Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

TRIBOULET

 

 

 

1900-1901 – La Petite République Socialiste

1910 – Arthème Fayard, Le Livre populaire

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LE ROI. 6

II  LE BOURREAU.. 14

III  LE BOUFFON.. 23

IV  LE GUEUX.. 29

V  LA MÈRE.. 39

VI  REFUGE OU TOMBEAU.. 44

VII  LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET.. 50

VIII  LES DEUX PÈRES. 58

IX  LE GRAND PRÉVÔT.. 70

X  MADELEINE PERRON.. 79

XI  LOYOLA.. 88

XII  FILLE DE ROI ! 95

XIII  NUIT DE RÊVE.. 100

XIV  MANFRED.. 116

XV  DEUX FRÈRES. 131

XVI  LA COUR DES MIRACLES. 142

XVII  MONCLAR PARLE DE LANTHENAY.. 148

XVIII  GILLETTE FIANCÉE.. 155

XIX  LA GYPSIE.. 164

XX  MANFRED ET LANTHENAY.. 173

XXI  FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUT.. 187

XXII  LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRON.. 195

XXIII  UN LIVRE EN VAUT UN AUTRE.. 205

XXIV  LA PETITE DUCHESSE.. 221

XXV  TRIBOULET.. 230

XXVI  LA DUCHESSE D’ÉTAMPES. 241

XXVII  MARGENTINE LA FOLLE.. 246

XXVIII  LE RANZ DES VACHES. 252

XXIX  LA TAVERNE AU BORD DE L’EAU.. 262

XXX  IMPOSSIBLES AMOURS. 274

XXXI  RABELAIS. 280

XXXII  UNE VOIX APPELAIT MANFRED.. 305

XXXIII  QUI AVAIT APPELÉ MANFRED ?. 311

XXXIV  M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROI. 332

XXXV  CHEZ ÉTIENNE DOLET.. 341

XXXVI  DEMAIN !….. 350

XXXVII  LE PÈRE.. 362

XXXVIII  MONTGOMERY.. 371

XXXIX  RECHERCHES. 378

XL  LA PRINCESSE BÉATRIX.. 394

XLI  LA VISITE DE RAGASTENS AU GRAND PRÉVOT.. 417

XLII  EN QUELLE MAISON SE RÉFUGIA RAGASTENS. 438

XLIII  LA CONCIERGERIE.. 449

XLIV  LAISSEZ PASSER….. 458

XLV  ÉTONNEMENT DE MAÎTRE GRÉGOIRE.. 463

XLVI  LES SUITES DE CETTE AVENTURE.. 475

XLVII  ENTRETIEN.. 485

XLVIII  TENTATIVE.. 494

XLIX  UN CAPRICE DE FRANÇOIS Ier 502

L  TRICOT SE DESSINE.. 527

LI  BATAILLE.. 537

LII  LE POISON.. 544

LIII  L’ENCLOS DES TUILERIES. 556

LIV  DIANE DE POITIERS. 586

LV  APPARITION.. 602

À propos de cette édition électronique. 614

 

Texte établi d’après l’édition Arthème Fayard Le Livre populaire 1948, version abrégée.

I

LE ROI

 

– Ici, Triboulet !

 

Le roi François Ier, d’une voix joyeuse, a jeté ce bref et dédaigneux appel.

 

L’être tordu, bossu, difforme, à qui l’on parle ainsi, a tressailli ; ses yeux ont lancé un éclair de haine douloureuse. Puis sa face tourmentée, soudain, se fend d’un ricanement ; il s’avança en imitant le furieux aboi d’un dogue.

 

– Çà, bouffon, que signifient ces aboiements ? demande le roi, les sourcils froncés.

 

– Votre Majesté me fait l’honneur de m’adresser la parole comme à un de ses chiens ; je lui réponds comme un chien : c’est une façon de me faire comprendre, sire !

 

Et Triboulet salue, courbé en deux. Les quelques gentilshommes qui sont là éclatent en folles huées.

 

– À plat ventre ! crie l’un d’eux, un chien, ça se couche, Triboulet !

 

– Ça mord quelquefois, monsieur de la Châtaigneraie. Témoin ce coup de croc que vous a donné Jarnac… sous forme d’un soufflet !

 

– Misérable insolent ! rugit La Châtaigneraie.

 

– La paix ! commande le roi en riant. Or, maître fou, parle sans déguiser : Comment me trouves-tu aujourd’hui ?

 

Debout devant l’immense miroir, présent de la République vénitienne, le roi François Ier se contemple et s’admire, tandis que deux valets empressés achèvent d’ajuster sa toque de velours noir à plume blanche, son pourpoint de satin cerise et son habit de fourrures.

 

– Sire, répond Triboulet, vous êtes beau comme le seigneur Phébus !

 

– Pourquoi comme Phébus ? interroge le monarque.

 

– Parce que, comme celle de Phébus, la tête de Votre Majesté est entourée de rayons ; seulement, les rayons sont figurés par les poils blancs de votre barbe et de vos cheveux !

 

Triboulet recule en secouant sa marotte et en faisant grincer son ricanement. Les gentilshommes murmurent, indignés de tant d’audace ; mais le roi a ri, et ils rient plus fort que le roi, plus fort que Triboulet.

 

François Ier redresse sa haute taille aux épaules d’athlète, son buste large, fait pour les lourdes armures.

 

Il se tourna vers ses gentilshommes :

 

– Et toi, Essé, comment me trouves-tu ?

 

– Jamais Votre Majesté ne me parut plus alerte ; elle rajeunit de jour en jour !

 

– Comte ! comte ! glapit Triboulet, vous allez faire croire au roi qu’il retombe en enfance. Cela viendra, mais il n’a que cinquante ans encore, que diable !

 

– Et toi, Sansac ? demande le roi.

 

– Votre Majesté demeure un modèle d’élégance…

 

– Oui, interrompt le fou ; cependant, vous ne vous mettez pas une bosse au ventre pour mieux imiter la proéminente élégance du ventre royal ! Moi, au moins, j’en ai une au dos !

 

Les courtisans dardèrent sur lui des regards haineux auxquels il riposta par des grimaces. Le roi se mit à rire.

 

– Sire, s’écria alors La Châtaigneraie avec dépit, Votre Majesté daignera-t-elle nous expliquer d’où lui vient aujourd’hui sa belle gaieté ?…

 

– Pardieu ! cria aigrement Triboulet, le roi songe à la paix que lui a imposée son cousin l’empereur : il ne perd que la Flandre et l’Aragon, l’Artois et le Milanais. Il n’y a pas de quoi pleurer, je pense !

 

– Bouffon !…

 

– Non ?… Ce n’est pas cela ?… Le roi songe peut-être aux massacres qui se font pour Notre Mère l’Église… La Provence noyée dans le sang !… Moi aussi, cela me rend tout joyeux !…

 

– Silence ! gronda le roi, tout pâle devant ces spectres que le fou venait d’évoquer.

 

Et il se hâta de reprendre :

 

– Messieurs, grande expédition ce soir !… Ah ! j’ai cinquante ans ! Ah ! on dit que je me fais vieux ! ajouta-t-il fiévreusement, comme pour s’étourdir. Nous allons voir ! Après Marignan, on disait : Brave comme François ! Je veux qu’on dise encore, et toujours : Jeune comme François ! Galant comme François ! Par Notre-Dame, rions, mes amis, puisque la vie est si douce et que les femmes sont si belles dans notre pays de France…

 

– Jour de Dieu, mes amis ! L’amour ! Ah ! la divine musique de ce mot : J’aime !… Si vous saviez comme elle est belle dans sa candeur, et comme ses dix-sept printemps mettent à son front d’ange une auréole de pureté !… Et c’est cela qui m’enflamme et jette dans mes veines des torrents de feu ! C’est cette pureté qui brille en son regard, c’est toute cette virginité qui me tente, m’attire, m’affole !…

 

Devant cette soudaine confession qui éclatait sur les lèvres de François Ier, les courtisans se taisaient, anxieux… Qui était cette jeune vierge qu’aimait le roi ? Le monarque, maintenant, se promenait avec agitation. De nouveau, le grand miroir attira son regard.

 

– Non, je n’ai pas cinquante ans ! Je suis si jeune ! Je le sens aux puissants battements de mon cœur, à l’amour qui délire dans ma tête. J’aime, et je veux qu’elle m’aime !…

 

– Et si elle ne veut pas vous aimer, elle ? interrogea Triboulet avec un ricanement où il y avait une sourde angoisse.

 

– Elle m’aimera ! car tel est mon bon plaisir… Ce soir !… à dix heures… Vous serez là… Vous m’aiderez…

 

– Certes, sire ! s’écria d’Essé ; mais que va dire la belle Mme Ferron quand elle saura…

 

– La Ferron ! Elle m’ennuie ! Elle m’assomme ! Je n’en veux plus ! Elle est devenue une chaîne pour moi !

 

– Une belle ferronnière ! exclama Triboulet.

 

– Triboulet, le mot est impayable, s’écria le roi épanoui. Il faut le donner à Marot pour qu’il l’enchâsse en quelque ballade… La belle Ferronnière !… Charmant !

 

– Je donnerai le mot à Marot, dit Triboulet. Mais vous signerez la ballade, sire !

 

– Triboulet, tu seras de l’expédition, ce soir ? reprit François qui feignit de n’avoir pas entendu cette allusion à ses plagiats.

 

– Pardieu, mon prince ! Il ferait beau voir le roi de France faire une sottise qui ne serait pas contresignée par son bouffon !

 

Retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, Triboulet regardait tomber la nuit sur les constructions à demi achevées du nouveau Louvre. Et, en lui-même, le bouffon songeait :

 

– Il a dit : une jeune vierge de dix-sept ans… Qui peut être cette enfant ?… J’ai peur !…

 

Une expression de crainte, de douleur et d’angoisse mortelle se figeait sur son visage tourmenté. Quels redoutables problèmes s’agitaient dans ce pauvre cœur ?

 

– Quant à la Ferron, continuait François Ier… quant à Madeleine Ferron, je vais de ce pas chez elle… Et je lui ménage une surprise telle que jamais plus il n’y aura possibilité de renouer la ferronnière !…

 

– Voyons la surprise ? demanda Sansac.

 

À ce moment la porte de la chambre royale s’ouvrit. Un homme vêtu de noir, livide de figure, apparut.

 

– Voici M. le comte de Monclar, déclama Triboulet qui, en se retournant, reprit son masque de joie sardonique, voici M. le grand audiencier, grand prévôt de Paris, maître austère de notre police, justement redouté de MM. les truands, tire-laine, sabouleux[1] et suppôts de Galilée !…

 

Le comte de Monclar s’était avancé vers le roi, devant lequel il demeura incliné.

 

– Parlez, monsieur, dit François Ier.

 

– Sire, je viens vous soumettre la liste des demandes d’audiences, afin que Votre Majesté me désigne ceux de ses sujets qu’elle daignera recevoir. Il y a d’abord le sieur Etienne Dolet, imprimeur à l’enseigne de la Dolouère d’or.

 

– Je ne veux pas le recevoir, fit durement le monarque. Vous aurez à surveiller étroitement cet homme qui a d’étranges accointances avec les nouvelles sectes qui empoisonnent mon royaume… Ensuite ?

 

– Maître François Rabelais…

 

– Qu’il aille au diable ! Et qu’il prenne garde, lui aussi ! Notre patience royale a des bornes… Ensuite ?

 

– Vénérable et vénéré dom Ignace de Loyola…

 

Le front du roi devient soucieux.

 

– Je recevrai demain le vénérable Père.

 

– Pardieu ! glapit Triboulet. Après les robes de femmes, notre sire n’aime rien tant que les robes de moines !

 

– C’est tout pour les audiences, sire, reprit le comte de Monclar, mais… Sire, la Cour des Miracles devient une intolérable peste, qui menace d’empoisonner Paris. Il y a que toute la rue Saint-Denis devient inhabitable ; que les rues des Mauvais-garçons, des Francs-Bourgeois, de la Grande et Petite Truanderie envahissent les rues saines ; que l’audace des malandrins dépasse les limites et qu’il faut faire un exemple. Deux hommes méritent la corde : un certain Lanthenay et un autre qu’on nomme Manfred… Que faut-il en faire ?

 

– Prenez ces deux hommes et pendez-les !

 

Triboulet battit des mains :

 

– À la bonne heure ! On manque de distractions à Paris. C’est à peine s’il y a eu cinq pendaisons hier et huit aujourd’hui !…

 

Puis l’homme noir sortit, dans un grand silence. Seul, Triboulet cria :

 

– Salut à l’archange du Gibet !…

 

– Ce pauvre Monclar ! dit le roi. Voilà vingt ans qu’il en veut fort à tous ces Égyptiens et Argotiers qu’il accuse d’avoir volé et peut-être tué son jeune fils… Mais maintenant que les affaires de l’État sont réglées, occupons-nous des nôtres. Au logis Ferron… en attendant l’expédition de ce soir !

 

Et François Ier, suivi de ses gentilshommes, sortit de la chambre royale, fredonnant une ballade…

II

LE BOURREAU

 

Il est huit heures. La nuit est d’un noir d’encre. Il vente un vent froid de fin d’octobre qui souffle en rafales.

 

C’est près de l’enclos des Tuileries.

 

Là se dresse une maison isolée : le nid qui abrita les amours du roi et de la belle Mme Ferron. Au premier, une fenêtre faiblement éclairée brille comme une discrète étoile.

 

La chambre est aménagée pour les longues étreintes passionnées qu’avive et surexcite un savant décor. Le lit monumental ressemble à un vaste et profond autel édifié pour le perpétuel recommencement d’un sacrifice érotique.

 

Sur un fauteuil, aux bras du roi François Ier, assise sur ses genoux, une femme dont aucun voile ne gaze la splendide impudeur, tend ses lèvres et murmure :

 

– Encore un baiser, mon François…

 

Cette femme est jeune. Elle est souverainement belle. La nudité marmoréenne de sa chair éclatante et rose, la ligne harmonieuse de son corps cambré en une pose lascive, le rayonnement de ses cheveux blonds épars sur ses épaules, l’ardeur veloutée de ses yeux brûlants, la palpitation précipitée de son sein que soulève la passion, cet ensemble merveilleux exalte le roi. Ce n’est plus une femme. Ce n’est plus la belle Mme Ferron. C’est Vénus elle-même ! c’est Aphrodite superbe d’impudicité…

 

– Encore un baiser, mon roi…

 

Les deux bras nerveux de François se nouent autour de la taille souple ; il pâlit, la saisit, l’emporte à demi pâmée, et roule près d’elle, sur le lit profond…

 

Au dehors, du fond de l’ombre, un homme contemple la fenêtre éclairée… Immobile, insensible aux morsures du froid, blême, les traits contractés, cet homme regarde, de ses yeux pleins de désespoir…

 

Il balbutie d’incohérentes paroles :

 

– On a menti ! c’est impossible ! Madeleine ne me trahit pas ! elle n’est pas dans cette maison ! Madeleine m’aime ! Madeleine est pure… Celui qui est venu aujourd’hui me prévenir en a menti ! Et pourtant, malheureux, je suis là, guettant, pleurant, attendant que cette porte s’ouvre !…

 

Dans la chambre, le roi François Ier, maintenant, s’apprête à partir.

 

– Vous reviendrez bientôt, mon François ? soupire la jeune femme.

 

– Par le ciel ! Il faudrait n’avoir pas d’âme ! Ce sera bientôt, je le jure… Adieu, ma mie… Avez-vous fait attention à ce coffret d’argent que je vous ai rapporté ?

 

– Qu’importe, mon roi !… Revenez bientôt.

 

– Bientôt, certes ! C’est Benvenuto Cellini qui l’a ciselé tout exprès pour vous.

 

– Oh ! si vous veniez à me manquer, mon doux amant !

 

– J’ai placé dedans un collier de perles qui siéra à ravir à votre divin cou d’albâtre… Adieu, ma mie…

 

Un dernier baiser… Le roi François Ier descend…

 

Sur le seuil de la porte ouverte, il s’arrête, scrute la nuit, entrevoit les silhouettes de ses courtisans qui l’attendent… Il sourit et s’avance à leur rencontre…

 

– La surprise, Sire ? demande Essé.

 

– Vous allez voir !…

 

À ce moment, une ombre se détache de la nuit… L’homme vient vers le groupe des gentilshommes… Il jette des yeux hagards sur ces seigneurs… Qui est, parmi eux, le traître ?… Qui lui a volé sa femme ?…

 

– Vous êtes Ferron ? raille François Ier.

 

L’homme fait un effort, cherche à reconnaître celui qui parle, ses mains se crispent comme pour un étranglement.

 

– Et vous ? grince-t-il… et toi ? Qui es-tu ? qui es-tu ?…

 

Tout à coup, ses bras retombent.

 

– Le roi ! Le roi ! bégaye l’homme, écrasé.

 

Un rire lui répond… Il sent qu’on glisse un objet dans sa main… Il demeure un instant stupide d’horreur et de désespoir… Et quand il revient à lui, quand ses poings se relèvent dans une résolution suprême, le groupe des seigneurs a disparu dans la nuit…

 

Le roi et ses courtisans se sont arrêtés à vingt pas de là, curieux de ce qui va se passer.

 

– Comment trouvez-vous la surprise ? demande le roi.

 

– Admirable ! Le Ferron fait merveilleuse figure !…

 

– Bah ! ricane le roi. Il se consolera avec le prix du collier que je viens de laisser là-haut.

 

L’amant de Madeleine vient de remettre à Ferron la clef de la maison où s’est consommé l’adultère !… C’est la « surprise » préparée par le Roi-Chevalier !

 

Un râle, un sanglot d’abominable souffrance déchire sa gorge… Soudain, une main le touche à l’épaule.

 

– Me voici, maître Ferron, murmure quelqu’un. Fidèle au rendez-vous…

 

Ferron regarde d’un œil hébété…

 

– Le bourreau !… exclame-t-il avec un frisson de joie.

 

– Pour vous servir, mon maître. Vous m’avez dit : « Viens à huit heures, à l’enclos des Tuileries. Il y aura de la besogne pour toi. » Je suis venu !

 

Ferron essuie la sueur qui coule de son front… Puis il saisit la main du bourreau :

 

– Ce que je t’ai demandé tantôt… es-tu décidé à le faire ?… Tu n’hésiteras pas ?…

 

– Puisque vous allez me payer !…

 

– Il s’agit d’une femme… entends-tu ?

 

– Homme ou femme, c’est bon ! Puisque vous me payez !

 

– Tout est prêt ?… La voiture ?…

 

– Là, dans l’angle de la Tuilerie…

 

– Bon ! halète Ferron. Tu ne mens pas ? Tu n’as pas peur ? Tu feras la chose ?

 

– À onze heures et demie, on m’ouvrira la porte Saint-Denis : j’y connais quelqu’un. À minuit, homme ou femme, tout sera fini !…

 

– Attends ici, alors ! Attends !

 

Ferron s’élance vers la mystérieuse et coquette maison.

 

En haut, Madeleine Ferron, avec des gestes languides, s’habille et songe à ce qu’elle va raconter à son mari, là-bas, dans le logis marital, pour expliquer sa longue absence…

 

Car elle aime !… Follement, de toute son âme, de tout son corps, elle aime !

 

Et de ses lèvres humides, de ses yeux noyés de tendresse, Madeleine Ferron sourit doucement à sa propre image que lui renvoie le grand miroir devant lequel elle s’est placée. Tout à coup, ses lèvres se glacent…

 

Elle demeure sans voix, sans un geste. Invinciblement ses yeux, agrandis par la terreur, s’attachent à une image que lui renvoie maintenant le miroir… l’image de l’homme qui vient d’ouvrir la porte, et blême, pareil à un spectre, s’est arrêté dans l’encadrement… l’image de Ferron !…

 

Le mari est là avec son regard glacial qu’elle sent peser sur sa nuque frissonnante !…

 

Par un suprême effort d’énergie, Madeleine parvient à reconquérir un peu de sang-froid. Elle se retourne, en même temps que Ferron entre tout à fait et ferme la porte…

 

– Comment êtes-vous ici ? murmure-t-elle angoissée.

 

Ferron veut répondre… La parole confuse qui s’exhale de ses lèvres n’est qu’un râle… Alors, il fait un geste… Il montre la clef que lui a remise François Ier, et qu’il tient encore à la main. Cette clef, Madeleine la reconnaît.

 

Une idée terrible traverse son cerveau : Ferron a guetté le roi !… Ferron a tué le roi !… Sa terreur tombe. Elle bondit sur son mari. Elle saisit ses deux poignets.

 

– Cette clef ! hurle-t-elle, cette clef !… Comment l’avez-vous eue !…

 

Ferron devine sa pensée. D’une secousse, il se débarrasse de l’étreinte de Madeleine et il la repousse. Elle va tomber près de la fenêtre, reprise de terreur devant cet homme qui s’avance sur elle, les poings levés, en râlant :

 

– Malheureuse ! Je connais ton infamie et la sienne ! Cette clef ! C’est lui qui me l’a remise ! C’est ton amant ! C’est le roi !

 

Affolée, Madeleine se relève, ouvre la fenêtre, se penche.

 

Folie !… Ce n’est pas possible !… Son François n’a pu être infâme à ce point ! Son roi va accourir à son appel !

 

– À moi, mon François ! clame-t-elle.

 

Cette fois, le roi répond. De sa voix railleuse, il crie :

 

– J’ai brisé ma ferronnière… Adieu ma mie !… Adieu, ma belle Ferronnière !…

 

La voix du roi François Ier s’éloigne, chantant sa ballade favorite, et se perd parmi des rires étouffés. Plus rien : un silence tragique !

 

Madeleine, pétrifiée, hébétée, est frappée de vertige… Tout s’effondre autour d’elle… son cœur se brise… un immense dégoût l’envahit… elle se penche, écumante, et de sa bouche crispée jaillit une farouche insulte :

 

– Roi de France !… Lâche !… Lâche !…

 

Et elle retombe en arrière, comme une masse.

 

Perron, une minute, la contemple avec une tranquillité plus effrayante que sa colère.

 

Enfin, il s’accroupit près d’elle, le menton dans ses mains, perdu dans une muette extase de désespérance.

 

L’horrible tête-à-tête du mari, fou de douleur, et de la femme évanouie dure longtemps.

 

Le tintement d’une horloge éveille Ferron…

 

– Onze heures ! crie une voix, dehors.

 

La voix du bourreau !… Ferron la reconnaît…

 

Ses yeux errent autour de lui… Sur une table, il aperçoit le coffret d’argent, merveille de ciselure florentine, laissé par le roi… Il sourit affreusement, s’empare du bijou…

 

Alors, il se penche sur Madeleine, la soulève, l’emporte…

 

En bas, la voiture est là qui attend…

 

Ferron y jette sa femme. Puis il se tourne vers le bourreau et lui tend le coffret d’argent.

 

– Voici le « paiement », dit-il d’un ton sinistre qui souligne la double entente de ce mot.

 

Le bourreau saisit avidement le coffret, le contemple et pousse un grognement de joie. Alors il saute sur le siège.

 

Ferron monte dans la voiture qui démarre aussitôt…

 

La course infernale éveille des échos de ferraille dans les rues noires… la voiture s’engouffre sous la porte Saint-Denis qui s’est ouverte à un signal…

 

Hors les murs, la route est défoncée, barrée de fondrières… la voilure se met au pas, s’avance péniblement vers un point noir, là-bas, sur une éminence…

 

Dans la voiture, Madeleine est revenue de son évanouissement. Elle se débat, supplie :

 

– Grâce ! Où me conduisez-vous ? Grâce !…

 

Là-bas, sur l’éminence, le point noir s’élargit, s’amplifie, se dessine… et la voiture s’arrête.

 

Ferron saute à terre, entraînant Madeleine.

 

– Grâce ! Au secours ! François ! François ! pleure la femme adultère à qui la terreur fait oublier, à ce moment, l’infamie de celui qu’elle adorait.

 

– Oui ! rugit Ferron. Appelle-le ! Où est-il, ton François ? Où est-il le chevalier qui m’a fait prévenir de ta trahison ? Où est-il, l’amant qui te livre au bourreau ? Où est-il ? Patience, Madeleine ! Je le retrouverai, j’en jure ma haine et mon désespoir ! Et alors, ce sera horrible ! Toi d’abord… Lui ensuite !…

 

Et il la pousse dans les bras du bourreau.

 

La malheureuse jette autour d’elle un regard affolé.

 

– Dieu du ciel ! balbutie-t-elle. Où suis-je ?

 

Devant elle se dresse une étrange, une fantastique maçonnerie vers laquelle le bourreau la traîne… Et son cri d’épouvante déchire lamentablement la nuit :

 

– Horreur !… Le gibet de Montfaucon !

 

III

LE BOUFFON

 

– Où est-il, ton amant ? Que fait-il le Roi-Chevalier ?…

 

– Grâce ! Pitié ! crie-t-elle encore.

 

Cherchons la réponse à cette ironique et sinistre question du mari… Que faisait François Ier ?…

 

Vers dix heures, comme tout dormait au Louvre, le roi, retiré dans sa chambre, attendait l’arrivée des trois courtisans favoris dont il avait coutume de dire :

 

– Essé, Sansac, La Châtaigneraie et moi, nous sommes quatre gentilshommes.

 

Il était seul avec Triboulet. Celui-ci jouait un air de rebec, tandis que François Ier, tout joyeux de l’expédition amoureuse qui se préparait, se promenait avec impatience.

 

– Gillette !… Elle s’appelle Gillette Chantelys !… Jour de Dieu ! Le joli nom pour une si jolie fille ! murmurait-il.

 

Et il ajoutait, dans le fond de sa pensée :

 

– Ah ! Je l’aime vraiment !… Jamais je n’éprouvai désir aussi intense, et jamais sensation plus douce et plus ardente ne caressa mon cœur !…

 

– Voici les trois quarts de roi ! s’écria Triboulet.

 

Essé, La Châtaigneraie et Sansac faisaient leur entrée.

 

– Sommes-nous prêts, messieurs ?

 

– Nous sommes toujours prêts, Sire, pour le service de Votre Majesté, dit Sansac.

 

– Mais, ajouta La Châtaigneraie, le roi ne nous a pas encore dit où nous allons.

 

– Messieurs, nous allons à l’enclos du Trahoir, près la rue Saint-Denis. C’est là que gîte le bel oiseau qu’il s’agit de dénicher… L’oiseau s’appelle Gillette… et…

 

François Ier ne put achever, un cri d’angoisse, semblable au cri de détresse d’une bête blessée à mort, venait de retentir… Ce cri, Triboulet l’avait poussé…

 

– Qu’a donc le bouffon ? ricana Sansac.

 

– Rien, messieurs, rien… moins que rien… j’ai laissé tomber ce rebec… et l’émotion…

 

Triboulet était blême. Il fit un effort qui eût paru sublime à quiconque eût pu lire dans ce cœur.

 

– Que disait donc le roi ? demanda-t-il.

 

– Le roi disait que nous allons à l’enclos du Trahoir, répondit François Ier.

 

– À l’enclos du Trahoir ! s’écria-t-il. Votre Majesté n’y songe pas !…

 

– Qu’est-ce à dire, bouffon !

 

– Mais, Sire, rappelez-vous ce que disait M. de Monclar… les truands en révolte… l’enclos du Trahoir est si près de la Cour des Miracles !… Non, non, Sire, vous ne commettrez pas cette folie…

 

– Çà ! perds-tu la tête ?

 

– Sire, attendez à demain !… Je vous le demande en grâce ! Demain le grand prévôt aura saisi les plus dangereux de ces coquins… demain, Sire… pas ce soir !…

 

– Triboulet est fou, messieurs : il devient raisonnable.

 

– Raisonnable, oui, Sire. Mes paroles sont dictées par de justes craintes… Sire !… Sire !… n’allez pas ce soir à l’enclos du Trahoir…

 

– Du danger ? Par Notre-Dame, voilà qui complète le plaisir de l’expédition ! Venez, messieurs ! Viens, Triboulet !

 

D’un bond. Triboulet se jeta devant lui :

 

– Sire ! Sire !… Daignez m’écouter… Songez à ce que vous allez faire, Sire !… Une enfant de dix-sept ans ! Votre Majesté aura, pitié… Quoi. Sire ! Vous avez les dames de la Cour, les bourgeoises… Cette pauvre petite… Tenez, Sire, je ne la connais pas, mais cela me fait une étrange peine… Tant de charme, de jeunesse et de pureté ! Vous l’avez dit vous-même… Oh ! Sire ! grâce pour cette enfant ?…

 

Il y eut un éclat de rire général.

 

– Triboulet, que de vertu ! pouffa le roi.

 

Le malheureux fou tordait ses mains.

 

– Sire ! sire ! reprit-il, qui vous dit que cette enfant n’a pas une mère !… Songez à l’affreux désespoir…

 

– Rassure-toi ! fit le roi en riant de plus belle. Elle n’a pas de mère !…

 

– Ou un père, peut-être ! continua Triboulet d’une voix tremblante. Un père !… Oh ! Sire ! Pensez au deuil abominable qui eut atteint votre cœur paternel, si…

 

– Misérable ! rugit le roi, blanc de fureur, oserais-tu quelque sacrilège comparaison !

 

Sa main lourde s’abattit sur l’épaule du bouffon qui tomba sur ses genoux.

 

– Non ! non ! Sire, clama le malheureux. Loin de moi la pensée d’assimiler un cœur de roi à un cœur d’homme !… Mais, Sire, si pourtant cette enfant a un père !… Oh ! songez à ce que va souffrir cet homme ! Songez que vous allez le tuer, Sire !

 

– Assez, bouffon !… Venez, messieurs !…

 

– Sire, je suis à vos genoux !

 

– Jour de Dieu !

 

– Le chien devient enragé, dit Sansac.

 

Triboulet se redressa péniblement. Le roi voulut l’écarter.

 

– Sire, dit Triboulet, tuez-moi. Moi vivant, vous n’irez pas au Trahoir.

 

– Sansac, appelez mon capitaine.

 

L’instant d’après, le capitaine des gardes apparut.

 

– Bervieux, commanda le roi, arrêtez mon bouffon !

 

– Sire ! sanglota Triboulet d’une voix brisée, Sire ! faites-moi jeter dans un cachot, mais écoutez-moi, par pitié !… Je vais vous dire… vous allez savoir…

 

Bervieux avait fait un signe. En une seconde, le bouffon fut saisi, entraîné… Deux minutes plus tard, il était enfermé dans une salle basse du Louvre.

 

Pendant quelques instants, Triboulet demeura immobile, frappé de stupeur. Puis, tout à coup, il se mit à tourner dans sa prison, en poussant de lamentables clameurs.

 

Puis, enfin, il tomba tout de son long sur les dalles et il pleura ! Il sanglota ! Il pria, supplia !…

 

Le capitaine de Bervieux qui, surpris de cette arrestation, avait écouté à la porte, raconta plus tard à son lieutenant Montgomery qu’il n’avait jamais entendu pareils accents de lamentation, et qu’il avait dû s’en aller pour ne pas se mettre à pleurer.

 

– Sans pitié !… grondait Triboulet en labourant les dalles de ses ongles saignants. Ce roi est sans pitié !… Pouvais-je lui dire ! Il se serait ri de moi !… ô ma Gillette !… ô mon ange candide et pur !… Pouvais-je lui dire, à ce monstre, que tu es toute ma vie !… que nos destinées sont indéliables… depuis le jour où, pauvre enfant perdue, tu apparus si pitoyable au bouffon enchaîné que raillait une ville entière !… depuis l’heure bénie où ton regard de pitié fut le rayon céleste qui éclaira mon enfer !… Ma fille !… Je vous assure. Sire, qu’elle est devenue ma fille, à moi, qui n’ai ni père, ni mère, ni femme, ni amante, ni enfant, ni rien au monde !… Rendez-moi ma fille ! Pitié, Sire !

 

Au matin, on pénétra dans la salle basse. On trouva Triboulet évanoui. Chose affreuse : sur sa figure, insensible et raidie, coulaient lentement des larmes qui tombaient une à une et roulaient sur les dalles.

 

IV

LE GUEUX

 

Le roi François Ier courait à l’enclos du Trahoir. Il marchait, rapide et silencieux, souriant à son rêve d’amour.

 

Ses compagnons respectaient sa rêverie…

 

Soudain, comme ils débouchaient dans la rue Saint-Denis, une femme à peine vêtue, malgré le froid, les croisa sans les voir. Et sa voix s’éleva, stridente :

 

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille !… de ta fille !…

 

Le roi s’arrêta, pâle et frissonnant. D’un geste instinctif, il ramena son manteau sur son visage… comme s’il eût craint d’être vu par la femme, malgré la nuit profonde.

 

– Oh ! cette voix ! murmura-t-il éperdu. Où ai-je entendu cette voix sinistre !…

 

La femme était déjà passée, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Au loin sa voix retentit encore dans la nuit :

 

– François ! François ! Où est notre fille ?

 

Et elle balbutia un nom, un nom de jeune fille… un nom que François Ier n’entendit pas.

 

– Ce n’est rien, Sire, dit La Châtaigneraie, c’est une folle bien connue dans ce quartier de Paris, elle réclame sa fille à tout venant. On l’appelle Margentine. Margentine la Folle… ou Margentine la Blonde.

 

– Margentine ! murmura le roi. Margentine !… Le crime de ma jeunesse !

 

Il s’absorbait une minute en des pensées amères sans doute… car son front se plissait…

 

– Allons, messieurs ! dit-il brusquement.

 

Quelques minutes plus tard, ils passaient devant la rue de la Croix-du-Trahoir, et, cent pas plus loin, s’arrêtaient devant une maisonnette à toit pointu, entourée d’un jardin.

 

– C’est là ! fit le roi. Convenons nos gestes.

 

Laissons le roi de France préparer une infamie nouvelle. Pénétrons dans la maison…

 

Dans une chambre, près d’une haute cheminée où quelques tisons achevaient de se consumer, une jeune fille, assise en un fauteuil, filait au rouet. En face d’elle, plongée dans un vaste siège, dormait une vieille femme.

 

La salle s’ornait d’un bahut, d’une armoire, d’une table à pieds sculptés et de quelques belles chaises. Il régnait là une atmosphère de calme infini, dans le silence que scandaient les coups lents du balancier dans l’horloge.

 

La jeune fille était vêtue de blanc.

 

Elle avait des cheveux d’un blond doré d’une exquise tonalité. Toute sa personne respirait une idéale pureté.

 

Parfois, elle arrêtait son rouet. Son regard se perdait en une rapide rêverie. Alors son sein se soulevait, et elle murmurait en rougissant :

 

– Dame Marceline m’assure qu’il s’appelle Manfred… Jamais je n’oublierai ce nom.

 

Et puis, elle continuait :

 

– Comme il a l’air doux et fier… Comme ses yeux m’ont pénétrée d’une émotion, que je ne connaissais pas…

 

La matrone s’éveilla et, jetant un regard effaré sur l’horloge, s’écria :

 

– Déjà si tard !… Ah ! Gillette, c’est mal…

 

– Je n’ai pas voulu vous éveiller, dame Marceline.

 

– Vite… à votre chambre !… Si votre père savait que vous veillez après le couvre-feu !…

 

– C’est vrai ! Pauvre père !…

 

Gillette prit le flambeau et se dirigea vers la porte de sa chambre.

 

– Seigneur Jésus ! exclama tout à coup la vieille en pâlissant, on dirait qu’on marche dans le jardin !…

 

– C’est le vent qui soulève les feuilles…

 

Gillette achevait à peine ces mots que la porte s’ouvrit violemment, et quatre hommes apparurent. Dame Marceline s’affaissa dans le fauteuil où elle s’évanouit…

 

Gillette avait pâli…

 

– Je vois que vous portez l’épée, messieurs, dit-elle d’une voix qui tremblait légèrement ! C’est une honte que des gentilshommes pénètrent ainsi dans une maison comme des malandrins… Sortez !

 

– Jour de Dieu ! Qu’elle est belle ainsi ! s’écria le roi. Et, s’avançant, la toque à la main :

 

– Belle enfant, quel inexpiable crime que d’encourir votre colère ! Vous pardonnerez quand vous saurez quel amour vous avez inspiré et quel homme vous aime.

 

– Monsieur ! Monsieur ! Sortez ! dit-elle toute frémissante d’indignation et d’effroi.

 

– Sortir ! Soit ! Mais avec vous ! Oh ! si tu savais, enfant, comme je t’aime ! Veux-tu la fortune ?

 

– Horreur ! Infamie ! À moi ! À l’aide !

 

Le roi, brusquement, la saisit dans ses bras.

 

Elle eut un cri d’épouvante, essaya de se débattre.

 

Mais l’athlétique ravisseur déjà l’emportait en courant.

 

– À moi ! au secours ! À l’aide !

 

Fou de passion, la main brutale, François Ier cherchait à étouffer les cris de la jeune fille.

 

– À l’aide ! au secours ! gémit Gillette.

 

– Que quelqu’un ose donc te venir en aide ! gronda François Ier, furieusement.

 

– Holà ! cria dans la nuit une voix jeune qui résonna soudain comme une fanfare. Holà ! Quels sont ces truands d’enfer qui font pleurer les femmes ! Je vais, du plat de mon épée, vous montrer comme on traite les larrons !

 

– Au large ! cria Sansac, ou tu es mort !

 

– Il me plait d’être à l’étroit, moi ! répondit la voix. Épée contre épée ! Par le ciel ! ce sont des gentilshommes ! Voleurs de femmes, est-ce la corde ou le billot que vous choisissez ?

 

Celui qui parlait ainsi apparut alors dans le faible rayon de lumière de la fenêtre. C’était un jeune homme de fière mine, l’œil hardi, la bouche fine, arquée par un sourire plein d’un narquois dédain…

 

François Ier, devant cette soudaine rencontre, s’était arrêté, avait déposé à terre la jeune fille qu’il continua de maintenir par un poignet.

 

Gillette entrevit le jeune homme… un sourire d’extase voltigea sur ses lèvres… elle murmura un nom… et, à bout de forces, se laissa glisser contre le mur du jardin.

 

– Sus à l’insolent ! hurla le roi.

 

Un rire éclatant lui répondit.

 

Les trois courtisans dégainèrent, traitant leur adversaire de : manant, laquais et ribaud.

 

La longue rapière de l’inconnu flamboya. Et sa voix railleuse pétilla :

 

– Par les cornes du diable, messieurs ! Vous êtes trop généreux ! Manant ! laquais ! ribaud ! Quelle monnaie d’impertinences ! Vous me prêtez trop, vraiment ! Mais je suis bon payeur… Gare ! je rembourse ! Voici pour manant ! Ramassez, monsieur !

 

Sansac poussa un hurlement : l’épée de l’inconnu venait de lui traverser le bras droit…

 

La Châtaigneraie et d’Essé se précipitèrent, l’épée haute…

 

Il y eut de rapides froissements de fer, et la voix mordante du jeune homme s’éleva encore :

 

– La dette est déjà plus légère… Gare ! Je vais payer laquais ! Voici pour laquais, monsieur ! Prenez sans crainte !

 

– Jour de Dieu ! cria le roi. Prends garde !

 

– Ne craignez rien pour monsieur ! riposta l’inconnu ; il va être payé. Je sais payer, vous dis-je ! Quarte, prime ou tierce, je paie toujours ! Quelle monnaie faut-il à monsieur ? Un joli coup droit ! Gare ! maraud est payé !

 

La Châtaigneraie, touché à la poitrine, s’affaissa. Alors l’inconnu marcha droit au roi.

 

– Lâchez cette femme, larron, ordonna-t-il.

 

– Misérable ! rugit le roi, sais-tu qui je suis ?

 

– Tu es un félon qui, traîtreusement, la nuit, se glisse dans les demeures pour y jeter la honte.

 

– Damnation ! Tu seras pendu !

 

– À moins que je ne te cloue à ce mur…

 

– Insensé ! Tu m’obliges à l’écraser de la révélation de mon nom… Mais c’est ta mort ! Sache-le donc, acheva François Ier d’une voix tonnante. Sache-le, ce nom redou[té !][2]

 

– Et moi, riposta l’âpre voix de l’inconnu, moi, je suis Manfred, premier et dernier du nom… Manfred sans famille, sans père ni mère, sans sou ni maille, sans feu ni lieu… Manfred, roi des gueux !…

 

– Un truand !… s’exclama François Ier, ironique.

 

– Un homme, monsieur !

 

– Et moi qui me mettais en colère ! L’aventure est plaisante !

 

– Prenez garde qu’elle ne devienne tragique !

 

Les paroles se croisaient, duel fantastique d’un hère inconnu avec le plus redoutable monarque du monde…

 

– Plus un mot, mon maître ! poursuivit François Ier.

 

– Donnons donc la parole aux épées !

 

– Va ! Je te fais grâce !

 

– Dégainez, monsieur ! Ce que pèse l’épée de Pavie devant la rapière d’un gueux, nous allons le savoir !

 

– Allons donc, truand ! Tu es au bourreau !

 

– Et vous, à ma merci !

 

Le roi pâlit.

 

– Écoute ! fit-il, plus hautain, plus dédaigneux encore : pour la dernière fois, au large ! Et tu auras la vie sauve !

 

– Pour la dernière fois, monsieur, écoutez ceci !…

 

Manfred fit un pas. Son bras s’allongea… le bout de son doigt vint se poser sur la poitrine de François Ier.

 

– Dans un instant, acheva le jeune homme, ma dague va remplacer mon doigt si tu ne lâches cette jeune fille !

 

Le doigt pesa comme une pointe de fer.

 

Une seconde, François plongea son regard dans les yeux de Manfred. Et, dans ces yeux, il lut une si violente résolution que le frisson de la mort le toucha à la nuque…

 

Le roi de France eut peur ! Et sa main crispée sur le poignet de la jeune fille, lentement, se desserra…

 

Blême, chancelant, il recula d’un pas… Sous la poussée de ce doigt de fer qui pesait sur sa poitrine, il recula !…

 

Manfred, alors, laissa tomber son bras.

 

– Allez, sire ! dit-il avec un calme inouï.

 

– Truand ! murmura le roi, tu fais le brave parce que les suppôts t’entourent sans doute au fond de l’ombre !…

 

Alors, une idée de bravade stupéfiante, insensée, traversa l’esprit du jeune homme. Et ces paroles retentirent, sur un ton d’intraduisible insolence :

 

– En plein jour, devant vos gardes, sire, je viendrai vous répéter que tout homme qui violente une femme est un lâche !

 

– Tu viendras ? rugit le roi.

 

– Je viendrai en votre Louvre !…

 

Manfred, alors, se tourna vers la jeune fille qui avait assisté à cette scène, tremblante et glacée de terreur.

 

– Ne craignez plus rien, dit-il d’une voix très douce.

 

Elle leva sur lui des yeux troublés et répondit :

 

– Je suis rassurée… depuis que vous êtes là…

 

Manfred tressaillit.

 

– Venez, dit-il simplement.

 

Il prit le bras de la jeune fille et l’entraîna après s’être assuré d’un coup d’œil qu’il n’était pas suivi.

 

Il était loin de penser, d’ailleurs, que le roi de France pût descendre à une besogne d’espion !

 

Trois cents pas plus loin, il s’arrêta devant une petite maison de bourgeoise apparence et heurta le marteau de fer par deux coups précipités. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit ; un homme, jeune encore, au visage énergique, au front pensif, apparut, un flambeau à la main.

 

– J’ai reconnu votre façon de frapper, dit cet homme. Entrez, cher ami, et dites-moi qui vous amène…

 

– Maître Dolet, fit gravement le jeune homme, je viens vous demander l’hospitalité pour cette enfant…

 

– Qu’elle soit la bienvenue ! Je vais réveiller ma femme et ma fille Avette… Entrez… la maison est à vous…

 

Gillette fit un pas et son doux visage apparut en plein dans la lumière du flambeau. Manfred la vit et ses yeux éblouis s’emplirent d’une admiration passionnée…

 

La jeune fille, cependant, murmurait :

 

– Comment vous remercier, monsieur…

 

À ce moment, une sourde rumeur se fit entendre. Le jeune homme, sans répondre à Gillette, saisit la main du maître de la maison.

 

– Mon noble ami, dit-il, jurez-moi que vous aurez soin de cette enfant comme de votre propre fille…

 

– Je vous le jure, ami !

 

– Merci, maître Dolet, s’écria Manfred… Et maintenant, vite, fermez votre porte !… À bientôt !…

 

Il s’élança au dehors et s’enfonça dans l’ombre, du côté de la porte Saint-Denis…

 

V

LA MÈRE

 

François Ier était demeuré un instant immobile, les yeux fixés sur le groupe formé par Manfred et Gillette…

 

Bientôt ils disparurent…

 

Alors, sans jeter un regard sur ses courtisans évanouis, morts peut-être, sans une hésitation, il se mit en marche.

 

Cette besogne d’espion nocturne dont Manfred l’avait jugé incapable, le roi l’accomplissait !… De loin, il assista a l’entrée de Gillette dans la maison de Dolet… puis il vit la porte se refermer… il entrevit Manfred qui s’éloignait…

 

Alors il s’approcha, s’arrêta devant la maison.

 

Soudain, angoissé, il prêta l’oreille.

 

La rumeur que Manfred avait entendue s’approchait rapidement… François Ier s’enfonça derrière une borne cavalière et attendit, frémissant.

 

L’instant d’après, une troupe d’hommes apparut.

 

Ils marchaient en rangs serrés, s’éclairant de lanternes…

 

Le roi eut un tressaillement profond. Ce n’était pas une révolte ! C’était le guet de Paris !…

 

Il s’élança, avec un rauque soupir de joie, et posa sa main sur l’épaule de l’homme qui marchait en tête.

 

– Le roi ! exclama le chef qui se découvrit et, d’un geste, arrêta sa troupe. Sire, quelle imprudence !…

 

– Silence, Monclar !… Écoutez… ce truand… ce Manfred…

 

– Je suis sur sa piste, sire… J’ai fait barrer les rues… le drôle ne peut m’échapper…

 

– Il est la, dit le roi d’une voix où toute sa haine comprimée fit explosion, devant vous… à cinq cents pas à peine… Monclar, prenez cet homme !… qu’il meure !… Dès cette nuit… qu’il meure supplicié… Je veux un horrible supplice… Vite. Monclar, courez !…

 

Le grand prévôt fit un signe. Son lieutenant vint se ranger derrière François Ier avec douze hommes d’escorte.

 

Puis, le comte de Monclar partit au pas de course, suivi du reste de sa troupe – une quarantaine de soldats – dans la direction indiquée par François Ier.

 

Le roi eut un sourire, terrible de cruauté froide.

 

Alors il se tourna vers le lieutenant du grand prévôt.

 

– Monsieur, ordonna-t-il, frappez à cette porte… L’officier obéit… le marteau résonna.

 

La porte demeura fermée…

 

Un nouveau coup de marteau plus violent…

 

Encore le silence !…

 

L’officier interrogea le roi d’un regard.

 

– Qu’on défonce cette porte ! dit François Ier.

 

Les soldats s’avancèrent…

 

En cet instant, un cri lugubre déchira la nuit :

 

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille ?…

 

Le roi frissonna… blêmit…

 

– Oh ! murmura-t-il. La folle !… Margentine !…

 

Oui ! C’était la folle ! C’était Margentine la Blonde !… Elle errait dans les rues noires, la pauvre mère !… Et elle criait son éternelle douleur. Elle demandait sa fille.

 

Elle la revoyait en imagination, cette fille, perdue depuis près de douze longues années !…

 

Elle apparut, les cheveux dénoués, à demi-nue, et s’arrêta devant François Ier. Elle hésita une seconde.

 

– Monsieur… peut-être l’avez-vous rencontrée… dites… une toute petite fillette, monsieur… six ans… blonde… frêle… si délicate… dehors… par un temps pareil… Oh ! dites, monsieur !… Voulez-vous que je vous dise son nom… un joli nom… Elle s’appelle Gillette… Gillette, vous dis-je !…

 

Ces derniers mots produisirent sur François Ier un prodigieux effet… ! Il oublia ce qui l’entourait, ne vit plus que Margentine… sa maîtresse !…

 

– Gillette !… bégaya-t-il. Ta fille !… Dieu ! Dieu ! Ces choses sont possibles !…

 

La mère, sans doute, ne l’entendit pas, toute à sa démence. De sa voix infiniment douce, pareille à une caresse, elle continuait :

 

– Gillette… un joli nom… n’est-ce pas ?… Voilà du temps que je la cherche… C’est à Blois que je l’ai perdue… Connaissez-vous Blois’?… Elle a six ans, la pauvre mignonne… À Blois, je vous dis… Là, j’ai aimé…

 

Et soudain, violente, farouche :

 

– François !… Où est ta fille ?…

 

– Oh ! murmurait François anéanti. Ceci est affreux… C’est ma fille que j’aime… C’est sur ma fille que j’ai porté les mains… C’est ma fille qui est là !…

 

Il regarda avidement la folle… Il allait lui parler, peut-être !…

 

Peut-être une flamme jaillie des lointaines amours de sa jeunesse allait-elle éclairer les ténèbres de sa pensée !

 

À ce moment, un roulement sourd. Quelque chose passa dans un grand tumulte, une voiture lancée au galop, courant avec on ne savait quoi de mystérieux et de sinistre, comme si elle eût emporté le secret d’un drame abominable…

 

Margentine vit la voilure. Une idée nouvelle frappa sa pauvre cervelle, et elle, s’élança, avec une clameur :

 

– On m’enlève ma fille !…

 

Un instant plus tard, elle avait disparu.

 

Pétrifié, François Ier regardait…

 

Les soldats n’osaient faire un geste.

 

Il paraît que l’officier a écrit plus tard qu’il avait vu le roi faire un mouvement comme pour s’élancer à son tour, puis, qu’il s’était arrêté, passant ses deux mains sur son front, poussant des soupirs semblables à des sanglots, murmurant des choses inintelligibles où on ne distinguait que ces mots prononcés dans un tremblement :

 

– Oh !… mais c’est monstrueux… je sens que je l’aime encore… malheureux !

 

Que se passait-il donc dans ce cœur ?… Quelle émouvante lutte s’y livraient l’amour sensuel et l’amour paternel ?…

 

Quand le roi parut revenir à lui-même, l’officier se hasarda à lui demander :

 

– Sire, que faut-il faire ?

 

– Monsieur, répondit le roi d’une voix étrange, effrayante, je vous ai dit de faire enfoncer cette porte !…

 

VI

REFUGE OU TOMBEAU

 

Manfred, sans courir, marchait d’un bon pas. Son oreille exercée mesurait de seconde en seconde la distance qui le séparait des gens du guet. Il les avait devinés et avait souri dédaigneusement. À la première rue, il voulut tourner… Mais, dans l’ombre, il fit luire des piques.

 

Il haussa les épaules et continua alors droit devant lui.

 

– Il paraît que monsieur le grand prévôt s’amuse !

 

La deuxième rue était barrée…

 

– Ah ! ah ! La farce continue !…

 

La troisième, la suivante, toutes les rues aboutissant à la grande artère se hérissaient de piques…

 

– Bon ! fit Manfred, les grands honneurs ! Paris sous les armes à mon passage !

 

Derrière lui, il entendit le gros du guet qui se mettait à courir.

 

Devant lui, la porte Saint-Denis, fermée à cette heure ! Il était pris !… Il allait mourir !…

 

Un instant, sa pensée se reporta vers cette jeune fille qu’il venait de confier à maître Dolet…

 

– Allons ! dit-il en riant, je n’étais pas né pour l’existence paisible et les amours bourgeoises ! Gueux je suis, gueux je vais mourir… Mais, par tous les diables ! ce ne sera pas sans découdre quelques-uns de ces vilains limiers !

 

D’un geste que lui eussent envié les preux des temps de chevalerie, il tira sa longue rapière et il se prépara, non à la défense, mais à l’attaque…

 

– En avant ! tonna la voix de Monclar. Le voilà !

 

– Pas encore ! rugit Manfred. Il allait foncer, l’épée haute…

 

À cette seconde, des cris retentirent parmi les gens de police… un roulement de tonnerre ébranla le pavé… une voiture lancée à fond de train apparut, filant droit sur la porte, bousculant et renversant les policiers…

 

La porte Saint-Denis fut ouverte… Par qui ? Pourquoi ?

 

C’est ce que ne voulut jamais avouer le sergent d’armes à qui fut fait un procès dans lequel on ne trouva aucune trace de complicité avec Manfred.

 

Celui-ci vit la voiture s’engouffrer sous le monument… Ce fut un éclair… D’un bond, il se rua vers la porte, assomma d’un coup de pommeau un soldat qui tentait de lui barrer le passage, et s’élança dans la campagne…

 

Il fit une centaine de pas en courant, puis s’arrêta, se tourna vers Paris…

 

– Morbleu ! Qu’il fait bon vivre !

 

On ne le poursuivait pas ! Alors il eut un rire silencieux :

 

– Quand je vous le disais, monsieur de Monclar, que ce ne serait pas pour ce soir !… C’est égal, ajouta-t-il, je dois une fière chandelle au conducteur de cette voiture…

 

En parlant ainsi, il avait regardé du côté où la voiture s’était engagée. Il ne la vit pas, mais il entendit le bruit de ferraille de ses roues qui grinçaient péniblement sur la côte de Montfaucon. Il se mit à la suivre de loin.

 

Au bout de vingt minutes, le bruit de roues cessa.

 

– Étrange ! murmura Manfred, on dirait qu’elle s’est arrêtée au pied du grand gibet !

 

Il se rapprocha rapidement… se glissa derrière des touffes de ronces… et ce qu’il vit alors… ce qu’il entrevit le fit frissonner d’étonnement et d’épouvante…

 

Là, à quelques pas de lui, se dressait la formidable machine de mort… une femme se débattait en criant grâce, dans les bras d’un homme qui l’entraînait vers le gibet…

 

Manfred assistait à l’horrible scène sans pouvoir jeter un cri, faire un geste…

 

Tout à coup, il vit le corps de la femme qui se balançait dans le vide… L’homme remontait sur le siège de la voiture, et celle-ci, s’ébranlant lourdement, s’enfuyait vers le village de Montmartre.

 

– Horreur ! balbutia Manfred éperdu.

 

S’élancer, alors, escalader le soubassement de maçonnerie, soulever la femme dans ses bras, couper la corde du tranchant de son poignard, redescendre, déposer la malheureuse sur le sol… tout cela s’exécuta comme en un cauchemar et dura quelques secondes.

 

À genoux près de la femme, Manfred posa la main sur son sein… Le cœur battait… Alors, il regarda de près et ne put retenir un cri d’admiration :

 

– Qu’elle est belle, malgré sa pâleur !…

 

Peu à peu, l’inconnue reprenait ses sens… elle ouvrait des yeux étonnés, emplis encore d’épouvante…

 

– Vous êtes sauvée, Madame, dit-il.

 

Elle regarda autour d’elle… et, soudain, se rappela.

 

– Sauvée ! répéta-t-elle, – non avec ce ravissement d’extase qui suit les grands dangers évités, mais avec une effrayante expression de haine. Sauvée ! Je vis !… Oui, je vis !… Oh ! malheur au lâche maintenant !… Malheur à toi, François !… La vengeance de Madeleine va être assez horrible pour que dans les siècles futurs on en parle encore… Monsieur, reprit-elle soudain, je vous dois infiniment plus que la vie… Votre nom ?…

 

– Manfred, madame…

 

– Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, si vous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand il vous plaira, venez à la petite maison de l’enclos des Tuileries, et nommez-vous… cela suffira !…

 

À ces mots, Madeleine Ferron s’élança et disparut dans les ténèbres, laissant le jeune homme stupéfait.

 

Au moment où il allait se mettre à la poursuite de l’étrange femme, poussé par une irrésistible curiosité, il crut voir des ombres s’agiter à une trentaine de pas.

 

C’étaient les sbires de Monclar… Ils s’avançaient en rampant…

 

Manfred s’appuya au soubassement du gibet, avec le suprême espoir que peut-être ils passeraient sans le voir.

 

Ce soubassement était creusé en manière de cave… Or, dans cette cave, immonde charnier, cachot des morts, dernière prison des suppliciés, on jetait les cadavres des malandrins pendus au gibet de Montfaucon…

 

En s’appuyant au mur, Manfred sentit qu’il était contre une porte de fer. Sous sa poussée, la porte céda…

 

Il eut un instant d’hésitation… puis, la sueur au front, il recula, s’enfonça dans le cachot des morts !…

 

Sous ses pas, il entendit des craquements…

 

C’étaient des squelettes qu’il écrasait… Il s’arrêta, le cœur broyé par une angoisse telle qu’il n’en avait jamais éprouvée… à la pensée de ces bras décharnés, de ces têtes qui le regardaient de leurs yeux vides…

 

Et cela devint si poignant que, tout à coup, il marcha vers la porte de fer… il suffoquait !… Il lui fallait de l’air à tout prix ! Au risque d’une bataille contre quarante sbires !…

 

À ce moment, il vit une ombre se dresser devant l’ouverture, une main s’allongea. La porte fut violemment fermée.

 

Et Manfred, pétrifié, frappé d’une terreur sans nom, entendit le grand prévôt jeter cet ordre :

 

– Dix hommes pour garder cette porte nuit et jour ! On n’ouvrira que dans huit jours, quand le truand sera mort !

 

VII

LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET

 

Maître Dolet, le célèbre imprimeur, avait ses ateliers dans l’enceinte de l’Université, sur la montagne Sainte-Geneviève, à l’enseigne de la Dolouère d’Or. Mais il habitait rue Saint-Denis, avec sa femme, Julie, et sa fille, Avette.

 

Mme Dolet était une femme de trente-cinq ans, d’une belle intelligence, d’une haute bonté. Elle secondait son mari dans ses travaux, et était pour lui la compagne idéale, l’ange du foyer, la consolatrice dans les heures de trouble et de désespérance, comme le savant traducteur en avait eu déjà de si douloureuses dans sa vie.

 

Avette était une jeune fille de dix-huit ans. Elle était svelte et gracieuse. Mais elle avait un caractère ferme et droit, une nature vibrante, un cœur délicat et tendre…

 

Telle était la famille où un hasard de la vie agitée de cette sombre époque avait jeté Gillette Chantelys.

 

Après le départ précipité de Manfred, Etienne Dolet avait soigneusement refermé sa porte, l’avait barrée d’une chaîne et, se tournant vers Gillette toute tremblante :

 

– Ici, mon enfant, vous êtes en sûreté… Ne tremblez donc pas ainsi… Julie ! Avette ! appela-t-il à haute voix.

 

Les deux femmes, réveillées déjà par le bruit, s’étaient habillées en toute hâte. Elles apparurent en haut d’un bel escalier de bois qui conduisait à l’étage supérieur.

 

– Avette, dit gravement Dolet, mon ami Manfred est presque le frère de ton fiancé Lanthenay… Il nous fait l’honneur de nous confier cette jeune fille… Aime-la donc comme si elle était ta sœur.

 

En quelques mots, il mit sa femme au courant de ce qui venait de se passer. Et déjà les deux femmes comblaient Gillette de leurs caresses…

 

– Comme vous êtes belle ! disait Avette. Savez-vous que nous vous connaissons bien ?…

 

– Vous aussi, vous êtes belle ! dit Gillette avec une sincère et naïve admiration.

 

– Manfred est donc votre ami ?… Quel bonheur !… Il est si brave… et si bon… Lanthenay l’aime tant !…

 

– Je ne le connais que depuis tout à l’heure ! répondit Gillette en rougissant… mais je l’avais vu quelquefois…

 

– Je crois en effet qu’il est bien brave… Il m’a sauvé d’un grand péril… Jamais je ne l’oublierai !

 

Elle joignit les mains avec force, par un geste nerveux.

 

– Oh ! ajouta Gillette, dans un mouvement de réaction de son effroi, ces inconnus qui sont entrés soudainement… et cet homme qui m’insulte, qui me saisit… qui m’emporte !… Oh ! cet homme surtout ! J’en ai peur !…

 

– Chère enfant !… Ne craignez plus rien !…

 

– Oh ! non, n’est-ce pas, madame… je n’ai plus rien à redouter ?…

 

– Vous êtes en parfaite sûreté ici, reprit Etienne Dolet. À ce moment, le marteau de la porte résonna impérieusement. Gillette devint blanche comme une morte.

 

Julie et Avette se tournèrent vers Etienne Dolet avec un regard d’interrogation angoissée.

 

Très calme, le maître imprimeur fit un geste pour recommander le silence aux trois femmes.

 

Puis il souleva une tenture, ouvrit une porte… une sorte de réduit apparut… C’est là que Dolet mettait sur des rayons les livres précieux qu’il imprimait.

 

On frappa une deuxième fois plus violemment.

 

Avette entraîna Gillette dans le réduit… Dolet laissa retomber la tenture. Julie était demeurée près de lui. Il alla écouter à la porte et il entendit une voix qui le fit tressaillir… une voix qu’il reconnut !…

 

Des chocs terribles ébranlèrent alors la porte.

 

Etienne Dolet s’était retourné vers une étincelante panoplie d’armes qui ornait l’un des panneaux de bois.

 

Mais après un instant de méditation, il secoua la tête. Alors il poussa un fauteuil au milieu de la salle. Il le tourna vers la porte de la rue, il s’assit, et la figure empreinte d’un calme majestueux, il attendit !

 

Soudain, dans un bruit de bois qui se déchire, la porte céda. Plusieurs hommes firent irruption dans la salle…

 

Dolet était demeuré assis…

 

– Qu’est-ce à dire, messieurs ! dit-il de sa voix imposante et digne. Comment, en pleine ville, on assiège un paisible logis ! On défonce une porte ! Prenez garde, messieurs, je me plaindrai au roi, qui dans sa haute justice…

 

– Maître Dolet ! interrompit soudain la voix même que l’imprimeur avait reconnue au dehors, c’est par mon ordre que mes gens sont entrés ici…

 

– Le roi ! fit Dolet avec le même calme impassible.

 

Il se leva et s’inclina profondément.

 

– Votre Majesté est la bienvenue dans ma demeure. Cette visite en dépit des circonstances où elle se fait, demeurera un éternel honneur pour le logis et le fidèle sujet qui l’habite… Daigne Votre Majesté prendre sa place en ce fauteuil… Julie, prends la coupe d’or vermeil, prends ce vieux vin de Bourgogne qui date de la naissance de notre fille. Hâte-toi d’offrir à notre sire les marques de l’hospitalité auxquelles il a droit…

 

– C’est bien, c’est bien, maître ! dit le roi.

 

– Ah ! sire ! reprit l’imprimeur, jamais je ne me consolerai d’avoir fait attendre Votre Majesté… Si j’avais su quel auguste visiteur frappait à ma porte ! Si, tout au moins, Monsieur avait crié la parole devant laquelle tout bon sujet s’incline : « Au nom du roi ! »

 

– C’est vrai, balbutia le lieutenant, j’ai omis de crier « Au nom du roi ! » mais…

 

– Silence ! commanda François Ier. Maître Dolet, je ne vous incrimine pas. Venons donc au fait. Vous avez reçu tout à l’heure la courte visite d’un homme… une espèce… un gueux… nommé Manfred…

 

– Oui, sire, dit Dolet : c’est mon ami…

 

– Votre ami ! Vous avez de singulières amitiés !

