11 – Le dervis, la corneille et le faucon

 

Un de ces pieux solitaires

Qui, détachant leur cœur des choses d’ici bas,

Font vœu de renoncer à des biens qu’ils n’ont pas.

Pour vivre du bien de leurs frères,

Un dervis en un mot, s’en allait mendiant

Et priant,

Lorsque les cris plaintifs d’une jeune corneille

Par des parents cruels laissée en son berceau,

Presque sans plume encor, vinrent à son oreille.

Notre dervis regarde, et voit le pauvre oiseau

Allongeant sur son nid sa tête demi-nue :

Dans l’instant, du haut de la nue,

Un faucon descend vers ce nid,

Et, le bec rempli de pâture,

Il apporte sa nourriture

À l’orpheline qui gémit.

Ô du puissant Allah providence adorable !

S’écria le dervis : plutôt qu’un innocent

Périsse sans secours, tu rends compatissant

Des oiseaux le moins pitoyable !

Et moi, fils du très-haut, je chercherais mon pain !

Non, par le prophète j’en jure :

Tranquille désormais, je remets mon destin

À celui qui prend soin de toute la nature.

Cela dit, le dervis, couché tout de son long,

Se met à bayer aux corneilles,

De la création admire les merveilles,

De l’univers l’ordre profond.

Le soir vint, notre solitaire

Eut un peu d’appétit en faisant sa prière :

Ce n’est rien, disait-il ; mon souper va venir.

Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir ;

Ce sera pour demain. Le lendemain l’aurore

Paraît, et point de déjeuner.

Ceci commence à l’étonner ;

Cependant il persiste encore,

Et croit à chaque instant voir venir son dîner.

Personne n’arrivait ; la journée est finie,

Et le dervis à jeun voyait d’un œil d’envie

Ce faucon qui venait toujours

Nourrir sa pupille chérie.

Tout-à-coup il l’entend lui tenir ce discours :

Tant que vous n’avez pu, ma mie,

Pourvoir vous-même à vos besoins,

De vous j’ai pris de tendres soins ;

À présent que vous voilà grande,

Je ne reviendrai plus. Allah nous recommande

Les faibles et les malheureux :

Mais être faible, ou paresseux,

C’est une grande différence.

Nous ne recevons l’existence

Qu’afin de travailler pour nous ou pour autrui.

De ce devoir sacré quiconque se dispense

Est puni de la providence

Par le besoin ou par l’ennui.

Le faucon dit et part. Touché de ce langage,

Le dervis converti reconnaît son erreur,

Et, gagnant le premier village,

Se fait valet de laboureur.