Michel Zévaco

 

 

 

LA FIN DE PARDAILLAN

Les Pardaillan – Livre IX

 

 

 

1926 – Tallandier, Le Livre national n°551

Grand roman de drame et de l’amour

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  RUE SAINT-HONORÉ.. 5

II  AUTOUR DU PILORI SAINT-HONORÉ.. 13

III  LA DAME AUX YEUX NOIRS SE FAIT CONNAÎTRE.. 26

IV  LA MARCHE À LA POTENCE.. 34

V  COMMENT FINIT L’ALGARADE.. 44

VI  LE ROI. 63

VII  D’ANCIENNES CONNAISSANCES. 79

VIII  PREMIER CONTACT.. 88

IX  OÙ L’ON VOIT ENCORE INTERVENIR LA DUCHESSE DE SORRIENTÈS. 106

X  LANDRY COQUENARD.. 115

XI  CONFIDENCES. 133

XII  LA FORTUNE SE PRÉSENTE.. 146

XIII  LES PETITS SECRETS DE LANDRY COQUENARD.. 159

XIV  VALVERT SE MONTRE HÉSITANT.. 171

XV  REVIREMENT.. 188

XVI  LA DÉCLARATION.. 202

XVII  OÙ ALLAIT LA PETITE BOUQUETIÈRE.. 213

XVIII  MAMAN MUGUETTE.. 219

XIX  L’ABANDONNÉE.. 235

XX  LES AUDIENCES PARTICULIÈRES DE LA DUCHESSE DE SORRIENTÈS. 252

XXI  PARDAILLAN REPARAÎT.. 261

XXII  FAUSTA ET CONCINI. 270

XXIII  PARDAILLAN SUIT ENCORE FAUSTA.. 291

XXIV  LE DUC D’ANGOULÊME ET FAUSTA.. 298

XXV  LE DUC D’ANGOULÊME ET FAUSTA (suite). 318

XXVI  UN INCIDENT.. 326

XXVII  PARDAILLAN ET FAUSTA.. 336

XXVIII  LÉONORA GALIGAÏ. 361

XXIX  CONCINI. 375

XXX  ODET DE VALVERT.. 401

XXXI  ODET DE VALVERT (suite). 412

XXXII  LE CONDUIT SOUTERRAIN.. 430

XXXIII  LE PÈRE ET LA FILLE.. 454

XXXIV  LA PETITE MAISON DE CONCINI. 466

XXXV  LA PETITE MAISON DE CONCINI (suite). 483

XXXVI  LA PETITE MAISON DE CONCINI (fin). 494

XXXVII  AUTOUR DE LA MAISON.. 520

XXXVIII  LA SORTIE.. 529

XXXIX  UN INCIDENT IMPRÉVU.. 545

XL  DE CONCINI À FAUSTA.. 565

XLI  L’ALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE.. 591

À propos de cette édition électronique. 603

 

I

RUE SAINT-HONORÉ

 

Une matinée de printemps claire, caressée de brises folles parfumées par les arbres en fleur des jardins du Louvre proches…

 

C’était l’heure où les ménagères vont aux provisions. Dans la rue Saint-Honoré grouillait une foule bariolée et affairée. Les marchands ambulants, portant leur marchandise sur des éventaires, les moines quêteurs et les aveugles des Quinze-Vingts, la besace sur l’épaule, allaient et venaient, assourdissant les passants de leurs « cris » lancés d’une voix glapissante, agitant leurs sonnettes ou leurs crécelles.

 

À l’entrée de la rue de Grenelle (rue J. -J. Rousseau) moins animée, stationnait une litière très simple, sans armoiries, dont les mantelets de cuir étaient hermétiquement fermés. Derrière la litière, à quelques pas, une escorte d’une dizaine de gaillards armés jusqu’aux dents : figures effrayantes de coupe-jarrets d’aspect formidable, malgré la richesse des costumes de teinte sombre. Tous montés sur de vigoureux rouans[1], tous silencieux, raides sur les selles luxueusement caparaçonnées, pareils à des statues équestres, les yeux fixés sur un cavalier – autre statue équestre formidable – lequel se tenait à droite de la litière, contre le mantelet. Celui-là était un colosse énorme, un géant comme on en voit fort peu, avec de larges épaules capables de supporter sans faiblir des charges effroyables, et qui devait être doué d’une force extraordinaire. Celui-là, assurément, était un gentilhomme, car il avait grand air, sous le costume de velours violet, d’une opulente simplicité, qu’il portait avec une élégance imposante. De même que les dix formidables coupe-jarrets – dont il était sans nul doute le chef redouté – tenaient les yeux fixés sur lui, prêts à obéir au moindre geste ; lui, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, tenait son regard constamment rivé sur le mantelet près duquel il se tenait. Lui aussi, de toute évidence, se tenait prêt à obéir à un ordre qui, à tout instant, pouvait être lancé de l’intérieur, de cette litière si mystérieusement calfeutrée.

 

Enfin, à gauche de la litière, à pied, se tenait une femme : costume pauvre d’une femme du peuple, d’une irréprochable propreté, teint blafard, sourire visqueux, âge imprécis : peut-être quarante ans, peut-être soixante. Celle-là ne s’occupait pas de la litière contre laquelle elle se tenait collée. Son œil à demi fermé, singulièrement papillotant, louchait constamment du côté de la rue Saint-Honoré, surveillait attentivement le va-et-vient incessant de la cohue.

 

Tout à coup elle plaqua ses lèvres contre le mantelet et, à voix basse elle lança cet avertissement :

 

– La voici, madame, c’est Muguette, ou Brin de Muguet, comme on l’appelle.

 

Un coin du lourd mantelet se souleva imperceptiblement. Deux yeux larges et profonds, d’une angoissante douceur, parurent entre les plis et regardèrent avec une ardente attention celle que la vieille venait de désigner sous ce nom poétique de Brin de Muguet.

 

C’était une jeune fille de dix-sept ans à peine, une adorable apparition de jeunesse radieuse, de charme et de beauté. Fine, souple, elle était gentille à ravir dans sa coquette et presque luxueuse robe de nuance éclatante, laissant à découvert des chevilles d’une finesse aristocratique, un mignon petit pied élégamment chaussé. Sous la collerette, rabattue, garnie de dentelle, d’où émergeait un cou d’une admirable pureté de ligne, un large ruban de soie maintenait devant elle un petit éventaire d’osier sur lequel des bottes de fleurs étaient étalées en un désordre qui attestait un goût très sûr. L’œil espiègle, le sourire relevé d’une pointe de malice, le teint d’une blancheur éblouissante, capable de faire pâlir les beaux lis qu’elle portait devant elle, la démarche assurée, vive, légère, infiniment gracieuse, elle évoluait parmi la cohue avec une aisance remarquable. Et d’une voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle lançait son « cri » :

 

– Fleurissez-vous !… Voici Brin de Muguet avec des lis et des roses !… Fleurissez-vous, gentilles dames et gentils seigneurs !

 

Et la foule accueillait celle qui se donnait à elle-même ce nom de fleur, frais et pimpant : Brin de Muguet, avec des sourires attendris, une sympathie manifeste. Et à voir l’empressement avec lequel les « gentilles dames et les gentils seigneurs » – qui n’étaient souvent que de braves bourgeois ou de simples gens du peuple – achetaient ses fleurs sans marchander, il était non moins manifeste que cette petite bouquetière des rues était comme l’enfant gâtée de la foule, une manière de petit personnage jouissant au plus haut point de cette chose inconstante et fragile qu’on appelle la popularité. Il est certain que ce joli nom : Brin de Muguet – qui semblait être fait exprès pour elle tant il lui allait à ravir – ce nom que d’aucuns abrégeaient en disant simplement Muguette, voltigeait sur toutes les lèvres avec une sorte d’affection émue. Il est certain aussi qu’elle devait faire d’excellentes affaires, car son éventaire se vidait avec rapidité, cependant que s’enflait le petit sac de cuir pendu à sa ceinture, dans lequel elle enfermait sa recette à mesure.

 

Derrière Brin de Muguet, à distance respectueuse, sans qu’elle parût le remarquer, un jeune homme suivait toutes ses évolutions avec une patience de chasseur à l’affût, ou d’amoureux. C’était un tout jeune homme – vingt ans à peine – mince, souple comme une lame d’acier vivante, fier, très élégant dans son costume de velours gris un peu fatigué et faisant sonner haut les énormes éperons de ses longues bottes de daim souple, moulant une jambe fine et nerveuse jusqu’à mi-cuisse. Une de ces étincelantes physionomies où se voyait un mélange piquant de mâle hardiesse et de puérile timidité. Il tenait à la main un beau lis éclatant et, de temps en temps, il le portait à ses lèvres avec une sorte de ferveur religieuse, sous prétexte d’en respirer l’odeur. Il est certain qu’il avait acheté cette fleur à la petite bouquetière des rues. À voir les regards chargés de passion qu’il fixait sur elle, de loin, on ne pouvait se tromper : c’était un amoureux. Un amoureux timide qui, en toute certitude, n’avait pas encore osé se déclarer.

 

La mystérieuse dame invisible, qui se tenait attentive derrière les mantelets légèrement soulevés de sa litière, ne remarqua pas ce jeune homme. Ses grands yeux noirs d’une angoissante douceur – tout ce que nous voyons d’elle pour l’instant – se tenaient obstinément fixés sur la gracieuse jeune fille et l’étudiaient avec une sûreté qui, avec des yeux comme ceux-là, devait être remarquable. Après un assez long examen, elle laissa tomber à travers le mantelet, d’une voix de douceur étrangement pénétrante :

 

– Cette jeune fille a l’air d’être très connue et très aimée du populaire.

 

– Si elle est connue ! s’exclama la vieille, je crois bien, seigneur ! Quand je suis revenue à Paris, il y a une quinzaine, je n’entendais parler partout que de Muguette ou de Brin de Muguet. J’étais loin de me douter que c’était elle. Quand je l’ai rencontrée par hasard, quelques jours plus tard, j’ai été tellement saisie que je n’ai pas su l’aborder. Et, quand j’ai voulu le faire, elle avait disparu.

 

– Et tu es sûre que c’est bien la même qui te fut remise, enfant nouveau-né, par Landry Coquenard ?

 

– Lequel Landry Coquenard était alors l’homme de confiance, l’âme damnée de signor Concino Concini, lequel n’était pas alors… suffit… Oui, madame, c’est bien elle !… c’est la fille de Concini !…

 

Ceci était prononcé avec la force d’une conviction que rien ne pouvait ébranler. Il y eut un silence bref, au bout duquel la dame invisible posa cette autre question :

 

– La fille de Concini et de qui ?… Le sais-tu ?

 

Cette question était posée avec une indifférence apparente. Mais l’insistance avec laquelle les yeux noirs fouillaient les yeux papillotants de la vieille penchée sur le mantelet indiquait que cette indifférence était affectée.

 

– De qui, répondit la vieille en hochant la tête d’un air dépité, voilà la grande question !… Vous pensez bien, madame, que j’ai cherché à découvrir le nom de la mère. Le diable t’embrouille ! C’est qu’il en avait des maîtresses, dans ce temps-là, le seigneur Concini !… Tout de même j’aurais peut-être fini par trouver. Mais je ne suis pas italienne, moi.

 

« Pour une misère, une niaiserie, je venais de perdre la place que j’occupais dans une noble famille de Florence.

 

– Tu avais volé ta maîtresse, interrompit la dame invisible, sans d’ailleurs marquer la moindre réprobation.

 

– Volé ! s’indigna la vieille, si on peut dire !… Voilà un bien gros mot pour un malheureux bijou qui ne valait pas cent ducats !… Quoi qu’il en soit, madame, non seulement j’étais chassée, mais encore il me fallait quitter la Toscane si je ne voulais tâter des geôles italiennes. C’est à ce moment que Landry Coquenard, avec lequel j’étais liée, vu que nous étions français tous les deux, me remit la petite que j’emportai avec moi. Allez donc faire des recherches dans ces conditions… surtout quand on n’est pas riche.

 

Et avec un soupir de regret intraduisible, elle ajouta :

 

– Non, madame, je ne sais malheureusement pas le nom de la mère !… Et c’est bien dommage… car il y avait peut-être une fortune à gagner avec ce secret-là !…

 

Elle était sincère, c’était évident. C’est ce que dut se dire la dame invisible, car aussitôt ses yeux cessèrent de la fouiller pour se reporter sur Brin de Muguet qui continuait son gracieux manège, sans se douter qu’on s’occupait ainsi d’elle. Et revenant à la vieille, attentive, elle insista :

 

– Tu es bien sûre que c’est elle ?… Tu es bien sûre de ne pas te tromper ?

 

– Voyons, madame, je l’ai élevée jusqu’à quatorze ans, moi, cette petite. Il n’y a guère plus de trois ans qu’elle m’a plantée là en me jouant un tour abominable qui… Mais suffit, ceci, ce sont mes petites affaires… Elle n’est pas changée, allez. Elle a un peu grandi, un peu renforci, mais c’est toujours elle, et je l’ai reconnue du premier coup d’œil.

 

Et se tournant vers la jeune fille, une lueur mauvaise dans les yeux, les lèvres pincées, la voix sèche, menaçante :

 

– Tenez, regardez-la faire… C’est pourtant moi qui lui ai appris son métier, moi qui me suis sacrifiée pour elle… En ramasse-t-elle, de l’argent, en ramasse-t-elle !… En bonne justice, c’est à moi qu’il devrait revenir tout cet argent… et il y en a !… La gueuse ! elle me pille, elle me vole, elle m’assassine ! Je ne sais ce qui me retient d’aller lui mettre la main au collet et de la ramener au logis à grand renfort de bourrades… après lui avoir subtilisé tout cet argent qu’elle entasse dans son sac de crainte d’accident.

 

– Eh bien, fit la dame invisible, va. C’est en effet le meilleur moyen de m’assurer qu’il n’y a pas de confusion possible.

 

La vieille, avec une grimace de satisfaction hideuse, allait s’élancer.

 

– Un instant, commanda la dame, il ne s’agit pas d’aller injurier, maltraiter et dépouiller cette enfant. Sur ta vie, je te défends de t’occuper d’elle qui m’appartient désormais.

 

Ceci avait été prononcé sans élever la voix qui avait conservé son inaltérable douceur pénétrante. Mais il y avait un tel accent d’indicible autorité dans cette voix, ces beaux yeux sombres, d’une si angoissante douceur, eurent soudain une telle fulguration, que la vieille sentit le frisson de la petite mort lui secouer l’échine. Et se courbant presque jusqu’à l’agenouillement, elle grelotta :

 

– J’obéirai, madame, j’obéirai.

 

– Au reste, reprit la dame, tu ne perdras rien. Je t’achète les prétendus droits sur cette enfant. Et je te payerai au centuple ce qu’elle aurait jamais pu te rapporter. Va, maintenant, va, et sois douce… si tu peux.

 

La vieille se courba de nouveau, avec, cette fois, une grimace de jubilation intense au lieu de sa précédente grimace de terreur. Et tandis qu’elle se coulait vers la rue Saint-Honoré, rasant les maisons en une démarche oblique qui la faisait ressembler à quelque larve monstrueuse, une flamme de cupidité dans ses yeux fuyants, elle songeait à part elle :

 

« Ma fortune est faite !… C’est une vraie bénédiction pour moi d’avoir rencontré cette illustre dame si riche et si généreuse !… »

 

Cependant, il faut croire que la cupidité était insatiable chez elle ; car, aussitôt après s’être réjouie ; elle se lamentait avec un regret amer :

 

« Si seulement je pouvais faire dire à cette petite peste de Muguette – puisque c’est ainsi qu’on l’appelle maintenant – si je pouvais lui faire dire ce qu’elle a fait de la petite Loïse qu’elle m’a volée quand elle s’est sauvée de chez moi, c’est cela qui ferait tomber dans ma bourse une appréciable quantité d’écus de plus. Et ce n’est pas à dédaigner. Elle ne sait pas, elle, mais je sais, moi, que cette petite Loïse est l’unique enfant du sire de Pardaillan qu’on dit très riche dans son pays de Saugis, et qui, j’en suis sûre, n’hésiterait pas à sacrifier toute sa fortune pour retrouver son enfant bien-aimée. C’est à voir, cela, c’est à voir !… »

 

II

AUTOUR DU PILORI SAINT-HONORÉ

 

Cependant Brin de Muguet continuait son frais et délicat métier. Son éventaire était à peu près vide, il ne lui restait plus que quelques bottes de fleurs. Par contre, son petit sac de cuir s’enflait d’une manière imposante. Elle s’activait de son mieux afin de placer ses dernières fleurs après quoi sa journée serait achevée. Tout au moins en ce qui concernait la vente.

 

Ce fut à ce moment que, soudain, la vieille se dressa devant elle, les deux poings sur les hanches. Brin de Muguet pâlit affreusement. Elle recula précipitamment, comme si elle avait mis tout à coup le pied sur quelque bête venimeuse. Et elle cria :

 

– La Gorelle !…

 

Et il y avait un tel accent de frayeur dans sa voix étranglée, que l’amoureux, qui la suivait toujours, s’approcha vivement, fixant sur la vieille femme un regard menaçant qui lui eût donné fort à réfléchir si elle y avait pris garde. Mais elle ne fit pas attention à ce jeune homme. Elle ricana :

 

– Mais oui, ma petite, c’est moi, Thomasse La Gorelle. Tu ne t’attendais pas à me rencontrer, hein ?

 

– La Gorelle ! répéta Brin de Muguet, comme si elle ne pouvait en croire ses yeux.

 

La pauvre petite se tenait devant Thomasse La Gorelle – puisqu’il paraît que c’était son nom – tremblante et apeurée comme le frêle oiselet qui voit fondre sur lui l’oiseau de proie prêt à le déchirer des serres et du bec.

 

– C’est bien moi, répéta la mégère avec son sourire visqueux. Moi qui t’ai élevée, nourrie, soignée quand tu étais malade, et que tu as carrément plantée là quand tu t’es sentie à même de gagner ta pâtée. Ah ! on ne peut pas dire que la reconnaissance t’étouffe, toi ! Moi qui, durant près de quatorze ans, me suis dévouée et sacrifiée pour toi, comme eût pu le faire une vraie mère !…

 

Il est probable qu’elle eût continué longtemps sur ce ton doucereux d’hypocrites doléances. Mais déjà la jeune fille s’était ressaisie. Dans la rue, elle était chez elle. C’était son domaine, à elle, la rue. Elle savait bien qu’elle y trouverait toujours des défenseurs, hommes ou femmes. Pourquoi trembler alors ? N’avait-elle pas le bon droit pour elle ? Et elle se redressait, et d’une voix ferme elle interrompait :

 

– Que me voulez-vous ?… Prétendez-vous m’obliger à vous suivre dans votre taudis pour m’y astreindre à un labeur au-dessus de mes forces, m’y rouer de coups, m’y faire mourir lentement de misère et de mauvais traitements, comme vous l’avez fait autrefois ?… Dieu merci, je me suis tirée de vos griffes, où je serais morte depuis longtemps s’il n’avait tenu qu’à vous. Vous ne m’êtes rien, je ne vous dois rien, vous n’avez aucun droit sur moi ; passez votre chemin et laissez-moi tranquille.

 

Elle ne tremblait plus. Elle paraissait décidée à se défendre avec toute la vigueur dont elle était capable. Une lueur funeste s’alluma dans les yeux torves de La Gorelle qui oublia les recommandations impérieuses de la dame inconnue. Par bonheur, la jeune fille, sans y songer, avait élevé la voix. Ses paroles avaient été entendues. Des curieux s’étaient arrêtés, tendaient l’oreille, considéraient la mégère avec des mines renfrognées qui n’annonçaient pas précisément la sympathie. L’amoureux, au premier rang, avait passé son lis dans son pourpoint, dardait sur la vieille deux yeux étincelants, tortillait sa fine moustache naissante de l’air nerveux d’un homme à qui la main démange furieusement. Nul doute qu’il ne fût déjà intervenu si, au lieu d’une femme, il avait eu un homme devant lui.

 

La Gorelle coula un regard inquisiteur sur les curieux. Elle était intelligente, la vieille sorcière ; elle se rendit fort bien compte des dispositions peu bienveillantes de ceux qui l’entouraient. Elle comprit qu’elle allait se faire huer, écharper peut-être, si elle se livrait à quelque violence intempestive. Elle frémit de crainte pour sa précieuse carcasse. Les recommandations de la dame invisible lui revinrent alors à la mémoire. Instantanément, son attitude se modifia. Elle devint tout miel. Et de son air doucereux, avec un sourire qu’elle s’efforçait de rendre engageant et affectueux, et qui ne réussissait qu’à la rendre plus hideuse encore, elle protesta :

 

– Là ! là ! tu es bien toujours la même : vive et emportée comme une soupe au lait ! Rassure-toi, je ne veux pas t’emmener. Je sais bien que je ne suis pas ta mère et que je n’ai aucun droit sur toi. Tu n’as donc rien à craindre de moi.

 

– Alors, laissez-moi passer. Je suis pressée de finir mon travail, répliqua Brin de Muguet qui se tenait sur ses gardes.

 

– Toujours vive, donc ! plaisanta La Gorelle. Tu as bien une minute, une toute petite minute à m’accorder.

 

Et larmoyant :

 

– Sainte Thomasse me soit en aide, je ne suis pas ta mère, c’est vrai… Tout de même, je t’ai élevée… si tu l’oublies, toi, je ne l’oublie pas, moi, et je t’aime, vois-tu, comme si tu étais ma propre fille.

 

– Enfin, que voulez-vous ?

 

– Mais rien… Rien de rien, douce vierge !… Je veux seulement te dire que je suis heureuse de te voir si florissante, si richement nippée, en passe de faire fortune… Car tu fais des affaires d’or, ma fille… En vends-tu des fleurs, en vends-tu !… C’est justice d’ailleurs, car tu es bien la plus adroite, la plus habile bouquetière qu’on ait jamais vue !… Et puis, je voudrais te demander une chose… une toute petite chose, sans conséquence pour toi…

 

Brin de Muguet, qui se tenait plus que jamais sur la défensive, en entendant ces derniers mots, porta d’instinct la main à son petit sac de cuir pour y puiser quelque menue monnaie trop heureuse de se débarrasser de la mégère à si bon compte. Ce geste alluma une flamme dans l’œil de La Gorelle qui, machinalement, tendit la griffe. Elle se souvint à temps de ce que lui avait dit la dame inconnue. Elle n’acheva pas le geste et refusa :

 

– Mais non, mais non, ma petite, garde ton argent…, tu as assez de mal à le gagner… Dieu merci, j’ai hérité de quelque petit bien, et… sans être à mon aise… je n’ai besoin de rien.

 

Il semblait que les mots lui écorchaient les lèvres en passant. Son regret était déchirant. Et de l’effort qu’elle faisait pour refuser cette pauvre petite somme d’argent qui la tentait, des gouttes de sueur perlaient à son front. Ce refus qui la désespérait était si extraordinaire, si imprévu de sa part, que la jeune fille en fut toute saisie et bégaya :

 

– Que voulez-vous donc ?

 

– Te demander un petit renseignement, pas plus, fit La Gorelle avec vivacité et en accentuant encore son air doucereux.

 

Les curieux, qui s’étaient arrêtés, s’éloignèrent les uns après les autres en voyant que la vieille ne paraissait pas animée de mauvaises intentions. L’amoureux, lui-même, rassuré sur les suites de cette entrevue qui avait débuté d’une manière inquiétante, s’éloigna à son tour. Il n’alla pas loin pourtant, il s’arrêta quelques pas plus loin et reprit sa discrète surveillance.

 

Les deux femmes se trouvèrent seules, face à face. Elles étaient au milieu de la rue, entre la rue de Grenelle et la rue du Coq. De l’entrée de ces deux dernières rues on pouvait, sinon les entendre, du moins les voir aussi loin que le permettait le va-et-vient des passants. Et, en effet, la dame inconnue, toujours aux aguets derrière les mantelets de sa litière, les voyait très bien. Brin de Muguet tournait le dos à la porte Saint-Honoré. À quelques pas derrière elle se dressait un pilori. Ce pilori était situé presque juste à l’endroit où la rue des Petits-Champs, qui devait s’appeler plus tard rue Croix-des-Petits-Champs, aboutissait à la rue Saint-Honoré, par conséquent tout près de l’église Saint-Honoré. L’amoureux se trouvait derrière la jeune fille, entre elle et le pilori. Il se dissimulait derrière le pilier d’une maison.

 

À ce moment, une troupe assez nombreuse s’avançait de la rue du Coq (devenue rue Marengo) vers la rue Saint-Honoré. Avant longtemps elle devait déboucher à l’endroit même où se trouvaient les deux femmes qui, au reste, ne s’en occupaient pas, ne la voyaient même pas.

 

À ce moment aussi, deux gentilshommes qui paraissaient venir de la porte Saint-Honoré, approchaient aussi de la jeune fille. Il était impossible d’avoir plus haute mine que celle de ces deux gentilshommes. Pourtant ils étaient très simplement vêtus tous les deux. Même les habits de l’un d’eux étaient quelque peu râpés. Celui-là était un homme qui devait approcher de la soixantaine, qui paraissait solide comme un roc, qui se tenait droit comme un chêne altier. Il avait une façon de porter haut la tête, de regarder droit en face d’un œil clair, singulièrement perçant, que, malgré la modestie – nous dirons presque la pauvreté de son costume –, on devinait tout de suite en lui le grand seigneur habitué à commander. Et, malgré soi, on se sentait pris de respect pour lui. Son compagnon pouvait avoir vingt-cinq ans. C’était, rajeunie, la vivante reproduction du vieux. Il n’était pas besoin d’être un grand physionomiste pour comprendre qu’on voyait là le père et le fils.

 

Ces deux gentilshommes s’avançaient vers Brin de Muguet qui n’avait garde de les voir, attendu qu’elle leur tournait le dos. En revanche, derrière son pilier, notre amoureux inconnu les vit fort bien. Et, dès qu’il les vit, il rougit comme un écolier pris en faute et masqua précipitamment son visage dans son manteau, en grommelant d’un air contrarié :

 

– Mon cousin Jehan de Pardaillan et son père !… Ho ! diable !…

 

Les deux Pardaillan – puisque c’étaient eux – passèrent sans le voir. Du moins, il le crut, et respira, soulagé. Seulement, deux pas plus loin, celui qu’il venait d’appeler mon cousin Jehan – et que nous avons présenté autrefois sous le nom de Jehan le Brave – se pencha sur son père et lui glissa en souriant :

 

– Mon cousin Odet de Valvert !… Il veille… de loin… sur celle qu’il aime : la jolie Muguette, ici devant nous.

 

Le chevalier de Pardaillan posa sur celle qu’on lui désignait ce regard perçant qui n’avait rien perdu de sa vivacité et de sa sûreté, que les ans, au contraire, semblaient avoir rendu plus sûr et plus acéré que jamais. Il sourit doucement. Mais il bougonna en levant les épaules :

 

– Que ne l’épouse-t-il, s’il est si féru !

 

– Comme vous y allez, monsieur ! se récria Jehan en riant. Tenez pour assuré que le pauvre Valvert n’a même pas encore osé se déclarer. Et puis, avant de se marier, encore faudrait-il qu’il ait trouvé cette fortune qu’il est venu chercher à Paris.

 

– C’est vrai qu’il est gueux comme le Job des Saintes Écritures, mais si c’est ainsi qu’il la cherche, la fortune, il verra la fin de ses quelques écus avant que de la trouver, bougonna Pardaillan.

 

Et avec le même sourire, qui avait on ne sait quoi de railleur et d’attendri tout à la fois :

 

– Vous verrez que je serai encore obligé de m’en mêler pour le tirer d’affaire, ajouta-t-il.

 

À ce moment, les deux Pardaillan étaient presque arrivés à la hauteur des deux femmes. La Gorelle, qui ne les avait pas vus, s’approchait de Brin de Muguet, presque jusqu’à la toucher, et baissant la voix, disait :

 

– Écoute, quand tu m’as quittée, tu as emmené avec toi la petite Loïse…

 

Les deux Pardaillan entendirent. Jehan, à ce nom de Loïse tombant à l’improviste, pâlit affreusement. Et serrant le bras de son père, dans un souffle :

 

– Loïse !… Pour Dieu, monsieur, écoutons.

 

Et tous s’immobilisèrent, tendant l’oreille.

 

Brin de Muguet interrompit vivement la vieille :

 

– Oui, je l’ai emmenée !… Je l’aimais, moi, cette petite Loïse. Je savais bien que si je vous la laissais, vous la feriez mourir lentement, à petit feu, comme vous me faisiez mourir moi-même. Vous la laisser !… Mais c’eût été un crime abominable !… Je l’ai emmenée, je l’ai sauvée de vos griffes… Qu’avez-vous à dire à cela ?

 

– Rien, assurément, gémit La Gorelle, tu as bien fait… Je ne te reproche rien… Mais les temps sont changés… Je ne suis plus la même… C’est la misère, vois-tu, qui me rendait mauvaise… Tu vois bien comme je te parle doucement. Je me suis réjouie sincèrement de te voir en si florissante santé et faisant de si bonnes affaires que c’en est une bénédiction… C’est pour te dire que je me réjouis pareillement de savoir cette enfant heureuse et en bonne santé !

 

– Si ce n’est que cela, réjouissez-vous : elle est heureuse et se porte bien.

 

– Et où l’as-tu mise, cette chère petite créature du bon Dieu ?

 

– Ceci, vous ne le saurez pas, La Gorelle.

 

La réponse était péremptoire et le ton très résolu indiquait qu’il était inutile d’insister. La Gorelle comprit à merveille. Une fois de plus, une lueur menaçante s’alluma dans ses prunelles. Malgré tout, comme elle n’était pas femme à renoncer si facilement, elle allait insister. À ce moment, elle aperçut les deux Pardaillan qui écoutaient. Ses yeux se mirent à papilloter éperdument comme un oiseau de ténèbres que la lumière du jour éblouit. Et elle bredouilla :

 

– Allons, je vois que tu continues à te méfier de moi. Tu as tort, ma petite, je ne te veux pas de mal, ni à toi ni à l’enfant. Adieu.

 

Et elle battit précipitamment en retraite vers la rue de Grenelle.

 

Un peu ébahie de ce départ si précipité qui ressemblait à une fuite, Brin de Muguet respira plus librement. À ce moment, le chevalier de Pardaillan s’approcha d’elle, rafla les quelques fleurs qui lui restaient et posa une pièce d’or sur son éventaire. Et, comme elle faisait mine de fouiller dans son sac pour rendre la monnaie, avec un geste large de grand seigneur :

 

– Gardez, ma belle enfant, gardez, fit-il avec douceur.

 

Brin de Muguet remercia par une gracieuse révérence que Pardaillan et son fils admirèrent en connaisseurs qu’ils étaient. Et, voyant qu’elle allait s’éloigner, Pardaillan l’arrêta du geste et reprit d’un air détaché :

 

– Vous parliez, je crois, d’une enfant que vous avez enlevée à cette vieille femme qui la maltraitait.

 

En disant ces mots, il l’étudiait, sans en avoir l’air, de son regard clair. Et il faut croire que cet examen lui était favorable car il gardait aux lèvres ce sourire très doux qu’il ne trouvait que pour ceux qui étaient dignes de son amitié. Au reste, Brin de Muguet supportait cet examen sans manifester ni trouble, ni inquiétude. Seulement, elle se fit très sérieuse, sérieuse jusqu’à la gravité pour répondre :

 

– En effet, monsieur.

 

– Une enfant qui s’appelle Loïse ?

 

– Oui, monsieur.

 

Pardaillan parut réfléchir une seconde, et, redoublant de douceur :

 

– Excusez-moi, mon enfant, si je vous pose quelques questions qui vous paraîtront peut-être indiscrètes, mais qui me sont dictées par les raisons les plus sérieuses, et non point par une curiosité déplacée, comme vous seriez en droit de le supposer. Voulez-vous me faire la grâce d’y répondre ?

 

– Très volontiers, monsieur, fit-elle comme malgré elle, sans rien perdre de sa soudaine gravité.

 

Le père et le fils échangèrent un coup d’œil qui disait : « C’est une nature franche et loyale, Celle-là ne mentira pas. » Elle, elle attendait, toujours grave. Et maintenant c’était elle qui les fouillait de son regard lumineux.

 

– Savez-vous l’âge exact de cette petite Loïse ? reprit Pardaillan.

 

– Trois ans et demi.

 

La réponse – Pardaillan le remarqua – était brève comme toutes celles qu’elle avait faites jusque-là. Mais, comme les précédentes réponses, elle tombait aussitôt après la question, sans la moindre hésitation. Et les grands yeux lumineux, d’un beau bleu sombre, demeuraient sans ciller, franchement fixés sur les yeux de Pardaillan. Telle qu’elle était, cette réponse, il faut croire, n’était pas du goût de Jehan qui ne put réprimer un geste de contrariété. Pardaillan, lui, ne sourcilla pas. Il reprit :

 

– Cette enfant est une parente à vous ?

 

– C’est ma fille.

 

– Votre fille ! sursauta Pardaillan.

 

– Oui, monsieur.

 

Malgré eux, les deux Pardaillan lancèrent un coup d’œil furtif du côté du pilier derrière lequel se cachait toujours Odet de Valvert qui sans la comprendre, assistait de loin à cette scène. Et ils ramenèrent leurs regards sur Brin de Muguet, qui attendait très calme. Pardaillan ne doutait pas de la sincérité de cette jeune fille ; ses réponses étaient si nettes, si précises, son attitude si tranquille. Mais il s’étonnait :

 

– La vieille femme que vous avez appelée La Gorelle ne paraissait pas soupçonner que cette petite Loïse est votre fille dit-il.

 

– Elle l’ignore en effet. Et je me garderai bien de le lui faire savoir.

 

– Vous êtes bien jeune, il me semble, pour avoir un enfant de trois ans et demi.

 

– Je parais plus jeune que je ne suis. Je vais avoir dix-neuf ans, monsieur.

 

– Vous m’en direz tant ! Je vous rends mille grâces, madame, de l’obligeance avec laquelle vous avez bien voulu me répondre. Quand vous passerez rue Saint-Denis, entrez de temps en temps à l’auberge du Grand Passe-Partout. C’est là que je loge. Vous demanderez le chevalier de Pardaillan et, que j’y sois ou que je n’y sois pas, vous laisserez quelques-unes de vos fleurs qui embaument, en échange desquelles on vous remettra une pièce d’or.

 

– Je n’y manquerai pas, monsieur le chevalier, promit Brin de Muguet en répondant par une révérence au large coup de chapeau que lui donnaient très poliment les deux Pardaillan.

 

Le père et le fils, se tenant par le bras, s’éloignèrent. Quelques pas plus loin, d’un même mouvement ils s’arrêtèrent et se retournèrent. Brin de Muguet était toujours à la même place où ils l’avaient laissée. Elle les regardait d’un air profondément rêveur. Ils ne la virent pas. Ils cherchaient plus loin. Ils cherchaient Odet de Valvert qui, les voyant toujours là, n’osait pas sortir de derrière son pilier.

 

– Pauvre Odet, murmura Jehan, le coup sera dur pour lui quand il saura.

 

– Oui, dit Pardaillan assombri, et c’est grand dommage… car il est capable d’en mourir. Corbleu ! qui aurait dit cela de cette petite à qui on donnerait l’absolution sans confession !

 

– Elle est peut-être mariée, monsieur. Elle ne paraissait ni honteuse ni gênée.

 

– J’ai remarqué, en effet, qu’elle n’avait pas l’air d’une coupable. Il n’en est pas moins vrai que la voilà perdue pour Valvert et que cela me chagrine pour lui, qui est un brave et digne enfant que j’aime.

 

Ils reprirent leur marche et tournèrent à gauche dans la rue d’Orléans (absorbée par l’actuelle rue du Louvre). Au bout de quelques pas, Jehan soupira :

 

– Encore une fausse émotion. Ah ! monsieur, je commence à croire que jamais je ne retrouverai ma pauvre petite Loïsette.

 

– Et moi, chevalier, je te dis que nous la retrouverons. Je ne suis venu ici que pour cela, corbleu ! Et puis, je ne la connais pas, moi, cette petite Loïsette, et je veux la connaître avant de partir pour le grand voyage dont on ne revient jamais. Par Pilate, il ferait beau voir qu’un grand-père s’en aille sans avoir embrassé sa petite-fille. Nous la retrouverons, te dis-je.

 

– Dieu vous entende, monsieur.

 

– Bon, dit Pardaillan de son air railleur, nous nous remuerons tant, nous ferons un tel bruit qu’il faudra bien qu’il finisse par nous entendre. Dieu, vois-tu, et c’est assez naturel étant donné son grand âge, est un peu dur d’oreille. Mais j’ai toujours vu qu’il entendait ceux qui savent se remuer pour se faire entendre de lui. Nous nous remuerons, chevalier, et je te réponds qu’il nous entendra.

 

Ils tournèrent encore une fois à gauche, dans la rue des Deux-Écus, ce qui devait les ramener forcément rue de Grenelle.

 

III

LA DAME AUX YEUX NOIRS SE FAIT CONNAÎTRE

 

– Eh bien, madame, disait La Gorelle revenue près de la litière, vous avez vu ? Elle aussi, elle m’a reconnue tout de suite.

 

– Oui, répondit la dame invisible, elle t’a reconnue, non sans frayeur. Cette enfant ne me paraît pas avoir gardé un excellent souvenir de toi et des soins que tu prétends lui avoir prodigués.

 

– C’est une ingrate, prononça La Gorelle en manière d’excuse.

 

– Dis plutôt que tu as dû la martyriser. Elle s’en souvient, la pauvre petite. C’est assez naturel.

 

La dame invisible relevait, comme on voit, la méchante accusation portée par La Gorelle. Pourtant sa voix gardait la même immuable douceur. Vraiment, on n’aurait su dire si elle plaignait « la pauvre petite », comme elle venait de dire, et si elle s’indignait de la conduite de La Gorelle. Pareille à un juge souverain, elle semblait noter avec impartialité le bien et le mal, le pour et le contre, avant de rendre son jugement. Elle reprit :

 

– Je t’ai observée pendant que tu lui parlais. Je crois que tu n’as pas tenu compte comme il convenait des recommandations que je t’avais faites. Je te le répète, et c’est la dernière fois : n’entreprends jamais rien contre cette enfant… si tu tiens à la vie. Ni en bien ni en mal, ne t’occupe jamais plus d’elle. Évite-la, agis comme si elle n’existait plus pour toi. Je te conseille de ne jamais oublier ces recommandations comme tu as oublié les précédentes. Je te le conseille dans ton intérêt, tu comprends…

 

Cette fois encore, elle n’avait pas jugé nécessaire de hausser la voix. Mais cette fois encore, le ton et le regard qui soulignaient les paroles étaient tels que La Gorelle, épouvantée, se le tint pour dit et promit sincèrement :

 

– Je ne l’oublierai pas, madame, je vous le jure sur mon salut éternel. Et se hâtant de changer un sujet de conversation qui devenait trop dangereux pour elle, elle ajouta de son air obséquieux :

 

– J’espère, madame, que vous êtes convaincue, maintenant, qu’il ne peut y avoir d’erreur. Brin de Muguet est bien la fille de Concini.

 

– Oui, je crois maintenant qu’il n’y a pas d’erreur possible, reconnut la dame invisible.

 

– C’est bien elle, allez madame. C’est elle qui me fut remise autrefois, alors qu’elle avait quelques jours à peine, par Landry Coquenard, l’ancien homme de confiance du signor Concini.

 

La dame ne répondit pas. Elle était convaincue et elle réfléchissait.

 

La Gorelle tenait toujours les yeux fixés sur Brin de Muguet demeurée à la même place, au centre du carrefour, et regardant d’un air rêveur du côté où les deux Pardaillan avaient disparu. La vieille s’efforçait de montrer un visage indifférent. Il est certain cependant qu’elle n’avait pas renoncé à son idée de découvrir la retraite de la petite Loïse. La petite Loïse qu’elle disait être la même enfant que Jehan de Pardaillan, son père, cherchait vainement, et que Brin de Muguet avait affirmé être sa propre fille avec une assurance telle, qu’elle avait réussi à convaincre le chevalier de Pardaillan, lequel, pourtant, n’était pas un homme facile à tromper.

 

Était-ce la vieille qui se trompait ?…

 

Était-ce la jeune fille qui avait menti ?

 

– Anges du paradis ! s’écria soudain La Gorelle, je ne me trompe pas ! C’est lui !… C’est bien lui !…

 

Et agitant le mantelet que la dame avait laissé retomber, avec une émotion joyeuse :

 

– Madame, c’est lui !… C’est lui !… De nouveau, le mantelet s’écarta à peine.

 

De nouveau, les yeux noirs se montrèrent. Et, avec le même calme souverain, la douce et harmonieuse voix de l’inconnue s’informa :

 

– Qui, lui ?

 

– Landry Coquenard, madame ! Landry Coquenard en personne ! jubila La Gorelle.

 

Et avec une joie frénétique qu’elle ne se donnait pas la peine de dissimuler, elle expliqua avec volubilité :

 

– Voyez, madame, ce hère dépenaillé, traîné la corde au tour du cou… C’est lui !… C’est Landry Coquenard !…

 

– Mais ce malheureux est conduit au supplice !

 

– Cela m’en a tout l’air, exulta l’horrible mégère. Sans doute le mène-t-on à la potence, ici, près, devant Saint-Honoré… Ah ! pauvre Landry Coquenard, devais-tu finir si misérablement !… Et qui m’aurait dit que j’aurais la j… la… la douleur de te voir brancher !… Car, si nous avançons un peu, nous le verr… Eh mais, je ne me trompe pas !… C’est le seigneur Concini lui-même qui le mène… Jésus, de quel regard de sollicitude inquiète il le couve !… Ha ! je devine ce qu’il en est : Landry Coquenard aura eu la fâcheuse idée de se rappeler au souvenir de son ancien maître qui est, autant dire, le roi de ce pays. Oui, bien fâcheuse idée que tu as eue là, pauvre Landry Coquenard, et je t’aurais cru d’esprit plus délié !…

 

La dame n’écoutait plus depuis longtemps. La Gorelle s’aperçut que ses yeux noirs ne regardaient plus, que le mantelet était retombé, et elle entendit sa voix qui, au mantelet opposé, appelait doucement :

 

– D’Albaran.

 

Cet appel s’adressait à la formidable statue équestre dont nous avons signalé la présence de ce côté. Ce cavalier avait le teint bronzé, des yeux noirs superbes, une magnifique barbe noire, admirablement soignée, et des cheveux d’un beau noir de jais : tous les signes visibles de l’Espagnol pur sang qu’il était, en effet. Seulement, à l’encontre de ses compatriotes qui, en général, sont de taille plutôt petite, don Cristobal de Albaran était un véritable géant. À l’appel de son nom, il se courba sur l’encolure de son cheval en murmurant :

 

– Señora ?

 

– Vois-tu ce condamné, là-bas, au milieu de ces gardes ? demanda la dame inconnue.

 

D’Albaran redressa la tête, jeta un coup d’œil sur la rue Saint-Honoré, et, en français, avec une pointe d’accent :

 

– Je le vois, madame.

 

– Il ne faut pas qu’il soit exécuté, reprit la dame. Il faut le délivrer, le laisser aller, savoir où il gîte, pouvoir le retrouver. Va.

 

– Bien, madame, répondit d’Albaran sans s’étonner, avec un flegme admirable.

 

Sans plus tarder, il mit pied à terre en faisant un signe à ses hommes. Aussitôt ceux-ci l’imitèrent. Deux palefreniers, chargés de conduire les mules de la litière, sortirent du coin où ils se tenaient à l’écart, et prirent la garde des chevaux. D’Albaran rassembla ses hommes autour de lui et commença à leur donner ses instructions à voix basse.

 

Les mantelets demeuraient fermés, les yeux de la dame invisible ne se montraient plus. La Gorelle attendait patiemment. Elle avait entendu l’ordre donné. Elle suivait le conciliabule tenu par d’Albaran d’un œil furieux. Et les lèvres pincées, l’air mauvais, elle bougonnait :

 

– Après la fille de Concini à qui elle m’a défendu de toucher, voici qu’elle veut sauver Landry Coquenard !… Ah çà ! mais, cette noble dame sauve donc tout le monde !… C’est donc une sainte descendue sur la terre !…

 

À ce moment, les deux Pardaillan débouchaient de la rue des Deux-Écus. Visiblement, ils allaient sans but précis, au hasard…

 

Du côté de La Gorelle, le mantelet s’écarta une seconde. Une petite main blanche parut, tenant une grosse bourse gonflée à en éclater de pièces d’or. En même temps, la voix disait :

 

– Prends. Ceci n’est qu’un acompte.

 

Éblouie, les yeux luisants comme des braises, la mégère fondit sur la bourse qui disparut en un clin d’œil. Et tandis qu’elle se cassait en deux dans une humble révérence de remerciement, elle songeait avec ravissement :

 

– Jésus Dieu, ma fortune est faite !… Que la bénédiction du ciel soit sur cette excellente dame qui est si généreuse.

 

Le mantelet s’était aussitôt rabattu. Les yeux noirs ne devaient plus se montrer. Mais La Gorelle entendit la voie harmonieuse qui disait :

 

– Écoute. Je sais où te trouver. Cela ne suffit pas. Tu peux avoir besoin de me communiquer des choses importantes. En conséquence il est nécessaire que tu saches qui je suis et où je demeure. Je suis la duchesse de Sorrientès et je demeure à l’hôtel de Sorrientès. Sais-tu où est situé l’hôtel de Sorrientès ?

 

– Non, madame. Mais soyez sans crainte, je m’informerai, je trouverai. !

 

– Ne t’informe pas. Je vais t’expliquer : l’hôtel de Sorrientès est situé derrière le Louvre, au fond de la rue Saint-Nicaise, passé la chapelle Saint-Nicolas, à laquelle il touche. Il fait l’angle de trois rues : la rue Saint-Nicaise, la rue de Seyne qui longe la rivière, et un cul-de-sac qui part de cette rue de Seyne. Il a trois entrées : une sur chaque rue. Si tu as besoin de me voir, tu te présenteras à la petite porte du cul-de-sac. Tu frapperas trois coups, légèrement espacés et à la personne qui se présentera, tu diras simplement ton nom. Retiendras-tu bien tout cela ?

 

– J’ai bonne mémoire, sourit La Gorelle. Voyez plutôt : Mme la duchesse de Sorrientès. L’hôtel de Sorrientès au bout de la rue Saint-Nicaise. La petite porte du cul-de-sac qui part de la rue de Seyne. Frapper trois coups légèrement espacés à cette porte et donner mon nom. Est-ce bien cela ?

 

– C’est bien. Tu peux te retirer.

 

La Gorelle salua profondément la litière. Elle allait se ruer dans la rue Saint-Honoré pour voir ce qui allait arriver à ce Landry Coquenard, auquel elle paraissait en vouloir particulièrement. Mais en se redressant, elle aperçut les deux Pardaillan. Et le même trouble qui s’était déjà manifesté chez elle à leur vue s’empara de nouveau d’elle. Elle se fit aussi petite qu’il lui fut possible, ne bougea pas, se dissimula le plus qu’elle put derrière la litière.

 

Parvenus rue de Grenelle, les deux Pardaillan avaient tourné machinalement à gauche une fois de plus. En approchant de la litière, ils avaient aperçu La Gorelle. Ils l’avaient aussitôt reconnue et leur attention s’était concentrée sur elle. Ils étaient encore trop loin pour entendre la voix de la duchesse de Sorrientès, toujours invisible derrière les mantelets baissés. Ils passèrent juste à point pour entendre La Gorelle répéter les indications qu’on venait de lui donner pour prouver qu’elle n’avait rien oublié.

 

À dire vrai, ces paroles frappèrent seulement l’oreille du chevalier de Pardaillan, qui, d’ailleurs, n’y attacha aucune importance. Pour ce qui est de son fils Jehan, il n’entendit que vaguement : en regardant la mégère, il avait l’esprit préoccupé comme un homme qui fait un effort de mémoire pour se souvenir d’une chose ancienne, depuis longtemps oubliée. Et il n’y parvenait pas sans doute, car il continuait à avancer : silencieux et rêveur à côté de son père.

 

Les Pardaillan s’éloignèrent. La Gorelle, renonçant à satisfaire sa curiosité, tourna résolument le dos à la rue Saint-Honoré, se coula vivement dans la rue des Deux-Écus et disparut avec cette rapidité particulière à ceux à qui la peur semble attacher des ailes aux talons. Les Pardaillan revinrent dans la rue Saint-Honoré. Ils tombèrent en plein sur cette troupe dont nous avons signalé la présence rue du Coq et qui conduisait un condamné, lequel, s’il faut en croire La Gorelle, n’était autre que ce Landry Coquenard dont elle venait de parler à la duchesse de Sorrientès, laquelle, pour des raisons à elle – que nous ne tarderons pas à connaître sans doute – ne voulait pas qu’il fût pendu.

 

L’encombrement était énorme à cet endroit, car la foule s’était immobilisée pour voir passer le cortège. Nous devons même ajouter que, parmi cette foule, il régnait une certaine effervescence. À grand renfort de coups de coude, les Pardaillan se frayèrent un passage et s’éloignèrent de ce gros rassemblement. Quand ils se trouvèrent hors de la cohue, Jehan s’arrêta tout à coup et, sortant de sa rêverie :

 

– C’est curieux, dit-il, cette femme… comment donc la jolie Muguette l’a-t-elle appelée déjà ?…

 

– La Gorelle, rappela Pardaillan, qui avait toujours son extraordinaire mémoire.

 

– La Gorelle ! c’est cela !… Eh bien, il me semble que je l’ai déjà vue je ne sais où et quand. J’ai beau chercher, je n’arrive pas à me souvenir.

 

IV

LA MARCHE À LA POTENCE

 

Il est temps de nous occuper de cette troupe dont la présence dans la rue Saint-Honoré causait une si forte émotion parmi le populaire.

 

Cette troupe, elle était entièrement composée de gens appartenant à Concino Concini, maréchal et marquis d’Ancre. Concino Concini, qui conduisait ses gens en personne, les couvrait de son autorité, les excitait…

 

Cet homme était la représentation vivante de la puissance sans limite, de l’orgueil sans frein, de la cupidité insatiable, du luxe infernal. Suivant l’expression de La Gorelle qui, à n’en pas douter, n’avait été qu’un écho, « il était, autant dire, le roi de ce pays ». Ce pays, c’était le royaume de France, le plus beau de la chrétienté. Et il était tout cela de par la volonté d’une femme qu’une passion insensée courbait sous son despotique empire. Il était tout cela parce qu’il était l’amant de Marie de Médicis : la reine régente. Et parce qu’il était « autant dire roi », Concini avait cru pouvoir permettre à ses gens de s’amuser. Ses gens, ici, c’était ceux que l’on appelait les « ordinaires » de M. le marquis d’Ancre, et qu’il appelait, lui, dédaigneusement, ses coglioni di mille franchi.

 

Voici en quoi consistait ce jeu :

 

Deux ordinaires, chefs dizainiers[2], de Roquetaille et de Longval, avaient passé deux nœuds coulants autour du cou d’un pauvre hère. Les deux extrémités des longues cordes passées sur leurs épaules, avec de bruyants éclats de rire, ils le tiraient brutalement comme un veau qu’on traîne à l’abattoir. Ils avaient soin de s’écarter le plus possible, de façon à ce que leur victime demeurât bien visible au milieu de la chaussée, exposée aux railleries de la populace. Car ils ne doutaient pas que la populace se divertirait de ce jeu atroce qui leur paraissait des plus plaisants. Et, imitant la voix glapissante des crieurs jurés, ils criaient :

 

– Place !… Place à ce mauvais garçon que nous menons à la potence !…

 

Derrière le pauvre hère marchaient une douzaine d’ordinaires parmi lesquels (parce que nous aurons l’occasion de les retrouver) nous citerons : d’Eynaus, de Loucignac, autres chefs dizainiers, de Bazorges, de Pontrailles, de Montreval et de Chalabre, simples ordinaires. Ces messieurs menaient grand tapage, accablaient leur victime de plaisanteries énormes, d’injures aussi truculentes que variées, tout en la surveillant de très près. Et quand elle faisait mine de s’arrêter, avec de grands éclats de rire, ils l’obligeaient à marcher en la piquant impitoyablement dans le dos avec leurs immenses rapières. Derrière ces messieurs, Concini venait s’appuyer au bras du baron de Rospignac[3], son homme de confiance, et capitaine de ses quarante ordinaires. Concini, toujours jeune, toujours somptueusement vêtu et d’une élégance suprême, était le seul qui ne riait pas. C’était avec une sombre inquiétude qu’il surveillait son prisonnier, lui. Il ne disait rien, lui, mais quand il ouvrait la bouche, c’était pour ordonner d’une voix brève, impatiente, de hâter la marche. Peut-être regrettait-il déjà d’avoir permis cet abominable jeu.

 

Or, Roquetaille et Longval, en tirant par secousses violentes sur les nœuds coulants, menaçaient à chaque instant d’étrangler net l’infortuné Landry Coquenard. Heureusement pour lui, soit oubli, soit raffinement, on lui avait laissé les mains libres. Ses mains se crispaient désespérément sur les cordes, et, avec une force décuplée par l’imminence du péril, s’efforçaient de réduire la tension de ces cordes, d’atténuer la violence de la secousse. Il n’y réussissait pas toujours. Alors, il trébuchait, un râle douloureux fusait de ses lèvres contractées. Et l’hilarité de ses bourreaux redoublait. C’était si drôle les contorsions qu’il faisait quand la pointe acérée des rapières pénétrait dans sa chair ! Si drôles les grimaces de ce pauvre visage contracté par l’angoisse et la douleur, congestionné par la suffocation ! Les misérables brutes s’amusaient comme elles ne s’étaient jamais amusées. Et pour prolonger cet amusement, prolongeaient sans pitié le supplice du malheureux.

 

Pourtant, malgré tout, il trouvait moyen de se retourner de temps en temps. Alors il se redressait. Ses yeux sanglants allaient chercher Concini derrière ses coupe-jarrets, et il dardait sur lui un regard, où flamboyait une suprême menace. Et alors Concini pâlissait, frissonnait, se cramponnait au bras de Rospignac et, d’une voix qui grelottait, commandait :

 

– Plus vite !… Plus vite !…

 

Et la bande obéissait, pressait le pas, riant plus fort, discutant très haut à quelle potence il convenait de se rendre pour y accrocher le coquin. Car leur intention était bel et bien de pendre haut et court l’infortuné Landry Coquenard. Et le malheureux ne se faisait pas la moindre illusion. Il se savait condamné, irrémissiblement perdu. Concini avait donné l’ordre de mort, Concini présidait lui-même à cette affolante marche à la potence. Concini paraissait trop redouter celui qu’il avait condamné pour lui faire grâce.

 

Or c’était un jeu terrible qu’ils jouaient là, dans cette voie, une des plus animées du Paris d’alors, où, à cette heure de marché, grouillait tout un monde d’acheteurs et de marchands. C’était une imprudence folle, une imprudence qui pouvait avoir des suites mortelles pour les insensés qui la commettaient. C’était à se demander par suite de quelle inconcevable aberration Concini l’avait permise, cette imprudence. Il connaissait pourtant bien l’état d’esprit des Parisiens exaspérés par sa morgue insolente, ses exactions sans frein, son luxe scandaleux. Il le connaissait même si bien que, pour mater la révolte qui grondait sourdement, il avait multiplié les potences à tous les carrefours, presque à tous les coins de rues. Et ces potences n’étaient pas plantées en si grand nombre uniquement pour intimider le populaire. Elles, servaient, hélas ! Elles servaient même si bien que, malgré leur effrayante multiplication, leur nombre devenait sans cesse insuffisant.

 

Ce fut ainsi que le sinistre cortège déboucha rue Saint-Honoré, en pleine foule. Cette foule l’avait vu venir de loin. Mais comme elle ne s’était pas rendu compte de la réalité, elle n’y avait prêté qu’une médiocre attention. Quand il fut là, elle comprit. Nul ne connaissait le condamné. Ce qu’il avait fait, où, quand, comment il s’était laissé prendre, pourquoi on allait le pendre, nul n’en savait rien. Nous devons même dire que nul ne songeait à se le demander. Si Landry Coquenard avait été, suivant les formes ordinaires, encadré par les archers de la prévôté, même suivi par Concini et ses sicaires, la foule blasée par la fréquence journellement renouvelée de ces spectacles, la foule se fut ouverte avec indifférence pour laisser passer.

 

Mais, en l’occurrence, il était manifeste qu’on se trouvait en présence d’une insolente bravade, d’une inqualifiable violence. Landry Coquenard pouvait être un affreux coquin coupable de tous les crimes. Par l’odieux traitement qu’on lui infligeait, il apparut comme une victime. Il fut sympathique sans qu’on sût qui il était. Pourtant la foule ne se révolta pas. Ce fut d’abord, chez elle, un sentiment d’indicible stupeur qui la paralysa. Un silence de mort plana sur cette chaussée si bruyante l’instant d’avant. Le mouvement ne s’arrêta pas, mais la foule afflua de ce côté. Et elle était si compacte que Roquetaille et Longval tentèrent vainement de tourner à droite – sans doute pour aller à la croix du Trahoir, où se dressaient deux potences toutes neuves. Ils ne se faisaient cependant pas faute de glapir :

 

– Place à ce coquin qui va être pendu selon ses mérites.

 

La foule demeurait toujours silencieuse. Mais elle ne livrait pas passage. Non pas que l’idée de révolte fût déjà en elle. Simplement parce qu’une stupeur immense la paralysait.

 

Brin de Muguet, qui était demeurée au milieu de la chaussée, à l’entrée de la rue du Coq, se trouva tout naturellement placée au premier rang. Ce fut elle qui, la première, retrouva l’usage de la parole.

 

– Pauvre homme ! s’écria-t-elle.

 

Dans le silence angoissant qui pesait sur cette scène, cette parole de commisération éclata comme un coup de tonnerre. Tout le monde l’entendit. Landry Coquenard comme les autres.

 

C’était assurément un brave, ce Landry Coquenard. Malgré la situation effroyable dans laquelle il se trouvait, il n’avait pas perdu la tête. Il fixa sur celle qui venait de parler deux yeux que bouleversait une poignante émotion et il murmura :

 

– C’est elle, la fille de Concini, elle qui me plaint !… Ah ! la brave petite !…

 

Concini aussi avait entendu…

 

Rospignac, son capitaine des ordinaires, avait entendu…

 

Et Concini et Rospignac, en même temps, fixèrent un regard chargé d’une passion sauvage sur Brin de Muguet. Et Concini, serrant nerveusement le bras de Rospignac, lui glissa à l’oreille d’une voix ardente :

 

– C’est elle, Rospignac ! Per la madonna, il faut que je la suive… que je lui parle… Et si elle me repousse encore… Tu seras avec moi, Rospignac, tu m’aideras !…

 

Cette fois, ce fut sur son maître que Rospignac coula un regard à la dérobée. Et ce regard était chargé d’une expression de haine effrayante. Et Rospignac gronda en lui-même :

 

« Oui, compte sur moi, misérable ruffian d’Italie !… Plutôt que de te la livrer, je t’arracherai le cœur avec les ongles !… Je l’aime aussi, moi !… Je la veux !… Et, sang diable, nul que moi ne l’aura !… »

 

Cependant, tout haut, avec une indifférence affectée :

 

– Je veux bien, moi, monseigneur. Mais votre prisonnier ?… Je croyais que vous aviez des raisons particulières de vous assurer de vos propres yeux qu’une bonne cravate de chanvre l’avait rendu muet à tout jamais.

 

Concini grinça des dents en regardant tour à tour Landry Coquenard et Brin de Muguet. Il débattait en lui-même lequel des deux il devait suivre. Brusquement, il se déclara :

 

– Bah ! tes hommes feront bien la besogne sans nous. Je veux lui parler.

 

Rospignac ne répondit rien. Avec un sourire aigu, il songeait :

 

– Si la foule nous laisse passer… Ce qui ne me paraît pas bien sûr. Odet de Valvert avait entendu. Il se trouvait assez loin. Il se mit à jouer des coudes avec une force impétueuse pour se rapprocher de la jeune fille.

 

Enfin, la foule aussi avait entendu. Et la foule, loin de s’écarter, comme ne cessaient de le demander Roquetaille et Longval, la foule serra les rangs et se mit à murmurer. Oh ! un murmure très bas, indistinct encore. Mais qui peut jamais dire d’avance jusqu’où ira une foule qui commence à s’exciter elle-même par de légers murmures ?

 

Ce Landry Coquenard, qui ne perdait pas la tête, devait être brave, avons-nous dit. C’était de plus un homme d’esprit et de résolution. Concini et ses estafiers, dans leur infatuation, ne se rendaient pas compte des dispositions de la foule. Il s’en rendit très bien compte, lui. Il se mit aussitôt à beugler :

 

– À moi !… À l’aide !… Braves gens, laisserez-vous donc assassiner misérablement un bon chrétien qui n’a aucun crime à se reprocher ?…

 

Le rusé matois avait eu soin de dire qu’on le voulait assassiner. Il savait fort bien ce qu’il faisait, et il faisait preuve là d’une présence d’esprit vraiment admirable. Ce mot produisit une impression énorme sur la foule. Les murmures se haussèrent d’un ton, devinrent des grondements précurseurs d’orage. Mais l’orage n’éclata pas encore ce coup-ci. Nous voulons dire que la foule ne bougea pas encore. Elle attendait, pour passer à l’action, que quelqu’un de résolu donnât le branle.

 

Ce fut encore Brin de Muguet qui le donna, sans réfléchir, dans un élan de son bon cœur :

 

– Il n’y a donc pas un homme ici ? s’écria-t-elle.

 

– Il y en a au moins un, mademoiselle, répondit aussitôt une voix claironnante.

 

C’était Odet de Valvert qui avait enfin réussi à se glisser près d’elle, qui parlait ainsi.

 

Chose étrange, une ombre de contrariété passa sur le visage expressif de la jeune fille qui ne put réprimer un mouvement d’humeur. Comme de juste, l’amoureux ne vit rien : il s’inclinait gracieusement devant elle. Et ce salut et le sourire qui l’accompagnait, si respectueux qu’ils fussent, disaient clairement que c’était uniquement pour elle qu’il intervenait.

 

Odet de Valvert ne perdit pas de temps. Après avoir salué « sa dame » comme faisaient autrefois les preux avant de charger, la lance en arrêt, il vint se camper devant Roquetaille et Longval et, d’une voix mordante, il prononça :

 

– Pourquoi maltraitez-vous ainsi cet homme ? Il est indigne de gentilshommes d’abuser ainsi de leur force contre un pauvre diable sans défense.

 

Les deux spadassins se hérissèrent.

 

– De quoi se mêle cet étourneau ? mugit Longval.

 

– Ce drôle va se faire étriller d’importance ! beugla Roquetaille.

 

– Drôle ! étourneau ! vous êtes trop généreux, messieurs ! railla Odet de Valvert.

 

Il dit cela. Mais en même temps il projetait ses deux poings en avant avec une force irrésistible. Il n’avait pas fini que les deux ordinaires allaient s’étaler sur le dos, à quatre pas de là.

 

– Vive le damoiseau ! cria la foule enthousiasmée.

 

Landry Coquenard se tenait prêt à tout. Lui non plus, il ne perdait pas une seconde. Il fit un bond prodigieux et tomba dans les bras que lui tendait Odet de Valvert. Avec une force qu’on n’eût jamais soupçonnée chez un jeune homme d’apparence si délicate, il l’enleva, le passa derrière lui, et lui glissa une bourse dans la main en disant :

 

– File vivement.

 

Landry Coquenard lança un coup d’œil d’inexprimable reconnaissance sur son sauveur et, sans s’attarder, sans prononcer une parole, fonça au milieu de la foule qui s’ouvrait d’elle-même pour lui livrer passage.

 

À ce moment le colosse de la duchesse de Sorrientès accourait, à la tête de ses dix hommes. Il trouva la besogne toute faite. Cependant les ordres de la duchesse étaient formels : il fallait non seulement délivrer le prisonnier, mais encore savoir où il gîtait pour pouvoir le retrouver. Landry Coquenard, ahuri, se sentit happé, enlevé, passé de main en main, porté dans la rue de Grenelle, derrière la litière. Il se trouvait assez loin de ses bourreaux, hors d’atteinte. Il fila, sans demander d’explications à personne. Il fila à grands pas, sans courir toutefois, encore tout éberlué de son heureuse et rapide délivrance, serrant dans sa main crispée, sans trop savoir ce qu’il emportait, la bourse que Valvert avait eu la généreuse pensée de lui glisser dans la main.

 

D’Albaran s’approcha de la litière.

 

– C’est fait, madame, dit-il en espagnol. Mais l’homme avait déjà échappé à ceux qui le tenaient. Nous n’avons eu qu’à faciliter sa fuite.

 

– J’ai vu, répondit la duchesse de Sorrientès dans la même langue.

 

– Qu’ordonnez-vous, madame ?

 

– Attendons, dit la duchesse, j’attends quelqu’un et je veux voir ce qui va arriver à ce jeune homme qui a osé braver en face le tout-puissant maître de ce royaume.

 

Et avec un sourire indéfinissable, elle ajouta :

 

– Et puis je suis curieuse de voir aussi ce que va faire ce brave peuple de Paris qui gronde là-bas.

 

D’Albaran s’inclina respectueusement, sauta en selle et reprit sa garde patiente et attentive près de la litière. Ses hommes avaient déjà réenfourché leurs chevaux et repris de leur côté leur attitude raide de soldats sous les armes. Ils n’étaient plus que neuf maintenant. Le dixième s’était mis aux trousses de Landry Coquenard et ne devait plus le lâcher.

 

V

COMMENT FINIT L’ALGARADE

 

Revenons à Odet de Valvert et à la bande de loups enragés avec laquelle il allait se trouver aux prises.

 

Son geste avait été si rapide, si imprévu, que les hommes de Concini n’eurent conscience de ce qui s’était passé qu’en voyant leurs deux camarades rouler dans la poussière. De son côté, Landry Coquenard avait été si prompt à saisir l’occasion aux cheveux qu’il était déjà dans la rue de Grenelle lorsqu’ils s’aperçurent de sa fuite.

 

Concini et Rospignac, eux, ne s’étaient aperçus de rien. Ils n’avaient d’yeux que pour Brin de Muguet qu’ils dévoraient littéralement du regard.

 

Odet de Valvert s’attendait à être chargé séance tenante et il se tenait sur ses gardes. Ce court instant de répit que la stupeur de ses adversaires lui accordait, il le mit à profit pour les observer. Tout naturellement, son attention se porta d’abord sur celui qu’il savait être le chef : sur Concini. Il ne put pas ne pas être frappé de l’ardent regard de brutale passion que Concini et Rospignac dardaient sur la jeune fille. Ce regard, qui semblait déshabiller celle qu’il considérait comme une pure et chaste enfant, le fit rougir de colère. L’amoureux venait de flairer en ces deux hommes deux rivaux contre lesquels il aurait à lutter. Sa main tortilla nerveusement sa moustache et, après avoir rougi, il pâlit : la jalousie venait d’abattre sur lui sa griffe acérée et lui déchirait le cœur.

 

Il ne fut pas le seul à remarquer ce regard enflammé des deux hommes.

 

Dans la foule, une femme de petite taille s’appuyait au bras d’un homme qui paraissait d’une longueur démesurée. La femme s’enveloppait dans une ample cape de drap très simple, comme en portaient les femmes du peuple. En sorte qu’il était impossible de reconnaître à quelle condition elle appartenait. Il était également impossible de voir son visage, qui disparaissait sous le capuchon soigneusement rabattu. Quant à l’homme, aussi long qu’elle était petite, il cachait aussi soigneusement qu’elle son visage dans les plis du manteau relevé jusqu’au nez. Tout ce que l’on pouvait voir, sous le large chapeau orné d’une touffe de plumes rouges, c’étaient deux yeux de braise qui paraissaient singulièrement vifs et perçants.

 

Cette femme n’avait d’yeux que pour Concini. Comme Odet de Valvert, elle fut frappée du regard qu’il attachait sur la jolie bouquetière des rues. Elle suivit la direction de ce regard et détailla la jeune fille avec une attention aiguë de femme jalouse observant une rivale. Et elle serra fortement le bras de son cavalier, et elle gémit, d’une voix plaintive…

 

– Stocco, voilà celle qu’il aime !… La voilà !…

 

L’homme long, l’homme qu’elle venait d’appeler Stocco, fixa tour à tour sur Concini et sur Brin de Muguet un regard goguenard et leva familièrement les épaules de l’air de quelqu’un qui dit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Seulement son regard, à lui, se fixa un instant sur Rospignac – ce que la jalouse inconnue n’avait pas daigné faire. Et alors un sourire railleur souleva son immense moustache noire, et son regard, qui revint se fixer sur Concini, se fit plus goguenard encore. Si bien que nous pouvons en déduire, sans crainte de nous tromper, que ce singulier personnage se réjouissait de la rivalité amoureuse qu’il devinait entre Concini et Rospignac, entre le maître et son serviteur.

 

Cependant les ordinaires se remettaient de leur stupeur. Ce fut d’abord une effroyable bordée de jurons où tous les diables d’enfer figuraient à la place d’honneur. Cette furieuse explosion arracha Concini à sa contemplation passionnée et le ramena au sentiment de la réalité.

 

– Qu’est-ce ? fit-il.

 

On le lui apprit en quelques mots brefs. En apprenant que « le damné Landry Coquenard » venait de leur fausser compagnie, grâce à l’intervention de ce jouvenceau qu’on lui désignait, Concini devint livide. Un tremblement convulsif le secoua des pieds à la tête. Ivre de colère, il éclata d’abord en jurons affreux :

 

– Sangue della madonna !… Cristaccio maledetto !… Santi ladri !…

 

Mais, se remettant aussitôt, d’une voix qu’une fureur terrible faisait trembler, il commanda :

 

– Saisissez-moi cet homme !… Qu’il prenne la place de celui qu’il vous a enlevé !…

 

– Eh ! mon brave, lança Odet de Valvert d’une voix dédaigneuse, que ne venez-vous me saisir vous-même ? Je serais curieux de voir ce que pèse la rapière d’un ruffian d’Italie contre l’épée d’un loyal gentilhomme de France.

 

La vérité est qu’il grillait d’envie de se mesurer contre le rival qu’il avait deviné et qu’il détestait déjà d’instinct. Aussi toute son attitude était-elle une insulte, un défi.

 

La foule attentive n’en vit pas si long. Pour la première fois, elle trouvait un homme qui osait jeter à la face de Concini effaré cette épithète insultante de « ruffian d’Italie » que chacun lui prodiguait tout bas. Elle se sentit soulevée, cette foule. Elle exulta. Et elle éclata en une formidable acclamation :

 

– Vive le damoiseau !

 

C’était la deuxième fois qu’elle la lançait, cette acclamation. Mais, cette fois, soulignant l’injure de ce jeune inconnu, elle prenait une signification d’une éloquence terrible. Tout autre que Concini eût compris, se fût gardé, eût cherché un moyen honorable de battre en retraite. Mais Concini était grisé par sa fabuleuse fortune. Concini était aveugle et sourd. Concini ne comprit pas, ne voulut pas entendre Rospignac qui, plus clairvoyant, lui conseillait la prudence et la modération. Concini hurla :

 

– Porco Dio ! qu’attendez-vous pour obéir, quand je commande ?… Saisissez-moi cet homme, vous dis-je.

 

D’ailleurs, il faut leur rendre cette justice, ils n’hésitaient pas. Tous ces coupe-jarrets étaient braves, c’était incontestable. Ils s’étaient mis en mouvement avant que leur maître eût fini de donner son ordre. Roquetaille et Longval, qui venaient de se relever, foncèrent les premiers, l’épée haute :

 

– Il faut que je te saigne ! hurla Roquetaille.

 

– Je veux te mettre les tripes au vent ! mugit Longval.

 

Ils pensaient bien ne faire qu’une bouchée de cet adversaire dont l’apparence était plutôt délicate, La vigueur des deux maîtres coups de poing qui les avait envoyés mordre la poussière aurait dû cependant leur donner à réfléchir. Mais ils comptaient sur leur science profonde de l’escrime. Car, tous, ils étaient des escrimeurs redoutables, Et puis, les scrupules ne les étouffaient pas, puisqu’ils chargeaient à deux contre un. Ils avaient donc toutes les raisons de croire qu’ils seraient facilement plus forts et qu’ils expédieraient promptement leur homme. Car ils ne songeaient pas à l’arrêter, eux. Ils voulaient sa peau :

 

Malgré tout, et contre leur attente, ils trouvèrent un fer souple et vif qui para comme en se jouant toutes leurs attaques. Peut-être même eussent-ils reçu la leçon que méritait leur présomption, si toute la bande, avec des clameurs épouvantables, n’était venue à leurs secours. Tous, en même temps, tombèrent sur l’insolent qui, exploit tout à fait imprévu, qu’on n’eût certes pas attendu de lui, soutint sans faiblir l’effroyable choc.

 

Il était clair, cependant, que, malgré sa folle intrépidité, malgré sa force et son adresse, ce jeune homme ne pourrait pas résister longtemps aux quinze spadassins qui, sans vergogne, l’assaillaient de toutes parts.

 

C’est ce que comprit la foule que Concini et les siens dédaignèrent, et en qui Odet de Valvert n’avait même pas eu l’idée qu’il pourrait trouver un secours. Elle s’était indignée, elle avait grondé sourdement l’instant d’avant. Mais nous avons vu qu’elle n’avait pas osé intervenir. Cette fois, le branle se trouva donné. L’orage éclata. Pour avoir été retardé un instant, il n’en fut que plus terrible. Ce fut d’abord, en réponse aux clameurs des ordinaires, une clameur formidable qui couvrit tous les bruits :

 

– À bas les étrangers !… Qu’ils s’en aillent chez eux !… À bas les affameurs !…

 

Et la foule s’ébranla. Les hommes de Concini durent lâcher Odet de Valvert, faire face à cette multitude d’adversaires qu’ils ne s’attendaient pas à rencontrer. La foule, cependant, s’était contentée de dégager le « damoiseau » dont l’attitude crâne avait eu le don de soulever son enthousiasme. Elle s’était contentée de paralyser les hommes de Concini sans les frapper.

 

Concini ne comprit pas encore. Cette modération de la foule qui venait du sentiment qu’elle avait de sa force, il l’attribua à la peur. Il acheva de s’enferrer : il rugit :

 

– Chargez-moi cette canaille !… Sus, sus, frappez, assommez !… Ses hommes obéirent, frappèrent en effet. Quelques malheureux tombèrent, à moitié assommés. Alors la colère du populaire éclata dans toute son irrésistible impétuosité. La duchesse de Sorrientès avait dit à d’Albaran qu’elle voulait voir ce qu’allait faire le brave peuple de Paris. Elle fut fixée.

 

Des huées, des coups de sifflet stridents couvrirent sa voix. Et un immense cri s’éleva :

 

– À mort !… À mort Concini !… À l’eau le ruffian !… À mort les assassins !…

 

Et, en même temps qu’elle criait, la foule agissait. Comme par enchantement, des armes surgirent on ne savait d’où. Les coups se mirent à pleuvoir drus comme grêle. Mais cette fois, c’étaient les gens de Concini, pressés, foulés, étouffés, débordés de toutes parts, qui les recevaient. Jusque-là, ils avaient agi individuellement, chacun à sa guise. Le baron de Rospignac comprit l’étendue du péril et qu’ils allaient tous être écharpés par ces moutons que leur insolente brutalité venait de changer en fauves déchaînés. Il prit aussitôt le commandement de sa troupe. Et il accomplit la seule manœuvre qui pouvait, non pas les sauver, mais leur permettre de tenir assez longtemps pour donner le temps à des secours de leur arriver : il rassembla ses hommes en peloton compact et battit en retraite vers la rue du Coq, en tenant tête, entraînant Concini momentanément à l’abri au milieu de sa bande.

 

La manœuvre réussit assez bien. Sans trop de dommage, sans avoir perdu un de ses hommes, il put regagner la rue du Coq. Quand ils furent là, il conseilla :

 

– Si vous voulez m’en croire, monseigneur, détalons au plus vite. Il n’y a pas de honte à cela : nous ne sommes que quinze, ils sont deux ou trois cents.

 

Le conseil était bon, et comme l’avait très bien dit Rospignac, on pouvait sans déshonneur battre en retraite devant des forces aussi écrasantes. Intérieurement, Concini le reconnut. Mais son orgueil se révolta.

 

Et il grinça :

 

– Fuir devant des manants ! Porco Dio ! nous crèverons tous ici plutôt !

 

– Bon, dit froidement Rospignac, nous n’attendrons pas longtemps, en ce cas ; notre compte est bon.

 

Et avec un sang-froid merveilleux, il se mit à donner ses ordres, tout en ferraillant avec vigueur, car ceci se passait au milieu de la mêlée qui devenait de plus en plus furieuse. D’ailleurs il ne s’exagérait nullement le péril. Il était évident que lui et sa poignée d’hommes ne pèseraient pas lourd devant la multitude maintenant déchaînée qui s’acharnait contre eux en redoublant ses cris de mort. Comme il l’avait dit : leur compte était bon. Comme il l’avait prédit, dans quelques secondes ils seraient tous brisés comme fétus emportés par la tourmente.

 

– Santa Maria ! Stocco, ces forcenés vont me tuer mon Concino ! se lamenta la petite femme au bras de l’homme long.

 

Et cette fois elle parlait en italien.

 

Et Stocco, dans la même langue, avec ses yeux luisants d’une joie mauvaise, avec cet air goguenard qui paraissait lui être particulier, répondit :

 

– Ma foi, signora, je crois, en effet, que vous pouvez préparer vos voiles de veuve.

 

Et avec une familiarité narquoise qu’autorisait sans doute de mystérieux services :

 

– Aussi, signora, c’est vraiment tenter le diable que de pousser l’imprudence aussi loin que le fait votre noble époux ; Per Dio, les dispositions de cette foule étaient bien visibles. Il était inutile de l’exaspérer davantage.

 

– Stocco, fit Léonora Galigaï – puisqu’il paraît que c’était elle –, regarde donc là-bas, si tu ne vois pas venir le roi ? C’est l’heure où il rentre de sa promenade.

 

Par-dessus les têtes qu’il dominait de sa longue taille, Stocco jeta un coup d’œil du côté de la porte Saint-Honoré. Et avec la même indifférence narquoise :

 

– Je crois que le voilà, dit-il.

 

Léonora Galigaï lui glissa rapidement quelques mots brefs à l’oreille. Stocco leva irrévérencieusement les épaules. Mais il obéit sans discuter. Il laissa tomber les plis de son manteau. Ce geste mit à découvert une figure longue, maigre, au teint basané, avec des pommettes saillantes, coupée en deux par une paire d’énormes moustaches noires. Il quitta sa maîtresse. Et à grands coups de coude, en s’aidant du pommeau de son immense rapière dont il se servait comme d’un coin de fer en le glissant entre les côtes des gens pour les écarter, il se fraya un chemin vers Concini. Et comme il se rendait compte que la manœuvre ne suffirait pas à elle seule. Il criait de sa voix rude, narquoise :

 

– Le roi !… Voici le roi !… Place au roi !…

 

Ces mots lui facilitèrent sa tâche, ainsi qu’il l’avait prévu. Ou, pour mieux dire, ainsi que l’avait prévu Léonora, car il ne faisait que suivre ses instructions. Ces mots, ils étaient magiques, alors. La colère de la foule ne tomba pas pour cela. Mais son attention fut détournée. Concini et ses hommes, qui se voyaient perdus, eurent un instant de répit. Stocco arriva facilement devant celui vers qui on l’envoyait.

 

– Monseigneur, lui dit-il en italien, filez prestement. Voici le roi.

 

– Et que m’importe le roi ! gronda Concini en promenant un regard sanglant sur la foule, comme s’il cherchait quelqu’un.

 

Stocco se cassa en deux dans un salut exorbitant. Et, de sa même voix rude, sans qu’il fût possible de démêler s’il parlait sérieusement ou s’il se moquait :

 

– Per Dio, signor, dit-il, je sais bien que le véritable roi de ce pays, c’est vous. Tout de même, vous n’avez pas encore le titre ni la couronne. Le titre et la couronne, c’est l’enfant qui vient de là-bas qui les a. Croyez-moi, monseigneur, il n’est pas prudent de vous montrer à lui dans une situation aussi humiliante que celle-ci. Vous allez lui donner une petite opinion de votre puissance… Et si l’entourage du petit roi se met à douter de votre force, c’en est fait de vous, monseigneur.

 

– Corbacco ! tu as raison, Stocco ! reconnut Concini.

 

Et il donna l’ordre de la retraite à Rospignac qui, si brave qu’il fût, l’accueillit avec un véritable soulagement. Quand même, pendant que la manœuvre s’accomplissait avec une facilité relative – la foule, avec cette mobilité qui la caractérise, se détournait de plus en plus d’eux pour se précipiter sur le passage du roi – il se mordait les poings avec rage, et son regard étincelant cherchait toujours quelqu’un. Tout à coup il trouva. Et serrant fortement le bras de Stocco :

 

– Tu vois ce jeune homme ? fit-il d’une voix rauque.

 

Il désignait Odet de Valvert qui, à quelques pas de Brin de Muguet, la couvait d’un regard chargé d’adoration muette.

 

– Je le vois, répondit Stocco de son air gouailleur :

 

– Mille livres pour toi, Stocco, si tu me fais savoir son nom et où je pourrai le prendre.

 

– Vous le saurez demain matin, promit Stocco, dont les yeux de braise avaient lancé un éclair à l’énoncé de ce chiffre de mille livres.

 

– Mille livres de plus si tu m’apprends où loge cette jeune fille.

 

Cette fois, Concini, d’une voix que la passion rendait haletante, désignait Brin de Muguet. Cette fois, Stocco, avec une froideur visible, en hochant la tête, répondit :

 

– La petite bouquetière des rues !… Difficile, monseigneur, très difficile !… Cette petite, et je veux que le diable m’emporte si je sais pourquoi, cette petite fait un mystère du lieu où elle se loge. Et, jusqu’à ce jour, elle a su si bien se garder que nul ne peut dire où est situé ce logis.

 

– Cinq mille livres, insista Concini, cinq mille livres pour toi si tu réussis.

 

– Diavolo, fit Stocco dont l’œil fulgurait, vous avez des arguments irrésistibles, monseigneur.

 

Et résolument :

 

– Va bene, on tâchera de vous satisfaire.

 

La promesse était vague. Cependant il faut croire que Concini avait une absolue confiance en l’habileté de cet homme, car un sourire de satisfaction passa sur ses lèvres. Il faut croire qu’il avait également confiance en sa fidélité, car on remarquera qu’il ne jugea pas nécessaire de lui recommander la discrétion.

 

La retraite de Concini et de ses hommes s’effectua sans trop de dommages. Rospignac, qui avait dirigé la manœuvre, ramenait bien quelques éclopés, qui devraient garder la chambre plus ou moins longtemps, mais, en somme, il avait sorti tout son monde de ce guêpier où ils s’étaient stupidement fourvoyés et d’où ils avaient pu croire un instant que pas un d’eux ne sortirait vivant.

 

En réalité, ils devaient tous la vie à la présence d’esprit de Léonora Galigaï, qui avait détourné d’eux la fureur de la foule en lui annonçant l’approche du roi et en faisant valoir aux yeux de Concini le seul argument assez puissant pour le décider à céder. Au reste, Concini ignorait cette intervention si opportune de sa femme. Comme on l’a vu, Stocco, suivant les instructions de sa maîtresse, avait négligé de lui dire que c’était elle qui l’avait envoyé.

 

Pendant que nous les tenons, poussons Concini et sa bande jusqu’au bout.

 

Ils revinrent à l’hôtel d’Ancre, lequel touchait pour ainsi dire au Louvre. Là, il réunit dans son cabinet MM. de Rospignac, son capitaine des gardes, d’Eynaus, de Longval, de Roquetaille, de Louvignac, lieutenants ou chefs dizainiers, de Bazorges, de Montreval, de Chalabre et de Pontrailles, simples ordinaires que les circonstances poussaient dans la confiance du maître.

 

– Messieurs, leur dit-il d’une voix tranchante, je suppose qu’il n’est pas un de vous qui ne pense que l’affront que nous venons de recevoir ne saurait demeurer impuni.

 

Une explosion terrible suivit ces paroles. Concini les considéra un instant avec une sombre satisfaction. Et les apaisant du geste, il reprit :

 

– Quelques bonnes pendaisons nous vengeront comme il convient de l’insolence de cette vile populace et la ramèneront, je l’espère, à un sentiment plus net du respect qu’elle nous doit. Ceci me regarde et j’en fais mon affaire. L’insolence de ce gentilhomme qui a osé nous braver, nous insulter, doit être également châtiée. Et il faut que ce châtiment soit tel qu’il donne désormais à réfléchir à ceux qui seraient tentés de suivre cet insupportable exemple. Ceci est indispensable parce que le respect qu’on nous témoignera sera en proportion directe de la crainte que nous inspirerons. C’est à vous qu’il appartient, sans plus tarder de rechercher, de saisir et de m’amener le coupable.

 

D’effroyables bordées de jurons, d’intraduisibles menaces suivirent ces paroles. Naturellement, Longval et Roquetaille, qui avaient eu le désagrément d’expérimenter à leurs dépens la vigueur des poings d’Odet de Valvert, se montrèrent les plus enragés.

 

– Moi, d’abord, grinça Longval, je n’aurai de cesse ni de trêve que je ne lui aie sorti les tripes du ventre !

 

– Et moi, jura Roquetaille, je veux lui fouiller le cœur avec mon poignard !

 

– Non pas, protesta Concini, il faut me l’amener vivant. Vivant, entendez-vous ?

 

Et comme ils secouaient la tête d’un air farouche, il ordonna d’une voix rude :

 

– Je le veux !

 

Et avec un sourire livide, il ajouta :

 

– Soyez tranquilles, le châtiment que je lui réserve, moi, sera tel que tout ce que vous pourrez imaginer d’horrible vous paraîtra bénin à côté.

 

Ceci était prononcé sur un ton tel que Roquetaille et Longval n’hésitèrent plus :

 

– Peste, monseigneur, dirent-ils avec un rire féroce, maintenant que nous connaissons vos « bonnes dispositions » à l’égard de cet insolent, nous nous garderons bien de le soustraire à votre « bienveillance » par un bon coup d’épée qui, en effet, serait trop doux.

 

– En chasse, commanda Concini avec une bonne humeur sinistre, en chasse, mes braves limiers. Dépistez-moi la bête, rabattez-la moi… je me charge de l’abattre, moi.

 

Il les congédia du geste, en faisant signe à Rospignac de demeurer. Dès qu’ils furent sortis en tumulte et avec de bruyants éclats de rire, Concini abattit la main sur l’épaule de Rospignac et, l’œil strié de sang, la lèvre retroussée dans un rictus féroce, il gronda :

 

– Rospignac, veille à ce que tes hommes m’amènent ce jeune homme vivant… Veilles-y sur ta tête.

 

Et comme Rospignac le considérait avec étonnement, il révéla le secret de cette haine subite qui se manifestait du premier coup terrible, mortelle :

 

– Il l’aime aussi, comprends-tu, Rospignac ?… Et qui sait si ce n’est pas par amour pour lui qu’elle me méprise, moi ?…

 

– Vous m’en direz tant, monseigneur… répliqua Rospignac. Et avec une froide résolution :

 

– Soyez tranquille, monseigneur, je vous réponds qu’il ne vous échappera pas.

 

– Tu es un bon serviteur, Rospignac, complimenta Concini. Va et sois sans inquiétude de ton côté : ta fortune est faite.

 

Rospignac s’inclina et sortit à son tour. En rejoignant ses hommes il songeait, avec un ricanement diabolique :

 

« Fais ma fortune, je ne demande pas mieux ; et il serait vraiment temps. Pour ce qui est de ce jeune homme, puisque c’est un rival, il m’appartient, à moi seul… J’en fais mon affaire. Quant à toi, Concini stupide et aveugle, qui me prends pour confident sans t’apercevoir que, cette jeune fille, je l’aime plus follement que toi, que je me laisserais arracher le cœur plutôt que de me la laisser voler, quant à toi, fais ma fortune d’abord… nous réglerons notre rivalité amoureuse ensuite. Et quand je devrais appeler Satan à mon aide, je te jure bien que tu ne l’emporteras pas sur moi et que la bouquetière n’appartiendra pas à un autre que moi ! »

 

Rospignac rassembla autour de lui ses quatre lieutenants : Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac.

 

– Messieurs, leur dit-il, retournons rue Saint-Honoré et mettons-nous à la recherche de Muguette, la jolie bouquetière des rues.

 

– Tiens ! s’étonna Roquetaille, se faisant l’interprète de tous, je croyais que l’ordre de monseigneur était de rechercher cet insolent damoiseau ?

 

– Sans doute, sourit Rospignac. Aussi, soyez tranquille, Roquetaille, en retrouvant la bouquetière, nous retrouverons du même coup le damoiseau. On est toujours sûr de le trouver là où elle est.

 

Revenons maintenant à Stocco, le cavalier servant et le confident de Léonora Galigaï, la femme de Concini.

 

Stocco, en revenant à sa maîtresse, songeait tout comme Rospignac. Sa songerie, à lui, se bornait à un simple calcul. Le voici :

 

« Mille livres pour le jeune homme… Celles-là, autant dire que je les tiens déjà… Va bene… Plus cinq mille pour la jeune fille… Ohimé, celles-là ne seront pas faciles à gagner !… Il faudra pourtant que j’en vienne à bout, Dio porco !… Total, six mille livres… Plus ce que me donnera la signora Léonora… Allons, la journée commence bien… Si toutes ressemblaient à celle-ci, ma fortune serait bientôt faite !… »

 

Et une expression de satisfaction profonde animait cette physionomie dure, rébarbative, naturellement antipathique, et que rendaient plus antipathique encore ce perpétuel air de sarcasme qu’elle affectait, et ces yeux de braise, d’un éclat si perçant.

 

– Que t’a-t-il ordonné ? interrogea Léonora.

 

– De lui faire connaître le nom et la demeure de ce jouvenceau qui suit, là-bas, la petite bouquetière, répondit Stocco. Et d’un air détaché :

 

– Il m’a promis mille livres pour cela. Léonora approuva doucement de la tête.

 

– Il a bien fait, dit-elle, et je t’aurais donné le même ordre.

 

Et avec un calme sinistre, sans haine, sans colère, mais avec une inexorable résolution :

 

– Ce jeune homme a osé insulter mon Concino, il faut qu’il soit puni. Après, Stocco ? Que t’a-t-il ordonné, au sujet de la jeune fille ?

 

Elle posait cette question avec l’assurance de quelqu’un qui est sûr de son fait. Et elle le tenait toujours sous le feu de son regard de flamme.

 

Stocco, de la fidélité duquel Concini se croyait si bien assuré qu’il ne prenait pas la peine de lui recommander le silence vis-à-vis de sa femme, Stocco n’eut pas l’ombre d’une hésitation. Et le plus tranquillement du monde, mais en accentuant encore son ton gouailleur :

 

– Il m’a ordonné de lui faire connaître son logis qu’elle cache. Et avec le même air détaché :

 

– Il m’a promis cinq mille livres pour cela.

 

Une expression de douleur déchirante contracta les traits de Léonora, Son regard se leva vers le ciel en une muette imprécation. Et elle se lamenta :

 

– Cinq mille livres !… Tu vois bien qu’il l’aime !…

 

– Eh ! per Dio, le signor Concini aime avec son équivoque familiarité, est-ce donc la première fois que le signor Concini s’amourache d’une jolie fille ?… Vous savez bien que non.

 

– Tu ne comprends donc pas qu’il ne s’agit pas ici d’un caprice, d’une amourette, comme pour les autres ? Celle-ci, il l’aime avec passion.

 

– Eh ! per Dio ! le signor Concini aime toujours avec passion les femmes qu’il désire. Et quand il les a possédées, il s’en dégoûte aussitôt pour devenir aussi passionnément épris d’une autre. C’est toujours la même chanson, signora, et, au bout du compte, il vous revient toujours. Cela devrait vous rassurer, que diable !

 

Léonora hocha douloureusement la tête. Elle ne paraissait pas convaincue.

 

– Enfin, signora, fit Stocco avec une pointe d’impatience, dois-je obéir à l’ordre de monseigneur ?

 

– Il faut toujours obéir aux ordres de Concini, déclara gravement Léonora.

 

– Alors, je me mets aux trousses de la bouquetière, et je ne la lâche plus que je n’aie découvert où elle se terre ?

 

– Oui, Stocco. Seulement, quand tu auras trouvé, tu viendras, comme toujours, me mettre au courant tout d’abord. Et tu n’iras trouver Concini qu’après avoir reçu mes instructions.

 

– Cela va sans dire. Quand voulez-vous que je me mette en chasse, signora ?

 

– Tu vas m’accompagner ici près, où j’ai affaire. Tu me ramèneras ensuite à la maison. Tu pourras te mettre à ta mission après.

 

Stocco s’inclina silencieusement, sans marquer la moindre contrariété. Léonora prit son bras. Elle alla, rue de Grenelle, droit à la litière de la duchesse de Sorrientès. Les mantelets étaient toujours rabattus, ils ne s’écartèrent pas. La duchesse ne se montra pas, malgré que la femme de Concini eût annoncé son approche par une petite toux discrète. Cela n’empêcha pas Léonora de s’incliner dans une profonde révérence. Et c’était étrange, ce respect, poussé presque jusqu’à l’humilité, qu’elle témoignait à cette mystérieuse duchesse qui ne daignait même pas se montrer à elle. Ainsi La Gorelle avait pareillement salué la litière. Mais La Gorelle était une femme du peuple, son humilité s’expliquait par ce fait seul. Il n’en était pas de même de Léonora. Femme du favori de la reine, du maître tout-puissant du royaume devant qui tout tremblait – même l’enfant royal dans ses appartements déserts du Louvre – elle pouvait se considérer, et se considérait en effet, comme l’égale des plus grandes dames. Qu’était-ce donc que cette duchesse de Sorrientès à qui la femme de Concini témoignait un tel respect ?…

 

Après avoir salué, Léonora, avec le même respect extraordinaire, prononça en italien :

 

– Je me rends aux ordres de votre illustrissime seigneurie.

 

Et « l’illustrissime seigneurie », sans daigner se montrer, marquant nettement la distance qui les séparait, de sa voix à la fois si douce et si souverainement impérieuse, répondit :

 

– Ah ! c’est vous, Léonora !… Montez.

 

Et Léonora Galigaï obéit, comme elle eût obéi à la reine régente, Marie de Médicis.

 

VI

LE ROI

 

Nous avons dit que la nouvelle de l’approche du roi, adroitement mise en circulation par Stocco, avait si bien accaparé l’attention de la foule, qu’elle en avait instantanément oublié Concini et sa bande d’assassins à gages. C’est qu’il faut dire qu’elle aimait l’enfant-roi, cette foule de Parisiens. Elle l’aimait de tous les espoirs qu’elle avait mis en lui. Et elle ne laissait jamais passer l’occasion de lui témoigner son amour. En l’occurrence, les Parisiens avaient voulu saluer le petit roi au passage. La plupart de ces braves badauds s’étaient rangés d’eux-mêmes de chaque côté de la rue, faisant la haie, ayant soin de laisser le milieu de la chaussée vide pour permettre au roi et à sa petite escorte de passer facilement. La chose s’était faite spontanément, en un clin d’œil et dans un ordre parfait. Ce qui s’explique peut-être par ce fait qu’il n’y avait pas là d’agents de la force publique « chargés d’établir l’ordre ».

 

D’autres, au contraire, étaient allés au-devant du roi, vers la porte Saint-Honoré.

 

Brin de Muguet, la jolie bouquetière des rues, était de ceux-là.

 

Elle avait très bien compris que c’était pour elle que ce jeune inconnu qu’était Odet de Valvert allait braver en face Concini et sa meute. Et ses jolis sourcils s’étaient froncés d’une manière des plus significatives. Et tandis que le jeune homme s’attaquait à Roquetaille et à Longval, elle l’avait considéré d’un œil froid, franchement hostile. Pourquoi cette hostilité envers quelqu’un qui, pour ses beaux yeux, exposait délibérément sa vie avec une si insouciante bravoure ? Elle avait bon cœur, pourtant, puisqu’elle s’était émue de compassion pour Landry Coquenard qu’elle ne connaissait pas davantage. Peut-être était-ce tout simplement qu’Odet de Valvert ne lui plaisait pas ?

 

Pourtant nous devons reconnaître que cette froide hostilité s’était fortement atténuée lorsqu’elle avait vu que les choses menaçaient de tourner mal pour l’intrépide jeune homme. Elle s’était même émue lorsqu’elle avait vu la bande entière se ruer sur lui, l’épée au poing.

 

– Ah ! mon Dieu ! il va se faire mettre en pièces ! avait-elle songé sincèrement apitoyée.

 

On a vu qu’Odet de Valvert avait été promptement dégagé par la foule. Dès qu’il avait été hors de péril, l’attention de Brin de Muguet s’était complètement détournée de lui. Vraiment, on eût dit que ce jeune homme n’existait pas pour elle. Elle n’avait même pas prêté la moindre attention à la force et à l’adresse qu’il avait su déployer en cette circonstance critique. C’était l’indifférence complète, absolue.

 

Odet de Valvert, lui, lorsqu’il avait vu que la foule prenait fait et cause pour lui et se disposait à faire un mauvais parti à son adversaire, avait rengainé avec un calme parfait et s’était mis à l’écart, bien décidé à ne pas prendre part à la lutte, si on ne l’y forçait. Cependant il s’était arrangé de manière à ne pas être trop loin de la jeune fille, sur laquelle il semblait s’être donné lui-même la mission de veiller.

 

Lorsque Stocco avait annoncé l’approche du roi, Brin de Muguet n’avait pas été la dernière à s’élancer à sa rencontre. La rue paraissait être son domaine. Elle se sentait là chez elle, et il est certain que rien de ce qui s’y passait, gros événement ou incident minime, ne la laissait indifférente.

 

Elle s’était donc élancée une des premières. Il lui avait fallu passer devant Odet de Valvert. Elle l’avait fait sans la moindre gêne, sans avoir l’air de le voir. Notre amoureux timide avait trouvé le grand courage de lui tirer son chapeau et de lui adresser un gracieux et respectueux salut. Elle avait répondu par une froide et correcte inclination de tête. C’est tout. Mais une fois qu’elle avait été passée, elle avait eu cette même moue de mécontentement que nous lui avons déjà vue.

 

Une fois encore, Odet de Valvert n’avait rien vu. C’était fort heureux pour lui, car le pauvre amoureux eût été navré. Naturellement, il avait emboîté le pas.

 

Brin de Muguet n’était pas allée bien loin. Elle s’était arrêtée à quelques pas du pilori et de la belle potence toute neuve que Concini avait fait dresser là. Et elle s’était commodément installée au premier rang ; admirablement placée pour bien voir. Odet de Valvert qui l’avait suivie, comme de juste, s’était placé tout près du sinistre monument et de manière à bien la voir, elle. Et ils avaient attendu, avec la foule des badauds qui s’était massée là, le passage du roi.

 

N’attendons pas son passage ; allons au-devant de lui.

 

Ce matin-là, ainsi qu’il le faisait à peu près tous les matins, le roi s’en était allé chasser avec ses faucons. Il s’en revenait tout doucement, ayant franchi la porte Saint-Honoré au pas de sa monture, lorsque Stocco, sur l’ordre de Léonora Galigaï, avait signalé son approche.

 

Louis XIII n’avait pas tout à fait quatorze ans. Il portait avec une élégance juvénile un costume de chasse : feutre orné d’une longue plume blanche, pourpoint de velours vert foncé, hauts-de-chausses de même étoffe et de même nuance, ceinturon de cuir fauve supportant le couteau de chasse, bottes en cuir noir, à tiges souples montant jusqu’au haut-de-chausse, gants de peau recouvrant les manches du pourpoint jusqu’aux coudes, cravache à la main.

 

À sa droite se tenait un homme d’une trentaine d’années, de taille élevée, d’allure élégante. C’était son « maître de la volerie ». Il s’appelait Charles d’Albert. Mais comme il avait hérité d’une petite métairie au bord du Rhône, il avait pris le nom de cette métairie et se faisait appeler Albert de Luynes.

 

À la gauche du roi se tenait un jeune homme d’une suprême élégance. C’était le marquis de Montpouillan, un des fils du vieux marquis de la Force.

 

Ces deux hommes se disputaient la faveur royale. Ce qui revient à dire qu’ils se surveillaient mutuellement avec une attention jalouse. Ce qui ne les empêchait pas de se faire bon visage et de s’accueillir de mutuelles protestations d’amitié dont ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre. Ajoutons que, pour l’instant, Luynes paraissait l’emporter sur son rival qui écumait intérieurement, mais qui, précisément à cause de cela, lui prodiguait ses plus gracieux sourires.

 

Derrière ces trois personnages, à distance respectueuse, venaient quelques pages, quelques valets et une faible escorte. Comme on le voit, rien de la pompe royale dans ce petit cortège. La suite, très modeste, aurait tout aussi bien pu être celle d’un seigneur de fortune moyenne.

 

Cette petite troupe s’en allait donc au pas par la rue Saint-Honoré. Les passants s’écartaient, saluaient. C’était tout. Le roi écoutait d’une oreille distraite Luynes qui lui faisait un véritable cours sur l’art de dresser les oiseaux à la chasse. Art dans lequel, il faut le reconnaître, il était passé maître. Le roi n’entendait que vaguement ce qu’on lui disait.

 

Le roi rêvait. À quoi pouvait-il bien rêver cet enfant de quatorze ans ? Lui seul aurait pu le dire. Et il se taisait.

 

Luynes s’apercevait fort bien que le roi ne l’écoutait pas. N’importe il continuait sans paraître remarquer la distraction de son royal élève. Au reste, lui-même n’était guère à ce qu’il disait. Son cours, il le récitait par cœur, par habitude machinale, mais sa pensée était ailleurs. Néanmoins, cette pensée ne l’absorbait pas au point de le rendre indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Il se montrait fort attentif, au contraire, et il observait aussi bien le roi et Montpouillan qu’il observait la rue.

 

Et ce fut lui qui, de son œil perçant et vif, découvrit, le premier, le rassemblement au milieu duquel se débattaient Concini et ses ordinaires. Ce fut son oreille subtile qui, la première, perçut les clameurs menaçantes qui partaient de ce rassemblement. Il se haussa sur les étriers pour mieux voir, il tendit plus attentivement l’oreille. Et un sourire terrible passa sur ses lèvres, tandis que ses yeux fulguraient. Et avec une familiarité étrange, arrachant le roi à sa rêverie, d’une voix frémissante :

 

– Écoutez, Sire, écoutez… C’est la voix de votre peuple qui se fait entendre, là-bas. Et, votre pédagogue a dû vous l’apprendre, la voix du peuple, c’est la voix de Dieu. Écoutez, Sire, écoutez la voix de Dieu.

 

Le roi et Montpouillan tendirent l’oreille. Et ils entendirent distinctement la foule qui hurlait :

 

– À mort, Concini !… À l’eau le ruffian !

 

Le roi pâlit. Ses lèvres se pincèrent. Ses yeux étincelèrent et cherchèrent à voir au loin ce qui se passait. Luynes fixait sur lui un regard flamboyant qui semblait vouloir lui arracher l’ordre de mort qu’il souhaitait ardemment. Mais le jeune roi demeura muet, détourna les yeux, reprit son air absent.

 

Luynes leva les épaules sans façon, et d’un air maussade :

 

– Piquons un temps de galop jusque-là, dit-il. Peut-être arriverons-nous à temps pour voir.

 

Le roi hésita un instant. Mais sans doute la curiosité le démangeait aussi, car, sans répondre un mot, il donna de l’éperon. Et ce fut, au milieu de la rue Saint-Honoré, une galopade désordonnée qui ne dura guère que quelques minutes, attendu qu’elle fut vite interrompue par un accident qui survint : le cheval du roi buta soudain contre nous ne savons quel obstacle et s’abattit brusquement sur les genoux.

 

Le roi était excellent cavalier. Mais il fut surpris par cette chute soudaine de sa monture. Et cette chute provoqua la sienne : il vida les étriers et fut projeté par-dessus l’encolure de son cheval.

 

Le malheur est que cet accident se produisit juste comme la cavalcade arrivait à hauteur du pilori. Et ce fut contre le massif de maçonnerie que le roi se trouva lancé à toute volée. Un cri déchirant jaillit de toutes les poitrines oppressées : on s’attendait à voir le corps du jeune roi venir s’écraser contre les pierres. Un silence de mort suivit, pendant lequel on eût pu entendre haleter toute cette foule désolée. Ce fut une seconde d’un tragique intense qui parut longue comme une éternité à tous.

 

Et tout à coup ce fut une explosion de joie délirante, aussitôt suivie par cette acclamation qui éclatait pour la troisième fois en cette matinée :

 

– Vive le damoiseau !

 

Quel miracle s’était donc produit qui venait changer subitement en joie extravagante la douleur sincère du peuple témoin de cet accident que chacun s’attendait à voir mortel ? Voici :

 

Le cheval du roi s’était abattu à quelques pas du pilori. Le hasard avait voulu qu’Odet de Valvert se trouvât placé tout près de cet endroit. C’était presque en face de lui que le roi avait vidé les arçons. Comme tout le monde, le jeune homme avait compris l’affreux danger couru par le roi et qu’il allait venir se briser le crâne contre ces pierres, à deux pas de lui. Sans réfléchir, sans hésiter, il avait fait un bond prodigieux de ce côté, il s’était solidement calé sur les jambes et il avait ouvert les bras.

 

Et c’était dans ces bras que Louis XIII était tombé.

 

Le choc avait été effroyable. Le jeune homme avait vacillé comme un jeune chêne secoué par l’ouragan. Il avait vacillé, mais, comme le chêne, il avait tenu bon, il n’était pas tombé, il n’avait pas lâché le roi qui n’avait pas perdu la tête mais qu’un étonnement prodigieux submergeait : étonnement de se voir sain et sauf, alors qu’il avait cru un instant que c’en était fait de lui, que rien ne pouvait le sauver. Il avait tenu bon et, ayant repris son aplomb, il déposa doucement le roi sur ses pieds.

 

Et tout de suite, pendant que le roi se secouait, encore tout effaré, oubliant toute étiquette, oubliant de se découvrir, d’une voix que l’angoisse étreignait :

 

– Vous n’avez pas de mal, au moins ? dit-il.

 

Et c’était admirable, cet oubli de soi. Le roi le sentit d’instinct. Si bien qu’oubliant l’étiquette de son côté, non sans admiration :

 

– Non, ma foi, dit-il. C’est plutôt à vous qu’il faut demander cela. C’est que vous avez été rudement secoué.

 

– Moi non plus, répondit Valvert. Et, avec un rire clair :

 

– Je suis désolé, Dieu merci.

 

– C’est fort heureux pour moi ! sourit le roi.

 

Voilà pourquoi, pour la troisième fois en cette matinée, le populaire acclamait celui qu’il avait tout de suite appelé le « damoiseau ». Cette acclamation acheva de ramener Valvert au sentiment des convenances. Il se découvrit en un geste large et, de sa voix claironnante, lança à pleins poumons :

 

– Vive le roi !…

 

– Vive le roi !… répéta la foule comme un seul homme, avec un enthousiasme délirant.

 

La minute qui suivit fut une de ces minutes exquises qu’un homme ne saurait oublier de sa vie, fût-il empereur ou roi et vécût-il l’âge avancé du Mathusalem de biblique mémoire. La foule se précipita sur le roi pour le voir de près, le toucher, s’assurer qu’il n’avait aucun mal. Et elle témoignait son attachement par des questions d’une familiarité touchante, des exclamations naïves. Si bien que le roi dut la rassurer.

 

– Ce n’est rien, mes amis, dit-il, ce n’est rien.

 

Et il ajouta, en adressant un sourire à Odet de Valvert :

 

– … Grâce à monsieur, qui, sans qu’il y paraisse, a hérité de la force de messire Hercule lui-même.

 

Des acclamations sans fin accueillirent ces paroles. Le pauvre petit roi, que tous abandonnaient, à commencer par sa mère, sentait son petit cœur se dilater, sous la chaude caresse de cette tendresse populaire qu’il n’avait jamais soupçonnée jusqu’à ce jour. Et sa joie puérile éclatait sur son visage. Ce qui redoublait les transports d’allégresse du brave populaire.

 

La suite du roi s’était précipitée vers lui, Luynes et Montpouillan en tête.

 

– Ah ! sire, quelle peur j’ai eue ! s’écria le marquis de Montpouillan.

 

– S’il était arrivé malheur à Votre Majesté, je me fusse passé mon épée au travers du corps, assura Luynes qui était très pâle et paraissait sincère.

 

Tous les deux étaient bouleversés. Il est probable qu’ils pensaient surtout à eux et que l’intérêt et non l’amitié causait cette émotion. Il croyait à leur amitié, lui. Il en fut très touché. Et il s’attendrit.

 

– Vous êtes de braves et fidèles amis, dit-il. Rassurez-vous, nous en seront quittes pour la peur.

 

– Heureusement, s’écria Luynes tout haut. En lui-même, il ajoutait :

 

– Pour moi !…

 

Et il s’empressa de donner des ordres pour arracher au plus vite le roi à ces effusions populaires qui ne lui convenaient guère. On ramena son cheval au roi. Comme si de rien n’était, il sauta légèrement en selle. Avant de rendre la main, il chercha Odet de Valvert des yeux.

 

Celui-ci n’était pas loin. Il se tenait à deux pas de là, raide, un peu pâle, le regard étincelant. Il paraissait soulevé par une joie puissante, et de temps en temps, il glissait un regard triomphant sur Brin de Muguet qui, en enfant de la rue qu’elle était, s’était encore faufilée au premier rang et ne faisait guère attention à lui, attendu qu’elle n’avait d’yeux que pour le roi.

 

Quelle était la cause de cette joie si forte qu’il en était tout pâle et comme oppressé ? C’est ce que, fidèle à notre règle d’impartialité absolue, nous allons dire sans plus tarder, sans nous inquiéter de savoir si cette révélation ne sera pas de nature à faire baisser notre personnage dans l’estime du lecteur.

 

Odet de Valvert était un aventurier. Nous entendons aventurier dans le sens de « chercheur d’aventures », qui était le sien alors, et non dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui et qui se prend en mauvaise part. Nous rappelons que les Pardaillan, qui le connaissaient, avaient assuré qu’il était pauvre et était venu à Paris dans l’intention d’y chercher fortune, ce qu’il négligeait de faire pour suivre la petite bouquetière des rues. Si nous nous en rapportons à son costume très propre, mais quelque peu fatigué, même rapiécé par-ci, par-là, nous en concluons qu’il commençait à se faire temps pour lui de mettre enfin la main sur la capricieuse déesse à l’unique cheveu.

 

Lorsque Valvert avait vu le roi violemment projeté sur le pilori contre lequel il devait s’écraser, il s’était élancé sans réfléchir. À ce moment, nulle arrière-pensée intéressée n’était en lui. Il avait simplement suivi l’impulsion de sa nature bonne et généreuse. Il avait réussi un tour de force remarquable et il avait sauvé une existence humaine. Il n’en vit pas davantage sur le moment et il n’éprouva que cette satisfaction pure que donne la conscience d’avoir accompli une bonne et belle action. Mais la réflexion vint après. Le désintéressement disparut, la satisfaction fit place à une joie extravagante, qu’il ne parvenait pas à refouler complètement. Odet de Valvert se disait :

 

– Mais… mais… mais c’est le roi que je viens de sauver !… Et moi qui l’oubliais, triple étourneau que je suis !… Le roi ! ventrebleu, j’ai sauvé le roi !… Du coup, ma fortune est faite ! La reconnaissance du roi ne saurait manquer de se traduire par le don d’une charge honorable et productive à la cour !… Et M. de Pardaillan qui me soutenait que la fortune est insaisissable pour nous autres, aventuriers… C’est pourtant bien facile !… Riche, je vais pouvoir restaurer Valvert qui tombe en ruines… J’épouserai cette adorable Muguette… si elle veut de moi. Nous nous retirerons à Valvert qui touche à Saugis et à Vaubrun, et nous vivrons la saine existence du gentilhomme campagnard, chassant avec Jehan de Pardaillan, qui est devenu mon cousin de par son mariage avec Bertille de Saugis, ma cousine ! Ventrebleu, la belle existence que nous allons mener !…

 

Ainsi rêvait, tout éveillé, Odet de Valvert. Et, quant à nous, nous avouons que nous ne nous sentons pas le courage de lui faire un crime des rêves dorés auxquels il se livrait.

 

Cependant, malgré sa rêverie il vit fort bien que le roi, avant de partir, le cherchait du regard. Et il se hâta d’approcher, de plus en plus persuadé qu’une averse de faveurs allait s’abattre sur lui. Du reste, les premières paroles du roi le confirmèrent dans cette idée qui, à tout prendre, était bien naturelle.

 

– Monsieur, lui dit-il avec un gracieux sourire, le roi de France vous doit la vie. Tenez pour assuré qu’il ne l’oubliera pas. Votre nom, monsieur ?

 

Tout raide, le front rayonnant, une flamme d’orgueil au fond des prunelles, Valvert répondit :

 

– Le gentilhomme à qui Votre Majesté fait l’insigne honneur d’adresser la parole s’appelle Odet, comte de Valvert.

 

Le roi parut réfléchir un instant. Il était jeune. Il n’avait pas encore appris à bien dissimuler. Ce jeune homme lui plaisait, et il le laissait voir ingénument. Par contre, Luynes et Montpouillan pinçaient déjà les lèvres, montraient cette mine aimable de dogues hargneux, qui voient un intrus approcher de trop près leur pâtée.

 

Valvert n’y prit pas garde. Il ne voyait que le sourire que le roi lui adressait, le regard qu’il fixait sur lui. Et comme ce sourire et ce regard, étaient des plus bienveillants, il se disait :

 

« Il cherche quel poste magnifique il va me donner à sa cour !… Sûrement, il va me dire de l’accompagner au Louvre !… C’est la fortune, la fortune !… ».

 

En effet, le roi prononça :

 

– Monsieur le comte de Valvert, vous êtes de mon escorte.

 

En même temps il se retournait et faisait signe à un de ses pages. Celui-ci mit aussitôt pied à terre et vint présenter sa monture à notre amoureux, qui sauta lestement en selle.

 

– Mettez-vous ici, à ma gauche, comte, indiqua le roi.

 

Le comte Odet de Valvert, à moitié ivre de joie et d’orgueil, prit la place que lui assignait le roi. Et il ne vit pas le regard chargé de haine jalouse que lui décocha le marquis de Montpouillan, qui se voyait obligé de lui céder le pas et de prendre la suite. Mais comme il faut toujours qu’il y ait une compensation à tout, il se vit gratifié d’un gracieux sourire de Luynes doublement heureux, et de l’humiliation de son rival, et de voir que sa faveur, à lui, ne subissait aucune atteinte. Et quand nous disons qu’il vit, c’est une manière de parler : il était transporté au septième ciel et ne vit pas plus le gracieux sourire qu’il n’avait vu le coup d’œil menaçant.

 

La petite troupe se mit en route vers le Louvre, au milieu des acclamations enthousiastes de la foule. Et Valvert, sans doute, pour bien lui montrer qu’il était devenu un personnage d’importance, ne manqua pas, en passant, de tirer son chapeau à Brin de Muguet. Disons, sans plus tarder, qu’elle ne fut nullement éblouie pour cela. Et même comme elle était fort occupée à crier de tout son cœur : « Vive le roi ! » elle ne vit pas, ou ne parut pas voir, ce salut. Ce qui la dispensa de le rendre.

 

– Je ne pensais pas être aimé à ce point par ce brave peuple ! s’écria le roi qui, peu accoutumé à ces exclamations spontanées, était radieux.

 

– Cela vous prouve, Sire, que lorsqu’il vous plaira d’ordonner qu’on abatte votre ennemi, peuple, clergé et noblesse, vous aurez tout le monde avec vous, gronda Luynes qui, prenant à partie Valvert attentif, ajouta :

 

– N’est-il pas vrai, monsieur de Valvert ?

 

– Sans doute, répondit Valvert. Le devoir de tout bon sujet n’est-il pas d’être avec son roi envers et contre tous ? Mais monsieur, vous m’étonnez étrangement. Le roi a donc un ennemi ?

 

– Eh ! monsieur, d’où sortez-vous donc ? s’esclaffa Luynes. Et se reprenant :

 

– Pardon, j’oublie que vous n’êtes pas homme de cour… pas encore du moins.

 

Sans relever les paroles de Luynes, Valvert, stupéfait de ce qu’il entendait, s’écria :

 

– Le roi a un ennemi, il le sait, il le connaît, et il ne le fait pas arrêter !

 

Le roi n’avait plus ajouté un mot. Les lèvres pincées, le front barré par un pli mauvais, il écoutait ses deux gardes du corps de l’air d’un homme résolu à se taire sur ce sujet. Pourtant, il n’imposait pas silence à Luynes qui, le premier, avait fait une allusion transparente à Concini. Et malgré sa résolution de se taire, en entendant les paroles de Valvert, il ne put s’empêcher de s’écrier avec une sorte d’effroi :

 

– Arrêter Concini !… C’est plus facile à dire qu’à faire, monsieur. Et d’abord, qui donc oserait se charger d’une mission pareille ?

 

C’est qu’il paraissait vraiment avoir peur. La stupeur de Valvert se haussa d’un degré. Ce n’était pas ainsi qu’il s’était figuré le roi. En tout cas, ce n’était pas certes là le langage qu’il attendait de lui. Mais il réfléchit que ce roi n’était encore qu’un enfant.

 

– Ah ! le pauvre petit ! se dit-il en lui-même avec une tendre pitié, il ne sait pas encore que le roi est le maître, le seul et unique maître, et que nul ne doit être assez audacieux que de vouloir lever la tête aussi haut que lui. Ventrebleu, il faut lui apprendre, à ce petit ! Il faut le rassurer !…

 

Et tout haut, avec un flegme merveilleux :

 

– Ah ! c’est de ce coquin d’Italie qu’il s’agit ?… Mais, Dieu me pardonne, je crois que le roi vient de dire que nul ne serait assez osé que de porter la main sur ce faquin… même si le roi en donnait l’ordre ?

 

Comme honteux, le roi confirma ses paroles par un signe de tête.

 

– Eh bien, fit résolument Valvert, le roi se trompe. Quand il voudra, je lui mettrai, moi, la main au collet et je lui amènerai pieds et poings liés.

 

– Vous oserez ! s’écria le roi dans l’œil duquel un sombre éclair s’alluma.

 

– Quand il plaira au roi de m’en donner l’ordre, oui, dit tranquillement Valvert.

 

– Ah ! Sire, protesta Luynes, vous voyez bien que je ne suis pas seul à vous conseiller la vigueur. Et vous étiez injuste, tout à l’heure, en disant que nul n’oserait arrêter Concini, puisque, avant monsieur, et à diverses reprises, je vous ai offert de le faire.

 

– C’est vrai, mon brave Luynes, et je te demande pardon, s’excusa Louis XIII.

 

– Alors, Sire, insista Luynes avec cette étrange familiarité qu’il se permettait, que répond le roi à M. le comte de Valvert ?

 

– Ce que je t’ai répondu à toi-même, fit le roi d’un air sombre : À quoi bon faire arrêter Concini… puisque la reine régente, régente, entendez-vous ? le fera remettre en liberté aussitôt ?…

 

Et le roi éclata d’un rire strident, terrible.

 

– C’est différent, fit Valvert avec la même assurance paisible, mais la reine régente n’a pas le pouvoir d’empêcher un gentilhomme de provoquer le sieur Concini et de le tuer roide. Moi, par exemple, Sire, figurez-vous que je lui veux la malemort, que je ne serais nullement fâché de lui loger six pouces de fer dans le corps.

 

– C’est vrai, dit le roi, mais la régente aura le pouvoir de faire trancher la tête à celui qui aura occis Concini.

 

Et secouant la tête :

 

– Non, non, fit-il, il faut patienter. Dans quelques mois je serai majeur… Je serai le maître !…

 

Cette fois, le ton du roi était tel que Luynes n’osa pas insister. Et Valvert qui s’émerveillait de se voir du premier coup porté si avant dans la faveur du roi, qu’il n’hésitait pas à lui faire d’aussi graves confidences, imita son exemple.

 

Le trajet pour se rendre au Louvre était court. Quelques minutes suffirent pour l’effectuer. Le reste de ce trajet se fit en silence. Valvert se croyait de plus en plus sûr de tenir la fortune, se redressait avec fierté. Il eut même la joie de rencontrer les deux Pardaillan qui flânaient, ou qui paraissaient flâner toujours. Et il s’amusa beaucoup de leur air ébahi, quand ils le reconnurent chevauchant à la gauche du roi.