 

– Ah ! sire, on aura fait, sans doute, quelque méchant rapport à Votre Majesté sur ce jeune homme ! Jamais cœur plus loyal ne battit dans poitrine plus chevaleresque ! J’avoue qu’il a la tête un peu chaude… Mais il possède par-dessus tout une qualité qui le ferait certainement priser du roi qui s’y connaît : c’est le courage !

 

– Assez maître !… Ce… noble chevalier s’arrangera avec mon grand prévôt… Il a amené ici une jeune fille’?…

 

– Oui, sire.

 

– Cette jeune fille est encore dans votre maison ?…

 

– Oui, sire.

 

– Maître Dolet, amenez-la-moi à l’instant…

 

– Non, sire.

 

– De la rébellion ! gronda le roi.

 

– De l’honneur, sire. J’aime mieux encourir votre colère que votre mépris. J’ai fait serment, sire, que cette enfant ne sortirait pas d’ici. Que penserait Votre Majesté de celui de ses sujets qui parjurerait la parole donnée ?

 

Le roi garda un instant le silence.

 

– Maître, fit-il avec colère, vos paroles me prouvent une dernière fois ce que je savais déjà : que vous êtes animé d’un mauvais esprit et que l’autorité sacrée du roi n’a pas plus de prise sur votre obéissance que l’autorité vénérée de l’Église… Cependant, je comprends le sentiment qui vous a poussé, – je veux bien oublier ce que je viens d’entendre… Cette jeune fille, maître !

 

Le lieutenant et les soldats écoutaient cette conversation avec une stupéfaction grandissante.

 

Et ils frémirent d’indignation lorsque Dolet répondit :

 

– Sire, à ce que Votre Majesté vient d’entendre, je n’ai rien à ajouter, rien à retrancher.

 

– Qu’on fouille cette maison ! tonna François Ier. Qu’on, saisisse cet homme ! Qu’on le traîne à la Bastille !…

 

Julie poussa un cri de terreur et voulut se jeter au cou de son mari. Mais déjà celui-ci était entouré de gardes… La malheureuse femme, violemment repoussée, alla retomber sur le fauteuil.

 

À ce moment, la tenture du réduit se souleva.

 

Gillette parut, très pâle, mais très ferme, et s’avança vers le roi qui, bouleversé, en proie à une foule de sentiments contradictoires, la regardait avec une avide curiosité.

 

– Ma fille ! murmura-t-il d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

 

– Sire ! dit alors Gillette d’une voix qui tremblait à peine, j’ignore la cause de la persécution dont je suis victime… J’attends que vous me l’appreniez !

 

Un silence de mort s’établit dans la salle. Dolet, entouré de soldats, jeta un regard d’admiration sur Gillette… Quant au roi, il pâlissait et rougissait coup sur coup…

 

– Mon enfant, balbutia-t-il enfin… je vous donne ma parole de gentilhomme et de roi que vous serez respectée… que pas un mot, pas un geste offensant… Gillette, il faut que vous veniez au Louvre !…

 

Une idée perverse traversa tout à coup son cerveau.

 

– Vous viendrez au Louvre, ou maître Dolet ira à la Bastille… Choisissez !

 

– Sire ! sire ! s’écria Dolet, vous abusez de l’innocence de cette enfant ! Ceci est odieux !

 

– Silence ! ou par le ciel, maître Dolet, votre dernière heure est venue ! Ma patience est à bout !…

 

– Sire, un mot ! cria Gillette en s’élançant au-devant des soldats. Je vous suis si vous faites grâce à l’homme de courage qui veut bien, en cette minute mortelle, servir de père à celle qui n’a point de père !…

 

À ces mots, François Ier, qui pas un instant n’avait perdu Gillette des yeux, et qui manifestait d’incompréhensibles revirements de physionomie, de geste et de voix, François Ier tressaillit et pâlit.

 

– Celle qui n’a point de père ! balbutia-t-il.

 

Il fit un signe : les soldats s’écartèrent d’Etienne Dolet. Puis il s’avança et prit la main de Gillette. La jeune fille frissonna. Elle eut un brusque mouvement d’effroi.

 

– Mon enfant, dit le roi – et il appuya sur ce mot, et sa parole trembla étrangement – mon enfant, je vous inspire donc de l’horreur ?… Ne redoutez rien, je vous en prie… Ma parole royale vous est un garant dont nul au monde, jusqu’ici, n’a douté !…

 

– Sire, je vous suis ! répondit-elle avec fermeté.

 

Le maître imprimeur voulut intervenir une dernière fois… mais déjà le roi, conduisant Gillette par la main, franchissait le seuil de la porte.

 

– Infamie ! gronda Dolet, les poings serrés.

 

VIII

LES DEUX PÈRES

 

Le lendemain, la porte du vaste et somptueux cabinet où François Ier avait coutume de recevoir ses courtisans ne s’ouvrait point. Le roi méditait…

 

D’étranges bruits circulaient dans le Louvre…

 

On se racontait qu’une jeune fille d’une éclatante beauté avait été amenée dans la nuit au Louvre, que les dames d’honneur avaient été réveillées, qu’un appartement avait été mis à la disposition de cette inconnue…

 

Les uns souriaient et demandaient ce qu’en pensait Mme la duchesse d’Étampes, favorite en titre du roi François. D’autres hochaient gravement la tête… On disait le roi fort troublé… Chose extraordinaire : il ne s’était point couché. M. de Bassignac, son valet de chambre, avait passé la nuit dans l’antichambre, attendant vainement les ordres de Sa Majesté.

 

À l’aube[3], le roi s’était rendu dans son cabinet, défendant qu’on le dérangeât. Le roi s’était approché du grand feu clair qui brillait et pétillait dans la vaste cheminée. Il tendait sa main vers la flamme, comme s’il eût eu grand froid. Par moments, il grelottait.

 

Il était sombre, pensif, mâchonnait de sourdes paroles.

 

– C’est ma fille !… murmurait-il.

 

Et une sorte de stupeur mêlée de colère et d’angoisse se peignait sur son visage pâli.

 

Tout à coup, il appela… Bassignac se précipita.

 

– Qu’on délivre mon bouffon, dit tranquillement François Ier, et qu’il soit ici, dans une heure. Faites venir mon garde des sceaux…

 

Cinq minutes plus tard, le garde des sceaux était devant le roi.

 

– Monsieur, dit celui-ci, vous allez me préparer et me présenter à signer des lettres de noblesse pour…

 

Il s’arrêta, hésita, reprit sa promenade saccadée…

 

Et ce ne fut qu’au bout de dix longues minutes que le roi reprit, d’une voix précipitée :

 

– Pour demoiselle Gillette Chantelys… je la crée duchesse… en attendant !… Mettez sur les lettres que je lui donne mes domaines de Fontainebleau… Allez, monsieur !…

 

Le garde des sceaux sortit sans mot dire, et aussitôt l’étrange nouvelle de cet événement se répandit dans le Louvre comme une traînée de poudre.

 

Le roi avait poussé un soupir de soulagement.

 

Puis il reprit sa place devant le feu, et plongé dans une méditation obstinée, il perdit la notion du temps… Une voix, soudain, le fit tressaillir…

 

– Sire, vous m’avez commandé de venir vous trouver… me voici.

 

– Qui est entré ?… Qui parle sans mon ordre ?…

 

Il se retourna et demeura stupéfait : Triboulet était devant lui…

 

– C’est toi, bouffon !…

 

– Non, sire. L’homme qui est devant vous n’est pas le bouffon du roi : c’est Fleurial[4], honnête sujet, venu pour demander justice…

 

Le roi examina Triboulet avec un profond étonnement.

 

Triboulet était méconnaissable. Il avait, dans la chambre qu’il habitait au Louvre dépouillé son costume de bouffon. Il était vêtu comme un bourgeois aisé qui eût été en deuil ; son habit de drap noir, son pourpoint de velours, la toque noire qu’il tenait à la main faisaient ressortir l’effrayante pâleur de son visage. Une sérénité douloureuse remplaçait le masque d’ironie acerbe que lui connaissait le roi. Sa voix aigre était devenue grave. Il se tenait droit et ferme… C’est à peine si on s’apercevait alors qu’il avait une épaule déviée…

 

– Bouffon, dit-il, avec ce sourire de dédain qui lui était habituel, bouffon, je te pardonne ton incartade d’hier, à condition pourtant que tu ne continues pas cette farce… Va, bouffon, va reprendre tes insignes, et reviens aussitôt. Tu me distrairas… Je m’ennuie, ce matin…

 

Triboulet avait écoulé, les yeux baissés.

 

– Sire, qu’avez-vous fait de ma fille Gillette ?

 

En un instant le roi fut debout.

 

Il saisit violemment le bras de Triboulet.

 

– Misérable fou ! bégaya-t-il d’une voix presque inintelligible, tu dis… répète… tu oses dire !

 

– Sire, le désespoir d’un père ne connaît pas les limites de l’audace. Je dis : sire, qu’avez-vous fait de Gillette, ma fille ?

 

Le roi secoua frénétiquement le bras de Triboulet.

 

– Ta tête au bourreau, dit-il, vil bouffon, si jamais qui que ce soit au monde a entendu ce que tu viens de dire !

 

– Sire ! Mon enfant ! Je veux mon enfant !

 

Triboulet s’exaltait… D’une voix plus basse, plus formidable de fureur concentrée, le roi ajouta :

 

– Tu mens ! Tu mens ! Gillette n’est pas, Gillette ne peut pas être la fille d’un bouffon !

 

– Pourquoi, sire ? Pourquoi ? interrompit Triboulet.

 

– Parce qu’elle est fille de roi, entends-tu, misérable… parce qu’elle est ma fille… à moi !

 

Triboulet chancela, saisi de vertige. Une joie immense et délirante, une douleur mortelle : ces deux sentiments se ruèrent ensemble, à la même seconde sur son cœur affolé.

 

La joie !… Gillette était respectée, Gillette était pure… puisque le roi, son ravisseur, était son père !

 

La douleur !… Gillette n’était plus sa fille, à lui… puisqu’elle était la fille de François Ier.

 

Et tout d’abord, la joie remporta, déborda en tumulte.

 

Il se laissa tomber à genoux, écrasé sur le parquet.

 

– Sire ! Oh ! Sire ! Soyez béni ! Comme vous êtes noble et généreux de me faire savoir que mon enfant… mon pauvre ange… si pur… n’a pas subi la déchéance ! Elle est pure… Ah ! je n’en puis plus de joie ! Cela me suffoque ! Je vous bénis, sire ! Étais-je bête ! Étais-je stupide ! Moi qui croyais qu’un caprice… un amour poussait un roi vers ma fillette ! Triple niais ! Sacrilège ! C’était un père qui voulait sa fille ! N’est-ce pas naturel ? Elle est pure ! Ce n’étaient pas des regards de désir qui étaient tombés sur elle ! Sauvée ! Ah ! sire ! Peut-on, sans mourir, éprouver des joies pareilles…

 

Triboulet sanglotait doucement.

 

Et, tandis que le roi, sombre, convulsé à l’évocation de son amour… de son caprice ! regardait Triboulet écroulé à ses pieds, le malheureux continuait :

 

– Fille de roi ! Parbleu ! Je m’en doutais ! Elle est si belle… C’est une couronne qu’il faut à ce front-là ! Et ces beaux cheveux d’or, mademoiselle, croyez-vous qu’ils vont resplendir sous les perles et les diamants ! Vous êtes la fille d’un roi ! Ah ! ah ! Que dites-vous de cela ? Vous vous imaginiez être une pauvre fille perdue… recueillie par un bourgeois médiocre… Eh bien, pas du tout, mademoiselle ! Vous êtes la fille du roi !…

 

– Relève-toi, bouffon ! prononça le roi.

 

Une affreuse angoisse étreignit le cœur de Triboulet.

 

Envolée, sa joie ! Effondrée, la surhumaine joie !

 

Et ceci, avec une effrayante lucidité, se dressa devant son esprit :

 

Gillette était la fille du roi. Et lui, le bouffon du roi !

 

Il était debout, maintenant, suivant d’un œil qui eût attendri des tigres la marche saccadée de François Ier qui, les mains au dos, la tête penchée, allait et venait.

 

– Raconte-moi tout, dit alors le roi. Tout ! N’omets pas un détail… Où, quand, comment l’as-tu connue ?…

 

– Voilà, sire, dit Triboulet avec volubilité. Vous vous rappelez Mantes ? Il y a dix ans… un jour… vous passiez dans cette ville… Je commis je ne sais quelle impertinence… Cela se passait dans la rue… près d’une vieille porte en ruine, d’où pendaient deux énormes chaînes. Alors, sire, en manière de punition plaisante, vous me fîtes attacher à ces chaînes, et vous ordonnâtes de m’y laisser deux jours… Vous vous rappelez, sire ?… Moi, je m’en souviendrais pendant des siècles… Heure bénie où je fus enchaîné à la vieille porte de Mantes, et exposé à la ville entière en objet de dérision… Vous rappelez-vous, sire ?

 

– Passe ! dit François Ier.

 

– Je fus donc enchaîné, sire… Oh ! Je ne me plains pas… vous eûtes mille fois raison… La ville entière défila devant moi… J’étais mortellement triste… Les hommes riaient… les enfants poussaient des huées et me jetaient des pierres… Voyez-vous, sire, j’ai encore la cicatrice, là… au-dessus du sourcil droit… une des pierres…

 

Le doigt de Triboulet se posa sur la cicatrice. Le roi demeura glacial.

 

– Heureuse blessure ! C’est pour vous dire, sire… Je me rappelle encore ceci : une très jolie femme excita son chien contre moi… le chien vint en grondant s’arrêter près de moi… Je le regardai… et alors, il me lécha les mains, sire… La jolie femme le battit… pauvre bête !

 

– Passe ! dit le roi d’une voix sourde.

 

– C’est pour vous expliquer, sire… je n’ai pas oublié un détail… Pas de danger que j’oublie… jamais ! jamais ! Le soir venait… Je me sentais triste à la mort… La cruauté des hommes m’épouvantait… Il y avait devant moi plus de cinq cents personnes, femmes, seigneurs, bourgeois, enfants… et les huées redoublaient, lorsque, tout à coup, je vis venir à moi… une fillette, sire… figurez-vous un petit ange… des cheveux sur ses épaules, des cheveux qui étaient comme une auréole… des yeux si doux… si doux que ma gorge se serre, rien qu’à me rappeler cette ineffable douceur… La foule disait : « C’est Gillette… C’est la petite marchande de lys… c’est Gillette Chantelys. » En effet, elle tenait une grosse gerbée de lys dans ses deux bras… Elle vint vers moi… Ah ! sire… un flot de méchanceté monta à ma tête enfiévrée… Je grondai : « Que veux-tu, toi aussi ! Tu viens me frapper, dis ? » Elle me sourit, laissa tomber sa gerbe de lys… et puis, elle essuya mon visage… J’étais tremblant, bouleversé… Alors, elle s’appuya contre moi, regardant la foule de ses yeux clairs, comme pour me défendre, me protéger… Et la foule cria : Noël ! Et les hommes applaudirent… des femmes pleurèrent…

 

Triboulet s’arrêta encore ; l’émotion l’étouffait.

 

– Continue ! dit froidement François Ier.

 

– Que vous dire, Majesté !… Le lendemain, lorsque je fus détaché, Gillette vint à moi et, avec un geste d’une grâce adorable, m’offrit un de ses lys… Pauvre lys flétri ! Je l’ai gardé dans un vieux livre d’images… Et ! parfois encore, lorsque mon cœur saigne, je vais le regarder et déposer un baiser sur sa blancheur jaunie… J’interrogeai la petite marchande… Elle m’apprit qu’elle venait de Blois… que depuis plus d’un an elle habitait Mantes… seule, toute seule… vivant de la charité publique… Elle ne se souvenait presque plus de sa mère… disparue ! Elle n’avait jamais connu son père… Je lui demandai si elle voulait venir avec moi… Elle leva vers moi un regard profond et me dit : « Oui… parce que vous êtes malheureux comme moi… » Dès lors, elle devint mon enfant chérie. Peu à peu, elle oublia l’incident qui avait lié nos destinées… elle ne vit plus en moi que son père adoptif… Elle me croit un bon bourgeois de Paris… Je l’ai élevée… dans cette petite maison de l’enclos du Trahoir… où je vais la voir dès que je puis m’échapper du Louvre. Elle est ma consolation suprême, ma joie ; un seul de ses regards me transporte lorsque j’ai bien souffert ; il suffit que ses deux bras se nouent autour de mon cou et qu’elle m’appelle « Père ! » pour que j’oublie souffrance, terre et ciel ! Voilà tout, sire.

 

François Ier jeta sur Triboulet un regard où il y avait une inexprimable expression d’un sentiment confus qui était peut-être de la jalousie, ou peut-être de l’orgueil froissé… Il garda quelques minutes le silence, tandis que Triboulet l’examinait avec une angoisse grandissante…

 

Le roi, enfin, s’arrêta devant lui, et glacial, méprisant :

 

– C’est bien… tu peux aller revêtir ta livrée…

 

Voilà tout ce que François Ier trouvait à répondre à ce père !…

 

Triboulet ne broncha pas.

 

– M’as-tu entendu, bouffon ?…

 

– Sire ! Vous n’avez donc pas entendu, vous, le cri de mon cœur ! Je ne vous ai donc pas fait comprendre que Gillette… c’est ma vie !…

 

– Bouffon ! Je te pardonne d’avoir osé toucher, ne fût-ce que du bout des doigts, la fille du roi de France… Tu ne savais pas… Mais que ce soit fini !… Gillette n’est plus… Que jamais tes yeux ne se lèvent désormais sur la nouvelle duchesse… la duchesse de Fontainebleau ! Je te défends de lui dire un mot ! Il y va de ta tête…

 

– Sire ! balbutia Triboulet… Ce n’est pas possible…

 

– Assez !… Que la pensée même efface jusqu’au souvenir du passé !

 

– Oh ! défendez-moi donc de penser et de sentir ! Arrachez-moi le cœur !

 

– Un mot de plus, bouffon, – et c’est la Bastille pour le restant de tes jours.

 

Le bouffon frissonna. La Bastille… L’éternelle séparation !

 

– Oh ! sanglota-t-il, éperdu, ne plus la revoir… Être à jamais séparé d’elle… Sire ! sire ! je ferai ce que vous voudrez ! Laissez-moi ici… Par pitié ! Laissez-moi la voir… Tenez, sire, je ne lui parlerai plus ! La voir seulement ! Ne fût-ce que de loin !

 

– Tu la verras. Dans quelques jours, je donne une fête pour la présenter à la cour… Tu seras de la fête, Triboulet. Il n’y a pas de fête complète sans bouffon !

 

– Je serai de la fête ! balbutia le malheureux.

 

– Sans doute ! ricana le roi.

 

– Et il faudra que je remplisse mon office devant elle ?

 

– Pourquoi non ?

 

François Ier éprouvait une cruelle jouissance du supplice qu’il infligeait à son fou. C’était sa vengeance. Triboulet, un bouffon, un être méprisé, l’objet de l’universelle dérision, Triboulet avait pu serrer Gillette dans ses bras ! Triboulet était aimé comme un père !

 

Il fallait faire à jamais rentrer le misérable fou dans son ombre… Il fallait creuser entre lui et la fille du roi un abîme infranchissable…

 

La duchesse de Fontainebleau frémirait de honte… quand elle saurait que celui qu’elle appelait « son père » s’appelait Triboulet !

 

– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, reprit le roi avec le même calme dédaigneux : qu’un seul mot, qu’un seul de tes regards révèle à qui que ce soit le passé que tu m’as raconté, et c’est pour toi la Bastille, sinon la corde ! La duchesse de Fontainebleau, la fille du roi, n’a rien de commun avec la petite Gillette Chantelys…

 

– Faire le bouffon devant elle ! murmura Triboulet qui, peut-être, n’avait pas entendu… impossible ! Être insulté devant elle ! Bafoué devant elle ! Non…

 

Et il supplia :

 

– Sire, plaise à Votre Majesté de me relever de ma charge… J’aime mieux disparaître… ne plus la voir !

 

Le roi, qui avait repris sa promenade, s’arrêta, tourna le dos à Triboulet, et, sans même le regarder, ordonna :

 

– Bouffon… sois ici dans dix minutes, avec ta livrée…

 

– Sire !… Vous n’avez donc pas de cœur !

 

Le roi se retourna vers le bouffon :

 

– Va !…

 

Triboulet, hagard, pâle comme un mort, recula lentement… disparut… Vaincu ? Nous le saurons bientôt !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Au moment où Triboulet, chancelant de désespoir, se retirait et allait remettre sa livrée de bouffon, le comte de Monclar entrait dans l’antichambre et demandait audience. Quelques instants plus tard, il entrait chez le roi.

 

– Eh bien ! ce truand ? demanda François Ier avec une réelle angoisse d’impatience.

 

– Il est pris, sire.

 

– Pris ! s’écria François Ier rayonnant… Bravo, Monclar !… J’espère que vous avez pendu le drôle séance tenante !…

 

– J’ai fait mieux, sire ! dit le grand prévôt avec un sourire sinistre. Votre Majesté m’avait demandé quelque bon supplice pour ce misérable…

 

– Voyons le supplice… Je sais que vous êtes expert.

 

– J’ai enfermé l’homme dans le charnier de Montfaucon, dit le grand prévôt avec une tranquillité terrible ; j’ai placé dix gardes devant la porte de fer, et j’ai commandé qu’on n’ouvrît pas avant huit jours… Votre Majesté trouve-t-elle que le supplice est suffisant ?

 

– Horrible ! murmura le roi, qui devint un peu pâle.

 

– Si Votre Majesté le désire, je vais faire ouvrir, et le drôle sera pendu au-dessus… du logis qu’il occupe en ce moment.

 

– Croyez-vous qu’il souffrira longtemps ?

 

– Pas plus de quatre à cinq jours… la faim et la soif tuent assez vite… j’ai fait sur ce sujet de curieuses expériences… Faut-il ouvrir, sire ?

 

– Puisque c’est commencé, balbutia le roi… autant cette mort… qu’une autre !

 

– C’est mon avis, dit froidement Monclar.

 

– N’en parlons plus, comte !

 

– Il suffit, sire… Votre Majesté a promis de recevoir le vénérable père Ignace de Loyola…

 

– C’est vrai… Faites-le introduire…

IX

LE GRAND PRÉVÔT

 

Cette sombre physionomie du comte de Monclar sollicite notre curiosité ; malgré l’importance capitale de l’entrevue qui eut lieu entre le roi et Loyola, et que nous aurons à raconter, suivons donc le grand prévôt.

 

M. de Monclar sortit du Louvre, a cheval, escorté par une vingtaine de gens d’armes. Il n’avait pas la figure d’un méchant ou d’un cruel : ses traits étaient figés, pétrifiés, semblait-il, hors de toute sensibilité.

 

Ses yeux n’étaient point durs : seulement on n’y voyait jamais de flamme humaine.

 

Sa parole n’était ni âpre ni forte : elle était morne.

 

Il disait au bourreau : « Pendez cette femme » du même ton qu’il disait à son valet de chambre : « Habillez-moi. »

 

Les plus braves avaient peur devant cette sinistre représentation de la Vindicte. Paris tremblait quand il passait, morne, indifférent à la terreur qu’il inspirait.

 

On disait le grand prévôt brave jusqu à la témérité. À diverses reprises, il avait pénétré seul, sans armes, dans les bouges d’où on ne sortait pas vivant… Il apparaissait quelquefois dans des cabarets mal famés, et, à son aspect, un silence de mort s’établissait.

 

En réalité, le comte de Monclar ne connaissait pas la peur, parce que la peur est un sentiment – et que peut-être il n’y avait plus en lui un seul sentiment vivant.

 

De vrai, c’était un cadavre qui marchait, parlait, et il y avait beaucoup de superstition dans la terreur qui se répandait autour de lui comme une atmosphère spéciale.

 

Triboulet l’avait appelé : L’Archange du gibet !

 

Cette esquisse rapide – et que peut-être on trouvera trop longue – était nécessaire. Passons… M. de Monclar marchait à dix pas en avant de l’officier qui commandait son escorte. Il contourna l’ensemble de ruelles qui venaient se dégorger dans la Cour des Miracles comme autant de ruisseaux putrides aboutissant à un cloaque.

 

Comme il allait, au tournant de l’une de ces ruelles, s’engager dans la rue Saint-Denis, une femme, accroupie dans une encoignure, se dressa toute droite, et le regarda fixement. Le grand prévôt perçut la sensation de ce regard attaché sur lui, et cela l’étonna, lui qui faisait baisser tous les yeux, hormis ceux du roi son maître…

 

Il arrêta son cheval, examina la femme.

 

C’était une vieille, sans âge fixe. Elle était en haillons…

 

Elle ne baissa pas les yeux. Il n’y avait d’ailleurs dans son regard ni menace ni prière ni insolence.

 

– Que me veux-tu ? demanda le grand prévôt.

 

– Rien, monseigneur…

 

– Qui es-tu ?

 

– Une femme qui souffre et qui attend.

 

– Comment t’appelles-tu ?

 

– Je n’ai pas de nom… on m’appelle la Gypsie.

 

– Il me semble te reconnaître.

 

– Vraiment, monseigneur !

 

Il y eut quelque chose comme une joie sourde dans l’accent de ces mots.

 

– Je te reconnais maintenant, reprit le grand prévôt. C’est toi qui vint un jour me supplier d’épargner une sorte de bohémien que j’ai fait pendre.

 

– Vous avez une prodigieuse mémoire, monseigneur. Ces faits remontent à plus de vingt ans.

 

– C’est vrai ! murmura Monclar. J’ai trop de mémoire… Oh ! si je pouvais oublier ! oublier !

 

Et il reprit à haute voix :

 

– Même, le jour de la pendaison, tu te jetas sur le bourreau et le mordis cruellement… Tu fus graciée…

 

– J’avais oublié, monseigneur… Vraiment votre mémoire m’étonne moi-même ! Moi qui passe dans ma tribu pour garder une impression merveilleuse du passé…

 

– Le bohémien fut pendu ! continua Monclar.

 

– C’était mon fils, monseigneur…

 

Elle dit cela très simplement, sans haine aucune.

 

– Et maintenant, que veux-tu ?

 

– Rien, monseigneur !

 

– Pourquoi me regardes-tu quand je passe ?

 

– C’est une habitude chez moi… voilà tout.

 

Le grand prévôt pressa les flancs de son cheval.

 

– Monseigneur ! dit la vieille.

 

– Allons, parle… je savais bien que tu avais quelque chose à dire.

 

– On m’a assuré que vous vouliez faire arrêter Lanthenay.

 

– Tu le connais ?

 

– Assez pour m’intéresser à lui… Et puis, surtout, je m’intéresse à une jeune fille… nommée Avette… la fille d’un imprimeur… Ces deux enfants s’adorent, monseigneur. C’est pourquoi je vous prie, monseigneur. Si Lanthenay est pendu, Avette en sera bien triste… et son père aussi…

 

La prière était si peu une prière que le grand prévôt eut la rapide intuition que la vieille machinait peut-être autre chose que le bonheur d’Avette et de Lanthenay. Il dédaigna de répondre et poussa son cheval.

 

Cette fois, la Gypsie n’essaya plus de l’arrêter. Mais si le comte de Monclar se fût retourné, il eût sans doute frissonné de terreur, sous le regard de haine effroyable que lui dardait l’étrange vieille. :.

 

Le grand prévôt songeait :

 

– Le renseignement est bon ! Lanthenay reçu chez Dolet ! Nous ferons d’une pierre deux coups…

 

Au moment où Monclar et son escorte disparaissaient au tournant de la rue Saint-Denis, un jeune homme sortit d’une maison, et, apercevant la Gypsie, s’avança vers elle.

 

Le jeune homme, en approchant de la vieille, eut un regard de pitié et de répulsion à la fois. Il la toucha à l’épaule. Elle eut un tressaillement violent, comme si, d’un rêve lointain, elle eût été trop vite ramenée à la réalité.

 

– Lanthenay ! balbutia-t-elle en passant sa main sèche sur son front creusé d’innombrables petites rides.

 

– Que faisais-tu là, mère Gypsie ? demanda le jeune homme, d’une voix douce et grave.

 

– Rien, mon enfant. Tu sais, j’aime à vaguer par les rues, c’est un souvenir de ma vie errante de jadis, alors que j’allais sur les grandes routes avec mon homme.

 

– Pauvre mère Gypsie ! Tu ne te décideras donc pas à habiter une maison convenable… à t’habiller… à vivre en paix… à chercher enfin un peu de bien-être et de bonheur !… Tu sais pourtant que je t’offre tout cela, bonne mère !… Viens habiter avec moi… je te ferai la vie douce, et je t’arrangerai une vieillesse reposée…

 

– Oui, oui… Je sais que tu m’as gardé une belle reconnaissance, mon enfant… tu es un bon cœur…

 

– N’est-ce pas vous qui m’avez recueilli… pauvre orphelin que j’étais… abandonné du ciel et des hommes !

 

– C’est vrai… Et tu es aussi le seul lien qui me rattache à la vie… je n’aime plus que toi au monde !…

 

La vieille fixa sur le jeune homme un étrange regard. Celui-ci ressentit une soudaine sensation d’angoisse qu’il avait déjà maintes fois éprouvée devant la Gypsie.

 

Cette sensation, il la dissimula, et reprit, avec la même voix de pitié :

 

– Pauvre Gypsie… Vous m’aimez bien… je suis votre enfant…

 

– Mon enfant précieux ! oui, précieux ! Tu ne sais pas à quel point tu m’es précieux !… Si quelqu’un te faisait du mal, vois-tu, je serais capable de le tuer…

 

– Calmez-vous, mère… Je suis de taille à me défendre…

 

– Ta main !

 

Elle s’empara de la main du jeune homme qui, malgré toute l’affection qu’il cherchait à s’imposer, ne put se défendre d’un geste de répulsion.

 

– Je vois dans ta main des choses bien curieuses, mon enfant, disait la vieille, très attentive en apparence à sa lecture.

 

– Voyons ! fit Lanthenay, en souriant avec contrainte.

 

– Tu aimes ! Tu es aimé ! Tu seras heureux ! Un beau mariage viendra couronner votre amour… Tu vivras longtemps, en dépit des méchants…

 

– Bonne mère ! c’est votre cœur…

 

– Mais non, mais non ! C’est dans ta main !…

 

– Soit ! Allons, à bientôt, mère… Avez-vous besoin d’argent ?

 

– Non. Tu m’en donnas avant-hier, assez pour un mois.

 

– Prenez toujours, mère. On ne sait ce qui peut arriver… Je souffrirais tant de vous savoir dans la gêne !…

 

Et il glissa une bourse arrondie dans la main de Gypsie. Puis, faisant un effort, il se pencha, l’embrassa sur la joue et s’en alla en murmurant :

 

– Pauvre Gypsie ! Qu’ai-je donc au fond du cœur pour éprouver une telle répugnance à faire l’aumône d’une caresse filiale à celle qui est ma mère adoptive ?

 

La Gypsie le regardait s’en aller. Chose étrange… le regard dont elle accompagna Lanthenay était identiquement le même qu’elle avait jeté au comte de Monclar !

 

Cependant, le grand prévôt, poursuivant son chemin, était sorti de la ville ; un temps de trot de quelques minutes le conduisit au gibet de Montfaucon.

 

Les hommes de garde qu’il avait laissés étaient à leur poste devant la porte de fer.

 

– L’homme ? interrogea-t-il.

 

– Monseigneur, il ne bouge pas. On ne l’entend pas…

 

– Est-il donc déjà étouffé ?…

 

– C’est fort possible, monseigneur.

 

– Pour plus de sûreté, n’ouvrons que dans quelques jours, comme je l’ai dit… On vous relèvera tantôt… Faites bonne garde !

 

– Soyez tranquille, monseigneur ! Il faudra que le truand se change en taupe pour pouvoir s’en aller…

 

Le grand prévôt contempla une minute, d’un œil terne, cette porte de fer derrière laquelle il évoqua l’effroyable drame de cette agonie d’un homme parmi les squelettes… puis, ayant fait un dernier geste de recommandation, il tourna bride, regagna Paris et, une demi-heure plus tard, mit pied à terre dans la cour de son hôtel, situé rue Saint-Antoine, en face de la Bastille.

 

Le comte de Monclar monta à son appartement…

 

Il ouvrit une chambre aux meubles couverts de poussière, aux tentures fanées. À l’un des panneaux de cette chambre était accroché un tableau de grande dimension. Il représentait une jeune femme d’une éclatante beauté. Près de la femme, un jeune enfant de quatre à cinq ans, debout, appuyé aux genoux de sa mère, frais et rose, souriait…

 

Le comte de Monclar s’arrêta devant ce tableau.

 

Alors, la physionomie rigide de cet homme se détendit, s’amollit, ses yeux mornes semblèrent se mettre à vivre…

 

Il se laissa tomber à genoux. Ses bras se tendirent vers le tableau, et un sanglot étouffé souleva sa poitrine.

 

X

MADELEINE PERRON

 

Avant de revenir au Louvre où nous retrouverons Gillette, au Louvre où le roi était en conférence avec Ignace de Loyola, il est indispensable que nous indiquions ce que devenaient deux personnages dont les faits et gestes ne sauraient nous être indifférents.

 

C’est Ferron ; c’est sa femme Madeleine.

 

Ferron était entré dans Paris par la porte Montmartre, au petit jour, après avoir congédié son aide sinistre, et erre toute la nuit à l’aventure parmi les bois qui s’étendaient entre les murs de la ville et le petit village de Montmartre. Ferron paraissait très calme.

 

La terrible exécution de la nuit avait apaisé sa colère.

 

Il traversa Paris de ce pas lent et indifférent d’un bon bourgeois qui fait sa promenade matinale ; il allait sans savoir, se laissait porter sans chercher de direction.

 

Tout à coup, il s’arrêta en tressaillant : il était devant la maison de l’enclos des Tuileries.

 

Il l’examina avec une maladive curiosité. Dans le petit jour gris et triste de cette matinée, cette maison lui apparaissait lamentable, sinistre.

 

La porte était restée entr’ouverte. Il entra, machinalement ne songeant même pas à refermer la porte sur lui. Il se mit aussitôt à visiter le logis qui comprenait un rez-de-chaussée et un premier étage.

 

Quel étrange intérêt le poussait à cette visite ? Quelle curiosité d’esprit malade ?… Il est certain que Ferron, une fois entré, n’eût renoncé pour rien au monde à repaître sa douleur des preuves accumulées de la trahison.

 

Il inventoriait avec une apparente tranquillité, passait dans la salle à manger luxueuse, ornée de dressoirs sculptés, hochait la tête en examinant un couvert de vermeil où était gravé un F.

 

– François ! murmura-t-il.

 

Et tout à l’instant, il songeait :

 

– Si pourtant cela voulait dire Ferron !…

 

Ainsi, même à ce moment, même après l’exécution, même après ce qu’il avait vu, ce que le mari cherchait surtout, c’était peut-être une preuve d’innocence…

 

Il continua, inspecta un grand cabinet où il y avait une fontaine, – tout un appareil de toilette compliqué où l’eau jouait le grand rôle, contrairement aux habitudes de l’époque. Là, les preuves furent flagrantes.

 

Il monta, entra dans la chambre à coucher, comme il était entré dans la nuit, doucement, sans bruit…

 

Rien n’avait été dérangé à cette chambre.

 

Ferron se revit, accroupi, près de sa femme évanouie.

 

Il reconstitua toute la scène.

 

– Voilà, mâchonna-t-il entre ses dents ; lorsque je suis entré, elle achevait de s’habiller… Elle était devant cette glace… comme ça… ses bras arrondis au-dessus de sa tête pour arranger ses cheveux…

 

Le malheureux, en parlant ainsi, s’était placé devant le miroir, et telle était la tension de son esprit qu’il en arrivait à exécuter les gestes qu’il indiquait.

 

– Oui, oui, poursuivit-il, la ribaude faisait des grâces devant ce miroir… pendant que moi… Ah ! l’infâme ! Mais aussi lorsque je suis entré… quelle épouvante sur sa figure ! Ce qu’elle a dû souffrir, lorsque, au fond du miroir, elle a vu la porte s’ouvrir lentement, et que je suis apparu…

 

« Oh ! bégaya-t-il soudain en jetant un regard d’invincible terreur sur le miroir… mais je deviens fou ! Voici que la porte s’ouvre !… comme pour elle !… Qui vient ?… Qui entre ?… Une femme !… Horreur sur horreur !… C’est Madeleine !… C’est le spectre de la morte !…

 

– Bonjour, monsieur Ferron ! dit une voix calme.

 

En effet, la porte venait de s’ouvrir.

 

Madeleine venait d’apparaître, comme Ferron lui avait apparu dans la nuit ; comme Ferron, elle s’arrêtait un moment dans l’encadrement ; comme Ferron, elle refermait ensuite la porte et s’avançait d’un pas tranquille…

 

Ferron, secoué de frissons, les dents serrées, les cheveux hérissés, muet, se sentait entraîné vers les dernières limites de la peur…

 

– Bonjour, monsieur Ferron ! répéta-t-elle.

 

Et, du bout du doigt, le toucha à l’épaule. Il fit un bond prodigieux, et, les mains tendues, au paroxysme de l’effroi superstitieux, il balbutia :

 

– Qui es-tu ? Tu es son spectre, n’est-ce pas ? Tu viens te venger, morte, comme je me suis vengé sur elle… vivante !

 

– Vous me faites pitié, monsieur, dit-elle de cette voix calme que Ferron lui connaissait bien. Ce n’est pas un spectre qui est devant vous… C’est Madeleine, c’est votre femme, vivante, très vivante… Votre bourreau a mal fait sa besogne, mon cher.

 

– Vivante ! hurla Ferron.

 

Il se précipita, saisit Madeleine :

 

– Vivante… Oui, vivante !… C’est bien elle ! C’est la ribaude !… Arrachée à la mort par je ne sais quel miracle d’enfer, elle revient du premier coup à la maison de son crime… Gueuse !… Est-ce le roi que tu espérais trouver ici ? Ou peut-être quelque truand ! Car tu as dû te prostituer à qui voulait te prendre !… Vivante !… Ah ! ah ! mais nous allons voir si je serai plus adroit que le bourreau, moi !…

 

Il se jeta sur la porte qu’il ferma à double tour de clef. Madeleine s’assit paisiblement.

 

– Vous dites des folies, mon cher. Je suis venue ici pour vous trouver, vous !

 

– Moi !…

 

– Vous ! Ma première idée a été que vous viendriez ici. Je ne me suis pas trompée, puisque vous voilà… Si j’avais eu peur de vous, je ne serais pas entrée… Voulez-vous que nous causions ?…

 

– Parle !… Qu’as-tu à dire ? Comment vas-tu essayer de te justifier ?…

 

– Vous ne me comprenez pas, fit-elle avec impatience. Je n’ai pas à me justifier. Je ne vous aimais pas. J’aimais François, roi de France, et me suis donnée à lui sans arrière-pensée. C’est un grand malheur pour vous que vous ayez appris la chose… Je vous en plains sincèrement, car si je ne vous ai jamais aimé d’amour, j’ai toujours eu pour vous une affection réelle… Vous le voyez, monsieur : pas de justification ; j’ai aimé… avec tout mon cœur et mon corps…

 

– Et tu oses me dire cela, à moi ! Ton imprudence va jusque là que tu te glorifies de ton crime !

 

– Je ne m’en glorifie pas. Je cherche à vous prouver que nous devons causer franchement, et je commence par de la franchise…

 

– Par du cynisme !

 

– Si vous y tenez, mettons que je suis cynique. Je vous répète ma question, et vous préviens que tout à l’heure il sera trop tard : voulez-vous que nous causions ?

 

– Je te préviens, moi, que tu ne sortiras pas d’ici vivante… Maintenant, parle ! Emploie les dernières minutes de ta vie à mentir, comme tu y as employé toute ta vie !

 

Un râle s’étrangla dans sa gorge. Il souffrait atrocement.

 

Et ce dont il souffrait le plus à cette minute, c’était justement de ce que Madeleine ne mentait pas, n’essayait pas une justification qui lui eût permis de feindre la confiance… qui lui eût permis le pardon !

 

Une seconde, il s’était vu serrant dans ses bras la femme repentante. Car cet infortuné adorait la belle créature.

 

– Monsieur, reprit Madeleine, vous m’avez prise tout à l’heure pour un spectre… Il y a là un peu de vrai… Je ne suis plus une femme… Je ne suis plus Madeleine… J’en suis même à me demander s’il me reste un seul sentiment humain, sauf un seul que je vais vous dire… Vous dites que vous allez me tuer… Je ne tiens plus à la vie… Il m’est indifférent de mourir… D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un sourire livide, je connais maintenant la mort !…

 

Ferron écoutait avec stupeur.

 

– Vous voulez me tuer : j’y consens pourvu que ce soit plus tard, quand nous aurons accompli ensemble la besogne que je rêve.

 

– Quelle besogne ? grogna Ferron.

 

– Vous n’avez donc songé qu’à vous venger sur moi seule ? fit-elle avec un méprisant sourire.

 

– Soyez tranquille !… Je vous ai dit que l’autre aurait son tour.

 

– Vrai ? s’écria Madeleine en se levant. Vous haïssez assez le roi de France pour essayer de vous venger ?…

 

– Je vous l’ai dit : Vous, d’abord… lui, ensuite…

 

Ferron, sans s’en douter, ne tutoyait plus sa femme.

 

– Alors, dit-elle, en retombant dans sa morne tranquillité, nous pourrons nous entendre… Car la haine, c’est l’unique sentiment qui demeure vivant en moi… Tout le reste est mort !…

 

– Malheureuse ! râla Ferron.

 

– Qu’avez-vous, monsieur ?… Ce que je vous dis là est pour vous plaire…

 

– Malheureuse !… Vous me parlez de votre haine ! Et cela me fait autant de mal, cela me torture autant qu’un aveu d’amour…

 

– Vous n’y êtes pas, monsieur, dit-elle froidement. Je ne hais pas le roi de France pour m’avoir délaissée. Je ne suis pas l’amante abandonnée chez qui l’amour prend un moment la forme de la haine… Ma haine à moi est faite de mépris… Je hais le roi de France parce qu’il a été lâche alors que je le croyais chevaleresque ! Je le hais parce qu’il a détruit l’idole que j’avais élevée en mon cœur, et qu’en brisant lui-même cette idole, il a fait de mon cœur une ruine ! Je hais ! Je méprise ! Je veux me venger… Voulez-vous unir votre désespoir à ma haine ?

 

Ferron, depuis quelques instants, paraissait ne plus écouter Madeleine.

 

– Comment êtes-vous vivante ? dit-il très bas.

 

Madeleine eut un geste d’impatience.

 

– Hé ! monsieur, vous revenez encore à cela ? Il suffit que je sois vivante !… La corde était mauvaise… elle s’est brisée… je suis revenue à moi… voilà tout… Répondez-moi maintenant… Supposez Madeleine morte… Celle qui est devant vous est seulement une forme de vengeance. Je vous offre mon aide. En voulez-vous ?…

 

Ferron, sans répondre, bondit sur elle.

 

– Le bourreau s’est trompé, gronda-t-il, mais moi je ne me tromperai pas !… Tu vas mourir… Tu vas…

 

Il n’acheva pas, s’affaissant avec un cri d’agonie…

 

Au moment où il étendait les bras pour saisir Madeleine, celle-ci s’était violemment reculée, après un geste foudroyant… elle venait de frapper Ferron à la gorge d’un coup de poignard…

 

Ferron, tombé comme une masse, essayait encore de se traîner vers elle pour la saisir… et sa bouche, avec du sang, vomissait de suprêmes insultes.

 

Madeleine se pencha sur lui. Son bras se leva et s’abattit.

 

Cette fois, le poignard avait pénétré en plein dans le côté droit de la poitrine.

 

Ferron, foudroyé, talonna violemment le parquet sur lequel s’incrustèrent ses ongles. Puis il se tint immobile…

 

– Mort ! dit froidement Madeleine en se relevant.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Madeleine Ferron demeura toute la journée dans la petite maison de l’enclos des Tuileries, dont elle avait fermé portes et volets.

 

Elle passa et repassa cent fois près du cadavre sans en éprouver aucune gêne : elle l’enjambait, voilà tout.

 

Un plan de vengeance mûrissait dans son cerveau.

 

Le soir vint, la nuit se fit. Madeleine descendit au jardin. Elle saisit une bêche et commença à creuser la terre, dans un angle… Elle travaillait méthodiquement, sans hâte.

 

Vers dix heures, le trou fut assez grand. Alors, elle remonta, saisit le cadavre par les pieds et le traîna… la tête frappant sourdement chaque marche de l’escalier…

 

Quand elle fut arrivée au bord du trou, elle jeta un dernier coup d’œil sur Ferron, et l’instant d’après, le cadavre gisait au fond de la fosse…

 

À minuit, le trou était comblé, piétiné.

 

Madeleine Ferron s’enveloppa alors d’un ample manteau, rabattit le capuchon sur sa tête, et sortit de la maison dont elle ferma soigneusement la porte.

XI

LOYOLA

 

Nous sommes maintenant au Louvre, dans ce somptueux cabinet qu’affectionnait François Ier. Le roi avait donné l’ordre d’introduire Ignace de Loyola.

 

Celui-ci parut, et son premier regard apprit à François qu’il avait devant lui un rude lutteur : regard de flamme, jailli de deux yeux noirs qui ne se baissaient pas.

 

Le roi était debout.

 

– Vous avez désiré me parler, dit-il avec la sourde colère de se voir si peu roi devant le redoutable moine. Je vous écoute ! que me voulez-vous ?

 

– Tout d’abord, sire, vous donner la bénédiction pontificale que je vous apporte de Rome ! ; répondit Loyola levant la dextre avec une sorte de majesté impérieuse.

 

– Roi de France, dit-il, fils aîné de l’Église, au nom du souverain pontife de la chrétienté qui m’en a donné mission, au nom du Saint-Père, roi des rois, je vous bénis !

 

Surpris, vaincu par le geste autoritaire, François Ier s’inclina soudain, dans un presque agenouillement, sous la menaçante bénédiction. Puis il se releva, hautain, et dit :

 

– Le roi de France accepte avec grand bonheur la bénédiction du Saint-Père. Maintenant, parlez, monsieur…

 

Et François Ier, s’asseyant dans un vaste fauteuil, se renversa sur le dossier, et regarda fixement Loyola, tandis que sa main, qui pendait par-dessus le bras du siège, tiraillait distraitement les oreilles d’un magnifique lévrier.

 

Loyola se mordit les lèvres. Ses yeux se firent durs.

 

– Sire, dit-il, je ne vous apporte pas seulement la bénédiction du Saint-Père : je vous apporte aussi l’écho de ses justes craintes… Le pape, sire, jette un regard de tristesse et d’angoisse sur cette France qu’il aime tant…

 

– Par Notre-Dame ! monsieur, si fort que le pape aime mon royaume, il serait étrange qu’il l’aimât plus que moi !

 

Loyola parut n’avoir pas entendu et poursuivit :

 

– La France, pays chrétien, la France de saint Louis devient le réceptacle impur du schisme et de l’hérésie… Oh ! sire, continua-t-il avec une force croissante, la cour de Rome rend un hommage mérité aux intentions et aux actes de Votre Majesté : ce qui se passe en Provence…

 

– Dix mille cadavres d’hérétiques ! interrompit le roi.

 

– Sont insuffisants ! répondit Loyola.

 

Sa voix tomba avec un bruit de hache.

 

Le roi, debout, frémissant, les bras croisés, ripostait :

 

– Dites tout de suite que vous voulez voir la France dépeuplée !

 

– Nous voulons la France grande et forte, sire. Nous voulons Votre Majesté plus grande et plus forte encore ! Un roi se diminue et court à l’abîme dès qu’il oublie qu’il tient son autorité de Dieu seul. Un royaume est bien près des pires cataclysmes lorsque la foi y est rongée par la lèpre impure du schisme… Ah ! sire, ce n’est pas avec de fades discours qu’on sert le Maître de toutes choses, mon Maître à moi, votre Maître à vous. Jésus veut que l’on croie fortement. Et la foi vivante, sincère, s’impose…

 

– Comment ? Dites-le donc…

 

– Par la force !…

 

– La force ! murmura le roi.

 

– Sire, poursuivit ardemment Loyola, on vous appelle le Père des lettres, le protecteur des arts… et ces épithètes des faiseurs de vers vous font peut-être oublier qu’un monarque est atteint dans sa politique autant que l’Église dans son essence, lorsque triomphent les perversions des scribes… Moi, sire, on m’appelle le Chevalier de la Vierge. Ce titre m’est infiniment précieux. Mais j’en revendique un autre. Je veux être le Chevalier de Jésus. L’ordre de Jésus, que j’ai fondé, domptera la rébellion, écrasera le schisme, et réduira l’hérésie à néant. La bataille qui s’engage entre la foi et l’incrédulité sera, sire, une autre bataille de géants. Mais pour triompher, sire, pour que Jésus domine l’univers, il faut tout d’abord que les princes dépositaires de l’autorité divine, agissent avec la foi, c’est-à-dire avec la Force ! À ce prix l’Église sera sauvée. À ce prix aussi, les trônes des rois seront à jamais consolidés… Quiconque sera contre nous périra… Quiconque sera avec nous sera glorifié… Roi de France, voulez-vous être puissant ? Soyez avec nous !…

 

François Ier se promenait avec agitation.

 

– Hé ! monsieur, s’écria-t-il, qui vous dit que je ne suis pas avec l’Église ? N’ai-je pas assez fait ?… Quant à mon trône, n’en prenez cure… Par le ciel, l’épée qui fut à Marignan est de bonne trempe encore !

 

– Vous oubliez, sire, que cette épée a été à Madrid !

 

Le roi pâlit. Les deux hommes se regardèrent : le roi frémissant de honte à cette brutale évocation de sa captivité ; Loyola rayonnant d’audace.

 

– Pardieu ! monsieur, vous prenez ici de singulières façons ! s’écria François. Ces moines se croient vraiment nécessaires au monde… On leur montrera qu’on sait se passer d’eux…

 

– Sont-ce là les paroles que je dois rapporter à Rome ?

 

– Morbleu ! Rapportez au Saint-Père que charbonnier est maître chez soi, et que j’entends demeurer maître en mon royaume !

 

– Daigne donc Votre Majesté pardonner mon importunité, dit Loyola glacial. Je me retire. J’espère être plus heureux auprès de S. M. l’empereur Charles !

 

Loyola fit une salutation et se dirigea vers la porte.

 

– Demeurez, monsieur, dit sourdement François Ier.

 

Loyola se retourna, grave et sévère. Le roi était vaincu.

 

– Que me voulez-vous ? Parlez sans ambages !…

 

La voix de Loyola, d’âpre et dure qu’elle était, se fit soudain très douce et, avec un sourire, il répondit :

 

– Votre Majesté demeure le fils bien-aimé de l’Église… Sire, le schisme ne se répandrait pas, l’hérésie serait vite étouffée si une science maudite…

 

– L’imprimerie !…

 

– Vous l’avez dit, sire. L’imprimerie, si elle restait entre nos mains, serait un puissant moyen de propagation évangélique… mais il est des hommes qui, sournoisement, s’en servent pour répandre le mépris de toute autorité… Ce sont ces hommes, sire, que je viens dénoncer…

 

– Vous voulez parler de Rabelais ?

 

– Pas encore, sire. Sans doute il est déjà suspect. Mais on ne sait encore si c’est un bouffon qui s’amuse, ou si, derrière ses bouffonneries grossières, il ne se cache pas quelque profonde pensée de maléfice… Nous le saurons ! on l’observe, on le mettra à l’épreuve… Non, celui dont je veux parler est célèbre par sa science et son éloquence… C’est lui qui répand en France des latins dont il s’est fait le traducteur, et Votre Majesté sait que chaque mot des littératures païennes recèle une impureté, masque une hérésie ! Or, le roi de France protège cet homme, nous assure-t-on. Que dis-je, sire, c’est par privilège, c’est par brevet royal que cet homme peut, au cœur même de Paris, exercer son art abominable !…

 

– Etienne Dolet ! s’écria le roi dans un éclat de colère qui surprit Loyola. Ah ! pour celui-là, monsieur, je crois que vous avez raison.

 

– Lui-même, sire, affirma Loyola… Vous me voyez tout heureux des excellentes dispositions où je crois voir Votre Majesté à l’égard de cet homme.

 

Mais déjà le roi s’était repris.

 

– Que lui reproche-t-on ? demanda-t-il froidement. S’il faut lui enlever son privilège, ce sera chose faite…

 

– Sire, cet homme est jeune, hardi, entreprenant. Il est doué de dangereuses qualités. Le démon lui a donné l’éloquence qui persuade. Il a mis sur sa figure un masque d’honnêteté, de dignité qui impose le respect aux âmes naïves et crédules. Enlevez son brevet à cet homme : demain, il n’en continuera pas moins à répandre l’erreur !…

 

– Que voulez-vous donc ?… demanda François Ier.

 

– Qu’il meure !… répondit Loyola.

 

– Monsieur, vous vous croyez en Espagne ! Ici on ne tue pas.

 

– Non, sire, mais on juge… et on exécute !

 

– Pour juger, il faut un crime !

 

– Le crime est patent, sire. Je vous le dénonce ! J’accuse l’imposteur Étienne Dolet d’avoir imprimé pour le compte de l’imposteur Calvin un livre infâme : moi, chevalier de la Vierge, j’affirme que l’audace des démons va, dans cet abject volume, jusqu’à nier le mystère de l’Immaculée Conception.

 

– Par Notre-Dame !… si cela était !…

 

– Que Votre Majesté, dans trois ou quatre jours, fasse opérer une fouille chez cet homme, et on trouvera le livre de damnation que je vous dénonce !

 

– C’est bien, monsieur, cela sera fait… Allez dire à Rome que le roi de France est toujours très glorieux de son titre de fils aîné de l’Église…

 

Loyola s’inclina profondément et sortit du cabinet royal. Quant à François Ier, quiconque eût pu lire dans son esprit se fût demandé lequel l’emportait en lui, de la joie qu’il éprouvait à se venger des hautaines résistances d’Étienne Dolet, ou de l’humiliation sourde que lui causait l’éclatante victoire remportée par Loyola sur cette autorité royale dont il était si jaloux…

 

XII

FILLE DE ROI !

 

Les caméristes agenouillées autour de Gillette achevaient d’arranger les plis de sa robe de brocart blanc.

 

Et, vêtu de ce somptueux costume dont le tableau du Titien nous donne les détails, une chaîne d’or au cou, François Ier attendait que Gillette fût prête…

 

Il la regardait de ses yeux troublés où s’éveillait une flamme étrange, et un vague sourire arquait ses lèvres dédaigneuses, sensuelles…

 

– Remontez un peu les dentelles de la coiffe, ordonna-t-il… Là… C’est bien… Le collier de perles descend un peu trop bas… Bien… C’est parfait…

 

Gillette était prête. Le roi fit un geste : les caméristes et les dames d’honneur se retirèrent.

 

– Sire ! balbutia la jeune fille qui pâlit en se voyant seule avec François Ier.

 

– Mon enfant, dit le roi sans bouger de sa place, aurez-vous donc toujours peur de moi ? Mon altitude n’est-elle donc pas assez respectueuse, assez paternelle ? N’oublierez-vous donc jamais cette nuit de folie où j’ai pu… Ah ! je ne savais pas alors qui vous étiez !

 

– Sire ! vos bontés me touchent, dit Gillette avec une simplicité ferme. Mais je ne me sentirai tout à fait rassurée que lorsque vous m’aurez conduite auprès de mon père…

 

– Celui que vous appelez votre père n’a aucun droit à ce titre, fit durement François Ier.

 

– Encore cette affreuse parole ! Je sais bien, sire, que ce bon M. Fleurial n’est pas mon père… mais il mérite mille fois que je l’appelle ainsi… c’est lui qui m’a sauvée des misères de la vie… qui m’a aimée avec tant de délicatesse de cœur ! Oh ! si vous le connaissiez, sire !

 

– Gillette ! fit le roi avec agitation, il faut donc que je vous révèle une chose que vous ignorez encore… votre père… votre vrai père est retrouvé.

 

Gillette n’eut pas une exclamation, pas un geste ému.

 

Elle répondit avec la même simplicité devant laquelle se brisaient les menaces et les prières du roi depuis qu’elle était enfermée au Louvre :

 

– Sire, si mon vrai père est retrouvé, le mieux qui puisse lui arriver, c’est de ne pas me voir… Car je ne saurais me résoudre à donner mon affection à l’homme qui…

 

– Taisez-vous, Gillette ! interrompit François. Ne prononcez pas d’irrévocables paroles qui pourraient blesser au cœur votre père… Car votre père est devant vous.

 

– Vous, sire !

 

Il y eut dans cette exclamation un étonnement violent, de l’effroi, de la répulsion, et ces sentiments que n’adoucissait aucune émotion attendrie étaient si apparents que ce fut avec une sorte de découragement que le roi acheva :

 

– Moi, Gillette. N’éprouvez-vous donc aucune joie à voir votre père ?

 

– Sire, dit Gillette – et sa voix trembla – pardonnez-moi ! Habitué à penser librement, il m’est impossible de simuler une affection qui est bien loin de mon cœur…

 

– Vous êtes cruelle, Gillette. Quoi ! Je vous apprends que je suis votre père, et vos bras ne se tendent pas vers moi !

 

Gillette recula de deux pas et secoua la tête, obstinée.

 

– Sire, rendez-moi mon père ! dit-elle.

 

– Votre père, malheureuse enfant !

 

Le roi serra les poings. Il se heurtait à une volonté qu’il n’eût jamais soupçonnée en cette frêle jeune fille. Il éprouvait un étonnement sans bornes de la froideur, – de l’indifférence qui accueillait sa révélation… Et il eut ce mot :

 

– À défaut de tendresse, l’orgueil d’être la fille du roi devrait…

 

– L’orgueil ! Ah ! sire… l’orgueil d’apprendre que ma mère est sans doute quelque infortunée que le caprice royal brisa un jour ! L’orgueil de savoir que je suis une enfant du hasard… fille de roi… fille de manant… ceci ou cela pouvait être vrai ! L’orgueil de savoir que mon père ne peut avouer sa paternité à la face de tous et qu’il est obligé de cacher le titre naturel de sa fille sous un titre de duchesse ! Sire ! je suis une pauvre fille… Je souffre en votre Louvre ! Laissez-moi m’en aller…

 

Ces paroles, qui révélaient au roi les secrètes pensées de la jeune fille, lui prouvaient qu’elle avait dû longuement méditer sur sa situation d’enfant perdue… Cette attitude imprévue de la jeune fille était si loin de ce qu’il avait imaginé qu’il restait là tout interdit sous ce titre de père dont il avait espéré écraser Gillette…

 

– Ainsi, balbutia-t-il en s’approchant, voilà comment vous accueillez le secret que je viens de vous révéler !

 

– Sire ! s’écria Gillette avec force, Votre Majesté n’oubliera jamais, j’espère, qu’elle m’a donné sa parole de roi et de gentilhomme de n’approcher de moi qu’autant que je le désirerais !

 

Le roi s’arrêta. Il faut que nous le disions : ce ne fut pas de l’humiliation qu’il éprouva à cette minute, ce fut une contrariété perverse. Qui sait ? Peut-être François Ier oubliait-il qu’il était le père !

 

Il eut un sourire amer.

 

– Ne parlons plus de tout cela… dit-il froidement.

 

– Sire ! reprit-elle avec la même douceur obstinée, quand me renverrez-vous à mon père ? Quand pourrai-je le voir ?

 

– Vous renvoyer à lui ? Jamais ! Le voir ? Tout à l’heure !

 

Il y avait une telle menace de méchanceté dans ces derniers mots que Gillette frémit…

 

Déjà le roi s’était retourné, avait posé sur sa tête sa toque à plume blanche et frappé sur un timbre. Les dames d’honneur apparurent. Alors François Ier s’avança vers la jeune fille :

 

– Votre main, duchesse, que je vous conduise en la salle de la fête…

 

Les doigts tremblants de Gillette s’appuyèrent légèrement sur la main de François Ier

 

Tous deux s’avancèrent. La porte fut grande ouverte…

 

Une bouffée d’harmonies, de chuchotements, de rires parvint jusqu’à Gillette, très pâle.

 

XIII

NUIT DE RÊVE

 

L’immense salle rutilait, flamboyait sous les feux de ses six cents flambeaux de cire. Les orchestres de violes, de violons, de mandolines et de hautbois donnaient la mesure aux couples qui se tenaient par la main, évoluaient, se courbaient en de savantes révérences…

 

La cohue des gentilshommes et des dames de la cour tournoyait lentement, et parmi cette cohue étincelante, alanguie par les parfums et la musique, chatoyante de soie et de velours éclatants, Triboulet, sa marotte à la main, allait de groupe en groupe, ricaneur et sombre…

 

À un bout de la salle, un fauteuil sous un dais : c’était la place du roi.

 

Un homme encore jeune, entouré de quelques seigneurs, promenait sa mélancolie ennuyée. C’était le dauphin Henri.

 

Comme un officier passait auprès de lui, il l’appela :

 

– Monsieur de Montgomery…

 

– Monseigneur !

 

– Je lisais ce matin qu’Amadis de Gaule savait un coup de lance qui tuait sûrement… On m’affirme que vous connaissez un coup semblable…

 

– Quand monseigneur m’en donnera l’ordre, ma faible science est à sa disposition…

 

Le futur Henri II fit un geste d’ennui et congédia l’officier. À gauche du trône royal, une femme d’une majestueuse beauté était venue s’asseoir, jetant un regard altier à une autre femme déjà assise non loin de là…

 

C’était Diane de Poitiers, maîtresse en titre du dauphin.

 

Et celle qu’elle provoquait du regard, c’était Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse en titre du roi.

 

– C’est étonnant comme les fards vieillissent cette pauvre duchesse ! dit Diane de Poitiers aux gentilshommes qui l’entouraient.

 

– Mme Diane engraisse, faisait observer la duchesse d’Étampes à ses fidèles ; c’était jadis une statue de marbre… c’est maintenant une statue de graisse !

 

– Voici la mûre, ricana Triboulet en désignant Diane de Poitiers à un gentilhomme.

 

La duchesse d’Étampes sourit.

 

– Et voici la blette ! acheva le bouffon en désignant la duchesse.

 

– Que chante cet insolent ? s’écria celle-ci qui avait parfaitement entendu.

