Michel Zévaco

 

 

 

LE FILS DE PARDAILLAN

Volume I

 

 

 

Les Pardaillan – Livre VII

 

 

 

7 novembre 1913 – 19 avril 1914 – Le Matin
1916 – Tallandier, Le Livre national

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 13

III. 21

IV.. 36

V.. 58

VI. 74

VII. 94

VIII. 115

IX.. 130

X.. 137

XI. 150

XII. 163

XIII. 185

XIV.. 204

XV.. 219

XVI. 232

XVII. 251

XVIII. 261

XIX.. 283

XX.. 303

XXI. 335

XXII. 353

XXIII. 363

XXIV.. 379

XXV.. 385

XXVI. 403

XXVII. 427

XXVIII. 435

XXIX.. 449

XXX.. 469

XXXI. 490

XXXII. 502

XXXIII. 509

À propos de cette édition électronique. 521

 

I[1]

 

Nous sommes à Paris, Henri IV régnant sur la France pacifiée, par un matin de mai, clair, ensoleillé.

 

La fenêtre d’une petite maison bourgeoise de la rue de l’Arbre-Sec s’ouvre. Une jeune fille paraît au balcon. Les chauds rayons du soleil viennent poser comme une impalpable poussière d’or sur le nuage d’or de son opulente chevelure. Ses yeux plus bleus et plus purs que l’azur éclatant du ciel, sa taille élancée, ses formes d’une harmonie incomparable, une dignité ingénue dans ses attitudes, une franchise de regard admirable, un voile de mélancolie répandu sur ce front de neige, tout en elle force l’attention et la garde, tout en elle charme et captive.

 

Comme attirée par quelque force invincible, sa tête charmante se lève timidement, furtivement, vers la maison d’en face.

 

Là-haut, à la lucarne du grenier, apparaît un jeune cavalier. Et ce cavalier, les mains jointes, l’air extasié, fixe sur elle un regard profond, chargé d’une muette adoration.

 

La jeune fille rougit, pâlit… son chaste sein se soulève d’émoi… Elle demeure un instant les yeux posés sur ceux de l’inconnu, puis lentement, comme à regret, elle rentre chez elle et pousse le battant de la fenêtre.

 

*

* *

 

En bas, dans la rue, un pauvre hère, dans l’ombre protectrice d’un renfoncement, dresse vers la radieuse apparition une face d’ascète morne, ravagée, où luisent, au-dessous de sourcils broussailleux, deux yeux vitreux de visionnaire. Et à la vue de la gracieuse jeune fille, voici que ces yeux de fou s’animent, s’humanisent, prennent une expression de douceur et de tendresse mystique. Voici que cette sombre physionomie s’illumine d’une joie céleste. Et le pauvre hère, lui aussi, joint les deux mains dans un geste d’imploration et murmure :

 

– Qu’elle est belle !…

 

Comme il prononce ces mots, quelque chose d’informe, un tas, une énorme boule de graisse, déboule on ne sait d’où, roule avec une agilité surprenante et vient s’arrêter devant l’homme en adoration. Cela est couvert d’un froc cavalièrement relevé sur la hanche, surmonté d’une autre petite boule joviale outrageusement enluminée. Deux pattes de basset, courtes et cagneuses, servent de colonnes et deux pieds plats, immenses, sont les assises solides de ce monument de graisse. Et cela parle d’une voix de basse taille qui semble sourdre de profondeurs inconnues ; cela se prononce sans raillerie :

 

– Je vous y prends encore, frère Ravaillac !… Toujours plongé dans vos sombres visions, donc !

 

Brutalement arraché à son rêve, Ravaillac, Jean-François Ravaillac tressaille violemment. Ses traits reprennent leur expression absente, l’étincelle de vie allumée dans son œil s’éteint brusquement, et ramenant son regard à terre, sans contrariété apparente, sans surprise, sans plaisir, avec une morne indifférence, il dit doucement, poliment :

 

– Bonjour, frère Parfait Goulard.

 

À ce moment, la jeune fille ferme sa fenêtre sans avoir eu la curiosité de jeter un coup d’œil en bas. Ravaillac pousse un soupir et, sans affectation, s’éloigne dans la direction de la rue Saint-Honoré, proche, entraînant avec lui le frère Parfait Goulard, enchanté de la rencontre, et qui se prête complaisamment à la manœuvre.

 

Le moine cependant a guigné du coin de l’œil la jeune fille. Il a noté le soupir de celui qu’il a appelé frère Ravaillac. Mais il ne laisse rien paraître et sa bonne grosse face demeure parfaitement hilare.

 

En s’éloignant, ils croisent un personnage qui doit être quelque puissant seigneur, à en juger par sa mine hautaine et par la richesse du costume. Ce seigneur discute âprement avec une digne matrone qui a toute l’apparence d’une petite bourgeoise.

 

En passant près du moine, le brillant seigneur ébauche un geste furtif auquel le moine répond par un clignement d’yeux.

 

Ni la vénérable matrone ni Ravaillac ne remarquent cet échange de signaux mystérieux.

 

Le grand seigneur et la bourgeoise continuent leur chemin et viennent s’arrêter devant le perron de la petite maison de la jeune fille. Ils continuent à discuter avec animation et ni l’un ni l’autre ne font attention à une ombre blottie dans une encoignure, laquelle, bien qu’ils parlent à voix basse, ne perd pas un mot de leur entretien.

 

Le jeune cavalier était resté accoudé à sa lucarne.

 

Peut-être ressassait-il son bonheur. Peut-être attendait-il patiemment qu’une heureuse fortune lui permît d’apercevoir encore une fois un bout de ruban ou l’ombre de la bien-aimée se profiler sur les vitraux… Les amoureux, on le sait, sont insatiables. Celui-ci, tout à ses rêves, ne voyait rien en dehors du balcon où elle lui était apparue.

 

Sous ce balcon, cependant, leur discussion sans doute terminée, la matrone avait franchi les trois marches et mettait la clé dans la serrure.

 

Par hasard, les yeux de l’amoureux quittèrent un instant le bienheureux balcon et se portèrent dans la rue. Alors, un cri de colère lui échappa, à la vue du seigneur qui n’avait pas bougé :

 

– Encore ce ruffian maudit de Fouquet !…

 

Il se pencha à faire croire qu’il allait se précipiter tête première. Et il grinçait :

 

– Que fait-il là, devant sa porte ?… Qui appelle-t-il ainsi ?…

 

En effet, à ce moment, celui que notre amoureux venait de nommer Fouquet appelait la matrone qui se disposait à entrer dans la maison. Elle redescendit une marche et tendit la main. Geste d’adieu ?… Marché conclu ?… Arrhes données ?… C’est ce que l’amoureux n’aurait pu dire. Il lui sembla bien entrevoir une bourse… Mais le geste avait été si rapide, si subtil l’escamotage !… En tout cas, il connaissait la matrone, car en se retirant précipitamment de la fenêtre, il était blême et il bredouillait :

 

– Dame Colline Colle !… Ah ! par tous les démons de l’enfer, je veux savoir !… Malheur au damné Fouquet !…

 

Et il se rua en trombe dans l’escalier.

 

À cet instant précis, trois braves s’arrêtaient devant sa porte. Ils avaient des allures de tranche-montagne, avec des rapières formidables qui leur battaient les talons. À les voir, on devinait des diables à quatre, ne redoutant rien ni personne. Et cependant ils restaient indécis devant la porte, n’osant soulever le marteau.

 

– Eh vé ! dit l’un avec un accent provençal, vas-y toi, Gringaille… Tu es Parisien, tu parles bien…

 

– Voire ! répondit l’interpellé. Tu n’as pas non plus ta langue dans ta poche, toi, Escargasse… M’est avis cependant que Carcagne me paraît être celui de nous trois qui a le plus de chance de s’en tirer avec honneur… Il a des manières si avenantes, si polies !…

 

L’homme aux manières polies dit à son tour :

 

– Vous êtes encore de singuliers bélîtres de me vouloir exposer seul à la colère du chef… Savez-vous pas, mauvais garçons que vous êtes, qu’il nous a formellement interdit de nous présenter chez lui sans son assentiment ?… Pensez-vous que je me soucie de me faire jeter par la fenêtre uniquement pour préserver vos chiennes de carcasses ?…

 

– Il faut cependant lui faire savoir que le signor Concini désire le voir aujourd’hui même.

 

– Que la peste l’étrangle, celui-là ! Il avait bien besoin de nous charger d’une commission pareille !

 

– Vé ! allons-y ensemble.

 

– Au moins nous serons trois à recevoir l’averse.

 

– Ce sera moins dur.

 

Ayant ainsi tourné la difficulté, ils se prirent par le bras et allongèrent la main vers le marteau.

 

La porte s’ouvrit brusquement, quelque chose comme un ouragan fondit sur eux, les sépara brutalement, les envoya rouler à droite et à gauche. C’était l’amoureux, qui se mit à remonter la rue en courant.

 

– C’est le chef ! s’écria Escargasse. J’ai reconnu sa manière de nous dire bonjour.

 

Et il se tenait la mâchoire ébranlée par un maître coup de poing.

 

– Malheur ! gémit Gringaille en se relevant péniblement, je crois qu’il m’a défoncé une côte.

 

– Où court-il ainsi ? dit Carcagne qui n’avait reçu qu’une bourrade sans conséquence.

 

Chose curieuse, ils ne paraissaient ni étonnés ni mortifiés. Ils étaient dressés sans doute. Sans s’attarder plus longtemps, tous trois, ensemble :

 

– Suivons-le !…

 

Et ils se lancèrent à la poursuite de celui qu’ils appelaient « le chef » et qu’ils paraissaient tant redouter.

 

Celui-ci, trompé par une vague similitude de costume et de démarche, s’était lancé dans la direction de la Croix-du-Trahoir située au bout de la rue. Il allait droit devant lui, comme un furieux, bousculant et renversant tout ce qui lui faisait obstacle, sans se soucier des protestations et des malédictions soulevées sur son passage.

 

Il avait ainsi parcouru une cinquantaine de toises lorsqu’il heurta violemment un gentilhomme qui cheminait devant lui. Il continua d’avancer sans se retourner, sans un mot d’excuse. Mais, cette fois-ci, il était tombé sur quelqu’un qui n’était pas d’humeur à se laisser malmener :

 

– Holà !… Hé !… monsieur l’homme pressé ! s’écria le gentilhomme.

 

L’amoureux ne tourna pas la tête. Peut-être n’avait-il pas entendu.

 

Tout à coup, une poigne s’abattit sur son épaule. Sans se retourner, confiant en sa force, il se secoua comme un jeune sanglier, pensant faire lâcher prise au gêneur. Mais le gêneur ne céda pas. Au contraire, son étreinte se resserra, se fit plus puissante. Sous la poigne de fer qui le maîtrisait, l’amoureux fut contraint de s’arrêter. Il se retourna en grinçant.

 

Il se vit en présence d’un gentilhomme de haute mine qui pouvait avoir une soixantaine d’années, mais n’en paraissait pas cinquante. En tout cas, ce gentilhomme était doué d’une force prodigieuse, puisqu’il avait pu, d’une seule main, paralyser, sans effort apparent, la résistance de notre amoureux.

 

Face à face, les deux hommes se regardèrent dans les yeux un inappréciable instant.

 

La stupeur, la honte, l’admiration, la fureur, le désespoir, tous ces sentiments passèrent sur le visage expressif du jeune homme.

 

Le gentilhomme, très calme, sans colère, le regardait d’un air froid. Il faut croire que ce gentilhomme n’était pas le premier venu. Comme si cette jeune physionomie qu’il considérait avait été un livre ouvert dans lequel il lisait couramment, une expression de pitié adoucit son œil fixe jusque-là et, lâchant le bouillant amoureux, il lui dit avec une douceur qui n’excluait pas une certaine hauteur :

 

– Je vois, monsieur, que si je vous laisse aller, ma susceptibilité va être cause de quelque irréparable malheur.

 

« Il me convient d’oublier la brusquerie de vos manières. Allez, jeune homme, pour cette fois-ci le chevalier de Pardaillan oubliera votre incivilité. »

 

L’amoureux eut un sursaut violent, ses yeux s’injectèrent, sa main se crispa sur la poignée de sa rapière comme s’il eût voulu dégainer à l’instant même. Mais il n’acheva pas le geste et, secouant la tête, pour lui-même, il expliqua :

 

– Non !… Je n’ai pas un instant à perdre !…

 

Et se rapprochant du chevalier de Pardaillan jusqu’à le toucher, les yeux dans les yeux, il gronda :

 

– Vous voulez bien me pardonner !… Et moi qui ne suis pas chevalier, moi Jehan qu’on appelle le Brave, je ne vous pardonnerai jamais l’humiliation que vous venez de m’infliger… Je vous tuerai, monsieur !… Allez, profitez des quelques heures qui vous restent à vivre. Demain matin, à neuf heures, je vous attendrai derrière le mur des Chartreux… Et s’il vous convenait d’oublier le rendez-vous qu’il vous donne, sachez que Jehan le Brave saura vous retrouver, fussiez-vous au plus profond des enfers !

 

Et il repartit comme un fauve déchaîné.

 

Le chevalier de Pardaillan fit un mouvement en avant comme pour le saisir à nouveau. Puis il s’arrêta, haussa les épaules avec insouciance et s’éloigna paisiblement en sifflotant un air du temps de Charles IX.

 

II

 

Pendant que Jehan le Brave – à défaut de nom, laissons-lui ce fier prénom – pendant que l’impétueux amoureux, disons-nous, le cherchait du côté de la Croix-du-Trahoir, Fouquet était redescendu vers la rue Saint-Honoré.

 

Il passa sans s’arrêter auprès du moine Parfait Goulard, à qui il fit un signe imperceptible, et continua son chemin dans la direction du Louvre.

 

À peine était-il passé que le moine, poussant du coude son compagnon, lui glissa :

 

– Voyez-vous ce seigneur… là, devant nous… C’est Fouquet, marquis de La Varenne, entremetteur, Premier ministre des plaisirs de Sa Majesté !

 

Et le moine éclata d’un gros rire égrillard, tandis qu’une lueur fugitive s’allumait dans l’œil de Ravaillac. Tout à coup, le moine se frappa le front :

 

– Mais nous l’avons déjà croisé tout à l’heure !… Il était avec… attendez donc !… j’y suis !… avec dame Colline Colle, la propriétaire de cette petite maison devant laquelle je vous ai rencontré, précisément… Par saint Parfait, mon vénéré patron, je devine la manigance !… Dame Colline Colle a pour unique locataire une jeune fille… un ange de beauté, de candeur et de pureté… Je gage que le marquis a soudoyé l’honnête matrone… Eh ! eh !… ce soir peut-être, notre bon sire le roi passera par là…, et demain peut-être aurons-nous une nouvelle favorite !…

 

L’ombre qui avait écouté la conversation de Fouquet de La Varenne avec dame Colline Colle sortit de son trou lorsque le marquis se fut éloigné.

 

C’était un homme dans la force de l’âge. Les tempes grisonnantes, plutôt grand, sec, merveilleusement musclé, avec ces mouvements souples, aisés, que donne la pratique régulière de tous les exercices violents. Physionomie rude que n’adoucissait pas l’éclat de deux yeux de braise.

 

L’homme resta un moment méditatif, les yeux fixés sur la lucarne de Jehan le Brave, et lorsque le jeune homme passa comme une rafale, il le suivit longtemps d’un regard étrange, terrible, un sourire énigmatique aux lèvres, puis il se dirigea d’un pas assuré vers la rue Saint-Honoré et pénétra dans une maison de fort belle apparence…

 

Cette maison c’était le logis de Concini…

 

L’homme resta là une demi-heure environ puis ressortit et se dirigea à nouveau, en flâneur, vers la rue de l’Arbre-Sec. Il allait le nez au vent, sans but précis, en apparence du moins. Tout à coup, son œil se posa, avec cette même expression étrange que nous avons signalée, sur Jehan le Brave qui paraissait chercher quelqu’un, à en juger par l’attention avec laquelle il dévisageait les passants. L’homme s’approcha doucement et posa la main sur l’épaule du jeune homme qui se retourna tout d’une pièce. En reconnaissant à qui il avait affaire, il eut un geste de déception. Néanmoins sa physionomie s’adoucit d’un vague sourire, et il dit :

 

– Ah ! c’est toi, Saêtta !… J’avais espéré…

 

Saêtta, puisque tel était son nom, demanda :

 

– Que cherches-tu donc, et qu’avais-tu espéré, mon fils ?

 

À ces mots, prononcés avec une intonation bizarre, les traits mobiles et fins de Jehan le Brave se contractèrent. Il releva vivement, rudement :

 

– Pourquoi m’appelles-tu ton fils ?… Tu sais bien que je ne le veux pas !… Au surplus, tu n’es pas mon père !…

 

– C’est vrai, dit lentement Saêtta en l’étudiant avec une attention farouche, c’est vrai, je ne suis pas ton père…

 

« Cependant, quand je te ramassai – voici tantôt dix-huit ans – mourant de froid et de faim, sur le bord de la route où tu étais abandonné, tu avais deux ans à peine… Si je ne t’avais pris, emporté, soigné, veillé nuit et jour, car tu fus malade d’une mauvaise fièvre qui faillit t’emporter… si je n’avais fait cela, tu serais mort… Et depuis ce moment jusqu’au jour où je t’ai senti assez fort pour voler de tes propres ailes, qui donc a eu soin de toi, t’a nourri, élevé, qui donc a fait de toi l’homme sain, robuste, vigoureux que tu es devenu ? Moi, Saêtta !… Qui t’a mis au poing la rapière que voici et t’a appris le fin du fin de l’escrime, qui a fait de toi une des plus fines – si ce n’est la plus fine – lames du monde ? Moi !… Aujourd’hui tu es un brave sans pareil, fort comme Hercule lui-même, audacieux, entreprenant ; tu commandes à des hommes qui ne craignent ni Dieu ni diable et qui tremblent devant toi ; tu es le roi du pavé, la terreur et le désespoir du guet, l’admiration de la truanderie qui n’attend qu’un signe de toi pour te proclamer roi d’Argot… Qui a fait tout cela ?… Moi !… Mais je ne suis pas ton père… Tu ne me dois rien. »

 

Tout ceci avait été débité d’une voix âpre, mordante. Jehan avait laissé dire, sans chercher à interrompre, et pendant que Saêtta parlait, il tenait ses yeux fixés obstinément sur lui. On eût dit qu’il attendait anxieusement une parole qui ne tombait pas. Quand il vit que l’autre avait fini, il se secoua furieusement, comme pour jeter bas le fardeau de pensées obsédantes, et il gronda :

 

– C’est vrai !… Tout ce que tu dis là est vrai !… Mais il paraît que je suis un monstre… ou peut-être m’as-tu trop bien élevé, puisque…

 

– Achève, dit Saêtta, avec un sourire sinistre.

 

– Eh bien, oui, par l’enfer ! j’achèverai. Quand tu me regardes, comme tu le fais en ce moment, avec ce sourire satanique, quand tu me parles, de cet air narquois qui m’enrage, quand tu m’appelles ton fils, avec cette équivoque intonation, je sens, je devine que tu es mon plus mortel ennemi… que tout ce que tu as fait pour moi, tu l’as fait dans je ne sais quelle intention tortueuse… terrible, peut-être… et alors, je sens la haine me soulever, et j’ai des envies furieuses de te tuer !…

 

Avec un calme glacial, Saêtta dit :

 

– Qui t’arrête ?… Tu as ton épée, j’ai la mienne… Je fus ton maître, mais depuis longtemps tu m’as surpassé… Je ne pèserai pas lourd contre toi.

 

– Enfer ! rugit Jehan le Brave, c’est cela précisément qui m’arrête !… Je ne suis pas un assassin, moi !… C’est la seule chose que tu n’as pas réussi à faire de moi !…

 

Le sourire de Saêtta se fit plus aigu, plus équivoque, si possible. Et brusquement, changeant de physionomie, avec une bonhomie qui conservait malgré lui on ne sait quoi de louche :

 

– Tu es d’une nature trop impressionnable, dit-il, ce n’est pas ta faute… Tu es ainsi… Moi, je suis rude, violent, affligé d’un physique qui n’inspire pas la sympathie… Ce n’est pas ma faute… Je suis ainsi… Bravo, j’ai fait de toi un bravo… Pouvais-je prévoir que tu aurais un jour des délicatesses de gentilhomme ?… Je ne puis te parler un langage qui n’est pas le mien…

 

Et soudain, fixant sur lui un regard étrange, avec une émotion que trahissait le tremblement de la voix :

 

– Cependant, je me suis attaché à toi… Tu es… oui, tu es le seul lien qui me rattache à la vie… Je n’ai plus que toi… Et comme je ne veux pas te perdre, je m’efforcerai d’adoucir mes manières pour toi… Je ne peux pas mieux te dire.

 

L’effort qu’il venait de faire était évident, et cependant, celui à qui il parlait, celui pour qui cet effort était accompli, parut ressentir une sensation d’angoisse. Sur ce visage étincelant, où toutes les sensations se lisaient comme en un livre ouvert, une expression de malaise se répandit soudain. On voyait qu’il était touché et qu’il cherchait une bonne parole… Cette parole, il ne la trouvait pas. Pourquoi ?

 

Comme s’il eût compris, Saêtta ébaucha son énigmatique sourire et, changeant brusquement la conversation :

 

– Tu ne m’as pas dit ce que tu cherchais, ce que tu espérais ? Jehan se frappa le front :

 

– Qui je cherchais ? fit-il d’une voix ardente. Un insolent qui… Mais d’abord, tu connais ma force musculaire, n’est-ce pas ? Tu as cru, et moi-même je le croyais, que personne n’était de taille à me résister !… Eh bien, ici, dans cette rue, je me suis heurté à quelqu’un qui m’a saisi… et je n’ai pu me dégager de cette étreinte…

 

– Oh ! s’exclama Saêtta avec une véritable émotion, que dis-tu là ?… Je ne connais qu’une personne au monde qui soit de force…

 

– Tu connais quelqu’un qui est plus fort que moi ?

 

– Oui.

 

– Son nom ?…

 

– Le chevalier de Pardaillan.

 

– Tripes de Satan !… C’est lui !… C’est mon insolent.

 

– Oh oh ! fit Saêtta, et rien ne saurait traduire tout ce que contenaient de sous-entendus ces deux simples onomatopées. Tu connais Pardaillan ?… Tu l’as vu ?… C’est lui que tu cherches ?… pour te battre, pour le tuer, hein ?… Parle donc !

 

Et cette fois, son émotion était si violente, que Jehan en fut bouleversé.

 

– Je l’ai rencontré tout à l’heure, je te l’ai dit.

 

– Porco dio !… Cela devait arriver… Et tu vas te battre, nécessairement ?

 

– Oui.

 

– Quand ?

 

– Demain matin.

 

– Dieu soit loué !… Je t’ai rencontré à temps !

 

– Enfer !… M’expliqueras-tu ?…

 

– Rien que ceci : Pardaillan t’a saisi et tu n’as pu te dégager… Si tu croises le fer avec lui, il te tuera…

 

– Me tuer, moi ! Allons donc !

 

– Je te dis que Pardaillan est le seul homme au monde qui soit plus fort que toi… Mais je ne veux pas qu’il te tue, moi !… Non, per la Madona !… Demain matin, m’as-tu dit ?… Répète… C’est demain matin que tu dois te battre avec lui ?…

 

– Oui, fit Jehan, stupéfait.

 

– Bon !… Alors je suis tranquille, fit Saêtta, qui paraissait se calmer.

 

– Tu es tranquille ?… pourquoi ?… Que veux-tu dire ?…

 

– Simplement ceci : demain matin, Pardaillan ne pourra plus rien contre toi !

 

– Étrange ! murmura le jeune homme. Quelle émotion !… Jamais je n’ai vu Saêtta aussi ému… Mais alors ?… Il m’aime donc ?… Oui, sans doute… Sans quoi il ne tremblerait pas ainsi pour moi !… Je m’y perds… Serais-je décidément mauvais ?…

 

Et tout haut, d’un ton brusque, mais singulièrement radouci :

 

– As-tu besoin d’argent ?…

 

– Non !… c’est-à-dire… donne toujours, fit Saêtta, en empochant la bourse rebondie que le jeune homme glissait dans sa main.

 

Jehan s’éloignait, l’air rêveur.

 

Saêtta dardait sur son dos un regard terrible et grinçait :

 

– Demain matin !… Il sera trop tard !… Pardaillan ne pourra rien contre toi… parce que tu appartiendras au bourreau…

 

Il parut s’abîmer dans des réflexions profondes et il grommelait :

 

– Le laisser tuer par Pardaillan ?… Oui… à la rigueur… Mais j’ai mieux que cela… Va, fils de Fausta, fils de Pardaillan, va, cours à l’abîme que j’ai creusé sous tes pas !… L’heure de la vengeance a enfin sonné pour moi !

 

Et s’enveloppant dans son manteau, de son pas souple et cadencé, il se dirigea vers le Louvre.

 

III

 

La cour est dans le marasme. Le roi ne dort plus… Le roi ne mange plus… Le roi, si débordant de vie, ne traite plus les affaires de l’État avec ses ministres. Il fuit la société de ses intimes, il s’enferme des heures durant dans sa petite chambre à coucher du premier…

 

Le roi est malade : de qui est-il donc amoureux ?

 

Voilà ce que disent les courtisans ordinaires.

 

Voici maintenant ce que savent et gardent pour eux cinq ou six intimes de Sa Majesté :

 

Le roi a vu une jeune fille de seize ans à peine. Et il a éprouvé le coup de foudre.

 

Comme toujours, chez lui, ce nouvel amour a altéré son humeur et sa santé. D’autant plus profondément que, chose inouïe, et qui prouve combien cette fois-ci il est bien assassiné d’amour, lui, si entreprenant et si expéditif en pareille occurrence, devenu plus timide que le plus timide des jouvenceaux, il n’a pas osé « déclarer sa flamme ».

 

Et tous les soirs, sous des déguisements divers, le roi s’en va rue de l’Arbre-Sec soupirer sous le balcon de sa belle…

 

Les confidents du roi se sont empressés d’aller rôder autour du logis de celle qui peut devenir la grande favorite…

 

Tout ce qu’ils ont appris, c’est que la jeune fille est couramment désignée sous le nom de « demoiselle Bertille ». Demoiselle Bertille ne sort jamais, si ce n’est le dimanche, pour aller assister à la messe à la chapelle des Cinq-Plaies. Alors elle est accompagnée par sa propriétaire, respectable matrone qui répond au nom de dame Colline Colle. Quelques-uns cependant ont pu apercevoir demoiselle Bertille. Ceux-là sont revenus enthousiasmés de son idéale beauté.

 

L’après-midi de ce jour où se sont déroulés les différents incidents que nous venons de narrer, le roi était dans sa petite chambre. Il était assis sur sa chaise basse, et du bout des doigts il tambourinait machinalement sur l’étui de ces lunettes. De temps en temps, il poussait un soupir lamentable et gémissait :

 

– Que fait donc La Varenne ?

 

Et il reprenait le cours de ses pensées :

 

– Jamais femme ne m’a produit l’effet que me produit cette jeune fille !… Bertille !… Le joli nom, si clair, si frétillant !… Bertille !… Jarnidieu ! d’où vient donc que je suis troublé à ce point ? Est-ce la candeur, l’innocence de cette jeune fille ?… Je ne me reconnais plus !… Ce cuistre de La Varenne ne viendra donc pas !…

 

Brusquement Henri IV frappa ses deux cuisses et se leva en murmurant :

 

– J’ai beau chercher, je ne trouve pas… qui donc ce doux visage me rappelle-t-il ? Qui donc ?… Voyons, parmi les belles que j’ai eues autrefois, cherchons…

 

Il fit plusieurs fois le tour de la chambre, de ce pas accéléré qui faisait le désespoir du vieux Sully, obligé de le suivre quand il expédiait les affaires avec lui, et tout à coup :

 

– Ventre-saint-gris ! J’ai trouvé !… Saugis !…

 

L’air rêveur, il revint s’asseoir sur sa chaise et poursuivit :

 

– C’est à la demoiselle de Saugis que ressemble mon doux cœur de Bertille… Saugis !… Heu ! c’est bien loin cela !… Ma conduite ne fut peut-être pas très nette vis-à-vis de cette demoiselle… Dieu me pardonne, je crois que je l’ai quelque peu violentée… J’avais sans doute trop bien soupé ce jour-là !… Hé ! mais, j’y songe… C’est curieux comme les souvenirs se lèvent nombreux et précis quand on fouille sérieusement le passé. Cette pauvre Saugis, je crois bien qu’elle est morte en donnant le jour à un enfant qui aurait bien, oui, ma foi, seize ans… l’âge de Bertille !…

 

Pour la première fois, un soupçon vint l’effleurer, car il répéta :

 

– L’âge de Bertille !…

 

Il rejeta la pensée qui se faisait obscurément jour dans son cerveau :

 

– Était-ce un garçon ou une fille ?… Du diable si je le sais… Je n’aurais jamais pensé à cela sans cette vague ressemblance… Est-elle si vague ?… Heu !…

 

Et pour se remonter soi-même :

 

– Par Dieu ! je suis content d’être sorti de ce souci… Me voilà plus tranquille… Je veux, pour les beaux yeux de Bertille, faire rechercher cet enfant de la pauvre Saugis et, garçon ou fille, je lui ferai un sort raisonnable. C’est dit, et je ne m’en dédirai pas… Après tout, c’est un enfant à moi… Mais que fait donc ce bélître de La Varenne ?…

 

Comme il se posait cette question pour la centième fois, La Varenne fut introduit. Le confident paraissait radieux et, tout de suite, avec cette familiarité qu’Henri IV encourageait dans son entourage et savait d’ailleurs royalement réprimer lorsqu’elle allait trop loin, il s’écria :

 

– Victoire ! Sire, victoire !

 

Le roi devint très pâle, porta la main à son cœur et chancela en murmurant :

 

– La Varenne, mon ami, ne me donne pas de fausse joie… je me sens défaillir.

 

Et, en effet, il paraissait sur le point de s’évanouir.

 

– Victoire, vous dis-je !… Ce soir, vous entrez dans la place ! Du coup, le roi fut debout et, radieux :

 

– Dis-tu vrai ?… Ah ! mon ami, tu me sauves !… Je me mourais… Ce rôle d’amoureux transi commençait à peser. Ce soir, dis-tu, qu’as-tu fait ?… Tu l’as vue ?… Tu lui as parlé ?… M’aime-t-elle un peu, au moins ?… Ne me cache rien, La Varenne… Ce soir, je la verrai, je lui parlerai, enfin !… Jarnidieu ! qu’il fait bon vivre et quel radieux jour que ce jour !… Parle. Raconte-moi tout… Mais parle donc !…, Il faut t’arracher les paroles du ventre !

 

– Eh, mordieu ! Vous ne me laissez pas placer un mot !… S’il faut vous dire les choses tout à trac : j’ai acheté la propriétaire, qui nous ouvrira la porte ce soir.

 

– Cette matrone qui paraissait incorruptible ? La Varenne haussa les épaules :

 

– Le tout était d’y mettre le prix, dit-il. Il m’en a coûté vingt mille livres, pas moins.

 

Et en même temps, il étudiait du coin de l’œil l’effet produit par l’énoncé de la somme.

 

Henri IV savait se montrer généreux en amour. Il n’en était plus de même quand il s’agissait de lâcher la forte somme à ceux qui servaient ses amours :

 

– Tu m’as demandé la place de contrôleur général des postes, dit-il. Tu l’as.

 

La Varenne se cassa en deux et, avec une grimace de jubilation, il supputait à part lui :

 

– Allons, j’ai fait un bon placement ! La place me remboursera au centuple les dix mille livres que j’ai dû donner à cette sorcière de Colline Colle, que le diable l’étrangle !

 

– Raconte-moi tout par le menu, fit joyeusement le roi, qui avait retrouvé toute sa vivacité.

 

Pendant que l’homme à tout faire du roi, l’ancien cuisinier créé marquis de La Varenne, expliquait à son maître comment il pourrait s’introduire subrepticement chez une innocente enfant qu’il s’agissait de déshonorer, il se passait dans une autre partie du Louvre une scène qui a sa place ici.

 

Une jeune femme était nonchalamment étendue sur une sorte de chaise longue appelée lit d’été. Une carnation de ce blanc laiteux particulier à certaines brunes, des cheveux naturellement ondulés et d’un beau noir, des traits réguliers, des lèvres pourpres, sensuelles, des yeux noirs mais froids, des formes imposantes, la splendeur d’une Junon en son plein épanouissement.

 

C’est Marie de Médicis, reine de France.

 

Sur un pliant de velours cramoisi, une autre jeune femme dont le corps est maigre et contrefait, le teint plombé, la bouche trop grande, une épaule plus haute que l’autre, une femme dont la laideur semble avoir été choisie pour servir de repoussoir à l’imposante beauté de l’autre. La seule supériorité de cette disgraciée de la nature résidait dans ses yeux : des yeux noirs, immenses, brillant d’un feu sombre, reflet d’une âme forte que consume une flamme dévorante.

 

C’était Léonora Doré, plus connue sous le nom de la Galigaï. Elle est dame d’atours de la reine… Elle est aussi la femme légitime du signor Concino Concini, qui n’est pas encore marquis, pas encore maréchal, pas encore Premier ministre, mais qu’elle « veut » voir devenir tout cela… et même plus, si possible… car il est dès maintenant – elle le sait – l’amant de la reine… Et c’est sur cet amour insensé qu’elle compte et qu’elle échafaude l’avenir.

 

Cette énigmatique créature n’a jamais eu qu’un sentiment réellement profond : son amour pour Concini ; qu’une seule et unique ambition : la grandeur de Concini. Peut-être espère-t-elle qu’en le hissant, par la seule puissance de son mâle génie, jusqu’à ces sommets accessibles à ceux-là seuls qui sont nés sur les marches d’un trône, peut-être espère-t-elle ainsi l’éblouir et faire jaillir en lui l’étincelle qui embrasera ce cœur jusque-là fermé pour elle – car il ne l’aime pas, il ne l’a jamais aimée – peut-être !…

 

Quoi qu’il en soit, elle a résolu de pousser Concini jusqu’à la toute-puissance, et c’est dans ce but qu’elle a jeté l’homme qu’elle adore dans les bras de la reine… la reine, qui peut le faire grand. C’est dans ce but qu’elle a écarté ou supprimé tous les obstacles. De ces obstacles, il n’en reste plus qu’un : le plus terrible, le plus puissant… le roi ! Et cet obstacle, Léonora a résolu de le supprimer comme tous les autres. Et ce qu’elle veut, de sa volonté implacablement tenace, c’est amener Marie de Médicis, caractère faible et indécis qu’elle pétrit lentement à sa guise, à accepter la complicité du meurtre de son royal époux. Ce qu’elle veut, c’est amener la reine qui ne « veut » pas se séparer de Concini, qui ne « peut » pas se passer de lui, à couvrir le régicide.

 

Ses yeux sombres, chargés d’effluves, se fixaient sur les yeux de la reine, qui clignotaient comme éblouis par l’insoutenable éclat de ce regard de feu, et, penchée sur le visage de sa maîtresse, pareille à quelque sombre génie du mal, elle parlait d’une voix basse, insinuante. Et ses paroles prudentes, mesurées, distillaient la mort !

 

– Pourquoi ces hésitations, ces scrupules ? (Elle hausse les épaules.) Laissez les scrupules à la masse du vulgaire, pour qui ils ont été inventés. N’attendez pas pour vous décider que votre perte soit consommée.

 

Et comme Marie de Médicis demeurait muette et songeuse, la tentatrice reprit, d’une voix qui se fit plus âpre, où perçait une ironie menaçante :

 

– Quand vous serez répudiée, honteusement chassée et que votre fils sera déclaré bâtard, pour la grande gloire du fils de Mme d’Entraigues[2], alors, madame, vous verserez des larmes de sang, alors vous regretterez votre indigne faiblesse et de pas m’avoir laissé faire… Trop tard, madame, il sera trop tard !

 

La reine répondit par une question :

 

– Léonora, es-tu bien certaine qu’il ira ce soir rue de l’Arbre-Sec ?

 

– Tout à fait certaine, madame…

 

Un silence. Marie de Médicis semble méditer profondément. La Galigaï l’observe avec une imperceptible moue de dédain.

 

– Et… ce jeune homme dont tu m’as parlé, reprit enfin la reine, qui paraissait chercher ses mots, es-tu bien sûre de lui ?

 

Elle baissa davantage la voix, jeta un coup d’œil inquiet autour d’elle et acheva :

 

– Ne s’avisera-t-il pas de parler… après ?

 

– Sur la tête de Concini, madame, je réponds de lui, je réponds de tout. Ce jeune homme frappera sans trembler… Il ne parlera pas après, parce que c’est pour son propre compte qu’il agira.

 

– Il hait donc bien le roi ?

 

Léonora eut un insaisissable sourire : la reine paraissait accepter la complicité. Sans rien laisser paraître de ses sentiments, elle dit :

 

– Non !… Mais il est amoureux… et jaloux comme tous les amoureux. Or, la jalousie, madame, engendre facilement la haine.

 

– Pas pourtant jusqu’au point de se faire assassin.

 

– Si, madame, lorsqu’il s’agit d’une nature violente et passionnée comme celle de ce jeune homme. Ce matin même, pour l’avoir vu de sa fenêtre au moment où il soudoyait la propriétaire de la jeune fille en question, ce jeune homme s’est rué comme un fou à la recherche de M. de La Varenne. S’il avait pu le joindre, la carrière du marquis était terminée du coup… Mais vous vous trompez étrangement quand vous parlez d’assassinat… Ce jeune homme est un bravo, c’est vrai. Mais un bravo extraordinaire… comme on n’en vit jamais de pareil… Ne croyez pas qu’il ira traîtreusement poignarder… celui dont nous parlons. C’est en face qu’il l’attaquera. C’est en un combat loyal qu’il le tuera.

 

– Enfin, comment t’y prendras-tu pour l’amener à accomplir… ce geste ?…

 

– Je m’intéresse à lui, moi… C’est mon droit… D’ailleurs il est le fils d’adoption d’un de mes compatriotes… Pour lui témoigner cet intérêt, je glisse dans son oreille un renseignement… Est-ce ma faute, à moi, si ce renseignement déchaîne la haine en lui ? Et si la haine, chez lui, se traduit par des gestes qui tuent, en suis-je responsable ?…

 

Elle était effroyable de cynisme tranquille, et c’est ainsi qu’elle dut apparaître à Marie de Médicis, car elle murmura, vaguement épouvantée :

 

– Tu es terrible, sais-tu ?

 

Léonora sourit dédaigneusement et ne répondit pas. Poussée par la curiosité, peut-être avec le secret espoir de faire dévier cette conversation qui l’épouvantait, la reine s’informa :

 

– Qui est ce malheureux ?… Comment s’appelle-t-il ?

 

– On le connaît sous le nom de Jehan le Brave. Où est-il né ? Le nom de son père et de sa mère ?… Mystère. Saêtta, qui l’a élevé et l’aime comme son fils, pourrait peut-être répondre à ces questions. Mais il est muet sur ces points… Ce que je sais, pour l’avoir vu à l’œuvre, c’est que c’est une force… Malheureusement pour lui, il a des idées à lui… des idées qui ne sont pas celles de tout le monde… C’est un fou.

 

À ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit silencieusement et Caterina Salvagia, la femme de chambre de confiance de la reine, parut dans l’entrebâillement. Sans entrer plus avant, elle fit un signe à Léonora et se retira discrètement aussitôt.

 

Marie de Médicis, sans doute au courant, se redressa sur son lit d’été et s’écria joyeusement, une flamme subite aux yeux :

 

– C’est Concini !… Fais-le entrer, cara mia !…

 

Elle pensait que, du coup, la terrible conversation était terminée. Mais la Galigaï ne bougea pas. Et, avec une froideur effrayante, elle posa nettement la question :

 

– Madame, dois-je exciter la jalousie de Jehan le Brave ? Et la reine répéta le mot qu’elle avait eu déjà :

 

– Tu es terrible !…

 

La Galigaï attend, muette, impassible comme la fatalité.

 

La reine Marie de Médicis s’est redressée. Son regard s’emplit d’une lointaine épouvante. Ses lèvres tremblantes retiennent le mot terrible qui veut s’échapper et tomber… tomber comme une condamnation, car ce mot, c’est la mort du roi de France !

 

Enfin, elle gémit :

 

– Que veux-tu que je te dise ?… C’est terrible !… terrible !… Laisse-moi le temps de réfléchir… plus tard… attends… Tu peux bien attendre un peu, voyons !

 

Alors Léonora se leva et se courba dans une longue et savante révérence de cour. Elle exagéra la correction des attitudes imposées par l’étiquette et d’une voix tranchante qui contrastait avec cette humilité voulue :

 

– J’ai l’honneur de solliciter de Votre Majesté mon congé… et celui de Concino Concini, mon époux.

 

La reine pâlit affreusement. Elle bégaya :

 

– Tu veux me quitter ?

 

– S’il plaît à Votre Majesté, oui, dit Léonora glaciale. Demain matin nous quitterons la France.

 

Affolée par la pensée de perdre Concini, Marie cria :

 

– Mais je ne le veux pas !

 

– Votre Majesté daignera excuser mon insistance… Notre décision est irrévocable… Nos préparatifs de départ sont faits. Nous voulons nous retirer.

 

À ces mots, prononcés à dessein, la souveraine chez Marie de Médicis se réveille enfin et se révolte. Elle se redresse de toute sa hauteur, et laissant tomber un regard courroucé sur la confidente toujours courbée :

 

– Vous voulez ! répéta-t-elle en martelant chaque syllabe. Et moi, je ne veux pas !

 

– Madame…

 

– Assez !… Il ne me plaît pas d’accorder le congé que vous sollicitez… Allez !

 

Et comme la dame d’atours ébauchait un geste, elle reprit violemment :

 

– Allez-vous-en, dis-je, ou par la santa Maria, j’appelle et vous fais arrêter.

 

Léonora, comme écrasée, obéit, se retire à reculons. Et la reine, que cette feinte soumission apaise, se reproche déjà sa violence, soupire à la pensée qu’elle va être privée d’une visite de Concini.

 

Arrivée à la porte, la Galigaï se redressa et, respectueusement, sans bravade, mais d’une voix ferme :

 

– Votre Majesté, je pense, ne trouvera pas mauvais que j’aille de ce pas chez le roi.

 

Ces paroles jettent le trouble et l’effroi dans l’esprit de la reine, qui balbutie :

 

– Le roi !… Pour quoi faire ?…

 

– Le supplier de nous accorder ce congé que Votre Majesté nous fait l’insigne honneur de nous refuser.