 

Le roi s’arrêta à une vingtaine de pas de la porte de ce Louvre où Valvert s’apprêtait à entrer en conquérant.

 

– Monsieur, dit-il, je vous remercie de m’avoir escorté jusque-là. Vous garderez le cheval que vous montez en souvenir de notre rencontre. Et retenez bien ceci : Si vous avez besoin de me voir, de jour ou de nuit, venez au Louvre ou en toute autre maison royale où je me trouverai. Vous n’aurez qu’à prononcer votre nom. Vous serez immédiatement introduit près de ma personne. Au revoir, comte.

 

Ayant prononcé ces mots avec une grande amabilité, Louis XIII rendit les rênes et, au trot, alla s’engouffrer sous la porte monumentale de sa maison royale du Louvre.

 

VII

D’ANCIENNES CONNAISSANCES

 

Odet de Valvert demeura cloué sur place, tout étourdi de ce dénouement imprévu. Il tombait du haut de ses illusions dorées. La chute fut d’autant plus rude qu’il s’était élevé plus haut. Il en demeura un long moment tout meurtri. Puis, sa mauvaise humeur éclata en une série de jurons furieux :

 

– Peste, fièvre, accident de malemort, foudre et tonnerre !…

 

Il se sentit soulagé. Il se ressaisit peu à peu. Il murmura avec une intraduisible grimace de dépit :

 

– Heu ! je commence à croire que c’est décidément M. de Pardaillan qui a raison ! La fortune, à ce qu’il me semble, est une déesse capricieuse et cruelle qui vous aguiche, vous excite, semble se donner à vous, et vous glisse entre les doigts quand vous croyez la tenir, et s’enfuit prestement en se moquant de vous.

 

Et se secouant, avec cette indestructible confiance qu’on n’a qu’à vingt ans :

 

– La prochaine fois, je réponds qu’elle ne me faussera pas compagnie !… Je l’étranglerai plutôt avec son unique cheveu.

 

Il fit volter son cheval pour revenir rue Saint-Honoré et se remettre à la recherche de la jolie bouquetière. Et oubliant sa déconvenue, il éprouva une véritable joie d’enfant à la pensée qu’il était le propriétaire de la bonne et vigoureuse bête qu’il montait et dont il se proposait d’étudier sérieusement les défauts et les qualités. Il n’alla pas loin. Il rencontra les Pardaillan que la curiosité, sans doute, avait amenés aux environs du Louvre. Il mit pied à terre et les aborda.

 

Derrière les Pardaillan, marchait un pauvre diable coiffé de quelque chose d’informe, à quoi il était impossible de donner le nom de chapeau, drapé dans une loque trouée, effilochée, que relevait par derrière une immense colichemarde, et dans laquelle il dissimulait son visage. En apercevant Odet de Valvert, l’homme s’arrêta, ôta son chapeau, et la bouche fendue par un sourire large d’une aune, se cassa en deux dans une révérence qui ne manquait pas de correction, voire d’une certaine élégance. Dans ce mouvement, il mit à découvert la longue et maigre figure, les yeux singulièrement vifs et fureteurs, le sourire astucieux de Landry Coquenard. Il se rendit compte que celui qu’il venait de saluer ne l’avait vu. Il remit le chapeau sur la tête, ramena les pans du manteau sur le nez et attendit à distance respectueuse.

 

– Eh ! cousin de Valvert, disait Jehan de Pardaillan avec un sourire affectueux, vous voilà donc en faveur, que nous vous avons vu caracolant à la gauche du roi ?

 

Jehan de Pardaillan avait parlé assez haut ; Landry Coquenard, de sa place entendit.

 

– Bon, se dit-il, le gentilhomme qui m’a sauvé deux fois, en me tirant des griffes des suppôts de Concini d’abord, en me donnant cette bourse qui va me permettre de vivre une bonne quinzaine ensuite, s’appelle M. de Valvert et est le cousin de M. de Pardaillan que j’ai connu il y a quelques années, alors qu’il n’avait d’autre nom que le nom de Jehan le Brave. Cela me suffit pour l’instant.

 

Et Landry Coquenard s’en retourna sans se presser vers la rue Saint-Honoré.

 

Odet de Valvert, à la demande de son cousin Jehan de Pardaillan, avait répondu par une moue de dépit, qui avait amené un furtif sourire sur les lèvres de Pardaillan, lequel se contentait d’écouter et d’observer sans rien dire. Sans remarquer cette moue et sans lui laisser le temps de répondre, Jehan reprenait, avec une attitude et une mine où l’on sentait une affectueuse sollicitude et non pas une banale curiosité :

 

– C’est à vous, ce cheval ?

 

– Oui, mon cousin.

 

– Belle bête, fit Jehan en fin connaisseur qu’il était. Et avec la même sollicitude, avec une joie sincère :

 

– Ça, comte, vous voilà donc sur le chemin de la fortune ? Contez-nous ce qui est arrivé, que nous nous réjouissions avec vous. Nous vous avons vu passer tout à l’heure escortant le roi.

 

– Même, intervint Pardaillan qu’en passant près de nous, vous m’avez jeté un regard triomphant qui voulait dire : « Vous voyez bien, vieux radoteur… »

 

– Oh ! monsieur de Pardaillan, protesta Valvert avec toutes les marques du plus profond respect.

 

– Vieux radoteur est de trop ? fit Pardaillan avec un sourire malicieux. Soit, je le retire. Vous m’avez donc regardé d’un air de dire : « Vous voyez bien qu’il n’est pas aussi difficile de faire fortune que vous le prétendez ! »

 

Et, prenant un air sévère :

 

– Oserez-vous soutenir que ce n’est pas cela que votre regard m’a dit en passant ?

 

– C’est vrai, monsieur, avoua franchement Valvert, et je m’excuse de ma présomption.

 

– Bon, fit Pardaillan, qui reprit son sourire malicieux, péché avoué est à moitié pardonné. Cependant, vous méritez une leçon. Et, pour vous punir, c’est moi qui vais, en quelques mots, raconter ce qui vous est arrivé.

 

– Je vous écoute, monsieur.

 

– Vous avez sauvé la vie au roi. Le roi a voulu vous récompenser « royalement ». Il vous a fait l’insigne honneur de vous inviter à vous placer à sa gauche et à l’escorter jusqu’au Louvre. Vous, naturellement, vous avez cru votre fortune faite du coup. De là, ce regard de triomphe avec lequel vous pensiez m’écraser. Arrivé à la porte de son logis, le roi vous a congédié en vous gratifiant de quelques paroles aimables. Moi, qui me doutais bien que l’affaire se terminerait ainsi, je vous ai suivi pour en avoir le cœur net. Et voilà toute l’histoire.

 

– C’est tout à fait cela ! s’émerveilla Valvert.

 

– Pardon, reprit Pardaillan, j’oubliai : le roi a eu la générosité de vous faire don de ce cheval. Avec les harnais, j’estime qu’un maquignon point trop juif vous en donnera bien cent cinquante pistoles.

 

Et avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui, il ajouta :

 

– Quinze cents livres, à tout prendre, ce n’est point une trop mauvaise affaire pour vous, mais par Pilate, on ne peut pas dire que le petit roi s’estime lui-même à un haut prix.

 

Et, redevenant sérieux :

 

– À présent, mon enfant, donnez-nous des détails.

 

Odet de Valvert donna les détails que lui demandait Pardaillan. Il glissa, avec une modestie qui fut remarquée des Pardaillan attentifs, sur le joli tour de force qu’il avait accompli en recevant le roi dans ses bras. Il se moqua de lui-même avec bonne humeur et non sans esprit, au sujet des illusions qui avaient été les siennes, quand il avait cru que la reconnaissance du roi se manifesterait par le don d’une charge importante à la cour. Il retraça la conversation qu’il avait eue au sujet de Concini. Et il termina en répétant les paroles que le roi lui avait dites en lui donnant congé.

 

Les deux Pardaillan l’écoutèrent avec une attention soutenue. On voyait que leur affection pour ce jeune homme était réelle, profonde. Quant à lui, il marquait à Pardaillan un respect filial. Il se montrait plus libre envers Jehan qu’il traitait comme un frère, en lui accordant la déférence qu’un cadet doit à son aîné.

 

– Ne vous découragez pas, Valvert, consola Jehan quand il eut fini, vous serez plus heureux une autre fois.

 

– Je l’espère, monsieur, sourit Valvert plein de confiance.

 

– Ah çà ! demanda Pardaillan à brûle-pourpoint, vous lui voulez donc la malemort au Concini ? Que vous a-t-il fait ?

 

– Mais, monsieur, fit Valvert sans se démonter, quand ce ne serait qu’à cause des persécutions dont il a poursuivi ma cousine de Saugis et mon cousin de Pardaillan, son époux. Il me semble que c’est une raison suffisante.

 

– D’accord. Mais vous avez bien quelques petits motifs personnels ?

 

Cette fois, Valvert rougit légèrement. Les deux Pardaillan saisirent cette marque d’émotion au passage. Ils échangèrent un furtif sourire. Cependant, Valvert, qui s’était remis, répondit tranquillement :

 

– En effet, monsieur, j’ai eu maille à partir avec ses ordinaires.

 

Et, se tournant vers Jehan :

 

– J’ai eu plus spécialement affaire à MM. de Longval et de Roquetaille. J’ai reconnu aussi M. d’Eynaus.

 

– D’anciennes connaissances à moi, avec qui j’ai toujours un compte ouvert, qu’il faudra bien que je règle un jour ou l’autre, fit Jehan avec un froid sourire, gros de menaces pour ceux dont il parlait.

 

Pardaillan n’était pas curieux. Il ne s’informa pas davantage. Il conclut cependant :

 

– Que vous le vouliez meurtrir puisque vous lui voulez la malemort je le conçois. Mais l’arrêter, vous, comte de Valvert, fi ! C’est là besogne de sbire et non point de gentilhomme !

 

– Cependant, fit Valvert avec une timidité qui prouvait en quelle haute estime il tenait les enseignements que cet homme extraordinaire voulait bien lui donner, cependant si le roi l’avait ordonné ?

 

– Il est des ordres auxquels un gentilhomme digne de ce nom n’obéit jamais, même quand c’est un roi qui les donne, trancha Pardaillan.

 

Odet de Valvert s’inclina pour marquer qu’il n’oublierait pas la leçon. Il n’en avait pas encore fini avec Pardaillan. Celui-ci s’arrêta tout à coup, et prenant cet air figue et raisin que tous nos lecteurs lui connaissent :

 

– Mais j’y songe, s’écria-t-il, le roi a eu la bonté de vous dire qu’il vous recevrait quand il vous plairait. Peste, c’est une inestimable faveur qui n’est pas accordée à tout le monde. Allez le voir… Peut-être serez-vous plus heureux cette fois et obtiendrez-vous de lui une marque de reconnaissance plus appréciable que le don de ce cheval de quinze cents livres.

 

Et Pardaillan attendit la réponse avec une curiosité qu’il ne laissait pas voir. Elle ne traîna pas, cette réponse :

 

– Vous voulez rire, monsieur, protesta Valvert. À mon tour de vous dire : Fi !

 

Une lueur de contentement passa dans l’œil clair de Pardaillan. Ce fut tout. Ils étaient revenus dans la rue Saint-Honoré. Valvert cherchait des yeux Brin de Muguet et ne répondait plus qu’avec distraction aux deux Pardaillan qui, sans en avoir l’air, remarquaient son manège et souriaient d’un sourire à la fois railleur et indulgent.

 

En cherchant des yeux Brin de Muguet qu’il ne découvrait pas, Valvert aperçut deux grands diables, aux allures formidables de tranche-montagnes, vêtus proprement de bon drap des Flandres, comme des écuyers de bonne maison. Il les désigna à Jehan en disant :

 

– Je crois, monsieur, que voici Gringaille et Escargasse qui vous cherchent.

 

Jehan se retourna vivement, Gringaille et Escargasse s’approchèrent du groupe et se tinrent raides comme des soldats devant leur supérieur. Eux non plus, depuis le temps où nous les avons présentés dans un de nos précédents ouvrages, n’avaient pas changé. Ils avaient un peu engraissé seulement. Mais la fortune ne les avait pas rendus ingrats ni oublieux… Et c’était toujours le même dévouement fanatique qu’ils éprouvaient pour celui qu’ils appelaient autrefois « chef » et qu’ils continuaient à appeler « messire Jehan ». C’était toujours le même respect qui allait jusqu’à la vénération qu’ils témoignaient au chevalier de Pardaillan.

 

Sur une interrogation muette de Jehan, les deux braves répondirent par un mouvement de tête qui disait non. Et Jehan soupira.

 

Odet de Valvert, qui grillait d’envie de se remettre à la recherche de sa bien-aimée, saisit l’occasion.

 

– Je vous laisse, dit-il. Et, se reprenant :

 

– À moins que je ne sois assez heureux pour que vous ayez besoin de moi, ajouta-t-il vivement.

 

– Non, mon enfant, répondit Pardaillan avec douceur. Et, avec un sourire malicieux :

 

– Allez à vos affaires, autorisa-t-il.

 

Les trois hommes échangèrent une loyale et vigoureuse poignée de main. Odet adressa un salut amical aux deux braves flattés et ils se séparèrent. Au bout de quelques pas, Valvert s’arrêta embarrassé. Son cheval, qu’il était si content de posséder, le gênait. Il ne pouvait pourtant pas suivre une femme dans la rue, en traînant sa monture par la bride.

 

– Pardieu, se dit-il, après une courte réflexion, Escargasse et Gringaille s’en chargeront volontiers.

 

Il revint vivement sur ses pas, pour leur demander s’ils voulaient bien se charger de ramener son cheval à son auberge. Ce que les deux braves acceptèrent avec empressement, comme il avait supposé.

 

– Toujours très honorés d’être vos serviteurs, monsieur le comte, assura Gringaille qui, en sa qualité de Parisien, savait « tourner proprement » un compliment, à ce qu’il disait du moins.

 

– Tout à votre service, outre ! ajouta Escargasse, avec son accent, qui « fleurait agréablement » l’ail, prétendait-il.

 

Odet de Valvert leur confia donc ce cheval, qu’il devait à la reconnaissance royale et qu’il était heureux et fier de posséder. Ce ne fut pas d’ailleurs sans leur faire force recommandations au sujet du noble animal. Recommandations qu’Escargasse et Gringaille écoutèrent avec tout le respect qu’ils devaient à « monsieur le comte » et qui amenèrent un sourire amusé sur les lèvres de Pardaillan.

 

VIII

PREMIER CONTACT

 

Les deux Pardaillan, que suivaient Gringaille et Escargasse, conduisant la précieuse monture, s’en allèrent du côté de la croix du Trahoir.

 

Odet de Valvert s’en revint du côté du pilori Saint-Honoré où il avait laissé Brin de Muguet et où il espérait la retrouver malgré qu’un espace de temps appréciable se fût écoulé depuis qu’il avait quitté la place. Mais il eut beau fouiller partout du regard, il ne la découvrit pas.

 

Il n’avait garde de le faire pour l’excellente raison qu’elle n’était plus de ce côté. Elle aussi, elle avait remonté la rue dans la direction de la croix du Trahoir. Elle venait même de passer au moment où Valvert était revenu rue Saint-Honoré en compagnie des Pardaillan. Ceux-ci la dépassèrent en s’en allant et Jehan, serrant le bras de son père, lui glissa :

 

– Ce pauvre Odet qui la cherche dans le bas de la rue !

 

– Je ne suis pas en peine de lui, répondit Pardaillan, les amoureux ont un flair tout particulier pour se retrouver, là où d’autres n’en viendraient jamais à bout.

 

Et, songeant à l’aveu de la jeune fille qui lui avait affirmé être la mère de cette petite Loïse dont elle parlait avec La Gorelle, il ajouta avec un soupir :

 

– Mieux vaudrait pour lui qu’il ne la revît jamais.

 

Brin de Muguet s’en allait donc par la rue Saint-Honoré. Elle ne se pressait pas. Elle semblait même s’attarder à plaisir. Pourtant cette flânerie n’était qu’apparente et devait avoir un motif des plus sérieux. En réalité, elle dévisageait avec attention tous ceux qu’elle rencontrait. Elle semblait se méfier de tout le monde, des hommes aussi bien que des femmes. Elle se retournait fréquemment. Elle s’engageait dans des voies latérales, pour revenir brusquement sur ses pas et recommencer le même jeu un peu plus loin. Bref, elle effectuait le manège classique de quelqu’un qui se croit suivi et veut à tout prix dépister le suiveur.

 

Ce manège était-il à l’adresse de Valvert ? C’est possible. En tout cas, n’oublions pas que nous avons entendu Stocco assurer à Concini que la jeune fille faisait un mystère du lieu où elle logeait. Elle devait avoir de bonnes raisons pour agir ainsi et il est probable que Valvert n’y était pour rien.

 

Ce fut au milieu de ces allées et venues que Brin de Muguet rencontra le baron de Rospignac. Il faut croire qu’elle le connaissait, car, en le voyant, son sourcil se fronça, son sourire espiègle disparut, et son regard se durcit. Et elle allongea le pas, prit une allure telle qu’elle avait vraiment l’air de fuir.

 

Rospignac, accompagné de ses lieutenants, Louvignac, Longval, Eynaus et Roquetaille, rôdait par là à la recherche de Valvert. Il avait déjà aperçu la jeune fille, lui, et ses yeux avaient étincelé. Mais c’était un serviteur probe et consciencieux que Rospignac – quand sa passion n’était pas en jeu, bien entendu. Son maître l’avait chargé d’une mission qui était d’arrêter et de lui amener Odet de Valvert, dont ils ne connaissaient même pas le nom, ni les uns, ni les autres. Cette mission, la vue de celle qu’il convoitait ne suffit pas à la lui faire oublier. Et il fallait qu’il fût vraiment consciencieux pour résister à la tentation. Cette mission, il entendait l’accomplir honnêtement. On a vu cependant que, dans un accès de fureur jalouse, il avait décidé, au sujet du rival que Concini lui dénonçait, qu’il en faisait son affaire et qu’il lui appartenait, à lui seul. Sans doute avait-il réfléchi. Ou peut-être que, pris d’une haine aussi subite, aussi furieuse que celle de Concini, trouvait-il son compte à livrer le jeune homme à Concini, qui ne manquerait pas de lui infliger les tourments les plus horribles avant que de le tuer.

 

Quoi qu’il en soit, Rospignac ayant décidé d’obéir, Rospignac ayant aperçu la bouquetière des rues, fit un effort sur lui-même pour détourner son attention d’elle et chercher Valvert, qui, pensait-il, ne pouvait être bien loin.

 

Il se trompait, nous le savons. Il eut beau le chercher partout, il ne le vit pas, et pour cause. Une fois par hasard, il ne rôdait pas autour de la belle. Rospignac eut vite fait de se rendre compte de cette absence. Sa pensée se reporta sur la jeune fille. Il la chercha des yeux. C’est à ce moment-là que Brin de Muguet l’avait aperçu. Rospignac remarqua le changement subit qui se produisit chez elle. Il remarqua qu’elle s’éloignait avec une précipitation qui ressemblait à une fuite.

 

C’était un joli garçon, ce Rospignac, trop joli garçon peut-être. Jeune avec cela – trente ans à peine – et d’une élégance suprême. Il fut piqué de cette fuite. Il fut piqué surtout de l’espèce de dégoût qu’il paraissait inspirer à cette fille des rues, lui, le séduisant Rospignac, que les plus belles, les plus nobles dames s’arrachaient.

 

Du coup, il oublia Valvert, il oublia sa mission, il oublia Concini, il oublia ses quatre compagnons, il oublia tout. Il s’élança comme un furieux, la rattrapa en quelques enjambées, se campa devant elle, lui barra le passage, et d’une voix qu’il s’efforçait de garder calme, il railla :

 

– Çà, je vous fais donc peur, la belle ?

 

– Peur, vous ! fit-elle d’une voix qui ne tremblait pas. Allons donc ! est-ce qu’on a peur d’un Rospignac !

 

C’était prononcé sur un ton si souverainement dédaigneux que Rospignac se sentit comme souffleté. Il faillit éclater sur-le-champ. Il se contint cependant et, par un puissant effort de volonté, il parvint à garder au moins les apparences du calme, à dissimuler la rage affreuse qui le secouait. Il railla encore :

 

– Si je ne vous fais pas peur, pourquoi fuyez-vous ?

 

– Parce que chaque fois que vous vous trouvez sur mon chemin, vous ou Concini, votre maître, sachant que je n’ai ni père, ni époux, ni frère, pour me défendre, vous en profitez pour m’insulter bassement, lâchement, comme rougirait de le faire le plus vil des manants, comme seuls vous êtes capables de le faire, vous et le ruffian d’Italie dont vous êtes le laquais.

 

Chacune de ses paroles, qu’elle lançait avec le même écrasant dédain, cinglait comme un coup de cravache appliqué à toute volée. Rospignac ne put en supporter davantage. D’autant qu’il s’aperçut tout à coup que Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac, qu’il avait oubliés, l’avaient rejoint et écoutaient d’un air très intéressé. Il éclata :

 

– Cornes du diable ; crois-tu donc que tu vas m’en imposer avec tes grands airs !… Une fille des rues ; c’est à pouffer de rire, ma parole !… Qu’un gentilhomme trouve à son goût une fille telle que toi, mais c’est un honneur insigne dont elle devrait le remercier à genoux.

 

– Mais vous n’êtes pas un gentilhomme, vous !… Vous êtes moins qu’un laquais !… Allons, laissez-moi passer maintenant que vous avez laissé couler votre bave.

 

D’un geste de reine, elle l’écartait. Mais maintenant Rospignac ne se possédait plus. Il saisit brutalement la jeune fille aux poignets, l’attira à lui d’une violente saccade, et, l’œil injecté, les traits convulsés, la lèvre écumante, penché sur elle qui se raidissait de toutes ses forces, il lui jeta dans la figure :

 

– Minute, la belle ! Il faut que tu saches que tu seras à moi… car je te veux… et je t’aurai, par tous les diables d’enfer ! Je t’aurai, et tu paieras cher tes insolences !… En attendant, ici même, dans la rue, devant tout le monde, je veux que tes lèvres s’unissent aux miennes, à seule fin que tout le monde voie bien que tu m’appartiens !… Allons, un baiser, la fille, ou tu ne passeras pas !…

 

La brute lui meurtrissait les poignets sans pitié, l’attirait violemment à lui, penchait sur elle un visage ardent, que la passion brutale décomposait au point d’en faire un masque d’horreur. Elle, elle résistait vaillamment de son mieux. Elle eût pu appeler, certes, parmi ces passants qui sillonnaient la rue : il se fût trouvé au moins un homme de cœur pour venir à son aide. Et elle ne le faisait pas : elle était brave, assurément, et habituée à ne compter que sur elle-même. Cependant, elle l’avertit :

 

– Lâchez-moi, ou j’appelle… j’ameute la foule contre vous ! Il ne répondit que par un ricanement hideux.

 

À ce moment, la litière de la duchesse de Sorrientès, à la portière de laquelle marchait le gigantesque d’Albaran, approchait du lieu où se déroulait cette abominable scène de violence. La duchesse avait sans doute terminé ses mystérieux conciliabules. Par un coin du mantelet légèrement écarté, elle s’intéressait au mouvement de la rue, d’ailleurs moins animée. Elle vit ce qui se passait. Sa voix retentit, toujours aussi calme, sans émotion perceptible. Et sa voix disait :

 

– D’Albaran, va au secours de cette jeune fille, là-bas. Et inflige-moi à ce goujat qui la maltraite la correction qu’il mérite.

 

– Bien, madame, répondit d’Albaran toujours aussi flegmatique. Et il pressa sa monture qui partit au trot.

 

Il était écrit que d’Albaran, ce matin-là, ne pourrait accomplir aucune des missions que sa maîtresse lui donnait et qu’il acceptait sans s’étonner jamais, avec la placide indifférence d’un homme dressé à la plus passive des obéissances. En effet, de même que pour Landry Coquenard, il arriva trop tard pour dégager Brin de Muguet. Pendant qu’il s’avançait, un autre accomplissait sa besogne avant lui. Et cet autre, est-il besoin de le dire ? c’était le comte Odet de Valvert qui, las de chercher la jeune fille du côté de Saint-Honoré, s’était décidé à remonter du côté de la croix du Trahoir.

 

Il arriva juste au moment où la jolie bouquetière menaçait d’appeler à l’aide. Il n’entendit pas cet appel. Il ne fit qu’un bond sur Rospignac en tonnant :

 

– Quel est ce misérable drôle qui violente une femme !…

 

En même temps, son poing, projeté avec la rapidité de la foudre, la force irrésistible d’un boulet, s’abattait sur la figure du baron surpris. Rospignac, sous la violence du coup, alla rouler au milieu de la chaussée en poussant un cri de douleur. Valvert se campa devant la jeune fille et d’une voix d’une inexprimable douceur rassura :

 

– N’ayez pas peur.

 

– Je n’ai pas eu peur ! répliqua-t-elle avec intrépidité, et non sans quelque froideur.

 

Elle ne mentait pas. Il suffisait de la regarder pour se rendre compte, qu’en effet, elle n’avait pas peur et n’avait pas perdu un seul instant la tête. Le pis est qu’elle ne paraissait nullement satisfaite de l’intervention de Valvert. À dire vrai, elle paraissait même fort mécontente. Or, comme elle ne pouvait pas être mécontente d’être arrachée aux brutalités de Rospignac, force nous est d’en conclure que son mécontentement ne provenait pas de l’intervention elle-même, mais de celui-là même qui l’effectuait, c’est-à-dire de Valvert.

 

Cependant, Rospignac se relevait vivement. Il écumait, Son œil strié de sang chercha l’agresseur. Il le reconnut sur-le-champ. Un rictus terrible hérissa sa moustache : son compte était bon à celui-là ; il payerait tout, d’un coup. Il faut dire ici que Rospignac n’était pas seulement un des plus redoutables escrimeurs de Paris. Il n’avait nullement les apparences d’un colosse. Mais sous son élégance raffinée, il cachait une force peu commune. Il le savait. Il avait une confiance illimitée en lui-même. Dès qu’il reconnut son adversaire, dont il ne méconnaissait pas la valeur, il estima qu’il le tenait, qu’il ne pouvait pas lui échapper. Il en était d’autant plus sûr qu’il avait, de plus, l’appui de ses quatre lieutenants, lesquels, Dieu merci, n’étaient pas manchots non plus. Sûr de lui, il ne put pas, avant de se ruer sur Valvert immobile et impassible, résister à la tentation d’adresser une nouvelle insulte à la jeune fille. Il ricana :

 

– Pardieu, la belle qui n’a ni père, ni époux, ni frère, pour te défendre, tu comptais sur ton amant, hein ?… Car ce freluquet est ton amant, n’est-ce pas ?… Eh bien ! regarde-le bien. C’est la dernière fois que tu le vois.

 

Ces insultes, débitées sur un ton plus insultant encore, produisirent un effet opposé sur les deux personnages qu’elles atteignaient. Brin de Muguet pâlit affreusement. Valvert rougit jusqu’aux oreilles. Aussitôt après les avoir lancées, Rospignac marcha sur Valvert. Il y marcha l’épée au fourreau, résolu à le saisir au collet, certain qu’il était, que lorsqu’il aurait une fois abattu sa poigne sur lui, il serait impuissant à s’arracher à son étreinte.

 

Rospignac ne fit pas plus de deux pas. Tout de suite, Valvert fut sur lui. Valvert, livide maintenant, autant qu’il était rouge l’instant d’avant. Et rien qu’à voir ces yeux étincelants dans ce visage comme pétrifié, Rospignac comprit que la lutte qui allait s’engager devait être mortelle pour l’un des deux combattants. Il voulut dégainer. Trop tard. Déjà, les deux mains de Valvert l’avaient saisi aux poignets. D’une brusque saccade, il essaya de se dégager. Il reconnut avec stupeur qu’il n’avait pas réussi. Il renouvela la tentative, redoubla d’efforts, tendit ses nerfs, réunit toutes ses forces. Peines inutiles. Ses poignets semblaient pris entre deux étaux de fer qui refusaient de lâcher ce qu’ils tenaient. Il s’était étonné de la résistance qu’il rencontrait. Devant cette force prodigieuse, si imprévue, il sentit l’inquiétude s’insinuer en lui.

 

Il n’était pas encore au bout de ses peines. Valvert le laissa s’épuiser en deux ou trois vaines tentatives, comme s’il avait voulu lui prouver que, lui qui se croyait le plus fort, il avait trouvé son maître. Puis, d’un geste brusque, il lui amena les bras derrière le dos. Cela s’accomplit rapidement, sans difficulté aucune, sans qu’il parût faire un effort. Pourtant, ce geste, qu’il accomplissait comme en se jouant, devait être horriblement douloureux, car il arracha à Rospignac un véritable hurlement.

 

Valvert lâcha un de ses bras, garda l’autre dans sa poigne d’acier et passa vivement derrière son dos. Alors, Rospignac entendit la voix de Valvert, une voix blanche, effrayante, qui disait :

 

– Ceci est un coup qui m’a été appris par M. de Pardaillan. Tu vas apprendre à tes dépens combien il est facile de casser le bras à un homme.

 

En effet, il fit une pression à peine perceptible sur le bras qu’il tenait. Rospignac se courba malgré lui en poussant un nouveau hurlement de douleur.

 

– Marche ! commanda Valvert, de la même voix épouvantable. Rospignac dut marcher. Valvert l’amena pantelant et courbé devant Brin de Muguet, qui regardait cela avec des yeux où se lisait un étonnement prodigieux.

 

– À genoux, drôle, et demande pardon à celle que tu as lâchement insultée ! commanda de nouveau Valvert.

 

Cette fois, Rospignac résista. Il était livide, convulsé, les yeux hors de l’orbite. La sueur coulait à grosses gouttes sur sa face ravagée. Il devait souffrir horriblement, de honte certainement autant que de douleur physique. Malgré tout, il se raidit pour ne pas céder à cet ordre par trop humiliant.

 

– À genoux, drôle, répéta Valvert, ou je te brise le bras !

 

De nouveau, il fit une pression sur ce bras qu’il menaçait de briser. Comme la première, cette pression parut être insignifiante. Il ne fit aucun effort. C’est à peine s’il fit un mouvement. Et Brin de Muguet, horrifiée, entendit distinctement le bruit sec d’un os qui craque. Un râle sourd jaillit des lèvres tuméfiées de Rospignac qui, à bout de forces, tomba lourdement sur les genoux.

 

– Demande pardon ! répéta Valvert implacable.

 

– Pardon ! hoqueta le misérable Rospignac qui paraissait sur le point de s’évanouir.

 

Alors seulement, Valvert le lâcha. Mais il le saisit par les épaules et le mit debout. Et, de sa voix qui n’avait plus rien d’humain à force de froideur terrible :

 

– Va-t-en ! dit-il. Et ne te trouve jamais sur mon chemin, car, j’en jure Dieu, n’importe où je te rencontrerai, fût-ce dans la chambre du roi, fût-ce à l’église, sur les marches mêmes de l’autel, tu subiras le contact de ma botte, comme maintenant.

 

Il le retourna comme une guenille et, d’un formidable coup de pied magistralement appliqué au bas des reins, l’envoya rouler à dix pas, en ajoutant, d’un air de suprême dédain :

 

– C’est tout ce que tu mérites !

 

La plume est vraiment d’une lenteur désespérante quand il s’agit de noter certains gestes qui, dans la réalité, sont accomplis avant que nous ayons pu seulement aligner quelques mots sur le papier. Tout ceci, qui nous a demandé de longues minutes à écrire, n’avait peut-être pas duré dix secondes. Que faisaient Longval, Roquetaille, Louvignac et Eynaus pendant ce temps ? C’est ce que nous allons dire maintenant que nous pouvons nous occuper d’eux.

 

Ils avaient été tellement stupéfaits, qu’ils n’avaient pu que regarder sans songer à venir en aide à leur chef. Peut-être trouvera-t-on que leur stupeur se prolongeait un peu plus que de raison. À cela, nous ferons observer que nous venons précisément de dire que les choses s’étaient passées avec une rapidité telle que l’inaction de ces messieurs nous paraît facilement admissible. Cependant, il est certain que ces messieurs n’étaient pas précisément des saints. Il est certain que, tous, ils jalousaient leur chef dont ils convoitaient la place. Ce qui revient à dire que peut-être, au fond, ils étaient enchantés de la mésaventure de Rospignac et qu’ils ne tenaient pas autrement à le tirer d’affaire.

 

Quoi qu’il en soit, ils ne reprirent leurs esprits que lorsque la correction administrée à leur chef fut complète. Alors, tous ensemble, ils se ruèrent sur Valvert. Ils se ruèrent le fer au poing, ayant compris qu’ils ne seraient pas de force autrement avec cet adversaire qui ne payait pas de mine, et cependant s’avérait de taille à casser les reins à Hercule lui-même. Encore, se disaient-ils, que s’il maniait aussi bien l’épée que les poings, ils n’étaient pas sûrs du tout d’en venir à bout. Même à eux quatre. Ajoutons cependant, à leur honneur, que cette réflexion un peu inquiète ne les fit pas hésiter un seul instant. Ils chargèrent donc, avec des clameurs d’autant plus féroces qu’ils se sentaient moins sûrs de le réduire à merci.

 

Valvert, comme bien on pense, les guignait du coin de l’œil. Cette attaque traîtresse ne le prit pas au dépourvu, il avait dégainé avant qu’ils fussent sur lui. Il leur épargna même la peine de faire tout le chemin. Il courut à leur rencontre. Ceci ne laissa pas que de les déconcerter et lui permit de porter les premiers coups. Sa rapière décrivit un large cercle, froissa violemment les fers avant qu’ils fussent en ligne, les écarta, voltigea, piqua avec une rapidité foudroyante. Et les quatre spadassins poussèrent un cri de rage : tous, les uns après les autres, ils venaient d’être touchés au visage.

 

Oh ! une simple piqûre tout à fait insignifiante. Le fait n’en était pas moins significatif. Il leur parut évident que l’escrimeur était de la force du boxeur. Ils avaient beau être quatre contre un, il était clair qu’ils devaient faire attention, jouer serré, se soutenir mutuellement, sans quoi cet extraordinaire jouteur était parfaitement capable de les expédier tous les quatre.

 

Ils reprirent l’attaque avec plus de méthode. Et, cette fois, ils étaient cinq. Rospignac s’était joint à eux. Rospignac, pour le moment, n’avait qu’un bras valide. Mais c’était le bras droit, et il n’avait pas hésité à se jeter dans la mêlée, malgré que son bras gauche le fît cruellement souffrir.

 

La passe d’armes qui suivit fut extrêmement brève. Tout de suite, il y eut un quintuple rugissement de joie. L’épée de Valvert venait de se casser net.

 

– Il est à nous ! hurla la bande, ivre de joie.

 

– Vivant, sang du Christ ! vociféra Rospignac, je le veux vivant !

 

Brin de Muguet regardait encore avec des yeux remplis d’une indicible angoisse. Et elle murmurait, en serrant nerveusement ses mains l’une contre l’autre :

 

– Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

 

Il est probable qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait.

 

Odet de Valvert avait fait un bond formidable en arrière, en mâchonnant une imprécation. Autour de lui, poussé par l’instinct, il jeta ce regard désespéré du noyé qui cherche à quoi il pourra se raccrocher. À toute volée, il lança son tronçon d’épée sur la bande qui se bousculait, à qui lui mettrait le premier la main au collet et il éclata d’un rire terrible.

 

Cela dura l’espace d’un éclair. Valvert se voyait perdu. Il songeait à prolonger l’inégale lutte comme il pourrait, à coups de poing, coups de pied, à coups de dents. Et, tout à coup, ce fut à son tour de lancer un rugissement de triomphe. Il venait de sentir qu’on lui glissait quelque chose dans la main, par derrière. Et ses doigts, qui se crispèrent nerveusement sur ce quelque chose, reconnurent que c’était la poignée d’une longue, d’une forte, d’une excellente rapière.

 

On comprend qu’il ne se retourna pas pour voir d’où lui venait ce secours inespéré. Pas plus qu’il ne s’attarda à remercier. Il fit siffler l’immense colichemarde et fonça sur la bande qui arrivait sur lui en désordre. Il choisit son homme dans le tas et l’attaqua avec une irrésistible impétuosité. Le hasard l’avait jeté sur Rospignac. Il y eut un bref froissement de fer. Et Rospignac tomba, le bras droit traversé. Pas de chance ce matin-là, Rospignac.

 

– Reste à quatre, prononça Valvert de sa voix glaciale.

 

Au reste, il se rendait très bien compte qu’il n’en avait pas encore fini et qu’il aurait fort à faire pour venir à bout de ces quatre qui restaient et qui étaient d’autant plus enragés qu’ils s’étaient laissé stupidement surprendre au moment où ils croyaient le tenir. Ils le chargèrent, en effet, avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode.

 

Valvert se couvrit d’un moulinet étincelant. Son épée tourbillonnait sans trêve, avec une rapidité prodigieuse. Mais il était réduit à la défensive. Il avait même fort à faire à parer tous les coups qu’on lui portait. Cependant, il gardait un sang-froid admirable et, tout en parant, il les guignait, attendant patiemment la faute, l’imprudence qui lui livrerait un jour et lui permettrait de placer son coup, avec certitude de ne pas le manquer.

 

Ce moment arriva. Brusquement, Valvert allongea le bras en un geste foudroyant : Louvignac alla rejoindre dans la poussière Rospignac qui ne donnait plus signe de vie.

 

– Reste à trois, annonça Valvert. Et il ajouta :

 

– Je ne vous tuerai pas, vous autres. Vous appartenez à un de mes amis qui ne me pardonnerait pas de vous arracher à sa vengeance.

 

Ceci s’adressait à Longval, Eynaus et Roquetaille, qui demeuraient seuls devant lui et qui accueillirent ses paroles par d’intraduisibles injures, des menaces effroyables. Eynaus, Roquetaille et Longval, si l’on s’en souvient, étaient ceux avec qui Jehan de Pardaillan avait dit qu’il avait un compte à régler.

 

Depuis l’instant où Valvert s’était trouvé désarmé, jusqu’à celui où il s’était senti entre les mains une épée qui semblait lui tomber du ciel, deux secondes au plus s’étaient écoulées. Le reste n’en avait guère pris davantage. Ainsi, quelques secondes lui avaient suffi pour se débarrasser de deux de ses adversaires. Maintenant, il pouvait envisager avec plus de confiance l’issue du combat. Cependant, toujours très froid, très maître de lui, il reprenait le système qui lui avait réussi : il se tenait sur une prudente défensive, prêt à saisir la première occasion qui se présenterait pour frapper de nouveau. Ce qui ne pouvait tarder à se produire, attendu que ses trois adversaires commençaient à s’énerver. Au reste, si bon que lui parût son système, il n’allait pas sans ses risques. La preuve en est, que son pourpoint avait reçu plus d’une entaille. Mais, sous le pourpoint, la peau avait été épargnée. Ou tout au moins n’avait reçu que des estafilades sans conséquence et qui ne paraissaient guère le gêner.

 

La lutte reprit donc de plus belle, plus furieuse, plus acharnée que jamais. Et nul n’aurait pu dire alors comment elle se terminerait.

 

Or, au moment même où Valvert avertissait Roquetaille, Eynaus et Longval, qu’il n’avait pas l’intention de les tuer, à ce moment, il entrevit vaguement une forme monstrueuse, quelque chose comme une bête énorme, inconnue, se glisser entre les jambes de ses adversaires.

 

Et, tout à coup, des cris stridents partirent du groupe, entre les jambes duquel grouillait toujours cette chose informe. Ce furent les miaulements aigus du chat en colère, les aboiements furieux du dogue, les braiements de l’âne, les cris stridents du cochon qu’on saigne. En sorte qu’on pouvait se demander si toute une bande de ces animaux domestiques ne venait pas de se jeter inconsidérément entre les jambes des combattants plus effarés que quiconque. Car l’idée ne pouvait venir à personne qu’on se trouvait en présence d’une imitation, tant les cris étaient « nature ».

 

Cela dura un inappréciable instant. Soudain, Roquetaille poussa un cri de douleur. Il venait d’être cruellement mordu par la bête qui lui grouillait entre les jambes. Au même instant, il se sentit happé solidement aux chevilles, tiré avec une force irrésistible. Et il tomba à la renverse, sans comprendre ce qui lui arrivait.

 

Aussitôt, les cris du cochon, entremêlés du braiement de l’âne, éclatèrent plus violents que jamais. Aussitôt aussi, la bête mystérieuse qui se donnait tant de mouvement et poussait des cris si étourdissants, bondit sur l’épée que Roquetaille avait lâchée et s’en empara. Puis, brandissant cette épée, elle se redressa. Et Valvert reconnut que cette bête, qui ne cessait pas ses cris affolants, était un homme déguenillé, qu’il lui sembla vaguement reconnaître, sans pouvoir préciser où il l’avait déjà vu.

 

Cet homme, c’était Landry Coquenard.

 

Landry Coquenard avait eu soin de s’attaquer à un des deux ordinaires qui le traînaient la corde au cou, comme on traîne un vil bétail qu’on mène à l’abattoir. Il devait avoir la rancune solide. L’épée qu’il venait de conquérir à la main, il se redressa, et levant le pied, sans la moindre générosité, il le projeta à toute volée, han ! en plein dans la figure de Roquetaille, qui n’avait pas eu le temps de se relever, et qui n’y pensa plus, attendu qu’il s’évanouit du coup.

 

Son exploit accompli, Landry Coquenard vint se camper à côté de Valvert et d’une voix qui nasillait un peu, lança :

 

– Reste à deux, monsieur !… La partie est égale.

 

Et il accompagna ces mots d’une série de grognements sourds, qu’il interrompit soudain pour lancer les hihan ! sonores de l’âne.

 

Et cela s’était accompli en un espace de temps, qui n’avait peut-être pas duré deux secondes.

 

La partie était égale, en effet, car Landry Coquenard attaquait aussitôt son homme avec une fougue que tempérait la prudence de quelqu’un, qui paraît avoir une vénération toute particulière pour sa peau, avec, aussi, l’assurance de quelqu’un pour qui l’escrime française, italienne et espagnole n’a plus de secrets. Et toujours rancunier, comme par hasard, il s’était trouvé placé devant Longval.

 

Les choses ne traînèrent pas. En un clin d’œil, Eynaus reçut à l’épaule un coup de pointe qui l’envoya rejoindre ses trois compagnons sur le pavé. Au même instant, Landry Coquenard se fendait à fond en un coup droit savamment amené. Ce coup eut infailliblement envoyé Longval dans un monde que, sans savoir pourquoi, on prétend meilleur que celui-ci, si Valvert, à ce moment même, n’avait eu la malencontreuse idée de le pousser pour prendre sa place.

 

– Gueule de Belzébuth ! glapit Landry Coquenard navré, un coup que j’avais si bien préparé !

 

Et il recommanda :

 

– Ne le manquez pas, au moins, monsieur.

 

Non, Valvert ne le manqua pas : dans le même instant l’épée de Longval sauta, décrivit une parabole dans l’espace et alla tomber à dix pas de là.

 

Dans le même instant, Valvert fut sur lui.

 

– Va-t-en, dit-il.

 

Il ne dit pas autre chose. Et sa voix paraissait calme. Mais il montrait un visage si effrayant que Longval sentit un frisson d’épouvante le mordre à la nuque. Longval, qui était brave pourtant, crut sa dernière seconde venue. Longval eut peur, une peur affreuse, affolante. Il courba l’échine et s’enfuit, titubant comme un homme ivre, poursuivi par les huées de la foule.

 

– Malheur de moi ! gémit Landry Coquenard sur un ton d’inexprimable reproche, je le tenais si bien !… Un coup droit superbe, monsieur, et qui l’eût tué roide !

 

– Je l’ai bien vu, ventrebleu, et c’est pour cela que j’ai détourné le coup, répliqua Valvert.

 

– Pourquoi ? s’effara Landry Coquenard. Pourquoi l’avez-vous laissé aller ?

 

– Parce que, expliqua simplement Valvert, ces trois-là appartiennent à quelqu’un à qui je n’ai pas voulu les enlever.

 

– Et qu’en fera-t-il ?

 

– Ce qu’il voudra, sourit Valvert.

 

Landry Coquenard eut une intraduisible grimace de dépit et marmonna avec un air de profonde dévotion :

 

– Monsieur saint Landry, faites que celui-là ait la bonne inspiration de leur mettre les tripes au vent, et je vous promets un cierge d’une livre !

 

Et il se signa plus dévotement encore. Ce qui était une manière de confirmer sa promesse.

 

IX

OÙ L’ON VOIT ENCORE INTERVENIR LA DUCHESSE DE SORRIENTÈS

 

Peut-être Landry Coquenard en aurait-il dit davantage, car il paraissait assez bavard et quelque peu familier. Mais Odet de Valvert s’était retourné vers la petite bouquetière et s’était découvert aussi galamment, aussi respectueusement qu’il l’eût fait devant une très haute et très noble dame.

 

Brin de Muguet n’avait pas bougé. Elle avait assisté jusqu’à la fin à l’épique combat. Et elle n’avait montré d’émotion réelle que lorsqu’elle avait vu Valvert désarmé. Elle avait retrouvé son calme apparent aussitôt après. Elle était restée jusqu’à la fin. Seulement, chose étrange, elle avait fait un mouvement pour se retirer dès qu’elle avait vu que Valvert et Landry Coquenard n’avaient plus qu’un adversaire chacun devant eux. Elle avait fait même plusieurs pas.

 

Au bout de ces quelques pas, elle s’était arrêtée et, l’air très sérieux, elle s’était mise à réfléchir. Au bout d’un certain temps de réflexion, elle avait secoué la tête de l’air d’une personne qui dit non. Et elle avait fait demi-tour, elle était revenue sur ses pas. Lorsqu’elle vit que Valvert se retournait vers elle et se découvrait, ce fut elle qui parla la première.

 

– Soyez remercié, monsieur, et de tout mon cœur, pour votre généreuse intervention.

 

Et ceci qu’elle disait de sa voix si doucement musicale, était prononcé avec un air de dignité vraiment surprenant chez une fille de sa condition. Et, aussitôt après avoir adressé ce bref remerciement, elle s’inclina dans une gracieuse révérence et fit mine de se retirer.

 

Odet de Valvert, vraiment, eût été quelque peu en droit de se formaliser de l’espèce de sans-gêne avec lequel elle en usait avec lui, et de la désinvolture avec laquelle elle le quittait si vite. Mais il était trop ému. Il ne vit qu’une chose, c’est qu’elle s’en allait toute seule. Il s’inquiéta pour elle. Et rougissant comme une fille, prenant son courage à deux mains, il osa proposer :

 

– Mademoiselle, il n’est peut-être pas prudent à vous de vous en aller ainsi. Souffrez que j’aie l’honneur de vous escorter chez vous.

 

– Encore merci, monsieur, dit-elle en se retournant. Mais je n’ai plus rien à redouter maintenant, et je ne veux pas abuser de votre galanterie.

 

Ceci était accompagné d’un gracieux sourire destiné à faire passer le refus. C’était dit aussi sur un ton si ferme dans son irréprochable politesse qu’il n’était pas permis d’insister. Le pauvre Odet de Valvert s’inclina donc avec le plus profond respect. Elle lui fit une légère inclination de tête, lui adressa un nouveau sourire qui lui mit du soleil plein la tête et le cœur, et partit de son pas souple, et ferme en même temps, d’enfant de la rue.

 

Landry Coquenard, discrètement à l’écart, avait assisté à ce très bref entretien dont il n’avait pas perdu un mot. Et son œil rusé allait de la jeune fille au jeune homme, les étudiait avec une promptitude, une sûreté qui faisaient honneur à ses qualités d’observation.

 

– Il l’aime, il aime la fille de Concini ! se dit-il. Et rêveur :

 

– Il aime la fille de Concini qui lui veut la malemort et la lui voudra bien davantage encore après ce qui vient de se passer ici !… Concini qui aime sa fille, sans savoir que c’est sa fille, et qui, lorsqu’il est épris, se montre toujours plus férocement jaloux qu’un tigre !… Gueule de Belzébuth, voilà un amour qui sera quelque peu contrarié !… Sans compter qu’il y a le Rospignac qui n’est pas à dédaigner, et qui est également épris de ladite fille de Concini !… Ho ! diable, M. de Valvert aura de la besogne, et m’est avis qu’il aura de la chance s’il s’en tire… Mais, minute, avant de se lamenter, il faudrait savoir quels sont ses sentiments, à elle. L’aime-t-elle aussi ?

 

Il porta son attention sur Brin de Muguet. Et il crut pouvoir conclure :

 

– Non, elle ne l’aime pas. Il n’y a pas à se tromper à son attitude : c’est tout à fait celle d’une indifférente. Ah ! pauvre M. de Valvert !…

 

Pendant que Landry Coquenard songeait ainsi et s’apitoyait sur son sort, Odet de Valvert regardait s’éloigner celle qu’il aimait. Et son visage expressif exprimait une douleur si poignante qu’il était évident qu’il ne s’était pas mépris, lui non plus, sur les sentiments de la jeune fille à son égard.

 

– Elle ne m’aime pas ! se disait-il. Sans quoi m’aurait-elle quitté si vite, avec cette froide correction qui trahit l’indifférence la plus complète ?…

 

Mais allez donc demander à un amoureux de vingt ans de désespérer tout à fait. C’est le propre de la jeunesse de garder un fond d’espoir alors même qu’elle paraît désespérer le plus. Après avoir fait cette douloureuse constatation, Valvert ajouta aussitôt résolument :

 

– Bah ! je l’entourerai de tant d’adoration, de dévouement, de vénération qu’il faudra bien qu’elle finisse par m’aimer !

 

L’espoir reparaissait, comme on voit. Et avec lui les traits fins du jeune homme perdirent leur crispation douloureuse, retrouvèrent leur habituelle expression calme et souriante.

 

Juste à ce moment, Brin de Muguet se retournait.

 

Elle était partie d’un pas décidé, et, une fois qu’elle eut tourné le dos, le petit pli vertical qui barra soudain son front pur indiqua qu’elle était mécontente. Contre qui ? Contre elle-même ou contre Valvert qui avait si vaillamment et si efficacement pris sa défense ? Et elle aussi, comme Valvert et comme Landry Coquenard, elle se mit à réfléchir en marchant. Et, sans s’en apercevoir, elle ralentit le pas.

 

– J’ai tout de même été un peu trop froide, un peu trop distante, se disait-elle. Que ce jeune homme me soit indifférent, c’est certain. Qu’il m’excède avec cette insupportable sollicitude avec laquelle il veille sur moi, c’est non moins certain. Et je le lui aurais déclaré sans ambages si seulement il était sorti, si peu que ce fût, de cette respectueuse réserve qui m’a fermé la bouche jusqu’à ce jour. Ce qui est bien certain également, c’est que ce qui est fait est fait et que je n’y puis plus rien changer, que cela me plaise ou non. Or, le fait est que ce jeune homme a pris fait et cause pour moi. Pour moi, il a exposé sa vie avec une générosité, une intrépidité qu’il serait injuste de ne pas reconnaître. Et, au bout du compte, quels que soient mes sentiments à son égard, je suis bien forcée de m’avouer à moi-même que j’ai été bien aise qu’il vienne m’arracher aux brutalités de ce misérable Rospignac. Tout cela méritait bien quelques égards de ma part. Je n’en serais pas morte. Et de ce qu’aurait montré que je ne suis pas une ingrate sans cœur, que je sais, au contraire, garder le souvenir reconnaissant du bien que l’on me fait, il ne s’ensuit pas forcément que ce jeune homme se serait cru autorisé à sortir de sa réserve. La générosité de sa conduite, la loyauté qui brille dans son regard, sa timidité même, tout me prouve le contraire. En ne lui accordant pas les quelques amabilités qu’il avait si bien méritées, j’ai agi comme une sotte, et, qui pis est, comme une fausse béguine toute confite en pruderies exagérées. Si j’agis pareillement à l’égard de tous les Parisiens, j’aurai bientôt fait de changer en aversion cette bienveillante sympathie qu’ils veulent bien me témoigner. Et ce sera bien fait pour moi.

 

Le résultat de ces réflexions, aussi judicieuses que tardives fut que Brin de Muguet, avant de disparaître, se retourna, ainsi que nous l’avons dit. Elle aperçut Odet de Valvert qui la suivait de son regard chargé d’une muette adoration. Et, au lieu de détourner la tête d’un air indifférent, comme elle n’aurait pas manqué de le faire l’instant d’avant, elle lui sourit gentiment et lui adressa, de la main, un au revoir amical. Après quoi, elle repartit d’un pas qui avait retrouvé toute sa fermeté.

 

– Vive Dieu ! s’écria en lui-même Landry Coquenard, toujours attentif, elle l’aime ! Elle n’en sait peut-être encore rien elle-même, mais elle l’aime, j’en jurerais !…

 

Et avec une grimace de jubilation :

 

– Eh bien ! mais il ne me déplaît pas du tout qu’il en soit ainsi, à moi ! Par la gueule de Belzébuth, si la jolie bouquetière est la propre fille de Concini, que messire Satanas lui torde le cou, c’est à moi qu’elle doit d’être encore vivante, bien qu’elle m’ignore aussi complètement qu’elle ignore son ruffian de père. J’ai donc bien le droit de m’intéresser à elle. Et si les intentions du brave et digne gentilhomme qu’est M. de Valvert sont honnêtes, comme j’ai tout lieu de le supposer, eh bien, nous serons deux pour lutter contre Concini et sa bande. Et, Dieu et les saints aidant, je ne vois pas pourquoi, si puissant qu’il soit, nous n’en viendrions pas à bout.

 

Quant à Valvert, ce simple[4] suffit à le transporter au septième ciel. Il n’en fallut pas plus pour le faire passer du doute à la confiance la plus absolue, de la douleur qu’il s’efforçait de dissimuler sous un masque souriant, à la joie la plus extravagante.

 

Et oubliant Landry Coquenard, oubliant ses adversaires blessés autour desquels les passants se groupaient sans manifester la moindre sympathie à leur égard, attendu qu’ils reconnaissaient en eux des ordinaires de Concini, il s’élança sur ses traces. Qu’on n’aille pas croire qu’il courait après elle pour l’aborder résolument, lui débiter avec un accent enflammé la lyrique déclaration d’amour qu’il ruminait depuis longtemps dans son esprit. Que non pas ! Il eût plus aisément trouvé le courage de charger dix nouveaux Rospignac que de tenter cette chose si simple, et pourtant si effrayante quand il s’agit d’un premier amour en qui on a mis tous les espoirs de toute une vie, dire à une jeune fille : « Je vous aime. Voulez-vous de moi pour époux ? »

 

Non. Odet de Valvert voulait simplement la suivre… de loin, la voir le plus longtemps possible, veiller sur elle. Car il y avait longtemps qu’il avait compris qu’elle se croyait menacée d’un danger qu’il ne pouvait deviner. Et ce qui venait de se passer avec Rospignac ne pouvait que le confirmer dans cette pensée, tout en précisant la nature de ce danger.

 

Il courut donc après la mignonne bouquetière. Ce que voyant, Landry Coquenard n’hésita pas un instant et se lança à sa suite. Derrière eux, un homme, le manteau sur le nez se mit à les suivre avec une adresse qui dénotait une certaine habitude de ce genre d’expéditions. Cet homme, c’était d’Albaran, le garde du corps de la duchesse de Sorrientès. Et ceci nous oblige à revenir quelques minutes en arrière.

 

On se souvient que, devancé par Odet de Valvert, il n’avait pu apporter à Brin de Muguet l’assistance qu’il avait l’ordre de lui donner. En voyant Valvert se charger de sa besogne, il s’était arrêté assez interdit. Et il s’était retourné vers la litière. La duchesse lui avait fait quelques signes. Ces signes constituaient un ordre qu’il comprit fort bien. Il leva la main en l’air, mit pied à terre, et sans s’occuper de son cheval, sûr qu’obéissant à l’ordre que son geste venait de donner un de ses hommes viendrait prendre sa monture, il s’avança au premier rang et se plaça de manière non seulement à bien voir, mais encore à pouvoir intervenir facilement quand il le jugerait utile. Car, à certains gestes qu’il avait eus, on ne pouvait se méprendre sur ses intentions : il était décidé à venir au secours de Valvert au cas où celui-ci aurait besoin d’être secouru.

 

Il est évident qu’il n’agissait ainsi qu’en exécution de l’ordre que sa maîtresse lui avait donné de loin, par gestes. Ainsi cette mystérieuse duchesse de Sorrientès avait voulu sauver Landry Coquenard. Puis, elle avait voulu sauver Brin de Muguet, après avoir, sous menaces de mort, interdit à La Gorelle d’entreprendre quoi que ce soit contre la jeune fille. Et maintenant elle se disposait à sauver Odet de Valvert si besoin était. Si La Gorelle avait été encore présente, c’est pour le coup qu’elle n’eût pas manqué de se confirmer dans sa première opinion que cette duchesse, à qui Léonora Galigaï donnait le titre « d’illustrissime seigneurie », était une sainte qui sauvait tout le monde.

 

Il est un fait certain – qu’on a certainement remarqué – c’est que la sympathie de cette duchesse, jusqu’à présent, se manifestait toujours en faveur du faible contre le fort. Ceci semblerait dénoter une générosité chevaleresque bien faite pour lui concilier notre propre sympathie. Cependant comme nous n’oublions pas que nous n’avons pas à prendre parti pour ou contre nos personnages qui doivent demeurer ce qu’ils sont, nous rappelons que, ses bonnes actions, la duchesse les accomplissait toujours avec le même calme souverain, sans jamais laisser percer la moindre apparence d’émotion. Et ceci ne laissait pas que d’être tant soit peu déconcertant.

 

D’Albaran avait failli intervenir au moment où l’épée de Valvert s’était brisée entre ses mains. Il s’était abstenu parce qu’il lui avait vu aussitôt une autre lame au poing et parce qu’il avait vu Landry Coquenard se jeter dans la mêlée. Lorsque la lutte avait été terminée, sans qu’il eût besoin d’y prendre part, il était retourné près de sa maîtresse, de son pas pesant et tranquille de colosse confiant dans sa force.

 

– Il faut, dit-elle de sa voix grave, étrangement harmonieuse, il faut savoir qui est ce jeune homme, où il loge, ce qu’il fait, à qui il appartient… s’il appartient à quelqu’un. Il faut que ce jeune homme soit à moi. S’il est pauvre, comme je le crois d’après sa mise, s’il est libre et qu’il veuille entrer à mon service, je me charge de sa fortune. Les hommes de la valeur de celui-ci sont rares. Et j’ai besoin d’hommes forts autour de moi pour la besogne que je viens accomplir ici.

 

– Vous aurez là, en effet, une recrue d’une valeur exceptionnelle, confirma d’Albaran.

 

Il disait sans marquer ni jalousie, ni inquiétude, en homme qui est tout à fait sûr que sa faveur ne peut être ébranlée. Il le disait même avec une pointe d’admiration qui prouvait qu’il avait assez de noblesse d’esprit pour rendre hommage à la valeur d’autrui. Mais il ajouta tout aussitôt :

 

– Il est « presque » aussi fort que moi.

 

– « Presque », mais pas tout à fait « autant » que toi. Personne au monde ne peut se vanter d’être aussi fort que toi, d’Albaran.

 

Et elle, elle disait cela avec une satisfaction qu’elle ne prenait pas la peine de cacher. Et c’était la première fois qu’elle se départissait de ce calme qui avait on ne sait quoi d’auguste et de formidable, pour montrer son sentiment intime. Et ses magnifiques yeux noirs, d’une si angoissante douceur, se posèrent caressants sur le colosse. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’était là, tout bonnement, la caresse que le maître accorde à son chien de garde, sur la vigilance et la fidélité duquel il se repose, et qui se sent rassuré quand il constate la puissance redoutable de ses crocs énormes, acérés, capables de broyer du fer.

 

Telle qu’elle était, cette caresse, ainsi que le compliment qui la précédait, parurent flatter et émouvoir au plus haut point d’Albaran. Une lueur de contentement adoucit l’éclat de ses yeux de braise, il se rengorgea, et il fit entendre une série de petits grondements joyeux, tout pareils à ceux du dogue qui « fait le beau ». Et il se courba dans un salut si profond, si respectueux, qu’il ressemblait à une génuflexion. Évidemment, c’était là un fanatique capable de tous les dévouements pour celle qu’il semblait vénérer comme un dévot vénère la vierge. Et celle-ci le savait bien.

 

– Suis-le toi-même, renseigne-toi, mon bon d’Albaran, reprit-elle. Il s’agit là d’une affaire à laquelle j’attache une certaine importance, et j’aime mieux que ce soit toi qui en sois chargé. Va, moi, je rentre à la maison.

 

Voilà pourquoi d’Albaran suivait Odet de Valvert que suivait déjà, de plus près, Landry Coquenard.

 

X

LANDRY COQUENARD

 

Odet de Valvert s’était donc mis à la poursuite de Brin de Muguet. Il ne la retrouva pas. Elle semblait s’être évanouie comme une ombre fugitive. Il eut beau fouiller la rue dans tous les sens à l’endroit où il l’avait aperçue en dernier lieu, il ne put pas retrouver sa trace. Il comprit l’inutilité de ses recherches et il y renonça en soupirant. Il allait s’éloigner. Il se souvint brusquement de Landry Coquenard. Il se reprocha de l’avoir quitté si précipitamment, sans lui avoir adressé un mot de remerciement. Et il le chercha des yeux.

 

Il n’eut pas de peine à le trouver, lui, attendu que le pauvre hère ne l’avait pas lâché d’une semelle et qu’il se présenta de lui-même dès qu’il vit qu’on paraissait venir à lui. Il se présenta la bouche fendue jusqu’aux oreilles, la loque, qui servait de chapeau, à la main. Et il se courba dans un salut qui n’avait rien de servile, ni de gauche. Un salut fort correct, élégant même, et qui dénotait que le drôle s’était longtemps frotté à la bonne compagnie.

 

Odet de Valvert fit cette remarque du premier coup d’œil. Il conclut que l’homme, qui ne pouvait être un gentilhomme, devait avoir servi dans quelque grande maison où il avait acquis une certaine élégance de manières. Il l’avait vu à l’œuvre : c’était un brave qui maniait assez proprement une épée. Cela lui suffit pour l’instant.

 

– Excusez-moi, mon brave, dit-il poliment, je vous dois la vie, et je crois, Dieu me pardonne, que j’allais oublier de vous adresser les remerciements auxquels vous avez droit.

 

Et le remettant enfin :

 

– Mais je vous reconnais à présent : Vous êtes ce pauvre diable que les gens de Concini menaient à la potence comme on mène un veau à l’abattoir.

 

– Et que vous avez sauvé deux fois : premièrement en m’arrachant à leurs griffes, secondement en me donnant cette bourse sans laquelle je me serais couché ce soir le ventre creux. Oui, monseigneur.

 

– Pauvre diable ! songea Valvert ému. Et, tout haut, avec douceur :

 

– Vous n’aimez pas laisser traîner longtemps une dette, à ce que je vois.

 

– Oh ! je ne me tiens pas quitte pour cela. En chargeant les ordinaires de Concini, je faisais mes propres affaires. Je n’oublie jamais ni le bien ni le mal qu’on me fait.

 

– Oui sourit Valvert, vous êtes en droit de leur garder quelque peu rancune. Je vois qu’il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi.

 

– Je le crois, dit gravement Landry Coquenard.

 

– C’est vous qui m’avez glissé dans la main cette épée, quand la mienne s’est brisée ? reprit Valvert après un instant de silence consacré à étudier son homme.

 

– C’est moi.

 

– Une bonne lame, ma foi, admira Valvert.

 

– Une vraie lame de Milan, et signée Bartoloméo Campi, s’il vous plaît !

 

– Diable ! je vais avoir du regret à vous la rendre.

 

En disant ces mots, Odet de Valvert faisait mine de dégrafer l’épée pour la rendre.

 

– Que faites-vous, monseigneur ? protesta vivement Landry Coquenard. Un gentilhomme ne saurait demeurer désarmé. Vous le pouvez moins que tout autre, maintenant surtout. Je ne la reprendrai pas, d’ailleurs. Cette épée ne saurait être en des mains plus dignes que les vôtres.

 

– C’est que, hésita Valvert, qui mourait d’envie de garder la bonne lame, je ne suis pas riche et je ne sais si je pourrai vous la payer ce qu’elle vaut.

 

Quelque chose comme une ombre de tristesse passa sur le visage rusé de Landry Coquenard. Il soupira :

 

– J’eusse été heureux et fier que vous me fissiez le très grand honneur de garder cette arme en souvenir d’un homme qui vous doit la vie, et qui, par conséquent, n’a pas songé un seul instant à vous la vendre.

 

Et ceci était dit avec un air de dignité qu’on n’eût certes pas attendu de ce pauvre diable déguenillé.

 

– Mais vous ? insista Valvert.

 

– Moi, j’ai l’épée conquise au sieur de Roquetaille. Elle est assez bonne pour moi.

 

– Eh bien, se décida Valvert, j’accepte votre magnifique présent comme il est fait : de tout cœur. Mais me voilà doublement votre obligé maintenant.

 

– Bon, s’épanouit Landry Coquenard, vous n’êtes pas homme non plus à laisser longtemps une dette impayée. Cela se voit, du reste, à votre air, monseigneur.

 

– Écoute, fit Valvert en le tutoyant soudain, je suis le comte Odet de Valvert. Et toi, comment t’appelles-tu ?

 

– Landry Coquenard, monseigneur.

 

– Eh bien, Landry Coquenard, d’abord, tu me feras le plaisir de laisser de côté tes « monseigneur » qui sont ridicules.

 

– Ah ! ah ! fit Landry dont l’œil rusé se mit à pétiller. C’est entendu, monsieur le comte. Ensuite ?… car il y a un ensuite.

 

– Ensuite, il me semble qu’il doit être l’heure où les honnêtes gens dînent.

 

– Les honnêtes gens, oui, monsieur, ils peuvent s’offrir le luxe de se mettre à table à l’heure fixe. Mais les pauvres hères comme moi ne dînent que quand ils le peuvent. Ce n’est pas tous les jours, comme vous pouvez le voir à ma maigreur.

 

Et Landry Coquenard jeta un coup d’œil moitié railleur, moitié apitoyé sur sa maigre personne.

 

– Tu dîneras aujourd’hui, fit Valvert en souriant. Je te veux régaler. Viens avec moi.

 

– Monsieur, remercia Landry Coquenard, la mine épanouie, c’est un honneur dont je garderai le souvenir ma vie durant. Et il ajouta :

 

– À table, comme au combat, comme partout, où il vous plaira de me conduire, croyez bien que je serai toujours très honoré d’être votre très humble et très dévoué serviteur.

 

Quelques instants plus tard, ils s’asseyaient avec une égale satisfaction devant une table plantureuse garnie de choses succulentes, encombrée de flacons poudreux.

 

Ceci se passait dans la salle commune d’une auberge de second ordre, bien achalandée, de la rue Montmartre, à deux pas des Halles. Derrière eux, quelques instants après, d’Albaran entra, se plaça près de la porte, assez loin d’eux, et se fit servir à dîner comme eux. Ils ne prêtèrent aucune attention à ce client solitaire.

 

Landry Coquenard fit honneur au repas que lui offrait le comte de Valvert, en homme qui n’a pas tous les jours pareille aubaine et qui ne sait pas quand ses moyens lui permettront de souper. Il mangea comme quatre et but comme six. Cependant, s’il se révéla du premier coup gros mangeur et buveur intrépide, Valvert, qui l’observait avec attention, sans en avoir l’air, remarqua qu’il se tint très correctement, avec une aisance parfaite, sans être le moins du monde impressionné. Et tout en se montrant bavard et un peu familier, il n’oublia pas un seul instant la distance qui le séparait du noble amphitryon qui le traitait si magnifiquement et avec une simplicité de manières qui aurait pu faire croire à un autre, ayant moins de tact, qu’il se trouvait en présence d’un égal. Il remarqua en outre que malgré l’énorme quantité de liquide qu’il avait absorbé, il se tenait ferme comme un roc et gardait toute sa lucidité.

 

Tant que dura le repas – et il fut long – ils ne parlèrent que de choses banales qui ne méritent pas d’être rapportées ici. Pour mieux dire, Valvert fit bavarder Landry Coquenard qui s’y prêta de bonne grâce, n’ayant pas, comme on dit, « la langue dans sa poche ».

 

– Sais-tu que tu t’exprimes bien, lui dit-il.

 

– Je vais vous dire, monsieur le comte, j’ai étudié autrefois pour être clerc. Mais mon mauvais caractère m’a fait renvoyer du collège où j’étais. Et c’est bien fâcheux pour moi. Aujourd’hui, je serais peut-être un chanoine ventru et gras à lard, au lieu du minable compagnon n’ayant que la peau et les os que je suis devenu.

 

– Tu as de belles manières.

 

– J’ai servi chez des gens de qualité, monsieur. Il m’en est resté quelque chose parce que la Providence m’a gratifié d’une certaine facilité d’assimilation, voire d’un certain talent d’imitation.

 

– Il est de fait, fit Valvert en riant, que je n’ai jamais entendu quelqu’un imiter aussi bien que toi le chat, le chien, l’âne et le cochon. C’est à s’y méprendre, et j’avoue que j’y ai été pris.

 

– Oh ! fit modestement Landry Coquenard, ceci n’est rien. Vous en verrez bien d’autres avec moi.

 

– Tu comptes donc que nous nous reverrons ?

 

Landry Coquenard réfléchit une seconde. Et, regardant Valvert bien en face :

 

– Monsieur, dit-il, je vous ai dit que j’ai étudié pour me faire clerc. C’est vous dire que j’ai des sentiments religieux très solides. Je crois que c’est le seigneur Dieu, qui sait bien ce qu’il fait, qui nous a rapprochés. Dès lors, pourquoi irions-nous contre sa volonté ? Pourquoi nous séparerions-nous ? Pourquoi ne me garderiez-vous pas avec vous ?

 

– Si je t’entends bien, tu me demandes de te prendre à mon service ?

 

– Oui, monsieur. Vous avez heurté ce matin le seigneur Concini, qui est tout-puissant en ce pays. Entre vous et lui, c’est désormais une lutte sans merci. Je crois, je suis sûr que, dans cette lutte, je pourrai vous être utile. Moi, de mon côté, je m’appuierai sur vous contre le Concini qui me hait.

 

– Je ne dis pas, fit Valvert rêveur. Mais je suis pauvre, moi.

 

– Vous ferez fortune, monsieur, assura Landry Coquenard. En attendant, je ne suis pas exigeant. Le gîte, la pâtée, vos vieilles nippes, c’est tout ce que je vous demande.

 

– Il est entendu que les jours où vous n’aurez rien à vous mettre sous la dent, je me contenterai, moi, de faire un cran à mon ceinturon.

 

Valvert réfléchissait en observant Landry. Cette physionomie intelligente, rusée, ne lui déplaisait pas. Le regard clair, qui ne se dérobait pas, annonçait la franchise. Il avait vu l’homme à l’œuvre. Dans le combat, il serait un compagnon sur lequel on pourrait compter. Il se disait donc qu’il aurait en lui un excellent serviteur capable de le seconder dans la bataille comme au conseil. Un serviteur qui lui serait dévoué comme un homme de cœur peut l’être à quelqu’un à qui il doit la vie.

 

– Écoute, fit-il brusquement, raconte-moi un peu pourquoi Concini te voulait pendre.

 

La longue et maigre figure de Landry Coquenard s’éclaira d’un large sourire de satisfaction ; il sentait qu’il avait partie gagnée. Et, devenant subitement sérieux, il commença :

 

– Il faut vous dire, monsieur, que j’ai été le valet, l’homme de confiance du signor Concini.

 

– Toi ! sursauta Valvert, pris d’une vague méfiance. Quand ?

 

– Il y a dix-sept ans. Vous voyez que cela ne date pas d’aujourd’hui et ne me rajeunit guère. C’était à Florence. Le signor Concini était loin d’être alors ce qu’il est devenu depuis. Mais c’était un jeune et élégant cavalier, fort beau garçon, la coqueluche des grandes dames florentines qui se le disputaient et auprès desquelles il se poussait autant qu’il le pouvait, ayant déjà compris dès lors que c’est par les belles qu’il arriverait à faire son chemin. Il y a joliment réussi, il faut le reconnaître, car le voilà devenu par les femmes, par une femme, pour mieux dire, le véritable maître du plus beau royaume de la chrétienté. C’est pour vous dire, monsieur, que ce n’était pas une petite affaire que d’être l’homme à tout faire, le confident d’un aussi élégant cavalier, si avancé dans la faveur des belles.

 

« Vive Dieu, en avons-nous eu de galantes aventures ! Filles ou femmes mariées, du bas peuple, de la bourgeoisie, de la cour grand-ducale, toutes y passaient, à condition qu’elles fussent jeunes et jolies. Et ce que le signor Concini arrachait à celles qui étaient riches, il le dépensait sans compter avec celles qui ne l’étaient pas. Car, il faut lui rendre cette justice : il a toujours été magnifique et généreux jusqu’à la prodigalité. Pour satisfaire un caprice, briser une résistance, acheter une complicité, il n’hésitait pas à répandre l’or à pleines mains. Vous me direz que pour ce qu’il lui coûtait, il pouvait ne pas y regarder de près. Toutes ces intrigues, et il y en avait, monsieur, n’allaient pas, bien entendu, sans quelques fâcheux inconvénients. Il y avait les jaloux : pères, maris bafoués, amants supplantés, frères outragés, tout cela, souvent, nous donnait la chasse. Il fallait en découdre, fournir aux uns quelques bons coups d’épée, expédier les autres à la douce, avec le poignard. Et cela me regardait plus particulièrement.

 

– Diable, observa Valvert, je n’aime pas beaucoup ce métier de bravo, maître Landry.

 

– Évidemment, monsieur, il ne faut pas être trop délicat pour l’exercer. Mais, moi, monsieur, je puis du moins me vanter de n’avoir jamais frappé par derrière. C’est toujours en face que j’ai attaqué mon homme, à chances égales. Je risquais ma peau loyalement.

 

– C’est déjà mieux. Quoique… Enfin, passons…

 

– C’est pour vous dire aussi, monsieur, que je sais bien des choses sur le compte du signor Concini. Des choses terribles que pour rien au monde il ne voudrait voir divulguées. Maintenant surtout qu’il est un grand personnage. Or, j’avais quitté le Concini depuis longtemps. Je ne l’avais pas oublié. Mais lui me croyait mort. La guigne, monsieur, une guigne noire, affolante, à vous rendre enragé, me poursuivait depuis ce temps avec un acharnement dont vous ne pouvez pas vous faire une idée. J’avais essayé d’une infinité de métiers. Rien ne me réussissait. J’étais en train de mourir lentement de misère, lorsque je me ressouvins de mon ancien maître Concini, devenu tout-puissant ici. L’idée, idée funeste, me vint d’aller le trouver. En somme, je ne l’avais jamais trahi. Il devait bien le savoir. Une discrétion pareille, qui s’était poursuivie durant de longues années, méritait bien considération. Je me dis que le Concini le comprendrait, qu’il aurait pitié de ma détresse, et qu’il me donnerait quelque emploi modeste qui me permettrait de vivre. Je ne demandais pas la fortune, monsieur, je demandais simplement de quoi manger une fois par jour. C’était peu, comme vous voyez. Je me persuadai qu’il ne me refuserait pas cela. Je commis l’insigne folie d’aller le trouver et de lui exposer ma triste situation. Le résultat, vous l’avez vu, monsieur : Concini, effrayé de me retrouver vivant, persuadé que je le trahirais un jour ou l’autre, me faisait conduire à la potence lorsque j’ai eu la chance de vous rencontrer sur mon chemin et que vous m’avez délivré. Voilà toute l’histoire, monsieur. Concini s’est dit que j’en savais trop long sur son compte et que le meilleur moyen de s’assurer la discrétion des gens est encore de leur passer une bonne cravate de chanvre autour du col, attendu qu’il n’y a que les morts qui ne parlent jamais.

 

– Heu ! fit Valvert, qui avait écouté avec attention, es-tu bien sûr de n’avoir pas quelque petite trahison à te reprocher à l’égard de ton ancien maître ?

 

Landry Coquenard eut une imperceptible hésitation. Et se décidant tout à coup, baissant la tête comme, honteux, d’une voix sourde, il avoua :

 

– C’est vrai, monsieur, j’ai quelque chose comme ce que vous dites sur la conscience.

 

Et, redressant la tête, le regardant droit dans les yeux, d’une voix redevenue ferme :

 

– Mais cette trahison, puisque trahison il y a, je n’en rougis pas. Cette trahison, c’est une bonne action. La seule peut-être dont se puisse honorer ma vie de sacripant. Et, bien que de cette bonne action dépendent tous mes malheurs, attendu que c’est à la suite de cela que j’ai quitté Concini, je vous jure Dieu que je ne l’ai jamais regrettée et que si c’était à refaire, je recommencerais encore.

 

Et, après une nouvelle hésitation, il ajouta :

 

– D’ailleurs, monsieur, pour peu que vous y teniez, je vous raconterai cette histoire.

 

– Nous verrons cela tout à l’heure, répliqua Valvert dont l’œil clair pétillait. Pour l’instant, réponds à ceci : puisque tu es entrain de te confesser, voyons, n’as-tu rien d’autre de plus sérieux à te reprocher sur la conscience ?

 

Landry Coquenard parut chercher dans sa mémoire, et finalement, très sérieux, très sincère, très convaincu :

 

– Je suis un homme de sac et de corde et non pas un saint. C’est pour vous dire, monsieur, que je reconnais volontiers que je dois avoir sur la conscience à peu près tous les péchés que peut avoir commis un sacripant de mon espèce. Mais quant à avoir quelque chose de vraiment sérieux à me reprocher, en conscience, je ne le crois pas. D’ailleurs, je vous l’ai dit, de par mon éducation première, j’ai gardé des sentiments religieux qui font que je ne transige jamais sur certaines questions. Hélas ! monsieur, il faut bien le dire puisque cela est, c’est à cet excès de scrupules que je dois la guigne persistante contre laquelle je me débats vainement depuis si longtemps. Je le sais, et pourtant, c’est plus fort que moi, il y a certains actes que je ne peux pas prendre sur moi d’accomplir. C’est malheureux, mais je n’y puis rien. Je suis ainsi et non autrement.

 

– Voyons l’histoire de ta trahison, demanda brusquement Valvert en souriant malgré lui.

 

Et, comme s’il devinait que son convive avait besoin d’être excité, il remplit son verre à ras bord. Landry Coquenard vida son verre d’un trait, s’assura d’un coup d’œil soupçonneux lancé autour de lui qu’on ne les écoutait pas et, se penchant sur la table pendant que Valvert se penchait de son côté, baissant la voix :

 

– En ce temps-là, le signor Concini avait pour maîtresse – une de ses innombrables maîtresses, veux-je dire – une grande dame… une très grande et très noble dame.

 

– Une Florentine ? demanda curieusement Valvert.

 

– Non, monsieur, une étrangère, répondit Landry Coquenard sans hésiter. Et reprenant son récit :

 

– Il arriva une chose imprévue et qu’il eût été pourtant facile et prudent de prévoir : la dame devint enceinte des œuvres de son maître. Ceci pouvait avoir des conséquences terribles pour les deux amants. Je ne sais comment elle s’y prit, mais il est un fait certain, c’est que l’illustre dame réussit à cacher son état à tous les yeux. Et Dieu sait si elle était surveillée, épiée, espionnée. Malgré tout, sans que personne le soupçonnât, un enfant vint au monde. Un enfant, qu’on espérait voir venir mort, attendu qu’on avait fait tout ce qu’il fallait pour cela, et qui se présenta bien vivant, solidement râblé, ne demandant qu’à vivre. C’était une fille, monsieur. La plus mignonne, la plus jolie, la plus adorable petite créature du bon Dieu qui se puisse imaginer. Or – et faites bien attention, monsieur, c’est ici que commence ma trahison – ce petit ange de Dieu qui aspirait à la vie de toutes ses forces, pas plutôt sorti du sein de sa mère, ce fut à moi que le père le remit, en m’ordonnant de lui attacher une lourde pierre au cou et d’aller le jeter dans l’Arno, du haut du ponte Vecchio.

 

– Horrible ! haleta Valvert bouleversé. J’espère bien, Landry du diable, que tu n’as pas exécuté cet ordre abominable.

 

– Non, monsieur, non. Je n’ai pas eu cet affreux courage. Et c’est là qu’a commencé ma trahison.

 

Valvert respira, comme soulagé d’un poids énorme qui l’oppressait. Machinalement, il remplit encore les verres, et cette fois, lui aussi, but le sien d’un trait.

 

– Qu’en as-tu fait ? dit-il ensuite.

 

– D’abord, ce que le père n’avait pas pensé à faire : Avant de la noyer – car, monsieur, je ne veux rien vous cacher et je dois confesser à ma honte que j’étais résolu à obéir – avant de la noyer, dis-je, j’ai porté l’enfant à Santa Maria del Fiore. C’était bien assez, n’est-ce pas ? de la meurtrir sans l’envoyer par-dessus le marché pâtir éternellement en purgatoire. Je l’ai fait baptiser. Un bon baptême bien en règle, dûment enregistré sur le livre de la paroisse. Et je l’ai déclarée, avec témoignages à l’appui, fille du signor Concino Concini et de mère inconnue. Et je lui ai donné un nom, celui de la ville où elle était née : Florenza. Et c’est moi, Landry Coquenard, qui suis son parrain. C’est signé, monsieur.

 

– Florence ! le nom est joli, par ma foi ! s’écria Valvert enthousiasmé ! Landry, je commence à avoir meilleure opinion de toi !… Ensuite ?…

 

– Ensuite, je me suis aperçu qu’elle était mignonne à faire rêver, cette petite. Et j’ai senti ma résolution chanceler. On eût dit qu’elle comprenait, monsieur. Ses petites mains avaient agrippé ma moustache, elle me regardait de ses jolis yeux qui semblaient refléter un coin du ciel bleu. Elle semblait me dire : « Je ne t’ai rien fait, moi ! Pourquoi veux-tu me tuer ? » J’en fus bouleversé. Et voilà que pour m’achever, elle avança les lèvres dans cette adorable moue des tout petits enfants qui demandent le sein de la mère. Et elle fit entendre un petit gémissement, oh ! si doux, monsieur, si plaintif, si triste, que je sentis les tripes me tournebouler dans le ventre… Je me précipitai comme un fou, je me ruai dans une boutique, j’achetai du bon lait tout chaud, bien sucré, et je la fis boire tout son soûl. Bien repue, elle me sourit comme doivent sourire les anges, gazouilla quelque chose qui devait être un remerciement, et s’endormit paisiblement dans mes bras qui la berçaient machinalement. Voilà, monsieur, quelle fut ma trahison.

 

– Landry, tu es un brave homme ! proclama Valvert avec conviction. Après ?…

 

– Après, vous sentez bien que je ne pouvais pas la garder, moi.

 

– Oui, ce n’est pas le rôle d’un homme de se muer en nourrice. Et puis il y avait le père, ce misérable Concini. Tôt ou tard, il aurait appris la chose. Il aurait repris l’enfant. Il l’aurait remise à un autre avec le même ordre qu’il t’avait donné, à toi, et celui-là, moins scrupuleux que toi, aurait peut-être obéi sans hésiter.

 

– Tout juste, monsieur. C’est ce que je me suis dit. Alors je pensai à une femme de ma connaissance qui avait eu quelques bontés pour moi. C’était une Française comme moi, je savais qu’elle n’était point méchante, et de plus – c’est surtout cela qui me décida – je savais qu’elle devait, par suite de je ne sais quelle délicate histoire, quitter au plus vite Florence et les États du grand-duc de Toscane. Je n’hésitai pas à lui confier ma petite Florenza que je commençais à aimer, de tout mon cœur. Et je vous assure, monsieur, que cela me fut bien pénible. Mais le salut de l’enfant passait avant tout, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit Valvert, qui suivait cette histoire avec un intérêt passionné, mieux valait se séparer de l’enfant que de la garder à portée de son assassin de père. Hors de la Toscane, hors de l’Italie, elle était sauvée. C’était l’essentiel. Tu as bien fait, Landry.

 

– Je suis heureux de votre approbation, monsieur, déclara gravement Landry Coquenard. Mais, monsieur, si je dis, sans rien cacher, ce qui est à ma honte, je puis bien, en bonne justice, dire aussi ce qui est de nature à pallier quelque peu la gravité de mes fautes ?

 

– Dis, Landry, dis, autorisa Valvert.

 

– Voici, monsieur : Cette femme, cette Française, se nommait La Gorelle. Je la savais assez intéressée, voire quelque peu avaricieuse. Pour me punir moi-même de l’abominable action que j’avais été sur le point de commettre, je lui donnai jusqu’à la dernière maille la somme que Concini m’avait remise pour prix de mon crime. Mille ducats, monsieur, c’était une somme importante pour moi. Pourtant, vous me croirez si vous voulez, cette somme eût-elle été dix fois, mille fois plus considérable, je n’aurais pu la garder. Il me semblait que cet or me brûlait les doigts. Cette somme, qui devait être le prix du sang de l’enfant, servit à la sauver. Grâce à elle, La Gorelle put quitter l’Italie, emmenant l’enfant. Voilà, monsieur. Après ce coup-là, j’eus une peur affreuse de voir mon maître découvrir ma trahison. Si je n’avais eu qu’un coup de poignard à redouter, je serais peut-être resté, car la place était bonne et je gagnais bien ma vie. Mais il y avait les cachots du Bargello où Concini pouvait me faire jeter. La peur de la mort lente dans les affreuses fosses de ce noir édifice, qu’on appelle Il palazzo del podesta ou le Bargello, fut plus forte que tout. À la première occasion qui se présenta, je quittai Concini. Et c’est de là que commença cette guigne persistante dont je vous ai parlé. Peut-être était-ce la juste punition du crime que j’avais failli commettre.

 

– Et l’enfant, la petite Florence, sais-tu ce qu’elle est devenue ? demanda avidement Valvert.

 

– Non, monsieur, répondit Landry Coquenard avec assurance. Je sais qu’elle vit, qu’elle est heureuse. Je n’en sais pas plus. Mais cela me suffit.

 

– Tu ne sais pas où elle est ?

 

– La dernière fois que j’ai vu La Gorelle, c’était à Marseille. Je suppose que l’enfant y est encore.

 

– Elle est peut-être ici, à Paris.

 

– Je suis sûr que non, monsieur.

 

– Qui te le fait supposer ?

 

– Si la petite Florenza, qui doit être maintenant un beau brin de fille était à Paris, La Gorelle y serait aussi. Or, je roule tous les jours la ville, la cité et l’université ; j’aurais, un jour ou l’autre, rencontré La Gorelle, que diable !

 

Notons ici que Landry Coquenard mentait. Il ignorait peut-être la présence à Paris de La Gorelle qui s’y trouvait depuis peu, à ce qu’elle avait dit elle-même ; mais il n’ignorait pas que celle que les Parisiens, appelaient Muguette ou Brin de Muguet n’était autre que la fille de Concini qu’il avait baptisée, lui, du nom de Florence. Il devait avoir d’excellentes raisons pour mentir ainsi qu’il le faisait.

 

Quoi qu’il en soit, la raison qu’il venait de donner satisfit Valvert.

 

– C’est juste, dit-il.

 

Et, toujours curieux :

 

– Concini la croit toujours morte ?

 

– Oui, monsieur. Et vous comprenez que je me suis bien gardé de le tirer de son erreur.

 

– Tu as bien fait, ventrebleu ! Et, dis-moi, la mère ?…

 

– C’était une très grande et très illustre dame, répondit évasivement Landry Coquenard. Elle n’était pas italienne. Elle aussi, elle a quitté Florence et l’Italie peu de temps après moi. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, et j’avoue que je ne me suis guère soucié d’elle.

 

Valvert comprit qu’il en savait peut-être plus long qu’il ne voulait bien le dire, mais qu’il jugeait nécessaire de se taire. Intérieurement, il approuva cette discrétion, qui était toute à l’honneur de Landry Coquenard. Ce fut Valvert qui rompit le premier ce silence. Et redressant la tête, avec un bon sourire :

 

– La confession que tu viens de me faire n’est point de nature à me faire repousser ta demande d’entrer à mon service. Et si tu es toujours disposé à quitter ta misère solitaire pour venir partager la mienne ?…

 

– Plus que jamais, monsieur, s’écria Landry Coquenard avec une joie manifeste. Vous êtes tout à fait le maître que je cherchais. Avec vous, je suis tranquille : il n’y aura jamais d’ordres dans le genre de ceux que me donnait Concini.

 

– Sur ce point, tu peux être tranquille, assura Valvert en riant. Par contre, je t’avertis qu’il n’y aura pas mal de horions à donner et à recevoir.

 

– Bon, vous avez vu qu’on ne boude point trop à la besogne. Et, quant aux horions, le tout est de savoir s’y prendre : il n’y a qu’à s’arranger de manière à les donner sans les recevoir… ou du moins n’en recevoir que le moins possible.

 

– Très simple, en effet, fit Valvert en riant de plus belle. Puisqu’il en est ainsi, je te prends. Dès maintenant, tu fais partie de ma maison.

 

Malgré lui, il n’avait pu retenir un geste railleur de gamin qui se moque de soi-même en parlant avec emphase de « sa maison ». Mais Landry Coquenard prit la chose au sérieux, lui. Il promit avec gravité :

 

– On tâchera de se montrer digne de la maison de monsieur le comte de Valvert, qui vaut bien, il me semble, celle du signor Concino Concini.

 

– Ceci, tu peux le dire en toute assurance, car mon comté, à moi, n’est pas un titre de pacotille acheté comme son marquisat d’Ancre, répliqua fièrement Valvert.

 

XI

CONFIDENCES

 

Odet de Valvert et Landry Coquenard étant d’accord, Valvert régla l’écot, se leva et, avec un sourire railleur, avec un intraduisible accent, prononça :

 

– Maintenant, maître Landry, suis-moi jusqu’au palais où vont loger nos illustres seigneuries.

 

Landry Coquenard se leva sans faire la moindre observation et suivit son nouveau maître à trois pas de distance, comme faisaient les valets bien stylés vis-à-vis de leurs maîtres, les gentilshommes qui savaient se faire respecter. Seulement, en homme prudent qui n’oubliait pas Concini et ses ordinaires qui, en ce moment même, peut-être, battaient le pavé pour le retrouver, il rabattit les bords de ce qui lui servait de chapeau jusqu’au nez et releva la guenille qui lui servait de manteau, de telle sorte qu’on ne lui voyait que les yeux. Précaution que son maître oublia totalement de prendre et qu’il eût probablement dédaigné de prendre s’il y avait pensé.

 

Ils arrivèrent rue de la Cossonnerie – qu’on appelait alors tout uniment rue de la Cochonnerie – et vinrent s’arrêter rue Saint-Denis, devant la maison qui faisait l’angle de ces deux rues. Rue Saint-Denis en face l’église du Saint-Sépulcre, c’était une auberge assez réputée : l’auberge du Lion d’Or, ce qui, comme on sait, était un jeu de mot qui voulait dire qu’au lit on dort.

 

Valvert entra dans la cour de cette auberge et s’en fut droit à l’écurie. Dans l’écurie, il s’assura que le fameux cheval qu’il devait à la reconnaissance royale y avait bien été amené par Escargasse et Gringaille. Il s’y trouvait, en effet. Alors, il s’assura s’il était bien placé et s’il avait eu sa bonne provision d’avoine et de foin. Rassuré sur ce point important, il sortit, après avoir accordé quelques caresses à la bonne bête qui manifesta sa joie en hennissant de plaisir.

 

Il revint dans la rue de la Cossonnerie, toujours suivi de Landry Coquenard. Il y avait là une entrée particulière, indépendante de l’auberge. Il ouvrit la porte d’une allée étroite et sombre, d’une propreté douteuse, et avec la même intonation gouailleuse, montrant l’allée du même geste moqueur, il prononça tout haut :

 

– Voilà le palais où loge M. le comte Odet de Valvert. Tout en haut, sous les toits, plus près des cieux où je serai plus vite rendu s’il plaît à Dieu de m’appeler à lui avant que d’avoir trouvé cette fortune que je suis venu chercher à Paris.

 

– Vous la trouverez avant, monsieur le comte, affirma Landry Coquenard avec un accent d’inébranlable conviction. Sans quoi, Dieu ne serait pas juste, et il ne serait plus Dieu.

 

– Amen ! fit Valvert en éclatant de rire.

 

Il entra. Landry Coquenard le suivit et ferma la porte derrière lui.

 

D’Albaran les avait suivis jusque-là. Il avait entendu ce que venait de dire Valvert. Il s’approcha de la maison d’apparence plutôt modeste. Il l’étudia, comme il étudia les lieux d’alentour, d’un coup d’œil rapide. Et il murmurait :

 

– Je sais qu’il s’appelle Odet de Valvert, qu’il est comte, qu’il loge ici, qu’il est pauvre et qu’il est venu à Paris pour y chercher fortune. C’est toujours un commencement de nature à satisfaire la « señora ». Voyons la suite.

 

Il alla jusqu’à la rue Saint-Denis et pénétra sans hésiter dans l’auberge du Lion d’Or. Il avait vu Valvert y entrer et en sortir presque aussitôt. Dans l’auberge, il commença à interroger. Laissons-le poursuivre son enquête qui n’a aucun intérêt pour nous, et revenons à Odet de Valvert et à Landry Coquenard, avec qui nous n’en avons pas encore fini.

 

Tout en haut, sous les toits, comme avait dit Valvert lui-même, ils entrèrent dans un petit logement composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un cabinet. L’appartement était modeste, mais il était propre. La chambre était assez confortablement meublée d’un grand lit, d’une table et de deux chaises, d’un fauteuil et d’un bahut. Valvert s’y attarda un instant avec une certaine complaisance. Il ouvrit la lucarne toute grande, y appela Landry Coquenard d’un signe et, avec un grand sérieux :

 

– Vue magnifique, dit-il. Il prit un temps et ajouta :

 

–… Pour ceux qui aiment à contempler des toits pointus et des cheminées.

 

Landry Coquenard se pencha, regarda à droite et à gauche, partout.

 

– On voit la rue Saint-Denis qui est une des plus animées de Paris, dit-il. Et quant à ces toits et à ces cheminées, n’en dites pas trop de mal, monsieur. En cas d’alerte, on peut trouver le salut par là.

 

– En risquant de se rompre les os, fit Valvert.

 

– Qui ne risque rien n’a rien, prononça sentencieusement Landry Coquenard.

 

– Quelle idée biscornue te vient là ! s’étonna Valvert. Les toits sont un chemin bon pour les chats et les chattes en mal d’amour, et non pas pour d’honnêtes chrétiens comme nous. Du diable si j’ai jamais pensé que je pourrais avoir besoin de passer par là !

 

– Je comprends que vous n’y ayez pas songé jusqu’à présent. Vous devez y penser maintenant, et sérieusement, monsieur.

 

– Pourquoi ? ventrebleu !

 

– Comment, pourquoi ? Mais parce que nous allons avoir Concini à nos trousses, monsieur !… Concini enragé contre nous et qui ne nous lâchera pas d’une semelle !… Concini qui détient le pouvoir, qui dispose, en outre, de ses assassins ordinaires, de l’armée, de la magistrature, de la police, toute la machine sociale bonne à écraser le pauvre monde, et qu’il va mettre en branle contre nous !… Les toits sont un chemin bon pour les chats, dites-vous ? Prenez garde que Concini ne nous mette pas dans la nécessité de nous aventurer sur des chemins qui donneraient le vertige aux oiseaux eux-mêmes !… C’est que, voyez-vous, pour vous comme pour moi, mieux vaudrait mille fois nous rompre les os en tombant du haut d’un toit que d’être pris vivants par Concini !…

 

Il s’était animé, le brave Landry Coquenard, et il avait prononcé ces paroles sur un ton qui, si brave qu’il fût, avait impressionné son maître, lequel, tout rêveur, grommela :

 

– Accident de malemort, je n’avais pas songé à cela !

 

– Il faut y songer, monsieur, insista Landry Coquenard, il faut y songer sans cesse. C’est le seul moyen que nous ayons d’échapper au loup enragé qui va nous donner la chasse.

 

Valvert demeura un instant silencieux, tortillant sa moustache d’un geste énervé. Puis, haussant dédaigneusement les épaules :

 

– Bah ! c’est faire bien de l’honneur à ce coquin. Et sur un ton qui n’admettait pas de réplique :

 

– Achevons de visiter notre domaine qu’il te faut connaître.

 

Ils passèrent dans la cuisine. Avec la même gaieté insouciante et railleuse, Valvert détailla :

 

– Une petite table en bois blanc, deux escabeaux également en bois blanc, des ustensiles de cuisine dans la cheminée, de la vaisselle et des gobelets dans ce placard que tu vois là. Voilà ! J’imagine que tu sais faire un peu de cuisine ? Il ne faudrait pas croire que notre fortune nous permette de manger au cabaret tous les jours.

 

– Soyez tranquille, monsieur, je me charge de vous cuisiner certains petits plats dont vous vous pourlécherez.

 

– À la bonne heure, j’aime mieux t’entendre quand tu parles ainsi que lorsque tu parles de ce cuistre d’Italien, que le diable lui torde le cou ! Viens voir ta niche maintenant.

 

Ils entrèrent dans le cabinet, Landry Coquenard s’étant bien gardé de répondre et s’étant contenté de hocher la tête d’un air significatif. L’ameublement de ce cabinet était réduit à sa plus simple expression : il se composait d’un grand coffre et d’une étroite couchette.

 

– Voilà ! railla Valvert, tu ne pourras pas te vanter d’être aussi bien logé que le roi dans son Louvre.

 

– C’est certain, monsieur, fit sérieusement Landry Coquenard, mais à côté des piles du Petit Pont où j’ai couché encore pas plus tard qu’hier, je pourrai me croire au paradis. Ici, du moins, je serai à l’abri. Et ce petit lit, monsieur, avec sa bonne paillasse et ses deux matelas, car il y a deux matelas, s’il vous plaît, et ses draps blancs qui fleurent bon la lessive ! Il faut avoir couché à la dure, à l’auberge de la belle étoile, pour apprécier comme il convient l’inestimable valeur d’un bon lit. Et à tout prendre, qu’est-ce qui fait la bonté, la valeur du lit ? N’est-ce pas ce que je trouve ici : bons draps, bons matelas, bonne paillasse ? Par le pied fourchu de Belzébuth, je ne dis pas comme vous, monsieur : je ne pourrai pas me vanter d’être aussi bien logé que le roi dans son Louvre, mais, à coup sûr, je pourrai me vanter d’être aussi bien couché que lui.

 

– Allons, sourit Valvert enchanté, je vois que tu sais prendre les choses par le bon côté.

 

– Heureusement pour moi, monsieur, car si je les avais prises du mauvais côté, avec l’infernale guigne qui me poursuit depuis si longtemps, je n’aurais peut-être pas su résister à la tentation d’en finir une fois pour toutes par un bon coup de dague. Ce qui m’eût envoyé tout droit griller au plus profond des enfers jusqu’à la consommation des siècles, car le suicide, vous le savez, conduit droit en enfer.

 

– Tu me fais de la peine, Landry, fit Valvert sans qu’il fût possible de savoir s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait. Espérons que les mauvais jours sont finis pour toi. Espérons que je ferai fortune.

 

– Vous la ferez, monsieur. Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète : vous ferez fortune et bientôt, c’est moi qui vous le dis.

 

C’est qu’il disait cela sur le ton d’un homme qui est très convaincu. Malgré lui, Valvert, qui peut-être plaisantait, se sentit troublé, se prit à espérer.

 

– Le ciel t’entende, dit-il. Et il soupira.

 

– Il m’entend, monsieur. Vous ferez fortune, et plus tôt que vous ne pensez. N’en doutez pas, répéta Landry Coquenard avec plus de force et sur une espèce de ton prophétique.

 

Cette fois, Valvert ne dit rien. Mais il soupira encore un peu plus fort. Qu’avait-il donc ? Oh ! peu de chose. Jusqu’à ce jour, il n’avait parlé de son amour à personne. Maintenant qu’il avait sous la main un homme qui lui plaisait, un homme qu’il sentait d’instinct sincèrement dévoué, la langue lui démangeait furieusement de le prendre pour confident. Mais c’était un grand timide que notre jeune héros. Il voulait bien parler, mais il n’osait pas. Il avait beau s’exciter en lui-même, les mots refusaient de sortir sur ce sujet délicat. Il eût fallu qu’on l’encourageât, qu’on lui tendît la perche. Il s’en rendait fort bien compte, du reste, et il ne pouvait se défendre d’un commencement d’humeur, car il se disait que jamais Landry Coquenard ne pourrait lui tendre cette perche sur laquelle il était tout prêt à se précipiter.

 

En effet, comment Landry Coquenard aurait-il pu deviner un secret si bien caché ? Et comment, par conséquent, aurait-il pu parler d’une chose qu’il ne pouvait deviner ? Voilà pourquoi Valvert soupirait. Voilà pourquoi aussi, avec cette bonne foi et cette logique particulières aux amoureux, il commençait à éprouver de l’humeur contre Landry Coquenard qui, ne pouvant pas deviner, ne parlait pas d’une chose que lui seul, Odet, savait, et dont il n’osait pas parler.

 

Odet de Valvert, donc, soupirait de plus en plus, tout en excitant Landry Coquenard à lui raconter certains épisodes de sa vie mouvementée. Récits qu’il n’écoutait pas, du reste. Tout d’abord, Landry Coquenard ne prit pas garde à ces soupirs de plus en plus renouvelés et de plus en plus accentués. À la longue, il finit par les remarquer.

 

Avec ses allures polies, très déférentes, c’était un homme qui savait prendre ses aises partout, que ce Landry Coquenard. Il était déjà là comme chez lui. Pendant que Valvert allait et venait en soupirant, lui, sans qu’il eût été besoin de le lui dire, s’était mis à ranger, frotter, nettoyer, comme un maniaque de propreté. Avec ce maître qu’il ne connaissait que depuis quelques heures à peine, ce maître qui n’osait pas lui faire une confidence, il était déjà, lui, aussi à son aise, aussi libre que s’il avait été à son service depuis plus de dix ans. Ayant donc fini par remarquer que son maître soupirait et n’écoutait pas les récits qu’il lui faisait sans cesser de fourbir ses casseroles, ces soupirs par trop fréquents commençant à l’agacer, Landry Coquenard ne se gêna pas pour dire :

 

– Par la longue pointe de Belzébuth, qu’avez-vous à soupirer ainsi, monsieur ?… Il me semble que vos amours avec la jolie bouquetière ne sont pas en si mauvaise posture qu’il vous faille renverser les meubles en soupirant comme vous faites.

 

Odet de Valvert s’arrêta net, comme s’il avait mis le pied sur quelque bête venimeuse. Il se retourna tout d’une pièce vers Landry Coquenard, à qui il tournait le dos en marchant et, avec un ébahissement intense :

 

– Qui t’a dit que je suis amoureux de la petite bouquetière ? dit-il.

 

– Comment, qui me l’a dit !… Ah çà ! monsieur, vous croyez donc que je suis aveugle ?… Je l’ai vu, tiens !

 

– Tu l’as vu ?… Mais… cela se voit donc ?

 

– Pas plus que le nez au milieu du visage, gouailla Landry Coquenard.

 

– Diable ! peste ! fièvre ! marmonna Valvert qui se mit à marcher avec agitation.

 

En s’arrêtant de nouveau tout à coup :

 

– Mais… mais… si cela se voit tant que cela, elle l’a vu aussi ? s’écria-t-il avec effroi.

 

– Probable, fit Landry Coquenard du même air gouailleur. Les femmes, voyez-vous, monsieur, même les plus innocentes, ont un flair tout particulier pour deviner ces choses-là ! Tenez pour assuré que la jolie Muguette vous a deviné depuis longtemps.

 

– Ah ! mon Dieu ! gémit Valvert qui chancela.

 

– Ah çà ! est-ce que vous allez tourner de l’œil, maintenant ? Quel diable d’homme êtes-vous donc ? s’éberlua Landry Coquenard.

 

– Elle sait ! elle sait ! gémit de plus belle Valvert.

 

– Que voyez-vous là de désespérant ? Réjouissez-vous plutôt, par les tripes de Belzébuth. Elle sait, oui, monsieur. Mais souvenez-vous du sourire et du geste amical qu’elle vous a adressés avant de disparaître. Vive Dieu, monsieur, pour une jeune fille qui sait, m’est avis qu’elle n’avait point trop l’air fâché. Concluez vous-même.

 

– C’est que c’est vrai, ce que tu dis là ! s’écria Valvert avec toutes les marques d’une joie extravagante. C’est ma foi vrai !… Elle m’a souri… Donc elle n’était pas fâchée… Donc je puis espérer… Landry, mon brave Landry, crois-tu vraiment qu’elle m’aime ?

 

– Je le crois, oui, monsieur. Elle n’en sait peut-être encore rien elle-même, mais sûrement le cœur est déjà pris… S’il ne l’est pas encore, il le sera bientôt, n’en doutez pas. Vous lui avez rendu un signalé service, un service dont elle ne peut manquer de vous être reconnaissante. De la reconnaissance à l’amour, il n’y a qu’un pas qui sera vite franchi, s’il ne l’est déjà.

 

– Landry, mon bon Landry, exulta Valvert, tu m’ouvres les yeux, tu me sauves ! Je me rongeais dans les affres du doute. Maintenant, grâce à toi, je vois clair. Je sens, je comprends que tu dois être dans le vrai. Si elle ne m’aime pas encore, elle ne tardera pas à m’aimer.

 

– Vous me confondez, monsieur. Vous ne vous êtes donc pas déclaré ?

 

En posant cette question d’un air détaché, Landry Coquenard observait son maître à la dérobée. Celui-ci protesta avec indignation :

 

– Jamais de la vie !

 

Un imperceptible sourire passa sur les lèvres de Landry Coquenard, tandis qu’une lueur de contentement passait dans son œil rusé. Et avec le même air détaché, sans le perdre de vue :

 

– Eh bien, vous pouvez vous déclarer, maintenant. Je vous réponds que vous serez bien accueilli. Vous pouvez m’en croire, monsieur. Je connais les femmes, voyez-vous. J’ai été à bonne école, avec le signor Concini.

 

Cette assurance qu’il lui donnait eût dû, semblait-il, redoubler la joie de Valvert. Tout au contraire, elle l’assombrit. Et hochant la tête d’un air soucieux :

 

– Non, dit-il, je ne me déclarerai pas… pas encore, du moins.

 

– Pourquoi ?

 

– Comment peux-tu me demander cela ? Est-ce qu’un galant homme peut parler d’amour à une honnête jeune fille sans lui parler de mariage ?

 

– Ah ! ah ! fit Landry Coquenard dont l’œil pétilla plus que jamais. Vous songez donc à l’épouser ?

 

– Pourquoi pas ? N’est-ce pas une honnête fille ?

 

– La plus irréprochable des jeunes filles, tout le monde vous le dira. Mais, monsieur, vous voulez rire. Le noble comte de Valvert épouser une bouquetière, une fille des rues !… Est-ce possible, cela ?

 

– Je t’entends, Landry. Il y a quelques années, j’aurais fait la même réflexion que tu viens de faire. Mais depuis, j’ai reçu les leçons de MM. de Pardaillan. Et… tu ne connais pas MM. de Pardaillan, toi ?

 

– Si fait bien, monsieur. D’abord, pour ce qui est de M. de Pardaillan père, je me demande un peu qui ne le connaît pas… au moins de réputation. Quant à M. Jehan de Pardaillan, marquis de Saugis, comte de Margency et de Vaubrun, j’ai eu l’honneur de le connaître autrefois quand il s’appelait tout simplement Jehan le Brave.

 

– Eh bien, puisque tu les connais, tu dois savoir que ces deux hommes extraordinaires font fi de leurs titres. Mon cousin Jehan, marquis de Saugis, comte de Margency et de Vaubrun, comme tu viens de le rappeler, se contente du titre modeste de chevalier, comme son père qui serait duc et pair depuis longtemps s’il l’avait voulu, et qui se contente d’être le chevalier de Pardaillan. Un nom qu’il a rendu légendaire, d’ailleurs, par sa bravoure étourdissante, sa force exceptionnelle, et surtout par sa grandeur d’âme, son étincelante loyauté, son désintéressement unique, son inaltérable bonté ! J’ai été à leur école, te dis-je. Et c’est pourquoi je t’ai dit de laisser de côté tes « monseigneur ». C’est pourquoi t’ayant pris à mon service, je ne t’ai pas demandé de me donner le titre de comte qui est le mien. Brin de Muguet, fille sans famille et sans nom, humble bouquetière, mais honnête et digne jeune fille, est aimée du comte de Valvert ? Le comte de Valvert lui doit et se doit à lui-même de lui offrir son nom et son titre. Peut-être, je dirai presque sûrement, cette pauvre fille des rues se montrera plus digne de ce nom et de ce titre que plus d’une « honnête » dame de qualité.

 

– Ma foi, monsieur, s’écria Landry Coquenard tout épanoui, vous venez de dire tout haut ce que je pensais tout bas. Mais je n’aurais eu garde de le dire parce que, dans ma bouche, cela n’aurait eu aucune valeur. Tandis que de votre part, c’est tout à fait différent, et je ne suis pas fâché que vous l’ayez dit. J’ai même dans l’idée que cela vous portera bonheur. Or çà, monsieur, puisque vous aimez Brin de Muguet et la voulez pour femme, qui vous retient de le lui dire et de lui demander sa main ?

 

– Eh ! mâchonna Valvert furieux, que puis-je lui offrir présentement ? Mon titre de vicomte ? Beau comte, ma foi, sans sou ni maille ! Est-ce ce titre-là qui fera bouillir notre marmite ? Que nenni. Attends un peu que j’aie fait fortune. Que je trouve seulement une place qui me permette de lui assurer une existence aisée.

 

– Alors, monsieur, dépêchez-vous de faire fortune. Dépêchez-vous de trouver cette place.

 

– Ah ! qu’elle se trouve, cette place, et je te jure bien que je ne la laisserai pas échapper. Non, de par Dieu, quand je devrais entrer au service du diable lui-même !

 

Ainsi, cette première journée s’écoula en confidences échangées entre le maître et son serviteur. Et le temps s’écoula avec une rapidité qui les surprit tous les deux. Le soir venu, ils commençaient à se connaître et cette sympathie irraisonnée qui les avait poussés l’un vers l’autre était en train de se muer en une bonne et solide amitié.

 

Quand Landry Coquenard se glissa dans ces draps blancs qui fleuraient la bonne lessive, avait-il dit, il s’étira voluptueusement et s’endormit comme un bienheureux en se disant :

 

– Allons, cette fois-ci, je crois avoir enfin trouvé le bon gîte. Mon maître est un brave et digne gentilhomme. Et, ce qui vaut mieux encore, un brave homme et un honnête homme.

 

Quant à Odet de Valvert, il s’endormit aussi rapidement, à peu près certain d’être aimé, ce dont il était loin d’être assuré avant son entretien avec Landry Coquenard. Il s’endormit, bien résolu à accepter la première place honorable qui se présenterait à lui, et aussitôt cette place trouvée, non moins résolu à demander sa main à la jolie bouquetière et à se marier au plus vite avec elle, bien convaincu qu’il trouverait ainsi le bonheur.

 

XII

LA FORTUNE SE PRÉSENTE

 

Le lendemain matin, Valvert s’habilla, ceignit cette bonne rapière qu’il tenait de Landry Coquenard, et sortit en recommandant à celui-ci de ne pas bouger du logis et de préparer le dîner.

 

Landry Coquenard promit tout ce qu’il voulut et le laissa partir sans faire la moindre observation. Le madré compagnon se doutait bien que son maître s’en allait dans la rue à la recherche de Brin de Muguet. Il le guetta du haut de la lucarne. Il le vit tourner à gauche dans la rue Saint-Denis. Il sauta aussitôt sur son épée, s’enveloppa dans son manteau jusqu’aux yeux et se rua dans l’escalier en bougonnant :

 

– Cornes de Belzébuth ! si je le laisse faire, il se fera étriper par les suppôts du Concini qui doivent être à sa recherche. Suivons-le et fasse le ciel que nous n’ayons pas à en découdre.

 

En effet, il suivit Valvert dans toutes ses évolutions. Il le suivit avec tant d’adresse que celui-ci ne soupçonna pas un instant la surveillance inquiète dont il était l’objet de la part de son serviteur.

 

Depuis le temps qu’il suivait ainsi, tous les matins, la bouquetière, Valvert avait appris à connaître ses habitudes. Aussi marchait-il avec l’assurance d’un homme qui sait où il va. Mais, ce matin-là, il eut beau tourner et retourner dans toutes les voies où il savait qu’il avait des chances de la rencontrer, il ne réussit pas à découvrir la jeune fille. Peut-être n’était-elle pas sortie ce jour-là. Peut-être avait-elle changé brusquement ses habitudes et était-elle dans un quartier pendant qu’il la cherchait dans un autre.

 

Il voulut en avoir le cœur net. Loin de lâcher pied, avec la patiente ténacité d’un amoureux, il entendit le cercle de ses investigations. Il visita la rue Montorgueil, la rue Montmartre et, bien qu’il fût certain d’avance de ne pas l’y trouver, puisqu’elle y était venue la veille, il alla rue Saint-Honoré. Inutilement. Il revint rue Saint-Denis, explora la rue Saint-Martin. Toujours en vain. L’heure à laquelle la vente de la jeune fille étant terminée, elle disparaissait mystérieusement, était passée depuis longtemps. Et il s’obstinait dans ses recherches.

 

Landry Coquenard le suivait toujours avec la même inaltérable patience, non sans pester intérieurement toutefois. Il allait, le poing sur la garde de la rapière, se tenant prêt à tout. Il avait surtout frémi en se voyant dans la rue Saint-Honoré : le Louvre n’était pas loin de la rue Saint-Honoré et l’hôtel de Concini touchait au Louvre. À chaque instant il s’était attendu à voir les ordinaires de Concini tomber à l’improviste sur son maître qui s’en allait là-bas, le nez au vent, visage découvert, l’imprudent ! Au surplus, malgré ses appréhensions, si Valvert avait été attaqué, il n’aurait pas hésité à charger ses agresseurs par derrière. Il ne le suivait que dans cette intention.

 

Disons que ses craintes n’étaient pas justifiées. Rospignac, Louvignac, Eynaus et Roquetaille avaient été sérieusement étrillés la veille. Ils en avaient au moins pour une dizaine de jours avant de pouvoir reprendre leur service. Ils étaient chefs, et sans les chefs les hommes ne s’occupaient guère que d’assurer la garde du maître. Les expéditions à côté se trouvaient momentanément suspendues du fait de leur absence, à eux, qui jouissaient de la confiance de leur maître. Longval, il est vrai, n’était pas blessé. Mais Longval, après sa mésaventure de la veille, n’osait rien entreprendre sans l’appui de ses compagnons accoutumés.

 

Il en résulta que Valvert et Landry Coquenard aussi, par conséquent, avaient une bonne huitaine de jours à être tranquilles de ce côté. Landry Coquenard, qui n’était pourtant pas un sot, aurait dû penser à cela. Mais on ne s’avise pas de tout.

 

Quoi qu’il en soit, nos deux personnages, l’un suivant l’autre, purent circuler tout à leur aise sans qu’il leur arrivât rien de fâcheux. Sauf que Valvert ne découvrit toujours pas celle qu’il cherchait. Il finit par y renoncer et, d’une humeur massacrante, pestant et maugréant, il reprit le chemin de la rue de la Cossonnerie.

 

Landry Coquenard comprit qu’il rentrait. Il comprit aussi dans quel état d’exaspération il devait être. Il prit ses jambes à son cou et le dépassa en se disant :

 

– Oh ! diable, s’il s’aperçoit que je lui désobéis et que je l’ai suivi, de l’humeur où il doit être, il est capable de me chasser.

 

Il arriva tout courant à leur logis. Par bonheur, il avait fait les provisions la veille. Il se hâta de les placer sur la table et de dresser le couvert. Il n’avait pas encore fini lorsque Valvert parut. Il était en retard de près d’une heure. Il aurait donc été en droit de s’étonner de ne pas trouver son dîner prêt. Il n’y fit pas attention.

 

Landry Coquenard se dépêcha d’en finir. Et quand tout fut enfin prêt, voyant que Valvert ne parlait pas et sans s’occuper de lui, était allé battre le rappel nerveusement sur la vitre de la lucarne, il interrogea sans façon, faisant l’ignorant :

 

– Vous ne l’avez pas vue, monsieur ?

 

Valvert ne s’étonna pas que Landry Coquenard sût où il était allé et qu’il avait perdu son temps en recherches infructueuses. Comme il ne cessait de penser à sa bien-aimée, il lui parut tout naturel que son confident n’eût pas d’autre préoccupation. Et il répondit par un « non » maussade, de la tête.

 

– Après l’algarade d’hier, c’était à prévoir, reprit Landry Coquenard. Cette pauvre enfant, encore émue sans doute, aura jugé prudent de demeurer chez elle aujourd’hui.

 

– Tiens ! s’écria Valvert ; déjà à moitié consolé, je n’avais pas pensé à cela ! Par Dieu, tu dois avoir raison, Landry, et tu as trouvé du premier coup la raison la plus plausible. Figure-toi que je m’étais mis dans l’esprit que c’était à cause de moi, et pour me dérouter, qu’elle avait changé ses habitudes.

 

– C’est une fille sage et prudente, répéta Landry Coquenard, mais ce n’est pas une prude sotte. Vous vous êtes mis bien inutilement martel en tête, monsieur. Cette fille-là, et je ne crois pas me tromper, n’usera point de ruse et de feinte si vous avez le malheur de lui déplaire. Elle vous dira très simplement et très franchement qu’elle n’éprouve aucun sentiment pour vous et vous priera de ne plus songer à elle, de ne plus vous occuper d’elle. Voilà ce qu’elle fera monsieur, j’en donnerais ma tête à couper ; et elle ne s’en ira pas changer ses habitudes pour vous éviter.

 

– Landry, tu me mets du baume dans le cœur. Décidément c’est une vraie chance pour moi de t’avoir rencontré, et je ne suis qu’un niais ! répliqua Valvert qui passait instantanément du découragement le plus profond à une joie bruyante.

 

– Vous n’êtes pas un niais, monsieur, et vous le savez bien. Vous avez seulement l’esprit troublé parce que vous aimez ardemment, profondément, sincèrement, comme peut faire un noble cœur qui s’est donné tout entier.

 

– Tout entier, Landry, tu l’as bien dit ! Ajoute : et pour toujours, jusque par delà la mort.

 

Et ceci était lancé sur un ton tel que Landry Coquenard tressaillit et après l’avoir considéré une seconde, songea, à part lui :

 

« Celui-là ne ment pas. C’est bien pour toujours et jusque par delà la mort qu’il s’est donné. Celui-là mourra peut-être de son amour s’il n’est pas partagé, mais il ne se reprendra jamais. Allons, allons, ma petite Florence sera heureuse avec lui… Car si elle ne l’aime déjà, il est impossible qu’un amour aussi pur, aussi puissant que celui-là ne soit pas payé de retour. Laissons faire le temps. »

 

Et tout haut :

 

– Je gage que vous la reverrez demain.

 

– Je le crois, Landry. Je l’espère.

 

– Bon, puisque nous sommes d’accord, ne vous laisserez-vous pas tenter par cet appétissant pâté et cette volaille dodue ?

 

Valvert jeta un coup d’œil sur la table. Son appétit se réveilla du coup.

 

– Ma foi oui, dit-il.

 

Et il s’installa. Et Landry Coquenard, qui le servait avec une attention qui ne se démentit pas un instant, put constater que les émotions violentes par lesquelles le faisait passer cet amour qui était toute sa vie, ne lui faisaient pourtant pas perdre un coup de dent pour cela. Et il n’en fut pas mécontent du tout.

 

Après Valvert, ce fut au tour de Landry Coquenard de se régaler des restes plantureux de son maître. Après quoi, ils se remirent à bavarder comme de vieux amis. Et, naturellement, ils parlèrent encore, toujours, de la jolie Muguette. Ils parlèrent aussi de cette place que Valvert était bien décidé à chercher sans l’attendre chez lui, comme il faisait depuis trop longtemps.

 

En bavardant, Valvert s’aperçut soudain que Landry Coquenard était toujours recouvert – si on peut dire – de ses affreuses guenilles.

 

– Ventrebleu ! fit-il, tu ne peux rester ainsi. Ouvre le tiroir de cette table.

 

– C’est fait, monsieur.

 

– Prends quelques pistoles dans la bourse qui s’y trouve, va-t-en à la friperie ici près, aux Halles, et choisis-toi un équipement complet d’écuyer. Va.

 

Landry Coquenard prit quatre ou cinq pièces d’or et partit en hâte, tout heureux de troquer ses innombrables loques contre un vêtement confortable.

 

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était parti lorsqu’on frappa à la porte.

 

– Entrez ! cria Valvert sans se déranger.