 

– Madame, dit Triboulet, je vous comparais à l’ablette, à la gentille ablette de Seine, jeune et frétillante.

 

Triboulet pirouetta, se perdit au loin…

 

En lui-même, il songeait :

 

– Dois-je fuir ? Dois-je sauter par l’une de ces fenêtres et me briser le crâne sur les pavés de la cour ? Elle va venir ! Elle va me voir !

 

– Mon cher Chabot, disait Diane de Poitiers, que raconte-t-on ?… qu’il est arrivé quelque mésaventure à certains de vos amis ?

 

De l’œil, elle désignait La Châtaigneraie, Essé et Sansac qui, mal remis de leurs blessures et tout blêmes encore, avaient pourtant voulu paraître à la fête afin qu’on ne pût dire qu’ils avaient été blessés.

 

Guy de Chabot de Jarnac, le gentilhomme interpellé, retroussa sa moustache et répondit :

 

– On dit, madame, que Marot va composer une ballade qui s’appellera la Ballade des Trois éclopés…

 

– Savez-vous, madame, dit La Châtaigneraie à haute voix en s’adressant à la duchesse d’Étampes, le dernier bruit qui court ? On dit, madame, que le roi songe à se défaire de son bouffon Triboulet.

 

– À se défaire de moi ! intervint Triboulet. Je plains la cour, la ville et la France en ce cas. Plus de bouffon, plus de roi ! Plus de Triboulet, plus de Français !

 

– Hé ! fou, qui te dit qu’il n’y aura plus de bouffon ? Tu seras remplacé, voilà tout !

 

– Par qui ? demanda la duchesse qui vit venir le coup.

 

– Par M. de Jarnac en personne !

 

Il y eut des éclats de rire autour de Mme Anne, tandis que des « Jour de Dieu ! », des « Ventrebleu ! », des « Corbleu ! » éclataient autour de Mme Diane.

 

Les deux rivales se lancèrent un sourire plein de fiel.

 

– Je proteste ! glapit Triboulet. Je réclame le droit de désigner mon successeur moi-même !

 

Et le malheureux songeait :

 

– Oh ! fuir ! m’enfoncer dans les entrailles de la terre !

 

– Désigne-le donc ! fit le jeune Saint-Trailles qui, avec le vicomte de Lézignan et Jarnac, formait le trio de Diane de Poitiers, tandis que Sansac, d’Essé et La Châtaigneraie composaient celui de la duchesse d’Étampes.

 

– Le roi en personne ! déclama Triboulet.

 

– Ce bouffon va trop loin, fit une jeune femme d’une admirable beauté qui prenait peu de part à ce tournoi et qui s’appelait Catherine de Médicis, femme du dauphin Henri.

 

– Et puisque le roi devient mon successeur, je demande à prendre sa place. À lui la marotte, à moi la couronne !

 

– N’est-ce pas que ce bouffon est insupportable ? dit Catherine en adressant son plus doux sourire à Diane de Poitiers, la maîtresse de son mari.

 

– Mais, acheva Triboulet, si la couronne gagne au change, je plains ma pauvre marotte !

 

À ce moment, une voix éclata et cria :

 

– Messieurs, le roi !

 

Triboulet donna un coup d’œil désespéré vers l’entrée de la salle immense où, en un instant, s’établit un grand silence… François Ier entrait, tenant Gillette par la main.

 

– Messieurs, dit le roi, saluez la duchesse de Fontainebleau…

 

Il y a une longue ondulation des échines, parmi des froissements de soie… et, dans le coin des deux maîtresses, des ricanements sourds.

 

– À vieux roi, jeune maîtresse ! murmura Diane de Poitiers.

 

Cependant, parmi les hommes, c’était une stupéfaction admirative à voir tant de grâce et de charme.

 

Elle s’avançait très droite, sans répondre à aucun des saluts, comme si ces hommes se fussent adressés à une autre. Elle ne baissait pas les yeux… mais ces yeux ne voyaient personne dans cette foule.

 

Cependant, le roi, qui de sa haute taille dominait la cohue, conduisait Gillette de groupe en groupe.

 

– Monsieur mon fils, dit-il au dauphin, voici la duchesse de Fontainebleau. Aimez-la comme une sœur…

 

Ces paroles causèrent une stupéfaction qui se répercuta jusqu’aux extrémités de la salle en un murmure d’étonnement. Le dauphin esquissa un salut ennuyé, puis, tournant le dos, il prit le dos d’un gentilhomme et s’éloigna.

 

Le roi venait de faire signe que la fête continuait. Il avait conduit Gillette à un fauteuil près duquel prirent place ses trois dames d’honneur, et lui-même s’était assis non loin de là, dédaignant le trône qui lui avait été préparé.

 

François Ier ne la perdait pas de vue.

 

– Adorable nuit de joie et de fête ! dit-il assez haut pour être entendu d’elle. Comme le cœur se dilate à respirer ces parfums, à voir ces chatoiements de la soie sous les feux, à admirer tant de beautés différentes… Mais qui dira jamais la fête qui est au-dedans de moi-même ? Ô douceur d’un sentiment que je ne connaissais pas encore !…

 

La jeune fille ne fît pas un geste qui indiquât au roi qu’elle avait entendu et compris.

 

– N’est-ce pas que cette fête est charmante, monsieur de Monclar ?

 

– Charmante, sire ! répondit Monclar. Et il fit un pas pour se retirer.

 

– Ne vous éloignez pas, Monclar, dit vivement le roi, je vais avoir besoin de vous. Au fait, mais il me semble qu’il nous manque quelque chose ou quelqu’un.

 

– Sire, il ne doit rien nous manquer depuis que vous êtes là !

 

– Si fait, par Notre-Dame ! Il nous manque quelqu’un ! Où est mon bouffon ? Je veux voir mon bouffon !

 

Une dizaine de gentilshommes se précipitèrent en criant :

 

– Triboulet ! Triboulet !… Au roi, Triboulet !

 

Indifférente à tout ce bruit qui se faisait autour d’elle, à ces milliers de regards jaloux ou admirateurs qui demeuraient fixés sur elle, Gillette semblait un corps sans âme, une statue qu’on eût placée là…

 

Le roi cria plus fort que les gentilshommes :

 

– Triboulet ! Bouffon ! Je vais te faire fouetter !…

 

Les danses furent suspendues. Dames et seigneurs se prêtèrent à cet incident qui créait un jeu dans la fête : chercher Triboulet pour l’amener au roi !

 

Et, soudain, il y eut une tempête de rires, une énorme et grotesque acclamation…

 

– Le voilà ! Le voilà !

 

– En triomphe !

 

En un clin d’œil, Triboulet fut saisi, enlevé, porté triomphalement par cinquante gentilshommes ou dames qui se disputaient à qui aurait un bras ou une jambe.

 

Livide, le bouffon se laissait faire sans opposer de résistance. Les rires, les vivats, les clameurs formèrent un tonnerre lorsque Triboulet fut déposé devant le roi.

 

– Sire, nous l’avons trouvé à genoux…

 

– Tout seul dans une salle…

 

– Pleurant tout son saoul…

 

– C’est une farce !

 

– Ce Triboulet ! Il n’y a que lui !…

 

– Aller pleurer à genoux dans un coin, loin de la fête…

 

La voix de Triboulet retentit, terrible, presque sinistre :

 

– C’était pour vous faire rire, messeigneurs !

 

– Bravo ! Vivat ! Au fou ! Vive Triboulet !

 

– Silence ! commanda le roi. Écartez-vous, messieurs, que chacun puisse voir mon bouffon… Approchez, monsieur Fleurial !

 

Gillette fut secouée d’un frisson. Elle se tourna vers Triboulet. Elle le vit. Elle le reconnut.

 

En un instant, cette enfant douée d’une si exquise délicatesse de cœur, d’une si belle et si noble intelligence, comprit l’effroyable comédie qu’avait préparée le roi.

 

Il faut dire que Gillette ne s’était jamais inquiétée de ce que faisait celui qu’elle appelait son père. Elle s’étonnait bien qu’il ne demeurât pas dans la maison de l’enclos du Trahoir, mais elle n’avait jamais interrogé ce bon M. Fleurial et avait gardé pour elle les suppositions par quoi elle avait cherché à expliquer ce qu’il y avait d’anormal dans cette situation…

 

L’explication lui était enfin donnée, brutalement.

 

M. Fleurial n’était autre que le fameux Triboulet.

 

Son père adoptif était un bouffon de cour.

 

Elle avait attaché son regard sur Triboulet… Mais celui-ci ne la regardait pas. Héroïque, intrépide, il s’était dit :

 

– Elle ne me reconnaîtra pas ! Je ne veux pas qu’elle me reconnaisse !

 

Et maintenant, il était devant le roi, plus courbé, plus bossu que jamais, exagérant la torsion de ses jambes, faisant ce rêve de se transformer en bête, s’essayant au surhumain effort d’être si complètement Triboulet qu’il fût impossible à Gillette de reconnaître en lui Fleurial…

 

– Bouffon, s’écria le roi, comme s’il eût feint une grande colère, que faisais-tu loin de la fête ? Pourquoi n’étais-tu pas à ta charge qui est de nous faire rire ?

 

Triboulet voulut répondre… Mais sa voix ne produisit qu’un râle… Il eut un ricanement effrayant et agita à grand bruit ses grelots pour qu’on n’entendît pas son sanglot…

 

Ce sanglot, Gillette l’entendit, elle seule !

 

Sur le visage convulsé par la grimace du rire, elle fut seule à voir les larmes… Elle eut une inspiration sublime…

 

Elle se leva tout à coup et s’avança vers Triboulet… Un silence de stupeur s’abattit soudain sur la foule…

 

Souriante, dans l’attitude même qu’elle avait eue jadis, à Mantes, comme si vraiment un phénomène de mémoire lui eût remis sous les yeux la scène qu’elle avait depuis longtemps oubliée, elle s’avança vers Triboulet et essuya son visage ruisselant de sueur et de larmes.

 

Le roi s’était levé, furieux. Mais avant qu’il eût pu faire un geste. Gillette s’était appuyée sur Triboulet chancelant de douleur et de joie, et tournée vers la cohue silencieuse, elle dit de sa voix claire et ferme :

 

– Nobles dames et gentilshommes, tout à l’heure on m’a présentée à vous… À mon tour de vous faire une présentation…

 

Pâle et résolue, elle saisit la main de Triboulet :

 

– Dames et seigneurs, je vous présente mon père…

 

Le front rayonnant, l’esprit perdu, les mains tremblantes, Triboulet balbutia :

 

– Ô ma fille adorée !

 

Et il s’affaissa évanoui aux pieds de Gillette… Un long murmure parcourut les rangs de l’immense assemblée. Murmure de stupéfaction, murmure d’effroi aussi… Car le roi, blanc de colère, s’avançait à son tour. Gillette le regardait, résolue à mourir sur place.

 

– Qu’on emporte ce drôle ! gronda le roi.

 

Triboulet fut saisi et emporté sans que Gillette fît un geste : son père était vengé maintenant !…

 

– Madame, dit alors le roi, quelle est cette étrange folie ?

 

– Cette folie est une vérité, sire. Vous le savez !

 

La fureur de François Ier parut sur le point d’éclater.

 

Mais il se contint et, habitué à commander à sa physionomie, il eut soudain un sourire qui rassura la foule, mais qui fit trembler ceux qui le connaissaient.

 

– Je veux que l’on s’amuse ! cria-t-il d’un ton riant. Jour de Dieu, messieurs, que signifient ces figures de carême ! Allons, vite ! que les danses continuent !

 

Et tout aussitôt, il ajouta, pour être entendu de son entourage immédiat :

 

– La duchesse de Fontainebleau a eu un éblouissement… Elle y est sujette… bien que les médecins affirment que le cas n’est pas d’une gravité redoutable… Demain, il n’y paraîtra plus !

 

Un geste acheva de faire comprendre sa pensée…

 

Déjà, la fête reprenait à grand bruit, et déjà aussi le bruit se répandait que la nouvelle venue était sujette à des crises de folie. Ainsi s’expliquaient son altitude lors de son entrée dans la salle, la fixité de son regard étrange.

 

– C’est bien fait ! pensèrent les femmes.

 

– Quel dommage ! chuchotèrent les hommes.

 

Et ce fut tout. Gillette avait parfaitement entendu ce qu’avait dit le roi. Elle avait compris. Mais, dédaignant de répondre, elle avait regagné son siège et repris son indifférente attitude.

 

Le roi paraissait déjà avoir oublié l’incident, et riait avec ses familiers… mais un orage grondait dans sa tête… Il songeait aux moyens de briser le caractère indomptable de la jeune fille… de la façonner, de la plier à sa guise…

 

Elle était sa fille. Il l’aimait comme telle.

 

Son amour s’était transformé ; il se l’affirmait du moins. Ou Gillette oublierait Triboulet, ou il la briserait !

 

Tout à coup, il eut un sourire… D’un geste, il appela Sansac, Essé et La Châtaigneraie.

 

– Eh bien ! demanda-t-il aux trois favoris, où en sont ces blessures ?

 

– Guéries, sire, répondirent-ils d’une seule voix.

 

– C’est que le truand n’y allait pas de main morte ! Tudieu, quels coups ! Il faut que ce soit une fine lame !

 

– Oh ! sire, dit La Châtaigneraie, le misérable nous a surpris !

 

– Je le sais. Et d’ailleurs, avec ces gens de sac et de corde, il faut s’attendre à tout…

 

– À propos, reprit le roi, qu’est donc devenu ce truand, Monclar ?

 

– Quel truand, sire ?

 

– Ce Manfred que vous vouliez pendre !

 

Gillette joignit les mains…

 

De la scène douloureuse, le roi la faisait entrer violemment dans la scène tragique. Après l’avoir atteinte dans sa piété filiale, on cherchait à la frapper dans son amour.

 

– Mais, répondit Monclar, Votre Majesté le sait bien !

 

– Eh bien, comte, faites comme si je ne le savais pas. D’ailleurs, ces messieurs ne savent pas, eux… L’histoire est amusante et mérite d’être contée en pleine fête… Elle vous paraîtra d’autant plus drôle, messieurs, que le fier-à-bras, fanfaron comme tous ses pareils, avait juré de me venir trouver en plein Louvre ! Parlez, Monclar…

 

Et le roi jeta sur Gillette un coup d’œil empreint d’une froide cruauté.

 

– Eh bien, sire, j’ai donc poursuivi le truand. Il s’est mis à fuir, et un moment j’ai cru qu’il allait m’échapper… il a profité d’un singulier incident, que je suis en train d’éclaircir, pour franchir la porte Saint-Denis… Mais je l’ai rattrapé… Or, messieurs, savez-vous où il s’était réfugié ?… Au gibet de Montfaucon !

 

Gillette étouffa un faible cri, qui fut couvert par l’éclat de rire des courtisans. Le comte de Monclar continua :

 

– Se voyant cerné, pris ou sur le point de l’être, le truand n’a rien trouvé de mieux que de se cacher dans le charnier !… Alors j’ai tout simplement fermé la porte de fer.

 

– Bravo ! Bien trouvé ! s’écrièrent avec conviction Sansac, Essé et La Châtaigneraie.

 

– Il y a de cela combien de jours ? demanda le roi.

 

– C’est aujourd’hui le septième jour, sire. Le misérable est certainement mort à l’heure qu’il est.

 

– Et vous dites que cet homme s’appelle ? Rappelez-moi donc son nom…

 

– Manfred, sire.

 

À cette minute même, le roi vit Gillette qui se levait.

 

Elle avait fixé ses yeux vers un point de la foule ; ses bras esquissaient un mouvement vague comme pour se tendre vers quelqu’un.

 

François Ier suivit la direction de ce regard. Il saisit le bras du grand prévôt.

 

– Morbleu, monsieur ! lui dit-il d’une voix concentrée, les gens que vous tuez se portent assez bien… à moins que ce ne soit là une ombre, un fantôme… Regardez !

 

Monclar regarda et devint pâle comme un mort.

 

Au milieu de la cohue des seigneurs, un homme vêtu de velours noir, la main appuyée sur la garde d’une longue rapière, s’avançait en écartant les groupes, marchant droit vers le roi. Et cet homme, c’était Manfred !

 

Gillette l’aperçut la première. Elle le vit à l’instant même où, épouvantée par le récit de Monclar, elle allait crier au roi son désespoir et son amour…

 

Le roi le vit venir à son tour, et, pétrifié, médusé, semblait-il, le regarda venir sans pouvoir proférer un cri.

 

Monclar, seul, gardait son sang-froid.

 

Il fit un signe à Bervieux, le capitaine des gardes, et lui glissa quelques mots à l’oreille.

 

À ce moment, celui que l’on croyait mort était arrivé près du fauteuil où le roi, muet de stupeur, demeurait sans geste. Manfred s’inclina avec une bonne grâce hautaine.

 

– Sire, dit-il à haute voix, je vous ai promis de venir vous dire en votre Louvre que tout homme est un lâche, qui violente une femme… je tiens parole !…

 

Dépeindre la stupéfaction qui saisit les courtisans, et jusqu’à Monclar devant une si audacieuse provocation adressée au roi lui-même serait œuvre vaine…

 

Il s’était fait un grand cercle autour de Manfred. Debout, les yeux calmes, et même tristes, eût-on dit, il n’avait dans son attitude ni insolence ni arrogance.

 

Le roi était blême. Monclar tonna :

 

– Bervieux ! qu’attendez-vous ?

 

Mais ces paroles semblèrent briser le lien de stupeur qui enchaînait le roi.

 

Il étendit le bras vers les gardes accourus.

 

– Laissez ! ordonna-t-il.

 

Et, redevenu maître de lui, il ajouta avec majesté :

 

– Je veux voir jusqu’à quel point d’insolence et de rébellion il est possible à un homme vivant de se hausser, dans mon royaume, dans mon Louvre, devant le roi.

 

Il darda sur Manfred un regard tel que les courtisans reculèrent de terreur.

 

– Est-ce tout ce que tu avais à dire ? Parle !

 

– Sire, j’avais à ajouter ceci : lorsque je vous ai parlé ainsi, près de l’enclos du Trahoir, je croyais bien faire… je me suis trompé…

 

– Ah ! ah ! tu as peur, mon maître !

 

Manfred haussa les épaules :

 

– Serais-je là !… Allons donc, sire, vous le savez bien que je n’ai pas peur !… Je dis que je me suis trompé, parce que j’ai supposé à ce moment-là qu’on faisait violence à une innocente jeune fille !… Je m’étais trompé. Entendez-vous, vous tous ? Et vous aussi, madame ! J’ai cru que vous étiez une jeune fille… Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de tomber dans les bras du premier venu ! Ce premier venu fut un roi ! Riche aubaine ! Maîtresse du roi, acheva-t-il dans un terrible éclat de rire, je vous salue, et vous, sire, je vous demande pardon d’avoir retardé de deux heures votre impatience légitime !

 

Ivre de fureur, François Ier avait fait un geste.

 

– Qu’on le prenne ! hurla-t-il. Je vous le livre ! En chasse ! Sus à la bête ! Qu’elle soit lacérée en morceaux !

 

Gillette, écrasée de désespoir, était tombée à la renverse, comme morte… Deux cents gentilshommes se précipitèrent, l’épée à la main, en criant :

 

– À mort ! À mort !

 

– Arrière, valets de bourreaux, laquais de rois, et de courtisanes !

 

La voix de Manfred tonna ces paroles. Sa flamboyante rapière décrivit un foudroyant moulinet. Et il s’accula à un coin, décidé à mourir là.

XIV

MANFRED

 

Nos lecteurs ont sans doute la légitime curiosité d’apprendre comment notre héros s’était tiré du charnier de Montfaucon pour tenir sa parole de venir en plein Louvre dire son fait au roi de France.

 

Revenons donc de quelques jours en arrière, c’est-à-dire au moment même où le grand prévôt, ayant violemment fermé la porte de fer du charnier, s’écriait :

 

– On n’ouvrira que lorsque le truand sera mort !

 

Manfred, nous l’avons dit, ne put tout d’abord se défendre d’une sorte de terreur. Sa première pensée fut :

 

– Je vais subir la plus effroyable agonie que puisse rêver l’imagination humaine dans le délire des cauchemars… Mourir lentement de faim et de soif… ici ! parmi ces cadavres… et, vivant encore, prendre place parmi les morts ! Il vaut mieux en finir tout de suite ! Je ne me laisserai pas mourir… je vais me tuer !

 

Il avait tiré son poignard et, du bout du pouce, en tâtait le fil ; puis il s’assura que la pointe n’était pas émoussée. Son bras se leva… Nous sommes forcés d’avouer qu’à cette minute suprême. Manfred eut l’amer regret de la vie ; un soupir gonfla sa poitrine et ses yeux se voilèrent d’une larme.

 

– Pauvre hère ! murmura-t-il. C’est décidément ennuyeux de mourir si jeune, alors que je me sens une si bonne envie de vivre ! Hélas ! je n’ai pourtant fait de mal à personne ! Il me semble que je m’arrangerai toujours pour être utile, défendre les plus faibles et prêter la force de mon bras à ceux qui n’ont point de force ! Pourtant, je vais mourir… et j’ai le cœur plein d’une image que je regrette avec une telle ardeur qu’il me semble en éprouver un vrai désespoir ! Adieu la vie, adieu, Gillette !

 

En même temps qu’il levait le bras, Manfred leva la tête par un mouvement naturel…

 

Et son bras ne s’abattit point sur sa poitrine.

 

Ce bras retomba lentement, tandis que les yeux du jeune homme restaient fixés là-haut, vers la voûte du charnier…

 

Qu’avait-il donc vu ? Pourquoi l’aube d’une espérance folle se leva-t-elle soudain dans son esprit ?

 

Manfred avait simplement vu une faible et pâle rayure de lumière blafarde… Un filet de lumière, si imperceptible qu’il soit, devient un événement énorme lorsque c’est dans un cachot que cette lumière pénètre.

 

Le gibet de Montfaucon était en fort mauvais état.

 

Ce soubassement de maçonnerie dont nous avons parlé, et dans les flancs duquel était creusée la cave qui servait de charnier, menaçait ruine.

 

Or, ce qu’avait vu Manfred, c’était un peu de la lumière grise diffuse dans la nuit, et qui filtrait a travers une crevasse.

 

– Par les cornes du diable ! par la bedaine du bon roi François qu’il serre si fort pour paraître encore jeune ! par la figure de carême de M. de Monclar ! il me semble que je ne suis pas tout à fait mort encore !

 

Maintenant, il voulait vivre.

 

– Ce n’est pas le tout que d’avoir entrevu le ciel, reprit Manfred, il s’agit d’y atteindre. Et le ciel, en cette occurrence, n’est autre que la voûte de cet enfer, laquelle voûte se trouve à douze bonnes coudées au-dessus de ma tête…

 

Il se mit à réfléchir. Comment atteindre à la voûte ?…

 

Il commença par faire le tour de cette hideuse tombe qui lui servait de cachot, et, partant de la porte de fer, se mit à longer la muraille, en la tâtant de ses mains.

 

La muraille était lisse. Rien qui lui permît d’essayer une escalade quelconque ! L’humidité qui suintait le long des pierres achevait de rendre impraticable toute tentative.

 

Plus d’une fois, dans ce court voyage autour de son tombeau, Manfred frissonna en trébuchant contre quelque squelette…

 

La nuit était opaque… C’était presque un bonheur pour lui… car le spectacle qu’il eût eu sous les yeux si la cave se fût éclairée l’eût sans aucun doute réduit à l’impuissance en le frappant d’horreur.

 

Le nez en l’air, les yeux fixes, le front plissé, Manfred considéra un instant cette vague lueur qui lui était apparue comme une aube d’espérance…

 

Il lui fallut se rendre à l’effrayante évidence : il n’y avait aucun moyen humainement possible de se hisser au plafond… Il eût fallu pour cela entreprendre quelque travail de géant, comme de creuser des degrés dans le granit… et Manfred comprit qu’il serait mort de faim bien avant d’avoir pu entamer la muraille…

 

Un bruit de voix lui parvint : c’étaient les soldats qui causaient entre eux en maudissant la corvée qui leur était imposée. Manfred frappa du poing à la porte…

 

Le sergent qui commandait le poste laissé par Monclar s’approcha.

 

– Vas-tu te taire, suppôt du diable ! Non content de nous faire passer la nuit dehors, tu nous romps les oreilles !

 

– Mon ami, dit Manfred, un mot… un seul… approchez-vous !… Êtes-vous le chef ?…

 

– Oui. Après ?

 

– Voulez-vous gagner cent pistoles ?

 

– Oui-dà ! Quand vous m’en offririez mille ! Pour être pendu… Merci !

 

Le sergent s’éloigna en ricanant.

 

– Croyez-vous qu’il a essayé de m’acheter, de me suborner ! cria-t-il. Vous êtes tous témoins que j’ai refusé les deux mille pistoles que ce truand vient de m’offrir !

 

En lui-même, le digne homme songeait que son zèle serait récompensé en raison directe de la somme refusée par lui… Manfred entendit ces paroles et comprit que de ce côté-là aussi, toute tentative serait vaine.

 

Alors l’idée de suicide se présenta de nouveau à sa pensée. Il se donna deux heures de répit.

 

Si, au bout de deux heures, il n’avait rien trouvé, il se tuerait. Pouvait-il, du moins, résister encore deux heures dans ce cloaque où l’air ne pénétrait que par les crevasses du plafond, et où d’affreuses exhalaisons transformaient l’atmosphère qu’il respirait en un poison mortel ?

 

Une rage le saisit… Il se mit à travailler furieusement, fébrilement, pour essayer de démanteler la porte, en creusant la pierre autour des gonds…

 

Sous les coups précipités de sa dague, la pierre commença bientôt à s’effriter et un peu d’espoir revint encore soutenir les forces du jeune homme. Il n’avait pas de but précis.

 

Il entrevoyait vaguement que peut-être il pourrait arriver à jeter bas la porte… alors il se ruerait sur les gardes et passerait… ou serait tué. Mais surtout, il travaillait pour échapper à l’horrible impression d’angoisse…

 

Déjà l’air lui manquait, il respirait avec difficulté… Le pauvre jeune homme sentit que bientôt il allait tomber et que l’agonie allait commencer…

 

À ce moment, un bruit de voiture qui approche le frappa. Venait-on du côté du gibet ? Qui venait ?…

 

Le cœur de Manfred se mit à battre à se rompre lorsqu’il comprit que la voiture s’arrêtait près des soldats de garde.

 

Et une bouffée de folle espérance le ranima soudain lorsqu’il entendit une voix parler aux soldats. La voix disait :

 

– Pourriez-vous me dire si les portes de Paris sont ouvertes à cette heure ?

 

Ces banales paroles, cette question si simple secouèrent Manfred d’un frisson de joie étrange.

 

Peut-être, au son de la voix, eut-il l’intuition rapide que celui qui parlait était un homme bon et brave, un fort, un vaillant ! Il abandonna le furieux travail entrepris…

 

Et de toute sa voix, il clama :

 

– À moi, monsieur ! Qui que vous soyez… aide et assistance !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Manfred ne s’était pas trompé : c’était bien une lourde voiture de voyage qui venait de s’arrêter près du poste de soldats.

 

Dans cette voiture, il y avait un homme et une femme. L’homme paraissait une quarantaine d’années, bien qu’à le regarder de près, sa figure dénonçât un âge plus avancé.

 

Cet inconnu était de moyenne taille, svelte encore, maigre, nerveux, avec des yeux d’une grande finesse, et un air d’insoucieuse bravoure qui était en lui remarquable.

 

La femme, jeune encore, était d’une beauté que lui eût enviée Diane de Poitiers – la beauté la plus accomplie et la mieux conservée de son temps. La visible tristesse répandue sur les traits purs et nobles de cette femme, loin de déparer cette beauté, s’harmonisait admirablement avec le type de son visage…

 

Achevons de renseigner le lecteur en disant que sur le siège de l’énorme véhicule haut perché sur ses roues, comme les carrosses de voyage de cette époque, il y avait un postillon. – et près du postillon, un homme à figure basanée, à longues moustaches grisonnantes qui lui donnaient un air assez terrible.

 

Lorsque la voiture avait approché du gibet, le voyageur s’était penché à la portière et avait ainsi interpellé l’homme juché près du postillon :

 

– Spadacape !

 

– Monseigneur ?

 

– Par quel diable de chemin nous fais-tu passer ?… C’est bien là Montfaucon, si je m’en rapporte aux souvenirs de mon enfance !…

 

– Dame, monseigneur ! répondit celui qui portait cet étrange nom de Spadacape, je ne connais pas les environs de Paris comme ceux de Rome, moi !

 

Le voyageur qu’on appelait « monseigneur » s’était tourné à l’intérieur vers la femme qui l’accompagnait et lui avait dit :

 

– Ne regardez pas, chère âme… Fermez vos beaux yeux…

 

– Je les ferme, dit la dame qui obéit d’instinct ; mais pourquoi ?

 

– Parce que nous passons devant quelque chose de très laid, de très impur et que je ne veux pas que la pureté de votre regard en soit troublée…

 

– Je ne regarderai pas, cher ami…

 

Ces choses furent dites très doucement de part et d’autre. Et cette douceur était de celles qui révèlent de profondes tendresses… C’est alors que le voyageur, s’adressant au sergent d’armes, lui avait demandé :

 

– Savez-vous si les portes de Paris sont ouvertes à cette heure ?

 

Le sergent ouvrit la bouche pour répondre.

 

Mais cette réponse ne vint pas ; un cri, une clameur lugubre, comme sortie des entrailles du sol, venue d’une tombe, retentit, et fit frissonner la dame :

 

– Qui que vous soyez !… Aide et assistance !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Sans une seconde de réflexion, l’inconnu ouvrit violemment la portière de son carrosse et sauta à terre.

 

– Quelle est cette voix ? demanda-t-il d’un ton rude.

 

– Celle d’un scélérat enfermé là !…

 

Le sergent montra la porte de fer. Le voyageur eut un geste d’horreur.

 

– Là ! dit-il. Là !… Mais c’est le charnier !…

 

– Oui, monsieur.

 

– Et vous dites que là on a enfermé une créature humaine !… c’est monstrueux, cela !

 

– Monsieur, vous vous mêlez là de choses dangereuses ; je vous préviens que M. le grand prévôt n’aime guère qu’on le contrôle…

 

– À moi ! reprit la voix, plus déchirante, plus sinistre…

 

– Par le ciel ! s’écria l’étranger, quoi que cet homme ait fait, le châtiment dépasse les bornes permises…

 

– Assez, monsieur ! dit le sergent. Au large !

 

L’inconnu toisa le soldat d’un tel air que celui-ci reprit aussitôt :

 

– Excusez-moi, c’est la consigne… Et vous avez tort de vous intéresser à un tel malandrin.

 

– Il y a des malandrins qui sont des gens de cœur et d’esprit, murmura l’étranger ! il y a d’honnêtes gens qui sont dignes de la corde.

 

– À moi ! À moi ! Oh ! qu’on me mette devant vingt hommes armés ! Qu’on me tue au grand jour ! Monsieur, si vous avez un fils, si vous avez un cœur de père, à l’aide !

 

– Morbleu ! Ce n’est pas là le cri d’un ribaud !… Cela me remue jusqu’aux entrailles ! Sergent, il faut délivrer ce malheureux… Ce châtiment est par trop inhumain !

 

– Ça, monsieur, êtes-vous fou ? Au large, vous dis-je.

 

Le sergent fit un signe ; ses hommes se rangèrent près de lui. Le voyageur haussa les épaules et se tourna vers la voiture :

 

– Spadacape ! Défonce-moi cette porte !

 

– Bien, monseigneur…

 

Celui qui s’appelait Spadacape sauta à terre, à son tour, et se dirigea droit sur la porte du charnier.

 

– Holà, monsieur ! cria-t-il. Rangez-vous : je vais défoncer !

 

Spadacape s’était baissé, avait soulevé d’un violent effort une énorme pierre, un vrai moellon détaché du mur ; il la levait au-dessus de sa tête et, la balançant un instant, la lançait à toute volée contre la porte.

 

On entendit un bruit métallique répercuté sourdement…

 

Le sergent avait poussé un juron de fureur et s’était précipité vers Spadacape. Le voyageur le saisit au poignet, l’arrêta net, et lui dit doucement :

 

– Laissez faire, mon ami… Sans quoi, il pourrait vous en cuire.

 

– Rébellion ! hurla le sergent en frottant son poignet meurtri par la formidable pression qu’il venait d’éprouver. Rébellion ! On fait violence aux soldats du roi ! Sus !

 

Un deuxième coup asséné sur la porte retentissait à cet instant. Avec des jurons et des cris de fureur, les soldats s’étaient élancés. Mais ils s’arrêtèrent, stupéfaits…

 

L’étranger avait tout à coup tiré son épée, – une vraie rapière, longue, solide, étincelante.

 

Et cette rapière décrivait un tel moulinet, une si fantastique sarabande d’éclairs menaçants que les soldats en étaient muets d’étonnement, d’admiration et de terreur…

 

L’étranger, tout en manœuvrant, s’était placé de façon à protéger Spadacape. Celui-ci, pendant ce temps, continuait sa besogne et, à toute volée, à coups redoublés, lançait son moellon contre la porte…

 

Les soldats tourbillonnaient autour de l’étranger à la flamboyante rapière, essayaient de lui porter coup sur coup… Mais ces coups étaient parés… l’inconnu semblait s’être mis à l’abri derrière des éclairs…

 

Bientôt, même, il passa de la défensive à l’attaque… La rapière pointa, tourbillonna, frappa d’estoc et de taille, si bien qu’avec des hurlements d’effroi et de fureur, les soldats reculèrent d’abord, puis s’enfuirent à cent pas de là, tout penauds, au moment même où la porte du charnier tombait avec un bruit infernal…

 

Manfred, d’un bond, fut dehors. Il apparut, l’épée à la main, la figure convulsée. D’une large aspiration, il huma l’air pur, puis, d’une voix tonnante :

 

– À nous, maintenant ! Approchez ! Fussiez-vous vingt ! fussiez-vous cent ! Je me sens de force à tenir tête à tous les suppôts du Monclar d’enfer !…

 

L’étranger regardait avec une réelle admiration ce jeune homme à la male stature, à la physionomie fine et loyale, et lui dit :

 

– Fuyez, monsieur, ne vous attardez pas !

 

– Fuir ? M’en aller, tout au plus ! Et m’en aller, non par crainte de ces misérables lièvres, mais par invincible horreur de ce lieu… Mais quelle que soit ma hâte, monsieur, je ne m’en irai pas avant de vous avoir dit combien je vous admire et vous aime de votre intervention…

 

– Croyez-moi, jeune homme, mettez-vous à l’abri…

 

– Par la morbleu !… Sur mille qui fussent passés, pas un n’eût fait ce que vous avez fait pour délivrer un homme qui, peut-être, est un grand scélérat puisqu’il est condamné à un aussi abominable supplice ! Ah ! monsieur, ceci est grand et vraiment digne des héros de la chevalerie… Votre main, je vous prie !

 

L’étranger tendit sa main. Manfred la saisit.

 

Et avant que l’inconnu eût pu s’en défendre, il avait porté cette main à ses lèvres et l’avait baisée.

 

S’étant incliné, Manfred se redressa et fixa un regard fier sur celui à qui il venait de rendre un tel hommage, lui qui ne baissait la tête devant personne.

 

– Monsieur, dit-il, voulez-vous me dire votre nom ?

 

L’étranger fut sur le point de répondre sympathiquement :

 

– Et vous ? Comment vous appelez-vous ?

 

Mais il réfléchit que demander son nom à un homme poursuivi, traqué, ce serait indigne de lui… Et, très simplement, il répondit :

 

– Je m’appelle le chevalier de Ragastens.

 

– Le chevalier de Ragastens… murmura Manfred. Jamais, jamais je n’oublierai ni le nom ni la physionomie…

 

Et, faisant un geste d’adieu, il s’élança légèrement, et bientôt disparut derrière des bouquets de ronces que le soleil levant éclairait de ses premiers rayons.

 

Pendant quelques minutes, le chevalier de Ragastens regarda, pensif, du côté par où Manfred avait disparu…

 

Puis il secoua la tête, poussa un soupir, et remonta en voiture, tandis que Spadacape escaladait le siège.

 

Terrorisés, les soldats avaient assisté de loin à toute cette scène, sans oser intervenir. Le chevalier de Ragastens, en remontant dans le carrosse qui s’ébranla aussitôt, avait pris les mains de la dame. Sans doute celle-ci avait en lui une de ces prodigieuses confiances comme certains êtres d’élite savent en inspirer à la femme qui les a compris…

 

Car, pendant toute la bagarre, elle n’avait pas jeté un cri, elle avait gardé les yeux fermés.

 

– Chère Béatrix, dit-il, voici que nous arrivons dans Paris…

 

– Paris ! répondit la dame. Je ne sais pourquoi… j’ai peur… pour vous, mon aimé… peur de ce sombre Paris !

 

Sans répondre, le chevalier pressa les mains de la dame pour la rassurer… Ses yeux se perdirent au loin.

 

– Paris ! murmura le chevalier de Ragastens. Paris ! Terre de mon enfance ! Je te revois avec émotion ! Paysages de ma jeunesse, je vous salue ! Puissé-je retrouver celui que je veux chercher dans les profondeurs de Paris !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Après le départ de la voiture, les soldats revinrent près du vaste soubassement du gibet et tinrent conseil. Le sergent tint ce langage :

 

– Pleutres ! manchots ! couards ! valets de cuisine ! cancres ! gibier faisandé ! bonnes femmes ! Est-ce la hallebarde ou la quenouille que vous portez ?

 

Les soldats, bien que très vexés de la phénoménale épithète de « bonnes femmes » ne bronchèrent pas et reçurent stoïquement l’averse d’éloquence.

 

– Ce n’est pas tout, reprit le sergent. Vous ne méritez pas que je m’égosille à vous traiter selon vos mérites. Mais qu’est-ce qui va être pendu, dans cette affaire ? Pas moi ! Car je dirai que vous avez fui…

 

Un grognement parcourut le rang des hallebardiers.

 

– Oui ! Vous serez pendus !

 

– Vous aussi ! s’écria l’un des soldats.

 

Le sergent ne le savait que trop. Il feignit de n’avoir pas entendu l’exclamation et se hâta de continuer :

 

– Au fond, vous êtes de bons drilles. Nous avons vidé ensemble pas mal de bouteilles ; nous avons fait la guerre ensemble et couru de compagnie par monts et par vaux. Aussi, je veux vous sauver…

 

Il y eut un murmure approbatif.

 

– Écoutez, acheva le sergent. Je ne dirai rien, moi. Si vous vous taisez sur ce qui vient d’arriver, qui le saura ? M. le grand prévôt croira que le truand achève de pourrir dans ce trou. Il n’ira pas y voir. Donc, gardons le silence.

 

Les soldats jurèrent de se taire, et nous pouvons affirmer la sincérité de leur serment.

 

– Il ne reste plus qu’à faire disparaître les traces de l’événement, termina le sergent qui, d’un geste expressif, désigna la porte défoncée…

 

On se mit aussitôt à l’œuvre, et, après deux heures d’un travail acharné, la porte se trouva réparée, remise en place, et l’œil de M. de Monclar lui-même n’eût distingué aux abords du gibet la moindre trace de ce qui venait de se passer. Lorsque le grand prévôt vint faire sa ronde, il trouva les soldats à leur poste, montant leur garde avec un zèle et une attention vraiment dignes de ses éloges…

 

XV

DEUX FRÈRES

 

Revenons maintenant à Manfred. À peine délivré, il n’eut qu’une pensée : courir chez Etienne Dolet. La seule précaution qu’il daigna prendre fut de rentrer par la porte Montmartre au lieu de rentrer par la porte Saint-Denis.

 

– Je vous attendais, Manfred, dit gravement Etienne Dolet en voyant entrer le jeune homme chez lui.

 

– Cette jeune fille ? interrogea Manfred avec angoisse.

 

– Partie avec le roi.

 

Manfred hocha la tête et répéta machinalement :

 

– Ah ! ah ! partie avec le roi… c’est parfait…

 

Il s’assit dans un fauteuil, très pâle, et éclata de rire.

 

– Savez-vous où j’ai passé la nuit ? Je vous le donne en mille !

 

Dolet qui, très soucieux, se promenait en méditant, jeta un regard profond sur le jeune homme :

 

– Mon cher ami, lui dit-il de cette voix pénétrante qui était un des charmes de cet homme si charmant, mon cher Manfred, pourquoi ne m’interrogez-vous pas sur ce qui s’est passé ? Pourquoi feignez-vous une insouciance qui est loin de votre cœur ? Ne suis-je plus votre ami ?

 

Manfred saisit la main du savant.

 

– Morbleu ! Qui dit cela ? Je vous dois tout, maître Dolet ! Vous m’avez instruit, vous avez ouvert mon esprit à l’intelligence des choses et des hommes !… Quant à la jeune fille… je ne sais même pas son nom (il mentait)… je l’ai vue cette nuit pour la première fois (autre mensonge)… C’est bien simple : Je vois une femme que violente un misérable truand. Je fonce sur le truand qui, par hasard, se trouve être le roi de France. Je lui enlève la jeune fille… Vous en eussiez fait autant… Je vous l’amène, par pitié pour sa jeunesse, et je vous la confie… Elle est partie ? C’est que tel a été son bon plaisir, selon la nouvelle formule inventée par notre sire le roi dans les édits qu’il fait crier… L’événement est des plus maigres… Je suis sûr de vous, Dolet. Je ne vous fais pas l’injure de vous demander des détails ; car, si elle eût voulu rester… contre une armée, vous l’eussiez défendue… Si elle est partie, c’est qu’elle l’a voulu. Partie avec le roi… C’est dans l’ordre !

 

– Soit ! N’en parlons plus pour le moment, dit Dolet, que la sourde exaltation de Manfred étonnait et effrayait, cependant, il est un point que vous devez connaître… il le faut : le roi est entré ici par violence… J’ai résisté à ses ordres… il m’a fait arrêter… cette jeune fille n’a consenti à le suivre que pour m’éviter la Bastille…

 

– Admirable dévouement d’une âme candide ! Cher ami, pardonnez-moi. Je frémis quand je songe que pour une inconnue vous avez risqué la Bastille. Et cela, par ma faute ! Ah ! Dolet, je ne me le pardonnerai pas. J’ai attiré sur vous la colère de François… Je sens que d’étranges malheurs vont sortir de cette aventure… Et tout cela, pour une fille qui ne demandait qu’à être violentée !

 

Manfred, réellement bouleversé par cette idée qu’il venait d’émettre, se leva et fit quelques pas dans la salle.

 

– Mais nous lutterons ! reprit-il avec une âpre violence. Que les sbires de François et de Monclar osent toucher à un cheveu de votre tête !… Qu’ils osent ! !

 

– Calmez-vous, Manfred. Je ne crois pas qu’il y ait de danger immédiat. Quant à cette jeune fille…

 

– Assez sur ce sujet, maître ! Je la déteste, depuis ce que je viens d’apprendre. Et je me déteste encore plus de vous l’avoir amenée… Au revoir, maître. Lanthenay est-il au courant de ces faits ?

 

– Il sort d’ici et est très inquiet de vous.

 

– Je cours le rassurer et me concerter avec lui pour établir une surveillance autour de votre maison.

 

Le jeune homme rajusta sa toque à plume noire, sortit et prit le chemin de la rue Froidmantel où était son logis.

 

Il habitait là avec celui qu’il appelait Lanthenay. Nous aurons bientôt à expliquer quelle amitié unissait ces deux jeunes hommes et d’où était née cette amitié.

 

Le logis de la rue Froidmantel, situé à quelques pas du Louvre, était pauvre. On n’y voyait que les meubles indispensables. Il se composait de deux pièces mal éclairées, une pour Lanthenay, l’autre pour Manfred.

 

– Toi ! s’écria Lanthenay en voyant entrer son ami.

 

– Moi-même ! Je sors de chez Satan et viens de passer la nuit en l’une de ses meilleures hôtelleries.

 

– Explique-toi…

 

– Tu connais le charnier de Montfaucon ? Eh bien, c’est là que ce bon M. de Monclar avait eu l’originale[5] pensée de me faire jeter.

 

Lanthenay frissonna.

 

– Cet homme accumule sur sa tête des haines dont l’explosion sera terrible pour lui, dit-il sourdement.

 

Quelle lamentable fatalité faisait se dresser l’un en face de l’autre, menaçants, farouches, implacables, ces deux hommes dont l’un s’appelait le comte de Monclar et l’autre Lanthenay ? Nous ne tarderons pas à le savoir…

 

Le front dans la main, Lanthenay réfléchit quelques secondes. Puis il secoua la tête…

 

– Et comment en es-tu sorti ? reprit-il.

 

– Toute une histoire ! Je te raconterai, dit Manfred, qui fouillait dans un garde-manger, en tirait un pâté, du pain, une bouteille, les éléments d’un déjeuner sommaire qu’il se mit à dévorer à belles dents.

 

– Ça, causons maintenant ! reprit-il. Je t’annonce que j’ai un rendez-vous sérieux.

 

– Un duel ?

 

– Nenni !

 

– Une femme ?

 

– Ah ! ah ! Ne me parle pas de femmes, mon cher…

 

– Alors ?

 

– Un rendez-vous avec le roi de France en son Louvre, pour lui dire à la face de sa cour qu’il est un lâche.

 

– Tu deviens fou, Manfred…

 

– Et que je vais ce soir au Louvre… Tu m’accompagneras ?

 

– Si tu vois une utilité quelconque à ce que nous nous faisions tuer ce soir, je t’accompagne… Mais commence par me raconter en détail tout ce qui t’arrive.

 

Manfred se lança dans un récit très circonstancié qu’il débita avec volubilité.

 

– Eh bien ? acheva Manfred. Tu m’accompagnes ? Note que, pour la première fois de notre vie, je suis obligé de renouveler une question de ce genre.

 

– Manfred, dit Lanthenay, je vais d’abord te demander une preuve de la confiance que tu peux avoir en moi.

 

– Est-il besoin de preuves ? Je crois en toi mieux qu’en moi-même. Toutefois, parle.

 

– Eh bien, je te demande de n’aller au Louvre que d’ici quelques jours… quand je te le dirai.

 

– Ce que tu me demandes là est plus grave que tu ne crois… Mais puisque tu m’as pris en traître en faisant appel à ma confiance, c’est dit : j’attendrai…

 

– Merci, frère ! s’écria Lanthenay avec une véritable effusion. Je te promets de ne pas te faire languir… Mais ce n’est pas tout : jure-moi de ne pas bouger d’ici jusqu’au jour…

 

– Pour cela, oui. Je m’ennuie. Je ne saurais que faire d’ici là… Je vais passer mon temps à dormir… oui, c’est cela… voilà la bonne occupation quand…

 

Il hésita. Lanthenay acheva :

 

– Quand on a des chagrins d’amour !

 

– Qui t’a dit ? s’écria Manfred.

 

Lanthenay lui prit la main :

 

– Manfred, c’est mal… Tu me caches tes peines…

 

– Où prends-tu que j’aie des peines ? Ah ça ! ne suis-je plus le cavalier battant le pavé de Paris jusqu’en ses recoins mal famés ? Ai-je cessé d’être l’assidu client de la délicieuse Mme Grégoire et l’amateur intrépide de son petit Suresnes qu’elle débite de ses mains blanches et potelées ! Vive Mme Grégoire, morbleu ! Et s’il faut que j’ajoute quelques pousses nouvelles aux cornes que j’ai plantées sur le front de l’excellent Grégoire, je veux, pour te faire rire, Lanthenay, le transformer en dix-cors. Des peines ! Regarde-moi, ami ! Et dis-moi si je ne suis pas encore l’enragé coureur de rues, le cauchemar de messieurs les bourgeois, la lièvre maligne du grand prévôt, maudit par les moines, conspué par les prêtres, aimé des femmes, redouté des maris, faisant sonner sa bonne lame et chanter son rire libre… celui, enfin, que maître Alcofribas, maître des maîtres, prince des philosophes, roi des sages, rieur gigantesque, appelle par amitié et véritable affection Messire Jean des Entommeures !

 

– Je te regarde, Manfred, et je t’admire, grand cœur que tu es ! Tu gardes pour toi les chagrins et ne veux partager avec moi que tes joies…

 

– Tu me fais réellement trop magnifique. Sois tranquille, lorsque j’aurai un chagrin sérieux, tu en auras ta part.

 

– N’est-ce donc pas un chagrin sérieux que d’aimer sans espoir ?

 

– Aimer ! Sans espoir… murmura Manfred.

 

– Pardonne-moi, frère, s’écria Lanthenay. Aux plaies du cœur, il faut le fer chaud. Je t’ai fait mal… dis ?… Allons, laisse pleurer tes yeux, cela te soulagera… Tu aimes, pauvre ami. Tu aimes sans espoir… Et ce m’est une douleur atroce que de ne pouvoir prendre pour moi la moitié de ton mal… Mais va ! À ton âge, les chagrins d’amour sont vite étouffés. Jeune, hardi, fier et beau comme tu es, tu peux choisir parmi les plus belles, parmi les plus grandes dames… Tu oublieras !

 

Manfred, maintenant, la tête sur l’épaule de son ami, pleurait doucement, sans bruit.

 

– Que je suis malheureux ! dit-il.

 

– Tu l’aimes donc bien ?

 

Manfred fit oui de la tête.

 

– Je le savais, va ! depuis longtemps ! Cet amour, je l’ai vu éclore et grandir dans ton cœur, alors que peut-être tu l’ignorais encore toi-même ! Quand je te voyais endosser ton beau pourpoint de velours noir, et poser sur ta tête ta toque à grande plume noire, quand je te voyais fourbir la poignée d’acier de ta rapière, et que tu sortais ensuite, sans me dire où tu allais, je me disais : « Manfred va passer devant l’enclos du Trahoir ! » Et je souriais, fou que j’étais ! Mais pouvais-je prévoir la catastrophe ! J’étais heureux de te voir aimer cette pure et noble enfant dont le regard me semblait un poème de poésie naïve et tendre… Je faisais des rêves… Je la voyais auprès de mon Avette…

 

– C’est fini ! dit brusquement Manfred. La pure jeune fille était une courtisane !

 

– Tu accuses à la légère, Manfred.

 

– Allons donc ! Si elle ne l’était pas, elle en avait l’âme ! Elle est d’ailleurs excusable, ajouta-t-il amèrement. Songe donc ! Aimée d’un roi ! N’en parlons plus ! Tu l’as dit : cela s’oublie, ces choses-là ! Par tous les diables, il me semble que j’ai pleuré ! C’est du dernier bouffon !

 

Lanthenay considéra attentivement son ami.

 

– Pauvre ami ! songea-t-il. Il est plus profondément touché que je ne croyais !

 

Et tout haut :

 

– Je te laisse… Je ne te recommande pas d’essayer de n’y pas songer… ce serait inutile…

 

– Je n’y songe plus !… Va, mon cher, et tâche de hâter l’heure où je devrai me rendre au Louvre, puisque tu désires que j’attende… Tu dois avoir de bonnes raisons pour cela…

 

– Tu en jugeras, le moment venu, Manfred…

 

Lanthenay parti, Manfred se jeta tout habillé sur son lit et tomba presque aussitôt dans un sommeil de plomb.

 

Quelques jours s’écoulèrent…

 

Ce furent pour Manfred des journées d’un morne ennui. Ce repos forcé convenait mal à celle nature exubérante, et perdant enfin patience, il se préparait un jour à sortir lorsque Lanthenay lui dit :

 

– C’est pour ce soir…

 

– Enfin !… J’en avais assez d’aiguiser le fil de ma rapière… Sais-tu qu’elle me brûle dans la main !…

 

– Il y a ce soir grande fête au Louvre, reprit Lanthenay. Il n’est bruit que de cela par la ville. On dit que le roi va présenter à la cour une nouvelle venue… on l’appelle la duchesse de Fontainebleau…

 

Et il étudiait la physionomie de Manfred.

 

– Mon cher, dit froidement celui-ci, cette duchesse m’a tout l’air de s’appeler Gillette Chanlelys de son vrai nom… Allons, merci, ami ! Tu m’as choisi un beau jour ! Parbleu ! Je serai de la fête ! Elle ne serait pas complète sans moi…

 

– Toujours aussi amoureux ! songea Lanthenay.

 

– Tu m’accompagnes ? reprit Manfred.

 

– Non… J’ai justement un rendez-vous, ce soir, qu’il m’est impossible de remettre…

 

– Ah ! tu as un rendez-vous ?… La raison est sérieuse, en effet ! Va, mon ami, va à ton rendez-vous… pendant que je vais me faire tuer au Louvre !

 

– Manfred, au nom de notre amitié, de la prudence !… Va au Louvre, puisque tu es décidé à cette insigne folie… mais…

 

– Sois tranquille, interrompit violemment le jeune homme, je serai prudent… d’une prudence telle que tu en seras étonné !…

 

– Manfred, dit Lanthenay avec émotion, il se passe en ce moment quelque chose de grave entre nous deux… Tu es en train de douter de moi !…

 

– Nullement, mon cher. Tu as un rendez-vous… j’en ai un autre… c’est tout simple : chacun ses affaires…

 

– Manfred !… Ne suis-je plus ton frère ?…

 

– Non ! dit nettement Manfred.

 

– Manfred ! s’écria Lanthenay en ouvrant ses bras.

 

Manfred s’approcha de Lanthenay et prononça :

 

– Lâche !…

 

Lanthenay ne broncha pas. Seulement il devint très pâle, un frisson convulsif le secoua, comme s’il eût fait quelque prodigieux effort pour ne pas répondre… Il avait baissé la tête. Lorsqu’il la releva, il vit Manfred qui, lentement, sortait…

 

XVI

LA COUR DES MIRACLES

 

Il était environ quatre heures.

 

La rue Froidmantel était à deux pas du Louvre.

 

Manfred s’y rendit directement. Il demeura une heure dans l’encoignure d’une porte située en face la principale porte du Louvre. Ses yeux s’étaient attachés sur ce vaste ensemble de bâtiments et de jardins qu’était alors la royale demeure. Le cœur de Manfred battait fortement et une colère furieuse montait à sa tête.

 

Enfin, il s’en alla et se retrouva vers neuf heures du soir au fond d’un cabaret plein d’étudiants, devant une bouteille pleine et un verre vide. La tête dans la main, il réfléchissait. Il songeait, non avec tristesse, mais avec une colère croissante.

 

Et il nous est vraiment impossible de ne pas essayer de résumer ici cette rêverie :

 

– Rire est le propre de l’homme ! Maître Rabelais a dit cela. Qu’a-t-il voulu signifier ? Je le soupçonne de s’être un peu moqué du monde… Rire ! Vraiment ! la chose est facile à dire, non à faire. Rire ! Je le voudrais bien, morbleu ! Mais j’ai le cœur broyé, l’esprit malade… Amour ? Un mot ! Amitié ? un autre mot ! J’ai voulu voir ce qu’il y avait dans l’un et dans l’autre J’ai trouvé néant. Lanthenay était mon frère. Sur un signe de lui, sans explications, sans demandes ni réponses, je me fusse fait tuer, uniquement parce qu’il m’eût dit : Manfred, il faut que tu meures pour que je sois heureux… Oui, oui ! C’était mon frère ! Il le disait du moins. Et je le croyais. Un danger grave se présente. J’appelle mon frère, et il me répond : « Je ne puis pas : j’ai affaire ailleurs… » J’ai vu une fille… je l’ai regardée… je crois bien qu’elle m’a regardé aussi… Par l’enfer, j’y pense ! Si elle ne m’avait pas regardé de ses yeux si doux, l’aurais-je aimée !… Elle s’amusait !… Tiens ! Une petite fille qui vit retirée, qui s’ennuie, sans aucun doute… il lui faut quelque distraction… Passe un homme qui est prêt à se donner… Que faire pour se distraire ? On prendra le cœur de l’homme, et on s’en fera un jouet… Passe ensuite un roi !… Le roi n’a qu’à dire : « Viens ! » et la fille le suit ! C’est admirable. Et plus admirable encore est ma folie. Que vais-je devenir, cependant ? Hum ! Il me reste la ressource de me faire tuer. Mais, par les cornes de Satan, je veux me faire de belles funérailles en nombreuse et honnête compagnie… Paris rira demain ! Il faut que la fête du Louvre soit un événement dont on parle ! et pour cette fois, maître Rabelais aura eu raison de dire qu’il faut rire !…

 

Il reboucla son épée et sortit du cabaret.

 

Une demi-heure plus tard, il était devant le Louvre…

 

Comment put-il franchir les nombreuses barrières hérissées de gardes ?

 

Lui-même, interrogé plus tard sur ce point, ne put se rien rappeler de précis. Il eut seulement la sensation qu’il traversait d’abord, dans la rue, dans du noir, sous la pluie, un grouillement énorme de peuple accouru pour contempler les murs derrière lesquels s’amusait le roi ; puis soudain, ce fut l’impression d’une autre cohue, étincelante, celle-là, dans le rayonnement des flambeaux, dans la tiède atmosphère d’une salle immense.

 

Dès son entrée dans la salle, Manfred vit le roi et Gillette. Il marcha droit sur eux… Gillette, à ce moment précis, entendit Monclar raconter comment il avait enfermé Manfred dans le charnier de Montfaucon. Manfred la vit se lever toute droite… Il vit ses yeux si doux s’attacher sur lui avec une expression de joie infinie… Sa colère se déchaîna dès lors. Car l’hypocrisie de ce regard lui apparaissait flagrante…

 

Il est bon de noter en passant que Manfred et Gillette, hormis les quelques mots qu’ils avaient échangé, du Trahoir au logis de Dolet, ne s’étaient jamais parlé… Mais les amants ont un langage spécial qui leur permet de tout se dire avant que d’avoir prononcée une parole.

 

Au véritable cri que Manfred lut dans les yeux de Gillette, il répondit par un regard qu’il crut charger de mépris et de haine et qui n’était que plein de douleur…

 

Il arriva devant le roi.

 

On a vu quelle avait été son apostrophe audacieuse et violente pour le roi, méprisable et insultante pour Gillette.

 

François Ier debout, blême de fureur et de rage, avait fait un signe à ses gentilshommes. Ce signe voulait dire :

 

– Prenez cet homme ! Je vous le livre !

 

Au signe du roi, accompagné de paroles que la colère rendait rauques, il y eut une formidable poussée…

 

Des mains se tendirent pour saisir au collet l’insolent, pendant que Gillette, agonisante de douleur, écrasée de honte, tombait dans les bras de ses femmes.

 

– Au truand ! Tue ! tue !… À mort !…

 

– Arrière, chiens de basse-cour ! tonna Manfred.

 

Dans le même instant, et avant que le cercle se fût complètement fermé autour de lui, il avait tiré sa flamboyante rapière et fonçant tête baissée, s’était acculé dans un coin… Deux cents épées jetèrent leurs lueurs sous les feux de la fête. Et déjà, les plus rapprochés de Manfred lui portaient coup sur coup ; de seconde en seconde, on entendit des bruits secs d’acier qui se brise : c’étaient les fines épées de parade qui se brisaient sous le fouet de la rapière manœuvrée en un vertigineux moulinet… Du sang coulait devant Manfred, quatre ou cinq gentilshommes étaient tombés, blessés… les épées, maintenant, l’assaillaient de toutes parts… Il était blessé à la main, au bras et au cou ; le sang lui ruisselait sur la poitrine. Sa toque était tombée. Échevelé, les yeux flamboyants, les dents serrées, ramassé comme un fauve, il était effrayant à voir…

 

Toute cette scène avait duré quelques secondes à peine… Un cri de triomphe retentit soudain.

 

Manfred, blessé une fois de plus, était tombé sur ses genoux. M. de Saint-Trailles, le plus près de lui, le visait au visage, tandis que La Châtaigneraie et Sansac cherchaient à lui percer la poitrine. À genoux, ramassé dans son angle, il les tenait encore à distance.

 

À ce moment, une clameur sinistre, une clameur semblable au roulement du tonnerre et au bruit de l’océan à marée montante se fit entendre dans les salles voisines.

 

Des coups d’arquebuses éclatèrent…

 

La fumée envahit la salle de la fête.

 

Des hurlements, des jurons rugis dans toutes les langues connues… puis, un piétinement énorme… le cri d’alarme du grand prévôt dominant un instant le tumulte déchaîné… les ordres et contre-ordres criés par M. de Bervieux et M. de Montgomery aux gardes, les hallebardiers entrant dans la salle, en désordre, comme refoulés par un mascaret… puis aussitôt une véritable trombe humaine, une foule d’êtres inouïs, fantastiques, hurlant, se démenant, agitant des coutelas, des massues, accourant derrière une sorte de géant qui portait un quartier de charogne au bout d’une pique en guise de drapeau…

 

C’était la Cour des Miracles qui envahissait le Louvre !

 

Une foule hideuse, un grouillement de difformités, une assemblée de loqueteux à faces farouches, une armée d’effrayants soldats en guenilles, les uns manchots, les autres boiteux, d’autres bossus, d’autres avec des figures de monstres, borgnes, goitreux, quatre ou cinq mille forcenés se ruant en tourbillon, pareils à un cauchemar réalisé par Callot, des bandes serrées, hérissées de choses qui brillaient sinistrement, dévalaient, les uns sur les autres…

 

Cela s’était formé dans la rue, parmi le peuple…

 

Le cyclone s’était abattu sur le Louvre…

 

Les deux cents gardes placés à la grande porte furent balayés comme des fétus… En hâte, Monclar avait placé devant le roi un fort peloton de gardes, la hallebarde croisée…

 

Mais les truands n’y prêtèrent aucune attention.

 

Ils allaient, faisant le vide devant eux…

 

Il y eut une fuite éperdue de gentilshommes terrifiés par cette fantastique invasion… ceux qui essayaient de résister, saisis, lancés comme des paquets hors de la route suivie par le cyclone d’hommes…

 

Dans tout cela, des cris d’épouvante de femmes qui s’évanouissent, des bruits sourds de meubles qui se renversent, des détonations d’arquebuses, des menaces apocalyptiques, des gémissements, des râles…

 

Manfred allait succomber, lorsque la fuite soudaine des gentilshommes lui apparut comme un incident de rêve… Il ouvrit les yeux…

 

Il vit la trombe d’hommes qui s’abattait dans la salle.

 

Parmi eux, en avant, un homme, l’épée à la main, courait vers lui. La figure de Manfred s’illumina.

 

– Lanthenay !… Mon frère !… Ô mon frère, pardon !

 

Et il s’évanouit. En un clin d’œil il fut saisi, soulevé, emporté… Le flot humain se retira… Il y eut une rumeur qui alla décroissant puis, soudain, un grand silence glacial pesa sur le Louvre…

 

XVII

MONCLAR PARLE DE LANTHENAY

 

L’irruption des truands avait été un coup de foudre. Leur départ fut un évanouissement. Des ombres surgies on ne savait d’où rentraient dans l’ombre. C’était tout.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

De Bervieux, capitaine des gardes, s’arrachait les cheveux, et le désespoir de ce soldat était terrible. On l’entendit répéter :

 

– Mon épée est déshonorée… je n’ai plus qu’à mourir !