 

À demi rassurée, Marie gronda :

 

– Tu… vous oseriez !… Malgré ma volonté !

 

– Pour mon Concini, oui, madame, j’oserai tout… même encourir la colère et la disgrâce de ma reine…

 

– Ingrate !… Tu n’es qu’une ingrate !…

 

C’était le prélude de la capitulation. L’effort que Marie de Médicis avait fait pour résister était aux trois quarts brisé. C’est que la pensée de perdre Concini l’affolait. C’est que l’amour de Concini était devenu toute sa vie.

 

Et Léonora, qui ne comptait que sur ce sentiment, le comprit bien, car elle dit plus doucement :

 

– Le roi accordera avec joie ce congé qui le débarrassera de nous… Vous le savez, madame.

 

Eh oui ! elle le savait. C’est pourquoi elle gémit :

 

– Mais enfin, pourquoi veux-tu t’en aller ?

 

– Eh ! madame, je vous vois disposée à tout pardonner au roi… à tout lui sacrifier… peut-être pousserez-vous l’abnégation jusqu’à vous effacer devant Mme de Verneuil… ou devant l’astre nouveau qui brillera demain sur la cour.

 

– Tu as peur que je t’abandonne ?

 

– Oui, dit nettement la Galigaï. Si j’étais seule, je vous dirais : disposez de ma vie, elle vous appartient. Mais il y a Concini, madame… C’est lui qu’on frappera… et je ne veux pas qu’on me le tue, moi !

 

– Moi vivante, on ne touchera pas à un cheveu de Concini !

 

– Le roi est le maître, madame.

 

– Ainsi… si tu te sentais en sûreté…

 

– Pas moi, madame… Concini.

 

– C’est ce que j’ai voulu dire… Tu ne parlerais plus de me quitter ?

 

– Eh, madame, vous savez bien que c’est la mort dans l’âme que nous vous quitterions… Concini surtout… Il vous est si dévoué, poveretto !

 

– Eh bien ?…

 

Une dernière hésitation suspendit la phrase.

 

– Eh bien ? interrogea Léonora, qui palpitait d’espoir.

 

La résolution de Marie de Médicis est prise : tout plutôt que perdre Concini.

 

– Eh bien, dit-elle d’une voix blanche, je crois, Léonora, que tu as raison… Il est temps de déchaîner la jalousie de ton protégé.

 

La reine venait de prononcer la condamnation de son époux, le roi Henri IV.

 

Léonora se courba pour dissimuler la joie puissante qui l’étreignait. En se relevant, elle dit simplement :

 

– Je vais vous envoyer Concini, madame.

 

Et elle sortit, froide, inexorable, emportant la mort dans les plis rigides de sa robe.

 

Cependant Marie de Médicis souriait à l’image évoquée de Concini. Et ses lèvres pourpres, entrouvertes, appelaient le baiser de l’amant qui allait venir, le baiser qui lui était dû… Car il était sa part à elle, sa part tacitement convenue dans le meurtre qui se préparait.

 

IV

 

Henri IV avait décidé de se rendre à onze heures du soir rue de l’Arbre-Sec. Mais le Béarnais était un vif-argent. Dès neuf heures, bouillant d’impatience, ne tenant plus en place, il était parti, quittant le Louvre par une porte dérobée. Il avait, pour cette expédition, revêtu un de ces habits très simples et fort râpés, comme il les affectionnait, qui lui donnait l’apparence d’un pauvre gentilhomme et dont sa garde-robe était mieux fournie que d’habits neufs et luxueux. La Varenne l’accompagnait seul et devait le quitter à la porte de sa belle.

 

La maison de dame Colline Colle avait sa façade sur la rue de l’Arbre-Sec. Le derrière donnait sur une impasse appelée le cul-de-sac Courbâton. Il y avait là une porte basse renforcée de tentures épaisses. Sur le devant, la porte principale s’ornait d’un perron de trois marches. Les marches franchies, on se trouvait sur un palier d’où émergeaient deux piliers massifs qui supportaient le balcon en haut duquel nous avons entrevu, le matin même, la jeune fille chez laquelle le Vert Galant cherche à se glisser comme un larron. Les deux piliers, de chaque côté, et le balcon surplombant la porte formaient comme une voûte d’ombre opaque.

 

Devant la porte, La Varenne frappa dans ses mains deux coups rapprochés. Signal convenu avec la propriétaire. Et se penchant à l’oreille du roi, avec une familiarité obséquieuse et un rire cynique :

 

– Allez-y, Sire !… Enlevez la place… d’assaut.

 

Henri mit le pied sur la première marche et murmura :

 

– Jamais je ne fus aussi ému !

 

À ce moment une ombre surgit de derrière un des piliers, se campa au milieu, devant la porte, dominant ainsi le roi. En même temps une voix jeune et vibrante lança dans le silence de la nuit cet ordre bref :

 

– Holà !… Tirez au large.

 

La Varenne, qui déjà s’éloignait, revint précipitamment sur ses pas…

 

À cet instant précis, un cavalier s’avançait d’un pas insouciant. Entendant la voix impérieuse, apercevant ces deux ombres au bas d’un escalier, le cavalier s’arrêta à quelques pas du perron, s’immobilisa au milieu de la chaussée, curieux sans doute de ce qui allait se produire, et sans qu’aucun des acteurs de cette scène parût prêter attention à lui.

 

Cependant le roi avait reculé d’un pas. La Varenne, sur un signe qui recommandait la prudence, se campa au bas du perron, et d’un ton plein de morgue, il railla :

 

– Vous dites ?…

 

– Je dis, reprit la voix froide et tranchante, je dis que vous allez vous faire étriller selon vos mérites si vous ne déguerpissez à l’instant.

 

Il devenait difficile de parlementer avec un inconnu qui, du premier coup, le prenait sur ce ton. La Varenne l’essaya cependant et, d’une voix où commençait à percer l’impatience :

 

– Holà ! êtes-vous enragé ou fou ? monsieur… Comment, un paisible passant ne pourra pénétrer chez lui parce qu’il…

 

– Tu mens ! interrompit la voix qui se faisait plus âpre, plus mordante, tu ne demeures pas dans cette maison.

 

– Ah ! prenez garde, mon maître !… Vous insultez deux gentilshommes !…

 

– Tu mens encore !… Tu n’es pas gentilhomme ! tu es un marmiton… Retourne à tes marmites, mauvais gâte-sauce… Tu vas laisser brûler le rôti !

 

On ne pouvait faire une plus sanglante injure à La Varenne – dont la noblesse et le marquisat étaient de création récente encore – que de lui rappeler aussi brutalement la bassesse de son extraction. Livide de fureur, il hoqueta :

 

– Misérable !…

 

– Quant à ton compagnon, continua la voix dans un rire strident, il doit être gentilhomme, lui… puisqu’il cherche à s’introduire traîtreusement, la nuit, dans le logis d’une jeune fille sans défense pour y jeter la honte et le déshonneur !… Ah ! pardieu oui ! ce doit être un gentilhomme de haute et puissante gentilhommerie… puisqu’il ne recule pas devant une besogne vile… dont rougirait le dernier des truands !…

 

La Varenne ne manquait pas de cette bravoure à qui il faut le stimulant d’une galerie attentive pour la faire épanouir. Seul il eût déjà tiré au large comme l’avait ordonné Jehan le Brave – car on a deviné que c’était lui. Mais il y avait le roi. Impossible de se dérober. Puis le ton, écrasant d’impertinence, dont cet inconnu l’avait renvoyé à ses marmites, l’avait exaspéré jusqu’au délire, avait déchaîné en lui une haine implacable. Enfin sa bravoure était en tous points conforme à sa nature vile et tortueuse.

 

C’est ce qui fait que sournoisement il dégaina, et traîtreusement, à l’improviste, il porta un coup terrible de bas en haut en grinçant :

 

– Drôle !… Tu payeras cher ton insolence !

 

Jehan devina le coup plutôt qu’il ne le vit. Il ne fit pas un mouvement pour l’éviter. Seulement, d’un geste prompt comme l’éclair, il leva très haut le pied et le projeta violemment en avant.

 

Atteint en plein visage, La Varenne alla rouler sur la chaussée, où il demeura évanoui.

 

– Voilà ! « Drôle » est payé, dit froidement Jehan.

 

Le cavalier, qui avait assisté impassible à cette scène rapide, murmura :

 

– Le superbe lion !… Vrai Dieu ! voilà qui me change un peu de ce répugnant troupeau de loups et de chacals qu’on appelle des hommes. Je devine toute l’algarade. Mais à qui donc en a-t-il ?

 

À ce moment Jehan descendait les deux marches et s’approchait du roi.

 

– Monsieur, fit-il d’un ton rude, donnez-moi votre parole de ne jamais renouveler l’odieuse tentative de ce soir et je vous laisse aller… je vous fais grâce !

 

Effaré, stupide d’étonnement, troublé par l’imprévu, de l’aventure, le roi secoua la tête.

 

– Non !… Dégainez en ce cas, dégainez !

 

Et en disant ces mots, Jehan, d’un geste large, sans hâte inutile, tira son épée, fouetta l’air d’un coup sec, fit un pas vers le roi et avec un calme terrible :

 

– Je vais vous tuer, monsieur, dit-il. Au fait, ce sera plus sûr qu’une parole de gentilhomme, en quoi je n’ai aucune confiance.

 

Henri se ressaisissait. L’idée qu’il pouvait être en danger de mort ne lui venait pas encore. L’aventure n’était encore à ses yeux qu’un contretemps fâcheux. Certainement ce n’était qu’un malentendu, une méprise qui se dissiperait dès qu’il aurait fait entendre à ce forcené qu’il se trompait et s’attaquait à qui était assez puissant pour le briser. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un ton dédaigneux où il entrait plus d’impatience que de colère :

 

– Prenez garde, jeune homme !… Savez-vous à qui vous parlez ?… Savez-vous que je puis d’un geste faire tomber votre tête ?…

 

Le cavalier aux écoutes sursauta :

 

– Cette voix !… On dirait !…, Oh ! diable !…

 

Jehan le Brave fit un pas de plus dans la direction du roi, le toisa de haut en bas, car il le dominait de toute sa tête, et :

 

– Je sais, dit-il glacial. Mais avant que vous n’ayez ébauché ce geste, moi je vous plonge le fer que voici dans la gorge !

 

Cette fois, Henri commença de soupçonner que ce n’était pas une méprise, que c’était à lui personnellement que ce furieux en voulait. Néanmoins, il ne se rendit pas, et plus dédaigneux, plus hautain :

 

– Assez ! fit-il. J’ai affaire dans cette maison. Va-t-en !… Il en est temps encore.

 

– Dégainez, monsieur !… Il en est temps encore.

 

– Pour la dernière fois, va-t-en !… Tu auras la vie sauve !

 

– Pour la dernière fois, dégainez !… ou, par le Dieu vivant, je vous charge !…

 

Henri jeta un coup d’œil sur l’homme qui osait lui parler ainsi. Il vit un visage flamboyant. Il lut dans ces yeux étincelants une implacable résolution.

 

La peur, ce sentiment sournois et déprimant, Henri IV y était accoutumé. Il l’éprouvait chaque fois qu’il lui fallait faire face à un péril personnel. Mais toujours, par un effort de volonté admirable, il parvenait à maîtriser cette révolte de la chair et alors il n’y avait pas de brave plus follement brave que ce peureux. Cette fois, il s’aperçut, la sueur de l’angoisse sur les tempes, que l’esprit ne parvenait pas à dompter la matière. Pourquoi ?

 

C’est qu’il avait en lui une terreur – que les événements devaient justifier – et qu’il ne put jamais parvenir à refouler : la terreur de l’assassinat.

 

Or, Henri venait de lire dans les yeux de cet inconnu qu’il se savait en présence du roi. C’est pourquoi il ne se nomma pas. Or, si cet inconnu, sachant qu’il parlait au roi, osait menacer ainsi, c’est qu’il était résolu à tuer. C’était clair. Dès lors, il n’y avait plus qu’une alternative : se laisser égorger bénévolement ou se défendre de son mieux. Ce fut à ce dernier parti qu’Henri, faisant appel à tout son sang-froid, se résigna.

 

Lentement il dégaina et tomba en garde. Les fers s’engagèrent.

 

Dès les premières passes, Henri reconnut l’incontestable supériorité de son adversaire. Il sentit le frisson de la mort le frôler à la nuque, et dans son esprit éperdu il clama :

 

« Oh ! on m’a dépêché un redoutable coupe-jarret !… C’est un assassinat prémédité… Je suis perdu ! »

 

Il eut autour de lui ce regard angoissé du noyé qui cherche à quoi il pourra se raccrocher et il aperçut alors le cavalier qui s’était insensiblement rapproché.

 

– Holà ! monsieur, cria le roi, êtes-vous complice ?

 

Ceci pouvait sous-entendre : si vous n’êtes pas complice, ne me laissez pas égorger.

 

C’est ce que traduisit sans doute l’inconnu, car il s’approcha vivement et juste à point pour détourner le bras de Jehan, au moment où il se fendait à fond dans un coup droit foudroyant qui eût infailliblement tué le roi.

 

– Malédiction ! gronda furieusement le jeune homme, tu vas payer !…

 

Et il se rua l’épée haute sur le malencontreux inconnu.

 

À ce moment, la porte du logis si vaillamment défendu s’ouvrit d’elle-même et sur le seuil apparut la demoiselle Bertille.

 

Et le bras levé de Jehan retomba mollement. Le geste de mort s’acheva par un geste d’imploration à l’adresse de la pure enfant et cette physionomie l’instant d’avant si terrible prit une expression de douceur extraordinaire, ces yeux noirs si étincelants se voilèrent, semblèrent demander grâce. De quoi ?… Peut-être de l’avoir défendue sans son assentiment.

 

Le roi passa la main sur son front où perlait la sueur et murmura :

 

– Ouf !… J’ai vu la mort !…

 

Quant à l’inconnu, il regardait tour à tour la jeune fille et le jeune homme et un mince sourire errait sur ses lèvres narquoises pendant qu’il songeait :

 

– Voilà donc le joli tendron pour qui ce maître fou a osé tenir tête au plus puissant monarque de la terre, l’obliger, lui pauvre hère, à mettre flamberge au vent, le réduire à implorer l’assistance d’un passant !… Morbleu ! il me plaît, ce jeune lion ! Et elle !… Ma foi, elle est assez belle pour justifier aussi insigne folie !… Mais, décidément, c’est une belle chose que l’amour !

 

En son déshabillé de laine blanche, le léger manteau d’or fin et duveteux de son opulente chevelure retombant en plis harmonieusement ondulés sur la frange de sa robe, adorable dans sa grâce virginale, Bertille s’avança lentement jusqu’au bord du perron doucement éclairé par les sept cires du flambeau d’argent que, sur le seuil, dame Colline Colle élevait au bout de son bras tremblant d’émotion.

 

Pendant le temps très court qu’elle mit à franchir les quelques pas qui la séparaient du bord du perron, la jeune fille tint constamment son regard lumineux, brillant d’une naïve admiration, fixé sur les yeux de Jehan. De ces trois hommes immobiles qu’elle dominait du haut des marches, il semblait qu’elle ne vît que lui. Et il faut croire que ce regard si candide, si pur, parlait un langage muet d’une éloquence singulièrement expressive, car le jeune homme qui n’avait pas tremblé en menaçant le roi, se sentit frissonner de la nuque aux talons, il sentit le sang affluer à son cœur qu’il comprima de sa main crispée, et il se courba dans une attitude de vénération qui était presque un agenouillement.

 

Il faut croire que le langage de ces yeux était singulièrement clair, car le roi pâlit lui aussi, et lui qui, peut-être, avait oublié son audacieux agresseur, il ramena sur lui un œil froid qui était une condamnation.

 

Quant à l’inconnu dont le geste opportun venait de sauver la vie au roi, il contemplait le couple si jeune, si gracieux, si idéalement assorti, dont toutes les attitudes trahissaient l’amour le plus chaste, le plus pur, avec une visible sympathie, et ses yeux se reportant sur le visage convulsé par la jalousie de Henri, une lueur de pitié brilla dans son œil railleur et il murmura :

 

– Pauvres enfants !…

 

Quand elle eut suffisamment remercié le jeune homme, car toute son attitude était à la fois un cantique d’amour et d’actions de grâces, Bertille se tourna vers le roi, s’inclina dans une révérence gracieuse que plus d’une grande dame eût admirée, et d’une voix harmonieuse, admirablement timbrée, douce comme un chant d’oiseau, elle dit, avec un ton de dignité déconcertant chez une aussi jeune et aussi ignorante enfant :

 

– Daigne Votre Majesté honorer de sa présence l’humble logis de noble demoiselle Bertille de Saugis.

 

La foudre tombant à grand fracas n’eût pas produit sur les deux principaux acteurs de cette scène l’effet que produisirent ces paroles.

 

D’un bond, le roi franchit les trois marches et fut sur la jeune fille qu’il dévorait d’un regard ardent. Il était livide et tout secoué d’un frisson qui n’échappa pas à l’œil perçant de l’inconnu qui contemplait cette scène d’un air intéressé.

 

Henri bégaya :

 

– Vous avez dit Saugis ?… Saugis ?…

 

– C’est mon nom, sire.

 

Henri passa la main sur son front ruisselant.

 

– J’ai connu, dit-il lentement, péniblement, dans le pays chartrain, une dame de Saugis… Blanche de Saugis.

 

– C’était ma mère.

 

« Miséricorde ! cria en lui-même Henri, bouleversé, c’est ma fille !… Et j’ai failli !… »

 

Instinctivement ses yeux se portèrent sur Jehan le Brave qui paraissait pétrifié et il ajouta :

 

« Dieu soit loué qui l’a placé sur ma route pour m’épargner le remords de cet épouvantable crime ! »

 

Voyant que le roi se taisait, Bertille, ignorante sans doute des règles de l’étiquette, demanda :

 

– Votre Majesté ne le savait-elle pas en venant ici ?

 

Il y avait une candeur si manifeste dans le ton dont fut posée cette question que le roi, rougissant malgré lui, se hâta de dire :

 

– Si fait, jarnidieu !… Mais je tenais à m’assurer… je voulais vous entendre confirmer…

 

Gravement, avec un accent touchant de mélancolie, la jeune fille dit :

 

– Il y a bien longtemps que je n’espérais plus l’honneur insigne que le roi veut bien me faire ce soir… N’importe, Votre Majesté est la bienvenue chez moi. Entrez, Sire.

 

Elle avait l’air d’une souveraine accordant une faveur à un de ses sujets, et le roi, lui, paraissait singulièrement gêné. Il fit un mouvement pour pénétrer dans la maison. Au moment d’entrer, il se rappela tout à coup cet inconnu qui venait de lui sauver la vie, et il se retourna dans l’intention de lui adresser quelques paroles de remerciement. Il n’en eut pas le temps. Un incident imprévu éclata brusquement comme un nouveau coup de tonnerre.

 

Lorsque Bertille parut sur le perron, nous avons vu que Jehan était tombé en extase. Cette extase se changea en stupeur douloureuse lorsqu’il entendit la jeune fille se nommer en invitant le roi à pénétrer chez elle. Peu à peu la stupeur tomba et fit place à la colère, laquelle s’exaspéra à son tour pour s’élever jusqu’à la fureur. La fureur froide, aveugle, qui ne raisonne pas, qui se hausse du premier coup aux pires actes de folie.

 

Un moment l’inconnu qui le surveillait du coin de l’œil put croire qu’il allait escalader le perron, sauter sur le roi, l’étrangler et, qui sait ? poignarder après la jeune fille.

 

Mais il changea d’idée sans doute. Ou plutôt il est probable qu’il ne raisonnait plus et agissait sous l’empire d’un accès de folie. D’un geste rageur, il rengaina violemment son épée qu’il avait toujours à la main, comme s’il eût voulu s’interdire à soi-même tout acte de violence, et croisant ses bras sur sa large poitrine, livide, les yeux exorbités, il éclata soudain d’un rire strident, terrible et en même temps il tonna :

 

– Entrez, sire !… Soyez le bienvenu chez noble demoiselle Bertille de Saugis qui n’espérait plus l’insigne honneur que vous voulez bien lui faire ce soir !… Entrez ! la chambre virginale s’ouvrira pour vous !… entrez, les courtines sont tirées ! entrez, la noble demoiselle est prête au sacrifice d’amour !…

 

Dès les premiers mots, Henri s’était retourné stupéfait, en songeant :

 

« Voyons jusqu’où il osera aller ! »

 

Bertille, pâle comme une morte, attachait sur l’exalté un regard chargé d’un douloureux reproche qui prit bientôt une expression de tendre pitié.

 

Le fou – car il était fou en ce moment, fou de rage jalouse – continua de sa voix de tonnerre :

 

– Ah ! par l’enfer, la farce est plaisante, et j’en ris de bon cœur !… Riez donc avec moi, noble demoiselle, et vous aussi, Majesté !… Riez de ce triste hère, de ce truand, de ce fou qui s’était imaginé défendre une pure, une innocente jeune fille et qui n’avait pas hésité, lui misérable inconnu, sans fortune et sans nom, à se dresser devant un roi, à l’arrêter, à le tenir à sa merci !… Riez, vous dis-je, riez de ce triple fou qui ne soupçonnait pas que la pure, l’innocente jeune fille n’attendait qu’un signe pour se laisser choir dans les bras du galant barbon… mais couronné !

 

Comme s’il n’avait rien entendu de ces sarcasmes violents, débités sur un ton de violence inouï. Henri se tourna vers l’inconnu, et avec ce sourire accueillant qu’il avait pour ses amis :

 

– Serviteur, Pardaillan, serviteur[3], dit-il. Et tout aussitôt, très cordial :

 

– Puisqu’il est dit qu’à toutes nos rencontres – et il ne tient pas à moi qu’elles ne soient plus fréquentes…

 

– Votre Majesté sait que de loin comme de près…

 

– Je sais, Pardaillan, fit doucement Henri. Il n’empêche que vous me négligez trop, mon ami.

 

Pardaillan, puisque c’était lui, s’inclina sans répondre. Henri étouffa un soupir et poursuivit :

 

– Je disais donc : puisque à chacune de nos rencontres vous rendez service à moi ou à ma couronne sans qu’il me soit possible de vous prouver ma gratitude, puisqu’il vous plaît qu’il en soit ainsi, rendez-moi encore un service…

 

– Je suis à vos ordres, sire.

 

Henri se redressa, et très froid, en le désignant d’un coup d’œil dédaigneux :

 

– Gardez-moi ce jeune homme… Je l’avais, ma foi, oublié, mais il paraît qu’il tient à ce que je m’occupe de lui… Gardez-le moi donc… précieusement.

 

En entendant cet ordre, Jehan se redressa et fixa un œil étincelant sur l’homme que le roi paraissait honorer d’une estime particulière. Bertille, au contraire, lui jeta un regard implorant.

 

Sans paraître rien remarquer, le chevalier de Pardaillan répondit avec un flegme admirable :

 

– Vous le garder, sire ! C’est facile… Jehan eut un sourire de dédain.

 

Bertille crispa ses mains diaphanes avec une expression de désespoir qui eût touché tout autre qu’un amoureux jaloux.

 

– Mais, continua imperturbablement Pardaillan, je ne puis pourtant pas vous le garder jusqu’à l’heure du jugement dernier. Le roi me permettra-t-il de lui demander ce qu’il faudra en faire ?

 

– Tout simplement le conduire jusqu’au Louvre et le remettre aux mains de mon capitaine des gardes…

 

– Très simple, en effet… Et alors, qu’adviendra-t-il ?

 

– Ne vous occupez pas du reste, fit Henri avec autorité. C’est l’affaire du bourreau.

 

Jehan se raidit dans une attitude de défi. Bertille chancela et dut s’appuyer à un des piliers.

 

– Le bourreau ! peste ! oh diable ! reprit Pardaillan avec un air parfaitement indifférent. Pauvre jeune homme !

 

Henri IV connaissait sans doute de longue date ce singulier personnage, qui lui parlait avec une sorte de respect narquois, qui avait des allures désinvoltes, des attitudes telles qu’on pouvait se demander si ce n’était pas plutôt lui qui était le roi. Il connaissait sans doute ses manières, il avait appris sans doute à lire sur cette physionomie indéchiffrable, car il s’écria, avec plus d’inquiétude que de colère :

 

– Enfin, Pardaillan, obéissez-vous ?…

 

– J’obéis, Sire, j’obéis ! Diantre ! résister aux ordres du roi ! Je saisis ce jeune homme, je le traîne au Louvre, au Châtelet, à la potence, à la rue, je l’écartèle moi-même.

 

Et tout à coup se frappant le front, comme quelqu’un qui se souvient brusquement :

 

– Jour de Dieu ! et moi qui oubliais !… Ah ! cuistre, bélître, faquin ! Je vieillis, Sire, voilà-t-il pas que je perds la mémoire ! Sire, vous me voyez affligé, désolé, navré, désespéré. Je ne puis faire ce que Votre Majesté me demande.

 

Bertille se sentit renaître, le rose reparut sur le lis de ses joues, ses doux yeux bleus se posèrent sur cet inconnu et se levèrent ensuite au ciel en une muette action de grâces.

 

Jehan, qui n’avait pas bronché, le considéra avec un étonnement manifeste.

 

– Pourquoi ? demanda sèchement le roi.

 

– Eh ! Sire, je viens de me souvenir, à l’instant, que monsieur m’a – précisément donné, pour demain matin, certain rendez-vous auquel un gentilhomme ne saurait se dérober à peine de se déshonorer.

 

– Eh bien ?…

 

– Comment, Sire, ne comprenez-vous pas que, devant me battre demain matin avec un monsieur, je ne puis l’arrêter ce soir ?… Voyons, Sire, ce jeune homme aurait le droit de croire que j’ai eu peur.

 

Et en disant ces mots avec un air de naïveté ingénue, ses yeux pétillants de malice se posaient tour à tour sur Jehan, chez qui l’étonnement commençait à faire place à de l’admiration, et sur Bertille qui, après avoir respiré un moment, retombait dans les transes.

 

– Monsieur de Pardaillan, fit le roi d’un air sévère, ne savez-vous pas que nous avons édicté des lois[4] très rigoureuses à seule fin de réprimer cette criminelle fureur de duels qui décime la fleur de notre gentilhommerie ?

 

De cet air figue et raisin qui paraissait inquiéter Henri, Pardaillan s’écria :

 

– Corbleu ! C’est vrai !… J’oubliais les édits contre le duel… Ah ! décidément la mémoire s’en va chez moi !… Les édits !… Peste ! je n’aurai garde de les oublier maintenant !

 

– Monsieur, fit Henri que la colère commençait à gagner, le souvenir des services que vous m’avez rendus vous couvre encore… Mais croyez-moi, n’abusez pas de ma patience !… Oui ou non, obéissez-vous ?

 

Pardaillan se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit de glace et sèchement il laissa tomber :

 

– Non !

 

– Pour quelle raison ?… Peut-on le savoir ? dit le roi avec une ironie menaçante.

 

Toujours glacial, Pardaillan soutint avec une paisible assurance le regard foudroyant du roi et de sa même voix tranchante :

 

– Je n’y vois pas d’inconvénient… Puisque le roi ne le devine pas, je lui dirai que ne m’étant de ma vie fait pourvoyeur de bourreau, je ne commencerai pas à soixante ans à m’abaisser à semblable besogne.

 

– Vous osez !… gronda le roi.

 

Posément, Pardaillan franchit deux marches du perron, ce qui le mettait à la hauteur d’Henri IV, lequel était de taille plutôt petite. Et là, les yeux dans les yeux, avec un calme effrayant :

 

– Vous osez bien me menacer, vous !… Vous osez bien m’insulter en me proposant une besogne de sbire !…

 

Le roi frémit de colère. Il allait lancer quelque cinglante réplique. Il n’en eut pas le temps.

 

Jehan le Brave, qui jusque-là était demeuré immobile et muet, parut se réveiller tout à coup. Il s’avança à son tour et, sans regarder la jeune fille, brusquement, sur un ton de souveraine hauteur :

 

– Avant de vous fâcher avec ce brave et loyal gentilhomme, dit-il, il eût peut-être été bon de savoir si je consentirais à me laisser arrêter !

 

Et avec un orgueil prodigieux :

 

– Un roi seul me paraît digne d’arrêter Jehan le Brave. Allez donc, Sire, je ne veux pas retarder plus longtemps votre légitime impatience… Quand vous sortirez, vous me trouverez ici, à cette porte, prêt à vous suivre au Louvre.

 

À cette extraordinaire proposition, la jeune fille, de pâle qu’elle était, devint livide. Elle ferma ses beaux yeux comme pour se soustraire à la hideuse vision du supplice au-devant duquel le jaloux, dans son exaltation, se précipitait tête baissée.

 

Pardaillan lui jeta un regard de travers et murmura :

 

– Il n’aura pas pitié de la douleur de cette malheureuse enfant ! La peste soit des amoureux jaloux, qui ne savent rien voir !

 

Stupéfait, Henri s’écria :

 

– Vous m’attendrez ? Vous me suivrez au Louvre ?…

 

– Partout où il vous plaira de me conduire.

 

– Vous savez, mon maître, que c’est au-devant du bourreau que vous courez ?

 

– Il sera le bienvenu !

 

Ceci fut lancé avec une sorte de joie furieuse. En même temps, ses yeux étincelants, fixés sur les yeux de Bertille, semblaient lui dire :

 

– C’est vous qui me tuez ! Vous seule !…

 

Froidement, non sans admirer intérieurement la folle bravade, Henri dit :

 

– Je retiens votre parole, jeune homme. Jarnidieu ! je suis curieux de voir si vous irez jusqu’au bout.

 

Avec cette fierté orgueilleuse qui paraissait lui être particulière, Jehan affirma :

 

– Jehan le Brave tient toujours ce qu’il promet.

 

Henri le considéra attentivement une seconde, puis il eut un geste qui signifiait : Nous verrons ! Et il entra dans la maison.

 

Un moment Bertille fixa son œil pur, chargé d’une tendresse compatissante sur le jeune homme, aussi pâle qu’elle, raidi dans une attitude qu’il croyait outrageusement méprisante et qui n’était que l’expression la plus parfaite du désespoir poussé à ses extrêmes limites. Puis elle descendit lentement les trois marches et s’approcha. Et Jehan, qui n’eût pas reculé d’une semelle devant la mort même, recula devant elle.

 

Alors, dans un murmure infiniment doux :

 

– Pourquoi avez-vous offert au roi de l’attendre, alors qu’il vous était si facile de vous retirer si tranquillement ?

 

Il tressaillit, remué jusqu’au plus profond de son être par la douceur pénétrante de cette voix. Ce ne fut qu’un éclair. Tout de suite l’orgueil, qui, semblait être le fond de sa nature, reprit le dessus, et agressif, violent, hérissé, d’une voix rauque où grondaient des sanglots refoulés :

 

– Que vous importe ! De quel droit vous occupez-vous de moi ? Qu’y a-t-il de commun entre nous ? Savez-vous seulement qui je suis ?

 

Très simplement, ses yeux bleus, limpides comme l’azur de ce ciel d’été qui brillait au-dessus de leurs têtes, fixés sur ses yeux à lui, elle dit :

 

– Je ne vous connais pas, c’est vrai ! C’est la première fois que je vous parle, c’est vrai ! Vous ne me connaissez pas davantage, et pourtant vous n’avez pas hésité à tirer l’épée contre le roi de France, pour défendre la porte d’une inconnue.

 

Il râla :

 

– Je croyais !…

 

Il allait dire : « Je croyais à votre innocence, à votre pureté. Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de vous vendre ! » Oui, voilà ce qu’il voulait dire, le malheureux ! Mais il y avait une si chaste dignité dans l’attitude de la jeune fille, il y avait une telle irradiation d’amour dans sa gorge, le blasphème ne fut pas proféré. Mais, furieux de ne pas oser, il grinça :

 

– Le roi vous attend, madame !

 

– Je sais… Et c’est pour vous que je fais attendre un roi… Et cependant vous voulez mourir !… Or, écoutez, ceci est un secret de honte qu’il faut pourtant que je vous fasse connaître, à vous… Le roi… Je ne l’ai vu qu’une fois, de loin… Je ne lui ai jamais parlé, je ne le connais pas, il ne s’est jamais occupé de moi… et pourtant c’est mon père !

 

Il n’y avait pas à se tromper à cet accent de sincérité. Jehan ne douta pas. Tout de suite, il fut convaincu. Comme si cet aveu, qui semblait coûter à la jeune fille, l’eût assommé, il tomba rudement à genoux, et joignant les mains, il implora :

 

– Pardon !… Oh ! pardon !

 

Elle laissa tomber sur le malheureux qui sanglotait à ses pieds un regard rempli de mansuétude, et sans faire un geste, très pâle, avec la même douceur, elle reprit :

 

– Vous, tuer mon père ! Vous !… Était-ce possible ? Pouvais-je laisser faire cela ?…

 

Il râla, toujours prosterné :

 

– La malédiction est sur moi !… Écrasez-moi…

 

Elle secoua doucement sa tête charmante, et se penchant sur lui, dans un souffle, elle acheva :

 

– Maintenant que vous connaissez le honteux secret de ma naissance, il me reste ceci à vous dire : moi aussi, j’ai cru… peut-être me suis-je trompée…

 

Elle était, maintenant toute rose, adorable en son pudique émoi. Et cette fois, l’orgueil et la jalousie furent balayés, emportés comme fétus par le souffle puissant de l’amour. Cette fois, il comprit à demi-mot et ivre de joie, après avoir failli devenir fou de rage et de douleur, il bégaya :

 

– Achevez !…

 

Et elle, l’innocente, qui ignorait ce qu’était l’amour, elle qui n’avait fait que suivre jusque-là les impulsions de son cœur, sans se demander si c’était l’amour qui la poussait, oubliant qu’elle ne le connaissait pas, que c’était la première fois qu’elle lui parlait, elle comprit que ce jeune inconnu, que depuis des semaines et des semaines elle guettait de loin à sa fenêtre, dont elle admirait la fière prestance, la démarche souple et assurée quand il passait en se redressant sous son balcon, elle comprit qu’il avait accaparé son cœur. Elle eut la soudaine, la foudroyante intuition que s’il mourait, elle n’avait plus qu’à mourir elle-même. Et très simplement, avec une superbe sincérité, une adorable franchise, ignorante de toute hypocrisie, elle dit ce qu’elle pensait :

 

– Je ne sais pas… Je ne peux pas vous dire… Mais je sens que si vous mourez maintenant… je mourrai aussi !

 

Et toute blanche, droite et le front redressé, jugeant qu’elle n’avait rien à ajouter, elle franchit les trois marches, rentra chez elle et ferma doucement la porte.

 

V

 

– Puissances du ciel ! rugit l’amoureux, elle m’aime !… Est-ce possible ?… Ai-je bien entendu ?… Quoi, ce regard si pur s’est abaissé sur moi ?… Est-ce un rêve ou une réalité ?…

 

Une joie inouïe le soulevait, le transportait. Il se redressa flamboyant, la main sur la poignée de sa longue rapière, et ses yeux étincelants semblaient défier tout l’univers.

 

Alors, il s’aperçut que le chevalier de Pardaillan était encore là. Il ne s’aperçut pas que le chevalier le regardait sans le voir, un sourire de mélancolie sur les lèvres. Sans doute cette scène à laquelle il venait d’assister venait d’évoquer en lui des souvenirs à la fois terribles et très doux, car il paraissait violemment ému. Il ne se demanda pas pourquoi il était resté, ce qu’il attendait. Il oublia qu’il s’était pris de querelle avec cet inconnu le jour même, il oublia qu’il avait voulu le tuer l’instant d’avant et qu’il devait se battre avec lui le lendemain. Il ne comprit qu’une chose, c’est que cet homme avait tout vu, tout entendu. Ce n’était plus un inconnu, ce n’était plus un ennemi, c’était, momentanément du moins, un ami. C’était le témoin à qui il allait pouvoir parler d’elle. Et radieux, il s’écria :

 

– Vous avez entendu, n’est-ce pas ?… Je n’ai pas rêvé ? Elle a dit : « Si vous mourez, je mourrai aussi ! » Elle l’a bien dit, n’est-ce pas ?

 

Pardaillan tressaillit violemment, comme quelqu’un qu’on ramène brutalement à la réalité. Il laissa tomber sur le jeune homme un regard où ne se voyait plus cette expression narquoise qui lui était habituelle et très sérieusement :

 

– Heu !… Je crois, en effet, avoir entendu quelque chose dans ce goût !

 

– Elle l’a dit ! s’écria l’amoureux, ravi de l’attention qu’on paraissait lui prêter. Ah ! ventre-veau ! le monde est à moi maintenant !…

 

– Les trésors de Golconde, je veux les conquérir pour les déposer à ses pieds !… Je veux une couronne pour parer son front si noble !…

 

Pardaillan le contempla un instant avec une visible bienveillance. Et de fait, il eût été difficile de trouver cavalier plus accompli.

 

Il était de taille au-dessus de la moyenne, admirablement proportionné, souple, nerveux. Ses mouvements vifs, aisés. Merveilleusement musclé, il paraissait doué d’une force peu commune. Les traits fins, le teint d’une blancheur rare, les cheveux noirs, longs, naturellement bouclés, la lèvre fine, un peu dédaigneuse, surmontée d’une moustache relevée en croc. Mais la merveille de cette physionomie étincelante, qu’il était impossible de ne pas remarquer, c’était ses yeux : deux diamants noirs, immenses, le plus souvent fulgurants d’un insoutenable éclat, et parfois, comme en ce moment, d’une douceur étrange.

 

La jambe nerveuse, emprisonnée dans de longues bottes en cuir souple, fauve, montant jusqu’à mi-cuisse, le talon très haut, muni d’éperons énormes, frappant le sol d’un air conquérant. La large poitrine serrée dans un pourpoint de velours gris-bleu. Pas de collerette, mais un large col rabattu, laissant à nu et bien dégagé le cou puissant, d’une blancheur marmoréenne. Il est à présumer qu’il fut l’inventeur de cette mode qui devait faire fureur quelques années plus tard. Une large écharpe de soie blanche passée en bandoulière sur le pourpoint : blanche parce qu’il avait remarqué que le blanc était la couleur préférée de Bertille. Un large feutre orné d’une grande plume rouge placée crânement de côté, des gants à poignet montant jusqu’au coude, et enfin, au ceinturon éraillé, une rapière démesurément longue.

 

Tout cela quelque peu fatigué, élimé, voire même rapiécé par-ci, par-là, mais impeccablement propre, porté avec une aisance cavalière, une élégance naturelle remarquable et remarquée.

 

Tel apparut Jehan le Brave aux yeux de Pardaillan qui le détaillait de ce coup d’œil prompt et sûr de l’homme habitué à peser rapidement la valeur des choses et des gens. Et il faut croire que ce fin connaisseur n’avait trouvé aucun détail à relever, car il continuait de sourire avec une bienveillance marquée.

 

L’amoureux cependant continuait à laisser déborder sa joie et dans un éclat de rire plein, sonore :

 

– Son père !… C’était son père ! Croyez-vous ? Et moi, misérable truand de basse truanderie, quand je pense que j’ai osé proféré… Oh ! je devrais m’arracher cette langue de vipère et la donner aux chiens !

 

Et tout à coup, se rappelant :

 

– Et sans vous, monsieur, j’aurais tué son père ! Car je l’aurais tué, voyez-vous, ajouta-t-il avec cette orgueilleuse assurance qui lui était personnelle. Et maintenant tout serait dit, je n’aurais plus qu’à m’aller jeter tête baissée dans la Seine. Ah ! monsieur le chevalier, comment m’acquitter… Holà ! Hé ! Êtes-vous enragé ! Ventre-veau !…

 

Voilà ce qui avait motivé ces exclamations.

 

Pardaillan avait sans doute des raisons à lui pour ne pas se retirer. Pardaillan savait que le meilleur moyen de se faire bien voir d’un amoureux, c’est encore de le laisser parler tout son saoul, sans l’interrompre. Pardaillan, ayant décidé de ne pas quitter encore Jehan le Brave, l’écoutait avec une patience inaltérable. Seulement, si Pardaillan voulait bien écouter, il ne voyait pas la nécessité de se fatiguer. C’est pourquoi il avait monté deux marches du perron et s’était assis tranquillement, le dos appuyé à un des deux piliers. Il en résultait que Pardaillan, accroupi dans l’ombre plus opaque du pilier, demeurait invisible dans la nuit, tandis que l’amoureux, debout devant lui, se détachait nettement dans le clair-obscur.

 

Or, tout en paraissant écouter attentivement, par suite d’une vieille habitude, Pardaillan, de son œil perçant, fouillait la nuit, dans toutes les directions.

 

C’est ainsi qu’il vit une ombre s’approcher sournoisement du jeune homme qui lui tournait le dos. Soudain l’ombre bondit. L’éclair blafard d’une lame large et acérée brilla dans la nuit. C’en était fait de notre amoureux et de ses rêves, si Pardaillan n’avait été là. Le geste mortel avait été si foudroyant qu’il devenait impossible d’avertir le jeune homme. Le chevalier n’hésita pas. Il saisit brusquement Jehan le Brave dans ses bras puissants, le souleva, le tira à lui.

 

L’assassin, emporté par son élan, alla frapper une marche sur laquelle son couteau se brisa net.

 

Dans son existence, périlleuse souvent, aventureuse toujours, Jehan avait appris depuis longtemps déjà à garder un inaltérable sang-froid devant les attaques les plus imprévues. C’est pourquoi, sans manifester ni surprise ni émotion, dès que Pardaillan le lâcha, il fit face à son agresseur et descendit les marches qu’il avait franchies malgré lui.

 

Avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil admirables, il avait tout de suite remarqué, malgré la nuit, qu’il se trouvait en présence d’un gueux – quelque détrousseur de nuit malheureux, sans doute – lequel, stupide d’étonnement, ne songeait pas à fuir et tenait encore dans sa main crispée le manche du couteau dont la lame venait de se briser. Cela suffit à Jehan. Il dédaigna de dégainer. Avec un tel adversaire, les poings suffiraient, s’il y avait lieu.

 

Cependant, l’agresseur, en se trouvant face à face avec le jeune homme, d’une voix où grondait un désespoir poignant, clama :

 

– Ce n’est pas lui !…

 

À cette exclamation, Jehan sursauta. Pardaillan fut debout au même instant, et tous les deux, comme si la même idée leur venait en même temps, ils eurent un regard furtif vers le logis de Bertille… le logis où se trouvait le roi.

