ses réponses se sont gravées dans ma mémoire.
– Oui, oui, bien sûr, c’est moi… Oui, certainement, le professeur Challenger, le célèbre professeur en personne… Bien sûr ! Chaque mot. Sinon je n’aurais pas écrit… Cela ne m’étonnerait pas… Tout semble l’indiquer… D’ici un jour ou deux au plus… Hé bien ! je ne puis rien empêcher ; comment le pourrais-je ?… Très désagréable, sans aucun doute, mais je pense que cela affectera des gens plus intéressants que vous. Ce n’est pas la peine d’en gémir… Non, cela m’est impossible : à vous de saisir votre chance… Assez, monsieur ! J’ai mieux à faire qu’écouter votre radotage !
Il a raccroché avec fracas et nous a conduits au premier étage, dans une grande pièce bien aérée qui lui servait de bureau. Sept ou huit télégrammes non ouverts s’éparpillaient sur sa table en acajou.
« Je commence à croire, nous a-t-il dit en les désignant, que j’épargnerais de l’argent à mes correspondants si j’adoptais une adresse télégraphique. Qu’est-ce que vous diriez de « Noé, Rotherfield » ?
Tout en se livrant à cette plaisanterie incompréhensible, il se gonflait d’un rire énorme : appuyé sur son bureau, il était tellement secoué par son hilarité que ses mains ont eu du mal à saisir les dépêches. Il hoquetait :
« Noé ! Noé !
Il était aussi rouge qu’une betterave. Lord John et moi, nous partagions sa gaieté avec sympathie. Tel un bouc dyspeptique, Summerlee branlait le chef pour marquer un désaccord fondamental. Quand Challenger s’est enfin calmé, il a commencé d’ouvrir ses télégrammes pendant que nous trois admirions par une fenêtre en saillie le panorama magnifique qui s’étalait sous nos yeux.
Car il méritait d’être admiré ! À force de virages plus ou moins doux, la route nous avait menés jusqu’à une hauteur importante, quelque deux cent cinquante mètres comme nous devions l’apprendre par la suite. La maison de Challenger était située juste sur la crête de la colline ; sur sa face sud, c’est-à-dire sur celle où s’ouvrait la fenêtre du bureau, la vue s’étendait jusqu’aux hautes plaines crayeuses et accidentées qui formaient l’horizon. Entre ces lointaines ondulations, un brouillard de fumée révélait la ville de Lewes. Immédiatement à nos pieds, les bruyères commençaient ; plus loin, des taches vertes brillantes signalaient le golf de Crowborough, littéralement moucheté de joueurs. Davantage vers le sud, la route de Londres à Brighton surgissait d’entre les bois. Attenante à la maison, une petite cour bien clôturée abritait la voiture qui nous avait transportés.
Une exclamation de Challenger nous a fait nous retourner. Notre hôte avait lu ses dépêches et il les avait empilées avec méthode sur son bureau. Son visage large, aux traits irréguliers, ou du moins ce qu’il était permis d’en voir au-dessus du tapis de barbe, était encore tout rouge ; on le devinait sous le coup d’une forte émotion.
« Eh bien ! messieurs, s’est-il écrié avec une voix qui aurait convenu à une réunion publique et contradictoire, je suis heureux que nous soyons tous les quatre rassemblés ! Je le suis d’autant plus que notre rencontre se produit dans des circonstances extraordinaires… je devrais dire : sans précédent. Puis-je vous demander si vous n’avez rien remarqué d’anormal au cours de votre voyage de Londres ?
– La seule chose que j’ai remarquée, a déclaré Summerlee avec un sourire aigre, c’est que notre jeune ami ne s’est pas amélioré depuis trois ans. Je suis au regret de préciser que j’ai eu à me plaindre de sa conduite dans le train, et je mentirais par omission si je n’ajoutais pas que cette conduite m’a fâcheusement impressionné.
Lord John est intervenu :
– Allons, allons ! Il nous arrive à tous d’être parfois verbeux. Ce bébé n’a rien fait de mal. Après tout, c’est un international de rugby ; et s’il a besoin d’une demi-heure pour raconter un match, il en a le droit plus que quiconque !
– Une demi-heure pour raconter une partie de rugby ! me suis-je exclamé avec indignation. Comment ! C’est vous qui pendant tout ce temps-là nous avez raconté je ne sais quelle histoire de buffle… Le Pr Summerlee peut témoigner que…
– Je puis difficilement juger lequel d’entre vous a été le plus assommant ! a dit Summerlee. Je vous assure, Challenger, que je suis dégoûté jusqu’à la fin de mes jours des histoires de rugby ou de buffles.