 

Montgomery, son lieutenant, s’était constamment tenu près du dauphin Henri, l’épée nue.

 

Le dauphin avait regardé passer le torrent avec une sorte de flegme, un peu pâle seulement.

 

Et quand tout avait été fini, il avait dit à Montgomery :

 

– Monsieur, quand je serai roi, je vous ferai capitaine de mes gardes.

 

– Et Bervieux, monseigneur ? avait répondu Montgomery qui, en lui-même, songea : C’est ce que je voulais !

 

– Bervieux ! Regardez-le ! Il pleure comme une femme !

 

– Monseigneur, avait, répondu Montgomery, la chose a été si imprévue ! Il n’y avait au Louvre que la garde d’honneur. Le régiment des Suisses vient d’arriver et occupe toutes les rues avoisinantes. Mais il est un peu tard.

 

Montgomery avait ajouté :

 

– Pour arrêter une pareille invasion, monseigneur, il eût fallu l’épée de Roland !

 

Le dauphin sourit et s’approcha de la dauphine, Mme Catherine, qui n’avait pas bougé de sa place.

 

– Vous n’avez pas eu peur, madame ? lui demanda-t-il.

 

Catherine de Médicis leva un regard sur son mari.

 

– Peur ? dit-elle. Si fait, monsieur… pour vous !

 

– Mme la dauphine aime tant monseigneur ! dit Diane de Poitiers qui, elle aussi, n’avait pas voulu reculer.

 

– Je ne suis pas la seule, dit Catherine de Médicis.

 

Et elle lança à la maîtresse du dauphin un sourire mortel.

 

Dans un autre coin, la duchesse d’Étampes racontait qu’un truand l’avait rudoyée au moment où elle se levait pour se jeter au-devant du roi et protéger Sa Majesté…

 

Un grand nombre de gentilshommes essuyaient leurs épées teintes de sang. Plusieurs étaient blessés. Quant aux truands qu’on avait vu tomber blessés, et peut-être morts, ils avaient disparu : le flot humain les avait emportés…

 

Essé, Sansac et La Châtaigneraie, toujours ensemble, s’étaient battus comme des lions, et ce fut certainement à eux que le roi avait dû de ne pas être balayé lui-même par la tourmente comme un fétu. Jarnac, Lézignan et Saint-Trailles racontaient à qui voulait les entendre qu’ils avaient tué une vingtaine de ces argotiers.

 

Le roi s’était retiré dans son cabinet où il était en grande conférence avec son grand prévôt.

 

François Ier se promenait avec agitation et il avait des éclats de voix qu’on entendait de loin malgré les tentures.

 

– Jour de Dieu ! grondait-il en martelant du poing une petite table qui se disloquait sous les coups, voilà donc où nous en sommes, monsieur le grand prévôt !… Je vous charge d’arrêter un misérable truand ; vous venez m’affirmer qu’il est pris, et au moment où vous me dites qu’il agonise, il apparaît en plein Louvre et m’insulte ! J’ai une armée ! J’ai une police ! Et nul ne sait que le Louvre va être envahi ! Nul n’est là pour s’opposer à l’invasion ! Dites-moi donc que le roi de France n’est pas plus en sûreté dans son Palais que le dernier des manants dans sa chaumine en pays conquis ! Où sommes-nous ? Suis-je encore le roi ? Mais parlez donc, monsieur !

 

Monclar, plus livide, plus sinistre que jamais, regardait le roi de ses yeux fixes et vitreux, sans courber la tête.

 

– Sire, dit-il froidement, je vous ai demandé de détruire de fond en comble la Cour des Miracles. J’ai été accueilli par des sourires. Peut-être le roi se décidera-t-il maintenant.

 

– Monsieur !…

 

– Sire ! Suis-je encore le grand prévôt de Votre Majesté ? Si je ne le suis plus, que Votre Majesté me fasse arrêter ; mes explications seraient inutiles. Si je le suis encore, daigne Votre Majesté m’écouter avec calme…

 

– Avec calme ! Vraiment ! interrompit le roi avec une croissante violence. C’est à croire à une gageure ! Ainsi l’autorité royale est ébranlée et on me demande d’être calme ! Ah ! monsieur, je trouve que vous l’êtes par trop ! Mais, par Notre-Dame ! il faudra que cela change ! Et pour commencer…

 

Le roi s’interrompit par un violent coup de poing qu’il asséna sur la table ; le léger meuble s’effondra…

 

– Bassignac ! cria François Ier, oubliant toute étiquette.

 

Le valet de chambre apparut tout tremblant.

 

– Qu’on m’amène le capitaine des gardes !…

 

Bervieux entra aussitôt.

 

– J’attendais, sire, dit-il avec fermeté.

 

– Bervieux, qui était l’officier de garde à la grande porte ?

 

– M. de Bervieux, sire, mon fils.

 

– Faites-vous remettre son épée. Dès demain, on commencera à instruire son procès…

 

– Sire… le grand coupable… c’est moi… De grâce…

 

– Allez, monsieur.

 

De Bervieux sortit en chancelant.

 

– Que disiez-vous, monsieur de Monclar ? reprit le roi, calmé par cette exécution.

 

– Je disais, sire, répondit le grand prévôt, qu’il faut guérir Paris de cette pustule qui s’appelle la Cour des Miracles… Il faut détruire les masures ignobles de toute la truanderie, il faut prendre leurs habitants en masse, hommes, femmes et enfants, commencer un procès énorme qui frappera le monde de terreur, et faire édifier dix mille potences afin qu’il ne reste plus rien des infâmes qui ont commis le sacrilège de ce soir.

 

François Ier regarda Monclar avec admiration.

 

– Ainsi, dit-il, vous pendriez tout ? Même les enfants ?

 

– L’exécution des pères et des mères ne servirait à rien, si on laissait vivre des enfants qui portent en eux le poison diabolique… le poison qui tuera la royauté, sire ! je veux dire l’esprit de révolte…

 

Avec son ordinaire mobilité d’esprit, François Ier qui l’instant d’avant était livide de fureur, devint tout à coup enjoué et plaisanta :

 

– Où mettrez-vous les dix mille potences ? Savez-vous que ce sera un beau spectacle… Ah ! monsieur de Monclar, vous êtes poète à vos heures, – un terrible poète…

 

– Sire, me donnez-vous carte blanche ?

 

– Allez, Monclar. Je vous livre Paris. Soyez sans pitié…

 

Monclar s’inclina ; un peu de rose fugitif monta à ses joues livides : le rêve d’une monstrueuse extermination passa devant ses yeux. Comme il allait se retirer, il chancela et faillit s’affaisser. Il se retint à un meuble.

 

– Qu’avez-vous, Monclar ? s’écria le roi.

 

– Peu de chose, sire. Pardon… cette faiblesse est indigne de moi.

 

Il se redressa avec effort… Alors seulement le roi s’aperçut que le pourpoint du grand prévôt était ensanglanté.

 

– Mais vous êtes blessé !…

 

– Oui, sire…

 

– Et vous ne le disiez pas !…

 

– Nous avions à parler de choses plus urgentes, sire.

 

– C’est l’un de ces Égyptiens, n’est-ce pas ?

 

– Oui, sire… l’un des plus dangereux, celui dont j’ai parlé à Votre Majesté. Il s’appelle Lanthenay…

 

Monclar sortit d’un pas raidi.

 

Le roi murmura avec un sourire :

 

– Je plains ce Lanthenay !

 

À ce moment, Bassignac entra vivement, tout agile.

 

– Qu’est-ce ? demanda François.

 

– Sire ! M. de Bervieux, votre capitaine, vient de se tuer. Le roi demeura un instant silencieux.

 

– C’est bien, dit-il froidement. Allez dire à M. de Montgomery qu’il arrête M. de Bervieux, le fils, et qu’il vienne ensuite me trouver…

 

XVIII

GILLETTE FIANCÉE

 

Toute la nuit, Paris fut sillonné de patrouilles à cheval, en sorte que les bourgeois épouvantés ne purent fermer l’œil. Le lendemain matin, des forces imposantes se déployèrent autour du Louvre.

 

Si les bourgeois dormirent mal, le roi de France ne dormit pas du tout.

 

Il passa la nuit à se retourner dans son lit, laissant osciller sa pensée entre ces deux pôles magnétiques qui, chacun à leur tour, la sollicitaient fortement :

 

Triboulet, – Manfred.

 

Et toujours cette pensée revenait à Gillette, comme au point d’attache du pendule d’oscillation.

 

Pour Triboulet, la solution se présentait assez simple : on le jetterait en quelque Bastille. Pour Manfred, le problème n’était en somme qu’un problème de police : il s’agissait de prendre le truand et de le rouer vif. Voilà ce que se disait François Ier.

 

Mais tout en s’affirmant qu’il avait ainsi résolu la question au mieux de ses intérêts, il sentait qu’il y avait autre chose !

 

Non ! Tout ne serait pas fini parce que son bouffon irait finir ses jours en un cachot et parce que Manfred serait exposé au grand échafaud de la place de Grève !

 

Leur mort ne pourrait panser la double blessure qui venait d’être faite à son cœur…

 

Gillette aimait Triboulet ! Gillette aimait Manfred !

 

Ces deux vérités apparaissaient au roi, aveuglantes.

 

En vain. Fleurial avait-il été montré à Gillette comme un vil bouffon de cour. Gillette n’avait vu en lui que son père !

 

En vain Manfred avait-il gravement insulté la jeune fille devant une nombreuse assemblée… Dans les yeux de Gillette, le roi avait lu l’amour… Et lui, roi, avait vu sa passion dédaignée !… Lui, le vrai père, avait été repoussé.

 

Ces deux sentiments – l’amour et l’affection paternelle, – se livraient en lui une sorte de combat dont il ne se rendait pas compte.

 

Soyons justes : François Ier était convaincu que l’amour sensuel avait été aussitôt étouffé en lui-même par l’affection paternelle. Il le croyait… Mais sa haine contre Manfred, cette haine qu’il sentait croître de minute en minute, venait peut-être lui donner un démenti.

 

Alors qu’il se jurait de châtier en Manfred l’audacieux argotier, l’insolent, le révolté, il est hors de doute qu’il poursuivait surtout en ce jeune homme l’amant, celui qui était aimé… François Ier était un type de reître policé.

 

Sous le vernis brillant de son imagination, sous le faste de ses prétentions à la poésie et aux arts, ce qu’on trouvait en lui, c’était l’homme de la bataille.

 

On en a fait un ténor. C’était surtout un tueur.

 

Comme à tous les reîtres de toute époque et de tous pays, la question féminine lui apparaissait d’une extrême simplicité : Il aimait une femme ? Il la prenait. Il ne l’aimait plus ? Il la rejetait du pied dans le néant. Il y avait un obstacle entre lui et sa passion ? Il supprimait l’obstacle.

 

Qu’était-ce que Gillette aux yeux de l’homme de Marignan ? Une toute petite fille, un jouet.

 

Il y avait en lui une passion qui s’exaspérait de résistance. Il cherchait à se persuader que c’était de la passion paternelle. Et, pour être juste, il est probable qu’il le croyait sincèrement, incapable qu’il était de lire en soi-même…

 

Aussi, lorsqu’il crut avoir trouvé la solution définitive, il ne se dit pas une seconde qu’il allait commettre une monstruosité, pas plus qu’il n’avait cru en commettre une en faisant prévenir Ferron de la trahison de Madeleine et en lui remettant lui-même la clef de la maison où se consommait la trahison.

 

Au matin, il fit venir ses trois fidèles.

 

Essé, Sansac et La Châtaigneraie, à peu près guéris de leurs blessures, avaient passé la nuit au Louvre, de même que beaucoup d’autres courtisans, pour défendre le roi en cas d’un retour offensif des truands.

 

Ils présentèrent leurs compliments au roi, qui les laissa dire, paraissant méditer, assis dans un grand fauteuil.

 

Tout à coup, le roi demanda :

 

– La Châtaigneraie, comment trouves-tu la duchesse de Fontainebleau ?

 

– Sire, dit La Châtaigneraie, je trouve que Mlle la duchesse de Fontainebleau est bien belle…

 

– Bien belle ! fit le roi en hochant la tête. Cela est vrai. Et toi, Sansac ?

 

– C’est-à-dire, sire, que je la trouve admirable.

 

– Admirable n’est pas de trop. Et toi, Essé ?

 

– Sire, j’en ai les yeux encore tout éblouis.

 

– Fort bien. Ainsi, tous les trois vous êtes d’accord pour trouver que la duchesse est une belle personne, digne d’être aimée ?

 

Cette fois, ce fut avec inquiétude que les courtisans se regardèrent. Avaient-ils parlé trop vite ? Fallait-il déclarer que Gillette était une insignifiante beauté ? Le tout était de savoir ce qu’en pensait réellement le roi.

 

Celui-ci, heureusement, les tira d’embarras.

 

– Eh bien, cela prouve, dit-il, que vous avez de bons yeux. Maintenant, écoutez bien : je donne à la duchesse mes domaines de Fontainebleau, et j’ai l’intention de la marier au plus tôt.

 

L’inquiétude des courtisans se changea en stupéfaction… La nouvelle duchesse n’était donc pas la maîtresse du roi ? Ou bien, est-ce qu’il en avait déjà assez ?

 

– J’ai cherché un mari pour elle, reprit le roi en se levant… et je ne vois que l’un de vous trois…

 

– Sire ! s’écrièrent les courtisans émerveillés.

 

– Oui, oui ! Ce sera l’un de vous trois… Lequel ? Je ne sais pas encore. Il faudra que celui-là ait fait ses preuves…

 

– Sire ! Nous sommes prêts à tout entreprendre pour mériter une telle faveur…

 

Le roi garda un instant le silence.

 

Puis, d’une voix indifférente, il prononça :

 

– La duchesse de Fontainebleau épousera celui de vous trois qui m’amènera, mort ou vif, le truand qu’on appelle Manfred !

 

Les trois courtisans s’inclinèrent et murmurèrent des mots de gratitude que le roi interrompit :

 

– Messieurs, j’ai dit et ne m’en dédirai pas. Celui de vous trois qui m’amènera cet insolent, celui-là sera l’époux de la duchesse.

 

– Sire ! Quand faut-il que nous nous mettions en campagne ?

 

– Tout de suite ! répondit le roi.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le soir de ce même jour, les trois amis étaient attablés en l’auberge de la Devinière.

 

Cette auberge, sise en plein centre de la vie parisienne, c’est-à-dire à l’embouchure de la rue Saint-Denis, était tenue par les époux Grégoire : le mari, un peu bilieux et quinteux, gras à lard, toujours flamboyant devant les grands feux de l’âtre immense où rôtissaient des volailles variées. C’était un brave homme, ou du moins ce qu’on a toujours appelé un brave homme, c’est-à-dire s’occupant de vendre son vin le plus cher possible, et ne se mêlant de rien au monde que d’augmenter son pécule sou à sou ; la femme, Mme Grégoire, accorte commère à l’œil luisant, admirablement potelée, avec des rondeurs exubérantes sans trop d’exagération, et des fossettes un peu partout : à ses joues, à son menton, aux coudes de ses bras blancs toujours nus.

 

On venait fort à l’auberge de la Devinière pour y boire d’un certain vin d’Anjou mis à la mode par Rabelais.

 

Le couple Grégoire s’adornait d’un rejeton qui lui était survenu par la grâce du diable. Le rejeton, âgé d’une quinzaine d’années, en paraissait douze, étant un peu chétif, malingre, maigre, mal venu – mais malin comme un singe. On l’appelait Landry, et les clients de l’auberge avaient complété ce nom en y adjoignant une allusion à la petite taille du gamin : Landry-Cul-de-Lampe.

 

Donc, ce soir-là, en l’auberge de la Devinière, Sansac, La Châtaigneraie et Essé vinrent s’attabler devant une bouteille de vin d’Anjou. Il y avait une salle commune, grande, belle, ornée de cuivres, encombrée de tables bien cirées et d’escabeaux sculptés. Mais il y avait aussi d’étroites salles pour les buveurs qui tenaient à s’enivrer dans la solitude. C’est dans l’un de ces cabinets que les trois inséparables s’étaient installés, leur service au Louvre étant terminé.

 

– Toute la question, dit Sansac, continuant une conversation déjà commencée en cours de route, est de savoir si…

 

Il s’interrompit, cherchant les mots. Les deux autres comprirent.

 

– Oui, fit Essé. Car on dit que…

 

– Morbleu ! s’écria La Châtaigneraie. Il n’y en a aucune preuve ! C’est cette vieille pie-grièche de Diane qui fait courir ce bruit ; mais la duchesse de Brézé devrait bien tenir sa langue. Et tout à coup, cynique, il déclara :

 

– Et puis, après tout, quand cela serait !

 

– Ah ! pardon, dit Essé, je ne tiens pas à épouser les maîtresses des autres…

 

– Même quand l’autre s’appelle François de Valois, roi de France, et donne en dot les domaines de Fontainebleau ?

 

Les trois hommes se regardèrent. Sansac reprit :

 

– Je ne sais pas de quoi nous nous occupons là. À quoi bon épiloguer sur un détail que nous ignorons ? Acceptons-nous, oui ou non ?

 

– Moi, j’accepte ! dit La Châtaigneraie.

 

– Moi aussi, dit Essé.

 

– Moi aussi ! compléta Sansac.

 

Alors, s’étant ainsi déchargés du souci moral qui ne les avait d’ailleurs que médiocrement tourmentés, les trois amis se mirent à rire. Ils vidèrent leurs verres et firent venir du vin. Alors, La Châtaigneraie continua :

 

– Il est bien entendu, n’est-ce pas, que nous combinons nos efforts pour nous emparer du truand. Chacun de nous, seul, échouerait peut-être. À nous trois, nous réussirons sûrement.

 

– Convenu ! répondirent les deux autres.

 

– Il ne reste plus qu’à désigner celui de nous trois qui épousera la belle. Le moyen que je vous ai proposé…

 

– Nous va à merveille !

 

– Des dés ! commanda La Châtaigneraie.

 

Mme Grégoire, empressée, avenante, apporta elle-même le jeu de dés à ses clients de choix.

 

Puis, la porte refermée, Sansac saisit le cornet.

 

– Je commence ! dit-il.

 

Il agita les dés fortement et les jeta sur la table.

 

– Onze ! cria-t-il avec une profonde émotion.

 

– À moi, dit Essé.

 

Pâle d’angoisse, il jeta les dés :

 

– Quatre !

 

D’Essé se leva et lança le cornet contre le mur.

 

– À moi ! dit La Châtaigneraie, en ramassant le cornet et en agitant les dés. Un instant, cependant : si j’amène onze, moi aussi ?

 

– Tout sera à recommencer ! s’écria d’Essé.

 

– À recommencer entre La Châtaigneraie et moi, voilà tout ! affirma brutalement Sansac.

 

La Châtaigneraie se décida tout à coup.

 

– Douze ! lança-t-il d’une voix rauque.

 

Sansac poussa un effroyable juron.

 

Triomphant, La Châtaigneraie proclama :

 

– C’est donc moi qui épouserai Gillette, duchesse de Fontainebleau, le jour où nous aurons pris le truand !

 

Les deux autres firent oui de la tête, d’un signe furieux. Alors, tous trois rebouclèrent leurs épées et sortirent de l’auberge de la Devinière.

 

XIX

LA GYPSIE

 

Dans la nuit où eut lieu la fantastique invasion du Louvre par les truands, la Cour des Miracles présentait un spectacle vraiment curieux.

 

Au centre du vaste quadrilatère formé par des lignes de maisons lépreuses, avait été plantée la haute pique surmontée d’un quartier de charogne : le drapeau !

 

Des torches de résine brûlaient ; des feux avaient été allumés ; deux tonneaux de vin hissés sur des tables, et tournait la canelle[6] qui voulait ; il y avait foule autour des feux ; de nombreux blessés se faisaient panser par des femmes ; trois morts qui avaient été emportés étaient exposés sur des tables autour desquelles de vieilles femmes chantaient des lamentations et célébraient les vertus des défunts. Après une pareille équipée, les truands éprouvaient la sourde inquiétude d’une nouvelle bataille toute proche ; ils n’imaginaient pas que les choses pussent en rester là ; tout le royaume d’Argot et d’Égypte était sur la défensive ; les hommes n’avaient pas dépouillé leurs armes ; les femmes formaient hâtivement des barricades devant toutes les ruelles qui venaient se déverser dans ce réservoir. Des sentinelles avancées avaient été posées autour de la citadelle centrale, et il y en avait partout, jusqu’au pied du Louvre même.

 

Manfred avait été transporté dans une des maisons de la Cour même. Dans une chambre sommairement meublée, Lanthenay était assis près d’un lit où Manfred, étendu, se laissait panser par la vieille femme que nous avons entrevue et que nous continuons à appeler la Gypsie.

 

Activement, elle enduisait les blessures d’un onguent qu’elle avait composé, plaçait des bandelettes et des compresses avec une agilité et une délicatesse telles que le blessé sentait à peine l’effleurement des doigts.

 

– C’est fini ! dit tout à coup la Gypsie. Trois jours d’immobilité suffiront.

 

Et, avec un haussement d’épaules, elle ajouta :

 

– Ce ne sont pas des blessures d’épée ; ce sont des piqûres d’épingles.

 

Manfred approuva de la tête.

 

– Nos hommes frappent mieux, quand ils frappent, continua la vieille qui semblait se perdre dans une rêverie.

 

Manfred avait fixé ses yeux sur son ami. Entre les deux hommes, il n’y avait eu aucune explication.

 

Au premier moment, ils s’étaient embrassés, et les paroles n’avaient pas eu à intervenir… c’était tout.

 

– Ainsi, reprit la Gypsie, le grand prévôt est blessé ?

 

– Blessé ! répondit Lanthenay.

 

– Par toi ? Bien certainement par toi ? En es-tu bien sûr, mon fils ?

 

La vieille parlait avec une étrange douceur. Il est à remarquer qu’elle ne prodiguait pas à Lanthenay ce nom de « fils » qu’elle venait de lui donner. Elle ne l’appelait ainsi que dans certaines occasions très rares.

 

– J’en suis tout à fait sûr ! dit Lanthenay.

 

– C’est admirable ! reprit la vieille.

 

Elle hocha lentement la tête et murmura entre ses dents :

 

– Oui ! les destinées ont de ces conjonctions mystérieuses… Vraiment, ceci est admirable…

 

Elle continua avec une soudaine inquiétude :

 

– Mais la blessure est-elle dangereuse ?

 

– Je ne crois pas, dit Lanthenay.

 

Et la Gypsie prononça ces paroles dont ni Manfred ni Lanthenay ne comprirent le sens :

 

– C’est qu’il ne faut pas qu’il meure… je ne veux pas… ce ne serait pas juste !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Il est indispensable que nous placions ici un incident qui n’a pu trouver place dans notre récit, et qui a une importance capitale.

 

Nos lecteurs ont deviné que les truands avaient été entraînés par Lanthenay à l’assaut du Louvre.

 

En effet, dès le premier instant. Lanthenay avait compris que la résolution de Manfred était inébranlable.

 

Que faire ? L’accompagner au Louvre ? C’était la mort assurée pour tous les deux. Or, Lanthenay était amoureux : il voulait vivre. Il ne consentait à mourir que s’il n’y avait pas d’autre issue à la situation. Il avait dès lors entrepris l’audacieuse tentative d’invasion.

 

Pendant les quelques jours où Manfred demeura enfermé au logis de la rue Froidmantel, Lanthenay avait passé son temps à essayer de convaincre les principaux chefs des truands : le roi de Thunes, le duc d’Égypte, l’empereur de Galilée, et les plus importants de leurs comtes et suppôts, personnages avec lesquels nous aurons sans doute à lier connaissance.

 

Lanthenay eut à lutter contre une vive résistance : la proposition paraissait follement téméraire, et ces hardis compagnons ne se risquaient à certains coups d’audace qu’à bon escient, et pour le bon motif, c’est-à-dire pour le profit qu’il y avait à retirer d’une expédition.

 

En désespoir de cause. Lanthenay avait réclamé l’assemblée générale de toute la truanderie. Cette assemblée eut lieu la veille du jour où Manfred alla au Louvre.

 

Tout à coup, les suppôts, comtes, clercs et massiers, personnages déguenillés, hideux, farouches, parcoururent les rangs de l’assemblée, et, en quelques minutes, avec une prodigieuse rapidité, tous, jusqu’au dernier des francs-mitoux[7], furent au courant du but de la réunion.

 

Il s’éleva un grand murmure, cette sourde rumeur de gens qui discutent. Cela dura dix minutes.

 

Alors les grands chefs parlèrent à tour de rôle.

 

D’abord le roi de Thunes. Ce roi s’appelait Tricot.

 

Il exerçait le jour l’honorable et lucrative profession de mendiant, et la nuit la profession plus honorable et plus lucrative encore de voleur. Ce cumul ne le fatiguait pas trop, et lui laissait même des loisirs pour composer des ballades qu’il chantait en ses heures de bonne humeur.

 

Il se hissa sur un tonneau et dit, d’une voix forte :

 

– Nous aimons notre frère Manfred. Mais que va-t-il faire au Louvre ? Qu’irions-nous y faire nous-mêmes ? Nous ne voulons pas nous engager dans une aventure qui peut avoir une terrible issue et des conséquences encore plus terribles pour la paix de notre royaume. J’ai dit.

 

Ce bref discours, prononcé d’une voix éraillée, ponctué de gestes violents, fut accueilli par un grand silence.

 

On attendait que tous les chefs eussent parlé. Lanthenay, qui se tenait au pied du trône, se mordait les lèvres avec angoisse.

 

Le duc d’Égypte parla dans le même sens que Tricot.

 

L’empereur de Galilée se prononça aussi pour l’abstention.

 

Alors, la rumeur éclata, les discussions recommencèrent dans tous les groupes.

 

L’immense majorité de cette foule était décidée à passer outre et à se porter en masse au secours de Manfred.

 

Mais telle était l’autorité des chefs que pas une voix n’osait s’élever pour protester contre leur décision.

 

Tout à coup, un remous se fit près du trône de Tricot.

 

On vit une ombre grêle surgir près du roi de Thunes.

 

Elle apparut soudain dans la lumière des torches.

 

– La Gypsie !

 

Cette exclamation retentit de toutes parts.

 

Et un silence étrange se fit.

 

La scène présentait alors une sorte de grandeur sauvage : la place où dix mille êtres, hommes et femmes en haillons, faces violentes ou livides, physionomies terribles ou blafardes, grouillent autour des feux ; tout autour, les maisons à toits aigus, les fenêtres à minuscules vitraux plombés sur lesquels les flambeaux de résine accrochent des lueurs rouges ; au centre, le trône du roi de Thunes, autour duquel des gens montent la garde, armés de coutelas, bizarrement vêtus de loques sordides ; près de là, les figures fantastiques du duc d’Égypte et de l’empereur de Galilée ; sur le tout, un silence pesant d’où monte la palpitation de dix mille poitrines qui respirent…

 

La vieille Gypsie s’était dressée. De sa voix perçante, accentuée par une farouche énergie, les mots martelés par un violent besoin de convaincre, elle dit :

 

– Écoutez-moi, vous tous ! J’ai à vous dire des choses qui sont dans mon cœur et qui sont certainement dans les vôtres aussi. On vient de vous parler non pas comme à des hommes, mais comme à des femelles dignes d’être vendues au marché. Vous l’avez supporté. Vous êtes des lâches !

 

La Gypsie garda un instant le silence. Une sorte de halètement passa, rapide comme un frisson, sur cette foule compacte qui écoutait avec une attention profonde.

 

Debout, ses cheveux gris au vent, ses bras maigres levés dans un geste de malédiction, la Gypsie apparaissait comme un génie surnaturel à ces imaginations élémentaires et sa maigre silhouette éclairée par les feux rouges, avec des coins d’ombre violemment accusés, évoquait sur les truands assemblés, guerriers nocturnes, l’esprit des batailles qui vient planer sur toute réunion armée.

 

Son apostrophe fit oublier les sages conseils du roi de Thunes. Ses insultes clamées d’une voix aigre chatouillèrent agréablement ces épidermes comme des caresses.

 

– Il n’en est pas un ici qui ne sente son cœur éclater de colère et de honte à la pensée qu’un de nos frères sera venu en vain nous demander assistance. Et pour qui ?… Pour le meilleur, le plus vaillant ! Hommes, écoutez-moi. Voici ce que je dis : mon fils Lanthenay vient vous dire que mon fils Manfred court un grave danger. Si vous n’entendez pas cette voix, les femmes m’entendront. J’irai au Louvre à la tête de vos ribaudes ! J’ai dit.

 

Ces paroles produisirent un effet prodigieux.

 

La menace de la Gypsie parlant d’entraîner au Louvre les ribaudes de la Cour des Miracles provoqua un enthousiasme indescriptible.

 

Le roi de Thunes, le mendiant Tricot, fit un geste. À l’instant même, le silence s’abattit sur la Cour des Miracles.

 

Le roi de Thunes demanda :

 

– Vous voulez aller au Louvre ?

 

La même acclamation retentit.

 

– C’est bien ! Nous irons au Louvre !…

 

La Gypsie, ayant obtenu ce qu’elle voulait, avait sauté à bas du tonneau qui lui avait servi de tribune ; elle s’approcha vivement de Lanthenay, lui prit la main :

 

– Tu vois ? Sans moi, tu n’obtenais rien…

 

– C’est vrai, mère Gypsie.

 

– Souviens-toi bien, reprit-elle d’une voix étrange : c’est grâce à moi que tu vas envahir le Louvre et porter une main sacrilège sur l’autorité royale…

 

Lanthenay frissonna. Elle ajouta tout à coup :

 

– Peut-être te rencontreras-tu avec le grand prévôt…

 

– Peut-être !

 

– Et ce sera grâce à moi !

 

Lanthenay s’éloigna. La vieille le suivit un instant des yeux. Une joie terrible pétillait dans ses yeux.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Nous avons insisté sur cet incident : d’abord pour le curieux tableau de cette assemblée de truands, ensuite pour établir avec netteté que ce fut, en effet, grâce à la Gypsie que se produisirent ces deux événements capitaux :

 

L’invasion du Louvre par les truands.

 

Le grand prévôt blessé par Lanthenay.

 

XX

MANFRED ET LANTHENAY

 

Il est temps que nous donnions satisfaction à la légitime curiosité de nos lecteurs en essayant de démêler un peu le passé de ces deux jeunes hommes que nous connaissons sous les noms de Manfred et Lanthenay.

 

Un jour, il y avait de cela bien des années, était entrée dans Paris une troupe de bohémiens composée du père, de la mère, d’un grand gaillard d’une vingtaine d’années, et enfin d’un petit garçon.

 

Ces gens venaient d’Italie. Arrivés à Paris, ces bohémiens aboutirent naturellement à la Cour des Miracles.

 

Là, ils s’installèrent en un logement sordide. Pourtant, ils étaient assez riches, d’après ce que racontèrent quelques voisins. On entendit plus d’une fois la bohémienne compter de l’or. On la vit changer assez souvent des ducats à l’effigie du pape Alexandre Borgia. Tout aussitôt, et sans perdre de temps, la famille s’était d’ailleurs mise à travailler. Le père s’en allait par les rues de Paris, vendant de petits paniers d’osier qu’il fabriquait lui-même avec une habileté consommée, un art délicat. La mère disait la bonne aventure. Le fils travaillait la nuit, exerçant la fructueuse et noble profession de tire-laine. Quant au petit garçon, il demeurait à la maison avec la bohémienne à qui on donna ce nom : la Gypsie. Cet enfant s’appelait Manfred.

 

De toute évidence, il n’était ni de la famille, ni de la race de ces nomades. Il avait les traits fins, la peau blanche bien que légèrement halée par la course au grand air. Il y avait dans sa physionomie éveillée, dans ses grands yeux doux et ardents, dans sa parole impérative on ne savait quoi de gracieux, de câlin, de tendre et de vif qui le firent adorer de toute la Cour des Miracles.

 

Interrogée sur cet enfant, la Gypsie gardait un silence prudent. Parfois, cependant, elle répondait qu’elle avait eu l’enfant d’une famille italienne qui, trop malheureuse pour l’élever, s’en était débarrassé en le vendant à la première troupe de bohémiens qui passait.

 

Cette explication avait paru plus que suffisante aux insoucieux habitants de la Cour des Miracles, et le passé de Manfred demeura obscur.

 

Nous devons toutefois noter qu’un jour il vint à la cour de France une grande dame qui s’appelait la duchesse de Ferrare et qui n’était autre, disait-on, que la fille du pape Alexandre Borgia. Cette dame demeura huit jours à Paris, puis s’en retourna en Italie. Or, il a été établi que la Gypsie alla voir la duchesse de Ferrare, dont elle avait appris l’arrivée on ne sait trop comment. Elle eut une assez longue conférence avec elle. Cet incident passa d’ailleurs inaperçu au moment où il se produisit.

 

Le petit Manfred, élevé dans la Cour des Miracles, admiré par les truands, grandissait en force, en grâce et beauté.

 

Tout à coup, un événement soudain vint jeter un trouble dans l’existence relativement paisible de ces bohémiens : le fils de la Gypsie fut arrêté. La bohémienne avait pour ce fils une passion exclusive. L’amour maternel était chez elle un sens poussé à l’extrême acuité.

 

Elle fût morte volontiers pour éviter un chagrin à son enfant. Elle n’avait pour l’homme dont elle partageait la vie qu’une affection modérée ; quant au jeune Manfred, il lui était indifférent. Mais elle adorait son fils ; toute sa vie tenait dans cette adoration.

 

Les motifs de l’arrestation du bohémien nous sont inconnus ; il est probable qu’il avait été pris détroussant quelque bourgeois attarde au détour d’une ruelle. Toujours est-il qu’il fut condamné à être pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

 

Dépeindre la douleur furieuse de la Gypsie nous entraînerait hors de notre sujet. Disons seulement que cette douleur affecta une forme terrible. Elle rôda nuit et jour auprès de la prison, implorant les gardiens, promettant des trésors si on lui rendait son fils. Elle put un jour approcher du grand prévôt et se crut sauvée : celui-là avait le droit de faire grâce !

 

Le grand prévôt écouta avec une attention soutenue la supplication de cette mère qui sanglotait à ses pieds. Tout ce qu’un être humain peut trouver de touchant pour en attendrir un autre, la Gypsie le trouva et le lui dit.

 

Quand elle eut fini de parler, le grand prévôt lui tourna le dos sans une réponse.

 

Le lendemain, le jeune bohémien fut pendu.

 

La Gypsie assista à l’exécution jusqu’à la fin.

 

Elle ne s’évanouit pas. Elle ne pleura pas.

 

Seulement, elle demanda que le corps de son fils lui fût remis ; cela lui fut refusé : il y avait une sépulture spéciale pour les suppliciés, et nous avons vu en quel cimetière on jetait les pendus de Montfaucon.

 

Alors la Gypsie demanda qu’on lui laissât embrasser le cadavre de son fils. Elle fut repoussée sur l’ordre du grand prévôt, que cette femme finissait par ennuyer.

 

Alors, la Gypsie s’en alla.

 

Elle reprit ses occupations ordinaires, et bientôt il fut évident qu’elle avait oublié le terrible épisode.

 

Le contraire eût étonné ce monde spécial où une pendaison n’était, somme toute, qu’un médiocre incident.

 

Une année environ s’écoula…

 

Un matin on vit que Manfred avait un compagnon. Un petit garçon de son âge, c’est-à-dire d’environ quatre ans, pleurait dans le logis de la Gypsie.

 

D’où sortait cet enfant ?

 

La bohémienne, interrogée sur ce point par les massiers de la Cour des Miracles, personnages qui exerçaient une surveillance, répondit que l’enfant lui avait été donné.

 

– Par qui ?

 

– Par des gens… une famille…

 

– Quelles gens ? Comment s’appellent-ils ?

 

– Lanthenay ! répondit la bohémienne au hasard, ce nom d’un village qu’elle avait jadis traversé lui étant tout à coup revenu en mémoire.

 

Le nom de Lanthenay, que la bohémienne avait ainsi jeté, demeura à l’enfant. Quant à sa présence au logis de la Gypsie, personne n’y songea plus.

 

Il était là, comme poussé subitement sur le sol fangeux de la Cour : on l’acceptait sans plus d’explications.

 

Celui qui portait ce nom de village que la bohémienne lui avait donné au hasard était un très bel enfant avec des yeux doux et de grands cheveux blonds bouclés.

 

Pendant les premiers jours, il pleura beaucoup en appelant sa mère. Il faut dire que la Gypsie fit tout ce qu’elle put pour apaiser le désespoir du pauvre petit.

 

Ceux qui la voyaient prendre cet enfant dans ses bras, le serrer contre son sein, le regarder avec des yeux où brillait une joie lointaine, profonde, se figurèrent que la bohémienne était probablement la mère du petit Lanthenay.

 

Dès lors s’expliqua l’indifférence de la Gypsie lorsque son fils fut pendu : elle raccrochait son existence à cet enfant qu’elle avait eu sans aucun doute de quelque seigneur français. Car l’enfant ne portait aucune marque de la race de bohème, et la Gypsie était à cette époque assez belle pour avoir pu mériter un caprice.

 

Voilà donc quelle était exactement la situation :

 

Il y avait le bohémien qu’on ne voyait jamais ; la bohémienne, consolée de la pendaison de son fils, et ces deux enfants, – Manfred, Lanthenay, – tous deux d’origine inconnue.

 

Le petit Lanthenay avait rapidement oublié sa douleur.

 

Peu à peu, il cessa d’appeler sa mère absente.

 

Il se hasarda à jouer avec Manfred, qui lui faisait des avances d’amitié. Il en vint à courir dans les ruelles de la Cour des Miracles, où son petit compagnon le guida.

 

Puis le passé s’effaça de son esprit. Vers l’âge de dix ans, on eût bien surpris Lanthenay en lui apprenant qu’il n’avait pas toujours vécu parmi les bohémiens.

 

Un jour, tout naturellement, il s’était mis à appeler la bohémienne « mère »…

 

Ce jour-là, la joie de la Gypsie fut immense.

 

Elle n’en laissa pourtant rien paraître.

 

Signalons encore ce menu fait : la Gypsie paraissait aimer Lanthenay ; elle faisait tout ce qu’il fallait pour donner à l’enfant l’illusion complète qu’il était vraiment aimé ; mais jamais ses lèvres pâles ne se posèrent sur le front ou sur les joues de l’enfant. Jamais le maternel baiser n’apprit à Lanthenay qu’il avait une mère.

 

Tout ceci posé, on comprendra l’étroite amitié qui finit par unir Manfred et Lanthenay. Ils grandirent ensemble, dans une profonde ignorance de tout, excepté de la science des armes et des exercices du corps.

 

Ils avaient quinze ans – ou à peu près – et déjà leurs tailles développées par de rudes exercices, leurs physionomies étincelantes d’audace leur assuraient une sorte de domination sur les jeunes gens de la Cour des Miracles.

 

Nous devons ici rapporter un singulier incident qui se place à cette époque.

 

Un jour, la Gypsie retint Lanthenay au moment où il s’apprêtait à sortir pour rejoindre Manfred.

 

Et, sans préparation, comme une chose arrêtée d’avance, elle lui dit :

 

– Il est temps que tu te mettes à travailler.

 

Travailler !… Lanthenay entendait ce mot pour la première fois. Il jeta un regard surpris sur celle qu’il appelait « mère ».

 

– Travailler ?… À quoi ?… Que faut-il faire ?…

 

– Cherche !… Tout le monde travaille parmi nous…

 

– Faut-il me mettre à fabriquer des paniers d’osier ?

 

La Gypsie lui saisit la main.

 

– À quoi te servirait-il, alors, que les plus habiles de nos hommes t’aient enseigné à manier la dague ? À quoi te servirait-il de porter une rapière et de savoir si bien t’escrimer avec l’acier ?

 

Elle jetait un regard profond sur l’adolescent.

 

– Que faire ? murmura-t-il, réellement désolé de ne pouvoir donner tout de suite satisfaction à la Gypsie.

 

– Écoute ! reprit-elle d’une voix ardente. Nous sommes ici dans le royaume d’argot. Il n’y a qu’un travail possible pour un véritable argotier comme toi. Car tu en es un, ajouta-t-elle avec lenteur, comme avec une intime satisfaction. Tu es un vrai fils de truand… Tu seras toi-même un truand accompli. Si jeune, tu es déjà redouté dans la Cour des Miracles. Sois-le aussi hors de notre royaume. Vois nos hommes… Que font-ils ?… Lorsque tombe le crépuscule, ils sortent de leur logis, et, la nuit venue, entrent dans Paris… Le lendemain matin, ils reviennent… et ils ont de l’argent… Veux-tu que je prie quelqu’un de ces braves de t’enseigner l’art de guerroyer, la nuit, en pays ennemi ?…

 

Lanthenay comprit. Un trouble étrange bouleversa son esprit. Il était de bohème… Il était d’argot…

 

– Eh bien, réponds ! reprit la bohémienne.

 

– Mère Gypsie…

 

Il s’arrêta, hésitant.

 

– Pourquoi, aujourd’hui, m’appelles-tu « mère Gypsie » ?… Tu m’as toujours jusqu’ici appelé « mère ».

 

Oui ! Pourquoi cette adjonction au nom de mère ? Y avait-il une brisure dans l’affection du jeune homme ? Pour tout dire, il ne savait pas. Le mot lui était venu sans qu’il y songeât.

 

Elle le regardait avec une véritable angoisse.

 

– Je ne suis donc plus ta mère ? dit-elle.

 

Il jeta sur elle un regard troublé. Il eût voulu la rassurer, la consoler, l’embrasser… Il ne pouvait pas !… Machinalement, il murmura :

 

– Mère Gypsie !…

 

Elle eut un sourire livide et lâcha la main de Lanthenay qu’elle pressait fortement dans les siennes.

 

– Écoute-moi, dit-elle alors de cette voix lente et gutturale qu’elle avait aux heures de ses violentes émotions, tu es mon fils… Tu n’es pas né, il est vrai, de mon sang ; je ne t’ai pas porté dans mon sein… Mais tu es mon fils… Ton père t’a abandonné… c’était un pauvre homme… ta mère est morte trois jours après ta naissance… Je t’ai recueilli, je t’ai élevé, je me suis attachée à toi profondément… plus encore qu’à Manfred. Que dis-je ? Manfred n’est pour moi qu’un étranger que j’ai élevé par pitié… Mais toi, Lanthenay, tu es mon fils… oui… mon fils…

 

Elle répétait le mot, y insistait, comme pour le faire entrer dans l’esprit du jeune homme.

 

– Je sais, dit-il, tout ce que vous avez fait pour moi. Et je me sens pour vous une gratitude qui ne finira qu’avec ma vie.

 

– De la gratitude ! murmura-t-elle amèrement.

 

Il y eut entre eux deux un silence embarrassé.

 

– Quant à ce que vous me proposez, reprit-il, je réfléchirai, mère…

 

Il prononça le mot avec une sorte de répulsion qui l’étonna, le bouleversa.

 

– Tu réfléchiras ! s’écria-t-elle. Écoute : je suis une fille de bohème, moi ! je suis jeune encore, malgré mes cheveux déjà gris… Mais, bien que jeune, j’ai vu de près une foule de choses que des vieillards n’ont pas vues. J’ai appris à lire dans le cœur des hommes ; j’ai étudié ; j’ai comparé. La vie a été arrangée pour que nous autres, nous soyons éternellement misérables, et pour que, de notre misère, soit bâti le bonheur des heureux du monde… Est-ce que cela ne te révolte pas ?… Regarde-toi ! Tu as la force, tu as la beauté, tu as l’audace, tu as le courage et l’intelligence… Et pourtant, qu’es-tu ? Rien !… Que peux-tu être ? Rien !… Est-ce que cela ne t’indigne pas ?… Moi, mon fils, j’ai vu de près les hommes, et je te le dis : celui qui ne se révolte pas, celui-là est un lâche. Or, tu n’es pas un lâche… Que crains-tu ?… Moi, je ne crains rien… Je n’ai pas peur de la mort… Et toi, Lanthenay, tu n’as pas peur non plus. Je le sais. J’ai pesé ton cœur. Je sais ce qu’il vaut… Que se passe-t-il donc en toi ? Pourquoi n’accueilles-tu pas mes paroles avec les transports que j’attendais ?

 

Ce qui se passait en lui ?…

 

Lanthenay eût été bien embarrassé de le dire.

 

Disons simplement que ce jeune homme était une nature fine et délicate à qui répugnaient les moyens grossiers proposés par la bohémienne.

 

Cet entretien n’eut pas de suite. Lanthenay s’échappa en promettant de songer à la proposition.

 

Il y songea, en effet, en parla longuement avec Manfred, et tous deux furent d’accord pour conclure qu’ils ne seraient pas des argotiers.

 

Cependant, leur influence dans le royaume d’argot allait grandissant. D’où venait cette influence ?

 

L’argot et l’Égypte n’avaient qu’un culte, celui de la bravoure.

 

Or, nul n’était aussi brave que Manfred et Lanthenay.

 

Un jour, une ribaude devait être pendue pour nous ne savons trop quel méfait. Manfred et Lanthenay, assistés de quelques hardis compagnons, tombèrent sur l’escorte qui conduisait l’infortunée à la potence.

 

Le fait était inouï. L’attaque fut si impétueuse, si imprévue que la masse du peuple accouru au spectacle s’enfuit de toutes parts ; les soldats de l’escorte, effarés, croyant à une sédition, se mirent à charger la foule qui s’enfuyait, et quand ils revinrent à la charrette où était attachée la condamnée, celle-ci avait disparu.

 

Une nuit, le guet ramassa et entraîna deux pauvres diables, sortes de matamores, avec leurs toques à plume gigantesque et leurs manteaux troués ; on les appelait Fanfare et Cocardère. Manfred et Lanthenay rencontrèrent la patrouille qui emmenait les deux argotiers. Ils la chargèrent aussitôt et s’escrimèrent si bien que, quelques minutes plus tard, Fanfare et Cocardère étaient libres.

 

On citait des deux jeunes gens cent traits pareils accomplis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, tantôt par les deux ensemble.

 

Ces prouesses avaient fortement impressionné l’imagination des truands parmi lesquels vivaient Manfred et Lanthenay. On ne pouvait leur faire qu’un reproche ; il est vrai qu’il était grave !

 

Jamais ils n’avaient voulu se mêler d’une expédition nocturne contre la bourse des passants.

 

Achevons en disant que les truands avaient un préféré parmi ces deux préférés : c’était Manfred.

 

Lanthenay, plus calme, plus réfléchi, plus froid ; Manfred, emporté, batailleur, querelleur, grand buveur et grand coureur de filles. Lanthenay avait cette physionomie spéciale des gens sur lesquels pèse un malheur insoupçonné ; on ne pouvait pas dire qu’il était d’humeur triste ; mais il y avait en lui une gravité inquiète comme s’il eût senti rôder près de lui le malheur… comme s’il eût la confuse intuition de quelque effroyable catastrophe toute proche ; Manfred paraissait insoucieux ; il était cependant d’une sensibilité extrême ; les sentiments, chez lui, se haussaient par bonds jusqu’aux sommets.

 

Ces différences apparentes suffisent pour expliquer que Manfred fût le préféré des truands ; il n’en était pas un parmi eux qui ne fût prêt à se faire tuer pour lui ; il n’était pas une ribaude dans tout le royaume d’argot qui ne soupirât secrètement pour lui. Il était le véritable roi des truands, comme il l’avait déclaré lui-même avec une sorte de vantardise naïve et charmante ; le roi de Thunes, Tricot lui-même, ne lui parlait qu’avec respect, et il faut dire tout de suite que ce personnage supportait avec impatience l’autorité morale du jeune homme.

 

Quelles étaient les ressources de nos deux héros à l’époque où nous les rencontrons ? De quoi vivaient-ils ?

 

Pour Lanthenay, la réponse était facile. Lanthenay était devenu l’associé de maître Etienne Dolet, le célèbre imprimeur. Un jour, alors qu’ils avaient environ une douzaine d’années, les deux gamins, courant, errant, musant par les rues, s’étaient égarés jusqu’au delà des ponts, vers la montagne Sainte-Geneviève.

 

Le hasard les amena devant une boutique.

 

Sur le seuil, assis sur des escabeaux, deux hommes examinaient avec attention des feuilles de parchemin sur lesquelles étaient tracés des signes bizarres.

 

Les deux enfants, hissés sur la pointe du pied, regardaient avec une profonde admiration.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Manfred.

 

– Des écritures ! répondit Lanthenay.

 

Les deux hommes se retournèrent et sourirent à la mine éveillée, aux yeux intelligents et à l’admirative physionomie des gamins. Or, de ces deux hommes, l’un, et le plus jeune, était maître Dolet.

 

L’autre était Rabelais corrigeant l’épreuve d’une édition du Livre seigneurial qui portait ce titre : La vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par l’abstracteur de quintessence.

 

Rabelais interrogea ces deux enfants qui regardaient les écritures avec tant d’admiration. Leurs réponses le frappèrent. Dolet les fit entrer dans la boutique et leur montra des images qui les stupéfièrent…

 

Le lendemain, ils revinrent « pour voir les images », puis les jours suivants. Peu à peu le maître imprimeur s’attacha à ces deux gamins, et il entreprit de commencer leur éducation. Jamais élèves plus attentifs n’écoutèrent avec plus d’admiration leur maître…

 

Lanthenay, surtout, devint un vrai savant et trouva des perfectionnements à l’art naissant de l’imprimerie.

 

Hâtons-nous d’ajouter que, très vite, il s’intéressa surtout à l’imprimerie parce que maître Dolet avait une fille.

 

Lanthenay était donc devenu l’associé du maître imprimeur. Quant à Manfred, il rêvait d’autres destinées.

 

Il rêvait gloire et batailles et n’attendait que l’occasion propice de s’aventurer en quelque guerre.

 

En attendant, comment vivait-il ?

 

Disons tout d’abord que les deux jeunes gens habitaient ensemble rue Froidmantel un logis très modeste. Ce que gagnait Lanthenay suffisait à leurs besoins communs. Mais force nous est d’ajouter que Manfred augmentait parfois le pécule d’une somme imprévue, de provenance plutôt bizarre.

 

Il arrivait que quelque truand de marque priait le jeune homme de lui enseigner quelque bon coup d’épée. Manfred ne se faisait pas prier.

 

Nous devons déclarer qu’avec son insouciance il n’y voyait pas malice. Généralement il retrouvait, après la leçon, une ou deux pièces d’or dans son pourpoint.

 

Était-ce à lui de juger les truands parmi lesquels il avait été élevé, qui l’avaient tant aimé et choyé ?

 

En acceptant ces pièces d’or qui sentaient le fagot d’une lieue, Manfred était peut-être poussé par quelque délicat sentiment. Peut-être ne voulait-il pas faire comprendre au donateur la distance qui le séparait de lui… Où peut-être, tout simplement, ne faisait-il là-dessus aucune réflexion, la morale, à cette époque, étant bien loin d’être aussi « perfectionnée » qu’à la nôtre, où, tous, nous sentons et comprenons par éducation intensive combien il est mal de prendre une part de bien-être à qui en a trop. Manfred ne comprenait peut-être pas cela, lui !

 

Nous laissons le lecteur libre de choisir entre les deux explications, et nous n’irons pas plus loin dans ce plaidoyer.

 

Telle était la situation exacte de Manfred et de Lanthenay au moment où nous lions connaissance avec ces deux personnages.

 

XXI

FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUT

 

Le soir même où Sansac, La Châtaigneraie et Essé firent en l’auberge de la Devinière la partie de dés à laquelle nous avons assisté, une scène bizarre se passait non loin de là, dans une maison de l’une des ruelles qui avoisinaient le Louvre.

 

Trois hommes causaient, dans une chambre retirée. Ou plutôt, l’un des trois, assis dans un fauteuil, parlait.

 

Et les deux autres debout, dans une attitude respectueuse, répondaient aux questions qui leur étaient posées d’une voix hautaine et impérative.

 

Celui qui était assis n’était autre que le vénérable et vénéré père Ignace de Loyola, dont la réputation de force, de courage et de sainteté commençait à se répandre dans le monde. Les deux autres étaient deux vulgaires moines, dont l’un s’appelait Thibaut et l’autre Lubin. Ils étaient assez connus dans la ville et l’Université. Marot les a chansonnés quelque peu.

 

Loyola achevait de lire une lettre où les deux moines lui étaient recommandés ; de temps à autre, il jetait sur eux un regard furtif.

 

– C’est bien, dit-il, en achevant sa lecture. J’ai besoin, pour une mission qui touche directement les intérêts de l’Église, de deux hommes saintement courageux et intelligents. On m’assure que vous avez les qualités requises, mes frères…

 

– Deo gratias ! murmurèrent les moines en s’inclinant aussi profondément que le leur permettait la rotondité de leur ventre.

 

Loyola se leva et fit quelques pas en méditant.

 

Il revint se placer devant les deux moines.

 

– Savez-vous, leur dit-il, qu’il est permis de mentir dans l’intérêt et pour la gloire de Dieu ?…

 

Frère Lubin et frère Thibaut se regardèrent effarés, se demandant si ce n’était pas là un piège que leur tendait le redoutable père.

 

– Non, vénérable père, nous ne le savions pas encore ! répondit à tout hasard frère Lubin.

 

– Eh bien ! vous le saurez dès maintenant. Savez-vous qu’aucune action n’est condamnable, si elle tend au bien de l’Église et à la gloire de Dieu ?… Je dis aucune action : même le vol, même le meurtre…

 

La stupéfaction des moines fit place à une sorte de terreur. Et Loyola continua :

 

– Il faut qu’on le sache ! Tout est permis, tout est juste, tout est bon qui conduit au triomphe de Jésus et de la Vierge. Si la fin proposée est bonne, tous les moyens sont bons. Entendez-vous, mes frères ?…

 

– Nous entendons, vénérable Père, balbutièrent les moines terrorisés.

 

– Oui ! mais comprenez-vous ?…

 

– Nous tâcherons de comprendre…

 

– Les temps sont proches, s’écria Loyola, l’Église est menacée ; ses dogmes sont contestés ; le schisme exécrable s’est produit… Notre mère porte au flanc la blessure hideuse ; une fois de plus Jésus est flagellé ; une fois de plus, la Vierge pleure des larmes de sang…

 

Frère Lubin et frère Thibaut opinaient de la tête. Loyola se promenait avec agitation. Sa physionomie de combattant farouche s’illuminait d’un feu sombre…

 

– Or, continua-t-il, que sommes-nous ?… Des soldats ! pas autre chose. Soldats du Christ ! soldats de la Vierge !… défenseurs d’élite, troupe sacrée qui doit veiller autour du monument auguste édifié par Pierre ; gardiens de l’Église. Que dis-je ! Devons-nous attendre que l’ennemi soit sur nous ?… Non, non ! Plus de ces faiblesses indignes… Jésus veut être défendu… et la défense comporte l’attaque… C’est nous, cette fois, qui marcherons sur l’ennemi et pénétrerons dans ses rangs épouvantés…

 

Les deux moines firent le signe de croix et commencèrent à se rapprocher tout doucement de la porte…

 

– Eh bien ! mes frères, dit tout à coup Loyola, puisque nous constituons une armée qui doit vaincre ou mourir, nous devons agir en soldats, c’est-à-dire employer toutes les ruses des soldats en campagne.

 

Que font les soldats ? Ils essaient de tromper l’ennemi, lui tendent des embûches ; la ruse et la force, voilà les deux éléments de victoire. C’est donc la ruse et la force qu’il faut employer. Avez-vous compris ?…

 

– La ruse ! balbutia Thibaut.

 

– La force ! bégaya frère Lubin.

 

– Écoutez-moi ! vous êtes choisis pour une mission délicate. Vous êtes désignés pour pénétrer chez l’ennemi et lui dresser une embûche à la suite de laquelle nous remporterons une grande victoire…

 

Les deux moines se regardèrent avec cet air de résignation suprême qui signifiait clairement :

 

– Cette fois, mon frère, nous sommes perdus !

 

Loyola avait ouvert un meuble. Il en sortit un livre. C’était un volume de petite dimension, comprenant une cinquantaine de pages seulement. Il le déposa sur la table et rouvrit à la première page qui portait le titre.

 

– Lisez ! fit-il impérieusement.

 

Thibaut et Lubin se penchèrent ensemble et lurent :

 

Mensonge, fausseté

inutilité

du dogme de l’immaculée conception

démontrés avec preuves

par

Messire CALVIN

–––

Ouvrage imprimé à Paris

par privilège, et avec autorisation royale,

par maître ÉTIENNE DOLET.

 

Les deux moines, ayant lu, se redressèrent en faisant le signe de la croix et en donnant toutes les marques d’une profonde indignation.

 

– Vous avez lu ? demanda Loyola. Qu’en pensez-vous ?

 

– Abomination ! gronda frère Thibaut.

 

– Sacrilège ! rugit frère Lubin.

 

– Que croyez-vous que mérite l’auteur de ce livre monstrueux ?

 

– La mort !

 

– Et celui qui l’a imprimé ?

 

– La mort !

 

– Oui !… la mort en place publique, la mort par supplice.

 

Loyola rêvait :

 

– Voici donc la machine de guerre que j’ai préparée… Oui, la ruse est juste, quand il s’agit de frapper l’ennemi !… J’ai moi-même écrit ce livre, et j’ai trouvé, accumulé les preuves… Il y a donc des preuves de la fausseté du dogme !… Preuves apparentes, preuves qui m’ont été soufflées par l’esprit supérieur ; oui c’est moi qui ait écrit cela ! C’est sur nos presses secrètes que ce livre a été imprimé !… La ruse est bonne… elle sera infaillible…

 

Les deux moines, les yeux clos, attendaient, non sans frémissement, ce qui allait résulter de cette rêverie.

 

– Ce livre impie, reprit Loyola à haute voix… il faut qu’il soit trouvé en la place même où il est naturel qu’on le trouve. Écoutez-moi. Je vais être clair et précis. Vous connaissez sans doute l’imprimeur Dolet ?…

 

– Nous le connaissons sans le connaître, dit Lubin.

 

– Nous étions loin de nous douter… ajouta Thibaut.

 

– Nous ne l’avons jamais vu de près ! conclurent-ils.

 

Loyola fronça le sourcil.

 

– On m’a assuré, et je tiens la chose pour vraie, que vous aviez été à diverses reprises chez lui, et qu’il vous faisait bon accueil, vous faisant goûter de son vin…

 

Les deux moines tombèrent à genoux.

 

– Grâce, vénérable père ! gémit Thibaut.

 

– Nous ne savions pas que cet hérétique imprimait de pareilles horreurs ! dit Lubin.

 

– Relevez-vous, ordonna durement Loyola.

 

Les moines obéirent, et, tranquillement, à la grande stupéfaction de ses auditeurs, il continua :

 

– Si vous avez été choisis pour tendre à l’ennemi de l’Église le piège où il va tomber, c’est justement parce que vous avez été reçus chez Dolet. Voici ce qu’il faut faire. Il faut aller chez lui, pas plus tard que demain, en son logis de rue Saint-Denis. N’est-ce pas là qu’il vous fit goûter de son vin ?

 

– Confiteor ! murmurèrent les moines.

 

– Ce vin était-il bon ? demanda Loyola avec un étrange sourire.

 

– Délectable ! affirmèrent-ils.

 

– Tout est donc pour le mieux, et il faut admirer les voies du Seigneur qui a permis que ce mécréant possédât d’un vin délectable, qui a voulu ensuite que vous fussiez les hommes de goût ayant pour ce vin toute l’affection désirable. Admirez, mes frères ! Par la volonté divine, vous avez été invités à boire de ce nectar afin qu’un jour vous puissiez entrer chez l’hérétique, et, tout en savourant une bouteille de ce vin, glisser adroitement ce livre parmi les livres du logis… Est-ce compris ?…

 

Les deux moines se regardèrent avec stupéfaction.

 

Le savant auteur des Commentaires de la langue latine aimait en effet se délasser de ses travaux d’érudition par quelque bonne rasade prise en compagnie de joyeux lurons. Il ne faudrait pas se représenter Dolet comme un type de savant à lunettes et à distractions.

 

C’était un homme d’une quarantaine d’années, en pleine force de santé, un peu grave peut-être, mais n’éprouvant pas la moindre horreur pour le bon rire que lui recommandait tant son ami intime Rabelais.

 

Ce serait aussi une erreur de s’imaginer que le maître imprimeur éprouvait une répulsion violente contre l’Église et ses représentants. Etienne Dolet était un libre esprit.

 

Il est certain qu’il ne croyait pas.

 

Voilà tout ce qu’on peut dire.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, aux heures de ses délassements, l’avaient plus d’une fois distrait de leurs boutades. Jamais il n’entamait avec eux de controverse religieuse, pas plus d’ailleurs qu’avec qui ce fût.

 

Or, donc, les moines avaient parfaitement compris la proposition du vénérable père Ignace de Loyola.

 

Il s’agissait tout simplement d’envoyer au bûcher l’homme qui les avait reçus dans sa maison avec courtoisie, et même avec quelque amitié.

 

Nous disons qu’ils furent consternés. Mais nous ne disons pas qu’ils songèrent un seul instant à se révolter contre le rôle abominable qui leur était dévolu. Loyola lut sur leurs visages leur soumission épouvantée.

 

– Ainsi, reprit-il, dès demain, mes frères, vous vous rendrez chez l’hérétique imposteur…

 

Ils firent oui de la tête.

 

– Il vous invite à boire de ce vin… Et, tout doucement, sans qu’il y prenne garde, vous glissez le livre sur un rayon quelconque, puis vous sortez tout aussitôt, prétextant une affaire…

 

– Ainsi ferons-nous ! dit frère Thibaut.

 

– Voici le livre ! fit Loyola.

 

Frère Thibaut prit le volume, en donnant toutes les marques de répulsion qu’il croyait nécessaires, et il le cacha sous son ample robe…

 

– Allez ! dit simplement Loyola en étendant le bras dans un geste de commandement.

 

XXII

LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRON

 

Il est nécessaire que nous revenions pour quelques instants à la belle Ferronnière. Nos lecteurs ont assisté à la terrible scène où Madeleine tua son mari Perron à coups de poignard. Nous l’avons vue creuser une fosse dans un coin de son jardin, de ses petites mains blanches maniant avec ardeur la lourde bêche de fossoyeur… Nous l’avons vue jeter le cadavre dans le trou… puis, ce trou comblé, nous l’avons vue sortir de la petite maison où tant de charmantes heures d’amour s’étaient écoulées et où venait de se dérouler ce drame…

 

Suivons Madeleine Ferron qui, enveloppée d’un manteau, s’en va de la maison d’amour, maison de crime.