 

Ce fut rapide comme un éclair. Déjà Jehan se penchait sur l’homme pour tâcher de démêler à qui il avait affaire, et une double exclamation retentit en même temps :

 

– Ravaillac !…

 

– Monsieur le chevalier Jehan le Brave ! Et aussitôt Ravaillac ajouta :

 

– Malédiction sur moi, qui ai levé le bras sur le seul homme qui ait eu pitié de ma détresse !

 

– Or çà, maître. Ravaillac, dit froidement Jehan le Brave, tu voulais donc me meurtrir ?…

 

– Ne croyez pas que c’est à vous que j’en voulais ! dit vivement Ravaillac.

 

– Il n’en est pas moins vrai que sans ce digne gentilhomme j’étais bellement occis !…

 

Et avec ce ton de souveraine hauteur qui lui était naturel, et qui surprenait et déconcertait chez le pauvre hère qu’il paraissait être, Jehan ajouta :

 

– En tout autre moment je te ferais payer cher ce geste-là, mon brave Ravaillac ! Mais aujourd’hui, mon cœur déborde de joie… Aujourd’hui, je voudrais pouvoir presser l’humanité entière dans mes bras ! Ventre-veau ! je m’en voudrais de molester un pauvre diable comme toi !… Va, je te fais grâce !

 

Ravaillac hocha la tête d’un air farouche.

 

– Vous me pardonnez, c’est bien !… et cela ne me surprend pas de vous. Vous êtes la jeunesse, vous êtes la force, vous êtes la bravoure, vous êtes aussi la générosité… je le savais. Mais moi qui ne suis rien de tout cela, moi qui ne sais que pleurer et prier, je sais du moins garder le souvenir d’un bienfait et je ne me pardonnerai jamais !

 

– Bah ! puisque je te pardonne !… N’en parlons plus… Mais, au fait, à qui en avais-tu ? Tu as crié : « Ce n’est pas lui ! »

 

Ravaillac eut une imperceptible hésitation, et d’un air morne :

 

– Il y a deux jours que je n’ai pas mangé… deux jours que j’erre par les rues comme un chien perdu… Comprenez-vous ?

 

– Pauvre diable ! Oui, je comprends… Tu cherchais quelque bourse assez convenablement garnie pour t’assurer le gîte et la pitance pendant quelque temps… Mais cela ne m’explique pas le : « Ce n’est pas lui ! »

 

– Je suivais un seigneur dont la mise me paraissait annoncer la bourse dont vous parliez… j’ai dû le perdre de vue je ne sais comment… je ne m’en suis aperçu que lorsque je me suis vu devant vous… C’est pourquoi j’ai prononcé ces paroles.

 

– Ah ! fit simplement Jehan sans insister davantage. Mais sais-tu ; que pour un homme qui, comme toi, a des principes religieux outrés à tel point qu’il a voulu endosser le froc, sais-tu que tu n’y vas pas de main morte ! Passe encore de ravir la bourse, mais la vie par-dessus le marché… Voilà qui m’étonne de toi.

 

– La faim est mauvaise conseillère, dit humblement Ravaillac. !

 

– Soit !… En attendant, je ne veux pas qu’il soit dit que par ma faute tu seras resté un jour sans manger… Prends ces quelques écus… C’est tout ce que j’ai sur moi… Et si le malheur veut que tu sois encore réduit à errer par les rues, le ventre creux, viens me trouver… tu sais où je gîte. Que diable ! j’aurai toujours quelque menue monnaie à te donner… C’est bon ! c’est bon ! garde tes remerciements et file !…

 

Le chevalier de Pardaillan avait écouté sans chercher à intervenir. Quand il vit que Ravaillac s’était perdu dans la nuit, il se tourna vers le jeune homme et :

 

– Croyez-vous réellement que ce Ravaillac vous a dit la vérité ? fit-il.

 

– Je n’en crois pas un mot, répondit froidement Jehan.

 

– Diable !… Peut-être eût-il mieux valu s’assurer de sa personne.

 

– Pourquoi ?… Aujourd’hui, je me sens incapable de molester quelqu’un… Au surplus, je sais où retrouver le personnage si besoin est.

 

– N’en parlons plus, dit Pardaillan d’un air indifférent.

 

– Monsieur, dit gravement Jehan, vous venez de me sauver… Mais il paraît qu’il était écrit que le jeune homme ne parviendrait pas à exprimer sa gratitude. Une fois encore, Pardaillan l’arrêta au milieu de sa phrase. Seulement, cette fois, ce fut pour dire :

 

– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’il serait temps, pour vous, de vous éloigner… Plus rien, je crois, ne vous retient dans cette rue.

 

Et, en disant ces mots de son air le plus détaché, Pardaillan profitait de ce que la lune venait de se dégager de derrière les nuages qui la masquaient pour étudier l’effet produit par ses paroles.

 

– Mais, monsieur, fit Jehan d’un air légèrement étonné, n’avez-vous pas entendu que j’ai promis au roi de l’attendre ici ?

 

– Si fait bien, mordieu !… C’est même pour cela que je vous engage vivement à tirer au large.

 

– Fi donc ! monsieur… J’aurais l’air de fuir ! Moi !… De son air le plus naïf, Pardaillan reprit :

 

– Quand vous avez fait cette promesse au roi, vous vouliez mourir… vous ne saviez pas ce que vous savez maintenant…

 

– Assez, monsieur, dit Jehan avec hauteur. J’ai promis, je tiendrai ma promesse quoi qu’il en puisse résulter.

 

Et d’un ton radouci :

 

– Croyez bien qu’on ne me tue pas aussi facilement que vous paraissez le croire… Au surplus qu’ai-je promis ? De suivre le roi partout où il lui plaira de me conduire… Pas autre chose… Je m’en tiendrai à cette promesse.

 

Chose singulière, Pardaillan qui avait poussé le jeune homme à manquer à sa parole – probablement parce qu’il se sentait pris de sympathie pour lui – Pardaillan parut satisfait de voir qu’il s’obstinait.

 

– Mais vous-même, monsieur, reprit Jehan le Brave, croyez-vous que vous ne feriez pas mieux de vous éloigner ?

 

– Pourquoi donc ? fit Pardaillan de son air le plus ingénu.

 

– Mais il me semble qu’après ce que vous venez de lui dire, il serait prudent à vous d’éviter de vous trouver en présence du roi.

 

Pardaillan eut un imperceptible sourire.

 

– Bah ! fit-il d’un air détaché, le roi et moi, nous sommes de vieilles connaissances. Le roi sait bien qu’il n’a rien à gagner à m’avoir pour ennemi… Aussi, croyez-moi, il réfléchira avant de se fâcher pour de bon. Il y regardera à deux fois avant de prendre à mon égard des mesures violentes qui ne seraient pas de mon goût.

 

Jehan le Brave jeta un regard perçant sur cet homme qui osait parler ainsi du monarque le plus puissant de la chrétienté. Dans ces yeux railleurs, il ne vit nulle fanfaronnade. Sur cette physionomie étincelante, il vit une intrépide assurance, une superbe sérénité, le calme majestueux d’une force invincible, confiante en elle-même.

 

– Cependant, continuait Pardaillan de sa voix calme et mordante, j’ai été un peu vif, j’en conviens. Il se pourrait que le roi m’en voulût… C’est pourquoi j’ai résolu de l’attendre et de l’accompagner moi aussi jusqu’au Louvre.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour voir ce qui arrivera, dit froidement Pardaillan.

 

Tout éberlué, malgré qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître, Jehan songeait à part lui :

 

« Voici un singulier compagnon !… Brave ?… Oui, tudiable ! autant et plus que pas un… Je m’y connais un peu, je pense !… Fort ?… Plus que moi, et ce n’est pas peu dire… Et pourtant il doit être d’un âge où les forces commencent à s’affaiblir… Quel âge, au juste ?… Peut-être n’a-t-il pas encore cinquante ans, peut-être a-t-il passé la soixantaine. N’étaient ces cheveux et cette moustache grisonnants, par la sveltesse de la taille et le dégagé des allures, on ne lui donnerait pas quarante ans… qui est-ce au juste ?… Un prince, pour le moins, si j’en juge par cette haute mine et par le ton sur lequel il parlait au roi… Si je m’en rapporte à ce costume si simple, quelque peu fatigué même, le prince disparaît… à moins que ce ne soit un déguisement, car si le costume est modeste, celui qui le porte a si grand air que je ne sais plus… Ventre-veau ! que ne donnerais-je pour avoir ce laisser-aller impertinent, ce calme extravagant !… Mais voilà, moi, je suis un furieux… Au moindre mot, la colère m’étrangle… et alors je passe la parole à la dague ou à la rapière. »

 

Pendant que le jeune homme faisait ces réflexions, Pardaillan, sans s’occuper de lui, furetait partout comme s’il avait perdu quelque objet précieux.

 

– Que cherchez-vous ainsi ? demanda Jehan.

 

– Le roi n’avait-il pas un compagnon ? fit Pardaillan.

 

– La Varenne ?

 

– Ah ! c’était La Varenne !… Eh bien ! c’est lui que je cherche…

 

– Au fait, dit Jehan, il devrait être là, dans le ruisseau où il est allé rouler.

 

D’un geste, Pardaillan désigna la chaussée tout autour du perron. La Varenne avait disparu. C’est ce que Jehan le Brave dut reconnaître après avoir vainement exploré tous les coins d’ombre.

 

– Le drôle a pris la fuite, dit-il avec insouciance. Qu’il aille au diable !

 

– M’est avis, fit paisiblement Pardaillan, qu’il n’est pas allé bien loin. Le drôle, comme vous dites, a dû s’arrêter près d’ici, au Louvre… Vous allez le voir revenir à la tête d’une troupe chargée de vous arrêter, ou je me trompe fort.

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûr… Voyez plutôt !

 

Et en disant ces mots, Pardaillan montrait une troupe qui débouchait dans le bas de la rue, c’est-à-dire du côté où était situé le Louvre, et se dirigeait en courant droit à eux.

 

La Varenne, en effet, était revenu à lui au moment où Henri IV venait d’entrer chez Bertille de Saugis. Du premier coup d’œil, il reconnut la silhouette de l’homme qui l’avait si rudement frappé. Quant à Pardaillan, qu’il n’avait pas remarqué au moment de son algarade, il le prit pour un compagnon de celui qu’il qualifiait intérieurement de truand, de ribaud, de mauvais garçon et autres épithètes aussi flatteuses.

 

Il y avait du sbire et de l’espion chez cet honnête entremetteur. Il ne pouvait en être autrement, d’ailleurs. La Varenne se garda bien de bouger et se mit à écouter de toutes ses oreilles. Il étouffa un rugissement de joie lorsqu’il comprit que celui qu’il haïssait déjà outrageusement avait résolu d’attendre le roi, là, à cette porte. Pourquoi ? Pour le meurtrir évidemment, s’affirma-t-il.

 

Dès lors, sa résolution fut prise. S’échapper à la douce, courir au Louvre, heureusement très proche, et faire d’une pierre deux coups : se venger du misérable qui l’avait injurié et frappé et en même temps rendre un signalé service au roi. Ce qui n’était pas à dédaigner, si bien assise que fût sa faveur.

 

Mettant à profit l’obscurité et l’inattention des deux nocturnes causeurs, La Varenne parvint à s’éloigner en rampant sans avoir été remarqué. Lorsqu’il jugea qu’il se trouvait hors de vue, il se redressa d’un bond et courut d’une traite jusqu’au Louvre.

 

Le capitaine de service auquel il s’adressa était M. de Praslin. Dès les premiers mots du confident du roi, M. de Praslin comprit que le hasard lui fournissait peut-être l’occasion de rendre au souverain un de ces services qui assurent la fortune d’un courtisan. Il réunit à l’instant une douzaine de ses hommes, et guidé par La Varenne, il partit au pas de course. C’était sa troupe que Pardaillan venait de montrer à Jehan le Brave au moment où elle débouchait dans la rue de l’Arbre-Sec. Et il ajouta en l’observant du coin de l’œil :

 

– Voilà qui, je crois, va vous faire manquer à la parole que vous avez donnée à Sa Majesté.

 

– Pourquoi donc, monsieur ? fit Jehan avec un étonnement sincère.

 

– Mais, dit Pardaillan de son air le plus naïf, je suppose que vous n’allez pas rester ici. Résister me paraît difficile. Ils sont une dizaine, au moins.

 

Sèchement, sur un ton qui n’admettait pas de réplique, le jeune homme dit :

 

– Vous supposez mal !… Fussent-ils mille, je ne bougerais pas davantage. Ils me tueront peut-être – encore n’est-ce pas sûr – mais je n’irai pas me déshonorer en manquant à ma parole.

 

– Pardon ! fit Pardaillan très paisible, je pensais que vous aviez des raisons de tenir à la vie. Il paraît que je me suis trompé. N’en parlons plus.

 

Jehan le Brave tressaillit et jeta un regard angoissé sur le logis de Bertille. Ce ne fut qu’un éclair. Sa physionomie reprit instantanément cette expression froidement résolue qu’elle avait l’instant d’avant. Et sur le même ton sec, presque agressif :

 

– Mais vous-même, monsieur, fit-il, je suppose que vous n’allez pas rester ici !… Vous n’avez rien promis à personne, vous… Vous pouvez vous retirer sans crainte de vous déshonorer.

 

À son tour, Pardaillan se fit glacial, et employant les mêmes expressions du jeune homme :

 

– Vous supposez mal !… Je me déshonorerais autrement que vous, en me retirant.

 

Un instant, Jehan le Brave eut l’intuition que ce singulier personnage ne restait que pour lui prêter main-forte. Son orgueil se révolta. Il fut sur le point de prononcer quelque parole irréparable. Mais un instinct de générosité qui sommeillait au fond de lui-même, sans qu’il s’en doutât, le sentiment vague, inconnu, naissant à peine, de la justice, de la beauté, de la délicatesse, lui firent comprendre que ce serait bien mal reconnaître la générosité de cet inconnu. Enfin, l’orgueil lui souffla qu’en répondant par une impertinence, il se rapetisserait devant cet homme dont il reconnaissait intérieurement la supériorité, et il sut se taire à temps.

 

Comme s’il avait compris ce qui se passait en lui, Pardaillan ajouta :

 

– D’ailleurs, moi aussi, j’ai promis à quelqu’un que j’estime au-dessus de tous les rois de la chrétienté.

 

– À qui donc ? fit Jehan, plus étonné du ton dont elles étaient prononcées que des paroles elles-mêmes.

 

– À moi-même, répondit Pardaillan avec une simplicité déconcertante.

 

Cependant le capitaine de Praslin et ses gardes approchaient des deux hommes immobiles au bas du perron.

 

– Les voici ! grinça La Varenne avec le rictus du fauve qui se délecte à la pensée de happer sa proie.

 

D’après ce que lui avait dit La Varenne, Praslin était persuadé qu’il avait affaire à deux coupe-jarrets. Il fut bien un peu surpris de voir qu’ils n’avaient pas tenté de fuir, mais il n’en chercha pas plus long, et de sa voix de commandement, rude et dédaigneuse, il commanda :

 

– Saisissez-moi ces deux drôles !

 

Comme s’ils n’avaient attendu que cet ordre, les deux hommes, immobiles jusque-là, ensemble, d’un même geste flamboyant, tirèrent deux longues rapières qui jetèrent dans la nuit des éclairs blafards. En même temps, une voix très calme, singulièrement hautaine, lança :

 

– Vous n’êtes pas poli, monsieur de Praslin !

 

Devant la soudaineté du geste, les gardes s’étaient arrêtés indécis. Leur hésitation fut d’ailleurs très courte. Ils tirèrent aussitôt l’épée du fourreau et ils allaient charger lorsque Praslin, étonné du ton de souveraine hauteur avec lequel cet inconnu venait de parler, étonné d’entendre prononcer son nom, les contint d’un geste, et d’un ton plus courtois :

 

– Qui êtes-vous, monsieur, vous qui me connaissez ?

 

– Je m’appelle le chevalier de Pardaillan.

 

– Monsieur de Pardaillan ! s’exclama Praslin d’une voix étouffée, l’ancien ambassadeur ?

 

– Lui-même, monsieur.

 

Praslin se tourna vers La Varenne et gronda à voix basse :

 

– Êtes-vous fou, monsieur de La Varenne ?… Comment, vous me venez chercher au Louvre pour me lancer contre qui ? Contre un des plus fidèles de Sa Majesté. Vous me faites insulter l’homme que le roi estime le plus de toute la gentilhommerie ! Cordieu ! monsieur, je ne vous pardonnerai pas la gaffe que vous venez de me faire commettre… et le roi, je crois, ne vous le pardonnera pas davantage.

 

La Varenne frémit. Il avait sans doute entendu son maître parler de ce chevalier de Pardaillan et il ne doutait pas que le roi ne lui fît payer cher l’erreur qu’il venait de commettre. Mais c’était un esprit singulièrement astucieux et rusé. Il se remit vite et rendant vivacité pour vivacité, morgue pour morgue :

 

– Hé ! monsieur de Praslin, je ne vous ai point parlé de M. de Pardaillan, que je n’ai point l’honneur de connaître et qui, en tout cas, ne saurait être suspecté. Je vous ai parlé de son compagnon. Et pour celui-là, je vous réponds qu’il n’y a pas d’erreur possible.

 

VI

 

Il avait eu soin d’élever la voix de manière que Pardaillan entendit les excuses détournées qu’il lui adressait.

 

– Au fait, murmura Praslin, ils sont deux !…

 

Il se tourna alors vers Pardaillan et se découvrant dans un geste galant :

 

– Veuillez m’excuser, monsieur de Pardaillan, mes paroles sont le fait d’un malentendu qui ne se fût pas produit si j’avais pu voir à qui j’avais l’honneur de parler.

 

– Monsieur de Praslin, fit Pardaillan en rendant courtoisement le salut, je l’ai bien compris ainsi et c’est à moi de m’excuser de la vivacité de ma réplique.

 

Et cérémonieusement, comme s’ils avaient été dans les antichambres du Louvre, les deux hommes se saluèrent pour marquer que l’incident était clos.

 

– Monsieur, dit alors Praslin, c’est à votre compagnon que j’en ai. Jehan le Brave allait répondre. Pardaillan lui coupa vivement la parole. En même temps un léger coup de coude lui disait : « Laissez-moi faire ! »

 

– Que lui voulez-vous donc, à mon compagnon ?

 

– Le prier de me suivre. Tout simplement.

 

– Impossible, monsieur, dit froidement Pardaillan.

 

– Ah !… Pourquoi ?…

 

– Parce que mon compagnon et moi nous attendons ici Sa Majesté… Service commandé, monsieur de Praslin. Vous qui êtes capitaine, vous devez connaître mieux que quiconque la valeur de ces mots.

 

– Diantre ! Je crois bien ! fit Praslin abasourdi. Et puis-je sans indiscrétion, savoir pourquoi vous attendez le roi ?

 

– Pour l’escorter jusqu’au Louvre.

 

Pardaillan parlait avec une imperturbable assurance. Le connaissant de réputation, Praslin n’avait aucune raison de douter de sa parole. Et au bout du compte, on remarquera que Pardaillan disait la vérité. Au fur et à mesure que se déroulait le dialogue que nous venons de transcrire, le capitaine perdait de son assurance et sa mauvaise humeur contre La Varenne allait en grandissant. Celui-ci le sentait. En outre, il comprenait que sa proie allait lui échapper. Son instinct malfaisant l’avertissait de quelque chose de louche que la présence du roi éclaircirait. Arrêter Pardaillan ? Il n’y pensait pas, et d’ailleurs il comprenait que Praslin refuserait d’agir contre un homme qui avait l’estime et la confiance du roi. Gagner du temps, amener Praslin et ses hommes à attendre la sortie du roi, voilà ce qu’il décida. Et prenant le capitaine à part :

 

– Faites attention, monsieur, lui dit-il à voix basse. Je ne suspecte pas M. de Pardaillan, qui est des amis à Sa Majesté, bien qu’on ne le voie jamais à la cour ; mais je vous donne ma parole que l’homme qui l’accompagne est bien celui qui a osé menacer le roi, celui qui m’a traîtreusement frappé et mis dans l’état que vous voyez. J’ajoute que cet homme me connaissait, puisqu’il m’a appelé par mon nom, en m’injuriant grossièrement. J’en conclus qu’il a reconnu mon compagnon et que c’est bien sciemment et méchamment qu’il a menacé le roi. Voyez quelle est votre responsabilité… Quant à moi, j’ai fait ce que mon devoir me commandait de faire. Quoi qu’il arrive, je suis couvert aux yeux de Sa Majesté.

 

– Diable ! diable ! murmura Praslin perplexe. Que faire ? Et en lui-même il ajoutait :

 

« La peste soit du ruffian qui m’a fourvoyé dans cette sotte aventure. »

 

– Il faut, dit vivement La Varenne, répondant à la question machinale du capitaine, il faut rester ici jusqu’à ce que le roi sorte.

 

– Cela est bel et bien, fit Praslin qui réfléchissait, mais j’ai entendu des personnages qui s’y connaissent un peu en loyauté et en bravoure, comme M. de Crillon, comme M. de Sully, comme M. de Sancy, sans compter le roi lui-même, j’ai entendu proclamer que le chevalier de Pardaillan était la loyauté et la bravoure mêmes. Je n’ai pas envie de me faire un ennemi de ce galant homme en lui faisant injure de le garder à vue comme un larron.

 

– Qu’à cela ne tienne. Retirez-vous ostensiblement. Seulement embusquez vos hommes dans le cul-de-sac Courbâton. De là, vous surveillerez la rue et pourrez intervenir s’il y a lieu.

 

Praslin lui jeta un coup d’œil de travers et, haussant les épaules, il s’approcha de Pardaillan.

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, me donnez-vous votre parole que vous êtes ici sur l’ordre du roi et pour l’escorter ?

 

– Monsieur de Praslin, fit Pardaillan avec hauteur, puisque vous me connaissez, vous devez savoir que jamais je ne m’abaisse à mentir. J’ai eu l’honneur de vous dire que monsieur et moi attendons Sa Majesté pour l’escorter. Jusqu’au Louvre… Cela doit vous suffire, je pense.

 

– Il suffit, en effet, monsieur, dit Praslin en s’inclinant, je vous cède la place et vous exprime tous mes regrets du rôle ridicule qu’on vient de me faire jouer.

 

Et furieux, grommelant force injures à l’adresse de La Varenne, il se tourna vers ses hommes et commanda :

 

– En route pour le Louvre !… que nous aurions bien dû ne pas quitter.

 

À ce moment, venant de la rue Saint-Honoré, une troupe qui devait être nombreuse, à en juger par le bruit cadencé des pas, débouchait de la rue de l’Arbre-Sec. En même temps une autre troupe, précédée d’un homme à cheval, apparaissait dans le bas de la rue. Les deux troupes marchaient à la rencontre l’une de l’autre, en sorte que le groupe compact qui stationnait devant la maison de Bertille se trouvait pris entre ces deux forces, et que de Praslin et ses gardes, en se retirant, devaient forcément se heurter à la troupe guidée par le cavalier.

 

Pardaillan et Jehan le Brave avaient tout de suite aperçu les deux troupes. Ils se regardèrent une seconde. Ils souriaient tous les deux. Mais ce sourire devait être terrible, car ils s’admirèrent tous les deux intérieurement, un inappréciable instant. Et, d’un même mouvement, sans s’être concertés, mus par la même pensée, sans hâte, ils franchirent les trois marches et se postèrent sur le perron.

 

– Toutes les troupes de la garnison se sont donc donné rendez-vous ici ? remarqua Jehan avec un rire silencieux.

 

Pardaillan ne dit rien. Il paraissait réfléchir profondément et en réfléchissant, il laissait tomber sur le jeune homme, dont le visage étincelant semblait appeler la bataille, un regard chargé de compassion.

 

La Varenne, qui écumait de rage en voyant que Praslin, s’en rapportant à l’affirmation de Pardaillan, allait se retirer, La Varenne avait remarqué, lui aussi, la venue de ces deux troupes. Évidemment, ce ne pouvait être que des archers. Aussitôt, il résolut d’utiliser ces auxiliaires que le hasard semblait lui envoyer à point nommé. Dans cette intention, il se porta vivement au-devant du cavalier.

 

– Halte !… On ne passe pas ! lança une voix brève.

 

Docilement, La Varenne obéit à l’ordre. Mais il venait de reconnaître la voix, et débordant de joie haineuse, il rugit en lui-même :

 

– Le grand prévôt !… C’est le ciel qui me l’envoie !

 

Et à haute voix :

 

– Est-ce vous, monsieur de Neuvy ?

 

Avant que de répondre, le cavalier lança un ordre à voix basse, et aussitôt des torches furent allumées. Immédiatement, la troupe qui venait en sens inverse en fit autant. Et la rue se trouva éclairée par la lueur rougeâtre et fumeuse d’une demi-douzaine de torches que brandissaient des archers.

 

La Varenne put constater avec une intense satisfaction qu’il se trouvait bien en présence de messire de Bellangreville, seigneur de Neuvy, prévôt de l’hôtel du roi, grand prévôt de ferme, conduisant en personne un gros d’archers.

 

Le grand prévôt, de son côté, reconnut le confident du roi et, d’une voix étranglée par l’émotion :

 

– Le roi ? cria-t-il.

 

La Varenne comprit :

 

– Sain et sauf ! Dieu merci ! dit-il vivement.

 

– Jour de Dieu ! gronda Neuvy qui était livide, j’ai cru que j’arrivais trop tard !

 

Il aperçut alors le capitaine de Praslin et ses gardes :

 

– Ah ! vous étiez là, monsieur de Praslin ?… Il paraît que Sa Majesté avait été prévenue aussi… et c’est fort heureux, puisque malgré la plus grande diligence, j’arrive après la bataille.

 

Ses yeux se portèrent sur les deux statues sombres placées sur le perron. !

 

– Ah ! ah ! fit-il en souriant, ce sont les assassins ?… Je vais vous décharger de vos prisonniers, monsieur de Praslin, d’autant que, soit dit sans reproche, vous les gardez bien mal… Jour de Dieu ! ces sacripants devraient être au milieu de vos hommes et convenablement ficelés par de bonnes et solides cordes.

 

Le grand prévôt paraissait fort se réjouir de la maladresse de ce capitaine des gardes qui gardait si mal des prisonniers de cette importance.

 

Le capitaine, lui, ne comprenait rien aux paroles de Neuvy. En revanche, il comprenait très bien que quelque grave événement avait dû se produire, puisque le grand prévôt se donnait la peine de diriger lui-même une expédition. Et il se sentait pâlir à la pensée qu’il pouvait être rendu responsable.

 

– Voyons, voyons, fit de Praslin, de quelle bataille, de quels assassins, de quels prisonniers parlez-vous ?

 

– Mais, fit Neuvy interloqué, je parle des assassins du roi… ces deux scélérats que vous gardez si mal.

 

– On devait donc meurtrir le roi ?

 

– Ne le saviez-vous pas ?

 

– Je ne sais rien, cornes du diable !… Ceux-ci ne sont pas mes prisonniers et je ne les garde pas, ni bien ni mal… Quant à être des assassins, franchement ils n’en ont pas la figure.

 

Il y eut une explication.

 

Dans la soirée, vers neuf heures, on était venu aviser le grand prévôt qu’un spadassin, chef d’une bande de malandrins, avait résolu d’attenter à la vie du roi. Ce truand, ce chevalier de proie[5], était un jeune homme qui se faisait appeler Jehan le Brave, que des rapports avaient déjà signalé à l’attention du grand prévôt. Le coup devait être fait à onze heures du soir, au moment où le roi se rendrait, accompagné seulement d’un ou deux intimes, chez une dame qui habitait rue de l’Arbre-Sec. Le grand prévôt s’était mis aussitôt à la tête d’une cinquantaine d’archers et il était parti sans perdre une minute. Mais de la rue Saint-Antoine, où se trouvait son hôtel, à, la rue de l’Arbre-Sec, la route était encore assez longue. Malgré tout, cependant, il arrivait une bonne demi-heure avant l’heure indiquée.

 

Ceci était l’explication de Neuvy.

 

La Varenne, qui triomphait, expliqua comme quoi le roi, dans son impatience, avait devancé l’heure fixée et était parti à neuf heures au lieu de onze. Il raconta l’agression de Jehan le Brave en l’amplifiant et en l’arrangeant à sa manière, bien entendu. Et comme preuve palpable et flagrante, il montra complaisamment son visage contusionné et son œil tuméfié.

 

Praslin raconta ce qui s’était passé entre Pardaillan et lui.

 

Ces explications étaient échangées à voix basse. Mais Pardaillan et Jehan le Brave avaient l’oreille fine. Ils purent saisir à peu près tout ce qui les concernait.

 

Pardaillan avait fixé son œil perçant sur son compagnon et il songeait :

 

– Ce jeune homme serait donc un redoutable chef de truands ?… C’est possible après tout. Il faut bien vivre… Et bien des grands seigneurs, à commencer par cet illustre cuisinier créé marquis de La Varenne, en continuant par cet honnête grand prévôt qui s’indigne si fort, en montant ainsi jusqu’au roi, tous – ou presque tous – ne vivent que de pillage et de rapine… Mais je crois que le sire de Neuvy exagère quelque peu… ou qu’il est mal informé. Il n’est pas besoin d’être grand physionomiste pour deviner qu’avec cette physionomie si fine, si étincelante, ces yeux si clairs, si loyaux, on ne peut pas être le lâche criminel dont parlent ces gens. Quant au prétendu attentat, je sais mieux que personne en quoi il consiste, puisque j’ai assisté à toute l’algarade. L’attentat – puisque attentat il y a – se réduit à avoir croisé le fer contre le roi… Je sais bien qu’on qualifie cela de crime de lèse-majesté !… Qu’est-ce que cela peut bien signifier, ce mot : lèse-majesté ?… Et pourquoi majesté ?…

 

« Ce jeune homme a défendu celle qu’il aime sans s’inquiéter de savoir si le larron d’honneur portait une couronne. Il me semble qu’il n’a fait que suivre la loi de la nature. Ainsi le père, l’époux, le frère, le fiancé qui livre sa fille, sa femme, sa sœur, sa fiancée à une Majesté sera couvert de titres, de richesses et, qui mieux est, sera honoré de tous, tandis que celui qui se refusera à cette honteuse complaisance sera honni, vilipendé, déchiré, meurtri !… Est-ce là la vraie justice ?… Moi aussi, il y a bien longtemps, hélas ! j’ai aimé une jeune fille, belle, pure, innocente, adorable, en tous points semblable à la jeune fille que ce jeune homme adore. Et je me souviens comme j’ai dû la défendre contre ces bêtes féroces titrées, maréchaux, ducs, princes et rois… Moi aussi, j’ai été couvert d’ignominie, pourchassé, traqué comme une bête malfaisante… Et si je ne suis pas mort cent fois déjà, c’est que, Dieu merci, j’avais, j’ai encore des griffes et des crocs de force à tenir tête à la meute enragée. Et pour défendre ma carcasse de pauvre hère hors la loi, j’ai dû en découdre plus d’un, et la meute était composée de princes, de ducs, de rois, de grands inquisiteurs, de papes… voire même de papesse !… et c’est, paraît-il, l’aberration, l’abomination, la désolation, la damnation, la fin des fins de tout ce qui est respectable et sacré !… »

 

Jehan le Brave de son côté se disait :

 

« Le grand prévôt a été avisé que je tuerais le roi, ce soir, à onze heures !… Et c’est moi qu’on a désigné, nommé par mon nom !… Qui pouvait savoir ?… Quand je me suis posté, sur le perron, j’ignorais à qui j’aurais affaire… Celui qui m’a dénoncé le savait, lui !… J’ai donc dans l’ombre un ennemi acharné à ma perte ?… Qui ?… Qui ?… Cherchons !… Nul au monde ne savait que je viendrais veiller ici, résolu à tuer quiconque essayerait d’entrer dans le logis par force ou par ruse… Nul, hormis la signora Léonora Galigaï !… Or, c’est la Galigaï qui m’a averti qu’un larron chercherait à s’introduire ce soir chez celle que j’aime… La Galigaï !… Elle savait donc, elle, que ce larron c’était le roi ?… Et c’est elle qui aurait fait avertir le grand prévôt !… Pourquoi ?… Le grand prévôt serait arrivé trop tard pour sauver le roi… oui, mais tudiable : il ne serait pas arrivé trop tard pour m’arrêter, moi !… Oh ! je devine !… J’entrevois un abîme d’infamies ! Ces machinations ténébreuses sont-elles possibles ?… Mais non, j’ai la fièvre, je suis fou !… Et pourtant !… Oh ! je saurai !… et alors, malheur à toi, Léonora ! malheur à toi, Concini ! si je ne me suis pas trompé ! »

 

Pendant que Pardaillan et Jehan le Brave songeaient de la sorte, ce qui, d’ailleurs, ne les empêchait pas d’avoir l’œil au guet, le grand prévôt, Praslin et La Varenne, après s’être expliqués, tenaient une sorte de conseil.

 

– Que comptez-vous faire ? demanda le capitaine, au fond enchanté d’être déchargé d’une opération scabreuse.

 

– Je vais arrêter ces deux hommes, dit le grand prévôt sans hésiter.

 

– À votre aise, fit Praslin. C’est une opération de police qui rentre dans vos attributions. Je n’ai donc pas à m’en mêler. Cependant, comme il paraît avéré que Sa Majesté est dans cette maison, comme il faudra bien qu’elle sorte tôt ou tard, enfin comme cette aventure ne me paraît pas très claire, je ne me retire pas. Je me mets à l’écart et j’attends le roi pour l’escorter ou le défendre s’il y a lieu… Ceci rentre dans mes attributions à moi.

 

Ayant dit, le capitaine rangea sa troupe, bien décidé à demeurer spectateur neutre de ce qui allait se passer.

 

Neuvy mit pied à terre aussitôt. Il s’avança jusqu’au bas du perron et, comme si Jehan le Brave n’eût pas existé pour lui, s’adressant à Pardaillan, qu’il salua très courtoisement, il dit, très poliment :

 

– Monsieur de Pardaillan, je me vois forcé, à mon très grand regret, de vous prier de me rendre votre épée… Ce n’est là, vous le comprenez bien, qu’une simple mesure de précaution toute provisoire.

 

– Monsieur de Neuvy, dit Pardaillan aussi poliment, j’ai le très grand regret de ne pouvoir accéder à votre demande.

 

– Vous refusez d’obéir, Monsieur ? fit Neuvy, stupéfait.

 

– Vous m’en voyez navré, désespéré !…, Mais vous comprenez, simple mesure de précaution.

 

Le grand prévôt s’était efforcé de ménager un personnage qui passait pour être en grande estime auprès du roi. Malgré que le ton narquois de ses réponses commençât de lui échauffer les oreilles, il eut la force de se contenir. Il fit une dernière tentative, et sur un ton plus froid :

 

– Oui ou non, êtes-vous fidèle et obéissant sujet de Sa Majesté ? fit-il.

 

– Cela dépend des moments, dit Pardaillan de son air le plus naïf. Brusquement, Neuvy changea d’attitude. Sa physionomie se fit rude et menaçante :

 

– Vos épées ! dit-il impérieux.

 

– Venez les prendre ! tonna Jehan le Brave exaspéré par l’attitude dédaigneuse que le grand prévôt affectait à son égard.

 

Neuvy mit le pied sur la première marche. Il était très froid, parfaitement maître de lui. Il était d’ailleurs bien persuadé qu’il n’aurait qu’à étendre le bras pour appréhender les deux rebelles. L’attitude de ces deux hommes lui apparaissait comme une bravade inutile, toute en paroles vaines. Quant à croire qu’ils seraient assez fous pour entrer en lutte, à eux deux, contre cinquante archers, il n’y pensa pas un instant. Pas davantage la pensée qu’il pouvait être menacé ne l’effleura. Il se sentait sous l’égide puissante de ses redoutables fonctions.

 

Neuvy mit donc le pied sur la première marche. Mais il n’alla pas plus loin. Il sentit la pointe d’une épée s’appuyer sur sa gorge et en même temps la voix de Jehan le Brave, effrayante à force de calme, prononça :

 

– Un pas de plus, monsieur, et vous êtes mort ! L’étonnement et non la crainte, arrêta net l’élan du grand prévôt.

 

Il se remit très vite, et comme il était brave, il voulut passer outre. Il sentit la pointe pénétrer dans sa chair pendant que la même voix tranchante ordonnait impérieusement :

 

– Reculez, monsieur, reculez ! ou, par le Christ, je vous tue !… Cette fois, le grand prévôt comprit que c’était sérieux. Il recula. Avec un calme admirable, il secoua d’une chiquenaude quelques gouttes de sang qui perlaient sur son pourpoint, et de sa voix rude :

 

– Faites-y bien attention, je commande au nom du roi !… Rendez-vous !

 

Il s’adressait à Pardaillan. Ce fut Jehan qui rugit :

 

– Non !

 

– Vous faites rébellion ?

 

– Oui !

 

De Neuvy haussa les épaules. Il se mit de côté et se tournant vers ses hommes, qui attendaient, impassibles :

 

– Saisissez-les ! dit-il froidement.

 

Quelques fenêtres s’étaient entrebâillées. Des têtes effarées apparaissaient de-ci, de-là. Et voici ce que virent ces curieux intrépides, à la lueur des torches fumeuses.

 

Les archers s’étaient élancés en groupe compact. Mais le perron n’était pas très large. Trois hommes seulement pouvaient passer de front. Encore, faute d’espace, étaient-ils loin d’avoir la liberté de mouvements désirable.

 

Les gens du grand prévôt n’avaient prêté aucune attention à cette disposition. Ils avaient le nombre pour eux, ils représentaient l’autorité, la victoire leur apparaissait certaine, facile. Ce fut en riant, en plaisantant, en se bousculant qu’ils s’élancèrent à l’assaut.

 

Mais lorsque les trois premiers furent montés sur la première marche, force fut aux autres de se placer derrière, où ils se mirent à pousser le premier rang en l’excitant par des imprécations variées et des plaisanteries énormes.

 

La rue, jusque-là calme et silencieuse, se remplit d’un vacarme assourdissant. De tous côtés, maintenant, les bourgeois paisibles, brusquement arrachés au sommeil, montraient des faces blêmes de terreur refoulée par la curiosité, à presque toutes les fenêtres environnantes.

 

Les deux rebelles, eux, ne riaient pas, ne plaisantaient pas, se tenaient raides, immobiles, muets. La pointe de la rapière large, démesurément longue, appuyée sur le bout de la botte, ils attendaient avec une froide intrépidité l’instant propice pour attaquer.

 

Et soudain les deux bras se détendirent. Il y eut, au-dessus du groupe grouillant des archers, un double tourbillon d’acier fulgurant. Les pointes plongèrent, se relevèrent, tourbillonnèrent à nouveau avec la rapidité de la foudre. Et des hurlements de douleur éclatèrent dans les rangs des assaillants.

 

Le même tourbillon vertigineux recommença, entremêlé de coups de pointe et de revers foudroyants. Et de nouveaux hurlements, suivis de plaintes et de râles, se firent entendre du côté des assaillants.

 

Cette fois, ce fut la débandade !

 

Pris de panique, les archers reculèrent précipitamment et, en bonds désordonnés, se mirent hors de l’atteinte du tourbillon mortel.

 

Un silence de stupeur plana sur les acteurs et les spectateurs de cette scène extraordinairement rapide.

 

Quelques secondes, en effet s’étaient écoulées à partir du moment où les archers s’étaient élancés jusqu’au moment où ils durent se replier en désordre, et le grand prévôt, écumant de rage et de stupeur, put constater que six de ses hommes étaient déjà hors de combat. Trois ou quatre autres avaient reçu des estafilades plus ou moins douloureuses.

 

Et les deux enragés, sans une égratignure, la pointe de l’épée de nouveau baissée, repliés sur eux-mêmes, dominaient toute la scène, encore une fois pétrifiés dans une pose d’attente qui était en même temps une attitude de défi.

 

Et ils étaient admirables tous les deux. Le vieux, extraordinairement calme, l’air indifférent, une lueur malicieuse dans les yeux, un sourire narquois aux lèvres. Le jeune, hérissé, étincelant, le regard fulgurant, la lèvre retroussée laissant à découvert ses dents blanches de jeune loup. Le vieux, désabusé, attendant avec un flegme imperturbable qu’on attaquât pour se défendre. Le jeune, bouillonnant d’ardeur réfrénée, ne se contraignant à la défensive que pour se modeler sur son compagnon, mais rongeant impatiemment son frein, aspirant de toutes ses forces à l’offensive. Et c’était bien cela qui le travaillait, car de sa voix vibrante il s’écria :

 

– Si nous chargions ces valets de bourreau ?…

 

Mais Pardaillan avait sans doute son idée. Peut-être se rendait-il mieux compte que son jeune compagnon de la gravité de leur situation. Peut-être avait-il simplement résolu de s’en tenir à cette vigoureuse défensive. Toujours est-il que, tout en admirant la bravade, il répondit par un haussement d’épaules dédaigneux.

 

Et Jehan le Brave, qui n’avait jamais su ce que c’était d’obéir dans le combat, accepta sans révolte de se plier à une volonté autre que la sienne.

 

C’est que si Pardaillan admirait l’ardeur de son jeune compagnon, celui-ci, plus vivement encore, admirait l’extraordinaire sang-froid de cet homme qui lui apparaissait comme le modèle le plus accompli sur lequel il pût se régler.

 

Tout à coup, au milieu du silence relatif qui s’était établi, retentit un cri de douleur horrible. C’était La Varenne qui venait de le pousser.

 

Que lui arrivait-il donc !… Ceci :

 

La Varenne n’avait pas douté un seul instant de l’issue de l’action. L’arrestation des deux hommes lui paraissait inévitable. Il n’en voulait pas à Pardaillan. Qu’on le tuât, qu’on l’arrêtât ou qu’il se tirât complètement d’affaire, peu lui importait. En revanche, il s’intéressait particulièrement à Jehan le Brave. Celui-là le couvait d’un regard féroce et il exultait à la pensée que l’insolent serait livré au bourreau.

 

Aussi, lorsque les archers s’étaient élancés, il n’avait pas manqué de le leur désigner en criant :

 

– Prenez-le vivant !… Celui-là appartient au bourreau !

 

Lorsqu’il vit la vigoureuse défense des deux assiégés, il comprit, la rage au cœur, que cette arrestation, qui lui paraissait assurée, pouvait ne pas se faire et qu’il ne tenait pas encore sa vengeance.

 

Il résolut aussitôt de venir en aide aux hommes du grand prévôt et d’essayer de faire lui-même la besogne que ces maladroits étaient en train de gâcher.