 

La porte s’ouvrit. Un colosse parut sur le seuil. C’était d’Albaran. Il paraît qu’il avait terminé son enquête. Sur le seuil, il s’inclina dans un salut empreint d’une noble courtoisie, et avec son léger accent, prononça :

 

– C’est bien à monsieur le comte Odet de Valvert que j’ai l’honneur de m’adresser ?

 

– À lui-même, monsieur, répondit Valvert, qui s’était levé, assez surpris de la visite inopinée de cet inconnu. Surprise qu’il se garda bien de laisser voir, d’ailleurs.

 

Et tout aussitôt, il invita poliment :

 

– Veuillez entrer, monsieur.

 

D’Albaran entra. Et il se présenta lui-même, cérémonieusement :

 

– Don Cristobal de Albaran, comte castillan.

 

Odet de Valvert salua, avec cette grâce juvénile qui lui était propre, et, désignant l’unique fauteuil pendant qu’il prenait une chaise :

 

– Prenez la peine de vous asseoir, monsieur le comte, dit-il.

 

Avec cette exquise politesse qui caractérise les Espagnols de pure race, d’Albaran salua encore une fois, avant de prendre place dans son fauteuil. Avec une politesse non moins exquise, Valvert rendit salut pour salut et ne s’assit sur sa chaise que lorsque le visiteur fut installé dans son fauteuil. Et il attendit que le noble étranger expliquât l’objet de sa visite.

 

D’Albaran avait les manières courtoises d’un parfait gentilhomme, qu’il était du reste. Ce colosse n’avait pas un physique antipathique, bien au contraire. Et, la manière amicale dont il considérait son hôte indiquait qu’il venait animé des meilleures intentions.

 

Odet de Valvert n’éprouvait pas la moindre inquiétude. Mais il était de plus en plus intrigué et étonné. Et, sans rien laisser paraître de ses sentiments intimes, il rendait salut pour salut, sourire pour sourire, compliment pour compliment, et demeurait dans une prudente réserve. Ce jeune homme se faisait honneur d’avoir reçu les leçons du chevalier de Pardaillan. Il montrait là qu’il avait profité de ces leçons, de façon à faire à son, tour honneur à son maître. Il devait le montrer encore mieux dans la suite.

 

– Comte, entama d’Albaran, je suis au service d’une illustre princesse étrangère qui m’a fait le très grand honneur de me dépêcher vers vous en ambassadeur.

 

Valvert s’inclina une fois de plus et attendit la suite. D’Albaran reprit :

 

– Ma noble maîtresse et moi nous nous sommes, par hasard, trouvés, hier matin, dans la rue Saint-Honoré. Le hasard nous a donc rendus témoins des prouesses que vous y avez accomplies. Sauver la vie au roi, arracher un pauvre diable aux gens de M. le marquis d’Ancre, qui ne sont pas précisément endurants, voler au secours d’une jeune fille violentée par un goujat indigne du nom de gentilhomme, tenir tête à vous seul à cinq gentilshommes du même marquis d’Ancre, en blesser quatre et mettre le cinquième en fuite, la princesse, ma noble maîtresse a vu tout cela et elle s’est prise d’une belle admiration pour le preux que vous êtes. Et c’est cette admiration qu’elle m’a chargé de venir vous exprimer.

 

– Monsieur, fit Valvert, plus que jamais sur la réserve, car il n’entrevoyait pas où l’étranger voulait en venir, veuillez adresser mes humbles remerciements à la princesse, votre noble maîtresse, pour le grand honneur qu’elle me fait. Honneur qui m’est doublement précieux, exprimé qu’il est par un aussi courtois interprète que vous. Mais, monsieur, je ne mérite pas tous les compliments que vous me prodiguez. Je n’étais pas seul dans ma lutte contre les cinq spadassins du sieur Concini.

 

– Je sais, je sais, monsieur, j’étais là, j’ai vu. Ma maîtresse a vu, elle aussi. Et son admiration pour vous n’en est nullement diminuée. À telles enseignes qu’elle m’a chargé de vous remettre ce petit joyau comme une marque de la haute estime en laquelle elle tient votre valeur, et que je vous supplie d’accepter en son nom.

 

En disant ces mots, il présentait une superbe agrafe de diamants. Valvert la prit, non sans avoir estimé les magnifiques pierres du coin de l’œil et en disant d’un air dégagé :

 

– Je ne ferai certes pas à cette illustre princesse l’injure de refuser le témoignage d’estime qu’elle veut bien me donner.

 

– La princesse, continua d’Albaran, aime à s’entourer d’hommes jeunes, forts, vaillants et résolus comme vous, monsieur. Et si d’aventure il vous convenait d’entrer à son service je puis vous assurer que vous seriez accueilli avec toute considération qui est due à un brave tel que vous. Et vous pourriez considérer que votre fortune est faite du coup.

 

Pour le coup, Valvert était fixé. Ce mot de fortune, comme bien on pense, lui fit dresser l’oreille. Il chercha dans son esprit la réponse qui convenait. D’Albaran crut sans doute qu’il hésitait. Il ne lui laissa pas le temps de formuler cette réponse qui, dans l’état d’esprit où il se trouvait, ne pouvait être qu’une acceptation pure et simple, et il se hâta d’ajouter :

 

– Sans compter que la princesse est puissante, monsieur, très puissante. Assez puissante pour défendre ses gentilshommes, même contre le tout-puissant marquis d’Ancre. Vous ne paraissez pas vous douter que vos exploits d’hier ont fait un bruit énorme. Vous avez sauvé le roi. Et vous avez insulté, frappé, dans la personne de ses gentilshommes, le favori, l’homme qui gouverne ce pays, où il est plus maître que le roi, qui n’est qu’un enfant d’ailleurs. On ne parle que de cela. On dit que M. le marquis d’Ancre est furieux et jure qu’il aura votre tête.

 

Il aurait pu se dispenser d’en dire si long et de chercher à intimider ; Valvert, déjà décidé, sourit de la manœuvre. Et comme sa résolution était prise, sans ruser, allant droit au but, il répondit :

 

– Vos offres tombent à merveille, monsieur : je cherchais précisément à prendre du service dans quelque illustre maison. Cependant, avant que de discuter les conditions que vous êtes chargé de me faire, il est deux points essentiels, pour moi, qui doivent être réglés avant tout.

 

– Voyons les deux points.

 

– Premièrement, je désire connaître le nom de cette princesse étrangère qui me fait l’honneur de s’intéresser à moi.

 

– Désir on ne peut plus naturel, monsieur. Il s’agit de Mme la duchesse de Sorrientès, princesse souveraine d’Avila, cousine de sa Majesté le roi Philippe troisième.

 

Et d’Albaran salua gravement, comme si les augustes personnages dont il venait de prononcer les noms avaient été présents. Ce qui fait que Valvert se crut obligé de saluer aussi. Ce qu’il fit avec gravité. Ce nom de duchesse de Sorrientès, que d’Albaran ne prononçait qu’avec un respect qui approchait de la vénération, lui était parfaitement inconnu. Peu lui importait, d’ailleurs. Il continua :

 

– Secondement, je dois vous avertir d’avance, en toute loyauté, que je suis bon et fidèle sujet du roi de France. Si Mme la duchesse de Sorrientès qui, en sa qualité d’étrangère, n’est pas tenue d’avoir les mêmes scrupules que moi, entreprend quoi que ce soit contre le roi de France, je déclare que je quitte immédiatement son service et deviens son ennemi.

 

En disant ces mots, Valvert fixait avec insistance son regard clair sur le regard de feu du comte d’Albaran. Celui-ci, d’ailleurs, soutint ce regard avec la sérénité la plus parfaite et répondit aussitôt, sans hésiter :

 

– Ceci est un langage qui n’a pas lieu de me surprendre de la part d’un brave et loyal gentilhomme comme vous. Soyez donc rassuré, comte. Il n’entre pas dans les intentions de Mme la duchesse d’entreprendre quoi que ce soit contre le roi de France. Au contraire.

 

On ne pouvait douter de sa sincérité. Rassuré sur ce point, important à ses yeux, Valvert continua, toujours sans feinte ni détours :

 

– Voyons vos conditions, maintenant.

 

– Mme la duchesse s’est réservé de vous les faire connaître elle-même. Pour ma part, je ne puis vous dire qu’une chose : la duchesse est fabuleusement riche et d’une générosité plus que royale. Je puis vous assurer d’avance que les conditions qu’elle vous fera, elle, dépasseront tout ce que vous avez pu rêver.

 

Il se leva, aussitôt imité par Valvert. Et avec un sourire engageant :

 

– Quand vous plaît-il, monsieur le comte, de vous rendre à l’hôtel de Sorrientès que vous trouverez au fond de la rue Saint-Nicaise ?

 

Valvert fut sur le point de s’écrier : « Tout de suite ! » Mais se retenant :

 

– Je me tiens aux ordres de Mme la duchesse de Sorrientès, dit-il.

 

– Nous sommes aujourd’hui mercredi. Voulez-vous vendredi, à sept heures du soir ?

 

– Après-demain, vendredi, à sept heures du soir, je frapperai à la porte de l’hôtel de Sorrientès, promit Valvert.

 

D’Albaran acquiesça d’un signe de tête. Il ne se retira pas encore. Avec une grande amabilité, il complimenta encore :

 

– J’espère vous avoir bientôt comme compagnon. Je m’en réjouis et m’en félicite d’avance, de tout mon cœur, car j’éprouve la plus grande admiration pour votre force prodigieuse.

 

– Compliment d’autant plus précieux que vous devez être vous-même doué d’une force peu commune, retourna Valvert en saluant cérémonieusement.

 

– Oui, fit d’Albaran avec une fausse modestie et en jetant un regard complaisant sur ses biceps monstrueux, je suis d’une belle force, moi aussi. Avant de vous quitter, comte, je tiens à vous assurer que vous avez un air qui me revient tout à fait. Quand vous serez des nôtres, je me ferai un honneur et un plaisir de me mettre tout à votre disposition pour les petits services qu’un ancien peut rendre à un nouveau.

 

– Je vous rends mille grâces, comte, remercia Valvert, tout l’honneur sera pour moi, et tout le profit.

 

Ils étaient sincères tous les deux. Sincères et c’est tout. Entre eux, il n’y eut aucun de ces élans de sympathie qui sont le prélude des grandes amitiés. D’Albaran ne sortit pas un instant de sa politesse cérémonieuse. Et Odet de Valvert, toujours sur la réserve, conforma rigoureusement son attitude à la sienne.

 

Sur le seuil de la porte, d’Albaran reprit l’interminable série des compliments, Valvert les lui remit avec usure et de son air le plus aimable. Ils se quittèrent les meilleurs amis du monde. En apparence du moins. Mais quand la porte se fut refermée sur d’Albaran, Valvert, en écoutant son pas lourd qui faisait trembler l’escalier, en le descendant, fit cette réflexion :

 

– Il m’a accablé de protestations d’amitié et il a oublié de me tendre la main avant de me quitter.

 

Et rêveur, un indéfinissable sourire aux lèvres :

 

– Il est vrai que j’ai commis le même oubli de mon côté. Est-ce bien un oubli de ma part ?… Heu !… Ce noble hidalgo n’a pourtant rien d’antipathique, et il s’est conduit envers moi en gentilhomme accompli. N’importe, je sens que nous ne serons jamais amis… si nous ne devenons pas ennemis.

 

XIII

LES PETITS SECRETS DE LANDRY COQUENARD

 

Odet de Valvert haussa les épaules avec insouciance et se dirigea vers la table sur laquelle il avait, avec un geste de superbe indifférence, déposé l’agrafe en diamants qu’il devait à la munificence de la duchesse de Sorrientès. Il prit le magnifique joyau, l’admira sur toutes ses faces avec une joie puérile. Et, en l’admirant, son esprit battait la campagne.

 

« Ventrebleu ! se disait-il, tiendrais-je enfin dans la main l’unique cheveu de Mme la Fortune ? Que la peste m’étouffe si je suis assez bélître que de le laisser me glisser entre les doigts. Non, par la fièvre et la peste, si c’est lui que je tiens, je ne le lâcherai plus ! En tout cas, ce joyau, à lui seul, représente une petite fortune. Malepeste, cette duchesse de Sorrientès est donc bien riche, qu’elle peut se permettre de faire un pareil présent au premier venu ?… »

 

Et rêveur :

 

« Qu’est-ce que cette duchesse de Sorrientès, princesse souveraine, cousine de sa Majesté Philippe III d’Espagne ?… Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom par personne. Une espagnole !… Heu !… »

 

Et, se morigénant lui-même :

 

« Diantre soit de moi, vais-je me mettre à faire la petite bouche, maintenant ?… Puisque les princes français ne veulent pas de moi et puisqu’il me faut gagner ma vie, force m’est bien de prendre du service chez un étranger. D’ailleurs, je me suis réservé de reprendre ma liberté en cas d’entreprises contre le roi, je puis donc avoir la conscience en repos. »

 

Comme il en était là de ses réflexions, Landry Coquenard rentra. D’un coup d’œil rapide, Valvert l’inspecta des pieds à la tête, et il détailla à haute voix :

 

– Solide costume d’excellent drap des Flandres, fortes bottes montantes, bonne casaque de cuir, grand manteau capable de braver pluie et tempête… Tu es superbe, ma foi, et pour un peu je ne t’aurais pas reconnu.

 

– Je craignais que Monsieur le comte me reprochât d’avoir fait trop grandement les choses, fit Landry Coquenard en se rengorgeant sous les compliments reçus, et peut-être aurais-je pu me montrer un peu plus ménager de vos deniers…

 

– Mais non, mais non, rassura Valvert, il faut ce qu’il faut, que diable !

 

Et, laissant éclater sa joie :

 

– D’ailleurs, nous avons du nouveau. En ton absence, la fortune est rentrée ici. Regarde-moi ce joyau, Landry, qu’en dis-tu ?

 

Landry Coquenard prit l’agrafe que lui tendait Valvert, la considéra d’un œil connaisseur, en faisant entendre un sifflement d’admiration. Et, la lui rendant, déclara sentencieusement :

 

– Je dis, monsieur, qu’un orfèvre point trop voleur vous donnera bien cinq mille livres en échange de ces pierres, quand vous voudrez.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr, monsieur. Peut-être même ajoutera-t-il cinq cents livres de plus. Oh ! je m’y connais et vous pouvez vous fier à moi. Mais vous avez parlé de fortune, monsieur. Cinq mille livres, c’est une somme assez rondelette, j’en conviens. Ce n’est pourtant pas ce qu’un homme de votre rang peut appeler la fortune. Il y a donc autre chose de plus ?

 

– Il y a, révéla joyeusement Valvert, que j’entre au service d’une princesse étrangère : la duchesse de Sorrientès.

 

– La duchesse de Sorrientès ! sursauta Landry Coquenard, qui devint aussitôt très attentif.

 

– Tu la connais ? interrogea Valvert.

 

– Monsieur, fit Landry Coquenard, répondant à une question par une autre question, ce n’est pas cette duchesse de Sorrientès qui est venue ici vous proposer elle-même d’entrer à son service, n’est-ce-pas ?

 

– Non, c’est un gentilhomme de sa maison, lequel, avant tout, m’a remis cette agrafe de la part de sa maîtresse, répondit Valvert assez étonné.

 

– Ce gentilhomme, continua Landry Coquenard, n’est-ce pas un noble Espagnol, un colosse vêtu d’un splendide costume violet ?

 

– Tu le connais donc ?

 

– Figurez-vous, monsieur, que je l’ai vu sortir d’ici. Il est venu droit à moi, et il m’a dit : « Tu es au service de M. le comte de Valvert. » Notez, monsieur, qu’il n’interrogeait pas. Il affirmait en homme très sûr de ce qu’il dit. Alors, je n’ai pas hésité un instant, et j’ai répondu en le regardant droit dans les yeux : « Non, je ne suis pas au service de M. le comte de Valvert. »

 

– Quelle idée ! fit Valvert. Et, se fâchant :

 

– Ah çà ! drôle, est-ce que tu rougirais d’avouer que tu es à mon service, par hasard ?

 

– Vous ne le pensez pas, monsieur, dit Landry Coquenard en levant les épaules sans façon. J’ai répondu non, simplement par méfiance instinctive. Je me méfie de tout le monde, monsieur, et je ne saurais trop vous engager à en faire autant. Quoi qu’il en soit, j’ai répondu non et je ne le regrette pas, car, savez-vous ce que m’a répondu ce noble hidalgo ? Il m’a répondu : « Pourtant, tu as dîné avec lui, hier, tu l’as suivi chez lui et tu y as passé la nuit. » Qu’en dites-vous, monsieur ? Il faut croire que cet Espagnol s’intéresse beaucoup à moi, puisqu’il s’est donné la peine de me suivre, ou de me faire suivre.

 

– Voilà qui est étrange, murmura Valvert, rêveur.

 

– Or, reprit Landry Coquenard, comme je suis un trop mince personnage pour qu’on prenne tant de peine à mon sujet, j’en conclus que c’est vous qu’on a suivi.

 

– Parbleu ! expliqua Valvert, si on ne m’avait pas suivi, on n’aurait pas pu venir ici me faire les offres qu’on m’a faites. C’est très simple. Enfin, que te voulait-il, cet Espagnol ?

 

– Il m’a proposé d’entrer au service de Mme la duchesse de Sorrientès.

 

– Toi aussi ?

 

– Il paraît qu’elle monte sa maison, fit évasivement Landry Coquenard.

 

– Et qu’as-tu répondu ? demanda Valvert en l’observant du coin de l’œil.

 

– Comment, ce que j’ai répondu ! Ah ! monsieur, voilà une question qui me chagrine ! protesta Landry Coquenard, qui prit une voix affreusement nasillarde.

 

Et, d’un air très digne :

 

– Mais j’ai refusé, monsieur, j’ai refusé comme il me convenait, puisque j’ai l’honneur d’être à vous.

 

– La raison est bonne, fit Valvert, après un court silence. Mais, Landry, il faut cependant bien te dire que je ne t’en voudrais aucunement si tu quittais le service d’un pauvre diable tel que moi pour le service de cette duchesse qui est, paraît-il fabuleusement riche.

 

– Je ne dis pas non. Mais, monsieur, quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que quand Landry Coquenard s’est donné une fois, ni pour or ni pour argent, il ne se reprend plus.

 

Ceci était prononcé avec simplicité, sur un ton de sincérité auquel il était impossible de se méprendre.

 

– Tu es un brave garçon, Landry, fit Valvert, vaguement attendri. Je n’oublierai pas ton désintéressement et la marque d’attachement que tu viens de me donner.

 

Or, il nous faut dire ici que Landry Coquenard n’avait pas dit toute la vérité à Odet de Valvert. Il était parfaitement exact que d’Albaran lui avait proposé d’entrer au service de la duchesse de Sorrientès. Parfaitement exact qu’il avait refusé. Mais l’entretien ne s’était pas terminé là. Il avait eu une suite. C’est cette suite que Landry Coquenard avait cru devoir cacher à son maître et que nous devons, nous, faire connaître au lecteur.

 

Sans se laisser démonter par ce refus d’Albaran avait répondu :

 

– Ma maîtresse tient à te voir. Elle t’attendra demain matin, à neuf heures, à son hôtel qui est situé au fond de la rue-Saint-Nicaise. Tu frapperas trois coups à la petite porte en cul-de-sac et tu prononceras ce nom : La Gorelle.

 

– La Gorelle ? avait sursauté Landry Coquenard, qui était bien loin de s’attendre à entendre prononcer ce nom.

 

Sans relever cette exclamation, d’Albaran avait continué, avec son calme accoutumé :

 

– Ma maîtresse désire s’entretenir au sujet d’un enfant que tu fis baptiser jadis, à qui tu donnas le nom de Florenza, et que tu confias ensuite à une femme qui se nommait précisément La Gorelle. Je te préviens que de ta visite et de l’entretien que tu auras avec la duchesse, dépendent la fortune et le bonheur de cette enfant. C’est à toi de voir ce que tu veux faire pour elle.

 

Malgré la stupeur qui le submergeait, Landry Coquenard n’avait pas hésité un seul instant, et il avait promis :

 

– Par le nombril de Belzébuth, dès l’instant qu’il s’agit de la fortune et du bonheur de l’enfant, nulle puissance humaine ne pourra m’empêcher d’être exact au rendez-vous que vous m’assignez.

 

D’Albaran avait souri, de l’air d’un homme qui était sûr d’avance de la réponse qu’on allait lui faire et, sans ajouter un mot, il était parti de son pas lourd et tranquille de colosse.

 

Landry Coquenard était resté planté au milieu de la rue, tout éberlué, quelque peu inquiet, et se posant une multitude de points d’interrogation auxquels il ne parvenait pas à se faire des réponses satisfaisantes. Enfin il s’était secoué et s’était engouffré dans l’allée de sa maison en grommelant :

 

– Je serai fixé demain matin, car, à moins que je ne passe de vie à trépas dans la nuit, j’irai voir cette duchesse de Sorrientès qui me paraît en savoir bien long… Et il faudra bien qu’elle vide son sac… Et si, d’aventure, j’entrevois une menace contre l’enfant, il faudra compter avec moi… Et Dieu merci, je ne suis point trop manchot encore, ni d’esprit trop obtus.

 

En effet, le lendemain matin, pendant que Valvert battait le quartier dans l’espoir d’apercevoir de loin celle qu’il aimait, Landry Coquenard, sans rien dire, s’en allait frapper à la petite porte de l’hôtel Sorrientès qui lui avait été désignée par d’Albaran. Et la porte s’ouvrit dès qu’il eût prononcé le nom de La Gorelle.

 

Dans le somptueux vestibule où il attendait non sans quelque impatience d’être admis devant cette duchesse de Sorrientès qui avait voulu le voir, il entendit soudain une voix mielleuse murmurer derrière lui :

 

– Sainte Thomasse me soit en aide, mais c’est Landry Coquenard que je vois là !

 

– La Gorelle ! s’écria Landry Coquenard, stupéfait.

 

– Moi-même, répliqua la mégère avec sa grimace qu’elle jugeait la plus engageante.

 

Et tout aussitôt :

 

– Je me réjouis de tout mon cœur de voir que tu as échappé à ces mauvais garçons qui te menaient pendre… Car ils te voulaient pendre, pauvre Landry, et tu ne peux pas te figurer quelle peine j’ai éprouvée quand je t’ai vu dans cette terrible situation… Car je t’ai vu… j’ai eu la douleur de te voir… Ah ! tu étais loin d’avoir la mine conquérante que je te vois en ce moment… Jésus ! je me souviendrai toute ma vie de la pauvre mine piteuse que tu faisais ! J’en ai encore bien de la… de la peine. J’en suis encore toute bouleversée.

 

Elle disait qu’elle se réjouissait d’un air larmoyant et lugubre qui indiquait clairement qu’elle était navrée de le retrouver sain et sauf. Par contre, une joie mauvaise pétillait dans ses yeux torves quand elle rappelait dans quelle situation critique elle l’avait vu et quand elle parlait de la peine qu’elle avait soi-disant éprouvée. Landry Coquenard ne s’y méprit pas un instant, d’ailleurs.

 

– Oui, je sais de quelle affection toute spéciale tu veux bien m’honorer.

 

Elle aussi, elle perçut très bien l’ironie que Landry Coquenard ne se donnait pas la peine de voiler. Elle ne sourcilla pas. De son même air doucereux, elle renchérit :

 

– C’est tout naturel. Ne sommes-nous pas de vieux amis ?

 

Et, baissant les yeux, s’efforçant de rougir, elle minauda :

 

– Je n’oublie pas, moi, qu’un sentiment très tendre nous a unis il y a de cela bien longtemps. Je n’oublie pas que tu as été le premier homme qui m’a tenue, vierge ignorante et pure, dans tes bras. Ah ! Landry, Landry, est-ce qu’une femme peut oublier son premier amour !

 

« Vieille guenon ! songea Landry Coquenard, vieille rôtisseuse de manches à balais, qui essaie de me faire croire que j’ai été le premier ! Comme si je ne savais pas qu’on pourrait lever une compagnie, rien qu’avec ceux qui m’ont précédé ! »

 

Et, tout haut, avec une certaine rudesse :

 

– Or çà ! que fais-tu ici ! toi ?

 

– Mais je suis chez moi, ici ! s’écria La Gorelle. Et avec orgueil :

 

– Je suis au service de Son Altesse. Je suis au service de la lingerie. Ah ! c’est une vraie bénédiction pour moi, d’être entrée au service d’une princesse aussi riche et aussi généreuse que Son Altesse. Depuis quelques jours que je la connais, j’ai mis plus d’argent de côté que je n’en ai économisé en vingt ans. Que cela dure seulement un an, et je puis me retirer, m’en aller vivre de mes rentes dans une maison à moi à la campagne.

 

Elle aurait pu continuer longtemps ainsi. Mais, à ce moment, dAlbaran parut. La Gorelle oublia instantanément Landry Coquenard, plongea dans sa révérence la plus humble, se coula vivement vers la porte la plus rapprochée et disparut comme par enchantement. Landry Coquenard ne fit pas attention à cette fuite rapide. Il se disait :

 

« Ah ! La Gorelle est au service de cette duchesse à qui tout le monde ici donne le titre d’Altesse ! Voilà qui m’explique qu’elle soit instruite de choses que je pensais ignorées de tout le monde. »

 

Et il suivit, sans mot dire, d’Albaran qui lui faisait signe. Au bout d’une heure environ, il sortit de l’hôtel de Sorrientès et reprit le chemin de la rue de la Cossonnerie. Il faut croire qu’il s’était très bien entendu avec l’énigmatique duchesse de Sorrientès, car il paraissait radieux.

 

Quelques instants plus tard, le comte de Valvert rentrait à son tour. Pas plus que la veille, il ne s’aperçut que Landry Coquenard avait profité de son absence pour sortir de son côté. Lui aussi, il était radieux. Seulement, lui, il ne se fit pas faute d’étaler sa joie et de dire d’où elle provenait.

 

– Landry, s’écria-t-il en entrant, je l’ai vue ! Elle a daigné m’adresser un sourire. Vive la vie ! Landry, j’ai de la joie et du soleil plein le cœur !

 

– Elle y viendra, monsieur, déclara sentencieusement Landry Coquenard, je vous dis qu’elle y viendra.

 

– À quoi, Landry ?

 

– À vous aimer, par les tripes de Belzébuth ! Mais dites-moi, monsieur, lui avez-vous parlé, cette fois-ci ?

 

– Je n’ai pas osé l’aborder, avoua piteusement Valvert.

 

Cette extraordinaire timidité amena un sourire sur les lèvres de Landry Coquenard. Il songea, vaguement attendri :

 

« Cornes de Belzébuth, voilà un honnête homme ! Si, à vingt ans, j’avais rencontré un maître comme celui-là, je ne serais pas le sacripant que je suis devenu depuis ! »

 

Et tout haut, avec le plus grand sérieux :

 

– Pourtant, il vous faudra bien prendre votre courage à deux mains et en venir là un jour ou l’autre. Car enfin, monsieur, si vous demeurez éternellement muet, vous ne serez jamais fixé.

 

– C’est vrai, convint Valvert, mais avant que de me déclarer, encore convient-il de savoir si les conditions que me fera, demain, cette duchesse de Sorrientès, seront suffisantes pour me permettre de faire tenir à ma femme le rang qui convient à la comtesse de Valvert. Voyons, Landry, toi qui es un homme d’expérience, penses-tu qu’un ménage puisse vivre convenablement avec cinq cents livres par mois ?

 

– Six mille livres par an ! Avec cela, vous tiendrez un rang fort honorable, monsieur. Même si le ciel vous accorde une nombreuse progéniture.

 

– Oui, c’est bien ce que je pensais. Il me faudra donc demander cette somme à la duchesse de Sorrientès. Mais voilà, ne va-t-elle pas pousser les hauts cris et trouver mes prétentions exorbitantes ?

 

– N’en croyez rien, monsieur. Le signor Concini, qu’on appelle maintenant M. le marquis d’Ancre, donne mille livres par an à ses estafiers. À vous seul, vous valez dix de ces braves ; donc, vous valez dix mille livres pour le moins.

 

– Tu exagères, sourit Valvert en toute sincérité.

 

– Non pas, monsieur, protesta Landry Coquenard, aussi sincère et aussi convaincu, je suis encore au-dessous de la vérité. D’ailleurs, si vous voulez m’en croire, vous vous garderez de faire des conditions vous-même. Je me suis informé de cette duchesse de Sorrientès. Il paraît qu’elle est réellement immensément riche. Avec cela d’une générosité extravagante. Voyez-la venir, monsieur, laissez-la parler, s’engager. J’ai dans l’idée que vous n’aurez pas lieu de le regretter et les conditions qu’elle vous fera, elle, seront fort au-dessus de celles que vous feriez, vous.

 

– Telle était bien mon intention, confessa Valvert. Et résolument :

 

– Demain, je serai fixé. Après-demain, si les choses vont au gré de mes désirs, je demanderai à la jolie Muguette si elle veut bien devenir ma femme.

 

– Et dans un mois, la noce sera célébrée, affirma Landry Coquenard avec un accent d’inébranlable conviction.

 

– Le ciel t’entende, soupira Odet de Valvert.

 

XIV

VALVERT SE MONTRE HÉSITANT

 

Le reste de cette journée et la journée du lendemain, Valvert et Landry Coquenard, n’ayant pour ainsi dire pas bougé de chez eux, se passèrent en propos à peu près semblables. Valvert, réservé à l’extrême, comme tous les timides, Valvert qui ne connaissait guère à Paris que les deux Pardaillan auxquels il n’avait jamais osé se confier, Valvert n’arrêtait pas de bavarder depuis qu’il avait sous la main un confident.

 

Il est vrai que Landry Coquenard se montrait le plus complaisant des confidents, sachant écouter avec une inaltérable patience des puérilités vingt fois répétées. La vérité est que s’il se montrait si attentif, c’est que Valvert lui parlait de Brin de Muguet. Et il avait, lui, une véritable adoration pour celle que, dans son fond intérieur, il n’appelait jamais autrement que « l’enfant » ou la « petite ». Odet de Valvert ne se doutait pas de cela. Il se figurait que l’attention de Landry Coquenard prêtait à ses ressassages, venait de l’affection reconnaissante qu’il lui avait vouée. Et, comme il était lui-même d’un naturel très tendre, porté à s’exagérer à l’excès les services qu’on lui avait rendus, il lui savait un gré infini et sentait se développer en lui cette sympathie instinctive que, dès le premier abord, il avait éprouvée pour le pauvre diable.

 

D’autre part, comme Landry Coquenard accomplissait son service avec une ponctualité scrupuleuse et se montrait plein de délicates intentions, il en résultait que l’accord était parfait entre le maître et le serviteur, et que tous deux étaient également enchantés l’un de l’autre. Si bien que, au bout de ces trois jours de vie en commun, il leur semblait qu’ils se connaissaient depuis de longues années et qu’ils ne pourraient plus se séparer. Ce qui n’empêchait pas Landry Coquenard, ainsi qu’on a pu le voir, de garder ses petits secrets pour lui.

 

Le vendredi soir, à l’heure convenue, Odet de Valvert, à son tour, venait frapper à la porte de l’hôtel Sorrientès. Seulement, lui, il frappait à la grande porte qui s’ouvrit immédiatement devant lui. Dans le grand vestibule, éclairé par d’énormes torchères de bronze doré, des soldats, l’épée au côté, appuyés sur la hallebarde, veillaient devant chaque porte, immobiles et raides comme des statues. Des huissiers, taillés en hercules, circulaient silencieusement, graves et recueillis comme des fidèles dans une église, recevaient discrètement les visiteurs nombreux malgré l’heure tardive, et, selon le cas, les éconduisaient prestement avec toutes sortes de ménagements ou d’égards ou, avec la même politesse onctueuse particulière aux gens d’Église, les conduisaient dans de vastes et somptueuses antichambres où ils attendaient d’être appelés. Et cela s’accomplissait dans un ordre parfait, discrètement, poliment, mais avec la célérité des gens qui savent que le temps est précieux et ne veulent pas perdre le leur.

 

Dès son entrée, le comte Odet de Valvert fut, pour ainsi dire, happé par un de ces huissiers si merveilleusement stylés. À peine eut-il décliné son nom, qu’il fut conduit dans une petite pièce où il demeura seul. Dès son entrée, il avait été ébloui par le luxe prodigieux qui s’étalait autour de lui.

 

– Ah çà ! se disait-il en se raidissant, pour dissimuler l’étonnement qui le submergeait, me serais-je trompé ? Serais-je ici, au Louvre ? Des gardes, des officiers, des gentilshommes, des pages, des huissiers, les laquais en quantité innombrable ! Et ces meubles, ces tentures, ces tapis, ces tableaux, ces objets d’art entassés avec une prodigalité inouïe. Oui, par le ventrebleu, je suis ici au Louvre !

 

Il ne demeura peut-être pas une minute seul. Presque aussitôt d’Albaran parut. Et il entama aussitôt l’interminable échange des politesses raffinées. Odet de Valvert, sans sourciller, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie, rendit salut pour salut, compliment pour compliment, sourire pour sourire.

 

– Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même près de son Altesse, qui vous attend dans ses appartements privés, déclara d’Albaran, après avoir enfin terminé ses politesses.

 

Il le prit familièrement par le bras et l’entraîna. Ils traversèrent plusieurs salles meublées avec la même somptuosité extraordinaire. Odet de Valvert, qui se sentait observé par son guide, montrait un visage impénétrable. Mais, malgré son assurance, malgré son apparente indifférence, son émerveillement allait en grandissant et il se disait :

 

– L’Italie, l’Espagne, la France, ont déversé ici leurs trésors d’art les plus rares, les plus précieux ! Je n’aurais jamais supposé qu’il fût possible d’étaler un luxe pareil et avec quelle science incomparable, quel goût impeccable, toutes ces richesses sont rangées ! Je me croyais au Louvre ! Par Dieu, non, je suis ici tout bonnement dans la demeure du dieu Plutus.

 

Les premières pièces qu’ils avaient traversées étaient encombrées par une cohue étincelante de seigneurs, qui attendaient patiemment d’être reçus. Là, c’était le bruit, le mouvement, la vie. Les suivantes se trouvèrent désertes. Là, c’était le calme, le silence. Et ce calme, ce silence étaient si pesants, si impressionnants, que d’instinct, sans savoir pourquoi, Valvert se mit à marcher sur la pointe des pieds et baissa la voix pour répondre à son compagnon, tout comme il l’eût fait dans une église. Peut-être, sans s’en rendre compte, subissait-il l’influence d’Albaran qui lui donnait l’exemple.

 

Ils arrivèrent dans une petite pièce, sorte d’oratoire meublé avec une simplicité relative, doucement éclairé par des cires roses qui, en se consumant, répandaient dans l’air un léger parfum, très doux. Dans un fauteuil large et profond comme un trône, une femme était assise. Une femme !… Un être de beauté prodigieuse, surnaturelle. Trente ans, à peine. Vêtue d’une robe très simple, sans aucun ornement, de fin lin d’une éblouissante blancheur. Pas de bijou, sauf à un doigt, un petit cercle d’or mat, pareil à une alliance. Les mêmes yeux larges et profonds, d’une angoissante douceur, que nous avons déjà signalés. Des attitudes d’une suprême harmonie. La majesté d’une souveraine. C’était cette duchesse de Sorrientès, dont nous n’avons vu jusqu’ici que les yeux.

 

D’Albaran vint se courber devant elle, comme il se fût courbé devant une reine et prononça :

 

– J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse le seigneur comte Odet de Valvert.

 

Ceci fait, il se retira discrètement.

 

Odet de Valvert, plus ébloui par la prestigieuse beauté de cette femme qu’il ne l’avait été par les richesses accumulées dans cette fastueuse demeure, se courba avec cette grâce juvénile qui lui était propre et, se redressant, attendit dans une attitude simple et digne qu’on lui adressât la parole.

 

La duchesse de Sorrientès fixa sur lui l’éclat profond de ses magnifiques yeux noirs. Sur cette physionomie étincelante de loyauté, elle lut l’admiration profonde que sa vue causait. Cette admiration ne lui déplut pas sans doute, car quelque chose, comme une lueur de satisfaction, passa dans son regard. Et elle sourit. Elle sourit, et ce fut comme un éblouissement. Elle parla de sa voix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, à la fois si douce et si impérieuse, et elle alla droit au but, sans s’attarder à des compliments, elle :

 

– Monsieur de Valvert, dit-elle, mon fidèle d’Albaran me dit que vous êtes libre et tout disposé à entrer à mon service, si les conditions que je veux vous faire vous paraissent acceptables. Voici ce que je vous offre ; une somme de cinq mille livres pour vous équiper convenablement d’abord ; deux mille livres par mois, le logement et la table chez moi s’il vous plaît de loger chez moi, toutefois ; tous vos frais payés en cas d’expédition, et, à la suite de chacune de ces expéditions, une gratification qui variera selon l’importance de cette expédition, mais dont vous aurez lieu d’être satisfait, attendu que j’ai toujours su me montrer généreuse envers ceux qui me servent bien. Cela vous paraît-il acceptable ?

 

Odet de Valvert plia les épaules comme assommé. On lui offrait deux mille livres par mois, à lui qui hésitait à en demander cinq cents, tant ce chiffre lui paraissait exorbitant. On conviendra qu’il y avait de quoi être ébloui. D’autant plus que, depuis qu’il avait mis les pieds dans ce merveilleux hôtel, il allait d’éblouissement en éblouissement. Il se remit vite pourtant. Et, en toute sincérité, répondit :

 

– C’est trop, madame.

 

– Monsieur de Valvert, prononça gravement la duchesse de Sorrientès, on ne saurait jamais payer trop cher les services d’un homme de votre valeur. Vous acceptez donc ?

 

– Avec joie, madame.

 

– Bien. Et soyez tranquille, ce que je viens de vous indiquer n’est qu’un commencement. Tenez pour assuré que votre fortune est faite : je m’en charge.

 

– Vous me voyez confus de tant de bontés, madame.

 

La duchesse lui lança un de ses regards profonds. Elle le vit vibrant de sincérité et d’enthousiasme, prêt à se faire massacrer pour elle, dévoué jusqu’à la mort. Elle ne manifesta aucune joie. Elle garda son calme souverain. Il semblait qu’elle était habituée à n’avoir autour d’elle que des dévouements poussés jusqu’au fanatisme. Un de plus n’était fait ni pour l’étonner, ni pour l’émouvoir. Elle reprit :

 

– D’Albaran m’a fait part de la réserve que vous avez faite concernant votre souverain…

 

Elle laissa la phrase en suspens, comme pour lui permettre de placer son mot. Ou peut-être le sonder, car elle le fouillait jusqu’au fond de l’âme de son regard de flamme. Si acquis que parut Valvert, il répondit aussitôt :

 

– En effet, madame, je n’entreprendrai jamais rien contre mon roi.

 

C’était prononcé avec une énergie qui ne permettait pas de conserver le moindre doute sur sa fidélité envers son roi. Néanmoins, la duchesse insista. Et, avec un sourire :

 

– Si je vous demandais cela, vous renonceriez à la fortune que je vous offre ?

 

– Sans hésiter, madame. Plutôt demeurer gueux toute ma vie, que de trahir mon roi. J’ajoute, madame, que non seulement je n’entreprendrai rien contre lui, mais encore je combattrai de toutes mes forces quiconque, à ma connaissance, entreprendra quoi que ce soit contre lui.

 

Ceci encore était prononcé sur un ton qui ne laissait aucun doute sur sa résolution. La duchesse continua de sourire, mais ne répondit pas sur-le-champ. Était-elle fâchée ou satisfaite de la réponse ? Valvert, qui l’observait avec attention, n’aurait pu le dire, tant elle se montrait impénétrable. Cependant, comme elle ne répondait pas encore, il s’inquiéta en lui-même :

 

« Oh ! elle voulait donc m’employer contre le roi !… Voilà bien ma chance ! Pour une fois que la fortune s’offre à moi pour tout de bon, je suis obligé de l’écarter ! »

 

Enfin, la duchesse se décida, et souriant toujours :

 

– Noble désintéressement, scrupules généreux, qui vous font le plus grand honneur, mais qui ne me surprennent pas de vous, qui me prouvent simplement que je vous ai bien jugé, monsieur, et qui font que, plus que jamais, je suis désireuse de vous attacher à moi, assurée que je suis de trouver en vous le même dévouement pour ma personne que vous montrez pour votre roi, dit-elle.

 

Ces paroles firent rentrer la joie à flots dans le cœur de Valvert, qui s’inclina en signe d’assentiment. La duchesse continua avec une gravité soudaine :

 

– Rassurez vous, monsieur, je suis ici pour travailler de toutes mes forces en faveur du roi de France (elle insistait sur les mots que nous avons soulignés). Je ne vous demanderai donc rien qui ne soit pour son service. Même quand cela n’y paraîtra pas.

 

– En ce cas, disposez de moi, madame, comme bon vous l’entendrez. Vous trouverez en moi fidélité et dévouement absolus.

 

– Je le sais, fit gravement la duchesse.

 

Elle se tourna vers une petite table qui se trouvait à portée de sa main, griffonna quelques lignes et frappa sur un timbre. À cet appel, d’Albaran parut et se tint immobile près de la porte. Sans s’occuper de lui, elle se retourna vers Valvert :

 

– Je vous ferai connaître en temps et lieu ce que j’attends de vous, dit-elle. En attendant, vous serez attaché à ma personne et vous n’aurez d’ordres à recevoir que de moi, uniquement. Par contre ici, tout le monde devra vous obéir… Hormis d’Albaran qui, comme vous, n’a d’ordres à recevoir que de moi-même, et avec lequel, je l’espère, vous vivrez en bonne intelligence ; je vous rappelle que vous aurez votre appartement ici, que vous serez libre d’occuper ou de ne pas occuper, à votre convenance.

 

– Quand voulez-vous que je commence mon service, madame ?

 

– Mais le plus tôt possible. Toutefois, prenez le temps de vous équiper.

 

– Ceci peut être fait dès demain, madame.

 

– Après-demain, c’est dimanche, jour consacré au Seigneur. Soyez ici lundi matin, voulez-vous ?

 

– Lundi matin, je viendrai prendre vos ordres, madame. D’un léger mouvement de tête, elle opina. Et s’adressant à d’Albaran, en lui tendant le feuillet sur lequel elle avait écrit quelques mots :

 

– D’Albaran, dit-elle, conduis M. le comte de Valvert à mon trésorier, qui lui comptera la somme portée sur ce bon. Ensuite, tu lui montreras l’appartement qui lui est destiné. Allez, monsieur de Valvert.

 

Et d’un geste de reine, elle les congédia tous les deux.

 

Tous les deux s’inclinèrent comme ils eussent fait devant une reine et sortirent. Dehors, Valvert dut essuyer les compliments du colosse, qui se félicitait de l’avoir pour compagnon, avec une joie qui paraissait sincère. Chez le trésorier, Valvert, qui croyait faire un rêve éblouissant, se vit compter, en belles pièces d’or, cinq mille livres, qui furent empilées dans un sac de cuir. Plus deux mille livres.

 

– Pour le premier mois de Monsieur le comte, payé d’avance, déclara le trésorier avec son plus gracieux sourire.

 

Et les deux mille livres allèrent s’ajouter aux cinq mille dans le petit sac de cuir. Toujours conduit par d’Albaran, Valvert sortit, pressant contre sa poitrine le précieux sac qu’il couvait d’un regard attendri. La visite à l’appartement qui lui était destiné fut rapidement expédiée. Valvert ayant déclaré que son intention était de n’occuper qu’accidentellement, en cas de nécessité absolue, cet appartement qui, quoique assez simple, n’en paraissait pas moins un merveilleux nid, comparé à son taudis de la rue de la Cossonnerie.

 

La visite terminée, d’Albaran qui, visiblement, s’efforçait de se montrer bon camarade, se fit un devoir de lui donner quelques indications préliminaires, au sujet du service qui allait être le sien et de lui faire connaître les goûts, les habitudes, voire les petites manies de celle qui allait être sa maîtresse. Comprenant l’utilité des renseignements qu’on lui donnait, Valvert l’écouta avec une attention soutenue, nota soigneusement dans sa mémoire les détails qui lui parurent importants et remercia chaleureusement le colosse.

 

– Son Altesse, dit celui-ci en terminant, se montre très exigeante, très stricte. Elle ne pardonne jamais deux fois une négligence où une distraction dans le service. Ce sont là petites misères, qu’avec un peu de bonne volonté, on peut facilement s’éviter. D’ailleurs, elle rachète cela par une générosité dont on ne peut se faire une idée. Elle a fixé vos gages à deux mille livres par mois. Vingt-quatre mille livres par an, c’est une somme qui a de quoi satisfaire le plus exigeant. Bien des maîtres s’en tiendraient là. Elle, non, et vous verrez qu’au bout de l’an, les gratifications reçues égaleront pour le moins les gages. Quand on paye ainsi, plus que royalement, on peut, je pense, exiger de ses gentilshommes, comme du plus humble de ses serviteurs, une obéissance passive. Faites votre profit de ce que je vous dis là et vous verrez que vous vous en trouverez bien.

 

Valvert, tout simplement, fit mentalement la multiplication de vingt quatre mille par deux. Il avait fait un peu la grimace en entendant parler des exigences de la duchesse et surtout d’obéissance passive. Il estima, comme d’Albaran, que quarante-huit mille livres par an permettaient à celui qui les donnait de se montrer quelque peu exigeant.

 

– Bon, dit-il, on fera de son mieux pour la satisfaire.

 

– Ce n’est pas tout, reprit d’Albaran, vous voilà maintenant à l’abri des entreprises de M. le maréchal d’Ancre qui, je vous l’ai dit, vous veut la malemort. Vous allez être un des premiers gentilshommes de Son Altesse. Tenez pour assuré qu’elle saura vous défendre avec vigueur.

 

– Oh ! fit insoucieusement Valvert, pour me défendre, je compte surtout sur ceci et sur ceci.

 

Et il frappait rudement sur ses deux bras et sur le pommeau de son épée.

 

– Vous êtes fort, je le sais, mais M. d’Ancre est tout puissant. Il peut vous faire arrêter. Si ce malheur vous arrivait, n’oubliez pas de vous réclamer de la duchesse. Du fait que vous lui appartenez, vous êtes inviolable. Nul, dans ce royaume, ne peut porter atteinte à votre liberté… sans le consentement de Son Altesse.

 

– Pas même le roi ? railla Valvert.

 

– Pas même le roi ! répliqua gravement d’Albaran.

 

Valvert le considéra avec attention. Il le vit très sincère, très convaincu. Il cessa de railler. Et le fouillant du regard :

 

– En sorte que si le roi me faisait arrêter ?

 

– Son Altesse irait au Louvre vous réclamer.

 

– Et le roi me ferait remettre en liberté ?

 

– Oui.

 

– S’il refusait ?

 

– Il ne refusera pas…

 

– Pourtant ?…

 

– Il ne refusera pas… Il ne pourra pas refuser.

 

– Ah çà ! notre maîtresse est donc bien puissante ?

 

– Au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer.

 

Pendant qu’il posait ces questions, Valvert ne cessait de regarder d’Albaran droit au fond des yeux. Et il se convainquit de la parfaite sincérité du colosse. Il n’y avait pas à se tromper : il était absolument convaincu de la toute puissance de sa maîtresse. Et comme il y avait de longues années qu’il était à son service, on pouvait croire qu’il avait de bonnes raisons pour montrer tant d’assurance.

 

Valvert n’insista pas davantage. Après avoir remercié une dernière fois, il enfouit son sac au fond de sa poche, s’enveloppa dans son manteau et sortit de l’hôtel. Dehors, la nuit était tout à fait venue. La rue Saint-Nicaise longeait le rempart d’un côté. De l’autre côté, il n’y avait que l’hôtel de Sorrientès à son extrémité, puis la chapelle Saint-Nicolas et les Quinze-Vingts à l’autre extrémité, près de la rue Saint-Honoré. Entre les Quinze-Vingts et Saint-Nicolas courait un long mur masquant des terrains et le cimetière contigu à la chapelle. De-ci, de-là, quelques masures qui paraissaient abandonnées coupaient ce mur. Le lieu était sinistre, propice à souhait à un mauvais coup.

 

Valvert n’y prit pas garde. Pendant qu’il se dirigeait vers la rue Saint-Honoré d’un pas souple, allongé, il avait l’esprit préoccupé par les dernières paroles de d’Albaran. L’assurance du colosse au sujet de la puissance de la duchesse de Sorrientès avait produit sur lui une impression profonde. Chose bizarre, qu’il eût été bien en peine d’expliquer, dont il ne se rendait peut-être pas très bien compte, au lieu de le rassurer, cette toute-puissance occulte de la mystérieuse étrangère, au service de laquelle il venait de s’engager, lui causait une indéfinissable inquiétude. Et il songeait :

 

« Décidément, qu’est-ce que cette duchesse de Sorrientès, dont je n’ai jamais entendu parler ?… Chez elle, devant elle, si incomparablement belle, je me sentais transporté de joie, j’étais tout feu tout flamme… D’où vient que maintenant me voici tout morose ?… Çà, quelle mouche venimeuse m’a piqué ?… En dehors des mirifiques promesses qu’elle m’a faites et qu’on peut toujours esquiver, il est un fait certain, c’est que j’emporte dans ma poche sept mille livres en bel et bon or. Sept mille plus cinq mille que vaut l’agrafe font douze mille. Douze mille livres, c’est déjà une fortune !… une fortune que je tiens !… Et je ne saute pas de joie… Que la fièvre me ronge !… Tout cela parce que ce d’Albaran si aimable, si poli – ah ! qu’il est donc aimable et poli, ce comte d’Albaran ! – m’a assuré que sa maîtresse, notre maîtresse, est assez puissante pour imposer ses volontés au roi lui-même !… Comment ? par le sang de Dieu, comment ?… »

 

Voilà ce que se disait Odet de Valvert. Et il était si absorbé par ses pensées, qu’il ne s’apercevait pas qu’il faisait nuit noire, que les rues étaient désertes et que des ombres inquiétantes se coulaient aux coins des rues, dans les renfoncements, sous les auvents. Cependant, à force de ressasser tout ce qu’il avait vu et entendu, il finit par se dire :

 

« Eh ! que m’importe après tout ! Par la fièvre et la peste, vais-je me plaindre maintenant d’avoir eu la bonne fortune d’avoir mis la main sur un maître plus riche, plus généreux et, peut-être, plus puissant que le roi ?… Elle m’a dit : “Je suis ici pour travailler de toutes mes forces en faveur du roi de France”. Elle l’a dit en propres termes, et je m’en souviens fort bien. Une femme comme celle-là ne s’abaisse pas à mentir. J’en donnerais ma tête à couper. Donc, je puis être tranquille, et puisque ma fortune semble vouloir m’accorder ses faveurs, ne la lâchons pas, ventrebleu ! »

 

S’étant rassuré de la sorte, Valvert s’inquiéta soudain de se voir dans le noir. Jamais pareille inquiétude ne lui était venue. C’est que jamais, il ne s’était vu en possession d’une somme aussi forte que celle qu’il avait emportée de l’hôtel de Sorrientès. D’instinct, sa main alla chercher sa poche et s’assura que le précieux sac s’y trouvait toujours. Puis son poing se crispa sur la garde de son épée, il prit le milieu de la chaussée et allongea encore le pas.

 

Malgré ces craintes inconnues jusqu’à ce jour, il arriva sans encombre rue de la Cossonnerie. Il se rua dans l’allée, ferma soigneusement la porte derrière lui et grimpa les marches de l’escalier quatre à quatre. Il fit irruption dans sa mansarde et, rayonnant, toute sa joie revenue, annonça triomphalement :

 

– La fortune, Landry, j’apporte la fortune !

 

– Faites voir, monsieur.

 

– Regarde.

 

Il ouvrit le sac, l’éleva au-dessus de la table et laissa retomber en cascade bruissante les pièces rutilantes. Ce fut un ruissellement d’or.

 

– Combien, monsieur ? s’informa Landry Coquenard, qui ouvrait des yeux émerveillés.

 

– Sept mille, fit laconiquement Valvert qui riait de tout son cœur des mines de son écuyer.

 

– La somme est coquette. Je suppose que c’est là le premier quartier ?

 

– Tu ne doutes de rien, toi !… Non, il y a là cinq mille livres pour m’équiper et deux mille pour le premier mois.

 

– Ce qui fait vingt-quatre mille au bout de l’an. Par la gueule de Belzébuth, c’est appréciable.

 

– De fixe, Landry, de fixe. Il y a les gratifications en plus.

 

– Qui peuvent se monter à… ?

 

– À la même somme… si je m’en rapporte à ce que dit le comte d’Albaran.

 

Landry Coquenard fit entendre un long sifflement d’admiration.

 

– Son Altesse Mme la duchesse de Sorrientès fait bien les choses, dit-il. Pour le coup, vous aviez raison, monsieur : c’est la fortune, la vraie fortune, la grande fortune.

 

Il s’approcha de la table, plongea les mains dans le tas et s’amusa à faire tinter les pièces.

 

– Tiens ! c’est de l’or espagnol ! dit-il soudain.

 

– Voyons cela ! s’écria vivement Valvert. Il prit une poignée de pièces et vérifia.

 

– Toutes à l’effigie de Philippe III d’Espagne !… Voilà qui est étrange ! fit-il soudain assombri.

 

– Pourquoi étrange ? s’étonna Landry Coquenard. Mme la duchesse de Sorrientès est espagnole, elle a apporté de l’or de son pays, elle le distribue, royalement, ma foi, je trouve cela très naturel, moi.

 

– Au fait, reconnut Valvert, tu as raison. Je ne sais si c’est là un effet de ma nouvelle fortune, mais je n’ai plus que des idées saugrenues dans la tête.

 

– Quant à moi, conclut Landry Coquenard avec une grimace mélancolique, si Mme la duchesse voulait bien me donner seulement le quart de cette somme, je vous assure que je ne m’aviserais pas d’éplucher de quel pays vient son or.

 

– Tu as raison. Décidément, je crois que je perds l’esprit. Mais, dis-moi, Landry, je crois bien que l’émotion m’a creusé. Je meurs de faim, figure-toi. N’as-tu pas quelque chose à me donner à manger ? La moindre des choses.

 

– Monsieur, il reste un pâté intact et la moitié d’une volaille. J’ai des œufs aussi, et du lard. Je puis vous faire sauter une omelette.

 

– Non, le pâté et la volaille suffiront.

 

– Monsieur, je ne vous cache pas que l’émotion m’a creusé aussi, moi. Je ne serai pas fâché de me mettre quelque chose sous la dent. Et dame, pour deux, je crains que ce ne soit un peu maigre.

 

– Alors, fais ton omelette. Mais, comme je m’aperçois que tu es un goinfre insatiable, fais-la un peu forte… si toutefois tu as des œufs en quantité suffisante.

 

– J’en ai douze, monsieur. Rapportez-vous-en à moi. Pendant que son maître lui racontait son entrevue avec la duchesse de Sorrientès, Landry Coquenard ravivait le feu qui couvait sous la cendre, disposait le couvert, confectionnait l’omelette et, sans doute pour ne pas donner un démenti à son maître, qui venait de le traiter de goinfre, y mettait bravement sa douzaine d’œufs, plus une énorme tranche de lard découpée en menus morceaux, convenablement rissolés. De plus, en cherchant bien, il découvrit un gros saucisson à peine entamé, plus quelques tranches de jambon appétissant, plus quelques menues pâtisseries sèches et un pot de confiture.

 

Bref, ce fut un repas complet, arrosé de quatre flacons d’un petit beaugency des plus passables et couronné par une vieille bouteille d’un excellent vouvray, qu’ils firent là. Après quoi, Valvert sentit toute sa confiance et sa bonne humeur lui revenir comme par enchantement et put se coucher avec des idées plus riantes dans la tête.

 

Peut-être n’avait-il fait ce repas que pour obtenir ce résultat et s’étourdir.

 

XV

REVIREMENT

 

Le lendemain matin, Odet de Valvert fut tout étonné de voir qu’il n’éprouvait pas la satisfaction qu’il était en droit d’attendre de l’heureux changement survenu dans ses affaires. Qu’est-ce donc qui le chiffonnait ? Il n’aurait su le dire. Ou peut-être cherchait-il à se le dissimuler à soi-même. Peut-être sa nouvelle fortune lui paraissait-elle si extraordinaire qu’il avait peine à y croire, qu’il ne pouvait pas se figurer qu’elle durerait. Peut-être…

 

Toujours est-il que, comme la veille, il dut faire un effort sur lui-même pour se remonter ; comme la veille, il lui fallut chercher, dans un déjeuner copieusement arrosé, un peu de cette gaieté qui lui était naturelle et coutumière, quand il n’était qu’un pauvre hère tirant le diable par la queue, jamais assuré du lendemain et qui semblait le fuir depuis que sa fortune semblait assurée. Comme la veille, il puisa dans une bouteille de vieux vouvray, un peu d’excitation bruyante, qu’il crut – ou feignit de croire – être de la joie.

 

Cependant, malgré lui, il conservait une arrière-pensée, car lorsque Landry Coquenard qui, lui, n’en cherchait pas si long et exultait franchement et sincèrement, lui demanda s’il n’allait pas se mettre en quête d’un appartement plus vaste, plus riche, plus conforme à la brillante situation qu’était la sienne maintenant, il répondit sur un ton assez sec :

 

– Nous verrons plus tard… Nous sommes très bien ici.

 

Ce qui étonna beaucoup le digne Landry Coquenard qui se demanda, non sans inquiétude :

 

– Est-ce que la fortune le rendrait ladre ?…

 

Ensuite, lorsque le même Landry Coquenard s’informa si ce n’était pas ce jour-là qu’il allait se déclarer et faire sa demande en mariage, sur le même ton assez sec il fit à peu près la même réponse. Mais, cette fois Landry Coquenard ne s’étonna pas. Il eut un sourire assez ironique et leva les épaules d’un air de dédaigneuse pitié. Évidemment, il s’attendait à voir reculer une démarche qui paraissait effrayer particulièrement l’amoureux timide.

 

Enfin, alors que le brave serviteur s’attendait à voir son maître se ruer en achats chez tous les marchands à seule fin de s’équiper comme il convenait à un des premiers gentilshommes de Mme la duchesse de Sorrientès, il ne fut pas peu surpris de l’entendre dire, cette fois, sans lui avoir rien demandé :

 

– M. de Pardaillan est un peu comme un père pour moi. C’est l’homme que j’aime et que je respecte le plus au monde. Jehan de Pardaillan est mon cousin par alliance. Je l’aime comme un frère et il me le rend bien. Avec ma cousine Bertille de Saugis, la femme de Jehan ce sont les seuls parents que je me connaisse. Je leur dois de leur communiquer, à eux, les premiers, la bonne nouvelle de mon heureux changement de fortune. Je m’en vais la leur porter, pour qu’ils se réjouissent avec moi.

 

Il donnait là bien des explications qu’on ne lui demandait pas et qu’il eût fort bien pu se dispenser de donner. Ce fut ce que se dit Landry Coquenard pendant qu’il s’en allait.

 

L’auberge du Grand-Passe-Partout – autre enseigne significative comme les aimaient nos anciens : le grand passe partout, c’était une pièce d’or –, où logeait le chevalier de Pardaillan, était située rue Saint-Denis, non loin du logis de Valvert. C’est là qu’il se rendit tout d’abord. Il y fut en quelques minutes.

 

Dans un de nos précédents ouvrages, nous avons eu l’occasion de faire connaissance avec l’hôtesse dame Nicole, qui reçut elle-même M. le comte de Valvert. Disons que les quelques années écoulées semblaient n’avoir eu aucune prise sur elle. Elle était demeurée une grassouillette et fort plaisante personne, accusant trente-cinq ans environ.

 

– M. le chevalier, dit-elle, est parti hier avec M. le marquis, son fils, lequel était mandé à Saugis par Mme la marquise, son épouse.

 

– Serait-il arrivé quelque chose de fâcheux à ma cousine Bertille ? s’inquiéta Valvert.

 

– Je ne pense pas, monsieur le comte. M. le chevalier ne paraissait pas inquiet.

 

– Vous a-t-il dit quand il serait de retour ?

 

– Il ne m’a rien dit. Et avec un soupir :

 

– Est-ce qu’on sait jamais avec M. le chevalier ! Il sera peut-être ici demain… peut-être dans un an.

 

Et avec un soupir plus accentué, plus douloureux :

 

– Peut-être jamais…

 

Valvert n’insista pas et se retira sans faire connaître le motif de sa visite, que dame Nicole, de son côté, oublia de lui demander.

 

– Voilà bien, ma chance ! soupira Valvert en s’en allant. M. de Pardaillan, qui connaît tout le monde et tant d’illustres personnages, m’aurait peut-être dit, lui, ce qu’est au juste cette duchesse de Sorrientès !… Cette duchesse qui paie ses gentilshommes dix fois plus que ne fait le roi de France !… Cette duchesse qui prétend obliger le roi lui-même à respecter ses gens qu’elle dit inviolables !… Il m’aurait renseigné, conseillé, guidé, lui. Et voilà qu’il est absent, juste au moment où j’ai besoin de lui !… Aussi, diantre soit de moi, pourquoi ne suis-je pas venu le trouver dès la visite de ce d’Albaran, si confit en politesses ! Maintenant, que vais-je faire ?

 

Ainsi, Valvert était venu trouver Pardaillan, dans l’espoir d’être renseigné sur la duchesse de Sorrientès. Il avait donc besoin de se renseigner ? Il n’était donc plus décidé à entrer à son service ? Il faut bien le croire, puisqu’il se montrait si cruellement déçu de l’absence du chevalier et qu’il se demandait ce qu’il allait faire.

 

Il se mit à errer par les rues, à la recherche de Brin de Muguet. Mais il n’y mettait pas la même ardeur que d’habitude. Il était même si préoccupé que, ne l’ayant pas rencontrée, il se contenta de soupirer deux ou trois fois et ne se montra pas aussi affecté qu’il l’était d’ordinaire, quand pareil contretemps lui arrivait. Toute la matinée, il déambula ainsi, un peu au hasard, plongé qu’il était dans des réflexions interminables. Et il faut croire qu’il n’avait pu se décider à prendre une résolution, car au lieu de faire ses emplettes, il reprit le chemin de son logis à l’heure du dîner.

 

Malgré sa préoccupation, il fit copieusement honneur au repas que lui avait préparé Landry Coquenard. Celui-ci avait, à diverses reprises, tenté d’amorcer la conversation sans se laisser rebuter par les quelques monosyllabes qu’il arrachait péniblement à son maître. Mais, devant un coup d’œil de travers que Valvert lui avait lancé, il comprit qu’il eût été imprudent d’insister, et il se l’était tenu pour dit.

 

Son repas expédié, Valvert resta encore une longue heure attablé devant un flacon qu’il vidait petit à petit. Au bout de ce temps, il se trouva que le flacon ne contenait plus une goutte de vin. Il se trouva aussi que Valvert s’était enfin décidé. Il se leva et avertit Landry Coquenard :

 

– Je sors. Je vais m’équiper.

 

Il sortit, en effet. En descendant l’escalier, il grommelait avec humeur :

 

– Tant pis, arrive qu’arrive, j’y vais ! Il serait insensé, vraiment, de refuser une situation aussi inespérée pour des billevesées… Au surplus, j’aurai l’œil et l’oreille au guet. À la moindre chose suspecte que je surprends, j’exige une explication. Et si cette explication ne me satisfait pas, je me retire. Voilà.

 

Sa résolution étant fermement prise, toutes ses hésitations et tergiversations cessèrent du coup. Il retrouva même son insouciante bonne humeur accoutumée. Quand il rentra le soir, ses emplettes étaient terminées et sa bonne humeur subsistait toujours, sans qu’il eût besoin de chercher un peu de gaieté au fond du flacon. Avec sa bonne humeur, il retrouva sa langue et il ne cessa de bavarder. Il ne dit pas un mot de la duchesse de Sorrientès. Mais il parla de Brin de Muguet. Et quand il était sur ce sujet-là, il ne se lassait pas de parler, de même que Landry Coquenard ne se lassait pas d’écouter. Naturellement, il parla mariage, fit des projets d’avenir et se désola naïvement :

 

– Quel dommage que demain soit dimanche, qu’il n’y ait pas marché, que je ne sache où la rencontrer. J’aurais mis le bel habit de velours marron que j’ai acheté ce tantôt. Ainsi superbement paré, peut-être, aurais-je produit quelque effet sur elle.

 

– Dites sûrement, monsieur, appuya Landry Coquenard, quoique à vrai dire, quand on est bâti comme vous l’êtes, qu’on a votre élégance naturelle et votre distinction, on n’a pas besoin d’un bel habit pour être remarqué des femmes. Mais ne vous désolez pas pour cela monsieur. Vous la verrez lundi et je vous réponds que vous ferez votre effet. Peste, il faudrait qu’elle fût bien difficile pour ne pas vous trouver à son goût.

 

Le lundi matin, à l’heure que lui avait indiquée d’Albaran, Valvert se présenta devant la duchesse de Sorrientès. De ce coup d’œil rapide et sûr, qui semblait lui être particulier, elle le détailla des pieds à la tête. Il avait vraiment fort grand air sous son costume d’une opulente simplicité et qui lui seyait à ravir. Elle sourit, satisfaite, et lui fit un accueil des plus gracieux. Elle-même le présenta à son entourage immédiat et il prit séance tenante son service.

 

Vers dix heures, il sortit. Et il se heurta à Brin de Muguet qui s’avançait souriante et gracieuse, les bras chargés de fleurs. Il fut si suffoqué, qu’il s’arrêta tout interdit, sans remarquer qu’il lui masquait la porte vers laquelle elle se dirigeait et l’empêchait ainsi d’entrer.

 

Elle, elle fut tout aussi surprise que lui. Et tout d’abord, elle eut ce léger froncement de sourcils qui indiquait que la rencontre, qu’elle croyait peut-être voulue, lui était désagréable. Mais, malgré qu’elle n’eût pas paru le regarder, elle remarqua fort bien l’heureux changement survenu dans sa mise. Et comme il sortait de l’hôtel, elle comprit qu’il devait être depuis peu de la maison, que cette rencontre-là, du moins, était purement fortuite. Comme elle l’avait déjà fait une fois, elle dut se reprocher son mouvement d’humeur. Et elle sourit gentiment.

 

Cependant, comme il lui barrait toujours le passage sans s’en apercevoir, elle dut s’arrêter. Alors elle ne voulut pas avoir l’air de reculer, elle ne voulut pas, surtout, avoir l’air d’une prude sotte et ingrate et mal élevée. Et il arriva cette chose tout à fait imprévue de Valvert : ce fut elle qui, la première, lui adressa la parole. Et de sa voix musicale, avec son sourire espiègle :

 

– J’étais si troublée, l’autre jour, que je n’ai pas su vous remercier comme il convenait, pour le signalé service que vous m’avez rendu. Pardonnez-moi, monsieur, et ne croyez pas que je suis une ingrate…

 

– Je vous en prie, madame, interrompit-il vivement en se découvrant, ne parlons pas de cela. J’espère que ce malotru que j’ai châtié comme il le méritait vous laisse tranquille maintenant.

 

– Pour le moment, oui, dit-elle en riant. C’est que vous l’avez fortement étrillé, et il ne doit pas être en état de se montrer dans la rue.

 

– S’il s’avise de recommencer, faites-moi l’honneur de m’en aviser et je vous réponds que cette fois sera la dernière, que ce drôle se permettra de manquer au respect que tout homme bien né doit à une femme, fit-il avec chaleur.

 

La glace se trouvait rompue. Elle, qui le voyait très respectueux, commençait à se rassurer sans doute, et se montrait très naturelle, nullement embarrassée, espiègle et souriante comme elle était de son naturel. Lui, s’émerveillait d’avoir pu lui parler sans gaucherie et sans trouble, comme il eût fait avec n’importe quelle autre femme. Il s’aperçut alors qu’il l’empêchait de passer. Il s’écarta vivement, s’excusa :

 

– Je vous demande pardon, je suis là comme une brute à vous barrer le passage.

 

– Oh ! le mal n’est pas grand, et je ne suis pas si pressée, dit-elle. Et elle se mit à rire, d’un joli rire clair, franc, bien perlé, un peu malicieux. Elle riait de sa mine confuse et de la vivacité avec laquelle il s’était injurié lui-même. Il le comprit très bien. Il se mit à rire comme elle, avec elle. Et comme, maintenant que la porte était dégagée, elle ne se pressait pas de passer, il s’informa très naturellement :

 

– C’est donc vous qui fleurissez l’hôtel ?

 

– Oui, depuis quelques jours, dit-elle simplement.

 

Et elle expliqua :

 

– J’ai eu la chance d’être aperçue par Mme la duchesse comme je vendais mes fleurs dans la rue. Comme une bonne bourgeoise, elle m’a abordée, m’a pris quelques fleurs qu’elle m’a royalement payées, et, sans morgue, avec une simplicité, une bonté, qui m’ont été droit au cœur, elle est restée un long moment à causer avec moi. J’ai eu le bonheur de lui plaire, à ce qu’il paraît, elle m’a demandé si je voulais entrer à son service. Je lui ai répondu, en toute franchise, que j’aimais mon métier qui me permettait de vivre indépendante, et que je ne voulais pas le quitter. Elle m’a très bien comprise. Elle m’a approuvée. Et elle m’a demandé de venir tous les jours, vers cette heure-ci, lui apporter quelques fleurs et les disposer dans son oratoire et son cabinet. C’est incroyable, qu’une si grande dame, devant qui on éprouve un respect si profond qu’il va jusqu’à la crainte, puisse montrer tant de bonté de cœur, tant de délicate générosité. Croiriez-vous qu’elle me donne deux pièces d’or pour des fleurs, sur lesquelles je réaliserais un assez joli bénéfice, en les vendant seulement une livre. Je le lui ai dit, monsieur, car je suis honnête. Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

 

– J’attends que vous me fassiez l’honneur de me le dire, fit Valvert, qui était aux anges et qui eût voulu que ce babillage naïf ne cessât jamais.

 

– Elle m’a répondu que mes fleurs seraient, en effet, bien payées une livre. Mais que le goût avec lequel j’arrangeais ces fleurs chez elle valait bien, à lui seul, les deux pistoles qu’elle me donnait.

 

– Elle a raison, déclara Valvert avec conviction. J’ai vu vos bouquets et j’ai admiré l’art consommé du fleuriste qui les avait faits. J’étais loin de me douter que ce fleuriste c’était vous. J’aurais dû m’en douter cependant.

 

Ce fut à son tour d’interroger, peut-être pour détourner les compliments :

 

– Vous êtes donc au service de Mme la duchesse ?

 

Et, avec un coup d’œil malicieux à son magnifique costume :

 

– Depuis peu ?

 

– Depuis ce matin, fit Valvert en rougissant de plaisir, car il avait surpris le coup d’œil.

 

– Je me réjouis de tout mon cœur pour vous, monsieur. Vous avez là une maîtresse incomparable, tout à fait digne d’un homme de cœur tel que vous.

 

La porte venait de s’ouvrir. Elle lui fit une gracieuse révérence et entra. Valvert répondit par un salut des plus respectueux et s’en alla vers la rue Saint-Honoré, si heureux, si léger qu’il lui semblait qu’il planait. Ce premier entretien avec sa belle avait été pourtant bien banal. N’importe, le premier pas était fait maintenant, et il jugeait, lui, que c’était énorme.

 

Depuis, il sut s’arranger de façon à rencontrer la jeune fille, quand elle arrivait ou partait, soit à se trouver dans le cabinet quand elle y entrait. Seulement, la jolie bouquetière, avec son sourire espiègle, se montrait toujours un peu distante, cela le plus gracieusement du monde. Lorsqu’elle le rencontrait, seule à seul, elle avait toujours une bonne excuse toute prête pour le quitter, après un sourire et une gracieuse révérence. Lorsqu’elle se trouvait dans le cabinet, elle se montrait moins réservée, et si l’occasion se présentait, elle échangeait quelques paroles – toujours banales – avec lui. Et ceci s’explique par ce fait que, dans le cabinet, la duchesse était toujours présente.

 

En effet, la duchesse, qui semblait s’être prise d’une affection particulière pour la mignonne jeune fille, ne manquait jamais de quitter son oratoire et de paraître dans son cabinet, un peu avant l’instant où elle devait arriver. Elle n’en bougeait plus tant qu’elle était là. Et elle ne s’occupait plus que d’elle, observait tous ses mouvements, suivait avec une attention amusée les jolis doigts de fée, qui, avec une agilité surprenante, comme en se jouant, disposaient dans des vases précieux les fleurs aux teintes vives ou tendres, toujours harmonieusement assorties avec un goût inné très sûr. Et quand ce travail, qui ne demandait guère plus de quelques minutes, était achevé, quand la bouquetière se disposait à faire sa révérence et à se retirer, elle la retenait toujours un peu, la faisait bavarder, paraissait s’intéresser énormément à ses propos parfois naïfs, parfois malicieux, parfois très sérieux, quand elle parlait de ses affaires, en petite ménagère soigneuse et économe, en commerçante avisée, et souriant à ses boutades avec une indulgente bonté.

 

Et c’était non pas seulement « incroyable », comme avait dit Brin de Muguet à Valvert, c’était encore touchant, oui, bien touchant vraiment, de voir cette grande dame, toujours si souverainement majestueuse et grave, se montrer si simple, si familière, si maternellement indulgente avec cette pauvre petite bouquetière des rues. Si bien, que la pauvre petite bouquetière des rues, naturellement renfermée, quelque peu sauvage, d’une fierté singulièrement ombrageuse sans jamais se départir du respect le plus profond, se sentait tout à fait à son aise, s’abandonnait peu à peu, s’apprivoisait de plus en plus. La pauvre petite bouquetière des rues, qui n’avait jamais connu la douceur des caresses maternelles, dont l’enfance s’était déroulée triste, abandonnée, qui n’avait jamais essuyé de la part de La Gorelle que rebuffades, injures, mauvais coups, les pires traitements enfin, qui, dans cet enfer qu’avaient été ses premières années, n’avait rencontré nulle part, ni pitié, ni affection, l’humble petite bouquetière des rues se mettait à aimer de toutes les forces de son petit cœur reconnaissant cette bienfaitrice qui, oubliant volontairement le haut rang qui était le sien, se montrait avec elle si douce, si bonne, si maternelle enfin.

 

Nous avons dit que Valvert avait assisté plusieurs fois à ces entretiens. En effet, la duchesse ne faisait nullement un mystère de ses singulières relations avec cette pauvre fille des rues. Elle ne s’enfermait pas en tête à tête avec elle. À ces entretiens, elle laissait assister ceux de ses familiers qui, de par leurs fonctions, avaient le droit de se tenir près d’elle. Et Valvert était de ceux-là. Ce qui ne veut pas dire que, quoique présent, il entendait tout ce que se disaient les deux femmes, ou, pour mieux dire, ce que disait Brin de Muguet, car la duchesse se contentait d’écouter en souriant des confidences qu’elle savait provoquer par d’adroites questions. Seulement, dans ces cas-là, elle appelait la jeune fille d’un signe, la faisait asseoir sur un tabouret près d’elle et baissait la voix. Comme il régnait chez elle une étiquette plus stricte et plus méticuleuse, certes, que celle de la cour de France, les assistants – et Valvert avec eux – comprenaient ce que cela voulait dire, s’écartaient discrètement, entamaient des conversations à voix basse entre eux, évitaient même de regarder de ce côté. Si bien que la duchesse était seule à entendre les confidences de Brin de Muguet qui, on peut le croire, ne les eût pas faites si tout le monde avait pu les entendre.

 

Car, chose remarquable, qui émerveillait Valvert, stupéfiait les gentilshommes et faisait pâlir de dépit les femmes présentes de la duchesse – toutes d’excellente noblesse – cette fille, d’humble condition, qui ne se connaissait ni père ni mère, dans ce somptueux salon, devant cette souveraine, parmi cette noble assistance, se montrait aussi à son aise que si elle avait été chez elle : dans la rue. Et plus d’une qui jalousait sa radieuse jeunesse, son charme et sa beauté, se prenait à envier son tact parfait, la distinction naturelle de ses manières, la noblesse de ses attitudes, si bien que, n’eût été le costume, on l’eût prise pour une dame de bonne compagnie en visite chez d’autres dames.

 

La semaine s’écoula ainsi. Les soupçons vagues de Valvert s’étaient évanouis – ou assoupis. Ainsi qu’il se l’était promis, durant ces cinq jours, il se tint constamment l’esprit en éveil, attentif à tout, même aux choses les plus simples, les plus banales en apparence. Il ne découvrit rien de suspect. La vie de la duchesse semblait se dérouler au grand jour, régulière et monotone, remplie par des audiences qu’elle accordait à d’innombrables solliciteurs, par quelques rares visites qu’elle fit, et surtout occupée en bonnes œuvres. Quant à son service, il était de tout point ce qu’il eût été s’il avait appartenu à M. de Guise, au prince de Condé ou au roi. Moins mouvementé même, car au service des princes, qui s’agitaient tous plus ou moins, les expéditions ne lui eussent déjà pas manqué, tandis que, au service de la duchesse, il en était encore à attendre une de ces expéditions.

 

Ses soupçons se trouvaient donc endormis, ses préventions vagues contre sa maîtresse disparaissaient. Il est certain que l’admirable conduite de la duchesse envers celle qu’il aimait était pour beaucoup dans le revirement qui s’opérait en lui. Comment soupçonner, et de quoi soupçonner une femme qui se montrait si bonne et si généreuse envers tout le monde ? Car, enfin, c’était une chose qu’il avait pu constater cent fois depuis le peu de temps qu’il faisait partie de la maison : pas une infortune n’avait fait en vain appel à la charité de la duchesse. Cette femme avait toujours la main ouverte pour donner. Puis, et de ceci il ne se rendait peut-être pas compte, il subissait, comme tous ceux de son entourage, le charme particulier que cette femme extraordinaire exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, et elle était en train de prendre sur lui le même ascendant prodigieux qu’elle imposait à tous, grands et petits. Tout doucement, sans s’en apercevoir, il devenait un fanatique, comme d’Albaran, de cette duchesse de Sorrientès, au service de laquelle il avait hésité à entrer, malgré les conditions éblouissantes qu’elle lui faisait.

 

Maintenant, ce changement qui se faisait en lui s’opérait-il à l’insu de la duchesse et sans qu’elle y fût pour rien, ou bien était-il le fait de sa volonté réfléchie ?

 

La duchesse n’était pas femme à trahir ses sentiments ou ses intentions. Incontestablement, et depuis fort longtemps, elle avait appris à montrer un visage impénétrable ou à ne laisser voir que les sentiments qu’il lui plaisait de faire croire qu’elle avait. Cependant, si nous nous en rapportons à de certains regards qu’elle fixait sur lui parfois, nous ne croyons pas nous tromper en disant que, pour des raisons connues d’elle seule, elle suivait à son égard – ainsi qu’à l’égard de Brin de Muguet, fille de Concini – un plan mûrement réfléchi et exécuté avec une patiente ténacité que rien ne pouvait rebuter, et une habileté qui tenait du prodige.

 

Oui, assurément, c’était elle qui avait voulu gagner la confiance et l’affection de la « fille de Concini ». Elle y avait pleinement réussi. Elle qui avait voulu pareillement gagner la confiance de Valvert et, de plus, son dévouement : un dévouement aveugle, absolu, ne reculant devant aucun sacrifice. Elle n’en était pas encore là, mais elle sentait qu’elle gagnait tous les jours du terrain et que bientôt il serait à elle corps et âme, au point où elle le voulait, c’est-à-dire un instrument docile entre ses mains puissantes ne voyant et n’entendant que ce qu’elle voulait qu’il vît ou entendît, ne comprenant que ce qu’elle voulait qu’il comprît, ne pensant que comme elle voulait qu’il pensât. Il est probable que, volontairement ou inconsciemment – comme Brin de Muguet elle-même, par exemple – tout le monde, autour d’elle, l’aidait dans la tâche qu’elle s’était assignée.

 

Et le chef-d’œuvre, le miracle était que cela s’accomplissait sans que Valvert s’en aperçût, malgré que, poussé par nous ne savons quelle mystérieuse intuition il fût venu là l’esprit singulièrement mis en défiance.

 

Pourquoi cette femme énigmatique agissait-elle ainsi, et quelles étaient – bonnes ou mauvaises – ses intentions réelles ? À ceci nous répondrons que nous ne tarderons pas à la voir à l’œuvre au grand jour. Nous serons alors fixés. Pour l’instant, il nous faut revenir à Valvert et à ses amours.

 

XVI

LA DÉCLARATION

 

Dès la fin de cette première semaine de son entrée au service de la duchesse, le revirement produit chez le comte de Valvert était si complet qu’il se disait :

 

– J’étais un sot et un niais ! Je ne sais quelles imaginations stupides et malveillantes je m’étais logées dans la tête. La duchesse est la plus loyale, la plus honnête, la meilleure des femmes, qui soient au monde. Il serait à souhaiter, que nos princes et princesses de France fussent pareils à cette princesse d’Espagne. On verrait assurément moins de misère, on entendrait moins de sourdes malédictions parmi ceux qui peinent sans relâche pour gagner juste de quoi ne pas mourir de faim. Je suis chez elle jusqu’à la fin de mes jours que je souhaite aussi longs que possible. Car ce n’est point moi qui quitterai son service, et je suis sûr qu’elle ne me congédiera jamais, attendu que je mets et mettrai toujours tous mes soins à la satisfaire. Or, puisqu’il en est ainsi, pourquoi tarder à cueillir le bonheur là où je crois le trouver : dans l’amour de ma jolie Muguette ?… Je sais bien qu’elle se montre très réservée avec moi. Mais quoi, c’est son rôle de jeune fille honnête, qui se respecte. M’aime-t-elle seulement ? Ventrebleu, si je ne lui demande jamais, je ne le saurai jamais, comme dit Landry, qui est un homme qui ne manque pas de sens. Eh bien, je le lui demanderai pas plus tard que demain. Il en arrivera ce qu’il en arrivera.

 

Le lendemain était un dimanche. Cela n’empêcha pas Brin de Muguet de venir comme tous les jours, à l’heure dite, les bras chargés de fleurs. Et naturellement, elle avait mis ses habits des jours de fête, sous lesquels elle paraissait encore plus charmante que d’habitude.

 

Retiré dans son appartement, Valvert, qui s’était rendu libre ce jour-là, la guettait du haut de sa fenêtre. Quand il la vit traverser la cour pour sortir, il descendit précipitamment, bien décidé à en finir. Elle n’avait pas fait quatre pas dans la rue Saint-Nicaise que Valvert la rattrapait.

 

En le voyant arriver à son côté, elle eut son petit froncement de sourcil, signe de mécontentement chez elle.

 

Cependant, avec sa politesse accoutumée, d’une voix qui tremblait, il implora :

 

– Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusqu’à la rue Saint-Honoré ?

 

Ils n’avaient pas d’autre chemin que la rue Saint-Nicaise pour aller à la rue Saint-Honoré. Elle ne pouvait se dérober à moins de répondre à une politesse par une grossièreté gratuite. Elle accepta d’une simple inclination de tête. Elle le vit très troublé. Elle pressentit la vérité. Car si elle était l’innocence et la pureté mêmes, elle n’était pas, elle ne pouvait pas, pauvre enfant de la rue, ignorer certaines choses que n’ignorent pas, parfois, les jeunes filles les mieux gardées. Et la rue Saint-Nicaise, nous l’avons dit, était le plus souvent déserte, comme elle l’était en ce moment même, et elle comprit d’instinct que c’était sur cette solitude que le jeune homme comptait, en quoi elle ne se trompait pas, du reste. Alors, elle pressa le pas en disant en manière d’excuse :

 

– Excusez-moi, je suis très pressée. Et, étourdiment, elle ajouta :

 

– C’est que, voyez-vous, le dimanche, je vais à la campagne. Ce sont les seules heures de réconfort et de bonheur sans mélange dont s’illumine ma pauvre existence, et pour rien au monde je ne voudrais m’en priver, ou simplement les abréger.

 

Ces paroles avaient jailli spontanément, comme malgré elle. Il était certain qu’elle venait de dire la vérité. Il faut croire pourtant qu’elle avait des raisons de la cacher, cette vérité, car elle ne l’eût pas plus tôt lâchée qu’elle se mordit les lèvres, et regretta amèrement d’avoir parlé.

 

– Ah ! vous allez à la campagne ! Chez des amis, sans doute ? fit Valvert.

 

Elle eut un geste évasif et ne répondit pas. Valvert d’ailleurs n’insista pas. Comme on dit, il n’avait parlé que pour parler, pour s’entraîner, sans trop savoir ce qu’il disait. Ils continuèrent d’avancer côte à côte, en silence. À chaque pas qu’il faisait, Valvert se disait :

 

« Je parlerai tout à l’heure. »

 

Et il ne parlait pas. Elle n’était pas très longue, cette rue Saint-Nicaise. Pourtant Valvert la trouvait terriblement courte et se désespérait de voir approcher si vite la rue Saint-Honoré… La rue Saint-Honoré, sillonnée d’une foule de passants endimanchés où il ne pourrait plus parler et où il lui faudrait se séparer d’elle. Par contre, et c’est tout naturel, elle lui paraissait interminable à elle. Il lui semblait qu’elle n’atteindrait jamais la rue Saint-Honoré… La rue Saint-Honoré, où elle serait délivrée de la menace qu’elle sentait suspendue sur sa tête.

 

Ils arrivèrent près de l’hospice des Quinze-Vingts sans avoir ajouté un mot. Déjà ils pouvaient voir les passants de la rue Saint-Honoré. Encore quelques pas, ils seraient au milieu de ces passants. Il serait trop tard pour lui. Elle, serait débarrassée. Valvert prit héroïquement son parti.

 

Il s’arrêta et se plaça devant elle de telle manière qu’il lui barrait le passage. Non pas qu’il eût calculé la manœuvre : il était bien trop troublé pour calculer quelque chose. Simplement parce que la rue était étroite et que d’instinct il avait voulu tourner le dos à ces horribles gêneurs qui allaient et venaient, là-bas, dans cette maudite rue Saint-Honoré.

 

Elle dut s’arrêter. Elle le vit très pâle, la sueur de l’angoisse au front. Elle comprit. Elle se fit instantanément très sérieuse, presque hostile. Un pli dur barra son front si pur. Son regard rieur devint de glace. Et elle eut un geste de mécontentement des plus significatifs.

 

Lui, ne vit rien. Il réunit tout son courage et, à moitié suffoqué, tant le cœur lui battait violemment dans la poitrine, balbutia :

 

– Laissez-moi implorer une grâce… une grande grâce de vous. Elle eut un nouveau geste d’ennui, plus accentué, regarda à droite et à gauche comme si elle cherchait par où elle pourrait s’évader et, ne trouvant pas sans doute, tenta d’écarter le coup :

 

– Je vous en prie, dit-elle d’une voix toute changée, laissez-moi passer… Je vous ai dit que j’étais très pressée.

 

Il implora à son tour :

 

– Je vous en supplie, laissez-moi parler. Je vous jure que je ne vous retiendrai pas longtemps.

 

Elle comprit qu’elle devait se résigner à accepter l’inévitable.

 

– Parlez donc, fit-elle sèchement.

 

Il se sentit étreint à la gorge par une terrible angoisse. C’est que son attitude, qu’il commençait à bien voir, parlait un langage d’une éloquence terrible pour lui. Ce n’était pas le chaste émoi de la vierge qui, tout en le redoutant, appelle de tous ses vœux l’aveu de l’aimé. C’était l’air ennuyé de la femme qui n’aime pas, c’était la froide indifférence. Il sentit cela d’instinct. Il entrevit que la catastrophe allait fondre sur lui. Néanmoins il s’était trop engagé pour reculer maintenant. Il alla jusqu’au bout. Il parla. Et pas une des paroles qu’il avait préparées d’avance ne lui revenant à la mémoire abolie, il prononça ceci d’une voix rauque, indistincte :

 

– Voulez-vous être ma femme ?

 

Et il le prononça à peu près comme il eût asséné un coup de poing formidable, capable d’assommer un bœuf.

 

Et l’effet que produisirent ces paroles fut bien, en effet, celui d’une véritable assommade : elle demeura un instant sans voix, suffoquée, fixant sur lui deux yeux exorbités où se lisait un étonnement immense, prodigieux. Car c’était cela qui la laissait sans voix : l’étonnement qui la submergeait. Il est clair qu’elle s’attendait à tout, hormis à ces paroles-là. Et comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles, elle bégaya :

 

– Vous dites ?… Répétez !…

 

Il se sentit un peu soulagé… Certes la réponse, si on peut appeler cela une réponse, n’était pas de nature à le rassurer en le fixant. Mais il n’était pas éconduit sans ménagement, comme il avait cru un instant, d’après son attitude, qu’il le serait. Cette attitude elle-même s’était déjà modifiée : elle n’était plus hostile. C’était peu. Ce peu était énorme pour lui. Il répéta. Et comme il se sentait un peu plus d’assurance, il précisa et développa un peu plus sa réponse :

 

– Je vous aime, dit-il avec une inexprimable douceur, je vous aime depuis longtemps… Depuis le jour, où, pour la première fois, je vous ai aperçue vendant vos fleurs moins fraîches et jolies que vous… Vous n’avez peut-être pas remarqué, vous… mais depuis cette fois, tous les jours je me suis trouvé sur votre passage, tous les jours je vous ai acheté une fleur… Ces fleurs, que votre main avait touchées, je les ai précieusement gardées, toutes, toutes… elles reposent desséchées dans un petit coffret. Depuis ce jour, votre image ne m’a plus quitté un seul instant. Et tout de suite, j’ai fait ce rêve de faire de vous la compagne adorée et respectée de ma vie. Mais j’étais pauvre alors. Avec mon nom et mon titre, je ne pouvais que vous offrir de partager ma misère. Et je vous voulais riche, heureuse, parée comme une madame. J’ai attendu… j’ai eu le courage d’attendre. Jamais, je ne me suis permis de vous adresser la parole, si ce n’est pour acheter vos fleurs… Et cependant, je vous suivais tous les jours, je veillais sur vous… de loin, et je vous jure que ce n’était pas l’envie qui me manquait de vous parler… Mais quoi, les seules paroles qu’un honnête homme comme moi pouvait dire à une honnête femme comme vous, ma pauvreté m’interdisait de les prononcer. Je me suis tu. Aujourd’hui, je ne suis pas riche, certes, mais j’ai une situation brillante. Quoi qu’il arrive, je puis vous assurer un sort digne de vous. Aujourd’hui, je puis parler. Et c’est pourquoi je vous répète : Voulez-vous faire de moi le mortel le plus heureux de la terre en consentant à devenir ma femme ?

 

Elle l’avait écouté avec une attention aiguë, comme si, hésitant encore à en croire ses oreilles, elle voulait bien se pénétrer de ses paroles pour se convaincre. Elle n’avait pas eu un mot, pas un geste pour l’interrompre. Elle hochait doucement la tête, semblant approuver par-ci, par-là. Quand il eut fini, quand elle eut entendu qu’il renouvelait sa demande en mariage avec un respect, une sincérité dont il eût été criminel de douter, elle se mit à rire doucement, très doucement. Et brusquement, elle éclata en sanglots convulsifs. Bouleversé par ces larmes imprévues qui coulaient à flots, il s’effara :

 

– Quoi, alors que dans mon cœur il n’y a que respect et vénération pour vous, aurais-je eu cet affreux malheur de laisser tomber quelque parole offensante !…

 

Et s’emportant :

 

– Je veux m’arracher cette misérable langue qui n’a pas su…

 

– Laissez, interrompit-elle avec douceur, laissez-moi pleurer, de grâce !… Ces larmes sont douces, ces larmes consolent… Ce sont des larmes de bonheur…

 

– Puissances du ciel ! Vous m’aimez donc ?… Inconsciemment cruelle, comme toute femme qui n’aime pas, elle répondit franchement :

 

– Non…

 

Et sans remarquer qu’il chancelait sous le coup qui l’atteignait en plein cœur, sans voir la lividité et l’angoisse de ce pauvre visage convulsé par la douleur, l’œil rêveur, perdu dans le vague, pendant que de grosses larmes coulaient sur ses joues satinées sans qu’elle songeât à les essuyer, pour elle-même plus que pour lui, elle expliqua d’où lui provenait cette joie puissante qui se traduisait par une crise de larmes :

 

– Tous les hommes que j’ai rencontrés se sont crus le droit de m’insulter de leur amour… parce que je suis pauvre, sans famille, sans nom, abandonnée de tous… Tous, ils voulaient bien de moi pour maîtresse. Aucun n’a pensé que la pauvre fille sans nom pouvait être une honnête fille, ayant le respect de soi-même… En voici enfin un, le premier, qui a compris… qui pense que je puis être une honnête femme, tout comme celles qui ont une famille… Ah ! comme cela est bon, et comme cela me réchauffe le cœur de rencontrer un peu d’estime…

 

Il fut tout saisi d’entendre ces paroles qui étaient une révélation. Il oublia sa propre douleur pour la plaindre de toute son âme. Elle demeura un instant rêveuse songeant sans doute aux humiliations subies. Elle ne pleurait plus. Elle parut se réveiller tout à coup et, souriante, elle s’approcha de lui, lui prit une main qu’elle garda entre ses petites mains, et le considéra une seconde en silence, avec un attendrissement profond.

 

– Monsieur de Valvert, dit-elle enfin, il faut que je vous demande humblement pardon.

 

– Et de quoi, bon Dieu ?

 

– De ce que j’ai pu croire que vous étiez un homme comme les autres. Il faut que je vous le confesse, quand vous m’avez abordée, j’ai très bien compris que vous cherchiez l’occasion de placer votre déclaration. Vous trouverez sans doute que je suis bien expérimentée pour une jeune fille. Hélas ! monsieur, songez qu’on ne se gêne guère avec une pauvre bouquetière des rues comme moi… L’autre jour, ne m’avez-vous pas soustraite aux violences de ce misérable !… Ne vous étonnez donc pas si j’ai compris. Et si je me suis montrée si froide, impatiente mauvaise, c’était pour vous avertir, car je croyais que vous alliez me tenir le même langage qu’ils me tiennent tous. C’est de cela, de cette mauvaise opinion que j’ai eu de vous que je vous prie de me pardonner.

 

– Vous ne me connaissiez pas. Vous pouviez croire en effet que j’agirais comme les autres.

 

– Vous ne me connaissiez pas davantage, vous, monsieur. Et cependant, vous ne m’avez pas soupçonnée. Vous ne vous êtes pas dit, comme ils se disent tous sans doute : « Avec une fille des rues, il n’est pas besoin de faire de façons. » C’est que vous avez une âme plus noble que la mienne. Je me croyais très fière pourtant. Monsieur de Valvert, vous êtes le plus galant homme, le plus digne d’estime, le plus digne d’être aimé qui soit au monde.

 

– Mais vous ne m’aimez pas, dit-il avec amertume. Laissez-moi espérer que plus tard, quand vous me connaîtrez mieux, vous consentirez à porter mon nom.

 

– Je vous connais maintenant, fit-elle en secouant sa tête charmante. Même si je vous aimais, je vous dirais : Non, je ne puis être votre femme.

 

– Pourquoi ?

 

– Voyons, vous le savez bien : Est-ce que le noble comte de Valvert peut épouser une fille comme moi ?

 

– N’êtes-vous pas une honnête femme ?

 

– Oui, dit-elle en se redressant avec fierté, et je vous assure que ce n’est pas un mince mérite de ma part. Mais un gentilhomme, un homme de votre rang n’épouse pas une bouquetière des rues, une Brin de Muguet, une Muguette, qui sont les noms que le populaire m’a donnés.

 

– Sornettes ! Si vous saviez combien peu je m’occupe de ces niaiseries !

 

– Mais, moi, je m’en occupe. Je vous dois bien cela, d’ailleurs. Plus tard, d’ici peu peut-être, vous aurez trouvé la noble jeune fille digne en tout point de vous. Vous rirez alors de vos velléités actuelles. Il me sera doux de penser que vous bénirez alors l’humble petite bouquetière d’avoir compris, elle, l’infranchissable distance qui la séparait d’un homme tel que vous.

 

– Vous vous trompez, fit-il avec un accent poignant, ce cœur qui s’est donné à vous, jamais ne se reprendra. Si vous ne voulez pas de moi, jamais je n’en épouserai une autre, jamais je n’en aimerai d’autre. Je garderai votre souvenir enfoui au fond de mon cœur jusqu’à ce que le seigneur Dieu me fasse la grâce de m’appeler à lui… ce qui ne tardera guère.

 

Elle tressaillit. Le ton sur lequel il venait de parler ne pouvait laisser aucun doute.

 

« C’est qu’il dit vrai, s’écria-t-elle en elle-même, il est capable d’en mourir !… Pourtant, je ne peux pas l’épouser ! Non, je ne le peux pas, je ne le dois pas. »

 

Et, tout haut, avec une grande douceur :

 

– Vous m’oublierez, dit-elle. Il le faut d’ailleurs… Tenez, il vaut mieux que je vous le dise : Je ne suis pas libre.

 

– Pas libre ! bégaya-t-il, seriez-vous mariée ?

 

Elle fut effrayée de sa pâleur, du tremblement convulsif qui le secouait. Elle répondit précipitamment :

 

– Non, non pour Dieu, ne croyez pas cela !

 

– Alors… vous en aimez un autre ?

 

– Non plus… Je n’aime personne… Je n’ai jamais aimé personne… et je sens… oui, je sens que si je devais aimer quelqu’un c’est vous que j’aimerais.

 

– Alors, implora-t-il, ne me découragez pas !… Laissez-moi croire que plus tard… J’attendrai… Oh ! j’attendrai tant que vous voudrez.

 

– Vous me torturez bien inutilement, gémit-elle.

 

Et le regardant loyalement en face, droit au fond des yeux :

 

– Je ne suis pas libre. Mais cela peut vous être une consolation, je vous jure sur mon salut éternel que je ne suis pas plus libre pour d’autres que pour vous. Je vous jure que je ne me marierai jamais… que jamais personne ne m’aura. Adieu, monsieur de Valvert. Dans ma triste existence, les moments de joie ont été bien rares. Je vous assure que je peux les compter. Je vous devrai un de ces moments les plus purs, les plus radieux. Je ne l’oublierai jamais.

 

Elle lui adressa un sourire affectueux, un peu triste, et, profitant de son désarroi, elle partit d’un pas vif et léger vers la rue Saint-Honoré.

 

XVII

OÙ ALLAIT LA PETITE BOUQUETIÈRE

 

Valvert demeura cloué sur place, pétrifié, anéanti, la regardant s’éloigner d’un œil sans expression. Et il se disait :

 

« Elle n’est pas libre !… Elle n’est pas libre !… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Et pourquoi n’est-elle pas libre… puisqu’elle n’est pas mariée… puisqu’elle n’aime personne… Car elle me l’a dit. Et puisqu’elle l’a dit, cela doit être, car une enfant loyale et pure comme celle-ci ignore le mensonge… Et elle n’a pas davantage menti quand elle a dit que si elle devait aimer quelqu’un, c’est moi qu’elle aimerait… Non, elle n’a pas menti : je sens bien, moi aussi, qu’elle aurait fini par m’aimer… Alors qu’y a-t-il ?… Pourquoi n’est-elle pas libre, pourquoi ?… Par le ciel, il faut que je sache ce qu’il y a là-dessous et je le saurai !…

 

Il s’élança comme un fou vers la rue Saint-Honoré. Il n’eut pas de peine à rattraper Brin de Muguet qu’il voulait suivre. Jusque-là, il avait agi sous le coup d’une impulsion irraisonnée. Il était bien trop désemparé pour calculer la portée de ses gestes. Dès l’instant qu’il se trouva lancé, il trouva instantanément le sang-froid nécessaire pour exécuter avec adresse ce qu’il avait résolu de faire. Il commença par ramener les plis du manteau sur le nez et se mit à suivre de loin la jeune fille. Il était entraîné de longue date à cette manœuvre. Il était bien sûr qu’il ne trahirait pas sa présence.

 

Brin de Muguet s’en allait du côté de la Croix du Trahoir. Tout de suite, il remarqua qu’elle allait délibérément droit à son but, sans se livrer à ces tours et détours qu’elle faisait d’habitude pour dépister ceux qui auraient pu la suivre.

 

Il ne fut pas seul à faire cette remarque. Un autre suiveur qui avait le visage enfoui dans le manteau, auquel il n’avait pas fait attention, mais qui l’avait très bien remarqué, lui, et qui se gardait autant du comte que de la jeune fille, fit la même remarque qui prouvait que lui non plus ne la suivait pas pour la première fois. Et ce suiveur, c’était Stocco. D’où sortait-il, comment se trouvait-il là, derrière la jeune fille ? Peu importe. Il y était et la suivait comme Valvert.

 

Pourquoi la gracieuse jeune fille négligeait-elle, ce jour-là, ses habituelles préoccupations ? Peut-être jugeait-elle qu’elles étaient devenues inutiles maintenant qu’elle se sentait sous la protection d’un personnage tout-puissant comme la duchesse de Sorrientès. Ou peut-être, troublée et distraite par l’entretien qu’elle venait d’avoir avec Valvert, eut-elle un moment d’oubli. Toujours est-il que, sans se cacher, elle alla jusqu’à la rue de l’Arbre-Sec, dans laquelle elle s’engagea. Tournant à gauche, elle vint aboutir à la place des Trois-Mairies, place qui se trouvait à l’entrée du pont Neuf, et se confondit plus tard avec les rues de la Monnaie et du Pont-Neuf.

 

Elle entra dans un cabaret. Elle en ressortit au bout de quelques minutes. Elle était assise sur le dos d’un joli petit âne gris, les pieds posés bien d’aplomb sur une planchette. Sur l’encolure de l’âne, un panier pendait de chaque côté. Un de ces paniers était vide. L’autre contenait un paquet assez volumineux. Il fallut l’œil pénétrant de notre amoureux pour la reconnaître, car elle était enveloppée des pieds à la tête dans une grande cape brune dont elle avait rabattu le capuchon sur le visage. Dehors, elle prononça d’une voix caressante :

 

– Va, Grison, va, et tâche de trotter, car nous sommes bien en retard.

 

Grison pointa ses longues oreilles, agita la queue et partit au trot.

 

De lui-même, sans qu’il fût besoin de le guider, il s’engagea sur le pont-Neuf. Évidemment il savait très bien où il allait.

 

Derrière l’âne, toujours plongé dans de sombres réflexions, Valvert allongea le pas et se remit à suivre.

 

Et derrière lui, sans qu’il parût s’en apercevoir, Stocco se coulait avec la souplesse silencieuse d’un renard sur la piste.

 

L’âne n’est pas un animal stupide comme on se plait à le dire bien à tort. Il est au contraire, fort intelligent et doué d’une excellente mémoire. Il est de plus d’un naturel aimant et, si on le traite bien, il s’attache profondément à son maître. Grison semblait très attaché à la jeune fille qui le montait. Il est certain qu’elle devait le gâter et il en était reconnaissant à sa manière. Il semblait avoir compris la recommandation qu’elle lui avait faite au départ et il trottait consciencieusement. Plongée dans ses réflexions, Muguette ne se donnait pas la peine de le diriger sachant par expérience sans doute qu’elle pouvait s’en rapporter à lui.

 

De fait, la bonne bête traversa le pont, sortit de la ville par la porte Dauphine et, longeant les fossés, s’en fut rejoindre la rue d’Enfer, dépassa le village de Montrouge. Durant près de deux heures il alla ainsi, en pleine campagne, sans se tromper, se remettant au pas quand il était fatigué, reprenant docilement le trot quand il entendait la voix douce de sa maîtresse l’exciter.

 

Maintenant, à droite et à gauche, là route était bordée par des champs de roses. Des roses éclatantes, de toutes les teintes, de toutes les espèces connues. C’était un véritable enchantement pour la vue que ces champs entiers uniquement parés de la reine des fleurs. C’était un véritable délice pour l’odorat que le parfum doux et pénétrant qui s’exhalait de ces innombrables roses. Car on ne voyait que cela : des roses, encore des roses, rien que des roses. Nous disons, rien que des roses. Non, il n’y avait pas que des roses. Entre chaque rangée de fleurs, il y avait des fraisiers chargés de fruits. Et le parfum subtil de ces fraises pourpres ou rose pâle se mélangeait délicatement au parfum des roses. Et c’était ce parfum délicieux que Muguette aspirait à pleines narines, avec ravissement.

 

Sur le penchant d’un coteau, se trouvait un hameau tout petit mais charmant qui, enfoui comme il était parmi les roses, méritait de tout point le nom qui était le sien : Fontenay-aux-Roses. Une des premières maisons, à l’entrée de ce hameau, était une jolie maisonnette rustique, proprette, coquette, du plus riant aspect. Elle se dressait au milieu d’un jardin assez grand où se voyait une multitude de fleurs parmi lesquelles les roses et les lis dominaient. La haie qui entourait le jardin était une haie d’églantines qui sont, comme on sait, des rosiers sauvages. Devant la porte de la maison, le long des murs, des rosiers grimpants. Tout cela fleuri. En sorte que la haie, le jardin et la maison elle-même avaient l’air d’un gigantesque bouquet de fleurs.

 

Ce fut devant la porte à claire-voie de ce ravissant nid de fleurs, tout embaumé, que l’âne vint s’arrêter tout seul et annonça sa présence par des braiments joyeux et prolongés.

 

De la maison on le guettait. Avant même qu’il eût fait entendre sa voix, une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue comme une villageoise aisée, sortait précipitamment de la maison, se ruait vers la porte à claire-voie qu’elle ouvrait en disant :

 

– Vous voilà enfin ! Comme vous êtes en retard aujourd’hui ! Je commençais à être terriblement inquiète, savez-vous.

 

– Il n’y a point de ma faute, s’excusa Brin de Muguet. Je vous raconterai cela, mère Perrine.

 

– Bon, l’essentiel est que vous voilà, en bonne santé. Dieu merci ! répondit la mère Perrine.

 

Et saisissant la jeune fille dans ses bras vigoureux, elle l’enleva comme une plume, la déposa doucement à ses pieds et, plaquant deux baisers sur ses joues satinées :

 

– Bonjour, ma belle enfant ! dit-elle joyeusement. Et, sincèrement émerveillée :

 

– Toujours plus fraîche et plus jolie que jamais !

 

– Et vous, toujours plus vigoureuse et plus indulgente, répondit Brin de Muguet, en riant, après avoir rendu baiser pour baiser.

 

Et comme la brave femme fouillait déjà dans le panier, en sortait le paquet dont nous avons signalé la présence, elle recommanda :

 

– Doucement, mère Perrine, doucement. Il y a là-dedans des friandises et des choses fragiles pour ma fille Loïse.

 

– Soyez donc tranquille, rassura l’excellente femme en riant, je me doute bien de ce que contient ce paquet. Comme si je ne savais pas que vous ne vivez que pour votre fille Loïse qui est bien l’enfant la plus choyée et la plus gâtée qui se puisse voir.

 

– Le mérite-t-elle pas ?

 

– Ah ! que oui, le pauvre cher ange du bon Dieu ! s’écria la mère Perrine avec conviction.

 

– Bien vous en prend d’en convenir, sans quoi…

 

– Sans quoi ? interrogea la mère Perrine, voyant qu’elle laissait la phrase en suspens.

 

– Sans quoi, je vous eusse demandé pourquoi vous la gâtez autant que moi qui suis sa mère, acheva Brin de Muguet en riant.

 

– Sa mère ! C’est bientôt dit, mâchonna la mère Perrine. Et tout haut :

 

– Tout de même, vous pourriez aussi penser un peu à vous. Tout ce que vous gagnez, vous le dépensez pour votre Loïsette… sans compter ce que vous me donnez à moi, toujours pour elle.

 

– C’est ma fille ! répéta Brin de Muguet avec une gravité soudaine. Et je ne veux qu’elle ait une enfance abandonnée et sans caresses, comme fut la mienne.

 

XVIII

MAMAN MUGUETTE

 

Elles étaient entrées et la mère Perrine avait poussé la porte derrière elle.

 

Valvert vint s’arrêter devant cette porte. Le hasard et non point sa volonté fit qu’il fut masqué par la haie, sans quoi les deux femmes, qui étaient encore dans le jardin, l’eussent aperçu. Il était livide. Ses jambes flageolaient, il serait certainement tombé s’il ne s’était raccroché désespérément à la haie, sans s’apercevoir qu’il s’ensanglantait les mains aux épines.

 

Le malheureux avait tout entendu. Et ces mots « ma fille », « moi qui suis sa mère » avaient produit sur lui l’effet d’un coup de massue s’abattant à toute volée sur son crâne. Et il râlait :

 

– Sa fille !… Elle a donc une fille ?… Et c’est cela qu’elle voulait dire quand elle assurait qu’elle n’était pas libre !… Une fille ! Elle a une fille !… Et elle prétend qu’elle n’est pas mariée !… Mais si elle n’est pas mariée, comment peut-elle avoir une fille ?… C’est donc qu’elle a eu un… Oh ! que vais-je penser là ? Elle, la pureté même, avoir eu un amant ! Allons donc, c’est impossible !… J’ai mal entendu, mal compris !…

 

À ce moment même, de l’autre côté de la haie, Brin de Muguet s’informait :

 

– Où est-elle donc, ma fille Loïse. ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas accourue déjà ?

 

– La pauvre mignonne s’énervait trop à vous attendre. Elle voyait bien que vous étiez en retard, allez. Je l’ai envoyée jouer dans le jardin, derrière. Sans doute n’a-t-elle pas entendu la voix de son ami Grison, sans quoi elle serait déjà là, expliqua la mère Perrine.

 

– Vite, fit Muguette en se débarrassant vivement de sa cape, courons la surprendre.

 

Valvert entendit encore. Sans doute avait-il fini par se persuader qu’il avait mal compris, car il fut anéanti en entendant celle qu’il aimait répéter ces mots : « Ma fille Loïse », qui retentissaient dans son esprit comme un coup de tonnerre. Il vit les deux femmes se diriger vers le jardin de derrière. Machinalement, il contourna la haie. Il voulait voir, entendre. Peut-être se raccrochait-il désespérément à cette idée qu’il verrait et entendrait des choses qui lui prouveraient qu’il s’était trompé. Il avait bien entendu cependant. Mais il se refusait obstinément à en croire ses oreilles. Il trouva un jour dans la haie où il pouvait très bien passer sans être vu lui même. Il s’arrêta là, regarda, écouta.

 

Une enfant de cinq ans environ jouait tristement au fond du jardin. Elle était jolie à faire rêver avec ses grands yeux d’un bleu limpide plus bleus et plus purs que l’azur éclatant qui brillait au-dessus de sa tête d’ange du bon Dieu, comme disait la mère Perrine, avec ses fins cheveux qui lui faisaient comme une auréole d’or autour de la tête. Elle était vêtue non pas comme une fille du peuple, mais luxueusement, élégamment, comme une fille de riche bourgeoisie. Ah ! on voyait bien que rien ne paraissait trop riche, trop beau pour elle.

 

Elle jouait, avons-nous dit. Elle s’efforçait de jouer, devrions-nous dire. Mais visiblement, son esprit n’était pas au jeu. Elle était inquiète, triste, préoccupée, et elle faisait la moue d’un enfant malheureux qui se retient de toutes ses petites forces pour ne pas éclater en sanglots. Elle tenait sur ses genoux une poupée à qui elle parlait gravement, qu’elle grondait doucement, et les reproches qu’elle adressait à sa poupée trahissaient la peine secrète qui était la sienne :

 

– Vous voyez, zézayait-elle dans un gazouillis très doux, vous voyez, « mamoiselle », vous n’avez pas été sage… Et maman Muguette, fâchée après vous, n’est pas venue… Elle devait venir, maman Muguette, et elle n’est pas venue… elle ne viendra plus maintenant… C’est votre faute, et vous êtes une vilaine, mamoiselle… Vous faites beaucoup de peine à votre maman Loïse… Elle a beaucoup de chagrin, votre maman… beaucoup de cha… grin… sa maman Muguette ne vient pas… Elle ne verra pas sa maman Muguette…

 

Valvert entendait la plainte douce et naïve de l’enfant, et il sentait son cœur saigner dans sa poitrine.

 

Brin de Muguet l’entendait aussi, et elle demeurait là extasiée, ravie, délicieusement remuée.

 

– Ah ! le cher petit ange du bon Dieu, s’attendrit la bonne mère Perrine, l’entendez-vous ? Si vous l’aimez bien, elle vous le rend bien, allez.

 

– Loïse ! appela doucement Muguette, ma petite Loïsette ! L’enfant entendit, leva la tête. Son joli visage s’illumina, ses yeux, ses limpides yeux bleus s’emplirent d’une expression de tendresse infinie. Elle se redressa d’un bond, envoyant rouler « sa fille » dans une plate-bande. Elle eut un cri passionné, dans lequel se résumait toute son ardente affection :

 

– Maman Muguette !…

 

Et elle partit en courant aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes, et vint se jeter dans les bras que lui tendait la jeune fille et l’étreignit nerveusement de ses petits bras, la couvrit de baisers en répétant :

 

– Maman Muguette !… C’est toi !… Te voilà !… ma jolie maman Muguette !…

 

– Ma fille, bégayait Muguette ravie en la dévorant de caresses, ma petite fille chérie !… Ma jolie, ma mignonne Loïsette !… Oh ! tu l’aimes donc bien ta petite maman Muguette ? Dis voir un peu comment tu l’aimes, ta petite maman, mon trésor.

 

Et l’enfant, entourant de ses bras blancs le cou de la jeune fille, frottant doucement sa joue contre la sienne, l’embrassant avec une fougue passionnée, prononça :

 

– J’aime de tout mon cœur ma bonne maman Muguette. Voilà ce que vit et entendit Valvert aux aguets de l’autre côté de la haie.

 

Il ne se sentit pas la force d’en voir et d’en entendre davantage. Il partit, il s’enfuit, titubant comme un homme ivre, se heurtant aux arbres et aux buissons, droit devant lui, sans savoir de quel côté il s’en allait ! Or, s’il était resté plus longtemps, voici ce qu’il aurait entendu : Les premières effusions avec l’enfant passées, les deux femmes s’assirent sur un banc rustique qui se trouvait là. La petite Loïse se plaça sur les genoux de celle qu’elle appelait « maman Muguette ».

 

– Regarde les belles choses que je t’ai apportées, dit Muguette à l’enfant.

 

La mère Perrine avait défait le paquet apporté par la jeune fille. Celle-ci en tira des gâteaux secs, des dragées, tout un tas de friandises et des jouets, beaucoup de petits jouets. Ces merveilles firent trépigner de joie l’enfant. D’un naturel très aimant, la fillette témoigna sa reconnaissance en étreignant passionnément sa petite maman et en l’embrassant à pleines lèvres, plus passionnément encore.

 

Muguette riait comme une bienheureuse, jouissait délicieusement de la joie naïve et bruyante de l’enfant qui, impatiente, se mit à fouiller elle-même dans le paquet qui semblait inépuisable.

 

– Et ça ? fit-elle.

 

– Ça, sourit Muguette, c’est quatre flacons de bon vin pour mère Perrine.

 

Et s’adressant à la brave femme :

 

– Un gobelet de bon vin après chaque repas vous refera des forces. Ce soir, nous entamerons un de ces flacons et nous le finirons demain matin. Car je couche ici, ma bonne Perrine.

 

Tout ce flux de paroles n’avait d’autre but que d’arrêter l’explosion des remerciements de la mère Perrine qu’elle voyait s’attendrir. Elle ne put pas placer un mot, en effet, car l’enfant, qui avait entendu, demanda aussitôt :

 

– Je coucherai avec maman Muguette dans le grand lit, tu veux, dis ?

 

– Oui, ma mignonne.

 

– Et ça ? fit encore la petite curieuse qui s’était remise à fouiller dans le paquet.

 

– Ça, c’est encore pour mère Perrine.

 

– Pour moi ! s’étrangla la bonne femme. Ce beau fichu de soie !… de soie !…

 

– Pour vous, oui, dit Muguette en lui mettant autour du cou le fameux fichu de soie qui la faisait béer d’admiration.

 

– Comme tu es belle, mère Perrine ! s’écria l’enfant émerveillée.

 

– Ah ! demoiselle, c’est trop ! beaucoup trop ! bégayait la mère Perrine attendrie jusqu’aux larmes.

 

Le paquet ne contenait plus de surprises. La petite Loïse courut à un hangar sous lequel l’âne, Grison, s’activait à belles dents devant un râtelier plantureusement garni à son intention. C’est qu’ils étaient une paire d’amis, l’enfant et l’âne. La preuve en est que, en la voyant venir, Grison s’arrêta de manger, tourna la tête vers elle en la regardant de ses grands yeux si doux et se mit à braire joyeusement. Et pour l’enfant, la preuve en est qu’elle lui apportait bien vite sa part des friandises : une bonne poignée de gâteaux secs que l’âne se mit à grignoter en agitant ses longues oreilles avec satisfaction. Et ceci prouvait qu’elle n’était pas seulement très affectueuse, mais qu’elle avait encore bon cœur.

 

Ayant fait ses amitiés à Grison, elle s’en alla ramasser « sa fille », s’inquiéta si elle ne s’était pas fait mal en tombant, la nettoya, la consola et s’empressa de lui montrer les belles choses qu’on lui avait apportées. Elle s’était placée pour cela à une extrémité du banc, tout près des deux femmes par conséquent. Ce qui fait que la mère Perrine fit remarquer :

 

– Voyez comme elle est sage. Elle ne vous quittera pas un instant de toute la journée. Oh ! elle vous aime bien, allez !

 

– Elle ne m’aimera jamais trop, sourit Muguette avec une émotion contenue. Je ne vis que pour elle, moi. Savez-vous, mère Perrine, que pour elle, pas plus tard que ce matin, j’ai éconduit un brave et digne gentilhomme qui me voulait pour femme.

 

– Un gentilhomme !

 

– Un comte, mère Perrine, un comte.

 

– Et vous avez refusé ?… Pour elle ?…

 

Muguette fit signe que oui en souriant. La mère Perrine la dévisagea avec attention. Elle ne paraissait éprouver ni chagrin ni regret. Elle ne manquait pas de finesse, la brave mère Perrine. Elle remarqua fort bien la tranquille indifférence de la jeune fille. Elle sonda :

 

– Jeune, ce comte ?

 

– Guère plus de vingt ans.

 

– Beau ?

 

– Peut-être bien.

 

– Riche ?

 

– Non. Mais une situation magnifique au service d’une grande princesse étrangère qui est la générosité même.

 

– Et vous ne l’aimez pas ?

 

En posant cette question d’un air indifférent, la robuste paysanne observait la jeune fille du coin de l’œil. Celle-ci répondit très simplement :

 

– Non, je ne l’aime pas.

 

Et rêveuse :

 

– Pourtant nul ne me paraît plus digne d’être aimé que ce jeune comte de Valvert… Il s’appelle Valvert… Odet de Valvert… Odet.

 

– C’est un joli nom, fit la mère Perrine dans l’œil de laquelle une lueur de malice venait de s’allumer.

 

– N’est-ce pas ? dit naïvement Muguette. Je n’avais jamais remarqué combien ce nom, Odet, est à la fois frais et doux à prononcer.

 

– Oui, fit la mère Perrine avec le plus grand sérieux, cependant que son regard pétillait de plus en plus, il arrive toujours un moment où l’on fait ainsi des découvertes qui vous étonnent. Et vous dites qu’il est digne d’être aimé, ce brave gentilhomme ?

 

– Si je pouvais aimer, c’est sûrement celui-là que j’aimerais, avoua franchement Brin de Muguet. Et si vous saviez comme il est brave et hardi, malgré ses airs doux et timides, et fort, oh ! si fort, malgré ses allures de gentil damoiseau !

 

Ici, récit bref, mais combien enthousiaste, des exploits de Valvert, Landry Coquenard arraché à la meute de Concini, le roi sauvé d’une mort certaine, la magistrale correction infligée à Rospignac et à ses lieutenants. Rien ne fut oublié.

 

– Jésus ! s’émerveilla la mère Perrine, mais c’est un preux, un paladin, que ce digne gentilhomme ! Et vous dites que vous ne l’aimez pas ?

 

Et comme la jeune fille répétait encore non de la tête :

 

– Bon, bon, je ne suis pas en peine : cela viendra. Et avec un gros rire malicieux.

 

– C’est peut-être déjà venu, sans que vous vous en doutiez.

 

– Quoi ? s’effara Muguette. Qu’est-ce qui viendra, qui est déjà venu sans que je m’en doute ?

 

– Que vous l’aimerez, pardine !

 

Cette fois, Muguette rougit un peu, baissa la tête et demeura un instant silencieuse. Puis redressant la tête :

 

– Je n’ai pas de secrets pour vous, ma bonne Perrine.

 

– Et vous faites bien, car, bien que je ne sois qu’une pauvre paysanne, j’ai de l’expérience, voyez vous, et je ne suis pas de trop mauvais conseil. De plus, je me jetterais volontiers au feu pour vous, demoiselle. Vous le savez bien.