– Je n’ai jamais parlé de rugby !
Lord John a émis un sifflement aigu, et Summerlee a hoché la tête avec une compassion désobligeante :
– Si, tôt dans la journée ! a-t-il soupiré. C’est tout à fait lamentable. Pendant que j’étais assis dans un silence morne mais plein de pensées…
– En silence ! a protesté lord John. Comment ! Vous nous avez présenté tout un numéro de music-hall : des imitations pendant le trajet entier… Vous ressembliez davantage à un gramophone qu’à un savant !
Summerlee s’est levé :
– S’il vous plaît d’être facétieux, lord John…
– Enfin quoi, sommes-nous tous fous ? s’est écrié lord John. Chacun de nous semble se rappeler ce que les deux autres ont fait ; mais ni vous, ni lui, ni moi ne nous rappelons ce que nous avons fait personnellement. Reprenons les choses depuis le début. Nous sommes montés dans un compartiment de première classe pour fumeurs ; est-ce vrai, oui ou non ? Puis nous nous sommes disputés à propos de la lettre de notre ami Challenger au Times…
– Tiens, tiens ! Vraiment ? grogna notre hôte en laissant retomber ses paupières.
– Vous avez dit, Summerlee, que les assertions de Challenger ne contenaient pas un atome de vérité.
– Sapristi ! a ironisé Challenger en bombant le torse et en se frappant la barbe. Pas un atome de vérité ? Il me semble avoir déjà entendu ces mots-là quelque part. Puis-je donc demander au grand et célèbre Pr Summerlee avec quels arguments il a démoli l’opinion de l’humble individu qui s’était permis d’exprimer une possibilité scientifique ? Peut-être consentira-t-il, avant d’exterminer cette malheureuse nullité, à lui dire sur quelle base il s’est appuyé pour édifier une théorie contraire ?
Il s’est incliné, il a haussé les épaules, puis il a joint les mains dans un geste de supplication éléphantesque.
– Une base assez solide, a répliqué l’obstiné Summerlee. J’ai, en effet, prétendu que si l’éther qui ceinturait la terre était assez toxique pour provoquer quelque part des symptômes alarmants, il était assez peu vraisemblable que dans notre compartiment nous trois n’en eussions été aucunement affectés.
L’explication de Summerlee n’a eu qu’une conséquence : une explosion tonitruante. Challenger est parti d’un éclat de rire qui n’a cessé que lorsque tout dans la pièce s’est mis à trembler.
– Notre valeureux Summerlee se trouve, et ce n’est pas la première fois, un tant soit peu à côté des faits réels, a-t-il déclaré en épongeant son front moite de sueur. Maintenant, messieurs, je ne saurais mieux vous expliquer mon point de vue qu’en vous détaillant l’emploi de mon temps ce matin. Vous vous pardonnerez plus facilement vos propres aberrations mentales quand vous apprendrez que moi… même moi ! j’ai eu des instants où j’ai perdu mon équilibre. Depuis quelques années, nous employons ici une femme de ménage, Sarah… je ne me suis jamais encombré la mémoire de son deuxième nom. C’est une femme au visage sévère, rébarbatif ; elle a toujours un air pincé ; elle se tient bien ; elle a une nature vouée par essence à l’impassibilité, jamais je ne l’ai vue en proie à la moindre émotion. J’étais seul en train de prendre mon petit déjeuner – Mme Challenger reste habituellement le matin dans sa chambre – et une idée m’est entrée en tête : j’ai pensé qu’il serait amusant et instructif de voir jusqu’où cette femme pouvait demeurer imperturbable. Alors j’ai projeté une expérience aussi simple qu’efficace. J’ai renversé le petit vase de fleurs qui était sur la nappe, j’ai sonné, et je me suis glissé sous la table. Elle est entrée ; elle a cru que la pièce était vide ; elle s’est imaginée que j’avais regagné mon bureau. Comme je m’y attendais, elle s’est approchée de la table et s’est penchée pour relever le vase. J’ai eu la vision d’un bas en coton et d’une bottine à tige élastique. Qu’ai-je fait ? J’ai avancé ma tête, et j’ai enfoncé mes dents dans son mollet. L’expérience a réussi au-delà de toute espérance. Pendant quelques secondes, elle est restée pétrifiée, regardant fixement ma tête qui dépassait sous la nappe. Puis elle a poussé un grand cri, elle s’est libérée et elle s’est échappée de la pièce. Je l’ai poursuivie pour lui donner un semblant d’explication : il me semblait qu’elle y avait droit. Mais elle filait comme le vent. Peu après, je l’ai repérée sur la route, avec mes jumelles : elle courait toujours ; elle a pris la direction du sud-ouest, et je ne l’ai plus revue. Je vous conte cette anecdote pour ce qu’elle vaut : la voilà semée dans vos cervelles ; j’attends qu’elle germe. Vous apporte-t-elle un peu de lumière ? La trouvez-vous en rapport avec quoi que ce soit dans vos esprits ? Lord John, qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Lord John a secoué la tête avec gravité.