 

Furtivement, il se glissa vers un des côtés du perron. Son intention était, en utilisant le pilier pour se dissimuler, de se hisser sur le perron, derrière Jehan le Brave, et de le mettre hors de combat en le frappant aux jambes.

 

Il avait réussi à se faufiler derrière celui qu’il voulait frapper, sans avoir été aperçu. Pour accomplir son projet, il n’avait pas besoin de se hisser debout sur le perron. Il suffisait que son buste émergeât suffisamment pour qu’il pût atteindre aux jambes celui qu’il rêvait de livrer au bourreau.

 

Un instant, il put croire qu’il allait réussir. Déjà, il allongeait le bras pour frapper. Et Jehan ne paraissait pas se douter du danger qu’il courait. Mais, au moment où La Varenne, avec un rugissement de joie, frappait au jarret qu’il voulait trancher, sans se retourner, Jehan le Brave, qui le guignait du coin de l’œil sans en avoir l’air, d’un coup de revers foudroyant, le cravacha en plein visage.

 

Le rugissement de joie se changea en un hurlement de douleur, et La Varenne, la joue effroyablement zébrée, aveuglé par le sang, tomba à la renverse et ne se releva pas.

 

De Neuvy, cependant, avait retenu d’un geste ses hommes qui, furieux de la correction reçue, voulaient se ruer à un nouvel assaut. Le grand prévôt réfléchit. Il se trouvait en présence de deux adversaires qui n’étaient pas à dédaigner. Ils venaient de le prouver. Il fallait cependant que force restât aux agents de l’autorité. Il le fallait de toute nécessité. Néanmoins, il ne fallait pas non plus que cette double arrestation coûtât trop cher.

 

Que deux hommes eussent tenu en échec cinquante archers commandés par le grand prévôt lui-même ; qu’ils en eussent mis six hors de combat et blessé légèrement trois ou quatre autres, c’était énorme. Il était à présumer que le roi ne féliciterait pas le sire de Neuvy. Il était inadmissible que ces deux hommes fissent d’autres victimes. La situation du grand prévôt était en jeu.

 

Et voici quel fut le dispositif adopté par de Neuvy :

 

Il rangea ses hommes en un demi-cercle, sur deux rangs. Ces hommes devaient marcher droit au perron, l’assaillir en même temps de face et des deux côtés et cerner ainsi les deux rebelles. En outre, il ne s’agissait plus d’arrêter simplement. Morts ou vifs, les deux hommes devaient être saisis.

 

Sur le signal de leur chef, les archers s’ébranlèrent, enserrant les rebelles dans un cercle de fer.

 

Sur le perron, Pardaillan et Jehan le Brave virent la manœuvre. Ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas, avaient d’étranges affinités. Tous deux possédaient la même sûreté de coup d’œil extraordinaire. Tous deux avaient la même promptitude de décision suivie de mise à exécution immédiate. Enfin, Jehan le Brave, plus jeune, plus ardent, plus violent, plus en dehors que Pardaillan, au moment de l’action, retrouvait instantanément un sang-froid presque égal à celui qu’il admirait si fort chez son compagnon.

 

De tout ceci il résulte que sans se concerter, sans se dire un mot, après un simple coup d’œil échangé, ils trouvèrent et adoptèrent la tactique convenable.

 

Ils se placèrent dos à dos, solidement campés au milieu du perron, de façon à faire face de tous les côtés à la fois. Et d’un même geste, ils recommencèrent la manœuvre : le tourbillon fantastique qui les couvrait.

 

D’ailleurs ils ne se faisaient aucune illusion : ils savaient qu’ils succomberaient fatalement sous le nombre. La résistance serait plus ou moins longue : c’est tout.

 

De nouveau les deux rapières étincelantes pointèrent dans le tas, tourbillonnèrent à droite, à gauche, partout à la fois. Les archers fourragèrent, piquèrent avec frénésie. Par là-dessus des exhortations, des menaces effroyables, des insultes extravagantes, des cris de douleur.

 

Mais cette fois, l’élan des assaillants était méthodique et combiné, ils ne cédèrent pas.

 

– Ils en tiennent ! Ils en tiennent ! crièrent quelques voix. C’était vrai, Pardaillan et Jehan le Brave étaient couverts de sang, déchirés, en lambeaux, depuis les pieds jusqu’à la ceinture. Mais les pourpoints, c’est-à-dire les poitrines, étaient encore intacts. Ce n’étaient là que simples égratignures sans conséquences. Les habits et les bottes étaient plus endommagés que la peau.

 

Mais tout à l’heure, dans un instant, les archers envahiraient le perron et alors, ils pourraient atteindre les poitrines.

 

Le cercle s’était rétréci. Lentement, progressivement, les assaillants, se poussant, se portant mutuellement, gagnaient du terrain, montaient les marches, enjambant les côtés.

 

C’était la fin. La résistance des deux enragés allait être brisée.

 

À ce moment, une voix impérieuse commanda :

 

– Bas les armes !… Tout le monde ! Les archers s’arrêtèrent net.

 

Le grand prévôt gronda une imprécation et se retourna furieusement du côté d’où était partie la voix. Il vit un homme qui s’avançait vivement dans le cercle de lumière.

 

– Le roi ! cria de Neuvy qui se découvrit aussitôt, tandis que ses hommes présentaient les armes.

 

Sur le perron, Pardaillan et Jehan le Brave, d’un même geste large, emphatique, saluèrent de l’épée, sans qu’il fût possible de savoir si ce salut s’adressait au roi ou aux vaincus. (Tout compte fait, ils pouvaient se considérer comme vainqueurs, puisqu’ils étaient libres, indemnes, ou à peu près, alors que nombre de leurs adversaires étaient encore étendus sur la chaussée.) Puis, avec une tranquillité qui tenait du prodige, ils rengainèrent ensemble, automatiquement, et se tinrent raides, talons joints, comme à la parade.

 

Mais ils se guignaient mutuellement du coin de l’œil et ils se souriaient gentiment tous les deux. On voyait que chacun était content de l’autre. Et ils avaient si fière allure tous les deux que le roi lui-même s’oublia un instant à les contempler avec une visible admiration.

 

Cependant, Pardaillan, du bout des lèvres, pour son seul compagnon, murmura :

 

– Il était temps, je crois !

 

Et en même temps, il observait Jehan sans en avoir l’air, comme quelqu’un qui attend avec curiosité ce qu’on va lui répondre.

 

Franchement, très simplement, le jeune homme répondit entre haut et bas :

 

– Ma foi, oui !

 

VII

 

Cérémonieusement, Bertille avait conduit le roi dans un petit cabinet, sorte d’oratoire très simple.

 

Cet oratoire était situé sur le derrière de la maison. L’unique fenêtre qui l’éclairait donnait sur le cul-de-sac Courbâton. C’est ce qui explique pourquoi le roi avait tant tardé à intervenir, avait même failli arriver trop tard pour arrêter les archers alors que, sur le devant, toute la rue était depuis longtemps réveillée et mise en émoi par le vacarme de l’arrestation mouvementée.

 

Henri se laissa choir dans un fauteuil et considéra un moment, d’un air rêveur, la jeune fille qui se tenait droite devant lui, dans une attitude très digne.

 

Après avoir rêvé un moment, il fit entendre un gros soupir et, doucement :

 

– Asseyez-vous, mon enfant, dit-il.

 

Docilement, sans un mot, la jeune fille prit place dans le fauteuil que lui désignait le roi, en face de lui.

 

Une fois encore, Henri la considéra attentivement en silence, soupira encore un coup et finalement :

 

– Vous êtes bien la fille de Blanche de Saugis ?

 

Doucement, sans provocation, sans aigreur, mais avec une singulière froideur, et comme si elle eût voulu d’un seul coup donner tous les renseignements qu’elle pressentait que le roi allait lui demander, la jeune fille répondit :

 

– Je suis bien la fille de Blanche de Saugis, morte de douleur et de honte en me donnant le jour, voici bientôt seize ans. Je suis bien une enfant naturelle… une bâtarde, comme disent les méchants, ma mère n’ayant pas eu d’époux légitime… Le petit domaine de ma mère est situé dans le pays chartrain, non loin de Nogent-le-Roi… Je suis bien celle que vous croyez et mon père est… celui que vous connaissez.

 

Ces paroles étaient prononcées avec une simplicité si digne, sur un ton de tristesse et de résignation si poignant que le roi, comme honteux, courba la tête.

 

Machinalement, avec une émotion qu’il ne parvenait pas à maîtriser, il murmura :

 

– Ma fille !…

 

Son émotion venait de ce qu’il pensait à son amour pour cette enfant qui se trouvait être sa fille. Sa honte et sa gêne venaient surtout de ce qu’il se rappelait dans quel but infâme il avait cherché à se faufiler chez elle.

 

En songeant qu’autrefois il s’était introduit de la même manière chez la mère, il avait abusé violemment d’elle comme il avait rêvé de le faire de sa fille, l’horreur que lui inspirait cette tentative hors nature réveillait en lui le remords d’une action honteuse depuis longtemps oubliée.

 

Car, rendons-lui cette justice, la découverte qu’il venait de faire avait déraciné l’amour en lui. Pour le moment, du moins, il ne voyait que sa fille. Et, très sincèrement, il se détestait d’avoir pu la souiller d’une pensée turpide.

 

Cette émotion dont elle ne pouvait comprendre le sens, on eût dit qu’elle surprenait et inquiétait la jeune fille.

 

Si le roi n’avait été si absorbé par ses souvenirs, il aurait été frappé de l’étrange expression de froideur de ces yeux ordinairement si doux, qui le dévisageaient avec angoisse. Il aurait remarqué le voile qui se répandit sur ce front si pur ; la crispation nerveuse de ces traits si fins et si délicats, le tressaillement douloureux qui la secoua toute lorsqu’elle l’entendit murmurer sourdement : « Ma fille ! »

 

Mais le roi ne remarqua rien. Il méditait toujours.

 

Après s’être consciencieusement morigéné, il s’avisa de songer que ce qu’il avait pris pour de l’amour, c’était tout simplement l’instinct paternel qui l’avertissait. Il se rappela fort à propos combien il avait été inquiété par cette ressemblance qu’il ne parvenait pas à fixer et il conclut en se disant :

 

– Mon cœur avait deviné que cette adorable enfant était ma fille. Et cela suffit pour ramener le calme dans son esprit désemparé. Restait la question de l’attentat commis autrefois. C’était si loin !…

 

Ce qui était moins excusable, c’était l’abandon de l’enfant. Mais cela se pouvait encore réparer. Déjà, avant de savoir ce qu’il avait appris si inopinément, il avait résolu de s’occuper de l’enfant de Blanche de Saugis. Maintenant qu’il était sous le charme puissant de cette radieuse jeunesse, de cette idéale beauté, il sentait naître en lui l’orgueil d’être le père de cette merveille. Et il se disait qu’il ferait pour elle, avec joie, cent fois plus que ce qu’il aurait fait par pur scrupule de conscience. À la dérobée, il admirait la gracieuse jeune fille et il se confirmait dans sa résolution de réparer royalement son long oubli et il se disait :

 

– Jarnidieu ! cette belle fille sera l’ornement de ma cour. Je la doterai magnifiquement, je la marierai à l’un de mes amis, elle ne me quittera plus, et s’il ne tient qu’à moi, elle sera heureuse. Pour être tardive, la réparation n’en sera pas moins complète. Je lui dois bien cela.

 

À évoquer un avenir qu’il voyait riant et paisible, à énumérer les bienfaits dont il se promettait de la couvrir, il s’attendrissait, et sous le coup de cet attendrissement, il lui tendit les bras, en répétant :

 

– Ma fille !

 

En la reconnaissant pour sa fille, en lui ouvrant ses bras, il croyait se montrer très affectueux. Il était persuadé qu’elle allait se jeter sur son sein, accepter avec joie et reconnaissance son étreinte, lui donner le nom de père.

 

Il n’en fut pas ainsi.

 

À son grand étonnement, Bertille ne bougea pas. Elle secoua doucement la tête et sur un ton d’inexprimable mélancolie, elle murmura :

 

– Je n’ai pas de père, hélas !… Je n’en aurai jamais.

 

Henri se mit à l’étudier attentivement, ce qu’il n’avait pas encore songé à faire, ébloui qu’il était par tant de grâce et d’exquise jeunesse.

 

Il fut frappé alors de l’extrême réserve de son attitude d’une suprême dignité. Elle fixait sur lui un regard profond, un peu triste, nullement impressionné ni par la majesté royale ni par l’autorité paternelle.

 

Et il comprit que cette jeune fille, dont le malheur avait mûri la raison, était un caractère énergiquement trempé qui ne se laisserait pas éblouir par le rang et la fortune entrevus, ni leurrer par des raisonnements captieux. Il comprit qu’il se trouvait en présence d’un juge sévère à qui il fallait rendre des comptes et non pas d’une enfant heureuse de trouver un père à qui le titre de roi que possédait ce père suffirait pour lui faire oublier tout un passé d’amertume et de tristesse.

 

Il avait espéré éviter des explications plutôt embarrassantes en provoquant des effusions. Il vit, non sans ennui, qu’il s’était trompé.

 

Mais au fond, comme il était juste, il se dit qu’elle était en droit, dans une certaine mesure, de lui garder rigueur de son abandon passé ; que, du fait de cet abandon, il n’avait aucune autorité sur elle, d’autant qu’il n’entrait pas dans son idée de la reconnaître officiellement, comme il avait fait de ses autres enfants naturels. Enfin, il s’avoua qu’il ne pouvait pas non plus faire intervenir son autorité royale, étant données les conditions particulièrement scabreuses dans lesquelles il s’était introduit auprès d’elle.

 

Il résolut donc de se résigner à l’inévitable explication, à se montrer patient et bienveillant, à s’efforcer de la conquérir par de bonnes paroles et de bons procédés, quitte à parler en maître si elle se montrait irréductible.

 

Pour lui montrer qu’il comprenait sa réserve et ce qui en était la cause, il dit sur un ton compatissant :

 

– Vous avez beaucoup souffert, mon enfant ?

 

Sans acrimonie, simplement, elle répondit :

 

– J’ai été très malheureuse, en effet, Sire.

 

– Par ma faute, je le sens. Il ne faudrait pas cependant me croire plus coupable que je ne le suis réellement. Plus tard, mon enfant, vous comprendrez que les princes ne vivent pas pour eux, mais pour les peuples dont ils ont la garde. Ils ne peuvent pas toujours suivre les impulsions de leur cœur.

 

Vivement, elle interrompit :

 

– Votre Majesté se trompe si elle croit que ma réponse sous-entend un blâme, si léger soit-il. Jamais il n’est entré dans ma pensée de demander la moindre explication au roi, en tout ce qui me concerne, encore moins de censurer sa conduite à mon égard. Le roi est le maître. Il n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience. Je prie Votre Majesté de croire que je ne l’oublierai pas.

 

Ces paroles, auxquelles il était loin de s’attendre, surprirent agréablement le roi. Délivré de l’appréhension d’une explication pénible, il retrouva sur-le-champ sa bonne humeur. Quittant son fauteuil, il se mit à arpenter l’oratoire d’un pas vif et allongé et, tout en marchant, il s’écriait joyeusement :

 

– Jarnidieu ! Voilà qui est bien dit ! Je vois que vous êtes aussi sage que belle… et ce n’est pas peu dire. Aussi je ne veux pas être en reste de générosité avec vous. Je confesse que j’eus des torts… Ne dites pas non ! J’eus des torts graves que je dois et veux réparer. Le soin de votre avenir me regarde désormais. Je veux faire de vous la plus heureuse, la plus enviée des femmes. Assurez-vous que vous me trouverez toujours prêt à réaliser vos désirs, autant qu’il sera en mon pouvoir.

 

Gravement, elle répondit :

 

– S’il en est ainsi, j’oserai donc demander une grâce au roi. En échange de quoi je le tiendrai quitte de tout ce qu’il croit devoir me promettre.

 

– Parlez, et si ce que vous avez à me demander n’est pas impossible, foi de gentilhomme, c’est accordé, s’écria vivement le roi, charmé de la voir de si bonne composition.

 

Bertille parut réfléchir une seconde… Non qu’elle hésitât à formuler sa demande, mais parce qu’elle cherchait les termes dans lesquels elle la présenterait.

 

– Puis-je savoir, dit-elle, quelles sont les intentions du roi au sujet de ce jeune homme qui l’attend à ma porte ?

 

Henri était loin de s’attendre à une pareille demande. Il s’arrêta net devant la jeune fille et fixa sur elle un regard scrutateur en songeant à part lui :

 

– Voilà donc où le bât la blesse !

 

Bertille supporta cet examen sans manifester le moindre embarras. Dans son regard si candide, si franc et si pur, le roi ne lut pas d’autre sentiment que l’anxiété. Il eut un demi-sourire malicieux et, avec une brusquerie affectée :

 

– D’abord, fit-il, qui vous a dit qu’il a été assez fou pour m’attendre ?

 

Avec une assurance déconcertante, elle dit ingénument :

 

– Puisqu’il l’a promis !

 

– Au fait, dit Henri en l’observant, vous le connaissez sans doute mieux que moi et savez par conséquent si on peut se fier à sa parole ?

 

– Mais je ne le connais pas !… Je ne lui avais jamais adressé la parole avant ce soir !… Je ne sais son nom que parce qu’il s’est nommé à Votre Majesté devant moi, tout à l’heure !

 

Il n’y avait qu’à la regarder pour être convaincu qu’elle disait vrai.

 

Le roi ne douta pas un seul instant. Mais il avait son idée, et il poursuivit :

 

– Si vous ne le connaissez pas, comment pouvez-vous savoir ?

 

– Oh ! Sire, vous n’avez donc pas regardé son visage ?… Je ne suis qu’une petite fille ignorante, mais il me semble qu’avec une physionomie pareille on ne ment pas, on tient ce qu’on a promis.

 

– Soit, mettons qu’il en est ainsi que vous dites. Que vous importe ce que j’ai décidé à l’égard de ce jeune homme ? Pourquoi, surtout, vous intéressez-vous à lui ?

 

– C’est pour moi, pour me défendre, qu’il a osé braver la colère de Votre Majesté.

 

– Eh jarnidieu ! de quoi se mêle-t-il ?… Et d’abord, pourquoi et de quoi vous défendre ?… Vous n’étiez pas menacée que je sache !

 

– En êtes-vous bien sûr, Sire ?

 

Henri tressaillit. La voix si douce, si mélodieuse de la jeune fille, venait de prendre brusquement une intonation sévère qui résonna à son oreille comme une accusation directe. Il voulut la dévisager, mais dans ce regard si clair, obstinément fixé sur le sien, il lut une expression de reproche si significative que, pour dissimuler son trouble, il se hâta de reprendre sa marche à travers l’oratoire, en lui tournant le dos.

 

– Enfin, reprit-il après un silence, comment ce jeune homme s’est-il trouvé là à point nommé ?… Il passe donc ses nuits à veiller sur votre seuil ?… De quel droit ?…

 

– Je ne sais pas.

 

Et, en disant ces mots, pour la première fois, elle rougit. Henri, qui ne la perdait pas de vue, reprit :

 

– Vous ne savez pas ?… Eh bien, je le sais, moi, et je vais vous le dire : c’est qu’il vous aime.

 

Il pensait, par cette affirmation brutale, lancée d’une voix courroucée, la couvrir de confusion. Il croyait qu’elle allait rougir, baisser pudiquement les yeux, se récrier, jouer en un mot la comédie de convention en pareil cas. Il la voyait en tous points semblable aux jeunes filles de sa cour. Il dut reconnaître qu’il s’était étrangement trompé.

 

Très simplement, elle laissa éclater son ravissement. Elle joignit nerveusement ses mains blanches, leva ses yeux extasiés en une muette action de grâces, et dans un murmure très doux, pour elle-même :

 

– Oui, je me disais que tant de bonheur n’était pas fait pour moi. Mais, maintenant, je le sens, je le vois, il m’aime.

 

– Et vous aussi, vous l’aimez, avouez-le, cria le roi avec colère. Avec cette même franchise qui stupéfiait et déconcertait Henri, elle dit doucement :

 

– Pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… Quand je le voyais passer si fier et si hardi sous ma fenêtre, quand son œil étincelant se posait sur moi très doux et m’enveloppait de sa caresse, j’étais heureuse sans savoir pourquoi. Je ne savais pas que c’était cela l’amour… je ne savais pas si je l’aimais et s’il m’aimait, lui !… Quand je l’ai vu se dresser menaçant devant vous et vous interdire l’approche de ma porte, j’ai été bien heureuse. Je vous ai reconnu tout de suite. Lui aussi, j’en suis sûre, vous avait reconnu… Et pourtant, il n’a pas hésité… La pointe de sa rapière a menacé votre poitrine… la poitrine du roi !

 

– Ah ! par la mordieu ! je vous conseille de ne pas me rappeler ce bel exploit ! gronda le roi.

 

Comme si elle n’avait pas entendu, elle reprit en s’exaltant à mesure :

 

– J’ai compris que s’il osait cette chose prodigieuse, c’est qu’il m’aimait… moi !… et j’ai été heureuse au-delà de tout. Et j’ai regardé, j’ai écouté passionnément, et j’ai vu qu’il allait vous tuer… Alors, sachant qui vous étiez pour moi, je me suis dit que je ne pouvais pas lui laisser répandre votre sang… et je suis intervenue à temps. Lui, il s’est mépris sur le sens de cette intervention. Je ne sais pas ce qu’il a cru, ce qu’il a pensé… mais j’ai deviné qu’il voulait mourir, que cette folle bravade de s’engager à vous accompagner au Louvre, c’était une manière de suicide… pour moi… à cause de moi… Et j’ai senti mon sang se glacer dans mes veines, et la lumière s’est faite en moi. J’ai compris que s’il mourait, je mourrais aussi, parce que, moi aussi, je l’aimais !

 

Elle n’avait pas parlé pour le roi. Elle avait pensé tout haut. Et maintenant qu’elle avait laissé déborder son cœur, se grisant, se berçant, se persuadant elle-même au son de sa propre voix, maintenant, elle poursuivait son rêve par la pensée, le teint animé, l’œil brillant, le corail de ses lèvres entrouvert par un sourire infiniment doux. Elle paraissait avoir complètement oublié la présence du roi qui, tout rêveur, la contemplait d’un œil émerveillé.

 

Et de fait elle était adorable dans sa pose chastement abandonnée qui eût inspiré un peintre de génie.

 

– Sornettes que tout cela, s’écria enfin Henri, chimères auxquelles il ne faut plus penser.

 

Bertille pâlit affreusement et fixant sur lui un regard anxieux, elle balbutia :

 

– Que veut dire le roi ?

 

– Je veux dire que les rêves, les projets en rapport avec votre situation présente de jeune fille pauvre et obscure ne concordent plus avec la situation brillante que sera la vôtre demain. Il vous faut dire adieu au passé misérable et avoir des ambitions conformes au rang élevé qui sera le vôtre.

 

Une fois encore cette fille, décidément déconcertante, qui paraissait n’avoir aucun sens des idées les plus respectables – puisque tout le monde les voyait ainsi – cette fille étrange, malade assurément, eut le don de stupéfier le roi.

 

En effet, au lieu de l’explosion de joie et de reconnaissance à laquelle il était raisonnablement en droit de s’attendre, Bertille montra un visage bouleversé par la douleur, et joignant les mains dans un geste d’imploration, vivement, ardemment, elle s’écria :

 

– Je supplie Votre Majesté de ne point s’occuper de moi. Le rang et la grandeur ne me tentent point. Je vous jure que je ferais fort triste figure à votre cour, Sire. Ma situation, qui vous paraît misérable, me paraît, à moi, très enviable et très fortunée. Ma médiocrité ne me pèse pas. Loin de là, elle m’est chère et précieuse. Je me trouve très heureuse comme je suis et ne demande qu’une grâce, c’est de demeurer toujours dans la même situation.

 

Ébahi, décontenancé, Henri songeait :

 

– Quelle diable de fille est-ce là ?… Je lui offre la fortune, une fortune qui éblouirait les plus riches et les plus puissants, et elle ne manifeste que terreur et désespoir.

 

Et tout haut, montrant le mobilier très modeste :

 

– Mais, c’est la misère, ici ! Je vous offre un hôtel à vous. Vous aurez une maison montée comme une princesse, une nuée de laquais, femmes de chambre, écuyers, pages, dames de service, gentilshommes… Cent mille livres de rentes perpétuelles, un titre, marquise, par exemple, en attendant que je vous marie à quelque prince que nous choisirons jeune, brave et beau. Songez à ce que je vous offre. Réfléchissez avant de dire non.

 

Avec une sorte de colère, elle s’écria :

 

– Je ne veux rien, ni titres, ni rentes, ni mari !… Je ne demande qu’une chose : demeurer comme je suis. Les joyaux de ma mère constituent une petite fortune. Mon domaine de Saugis me rapporte bon an mal an deux mille livres de rentes. Je suis riche, Sire. Je ne dépense même pas mes revenus et les pauvres ont une part supérieure à celle que je me réserve. Je n’ai pas besoin de réfléchir… il y a des années que j’ai réfléchi à ce que je ferais si l’éventualité actuelle se présentait. Je vous supplie humblement mais fermement de m’oublier, de me laisser telle que je suis. Ma gratitude envers vous sera infinie si vous m’accordez cette grâce.

 

– Jarnidieu ! c’est de la folie !… Et tout cela parce que vous avez rencontré un aventurier !…

 

La jeune fille se redressa. Son gracieux visage prit une expression de fermeté qui allait presque jusqu’à la dureté, et froidement :

 

– J’ai eu l’honneur de demander au roi ce qu’il compte faire à l’égard de ce jeune homme qu’il qualifie d’aventurier ?

 

Une lueur malicieuse passa dans l’œil rusé du Béarnais, qui, sans doute, avait déjà résolu la question dans son esprit.

 

– Savez-vous de quel crime il s’est rendu coupable ? dit-il négligemment, en observant sa fille.

 

Bertille pâlit légèrement, mais néanmoins répondit d’une voix ferme :

 

– Oui. On appelle cela crime de lèse-majesté !

 

– Eh bien, il subira la peine que comporte ce crime.

 

La jeune fille pâlit davantage encore. Mais sa voix garda la même fermeté et il sembla même au roi qu’il y avait comme une intention menaçante dans la manière dont elle dit :

 

– Ceci est bien irrévocable ? Rien ne pourra vous faire revenir sur cette résolution ?

 

– Rien ! dit froidement le roi. Et, en lui-même, il ajouta :

 

– Jarnidieu ! Je suis curieux de voir ce qu’elle va faire.

 

Maintenant, Bertille était livide. Mais, chose étrange, elle gardait malgré tout un calme extraordinaire. Elle se leva, et toute droite devant son père, le regardant droit dans les yeux, elle dit d’une voix qui n’implorait pas, une voix morne, lasse, brisée :

 

– Sire, c’est la fille de Blanche de Saugis qui vous demande grâce pour celui qu’elle aime. La fille de Blanche de Saugis, entendez-vous bien, Sire ?

 

Henri, devant cet air solennel, eut une imperceptible hésitation. Mais il avait résolu de pousser la jeune fille à bout, et glacial, sur un ton qui n’admettait pas de réplique, il trancha :

 

– Blanche de Saugis elle-même surgirait de son tombeau pour implorer cette grâce que je dirais encore : Non !

 

Bertille secoua doucement la tête comme si elle eût voulu dire : c’est bien ! je m’y attendais ! Et tout haut :

 

– Dieu m’est témoin, Sire, que je voulais vous éviter la honte de fouiller le passé, la honte plus terrible encore d’élucider le présent…

 

– Que voulez-vous dire ? interrogea Henri, vaguement inquiet.

 

– Vous le saurez bientôt… Si j’étais seule en cause je me serais tue… vous le savez. Mais c’est celui que j’aime que vous menacez, vous !… Je parlerai donc. Et si ce que j’ai à dire vous écrase de honte, ne vous en prenez qu’à vous-même. C’est vous qui l’aurez voulu.

 

– Que de grands mots dans une si petite bouche, railla Henri qui commençait à regretter sa curiosité.

 

Dédaigneuse de l’interruption, Bertille commença :

 

– Voici seize ans de cela, un homme, parce qu’il avait titre de roi et parce qu’il avait sans doute trop bien dîné, par un soir de printemps, semblable à celui-ci, s’introduisait subrepticement chez une jeune fille innocente et pure. L’homme, vous le connaissez : c’est vous, Sire. La jeune fille, c’était ma mère… Remarquez que je raconte simplement les faits sans les commenter. À vous qui ne voulez pas faire grâce à un homme coupable d’avoir croisé sa rapière contre votre épée – comme si la rapière d’un loyal gentilhomme ne valait pas l’épée d’un roi, qui a fait ce que vous avez fait – à vous, dis-je, moi, la fille de la victime, victime moi-même, je fais grâce des commentaires et des qualificatifs que méritent l’homme et sa conduite.

 

– Grand merci, ma belle enfant. Continuez, vous m’intéressez. Toujours froide, Bertille reprit :

 

– L’homme abusa de sa force pour violenter la jeune fille. Ceci, je pense, est un crime autrement impardonnable que celui que vous ne voulez pas pardonner, monsieur.

 

À ce mot : monsieur, le roi eut un mouvement de révolte. Mais il se maîtrisa et se contenta de sourire dédaigneusement.

 

– Or, voici ce que vous ne saviez pas sans doute… ce qui ne vous eût d’ailleurs pas arrêté : Blanche de Saugis avait un fiancé qu’elle adorait.

 

Henri tressaillit. Jusque-là, il avait écouté d’un air qui s’efforçait de paraître détaché. Mais sans doute, comme elle venait de le faire remarquer, les détails que la jeune fille allait donner étaient inconnus de lui, car il commença de prêter une oreille attentive.

 

– Déshonorée, continua Bertille, ma mère n’osa pas révéler sa honte à celui qu’elle aimait : mais ne se jugeant plus digne de lui, elle reprit sa parole et congédia son fiancé sous un prétexte quelconque. Ce brave gentilhomme adorait ma mère. Il pressentit quelque fatal secret et fit tant et si bien qu’il arracha la vérité à celle qu’il n’avait pas cessé d’aimer. C’était un loyal et digne gentilhomme. Il offrit à ma mère de passer outre et de la prendre quand même pour épouse. L’offre honorait celui qui la faisait et celle à qui elle s’adressait. Malheureusement ma mère avait trop de fierté pour l’accepter. Alors ils résolurent de s’unir dans la mort. Tout était prêt pour le double suicide, lorsque Blanche de Saugis s’aperçut qu’elle allait être mère. Or, savez-vous ce qu’ils firent, monsieur ? Ils décidèrent d’attendre que l’enfant fût né pour mettre leur projet à exécution. Et ils firent comme ils avaient décidé. Le lendemain de ma naissance, ma mère et son fiancé burent la mort dans la même coupe… Si vous allez à Saugis, monsieur, vous verrez sur une même tombe une double croix. C’est là que reposent, unis dans la mort, ceux que le caprice d’un homme, parce qu’il était roi, parce qu’il était ivre, parce qu’il voulait se distraire et s’amuser, avait séparés dans la vie. Ceci, monsieur, n’est-ce pas un double assassinat ?

 

Le roi n’avait plus envie de railler. Un peu pâle, tête baissée, il avait écouté la révélation de ces détails qu’il ignorait avec le regret très vif de l’avoir provoquée.

 

Voyant qu’il se taisait, sa fille reprit sur un ton poignant :

 

– Dès le lendemain de ma naissance, je me trouvai donc sans père, ni mère. Et pourtant, dès que je fus en âge de comprendre, je sus que, moi aussi, j’avais un père. Seulement voilà, où était ce père ? Que faisait-il ? Comment s’appelait-il ? Je ne savais pas. La vieille servante qui remplaça ma mère dès que je sus balbutier m’apprit à prier pour ma mère qui était au ciel, d’abord, et ensuite pour que mon père se souvînt qu’il avait une fille et revint à elle. C’est par cette prière répétée chaque jour que je sus que j’avais un père. Je n’ai pas besoin de vous dire la multitude de questions que cette prière me fit poser à ma mère-nourrice. Mais, comme je ne recevais jamais de réponse satisfaisante, si ce n’est que, si mon père revenait à moi, je devrais lui pardonner, je finis par ne plus rien demander.

 

Bertille se tut un moment.

 

– À quoi bon évoquer ces choses douloureuses pour vous et pour moi ? fit doucement Henri.

 

– Il faut que vous sachiez !… C’est vous qui l’avez voulu. Il y a environ deux ans, ma nourrice me fit quitter Saugis et m’amena à Paris. À mes questions, elle répondit que mon père habitait cette grande ville, qu’ainsi je serais près de lui et que peut-être aurais-je l’occasion de le rencontrer, de me faire reconnaître, de l’apitoyer. Mais mon père ne se présenta jamais. Ma nourrice m’assurait cependant qu’elle l’avait avisé de ma présence près de lui.

 

– Je vous jure que je n’en ai jamais rien su, dit vivement le roi. La jeune fille le fouilla un instant du regard, comme si elle eût voulu pénétrer au plus profond de sa conscience.

 

– C’est possible, dit-elle froidement. Dans ce temps, ma bonne vieille nourrice, déjà bien vieille et bien cassée, mourut en me recommandant de prendre connaissance de parchemins renfermés dans un coffret qu’elle me remit. C’est dans ces papiers que j’appris toute l’histoire de ma naissance et de la mort de ma mère. Pour une jeune fille de quinze ans, ignorant tout de la vie, ce fut plutôt dur. Cependant, ma nourrice m’avait si bien mis dans l’esprit cette pensée de pardon, que je ne songeais pas à maudire celui qui était mon père. Je voulus connaître ce royal père. J’y réussis assez facilement. J’aurais pu, j’aurais peut-être dû retourner à Saugis, Je ne sais quel secret espoir m’incita à rester encore. Que mon père fût le roi, je vous assure que je n’en éprouvais nul orgueil, nulle joie. Simplement, je me disais qu’un roi ne pouvait avoir à se reprocher une aussi abominable action. Je ne doutais certes pas du récit de ma mère, mais je croyais, je voulais croire que mon père n’était pas aussi coupable qu’elle le pensait, qu’il y avait au fond de cette terrible aventure quelque effroyable méprise. Et je me disais que si mon père consentait à me donner une marque d’affection, si tardive et si minime qu’elle fût, je lui pardonnerais de grand cœur en mon nom et en celui de ma mère. Je ne demandais pas autre chose. L’idée ne me venait même pas que le roi pût me reconnaître pour sa fille. Je ne faisais nul rêve ambitieux. Embrasser mon père et disparaître, me faire oublier, retourner dans mes chers bois de Saugis, tel était le rêve que je faisais. Pas d’autre, je vous le jure.

 

– Eh ! jarnidieu, je vous crois sans peine !

 

– Mon père ne vint pas… il ne vint jamais. Je commençais à ne plus y penser.

 

– Pourtant, vous voyez que je suis venu quand même. Un peu tard, j’en conviens, mais enfin, ne dit-on pas qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire ?

 

– Mieux eût valu que vous ne fussiez jamais venu ! s’écria la jeune fille d’une voix sourde.

 

– Que dites-vous donc là ?

 

– Je dis, éclata Bertille sur un ton de foudroyant mépris, je dis que vous avez essayé de vous introduire chez moi comme il y a seize ans, vous vous êtes introduit chez ma mère. Je dis que si je ne vous avais révélé mon nom, vous essayiez de renouveler sur la fille, votre fille, le lâche attentat que vous avez commis naguère sur la mère !

 

– Vous perdez l’esprit, je crois ! balbutia Henri.

 

Bertille s’approcha de lui jusqu’à le toucher et, en le regardant bien en face :

 

– Voulez-vous me dire ce que signifiait ce signal, ces deux coups frappés dans les mains que j’ai entendus de ma fenêtre, où je prenais le frais, invisible dans l’ombre ? Pourquoi la porte que dame Colline Colle, si peureuse, verrouille et cadenasse elle-même avec tant de soin chaque soir, pourquoi cette porte était-elle ouverte ?… Combien vous en a-t-il coûté pour obtenir de cette misérable qu’elle vous ouvre ainsi le logis ?…

 

Effaré, le roi dut reculer devant l’insoutenable éclat du regard de sa fille.

 

– Oui, je le vois, vous vous demandez comment une jeune fille de mon âge peut avoir deviné de telles infamies. Vous oubliez que le douloureux récit de ma mère m’a révélé bien des choses qu’une enfant de mon âge devrait ignorer. Et c’est là un crime de plus à votre actif. Vous voyez, monsieur, que j’avais le droit d’exiger beaucoup de vous. J’ai imploré cependant. Quoi ? Peu de chose, en vérité : l’oubli d’une parole, d’un geste. Et vous avez refusé. Eh bien, soit, achevez l’œuvre commencée, mon père, après la mère, assassinez la fille ! Le prétexte est tout trouvé, Sire. Comme lui, j’ai insulté à la majesté royale. Ensemble, envoyez-nous au supplice. Je suis prête. Ainsi, grâce à vous, la mère et la fille n’auront pu s’unir que dans la mort à l’homme de leur choix !

 

Elle se redressait fièrement, une flamme aux yeux. Et le roi, qui se remettait, songeait, en l’admirant :

 

– Voilà donc où elle voulait en venir : mourir avec l’homme de son choix, comme elle dit. Un amour pareil, et pour un homme dont elle ne savait pas le nom voici une heure à peine. C’est incroyable. Et pourtant cela est. Après tout, de quoi vais-je me mêler ? Pourquoi ne pas la laisser arranger sa vie à sa guise ? Qui sait si au fond il ne vaut pas mieux qu’il en soit ainsi ? N’allais-je pas me créer bénévolement une foule d’ennuis en la présentant à la cour ?… Tout compte fait, cette enfant a raison et il vaut mieux, puisque aussi bien c’est ce qu’elle désire, la laisser dans l’ombre… Mais quelle vivacité, ventre-saint-gris !… et quels coups de boutoir !… je reconnais bien mon sang !

 

Il allait répondre enfin, rassurer la jeune fille, lorsqu’il lui sembla entendre comme un bruit lointain de lutte. Il prêta l’oreille.

 

Bertille avait entendu elle aussi. Sans se soucier du roi, elle s’élança, courut au balcon, entrebâilla le volet et jeta un coup d’œil dans la rue.

 

Pâle comme la mort, mais droite et ferme, elle se dirigea vers la porte d’un pas assuré.

 

– Où allez-vous ? cria le roi, qui l’avait suivie.

 

– Mourir avec lui, puisque vos gens le veulent tuer !

 

– Eh jarnidieu ! Je ne veux pas sa mort !… Ne l’avez-vous donc pas compris ?

 

Et sur un ton de souveraine autorité :

 

– Ne bougez pas, madame ! Il ne me convient pas d’oublier plus longtemps que moi seul ai le droit de commander partout !

 

À son tour, il alla voir ce qui se passait dans la rue et jugea la situation d’un coup d’œil prompt et sûr.

 

– Bon ! murmura-t-il en rabattant le volet, ils tiendront bien deux ou trois minutes. J’arriverai à temps.

 

Et se tournant vers Bertille, qui attendait avec une angoisse visible :

 

– Mon enfant, dit-il avec douceur, je vous pardonne ce que vous m’avez dit et d’avoir cherché à m’insulter, moi, votre père et votre roi. Taisez-vous. Laissez-moi achever. Je n’ai pas l’intention de vous contraindre en quoi que ce soit. Vous déciderez vous-même sur votre sort et je vous laisserai entièrement libre. Dans quelques jours, je reviendrai vous voir. Rassurez-vous, je viendrai cette fois en plein jour et accompagné de telle sorte que ni vous ni personne ne puisse suspecter mes intentions… Maintenant, faites-moi sortir. Il en est temps.

 

– Venez vite, Sire, venez vite, pour Dieu ! s’écria Bertille en s’élançant.

 

– Un instant, fit Henri en l’arrêtant. Il ne faut pas que tout ce monde me voie sortir de chez vous à cette heure. Je suis votre père, mais il n’y a que moi qui le sais.

 

– Ah ! que m’importe ! Ne perdons pas de temps !

 

– Il m’importe beaucoup, à moi. Faites comme je dis et ne craignez rien… J’arriverai à temps. N’avez-vous pas une sortie sur le derrière de ce logis !

 

– Par le cul-de-sac Courbâton… Venez, Sire, venez.

 

Une minute plus tard, le roi, après avoir contourné l’impasse de ce pas allongé qui lui était habituel, était arrivé à temps pour arrêter l’assaut de ses archers, comme on l’a vu.

 

VIII

 

Le roi vint se placer au bas du perron, au centre du cercle de lumière formé par les torches des archers roides, comme à la parade, et d’un air mécontent demanda :

 

– Eh bien, que se passe-t-il donc, Neuvy ?

 

Le grand prévôt était assez embarrassé. Il commençait à craindre d’avoir fait un pas de clerc. Le roi n’aimait guère qu’on vînt le déranger et l’importuner – même sous prétexte de veiller sur sa personne – lorsqu’il s’en allait en équipée galante. Son air renfrogné ne disait rien de bon au grand prévôt. Heureusement, il se souvint à propos que les rapports de ses subordonnés, notamment du chevalier du guet, lui avaient signalé Jehan le Brave comme un redoutable chef de truands. Il résolut donc de passer momentanément sous silence l’attentat qu’on lui avait dénoncé et de justifier sa présence par une opération de police ordinaire et fortuite. Désignant le jeune homme, il répondit :

 

– Il se passe, sire, que j’ai voulu arrêter cet homme et qu’il a fait rébellion… Ainsi que Votre Majesté a pu le voir.

 

Le sourcil froncé, Henri se tourna vers Jehan et gronda :

 

– Jarnidieu, monsieur, répondez à cela.

 

Jehan s’avança jusqu’à l’extrême bord du perron, s’inclina avec une grâce altière et avec une assurance déconcertante :

 

– Cet homme ne sait ce qu’il dit. Je prétends que c’est lui qui a fait rébellion aux ordres du roi et non moi.

 

Le ton de suprême impertinence avec lequel il avait dit : cet homme, le geste dédaigneux avec lequel il le désignait, firent pâlir de fureur le grand prévôt.

 

Il allait lancer quelque cinglante riposte. Le roi le retint d’un geste et :

 

– Qu’est-ce à dire ? Expliquez-vous, jeune homme.

 

– C’est très simple, fit Jehan de sa voix mordante, le roi m’avait donné l’ordre de l’attendre ici, à cette porte, pour de là le reconduire jusqu’au Louvre… ou ailleurs.