 

– Je ne suis plus une femme, avait dit Madeleine ; je suis une forme de la Vengeance…

 

Aucun regret du malheureux qu’elle venait de tuer. Aucune impression nerveuse de la scène du meurtre. Et même aucun souvenir de la scène de Montfaucon : le bourreau l’entraînant… lui passant la corde au cou…

 

Tout s’effaçait en elle.

 

Et veut-on savoir ce qui subsistait encore dans sa mémoire et fortifiait de seconde en seconde sa haine ?

 

C’était le rire de François Ier, et cet éclat de rire qu’elle avait entendu dans la nuit, au moment où, affolée, elle se penchait à la fenêtre pour crier :

 

– À moi, mon François !

 

Ce rire elle l’avait dans l’oreille, comme une obsession maladive. Elle se souvenait avec une effrayante netteté de la ballade que le roi chantait en s’éloignant.

 

Et maintenant, sa pensée de haine et de vengeance s’accompagnait du rythme doux et plaisant de la ritournelle favorite du roi François…

 

Elle s’enfonça dans le dédale de ruelles étroites et sombres qui avoisinaient l’église Saint-Eustache.

 

Elle s’arrêta en l’une de ces ruelles.

 

Cela s’appelait la rue Traînée.

 

Vers le milieu de cet étroit boyau qui longeait l’un des côtés de l’église, une maison se dressait, un peu isolée des autres par deux étroits passages qui la ceignaient.

 

Elle avait l’apparence d’une bonne maison de moyenne bourgeoisie, possédait un pignon et des fenêtres ogivales à vitraux épais.

 

Qui habitait cette maison ?

 

Une femme qu’on appelait la Maladre – nous ne savons trop pourquoi… peut-être parce qu’elle avait dû être, à un moment, internée en quelque maladrerie.

 

Cette femme n’avait pas d’âge. La figure ravagée par la petite vérole, ses yeux bordés de rouge, son crâne sans cheveux… qu’elle cachait continuellement sous un béguin serré, sa taille exiguë, la longueur de ses doigts crochus en faisaient un type répugnant.

 

Cependant, la Maladre recevait de nombreuses visites.

 

La maison se composait d’un rez-de-chaussée et de deux étages.

 

En entrant, lorsque la porte toujours soigneusement close avait été ouverte au visiteur, on se trouvait dans un couloir au fond duquel commençait l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs. Vers le milieu du couloir à gauche, une porte s’ouvrait sur une salle de buverie, assez semblable à la plupart des cabarets de l’époque.

 

Là, des servantes versaient aux visiteurs de l’hypocras et des vins capiteux. Ces servantes, à peine vêtues, ou plutôt assez dévêtues, s’asseyaient sans façon sur les genoux des buveurs, entouraient leurs cous de leurs bras et leur murmuraient à l’oreille des paroles plus capiteuses encore que les vins qu’elles leur versaient.

 

De temps à autre, l’un des buveurs disparaissait avec l’une des servantes. Voilà ce qu’était la maison de la Maladre. Or, c’est à cette maison que vint frapper Madeleine Ferron !

 

Bien qu’il fût tard, il y avait encore une douzaine de buveurs dans la salle commune. La plupart étaient ivres et bégayaient aux ribaudes des déclarations grotesques…

 

Deux ou trois s’étaient endormis sur les bancs de bois à dossier sculpté ; l’un d’eux avait roulé à terre.

 

Sur les tables, parmi les pots d’étain et les cruches de grès, des épées qu’on avait dégrafées.

 

On ne chantait pas, c’était défendu.

 

Mais on s’interpellait à haute voix, avec des rires avinés, les vitraux et les volets étant assez épais pour que le bruit ne pût attirer le guet.

 

L’un des buveurs d’hypocras n’était pas ivre. C’était un homme d’une trentaine d’années, à la figure blafarde, aux yeux profondément tristes, au visage ravagé par quelque souffrance inconnue… Cet homme s’appelait Jean le Piètre.

 

Lorsqu’une des servantes passait près de lui, cheveux épars, poitrine nue, jupon troussé, les yeux de Jean le Piètre s’enflammaient et suppliaient :

 

– Mésange ! murmurait-il. Tu ne veux donc pas !

 

La belle fille secouait la tête avec un frisson de répulsion.

 

– Merci ! répondait-elle avec son rire. Je ne veux pas mourir de male mort…

 

Jean le Piètre baissait la tête et serrait les poings avec une rage convulsive !

 

Et, à toutes, il tendait vaguement les bras, implorant un baiser… Et toutes lui disaient de ces réponses qui le faisaient s’écrouler sur son escabeau, plus blême, avec de sourds jurons de rage impuissante…

 

Madeleine Ferron, avons-nous dit, frappa à la porte de la maison. En même temps, elle rabattit son capuchon et s’en couvrit le visage.

 

À l’intérieur, un homme, sorte de laquais qui veillait continuellement à la porte, ouvrit un judas et étouffa une exclamation de surprise en constatant que le visiteur nocturne qu’il s’attendait à dévisager était une visiteuse.

 

– Une femme ! murmura-t-il, stupéfait. Une femme ici ! L’aventure est admirable ! Peut-être une recrue ?…

 

Et au lieu d’ouvrir il grimpa à l’étage supérieur.

 

Quelques instants plus tard, la Maladre venait coller son œil au judas, hésita une seconde, puis se décida à ouvrir, avec ce geste qui signifie :

 

– Après tout, nous verrons bien ! Madeleine Ferron entra et dit :

 

– Vous êtes la Maladre ?

 

– Oui. Et vous ?

 

– Je veux vous parler seule à seule.

 

– Venez.

 

La minute d’après, Madeleine se trouva dans une chambre à coucher d’aspect sordide.

 

Madeleine eut un mouvement de révolte devant cette affreuse femme. Mais presque aussitôt elle se remit.

 

La voix rieuse, la voix persécutrice du roi François Ier résonnait à ses oreilles. Toute la scène de lâcheté passa devant ses yeux ; le dégoût, l’horreur et la haine, de nouveau, anéantirent en elle la femme pour ne laisser subsister que la « forme de vengeance ».

 

La Maladre la regardait avec une curiosité aiguë.

 

– Fi ! le vilain capuchon qui m’empêche d’admirer le joli visage de ma nouvelle amie ! dit-elle en esquissant de hideuses grâces.

 

– Que vous importe mon visage !

 

– Cependant, ma mie, il faut bien que je le voie… si vous voulez… que nous nous entendions…

 

– Que croyez-vous donc ?…

 

– Que vous voulez demeurer parmi nous, la belle enfant !

 

Madeleine eut un tressaut indicible de dégoût. La Maladre ajouta :

 

– À en juger d’après ce que je puis deviner de votre beauté, je vous garantis un beau succès…

 

Frémissante, Madeleine murmura :

 

– Ô roi !… Je descends à l’abîme !… Je me sens tomber en un océan de fange… la mort que je cherche est impure et hideuse… mais je t’entraînerai avec moi… je t’éclabousserai de ma honte… et ma mort sera ta mort…

 

– Eh bien ? demanda la Maladre, surprise. Ne craignez rien, mon enfant… Ici, vous êtes dans une bonne maison, je m’en vante, et qui n’a rien de commun avec tels cabarets mal famés…

 

– Je ne viens pas pour ce que vous croyez, dit brusquement Madeleine…

 

En elle-même, elle songea amèrement :

 

– Je viens empoisonner ma beauté pour m’en faire une arme !…

 

– Que voulez-vous donc ? reprit la Maladre.

 

– D’abord, prenez ceci, dit Madeleine.

 

La Maladre s’empara avidement du sachet plein d’or que lui tendait son étrange visiteuse. Elle leva un regard stupéfait sur Madeleine, cherchant à deviner son visage…

 

– Je vous achète votre silence, continua Madeleine ; vous voyez que je le paye fort cher… Mais si jamais un mot…

 

– Madame, protesta la Maladre, je vous suis, dévouée corps et âme. Quant à me taire… voyez-vous… il y a longtemps que j’y suis habituée… Si j’avais voulu parler… je me serais fait pendre ! C’est qu’il en est venu ici, des hauts personnages… des marquis et des princes !… et même… des rois !…

 

Madeleine eut un long tressaillement.

 

– Le roi ! balbutia-t-elle.

 

La Maladre se pencha et murmura :

 

– Vous avez été si généreuse avec moi… Je puis bien tout vous dire… Oui, madame, le roi est venu… et il vient encore… il a beau prendre un costume de bourgeois… je le reconnais au premier coup d’œil…

 

– Le roi ! répéta Madeleine.

 

Et, tandis que la Maladre enthousiasmée par les pièces d’or se lançait en un récitatif étrange, plein de sous-entendus et de mots crus, la belle Ferronnière, tombée en une rêverie douloureuse, se répétait :

 

– Il vient ici !…

 

– Parlez donc sans aucune crainte, achevait la Maladre. Aussitôt dit, aussitôt oublié : c’est juré… juré sur la grande croix de Saint-Eustache qui protège ma maison.

 

– Écoutez-moi, dit tout à coup Madeleine, approchez-vous que je vous parle bas… à l’oreille. Le front dans les deux mains, éperdue, emportée par une tempête de haine, Madeleine parla, ou plutôt elle grinça… avec un accent tel que la Maladre en devint livide…

 

– Oh madame… balbutia-t-elle. Est-ce possible !… Quoi !… Vous voulez…

 

– Je veux !…

 

– C’est horrible, madame, songez-y…

 

– Je veux !…

 

– Quand ?

 

– Tout de suite, si possible… demain au plus tard…

 

– Je puis tout de suite, madame… mais…

 

– Va donc ! Qu’attends-tu ? gronda Madeleine. Misérable sorcière, tu ne vois donc pas l’atroce souffrance que tu m’infliges à prolonger mon agonie !

 

– Attendez, madame… prononça la Maladre.

 

Elle sortit, appela. Et au laquais accouru :

 

– Envoie-moi Jean le Piètre !…

 

Quelques instants plus tard, Jean le Piètre apparaissait et la Maladre le faisait entrer dans une chambre…

 

– Mésange ne veut pas de toi ?…

 

– Non.

 

– Spérance ne veut pas de toi ?

 

– Non.

 

– La Borgnesse ne veut pas de toi ?

 

– Non.

 

– Ni les miennes ni aucune ribaude. Toutes ont peur, n’est-ce pas ?

 

– Oui ! dit Jean le Piètre avec un soupir de désespoir.

 

– Et toi, tu veux une ribaude ?

 

Jean le Piètre joignit les mains avec extase…

 

– Sais-tu que ton contact tuera sûrement la malheureuse ?

 

– Je vais bien mourir, moi ! gronda-t-il.

 

– Attends ici !…

 

La Maladre courut à sa chambre, prit sa visiteuse par la main et l’entraîna…

 

– Madame… une dernière fois…

 

– Silence !…

 

– Vous voulez ?

 

– Je veux !…

 

– Entrez là !…

 

La belle Ferronnière eut ce mouvement de recul qu’ont les condamnés quand s’approche le bourreau, puis, dardant vers des ciels inconnus un regard de malédiction suprême, elle poussa violemment la porte et entra…

 

XXIII

UN LIVRE EN VAUT UN AUTRE

 

Ce matin-là le vénérable père Ignace de Loyola eut une conférence avec le comte de Monclar, grand prévôt de Paris.

 

Il y avait de l’inquisiteur dans l’âme de Monclar.

 

Il y avait du policier dans l’âme de Loyola et c’est pour cela que tous deux semblaient si bien s’entendre durant leur entretien.

 

– Ce Dolet, disait Loyola, est une vraie plaie pour votre beau pays de France…

 

– Hélas, vénérable père, le roi est faible parfois !

 

– Oui ! oui ! Il veut jouer au savant, au poète… Comme si les rois devaient être autre chose que la main de fer appesantie par Dieu sur les peuples ! Les peuples, mon cher monsieur de Monclar, ont une tendance néfaste à la rébellion contre notre sainte autorité, les rois doivent être nos agents… ou sinon nous briserons les rois eux-mêmes !…

 

– Cet imprimeur, continua Loyola, contribue plus que quiconque à répandre un art maudit dans le monde. Nous tuerons l’imprimerie, nous commençons par tuer les imprimeurs…

 

– Dolet se tient sur ses gardes, vénéré père.

 

– Je le sais, monsieur le grand prévôt. Mais l’esprit du Seigneur veille en nous et nous suscite les légitimes stratagèmes par quoi l’imposteur doit périr. Il faut que Dolet meure. Il faut que sa mort soit un exemple en France.

 

– J’attends vos ordres…

 

– Rendez-vous donc au logis particulier de l’imprimeur. Allez-y avec une suffisante escorte, dès maintenant. Quand, de loin, vous aurez vu sortir de la maison deux moines qui s’appellent frère Thibaut et frère Lubin…

 

– Je les connais…

 

– Alors, il sera temps. Entrez chez Dolet, au nom du roi. Fouillez les rayons de ses bibliothèques ; vous trouverez un livre de damnation où le mystère de l’Immaculée conception est bassement et lâchement nié…

 

– Horreur ! murmura Monclar.

 

– Il faut que ce livre soit trouvé devant de nombreux témoins…

 

– Cela sera fait ainsi…

 

– Dès que vous avez trouvé le livre, vous arrêtez l’imprimeur ; vous l’incarcérez en quelque solide cachot ; le reste me regarde. Allez, monsieur le grand prévôt… hâtez-vous… C’est à peu près l’heure où frère Thibaut et frère Lubin doivent agir…

 

Monclar s’inclina profondément.

 

– J’oserai vous demander une grâce, dit-il.

 

– Elle vous est accordée… parlez !…

 

– Depuis de nombreuses années, je souffre, en mon cœur ; un fils que j’idolâtrais m’a été arraché… et sans doute, il a été tué… sa mère… la femme que j’adorais… est morte de chagrin… Depuis, ces choses ne peuvent sortir de mon souvenir…

 

Le grand prévôt, courbé devant le moine eut un râle…

 

– Vénérable père, de telles douleurs sont intolérables lorsque le temps n’a pu les apaiser… J’ai pensé…

 

– Parlez sans crainte, dit Loyola.

 

– Eh bien ! mon audace est grande sans doute… mais j’ai pensé que la bénédiction du Saint-Père, si elle m’était accordée, soulagerait mon âme…

 

– Cela est certain ! Achevez…

 

– J’ose donc vous supplier d’intercéder auprès de Sa Sainteté, à votre prochain voyage à Rome, afin qu’elle daigne m’accorder l’immense faveur que je sollicite.

 

Loyola demeura un moment pensif. Il étudiait Monclar.

 

– Cet homme-là est une force, pensa-t-il, car il a la foi…

 

Alors il se leva et redressa sa haute taille.

 

– À genoux, comte ! dit-il gravement.

 

Le grand prévôt tomba sur ses genoux.

 

– Je suis parti du Vatican, porteur de deux bénédictions pontificales, continua le moine. L’une était pour le roi de France ; elle est donnée. L’autre était pour Sa Majesté Charles… Comte de Monclar, vous êtes aujourd’hui plus utile à l’Église que l’Empereur… l’Empereur attendra !

 

Monclar palpitant se prosterna tandis que Loyola, la dextre levée, murmurait au nom du pape la formule de bénédiction pontificale.

 

Une heure plus tard, le grand prévôt était posté aux abords du logis de Dolet. Les alentours étaient gardés : Une escorte était cachée dans une maison voisine.

 

Monclar n’attendit pas longtemps. Il y avait dix minutes à peine qu’il avait achevé d’organiser la souricière lorsqu’il vit frère Lubin et frère Thibaut sortir de chez le maître imprimeur. Aussitôt, il fit un signe.

 

La rue se remplit de soldats, les abords du logis Dolet furent occupés, au grand étonnement des passants. Le grand prévôt entra dans la maison qui fut aussitôt envahie.

 

– Au nom du roi ! proclama Monclar. Qu’on fouille cette maison de fond en comble et qu’on saisisse tous les livres manuscrits ou imprimés qui s’y trouvent !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Voici comment frère Lubin et frère Thibaut accomplirent leur mission. En sortant de la maison où le terrible Loyola leur avait confié le livre maudit, les deux moines se mirent à marcher rapidement. Ils avaient hâte de mettre une bonne distance entre eux et le rude combattant qui les avait effrayés.

 

La nuit noire n’était atténuée dans les rues par aucune lanterne. Les deux moines n’étaient qu’à demi rassurés.

 

Ce n’est pas qu’ils fussent peureux ; mais, somme toute, à pareille heure, ils eussent préféré être dans leurs cellules.

 

Vers six heures du soir, leur supérieur les avait appelés et leur avait donné une lettre en leur enjoignant de la porter aussitôt, d’écouter avec attention ce que leur dirait le destinataire de la lettre, et, enfin, il les assura qu’ils avaient permission de rentrer à l’heure qu’ils pourraient.

 

Le couvent de frère Lubin et frère Thibaut était situé du côté de la Bastille-Saint-Antoine, non loin de l’hôtel du grand prévôt.

 

– Que pensez-vous du vénérable père ? demanda Lubin.

 

– Je pense, frère Thibaut, qu’il a une façon de parler qui donne froid dans le dos… Et vous ?

 

– Moi, frère Lubin, cette éloquence-là m’a ouvert l’appétit. Il me semble que je suis à jeun depuis trois jours…

 

– Miséricorde ! s’écria tout à coup frère Lubin, ne voyez-vous rien là, au fond de cette ombre ?

 

Les deux moines s’arrêtèrent, tremblants, puis arc-boutés l’un sur l’autre, s’avancèrent avec précaution et franchirent sans encombre l’endroit suspect : il n’y avait rien.

 

– Je le savais bien ! triompha Thibaut. Continuons notre chemin.

 

Et frère Thibaut, cette fois s’avança le premier.

 

– Ouais ! s’écria frère Lubin, que faites-vous, mon frère ?

 

– Mais vous le voyez… je me hâte vers le couvent.

 

– Vous errez, mon frère, vous entrez dans la rue Saint-Denis… Votre chemin est par ici…

 

– La rue Saint-Denis ! Vous êtes bien sûr ?

 

– À moins que d’avoir la berlue, voici notre chemin.

 

– C’est vrai, soupira Thibaut… Mais dites-moi, mon frère, n’est-ce pas dans cette rue Saint-Denis que se trouve l’auberge de la Devinière ?

 

– Si fait ! répondit Lubin.

 

– Vous la connaissez, mon frère ?

 

– Un peu… Je m’y arrêtai un jour…

 

– C’est comme moi…

 

À ce moment les deux moines s’arrêtèrent : ils étaient devant l’auberge de la Devinière !

 

– Je ne sais comment la chose s’est faite ! dit frère Thibaut.

 

– Nous avons sans doute continué à nous tromper…

 

– Cela me paraît évident. Rebroussons chemin.

 

– Rebroussons, mon frère.

 

En parlant ainsi, frère Lubin et frère Thibaut franchissaient le seuil de l’auberge, et l’instant d’après, ils se trouvaient attablés.

 

Cependant l’entrée des deux moines avait provoqué quelques mouvements dans la salle commune, parmi les écoliers et soldats attablés. Mme Grégoire, souriante, s’était avancée vers les dignes visiteurs et leur demandait ce qu’ils voulaient boire.

 

– Manger d’abord, dame Grégoire. Nous sommes à jeun.

 

– Boire ensuite ; nous avons soif…

 

Le menu fut aussitôt dressé : une omelette au lard, un pâté, un poulet et quelques flacons de vin d’Anjou.

 

Frère Lubin et frère Thibaut attaquèrent avec ce courage et cet entrain qui les distinguaient.

 

À la table la plus rapprochée de celle des moines, deux hommes vidaient un broc de vin.

 

Ces deux hommes parlaient haut, avec de grands gestes, et se campaient en des poses héroïques.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, cependant, avaient commencé leur repas, sous l’œil bienveillant de Mme Grégoire, toujours accorte, et sans s’inquiéter des deux truands qui cuvaient près d’eux, car les deux personnages ressemblaient fort à des truands.

 

Et qu’eussent dit, qu’eussent pensé les moines s’ils eussent entendu la conversation de leurs voisins, conversation à voix basse, entremêlée de paroles criées bien haut.

 

– Comte de Cocardère !… disait l’un.

 

– Marquis Fanfare ?…

 

– Que vous semble de ce vin ?… (As-tu remarqué les deux moines, près de nous ?)

 

– Je dis, mon cher marquis, que cette chère Mme Grégoire nous gâte décidément. (Oui, je les vois, morbleu ! C’est le diable qui nous les envoie !)

 

– Je vous fais un autre broc au Biribi, comte de Cocardère ! (Ils doivent avoir l’escarcelle bien garnie.) Mme Grégoire ! Un jeu de Biribi !…

 

Le jeu fut apporté, la partie commença.

 

– Marquis, je vais vous battre. Tenez-vous bien. (À en juger par le divin souper qu’ils ont commandé, les drôles sont riches.) À vous, marquis !…

 

– Du tout, mon cher ! Je suis en veine, et je vous bats ! (Si nous allions les attendre en quelque encoignure ?)

 

À ce moment, frère Thibaut et frère Lubin poussèrent ensemble un cri lamentable.

 

– C’est un énorme rat ! hurla le premier.

 

– C’est un suppôt de Lucifer ! rugit l’autre.

 

– Il me grimpe aux jambes !…

 

– Il me dévore les entrailles !…

 

Grégoire et sa femme, leurs servantes et plusieurs clients se précipitèrent sur les moines.

 

Ceux-ci s’étaient levés ensemble pour fuir la bête inconnue qui les tourmentait sournoisement depuis une minute.

 

Dans ce mouvement, à la stupéfaction de tous, la table fut soulevée, la vaisselle, les bouteilles, tout alla rouler à terre dans un grand bruit. Et on s’aperçut alors que les robes des deux moines avaient été cousues l’une à l’autre. En sorte qu’au moment où les frères se levèrent, les robes jointes soulevèrent la table et la basculèrent.

 

– Sortilège ! Maléfice ! gémirent les deux religieux.

 

On vit Landry Cul-de-Lampe, le propre fils de maître Grégoire, sortir « à quatre pattes » de dessous la table…

 

– Misérable gamin ! rugit Grégoire. Tu vas recevoir la fessée !…

 

Mais déjà le « misérable gamin » avait bondi et disparaissait au fond de la cuisine, non sans avoir gratifié l’assistance de ses grimaces les plus choisies.

 

– Traiter ainsi deux vénérables religieux ! gronda Grégoire, tandis que Mme Grégoire se hâtait d’opérer, au moyen des ciseaux, la séparation des deux robes.

 

Le désordre fut réparé. Frère Thibaut et frère Lubin revenus de cette chaude alerte, se remirent à leur souper.

 

Pendant l’algarade, le comte de Cocardère et le marquis Fanfare avaient gagné tout doucement la porte en oubliant de solder leur dépense.

 

– Ce Landry est un vrai petit Satanas ! disait frère Thibaut.

 

– Rien qu’un bon flacon de Saumurois ne pourra me remettre d’une telle émotion ! ajouta frère Lubin.

 

La bouteille de Saumurois fut demandée, apportée et aussitôt vidée.

 

– Ce n’est pas tout, compère ! dit alors frère Thibaut, que dirons-nous au révérend père supérieur ?

 

– Bah ! Ne sommes-nous pas en mission ? Nous dirons que nous avons rencontré l’ennemi et que nous avons dû en découdre…

 

– Ce sera un mensonge, frère Lubin.

 

– Oui, un mensonge, frère Thibaut… Mais que nous a enseigné le vénérable père Loyola, je vous prie ? Que le mensonge est permis quand il s’agit de sauver les intérêts de l’Église…

 

– Cependant…

 

– Oseriez-vous, frère Thibaut, oseriez-vous, Thibalde frater, vous rebeller contre l’autorité du révérendissime Loyola, cette lumière de notre Église !

 

– À Dieu ne plaise, frère Lubin.

 

– Or, si nous mentons au révérend supérieur, n’est-ce pas dans l’intérêt de l’Église ? En effet, que sommes-nous en ce moment ? Deux soldats de l’Église… Nous punir, ce serait punir l’Église elle-même. Donc, en nous évitant la punition par un pieux mensonge, nous l’évitons à l’Église… et, du même coup, nous évitons un péché mortel au révérend supérieur qui aurait frappé l’Église en nous frappant !

 

– Comme vous parlez bien, compère Lubin ! s’écria Thibaut enthousiasmé par cette argumentation limpide.

 

Et pour ne pas demeurer en reste, il poursuivit, intrépide :

 

– J’ajouterai, frère Lubin, que le vénérable Loyola nous a positivement affirmé que nous étions des soldats… Or, que font les soldats ? Surtout en temps de guerre et d’expédition, comme nous sommes ?… Ils doivent bien…

 

– Manger mieux encore !

 

– Pour être en force et santé, frère Lubin !

 

– Car sans force, comment s’attaquer à l’ennemi ?…

 

Les deux moines, en vrais soldats, se levèrent d’un air belliqueux pour se retirer. L’auberge était vide.

 

– Cela fait un écu, une livre et huit deniers, dit maître Grégoire en s’avançant avec son sourire le plus engageant.

 

– Benedicat vos Dominus ! répondirent les moines qui, sur Grégoire soudain courbé, levèrent ensemble des dextres menaçantes.

 

– Un poulet rissolé à point ! murmurait le malheureux hôtelier.

 

– Benedicat ! reprirent plus fortement les moines.

 

– Une omelette aux lardillons, digne d’un estomac royal, larmoya Grégoire.

 

– Benedicat ! Benedicat ! tonnèrent les moines.

 

En même temps, ils avaient ouvert la porte et s’éclipsaient dans la nuit, tandis que Grégoire, furieux, grondait :

 

– Que le diable fourchu emporte les moines et leurs bénédictions ! Je serais forcé bientôt de fermer boutique si de telles aubaines m’advenaient souvent !

 

Dans la rue, frère Thibaut et frère Lubin s’en allaient, selon le mot que maître Rabelais devait leur appliquer, dodelinant de la tête et barytonnant à qui mieux mieux…

 

– La charité, pour l’amour de Dieu ! firent soudain des voix rudes.

 

Et deux ombres se dressèrent soudain devant les moines épouvantés.

 

– Que voulez-vous, messieurs ? bégaya frère Thibaut.

 

– De l’argent !…

 

– Miséricorde ! Notre escarcelle est vide…

 

– On n’a point l’escarcelle vide quand on dîne princièrement comme vous venez de le faire chez Grégoire !

 

Les moines reconnurent alors les deux hommes de mauvaise mine qui buvaient près d’eux en l’auberge de la Devinière.

 

– Messieurs ! s’écria frère Lubin d’une voix tremblante, nous sommes des religieux ; nous avons fait vœu de pauvreté…

 

– De l’argent ! ou vous êtes morts !

 

L’éclair des deux dagues aiguisées acheva de terroriser les moines qui tombèrent à genoux. Déjà Cocardère et Fanfare les fouillaient activement.

 

– Rien ! s’écria Fanfare avec un juron désappointé, en cessant de fouiller frère Lubin.

 

– Rien ! répéta Cocardère, qui avait fouillé frère Thibaut ; rien ! sinon ce méchant livre à dire la messe.

 

– Le livre ! gémit frère Thibaut. Le livre maudit !…

 

– Ce sera toujours bon à vendre en quelque échoppe de l’Université, continua Cocardère, qui fit disparaître le livre. Allez, mes frères, allez ! Nous sommes de bons diables, au fond, et nous ne voulons pas la mort du pécheur…

 

– Nous ne sommes point des pécheurs… dit frère Thibaut en reprenant quelque courage.

 

– Si fait, vous péchez par absence de deniers ! Allez en paix, toutefois, mais ne retombez plus dans le même péché…

 

– Messieurs ! Messieurs ! Rendez le livre ! s’écria Thibaut, désespéré.

 

Un éclat de rire, qui sonna à leurs oreilles d’une façon démoniaque, fut la seule réponse des truands qui disparurent dans la nuit.

 

– Nous sommes perdus ! murmura frère Lubin.

 

– Que va dire le vénérable Loyola ?…

 

– Ah ! frère Thibaut, c’est votre gourmandise qui est cause de ce malheur ! C’est vous qui m’avez entraîné à l’auberge…

 

– C’est vous qui ouvrîtes la porte, frère Lubin. Moi, je ne voulais que passer devant pour renifler l’odeur de la rôtisserie.

 

Tout en se disputant et se consolant de leur mieux, les deux moines se dirigeaient à grands pas vers leur couvent.

 

– Mais, j’y songe ! s’écria tout à coup frère Thibaut en se frappant le front. De quoi sommes-nous chargés ?… De subrepticement déposer un livre chez maître Dolet, l’imprimeur…

 

– Pas davantage ! confirma frère Lubin.

 

– Eh bien ! nous déposerons un missel… un beau missel tout neuf, avec imageries…

 

– Idée sublime, frère Thibaut.

 

– Un livre en vaut un autre, frère Lubin !

 

– Et comme nous avons maintenant l’ordre de mentir…

 

– Nous mentirons en disant que nous avons bien déposé le livre…

 

– Et encore ne sera-ce qu’un demi-mensonge…

 

– Ce qui nous donne droit à une autre moitié de mensonge, par surcroît…

 

Telle fut la mémorable conversation que tinrent frère Lubin et frère Thibaut avant de rentrer en leur couvent.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

La fouille opérée le lendemain chez Étienne Dolet ne donna pas le résultat attendu. On trouva des épreuves du Livre seigneurial de maître François Rabelais, des traductions de Cicéron ; on trouva un livre intitulé les Gestes de François de Valois, roi de France ; on trouva les Commentaires de la langue latine ; on trouva aussi un beau missel tout neuf et proprement relié ; mais on ne trouva pas le livre de damnation où était contesté le dogme de l’Immaculée Conception.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, longuement interrogés par Loyola, jurèrent qu’ils avaient bien déposé le livre.

 

Comme ils parlaient avec une évidente sincérité, comme, d’autre part, on les avait bien vus sortir de chez l’imprimeur à l’heure convenue, Loyola conclut que Dolet avait aperçu le livre et l’avait fait disparaître à temps.

 

Les moines ne furent pas inquiétés et admirèrent les bons effets du mensonge. Étienne Dolet ne fut pas arrêté. Mais Loyola vit dans cet incident une nouvelle preuve de l’adresse infernale d’Étienne Dolet.

 

Celui qui s’intitulait lui-même Chevalier de la Vierge leva les yeux vers un tableau qui représentait une Vierge mystique.

 

Ce n’était pas un tableau de maître. Ce n’était pas un de ces chefs-d’œuvre que nous a légués cette époque fulgurante de génies, sombre de luttes affreuses. C’était une naïve enluminure de quelque moine espagnol[8].

 

La Vierge était représentée debout sur une boule qui figurait l’univers. De ses pieds nus, elle écrasait un serpent qui redressait la tête et essayait vainement de mordre. Elle portait une couronne de reine. Elle était raide et guindée dans les plis de sa robe de soie. Il y avait du défi dans ses yeux et sa bouche souriait durement.

 

– Ô reine ! murmura Loyola. Reine de victoire ! Reine de triomphe ! En ton nom et au nom de ton fils, nous aurons la victoire et nous dominerons le monde, comme tu es là, le dominant ! Symbole de force ! Synthèse de puissance ! Ton fils Jésus doit être le maître, et l’Ordre de Jésus doit triompher ! Que sont les peuples ? Que sont les princes ? Que sont les rois ? Tes serviteurs… nos serviteurs !

 

Le regard de Loyola devint menaçant et jeta des éclairs.

 

– Dolet a traduit Platon, continua-t-il. Et dans sa traduction, cette parole impie s’étale, impudente et cynique : Après la mort, tu ne seras rien du tout…

 

Il garda un instant le silence.

 

Ses yeux se fermèrent et il poursuivit :

 

– Ô terreur ! Ne rien être après la mort ! Descendre au vertigineux abîme du non-être ! S’incorporer au néant ! Quoi ! Je sens en moi la force de soulever un monde ! Je vois que je domine l’humanité comme les pics de la Maladetta dominent la plaine ! Nautonnier au bras puissant, je puis imprimer une direction nouvelle au vaisseau de l’univers ! Et tout cela s’effondrera dans la pourriture finale ! La poussière de mon laquais, celle du dernier manant, de la dernière brute courbée sur la charrue serait semblable à la poussière d’Ignace de Loyola ! Oui, oui, je sais bien… Mémento homo, quia pulvis es… Il est juste que le troupeau des hommes s’abaisse dans l’humilité… Mais il est bon que les conducteurs de troupeaux se haussent en leur orgueil… L’orgueil est la parure du génie…

 

Longtemps, le moine médita.

 

La conclusion de sa rêverie fut :

 

– Il faut que Dolet meure !

 

XXIV

LA PETITE DUCHESSE

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis la nuit de fête que signala la mémorable invasion du Louvre par les truands de la Cour des Miracles. Huit jours ! Et Triboulet n’avait pas été jeté en un cachot de Conciergerie ou de Bastille, Triboulet était encore au Louvre !

 

Que s’était-il passé dans l’esprit de François Ier ?

 

Cette âme primitive et fruste de batailleur avait-elle été touchée d’un beau mouvement de générosité ?

 

Peut-être n’a-t-on pas oublié la scène où Gillette, s’avançant vers Triboulet éperdu, avait pris la main du bouffon, et devant toute la cour assemblée, s’était écriée :

 

– Voici mon père !

 

– Qu’on emporte ce drôle ! avait riposté François Ier.

 

Gillette n’avait pas fait un geste pour s’opposer à l’arrestation de celui qu’elle considérait comme son vrai père…

 

Le lendemain, François Ier fit venir M. de Montgomery, son nouveau capitaine des gardes.

 

M. de Bervieux, chargé d’arrêter son propre fils, coupable de n’avoir pu arrêter à la porte le flot des truands, avait préféré se suicider. Car un pareil procès ne pouvait se terminer que par une condamnation à mort, ou tout au moins une détention perpétuelle…

 

Quant à Bervieux le fils, au moment où on voulut l’arrêter, il avait disparu. On le chercha en vain.

 

Peut-être aurons-nous l’occasion de retrouver ce jeune homme qui, la tête perdue, le cœur ulcéré par la nouvelle de la mort de son père, avait pris la fuite en roulant dans sa tête des projets de vengeance.

 

Donc, le roi fit venir M. de Montgomery et commença par lui poser cette question :

 

– Monsieur, vous êtes désormais le capitaine de mes gardes. Qu’auriez-vous fait, aux lieu et place de Bervieux ?

 

– Sire, je n’eusse pas hésité. Il n’y a plus de famille quand le roi commande. J’eusse arrêté mon fils !

 

Le roi garda le silence, et le pli dédaigneux de son sourire inquiéta le courtisan.

 

– M. de Bervieux, reprit François Ier, a agi en vrai chevalier. Son courage, en cette occasion, est un trait digne de Plutarque…

 

– Sire ! balbutia Montgomery.

 

– Placé dans l’alternative ou de me désobéir ou de conduire son fils à l’échafaud, il s’est tué… C’est d’un grand cœur…

 

Montgomery, atterré, baissa la tête.

 

– Mais vous, monsieur, acheva le roi, vous êtes plus magnanime encore. Vous eussiez arrêté votre enfant. Votre parole de tout à l’heure est une vraie parole de capitaine… Quand le roi commande, il n’y a plus de famille ! C’est fort bien, monsieur.

 

– Sire ! fit Montgomery qui rayonna de plaisir, mon dévouement au roi est ma seule raison d’être…

 

– Je compte sur ce dévouement, monsieur de Montgomery. Vous êtes un bon soldat et je suis content de vous.

 

– Sire, l’obéissance absolue est notre premier devoir, à nous autres.

 

– Vous doublerez le nombre des gardes à toutes les portes du palais. Vous remplacerez partout les hallebardiers par des arquebusiers, et à la première tentative de rébellion, feu, monsieur, feu sans pitié !…

 

– Soyez tranquille, sire. Je réponds de la sécurité de Sa Majesté… J’ai fait placer déjà deux canons dans la grande cour, et, par la porte ouverte, le peuple ébahi voit leurs gueules chargées. Cela fait un très bon effet…

 

– Je vois que je puis compter sur vous, monsieur ! Allez, monsieur… votre vigilance sera récompensée.

 

Montgomery s’inclina très bas.

 

– À propos, fit le roi au moment où le capitaine des gardes allait se retirer, vous prendrez Triboulet, mon bouffon, et le ferez conduire à la Conciergerie…

 

À ce moment, la tenture de la porte se souleva et Gillette apparut. Le roi, qui était assis, s’était levé avec empressement. Il avait pris Gillette par la main et l’avait conduite à un siège, en déployant ces manières de galanterie qui ne le quittaient jamais dès qu’il se trouvait en présence d’une femme.

 

– Gillette ! murmura-t-il avec ardeur. Vous venez me trouver de votre plein gré… C’est un moment de bien douce joie pour mon cœur de père.

 

Il appuya sur le mot père. Et peut-être était-il sincère.

 

Mais dans cette voix qui lui parlait à l’oreille, Gillette reconnut, ou crut reconnaître, le son même de la voix du ravisseur, alors qu’elle se débattait dans sa petite maison du Trahoir.

 

Elle refusa de s’asseoir et eut un mouvement de recul effrayé. Dépité, le roi s’assit dans le grand fauteuil qui lui était familier et la considéra silencieusement.

 

– Sire, dit alors Gillette, ce n’est pas sans de grands débats avec moi-même que je hasarde cette démarche…

 

– Qu’elle est belle ! songeait François Ier, dont le visage s’empourprait… Et c’est ma fille !… Ah ! pourquoi la folle a-t-elle parlé ? Est-ce bien sûr, après tout ?…

 

Et cette idée soudaine, foudroyante, que Gillette n’était peut-être pas sa fille, fit battre violemment son cœur et mit une flamme insensée dans ses yeux.

 

– Parlez, Gillette, dit-il.

 

– Sire, dit-elle, je viens vous demander la grâce de mon père !…

 

– La grâce du bouffon ! La grâce de Triboulet ! Jamais ! Tout ce que vous voudrez, Gillette, hormis cela !

 

– Sire… cette nuit, j’ai tremblé lorsque je vous ai entendu donner l’ordre d’arrêter mon père…

 

– Toujours ce nom dans votre bouche, Gillette ! fit durement François Ier. Prenez garde qu’il ne porte malheur au bouffon ! Vous m’insultez, Gillette, en appelant ainsi ce misérable objet de dérision, devant moi… votre père !… Souvenez-vous que vous êtes la duchesse de Fontainebleau, fille du roi de France !

 

Ces paroles torturaient le cœur de la pauvre petite. Mais le courage de cette enfant était extraordinaire.

 

– Sire, ce bouffon a eu pitié de moi, continua-t-elle avec une morne amertume. Je ne suis point fille de roi, et point ne veux l’être. Celui que vous appelez un objet de dérision, sans craindre de me broyer le cœur, je l’appellerai mon père tant qu’il me restera un souffle de vie !…

 

– Que voulez-vous donc ?… Parlez !…

 

– Tout à l’heure, en entrant ici, je vous ai entendu ordonner qu’il fût traîné à la Conciergerie… Sire, je vous supplie de révoquer cet ordre barbare… Que vous a fait ce pauvre homme si bon, si humble et si grand dans son humilité ?… Il n’a commis d’autre crime que de me rencontrer un jour toute seule, abandonnée de tous… et même de ceux qui m’avaient donné le jour… et de m’abriter de son affection, de me réconforter… de me sauver des pires misères… Voilà son crime, sire !… Et puisque vous invoquez aujourd’hui une paternité si longtemps oubliée, ne devriez-vous pas aimer Fleurial pour m’avoir tant aimée ?…

 

Le roi sentait se déchaîner en lui l’orage de l’amour.

 

– Oh !… Si Margentine pouvait avoir menti !… Si Gillette pouvait n’être pas ma fille !…

 

Et déjà, il comprenait confusément que l’inceste l’épouvantait moins… qu’il glissait aux subtilités de conscience qui lui permettraient d’assouvir sa passion triomphante…

 

Il se leva et saisit la main de la jeune fille.

 

– Enfant, murmura-t-il d’une voix trouble, ne comprends-tu pas que je déteste ce bouffon parce que tu l’aimes !… Moi, le roi de France, j’en suis réduit à être jaloux de mon Fou !… J’envie sa marotte et ses grelots, puisque tu les as regardés avec douceur… tandis que tu me réserves toute la sévérité de ton regard !… Je suis jaloux, Gillette… Jaloux ! Comprends-tu cela ?…

 

Il s’oubliait maintenant, la tête perdue. Il oubliait ce décorum royal, ces apparences de galanterie et ces manières de preux chevalier dont il aimait à se parer…

 

– Jaloux de Triboulet ! gronda-t-il, tandis que Gillette épouvantée essayait vainement de se dégager. Et si ce n’était que celui-là encore !… Mais il y a l’autre !… L’autre !… un truand, un gueux, un misérable insolent, celui-là, tu l’aimes aussi ! Et cela me torture ! Ah ! quelles sont donc tes pensées pour que tu en arrives à choisir un Triboulet pour père et un Manfred pour amant ! Tu l’as dit, tu ne peux être une fille de roi !…

 

– Ah ! Vous me faites mal ! cria Gillette dont le poignet, en effet, était meurtri par l’étreinte du roi…

 

Il n’entendit pas et continua, enflammé, délirant :

 

– Mais je t’aime ainsi !… Quel sortilège m’as-tu jeté !… Ô Gillette, j’aime jusqu’au mépris que je lis dans tes chers yeux !… J’aime l’horreur même que tu me témoignes en ce moment ! Je t’aime ! Je veux que tu m’aimes !

 

– C’est abominable ! C’est monstrueux !

 

– Oui ! Vois comme il faut que je t’aime pour consentir à passer pour un monstre à tes yeux…

 

– Oh ! mais vous êtes lâche !… À moi !… À moi !…

 

– Je veux que tu m’aimes ! À ce prix, la grâce de Manfred, Gillette ! À ce prix, la grâce de Triboulet !…

 

– Au prix de ma vie, sire, mais non au prix de mon déshonneur ! cria Gillette.

 

Et, d’un effort désespéré, elle se dégagea, bondit en arrière, et l’instant d’après, le roi la vit acculée à la fenêtre, frémissante, un poignard à la main.

 

– Qu’ai-je fait ! murmura-t-il.

 

– Ce que vous avez fait, sire ! Vous avez creusé entre vous et moi un abîme que rien ne saura combler…

 

– Gillette !…

 

– Sire, je suis venue en suppliante vous demander la grâce de mon père…

 

– Jamais ! gronda le roi chez qui le délire de la fureur remplaçait maintenant le délire de la passion…

 

– Cette grâce, je l’exige ! dit Gillette d’une voix si impérieuse que le roi s’arrêta net, interdit, songeant avec une sorte de farouche orgueil :

 

– Fille de roi !…

 

– Sire ! continuait Gillette exaltée, faites venir votre capitaine et révoquez l’ordre que vous avez donné tout à l’heure, ou, j’en jure mon affection filiale, je me tue à vos pieds !…

 

Le roi regarda Gillette. Il la vit décidée !… Avec cette prodigieuse duplicité de physionomie qui rendait insaisissable sa pensée, il prit soudain un air enjoué et s’écria gaiement :

 

– Jour de Dieu, ma chère duchesse !… Il n’est pas besoin de tant de paroles ni de si terribles gestes… Vos désirs sont des ordres pour moi… Est-ce qu’un père peut résister aux prières de son enfant ?…

 

– Monsieur de Montgomery !… cria-t-il.

 

Bassignac apparut, fit un signe, puis s’éclipsa, tandis que Gillette et le roi se regardaient étrangement.

 

– Remettez cette dague en sa place, dit gravement François Ier. Vous avez ma parole, Gillette !…

 

Au même moment, le capitaine des gardes entra.

 

– Monsieur de Montgomery, dit le roi, où est Triboulet ?…

 

– Dans la cour, sire, entre huit gardes qui vont le conduire à la Conciergerie, selon les ordres de Votre Majesté…

 

– Mme la duchesse de Fontainebleau fait à ce drôle l’honneur de s’intéresser à lui… Pour cette fois, il en sera quitte pour la peur… Triboulet est libre, monsieur. Allez !

 

– Appelez Mme de Saint-Albans, continua le roi.

 

La première dame d’honneur de la duchesse de Fontainebleau fit son entrée, toute tremblante des suites de ce qu’elle appelait le coup de tête de la petite duchesse.

 

– Madame de Saint-Albans, reconduisez la duchesse à son appartement, et, ajouta le roi d’une voix significative, veillez bien sur elle… Je crois que sa santé a fort besoin d’être surveillée de près.

 

Puis le roi tendit son poing à Gillette qui y appuya deux doigts et la reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, où il lui baisa la main en disant :

 

– Adieu, duchesse… Je serai toujours heureux de satisfaire vos désirs.

 

– Adieu, sire ! dit Gillette d’une voix profonde.

 

XXV

TRIBOULET

 

Tout dormait dans le Louvre silencieux et obscur. Onze heures venaient de sonner à Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Le long d’un couloir qu’emplissaient de profondes ténèbres, deux ombres se traînaient… lentement, avec d’infinies précautions…

 

Les deux ombres pénétrèrent dans une pièce faiblement éclairée. À la lueur du flambeau qui brûlait, abrité par un écran, les deux personnages se regardèrent.

 

L’un d’eux était Triboulet.

 

L’autre, l’une des dames d’honneur de la duchesse de Fontainebleau, Mlle Jeanne de Croizille.

 

La pièce où ils se trouvaient était l’antichambre des appartements de la duchesse de Fontainebleau.

 

– Elle vous attend ! murmura Jeanne de Croizille. Ah ! monsieur, je ne sais à quoi je m’expose !… Mais je n’ai pu la voir si triste… Car moi-même, je souffre en mon cœur…

 

Triboulet fit un geste de compassion. Il était méconnaissable. Ces huit jours l’avaient transformé. Le pli sardonique de sa bouche avait disparu. Ses yeux exprimaient l’immense inquiétude d’un être qui se demande quel malheur va fondre sur lui…

 

– Il faut attendre minuit ! dit la dame d’honneur. À minuit, tout le monde se retire par le fond… Cette porte-ci devrait être fermée… C’est moi qui en garde la clef.

 

– Pauvre Gillette ! murmura Triboulet. Prisonnière !

 

– Ce ne serait rien, s’il n’y avait pas Mme de Saint-Albans…

 

– Mme de Saint-Albans !… Cette guenon édentée qui ne peut se consoler d’être vieille, qui en veut mortellement à tout ce qui a moins de cinquante ans…

 

Il s’assit, la tête dans ses deux mains, et murmura :

 

– Minuit n’arrivera donc pas, ce soir !…

 

Mlle de Croizille – une délicieuse brune de dix-huit ans – le regardait avec compassion.

 

– Mais, reprit Triboulet, comment avez-vous pu vous intéresser assez à la malheureuse enfant pour risquer ce que vous faites, mademoiselle ?

 

– Je vous l’ai dit, monsieur… moi aussi je souffre…

 

– Vous souffrez !… Il n’y a donc que les bons qui souffrent sur cette terre !… Cette cour de damnation ne voit donc que le triomphe et le bonheur des méchants !… Oh ! si je pouvais !… je donnerais dix ans de ma vie, mademoiselle, pour faire cesser ce chagrin qui attriste vos beaux yeux… Mais ne puis-je savoir ?…

 

– Hélas ! monsieur, c’est bien simple : j’étais fiancée à Luc de Bervieux !…

 

– Pauvre enfant !… Pauvres enfants !…

 

Jeanne de Croizille avait mis sa main devant ses yeux pour cacher ses larmes.

 

À ce moment, minuit sonna au clocher tout proche.

 

– Silence ! recommanda la dame d’honneur qui éteignit le flambeau.

 

Puis Jeanne de Croizille prit Triboulet par la main et lui dit :

 

– Venez !…

 

Jeanne de Croizille traversa deux pièces plongées dans l’obscurité. Enfin, elle ouvrit une porte.

 

Et dans cette clarté, Triboulet éperdu vit Gillette debout, vêtue de blanc, pareille à une apparition auréolée…

 

– Ma fille !… Mon enfant chérie ! balbutia-t-il.

 

– Père ! dit Gillette en donnant à ce nom plus de douceur et de tendresse, et plus de fermeté aussi comme pour bien signifier que rien n était changé dans leurs situations.

 

L’instant d’après, Triboulet était assis, Gillette sur ses genoux, ses bras autour du cou du bouffon…

 

– Que je te voie ! répétait Triboulet en prenant dans ses deux mains la tête blonde de la jeune fille. Oui, c’est bien toi ! Je ne rêve pas ! Tu es là… si belle, toujours, avec ton sourire qui me transporte… Pâlie, par exemple, et maigrie. Tu as souffert, dis… d’être séparée de ton vieux père… Tu as pleuré… pleuré pour moi !… (Gillette rougit.)

 

– Mon père !…

 

– Oui, oui… Appelle-moi ainsi… Dis-moi que je suis encore ton père !… Peut-on concevoir plus merveilleuse aventure !… Mon enfant apprend qu’elle est fille du roi… et c’est moi, le bouffon, qu’elle appelle son père !… Ah ! ça ! qu’ai-je fait pour être si heureux !…

 

– Pauvre père !… Vous êtes si bon !…

 

– Ainsi, cela ne t’a rien fait de savoir que c’était moi, Triboulet ! que cet homme exécré, c’était moi ! que ce méchant bossu, cet être difforme dont on redoute la mauvaise langue, c’était moi !… Que ce bouffon maudit, conspué, toujours à l’affût de l’épigramme, c’était moi !

 

– Père, je vous ai toujours vu si bon !…

 

– Bon pour toi, méchant pour les autres ! Écoute… j’avais mon excuse, aussi ! Tu ne sais pas comme ce métier de bouffon est terrible… tu ne sais pas la lâcheté des hommes, tu ne sais pas à combien de coups de poignard dans mon cœur répondaient mes coups d’épingle…

 

– Père… qu’ai-je besoin de savoir tout cela…

 

– C’est un horrible métier !… Et tu ne m’en veux pas !… Ah ! que j’ai souffert ! que j’ai tremblé !…

 

– Et c’est pour moi ! pour m’élever ! pour faire de la pauvre abandonnée une demoiselle enviée dans la ville !

 

– Mon métier, mon vil et lâche métier, Gillette, je le faisais avec bonheur, puisqu’il me permettait de te rendre heureuse, puisque chacun des affronts que je dévorais, la honte au cœur, se payait d’une libéralité qui me permettait de satisfaire un de tes caprices… Mais si j’ai souffert et tremblé, Gillette, c’est que je vivais dans la terreur continuelle… Si elle reconnaissait en moi Triboulet !… Cette pensée m’assassinait, vois-tu… C’est fini, puisque tu me souris, mon doux trésor !… Oh ! laisse mon pauvre cœur se dégonfler… Quand je venais à la maison, je passais deux heures devant un miroir à essayer de me redresser, à tâcher de faire disparaître de mon visage le pli de moquerie que mes méchancetés y ont imprimé… Et pourtant, dans la rue, il me semblait que chacun allait dire : « Celui-ci est le fameux Triboulet à la langue de vipère ! »

 

Gillette serra plus fort ses bras autour du cou de Triboulet.

 

– Te rappelles-tu un jour ? Marceline, devant moi, devant toi, parla de Triboulet… Elle prétendit l’avoir vu !… Et enfin, elle ajouta : « Il est bossu… comme monsieur ! » Te souviens-tu ?… Je me détournai, j’avais les yeux pleins de larmes, et l’épouvante fit pâlir mon visage…

 

– Ne songez plus à ces choses, père ! Vous l’avez dit : c’est fini…

 

– Oui, fini… Écoute !… Tu souffres, n’est-ce pas ? Tu étouffes dans cette cage dorée ?

 

– Oui, père ! murmura Gillette.

 

– Et le roi, ton père ? car c’est ton père, Gillette…

 

– Il me fait horreur ! répondit-elle tout bas.

 

– Alors ? fit Triboulet en examinant Gillette avec une profonde attention, tu ne veux pas rester ici ?… Tu ne veux pas être duchesse ?…

 

– Non… oh ! père… notre petite maison, mes oiseaux… mon jardin… mes fleurs… et vous !…

 

Triboulet tremblait. Une joie infinie délectait son cœur, si longtemps martyrisé.

 

– Mais, reprit-il, tenace, songes-y, mon enfant… ma fille adorée… C’est un rêve splendide que tu interromps… une réalité plus splendide encore que tu abandonnes… Le roi…

 

– Oh ! ne me parlez pas de lui ! balbutia Gillette.

 

– Pourquoi ?… C’est ton père, Gillette !

 

– Lui ! oh ! non, non !…

 

Et une rougeur empourpra le visage de la jeune fille.

 

– Le misérable ! éclata Triboulet. Je devine !… Il a osé jeter sur toi des regards criminels !… Tu as lu sa pensée turpide à travers ses réticences, et sous le masque hypocrite de sa paternité… Ô roi ! Rends grâces au ciel que tu n’aies pas eu le temps d’accomplir ton abominable dessein… car, je le jure sur la tête adorée de mon enfant, tu fusses tombé sous les coups de ton bouffon !… Gillette, mon enfant, il faut fuir…

 

– Oh ! oui !… fuir au plus tôt…

 

– Écoute… j’ai de l’argent… J’arriverai à corrompre quelque garde qui nous ouvrira l’une des portes… puis, nous partirons aussitôt… nous irons en Suisse… en Italie… où tu voudras… nous recommencerons là une existence ignorée et paisible… jusqu’à ce qu’il te plaise de choisir pour compagnon de ta vie et de la mienne…

 

Gillette secoua vivement la tête.

 

– Tu ne veux pas entendre parler de mariage ? fit gaiement Triboulet. Soit ! J’y gagne, moi, mademoiselle. Nous sortirons donc de ce pays maudit… nous irons loin, bien loin de Paris…

 

Gillette appuya sa tête sur l’épaule de Triboulet.

 

– Non ! murmura-t-elle dans un souffle.

 

– Tu ne veux pas quitter Paris ?

 

– Non, mon père…

 

– Pourquoi ? fit-il d’une voix tremblante.

 

Elle ferma ses beaux yeux et des larmes perlèrent.

 

– Tu pleures ?… Que se passe-t-il, Gillette ?… Tu pleures !… Et je suis là, stupidement joyeux, à te raconter des sornettes… Tu as un chagrin… un grand chagrin… Vaillante comme je te sais, tu ne pleurerais pas… Qu’as-tu, Gillette ?…

 

Elle ne put répondre et ses larmes redoublèrent.

 

– Gillette, supplia Triboulet éperdu devant cette douleur muette ; mon enfant bien-aimée… Raconte à ton vieux père… Pleure, ma fille !… Pleure, va… C’est dans mon cœur paternel que tes larmes tombent une à une… Ne me dis rien… les paroles seraient vaines… pleure seulement. Oh !… voir pleurer Gillette et ne rien pouvoir !… Je ne connaissais pas encore cette douleur-là… Gillette, mon trésor, dis-moi, dis-moi.

 

Et d’une voix si faible qu’à peine il entendit, Gillette murmura :

 

– Il ne m’aime pas…

 

– Il ne t’aime pas ! balbutia Triboulet en pâlissant.

 

– Il me méprise…

 

– Qui ?… Dis-moi qui ?

 

– Il croit que j’ai volontairement suivi le roi…

 

Des sanglots la secouèrent et elle murmura :

 

– Que je suis malheureuse !… Oh ! ce regard qu’il m’a jeté ! Ce regard pèse sur mon cœur et l’étouffe !…

 

– Mais qui ? qui donc ? haleta Triboulet bouleversé.

 

– Ce jeune homme… balbutia-t-elle.

 

– Quel jeune homme ?… Parle ! oh ! parle ! Il t’a fait du chagrin ! Tu dis qu’il ne t’aime pas ! C’est impossible !

 

– Voilà, père… il passait souvent devant l’enclos du Trahoir… il y passait aux heures mêmes où je me mettais à la fenêtre…

 

– Ensuite ? soupira Triboulet.

 

– Alors… il me regardait… et j’avais cru deviner… oh !… il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée !

 

Elle éclata en sanglots.

 

– Et toi… tu l’aimes ? interrogea Triboulet.

 

Elle répondit oui de la tête, d’un signe désespéré.

 

– Achève de m’éclairer, mon enfant… Ce jeune homme… comment s’appelle-t-il ?

 

– C’est lui qui m’a tirée des mains du roi… le soir où… il s’appelle, je crois… Manfred.

 

Triboulet fut secoué d’un frisson et devint très pâle.

 

– Manfred ! s’écria-t-il sourdement. Un chef de truands !

 

– Que dites-vous, mon père ? Un chef de truands ?

 

Gillette avait jeté un cri déchirant et son regard fiévreux l’interrogeait.

 

– Ne t’effraie pas… je me trompe… peut-être… C’est sûr ! Je dois me tromper… maudite langue !

 

– Oh ! non, père, c’est la vérité… Je devine tout à présent… Je comprends la soudaine arrivée de ces hommes terribles… de ces démons… ils venaient défendre leur chef… Et je l’aime ! Je l’aime !

 

Elle tomba sur un siège, secouée de sanglots.

 

– Chef de truands ! Je l’aime !… Et mon malheur vient de ce qu’il ne m’aime pas ! Si vous l’aviez vu, père ! Si vous l’aviez entendu parler au roi comme un autre roi ! Si vous saviez comme le roi de France me paraissait petit auprès de lui ! Qu’importe qu’on l’appelle truand, s’il a l’âme généreuse… Ah ! père, son bras est fort et son regard si doux !

 

Elle parlait maintenant à mots hachés et laissait éclater cet amour qui couvait en son cœur…

 

Nous devons le déclarer : pas un instant l’ombre d’une de ces paternelles jalousies, qui parfois s’élèvent dans l’esprit des hommes, ne vint altérer l’affection absolue de Triboulet. Il ne souffrit pas d’apprendre que Gillette avait un amour au cœur. Il ne songea pas davantage à s’émouvoir de ce que cet amour s’adressait à un hors la loi…

 

Ce qui effraya ce pur et sublime dévouement, ce fut la pensée que l’homme aimé de Gillette courait un danger mortel. Depuis huit jours, il eu avait entendu parler, de ce Manfred. Il savait quels ordres avaient été donnés…

 

Il reprit machinalement :

 

– Tu dis qu’il ne t’aime pas !

 

– J’en suis sûre, père, répondit Gillette désespérée. Et prise du besoin de parler encore de lui, elle raconta en détail toute l’histoire de leurs silencieuses amours, ses attentes, sa joie lorsqu’il venait, ses larmes lorsqu’il ne passait pas… tout, jusqu’à la scène de l’enlèvement empêché par Manfred… l’attitude d’Etienne Dolet… le départ au Louvre… enfin l’arrivée du jeune homme apparaissant en pleine fête… son audace… ses paroles de défi. Triboulet écouta avec une profonde attention.

 

Et quand elle eut fini :

 

– Tu dis qu’il ne t’aime pas ?

 

– Hélas ! père…

 

– Et moi, je dis qu’il t’adore… L’amour seul peut inspirer de ces coups de folie… Tiens-toi prête, mon enfant, demain je viendrai te prendre à la même heure… laisse-moi faire… nous fuirons, tu seras heureuse, je te le jure par ce que j’ai de plus cher au monde, par ta tête adorée.

 

– Il m’aime ! Il m’aime ! Est-ce possible ?

 

XXVI

LA DUCHESSE D’ÉTAMPES

 

Ce même soir, vers les neuf heures, deux femmes sortirent du Louvre par une porte dérobée.

 

Elles étaient suivies à distance respectueuse par trois gentilshommes armés en guerre, cuirassés de peau de daim, la main sur le manche de la dague, l’œil en éveil.

 

Ces gentilshommes, c’étaient : Guy de Chabot de Jarnac, Lésignan et Saint-Trailles, les trois fidèles de la duchesse d’Étampes, maîtresse en titre du roi François Ier.

 

L’une des deux femmes n’était autre que la duchesse d’Étampes elle-même. L’autre était une de ses suivantes.

 

La duchesse s’avançait donc, s’appuyant au bras de sa suivante, avec une mine effarouchée et de petits frissons de terreur fort excusables d’ailleurs en un temps où Paris, dès là nuit tombante, appartenait aux coupe-jarrets, tire-laine et truands de toutes sortes.

 

Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, avait alors tout près de cinquante ans.

 

Tandis que Diane avait conservé une beauté marmoréenne qui la faisait comparer à une Diane chasseresse antique, tandis qu’elle se livrait à tous les exercices violents, faisant tous les jours trois ou quatre heures de courses à cheval, active, entreprenante, aimant la chasse, le bain glacé, et domptant la vieillesse voisine par une énergie toujours en éveil, Anne de Pisseleu avait recours aux artifices féminins, se gardait d’un courant d’air comme de la peste, mettant un masque et des gants parfumés d’onguents pour dormir, et, enfin, cherchait par un art consommé à « réparer des ans l’irréparable outrage ».

 

Diane frappait d’admiration.

 

Anne ensorcelait par ses manières câlines.

 

Toutes deux, d’ailleurs, par des procédés si différents, conservèrent jusqu’à la mort leur beauté dont les poètes du temps parlent avec un certain enthousiasme.

 

Il y avait entre ces deux femmes une haine mortelle.

 

Diane qui, peut-être, avait été la maîtresse de François Ier, avait manœuvré pour s’emparer fortement du cœur et des sens du dauphin Henri, esprit faible qui passait son existence à rêver des choses épiques de l’ancienne chevalerie.

 

Henri appartenait maintenant corps et âme à Diane de Poitiers devant laquelle Catherine de Médicis s’inclinait, ou faisait semblant de s’incliner en attendant quelque éclatante revanche.

 

Or, Henri, c’était le futur roi, c’était le soleil levant. C’était l’avenir. Si François Ier mourait, Diane devenait la véritable reine de France.

 

Elle avait donc pour elle tout le parti des jeunes et des ambitieux, les Guise, les Montmorency, enfin tous ceux qui brûlaient de jouer un rôle dans l’État, et déjà spéculaient sur l’apparente faiblesse d’Henri.

 

La duchesse d’Étampes, demeurée fidèle au roi, voyait son influence décroître de jour en jour. Elle n’avait plus de raison d’être à la cour de France que dans l’amour de François Ier. Or, François Ier était volage ; il courait de la brune à la blonde ; Anne pardonnait tout, à condition de demeurer la maîtresse officielle, et même nous dirons qu’elle s’ingéniait à se rendre indispensable au roi, en lui facilitant des amours de rencontre multiples, afin qu’il ne s’enlisât point dans un amour durable.