– Il vous arrivera un jour de sérieux ennuis, si vous ne vous freinez pas !
– Peut-être avez-vous une remarque à présenter, Summerlee ?
– Vous devriez abandonner tout travail immédiatement, Challenger ! Et passer trois mois dans une ville d’eaux allemande.
– Voilà qui est profond, profond !… À vous, mon jeune ami ! Il est possible que la sagesse parle par votre bouche, puisqu’elle a dédaigné de s’exprimer par celle de vos aînés.
Effectivement, la sagesse a parlé par ma bouche. Je le dis en toute modestie, mais enfin je le dis. Bien sûr, vous qui savez ce qui est arrivé, vous trouverez que ma réponse allait de soi ! Mais réfléchissez qu’à ce moment tout était neuf et que l’explication sollicitée n’était pas si simple à trouver. Avec toute la force d’une conviction absolue, j’ai prononcé la phrase qu’il fallait :
– Vous étiez empoisonné ! Empoisonné !
En la prononçant, je me rappelais d’ailleurs les divers épisodes de la matinée : lord John avec son buffle, Summerlee et ses manières insultantes, mes larmes hystériques ; et puis ces incidents bizarres à Londres : la rixe dans le parc, la façon de conduire du chauffeur, la dispute à l’entrepôt d’oxygène… Tout s’expliquait admirablement par un mot :
– Empoisonné ! Il y a du poison dans l’air. Nous sommes tous empoisonnés !
– Voilà la vérité ! a dit Challenger en se frottant les mains. Nous sommes tous empoisonnés. Notre planète est prise dans une ceinture d’éther empoisonnée ; elle s’y enfonce actuellement à la vitesse de plusieurs millions de kilomètres par minute. Notre jeune ami a défini d’un seul mot la cause de tous nos troubles : du poison.
Nous nous sommes regardés les uns les autres dans un silence ahuri. Quel commentaire pouvait affronter la situation ?
« Une certaine défense de l’esprit permet de vérifier et de contrôler de tels symptômes, a repris Challenger. Je ne peux évidemment pas m’attendre à la trouver parvenue chez vous au degré de maturité qu’elle a atteint chez moi, car il est normal de supposer que la force de nos respectives facultés mentales produit des effets différents chez l’un ou chez l’autre. Mais sans aucun doute elle existe : elle existe même chez notre jeune ami. Après la petite explosion de verve qui a si fort affolé ma servante, je me suis assis et j’ai raisonné. J’ai convenu avec moi-même que jamais jusqu’ici je n’avais eu envie de mordre qui que ce fût dans ma maison. L’impulsion qui m’avait possédé était donc anormale. En un instant, j’ai saisi la vérité. Je me suis tâté le pouls : j’ai compté dix pulsations de plus que d’habitude, et mes réflexes étaient plus vifs, plus nombreux. J’ai fait appel à mon moi le plus sain et le plus supérieur, le véritable G. E. C., qui se tenait serein et invincible derrière tout ce simple désordre moléculaire. Je l’ai sommé, dirai-je, de surveiller les tours stupides que le poison pourrait me jouer. J’ai constaté alors que j’étais réellement le maître. Je savais reconnaître un désordre de l’esprit et le contrôler. N’était-ce pas là un remarquable exemple de la victoire de l’esprit sur la matière ? Car il s’agissait bel et bien d’une victoire remportée sur cette forme particulière de matière qui est liée si intimement à l’esprit. Je pourrais presque dire : « L’esprit était coupable, mais la personnalité l’a redressé. » Ainsi, quand ma femme est descendue, j’ai eu envie de me cacher derrière la porte et de l’épouvanter par un hurlement sauvage ; mais j’ai pu maîtriser cette envie, et j’ai accueilli Mme Challenger avec dignité et respect. De la même façon j’ai été un peu plus tard obsédé par un furieux désir de couiner comme un jeune canard ; de la même façon je me suis dominé… Quand je suis allé commander la voiture, j’ai découvert Austin plié en deux au-dessus du moteur et absorbé dans diverses réparations. Hé bien ! j’ai retenu la main ouverte que j’avais déjà levée, et je me suis interdit de me livrer avec lui à une expérience qui l’aurait sans doute incité à marcher sur les traces de la femme de charge ; simplement je lui ai touché l’épaule et je lui ai ordonné de sortir la voiture pour que je puisse aller vous chercher au train… Mais tenez, en ce moment précis, je suis tenté, terriblement tenté d’empoigner le Pr Summerlee par cette espèce de bouc idiot qui lui tient lieu de barbe et de lui secouer la tête, à la déraciner, d’avant en arrière, d’arrière en avant… Et pourtant, comme vous pouvez le voir, je suis parfaitement maître de moi. Permettez-moi de vous recommander de prendre modèle sur l’exemple que je vous donne.