 

– Je sais, ma bonne Perrine, que vous m’aimez bien. Et je vous le rends bien, allez. Je vous dirai donc en toute sincérité que je ne sais si cela viendra, comme vous dites, mais ce que je sais bien, c’est que depuis quelque temps, depuis ce matin surtout, je pense à ce jeune homme plus que je ne le voudrais.

 

– Je vous dis que ça vient, je vous dis que ça vient, jubila la mère Perrine.

 

– Ce serait un bien grand malheur, soupira Muguette.

 

– Pourquoi ? se rebiffa la bonne femme, à cause de la petite Loïse ? Et grondeuse :

 

– Quel bon sens y a-t-il à se sacrifier ainsi pour une enfant qui ne vous est rien ! Loïsette, après tout, n’est pas votre fille.

 

– C’est vrai. Mais je l’aime comme si elle était vraiment ma fille. Et je l’ai adoptée.

 

– Chansons ! aimez-là tant que vous voudrez, la chère mignonne le mérite bien. Mais ne vous sacrifiez pas pour elle. Songez que cette enfant a peut-être encore un père et une mère qui la cherchent. Qui vous dit qu’ils ne finiront pas par la trouver un jour. Ce jour-là, ils viendront vous réclamer leur enfant. Et bien, que ferez-vous ? Dites-le un peu, pour voir : que ferez-vous ?

 

– Il faudra bien que je la leur rende. Ce serait un crime que de ne pas rendre une enfant à sa mère qui la pleure.

 

Elle disait cela très simplement. On voyait qu’elle disait ce qu’elle pensait et qu’elle ferait bravement ce qu’elle disait. Mais elle était très pâle, et on voyait aussi qu’elle éprouvait un déchirement affreux à la pensée qu’il lui faudrait, un jour, se séparer de cette enfant qu’elle chérissait de toute la force de son brave petit cœur qui ne s’était jamais connu d’autre affection que celle-là.

 

La mère Perrine hocha la tête en la considérant d’un air apitoyé. Et d’une voix qui se fit plus grondeuse :

 

– Je sais bien, pardine, que vous la rendrez à ses parents. Vous êtes bien trop honnête pour chercher à vous dérober. Vous la rendrez donc. Et vous demeurerez seule, abandonnée, sans affection, pleurant toutes les larmes de votre corps, vous qui, pourtant, êtes si gaie. Et c’est pour cela que vous aurez sacrifié votre belle jeunesse ?

 

La petite Loïse jouait toujours avec sa poupée qu’elle appelait « sa fille ». Elle semblait uniquement absorbée par le jeu et ne paraissait pas prêter la moindre attention à ce que se disaient les deux femmes près d’elle. Pourtant, elle se leva tout à coup, se jeta avec son impétuosité accoutumée dans les bras de Muguette étonnée, et d’une voix que l’on sentait prête à sangloter :

 

– Je veux rester avec toi, toujours, prononça-t-elle. Je ne veux pas aller avec mes parents. Je ne les connais pas. Ils sont méchants et je les déteste.

 

– Loïse ! Loïse ! s’écria Muguette éperdue, veux-tu bien ne pas dire des choses pareilles ! C’est très vilain !… Si tu répètes encore de si vilaines paroles, je serai fâchée. Je ne t’aimerai plus.

 

D’ordinaire, c’était là la pire des menaces qu’elle pouvait faire à l’enfant. Cette fois cette menace ne produisit pas son effet accoutumé. Loïse se cramponna, désespérément, au cou de la jeune fille, et éclatant en sanglots :

 

– Tu vois bien qu’ils sont méchants, puisque tu ne veux plus m’aimer à cause d’eux.

 

Et, trépignant avec colère :

 

– Ils sont méchants, puisqu’ils veulent m’enlever à toi !… Ils sont méchants, puisqu’ils veulent que tu restes seule abandonnée, à pleurer toutes les larmes de ton corps… J’ai bien entendu mère Perrine qui le disait tout à l’heure. Je ne veux pas m’en aller avec eux. Je les déteste… je les déteste.

 

– Tais-toi, s’écria Muguette, effrayée de l’exaltation de l’enfant, tais-toi, ma mignonne.

 

Et, de sa voix la plus douce, la plus persuasive, elle entama un petit sermon pour lui démontrer qu’elle devait aimer et respecter ces parents qu’elle ne connaissait pas. L’enfant l’écouta avec un sérieux, une attention fort au-dessus de son âge. Quand elle vit qu’elle avait fini, elle secoua la tête avec une douce obstination, et, resserrant son étreinte, la joue contre la joue de la jeune fille :

 

– Je veux bien les aimer et les respecter, puisque tu le veux, dit-elle, mais je ne veux pas qu’ils me séparent de toi. Je veux rester avec ma maman Muguette toujours, toujours…

 

– Hélas ! ma mignonne, gémit Muguette prête à pleurer elle aussi, eux seuls sont les maîtres et il nous faudra bien nous incliner devant leur volonté.

 

L’enfant ne répondit pas tout d’abord. Le pli vertical qui barrait son petit front si pur annonçait qu’elle réfléchissait. Son petit cerveau d’enfant travaillait. À quoi pouvait bien penser ce petit ange blond ? Elle le dit elle-même dans son naïf langage. Futée d’instinct, elle commença par préparer les voies : elle prit le gracieux visage de la jeune fille entre ses blanches menottes et se mit à le caresser doucement, puis elle se frotta, câline, joue contre joue, puis enfin ce fut une avalanche de baisers dans les cheveux, dans le cou, sur les yeux, partout, partout. Et elle parla, et de quelle voix enveloppante.

 

– Maman Muguette, si tu voulais… moi, je sais bien un moyen pour rester toujours ensemble.

 

– Quel moyen, ma mignonne ? L’enfant parut se recueillir et très grave :

 

– Voilà, dit-elle : Tu sais bien, Odet ?

 

– Odet ! suffoqua Muguette. Qui ça, Odet ?

 

– Odet dont tu parlais avec mère Perrine tout à l’heure… Moi, tu sais, maman Muguette, je jouais avec ma fille… Quand même, j’entendais bien ce que vous disiez, va. J’entendais tout, tout, tout.

 

Et dans une explosion :

 

– Je l’aime bien, moi, Odet !… Je l’aime de tout mon cœur !

 

– Mais tu ne le connais pas ! se récria Muguette interdite.

 

– Je l’aime tout de même ! répéta Loïse avec une force singulière. Et elle expliqua :

 

– Je l’aime, parce que tu l’aimes, toi ! Loïse aime tous ceux que sa maman Muguette aime.

 

– Et qui t’a dit que je l’aime ? s’écria Muguette en rougissant malgré elle.

 

– C’est toi.

 

– Je n’ai jamais dit cela !

 

– Tu ne l’as pas dit mais j’ai bien vu que tu le « disais » quand même. Et puis, lui aussi t’aime bien. Loïse aime tous ceux qui aiment sa maman Muguette. Je l’aime bien aussi parce qu’il t’a défendue. Alors, voilà : puisqu’il t’aime et qu’il veut que tu sois sa femme, tu n’as qu’à dire oui. Alors, moi, je serai sa fille. Alors, lui qui est si fort, si fort, il saura bien nous défendre toutes les deux. Alors, personne ne pourra plus nous séparer. Tu ne seras plus seule, abandonnée. Tu ne pleureras plus. Tu vois comme c’est simple. Dis oui, maman Muguette, dis oui, je t’en supplie.

 

– Ah ! le cher petit ange du bon Dieu ! éclata la mère Perrine, c’est qu’elle a trouvé le vrai moyen, elle ! Écoutez-la, demoiselle, écoutez la voix de l’innocence qui parle par sa bouche !

 

– Ah ! se défendit Muguette, si vous vous mettez tous contre moi !…

 

– Il n’y a pas d’autre moyen. L’enfant, inspiré par Dieu, a vu les choses telles qu’elles doivent être. Ce comte de Valvert est un brave cœur. Il adoptera l’enfant qui trouvera un défenseur en lui. Et si elle retrouve ses parents, si ses parents la reprennent… eh bien, vous aurez de beaux enfants à vous, que vous aura donnés votre époux, et ces enfants vous feront trouver moins cruelle la perte de votre Loïsette. Si elle ne retrouve pas ses parents, vous lui aurez donné un père. Et c’est quelque chose, il me semble. Croyez-moi, demoiselle, c’est là la solution la plus naturelle et la meilleure : celle qui vous procurera le bonheur à tous.

 

– Vous en parlez à votre aise, fit Muguette. Et non sans quelque mélancolie :

 

– Mais réfléchissez donc un peu, sans vous laisser emporter par votre aveugle affection pour moi, ma bonne Perrine. Voyons, est-ce que le noble comte de Valvert peut épouser une fille sans nom, une humble bouquetière comme moi ? C’est tout à fait impossible. Il serait fou de ma part d’y penser.

 

– Et pourquoi donc ? dit la bonne femme, tenace. Qui vous dit que vous n’êtes pas aussi noble, plus noble, peut-être, que le comte de Valvert ? Vous me défendez de vous appeler demoiselle. J’essaye de vous obéir. Malgré moi, pourtant, le respect l’emporte, et ce mot me vient souvent à la bouche, tout naturellement. C’est que je vois bien – qui ne le verrait, seigneur Dieu ! – que vous n’êtes pas une femme du commun comme moi. Au bout du compte, vous ne connaissez pas votre famille non plus, vous. Et vous n’êtes pas si âgée qu’il vous faille renoncer à jamais connaître votre père et votre mère.

 

– Mon père !… Ma mère !… murmura Muguette, rêveuse.

 

– Qui vous dit, reprit la Perrine, qu’ils ne vous cherchent pas, qu’ils ne vous trouveront pas un jour ? Et tenez, voulez-vous que je vous dise ? Moi, j’ai dans l’idée que vous les retrouverez, vos parents. Et ce jour-là, on pourrait bien découvrir que c’est vous qui êtes au-dessus de lui. Il se pourrait fort bien que ce soit lui qui, sans le savoir, ait fait une bonne affaire en vous épousant.

 

– Vous rêvez tout éveillée, ma bonne, fit mélancoliquement Muguette. Mes parents, sans doute, ne se soucient guère de moi. Sans, quoi ils m’eussent retrouvée il y a beau temps, je pense. N’en parlons donc plus.

 

– Soit. Parlons de M. le comte de Valvert.

 

– Eh ! que voulez-vous que je vous dise, obstinée que vous êtes ? fit-elle en s’efforçant de trouver son enjouement habituel. En admettant que vous parveniez à me faire changer d’avis, il est trop tard maintenant. J’ai été si formelle, si catégorique, ce matin, que jamais M. de Valvert ne renouvellera sa demande. Vous ne voulez pourtant pas que ce soit moi qui lui courre après, maintenant ?

 

– Soyez tranquille, sourit malicieusement la mère Perrine, vous n’aurez pas besoin d’en venir là. Je vous réponds, moi, qu’il reviendra à la charge. Alors, au lieu de le repousser comme vous avez fait, dites-lui franchement ce qu’il en est au sujet de votre petite Loïsette. Si c’est un homme de cœur, comme je le crois, il sera trop heureux d’adopter l’enfant pour l’amour de vous.

 

Muguette ne paraissait pas bien convaincue. Alors, la petite Loïse, qui avait écouté de son air grave et méditatif, vint à la rescousse de la vieille. Et enlaçant tendrement la jeune fille, de sa voix câline, supplia :

 

– Dis oui, maman Muguette, dis oui.

 

– Eh bien, fit Brin de Muguet vaincue, pour toi, chère mignonne, je dirai oui.

 

– Quel bonheur ! s’écria Loïse en frappant joyeusement dans ses menottes.

 

Et la mère Perrine, avec son sourire le plus malicieux, conclut :

 

– Vous verrez que ce sacrifice-là sera tout de même plus agréable et plus profitable que celui que vous aviez eu l’idée biscornue d’accomplir.

 

Voilà ce que Valvert aurait entendu, s’il avait eu la force et le courage de demeurer un peu plus longtemps aux écoutes, derrière la haie.

 

XIX

L’ABANDONNÉE

 

Il ne sut jamais comment il put revenir dans Paris et ce qu’il y fit, le reste de la journée et de la soirée.

 

Mais Valvert était parti, ainsi que nous l’avons dit, et c’est à lui que nous allons revenir.

 

Il se retrouva chez lui, rue de la Cossonnerie, vers le milieu de la nuit. L’instinct l’avait ramené là sans doute.

 

Landry Coquenard était couché depuis longtemps et dormait comme un bienheureux. Valvert ne le réveilla pas. Il se laissa choir lourdement dans l’unique fauteuil de son appartement, et, brisé de fatigue qu’il était, il finit par s’endormir d’un sommeil pesant, agité.

 

Ce fut là que Landry Coquenard le trouva, le lendemain matin, et tout inquiet, le réveilla. Mais il eut beau poser des questions, employer mille et une ruses pour amener son maître à parler, il ne réussit pas à lui faire desserrer les dents. Valvert se débarbouilla et partit, laissant là Landry Coquenard tout démonté et de plus en plus inquiet. Il s’en alla prendre son service auprès de la duchesse de Sorrientès. Durant deux jours, il accomplit ce service d’une façon purement machinale, sans que personne autour de lui s’aperçût de la crise terrible qu’il traversait. La duchesse remarqua bien qu’il était très pâle. Mais, à la question bienveillante qu’elle lui posa, il répondit sur un ton très naturel qu’il se sentait souffrant. Et ce fut tout.

 

Pendant ces deux jours il ne bougea pas de l’hôtel Sorrientès, où il prit ses repas et coucha. C’est-à-dire qu’il se mit à table, but beaucoup, mais toucha à peine, du bout des dents, aux mets appétissants qu’on lui servit ; il se promena d’un pas furieux dans son appartement, et quand, à la pointe du jour, il se sentit exténué, il se jeta tout habillé sur son lit et dormit une couple d’heures. Pendant ces deux jours, il évita soigneusement de rencontrer Muguette qui vint régulièrement, à son heure accoutumée, apporter ses fleurs à la duchesse.

 

Et il arriva ceci, qu’il était incapable d’avoir prévu, attendu que, dans l’état où il était, il était incapable de raisonner : Muguette désira le voir, lui parler, d’autant plus ardemment qu’elle comprenait bien qu’il la fuyait.

 

Le troisième jour, qui était un mercredi, il sortit au moment où il pensait que la jeune fille allait sortir elle-même. Depuis trois jours pleins qu’il réfléchissait sur ce qu’il allait faire, il avait pu prendre une résolution ferme. En effet, ce fut d’un pas très décidé qu’il alla se blottir dans un renfoncement près de l’hospice des Quinze-Vingts. Et il attendit.

 

Muguette sortit. Elle était toute triste. Durant ces trois jours, elle n’avait cessé de penser à Valvert. Et Valvert demeurait toujours invisible pour elle. L’idée ne lui vint pas que le jeune homme souffrait et ne voulait pas laisser voir sa peine. Non, elle se dit qu’il s’était consolé… bien vite. Par une de ces contradictions bien féminines, elle, qui avait d’abord souhaité qu’il se consolât et l’oubliât, elle eut de la peine en voyant avec quelle rapidité son souhait s’était réalisé. Elle fut toute surprise et toute joyeuse de le voir tout à coup se dresser devant elle. Sa joie tomba toute, d’un seul coup, en voyant les ravages effrayants que ces trois jours avaient faits dans cette physionomie expressive. Et elle se sentit prise d’une immense pitié. Et pourtant, au fond, tout au fond d’elle-même, elle ne put pas réprimer un mouvement de joie secrète ; la joie de se sentir aimée à ce point. Cependant, malgré elle, elle eut un cri douloureux :

 

– Ah ! mon Dieu !

 

– Vous me trouvez bien changé, dit-il fiévreusement. Dieu merci, j’ai bien souffert… Au point que je me demande encore comment il se fait que je suis encore vivant. Vous ne comprenez pas ? Vous allez comprendre. Je vous ai suivie, dimanche. Oui, je vous ai suivie jusqu’à Fontenay-aux-Roses… J’ai entendu… J’ai vu… J’ai vu la petite Loïse.

 

Elle devint toute blanche. Elle le considéra avec des yeux agrandis par l’épouvante : l’épouvante de ce qu’il devait penser, de ce qu’il allait dire et faire. Elle se raidit de toutes ses forces et, d’une voix qu’elle réussit à rendre ferme par un effort de volonté vraiment admirable :

 

– Eh bien, vous savez, maintenant… vous savez que je n’ai pas menti en vous disant que je n’étais pas libre.

 

– Vous ne m’avez pas dit toute la vérité, fit-il avec douceur.

 

Et comme, emportée malgré elle, elle esquissait un geste de protestation :

 

– Passons, reprit-il vivement, je ne vous ai pas arrêtée pour vous adresser des reproches. Je veux vous dire simplement ceci : j’ai vu la petite Loïse… Elle est adorable, cette enfant. Et je comprends que vous l’adoriez. Il faut un père à cette mignonne petite créature. Elle doit en avoir un, comme tout le monde. Mais ce père est-il vivant ou mort ? Vous devez savoir cela, vous…

 

– Je n’en sais rien, dit-elle en fixant sur lui l’éclat lumineux de ses grands yeux.

 

Il chancela. Il passa la main sur son front d’un air égaré. Et, avec une volubilité plus fiévreuse, il reprit :

 

– Écoutez-moi, voici ce que je peux vous proposer, pour vous et pour la petite innocente : si le père est vivant, nommez-le moi. J’irai le trouver, et je vous jure qu’il faudra qu’il vous épouse.

 

D’avoir pu inspirer un tel amour qui allait jusqu’à un tel sacrifice de soi-même, elle se sentit heureuse et fière au-delà de toute expression. Et elle eut toutes les peines du monde à se contenir, à refouler le cri d’ardente gratitude et d’admiration aussi qui montait à ses lèvres. Mais le regard très pur qu’elle fixait sur lui parlait un langage si clair que tout autre que l’amoureux eût compris l’affreuse méprise qu’il commettait et fût tombé à genoux.

 

Mais Valvert suivait son idée fixe. L’idée qu’il ressassait inlassablement depuis trois jours. Il ne pouvait rien voir, rien comprendre, pour l’excellente raison qu’il était à moitié hors de son bon sens. Et il continua :

 

– Vous ne répondez pas ?… Quoi que vous en disiez, il est impossible que vous ne sachiez pas… Voyons, dois-je croire que le père est mort ?… Oui, c’est bien cela.

 

Il souffla péniblement et ce fut comme un râle déchirant. Il prit un temps et acheva précipitamment comme s’il avait hâte d’en finir :

 

– Alors… si vous voulez… je serai, moi, le père de l’enfant ! L’offre que je vous ai faite de devenir ma femme, je vous la renouvelle. En vous épousant, je reconnaîtrai l’enfant et je vous jure que je l’aimerai vraiment comme un père. Pour vous, voyez-vous, je me sens capable de tout… Acceptez, je vous parle en galant homme et ne croyez pas que j’agis à la légère. Il y a trois jours que je réfléchis à ce que je dois faire. Je vous donne ma parole de gentilhomme que jamais je ne regretterai rien, jamais je ne ferai la moindre allusion au passé… Acceptez, si ce n’est pour moi, que ce soit pour l’enfant.

 

Elle ne répondit pas tout de suite. Émue, bouleversée jusqu’au plus profond d’elle-même, elle eût été incapable de prononcer une parole en ce moment. Mais toute sa gratitude infinie, tout son amour qui s’éveillait enfin devant tant de générosité, de noble abnégation, rayonnaient dans son regard.

 

Il crut qu’il n’avait pas réussi à la convaincre. Il grelotta :

 

– Vous refusez ?… Je vous fais donc horreur ?… Si cela est, dites-le franchement. En vous quittant, je vous jure que je vais tout droit me plonger ce fer dans le cœur… Vous serez ainsi délivrée de moi et de mes importunités.

 

Elle comprit qu’il ferait ainsi qu’il disait, peut-être sous ses yeux mêmes, car il avait tiré l’épée à moitié hors du fourreau. Elle eut un cri de terreur folle qui était en même temps un aveu :

 

– Odet !…

 

Et elle se jeta sur lui, l’étreignit à pleins bras, renfonça la maudite lame au fond de son fourreau, et, comme si elle redoutait encore le terrible geste homicide, elle lui saisit la main droite entre ses deux mains à elle, la serra convulsivement, la tint emprisonnée, immobilisée.

 

Lui, la laissait faire, ne comprenant pas encore. Alors elle parla, d’une voix tremblante, douce, oh ! si douce, qu’il en frémissait jusqu’au plus profond de son être :

 

– Quelle erreur est la vôtre !… Comment avez-vous pu croire ?… Odet (elle disait Odet tout naturellement, sans y prendre garde), Odet, je vous ai dit que j’ignorais si le père de ma fille Loïse était mort ou vivant. Cela s’explique de la manière la plus naturelle du monde : Odet, Loïse n’est pas ma fille… Loïse est une enfant perdue, volée peut-être, que j’ai adoptée et à laquelle je me suis si profondément attachée que je ne l’aimerais certes pas davantage si elle était ma fille. Voilà la pure vérité.

 

– Est-ce possible ?

 

– Puissé-je être foudroyée si je mens !…

 

Elle se tenait toute droite, un peu pâle, souriant doucement malgré son émoi. Et il y avait une telle irradiation de pureté en elle qu’il ne douta pas un instant de sa parole. Il ne douta pas et il comprit enfin ce que son attitude disait si clairement. La joie s’abattit en lui en rafale puissante. Puis il courba la tête, honteux :

 

– Pardon !… Oh ! pardon !…

 

Elle se pencha sur lui et, d’une pression très douce et pourtant irrésistible, elle le releva en disant :

 

– Je n’ai rien à vous pardonner. Ce que vous avez cru, tout le monde l’aurait cru comme vous. Mais personne, personne au monde, croyant ce que vous avez cru, n’aurait agi aussi noblement que vous l’avez fait, vous. Ah ! comme je vous avais bien jugé et comme vous êtes bien non seulement le plus brave, le plus fort, mais encore le plus noble, le plus généreux des hommes. Vous n’avez rien à vous reprocher, vous dis-je. Le coupable, le seul coupable, c’est moi. J’ai agi comme une étourdie, d’abord en disant à tout venant que j’avais une fille, puis en manquant de confiance en vous. J’aurais dû, l’autre jour, quand j’avais pu apprécier la noblesse de votre cœur, j’aurais dû vous dire franchement, loyalement ce qu’il en était. Je ne l’ai pas fait. J’ai eu tort et c’est à moi de vous demander pardon pour les tourments que vous devez à ma sottise et à mon manque de franchise.

 

Radieux, il exprima toute sa gratitude :

 

– Ah ! comme vous êtes bonne !… Et comme je vous adore !

 

– Maintenant, dit-elle en retrouvant son sourire espiègle, il faut que vous sachiez tout… tout ce que je sais de moi-même et de Loïse. Et je sais si peu de choses que j’aurai vite fait de tout vous dire.

 

Elle se recueillit un instant. Il s’enhardit. À son tour, il lui prit la main, qu’il effleura d’un baiser respectueux et, la gardant entre les siennes sans qu’elle songeât à la retirer.

 

– Je vous écoute, dit-il avec un accent de tendresse profonde.

 

– Qui suis-je ? commença-t-elle. Où suis-je née ? Que sont mes parents et vivent-ils encore ? Je n’en sais rien. Du plus loin que je me souvienne, je me vois au pouvoir d’une femme qui s’appelait La Gorelle et qui prenait soin de me rappeler à chaque instant que j’étais une fille abandonnée qu’elle gardait par charité. Dans ce temps-là, il paraît que j’avais un nom de baptême, comme tout le monde, que La Gorelle connaissait et me donnait de temps en temps ? Je crois que si on le prononçait devant moi, je le reconnaîtrais. Mais il y a si longtemps et je l’ai si peu entendu que, seule, je n’ai jamais pu parvenir à le retrouver, car j’ai longtemps cherché à le retrouver. J’ai fini par y renoncer. La Gorelle, qui devait avoir ses raisons pour cela, me donna bien vite un autre nom. Elle m’appela d’abord « Fille abandonnée ». Puis, trouvant sans doute ce nom trop long, elle m’appela : « l’Abandonnée » tout simplement. C’est le seul nom que je me connaisse. La Gorelle n’était peut-être pas une méchante femme, mais elle était d’une cupidité inimaginable, insatiable. Et cette cupidité lui faisait commettre froidement les pires méchancetés. Elle avait mis dans sa tête que c’est moi qui pourvoirais à ses besoins d’abord et qui, plus tard, assurerais sa fortune. Tous les moyens lui étaient bons pour arriver à ce résultat. Quand j’étais toute petite, elle me prenait dans ses bras, à demi-nue, et s’en allait mendier. Et elle me pinçait jusqu’au sang pour me faire pleurer, parce que les larmes d’un enfant excitent la compassion des âmes charitables, qui se montrent plus généreuses.

 

– L’abominable mégère ! gronda Valvert indigné.

 

– Plus tard, vers trois ou quatre ans, comme elle n’aimait pas s’exposer elle-même aux intempéries, elle m’envoya mendier toute seule. Si la recette que je rapportais lui paraissait insuffisante, elle me rouait de coups et m’envoyait coucher sans manger. Cette recette, pourtant assez fructueuse, ne lui paraissait jamais suffisante, parce que son insatiable cupidité lui faisait sans cesse augmenter ses exigences. Plus tard encore, vers sept ou huit ans, elle m’envoya dans les champs ramasser des fleurs sauvages que j’allais vendre ensuite. C’est ainsi que j’ai appris mon métier de bouquetière. Je ne connais qu’une seule bonne action à l’actif de cette femme, encore devait-elle avoir un intérêt que j’ignore qui la guida en cette occasion : elle ne manquait pas d’une certaine instruction, elle m’apprit à lire et à écrire. Abandon, misère, labeur acharné, au-dessus des forces d’une enfant, privations et mauvais coups, voilà en quelques mots toute mon histoire et j’aurais aussi bien pu ne pas vous en dire plus long.

 

– Pourquoi ? fit-il en lui pressant tendrement la main. Pensez-vous que rien de ce qui vous touche peut me laisser indifférent ? Je vous en prie, dites-moi tout, au contraire… Tout ce que vous savez.

 

Elle reprit :

 

– Si encore elle s’en était tenue là. Mais je grandissais. Je devenais gentille – c’est elle qui le disait. Et elle avait fait cet abominable rêve de me livrer, moyennant finances, à quelque seigneur généreux et débauché. Si je ne suis pas allée rouler dans la fange du ruisseau, ce n’est pas la faute des ignobles conseils qu’elle ne cessait de me prodiguer.

 

– Ah ! l’exécrable guenon, la détestable truie !… si je la tenais, celle-là !… s’emporta Valvert en serrant les poings.

 

– Bah ! fit-elle avec son sourire malicieux, tout cela est bien loin, maintenant. Écoutez l’histoire de ma petite Loïse.

 

– J’écoute, sourit Valvert, vous ne pouvez croire avec quel intérêt passionné.

 

Il disait vrai. Il s’intéressait passionnément à tout ce qu’elle disait. Et cet intérêt s’étendait à la petite Loïse. Pourquoi ? Parce que dès le premier instant, dès qu’il avait appris de la bouche de sa bien-aimée que Loïse était une enfant perdue, volée peut-être, il avait invinciblement pensé à son cousin Jehan de Pardaillan et à sa fille Loïse qui lui avait été volée. Et il se disait :

 

« Si c’était elle, pourtant !… »

 

Sans soupçonner l’intérêt particulier qui le rendait si attentif, elle reprit son histoire :

 

– C’est dans une grande ville du midi, à Marseille, que j’ai vécu jusqu’à l’âge de douze ans. À cette époque, La Gorelle partit. Comme de juste, elle m’emmenait avec elle. Nous allions, me dit-elle, à Paris, il nous fallut un an pour y arriver, car elle ne paraissait point trop pressée. Nous y arrivâmes il y a quatre ans. Je ne sais ce que fit La Gorelle. Mais je me souviens que dès la première semaine de notre arrivée, je la vis rentrer un jour tenant une grosse bourse pleine de pièces d’or qu’elle se mit à compter devant moi. Il fallait que sa joie fût bien grande pour qu’elle s’oubliât ainsi devant moi. Elle alla plus loin, dans un moment d’expansion, elle m’avoua que si certaine affaire qui nécessitait son départ immédiat réussissait comme elle l’espérait, elle gagnerait deux autres bourses pareilles. Dès le lendemain, elle partit, en effet, je ne saurais vous dire où elle alla ni ce qu’elle fit, attendu qu’elle me laissa à Paris, sous la surveillance d’une mégère comme elle. Au bout d’un mois, elle revint, à la tombée de la nuit, et comme je venais de rentrer moi-même de mes interminables courses par la ville. Car il faut vous dire que, malgré qu’elle ne fût pas là, je n’en continuais pas moins à vendre des fleurs au profit de la femme qui me gardait, qui raflait l’argent que je rapportais et qui ne se montrait guère moins exigeante que La Gorelle. En sorte que si je ne perdais rien au change, je n’y gagnais rien non plus. La Gorelle rentra donc comme il commençait à faire nuit. Elle portait un paquet caché sous sa mante. La porte verrouillée, elle défit ce paquet. Il contenait un enfant. C’était Loïse.

 

– Et vous dites, interrogea Valvert, que cela se passait il y a quatre ans ?

 

– Oui.

 

– Vous en êtes sûre ?

 

– Oh ! tout à fait.

 

– À quel mois de l’année ?

 

– Au mois d’août.

 

– Pouvez-vous préciser vers quel moment du mois d’août ?

 

– Sans peine. La Gorelle rentra un jour de fête carillonnée, le jour de la sainte Marie.

 

– Le 15 août, par conséquent, fit Valvert qui avait tressailli plusieurs fois devant la précision de ses réponses.

 

Elle, devant ces questions, s’inquiéta :

 

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

 

– Je vous le dirai tout à l’heure, répondit Valvert en la rassurant d’un sourire. Continuez, je vous prie.

 

– Dès le lendemain matin, à l’ouverture des portes de la ville, nous reprenions la route du midi. La Gorelle emportait l’enfant caché sous sa mante. Tout d’abord, elle n’eut pas d’autre souci que de s’éloigner de la ville le plus possible et le plus vite possible. Nous marchâmes donc durant toute une semaine, ne nous arrêtant que juste le temps nécessaire pour réparer nos forces. Au bout de ce temps, elle se jugea sans doute assez éloignée et elle s’arrêta. Il me fallut reprendre le travail qui avait été interrompu durant cette marche forcée. Il faut vous dire que Loïse avait à peu près un an lorsque La Gorelle l’apporta. Elle n’était plus dans ses langes, elle portait des vêtements grossiers, usagés. Il faut vous dire aussi que La Gorelle m’avait donné à porter, entre autres objets, un paquet qu’elle m’avait recommandé de ne pas perdre, attendu qu’il représentait de l’argent pour elle. Je savais ce qu’il m’en aurait coûté, si j’avais eu le malheur d’égarer ce paquet. J’y veillais donc. Mais un jour j’eus la curiosité de voir ce que contenait ce précieux paquet et je le défis. Il contenait des vêtements d’enfant, les plus beaux, les plus riches qui se pussent voir. Je compris que c’étaient les vêtements de Loïse. Loïse était d’une riche et noble famille, attendu que toutes les pièces de son habillement portaient une couronne brodée. D’instinct, sans idée arrêtée et sans réfléchir aux suites fâcheuses que ce geste pouvait avoir pour moi, je volai une de ces pièces : un petit bonnet garni de dentelles précieuses.

 

– Que vous avez gardé, comme de juste ?

 

– Précieusement, vous pouvez le croire. Un jour peut-être servira-t-il à la faire reconnaître des siens.

 

– Et qui porte aussi la fameuse couronne brodée ?

 

– Une couronne de marquis, oui… J’ai su cela plus tard.

 

– En sorte que Loïse serait la fille d’un marquis ? exulta Valvert.

 

– Cela ne souffre aucun doute pour moi.

 

– Ensuite ? ensuite ? fit avidement Valvert. Dites-moi s’il ne résulta rien de fâcheux pour vous de ce larcin.

 

– Non, fit-elle en riant. À la première grande ville où nous nous arrêtâmes, La Gorelle, dont la cupidité tirait argent de tout, alla vendre les vêtements de la petite. Elle dut en tirer un profit qui la satisfit, car elle ne fit jamais la moindre allusion à la disparition de ce petit bonnet. Je n’ai pas besoin de vous dire que, privée de toute espèce d’affection, je m’étais mise aussitôt à adorer la petite. Elle était si mignonne, si jolie et si malheureuse, le pauvre petit chérubin ! Elle, de son côté, elle sentit tout de suite qu’elle n’avait plus que moi au monde, plus d’autre refuge qu’en moi, et ce fut sur moi qu’elle porta toute son affection. Vous pensez si j’étais aux anges ! Je n’étais plus seule sur la terre. J’avais quelqu’un qui m’aimait, moi, l’Abandonnée, comme La Gorelle m’appelait. La misérable existence qui était la mienne s’ensoleillait du sourire de ce petit ange blond. Mais nous nous étions installées dans une grande ville, et alors commença pour Loïse la vie qui avait été autrefois la mienne. Par la pluie, le soleil ou la neige, La Gorelle l’emmenait au coin des rues, sous le porche des églises, et elle tendait sa petite menotte bleuie par le froid aux passants.

 

– Elle a fait cela ?… s’étrangla Valvert. Et elle la pinçait aussi pour la faire pleurer ?

 

– Son pauvre petit corps était tout couvert de bleus.

 

– Ah ! la misérable sorcière ! Qu’elle ne tombe jamais sous ma main, si elle ne veut être rouée de coups ! Martyriser ainsi deux pauvres enfants ! Que la peste l’étrangle ! Que le diable l’emporté !

 

Muguette sourit à la fureur que montrait Valvert.

 

– Heureusement, reprit-elle, que le martyre de la pauvre mignonne ne se prolongea pas trop longtemps. La Gorelle n’aimait pas beaucoup se fatiguer. Elle me confia la petite. Ses misères furent à peu près finies. Seulement, moi, j’étais obligée de rapporter double recette, sans quoi…

 

– C’est vous qui payiez pour la petite, interrompit Valvert, ému jusqu’aux larmes.

 

– Ah ! dame, oui. Je puis dire que j’en ai reçu, des coups, dans ce temps-là. Plus que je n’avais de bouchées de pain, assurément. Pourtant c’est un vrai bonheur, pour moi, que Loïse soit venue échouer dans cet enfer qu’était notre existence. Sans elle, je n’aurais jamais eu le courage de me soustraire à la tyrannie de cette méchante femme. Et qui sait ? peut-être aurais-je fini par rouler au ruisseau où elle s’acharnait à me pousser. Quoi qu’il en soit, je ne voulais pas que celle que j’appelais déjà ma fille, quand nous étions seules, supportât ce que j’avais supporté. Un jour, je partis à la grâce de Dieu, mais non pas au hasard, car j’avais choisi la route de Paris à dessein. J’emmenai Loïse, qui allait sur ses deux ans. J’eus la chance d’échapper aux poursuites de La Gorelle, qui dut certainement nous chercher partout, et je réussis à venir ici, à Paris. En route j’avais trouvé moyen d’amasser quelques sous. Je commençai par cacher Loïse, car si je ne redoutais plus La Gorelle pour moi-même, j’avais une peur affreuse que ma malchance ne l’amenât à Paris, qu’elle ne vit l’enfant et ne la reprit pour lui faire subir le même sort que j’avais subi. Loïse à l’abri, je m’organisai. Elle m’avait porté bonheur : tout ce que j’entreprenais me réussissait que c’en était une bénédiction. Aujourd’hui je gagne largement ma vie. Loïse vit à la campagne, au grand air, sous la garde d’une excellente femme à qui j’ai eu la chance de rendre quelques petits services et qui est devenue mon associée ; c’est elle qui cultive les fleurs que je vends et nous partageons les bénéfices. Loïse ne manque de rien et moi… moi, le croiriez-vous ? j’ai de côté quelques centaines de livres qui ne doivent rien à personne. Voilà. Vous connaissez maintenant mon histoire et celle de « ma fille » Loïse, aussi bien que moi.

 

– Maintenant, dit-il avec une émotion contenue, c’est moi qui veillerai sur vous et sur « notre » fille. C’est moi qui pourvoirai à vos besoins. Et vous pouvez être assurée que le comte de Valvert saura faire respecter sa femme et sa fille… Car j’espère qu’aucun scrupule ne vous retient plus, maintenant, et que vous acceptez enfin de devenir ma femme.

 

– Oui, je l’accepte, dit-elle. Et, avec un sourire malicieux :

 

– J’accepte non pour l’enfant, comme vous me disiez tout à l’heure, mais pour…

 

Elle s’arrêta tout à coup, confuse. Il implora :

 

– Achevez, de grâce ! Elle acheva, bravement :

 

– Pour vous et pour moi.

 

Et elle lui tendit le front. Sur ce front si pur, il déposa le plus tendre le plus chaste des baisers. Et, avec une émotion profonde, un accent d’une douceur infinie :

 

– Ah ! Muguette, mon joli Brin de Muguet, comme je vais vous adorer et vous choyer pour vous faire oublier vos mauvais jours passés !… Comme nous allons être heureux !… Voyez, déjà le bonheur nous sourit : Loïse, « votre » petite Loïse, d’après ce que vous venez de me dire, j’ai découvert sa famille.

 

Il la vit pâlir. Il lui prit les deux mains, les baisa tendrement et rassura :

 

– Ne vous alarmez pas. Si je vous parle ainsi délibérément, c’est que je sais, je suis sûr que vous n’aurez pas à vous séparer de l’enfant.

 

– Vrai ? fit-elle en respirant plus librement.

 

– J’en suis sûr, vous dis-je. Pourtant, il faudra me montrer ce petit bonnet que vous avez gardé. Il faudra me le confier.

 

– Quand vous voudrez, dit-elle sans hésiter.

 

Et, rassurée, tant sa confiance en lui était déjà grande :

 

– Je vous en prie, parlez… Je grille d’envie de savoir de qui ma Loïse est la fille.

 

– Loïse est la propre fille de Jehan de Pardaillan. Et voyez notre chance : Jehan de Pardaillan est mon cousin germain par alliance.

 

– Jehan de Pardaillan, dit-elle. Le jour où vous m’avez tirée des mains de ce laquais de Rospignac, M. de Pardaillan, le père, m’a posé quelques questions au sujet de Loïse. Je venais précisément de me heurter à La Gorelle. Vous pensez si je me tenais sur mes gardes. J’ai répondu à ces MM. de Pardaillan que Loïse était ma fille. Ils ont paru navrés. Depuis j’ai eu du regret d’avoir menti avec tant d’assurance. Je me suis dit que c’était peut-être le père de ma Loïsette qui cherchait sa fille, que j’avais ainsi trompé. Je me suis renseignée. On m’a dit : « M. de Pardaillan est chevalier. Son fils aussi. » Je me suis dit : « Puisque Loïse est la fille d’un marquis, elle ne peut être la fille de ce M. de Pardaillan qui n’est que chevalier. » Ma conscience alarmée s’est tranquillisée et je n’y ai plus pensé. Et vous me dites, vous, que c’est bien lui le père. Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?

 

– Celui qui vous a renseignée, ma douce Muguette, vous a trompée, ou était lui-même mal renseigné. Il est vrai que MM. de Pardaillan ne prennent pas d’autre titre que le titre modeste de chevalier. Mais, par son père, Jehan de Pardaillan était comte de Margency. Écoutez, maintenant : par son mariage avec ma cousine Bertille, marquise de Saugis et comtesse de Vaubrun, il est devenu marquis de Saugis et comte de Vaubrun. Comprenez-vous, maintenant ?

 

– Je comprends.

 

– Et vous, en consentant à devenir ma femme, vous allez devenir la propre cousine du père et de la mère de Loïse. Les parents reprendront leur fille – ne vous alarmez donc pas, vous dis-je – c’est assez naturel, il y a quatre ans qu’ils remuent ciel et terre pour la retrouver. Mais écoutez bien ceci : Savez-vous où sont situés les quelques lopins de terre et la bicoque en ruine qui constituent mon comté de Valvert ?

 

– Comment voulez-vous que je sache ? fit-elle, souriant.

 

– C’est juste, dit-il en riant de tout son cœur. Eh bien, Valvert touche à Saugis… Ah ! vous commencez à comprendre !

 

– Oui, dit-elle en laissant éclater toute sa joie. Nous irons vivre à Valvert, près de Saugis. Les deux familles n’en feront qu’une… Loïse aura deux mères pour la gâter, au lieu d’une !

 

– Deux mères et deux pères, ajouta-t-il en riant plus fort qu’elle.

 

XX

LES AUDIENCES PARTICULIÈRES DE LA DUCHESSE DE SORRIENTÈS

 

Il y avait dix jours que le comte Odet de Valvert était entré au service de la duchesse de Sorrientès. Durant ces dix jours, Landry Coquenard était venu mystérieusement à l’hôtel Sorrientès, cinq ou six fois. Chaque fois, la duchesse l’avait reçu dans son oratoire. Et ces entretiens, plus ou moins longs, n’avaient jamais eu de témoin. Soit qu’il eût pris ses mesures en conséquence, soit que le hasard l’eût favorisé, Landry Coquenard ne rencontra jamais Valvert, qui continua d’ignorer les relations occultes qui s’étaient établies entre sa maîtresse et son écuyer.

 

Durant ces dix jours, Muguette vint régulièrement tous les matins, comme nous l’avons dit. Et pas une fois elle n’aperçut La Gorelle. Elle ignora la présence de celle qui avait été son bourreau dans cette maison où elle venait avec tant de plaisir. Landry Coquenard ne la trouva jamais plus sur son chemin. Il ne s’inquiéta pas d’elle, ne chercha pas à savoir si elle était encore au service de la duchesse ou si elle n’y était plus. La Gorelle ne l’intéressait guère, il ne pensa plus à elle. Il est certain que, si elle était encore à l’hôtel, elle avait été confinée à la lingerie avec ordre de ne pas se montrer à ces deux personnages.

 

Quant à Valvert, il ne connaissait pas La Gorelle. S’il rencontra cette femme, il ne fit pas plus attention à elle qu’il ne faisait attention aux filles de service, chambrières, servantes ou ouvrières innombrables de cette fastueuse et immense demeure où vivait tout un monde.

 

Ainsi donc, la duchesse de Sorrientès avait chez elle, sous sa main la fille de Concini, née à Florence il y avait de cela dix-sept ans, et que le père avait voulu faire jeter dans l’Arno, une pierre au cou. Elle avait de plus les deux seuls personnages – Landry Coquenard et La Gorelle – qui connaissaient le secret de la naissance de cette enfant ainsi que le crime projeté par le père. Et ces trois personnages lui étaient tout dévoués, les uns par intérêt, les autres parce qu’elle avait su capter leur confiance et gagner leur amitié.

 

Nous allons montrer maintenant pourquoi la duchesse avait attiré ces trois personnages chez elle et ce qu’elle voulait faire d’eux. Pour cela, nous allons nous attacher à la duchesse et la suivre pas à pas dans toutes ses évolutions.

 

La veille, mardi, la duchesse avait reçu un billet. Après l’avoir lu, elle avait appelé d’Albaran et lui avait donné un ordre. Le colosse était parti pour exécuter cet ordre. Il était revenu au bout de deux heures. Et, à une interrogation muette de sa maîtresse, il avait répondu :

 

– C’est entendu, madame, il vous recevra demain, à l’heure que vous avez fixée, dans son hôtel de la rue de Tournon, où il se trouve en ce moment.

 

– Nous irons donc demain matin rue de Tournon, avait répondu la duchesse qui ajouta :

 

– Prends tes dispositions pour m’accompagner. Le colosse s’était incliné en silence et était sorti.

 

Nous avons dit que la duchesse s’occupait fort activement de bonnes œuvres. Il n’y avait guère plus de quelques semaines qu’elle s’était établie dans ce magnifique hôtel, transformé, agrandi, métamorphosé expressément pour elle, avec une rapidité qui tenait du prodige, par une véritable armée d’ouvriers qui avaient abattu en quelques jours une besogne qui eût nécessité plusieurs mois de travail s’ils n’avaient été si nombreux et si royalement payés. Ces quelques semaines de séjour avaient suffi pour que sa réputation de bienfaisance et de rare générosité se répandît par la ville. Aussi, à une certaine heure de la matinée, qui fut vite connue, tout ce qu’il y avait de nécessiteux dans la ville, la Cité et l’Université venait frapper à la porte de l’hôtel, qui demeurait grande ouverte pour eux. En sorte que, à cette heure matinale, c’était une cohue compacte qu’on trouvait dans la rue Saint-Nicaise. L’heure passée, la rue retombait à son isolement ordinaire et n’était plus guère sillonnée que par les gens de l’hôtel.

 

La plupart de ces miséreux ne pénétraient pas dans la maison. Ils étaient reçus par une espèce de sous-intendant qui leur distribuait quelque menue monnaie à chacun. Ces pauvres diables partaient en célébrant les louanges de la généreuse duchesse, en la couvrant de bénédiction, sans l’avoir vue.

 

Quelques-uns, plus intrigants ou plus chanceux, entraient dans la maison, parvenaient jusqu’à la duchesse qui leur accordait une audience particulière. Ces audiences avaient toujours lieu dans l’oratoire. Et, par une délicatesse hautement appréciée de tous, nul ne pénétrait dans l’oratoire à ce moment : la duchesse épargnait ainsi à ces malheureux l’humiliation de révéler leur misère ou leurs affaires personnelles à d’autres qu’à elle-même. Tous les jours, il y avait ainsi un certain nombre de ces privilégiés admis à l’honneur d’un entretien en tête à tête avec la duchesse. Ces entretiens étaient généralement assez brefs. Tous ces privilégiés tiraient sans doute une assistance satisfaisante de la bienfaisante duchesse, car, comme les autres, ils se retiraient tous en chantant ses louanges.

 

Enfin, il arrivait parfois qu’un pauvre diable se présentait en dehors de l’heure fixée pour ces sortes de réceptions. Celui-là, s’il insistait, était toujours conduit au comte d’Albaran, qui l’écoutait avec bienveillance et décidait s’il devait être reçu ou non par là duchesse.

 

Or, ce mercredi matin, pendant que Valvert s’entretenait avec Muguette près de l’hospice des Quinze-Vingts, un de ces miséreux, qui avait passé auprès d’eux sans qu’ils eussent fait attention à lui, s’était présenté à l’hôtel en dehors de l’heure réglementaire. L’homme n’avait pas l’allure ni le costume sordide d’un mendiant. C’était ce que l’on appelle un pauvre honteux. Un de ces hères qui semblent mettre leur orgueil à dissimuler leur misère sous les dehors d’une propreté méticuleuse. Celui-ci, à en juger par son costume, très propre mais usé jusqu’à la corde, paraissait être un bourgeois : quelque commerçant qui n’avait pas réussi dans ses affaires.

 

Suivant l’habitude en pareil cas, l’homme fut conduit à d’Albaran, devant lequel il se présenta, humble et courbé ainsi qu’il convenait à un solliciteur. Quant à d’Albaran, il avait cette attitude de bienveillance un peu hautaine qu’il prenait dans ces occasions-là. Mais dès que la porte se fut refermée sur le laquais qui avait introduit l’humble bourgeois, l’attitude des deux hommes se modifia instantanément : le bourgeois se redressa, d’Albaran quitta son air protecteur, s’avança, souriant et la main tendue, et en espagnol, prononça :

 

– Enfin, vous voilà, mon cher comte. Et vous avez fait bon voyage ?

 

– Autant qu’il est possible de le faire en pareil équipage, répondit le« cher comte » en serrant cordialement la main qu’on lui tendait et avec une moue fort dépitée.

 

– C’est-à-dire on ne peut plus mal, traduisit d’Albaran en riant. Je vous plains de tout mon cœur.

 

– Bah ! fit l’homme en levant insoucieusement les épaules, le service est le service.

 

– Venez, trancha d’Albaran, Son Altesse vous attend avec impatience.

 

Il le conduisit lui-même à l’oratoire, l’introduisit et se retira dans l’antichambre qui précédait cet oratoire. Il demeura là, prêt à accourir au premier appel de sa maîtresse.

 

Le mystérieux solliciteur, qu’il avait accueilli comme un ami, qui était espagnol comme lui et à qui il avait donné le titre de comte, se trouva seul devant la duchesse assise dans son fauteuil. Il fit trois pas. À chaque pas il s’arrêta et exécuta la plus savante, la plus impeccable des révérences de cour. Et cela s’accomplissait avec tant d’élégante distinction que, malgré son misérable costume, il gardait fort grande allure. Ces trois pas l’amenèrent devant le fauteuil de la duchesse, qui attendait, sans un mot, sans un geste, calme et majestueuse comme une reine. Et, comme s’il eût été, en effet, devant une reine, il fléchit le genou et attendit.

 

– Bonjour, comte, prononça la duchesse de sa voix grave et harmonieuse, dans le plus pur castillan.

 

Et, avec un sourire gracieux, elle lui tendit la main en un geste de souveraine. Le comte prit respectueusement du bout des doigts cette main blanche et l’effleura du bout des lèvres.

 

– Relevez-vous, comte, autorisa gracieusement la duchesse.

 

Le comte obéit en silence, fit une nouvelle révérence, aussi profonde, aussi impeccable que les précédentes, et, se redressant, dans un geste large, théâtral, il se couvrit de son méchant petit feutre et attendit, dans une attitude fière, ainsi qu’il convenait au grand d’Espagne qu’il était, paraît-il, puisqu’il se permettait d’user de ce singulier privilège qu’ont les grands d’Espagne de se couvrir devant leur souverain.

 

La duchesse ne parut ni étonnée ni choquée. Évidemment, elle était habituée à ce cérémonial.

 

– Comment se porte le roi, mon bien-aimé cousin ? interrogea-t-elle tout d’abord.

 

– Grand merci, madame. Sa Majesté le roi Philippe d’Espagne, mon très gracieux souverain (ici nouvelle révérence du comte qui ôta et remit son chapeau), se porte à merveille.

 

– Remercié soit le seigneur Dieu, et qu’il garde toujours en joie et prospérité notre bien-aimé souverain, prononça gravement la duchesse.

 

– Amen ! dit le comte avec la même gravité. Et il ajouta :

 

– Sa Majesté a bien voulu me charger de vous dire qu’elle vous tient toujours en très haute et très particulière estime et de vous assurer qu’elle vous gardera toujours toute sa faveur et toute son amitié.

 

– Vous remercierez bien humblement le roi de ma part. Vous l’assurerez de mon immuable attachement et de mon inaltérable dévouement.

 

– Je n’y manquerai pas, madame. Sa Majesté a bien voulu, en outre, me charger de remettre à Votre Altesse ces lettres dont une est, tout entière, écrite de sa royale main.

 

La duchesse prit les lettres que le comte lui tendait. Et rien, dans sa physionomie immuablement calme, ne trahissait l’impatience avec laquelle elle attendait ces lettres, à ce qu’avait dit d’Albaran, du moins.

 

Avec le même calme souverain, posément, elle fit sauter les larges cachets et parcourût rapidement des yeux les missives, sans qu’il fût possible de lire sur son visage fermé l’impression qu’elles lui procuraient. Sa lecture achevée, elle posa les lettres sur la table qu’elle avait à sa portée et frappa sur le timbre. D’Albaran parut aussitôt.

 

– La litière ? fit-elle, laconiquement.

 

– Prête, répondit d’Albaran avec le même laconisme.

 

– Nous allons rue de Tournon.

 

– Bien, madame.

 

Et d’Albaran sortit vivement.

 

La duchesse se tourna alors vers le comte. Il attendait, figé dans son attitude un peu théâtrale. Seulement, sur son visage se lisait l’étonnement que lui causait la rapidité de décision de la duchesse. Elle vit cet étonnement, comprit et une ombre de sourire passa sur ses lèvres. Ce fut si discret et si rapide que le comte ne s’en aperçut pas. Elle reprit, avec le même laconisme qu’elle avait employé vis-à-vis de d’Albaran :

 

– L’argent ? Le roi ne m’en parle pas…

 

– Il doit être en route présentement.

 

– Combien ?

 

– Quatre millions, madame.

 

– C’est peu, fit-elle avec une moue de dédain. Elle parut calculer mentalement et :

 

– Enfin, avec ce que j’ai à moi, on pourra peut-être faire, dit-elle. Comte, vous allez repartir. Vous direz au roi que dès la réception de ses lettres, je me suis mise à l’œuvre, sans perdre une seconde.

 

– Je le dirai, madame, et j’attesterai qu’en effet vous êtes le chef le plus actif et le plus résolu qui se puisse rêver.

 

– Vous ajouterez, reprit la duchesse, sans relever le compliment, que je ne suis pas demeurée inactive en attendant ces lettres. J’ai préparé les votes. Et je crois pouvoir répondre du succès.

 

– Je répéterai à Sa Majesté les propres paroles de Votre Altesse, mot pour mot.

 

– Allez, comte, congédia la duchesse.

 

Elle lui tendit de nouveau la main en le gratifiant d’un sourire. De nouveau, il fléchit le genou devant elle et effleura des lèvres le bout de ses ongles roses. Il se releva et se dirigea vers la porte. Il avait instantanément repris son allure humble et courbée de quémandeur. Il sortit une bourse de sa poche, la garda ostensiblement dans sa main et sortit en couvrant de bénédictions la généreuse grande dame qui avait consenti à lui venir en aide. Et il parlait en excellent français, cette fois.

 

Nous ne voulons pas dire que tous les miséreux à qui la duchesse accordait des audiences particulières étaient de grands personnages comme ce comte grand d’Espagne qui sortait de chez elle. Cependant il est probable que la plupart – pour ne pas dire tous – étaient des émissaires à elle, ou à la cour d’Espagne, à qui elle donnait ses ordres en vue de quelque mystérieuse et formidable besogne que nous ne tarderons pas à connaître maintenant.

 

XXI

PARDAILLAN REPARAÎT

 

Quelques instants plus tard, précédée de son escorte commandée par d’Albaran, la litière de la duchesse de Sorrientès débouchait de la place des Trois-Mairies et s’engageait sur le Pont-Neuf. Cette fois, les mantelets de cuir étaient écartés et la duchesse se montrait à tous les yeux. Vêtue de cette robe blanche très simple, que nous avons vue, nonchalamment accotée contre une pile de coussins de soie cramoisie, elle regardait d’un air distrait la foule qui sillonnait ce pont, le plus animé du Paris d’alors.

 

Dans le même moment, un cavalier, monté sur un cheval blanc d’écume, manteau jeté sur l’épaule, s’engageait sur ce même pont, à l’autre extrémité, venant de la rue Dauphine.

 

Ce cavalier, c’était le chevalier de Pardaillan.

 

Pardaillan qui, à en juger par son costume de voyage couvert de poussière, venait de fournir une longue étape, qui revenait probablement de Saugis où nous savons qu’il était allé accompagner son fils Jehan. Pardaillan qui, tout en se laissant bercer par le mouvement de son cheval qu’il avait dû, dans cette cohue, mettre au pas, se disait :

 

« Allons, encore quelques minutes et je me trouverai chez cette excellente Nicole, confortablement assis devant une table convenablement garnie de choses appétissantes, et je pourrai apaiser la faim qui me tenaille, la soif qui m’étrangle. Après quoi, le ventre plein, je regagnerai mon lit, où j’espère bien ne faire qu’un somme jusqu’à demain matin. Ah ! je me fais vieux, corbleu, je me fais terriblement vieux ! Pour une malheureuse étape un peu plus longue que les autres, me voilà exténué de fatigue ! »

 

Et il soupira.

 

Pardaillan, sur son cheval, avançait dans un sens pendant que la duchesse, dans sa litière, avançait dans l’autre sens. Le moment approchait où ils allaient se croiser. Parvenu sur le terre-plein où l’on projetait d’élever une statue équestre au roi Henri IV – projet qui ne devait être réalisé que quelques années plus tard – Pardaillan sentit tout à coup sa selle vaciller sous lui.

 

Il mit lestement pied à terre. Et il accomplit ce mouvement avec une vivacité, une légèreté bien surprenantes chez un homme qui se prétendait si vieux et exténué de fatigue. Courbé sur le flanc de sa monture, il se mit à resserrer la sangle de la selle. Ceci fait, il allait se redresser, sauter en selle et repartir. À ce moment, la litière n’était plus très loin de lui. Par hasard, les yeux de Pardaillan tombèrent sur la duchesse qui ne pouvait le voir, masqué qu’il était par son cheval : Et il eut un sursaut violent, tandis que, emporté malgré lui, il s’exclamait d’une voix sourde :

 

– Fausta !…

 

Et, au lieu de se redresser comme il allait le faire, il se courba davantage, parut s’activer à arranger la sangle, ramena furtivement les pans du manteau sur le visage, se dissimula enfin, autant qu’il put, derrière son cheval. La duchesse – ou Fausta, puisque Pardaillan, qui était si bien payé pour la connaître, disait que c’était elle – passa sans voir ce chevalier qui arrangeait la sangle de sa selle.

 

Quand il jugea qu’elle était trop loin pour le reconnaître au cas où elle se retournerait, Pardaillan se redressa lentement. De son regard étincelant il suivait Fausta, cependant que ses traits se figeaient en une froideur de glace, ce qui, chez lui, était l’indice certain d’une émotion violente.

 

– Fausta !… répétait-il dans son esprit. Fausta !… Elle n’est donc pas morte ?…

 

Et, avec un froncement de sourcils :

 

– Fausta… à Paris !… Oh ! oh !… Que diable Fausta vient-elle faire à Paris ?…

 

Et, avec un de ses sourires en lame de couteau :

 

– Je crois que, de ce coup, voilà renversé le plantureux dîner que je me proposais de faire !

 

Et, levant les épaules avec insouciance :

 

– Bah ! je n’en souperai que mieux… si toutefois je soupe… Tout en songeant de la sorte, il s’était remis en selle, il avait tourné bride, et déjà, le visage enfoui dans le manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, déjà il suivait la litière. Pardaillan était toujours le même : l’homme aux décisions promptes, promptement mises à exécution. L’âge semblait n’avoir eu aucune prise sur lui. La barbe et les cheveux étaient devenus gris, mais il avait gardé la souplesse et la vigueur de la jeunesse.

 

Pardaillan, qui se disait vieux, qui, l’instant d’avant, soupirait après un bon repas et un bon lit, Pardaillan, dès l’instant où il aperçut Fausta, qu’il croyait morte, oublia qu’il était vieux et qu’il avait faim et qu’il était exténué pour la suivre. Et, en la suivant, il se parlait à lui-même à bâtons rompus :

 

« Oui, corbleu ! c’est bien elle, et je ne m’étais point trompé !… C’est qu’elle n’est pas changée… Que diable vient-elle faire à Paris ?… On ne lui donnerait pas plus de trente ans… Où diable s’en va-t-elle ainsi ? Pourtant, si je sais bien compter, elle doit avoir dans les quarante-six ans… Bon, voilà ce que je cherchais. »

 

Il s’était arrêté devant un cabaret. Il sauta à terre, entra dans la salle commune. En le voyant paraître, le cabaretier se hâta d’accourir, le bonnet à la main, avec toutes les marques du plus profond respect. Pardaillan lui fit signe de le suivre et sortit aussitôt.

 

– Je vous le confie, dit-il en montrant son cheval. La pauvre bête est fatiguée. Soignez-la bien. Je reviendrai la chercher… je ne sais quand.

 

Le cabaretier ne manifesta pas la moindre surprise. Il devait être habitué aux façons de Pardaillan. Il prit le cheval par la bride, en assurant « Monsieur le chevalier qu’il aurait le plus grand soin du cheval de Monsieur le chevalier ».

 

Pardaillan n’entendit pas ses assurances : il était déjà reparti à la poursuite de Fausta. Et il avait repris sa conversation avec lui-même, conversation dont le décousu indiquait les sautes brusques qui se faisaient dans son esprit :

 

« Ce n’est pas que la bonne bête n’aurait pu fournir encore un effort, Dieu merci, nous en avons fait d’autres, elle et moi. Mais un cheval, avec Fausta… par Pilate, que vient-elle faire à Paris ?… Un cheval avec elle, pouvait être bien gênant… Et où va-t-elle ainsi ?… Ah ! diable, c’est qu’elle me paraît vouloir sortir de la ville… Si elle va loin ainsi, me voilà bien loti… J’aurais dû garder le cheval… Eh ! eh ! moi qui m’ennuyais de ne rien faire, peut-être vais-je avoir trop d’occupation… Voilà qu’elle franchit la porte Dauphine… Tiens, tiens, tiens… décidément non, j’ai bien fait de remiser le cheval… je gage qu’elle va voir son compatriote, le signor Concini… monsou lou maréchal d’Ancre… maréchal, un pleutre, un ruffian qui n’a jamais su ce que c’est que de porter une épée, quelle pitié !… Que peut-elle comploter avec le Concini ?… Quelle besogne ténébreuse, terrible, comme toujours avec elle, vient-elle accomplir ici ?… Oui, décidément, nous nous dirigeons vers la rue de Tournon… Savoir… savoir… Heu ! entrer chez le Concini ?… Ce n’est pas là qu’est la difficulté… Quelle chance que Jehan soit demeuré à Saugis, près de sa femme malade… Mais entendre la conversation de Mme Fausta avec monsou le maréchal, voilà qui serait intéressant… Ce n’est pas que je doute de mon fils. Je suis sûr qu’il n’hésiterait pas un instant, entre elle et moi. Et d’ailleurs, il ne la connaît pas, elle… Il doit y avoir un moyen… c’est qu’il faudrait que je sache ce qu’elle complote… Bien qu’il ne la connaisse pas, il me répugnerait de voir le fils entrer en lutte contre sa mère… Car il n’y a pas à se le dissimuler, dès l’instant que voilà Fausta à Paris et que m’y voilà aussi, la lutte reprendra entre elle et moi… Je suis bien content que Jehan n’ait pas à participer à cette lutte… Lutte sournoise, comme autrefois, terrible, acharnée, qui, cette fois, ne se terminera que par la mort de l’un de nous deux, peut-être de tous les deux… Corbleu de corbleu, pourtant il faut que j’entende… Oui, mais comment ?… Je savais bien qu’elle allait chez Concini !… »

 

En effet, la litière, venant de s’engouffrer sous la haute voûte, pénétrait dans la cour d’honneur.

 

Pardaillan s’arrêta. Il cherchait toujours dans sa tête le moyen, non pas d’entrer dans l’hôtel, ce qui en effet était facile, mais d’entendre ce que la visiteuse venait dire à Concini. Et ceci était un peu plus malaisé, pour ne pas dire impossible.

 

Devant la porte de l’hôtel, à l’écart des gardes et des gentilshommes qui se tenaient là, Stocco allait et venait, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un. Stocco avait vu passer Fausta. Il la connaissait sans doute, car il lui avait adressé un de ces saluts exorbitants et gouailleurs dont il avait le secret. Et il avait repris sa promenade un instant interrompue.

 

Pardaillan aperçut Stocco. Et il eut un de ces sourires aigus qui n’appartiennent qu’à lui. Il écarta brusquement le manteau et mit son visage à découvert. Et il ne bougea plus.

 

Ce qu’il attendait se produisit. Les yeux de Stocco tombèrent sur lui. Il pâlit. Il fit rapidement demi-tour et s’engouffra sous la voûte avec une précipitation qui était une belle et prompte fuite.

 

Pardaillan le guidait du coin de l’œil. En deux enjambées il le rattrapa et abattit la main sur son épaule.

 

Sans se retourner, Stocco se secoua comme le sanglier coiffé qui veut s’arracher aux crocs de la meute. Mais Pardaillan le tenait bien, Et quand il tenait quelqu’un, il ne fallait pas compter lui faire lâcher prise. Pardaillan ne lâcha donc pas Stocco. Mais de sa voix railleuse, il prononça :

 

– Je te fais donc bien peur, maître Stocco, que tu détales ainsi ?

 

Stocco cessa de se démener. N’ayant pas réussi à se dégager par surprise, il savait qu’il n’avait plus qu’à se tenir tranquille. Pardaillan le lâcha alors. Il était sûr que l’homme à tout faire de Léonora ne chercherait plus à s’enfuir. Eh effet, Stocco ne bougea pas. Il était toujours aussi pâle. Il n’avait plus cet insupportable air de gouaillerie insolente qui lui était particulier. Suivant une expression populaire expressive, comme toutes les expressions populaires, « il n’en menait pas large ». Il s’inclina avec un respect qui n’était pas affecté, celui-là, et prononça :

 

– Oui, monsieur, j’ai peur de vous…

 

Et se redressant, rivant sur Pardaillan un regard flamboyant :

 

– Et pourtant, vous savez que je ne crains ni Dieu ni diable.

 

Pardaillan le considéra, ayant aux lèvres un de ces sourires qui inquiétaient terriblement ceux qui le connaissaient bien. Et levant les épaules :

 

– J’ai besoin de te dire deux mots qui ne doivent pas être entendus, dit-il.

 

Ils se mirent à l’écart dans la cour. Baissant la voix et désignant Fausta du coin de l’œil, Pardaillan formula cette demande comme une chose très naturelle :

 

– Tu vois cette illustre princesse qui franchit les marches du perron d’honneur, là-bas ?… Il faut que tu t’arranges de manière à ce que je puisse, sans être vu moi-même, assister à l’entretien, qu’elle va avoir avec ton maître.

 

De pâle qu’il était, Stocco devint livide. Il recula précipitamment de deux pas, comme s’il avait vu soudain un gouffre béant s’ouvrir à ses pieds. Et il regarda Pardaillan avec des yeux remplis d’épouvante.

 

Pardaillan, de la tête, fit plusieurs fois « oui », de l’air de quelqu’un qui maintient résolument sa demande.

 

– C’est comme si vous me demandiez ma tête, monsieur, grelotta Stocco.

 

– Je sais, dit froidement Pardaillan. Mais je sais aussi que tu tiens particulièrement à ta tête – et du diable si je sais pourquoi, car elle est plutôt hideuse, ta tête – et que tu t’arrangeras pour que je ne sois pas surpris, pour que tu ne sois pas soupçonné, et, en conséquence, pour que ta précieuse tête ne soit pas menacée.

 

– Tout, monsieur, râla Stocco qui tremblait de tous ses membres, tout ce que vous voudrez, mais ne me demandez pas cela… C’est impossible… tout à fait impossible, monsieur.

 

– Soit, dit Pardaillan avec la même froideur. Alors je te saisis des deux mains que voici, je te traîne devant Concini, et je lui raconte certaines choses que tu sais aussi bien que moi. Notamment comment est morte certaine maîtresse particulièrement chérie de Concini et dont il a juré de venger la mort. Alors ta précieuse tête tombe… Sans compter qu’avant de la faire tomber, Concini s’amusera bien un peu à t’infliger quelques petits tourments de son invention.

 

Et d’une voix rude :

 

– Allons, choisis, et dépêche-toi, car voici la princesse qui disparaît. Si le regard avait le pouvoir de tuer, Pardaillan fût tombé roide sous le coup d’œil mortel que lui décocha Stocco. Mais Pardaillan en avait vu bien d’autres. Ce n’était pas un Stocco qui pouvait l’émouvoir. Voyant qu’il ne se décidait pas, il allongea les deux mains et les abattit sur l’espion. Celui-ci comprit que la menace n’était pas vaine. Quant à espérer qu’il pourrait s’arracher à son étreinte, il savait bien qu’il n’était pas de force à le faire. Il n’y songea même pas. Il grinça, vaincu :

 

– Venez… et puissiez-vous être damné jusqu’à la consommation des siècles :

 

– Bon, railla Pardaillan, maudis-moi tant que tu voudras, mais obéis. C’est ce que tu as de mieux à faire. Quant au reste, je suis bien tranquille : tu sauras bien t’arranger pour ne pas être pris.

 

Ils se mirent en marche. Dans un couloir, Pardaillan qui, comme bien on pense, ne perdait pas de vue son guide, surprit un regard menaçant, un sourire équivoque. Il saisit Stocco par le bras et le serra. D’une voix étouffée, Stocco gémit :

 

– Vous me faites mal !… Qu’est-ce qui vous prend ?

 

Pardaillan continua de serrer, Stocco gémit un peu plus fort. Alors, d’une voix qui fit courir un frisson de terreur le long de son échine, Pardaillan l’avertit :

 

– Ne t’avise pas de me conduire dans un traquenard. Ne va pas te tromper de chemin… Sans quoi, tu ne sortiras pas vivant de mes mains. Marche, maintenant. Et marche droit : j’ai l’œil sur toi.

 

Il le lâcha. Stocco se le tint pour dit cette fois. Et frottant son bras endolori, il « marcha droit ».

 

XXII

FAUSTA ET CONCINI

 

Concini vint recevoir lui-même l’auguste visiteuse, à l’entrée du vestibule. Il était seul, somptueusement vêtu, comme à son ordinaire. Il s’inclina devant elle avec toutes les marques extérieures du plus profond respect. Et tout de suite, de sa voix chantante, enveloppante, avec un léger accent zézayant, il expliqua :

 

– Vous le voyez, madame, j’ai rigoureusement suivi vos instructions. Gardes, gentilshommes, pages, huissiers et laquais, tout le monde a été écarté. J’ai fait la solitude sur le chemin que nous avons à parcourir. En sorte que tout le monde ignorera que l’illustre princesse Fausta a fait au pauvre gentilhomme que je suis l’insigne honneur de le venir visiter.

 

– Je n’attendais pas moins de votre galanterie, remercia Fausta. Mais, vous le voyez, Concini, j’ai réfléchi, depuis, et j’ai rendu vos précautions inutiles en venant ici à visage découvert et en laissant le mystère de côté. N’importe, je ne vous en sais pas moins gré de ce que vous avez fait.

 

Elle posa ses doigts sur le poing qu’il lui tendait et, sans ajouter un mot, ils se dirigèrent vers le cabinet de Concini. Celui-ci avait dit vrai : dans les salles qu’ils durent traverser, dans les couloirs, partout, sur leur chemin, ils ne trouvèrent que le silence et la solitude. Ils ne rencontrèrent pas un être vivant. La maison – cette partie de la maison, du moins – paraissait déserte.

 

Dans son cabinet. Concini conduisit cérémonieusement Fausta vers un fauteuil où elle s’accommoda. Lui-même demeura respectueusement debout devant elle. Alors, très naturellement, comme si elle avait été chez elle, elle invita gracieusement :

 

– Asseyez-vous, Concini.

 

Concini obéit aussitôt, sans un mot, sans un geste ; autre qu’une révérence de remerciement. Il agissait avec elle, en tête à tête, exactement comme il agissait avec Marie de Médicis quand le cérémonial intervenait entre eux. Il se montrait d’une politesse raffinée, calme, souriant, dégagé de toute préoccupation ou de toute contrainte. Mais le papillotement fréquent des paupières indiquait qu’au fond il se sentait agité, inquiet et se tenait sur ses gardes, sur la plus prudente, la plus attentive des réserves.

 

Il fallait avoir le coup d’œil infaillible de Fausta – ou de Pardaillan – pour saisir cette nuance si ténue, qu’elle eût échappé à tout autre. Fausta comprit, elle. De même qu’elle saisit au passage le furtif et très rapide coup d’œil, qu’en s’asseyant il lança sur une portière. Elle comprit, elle saisit ce coup d’œil et instantanément elle vit, sans avoir eu l’air de regarder, que cette portière, comme par hasard, était placée derrière son dos, à elle, alors que Concini l’avait juste en face de lui.

 

– Léonora est là, derrière cette portière, se dit-elle. Sur mon dos, sans que je puisse rien y faire, elle le guidera par gestes, s’il est besoin. Allons, l’affaire sera chaude.

 

Et elle se replia sur elle-même comme l’athlète qui ramasse ses forces pour la lutte. Et cependant, de sa voix grave, avec son plus gracieux sourire, elle engageait aussitôt le fer :

 

– N’est-ce pas une chose vraiment merveilleuse que ce soit moi qui vienne vous visiter, vous.

 

Concini saisit à merveille l’allusion. Il ne cessa pas de sourire. Et, de sa voix la plus caressante, riposta du tac au tac :

 

– En effet, madame, qu’une princesse souveraine comme vous daigne se déranger pour un simple gentilhomme comme moi, c’est là un honneur inestimable, dont je garderai le souvenir précieux ma vie durant. Mais laissez-moi vous dire que, si vous en aviez manifesté le désir, je me serais fait un devoir d’accourir moi-même prendre vos ordres.

 

– Non, dit Fausta avec un enjouement bien rare chez elle, il serait outrecuidant de la part d’un solliciteur de demander au sollicité de se déranger. Et, puisque aussi bien je viens solliciter, c’était à moi de venir à vous.

 

– Oh ! madame, que me dites-vous là ? se récria Concini. Et, avec son exquise politesse :

 

– La princesse Fausta ne sollicite pas : elle commande, et on obéit.

 

– Voilà qui me met à mon aise et me fait bien augurer du succès de ma démarche, sourit Fausta.

 

– Quoi que ce soit que vous ayez à me demander, tenez-le pour accordé d’avance, assura Concini avec un accent de franchise qui eût trompé tout autre que Fausta.

 

Et, tout de suite, avec son plus doux sourire, il ajouta cette restriction :

 

– À condition que cela dépende de moi, car je ne puis m’engager que pour moi.

 

– Cela va sans dire, accepta Fausta sans cesser de sourire. Voici donc ce que je viens solliciter du tout-puissant maréchal et marquis d’Ancre. Peu de chose en vérité : la grâce d’un pauvre prisonnier auquel je m’intéresse particulièrement.

 

Évidemment, Concini s’attendait à tout autre chose. Il fut si stupéfait, qu’il en laissa tomber un instant le masque derrière lequel il s’abritait et laissa voir sa stupeur. Il regarda Fausta comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles. Elle souriait toujours, d’un sourire qui n’eût pas manqué de le remettre sur ses gardes, s’il l’avait mieux connue.

 

– N’est-ce que cela ? s’écria-t-il ? Et, avec un empressement joyeux :

 

– Comment se nomme ce prisonnier auquel vous vous intéressez ?

 

Fausta prit un temps. Et le fouillant de son regard profond, avec une lenteur calculée :

 

– C’est M. le comte d’Auvergne, duc d’Angoulême, qui gémit à la Bastille depuis tantôt dix ans.

 

Cette fois, Concini s’était ressaisi, avait remis son masque. Fausta eut beau le dévisager, elle ne parvint pas à découvrir l’effet produit par la révélation de ce nom. Concini, cependant, se disait :

 

– Je commence à entrevoir son jeu ; elle veut rendre la liberté au bâtard de Charles IX pour le lâcher ensuite sur moi. Ce n’est pas mal calculé. Mais si elle se figure que je vais la laisser faire, elle se trompe étrangement.

 

À ce moment, la portière, en face de lui, s’écarta légèrement, sans bruit. Et le visage disgracié de Léonora, ce visage que les fards, dont il était recouvert, parvenaient difficilement à rendre supportable, apparut une seconde. La tête fit un non énergique, résolu, et disparut aussitôt derrière la portière. Ce non ne fit que confirmer Concini dans sa résolution déjà prise. Ceci, comme on pense, avait pris à peine le temps d’un éclair. Déjà Concini répondait. Et il se désolait, exagérant outrageusement son accent italien :

 

– O peccato ! Je croyais qu’il s’agissait d’un prisonnier ordinaire et je me faisais fort d’obtenir… Mais le duc d’Angoulême !… Diavolo… ! c’est une autre affaire !… Ah ! povera signora ! vous vous êtes trompée de porte !… Ce n’est pas à moi qu’il fallait vous adresser : c’est à Sillery… ou Villeroy… ou Puisieux… je ne sais pas au juste quel est le ministre compétent.

 

– N’êtes-vous pas Premier ministre ? demanda Fausta, qui ne pouvait pas être dupe de la comédie.

 

– Moi ! se récria Concini, mais je ne suis rien, illoustrissima signora !… Rien que l’ami de Sa Majesté la reine régente !… Le plus humble, le plus dévoué de ses amis et serviteurs.

 

– Qu’à cela ne tienne, dit Fausta conciliante, ami de la régente, c’est un titre qui a son poids… son bon poids. Intercédez près d’elle pour mon protégé. Je me suis laissé dire que la reine, quand vous le voulez bien, ne sait rien vous refuser.

 

– On exagère, madame, on exagère beaucoup… trop.

 

– Essayez quand même… pour moi, insista Fausta.

 

– Cristo Santo ! mais vous me demandez de tenter l’impossible, signora ! se désespéra Concini. Vous n’êtes pas, je le vois, au courant des affaires de la cour… sans quoi, vous sauriez que la reine est montée, outrageusement montée contre ce « pôvre » duc d’Angoulême !…, Ah ! le poretto, s’il n’y avait que moi !… Mais la reine, ohimé !… intercéder près d’elle en faveur du duc d’Angoulême, mais ce serait chercher la disgrâce irrémédiable, absolue. J’aimerais mieux, oui, j’aimerais mieux répandre mon sang, tout mon sang ici même, à vos pieds.

 

– Ainsi donc, ce que je croyais facilement réalisable vous paraît impossible.

 

– Tout à fait impossible, signora.

 

– N’en parlons donc plus.

 

Fausta dit cela d’un air très naturel, sans marquer la moindre humeur, en souriant plus que jamais. Voyant qu’elle se montrait de si bonne composition, Concini crut pouvoir protester :

 

– Vous me voyez désespéré, signora ! Demandez-moi autre chose qui soit en mon pouvoir, et je veux que la foudre m’écrase si je ne vous l’accorde pas sur-le-champ.

 

– Je désirais rendre à la liberté le duc d’Angoulême. Je croyais que vous pourriez le faire. Il paraît que je me suis trompée. N’en parlons plus, vous dis-je.

 

Elle disait cela d’un air si détaché que Concini redevint inquiet, se demanda si ce n’était pas là une simple escarmouche pour aboutir à une autre demande plus importante. Mais Fausta s’était mise à parler d’autre chose. Elle bavardait en toute confiance, simple, familière, comme si Concini avait été son égal. Et ce bavardage familier, pour qui l’eût connue, eût paru plus redoutable que tout. Elle parlait de l’Italie, de Florence surtout, puisque Concini était Florentin. Et elle semblait avoir un fonds inépuisable d’anecdotes croustillantes, comiques ou terribles, qu’elle racontait avec un entrain qu’on ne lui eût jamais soupçonné. Et Concini l’écoutait, si prodigieusement intéressé, qu’il en arrivait parfois à oublier de se demander où elle voulait en venir.

 

Il ne devait pas tarder à être fixé. D’anecdote en récit, Fausta en vint, le plus naturellement du monde, à placer le récit qu’elle tenait à lui faire entendre, tout ce qu’elle avait dit jusque-là, n’ayant pas eu d’autre but que de préparer ce récit.

 

– Il y a une vingtaine d’années, dit-elle, vivait à Florence un jeune gentilhomme…

 

Et s’interrompant :

 

– Au fait, était-il gentilhomme ? Entre nous, je puis bien vous le dire, non, il n’était pas gentilhomme. Mais il criait bien haut, lui, qu’il était d’excellente noblesse. Et comme il était fort beau garçon, fort élégant, qu’il ne manquait pas d’une certaine distinction, on le croyait sans trop de peines ou feignait de le croire, ce qui, pour lui, était l’essentiel. Si vous le voulez bien, nous ferons comme ceux-ci : nous admettrons sa gentilhommerie.

 

Dès ce préambule, Concini avait dressé l’oreille. Cependant, il ne pensait pas encore qu’il était personnellement mis en cause. Fausta reprit son récit :

 

– Donc, ce jeune gentilhomme, fort joli garçon, fort élégant, était aussi fort pauvre. Ce dont il rageait. Comme les femmes accueillaient assez volontiers les déclarations enflammées qu’il savait leur débiter sur un ton passionné, et comme il était dénué de scrupules, il se servit de cette espèce de fascination qu’il exerçait sur elles pour leur soutirer de l’argent et faire figure dans le monde. Il commença d’abord modestement par de simples chambrières, des ouvrières, des bourgeoises. Il en arriva rapidement aux dames. Il n’était pas riche, mais il le paraissait, car il menait grand train avec l’argent de ses belles. Vers 1596, il faisait figure de grand seigneur, jetait l’or à pleines mains, sans compter. Ses succès lui avaient donné de l’ambition et il ne doutait plus de rien. Il voulut être quelqu’un et, pour arriver à ce résultat, il eut l’audace de jeter ses vues… devinez sur qui, je vous le donne en mille…

 

– Que sais-je ? répondit Concini qui commençait à se reconnaître dans le portrait qu’elle venait de tracer.

 

– Sur la propre fille du grand-duc François, révéla Fausta triomphante.

 

– Peste, il ne doutait de rien ! s’exclama Concini, qui maintenant était fixé, comprenait que c’était de lui qu’il était question et se demandait avec une angoisse admirablement dissimulée où elle voulait en venir.

 

– Et ce qu’il y a de plus merveilleux, continua Fausta, c’est qu’il réussit avec la fille du grand-duc, aussi bien qu’il avait réussi avec les ouvrières florentines. La fille du grand-duc de Toscane et d’une archiduchesse d’Autriche devint la maîtresse de ce… petit gentilhomme.

 

– Ah ! signora, tint tête Concini, pour le coup, je crois que vous allez trop loin. Mieux que personne, vous devez savoir, combien les grands sont exposés à la calomnie.

 

– Je sais, dit Fausta, mais je n’avance rien dont je ne sois sûre. Et, avec une insistance destinée à attirer l’attention de Concini et qui, en effet, lui donna fort à réfléchir :

 

– Rien que je ne sois en état de prouver. Elle devint sa maîtresse, vous dis-je. Tant et si bien que, en l’an 1597, dans le palais grand-ducal, elle mit clandestinement au monde un enfant… une fille.

 

Elle fit une pause, observa Concini. Il ne dit pas un mot. Il réfléchissait profondément. Mais il continuait de montrer un masque souriant, un peu sceptique. Sans être dupe de ce calme apparent, elle reprit :

 

– Notre petit gentilhomme avait un valet, homme à tout faire, en qui il avait toute confiance. Il lui remit l’enfant, sa fille, en lui commandant d’aller la jeter dans l’Arno, une pierre au cou. Ce qui fut fait… paraît-il. Or, écoutez la fin, c’est plus merveilleux : trois ans plus tard, la maîtresse du petit gentilhomme, la mère de cette petite créature qui avait été noyée avec son consentement – car elle avait consenti à ce meurtre – épousait un monarque étranger, un des plus grands rois de la chrétienté… Elle partit pour rejoindre son royal époux… Elle emmenait avec elle son amant. Dans cette nouvelle patrie, grâce à sa maîtresse devenue reine, notre petit gentilhomme d’antan était devenu un personnage considérable. Pas aussi considérable qu’il le souhaitait cependant, car, je vous l’ai dit, il était ambitieux… d’une ambition démesurée, et ce qu’il rêvait, c’était d’occuper la première place dans le royaume de sa maîtresse. Malheureusement, il y avait l’époux. Il lui fallait ronger son frein. Un jour, un bienheureux accident supprima l’époux. Les vœux de notre homme se trouvèrent comblés : il était devenu le maître d’un des plus beaux royaumes de la chrétienté… Concini, faut-il vous dire le nom de ce petit gentilhomme ?… Faut-il nommer la fille-mère, l’infanticide devenue…

 

– Inutile, madame, dit résolument Concini, qui avait pris son parti. Le petit gentilhomme, c’est moi. L’infanticide, c’est la reine Marie de Médicis. J’ai très bien compris. Et tenez, je suis beau joueur, moi. Je vais être franc, d’une franchise qui vous paraîtra cynique, mais peu m’importe, nous sommes seuls et personne ne peut nous entendre. Je reconnais que votre histoire est vraie. J’ai été et je suis l’amant de Marie de Médicis. J’ai eu une fille d’elle que j’ai fait jeter dans l’Arno. Après ?… À quoi tendez-vous ?… À m’arracher la mise en liberté du duc d’Angoulême ?…

 

– Oui, dit nettement Fausta.

 

– Vous ne l’obtiendrez pas. Je ne suis pas un niais, corpo di Cristo ! Je sais très bien qu’Angoulême n’aura rien de plus pressé que de se remettre à conspirer, qu’il luttera contre moi, qu’il cherchera à prendre la place du petit roi, Louis XIII. Inutile d’insister, il restera où il est… Il y est très bien, à mon sens. À quoi tend cette histoire ? Auriez-vous par hasard l’intention de la publier ?

 

– Pourquoi pas ?

 

– Et vous pensez m’effrayer avec cela ! fit Concini en éclatant de rire. Personne ne vous croira… Car, vous ne pensez pas que j’aurai la naïveté de renouveler en public les aveux que je viens de vous faire. On ne vous croira pas, vous dis-je. Vous n’avez pas l’ombre d’une preuve à produire.

 

Fausta approuvait doucement de la tête toutes ses paroles. Mais elle souriait de son sourire inquiétant. Il était clair qu’elle lui réservait une terrible surprise, qu’elle ne sortirait que lorsqu’elle jugerait le moment venu. En attendant, elle jouait avec lui, comme le chat joue avec la souris avant de lui briser les reins d’un coup de griffe. Non par plaisir pervers, mais simplement parce qu’elle voulait lui faire dire de quelles armes il disposait pour sa défense, afin de l’abattre plus sûrement.

 

– J’ai, dit-elle, le témoignage de l’homme qui a noyé l’enfant. Je sais où trouver Landry Coquenard – vous voyez que je suis bien renseignée –, il parlera quand je voudrai.

 

– Un laquais que j’ai chassé, un homme de sac et de corde ! Beau témoignage, ma foi ! railla Concini.

 

– C’est vrai, reconnut Fausta, le témoin peut paraître suspect. Mais j’ai plus et mieux. J’ai oublié de vous faire part d’un petit détail, Concini. Je vais réparer mon oubli. Ce Landry Coquenard était un homme qui avait des sentiments religieux. Croiriez-vous qu’il s’avisa de faire baptiser l’enfant avant de la jeter à l’eau comme un pauvre chien ? Il le fit si bien, que voici l’acte de baptême dûment en règle… La copie, s’entend.

 

Elle fouilla dans son sein et en retira un papier qu’elle tendit à Concini. Celui-ci le prit machinalement. Il ne s’attendait pas à ce coup. Il fut un instant démonté. Mais se remettant aussitôt :

 

– Eh ! qu’importe cet acte ! Nous soutiendrons qu’il est faux !

 

– Il l’est, en effet, sourit Fausta, vous voyez que je suis franche, moi aussi. Cependant, l’acte véritable, authentique, existe et je pourrais le produire s’il me plaisait. Cet acte porte les signatures : 1° du prêtre qui est mort, mais dont il sera facile de vérifier la signature en consultant le registre de la paroisse ; 2° du parrain, Landry Coquenard bien vivant, et qui attestera lui ; 3° de deux témoins, morts tous les deux. L’acte porte que l’enfant est fille du seigneur Concino Concini et de mère inconnue. Cet acte authentique, je l’ai fait falsifier comme suit : 1° à la place de ces mots « mère inconnue », on a mis en toutes lettres le nom de la mère : Marie de Médicis ; 2° à la place de la signature d’un des deux témoins morts, on a mis le nom d’une femme, La Gorelle, qui, comme Landry Coquenard, est bien vivante, et, toujours comme lui, attestera, soutiendra tout ce que je voudrai lui faire dire. Je pourrai donc produire, si vous m’y forcez, deux témoins et un acte en règle. C’est quelque chose, songez-y.

 

Pour la deuxième fois, elle eut la satisfaction de constater que ses coups avaient porté, et rudement. Pour la deuxième fois, Concini fut démonté. Même son désarroi fut tel, qu’il jeta un coup d’œil sur la tenture, comme pour appeler une aide ou une inspiration. Et Léonora, qui comprit, se montra une deuxième fois, de la tête renouvela son « non » farouche. Et Concini répéta :

 

– Nous soutiendrons que l’acte est faux, que les témoins mentent. Cristaccio ! qui donc hésitera entre la parole de la reine régente et celle de deux misérables !

 

Fausta eut un sourire de pitié dédaigneuse, devant la pauvreté de cette défense.

 

– Personne, je vous l’accorde volontiers, concéda-t-elle. Mais, mon pauvre Concini, vous ne réfléchissez pas au scandale énorme, prodigieux, que cette affaire va susciter. Vous oubliez que nous ne sommes pas en Italie ici. Nous sommes en France, à Paris. Les Français se montrent très chatouilleux pour tout ce qui regarde les questions d’honneur. Les Français ne voudront plus d’une reine à la face de laquelle on peut jeter de si monstrueuses accusations. Il y aura un tel cri de réprobation que, même fût-elle innocente, la reine sera obligée de fuir. Sa fuite entraînera votre chute… si ce n’est votre mort.

 

La tête pâle de Léonora reparut. Et cette fois, avec la même énergie virile, elle disait clairement :

 

« Elle a raison ! »

 

Concini l’avait bien compris aussi, quoique un peu tard. Son attitude se modifia :

 

– Corbacco ! madame, vous avez raison, dit-il, et je vous remercie de m’avoir signalé le véritable danger. Car, c’est là le véritable danger. Nous agirons donc autrement.

 

– Qu’allez-vous faire ? demanda Fausta avec un calme gros de menaces.

 

– Une chose très simple, railla Concini. D’abord, je vais faire connaître vos intentions à la reine.

 

– Ensuite ? dit froidement Fausta.

 

– Ensuite et c’est tout indiqué, la reine, qui est régente, ne l’oubliez pas, vous montrera que charbonnier est maître chez lui.

 

– Vous voulez dire qu’elle m’enverra rejoindre à la Bastille mon protégé, le duc d’Angoulême ?

 

– Vous l’avez dit, madame. Et soyez tranquille, une fois que vous serez là on veillera à ce que vous n’en sortiez plus. Et s’il vous plaît de parler, n’oubliez pas que les murs de la Bastille sont assez épais pour étouffer toutes les clameurs de tous ses habitants réunis.

 

– À plus forte raison, les gémissements d’un agonisant, sourit Fausta.

 

– Oh ! madame, je sais de longue date que vous êtes d’une intelligence remarquable, plaisanta Concini, féroce. Voyez comme vous comprenez à demi-mot.

 

– Il faudra donc m’arrêter, dit Fausta adoptant, elle aussi, le ton plaisant.

 

– Hélas ! oui, madame, et vous m’en voyez tout marri. Mais j’y songe. Voyez comme les choses s’arrangent bien toutes seules : je vous tiens ici. Je vous garde et tout est dit.

 

– C’est très simple, en effet. Me voilà donc votre prisonnière. Ces mots, elle les prononça en riant. Elle se fit soudain sérieuse pour ajouter :

 

– Vous savez que c’est la guerre ?

 

Concini sentit bien la menace sourde. Au fond, malgré toute son assurance, il ne se sentait pas tranquille : Fausta se montrait trop souverainement calme, trop sûre d’elle-même. Mais il était lancé, il se croyait plus fort et il continua de railler :

 

– Vous n’y pensez pas, madame. Puisque vous voilà prisonnière, la guerre se trouve finie avant que d’avoir commencé.

 

Avec le même sérieux, qui avait on ne sait quoi d’effrayant, elle asséna son coup de massue :

 

– Vous ne m’entendez pas, monsieur. Il ne s’agit pas de moi. Moi, c’est entendu, je me tiens pour prisonnière. Il s’agit de la guerre avec l’Espagne.

 

Et ce fut bien, en effet, comme un coup de massue qui venait de s’abattre sur le crâne de Concini. Il plia les épaules et s’effara :

 

– La guerre avec l’Espagne !… Pourquoi la guerre avec l’Espagne, dans une affaire où elle n’a rien à voir et qui n’intéresse que la princesse Fausta.

 

– Parce que la princesse Fausta représente ici Sa Majesté Philippe III, roi de toutes les Espagnes, monsieur, fit-elle avec hauteur.

 

Et, sans lui permettre de placer un mot :

 

– Sa Majesté a dû vous aviser…

 

Et se reprenant, railleuse à son tour :

 

– Pardon, j’oublie que vous m’avez assuré que vous n’êtes pas Premier ministre, que vous ne participez pas aux affaires de l’État, que vous n’êtes rien… rien qu’un ami de la reine… Adressez-vous donc à Sillery… ou à Villeroy… ou à Puisieux… ou à Jeannin… Je ne sais pas au juste quel est le ministre compétent… Peut-être, en votre qualité d’ami de la reine, consentira-t-il à vous apprendre ce que vous ignorez, à savoir que le roi d’Espagne a annoncé la prochaine arrivée d’un envoyé extraordinaire, muni des pouvoirs les plus étendus, qui le placent au-dessus de l’ambassadeur ordinaire et spécialement accrédité auprès de la cour de France. Oui, le ministre compétent… au fait, je crois, moi, que ce doit être M. de Villeroy… vous apprendra peut-être cela.

 

– Mais, se débattit Concini qui perdait de plus en plus pied, je sais, en effet, que le roi d’Espagne nous a annoncé la prochaine arrivée de cet envoyé extraordinaire. Cet envoyé, c’est Mme la duchesse de Sorrientès, princesse d’Avila. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de commun entre la duchesse de Sorrientès et la princesse Fausta.

 

– La duchesse de Sorrientès, princesse souveraine d’Avila, c’est moi, révéla enfin Fausta en se redressant, avec cet air de souveraine majesté qui était si imposant chez elle.

 

Ceci, c’était le coup de grâce qui achevait Concini effondré. Fausta continua, implacable :

 

– Vous, monsieur le marquis d’Ancre, qui n’êtes pas Premier ministre, qui n’êtes rien… c’est vous qui l’avez dit… il vous plaît de porter la main sur l’envoyée du roi d’Espagne, de la violenter, de la faire incarcérer comme une vile criminelle, et ceci au nom de la reine régente. Vous n’ignorez pas que toute violence exercée sur ma personne atteint le souverain que je représente. Le roi d’Espagne n’est pas un homme à supporter une telle injure, sans en tirer une vengeance éclatante. C’est la guerre, vous dis-je. La guerre avec l’Espagne prête, archiprête, dont les armées, avant huit jours, auront envahi vos provinces méridionales. Voyez si vous êtes en mesure de faire face à une guerre pareille. Quant à moi, j’en doute.

 

Concini comprit, un peu tard, qu’il s’était enferré jusqu’à la garde. Il recula, d’autant plus précipitamment que Léonora, qui se montra une seconde, lui donna ce conseil par gestes expressifs.

 

– Eh ! madame, fit-il, loin de vouloir la guerre avec l’Espagne, nous recherchons une alliance avec elle. Vous qui paraissez être en faveur auprès du roi Philippe, vous ne devez pas l’ignorer.

 

– Je sais, en effet, dit gravement Fausta, que des négociations sont entamées en vue d’un double mariage entre le roi Louis XIII et l’infante Anne d’Autriche d’une part, l’infant Philippe d’Espagne et Élisabeth de France, sœur du roi Louis XIII, d’autre part.

 

– Vous êtes, en effet, fort bien renseignée, s’étonna Concini. Ces négociations ont été tenues rigoureusement secrètes à la cour de France. Présentement, la reine, moi et Villeroy sommes seuls à les connaître… Mais, pardonnez-moi, madame, vous vous dites envoyée extraordinaire du roi d’Espagne… Loin de moi la pensée de douter de la parole de la princesse Fausta, mais, mieux que personne, vous devez savoir qu’il est d’usage d’accréditer ces envoyés par des lettres patentes en bonne et due forme. Oserai-je vous demander de me montrer ces lettres avant leur remise officielle.

 

– Voici ces lettres, dit Fausta.

 

Elle fouilla dans son sein et en sortit les papiers qui lui avaient été apportés le matin même et de la façon que nous avons indiquée. Elle prit un de ces papiers et le présenta tout ouvert à Concini en disant :

 

– Voici d’abord une lettre entièrement écrite de la main même du roi et à moi adressée. Lisez, monsieur le maréchal… Lisez tout haut à seule fin que si, d’aventure, quelque confident à vous se trouve par là, aux écoutes, il soit au courant comme vous et puisse vous donner les conseils utiles.

 

Sans relever ces paroles qui lui prouvaient que la terrible jouteuse avait pénétré son manège, Concini dominé lut tout haut :

 

« Madame et bien-aimée cousine,

 

Je vous adresse les présentes pour servir au mieux de notre royal service, vous faisant savoir que nous nous tenons prêt à vous appuyer de toutes façons.

 

Connaissant votre habileté, votre sagesse, la sûreté de votre jugement et votre dévouement éprouvé, nous vous laissons toute latitude d’agir au mieux de nos intérêts, approuvant et ratifiant d’avance toute décision que vous croirez devoir prendre, et nous ne faisons pas d’autre recommandation que celle-ci :

 

Aimez-nous toujours comme nous vous aimons.

 

Votre affectionné cousin. »

 

PHILIPPE, ROI.

 

Quand cette lecture fut terminée, Fausta prit tous les papiers et les mit entre les mains de Concini. Celui-ci, qui était pleinement fixé maintenant, feignit de les parcourir du regard pour se donner le temps de réfléchir. Quand il eut achevé, il rendit les papiers à Fausta en s’inclinant de l’air d’un homme qui n’a rien à reprendre. Et tortillant sa moustache d’un geste nerveux, il fit l’aveu de sa défaite :

 

– Ceci change tout à fait les choses, dit-il. Nous ne voulons pas la guerre avec l’Espagne. Nous respecterons donc, en la personne de madame la duchesse de Sorrientès, l’envoyée extraordinaire, dûment accréditée de Sa Majesté le roi d’Espagne.

 

Peut-être pensait-il s’en tirer ainsi à bon compte par cette reculade. Il ne savait pas à qui il avait à faire. Fausta n’était pas femme à le lâcher, avant d’avoir tiré de lui ce qu’elle était venue chercher. Et sans marquer la moindre joie du succès qu’elle venait de remporter.

 

– J’obtiens donc ce que j’ai demandé, dit-elle en remettant tranquillement les papiers dans son sein.

 

– Que voulez-vous donc ? fit Concini, jouant l’ignorance.

 

– Je veux, dit-elle en insistant sur les mots, je veux la liberté du duc d’Angoulême.

 

Concini feignit de réfléchir un instant et :

 

– Soit, dit-il, je demanderai à la reine sa mise en liberté immédiate. Fausta eut un sourire sceptique.

 

– Nous n’en finirons pas si la reine intervient, dit-elle.

 

– Cependant, fit Concini, il faut bien qu’elle signe l’ordre d’élargissement.

 

– Sans doute, puisqu’elle est régente. Mais vous n’êtes pas sans avoir quelques parchemins dûment signés et scellés d’avance, qu’on n’a qu’à remplir. Je vous sais homme de précaution, Concini, et n’êtes-vous pas le vrai roi de France ?

 

Une fois de plus, Concini se voyait pris. La formidable lutteuse qu’était Fausta le tenait entre ses mains puissantes, le tournait et le retournait comme un hochet, ne lui laissant aucune échappatoire possible.

 

– Vous vous méfiez de moi ? fit-il avec un sourire qui dissimulait mal la grimace de rage impuissante qu’il faisait.

 

– Non, dit-elle, je vous tiens en mon pouvoir, je sais que vous ferez ce que je veux. Je suis pressée, voilà tout. Prenez donc ce parchemin et remplissez-le.

 

Définitivement dompté, Concini se leva, alla chercher dans un tiroir ce papier si impérieusement exigé. Comme si elle avait acquis le droit de commander, Fausta, le plus naturellement du monde, ordonna :

 

– Prenez-en deux pendant que vous y êtes.

 

Et Concini, frissonnant de colère contenue, obéit, prit les deux ordres en blanc.

 

– Asseyez-vous là, devant cette table ; écrivez l’ordre de remettre immédiatement en liberté le duc d’Angoulême. Datez d’aujourd’hui.

 

Concini obéit encore, écrivit d’une main rageuse les quelques lignes nécessaires et lui tendit l’ordre en la poignardant du regard.

 

Sans s’émouvoir, elle le prit, le vérifia soigneusement, approuva d’un léger mouvement de tête. Et, de sa voix douce, irrésistiblement impérieuse, elle commanda encore :

 

– Écrivez maintenant l’ordre d’écrouer et de garder à la Bastille M. le duc d’Angoulême.

 

Concini demeura la plume en l’air. Il la considéra d’un air stupéfait. Et levant les deux bras, comme accablé, malgré lui, il murmura :

 

– Je ne comprends plus !

 

– Je comprends, moi, cela suffit, sourit Fausta. Écrivez, Concini, écrivez. Et laissez la date en blanc.

 

Concini remplit ce deuxième ordre comme il avait rempli le premier et le lui tendit. Elle le vérifia comme elle avait vérifié l’autre, sourit, plia les deux papiers qu’elle mit dans son sein et se leva.

 

– Je savais, dit-elle en souriant, que nous finirions par nous entendre. Je regrette seulement, pour vous, que vous m’ayez mise dans la nécessité de vous menacer et d’user de violence morale. N’importe, vous vous êtes exécuté et je vous en sais gré.

 

Et comprenant la nécessité de le rassurer, elle ajouta de son air enveloppant :

 

– Dites-vous bien, Concini, que je ne suis pas votre ennemie. Je vous l’ai déjà prouvé, sans que vous vous en doutiez, en gardant votre secret que j’avais depuis longtemps. Je vous le prouverai bientôt de nouveau et vous reviendrez, j’en suis sûre, de vos préventions actuelles contre moi. Car, je le vois bien, vous me gardez rancune de la violence que je viens de vous faire. Cela passera et vous ne tarderez pas à reconnaître, je l’espère, que Fausta est plus votre amie que vous ne le pensez. Quant à votre secret, soyez sans inquiétude : j’ai su me taire jusqu’à ce jour, je saurai garder la même réserve discrète.

 

Concini vit qu’il lui fallait se contenter de ces assurances. Il s’inclina d’assez mauvaise grâce.

 

Sans paraître remarquer son humeur, elle reprit, se faisant plus gracieuse, plus enveloppante :

 

– Dites à Léonora qu’elle me garde une place dans ses affections. Et maintenant, Concini, faites-moi la grâce de me donner la main et de me reconduire jusqu’à ma litière.

 

La rage au cœur, Concini dut s’exécuter. Mais il avait eu le temps de se ressaisir pleinement. Comme il commençait à prendre son parti de sa défaite, le prodigieux comédien qu’il était lui aussi, reprenant le dessus, il sut s’exécuter avec une bonne grâce parfaite. Et Fausta, comédienne plus géniale, sut lui donner la réplique avec un art incomparable. En sorte que, lorsqu’ils parurent dans la cour d’honneur où attendaient d’Albaran et ses hommes, ils paraissaient les meilleurs amis de la terre.

 

XXIII

PARDAILLAN SUIT ENCORE FAUSTA

 

Stocco, contraint et forcé comme Concini, avait conduit Pardaillan à proximité du cabinet de Concini. La précaution que celui-ci, se conformant au désir exprimé par Fausta, avait prise de faire le vide autour de son cabinet et sur le chemin qu’il devait suivre pour y conduire la visiteuse, cette précaution, que Stocco n’ignorait certainement pas, avait singulièrement facilité sa tâche, fort dangereuse pour lui, il faut le reconnaître.

 

Pardaillan avait donc pu assister, invisible et insoupçonné, à cet entretien qui l’avait tant intrigué et dont il n’avait pas perdu un mot. Et il était sorti derrière Fausta. Stocco n’avait respiré à son aise que lorsqu’il l’avait vu dans la rue. À son tour, Pardaillan avait voulu le rassurer pleinement.

 

– Écoute, lui dit-il, tu viens de me rendre un signalé service. Je veux t’en récompenser d’une manière que tu sauras apprécier comme il convient, je n’en doute pas : je te donne ma parole, et tu sais que je n’ai jamais manqué à cette parole, je te donne donc ma parole de ne jamais révéler à âme qui vive ce que je sais sur ton compte, quand bien même ce serait pour sauver ma tête. Mieux : à dater d’aujourd’hui, je t’ignore complètement, je ne te connais plus, j’ai oublié qu’il existe un Stocco au monde, ce qu’il a été, ce qu’il a pu faire. Tu peux donc dormir sur tes deux oreilles maintenant.

 

Et Pardaillan s’était lancé à la suite de la litière de Fausta en se disant :

 

– Ce Stocco est un niais !… Il aurait dû savoir que ce n’est pas moi qui l’aurais jamais dénoncé à son maître ni à d’autres.

 

Stocco, de son côté, songeait :

 

– Santa Madonna, me voilà enfin délivré de cet affreux cauchemar ! Car je le connais, maintenant qu’il a donné sa parole, il se fera hacher menu comme chair à pâté s’il le faut, mais il ne parlera pas. Comme il l’a dit lui-même, je peux dormir sur mes deux oreilles.

 

Et le regard de haine mortelle qu’il dardait l’instant d’avant sur Pardaillan s’était presque changé en un regard de gratitude attendrie. Mais c’était décidément une mauvaise bête que ce Stocco. Presque aussitôt, il reprit son expression haineuse et il gronda en lui-même :

 

« N’importe, comme dit l’autre, je lui garde un chien de ma chienne. Et si jamais l’occasion se présente, sans risques pour moi, je me promets de montrer au sire de Pardaillan que je n’ai pas oublié les abominables minutes qu’il vient de me faire vivre. »

 

Laissons Stocco, auquel d’ailleurs il nous faudra bientôt revenir, et suivons Pardaillan, puisque Pardaillan nous conduit à la suite de Fausta, avec laquelle nous n’en avons pas encore fini.

 

Pardaillan suivait donc la litière de Fausta. Et la litière de Fausta ne suivait pas le même chemin qu’elle avait pris pour venir : elle s’en allait chercher la rue de Vaugirard, passait devant le magnifique hôtel que Marie de Médicis était en train de se faire construire là, et que nous appelons aujourd’hui le palais du Luxembourg, et s’en allait rentrer dans l’université par la porte Saint-Michel.

 

Au retour comme à l’aller, en marchant, Pardaillan faisait ses réflexions. Et ce sont ces réflexions que nous allons noter, ou du moins une toute petite partie de ces réflexions.

 

« Cette Fausta, se disait-il, rendant d’abord, en loyal adversaire qu’il avait été toute sa vie, un juste hommage à son éternelle ennemie, cette Fausta, elle n’a pas changé ! Toujours la même, au physique comme au moral… Quel être prodigieux, étonnant, unique !… Quel dommage qu’une femme aussi remarquable ne sache utiliser ses rares qualités d’intelligence que pour le mal !… Enfin, elle est ainsi et non autrement, elle n’y peut rien sans doute, et ni moi non plus… Bon, nous voici dans la Cité. Je gage qu’elle s’en va droit à la Bastille… Ce Concini, ce pauvre Concini, quel triste sire… et quel piètre lutteur !… il me faisait pitié. Ah ! il n’a pas pesé lourd entre ses mains. En quelques coups magistralement assénés, comme elle seule sait le faire, fini, écrasé, vidé, le Concini, ça n’a pas été long… long… »

 

Après avoir ainsi, avec impartialité, apprécié les mérites respectifs des deux adversaires qu’il venait de voir aux prises, Pardaillan recommença à se poser l’interminable série de questions parfois naïves, en apparence du moins, qu’il ne manquait jamais de se poser à lui-même, quand il était sur la piste d’une affaire importante. Le tout entremêlé de réflexions et remarques qui attestaient que, malgré ses profondes préoccupations et l’énorme tension de son esprit, il ne perdait pas un seul instant le sens des réalités et avait l’œil et l’oreille à tout.

 

« Ainsi, songeait-il la voilà au service du roi d’Espagne ?… Depuis combien de temps ?… Il doit y avoir longtemps… Je la croyais morte, moi. Ah ! bien oui, la voilà duchesse de Sorrientès, princesse d’Avila, que sais-je encore… et en faveur toute particulière près de ce maître qu’elle s’est donné, si j’en juge du moins d’après la lettre lue par Concini… Ah ! ah ! nous voici sur le chemin de l’hôtel de ville. Décidément, nous allons à la Bastille, Diable ! si elle continue longtemps ainsi, je risque fort de me coucher le ventre creux, moi ! Et c’est que je meurs littéralement de faim ! Ah ! misère de moi, voilà Fausta revenue, et du coup voilà les contretemps et les ennuis qui s’abattent dru comme grêle sur moi. Et nous ne faisons que commencer. Corbleu ! de quoi vais-je me plaindre ? Après tout, il ne tient qu’à moi de rentrer chez moi et de m’y tenir bien tranquille, les pieds au chaud, le ventre à table. Oui, mais me voilà possédé du démon de la curiosité. Et puis, quitter la partie quand elle vient à peine de commencer. N’en parlons pas… Donc Fausta se serait donné un maître ?… Un maître à Fausta, heu, je ne vois pas cela, moi ! M’est avis que le véritable maître, c’est Fausta. Ce Philippe d’Espagne doit être un niais, une manière de pantin couronné, dont Fausta tire les ficelles. Oui, mais voilà, si je vois très bien le bénéfice que doit retirer le roi Philippe, je me doute bien, pardieu, de ce que Fausta va faire ici pour lui, je n’ai pas la moindre idée du but qu’elle poursuit pour son compte personnel, de la part qu’elle s’est réservée. Car je la connais, elle ne fait jamais rien qui ne soit pour sa satisfaction ou sa gloire personnelle, la généreuse et désintéressée Fausta. Et tant que je ne saurai pas ce qu’elle veut pour elle-même, je marcherai à l’aveuglette et risquerai à chaque instant de me rompre les os. Il me faut donc savoir cela. C’est assurément plus facile à dire qu’à réaliser… Diable, voilà que nous approchons de la Bastille… Ah çà ! que diable Fausta veut-elle faire d’Angoulême ? Se serait-elle avisée de recommencer pour lui ce qu’elle a fait jadis pour Guise ? Voudrait-elle se faire épouser par lui et l’asseoir ensuite sur le trône à la place du petit Louis treizième ? C’est qu’elle en est bien capable !… Il est évident qu’il ne faut pas songer à entrer à la Bastille pour entendre ce qu’elle va dire à Angoulême. Et puis, en réfléchissant un peu, il est clair que ce n’est pas là qu’elle va lui faire ses confidences, lui proposer le marché… car il y aura marché, pacte, convention, que sais-je ?… Ce n’est pas en route non plus. On ne raconte pas ces sortes d’affaires dans la rue. Probablement va-t-elle l’emmener chez elle. Quand nous en serons là, nous aviserons… Bon, la voilà qui entre à la Bastille. Me voici condamné à l’attendre ici. Combien de temps ?… Corbleu, c’est que j’enrage de faim !… Eh mais !… chevalier, tu n’es qu’un niais !… Fausta en a pour une heure au moins avant de sortir de là. C’est que les formalités sont les formalités, et que s’il n’est pas facile d’entrer à la Bastille, il est encore moins facile d’en sortir… J’en sais quelque chose. J’ai donc une bonne heure devant moi. Une heure, c’est quatre fois plus de temps qu’il ne m’en faut pour me restaurer. »

 

Ayant fait cette importante et judicieuse réflexion, Pardaillan décida sans plus tarder de se garnir convenablement la panse. Il n’eut pas besoin de chercher où il pourrait aller. Nul ne connaissait son Paris sur le bout du doigt comme lui. Il se souvint à point nommé de certain cabaret de sa connaissance où la cuisine était passable. Il y alla tout droit. À l’hôte accouru, il commanda :

 

– Mettez-moi sur cette table deux tranches de jambon, un pâté, une demi-volaille, un flacon de Saint-Georges et du pain frais. Faites vite.

 

Pendant que l’hôte se ruait à la cuisine, il poussa lui-même une table devant une fenêtre qu’il ouvrit. Et il s’applaudit en s’asseyant devant sa table.

 

« Parfait ! D’ici je vois l’escorte de Fausta qui l’attend dehors, car Fausta a dû entrer seule comme de juste. Quelle que soit la direction qu’ils prendront pour s’en retourner, je les verrai passer. Je puis donc dîner tranquille. »

 

L’hôte dressa le couvert et servit les aliments commandés avec une promptitude qui témoignait de l’estime particulière en laquelle il tenait ce client. Au surplus, nous savons qu’il en était ainsi chez la plupart de ses congénères. Ce qui s’explique, par ce fait, que Pardaillan savait se faire servir d’abord, et savait récompenser royalement ceux qui l’avaient servi, ensuite. Se voyant servi, le chevalier posa une pièce d’or sur la table en disant :

 

– Payez-vous.

 

Et il voulut bien expliquer :

 

– Je serai peut-être obligé de me retirer brusquement, vous serez ainsi sûr de ne rien perdre.

 

– Oh ! fit l’hôte, je sais que je ne perdrai jamais rien avec M. le chevalier.

 

Pardaillan sourit.

 

Or, Pardaillan eut largement le temps d’expédier les victuailles et de vider jusqu’à la dernière goutte le flacon de Saint-Georges, qui était un petit vin rouge de Touraine assez apprécié, avant que Fausta reparût. Alors, il n’hésita pas et se fit apporter une bouteille de vouvray, autre vin de la Touraine, comme on sait, blanc, celui-là. Puis, comme il voyait que décidément il avait le temps, comme il était homme de précaution et qu’il ne savait pas où et quand il pourrait souper, il se fit apporter une assiette de pâtisseries sèches, qu’il se mit à grignoter, en vidant à petits coups sa bouteille de vouvray.

 

Une heure, deux heures, trois heures s’écoulèrent ainsi. Et Fausta ne reparaissait pas. Pardaillan en était à sa deuxième bouteille de vouvray, regrettait de n’avoir pas fait un bon somme sur la table et commençait à se demander :

 

– Ah çà ! est-ce qu’on la garderait par hasard ?… Voilà qui serait une idée merveilleuse, voilà qui arrangerait bien des choses… et me remettrait au repos. Au repos, c’est-à-dire à l’ennui.

 

Et avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui :

 

– Espérons qu’elle en sortira.

 

XXIV

LE DUC D’ANGOULÊME
[5] ET FAUSTA

 

Le gouverneur de la Bastille n’était autre que la reine régente, Marie de Médicis elle-même.

 

Comme elle ne pouvait pas exercer en personne les fonctions de cette charge, elle avait mis là, comme lieutenant, une créature à elle, sur le dévouement de laquelle elle savait pouvoir compter. Ce sous-gouverneur de la Bastille était le seigneur de Châteauvieux, ancien chevalier d’honneur de la reine.

 

Châteauvieux était un courtisan et non un geôlier. C’était un vieux galantin toujours fort empressé et fort galant auprès des dames. En tout bien tout honneur, du reste, car son âge et les infirmités qu’il entraîne avec lui, lui interdisaient de passer aux actes, ne lui permettaient pas autre chose que les propos qu’il débitait d’ailleurs avec une galanterie exquise, une politesse raffinée.

 

Grand seigneur, il n’entendait absolument rien aux fonctions – d’ailleurs largement rémunératrices – qu’il devait à la confiance de la reine. Non seulement il n’y entendait rien, mais encore il refusa énergiquement de se mettre au courant de ces fonctions, de s’y intéresser. Cependant, comme il fallait que la besogne matérielle fût abattue, que les rouages administratifs de la machine fonctionnassent d’une façon satisfaisante, Châteauvieux, à son tour, choisit un sous-lieutenant sur lequel il pourrait se reposer, comme la reine se reposait sur lui, et qui accomplissait à bas prix la besogne qu’il aurait dû accomplir.

 

Châteauvieux passa en revue les bas officiers de la sombre prison. Son choix se fixa sur un nommé Rose, qui devint ainsi le sous-gouverneur de la Bastille. Celui-là était né geôlier. Toute son existence, il l’avait passée à la Bastille, où il avait débuté dans les emplois les plus bas. D’échelon en échelon, il s’était élevé jusqu’à ce grade de bas officier qui était le sien et qu’il n’aurait jamais dépassé sans l’arrivée de Châteauvieux. On peut donc dire qu’il connaissait à fond, jusque dans leurs plus infimes détails, les nombreux services qu’il était chargé de diriger. Sous ce rapport, le choix de Châteauvieux avait été heureux.

 

Lorsque Fausta s’était présentée, on l’avait conduite à l’hôtel de M. le gouverneur, lequel se trouvait, après avoir franchi le premier pont-levis, à main droite, sur la première cour au bout de laquelle se trouvait l’avenue de la grande cour, puis la porte de la grande cour, un second pont-levis et le corps de garde. L’extraordinaire beauté de Fausta, cet air de souveraine majesté qui était le sien enflammèrent aussitôt Châteauvieux, qui se mit à lui débiter ses galanteries les plus choisies, les mieux tournées.

 

Fausta vit aussitôt à qui elle avait à faire. Avec cette prodigieuse facilité d’assimilation qui était une de ses forces, elle se mit instantanément au diapason du vieux galantin. Elle pensait bien, en arrivant, qu’elle en aurait pour une heure ou deux, car, contrairement à ce qu’avait supposé Pardaillan, son intention bien arrêtée était d’avoir un entretien avec le duc d’Angoulême avant de lui faire ouvrir les portes de sa prison… si toutefois elle n’utilisait pas séance tenante l’ordre d’écrou qui avait si fort étonné Concini quand elle le lui avait demandé. Ce qui, on le devine, était subordonné à cet entretien préalable qu’elle voulait avoir avec le prisonnier.

 

Fausta avait pensé qu’en apportant un ordre de mise en liberté immédiate parfaitement en règle, on ne ferait aucune difficulté de lui permettre de communiquer avec le prisonnier. En conséquence, elle avait négligé de demander une autorisation spéciale à Concini. En fait, dans les conditions où elle se trouvait, aucun gouverneur n’eût refusé. Et en réalité, dès les premiers mots qu’elle prononça sur ce sujet, le galant Châteauvieux s’empressa d’acquiescer à sa demande et se précipita pour la conduire lui-même à la chambre du prisonnier.

 

L’un et l’autre, ils avaient compté sans Rose. C’était une sombre brute que ce Rose. Châteauvieux n’avait qu’une idée très vague de ce que pouvait être ce règlement de la Bastille. Par contre, Rose le connaissait à fond, et on peut croire qu’il se tenait sévèrement à cheval dessus. Il en récita tant d’articles, il fit une énumération si terrifiante des peines terribles qui punissaient les moindres manquements à ce sacro-saint règlement, il en dit tant et tant que le vieux Châteauvieux, effrayé, battit précipitamment en retraite, supplia Fausta de ne pas insister.

 

Fausta y consentit de bonne grâce, se disant qu’après tout l’entretien qu’elle voulait avoir avec le duc d’Angoulême pouvait aussi bien avoir lieu ailleurs qu’à la Bastille. Seulement elle demanda au gouverneur d’activer les formalités afin de pouvoir se retirer le plus vite possible. Mais là encore elle se heurta au mauvais vouloir de Rose, qui voyait toujours partir ses prisonniers avec un déchirement affreux et qui, pour les garder un peu plus longtemps, multipliait et prolongeait à plaisir toutes les formalités. Et ceci, en se donnant des airs charitables d’homme qui se met en quatre pour activer la libération de malheureux qui avaient hâte de reprendre leur liberté. De plus, comme ces lenteurs préméditées du sinistre geôlier faisaient tout à fait l’affaire du galant Châteauvieux, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, il en résulta que l’attente de Fausta se prolongea interminablement.

 

Pendant ce temps, dans une chambre assez confortablement meublée de la prison d’État, un gentilhomme de fière allure, plein de vigueur, jeune encore assurément, mais les tempes déjà grisonnantes, se promenait avec une impatience fébrile entre les quatre murs de sa prison. Ce gentilhomme, c’était celui que Fausta venait délivrer, c’était Charles de Valois, comte d’Auvergne, duc d’Angoulême. Et en marchant, le duc d’Angoulême murmurait à demi-voix pour lui-même, en froissant un papier qu’il tenait à la main :

 

« Qui peut bien m’avoir adressé ce mystérieux billet qui m’est parvenu hier et qui m’annonce ma prochaine mise en liberté ?… Qui ?… Le billet est signé : une ancienne ennemie. Une ancienne ennemie devenue la meilleure, la plus précieuse des amies puisqu’elle me tire de cet enfer !… Elle me tire est bientôt dit… M’en tirera-t-elle ?… Qui peut bien être cette ancienne ennemie ?… J’ai beau chercher, je ne trouve pas ?… Au diable, après tout, peu importe qui elle est, pourvu qu’elle me fasse ouvrir les portes de cette maudite prison où je suis enfermé depuis dix ans… Dix ans ! les dix plus belles années d’une existence humaine passées entre ces quatre murs !… C’est à en devenir fou ! »

 

De temps en temps, il se précipitait vers la porte, tendait l’oreille : il lui avait semblé entendre un bruit de pas et, naturellement, il se figurait qu’on venait le chercher. Il demeurait là un long moment, l’oreille collée contre le bois de la porte. Et quand enfin il lui fallait se rendre à l’évidence et reconnaître qu’il avait été le jouet d’une illusion, il secouait la tête d’un air accablé, se mordait les lèvres jusqu’au sang, reprenait sa marche.