 

– Hum ! murmura le roi entre haut et bas, je crois bien que ce n’est pas moi qui ai donné cet ordre !

 

Si bas qu’il eût parlé, Jehan, qui avait l’oreille très fine, l’entendit.

 

– C’est vrai, dit-il. Mais le roi a approuvé, donc c’est comme s’il avait donné l’ordre. Cet homme est arrivé. Sans rime ni raison, de sa propre autorité, il a voulu me faire saisir par ses sbires. Il a voulu m’arracher de ce lieu où j’avais ordre d’attendre le roi. M. de Pardaillan, ici présent, a pris la peine de lui expliquer ce qu’il en était. Il n’a rien voulu entendre. Il s’est obstiné à vouloir m’empêcher d’exécuter l’ordre du roi. Ce faisant, il s’est mis en révolte ouverte contre l’autorité du roi qu’il a le devoir de respecter plus que quiconque et de ce fait il devrait être pendu haut et court.

 

– Sire ! s’écria de Neuvy, qui étranglait de fureur, permettez-vous…

 

– Silence, monsieur ! interrompit Henri. Et réprimant un sourire :

 

– Jarnidieu ! voilà une explication à laquelle j’étais loin de m’attendre.

 

Et se tournant vers Pardaillan qui attendait d’un air très détaché :

 

– Et vous, monsieur, reprit-il, aviez-vous aussi l’ordre de m’attendre céans ? Est-ce pour exécuter cet ordre que vous avez tiré l’épée contre les hommes de police ?

 

– Sans doute, Sire.

 

– Voici qui est particulier, par exemple !

 

– Comment ! s’écria Pardaillan d’un air étonné. Votre Majesté n’a cependant pas oublié qu’elle m’a ordonné de garder ce jeune homme. De le garder précieusement, a-t-elle même ajouté.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je le gardais, fit Pardaillan avec un flegme admirable. Cette fois, le roi sourit franchement, et se tournant vers le grand prévôt qui écumait, il lui dit gravement :

 

– Ces deux gentilshommes disent vrai. Ils étaient ici par mon ordre.

 

– Sire ! balbutia de Neuvy.

 

– Allez, Neuvy, fit doucement Henri, vous êtes un bon serviteur, je ne l’oublie pas.

 

Remonté par cette bonne parole, le grand prévôt se hâta de dire :

 

– J’ai l’honneur de solliciter de Votre Majesté une audience particulière et très urgente.

 

– Demain, Neuvy, demain. Allez !

 

– Sire, dit vivement Neuvy en baissant la voix, il s’agit de ce jeune homme… qui n’est pas un gentilhomme comme Votre Majesté lui fait le grand honneur de le dire.

 

Henri eut une imperceptible hésitation. Instinctivement, son regard alla chercher le volet clos derrière lequel il devinait Bertille aux écoutes et avec un commencement d’impatience, il répéta :

 

– Demain, vous dis-je. Allez.

 

Il n’y avait plus qu’à obéir. La rage au cœur, le grand prévôt dut s’incliner. Il rassembla ses hommes et, après avoir jeté un regard chargé de menaces sur Jehan qui souriait dédaigneusement, il s’éloigna lentement, comme à regret.

 

Henri se tourna alors vers le capitaine de Praslin qui attendait, impassible.

 

– Comment se fait-il que vous ayez quitté le Louvre, où vous étiez de garde ? fit-il.

 

– Sire, c’est M. de La Varenne qui est venu me chercher et m’a raconté je ne sais quelle histoire d’attaque nocturne dirigée contre la personne du roi.

 

Le roi se souvint alors de son confident.

 

– Au fait, dit-il avec la plus parfaite indifférence, où est-il donc, La Varenne ?

 

Une voix lamentable gémit à son côté.

 

– Ici, Sire !

 

Et Henri, à la lueur blafarde d’une torche laissée par le grand prévôt, put voir l’estafilade sanglante qui barrait la joue de son confident. Henri IV n’aimait guère son confident et ne l’estimait pas du tout. C’était un instrument nécessaire à un tempérament passionné comme le sien. Il s’en servait, sans scrupule ni ménagement, il le récompensait magnifiquement. C’était tout. Lorsque, il n’y avait guère que quelques années de cela, il avait voulu lui donner des lettres de noblesse, le Parlement, chargé d’enregistrer ces lettres, se permit des remontrances respectueuses au sujet de cet anoblissement. Le roi répondit que « cela ne pouvait tirer à conséquence ». Le Parlement s’inclina. Le nouveau marquis étala fièrement ses armoiries, que le roi lui avait fait l’insigne honneur de composer lui-même. Or, ces armoiries consistaient en un chien avec un collier semé de fleurs de lis. Il n’y avait vraiment pas de quoi en être fier.

 

Henri ne fut donc nullement ému à la vue de la déshonorante balafre. Seulement, il crut devoir prendre un air de compassion plutôt féroce et s’exclama :

 

– Oh ! diable ! mon pauvre La Varenne, mais c’est un coup de cravache que tu as reçu là !

 

– Un coup de revers, Sire, grinça La Varenne, blême de confusion plus que de douleur.

 

– Cravache ou revers, le coup est bien mal placé. Te voilà défiguré, pour quelque temps tout au moins. Celui qui t’a si mal accommodé n’a pas la main légère.

 

La Varenne remarqua que le roi ne demandait pas d’où venait le coup.

 

Preuve qu’il savait, mais qu’il voulait, pour le moment, paraître ignorer. Il se garda bien de nommer le coupable, seulement son œil indemne se fixa menaçant, chargé d’une haine implacable sur Jehan le Brave, qui le considérait avec un sourire narquois, et il gronda :

 

– Soyez tranquille, Sire ; je vous réponds qu’un jour ou l’autre je rencontrerai celui qui m’a fait cela, et je vous jure que, moi aussi, j’aurai la main lourde. Tellement lourde qu’il ne s’en relèvera pas.

 

Jehan se tourna vers Pardaillan et avec un calme souverainement méprisant, il dit :

 

– Le drôle se vante !…

 

– Va te faire soigner, La Varenne, fit Henri de son air faussement apitoyé. Va trouver mon médecin Héroard et dis-lui que je lui ordonne de te rendre promptement présentable.

 

Et s’adressant aussitôt à Praslin, il ordonna :

 

– Retournez au Louvre, Praslin.

 

Praslin était soldat, dressé à la discipline militaire. Cependant, il eut une seconde d’hésitation, et respectueusement il remarqua :

 

– Et le roi !…

 

– Allez sans crainte, mon ami. Ces deux braves gentilshommes veulent bien m’escorter.

 

– En ce cas, je m’en vais tranquillement, Sire… À eux deux, ils valent toute une compagnie.

 

– Dites qu’ils valent une armée, Praslin, dites-le et vous serez encore au-dessous de la vérité, jarnidieu de jarnidieu !

 

Praslin s’inclina devant le roi, salua profondément les deux hommes qui avaient accepté sans sourciller le compliment fabuleux tombé des lèvres royales, et commanda :

 

– En route, vous autres !

 

Le roi attendit en silence que le bruit cadencé des pas se fût perdu dans le lointain. Les fenêtres des bourgeois effarés par le bruit s’étaient refermées les unes après les autres ; la rue, éclairée faiblement par les pâles rayons de la lune, avait repris son aspect paisible et silencieux.

 

– À notre tour, en route ! commanda gaiement Henri. Jarnidieu ! Je veux profiter de l’escorte vraiment royale que ma bonne fortune me donne ce soir pour faire un tour dans ma bonne ville.

 

– Sire, dit gravement Pardaillan, Votre Majesté sait que nous sommes tout à ses ordres, mon compagnon et moi.

 

– Hum ! remarqua malicieusement le roi, à la condition toutefois que ces ordres vous conviennent !

 

Pardaillan profita de l’obscurité pour laisser épanouir un sourire sur ses lèvres.

 

– Vous êtes de rudes compagnons, savez-vous bien, jarnidieu ! insista le roi.

 

Et tout à coup, avec un air de désolation comique :

 

– Jarnidieu ! jarnidieu ! encore, toujours ce jurement sur mes lèvres. Misère de moi ! je ne parviendrai donc pas à me corriger ? Si mon digne confesseur, le docte père Coton, m’entendait, quel sermon il m’infligerait !

 

– Eh ! Sire, en quoi le père Coton peut-il être si scandalisé ? Jarnidieu n’est pas, que je sache, un si abominable blasphème.

 

– Voilà ce qui vous trompe. Pardaillan, dit gravement Henri. Coton prétend que jarnidieu signifie : je renie Dieu. Vous comprenez la gravité d’un tel juron dans ma bouche.

 

– Votre Majesté ne peut pas se contraindre et refouler ce jarnidieu damnable ? fit Jehan qui s’était tu jusque-là.

 

Étourdiment, le roi s’écria :

 

– Affaire d’habitude… Coton ne veut pas le comprendre et il m’assomme de sermons à ce sujet.

 

– Il est cependant facile d’arranger les choses.

 

– Comment ?

 

– Pardieu ! Sire, puisque votre confesseur prétend que jarnidieu signifie : je renie Dieu ; puisque vous prétendez que Coton vous assomme, reniez-le, dites : jarnicoton ! Vous vous soulagerez à votre aise, et vous vous vengerez du même coup de votre confesseur qui ne pourra plus rien dire.

 

Le roi éclata de rire.

 

– Par ma foi, vous êtes un joyeux compagnon, jeune homme !… Jarnicoton me plaît ! J’adopte jarnicoton et suis impatient de voir la mine que fera le digne père jésuite !

 

Henri avait pris le bras de Pardaillan. C’était encore une de ses habitudes : il fallait toujours, en marchant, qu’il s’appuyât ainsi sur quelqu’un. Il entraînait doucement ses deux compagnons dans la direction du Louvre. Il paraissait admirablement à son aise et tout joyeux de sa promenade nocturne.

 

Pas une fois il ne fit allusion à l’équipée du jeune homme qui marchait à sa gauche. Pas davantage il ne rappela le refus d’obéissance de Pardaillan et les paroles violentes qui avaient accompagné ce refus. Enfin, il ne souffla mot de la lutte soutenue contre les archers. On eût dit que tout cela était effacé de sa mémoire, n’avait jamais existé. Constamment il maintint la conversation sur ce ton de liberté familière qu’il affectionnait, riant de tout, plaisantant sur tout, mais ne faisant rien deviner de ses intentions et n’abordant que des sujets futiles ou insignifiants.

 

Lorsqu’ils furent arrivés au bas de la rue, le roi, sans y prendre garde, fit demi-tour et reprit en sens inverse le chemin qu’ils venaient de parcourir. Ils repassèrent devant la maison de Bertille et se dirigèrent, toujours riant et plaisantant, parlant haut, vers la rue Saint-Honoré.

 

Au beau milieu de la rue de l’Arbre-Sec se dressait la fontaine du Trahoir, construite sous le règne de François Ier, il y avait près d’un siècle. Ainsi placée, au milieu de la chaussée, dans une voie assez étroite, on comprend que cette fontaine gênait la circulation. Les habitants faisaient entendre des plaintes fréquentes à ce sujet, mais l’administration, qui de tout temps a toujours été la même, jugea opportun de les faire attendre environ un siècle encore avant de se décider à la transporter à l’angle des rues Saint-Honoré et de l’Arbre-Sec, ou elle subsiste encore, rebâtie sur de nouveaux plans, bien entendu.

 

Autour de cette fontaine, ombres tapies dans l’ombre, ils étaient trois qui, silencieux, la dague au poing, ramassés sur eux-mêmes, prêts à bondir, guettaient l’approche des trois promeneurs nocturnes. Ces trois-là étaient Escargasse, Gringaille et Carcagne, les trois braves que nous avons entrevus le matin même à la porte du logis de Jehan le Brave.

 

Le roi, nous l’avons dit, s’appuyait sur le bras de Pardaillan, qu’il avait à sa droite, Jehan le Brave se tenait à sa gauche. En approchant de la fontaine, le groupe appuya à droite, en sorte que le jeune homme se trouva dans la nécessité de frôler le monument.

 

Le roi et Pardaillan passèrent sans rien remarquer et sans que les trois malandrins aux aguets eussent bougé.

 

Jehan le Brave laissa passer ses deux compagnons, s’arrêta, posa son pied sur le bord de la fontaine et feignit d’arranger son éperon. En même temps, du bout des lèvres, dans un souffle, il laissa tomber quelques paroles brèves, recueillies par les oreilles attentives des trois braves. Et tout aussitôt, l’air indifférent, il s’éloigna, rejoignit Henri IV et Pardaillan, qui ne parurent pas avoir remarqué cet arrêt bref, et tous trois, tournant à gauche, s’engagèrent dans la rue Saint-Honoré.

 

Dès qu’il se fut éloigné, les trois braves sortirent de leur coin. Ils avaient des mines piteuses et déconfites et ils étaient pâles comme s’ils venaient d’échapper à un grand danger.

 

– Eh bé ! murmura le provençal Escargasse, nous l’avons échappé belle !

 

– Un peu plus et nous attaquions le chef, expliqua Carcagne.

 

– Quelle grêle de coups se serait abattue sur nos crânes et nos échines ! confessa sans fausse honte le Parisien Gringaille.

 

– Tais-toi, Gringaille, rien que d’y penser je me sens tout meurtri !

 

– Mais aussi, comment s’imaginer que c’était lui !

 

– Je me tuais de vous dire que j’avais reconnu sa voix !

 

– Lui, il nous a vus et reconnus sans nous avoir entendus !

 

– Et pourtant nous étions bien cachés !

 

– Cornedieu ! il y voit la nuit comme un chat !

 

Ils étaient navrés d’avoir manqué une bonne aubaine et cependant ils exultaient. Ils roulaient des yeux terribles et se donnaient d’énormes bourrades. C’était leur manière d’exprimer leur joie d’avoir rencontré celui qu’ils appelaient « le chef » et pour lequel ils professaient une amitié et une admiration qui n’avaient d’égale que la crainte qu’il leur inspirait.

 

– Eh zou ! reprit Escargasse, décampons vivement ! Vous avez entendu l’ordre : le suivre de loin, sans attirer l’attention des deux autres, ne pas le perdre de vue et nous tenir prêts à intervenir à son signal. Ouvrons l’œil.

 

– M’est avis qu’il va falloir en découdre !

 

– Oui, mais l’expédition sera fructueuse. Il ne se met pas en train pour une affaire de piètre importance.

 

Tout en parlant, ils s’étaient déjà élancés, rasant les murailles, avec des allures souples de félins, sans que le moindre bruit trahît leur présence, et ils suivaient, l’œil au guet, l’oreille tendue, la main à la garde de la rapière, invisibles dans la nuit et ne perdant pas un mouvement des trois promeneurs.

 

Le roi avait tourné encore une fois à gauche et s’était engagé dans la rue de l’Échelle qui aboutissait aux Tuileries, sur les derrières du Louvre. L’évêque de Paris avait son échelle dans cette rue, et c’est probablement de cet instrument de supplice qu’elle tirait son nom.

 

Henri s’arrêta devant l’échelle et très naturellement, comme un simple guide qui renseigne le visiteur, il dit :

 

– En l’an 1344, Henri de Malestroit fut hissé, dûment enchaîné, sur une échelle semblable à celle-ci. On lui jeta de la boue, des pierres aussi. À la troisième exposition, il mourut.

 

Le roi prit un temps, et négligemment ajouta :

 

– Henri de Malestroit était coupable de crime de rébellion envers le roi.

 

Ses deux compagnons tressaillirent. L’allusion trop transparente était grosse de menaces.

 

Tranquillement, avec un air pour le moins aussi détaché, Pardaillan dit :

 

– Aujourd’hui, heureusement, on n’emploie plus guère ce supplice barbare et révoltant.

 

– Même pour les scélérats coupables du crime de lèse-majesté, ajouta Jehan.

 

– C’est vrai !… On les roue, dit froidement le roi qui se remit en marche.

 

Les trois braves s’étaient arrêtés aussi et surveillaient de loin.

 

– Que diable font-ils donc devant l’échelle ? fit Escargasse. Non sans mélancolie, Gringaille observa :

 

– Comment d’honnêtes chrétiens peuvent-ils s’attarder ainsi devant ces inventions d’enfer qu’on appelle : gibets, estrapades, échelles, piloris !… Qu’y trouvent-ils donc de si attrayant ? Pour moi, les mauvais bougres qui viennent bayer devant ces machines devraient tous être condamnés à y passer quelques heures. Vous verriez si après ce temps ils ne sentiraient pas la colique les saisir au ventre à la simple vue d’une de ces choses.

 

– C’est vrai, opina Carcagne. Pour moi, je confesse humblement que depuis le séjour forcé que je fis à l’une de ces machines – un pilori, je crois – je ne peux plus en voir sans éprouver une furieuse envie de détaler du côté opposé !

 

Et les deux autres, ensemble :

 

– C’est comme moi !

 

Et ils reprirent leur poursuite en gens habitués à ces sortes d’expéditions, profitant habilement des moindres accidents de terrain, se maintenant toujours assez près pour ne pas perdre de vue ceux qu’ils pistaient, sans leur avoir donné l’éveil.

 

Tout à coup, Carcagne s’écria d’une voix étouffée :

 

– Cornes d’enfer ! Et le seigneur Concini qui nous attend !

 

– Outre ! je l’avais oublié !

 

– Il attendra, fit péremptoirement Gringaille. Notre vrai chef n’est pas le Concini !

 

– C’est notre Jehan, zou ! le brave des braves, le fort des forts ! Le Concini sera encore bien aise de nous prendre quand nous arriverons.

 

– Je ne dis pas non, Escargasse… Cependant le Concini a du bon… C’est lui qui nous donne la pâtée… Tout en obéissant à notre maître, on pourrait le ménager.

 

– C’est très juste ce que tu dis là, Carcagne. Aussi on lui donnera une explication satisfaisante, au Concini.

 

– Attention, ils s’arrêtent !

 

– À la porte du Louvre ! Oh !…

 

– Est-ce qu’il va nous faire entrer ?…

 

– Ouvrons l’œil, mes pigeons, c’est le bon moment !… Henri IV, en effet, venait de s’arrêter devant une porte dérobée du palais. Un instant, il contempla d’un œil malicieux ses deux gardes du corps occasionnels qui d’ailleurs attendaient impassibles, figés dans une attitude militaire que le roi apprécia à sa valeur.

 

Brusquement Henri introduisit la clé dans la serrure et poussa la porte qu’il laissa un moment grande ouverte comme s’il avait voulu leur montrer qu’il n’y avait là ni gardes ni gentilshommes prêts à intervenir et, très aimablement :

 

– Messieurs, dit-il, je vous remercie d’avoir bien voulu m’accompagner jusque-là.

 

Puis se tournant vers Pardaillan, avec une gravité soudaine :

 

– Je vous dois beaucoup, mon ami ; je veux ne me souvenir que de cela. Le reste est effacé de ma mémoire.

 

Pardaillan s’inclina en réprimant un sourire, et de sa voix mordante :

 

– Puisque Votre Majesté prêche d’exemple, je ferai comme elle, moi aussi, j’efface, Sire !

 

– Tête de fer ! songea le roi. ! Mais il se garda bien de relever la réplique du chevalier, et, comme s’il n’avait pas entendu, il s’adressa à Jehan :

 

– Quant à vous, jeune homme, je ne vous connais pas. Mais j’ai promis de pardonner. Passe donc pour cette fois-ci. Mais croyez-moi, suivez mon conseil, allez faire un tour en province… l’air de Paris ne vous vaut rien.

 

Très pâle, se contraignant visiblement pour paraître calme, le jeune homme s’inclina à son tour et se redressant comme s’il n’avait pas compris l’ordre qu’on lui donnait :

 

– Je remercie humblement le roi de son conseil… Mais c’est précisément à Paris que j’ai affaire pour l’instant.

 

Henri fronça légèrement le sourcil et sèchement :

 

– Soit, dit-il. En ce cas, faites en sorte que je n’entende jamais parler de vous.

 

Et adressant un geste amical à Pardaillan, il entra vivement et repoussa la porte sans laisser au jeune homme le temps de placer une réponse.

 

IX

 

Dès que la porte se fut fermée sur le roi, Pardaillan et Jehan, si braves qu’ils fussent, ne purent réprimer un soupir de soulagement.

 

– Avouez, dit Pardaillan, que vous avez cru que nous allions être arrêtés.

 

– Oui, monsieur, dit franchement le jeune homme. Et vous ?

 

– Moi, je pensais bien que non… Cependant j’avoue que j’étais moins tranquille depuis notre passage devant l’échelle et après la réflexion du roi… Cette réflexion aurait dû me rassurer au contraire : c’était sa petite vengeance.

 

– Vous croyez ?

 

– Savez-vous comment le roi s’est vengé de M. de Mayenne, qui lui donna tant de tracas et fut autrement rebelle que nous ?

 

– Non, monsieur. Mais j’espère que vous me ferez l’honneur de me l’apprendre.

 

– Eh bien, voici. Vous savez que le duc est affligé d’un embonpoint démesuré. De plus, il était déjà goutteux à l’époque où il fut contraint de traiter sa soumission. Le roi le reçut dans la grande galerie, qu’il s’amusa à arpenter de ce pas rapide que vous lui connaissez. Naturellement, M. de Mayenne suivait, courait pour se maintenir à son côté, agitait sa bedaine princière, peinait, suait, soufflait. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice, le duc était rendu, rompu, fourbu. Le roi vit que s’il prolongeait encore le jeu, le duc tomberait foudroyé par la congestion. Il s’arrêta donc et lui dit tout souriant : « Allez, mon cousin, et tenez pour assuré que je ne vous ferai pas d’autre mal que celui que je viens de vous faire. »

 

– Le duc s’en est tiré à bon compte.

 

– Oui, fit Pardaillan, d’un air rêveur, j’en ai connu qui, à la place du Béarnais, n’eussent pas été d’aussi bonne composition. À mon sens, ce pays se passerait fort bien de trône et de roi, peut-être même n’en irait-il que mieux. C’est une idée un peu folle que j’ai ramassée le long des routes, où je chemine depuis quarante ans et plus. Il paraît cependant que ce n’est pas l’idée de tout le monde et qu’il faut absolument à la masse un maître, à qui elle obéisse. Soit ! je veux bien, moi ; maître pour maître, autant vaut Henri de Navarre qu’un autre. Du moins, celui-là est un brave homme, et, ma foi, je ne saurais en dire autant des rois, ses prédécesseurs, que j’ai connus. C’est un peu pour cela que j’ai fait pour lui ce que je n’aurais pas fait pour d’autres.

 

Jehan le Brave écoutait avec une attention soutenue, et de temps en temps, il approuvait d’un signe de tête. Pardaillan demeura un moment rêveur, puis s’arrachant à ses pensées :

 

– Qu’eussiez-vous fait, voyons, si le roi avait voulu nous faire saisir ? dit-il, en fixant son œil clair sur son jeune compagnon.

 

Sans répondre, Jehan leva la main et commanda d’une voix forte :

 

– Ici, vous autres !

 

À cet appel, Gringaille, Escargasse et Carcagne surgirent de l’ombre. Ils vinrent se camper devant leur chef, et, la tête haute, le poing sur le pommeau de la rapière, talons joints, ils demeurèrent raides, impassibles. Seulement leurs yeux fixés sur les yeux du chef exprimaient une admiration profonde, un attachement sans bornes.

 

– Eh bien ? interrogea Jehan, après avoir laissé à Pardaillan le temps de les examiner.

 

Le chevalier traduisit son impression par un léger sifflement. Il faut croire que la réponse était suffisamment claire, car les trois braves se rengorgèrent. Leur jeune chef, après les avoir caressés un instant du regard, leur fit signe qu’ils pouvaient quitter leur attitude de parade et d’une voix grave :

 

– Le roi m’est sacré, maintenant… vous savez pourquoi. Et, avec une intonation rude, mordante, il ajouta :

 

– Mais si je m’interdis de rien entreprendre contre lui, il ne s’ensuit pas que je me laisserai égorger sans me défendre. Non, ventre-veau !… Si l’on avait tenté de m’arrêter, avec l’aide de ceux-ci j’aurais chargé !… Je vous réponds qu’on ne nous aurait pas eus vivants.

 

– Oui, fit Pardaillan en hochant la tête, j’avais deviné votre intention, dès le moment où ces hommes se sont lancés sur notre piste. Et je confesse qu’à votre place j’eusse fait comme vous.

 

Et se tournant vers les trois braves qui écoutaient sans trop comprendre, il ajouta en les fixant :

 

– Savez-vous qui était le compagnon qui nous a quittés pour entrer au Louvre et contre lequel vous auriez dû charger ?… Non… Eh bien, c’était le roi. À présent que vous le savez, obéiriez-vous, sans hésitation, à votre chef ?

 

Jehan devina dans quelle intention le chevalier posait cette question. Il croisa ses bras sur sa large poitrine, fit un pas en arrière et attendit la réponse en souriant avec confiance.

 

Les trois se regardèrent effarés. Non de la question, mais d’apprendre que leur chef se promenait familièrement avec le roi. Cependant, comme il fallait répondre, ils se concertèrent du coin de l’œil et Gringaille prit la parole :

 

– Il y a quelques années, je fus arrêté. Ma mère et ma petite sœur étaient à ce moment malades d’une mauvaise fièvre. Il faut vous dire que, bien que je ne sois qu’un homme de sac et de corde, j’adore ma mère et ma sœur dont j’étais le soutien. Mon arrestation tombait bien mal et je me mangeais les sangs de me voir en prison quand elles avaient tant besoin de moi. Le mal était contagieux et personne ne voulait approcher les deux malades. Je pensais bien les trouver mortes toutes les deux à ma sortie de prison. Eh bien, monsieur, ce que personne ne voulait faire, messire Jehan le fit, lui. Il soigna les deux malades, mieux que je n’aurais pu le faire. Et je vous réponds qu’elles n’ont manqué de rien. La pauvre veille mourut… Il la fit enterrer chrétiennement de ses deniers. Mais ma sœur fut sauvée. À telles enseignes qu’elle est aujourd’hui la plus jolie fille qui se puisse voir. Si bien qu’on ne l’appelle pas autrement que Perrette la jolie… Nous pourrions vous citer dix traits du même genre… C’est pour vous dire, monsieur, que si Jehan l’ordonnait, nous chargerions Dieu lui-même… et sans hésiter.

 

– Animal ! bougonna Jehan furieux, qu’avais-tu besoin d’assommer M. le chevalier avec tes sottes histoires !

 

– Ne le grondez pas, intervint doucement Pardaillan : il a très bien parlé, à sa manière. En tout cas, ce qu’il a dit m’a intéressé et m’a pleinement convaincu… Et maintenant, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous comptez faire ?

 

Jehan le Brave hésita et froidement résolu :

 

– Avec l’aide de ces braves, je compte foncer tête baissée dans la mêlée. Je me frayerai mon chemin coûte que coûte… Il faut que je monte haut… je monterai ou je me briserai les reins en route.

 

– Je crains, dit froidement Pardaillan, que ce ne soit plutôt ceci qui vous attende.

 

Jehan eut un éclat de rire strident qui trahissait le désarroi de son esprit, et avec exaltation :

 

– Qu’importe !… N’avez-vous pas entendu ce qu’elle m’a dit ?… Fille de roi, monsieur, elle est fille de roi !… Cornes de Dieu ! puisque j’ai été assez fou pour porter mes yeux si haut, il me faut monter, jusqu’à ce que je sois à son niveau !… Ainsi ferai-je, ou j’y laisserai ma peau !

 

Pardaillan le considéra un instant de son œil perçant et murmura doucement :

 

– Pauvre enfant !

 

Et tout haut, avec un sourire indéfinissable :

 

– Fille de roi ou de manant, c’est tout un, dès l’instant que l’amour entre en jeu. Souvenez-vous de ce que je vous dis là et peut-être vous arrêterez-vous avant d’accomplir l’irréparable. Sur ce, mon compagnon, voici que la nuit vient de sonner… je ne serais pas fâché d’aller prendre un peu de repos.

 

– Pardieu ! monsieur, dit vivement Jehan, je ne vous quitterai qu’à la porte de votre logis !

 

Et se reprenant, il ajouta avec une sorte de timidité charmante qui contrastait singulièrement avec sa fougue habituelle :

 

– Si toutefois vous voulez bien me le permettre.

 

– Ce sera pour moi un grand plaisir, fit poliment Pardaillan. Je demeure rue Saint-Denis.

 

Et se tournant vers les trois braves, il leur fit un geste amical en disant :

 

– Bonne nuit, mes braves.

 

– Vous entendez ? appuya Jehan. Allez à vos affaires. Je n’ai plus besoin de vous pour le moment. Bonsoir.

 

Et sans plus s’occuper des trois braves qui paraissaient hésiter et se concertaient entre eux, il se plaça à côté de Pardaillan et tous deux s’éloignèrent paisiblement.

 

Si courte qu’eût été la discussion entre les trois, Jehan avait tiré au large lorsqu’ils se furent mis d’accord. Ce que voyant, ils se lancèrent au pas de course sur ses traces en appelant :

 

– Holà ! messire Jehan… holà !

 

Le jeune homme se retourna en fronçant le sourcil et gronda :

 

– Çà, qu’avez-vous à mugir comme veaux qu’on égorge ?

 

Les trois s’arrêtèrent, indécis. Ce qu’ils avaient à dire les effrayait ou les embarrassait sans doute, car ils se bourraient mutuellement de coups de coude, mais aucun ne parlait. Impatienté, Jehan, qui les connaissait à fond, s’écria :

 

– Êtes-vous devenus muets, maintenant ? Avez-vous juré de me rendre enragé ?… Allons, toi, Escargasse, qui as toujours des démangeaisons au bout de la langue, parle.

 

– Eh vé ! chef, au sujet du signor Concini.

 

– Au diable, le Concini, et toi avec, imbécile !… À demain… et il leur tourna brusquement le dos.

 

– Demain, il sera trop tard, chef, lâcha Escargasse. L’expédition est pour tout à l’heure.

 

– Bon ! cria Jehan de loin. Je n’en suis pas, moi, de l’expédition. Vous me raconterez cela demain.

 

X

 

– Outre !

 

– Cornedieu !

 

– Tripes du pape !

 

Les trois jurons fusèrent en même temps et n’en firent qu’un. Les braves, cloués sur place par la fuite précipitée de leur chef, exhalaient ainsi leur dépit, leur regret, leur inquiétude. Car il y avait de tout cela dans leurs mines soucieuses.

 

Escargasse se secoua le premier et, levant ses grands bras au ciel, comme pour prendre les étoiles à témoin, il prononça énergiquement :

 

– Arrive qu’arrive, nous avons fait ce que nous avons pu et nous n’avons rien à nous reprocher !

 

Les autres approuvèrent en hochant gravement la tête. Mais il était visible qu’ils avaient un reste d’inquiétude.

 

– Zou ! filons, décida brusquement Escargasse. Depuis le temps qu’il nous espère, le seigneur Concini doit se demander si nous ne l’avons pas abandonné.

 

Et ils partirent de leur pas souple et rapide, rasant les maisons, par habitude sans doute. Et tout en marchant, l’œil au guet, l’oreille attentive, ils se communiquaient leurs impressions à voix basse.

 

– J’ai dans l’idée que messire Jehan regrettera d’avoir refusé de nous entendre !

 

– Bah ! tu vois toujours les choses en noir, toi Gringaille.

 

– Vé, il a raison le petit Carcagne ! Voyons, Gringaille, réfléchis un peu, que diable ! Il me semble que les donzelles ne manquent pas dans la rue de l’Arbre-Sec. Pour ma part j’en ai remarqué plus d’une qui, si elle voulait !…

 

– Je sais, Escargasse.

 

– Alors, tripes du pape ! pourquoi serait-ce sur la donzelle de notre Jehan que le seigneur Concini aurait jeté les yeux ? Pourquoi celle-là précisément et non une autre ? Outre ! ce serait un hasard tellement extraordinaire que, pour ma part, je ne peux y croire.

 

– C’est bien ce que je me dis aussi !… N’importe, je serais plus tranquille si on avait pu l’avertir.

 

– Puisqu’il n’a pas voulu nous écouter !…

 

– Au diable, après tout !… Nous verrons bien !…

 

– Avez-vous entendu notre Jehan ? Une fille de roi, qu’il a dit.

 

– Tête et ventre ! nous l’avons bien entendu ! Nous ne sommes pas plus sourds que toi.

 

– Peste ! il n’a pas peur de porter ses visées trop haut, notre Jehan !

 

– Que veux-tu insinuer par là, ribaud, mauvais garçon, bélître ?

 

– Je veux…

 

– Une fille de roi, ce n’est pas trop pour messire Jehan ! Le premier qui ose prétendre le contraire, je l’étripe, je lui arrache le cœur et le donne à manger aux pourceaux !

 

L’inévitable querelle allait éclater sans rime ni raison. Heureusement, ils revenaient dans la rue de l’Arbre-Sec, qu’ils avaient ordre de surveiller. Ce n’était plus le moment de plaisanter ni surtout de faire du tapage, et ils avaient cette honnêteté professionnelle qui consiste à accomplir consciencieusement la besogne payée.

 

En conséquence, les choses n’allèrent pas plus loin. Instantanément, ils se turent et furent tout à leur affaire.

 

Rapidement, glissant comme des ombres, ils explorèrent la rue d’un œil expert. Ils visitèrent de même le cul-de-sac Courbâton et s’arrêtèrent un bref instant devant la maison de Bertille.

 

L’impasse comme la rue avaient repris leur aspect paisible accoutumé. Tout paraissait tranquille, profondément endormi. Ils filèrent vers la rue Saint-Honoré et pénétrèrent dans la maison de Concini. Ils furent immédiatement introduits dans un cabinet de dimensions moyennes luxueusement meublé, et ils se trouvèrent en présence d’un homme, jeune, lequel, pour tromper son impatience, arpentait la pièce d’un pas nerveux.

 

*

* *

 

En sortant du petit retrait de la reine, Léonora Galigaï trouva son époux Concino Concini, qui attendait qu’on l’introduisît près de Marie de Médicis.

 

Concini était de taille moyenne, bien proportionnée. Il avait l’allure souple, dégagée, féline. Le front haut, les pommettes saillantes, la lèvre pourpre sous la moustache noire retroussée. Comme sa femme, ce qu’il avait de plus remarquable, c’était ses yeux : des yeux de braise, tour à tour fulgurants et doux, d’une douceur enveloppante, câline. La physionomie, extraordinairement mobile, prenait instantanément le masque qui lui convenait. L’orgueil éclatait dans sa manière de porter haut la tête, dans ses attitudes, dans ses gestes. Sous son costume d’une richesse inouïe, il était magnifique, réellement beau, d’une élégance suprême.

 

En le voyant, les yeux de Léonora prirent une expression de tendresse ardente et pendant tout le temps qu’il mit à traverser la vaste antichambre, elle le couva d’un long regard, toute vibrante de passion.

 

Lui, avait à peine jeté sur elle un regard distrait, et il s’approchait tortillant sa moustache d’un air préoccupé, dissimulant à peine une froide indifférence sous une politesse de parade.

 

Il s’inclina galamment devant elle, comme il eût fait devant une étrangère et, à voix basse :

 

– Léonora, dit-il, le jeune homme est arrivé au logis. Suivant la recommandation que vous m’avez faite, j’ai évité de me rencontrer avec lui et c’est moi qu’il attend…

 

Le sein de Léonora se souleva imperceptiblement, une rapide titillation des paupières, un soupir à peine ébauché trahirent seuls son émotion. Sa voix demeura très calme pour répondre :

 

– J’avais des raisons sérieuses pour qu’il en fût ainsi, Concino mio.

 

– Dites-moi, comptez-vous me le garder longtemps ce bravo ? J’avais justement besoin de lui aujourd’hui, moi.

 

Avec une froideur sinistre, accentuée par un sourire acéré, en appuyant ses paroles par un coup d’œil significatif, elle dit :

 

– Je crains fort que vous ne soyez obligé de vous passer désormais de ses services. Si vous ne le voyez pas demain, il est à présumer que vous ne le reverrez jamais plus ! Vous serez débarrassé de ce bravo dont l’insolent orgueil vous pesait, je le sais !

 

La physionomie de Concini s’éclaira d’une sombre satisfaction, et avec un sourire qui découvrit des dents blanches qu’on eût dit prêtes à mordre :

 

– Diavolo ! fit-il, en baissant un peu plus la voix, quelle mission délicate lui avez-vous donc confiée, ma mère ?

 

Léonora eut un furtif coup d’œil vers la porte du retrait, et du bout des lèvres, dans un murmure imperceptible :

 

– Elle s’est enfin décidée !… L’événement aura lieu ce soir !…

 

Concini devint très pâle. Machinalement, il passa sa main sur son front, où il sentait perler des gouttes glacées, et il jeta autour de lui un regard angoissé.

 

Ils étaient seuls dans l’antichambre. Caterina Salvagia, qui était dévouée corps et âme à sa maîtresse, Marie de Médicis, en vue précisément de ce rendez-vous de la reine et de son amant, veillait avec la vigilance d’un dragon à ce que nul n’approchât de la pièce qui précédait le retrait.

 

Léonora le savait. Mais elle savait aussi, par pratique personnelle, quel vaste réseau d’espionnage s’étendait sur le palais. Vivement, elle gronda :

 

– Tiens-toi, Concinetto !… Souris !… On nous observe peut-être. Déjà Concini s’était ressaisi, Il souriait, il prenait un air badin, comme s’il ne s’entretenait que de futilités, et cependant il murmurait :

 

– Et c’est ce Jehan le Brave qui est chargé ?…

 

– Oui !… Et c’est en prévision de cet événement que je vous ai conseillé la patience quand, lassé des airs tranchants de cet aventurier, vous avez voulu vous séparer de lui.

 

– Je comprends !… Et vous ne craignez pas ?…

 

– Je ne crains rien !… Mes mesures sont bien prises, croyez-le. Concini eut un geste qui signifiait qu’il s’en rapportait à elle. Léonora parut faire un effort pénible et enfin, douloureusement, comme à regret, d’une voix sèche, comme si les mots lui avaient écorché la langue en sortant :

 

– On vous attend !… Allez !… Faites en sorte de l’étourdir. Qu’elle ne revienne pas sur sa décision… qu’elle l’oublie, si c’est possible.

 

– Soyez tranquille ! Je m’en charge !

 

Il avait dit cela sans fatuité, avec une naïve assurance. Et pourtant il y avait dans l’intonation comme une sorte de lassitude, d’ennui. On eût dit que cet entretien, que la reine attendait avec une impatience amoureuse, lui apparaissait, à lui, comme une corvée assommante.

 

Léonora le connaissait trop bien pour ne pas percevoir ces nuances, à peine perceptibles. Il semble que cette lassitude eût dû apaiser la jalousie qui la déchirait. Chose étrange, au contraire, elle l’inquiéta. Elle ne fit aucune observation cependant. Mais, tout en paraissant approuver doucement de la tête, elle le fouillait jusqu’à l’âme de son regard chaud et pénétrant. Elle dit simplement :

 

– Je couche au Louvre, ce soir. Je suis de service.

 

Une lueur de contentement passa comme un éclair dans la prunelle sombre de Concini. Elle la saisit au passage comme elle avait saisi l’intonation. Et cette fois encore, elle dissimula son impression avec une puissance de volonté remarquable. Très calme, elle continua :

 

– Peut-être serait-il bon que vous fussiez comme moi. Vous comprenez ?

 

– Je ne suis pas de cet avis, fit-il vivement. Je pense, au contraire, qu’il est préférable qu’on sache que j’ai passé cette nuit chez moi… Et je m’arrangerai pour qu’on le sache.

 

Elle réfléchit une seconde, le sourcil froncé, et :

 

– Peut-être, en effet, avez-vous raison.

 

Concini laissa échapper un soupir de satisfaction.

 

Elle pensa :

 

– Il est content d’avoir sa nuit libre ! Va, Concino, va !… Cours à ton rendez-vous galant !… Je saurai bien où tu es allé !…

 

Et tout haut :

 

– En tout cas, abstenez-vous de sortir ce soir…

 

Elle suspendit la phrase. Concini ne broncha pas. Elle acheva :

 

– Ou tout au moins, attendez jusqu’à… onze heures et demie, minuit… Oui, je pense que tout sera fini à minuit.

 

Et s’oubliant elle-même, avec une sollicitude inquiète qui eût touché tout autre que l’époux indifférent :

 

– Je crois avoir tout calculé, tout prévu… mais qui sait ce qu’un hasard malencontreux peut faire surgir ?… Que nul ne puisse dire qu’il t’a vu par les rues de la ville entre… neuf heures et minuit. Crois-moi, Concinetto, reste chez toi… durant ces trois heures… Nous jouons nos têtes, Concino… Ne l’oublie pas !

 

Avec une docilité et une douceur inaccoutumées, il assura :

 

– Je ne bougerai pas du logis, de toute la nuit… je te le promets, Léonora.

 

Elle tressaillit. Elle sentit une bouffée de sang aviver le rouge qui fardait ses joues. En elle-même, elle songea, désespérée :

 

– Il ira… Il ira, mais pas avant minuit… J’ai le temps !… Et d’une voix qui tremblait un peu, elle dit doucement :

 

– Va, Concino… Ne la fais pas attendre plus longtemps.

 

Cette fois, une ride imperceptible passa comme une ombre fugitive sur le front de Concini. Sa main, qui caressait sa moustache d’un geste machinal, retomba mollement ; une légère contraction de la bouche marqua sa contrariété. Ce fut d’ailleurs extrêmement rapide, insaisissable… pour tout autre que la femme jalouse qui l’épiait ardemment. Comédien consommé, il prit à l’instant le masque de la passion. Et pirouettant sur ses talons avec une grâce juvénile, après un geste d’adieu à sa compagne, il s’éloigna en fredonnant une chanson d’amour d’un air conquérant, le teint animé, l’œil noyé de langueur, vif, léger, merveilleusement jeune et débordant d’impatience amoureuse.

 

Léonora le suivit d’un long regard chargé de passion – bien sincère, celle-là, – et, maintenant qu’il n’était plus là pour le voir, elle montrait un visage ravagé par la douleur et les affres de la jalousie.