– Je surveillerai ce buffle ! a affirmé lord John.
– Et moi ce match de rugby !
– Il n’est pas impossible que vous ayez raison, Challenger ! a murmuré le Pr Summerlee, très radouci. Je consens à admettre que ma tournure d’esprit me porte davantage à critiquer qu’à construire, et que je n’ai rien d’un badaud disposé à bayer devant toute théorie nouvelle. Mais reconnaissons que celle-ci est particulièrement fantastique ! Toutefois, si je me reporte aux divers incidents de la matinée, et si je reconsidère le comportement imbécile de mes deux compagnons, j’ai tendance à croire qu’un poison d’une nature excitante a pu être la cause des symptômes qu’ils m’ont surabondamment montrés.
Avec bonne humeur, Challenger a donné de petites tapes sur l’épaule de son collègue.
– Nous progressons, a-t-il dit. Décidément, nous progressons !
– Et… s’il vous plaît, monsieur, a interrogé humblement Summerlee, quelle est votre opinion sur la conjoncture ?
– Avec votre permission, je voudrais dire quelques mots touchant au sujet lui-même…
Il s’est assis sur son bureau ; ses jambes courtes, arquées, se balançaient sous lui. Et il a prononcé paisiblement ces paroles terribles :
« Nous sommes en train d’assister à un événement épouvantable et formidable à la fois. Selon moi, c’est la fin du monde.
La fin du monde ! Nos yeux se sont tournés vers la grande fenêtre… Cette beauté estivale de la campagne ! ces longues pentes jonchées de bruyères ! Ces fermes si riches, ces maisons si cossues ! Et ces sportifs éparpillés sur le golf ! La fin du monde ?… Bien sûr, nous avions tous déjà entendu ces mots-là. Mais l’idée qu’ils pourraient avoir une signification pratique immédiate, qu’ils ne se rapportaient plus à une date indéterminée, nous ouvrait des perspectives terrifiantes, bouleversantes… Nous étions pétrifiés dans une solennité muette, nous attendions que Challenger poursuivît. Sa présence imposante, son aspect massif lui conféraient une puissance quasi surnaturelle : pendant un moment, toutes les absurdités de l’homme se sont évanouies, et nous n’avons plus vu en lui qu’un maître très au-delà de l’humanité ordinaire. Puis, tout de même, j’ai réfléchi : je me suis souvenu des deux gigantesques éclats de rire où il s’était épanoui ; et j’ai pensé que le détachement de l’esprit avait des limites, que la crise ne devait pas être si grave, ni si urgente.
« Imaginez une grappe de raisin, a repris Challenger. Cette grappe est recouverte de bacilles aussi minuscules que malfaisants. Le jardinier la fait passer dans un milieu désinfectant. Peut-être parce qu’il désire que son raisin soit plus propre, peut-être parce qu’il voudrait y mettre d’autres bacilles moins malfaisants, il le plonge dans du poison : plus de bacilles ! Notre Grand Jardinier est, actuellement, en train de plonger le système solaire dans un bain désinfectant ; et le bacille humain, ce petit vibrion mortel qui se tortille sur la croûte supérieure de la terre, sera bientôt stérilisé dans l’anéantissement.
Le silence est retombé sur nous. La sonnerie du téléphone l’a interrompu.
« Voici sans doute l’un de nos bacilles qui appelle au secours, a souri sinistrement Challenger. Les hommes commencent à réaliser que le cours de leur existence n’est pas la fin nécessaire de l’univers.
Il est sorti de la pièce ; pendant son absence, qui a duré une ou deux minutes, nous n’avons pas échangé une phrase. La situation nous paraissait au-delà des mots ou des commentaires.