 

Et cela durait ainsi depuis que le jour s’était levé. Or, comme il venait, une fois de plus, de se précipiter vers la porte, il eut toutes les peines du monde à étouffer le rugissement de joie folle qui montait à ses lèvres. Cette fois, il en était sûr, il n’était pas la victime d’une erreur, on venait.

 

Il ne se trompait pas. La porte s’ouvrit. Rose, flanqué de deux guichetiers, parut. D’une voix larmoyante, il annonça l’heureuse nouvelle. Et il continua imperturbablement, à accomplir l’interminable série des formalités. Et pendant ce temps, le duc se rongeait les poings d’impatience à grand’peine contenue, étranglé par l’appréhension de voir surgir quelque complication inattendue qui l’obligerait à réintégrer sa cellule.

 

Enfin, les maudites formalités étant accomplies, il fut conduit chez le gouverneur. Maintenant, il était un peu plus tranquille. À moins qu’une catastrophe inouïe ne s’abattît sur lui, il pouvait se dire qu’il était libre. Maintenant, il était possédé par une curiosité ardente : connaître la mystérieuse ancienne ennemie qui avait été assez puissante pour l’arracher à sa tombe anticipée. Il vit Fausta. Comme Pardaillan, malgré les années écoulées, il la reconnut sur-le-champ.

 

– La princesse Fausta ! s’écria-t-il stupéfait.

 

Il avait pensé à une infinité de femmes, hormis à elle.

 

– Non pas la princesse Fausta, répliqua Fausta avec une certaine vivacité, mais la duchesse de Sorrientès.

 

Et elle mit un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence. Recommandation qu’il observa d’autant plus volontiers qu’il n’était pas fâché de rassembler un peu ses idées fortement désemparées par la surprise que lui causait la découverte incroyable, inimaginable, incompréhensible pour lui qu’il venait de faire : Fausta s’intéressant à lui au point de lui faire rendre sa liberté et de venir elle-même lui faire ouvrir les portes de son cachot. Il est de fait que cette générosité, de la part d’une ennemie qu’il avait autrefois combattue avec l’aide de Pardaillan, qui lui avait porté de rudes coups sous lesquels c’était miracle vraiment qu’il n’eût pas succombé, cette générosité subite lui donnait fort à réfléchir et faisait se dresser dans son esprit une foule de points d’interrogation.

 

Cependant, le moment finit par arriver où il ne resta plus qu’à lâcher le prisonnier. C’est ce qui fut fait. Mais le galant Châteauvieux se fit un devoir de reconduire lui-même la princesse hors de l’enceinte de la prison. Le duc d’Angoulême et Fausta, après avoir essuyé les derniers compliments du gouverneur qui se résigna enfin à les quitter, se trouvèrent enfin seuls, hors de l’enceinte de la formidable forteresse. Alors seulement, le duc commença à respirer plus librement. Mais la précipitation avec laquelle il s’éloigna de la porte, indiquait qu’il ne se sentirait vraiment rassuré que lorsqu’il aurait mis une appréciable distance entre lui et la sombre demeure où il avait gémi durant de longues années.

 

Le duc offrit sa main à Fausta et la conduisit jusqu’à sa litière. Ce ne fut que lorsqu’ils furent près de cette litière, loin de toute oreille indiscrète, que Charles d’Angoulême parla, et, avec un accent d’inexprimable gratitude :

 

– Madame, dit-il, en me tirant de cet enfer où je me consumais lentement, vous avez acquis des droits à mon éternelle reconnaissance. Vous me connaissez, vous savez que vous pouvez me croire si je vous dis que, vienne l’occasion, je vous montrerai que vous n’avez pas obligé un ingrat.

 

Il prit un temps et plongeant ses yeux dans les yeux de Fausta attentive, avec un sourire indéfinissable :

 

– En attendant que vienne cette occasion, laissez-moi vous dire, sans plus tarder, qu’il faudra que ce que vous avez à me demander soit tout à fait irréalisable, tout à fait au-dessus de mes forces pour que je ne vous l’accorde pas.

 

Ces paroles prouvaient qu’il ne croyait pas au désintéressement de celle à qui il parlait. Elles prouvaient aussi qu’il était homme de résolution, allant droit au but, sans feintes ni détours. Fausta le comprit bien ainsi. Elle ne sourcilla pas cependant.

 

Et, étrangement sérieuse :

 

– Vous pensez donc que j’ai quelque chose à vous demander ? dit-elle.

 

– Je pense, fit-il sans hésiter et en la regardant toujours en face, je pense que la princesse Fausta ne fait rien à la légère. Je vous ai combattue autrefois. Mais vous me rendrez cette justice que si la lutte entre nous fut violente, acharnée, elle demeura toujours loyale, de mon côté du moins ?

 

– Je le reconnais très volontiers.

 

– Il n’en demeure pas moins acquis que nous fûmes ennemis. Et vous n’aviez aucune raison de rendre service à un ennemi. Je pense donc que si vous l’avez fait, c’est que vous avez jugé qu’une alliance entre nous était nécessaire à la réalisation de vos projets que j’ignore. Me serais-je trompé, par hasard ?

 

– Non, fit-elle simplement. J’ai, en effet, des propositions à vous faire. Mais comme ces propositions ne sauraient être faites dans la rue…

 

– Je m’en doute bien, interrompit-il, en souriant. Je suis, princesse, prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me mener.

 

– Vous êtes un charmant cavalier, duc, complimenta gravement Fausta, et je constate avec satisfaction que dix années de tortures morales n’ont en rien altéré vos facultés. S’il vous plaît de prendre place dans cette litière, nous nous rendrons chez moi, où nous pourrons nous entretenir en toute sécurité. Au lieu de prendre place dans le lourd véhicule qu’elle lui désignait, le duc d’Angoulême eut malgré lui un mouvement de recul. En même temps, il jetait sur les cavaliers de l’escorte qui attendaient impassibles à quelques pas de là, un regard si expressif que Fausta commanda en souriant :

 

– D’Albaran, une monture pour Mgr. le duc d’Angoulême. D’Albaran se retourna et fit un signe. Un de ses hommes mit aussitôt pied à terre et vint présenter son cheval au duc, à qui il tint l’étrier. Celui-ci sauta en selle avec une légèreté qu’on n’eût certes pas attendue d’un homme qui venait de subir de longues années d’une déprimante captivité. Et tout joyeux :

 

– Par la mordieu ! s’écria-t-il, on respire là-dessus !

 

Et s’adressant à Fausta :

 

– De grâce, madame, mettez le comble à vos bontés : partons sans plus tarder. On étouffe à l’ombre de ces sinistres murailles.

 

– Partons, commanda Fausta avec un sourire indéfinissable.

 

En même temps qu’elle donnait cet ordre à haute voix, son regard rivé sur les yeux de d’Albaran donnait un autre ordre, muet celui-là. Et le colosse qui avait compris, comme il l’avait déjà fait une fois, se retourna vers ses hommes et, d’un coup d’œil expressif, il leur désigna le duc pendant que, du geste, il commandait une manœuvre.

 

En exécution de ces ordres muets, l’escorte se divisa en deux pelotons. Le premier de ces pelotons précéda de quelques pas la litière. Le second la suivit. De cette manœuvre, il résulta que lorsque la cavalcade s’ébranla, d’Angoulême et d’Albaran, qui se tenaient aux portières de la litière, se trouvèrent pris entre ces deux pelotons.

 

Les geôliers de la Bastille avaient si bien fait traîner les choses que la nuit tombait lorsque Fausta et son escorte s’engagèrent dans la rue Saint-Antoine. Pardaillan, qui avait vu sortir Fausta et d’Angoulême, attendait leur passage au coin de cette rue Saint-Antoine. Il remarqua très bien, lui, les dispositions prises par d’Albaran sur l’ordre muet de sa maîtresse. Et avec un sourire railleur, il songea :

 

« Ce pauvre duc qui caracole et fait des grâces, qui paraît s’impatienter de l’allure lente que les mules de Fausta l’obligent à garder, ce pauvre duc n’a pas l’air de se douter qu’il est bel et bien prisonnier de celle qu’il semble tout joyeux et tout fier d’escorter. »

 

Pardaillan, avec cette sûreté de coup d’œil qui n’appartenait qu’à lui, avait bien jugé la situation telle qu’elle était en réalité : le duc d’Angoulême était bien prisonnier de d’Albaran, et il ne paraissait pas s’en douter.

 

Une fois de plus, Pardaillan suivit Fausta jusqu’à l’hôtel de Sorrientès. La nuit était tout à fait venue lorsqu’il vit la litière pénétrer dans la cour d’honneur et la grande porte se refermer sur le duc d’Angoulême qui, cette fois, se trouvait réellement prisonnier, à la merci de la terrible jouteuse qu’il avait peut-être eu tort de suivre avec tant d’aveugle confiance. Il va sans dire que Pardaillan était on ne peut plus décidé à entrer à son tour dans l’hôtel et à entendre ce que Fausta allait dire à celui qu’il avait tendrement aimé autrefois et pour qui il avait accompli des exploits prodigieux, qui laissaient loin derrière eux les légendaires exploits des anciens preux.

 

L’aventure pouvait paraître insensée à tout autre que Pardaillan : Fausta devait être gardée, et bien gardée chez elle. La tenter, cette aventure, c’était peut-être venir se jeter délibérément dans la gueule du loup. Pardaillan, qui était payé pour connaître Fausta mieux que personne, s’était dit à lui-même tout ce qu’il avait à se dire à ce sujet. Et il est certain que devant l’énumération d’obstacles quasi insurmontables, tout autre que lui eût renoncé à une pareille entreprise. Mais les obstacles, loin de décourager Pardaillan, avaient le don de l’exciter davantage au contraire. Puis, il en avait vu et fait bien d’autres dans sa vie aventureuse. Le matin même, n’avait-il pas réussi à pénétrer chez Concini qui était gardé chez lui aussi bien que pouvait l’être Fausta chez elle ?

 

Loin de renoncer, Pardaillan s’était confirmé dans sa résolution et s’était mis incontinent à chercher le moyen de réaliser son projet. Il avait fini par se dire :

 

– Pardieu, j’irai à cette petite porte du cul-de-sac, je frapperai trois coups légèrement espacés et je prononcerai ce nom : La Gorelle… Je verrai bien ce qu’il en résultera.

 

Nous rappelons que, dans les premiers chapitres de cette histoire, nous avons montré La Gorelle s’entretenant avec Fausta cachée dans sa litière. Pour montrer qu’elle n’avait rien oublié, la mégère avait répété à haute voix les indications que Fausta venait de lui donner. Pardaillan qui passait, avec son fils Jehan, près de la litière, à ce moment là, avait entendu ces paroles. Il n’y avait, alors, prêté aucune attention. Brusquement, elles venaient de lui revenir à la mémoire et il avait décidé d’en faire son profit.

 

Cependant, en arrivant sur les lieux, Pardaillan réfléchit :

 

« Diable, c’est que voilà déjà pas mal de jours que j’ai entendu ces paroles… Il est à présumer que Mme Fausta, devenue duchesse de Sorrientès et envoyée extraordinaire de Sa Majesté Très Catholique, a depuis longtemps changé son mot de passe… On ne m’ouvrira pas, c’est à peu près certain. »

 

Cette réflexion judicieuse fit que Pardaillan, au lieu de s’en aller tout droit frapper à la porte du cul-de-sac, comme il avait d’abord décidé de le faire, se mit à faire le tour de l’hôtel, étudiant les lieux, mesurant du regard la hauteur des murs, avec cette sûreté et cette rapidité de coup d’œil qui étaient si remarquables chez lui. Et il bougonna :

 

– Diantre soit de ces murs d’une hauteur démesurée !… Je vous demande un peu quel bon sens il y a de faire des murs aussi extravagants… Cela devrait être défendu… Il y a quelque vingt ans, ils ne m’eussent pas arrêtés… Mais aujourd’hui, une escalade pareille n’est plus de mon âge… Si seulement j’étais sûr de ne pas trouver, de l’autre côté, une sentinelle… on pourrait encore essayer… Je sais bien que je pourrai toujours me débarrasser de cette sentinelle… sans la tuer. Mais cela n’ira pas sans quelque bruit, tout au moins sans quelque appel malencontreux qui attirera du monde… ce qui me mettra dans l’impossibilité d’entendre ce que Mme Fausta, duchesse de Sorrientès, veut dire à Charles d’Angoulême… Et moi je veux entendre cela précisément… Non, décidément, cette escalade ne me dit rien… Allons-nous-en frapper à cette petite porte. Il en arrivera ce qu’il en arrivera.

 

Cette fois, Pardaillan était bien décidé : il alla résolument à la petite porte, frappa les trois coups, prononça le mot de passe. Et la porte s’ouvrit aussitôt.

 

Pardaillan, le visage enfoui dans le manteau, entra dans une manière de corps de garde faiblement éclairé par une veilleuse. Un des hommes qui se trouvaient là se leva, et, sans prononcer une parole, sans lui demander la moindre explication, lui fit signe de le suivre. Pardaillan suivit, sans souffler mot : puisqu’on ne lui demandait rien. Son guide le conduisit dans une antichambre où il le laissa seul, en le priant d’attendre qu’on vint le chercher.

 

Dès qu’il se vit seul, Pardaillan ouvrit la porte opposée à celle par où était sorti l’homme qui l’avait amené là. La porte donnait sur un couloir faiblement éclairé. Il s’engagea résolument dans ce couloir et s’éloigna. Il ne savait pas du tout où il se trouvait ni où il aboutirait. Néanmoins, il marchait avec assurance de ce pas silencieux qui n’avait rien perdu de sa souplesse et de sa légèreté d’autrefois. Il comptait sur ce flair particulier qui l’avait servi dans tant de circonstances critiques pour découvrir la pièce où Fausta allait recevoir le duc d’Angoulême, Il traversa ainsi plusieurs salles, ouvrant sans hésiter les portes qu’il trouvait sur son chemin et les refermant sans bruit après avoir constaté qu’il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.

 

Jusque-là il n’avait pas rencontré âme qui vive. C’était à croire qu’il avait fait fausse route et qu’il s’était égaré dans une partie de l’hôtel momentanément inhabitée. Il persistait cependant, guidé par cette intuition qui ne l’avait jamais trompé. Il venait d’arriver dans un petit cabinet et se dirigeait vers une porte qu’il se disposait à ouvrir.

 

Comme il atteignait cette porte, elle s’ouvrit d’elle-même. Un homme parut.

 

Pardaillan ne distingua pas les traits du nouveau venu. Mais il vit fort bien qu’un homme se dressait sur le seuil de cette porte et lui barrait le passage. Il leva aussitôt les bras pour le happer, le saisir à la gorge, l’empêcher de crier, d’ameuter tout l’hôtel. Il n’acheva pas son geste. L’homme, d’une voix prudemment assourdie, venait de s’écrier :

 

– Monsieur de Pardaillan !…

 

– Valvert ! répliqua Pardaillan, stupéfait.

 

Odet de Valvert – car c’était bien lui – entra, et, comme s’il ne pouvait en croire ses yeux, répéta :

 

– Monsieur de Pardaillan !

 

– Que fais-tu ici ? gronda Pardaillan soudain hérissé.

 

Ce tutoiement inusité, cette extraordinaire émotion chez un homme qu’il avait toujours vu si souverainement maître de lui firent comprendre au jeune homme que quelque chose de très grave arrivait à son vieil ami. Il retrouva aussitôt son sang-froid que la surprise lui avait fait perdre un instant, ce sang-froid qui paraissait avoir abandonné Pardaillan, lequel, pourtant, ne perdait pas facilement la tête.

 

– Mais, monsieur, fit-il avec douceur, je fais mon service.

 

– Ton service ?… Quel service ?

 

– Mon service de gentilhomme auprès de Mme la duchesse de Sorrientès.

 

– La duchesse de Sorrientès !… Tu es au service de la duchesse de Sorrientès ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Depuis quand ?… Comment se fait-il que tu ne m’en as rien dit ?

 

Chose extraordinaire et qui commençait à inquiéter sérieusement Valvert, loin de se calmer, l’agitation de Pardaillan ne faisait que grandir. Aussi, le jeune homme se dit-il que le meilleur moyen d’en sortir était de donner des réponses nettes, précises, aux questions du chevalier. Après quoi, il pourrait questionner à son tour.

 

– Je suis à son service depuis dix jours, dit-il. Avant que d’accepter les offres magnifiques qu’elle me fait, j’ai voulu vous consulter comme c’était mon devoir, monsieur. Malheureusement, vous veniez de partir pour Saugis. Voilà pourquoi je suis ici sans vous avoir rien dit. Vous voyez qu’il n’y a pas de ma faute. Je suis retourné deux fois à votre logis pour vous mettre au courant. J’y suis retourné pas plus tard que ce matin encore pour une chose qui vous intéresse personnellement, vous et mon cousin Jehan. Dame Nicolle était toujours sans nouvelles de vous et n’a pu me dire quand vous seriez de retour.

 

Ces explications eurent le don de satisfaire Pardaillan. Il respira, comme soulagé d’un grand poids et il retrouva instantanément tout son sang-froid.

 

– Bon, dit-il, en somme, c’est de ma faute ce qui t’arrive.

 

– Que m’arrive-t-il donc ? sourit Valvert.

 

– Je vais te le dire, et du coup, tu comprendras l’émotion qui m’a saisi en te trouvant ici, au service de la duchesse de Sorrientès.

 

Pardaillan parlait maintenant avec une gravité qui impressionna fortement Valvert. De même que la façon bizarre dont le chevalier avait insisté sur les mots que nous avons soulignés lui fit dresser une oreille des plus attentives.

 

Pardaillan s’approcha de lui, lui prit la main et la serrant fortement, penché sur lui, baissant la voix, en le fouillant de son regard étincelant :

 

– Sais-tu quel est le vrai nom de cette duchesse de Sorrientès ?

 

Bouleversé par le ton sur lequel Pardaillan venait de parler, Valvert frissonna :

 

– C’est donc d’elle qu’il s’agit ?… Ah ! mon instinct ne m’avait pas trompé !… Je sentais quelque chose de louche en elle, chez elle, autour d’elle… Si bien que, malgré les conditions merveilleuses qu’elle me faisait, c’est en rechignant que j’étais entré à son service… Et j’enrageais de votre absence, monsieur, parce que je me disais que vous seul pouviez me tirer d’embarras, vous seul pouviez éclaircir les vagues soupçons que j’éprouvais en me renseignant sur son compte.

 

– Tu vas être fixé. Et du même coup, tu vas comprendre l’émotion qui m’a saisi en te trouvant sur mon chemin… Car enfin, c’est un fait : te voilà au service de la duchesse de Sorrientès… Et moi, je suis ici en ennemi de ta maîtresse… Ce qui fait que je vais t’avoir contre moi.

 

Ces paroles, Pardaillan les avait prononcées de cet air froid qu’il prenait en de certaines circonstances. Il serrait toujours fortement la main du jeune homme, et il fouillait de plus en plus de ce regard qui avait le don de lire jusqu’au plus profond des cœurs.

 

– Contre vous ! protesta Valvert avec un accent de doux reproche, vous ne le pensez pas, monsieur.

 

Et s’animant :

 

– Puisque la duchesse est votre ennemie, elle devient la mienne dès cet instant. Sachez, monsieur de Pardaillan, que je n’aime, je n’admire et je ne vénère personne au monde autant que vous. Vous me diriez que Dieu lui-même est votre ennemi : je croirais aveuglément que Dieu est devenu un mauvais bougre. Et sans hésiter, je me mettrais avec vous contre lui. Je pensais, monsieur, que vous m’auriez fait l’honneur de ne pas douter de moi.

 

Il était vibrant de sincérité. Pardaillan sourit doucement, et lui serrant plus fortement la main :

 

– Je le savais, dit-il, mais j’avais besoin de te l’entendre dire. Et maintenant que tu l’as dit, je dois t’avertir de ceci : « Le petit roi, Louis treizième, Concini, les Guise, les Bourbon, Condé, d’Épernon, d’Angoulême, Luynes et l’évêque de Luçon tous ceux qui détiennent le pouvoir ou cherchent à s’en emparer, tous ceux-là réunis sont, à eux tous, moins redoutables que celle que tu ne connais encore que sous le nom de duchesse de Sorrientès.

 

– Peste, monsieur, c’est quelque chose, en effet, sourit Valvert. Et très sérieux à son tour, le regardant droit dans les yeux :

 

– Pourquoi dites-vous cela ?

 

– Pour que tu saches… puisque tu vas te trouver avec moi contre elle, dit froidement Pardaillan.

 

– Je me tiens pour dûment averti. Mais avec vous, monsieur de Pardaillan, je tiendrais tête à tous les démons de l’enfer réunis. Et, par la fièvre, Mme de Sorrientès n’est pas, j’imagine, plus redoutable à elle seule que tous les diables d’enfer. Videz donc votre sac, monsieur, et dites-moi qui est au juste cette duchesse qui doit être bien redoutable, en effet, pour que vous en parliez, vous, ainsi que vous le faites.

 

Il disait cela avec tant d’insouciante tranquillité que Pardaillan, qui s’y connaissait en fait de bravoure, l’admira intérieurement. Et l’attirant tout contre lui, dans un souffle à peine distinct, il révéla :

 

– C’est Fausta.

 

L’effet produit par ce nom dépassa tout ce que Pardaillan avait pu imaginer.

 

– Fausta ! s’écria Valvert dans un sursaut violent.

 

Et, tout aussitôt, il lança autour de lui des regards chargés de méfiance et sa main, d’un geste machinal, assujettit le ceinturon, se crispa sur la garde de l’épée : le geste de l’homme qui sent la bataille imminente. Et, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles, il répéta :

 

– Fausta, la mère de Jehan ? (Pardaillan fit oui de la tête.) Celle dont vous m’avez si souvent raconté l’histoire ?… L’ancienne papesse ?… Celle qui arma le bras du moine Jacques Clément ?… Celle qui faillit asseoir le duc de Guise sur le trône de France, si vous n’aviez été là ?… Celle qui a voulu mille fois vous meurtrir ?

 

À toutes ces questions qui se pressaient sur les lèvres du jeune homme, Pardaillan répondait par son immuable mouvement de tête affirmatif que soulignait un sourire aigu. Et Valvert épuisa la série par cette dernière question :

 

– Elle n’était donc pas morte ?

 

– Il paraît, dit Pardaillan. Et le pis est qu’elle revient plus puissante, plus formidablement armée qu’elle n’a jamais été.

 

– Je comprends votre présence ici ! s’écria Valvert.

 

Et, s’animant de nouveau, le geste impatient, l’œil flamboyant :

 

– C’est la lutte… l’effroyable lutte d’autrefois qui reprend plus implacable, plus acharnée que jamais entre vous et elle.

 

– Et cette fois-ci, Odet, la lutte ne se terminera que par la mort de l’un de nous deux… Peut-être y resterons-nous tous les deux.

 

– Allons donc, monsieur, vous l’avez toujours battue ! se récria Valvert qui exultait maintenant.

 

– Je me fais vieux, Odet, terriblement vieux, soupira Pardaillan en hochant la tête.

 

– Ah ! la belle, l’admirable, l’effrayante lutte ! s’enthousiasma Valvert qui n’avait pas entendu. Et je vais en être, moi, de cette lutte épique ! Quel honneur et quelle joie pour moi, monsieur !

 

Cette juvénile ardeur amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Pardaillan. Mais il n’oubliait pas ce qu’il était venu faire à l’hôtel de Sorrientès et il commençait à trouver qu’il perdait plus de temps qu’il ne convenait. Le plus simplement du monde, il formula sa demande :

 

– Ta maîtresse vient de rentrer en compagnie d’un gentilhomme avec lequel elle va avoir un entretien. Il faut que j’assiste à cet entretien sans qu’on puisse soupçonner ma présence.

 

– Venez, monsieur, fit Valvert qui était impatient d’agir. Quelques secondes plus tard, dans un petit réduit obscur où Valvert venait de le faire entrer, Pardaillan se tenait devant une porte. Il n’avait plus qu’à entrebâiller légèrement cette porte pour voir et entendre ce qui allait se passer de l’autre côté. Alors il se tourna vers Valvert et lui glissa à l’oreille :

 

– Va maintenant… Et arrange-toi de manière à ce qu’on ne puisse soupçonner que c’est toi qui m’as introduit ici. Quoi qu’il arrive, n’oublie pas que tu ne me connais pas, que tu m’ignores complètement, comme je t’ignore moi-même. Va, mon enfant.

 

Ce congé ne faisait pas du tout l’affaire de Valvert qui ne rêvait plus que bataille, qui sentait que l’action était engagée et qui voulait à tout prix y remplir son rôle, si modeste qu’il fût. C’est ce qu’il essaya de faire entendre à Pardaillan. Mais Pardaillan, qui en avait décidé autrement, le poussa doucement vers la porte, en disant sur un ton d’irrésistible autorité :

 

– Va-t-en, te dis-je… Ne comprends-tu pas que si je suis pris, je compte sur toi pour me délivrer ? Encore faut-il pour cela que tu gardes ta liberté. Obéis, corbleu !

 

Il savait bien ce qu’il faisait en disant qu’il comptait sur lui pour le délivrer s’il en était besoin. Valvert, qui aurait peut-être résisté, s’inclina devant cette raison qui lui parut décisive. Il se résigna à sortir. Si pressé qu’il fût, Pardaillan s’assura qu’il s’éloignait réellement avant de venir se mettre à son poste d’écoute. Quand il fut certain qu’il était bien parti, il eut dans l’ombre un sourire de satisfaction et murmura ces paroles qui eussent fort contrarié Valvert s’il avait pu les entendre :

 

– Je m’en voudrais d’exposer cet enfant aux coups de l’implacable Fausta. C’est bien assez, c’est trop déjà d’avoir eu recours à lui pour me guider jusqu’ici. Mais cela, espérons qu’elle ne le saura pas.

 

Ayant fait cette réflexion, Pardaillan ouvrit sans bruit la porte devant laquelle il était revenu, écarta légèrement la tenture qui se trouvait de l’autre côté de cette porte, s’appuya commodément au chambranle et, ouvrant les yeux, tendant l’oreille, il regarda et écouta.

 

XXV

LE DUC D’ANGOULÊME ET FAUSTA (suite)

 

Le duc d’Angoulême et Fausta étaient assis en face l’un de l’autre. Pardaillan, de son observatoire, les voyait de profil tous les deux. L’entretien était déjà commencé au moment où il s’était mis à son poste d’écoute. À ce moment, répondant sans doute à une question, Fausta disait :

 

– Ce que je veux vous proposer est une œuvre de justice : Fils de Charles IX, roi de France, je veux vous faire rentrer en possession de l’héritage paternel dont vous avez été dépouillé. Je veux vous faire asseoir sur ce trône de France qui vous appartient de droit et que des usurpateurs vous ont volé.

 

Évidemment, le duc d’Angoulême s’attendait à tout, hormis à cette extraordinaire proposition que Fausta lui faisait avec son calme habituel, comme si c’était la chose la plus simple et la plus facile du monde. Il fut instantanément debout. Il la considéra avec des yeux effarés, comme s’il doutait qu’elle eût tout son bon sens. Et très pâle, secoué par une indicible émotion, d’une voix sourde, il bégaya :

 

– Roi de France ! moi !… moi !… C’est impossible !…

 

– Pourquoi ? demanda Fausta du même air paisible. Et avec un sourire où perçait une pointe d’ironie :

 

– Douteriez-vous de votre droit ? N’auriez-vous pas foi en la justice de votre cause ?

 

– Non pas, par le sangdieu ! protesta d’Angoulême avec une énergie farouche. Vous l’avez très bien dit, madame : ce trône de France, il m’appartenait de droit !… On me l’a volé !… En le reprenant, je ne ferai que rentrer en possession de mon bien. Mais…

 

– Serait-ce, dit Fausta en accentuant l’ironie de son sourire, serait-ce que vous êtes dénué d’ambition ? Dois-je penser que vous n’avez jamais éprouvé un regret pour cette couronne qui devrait être à vous ? Dois-je penser que vous n’avez jamais songé à reprendre votre bien ?

 

Une flamme ardente s’alluma dans les yeux du duc d’Angoulême. Il reprit sa place dans son fauteuil, et levant les épaules, avec un accent de rude franchise :

 

– Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas… Et vous auriez raison de ne pas me croire…

 

Et la regardant en face, en s’animant :

 

– Je ne pense qu’à cela, au contraire, et depuis longtemps !… Et c’est pour y avoir trop pensé que je viens de passer à la Bastille d’où vous venez de me tirer, dix longues, dix mortelles années… Les dix plus belles années d’une existence humaine… Reprendre mon bien dont j’ai été dépouillé, certes oui j’y pense et j’y penserai toujours. Mais c’est là une tâche formidable, hérissée de difficultés quasi insurmontables !

 

– Je reconnais, en effet, que la besogne est formidable et que vous ne pourriez l’accomplir seul, sans appui, réduit à vos seules ressources. Mais ce qui est impossible pour vous seul, devient faisable avec l’aide toute-puissante que je vous apporte.

 

Fausta paraissait très sûre d’elle-même et elle parlait de sa voix harmonieuse, si simplement persuasive. Mais le duc n’était pas convaincu. Il hochait la tête d’un air sceptique. Et cependant il était visible que l’ambitieux effréné qu’il était devenu ne demandait qu’à se laisser convaincre. Fausta le comprit. Elle sourit, sûre désormais de gagner la partie qu’elle venait d’engager. Elle reprit :

 

– L’aide toute-puissante dont je parle est celle que le roi Philippe d’Espagne, que je représente ici, s’engage, par ma voix, à vous donner.

 

En entendant parler du roi d’Espagne, le duc d’Angoulême eut un froncement de sourcils et se fit très froid. Fausta comprit encore que l’aide qu’elle offrait n’était pas de son goût. Cependant, comme si elle n’avait rien remarqué, elle fouilla dans son sein, en sortit les papiers qu’elle avait montrés à Concini et les lui tendit en disant :

 

– Voici les lettres royales qui attestent que je puis parler au nom de Sa Majesté Très Catholique et qui ratifient d’avance toutes les décisions que je jugerai utile de prendre. Lisez, duc : il est nécessaire qu’aucun doute ne subsiste dans votre esprit.

 

Le duc prit les parchemins et les parcourut d’un rapide coup d’œil. Il les garda un instant et demeura rêveur, calculant, hésitant, Fausta le regardait avec son calme immuable. Elle savait que l’ambition finirait par étouffer la voix de la conscience. Et de fait, le duc leva brusquement les épaules en grondant à part lui :

 

– Au diable les scrupules ! Qui veut la fin veut les moyens. Et tout haut, résolument, en lui rendant ses papiers :

 

– Que m’offrez-vous au nom du roi d’Espagne ? dit-il.

 

– De l’or, dit-elle. Autant d’or qu’il en sera besoin. Avant un mois, nous recevrons quatre millions qui doivent être en route présentement.

 

– C’est une somme, fit d’Angoulême. Pourtant, si considérable que paraisse cette somme, elle est insuffisante pour ce que nous voulons faire.

 

– Je le sais. Mais d’autres millions suivront. J’ai dit : autant d’or qu’il en sera besoin.

 

– Bien. Mais nous perdrons un mois à attendre ce premier subside, objecta d’Angoulême.

 

– Non, rassura Fausta, je suis riche, Dieu merci. Je puiserai dans mes propres coffres en attendant.

 

– Est-ce là tout ce que vous m’offrez de la part du roi d’Espagne ? fit le duc en s’inclinant pour marquer qu’il n’avait pas d’autre objection à faire.

 

– Deux armées, renseigna Fausta, l’une partant des Flandres, l’autre de la frontière d’Espagne, se tiendront prêtes à intervenir s’il en est besoin.

 

Et comme le duc esquissait un geste d’énergique protestation, elle ajouta en souriant d’un air entendu :

 

– Je comprends que vous devez éviter à tout prix de faire paraître des armées étrangères en France. Je n’en ai parlé que pour mémoire et en cas de nécessité absolue. J’ai mieux à vous offrir d’ailleurs. Depuis quelques semaines que je suis ici, je ne suis pas demeurée inactive. À l’heure actuelle, je possède quatre dépôts : un dans la Ville, un dans la Cité, un dans l’université, le quatrième dans le village de Montmartre. Ces dépôts, insoupçonnés de tous, ce sont mes arsenaux, à moi. Ils contiennent de la poudre, des balles, des armes de toute sorte, de quoi armer plusieurs milliers d’hommes. Il y a même quelques canons.

 

– Il ne manque que les soldats, sourit le duc.

 

– Je les ai, dit Fausta de son air sérieux.

 

– Un noyau de deux mille soldats d’élite, hidalgos pour la plupart, venu sous des déguisements divers, exerçant en apparence les professions les plus diverses et les plus pacifiques, disséminés dans Paris et ses environs et qui, sur un ordre de moi, peuvent être rassemblés et armés en quelques heures. Ces soldats, si un coup de force est nécessaire, ne risqueront pas de vous compromettre aux yeux du populaire, attendu qu’on les prendra pour des Français venus de lointaines provinces méridionales : Provence, Languedoc ou Gascogne. En effet, ils parlent tous couramment le français et mes précautions sont prises pour que, s’il est nécessaire, ils puissent vous prouver qu’ils sont bons Français. Ainsi, vous le voyez, si vous êtes contraint de recourir à la force, on ne pourra pas vous reprocher d’avoir appelé l’étranger à votre aide.

 

– Vous êtes restée l’infatigable et prodigieuse lutteuse qui, jadis, créa et organisa de toutes pièces cette formidable association qu’on a appelée la Ligue, complimenta le duc avec une admiration sincère.

 

Fausta reçut le compliment sans qu’il fût possible de savoir s’il lui était agréable où non. Il y eut un instant de silence entre eux. Tous deux songeaient sans doute à ce passé sombre, violent, terrible, auquel le duc venait de faire allusion et pendant lequel ils avaient soutenu l’un contre l’autre une lutte acharnée et qui ne s’était terminée que par l’irrémédiable défaite de Fausta. Et ils ne purent pas, songeant à ce passé, ne pas évoquer l’image de Pardaillan qui en avait été l’âme et le dominait de toute la puissance de son génie étincelant.

 

Ils ne se doutaient pas que ce même Pardaillan était là, à quelques pas d’eux, les surveillant de près, ne perdant pas une de leurs paroles, pas un de leurs gestes.

 

Le duc d’Angoulême revint au sentiment de la réalité. Et fixant loyalement Fausta en face :

 

– Je m’imagine, madame, dit-il, que vous allez me faire connaître maintenant le rôle que vous vous êtes réservé dans la formidable partie que nous allons engager en association ?

 

– Telle est bien mon intention.

 

– Avant toutes choses, reprit d’Angoulême, je désire savoir quelle sera la part que j’aurai à faire au roi d’Espagne et à vous pour prix de l’aide inappréciable que vous m’offrez. Vous comprenez, princesse, si les conditions que vous allez me faire me paraissent inacceptables, je me fais un scrupule de vous laisser me divulguer les moyens d’action dont vous disposez et que je pourrais être tenté d’utiliser moi-même.

 

– Je reconnais là votre loyauté accoutumée, complimenta gravement Fausta. Mais rassurez-vous, duc, les conditions que le roi Philippe entend vous faire n’ont rien que de très juste et de très raisonnable. Et je suis certaine que vous les accepterez sans hésiter. Les voici : remboursement des sommes qui vous auront été avancées, en vous accordant tout le temps nécessaire pour vous libérer de cette dette. Ensuite, le roi Philippe III demandera au roi Charles X de se lier avec lui par une solide et bonne alliance. C’est tout.

 

– Quoi ? s’écria le duc, stupéfait par l’extraordinaire modération de ces demandes, quoi, pas de partage ?… Pas de cession de territoire ?…

 

– Pas de partage, pas de cession, répéta Fausta en souriant. Vous voyez qu’il est impossible de se montrer plus modéré.

 

– Je suis confondu de tant de générosité, murmura le duc, qui n’en revenait pas.

 

Fausta eut un de ses sourires indéfinissables auquel le duc eut le tort de ne pas prêter attention et qui ne dut pas échapper à l’œil attentif de Pardaillan.

 

– Je ne vous cache pas, dit-elle, que le roi, conseillé par le duc de Lerme, ne se montrait pas d’abord d’aussi bonne composition. Mais j’ai réussi à lui montrer où se trouvait son véritable intérêt. Cet intérêt ne consiste pas à vous arracher quelques villes ou provinces que vous n’auriez pas manqué de reprendre plus tard, vous ou vos successeurs. Il consiste, avec votre loyal appui, à faire rentrer dans l’obéissance celles des provinces des Flandres qui se sont rendues indépendantes et à consolider son pouvoir partout où il se trouve ébranlé.

 

– Vous avez raisonné en profond politique que vous êtes, madame, approuva le duc, et je n’oublierai jamais le service que vous m’aurez rendu en cette circonstance. Pour ce qui est du roi Philippe, je jure qu’il n’aura pas de plus fidèle allié que moi.

 

– Je prends acte de ce serment, prononça gravement Fausta.

 

– Parlons de vous maintenant, reprit le duc en souriant. Quelle sera votre part, à vous ?

 

– Ma part, fit Fausta, m’est faite par le roi Philippe. Et elle est telle que j’ai tout lieu de me déclarer satisfaite. Cependant, je confesse que je me réserve de vous demander quelque chose.

 

Le duc se sentait rassuré maintenant. Aussi ce fut avec un empressement gracieux et sincère qu’il assura :

 

– Quelle qu’elle soit, elle est accordée d’avance. Parlez, madame.

 

– Non, sourit Fausta, je parlerai quand le moment sera venu : la veille du jour où vous irez à Notre-Dame vous faire sacrer roi de France.

 

Fausta souriait toujours. Et nous savons quelle était la puissance de séduction de son sourire. Le duc s’était attendu à un marchandage effréné. Ce royaume de France qu’on lui offrait, il pensait qu’on lui en demanderait peut-être la moitié. Il était d’ailleurs résigné d’avance à l’accorder… quitte à le reprendre plus tard. Le désintéressement du roi d’Espagne l’avait mis en confiance. Le sourire de Fausta acheva de le conquérir et, sans hésiter, il confirma sa promesse :

 

– Ce jour-là, ou quand il vous plaira, le roi de France tiendra scrupuleusement la promesse du duc d’Angoulême de vous accorder ce que vous lui demanderez et quoi que ce soit.

 

Et, comme elle avait déjà fait une fois, Fausta enregistra gravement :

 

– Je retiens votre promesse, sire duc.

 

XXVI

UN INCIDENT

 

Comme si tout était dit, Fausta reprit aussitôt :

 

– Je vais maintenant vous faire connaître mon plan d’action au sujet du jeune roi Louis XIII. Car enfin, pour que vous deveniez roi de France, vous, encore faut-il que nous nous débarrassions de lui.

 

Volontairement ou non, elle avait mis dans ces paroles, qui pouvaient paraître équivoques, une intonation si sinistre dans sa froide implacabilité que le duc frissonna.

 

– Oh ! est-ce que votre intention serait de… lui faire subir le sort de son père ?

 

Fausta riva sur lui l’éclat funeste de ses magnifiques yeux noirs. Elle le vit pâle, défait, grelottant. Elle voulut savoir jusqu’à quel point elle pouvait compter sur lui et jusqu’où il irait. Sa voix se fit rude, et le mot qu’il n’avait pas osé prononcer, lui, elle le lança brutalement, comme elle eût lancé un coup de poignard :

 

– Le faire assassiner ? Pourquoi pas, si nous n’avons pas d’autre moyen.

 

Et, plus lourdement, elle faisait peser sur lui le poids de son regard chargé de magnétiques effluves.

 

L’ambition avait fait commettre à l’ancien ami de Pardaillan bien des fautes qu’il avait d’ailleurs chèrement payées par de longues années de captivité. S’il avait commis des fautes qui pouvaient être qualifiées crimes, il n’était tout de même pas allé jusqu’au meurtre, à l’assassinat. Il est même permis de croire que sa nature, demeurée malgré tout franche et loyale, n’avait jamais envisagé qu’il pourrait en arriver à cette effrayante extrémité. Brusquement, brutalement, nettement, Fausta le mettait dans la nécessité d’envisager cette redoutable éventualité. Il fut un instant atterré. Il la considéra avec des yeux effarés, en passant une main sur son front, où pointait une sueur froide.

 

– Reculeriez-vous, par hasard ? gronda Fausta d’un air dédaigneux. Vous disiez cependant vous-même tout à l’heure que qui veut la fin veut les moyens.

 

Et plus que jamais elle le tenait sous la puissance de son regard de feu, s’efforçant de lui communiquer cet esprit de décision et d’implacable fermeté qui était le sien. Il bégaya :

 

– C’est terrible, cela !

 

Elle comprit qu’il allait céder. Peut-être ne cherchait-il qu’un prétexte à se donner à lui-même pour faire taire sa conscience qui protestait. Elle lui vint en aide. Et de son même air dédaigneux :

 

– De quoi s’agit-il, en somme ? Pas de faire cette besogne vous-même, assurément. Il s’agit simplement de donner un ordre… Un ordre qui est une condamnation à mort, il est vrai… Vous voulez régner. Pensez-vous que lorsque vous serez roi vous n’aurez pas plus d’une fois des ordres semblables à donner ? Hésiterez-vous toujours comme vous le faites en ce moment-ci ? Reculerez-vous comme vous paraissez vouloir le faire maintenant ? S’il en est ainsi, ne cherchez pas à vous hisser jusqu’à ces hauteurs où planent, au-dessus des lois et des préjugés qui régissent le troupeau des humains, les rois et les souverains qui sont les représentants de Dieu, le vertige vous saisirait, vous tomberiez et vous vous casseriez les reins. Mieux vaut pour vous, si vous manquez de courage, demeurer ce que vous êtes.

 

Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles furent prononcées, fouaillèrent le duc. Les scrupules furent balayés du coup.

 

– Vous avez raison, fit-il avec résolution. J’ai eu un instant de faiblesse qui ne se renouvellera plus.

 

Et pour montrer qu’il se sentait de force à échapper à ce vertige dont elle venait de le menacer, il s’informa :

 

– Vous avez quelqu’un sous la main qui se chargerait de cette besogne ?

 

Fausta – il faut le dire, puisqu’il en était ainsi – ne recourait au meurtre que quand ce meurtre lui paraissait utile ou nécessaire. Alors tout sentiment humain n’existait plus en elle. Rien ne pouvait l’émouvoir, rien ne pouvait exciter sa pitié. Tous les moyens, même les plus effroyables, lui étaient bons. Alors, elle frappait impitoyablement, sans crainte, sans remords, celui que la nécessité et non pas elle avait condamné. Or, nous devons dire ici qu’elle croyait avoir le moyen de se débarrasser de Louis XIII et de l’obliger à céder son trône au duc d’Angoulême. Ceci revient à dire que – pour l’instant – elle ne songeait pas à faire assassiner le jeune roi, puisque sa mort n’était pas nécessaire. Cependant, comme elle voulait s’assurer si le duc était bien décidé à aller jusqu’au bout dans la voie où elle venait de l’engager, à la question qu’il venait de poser elle répondit sans hésiter :

 

– Oui.

 

Elle mentait. Et nous devons encore lui rendre cette justice de reconnaître qu’il était très rare qu’elle mentît ainsi. Mais là encore, le mensonge se justifiait à ses yeux par une grave et impérieuse nécessité. Et si nous le notons, ce mensonge, c’est uniquement parce qu’il devait entraîner fatalement d’autres mensonges. Et ces mensonges-là devaient avoir des conséquences imprévues pour elle.

 

Poussé par une curiosité morbide, le duc demanda :

 

– Comment s’appelle ce nouveau Ravaillac ?

 

Cette fois, Fausta hésita une seconde : n’ayant pas envisagé le meurtre inutile du roi, elle n’avait pas par conséquent songé au meurtrier possible. Son hésitation fut d’ailleurs si brève que ni le duc ni Pardaillan, aussi attentifs l’un que l’autre, ne l’aperçurent. Presque aussitôt, elle répondit, un peu au hasard :

 

– Un jeune aventurier sans fortune que j’ai pris depuis peu à mon service.

 

Elle pensait en être quitte ainsi. Mais le duc insista :

 

– Son nom, je vous prie… Il faut que je sache aussi, moi.

 

En effet, il avait le droit de savoir : n’était-il pas le principal intéressé dans cette effroyable affaire ?

 

Cette fois, Fausta n’hésita pas. Ayant parlé d’un jeune aventurier depuis peu à son service, le nom lui vint tout naturellement aux lèvres :

 

– C’est le comte Odet de Valvert, dit-elle.

 

Le duc d’Angoulême parut chercher dans sa mémoire. Il ne trouva pas sans doute, car il eut un geste qui signifiait que ce nom lui était tout à fait inconnu.

 

– Et vous êtes sûre qu’il agira ? reprit le duc après un court silence.

 

– À vrai dire, je n’en sais rien, déclara Fausta.

 

– Diable ! sursauta le duc, c’est terriblement inquiétant cela ! Fausta, qui savait maintenant ce qu’elle avait à dire, sourit, sûre d’elle-même. Et elle continua :

 

– Mais ce que je sais bien, c’est qu’il est amoureux. Amoureux comme savent l’être certaines natures exceptionnelles. Amoureux fou. C’est une passion violente, exclusive… comme celle que vous avez éprouvée autrefois pour votre Violetta que vous avez épousée. Une de ces passions qui rendent un homme capable de toutes les folies, j’entends : capable de tous les héroïsmes ou de tous les crimes, selon qu’on les aiguille vers le bien ou vers le mal. Quand on sait s’y prendre, on obtient tout ce que l’on veut, tout, entendez-vous bien ? d’un homme qui aime pareillement.

 

– Je ne vois pas où vous voulez en venir, s’impatienta le duc.

 

– Vous allez le voir, rassura Fausta. Et elle poursuivit :

 

– La jeune fille qu’adore ce jeune homme a de nombreux points de contact avec votre Violetta dont je parlais à l’instant. Violetta était une fille abandonnée, elle aussi. Violetta était une chanteuse des rues : elle est, elle, une bouquetière des rues. Les Parisiens l’appellent indifféremment Muguette ou Brin de Muguet, Violetta…

 

– Violetta, interrompit assez brutalement le duc, que ces comparaisons humiliaient et irritaient sourdement, Violetta était d’illustre maison. Elle était fille d’une Montaigues et du prince Farnèse.

 

– C’est ce que j’allais dire, sourit Fausta. Et, imperturbable, elle continua :

 

– Comme Violetta, Muguette est d’illustre maison. Et elle l’ignore, toujours comme Violetta. Maintenant, écoutez ceci, duc : je suis, autant dire, seule au monde à connaître le nom des parents de cette jeune fille. Je vous dirai ce nom tout à l’heure. Ses parents la croient morte depuis dix-sept ans.

 

– Quel âge a-t-elle donc ? s’informa d’Angoulême qui commençait à s’intéresser profondément à ce qu’elle disait.

 

– Elle a dix-sept ans. Ses parents la croient morte depuis le jour de sa naissance.

 

Fausta accompagnait ces paroles d’un sourire si éloquent que le duc comprit sur-le-champ ce qu’elle ne disait pas. Et il s’indigna sincèrement :

 

– Quoi, ce sont ses parents qui ont voulu la meurtrir !… Ce sont donc des monstres sans entrailles ?…

 

Fausta ne répondit pas autrement qu’en accentuant son sourire. Elle poursuivit :

 

– L’histoire de cette petite Muguette vous intéresse tout particulièrement, duc. Il faudra donc que je vous la raconte dans tous ses détails. Mais comme ce sera un peu long, nous remettrons cette histoire à plus tard. Pour l’instant, qu’il vous suffise de savoir que vous allez avoir à combattre les parents de cette jeune fille. Ils vont se dresser entre vous et ce trône qui devrait vous appartenir. Vous n’aurez pas d’ennemis plus acharnés, et, je dois le dire, plus redoutables qu’eux. Car, je vous le répète, ils sont illustres, riches et puissants.

 

– Bon, bon, grommela le duc, de plus en plus intéressé, nous en avons combattu d’autres. Et puis, vous êtes là, vous. Par la mordieu, comme disait le roi Charles, mon père, je m’imagine que, connaissant le danger, vous avez pris vos dispositions pour y parer ?

 

– En effet, duc : j’ai songé à me faire une arme de cette jeune fille.

 

– Là, quand je vous le disais ! Qu’avez-vous fait, voyons ?

 

– J’ai attiré chez moi cette humble bouquetière des rues qui ne se connaît pas d’autre nom que celui que les Parisiens lui ont donné, et j’ai entrepris de faire sa conquête.

 

– Et comme, triompha le duc, nul ne saurait vous résister quand vous avez décidé de plaire, il s’ensuit que cette jeune fille ne voit plus que par vos yeux !

 

– C’est cela même, sourit Fausta. Cette jeune fille est, entre mes mains, un jouet que je manie à ma volonté. Volontairement ou inconsciemment – peu importe –, elle fera tout ce que je voudrai lui faire faire. En sorte que, pour en revenir au comte de Valvert, le jour où j’aurai décidé de le lâcher sur le jeune roi, c’est sur celle qu’il aime que j’agirai.

 

– Et c’est elle qui, sans le savoir peut-être, fera de lui ce que la duchesse de Montpensier fit du moine Jacques Clément ! s’enthousiasma le duc.

 

Et il complimenta :

 

– C’est admirable, princesse ! Ah ! vous êtes toujours la prodigieuse créatrice de combinaisons extraordinaires qui nous donna tant de mal autrefois !

 

Ah ! ils étaient loin, les scrupules, maintenant ! La voix de la conscience était si bien étouffée qu’il en oubliait complètement que c’était un misérable assassinat qu’ils machinaient là tous les deux. Il se réjouissait de voir qu’une jeune fille inexpérimentée allait être l’instrument inconscient chargé d’édifier sa fortune, et lui, un homme mûr, encore mûri par dix années d’une dure captivité, il ne s’apercevait pas qu’aux mains de la terrible jouteuse, il n’était lui-même qu’un pantin dont elle actionnait les ficelles à son gré.

 

Elle, satisfaite de le voir au point où elle avait voulu l’amener, sourit d’un sourire un peu dédaigneux. Alors, alors seulement, de son air calme, elle révéla tranquillement :

 

– Mais nous n’aurons pas besoin d’en venir là. Cette jeune fille nous servira autrement, tout aussi utilement.

 

Il demeura stupéfait. Si stupéfait qu’il ne songea pas à se réjouir de ce qu’elle lui épargnait ce meurtre devant lequel il s’était d’abord cabré.

 

Elle n’eut pas le temps de s’occuper de lui. Un incident surgit à cet instant précis : on venait de gratter discrètement à la porte. Incident bien banal, en vérité, et auquel le duc, pas plus que Pardaillan, derrière la tenture, ne prirent garde. Mais Fausta avait reconnu la manière de gratter de d’Albaran. Et elle savait, elle, que, pour que le colosse se permît de venir la troubler au milieu d’un entretien aussi important, il fallait qu’un événement d’une gravité exceptionnelle se fût produit. Elle ne sourcilla pas cependant. Élevant un peu le ton, elle commanda, de sa voix douce, qu’aucune émotion n’altérait :

 

– Entre, d’Albaran.

 

Le colosse parut aussitôt. Il tenait un billet à la main. Avec son flegme accoutumé, de son pas pesant et tranquille, il s’avança, tenant les yeux fixés sur sa maîtresse. Et à le voir si calme, si indifférent, on était forcé de croire qu’il ne s’agissait que d’une banale affaire de service intérieur. En effet, parvenu devant Fausta, d’Albaran lui tendit le billet qu’il tenait à la main en disant avec le même flegme laconique :

 

– Courrier urgent.

 

Fausta prit le billet. Et se tournant vers d’Angoulême, avec un gracieux sourire :

 

– Vous permettez, duc ? dit-elle.

 

Le duc s’inclina en signe d’assentiment. Posément, sans cesser de sourire, Fausta fit sauter le cachet, déplia le papier sans la moindre hâte, et lut d’un air indifférent. Et à la voir si calme, si souverainement maîtresse d’elle-même, il était impossible de deviner qu’un coup effroyable, qui eût assommé tout autre qu’elle, venait de s’abattre sur elle.

 

Le billet était signé de d’Albaran qui venait de le lui remettre avec tant de flegme. Il disait ceci :

 

« Un homme est venu frapper à la petite porte en donnant le nom de La Gorelle. Comme ce n’était pas Landry Coquenard, qui est seul à se servir de ce mot, on a conduit l’homme dans l’antichambre spéciale et on est venu m’aviser. Je suis accouru. L’homme avait disparu. Comme il ne pouvait pas être sorti de l’hôtel, je me suis mis à sa recherche. J’ai fini par le trouver : il est aux écoutes dans le petit cabinet noir. Je l’y ai enfermé et j’ai pris les mesures que nécessitait l’événement. Malgré que l’homme eût le visage enfoui dans le manteau, un des hommes de garde affirme l’avoir reconnu. Il soutient que c’est le chevalier de Pardaillan. »

 

Il fallait avoir la prodigieuse puissance de dissimulation de Fausta pour demeurer impénétrable devant une nouvelle aussi grave et aussi fâcheuse pour elle. Cependant, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, ses doigts, après avoir lu, se crispèrent sur le funeste papier. Ce fut la seule marque d’émotion visible qu’elle donna. Comme elle demeurait rêveuse, réfléchissant à ce qu’elle allait faire, le duc d’Angoulême, sans soupçonner l’épouvantable tempête qui venait de se déchaîner en elle, s’informait en souriant :

 

– Fâcheuse nouvelle, princesse ? Et Fausta, souriant comme lui, avec un calme extraordinaire :

 

– Je ne saurais dire encore.

 

Cependant, avec cette rapidité de décision qui était aussi remarquable chez elle que chez Pardaillan, elle avait déjà pris une résolution.

 

– C’est bien, dit-elle à d’Albaran attentif, j’y vais.

 

En même temps, du regard, elle lui commandait de se tenir prêt à tout.

 

XXVII

PARDAILLAN ET FAUSTA

 

Elle se leva et, de cette allure majestueuse qui lui était bien personnelle, elle se dirigea lentement vers la porte derrière laquelle se tenait Pardaillan.

 

« Oh ! diable, songea le chevalier, elle vient ici ! M’aurait-elle éventé ? »

 

Fausta et d’Albaran avaient si bien joué leur rôle que Pardaillan ne s’était pas aperçu qu’il était découvert. Il croyait que c’était un hasard malencontreux qui l’amenait dans ce réduit. Comme il ne voulait pas se faire prendre sur le fait, parce qu’il voyait bien que l’entretien entre le duc et Fausta n’était pas terminé et qu’il voulait entendre la suite, il recula, sauta sur la porte d’un bond souple et silencieux.

 

« Tiens ! on l’a fermée du dehors ! se dit-il. Et je n’ai entendu aucun bruit !… »

 

Il ne fut pas autrement ému. Et avec un de ces sourires railleurs qui n’appartenaient qu’à lui :

 

« Je comprends : je suis pris… Je gage que le billet que cette espèce de géant vient de remettre à Fausta lui signalait ma présence en ce réduit. Il s’agit de faire bonne contenance… et de se tirer de là, si c’est possible. »

 

Il se retourna et fit face à la porte qu’il venait de quitter. En même temps, d’un geste vif, il rejetait le manteau sur l’épaule pour avoir la liberté de ses mouvements, et s’assurait que la rapière jouait bien dans le fourreau en murmurant :

 

– Il va falloir en découdre.

 

Fausta arriva à la porte, la tira à elle, l’ouvrit toute grande. Le réduit qui jusque-là était obscur se trouva éclairé par les cires du cabinet. Fausta n’entra pas. Gracieusement, elle invita :

 

– Entrez donc, Pardaillan. Ce n’est pas là la place d’un homme comme vous.

 

Elle souriait de son sourire le plus engageant et, du geste, elle l’invitait toujours à entrer.

 

Pardaillan se découvrit et salua en un geste large, un peu théâtral, et remercia :

 

– Mille grâces, princesse.

 

Il entra. Et, très à son aise, avec un sourire narquois :

 

– Il est de fait que je sentais bien que je n’étais pas à ma place. Mais que voulez-vous, princesse, je ne pouvais décemment pas vous demander de m’admettre à l’honneur de votre illustre compagnie.

 

– Pourquoi donc ? dit Fausta toujours gracieuse.

 

Et très sérieuse :

 

– Je vous assure, Pardaillan, que si vous m’aviez dit que vous désiriez assister à l’entretien que j’allais avoir avec M. le duc d’Angoulême, je me serais fait un devoir et un plaisir de vous satisfaire.

 

– Je n’en doute pas, madame, puisque vous le dites, répliqua Pardaillan, aussi sérieux qu’elle.

 

Et reprenant son sourire railleur :

 

– Seulement, j’eusse été alors bien attrapé ; vous n’eussiez certainement pas prononcé aucune des paroles que j’ai pu recueillir derrière cette porte.

 

Fausta approuva doucement de la tête.

 

Il y eut un silence entre eux, pendant lequel ils se détaillèrent en souriant tous les deux. À les voir ainsi paisibles, on eût dit deux bons amis heureux de se retrouver. Et cependant Pardaillan, qui n’avait jeté qu’un coup d’œil distrait autour de lui, qui ne paraissait pas avoir remarqué la présence du duc d’Angoulême et de d’Albaran, Pardaillan avait déjà étudié la pièce dans laquelle il se trouvait, avait noté ce qui pouvait le gêner et ce qui pouvait le servir en cas d’attaque, et, le poing sur la garde de la rapière, en un geste nullement provocant, très naturel, il se tenait prêt à dégainer, attentif sans en avoir l’air, s’attendant à tout.

 

Le duc d’Angoulême était demeuré d’abord suffoqué par la soudaine apparition de Pardaillan qu’il était à mille lieues de supposer si près de lui. Il s’était remis assez vite cependant. Mais comme Fausta avait aussitôt engagé la conversation avec Pardaillan, il s’était tenu poliment à l’écart. Devant leur silence, il jugea qu’il pouvait intervenir. Il s’avança vivement, la main tendue, la mine épanouie, en disant :

 

– Pardaillan, mon ami, mon frère, que je suis donc heureux de vous voir !

 

Pardaillan, sans desserrer les dents, s’inclina froidement, dans une révérence cérémonieuse. La joie sincère du duc tomba brusquement. Il avait compris.

 

– Eh ! quoi, fit-il sur un ton de douloureux reproche, est-ce ainsi que vous m’accueillez, Pardaillan ? Ne voyez-vous pas que je vous tends la main ?

 

– C’est bien de l’honneur que le futur Charles X fait à un pauvre diable tel que moi, répondit enfin Pardaillan d’une voix glaciale.

 

Mais il ne prit pas la main qui se tendait vers lui.

 

Le duc se mordit les lèvres jusqu’au sang. Son visage, qui était de cette pâleur mate particulière aux gens qui ont longtemps vécu dans un cachot, s’empourpra un instant et redevint presque aussitôt un peu plus pâle qu’avant. Pourtant il ne se fâcha pas. Mais il se fit froid à son tour pour demander :

 

– Allons-nous donc devenir ennemis ?

 

– Cela ne dépendra que de vous, répliqua Pardaillan, toujours glacial.

 

Et revenant aussitôt à Fausta :

 

– Ne vous semble-t-il pas, madame, qu’un entretien est nécessaire entre nous ?

 

– Cela me paraît indispensable, appuya Fausta.

 

Sans plus tarder, à d’Albaran qui se tenait à l’écart, immobile et raide comme un soldat à la parade, elle commanda :

 

– D’Albaran, éclaire-nous jusqu’au cabinet de la tour du coin. Et, se tournant vers Pardaillan, elle expliqua :

 

– Vous m’avez prouvé qu’il est vraiment trop facile d’approcher de cette pièce et de surprendre ce qu’on y dit. Je ne m’y sens plus en sûreté. C’est pourquoi je veux vous emmener dans ce cabinet de la tour du coin, où je suis sûre que nul ne pourra entendre ce que nous allons dire qui doit demeurer entre nous.

 

– Ici ou là, peu importe, pourvu que nous puissions nous expliquer consentit Pardaillan en levant insoucieusement les épaules.

 

Muet et flegmatique, comme à son ordinaire, d’Albaran avait déjà pris un flambeau, poussé une porte et attendait. Sur un signe de Fausta, il prit les devants. Dans la pièce où il passa, et où ils le suivirent, douze gentilshommes, l’épée au poing, se tenaient immobiles et silencieux, barrant le passage. À leur tête, comme leur chef, l’épée au poing comme eux, impassible et raide comme eux, se tenait Odet de Valvert. Ce groupe avait on ne sait quoi de menaçant et de formidable.

 

D’Albaran s’arrêta à deux pas de Valvert, qui ne bougea pas, qui ne regarda pas Pardaillan, lequel, de son côté, ne parut pas le connaître. Le colosse tourna la tête vers Fausta qui s’était arrêtée aussi, immobilisant ainsi le chevalier et le duc, entre lesquels elle se tenait. Et il la regarda d’un air satisfait, comme pour dire : « Voilà une partie des mesures que j’avais prises. »

 

Et Fausta, qui comprit, sourit, approuva doucement de la tête. Et elle se tourna vers Pardaillan, le considéra avec un sourire aigu, d’un air de dire : « Qu’en pensez-vous ? »

 

Mais Pardaillan n’était pas homme à se laisser intimider si facilement. Pardaillan se disait :

 

« Parbleu ! je sais bien que la bataille sera inévitable ! Et du diable si je sais comment j’en sortirai, ni si j’en sortirai !… Mais je sais aussi que Fausta n’entreprendra rien contre moi tant que nous ne nous serons pas expliqués et qu’elle n’aura pas appris ce que je peux bien connaître de ses projets. »

 

De ce raisonnement, d’ailleurs très juste, il résulta que Pardaillan, au sourire de Fausta, répondit par un haussement d’épaules dédaigneux et un sourire narquois. Et comme il n’était pas, lui, l’homme des mystères et des sous-entendus, à la question muette, il répondit tout haut, de sa voix mordante :

 

– Je vois. Peste ! je ne suis pas encore aveugle.

 

Et de son air le plus naïf, comme s’il faisait un compliment flatteur :

 

– Je vois que, mieux que quiconque, vous vous entendez toujours à dresser un guet-apens.

 

Fausta ne sourcilla pas. Son sourire se fit plus acéré. Et comme si elle tenait ces paroles cinglantes pour un compliment véritable, elle remercia d’une gracieuse inclinaison de tête. Après quoi, elle fit un signe à Valvert.

 

Celui-ci, comme ses douze gentilshommes, se tenait impassible, comme il convient à un soldat sous les armes.

 

Obéissant à l’ordre que Fausta venait de lui donner, il se retourna vers ses hommes et, d’un geste de l’épée, il commanda une manœuvre. Obéissant à leur tour, les douze s’écartèrent avec une précision toute militaire, formèrent la haie, saluèrent de l’épée.

 

En passant, Pardaillan rendit poliment le salut. Mais avant de franchir le seuil, il se retourna et, de sa voix railleuse, il lança :

 

– À tout à l’heure, messieurs.

 

À la suite de d’Albaran, qui éclairait la marche, ils parvinrent dans la pièce choisie par Fausta sans rencontrer personne sur leur chemin. Pendant que d’Albaran allumait les cires avant de se retirer, Pardaillan, sans s’arrêter aux merveilles d’art accumulées là comme partout ailleurs, étudiait la disposition des lieux d’un coup d’œil rapide. La pièce, de dimensions moyennes, était ronde. Nous avons dit qu’avant de frapper à la porte, Pardaillan avait fait le tour de l’hôtel en étudiant l’extérieur comme il étudiait maintenant l’intérieur. Et il avait très bien remarqué que, parmi les nombreuses tours qui hérissaient l’immense construction, il ne s’en trouvait qu’une de ronde. Cette tour ronde se dressait, face à la rivière, à l’angle du : cul-de-sac et de la rue de Seyne, laquelle, à proprement parler, n’était qu’un chemin assez étroit, où poussait une telle profusion d’orties qu’on devait lui donner, quelques années plus tard, le nom de rue des Orties[6].

 

En entrant dans ce cabinet rond, Pardaillan vit donc tout de suite où il se trouvait. Ce cabinet n’avait que deux ouvertures : une étroite fenêtre et la porte par où ils venaient d’entrer. Disposition à la fois rassurante et inquiétante. Rassurante, parce qu’il ne pouvait y avoir là de porte secrète par où on lui tomberait dessus à l’improviste. Inquiétante, parce que, en cas de bataille en cet endroit, toute retraite lui était interdite. Mais peut-être Pardaillan, qui calculait tout avec ce sang-froid et cette lucidité si extraordinaire, se disait-il que la bataille, qui lui paraissait de plus en plus inévitable, n’éclaterait qu’à sa sortie de cette manière d’énorme puits que formait le cabinet rond.

 

Les sièges – des fauteuils larges, profonds, massifs – étaient disposés d’avance. Fausta désigna un de ces fauteuils à Pardaillan et s’assit en face de lui, tandis que Charles d’Angoulême prenait place à côté d’elle. Ce fut avec un sourire de satisfaction que Pardaillan s’assit dans le fauteuil qu’elle lui avait indiqué peut-être dans l’intention de le rassurer. Ce fauteuil faisait face à l’unique porte qu’il pouvait ainsi surveiller. Ce qui, d’ailleurs, acheva de le confirmer dans cette idée qu’il avait que ce n’était pas dans ce cabinet qu’il aurait à en découdre. Et ce fut lui qui, dès qu’ils eurent pris place, attaqua sans plus tarder. Et il le fit avec sa franchise et sa décision accoutumées, allant droit au but, sans feintes ni détours :

 

– Ainsi donc, dit-il, vous n’avez pu, madame, vous guérir de cette maligne maladie qui s’appelle l’ambition ?… C’est vraiment fâcheux. Ce qui est encore plus fâcheux, c’est que vous ayez jugé à propos de revenir en France, à Paris, dans l’intention d’y recommencer contre le roi Louis XIII – un enfant ! – en faveur de Mgr le duc d’Angoulême, ici présent, les mêmes manœuvres que vous fîtes autrefois contre le roi d’alors, Henri III, en faveur du duc de Guise, à qui, soit dit en passant, cela ne profita guère. Oui, ceci est vraiment fâcheux pour moi.

 

Il disait cela en souriant de son sourire narquois, de son air moitié figue, moitié raisin qui ne permettait pas de démêler s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. Comédienne géniale aux transformations variées à l’infini, Fausta se mit instantanément à son diapason. Et ce fut en souriant, sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant, qu’elle s’informa :

 

– Fâcheux pour vous ?… Eh ! mon Dieu, en quoi, chevalier ?

 

– Comment, en quoi ?… s’indigna Pardaillan. Mais en ceci, madame, que me voilà, moi, de ce fait, obligé de reprendre le harnais de bataille, alors que je croyais avoir acquis le droit de me reposer ! Comme autrefois, quand vous souteniez Guise, me voilà contraint de reprendre la lutte contre vous !

 

– Est-ce bien nécessaire ? interrompit Fausta.

 

– Tout à fait indispensable, madame, trancha péremptoirement et très sérieusement Pardaillan.

 

Et reprenant aussitôt son ton railleur :

 

– Corbleu, madame, croyez-vous qu’il est donné à beaucoup de personnes de pouvoir se baigner dans les eaux régénératrices de la miraculeuse fontaine de jouvence ? Vous êtes une des très rares privilégiées à qui cette bonne fortune est échue. C’est pourquoi vous êtes et demeurerez éternellement, sans doute, la jeunesse et la beauté. C’est pourquoi vous avez gardé cette merveilleuse vigueur du corps et de l’esprit qui ignore la fatigue et vous permet d’entasser combinaison sur combinaison sans jamais vous lasser ni vous rebuter. Mais moi, madame !… Ah ! misère de moi, j’ai soixante-cinq ans, madame. Regardez-moi. Je suis vieux, fourbu, perclus de corps et d’esprit. Je suis usé, vidé, fini. Vous ne ferez qu’une bouchée de moi, je le sens bien… Et vous ne voulez pas que je dise que c’est fâcheux pour moi !…

 

En raillant ainsi, Pardaillan se montrait si beau de vigueur juvénile que Fausta et Charles d’Angoulême ne purent s’empêcher de l’admirer.

 

– Vous exagérez beaucoup, heureusement pour vous, dit Fausta. Et vous dites qu’il est indispensable que vous repreniez la lutte contre moi, comme autrefois ?

 

– Tout à fait indispensable, confirma Pardaillan, sur le même ton péremptoire.

 

Fausta demeura un instant rêveuse. Et se faisant subitement sérieuse :

 

– Voilà qui me confond, dit-elle. Autrefois, vous vous êtes mis contre moi. Vous m’avez même vaincue, vous avez ruiné de fond en comble toutes mes espérances… Je ne récrimine pas, chevalier, je rends hommage à votre valeur, voilà tout. (Pardaillan salua.) Je comprends que vous ayez agi comme vous avez fait. Je favorisais Guise, et vous, vous lui vouliez la malemort… Vous la lui vouliez si bien qu’après avoir ruiné toutes ses ambitions, vous avez fini par le tuer en loyal combat. Oui, je comprends cela… Aujourd’hui, je favorise M. le duc d’Angoulême… Le duc d’Angoulême qui est de vos amis, et des meilleurs. Et vous me dites qu’il est indispensable que vous vous mettiez contre moi, contre lui par conséquent, puisque je ne vise que la grandeur et la prospérité de sa maison. Cela, je ne le comprends plus.

 

– En résumé, sourit Pardaillan, vous me demandez quelles sont les raisons qui me mettent dans la nécessité de me dresser contre vous. Ces raisons sont multiples. Et je vais vous les développer les unes après les autres, au hasard, comme elles se présenteront à mon esprit.

 

– Je vous écoute, dit Fausta très attentive.

 

– Et d’abord, commença Pardaillan qui se fit sérieux comme elle, je prétends que vous ne visez nullement la grandeur et la prospérité du duc d’Angoulême. Ce que vous visez, c’est votre propre prospérité à vous, princesse Fausta.

 

– Voilà qui est particulier ! railla Fausta.

 

– Je vais vous le prouver, déclara gravement Pardaillan.

 

Et, se tournant vers d’Angoulême, jusque-là témoin muet, mais fort attentif de cet espèce de duel à coup de langue qui venait de s’engager devant lui :

 

– Monseigneur, tout à l’heure, j’ai entendu que vous vous engagiez d’avance à accorder à Mme Fausta une chose qu’elle vous ferait connaître la veille de votre sacre. Voulez-vous, je vous prie, demander à madame de parler sur-le-champ ?

 

Emporté malgré lui, d’Angoulême se tourna vers Fausta.

 

– Vous entendez, madame ? dit-il.

 

– Duc, dit Fausta sur un ton qui n’admettait pas de réplique, je parlerai quand mon heure sera venue, pas avant.

 

– Je parlerai donc pour vous, dit tranquillement Pardaillan qui ajouta : si, toutefois, vous voulez bien le permettre, princesse.

 

Le sourire aigu qui accompagnait ces paroles disait si bien qu’il était résolu à se passer de la permission demandée, que Fausta se hâta d’autoriser :

 

– Vous savez bien, chevalier, que vous pouvez vous permettre tout ce que vous voulez.

 

– Mille grâces, madame, remercia Pardaillan. Et revenant à Charles d’Angoulême :

 

– La veille de votre sacre – c’est-à-dire quand vous croirez tenir la toute-puissance – ce jour-là seulement, Mme Fausta vous dira : « Part à deux. Avant le sacre, une messe de mariage… le mariage de la princesse Fausta et du duc d’Angoulême… »

 

– Mais je suis marié ! interrompit Charles.

 

– C’est ce que vous direz à Mme Fausta, voulez-vous dire ? Alors, Mme Fausta sortira une bulle du pape cassant votre mariage actuel. Une bulle qu’elle obtiendra, n’en doutez pas, qu’elle a peut-être déjà obtenue.

 

– Mais j’aime toujours Violetta !…

 

– Direz-vous encore… Mme Fausta vous démontrera clair comme le jour que l’amour est incompatible avec l’ambition.

 

– C’est impossible !…

 

– Direz-vous toujours… Alors Mme Fausta vous prouvera qu’elle peut détruire en un tournemain tout l’ouvrage fait par elle-même. Elle vous prouvera qu’elle peut, d’un geste, vous précipiter du haut des cimes vertigineuses dont elle vous aura facilité l’escalade. Et notez qu’elle ne mentira pas. Sur les marches de ce trône où elle vous aura hissé, vous serez dans sa main, à sa merci. Elle pourra, si vous vous soumettez, vous asseoir sur ce trône et vous y maintenir. Elle pourra, si vous vous révoltez, vous briser sans pitié.

 

Effaré par ces révélations inattendues et par l’assurance que montrait Pardaillan, Charles regardait Fausta finement, comme s’il attendait d’elle un démenti. Mais Fausta se taisait. Sous son calme de commande, la tempête grondait. Elle rugissait en elle-même :

 

« Oh ! démon !… Démon d’enfer !… Comment a-t-il pu me deviner ainsi ? »

 

Un silence tragique plana une seconde sur ces trois personnages. Pardaillan reprit :

 

– Ce trône de France que Mme Fausta vous offre, elle ne vous le donnera que si elle doit le partager avec vous. Et ceci vous explique pourquoi elle s’est si bien démenée qu’elle a obtenu du roi d’Espagne qu’il se contentât d’un traité d’alliance, sans exiger la moindre cession de territoire : elle défendait son bien à venir. Maintenant, si je me suis trompé, dites-le, madame. Comme je sais que vous ne vous donnez jamais la peine de mentir, je vous croirai sur parole et je vous ferai réparation.

 

Fausta avait bien envie de soutenir qu’il s’était trompé. Elle sentait peser sur elle son clair regard. Elle ne voulut pas se diminuer à ses yeux. Elle brava :

 

– Vous ne vous êtes pas trompé. Mais, ce trône que j’aurai aidé à conquérir, n’est-il pas juste, légitime, que je le partage avec celui à qui je l’aurai donné ?

 

Sans répondre à cette question, Pardaillan s’adressa de nouveau au duc et, la lèvre ironique, les yeux pétillants de malice :

 

– Vous voyez, monseigneur, que je ne vous combats pas, comme le prétendait tout à l’heure Mme Fausta. C’est elle que je combats et non vous. Je ne suis pas votre ennemi. Tout bien considéré, j’estime, au contraire, que j’agis en ami loyal et fidèle que j’ai toujours été en m’efforçant de l’empêcher de vous entraîner dans de louches combinaisons indignes, je ne dirai pas du fils de roi que vous êtes, mais simplement d’un honnête homme. N’êtes-vous pas de cet avis ?

 

Charles d’Angoulême baissa la tête sans répondre. Ce silence significatif fit froncer légèrement le sourcil à Pardaillan, tandis qu’il amenait un imperceptible sourire sur les lèvres de Fausta. Tous les deux comprenaient que s’il se taisait, c’est que cette honnêteté à laquelle le chevalier faisait appel était à moitié étouffée en lui par l’ambition. Ils comprirent cela tous les deux et c’est pourquoi Fausta continua de sourire tandis que Pardaillan redevenait froid. Voyant que le duc persistait dans son silence, le chevalier n’insista pas. Comme si de rien n’était, il revint à Fausta :

 

– Voici une des raisons qui font que je suis contre vous. Rien ne me paraît aussi méprisable que l’abus de la force. Je n’ai jamais pu voir des malandrins assaillir un inoffensif passant pour le dévaliser sans éprouver l’irrésistible besoin de leur tomber dessus à bras raccourcis. Excusez-moi, princesse, si la comparaison n’est pas flatteuse pour vous. Elle est exacte, et cela suffit.

 

– Sauf que l’inoffensif passant dont vous parlez est un roi, rectifia Fausta avec un sourire livide.

 

– Un enfant, madame, rectifia à son tour Pardaillan. Un malheureux enfant, faible, abandonné, trahi, pillé sans vergogne par tous… À commencer par sa mère. Voilà ce que je vois qu’il est, moi, le pauvre petit Louis treizième.

 

– En sorte que s’il était un homme fait, de taille à se défendre, vous le laisseriez se débrouiller tout seul ?

 

– Entendons-nous, madame : s’il s’agissait d’une lutte au grand jour, à armes loyales et pour une cause honorable, tenez pour assuré que je ne songerais nullement à intervenir. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question. La lutte que vous engagez est ténébreuse, sournoise, traîtresse. Le mobile qui vous guide est misérable, honteux. Comme le malandrin dont je parlais tout à l’heure, vous attaquez par-derrière pour ravir sa bourse à votre victime… Toute la différence consiste en ce fait que la bourse dont il s’agit est un royaume… Encore le malandrin en question se contente-t-il d’un coup de poignard qui ne tue pas toujours et, en tout cas, ne déshonore pas. Mais vous, madame, ce que vous voulez faire pour vous approprier cette bourse convoitée, non, vraiment, c’est par trop laid.

 

Les dernières paroles prononcées par Pardaillan firent dresser l’oreille à Fausta. Et sans rien laisser paraître de l’inquiétude qui commençait à s’insinuer en elle, elle s’informa :

 

– Comment pouvez-vous dire si ce que j’ai l’intention de faire est beau ou laid, puisque vous l’ignorez ?

 

– Erreur, madame. Je sais très bien, au contraire, ce que vous allez faire, affirma Pardaillan avec une assurance déconcertante.

 

– Vous savez ce que je vais faire ? insista Fausta.

 

Elle savait pourtant bien à quel homme extraordinaire elle avait affaire. Elle savait qu’il ne mentait jamais et qu’il n’avait pas l’habitude de se vanter. Elle savait que s’il disait qu’il connaissait ses projets, c’est qu’il les connaissait en effet. Malgré tout, ce qu’il affirmait lui paraissait tellement prodigieux qu’elle ne pouvait pas le croire.

 

Pardaillan la connaissait bien, lui aussi. Il devina son incrédulité plutôt qu’il ne la vit, plus que jamais elle s’abritait derrière le masque qui la faisait impénétrable. Comme si c’était la chose la plus simple du monde, il assura :

 

– Je vais vous le dire.

 

Et s’adressant à Charles d’Angoulême :

 

– Écoutez bien ceci, monseigneur : il paraît que la reine régente, Marie de Médicis, quand elle était encore jeune, a eu un amant. Cet amant, c’était Concino Concini. De cette liaison, une fille est née, dont les parents ont voulu se débarrasser par un meurtre. Mme Fausta a découvert cette affaire. Elle s’est procuré l’acte de baptême de cette enfant. Cet acte, elle l’a fait falsifier en y faisant figurer le nom de la mère en toutes lettres. De plus, elle a sous la main deux témoins qui attesteront. Armée de cette preuve, avec l’appui de ces deux témoignages, elle entend déchaîner un scandale inouï, submerger le trône sous des flots de boue tels que le petit roi Louis XIII et sa famille en seront étouffés. Voilà, dans ses grandes lignes, la combinaison de Mme Fausta. Je lui laisse le soin de vous en révéler les détails. Cependant, afin de prouver à Mme Fausta que je suis au courant même des détails, je veux ajouter ceci : la fille de Marie de Médicis et de Concini n’est pas morte, comme le croient ses parents. C’est cette jeune bouquetière des rues que les Parisiens appellent Muguette ou Brin de Muguet, que Mme Fausta a attirée chez elle, et dont elle a entrepris de faire la conquête en vue de lui faire jouer un rôle odieux dans le sombre drame qu’elle a machiné de toutes pièces. Ce en quoi elle pourrait bien ne pas se montrer aussi docile qu’elle le pense à ses suggestions. Pour ce qui est de vous, monseigneur, consultez votre conscience. Je ne doute pas qu’elle ne vous dise qu’un homme de cœur ne saurait, sans se déshonorer, se faire le complice de pareilles machinations. Et revenant à Fausta de sa voix glaciale, il acheva :

 

– Vous voyez, madame, que je connaissais à merveille vos projets, et que je me suis montré très indulgent en disant simplement qu’ils sont laids.

 

De le voir si bien renseigné, Fausta fut si atterrée qu’elle en laissa un instant tomber son masque. Les yeux dilatés, d’une voix si rauque qu’on avait peine à concevoir que ce pût être la même voix qui se montrait d’ordinaire si harmonieuse et si prenante, elle gronda :

 

– Oh ! démon, démon !… Comment as-tu appris ?… C’est Satan qui t’a renseigné ?…

 

Elle paraissait si bien croire à une intervention de l’enfer que Pardaillan sourit :

 

– Eh ! madame, il n’y a ni magie ni sortilège, là-dessous. Et levant les épaules, de son air railleur :

 

– Si je suis si bien renseigné, c’est que vous avez pris la peine de me renseigner vous-même.

 

– Moi ! sursauta Fausta… où ?… quand ai-je pu ?

 

Et, illuminée par une inspiration subite :

 

– Oh ! est-ce que par hasard ?…

 

– Vous y êtes, sourit de nouveau Pardaillan. J’ai assisté, ce matin, à votre entretien avec Concini.

 

Déjà Fausta s’était ressaisie. Elle fixa sur lui un long regard d’admiration qu’elle ne chercha pas à dissimuler et, de sa voix redevenue douce :

 

– Pourtant vous n’étiez pas à Paris, hier… Vous pensez bien que je me suis inquiétée de vous…

 

– Je m’en doute. Je suis arrivé ce matin, madame.

 

Fausta le regarda encore avec le même air d’admiration et prononça simplement :

 

– Prodigieux !…

 

Mais ce mot, à lui seul, exprimait tant d’émerveillement sincère que Pardaillan s’inclina comme il eût fait devant le compliment le plus flatteur. Cependant qu’elle songeait :

 

« Quel homme ! L’âge n’a eu aucune prise sur lui. C’est toujours l’homme d’action aux résolutions foudroyantes mises à exécution avec la rapidité de la foudre. Il est de retour depuis ce matin seulement, et déjà il m’a percée à jour et il se dresse devant moi. Si je le laisse faire, il en sera de cette fois-ci comme des autres : il me battra, comme il m’a toujours battue dans toutes nos rencontres… s’il ne me tue pas cette fois-ci. J’hésitais à le frapper. J’avais tort. Puisque je le tiens ici, chez moi, il ne faut pas qu’il en sorte vivant. Il n’en sortira pas. »

 

Ayant pris cette résolution, elle sourit et, sans songer le moins du monde à nier, avec cette aisance incomparable qui attestait qu’elle se croyait, comme elle l’avait dit elle-même, « au-dessus des lois et des préjugés qui régissent le troupeau des humains », voulant éclaircir un point auquel elle attachait une certaine importance, elle interrogea :

 

– Vous étiez donc au courant de la naissance mystérieuse de cette fille naturelle de Concini ?

 

– Pas le moins du monde, répondit Pardaillan avec sa franchise accoutumée. Je ne connais cette histoire que par ce que vous en avez dit à Concini et que j’ai entendu.

 

– Alors, s’étonna Fausta, comment savez-vous que cette enfant vit encore et qu’elle s’appelle Brin de Muguet ? Car enfin je ne l’ai pas nommée. Et à Concini, qui la croit morte, je n’ai rien dit qui fût de nature à le détromper…

 

Complaisamment, Pardaillan expliqua :

 

– C’est exact, madame. Et j’avoue que, ce matin, l’idée ne m’est pas venue que cette enfant pouvait être vivante encore. Mais tout à l’heure, à M. le duc d’Angoulême, vous avez nommé la petite bouquetière. Et vous en avez parlé dans des termes tels qu’il n’était pas besoin d’une grande pénétration d’esprit pour comprendre que c’était elle la fille de Concini.

 

– Oui, convint Fausta, vous l’avez bien dit : c’est moi-même qui vous ai si bien renseigné. Est-ce tout ce que vous aviez à me dire, chevalier ?

 

– Non pas, madame, fit Pardaillan, je dois encore vous faire connaître la principale des raisons qui me mettent dans la nécessité de me faire le défenseur du petit roi Louis XIII.

 

– Sans doute à cause de l’affection que vous lui portez ?

 

– Non, madame, je ne l’aime ni le déteste, cet enfant. Il m’est indifférent. Je ne le connais pas et je ne tiens pas à le connaître. Mais je connaissais bien son père qui voulait bien m’honorer d’une amitié toute particulière. Or, son père, le roi Henri IV…

 

– Êtes-vous sûr, interrompit Fausta, que le roi Henri IV était bien le père de Louis XIII ?

 

Et, avec un sourire aigu :

 

– Je possède deux lettres signées, l’une Marie de Médicis, l’autre Concino Concini, qui prouvent, à n’en pas douter, qu’Henri IV n’était pas le père du petit roi actuel.

 

Elle triomphait. Pardaillan la considéra longuement, au fond des yeux. Et, sans s’émouvoir :

 

– Je vous entends, fit-il. Le petit roi, et probablement aussi son frère, le petit duc d’Anjou, n’étant pas les fils d’Henri IV, il est clair qu’ils n’ont aucun droit au trône de France. C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

 

– C’est ce que tout le monde dira, répliqua Fausta avec force.

 

– Oui, sourit Pardaillan, et ceci complète si bien votre manœuvre, que je n’hésite pas à dire que ces deux lettres ont, de toute évidence, été écrites par la même main qui a falsifié l’acte de baptême de la fille de Concini. Cela n’a aucune importance pour moi. Ce qui importe seulement, c’est ceci : le père (il insistait sur les deux mots) de Louis XIII, ayant le pressentiment de sa fin prochaine, se doutant bien du déchaînement d’appétits féroces qui se ferait autour d’un trône occupé par un enfant, m’a demandé de veiller sur son fils. J’ai promis, madame. La mort qui délie de tout, la mort seule peut empêcher le chevalier de Pardaillan de tenir sa promesse.

 

Et revenant une fois de plus au duc d’Angoulême, d’une voix qui se fit rude :

 

– Vous voyez, monseigneur, que si je me dresse contre vous, c’est simplement pour accomplir un devoir auquel je ne saurais me dérober sans me déshonorer à mes propres yeux. Au surplus, je crois vous avoir surabondamment démontré que vous ne pouvez pas, sans vous déshonorer vous-même, vous faire le complice des abominables machinations de madame. Si donc vous tenez à conserver mon amitié et mon estime, vous savez ce que vous avez à faire. Décidez-vous séance tenante… ou je croirai que l’ambition a aboli en vous tout sentiment de l’honneur.

 

L’élan que Pardaillan espérait encore, sans trop y compter, ne se produisit pas. Le duc semblait hésiter, méditer, calculer. Fausta eut un sourire de triomphe. Pardaillan se fit de glace. Ils avaient compris tous les deux que rien n’avait pu ébranler le duc, qu’il ne renoncerait pas. En effet, d’une voix sourde, comme honteux, il essaya de discuter :

 

– Vous savez bien, Pardaillan, que ce trône m’appartient. C’est mon bien que je veux reprendre.

 

– Je ne suis pas assez savant clerc pour discuter sur ce sujet, répliqua Pardaillan. Je ne vous suivrai donc pas sur ce terrain. Mais je vous dirai ceci : en l’an 1588, alors que, pareil à un oiseau blessé, Henri III fuyait devant la tempête déchaînée par madame, laissant derrière lui son trône ébranlé, sur le point de s’écrouler, alors que Guise, roi de Paris, n’osait mettre la main sur ce trône et se proclamer roi de France, je vous ai offert de le prendre et de vous le donner, ce trône. Vous l’avez refusé, reconnaissant n’y avoir pas droit, attendu que, avez-vous dit, si vous étiez fils de roi, vous n’étiez pas fils de reine, vous n’étiez que le bâtard d’Angoulême.

 

– J’étais jeune, j’étais fou d’amour, murmura d’Angoulême, embarrassé.

 

Comme s’il n’avait pas entendu, Pardaillan continua, de sa voix glaciale :

 

– Aujourd’hui, vous voulez dérober, Dieu sait par quels misérables moyens, ce trône que j’eusse conquis pour vous, au grand jour à la pointe de mon épée. Or, je suis engagé d’honneur à le défendre. Vous allez donc me trouver sur votre chemin. Dès cet instant nous sommes ennemis. Et dites-vous bien, monsieur, que pour atteindre votre but, il vous faudra me passer sur le corps.

 

Il se leva, assujettit le ceinturon d’un geste machinal, et, avec un de ces sourires aigus comme il en avait parfois, en s’inclinant galamment, comme un homme qui prend congé :

 

– Nous voici donc, une fois de plus, aux prises, madame. La lutte d’autrefois, si terrible, si acharnée qu’elle fut, ne paraîtra qu’un inoffensif jeu d’enfant, comparée à celle qui vient de s’ouvrir, laquelle sera la lutte finale, suprême, attendu qu’elle ne pourra se terminer que par la mort de l’un de nous.

 

Il ne menaçait pas, il ne semblait même pas donner un avertissement sérieux. Il constatait simplement. Et il constatait d’une manière si souverainement détachée qu’il semblait que, quant à lui, il n’accordait qu’une médiocre importance à cette lutte qu’il proclamait lui-même suprême et qui ne pouvait se terminer que par la mort d’un des deux adversaires. Et, après avoir fait cette constatation, simplement, comme la chose la plus naturelle du monde, il conseilla :

 

– Puisqu’il est inéluctable que l’un de nous doit tuer l’autre, croyez-moi, tuez-moi… tuez-moi bien, pendant que vous me tenez.

 

– Le conseil est bon, déclara froidement Fausta, et je le suivrai.

 

– Appelez donc vos assassins, qui doivent être apostés par là, quelque part, et finissons-en, défia Pardaillan, déjà hérissé.

 

– Asseyez-vous d’abord, chevalier, invita gracieusement Fausta. Et elle expliqua :

 

– Vous m’avez dit ce que vous aviez à me dire, et je vous ai écouté avec toute l’attention que vous méritiez. À mon tour, je voudrais vous dire quelques mots.

 

– Comment donc, princesse, consentit Pardaillan, autant de mots qu’il vous plaira. Et croyez bien que moi aussi je saurai vous écouter avec toute l’attention que vous méritez.

 

Il reprit place dans son fauteuil, se renversa sur le dossier, croisa la jambe, et il attendit, l’air profondément attentif. Il était impossible de montrer plus d’assurance calme, plus de confiance apparente. En réalité, il se tenait plus que jamais l’esprit en éveil et il se disait : « Elle médite quelque coup de traîtrise. Mais quoi ? » Quand elle le vit installé, Fausta reprit, en gardant son air gracieux :

 

– Ce que j’ai à vous dire ne sera pas long. D’abord, sachez qu’il n’y a pas d’assassins apostés à votre intention ici. Et vous me connaissez assez pour savoir que si je vous le dis, vous pouvez me croire.

 

– Je vous crois, madame, dit sérieusement Pardaillan, puisque vous le dites. Mais vraiment, vous me voyez tout ébahi, car, soit dit sans reproche, vous ne m’avez pas habitué à tant de magnanimité.

 

Et en lui-même :

 

« Oh ! diable, voilà qui devient tout à fait inquiétant ! »

 

– Il n’y a là aucune magnanimité de ma part, reprit Fausta qui se fit grave. Vous m’avez donné un conseil que je juge excellent et que je suis toujours résolue à suivre. Seulement, je n’ai pas besoin d’assassins pour cela. Je ferai ma besogne moi-même.

 

– Je me disais aussi… railla Pardaillan. Et en lui-même, il ajouta :

 

« Attention, chevalier, c’est le moment ! Mais, mordiable, quel coup de Jarnac médite-t-elle ?…

 

Il avait toujours son air détaché. Cependant, d’instinct, il se redressa dans son fauteuil, attira la rapière entre ses jambes. Et ses narines palpitaient, comme s’il avait cherché à découvrir par l’odeur ce coup de traîtrise qu’il sentait dans l’air et qui échappait à son œil si perçant, à son ouïe si fine.

 

– Cette fois-ci, la lutte ne sera pas longue entre nous, Pardaillan, continuait Fausta.

 

Avec un sourire livide, elle leva lentement la main droite, comme pour mieux la montrer à Pardaillan, plus que jamais sur ses gardes, et elle acheva :

 

– Pour vous rejeter au néant, il suffira d’un coup de cette main, un seul coup, comme ceci.

 

Elle ferma le poing sur le manche d’un poignard imaginaire. Et Pardaillan, qui suivait tous ses mouvements avec une attention aiguë, bien qu’elle n’eût aucune arme dans ce poing qu’elle brandissait d’un air menaçant, se replia sur lui-même, se tint prêt à bondir, à parer. Elle leva le poing fermé un peu plus haut, et, comme si elle portait un coup furieux, elle l’abattit à toute volée sur le coin d’une petite table qu’elle avait à sa droite.

 

Au même instant, devant elle et devant Charles d’Angoulême, effaré, la partie du plancher où se trouvait le fauteuil dans lequel Pardaillan était assis s’écroula brusquement. Un instant, plus rapide que l’éclair qui déchire la nue, on aperçut les bras levés du chevalier qui cherchait instinctivement à se raccrocher. Puis tout disparut : Pardaillan et l’énorme fauteuil. Et on entendit un cri sourd.

 

Livide, échevelé, le duc d’Angoulême se leva précipitamment. Et regardant d’un air égaré ce trou noir qui béait devant lui, il râla :

 

– Qu’avez-vous fait !…

 

– J’ai terminé la lutte avec le seul homme qui pouvait nous faire perdre la partie que nous avons engagée. Et du même coup, j’ai gagné cette partie, prononça froidement Fausta.

 

– C’était mon ami… mon meilleur ami… sanglota le duc.

 

– C’était l’époux de mon cœur, dit Fausta avec une infinie tristesse. Et se ressaisissant aussitôt, d’une voix froide, implacable :

 

– Et pourtant, je l’ai frappé…

 

– Courons, madame, supplia le duc, peut-être est-il encore temps…

 

– Inutile, duc, M. de Pardaillan est mort ! prononça Fausta d’une voix funèbre.

 

XXVIII

LÉONORA GALIGAÏ

 

Il nous faut dire maintenant ce que faisait Stocco, dans la cour du somptueux hôtel que Concini avait acheté au seigneur de Liancourt, qu’il avait agrandi et embelli et qui était situé rue de Tournon… à deux pas du palais de Marie de Médicis. Pour cela, il est nécessaire que nous le reprenions au moment où nous l’avons laissé, suivant Odet de Valvert, à Fontenay-aux-Roses, non loin de la maison de la mère Perrine, où se rendait Muguette montée sur son âne Grison. Ce retour en arrière sera d’ailleurs bref.

 

Comme Odet de Valvert, Stocco avait entendu les paroles de la jeune fille qui, parlant de la petite Loïse, l’avait appelée « ma fille ». Comme Odet de Valvert, l’espion de Léonora s’était mépris sur le sens réel de ces paroles et, comme lui, les avait prises au pied de la lettre. Tout d’abord, il en avait été quelque peu éberlué. Puis il avait ricané :

 

– Per la Madonna, fiez-vous donc aux apparences ! Cette fille, à qui l’on eût donné l’absolution sans confession, cette vertu farouche a une fille ! C’est à pouffer de rire ! Et dire que j’ai été assez niais pour me laisser prendre à ses grands airs ! Je n’ai pas été le seul, il est vrai ! N’importe, je n’aurais pas dû être dupe, moi qui connais les damnées femelles. Or çà, elle a donc un amant ?… Qui peut bien être l’heureux coquin possesseur de ce morceau de roi et père de cette petite Loïse ?…

 

Et, secoué par un rire mauvais :

 

– Et l’illustre signor Concini !… Quelle tête il va me faire, quand je lui apprendrai la nouvelle !… Car je la lui apprendrai… Pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas me priver de ce plaisir. Cristo Santo ! je n’ai pas si souvent l’occasion de me faire une pinte de bon sang !…

 

Tout en se réjouissant ainsi de la cruelle déconvenue qu’il allait infliger à son maître, Stocco suivait toujours. Brin de Muguet était entrée. Odet de Valvert avait voulu voir et entendre, et il s’était glissé le long de la haie qui clôturait la petite maison. Stocco avait voulu voir et entendre, lui aussi. Il avait fait comme Valvert. Seulement, comme il ne voulait pas se laisser surprendre par celui-ci, il avait eu soin d’aller se poster du côté opposé.

 

Le hasard l’avait moins favorisé que Valvert : il se trouvait placé trop loin pour entendre la conversation des deux femmes que nous avons rapportée en son temps. Mais s’il n’entendit pas ce qui fut dit, il vit assez bien à travers les jours de la haie. Il vit si bien qu’il se dit :

 

« Elle adore sa fille !… » Et pensif : « C’est bon à savoir… Qui sait si on ne pourra pas tirer parti de cet amour de la mère pour son enfant ?… »

 

Et son esprit, naturellement porté au mal, se mit à travailler sans arrêt sur cette découverte qu’il venait de faire et qui lui paraissait particulièrement intéressante. D’ailleurs, il ruminait là-dessus sans intention précise, uniquement poussé par ce besoin impulsif de faire le mal qui anime les natures essentiellement mauvaises.

 

Odet de Valvert était parti, comme nous l’avons dit. Mais Stocco, qui d’ailleurs n’avait pas pu s’apercevoir de ce départ, était resté à son poste. Il y était resté jusqu’à ce que la nuit tombant, il avait vu la mère Perrine cadenasser les portes, tendre les chaînes. Il avait compris que la petite bouquetière passerait la nuit dans la maison. Alors il était parti à son tour.

 

Il n’était pas allé bien loin. Il s’était mis en quête d’une auberge où il pût se restaurer un peu : il n’avait rien pris depuis le matin. Il avait fini par découvrir ce qu’il cherchait et il avait rapidement expédié un modeste repas copieusement arrosé par deux pots d’un petit vin du pays, aigrelet et piquant à souhait. Après quoi, il était revenu se poster devant la maison fleurie. Il s’était enroulé dans son manteau et il s’était philosophiquement étendu dans le fossé.

 

Il faut croire qu’il avait de sérieuses raisons de ne pas lâcher la jeune fille, puisque, pour être sûr de ne pas la manquer à son départ, il ne reculait pas devant une nuit passée à la belle étoile. Il est vrai que le temps était très doux et il est probable qu’il en avait vu d’autres.

 

Le lendemain matin, à la pointe du jour, il avait assisté au départ de Muguette qui emportait deux grands paniers chargés de fleurs. Il vit la petite Loïse qui, pendue au cou de « sa maman Muguette », ne voulait plus se séparer d’elle et pleurait à chaudes larmes. Il entendit Muguette qui consolait l’enfant en lui promettant :

 

– Ne pleure pas, ma mignonne, je reviendrai jeudi matin. Stocco comprit qu’elle ne mentait pas dans l’intention d’apaiser l’enfant. La promesse était très sérieuse, car la jeune fille ajouta cette recommandation, qui s’adressait à la robuste paysanne :

 

– N’oubliez pas, ma bonne Perrine, de tenir prête ma provision de fleurs, car je n’aurai que quelques minutes à passer ici. Juste le temps de permettre à Grison de souffler.

 

« Va bene, se dit Stocco, elle reviendra jeudi matin. Je n’ai pas besoin d’en apprendre davantage. Je peux filer, maintenant. »

 

Et, avec une grimace de jubilation, il se félicita :

 

« Per la santa Madonna, voici une journée et une nuit qui me rapporteront pour le moins cinq cents pistoles. Ce qui, joint aux cinq cents pistoles que le signor Concini me doit déjà, fera mille pistoles ou dix mille livres !… »

 

Ayant fait cette réflexion agréable pour lui, il profita de ce que Muguette s’attardait pour prendre les devants. Il rampa dans le fossé jusqu’à ce que, se sentant hors de vue, il sautât sur la route. Il partit alors d’un pas allongé, sans plus s’occuper d’elle. De retour à Paris, il s’en alla tout droit rendre compte à Léonora Galigaï. Il lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu, sans rien lui cacher. Seulement, il ne fit pas le moindre commentaire et garda pour lui les réflexions qu’il avait pu faire.

 

Léonora l’écouta avec la plus grande attention. Quand il eut dit tout ce qu’il avait à dire, et ce fut vite fait, elle se plongea dans une longue méditation. À quoi songeait-elle ainsi ? Stocco, qui la dévisageait de ses yeux de braise, n’aurait su le dire : Léonora, comme Fausta, savait, quand elle le voulait, montrer un visage indéchiffrable. Quand elle eut fini de réfléchir, elle laissa tomber négligemment :

 

– Tu peux rendre compte de ta mission à Concino.

 

Stocco, qui la connaissait bien, interrogea avec sa familiarité narquoise :

 

– Que faudra-t-il lui dire, signora ?

 

– Tout ce que tu m’as dit, autorisa Léonora. Et sans la moindre intention d’ironie :

 

– Il ne faut pas mentir à Concino, ajouta-t-elle gravement.

 

La recommandation, qui était en contradiction flagrante avec ses agissements courants, amena un sourire gouailleur sur les lèvres de Stocco. Mais il se garda bien de faire la moindre observation.

 

– Seulement, reprit Léonora du même air détaché, tu ne lui rendras compte que mercredi matin.

 

Cet ordre fit faire la grimace à Stocco. Et cette fois, il se permit une observation :

 

– Signora, dit-il, voici plus de huit jours que monseigneur attend, et il commence à s’impatienter.

 

Et, laissant percer le bout de l’oreille :

 

– Et puis, corpo di Cristo, je ne serais pas fâché de toucher les cinq mille livres qu’il m’a promises, moi !

 

– Concino, fit tranquillement Léonora, ne mourra pas pour avoir attendu deux jours de plus. Quant à toi…

 

Elle allongea la main vers un tiroir, y prit une bourse convenablement garnie, et la lui mit dans la main en achevant :

 

– … Voici qui te permettra d’attendre patiemment le payement de tes cinq mille livres.

 

Stocco, qui n’avait peut-être fait son observation que pour provoquer ce geste de générosité, fit prestement disparaître la bourse. Satisfait, il s’inclina et complimenta :

 

– Vous êtes la générosité même, signora, et c’est plaisir vraiment de travailler pour vous.

 

– J’ai besoin de ces deux jours, moi, expliqua Léonora avec un sourire sinistre.

 

Et, sans élever la voix, en le fixant avec une insistance singulièrement éloquente :

 

– Ne va pas l’oublier, surtout.

 

– Je n’aurai garde, rassura Stocco. Et, en lui-même :

 

« Ah ! poveretta, je ne voudrais pas être dans la peau de la petite bouquetière. »

 

Il n’oublia pas la recommandation, en effet. Au jour fixé, il n’oublia pas non plus d’aller voir Concini. Mais il arriva rue de Tournon au moment où celui-ci attendait la visite de Fausta et il lui fallut attendre. Puis, après le départ de Fausta, il avait guetté la sortie de Pardaillan, non pas – nous croyons l’avoir dit – qu’il s’intéressât à Pardaillan, mais simplement parce qu’il craignait pour lui-même les suites mortelles que pouvait avoir sa trahison au cas où, le chevalier se laissant surprendre, elle aurait été découverte.

 

Nous avons dit que tout s’était terminé au mieux pour lui. Mais pendant qu’il demeurait sur le seuil de la porte. Concini était retourné dans son cabinet où nous le suivrons en attendant Stocco qui ne tardera pas à l’y rejoindre.

 

Concini était d’une humeur massacrante. On se doute bien que la visite de Fausta et le résultat plutôt fâcheux pour lui qu’avait eu cette visite étaient pour quelque chose dans l’exaspération qu’il montrait. Cette exaspération s’augmentait encore d’un autre motif aussi important à ses yeux : ne prévoyant pas, et pour cause, les terribles révélations de la redoutable visiteuse, il avait autorisé Léonora à assister, invisible, à cet entretien. Léonora avait ainsi appris des choses qu’elle ne soupçonnait même pas. En soi, le fait n’avait aucune importance. Il savait bien, parbleu, qu’il pouvait compter sur sa femme. Mais il connaissait aussi l’esprit exceptionnellement ombrageux de la terrible jalouse. Et il se disait, non sans raison, qu’une explication était inévitable entre eux, attendu que Léonora l’exigerait. Pour tout dire, il entrevoyait la scène de ménage, plus violente que jamais. Et cette perspective, peu agréable, en effet, l’irritait et l’assommait d’avance.

 

Il ne se trompait pas d’ailleurs. Dès le départ de Fausta, Léonora était entrée dans le cabinet et elle s’était assise, bien décidée à ne pas bouger de là avant d’avoir eu cette explication que redoutait Concini. Et le coude sur la table, la tête dans la main, elle s’était enfoncée dans des réflexions profondes, sinistres, si on en jugeait par l’expression effrayante de sa physionomie.

 

Ainsi qu’il s’y attendait, Concini la trouva là. Il entra comme un furieux, l’air mauvais, agressif, et se mit à marcher de long en large d’un pas violent. L’œil courroucé, la lèvre amère, il prit les devants et, tout de suite, il attaqua :

 

– Eh ! bien, vous avez entendu votre illustrissime signora Fausta ? Que l’enfer l’engloutisse !… Ah ! je vous fais mon compliment, madame !… Ah ! Dio porco, la jolie négociation que vous aviez entreprise là ! Une alliance avec Fausta, disiez-vous, devait avoir les résultats les plus féconds, les plus merveilleux pour nous !… Christaccio ! il est fameux le résultat !… Me voici avec un ennemi de plus sur le dos… et quel ennemi !…

 

Il parla longtemps ainsi, avec une mauvaise foi froidement calculée, l’accablant de reproches violents qu’il savait parfaitement injustifiés.

 

Elle l’écoutait de son air profondément sérieux. Ses yeux lumineux le couvaient d’un regard de tendresse passionnée, mais elle n’eut pas un mot, pas un geste pour interrompre le flux des récriminations et des reproches immérités. Elle savait que tout ce qu’il disait n’avait qu’un but : l’empêcher de dire, elle, ce qu’elle avait à dire, en faisant dévier la discussion. Et elle le laissait aller, sachant bien qu’il finirait par s’arrêter tout seul. Ce fut ce qui arriva, en effet. Ne rencontrant pas la moindre contradiction, Concini se trouvant bientôt à bout d’arguments, obligé de se taire.

 

Alors, elle parla à son tour. Et, sans colère, lentement, froidement :

 

– Vous ne m’aviez jamais dit, Concini, que vous aviez eu un enfant avant notre mariage, dit-elle.

 

Concini se vit acculé à l’explication redoutée. Il s’emporta :

 

– Sangue della Madonna, pourquoi vous l’aurais-je dit ?… Quand je vous ai épousée, vous saviez, j’imagine, que je n’étais pas un coquebin ayant encore sa fleur d’innocence !… Votre insupportable jalousie va-t-elle se mettre maintenant à fouiller ma vie de garçon, pour me reprocher des fredaines, qui datent d’une époque où nous ne nous connaissions même pas ?…

 

Léonora ferma les yeux et frissonna douloureusement. Sa jalousie féroce ne pouvait même pas supporter l’allusion à des écarts qui étaient antérieurs à son mariage avec Concini. Et elle avoua franchement :

 

– C’est vrai, mon Concinetto, je t’aime tant que je suis jalouse, même de ce que tu as pu faire avant de me connaître. Mais tu me rendras cette justice, que je ne t’ai jamais fait aucun reproche sur ce passé qui ne m’appartient pas, je le reconnais.

 

– Alors, n’en parlons plus, trancha brutalement Concini, et surtout ne m’assommez pas de vos reproches.

 

– Ce que je vous reproche, Concino, c’est de m’avoir caché une chose aussi grave : la naissance d’un enfant de vous et de Maria… De Maria ! qui l’eût dit ?…

 

– Eh ! Christaccio ! gronda Concini, pourquoi vous en aurais-je parlé, puisque cette enfant est morte !

 

Il s’était arrêté devant elle, comme pour la narguer. Elle se leva lentement, posa la main sur son bras qu’elle serra avec force, et l’enveloppant des magnétiques effluves de son regard de flamme, d’une voix sourde, elle murmura :

 

– Êtes-vous bien sûr qu’elle est morte, Concino ?

 

Concini tressaillit : un sinistre pressentiment s’abattit lourdement sur lui. Mais se secouant :

 

– Parbleu ! fit-il avec force.

 

– Et moi, gronda Léonora d’une voix plus basse et en resserrant son étreinte, et moi, je te dis que tu te trompes, Concino : elle n’est pas morte !

 

– Allons donc ! railla Concini qui s’efforçait de demeurer incrédule, mais qui se sentait frissonner malgré lui.

 

– Tu te trompes répéta Léonora avec une effrayante assurance. Et s’animant d’une voix ardente, mais si basse, qu’il dut se pencher sur elle pour entendre :

 

– Insensé ! on voit bien que tu ne connais pas la signora comme je la connais, moi !… Si elle t’a parlé de la naissance de cette enfant, si elle t’a menacé de divulguer cette naissance et de déchaîner cet affreux scandale qui peut nous balayer tous, c’est qu’elle sait que l’enfant existe, elle sait où la trouver, elle.

 

– C’est impossible ! frémit Concini. Landry Coquenard n’était pas un traître alors. Je suis sûr qu’il a exécuté mes ordres.

 

– Ce Landry Coquenard s’est avisé d’avoir des scrupules et de faire baptiser l’enfant avant de la noyer. Tu ne savais pas cela, toi. La signora le savait, elle. Et moi, je te dis que ce Landry Coquenard a poussé ses scrupules jusqu’au bout : après avoir arraché l’enfant aux éternels tourments du purgatoire en lui faisant administrer le baptême, il l’a également arraché à la mort. Ceci est aussi vrai qu’il est vrai que le jour nous éclaire. Et tiens, une autre preuve.

 

La signora t’a promis de garder ton secret et de ne pas se servir de l’arme formidable qu’elle a entre les mains. Elle ne ment jamais, la signora. Mais elle a des manières à elle de dire la vérité. Pourquoi t’a-t-elle fait cette promesse rassurante qu’elle tiendra à sa manière ? Parce que ce n’est pas elle qui déchaînera le scandale, c’est l’enfant qu’elle aura armée et qu’elle lâchera sur toi. Et ceci, si tu veux bien réfléchir, est autrement formidable que si la signora agissait elle-même : toutes les âmes sensibles se mettront du côté de l’enfant qui se dressera en justicier devant son père et sa mère… le père et la mère dénaturés qui ont voulu la meurtrir.

 

– Diavolo ! diavolo ! murmura Concini tout pâle et en tortillant nerveusement sa moustache, que faire ?

 

Une lueur de triomphe passa dans les yeux noirs de Léonora. Et avec une expression d’implacable résolution, elle prononça :

 

– Chercher cet enfant, la trouver, la saisir. Je m’en charge. J’ai des soupçons, de vagues indications au sujet de cette enfant. Si je ne me suis pas trompée, mes recherches ne seront pas longues. Avant quarante-huit heures, elle sera en notre pouvoir.

 

– Et quand nous la tiendrons, rayonna Concini déjà rassuré, nous saurons bien l’empêcher de parler ! C’est une excellente idée, cara mia !

 

Elle vit qu’il n’avait pas compris. Elle ne broncha pas, elle approuva doucement :

 

– C’est cela, Concino, nous saurons l’empêcher de parler, nous ! Et le fascinant du regard, avec un sourire terrible, une lenteur effroyable, elle insinua :

 

– Mais rappelle-toi, Concino, qu’il n’y a que les morts qui ne parlent pas.

 

Cette fois, Concini ne pouvait pas ne pas comprendre. Il recula, livide, hagard, épouvanté.

 

Elle, elle le tenait toujours sous la puissance de son regard de feu, s’efforçant de faire passer en lui cette volonté de meurtre qui était en elle. Concini ne se débattit pas longtemps. Il y eut entre eux une minute de silence formidable, au bout de laquelle il capitula.

 

– Que dira la mère ? fit-il d’une voix sourde, étranglée. Car enfin, nous ne pouvons pas lui laisser ignorer…

 

– Je me charge de Maria, interrompit vivement Léonora. Je lui parlerai. Je lui ferai comprendre.

 

Concini eut une suprême hésitation. Et jetant bas, brusquement, les derniers scrupules, il consentit :

 

– Je m’en rapporte à toi.

 

C’était la condamnation à mort de sa fille qu’il prononçait là, et il le savait bien. Mais ne l’avait-il pas pareillement condamnée le jour où elle était venue au monde ? Seulement, cette fois-ci, c’était sa femme qui se chargerait d’exécuter la sentence. Elle ne montrerait pas, elle, les mêmes scrupules qu’avait montrés ce sacripant de Landry Coquenard.

 

Léonora enregistra l’ordre de mort d’un léger mouvement de tête. Un sourire livide glissa sur ses lèvres. Ce fut la seule manifestation de joie de la victoire qu’elle venait de remporter sur lui qu’elle se permit.

 

Comme si de rien n’était, elle reprit, et cette fois sa voix vibra comme une trompette guerrière :

 

– Je me charge également de la signora. Laisse-la faire, Concino, je suis là, moi, et elle ne me fait pas peur !… Elle baisse, d’ailleurs, la signora : son histoire de scandale était bien imaginée, mais n’est plus à redouter pour nous, puisque nous y avons paré. Le reste n’est que pauvreté. Son histoire avec Angoulême, n’est que le recommencement de ce qu’elle a fait avec Guise. Cela ne lui a guère réussi pourtant. Oui, décidément, elle baisse… Laisse-la faire, laisse-les faire : Fausta, Angoulême, Guise, Condé, Luynes, tous, laisse-les faire tous, te dis-je… Puisqu’il s’agit de ton bonheur et de ta vie, je me sens de taille à leur tenir tête à tous et à les battre les uns après les autres. Laisse-les faire, ce trône qu’ils convoitent, ils ne l’auront pas… Il t’appartient… Tu l’auras.

 

Dans un geste de passion, elle lui jeta les bras autour du cou, l’étreignit avec frénésie, plaqua un baiser violent sur ses lèvres et le lâchant :

 

– Je vais voir Maria, dit-elle.

 

Et lente, silencieuse, elle se retira sans bruit, pareille à un être des ténèbres qui retourne à ses ténèbres.

 

Et, en glissant dans l’ombre d’un couloir, elle songeait :

 

« Stocco m’a dit que cette petite bouquetière que Concino aime, s’en va tous les matins porter des fleurs à l’hôtel de Sorrientès où elle reste de longs moments… plus longtemps qu’il ne convient à un marchand venant de livrer sa marchandise… J’ignorais alors que la signora et la duchesse de Sorrientès ne sont qu’une seule et même personne, et je n’avais pas prêté à ce détail l’attention qu’il mérite… Aujourd’hui, je sais… Et je me demande pourquoi la signora, qui ne fait jamais rien sans bonnes raisons, attire ainsi cette jeune fille chez elle ?… Pourquoi ?… Si c’était elle, pourtant, la fille de Maria et de Concini ?… Oui, si c’était elle ! »

 

Son esprit toujours en éveil parti sur cette piste, elle ne la lâcha plus, la tourna dans tous les sens. Mais elle avait aussi son idée de derrière la tête qu’elle ne lâchait pas non plus et à laquelle elle revint en se disant :

 

« Il faudra que j’éclaircisse cela… En attendant, j’ai promis à Concino que sa fille serait en notre pouvoir dans quarante-huit heures. Eh bien, sa fille, ce sera la petite bouquetière. Elle ne l’est peut-être pas, mais ceci importe peu. L’essentiel est qu’il le croie, lui, et qu’il agisse comme il est convenu… Ainsi serai-je débarrassée d’elle. »

 

Elle réfléchit encore un instant, et avec cette froide résolution qui la faisait si redoutable, elle trancha :

 

« Il le croira… Et il agira. »

 

XXIX

CONCINI

 

Après le départ de Léonora Galigaï, Concini demeura plongé dans une longue, une profonde rêverie. Songeait-il à sa fille dont, pour la deuxième fois, il venait de décider le meurtre ? Était-il aux prises avec sa conscience en révolte qui protestait contre la hideur du forfait prémédité ? Ou bien, calculait-il comment s’accomplirait ce forfait ? Ayant longtemps rêvé, Concini résuma sa rêverie par ces mots, qu’il mâchonna d’une voix ardente, bouleversée de passion :

 

– Le trône !… Oui, pour le voler, ce trône auquel je n’ai pas droit je briserai impitoyablement tout ce qui me fera obstacle. Malheur à celui qui le possède !… Malheur à ceux qui voudront me le disputer !… Du sang, encore du sang, toujours du sang !… c’est à travers des flots de sang que je me frayerai un chemin jusqu’à lui !… C’est sur des monceaux de cadavres entassés, qui me serviront de marchepied, que je me hisserai jusqu’à lui !… Et quand je le tiendrai enfin, ce trône volé… oui, volé dans le sang et la boue… quand je le tiendrai… ah ! comme je le donnerai de grand cœur pour un baiser d’amour de cette Muguette qui me résiste !…

 

Voilà à quoi songeait Concini qui venait d’autoriser le meurtre de sa fille. Ainsi, c’était à Muguette qu’il pensait. À Muguette, dont la résistance exaspérait sa passion, à ce point qu’il n’eût pas hésité à sacrifier pour ce trône qu’il rêvait, selon ses propres mots, « de voler dans le sang et dans la boue ». Car il était effroyablement sincère dans son effroyable passion. Et il ne se doutait pas que Muguette c’était sa fille, dont l’implacable Léonora venait de lui arracher la condamnation. Sa fille à laquelle il ne pensait déjà plus.

 

Ce nom de Muguette qu’il venait de prononcer le ramena au sentiment de la réalité. Il gronda d’une voix impatiente :

 

– Que fait donc ce sacripant de Stocco ? Et il frappa violemment sur un timbre.

 

Quelques instants plus tard, Stocco était introduit. Il vint se courber devant Concini, dans un de ces saluts exorbitants dont il avait le secret. Et, sans attendre d’être interrogé, avec cette familiarité insolente et gouailleuse qu’il se permettait aussi bien vis-à-vis de son maître que de sa maîtresse, il prononça :

 

– Monseigneur, je viens vous réclamer les cinq mille livres que vous me devez.

 

Il est certain qu’en toute autre circonstance la demande ainsi formulée lui eût valu d’être jeté dehors avec, peut-être, un bon coup de poignard dans la gorge. Il est certain qu’il le savait et ne s’y fût pas risqué. Mais il savait également, qu’en l’occurrence, il pouvait se permettre impunément tout ce qu’il voulait. Au reste, Concini ne se méprit pas sur le sens de ces paroles. Il comprit si bien ce qu’elles voulaient dire qu’il se leva d’un bond, et très pâle, secoué par un long frisson, d’une voix qui haletait, il interrogea :

 

– Tu sais où je pourrai la trouver… la prendre ?

 

– Je sais cela… et bien d’autres choses aussi, annonça Stocco avec une fausse modestie.

 

Concini respira fortement comme allégé d’un poids énorme qui l’oppressait. Stocco insinua :

 

– Je vous dis, monseigneur, que j’ai gagné mes cinq mille livres… et au-delà.

 

Comme Léonora, Concini comprit l’appel déguisé qu’il faisait à sa générosité. Il ne se fâcha pas plus qu’elle ne s’était fâchée. Il alla droit à un bahut, l’ouvrit d’un geste précipité. Le bahut contenait plusieurs sacs à panse rebondie, correctement rangés. Il prit le premier venu qui lui tomba sous la main, le jeta aux pieds de Stocco et gronda :

 

– Parleras-tu, maintenant ?

 

Stocco fut ébloui. À vue d’œil – et il s’y connaissait – il estima que le sac contenait plus du double de ce que Concini lui avait promis. Vivement impressionné par la munificence de ce geste vraiment royal, il se courba avec un respect qui n’avait rien de simulé cette fois, et complimenta en toute sincérité :

 

– Le jour où vous serez roi, monseigneur, vous dépasserez par la générosité tous les autres rois de la chrétienté, qui ne seront que de vilains grippe-sous à côté de vous.

 

Ce disant, il se baissait et faisait disparaître le bienheureux sac.

 

– Parle, parle donc, misérable ! s’emporta Concini, qui se rongeait les poings d’impatience.

 

– Ah ! pour le coup, vous voilà bien assassiné d’amour, monseigneur ! gouailla Stocco qui déjà s’était ressaisi et revenait à son naturel. Sachez donc que je sais où vous pourrez prendre la petite bouquetière. Il ne tient qu’à vous, et ce, pas plus tard que demain, de la cueillir à la douce, le plus facilement du monde.

 

– Pourquoi demain ?… Pourquoi pas aujourd’hui ?… Tout de suite ?… Explique-toi, corpo di Christo ! Ne vois-tu pas que je bous ?

 

– Je le vois bien. Tudiable ! quelle ardeur, monseigneur… Il n’y a rien à faire d’ici demain. Et il est nécessaire que je vous dise avant tout des choses que vous ignorez…

 

– Quelles choses ? Et pourquoi des choses ? Tu n’en finiras pas. Il faut que je t’arrache les paroles du ventre.