 

Quand la porte du petit retrait se fut fermée sur Concini, elle parut se réveiller. Elle secoua la tête d’un air sombre et reprenant, elle aussi, son masque d’indifférence, elle partit d’un pas ferme. Mais, sous son calme apparent, elle sanglotait dans son esprit révolté :

 

– Concino est amoureux !… Et je ne m’en étais pas aperçue !… Je n’ai rien vu, rien remarqué !… Ai-je donc été aveugle ? Se peut-il qu’il m’ait jouée à ce point, moi ?… Mais non, je m’affole… je le connais bien, voyons !… Ceci, c’est certain, est tout récent !… Caprice ou passion ? Qui peut savoir avec une nature ardente comme la sienne. En tout cas, caprice ou passion, ceci peut être mortel… ceci est à enrayer coûte que coûte. N’est-ce pas une malédiction que Concino aille s’amouracher sottement à l’heure précisément où Maria va se trouver libre, à l’heure où, régente, elle sera la maîtresse absolue de ce magnifique royaume !… à l’heure, par conséquent, où nous avons besoin d’être entièrement à elle, pour la diriger dans des voies… propices à nos intérêts !… Et elle ? Qui est-ce ?… Qui ?… Pas une femme de la cour assurément, j’aurais déjà éventé l’intrigue ! Alors, qui ?… Oh ! celle-là, malheur ! malheur à elle !… Cristo santo ! il m’en coûte déjà trop de supporter Maria, je n’en tolérerai pas une autre !… Ce soir, Concinetto mio, va la voir, va !… Demain je saurai qui elle est, comment elle s’appelle, où elle demeure… et alors, nous réglerons nos comptes !

 

Laissons la Galigaï s’acheminer vers son logis et lancer Jehan le Brave sur Henri IV. On a vu, d’autre part, que si elle avait admirablement réussi à surexciter la fureur jalouse du jeune homme, elle avait lamentablement échoué dans la partie la plus essentielle du plan machiavélique qu’elle avait conçu : le meurtre du roi ! Il est vrai qu’il n’avait tenu qu’à un geste accompli à temps par le chevalier de Pardaillan. Mais il n’en faut pas plus pour renverser les combinaisons les mieux échafaudées.

 

Laissons-la prendre ses dispositions pour découvrir la passion récente de son époux, laissons-la machiner des plans de vengeance atroce contre cette rivale inconnue, qui surgissait malencontreusement à une heure si critique, et revenons à Concini.

 

Il comprenait très bien combien la situation était tragique et que le moindre faux pas de sa part entraînerait inévitablement la mort dans les plus effroyables tortures.

 

Il comprenait que tant que l’irréparable, c’est-à-dire la mort du roi, ne serait pas accompli, tant que cet irréparable ne serait pas officiellement liquidé par l’arrestation, le jugement, la condamnation et l’exécution du meurtrier, c’est-à-dire celui qui avait assumé la terrible responsabilité du geste visible, sa tête, à lui Concini qui avait armé le bras du meurtrier, ne tiendrait qu’à un fil.

 

Il comprenait enfin qu’il était tout entier dans la main de cette femme, auprès de qui il allait jouer la comédie de la passion, qu’il allait enlacer de ses bras robustes et que, selon qu’il aurait réussi à la convaincre ou non, elle pouvait d’un mot, d’un geste, à son gré, l’élever jusqu’aux plus inaccessibles sommets ou le précipiter au fond de l’abîme béant devant lui.

 

Oui, fortune, honneurs, gloire, puissance et la vie même, tout cela dépendait de l’attitude qu’il aurait durant l’heure qui s’ouvrait. Une seconde de distraction et il était perdu.

 

Assez audacieux pour avoir osé engager la partie, il avait trop de souplesse et d’astuce pour ne pas chercher à la diriger à son avantage, trop d’ambition pour, la gagnant en trichant effrontément, ne pas s’efforcer d’en tirer tout le profit possible.

 

Il joua son rôle en comédien génial. Il n’eut pas une défaillance, pas un oubli. Il fut tour à tour tendre et fougueux, violent et timide, mélancolique et enjoué, avec un tact admirable.

 

Il eut même ce bonheur extravagant d’être servi par l’impatience et l’énervement qui le rongeaient. Il eut, en effet, quelques accès, pendant lesquels on eût pu assez justement croire qu’il cherchait à étouffer, à déchirer cette femme que, tout en balbutiant des mots d’amour, il maudissait au fond de son cœur, en l’envoyant à tous les diables. Et ces manifestations d’une rage impuissante, elle les prit pour les emportements furieux d’une passion poussée jusqu’au délire.

 

Le tête-à-tête amoureux dura un peu plus d’une heure. Une heure qui lui parut, à lui, longue comme une éternité, à elle, brève comme une minute de rêve, d’inoubliables délices. Il la laissa brisée, meurtrie, mais heureuse, charmée, conquise.

 

Et délivré de l’abominable contrainte, joyeux de se sentir libre de ses actes et de ses pensées, il s’en fut droit à son logis de la rue Saint-Honoré. Il jouait de bonheur : Léonora était retournée au Louvre ; il avait les coudées franches. Il fit appeler nos trois braves, et s’enfermant avec eux dans son cabinet, il leur donna des instructions minutieuses et précises.

 

Que voulait-il au juste ? Voici :

 

Henri IV, dans ses aventures galantes, ne savait pas se passer de confidents. En dehors de La Varenne, homme à tout faire qui ne comptait pas, il avait une demi-douzaine d’intimes à qui il fallait absolument qu’il racontât ses espoirs et ses déceptions, ses joies et ses tristesses. Naturellement, chacun de ces intimes avait de son côté quelques intimes à qui il confiait, sous le sceau du secret, tout ce qu’un intérêt direct ne lui commandait pas de tenir secret. Autour de ce noyau, déjà assez considérable, gravitait la foule des intrigants qui se faufilaient, cherchant à surprendre un renseignement utile. Ajoutez la multitude des espions, hommes et femmes, qui, pour le compte des uns et des autres, épiaient, écoutaient, voyaient, devinaient et rapportaient tout, ou à peu près. Brochant sur le tout, et dans des circonstances graves, les ministres eux-mêmes entraient en branle et discutaient aussi gravement que s’il s’était agi des affaires de l’État.

 

Lorsque le roi s’était épris de Bertille, l’inévitable s’était produit. C’est-à-dire qu’il avait raconté sa passion naissante à ses intimes.

 

Ceux-ci s’étaient précipités rue de l’Arbre-Sec, dans l’espoir d’entrer en contact avec la belle et de faire leur cour à celle qui pouvait devenir une favorite, dispensatrice de charges et de faveurs. Nous avons dit qu’ils en avaient été pour leurs frais. Ils avaient pu entrevoir la demoiselle Bertille, comme on l’appelait, mais non l’aborder. Quelques-uns cependant s’étaient enthousiasmés de cette beauté.

 

Concini n’était pas des privilégiés qui jouissaient de la confiance royale. Par contre, il était de ceux qui disposaient d’un service de renseignements parfaitement et aussi complètement renseigné que les mieux renseignés des premiers confidents.

 

Il fit ce qu’avaient fait les autres : il s’en alla rôder rue de l’Arbre-Sec. Il vit Bertille à sa fenêtre, et ce fut le coup de foudre. Tout de suite, il la désira fougueusement et se jura qu’elle serait à lui, quoi qu’il pût en résulter.

 

Sur ces entrefaites, Léonora était venue lui dire que, le soir même, le roi serait tué. Le roi mort, son règne, à lui Concini, commençait, sous le couvert de Marie de Médicis. Dès lors, il n’avait plus à se gêner. Et comme il était excessif en tout, comme sa passion nouvelle était probablement sensuelle et brutale, il résolut d’enlever la jeune fille le soir même.

 

Il envoya Escargasse, Carcagne et Gringaille rue de l’Arbre-Sec, avec ordre de préparer l’enlèvement et de surveiller la maison qu’il leur indiquait. Il n’oubliait pas que le roi devait être occis devant la maison, et il tenait à être renseigné au plus tôt sur ce qui se serait passé. C’est ce qui fait qu’il déclara à ses séides que l’enlèvement ne pouvait être tenté que passé minuit, mais que de dix heures à minuit, il ne fallait pas perdre la maison de vue un seul instant. Cette heure passée, ils devaient venir lui rendre compte au logis, où il les attendrait.

 

Il savait qu’il pouvait compter sur leur adresse. Il ne doutait pas qu’ils lui rapporteraient jusqu’aux plus petits détails de cette mémorable soirée dont ils ignoraient les dessous tragiques. Quant à lui, d’après ce qu’ils diraient, il verrait s’il devait donner suite à son projet d’enlèvement ou s’abstenir.

 

XI

 

Il était près d’une heure du matin lorsque les trois braves furent introduits dans le cabinet de Concini.

 

Il y avait plus d’une heure que celui-ci ne vivait plus, dévoré par l’angoisse et l’incertitude.

 

Les trois compères naturellement étaient à mille lieues de soupçonner les raisons capitales qu’il avait d’être inquiet. Pour eux, il s’agissait d’un enlèvement, chose très banale, en somme. Cet enlèvement, ils l’avaient préparé consciencieusement ; ils pensaient que c’était l’essentiel et croyaient avoir accompli scrupuleusement leur mission.

 

Mais comme ils connaissaient le caractère violent de leur maître, ils s’étaient rapidement concertés et avaient décidé de passer la parole à Escargasse, dont ils connaissaient bien la faconde et la fertile imagination, les deux autres se contentant d’appuyer énergiquement tout ce que dirait le Provençal.

 

Il convient de dire ici qu’ils étaient arrivés aux environs du logis de Bertille au moment où le capitaine de Praslin s’expliquait avec Pardaillan et La Varenne.

 

De loin ils avaient reconnu tout de suite l’uniforme des gardes. Ils avaient immédiatement compris qu’il ne serait pas délicat d’écouter une conversation qui ne les regardait pas et ils s’étaient empressés de mettre discrètement le plus grand espace possible entre ces uniformes et eux. Ils avaient bien entendu un ou deux noms, surpris quelques paroles par-ci par-là, mais ils se promettaient de les oublier.

 

Nouvelle alerte. Les archers étaient apparus derrière eux. Obéissant au même sentiment de discrétion honorable, ils s’étaient terrés comme ils avaient pu. À la lueur des torches, ils avaient vu la rue envahie par les sergents, ils avaient reconnu le grand prévôt lui-même sur son cheval. À cette vue, ils avaient senti leur discrétion s’enfler encore, déborder de tous côtés, ils avaient compris qu’ils étaient trop exposés… à commettre le péché de curiosité et ils avaient filé, comme des flèches, jusqu’à la Croix-du-Trahoir.

 

En sorte que, des graves événements que leur patron Concini avait un intérêt capital à connaître à fond, ils ne savaient rien, si ce n’est quelques mots vagues surpris involontairement, des rumeurs assourdies par la distance et, leur avait-il semblé, comme un bruit de lutte. Et Concini les avait envoyés dans l’espoir d’être renseigné par eux.

 

La petite rue redevenue obscure, déserte, silencieuse, endormie, ils étaient sortis de leur trou et s’étaient approchés de la maison qu’ils devaient surveiller.

 

Nouvelle déconvenue. Trois ombres déambulaient en bavardant aussi paisiblement que si le soleil, là-haut, avait brillé dans tout son éclat, à la place de la lune qui, précisément en ce moment, cachait sa face bouffie sous le masque d’un nuage. C’était une outrecuidance impardonnable.

 

En outre, ces trois ombres passaient et repassaient devant cette maison qu’ils devaient surveiller. Est-ce que ces trois ombres, par hasard, avaient l’intention d’effectuer la même surveillance qu’eux ? Ceci était une prétention intolérable. D’autant que la présence de ces indiscrets pouvait gêner l’expédition projetée par le seigneur Concini.

 

Ces trois ombres ne portaient pas le costume des gardes, ni celui des archers. Elles avaient tournure de gentilshommes. De plus, ces gentilshommes étaient en nombre égal au leur… chacun son homme. Ils avaient résolu de tomber à l’improviste sur les trois bavards nocturnes et de leur infliger une solide correction à seule fin de leur apprendre à ne pas troubler le sommeil des honnêtes bourgeois endormis.

 

En agissant ainsi, ils rentraient dans leur mission, passablement négligée jusque-là. Ils rendaient service à leur maître qui saurait la reconnaître par quelque largesse… ils l’espéraient du moins. Sans compter que les trois bavards avaient toute l’apparence de gens dont la bourse est convenablement garnie et qu’ils n’iraient pas, après les avoir mis à mal, faire la sottise de laisser sur eux bijoux et argent et autres bagatelles susceptibles d’exciter la cupidité de messieurs les tire-laine, détrousseurs de nuit et autres gens de sac et de corde.

 

On a vu que l’intervention de Jehan le Brave avait réduit à néant cet honnête projet.

 

En les voyant entrer, Concini avait poussé un soupir de soulagement. Enfin, il allait savoir ! Il arrêta net sa promenade et vint se placer debout devant une grande table encombrée de paperasses, qui lui servait de bureau.

 

Les trois braves vinrent s’arrêter au bord de la table, devant lui, et ensemble ils se courbèrent dans une pose de respect outré, quelque peu ironique.

 

Concini les fouilla de son œil fulgurant, comme s’il avait voulu déchiffrer tout de suite sur leurs physionomies rusées les nouvelles qu’ils apportaient. Et la voix rude, l’air courroucé :

 

– Ah ! ça ! drôles, gronda-t-il, savez-vous que voilà une heure, bientôt, que je me morfonds à vous attendre !

 

– Ah ! péchère, monseigneur, fit Escargasse, hypocritement apitoyé, nous nous en sommes fait du mauvais sang, allez ! C’est bien ce que nous disions : ce pauvre monseigneur qui se morfond à nous attendre !… Pas vrai, Gringaille, que nous nous le sommes dit ?… Mais voilà, il n’y avait pas moyen de passer… Nous avons bien cru un moment que nous ne pourrions jamais arriver jusqu’à vous.

 

De ce flux de paroles inutiles, Concini n’avait retenu que ces mots : il n’y avait pas moyen de passer. En les entendant, il n’avait pu réprimer un léger tressaillement. Et dans son esprit délirant de joie, il rugit :

 

– C’est fait ! En effet, si ses hommes n’avaient pu passer, c’est qu’un événement considérable s’était produit. Et quel autre événement que celui préparé par Léonora ? Mais le roi était-il mort ou simplement blessé ? Il fallait maintenant arracher adroitement la vérité à ces brutes sans leur laisser soupçonner qu’il savait d’avance sinon le détail du moins le principal de ce qu’ils étaient censés lui apprendre. Pour un comédien de sa force, ce n’était là qu’un jeu.

 

D’un air las, il tira un fauteuil à lui, se laissa tomber nonchalamment, croisa la jambe, prit un petit poignard qui traînait sur la table, se mit à jouer machinalement avec et d’un air d’indifférence admirablement joué, d’une voix qui se fit sèche, tranchante :

 

– Notez bien ceci : dès maintenant vous ne faites plus partie de ma maison… si les explications que vous allez me donner ne me satisfont pas. Et maintenant, j’écoute. Que vous est-il donc arrivé de si extraordinaire ?

 

La menace leur produisit l’effet d’un coup de trique sur la nuque. Ils plièrent les épaules et se regardèrent consternés. Au demeurant, la place était bonne, la besogne pas pénible, le maître généreux, c’était une place de cocagne comme ils n’en retrouveraient jamais. Escargasse, qui avait assumé la responsabilité des explications à fournir, se raidit et :

 

– Extraordinaire ! monseigneur, vous avez dit le mot. Ce qui nous a retenus est extraordinaire ; mieux, monseigneur, effrayant, terrible, épouvantable… On en parlera longtemps à la ville et à la cour.

 

Avez-vous remarqué, lecteur, que le menteur qui improvise une fable a absolument besoin d’être aidé pour venir à bout d’étayer son mensonge d’une manière plausible ? Écoutez-le froidement, sans un mot, sans la plus petite interruption, il pataugera lamentablement. Il n’arrivera pas à persuader le plus naïf, le plus crédule des auditeurs.

 

Si, au contraire, vous discutez avec lui, si vous vous animez, si vous parlez, si vous posez des questions, vous lui tendez la perche secourable qui va le tirer d’embarras, les mots que vous prononcerez vont faire jaillir spontanément les idées de son cerveau. Une sorte d’instinct spécial lui fera deviner dans quel sens il doit s’orienter pour vous convaincre et c’est vous même qui lui aurez, sans le savoir, indiqué la bonne voie.

 

Nous ne voulons pas dire qu’Escargasse connaissait la particularité que nous signalons. Il subissait son influence sans s’en rendre compte. Concini ayant prononcé le mot : « extraordinaire », il l’avait ramassé et il l’amplifiait de son mieux. Mais on remarquera qu’il ne donnait aucune explication. Il étourdissait son interlocuteur par un débordement de mots sans signification. Et cependant, il le guignait du coin de l’œil, il tâchait de lire dans ses yeux, il espérait, il appelait de tous ses vœux l’interruption qui lui permettrait de souffler d’abord, qui lui indiquerait ensuite dans quelle direction Concini lui-même voulait le voir s’engager pour être persuadé. Et Concini lui tendit la perche en disant d’un air sceptique :

 

– Oh ! pour émouvoir la ville et la cour au point que vous dites, il faudrait… une catastrophe effroyable. Et quant à vous, pour vous empêcher de passer alors que vous savez que j’attends et qu’il y va de votre place, je ne vois guère… ma foi oui, qu’un nombre suffisant d’archers ou de sergents à boulaies[6].

 

Concini avait daigné sourire en faisant cette plaisanterie. Les trois renchérirent en riant bruyamment et Escargasse, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, flagorna bassement :

 

– Vé ! il n’y a pas de charme à faire un rapport à monseigneur… il devine tout.

 

Mais ces mots : catastrophe, archers, sergents, avaient déclenché le ressort de l’imagination. Maintenant il tenait le canevas de son histoire et quant aux détails, ils lui viendraient naturellement en parlant. Il se hâta de conter :

 

– Au vrai, monseigneur, la rue a été envahie par une centaine d’archers avec monsieur de Neuvy à leur tête. Nous nous sommes trouvés pris au milieu avec impossibilité de passer, attendu que les archers barraient le passage du côté du Trahoir, d’autres le barraient du côté de la Seine, et qu’ils étaient si nombreux, en rangs si pressés, que je vous jure qu’une anguille n’aurait pu glisser entre eux. Sans compter qu’il y avait encore les gardes et M. de Praslin, et M. de La Varenne, et d’autres encore. Tout ce monde paraissait affolé, menait grand bruit, avec force trouble et confusion, si bien qu’on eût pu se croire revenu aux grands jours de la Ligue. Ce que nous avions de mieux à faire, ne pouvant nous faufiler à la douce, était de nous tenir cois, d’éviter d’être découverts, parce que le moins qui eût pu nous arriver était d’être immédiatement saisis et jetés dans quelque cachot d’où nous ne serions pas sortis vivants. Vous voyez que, si nous vous avons fait attendre, il n’y a vraiment pas de notre faute.

 

Dans ce récit, débité avec une grande volubilité, ponctué par une avalanche de gestes frénétiques, il avait utilisé la vérité en l’arrangeant à sa manière, pour les besoins de sa cause. Son unique préoccupation était de prouver que ce malheureux retard, pour lequel on les menaçait de les chasser, ne provenait pas de leur fait. Naïvement, il se figurait que c’était la seule chose qui intéressait Concini. Il espérait l’avoir convaincu et en avoir fini avec cette histoire.

 

Malheureusement, il se trompait. Concini n’y pensait même plus, à ce retard. Sous son apparente indifférence, il avait écouté avec une attention passionnée. Ce déploiement de forces, extraordinaire à pareille heure, qu’on lui signalait, lui paraissait la preuve certaine que l’attentat avait été commis… ou éventé. C’est ce qu’il fallait savoir en arrachant les détails par des questions détournées. Il accentua son air d’incrédulité pour dire :

 

– Quel conte me fais-tu là, coquin ? Une centaine d’archers, dis-tu ? Neuvy, Praslin et ses soldats !… Il y a donc eu émeute… bataille ?

 

– S’il y a eu bataille !… Vé, dites, vous autres !… Monseigneur qui demande s’il y a eu bataille !… Mais, Monseigneur, nous avons vu emporter des… blessés (il allait dire des morts). Même que nous en avons compté… Combien en avons-nous compté, Gringaille ? Dis-le, va… n’aie pas peur.

 

À tout hasard, Gringaille, laconiquement, lança :

 

– Six !

 

– Vous l’entendez, monseigneur ? triompha Escargasse. Six blessés, qu’il a comptés, Gringaille.

 

Concini réfléchissait :

 

« Puisqu’il y a des blessés, il y a eu lutte… Donc le coup a été tenté. Je vois à peu près comment les choses ont dû se passer : le roi était accompagné, puisque ce drôle a cité La Varenne, Jehan le Brave a dû frapper et les autres lui sont tombés dessus. Mais c’est un rude sanglier, et il en a décousu plus d’un… Pour ce qui est des archers et des gardes, je pense que c’est Léonora qui s’est arrangée de manière à les faire intervenir… trop tard. Mais le roi a-t-il été frappé ?… Est-il mort ?… est-il blessé ?… ou s’en est-il tiré comme les autres fois ? »

 

Les trois braves respectaient sa méditation et ils se communiquaient leurs impressions par des clins d’yeux expressifs. L’importance exorbitante que leur maître paraissait attacher à un malheureux retard de rien les enrageait et les impatientait. Mais ils avaient mis dans leur tête qu’ils le « rouleraient », et, l’amour-propre s’en mêlant, ils tenaient bon. Ce n’était pas toutefois sans envoyer intérieurement le Concini à tous les diables.

 

Celui-ci cependant haussait les épaules d’un air de dédaigneuse pitié et reprenait :

 

– Je crois, mes braves, que la peur d’être arrêtés vous a troublé la vue et que vous exagérez l’importance des événements. S’il y avait eu émeute, j’en serais informé, que diable ! Je crois que votre soi-disant bataille se réduit, plus simplement, à quelque bagarre, comme on en voit souvent… Peut-être quelque tentative de meurtre… quelque assassinat, que sais-je ?

 

Sans s’en apercevoir, il avait baissé la voix. Escargasse, qui craignait de s’être trop avancé, fit instinctivement de même pour répondre d’un air évasif :

 

– Heu ! vous savez, meurtre, bataille, assassinat, tout cela se tient… c’est tout un ou à peu près.

 

Il était quelque peu ahuri et cruellement embarrassé, le pauvre diable. Et pour dissimuler ses impressions, il se donnait des airs entendus, vaguement mystérieux et inquiets. Naturellement, ses deux compères modelaient leur physionomie sur la sienne. Si bien que Concini se disait :

 

« Les drôles en savent beaucoup plus qu’ils ne veulent dire. Peut-être craignent-ils d’être compromis. Corbacco ! il faut pourtant que je sache ! »

 

Et tout haut :

 

– Alors, c’est bien d’un assassinat qu’il s’agit ?… Et la victime ?… Voyons, parle sans crainte. La victime est-elle morte ou simplement blessée ?

 

– Je ne peux pas vous dire au juste, monseigneur. Vous comprenez, dans des algarades de ce genre, de pauvres diables comme nous, entourés de soldats et d’archers, ont tout à perdre et rien à gagner. Nous nous sommes tapis prudemment pour qu’on ne nous vît pas, ce qui fait que nous-mêmes nous voyions très mal. D’autant que tout le monde allait, courait, criait, se démenait, que c’était merveille. Cependant…

 

– Cependant ? haleta Concini.

 

– Je crois avoir entendu des gens crier : « Quel malheur ! C’est un irréparable malheur ! »

 

« Il est mort ! hurla Concini dans son esprit. Ah ! maintenant je suis le maître !… Enfin !… »

 

Cependant, pas un muscle de son visage ne bougea. Il souriait toujours d’un sourire un peu railleur, il jouait toujours distraitement avec le petit poignard. Et du même air indifférent :

 

– Peccato !… dit-il. Mais j’y songe, pour soulever une telle émotion, il faut que le malheureux qui a été ainsi meurtri soit un personnage… un grand personnage même… Qui diable est-ce ?… Vous ne l’avez pas vu un peu, si peu que ce soit ?… Je vous demande cela parce que je réfléchis qu’après tout c’est peut-être un de mes amis.

 

Et il fixait sur eux un œil scrutateur.

 

Escargasse, excédé et d’ailleurs aux abois, songeait :

 

« Que la fièvre te mange, ruffian d’Italie !… Un nom !… Crois-tu que je vais te donner un nom ? Et demain tu t’apercevras que j’ai menti et tu me chasseras… sans compter que tu serais bien capable… Eh vé ! quelle idée !… Outre ! je vais lui dire que c’est le roi qui a été meurtri !… On prétend qu’il est au mieux avec son épouse, madame la reine, ça lui fera plaisir au Concini. Seulement, minute, espère un peu, je vais lui arranger cela à une de ces sauces que le diable lui-même ne pourrait démêler de quels ingrédients elle se compose. »

 

Et prenant une mine lugubre, jetant autour de lui des regards inquiets, avec un tremblement dans la voix, toutes les apparences d’une douleur profonde et sincère :

 

– Monseigneur, dit-il, nous ne pouvions pas très bien voir… je vous l’ai dit. Cependant je pense comme vous : c’était un grand… un illustre personnage. Quelqu’un placé haut, très haut… plus haut encore…

 

– Bon ! songea Concini, on ne peut pas être plus clair. Je pensais bien que les drôles en savaient plus qu’ils n’en disaient.

 

Et tout haut, prenant lui aussi une mine de circonstance :

 

– Peste !… Qui te fait supposer ?

 

– Pour les raisons que vous avez données vous-même, d’abord. Ensuite parce que pour loger au Louvre il faut être, je pense, un grand personnage.

 

– La victime logeait donc au Louvre ?

 

– Il faut croire, puisque on a donné l’ordre d’y transporter le corps. Ce n’est pas tout. Quelqu’un a dit sur un ton qui nous a fait passer le frisson de la petite mort dans le dos : « Silence sur tout ceci. Celui qui ne saura pas garder sa langue court le risque d’être roué vif ». Vous comprenez que pour nous décider à parler, il a fallu l’insistance de monseigneur. La perspective d’être roués vifs ne nous sourit guère.

 

– Soyez tranquilles, assura Concini, nul ne saura. Et d’ailleurs, je vous couvre.

 

En lui-même, il songeait :

 

« Allons, le doute n’est plus possible. Il s’agit bien du roi dont on veut garder la mort secrète jusqu’à ce qu’on ait pris les mesures que comporte la situation. Maria elle-même ignore encore l’événement à l’heure actuelle. Sans quoi elle m’eût envoyé chercher. Demain matin, sans doute, on lui apprendra la triste nouvelle avec tous les ménagements d’usage. Je serai là. Jusque-là, je puis disposer de mon temps et de ma personne à mon gré. »

 

Escargasse, de son côté, se disait :

 

« Cherche maintenant quel est le personnage qu’on a transporté cette nuit au Louvre. Si tu trouves, c’est qu’il existe réellement, et alors, outre ! je serai bien étonné. Si tu ne trouves pas, c’est qu’apparemment, nul ne se soucie d’être roué vif. Et à présent, j’espère que c’en est fini de cet interrogatoire assommant. »

 

Escargasse se trompait, il n’en avait pas encore fini. Brusquement, Concini s’exclama :

 

– Et lui ?

 

– Qui, lui ? sursauta Escargasse.

 

– Eh mais !… l’assassin !

 

– L’assassin ? s’étrangla Escargasse. Oh ! diable ! l’assassin !… où avais-je la tête ?… L’assassin, pauvre bougre, son compte est bon, à celui-là !

 

– Ne l’a-t-on pas arrêté ? s’inquiéta Concini.

 

– Je comprends !… Arrêté, enchaîné, enfermé, promptement, sûrement, proprement, je vous en réponds.

 

Concini se rasséréna. Mais, alors, il s’étonna : au fait, l’assassin, ils le connaissaient bien, puisqu’il était leur chef direct ! D’où venait l’indifférence qu’ils manifestaient à son égard ? Ne l’avaient-ils pas vu et reconnu ? Ou bien, jaloux, se réjouissaient-ils de son sort ? La question n’avait pas grande importance. Il était curieux de l’élucider pourtant, attendu qu’il est utile de connaître le caractère et les sentiments de ceux qu’on emploie.

 

– Vous l’avez vu, l’assassin ? demanda-t-il en les fixant attentivement.

 

– Vaguement, pendant qu’on l’emportait… Dans l’état où on l’avait mis, il eût été bien empêché de marcher.

 

– Ah ! fit Concini avec une satisfaction féroce, on l’a quelque peu maltraité ?

 

– Maltraité ! péchère !… C’est-à-dire qu’on l’a déchiré, assommé, roué de coups… Ce n’était plus une créature humaine, c’était une loque sanglante.

 

Cette fois, Concini était fixé. Il ne posa plus de questions. Il demeura un moment silencieux, tourmentant d’un geste machinal le manche du mignon petit poignard avec lequel il n’avait cessé de jouer, réfléchissant profondément, sans que son visage impassible décelât la nature de ses réflexions.

 

XII

 

Concini sortit enfin de sa longue méditation. Un vaste soupir qu’il n’eut pas la force de refouler fut la seule manifestation par quoi se révéla la joie puissante qui l’étreignait. Il fixa un instant ses hommes, qui attendaient son bon plaisir, raides comme à la parade, et il ébaucha un sourire. Dans un geste de souveraine nonchalance, il allongea le bras, prit dans un tiroir une poignée de pièces d’or et la laissa tomber sur la table, en une cascade rutilante, devant les trois braves éblouis, béats d’admiration. En même temps, il disait :

 

– Allons, j’ai été un peu rude avec vous. Voici pour vous faire oublier cette rudesse.

 

Concini était habituellement généreux. Cette fois, il se montrait plus que généreux. Il y avait bien cent pistoles, pour le moins, étalées sur la table. Elles n’y demeurèrent pas longtemps. Trois griffes, larges et velues, s’abattirent sur le tas, le fractionnèrent en parts égales et le firent disparaître en un clin d’œil, en même temps que les gorges émettaient des grognements sourds : remerciements inarticulés, témoignages de jubilation intense.

 

– Et maintenant, fit Concini, lorsqu’il vit que l’opération était terminée, parlons un peu de notre affaire.

 

– L’expédition tient toujours ?

 

– Plus que jamais !… À moins que la rue ne soit encore gardée.

 

– La voie est libre, monseigneur. Tout est redevenu calme, silencieux, comme s’il n’y avait pas eu la moindre échauffourée.

 

– Nous sommes prêts.

 

– Allons !

 

Concini se leva brusquement. Il prit une bourse gonflée de pièces d’or et la mit dans sa poche, un masque de velours noir qu’il attacha à sa ceinture, à côté de la dague, s’enveloppa soigneusement dans les plis d’un vaste manteau sombre et sortit d’un pas décidé, sans ajouter une parole.

 

Les trois le suivirent.

 

Dans la rue, après avoir jeté à droite et à gauche un coup d’œil perçant, il se dirigea résolument vers la rue de l’Arbre-Sec, suivi, à trois pas, par ses hommes.

 

Ils n’avaient pas fait vingt pas qu’une ombre, se détachant d’une encoignure, se mit à les suivre de loin.

 

Ils arrivèrent devant le logis de Bertille, sans avoir rencontré âme qui vive. Les trois braves rejoignirent leur maître devant le perron, et remarquant alors ce qui leur avait échappé lors de leur passage rapide, ils le montrèrent triomphalement à Concini en laissant tomber à voix basse :

 

– Du sang ! C’étaient, en effet, les traces de la lutte soutenue par Jehan le Brave et Pardaillan contre les archers de Neuvy. Les trois compères s’empressaient d’attirer l’attention de Concini sur ces traces, preuve évidente de leur bonne foi, au cas où il aurait gardé quelques doutes sur la véracité de leur rapport.

 

Mais Concini n’avait pas de raison de douter. Il considéra un instant, d’un air rêveur, les flaques sanglantes, les éclaboussures qui souillaient les marches blanches, le sol foulé par le piétinement d’une troupe nombreuse, et avec un geste d’insouciance, il passa et entra dans le cul-de-sac Courbâton.

 

Au fond de l’impasse, contre le mur, se profilait une masse d’ombre plus compacte que l’ombre environnante. Un homme se détacha et s’approchant :

 

– Monseigneur, dit-il en se courbant, la litière est là.

 

Concini eut un geste impérieux. L’homme, qui avait sans doute reçu des instructions préalables, se courba davantage et fila rapidement, sans se retourner. Dans la rue de l’Arbre-Sec, cet homme croisa l’espion qui s’était attaché aux pas de Concini et qui, présentement, contemplait à son tour, et avec une singulière attention, les traces de la lutte. Sans s’arrêter, l’homme laissa tomber en passant quelques brèves paroles et il continua son chemin jusqu’à la rue Saint-Honoré, et là, tournant à droite, il entra dans la maison de Concini.

 

Quant à l’espion, il jeta un coup d’œil railleur sur le balcon de Bertille, et dressant vers la lucarne de Jehan le Brave une face convulsée par la haine, il grinça dans la nuit :

 

– Adieu les rêves d’amour, ma gente tourterelle !… Votre tourtereau, à l’heure qu’il est, se débat vainement dans le filet que je lui ai tendu… Vous pourrez le revoir… sur la place de Grève… le jour prochain où le bourreau tenaillera sa poitrine pantelante et où quatre chevaux trapus déchireront ses membres robustes pour les disperser aux quatre coins de la ville.

 

Il s’éloigna d’un pas souple et silencieux, et tout en marchant il grognait :

 

– Moi, je n’aurai garde de manquer un aussi agréable spectacle… Pauvre de moi ! Il y a des années, de longues années que je vis dans l’attente de cet heureux moment !…

 

Il était arrivé à l’angle du cul-de-sac. Il jeta un coup d’œil perçant dans la nuit profonde et murmura :

 

– La joie qui m’inonde ne doit pas me faire oublier la mission de confiance dont la signora Léonora m’a honoré. Perdio ! Voici un trou qui semble avoir été creusé tout exprès pour moi !… La chance favorise Concini : voici que le ciel s’est couvert, il fait noir comme dans un enfer !… Baste ! je n’ai pas besoin de voir. Attendons patiemment, il faudra bien qu’il passe devant moi, puisque la litière est là !…

 

Il se tapit de son mieux dans le trou qu’il avait découvert et, pareil à quelque monstrueuse araignée guettant sa proie, les yeux fixés sur l’impasse, il reprit sa rêverie :

 

– Mon rêve eût été de voir la mère, l’illustrissime princesse Fausta Borgia, assister au supplice de son fils !… Ma suprême joie, que j’aurais payée de mon sang donné goutte à goutte, eût été de pouvoir lui crier : « Regarde, princesse Fausta, regarde bien !… Ce Jehan le Brave que le bourreau supplicie… c’est ton fils !… Et c’est moi, moi Saêtta, qui ai fait de lui un voleur, un bravo, un misérable assassin !… Moi qui l’ai conduit, poussé, hissé jusque sur l’échafaud où tu le vois ! »

 

Il eut un rire silencieux, terrible. Il devait être effroyablement hideux à voir. Il reprit :

 

– L’heure de la vengeance aura été lente à venir, mais enfin, la voici !… Et toi, Fausta, tu ne perdras rien pour attendre… Je fouillerai l’Italie, l’Espagne, la France, j’irai jusqu’au fond des enfers s’il le faut… mais je te retrouverai… pour te communiquer l’heureuse nouvelle… Le ciel… ou l’enfer… me doit bien cette joie, à défaut de l’autre !

 

Cependant Concini et ses hommes n’étaient pas restés inactifs.

 

Il y avait, à droite de la porte et à environ dix à douze pieds du sol, une petite fenêtre, actuellement close par d’épais volets de bois. À gauche, et beaucoup moins élevée, il y avait une ouverture en forme d’œil de bœuf. Comme la fenêtre, cette petite ouverture était hermétiquement bouchée par un volet.

 

Ce fut sous cet œil-de-bœuf que les trois braves allèrent se placer. Carcagne, le plus fort, prêta l’appui de ses épaules. Gringaille, le plus adroit, monta dessus. Au bout de cinq minutes de travail, le volet, peut-être vermoulu, peut-être préparé déjà, était arraché.

 

Deux barreaux en forme de croix, cimentés dans la pierre, barraient le passage. Gringaille les saisit à pleines mains. On entendit un bruit sec… Les barreaux, brisés en quatre morceaux, tombèrent sur le sol.

 

Gringaille sauta à terre et expliqua en riant :

 

– Le propriétaire de cette bicoque me fait l’effet d’être un fieffé ladre… ces barreaux, qui paraissaient si solides, c’était du bois peint en imitation de fer. Seulement, voilà, il n’a pas remarqué ce que j’ai remarqué, moi, du premier coup d’œil, à savoir que l’un de ces barreaux était légèrement fendu, ce qui pouvait paraître anormal pour un honnête barreau de fer. Maintenant, si monseigneur veut passer, la porte est grande ouverte.

 

Deux minutes plus tard, ils étaient tous les quatre dans la place. À travers les trous du masque qu’il avait placé sur son visage, et à la lueur d’une cire apportée à cette intention, Concini, d’un coup d’œil rapide, étudia les lieux.

 

Ils étaient dans une cuisine assez grande, où tout était rangé dans un ordre parfait, où tout était reluisant, brillant, d’une propreté méticuleuse.

 

Deux portes : une à droite, en plein bois, l’autre devant eux, vitrée, celle-là. Ce fut vers cette porte vitrée qu’ils allèrent. Elle fut vite ouverte. Ils pénétrèrent dans une chambre à coucher.

 

Dans le grand lit clos, dans l’entrebâillement des courtines écartées d’une main tremblante, une tête effarée apparut, les yeux arrondis par l’effroi, la bouche ouverte, prête à crier à l’aide. C’était la respectable propriétaire du lieu, dame Colline Colle.

 

Avant qu’elle eût proféré un son, Concini, d’un bond, fut sur elle, écarta tout à fait les rideaux et gronda :

 

– Si tu cries, si tu résistes, ce poignard dans ta gorge… Si tu te tais, si tu obéis, cette bourse pour toi. Choisis.

 

En voyant cet homme masqué se ruer sur elle, en voyant la lame acérée menacer sa gorge plate et osseuse, en entendant cette voix, qui dut lui paraître terrible, proférer des paroles menaçantes, la matrone crut sa dernière heure venue. Elle ferma instinctivement les yeux et se renversa sur les oreillers, évanouie à moitié, en gémissant d’une voix expirante :

 

– Grâce !…

 

Mais il faut croire que le mot « bourse » avait un pouvoir magique tout particulier pour elle, car, en l’entendant, elle entrouvrit un œil. Elle vit l’objet et son apparence considérablement pansue : à travers les mailles de soie, elle vit les lueurs jaunes du métal précieux ; elle entendit le son divin des pièces heurtées ; tout cela en un temps qui ne dura pas la centième partie d’une seconde.

 

Concini n’avait pas encore prononcé la dernière syllabe du mot : choisis, que la bourse glissait de ses doigts, s’en allait pour ainsi dire d’elle-même, attirée par quelque puissant aimant, s’envolait, se volatilisait, sans qu’il fût possible de dire comment elle était partie, où elle s’était cachée.

 

L’escamotage avait été si discret, si adroit et si rapide, qu’il paraissait fantastique. Concini en demeura suffoqué l’espace d’une seconde et les trois braves, qui se croyaient passés maîtres en escamotage de ce genre, traduisirent par un long sifflement leur stupeur et leur admiration.

 

La matrone, cependant, son geste accompli, avait refermé les yeux, tout à fait évanouie cette fois… du moins en apparence. Concini, énervé, gronda :

 

– Peste soit de la carogne qui s’évanouit à présent !

 

– Bah ! railla Gringaille sceptique, piquez-la un peu de la pointe du poignard… Vous verrez que la vieille mégère n’est pas aussi complètement pâmée qu’elle voudrait nous le faire croire.

 

Effectivement, dame Colline Colle, à ces mots, se redressa brusquement et, foudroyant Gringaille d’un regard étincelant de colère, elle glapit :

 

– Insolent !… Passe encore pour mégère !… mais vieille !… sachez que je suis point si vieille qu’on ne me recherche encore… Et s’il me convenait de quitter l’état de veuve, Dieu merci ! je ne serais point embarrassée pour… Mais suffit ! je m’entends !… Ce sont là des affaires où vous n’avez pas à fourrer votre vilain nez de grand pendard que vous êtes.

 

– Outre ! admira Escargasse, quel sifflet !…

 

Concini avait écouté sans rien dire. Il trouvait que la matrone montrait un sang-froid, une lucidité remarquables en l’occurrence et, de plus, cherchait à le dévisager, lui particulièrement, avec une insistance gênante.

 

De fait, c’était une rusée matoise qui avait tout de suite compris de quoi il retournait. Ce n’était pas à elle qu’on en voulait. C’était à la demoiselle, couchée là-haut. Tant qu’elle ne ferait pas de bruit et ne chercherait pas à ameuter la rue par ses clameurs, elle n’aurait rien à redouter. Un vague instinct lui faisait deviner que ces envahisseurs nocturnes craignaient par-dessus tout le bruit et qu’ils avaient besoin d’elle. Dès lors, elle pouvait en prendre à son aise et si elle pouvait arracher quelques pièces d’or de plus, qui sait ? peut-être une autre bourse pareille à celle si lestement agrippée, ce serait tout profit.

 

Pour échapper à ces regards investigateurs, singulièrement pénétrants, Concini fit signe à ses hommes de mener l’affaire et se mit à l’écart, regrettant d’avoir parlé, à cause de son accent.

 

Carcagne, qui était l’homme grave, pondéré, de la troupe, et qui avait des manières avenantes et polies, intervint :

 

– Respectable dame, fit-il en s’inclinant avec toute la grâce dont il était capable, levez-vous incontinent… Et faites vivement, s’il vous plaît, attendu que nous n’avons pas de temps à perdre et que, de notre naturel, nous ne sommes pas très patients.

 

On ne pouvait pas, comme on voit, s’exprimer avec plus de douceur et d’aménité.

 

Mais il paraît que, décidément, dame Colline Colle était d’un caractère bien revêche. Loin de se montrer touchée, elle s’écria de sa voix la plus aigre, en prenant les airs de la pudibonderie la plus effarouchée :

 

– Me lever devant vous ! Vous me tuerez plutôt !… N’avez-vous pas honte de me demander pareille indécence ? Me prenez-vous pour une créature éhontée comme vous ? Garçons ! Ribauds ! Gaudisseurs ! Pillards !… Jour de Dieu ! Je vous montrerai qu’une honnête femme comme moi sait le respect qu’elle doit aux règles de la pudeur et de la civilité… Tournez-vous, au moins, et me promettez de ne pas regarder !…

 

– Quel sifflet ! quel sifflet ! s’exclamait Escargasse, béat d’admiration.

 

– Eh ! cornedieu ! sacra Gringaille, tirez le rideau et n’en parlons plus. Nous ne tenons pas à admirer vos charmes !