« C’était le service de santé de Brighton, nous a-t-il expliqué à son retour. Les symptômes, pour une raison ou une autre, se développent plus rapidement au niveau de la mer. Notre altitude de deux cent cinquante mètres, ici, nous avantage. Les gens semblent avoir appris que je fais autorité sur le problème : une conséquence de ma lettre au Times ! Tout à l’heure, quand nous sommes arrivés, c’était le maire d’une ville de province qui m’appelait ; vous m’avez entendu lui répondre : il me donnait l’impression de surestimer le prix de sa chère existence ; je l’ai aidé à réviser ses idées.
Summerlee s’était levé, et il regardait par la fenêtre. Il s’est retourné vers Challenger : ses fines mains osseuses tremblaient d’émotion.
– Challenger, cette chose est trop sérieuse pour en discuter futilement. Ne supposez pas que je cherche à vous irriter par les questions que je pourrais vous poser. Je vous demande s’il ne peut pas y avoir une erreur dans vos informations ou dans votre raisonnement. Voilà le soleil qui brille aussi clair que jamais dans un ciel bleu. Voilà les bruyères, les fleurs, les oiseaux. Voilà des gens qui s’amusent sur le terrain de golf. Voilà des cultivateurs qui font la moisson. Vous nous dites qu’eux et nous pouvons être à l’extrême bord de la destruction… que cette journée de soleil peut se muer en la nuit de ténèbres que l’humanité redoute depuis si longtemps. Mais sur quoi basez-vous votre jugement ? Sur des bandes anormales dans un spectre… sur des bruits qui nous viennent de Sumatra… sur de curieuses excitations personnelles que nous avons notées les uns sur les autres. Or, ce dernier symptôme n’est pas si violent que vous et nous ne soyons incapables de le contrôler au prix d’un effort délibéré. Vous n’avez pas à faire de cérémonies avec nous, Challenger. Tous nous avons affronté ensemble la mort. Parlez ! Faites-nous savoir exactement où nous en sommes et quelles sont selon vous, nos perspectives d’avenir.
C’était un bon et brave discours : le discours auquel il fallait s’attendre de la part d’un homme dont le cœur solide n’avait pas été entamé par les acidités et les bizarreries du vieux zoologiste. Lord John s’est levé et lui a serré la main.
– Tel est mon avis, à n’en pas changer un iota ! a-t-il déclaré. Allons, Challenger, c’est à vous de dresser le bilan ! Nous ne sommes pas des gens nerveux, vous vous en êtes aperçu. Mais quand, en fait de visite de week-end, il se trouve que nous tombons pile sur le jour du Jugement, nous avons bien droit à une miette d’explication. À quel danger avons-nous affaire ? Quelle est sa taille ? Et comment allons-nous l’affronter ?
Il se tenait bien droit dans la lumière de la fenêtre, et il avait posé ses deux mains sur les épaules de Summerlee. Moi, j’étais anéanti au fond d’un fauteuil ; une cigarette éteinte pendait de mes lèvres ; je me sentais dans cet état de demi-hébétude où les impressions se détachent bien. Peut-être s’agissait-il d’une phase nouvelle de l’empoisonnement : en tout cas mon excitation délirante était tombée pour faire place à un état d’esprit de langueur attentive. J’étais un spectateur. Rien de tout ceci ne semblait me concerner personnellement. Mais j’avais en face de moi trois hommes forts, et leur spectacle me fascinait. Challenger baissait les paupières, frappait sa barbe ; il allait parler. Je devinais qu’il pèserait soigneusement ses mots.
Il a commencé par demander :
– Quelles étaient les dernières nouvelles quand vous avez quitté Londres ?
J’ai pris la parole :
– Vers dix heures, j’étais à la Gazette. Un câble de Reuter venait d’arriver de Singapour ; il annonçait que l’épidémie était générale dans Sumatra, et que les phares n’avaient pas été allumés.
– Les événements depuis lors ont évolué assez rapidement, a-t-il déclaré en prenant sa pile de télégrammes. Je suis en contact serré avec les autorités et avec la presse ; aussi les nouvelles me parviennent-elles de divers côtés. En fait, tout le monde insiste beaucoup pour que je me rende à Londres ; mais je ne vois pas en quoi j’y serais utile. D’après les rapports, l’effet du poison débute par une excitation mentale ; il y a eu une émeute ce matin à Paris ; on dit qu’elle a été très violente. Les mineurs gallois sont sur le point de déclencher une grève. Pour autant que nous puissions nous fier aux symptômes déclarés, cette phase d’excitation, qui varie grandement suivant les races et les individus, est suivie d’une certaine exaltation créant une lucidité mentale… dont je crois avoir discerné quelques signes sur notre jeune ami ; mais après une période indéterminée, le poison provoque le coma et enfonce sa victime dans la mort. Ma toxicologie m’enseigne qu’il doit s’agir de quelque poison nerveux végétal…
– Des daturas, a suggéré Summerlee.