 

– Parce que ces choses vont peut-être vous faire changer d’idée, ricana Stocco. Ces choses seront peut-être le jet d’eau puissant qui éteindra cette belle flamme de passion qui vous dévore. Et, avec un mauvais sourire, en le guignant en dessous :

 

– Tenez-vous bien, monseigneur : ce que je vais vous apprendre va vous, paraître incroyable, extravagant, fantastique. Voici : cette belle inhumaine, cette perle de vertu, j’ai découvert, moi, qu’elle a un enfant… Stocco s’attendait à produire un effet extraordinaire, avec cette révélation qu’il estimait sensationnelle. Il s’était même promis, si on s’en souvient, de se faire une pinte de bon sang en voyant la tête que ferait Concini. Et c’est pour cela qu’il l’observait en dessous, avec son insupportable sourire gouailleur. L’effet qu’il produisit fut en effet extraordinaire. Mais ce ne fut pas tout à fait celui qu’il avait prévu. Et il n’eut pas lieu d’être satisfait. Encore moins de rire.

 

Concini, qui s’était rassis, bondit. Un poignard à lame large, affilée, traînait sur sa table. Il le saisit d’un geste brusque, et, le poignard au poing, il sauta sur Stocco, le poing levé, livide, hérissé, secoué par un accès de fureur terrible. Et d’une voix rauque, il gronda :

 

– Misérable drôle !… Tu dis ?… Répète ?…

 

Stocco comprit que sa vie ne tenait qu’à un fil. Le sourire se figea sur ses lèvres. Il était brave. Pourtant, il recula précipitamment en songeant :

 

« Diavolo, ceci n’est plus de jeu !… »

 

Et tout haut :

 

– Sur ma part de Paradis, je vous jure, monseigneur, que je ne dis que la vérité pure !… J’ai vu, j’ai entendu. Et si monseigneur veut bien m’écouter un instant, il verra que je ne mens pas.

 

Il était sincère, c’était évident, Concini le comprit. Il fit un effort puissant, réussit à se maîtriser à peu près, et d’une voix qui tremblait encore :

 

– Parle, dit-il, mais fais attention à ce que tu vas dire.

 

– Puissé-je être foudroyé et damné jusqu’à la consommation des siècles si je mens seulement d’un mot, jura Stocco avec la même sincérité.

 

Et il raconta brièvement ce qu’il avait vu et entendu. Le coup fut rude pour Concini. Il grinça, écuma, et ne sachant sur qui passer sa fureur, il lança le poignard à toute volée à travers la pièce. Et il se mit à marcher avec agitation.

 

Stocco l’observait du coin de l’œil. Il n’avait plus envie de rire. Il se disait :

 

« Che furioso ! che furioso ! J’ai bien cru que ma dernière heure était venue ! Dio birbante ! quand il aime, il aime bien, le signor Concini ! Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que cela lui passe aussi vite que cela lui vient. Cette fille pour laquelle, tout à l’heure, il m’aurait saigné comme un poulet, peut-être ne voudra-t-il plus en entendre parler demain. En attendant, je voudrais bien savoir, moi, si la pilule passera. »

 

Oui, pour nous servir de l’expression railleuse de Stocco, si amère qu’elle fût, « la pilule finit par passer ». Concini se calma. Et, comme dans le sentiment qu’il éprouvait pour Brin de Muguet, il entrait plus de désir brutal que d’amour réel, la révélation de Stocco, loin de le refroidir, ne fit qu’exaspérer davantage ce désir. Il finit par se dire :

 

« Eh bien, quoi ! Cette fille a eu un amant… plusieurs amants peut-être. Et après ? Est-ce une raison pour que je renonce à elle ?… Eh ! non, Christaccio maledetto ! Elle sera à moi après avoir été à d’autres, voilà tout. Ce n’est pas la première fois que pareille aventure m’arrivera. Mes maîtresses n’étaient pas toutes des anges de pureté quand je les ai possédées… Il s’en faut de beaucoup. »

 

Il revint à Stocco qui attendait son bon plaisir, et il interrogea :

 

– Tu es sûr que cette fille ira demain matin à Fontenay-aux-Roses ?

 

– Je suis sûr qu’elle a promis d’y venir, répondit Stocco sur la réserve.

 

Et il ajouta :

 

– Elle y va pour chercher les fleurs dont elle fait commerce. Et comme je la sais commerçante sérieuse et avisée, j’ai tout lieu de croire qu’elle ne manquera pas d’y aller.

 

– C’est probable, en effet. Demain matin, avant elle, j’irai à Fontenay-aux-Roses. Tu m’accompagneras, décida Concini.

 

– Monseigneur ne renonce pas à elle ? interrogea Stocco à son tour.

 

– Pourquoi renoncerais-je ? s’étonna sincèrement Concini. Ah ! oui, à cause de ce que tu m’as appris ?

 

Et froidement :

 

– Je ne suis jaloux de mes maîtresses que tant qu’elles sont miennes. Je ne m’occupe jamais de ce qu’elles ont pu faire avant d’être à moi. Pas plus que je ne m’occupe de ce qu’elles font après, quand nous nous sommes séparés.

 

– Et bien vous faites, monseigneur, approuva Stocco, qui retrouva son sourire. Oserai-je vous demander ce que vous comptez faire ?

 

– Rospignac et ses hommes m’accompagneront, sourit Concini. Demain matin, j’enlève la belle. Demain soir, elle sera à moi.

 

– De force ?

 

– S’il le faut.

 

– Ne préféreriez-vous pas la voir se donner de son plein gré ?

 

– Je crois bien, per Bacco !… Mais ceci me paraît trop beau.

 

– Eh bien, triompha Stocco, je me charge, moi, de réaliser ce qui vous paraît trop beau, monseigneur ! Je me charge de rendre la belle souple comme un gant. Pas d’enlèvement, pas de violence inutile. Elle viendra d’elle-même vous trouver où vous lui direz d’aller, et elle se montrera docile à toutes vos volontés. Voilà ce que je me fais fort d’obtenir si vous me laissez faire, monseigneur.

 

Il parlait avec tant d’assurance que Concini ravi, s’écria :

 

– Per Dio ! si tu fais cela, je te tiens pour plus sorcier que Lorenzo, le sorcier du pont au Change !

 

Et, avec une ardente curiosité :

 

– Comment t’y prendras-tu ?

 

– De la façon la plus simple du monde, monseigneur. Écoutez plutôt, vous verrez qu’il n’est nullement besoin de sorcellerie.

 

Et Stocco expliqua à Concini comment il entendait s’y prendre pour rendre Muguette « souple comme un gant ». Et le plan qu’il développa parut si admirable à Concini qu’il l’accepta sans hésiter une seconde, avec enthousiasme. Et il complimenta :

 

– Tu es homme de génie, Stocco. Si je réussis…

 

– Vous réussirez, monseigneur, affirma Stocco avec la même assurance.

 

– Ma foi, je le crois, rayonna Concini. Si je réussis, je te donne dix mille livres.

 

– Préparez vos pistoles, exulta Stocco dont les yeux flambaient, demain soir, elles seront à moi !

 

– Et toi, congédia Concini, va-t’en tout préparer là-bas.

 

– J’y cours, monseigneur ! répondit Stocco qui s’inclina et sortit vivement.

 

Il s’en fut au petit hôtel Concini. Lorsqu’il y arriva, Léonora se disposait à aller au Louvre voir Marie de Médicis, qu’elle appelait familièrement Maria, quand elle en parlait avec son époux. Elle retarda son départ de quelques minutes, pour entendre le rapport de Stocco, qui la mit au courant de ce qui venait d’être décidé entre Concini et lui. Quand il eut achevé, elle prononça avec une tranquillité sinistre :

 

– C’est bien, va exécuter les ordres de Concini.

 

Stocco la quitta. Un mauvais sourire aux lèvres, il se disait :

 

« Je ne sais pas ce qu’elle est en train de machiner, mais je ne voudrais pas être à la place du signor Concini. Elle va lui jouer un de ces méchants tours, comme elle seule sait les inventer. Pas de chance, décidément, le pauvre signor Concini ! »

 

Vers le soir, il franchissait la porte Saint-Michel et s’engageait dans la rue d’Enfer. Il était à cheval et il escortait une litière, vide d’ailleurs, que conduisait un palefrenier. Il s’en allait vers Fontenay-aux-Roses sans trop de hâte. De temps en temps, il se retournait, tendait l’oreille, fouillait la route du regard derrière lui, comme s’il attendait quelqu’un. Cela dura à peu près une heure. Au bout de ce temps, il entendit le bruit d’une cavalcade derrière lui. Il s’arrêta pendant que la litière vide poursuivait son chemin.

 

C’était Concini qui arrivait. Rospignac se tenait à sa gauche. Derrière eux, Eynaus, Longval, Roquetaille et Louvignac. Ces messieurs menaient grand bruit et se montraient d’une gaieté fort bruyante, encouragés qu’ils étaient par Concini qui paraissait lui-même de très joyeuse humeur. De l’expédition qu’ils allaient faire, ils ne disaient pas un mot. Il est évident que Concini avait jugé inutile de les mettre au courant. La preuve en est que, Stocco étant venu se placer à sa droite, il se contenta d’échanger avec lui un regard d’entente et continua de bavarder de choses indifférentes, sans lui poser la moindre question.

 

La nuit commençait à tomber quand ils arrivèrent tous à Fontenay-aux-Roses. Stocco les conduisit à cette auberge où il était venu souper le dimanche précédent. Ils y passèrent la nuit. Le lendemain matin, à l’aube, ils repartirent tous. Ils avaient laissé leurs chevaux à l’auberge. La litière, dont le conducteur menait en main un cheval tout sellé, les suivait. Ils allèrent ainsi jusqu’à la maison de la mère Perrine où tout paraissait encore endormi. Ils se dissimulèrent derrière des haies, devant l’entrée de la maison.

 

Vers six heures du matin, la mère Perrine vint ouvrir la porte qui donnait accès au jardin. Elle parut un instant sur le seuil, jeta un coup d’œil sur le chemin de côté, par où devait venir Brin de Muguet, et rentra tranquillement chez elle : sans doute était-il encore trop tôt pour que la jeune fille pût arriver, et, sans méfiance, bien que la maison fut isolée, elle n’avait même pas soupçonné la présence, derrière les haies, de la litière et de ceux qui surveillaient sa maison.

 

Dès qu’elle fut rentrée, Stocco sortit de son trou. Eynaus et Longval le suivirent. Tous les trois, ils entrèrent délibérément dans le jardin. Au bout de quelques minutes, Stocco reparut et, sans sortir, cria en italien :

 

– Vous pouvez venir, monseigneur. Nous sommes maîtres de la place.

 

Concini se hâta d’accourir. Comme de juste, ses ordinaires lui emboîtaient le pas. Ils entrèrent tous dans la maison. La mère Perrine, bâillonnée et si étroitement ligotée qu’elle ne pouvait même pas faire un mouvement, gisait sur le parquet, dans un coin de la pièce où ils venaient de pénétrer. Tout de suite, Concini s’informa :

 

– L’enfant ?…

 

– Elle dort bien tranquillement dans la pièce à côté, répondit Stocco. Et il expliqua :

 

– Nous avons fait si peu de bruit qu’elle ne s’est pas réveillée. Nous sommes tombés à l’improviste sur la bonne femme qui n’a même pas eu le temps de faire ouf.

 

Concini eut un geste de froide indifférence et se tourna curieusement vers la mère Perrine. Elle n’avait pas d’autre mal que celui d’être bâillonnée et ficelée et, malgré sa fâcheuse situation, elle, n’avait pas perdu la tête. Aussi dardait-elle sur Concini et ses compagnons des regards étincelants qui, s’ils eussent eu le don de tuer, les eussent étendus roides. Concini la crut terrifiée. Il crut devoir la rassurer.

 

– Ce n’est pas à vous que nous en avons, bonne femme, fit-il d’une voix dédaigneuse. Si vous vous tenez tranquille, il ne vous sera pas fait de mal.

 

Et se détournant, il ne s’occupa plus d’elle. Stocco alla se poster sur le chemin, devant l’entrée du jardin. Concini s’installa comme s’il était chez lui, et, du geste, invita ses compagnons à l’imiter ; Rospignac, Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac s’assirent comme ils purent, et en silence. Ils étaient à la fois, vexés et furieux : vexés de ce que le maître ne leur faisait aucune confidence, furieux de l’importance que prenait Stocco, qui dirigeait toute cette affaire, dont ils ignoraient, eux, le premier mot. La faveur momentanée du bravo excitait leur jalousie. Rospignac surtout, qui était particulièrement ombrageux, pinçait les lèvres d’une manière significative. D’autant plus que, comme ils se doutaient bien tous qu’il s’agissait d’une équipée galante, il se demandait parfois si, par hasard, il ne serait pas question de la petite bouquetière.

 

Un bon quart d’heure s’écoula, sans que Concini ouvrît une seule fois la bouche. Ses gentilshommes observaient le même silence, mais bâillaient à se démonter la mâchoire. Au bout de ce temps, Stocco reparut et, du jardin, cria :

 

– La voici, monseigneur.

 

Concini se tourna vers Roquetaille et Louvignac, à qui il donna un ordre. Ils sortirent aussitôt pour l’exécuter. Stocco reparut. Ce fut pour disparaître aussitôt dans la pièce à côté. Concini et les autres ne bougèrent plus.

 

Pendant ce temps, Brin de Muguet, montée sur son âne, s’avançait vers la maison. Elle allait, radieuse, faisant, tout éveillée, des rêves enchanteurs, riant de temps en temps, toute seule, en songeant à la joie de la bonne mère Perrine, quand elle apprendrait les heureuses et sensationnelles nouvelles qu’elle apportait. Elle allait, toute à son bonheur, sans crainte et sans appréhension, confiante en l’avenir qui lui souriait. Rien ne vint troubler sa profonde quiétude. Pas le moindre pressentiment ne l’avertit qu’elle allait au-devant de la catastrophe qui la guettait sournoisement dans cette demeure enguirlandée de roses épanouies.

 

Elle arriva dans la maison. Elle s’étonna bien de ne pas voir accourir la Perrine, mais elle ne s’inquiéta pas. Elle mit pied à terre, entra dans le jardin, sans s’occuper de l’âne qui s’en allait tout seul vers l’appentis qui lui servait d’écurie. Et elle appela en se dirigeant vers la maison :

 

– Perrine ! Perrine !

 

Derrière elle, Louvignac et Roquetaille, qui s’étaient dissimulés à l’abri des massifs de verdure, sortirent de leur cachette et vinrent se camper devant la porte à claire-voie, barrant la retraite. Comme ils avaient exécuté ce mouvement sans prendre aucune précaution, elle les entendit. Elle se retourna et les vit. Ils s’inclinèrent devant elle avec un respect outré. Dans ce mouvement elle vit mal leur visage, elle ne les reconnut pas. Mais elle vit bien à leur costume qu’elle avait à faire à des gentilshommes. Elle ne s’inquiéta pas encore. Mais elle s’étonna et s’informa :

 

– Que faites-vous là, messieurs ?

 

À ce moment, la porte de la maison s’ouvrit toute grande. Concini parut sur le seuil. Il invita :

 

– Entrez, je vous prie, madame, entrez.

 

Elle faisait face à Roquetaille et Louvignac. Elle ne pouvait donc pas voir Concini, puisqu’elle lui tournait le dos. Elle n’eut pas besoin de le voir d’ailleurs : elle le reconnut instantanément à la voix. Qu’il pût être là, comme chez lui, poussant l’audace jusqu’à l’inviter à entrer dans cette maison où elle était chez elle, cela lui parut si incroyable qu’elle refusa de le croire. Elle se retourna tout d’une pièce et elle vit bien alors que ce qui lui paraissait invraisemblable n’était que trop vrai. Elle demeura pétrifiée, fixant sur lui deux yeux agrandis par l’épouvante.

 

Lui, très à son aise, souriant d’un sourire effroyable, se découvrit devant elle avec une affectation de politesse exagérée, se courba avec un respect apparent, renouvela, en la complétant, son invitation.

 

– Entrez, madame, que j’aie l’honneur de vous expliquer le but de ma visite… Et si cette visite vous paraît un peu forcée, un peu brutale, vous voudrez bien, je l’espère, me pardonner en songeant que c’est vous qui, par l’implacable rigueur que vous m’avez toujours témoignée, m’avez mis dans la fâcheuse nécessité de recourir à des moyens extrêmes. Au surplus, rassurez-vous, madame, cette visite sera brève, et l’amour ardent, sincère, que vous m’inspirez, vous est un sûr garant que vous n’avez aucune violence à redouter de moi.

 

Sa voix s’était faite tendre, enveloppante, pendant que son attitude se faisait plus respectueuse encore : il voulait la rassurer à tout prix.

 

Il se donnait une peine bien inutile : elle ne l’écoutait pas. Déjà, elle s’était ressaisie. Avec un sang-froid admirable, elle réfléchissait : elle était tombée dans un piège, soit ! Mais le véritable danger, elle le sentait bien, était à l’intérieur de cette maison où il cherchait à l’attirer. Allait-elle se livrer pieds et poings liés à lui en y pénétrant ? Non, elle se ferait hacher plutôt que de bouger du jardin où elle était.

 

À peine avait-elle pris cette résolution assez sage en somme, qu’une crainte nouvelle, qui n’était pas personnelle, vint l’assaillir. Et une clameur délirante jaillit malgré elle de ses lèvres contractées :

 

– Et Loïse ?… Et Perrine ?…

 

Devant cette crainte horrible, toute crainte pour elle-même s’effaça instantanément. Elle s’oublia elle-même, complètement, pour ne plus s’inquiéter que de « sa fille » et de celle qui en avait la garde et qui, peut-être, avait été victime de son dévouement. Car elle connaissait trop ce dévouement, pour ne pas être certaine qu’il avait dû se manifester par une défense vigoureuse. Et, puisque Concini était maître de la place, c’est qu’il avait dû briser la résistance par quelque coup de poignard appliqué au bon endroit. Et c’est ce qui fait que ses résolutions se trouvèrent bouleversées. Et elle qui, l’instant d’avant, s’affirmait qu’elle se ferait tuer sur place, plutôt que de pénétrer dans la maison, elle bondit vers le perron, dont elle franchit les marches en deux bonds. Et elle se rua à l’intérieur.

 

Elle ne vit pas Eynaus et Longval qui, depuis qu’ils l’avaient reconnue, ricanaient en observant en dessous leur chef direct : Rospignac. Elle ne vit pas davantage Rospignac qui tourmentait nerveusement la garde de sa rapière, en dardant un regard sanglant sur Concini, qui entrait derrière elle. Elle ne vit que le corps étendu par terre de la brave Perrine. Et son trouble était si grand, qu’elle ne remarqua pas que la digne paysanne la regardait avec des yeux de bon chien de garde, qui semblaient s’excuser de n’avoir pas mieux défendu l’enfant. Des yeux qui imploraient, mais qui, en somme, étaient bien vivants. Non, elle ne vit que ce corps raide, à qui les liens qui l’enserraient interdisaient tout mouvement. Et, soulevée par l’indignation, elle gronda :

 

– L’avez-vous donc assassinée ?

 

– Assassinée ! railla Concini. Per Bacco, je crois plutôt que c’est elle qui m’assassine du regard ! Tudiable, vous ne voyez donc pas les yeux qu’elle me fait ?

 

Cette fois, Muguette se rendit compte que Perrine vivait, qu’elle n’était même pas blessée. Un soupir de soulagement souleva son sein. Alors, toute sa pensée se reporta sur la petite Loïse.

 

– Il y avait un enfant ici, dit-elle, j’espère que…

 

– La petite Loïse ? interrompit Concini avec un sourire indéfinissable. Vous allez la voir, madame.

 

Il avait dit cela avec tant de spontanéité qu’elle se sentit tout à fait rassurée. Rassurée pour ceux qui lui étaient chers. Pour ce qui était d’elle-même, c’était une autre affaire. Mais elle ne pensait pas encore à soi.

 

– Holà ! Stocco, commanda Concini en élevant la voix, amène-nous la fille de Madame… qu’elle puisse voir par ses yeux que nous ne lui avons pas fait de mal.

 

Il y avait un tel grondement dans sa voix que Brin de Muguet frissonnante se sentit agrippée par l’horreur et par l’épouvante. Pour la première fois, elle entrevit qu’elle allait être victime de la plus hideuse des machinations. Et elle se raidit de toutes ses forces.

 

Stocco ne tarda pas à répondre à l’appel de son maître. Il parut dans le cadre de la porte. Il tenait dans ses bras la petite Loïse. L’enfant, brusquement arrachée au sommeil, effrayée par la mine patibulaire de l’homme qui l’emportait, criait, pleurait, se débattait de son mieux dans les couvertures où elle avait été enroulée à la hâte. En apercevant la jeune fille, elle s’apaisa soudain, tendit ses petits bras vers elle, et eut un cri de joie :

 

– Maman Muguette ! Ma maman Muguette !…

 

– Loïse ! ma petite Loïsette ! gémit la jeune fille suffoquée par l’angoisse, en s’élançant vers elle.

 

Concini se jeta devant elle, lui barra le passage en grondant :

 

– Vous l’avez vue !… Vous avez vu qu’elle n’a aucun mal !… Cela suffit pour l’instant.

 

Et, de sa voix de commandement :

 

– File, Stocco.

 

Et Stocco sauta dans le jardin, emportant la fillette qui se débattait désespérément, appelant à grands cris « sa maman Muguette ». Il courut jusqu’à la litière qui, dès que Muguette était entrée, était venue stationner devant la porte à claire-voie. Il sauta avec son fardeau dans la lourde machine qui, s’ébranlant, partit aussitôt.

 

Et l’infortunée Muguette qui avait voulu s’élancer, s’opposer à ce rapt odieux, accompli, par un raffinement de cruauté plus odieux encore, sous ses yeux, la pauvre Muguette se heurta à Eynaus et Longval, jusque-là témoins muets et inactif de cette abominable scène, qui, sûr un signe de leur maître, lui barrèrent le passage, l’immobilisèrent aisément, tout en évitant de la brutaliser.

 

Et quand la litière se fut éloignée, quand les appels terrifiés de l’enfant peut-être bâillonnée par ce fauve déchaîné qu’était Stocco – ne se firent plus entendre, alors seulement, avec sa politesse affectée, Concini promit :

 

– Rassurez-vous, madame, vous reverrez votre fille, à qui il ne sera fait aucun mal.

 

Cette promesse ramena un vague espoir dans le cœur de la jeune fille, incapable de deviner l’horrible manœuvre imaginée par l’infernal Stocco et si bien mise à exécution par Concini.

 

Quand ? interrogea-t-elle avidement.

 

– Quand vous voudrez, répondit Concini avec un de ces hideux sourires, comme il en avait eu quelques-uns au cours de cette scène atroce. Vous n’aurez qu’à la venir chercher.

 

– Où ?

 

– Je vais vous le dire. L’enfant est conduite dans une petite maison à moi. Vous trouverez cette maison vers le milieu de la rue Casset[7], à main gauche, derrière le jardin des Carmes déchaussés. Vous frapperez deux coups et vous prononcerez le mot de passe qui, durant vingt-quatre heures, c’est-à-dire jusqu’à demain matin huit heures, sera votre propre nom : Muguette.

 

– Et l’enfant me sera rendue ?

 

– Foi de gentilhomme !

 

Elle réfléchit une seconde. Maintenant, elle commençait à entrevoir l’ignoble marché qu’il allait proposer. Elle voulut en avoir le cœur net. Et rivant sur lui l’éclat lumineux de ses grands yeux purs :

 

– Vous aurez bien quelque petite condition à me poser ?

 

– Cela va de soi, sourit-il.

 

– Quelle condition ?

 

– Je vous le dirai chez moi, fit-il.

 

Elle était fixée. Elle réfléchit encore une seconde, et avec un calme étrange :

 

– Et si je ne viens pas ? dit-elle.

 

– Alors l’enfant sera ramenée ici demain, dit-il froidement.

 

Et, comme elle ouvrait de grands yeux étonnés, il expliqua avec un sourire effrayant :

 

– J’entends son cadavre… À seule fin que vous puissiez le faire enterrer chrétiennement.

 

Le ton d’implacable résolution, le cynisme révoltant avec lequel il parlait, l’équivoque politesse qu’il affectait, la glaciale expression du regard, et par-dessus cela l’affreux rictus qui le faisait tout pareil au fauve, qui se délecte à jouer avec sa victime, et de la broyer de ses crocs puissants, tout cela attestait que l’horrible menace n’était pas vaine et qu’il n’hésiterait pas à la mettre à exécution.

 

Elle ne comprit que trop bien. Un long frisson d’horreur la secoua de la nuque aux talons. Et, avec un accent d’indicible mépris, elle cracha son dégoût :

 

– Misérable lâche !… Et ça se dit gentilhomme !… Et ça se pare du titre glorieux de maréchal de France !… Quelle honte !…

 

Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles étaient prononcées, cinglèrent Concini comme un coup de cravache appliqué à toute volée. Il se sentit si fortement fouaillé qu’il en oublia un instant sa politesse de parade. Et, livide, écumant, il grimaça :

 

– Nous réglerons nos comptes chez moi. Et soyez tranquille, je n’oublierai rien.

 

Un silence poignant pesa lourdement sur eux. Il fut court d’ailleurs : elle redressa la tête qu’elle avait un instant tenue baissée, comme accablée, et le regardant en face, elle révéla avec une pointe de raillerie qui perçait malgré elle :

 

– Le malheur est que votre… ingénieuse combinaison s’écroule devant un fait que vous ignorez et que je vais vous faire connaître : Loïse n’est pas ma fille.

 

Pauvre petite ; elle pensait bien l’accabler avec cette révélation imprévue. Comme c’était simple, en effet : Loïse n’était pas sa fille, donc, elle n’avait pas à aller la réclamer dans l’antre redoutable du fauve en rut, donc le rapt accompli était inutile, donc la menace du meurtre de l’enfant tombait d’elle-même, donc toute la combinaison s’écroulait comme elle l’avait dit naïvement.

 

Concini se chargea de lui montrer combien elle se trompait. Chose étrange, il ne douta pas un instant de sa parole. Il ne crut pas à une ruse de sa part. Il tint ses paroles pour très véridiques. Seulement, il ne fut pas le moins du monde impressionné. Au contraire, il se félicita avec une joie qui n’avait rien de simulé :

 

– Tant mieux, Corbacco, tant mieux ! Et il s’excusa galamment.

 

– À vrai dire, je suis encore à me demander comment j’ai pu vous faire cette injure de douter de votre vertu. J’aurais dû le voir à la pureté de votre regard que vous ne pouvez avoir rien à vous reprocher.

 

Et ce fut elle qui demeura anéantie. Elle crut, le voyant si sûr de lui, qu’il n’avait pas bien compris. Elle répéta :

 

– Loïse n’étant pas ma fille, vous n’avez pas à espérer que la crainte de la perdre me contraindra à me soumettre à vos volontés.

 

– Je sais, fit-il avec un rire sinistre, mais vous viendrez tout de même la chercher chez moi.

 

– Pourquoi ? dit-elle, suffoquée.

 

– Parce que, expliqua-t-il avec la même assurance effarante, si cette petite n’est pas votre fille, vous l’aimez, vous, comme si vous étiez sa vraie mère. J’ai vu cela tout à l’heure. J’ai vu aussi ceci : c’est que vous êtes une de ces rares natures de dévouement, toujours prêtes à se sacrifier pour les autres. C’est ce qui fait que je suis bien tranquille, allez : vous viendrez chez moi avant la limite extrême que je vous ai fixée, c’est-à-dire demain matin huit heures, me demander de vous rendre cette enfant qui n’est pas votre fille pourtant. J’en suis si sûr, que je n’ajouterai pas un mot de plus sur ce sujet, et que je vais me retirer avec mes gentilshommes, vous laissant parfaitement libre d’agir comme bon vous l’entendrez.

 

Et cela encore, il le disait avec la même politesse apparente, avec un calme formidable, comme s’il n’avait pas eu conscience de l’ignominie de sa conduite, ou plutôt, comme s’il s’était cru au-dessus de toutes les lois, de tous les préjugés, au-dessus de toute critique, ayant le droit de se permettre tout ce qui était interdit au reste des humains.

 

En effet, comme si tout était dit, il se tourna vers la mère Perrine toujours étendue sur le parquet :

 

– Bonne femme, dit-il d’une voix qui se fit douce, je regrette que mes gens se soient trouvés dans la nécessité de vous bousculer quelque peu. Voici qui vous permettra d’acheter un cordial pour vous remettre de cette émotion. Il laissa tomber à ses pieds une bourse gonflée de pièces d’or. Geste d’une munificence royale destiné, dans sa pensée, à donner une haute idée de sa générosité à la jeune fille qu’il pensait éblouir. Et revenant à Muguette :

 

– J’oubliais une chose essentielle, dit-il en souriant. Vous pourriez être tentée de vous faire accompagner chez moi par quelqu’un, homme ou femme. Je vous conseille de n’en rien faire… dans l’intérêt de l’enfant qui s’en trouverait très mal, je vous en avertis.

 

Il s’inclina très bas devant elle et sortit sans ajouter un mot, Rospignac et les autres le suivirent. Ils retournèrent à l’auberge où ils avaient laissé leurs chevaux et reprirent au galop le chemin de la ville. Demeurée seule, Brin de Muguet se hâta de débarrasser la mère Perrine des liens qui la paralysaient. Quand ceci fut fait, elle se jeta dans ses bras, et ce calme vraiment admirable qu’elle avait su conserver en présence de Concini, tombant tout à coup, elle se mit à pleurer éperdument. La brave paysanne pleura avec elle, la consola de son mieux. Mais, curieuse, elle s’informa :

 

– Qui est donc ce monstre qui, pour déshonorer une honnête enfant, parle d’assassiner un pauvre chérubin du bon Dieu ? Est-il donc si puissant qu’il puisse se permettre impunément de pareilles atrocités ?

 

– Hélas ! ma bonne Perrine, c’est le maître de ce royaume. C’est Concini.

 

– Ah ! c’est le ruffian d’Italie ! s’emporta la brave femme.

 

Et elle fulmina :

 

– Eh bien, méchant ruffian, puisses-tu finir assassiné toi-même ! Puisses-tu être privé de sépulture chrétienne ! Puisse ton cadavre être déchiré en mille morceaux et ces morceaux jetés à la voirie, servir de pâture aux chiens errants ! Puisse ton âme s’en aller griller éternellement sur les grils rougis à blanc de messire Satanas !

 

Souhaits terribles qui, dans un avenir qui n’était pas très éloigné, devaient se réaliser point par point…

 

– Or çà, qu’allez-vous faire ? demanda Perrine après s’être soulagée.

 

Et, sans attendre la réponse :

 

– Après tout, Loïse n’est pas votre fille… Et vraiment, c’est trop affreux ce qu’il veut exiger de vous, ce ruffian de malheur…

 

– Laisserais-tu donc meurtrir cette pauvre petite créature, si tu étais à ma place ? Car il la tuera sans pitié, sais-tu bien.

 

À cette question que la jeune fille posait de sa voix douce, avec une sorte de désespoir farouche, la paysanne baissa la tête sans répondre.

 

– Tu vois bien que tu n’aurais pas cet affreux courage, constata Muguette.

 

Et elle ajouta :

 

– J’irai donc chercher la pauvre mignonne.

 

Ceci était prononcé avec une grande simplicité, comme la chose la plus naturelle du monde. Et l’on sentait que rien ne pouvait la faire revenir sur cette résolution qui, sans qu’elle s’en doutât, était vraiment admirable dans son héroïsme qui s’ignorait. Rien, si ce n’est le retour de l’enfant.

 

La mère Perrine qui, cependant, se rendait mieux compte qu’elle de l’affreux danger qu’elle courait, n’essaya pas de la faire revenir sur cette résolution. Dans sa conscience un peu simple d’honnête paysanne ignorante, elle sentait qu’elle ne devait pas empêcher la jeune fille d’agir comme elle-même eût agi à sa place. Seulement, elle prononça, très résolue :

 

– C’est bon, j’irai avec vous. Et je vous réponds, demoiselle, que le ruffian trouvera à qui parler.

 

– Vous oubliez, soupira Muguette, que ce misérable a menacé de se venger sur l’enfant si je me faisais accompagner. Et il le fera comme il l’a dit.

 

Et avec une naïve confiance :

 

– Sans quoi, j’eusse averti Odet qui m’eût accompagnée et qui eût su nous défendre toutes.

 

– Vous l’avez revu ? demanda vivement Perrine.

 

– Oui. Il m’a demandé si je voulais devenir sa femme. Et je lui ai dit oui, comme vous m’aviez conseillé de le faire. Et ce n’est pas tout : les parents de Loïse sont retrouvés.

 

Muguette, qui était venue le cœur débordant de joie pour faire part de son bonheur à la dévouée Perrine, se trouva lancée sur la voie des confidences. Elle parla. Elle raconta longuement l’entretien qu’elle avait eu la veille avec Odet de Valvert. Une fois lancée sur ce sujet, elle ne tarit plus, répondant sans se lasser à la multitude de questions que lui posait Perrine, laquelle n’était pas uniquement guidée par une banale curiosité, mais avait son idée de derrière la tête, qui était d’arracher la jeune fille aux griffes de Concini.

 

Ces confidences eurent du moins l’avantage de lui faire oublier durant quelques heures l’horrible situation dans laquelle elle se trouvait. Cependant, un moment arriva où ayant dit et répété tout ce qu’elle avait à dire, elle se retrouva aux prises avec l’angoissante réalité. Un moment arriva où, puisqu’elle était résolue à agir, il lui fallut se mettre en route. Ce qu’elle fit après avoir embrassé la bonne Perrine qui se raidissait pour ne pas pleurer… et après avoir glissé dans son sein un petit poignard. Et elle partit toute seule, à pied, un peu pâle, mais très calme et très résolue.

 

À peine était-elle partie que Perrine, ramassant la bourse qu’elle tenait de la munificence de Concini, ferma soigneusement portes et fenêtres et partit à son tour en courant. Elle s’en alla chez un voisin qui possédait un cheval et une charrette. Elle lui loua le tout et paya sans marchander le prix qu’il demanda. Elle s’installa dans le véhicule et fouetta le cheval qui partit ventre à terre. Elle eut vite fait de rattraper Muguette. Elle passa près d’elle en tourbillon, en ayant bien soin de dissimuler son visage. Elle passa si vite que la jeune fille ne la vit même pas.

 

Fouaillé sans trêve et sans pitié, le cheval dévora l’espace et mena ce train d’enfer jusqu’à la rue de la Cossonnerie, où il lui fut permis de s’arrêter. Ayant reçu les confidences de Muguette, Perrine s’était dit que le seul homme qui pouvait sauver la jeune fille était l’homme qui l’aimait, son fiancé. Et elle venait chez Odet de Valvert pour le mettre au courant, en se disant qu’il saurait faire le nécessaire, lui. Et maintenant elle grimpait quatre à quatre les marches de l’escalier.

 

La fatalité s’en mêlant, il se trouva que Valvert n’était pas chez lui. Landry Coquenard, qui la reçut, ne put que lui dire que « M. le comte n’était pas rentré de la nuit ». Quant à dire quand il rentrerait et où on pourrait le trouver, il s’en déclara tout à fait incapable, attendu qu’il l’ignorait complètement.

 

Cette déconvenue qu’elle n’avait pas prévue atterra la brave femme. En voyant ce visage ravagé par la douleur, Landry Coquenard se sentit ému de compassion. Il l’interrogea doucement. Elle ne demandait qu’à parler. Elle lui raconta tout. Tout ce qu’elle aurait raconté à Odet de Valvert si elle avait eu la chance de le rencontrer, Landry Coquenard fut si saisi qu’il se laissa tomber sur un escabeau en songeant avec une épouvante indicible :

 

« Son père !… c’est son père qui veut !… Horrible !… ceci est horrible !… »

 

XXX

ODET DE VALVERT

 

Pendant que Perrine venait crier à l’aide près de lui et ne le trouvait pas, où était Odet de Valvert et que faisait-il ? C’est ce que nous allons dire.

 

Nous rappelons que Valvert s’était résigné à laisser le chevalier de Pardaillan seul dans ce cabinet obscur où il l’avait introduit, parce que le chevalier lui avait fait comprendre qu’il devait se garder libre pour lui venir en aide en cas de besoin. Nous rappelons ainsi que Pardaillan, en l’éloignant, n’avait d’autre but que l’empêcher de prendre part à une lutte qu’il savait devoir être mortelle et dans laquelle il se faisait scrupule de l’entraîner.

 

Valvert avait obéi. Mais il n’avait pas été aussi complètement dupe que l’avait cru Pardaillan. En s’éloignant, il se disait :

 

« Il me paraît que M. de Pardaillan ne veut pas de moi pour second. Pourquoi ? Parce que, avec cette délicatesse qui lui est particulière, il se reprocherait comme une mauvaise action de m’entraîner à sa suite dans une lutte contre la redoutable Mme Fausta. Assurément, il se dit que s’il m’arrivait malheur, ce serait de sa faute. Et il ne se le pardonnerait pas, parce qu’il m’a en grande affection. Il ne réfléchit pas que j’étais engagé dans la lutte avant notre rencontre de tout à l’heure. Il est vrai que je l’ignorais, mais j’y étais bel et bien tout de même. Car enfin, d’après tout ce que je sais de Mme Fausta, il est certain qu’en me prenant à son service à des conditions fort au-dessus de mon mérite, elle avait une arrière-pensée à mon sujet. Cette arrière-pensée, toujours d’après ce que je sais d’elle, ne doit pas être très honorable pour moi, et le conflit n’eût pas manqué d’éclater entre elle et moi, le jour où elle se serait démasquée. M. de Pardaillan ne m’a donc pas engagé dans cette lutte. J’y suis bien pour mon propre compte, qu’il le veuille ou non. Et comme il n’est pas dans mes habitudes de fuir le combat, j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il en doive résulter pour moi. Et pour commencer, maintenant que je sais à quel formidable ennemi je vais avoir à faire, il me paraît de très bonne guerre de profiter de l’occasion qui se présente pour pénétrer les desseins secrets de cet ennemi. Pour cela, je n’ai qu’à faire comme M. de Pardaillan : écouter ce que Mme Fausta va dire à ce gentilhomme, qui sent son grand seigneur d’une lieue, qu’elle a ramené avec elle. »

 

Comme Pardaillan, Valvert avait une rapidité de décision remarquable. Et comme chez lui – toujours comme chez Pardaillan – l’exécution suivait de très près la décision, il se trouva que lorsqu’il eut achevé les réflexions que nous venons de rapporter, il se tenait déjà aux écoutes dans cette même pièce où nous l’avons vu à la tête d’une douzaine de gentilshommes.

 

Odet de Valvert entendit donc la première partie de l’entretien de Fausta avec d’Angoulême. Il l’entendit jusqu’au moment où son nom fut prononcé comme celui du nouveau Ravaillac qui se chargeait de faire subir au jeune roi Louis XIII le sort de son père, Henri IV.

 

Il n’en entendit pas davantage, parce que d’Albaran qui cherchait Pardaillan entra à ce moment dans la pièce où il se tenait aux écoutes. Il s’en fallut même de bien peu qu’il ne se fît prendre sur le fait. Il eut tout juste le temps de s’écarter de deux pas de la porte. D’Albaran n’avait aucune raison de se méfier de lui. Il crut qu’il était là sur l’ordre de leur maîtresse et, en toute confiance, il lui fit part de l’événement qui se produisait et des dispositions qu’il comptait prendre pour s’emparer de l’intrus.

 

Valvert, comprenant de quelle utilité il pouvait être à Pardaillan, offrit spontanément de prendre le commandement de la troupe qui devait être apostée en cette pièce. D’Albaran, qui ne pouvait être partout à la fois, s’empressa d’accepter. Ainsi se trouve expliquée la présence de Valvert à la tête des douze gentilhommes chargés d’expédier le chevalier.

 

Lorsque Pardaillan était apparu avec Fausta et Charles d’Angoulême, Valvert et ses hommes savaient déjà qu’ils n’auraient pas à intervenir, tout au moins pour l’instant. Ils l’avaient appris de la manière la plus simple et la plus naturelle : on se souvient que, dès que Fausta lui avait donné l’ordre de les éclairer jusqu’au cabinet où ils allaient se rendre, d’Albaran s’était empressé d’entrouvrir une porte. C’était la porte de l’antichambre où se tenait Valvert. Par cette porte entrouverte, lui et ses hommes avaient entendu les dernières paroles échangées entre Fausta et Pardaillan.

 

Valvert avait donc vu sans inquiétude aucune Pardaillan s’éloigner avec Fausta. Il connaissait ce cabinet de la tour ronde pour avoir eu l’occasion d’y entrer plusieurs fois. Il le connaissait, mais il était loin de soupçonner que cette pièce était machinée de telle sorte qu’il suffisait d’un geste pour se débarrasser à tout jamais de l’imprudent qui y avait été attiré. L’idée ne lui était pas venue que Fausta pouvait méditer un coup de traîtrise. On a vu qu’elle n’était pas venue non plus à Pardaillan qui, lui, était pourtant payé pour connaître Fausta.

 

Valvert était donc à peu près tranquille sur le sort de Pardaillan. La bataille étant momentanément écartée, il se disait, non sans raison, que tout dépendait des explications qui allaient être échangées entre les deux ennemis. De deux choses l’une : ou ils se mettraient d’accord, et alors Pardaillan pourrait se retirer librement, ou ils ne parviendraient pas à s’entendre, et alors, comme c’était lui qui était chargé d’expédier la besogne, il faudrait bien qu’on vînt le chercher. Il n’avait donc qu’à attendre sans inquiétude le résultat de cet entretien. C’est ce qu’il fit.

 

D’Albaran, investi de toute la confiance de sa maîtresse, connaissait à merveille les mystères du cabinet de la tour du coin. De même, il connaissait tous les mystères de la redoutable demeure. Dès qu’il avait entendu l’ordre de Fausta, il avait été fixé : Pardaillan était condamné. Rien ne pouvait le sauver… à moins qu’il ne finît par se mettre d’accord avec celle qui, sans qu’il s’en doutât, tenait sa vie dans sa main. Ceci n’était guère probable.

 

Il avait donc agi en conséquence. Il était revenu dans l’antichambre et avait dit à ceux qui s’y trouvaient qu’ils pouvaient regagner leurs appartements, qu’on n’aurait plus besoin d’eux pour cette nuit. Les gentilshommes, Espagnols pour la plupart, dressés, comme d’Albaran, à l’obéissance passive, s’étaient retirés aussitôt sans se permettre de demander des explications qu’on ne leur donnait pas.

 

La nouvelle avait apporté un véritable soulagement à Valvert. Malgré tout, il ne s’était pas contenté de l’ordre bref du colosse. Et comme il pouvait, lui, se permettre de demander de plus amples explications, il ne s’était pas gêné pour le faire.

 

Nous avons dit que d’Albaran n’avait aucune raison de se méfier de Valvert. Cependant, il savait très bien qu’il y avait des choses qu’on cachait soigneusement au jeune homme. Et il n’était pas homme à trahir les secrets de ses maîtres. Il se contenta de répondre :

 

– Son Altesse m’a dit qu’elle avait changé d’idée au sujet de ce gentilhomme. Je n’en sais pas plus.

 

Et il s’était éclipsé.

 

Valvert avait fait comme les autres ; il était rentré dans son appartement. Une fois qu’il y fut, il se souvint à propos que cet appartement était situé précisément sur le chemin du fameux cabinet rond. Pardaillan, pour gagner la sortie de l’hôtel, était forcé de passer devant la porte de Valvert. Si tranquille qu’il fût, le jeune homme se dit qu’il le serait davantage encore quand il aurait vu de ses propres yeux Pardaillan passer devant sa porte. Cette idée fit que, au lieu de se coucher, il vint se mettre aux aguets derrière la porte.

 

Une heure s’écoula dans cette fastidieuse faction qu’il s’imposait sans trop savoir pourquoi. Dans le couloir qui passait devant sa porte, il ne perçut aucun bruit. Il se dit :

 

« Malepeste, il paraît qu’ils en ont long à se raconter !… »

 

Une autre heure passa, et rien de nouveau ne se produisit. Cette fois, il commença à s’agiter. Il trouvait que l’entretien se prolongeait d’une manière anormale. Il sentit une inquiétude vague s’insinuer en lui. Il flairait d’instinct quelque chose de louche. Il lui semblait que, raisonnablement, cet entretien devait être terminé depuis longtemps. Et cependant il était sûr que personne n’était passé devant sa porte. Alors, pour la première fois, cette idée très simple lui vint :

 

« Pardieu, il doit y avoir un chemin secret, plus court, probablement, par où on aura fait sortir M. de Pardaillan ! »

 

Ayant trouvé cette explication rassurante, il voulut en avoir le cœur net. Il ouvrit sans bruit sa porte, et se glissa dans le couloir. Dans l’obscurité, étouffant le bruit de ses pas, il alla droit au cabinet. Il s’arrêta devant la porte de la pièce qui précédait ce cabinet et il hésita :

 

« M. d’Albaran doit se tenir de garde derrière cette porte. Que lui dirai-je pour expliquer ma venue ici, à pareille heure ? »

 

Cette hésitation ne dura pas longtemps. Il ouvrit résolument la porte et entra. La porte du cabinet rond était entrouverte. Les lumières brûlaient encore dans ce cabinet et leur reflet éclairait suffisamment l’espèce d’antichambre dans laquelle il venait de pénétrer. D’abord Valvert constata avec satisfaction que l’antichambre était déserte. Ensuite, il découvrit du premier coup d’œil une étroite petite porte ouverte dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Il fut fixé.

 

« J’en étais sûr ! se dit-il. M. de Pardaillan est sorti par là. »

 

Il se sentait rassuré maintenant. Il souriait. Machinalement ses yeux se portèrent sur ce rai lumineux qui jaillissait de l’entrebâillement de la porte. Il tendit l’oreille de ce côté. Aucun bruit ne sortait du cabinet qui, assurément, était désert.

 

Les craintes vagues de Valvert s’étaient dissipées. Il était sûr, absolument sûr, que Pardaillan était sorti par cette porte secrète qu’il venait de découvrir. Il devait même être loin maintenant. Il aurait pu se retirer tout à fait rassuré. C’était bien son intention en effet. Et cependant, obéissant à une impulsion irraisonnée, il alla à cette porte entrebâillée et jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce.

 

Et il demeura cloué sur place, livide, sentant ses cheveux se dresser sur sa tête. Le cabinet rond était désert cependant. Mais vers le milieu du plancher béait un trou rond, de la dimension à peu près d’un puits ordinaire. C’était ce trou rond que Valvert considérait avec des yeux hagards. D’un bond, il fut sur le bord, se pencha, écouta, regarda.

 

Dans le trou, c’était le noir opaque. Impossible de voir la profondeur que pouvait avoir ce puits ; peut-être y avait-il là un abîme sans fond, peut-être n’y avait-il pas plus de quelques toises, on ne pouvait pas savoir. C’était le noir à couper au couteau et le silence absolu, angoissant. Valvert comprit tout, en un temps qui n’eut pas la durée d’un éclair. Il rugit dans son esprit :

 

« M. de Pardaillan a été précipité dans ce trou… C’est le duc d’Angoulême qui est sorti par la porte secrète… Et d’Albaran, qui a laissé la porte ouverte de ce maudit cabinet éclairé, va revenir sûrement, dans un instant, remettre toutes choses en place… Si M. de Pardaillan n’est pas encore mort, tout n’est pas dit… je suis là, moi… S’ils l’ont tué, malheur !… »

 

Un sanglot rauque, déchirant, s’étrangla dans sa gorge. Un instant la douleur le terrassa : une douleur poignante, comme il ne se souvenait pas d’en avoir jamais éprouvée de pareille. Cette sorte d’anéantissement fut très bref. Tout de suite la douleur se changea en un accès de colère qui se déchaîna en lui avec une violence inouïe. Et il gronda sourdement :

 

– Ah ! les scélérats, ils me le payeront !…

 

D’un geste terrible, il assujettit le ceinturon. Et convulsé, hérissé, effrayant, d’un pas rude, sans la moindre précaution, il marcha droit à la porte secrète. Que voulait-il ? Savoir si Pardaillan était mort ou vivant. S’il était vivant, le sauver à tout prix. S’il était mort, le venger. Voilà ce qu’il voulait. Et cela, il le savait très bien. Comment s’y prendrait-il pour atteindre son but ? Cela, il n’en savait absolument rien.

 

Il allait au-devant de d’Albaran sans réfléchir, uniquement parce qu’il sentait que d’Albaran savait, lui, et qu’il fallait le faire parler. Puisqu’il pensait que d’Albaran allait venir remettre tout en place – et il ne se trompait pas d’ailleurs –, il aurait aussi bien pu l’attendre où il était. Cela eût infiniment mieux valu pour toutes sortes de raisons. Mais il ne raisonnait pas en ce moment. Il éprouvait l’irrésistible besoin d’agir, et il allait de l’avant.

 

Dès qu’il se fut mis en mouvement, le sang-froid lui revint. Alors il put raisonner. Il avait descendu plusieurs marches d’un escalier très étroit, construit dans l’épaisseur de la maçonnerie. Il les avait descendues dans l’obscurité, sans songer à étouffer le bruit de ses pas. Dès qu’il se mit à raisonner, il s’arrêta. Il tendit l’oreille, se pencha dans le noir. Il demeura ainsi immobile, un assez long moment, regardant, écoutant, réfléchissant.

 

Le résultat de ses réflexions fut qu’il esquissa un mouvement de retraite. À ce moment, il aperçut au-dessous de lui un point lumineux qui montait : évidemment, c’était d’Albaran qui remontait. Dans l’ombre, il eut un sourire menaçant, et tout de suite, le plan d’action se dressa dans son esprit :

 

« Je remonte là-haut, se dit-il, je l’attends derrière la porte, je l’étourdis d’un coup de poing… et il faudra bien, ensuite, qu’il parle, qu’il me conduise au fond de ce puits où ils ont précipité M. de Pardaillan. »

 

À reculons, il se mit à remonter, suivant des yeux la faible lueur qui, au-dessous de lui, s’élevait lentement. Et tout à coup, la lueur s’arrêta. Un murmure de chuchotements parvint distinctement jusqu’à lui. Il étouffa un cri de joie :

 

« C’est la voix de Mme Fausta !… Ah ! ventrebleu, à nous deux, Fausta d’enfer !… »

 

Il redescendit avec précaution les marches qu’il venait de remonter. Au fur et à mesure qu’il descendait, les voix lui parvenaient plus nettes. Il put entendre très bien. Et voici ce qu’il entendit :

 

– Le duc ? interrogeait Fausta.

 

– Parti, madame, répondait d’Albaran.

 

– Seul ?

 

– Oui. Il a refusé l’escorte que je lui offrais.

 

– Il est brave… comme tous les Valois… Cependant son existence m’est infiniment précieuse, à moi, et les rues ne sont pas sûres, la nuit surtout. J’espère que tu as pris tes précautions ?

 

– Quatre hommes à moi le suivent pas à pas et veilleront sur lui sans qu’il s’en doute.

 

– Bien… T’a-t-il parlé de Pardaillan ?

 

– Oui, madame. Il le croit mort. Et je dois dire qu’il paraît très affecté de cette mort.

 

– Cela passera… Tu n’as rien dit qui soit de nature à le détromper ?

 

– Je m’en suis bien gardé ! D’autant plus que si le sire de Pardaillan n’est pas encore mort, il le sera bientôt.

 

Ici, il y eut un silence. Fausta réfléchissait sans doute. Sur les marches de l’escalier, Valvert s’était arrêté. Il rayonnait :

 

« Il n’est pas mort ! Tout va bien !… Si je ne suis pas le dernier des pleutres et des ânes bâtés, il ne mourra pas bientôt comme le dit ce d’Albaran de malheur, que la peste le mange, il sortira d’ici avec moi, bien vivant… »

 

Fausta reprit :

 

– Tu remontes là-haut ?

 

– Oui, madame, répondit d’Albaran. Après j’irai ouvrir l’écluse qui permet d’inonder le caveau où se trouve M. de Pardaillan.

 

Il y eut un nouveau silence. Souple, léger, silencieux, Valvert se remit à descendre en mâchonnant furieusement entre les dents :

 

« Comment, il veut le noyer !… Ah ! sacripant ! Attends un peu je vais te l’ouvrir, moi, l’écluse !… Je vais te l’ouvrir à coups de poignard dans ton énorme bedaine d’outre d’Espagne !… »

 

– Non, prononça brusquement Fausta, je ne veux pas de cette mort hideuse pour lui… Pardaillan mérite mieux vraiment.

 

« Tiens, tiens, s’émerveilla Valvert, est-ce que la tigresse songerait à lâcher sa proie ?… » Non, Fausta n’y songeait pas. Déjà elle continuait :

 

– La mort qui convient à un brave comme lui, c’est la mort par le fer : un bon coup de pointe en plein cœur, voilà ce qui convient à un preux comme lui.

 

« À la bonne heure, railla Valvert, Mme Fausta vous assassine, c’est vrai. Du moins, n’est-ce pas sans vous couvrir de fleurs et sans vous pleurer… Car, le diable m’emporte si on ne dirait pas qu’il y a des sanglots dans sa voix. »

 

Et c’était exact : la voix de Fausta semblait mouillée de larmes pendant qu’elle achevait :

 

– Ce coup, droit au cœur, c’est toi qui iras le lui donner, d’Albaran…

 

– Bien, madame.

 

– Mais Pardaillan est armé… Quelle que soit ta force, vois-tu, d’Albaran, je ne voudrais pas te voir te mesurer avec lui. Pardaillan est le seul homme au monde qui soit plus fort que toi… Tais-toi, d’Albaran, tu ne connais pas Pardaillan… Moi, je le connais. Et si je te dis qu’il est plus fort que toi, c’est qu’il l’est.

 

– Que faudra-t-il faire alors ?

 

– Demain matin, tu descendras un déjeuner à Pardaillan… J’entends qu’il soit traité magnifiquement, comme il mérite de l’être… Je veux pour lui un repas copieux et délicat. Les mets les plus choisis, avec les vins les plus vénérables. Tu m’entends, d’Albaran ?

 

– J’entends, madame.

 

– Tu mélangeras un narcotique à son vin… Et quand il dormira… Tu iras faire en sorte qu’il ne se réveille jamais plus.

 

Maintenant Valvert s’était arrêté encore une fois. Et cette fois, il ne redescendit plus. Au contraire, il remonta tout à fait, et prit le chemin de son appartement. Il ne se coucha pas tout de suite cependant. Il se tint aux écoutes derrière sa porte. Au bout d’une dizaine de minutes, il entendit un pas lourd dans le couloir. Il entrebâilla légèrement sa porte. Il reconnut d’Albaran qui venait de passer et qui, son flambeau à la main, s’éloignait de son pas pesant et tranquille.

 

Alors seulement, il se déshabilla en un tour de main et se glissa entre les draps de son lit. Quelques minutes plus tard, il dormait à poings fermés, de ce sommeil robuste que l’on a à vingt ans.

 

XXXI

ODET DE VALVERT (suite)

 

Le lendemain matin, Odet de Valvert sollicita de Fausta la faveur d’une audience particulière immédiate. Faveur qui lui fut accordée. Sous son calme immuable, Fausta était intriguée, mais non inquiète : elle se demandait ce que le jeune homme pouvait avoir de particulier à lui dire. Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs de le recevoir avec sa bienveillance accoutumée. Et tout d’abord, avec un sourire gracieux, elle témoigna sa satisfaction.

 

– Je suis contente de vous, monsieur de Valvert. Au cours de l’alerte d’hier soir, vous avez montré un zèle dont je vous suis gré.

 

Calme, souriant, Valvert répliqua :

 

– Je suis venu précisément pour vous entretenir, madame, de tous les événements qui se sont déroulés hier dans votre demeure.

 

Les mots sur lesquels il avait insisté et que nous avons soulignés, firent dresser l’oreille à Fausta. Elle devint aussitôt très attentive. Elle ne modifia pas son attitude pourtant. Seulement elle le fixa d’un regard profond et répéta, comme si elle ne comprenait pas très bien :

 

– Tous les événements ?… Quels événements ?…

 

– Mais, fit Valvert, qui prit son air le plus naïf, votre entretien avec le duc d’Angoulême, la découverte de M. de Pardaillan aux écoutes, l’entretien qui a suivi avec le même M. de Pardaillan, dans votre cabinet de la tour ronde, et la disparition de M. de Pardaillan, qui n’est pas sorti de ce cabinet et qui cependant demeure introuvable. Ce sont là des événements d’importance, je pense.

 

Ces paroles qu’il prononçait en souriant, de son air naïf, comme s’il ne se rendait pas compte de leur gravité, produisirent sur Fausta l’effet d’un coup de massue. Elle comprit qu’une menace grave, mortelle peut-être, était suspendue sur elle. Cependant l’empire qu’elle avait sur elle-même était si puissant que rien ne parut sur son visage de la tempête qui venait de se déchaîner en elle. La seule marque extérieure d’émotion se manifesta par un changement dans son attitude qui se fit aussitôt glaciale.

 

Sans rien perdre de son calme majestueux, elle allongea lentement la main, saisit le marteau d’ivoire incrusté qui se trouvait à sa portée, frappa sur le timbre. En même temps, faisant peser plus lourdement sur lui l’éclat de ces deux magnifiques diamants noirs qu’étaient ses yeux, elle expliqua :

 

– Je crois qu’il est bon qu’un témoin assiste à votre audience particulière, monsieur de Valvert.

 

– Je le crois aussi, dit Valvert en s’inclinant froidement.

 

D’Albaran parut aussitôt. Fausta ne lui dit pas un mot. Simplement, elle le regarda fixement une seconde. Cela suffit. De son pas pesant et mesuré, le colosse alla s’accoter nonchalamment à l’unique porte. Et, les bras croisés sur sa vaste poitrine, il demeura là, immobile, muet, l’air absent, pareil à une formidable cariatide vivante. Et cela signifiait clairement qu’on ne sortirait pas sans sa permission.

 

Valvert avait suivi la manœuvre d’un œil attentif, en hochant doucement la tête, comme s’il approuvait. Et quand elle fut achevée, avec une froide impassibilité plus effrayante que les éclats d’une bruyante colère, Fausta prononça sans élever la voix :

 

– Expliquez-vous maintenant, monsieur.

 

– Je ne suis venu que pour cela, madame, dit Valvert avec une tranquillité qui ne le cédait en rien à celle de sa redoutable antagoniste.

 

Et désignant d’un signe de tête d’Albaran, toujours figé dans son attitude absente, avec un sourire aigu :

 

– Je le ferai d’autant plus complètement que je me sens plus à mon aise maintenant pour dire des choses que je me fusse fait scrupule de dire à une femme seule et sans défense.

 

Fausta approuva gravement de la tête. Valvert commença, de son air naïf :

 

– Tout d’abord, je dois vous dire, madame, que j’ai écouté votre conversation avec le duc d’Angoulême. Je sais donc les choses essentielles que vous avez dites au cours de cet entretien.

 

Un cillement plus accentué des paupières indiqua seul l’émotion que ce début causait à Fausta.

 

– Ah ! fit-elle simplement de sa voix glaciale. Et que savez-vous, voyons ? Je suis curieuse de vous l’entendre dire.

 

– Votre curiosité va être satisfaite, dit Valvert en s’inclinant avec la plus parfaite aisance.

 

Il se redressa, et se faisant de glace à son tour, le regard flamboyant rivé sur ses yeux, d’une voix mordante :

 

– Je sais que, avec l’aide du roi d’Espagne, vous avez comploté de dépouiller le roi Louis XIII pour donner sa couronne au bâtard d’Angoulême… Je sais que pour le détrousser vous êtes résolue à aller jusqu’au meurtre… Je sais que vous vous croyez sûre d’armer mon poing du couteau de Ravaillac ramassé dans le sang de sa royale victime. Voilà ce que je sais… Et que vous ayez pu supposer que vous trouveriez dans un Valvert l’étoffe d’un misérable régicide et d’un assassin, c’est là une de ces sanglantes injures dont vous auriez eu à me rendre un compte terrible si vous étiez un homme… Mais vous êtes une femme… Je passe.

 

Il est certain que, dès cet instant, Valvert était condamné dans l’esprit de Fausta : il ne devait pas sortir vivant de ce coupe-gorge fastueux qu’était son hôtel. Si elle ne donna pas séance tenante l’ordre de mort que, sous son impassibilité apparente, d’Albaran s’étonnait de n’avoir pas encore reçu, c’est qu’elle voulait savoir au juste ce que le jeune homme avait surpris de ses secrets mortels.

 

– Ensuite ? dit-elle sans sourciller.

 

– Ensuite, je dois ajouter que c’est moi, madame, qui ai conduit M. de Pardaillan dans ce cabinet où il a été découvert par le señor d’Albaran, mais où il a pu entendre jusqu’au bout, lui, ce très intéressant entretien dont je n’ai surpris que le commencement, moi.

 

Cette fois, l’aveu de ce qu’elle considérait comme une trahison, fit sortir Fausta de son impassibilité.

 

– Vous avez fait cela ! s’écria-t-elle dans un grondement terrible de fauve irrité.

 

– Je l’ai fait.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que M. de Pardaillan me l’a demandé… Et que je n’ai rien à refuser à M. de Pardaillan.

 

– Pardaillan est donc de vos amis ? rugit Fausta, exaspérée. Valvert prit un temps, et très simplement, avec un sourire moqueur :

 

– Monsieur de Pardaillan !… Depuis cinq ou six ans que je le connais, il est, autant dire, mon père… C’est lui qui a fait de moi un homme… J’ai pour lui autant de respect et d’affection que j’en pourrais avoir pour M. mon père que j’ai perdu étant enfant.

 

Fausta leva vers le ciel deux yeux chargés d’une muette imprécation. Elle s’attendait à tout, hormis à ce coup-là. Et Valvert qui devina sa pensée, railla froidement :

 

– Je comprends votre déception. C’est vraiment jouer de malheur que d’aller, pour l’exécution de sombres et tortueuses machinations, choisir précisément celui qui a reçu les enseignements de M. de Pardaillan qui est l’honneur incarné. Que ne vous êtes-vous mieux renseignée, madame ?…

 

Déjà Fausta s’était ressaisie.

 

– Est-ce tout ce que vous avez à me dire ? fit-elle avec un sourire livide.

 

– Non pas, madame, se récria vivement Valvert. J’ai commencé par vous dire que M. de Pardaillan avait disparu. Je viens de vous dire que j’ai pour lui une affection filiale. C’est vous dire que je veux vous parler de lui. Cependant, il est une chose qui me démange terriblement le bout de la langue, que je ne vous eusse pas dite parce que vous êtes femme, et que je vous demande la permission de vous dire avant, malgré tout, parce que, si elle vous offense, votre molosse d’Espagne, qui nous écoute, pourra la relever en votre lieu et place.

 

Certaine qu’il se passerait de la permission qu’il ne demandait que pour la forme, Fausta autorisa d’un air souverainement dédaigneux :

 

– Dites.

 

– Voici, madame : j’admire l’imprudence avec laquelle la duchesse de Sorrientès, qui prétend qu’elle ne s’abaisse jamais à mentir, m’a menti, à moi, le jour où, pour m’attacher à son service, elle m’a assuré, je répète ses propres paroles : « qu’elle n’était ici que pour travailler de toutes ses forces, en faveur du roi ». Peste assassiner les gens, cela s’appelle donc pour elle travailler en leur faveur !

 

– Le vrai roi, pour la duchesse de Sorrientès, c’est le roi Charles X, expliqua Fausta avec un calme terrifiant. Vous ne pouvez pas nier qu’elle ne travaille pour lui de toutes ses forces. Donc elle n’a pas menti.

 

– Subtilité bien digne de la princesse Fausta qui rêva jadis de se faire proclamer papesse, cingla Valvert.

 

Fausta ne s’étonna pas d’entendre son nom et cette allusion à son formidable passé : puisque Valvert connaissait intimement Pardaillan depuis son adolescence, il était clair qu’il devait être renseigné depuis longtemps sur son compte à elle. Et puisqu’il avait pu s’entretenir la veille avec Pardaillan, il était non moins clair qu’il avait dû lui révéler la véritable personnalité de cette duchesse de Sorrientès au service de laquelle il était entré.

 

– Dites ce que vous avez à dire au sujet de M. de Pardaillan, fit-elle avec le même calme sinistre qui eût épouvanté tout autre que Valvert ou Pardaillan lui-même.

 

Mais Valvert n’était pas venu à la légère se mettre dans les griffes de la terrible tigresse qui ne se montrait ainsi patiente que parce qu’elle se croyait sûre de le tenir à sa merci. Valvert savait ce qu’il faisait, ce qu’il voulait et comment il l’obtiendrait. Il ne s’épouvanta donc pas. Et d’une voix effrayante à force de froideur, il prononça :

 

– Je veux vous dire ceci, madame : vous avez attiré M. de Pardaillan dans un piège… Le plus misérable, le plus vil des pièges… Il faut bien qu’il en soit ainsi puisque M. de Pardaillan n’est pas ressorti de votre cabinet de la tour du coin où il avait eu l’imprudence de vous suivre. Qu’avez-vous fait de M. de Pardaillan, madame ?

 

– M. de Pardaillan est mort, brava Fausta.

 

– Vous mentez, madame, cingla de nouveau Valvert, et je savais que vous alliez encore mentir ainsi bassement, astucieusement… Je sais qu’il n’est pas encore mort… Je sais qu’il vit, enfermé dans l’oubliette où vous l’avez précipité… Je sais que celui-ci (il désignait d’Albaran d’un geste dédaigneux) qui m’assassine du regard, doit lui descendre un copieux et délicat repas, arrosé de vins généreux… auxquels on aura la précaution de mélanger un narcotique… ce qui lui permettra, sans risque pour sa précieuse carcasse… de lui donner en plein cœur ce coup de poignard mortel que vous jugez plus digne de lui que la mort hideuse de la noyade… Je sais tout cela, madame, qui vous prouve que vous devez vous défier à l’avenir des paroles que vous prononcez dans les escaliers secrets de votre infernal palais… Et sachant tout cela, j’ajoute : je ne partirai d’ici qu’avec M. de Pardaillan.

 

Fausta l’avait écouté, figée dans sa hautaine indifférence, sans qu’un muscle de son visage eût bougé une seule fois. Si bien qu’à la voir si calme, on eût pu croire que les violentes paroles de Valvert ne s’adressaient pas à elle.

 

– En vérité, dit-elle de sa voix douce, votre demande me paraît on ne peut plus juste et légitime.

 

Et se tournant vers d’Albaran :

 

– D’Albaran, ajouta-t-elle avec la même effroyable douceur, donne satisfaction à M. de Valvert. Et puisqu’il aime M. de Pardaillan comme un père, fais en sorte qu’ils s’en aillent d’ici ensemble.

 

Il n’y avait pas à se méprendre sur la véritable signification qu’elle donnait à cet ordre : c’était un ordre de mort ! Et à la façon dont elle s’accommoda dans son fauteuil pour voir ce qui allait se passer, indiquait qu’elle était sûre d’avance que l’ordre serait exécuté. Il est de fait que sa confiance en la force herculéenne de son molosse était telle que, certaine qu’il suffirait seul à accomplir la besogne, elle ne pensait même pas à appeler du renfort.

 

Et le colosse, aussi confiant en lui-même, s’ébranla sur-le-champ de son pas puissant, formidable dans sa tranquille assurance. Et il semblait bien en effet qu’il ne devait faire qu’une bouchée de cet adversaire mince, svelte, qu’il dominait de toute la tête.

 

Valvert, comme s’il n’avait pas compris, s’était incliné en signe de remerciement. Puis il s’était tourné face à d’Albaran. Sans prononcer un mot, sans faire un mouvement, il le regardait venir. Et son visage n’exprimait pas d’autre sentiment que la curiosité.

 

D’Albaran n’avait pas dégainé. Lui non plus, il n’avait pas dit un mot. Il avançait en se dandinant. Quand il fut à deux pas de Valvert qui le regardait toujours d’un air curieux, comme amusé, de sa voix de basse profonde, sans colère, gravement, il prononça :

 

– Tu as insulté la souveraine, tu vas mourir… Je te donne une seconde pour recommander ton âme à Dieu.

 

En effet, il s’arrêta une seconde fois. Puis il fit les deux pas qui le séparaient du jeune homme, leva son poing monstrueux et l’abattit à toute volée sur la tête de Valvert qu’il dominait de sa taille gigantesque.

 

Valvert vit se lever sur lui l’énorme masse capable d’assommer un bœuf d’un seul coup. Et il ne cilla pas, il ne fit pas un mouvement. Ce ne fut que lorsqu’il vit le poing s’abattre qu’il pivota sur les talons. Le mouvement s’accomplit avec tant de rapidité et de précision qu’il parut ne faire qu’un avec le mouvement de d’Albaran.

 

Celui-ci ne rencontra que le vide. Il avait mis toute sa force d’hercule dans ce coup qui devait être mortel. Emporté par son élan, il piqua du nez en avant. C’était ce qu’attendait Valvert. En même temps qu’il s’effaçait, il leva et abattit son poing en un geste foudroyant.

 

Il ne manqua pas son coup, lui. Malgré son élan, le colosse, solide comme un roc sur les larges assises qu’étaient ses énormes pieds, ne serait peut-être pas tombé. Le poing de Valvert tombant sur sa tête avec une force impétueuse, l’envoya s’étaler, étourdi, aux pieds de Fausta. D’un bond, Valvert sauta sur lui sans lui laisser le temps de se redresser. De nouveau son poing se leva et s’abattit à toute volée sur le crâne de d’Albaran qui, à moitié assommé, demeura étendu à l’endroit où il était tombé.

 

Et cela s’était accompli avec une rapidité fantastique.

 

Fausta, submergée par un étonnement prodigieux, laissa tomber un regard sur le colosse en la force duquel elle avait eu le tort de trop se confier. Il n’était peut-être pas mort. En tout cas il ne donnait plus signe de vie. Et elle se trouvait, elle, à la merci du vainqueur. Son calme merveilleux ne l’abandonna pas. Elle allongea la main vers le marteau.

 

Valvert, qui se redressait en ce moment, lui vit le marteau entre les doigts. Il se dressa devant elle et, avec une froideur terrible, il l’avertit :

 

– Faites attention, madame, que si vous faites le geste d’appeler, vous me mettez dans la nécessité de vous tuer.

 

Fausta leva sur lui un regard écrasant de dédain et du bout des lèvres :

 

– Oserez-vous frapper une femme ?… une souveraine !

 

– Fussiez-vous assise sur ce trône de France que vous rêvez de dérober, j’oserai, oui, madame !…

 

Et cela tombait avec la même froideur terrible de l’homme résolu à ne rien ménager. Pas même sa propre vie.

 

Fausta, un peu pâle, mais souverainement maîtresse d’elle-même, le dévisagea une seconde de son regard flamboyant. Crut-elle qu’il n’oserait pas mettre sa menace à exécution ? Peut-être. Toujours est-il qu’elle leva le marteau avec un haussement d’épaules dédaigneux.

 

Il n’était jamais entré dans la pensée de Valvert de la tuer comme il l’en avait menacée. Il pensait s’en tirer avec des menaces, sans avoir à recourir à des violences qu’il lui répugnait d’employer vis-à-vis d’une femme. L’attitude de bravade de Fausta lui fit comprendre qu’il ne s’en tirerait pas s’il n’employait pas les moyens extrêmes.

 

« Nous sommes morts, M. de Pardaillan et moi, se dit-il, si je ne parviens pas à faire sombrer dans la terreur l’orgueil indomptable de cette femme ! »

 

Il n’hésita pas. Il fit le geste que Fausta pensait qu’il n’oserait jamais accomplir : sa main s’abattit sur le poing levé de Fausta qui se trouva pris dans un étau et ne retomba pas. En même temps, il tira son poignard et lui mit la pointe sur la gorge. Fausta essaya d’arracher son poing à la puissante étreinte qui le maintenait. Il resserra cette étreinte, broyant impitoyablement le délicat et blanc poignet. En même temps, d’une voix effrayante, il disait :

 

– Un cri, un appel, et je vous égorge sans miséricorde.

 

Cette fois, devant la brutalité du geste, devant cette attitude raide, ce visage pétrifié, ces yeux flamboyants, Fausta comprit que la menace était sérieuse et que l’homme qui avait osé cette chose terrible, porter la main sur elle, oserait aller jusqu’au bout et regorgerait sans miséricorde, comme il l’avait dit, si elle poussait un cri d’appel.

 

Et elle n’appela pas.

 

Ses doigts broyés s’ouvrirent malgré elle, laissèrent tomber le marteau. Elle n’appela pas. Du moins eut-elle ce suprême orgueil de refouler le gémissement que la douleur faisait monter à ses lèvres. Elle n’appela pas, mais son visage toujours impassible était devenu d’une blancheur de cire, mais ses magnifiques yeux noirs lançaient de telles flammes que tout autre que Valvert eût reculé épouvanté.

 

Il ne recula pas, lui. Il ne fut pas épouvanté. Au contraire, il se sentit soulagé : elle n’appelait pas. C’était tout ce qu’il voulait pour l’instant.

 

Fausta n’appela pas. Mais elle tenta de composer, de discuter. Elle parla d’une voix blanche, méconnaissable, mais qui ne tremblait pas.

 

– Assassinerez-vous donc une femme ? dit-elle.

 

– Oui… si vous m’y contraignez.

 

– Frappez donc. Pensez-vous que la mort me fasse peur ?…

 

– Vous êtes brave, je le sais, répliqua Valvert d’un accent mortel. La mort n’est rien pour vous. Mais si je vous tue, et pour ce faire je n’ai qu’à enfoncer cette lame jusqu’au bout, si je vous tue, dis-je, il vous faut dire adieu à tous vos projets d’ambition, à tous vos rêves de grandeur à venir. Il vous faut laisser inachevée votre œuvre infernale à laquelle vous tenez plus qu’à votre vie. Or, voici le pacte que je veux vous proposer : vie pour vie, vous me rendez M. de Pardaillan vivant, en échange de quoi je vous laisse vivre. Mais, comme avec vous on ne saurait prendre trop de précautions, je vous avertis que vous aurez à me conduire vous-même au caveau où est enfermé M. de Pardaillan. Vous aurez à nous conduire vous-même, sains et saufs, hors de votre redoutable repaire. Voilà, madame. Vous avez deux secondes pour vous décider.

 

De même qu’elle avait compris que si elle poussait un appel c’en était fait d’elle, Fausta, en sentant sa main s’appuyer lourdement sur son épaule et l’immobiliser, en sentant la pointe acérée du poignard piquée sur sa gorge, en le voyant penché sur elle, livide, hérissé, effrayant de froide résolution, Fausta comprit pareillement qu’elle allait s’abattre, la gorge béante, si elle tardait une seconde de plus qu’il ne fallait.

 

Elle ne voulut pas mourir encore. Elle accepta bravement, froidement, sa défaite. Et fixant sur lui deux yeux d’où jaillissait une flamme mortelle, avec un calme sinistre :

 

– C’est bien, dit-elle, je vais vous conduire moi-même. Valvert la lâcha sur-le-champ. Alors seulement, il respira librement.

 

Et si Fausta avait pu voir la lueur de malice qui pétilla alors dans son œil clair, elle eût aussitôt compris qu’elle avait été jouée, elle eût regretté d’avoir accepté si facilement l’humiliation cuisante de sa défaite. Et, ayant compris cela, nul doute qu’elle ne fût revenue sur sa soumission et n’eût déclaré résolument que, toute réflexion faite, elle préférait la mort. Ce qui eût mis dans un cruel embarras le pauvre Valvert qui, de sa vie, n’eût pu trouver l’affreux courage de l’immoler froidement.

 

Par bonheur, Fausta, qui se levait en ce moment même, tenait les yeux fixés sur le corps de d’Albaran toujours étendu sans mouvement. Et elle contourna ce corps qui lui barrait le passage, en tenant toujours les yeux fixés sur lui. Quand ce fut fait, elle invita, d’un mot bref :

 

– Venez !

 

– Un instant, madame, avertit Valvert en la regardant dans les yeux, nous allons passer au milieu de vos gentilshommes, de vos soldats, de vos serviteurs. Nous allons traverser des salles et des couloirs qui peuvent être machinés comme le cabinet rond et où il vous suffirait d’un geste pour vous débarrasser de moi comme vous vous êtes débarrassée de M. de Pardaillan. Je vous préviens qu’au moindre geste suspect de votre part, au moindre mot équivoque prononcé trop haut, je vous donne tout d’abord du poignard dans la gorge.

 

– Si vous craignez une trahison, prenez ma main, dit-elle avec une parfaite indifférence.

 

Peut-être espérait-elle que Valvert, piqué et humilié, allait décliner l’offre. Mais il se garda bien de se montrer si susceptible.

 

– J’accepte le grand honneur que vous voulez bien me faire, dit-il simplement.

 

Et il lui tendit non pas le poing, mais la main gauche ouverte. Dans cette main, Fausta mit sans hésiter sa main droite. Les doigts de Valvert se fermèrent autour de cette main : il la tenait bien, il était sûr qu’elle ne pourrait plus lui échapper, Fausta le comprit bien aussi. Elle ne sourcilla pas. Peut-être, après tout, avait-elle reconnu l’inutilité de toute feinte avec un adversaire qui se montrait aussi résolu que son éternel ennemi Pardaillan, et qui avait sur lui cet avantage de ne pas s’embarrasser de scrupules d’une délicatesse exagérée. Et ayant reconnu cela, elle avait dû reconnaître du même coup l’impérieuse nécessité de s’exécuter loyalement.

 

Ils se dirigèrent vers la porte. Odet de Valvert pensait que Fausta presserait le pas, ayant hâte de sortir de cette situation terriblement humiliante pour elle. Il n’en fut rien. Elle garda cette allure majestueuse qui lui était habituelle. Il lui sembla même qu’au contraire elle faisait son allure plus lente encore que de coutume. Et en réglant son pas sur le sien, il ne put s’empêcher d’admirer en son for intérieur :

 

« Allons ! c’est un beau joueur !… Impossible de perdre une aussi formidable partie avec plus d’élégante désinvolture !… »

 

Durant les quelques pas qu’ils firent pour arriver à la porte, Fausta se retourna plusieurs fois pour donner un coup d’œil au corps de d’Albaran. Et Valvert, qui l’observait avec une attention soupçonneuse, fit encore cette réflexion :

 

« Malgré le calme incomparable qu’elle montre, il est certain qu’elle doit éprouver un certain déchirement à abandonner ainsi, sans soins, un fidèle serviteur, tombé sous ses yeux, en voulant la défendre. »

 

Avant de franchir le seuil de la porte, Fausta, s’arrêta et se retourna une dernière fois. Si bien que Valvert crut devoir lui dire :

 

– Rassurez-vous, madame, j’ai simplement voulu l’étourdir et non point le tuer. Il n’est pas en danger. Dans quelques instants il reviendra à lui et il n’éprouvera pas d’autre mal qu’une certaine lourdeur dans la tête, une certaine faiblesse dans les membres. Dans vingt-quatre heures, il n’y paraîtra plus.

 

Ces paroles parurent calmer l’inquiétude de Fausta. Quelque chose comme une ombre de sourire passa sur ses lèvres, et elle remercia d’un léger signe de tête.

 

Ils se mirent en route. Fausta, peut-être emportée par l’habitude, continuait de garder une allure d’une lenteur énervante pour Valvert qui, ayant hâte d’en finir, avait maintenant essayé, à diverses reprises, de lui faire allonger le pas. Ils finirent cependant par aboutir aux caves. Fausta marchait sans hésitation avec l’assurance de quelqu’un qui connaît très bien les lieux. Elle vint s’arrêter devant une porte de fer sans serrure apparente. Avec le falot dont ils s’étaient munis avant de s’enfoncer dans les entrailles de la terre, Valvert l’éclaira, et pendant qu’elle ouvrait la porte en actionnant un ressort, il criait joyeusement :

 

– Ho ! monsieur de Pardaillan ! c’est moi, Odet… Vous allez être libre !…

 

La porte ouverte, pour marquer qu’elle était de bonne foi, Fausta entra la première. Valvert la suivit, son falot à la main, un peu étonné de voir que Pardaillan ne lui répondait pas. Ils entrèrent, et un double cri de déception leur échappa à tous les deux : le caveau était vide. Pas de Pardaillan, personne, pas un être vivant là-dedans.

 

– Par l’enfer, madame, gronda furieusement Valvert, si c’est une trahison, je vous jure que vous allez la payer cher !

 

En disant ces mots, il sortait vivement son poignard et se jetait entre la porte et elle.

 

D’ailleurs, Fausta ne songeait pas à fuir. Pour une fois, elle n’avait pas cherché à se dérober par une trahison. Elle était aussi stupéfaite que lui.

 

– Je n’y comprends rien ! s’écria-t-elle.

 

Évidemment, elle était sincère. Manifestement, cette disparition fantastique était tout à fait imprévue pour elle. Odet de Valvert comprit qu’elle n’avait pas voulu le trahir, qu’elle ne jouait pas une comédie. Quand même, il se méfiait, malgré tout. Il continuait à lui barrer le passage et il la surveillait plus attentivement que jamais. Elle, elle ne prêtait aucune attention à son attitude menaçante. Elle ne faisait pas un mouvement, ne disait pas un mot. La seule chose qui paraissait l’intéresser pour l’instant était cette inexplicable disparition de Pardaillan qu’elle cherchait à s’expliquer en furetant partout du regard.

 

– Êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée ? demanda Valvert qui, tout en se tenant toujours sur ses gardes, ne doutait plus de sa bonne foi.

 

– Je connais ma maison, j’imagine, protesta-t-elle avec un accent d’indéniable sincérité. D’ailleurs, voyez : le caveau est rond. Nous sommes bien dans la tour ronde. Et l’hôtel, vous le savez, n’a qu’une tour ronde.

 

C’était vrai : le caveau était rond.

 

« Par Dieu ! se dit Valvert, M. de Pardaillan n’est pas homme à attendre stupidement qu’on vienne le tirer d’embarras. Il a l’habitude de faire ses affaires lui-même, et sans traîner. Il a dû trouver moyen de s’évader de ce cachot. Mais comment ? Si j’en juge d’après la stupeur de Mme Fausta, l’entreprise ne devait pas être des plus faciles. Cependant, cet homme extraordinaire l’a menée à bien, lui ! C’est un fait indéniable, puisqu’il n’est plus là !… Comment s’y est-il pris, ventrebleu ?… »

 

Il fit un pas en avant et éleva son falot pour inspecter le caveau, cherchant à son tour, comme Fausta l’avait fait avant lui, par quel chemin mystérieux Pardaillan avait pu s’échapper.

 

Il fit un pas en avant. Il n’en fit pas deux. À ce moment il reçut sur le crâne un choc épouvantable. Il lui sembla que la voûte de pierre venait de s’abattre soudain sur sa tête. Tout tourna en lui. Un bourdonnement terrible lui remplit les oreilles. Il tomba comme une masse, la face contre terre, et demeura immobile.

 

Froidement, Fausta enjamba le corps et sortit. D’Albaran, surgi on ne savait d’où, d’Albaran livide, vacillant sur ses jambes, secouant péniblement son poing droit, se tenait à côté d’elle, une lanterne à la main, pendant qu’avec un calme extraordinaire elle fermait soigneusement la porte de fer et disait :

 

– Tu n’auras pas été long à prendre ta revanche… Il m’avait bien semblé, là-haut, t’avoir vu ouvrir et fermer les yeux… Aussi j’ai marché avec une lenteur calculée pour te donner le temps de me rejoindre. C’est fait, maintenant… Il est mort…

 

– Je n’en suis pas sûr du tout, madame, avoua d’Albaran d’une voix dolente.

 

– Allons donc ! se récria Fausta avec un accent de profonde conviction, tu assommes un bœuf d’un coup de poing !

 

– Quand je dispose de tous mes moyens, oui, madame. Mais aujourd’hui, j’ai été à moitié assommé moi-même… Je me sens bien faible… Je ne suis pas sûr de mon coup… Aussi, si vous voulez m’en croire, madame, il faut noyer le caveau au plus vite.

 

– Et Pardaillan ? d’Albaran, fit Fausta sans répondre. C’est tout de même extraordinaire qu’il se soit tiré de là !… Je refuserais de le croire, si je n’avais vu de mes propres yeux le caveau vide…

 

– Il ne peut être que dans la galerie, assura le colosse. Il a pu arracher un barreau, il ne pourra pas briser la porte de fer qui donne sur la rivière.

 

Et il répéta avec plus de force :

 

– C’est bien simple : il n’y a qu’à noyer le caveau et la galerie.

 

– Eh bien, va, d’Albaran, va, autorisa Fausta. Et, avec un accent lugubre :

 

– Pauvre Pardaillan, il était écrit qu’il devait finir noyé.

 

XXXII

LE CONDUIT SOUTERRAIN

 

Lorsque Pardaillan avait été précipité dans le vide, il s’était d’abord senti tomber comme une masse, et il n’avait pu retenir un cri de surprise qui avait été entendu par Fausta et le duc d’Angoulême demeurés dans le cabinet rond. Brusquement, la chute foudroyante avait été enrayée. Il avait subi une secousse assez rude, qui d’ailleurs ne lui avait pas fait de mal, et il y avait eu un temps d’arrêt extrêmement bref. Après quoi la descente avait repris, lentement cette fois.

 

L’espèce de plateau sur lequel se trouvait le fauteuil dans lequel il était assis devait être monté sur des crémaillères invisibles, car la descente s’effectuait maintenant avec une précision mécanique, sans heurts, sans à-coups, à une allure très modérée. Pardaillan, qui avait déjà retrouvé cet inaltérable sang-froid qui l’abandonnait bien rarement, se dit :

 

« Mme Fausta ne veut pas que j’aille me rompre les os au fond de cette oubliette ! C’est déjà quelque chose, cela !… »

 

Il se leva. Et comme, malgré qu’il eût la vue exceptionnellement perçante et qu’il fût doué de la précieuse qualité de voir dans l’obscurité, il ne parvenait pas à percer les ténèbres qui l’environnaient, il tendit les bras autour de lui :

 

« Un puits ! se dit-il, je descends dans un puits ! »

 

Il resta debout, se tenant attentif, prêtant l’oreille, s’efforçant de discerner par l’ouïe ce qu’il ne pouvait distinguer par la vue. Il n’entendit que le grincement assez fort que la machine faisait en fonctionnant. Tout à coup, ce grincement cessa. Et, avec la cessation du bruit, la machine s’immobilisa.

 

« Bon, il paraît que je suis arrivé à destination, songea Pardaillan. Mais où suis-je ?… Et qu’est-ce qui m’attend, là ?… Que la peste m’étrangle si je devine ce que Mme Fausta, fertile en inventions diaboliques, me réserve au fond de ce trou !… »

 

Et avec son sourire railleur :

 

« Ce n’est pourtant pas une raison pour ne pas chercher à me rendre compte. »

 

Il allongea le pied. Il sentit le vide, alors que, l’instant d’avant, le plateau rond sur lequel il se tenait était étroitement encastré dans les parois d’un puits. Il se pencha, sonda le vide avec son épée qu’il avait tirée. Il ne rencontra pas le fond.

 

À ce moment, il entendit de nouveau une manière de grincement moins fort comme si une partie de la machine s’était remise à fonctionner. Et il sentit que le plateau s’inclinait doucement sous lui. Et la masse énorme du fauteuil monumental, suivant cette inclinaison, le poussait irrésistiblement.

 

– Il paraît qu’il faut descendre ! dit-il. Soit, descendons.

 

Il se garda bien de sauter. Il se laissa glisser doucement. Tout de suite il prit pied sans éprouver d’autre mal qu’une faible secousse. Dans le noir opaque, il s’écarta vivement, prévoyant ce qui allait arriver : la chute du fauteuil qui se produisit à l’endroit même qu’il venait de quitter et dont le poids l’eût infailliblement écrasé.

 

Sans perdre une seconde, sondant le sol d’un pied prudent, il alla au mur. Il le longea sans le quitter un seul instant de la main.

 

– Je vois ce qu’il en est, dit-il, je suis dans les fondations de la tour ronde. Et, à présent que je sais cela, je veux être étripé si je vois quel avantage je puis tirer de cette découverte.

 

Il réfléchit un instant et :

 

« Il doit y avoir une porte à ce puits !… Cherchons cette porte. »

 

Il chercha. Il ne trouva rien. La porte de fer n’avait pas plus de verrous et de serrures à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et elle devait être merveilleusement bien encastrée dans le mur. D’ailleurs il fut distrait dans sa recherche : le grincement de la machine avait repris, là-haut. Il tendit l’oreille. Le bruit allait en diminuant. Il traduisit :

 

« C’est ma plate-forme qui remonte là-haut. »

 

Il ne se trompait pas. Il reprit sa recherche de la porte. Peine inutile. Il y renonça momentanément. À tâtons, il chercha le fauteuil, le redressa, s’assit et se plongea dans de profondes réflexions. Cela dura assez longtemps. Une heure, peut-être. Tout à coup il s’écria :

 

– Tiens ! on dirait qu’il fait moins noir ici !…

 

Il fut aussitôt debout, le nez en l’air. Et il eut un petit rire silencieux. Tout là-haut, presque au plafond, il y avait une étroite ouverture par où tombait un semblant de lumière blafarde. Au reste, l’ouverture était défendue par deux barreaux de fer en croix, et elle était si loin qu’il ne fallait pas compter l’atteindre. N’importe, la découverte parut importante à Pardaillan qui, après avoir ri doucement, ainsi que nous l’avons dit, songea :

 

« Il faudrait savoir ce qu’il y a derrière cette ouverture… Peut-être rien du tout… C’est même probable… En tout cas, il faudrait y aller voir… Oui, mais, diable, comment arriver jusque-là ?… »

 

Il réfléchit une seconde et se mit à rire :

 

– Triple niais que je suis ! s’écria-t-il, et ce fauteuil que Mme Fausta a eu la bonne inspiration de me laisser, n’est-ce pas une échelle toute trouvée ?…

 

Il ne perdit pas une seconde et traîna l’énorme fauteuil sous l’ouverture. Il mit les deux pieds sur les deux bras du siège. Il se hissa sur le dossier. Cette fois, il se trouvait à la hauteur voulue. Il passa la tête entre deux barreaux et fouilla l’ombre de son regard perçant. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité, et d’ailleurs l’ombre était moins épaisse de ce côté ; il put distinguer assez bien pour se rendre compte qu’il se trouvait en présence d’un conduit souterrain assez bas de plafond : ce que d’Albaran avait appelé la « galerie ». Il recommença à se poser des questions :

 

« À quoi aboutit ce conduit ?… Savoir s’il aboutit quelque part seulement ?… Et même, s’il n’aboutit à rien, savoir s’il ne vaut pas mieux pour moi me trouver n’importe où… pourvu que ce ne soit pas à l’endroit où Mme Fausta a voulu me voir ?… »

 

Il regarda de nouveau plus longuement, plus attentivement : le conduit formait une voûte si basse qu’il voyait bien qu’il ne pourrait pas s’y tenir debout. Il s’éloignait en droite ligne et en montant, en une côte assez accentuée. Il finit par distinguer que, par terre, courait une conduite de plomb, conduite d’eau assurément. Il regarda mieux, tâta avec les doigts : le tuyau de plomb, gros comme le poing, s’enfonçait dans le mur, devant lui. Évidemment, ce tuyau qui entrait là dans l’épaisse maçonnerie devait ressortir à l’intérieur de son cachot.

 

Il chercha. Et il trouva. À quelques pouces au-dessous des barreaux de fer auxquels il se cramponnait, il y avait une bouche ronde, semblable à une grosse pomme d’arrosoir, et, comme une pomme d’arrosoir, munie de petits trous. Il eut un petit sifflement admiratif. Il avait compris :

 

« Ce couloir souterrain aboutit à la rivière… Ces tuyaux viennent de la rivière… Il n’y a qu’à actionner une vanne, une écluse, un mécanisme quelconque pour amener l’eau dans les tuyaux… Cette eau vient se déverser dans le caveau par cette pomme d’arrosoir qui n’a l’air de rien et que je n’aurais pu discerner d’en bas… Le caveau se remplit lentement, et celui qui l’occupe finit par se trouver submergé… Après avoir, autrefois, tenté vainement de m’assassiner de vingt manières différentes, Fausta, cette fois-ci, a résolu de me noyer !… »

 

Il demeura un long moment rêveur. Il traduisit le résultat de sa rêverie par ces mots :

 

« C’est bien simple, pour échapper à la noyade, je n’ai qu’à passer dans ce couloir !… Simple !… heu !… Peut-être n’est-ce reculer que pour mieux sauter !… Car enfin, si on n’arrête pas l’eau, l’eau, après avoir complètement rempli le caveau, s’engouffrera dans cette ouverture, envahira le conduit… J’ai bien dit : je n’aurai reculé que pour mieux sauter… et quand je dis sauter, c’est une manière de parler, car je ne sauterai pas ici, je coulerai bel et bien… Mais minute, ne nous hâtons pas trop de trancher la question… surtout ne jetons pas le manche après la cognée. Quand je ne ferais que gagner du temps… ce peut être le salut !… Et puis, rien ne prouve qu’on n’arrêtera pas l’eau quand on jugera que le caveau doit être plein ?… Et puis, puisque ce conduit aboutit à la rivière, il doit bien avoir une ouverture quelconque de ce côté ?… Décidément, j’avais bien dit : le plus simple est de passer dans ce couloir. Voyons maintenant si cette chose simple est faisable, et comment. »

 

Il saisit un barreau à deux mains, s’arc-bouta de son mieux, tira de toutes ses forces. Le barreau trembla dans son alvéole, résista. Il recommença dix fois, vingt fois de suite, toujours avec le même résultat négatif. Il se rendit compte que, dans la position défectueuse où il était placé, dans un équilibre instable, il ne pouvait pas donner l’effort qui convenait.

 

Il ne s’entêta pas. Il se mit à palper la pierre. Il avait son poignard sur lui. Il le prit. C’était une lame courte, large, solide, bien emmanchée. Il attaqua la pierre autour du barreau.

 

« Cela mord assez bien, se dit-il avec satisfaction. La pierre, saturée d’humidité, s’effrite assez facilement. Quelques heures d’un travail acharné me permettront de desceller ce maudit barreau. Que Mme Fausta ne se presse pas trop de faire inonder mon cachot et tout ira bien. »

 

En effet, le travail marcha assez facilement et sans trop d’efforts. Au bout de quelques heures, le barreau fut complètement descellé et Pardaillan put l’enlever avec la plus grande facilité. Seulement, ces quelques heures qu’il évaluait, lui, à deux ou trois heures de travail, avaient duré en réalité, et sans qu’il en eût conscience, presque toute la nuit.

 

Le jour était déjà levé lorsqu’il se hissa dans le conduit. Sans perdre un instant, inaccessible à la fatigue, il voulut savoir où conduisait ce conduit. Il partit, courbé en deux, emportant, à tout hasard, le barreau de fer qui pouvait servir au besoin de massue ou de levier. Il vint se casser le nez sur une petite porte de tôle épaisse, percée de plusieurs trous ronds, de la dimension d’un écu. Il mit l’œil à un de ces trous et regarda.

 

– Par Dieu ! s’écria-t-il, je l’avais bien dit, voilà la rivière qui roule ses eaux encaissées. Là-bas, en face, ce sont les prairies du Pré-aux-Clercs… Un peu plus à ma gauche, voilà la tour de Nesle. Mais, au fait, d’où vient que je distingue si bien ?… Eh mais !… c’est qu’il fait grand jour !… Or çà ! j’ai donc passé toute la nuit à enlever ce misérable barreau de fer ?… Mortdiable, je ne m’étonne plus si je commençais à éprouver quelque fatigue !…

 

Malgré qu’il se plaignît de la fatigue, il ne songea pas à se reposer. Il se contenta de respirer un peu d’air frais de la rivière qui lui arrivait par les trous pratiqués dans la porte de tôle. Par ces trous, la lumière pénétrait en même temps que l’air. Relativement à l’obscurité qui régnait dans son cachot, le clair-obscur qu’il trouvait là lui faisait l’effet d’un jour éclatant. Il put se mettre à étudier la porte.

 

Il vit très bien qu’elle était fermée à clé et qu’elle devait s’ouvrir en dedans. Il la secoua. Elle grinça et ce fut tout. Il essaya de la tirer à lui : fatigue inutile. Il se rendit compte qu’il n’y avait que deux moyens de s’en tirer : briser la serrure ou la forcer en glissant un levier entre la tôle et la maçonnerie du quai dans laquelle le pêne pénétrait.

 

Il avait son barreau de fer qu’il avait eu la précaution d’emporter. Mais il était beaucoup trop gros. Il n’essaya même pas, sachant qu’il perdrait son temps et sa peine. Seulement il pouvait se servir du même barreau comme d’un marteau pour faire sauter la serrure. Ce fut à quoi il s’employa sans plus tarder. Il frappa à tour de bras sans réussir à ébranler la maudite serrure qui semblait faire corps avec la porte elle-même.

 

« Il me faudrait quelque chose de plus lourd, mais quoi ? se dit-il. Cherchons. »

 

Il se mit à chercher. Mais il interrompit aussitôt ses recherches. En se penchant, il venait d’entendre un grondement significatif dans les tuyaux.

 

« Mordiable, se dit-il. Mme Fausta vient de lâcher les eaux dans le cachot. Il s’agit de ne pas se laisser surprendre par l’inondation. Allons voir un peu où nous en sommes. »

 

Il revint à l’ouverture du caveau. L’eau coulait par petits jets de la pomme d’arrosoir. Mais il ne pensait plus à s’en occuper.

 

« Qu’est cela ? » se dit-il en sursaut.

 

Cela, c’était le falot échappé aux mains d’Odet de Valvert, que Fausta avait négligé de ramasser et qui, par fortune, ne s’était pas éteint en tombant. La faible lueur de ce falot lui permit de voir Valvert qu’il ne reconnut pas, attendu qu’il était étendu la face contre terre.

 

« Tiens, Mme Fausta, pendant mon absence, a jugé à propos de m’envoyer un compagnon ! songea Pardaillan. Mais ce malheureux ne bouge pas… Serait-il mort ? Corbleu, il faut que je voie cela de près. »

 

Il se laissa glisser dans l’ouverture, chercha du pied le dossier du fauteuil, dégringola prestement. Si vivement qu’il eût agi, il n’en arriva pas moins trempé en bas, attendu que la descente s’effectua sous le jet d’eau qui tombait de là-haut. Il n’y prit pas garde, d’ailleurs. Il ramassa le falot, dirigea la lumière sur Valvert qu’il retourna. Alors il le reconnut.

 

– Odet ! fit-il dans un cri déchirant. Et dans un grondement terrible :

 

– Ah ! Fausta d’enfer ! malheur à toi, si tu as tué cet enfant !…

 

Il s’agenouilla devant le blessé, le souleva, le tâta, le visita, l’ausculta. Il eut vite fait de se rendre compte qu’il n’était qu’évanoui. Il se hâta de lui donner les soins nécessaires, ceux, du moins, qu’il était en son pouvoir de donner dans les circonstances particulières où il se trouvait. Et, tout en s’activant de son mieux, il réfléchissait :

 

« Je vois ce qu’il en est : ce petit, qui a pour moi une véritable affection filiale, aura appris qu’il m’était arrivé malheur. Il est allé trouver Fausta. Il aura parlé haut, crié, menacé… Et Fausta, après l’avoir fait assommer, l’a envoyé me rejoindre ici… Je lui avais pourtant bien recommandé de se tenir tranquille !… Mais il a voulu n’en faire qu’à sa tête… »

 

Et, avec un sourire indéfinissable :

 

« Et, corbleu, je suis forcé de reconnaître qu’au bout du compte il a bien fait !… »

 

Cependant, grâce aux soins de Pardaillan, Odet de Valvert finit par reprendre connaissance.

 

– Monsieur de Pardaillan ! s’écria-t-il, stupéfait de se retrouver dans les bras du chevalier.

 

– Eh bien, mon pauvre comte, comment vous sentez-vous ? s’enquit Pardaillan, de cet air froid qu’il prenait quand il voulait cacher l’émotion qui l’étreignait.

 

– Aussi bien qu’il est possible d’aller quand on a reçu cent livres sur le crâne, eût le courage de plaisanter Valvert.

 

– Bon, sourit Pardaillan, Dieu merci, c’est l’essentiel. Dans une heure vous serez aussi solide qu’avant.

 

– Eh ! mais, fit Valvert qui regardait curieusement autour de lui, ne sommes-nous pas ici dans ce cachot où Mme Fausta vous a précipité par traîtrise ?

 

– En effet.

 

– Voilà qui est merveilleux ! Tout à l’heure je suis entré ici avec Mme Fausta et vous n’y étiez pas… Du moins nous ne vous avons pas vu… Ah çà ! monsieur, est-ce que vous avez trouvé le moyen de vous rendre invisible à votre gré ?…

 

Il posait la question très sérieusement. Pardaillan lui eût répondu oui qu’il n’eût pas hésité à le croire. Mais Pardaillan se mit à rire doucement.

 

– Non, dit-il, je n’ai pas trouvé le moyen de me rendre invisible… Mais j’ai trouvé moyen d’en sortir, de ce cachot. Et si vous voulez m’en croire, nous n’y resterons pas plus longtemps… car voici que nous avons de l’eau jusqu’à la cheville, et cela n’est pas précisément agréable.

 

– C’est ma foi vrai, que nous avons de l’eau jusqu’aux chevilles. Peste ! Mme Fausta ne perd pas de temps, à ce que je vois !

 

– Oui, c’est une femme fort expéditive, renchérit Pardaillan avec un sourire aigu.

 

Avec l’aide de Pardaillan, Valvert se mit debout. Il constata avec satisfaction :

 

– Les jambes ne sont pas encore très solides. Mais, comme vous l’avez dit, il n’y a rien de cassé et dans une heure, je l’espère, il n’y paraîtra plus.

 

Et avec un accent qui eût donné à réfléchir au molosse de Fausta, s’il avait pu l’entendre :

 

– N’importe, voilà un coup de traîtrise que le señor d’Albaran me paiera… avec les intérêts en plus.

 

Ils ne s’attardèrent pas davantage. Sous l’averse qui les inondait de la tête aux pieds, ils escaladèrent le fauteuil et passèrent dans le conduit. Là, ils se secouèrent. Pardaillan prit les devants, tenant à la main le falot qu’il avait eu soin d’emporter, en le préservant de l’averse sous son manteau. Il conduisit le jeune homme à l’autre extrémité du boyau, près de la porte qui les séparait de la rivière. Il se disait avec raison que le peu d’air frais qui passait par les trous de cette porte achèverait de le remettre.

 

Pardaillan sentait l’impérieuse nécessité de s’évader au plus vite de ce boyau souterrain. En effet, dans le caveau, il avait pu s’en rendre compte, l’eau montait avec une rapidité inquiétante. Et si elle continuait à monter avec la même rapidité, elle ne tarderait pas à envahir leur actuel refuge. Mais Pardaillan était tranquille, maintenant. En revenant, grâce au falot, il avait aperçu un énorme bloc de maçonnerie, détaché de la voûte, avec lequel il était sûr de faire sauter la trop récalcitrante serrure. Seulement il n’eût pas été donné à tout le monde de soulever ce bloc sur lequel il comptait.

 

Sûr de pouvoir s’en aller quand il voudrait, Pardaillan, ayant remarqué que l’effort que venait de faire Odet de Valvert paraissait l’avoir incommodé, décida qu’il était prudent de lui accorder un quart d’heure de repos. Ceci, il pouvait le faire en toute sécurité : si vite que montât l’eau, elle en avait bien pour au moins une heure avant d’arriver jusqu’à eux.

 

Il laissa Valvert aspirer avec bonheur l’air frais de la rivière et s’en alla chercher son quartier de roc qu’il apporta et laissa tomber près de la porte en disant :

 

– Asseyez-vous, Odet, et soufflons un peu avant de tirer au large.

 

– Ma foi, monsieur, un instant de repos ne sera pas de trop. Je me sens encore tout étourdi, avoua Valvert en s’asseyant sur le bloc de pierre.

 

– Je vous dis que cela passera, rassura Pardaillan, qui mit un œil à un trou de la porte et jeta un regard circonspect au-dehors.

 

– Je le sais bien, dit Valvert, mais je suis impatient, monsieur, et je voudrais que cela passe le plus vite possible.

 

Pardaillan quitta son observatoire, posa son manteau par terre, s’assit dessus et s’accotant au mur, le plus tranquillement du monde :

 

– Puisque nous avons quelques minutes, dit-il, racontez-moi comment il se fait que je vous ai trouvé à moitié assommé dans ce caveau d’où j’avais commencé à m’évader et où c’est miracle que je sois revenu si fort à propos pour vous.

 

Odet de Valvert raconta tout ce qu’il avait fait, depuis l’instant où Pardaillan l’avait congédié jusqu’au moment où il avait été assommé par-derrière. Le chevalier écouta ce récit avec toute l’attention qu’il méritait. De temps en temps, dans l’ombre, il souriait d’un air approbateur. De temps en temps aussi, il interrompait le récit d’un geste, mettait l’œil à un des jours de la porte de fer et regardait au-dehors. Ou bien il collait l’oreille contre cette porte et écoutait avec une attention aiguë.

 

Quand le jeune homme eut fini de parler, il demeura un moment rêveur, ému, de cette émotion comme étonnée qu’il éprouvait toujours, malgré lui, quand il se trouvait en présence d’un acte de dévouement accompli uniquement pour lui. Et, souriant, d’un sourire railleur, comme s’il se moquait de lui-même, de cette voix extraordinairement douce qu’il avait dans ses moments d’émotion :

 

– Ainsi, mon pauvre Valvert, dit-il, à cause de moi et pour moi, vous vous êtes fait un ennemi mortel de Mme Fausta ?…

 

– Bah ! fit Valvert d’un air détaché, tôt ou tard j’en serais venu là.

 

– Comment cela ?

 

– Mais, monsieur, n’avez-vous pas entendu Mme Fausta dire qu’elle m’avait fait l’honneur d’avoir des vues particulières à mon sujet ?

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, monsieur, nous savons ce qu’elle attendait de moi. Vous pensez bien que les choses se seraient gâtées, le jour où elle m’aurait fait connaître ses intentions. Ce jour est venu un peu plus tôt, et voilà tout.

 

– C’est juste, au fait, reconnut Pardaillan. Mais qu’est-ce donc qui vous fait rire ainsi, Valvert ?

 

– Je ris, monsieur, parce que je pense que depuis notre rencontre d’hier soir, je me suis démené comme trente-six diables dans un bénitier pour tâcher de vous sauver… Et finalement, monsieur, c’est vous qui me sauvez la vie… Car, sans vous, j’eusse été infailliblement noyé dans ce caveau d’où vous m’avez tiré… C’est une dette de plus que je viens de contracter envers vous. Je ne l’oublierai pas, monsieur.

 

Pardaillan ouvrit deux yeux pétillants de malice, sourit, mais ne jugea pas à propos de faire remarquer que c’était pour lui, Pardaillan, que le jeune homme s’était mis dans la fâcheuse situation d’où il l’avait tiré, et que, par conséquent, il ne lui devait rien.

 

Et Valvert reprit :

 

– J’ai une heureuse nouvelle à vous annoncer, monsieur : j’ai retrouvé la fille de mon cousin Jehan, la petite Loïse.

 

– Vous en êtes sûr ? demanda vivement Pardaillan.

 

– Tout à fait, monsieur. J’ai vu le petit bonnet que portait l’enfant au moment où elle fut volée : il est brodé aux armes de Saugis. Le doute n’est pas possible.

 

– Voilà une heureuse nouvelle, en effet. Et où avez-vous retrouvé cette enfant ?… Comment ?… Et d’abord, l’enfant se porte-t-elle bien ?… N’a-t-elle point trop souffert ? N’est-elle pas malheureuse ?…

 

Toutes ces questions, que Pardaillan lançait coup sur coup, indiquaient que, malgré l’indifférence qu’il se croyait obligé d’affecter, il s’intéressait à sa petite-fille beaucoup plus qu’il ne voulait bien le laisser voir.

 

– L’enfant se porte à merveille, rassura Valvert. Elle est heureuse, gâtée et choyée comme une petite reine par la jeune fille qui l’a recueillie, qui lui sert de mère et qui l’adore comme si elle était vraiment sa fille.

 

– Racontez-moi ce que vous savez, Valvert, voulez-vous ?

 

Valvert allait satisfaire la légitime curiosité de Pardaillan en lui racontant ce qu’il avait appris de Brin de Muguet. Mais il était écrit décidément qu’il ne pourrait pas parler sur ce sujet : la veille, en quittant la jeune fille, il était allé au Grand Passe-Partout pour porter la bonne nouvelle à Pardaillan. On lui avait dit que M. le chevalier n’était pas encore de retour de Saugis. Le soir, il avait rencontré le chevalier chez Fausta, dans les conditions que nous avons décrites en temps et lieu. Le moment n’était guère propice à un tel entretien. Il n’y avait même pas pensé. Maintenant, comme il ouvrait la bouche, Pardaillan lui coupa la parole en s’écriant d’une voix assourdie :

 

– Corbleu ! cette fois, je suis sûr de ne pas me tromper !… Et, une fois de plus, il se précipita sur la porte, regarda, écouta. Odet de Valvert fit comme lui. Cependant, ils eurent beau regarder, ils ne virent rien de suspect sur la rivière. Mais s’ils ne virent rien, ils entendirent et Valvert glissa à l’oreille de Pardaillan :

 

– On dirait le frôlement d’une barque qui glisse le long du quai, sous cette porte.

 

– N’est-ce pas ? C’est bien ce qu’il me semblait aussi, répondit Pardaillan à voix basse.

 

Et avec un sourire aigu :

 

– Et comme il y a déjà un bon moment que cette barque se tient là, comme ceux qui la montent évitent soigneusement de se placer dans le champ de ces trous où nous pourrions les voir, j’en conclus qu’ils sont là pour nous, et qu’ils attendent, pour voir si par hasard nous ne sortirons pas de ce trou.

 

– Parbleu ! approuva Valvert. Et, à son tour, il précisa :

 

– Mme Fausta a d’abord été stupéfaite de votre disparition. J’ai très bien vu qu’elle n’y comprenait rien. Puis elle s’est ressaisie, et elle a réfléchi que, sorti du caveau par un tour de force extraordinaire, vous ne pouviez être réfugié qu’ici, où vous seriez arrêté par cette porte de fer. Et elle a donné l’ordre de tout inonder. Mais c’est une femme qui estime que deux précautions valent mieux qu’une. Elle s’est encore dit que l’homme qui avait pu arracher les barreaux du caveau pouvait très bien trouver moyen d’ouvrir ou d’enfoncer cette porte. Et elle a envoyé ses estafiers vous attendre à la sortie. Il est probable que, dès que nous tenterons de mettre le nez hors de ce trou, comme vous dites, nous serons salués par quelque bonne arquebusade.

 

– C’est tout à fait mon avis, approuva à son tour Pardaillan. C’était tout à fait cela, en effet : Fausta, revenue de sa stupeur, avait fait la réflexion que Valvert lui prêtait. Et elle avait donné ses ordres en conséquence à d’Albaran, chargé comme toujours de leur exécution. Dès que l’inondation avait été lâchée, monté sur une petite barque avec trois de ses hommes, il était venu se poster sous la petite porte de fer. Un de ces hommes maniait les avirons. D’Albaran et les deux autres, un mousquet chargé dans les mains, se tenaient prêts à faire feu dès que la porte s’ouvrirait. Incorrigible dans sa présomption, le colosse, parce qu’il avait ces trois mousquets, pensait avoir grandement pris ses précautions. Il le pensait d’autant plus qu’au fond il était bien convaincu que ces précautions étaient parfaitement inutiles : Pardaillan, selon lui, n’aurait jamais la force d’enfoncer cette porte et devait finir misérablement noyé dans cette galerie où il était pris comme un rat dans une ratière. Cependant, comme il était très consciencieux, malgré cette conviction qu’il avait, il n’en faisait pas moins bonne garde.

 

– Que décidez-vous, monsieur ? demanda simplement Valvert. Pardaillan réfléchissait, le sourcil froncé.

 

– L’ennuyeux, murmura-t-il, est que nous ne puissions voir combien ils sont.

 

Et fixant son œil scrutateur sur le jeune homme, comme pour mesurer jusqu’à quel point il pouvait compter sur lui :

 

– Vous sentez-vous suffisamment remis pour tenter le coup ? dit-il.

 

– Avec vous, monsieur, on peut tenter tout ce que l’on veut. Même l’impossible, fit Valvert avec un accent d’inébranlable conviction.

 

– C’est qu’il s’agit de réussir, insista Pardaillan en souriant.

 

– Je vous entends, monsieur. Eh bien, nous allons voir si mes forces sont suffisamment revenues pour que je puisse vous être de quelque utilité.

 

Ayant dit ces mots avec simplicité, Valvert se baissa, saisit le bloc de pierre dans ses bras et le souleva sans effort apparent. Et sans le lâcher :

 

– Je crois que cela ne va pas trop mal, dit-il de son air simple, et sans que sa voix fût le moins du monde altérée par le rude effort qu’il fournissait.

 

– Peste ! fit Pardaillan avec une satisfaction visible, je me demande quel tour de force vous seriez capable d’accomplir, si vous n’aviez pas été à moitié assommé.

 

– Faut-il briser la porte ? proposa Valvert avec la même simplicité et sans lâcher la pesante masse.

 

– Non pas, refusa Pardaillan, il faut nous concerter d’abord au sujet de la manœuvre que nous allons exécuter.

 

Valvert reposa doucement l’énorme bloc par terre et de son même air modeste :

 

– Je crois, dit-il, que je pourrai vous seconder assez convenablement, bien que je ne me sente pas en possession de tous mes moyens.

 

– Je plains ceux qui auront à essuyer vos coups, admira sérieusement Pardaillan qui ajouta aussitôt :

 

– Voici ce que nous allons faire.

 

Et en quelques phrases brèves, il expliqua la manœuvre qu’il avait conçue. Ces explications données et religieusement écoutées par Valvert, ils passèrent séance tenante à l’exécution.

 

– Bien qu’il fût maintenant complètement rassuré sur le compte de son jeune compagnon, Pardaillan, qui tenait à ménager ses forces, se chargea de briser la serrure. Un coup bien appliqué suffit pour faire ce que le barreau avait été impuissant à accomplir. La serrure ayant sauté, il posa le bloc de pierre par terre, devant la porte.

 

Ceci fait, ils se couchèrent par terre, côte à côte, derrière le bloc. Puis Pardaillan allongea le bras, tira brusquement la porte à lui, et s’aplatit aussitôt derrière la pierre. Ce qu’il avait prévu se produisit : d’Albaran, averti par le coup qui avait brisé la serrure, voyant la porte s’ouvrir toute grande, crut que Pardaillan allait se dresser devant l’orifice et se hâta de commander : « Feu ! » Les trois explosions se fondirent en une seule explosion formidable.

 

Immédiatement, Pardaillan et Valvert poussèrent le bloc de pierre dehors, au jugé. Et, aussitôt après, ils sautèrent tous les deux en même temps. Pardaillan avait espéré que l’énorme pierre atteindrait la barque et la ferait chavirer. Durant l’inappréciable instant pendant lequel ils se tinrent au bord du trou pour prendre leur élan, à travers la fumée des trois explosions, ils purent se rendre compte qu’ils n’avaient pas atteint leur but. La barque était encore là, à peine à une toise au-dessous d’eux. Ils sautèrent, non pas dans la rivière, mais dans la barque elle-même. Et comme, cette fois, ils n’opéraient pas au jugé, ils ne manquèrent pas leur coup : ils tombèrent juste au beau milieu de la barque. D’Albaran se tenait debout, son mousquet encore à la main. Dans la secousse terrible qu’éprouva la barque, il perdit l’équilibre et tomba dans l’eau, la tête la première. Ses deux hommes n’eurent pas le temps de se rendre compte de ce qui leur arrivait. Ils se sentirent happés, soulevés avec une force irrésistible, projetés par-dessus bord, et s’en allèrent rejoindre leur chef au fond de l’eau.

 

Cela s’était accompli avec une rapidité fantastique. L’homme qui tenait les rames demeura béant de stupeur, ses deux rames à la main, sans faire un mouvement, comme pétrifié. Pardaillan le saisit au collet, le redressa d’une poigne de fer, et désignant la rivière, commanda d’une voix rude :

 

– Saute, sacripant !…

 

Et il montrait un visage si terrible que l’homme, épouvanté, n’hésita pas, piqua une tête en hurlant :

 

– C’est le diable !…

 

Valvert, qui déjà avait pris les rames et nageait vigoureusement, partit d’un éclat de rire homérique. Et Pardaillan ne put se retenir d’en faire autant. Et ce n’est pas tant de la mine ahurie et terrifiée du pauvre diable qu’ils riaient ainsi, c’était surtout de la rapidité et de la facilité extraordinaire avec lesquelles ils avaient expédié cette affaire qui paraissait devoir être mortelle pour eux et qui se terminait à leur complet avantage, sans qu’ils eussent reçu le moindre horion, sans qu’ils eussent eu même à dégainer.

 

– C’est à croire, plaisanta Valvert, que Mme Fausta a voulu nous épargner l’ennui d’un bain, tout habillés, dans la rivière, ce à quoi il eût bien fallu nous résigner, si elle n’avait eu l’attention de nous envoyer cette barque.

 

– Vous oubliez qu’elle nous l’avait déjà imposé, ce bain, et pas dans les eaux courantes de la rivière, dit Pardaillan en montrant leurs vêtements maculés de fange et si mouillés encore qu’ils collaient au corps.

 

Cependant, d’Albaran et ses trois hommes, après avoir coulé, étaient revenus à la surface. Ils n’avaient reçu aucune blessure, et nageaient vigoureusement, sans paraître trop gênés par leurs vêtements, en gens entraînés depuis longtemps aux exercices les plus violents. Le premier mouvement des trois estafiers avait été de nager vers l’escalier le plus proche, qui était près de la porte neuve. C’était l’affaire d’une vingtaine de brasses en descendant le courant : un jeu pour eux.

 

Mais leur chef ne l’entendit pas ainsi. Ce d’Albaran, s’il jouait de malheur dans ses entreprises, était incontestablement brave et obstiné. Il ne voulut pas encore s’avouer vaincu et abandonner la partie. D’une voix rude, il lança un ordre bref à ses hommes. Ceux-ci, dressés à l’obéissance passive, obéirent sans hésiter. Ils changèrent de direction et suivirent leur chef qui, remontant le courant, s’était bravement lancé à la poursuite de la barque.

 

Cette barque, elle n’était pas à une dizaine de brasses d’eux. Évidemment, il leur eût été très facile de la rattraper. Seulement il eût fallu pour cela que Pardaillan et Valvert consentissent à les attendre. D’autres, moins généreux qu’eux, n’eussent pas laissé passer une si belle occasion de se débarrasser de leurs ennemis.

 

C’était on ne peut plus facile : il n’y avait qu’à les laisser approcher et à les larder de coups d’épée ou à les assommer à coups d’aviron. Heureusement pour eux, Pardaillan et Valvert avaient trop de chevaleresque générosité pour abuser ainsi de leur force. Et quand ils virent quelle était l’intention de d’Albaran, ils se contentèrent de forcer sur les avirons. Et Pardaillan lança de sa voix railleuse :

 

– Je vous préviens que nous allons ainsi jusqu’au port de la Saunerie[8]. Si vous vous sentez assez bons nageurs pour remonter le courant jusque-là, ne vous gênez pas.

 

D’Albaran répondit par une bordée d’injures auxquelles ceux à qui il les adressait dédaignèrent de répondre. Et il n’abandonna pas sa poursuite. Cependant, si obstiné qu’il fût, il finit tout de même par s’apercevoir que chaque fois qu’il avançait d’une brasse, la barque s’éloignait de quatre. À ce jeu-là, il s’épuisait et risquait de se noyer bien inutilement. Il se résigna à abandonner la partie et il aborda, avec ses hommes, au premier escalier qu’il aperçut. Son entêtement n’avait eu d’autre résultat que de prolonger le bain forcé qu’ils avaient pris.

 

Quant à Pardaillan et à Valvert, ils abordèrent sans encombre aux escaliers qui se trouvaient au bas de la rue de la Sonnerie, rue qui a disparu depuis et qui allait de la vallée de Misère ou quai de la Mégisserie à la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, en contournant le Châtelet, duquel elle n’était séparée que par la rue Pierre-au-Poisson, absorbée depuis par la place du Châtelet.

 

Ils se trouvaient donc tout portés dans la rue Saint-Denis. Ils s’en allèrent tout droit à l’auberge du Grand Passe-Partout, chez Pardaillan. Ils y allaient à la demande du chevalier pour y changer leurs vêtements maculés et trempés, pour s’y refaire par un bon repas – attendu que l’heure du dîner était passée depuis longtemps – et enfin pour que Valvert pût donner tous les renseignements qu’il avait recueillis sur la petite Loïse, fille de Jehan de Pardaillan.

 

À l’auberge, Escargasse et Gringaille – les deux serviteurs de Jehan de Pardaillan que nous avons entrevus dans les premiers chapitres de cette histoire, attendaient le chevalier. Ils étaient arrivés de Saugis la veille au soir, comptant trouver là Pardaillan qui leur avait donné rendez-vous et qui aurait dû, lui, être rendu dans-la matinée, et qui l’eût été en effet, s’il n’avait rencontré Fausta.