 

Oui, décidément, dame Colline Colle avait bien mauvais caractère. L’honnête proposition de Gringaille, qui aurait dû apaiser sa pudeur effarouchée, l’exaspéra au contraire. Et de son ton le plus acerbe, le plus agressif, feignant de ne pas remarquer que, dans la frénésie de ses gestes, elle mettait à découvert, et sans pudeur aucune, ces charmes que le respect des règles de la civilité interdisait à une honnête femme comme elle de montrer, elle cria :

 

– Et quand vous les verriez !… Croyez-vous que vous en perdriez la vue ? malhonnête ! balourd !… J’en connais qui ont vainement imploré, et à deux genoux encore, la faveur que vous dédaignez, homme de rien ! dévergondé ! Turc ! Maure !… Dieu merci, on est une honnête femme, et chacun sait…

 

Il ne fut pas possible d’apprendre ce que chacun savait, parce que Carcagne interrompit intempestivement :

 

– Allons, honnête dame, tirez le rideau, qu’on vous a dit, et dépêchez… sans quoi je me verrai contraint d’aller vous aider.

 

Stupeur ! L’honnête femme coula sur la large carrure du brave Carcagne ébahi un coup d’œil expressif. Un large sourire découvrit sa bouche encore ornée de quelques dents qui, par leur beauté, ne faisaient pas regretter celles qui étaient tombées. Puis elle baissa la tête, elle baissa les yeux, elle soupira, tandis que sa main sèche et ridée, abîmée par les durs travaux du ménage, s’étalait sur la blancheur du drap qu’elle caressait doucement, d’un geste machinal, et que son sein se soulevait précipitamment, comme sous l’empire d’une émotion violente. C’était grotesque et lamentable. Et pendant que Gringaille, impatient, tirait brusquement le rideau, elle marmonna en minaudant :

 

– À la bonne heure ! celui-là, au moins, sait les égards qui sont dus à une faible femme.

 

– Vé ! pouffa Escargasse, il a fait la conquête de la pudique dame !… Heureux pendard !

 

Carcagne n’y entendit pas malice. Il se rengorgea, retroussa sa moustache d’un air conquérant. Il avait toutes les bravoures. Peut-être cela tenait-il à ce qu’il avait failli être moine… ou quelque chose d’approchant. Pendant que la matrone s’habillait, les trois, pour ne pas perdre de temps, lui expliquaient ce qu’ils attendaient d’elle. Elle n’abusa pas trop de leur patience d’ailleurs, et apparut bientôt, ayant passé vivement un vieux jupon, jeté une méchante casaque sur ses épaules, et tout de suite, en donnant les marques du plus violent chagrin, elle gémit :

 

– Vous n’allez pas l’emmener, j’imagine, cette pauvre demoiselle ?

 

Mais, malgré son émotion, elle coulait en dessous des regards enflammés sur Carcagne et, d’une main experte, elle obligeait à rentrer sous le bonnet quelques mèches folles qui s’obstinaient à montrer le bout de leur nez.

 

– Si, nous allons l’emmener !… je comprends ! Et tout de suite encore.

 

– Ah ! vous n’aurez pas ce cœur, larmoya la matrone.

 

Et cette fois, c’est sur Concini, muet et immobile dans la pénombre, qu’elle louchait.

 

– Si vous l’emmenez, cette demoiselle du bon Dieu, que deviendrai-je, moi ?… C’est ma ruine, mes bons seigneurs, ma mort !… Je n’avais qu’elle, moi, comment voulez-vous que je vive, si vous m’enlevez ma loca…

 

Un bruit de pièces d’or roulant en cascade sur le plancher de chêne, proprement ciré, interrompit brusquement les lamentations, coupa radicalement l’émotion de la vieille. C’était Concini qui, pour couper court, sans mot dire, vidait son escarcelle d’un geste dédaigneux.

 

– Ah !… monsieur, reprocha Gringaille, c’est trop, beaucoup trop. Cette vieille sorcière était déjà payée au centuple de ce qu’elle vaut !

 

Concini eut un geste d’indifférence appuyé d’un autre geste qui signifiait : Dépêchons ! dépêchons !

 

– Zou ! ragea Escargasse, montez vivement… et à la douce, hé, autrement !…

 

Malgré le ton quelque peu menaçant de l’invite, la matrone eut un geste comme pour se ruer vers l’or. Gringaille la saisit brutalement par le bras et, d’une voix qui n’admettait pas la réplique :

 

– Marche, vieille chienne ! et marche droit… Sans quoi, ce n’est pas de l’or que je te donnerai, moi, c’est de la dague que je donnerai dans ton ventre !…

 

Cette fois, dame Colline Colle comprit que les choses menaçaient de se gâter pour elle et, malgré que le sourire de Carcagne la rassurât un peu, elle jugea plus prudent d’obéir.

 

Elle monta au premier, suivie par les trois braves qui retenaient leur souffle. Elle s’arrêta à la porte de la chambre de Bertille et elle gratta doucement en gémissant :

 

– Demoiselle Bertille ?… demoiselle Bertille ?… ouvrez, je vous prie. Bertille dormait profondément et sans doute rêvait-elle de choses très douces, car une expression de bonheur irradiait son gracieux visage, un sourire enchanteur découvrait ses petites dents blanches, pareilles à des perles rares dans un minuscule écrin de velours pourpre.

 

À l’appel de la matrone, elle se dressa sur sa couche et, à moitié endormie encore, nullement effrayée d’ailleurs, elle demanda de sa voix harmonieuse :

 

– Est-ce vous qui gémissez, dame Colline Colle ?

 

– Oui, demoiselle ! Ouvrez-moi, je vous en prie… Je suis malade…’bien malade.

 

Le premier mouvement de la jeune fille fut de sauter à bas du lit et de se vêtir à la hâte de cette ample robe de laine blanche qu’elle portait au moment où elle s’était dressée entre le roi et Jehan. D’autant plus inquiète que la matrone, poursuivant la tactique improvisée, de l’autre côté de la porte, ne cessait pas de geindre et de se lamenter. Et tout en s’habillant, elle cria :

 

– Patientez un moment, je viens !

 

Effectivement elle se mit en marche vers la porte. Mais elle s’arrêta presque aussitôt, le front barré par un pli soucieux. Et en elle-même, elle songea :

 

– Cette femme est rapace et avare… Je l’aurais quittée depuis longtemps si… (Elle rougit, pensant à Jehan.) Pour une poignée d’or elle a voulu me livrer au roi… pour un peu d’or, elle recommencera au profit d’un autre… Qui me dit que ce n’est pas un piège ?

 

Cette pensée qui traversa son cerveau fit que, au lieu d’ouvrir comme elle avait failli le faire inconsidérément, elle interrogea :

 

– Êtes-vous donc réellement si malade ?

 

Et elle écouta attentivement, s’efforçant de démêler la vérité dans les intonations.

 

Malheureusement, elle avait affaire à une comédienne de premier ordre qui poursuivit ses gémissements avec un naturel merveilleusement joué et qui répondit, sans que rien trahît la dissimulation dans sa voix :

 

– Il me semble que je vais mourir !… Ouvrez, pour l’amour de Dieu !… Vous défiez-vous donc de moi ?

 

Oui, elle se défiait, et elle n’avait pas tort. Mais c’était une nature généreuse et sous son apparence frêle et délicate, elle cachait un caractère énergiquement trempé. Elle alla droit à un coffre et y prit un petit poignard qu’elle cacha dans son sein, d’un air résolu. Ceci fait, elle revint à la porte.

 

Comme si une sorte de prescience l’avait avertie du danger qu’elle courait, elle ne put se décider à ouvrir. Elle parlementa, et, répondant à la question de sa propriétaire :

 

– C’est que, dit-elle sans acrimonie, vous avez ouvert la porte du logis à des étrangers… cette nuit même.

 

– C’était le roi, demoiselle !… Peut-on résister aux ordres du roi ?… Ah ! que je souffre !…

 

C’était le roi ! Argument péremptoire, à l’époque surtout. Bertille était trop de son temps pour ne pas admettre comme valable l’excuse de la misérable matrone. Pourtant elle se raidit encore contre la pitié qui l’envahissait :

 

– Qui me dit que ce n’est pas encore une trahison ?… Sais-je si vous n’avez pas encore introduit quelque malfaiteur ?

 

– Je suis seule, demoiselle ! Tout a fait seule, je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré !… Et je souffre !… Seigneur Jésus ! me laisserez-vous donc mourir comme un pauvre chien sans me prêter l’assistance qui se doit entre chrétiens ?

 

Cette fois la jeune fille se sentit vaincue par le ton lamentable de l’hypocrite créature. Peut-être eut-elle le tort de se fier à l’arme qu’elle avait glissée dans son sein. Quoi qu’il en soit, elle dit :

 

– À Dieu ne plaise, dame Colline Colle ! J’ouvre… Mais s’il m’arrive malheur de votre fait, vous en répondrez devant le souverain juge.

 

Et bravement, très calme, la main droite crispée sur le manche du poignard, elle tira le verrou, ouvrit la porte toute grande en disant d’une voix où perçait une pointe d’inquiétude :

 

– Que vous arri…

 

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Deux bras robustes la saisirent à plein corps. Elle voulait crier, elle poussa effectivement un long cri. Mais ce cri fut étouffé sous les plis d’un vaste manteau brusquement jeté sur sa tête. Elle voulut résister, utiliser l’arme qu’elle serrait dans sa main crispée. Elle se sentit vivement enroulée dans le manteau, des liens doux – des écharpes sans doute – immobilisèrent ses bras et ses jambes pendant que des poignes vigoureuses la maintenaient, la soulevaient, l’emportaient d’ailleurs avec précaution.

 

Elle ne s’évanouit pas. Elle ne perdit pas son sang-froid. Elle s’abandonna passivement, comprenant que toute tentative de délivrance serait vaine, réservant prudemment ses forces pour une occasion meilleure, serrant convulsivement le poignard qu’elle avait eu la chance de conserver, avec l’unique crainte de le perdre.

 

L’un la tenant par les pieds, l’autre par les épaules, le troisième fermant la marche, ils descendirent doucement au rez-de-chaussée, éclairés par la mégère qui tenait à gagner consciencieusement l’or de Concini.

 

Elle les conduisit jusqu’à la porte basse de l’impasse, et avant d’ouvrir, elle les avertit avec sollicitude :

 

– Prenez garde !… Il y a quatre marches à descendre !… Là !… Doucement !…

 

Ce qui, d’ailleurs, n’empêcha pas l’un des trois, avant de sortir, de lui dire, sur un ton qui lui fit passer le frisson de la malemort :

 

– À présent que tout est fini, si tu ne veux pas avoir la langue coupée, vieille sorcière, tâche de te taire. Si tu ne veux avoir les yeux arrachés, le ventre crevé à coups de dague, tâche d’oublier ceci et nos visages de façon à ne jamais les reconnaître.

 

Terrifiée, elle bégaya en se signant :

 

– J’oublierai… je me tairai… je le jure, monseigneur !…

 

Sa terreur était réelle et profonde. Pourquoi maintenant seulement alors que, jusque-là, elle s’était montrée si vaillante ? Parce que le malandrin avait expliqué la chose en disant : « À présent que tout est fini », ce qui sous-entendait qu’on n’avait plus besoin d’elle. N’ayant plus besoin d’elle, elle se disait, en frémissant, que l’idée pouvait venir que le plus sûr moyen de s’assurer de sa discrétion était encore de l’égorger purement et simplement sur le seuil de sa porte. Maintenant, c’était sa précieuse carcasse qui était directement menacée. Sa belle assurance avait fait place à la plus intense terreur.

 

Et pourtant, malgré tout, dans l’ombre, elle chercha la main de Carcagne et la serra furtivement. Elle trouva moyen d’approcher ses lèvres de son oreille et de lui glisser dans un souffle :

 

– Revenez me voir ! Je ne suis pas si farouche qu’il y paraît ! Ayant épuisé tout son courage, avec une hâte fiévreuse, qui n’excluait pas la prudence, elle verrouilla et cadenassa la porte avec plus de soin que jamais, et ne respira que lorsque, cette opération délicate terminée, elle se jugea en parfaite sûreté. Alors, sans perdre une seconde, elle se rua dans sa cuisine. Elle trouva, à tâtons, un grand escabeau, qu’elle posa sans bruit sous l’œil-de-bœuf. Elle grimpa dessus avec une agilité surprenante, et là, dissimulée dans l’ombre, elle regarda et écouta de toute la puissance de ses petits yeux rusés démesurément ouverts, de ses larges oreilles, avidement tendues.

 

Bertille fut doucement étendue sur les coussins moelleux de la litière. Elle essaya de se soulever, mais paralysée par ses liens, elle ne put y parvenir. Alors, d’une voix étrangement calme, elle proféra :

 

– Ne peut-on me délivrer de cette cagoule qui m’étouffe ? Faible et assourdie par l’épaisseur de l’étoffe, la voix parvint cependant jusqu’à Concini qui se tenait debout contre la portière. Cette voix, c’était la première fois qu’il l’entendait. Elle lui produisit l’effet d’une musique d’une douceur pénétrante qui le remua jusqu’au fond de l’âme.

 

Oubliant que la jeune fille ne pouvait le voir, il se découvrit dans un geste un peu théâtral, empreint de cette grâce élégante qui caractérisait ses gestes et ses attitudes, et il dit avec empressement :

 

– Madame, si vous daignez promettre de ne pas appeler à l’aide, de ne pas bouger…

 

– Je n’appellerai pas, je ne bougerai pas, assura la jeune fille.

 

– S’il en est ainsi, madame, croyez que je suis très heureux d’accéder à vos désirs qui sont des ordres pour moi.

 

Et Concini lui-même, secoué d’un long frisson au contact de ce corps désiré qui l’affolait, arracha les écharpes qui l’immobilisaient, le manteau qui lui dérobait la vue de ces traits d’une pureté idéale, qu’il avait hâte de contempler.

 

Bertille n’eut pas un mot, pas un geste de remerciement à l’adresse de celui qui venait de lui rendre la liberté de ses mouvements. Elle ne daigna même pas l’honorer d’un regard. Il semblait qu’elle ne l’eût même pas aperçu.

 

Avec un calme stupéfiant, que Concini admira intérieurement, elle se redressa sans hâte et s’assit, commodément. Elle aspira longuement une bouffée d’air frais, rajusta son corsage, rejeta derrière l’oreille quelques mèches de cheveux qui la gênaient, arrangea, de quelques menus gestes vifs et gracieux, les plis de sa robe chiffonnée et croisa fortement ses mains sur son sein. Geste en apparence très naturel, mais qui lui permettait d’avoir constamment sous la main l’arme sur laquelle reposait son salut.

 

Et Concini la vit ainsi toute blanche, enveloppée dans les plis harmonieux du prestigieux manteau d’or qu’était son opulente chevelure. Il vit la resplendissante beauté, l’éclatante fraîcheur, le velouté de la chair douce et parfumée, l’harmonie impeccable des lignes, la grâce juvénile des attitudes empreintes d’une souveraine dignité, et, émerveillé, ébloui, il ferma les yeux sous le masque et porta la main à son cœur comme pour en comprimer les tumultueux battements.

 

Les trois sacripants eux-mêmes, sous le charme de cette radieuse apparition, traduisirent leur impression par leur habituel sifflement, indice de la plus extrême admiration. Et, par un revirement dont ils étaient sincèrement ébahis, ils commencèrent d’éprouver une étrange sensation de malaise à la pensée de la besogne qu’ils accomplissaient. Et dans leur cœur racorni, l’aube d’un sentiment inconnu, qui ressemblait presque à de la pitié, se levait en faveur de cette enfant qui leur apparaissait belle et pure et immaculée, autant et plus que ces représentations en images de madame la Vierge, qu’ils admiraient de confiance quand, par hasard, ils s’égaraient dans une église, ce qui leur arrivait quelquefois.

 

Cependant, si Concini avait connu la jeune fille, il aurait été frappé de sa pâleur. Ses yeux bleus, si doux, brillaient d’un éclat fiévreux qui lui aurait donné fort à penser. Mais Concini ne la connaissait pas. Il fut dupe de son calme apparent.

 

Sans regarder le ravisseur qui se tenait debout et découvert devant elle, dans une attitude respectueuse, comme perdue dans un rêve, de sa voix harmonieuse, elle dit :

 

– Vous vous exprimez comme un gentilhomme que vous n’êtes pas…

 

– Madame ! gronda Concini en pâlissant. Imperturbable, elle continua :

 

– … parce que un gentilhomme, digne de ce nom, ne s’abaisse pas à faire violence à une jeune fille… Mes désirs sont des ordres pour vous, avez-vous dit ? Soit !… Je désire donc retourner paisiblement chez moi. Laissez-moi aller et j’oublierai…

 

– Madame, interrompit Concini d’une voix désespérée, vous me demandez précisément la seule chose que je ne puisse vous accorder… pour le moment du moins.

 

Avec un air de dédain écrasant qui exaspéra Concini, de sa voix paisible, presque indifférente, elle insista :

 

– Je disais bien : vous n’êtes pas un gentilhomme, cela se voit, du reste… Vous êtes le plus fort, faites de moi ce que vous voudrez… Je ne m’abaisserai certes pas à discuter plus longtemps avec vous.

 

Emporté par la passion qui grondait en lui, Concini éclata d’une voix basse, ardente :

 

– De grâce, madame, écoutez-moi… Vous ne savez pas quelle passion furieuse, sauvage, est entrée en moi, dès l’instant où je vous ai aperçue pour la première fois… vous ne savez pas que depuis cet instant, je passe des nuits sans sommeil, à balbutier votre nom si cher et si doux !… Oui, je sais, j’ai usé de ruse et de violence envers vous, vous l’avez dit : je me suis avili à une besogne déshonorante pour un gentilhomme. Mais je ne suis pas aussi coupable que vous le pensez… Il le fallait, madame : une menace était suspendue sur votre tête et je n’avais que ce moyen pour vous sauver… Le mépris dont vous m’accablez est aussi injuste qu’il m’est intolérable… Je vous le jure, madame, jamais passion ne fut aussi profonde, aussi sincère, aussi respectueuse que celle que vous m’avez inspirée !

 

Jusque-là, Bertille avait gardé une attitude pétrifiée. On n’aurait su dire si elle écoutait seulement. Voyant qu’il faisait une pause avec un air de souveraine dignité, elle prononça :

 

– Un mot, un seul : Suis-je libre, oui ou non ?

 

– Eh bien ! haleta Concini, tenez, madame, oui, vous êtes libre !… Allez, retournez paisiblement chez vous !…

 

Malgré l’empire prodigieux dont elle avait fait preuve jusque-là, la jeune fille ne put retenir un mouvement de joie. Un peu de sang reparut sur ses joues si pâles, et d’un geste impulsif, sa main s’appuya sur la portière, comme si elle eût voulu user à l’instant de cette liberté rendue.

 

Mais déjà Concini reprenait, la brûlant de son souffle enflammé :

 

– En échange, je ne vous demande qu’une chose, oh ! si peu : laissez tomber sur moi un regard moins sévère. Dites un mot… un seul mot d’espoir !… un mot, madame, est-ce trop exiger de vous ?

 

La main crispée sur l’appui de la portière retomba mollement, et, du bout des lèvres, elle laissa tomber :

 

– Après la félonie et la violence, le marchandage et l’injure !… Laquais !

 

Et tournant le dos d’un geste las, elle s’accota, ferma les yeux et parut s’assoupir.

 

Le favori eut un geste de rage et de menace. Le mot l’avait cinglé comme un coup de cravache en plein visage. Une horrible imprécation jaillit de sa gorge contractée et remettant son chapeau qu’il enfonça d’un coup de poing furieux, il gronda :

 

– Laquais ! soit… J’agirai donc en laquais !…

 

Et profitant de ce que la jeune fille lui tournait le dos, saisissant les deux écharpes qu’il avait posées sur la portière, d’un geste prompt il les lui jeta sur la tête et la bâillonna de nouveau avant qu’elle eût esquissé un geste de défense. Il paraît qu’il ne se fiait plus à la parole qu’elle avait donnée de ne pas appeler.

 

Soulagé par cette violence, il ordonna d’un ton rude :

 

– En route, vous autres !… Où vous savez.

 

La litière s’ébranla, escortée par les trois braves, la rapière au poing, suivie de Concini qui, les lèvres retroussées par un rictus terrible, marmonnait en la couvant des yeux :

 

– Laquais !… Ce mot dont tu viens de me souffleter, la belle, te fera verser des larmes de sang !…

 

XIII

 

La petite troupe prit la direction de la Seine.

 

Saêtta, sorti de son trou, se faufilait derrière elle.

 

À ce moment, du côté opposé, un cavalier s’avançait d’un pas allongé, martelant le sol d’un talon ferme et sonore. C’était Jehan le Brave qui regagnait son logis.

 

Il s’arrêta sous le balcon de Bertille, et poussé par son inquiète sollicitude, il étudia les environs d’un coup d’œil rapide.

 

Il vit au loin le groupe formé par la litière et son escorte, et il se détourna avec indifférence pour revenir aux alentours immédiats du logis de celle qu’il aimait.

 

Il ne vit rien d’anormal. Tout lui parut calme, paisible, honnêtement endormi. Il demeura un moment à rêver, les yeux fixés sur le balcon, et poussant un gros soupir, il ouvrit sa porte. Bien qu’il fût parfaitement sûr que nul œil indiscret ne pût le voir, il jeta un dernier regard méfiant autour de lui et envoya du bout des doigts un baiser furtif dans lequel il mit tout son cœur.

 

Après quoi, honteux comme un larron pris sur le fait, rougissant comme un jouvenceau, il gravit quatre à quatre les marches raides de l’étroit escalier aboutissant à sa mansarde.

 

Pendant ce temps, Concini avait continué sa marche. Coupant la place des Trois-Maries, qu’on venait d’agrandir pour dégager les abords du Pont-Neuf, nouvellement livré à la circulation, il traversa ce pont. Tournant à gauche, il s’engagea sur le quai des Augustins, puis, par les rues de la Huchette et de la Bûcherie, tournant encore une fois à gauche, il pénétra dans une voie étroite et peu fréquentée, où ne se voyaient que de rares maisons, qu’on appelait la rue des Rats et qui aboutissait à la berge du fleuve.

 

Si on nous demande pourquoi ce nom qui, à première vue, donne à supposer que la rue tirait son nom des rats dont elle était infestée, nous dirons qu’à l’origine elle s’appelait rue d’Aras. Il est probable que d’Aras, par corruption, on avait fait des Rats. Au surplus, on s’aventurerait peut-être un peu trop si, de l’explication que nous donnons pour ce qu’elle vaut, on inférait que la rue était préservée de la présence de ces incommodes rongeurs.

 

Concini vint heurter d’une manière convenue à la porte de la maison située à l’angle de la rue et du quai. La porte s’ouvrit aussitôt.

 

Si la maison avait un extérieur morne et rébarbatif, elle changeait complètement de physionomie à l’intérieur. C’était un merveilleux nid d’amour, le plus coquet, le plus élégant qu’on pût rêver.

 

Bertille fut déposée, délivrée de son bâillon, dans une chambre meublée avec tous les raffinements du luxe le plus effréné, et dont la pièce principale était un lit large, profond, monumental, et qui sur son estrade de chêne, proprement ciré, drapé de dentelles d’un inestimable prix, se dressait comme l’autel du sacrifice dans ce temple consacré à Vénus.

 

Sur un signe du maître, les trois braves se retirèrent discrètement. Mais faute d’instructions précises, ils demeurèrent dans la maison, attendant les ordres.

 

Concini, en demeurant tête à tête avec Bertille, n’avait nullement l’intention d’employer la force brutale pour la réduire. Non pas que la violence le fît hésiter, mais parce que l’amour-propre aidant, il s’exagérait un peu la puissance de son charme et de sa fascination, réels dans une certaine mesure. Il se disait que jeune, beau, élégant, riche comme il était, il serait vraiment surprenant que là où une reine avait succombé, une petite fille ignorante, pauvre, obscure aurait la force de résister. Il avait donc résolu d’employer la douceur pour obtenir de plein gré ce qu’il pourrait toujours exiger de force le cas échéant.

 

Il avait un peu présumé de ses forces. Il avait compté sans la violence de sa passion où il entrait plus de désir sensuel que d’amour véritable.

 

En voyant la jeune fille qui se tenait debout, très pâle, mais résolue, toujours figée dans une attitude de souverain mépris, surveillant ses moindres gestes avec une méfiance, un dégoût non dissimulés qui à eux seuls constituaient la plus sanglante des injures, en la voyant plus jolie, plus excitante dans son pudique émoi, il sentit son sang bouillonner dans les veines. Et, oubliant qu’il n’était venu que pour préparer les voies en laissant tomber des offres et des promesses susceptibles d’éblouir, il arracha d’un geste violent manteau, chapeau, masque et apparut haletant, défiguré par la luxure, effrayant. Et les bras tremblants, tendus vers elle, la voix grelottante :

 

– Écoute, jeune fille, dit-il, tu ne sais pas qui je suis… je puis faire de toi la femme le plus fortunée, la plus enviée de ce royaume… Je suis riche… je suis puissant… Fortune, honneurs, puissance, je mets tout cela à tes pieds… Tu seras couverte des bijoux les plus rares et les plus précieux. Tu logeras dans une maison à toi, auprès de laquelle les plus luxueux palais paraîtront des taudis. Tu mangeras les mets les plus renommés dans des plats d’or dont le plus petit vaudra une fortune… Tu connaîtras les splendeurs de la cour, où tu brilleras comme une reine… Tout cela, je te l’offre pour un regard !… dis, veux-tu ?…

 

La main crispée sur le manche du poignard, ses yeux clairs et lumineux fixés sur ses yeux à lui, troublés et injectés de sang, d’une voix qu’elle parvint à rendre assurée par un effort prodigieux :

 

– Toute ma vie dans le plus misérable des taudis, couverte de haillons, du pain sec mendié sur le porche des églises, la misère la plus affreuse, la mort même, plutôt que la honte que vous m’offrez !

 

– Je te fais donc horreur ?…

 

En disant ces mots, il avait fait deux pas en avant.

 

Elle crut qu’il allait se ruer sur elle. Elle leva le bras et prononça :

 

– Un pas de plus… et vous êtes mort ! Il s’arrêta net.

 

Elle crut l’avoir effrayé et sourit dédaigneusement.

 

C’était l’étonnement et non la crainte qui l’avait cloué sur place. Il sourit à son tour et, se ressaisissant, le courtisan reparut. Il s’inclina avec grâce et complimenta sans ironie apparente :

 

– Peste ! à vous voir si frêle et si délicate, qui donc eût deviné que vous cachiez l’âme guerrière d’une Bradamante ?… Au surplus, cet air intrépide vous sied tout à fait. Vous êtes ainsi mille fois plus adorable… plus désirable… oui, je dis bien, désirable au possible !…

 

La pièce où ils se trouvaient était vaste. Rehaussée de deux larges marches, entourée de sa balustrade de chêne, ses quatre colonnes torses se dressant légères et supportant le dais de bois finement travaillé, portant au centre son écusson soutenu par deux amours ailés et d’où retombaient les lourds rideaux de brocard maintenus écartés par quatre amours espiègles et joufflus, l’estrade du lit se dressait au centre et contre le mur de fond. Elle occupait à elle seule un bon tiers de la pièce en longueur et en largeur. Entre les extrémités de l’estrade et les murs de côté, il y avait donc un espace, égal en longueur, qui tenait toute la largeur de la pièce.

 

À droite, c’est-à-dire à la tête du lit : la porte d’entrée à double battant, masquée par une épaisse portière de velours. Face à la porte, une fenêtre dont les rideaux étaient hermétiquement clos.

 

À gauche, c’est-à-dire au pied du lit : une petite porte dérobée : en face, une autre fenêtre. Entre cette fenêtre et le lit, une haute cheminée.

 

C’est dans cet espace que se tenait Bertille, debout, entre la cheminée et l’estrade.

 

Un peu partout : bahuts, tables, fauteuils, lit d’été, étagères surchargées de bibelots rares. Profusion de tableaux licencieux, bronzes, marbres, objets d’art. Sur la première marche de l’estrade, à la tête et au pied, deux énormes torchères.

 

Concini, comme s’il voulait la rassurer sur ses intentions, alla se placer du côté opposé et se mit à fouler le parquet d’un pas nerveux, allant de la porte à la fenêtre et inversement, sans prononcer une parole, lui jetant à la dérobée des regards où luisait une lueur inquiétante. Il avait décidé de lui laisser quelques jours de réflexion, après quoi, si elle continuait à se montrer intraitable, il agirait. Il avait décidé sincèrement ; dix fois il avait ouvert la bouche pour le lui déclarer et toujours il avait reculé.

 

Pourquoi ? C’est que, comme il l’avait dit en insistant, la jeune fille lui paraissait désirable au possible et que son désir, un instant assoupi, se réveillait plus impérieux, plus violent qu’il n’avait jamais été. Et puis, il y avait autre chose : il était jaloux. Il se disait, avec une inconsciente fatuité, que, pour que cette jeune fille lui eût résisté, à lui Concini, le seigneur le plus élégant de la cour de France, pour qu’elle eût rejeté les offres brillantes qu’il lui avait faites, pour qu’elle l’eût menacé enfin de le poignarder, il fallait que son cœur fût pris ailleurs.

 

À cette pensée, il se surprenait à, grincer des dents, à mâchonner d’horribles menaces à l’adresse de ce rival inconnu. Bientôt l’obsession fut si forte, qu’il laissa éclater sa pensée inquiète.

 

– Enfin, s’écria-t-il brusquement en se rapprochant d’elle, vous réfléchirez aux propositions que je vous ai faites… Il n’est pas possible que je vous inspire une horreur insurmontable… Ou bien, alors, c’est que vous en aimez un autre !…

 

L’insistance avec laquelle il la fixait, l’expression de son regard, le ton, l’attitude, tout était menaçant chez lui. Cette menace révolta la jeune fille :

 

– Et quand cela serait ? lança-t-elle en se redressant. Il grinça :

 

– Ah ! prenez garde !

 

– À quoi ?… Je suis en votre pouvoir et je ne tremble pas.

 

– Votre amant !… Je puis le broyer !

 

– Allons donc ! Vous vous vantez ! S’il apparaissait, vous fuiriez lâchement ! Vous ne sauriez où vous terrer !

 

– Quelque misérable truand !… C’est ce qui convient à une fille telle que toi !

 

– Le plus digne, le plus loyal, le plus chevaleresque des gentilshommes, dont la rude main se serait déjà appesantie sur cette face de pleutre !

 

Ces paroles délirantes, furieuses, d’une part, suprêmement dédaigneuses de l’autre, se succédaient, se choquaient rapides comme des battements de fer dans un duel à mort.

 

– Je veux lui manger le cœur !… le brûler de ma main à petit feu !…

 

– Le rôle de bourreau doit, en effet, vous convenir à merveille !

 

– Je veux le voir à mes genoux, criant grâce et merci ! Malheur sur toi ! Malheur sur lui !…

 

– Il ne vous craint pas… Il ne craint personne au monde… Il est toute la vaillance, toute la bravoure… Ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle le Brave !

 

Concini bondit :

 

– Tu dis ? bégaya-t-il, répète !… Tu dis qu’il s’appelle le Brave ?… Jehan le Brave, n’est-ce pas ?…

 

Elle se sentit mordue au cœur par un affreux pressentiment. Néanmoins, elle répondit fièrement :

 

– Jehan le Brave, oui. C’est son nom.

 

Concini partit d’un éclat de rire terrible qui la fit frissonner :

 

– Ah ! par Dieu ! l’aventure est plaisante. (Et il pouffait.) La maîtresse de Jehan le Brave !… Voici qui est merveilleux, par exemple !… Or çà, la belle, ce gentilhomme accompli, ce parfait modèle de chevalerie, savez-vous ce qu’il est ? Un truand !… un détrousseur de grandes routes !… un assassin à gages !… Voilà ce qu’il est, ce superbe héros !

 

Sans hésitation, elle cingla :

 

– Vous mentez !…

 

Il sacra, piqué au vif :

 

– Sangue della madonna !…

 

Il se remit aussitôt et, dans un sourire railleur, avec une impudence, cynique si elle n’eût été inconsciente :

 

– Voyons, j’en parle en connaissance de cause… puisqu’il est à mon service !…

 

– En ce cas, il ne serait que le serviteur obéissant aux ordres de son maître. L’infamie de la besogne retombe sur vous, qui la commandez et la payez. Le véritable assassin, c’est vous et non lui !… Mais, même cela, je ne l’admets pas. Vous mentez, vous dis-je !

 

Cette inébranlable confiance exaspéra Concini. Le démenti outrageant que, par deux fois, elle lui avait jeté à la face n’avait aucune importance à ses yeux, mais son instinct lui disait que le moyen le plus sûr d’humilier profondément la hautaine jeune fille, de la frapper douloureusement, était de la convaincre de l’indignité de son amant. C’est ce moyen qu’il cherchait, puisqu’elle refusait de le croire. Et, soudain, il se frappa le front. Il avait trouvé. Il grommela, assez haut pour qu’elle entendît :

 

– Pardieu ! la parole d’un gentilhomme n’a pas de valeur pour la maîtresse d’un truand… Ce qu’il faut, c’est le témoignage de sacripants de la même espèce que son amant. Soit.

 

Et saisissant un petit sifflet suspendu à son cou, il en tira trois appels stridents.

 

Au bout de quelques minutes, Carcagne, Escargasse et Gringaille firent leur entrée et se tinrent raides sur une ligne, à deux pas de la porte.

 

Sans se retourner, sans les regarder, il interrogea de sa voix brève, rude :

 

– Comment s’appelle votre chef ? Ébahis, les trois se regardèrent, hésitants.

 

– Monseigneur, fit l’un, nous ne…

 

– Pas de phrases ! interrompit violemment Concini. Un nom, c’est tout ce que je vous demande. Comment s’appelle votre chef ? Répondez !

 

– Jehan le Brave.

 

– Bien. Que fait-il à mon service ?

 

– Outre… Il fait… Il fait la même besogne que nous, qué !

 

Concini avait constamment tenu ses yeux fixés sur Bertille. Il fit un geste qui commandait aux trois braves de se retirer, et sans se retourner, sûr d’être obéi, il fit deux pas dans la direction de la jeune fille, croisa ses bras sur sa poitrine, et :

 

– Eh bien ! Vous avez entendu ? Vous avez reconnu ces trois sacripants ? Ce sont ceux-là mêmes qui vous ont saisie et amenée ici. Voilà leur besogne. Ceci, je pense, me dispense de plus amples explications. Êtes-vous convaincue, maintenant ?

 

Avec un entêtement farouche, elle dit : « Non ! » Seulement, elle était devenue un peu plus pâle.

 

– Tu ne crois pas ? écuma Concini. Et si tu vois…

 

– Je dirai que mes yeux ont mal vu… Je ne croirai pas davantage, interrompit-elle avec la même obstination.

 

– Si tu vois, continua implacablement Concini, ton Jehan le Brave traîné sur une claie jusqu’à la place de Grève, si tu vois le bourreau tenailler sa poitrine, arroser les plaies saignantes de plomb fondu et d’huile bouillante, si tu vois ses membres tirés à quatre chevaux, si tu vois la foule indignée se ruer sur ces restes informes, les déchirer à petits morceaux et les donner en pâture aux pourceaux, si tu vois cela, croiras-tu ?…

 

Elle ferma les yeux, comme pour se soustraire à l’horrible vision. Mais, vaillante jusqu’au bout, elle les rouvrit aussitôt et nargua :

 

– Je sais que, par des manœuvres viles, on peut faire condamner un innocent. Je vois que vous êtes capable de toutes les infamies pour arriver à vos fins. Mais je sais aussi que Jehan le Brave n’est pas de ceux qui se laissent prendre.

 

– Eh bien ! rugit triomphalement Concini, c’est ce qui te trompe !… On peut si bien l’arrêter, qu’il est maintenant sous les verrous… Dans quelques jours, il subira le supplice infligé aux rég…, aux scélérats de son acabit.

 

Le désir féroce qu’il avait de lui porter ce coup qui devait l’assommer, pensait il, lui avait fait oublier la prudence qui conseillait impérieusement de ne pas paraître savoir ce que tout le monde ignorait encore à l’heure présente. Il avait même failli prononcer le mot régicide. Il regrettait déjà son imprudence. Mais il n’y avait plus à y revenir.

 

Le coup, d’ailleurs, avait porté au-delà de ce qu’il avait espéré. Bertille, de pâle qu’elle était, devint livide. Elle chancela. Elle dut s’appuyer à un meuble qui se trouvait là pour ne pas tomber. Elle pensa que le roi, après avoir paru pardonner magnanimement, s’était ravisé.

 

Concini, qui la dévorait des yeux avec une joie funeste, ne put pas jouir de son triomphe comme il l’aurait voulu. Il fut distrait par une série de grognements inarticulés, suivie d’une grêle de jurons à faire frémir un corps de garde. Étonné, furieux, désappointé, il se retourna tout d’une pièce et reconnut ses trois estafiers qui, présentement, montraient des figures pour le moins aussi bouleversées que la sienne. Dans son saisissement, il ne sut que bégayer :

 

– Que faites-vous ici, drôles ?

 

Ce qu’ils faisaient ?… Ils avaient entendu parler de leur Jehan dans des conditions qui les avaient intrigués, ils avaient voulu savoir de quoi il retournait et ils avaient trouvé tout simple de rester, se disant qu’ils pourraient toujours se défiler à la douce, en jurant qu’ils n’avaient pas vu le geste qui leur ordonnait de se retirer. Et voilà qu’ils apprenaient brutalement que leur Jehan, qu’ils avaient quitté libre et insouciant il n’y avait pas deux heures, était maintenant arrêté, menacé d’être écartelé. Qui disait cela ? Concini : un homme bien placé pour savoir certaines choses avant tout le monde. Ah ! s’ils avaient su deux heures plus tôt ! Ils ne l’auraient pas quitté et alors on ne l’aurait pas eu. Leur douleur était réelle, profonde, et ils la manifestaient à leur manière : par des jurons variés.

 

Concini s’était remis. Il s’avança menaçant sur eux, grondant furieusement :

 

– Que venez-vous m’espionner ici ?… Je vous chasse !… Allez, hors d’ici, chiens ! dehors, vous dis-je !

 

Les trois se redressèrent, se consultèrent du coin de l’œil et, au lieu de sortir comme il leur ordonnait, ils se dirigèrent vers leur maître avec des figures qui l’eussent fait frémir s’il n’avait été absorbé par ses pensées. Une seconde de plus, c’en était fait de Concini, qui n’eût jamais été marquis ni Premier ministre. Mais, à ce moment précis, Concini, changeant d’idée, s’écria :

 

– Ou plutôt, non, restez… Voyons, toi, Escargasse, parle, répète à cette femme qui ne croit sur parole que les gens de votre espèce, répète-lui ce que tu m’as dit dans mon cabinet. Seulement, sois bref.

 

Les trois respirèrent, soulagés. Ils eurent des sourires entendus et des clins d’yeux malicieux. Ils comprenaient la méprise. Dès l’instant qu’il s’agissait de l’arrestation qu’ils avaient signalée et qui n’avait jamais existé que dans leur imagination, ils pouvaient être rassurés sur le sort de leur chef. Ils reprirent instantanément leur attitude de respect outré et Escargasse déclara :

 

– Monseigneur, nous vous avons signalé qu’un meurtre abominable a été commis et que nous avons vu arrêter le meurtrier, qu’on a quelque peu malmené, selon la coutume.

 

Concini se retourna vers Bertille pour juger de l’effet de ces paroles. Alors, sur son dos, avec des mines hilares, les trois, d’un commun accord, se livrèrent à une pantomime effrénée. Des bras agités frénétiquement, de la tête, des yeux, des lèvres qui remuaient sans laisser échapper un son, ils disaient, ils criaient de façon très claire, qui ne permettait aucune fausse interprétation :

 

– Ce n’est pas vrai !… N’en croyez rien !

 

Et Bertille, à qui s’adressait cette expressive mimique, les crut sans savoir pourquoi. Si bien que Concini, qui s’attendait à la voir enfin abattue et meurtrie, fut stupéfait de la trouver droite, aussi fière et aussi résolue.

 

Il se retourna brusquement, comme s’il avait eu l’intuition d’une trahison de ses hommes, et il les vit raides, impassibles. Il les considéra un instant, le sourcil froncé, réfléchissant, et d’une voix radoucie :

 

– Pourquoi n’êtes-vous pas sortis quand je vous ai fait signe ? demanda-t-il.

 

– Monseigneur, nous n’avons pas remarqué.

 

Concini les fouilla d’un regard perçant. Ils prirent leur mine la plus ingénue. Sans insister, Concini dit :

 

– Je n’aime pas les distractions dans le service. Passe pour cette fois, mais n’y revenez plus. Maintenant descendez au rez-de-chaussée et ne montez que si j’appelle. Allez !

 

Ils sortirent. Derrière eux, Concini ouvrit la porte toute grande et écouta. Ils descendirent l’escalier bruyamment. Concini ferma la porte et donna un double tour de clé en murmurant :

 

– Demain, je réglerai leur compte à ces sacripants… Je n’ai plus confiance en eux.

 

Il jeta un coup d’œil sur Bertille qui n’avait pas fait un mouvement, et, sans lui dire un mot, il reprit sa marche dans le rectangle qu’il avait adopté, loin d’elle. Et tout en marchant, il jetait des regards furtifs sur elle. Cette promenade dura un quart d’heure. Il ne pensait plus à s’en aller. Il ne pensait plus à lui accorder un délai. Son désir l’avait repris plus tenace, plus impérieux. Il murmura, comme pour s’excuser à ses propres yeux :

 

– La maîtresse d’un truand ! J’aurais bien tort de me gêner ! Il se rapprocha d’elle, résolu à en finir :

 

– Avez-vous réfléchi aux propositions que je vous ai faites ? dit-il, ramenant brusquement la conversation à son point de départ.

 

– Vous m’avez fait des propositions ?… vous ?…

 

Il pâlit, ses poings se crispèrent. Il hocha la tête comme pour dire : nous réglerons toutes ces impertinences. Et tout haut, s’efforçant de paraître calme :

 

– Soit. Je vais donc me répéter. Je vous offre une somme de cent mille écus, une maison montée sur un pied princier, un titre : marquise, duchesse si vous voulez. J’ajoute autant de bijoux que vous en pourrez désirer. Attendez… ne vous fâchez pas, j’achève. En échange, je ne vous demande rien que ceci : autorisez-moi à vous visiter, à vous faire ma cour si mieux vous aimez… le reste viendra tout seul. Dites un mot, un seul : Oui ! et je sors à l’instant et vous ne me reverrez qu’en plein jour, libre, sans contrainte, sans appréhension. Répondez, dois-je me retirer ?