– Si vous voulez ! s’est écrié Challenger. Donner un nom à cet agent toxique, c’est faire preuve de précision scientifique. À vous, mon cher Summerlee, revient l’honneur… posthume, hélas ! mais tout de même unique, d’avoir baptisé le destructeur universel, le désinfectant du Grand Jardinier. Les symptômes du daturon, donc, peuvent être valablement considérés comme ceux que je viens de dépeindre. Il me paraît certain que cette plaie se répandra sur le monde entier, et que toute vie cessera après son passage, puisque l’éther est un milieu universel. Jusqu’ici, il a été capricieux dans les endroits qu’il a attaqués, mais la différence n’est qu’une affaire de quelques heures. Le daturon ressemble à une marée montante qui recouvre un banc de sable, puis un autre, qui s’infiltre ici et là sous forme de courants irréguliers jusqu’à ce qu’enfin il submerge tout. Il y a des lois qui jouent selon l’action et la répartition du daturon : elles seraient bien intéressantes à étudier si nous en avions le temps ! D’après les premiers renseignements (il a jeté un coup d’œil sur ses télégrammes), les races les moins évoluées ont été les premières à se soumettre à son influence. Il se passe des choses lamentables en Afrique et les aborigènes d’Australie semblent avoir été déjà exterminés. Les races du Nord m’ont l’air d’avoir mieux résisté que celles du Sud. Voyez ! Ceci est daté de Marseille, ce matin à neuf heures quarante-cinq : « Agitation délirante toute la nuit en Provence. Les viticulteurs s’insurgent à Nîmes. Soulèvement socialiste à Toulon. Une épidémie subite, accompagnée de coma, a attaqué ce matin la population. Peste foudroyante. Un grand nombre de morts dans les rues. Les affaires sont paralysées. Le chaos est général ». Et une heure plus tard, de la même source : « Sommes menacés d’une extermination complète. Cathédrales et églises pleines à craquer. Le nombre des morts dépasse celui des vivants. C’est inconcevable et horrible. La mort frappe sans douleur, mais elle frappe vite et inexorablement ». J’ai reçu un télégramme analogue de Paris, mais le développement n’est pas aussi fantastique. Les Indes et la Perse semblent avoir été supprimées de la carte. La population slavonne de l’Autriche est knock-out, mais les éléments germaniques ne sont qu’à peine affectés. D’une manière générale, les habitants des plaines et des rivages semblent, du moins selon les maigres informations dont je dispose, avoir subi les effets du poison plus tôt que les habitants des montagnes ou de l’intérieur des terres. Une simple petite élévation de terrain provoque des différences considérables ; s’il subsiste un survivant de la race humaine, on le trouvera sans doute, encore une fois, sur le sommet de quelque Ararat ! Notre petite colline se révélera peut-être comme un îlot provisoire au milieu d’un océan de désastres. Mais étant donné l’allure moyenne de la progression, quelques heures suffiront à tout submerger.
Lord John Roxton s’est essuyé le front.
– Ce qui me sidère, a-t-il dit d’une voix sourde, c’est que vous puissiez demeurer assis et souriant avec ce tas de télégrammes sous votre main. J’ai vu la mort de près comme tout le monde ; mais la mort universelle… c’est affreux !
– Pour ce qui est de sourire, a répondu Challenger, n’oubliez pas que, tout comme vous, j’ai bénéficié des effets stimulants du poison de l’éther. Mais quant à l’horreur que vous inspire une mort universelle, permettez-moi de vous dire qu’elle est excessive. Si vous preniez la mer tout seul à bord d’une barque pour une destination inconnue, votre cœur pourrait à bon droit avoir une défaillance : la solitude, l’incertitude vous oppresseraient. Mais si votre voyage avait lieu sur un bon bateau, qui emmènerait avec vous vos parents et vos amis, vous auriez le sentiment, malgré votre destination incertaine, de vivre tous ensemble une expérience qui vous maintiendrait jusqu’au bout dans une même communion. Une mort isolée peut être terrible, mais une mort universelle, exempte de souffrances comme celle qui approche, n’est pas à mon avis un sujet d’effroi. En vérité, je comprendrais davantage une personne horrifiée à l’idée de survivre à tous les savants, hommes célèbres ou gloires du monde qui auraient été détruits !
Exceptionnellement, Summerlee avait fait plusieurs signes d’assentiment.
– Que nous proposez-vous donc ? a-t-il demandé à son frère dans la science.
– De déjeuner ! a répondu Challenger.