 

Que l’on considère un instant cette figure : Anne de Pisseleu, tremblant de vieillir, vivant dans la terreur d’un coup d’air qui pouvait lui donner une fluxion et la défigurer… Que l’on imagine ses désespoirs ambitieux à chaque nouvelle conquête du roi… Que l’on observe qu’elle haïssait profondément Diane, et que sa chute définitive, c’était le triomphe définitif de sa rivale à la cour…

 

Et maintenant, nos lecteurs comprendront que l’arrivée de Gillette fut un coup de foudre pour cette femme, qu’elle trembla et que, pour se débarrasser d’un tel obstacle, elle envisagea froidement la nécessité d’un crime.

 

Qu’était-ce que cette petite fille à la radieuse beauté qui, tout à coup, bouleversait la cour de France, dont tous les hommes étaient amoureux et toutes les femmes jalouses ?

 

D’où sortait-elle ? Un mystère entourait sa vie.

 

Une seule chose rassurait un peu la duchesse d’Étampes : de toute évidence, la nouvelle venue avait l’esprit dérangé ; l’étrange scène où Gillette avait déclaré reconnaître son père dans le bouffon Triboulet en était une preuve.

 

Oui, mais le roi la créait duchesse de Fontainebleau. Le roi lui donnait ses domaines, un palais, déclarait qu’elle avait le droit d’entrer chez lui à toute heure.

 

Frappée coup sur coup de ces désastres, Anne de Pisseleu étudia quelques jours l’énigmatique figure de la petite duchesse et conclut que sa folie était feinte, qu’elle cachait de redoutables ambitions…

 

C’est à ces choses que réfléchissait la duchesse d’Étampes en se dirigeant dans des ruelles obscures et marchant aussi vite que le lui permettait la nuit.

 

La duchesse d’Étampes s’arrêta dans une sorte de boyau étroit, infect, avec son ruisseau gras coulant au milieu, avec ses maisons lépreuses dont les toits en auvent laissaient à peine entrevoir une rayure du ciel.

 

– C’est là ! murmura-t-elle. À moins qu’elle n’ait disparu… depuis ma dernière visite…

 

La ruelle se trouvait aux confins de la Cour des Miracles.

 

La maison était hideuse, effrayante… La duchesse frissonna… Les trois gentilshommes, la voyant s’arrêter, l’avaient rejointe.

 

– Madame, quelle imprudence ! murmura Jarnac.

 

– Avez-vous peur ? dit-elle avec cet aplomb des femmes qui préfèrent se transporter tout de suite au-delà des limites de la peur.

 

– Comment n’aurions-nous point peur en vous voyant vous exposer ainsi ?

 

– Il le faut, cher ami, répondit-elle avec une certaine fermeté. Attendez-moi ici !

 

Elle s’élança aussitôt et se mit à grimper à tâtons un escalier de bois très raide. Au haut de l’escalier, des jointures d’une porte, filtrait un peu de lumière obscure.

 

La duchesse poussa la porte : elle était ouverte.

 

Qui donc habitait là, assez insoucieux ou inconscient pour ne pas barricader sa porte après huit heures du soir ?

 

La duchesse d’Étampes entra dans le taudis étroit et sombre qu’éclairait un lumignon fumeux.

 

Pour tout meuble, il y avait là une table, un escabeau, quelques ustensiles de cuisine sommaires.

 

Dans l’angle le plus reculé de la porte, sur une natte, une femme était accroupie plutôt que couchée, les jambes sous une mauvaise couverture, le buste à peu près nu, malgré le froid, les cheveux épars…

 

Cette malheureuse était belle. Elle était jeune encore.

 

Elle fixa sur sa visiteuse un regard empreint d’une morne curiosité, puis, sans paraître s’en occuper davantage, reprit le cours de ses lamentables rêveries… La duchesse d’Étampes se pencha vers elle et murmura :

 

– Margentine ! Veux-tu que je te fasse retrouver ta fille ?

 

XXVII

MARGENTINE
LA FOLLE

 

À ces mots, la femme parut sortir soudain d’une profonde léthargie ; elle bondit, jeta des yeux hagards sur la duchesse, et balbutia : •

 

– Qui parle de ma fille ? Où est-elle ? Je veux la voir !

 

– Vous la verrez, Margentine, si vous êtes sage…

 

– Ma fille ! oh ! ma fille ! Elle est morte… Je le sais… mais elle doit revenir…

 

– Margentine…

 

– Qui m’appelle ? Qui sait mon nom ?

 

– Voyons, ne me reconnaissez-vous pas ?… regardez-moi… Je suis déjà venue plusieurs fois vous voir… je vous ai laissé de l’or…

 

La folle examina attentivement sa visiteuse…

 

– Oui, oui… Vous êtes la belle dame… si bonne et si douce… Je vous aime bien… Oui… vous m’avez donné de l’or… je me souviens…

 

– En voici encore, Margentine.

 

La duchesse tendit à la folle une bourse dont les mailles scintillèrent. La folle saisit cette bourse et eut un rire d’aise en la caressant de ses doigts.

 

– Jadis, murmura-t-elle, j’avais des bourses pareilles, je portais des robes magnifiques, en soie brochée d’or et d’argent ; j’étais comme une reine…

 

Et, tout à coup, laissant tomber la bourse à ses pieds :

 

– Ma fille… Madame, que voulez-vous que je fasse de cet or… puisque je n’ai plus ma fille…

 

– Je te dis, Margentine, que je te rendrai ta fille.

 

La folle saisit les deux mains de la duchesse et la fixa.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

 

– Qui je suis ! Écoute-moi, Margentine. Je suis une femme qui souffre ce que tu as souffert un jour…

 

– Vous avez donc perdu votre enfant ? dit Margentine.

 

La duchesse secoua la tête.

 

– Écoute… Tâche de bien comprendre… Te souviens-tu de Blois ?

 

– Blois ! répéta Margentine avec un long frisson douloureux. Oh ! ne me parlez pas de Blois ! Oh ! l’auberge ! les rires des gentilshommes ! L’affreuse nuit de douleur et d’horreur ! Non ! non ! Je ne veux pas…

 

– Tu étais heureuse, tu étais aimée, adorée… ou du moins, tu le croyais… Tu aimais, toi ! Je le sais, Margentine, parce que ton amour, alors, me fit souffrir… Oui… tu étais ardente et sincère dans ton amour pour François…

 

– François ! gronda sourdement la folle avec un accent de haine indicible.

 

– Oui… François ! Tu ne savais pas encore qui était l’homme que tu aimais, voilà tout ! Pauvre fille… tu avais donné ta beauté sans compter… et tu croyais que cela durerait toujours… Te souviens-tu ?

 

Margentine eut un gémissement.

 

– Vous me torturez ! dit-elle à voix basse.

 

– Tu vois que je te connais, si tu ne me connais pas ! Écoute encore. Margentine. Un jour, tu attendais le bien-aimé dans la petite maison qui abritait vos amours dans la campagne de Blois. Et, parfois, un sourire de joie et d’orgueil se jouait sur tes lèvres, car tu écoulais le tressaillement de tes entrailles. Margentine, tu allais être mère…

 

– Grâce ! râla l’infortunée dont les souvenirs évoqués avec cette netteté de détails se réveillaient, implacables…

 

– Une femme se présenta devant toi…

 

La duchesse d’Étampes s’arrêta, hésitante. Elle n’osa ajouter :

 

– Cette femme, c’était moi !

 

– Une femme ! s’écria Margentine. Oh ! je me souviendrai d’elle toute la vie ! Son sourire me glaça…

 

– Cette femme, continua la duchesse, te remit une lettre de ton amant… Il te signifiait en quelques mots qu’il ne t’aimait plus et que tu ne le reverrais jamais…

 

– Oh ! murmura l’infortunée, que se passe-t-il dans ma tête ? Voilà que je me souviens, maintenant ! Oh ! mes pensées ! On dirait des mortes qui se lèvent de leur tombeau !

 

– Lorsque la femme t’eut lu la lettre – car toi tu ne savais pas lire, – tu devins comme folle… tu t’élanças… tu courus partout où tu croyais pouvoir le rencontrer… Tu pleurais à chaudes larmes… et, pendant ce temps, sous le coup de ta douleur, un travail profond et hâtif s’accomplissait dans tes entrailles… Sur le soir, comme tu passais affolée devant une auberge, tu tombas dans la rue… La méchante femme, qui t’avait suivie pas à pas, appela les aubergistes et leur donna de l’argent… tu fus transportée dans une chambre de l’auberge…

 

– Ma fille ! gémit Margentine en se cachant les yeux de ses mains comme pour ne pas revoir la scène évoquée…

 

– Margentine, poursuivit la duchesse impitoyable, tu fus placée sur un lit, et alors commença le calvaire de ta maternité… Pendant des heures, tu te tordis dans les crises, et tandis que ton corps pantelait, tandis que tes flancs se déchiraient, dans une pièce voisine tu entendais le bruit des verres et des chansons, les éclats de rire des gentilshommes en joie… et lorsque vint la minute suprême, Margentine, en même temps que le premier vagissement de ta fille… tu entendis… oui ! tu reconnus parmi les rieurs la voix de ton amant, la voix de François !

 

Margentine poussa un cri déchirant.

 

– Oh ! supplia-t-elle, taisez-vous ! taisez-vous !…

 

– Insensée ! Ne vois-tu pas que j’essaie de te rendre la raison !… Écoute ! Écoute encore… Toute sanglante, avec ton enfant dans les bras, par un prodige de force, tu bondis de ta couche de douleur… tu t’élanças… tu ouvris une porte… tu vis des hommes assemblés autour d’une table… Parmi eux, François… un verre à la main… une femme sur ses genoux… – la femme qui t’avait remis la lettre !… – tu tombas à la renverse, évanouie… presque morte !… Quand tu revins à toi, des jours et des jours s’étaient écoulés… Depuis, tu n’as jamais revu ni François… ni la femme !…

 

– Et ma fille ! hurla Margentine, se tordant les mains.

 

– Ce François… l’aimes-tu encore ?…

 

– Je le hais ! Je le hais !…

 

– Et cette femme ! Cette femme plus coupable que lui !…

 

– Oh ! je la hais… De toute mon âme !…

 

– Eh bien, Margentine, veux-tu le moyen de te venger ?

 

– Ma fille ! Je veux ma fille !…

 

– Écoute ! reprit la duchesse avec impatience, cette femme a une fille, une grande et belle jeune fille…

 

– Il n’y a donc du bonheur que pour les méchants…

 

– Cette jeune fille, je vais te l’amener… Tu en feras ce que tu voudras !…

 

Margentine grinça des dents.

 

– Je la tuerai !… Je lui ferai souffrir tout ce que j’ai souffert !… Je veux que la mère en meure, quand elle saura…

 

Les yeux de la duchesse d’Étampes jetèrent une sombre lueur.

 

– Quant à ta fille, je te promets qu’elle sera retrouvée.

 

– Ma fille est morte, dit-elle.

 

Puis, sans transition :

 

– Oh ! madame, vous êtes si bonne !… Une enfant de six ans, madame… bien facile à reconnaître… elle a des cheveux blonds et des yeux d’ange…

 

– Tu la reverras, te dis-je !… Mais l’autre… la fille de la mauvaise femme…

 

– Je la tuerai ! dit Margentine d’un ton qui fit frémir la duchesse d’Étampes.

 

Déjà Margentine, sans plus faire attention à sa visiteuse, s’était affaissée dans son coin et, la tête dans les deux mains, chantait à demi-voix, sur un air très gai qui paraissait d’une infinie tristesse, une ballade avec laquelle, jadis, elle avait bercé son enfant…

 

La duchesse d’Étampes lui jeta un profond regard puis elle retrouva son escorte… Une demi-heure plus tard, elle était rentrée au Louvre sans encombre. Personne ne sut jamais rien de la visite étrange que venait de faire la duchesse d’Étampes, hormis sa suivante, Jarnac, Saint-Trailles et Lésignan, lesquels n’en soufflèrent mot…

 

XXVIII

LE RANZ DES VACHES

 

Bien que laissé en liberté, Triboulet était étroitement surveillé. François Ier avait cédé devant la menace de Gillette, mais sa haine contre le bouffon s’en était accrue.

 

Maintenant la passion se déchaînait dans l’âme du roi.

 

Que Gillette fût sa fille, il arrivait à en douter.

 

Quel témoignage y avait-il, après tout ?… Celui d’une folle ! Un mot échappé à Margentine, sans qu’on pût préciser au juste de qui elle avait voulu parler. Et le roi invoquait des dates, des ressemblances… Et lorsque les dates, les physionomies soigneusement étudiées lui avaient prouvé que Gillette était sa fille, il s’affirmait violemment qu’elle ne l’était pas, qu’elle ne pouvait l’être…

 

Il voulait Gillette ! Elle serait à lui ! Le reste, il voulait l’oublier…

 

Triboulet dut à cet état d’esprit d’échapper pour cette fois au cachot et peut-être à la mort… Mais le roi n’attendait que le moment propice pour exercer contre son bouffon quelque cruelle vengeance.

 

Ce moment, ce serait celui où Gillette serait devenue sa maîtresse. Alors, sa menace même de se tuer demeurerait sans effet… Qu’importait qu’elle se tuât alors ?…

 

Le lendemain de cette nuit où nous avons vu Jeanne de Croizille introduire Triboulet auprès de Gillette, le bouffon était dans sa chambre, méditant sur ce qu’il ferait…

 

– Ce Manfred ! songeait-il. Cet homme qu’elle aime, il faut que je le voie, que je le connaisse…

 

Il y avait dans l’œil clair du bouffon une sorte de joie malicieuse et tendre, en même temps que de l’inquiétude.

 

– Comment sortir d’ici ? reprit-il en son monologue. Si ce n’était que moi… ce serait tôt fait… mais l’enfant ?… Comment échapper à la surveillance ?… comment lui éviter l’émotion d’une fuite dangereuse ?… Il faut que la chose se fasse tout naturellement, sans secousse…

 

Machinalement, il prit une viole et se mit à jouer un air, tout en réfléchissant à la situation.

 

Il connaissait à fond le Louvre.

 

Mais il savait aussi qu’il était surveillé.

 

Il se promenait librement partout ; on ne lui demandait plus d’exercer son métier de bouffon ; le roi ne l’appelait jamais pour lui dire :

 

– Je m’ennuie ; fais-moi rire, bouffon.

 

Mais partout où il allait, il sentait un regard peser sur lui ; il avait constaté que toutes les issues étaient gardées.

 

Une fois, il s’était approché de la grande porte, d’un air indifférent, comme il faisait quand il lui arrivait de sortir du Louvre, avant la terrible scène. L’officier de garde s’était aussitôt avancé vers lui en lui disant :

 

– Retournez, s’il vous plaît, monsieur !

 

Le « monsieur » parut très grave à Triboulet, et sur ce mot il jugea de la sévérité des ordres qui avaient été donnés à son égard.

 

– Et si j’avançais, officier ? dit-il.

 

– Je serais obligé de vous faire saisir séance tenante.

 

– Et si je ne me laissais pas saisir ?

 

– Je vous passerais mon épée au travers du corps…

 

– Peste, monsieur l’officier ! Si c’était, au moins, au travers de ma bosse !… Mais au travers du corps !… J’y tiens, à ma guenille de corps, si contrefaite qu’elle soit !…

 

Et Triboulet s’éloigna en donnant tous les signes d’une frayeur comique qui fit rire aux éclats l’officier.

 

Bientôt il sortit de sa chambre, emportant sa viole. Il erra dans le Louvre, s’écartant de plus en plus des bâtiments habités par le roi, les princes et princesses et la foule des domestiques, des courtisans, officiers, grands-veneurs, fauconniers, tout un peuple qui vivait là.

 

Il traversa les nouvelles constructions que François Ier faisait élever pour remplacer la partie du vieux Louvre qu’il avait fait abattre. Une trentaine d’ouvriers étaient en train de mettre en place deux énormes cariatides, au moyen de palans… Un homme surveillait l’opération avec un soin et une inquiétude visibles.

 

– Voilà de beaux morceaux de pierre, maître Jean Goujon, dit Triboulet. Vous êtes vraiment un habile homme… Et pour quoi faire, ces cariatides ?

 

– Voyez-vous cette ligne de pierres de taille qui vont former balcon ?… C’est pour soutenir tout cela ! répondit le sculpteur que les compliments de Triboulet avaient touché.

 

– Et pour soutenir le trône de France, quelle cariatides votre bon ciseau sculpterait-il, maître ?…

 

Jean Goujon, ébahi de la question, ne répondit pas et grommela :

 

– Plus fou que les fous, celui qui écoute les fous !…

 

Ayant franchi l’espace encombré de plâtras, de poutres et de pierres, Triboulet parvint à cette partie du Louvre qui se trouvait au bord de la Seine et qui était déserte…

 

Là, dans un angle solitaire, il y avait une petite porte basse. La porte franchie, on se trouvait presque aussitôt sur la berge, où des peupliers séculaires dressaient leurs cimes sonores dans le ciel gris.

 

Au pied des peupliers, il y avait une sorte de taverne construite en planches, où les mariniers et passeurs, maîtres de bacs et bachots venaient boire.

 

Or, si Triboulet, au lieu d’être enfermé dans le Louvre, se fût trouvé sur la berge à ce moment, il eût assisté à un spectacle qui lui eût paru bizarre.

 

D’abord, la misérable taverne, au lieu d’être pleine de mariniers, lui fût apparue remplie de gens à mine louche, portant des rapières fort longues et fort aiguisées – enfin, des hommes ayant l’apparence de vrais coupe-jarrets.

 

Ensuite, ce qui eût porté au comble l’étonnement de Triboulet, c’eût été d’apercevoir parmi ces gens de sac et de corde, aux yeux luisants et aux vêtements délabrés, deux ou trois gentilshommes qui leur distribuaient de l’argent. Enfin, si, piqué de curiosité, Triboulet eût attendu la sortie de ces gentilshommes, et qu’il les eût suivis un instant, il eût peut-être surpris les paroles qu’ils échangeaient :

 

– Et tu es sûr qu’il viendra ?

 

– Il est venu hier, il a rôdé plus d’une heure par là ; il est venu avant-hier ; il est venu le soir d’avant… Pourquoi ne viendrait-il pas ce soir ?

 

– Alors il n’y a qu’à prévenir M. le grand prévôt…

 

– Tu dis des bêtises. C’est nous qui devons faire l’opération, et si je savais que M. de Monclar veut s’en mêler, je l’enfermerais chez lui !

 

Voilà ce qu’eût vu et entendu Triboulet. Mais Triboulet ne vit et n’entendit rien de tout cela pour la raison qu’il n’était pas sur la berge, mais bien prisonnier dans l’intérieur du Louvre, et fort occupé à ce moment-là à examiner attentivement la petite porte basse de laquelle nous l’avons vu s’approcher peu à peu.

 

Devant cette porte, un soldat se promenait lentement, de cet air morne et ennuyé qu’ont tous les factionnaires depuis qu’il y a des portes à garder et des factionnaires pour les garder. Ce soldat était un colosse.

 

Il portait une grande barbe rousse en éventail. Il avait des yeux d’un bleu faïence, un front bas, une physionomie limpide, douce, enfantine et terrible. Il devait tuer sans savoir qu’il tuait.

 

Tout à coup, le colosse s’arrêta net et gronda dans sa barbe épaisse, avec un fort accent allemand :

 

– Seigneur Jésus, Marie et tous les saints ! qu’est-ce que j’entends là !

 

Ce qu’entendait le digne Allemand, c’était un air de viole…

 

Ce fut d’abord sur son visage un étonnement qui confinait à la stupéfaction… puis du ravissement… puis une sorte d’extase… Les mains jointes, la poitrine oppressée, les yeux pleins de larmes, le factionnaire écoutait, un peu penché en avant…

 

Et l’air continuait en sourdine, comme venu de très loin, apportant au colosse un parfum du pays absent, évoquant devant ses yeux avec une intense précision les montagnes où s’était écoulée son adolescence, les chalets de bois dont la cheminée fume, les cimes neigeuses qui se perdent dans le ciel d’un bleu profond… tout un paysage enchanteur où passent des troupeaux mugissants et des jeunes filles aux tresses blondes, avec des yeux bleus très doux et des jupes rouges très courtes…

 

– Le Ranz des vaches ! murmura le colosse.

 

Et ses yeux s’obscurcissaient, et il se prit à sangloter doucement[9].

 

– Le Ranz des vaches ! oh ! c’est le Ranz des vaches !

 

L’air s’arrêta tout à coup et Triboulet parut.

 

– Eh bien, dit-il, êtes-vous content, mon brave Ludwig ?

 

– Content, monsieur Triboulet ! C’est-à-dire que, pour entendre encore cet air-là, je donnerais bien un an de ma solde…

 

– Oui, oui ! Vous êtes un bon Suisse ! Cela vous rappelle le Righi, n’est-ce pas ?

 

– Non, cela me rappelle la Jungfrau…

 

– Ah ! ah ! fit Triboulet avec admiration. La Jungfrau, et non pas le Righi !

 

– Oui ! C’est dans la Jungfrau que je suis né…

 

– Et c’est là que vous voudriez bien être en ce moment, au lieu de vous morfondre devant cette porte derrière laquelle il n’y a rien !

 

– Porte que je dois garder, monsieur Triboulet… surtout contre vous ! dit l’Allemand soudain rappelé au sentiment de sa faction.

 

– Et dites-moi, reprit Triboulet, combien de temps dure votre garde ?

 

– On va me relever dans une heure. Je m’en voudrais de tuer un homme qui joue si bien le Ranz des Vache ».

 

– Lui aussi ! pensa Triboulet. Vous voyez, mon cher Ludwig, je ne m’approche pas… je n’ai pas envie de m’en aller… Le roi tient trop à moi, et je tiens trop à Sa Majesté !

 

– À la bonne heure, monsieur Triboulet.

 

Triboulet cessa de parler et s’écarta de quelques pas, puis préluda sur son instrument. Puis la mélopée montagnarde, une fois encore, se développa.

 

Ludwig écoutait de tout son être. Plus doux, plus puissant encore que tout à l’heure, le charme opérait. Lorsqu’il eut terminé, Triboulet se rapprocha vivement du colosse.

 

– Ludwig, demanda-t-il à voix basse, comment s’appelle celle qui t’attend là-bas, dans tes montagnes ?…

 

– Elle s’appelle Catherine… Mais comment savez-vous ?…

 

– Et si tu pouvais la rejoindre ?

 

– Oh ! ce serait le paradis sur terre.

 

– Te marier avec elle, hein ? Avoir une maison, à toi… une maison de bois sur la lisière de la belle forêt de sapins qui sent si bon le goudron… non loin du vallon au fond duquel se précipite la cascade en écumant…

 

– Mais vous y avez donc été ! s’écria Ludwig.

 

– Autour de la maison, il y aurait un jardin… et tu aurais un troupeau qui reviendrait le soir au son des clochettes de la vache conductrice, tandis que le cornemusier du village jouerait le Ranz… Alors tu rentrerais, et ta Catherine te serrerait dans ses bras…

 

– Monsieur ! Monsieur ! Vous me rendez fou !… Monsieur Triboulet ! sanglota Ludwig.

 

– Tout cela, Ludwig, tu peux le réaliser à ta prochaine faction, je t’apporte mille écus de six livres…

 

– Mille écus de six livres ! De quoi avoir une maison, une laiterie et les meubles, et les instruments, et un jardin et un pré !

 

– Et Catherine ! Mille beaux écus de six livres parisis !

 

– Six mille livres parisis ! Le bonheur ! l’amour !

 

– Il ne s’agit que de m’ouvrir la porte…

 

– Monsieur Triboulet…

 

– Mille écus de six livres !

 

– Grâce !

 

Triboulet, sans répondre, attaqua le Ranz des vaches.

 

Lorsque les dernières notes eurent expiré dans l’air triste et maussade, le colosse passa ses deux mains sur son front, et d’une voix rauque prononça :

 

– Je serai de faction entre onze heures du soir et deux heures du matin…

 

– Bien ! Je serai ici à minuit avec les mille livres. Tu ouvriras ?

 

– Oui !

 

Triboulet s’enfuit… transporté de joie.

 

Il se montra partout et déclara aux gentilshommes qui le questionnaient sur sa disgrâce que, le lendemain, il irait se jeter aux pieds du roi pour obtenir sa rentrée en faveur. Vers neuf heures, il était dans sa chambre, achevant ses préparatifs.

 

– Dans ce sac, l’argent du bon Ludwig… Ah ! ce manteau pour l’enfant… Ces nuits de brouillard sont terribles… Cette bonne dague à ma ceinture… Ah ! ah ! cher monsieur Ludwig, voulez-vous nous ouvrir, s’il vous plaît ? Nous partons en voyage, avec mademoiselle que voici… mademoiselle ma fille !

 

Dix heures sonnèrent, puis onze heures…

 

– Attention ! murmura Triboulet, Mlle de Croizille va venir me chercher… je tremble… lâche que je suis ! Non, je ne tremble plus, je ne veux pas trembler…

 

À ce moment, une rumeur retentit dans les couloirs du Louvre. Triboulet pâlit. Il ouvrit sa porte et saisit au bras une femme qui courait, un flambeau à la main…

 

– Que se passe-t-il ? demanda Triboulet.

 

– Il se passe que la duchesse de Fontainebleau a disparu du Louvre !

 

Triboulet lâcha le bras de la femme et tomba comme une masse, comme foudroyé, en poussant une sourde imprécation de désespoir…

 

XXIX

LA TAVERNE AU BORD DE L’EAU

 

Ce soir-là, dans l’étroit logis de la Cour des Miracles où Manfred avait été soigné et rapidement guéri par les baumes et les onguents de la Gypsie, les deux amis – les deux frères – étaient seuls…

 

Pensif, Lanthenay s’accouda à la fenêtre et fixa son regard sur le ciel noir, comme s’il eût attendu le lever d’un astre ou l’éclair d’une inspiration. Derrière lui, à pas pressés, Manfred marchait dans la chambre, la lèvre crispée par un ironique sourire, ce sourire à la fois hautain et amer qui semblait défier sa destinée.

 

Depuis la scène de l’invasion du Louvre, depuis cette minute épique où Lanthenay avait emporté dans ses bras Manfred sanglant, ils ne s’étaient rien dit du sujet qui les préoccupait tous deux. Mais ils étaient habitués à lire ouvertement dans leurs yeux. Lanthenay savait que la pensée de son frère luttait, en une lutte terrible, de tous les instants, contre un amour impossible et triomphant.

 

Manfred savait que Lanthenay ne songeait qu’aux moyens de le guérir. Ils se taisaient… Mais ils sentaient que l’heure était venue où il faudrait parler…

 

– À quoi songes-tu ? attaqua Manfred avec une impatience mal dissimulée. Ce n’est pas un soir à faire de l’astronomie, j’imagine. Regarde ce ciel. Est-il assez noir ! Où sont les étoiles ? Elles se cachent, les gueuses… car il n’y a pas assez de noir dans mon cœur !

 

– Manfred !

 

– Eh ! oui… par les cornes de Lucifer, il semble que le ciel même me refuse l’aumône d’un sourire !

 

Il reprit sa promenade saccadée.

 

– À quoi songes-tu toi-même ? dit alors Lanthenay de cette voix grave et lente qui lui était habituelle. Tu tournes dans ta cage, mon pauvre lion malade !

 

– Je marche, voilà tout ! Je marche pour ne pas m’asseoir ; observe que tout à l’heure je m’étais assis pour ne pas marcher… Mais quoi ! Assis ou debout, éveillé ou endormi, je m’ennuie, frère… je m’ennuie atrocement.

 

– Manfred, calme-toi, je t’en prie ! fit Lanthenay, alarmé par la visible exaspération de son ami.

 

– Écoute… J’ai hier, ou avant-hier, je ne sais plus au juste, tant les heures se ressemblent… j’ai rencontré deux moines… Ils m’ont demandé le chemin de leur couvent… Étaient-ils gris ? Ou l’étais-je moi-même ? Je leur ai dit leur chemin en les tenant à distance, car je n’aime pas cette engeance… Alors ils m’ont béni…

 

– Amen ! fit Lanthenay qui essaya de rire.

 

– Écoute encore !… Je suis allé vider un vieux flacon à la taverne que la femme de Grégoire emplit de ses charmes… Pendant qu’elle me remplissait mon verre, elle m’a embrassé sur les lèvres… Le vieux vin et le baiser ont laissé sur mes lèvres un goût d’âcre fadeur qui m’écœure…

 

– Impertinent ! je le dirai à la belle Mme Grégoire !

 

– Écoute encore !… Comme j’errais à la nuit tombante, j’ai vu Jean le Piètre sortir de chez la Maladre. Il me doit la vie, tu sais ? L’an passé, je le tirai de l’eau en plongeant dans la Seine au moment où il allait se noyer… Depuis, il me salue toujours de loin, et humblement. Eh bien, Jean le Piètre est venu à moi et m’a pris les deux mains. Cette effusion m’a surpris. Je l’ai regardé. Il pleurait… Pourquoi ? C’est la joie, m’a-t-il dit… une grande joie qui m’est venue. Et il est parti en courant. La joie de Jean le Piètre m’a tourné sur le cœur comme un vin empoisonné…

 

Il s’arrêta, haletant… Son poing se tendit vers les masses d’ombres profondes, à travers la fenêtre…

 

– Ô Paris ! Paris de honte ! Paris de crime ! Paris des catins et des enjôleuses qui piétinent les cœurs ! Ô Paris, tu m’ennuies, tu m’assommes, toi, tes maisons, tes rues, tes hommes et tes jeunes filles menteuses, voleuses, impudentes, cyniques, chair banale offerte au dernier enchérisseur… Et quand ce dernier enchérisseur est un roi…

 

Manfred saisit une bouteille et à toute volée la lança contre le mur. Puis, soudain, comme si la bouteille brisée en mille morceaux eût brisé aussi quelque chose en lui, sa colère furieuse tomba.

 

Lanthenay le vit atrocement malheureux. Une immense pitié l’envahit, et il se résolut au sacrifice devant lequel sa tendresse reculait depuis plusieurs jours…

 

– Ton mal n’est pas grave, dit-il en affectant un ton léger, et le remède est à ta portée. Paris t’ennuie ? Le monde est grand…

 

– Que dis-tu ? fit Manfred en tressaillant.

 

– Que tu es libre, frère ! Que le monde, c’est l’inconnu qui s’ouvre devant toi ! Que tu as un bon cheval, une bonne épée, et que l’Europe est pleine de rumeurs de bataille… qu’il y a partout des moutons à défendre contre des loups… et que… cela t’amuserait peut-être…

 

La voix de Lanthenay devint tremblante. Manfred éclata en sanglots.

 

Au même instant ils étaient dans les bras l’un de l’autre, et leur fraternelle étreinte les tint enlacés un moment.

 

– Ô frère, que tu es bon ! dit Manfred… Ainsi, tu as deviné ! Tu as compris ! Oh ! pardonne-moi de te quitter ! Je n’y tiens plus, vois-tu ! Je mourrais ici…

 

Et il ajouta tout bas :

 

– Si près d’elle !

 

– De quel côté iras tu ? se hâta de demander Lanthenay.

 

– Que sais-je ? répondit fiévreusement Manfred… Le Nord ou le Midi… les pluies ou le soleil… Tout me sera bon… pourvu que la pluie qui rafraîchira mon front ne soit pas la pluie qui mouillera ses cheveux… pourvu que le même soleil ne nous éclaire pas… elle et moi !

 

– Frère ! frère !… prends garde !…

 

– Et puis, tiens, en réalité, j’ai caressé un rêve, tout de même : je veux voir l’Italie… l’Italie m’attire… Pourquoi ? Je ne sais !… Mais dans les rares moments où la Gypsie cause librement, lorsqu’elle parle de l’Italie… de Rome… oh ! Rome surtout… et qu’elle en fait la description, il me semble que je revois un tableau familier…

 

Il s’arrêta tout à coup, puis, se parlant à lui-même :

 

– Oui… Il faut que je voie l’Italie… et Rome !

 

– Quand pars-tu ? demanda Lanthenay.

 

Et comme Manfred gardait le silence, il ajouta :

 

– Pars demain… veux-tu ?…

 

– Demain !…

 

– Oui, frère ! N’est-ce point chose arrêtée dans ton esprit ?

 

– Ah ! Lanthenay, mon frère ! s’écria Manfred, comme, avec délices, j’eusse entrepris un autre voyage ! comme, avec bonheur, j’eusse été plus loin que l’Italie et Rome, plus loin que les confins du monde et de la vie, si je n’avais eu peur de mourir en songeant que tu allais pleurer !

 

Ces deux admirables amis se regardèrent avec admiration. Puis, comme si tout eût été dit, Manfred ceignit son épée et posa sur sa tête sa toque à plume noire.

 

– Tu sors ? demanda Lanthenay inquiet.

 

– Un peu d’air… Au surplus, ne crains rien. Cette nuit sans lune est faite pour les truands comme nous ! Les bourgeois ont peur, le guet se cache, le roi François dort en son Louvre et l’illustre Monclar médite au fond de son hôtel. Paris est à nous jusqu’à demain matin.

 

Lanthenay jeta un regard sur le ciel.

 

– La nuit sera claire dans deux heures, quand la lune sera assez haute et que le vent aura balayé ces nuages… Veux-tu de moi ?

 

– Ne crains rien ! répondit Manfred simplement.

 

Lanthenay soupira. Les deux amis échangèrent une poignée de main. Puis Manfred s’éloigna… Où allait-il ?

 

Où vont les amoureux qui ont juré de fuir à jamais la femme détestée et adorée ? Sous quelles fenêtres vont-ils rôder, la nuit ? Vers quelle maison silencieuse sont-ils poussés comme malgré eux ? Manfred allait au Louvre !

 

Oh ! cette Gillette qu’il avait chérie avec tant de confiance et d’ardeur, avec une tendresse si profonde et si ingénue !

 

Il allait donc l’arracher de son cœur… Il allait donc lui jeter de loin un éternel adieu ! Il la méprisait.

 

Elle s’était vendue pour un titre…, Et il allait vers elle, vers l’ombre du grand palais où elle dormait… Il y allait sans but, sans espoir, sans pensée, avec le seul désir d’être un peu plus près d’elle pour une heure… Après, ce serait fini. Après, il fuirait… Il étoufferait cet amour insensé !…

 

Comme il se disait ces choses mornes et contradictoires, il arriva devant le Louvre imposant et sombre.

 

Lentement, il se mit à faire le tour du Louvre, et parvint sur la berge, son regard flamboyant cherchant à voir les fenêtres éclairées : il en vit !

 

Au loin, par delà les jardins, deux fenêtres brillaient d’une lueur clignotante comme un sourire ironique.

 

Pourquoi Manfred eut-il soudain la conviction que là, dans cette chambre éclairée, se trouvait le roi !

 

Vraiment, il le vit ! Il vit Gillette !

 

Le roi la serrait dans ses bras… et elle ! elle éprouvait un orgueil abject à se livrer à cet amant qui était roi !

 

Cette scène qu’il imaginait avec la puissance de création que donne la jalousie tortura Manfred. Puis, tout à coup sa colère s’affaissa…

 

La douleur l’emporta dans son cœur, Et il eut la terreur de l’existence affreusement vide qu’il allait vivre, maintenant… seul ! loin d’elle !

 

– Ô Gillette ! murmura-t-il sourdement.

 

Et il détourna son regard que voilait une larme.

 

À ce moment même, les gros nuages qui couraient au ciel semblèrent se déchirer, un rayon de lune éclaira vivement le paysage du vieux Paris.

 

Une barque descendait la Seine.

 

Une barque, à pareille heure, c’était un événement extraordinaire, et peut-être redoutable.

 

D’un bond, Manfred se mit à couvert dans la zone d’ombre épaisse des peupliers séculaires qui murmuraient tristement. De là, il regarda ce bateau qui descendait.

 

Trois rameurs le manœuvraient avec une hâte vigoureuse et sûre. Un jeune homme était assis à l’arrière…

 

La barque se rapprocha soudain de la rive. Elle avait dépassé Manfred et abordait presque en face la baraque de planches que nous avons signalée en un précédent chapitre.

 

– Des habitués de la taverne aux mariniers ! songea Manfred.

 

Mais, à ce moment, l’homme qui était assis à l’arrière du bateau se leva pour sauter sur la berge. Il était à quinze pas de Manfred. Celui-ci le reconnut.

 

– M. le marquis de Sansac ! murmura-t-il.

 

Voici, très exactement, ce qui se passa à cet instant précis :

 

Manfred jeta les yeux sur ces fenêtres éclairées où il imaginait que se trouvaient le roi et Gillette ; puis, dans un mouvement machinal, ce regard se reporta sur Sansac.

 

En même temps que le regard, toute la colère accumulée dans le cœur de Manfred rejaillit sur Sansac.

 

Cédant à une impulsion violente et irraisonnée, il s’avança en pleine lumière, et de cette voix âpre et mordante qui lui était habituelle lorsqu’une émotion plus douce ne la brisait pas, il s’écria avec un rire d’insultes :

 

– Salut et honneur à monsieur le marquis de Sansac, fleur de gentilhommerie ! Marquis, quelle jolie fille venez-vous d’enlever ce soir ?… oh ! pas pour vous !… pour votre maître !… À quel prix ?… François est-il généreux ?…

 

Soudain, la porte de la taverne aux mariniers s’ouvrit.

 

– Sus ! sus ! crièrent des voix.

 

En même temps, une douzaine d’hommes s’élancèrent avec un grand cliquetis d’armes. Sansac, d’un geste, leur désignait Manfred.

 

– Par l’enfer ! rugit celui-ci. Ces gentilshommes sont plus lâches encore que je ne supposais…

 

Et tirant sa rapière avec une sorte de joie farouche :

 

– Voilà enfin une occasion de faire le grand voyage que je rêvais… Adieu, mon frère Lanthenay !…

 

Et la rapière se mit à décrire le terrible moulinet qui lui était familier. Un cri sourd… puis encore un cri… une exclamation de rage… une malédiction… c’étaient autant de blessures que le moulinet faisait autour de lui.

 

Lentement, Manfred avançait vers l’enclos des Tuileries, songeant que parmi les détours et recoins de la fabrique de tuiles, il trouverait un endroit propice à une défense désespérée. Les coupe-jarrets, stupéfaits, attaquaient avec moins d’audace et, déjà, ils se tenaient à distance respectueuse.

 

– Mais foncez donc, misérables ! vociféra Sansac !

 

Ce fut Manfred qui fonça.

 

Le choc fut effrayant. La rapière voltigea, siffla, frappa de pointe et de taille : trois hommes tombèrent.

 

– Vous êtes un mauvais bandit, cria Manfred à Sansac écumant ; vous ne savez pas choisir les bons assassins !… Encore un !… Ça fait huit !…

 

Huit des coupe-jarrets gisaient sur le sable. Les autres s’enfuirent dans toutes les directions. Manfred, appuyé sur son épée, poussa un éclat de rire homérique ; mais deux hommes s’avancèrent à ce moment près de Sansac.

 

– Riez ! marquis, mais riez donc avec moi ! fit-il.

 

– Tu ne riras pas longtemps ! gronda Sansac qui, très bravement, s’avança alors, l’épée haute, sur Manfred.

 

Manfred se vit sur le côté d’une petite maison qu’entourait un jardin enclos de murs, percés d’une porte basse.

 

Ce fut à cette porte que Manfred s’accota ; car les deux hommes qui venaient d’apparaître escortaient Sansac, l’épée nue, et, cette fois, ce fut silencieusement, avec une rage froide, que l’attaque eut lieu.

 

– Le trio est complet ! cria Manfred de sa voix de fanfare. Je me disais aussi : je ne vois que l’un des trois félons… Bonsoir, monsieur d’Essé, voleur de filles ! Bonsoir, monsieur de La Châtaigneraie, truand blasonné ! Peste, mes drôles ! J’ai donc, l’autre soir, omis de vous rembourser quelque monnaie ?…

 

– Courage ! À la rescousse ! hurla La Châtaigneraie. Cinq ou six des stipendiés, voyant les trois gentilshommes attaquer Manfred, accoururent.

 

À ce moment, Sansac tomba lourdement.

 

Essé et La Châtaigneraie poussèrent un cri de fureur :

 

– Démon !…

 

– Capons[10] !

 

– À mort ! À mort !…

 

Manfred avait devant lui sept épées. En tête des assaillants, La Châtaigneraie et Essé. Les coupe-jarrets attaquaient avec frénésie. La rapière de Manfred parait… mais ne portait plus de coups, elle suffisait à peine à parer.

 

Il y eut quelques secondes d’un combat silencieux et féroce. Manfred se vit perdu.

 

Un étrange sourire erra sur ses lèvres…

 

– Il est à nous ! rugit La Châtaigneraie en portant un coup de pointe furieux à Manfred.

 

Le coup frappa dans le vide et La Châtaigneraie poussa un horrible juron de fureur.

 

Manfred venait de disparaître. La porte contre laquelle s’appuyait Manfred s’était tout à coup ouverte.

 

Instinctivement, sentant du terrain derrière lui, le jeune homme avait rompu et franchi la porte en maintenant en respect ses adversaires. Aussitôt, la porte s’était refermée…

 

Des hurlements, des insultes, des vociférations…

 

Et, dans le jardin, sous la clarté de la lune, Manfred qui s’incline devant une femme.

 

C’est cette femme qui a ouvert la porte et l’a refermée brusquement. Et cette femme, c’est Madeleine Ferron !…

 

De sa fenêtre, elle a tout vu ! Elle a assisté à toute la bataille ! Elle a vu l’attaque des coupe-jarrets, leur fuite éperdue… Une admiration lui est venue pour cet inconnu qui, seul, bataille contre une quinzaine d’assaillants.

 

Et lorsqu’il s’est appuyé à la petite porte de son jardin, lorsqu’elle a compris que sous la nouvelle attaque, il va peut-être succomber, elle est descendue en toute hâte…

 

De l’autre côté de la muraille, les coupe-jarrets couraient, cherchant un passage pour pénétrer dans le jardin.

 

– Enfonçons la porte, dit Essé.

 

Mais La Châtaigneraie, soucieux, lui montra les cadavres qui parsemaient la berge…

 

– La partie est perdue pour ce soir, dit-il avec une rage froide. En retraite !…

 

XXX

IMPOSSIBLES AMOURS

 

Madeleine Ferron avait saisi la main de Manfred, comme pour lui commander le silence. Tout ce coin qui, pendant ces dix minutes, avait été plein de cliquetis d’épées, retomba au calme paisible de la nuit, et rien n’indiqua le drame qui venait de se dérouler… rien, sinon les cadavres.

 

Madeleine, alors, entraîna le jeune homme qui, ayant remis son épée au fourreau, la suivit sans résistance.

 

Quelques secondes plus tard, il se trouva dans une pièce discrètement éclairée, d’un luxe élégant.

 

– Où suis-je ? pensa Manfred.

 

Et jetant sur Madeleine un regard pénétrant :

 

– Madame, dit-il d’une voix ardente, êtes-vous une femme ou une fée ?… Vous êtes plutôt quelque bienfaisant génie qui s’est plu à me sauver… Sans vous, j’étais mort… ou presque ! ajouta-t-il avec un sourire d’orgueil.

 

– Je ne suis point une fée, dit sérieusement Madeleine. Je suis femme…

 

Le ton grave de cette étrange réponse frappa Manfred.

 

– Une femme ! s’écria-t-il. En ce cas, la meilleure et la plus belle qui soit dans Paris !

 

– Belle ? murmura Madeleine ; oui… pour quelques jours encore… Bonne ! ne vous y fiez pas !

 

– Fussiez-vous méchante, fussiez-vous scélérate, vous êtes si belle, madame, que pour vous je me damnerai »… Qui êtes-vous ?… Oh ! je veux le savoir !…

 

Madeleine prit un flambeau et l’éleva de façon à bien éclairer son visage.

 

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-elle doucement. Moi, je vous ai reconnu tout de suite.

 

Debout, le bras levé supportant ce flambeau dans un geste à la fois noble et gracieux de statue antique, avec cette lumière qui tombait sur la profusion de ses magnifiques cheveux blonds, le torse cambré, la lèvre humide, Madeleine était dans une de ces minutes fugitives de souveraine beauté où les femmes deviennent des déesses.

 

Manfred la contemplait avec une admiration éperdue…

 

– Et vous aussi, continua-t-elle avec la même douceur, vous m’avez reconnue tout de suite… je le vois dans vos yeux… La scène terrible qui nous a mis en contact une fois est un de ces inoubliables souvenirs qui ne sortent jamais de l’esprit…

 

– Madame… croyez…

 

– Taisez-vous ! De vous à moi, pas de feintes inutiles… Vous m’avez reconnue, et la générosité de votre cœur vous inspire seule de m’ignorer… Je me nommerai donc… Je suis la morte du gibet de Montfaucon…

 

– Eh bien, oui ! Je vous ai reconnue, madame… C’est votre beauté. Et à défaut même de cette adorable figure que j’entrevis un instant, eussé-je pu oublier le son de votre voix enveloppante comme une tiède caresse d’amante…

 

Il se leva et poursuivit :

 

– « … Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, si vous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand il vous plaira, à quelque heure que ce soit… Venez à la petite maison de l’enclos des Tuileries et nommez-vous… cela suffira… » Vous voyez que je me souviens, madame… J’ignore pourquoi vous voulez vous appeler la Morte. Le secret de la tragique pensée qui vous inspire, je le respecte… Mais pour moi, madame, vous êtes la Vie…

 

– Malheureux ! murmura-t-elle sourdement, je porte en moi la Mort !…

 

Il continua, fiévreux, emporté par une fougue dont il ne se rendait pas compte lui-même :

 

– Pourquoi vous ai-je sauvée ? Pourquoi m’avez-vous sauvé à mon tour ? Ah madame, est-ce que ce double événement ne vous paraît pas avoir « une signification prodigieuse ?… Est-ce qu’il ne vous semble pas, comme à moi, que nos destinées devaient se rencontrer et se fondre ?… Ce soir, je ne venais pas ici… Je sors… j’arrive sur la berge du fleuve… je suis attaqué par une nuée de malandrins… je me défends… je subis une nouvelle attaque… et lorsque je crois que tout est fini, il faut que ce soit précisément à votre maison que je m’adosse ! il faut que ce soit vous qui m’ouvriez l’issue libératrice !… Est-ce là du simple hasard ? Non, non, madame… qui sait si, mystérieusement, sans que je le veuille, je n’ai pas été guidé vers vous par un instinct puissant !… Et qu’est-ce que cet instinct, sinon de l’amour…

 

Il s’arrêta court. Ce mot l’effara brusquement.

 

– L’amour ! balbutia-t-il. Oui, madame, de l’amour !… Je vous aime ! Je le sens… c’est fini… je veux vous aimer…

 

Il avait pris les mains de Madeleine et les pétrissait dans les siennes. Et Madeleine, vaincue par cette fougue d’amour qui éclatait, se laissait faire, l’esprit perdu…

 

On eût dit, par instants, que les brûlantes paroles du jeune homme ne s’adressaient pas à elle, que ce regard de flamme cherchait une image absente.

 

Mais qu’importait ! Cet amour sous lequel couvait un morne désespoir l’exaltait, la transportait…

 

Un instant, elle essaya d’évoquer la figure de François Ier… Mais Manfred était là, si jeune et si rayonnant !…

 

La seconde qui suivit fut ineffable… Ils étaient dans les bras l’un de l’autre… leurs lèvres se joignirent avec fureur, et tous deux, dans le même instant, eurent cette intuition terrible que ce baiser n’allait ni à l’un ni à l’autre…

 

Ce fut le choc de deux désespoirs. Et ils étaient sincères ! Elle ne songeait pas à François Ier. Il ne songeait pas à Gillette.

 

Mais elle pensait :

 

– Oh ! aimer ! aimer encore ! Revivre sous ces chaudes caresses ! Renaître à une nouvelle vie de mon cœur !

 

Et lui songeait :

 

– Je l’oublierai ! Cette femme si belle me versera le philtre d’oubli… Je l’aime ! Je veux l’aimer !

 

Tous deux sentaient leur tête s’égarer.

 

– Je t’aime ! balbutia-t-il en la serrant nerveusement dans ses bras.

 

– Je t’aime ! répondit-elle, secouée d’un frisson de volupté.

 

Leurs yeux se fermèrent dans une extase.

 

Puis la passion délira soudain en eux et se déchaîna…

 

– Sois à moi ! haleta Manfred.

 

– Oui ! à toi ! à toi ! murmura-t-elle, expirante.

 

Mais tout à coup, comme il l’étreignait, comme elle allait succomber et se donner tout entière, elle eut un violent recul ; un cri rauque d’affreux désespoir lui échappa ; de ses deux mains tendues, elle repoussa Manfred.

 

– Va-t’en ! Va-t’en !…

 

– M’en aller ! fit-il avec un ricanement farouche. Tu es folle !… Tu es à moi !…

 

– Jamais !… Oh ! malheureuse ! malheureuse !…

 

– Tu es à moi ! poursuivit-il avec une exaltation croissante.

 

Et il chercha à l’enlacer…

 

Hagarde, livide, Madeleine se mit à sangloter :

 

– Malheureuse ! Malheureuse !…

 

Et cela était triste comme une plainte d’enfant qui va mourir. Manfred s’arrêta.

 

Il passa ses deux mains sur son visage inondé de sueur et regarda autour de lui avec étonnement.

 

– Où suis-je ? murmura-t-il… J’ai fait un rêve… un rêve d’amour… Où est Gillette ?…

 

Il vit cette femme prostrée qui pleurait. Et alors, il comprit que dans la vie de cette femme, il y avait le secret d’un désespoir pareil au sien…

 

Puis il se pencha, la toucha à l’épaule.

 

– Madame… dit-il d’une voix très douce.

 

Elle secoua violemment la tête et, dans un râle :

 

– Allez-vous-en… fuyez… ne revenez jamais… jamais !

 

– Je reviendrai, pensa Manfred. Je veux savoir…

 

Et simplement, d’un ton de commisération, il dit :

 

– Adieu, madame…

 

Quelques secondes plus tard, il était dehors, courant comme un fou. Madeleine, seule, répétait sa plainte uniforme et lamentable :

 

– Malheureuse !… Malheureuse !…

 

XXXI

RABELAIS

 

Le lendemain matin, Manfred fit ses adieux à Lanthenay. Celui-ci avait voulu monter à cheval pour escorter son ami jusqu’à la première étape. Mais Manfred avait exigé de partir seul. La Gypsie avait assisté à la discussion avec un intérêt qu’elle était parvenue à dissimuler.

 

– Je ne t’accompagnerai donc pas, dit tristement Lanthenay.

 

– Cela vaut mieux ainsi, dit la Gypsie avec une voix si étrange que Lanthenay tressaillit.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il vivement.

 

– Je serais trop seule… Qui sait si Manfred ne t’entraînerait pas au loin… Oui, je serais trop seule…

 

Et s’adressant à Manfred :

 

– Tu vas où ?…

 

– En Italie.

 

– En Italie ! fit-elle lentement.

 

On a vu que Manfred avait toujours été indifférent à la Gypsie. Le grand intérêt dans l’existence de la bohémienne, c’était Lanthenay…

 

– Que je t’accompagne au moins jusqu’aux portes, reprit celui-ci. On ne sait ce qui peut arriver…

 

– Que veux-tu qu’il arrive ? M. de Monclar est trop bon prévôt pour supposer que je vais en plein jour traverser Paris à cheval et franchir la porte comme un bon marchand qui s’en va faire ses achats…

 

Les adieux furent brefs. Manfred, à cheval, sortit de la Cour des Miracles. À une centaine de pas stationnait un carrosse.

 

Manfred n’était guère en situation d’esprit de s’occuper de quoi que ce fût qui ne fût pas sa pensée.

 

Mais un carrosse, en un tel endroit, en ce misérable quartier où toute marque de fortune pouvait passer pour une sorte de défi et de provocation, était un spectacle si inattendu que Manfred se pencha sur sa selle.

 

Dans l’intérieur du carrosse, une femme semblait attendre, une femme très belle, avec un air très doux et une vague tristesse répandue sur sa physionomie.

 

– Passez votre chemin ! dit une voix rude.

 

Celui qui lui avait parlé ainsi était assis sur le siège du carrosse. Manfred le regarda curieusement ; cela lui semblait vraiment un phénomène qu’on osât lui parler ainsi.

 

– Veux-tu que je te descende de ton siège par l’oreille ? demanda-t-il tranquillement.

 

L’homme roula des yeux féroces.

 

– Par saint Pancrace ! cria-t-il en italien, je vais te montrer comment on descend un cavalier de sa monture, moi !

 

Il allait s’élancer en effet.

 

– Spadacape ! dit impérieusement la dame, de l’intérieur du carrosse.

 

Spadacape s’arrêta court. Et Manfred allait se livrer à quelque raillerie bien sentie, lorsqu’il vit les yeux de la dame se fixer sur lui d’un air de muette prière.

 

De ce geste gracieux et un peu emphatique qui lui était habituel, il souleva sa toque à plume noire, s’inclina en mettant dans son attitude tout ce qu’il put y mettre de respect ému, et passa.

 

La dame suivit Manfred des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu au coin d’une ruelle. À ce moment, de la maison devant laquelle le carrosse était arrêté, sortit un homme.

 

C’était celui-là même que nous avons déjà entrevu près du gibet de Montfaucon, – celui que Spadacape appelait « monseigneur » et qui avait dit à Manfred délivré :

 

– Je suis le chevalier de Ragastens.

 

Le chevalier de Ragastens monta dans le carrosse qui s’éloigna aussitôt.

 

La dame l’interrogea du regard, avidement. Et le chevalier de Ragastens secoua la tête d’un air découragé.

 

Manfred traversait Paris au petit trot, passant au pas lorsqu’une charrette encombrait le chemin, s’écartant pour ne pas éclabousser les femmes, regardant fixement, d’un air de suprême défi, les gens du guet que parfois il rencontrait, – enfin, ne prenant aucune des précautions que Lanthenay lui avait longuement énumérées.

 

Et il y avait dans ses yeux une rayonnante insolence contre les hommes, une ironie furieuse contre la destinée. Il montait un magnifique bai brun qu’il dirigeait avec l’aisance d’un cavalier consommé.

 

Plus d’une marquise, du fond de sa chaise à porteur, le suivit des yeux avec admiration. Plus d’une femme du peuple allant aux provisions se retourna le cœur battant.

 

C’était vraiment un beau cavalier, bien que son costume sobre, – pourpoint de velours et cuirasse de cuir fauve, – n’offrit rien de ce brillant qui distinguait les gentilshommes de la cour.

 

Il franchit les portes sans encombre et en eut comme un regret. Le chef du poste qui gardait la porte le salua même, et Manfred rendit le salut avec un sourire railleur.

 

Hors la porte, il mit son cheval au galop et s’arrêta sur une éminence… De là, il jeta un long regard sur Paris.

 

Il partait pour un long voyage… pour la vie d’aventures le long des grands chemins… Quand reviendrait-il ?

 

Et, malgré lui, il pensait que ce serait bientôt ! Ce fut du bout des lèvres, sans conviction, qu’il murmura :

 

– Peut-être ne reverrai-je jamais mon vieux Paris !

 

Dans ce vaste horizon de toits, de tourelles, de pignons, de clochers et clochetons, il ne voyait qu’une masse sombre : la ligne confuse des bâtiments du Louvre.

 

Et, cette fois, ce fut avec une profonde amertume que l’adieu suprême monta du fond de son cœur :

 

– Adieu, Gillette !

 

C’est que, présent à Paris ou loin de la ville, il lui semblait que maintenant sa vie se séparait à jamais de celle de Gillette…

 

Et pourtant ! Mais non ! Plus de rêves insensés ! Plus d’amour qui torture ! Plus rien que la joie de courir en liberté, au gré de sa fantaisie !

 

Il fit demi-tour et partit à fond de train dans la direction de Meudon…

 

– Là, songeait-il attendri, je trouverai la parole consolante de celui qui a éclairé mon esprit, de celui dont la vaste et prodigieuse pensée a formulé cet amer et puissant défi au malheur qui menace les hommes à leur naissance : Rire est le propre de l’homme !

 

La route s’enfonçait presque aussitôt sous la haute futaie d’une forêt qui s’étageait en frondaisons roussies jusqu’aux bords de la Seine, – forêt séculaire, forêt superbe, profonde et mystérieuse, dont les bois de Meudon sont aujourd’hui les derniers vestiges…

 

Le sol était jonché de feuilles mortes. Une tristesse infinie se dégageait de ce paysage sur lequel l’hiver tout proche avait jeté un voile de désolation.

 

Manfred arriva bientôt à Meudon. Le village s’accotait à la forêt. À ses pieds coulait la Seine ouatée de brumes.

 

Dans l’air mélancolique montait la chanson d’un maréchal ferrant, scandée par les coups de marteau argentins sur l’enclume. Manfred vit la clarté rouge au fond de la forge ; il vit le maréchal qui frappait sur un fer d’où jaillissaient des étincelles…

 

Devant la porte, des enfants jouaient…

 

Une femme, jeune et joufflue, les regardait en souriant.

 

Manfred envia cette paix sereine et poussa un soupir.

 

Deux cent pas plus loin, il s’arrêta devant une maison isolée, sise à mi-côte et tournée au soleil levant.

 

Elle était petite et avenante.

 

Au rez-de-chaussée de cette maison, c’était une grande belle salle à manger avec un âtre immense où des sarments enflammés se tordaient, sifflaient et pétillaient.

 

L’ameublement était très simple, hormis un magnifique dressoir chargé de vaisselles et de bouteilles de vin.

 

Au milieu, une table couverte d’une nappe éblouissante. Trois couverts étaient mis, en bel ordre. Une servante, jeune, jolie, accorte et plaisante, tournait autour de cette table, en jupon court, et les bras à demi nus. À trois pas de la table, un homme entre deux âges, la tête penchée sur l’épaule, les yeux plissés, regardait, ou, pour mieux dire, étudiait en connaisseur le travail de la servante.

 

– Gertrude, mon enfant, le surtout n’est pas convenablement placé. Peste ! Il faut qu’on le voie… c’est un cadeau de notre sire le bon roi François… Malheureuse enfant ! Qu’aperçois-je ? Tu n’as pas mis les couverts d’argent ?

 

– Dame, mon maître…

 

– Des couverts en étain ! Fille stupide, panurgienne, stulte…

 

– Stulte ! s’écria la servante ébahie.

 

– Oui, stulte ! Stulta es ! Mais tu ne sais donc pas, quintessence de naïveté, que je reçois aujourd’hui des rois à ma table !

 

– Sainte Marie ! bégaya Gertrude qui, de saisissement, pâlit, rougit, verdit, et finalement laissa tomber la corbeille d’argenterie.

 

– Des rois ! Quels rois, donc ! murmura-t-elle.

 

– Des rois, des princes, des empereurs, des maîtres parfaits en philosophie, théosophie, morosophie, logicosophie, lexicosophie, et enfin toutes les sciences par quoi les hommes sont tout doucettement conduits à l’abêtissement suprême… Mets les couverts d’argent, ma fille. Et maintenant, dis-moi : cette poularde que j’allai choisir moi-même entre les cent poulardes de la Justine, la fermière… j’espère qu’elle sera dorée à souhait, croustillante quant à la peau, juteuse et bien en point quant à l’intérieur farci de ces excellents marrons…

 

– La poularde, notre maître ? Pour ce qui est de la poularde, je crois que ces messieurs les rois et empereurs en seront satisfaits.

 

– Bene ! Et ce pâté d’anguilles que tu confectionnas hier de tes mains potelées…

 

– Pour ce qui est du pâté, il achève de refroidir…

 

– Et ce chapelet de grives que Gargantua eût déclarées sublimes à voir, et qui, j’espère, seront plus sublimes encore sous la dent ?

 

– Pour ce qui est des grives, écoutez-les chanter, mon maître, dans la casserole…

 

– Chanson parfaite et odeur superdélectable. Et les œufs pour l’omelette, ma fille ?

 

– Je fus les quérir il y a une heure dans le poulailler.

 

– Benissime. Rappelle-toi que l’omelette veut être saisie par une flamme haute et claire. Elle demande à cuire en moins de temps qu’il n’en faut pour un Pater, et exige d’être servie brûlante et fumante…

 

– Voilà bien des exigences qu’a l’omelette…

 

– Tout étant en règle quant à la mangeaille et ripaille, je m’en vais de ce pas dans la cave songer à la buverie…

 

L’homme ayant ainsi parlé jeta un dernier regard sur la table scintillante, et sortit dans le jardin pour entrer dans sa cave, un panier à la main.

 

Il aperçut alors Manfred qui, ayant mis pied à terre, attachait son cheval près de la porte d’entrée.

 

– Ah ! Ah ! voici du renfort ! Tu arrives à point pour m’aider, maître Jean des Entommeures !

 

– Vous aider à quoi, maître Rabelais ?

 

C’était Rabelais, en effet. L’auteur du Livre seigneurial, celui qui s’appelait lui-même abstracteur de quintessence, paraissait alors une cinquantaine d’années.

 

C’était un homme étrange qui disait aux garçons et jeunes filles :

 

– Aimez-vous ! Hardi, n’ayez crainte ! Plus vous vous aimerez et plus la nature sera contente. Fabriquez-moi à la douzaine de ces marmots joufflus…

 

Aux pauvres hères qui passaient devant sa porte, il disait :

 

– Entrez, buvez et mangez…

 

Aux princes et hauts personnages qui venaient le voir par curiosité ou pour le consulter sur quelque maladie, il racontait des apologues qui cachaient à peine de dures vérités, si bien que plusieurs l’avaient pris en haine.

 

À tous, il disait :

 

– Riez ! Vous ne rirez jamais assez ! Le rire est sain ; l’homme doit rire s’il veut vivre longtemps…

 

Et pourtant, on ne le voyait pas trop rire. Il y avait plutôt dans son œil une sorte d’attendrissement.

 

Il aimait à organiser des fêtes devant sa porte par les beaux soirs d’été. Il faisait venir le ménétrier, le hissait sur une table ou un tonneau, et la danse commençait. Il faisait boire les jeunes gens, et les regardait danser en tortillant sa barbiche…

 

– Vous aider à quoi ? avait dit Manfred.

 

Et le ton de sa voix était tel que Rabelais, surpris, le regarda fixement, longuement.

 

– Oh ! oh ! quelle est cette figure de carême ? dit-il enfin. M’aider à quoi ?… À quoi, par Bacchus, si ce n’est à choisir quelques flacons, en cette cave que tu honoras de plus d’une visite…

 

– Je n’ai pas soif…

 

– Tu n’as pas soif ! Et depuis quand est-ce une raison pour ne pas fêter quelque peu le jus de la treille ? Eh quoi ! serais-tu brouillé avec mon clos de la Devinière ?

 

En parlant ainsi, Rabelais étudiait attentivement la physionomie du jeune homme.