 

Les deux braves commençaient même à s’inquiéter de ce retard du père de leur maître. Comme de juste, cette inquiétude s’était communiquée, plus accentuée, à dame Nicole, la grassouillette et appétissante patronne du Grand Passe-Partout, laquelle, comme on sait, avait une vénération toute particulière pour son illustre pensionnaire.

 

L’arrivée de Pardaillan calma les appréhensions de ces braves gens. Dame Nicole se précipita pour préparer du linge et des vêtements de rechange à M. le chevalier. Après quoi, elle se rua dans sa cuisine pour confectionner de ses propres mains le repas délicat et soigné, arrosé de ses vins préférés, que Pardaillan, afin de pouvoir s’entretenir en toute quiétude avec Valvert, avait demandé qu’on servît dans sa chambre même.

 

Comme les deux braves avaient dîné depuis longtemps, Pardaillan envoya Gringaille chercher son cheval dans cette auberge où il l’avait laissé pour suivre Fausta quand elle se rendait chez Concini. Quant à Escargasse, il fut chargé de courir rue de la Cossonnerie, au logis de Valvert, et de lui rapporter un costume.

 

Escargasse ne trouva pas Landry Coquenard. Il venait de partir pour se mettre à la recherche de son maître. Mais comme c’était un homme avisé que maître Landry Coquenard, il avait eu soin de laisser au logis la bonne mère Perrine, à seule fin que si Valvert rentrait pendant son absence, elle pût l’informer de la terrible mésaventure survenue à sa fiancée.

 

Escargasse trouva donc la mère Perrine. En apprenant qu’il était envoyé par le comte de Valvert, Perrine pria Escargasse d’aviser M. de Valvert qu’une femme, venue de Fontenay-aux-Roses, l’attendait chez lui pour le mettre au courant de choses graves qui intéressaient « demoiselle » Muguette. La brave femme, qui ne connaissait pas Escargasse, n’avait pas cru devoir le mettre au courant.

 

Il est certain qu’il eût été plus sûr et plus expéditif de suivre Escargasse et de voir elle-même Valvert. Malheureusement, elle n’y pensa pas, peut-être parce que c’était trop simple. Elle crut qu’en disant que la messagère venait de Fontenay-aux-Roses pour parler de Muguette, l’amoureux comprendrait à demi-mot et s’empresserait d’accourir sans perdre une seconde. Et il est de fait qu’il en eût été ainsi, si la commission avait été faite.

 

Complaisant de son naturel, Escargasse se chargea volontiers de la commission. Mais…

 

Mais, par malheur, il n’y attacha pas l’importance qu’elle avait. Mais la fatalité voulut que dame Nicole crût bien faire en lui prenant des mains le costume qu’il rapportait pour le porter elle-même à Valvert.

 

Et elle le fit avec tant de hâte qu’elle ne laissa pas à Escargasse le temps de parler. Mais Pardaillan, ainsi que nous l’avons dit, avait ordonné qu’on le servît dans sa chambre. En sorte, que ni lui ni Valvert ne bougèrent de cette chambre.

 

En sorte, aussi, qu’Escargasse alla s’asseoir à une table devant un grand pot de vin, qu’il se mit à vider consciencieusement, en se disant qu’il serait toujours temps de s’acquitter de la commission dont il s’était chargé de très bonne foi, dès qu’il verrait « monsieur le comte ». Et l’idée ne lui vint pas d’aller jusqu’à la chambre de Pardaillan, pour dire de suite ce qu’il avait promis de dire, qui ne lui paraissait pas être si grave ni si pressé, pour qu’il pût se permettre de venir déranger M. le chevalier.

 

XXXIII

LE PÈRE ET LA FILLE

 

Laissons Odet de Valvert raconter à Pardaillan attentif comment il s’est fiancé avec Muguette, humble bouquetière des rues, que Pardaillan sait être la fille de Concino Concini et de Marie de Médicis, et comment il a appris que Loïse, qu’il croyait être la fille de celle qu’il aimait, était en réalité la fille de Jehan de Pardaillan, devenu son cousin par son mariage avec Bertille, marquise de Saugis et comtesse de Vaubrun, sa cousine et la seule parente qu’il se connût.

 

Laissons Landry Coquenard, désespéré, courir à la recherche de son maître pour lui faire connaître l’effroyable menace suspendue sur sa fiancée. Laissons la dévouée Perrine se morfondre et se désoler dans la mansarde de la rue de la Cossonnerie, où elle attend inutilement Valvert qui ne vient pas, et pour cause. Laissons Escargasse tuer agréablement le temps en vidant à petites lampées un pot de vin épicé, sans trop se soucier de la commission dont il s’est chargé, et revenons à Concini, à Léonora Galigaï, à Stocco et à Rospignac, ce qui, par la même occasion, nous ramènera tout naturellement à Muguette.

 

Suivant l’ordre chronologique, nous nous occuperons d’abord de Stocco et de sa maîtresse Léonora. Ce sera bref.

 

Stocco, on s’en souvient, était parti le premier, enlevant la petite Loïse qu’il avait déposée dans la litière. Le palefrenier qui conduisait cette litière menait en main le cheval du bravo. Pendant un quart d’heure environ, Stocco était resté dans la litière avec l’enfant. Loïse, enveloppée dans ses couvertures, ne criait plus, ne pleurait plus, ne bougeait plus. Terrifiée par la mine effrayante de l’homme à tout faire et probablement aussi par ses menaces, l’enfant avait perdu connaissance.

 

Au bout d’un quart d’heure, Stocco, qui sans doute était pressé, s’énerva de se voir enfermé dans cette lourde machine qui avançait avec une lenteur désespérante à son gré. Il avait sauté en selle, s’était fait passer l’enfant que, pour plus de précaution, il avait cachée sous mon manteau, et, piquant des deux, il était parti au galop, abandonnant sur la route le véhicule et son conducteur.

 

Il était allé ainsi rue Casset, à la petite maison de Concini. Là, il s’était débarrassé de l’enfant qu’il avait remise entre les mains d’une femme qui devait avoir reçu ses instructions d’avance, car elle emporta l’enfant sans demander d’explications. Disons, sans plus tarder, que cette femme s’occupa séance tenante de donner à l’enfant les soins que nécessitait son état, et, après l’avoir fait revenir à elle, s’ingénia de son mieux à la rassurer.

 

Débarrassé de la petite Loïse, Stocco était reparti à fond de train et s’en était allé tout droit au petit hôtel Concini, près du Louvre. Il avait été reçu aussitôt par Léonora qui l’attendait, et répondant à une question muette de celle-ci, avait fait connaître :

 

– L’enfant est rue Casset. Monseigneur doit être maintenant en route pour sa petite maison.

 

Léonora avait accueilli la nouvelle avec une impassibilité de commande. Avec un calme apparent, elle interrogea :

 

– Et tu es sûr, Stocco, que cette jeune fille se rendra volontairement à la maison de Concino ?

 

– Sûr ! répliqua Stocco avec sa familiarité narquoise, qui peut être sûr de quelque chose avec les femmes ?… Tout ce que je peux dire, c’est que je gagerais volontiers les mille pistoles que monseigneur m’a promises contre mille écus qu’elle viendra.

 

– Ce qui veut dire qu’en résumé, tu es bien sûr qu’elle viendra, traduisit froidement Léonora.

 

Elle prit une bourse qu’elle lui tendit en disant :

 

– Prends ceci qui n’est qu’un acompte, et attends-moi ici jusqu’à mon retour.

 

Stocco empocha avec une grimace de jubilation et s’éclipsa.

 

Quant à Léonora, elle sortit aussitôt. Elle n’alla pas loin d’ailleurs. Elle alla au Louvre, voir celle qu’elle appelait familièrement Maria : Marie de Médicis, reine régente… la mère de celle que les Parisiens appelaient Brin de Muguet, et à qui Landry Coquenard, autrefois, en la faisant baptiser, avait donné le nom de Florence.

 

Revenons maintenant à Concini et à ses ordinaires. Il avait pris les devants, signifiant ainsi sa volonté de s’isoler. Il allait sans se presser, au petit trot. Il souriait, très satisfait de lui-même. Il n’éprouvait ni remords ni inquiétude. Il était sûr, tout à fait sûr, que la petite bouquetière viendrait d’elle-même se livrer à lui. Ce résultat primait tout à ses yeux et lui faisait oublier à quels lâches et odieux procédés il lui avait fallu recourir pour l’atteindre.

 

Derrière lui, marchaient ses gentilshommes. Roquetaille, Longval, Eynaus et Louvignac qui connaissaient la passion farouche de leur chef, Rospignac, pour la jolie bouquetière, se réjouissaient férocement de l’abominable situation dans laquelle il se trouvait, et se le montraient du coin de l’œil avec des sourires moqueurs.

 

Rospignac ne s’occupait guère d’eux. Il n’avait d’yeux que pour Concini, qu’il poignardait du regard dans le dos, et, secoué par un accès de frénésie jalouse, il écumait intérieurement :

 

« Ah çà ! est-ce que ce ruffian d’Italie s’imagine que je vais le laisser faire, par hasard ?… Qu’elle vienne rue Casset, la petite… J’y serai aussi, que le signor Concini le veuille ou non… Et par l’enfer, s’il s’avise de la toucher seulement du bout du doigt, je lui mets les tripes au vent !… »

 

Concini arriva chez lui, rue Casset. D’autorité, Rospignac, que la jalousie affolait littéralement, le suivit. Ses quatre lieutenants lui emboîtèrent le pas en riant sous cape. Et Concini, soit distraction de sa part, soit qu’il ne fût pas fâché de les avoir sous la main, les laissa faire. Concini monta les marches d’un large escalier couvert de tapis épais. Rospignac, cette fois, fit attention à eux. Ils pouvaient le gêner pour ce qu’il voulait faire. Il se retourna et d’une voix sèche, sur un ton impérieux, il commanda :

 

– Entrez au corps de garde, messieurs, et n’en bougez que sur mon ordre exprès.

 

Du doigt, il désignait une porte qui donnait sur le vestibule. Roquetaille, Eynaus, Louvignac et Longval étaient à mille lieues de soupçonner les intentions réelles de Rospignac. Jamais la pensée ne leur serait venue qu’il pouvait être résolu à poignarder Concini, plutôt que de lui céder celle qu’il aimait. Ils pensaient qu’il n’aurait pas manqué de s’effacer devant le maître, tout comme il l’avait laissé faire à Fontenay-aux-Roses. Mais ils pensaient bien aussi que le sacrifice serait particulièrement pénible pour lui. S’ils avaient voulu suivre, c’était pour voir, pour se réjouir extérieurement de la tête qu’il ne manquerait pas de faire. Ils furent désappointés. Mais l’ordre étant formel et, dressés à une stricte discipline, ils obéirent en faisant la lippe, mais sans se permettre de discuter.

 

Écumant, plus furieux que jamais, et plus que jamais résolu au meurtre, si Concini essayait seulement d’embrasser la jeune fille, Rospignac suivit son maître, sans que celui-ci y fît attention. Il ne devait plus le lâcher.

 

Parvenu au premier étage, Concini ouvrit une porte et entra. Dans la pièce, meublée avec le même luxe effréné qui s’étalait insolemment dans tout cet intérieur louche, se tenait la petite Loïse en compagnie de la femme à qui Stocco l’avait confiée. Concini donna quelques ordres brefs à cette femme et se retira aussitôt, sans avoir jeté un coup d’œil à l’enfant.

 

Il passa dans une autre pièce, une chambre à coucher où un lit monumental se dressait sur une estrade surélevée de deux marches : l’autel des sacrifices dans ce temple de l’amour. Ce fut dans cette pièce qu’il attendit, tantôt rêvant, nonchalamment étendu dans un fauteuil, tantôt foulant d’un pied nerveux l’épais tapis qui recouvrait le parquet. Son attente fut longue, très longue. Elle dura deux heures, trois heures peut-être. Au bout de ce temps, la porte s’ouvrit, une femme introduisit Muguette et se retira discrètement en fermant soigneusement la porte derrière elle.

 

La jeune fille était très pâle. Cependant sa démarche était assurée, elle paraissait très calme, très résolue. Elle tenait obstinément les mains croisées sur son sein comme pour en comprimer les battements tumultueux. En réalité, son poing se crispait nerveusement sur le manche du petit poignard qu’elle avait caché là.

 

Était-elle résignée à l’abominable sacrifice ? À cette question, nous pouvons répondre hardiment : non. Que voulait-elle faire ? Elle n’en savait rien. Depuis l’enlèvement de la petite Loïse, depuis que Concini lui avait fait la hideuse menace et proposé cyniquement le honteux marché, elle s’était creusé le cerveau à chercher la solution du redoutable problème : sauver l’enfant en évitant le déshonneur. Et elle n’avait rien trouvé. Rien que ce moyen extrême, terrible : se plonger elle-même, dans le cœur, ce petit poignard sur lequel sa main se crispait.

 

Cette résolution suprême, elle l’avait adoptée intrépidement. Quand même, ce n’était là qu’un pis aller effrayant, auquel elle ne pouvait pas songer sans déchirement. Et c’était très naturel, en somme : on a toutes sortes de raisons de tenir à la vie quand on en est à son aurore, que le cœur vient, pour la première fois, de gazouiller la chanson d’amour, et que l’avenir s’ouvre devant vous, rose et radieux.

 

Au fond, Muguette, qui ne savait pas ce qu’elle ferait, Muguette qui était venue quand même, malgré l’affreux déchirement qu’elle éprouvait à se dire que c’était à la mort qu’elle marchait, Muguette espérait malgré tout. Quoi ? Est-ce qu’elle savait !… Peut-être qu’un miracle se produirait au dernier moment.

 

En la voyant paraître, Concini s’était levé vivement. Il s’inclina galamment devant elle et, souriant, très sûr de lui maintenant, les yeux brillants, sentant déjà le désir se déchaîner en lui :

 

– Je vous l’avais bien dit que vous viendriez ! fit-il.

 

Et déjà, haletant sous le coup de fouet de la passion, il dardait sur elle deux yeux ardents qui la déshabillaient avec une cynique impudeur, qui semblaient déjà prendre possession de ce corps de vierge et le violenter brutalement. Et pas une fibre secrète ne vibra en lui, ne vint l’avertir que la pure enfant qu’il salissait ainsi de son regard lubrique, en attendant qu’il pût la souiller de son baiser monstrueux, était sa propre fille.

 

Elle, elle ferma les yeux, toute secouée par un long frisson de dégoût.

 

Alors seulement, et trop tard, elle comprit quelle irréparable faute elle avait commise en venant dans son antre, se placer d’elle-même entre les griffes du fauve en rut. Elle sentit, toujours trop tard, qu’elle était irrémédiablement perdue. Et l’épouvante s’abattit sur elle en rafale irrésistible. Toute sa résolution, toute son assurance, tout son sang-froid tombèrent lamentablement, d’un seul coup. Et elle n’eut plus qu’une seule pensée lucide dans son cerveau vide de toute autre pensée : tuer, tuer impitoyablement, vite, au plus vite, le monstre hideux qui la tenait qu’elle méprisait profondément depuis qu’il la poursuivait, et pour lequel elle éprouvait maintenant une haine farouche, mortelle.

 

Et en elle, rien non plus ne vint lui faire pressentir que l’homme méprisé, haï, qu’elle voulait abattre de sa faible main comme une bête malfaisante, cet homme était son père.

 

Cependant, Concini ajoutait aussitôt :

 

– Vous êtes venue. C’est donc que vous consentez à faire ce qu’il faut pour que votre fille vous soit rendue saine et sauve ?

 

– Et quand je me serai exécutée, moi, qui me dit que vous tiendrez votre parole, vous ?

 

Elle posait cette question d’une voix blanche, comme lointaine, que nul de ceux qui la connaissaient n’eût reconnue. Et elle paraissait calme, étrangement calme. Pour Concini, qui en somme, ne la connaissait pas, elle discutait froidement les clauses d’un marché. Et c’était très naturel qu’elle ne voulût pas être dupe. Elle paraissait avoir complètement oublié ce que ce marché avait de honteux. Ou si elle ne l’oubliait pas, il semblait qu’elle en eût pris son parti.

 

S’il avait été plus observateur, Concini n’eût pas manqué de s’inquiéter. En effet, la rigidité de l’attitude, la fixité étrange de ce regard hagard, la crispation aiguë de ces traits fins et délicats, tout cela, joint à d’autres symptômes, indiquait qu’elle était sous le coup d’une crise violente, arrivée à son point culminant. Il était clair qu’elle ne pouvait tendre ses forces plus loin, ni plus longtemps. Elle était à bout. Le moindre choc moral devait la faire tomber foudroyée. Une seule chose pouvait étonner : c’est que ce ne fût pas déjà fait.

 

Et si ce n’était pas déjà fait, c’est que, dans l’anéantissement total de ses facultés, la pensée du meurtre qui devait la soustraire au déshonneur la soutenait encore, en lui laissant une vague lueur d’espoir. Et le peu de forces physiques et intellectuelles qui lui restait tendait uniquement à l’accomplissement du geste mortel qui devait la sauver. Et sans savoir, sans réfléchir, d’instinct, ses yeux exorbités, desquels toute lueur d’intelligence était momentanément abolie, guettaient Concini avec une attention suraiguë, tandis que la main crispée sur le manche du poignard se tenait prête à profiter de la première occasion qui se présenterait à elle.

 

Concini n’observa pas tout cela. Concini ne vit que son calme apparent. Et il se félicita :

 

« Per Bacco ! elle prend son parti mieux que je n’aurais jamais osé l’espérer ! C’est une fille intelligente, décidément… À moins que… pourquoi diable tient-elle obstinément sa main dans son sein ?… Enfin, efforçons-nous de la rassurer. »

 

Il frappa sur un timbre. La femme qui gardait Loïse parut, il commanda :

 

– Tout à l’heure, quand Madame sortira de cette chambre, vous lui remettrez l’enfant dont vous avez la garde et vous lui obéirez comme à moi-même, dans tout ce qu’elle voudra vous commander, pendant tout le temps qu’il lui plaira de rester ici. Allez.

 

La femme plongea dans une révérence en murmurant un : « Bien, monseigneur », et disparut.

 

– Êtes-vous satisfaite ? s’informa Concini. Et conciliant :

 

– Réfléchissez que je n’ai aucune raison de manquer à ma parole, si vous tenez la vôtre. Je n’en veux pas à cette enfant et je ne suis pas un ogre, que diable ! Toutefois, s’il vous faut une garantie, parlez. Je suis prêt à faire ce que vous voudrez.

 

Avait-elle compris ? Avait-elle entendu seulement ? Nous ne saurions dire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle fit non de la tête.

 

Concini se rapprocha doucement d’elle et, de sa voix la plus enveloppante avec ses inflexions les plus câlines :

 

– Écoutez, dit-il, j’ai usé de violence, une violence hideuse, pour vous amener ici. La faute en est à vous qui m’avez inspiré une passion insensée, et qui m’avez poussé à bout par vos implacables rigueurs. Mais, puisque vous êtes venue résolue à subir mes conditions, il ne sera pas dit que Concini aura dû recourir à la violence pour vous imposer ses baisers. J’ai confiance en vous, moi. Donnez-moi votre parole que vous reviendrez ici de votre plein gré, et je vous laisse aller avec l’enfant. J’attendrai patiemment qu’il vous plaise de revenir. Vous voyez que je ne menace plus, je vous implore ardemment, humblement. Je ne vous demande qu’une chose comme gage de votre bonne foi : accordez-moi un baiser de vos lèvres, un seul baiser. Voulez-vous ?

 

Elle ne répondit pas. Il avait son idée de derrière la tête : l’attitude de la jeune fille lui paraissait singulièrement équivoque. Il feignit de prendre son silence pour un consentement. Il s’avança, confiant, en apparence, souriant, l’œil allumé, les bras vaguement tendus.

 

Elle crut tenir l’occasion espérée. Elle le laissa approcher sans faire un mouvement pour se dérober. Et, quand elle le vit bien à sa portée, elle sortit brusquement de son sein le poing armé du poignard, le leva et l’abattit, en pleine poitrine, en un geste foudroyant.

 

Un éclat de rire ironique, qui résonna comme un glas funèbre à son oreille, salua ce geste qu’elle avait voulu faire mortel. Et la voix railleuse de Concini, avec son accent italien revenu du coup, gouailla :

 

– Oibo, tou voulais touer sou povero Concino !

 

Concini se méfiait. Il la surveillait du coin de l’œil, sans en avoir l’air. Il vit venir le coup, et il l’esquiva d’un simple mouvement du torse. Emprisonner le frêle poignet entre ses mains robustes, lui arracher l’arme et la lancer à l’autre extrémité de la pièce, cela ne fut qu’un jeu pour lui et s’accomplit avec une rapidité inconcevable. Puis, lui lâchant le poignet, il abattit brutalement ses mains sur les fragiles épaules qui plièrent. Et haletant, une flamme aux yeux, la voix rauque, il gronda :

 

– Je te tiens !… Maintenant, de gré ou de force, tu es à moi !…

 

Il la tenait bien, en effet. Il ne fallait pas qu’elle espérât se dégager de la puissante étreinte. Il la tenait, et il pencha sur elle un visage hideux défiguré par la luxure, pour lui ravir, par la force, ce baiser qu’elle n’avait pas voulu lui accorder.

 

L’horrible souillure était inévitable. Elle sentit que tout croulait en elle. Et, le cerveau chaviré dans l’horreur, elle jeta les mains en avant dans un geste de suprême défense, pendant qu’une clameur qui n’avait plus rien d’humain – si effrayante et si déchirante à la fois qu’il s’arrêta net, relâcha son étreinte – jaillissait de ses lèvres contractées. Et, tout de suite, après cette clameur de bête qu’on égorge, cet appel inconscient, dans un cri suraigu :

 

– Odet !… Odet !…

 

Concini la sentit vaciller. Stupide, il ouvrit les mains tout à fait. Elle tomba comme une masse, à la renverse, sur le tapis moelleux qui amortit sa chute. Effaré de la voir toute raide, pâle comme une morte, sans un mouvement, sans un souffle, il bégaya :

 

– Oh ! diable !… Serait-elle morte ?

 

Il la considéra un moment, hébété, n’osant pas bouger. Il se ressaisit vite, pourtant. Il s’agenouilla près d’elle, mit doucement la main sur son sein. Il se rassura en sentant le cœur qui battait faiblement.

 

« Elle est seulement évanouie ! » songea-t-il.

 

Alors, le beau garçon, l’homme à bonnes fortunes qu’il avait toujours été, se sentit profondément humilié. Dans une révolte de sa vanité blessée, il grinça, pris d’un accès de rage :

 

– Quoi ! je lui fais horreur à ce point !… Quoi ! mon contact lui répugne tant, qu’il n’en faut pas plus pour que cette fille tombe raide, foudroyée par le dégoût !… O Christaccio maladetto !…

 

Cette pensée qui l’enrageait, loin de le refroidir, déchaîna de nouveau en lui le désir brutal un instant assoupi. Il la contempla longuement, réfléchissant. Tout à coup, il redressa sa tête flamboyante et, les yeux luisants, les lèvres retroussées par un rictus affreux, il hoqueta :

 

– Tout est pour le mieux ainsi !… et j’aurais bien tort de ne pas profiter de l’occasion !…

 

Il saisit le corps inerte de la jeune fille dans ses bras vigoureux, l’enleva comme une plume. Et la tenant étroitement serrée contre sa poitrine, il marcha vers le lit… le lit monstrueux, dressé sur son estrade surélevée, comme l’autel des sacrifices dans ce temple de l’amour.

 

À ce moment une porte s’ouvrit avec fracas. Rospignac, hérissé, convulsé, échevelé, le poignard au poing, bondit dans la pièce et, le bras levé, sauta sur Concini qui n’entendait rien…

 

Et derrière Rospignac, quelque chose comme un bolide, l’ouragan, la tempête, fit irruption…

 

XXXIV

LA PETITE MAISON DE CONCINI

 

Cependant, à force de dévider confidence sur confidence, il arriva un moment où Odet de Valvert n’eut plus rien à raconter à Pardaillan attentif. À force de poser question sur question, il arriva également, que la curiosité de Pardaillan fut pleinement satisfaite et qu’il n’eut plus rien à demander.

 

Notons que Pardaillan, toujours réservé, tout en faisant à Valvert des compliments sur sa jolie fiancée, pour laquelle, dès qu’il l’avait vue pour la première fois, il avait éprouvé une réelle sympathie, ne jugea pas à propos de lui révéler séance tenante qu’elle était la fille de Concini et de Marie de Médicis. Pardaillan renvoya cette révélation à plus tard. Il devait avoir ses raisons pour agir ainsi.

 

Quant à Valvert, après avoir dit tout ce qu’il avait à dire, il finit par proposer :

 

– Il est encore de bonne heure et les jours sont longs. Gringaille doit avoir ramené votre cheval, et moi, je puis, en cinq minutes, aller chercher le mien au Lion d’Or. Vous plaît-il, monsieur, que nous piquions un temps de galop jusqu’à Fontenay-aux-Roses ? Vous verrez la petite Loïse, qui est bien la plus mignonne enfant qui se puisse rêver.

 

– Et par la même occasion, vous pourrez, vous, contempler les beaux yeux de votre belle, railla doucement Pardaillan.

 

Valvert rougit. Et avec cette belle franchise qui le caractérisait, il avoua en riant :

 

– Dame, monsieur, mettez-vous à ma place.

 

– J’ai passé l’âge, plaisanta Pardaillan en riant lui aussi. Et, devenant sérieux :

 

– Vous avez raison. Il faut que je voie cette enfant, que j’interroge cette jeune fille. Tout ce que vous m’avez dit m’a persuadé qu’il s’agit bien de ma petite-fille que je ne connais pas. N’importe, je tiens à être tout à fait sûr de mon fait, avant d’annoncer la nouvelle aux parents. La mère, qui est malade en ce moment, ne supporterait pas une déception, si le malheur voulait que nous nous fussions trompés. Allons donc à Fontenay-aux-Roses voir la petite Loïsette… et du même coup, la gracieuse Muguette. Allez chercher votre monture, Odet, je vous attends ici.

 

Odet de Valvert ne se le fit pas dire deux fois. Tout joyeux, il se leva et partit pour se rendre à l’auberge du Lion d’Or, pour y prendre son cheval qu’il avait mis en pension là. Il traversa la salle commune. Escargasse le salua respectueusement au passage et le laissa sortir sans rien lui dire : il avait oublié la commission dont il était chargé.

 

Il s’en fallut de peu qu’il ne le laissât s’éloigner tout à fait. Et comme l’amoureux, dans sa hâte de voir sa belle, ne songeait qu’à prendre son cheval et à filer au plus vite, sans monter chez lui, on voit ce qu’il serait advenu. Heureusement, la mémoire revint au dernier moment à Escargasse qui se précipita. Valvert était déjà dans la rue et s’éloignait d’un pas rapide. En quelques bonds, le Provençal le rattrapa :

 

– Pas moinsse, monsieur le comte, lui dit-il, j’allais vous laisser partir sans m’acquitter d’une commission dont je me suis chargé.

 

– Quelle commission, mon brave ! s’étonna Valvert.

 

– Voilà, monsieur le comte : une brave paysanne vous attend chez vous. Elle m’a prié de vous dire qu’elle est venue tout exprès de… ah vaï !… chienne de mémoire !… voilà que je ne me souviens plus de cette coquinasse de pays ! Attendez donc… un nom de fleur… il me semble bien qu’il y a des roses là-dedans…

 

– Fontenay-aux-Roses ! s’écria Valvert déjà inquiet.

 

– Zou ! vous l’avez trouvé du premier coup ! s’émerveilla Escargasse.

 

Et, reprenant :

 

– Elle est venue tout exprès de Fontenay-aux-Roses pour vous parler d’une pitchounette… Attendez donc une demoiselle… il y a encore de la fleur dans le nom de cette…

 

– Muguette ! interrompit Valvert d’une voix étranglée par l’émotion.

 

– Muguette ! triompha Escargasse, c’est bien cela !… Je disais bien qu’il y avait encore de la fleur là-dedans !… Pas moins, sans vous flatter… Oh ! diable ! il est déjà parti !… ventre à terre !…

 

C’était vrai : Odet de Valvert ne l’écoutait plus. Il avait instantanément compris qu’un événement imprévu, grave assurément, puisqu’elle envoyait quelqu’un chez lui, s’était produit chez sa bien-aimée Muguette. Et sans s’attarder, pris d’un pressentiment sinistre, il était parti comme un fou, à toutes jambes, vers son logis qui, fort heureusement, n’était pas loin.

 

Escargasse demeura là tout pantois, au milieu de la chaussée. Il était d’esprit délié, comme tous les Méridionaux, il marmonna, troublé :

 

– Outre ! il paraît que c’était grave… et pressé !… Et il se reprocha :

 

– J’ai peut-être eu tort de ne pas parler plus tôt… que la fièvre me mange !

 

En quelques secondes, Odet de Valvert arriva rue de la Cossonnerie. En bonds frénétiques, il franchit les marches de son escalier, et, haletant, pénétra en trombe chez lui. Perrine était toujours là. La brave femme se rongeait les poings d’impatience. Mais pour rien au monde elle n’eût déserté son poste. En quelques phrases hachées, elle mit le jeune homme au courant. Elle sentait bien qu’il n’y avait eu que trop de temps perdu. Elle ne dit que le strict nécessaire et lui donna tout de suite les indications indispensables.

 

Dès qu’il les eut, ces indications, il repartit comme une flèche. Il dégringola les escaliers plus vite qu’il ne les avait montés, se rua dans l’écurie, prit tout juste le temps de passer un mors et une bride à son cheval, lui sauta sur le dos, sans selle, sans étriers et lui labourant les flancs à coups d’éperon furieux, le lança ventre à terre hennissant de douleur, dans la direction du Pont-au-Change.

 

À travers la Cité et l’Université, ce fût une Course échevelée. Il passa comme un météore, sans entendre les clameurs de protestation qu’il soulevait sur son passage, les injures et les malédictions dont on le couvrait. S’il n’écrasa personne, cela tint uniquement à un hasard heureux et aussi à la rapidité fantastique avec laquelle les passants, au bruit infernal du galop de son cheval, s’écartaient de son chemin. S’il ne se rompit pas dix fois le cou, ce fut un vrai miracle. Jamais il ne put dire comment dans la rue de Vaugirard, il parvint à éviter une litière très simple, qui s’en allait nonchalamment et qu’il trouva soudain devant lui au tournant d’une rue.

 

Et cette allure folle se maintint ainsi jusque non loin de la rue Casset, vers laquelle il se ruait en tempête. Là, il vit au loin, devant lui, un homme qui se tenait au milieu de la route – car, à cet endroit, la rue de Vaugirard était plutôt route que rue – et qui agitait désespérément les bras en hurlant son nom à tue-tête. Par miracle, il reconnut en cet homme Landry Coquenard qui, après l’avoir cherché partout, désespérant de le rencontrer à temps, avait fini par prendre la résolution héroïque et désespérée de tenter seul de sauver celle qu’il appelait « la petite ».

 

Ayant reconnu son écuyer, Valvert ralentit sa course, s’arrêta une seconde devant lui, lui tendit la main et d’une voix rauque commanda :

 

– Saute !…

 

Landry Coquenard, d’un bond, sauta en croupe derrière lui. Et le cheval, avec son double fardeau, repartit de plus belle. Et juste à ce moment, la litière, dans laquelle Valvert avait failli entrer avec son cheval, reparaissait derrière eux, semblait s’acheminer du même côté qu’eux. Ils étaient alors presque arrivés, eux. Le cheval s’engouffra dans la rue Casset et, en quelques foulées, parvint à la porte de la petite maison de Concini, devant laquelle le cavalier l’arrêta net.

 

Valvert sauta à terre, bondit sur le marteau et ébranla la porte de deux coups formidables, en même temps qu’il hurlait le mot :

 

– Muguette !…

 

Landry Coquenard, qui ne perdait pas la tête, devant le tapage infernal qu’il menait, protesta à demi-voix :

 

– Tout doux, monsieur ! Si vous cognez ainsi comme un sourd ils vont croire là dedans qu’ils sont assiégés, et du diable s’ils ouvrent !…

 

Odet de Valvert, en son for intérieur, reconnut que la réflexion était juste. Si elle arrivait un peu tard, elle eut du moins cet avantage de lui rendre instantanément son sang-froid qui l’avait abandonné jusque-là et qui, maintenant plus que jamais, était indispensable.

 

Par bonheur, malgré la violence de l’appel, la porte s’ouvrit. Ils entrèrent en trombe dans le vestibule. À cet instant précis, l’appel désespéré de Muguette parvint distinctement jusqu’à eux.

 

– Me voici ! répondit Valvert dans un rugissement.

 

Et, guidés par la voix, ils se ruèrent vers l’escalier. Eynaus, Louvignac, Longval et Roquetaille, attirés par le bruit, avaient ouvert la porte de leur corps de garde. Ils le reconnurent, ils se précipitèrent, avec d’énormes jurons, pour leur barrer le passage. Ils n’eurent même pas le temps de dégainer.

 

Les deux enragés arrivèrent sur eux en tempête, tête baissée. Atteints en pleine poitrine, deux des ordinaires allèrent s’étaler à quatre pas de là. De ces deux-là, était Longval que Landry Coquenard, tenace dans sa rancune, avait particulièrement visé. (Et Longval, si l’on s’en souvient, était avec Roquetaille, un des deux qui, au début de cette histoire, le traînaient au supplice, la corde au cou.) Les deux autres reçurent chacun un formidable coup de poing qui les écarta.

 

Les deux compagnons passèrent. Le maître prit les devants, franchissant les marches quatre à quatre. L’écuyer suivait, guignant du coin de l’œil Roquetaille et Eynaus qui, déjà revenus de leur étourdissement, se lançaient à leur poursuite en hurlant :

 

– Arrête ! arrête !… Tue ! tue !…

 

Landry Coquenard ralentit volontairement son élan pour permettre à Roquetaille qui distançait Eynaus, de le rattraper. Et quand il le vit à portée, sans de retourner, il lança une ruade avec une force impétueuse, une précision remarquable. Roquetaille tomba à la renverse sur Eynaus qu’il entraîna dans sa chute. Landry Coquenard salua ce succès vengeur par un braiment de triomphe, qu’il lança d’une voix éclatante :

 

– Hi han !… Hi han !…

 

Et, en deux formidables enjambées, il rejoignit Valvert au moment où, derrière Rospignac, il faisait irruption dans la chambre.

 

Valvert tomba comme la foudre sur le baron au moment où le poignard, dans un éclair blafard, s’abattait sur Concini. Rospignac frappa dans le vide. Les deux poignes d’acier de Valvert s’étaient abattues sur lui, l’avaient fortement agrippé, soulevé, retourné, comme s’il n’eût été qu’un mannequin d’osier. Puis, sa botte projetée en avant, à toute volée, heurta le chef des ordinaires au bas des reins, l’envoya rouler comme une boule aux pieds de Landry Coquenard au moment où il bondissait à son tour dans la chambre.

 

Sans laisser à Rospignac le temps de se reconnaître et de se relever, Landry Coquenard fondit sur lui en poussant les cris stridents du cochon qu’on saigne, des cris et des grognements si précipités et si variés, qu’on pouvait se demander si la pièce ne venait pas d’être subitement envahie par un troupeau de pourceaux se livrant bataille entre eux. À coups de pied et à coups de poing, il acheva d’abord son homme en l’assommant à moitié. Et ceci fut accompli avec une rapidité fantastique. Puis, quand il le vit inerte, sans connaissance, il le traîna à travers la pièce qui précédait la chambre, le précipita dans l’escalier et ferma la porte à double tour, en poussant une série de braiments vainqueurs. Après quoi, en deux bonds, il revint dans la chambre, dont il ferma également la porte derrière lui.

 

Concini n’avait pas entendu entrer Rospignac. À ce moment, Concini, qui d’ailleurs pouvait se croire en sûreté chez lui, Concini se trouvait dans un état d’érotisme tel, qu’il n’entendait ni ne voyait rien. Il ne voyait que ce corps de vierge qu’il serrait frénétiquement dans ses bras. Ce corps, dont la douce chaleur le pénétrait, faisait couler dans ses veines des torrents de feu, lui emplissait la tête d’un bourdonnement ininterrompu, si violent qu’il l’empêchait de percevoir les bruits réels.

 

Concini ne s’aperçut donc pas qu’il s’en était fallu d’un fil qu’il tombât sous le poignard de Rospignac. Ce ne fut que lorsqu’il fut monté sur l’estrade, qu’il eut vaguement conscience qu’il se passait quelque chose d’anormal derrière son dos. Il déposa Muguette sur le lit et se retourna, le sourcil froncé. Il accomplit ce mouvement juste à point, pour voir Rospignac tomber entre les griffes de Landry Coquenard, lequel, en menant un tapage infernal, le reçut de la manière que nous venons d’indiquer. Il reconnut sur-le-champ son ancien valet de chambre. Il reconnut également Odet de Valvert qui, déjà, lui faisait face. Et la stupeur le cloua sur place.

 

Quant à Valvert, il avait tout de suite vu qu’il arrivait à temps pour empêcher l’abominable forfait. Il respira fortement, délivré de l’effrayante angoisse qui l’oppressait. Pour achever de le rassurer, comme si la présence de l’aimé avait suffi à ramener la vie en elle, Muguette commençait à s’agiter doucement sur le lit.

 

Entre les deux hommes qui se dressaient face à face, il y eut un court instant de silencieux répit, amené, chez Concini, par l’anéantissement de la surprise, chez Valvert, par l’impérieux besoin de souffler. Pendant cet instant, Landry Coquenard achevait sa besogne et revenait dans la chambre dont il fermait la porte à clé, comme nous l’avons dit.

 

Concini s’était déjà ressaisi. Il vit le geste de Landry Coquenard ; il comprit qu’il était inutile d’appeler. Il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Il ne manquait pas de bravoure et il le fit bien voir. Il n’avait pas son épée au côté : il l’avait déposée sur un meuble qui, malheureusement pour lui, était hors de sa portée. Mais il avait son poignard. Instantanément, ce poignard se trouva solidement emmanché au bout de son poing et il descendit les marches de l’estrade, se tint au bas comme pour en interdire l’approche.

 

Dans le même instant, Valvert se trouva, lui aussi, le poignard au poing. L’affreuse inquiétude qui l’avait rendu comme fou jusque-là était tombée. Mais maintenant, c’était la colère, une colère terrible, mortelle, qui le soulevait. Et tout raide, livide, la sueur au front, il gronda :

 

– Concini, l’un de nous deux doit mourir !… Concini, c’est toi qui vas mourir…

 

Cela tombait avec l’implacable assurance d’une condamnation à mort. Si brave qu’il fût, Concini sentit un frisson glacial lui courir le long de l’échine : la terreur de l’assassinat était déjà le chancre rongeur qui empoisonnait son existence. Il grelotta :

 

– Ces deux misérables truands sont venus ici, armés jusqu’aux dents, pour m’assassiner !… Et je n’ai même pas mon épée !

 

Il n’avait pas parlé ainsi pour insulter. Simplement, il avait pensé tout haut. Néanmoins, ses paroles cinglèrent Valvert. D’un geste violent, il enleva son épée qu’il jeta à Landry Coquenard, en commandant d’une voix impérieuse :

 

– Sur ta vie, ne bouge pas, quoi qu’il arrive.

 

Mais Landry Coquenard, loin de rester à sa place comme on le lui ordonnait, s’approcha avec vivacité et bouleversé par une émotion étrange :

 

– Monsieur, fit-il d’une voix qui tremblait, c’est bien décidé, vous voulez tuer cet homme ?

 

D’un doigt singulièrement dédaigneux, il désignait Concini effaré de cette intervention imprévue. Au reste, ils étaient si bouleversés tous les trois, que pas un d’eux ne s’aperçut qu’à ce moment même Muguette ouvrait les yeux, se redressait péniblement sur le lit.

 

La voix tremblante de Landry Coquenard avait des vibrations aussi étranges que son étrange émotion. Valvert en fut frappé. Il demeura une seconde pensif, fouillant son écuyer d’un regard ardent, et :

 

– Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-il d’une voix rude.

 

– Parce que, répondit Landry Coquenard, et cette fois sa voix ne tremblait plus, parce que cet homme m’appartient, et depuis longtemps… Et je vous demande, monsieur, de le laisser vivre, pour que je puisse avoir la joie de le tuer moi-même.

 

Et ceci était prononcé avec un accent de haine, tel que Valvert, Concini et Muguette se sentirent frissonner.

 

– Concini, refusa Valvert, sur un ton qui n’admettait pas de réplique, doit mourir de ma main.

 

– En ce cas, monsieur, insista Landry Coquenard avec une froideur qui avait on ne sait quoi de solennel, souffrez que je prenne votre place et que je passe avant vous. Si le signor Concini me tue, vous ferez ce que vous voudrez après.

 

Valvert fixa de nouveau son œil clair sur Landry Coquenard. Et de la tête, il fit plusieurs fois non. Mais ce non répondait évidemment à une pensée qui lui était venue, car, en même temps tout haut, il prononçait, d’une voix un peu radoucie, mais avec un accent qui indiquait, une irrévocable résolution :

 

– Le maître passe toujours et partout avant le serviteur. Tu prendras ma place, si je suis tué. J’ai dit. Et n’ajoute plus un mot, ou, par l’enfer, c’est toi que je vais expédier le premier.

 

– Je m’incline devant votre droit, prononça Landry Coquenard avec une gravité un peu triste. Mais vous regretterez tout à l’heure de ne pas m’avoir laissé faire.

 

Il s’inclina froidement et alla s’accoter nonchalamment à la porte, tenant sous le bras l’épée de son maître.

 

Pendant cette intervention, Concini avait opéré une manœuvre : nous avons dit qu’il était descendu de l’estrade. À ce moment, il se trouvait presque à la tête du lit qu’il avait à sa droite. Pendant que Valvert et Landry Coquenard discutaient, il avait avancé insensiblement, et de la tête du lit, il se trouvait avoir passé au pied. Et il faut croire qu’il attachait une singulière importance à ce déplacement, si minime qu’il fût, car, l’ayant heureusement exécuté, un sourire de satisfaction passa furtivement sur ses lèvres, et il jeta, à la dérobée, un regard sur sa gauche, comme s’il mesurait la distance qu’il avait encore à franchir pour contourner complètement le lit. Déjà, avec la même adresse sournoise, il essayait de poursuivre sa manœuvre.

 

Valvert ne lui laissa pas le temps d’aller plus loin. Revenant à lui, avec un accent de fureur concentrée, il le défia :

 

– Tu as ma parole que celui-ci n’interviendra qu’après ma mort… si tu me tues. Tu as ton poignard, j’ai le mien. C’est donc un combat loyal, à armes égales, d’homme à homme, que je t’offre. Défends-toi.

 

Et comme Concini, malgré lui, jetait un regard oblique sur sa gauche, paraissait hésiter, dans un grondement menaçant, il ajouta :

 

– Défends-toi, ou, par le Dieu vivant, je jure que je vais t’égorger ! Cette fois, Concini n’hésita plus. Il tomba en garde pour toute réponse. Un instant, les deux rivaux se mesurèrent du regard, avec des visages flamboyants, animés tous les deux de la même implacable volonté de tuer.

 

Ce fut Concini qui attaqua le premier. Il porta son coup avec une sorte de rage impétueuse. Mais il semblait que ce coup était destiné à s’ouvrir un passage plutôt qu’à tuer. En effet, en même temps qu’il le portait, il faisait un bond prodigieux de côté. Toujours sur sa gauche.

 

Et ce bond l’amenait presque à l’extrémité de la balustrade qui entourait l’estrade, au pied du lit.

 

Valvert para. Et il fit un bond égal sur sa droite. En sorte que Concini le retrouva instantanément devant lui. Il para, mais il ne rendit pas le coup. Sans en avoir l’air, il avait très bien vu la manœuvre de Concini et il suivait l’aboutissement de cette manœuvre avec une attention aiguë en se disant, l’esprit en éveil :

 

« Il médite un coup de traîtrise. Mais quoi ?… »

 

Une deuxième fois, Concini frappa. Et, comme pour la première fois, il frappa pour se faire de la place et fit un nouveau bond à gauche. Cette fois, il avait complètement contourné le lit. Alors, séance tenante il se mit à reculer lentement, cessant d’attaquer. Et ce mouvement de recul, lent, mais ininterrompu, devait le ramener à la tête du lit, par conséquent au mur qui se trouvait là. Alors Valvert comprit la manœuvre. Il gronda dans son esprit :

 

« Il y a là une porte secrète où il espère fuir !… Si je le laisse faire, je suis perdu, et elle avec moi !… »

 

Et il ne le laissa pas faire. Brusquement, il se détendit comme un ressort, sauta sur Concini, l’étreignit à pleins bras.

 

Un juron de désappointement furieux. Un éclat de rire railleur. Un piétinement frénétique. Les convulsions violentes de deux êtres étroitement enlacés qui cherchent à s’étouffer mutuellement. L’éclair blafard de deux lames d’acier qui cherchent un jour, par où elles pourront frapper le coup mortel. Un hurlement de rage et de terreur. Concini était à terre. Le genou de Valvert pesait lourdement sur sa poitrine. Sa main gauche le serrait à la gorge, le clouait sur le tapis, et sa main droite, dans un geste foudroyant, levait le poignard, pour le lui plonger droit dans le cœur.

 

Et sa main ne retomba pas. Le poignard demeura suspendu à quelques pouces de la poitrine de Concini qui, impuissant à se dégager de la formidable étreinte, fermait instinctivement les yeux.

 

Landry Coquenard, lorsqu’il avait vu Concini terrassé, était sorti de son immobilité et s’était approché, prévoyant bien ce qui allait se passer. Et c’était lui qui, saisissant des deux mains le poignet de Valvert, venait d’arrêter le coup.

 

Valvert tourna la tête, le reconnut, et, écumant de fureur, rugit :

 

– Landry du diable ! tu veux donc que je te tue d’abord, toi !

 

– Monsieur, répondit Landry Coquenard d’une voix solennelle, vous ne pouvez pas tuer cet homme.

 

– Pourquoi ? hurla Valvert.

 

– Parce que cet homme est le père de celle que vous aimez… le père de celle dont vous voulez faire votre femme, révéla Landry Coquenard.

 

Valvert lâcha précipitamment Concini qui se releva d’un bond. Muguette s’était redressée, avait descendu les marches de l’estrade du côté opposé à celui où étaient les trois hommes. Et, pâle comme une morte, se tenait debout au pied du lit où, sentant ses jambes se dérober sous elle, elle s’accrochait désespérément à la balustrade pour ne pas tomber.

 

Entre les quatre personnages de cette scène tragique, ce fut un instant de stupeur poignante.

 

– Son père ! répéta machinalement Valvert, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.

 

– Mon père ! sanglota Muguette que l’horreur submergeait.

 

– Son père, confirma Landry Coquenard avec force. Et, avec un accent d’indicible reproche :

 

– Ah ! monsieur, pourquoi n’avez-vous pas voulu me laisser prendre votre place ?… Ce que vous ne pouvez pas faire, vous, je pouvais le faire, moi. Nous eussions été débarrassés… Au lieu de cela… Fasse le ciel que votre obstination ne soit pas cause d’irréparables malheurs !…

 

Odet de Valvert courba la tête en tortillant sa moustache d’un mouvement nerveux. Il comprenait que le brave Landry Coquenard avait raison. Il entrevoyait que Concini, père de Muguette, serait à redouter pour la jeune fille, tout autant, sinon plus que n’aurait pu l’être Concini amoureux de Muguette, étrangère pour lui. Avec cette complication en plus que, s’il pouvait, en toute justice, frapper impitoyablement un rival dénué de scrupules, il lui était moralement interdit de toucher au père de sa fiancée.

 

Quant à Concini, la révélation de Landry Coquenard l’avait pour ainsi dire assommé. Rendons-lui cette justice de dire que cette révélation bouleversa ses sentiments de fond en comble. Dès l’instant où il sut que Muguette était sa fille, sa passion se trouva arrachée, déracinée complètement du coup. Et, très sincèrement, il se fit horreur à lui-même, il se maudit véhémentement pour avoir poursuivi sa fille de cet amour qui lui apparaissait maintenant ce qu’il était réellement : monstrueux, hors nature. Et ce n’est plus qu’à la dérobée qu’il jetait des regards gênés, honteux, sur cette enfant qu’il n’osait plus regarder en face maintenant qu’il savait qu’elle était sa fille.

 

Cet instant de stupeur pendant lequel il semblait que ces quatre personnages avaient été soudain pétrifiés chacun à la place qu’il occupait, se prolongea durant quelques secondes qui leur parurent longues comme des heures. Et pendant tout ce temps, un silence, lourd, angoissant, pesa sur eux.

 

Peut-être se serait-il prolongé plus longtemps encore. Mais une porte invisible, qui se trouvait à la tête du lit, du côté précisément que Concini, en rompant, avait cherché à atteindre, s’ouvrit tout à coup. Deux femmes entrèrent par cette porte.

 

En voyant paraître ces deux femmes, Landry Coquenard saisit le bras d’Odet de Valvert, le serra fortement, et, désignant de l’œil celle de ces deux femmes qui précédait l’autre et s’avançait d’un pas majestueux, il lui glissa tout bas :

 

– Voilà la mère de Florence… votre fiancée !

 

– La reine-mère ! sursauta Valvert, secoué par un long frisson. Landry Coquenard, du coin de l’œil, montra Concini qui s’inclinait profondément devant la reine, et, avec un accent intraduisible, ajouta :

 

– Le père et la mère qui, dès l’instant où elle vint au monde, condamnèrent leur fille à mort… Attention, monsieur, attention !…

 

Pour toute réponse, Valvert reprit son épée qu’il ceignit avec un geste de défi.

 

Ils avaient parlé bas, tous les deux. Pourtant, si bas qu’ils eussent parlé, Muguette avait entendu. Et la teinte livide de son visage s’était plus accentuée encore. Et elle fixait sur Marie de Médicis deux yeux exorbités, où se lisait, avec une ardente curiosité, une inexprimable douleur. Et elle râlait dans son esprit :

 

« Ma mère !… Voilà ma mère !… Et c’est elle, elle, ma mère, qui m’a condamnée à mort le jour même où je suis venue au monde !… Est-ce possible ?… Ma mère est donc un monstre ?… Puis-je croire cela, puis-je le croire ?… Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte, en effet ?… »

 

XXXV

LA PETITE MAISON DE CONCINI (suite)

 

Marie de Médicis, mère de Louis XIII, reine régente, approchait alors de la quarantaine. Elle était toujours belle, de cette beauté imposante, un peu froide, qui la faisait comparer à une Junon. En entrant dans cette chambre, elle paraissait mortellement sérieuse, inquiète, agitée. Et son regard, dès son entrée, s’était fixé sur Muguette, toute pâle et toute raide au pied du lit, et ne se détachait plus d’elle.

 

Derrière elle venait Léonora Galigaï, la femme de Concini. Elle aussi, elle dévorait du regard Muguette. Seulement, tandis que le regard fuyant, embarrassé de la reine, trahissait surtout une inquiétude mortelle, son regard à elle, d’une sinistre acuité, tombait sur la jeune fille comme une condamnation à mort.

 

Dès l’apparition de la « mère », Odet de Valvert s’était vivement rapproché de Muguette. C’est qu’il sentait bien qu’elle était plus que jamais menacée. Car, chose affreuse et qui le soulevait d’indignation, cette enfant n’avait pas d’ennemis plus à redouter que ceux qui eussent dû être ses défenseurs naturels : son père et sa mère.

 

Landry Coquenard éprouvait si bien la même impression qu’il était venu se camper près de son maître, où il se tenait raide, immobilisé, pâle, mais résolu, et serrant nerveusement sous son bras la rapière que Valvert lui avait jetée au moment d’engager le combat avec Concini.

 

Concini, avec une admirable souplesse qui faisait sa force, s’était déjà ressaisi. Dès cet instant, Valvert ne compta plus pour lui. Il savait bien – il venait d’en avoir la preuve éclatante – que ce titre de père de celle qu’il aimait le rendait sacré aux yeux de l’amoureux. C’était lui, Concini, qui, à présent, tenait le bon bout. C’était lui qui pouvait parler et agir en maître. Et il était bien résolu à abuser sans retenue de ses avantages. Et il s’avança précipitamment au-devant de la reine.

 

Sur ces différents personnages ainsi campés, un silence lourd, tragique, pesa.

 

Nous avons dit qu’en entrant dans la chambre, Marie de Médicis paraissait inquiète, agitée. C’est à peine si elle avait laissé tomber sur Concini un coup d’œil courroucé, presque menaçant. Tout de suite, son regard avait cherché Muguette, s’était fixé sur elle, n’avait vu qu’elle. Il est certain qu’elle était venue, croyant surprendre son amant en flagrant délit d’infidélité. De là, le coup d’œil menaçant qu’elle lui avait décoché en entrant. Peut-être allait-elle éclater. Mais, après avoir longuement considéré la rivale qu’elle savait être sa fille, elle avait fini par apercevoir Odet de Valvert et Landry Coquenard, qui se tenaient raides comme des gardes du corps à deux pas de la jeune fille.

 

La présence de ces deux hommes inconnus d’elle, qu’elle ne s’attendait pas à trouver là, suffit à chasser la jalousie. Elle ne comprit qu’une chose : c’est qu’elle ne tombait pas au milieu d’un tête-à-tête amoureux, c’est que Concini ne lui était pas infidèle. La joie qu’elle éprouva lui fit oublier tout le reste. Et son attitude à l’égard de Concini se modifia instantanément.

 

Quant à Léonora, on a bien compris que c’était elle qui avait amené là Marie de Médicis. Et si elle avait affronté le risque de brouiller Concini avec la reine – ce qui pouvait être fatal à son ambition –, c’est qu’elle avait besoin d’elle pour se débarrasser de celle qu’elle voulait « faire passer pour sa fille », sans se douter qu’elle l’était réellement.

 

La terrible jalouse ne s’attendait pas non plus à trouver là Odet de Valvert et Landry Coquenard. Elle fut aussi surprise que Marie de Médicis. Seulement, comme elle connaissait, elle, Odet de Valvert et Landry Coquenard, comme elle savait bien des choses que Marie de Médicis ne soupçonnait même pas, elle n’eut pas de peine à comprendre ce qui s’était passé. Et, féroce, elle se réjouit en elle-même :

 

« Ah povero Concino ! ici même, chez lui, il s’est heurté à ce rival qui est venu lui disputer sa bien-aimée !… Il faut convenir que cet aventurier ne manque pas d’une belle audace. »

 

Ceci lui avait pour ainsi dire sauté aux yeux du premier coup. Tout de suite après, elle réfléchit. Et elle s’étonna :

 

« Il a dû certainement y avoir bataille entre eux… Comment se fait-il que Concino soit seul ?… Et, s’il s’est battu seul, comment se fait-il que ce jeune homme, qui est fort comme Samson, ne l’ait pas tué ? »

 

Et l’esprit toujours en éveil, elle se mit à fouiller attentivement la physionomie des trois hommes pour y découvrir la vérité qu’elle cherchait.

 

Pendant qu’elle réfléchissait et observait, Concini, nous l’avons dit s’était avancé au-devant de la reine. Il se courba très bas devant elle, en s’écriant :

 

– Vous, madame ! Quel honneur pour ma pauvre maison ! Ceci, il le prononça très haut, en français, comme une banalité qui pouvait tomber dans toutes les oreilles. Se jugeant assez loin pour n’être pas entendu du groupe formé par la jeune fille et ses deux gardes du corps, il ajouta aussitôt, très bas, en toscan, d’une voix frissonnante d’émotion contenue :

 

– Il faut que je vous parle sur l’heure, madame… Il y va de notre salut… Il nous arrive une chose incroyable, inouïe… cette enfant que vous voyez là… c’est… notre fille !…

 

Si bas qu’il eût parlé, Léonora, placée derrière Marie, avait entendu. Malgré l’étonnement prodigieux qui la bouleversa, elle ne sourcilla pas. Cependant, Marie de Médicis répondait dans un souffle :

 

– Je le savais, caro mio, et c’était croyant vous apprendre cette fâcheuse nouvelle que je suis venue ici.

 

Malgré elle sa voix avait des inflexions tendres. Sans y prendre garde, Concini reprit :

 

– Pour Dieu, madame, venez.

 

– Un instant, murmura Marie.

 

Elle se tourna vers la jeune fille qui se tenait toujours pâle et raide au pied du lit, et, d’une voix froide comme son visage qui se fit soudain fermé, sans qu’il fût possible de découvrir en elle la moindre trace d’émotion, elle commanda :

 

– Suivez-moi, mademoiselle.

 

Cet ordre sec donné, elle tourna le dos et sortit majestueusement, sans s’occuper de savoir si elle était obéie. En passant, elle glissa à voix basse un ordre à Léonora. Elle n’était peut-être pas demeurée une minute dans cette chambre où, elle était entrée le front courroucé, la lèvre menaçante. Elle s’en allait radieuse. Elle n’avait pas eu un regard, pas un mot, guidée par cette funeste conseillère qui s’appelle la jalousie, pas un élan pour cette enfant retrouvée, qui était sa fille. Elle ne paraissait même pas soupçonner quelle menace effroyable constituait pour elle cette enfant, preuve vivante de son déshonneur. Non, elle s’en allait radieuse, sans songer à autre chose qu’à ceci : Concini ne la trahissait pas. Cela, seul, comptait pour elle.

 

Concini la suivit, tendant le jarret, cambrant le torse, dissimulant sous une apparente indifférence l’inquiétude qui le talonnait. Car il voyait mieux et plus loin que sa royale maîtresse, lui.

 

Léonora demeura seule sur le seuil de la petite porte, assez loin du groupe formé par Muguette, Valvert et Landry Coquenard. Son esprit infatigable travaillait toujours. Et déjà, elle échafaudait des combinaisons sur ce qu’elle venait d’apprendre. Des combinaisons qui, comme toujours, tendraient à assurer la sécurité de son Concinetto et à accroître sa puissance.

 

Cependant, obéissant à l’ordre reçu, Muguette s’était mise en marche. Valvert la retint par le bras et, avec une grande douceur, à voix très basse :

 

– Où allez-vous ? demanda-t-il.

 

– Suivre ma mère. N’avez-vous pas entendu qu’elle m’en a donné l’ordre ? répondit-elle sur le même ton et avec un calme étrange.

 

Et sans lui laisser le temps de répondre, elle se tourna vers Landry Coquenard et interrogea :

 

– Vous avez bien dit, n’est-ce pas, que l’homme et la femme qui sortent d’ici sont mon père et ma mère ?

 

– Je ne puis nier l’avoir dit, balbutia Landry Coquenard horriblement embarrassé, mais le diable m’emporte si je pensais que vous étiez en état d’entendre et de comprendre.

 

– J’ai entendu et j’ai compris, c’est un fait. Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ?

 

– Hélas ! non, soupira Landry Coquenard. Et s’emportant soudain contre lui-même :

 

« Que la fièvre m’étrangle, j’avais bien besoin de beugler cela comme je l’ai fait ! Ah ! triple veau malade que je suis ! »

 

– Il me faut donc obéir, sinon à l’ordre de la reine, du moins à l’ordre de ma mère.

 

Ceci s’adressait à Valvert. Aussi cruellement embarrassé que Landry Coquenard, il tortillait sa moustache d’un geste nerveux, en songeant :

 

« Je ne puis pourtant pas lui dire que son père et sa mère ont voulu la faire meurtrir dès le jour de sa naissance… et que je les crois fort capables de recommencer aujourd’hui ce qu’ils ont manqué autrefois. »

 

Non, il ne pouvait pas dire cette chose affreuse. Mais, comme il sentait qu’il ne devait pas la laisser faire, il répondit avec la même douceur :

 

– C’est une imprudence que je ne vous laisserai pas commettre.

 

Peut-être avait-elle lu sa pensée dans ses yeux. Peut-être soupçonnait-elle quels étaient les véritables sentiments de ses parents à son égard. Quoi qu’il en soit, elle posa sa main fine sur son bras et, toute pâle, toute droite, fixant sur lui l’éclat lumineux de ses grands yeux, avec le même calme étrange qui avait on ne sait quoi de douloureusement tragique, elle signifia sa volonté :

 

– Je veux savoir ce que ma mère va faire de moi. J’obéirai à son ordre… quand bien même je saurais que le bourreau m’attend derrière cette porte.

 

Ayant dit ceci de sa voix très douce, avec un accent qui indiquait qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision, elle passa d’un pas ferme. Et Odet de Valvert, qui comprenait à quel sentiment elle obéissait, Odet, qui, au surplus, aurait agi comme elle, ne se sentit pas la force de la retenir, se courba respectueusement devant elle.

 

Si rapide qu’eût été ce petit conciliabule, il eut le don d’inquiéter Léonora qui ne parvenait à percevoir aucune de leurs paroles. Elle jugea prudent d’intervenir. Elle fit deux pas qui la ramenèrent dans la chambre. Elle se rassura en voyant que la jeune fille se dirigeait vers la porte secrète. Elle la prit par la main et l’entraîna doucement, en disant de sa voix la plus insinuante :

 

– Hâtez-vous, mon enfant. On ne fait pas attendre la reine. Cependant, si Odet de Valvert ne s’était pas senti le courage de s’opposer à l’imprudence de sa fiancée, il n’entendait nullement la laisser abandonnée à elle-même. Il était bien décidé à la suivre, à veiller sur elle. Pendant qu’elle s’avançait vers la porte, il reprenait son épée des mains de Landry Coquenard. Il la ceignit vivement en un geste qui sentait la bataille. Et regardant Landry au fond des yeux, d’une voix froide :

 

– Si tu tiens à ta peau, je te conseille de ne pas me suivre, dit-il.

 

– Si peu qu’elle vaille, j’ai la faiblesse de tenir énormément à ma peau, répliqua Landry Coquenard avec une froideur pareille.

 

Et se redressant :

 

– Mais il s’agit de « la petite », monsieur. Et la petite, ma petite Florence – car elle s’appelle Florence, monsieur, et c’est moi qui suis son parrain –, la petite, voyez-vous, c’est la seule bonne action que j’aie commise de ma vie de sacripant. C’est pour vous dire que j’y tiens encore plus qu’à ma peau. En sorte que s’il vous plaisait de demeurer ici, je passerais seul de l’autre côté. J’y passerais tout seul, quand bien même je serais sûr, tout à fait sûr, d’y laisser cette précieuse peau à laquelle je tiens pourtant.

 

– Suis-moi donc, sourit Valvert.

 

Ces quelques mots avaient pris quelques secondes. Pendant ces quelques secondes, Léonora entraînait la jeune fille et fermait la porte derrière elle. Ce geste, elle l’accomplit le plus naturellement du monde, en sorte qu’il n’éveilla pas l’attention de sa compagne. Au reste, cette porte, probablement actionnée par un ressort, se ferma toute seule dès qu’elle l’eût légèrement poussée.

 

Dans le couloir où elles se trouvèrent, après avoir fait quelques pas, Léonora ouvrit une porte, s’effaça et invita :

 

– Veuillez attendre un instant dans ce cabinet. La reine vous fera appeler.

 

Muguette – ou plutôt Florence, ainsi que nous l’appellerons désormais, puisque c’est son vrai nom –, Florence, donc, fit une légère inclination de tête et entra sans hésiter, sans faire la moindre observation. Si elle s’était retournée, elle n’aurait plus vu dans le couloir la petite porte par où elle était sortie et derrière laquelle elle avait laissé Odet de Valvert et Landry Coquenard. Mais elle ne se retourna pas.

 

Léonora ferma la porte derrière elle et continua son chemin. Quelques pas plus loin, elle s’arrêta de nouveau devant une autre porte. Elle hésita une seconde, allongea même la main vers le loquet pour ouvrir. Mais, se ravisant, elle secoua la tête et passa en murmurant :

 

– Non, pour l’instant, mon Concinetto n’a pas besoin de moi près de lui. Je lui serai plus utile ailleurs. Et puisqu’il oublie ces deux hommes, cet insolent aventurier et ce misérable traître, c’est à moi de m’en occuper. Ces deux hommes détiennent le mortel secret de mon époux et peuvent le perdre. Il ne faut pas qu’ils sortent vivants de cette demeure où ils ont eu la folle audace de s’introduire je ne sais comment. Je m’en charge. Je les tiens d’ailleurs. Il sera temps, après, de m’occuper de cette jeune fille.

 

On voit qu’elle pensait à tout, elle. Odet de Valvert et Landry Coquenard devaient bientôt l’apprendre à leur dépens.

 

Par un escalier dérobé, elle descendit au rez-de-chaussée. Dans la salle qui leur servait de corps de garde, elle trouva Rospignac et ses quatre lieutenants : Eynaus, Longval, Roquetaille et Louvignac. Ils y menaient grand tapage. Leur rage s’exhalait en menaces effroyables, en injures intraduisibles, à l’adresse des deux « mauvais garçons » qui les avaient si bellement étrillés peu d’instants avant.

 

Mais s’ils criaient très fort, ils ne bougeaient pas de leur corps de garde. Non pas qu’ils eussent peur. Par les tripes du diable, la peur leur était inconnue, c’est une justice qu’il faut leur rendre. C’était la présence de la reine dans la maison qui les immobilisait ainsi et les empêchait de tirer, séance tenante, une vengeance éclatante de l’affront reçu. Et cette inaction forcée que leur imposait le respect de l’étiquette redoublait leur fureur.

 

Aussi, ce fut par une explosion de joie délirante qu’ils accueillirent les premiers mots de leur maîtresse. Léonora s’entretint un instant avec Rospignac à qui elle donna ses ordres religieusement écoutés. Après quoi, elle les quitta. À peine avait-elle tourné les talons qu’un des quatre lieutenants sautait en selle et partait ventre à terre dans la direction de la rue de Tournon où, comme on sait, se trouvait l’hôtel de Concini. Rospignac, comme on le voit, ne perdait pas une minute.

 

Après les avoir quittés, Léonora entra dans un petit cabinet. Stocco s’y trouvait, tout seul. Confortablement installé dans un fauteuil profond et moelleux, il tuait agréablement le temps en vidant à petites lampées un flacon de vieux vin des Îles qui mettait comme un rayon de soleil dans son verre de pur cristal.

 

En apercevant sa maîtresse, le bravo se leva, se cassa en deux dans un de ces saluts exorbitants et narquois qui lui étaient familiers. Après quoi, avec cette insolente familiarité qu’autorisaient sans doute d’inavouables complicités, il se rassit paisiblement et attendit en souriant de son insupportable sourire sardonique.

 

Pas plus que les fois précédentes, Léonora ne se formalisa de ces singulières façons, ne songea à les relever comme elles eussent mérité de l’être, comme elle n’eût pas manqué de le faire pour tout autre. Elle s’assit en face de lui et, sans dévoiler sa pensée secrète, selon une vieille habitude de prudence invétérée, elle commença par lui poser une foule de questions.

 

Malgré sa désinvolture, Stocco savait très bien qu’il y avait une certaine limite qu’il eût été souverainement dangereux pour lui d’essayer de franchir. Il savait aussi quelle terrible jouteuse était sa redoutable maîtresse et qu’il serait impitoyablement brisé s’il essayait de la trahir ou simplement de jouer au plus fin avec elle. Si insupportable que fussent ses manières, il n’en rendait pas moins d’inappréciables services, et sa fidélité était à toute épreuve, pour sa maîtresse seule. Léonora le savait. Et c’est peut-être tout simplement dans ce fait qu’il faut chercher l’explication de l’indulgence qu’elle lui témoignait.

 

Stocco ne chercha donc pas à éluder aucune des questions qu’elle lui posa. Il y répondit de son éternel air de raillerie qui faisait qu’on ne savait jamais si l’on devait prendre au sérieux ce qu’il disait, mais il y répondit en toute franchise et toute sincérité.

 

Léonora le connaissait à merveille, elle aussi. Aussi notait-elle soigneusement, dans sa mémoire qui était prodigieuse, les renseignements qu’il lui donnait et qu’elle savait rigoureusement exacts et on ne peut plus sérieux, malgré la façon dont ils étaient donnés. Après avoir appris de lui tout ce qu’elle avait besoin de savoir, elle lui donna ses instructions et sortit.

 

Elle était demeurée cinq bonnes minutes avec Rospignac. Son entretien avec Stocco dura à peu près le double. Il y avait donc un bon quart d’heure qu’elle avait quitté la chambre où elle avait laissé Odet de Valvert et Landry Coquenard qu’elle « tenait », avait-elle dit.

 

XXXVI

LA PETITE MAISON DE CONCINI (fin)

 

Par le petit escalier dérobé, Léonora reprit le chemin du premier étage. Elle marchait lentement, s’arrêtant fréquemment sur les marches. Elle réfléchissait :

 

« Il faut convenir que le hasard est un maître qui dépasse en combinaisons imprévues, variées à l’infini, tout ce que notre pauvre imagination humaine peut concevoir… Voici cette petite bouquetière, par exemple : certes, l’idée qu’il n’y avait rien d’impossible à ce qu’elle fût la fille de Concino et de Marie m’était venue… Elle m’était bien venue que je me suis donné une peine inouïe pour persuader Maria qu’elle est sa fille et pour, avec son appui, arriver à en persuader Concino lui-même. Mais je n’y croyais pas. Elle me paraissait absurde, cette idée. Elle me paraissait si absurde que je n’ai pas voulu l’examiner de près et que je l’ai repoussée avec dédain. Et voilà que le hasard, lui, de cette absurdité dédaignée, fait une réalité ; cette petite est bien la fille de Concino et de Maria. C’est merveilleux !… »

 

Notons en passant que, comme Concini, d’emblée, sans explication, sans plus ample information, sans preuve d’aucune sorte, elle admettait sans hésiter cette filiation qui, raisonnablement, eût dû lui paraître contestable. Pourquoi ? Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer.

 

Léonora poursuivait sa méditation. Et voici quel débat, maintenant, venait de s’élever dans l’esprit de cette femme qui, sans haine, sans colère, venait de condamner froidement deux hommes parce qu’ils avaient insulté son mari et parce qu’ils étaient en possession d’un secret qui pouvait causer sa perte.

 

« Et maintenant, que faire de cette enfant ? Car c’est encore une enfant. Le meurtre de cette petite – ce meurtre que, en la terrifiant par la crainte d’un scandale inouï, j’avais réussi à faire autoriser par Maria – se justifiait avant. Mais maintenant ?… Dieu merci, mon Concino n’est pas un monstre : sa passion naissante a été brisée à tout jamais dès l’instant où il a su que celle qu’il convoitait était sa fille, et je suis sûre qu’il s’est maudit d’avoir pu concevoir un instant ce monstrueux amour. (Elle ne se trompait pas.) Contraint par l’inéluctable fatalité, Concino pourra peut-être condamner sa fille, mais s’il la laisse vivre, il s’arrachera le cœur plutôt que de la souiller de nouveau d’une pensée impure. Non, grâce au ciel, cet amour-là n’est plus à redouter pour moi ; il est bien mort et enterré… (Avec, un soupir) : Que ne puis-je en dire autant des amours qui suivront celui-ci !… (Revenant à son idée dominante) : La question qui se pose est celle-ci : la mort de cette enfant est-elle nécessaire au salut de Concino ?… Je sais bien qu’il y a la signora Fausta… mais, si forte qu’elle soit, je me sens de taille à lui tenir tête, moi. Je n’ai plus de haine pour cette enfant… Je n’ai plus que de l’indifférence… Qu’elle vive ou qu’elle meure, cela m’est bien égal… pourvu que ce ne soit pas moi qui cause sa mort… C’est que je tiens à mon salut éternel, moi, et, pour tous les trésors du monde, je ne voudrais pas charger ma conscience d’un meurtre inutile… »

 

Elle était arrivée au premier. Elle se trouvait devant la porte derrière laquelle Concini et Marie de Médicis s’entretenaient. Elle s’arrêta et réfléchit encore un instant, le sourcil froncé. Brusquement, elle trancha :

 

« Ils feront ce qu’ils voudront… eux seuls ont le droit de décider, après tout.

 

Elle ouvrit résolument et entra.

 

Marie de Médicis était assise. Concini allait et venait devant elle, foulant le tapis d’un pas nerveux. Tous les deux oubliaient toutes les vaines hypocrisies que l’on décore du nom pompeux d’étiquette. Marie n’était plus la reine. Concini n’était plus un courtisan qui fait des courbettes. Les masques étaient tombés. Ils redevenaient ce qu’ils étaient : deux amants dont la liaison était déjà ancienne. Deux amants acculés à une situation effroyablement menaçante, qui pouvait avoir pour eux des conséquences plus épouvantables que la mort elle-même, et qui avaient à prendre, d’un commun accord, des résolutions terribles desquelles dépendrait leur perte ou leur salut.

 

Nous avons dit que Marie était sortie radieuse de la chambre où elle était restée si peu de temps. Plus conscient de la gravité de la situation d’ailleurs encore tout étourdi de la violence des secousses qui, coup sur coup, venaient de s’abattre sur lui, Concini se montrait fort troublé, ne songeait pas à dissimuler la mortelle inquiétude qui venait de fondre sur lui. Cette agitation ne pouvait pas échapper aux yeux de la femme passionnément éprise qu’était Marie. Toute sa joie tomba du coup. Quand elle pénétra dans la pièce où Concini l’introduisait cérémonieusement, elle était aussi inquiète, aussi troublée que lui. Et elle se laissa tomber dans un fauteuil, réellement accablée.

 

Ils s’expliquèrent.

 

Marie révéla que c’était Léonora qui lui avait appris l’effrayante nouvelle. Concini s’en doutait bien un peu. Elle ajouta qu’elle était accourue aussitôt pour l’aviser et se concerter avec lui. À son tour, elle voulut savoir comment il se trouvait renseigné. On comprend bien qu’il ne pouvait pas lui dire la vérité. Il improvisa une histoire qu’il lui débita avec assurance et avec toutes les apparences de la plus grande sincérité. Comme son histoire était assez adroite, très vraisemblable, elle l’accepta sans hésiter.

 

Tout naturellement, ils se trouvèrent amenés à évoquer le passé. Comme ils se savaient à l’abri de toute oreille indiscrète, en parfaite sécurité dans cette maison écartée, close et discrète comme il convenait à un nid d’amour, ce fut en toute franchise et sans chercher les mots qu’ils se parlèrent. Ils retracèrent l’histoire de la naissance de leur fille dans ses moindres détails. Concini s’éleva en termes violents contre l’odieuse trahison de ce misérable Landry Coquenard qui n’avait pas exécuté l’ordre de mort qu’il lui avait donné jadis. Et Marie l’approuva, renchérit.

 

Ils s’émerveillèrent « du miracle » qui leur faisait retrouver vivante cette enfant qu’ils avaient condamnée à mort le jour de sa naissance, il y avait de cela dix-sept ans. Ils s’émerveillèrent, mais avec une franchise qui eût pu paraître le plus révoltant des cynismes si elle n’eût été simplement de l’inconscience ; ils déplorèrent « l’affreux malheur » qui replaçait devant eux, comme une menace effroyable, ce fruit d’une faute passée dont ils croyaient s’être débarrassés à tout jamais.

 

Le rappel de ces souvenirs sinistres leur prit un temps appréciable. Il arriva tout de même un moment où ils n’eurent plus rien à se dire sur ce sujet. Ils se trouvèrent de nouveau – et peut-être sur tout ce qu’ils avaient dit jusque-là, ils ne l’avaient dit que pour reculer un peu cet instant redoutable – ils se trouvèrent donc placés devant l’effrayante nécessité de prendre une résolution.

 

La question était terrible dans sa simplicité. Elle se résumait à ceci : fallait-il laisser vivre l’enfant qu’un miracle avait sauvée, ou la rejeter au néant, sans la manquer, cette fois ?

 

Et ils se dérobèrent tous les deux. Grâce ou condamnation, aucun d’eux n’eut le courage de prononcer l’arrêt. Chacun d’eux attendit que l’autre parlât le premier, prît ainsi la responsabilité de la décision suprême, quelle qu’elle fût. Peut-être chacun d’eux avait-il son idée de derrière la tête qu’il gardait pour lui.

 

Une gêne oppressante s’abattit entre eux. Pour la dissimuler, Concini se mit à marcher avec agitation. Marie se rencogna dans son fauteuil. Et ils ne trouvèrent plus rien à se dire. Cela dura quelques minutes qui leur parurent longues comme des heures. De temps en temps, pour rompre ce silence pesant, l’un ou l’autre murmurait machinalement : « Que fait donc Léonora ? »

 

L’arrivée de Léonora leur apporta un véritable soulagement à tous les deux. Marie de Médicis se redressa dans son fauteuil où elle était affaissée. Concini s’arrêta de tourner comme un fauve en cage. Tous deux sentaient les forces et le courage leur venir parce qu’ils comprenaient, ils savaient par expérience qu’ils avaient devant eux une volonté virile et forte qui saurait leur communiquer un peu de son indomptable énergie et qui les déchargerait du souci de prendre une décision devant laquelle ils avaient reculé, quitte à discuter âprement avec elle, si cette décision n’était pas de leur goût.

 

– Crois-tu, Léonora, c’est terrible, ce qui nous arrive ! soupira Marie d’une voix dolente.

 

Dès son entrée, Léonora les avait fouillés de son œil de flamme. Elle avait tout de suite vu combien ils étaient déprimés. Et elle sentit l’impérieuse nécessité de les remonter énergiquement. Aussi, répondit-elle avec le plus grand calme et en levant les épaules avec dédain :

 

– Ce qui vous arrive, madame, est fâcheux assurément, mais je n’y vois rien de terrible.

 

– Comment peux-tu dire cela, alors que ce matin même tu me soutenais le contraire ! se récria la reine.

 

– J’ai réfléchi depuis, répliqua froidement Léonora. Je me suis rendue compte que mon ardente affection pour vous m’avait fait exagérer fortement le péril qui vous menaçait. J’ai changé d’avis, voilà tout.

 

– Mais réfléchis donc à ce qu’il adviendrait de moi si l’on apprenait…

 

Elle s’arrêta, n’osant pas prononcer les mots qui convenaient et n’ayant pas l’esprit assez libre pour chercher des périphrases qui eussent dit la même chose en sauvant les apparences.

 

Mais elle avait affaire à forte partie. Léonora, quand il le fallait, ne reculait pas plus devant les mots qu’elle ne reculait devant les actes. Et, avec la même froide tranquillité, elle acheva pour elle :

 

– Si l’on apprenait que Marie de Médicis, avant de devenir reine de France, eut un amant et fut une mère infanticide ? Ceci, en effet serait terrible. Terrible pour vous et pour nous tous. Mais, madame, il ne tient qu’à vous qu’on ne l’apprenne pas.

 

– Comment ?

 

– Vous oubliez, madame, que vous êtes reine et régente. Maîtresse souveraine et absolue d’un royaume, on peut ce que l’on veut.

 

Jusque-là, Concini s’était contenté d’écouter. Il commençait à retrouver son assurance.

 

– C’est vrai, corpo di Dio ! s’écria-t-il, nous oublions un peu trop que nous sommes les maîtres. Léonora a raison : il ne tient qu’à nous que ce secret ne soit jamais divulgué. Nous avons mille moyens pour clore à tout jamais les lèvres de ceux qui s’aviseraient d’avoir la langue trop longue…

 

Et Concini appuya ses paroles par un geste et une mimique terriblement expressifs.

 

– Soit, répondit Marie. Mais clorez-vous de la même manière les lèvres de la princesse Fausta, qui, sous le nom et le titre de duchesse de Sorrientès, va représenter à la cour de France Sa Majesté le roi d’Espagne ?

 

– S’il le faut absolument, pourquoi pas ?… Un accident mortel peut arriver à tout le monde. À un représentant de Sa Majesté catholique comme au plus humble des manants. Le tout est de savoir s’y prendre.

 

Concini ne doutait plus de rien maintenant. Au fond, Marie de Médicis commençait à se rassurer elle aussi. Mais comme elle croyait comprendre que Concini et Léonora voulaient lui faire endosser la responsabilité de la décision à intervenir et qu’elle ne voulait absolument pas la prendre, elle continua de soupirer sans répondre. Et après un court silence, elle implora :

 

– Conseille-nous, ma bonne Léonora.

 

Elle tombait mal. Léonora, nous l’avons dit, avait décidé qu’elle les laisserait faire ce qu’ils voulaient. Elle leva de nouveau les épaules, assez irrespectueusement, et elle rabroua assez rudement :

 

– Un conseil ! Est-ce qu’il est besoin de conseil dans une affaire comme celle-ci ! La solution ne se montre-t-elle pas si claire, si lumineuse, qu’un aveugle même en serait ébloui ?… Au surplus, vous la voyez très bien, cette solution. Concino la voit comme vous. Seulement, voilà, vous n’osez, ni l’un ni l’autre, en parler. Je dirai donc pour vous ce que vous n’osez pas dire : Vous n’avez pas d’autre alternative que de choisir entre la vie et la mort de votre enfant. Choisissez.

 

– Si tu crois que c’est facile de choisir !… Voyons, que ferais-tu, toi ?

 

– Souffrez que je me récuse, se déroba froidement Léonora.

 

– Pourquoi ? gémit de nouveau Marie. Si tu nous abandonnes, toi, Léonora, sur qui pourrons-nous compter, grand Dieu ?

 

– Je ne vous abandonne pas, Maria. Et vous le savez bien.

 

– Alors, parle.

 

– Je n’en ferai rien. C’est à la mère de décider. Vous êtes la mère, décidez vous-même.

 

Marie la connaissait bien. Elle comprit qu’elle ne voulait pas parler.

 

Elle savait bien qu’elle n’était pas de force à lui faire dire ce qu’elle ne voulait pas dire. Elle n’insista pas davantage. Cependant, acculée à la nécessité de prendre elle-même une décision qu’elle ne se sentait pas le courage de prendre, elle se déroba encore une fois. Et elle se lamenta :

 

– J’ai la tête perdue. Ne voyez-vous pas que je ne suis pas en état de décider quoi que ce soit ? Faites ce que vous voudrez, tous les deux. Ce que vous déciderez sera bien fait.

 

Léonora comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus. Elle se tourna vers Concini :

 

– Au fait, dit-elle, vous êtes le père, c’est à vous qu’il appartient de décider. Parlez, Concino.

 

Concini s’était complètement ressaisi. Cette mise en demeure ne le fit pas reculer. Ce qu’il n’avait pas osé dire l’instant d’avant, il le dit maintenant.

 

– Mon avis est que nous devons laisser vivre cette enfant, dit-il avec force.

 

Du coin de l’œil, Marie épia la physionomie de Léonora pour voir si elle approuvait ou désapprouvait : Léonora souriait d’un sourire indéfinissable. Et tandis qu’elle fixait sur son époux un regard aussi indéfinissable que son sourire, elle songeait :

 

« J’en étais sûre !… Je gage qu’il a eu la même idée que moi. »

 

Et, tout haut, d’une voix caressante :

 

– Pour quelle raison ?

 

– Pour une raison excellente, affirma Concini avec la même force et révélant son arrière-pensée. Jugez-en : c’est un vrai miracle que cette enfant, condamnée par nous à sa naissance, se trouve aujourd’hui vivante et bien portante. Dans ce miracle, je vois, moi, une manifestation de la volonté divine qu’il serait souverainement imprudent de vouloir contrarier. Pour tout dire, je crois, je suis sûr qu’il nous arriverait malheur à tous, si nous nous avisions de vouloir défaire ce que Dieu a fait.

 

Il disait cela avec le plus grand sérieux du monde et d’un air de profonde conviction. C’est qu’il était superstitieux, ce qui n’est pas fait pour surprendre, puisqu’il vivait à une époque où tout le monde – ou à peu près – l’était plus ou moins. En sa qualité d’Italien, il l’était doublement, lui.

 

Il va sans dire que Marie de Médicis et Léonora Galigaï, Italiennes comme lui, étaient aussi superstitieuses que lui. Ce qui revient à dire que l’argument de Concini – qui nous ferait sourire aujourd’hui – fut accueilli par elles avec un sérieux pour le moins égal à celui de Concini. Et même, à bien considérer leur attitude à toutes deux, il était clair qu’elles l’attendaient, cet argument. En effet, Marie s’écria :

 

– Voyez ce que c’est, j’avais eu la même idée !… Et Léonora avoua :

 

– Moi aussi ! Et j’étais sûre que c’était cela que vous alliez nous dire, Concino.

 

– Il est clair que c’est un nouvel avertissement que le ciel nous donne, expliqua gravement Concini.

 

Fortement impressionnés, ils demeurèrent un instant silencieux. Dès cet instant, il fut tacitement entendu entre eux que la petite bouquetière vivrait, ou pour mieux dire, qu’ils n’attenteraient pas à sa vie. Ainsi, cette grâce qu’ils lui faisaient, la pauvre enfant la devait uniquement à leur égoïsme monstrueux que la peur superstitieuse talonnait. Ni le père, ni la mère n’avaient eu un mot, sinon d’affection, du moins de pitié à son adresse.

 

Encore se trouva-t-il que cette décision que la peur leur arrachait, de définitive qu’elle paraissait être d’abord, devint tout à coup provisoire, grâce à une intervention de Léonora. Elle avait longuement réfléchi à cette affaire, elle, ainsi qu’on l’a vu. Des deux solutions qui étaient seules possibles, elle avait tiré toutes les conséquences qui pouvaient logiquement en découler. Alors que tout paraissait dit, elle remit tout en suspens en disant :

 

– Cependant, il ne faut pas oublier que la signora Fausta a attiré cette petite chez elle, à son hôtel de Sorrientès, puisque aussi bien elle est duchesse de Sorrientès à présent. Il ne faut pas oublier que la signora compte se servir de cette enfant contre vous. Avant de prendre une décision définitive, il me paraît indispensable, premièrement, de ne pas la lâcher, puisque nous la tenons.

 

– Telle était bien mon intention, interrompit vivement Concini, approuvé de la tête par Marie de Médicis.

 

– Secondement, déclara Léonora, de l’interroger adroitement, à seule fin d’apprendre d’elle ce qu’elle sait au juste au sujet de sa famille.

 

– Elle sait que je suis son père, déclara Concini.

 

– Voilà qui est fâcheux, déplora Léonora en fronçant le sourcil. Qui lui a appris cela ?

 

– Ce misérable Landry, gronda Concini en levant furieusement les épaules.

 

Léonora réfléchit une seconde, et d’une voix tranchante :

 

– Si elle est aussi bien renseignée sur le compte de sa mère, comme nous ne savons pas si elle saura se taire, il me paraît impossible de la laisser vivre.

 

Et, se tournant vers Marie de Médicis, avec une froideur terrible :

 

– N’est-ce pas votre avis, madame ?

 

Marie avait bien peur de s’attirer un malheur en frappant de nouveau celle qu’un « miracle de Dieu avait sauvée ». Mais elle avait encore plus peur du scandale affreux qui jaillirait sur elle si cette enfant connaissait la vérité et si, la connaissant, elle ne savait pas garder sa langue. La crainte du péril matériel, immédiat, fut plus forte que la crainte superstitieuse. Cet avis qu’on lui demandait, elle le donna sans hésiter cette fois. Et ce fut une condamnation qu’elle laissa tomber.

 

– Il faudra bien en venir là, dit-elle. Je deviendrais folle s’il me fallait vivre avec une menace pareille suspendue sur ma tête.

 

Concini intervint encore.

 

– Elle ne sait rien au sujet de sa mère, dit-il avec une certaine vivacité.

 

– En êtes-vous sûr ? s’informa Léonora.

 

– Je suis sûr que Landry m’a nommé, mais n’a pas nommé la reine, affirma Concini sans hésiter.

 

Or, Concini mentait : il avait très bien entendu Landry Coquenard désigner Marie de Médicis comme étant la mère. Et au tressaillement qui avait agité la jeune fille, il avait fort bien compris qu’elle avait entendu. Cependant, il affirmait le contraire. Voulait-il donc sauver la jeune fille ? C’est certain. Pourquoi ? Était-il enfin pris d’un remords tardif ? Peut-être… Ou peut-être que, tout simplement la crainte superstitieuse, chez lui, dominait toutes les autres.

 

– Ce Landry, insinua Léonora, peut l’avoir renseignée avant.

 

– Non. J’ai eu l’impression très nette qu’elle ne connaissait pas Landry, qu’elle le voyait pour la première fois. Pour moi, elle ne sait rien de plus que ce que j’ai dit.

 

– Souhaitons-le pour elle autant que pour nous, prononça Léonora qui ajouta :

 

– N’importe, il faudra s’assurer de ce qu’il en est au plus vite. Marie de Médicis se leva.

 

– Il faut que je rentre au Louvre, dit-elle.

 

– La reine emmène cette jeune fille avec elle ? demanda Léonora.

 

– Certes, fit vivement Marie, je tiens essentiellement à l’avoir sous la main.

 

– En ce cas, dit Léonora, en approuvant de la tête, je vais la chercher.

 

– Va, ma bonne Léonora, prononça la reine. Pendant ce temps, Concini m’accompagnera jusqu’à ma litière où tu nous rejoindras.

 

– J’aurai l’honneur d’escorter la reine jusqu’au Louvre, dit Concini. Léonora s’était déjà dirigée vers la porte. Elle allait sortir au moment où Concini prononça alors ces paroles. Elle se retourna et rappela :

 

– Vous oubliez, Concino, que vous avez affaire ici : vous avez à vous occuper de ce Valvert et de ce Landry.

 

– Ah, Dio birbante ! s’écria Concini en se frappant le front, je les avais complètement oubliés, ces deux-là !

 

Et avec un intraduisible accent de regret :

 

– Ah ! ils doivent être loin maintenant !…

 

– Rassurez-vous, Concino, fit Léonora avec un sourire sinistre, je ne les ai pas oubliés, moi. Ils sont toujours là, enfermés dans votre chambre, comme des renardeaux pris au piège.

 

Elle sortit sur ces mots, laissant Concini qui exultait d’expliquer à la reine de quoi il s’agissait. Pendant qu’ils s’éloignaient de leur côté, elle entra dans la pièce où Florence attendait.

 

La jeune fille, l’esprit désemparé, s’était jetée dans un fauteuil pour y réfléchir un peu, en attendant que la reine, « sa mère », la fît appeler. Mais presque aussitôt, elle avait bondi sur ses pieds. Derrière elle, elle venait d’entendre un murmure de voix. Elle se retourna tout d’une pièce et fouilla des yeux le cabinet dans lequel elle se trouvait et sur les splendeurs duquel elle n’avait même pas jeté un coup d’œil.

 

Le bruit de voix venait d’une porte qu’elle découvrit dans un angle opposé au côté par où elle était entrée. Cette porte était entrebâillée : elle tendit l’oreille. Elle reconnut la voix de « son père », la voix de « sa mère ». Elle hésita un instant. Et ce fut plus fort qu’elle : une irrésistible poussée la jeta contre cette porte entrebâillée, qui donnait sur la pièce dans laquelle Concini et la reine s’entretenaient librement, sûrs qu’ils étaient de ne pouvoir être entendus. Et, de ce côté-là, une lourde portière de velours masquait cette porte.

 

L’idée que Léonora pouvait avoir introduit la jeune fille dans une pièce qui touchait à celle dans laquelle il se trouvait lui-même, cette idée ne pouvait pas venir à Concini. Si elle lui était venue, il se fût empressé de conduire la reine ailleurs. Tout au moins se serait-il assuré que, derrière la tenture, la porte était bien fermée et qu’on ne pouvait l’entendre.

 

Maintenant, comment une si grave imprudence avait-elle pu être commise par Léonora toujours si prudente, si méticuleuse ? D’une façon très simple : Léonora, et pour cause, ne connaissait qu’imparfaitement la petite maison de son mari. Obsédée par le souci de ne pas laisser échapper Odet de Valvert et Landry Coquenard, elle n’avait songé qu’à se débarrasser au plus vite de la jeune fille qui la gênait. Elle avait ouvert la première porte qui s’était trouvée devant elle, ignorant, ou oubliant qu’une communication intérieure existait entre les deux pièces.

 

Le reste, la porte entrebâillée, était le fait du hasard. Ce hasard dont elle avait admiré les combinaisons imprévues, sans se douter qu’elle allait être victime d’une de ces combinaisons.

 

Quoi qu’il en soit, l’infortunée fille de Concini et de Marie de Médicis, trouvant cette porte entrouverte, ne sut pas résister à la curiosité – très légitime, si on veut y réfléchir –, vint se dissimuler derrière la tenture, et, le sein oppressé, les tempes bourdonnantes, elle tendit une oreille obstinée à espérer quand même un mot, sinon d’affection, tout au moins de compassion.

 

C’est ainsi qu’elle apprit la terrible histoire de sa naissance. On peut se demander comment cette enfant, frêle et délicate, put résister à l’effroyable coup de massue que fut pour elle l’abominable révélation, et comment elle ne tomba pas foudroyée sur place. Il en fut ainsi cependant. Non seulement elle ne tomba pas, mais encore elle eut la force et le courage d’écouter jusqu’au bout, sans trahir sa présence.

 

Elle entendit ainsi les affreuses confidences de son père et de sa mère. Elle assista, invisible, insoupçonnée, à l’exécrable jugement que l’on discutait froidement, si l’on devait la condamner ou non, et elle put se convaincre que si son père plaidait sa grâce c’était par égoïsme monstrueux et non par humanité, s’il n’était pas guidé par une arrière-pensée inavouable. Hâtons-nous de dire qu’elle se trompait sur ce point : l’amour hors nature de Concini était bien, à tout jamais, arraché de son cœur et de son esprit.

 

Elle entendit tout, jusqu’au moment où Léonora annonça qu’elle allait la chercher. Alors, comprenant que c’en était fait d’elle et qu’elle ne sortirait pas vivante de cette pièce si elle était surprise aux écoutes, avec précautions, sans bruit, elle ferma la porte. Et elle revint s’asseoir le plus loin possible de la porte à laquelle elle tourna le dos.

 

Elle n’entendit donc pas les dernières paroles concernant son fiancé Odet de Valvert, que Léonora prononça avant de quitter Concini et Marie de Médicis. Si elle les avait entendues, ces paroles, il est certain qu’elle n’eût pas pris la décision qu’elle devait prendre quelques instants plus tard. Mais elle ne les entendit pas, et la vérité nous oblige à dire que, pour l’instant, elle avait momentanément oublié Valvert. De même qu’elle avait oublié la petite Loïse.

 

En ce moment, et il ne pouvait en être autrement, elle ne pensait qu’à ce père et à cette mère qu’elle venait de retrouver d’une manière si soudaine et dans des conditions si étrangement dramatiques. Et elle avait l’affreux déchirement de se dire que mieux eût valu cent fois, pour elle, les avoir ignorés jusqu’à la fin de ses jours.

 

Elle pensait surtout à sa mère. Et cette monstrueuse sécheresse de cœur dont elle venait de faire preuve, lui paraissait si incroyable qu’elle ne pouvait se résoudre à y croire et qu’elle se disait :

 

« Ma mère !… Quoi, c’est ma mère qui a voulu ma mort et qui la veut encore !… Est-ce possible ?… Est-ce possible qu’une mère veuille la mort de son enfant ?… Non, c’est impossible, cela ne peut pas être… Certainement, j’ai mal entendu, j’ai mal compris… Ou si j’ai bien entendu, c’est qu’il y a des choses que j’ignore… qui la forcent à parler contre son cœur… Certainement, c’est cela. Je suis sûre qu’elle n’attend que l’occasion… dès qu’elle le pourra, elle me pressera dans ses bras en m’appelant sa fille… Oui, elle le fera, il ne peut en être autrement… Et alors il faudra que je lui demande pardon pour avoir douté d’elle… Douter de ma mère !… mais c’est une abomination que j’ai commise là !… Est-ce qu’un enfant peut se permettre de juger sa mère ?… Et puis, c’est une reine… Les rois et les reines sont enchaînés par l’étiquette. Ils ne peuvent pas toujours suivre les impulsions de leur cœur… Si elle a paru me condamner, si elle est demeurée froide, c’est qu’elle avait d’excellentes raisons pour agir ainsi… Je ne dois, moi, me souvenir que d’une chose : c’est qu’elle est ma mère… ma mère !… et que ma mère ne peut pas me reconnaître ouvertement sans se déshonorer à la face du monde… »

 

On remarquera qu’elle ne pensait pas à son père. C’est que son père, c’était Concini. Concini qu’elle méprisait profondément avant de le connaître et qu’elle s’était prise à haïr depuis qu’il s’était mis à la poursuivre de sa passion bestiale qui ne s’était manifestée que par les plus odieuses violences. Cela ne se pouvait oublier si facilement et on conçoit qu’elle demeurât méfiante à son égard.

 

Mais sa mère qu’elle s’acharnait à vouloir excuser, c’est à elle qu’allait tout son cœur, toute sa pensée. Il est certain qu’il y avait longtemps qu’elle avait songé à cette mère qu’elle n’avait jamais connue. Naturellement, elle l’avait vue, dans son imagination, parée de toutes les qualités, de toutes les vertus. Marie de Médicis, il faut bien le dire, ne répondait en rien, même de très loin, à l’idéal qu’elle s’était forgé. Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir. Elle n’était pas aveugle, mais elle ne voulait pas voir, ce qui était pire. Sa mère, elle ne voulait pas la voir, dût-elle en perdre la vie, autrement qu’elle l’avait créée de toutes pièces dans ses rêves : parée de toutes les grâces et de toutes les vertus.

 

Certes, ce sentiment de vénération filiale était des plus respectables et lui faisait honneur. Mais il était terriblement inquiétant en ce sens qu’il allait l’amener à prendre des décisions qui pouvaient être mortelles pour elle. Elle avait commis cette insigne folie de suivre sa mère, alors que tout lui commandait de demeurer près de son fiancé qui était de taille à la défendre, de toutes les manières. Pour son malheur, elle ne devait pas s’en tenir là. Reste à savoir jusqu’où elle irait dans cette voie où elle avait eu la funeste idée de s’engager.

 

Léonora Galigaï la trouva assise à l’endroit qu’elle avait choisi. Son œil soupçonneux scruta, disséqua, pour ainsi dire, la jeune fille. Elle était très pâle, son regard brillait d’un éclat fiévreux. Mais, par un effort de volonté vraiment admirable, elle paraissait très calme. Satisfaite, Léonora étudia pareillement la pièce. Florence frissonna intérieurement en voyant que son regard s’arrêtait un instant sur la porte de communication. Mais elle était sûre que cette porte était hermétiquement close. Elle fit appel à toute son énergie et ne sourcilla pas.

 

Si fine, si méfiante qu’elle fût, Léonora ne découvrit rien de suspect. Le soupçon de la vérité ne l’effleura même pas. Elle se fit aimable, bienveillante, presque maternelle.

 

Cette attitude qu’elle prenait était intéressée : elle voulait, dès cette première entrevue, inspirer confiance à la jeune fille, conquérir ses bonnes grâces. Car, femme d’action aux décisions promptes, elle avait résolu, dès cette première rencontre, de la sonder adroitement au sujet de sa mère.

 

Peut-être y serait-elle parvenue sans trop de peine, car elle savait se montrer particulièrement enveloppante quand elle voulait. Elle se donnait une peine bien inutile : on comprend que, prévenue comme elle l’était, la jeune fille se tenait sur ses gardes, ne pouvait pas être dupe. Elle jouait à coup sûr, connaissant à fond le jeu de son adversaire qui ne connaissait pas le sien. Léonora allait donc à un échec certain. Mais elle ne le savait pas. Elle entama résolument la lutte – car c’était une véritable lutte qui s’engageait entre les deux femmes – et de sa voix la plus insinuante, avec son sourire le plus engageant :

 

– Mon enfant, vous savez, n’est-ce pas, le nom de votre père ? Ayant posé cette première question qui devait lui donner la mesure de la sincérité de son adversaire, elle attendit la réponse, non sans curiosité.

 

Elle ne se fit pas attendre, cette réponse. Elle tomba aussitôt, claire, précise, sans la moindre hésitation :

 

– Je sais que c’est M. le maréchal d’Ancre.

 

La réponse amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Léonora. Elle continua son interrogatoire :

 

– Comment le savez-vous ?

 

– On l’a dit devant moi, madame.

 

– Sans doute quelqu’un que vous connaissez bien, et qui vous inspire assez de confiance pour que vous ne doutiez pas de sa parole ?

 

– Non, madame, quelqu’un que je ne connais pas. Et s’il n’y avait eu que le témoignage de cet inconnu, je ne me serais pas montrée si crédule. Mais, d’abord, la révélation a été faite devant M. le maréchal. Et M. le maréchal n’a pas protesté. Ce qu’il n’eût pas manqué de faire s’il avait eu le moindre doute.

 

– Assez juste, en effet. Ensuite ?

 

– Ensuite : non seulement M. le maréchal n’a pas protesté, mais encore il a aussitôt parlé de moi à Sa Majesté la reine et…

 

– Pardon, interrompit Léonora, vous saviez à ce moment que c’était la reine qui venait d’entrer ?

 

– Oui.

 

– Comment ? Personne ne l’avait encore nommée.

 

– J’exerce mon métier de bouquetière dans la rue, madame. Le plus souvent aux alentours du Louvre. J’ai eu maintes fois l’occasion de voir Sa Majesté. Il n’était pas besoin de la nommer devant moi. Je l’ai aussitôt reconnue… De même que je vous ai reconnue, vous, madame la maréchale.

 

– Je comprends. Vous disiez donc que le maréchal a parlé de vous à la reine ?

 

– Oui, madame. Et il a dû très certainement lui dire que j’étais sa fille.

 

– Qui vous fait supposer cela ? demanda Léonora, qui dressait l’oreille. Vous avez donc entendu ? Vous comprenez donc l’italien ?

 

– Non, madame, je n’ai pas entendu. Eussé-je entendu que je n’eusse pas été plus avancée : je ne connais pas l’italien. Mais j’ai réfléchi, madame ! La reine ne connaît pas, ne peut pas connaître une humble bouquetière des rues comme moi. Cependant, elle m’a donné l’ordre de la suivre, à moi qu’elle ne connaît pas, à qui, par conséquent, elle n’a pas de raison de s’intéresser. J’en conclus que si elle l’a fait, ce ne peut être qu’à la prière de M. le maréchal.

 

Ses réponses tombaient toujours avec la même précision, sans la moindre hésitation. Et Léonora, qui l’observait avec une attention soutenue, dut reconnaître en son for intérieur que si elles n’étaient pas vraies, ces réponses paraissaient si naturelles, si vraisemblables qu’il devenait impossible de ne pas les accepter, à moins de dévoiler brutalement ses intentions secrètes. Ce qu’elle ne voulait ni ne pouvait faire.

 

On remarquera en outre que, par une manœuvre qui ne manquait pas de hardiesse et d’habileté, elle parlait la première de sa mère. Et tout, dans ses paroles comme dans son attitude indiquait qu’elle était à mille lieues de soupçonner que cette reine dont elle parlait avec une sorte de respect craintif pouvait être sa mère.

 

Léonora fit ces remarques. L’impression qu’elle en ressentit fut favorable à la jeune fille. Cependant, elle n’était pas femme à se laisser convaincre si facilement sur de simples apparences. Elle se fit plus bienveillante, plus enveloppante pour reprendre la suite de son interrogatoire. Et d’abord elle complimenta :

 

– Je vois que vous n’êtes pas une des ces évaporées qui passent sans rien voir et rien entendre de ce qui se dit et se fait autour d’elles. Vous savez observer et réfléchir, vous. Je vous en félicite.

 

Malgré elle, elle avait une pointe d’ironie dans ses paroles. Elle ne se doutait pas qu’elle avait affaire à forte partie et qu’elle venait de trouver, en cette jeune fille d’apparence simple et naïve, un adversaire redoutable, digne d’elle, et tout à fait capable de la battre congrûment, avec ses propres armes, sans qu’elle y vit autre chose que du feu, comme on dit.

 

Si imperceptible que fût cette pointe d’ironie, Florence la perçut à merveille. Elle ouvrit de grands yeux étonnés qu’elle fixa sur les yeux de Léonora et :

 

– Mon Dieu, madame, comme vous me dites cela ! s’écria-t-elle. Et avec un air de naïveté merveilleusement joué :

 

– Me serais-je trompée ?… Voilà qui me surprendrait fort.

 

– Pourquoi ? railla Léonora. Vous avez donc bien confiance en la sûreté de votre jugement ? Prenez garde, mon enfant, c’est de la présomption, cela.

 

– Oh ! non madame, je sais bien que je ne suis qu’une pauvre fille ignorante, fit-elle en secouant la tête avec un air de modestie charmante. Mais c’est que si je me suis trompée, je ne comprends plus. Il faudrait donc admettre que la reine, la reine de France, madame, songez-y – sur sa seule mine, a bien voulu s’intéresser à une pauvre bouquetière des rues !

 

Et avec un rire qui eût pu paraître un peu nerveux à qui la connaissait bien :

 

– C’est tellement invraisemblable qu’il faudrait être folle à lier pour le croire.

 

Léonora ne connaissait pas Florence. Elle fut dupe. Elle comprit qu’elle était allée trop loin. Elle réfléchit :

 

– Sotte que je suis ! Si cette petite est sincère, comme je commence à le croire, ce n’est pas à moi à attirer stupidement son attention sur Maria. Laissons-lui croire que c’est à la prière de Concino que la reine consent à s’occuper d’elle. Cette explication qu’elle a trouvée d’elle-même arrange très bien les choses. Je n’aurais pu trouver mieux. Et je ne manquerai pas d’en aviser Maria pour qu’elle abonde dans ce sens.

 

Et tout haut, battant prudemment en retraite :

 

– Vous prêtez à mes paroles un sens qu’elles n’avaient certes pas. C’est en toute sincérité que j’ai admiré cette perspicacité qui vous a fait deviner la vérité. C’est, en effet, à la prière du maréchal d’Ancre que la reine a bien voulu s’intéresser à vous.

 

– Je me disais bien qu’il ne pouvait en être autrement, fit simplement Florence.

 

Comme des lutteurs après un premier corps à corps demeuré sans résultat appréciable, elles éprouvèrent le besoin de souffler un peu. Il y eut un instant de silence assez bref. L’avantage avait été pour Florence. Elle le sentait bien, mais elle se gardait bien de le laisser voir. Léonora réfléchissait. Elle reprit :

 

– Vous savez le nom de votre mère.

 

Ce n’était pas une question qu’elle posait. C’était une affirmation. Florence ne fut pas dupe. Elle para :

 

– Ma mère ! fit elle avec une inexprimable douceur, si je savais qui elle est, madame, pensez-vous que je resterais tranquillement ici ?… Il y a beau temps que je serais partie pour aller la rejoindre.

 

C’était comme une explosion. Cette fois, on ne pouvait douter de sa sincérité.

 

« Décidément, je crois qu’elle ne sait rien, songea Léonora à demi rassurée. »

 

Et tout haut :

 

– Je pensais que votre mère avait été nommée par celui qui a nommé votre père.

 

– Hélas ! non, madame, il ne l’a pas nommée.

 

– Il doit savoir cependant, insista Léonora.

 

– C’est possible. Et vous m’y faites penser, madame. Cet homme doit être encore dans la maison. Souffrez que j’aille le trouver.

 

En disant ces mots, Florence avançait résolument vers la porte. Au reste, elle n’avait nullement l’intention d’aller retrouver Landry Coquenard. Mais Léonora le crut, elle. Ceci ne faisait pas son affaire. Non moins résolument, elle barra le chemin à la jeune fille en disant :

 

– Pourquoi faire ?

 

– Mais pour l’interroger… Pour le prier à deux genoux de me dire le nom de ma mère… Pour l’amour de Dieu, madame, laissez-moi passer.

 

– Je n’en ferai rien… Vous oubliez que la reine vous attend.

 

– Eh ! je me soucie bien de la reine, quand il s’agit de ma mère ! s’emporta Florence.

 

– Vous seriez donc heureuse de la connaître ?

 

– Si je serais heureuse !… Tenez, rien que pour la voir une fois, pour la presser dans mes bras, pour murmurer à son oreille ce mot si doux : « ma mère », je donnerais, sans hésiter, la moitié des jours qui me restent à vivre.

 

Pendant qu’elle parlait, Léonora songeait :

 

« Je ne saurais en douter, elle adore cette mère qu’elle ne connaît pas, précisément parce qu’elle ne la connaît pas !… Eh ! mais, moi qui cherchais le moyen de la décider à me suivre de bonne grâce, le voilà tout trouvé, ce moyen !… »

 

Et, tout haut avec un sourire indulgent, se faisant de plus en plus maternelle :

 

– Enfant, pour réaliser ce désir qui vous tient tant à cœur, vous n’avez pas besoin de cet homme qui, peut-être, ne sait rien et qui, au surplus, a quitté la maison. Le maréchal d’Ancre vous la nommera, votre mère. Il vous conduira à elle, lui.

 

– Quand ? interrogea avidement la jeune fille.

 

– Bientôt, je pense… Si toutefois vous consentez à me suivre.

 

– Partons, fit résolument Florence.

 

Sans perdre une seconde, Léonora la prit par le bras et l’entraîna. En marchant, elle songeait, en ébauchant un sourire de satisfaction :

 

« Elle ne s’inquiète même pas de savoir où je vais la mener… Pour elle, rien n’existe en dehors de cette mère qu’elle désire ardemment connaître… Maintenant, je la tiens : en jouant adroitement de cet amour filial, je lui ferai faire tout ce que je voudrai… »

 

Et tout haut, pour ne pas en perdre l’habitude, sans doute, elle interrogeait, encore, toujours :

 

– Comment vous appelez-vous, mon enfant ?

 

Elle le savait d’ailleurs très bien, comment elle s’appelait.

 

– On m’appelle Muguette ou Brin de Muguet.

 

– Ce n’est pas un nom, cela !

 

– C’est celui que m’ont donné les Parisiens, fit-elle simplement. Et rêveuse :

 

– Autrefois, quand j’étais toute petite, j’avais un autre nom.

 

Léonora se souvenait que Fausta avait révélé que l’enfant de Concini et de Marie de Médicis, à son baptême, avait reçu le prénom de Florence.

 

– Quel est ce nom ? dit-elle.

 

– Ce nom, dit Florence était complètement sorti de ma mémoire. Durant de longues années, malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir à me le rappeler. Il y a une heure encore, madame, je n’aurais pas pu vous le dire.

 

– Et maintenant ?

 

– Maintenant, l’espèce de voile qui obscurcissait ma mémoire s’est déchiré soudain. Sans que je puisse dire comment cela s’est fait, le nom m’est revenu tout à coup : c’est Florence, madame.

 

– Voilà qui est bizarre, fit Léonora, songeuse à son tour. Et, souriant, elle conclut :

 

– Ainsi vous appellerai-je donc.

 

XXXVII

AUTOUR DE LA MAISON

 

Elles étaient arrivées dans le vestibule. La porte de la maison était grande ouverte. Elles sortirent.

 

Devant la porte stationnait une litière très simple. À la portière, debout et tête nue, Concini s’entretenait avec la reine qui, nonchalamment étendue sur les coussins, se dissimulait à l’intérieur du véhicule.

 

Derrière la litière, raides comme des soldats sous les armes, quatre gaillards taillés, en hercules, armés jusqu’aux dents : l’escorte.

 

À l’autre portière, droit sur la selle, pareil à une statue équestre, se tenait Stocco, le poing sur la garde de la rapière. De temps en temps, son œil de braise se posait sur deux carmes déchaussés qui, les mains croisées sur le manteau brun, le capuchon blanc rabattu sur le nez, se tenaient immobiles et silencieux, près de la rue de Vaugirard. Au reste, il n’accordait qu’une attention purement machinale à ces deux frocards, dont la présence, si près de leur couvent, n’avait rien d’extraordinaire.

 

Léonora fit signe à Florence d’attendre sur le pas de la porte. Et pendant que la jeune fille obéissait docilement, elle s’approcha vivement de la litière. Concini lui céda sa place sur-le-champ.

 

À voix basse et en italien, avec une anxiété manifeste, Marie de Médicis interrogea :

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, madame, répondit Léonora, je crois pouvoir vous assurer qu’elle ne sait rien.

 

– Il faudrait en être sûr, insista Marie.

 

– Rassurez-vous, madame. Même si elle sait, vous n’avez rien à redouter de cette petite. J’ai acquis la certitude qu’elle s’arracherait la langue plutôt que de prononcer une parole qui serait de nature à compromettre sa mère, pour qui elle éprouve une véritable adoration.

 

L’assurance de Léonora calma un peu l’inquiétude de Marie. Au reste, elle ne marqua pas la moindre émotion en apprenant que sa fille l’adorait sans la connaître. Elle se contenta de soupirer :

 

– Fasse le ciel que tu ne te trompes pas… Mais je serais plus tranquille si j’étais sûre, tout à fait sûre, qu’elle ne soupçonne pas la vérité.

 

Une minute ou deux, Léonora resta à s’entretenir à voix très basse avec la reine : elle lui dit, en quelques mots brefs, tout ce qu’il était essentiel qu’elle apprît sans tarder de son premier entretien avec sa fille.

 

Pendant ce temps, Florence attendait patiemment. Elle se doutait bien que les deux femmes parlaient d’elle. Elle eût bien voulu regarder de leur côté pour voir sa mère. Mais elle craignit de se trahir en laissant paraître dans son regard la tendresse qui inondait son cœur. Et elle eut le courage de regarder tout le temps du côté de la rue de Vaugirard. À ce moment, elle entendit une voix murmurer à son oreille, derrière elle :

 

– Si vous tenez à la vie, ne dites pas un mot qui puisse permettre de supposer que vous connaissez le nom de votre mère.

 

Elle se retourna tout d’une pièce. Et elle fut suffoquée de reconnaître Concini qui s’était glissé derrière elle. Un inappréciable instant, il demeura devant elle, la fixant avec insistance, un doigt posé sur les lèvres, comme pour recommander encore le silence. Puis il se courba avec le plus profond respect et en se courbant, laissa tomber du bout des lèvres :

 

– Je vous expliquerai.

 

Après quoi, il se rapprocha vivement de la litière. Entre la reine, Léonora et lui, il y eut un nouveau conciliabule très bref, après lequel il aida sa femme à monter dans la litière. Alors il se tourna vers sa fille et prononça à voix haute :

 

– À ma prière instante, Sa Majesté consent à vous admettre au nombre de ses filles. Venez, mon enfant, vous allez avoir l’insigne honneur de tenir compagnie à la reine.

 

Florence s’approcha. Concini lui tendit la main pour l’aider à prendre place dans la lourde machine.

 

À ce moment, débouchant de la rue de Vaugirard, une charrette, conduite par une femme, entrait dans la rue Casset, venait au-devant de la litière. Cette femme, c’était Perrine. Elle arrivait juste à point pour voir la jeune fille avant qu’elle fût montée.

 

– Muguette ! cria-t-elle, en arrêtant son cheval.

 

– Perrine ! répondit Florence.

 

– Et Loïsette ? cria de nouveau la brave femme en sautant à terre.

 

Loïsette, nous croyons l’avoir dit, la jeune fille l’avait complètement oubliée. Comme elle avait oublié son fiancé. Elle joignit ses petites mains et implora :

 

– Oh ! monsieur !…

 

Sans la laisser achever, Concini la rassura vivement :

 

– Partez sans inquiétude à ce sujet, je vais, moi-même, rendre, l’enfant à votre servante.

 

– Soyez remercié, monsieur, fit-elle dans un élan de gratitude.

 

– Montez vite, invita Concini ! d’une voix suppliante.

 

Et plus bas, il répéta ce que Léonora avait déjà dit une fois :

 

– Apprenez qu’on ne doit jamais faire attendre la reine.

 

– La reine ! s’émerveilla la bonne Perrine qui avait entendu.

 

Et elle regardait tour à tour Concini, « demoiselle Muguette » et la litière, faisant des efforts prodigieux pour comprendre ce qui se passait.

 

Quant à la jeune fille, elle se souciait fort peu des règles de l’étiquette. En ce moment, elle se reprochait comme une mauvaise action d’avoir oublié si longtemps « sa fille » Loïsette et son fiancé Odet. Et comme elle sentait très bien que sa mère ne s’éloignerait pas sans elle, sans tenir compte de l’invitation pressante de Concini, elle prit la mère Perrine dans ses bras et, en l’embrassant, elle lui glissa à l’oreille :

 

– Concini, c’est mon père… Tais-toi… Tu diras à Odet qu’on me conduit probablement au Louvre… Tu lui diras que je m’appelle Florence maintenant… Veille bien sur ma fille… embrasse-la bien pour moi… Ah ! tu diras à Odet qu’on t’a rendu Loïse, qu’il avise M. de Pardaillan, s’il le croit nécessaire. N’oublie pas mon nom : Florence… Adieu, ma bonne Perrine.

 

Et laissant la digne paysanne tout éberluée, elle monta enfin dans la litière qui partit aussitôt, sur un signe impérieux de Concini adressé aux deux palefreniers.

 

Laissons pour un instant Concini et Perrine sur le seuil de la porte grande ouverte où ils suivent des yeux la litière qui s’avance vers la rue de Vaugirard, et poussons jusqu’à ces deux carmes dont nous avons signalé la présence près de cette rue.

 

L’un de ces deux moines était petit, mince, fluet. Assurément, il devait être jeune : un novice probablement. L’autre était un géant aux formes athlétiques qui faisaient craquer les coutures du froc un peu juste pour lui.

 

Ces deux moines ne bougeaient pas plus que s’ils avaient été des saints de pierre. Ils semblaient ne rien voir et rien entendre de ce qui se passait devant le petit hôtel Renaissance de Concini, plongés qu’ils étaient dans une pieuse méditation. En réalité, sous le capuchon rabattu qui leur masquait le visage, ils dardaient des regards aigus et tendaient une oreille attentive de ce côté. En sorte qu’ils virent fort bien tout ce qui se passa là et qu’ils entendirent toutes les paroles qui furent prononcées sur un ton ordinaire. Et quand la litière s’ébranla, le plus petit, en pur castillan, dit au plus grand :

 

– Tu vois, d’Albaran, Léonora ne perd pas de temps : voici qu’elle enlève la petite bouquetière.

 

Et d’Albaran, avec son flegme accoutumé, comme la chose la plus simple du monde, proposa :

 

– Ordonnez, madame, et nous tombons sur ces quatre grands flandrins et sur ce bravache qui se donne des airs d’importance à cette portière. Nous les étrillons, nous les dispersons et nous nous emparons de la bouquetière que nous portons chez vous.

 

Avec un de ces sourires indéfinissables comme elle seule savait en avoir, Fausta – car c’était bien elle, dissimulée sous le froc d’un moine – refusa :

 

– Y penses-tu, d’Albaran ?… Attaquer la voiture de la reine régente de France ? On ne fait pas de ces choses-là.

 

– Suivons-nous la litière, madame ? demanda d’Albaran sans insister.

 

– À quoi bon ? Nous savons où elle va. Il est plus intéressant pour moi de savoir si cette paysanne va emporter cette petite Loïsette. Ne bougeons pas, d’Albaran.

 

Et, en effet, ils demeurèrent à leur poste d’observation.

 

Quelques minutes plus tard, Perrine sortait de la petite maison de Concini. Elle emportait dans ses bras la petite Loïsette qui se suspendait à son cou en souriant comme doivent sourire les anges. Concini avait tenu sa promesse : il avait lui-même remis l’enfant entre les bras de la bonne femme. Généreux comme il savait l’être en de certaines circonstances, il lui avait remis une bourse gonflée de pièces d’or en disant :

 

– Pour vous remettre des émotions que je vous ai causées, et pour acheter des friandises et des jouets à cette mignonne enfant.

 

Et la mère Perrine ne s’était pas fait scrupule d’accepter.

 

– Puisqu’il est le père de demoiselle Muguette, qui s’appelle maintenant demoiselle Florence, il peut bien payer, dit-elle.

 

Malgré tout, elle ne se sentait pas pleinement rassurée et ne demandait qu’à s’éloigner au plus vite de ces lieux dangereux où elle se sentait mal à son aise. La charrette était là. Elle y monta précipitamment, installa l’enfant sur ses genoux, et, excitant le cheval de la voix, elle partit.

 

De son coin, Fausta avait observé avec une attention haletante. Ce n’était pas la mère Perrine qu’elle regardait. Non, c’était sur la petite Loïse qu’elle fixait obstinément un regard de mystère en songeant :

 

– Voilà donc la petite Loïsette !… la fille du fils de Pardaillan !… ma petite-fille !…

 

Était-elle émue ? Qui sait ? Et qui pourrait dire, avec Fausta ?

 

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en passant devant les deux faux moines, Perrine salua respectueusement de la tête, fit dévotement un grand signe de croix, et, avec gratitude, prononça un :

 

– Grand merci, mon révérend.

 

Il lui avait semblé que le plus petit de ces moines, se redressant dans une attitude d’indicible majesté, sortant de la large manche une petite main blanche et potelée, avait lentement levé le dextre et laissé tomber sur l’enfant les gestes qui bénissent.

 

Oui, il lui avait semblé voir cela. Et c’est pourquoi elle remerciait avec émotion.