Un gong en effet répercutait ses échos dans toute la maison.
« Nous avons une cuisinière dont les omelettes ne sont surpassées que par ses côtelettes. Espérons qu’aucun trouble cosmique n’est venu amoindrir ses excellentes capacités. De même j’ai un Scharzberger de 96 à qui doit être épargné, dans la mesure où nous réunirons nos efforts, l’affront d’une déplorable perdition.
Il s’est levé du bureau sur lequel il venait de nous annoncer la fin de la planète.
« Allons ! nous a-t-il dit. S’il nous reste encore un peu de temps, passons-le au moins dans une gaieté raisonnable et de bon aloi.
Et de fait, notre repas a été joyeux. Certes, nous ne pouvions oublier tout à fait notre situation atroce. La proximité de la fin du monde continuait à ombrer l’arrière-plan de nos pensées. Mais pour avoir peur de la mort quand elle se présente il faut vraiment n’avoir jamais eu auparavant l’occasion de la regarder en face ! Or elle nous avait été familière, à chacun d’entre nous. Quant à la maîtresse de maison, elle s’appuyait avec confiance sur son mari, trop heureuse de mettre son pas dans le sien pour se soucier de la direction qu’il prenait. L’avenir appartenait au destin. Mais le présent était à nous, nous l’avons vécu en parfaits camarades, avec enjouement. Comme je l’ai indiqué, nous avions tous l’esprit extraordinairement lucide : il m’arrivait même de jeter des étincelles. Challenger était, lui, merveilleux ! Jamais je n’avais mieux réalisé à quel point un homme pouvait être grand, hardi et puissant par le raisonnement. Summerlee lui donnait la réplique de son esprit critique acidulé ; lord John et moi, nous assistions en riant à leur joute. Mme Challenger avait posé une main sur le bras de son mari pour modérer les vociférations du philosophe. La vie, la mort, le destin, la destinée humaine, tels ont été les sujets discutés au cours de cette heure mémorable et d’autant plus vitale qu’au fur et à mesure que progressait le déjeuner, je ressentais dans ma tête de subites exaltations et des picotements dans mes membres : l’invisible marée de la mort montait doucement, lentement autour de nous. J’ai remarqué qu’une fois lord John a brusquement porté la main à ses yeux, et qu’en une autre occasion Summerlee s’est légèrement affaissé sur sa chaise. Chaque souffle que nous respirions était chargé de forces mystérieuses. Et pourtant nous avions l’esprit joyeux et alerte. Bientôt Austin a apporté des cigares et des cigarettes ; au moment où il allait se retirer, son maître l’a rappelé : « Austin !
– Oui, monsieur ?
– Je vous remercie pour vos bons et loyaux services.
Un sourire a passé sur le visage rugueux du domestique.
– Je n’ai fait que mon devoir, monsieur.
– J’attends pour aujourd’hui la fin du monde, Austin.
– Bien, monsieur. À quelle heure, monsieur ?
– Je ne sais pas, Austin. Avant ce soir.
– Très bien, monsieur.
Le taciturne Austin a salué et s’est retiré. Challenger a allumé une cigarette et, approchant sa chaise de celle de sa femme, lui a pris gentiment les mains.
– Tu sais comment les choses se présentent, ma chérie. Je les ai expliquées aussi à nos amis. Tu n’as pas peur, n’est-ce pas ?
– Ce ne sera pas douloureux, George ?
– Pas davantage qu’un gaz hilarant chez le dentiste. Chaque fois que tu en as absorbé, tu as été pratiquement morte.
– Mais c’est une sensation agréable !
– La mort également peut être agréable ! La machine du corps, usée jusqu’à la corde, ne peut pas enregistrer cette impression, mais nous connaissons par contre le plaisir mental qui entre dans un rêve ou une extase. La nature a peut-être aménagé une porte splendide, cachée derrière un rideau léger et frissonnant, pour nous permettre d’entrer dans la nouvelle vie avec des âmes émerveillées. Au fin fond de toutes mes expériences, j’ai constamment trouvé de la sagesse et de la douceur. Si le mortel effrayé a besoin de tendresse, c’est sûrement qu’il s’imagine que le passage d’une vie à l’autre est dangereux… Non, Summerlee, votre matérialisme n’est pas pour moi : moi, au moins, je suis quelque chose de trop supérieur pour finir ma vie sous la forme de simples constituants physiques : un paquet de sels et trois seaux d’eaux. Ici, ici…
Il s’est frappé sa grosse tête avec son poing énorme et velu.