 

– Maître, dit tout à coup Manfred, je viens vous faire mes adieux…

 

– Tes adieux ! Tu pars donc ? As-tu dit adieu, aussi, à la belle gaîté qui faisait que je t’aimais et chérissais entre tous ? As-tu dit adieu à cet éclat de jeunesse débordante de vie ?… N’es-tu plus Jean des Entommeures, grand buveur, conteur et si bon vivant qu’on se sentait revivre à son contact ? Ne mérites-tu plus ce nom que je te donnai par amitié ?…

 

– Non, maître, dit Manfred en s’efforçant de sourire, vous le voyez, je ne ressemble plus à messire Jean des Entommeures dont vous vouliez que je prenne le nom…

 

– C’est ma foi vrai, mon fils… Tu n’es plus la copie de ce moine moinant de moinerie, bien fendu en gueule, grand conteur d’exploits, réconfortant les cocus et si plaisant à voir et à entendre. Que t’arrive-t-il donc ?

 

– Il m’arrive que je pars au loin, très loin… et que j’en suis triste…

 

– N’est-ce que cela ? Reste, alors !

 

– Non, maître, il faut que je parte…

 

– Pas avant d’avoir dîné une fois encore avec moi.

 

– Maître… protesta Manfred.

 

– Ne dis pas de fadaises, mon fils, et crois-en ton vieux maître. Tu as un gros chagrin qui ne demande qu’à sortir. Eh bien, tu vas dîner, bien dîner, je te le jure, et mieux boire… Après cela, nous verrons… Allons, viens, prends-moi ce panier… et descendons ensemble à la cave.

 

Dans la cave, Rabelais se mit à fureter, inspectant les bons coins, soulevant des lattes, et, de temps à autre, passant avec mille précautions une bouteille à Manfred qui la mettait dans le panier.

 

– D’abord, ces deux bouteilles de vin d’Anjou, disait Rabelais… Mettons-en quatre pour mieux faire… Ensuite, ce vieux vin venu des côtes généreuses de la Bourgogne… prenons-en six bouteilles… et enfin, pour clore cette fête du gosier, terminons par le feu de mai, c’est-à-dire par ces quatre flacons de mon clos de la Devinière ; au total, cela nous fait quatorze flacons ; or, nous serons quatre : savoir, toi, moi, et deux autres personnes qui vont arriver d’un instant à l’autre.

 

– Quelles sont ces deux personnes ? demanda Manfred avec indifférence.

 

– Écoute, tu vas assister à une farce mirobolante et supercoquentieuse, une farce énorme, une farce telle que, dans les siècles des siècles, je veux qu’on dise : C’était un fameux farceur que maître Rabelais !

 

– Voyons la farce ?…

 

– Tu as entendu parler de ce terrible moine qui s’appelle Ignace de Loyola et qui veut détruire dans les bûchers tous les sectateurs de la religion nouvelle ?

 

– Oui… C’est une grande calamité que de tels hommes viennent au monde.

 

– Je vois que tu connais l’homme. Maintenant, as-tu entendu parler du chef de la religion nouvelle ?…

 

– Messire Calvin !

 

– Oui, Calvin !… Ignace de Loyola donnerait vingt ans de sa vie pour tenir Calvin à sa merci. Calvin consentirait à périr dans les supplices pourvu que Loyola meure en même temps. La haine que ces deux hommes se sont vouée est épouvantable… Ils brûlent du désir de se tuer… Ce sont deux puissants cerveaux, et chacun d’eux aspire à la domination de l’Église, et par là à la domination des hommes… Eh bien ! les deux personnes qui vont dîner à ma table sont Ignace de Loyola et Calvin !

 

Manfred jeta sur Rabelais un regard d’admiration.

 

– Maître, dit Manfred, ne craignez-vous pas que la haine qu’ils se portent l’un à l’autre ne retombe un jour sur vous ?…

 

– Bah ! ils ne peuvent me détester plus qu’ils ne me détestent, et j’ai l’orgueil de penser que ces redoutables manieurs de foules et de consciences me redoutent, moi, l’humble docteur !…

 

Et, devenu pensif, Rabelais ajouta lentement, comme s’il se fût parlé à lui-même :

 

– Ce sont des hommes de ténèbres, et moi j’aime la lumière. Ils me craignent comme les hiboux craignent ce qui est trop clair. Ils me haïssent. Et pourtant ! Quel crime fut le mien ? J’ai toujours prêché que la vie humaine est respectable et que la science doit sauver un jour l’humanité… Oui, oui… voilà le vrai crime pour eux ! Il faut que l’humanité demeure ignorante, parce que les conducteurs de peuples trouvent dans l’ignorance le plus puissant auxiliaire à leur despotisme.

 

Manfred, étonné, écoutait ces paroles dont la hardiesse faisait palpiter son cœur.

 

– Maître, prenez garde ! murmura-t-il.

 

– Écoute, mon fils… Ignace de Loyola est un sublime despote. Il rêve d’étreindre l’univers de ses mains puissantes… Calvin est un despote révolté. Il veut, lui aussi, être un maître. La lutte entre ces deux hommes commence peut-être une longue bataille entre les peuples… et qui sait quel siècle en verra la fin !… Qui sait si dans cinq cents ans, il n’y aura pas encore des successeurs de Loyola pour menacer du bûcher et de la cheminée soufrée quiconque n’adorera pas leur Dieu… c’est-à-dire leur tyrannie !… Qui sait s’il n’y aura pas des successeurs de Calvin pour prêcher une manière d’adorer ce même Dieu, pour laquelle il faudra que le sang coule !… Et moi, je dis : Ô science ! comme tu es encore loin du cerveau des hommes ! Ô lumière ! comme tes voies sont lentes ! Mais comme ton triomphe, si éloigné qu’il nous paraisse, apporte de consolations au penseur solitaire !…

 

Rabelais, ayant ainsi parlé, se baissa soudain, ramassa une bouteille couverte d’une vénérable poussière, et la tendit à Manfred :

 

– Ajoute encore celle-ci, dit-il.

 

Puis il reprit :

 

– J’ai reçu, il y a deux jours, la visite du révérend Ignace de Loyola. Et il m’a dit qu’il venait saluer en moi une des plus belles réputations de sagesse qui soient en Europe. Alors je l’ai prié d’honorer ma modeste table, et il a accepté à condition que nul ne sache !… Comprends-tu ? Il faut qu’un jour il puisse m’accuser sans avoir à rougir devant moi de vouloir tuer son hôtel… Calvin est venu hier me dire qu’il avait grand désir de me convertir aux clartés nouvelles, c’est-à-dire à la méthode nouvelle de prononcer l’Oremus ! Lui aussi a accepté de manger à ma table, et lui aussi m’a prié de taire son nom !…

 

Le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte du jardin interrompit Rabelais. Il sortit rapidement de la cave et s’avança à rencontre d’un cavalier de haute mine, l’air hautain, les yeux noirs pleins de feu, qui s’avançait en disant avec une menaçante ironie :

 

– Salut à maître Alcofribas, prince de la science…

 

Rabelais s’inclina et répondit :

 

– Qu’est-ce que ma pauvre science auprès de la forte foi qui vous anime, messire ?…

 

– Senor della Cruz, interrompit vivement Loyola.

 

– La foi du senor della Cruz, reprit en souriant Rabelais, écrase la science d’Alcofribas.

 

– Vous n’avez donc pas la foi, maître ? demanda Loyola.

 

– Que serais-je si je n’avais pas la foi ! s’écria Rabelais. Mais je ne suis qu’un homme et vous êtes un saint…

 

À ce moment, un deuxième carrosse vint s’arrêter près de la maison. Un homme parut…

 

Il avait le visage pâle et bilieux ; il était très maigre, presque décharné, ses yeux brillaient d’un éclat insoutenable et, sur ce visage émacié, semblaient deux phares brûlant dans la nuit. Cet homme, c’était Calvin.

 

Il vit que Rabelais n’était point seul et, tout de suite, d’une voix glaciale, tranchante, il dit :

 

– Roger de Bures, gentilhomme picard, salue maître Rabelais et la compagnie qui l’entoure.

 

Rabelais prit une main de Loyola et une main de Calvin, et dit :

 

– Le ciel me tiendra en joie jusqu’à la fin de mes jours pour avoir permis que je visse de mes propres yeux cette chose merveilleuse entre toutes : le senor della Cruz et le seigneur Roger de Bures, deux illustres maîtres, réunis sous mon humble toit…

 

Puis, se tournant vers Manfred, il ajouta :

 

– Celui-ci, mes hôtes, est un de mes élèves les plus chers : c’est Jean des Entommeures en personne.

 

– Je croyais, dit Loyola, que Jean des Entommeures était le nom d’un personnage de votre Livre seigneurial.

 

– Aussi est-ce par pure affection et plaisanterie que mon maître m’appelle ainsi, dit Manfred ; quant à mon vrai nom, senor, permettez que je le tienne secret. Vous savez sans doute mieux que personne qu’on a souvent besoin d’un masque au visage.

 

Loyola regarda fixement ce jeune homme qui parlait avec une si belle insolence provocante.

 

Cependant, on était entré dans la salle à manger, et chacun avait pris place autour de la table sur laquelle Gertrude, tremblante d’émotion, venait de déposer la fameuse omelette. Et, déjà, Rabelais avait rempli les verres.

 

Il levait le sien en faisant miroiter le rubis liquide, le levant à hauteur de ses yeux attendris, et il disait :

 

– À vous, senor della Cruz, illustre lumière, flambeau de l’Espagne ; à vous, seigneur Roger de Bures, maître es sciences théologiques ; à toi, mon bien-aimé Jean, à tous, je bois en mon âme et conscience, en souhaitant du fond de mon cœur que la paix descende en vous avec l’amour des hommes, vos frères… nos frères…

 

Il vida son verre d’un trait… Manfred l’imita avec une sorte de furie et se versa aussitôt une nouvelle rasade qu’il vida jusqu’à la dernière goutte.

 

Loyola et Calvin avaient à peine mouillé leurs lèvres sur le bord de leurs verres. Ils s’observaient.

 

– Donc, fit Loyola en regardant fixement celui qui se faisait appeler Roger de Bures, monsieur s’occupe de sciences théologiques ?

 

– N’est-ce pas la science des sciences ? Connaître le vrai Dieu et la vraie manière de l’adorer ?

 

– Rome nous enseigne comment nous devons adorer Jésus et la Vierge, dit Loyola d’un ton de voix qui sonnait la bataille.

 

Calvin pinça ses lèvres minces et, acerbe, riposta :

 

– La vérité est dans Rome ; mais elle est hors de Rome aussi.

 

– Voilà bien l’esprit d’hérésie ! On en arrive à contester l’autorité des docteurs de la foi ! Prenez garde, monsieur, de tomber en quelque monstrueuse erreur et de glisser aux idées nouvelles. Rappelez-vous saint Augustin qui voulait approfondir les mystères. Qu’arriva-t-il à saint Augustin ? il vit un enfant sur le sable du rivage. L’enfant avait fait un petit trou dans le sable ; il puisait de l’eau de mer avec une coquille et la versait dans le trou… « Que fais-tu là ? » demanda le saint. – « Je veux, dit l’enfant, mettre là toute l’eau de l’Océan ! » Et comme saint Augustin souriait, l’ange car c’était un ange, se prit à dire : « Il me sera plus facile de transvaser toute l’eau de la mer avec cette coquille, en ce petit trou, plutôt qu’à toi d’approfondir le mystère… » Et il s’évapora.

 

Calvin haussa les épaules.

 

– Dieu a permis que l’homme pût étudier et éclairer sa foi…

 

– Il faut croire ! dit violemment Loyola. Malheur à qui ne croit pas ! Malheur à qui veut comprendre ! Allez à Rome, monsieur ! Et prosternez-vous aux pieds du sublime pontife qui régit la chrétienté…

 

– Est-il besoin d’aller si loin, dit Calvin, pour constater la corruption des cardinaux, la simonie des évêques et la pourriture du vieux monde chrétien !

 

Loyola pâlit et jeta un regard foudroyant sur Rabelais qui, paisiblement, dit à Manfred :

 

– Tu bois trop de ce vieux vin de Bourgogne, mon fils. Avec cette aile de poularde, attaque mon vin de la Devinière…

 

Alors Loyola ramena son regard sur Calvin.

 

– Voilà l’hérésie ! s’écria-t-il.

 

– Voilà la réforme ! dit Calvin d’une voix âpre.

 

– Voilà l’ennemi ! Nous le dompterons, par le ciel !

 

– La vérité vaincra l’erreur, lorsque nous agirons épuré la religion !

 

– Rome est divine, monsieur !

 

– Rome est en ruines !

 

– Avant que Rome tombe, elle aura fourni un levier pour soulever le monde !

 

– Et si la foi est morte, quel sera le levier ?

 

– La Peur ! répondit Loyola. Et, violemment, il continua :

 

– Puisque le monde ne veut plus croire, nous terroriserons le monde. Jésus veut être adoré. Il le sera.

 

– Et nous, nous détruirons l’imposture. Nous trancherons le membre qu’a pourri la gangrène afin de sauver le corps. Et le corps, c’est la foi ! Ce qui est pourri, c’est la religion… Nous jetterons l’Église à bas pour édifier un temple nouveau, et en face de Rome, nous dresserons Genève !

 

– Genève ! foyer d’hérésie et d’impureté !

 

– Dites : foyer de lumière !

 

Les deux hommes étaient debout, sombres tous deux, figurant deux systèmes de despotisme en présence.

 

Entre eux Rabelais, qui les regardait avec un sourire où il y avait peut-être plus d’amertume que de gaieté.

 

Et, assis sur son siège, Manfred, dédaigneux d’une telle dispute, était justement le symbole de cette révolte des consciences qui exaspérait Ignace de Loyola.

 

– Messires, dit Rabelais en étendant ses deux bras dans une sorte de bénédiction, vous, senor della Cruz, et vous, seigneur Roger de Bures, veuillez m’écouler.

 

Les deux adversaires s’assirent par politesse pour leur hôte, mais en se jetant des regards menaçants.

 

– Est-il besoin de tant de controverses ? reprit Rabelais : Le monde a foi en l’être supérieur, éternel et omnicréateur. La nature entière est son domaine. La forêt est le plus beau des temples ; les monts sont des colonnes autrement belles que les pauvres colonnes de Notre-Dame ; l’Océan est à lui seul une immense rêverie d’amour et de foi ; messires, pourquoi ne pas laisser l’humanité aimer et prier à sa guise ? Pourquoi lui imposer des règles dans un sentiment qui est si élevé, si vaste, si puissant que toute règle est presque une insulte à sa majesté ?

 

– Et l’Écriture ? s’écria aigrement Calvin.

 

– Voilà bien l’idée nouvelle des philosophes, dit à son tour Loyola. Je m’étonne qu’un homme revêtu de votre caractère ose soutenir de pareilles théories et d’aussi abominables conceptions de l’esprit religieux…

 

– Je m’incline devant votre haute sagesse, mon hôte, dit Rabelais. Mais j’ai parlé dans un esprit d’universelle conciliation. Et j’estime que Dieu, s’il voit dans nos consciences, doit être plus satisfait de mes paroles de paix que de vos controverses guerrières.

 

– Parce que vous concevez Dieu comme un être faible. Parce que vous n’avez pas compris Jésus qui est toute la force en même temps que toute la douceur. Dieu est fort ! Sachez-le. Et il veut que ses ministres soient forts… Monsieur le curé, je suis heureux de saluer en vous une des lumières de la philosophie moderne, ajouta Loyola avec une sourde menace à peine dissimulée ; mais, je dois vous le déclarer, ce sont toutes ces philosophies qui sont la cause du mal dont souffre… que dis-je ! dont meurt la chrétienté.

 

Calvin secoua la tête, approbateur. Lui aussi était contre les « philosophies ». Il voulait une religion.

 

Rabelais leur versa un verre de son clos de la Devinière.

 

– Buvez, mes frères, dit-il avec une souveraine gravité…

 

Et l’accent fut tel que les deux antagonistes saisirent en effet leurs verres et, cette fois, le vidèrent d’un trait.

 

Alors Rabelais eut un sourire de satisfaction malicieuse. Loyola, plus fougueux, reprit :

 

– Ces philosophies, je leur déclare une guerre à mort. Ce sera avant peu l’extermination des hérésies et de la science. La science est maudite. L’ignorance est sacrée. En Espagne, nous avons commencé à traquer les faiseurs de livres. En France, j’ai obtenu du roi chrétien François de Valois que les mêmes poursuites soient commencées. Malheur ! trois fois malheur aux hérétiques et aux savants ! Il y a à Paris un homme de perdition : Etienne Dolet… Nous voulons tuer la science. Pour tuer la science, nous tuerons l’imprimerie. Pour tuer l’imprimerie, nous tuerons Dolet. (Manfred serra les poings.) Il y a à Paris un foyer de pestilence morale, je veux dire de révolte : la Cour des Miracles, qui n’est pas seulement le cloaque des mendiants et des truands, qui est aussi la fournaise profonde où bouillonnent sourdement les révoltes contre les autorités sacrées. Nous détruirons de fond en comble la Cour des Miracles. (Manfred pâlit.) C’est une guerre qui commence, je vous le déclare. Il faudra choisir entre la croix et le bûcher. Ou la croix dominera le monde, ou le monde deviendra un véritable bûcher !…

 

– La croix dominera le monde, dit alors Calvin, mais ceux qui la présentent aux peuples sont des hommes pervers. Il faut de nouveaux prêtres.

 

– Malheureux ! Oseriez-vous contester l’autorité du pape ?

 

– Je la nie ! dit Calvin froidement.

 

Loyola se leva. Il était blême de fureur.

 

– Messire, dit-il à Rabelais, en quel guet-apens m’avez-vous attiré ?…

 

– Eh quoi ! s’écria Rabelais. Vous êtes tous deux des intelligences supérieures et vous ne pouvez respecter en chacun de vous la pensée adverse !… La pensée n’est-elle pas sacrée, elle aussi ! Vous offensez le Dieu que vous prétendez servir !…

 

– Adieu ! fit brusquement Loyola.

 

Il sortit en toute hâte.

 

Dans le jardin, où Rabelais l’accompagna, il demanda :

 

– Comment s’appelle ce Roger de Bures ?…

 

– Je ne lui connais pas d’autre nom…

 

– Voulez-vous que je vous le dise, son vrai nom ?…

 

– Je l’attends avec curiosité…

 

– Calvin !…

 

– Serait-ce possible !

 

– Calvin l’impie ! Calvin l’hérétique ! Calvin est en France ! Calvin est à Paris ! Et la France ne s’abîme pas sous quelque cataclysme !

 

– Calmez-vous, vénérable père…

 

– Vous avez raison, dit soudain Loyola en prenant un visage souriant. Ce malheureux n’est peut-être qu’égaré… Tâchez de le ramener à la vraie foi…

 

– J’y tâcherai…

 

– Est-il chez vous pour quelque temps ?

 

– Peut-être pour deux ou trois jours… Mais j’ignorais… Vous m’avez ouvert les yeux… Je ne veux pas que mon toit abrite l’hérésie…

 

– Gardez-vous de le renvoyer, dit vivement Loyola. Faites au contraire tout ce que vous pourrez pour l’endoctriner quelque peu…

 

– Je vais m’y employer…

 

– Quelle victoire si vous pouviez le ramener à l’Église !

 

– Vous me montrez ma voie !…

 

– Je suis sûr que si vous avez avec lui un entretien, dès ce soir même vous aurez déjà obtenu un résultat…

 

– J’ose l’espérer…

 

– Adieu donc, messire. Je pars… Je retourne au fond de mon monastère méditer dans le silence et la prière la parole divine que nous sommes chargés de répandre.

 

– Et moi, je vais méditer votre parole, illustre maître. Ce jour sera un des plus beaux et des plus nobles de ma vie… Je conserverai le verre que vous avez touché, et nul au monde n’y posera plus ses lèvres…

 

Loyola monta dans sa voiture qui partit aussitôt. En hâte, Rabelais rentra dans la salle à manger.

 

– Savez-vous comment s’appelle l’homme qui sort d’ici ? demanda-t-il à Calvin.

 

– Quel qu’il soit, c’est un être de mort !…

 

– Il s’appelle Ignace de Loyola.

 

– Lui !… Je l’avais presque deviné !…

 

– Si vous m’en croyez…

 

– Je comprends : je vais prendre à l’instant même le chemin de Genève…

 

Rabelais sourit. Hâtivement, Calvin fit ses adieux à son hôte et deux minutes plus tard son carrosse partait à fond de train. Alors Rabelais eut un rire large et sonore.

 

– Que dis-tu de la farce ? demanda-t-il à Manfred qui bouclait son épée.

 

– Je dis, maître, que vous venez de vous faire deux ennemis terribles. Ils ne vous pardonneront jamais.

 

– Bah ! je ne les crains pas… J’ai pour moi le roi… J’ai mieux encore… j’ai ma conscience… Mais maintenant que nous sommes seuls, buvons quelques verres de ce vin qui réconforte, et parlons un peu de ton voyage…

 

– Mon voyage est terminé, maître ; je rentre à Paris !

 

– Tu vas chez Dolet ?…

 

– D’abord ! Et puis à la Cour des Miracles ! Votre Loyola parle de tout exterminer, de tout pourfendre, de tout brûler… Peut-être ne se doute-t-il pas qu’il y a des gens décidés à se défendre… Ah ! maître, je m’ennuyais, je revis ! Bataille, puisqu’on veut la bataille ! Guerre à mort, puisque c’est par la guerre qu’on prétend nous dompter ! Sous peu, maître, vous entendrez parler de grandes choses !…

 

Manfred se dirigea à son tour vers la porte du jardin, sauta légèrement sur son cheval et partit au galop.

 

Rabelais, mélancoliquement, remplit son verre et le fit miroiter un instant à la lumière.

 

Puis, lentement, il le but, le savoura. Et il murmura :

 

– Est-il vraiment possible que les hommes passent leur vie à s’entre-déchirer quand il y a tant de sujets de réjouissance en commun !

 

XXXII

UNE VOIX APPELAIT MANFRED

 

En l’hôtel seigneurial qu’elle habitait à Paris, dans la chambre somptueuse où elle travaillait à un ouvrage de tapisserie, la princesse Béatrix laissa tout à coup tomber l’étoffe brodée… Depuis de longues heures, elle y appliquait ses doigts pour distraire son esprit. Mais elle n’en avait plus le courage Sa douleur secrète débordait.

 

Des larmes montèrent à ses yeux, inondèrent ses joues. Son fils, qui lui rendrait son fils ?

 

Pendant vingt ans elle avait fouillé toute l’Italie, semant l’or, tandis que Ragastens, l’époux de son cœur, courait les pires aventures pour trouver un renseignement, une piste. Finalement, sur un propos vague tenu par un bohémien, dans un cabaret de Naples, ils étaient venus à Paris. Ils avaient recommencé leurs recherches.

 

Maintenant, elle désespérait. Il était mort, sans doute.

 

À cette atroce pensée, un sanglot convulsif agita sa poitrine. Un bruit de pas pressés lui fit lever la tête.

 

Dès le matin, infatigable, Ragastens était parti battre le pavé. Maintenant, le voilà qui revenait.

 

Quelles nouvelles apportait-il ?

 

Elle essuya rapidement son visage pour ne pas qu’il vit qu’elle avait pleuré et s’élança au-devant de lui.

 

Il ouvrait la porte au même instant. Sa figure apparut en pleine lumière. Elle était bouleversée. Joie ? Douleur ? Béatrix ne put deviner tout de suite.

 

– Qu’y a-t-il ? Parle, parle vite, mon bien-aimé.

 

– Calme-toi, chère femme. Il n’y a rien… encore. Calme-toi, je te dirai tout.

 

Elle fit un violent effort pour se maîtriser.

 

– Je t’écoute, murmura-t-elle.

 

– Sois forte, Béatrix. Je ne sais pas moi-même si c’est une espérance ou une déception que je t’apporte ; ce matin, je suis revenu vers la Cour des Miracles. Je ne sais ce qui m’attire de ce côté. Si notre fils est à Paris, il me semble que c’est là que je le trouverai.

 

– C’est là que le bohémien de Naples l’avait vu.

 

– Là qu’il avait vu un jeune homme dont il ne savait pas le nom, et que l’on disait être un enfant volé. J’ai battu avec Spadacape toutes les rues environnantes, m’asseyant dans toutes les tavernes, causant, interrogeant.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, j’ai appris d’un garde de nuit, car les truands observent un silence farouche, j’ai appris qu’il y a de longues années une bohémienne amena à la Cour des Miracles…

 

– Achève, je t’en supplie !

 

– Non pas un enfant, mais deux enfants volés.

 

– En même temps ?

 

– On n’a pu me dire.

 

La princesse Béatrix se leva et courut jeter ses deux bras autour du cou de son mari.

 

– L’un des deux est notre fils !

 

Il la reconduisit jusqu’à son fauteuil.

 

– C’est l’espoir qui me soutient comme il te soutient toi-même, dit-il… Après avoir reçu ces renseignements, j’ai fait une tentative suprême pour avoir accès dans la Cour des Miracles. J’ai parlementé, offert une fortune… Efforts inutiles ! Ces truands ont des sentinelles qui ne se laissent pas corrompre. Ils m’ont ricané au visage. « Le roi lui-même n’entre point ici », m’a dit l’un d’eux… Ils n’ont pas voulu me recevoir en ami. Tant pis pour eux ! Je reviendrai en ennemi ! Et cette fois, je passerai ! Le roi de France est pour moi…

 

– Crois-tu que François Ier fera droit à ta requête ?

 

– J’en suis sûr. Il sait mon influence auprès de la mission italienne qui vient d’arriver à la cour de France…

 

– Attendre encore ! murmura la pauvre femme.

 

– Oui ! attendre encore ! Mais je n’ai pas tout dit… Je revenais, pressé par l’heure de l’audience royale, lorsqu’au détour d’une rue sombre j’entendis le bruit d’un sanglot si étrangement douloureux que je m’arrêtai ; une voix s’éleva, une voix de femme qui priait, qui implorait ! Cette voix disait un nom, un seul qui résumait toute la souffrance et tout l’espoir de l’être malheureux qui le jetait au vent, le nom de l’homme qui viendrait en sauveur s’il entendait cet appel.

 

– Ce nom ? Ce nom ? balbutia Béatrix haletante.

 

Ragastens mit un genou à terre devant elle et lui entoura la taille de ses deux bras.

 

– J’ai deviné, je crois. Mais dis-moi ce nom, mon bien-aimé, j’ai besoin de l’entendre. Quel nom jetait cette voix ?

 

– La voix criait : Manfred !

 

Elle eut un long tressaillement.

 

– Manfred ? Elle disait Manfred ? Es-tu sûr ? As-tu bien entendu ? Mais alors Manfred vit ! Notre enfant vit ! Tu ne t’es pas trompé, au moins ? Tu sais, quelquefois, on a des hallucinations. C’était bien Manfred, Manfred !

 

– C’était bien Manfred, dit Ragastens, très pâle. Le cri ne venait pas de loin. Je l’ai entendu très distinctement.

 

– Et qu’as-tu fait alors ?

 

– J’ai écouté, fit-il avec accablement. Dans la demi-obscurité qui règne éternellement dans ce quartier misérable, il était difficile de discerner d’où venait ce cri… Mais la voix s’était tue.

 

– Et qu’as-tu fait alors ? reprit Béatrix.

 

– J’ai cherché, j’ai dit à une femme le cri que j’avais entendu. Je lui ai dit que le cri semblait venir d’un taudis à quelques pas de sa propre demeure… Elle m’a répondu que la femme qui habitait là était une folle nommée la Margentine, qui vivait seule… « Elle crie souvent, a-t-elle ajouté. Nous n’y prêtons pas attention. Elle n’est pas méchante… » Je lui ai demandé : « Êtes-vous sûre que cette femme vive seule ? – Sûre. Je la connais depuis des années. Tout le monde sait que la Margentine vit seule comme une bête. »

 

– Et qu’as-tu fait alors ? répéta Béatrix.

 

– Je suis allé à la maison de la fille et j’ai frappé. Au bout d’un instant, sur l’escalier en ruines, j’ai vu se dresser la silhouette affreuse d’une femme échevelée qui me regardait avec un air sauvage… Je lui ai dit : « Une voix appelait ici tout à l’heure. Était-ce vous qui appeliez ? » Alors elle a mis le doigt sur sa bouche et m’a répondu ; « Chut ! Ne réveillez pas le secret de Blois. Je ris et vous me feriez pleurer » En partant, je lui ai donné une pièce d’or, Une lueur de raison a traversé ses yeux. « J’en ai d’autres, bien d’autres. Je suis riche maintenant. La bonne dame m’a jeté une bourse toute pleine de pièces d’or semblables… » Et je suis parti ! termina Ragastens avec un geste de lassitude profonde.

 

Depuis un instant, Béatrix n’écoutait plus.

 

– Cette maison, dit-elle, cette maison de la folle, n’est-elle pas voisine de la rue des Francs-Archers ?

 

Ragastens eut un geste de surprise.

 

– Dans la rue même. C’est la seconde ou la troisième. Comment sais-tu cela ?

 

– Écoute, l’autre matin, tu m’avais permis de t’accompagner. J’étais restée dans la berline avec Spadacape tandis que tu fouillais le quartier. Un jeune homme passa à cheval. Je ne le vis pas, mais il échangea quelques mots avec Spadacape et sa voix remua jusqu’aux libres intimes de mon être. Quand je me penchai à la portière, il était déjà loin. Ce jeune homme dont la voix a trouvé de si profondes correspondances dans mon cœur de mère, sortant de ce quartier, de cette rue, où tu as entendu tout à l’heure une autre voix l’appeler, crier : Manfred ? Ah ! a-t-il passé si près de moi sans que je l’appelle et le presse dans mes bras ? C’était lui !

 

Elle regardait Ragastens de ses yeux anxieux.

 

– Peut-être, murmura-t-il. Demain, je reviendrai et, dussé-je fouiller toutes les maisons les unes après les autres, je saurai qui appelait Manfred.

 

– Demain ! fit Béatrix d’un ton de reproche.

 

– Mon amie, il faut que je me rende maintenant à l’audience du roi. C’est toujours pour notre fils.

 

– Va. Mais peux-tu me laisser Spadacape ? J’en aurai besoin peut-être.

 

– Il restera auprès de toi, répondit Ragastens en s’éloignant.

 

Béatrix le suivit des yeux avec une tendresse infinie.

 

– Si je le retrouvais, moi ! murmurait-elle.

 

Elle appela Spadacape.

 

XXXIII

QUI AVAIT APPELÉ MANFRED ?

 

La duchesse d’Étampes, en rentrant au Louvre après son expédition au logis de Margentine, s’était rendue aux appartements qu’occupait la duchesse de Fontainebleau.

 

Les appartements avaient une double issue ; d’un côté, on entrait par cette antichambre où Mlle de Croizille avait introduit Triboulet. De l’autre, on sortait par une arrière-pièce par où se retiraient les suivantes de la duchesse de Fontainebleau. C’est dans cette arrière-pièce que pénétra la duchesse d’Étampes. Près d’une cheminée, Mme de Saint-Albans, enfouie dans un fauteuil, sommeillait.

 

La duchesse la toucha au bras. La vieille dame se leva, salua profondément, et attendit d’être questionnée, tout comme si Anne de Pisseleu eût été la reine de France.

 

– Eh bien, ma bonne Saint-Albans ?

 

– Le bouffon est venu la nuit dernière…

 

– Racontez-moi cela, fit la duchesse en s’asseyant.

 

– Le bouffon a été introduit par Mlle de Croizille…

 

– Encore une qui trahit !

 

Mme de Saint-Albans eut un venimeux sourire. Mlle de Croizille était jeune et jolie : double raison pour être détestée de la vieille.

 

– Donc le bouffon est entré… la jeune duchesse s’est jetée dans ses bras, en l’appelant mon père, et patati, et patata, qu’elle ne se plaisait point au Louvre, qu’elle vouait s’en aller… Tous les deux ont beaucoup pleuré…

 

Anne de Pisseleu était stupéfaite.

 

– Ainsi, c’était donc vrai ! dit-elle. Elle est la fille de Triboulet. Elle ne mentait pas, elle n’était pas folle lorsqu’elle le prenait par la main devant toute la cour et s’écriait : Voici mon père !

 

– Il faut croire que c’est bien la vérité, crut devoir ponctuer la Saint-Albans.

 

– Ensuite ? demanda la duchesse.

 

– Ensuite ? Le bouffon doit revenir ce soir même à minuit, et ils doivent fuir.

 

– Ce soir ! Tout à l’heure ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue dans la journée, vieille sotte !

 

– Je ferai observer à madame la duchesse que je n’ai pas eu un instant l’occasion de lui parler en secret.

 

– Taisez-vous !… Ah ! au fait… Vous ne devez pas être seule ici ?…

 

– J’ignore ce que veut dire madame la duchesse, dit la vieille en faisant de louables efforts pour rougir.

 

– Où cachez-vous votre amoureux… Alais le Mahu ?

 

– Madame… balbutia la Saint-Albans.

 

– Allons donc ! Vous voyez bien que je suis pressée… À ce moment, la porte d’un cabinet s’ouvrit et un officier s’avança vers la duchesse, s’inclina et dit :

 

– Me voici aux ordres de madame la duchesse. C’était Alais le Mahu, officier subalterne de la garde du roi. Il frisait la cinquantaine. Il était pauvre et attendait depuis trente ans une occasion favorable de faire fortune.

 

C’était un homme sans scrupules, décidé à tout. Il était bas officier. Il eût été tout aussi bien truand. Mme de Saint-Albans, vieille, prude, hargneuse et désespérée de n’avoir jamais été aimée, lui payait assez cher l’illusion d’amour que lui apportait le reître.

 

Alais le Mahu, ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, était venu demander cinquante pistoles à sa maîtresse. Elle avait trouvé la somme exagérée. Et la discussion durait encore lorsque la duchesse d’Étampes arrivant, l’officier n’avait eu que le temps de se jeter dans un cabinet et la vieille de tomber dans un fauteuil où elle avait simulé le sommeil des enfants candides…

 

Alais le Mahu avait donc écouté l’entretien de sa maîtresse avec la duchesse d’Étampes et s’était dit :

 

– Voilà peut-être mes cinquante pistoles trouvées…

 

Alors, il avait ouvert la porte du réduit où il s’était réfugié et s’était avancé vers la duchesse.

 

Le premier mot de celle-ci fut :

 

– Monsieur Le Mahu, voulez-vous gagner cent pistoles ?

 

Le Mahu jeta un regard de triomphant dédain à Mme de Saint-Albans et tomba à genoux.

 

La réponse était éloquente.

 

– Bien, monsieur, dit la duchesse. Tenez-vous prêt. C’est cent pistoles que vous viendrez chercher demain chez moi. Et peut-être y en aura-t-il d’autres à gagner.

 

– Ma fortune est faite, enfin ! songea l’officier qui eut un éblouissement.

 

Et tout haut, il ajouta :

 

– Que faut-il faire ?

 

– D’abord me jurer la discrétion.

 

– Sur mon honneur.

 

– Laissez votre honneur tranquille, monsieur. Vous me jurez d’être discret. Je paierai votre silence. Mais si vous parlez, souvenez-vous qu’il y a des cachots à la Bastille…

 

La duchesse d’Étampes examina cette figure de brute.

 

– Vous sentez-vous, dit-elle, assez de force pour empêcher quelqu’un de crier ?

 

Alais le Mahu sortit de son pourpoint une écharpe, et laconiquement répondit :

 

– Voici le bâillon…

 

– Bien ! Êtes-vous assez fort pour obliger ce quelqu’un à vous accompagner, en le menaçant au besoin ?

 

Alais le Mahu tira sa dague et la montra à la duchesse.

 

Celle-ci eut un sombre regard et un frisson :

 

– Non… un crime inutile est une sottise… J’aime mieux autre chose…

 

– Le quelqu’un est-il vigoureux ? demanda Alais le Mahu.

 

– C’est une jeune femme… une jeune fille.

 

Le reître sourit. Il pénétra dans le cabinet, puis en sortit aussitôt avec un paquet de cordelettes.

 

– Je la lierai et l’emporterai sur mon dos…

 

– Eh bien, tenez-vous prêt. Si j’appelle, entrez là ! Courez, sus à la jeune duchesse de Fontainebleau, liez-la, bâillonnez-la… et puis après nous verrons…

 

– Et si vous n’appelez pas ?

 

– Alors, vous me verrez sortir… et vous m’accompagnerez…

 

– Je suis prêt, madame ; pour votre service, je braverais la colère du roi lui-même…

 

Ces paroles prouvèrent à la duchesse qu’Alais le Mahu était peut-être plus dangereux qu’il n’en avait l’air, et qu’à l’occasion il voudrait peut-être jouer du secret qu’on lui confiait.

 

La duchesse d’Étampes entra alors chez Gillette.

 

Gillette, après s’être laissée déshabiller par les servantes, s’était aussitôt préparée à la fuite dès qu’elle avait été seule. Elle était maintenant habillée, couverte d’un manteau, et, debout, le cœur battant, elle attendait…

 

Soudain elle entendit un léger bruit derrière elle.

 

Elle se retourna et vit la duchesse d’Étampes. Elle pâlit.

 

Anne de Pisseleu s’avança vivement vers elle, lui prit les deux mains, et, avec une hâte fébrile, à voix basse :

 

– Vite, mon enfant ! Heureusement, vous êtes prête ! Votre père vous attend…

 

– Madame… balbutia Gillette.

 

Gillette ne connaissait pas la duchesse d’Étampes. Sa soudaine arrivée, les paroles qu’elle venait de prononcer lui causèrent une émotion extraordinaire.

 

La duchesse d’Étampes comprit qu’il fallait la convaincre tout de suite.

 

– Je suis la duchesse d’Étampes, dit-elle… Écoutez-moi. Je suis la maîtresse du roi… Ne rougissez pas de ma franchise… nous n’avons pas le temps de faire de la pruderie… J’occupe à la cour de France une situation qui ne tient qu’à un fil. Puissante aujourd’hui, je suis déchue si demain le roi se détourne de moi. Comprenez-vous ? Le roi se détournera de moi si vous restez ici… Votre père, qui est au courant des choses de la cour et qui en connaît tous les secrets, est venu se jeter à mes pieds… je suis parvenue à le faire sortir du Louvre… À votre tour !

 

Étourdie, bouleversée, Gillette était déjà convaincue.

 

– Mon père est donc hors du Louvre ? demanda-t-elle palpitante.

 

– Il vous attend à cent pas du palais. J’ai pu faire préparer un carrosse qui vous emmènera où vous voudrez… L’essentiel pour moi est que vous vous éloigniez… Pardonnez-moi, mon enfant, de vous parler aussi crûment… mais, pour Dieu ! ne perdons pas de temps…

 

– Je suis prête à vous suivre, dit Gillette.

 

– Venez donc, mon enfant ! Venez !

 

En toute hâte, Gillette suivit la duchesse d’Étampes qui l’entraîna à l’endroit où attendait Alais le Mahu.

 

Quelques minutes plus tard, l’officier se faisait reconnaître du poste qui gardait l’une des portes du Louvre.

 

– Où est mon père ? demanda Gillette dès qu’elle se vit dehors.

 

– Venez, venez ! répondit la duchesse en l’entraînant.

 

Alais le Mahu marchait à trois pas derrière elle.

 

– Mon père ! Je veux voir mon père ! s’écria Gillette.

 

– Vous allez le voir à l’instant… venez !

 

La jeune fille eut une légère résistance.

 

– Monsieur le Mahu ! appela la duchesse.

 

Alais le Mahu accourut.

 

– Aidez donc mademoiselle à marcher…

 

Au ton de la voix, le reître comprit. Il saisit brutalement Gillette par le bras et l’entraîna avec violence.

 

– Madame ! s’écria la malheureuse enfant, où me conduisez-vous ? Oh ! cet homme me fait mal !

 

Cette fois, la duchesse ne répondit pas. Gillette eut cette sensation foudroyante qu’on l’entraînait vers quelque chose de formidable.

 

– À moi ! cria-t-elle. À moi !

 

Ce fut le dernier cri qu’elle put jeter dans la nuit : d’un tour de main, en homme expert, Alais le Mahu venait de la bâillonner solidement.

 

Vingt minutes plus tard, la duchesse d’Étampes s’arrêtait dans la rue des Francs-Archers… Sur ses indications, l’officier monta et bientôt redescendit avec Margentine.

 

La duchesse prit la main de la folle.

 

– Tu vois cette jeune fille ? dit-elle.

 

– Je la vois…

 

– C’est la fille de la méchante femme qui t’a fait tant souffrir… Je te la donne…

 

– Et ma fille, à moi ?…

 

– Tu la verras… En attendant, venge-toi sur cette fille…

 

Alors, le Mahu débâillonna Gillette. Et Margentine la folle, s’approchant d’elle, la saisit ; Gillette, frémissante, sentit un bras qui s’enroulait autour de sa taille et qui la guidait, l’entraînait vers un trou d’ombre.

 

– Madame ! balbutia-t-elle.

 

Et elle recula. Instinctivement, elle se dirigea vers la porte. Elle eût tout donné à cette heure pour marcher librement dans l’air pur de la nuit, pour voir le ciel. Elle se sentait dans une terrible prison, où elle étouffait déjà.

 

– Madame, je veux sortir, je veux…

 

Mais elle n’avait pas terminé qu’elle se sentit enlevée comme un petit enfant par deux bras nerveux.

 

C’était la folle qui l’avait prise et qui, triomphalement, avec un rire silencieux, montait l’escalier, légère.

 

Arrivée sur le seuil du taudis, elle ouvrit ses bras et laissa tomber Gillette.

 

Margentine, d’une allure souple de félin, allait et venait dans la chambre. Elle ferma au verrou l’unique porte qui donnait sur l’escalier. Puis elle alluma une lampe qu’elle prit dans sa main et approcha de la fillette terrifiée.

 

– Je veux voir si vous êtes belle, dit Margentine.

 

Sa voix frémissait d’une joie intérieure qu’elle ne parvenait pas à dissimuler toute. Un air de santé et de jeunesse était venu sur son visage. Elle répéta :

 

– Je veux savoir si vous êtes belle !

 

Elle alla déposer la lampe et revint vers Gillette.

 

– Vous êtes belle ! Vous êtes bien belle ! fit-elle.

 

Et Gillette tressaillit. Elle sentait que sa beauté même rendrait plus implacable cette créature méchante dont les regards aigus s’emplissaient de fureur.

 

– J’étais belle aussi autrefois. Aussi belle que vous. Mon galant me disait que j’étais la plus jolie fille du monde.

 

Elle s’approcha d’un geste brusque :

 

– Que reste-t-il de ma beauté ?

 

– Je vous en prie, madame, balbutia la jeune fille.

 

– Ah ! Ah ! que reste-t-il de ma beauté ? Elle a passé dans l’orage. Margentine la folle est plus folle qu’on ne croit. Elle dit qu’elle a été belle !

 

Elle éclata d’un rire long, voluptueux et sinistre.

 

Dans son trouble, Gillette n’avait jusque-là rien remarqué de ce qui lui eût appris à quel épouvantable péril l’avait jetée la haine d’Anne de Pisseleu.

 

Elle se demandait seulement pourquoi cette femme lui voulait du mal. Maintenant, elle comprenait !… La duchesse d’Étampes l’avait livrée à une folle pour être sûre que la torture serait appliquée impitoyablement !…

 

Margentine allait et venait dans la pièce étroite, tournant autour de Gillette. Sa voix s’éleva de nouveau :

 

– Quel âge avez-vous, la belle demoiselle ?

 

– Dix-sept ans.

 

Un éclair de raison traversa son esprit.

 

Sérieuse un instant, elle répéta :

 

– Dix-sept ans !

 

Puis son visage prit soudain un air d’angoisse.

 

– Et comment vous appelez-vous ?

 

Gillette sentit un peu d’espoir renaître dans son âme. La voix de la folle était plus douce. Elle ne riait plus de ce rire féroce qui lui glaçait le sang. Elle ne l’enveloppait plus de ces regards sauvages qui la pénétraient toute.

 

Le calcul de la duchesse ne serait-il pas trompé ? La folle, étendue sur un tapis, semblait rêver. Gillette fit appel à tout son courage :

 

– Je m’appelle Gillette, madame. Gillette, c’est un joli nom, n’est-ce pas ?

 

D’un bond, Margentine s’était mise debout, jetée sur elle.

 

Elle lui prit les poignets dans ses mains nerveuses et approcha son visage jusqu’à toucher celui de la jeune fille.

 

– Menteuse ! Menteuse ! hurla-t-elle. Gillette ! Tu t’appelles Gillette, toi ? Ose répéter cela ! Ose le dire encore !

 

– Madame !

 

– Gillette ! toi ! Arrière ! Me crois-tu folle, donc ?

 

D’un geste furieux, elle planta ses doigts, pareils à des griffes, dans la chevelure blonde de la jeune fille qui poussa un cri de douleur.

 

– Écoute, reprit-elle d’une voix haletante. Es-tu ma fille, toi ?

 

Elle se mit à rire en la regardant de ses yeux hagards.

 

– Es-tu ma fille, toi ? Tu n’oses pas, tu n’oses pas, tu vois bien que tu n’oses pas le dire ! Ah ! ah ! tu t’appelles Gillette et tu n’es pas ma fille !

 

Elle parut réfléchir et se recueillir. Tout à coup, elle joignit ses deux mains comme pour une prière.

 

– Gillette a six ans ! Ma fille Gillette a six ans ! Elle est jolie, fine, blonde et douce. Elle a des yeux bleus. Elle a une chevelure dorée qui tombe sur son cou et sur ses épaules. Elle me dit : « Maman, je t’aime ! » et elle s’endort tous les soirs dans mes bras. Elle ne sait rien de ma vie, mais elle voit que j’ai de la peine. Alors elle m’embrasse, et je n’ai plus de peine, et je suis plus heureuse que la reine quand je la borde dans son petit lit. Voilà ce qu’elle est. Es-tu Gillette ?

 

Devant cette douleur si profonde et si vraie, Gillette, bouleversée, sentit des larmes de pitié monter à ses yeux.

 

– Ah ! si vous souffrez, madame, balbutia-t-elle, pourquoi me haïssez-vous, moi qui souffre aussi ?

 

Mais Margentine parut n’avoir pas entendu.

 

– Si tu n’es pas Gillette, où donc est-elle ? Je ne l’ai pas vue aujourd’hui, ni hier, ni le jour qui a précédé hier. Où donc est-elle ? Je la cherche et je ne la trouve pas. J’ai fait tant de pas que je suis épuisée. Qui me l’a prise ? Si elle était morte, je le saurais. Ne me dites pas qu’elle est morte. Des voix que j’entends m’ont souvent guidée vers elle, et puis des obstacles se dressaient au moment où j’allais l’atteindre. Paris me la cache. François me la cache. Il la veut pour son plaisir. La fille après la mère. Quand il l’aura déshonorée, il la rejettera, comme il m’a rejetée. François ! François ! Tu paieras tes crimes. La beauté se vengera. L’amour se vengera. Une femme vengera les vierges que tu as prises comme des jouets.

 

– Madame, reprit Gillette avec une infinie douceur, pourquoi désespérez-vous de retrouver votre fille ? Peut-être la retrouverez-vous bientôt.

 

L’humeur de la folle avait changé déjà.

 

– Chut ! fit-elle très bas. On va me la ramener. On est venu, on me l’a dit… On m’a dit : tu feras cela et je te ramènerai ta fille. Je ferai ce qu’on m’a dit et j’attendrai.

 

– Que vous a-t-on demandé en échange de votre fille ? interrogea-t-elle en essayant de raffermir sa voix.

 

– De te faire souffrir, répondit froidement Margentine.

 

– Et vous le ferez ?

 

Elle entendit pour toute réponse un ricanement aigu.

 

– Madame, vous ferez cette chose atroce simplement parce qu’une femme qui me hait vous l’a ordonné ?

 

Margentine secoua la tête :

 

– Non, non. Je le ferai parce que je t’exècre, parce qu’en te faisant souffrir, je me vengerai de la femme qui m’a fait souffrir… je me vengerai de ta mère !…

 

– Ma mère !…

 

Ce fut un tel cri que Margentine frémit et qu’une lueur de raison traversa la nuit de son cerveau.

 

– Ma mère ! s’écria Gillette en joignant les mains. Vous la connaissez donc !…

 

– Si je la connais ! dit la folle dans une explosion de haine. Écoute… j’aimais celui qui m’aimait… il s’appelait François… cette femme… ta mère… elle est venue… et dès lors j’ai pleuré… Tu vois bien que je dois la haïr…

 

Ces paroles incohérentes épouvantèrent Gillette. Margentine la saisit par les deux poignets qu’elle serra vigoureusement.

 

– Si je connais ta mère !… C’est elle qui m’a apporté la lettre où François me disait qu’il ne m’aimait plus ! C’est elle qui était sur les genoux de François, lorsque je l’ai vu riant et buvant avec ses amis… Et tu me demandes si je connais ta mère !… Mais tu es donc folle !…

 

Ses doigts crispés broyaient les poignets de Gillette… La jeune fille fit un effort suprême pour se dégager.

 

– Une folle ! balbutia-t-elle. Elle va me tuer !… Elle se raidit et, d’une voix d’épouvante, appela :

 

– Manfred ! À moi, Manfred !…

 

Ce nom lui vint aux lèvres, sans qu’elle eût voulu le prononcer… La folle, plus fort, lui serrait les poignets…

 

Gillette eut un faible gémissement, puis tomba sur ses genoux, puis s’affaissa sur le plancher, évanouie de terreur plus encore que de douleur.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Margentine regarda la jeune fille écroulée à ses pieds, inerte, comme morte.

 

Très droite, immobile, elle semblait rêver. Mais son visage tendu, l’expression angoissée de ses yeux, le tremblement de tout son corps démentaient cette apparence.

 

Non, elle ne rêvait pas. Elle essayait de se souvenir. Un éclair de raison venait de traverser sa conscience obscure.

 

Cette belle créature inoffensive et douce, pourquoi la ferait-elle souffrir ? Est-ce qu’on ne pouvait pas lui rendre sa fille sans que cette joie fût payée par les larmes d’une autre mère ?

 

L’enfant qui gisait brisée sur le sol nu, sa mère la cherchait peut-être comme elle-même avait cherché Gillette.

 

Sa raison, tombée dans un trou noir, voulait remonter, émerger à la surface, et luttait douloureusement contre les forces obscures qui la ramenaient à l’abîme.

 

Si elle n’avait pas perdu Gillette, si le temps ne s’était pas arrêté, un jour, pour marquer l’éternité de sa douleur, quel âge aurait-elle ?

 

Sans doute, elle serait grande. Ce serait une jeune fille que les garçons suivraient de regards énamourés.

 

– Elle aurait…

 

Margentine essaya de compter. Elle avait désappris et jeta un regard irrité sur le corps qui gisait devant elle dans la même attitude abandonnée et douloureuse.

 

– Dix-sept ans ! murmura-t-elle.

 

Une flamme féroce s’alluma dans ses yeux.

 

C’était pour la faire souffrir que cette fille d’enfer ressemblait à Gillette et s’appelait comme elle. C’était pour la faire souffrir que sa voix ressemblait à la voix de l’enfant qui s’endormait à son cou, penchant sa tête blonde.

 

Mais sa méchanceté serait punie. Elle était venue braver Margentine. Eh bien ! Margentine se vengerait.

 

D’ailleurs, c’était l’ordre de la bonne dame.

 

Oui, Margentine se vengerait terriblement.

 

Elle ne la tuerait pas. La mort va trop vite.

 

Elle chercherait, elle trouverait un supplice terrible, cruel, infini.

 

Elle s’accroupit aux pieds de la fillette, et, immobile comme elle, elle chercha.

 

Des heures s’écoulèrent. L’aube se leva, brumeuse.

 

Tout à coup, Margentine se dressa, rigide, farouche.

 

Elle avait trouvé. Elle tenait sa vengeance. La bonne dame serait heureuse et lui ramènerait Gillette à coup sûr.

 

– Vite ! vite ! murmura-t-elle.

 

À pas sourds, elle courut dans un coin de la chambre et prit une longue corde. Puis elle revint à Gillette.

 

Elle rapprocha les deux pieds de la jeune fille, glissa la corde, les attacha de façon à immobiliser complètement ses jambes. Elle prit ensuite les mains, les ramena sur la poitrine et les attacha pareillement.

 

Gillette n’avait pas ouvert les yeux, pas poussé une plainte.

 

La folle jeta sur ce corps étendu un regard satisfait.

 

Elle pouvait sortir maintenant. Sa prisonnière ne s’envolerait pas.

 

Margentine, avant de s’en aller, prit la bourse pleine d’or. Elle était assez riche pour payer sa vengeance.

 

Alors elle s’élança au dehors. Où alla-t-elle ? Que fit-elle pendant cette absence ? Une heure s’écoula.

 

La folle revint enfin en courant. Si on lui avait enlevé sa vengeance, elle sentait que son cœur se briserait.

 

Depuis qu’elle avait conçu l’idée de faire expier sa souffrance à la créature qu’elle tenait en son pouvoir, elle ne vivait plus que pour cette œuvre de haine.

 

Un regard la rassura. Gillette n’avait pas bougé.

 

Tranquille dès lors, elle s’assit.

 

Mais tout de suite elle se mit au travail. Quelle que fût sa fatigue, elle ne pouvait plus attendre.

 

De sa poche, elle tira d’abord un morceau de feutre qu’elle découpa pour lui donner la forme d’un masque.

 

Avec des ciseaux, elle fit deux trous pour les yeux.

 

Pour quelle mascarade ces préparatifs singuliers ?

 

Puis elle sortit d’un petit sac, où elle l’avait précieusement caché, un petit flacon qu’elle regarda avec amour.

 

Elle l’avait payé au poids de l’or.

 

Quel remède apportait-il donc ? Quel mal guérissait-il ?

 

Lentement, avec précaution, elle étendit le contenu du flacon sur le feutre, humectant toutes les parties.

 

Un frémissement agita les membres de Gillette.

 

Elle ouvrit les yeux. Mais une sorte de torpeur succédant à ce long évanouissement la tint immobile.

 

Elle essayait de se souvenir.

 

Comment était-elle venue là ? Que faisait-elle dans cette chambre sordide ? Qu’est-ce donc qui la blessait ? Elle se sentait froissée, meurtrie.

 

Dans un violent effort, elle voulut se redresser et retomba impuissante. Sa tête heurta durement le plancher.

 

Tout absorbée par sa besogne mystérieuse, Margentine n’entendit pas, ne vit pas…

 

La terreur rendit pleine conscience à Gillette.

 

Elle s’était évanouie, et, pendant son évanouissement, on l’avait attachée.

 

Gillette eut le pressentiment qu’elle allait être soumise à une épouvantable épreuve et se sentit défaillir.

 

Pendant quelques minutes, elle lutta contre sa terreur. Mais bientôt elle fut vaincue. Il lui parut que l’incertitude était plus affreuse que la réalité.

 

– Madame, balbutia-t-elle.

 

Margentine la regarda sans répondre.

 

– Madame, pourquoi m’avez-vous attachée ? Je vous promets de ne pas essayer de fuir.

 

Et, doucement, elle ajouta :

 

– Ces cordes me font mal… Voulez-vous me détacher ?

 

Margentine ne répondit pas.

 

Elle se leva, s’approcha, se mit à genoux et pencha son visage sur celui de la jeune fille.

 

– Tu vois… je travaille… c’est pour toi, dit-elle.

 

– Pour moi ?

 

– Je te fais un masque…

 

– Je ne comprends pas, murmura Gillette éperdue.

 

– Écoute… M’écoutes-tu ?…

 

Gillette répondit d’un battement de paupières.

 

– Je te hais ! je te hais parce que tu es la fille de celle que je hais de toute mon âme ! J’ai voulu faire souffrir à ta mère ce que ta mère m’a fait souffrir ! Comprends-tu ? Ah ! tu ne comprends pas ? Peu importe ! J’ai voulu faire pleurer ta mère comme j’ai pleuré. J’ai fait ce masque !

 

Elle agita d’un geste triomphal le feutre humide.

 

– J’ai fait ce masque que je te mettrai tout à l’heure, sous lequel je cacherai ton visage pour ne plus le voir jamais tel qu’il est maintenant…

 

Joyeuse, elle courut chercher un miroir et l’approcha du visage de Gillette.

 

– Regarde-toi dans ce miroir, fille d’imposture ! Regarde-toi bien et admire-toi une dernière fois ! Tu es belle ! On t’a dit souvent que tu étais belle ! Regarde-toi bien ! Tu ne seras plus jamais belle !

 

– Plus jamais belle ! s’exclama Gillette en secouant la tête. Hélas ! que m’importe la beauté maintenant !

 

La folle n’entendit pas ces paroles.

 

– Dans trois jours, dit-elle, ce masque sera parfait Le sorcier napolitain qui m’a vendu l’onguent me l’a dit : trois jours pour que le feutre soit imbibé. Tu as encore trois jours à t’admirer… Après ce sera fini ; je te ramènerai à ta mère, j’ôterai ton masque et je lui dirai :

 

– Regarde ce que j’ai fait de ta fille… Ce sera affreux, et je rirai…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Ces trois journées, Gillette les vécut comme un rêve effrayant. La folle ne s’absenta pas une minute. Elle ne la quitta pas des yeux.

 

La nuit même, Gillette sentait peser sur elle ce regard étrangement clair et profond qui l’épouvantait.

 

Dans le jour, lorsque Margentine s’approchait d’elle, elle se reculait jusque dans une encoignure…

 

Alors la terreur l’affolait. Elle appelait Manfred, de cette voix faible et tremblante qu’ont les enfants qui souffrent. Mais il faut dire que la folle ne la toucha pas.

 

Seulement, elle avait suspendu son masque à un clou.

 

Et parfois, elle allait le regarder en hochant la tête…

 

XXXIV

M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROI

 

Le jour entrait avec peine dans ce cabinet tendu de noir où il semblait qu’un deuil éternel fût descendu.

 

Ici tout était rigide et désespéré. Et c’était pourquoi M. de Monclar affectionnait cette pièce. Le matin, il y travaillait, rédigeant les ordres implacables qui garnissaient de pendus les potences de Paris.

 

Le soir, il s’y reposait avec une volupté amère.

 

Et précisément, à l’heure où nous pénétrons auprès de lui, M. de Monclar ne travaille ni ne se repose.

 

Il revit le passé. Avant que son cœur se fût ossifié, il était un homme pareil aux autres hommes.

 

Quelle catastrophe l’a donc ainsi transformé en bête fauve ? Lentement, son regard sûr se lève vers le tableau qui domine sa table :

 

C’est une jeune femme d’éclatante beauté, donnant la main à un enfant tout petit, mais qui a déjà l’air grave et fier, avec un front plein de lumineuse intelligence.

 

Un coup discret frappé à la porte le rappelle à lui.

 

Son terrible regard ne va-t-il pas faire reculer le visiteur qui se hasarde dans cette chambre si pleine de mystère ? Mais non. L’inconnu n’a ni crainte ni hésitation.

 

Un sourire obséquieux erre sur ses lèvres. Il a coutume de venir. Il est habitué à l’intimité effroyable de M. de Monclar. Il a droit à un bon accueil. Pour humble qu’il soit, il a rendu plus d’un service au grand prévôt. Ce n’est pas un ami certes. C’est un complice.

 

– Tite le Napolitain ! murmura Monclar.

 

Étrange figure que celle de Tite le Napolitain !…

 

Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était installé non loin du Louvre, dans une petite boutique sur laquelle quelques herbes pendues au bout d’un bâton ne manquaient pas d’attirer l’attention des passants. Des curieux lui demandèrent ce que signifiaient ces herbes.

 

Tite répliqua qu’il les avait apportées de pays très lointains et qu’elles guérissaient toutes les maladies.

 

À la suite de cette déclaration, la boutique ne désemplit pas pendant plusieurs semaines. Puis le vide se fit…

 

De temps en temps, Tite renouvelait les herbes qui lui servaient d’enseigne. Mais personne n’en achetait plus.

 

Même on fuyait la boutique comme si elle eût été pestiférée. Ce n’était pas seulement parce que les herbes ne guérissaient pas. Tite vendait une autre marchandise qui faisait peur, il vendait la mort. On le dénonça au grand prévôt, qui le manda auprès de lui.

 

On ne sut jamais ce que se dirent les deux hommes. Mais Tite revint à sa boutique avec un paisible sourire et ne fut pas inquiété.

 

L’indignation populaire prit une autre forme. On le hua, on le poursuivit avec des bâtons et des pierres.

 

Tite ne se plaignit pas. Il attendit.

 

Sur ces entrefaites, une étrange épidémie s’abattit sur les enfants du quartier. Les plus illustres docteurs ne savaient quel nom lui donner. Trois enfants en moururent.

 

À partir de ce jour on laissa le guérisseur tranquille.

 

Sa boutique, d’ailleurs, ne s’ouvrait plus que rarement le jour. Mais il advenait de temps à autre que les voisins entendaient la nuit frapper contre le volet à petits coups.

 

Tite regardait par un judas et allait ouvrir.

 

Les visites de ces clients de nuit étaient sans doute fructueuses, car on affirmait qu’il avait placé des sommes énormes chez des banquiers.

 

Petit, sans âge, maigre, les cheveux noirs lustrés, le front fuyant, la face glabre, avec des yeux à la fois aigus et fuyants, un nez mince et osseux, une hanche déjetée, Tite le Napolitain eût été risible s’il n’avait fait peur.

 

En le voyant, on se sentait en face d’une force mauvaise de la nature.

 

– Je ne dérange pas monsieur le grand prévôt ? dit-il.

 

– Jamais, Tite, puisque tu m’apportes toujours une nouvelle.

 

– La nouvelle d’aujourd’hui est importante.

 

Il parlait avec lenteur. Un observateur se serait rendu compte qu’il les vendait au poids de l’or.

 

– Et bien, parle.

 

– J’ai reçu cette nuit une étonnante visite dont ma modeste boutique restera étrangement honorée.

 

– Quelqu’un de la cour ?

 

– Quelqu’un de tout-puissant à la cour, ou qui le fut.

 

M. de Monclar ne posa pas de question nouvelle. Il réfléchissait. C’était une de ses rares distractions de découvrir les secrets sur la piste desquels le mettait l’Italien.

 

– Ou qui le fut… Une femme ?

 

– Une femme.

 

– Mme la duchesse d’Étampes ?

 

– La sagacité de Votre Seigneurie est merveilleuse ! s’exclama l’Italien.

 

– Et que voulait la duchesse ?