 

Mais sans doute avait-elle eu la berlue, car, à peine la charrette les avait-elle dépassés, que Fausta, saisissant le bras de d’Albaran, l’entraînait, le poussait devant elle, en ordonnant avec son calme habituel :

 

– Il faut suivre cette femme, savoir où elle conduit l’enfant, ne plus les lâcher d’une seconde. Va, d’Albaran.

 

Et d’Albaran partit devant à grandes enjambées, tandis qu’elle le suivait plus posément. Il n’alla pas loin, d’ailleurs. Il tourna à main droite dans la rue de Vaugirard, passa devant l’entrée du couvent des Carmes déchaussés, et entra dans la première maison qu’il trouva ensuite.

 

Dans la salle basse où il pénétra, ils étaient une douzaine de braves qui tuaient le temps en jouant aux dés ou aux cartes et en vidant force flacons. Ce qu’ils faisaient en toute conscience, mais, en silence, en soldats dressés à une discipline de fer et dont la consigne est d’éviter le bruit. En voyant paraître leur chef, ils se levèrent tous, sans bruit, et attendirent les ordres.

 

D’Albaran donna des instructions brèves à deux de ces braves qui sortirent sur-le-champ. Quelques secondes plus tard, ils étaient à cheval tous les deux, rattrapaient la charrette de la mère Perrine et se mettaient à la suivre. Ils ne devaient plus la lâcher.

 

À peine étaient-ils partis que Fausta entrait à son tour dans la maison et montait au premier, suivie de d’Albaran. Quand ils redescendirent, au bout de quelques minutes, ils étaient en cavaliers tous les deux et avaient le manteau relevé sur le visage. Ils montèrent tous à cheval. Fausta, ayant d’Albaran à son côté, prit la tête de sa petite troupe, et tout doucement, ils s’en allèrent tous vers la ville.

 

Si elle était partie quelques minutes plus tôt, Fausta aurait pu voir une cavalcade s’engouffrer en tourbillon dans la rue Casset et s’arrêter devant la petite maison du maréchal d’Ancre. C’étaient les ordinaires de Concini qui arrivaient, sous la conduite du chef dizainier qui était allé les chercher à l’hôtel de la rue de Tournon. Ils étaient une vingtaine pour le moins, parmi lesquels se trouvaient MM. de Bazorges, de Montreval, de Chalabre et de Pontrailles, que nous citons parce que nous avons déjà eu l’occasion de faire leur connaissance.

 

– Et derrière cette troupe, assez loin, trois hommes couraient à toutes jambes, comme s’ils avaient eu l’outrecuidante prétention de rattraper ces cavaliers lancés en trombe sur le pavé du roi.

 

XXXVIII

LA SORTIE

 

Il est temps de revenir à Odet de Valvert et à Landry Coquenard.

 

On doit se souvenir que nous les avons laissés dans la chambre de Concini, bien résolus tous les deux à suivre Florence et à veiller sur elle. Malheureusement, ils avaient perdu quelques secondes, et en de certaines circonstances critiques, il suffit de moins d’une seconde pour causer d’irréparables malheurs. Ce fut ce qui leur arriva. Lorsqu’ils s’élancèrent enfin, ils vinrent se casser le nez devant la porte soudain refermée.

 

– Foudre et tonnerre ! sacra Valvert furieux.

 

– Anges et démons ! glapit Landry Coquenard.

 

Tous les deux en même temps et à corps perdu, ils foncèrent sur la maudite porte qu’ils se mirent à marteler à coups de pied et à coups de pommeau d’épée. La porte ne trembla même pas. D’ailleurs elle était si bien dissimulée dans les boiseries, cette porte, qu’ils n’auraient pas su dire au juste si c’était bien sur elle qu’ils frappaient.

 

Ils s’en rendirent compte. Valvert l’étudia de près.

 

– C’est du fer, dit-il avec un commencement d’inquiétude.

 

Il chercha le loquet, la serrure, une fente, un trou quelconque par où il serait possible, peut-être, de glisser la pointe de son poignard et de forcer la porte. Il ne trouva rien.

 

– Inutile de nous entêter, expliqua Landry Coquenard ; elle doit s’actionner au moyen d’un ressort dont le bouton est dissimulé dans ces boiseries.

 

Et il se mit à chercher ce bouton. Pendant ce temps, Valvert jetait les yeux autour de lui, à la recherche d’un objet qui pourrait faire l’office de bélier. Il avisa un énorme fauteuil de chêne massif. Il s’en empara et le projeta à toute volée contre la porte. Au bout de quelques coups, le fauteuil se brisa. La porte n’avait même pas été ébranlée.

 

Ils comprirent ; lui, qu’il ne pourrait la briser, Landry Coquenard que, à moins d’être favorisé par une chance exceptionnelle, il ne trouverait pas de sitôt le bouton qui l’ouvrait. Ils y renoncèrent.

 

Ils ne se tinrent pas tranquilles pour cela. Ils firent ce qu’ils avaient peut-être eu tort de ne pas faire plus tôt : ils sautèrent sur la grande porte, celle par où ils étaient entrés, celle qui donnait sur une petite antichambre, laquelle donnait sur le grand escalier. Ils tirèrent les verrous que Landry Coquenard avait poussés, ils actionnèrent la serrure que le même Landry avait fermée à double tour.

 

Et la porte ne s’ouvrit pas.

 

– Ventre de Dieu ! s’emporta Landry Coquenard. Pourtant, j’ai fermé moi-même la porte qui, de l’escalier, donne accès dans l’antichambre qui est là derrière !

 

Et pris d’une crainte superstitieuse, il grelotta :

 

– Il y a de la sorcellerie là-dessous !

 

– Imbécile, lança Valvert.

 

Et, de son air froid, il expliqua :

 

– En fait de sorcellerie, il y a tout simplement une autre porte par où quelqu’un est entré pour fermer celle-ci.

 

– Si cette porte existait, je l’aurais remarquée, protesta Landry Coquenard.

 

– Bon, fit Valvert en levant les épaules, avais-tu vu cette porte de fer, là-bas ? Cela n’empêche pas qu’elle y est tout de même, qu’elle s’est ouverte devant nous, qu’elle s’est refermée… et si bien refermée que nous n’avons pas pu la rouvrir.

 

– Au fait, murmura Landry Coquenard ébranlé.

 

Mais revenant aussitôt à sa crainte première :

 

– Pourtant, il n’y avait pas de verrou derrière cette porte, quand nous sommes entrés. Ceci, j’en suis sûr.

 

– Dis que tu n’en as pas vu. Mais il y était dissimulé comme la porte, voilà tout. Il y était si bien que quelqu’un l’a poussé, que la porte se trouve barrée de ce fait et… que je crains bien que nous ne soyons pris ici comme des oiselets au trébuchet.

 

Cette fois, les exclamations de Valvert eurent le don de convaincre Landry Coquenard, qui se trouva rassuré. Rassuré quant à la crainte superstitieuse qui s’était abattue sur lui, s’entend. Car, pour ce qui est du reste, ils n’avaient malheureusement pas lieu d’être rassurés l’un et l’autre.

 

Pourtant, nous devons reconnaître qu’Odet de Valvert ne se montrait pas autrement ému. S’il s’était d’abord inquiété, c’était uniquement pour sa fiancée. Mais tout en s’activant, son esprit travaillait. Il réfléchissait. Et le résultat de ces réflexions était qu’il s’était dit qu’elle n’était pas immédiatement menacée : Concini et Marie de Médicis réfléchiraient certainement, avant de prendre une résolution violente à son égard. Si toutefois ils usaient de violence, ce qui n’était pas encore prouvé. Ces réflexions dureraient bien un jour ou deux, pour le moins. D’ici là, avec cette invincible confiance en soi que l’on n’a qu’à vingt ans, il s’affirmait qu’il aurait trouvé moyen de reconquérir sa liberté et qu’il pourrait voler à son secours, si besoin était.

 

Donc, Valvert n’était pas autrement inquiet sur son propre compte. Ce qui ne veut pas dire qu’il se croisait les bras, attendant que le ciel vînt le tirer de ce mauvais pas. Non, Valvert avait été à l’école de Pardaillan, qui lui avait appris à compter sur lui-même d’abord et avant tout.

 

D’un coup d’œil expert, il avait étudié la porte, sous l’épais capiton qui la recouvrait, il avait reconnu qu’elle était particulièrement solide.

 

Quelques poussées violentes de ses puissantes épaules n’avaient pas réussi à l’ébranler. Instruit par sa précédente expérience, il n’avait pas insisté, sûr d’avance qu’il ne réussirait pas plus à ouvrir la grande qu’il n’avait ouvert la petite. Il était allé à la fenêtre.

 

Nous croyons avoir dit que, malgré qu’il fît grand jour dehors, les rideaux étaient fermés. Tout était hermétiquement clos dans cette chambre où il eût fait nuit si des flambeaux n’avaient été allumés. En raffiné qu’il était, Concini, pour ses tête-à-tête galants, aimait à créer un jour artificiel autour de lui. Un jour qui fût parfumé par surcroît. De là une profusion de cires allumées, dont les mèches imprégnées d’essences aphrodisiaques, en se consumant, répandaient un parfum qui, à la longue, devenait énervant.

 

Valvert tira les rideaux, ouvrit la fenêtre. Et il se heurta à des volets de bois plein, capitonnés comme la porte, et maintenus hermétiquement fermés par des cadenas énormes.

 

Landry Coquenard, qui suivait tous ses mouvements avec une attention intéressée, gouailla :

 

– Nous connaissons cela pour avoir été, autrefois, au service du signor Concini. Vous pouvez être sûr, monsieur, qu’ici portes et fenêtres et les murs eux-mêmes, tout est capitonné de façon à étouffer les cris de celles qui, venues ici par force ou par surprise, ont essayé de se dérober à l’étreinte de l’illustre sacripant qui les tenait. Moi qui le connais bien, je suis un sacripant de ne pas avoir pensé à cela plus tôt.

 

Il ne se trompait pas.

 

Avec une grimace mélancolique, il ajouta :

 

– Nous voilà bien lotis, monsieur, et le diable lui-même, je crois, ne nous tirerait pas de ce maudit guêpier où nous nous sommes fourvoyés.

 

Peut-être ne se trompait-il pas davantage. Quoi qu’il en soit, Odet de Valvert ne perdit pas encore confiance.

 

– Nous verrons bien, dit-il. En attendant, cherchons s’il n’y a pas moyen de sortir de ce guêpier, comme tu dis si bien.

 

– Cherchons, monsieur, consentit Landry Coquenard en hochant la tête d’un air incrédule.

 

Ils laissèrent la fenêtre grande ouverte, le peu d’air que les volets clos laissaient passer purifiait toujours un peu une atmosphère qui devenait par trop lourde. Et ils se remirent à chercher avec une patience que rien ne semblait devoir rebuter.

 

Ces recherches, qui demeurèrent infructueuses comme les précédentes, eurent du moins un résultat assez appréciable pour eux : celui de leur faire passer le temps qui, sans cela, leur eût paru mortellement long. Cependant, malgré tout, ils sentaient qu’il y avait longtemps, des heures peut-être, qu’ils étaient enfermés dans cette pièce où ils furetaient sans trêve ni repos.

 

Ils ne trouvaient pas moyen de s’évader, le temps passait et personne ne paraissait. De temps en temps, Valvert prêtait une oreille attentive. Pas le moindre bruit ne parvenait jusqu’à lui. Et il avait l’ouïe très fine. Et c’était cela : cette solitude angoissante, ce silence lourd, menaçant, qui pesaient le plus sur lui et commençaient à l’énerver plus qu’il ne convenait.

 

Pendant que Landry Coquenard continuait à tâter, du bout des doigts, toutes les sculptures et jusqu’aux moindres aspérités des boiseries, dans l’espoir, toujours tenace, de découvrir le mystérieux bouton qui actionnait la porte, lui, il s’était mis à marcher d’un pas furieux.

 

– Mais enfin, s’écria-t-il, exaspéré, ce misérable Concini n’a pas, j’imagine, l’intention de nous oublier ici et de nous y laisser mourir de faim et de soif !

 

– Que non pas, rassura Landry Coquenard sans interrompre ses recherches.

 

– Alors que veut-il faire de nous ?

 

– Comment, ce qu’il veut faire ? Il veut nous prendre vivants, tiens !

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour nous occire proprement… à son idée… c’est-à-dire après nous avoir quelque peu tourmentés comme il sait le faire. Et il s’y entend, vous savez, monsieur. Il pourrait donner des leçons au tourmenteur juré le plus expert.

 

– La peur te fait radoter, mon pauvre Landry, reprocha Valvert. Et naïvement :

 

– Pourquoi nous tuer, pourquoi nous torturer ? Puisqu’il est le père… il ne peut plus être jaloux…

 

– Possible, monsieur, mais vous connaissez le secret de la naissance de sa fille… et c’est mortel cela, voyez-vous.

 

– Allons donc, il sait bien que je ne le trahirai pas, par amour pour sa fille !

 

– C’est encore possible. Mais il n’en reste pas moins acquis que vous l’avez insulté, menacé, frappé. Et cela, il ne le pardonnera jamais. Je le connais, allez : il est rancunier en diable. Non, monsieur, non, vous êtes condamné… Comme moi, du reste.

 

– Diable ! ce n’est pas gai, cela !

 

– Je ne dis pas que ce soit gai, mais c’est…

 

Brusquement, Landry Coquenard s’interrompit et, dans un hurlement de joie :

 

– Ah ! monsieur !…

 

– Quoi ? sursauta Valvert.

 

– La… po… or…, te ! bégaya Landry à moitié fou de joie. Ouverte !… elle est ouverte, monsieur !…

 

– C’est ma foi vrai ! s’émerveilla Valvert.

 

C’était vrai, en effet. La porte était non pas ouverte, comme disait Landry Coquenard, mais entrebâillée. Il n’y avait qu’à la pousser pour l’ouvrir tout à fait.

 

– Quelle chance que je me sois obstiné ! exulta Landry Coquenard. Le plus beau, c’est que je ne me suis aperçu de rien !… J’ai dû appuyer sur le bouton sans y prendre garde !… Détalons, monsieur !…

 

Il allait se précipiter. Mais ses paroles avaient donné à réfléchir à Valvert. Maintenant qu’il sentait l’action imminente, cet énervement qui s’était emparé de lui tombait comme par enchantement. Et du coup il retrouvait tout son sang-froid.

 

– Un instant, dit-il, qui sait depuis combien de temps cette porte est ouverte ?… Et qui sait si c’est bien toi qui l’as ouverte ?

 

– Et qui diable voulez-vous qui l’ait ouverte ?

 

– Concini peut l’avoir ouverte ou l’avoir fait ouvrir du dehors, répliqua froidement Valvert.

 

Sur ces mots, il dégaina vivement et fit siffler la lame flexible. Il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui, comme s’il voulait s’assurer une dernière fois qu’il ne laissait pas une menace inconnue derrière lui, et il alla résolument à la porte.

 

Landry Coquenard, qui avait dégainé comme lui, marchait sur ses talons.

 

Odet de Valvert, d’un geste violent, poussa la porte et, d’un bond, franchit le seuil. Landry Coquenard fit comme lui, derrière lui. Ils s’attendaient à tomber sur une troupe d’assassins qui les recevraient l’épée et le poignard au poing. Ils furent tout étonnés de voir qu’il n’y avait personne.

 

Ils se trouvaient dans ce petit couloir où nous avons vu évoluer Léonora Galigaï. Ce couloir était suffisamment éclairé par une étroite fenêtre qui se trouvait à une de ses extrémités. Ils la guignèrent tout de suite, cette fenêtre. Elle était garnie d’épais barreaux. Ils ne s’en occupèrent plus.

 

On comprend qu’ils ne s’attardèrent pas dans ce couloir. Ils tendirent l’oreille : toujours le même silence impressionnant. C’était à croire que la maison était déserte et qu’on les y avait abandonnés. Ils s’orientèrent. Valvert souffla :

 

– Laisse la porte ouverte… On ne sait jamais.

 

Ils partirent, souples et silencieux, évitant de faire craquer le parquet sous leurs pas, surveillant du coin de l’œil les portes qui donnaient sur ce couloir, s’attendant à les voir s’ouvrir sur leur passage, et se tenant prêts à soutenir le choc, d’où qu’il vînt. Mais les portes ne s’ouvrirent pas, et ils arrivèrent sans encombre à l’entrée du petit escalier.

 

Au moment où ils allongeaient le pied pour le poser sur la première marche, ils entendirent un éclat de rire sardonique derrière eux. Ils se retournèrent tout d’une pièce. Ils ne virent personne. La petite porte de fer qu’ils avaient eu tant de mal à ouvrir se voyait très bien là-bas.

 

Elle était toujours telle que l’avait laissée Landry Coquenard : grande ouverte. Tout à coup, le même éclat de rire se fit entendre de nouveau. Cette fois-ci, on ne pouvait s’y tromper, l’inquiétant éclat de rire jaillissait de la chambre qu’ils venaient de quitter il y avait à peine quelques secondes.

 

Personne ne se montra, cependant. Et aussitôt après ce nouvel éclat de rire, ils entendirent un claquement sec. Le rayon lumineux qui sortait de cette chambre s’éteignit brusquement ; la porte venait de se fermer, leur coupant la retraite qu’ils s’étaient ménagée. Valvert se trouvait fixé maintenant.

 

– Tu vois, dit-il, que ce n’est pas toi qui avais ouvert la porte. Et il ne se donnait plus la peine de baisser la voix.

 

– Je commence à le croire, soupira Landry Coquenard d’un air piteux.

 

– C’est en bas qu’on voulait nous voir, c’est en bas qu’on nous attend et qu’il va falloir en découdre, reprit Valvert.

 

– Oïme, gémit lamentablement Landry Coquenard. Autrement dit, en français : Hélas ! monsieur.

 

Valvert lui jeta un coup d’œil de travers. Mais il sentit la nécessité de le remonter. Et, tel un héros d’Homère entraînant ses compagnons, il déclama :

 

– Or, puisque c’est en bas qu’on nous attend, allons-y franchement, comme deux braves que nous sommes, et montrons à ces lâches assassins ce que peuvent faire deux hommes de cœur tels que nous.

 

Mais Landry Coquenard, il faut croire, était dans un de ses mauvais moments. Il continua de geindre :

 

– Parlez pour vous, monsieur. Pour ce qui est de moi, mon cœur ne se manifeste guère que par ce fait que je le sens défaillir. Je ne vous cache pas, monsieur, que je donnerais beaucoup pour être ailleurs que dans cette chienne de maison.

 

– Çà, maître Landry, aurais-tu peur ? gronda Valvert.

 

– Certainement, monsieur, avoua Landry Coquenard plus piteusement que jamais. J’ai peur, très peur, tout ce qui s’appelle avoir peur… Si peur que la colique me tord le ventre et que je crains fort qu’il ne m’arrive un accident… malséant.

 

Et se redressant tout à coup :

 

– Mais je tiens à ma peau, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire. Et, soyez tranquille, monsieur, je ferai de mon mieux pour qu’on me l’endommage le moins possible, cette peau.

 

– Bon, sourit Valvert rassuré, je n’en demande pas plus.

 

Ils descendirent sans prendre aucune précaution pour dissimuler leur présence. Ils arrivèrent dans un petit vestibule sur lequel donnaient plusieurs portes. Comme ils n’étaient pas entrés par là, et que le lieu était assez sombre, ils hésitèrent un instant, se demandant laquelle de ces portes ils devaient ouvrir pour gagner la sortie. Si toutefois ils parvenaient à sortir, car ils comprenaient d’instinct qu’ils étaient arrivés à l’endroit où on avait voulu les amener et que c’était là, dans cet espace restreint et sombre, où il était facile de les cerner, que la bataille allait s’engager. Aussi, peut-on croire qu’ils se tenaient plus que jamais l’œil et l’oreille au guet.

 

Et en effet, ce fut en cet endroit même, à l’instant précis où ils y posèrent les pieds, que la présence de l’ennemi, jusque-là invisible, se manifesta. Derrière eux, sur l’escalier qu’ils venaient de quitter, ils entendirent des ricanements et des chuchotements. Ils se retournèrent. Cinq ou six des ordinaires étaient en train d’occuper l’escalier, où ils s’installaient avec des airs qui signifiaient qu’il ne fallait pas espérer battre en retraite par là.

 

Ces premiers assassins, qui se montraient enfin, étaient commandés par Longval. Landry Coquenard le reconnut sur-le-champ. On sait que sa rancune féroce allait plus particulièrement à ce chef dizainier ainsi qu’à Roquetaille. En l’occurrence, cette rancune se manifesta par quelques sarcasmes cinglants, agrémentés, comme de juste, d’injures truculentes, qu’il se hâta de décocher à son ennemi.

 

Il aurait mieux fait de garder sa langue et de regarder autour de lui avec attention. Cette maigre satisfaction qu’il s’accordait lui coûta cher. Pendant qu’il se tenait le nez en l’air pour insulter Longval qui demeurait impassible et dédaigneux, il s’empêtra les jambes dans nous ne savons quel obstacle qu’il n’avait pas vu. Et il tomba en lançant un juron.

 

À cet instant précis, Longval, sans bouger de l’escalier, lança un coup de sifflet. À ce signal, les portes s’ouvrirent. La meute de Concini envahit le vestibule qui fut soudain éclairé. Dix poignes robustes s’abattirent sur l’infortuné Landry Coquenard. Il n’était pas encore revenu de son ahurissement que déjà il était désarmé, enlevé, ficelé des pieds à la tête, et bien qu’il fût dans l’impossibilité d’esquisser un mouvement, solidement maintenu.

 

Cela s’était accompli en silence, avec une rapidité fantastique. Et maintenant, avec une intraduisible grimace, le pauvre Coquenard se disait :

 

« On n’échappe pas à sa destinée. Et la mienne, décidément, était de tomber vivant entre les griffes de cette bête féroce qui s’appelle Concini. »

 

Et, avec un frisson d’épouvante :

 

« Ah ! pauvre de moi, quelles tortures ne va-t-il pas m’infliger !… »

 

Odet de Valvert n’était pas tombé, lui. Il était libre. Il avait l’épée d’une main, le poignard de l’autre. Mais sa situation était terrible. Il jeta un regard sanglant autour de lui. De toutes parts, il se vit entouré d’un cercle de fer. Tous les suppôts de Concini étaient là. Ils étaient bien une trentaine, au premier rang desquels Rospignac, Roquetaille, Eynaus, Louvignac, Longval, descendu de son escalier.

 

Dans cet étroit espace, ils s’écrasaient littéralement. Et lui, au centre, il n’aurait pu faire deux pas, dans n’importe quelle direction, sans se heurter à la pointe d’une rapière. Il se secoua comme le sanglier acculé par la meute. Il rugit dans son esprit :

 

« Rage et massacre, ils ne m’auront pas vivant !… Et avant de m’avoir mort, j’en découdrai plus d’un ! »

 

Chose curieuse, contre leur habitude, les estafiers de Concini ne prononçaient pas une parole, ne faisaient pas un mouvement. C’était en silence qu’ils étaient apparus et qu’ils avaient formé le cercle. Et maintenant, ils ne bougeaient plus, ils se tenaient muets, impassibles, immobiles, la pointe de l’épée tendue en avant. Et à les voir ainsi campés, on eût dit une fantastique et hideuse machine à larder prête à fonctionner.

 

– Qu’attendent-ils donc pour me charger ? s’étonna Valvert.

 

Il allait prendre les devants, lui, et foncer droit dans le tas, quitte à s’embrocher lui-même. Il n’en eut pas le temps. Devant lui, les rangs s’écartèrent, et Concini, invisible jusque-là, parut. Et l’élan de Valvert se trouva brisé net, devant cette apparition.

 

L’épée au fourreau très calme, très sûr de lui, un sourire inquiétant aux lèvres, Concini s’approcha de lui.

 

Et, devant cet homme désarmé, Odet de Valvert, livide, échevelé, exorbité, abaissa son fer, recula jusqu’à ce que, sentant les pointes d’acier déchirer sa chair, il s’arrêta en grondant une imprécation.

 

Concini savait bien ce qu’il faisait, lui qui avait machiné cette honteuse mise en scène. Il savait bien que, même au risque de sa liberté et de sa vie, le trop scrupuleux amoureux qu’était Odet de Valvert respecterait en lui, si méprisable qu’il fût, le père de sa bien-aimée. Devant ce recul prévu, il accentua son rictus de fauve. Et, brave à bon compte, il s’approcha encore, leva la main et, d’une voix rude, prononça :

 

– Vous êtes mon prisonnier. Rendez votre épée.

 

Odet de Valvert eut une imperceptible hésitation. Cette hésitation n’échappa pas à l’œil de Concini.

 

– Résister est impossible, dit-il froidement, et ceux-ci ne vous tueront pas, quoi que vous fassiez. Rendez-vous, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

 

– Soit, je suis prisonnier, céda Valvert. Pour ce qui est de mon épée…

 

Il la brisa d’un coup sec sur le genou, laissa tomber les tronçons et le poignard à terre, et se redressant, plongeant un regard flamboyant dans les yeux de Concini :

 

– Voilà, dit-il.

 

Concini leva les épaules et, dédaigneux, commanda :

 

– Emmenez-le !

 

Alors la meute célébra cette belle victoire en donnant de la voix. Alors Rospignac, Louvignac, Roquetaille, Eynaus, Longval, tous ceux que la lourde main de Valvert avait étrillés et qui portaient encore au visage la marque de ses coups, tous ceux-là s’avancèrent en se bousculant, en grondant d’intraduisibles injures et en brandissant les cordelettes avec lesquelles ils entendaient le ficeler comme ils avaient fait de Landry Coquenard, témoin impuissant et indigné de cette scène hideuse.

 

Mais Odet de Valvert n’avait plus affaire à Concini. Aucun scrupule excessif ne le paralysait vis-à-vis de ceux-ci comme vis-à-vis de leur maître. Et il le leur fit voir. Il se secoua comme le lion qu’une mouche ; importune. Et, dans ce mouvement, il envoya s’étaler ceux qui avaient eu l’imprudence de l’approcher de trop près. Et de sa voix qui paraissait étrangement calme, il avertit :

 

– Concini, je veux bien vous suivre de plein gré. Mais je vous conseille d’ordonner à vos chiens de basse-cour de ne pas lever leurs ignobles pattes sur moi. Je vous le conseille, pour eux.

 

Il y avait de telles vibrations dans cette voix, qui paraissait si calme, que Concini n’osa pas passer outre. Et apaisant de la main sa meute qui protestait par des aboiements féroces :

 

– Bah ! dit-il, il ne peut pas vous échapper, inutile de l’attacher. Et, prenant le bras de Rospignac :

 

– Viens, Rospignac, ajouta-t-il.

 

– Monseigneur est trop généreux vis-à-vis de ce drôle, reprocha Rospignac avec un indicible accent de regret.

 

Odet de Valvert eut un sourire livide. Et avec la même voix trop calme :

 

– Rospignac, dit-il, rappelle-toi ce que je t’ai promis : chaque fois que je te rencontrerai, fût-ce au pied du trône, devant le roi, fût-ce au pied de l’autel, devant Dieu, tu feras connaissance avec le bout de ma botte.

 

Et, comme s’il avait seul le droit de commander :

 

– Marchons, dit-il à ceux qui l’encadraient.

 

Et le ton était si impérieux qu’ils obéirent tout effarés.

 

XXXIX

UN INCIDENT IMPRÉVU

 

Ils sortirent. On amena le cheval de Valvert. Il se mit en selle posément, avec une tranquillité que plus d’un ne put s’empêcher d’admirer intérieurement. Il jeta un coup d’œil investigateur autour de lui. La petite rue paraissait déserte. La nuit tombait. Il eut un sourire qui eût donné fort à réfléchir à ses gardes, s’ils avaient pu le voir.

 

En reconnaissant qu’il avait entre les jambes une monture vigoureuse, souple, docile, qu’il sentait parfaitement capable de fournir tous les efforts qu’il se verrait contraint de lui demander, l’idée de tenter un coup de folie, que l’obscurité pouvait favoriser, venait de lui traverser l’esprit.

 

Pardieu ! il se rendait très bien compte que, gardé comme il l’était par une trentaine de gaillards armés jusqu’aux dents, alors que lui-même était désarmé, ses chances de réussite étaient à peu près nulles. Mais, au bout du compte, que risquait-il de plus puisqu’on le conduisait à la mort ?

 

Sa résolution fut vite prise. Alors, il pensa à Landry Coquenard qu’il avait quelque peu oublié jusque-là. Car il va sans dire qu’il entendait l’associer à sa tentative et lui faire partager sa chance, bonne ou mauvaise. Il le chercha des yeux. Et il finit par le découvrir à deux rangs devant lui.

 

Le pauvre Landry Coquenard était loin d’être aussi bien partagé que son maître. Non seulement on ne l’avait pas déchargé des liens qui l’enserraient, mais on y avait encore ajouté en l’attachant sur l’encolure d’un cheval. Il était là, qui pendait comme une loque, devant le cavalier chargé de le garder, lequel, sans générosité aucune, l’accablait de quolibets et de railleries féroces.

 

Cette découverte inattendue arracha un soupir à Odet de Valvert. Il plia les épaules devant l’inexorable fatalité qui semblait s’acharner sur lui : son beau projet devenait irréalisable dès l’instant que Landry Coquenard, incapable de faire un mouvement, se trouvait dans l’impossibilité d’y prendre part.

 

Et qui sait si Concini ne traitait pas si durement Landry Coquenard uniquement pour enlever à Odet de Valvert toute velléité de fuite ? Qui sait si Concini ne s’était pas dit que ce jeune homme, avec ses idées incompréhensibles, ne consentirait jamais à se tirer d’affaire tout seul du moment que son compagnon ne pouvait en faire autant ? Quoi qu’il en soit, que Concini l’eût voulu où non, Valvert préféra renoncer à son projet et se sacrifier lui-même plutôt que d’abandonner Landry Coquenard.

 

La troupe s’était mise en marche, au pas. Les deux prisonniers, séparés l’un de l’autre, étaient au centre, bien encadrés et tenus à l’œil. Concini précédait ses hommes d’une dizaine de pas. Rospignac marchait à son côté. Ils riaient et plaisantaient ensemble, tous les deux étant de joyeuse humeur : Concini parce qu’il avait réussi l’importante capture d’Odet de Valvert et de Landry Coquenard, Rospignac parce qu’il avait vu que la petite bouquetière était partie sans Concini. Disons à ce sujet que ce départ en compagnie de la reine n’avait pas été sans lui causer un étonnement prodigieux. Car il ignorait, comme ses hommes, ce qui s’était passé et que son maître, ainsi que la reine avaient reconnu leur fille en cette bouquetière des rues qu’il convoitait avec une passion jalouse si féroce qu’il avait failli poignarder son maître pour la lui arracher.

 

Donc les deux hommes bavardaient joyeusement. Nous avons dit qu’ils allaient au pas. Ils arrivèrent à la rue de Vaugirard, dans laquelle ils s’engagèrent en tournant à gauche. Leur troupe, derrière eux, se trouvait encore dans la rue Casset. Ils firent deux ou trois pas dans la rue de Vaugirard.

 

À ce moment, quelque chose comme un poids énorme tomba brusquement sur la croupe de la monture de Concini. La bête fléchit sur les jarrets. Concini lança un porco Dio ! retentissant. En même temps il voulut se retourner pour voir qu’elle était la chose monstrueuse ou l’être fantastique qu’il sentait grouiller derrière son dos. Il se sentit saisi par deux tenailles auxquelles il essaya vainement de s’arracher. Et il entendit une voix froide, mordante, qu’il lui sembla reconnaître, commander à son oreille, et sur quel ton d’impérieuse menace :

 

– Descendez, Concini !

 

Au son de cette voix, qu’il avait sans doute de bonnes raisons de connaître, l’épouvante, une épouvante indicible, affolante, s’était abattue en rafale sur Concini. Il voulut crier, appeler à l’aide. La voix s’étrangla dans sa gorge. Non pas que cette soudaine épouvante lui coupât la voix, mais bien parce que les deux tenailles ayant remonté de ses épaules à sa gorge serraient impitoyablement, irrésistiblement, l’étranglaient à moitié.

 

Comme dans un cauchemar oppressant, il se sentit happé, secoué, arraché de la selle, soulevé, jeté comme un paquet inerte entre les griffes de deux démons qu’il entrevit vaguement, lesquels semblèrent jaillir de terre tout exprès pour, avec des grognements effrayants, le recevoir, l’agripper, le maintenir solidement, et non sans rudesse.

 

Alors l’être fantastique dont la voix avait produit un si foudroyant effet sur Concini et dont la poigne irrésistible venait de l’enlever aussi facilement que s’il n’eût été qu’un fétu, cet être sauta à terre avec une légèreté et une agilité merveilleuses. Et il y arriva presque en même temps que Concini.

 

Disons sans plus tarder que cet être fantastique n’était autre – on l’a deviné sans doute – que Pardaillan. Quant aux deux démons, non pas surgis de terre, mais simplement sortis du renfoncement où ils se tenaient blottis, c’était Escargasse et Gringaille, les deux compagnons du fils de Pardaillan… et deux anciennes connaissances à Concini.

 

Cet hardi coup de main s’était accompli avec une rapidité telle que Rospignac en était encore à se demander ce qui arrivait à son maître et que la troupe qui les suivait n’avait pas encore débouché de la rue Casset.

 

Pendant que la stupeur le paralysait, Escargasse et Gringaille, qui devaient avoir reçu leurs instructions d’avance, ne perdaient, pas une seconde, s’activaient avec une rapidité qui tenait du prodige, Concini n’avait pas encore touché terre que ses armes lui étaient subtilisées sans qu’il eût pu dire comment cet escamotage s’était accompli. Puis, les deux compagnons l’encadrèrent, le maintenant solidement par les bras. Et, chose terriblement significative, il sentit au même instant la pointe acérée d’un poignard s’appuyer sur sa gorge. Et pendant qu’ils agissaient, leurs langues ne demeuraient pas muettes.

 

– Et autrement, disait Escargasse avec son plus gracieux sourire, comment va, signor Concini ?… Pas moinsse, il y avait pas mal de temps qu’on ne s’était vus, hé ?

 

– Toujours élégant et superbe, l’illoustrissime signor Concini, complimentait le plus sérieusement du monde Gringaille.

 

Et il ajouta, sinistrement aimable :

 

– Comme on se retrouve, tout de même !

 

– Ah ! vrai ! depuis le temps, je suis sûr que monsignor ne nous reconnaît plus ! reprocha Escargasse avec une pointe d’amertume.

 

– Les grands sont si ingrats, si oublieux ! philosopha Gringaille. Ils s’amusaient follement, comme de grands enfants terribles qu’ils étaient. Ils voyaient bien que leur ancien maître ne les reconnaissait que trop bien. En effet, Concini les nomma sur-le-champ, sans hésiter, et avec un tremblement dans la voix qui trahissait la crainte horrible qui le talonnait :

 

– Gringaille !… Escargasse !…

 

– Zou ! il nous reconnaît ! s’émerveilla Escargasse. Et il complimenta :

 

– Ah ! le digne signor !…

 

– Monsignor nous comble ! remercia Gringaille.

 

À vrai dire, la crainte de Concini ne venait pas précisément d’eux, bien que leur attitude singulièrement inquiétante eût suffi, à elle seule, à justifier cette crainte. Elle venait surtout de ce fait que, maintenant, il était sûr de ne pas s’être trompé quand il avait cru reconnaître la voix de Pardaillan. Il le vit qui s’approchait de lui, un sourire aigu aux lèvres. Et ce sourire, qu’il connaissait trop bien, redoubla les transes mortelles de Concini. Et il murmura avec un accent de sourde terreur :

 

– Monsieur de Pardaillan !

 

– Moi-même, fit Pardaillan qui avait deviné plutôt qu’il n’avait entendu cette exclamation.

 

Et il ajouta aussitôt, avec une froideur terrible :

 

– Si vous voulez sortir vivant de ce mauvais pas, je vous conseille, Concini, d’ordonner à vos gens de se tenir tranquilles.

 

Ce conseil était justifié par l’attitude de Rospignac et de ses hommes qui venaient enfin de paraître dans la rue.

 

Le lecteur s’étonnera peut-être de l’inaction du capitaine des gardes de Concini. Cette inaction s’explique par le fait que ce qui nous a demandé pas mal de lignes à raconter s’était accompli dans la réalité avec une rapidité qui eût déconcerté d’autres que Rospignac. Depuis l’instant où Pardaillan avait bondi sur la croupe du cheval de Concini, jusqu’au moment où il lui donnait ce charitable conseil, quelques secondes tout au plus s’étaient écoulées.

 

Rospignac s’était ressaisi. Sa première idée fut qu’il se trouvait en présence d’une attaque de détrousseurs de grand chemin. C’est assez plausible, à cette heure tardive et en ce lieu désert qui était déjà presque la campagne. Dès qu’il comprit cela, il voulut foncer sur eux. Trop tard. Il s’aperçut qu’ils tenaient déjà Concini et qu’ils auraient le temps de le poignarder avant qu’il fût arrivé sur eux. Cette réflexion le cloua sur place.

 

Cependant, il n’était pas homme à demeurer passif. Il ne l’eût pas fait, même s’il avait été seul. À plus forte raison, lorsqu’il se savait suivi par une escorte imposante. En quelques coups de sifflet qu’il lança aussitôt, il commanda à ses hommes la manœuvre à accomplir. En même temps, il avertit sur un ton rude :

 

– Holà ! mauvais garçons, faites attention à ce que vous allez faire ! Vous ne savez pas à qui vous vous attaquez !

 

Cependant le conseil de Pardaillan avait arraché à Concini un frisson qui le parcourut de la nuque aux talons. C’est qu’il savait que la menace était on ne peut plus sérieuse. Malgré tout, il hésita : son orgueil se refusait à paraître céder devant la peur.

 

Là-bas, avec une promptitude remarquable, dans un ordre parfait, les ordinaires exécutaient la manœuvre commandée par le sifflet de leur chef.

 

Pardaillan n’ajoutait pas un mot, ne faisait pas un mouvement. Il regardait, en connaisseur, s’effectuer la manœuvre. Et il avait toujours au coin des lèvres ce sourire aigu qui donnait des sueurs froides à Concini.

 

Mais s’il ne bougeait pas plus que s’il eût été soudain mué en statue, Gringaille et Escargasse parlaient et agissaient. Et leurs gestes étaient d’une éloquence terriblement significative.

 

– Quelle joie et quel honneur pour moi de saigner l’illoustre Concini comme un cochon malade ! jubila Gringaille.

 

Et en disant ces mots, il appuyait fortement la pointe de son poignard sur la gorge de Concini qui eut un sursaut de douleur.

 

– Outre ! exulta Escargasse, il ne sera pas dit que je n’aurai pas eu ma part d’une si belle saignée !…

 

Et à son tour il mettait le poignard sur la gorge de Concini qui se raidit de toutes ses forces pour ne pas céder.

 

Là-bas, la charge s’effectuait en trombe, au triple galop, avec des clameurs épouvantables.

 

Froidement, lentement, inexorablement, avec des grondements de joie affolants, Gringaille et Escargasse poussaient le poignard.

 

Cette fois, Concini comprit que s’il hésitait une demi-seconde de plus, c’en était fait de lui. La peur fut plus forte que l’orgueil. D’une voix de tonnerre qui couvrit toutes les clameurs, il hurla :

 

– Que personne ne bouge, par le sang du Christ.

 

La charge vint s’arrêter à deux pas de Concini plus mort que vif. Il était temps : deux larmes vermeilles coulaient lentement de sa gorge, roulaient et allaient se perdre dans la précieuse dentelle de son col qui se tacheta de pourpre.

 

Escargasse et Gringaille, non sans un regret manifeste, avaient aussitôt arrêté leur piquante et trop éloquente démonstration. Et ils exprimèrent leur cruelle déception par deux jurons qui fusèrent en même temps :

 

– Ah ! millodious ! Misère de Dieu !

 

Comme si de rien n’était, avec la même froideur distante, Pardaillan prononça :

 

– Causons, maintenant.

 

Ceci s’adressait à Concini, bien entendu. Mais la secousse avait été vraiment un peu rude. Concini, avant de répondre, souffla fortement, essuya son front qu’inondait une sueur glacée, étancha avec son mouchoir quelques gouttes de sang qui reparaissaient sur sa gorge.

 

Patient, Pardaillan lui laissa tout le temps de se remettre. Au reste, Gringaille et Escargasse ne le lâchaient pas et ils gardaient au poing leur menaçant poignard.

 

Concini, remis, réfléchissait. Il voyait bien que tout n’était pas dit encore. Il cherchait à deviner pourquoi Pardaillan s’était emparé de lui. Car il était bel et bien son prisonnier et à sa merci, malgré ses trente et quelques hommes d’escorte qu’il avait dû immobiliser, qui pourraient peut-être venger sa mort, mais qui, assurément, ne pourraient jamais l’empêcher d’être égorgé, comme il avait failli l’être. Il cherchait et ne trouvait pas. L’idée qu’il pouvait être question d’Odet de Valvert ne lui était pas encore venue, parce qu’il ignorait les liens d’amitié étroite qui existaient entre le chevalier et le jeune homme.

 

Mais Pardaillan avait dit : « Causons. » Dès l’instant qu’il s’agissait de négocier, Concini retrouvait toute son assurance. Et, dans l’espoir de s’en tirer au meilleur compte possible, il prit aussitôt l’offensive. Avec véhémence, il reprocha :

 

– Monsieur de Pardaillan, vous m’aviez engagé votre parole de ne jamais rien entreprendre contre moi. Vous manquez à cette parole, vous dont on vantait la loyauté. Et de quelle façon ! Vous vous mettez à trois contre un homme seul !… Fameux exploit, en vérité, et qui montre combien était surfaite cette réputation de folle bravoure qui était la vôtre.

 

Pardaillan l’avait laissé dire sans chercher à l’interrompre. Quand il eut fini, de sa voix glaciale, il remit les choses au point.

 

– Celui – c’est vous qui l’avez dit – dont on vantait la loyauté, ne vous avait engagé sa parole qu’à cette condition expresse que vous-même n’entreprendriez jamais rien contre les siens.

 

– N’ai-je pas tenu scrupuleusement ma parole ? protesta vivement Concini.

 

– Non, fit catégoriquement Pardaillan. Aujourd’hui, vous avez délibérément manqué à votre parole et, de ce fait, vous m’avez dégagé de la mienne.

 

– Moi ! se récria Concini qui ne pensait toujours pas à Valvert, que la foudre m’écrase si je comprends ce que vous voulez dire !

 

– Vous allez comprendre, fit Pardaillan, de son air froidement paisible : aujourd’hui même, dans cette maison d’où vous sortez, vous avez violenté un des miens. Et de quelle façon ! Comme vous dites si bien : en lançant contre lui toute votre bande de braves… Combien sont-ils au fait ?… Une trentaine pour le moins… Vous vous êtes mis à trente pour saisir un homme. Encore, je jurerais que, ne vous estimant pas en force, vous avez dû recourir à quelque manœuvre bien déloyale. À la bonne heure, voilà un exploit qui laisse bien loin derrière lui nos exploits à nous, dont la réputation de bravoure a été bien surfaite, à nous qui, sans vergogne, nous mettons à trois pour enlever un homme à la tête d’une escorte aussi nombreuse que la vôtre ! Un de ces exploits enfin, tout à fait dignes de l’illustre guerrier qui a su bravement conquérir son bâton de maréchal dans les courtines d’un lit !…

 

Il disait cela sans s’animer. Mais chacune de ses paroles qui tombaient du bout de ses lèvres que retroussait un sourire écrasant de dédain, chacune de ses paroles cinglait comme un coup de fouet.

 

Concini se sentit fouaillé jusqu’au sang. Mais, en comédien de génie qu’il était, il sut commander à son visage de n’exprimer pas d’autre sentiment que la surprise, tandis qu’il s’écriait :

 

– Comment, c’est de ce petit aventurier de Valvert que vous parlez !…

 

– Dites : M. le comte de Valvert, redressa sèchement Pardaillan.

 

– Oh ! si vous y tenez, consentit Concini qui, pareil en cela à la grande Catherine de Médicis, avait cette supériorité de savoir plier pour mieux se redresser. Et avec toute l’ironie qu’il put y mettre : M. le comte de Valvert est donc de vos parents ?

 

– Il l’est. Et je l’affectionne autant que mon fils.

 

– Je vous jure que je l’ignorais complètement ! Évidemment il était sincère. Au reste, Pardaillan ne doutait pas de sa sincérité. Et précisant :

 

– Vous avez pris un des miens. Je vous tiens. Si vous voulez que je vous laisse aller, rendez-moi d’abord mon parent. Vous voyez que c’est très simple et que vous vous en tirez à bon compte.

 

Concini n’était pas de cet avis. L’idée de rendre la liberté à Valvert lui paraissait insupportable. Il savait bien à quel adversaire redoutable et résolu il avait affaire, pourtant il essaya de se dérober. Et, sondant le terrain :

 

– Et si je refuse ? dit-il.

 

– Alors, je vous garde, fit froidement Pardaillan. Et notez bien, Concini, que je vous ferai subir exactement les mêmes traitements que vous ferez subir à Odet.

 

– Pour me garder, il faudra m’emmener.

 

– Je vous emmènerai.

 

Pardaillan disait cela très simplement, avec une assurance déconcertante, comme s’il s’agissait de la chose la plus facile du monde. Concini, qui le connaissait bien, ne put réprimer un frisson. Malgré tout, il ne se rendit pas encore.

 

– Et si je vous fais charger par mes gens ? fit-il.

 

– C’est différent, dit Pardaillan avec la même simplicité. Alors, avant que vos gens soient arrivés jusqu’à nous, ces deux-ci qui vous tiennent, vous égorgent proprement.

 

Et, avec un sourire railleur :

 

– Regardez-les, Concini, et voyez s’ils paraissent disposés à vous manquer ou à vous faire grâce.

 

Il disait vrai. Gringaille et Escargasse brandissaient leur poignard avec une frénésie terriblement significative. Et, pour marquer la joie que leur causait la perspective d’avoir bientôt, comme ils disaient, « à saigner le signor Concini », ils se livraient à une débauche de grimaces d’un comique qui avait on ne sait quoi de sinistre.

 

– Ils me tueront, soit, essaya de braver Concini, mais tenez pour certain que ma mort sera vengée séance tenante. Vous serez massacrés sur place.

 

– Bah ! fit Pardaillan d’un air détaché, à mon âge on peut faire le grand voyage… Et puis… nous ne sommes pas précisément manchots, tous les trois… Il n’est pas prouvé du tout que vos chenapans, si nombreux qu’ils soient, nous expédieront comme vous paraissez le croire.

 

« O Cristo ladro ! rugit Concini dans son esprit, c’est que c’est vrai que ce démon est de force à tenir tête à mes hommes et à se retirer indemne après leur avoir taillé des croupières !… »

 

Ce fut cette pensée, nous pourrions presque dire cette certitude, qui le décida. Et, élevant la voix, refoulant sa rage, rongeant sa honte, il commanda :

 

– Rospignac !… Rendez la liberté à M. de Valvert.

 

– Et dites-leur que personne ne bouge, recommanda Pardaillan sans triompher. Valvert saura bien venir tout seul ici.

 

– Que personne ne bouge, répéta docilement Concini, définitivement dompté.

 

Quelques secondes plus tard, Odet de Valvert se trouvait au côté de Pardaillan. Et, très calme, comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé :

 

– J’avais reconnu votre voix, dit-il, et je pensais bien que vous ne vous en iriez pas sans moi. Mais, monsieur, tout n’est pas dit encore : il faut qu’on me rende mon pauvre Landry.

 

Concini avait espéré que Landry serait oublié. Il essaya d’ergoter :

 

– Monsieur de Pardaillan, vous avez dit que vous me rendriez ma liberté si je vous rendais votre parent. Je vous l’ai rendu. Tenez votre parole. Au surplus, ce Landry qui est un fieffé coquin qui m’a trahi quand il était à mon service, vous ne pouvez pas dire qu’il est aussi de votre famille.

 

– Non, mais c’est mon serviteur, fit vivement Valvert. J’imagine que vous n’attendez pas de moi que j’abandonne un serviteur qui s’est bravement exposé à mon service.

 

– Concini, intervint Pardaillan, je vous conseille de vous exécuter de bonne grâce, jusqu’au bout.

 

Et d’une voix qui se fit rude :

 

– Je vous conseille surtout de ne pas abuser de ma patience qui commence à être à bout… Allons, finissons-en.

 

Concini comprit que s’il résistait encore, les choses allaient se gâter pour lui. Il ne souffla plus mot. Et il s’exécuta. Il s’exécuta de fort mauvaise grâce, en grondant de sourdes menaces et en les poignardant tous les deux du regard. Mais il s’exécuta tout de même. Et, au bout du compte, c’était l’essentiel.

 

Landry Coquenard fut descendu de cheval, débarrassé des liens qui le meurtrissaient et invité à déguerpir au plus vite. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il ne se fit pas répéter deux fois cette invitation tout à fait bienvenue, malgré le ton peu amène sur lequel elle était formulée. Il se glissa vivement entre les chevaux et s’en vint prendre place derrière son maître. Là, avec une satisfaction compréhensible, il se mit à frictionner activement ses membres ankylosés, en se disant, avec une grimace de jubilation :

 

– Il paraît que mon heure n’était pas encore venue !… Dès demain, j’irai porter un beau cierge à M. saint Landry, mon vénéré patron. Je lui dois cela pour m’avoir tiré de ce mauvais pétrin.

 

Concini se doutait bien qu’il n’en avait pas encore fini avec Pardaillan. Mais comme il avait son idée de derrière la tête, qui était, comme de juste, une idée de revanche rapide et éclatante, il feignit de croire le contraire. Et, comme si tout était dit :

 

– Je pense que je suis libre, maintenant, dit-il d’un air détaché. Et, s’adressant à Gringaille et Escargasse, qui le harponnaient toujours solidement :

 

– Lâchez-moi ! dit-il sur un ton impérieux.

 

Loin de le lâcher Escargasse et Gringaille resserrèrent, au contraire, leur puissante étreinte. Les deux braves paraissaient désespérés de voir que leur ancien maître allait échapper à cette « saignée » qu’ils se faisaient une joie de lui administrer. Autant ils étaient sinistrement hilares l’instant d’avant, autant ils se montraient lugubres et déconfits maintenant.

 

– Ah vaï ! larmoya Escargasse, « monsignor » est bien pressé de nous quitter !…

 

– Nous qui veillons sur lui avec tant de soin ! reprocha doucement Gringaille.

 

– Pas moinsse, tu avais raison, Gringaille : les grands sont des ingrats, pontifia Escargasse d’un air douloureusement désabusé.

 

– Ils ne savent pas reconnaître leurs vrais amis ! renchérit Gringaille en hochant tristement la tête.

 

Quant à Pardaillan, si Concini avait pu voir le sourire furtif qui passa sur ses lèvres, il aurait compris que son arrière-pensée était pénétrée. Mais Concini ne le vit pas. En revanche, il entendit Pardaillan qui répondait :

 

– Un instant, s’il vous plaît. Vous voudrez bien, Concini, nous accompagner un bout de chemin.

 

Il paraît que la proposition ne déplaisait nullement à Concini, car il accepta sans hésiter.

 

– Soit, partons, dit-il, comme s’il avait hâte d’en finir.

 

Et tout aussitôt, laissant percer le bout de l’oreille il commanda :

 

– Suivez-nous, Rospignac.

 

Il allait un peu vite. Peut-être espérait-il, en se hâtant ainsi, empêcher Pardaillan de réfléchir. Malheureusement pour lui, les dispositions de Pardaillan devaient être prises depuis longtemps. Et il le ramena durement au sentiment de la réalité en disant d’un air railleur :

 

– Minute, je ne tiens pas du tout à traîner ces braves pendus à mes chausses. En conséquence, Concini, vous allez leur ordonner de retourner rue Casset, de s’enfermer dans votre maison, et d’y attendre bien sagement que vous veniez les délivrer. Surtout, qu’ils ne s’avisent pas de désobéir et de nous suivre, fût-ce de très loin… Les deux compagnons qui vous tiennent ont l’oreille particulièrement fine. Et je ne vous cache pas qu’au moindre bruit suspect qu’ils entendront derrière eux, ils vous donneront tout d’abord du poignard dans la gorge. Dites-leur cela, à vos suppôts, et ils comprendront qu’ils doivent s’abstenir de tout zèle intempestif… qui serait mortel pour vous.

 

Concini comprit qu’il avait été deviné. Il crispa les poings, il mâchonna une sourde imprécation. Mais il dut s’incliner encore une fois. Et, d’une voix que la rage faisait trembler :

 

– Tu as entendu, Rospignac ?

 

– Oui, monseigneur, répondit Rospignac. Soyez tranquille, nous attendrons votre retour sans bouger.

 

Et il encouragea :

 

– Patience, monseigneur, nous retrouverons ces messieurs, un jour ou l’autre et dans des conditions qui seront moins avantageuses pour eux.

 

– Rospignac cria Valvert, je ne te souhaite pas de te rencontrer avec moi. Souviens-toi de ce que je t’ai promis.

 

Rospignac dédaigna de répondre. Peut-être n’avait-il pas entendu dans le bruit que faisait sa troupe qui, en ce moment même, obéissant à un ordre bref, faisait volte-face et s’engouffrait dans la rue Casset.

 

Pardaillan était si sûr que ses menaces avaient porté, qu’il négligea de s’assurer si Rospignac et ses hommes n’essayaient pas d’éluder les ordres reçus. Il ne se trompait pas d’ailleurs : depuis le premier jusqu’au dernier, ils avaient tous compris que la vie de leur maître dépendait de leur soumission à tous. Et comme, par affection ou par intérêt, ils tenaient à ce maître qui, il faut le dire, ne se montrait pas mauvais pour eux, ils allèrent tous, bien sagement, comme le leur avait recommandé Pardaillan, s’enfermer dans la maison. Là, par exemple, ils exhalèrent leur rage impuissante par d’épouvantables jurons et d’effroyables menaces.

 

Pendant ce temps, Pardaillan prenait amicalement le bras de Valvert, et, tranquillement, il prononçait :

 

– Partons.

 

Et aussitôt après, il ajoutait cet avertissement à l’adresse de Concini :

 

– Concini, vous allez nous accompagner jusqu’à ce que nous ayons pris une avance suffisante sur vos gens. Vous serez libre alors, je vous en donne ma parole. D’ici là, il n’est pas si tard que nous ne puissions rencontrer des gens que vous seriez tenté d’appeler à votre aide. Je vous préviens : un mot, un geste équivoque, et vous tombez la gorge ouverte. Tenez-vous le pour dit.

 

Et Concini, écumant, grinçant, ruminant dans sa tête des projets de vengeance terrible, se le tint pour dit.

 

Ils se mirent en route. Pardaillan et Valvert marchaient en tête. Concini suivait, solidement agrippé à droite et à gauche par Gringaille et Escargasse. Landry Coquenard fermait la marche. Ils arrivèrent à la porte Buci, sans qu’une parole eût été échangée. Là, Concini demanda :

 

– Suis-je libre ?

 

– Plus loin, répondit laconiquement Pardaillan en se retournant. Et il ajouta, en insistant sur ces mots d’une manière significative, sans qu’on pût savoir au juste si l’avertissement s’adressait à Concini ou à ses gardes du corps :

 

– Attention en passant sous la porte !

 

Le nez enfoui dans les plis du manteau, ils passèrent au milieu des gardes qui riaient et plaisantaient entre eux. Et, pas un d’eux, ne soupçonna que parmi ces six hommes qui passaient si tranquillement au milieu d’eux, il s’en trouvait un qui était le prisonnier des autres, et que celui-là c’était le tout-puissant favori de la reine, celui qui commandait en maître par tout le royaume et devant qui chacun se courbait.

 

Ils passèrent et, toujours en silence, ils traversèrent toute l’Université. Ils arrivèrent au Petit-Pont. Là, devant la sinistre geôle qu’était le Petit-Châtelet, Pardaillan s’arrêta. Ce qui fait qu’ils s’arrêtèrent tous. Et, avec un air de souveraine hauteur, avec un accent d’indicible autorité, il congédia :

 

– Allez, Concini, vous êtes libre.

 

Escargasse et Gringaille lâchèrent aussitôt Concini. Non sans manifester librement leur cruelle déception, par de sourds grognements qui, d’ailleurs, s’arrêtèrent comme par enchantement, dès qu’ils sentirent peser sur eux le regard sévère du chevalier.

 

Libre, Concini respira fortement. Et, s’approchant de Pardaillan, d’une voix où grondaient de sourdes menaces, il grinça :

 

– Vous triomphez pour l’instant. Mais j’aurai mon tour. Vous pensez bien, monsieur, que les choses ne sauraient en demeurer là. C’est désormais, entre nous, une lutte sans merci.

 

– Je l’espère bien, fit Pardaillan de son air glacial.

 

– Gardez-vous, reprit Concini de sa voix grondante, gardez-vous de tomber entre mes mains. Je prie Dieu que je ne vous ferai pas grâce, moi !

 

À son tour, Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher. Et du bout des lèvres suprêmement dédaigneuses, il laissa tomber :

 

– Dans ma longue existence d’aventurier, je me suis trouvé, plus d’une fois, aux prises avec des adversaires autrement redoutables que vous, Concini. Ils sont morts… Je ne dis pas que c’est moi qui les ai tués tous… mais ils sont morts, c’est un fait… Et moi, je suis encore vivant, encore solide, grâce à Dieu. L’âge est venu, il est vrai. Le temps a blanchi mes tempes, courbé ma taille, engourdi mes membres, diminué mes forces… Pourtant, sans me vanter, il m’en reste encore suffisamment pour venir à bout de vous… Vous dites, Concini, que si je tombe entre vos mains, vous ne me ferez pas grâce. Je le crois, Concini, et je ne vous eusse pas cru si vous aviez dit le contraire. Eh bien, moi, Concini, je vous tiens. Il me suffirait de laisser tomber cette main que voici sur vous, pour vous briser comme un fétu… Peut-être devais-je le faire… car vous êtes un être malfaisant, Concini… Je ne le veux pas. Moi, Concini, je vous fais grâce.

 

Et, redressant sa haute taille que, quoi qu’il en eût dit, l’âge n’avait nullement courbée, la main tendue dans un geste qui chasse honteusement, le regard flamboyant, la voix mordante, il cingla :

 

– Allez, Concini, allez… Pouvant vous écraser comme un ver de terre, le chevalier de Pardaillan, pauvre hère, sans feu ni lieu, vous méprise tant qu’il ne daigne même pas vous frapper et qu’il vous fait grâce, à vous, favori tout-puissant, maréchal, marquis… roi peut-être demain. Allez donc, puisque je vous fais grâce… Grâce, entendez-vous, je vous fais grâce.

 

Et Concini, affolé, écrasé par ce mot de grâce qui tombait sur lui à toute volée, comme un soufflet ignominieux, Concini s’enfuit comme un voleur, en hurlant, poursuivi par la voix implacable de Pardaillan qui lançait encore sur un ton d’indicible mépris :

 

– Grâce ! Je vous fais grâce !…

 

Lorsque Concini eut disparu dans la nuit, Pardaillan reprit le bras de Valvert, et, le plus tranquillement du monde :

 

– Allons-nous-en souper chez moi, au Grand Passe-Partout, où nous pourrons nous entretenir à notre aise, sans craindre les oreilles indiscrètes, dit-il.

 

– Ce n’est pas de refus, monsieur, accepta Valvert sans se faire prier. D’autant qu’avec cette algarade je n’ai pas eu le loisir de souper, comme bien vous pensez, et je ne vous cache pas que j’enrage de faim, j’étrangle de soif.

 

– C’est que l’heure du souper est passée depuis longtemps. Écoutez plutôt : voici le couvre-feu qui sonne.

 

XL

DE CONCINI À FAUSTA

 

Moins d’une demi-heure plus tard, dans la chambre de Pardaillan, ils étaient tous les cinq réunis autour d’une table plantureusement garnie de viandes froides qu’encadraient de nombreux flacons. Tout en dévorant à belles dents, Valvert mit Pardaillan au courant de ce qui s’était passé dans la petite maison de Concini.

 

Valvert n’apprit rien de nouveau au chevalier, en lui disant que sa fiancée était la propre fille de Concini et de Marie de Médicis. On se souvient peut-être qu’il l’avait deviné à certaines paroles de Fausta. Seulement, il lui apprit le véritable nom de sa bien-aimée.

 

– Florence, monsieur, elle s’appelle Florence ! s’écria notre amoureux avec admiration. Peut-on rêver un nom plus gracieux !…

 

– Le nom de la femme que nous aimons nous paraît toujours le plus joli nom de la terre, déclara Pardaillan de son air de pince-sans-rire.

 

– Dès demain matin, s’inquiéta Valvert, il faudra que je me mette à sa recherche. Je veux savoir ce que son père – car Concini est son père, hélas ! – en a fait. Je ne me sens pas rassuré du tout à son sujet, monsieur.

 

– Bon, je peux vous renseigner tout de suite, moi. On l’a emmenée au Louvre.

 

– Comment le savez-vous ? s’étonna Valvert.

 

– Parce que nous avons croisé la litière, dans laquelle je l’ai reconnue à côté de Mme la marquise d’Ancre, en face de la reine… de sa mère.

 

– Que vont-ils lui faire ? s’étonna Valvert.

 

– Rien de mal… pour l’instant, tranquillisa Pardaillan. Ils vont réfléchir, se concerter avant de prendre une résolution définitive à son sujet. En attendant, la mère tient à l’avoir sous la main. C’est assez naturel.

 

Et, avec ce flegme si déconcertant chez lui :

 

– Votre Florence ne court aucun danger… pour quelques jours, du moins. D’ici là, nous aviserons.

 

– Nous la sauverons, n’est-ce pas, monsieur ?

 

– Sans doute, fit Pardaillan, avec son imperturbable assurance, peut-être, au fond, était-il moins tranquille qu’il ne voulait bien le laisser voir. Mais Valvert le vit très sûr de lui, et cela suffit pour lui rendre toute sa confiance et toute sa bonne humeur. Alors, une autre préoccupation lui vint :

 

– Et la petite Loïse ? s’écria-t-il tout à coup. Peste soit de moi, qui l’ai complètement oubliée ! Ah ! monsieur, s’il est arrivé malheur à cette petite innocente, par ma faute, je ne me le pardonnerai de ma vie…

 

– Eh ! que voulez-vous qui lui soit arrivé ?

 

– Est-ce qu’on peut savoir avec Concini ?

 

– Concini, affirma Pardaillan, catégorique, a rendu l’enfant à la mère Perrine.

 

– Qu’en savez-vous ? s’ébahit Valvert.

 

Pardaillan leva à la hauteur de son œil son verre plein d’un vouvray pétillant, le vida avec une lenteur de fin gourmet, fit claquer sa langue d’un air satisfait, et levant les épaules :

 

– Réfléchissez donc, bougonna-t-il, Concini est une mauvaise bête, c’est entendu. Mais enfin, il ne va pas tout de même jusqu’à tuer uniquement pour le plaisir de tuer, il n’a plus besoin de cette enfant, maintenant. Qu’en ferait-il ? Elle le gênerait horriblement. C’est ce qu’il s’est dit, n’en doutez pas. Conclusion : il l’a rendue à celle à qui il l’avait prise, à la mère Perrine qui est venue la lui réclamer.

 

– C’est une hypothèse plausible, j’en conviens, mais ce n’est qu’une hypothèse. Et puis comment pouvez-vous dire avec cette assurance que la mère Perrine est venue réclamer l’enfant ?

 

– Voilà, expliqua Pardaillan : quand vous m’avez quitté, ce tantôt, je vous ai d’abord attendu patiemment. Puis, je me suis impatienté. Puis, je me suis demandé avec inquiétude si vous n’étiez pas victime de quelque mauvais tour de Mme Fausta, qui ne perd jamais son temps, je vous en réponds. Je me suis mis à votre recherche. Celui-ci (il désignait Gringaille) m’a appris alors de quelle commission, à votre adresse, il avait été chargé par une paysanne qu’il avait trouvée chez vous. Nous sommes allés chez vous. Nous y sommes arrivés juste à point pour voir la personne qui montait dans sa charrette pour s’éloigner. Je l’ai abordée, je me suis nommé, et elle m’a mis au courant. Cette brave femme m’a quitté, en me disant qu’elle se rendait rue Casset et qu’elle n’en bougerait pas qu’on ne lui ait rendu l’enfant. Or, quand je suis arrivé à mon tour rue Casset, à la suite des estafiers de Concini, que nous avions rencontrés en route et que nous avons vainement essayé de rattraper, attendu que nous étions à pied et qu’ils étaient bien montés, j’ai constaté l’absence de la paysanne et de sa charrette. Et il en a été de même pendant le temps que nous avons attendu la visite de Concini. D’où je conclus qu’elle avait obtenu satisfaction avant notre arrivée. Au reste, c’est une chose dont nous nous assurerons, pas plus tard que demain, en nous rendant à Fontenay-aux-Roses… Que diable, je veux connaître ma petite-fille, moi !…

 

Cette fois, Valvert admit qu’il devait avoir raison.

 

Ce souper se prolongea tard dans la nuit. En agissant ainsi, Pardaillan avait son idée de derrière la tête, qui était de garder Valvert près de lui et de l’empêcher de retourner à son logis de la rue de la Cossonnerie.

 

Il y réussit assez facilement pour ce soir-là : Valvert et Landry Coquenard achevèrent la nuit dans un lit du Grand Passe-Partout. Mais le lendemain matin, il fut moins heureux quand il s’efforça de démontrer au jeune homme qu’il devait abandonner définitivement son ancien logis.

 

– Mais, monsieur, s’étonna Valvert, Concini pouvait me vouloir la malemort, quand il voyait en moi un rival. Pourquoi m’en voudrait-il maintenant qu’il sait qu’il est le père de celle que j’aime ?… Car il le sait, monsieur, et j’ai bien vu que cette révélation avait radicalement modifié ses sentiments à l’égard de Florence.

 

– Enfant, sourit Pardaillan, vous n’êtes plus le rival de Concini, c’est vrai. Mais – et ceci est plus impardonnable pour vous – vous êtes l’homme qui connaît le secret de la naissance de sa fille. Soyez sûr qu’il recommencera, à bref délai, le mauvais coup qu’il n’a pu réussir hier.

 

– Diable ! c’est que c’est vrai, ce que vous dites ! murmura Valvert, pensif.

 

– Et puis, insista Pardaillan qui le voyait ébranlé, il me semble que vous oubliez un peu Mme Fausta… Fausta qui connaît votre demeure, songez-y.

 

– Mais, monsieur, à ce compte-là, vous devez déménager aussi.

 

– Moi ! sursauta Pardaillan, et pourquoi, bon Dieu ?

 

– Pensez-vous que Mme Fausta ne sait pas que vous logez ici ? Pensez-vous qu’elle ne pourra vous y atteindre ?

 

– C’est ma foi, vrai !

 

Et Pardaillan se mit à marcher avec agitation dans sa chambre. Et, en marchant, il grommelait :

 

– Diantre, c’est vrai que Fausta doit savoir que je loge ici… Si elle ne le sait pas encore, elle le saura bientôt… Concini le saura aussi… Diantre, diantre !… C’est vrai que je ne suis plus en sûreté ici !… Par Pilate, il va falloir déménager !… Déménager, c’est bientôt dit !… Bouleverser toutes mes habitudes, m’en aller vivre au milieu de gens que je ne connaîtrai pas, qui ignoreront tout de mes goûts… quand je suis si bien ici, où je suis choyé, dorloté, ce qui n’est pas à dédaigner à mon âge… Partir d’ici où on me connaît si bien, qu’il me suffit d’un geste, d’un clin d’œil, pour faire comprendre ce que je désire !… Déménager !… Ah ! misère, on ne pourra donc jamais vivre tranquille sa pauvre existence !…

 

Valvert suivait d’un œil amusé, les effets de cette mauvaise humeur de Pardaillan. Il comprenait très bien que tout ce qu’il en disait, c’était pour lui, Valvert. Au fond, il était bien résolu à ne pas quitter cette maison, où il était plus maître que la patronne, dame Nicole, et où il était retenu par une habitude vieille de pas mal d’années déjà.

 

– Notez, monsieur, intervint-il en souriant, notez que nous n’aurons pas plus tôt déménagé, que Mme Fausta et Concini connaîtront notre nouvelle demeure. Dès lors, pourquoi se donner tant de mal ?

 

– Au fait, dit Pardaillan qui se calma soudain, ce que vous dites là est très juste. Aussi, c’est dit : il en arrivera ce qu’il en arrivera, mais je reste ici, où je suis bien.

 

– Et moi, fit Valvert en riant, je reste à mon perchoir de la rue de la Cossonnerie, où, moi aussi, j’ai déjà mes petites habitudes. Je vous demanderai même la permission de m’y rendre dès maintenant.

 

– Qui vous presse ? Vous n’oubliez pas que nous avons décidé de nous rendre à Fontenay-aux-Roses aussitôt après le dîner ?

 

– C’est précisément à cause de cela, monsieur. Je m’explique. Hier, j’ai laissé mon cheval à la porte de la maison de Concini. C’est une bonne bête à laquelle je tiens. Et je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je veux voir, si par hasard, il n’est pas retourné tout seul à l’écurie du Lion d’Or, où je l’ai mis en pension.

 

– Allez, donc, autorisa Pardaillan avec un regret manifeste. Mais vous n’allez pas, désarmé comme vous voilà, vous aventurer dans la rue.

 

– Oh ! monsieur, protesta Valvert avec insouciance, la rue de la Cossonnerie est à deux pas d’ici.

 

– N’importe, insista Pardaillan. Vous oubliez toujours Concini et Fausta. Une rue à traverser, c’est plus qu’il n’en faut pour se saisir d’un homme sans armes.

 

Il alla à une panoplie, choisit une forte rapière qu’il tendit au jeune homme en disant :

 

– Prenez ceci.

 

Valvert ceignit la rapière, en remerciant avec effusion, et partit aussitôt, suivi de Landry Coquenard. À peine avait-il tourné les talons que Pardaillan commanda d’une voix brève :

 

– Suivez-le. Et ouvrez l’œil.

 

Ceci s’adressait à Gringaille et à Escargasse. Ils sautèrent aussitôt dans la rue et se mirent à suivre de loin Valvert, qui ne s’aperçut même pas qu’il traînait à sa suite deux gardes du corps chargés de veiller sur lui.

 

Rien de ce que paraissait appréhender Pardaillan ne se produisit. Au bout d’une demi-heure, Valvert était de retour au Grand Passe-Partout.

 

Il ramenait ce cheval qu’il devait à la reconnaissance royale, ainsi qu’il l’avait pensé, il avait eu la joie de le trouver devant son râtelier où il était revenu tout seul. Landry Coquenard était monté comme son maître. Il avait profité de son passage à leur logis pour s’armer. Dès que le dîner fut expédié, Pardaillan et Valvert se mirent en selle et partirent. Au bout de quelques pas, Valvert s’aperçut que Landry Coquenard, Gringaille et Escargasse les suivaient. Il s’étonna naïvement :

 

– Ces braves nous escortent ?

 

– Pourquoi pas ? puisqu’ils n’ont rien à faire que bayer aux corneilles, répliqua Pardaillan de son air froid.

 

– Mais, fit Valvert en les détaillant, ils sont armés jusqu’aux dents !… Que vois-je dans mes fontes ?… Des pistolets qui ne s’y trouvaient pas, quand je suis venu à votre hôtellerie ! Ah çà ! monsieur, nous allons donc en expédition ?

 

– Pas le moins du monde, dit Pardaillan, qui se fit de plus en plus froid. Nous allons tout bonnement à Fontenay-aux-Roses, nous assurer si ma petite-fille s’y trouve.

 

– Et pour cela, railla Valvert, il nous faut des pistolets dans nos fontes… car vous en avez aussi, monsieur… et il nous faut trois grands flandrins pendus à nos trousses !… Oh ! oh ! monsieur, je ne vous reconnais plus !…

 

– Raillez, jeune homme, raillez tant que vous voudrez… pourvu que vous n’oubliiez pas que nous sommes en lutte contre Mme Fausta… Et remarquez, je vous prie, que je ne parle que de Mme Fausta, et cela suffit.

 

– Alors, bougonna Valvert, parce que nous sommes en lutte contre Mme Fausta, il va nous falloir vivre sur un qui-vive perpétuel, nous méfier de tout et de tous ?

 

– Vous l’avez dit, déclara froidement Pardaillan. Et, sans hausser le ton :

 

– Oui, il va nous falloir être constamment sur nos gardes et nous méfier de tout et de tous, si nous tenons à notre peau. À mon âge, on est prêt depuis longtemps à faire le grand voyage. Il y a quelques jours, je l’étais, et je vous assure que je n’eusse pas alors pris les précautions que je prends aujourd’hui, pour sauver ma peau à laquelle je tenais et je tiens encore fort peu. Aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, j’ai un devoir sacré à accomplir : j’ai à défendre le petit roi Louis treizième contre Mme Fausta. J’ai à défendre sa couronne et sa vie. Or, puisque je lui suis indispensable, je considérerais comme une lâche désertion de me laisser supprimer par ma faute. Et c’est pourquoi je me garde comme je le fais, moi qui ne tiens pas à ma peau.

 

– Je comprends, monsieur, mais…

 

– Pour ce qui est de vous, interrompit Pardaillan, libre à vous de ne pas vous garder… Et alors, je vous réponds que vous ne serez pas long à disparaître. Si c’est cela que vous voulez, libre à vous, vous dis-je. Seulement, demandez-vous un peu qui veillera sur votre fiancée, si vous venez à lui manquer. Qui ?… Pas moi, assurément, puisque j’aurai affaire, et fort affaire, je vous le jure, ailleurs.

 

– Je vous remercie de la leçon, monsieur, et je vous réponds qu’elle ne sera pas perdue, fit Valvert, de sa voix émue.

 

Pardaillan se détourna pour dissimuler un sourire de satisfaction. Il était bien sûr maintenant, que le jeune homme ne se laisserait plus emporter par son insouciante bravoure, qui pouvait le perdre et qu’il ferait pour sa bien-aimée ce qu’il n’aurait jamais consenti à faire pour lui-même, c’est-à-dire qu’il saurait se montrer prudent et veiller sur lui-même.

 

Il faisait un temps splendide : une de ces magnifiques journées de printemps avant-courrière d’un été déjà proche et qui promettait d’être chaud. Le long des champs de roses qui embaumaient délicieusement, sur la route ensoleillée, ils firent une promenade exquise, que ne vint troubler aucun événement fâcheux.

 

Ils arrivèrent. Et ce fut tout de suite la déception : les portes fermées, les volets soigneusement clos annonçaient que la maison était vide de ses maîtres. Ils appelèrent, frappèrent à tour de bras. Nul ne leur répondit.

 

Ils n’abandonnèrent pas la partie pour cela. La mère Perrine pouvait s’être absentée un instant pour faire une course. Elle pouvait revenir d’un moment à l’autre. Ils laissèrent Landry, Escargasse et Gringaille devant la porte et ils allèrent s’informer. Voici ce qu’ils apprirent.

 

Le matin même, de bon matin, une troupe de gens armés, escortant une litière était venue s’arrêter devant la maison de la Perrine. Une dame, une très grande dame assurément, était descendue de la litière, était entrée dans la maison. Elle y était bien restée une demi-heure. Au bout de ce temps, on avait vu la Perrine fermer tout chez elle.

 

Après quoi, la grande dame était sortie. Perrine et l’enfant l’accompagnaient. L’enfant paraissait toute joyeuse. À un gamin qui l’interrogeait, elle avait répondu qu’elle s’en allait retrouver sa maman Muguette. Quant à la Perrine, elle ne paraissait pas inquiète. C’était librement qu’elle suivait la grande dame, elle était montée dans la litière. Oui, bien, dans la litière de cette grande dame. Et toute la troupe était repartie.

 

Après avoir donné un écu à la commère qui venait de leur fournir ces renseignements, Pardaillan s’était éloigné en disant tout bas à Valvert :

 

– Je veux que le diable m’écorche, si cette grande dame n’est pas Mme Fausta elle-même.

 

– Vous croyez, monsieur ? répondit Valvert, sceptique.

 

– Parbleu !

 

– Que diable voulez-vous qu’elle fasse de cet enfant ?

 

– Retournons voir la maison, fit brusquement Pardaillan, sans répondre à cette question.

 

Et, en lui-même, avec ce visage figé, indice certain, chez lui, d’une émotion violente refoulée :

 

« Mais je n’ai vraiment pas de chance, chaque fois que je veux voir cette petite Loïsette qui est ma petite-fille ! Serait-il donc écrit que je m’en irai sans l’avoir embrassée, cette enfant ?… »

 

Nous ne saurions dire si c’était cette crainte qui l’obsédait ou s’il avait d’autres soucis en tête, mais le fait est qu’il paraissait singulièrement assombri, lorsqu’ils se retrouvèrent devant la maison fermée. Au reste, cela ne l’empêcha pas d’agir avec cette rapidité de décision qui le caractérisait.

 

Ils franchirent la haie. Gringaille fut chargé de forcer la porte. Il s’en acquitta avec une dextérité, qui permettait de supposer qu’il était depuis longtemps entraîné à ce genre d’exercice spécial.

 

Pardaillan entra, suivi de Valvert, qui se demandait ce qu’il pouvait bien chercher dans la maison.

 

Pardaillan était venu chercher, tout simplement, un indice quelconque, qui lui permettrait de s’assurer, premièrement, si c’était bien Fausta qui avait emmené Loïse – car il pouvait s’être trompé –, secondement, si c’était elle, de démêler à quel mobile elle pouvait avoir obéi. Il s’en doutait bien un peu. Mais l’idée qui lui était venue lui paraissait tellement odieuse, que, bien qu’il connût Fausta capable de tout, il hésitait à la charger d’une aussi abominable action. D’autre part, il se disait qu’il ne trouverait rien : Fausta n’étant pas femme à laisser traîner derrière elle une indication, de nature à la trahir. À moins qu’elle n’eût intérêt à le faire, auquel cas il était prudent de ne pas trop s’y fier.

 

Pardaillan se disait donc qu’il ne trouverait rien. Ou, du moins, qu’il ne trouverait que ce qu’il aurait plu à Fausta de laisser. N’importe, il faisait son enquête quand même, et très sérieusement, parce qu’il n’était pas homme à se contenter d’une simple supposition.

 

Il arriva qu’il fût servi au-delà de tout ce qu’il avait pu souhaiter. En effet, dans la première pièce où il entra, ses yeux tombèrent tout de suite sur un petit carré de parchemin posé sur une table. Un mignon petit poignard, qui clouait ce parchemin sur la table disait clairement que ce n’était pas là un oubli, que le billet était cloué là en vue de celui à qui il était destiné, quel qu’il fût. Et le fourreau de velours blanc était placé à côté.

 

Pardaillan s’approcha et regarda le poignard de près. Le manche était d’or ciselé, incrusté de pierres précieuses qui, à elles seules, représentaient une fortune. Évidemment, il fallait être très riche, pour posséder une arme qui était un joyau aussi précieux. Il fallait être encore plus riche pour perdre ainsi délibérément un joyau pareil.

 

Dès cet instant, la conviction de Pardaillan fut faite.

 

« Fausta seule est assez riche pour se permettre de jeter ainsi une fortune », se dit-il.

 

Valvert, qui le suivait pas à pas, aperçut à son tour le poignard et lui fournit la preuve qu’il lui manquait encore.

 

– Vous aviez raison, monsieur, dit-il, c’est bien Mme Fausta qui a emmené la petite Loïse : j’ai vu ce poignard entre les mains de la duchesse de Sorrientès.

 

Pardaillan enleva le poignard et considéra la lame.

 

– Voyez, monsieur, dit encore Valvert en saisissant le fourreau, voyez, les armes des Sorrientès sont brodées sur ce fourreau. Je les reconnais bien, allez.

 

– Ah ! ce sont là les armes des Sorrientès ! fit Pardaillan. Eh bien, voici gravées sur la lame, les armes des Borgia. Je les reconnais aussi. Me voici tout à fait fixé. Je suis sûr maintenant que ce billet m’est destiné.

 

Il prit le billet et le lut attentivement. Il disait ceci :

 

« Pardaillan, j’ai vu la petite Loïse, et je l’ai trouvée si adorable que, le croiriez-vous ? je me suis mise à l’adorer. Je sens que je ne pourrais plus me passer d’elle. Aussi je l’emmène et je la garde. C’est mon droit, après tout, puisque je suis sa grand-mère.

 

Oh ! rassurez-vous, il ne dépend que de vous que je vous la rende un jour. Je vous donne ma parole de souveraine, que je vous la rendrai, si vous avez la sagesse de ne pas venir vous jeter à la traverse de certain projet que vous connaissez et que, vous seul, vous seriez capable de faire échouer. Je vous la rendrai à cette unique condition. Sinon, si vous vous obstinez à me nuire, vous pouvez prendre le deuil et le faire prendre au père et à la mère. Morte pour vous et pour eux, jamais vous ne reverrez, jamais ils ne reverront cette enfant.

 

Vous me comprenez, n’est-ce pas, Pardaillan ? À vous de décider, si vous voulez faire le désespoir du père et de la mère. Et tenez, j’ai une si grande confiance en vous que, si vous voulez bien me donner votre parole de demeurer neutre dans la lutte que vous savez, je vous rends immédiatement l’enfant. »

 

C’était signé d’un F.

 

Après avoir lu, Pardaillan laissa tomber le billet sur la table et demeura un long moment rêveur, jouant machinalement avec le mignon petit poignard qu’il avait gardé dans sa main, sans y prendre garde.

 

Valvert, tout remué de le voir si pâle, le considérait d’un œil apitoyé, n’osait pas parler ni bouger, de crainte d’interrompre les pensées de son vieil ami, qu’il sentait profondément affecté, cruellement embarrassé. Et, de temps en temps, il jetait un regard de travers sur ce fatal billet, qui avait eu le funeste pouvoir de bouleverser à ce point cet homme extraordinaire, qu’il avait toujours vu si souverainement maître de lui.

 

Enfin, Pardaillan se secoua, comme s’il voulait jeter bas les sombres pensées qui l’obsédaient. Et il se mit à rire du bout des lèvres, d’un rire pour ainsi dire livide, effrayant. Il reprit le billet et le tendit à Valvert, en disant de cette voix blanche qu’il avait dans ses moments d’émotion violente :

 

– Lisez.

 

Valvert prit le billet et le parcourut des yeux. Voyant qu’il demeurait comme écrasé, après avoir lu jusqu’au bout, Pardaillan demanda :

 

– Eh bien ?… Que dites-vous de Mme Fausta ?

 

– Qu’est-ce que c’est donc que cette femme capable de concevoir d’aussi diaboliques machinations et de les mettre à exécution ? s’indigna Valvert avec toute la véhémence de son cœur ardent et généreux.

 

– C’est Fausta ! répondit Pardaillan en levant les épaules.

 

– Qu’est-ce que cette mère, cette aïeule capable de sacrifier froidement ses propres enfants à d’inavouables et de misérables projets d’ambition ?

 

– C’est Fausta ! répéta Pardaillan avec plus de force.

 

– Dites que c’est une bête venimeuse et puante !… Quelque démon sorti de l’enfer tout exprès pour nous tourmenter !…

 

– C’est Fausta ! c’est Fausta ! et cela dit tout ! répéta une troisième fois Pardaillan dans un éclat de rire.

 

– Et vous croyez qu’elle mettra son horrible menace à exécution ? demanda Valvert sur un ton qui marquait quelque incrédulité.

 

– N’en doutez pas ! s’écria vivement Pardaillan. Quand il s’agit de faire le mal, Fausta tient toujours au-delà de ce qu’elle promet.

 

– Qu’allez-vous faire ? demanda encore Valvert après un court silence.

 

– Je n’en sais rien… Et c’est bien ce qui m’inquiète et me déconcerte, avoua Pardaillan.

 

Il y eut un nouveau silence entre les deux hommes. Pardaillan réfléchissait en tordant sa moustache d’un geste machinal. Il semblait s’être tout à fait ressaisi. Il n’éprouvait plus ni indignation, ni colère, ni chagrin. Il envisageait froidement la situation angoissante à laquelle Fausta venait de l’acculer. Et il cherchait dans son esprit comment il pourrait parer le coup, sans éveiller la susceptibilité de sa trop scrupuleuse conscience.

 

– En somme, dit-il, formulant tout haut la pensée secrète qui le harcelait, il me faut choisir entre manquer à la parole que j’ai donnée au feu roi Henri IV, ce qui serait me déshonorer à tout jamais, ou abandonner ma petite-fille et faire ainsi – comme l’a très bien écrit l’infernale Fausta – le désespoir de mon fils et de ma bru, ce qui serait une méchante et abominable action.

 

Valvert se garda bien de répondre : il voyait que Pardaillan l’avait oublié et parlait pour lui-même, trahissant ainsi le désarroi tragique dans lequel se débattait sa conscience.

 

Ce ne fut qu’un oubli passager. Déjà, Pardaillan était redevenu maître de lui-même et de sa pensée. Il revint au sentiment de la réalité, c’est-à-dire à Valvert. Et, comme s’il répondait à la question qu’il lui avait posée l’instant d’avant, il dit, avec un calme apparent :

 

– C’est une question qui ne peut être ainsi résolue de but en blanc… je verrai, je chercherai… Rien ne presse, après tout… Que diable, je finirai bien par trouver la bonne solution, celle qui conciliera tout et me laissera la conscience en repos.

 

Il rentra le poignard dans sa gaine de velours, plia le papier en quatre, mit le tout dans sa poche, et comme si de rien n’était :

 

– Nous n’avons plus rien à faire ici, partons, dit-il de sa voix qui avait retrouvé son calme accoutumé.

 

Ils sortirent, franchirent de nouveau la haie, se remirent en selle et partirent au petit trot. Ils traversèrent le village sans prononcer une parole. Quand ils eurent dépassé la dernière maison, qu’ils se trouvèrent de nouveau en rase campagne, ils se mirent au pas et ils échangèrent leurs impressions.

 

– Eh bien, fit Pardaillan, croyez-vous toujours que Mme Fausta est un adversaire à dédaigner ?

 

– Je ne l’ai jamais pensé, monsieur, protesta vivement Valvert. J’avoue cependant que, malgré tout ce que vous m’en aviez dit, malgré tout ce que j’ai vu par moi-même, je ne m’attendais pas à trouver en elle un adversaire aussi dénué de scrupules et capable de recourir à d’aussi méprisables procédés.

 

– Bah ! ceci n’est rien, fit Pardaillan qui avait repris son air et ses manières ordinaires. Ce que je veux vous faire remarquer, ce qu’il est indispensable que vous vous mettiez dans la tête, faute de quoi votre perte est certaine, c’est qu’avec elle il faut toujours prévoir le pire des pires, si l’on ne veut pas être tout déferré quand le coup s’abat sur vous. Il faut avoir l’esprit sans cesse en éveil, ne jamais s’endormir, ne jamais s’oublier, fût-ce une seconde, parce qu’elle ne demeure jamais inactive, parce que ses décisions sont rapides et foudroyantes ses exécutions.

 

– Je commence à le croire, monsieur.

 

– Il faut le croire tout à fait, il faut en être bien persuadé : il y va de votre vie et de celle de votre fiancée.

 

Comme on le voit, au retour comme à l’aller, Pardaillan s’efforçait de mettre le jeune homme sur ses gardes. Il aurait pu se dispenser de le faire. Valvert avait déjà compris la nécessité de veiller sur lui-même, sinon pour lui, du moins pour celle qu’il aimait. Maintenant il était, de plus, fortement impressionné par la rapidité de l’action de Fausta, plus encore que par les moyens qu’elle ne craignait pas d’employer.

 

Ainsi qu’il l’avait dit, il commençait à se rendre compte que Fausta était un de ces redoutables adversaires, avec qui il convient de ne négliger aucune précaution, avec qui, surtout, il ne faut se permettre aucune distraction qui peut devenir fatale. Aussi maintenant, était-ce lui qui se tenait sans cesse l’œil et l’oreille au guet. Et Pardaillan qui, à diverses reprises, l’avait surpris à se retourner et à scruter attentivement la route, lui demanda :

 

– Que cherchez-vous donc ?

 

– Monsieur, dit Valvert sans répondre directement, j’ai fait cette remarque que Mme Fausta savait que vous viendriez dans cette maison, puisqu’elle y a laissé un mot à votre adresse.

 

– Elle le savait, ou elle l’avait deviné, rectifia Pardaillan.

 

– Cela reviendra au même. Sachant cela, il lui eût été facile de nous tendre un piège, sur la route ou dans la maison même.

 

– Sans doute. Il n’est pas dit non plus que nous ne l’aurions pas éventé, ce piège. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué que je me tenais sur mes gardes à l’aller.

 

– En effet, monsieur. Je remarque aussi que vous paraissez vous être fortement relâché de votre vigilante attention. Je m’imagine que c’est parce que vous avez l’esprit absorbé par la grave décision que vous devez prendre. C’est pourquoi vous me voyez me retourner si fréquemment : je veille pour nous deux, monsieur, en me disant, que ce que Mme Fausta n’a pas fait à l’aller, elle peut très bien nous le servir au retour.

 

– Veillez, comte, veillez, sourit Pardaillan. On ne saurait prendre trop de précautions avec Mme Fausta. Cependant, laissez-moi vous dire qu’il ne suffit pas de se tenir sur ses gardes. Il convient encore, surtout avec Fausta, d’observer, de réfléchir. Vous avez lu le billet de Fausta. Si vous aviez réfléchi, vous auriez vu que Fausta attend une réponse de moi et vous vous seriez dit ce que je me suis dit moi-même, et qui fait que je me suis relâché de ma vigilance, à savoir : qu’elle n’entreprendra rien contre moi – ni contre vous, tant que vous serez avec moi – tant qu’elle n’aura pas reçu cette réponse.

 

– C’est pardieu vrai, et je suis un étourneau de n’y avoir pas songé ! s’écria Valvert.

 

Ils arrivèrent à Bagneux, en s’entretenant de la sorte. Là, Pardaillan s’informa. Personne n’avait vu la troupe escortant une litière qu’il signalait.

 

– Bon, dit Pardaillan, l’enfant n’a pas été conduite à Paris… Ou du moins, pas directement. Fausta, comme c’était à prévoir, prend ses précautions, pour que je ne puisse la retrouver et la lui reprendre.

 

Ils poursuivirent leur route et arrivèrent au Grand Passe-Partout, sans qu’il leur fût arrivé quoi que ce soit, digne d’être mentionné ici. Ils passèrent cette soirée ensemble, ainsi que la journée du lendemain. La soirée et la journée furent parfaitement calmes. Ni Fausta, ni Concini ne donnèrent signe de vie.

 

Pardaillan avait repris son genre de vie accoutumé. Il avait retrouvé cette bonne humeur un peu narquoise qui lui était habituelle. Aucun souci ne paraissait l’assaillir. Avait-il pris une décision au sujet de la conduite qu’il tiendrait vis-à-vis de Fausta ? C’est ce que Valvert, qui admirait son calme insouciant, se demandait vainement, sans oser le lui demander, puisqu’il n’en parlait pas.

 

Le surlendemain, dans la matinée, un quart d’heure après l’arrivée de Valvert qui passait la plus grande partie de son temps avec le chevalier, dame Nicole vint annoncer que deux seigneurs, demeurés dans la salle commune, insistaient pour obtenir de M. le chevalier l’honneur d’un entretien particulier.

 

– Faites monter ces deux seigneurs, ordonna Pardaillan avec ce grand air qui était naturel chez lui.

 

Et, dès que la porte se fut refermée sur dame Nicole :

 

– Je veux être écorché vif, si ce n’est pas Mme Fausta qui envoie chercher la réponse de son billet, dit-il.

 

Et comme Valvert, par discrétion, esquissait un mouvement de retraite :

 

– Demeurez, mon enfant, vous n’êtes pas de trop, fit-il vivement. Valvert demeura donc, mais se mit discrètement à l’écart.

 

Dame Nicole introduisit les deux visiteurs et se retira aussitôt. Ceux-ci attendirent que la porte se fût refermée pour démasquer leur visage qu’ils avaient enfoui dans les plis du manteau. Pardaillan reconnut que l’un de ces deux visiteurs n’était autre que Fausta elle-même, qui portait le costume de cavalier avec une aisance incomparable. L’autre, on le devine, était son chien de garde, le gigantesque d’Albaran.

 

Les quatre personnages se saluèrent courtoisement, se firent les compliments d’usage, tout comme s’ils avaient été les meilleurs amis du monde et non pas des ennemis mortels. Seulement, Fausta et d’Albaran refusèrent les sièges que Valvert leur avançait. Ce qui indiquait que la visite serait brève. En effet, Fausta ne s’attarda pas, elle alla droit au but :

 

– Chevalier, dit-elle, je viens chercher la réponse à mon billet qui vous est parvenu, je le sais.

 

– Comment, princesse, s’émerveilla Pardaillan d’un air railleur, vous venez vous-même ! Quel honneur vous faites à mon pauvre taudis !…

 

– Chevalier, dit Fausta de son air grave, j’aime assez faire mes affaires moi-même.

 

– Combien je vous approuve, princesse ! railla encore Pardaillan. Et, se faisant froid :

 

– Permettez-moi, tout d’abord, de vous restituer ce précieux joujou, que vous avez eu bien tort de laisser dans une maison abandonnée, où le premier malandrin venu peut s’introduire.

 

– Je savais qu’il tomberait entre bonnes mains, dit Fausta en prenant le petit poignard que lui tendait Pardaillan.

 

Elle hésita une seconde, et se décidant :

 

– Si je vous demandais de garder cette arme en souvenir de moi ?…

 

– J’accepterais volontiers s’il s’agissait d’une arme ordinaire, mais ceci, madame, c’est vraiment un joyau trop riche pour moi, et je ne saurais l’accepter, à mon grand regret, croyez-le bien, refusa poliment Pardaillan.

 

– N’en parlons donc plus, dit Fausta, sans insister davantage. Et mettant le petit poignard dans son pourpoint, elle ajouta :

 

– Et venons au fait…

 

– C’est-à-dire à la réponse que vous attendez de moi, précisa Pardaillan de plus en plus froid.

 

Et, de son air naïf :

 

– Il me semble, madame, que, me connaissant comme vous me connaissez, vous ne devez avoir aucun doute sur le sens de cette réponse.

 

– Formulez-la toujours, quelle qu’elle soit.

 

– Soit. Je vous dirai donc que je ne vois pas pour quelle raison mes intentions à votre égard seraient modifiées. Ces intentions, je vous les ai fait connaître loyalement lors de cet entretien que vous me fîtes l’honneur de m’accordez chez vous, auquel assistait M. le duc d’Angoulême, et qui faillit se terminer d’une façon mortelle pour moi. Du moins, ce n’est pas de votre faute s’il ne se termina pas ainsi. Mais, que voulez-vous, princesse, mieux que quiconque, vous devriez savoir que j’ai la vie diablement dure, et qu’on ne me tue pas si aisément. Oh ! je n’en tire pas vanité, croyez-le bien. Si je suis ainsi et non autrement, je n’y suis pour rien.

 

– Rappelez-moi ce que vous m’avez dit alors, insista Fausta de son air grave et sans relever ses railleries.

 

– Je vous ai dit, fit Pardaillan en la fixant droit dans les yeux, que moi vivant, pas plus cette fois-ci qu’autrefois, vous ne seriez reine de France. Je vous le répète.

 

– Ce qui veut dire que vous allez me combattre ?

 

– De toutes mes forces, oui, dit nettement Pardaillan glacial.

 

– Vous avez bien réfléchi ?

 

– Oh ! princesse, vous m’avez accordé tout un jour et deux nuits pleines pour réfléchir. C’est plus qu’il n’en faut, je vous assure.

 

Valvert, témoin muet – comme d’Albaran – de cet entretien, admirait l’air détaché avec lequel ces deux incomparables lutteurs se portaient les coups dans ce duel à coups de langue. Pardaillan avec son air froid, éclairé de-ci de-là par son sourire railleur, Fausta avec son calme immuable, tous les deux avaient l’air de s’entretenir de choses de la plus grande banalité, auxquelles ni l’un ni l’autre n’attachait la moindre importance. À les voir, nul n’eût soupçonné qu’ils traitaient des questions mortelles, formidables, desquelles dépendait leur propre sort et celui d’une infinité de personnages, dont le premier se trouvait être l’enfant roi : Louis XIII.

 

Cependant, avec le même calme souverain, sans que rien, dans sa physionomie et dans son attitude indiquât qu’elle fut contrariée, sans que rien dans sa voix harmonieuse laissât soupçonner la menace, Fausta reprenait :

 

– Vous abandonnez donc votre petite-fille ?… Vous condamnez donc au désespoir votre fils et votre belle-fille ?…

 

– Je n’abandonne personne. Je ne condamne personne, protesta Pardaillan sans s’animer.

 

Et de cet air figue et raisin, si déconcertant chez lui :

 

– Mais j’ai réfléchi que le sort de mes enfants dépendait de la lutte que vous me forcez, à entreprendre contre vous. Toute la question est de savoir qui de nous deux triomphera et combien de temps durera cette lutte. Ma conviction est, je vous l’ai dit et je vous le répète, que vous serez battue. Du même coup, le sort de mes enfants, se trouvera fixé. Quant à la durée de cette lutte, il est certain qu’elle sera brève. Il ne peut en être autrement.

 

– Ainsi, vous espérez me reprendre la petite Loïse ?

 

– Je ne l’espère pas, madame, j’en suis sur.

 

Pardaillan disait cela avec tant d’assurance que, si forte si cuirassée qu’elle fût, Fausta ne put s’empêcher de tressaillir. Ce fut presque imperceptible, d’ailleurs, et elle se remit aussitôt.

 

– Cherchez-la, fit-elle avec un sourire aigu.

 

– Pardon, rectifia Pardaillan avec flegme, je n’ai pas dit que je la chercherais. Je n’ai même pas dit que je la reprendrais ; c’est vous qui l’avez dit.

 

– Et vous avez ajouté que vous en étiez sûr. Pour la reprendre, il faudra la trouver. Pour la trouver, il faudra bien la chercher. Cherchez, Pardaillan, cherchez. Et vous verrez si vous trouvez.

 

Pour la première fois, elle mettait un peu de sourde ironie dans son intonation. Il était clair qu’elle était très sûre d’elle-même. Pardaillan le comprit bien ainsi. Mais il n’était pas moins sûr de lui. À son tour, il sourit d’un sourire narquois et, très simplement :

 

– Je ne la chercherai pas, je ne la trouverai pas, je ne la reprendrai pas. C’est vous-même qui me la rendrez.

 

– Vous croyez, sourit Fausta.

 

– J’en suis sûr, répéta Pardaillan en saluant cérémonieusement. Et, se redressant, insistant avec force sur chaque mot :

 

– C’est vous-même qui me la rendrez… et qui vous estimerez trop heureuse de me la rendre.

 

– C’est ce que nous verrons, répliqua Fausta en cachant sa rage sous un sourire.

 

Et elle ajouta :

 

– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.

 

– Je le crois aussi, confirma froidement Pardaillan.

 

Ils se saluèrent cérémonieusement, comme au début de cette entrevue. Poliment, Pardaillan reconduisit les deux visiteurs jusqu’à la porte, dont ils franchirent le seuil après une dernière révérence.

 

Avant de s’éloigner, Fausta se retourna, et d’une voix grave, comme attristée, laissa tomber ce suprême avertissement :

 

– Gardez-vous bien, Pardaillan, car je vous jure que je ne vous ménagerai pas, vous et ceux qui seront avec vous.

 

– Nous nous défendrons de notre mieux, répondit simplement Pardaillan.

 

Fausta ramena les pans du manteau sur son visage et partit, faisant sonner haut les éperons d’or de ses hautes bottes souples, sur les carreaux luisants du large corridor. D’Albaran la suivit de son allure pesante de formidable colosse.

 

Pardaillan ferma la porte sur eux et revenant à Odet de Valvert :

 

– Et maintenant, mon jeune ami, dit-il, tenons-nous bien. La tigresse est déchaînée et elle va nous mener rondement et rudement je vous en réponds.

 

Et Odet de Valvert, sans paraître autrement ému, répondit :

 

– On se gardera, monsieur, soyez tranquille. Quand au reste, nous ne sommes pas, Dieu merci, gens à nous laisser dévorer ainsi, sans nous mettre un peu en travers.

 

Et Pardaillan sourit d’un air satisfait.

 

XLI

L’ALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE

 

Trois jours passèrent. Valvert avait réintégré son logis de la rue de la Cossonnerie. Il va sans dire que Landry Coquenard l’y avait suivi. Tous les jours, Valvert venait voir Pardaillan.

 

Après cette visite qui se prolongeait plus ou moins, il partait et faisait de longues courses dans Paris, soit seul, soit suivi de Landry.

 

Où allait-il ainsi ? Le plus souvent il allait rôder aux alentours du Louvre. Le Louvre, où se trouvait sa bien-aimée. Il le pensait du moins et Pardaillan le croyait aussi. C’était une imprudence folle qu’il commettait là : à chaque instant, il risquait de se heurter à Concini et à ses spadassins. Il le savait bien. Mais c’était plus fort que lui : il fallait qu’il s’en vînt respirer un peu de l’air que respirait sa Florence. Encore heureux que l’idée ne lui fût pas venue de pénétrer dans le Louvre même, pour tâcher d’approcher plus près encore d’elle, de la voir, de lui parler. Il n’aurait pas su résister à cette tentation.

 

Heureusement, il n’y pensa pas. Il ne pensa pas davantage qu’il eût été on ne peut plus facile d’entrer dans la royale demeure, puisque le roi lui avait donné l’assurance qu’il n’aurait qu’à dire son nom, pour être aussitôt admis en présence de sa royale personne, « en quelque maison royale que ce fût ».

 

Pour l’instant, il se contentait de tourner autour du Louvre, dans l’espoir d’apercevoir à une fenêtre, ne fût-ce qu’une seconde, celle qu’il aimait. Espoir fallacieux qui, jusqu’à ce jour, ne s’était pas réalisé.

 

Il convient de dire que, pour accomplir cette bravade folle qui pouvait lui coûter cher, il avait tout de même consenti à prendre certaines précautions, soit cacher son visage dans les plis du manteau. Encore faut-il ajouter qu’il n’avait pris cette précaution que sur les instances pressantes de Landry Coquenard qui, en voyant où son maître le conduisait, s’était mis à pousser des hurlements de terreur. Maintenant, il en avait pris l’habitude et c’était machinalement qu’il ramenait les pans du manteau sur le visage. Au reste, il s’était rendu compte que la précaution n’était pas inutile : à diverses reprises, il avait rencontré les gens de Concini se rendant au Louvre ou en sortant ; et ils avaient passé près de lui sans le charger, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, s’ils l’avaient reconnu.

 

Quant à Pardaillan, lui aussi, il passait son temps à battre les quatre coins de Paris, tout seul. Il est évident qu’il cherchait quelque chose ou quelqu’un. Cherchait-il la petite Loïse ? Nous pouvons dire non en toute assurance. Pardaillan avait dit à Fausta qu’il ne la chercherait pas. On peut croire qu’il n’avait pas parlé ainsi à la légère. Il savait très bien ce qu’il disait.

 

D’autre part, nous savons qu’il tenait toujours ses promesses.

 

Et cela n’est pas aussi extraordinaire qu’on pourrait le croire au premier abord, pour cette excellente raison qu’il ne promettait jamais que ce qu’il était absolument sûr de tenir. Pardaillan avait promis de ne pas chercher sa petite-fille ; donc il était sûr qu’il n’avait pas besoin de la chercher. Et s’il n’avait pas besoin de la chercher, il est clair qu’il ne perdait pas son temps à le faire.

 

Alors, qui cherchait-il donc ? C’est ce que nous aurons l’occasion d’apprendre bientôt. Pour l’instant, il nous suffit de dire ceci.

 

Dans cette nouvelle et certainement dernière lutte qu’il entreprenait contre Fausta, l’unique terreur (le mot ne nous paraît pas trop fort) de Pardaillan était de voir son fils Jehan venir se jeter dans la mêlée.

 

Il savait très bien que son fils n’hésiterait pas un instant et viendrait se mettre à son côté.

 

Mais cette idée de voir le fils lutter contre sa mère dans une lutte qui pouvait et qui devait être mortelle pour l’un des deux adversaires, cette idée lui était insupportable.

 

La chance voulait que Jehan de Pardaillan se trouvât dans ses terres, à Saugis près de sa femme, Bertille, malade. La crainte de Pardaillan était de voir Jehan tomber sur lui à l’improviste.

 

Pour parer à cette catastrophe, Pardaillan avait envoyé Escargasse à Saugis.

 

Escargasse était chargé de rassurer son maître et ami et de lui annoncer que M. le chevalier partait pour un lointain voyage dans lequel ils allaient, lui et Gringaille, l’accompagner, attendu qu’il était question de la petite demoiselle Loïse que M. le chevalier avait bon espoir de retrouver.

 

Escargasse, stylé par Pardaillan, s’était si adroitement acquitté de sa mission que Jehan n’avait rien soupçonné et était resté près de sa femme. Il était revenu le lendemain matin rendre compte à M. le chevalier.

 

Maintenant, Pardaillan était tranquille : il était bien sûr que Jehan ne viendrait pas à Paris puisqu’il savait que son père n’y était plus.

 

Après avoir rendu compte et reçu des compliments mérités, Escargasse avait déposé sur la table un sac ventru, qui avait rendu un son argentin fort agréable, en disant :

 

– De la part de M. le marquis pour les frais de route de M. le chevalier. Et quand ces cinq cents pistoles seront mangées, il n’y aura qu’à faire signe pour en faire venir d’autres.

 

Et avec orgueil :

 

– Ah ! vaï, nous sommes riches. Dieu merci !

 

Avec un sourire de satisfaction, Pardaillan avait raflé le sac, l’avait soupesé un instant et était allé incontinent l’enfermer au fond d’un coffre en murmurant :

 

– Voici un argent qui arrive fort à propos. Diantre soit de moi, je n’avais pas pensé à cette question d’argent qui a bien son importance, pourtant !… Heureusement que Jehan, qui me connaît bien, y a pensé, lui.

 

Mais aussitôt après avoir enfoui le sac, il le tira de sa cachette, en sortit un nombre assez respectable de pièces qu’il enferma dans une bourse, et le remit ensuite à sa place. La bourse pleine à la main, il revint s’asseoir en face d’Escargasse. Et de sa voix brève :

 

– Prends ceci et écoute-moi, dit-il en lui tendant la bourse. Escargasse obéit : il prit la bourse et écouta Pardaillan qui parla assez longtemps. Ensuite de quoi Escargasse se remit en selle et partit. Il sortit de Paris et, sans trop se presser, en homme qui voyage pour son plaisir, il se lança sur la route d’Orléans.

 

Nous ne savons pas au juste où se rendait ainsi Escargasse sur l’ordre de Pardaillan. Mais nous savons que la route d’Orléans était également la route du Midi… de l’Espagne. Or, Escargasse, en sa qualité de Méridional, n’était pas plus embarrassé de se faire comprendre en espagnol ou en italien, qu’en provençal, en gascon ou en français.

 

Pour ce qui est de Gringaille, qui était Parisien, lui, pendant qu’Escargasse se rendait à Saugis, il s’était rendu rue Saint-Nicaise, où se trouvait l’hôtel de Sorrientès… la demeure de Fausta. Tous les matins, il se rendait là, et tous les soirs il venait rendre compte à M. le chevalier de ce qu’il avait vu et entendu. Il s’y rendait sous des déguisements variés et il savait si bien se rendre méconnaissable que Valvert l’avait rencontré plusieurs fois et ne l’avait pas reconnu.

 

Ainsi, comme on le voit, Pardaillan ne demeurait pas inactif, et il est probable qu’il préparait un de ces coups que Fausta sentirait quand il s’abattrait sur elle. On remarquera qu’il n’employait pas Valvert. C’est que le concours du jeune homme ne lui était pas indispensable pour l’instant. Et puis, il le savait amoureux, et Pardaillan, qui avait toutes les délicatesses et toutes les indulgences, se faisait un scrupule de le distraire de ses amours durant les quelques instants de répit que leurs ennemis leur laissaient.

 

Car Pardaillan savait très bien que cette tranquillité qui durait depuis trois jours ne pouvait plus durer longtemps maintenant. Et c’est ce qu’il disait à Odet de Valvert qui s’étonnait de cette inaction prolongée de Fausta et de Concini.

 

– Tenez pour certain, lui disait-il, qu’ils ne nous oublient pas et ne s’endorment pas. Ils machinent leur petite affaire et quand ils seront prêts, bientôt, je pense, ils frapperont. À nous d’être prêts à parer le coup quand il nous sera porté.

 

– On tâchera de parer, avait répondu Valvert de son petit air tranquille qui ne trompait pas Pardaillan, lequel le connaissait à merveille, puisque c’était lui qui l’avait formé.

 

Nous devons dire que Pardaillan ne se trompait pas. Fausta et Concini ne demeuraient pas plus inactifs que lui. Fausta avait même eu cette idée de s’allier momentanément avec Concini contre Pardaillan. Et elle était allée voir le favori.

 

Elle n’avait pas eu trop de peine à le décider, Concini étant presque plus enragé contre Pardaillan que contre Valvert. Et ce n’est pas peu dire. De cette entente tout à fait provisoire – il ne pouvait en être autrement, puisque chacune des deux parties gardait son arrière-pensée qu’elle s’était efforcée de dissimuler à l’autre –, de cette entente, il était résulté que Fausta, Léonora (qui avait assisté à l’entretien) et Concini paraissaient maintenant les meilleurs amis du monde.

 

Il en était résulté aussi que Concini et Léonora avaient aussitôt conduit Fausta au Louvre et lui avaient fait obtenir séance tenante une audience particulière de la reine régente, audience à laquelle ils avaient assisté, comme de juste.

 

Marie de Médicis, comme Léonora, avait une grande admiration, qui n’allait pas sans un vague sentiment de crainte, pour sa compatriote, la princesse Fausta. Elle l’avait très bien accueillie. D’autant mieux accueillie que, laissée dans l’ignorance des dessous secrets de cette alliance, elle croyait que Fausta venait lui rendre un service appréciable et purement désintéressé.

 

Fausta tenait à plaire. Elle se mit en frais. Elle déploya toutes les ressources de sa puissance de séduction qui était irrésistible quand elle le voulait bien. Et elle fit la conquête de cette femme superficielle et – disons-le – d’esprit plutôt borné, qu’était Marie de Médicis. Elle la subjugua d’autant mieux que Léonora et Concini qui avaient besoin d’elle, qui se croyaient assez forts pour l’évincer quand elle les aurait servis, Léonora et Concini la laissèrent faire, l’appuyèrent même de leur mieux.

 

Il en résulta ce que Fausta avait voulu : ce fut elle qui prit la direction de cette espèce de conseil secret qu’ils tenaient à eux quatre, et ce fut elle qui dicta les mesures qu’il lui convenait de voir prendre. Et elle le fit avec tant d’habileté et de délicatesse que Léonora – qui était la seule qui fût de force à lui tenir tête –, Léonora elle-même fut dupe. Elle put croire que ces mesures avaient été prises par eux, alors qu’elles leur avaient été suggérées par Fausta.

 

En sorte que lorsqu’ils se séparèrent, ils étaient tous les quatre enchantés les uns des autres et, ce qui n’était pas pour déplaire à Fausta, bien au contraire, Marie de Médicis ne voyait plus que par les yeux de la duchesse de Sorrientès. Car, officiellement, Fausta n’avait pas d’autre nom.

 

Donc, pour revenir à notre point de départ, trois jours s’étaient écoulés pendant lesquels ni Fausta, ni Concini n’avaient donné signe de vie. Le quatrième jour, en rentrant d’une de ces mystérieuses courses qu’il faisait dans Paris, Pardaillan trouva chez lui un billet qu’il ouvrit en toute hâte, ayant reconnu l’écriture de Valvert.

 

Le billet disait ceci :

 

« Je vous attends chez moi. Venez, monsieur, de toute urgence. »

 

Pardaillan avait au côté sa bonne rapière. Il glissa un solide poignard dans son pourpoint, prit, à tout hasard, une bourse convenablement garnie, et partit aussitôt pour la rue de la Cossonnerie.

 

Cette rue de la Cossonnerie que, nous croyons l’avoir dit, les vieux plans de Paris désignent sous le nom de la Cochonnerie, comme presque toutes les rues qui avoisinaient les Halles, tirait son nom du genre de commerce qui y dominait.

 

La rue de la Cossonnerie était, en majeure partie, habitée par des cossonniers qui y tenaient leur marché. Qu’était-ce qu’un « cossonnier » ? Un marchand de volailles.

 

Au moment où Pardaillan y arriva, il faut croire que ce marché des « cossonniers » battait son plein, car la foule des acheteurs y était considérable. Si Pardaillan avait été moins préoccupé par le billet laconique et quelque peu inquiétant de Valvert, il n’aurait pas manqué d’être frappé des allures louches et des mines patibulaires de nombre de ces amateurs de volaille qui encombraient la rue. Cela n’eût pas manqué de lui donner à réfléchir.

 

Et nul doute qu’il n’eût fait demi-tour, séance tenante, quitte à envoyer un garçon de son auberge s’informer au logis de Valvert.

 

Mais Pardaillan était préoccupé, il ne fit pas attention à ce marché qu’il connaissait trop bien puisqu’il habitait à deux pas de là. Il s’engouffra dans l’allée et grimpa lestement les étages. La clé était sur la porte du logement de Valvert. Cela n’était pas pour le surprendre puisqu’il était mandé « de toute urgence ».

 

Il tourna la clé et se précipita à l’intérieur.

 

Valvert se trouvait là. Il était seul. Il se promenait avec agitation, allant de la porte à la lucarne. Dès qu’il aperçut le chevalier, il s’écria :

 

– Enfin, monsieur, vous voilà ! Depuis deux heures je me ronge les sangs d’impatience et d’inquiétude à vous attendre !

 

– Que se passe-t-il donc ? demanda Pardaillan.

 

– Comment-ce qui se passe ! s’éberlua Valvert, mais, monsieur, j’attends que vous me le disiez !…

 

Pardaillan le fixa de son œil étincelant.

 

Il vit qu’il avait l’air de tomber de la lune. Il fronça le sourcil, et de cet air froid qu’il prenait quand il sentait que la bataille était imminente :

 

– Voilà qui est particulier ! fit-il. Vous me mandez, j’accours en toute hâte, je vous demande ce qu’il y a et vous me retournez la question !

 

– Je ne vous ai pas mandé, monsieur, protesta Valvert de plus en plus ébahi. C’est vous, au contraire, qui m’avez ordonné de vous attendre ici et de n’en plus bouger que vous ne soyez venu me voir.

 

Si Valvert semblait aller d’ébahissement en stupéfaction, Pardaillan, par contre, avait déjà retrouvé ce sang-froid spécial qui ne l’abandonnait jamais dans l’action. Il commençait à entrevoir la vérité, lui. Il comprît d’instinct que ce n’était pas le moment de s’attarder. Très calme, très maître de lui, il interrogea :

 

– Répondez-moi brièvement. Et répondez sans questionner vous-même : Où, quand, comment vous ai-je ordonné de m’attendre chez vous et de n’en pas bouger que je ne sois venu vous voir ?

 

– Ici. Il y a deux heures environ. Par un billet que j’ai trouvé sur ma table, répondit laconiquement Valvert.

 

– Montez-moi ce billet.

 

– Le voici.

 

Et Valvert alla chercher sur le meuble où il l’avait déposé le billet qu’il tendit à Pardaillan. Celui-ci le prit et le parcourut des yeux.

 

– C’est si bien mon écriture, dit-il, que je m’y serais laissé prendre moi-même. Mais écoutez bien ceci, Odet : je ne suis pas venu ici en votre absence, comme le dit ce billet. Ce billet, ce n’est pas moi qui l’ai écrit. Pas plus que vous n’avez écrit, vous, cet autre billet que j’ai reçu, moi.

 

En disant ces mots, Pardaillan sortait de sa poche le billet qu’on lui avait remis au Grand Passe-Partout et le tendit à Valvert. Et, comme Pardaillan, le jeune homme s’écria :

 

– C’est tout à fait mon écriture.

 

– Parbleu ! puisque je n’ai pas eu l’ombre d’un soupçon.

 

– Mais je ne vous ai pas écrit, monsieur ! Qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Cela signifie, expliqua froidement Pardaillan, qu’on voulait nous voir réunis tous les deux ici ! Cela signifie qu’il y a de la Fausta là-dessous !

 

Et assujettissant la rapière d’un geste vif, de sa voix de bataille :

 

– Déguerpissons, Odet. Le plafond va s’écrouler sur nos têtes, le plancher va s’effondrer et nous engloutir, la maison va sauter ou flamber, que sais-je !… Déguerpissons au plus vite, et fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard déjà !…

 

Ils se ruèrent dans l’escalier qu’ils dégringolèrent en trombe. Valvert, dès l’instant où il s’était trouvé lancé dans l’action, avait instantanément retrouvé ce sang-froid qui le faisait tout pareil à Pardaillan… Pardaillan à vingt ans. Ils descendirent donc en tempête. Mais comme ils avaient leur sang-froid tous les deux, ils mesuraient leurs bonds de manière à faire le moins de bruit possible. Malgré tout, cela n’allait pas aussi silencieusement qu’ils l’eussent voulu. Quelqu’un, au-dessous d’eux, les avait entendus. Une voix essoufflée cria, hurla plutôt :

 

– Ne sortez pas, par le tonnerre de Dieu !

 

Ils s’arrêtèrent net.

 

– C’est toi, Landry ? cria Valvert en se penchant sur la rampe.

 

– Oui, monsieur, répondit Landry Coquenard, car c’était bien lui. Et il ajouta :

 

– Remontez, monsieur, remontez. Il est trop tard. Pardaillan avait étudié Landry Coquenard de son coup d’œil sûr. Et il faut croire que cette étude n’avait pas été à son désavantage, car il n’eut pas une seconde d’hésitation :

 

– Remontons, dit-il.

 

– Et faites vite, ventre de Dieu ! recommanda Landry, comme s’il avait entendu.

 

Ils remontèrent les marches quatre à quatre et, cette fois sans se soucier de faire du bruit. Ils arrivèrent sur le palier. Landry Coquenard les rejoignit. Ils rentrèrent dans le logement.

 

Mais Pardaillan, qui pensait à tout, avant d’entrer, sortit la clef de la serrure, la mit à l’intérieur et ferma la porte à double tour. Après quoi il étudia la porte. Un coup d’œil lui suffit.

 

– Elle ne supportera pas quatre coups, se dit-il en étouffant un soupir de regret.

 

Il ne s’en occupa plus. Il écouta ce que disait Landry Coquenard répondant à une question de Valvert.

 

– Monsieur, jusqu’à la rue du Marché-aux-Poirées[9], la rue est barrée par les archers commandés par le grand prévôt en personne, M. Louis Séguier. La rue Saint-Denis est barrée par d’autres archers commandés par les deux lieutenants du prévôt, MM. Ferraud et Lefour. Ils sont bien une cinquantaine de chaque côté. Essayer de passer serait pure folie. Nous n’avons pas d’autre ressource que de fuir par la fenêtre, quitte à nous rompre les os si nous trébuchons où si nous avons le vertige.

 

– Voyons cette fenêtre, dit Pardaillan.

 

Il alla à la lucarne, qui était ouverte. Odet et Landry le suivirent. Tous les trois regardèrent en évitant de se montrer. Et Pardaillan fit entendre un long sifflement d’admiration.

 

– Concini… et Rospignac !… devant la porte de la maison !… indiqua Valvert.

 

– Roquetaille et Longval, et toute la meute des ordinaires, désigna Landry Coquenard dont la rancune féroce ne désarmait pas.

 

– Le comte d’Albaran, qui représente ici Fausta, dit à son tour Pardaillan avec un rire silencieux. C’était vrai, par malheur.

 

 

 

 

 


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Septembre 2008

 

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[1] Rouan : cheval dont les crins sont noirs et la robe formée de poils rougeâtres et de poils blancs.

[2] Les chefs dizainiers : magistrats municipaux des anciennes subdivisions de quartiers de Paris.

[3] Tous ces personnages – et d’autres également – ont figuré ou descendent de personnages qui ont figuré dans nos précédents ouvrages. (Note de M. Zévaco).

[4] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[5] Le duc d’Angoulême a été le héros de La Fausta (tome 3). Il a renoncé à ses ambitions après avoir épousé Violetta. Historiquement, il est célèbre par les multiples complots qu’il organisa ou auxquels il participa, à la suite desquels Henri IV le fit emprisonner à la Bastille.

[6] La rue des Orties comme le cul-de-sac ont été absorbés par la place du Carrousel (Note de M. Zévaco.)

[7] Rue Cassel. Par altération Casset, puis Cassetti. (Note de M. Zévaco.)

[8] Quai de la Mégisserie. (Note de M. Zévaco.)

[9] Disparue. (Note de M. Zévaco.)