« … ici, il y a quelque chose qui se sert de la matière, mais qui n’en est pas. Quelque chose qui pourrait détruire la mort, mais que la mort ne peut pas détruire.
– Puisque nous parlons de la mort, a interrompu lord John, moi je suis chrétien jusqu’à un certain point. Mais il me semble qu’une coutume de nos ancêtres était puissamment naturelle : ils se faisaient enterrer avec leurs haches, leurs arcs, leurs flèches, etc., comme s’ils allaient vivre une nouvelle vie identique à celle qu’ils avaient vécue…
Il a regardé autour de lui avec une certaine honte avant d’ajouter :
« Je me demande si je ne me sentirais pas plus à mon aise avec la certitude d’être accompagné au tombeau par mon vieux 450 Express et tout ce qui s’ensuit : un fusil de la taille au-dessous avec la monture en caoutchouc, et une bandoulière de cartouches… Bien sûr, une fantaisie de maboul ! Mais quand même… Et vous, professeur Summerlee ?
– Ma foi, a répondu Summerlee, puisque vous me demandez mon avis, votre idée m’apparaît comme un retour indéfendable à l’âge de pierre, ou même avant. Je suis du XXe siècle, moi et je souhaiterais mourir comme un homme civilisé raisonnable. Je ne sais pas si j’ai plus peur de la mort que vous autres ; quoi qu’il advienne, je suis vieux et je n’ai plus longtemps à vivre. Pourtant, toute ma nature se dresse contre le fait que je pourrais rester et attendre la mort comme le mouton chez le boucher. Est-il tout à fait certain, Challenger, que nous soyons impuissants ?
– À nous sauver, oui ! a répondu Challenger. Par contre, prolonger nos existences pendant quelques heures, et voir par conséquent l’évolution de cette tragédie avant qu’elle ne nous accable est peut-être en mon pouvoir. J’ai pris certaines précautions…
– L’oxygène ?
– Oui. L’oxygène.
– Mais quel peut être l’effet de l’oxygène sur un empoisonnement de l’éther ? Entre un mur de brique et un gaz il n’y a pas de plus grande différence qu’entre l’oxygène et l’éther. Ce sont des matières qui n’ont rien à voir. Elles ne peuvent pas s’opposer l’une à l’autre. Allons, Challenger, vous ne défendriez pas sérieusement une pareille proposition !
– Mon bon Summerlee, ce poison de l’éther est presque certainement influencé par des agents matériels. Nous le voyons dans les méthodes et la répartition de l’épidémie. À priori nous n’y aurions pas pensé, mais le fait est là, indubitable. D’où mon opinion ferme qu’un gaz tel que l’oxygène, qui augmente la vitalité et le pouvoir de résistance du corps humain, serait très vraisemblablement apte à retarder l’action de ce que vous avez appelé le daturon. Il se peut que je me trompe, mais je crois à la rectitude de mon raisonnement.
– En tout cas, a déclaré lord John, si nous devons rester assis à sucer ces bouteilles comme des bébés leurs biberons, je préfère n’en sucer aucune.
– Pas besoin de biberons ! a répondu Challenger. Nous avons pris des dispositions ; c’est à ma femme que vous les devez. Avec des matelas et du papier verni, son boudoir sera aussi imperméable à l’air que possible.
– Voyons, Challenger, vous n’allez pas affirmer que vous pouvez isoler de l’éther avec du papier verni ?
– Réellement, mon ami, vous avez le don de taper à côté ! Ce n’est pas pour nous tenir à l’écart de l’éther que nous nous sommes donné tant de mal. C’est pour conserver l’oxygène. Je pense que si nous parvenons à assurer une atmosphère hyperoxygénée jusqu’à un certain point, nous pourrons conserver notre connaissance. J’avais deux bouteilles ; vous m’en avez apporté trois autres. Ce n’est pas beaucoup, mais enfin, c’est quelque chose.
– Combien de temps dureront-elles ?
– Je n’en ai aucune idée. Nous ne les dévisserons pas avant que nos symptômes deviennent insupportables. Alors nous distribuerons parcimonieusement le gaz dans la pièce, selon nos besoins. Tout dépend : nous en aurons peut-être juste assez pour quelques heures, ou peut-être pour plusieurs jours ; de toute façon, nous observerons la destruction du monde. Voilà tout ce qu’il est possible de faire pour retarder notre destin ; au moins vivrons-nous tous les cinq une très singulière aventure, puisque nous sommes appelés à constituer l’arrière-garde de notre race dans sa marche vers l’Inconnu. Auriez-vous l’obligeance de m’aider à préparer les bouteilles ? J’ai l’impression que déjà l’atmosphère se fait oppressante.