 

– Vous savez, monsieur, que Mme de Saint-Albans est en prison depuis trois jours, depuis la disparition inexplicable… mais passons. Eh bien, la duchesse d’Étampes voulait envoyer quelques fruits à Mme de Saint-Albans pour adoucir sa captivité…

 

M. de Monclar eut un haut-le-corps.

 

Disons tout. Ce n’était pas l’envoi qui lui paraissait singulier. Il avait vu trop d’amitiés de cour se délier de cette simple et tragique façon pour être surpris. C’était la raison de l’envoi qu’il ne saisissait pas. Pourquoi la duchesse d’Étampes voulait-elle se défaire de Mme de Saint-Albans ?

 

– La duchesse n’a rien dit d’autre ?

 

– Rien, si ce n’est qu’il fallait que l’envoi fût fait aujourd’hui même, aujourd’hui sans faute.

 

– Tu as promis ?

 

– J’ai promis.

 

– Et maintenant ?…

 

– Maintenant, monsieur le grand prévôt, je viens vous demander conseil.

 

M. de Monclar eut un imperceptible sourire.

 

– Tu n’oses rien sans moi ?

 

– Rien, depuis le jour où je me suis voué au service de Votre Seigneurie.

 

Le grand prévôt pesa un instant dans son esprit les conséquences de ce qu’il allait dire. S’il interdisait l’envoi, il sauvait Mme de Saint-Albans, à laquelle il ne tenait guère. S’il l’autorisait, il aurait contre la duchesse d’Étampes, dont il percerait tôt ou tard les motifs, une arme redoutable.

 

– Tite, dit-il d’une voix grave, je ne saurais moi-même aller contre les ordres de la duchesse d’Étampes… Envoie les fruits !

 

– Cette bonne Mme de Saint-Albans ! murmura l’Italien.

 

Ce fut l’oraison funèbre de la vieille dame d’honneur.

 

M. de Monclar observa que Tite ne se retirait pas.

 

– L’autre nouvelle maintenant ? dit-il.

 

– Votre Seigneurie a deviné, fit le souple Italien. Elle est moins grave : j’ai retrouvé M. de Sansac.

 

– Ah !

 

– Blessé et défiguré, il se cache dans une petite maison de Vincennes.

 

– Il se cache ! fit. M. de Monclar surpris.

 

– Il était vain de sa personne, un peu fat même, M. de Sansac. Un coup de poignard lui a fendu le visage du menton au front, il est hideux.

 

– Le roi en sera fâché, reprit la voix indifférente du grand prévôt. Un duel ?

 

– Une rixe et même un guet-apens.

 

– Tendu à M. de Sansac ?

 

– Tendu par M. de Sansac.

 

– Explique-toi.

 

– M. de Sansac et huit ou dix reîtres ont voulu estocader un jeune homme oui déplaît à M. de Sansac. Le jeune homme s’est bien défendu.

 

– Tu connais son nom ?

 

– Votre Seigneurie le connaît également et sera fâchée d’apprendre qu’il est sorti sain et sauf de la bagarre.

 

– Dis-le vite.

 

– Manfred !… à moins que ce ne soit Lanthenay !…

 

– Lanthenay !… s’écria sourdement M. de Monclar.

 

Un peu de sang était monté à ses joues.

 

– Cela fait trop souvent que je le trouve sur ma route, gronda-t-il. Non, je ne regrette pas qu’il soit sain et sauf, je le prendrai et le ferai rouer vif.

 

– Dangereux, hasarda Tite.

 

– Dangereux… pourquoi ?

 

– Les truands aiment ces deux hommes, et ils sont une armée.

 

– Souviens-toi de ceci, dit M. de Monclar en lui donnant congé, contre l’armée des truands, dussé-je conduire toute une armée royale, je ne laisserai pas pierre sur pierre dans leur royaume. Manfred et Lanthenay seront roués en place de Grève.

 

Ces derniers mots, prononcés avec une sourde énergie, il ceignit son épée et se dirigea vers le Louvre.

 

On l’introduisit immédiatement. Le visage sombre et congestionné de François Ier se détendit en le voyant.

 

– Mon cher grand prévôt, lui dit-il avec une particulière affabilité, je vous attendais avec impatience. Vous avez à votre disposition Mme de Saint-Albans et Mlle de Croizille. Combien vous faudra-t-il pour retrouver la duchesse de Fontainebleau ?

 

– Il est des disparus, sire, que l’on ne retrouve jamais.

 

– Vous ne voulez pas dire, monsieur de Monclar…

 

– Sire, alors qu’un truand tient Votre Majesté en échec et massacre ses amis, pourquoi Votre Majesté ne serait-elle pas tenue en échec par une cabale de cour ?

 

Le front du roi se rembrunit.

 

– Vous me parlez d’un ton étrange ! Qui donc me tient en échec ? De quel ami me parlez-vous ?

 

– Sire, je parle de M. de Sansac, gravement blessé et défiguré pour la vie par un coup de poignard d’un truand qui a défié Votre Majesté ici même, dans son Louvre.

 

– Manfred !

 

– Lui-même. Et un autre qui a osé plus encore : Lanthenay.

 

Les yeux du roi lancèrent un éclair.

 

– Monsieur de Monclar, dit-il avec hauteur, s’il est vrai que j’ai été bravé par ces manants, n’était-ce donc point au grand prévôt de l’empêcher ?

 

– Non, sire, puisque vous ne lui en donnez pas les moyens.

 

– Que vous faut-il donc ?

 

– Un régiment, sire, et l’ordre de raser la Cour des Miracles.

 

– Cet ordre…

 

François hésita un instant. Il ne se sentait pas si assuré sur son trône qu’un mouvement populaire ne pût le rejeter dans la boue et le sang.

 

– Sire, ne le donnez pas si vous n’êtes résolu à aller jusqu’au bout et si la colère de quelques-uns effraie le vainqueur de Marignan.

 

– Assez, monsieur, vous avez cet ordre. Vous aurez les troupes qu’il vous plaira de prendre. Allez !

 

XXXV

CHEZ ÉTIENNE DOLET

 

Étienne Dolet penchait sur un manuscrit grec son front têtu où la pensée, la volonté, l’effort continu avaient creusé une ride profonde. Auprès de lui, droite sur un tabouret, la tête inclinée seulement dans une pose gracieuse, Avette s’appliquait fort à une tapisserie. Le père et la fille, très absorbés, ne prêtaient aucune attention aux bruits lointains du dehors.

 

– Ne te fatigue pas, fillette, disait Dolet de temps à autre.

 

Mais, plus souvent encore, Avette se levait et, d’un geste silencieux, allait poser sa main fraîche sur le front brûlant de Dolet.

 

– Tu as assez travaillé aujourd’hui, père ; je veux que tu fermes tes livres.

 

Mais le grand penseur ne cédait point à la loi de sa fille. Il répondait :

 

– Je n’ai pas jeté assez de graines ; je n’ai pas fait assez de lumière.

 

Elle soupirait, et il reprenait son œuvre.

 

Jeune encore, dans toute la force de l’âge, Dolet mettait une hâte singulière, une sorte de volonté farouche à terminer les travaux qu’il avait mis en train.

 

– Les heures me sont comptées, disait-il quelquefois. Il ne s’expliquait pas davantage.

 

Cependant, ce jour-là, ce fut lui qui s’interrompit, au moment où Avette lui apportait une lampe.

 

Quatre heures sonnaient. L’après-midi était obscur.

 

– Je suis surpris, fillette, que nous n’ayons vu Lanthenay. Il m’avait promis de venir.

 

– S’il a promis, il viendra, fit simplement la jeune fille.

 

Il y avait tout un poème d’amour et de confiance dans cette petite phrase.

 

– Certes. À moins, pourtant, qu’il n’en soit empêché.

 

– Qu’est-ce qui pourrait l’en empêcher ?

 

– Le sais-je, moi ? Une toute petite chose, peut-être.

 

Elle secoua la tête avec un beau sourire :

 

– Non, père, non. Une toute petite chose n’arrêtera pas Lanthenay sur le chemin de cette maison.

 

Ce fut le tour de Dolet de sourire :

 

– Tu supposes donc que le charme qui l’attire ici est puissant ?

 

– J’en suis sûre, fit-elle avec une adorable moue.

 

– Orgueilleuse créature ! plaisanta-t-il.

 

Debout à coté de lui, elle mit une main sur son épaule.

 

– Non, père, je ne suis point orgueilleuse ; je suis sûre que si Lanthenay m’entendait, il ne me dirait pas que je suis vaine.

 

– Il le penserait.

 

Elle secoua la tête, devenue grave.

 

– Il ne le penserait pas non plus, il me dirait que j’ai raison d’avoir confiance. S’il n’était digne de respect autant que d’amour, je l’aimerais moins. Et toi aussi, père. D’ailleurs, pourquoi me taquines-tu ? Tu penses de lui autant de bien que moi-même.

 

– C’est le plus loyal garçon que la terre ait porté, dit la voix grave de Dolet, et lorsque je devrai te quitter, je lui laisserai sans appréhension le soin de te rendre heureuse.

 

– Pourquoi me dis-tu cela, père ? murmura-t-elle.

 

– Parce que si tu es encore une enfant par l’âge, tu es déjà une femme par la réflexion et le cœur, ma fille chérie.

 

– Pour cela seulement ?

 

– Je n’ai aucune autre raison.

 

On frappa doucement à la porte.

 

– Dois-je ouvrir ? demanda Avette.

 

– Ouvre ! dit Dolet.

 

Deux secondes plus tard, Lanthenay apparaissait, accompagné de Manfred.

 

– On commençait à s’inquiéter de toi, mon fils ! dit Dolet avec un bon sourire. Prenez place, ami Manfred.

 

Lanthenay avait serré Avette dans ses bras puis Lanthenay s’assit et jeta un coup d’œil à Dolet.

 

– Mon enfant, dit celui-ci, va rejoindre ta mère qui cuisine bravement. Ton aide ne sera pas de trop, car nous avons ce soir deux bons amis à notre table.

 

Avette obéit, non sans avoir adressé un furtif baiser du bout des doigts au jeune homme qui ne le rendit pas, préoccupé qu’il était par une évidente inquiétude.

 

– Tu as quelque chose de grave à me dire ? fit Dolet dès qu’ils furent seuls.

 

– Oui, père… Manfred va parler pour moi…

 

Dolet tourna vers Manfred un regard interrogateur.

 

– Je viens de Meudon, dit celui-ci.

 

– Maître Rabelais n’est pas venu ici depuis plus de quinze jours, c’est mal… Comment va-t-il ?…

 

– Maître, dit Manfred sans répondre, j’ai dîné là-bas avec deux hommes redoutables…

 

– Oh ! oh ! il faut qu’ils soient en effet redoutables pour que vous en soyez ému…

 

– Jugez-en : l’un s’appelle Calvin et l’autre Ignace de Loyola…

 

– Ignace de Loyola ! dit Dolet, tressaillant.

 

– Oui ! c’est ce nom seul qui vous frappe… et c’est en effet cet homme seul qu’il faut craindre pour l’instant…

 

Manfred se rapprocha de Dolet.

 

– Maître, dit-il à voix basse, il faut fuir.

 

– Fuir !… Moi !…

 

– Oui. Je sais tout ce que vous pouvez me dire… Je sais l’esprit de bataille et de sacrifice qui vous anime. Mais je ne sais à quelles manœuvres tortueuses se livre ce Loyola. Et j’ai peur !… Écoutez, maître. Cet homme se vante d’avoir l’oreille du roi. Et ce doit être vrai. Loyola veut votre mort.

 

Dolet se leva.

 

– Je le savais, dit-il simplement. Loyola est un grand esprit… Je l’ai suivi pas à pas, je connais ses travaux… et ce sera ma gloire, à moi, que d’avoir pu inquiéter un pareil homme ! Il veut ma mort ! Ou plutôt il veut la mort de l’imprimerie. Ce qu’il veut frapper en moi, c’est la science et le livre…

 

– Père, il faut fuir !…

 

– Jamais ! dit Dolet avec une ferme douceur. La religion des despotes a eu ses martyrs. La science qui affranchira les hommes doit avoir les siens…

 

Lanthenay, à son tour, se leva, prit la main de Dolet et lui montra la porte par où était sortie Avette. Etienne Dolet pâlit.

 

– Ma femme ! murmura-t-il. Mon enfant !…

 

– Père, dit Lanthenay, croyez-vous avoir le droit de sacrifier ces deux êtres de douceur et d’amour ? Croyez-vous que vous puissiez sans remords mettre dans leur vie une pareille catastrophe ?…

 

Dolet se mit à marcher avec agitation. Peu à peu, il se calma.

 

– Loyola, reprit-il, est un de ces hommes fameux qui impriment sur l’humanité la marque indélébile de leur vouloir. Seulement, ce qu’ils veulent, c’est leur propre glorification, et non le bonheur commun. Ce sont ces hommes qui arrêtent, durant des siècles, la marche de la vérité ou la font dévier… L’humanité va vers un idéal si lointain, si profond qu’à peine on l’ose concevoir. Par moment, elle ressent un choc, puis, quand la secousse est finie, elle passe, croyant que la route est toujours droite devant elle… Elle a dévié… l’écart, faible au départ, devient immense au bout de cinquante ans, de cent ans… Et alors, il faut une révolution dans les esprits et les mœurs pour que l’humanité rejoigne sa route… Oui, certes, ce Loyola est un fléau semblable à ces grands tueurs. Il tue à sa façon. Ce qu’il y a de terrible en lui, c’est qu’il ne veut pas tuer seulement le corps, c’est l’esprit qu’il veut atteindre…

 

Paisiblement, Dolet développait sa pensée.

 

Sa physionomie était redevenue sereine. Manfred et Lanthenay le regardaient avec une admiration attendrie.

 

Dolet reprit :

 

– Je te remercie, mon fils, de m’avoir rappelé que mes devoirs sont multiples. Tu as raison, je ne dois pas sacrifier ma femme et ma fille… Je fuirai…

 

– Quand cela ? demanda vivement Lanthenay.

 

– Dès demain…

 

– C’est dès maintenant, c’est tout de suite qu’il faut fuir ! dit Manfred.

 

– Rien ne presse… les voies de Loyola sont lentes… Demain, il sera temps…

 

Dolet jeta autour de lui un long regard.

 

– Ce soir, dit-il, nous mangerons ensemble. Je veux qu’une fois encore nous soyons réunis dans ce décor que j’avais appris à aimer… ce dressoir, les sculptures de cet escalier et une table aux jambes torses, chargée de mes livres préférés, et ces tapisseries… Je veux dire adieu à tout cela… Il ne me manquera que maître Alcofribas…

 

À ce moment, un coup violent frappé à la porte le fit tressaillir. Manfred alla ouvrir, la dague à la main.

 

– J’ai cru que je n’arriverais jamais ! s’écria une voix joyeuse. Cette mule est aussi entêtée que messire Calvin et aussi astucieuse que notre grand Loyola…

 

– Maître Rabelais ! s’écria Dolet dont la figure s’éclaira.

 

– En personne ! À moins que ce ne soit Satanas ! Car il faut être Satanas pour entreprendre de pareils voyages.

 

– Il faut que le motif qui vous a poussé hors votre ermitage soit des plus graves…

 

– Je vois à vos figures, dit Rabelais, que vous avez déjà agité la question qui m’amène.

 

– Oui, fit Dolet, je suis décidé à fuir…

 

– Bon ! Je respire… et respire d’autant mieux que l’odeur qui sort de la cuisine me paraît digne d’un nase royal. Mais achevons d’abord… Donc, aujourd’hui, après le départ de ce pendard (il désignait Manfred), je songeais tout doucement à une foule de choses, et déjà j’échafaudais dans ma tête quelque chapitre bien et dûment philosophé à ajouter au livre de Pantagruel, lorsque… mais que diable sentent donc les casseroles de dame Julie ?

 

– Ce sont tout simplement des alouettes bardées de lard et cuisant dans leur jus au fond d’une casserole… dit Étienne Dolet en souriant. Ma femme y excelle…

 

– La digne femme ! Savez-vous, maître Dolet, que je place l’alouette même avant la bécassine ? Bardée de lard, il faut la laisser mijoter en son jus. C’est un crime d’y adjoindre telles sauces barbares…

 

– Maître Rabelais, fit Dolet, la nouvelle que vous apportez doit être sérieuse, et bien redoutable pour moi.

 

– La voici, sans plus : une vingtaine de gens d’armes se sont abattus tout à l’heure sur ma maison ; ils venaient arrêter messire Calvin. Celui-ci courait depuis trois heures sur la route de Genève. Mais la promptitude du coup m’a fait craindre qu’on n’eût agi par ici en même temps qu’à Meudon. Croyez-moi, ami, il est grand temps.

 

– Dès demain ! fit Dolet.

 

Rabelais devint pensif.

 

– Demain est bien loin ! dit-il.

 

– J’ai résolu de partir demain, reprit Dolet avec fermeté. Pas un mot devant les femmes. Lanthenay et Manfred, soyez ici à dix heures du matin. Je vous confie ce que j’ai de plus précieux au monde. Moi, je serai parti dès l’aube.

 

– Nous serons là pour vous escorter, dit Lanthenay.

 

– Non, mon ami… Je vous en prie… faites comme je désire.

 

– Ordonnez, père !

 

– Donc, je pars à l’aube et je tâche de gagner la Suisse. De là je descendrai en Italie, je m’arrêterai à Florence. Lanthenay, dans huit jours, vous partez à votre tour et vous me rejoignez avec les deux chères créatures que je vous confie… Maintenant, disons-nous adieu, et plus un mot sur tout ceci…

 

Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous réunis autour de la table éblouissante sous la lumière de la lampe, et qui les eût entendus deviser gaiement, n’eût pu se douter du drame qui agitait leurs pensées.

 

XXXVI

DEMAIN !…

 

Manfred et Lanthenay se retirèrent vers minuit.

 

Quant à Rabelais, on lui avait préparé un lit, comme c’était la coutume dans la maison toutes les fois qu’il s’attardait à discuter philosophie avec Dolet.

 

À l’aube, Dolet se leva.

 

– Je vais en l’Université corriger des épreuves, dit-il à sa femme.

 

Il serra les mains de Rabelais et sortit. Julie le vit partir sans la moindre inquiétude. Souvent, Dolet se rendait, dès l’aube, à son imprimerie installée dans l’Université. Quant à Avette, elle dormait profondément.

 

Étienne Dolet avait, pendant la nuit, mûri son projet de fuite. Il comptait sortir à pied de Paris, gagner le premier village venu, acheter un cheval et se diriger en droite ligne sur la Suisse.

 

Il faisait encore nuit lorsqu’il se trouva dans la rue. À cent pas de sa maison, deux ombres se détachèrent d’un mur, et l’instant d’après, Manfred et Lanthenay le rejoignaient.

 

– Je n’étais pas tranquille, dit Lanthenay ; toute la nuit nous avons monté la garde dans la rue…

 

– Chers amis !

 

– Il était temps que vous partiez ! dit à son tour Manfred. Des gens suspects ont rodé autour de la maison, et dans deux heures, peut-être eût-il été trop tard…

 

– C’est vrai ! confirma Lanthenay. Et rien ne prouve que nous ne sommes pas suivis…

 

Tous les trois s’arrêtèrent et inspectèrent les environs d’un long regard. La rue était paisible, toutes les maisons closes, avec quelques fenêtres par-ci par-là où tremblotait la lumière de quelque matinale ménagère.

 

– Il faut nous séparer, dit résolument Dolet.

 

– C’est mon avis, ajouta Manfred. On remarquera plus facilement trois hommes qu’un seul.

 

– Père, dit alors Lanthenay, vous laissez sous ma garde dame Julie et Avette. Ne pensez-vous pas qu’il est prudent de les emmener loger ailleurs que dans cette maison vers laquelle les gens du roi se dirigent peut-être en ce moment ?

 

– Crois-tu donc qu’on oserait tourmenter des femmes ? s’écria Dolet en s’arrêtant. S’il en est ainsi…

 

– Je ne le pense pas ! dit vivement Lanthenay. C’est à vous, à vous seul qu’on en veut. Mais enfin, ne vaut-il pas mieux leur éviter une émotion inutile ?

 

– Tu as raison, mon fils…

 

– Bien ! Dans une heure, elles seront à l’abri…

 

– Quittons-nous donc, mes amis… Lanthenay, mon fils, tu as en dépôt ce que j’ai de plus cher au monde…

 

Trop ému pour répondre, Lanthenay se jeta dans les bras de Dolet. Puis, Dolet serra les mains de Manfred et s’éloigna.

 

– Tout est tranquille, observa Manfred, j’ai bon espoir.

 

– Oui ! mais comme tu le disais tout à l’heure, il était temps ! Nous allons prendre Avette et sa mère et les conduire à la Cour des Miracles. C’est là qu’elles seront le plus en sûreté, en attendant le départ…

 

– C’est mon avis.

 

À ce moment un homme apparut.

 

Il marchait dans la direction qu’avait prise Dolet. Il titubait et chantait à demi-voix une chanson à boire.

 

– Hum ! fit Manfred, est-il bien aussi ivre qu’il veut le paraître ?

 

Il alla droit au pochard et lui mit la main sur l’épaule.

 

– Il est bien tôt, fit-il, pour chanter ainsi.

 

– Holà ! s’écria le pochard d’une voix éraillée, est-ce que vous voulez payer a boire ? Tiens ! Tiens ! C’est l’illustre Manfred !

 

– Tricot ! s’exclama Manfred.

 

C’était, en effet, ce Tricot que nos lecteurs ont pu entrevoir un instant dans la Cour des Miracles.

 

– Le roi de Thune vous salue, reprit le truand en éclatant de rire. Voulez-vous boire avec Ma Majesté ?

 

– Rentre cuver ton vin, dit Lanthenay rassuré. Manfred et Lanthenay s’éloignèrent, laissant l’ivrogne continuer à chanter.

 

Il leur suffisait que ce fût Tricot pour être sûrs qu’ils n’avaient pas rencontré un acolyte du grand prévôt…

 

À peine eurent-ils disparu que Tricot se tut subitement, se redressa, et cette fois, sans tituber, se mit à courir dans la direction par où s’était éloigné Dolet.

 

À vingt pas de la maison de l’imprimeur, Manfred et Lanthenay aperçurent un rôdeur qui, en les voyant, s’avança vers eux en pleurnichant :

 

– La caritá, signor mio !

 

– Va-t’en demander la charité au diable ! fit Manfred. Le mendiant parut avoir compris, et s’éloigna en gémissant.

 

Les deux jeunes gens frappèrent à la porte de Dolet sans plus s’occuper du mendiant. Celui-ci s’était jeté dans une encoignure et, de là, examina attentivement les faits et gestes de Manfred et de Lanthenay. Il les vit entrer dans la maison.

 

Et alors il s’élança vers l’hôtel du grand prévôt.

 

Ce mendiant, c’était Tite le Napolitain.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Étienne Dolet se dirigeait du même pas tranquille et ferme vers les portes de Paris.

 

Il se disait qu’il atteindrait la porte juste au moment où elle s’ouvrirait, et ne se hâtait pas.

 

Il avait franchi les ponts et traversé l’Université.

 

Là, le silence et le calme régnaient plus profondément que dans la ville déjà éveillée. Les étudiants, se couchant tard, se levaient tard dans la matinée, et l’heure des cours seule pouvait les arracher au sommeil.

 

Dolet passa devant son imprimerie. Son cœur se serra à la pensée de tous les travaux qu’il allait laisser inachevés.

 

Dolet voulut jeter un dernier coup d’œil dans ce couloir au fond duquel se trouvait la porte d’entrée.

 

Il eut un tressaillement de surprise et d’inquiétude : mystère ?

 

Au fond du couloir, la porte était ouverte. La grande salle de l’imprimerie apparaissait béante, vaguement éclairée, avec sa grande presse en bois…

 

Deux hommes allaient et venaient dans la salle.

 

Dolet les reconnut.

 

– Frère Thibaut et frère Lubin, murmura-t-il.

 

Étienne Dolet avait cette bravoure froide qui mesure le danger et qui va droit à l’obstacle, une fois qu’elle a résolu de marcher. Il entra sans bruit dans le couloir, s’arrêta près de la porte et constata que les deux moines étaient seuls. Ils se livraient à un singulier travail.

 

Ils avaient ouvert un ballot qui semblait contenir des livres et des brochures, ils prenaient des paquets de ces livres et les disposaient régulièrement sur des rayons.

 

Dolet s’avança.

 

– Merci, mes frères, dit-il de sa voix calme ; j’avais justement recommandé qu’on mît ce matin un peu d’ordre sur ces rayons… Frère Thibaut qui tenait une pile de livres la laissa tomber de saisissement. Frère Lubin qui rangeait les livres sur un rayon se retourna. Tous deux, stupides d’étonnement, demeurèrent sans un mot, très pâles.

 

– Or ça, reprit Dolet, depuis quand les religieux forcent-ils les portes ? Comment êtes-vous entrés ici ?…

 

– Grâce, pardon, maître ! larmoya frère Thibaut.

 

– Comment êtes-vous entrés ? continua Dolet. Répondez ! ou je vais vous traiter comme des larrons de nuit, et vous ne sortirez pas d’ici vivants !

 

L’éclair d’une dague qui brilla sous le manteau de Dolet persuada aux dignes gredins que la menace était sérieuse.

 

– On nous a ouvert ! dit piteusement frère Thibaut.

 

– Et que faites-vous ici ? Qui vous a ouvert ?

 

En parlant ainsi, Dolet se baissa vers le ballot éventré d’où les moines tiraient les livres qu’ils rangeaient si méthodiquement.

 

Il prit un de ces livres et pâlit.

 

– Oh ! les infâmes ! murmura-t-il.

 

Tous ces volumes étaient des livres de la religion nouvelle[11]. On encourait la prison perpétuelle à posséder un de ces livres maudits. Et quand celui qui les possédait était un imprimeur, c’était la mort.

 

Dolet comprit. Il laissa tomber sur les moines un regard méditatif, ou il n’y avait plus de haine, mais une sorte d’étonnement douloureux.

 

– Et je vous ai reçus à ma table ! dit-il. Et vous êtes venus chez moi en amis, la main tendue…

 

Les deux moines se regardèrent, éperdus.

 

– Maître, balbutia Thibaut, on nous a forcés…

 

– Forcés ! Qui a pu vous forcer à être infâmes !… Parlez ! mais parlez donc, misérables !

 

La main de Dolet s’était abattue sur l’épaule du moine qu’elle broyait d’une puissante étreinte.

 

– Le vénérable Ignace de Loyola ! cria enfin frère Thibaut, dans un hurlement de douleur.

 

Dolet repoussa violemment le moine, qui roula avec un gémissement. Frère Lubin s’était tapi dans un coin obscur.

 

Dolet se croisa les bras et sa tête tomba sur sa poitrine.

 

Il n’avait plus de colère contre les deux moines, comparses indignes de sa pensée, rouages dans le formidable engrenage de haine où il se sentait pris…

 

Sa colère allait frapper plus haut, jusqu’à ce Loyola qui le poursuivait, jusqu’à ce roi François qui, après lui avoir juré amitié, après lui avoir donné un privilège d’imprimeur, laissait maintenant agir les sinistres agents de ténèbres, – par lâcheté !

 

Un furieux désir de lutte lui venait. Il se sentait de taille à tenir tête à Loyola lui-même. Il ne voulait plus fuir.

 

Tout à coup il redressa la tête, et ses yeux étincelèrent d’audace. Il prit trois des livres du ballot maudit et les cacha sous son manteau. Il irait au Louvre. Il pénétrerait coûte que coûte auprès du roi, dénoncerait le guet-apens, jetterait les livres aux pieds du roi et dirait :

 

– Sire, est-ce que nous sommes maintenant à la merci d’un fanatique espagnol ? Est-ce que de pareilles abominations pourront être impunément commises sous vos yeux par un étranger qui rêve de faire brûler la « moitié de la France par l’autre moitié » ?

 

Sans plus s’occuper des moines épouvantés, il se dirigea vers le couloir qui aboutissait à la rue.

 

Au bout, la rue apparaissait dans la clarté grise du matin. Et, dans la rue, Dolet aperçut une douzaine de gens du guet, appuyés sur leurs hallebardes.

 

– Trop tard ! murmura Dolet.

 

Il voulut refermer la porte, geste instinctif de défense… La porte résista, et il aperçut alors un homme, une sorte de mendiant à qui plus d’une fois il avait fait l’aumône. Le mendiant, arc-bouté contre la porte, la tenait ouverte.

 

Et ce mendiant, c’était Tricot, le roi de Thune.

 

Au même instant, les hommes du guet pénétraient en masse dans le couloir, faisaient irruption dans la salle, et la seconde d’après, Dolet, les mains attachées au dos par une chaînette de fer, voyait l’officier s’incliner devant lui et lui présenter un papier.

 

– Excusez-moi, monsieur, dit l’officier, je vous arrête par ordre du roi.

 

– C’est bon ! grommela une voix ; qu’on fouille l’imprimerie !

 

Dolet tourna la tête vers celui qui venait de parler et reconnut le grand prévôt. Près de Monclar se tenait un homme drapé jusqu au menton dans un ample manteau, et le visage couvert d’un masque.

 

– Qu’on fouille aussi M. Dolet ! dit cet homme.

 

– Si on fouillait votre conscience, dit Dolet d’une voix qui ne tremblait pas, on y trouverait plus de pensées criminelles qu’on ne va trouver ici de livres proscrits… apportés par vos soins, monsieur de Loyola !

 

L’homme au masque tressaillit.

 

Mais Monclar s’était tourné vers une sorte de greffier, qui s’apprêtait à noter les incidents de l’arrestation.

 

– Écrivez, dit-il, écrivez qu’une science maudite et démoniaque a permis à l’accusé de reconnaître le très vénérable père Ignace de Loyola, bien qu’il fût soigneusement masqué, comme chacun peut le constater. Écrivez que l’accusé a outragé avec ignominie le très vénéré père…

 

– Écrivez aussi, fit Dolet, que le grand prévôt de Paris, représentant le roi de France, vient de se rendre complice d’une infamie.

 

Cependant l’officier avait entr’ouvert le manteau de Dolet. Il en sortit les trois livres que le malheureux venait d’y mettre quelques instants auparavant pour les porter à François Ier. Loyola s’en empara avidement et poussa un cri de triomphe.

 

– Voyez ! dit-il à Monclar. L’accusé ne peut nier. Il avait sur lui trois exemplaires que sans doute il s’apprêtait à porter à quelque pauvre égaré… Encore une âme de sauvée, heureusement !

 

– Écrivez ! dit Monclar au greffier.

 

Dolet avait fermé les yeux pour n’y pas laisser voir l’indignation qui le bouleversait…

 

Le ballot apporté par frère Thibaut et frère Lubin était là… Les livres furent saisis et empaquetés, puis mis sous sceau royal.

 

– L’official, inquisiteur de la foi, jugera, prononça d’une voix grave Ignace de Loyola.

 

– Et vous, riposta Dolet, qui vous jugera ?…

 

– Allons, marchez, monsieur, dit doucement l’officier en saisissant le bras d’Étienne Dolet.

 

– Où me conduisez-vous ?

 

– À la Conciergerie, répondit Loyola.

 

Dolet se tourna vers lui.

 

– Monsieur, dit-il lentement, vous triomphez. Ou plutôt, ce qui triomphe aujourd’hui, c’est l’esprit de scélératesse. Au nom du Dieu qui ordonna la bonté et l’amour du prochain comme la première des vertus, vous allez, semant les ruines, tuant et brûlant. Vous commettez en ce moment un nouveau crime. Vous en accumulerez d’autres. Vos successeurs, reprenant la hideuse tradition de meurtres et d’étouffement que vous inaugurez, essaieront de compléter votre œuvre. Vous voulez tuer la science, l’éternelle et immuable vérité… Eh bien, moi, Etienne Dolet, victime de votre imposture et de votre haine, prisonnier enchaîné, je vous le dis : vos crimes seront vains. Votre scélératesse est vaine. Vous le savez comme moi, et c’est cela qui vous donnera, à vous et aux vôtres, la punition qui peut vous atteindre : c’est la conscience que vous vous débattez en vain ! qu’en vain vous éteignez toutes les lumières, la vérité suprême luira sur les hommes. Après les siècles d’abjection et d’ignorance viendront les siècles où la pensée affranchie prendra son essor vers les sereines régions de la science. Vous allez me tuer, mais vous aussi vous mourrez. Un jour viendra où votre nom sera le synonyme d’opprobre et de honte, et où les hommes, fraternellement, lèveront un regard attendri sur la mémoire de Dolet ! Voilà ce que je voulais vous dire.

 

« Méditez mes paroles dans la nuit de votre conscience. Allons, monsieur, dit-il à l’officier, conduisez-moi à la Conciergerie, pendant que M. de Loyola va s’enfermer lui-même dans une prison de honte et de rage… »

 

Étienne Dolet fut aussitôt entraîné.

 

Ignace de Loyola avait saisi la main de Monclar.

 

– Monsieur, dit-il d’une voix brûlante, si cet homme s’évade, c’est vous qui serez brûlé en son lieu et place !…

 

Une demi-heure plus tard, Étienne Dolet était poussé dans un cachot de quelques pieds carrés et fut enchaîné solidement à la muraille.

 

– Ô vérité, murmura-t-il, comme tu es loin encore !…

 

Puis l’image de sa femme Julie et d’Avette passa devant ses yeux. Alors cet homme de fer s’attendrit.

 

Ses yeux se voilèrent. Et sa pensée prononça ces deux mots, comme une suprême prière d’agonisant :

 

– Ma femme ! Ma fille !

 

XXXVII

LE PÈRE

 

Triboulet achevait de s’habiller.

 

Ce soir-là, François Ier avait résolu de paraître un instant dans la somptueuse salle où se réunissaient ses courtisans. Depuis trois jours que Gillette avait disparu, on s’inquiétait fort, à la Cour, de l’air morose et de la tristesse du roi. Et François, passé maître dans l’art de dissimuler, voulait montrer à tous un visage riant.

 

Triboulet, qui rôdait dans tout le palais, l’oreille et l’œil aux aguets, avait appris par Bassignac que Sa Majesté daignerait se montrer.

 

Il revêtit son costume de bouffon, aux couleurs du roi de France. À sa ceinture, il attacha la vessie.

 

Sur sa tête, il posa le bonnet pointu à longues oreilles et crête de drap rouge, insigne de maître ès folie. Enfin, il saisit sa marotte. Tout résonnant de grelots, fardé, la bosse renforcée d’étoffe, l’arc de ses jambes exagéré, il se dirigea vers le royal appartement. Une sombre expression d’audace donnait à son visage un éclat particulier.

 

Triboulet avait résolu de savoir ce que le roi avait fait de Gillette ; car, dans son esprit, c’était François Ier qui avait fait enlever la jeune fille. Ou le roi parlerait, ou lui, Triboulet, le tuerait ! Le bouffon avait fait le sacrifice de sa vie. Son cœur ne battait pas plus vite que jadis, lorsqu’il entrait dans la chambre royale où, par privilège attaché à son état, il pouvait pénétrer sans y être mandé, de même qu’il pouvait parler en présence du roi sans être interrogé. Une implacable résolution lui tenait lieu de tout autre sentiment.

 

Le long des couloirs, il rencontra force gentilshommes qui lui prodiguèrent des félicitations sur sa rentrée en grâce. Car le bouffon était redouté.

 

Triboulet ne répondait que par monosyllabes.

 

Quelques instants plus tard, il entrait dans la salle où le roi tenait sa cour, ce soir-là.

 

La rumeur s’en répandit aussitôt :

 

– Triboulet ! Triboulet qui revient !

 

– Triboulet, ta marotte s’ennuyait donc ? demandait d’Essé.

 

– Oui ! de ne plus vous voir !…

 

– Triboulet, as-tu bien gonflé ta vessie ? plaisanta le vieux marquis d’Annezay.

 

– Oui !… gonflée de vide… comme votre tête ! répondit Triboulet.

 

Et il caressa sa vessie attachée à sa ceinture… mais ce que sa main toucha sous l’étoffe du vêtement, ce fut le manche d’un court poignard.

 

Sautillant, rampant, secouant sa marotte, bousculant les uns, bousculé par les autres, Triboulet se glissait de groupe en groupe, et passa en ricanant devant François Ier. Le roi souriait en causant à voix basse avec la duchesse d’Étampes.

 

– De quoi parlent-ils ? songea le bouffon. D’elle, peut-être !… Comme il a l’air heureux !…

 

La figure de Triboulet se convulsa.

 

Le roi l’aperçut à ce moment. Ses yeux lancèrent un éclair. Mais il entrait dans sa volonté de paraître paisible et joyeux. La présence du bouffon ne pourrait que confirmer la cour dans cette croyance que le roi déjà ne songeait plus à la duchesse de Fontainebleau.

 

En réalité, François Ier roulait des pensées de vengeance. Selon lui, c’était Triboulet qui avait fait sortir Gillette du Louvre. Et si le bouffon n’était pas arrêté encore, s’il n’était pas jeté en quelque oubliette pour y mourir de faim et de soif, c’est que le roi voulait d’abord lui arracher son secret.

 

Il prit donc son air le plus souriant et s’écria :

 

– Te voilà donc, maître fou !… Que ta folie soit la bienvenue…, car, par Notre-Dame ! la cour de France devient trop morose depuis quelques jours !…

 

– Sire, ce n’est pas de ma faute si on ne rit pas davantage au Louvre ! Et d’ailleurs, les sujets de rire abondent… Riez, messieurs, mais riez donc ! Le roi veut qu’on rie, et moi je ris tout le premier, par obéissance.

 

Triboulet éclata de rire en effet. Heureusement pour lui, dans le bruit des bravos, ce rire se perdit.

 

Car il eût glacé de terreur tous les assistants, ce rire funèbre qui ressemblait à quelque effroyable menace.

 

La duchesse d’Étampes fut la seule à avoir entrevu la vérité. Pendant que les courtisans se disséminaient, elle se pencha vers le roi, et, dans une de ces lueurs d’audace folle dont elle avait donné plusieurs exemples, demanda assez haut pour être entendue du bouffon :

 

– Sire, avons-nous enfin des nouvelles de cette pauvre petite duchesse ?

 

Triboulet eut un rugissement intérieur et ses yeux se fixèrent ardemment sur le roi.

 

Or, ce qu’il vit le bouleversa d’étonnement.

 

À la question de la duchesse d’Étampes, le roi n’avait pas souri avec cet air conquérant que Triboulet lui connaissait bien. Le roi avait pâli !… Une expression de douleur s’était étendue sur son visage !

 

La foudre tombée aux pieds de Triboulet ne lui eût pas causé une commotion plus violente… Et que fut-ce lorsque le roi répondit d’une voix sombre et haletante :

 

– Demandez à mon bouffon, madame ! Il en sait plus long que le roi sur ce sujet !

 

Triboulet connaissait admirablement bien François Ier. Il le savait comédien dans ses intrigues de cour autant qu’il était violent dans ses intrigues d’amour. Il était habitué à lire sur le front du roi ses pensées les plus secrètes.

 

Et cette fois, de toute évidence, le roi était sincère !…

 

Il s’approcha, se pencha comme il lui arrivait souvent lorsqu’il voulait dire au roi quelque plaisanterie un peu forte.

 

– Sire, murmura-t-il, tandis qu’il souriait par un héroïque effort, sire, arrachez-moi le cœur pour y lire la vérité… Je vous jure sur ma vie, sur la vie de ma fille, que j’ignore où elle est !…

 

Le roi sourit, pour la cour, comme s’il eût entendu quelque chose de très amusant. Et sur le même ton, il répondit :

 

– Et moi, je te donne ma parole de roi que je ne sais ce qu’elle est devenue !

 

En d’autres temps, Triboulet, bouffon, se fût éperdument enorgueilli de ce qui lui arrivait. Le roi lui parlait comme à un égal ! Le roi souffrait à cœur ouvert devant lui !… Le roi descendait de son trône, ou plutôt il y haussait son bouffon ! Que s’était-il donc passé ?

 

Tout simplement ceci que l’amour affecte les mêmes formes de joie et de douleur dans le cœur de tous les hommes.

 

François Ier donnant sa parole royale au bouffon n’était plus le roi ; c’était l’amant qui, sincèrement, souffrait et éprouvait une joie amère à dire sa souffrance au seul être qui pût être sincère à ce moment-là…

 

Tout de suite, François Ier se reprit… D’ailleurs, Triboulet, déjà, s’était élancé à travers les groupes de courtisans que sa faveur évidente faisait respectueux…

 

– Monsieur Triboulet, lui dit Montgomery qui s’arrêta au passage, souvenez-vous que j’ai tardé à vous conduire à la Bastille, assez pour donner au roi le temps de la réflexion.

 

– Monsieur de Montgomery, vous m’avez rendu un service tel que je ne l’oublierai de ma vie… Trouvez-vous tout à l’heure au corps de garde, et nous causerons de ce que je pourrais dire au roi qui vous soit agréable.

 

Il tourna le dos, et Montgomery, radieux, se mit à réfléchir à ce qu’il pourrait bien demander.

 

Cependant Triboulet parcourait activement les groupes de courtisans disséminés dans la salle. Il cherchait quelqu’un. Comme il passait près de Diane de Poitiers, celle-ci dit aux gentilshommes qui l’entouraient :

 

– Voici mon Triboulet qui court après la petite duchesse surnommée Mlle la Vertu…

 

– Je risque fort de ne pas la trouver, dit Triboulet en riant d’un rire amer.

 

– Pourquoi, bouffon ?

 

– Parce que vous êtes là, madame, et qu’il est impossible de trouver là où vous êtes celle que vous venez de désigner… Mlle Vertu !…

 

– Plus insolent que jamais ! gronda un gentilhomme.

 

– Laissez donc ! fit dédaigneusement Diane de Poitiers, qui cacha sous un sourire la rage que la réponse ambiguë de Triboulet lui avait mise au cœur.

 

Le bouffon s’était déjà éloigné, écoutant ce qui se disait, se figurant que tout le monde devait nécessairement parler de Gillette, s’approchant des groupes, en recevant parfois des rebuffades auxquelles il répondait par quelque riposte acérée. Tout à coup, dans une encoignure, seul, les bras croisés, la figure livide, il aperçut Monclar.

 

– Celui-là sait la vérité ! pensa-t-il avec angoisse.

 

Il s’approcha, salua :

 

– Votre très humble serviteur, monsieur le grand prévôt !

 

Monclar laissa tomber sur lui un regard morne et reprit sa rêverie sans daigner répondre.

 

Triboulet se plaça près de lui, croisa les bras, comme lui, et prit une attitude mélancolique, si bien que plusieurs seigneurs, voyant ce spectacle, éclatèrent de rire.

 

– Là ! fit Triboulet, j’en étais sûr !… Avez-vous remarqué, monsieur le grand prévôt, qu’une douleur humaine excite toujours de la gaîté parmi les hommes ?

 

– Pour un fou, ce n’est pas mal, daigna enfin déclarer le grand prévôt.

 

– Ma folie, dit Triboulet, fait assez bien auprès de votre sagesse. Nous tenons, monsieur de Monclar, les deux bouts de la chaîne que traîne cette cour ; le premier maillon touche à Triboulet, c’est-à-dire à la marotte et au rire qui résonne, sinistre, parce qu’il cache des larmes ; le dernier maillon touche à Monclar, c’est-à-dire au gibet, c’est-à-dire à la douleur qui laisse tomber son masque de rire.

 

Le grand prévôt jeta un regard étonné sur le bouffon.

 

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

 

– Pourquoi ne me tutoyez-vous pas, comme d’habitude ?… Vous n’osez répondre, monsieur… Eh bien ! je vais vous le dire, moi ! Vous savez que je souffre, vous à qui on ne cache rien ! Et ma douleur vous paraît respectable, parce que vous souffrez aussi !

 

– Qui vous a dit ?…

 

– Vous souffrez ! Et jamais je n’avais aussi bien compris votre douleur ! Ah ! sans doute, vos nuits sont hantées par le spectre de la femme jeune, adorable, éclatante de beauté, que tua le chagrin ! Et dans vos rêves aussi passe la tête blonde de l’enfant perdu, de l’enfant mort depuis des ans. Vous faites peur à tout le monde, monsieur le grand prévôt… et à moi, vous me faites pitié !

 

– Assez ! gronda Monclar. Que me voulez-vous ?…

 

– Vous dire que moi aussi j’ai un cœur ! que moi aussi j’ai eu une enfant ! à défaut de femme à chérir ; toute l’affection de mon âme, tout ce qu’il y avait d’amour dans mon être s’était concentré sur une tête !… Eh bien, monsieur le grand prévôt, n’aurez-vous pas pitié de ma douleur, à moi, comme j’ai pitié de la vôtre ?…

 

Ce bouffon parlait ainsi, librement, à cet homme sinistre et redoutable qu’était Monclar… Monclar ne fut pas humilié.

 

Il avait trop pleuré dans sa vie pour s’arrêter à si peu.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il avec une singulière douceur.

 

– Savoir si c’est le roi qui a fait enlever ma fille !

 

– Ce n’est pas le roi ! dit gravement Monclar.

 

Triboulet devint méditatif. Il redressa la tête.

 

– Je ne vous demande pas qui !… Dans la situation d’esprit où vous êtes, vous me l’auriez déjà dit.

 

– Oui ! dit Monclar.

 

– Adieu, monsieur de Monclar…

 

XXXVIII

MONTGOMERY

 

Triboulet fendit la foule des courtisans, sortit de la salle, gagna rapidement sa chambre et se défit de son costume de bouffon. Il ceignit autour de ses reins une ceinture qu’il prit toute préparée dans un coffre : elle contenait de l’or. Puis il jeta un manteau sur ses épaules, s’assura que son poignard jouait bien dans sa gaine et gagna le corps de garde. Là il trouva Montgomery.

 

– Sortons du Louvre, lui dit-il très naturellement, nous causerons avec plus de liberté.

 

Triboulet était prisonnier dans le Louvre.

 

Montgomery lui-même avait transmis à tous les postes les ordres sévères que le roi lui avait donnés à ce sujet.

 

Mais, de toute évidence, le bouffon était rentré en grâce. Le capitaine des gardes avait pu le constater de ses propres yeux. La proposition de Triboulet n’éveilla aucun soupçon dans son esprit. Il le prit familièrement par le bras, et tous deux franchirent la porte. La rue était sombre. Quelques pauvres diables attendaient, selon l’habitude, toutes les fois qu’il y avait fête au Louvre, la sortie des dames en falbalas et des seigneurs en habit de cour, dans l’espoir de gagner quelque menue monnaie en faisant avancer le carrosse de Mme la marquise ou de M. le maréchal… Montgomery, d’un geste menaçant, écarta ces manants qui encombraient la chaussée.

 

– Nous voici à l’aise pour causer, mon cher monsieur Fleurial, dit-il alors.

 

– Plus loin ! répondit Triboulet qui se mit à marcher à grands pas.

 

Et bientôt il ajouta :

 

– Commencez toujours à m’expliquer ce que vous voulez…

 

– Et vous me promettez d’en parler au roi ?

 

– Pas plus tard que demain matin.

 

– J’ai toujours dit que vous étiez un honnête homme, monsieur Fleurial…

 

– Appelez-moi donc Triboulet… J’aime ce nom. Il a quelque chose de tourmenté, d’âpre et de rude qui me convient…

 

– Mon cher monsieur Fleurial…

 

– Tandis que Fleurial sent les champs, la poésie et l’idylle. Or, ce ne sont pas des fleurs que je porte, mais bien des épines…

 

– Seriez-vous malheureux ! exclama le capitaine.

 

– Malheureux ? qui dit cela ?… Nul n’est plus heureux que moi, monsieur de Montgomery… Je viens de reconquérir la faveur royale, je veux m’en servir pour le bien de mes amis… dont vous êtes… Que pourrais-je souhaiter de plus ?…

 

– C’est vrai, monsieur Fleurial.

 

– Dites donc Triboulet, morbleu !

 

– Soit ! Eh bien, Triboulet, mon ami, voici ce que je voudrais obtenir de cette faveur royale que vous affirmez si justement avoir reconquise…

 

– Ne voyez-vous rien au détour de cette ruelle ?

 

– Rien… c’est un jeu d’ombres…

 

– Je vais y voir… On ne sait qui peut nous écouter…

 

Triboulet s’élança vivement vers le coin de ruelle qu’il venait de désigner.

 

Montgomery le suivit sans se hâter et en grommelant :

 

– Au diable soit le visionnaire !… Eh bien, Triboulet !

 

Le bouffon ne répondit pas.

 

– Triboulet ! appela avec inquiétude Montgomery.

 

Même silence.

 

– L’aurait-on tué ? songea le capitaine qui tira sa dague… Triboulet !… Où êtes-vous ?…

 

– Je suis là ! répondit de loin la voix de Triboulet.

 

– Je vous rejoins alors… Attendez-moi !…

 

– Inutile, cher capitaine. Ne vous donnez pas cette peine… Adieu ! Dites au roi demain matin que vous avez bien voulu m’escorter hors du Louvre jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenir tout ce que vous voudrez !

 

– Ah ! misérable ! s’écria Montgomery qui comprit alors…

 

Il s’élança dans la direction où il avait entendu la voix de Triboulet lui faire cet ironique adieu.

 

Mais là, cinq ou six ruelles étroites se croisaient, s’enchevêtraient… Montgomery chercha pendant une heure…

 

Puis, haletant, fou de rage et de fureur, il rentra au Louvre et pénétra dans la salle toute rayonnante de lumières, juste au moment où François Ier le faisait demander. Montgomery s’approcha du roi.

 

– Plus près, dit François Ier.

 

Montgomery fit deux pas et se pencha vers le roi assis dans son grand fauteuil.

 

– Monsieur, dit François Ier à voix basse, vous ne perdrez pas de vue mon bouffon Triboulet.

 

– Bien, sire…

 

– Vous attendrez qu’il se soit retiré en sa chambre…

 

– Oui, sire…

 

– Alors, tout doucement et sans bruit, vous le réveillerez s’il dort, vous le ferez monter en quelque solide carrosse et le conduirez à la Bastille Saint-Antoine…

 

François Ier, convaincu que le bouffon ignorait la retraite de Gillette, se vengeait et se débarrassait à la fois du bouffon en le faisant jeter en un cachot.

 

– Les ordres de Votre Majesté seront exécutés, dit Montgomery, qui, malgré toute son assurance, ne put s’empêcher de pâlir.

 

– J’y compte, dit le roi d’une voix sombre. Vous recommanderez à M. le gouverneur de la Bastille de mettre son nouvel hôte en une chambre assez éloignée de tout pour qu’on ne puisse entendre rire mon bouffon, s’il veut rire, ni parler s’il veut parler…

 

– Ni pleurer, sire ! J’ai compris…

 

– Enfin, si par hasard les geôliers oubliaient complètement le prisonnier…

 

– C’est-à-dire s’ils oubliaient de lui porter à boire et à manger, sire…

 

– Prenez-le comme vous voudrez… mais enfin, si Triboulet était oublié des hommes en son cachot, et qu’il n’eût plus de refuge qu’en la miséricorde divine, eh bien, il n’y aurait pas de mal à ce qu’on laissât le bouffon se débrouiller avec Dieu !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le lendemain matin, Montgomery se fit introduire par Bassignac dans la chambre de François Ier. Le roi était en conférence avec son grand prévôt. Montgomery trouva le roi fort sombre.

 

– Eh bien, monsieur ? demanda vivement le roi.

 

– Sire, tout s’est passé comme Votre Majesté l’avait ordonné, répondit Montgomery avec l’audace désespérée d’un homme qui joue sa fortune et sa vie sur une carte.

 

En effet, que le grand prévôt eût seulement la pensée d’aller faire un tour à la Bastille, et qu’il en vînt par hasard à causer de Triboulet, ou que même il crût devoir renforcer de son autorité les ordres laissés par le capitaine, et Montgomery payait de sa tête l’audacieux mensonge par quoi il essayait de se sauver[12] !

 

– Nous avons pris l’homme, continua Montgomery, en jetant un regard sournois sur Monclar, et à l’heure qu’il est, sire, s’il n’est pas tout à fait oublié de Dieu, il l’est certainement des hommes !

 

– Et qu’a-t-il dit ? demanda François Ier.

 

– Sire… je n’ose.

 

– Des injures, sans doute ?

 

– Non pas, sire.

 

– Eh bien ! parlez…

 

– Sire, puisque vous l’ordonnez… Il a dit textuellement : Dites au roi demain matin que vous m’avez escorté hors du Louvre, jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenir tout ce que vous voudrez.

 

Quelle que fût son effronterie, ce ne fut pas sans trembler que Montgomery attendit la réponse du roi.

 

– Il a dit cela ? fit François Ier rêveur. Eh bien, le drôle ne s’est pas trompé ; vous m’avez rendu un service que je n’oublierai pas… Allez, monsieur.

 

Montgomery s’inclina jusqu’à terre et sortit.

 

XXXIX

RECHERCHES

 

Triboulet s’était rapidement éloigné. Il connaissait admirablement son Paris, et, même en pleine nuit, à cette époque où il fallait se faire escorter de porteurs de torches ou de lanternes, il se dirigeait sans la moindre hésitation dans le dédale des ruelles qui enlaçaient le Louvre comme d’un inextricable réseau.

 

Il parvint ainsi à la rue des Francs-Archers qu’il arpenta jusqu’au bout. Là il voulut passer outre.

 

Mais deux ombres menaçantes se dressèrent devant lui.

 

Il se trouvait sur les confins de la Cour des Miracles.

 

L’instant d’après, les deux ombres furent sur lui ; il se sentit saisi par les deux bras.

 

Deux voix rauques, menaçantes, demandèrent ensemble :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Un ami ! répondit fermement Triboulet.

 

– Un ami ! s’écria l’un des truands ; vous n’êtes ni franc-bourgeois, ni courtaud, ni sabouleux, ni piètre[13].

 

– Ni capon, poursuivit l’autre ; ni orphelin, ni narquois, ni rifodé[14], ni polisson, ni calot, ni franc-mitou…

 

Triboulet attendait patiemment la fin de l’énumération à laquelle se livraient les deux truands.

 

– Tu l’entends, Fanfare ? reprit l’un des argotiers.

 

– Il me fait rire, Cocardère !

 

– Laissez donc mon pourpoint tranquille, dit Triboulet avec douceur ; je vous préviens que vous ne trouverez rien…

 

En effet, les doigts agiles des truands avaient déjà commencé leur besogne, et leur bavardage étourdissant n’avait d’autre but que de distraire celui qu’ils considéraient déjà comme une bonne aubaine.

 

– Que voulez-vous ? reprirent-ils en chœur.

 

– Parler à un de vos chefs.

 

– Bah ! Vous en connaissez donc un ?

 

– Peut-être !

 

– À qui voulez-vous parler ? demanda Cocardère avec moins de rudesse.

 

– À celui de vos chefs qui s’appelle Manfred…

 

– Manfred ! exclamèrent les deux truands avec un respect non dissimulé. Que lui voulez-vous ?

 

– Cela ne vous regarde pas… Dites-lui simplement que je suis quelqu’un qui vient du Louvre, cela suffira. Et il y aura pour chacun de vous un bel écu à la salamandre[15].

 

– Tiens ! Tiens ! Vous disiez que vous n’aviez point d’argent.

 

– J’ai dit que vous ne le trouveriez pas. Allez, si vous m’en croyez.

 

– Bon ! On y va. Reste ici, Fanfare. Cocardère s’élança et disparut dans la nuit.

 

Dix minutes plus tard, il était de retour. Quelqu’un l’accompagnait. Et ce quelqu’un, c’était Manfred.

 

D’une voix dont il essayait vainement de dissimuler l’émotion, le jeune homme demanda :

 

– Vous dites que vous venez du Louvre ?

 

– Oui ! dit Triboulet en essayant de distinguer dans les ténèbres celui qui lui parlait. Êtes-vous celui qu’on appelle Manfred ?

 

– C’est moi, fit Manfred avec agitation. Et vous, qui êtes-vous ?

 

– Vous le saurez tout à l’heure quand nous serons seuls…

 

Manfred hésita quelques secondes.

 

– Et, reprit-il, vous venez de la part de quelqu’un ?

 

– Non ! Mais je vous apporte des nouvelles qui vous intéresseront peut-être.

 

– Venez ! s’écria Manfred.

 

Triboulet tira deux écus de sa ceinture et en tendit un a chacun des deux truands qui se découvrirent, s’inclinèrent jusqu’à terre et répondirent :

 

– Merci, mon prince !

 

Manfred entraîna Triboulet et, cent pas plus loin, le fit entrer dans une maison dont il monta l’escalier éclairé par une lampe. Au haut de l’escalier, il le fit entrer dans une chambre spacieuse et meublée avec un confort qui pouvait passer pour un luxe exorbitant en un pareil quartier.

 

Dans cette chambre, un jeune homme se promenait avec une agitation fébrile, pâle, les poings serrés.

 

C’était Lanthenay.

 

Écroulée dans un fauteuil, une femme sanglotait doucement, tandis qu’une jeune fille, debout près d’elle, la tenait étroitement enlacée et mêlait ses larmes aux siennes. Ces deux femmes, c’étaient Mme Dolet et sa fille Avette.

 

Triboulet se découvrit, et d’une voix grave :

 

– La paix soit avec vous… Le roi François est donc passé par ici, puisque j’y vois de telles douleurs ?…

 

– Le roi n’est point passé par ici, répondit Lanthenay avec la même gravité ; mais c’est par lui qu’est arrivé le malheur qui nous frappe.

 

Triboulet fit un geste de commisération, puis suivit Manfred, qui l’entraînait dans une pièce voisine. Le jeune homme lui désigna un siège et demanda :

 

– Monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes ?

 

Ardemment, Triboulet étudiait la physionomie de Manfred. C’était donc là l’homme qu’aimait sa Gillette !

 

Il eût a ce moment donné dix ans de sa vie pour pouvoir lire dans son cœur, deviner sa pensée, connaître sa vie, son caractère…

 

Dans les yeux assurés, il lut la fermeté et la décision ; sur le front large, il lut l’intelligence ; sur l’arc du sourire, il lut la bonté, et la poitrine large, respirant avec puissance, lui dit que cet homme était brave…

 

Manfred était le type accompli de ce qu’on appelait un cavalier. C’est à peine si la vie qu’il avait menée jusque-là avait mis un peu de dureté dans son regard. Il avait cette mâle élégance et cette souplesse de l’homme rompu à tous les exercices violents ; mais en même temps l’intelligence qui rayonnait dans ses yeux mettait un monde entre lui et les reîtres de l’époque. Une noble simplicité dans le geste achevait d’en faire un de ces hommes pour qui, dès le premier abord, se manifestent les plus chaudes sympathies.

 

Sous le regard inquisiteur et ardent de Triboulet, Manfred attendait avec patience, mais non sans embarras.

 

– Monsieur, reprit-il enfin avec un commencement de colère, je n’ai guère l’habitude de me prêter à des examens aussi minutieux que celui auquel vous vous livrez en ce moment sur ma personne. Quels que soient les mobiles de votre curiosité, je vous préviens qu’elle commence à me lasser. Je vous ai prié de me dire qui vous êtes. Moi, je suis Manfred, et je regrette, ajouta-t-il non sans amertume, de n’avoir pas un nom plus complet à vous dire… Et vous, monsieur ?

 

Lentement, Triboulet répondit :

 

– Moi, monsieur, je m’appelle : le père de Gillette…

 

Manfred devint très pâle. Il étouffa un léger cri.

 

Ses bras se tendirent comme dans un geste instinctif.

 

Mais, au même instant, toute sa haine et toute sa douleur – c’est-à-dire tout son amour – se révoltèrent en lui. L’image du roi et de Gillette enlacés passa devant ses yeux. Et avec une froideur glaciale, il répondit :

 

– Ce m’est bien de l’honneur de connaître le père de la maîtresse du…

 

– Malheureux ! ne blasphémez pas ! tonna Triboulet. Il s’était redressé, tout palpitant.

 

– Puissiez-vous, ajouta-t-il, ne pas pleurer des larmes de sang l’abominable soupçon que vous faites peser sur la plus pure enfant… Adieu, monsieur… Je me suis trompé. Excusez-moi…

 

Il se dirigea vers la porte.

 

Mais, d’un bond, Manfred se plaça entre cette porte et Triboulet. Il le saisit par les deux poignets, et d’une voix basse, sifflante, brisée d’émotion :

 

– Que dites-vous ? que dites-vous ?

 

– Je dis que vous avez blasphémé l’innocence du lys…

 

– Vous dites que Gillette n’est point au roi ! Répétez ! oh ! par grâce… répétez ! affirmez-le moi !… jurez-le moi !

 

– Je dis que Gillette est la pureté immaculée…

 

Manfred, d’un grand cri, appela Lanthenay.

 

– Qu’y a-t-il ? interrogea celui-ci en accourant.

 

Et il jeta un regard de menace sur Triboulet.

 

Manfred se jeta dans ses bras.

 

– Ce qu’il y a, frère ! Ce qu’il y a ! Il y a que je l’ai injustement soupçonnée, que je suis un grand misérable, et que jamais je n’ai été aussi heureux qu’en ce moment.

 

– Frère, dit Lanthenay gravement, je suis aussi heureux que toi…

 

Et c’était sublime, ce qu’il disait là. Car, à deux pas de lui, celle qu’il adorait sanglotait sans qu’il y eût de consolation possible à son désespoir… Manfred revint à Triboulet et lui prit les mains :

 

– Elle est au Louvre ?

 

– Elle n’y est plus ! On l’a enlevée…

 

– Enlevée ! dit Manfred en frémissant. Qui cela ? Quand ?

 

– Quand ? Il y a trois jours… Qui ? Je l’ignore. J’ai d’abord soupçonné le roi… mais j’ai acquis la conviction que de ce crime-là, du moins, il est innocent…

 

– Enlevée ! enlevée ! murmurait Manfred en se promenant avec agitation. Oh ! je la retrouverai, moi ! Et je l’ai soupçonnée ! Misérable que je suis ! Oui, oui, je la retrouverai… dussé-je mettre Paris à feu et à sang…

 

Puis, revenant tout à coup à Triboulet :

 

– Mais pourquoi êtes-vous venu me dire cela… à moi ?

 

– Parce qu’elle m’a parlé de vous…

 

– Elle vous a parlé de moi ! balbutia Manfred.

 

– Oui… en pleurant…

 

– Achevez ! oh ! achevez !

 

– Elle pleurait parce que vous la méprisiez… parce que vous ne l’aimiez pas !

 

– Puissance d’enfer ! Je ne l’aimais pas ! Et vous dites qu’elle a pleuré ? Mais alors… Oh ! alors…

 

– Eh bien, oui, dit doucement Triboulet.

 

L’instant d’après, Manfred était dans les bras de Triboulet, balbutiant des mots sans suite, l’appelant son père, se livrant à toutes ces charmantes extravagances qu’on ne commet qu’une fois dans sa vie… à cette heure unique où, du désespoir furieux de n’être pas aimé, on passe tout à coup à la merveilleuse certitude de l’être !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Lorsque ces effusions se furent calmées, l’entretien prit une tournure