 

Et tout en parlant, il se rapprochait sournoisement de plus en plus. Elle avait dû déjà faire deux pas en arrière. Elle s’aperçut que si elle le laissait faire, elle serait bientôt acculée au mur. Elle serra nerveusement le manche du poignard et l’avertit :

 

– Ne bougez pas ! restez où vous êtes ! Il obéit, docile en apparence, et il insista :

 

– Répondez-moi.

 

– Vous m’avez demandé si vous me faisiez horreur. Je vous réponds : c’est plus que de l’horreur que j’éprouve pour vous. C’est du mépris et du dégoût. Je préfère la mort à votre contact répugnant.

 

– Eh bien, tu seras à moi quand même ! rugit Concini.

 

Il y avait déjà un moment qu’il préparait son coup. Il bondit brusquement.

 

Elle leva le bras et l’abattit dans un geste foudroyant. Mais il la surveillait ; il avait prévu le geste. Il rejeta vivement le torse de côté. Le petit poing armé fut happé au passage par ses deux poignes tendues.

 

Ce ne fut pas long. Ce bras blanc, ferme, potelé, ce faible bras de femme, il le tordit, le pétrit. Elle eut un cri déchirant : le poignard, échappant à ses doigts meurtris, venait de tomber sur le parquet.

 

Avec un éclat de rire sauvage, il le repoussa d’un coup de pied violent et la saisit à pleins bras. Il ricanait toujours. Dans l’état de surexcitation où il se trouvait, joint à l’animation de la lutte, le masque de l’homme civilisé tombait sans qu’il en eût cure, les mauvais instincts de la brute reprenaient le dessus. Et oubliant de surveiller sa prononciation, il grognait entre deux éclats de rire, dans un baragouin moitié français, moitié italien :

 

– Ah ! poveretta, tou croyais me faire ricouler !… Tou ne me connais pas… Te voglio ! te voglio ! et porco dio ! tou seras à moi !…

 

Elle se raidit, la tête rejetée en arrière, pour éviter l’odieux baiser. Et de ses petits poings fermés, elle frappait comme elle pouvait, au hasard.

 

Lui, il resserrait son étreinte, il la poussait vers l’estrade et il ricanait :

 

– Frappe… mords… égratigne… Tes coups sont des caresses pour moi !

 

Pourtant, à force de se tordre, de se débattre, elle finit par lui glisser des mains, elle réussit à se dégager. Elle n’avait plus qu’une pensée lucide : gagner du temps, ne fût-ce qu’une minute… atteindre la porte. Et puis ? Est-ce qu’elle savait !… Un miracle pouvait se produire. Ces trois hommes qui avaient pitié d’elle, tout à l’heure, interviendraient peut-être… Le plafond pouvait s’écrouler et l’écraser… le plancher s’effondrer et l’engloutir… Elle ne savait plus, tant son affolement était grand.

 

Dans sa lutte, elle s’était laissé acculer contre la petite porte. Si cette porte s’ouvrait, c’était peut-être le salut. Elle essaya de l’ouvrir. Elle était fermée à clé, et la clé n’était pas sur la serrure. Alors tenter de gagner la grande porte ?… Mais il fallait contourner l’estrade et son lit monstrueux. Quel chemin à franchir ! Et le fauve était là qui guettait, qui la harcelait et barrait la route. Elle fit un appel désespéré au sang-froid et tenta l’aventure. Et dans cet espace d’angle réduit, ce fut la fuite raisonnée, méthodique. Elle, renversant tout ce qui se trouvait à portée de sa main, accumulant les obstacles, les yeux dilatés, hagards, obstinément fixés sur le but à atteindre, les forces décuplées par le désespoir. Et comprenant que s’il la saisissait à nouveau, si elle tombait, si elle s’évanouissait, elle était perdue, elle agissait avec une hâte prudente, attentive à tout, ménageant ses forces. Et cependant, sans interruption, elle poussait de longs cris de détresse.

 

– À moi !… À l’aide !…

 

Lui, exalté jusqu’à la folie furieuse, la violence de son désir exaspéré par cette résistance acharnée, il la serrait de près, ne lui laissait pas gagner un pouce de terrain. Il enjambait ou écartait à coups de pied les obstacles et il la poussait avec acharnement, cherchant à l’acculer contre l’estrade. Et, défiguré, hideux, il grognait d’une voix qui n’avait plus rien d’humain :

 

– Je t’aurai !… Tu seras à moi !…

 

Elle sentait ses forces s’épuiser ; elle n’en pouvait plus ; elle était à bout de souffle, ses cris se changeaient en râles.

 

Il comprit qu’elle faiblissait. Il redoubla d’efforts, précipita ses attaques. Enfin, ses deux griffes s’abattirent sur ses épaules et la maintinrent. Il la tenait à nouveau. Il eut le grognement joyeux du fauve qui s’apprête à déchirer sa proie :

 

– Je te tiens !… Tu es à moi !…

 

Haletante, ruisselante de sueur, déchirée, meurtrie, échevelée, l’esprit chaviré, n’ayant plus une pensée lucide, l’instinct de la conservation, seul, lui fit tenter un suprême effort. Effort vain. Il la tenait bien, cette fois-ci. Alors, un nom monta de son cœur à ses lèvres et jaillit irrésistible, spontané, dans un dernier appel déchirant :

 

– Jehan ! À moi, Jehan !…

 

Délire ? Hallucination ? Il lui sembla qu’une voix lointaine, assourdie, tonnait dans le silence de la nuit : « Me voici ! »

 

Hélas ! ce n’était qu’une illusion. Le miracle espéré ne se produisit pas. Nul sauveur n’apparut. Et le monstre, dont elle sentait le souffle rauque lui brûler le visage, le monstre raillait :

 

– Appelle !… Nul ne t’entendra !… Nul ne viendra à ton secours !… Rien ne peut t’arracher à mon étreinte.

 

Illusion heureuse, toutefois, car dans son cerveau prêt à sombrer dans la folie, une détente se produisit. L’aube d’une espérance, si incertaine qu’elle fût, lui donna des forces nouvelles. Avec la raison, un peu de sang-froid lui revint. Et elle se raidit, se tordit, griffant, mordant, frappant des genoux, s’acharnant inutilement à s’arracher aux serres puissantes qui la tenaient solidement. Et le même appel, plus douloureux, plus désespéré, jaillit encore une fois de ses lèvres décolorées :

 

– Jehan ! À moi, Jehan !

 

Concini réunit toutes ses forces. Son étreinte se fit irrésistible, indénouable, et il réussit enfin à la soulever, à l’arracher de terre. Alors, il se mit en marche vers le lit, pareil à quelque monstre fabuleux dont la gueule béante semblait s’ouvrir démesurément, prête à broyer la proie. Il y allait lentement, parce qu’il était entravé par ses soubresauts incessants, aveuglé par les coups qu’elle ne cessait de faire pleuvoir sur sa tête, au hasard, mais il y allait sûrement, sans dévier d’une ligne, avec l’inébranlable conviction que, ainsi qu’il l’avait dit, nulle puissance humaine ne pouvait la lui arracher. Et en marchant, pour répondre à ses appels interrompus, il hurlait de toute la puissance de ses poumons :

 

– Ton Jehan ?… Il est au Châtelet… au Châtelet, je te dis, enchaîné dans quelque bon cachot d’où il ne sortira que pour être traîné à l’échafaud !

 

Comme il prononçait ces paroles, une voix jeune claironna derrière lui :

 

– Tu te trompes, Concini !… Jehan n’est pas au Châtelet. Il est ici !

 

Au même instant, Concini reçut au bas des reins un coup d’une force impétueuse : c’était la botte de Jehan qui entrait en collision avec le derrière du favori de la reine. ; Le coup avait été si violent, si magistralement asséné, que Concini serait allé s’étaler sur le parquet avec son précieux fardeau si une poigne vigoureuse ne l’avait saisi à l’épaule et maintenu à temps. L’attaque avait été si soudaine, si imprévue, le choc si rude, si douloureux que le ravisseur, étourdi, suffoqué, ne put retenir un cri de douleur atroce. Mais, en même temps, il ouvrit les bras, lâcha sa victime qui courut se réfugier derrière son sauveur.

 

Il n’en avait pas encore fini. Avant qu’il fût remis, Jehan le retourna d’un geste prompt et brutal et sa main levée s’abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler sur le parquet, où il demeura évanoui.

 

XIV

 

Jehan se tourna vers la jeune fille et, avec une voix d’une infinie douceur :

 

– Ne craignez rien, dit-il.

 

Elle leva sur lui un regard brillant qui traduisait franchement, loyalement sa reconnaissance, son admiration, son amour innocent. Avec une simplicité touchante qui disait sa confiance absolue, elle murmura :

 

– Je n’ai plus peur, maintenant.

 

Et, terrassée par l’émotion, brisée par la fatigue, elle ferma ses beaux yeux et s’évanouit. Forte et vaillante dans la lutte, elle payait maintenant son tribut à la nature.

 

Il n’eut que le temps d’étendre le bras et de la recevoir. Il râla :

 

– Morte ?…

 

Et avec un regard sanglant à l’adresse de Concini, toujours inerte sur le parquet, il gronda :

 

– Oh ! malheur à toi !…

 

Mais déjà elle se remettait, se dégageait doucement, et elle lui souriait d’un sourire énivrant. Et lui, pâle comme la mort, tremblant, la gorge étreinte par une indicible émotion, dans un souffle qui ressemblait à un sanglot, il gémit :

 

– Oh ! que j’ai eu peur !…

 

Et c’était merveilleux, admirable. Ce lion qui ignorait la peur. Ce diable à quatre qui avait soutenu sans sourciller l’assaut de cinquante archers. Ce téméraire qui avait résolument tenu tête au souverain le plus puissant de l’Europe, qui avait poussé la bravade jusqu’à l’accompagner à la porte de son Louvre. Cet intrépide qui avait osé pénétrer dans l’antre de Concini – plus redoutable que le roi, à sa manière –, lui arracher sa proie et lui infliger la correction manuelle la plus déshonorante.

 

Ce pourfendeur, ce tranche-montagne, tremblant comme une faible femme, avouant naïvement qu’il avait eu peur… parce qu’une enfant venait de se pâmer devant lui.

 

Quelle déclaration d’amour eût pu être plus éloquente, plus douce et plus pénétrante que la déclaration d’amour contenue dans ces trois mots tombés de la bouche d’un tel homme : « J’ai eu peur » ? Et comme elle le comprit bien !

 

Instantanément, ses traits tirés retrouvèrent leur animation ; ses joues livides, leur teinte rose d’une idéale délicatesse ; ses yeux mornes, fiévreux, leur éclat brillant ; ses lèvres crispées, leur sourire si doux : tout, dans cette physionomie si loyale et si expressive, disait ingénument son ravissement, son orgueil, son attendrissement. Toute son attitude était un chant d’allégresse et d’actions de grâces.

 

Ils s’étaient parlé ce soir-là pour la première fois, et toutes leurs paroles, même les plus étrangères au sentiment, proclamaient hautement, noblement, leur amour. Et tous leurs gestes, même inconscients, étaient des preuves manifestes de cet amour.

 

Jeunes, beaux, débordants de vie, ils étaient adorables… et ils l’ignoraient. Mais, ce qu’ils savaient, par exemple, sans se l’être dit, sans que le mot fatidique eût été prononcé, ce qu’ils savaient, de toutes les forces de leur être, c’est qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre, à tout jamais, sans arrière-pensée de reprise.

 

À quoi bon parler quand les yeux et le sourire ont un langage d’une poésie et d’une douceur que les plus douces, les plus poétiques paroles ne sauraient égaler ? Aussi ne parlaient-ils pas.

 

Ils étaient debout tous les deux, face à face, séparés par une chaise renversée que le hasard avait jetée là. Et ils s’étreignaient tendrement du regard ; ils se souriaient doucement, ils s’admiraient naïvement.

 

Jehan se croyait au paradis. Il eût voulu que cet instant de suprême bonheur, si chaste et, à la fois, si doux et si violent qu’il en était comme oppressé, durât toute une éternité. Il oubliait le lieu infâme où ils se trouvaient, et qu’il était pauvre et sans nom… et qu’elle était fille de roi… Il oubliait toute la terre…

 

Il fut tiré de son enchantement par un bruit de verrous violemment poussés.

 

Il se retourna vivement, Concini avait disparu, et c’était lui, évidemment, qui poussait ces verrous dans l’antichambre.

 

Instinctivement, elle se rapprocha de lui et, les yeux agrandis par l’effroi, désignant la porte dérobée par où il était entré et qui était encore ouverte, elle murmura :

 

– Fuyons !

 

Il eut un sourire plein de confiance, la rassura d’un geste et, très doucement :

 

– Vous n’avez rien à redouter tant que je suis près de vous. Pendant qu’ils prolongeaient leur muette extase, Concini était revenu à lui.

 

Tout d’abord, il avait cru s’éveiller de quelque affreux cauchemar. Mais la sensation de brûlure intolérable qu’il éprouvait à la joue, mais la douleur lancinante qui le piquait au bas des reins, vinrent attester hautement qu’il n’était pas le jouet d’une illusion, mais la victime d’une réalité brutale autant que pénible.

 

Ses yeux, striés de sang, se portèrent sur le couple, et ses lèvres se retroussèrent dans un rictus terrible, et sa main se crispa sur le manche de sa dague. Il secoua furieusement la tête et réfléchit :

 

– Non !… Ceci est trop doux, trop prompt. Je veux une vengeance raffinée, effroyable… une agonie lente, interminable, dans des tortures inouïes… je veux des supplices sans nom… que j’inventerai tout exprès pour lui !… Sortons d’ici d’abord !…

 

Sortir comme il l’avait décidé, pousser doucement les verrous, ce fut très facile… les deux amoureux étaient si absorbés !

 

Cette petite porte par où Jehan était entré et qu’il avait laissée ouverte, donnait sur un cabinet de toilette. Ce cabinet communiquait avec l’antichambre par une autre porte, lourde, massive, celle-là.

 

D’un bond, Concini fut sur cette porte, la ferma d’un coup de pied lancé à toute volée, s’abattit dessus et poussa les deux forts verrous dont elle était munie. Cette fois, il n’avait plus besoin d’agir silencieusement.

 

C’était ce bruit qui avait arraché les deux jeunes gens à leur contemplation.

 

Les verrous poussés, Concini se mit à rire, d’un rire frénétique, en grinçant :

 

– Je les tiens !

 

Au moment où il allait se retourner, deux mains rudes s’abattirent sur chacun de ses deux bras et les immobilisèrent. En même temps, deux autres mains, avec une dextérité remarquable, lui enlevaient sa dague et son épée et les jetaient à l’autre extrémité de l’antichambre.

 

Un cri jaillit des lèvres de Concini. Non qu’il eût peur, mais parce qu’il comprenait que sa vengeance allait lui échapper et cette vengeance, il l’eût volontiers payée d’une fortune, d’une pinte de son sang.

 

Les mains lâchèrent dès qu’il fut désarmé. Il se retourna alors, pareil au fauve qui se sent pris dans le filet ; il écumait, il grinçait.

 

Escargasse, Gringaille et Carcagne, le jarret droit tendu, le dos arrondi, le chapeau balayant le parquet, la bouche fendue en un large sourire exécutaient en son honneur une de ces fantastiques révérences dont ils avaient le secret et qu’ils croyaient sincèrement irrésistibles.

 

– Péchère ! Monsignor fait donc son service lui-même ? s’apitoya Escargasse.

 

– Pourquoi diable n’a-t-il pas appelé ces deux grands coquins de laquais que nous avons si proprement ficelés ? fit Carcagne.

 

– Peut-être a-t-il perdu son sifflet, insinua Gringaille. Ivre de fureur, blême de sa déconvenue, Concini rugit :

 

– Vous osez !… misérables drôles, savez-vous bien que…

 

– Ah ! s’il vous plaît, signor Concini, interrompit rudement Gringaille, pas de gros mots, hé !… je vous le conseille.

 

– Nous sommes bons bougres, mais tripes du pape ! on a droit à quelques égards, tout de même !

 

– C’est vrai, aussi… Nous ne sommes pas des chiens ! Concini les vit hérissés, l’œil farouche, les crocs sortis, prêts à déchirer et à mordre. Il entrevit alors que sa situation était plus critique qu’il ne l’avait pensé. Néanmoins il ne se rendit pas. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un air suprêmement dédaigneux, il gronda :

 

– Faites attention à vos paroles !… Faites attention surtout à ce que vous allez faire ! Je vous retrouverai… à moins que vous ne m’assassiniez.

 

– Vous assassiner ?… Fi donc !… Ce sont là manières de grand seigneur… comme vous, signor Concini… et qui ne sauraient être employées par de pauvres diables comme nous !

 

Concini ne sourcilla pas. Comme s’il n’avait pas saisi l’outrageante allusion, il reprit froidement :

 

– Alors, que voulez-vous ?… Comment, vous me trahissez, moi !… moi qui vous fais vivre, moi qui vous couvre de ma protection, moi qui puis vous enrichir, vous me trahissez, et pour qui ?… Pour une fille que vous ne connaissez pas… pour un aventurier, sans sou ni maille, que le bourreau guette, qui vous fera crever de faim, de froid, de misère, jusqu’au jour où il vous traînera à sa suite sur l’échafaud qui l’attend !…

 

– Êtes-vous devenus subitement déments ?…

 

Il ne les quittait pas des yeux. Il les vit ébranlés, hésitants. Il continua d’une voix qui se fit plus insinuante, plus persuasive :

 

– Allons, Cristo santo ! revenez au sens de la réalité !… Tenez, j’ai pitié de vous… Je veux bien oublier que vous avez cherché à m’insulter. J’oublie que vous m’avez menacé et je vous dis : Voulez-vous être à moi, pendant une heure seulement ?… Une heure d’obéissance passive, absolue, une heure de fidélité, ce n’est pas beaucoup… je m’en contente cependant et en échange je vous donne une fortune qui vous mettra à l’abri du besoin le reste de vos jours !…

 

– Outre !

 

– Tripes du pape !

 

– Cornes de Dieu !

 

Les trois jurons n’en firent qu’un. Immédiatement après, un des trois demanda :

 

– Combien ?

 

Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Concini, il pensa :

 

« Il faut que je les assomme… et ils sont à moi. » :

 

Et les regardant droit dans les yeux, il énonça froidement :

 

– Cent mille livres à vous partager.

 

Et en lui-même :

 

– Oui, chiens maudits, servez-moi pendant une heure, et après… trois bonnes cordes toutes neuves, trois potences… voilà les cent mille livres que je vous destine !

 

Les trois avaient chancelé. Ce chiffre, fabuleux pour eux, leur avait produit l’effet d’un coup de matraque sur le crâne.

 

– Trente-trois mille trois cent trente-trois livres, six sols et huit deniers chacun !

 

Le compte avait été vite établi, comme on voit.

 

– De quoi vivre dans la bombance jusqu’à la fin de ses jours !

 

– À ce prix-là, j’étriperais mon propre père… si je l’avais jamais connu !

 

Concini rugit en lui-même : « Ils sont à moi ! » Et tout haut :

 

– Est-ce dit ?

 

Ils parurent se consulter du regard, pour la forme sans doute, car déjà leur attitude s’était modifiée et ils avaient repris ces allures courbées, ces démonstrations de respect exorbitant qui leur étaient habituelles. Concini frémissait d’impatience, non d’incertitude, parce qu’il voyait bien qu’ils étaient décidés. Enfin ils adhérèrent résolument.

 

– C’est marché conclu, monseigneur !

 

– Pendant une heure, nous vous appartenons.

 

– Quoi que vous nous commandiez, nous l’exécuterons.

 

À force de volonté, Concini était parvenu à rester impassible. Mais en lui-même, il exultait. Une joie puissante, furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, l’étreignait. Il crut que tout était dit, et dans sa hâte d’en finir, il voulut expliquer à l’instant même ce qu’il attendait d’eux.

 

Mais les trois compères avaient probablement, eux aussi, leur idée de derrière la tête, qu’ils poursuivaient avec autant de ténacité que Concini en mettait à suivre la sienne. Gringaille l’interrompit, respectueusement d’ailleurs :

 

– Un instant, monseigneur, dit-il, avec une gravité soudaine qui éclairait cette physionomie rusée d’un jour insoupçonné. Vous nous avez demandé pourquoi nous étions avec… celui qui attend derrière cette porte, contre vous. Je vais vous le dire. Vous êtes, pour nous, l’homme qui paye et à qui on ne doit plus rien lorsque la besogne payée est honnêtement accomplie. Tandis que lui, il était un ami. Nous autres truands, gens de sac et de corde, nous avons des idées particulières. Par exemple, pour nous, un ami est un être sacré. On n’est jamais quitte envers un ami. Sa bourse quand elle est garnie, son pain, son bras, son sang, tout se donne, et sans compter, à un ami. Le trahir est chose vile, infâme, qu’aucun de nous ne voudrait accomplir sans se croire damné, déshonoré à ses propres yeux, digne des plus affreux supplices. Ne froncez pas les sourcils, ne vous impatientez pas. Ce que j’en dis, c’est pour vous expliquer. Donc, monseigneur, cette vilenie, cette infamie, nous allons l’accomplir… c’est promis, mais… c’est dur… très dur !… Pour nous décider, il n’a pas fallu moins que l’appât de cette somme énorme que vous nous promettez. Or, jusqu’ici, je vous ferai remarquer que nous ne tenons encore qu’une promesse… Nous ne doutons pas de votre parole, mais enfin, je vous le dis tout net, c’est insuffisant pour nous décider à agir. C’est pour vous dire que si vous voulez que le marché tienne, il faut donner des arrhes.

 

Au même instant, trois griffes se tendirent avidement vers Concini.

 

Celui-ci ne doutait pas de la bonne foi des trois sacripants. S’il avait eu des doutes, le discours habile de Gringaille les eut complètement dissipés. La demande ne le surprit ni le choqua. Elle était dans les usages. Elle lui parut toute naturelle. Il se fouilla vivement. Un geste de déception lui échappa et il sacra, réellement désolé :

 

– Porco Dio ! j’ai tout donné à cette vieille sorcière… Je n’ai plus rien sur moi.

 

Conciliants, ils firent preuve de bonne volonté. Gringaille, qui avait soulevé le lièvre, déclara le premier, rondement :

 

– Qu’à cela ne tienne ! Je me contenterai pour ma part de cette superbe chaîne d’or que vous avez au cou. Et toi, Escargasse ?

 

– Moi, je vois là certaine agrafe qui ferait assez bien mon affaire. Et toi, Carcagne ?

 

– Moi, je serais curieux de savoir si cette bague qui brille au petit doigt de monseigneur fera autant d’effet au doigt de certaine petite main de ma connaissance.

 

Au fur et à mesure qu’ils désignaient l’objet de leur choix, Concini, sans hésiter, arrachait le bijou et le leur jetait. Cet âpre marchandage, cette façon de curée à peine voilée ne le révoltait pas. Elle le rassurait de plus en plus. Elle était une preuve manifeste de la loyauté de leurs intentions.

 

Il avait eu un moment de rage folle, de désespoir intense, lorsqu’il avait constaté qu’il n’avait pas une maille sur lui. Il les connaissait trop bien pour ne pas être assuré que, sans les arrhes réclamées, il n’obtiendrait rien d’eux. Pour assurer sa vengeance prête à lui échapper, il se serait donc humilié, lui, Concini, il se serait abaissé jusqu’à supplier presque ces trois ruffians maudits qui l’avaient bafoué, insulté, maltraité ?… Et cela en pure perte ! C’était à vous rendre enragé.

 

Il s’estimait donc très heureux d’en être quitte à si bon compte… car pour les cent mille livres promises, nous savons comment il avait décidé de les payer.

 

Concini, on a pu le remarquer, et c’est ce qui prouvait sa grande souplesse d’esprit, ce qui faisait sa force, Concini savait imposer, momentanément, silence à sa haine. S’il avait intérêt à s’attacher celui qui l’avait insulté, il n’hésitait pas à le faire. C’est ainsi qu’il avait gardé à son service Jehan le Brave qu’il haïssait déjà parce que le jeune homme l’avait, en maintes circonstances, profondément humilié. C’est ainsi qu’il avait cherché à s’attacher ces trois hommes dont il se méfiait et qui venaient de le violenter.

 

Mais le souvenir des humiliations qu’il avait dû ravaler le faisait écumer. Son esprit travaillait. Et le résultat de ce travail était que son plan primitif de se faire livrer Jehan réduit à l’impuissance s’était profondément modifié. En leur jetant au fur et à mesure le bijou convoité, il songeait à part lui :

 

« Prenez, chiens rampants, prenez ces os à ronger !… Que je réussisse seulement à vous faire passer de l’autre côté de cette porte, et alors, moi, je pousse les verrous. Quel magnifique coup de filet !… les tenir tous les quatre à ma merci !… Alors, j’envoie un de ces laquais qu’ils prétendent avoir garrottés chercher du renfort. Dans une heure, je puis avoir ici cinquante hommes résolus. C’est plus qu’il n’en faut pour saisir les truands. Moi, je reste ici, je les garde, je les surveille, sans qu’ils puissent soupçonner ma présence. Les fenêtres, heureusement, sont munies de solides barreaux. Rien à tenter de ce côté. Restent les portes. J’admets qu’à eux quatre ils réussissent à les enfoncer. Il leur faudra bien une couple d’heures pour cela. C’est plus qu’il ne m’en faut. S’ils ne passent pas par le vestibule, mes hommes les cueillent. S’ils passent par le vestibule – et ils seront bien obligés d’y passer – alors, je les tiens sans l’aide de personne ! »

 

Voilà ce que songeait Concini, sans que rien sur son visage trahît la nature de ses pensées.

 

Carcagne, Escargasse et Gringaille n’avaient pas cette prudente réserve. Les sacripants estimaient qu’ils avaient fait une bonne affaire. Ils jubilaient et ne voyaient pas la nécessité de dissimuler cette jubilation. Quand ils eurent fait disparaître au plus profond de poches mystérieuses les bijoux qu’ils venaient d’arracher si adroitement à Concini, ils reprirent le sérieux qui convient à des gens qui vont s’atteler à une rude besogne et ils écoutèrent sans broncher les instructions de leur maître.

 

– Surtout, fit Concini en achevant, n’allez pas me le détériorer !… Sa peau m’est précieuse, voyez-vous.

 

– Je comprends !…

 

– Une peau que l’on paye cent mille livres !

 

– On ne saurait dire qu’elle ne vous est pas chère. Les trois éclatèrent de rire et Concini daigna sourire.

 

– Il me le faut vivant !… Vivant, m’entendez-vous ? insista-t-il.

 

– Cela va de soi !

 

– C’était tout indiqué !

 

– La besogne n’en sera que plus facile !

 

C’était Gringaille qui avait prononcé cette dernière phrase. Elle eut le don d’éveiller le soupçon dans l’esprit de Concini, prompt à se méfier.

 

– Pourquoi plus facile ? fit-il en le regardant fixement. J’aurais cru le contraire.

 

Gringaille haussa irrévérencieusement les épaules et, avec un dédain à peine voilé :

 

– On voit bien que vous êtes gentilhomme, monseigneur, dit-il.

 

– Le pôvre, il ne sait pas organiser une petite trahison de rien du tout.

 

– Il aurait besoin de nos leçons.

 

Ils avaient des trognes hilares, une rondeur de manières, une bonhomie qui eussent endormi les défiances les plus robustes : Concini ne les soupçonnait pas, en ce moment du moins. Mais il avait hâte de les voir franchir le seuil de cette porte et de les tenir tous sous clé. Ce fut donc avec une certaine impatience qu’il dit :

 

– Parlez plus clairement… et soyez brefs. Gringaille expliqua :

 

– Tous trois, ici présents, nous sommes de bons amis à vous, des amis en qui vous avez toute confiance…

 

– Simple supposition, eh ! Gringaille !… Tu ne voudrais pas être un ami de monseigneur ?

 

L’interruption venait d’Escargasse. La phrase pouvait paraître louche. Elle fit froncer le sourcil à Concini. Mais Escargasse avait un air naïf, respectueux, qui éloignait le soupçon. Puis, quoi ? on ne pouvait pas exiger de ce truand les phrases alambiquées d’un mignon de cour ! D’ailleurs, Gringaille continuait déjà :

 

– Supposition, comme de juste. Nous venons vous visiter. Nous déposons nos dagues et nos épées… sur ce meuble (effectivement ils déposaient leurs armes) à seule fin d’endormir vos soupçons, au cas où vous en auriez. Ceci fait, Escargasse et moi nous venons à vous la main loyalement tendue.

 

– Et nous vous disons ; « Adieu, eh ! cher ami ! » Autrement, comment va ? fit Escargasse.

 

– Naturellement, reprit Gringaille, vous nous donnez une main à chacun… comme ceci, justement. (Concini n’avait pas donné sa main. Il avait eu un mouvement de recul, au contraire.) Nous la prenons et… nous vous tenons.

 

– Alors, moi, Carcagne, je vous serre dextrement les poignets avec cette solide cordelette.

 

Et Carcagne, en effet, enroulait prestement une ficelle autour des poignets de Concini, qui se débattait, vociférait, écumait, sans aucun succès d’ailleurs. À partir de ce moment, la démonstration continua, ponctuée par des gestes bien réels, hélas ! Et les trois débridés, riant, pouffant, se bourrant, s’envoyaient malicieusement la réplique sans demeurer inactifs pour cela.

 

– Parfait, Carcagne !

 

– Ne vous démenez donc pas ainsi…

 

– C’est pour vous faire voir comment nous nous y prendrons.

 

– Ensuite, nous passons aux bras…

 

– Eh là, doucement ! Ne ruez donc pas ainsi, que diable !

 

– Puisqu’on vous dit que c’est pour vous faire voir.

 

– Est-il obstiné !…

 

– Ensuite nous passons aux jambes… Là, maintenant vous ne pouvez plus ruer !… Ensuite nous vous roulons dans ce manteau que nous attachons solidement pour plus de sûreté.

 

– Vé ! il crie, il crie comme un cochon qu’on égorge.

 

– Alors, nous vous mettons ce mignon bâillon.

 

– Là ! au moins on s’entend un peu maintenant.

 

– Ensuite nous vous enlevons délicatement (ils auraient dû dire : rudement). Nous ouvrons cette porte (ils l’ouvraient, pénétraient dans la chambre en se bousculant, tiraillant dans tous les sens le malheureux Concini réduit à l’impuissance, riant à gorge déployée, heureux comme des écoliers qui viennent de jouer un méchant tour, et Gringaille continuant seul) : Nous vous déposons doucement sur ce lit (ils le jetaient brutalement) et nous disons (ils s’alignaient devant Jehan) :

 

– Messire Jehan, voici congrûment roulé et ficelé, tel un énorme saucisson, le signor Concini… lequel avait une furieuse envie de nous tenir enfermés ici avec vous… Ce qu’il n’aurait pas manqué de faire… si nous n’étions de plus rusés renards que lui !

 

XV

 

Jehan le Brave, depuis la disparition de Concini, n’avait pas cherché à reconquérir sa liberté. Il était resté à côté de la jeune fille, sans faire un geste, sans dire une parole, lui souriant doucement. Il se doutait probablement de ce qui attendait Concini.

 

Bertille, de son côté, le voyant si calme, si dédaigneusement indifférent, n’avait pas ajouté une parole, s’était tenue droite et ferme à son côté, se fiant entièrement à lui.

 

Jehan ne s’était même pas donné la peine d’approcher de la grande porte. Il savait que Concini avait dû la fermer. Il avait attendu sans bouger, confiant dans l’exécution d’ordres qu’il avait peut-être donnés lui-même. Seulement, maintenant qu’il était revenu au sens de la réalité, il trouvait que l’exécution de ses ordres se faisait un peu attendre. Il lui tardait de voir la jeune fille hors de ce lieu impur.

 

Lorsqu’il entendit tirer les verrous, avant même que la porte s’ouvrît, sûr de ce qui allait arriver, il se tourna vers Bertille, enleva son manteau et l’enveloppa toute, avec ces gestes tendres, doux, attentifs et pourtant vifs et légers, des mères emmaillotant les tout-petits. Expliquant doucement :

 

– Les nuits sont encore fraîches.

 

Et elle le laissait faire, souriant avec le même confiant abandon que ces petits anges aux mains maternelles.

 

Lorsque les trois pénétrèrent dans la chambre, elle était déjà enveloppée des pieds à la tête.

 

Gringaille ayant terminé son explication, Jehan remercia d’un signe de tête accompagné d’un sourire – il leur faisait bonne mesure, paraît-il, car les trois se mirent à glousser et à se bourrer de coups de coude – et il dit :

 

– Partons !

 

Avant de sortir cependant, il ne put résister à la tentation de jeter un coup d’œil sur Concini, immobile sur le lit. Et Bertille, qui surprit ce coup d’œil au passage, sentit un frisson la frôler à la nuque.

 

Jehan avait hâte d’arracher Bertille de ce lieu de débauche. Il lui semblait que l’air même qu’on y respirait était susceptible de souiller l’immaculée pureté de la jeune fille. Sans s’occuper de ses compagnons, il l’entraîna et ne s’arrêta que lorsqu’il fut dans la rue, sous la voûte d’un ciel resplendissant d’étoiles.

 

Pendant ce temps, Gringaille, Escargasse et Carcagne reprenaient leur dague et leur épée et ne quittaient chaque pièce qu’après l’avoir fermée à double tour et poussé tous les verrous.

 

Lorsqu’ils apparurent sur le seuil de la porte extérieure, Jehan demanda :

 

– Les deux laquais ? les filles de service ?

 

– Soigneusement ficelés et enfermés… comme le Concini. Soyez sans crainte, ils ne s’échapperont pas…

 

– Bien. Ferme la porte et donne-moi la clé… Merci.

 

Alors, il se tourna vers la jeune fille, et de cette voix extraordinairement douce qu’il trouvait pour elle et qui contrastait si violemment avec son accent rude, habituel :

 

– Vous ne pouvez pas retourner chez vous… Vous n’y seriez pas en sûreté.

 

Son gracieux visage eut une expression d’effroi. De la tête, elle dit vivement : Non !

 

– Où désirez-vous que j’aie l’honneur de vous conduire ?

 

Il pensait qu’elle allait répondre : au Louvre. Il n’en fut pas ainsi.

 

– Je ne sais pas, dit-elle naïvement. Je ne connais personne à qui me confier dans cette grande ville.

 

S’il fut étonné de la réponse, il n’en laissa rien paraître. Il n’était pas besoin d’être doué d’une grande perspicacité pour deviner que sa naissance cachait un mystère. Si elle ne demandait pas à être conduite près de son père, c’est apparemment que la chose était impossible. Pour quelle raison ? Il n’avait pas à le rechercher. C’était ainsi et voilà tout. Ce qu’il voyait de bien clair, dans cette aventure, c’est que cette fille de roi n’avait, pour le moment du moins, d’autre défenseur que lui, pauvre diable d’aventurier, d’autre appui que celui qu’il voudrait bien lui accorder. Il se sentit transporté d’orgueil, une joie puissante le souleva, et en même temps, un inexprimable attendrissement l’envahit.

 

Il demeura un moment à réfléchir, cherchant où il pourrait bien la conduire. Enfin, il crut avoir trouvé. Sa voix, si tendre, si douce, se fit plus douce et plus tendre, son attitude, si profondément respectueuse, se fit plus respectueuse encore. Et ce fut avec une sorte de timidité charmante qu’il dit :

 

– Si vous le voulez bien, je vous conduirai auprès d’une personne qui, elle, je l’espère, vous trouvera un gîte sûr. Mais je suis forcé de vous faire passer par… une hôtellerie… Excusez-moi, la personne sur qui je compte demeure là.

 

Ses grands yeux lumineux fixés sur les siens, elle exprima son entière confiance par ce seul mot :

 

– Allons.

 

Il se courba profondément. D’un geste, il appela près de lui les trois compagnons qui se tenaient à l’écart et, à voix basse, il donna ses ordres :

 

– Vous deux, Escargasse et Gringaille, marchez devant. Par le quai de Gloriette, le pont Saint-Michel et le pont au Change, nous allons rue Saint-Denis, à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Toi, Carcagne, derrière. Si quelqu’un approche… Tuez d’abord… on s’expliquera ensuite. Attendez. Avez-vous de l’argent sur vous ?… D’un même geste, les trois après s’être fouillés, tendirent leurs mains, pleines de pièces d’or. Jehan rafla tout ce que contenait la main la plus proche de lui. Et comme les deux autres pattes se tendaient vers lui avec insistance :

 

– Non ! fit-il doucement. J’ai plus qu’il ne me faut pour le moment. Allez maintenant.

 

Le favorisé – c’est-à-dire celui qui avait donné tout ce qu’il avait sur lui – s’éloigna en se dandinant, en faisant entendre en sourdine un bruit à peu près pareil à celui d’une poulie rouillée, bruit qui avait la prétention d’être un rire. Les deux autres réempochèrent leurs pistoles avec un soupir et s’éloignèrent tristement, en tournant le dos. C’étaient ces mêmes hommes qui, quelques instants plus tôt, s’étaient acharnés à dépouiller le riche et puissant seigneur Concini. Lecteur, ne soyez pas trop sévère pour eux. Jehan se tourna vers la jeune fille et, se courbant :

 

– Je suis à vos ordres, mademoiselle, dit-il.

 

Jusqu’à la rue Saint-Denis, absorbés par leurs pensées, ils firent le trajet côte à côte, sans échanger une parole.

 

Il était près de trois heures du matin lorsque Jehan frappa d’une manière convenue, à la porte de l’auberge. Au bout de quelques minutes, une fenêtre s’entrouvrit ; une tête de femme apparut et s’informa :

 

– Que voulez-vous ?

 

– Voir monsieur le chevalier… Affaire urgente.

 

– Je descends…

 

Quelques instants plus tard, une jeune femme, à moitié endormie encore, les introduisit, d’un air plutôt maussade, dans un petit cabinet, dont la porte vitrée donnait sur la grande salle.

 

Jehan prit, sans compter, une poignée de pistoles et la mit dans la main de la servante, qui retrouva incontinent son sourire le plus empressé et plongea dans sa plus gracieuse révérence.

 

– Ma fille, dit-il, mettez-moi un fagot dans cette cheminée et faites-nous une bonne flambée.

 

Et pendant que la servante, qui semblait avoir des ailes, s’activait, il expliquait doucement à Bertille :

 

– Je vais vous quitter… quelques minutes seulement. Reposez-vous un peu et ne craignez rien. Ces trois-là veilleront sur vous pendant ma courte absence.

 

– Je ne crains plus rien, dit-elle avec calme.

 

Jehan, après s’être incliné, passa dans la grande salle avec Escargasse, Carcagne et Gringaille.

 

– Vous autres, dit-il, ne bougez pas d’ici et que nul, hormis la fille de service que vous avez vue, n’approche de cette porte. C’est compris ?

 

Trois grognements furent la réponse brève et éloquente qu’ils donnèrent. Mais ils avaient des faces longues, piteuses ; ils roulaient des yeux tout blancs, poussaient des soupirs qui ressemblaient assez à des beuglements de jeune veau réclamant le tétin de la génisse maternelle. Et ils tiraient des langues longues, longues… crachotaient péniblement, trépignaient comme si des milliers de fourmis s’étaient acharnées à leur piquer les mollets.

 

Cette mimique désordonnée avait, paraît-il, sa signification que Jehan comprit du premier coup, car il fronça le sourcil.

 

« Pauvres diables ! pensa-t-il, on ne peut cependant pas leur demander l’impossible. » (Et tout haut.) Eh bien, soit ! ivrognes, sacs à vin !… Mais je ne vous permets qu’une bouteille à chacun !

 

Les trognes s’épanouirent. Ils étendirent les mains en un geste solennel, comme pour dire : C’est juré !

 

– Et surtout, ajouta le jeune homme, veillez à vos paroles, hein !… C’est que je vous connais. Vous n’êtes pas qu’ivrognes fieffés, vous êtes encore débauchés et licencieux. N’oubliez pas que de ce cabinet on peut vous entendre. Si j’apprends que l’un de vous s’est permis la moindre inconvenance, je l’étripe.

 

Et sans s’occuper de leurs protestations, s’adressant à la servante :

 

– Veuillez me conduire, mon enfant, dit-il poliment.

 

À ce moment, une lumière parut au haut de l’escalier intérieur et une voix qu’il reconnut aussitôt prononça :

 

– Montez, montez… je vous attends.

 

– Ma fille, reprit Jehan, faites-moi le plaisir d’entrer dans ce cabinet et d’y tenir compagnie à la noble demoiselle qui s’y trouve, jusqu’à mon retour.

 

Et il gravit les marches quatre à quatre et pénétra dans la chambre du chevalier de Pardaillan, qui le précédait, sa lampe à la main.

 

Le chevalier, sommairement vêtu, approcha un fauteuil, prit une bouteille poudreuse et deux verres, et les remplit à ras bord. Et en même temps, il expliquait :

 

– J’ai entendu l’appel particulier que je vous avais indiqué. Et comme vous êtes le seul à le connaître jusqu’à maintenant, j’ai compris que c’était vous qui frappiez, et je me suis levé aussitôt, pensant qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Pendant que j’achève de me vêtir, racontez-moi ce qui vous amène et en quoi je puis vous être utile.

 

Ayant dit, Pardaillan choqua son verre contre celui de son hôte, le vida d’un trait comme l’exigeait la politesse, et se mit paisiblement à sa toilette, sans hâte apparente, mais avec une célérité remarquable.

 

Cependant Jehan ne parlait pas. La simplicité de ces manières, la cordialité de cet accueil, l’empressement à se mettre à sa disposition, la promptitude insouciante à s’équiper avant même qu’il eût dit de quoi il s’agissait, tout cela l’étonnait et le bouleversait d’émotion.

 

Pardaillan qui, tout en s’habillant, ne le perdait pas de vue, remarqua cette émotion et doucement :

 

– Voyons, dit-il, est-ce si difficile, si délicat ce que vous avez à dire ? Jehan s’approcha et lui prit la main qu’il garda entre les deux siennes et d’une voix qui tremblait :

 

– Quand je pense que j’ai été assez misérable pour vous injurier, quand je pense que ce poing a osé se lever menaçant sur vous !… Je mériterais qu’on m’arrachât cette langue maudite, qu’on tranchât ce poignet scélérat !

 

– Ah bah ! s’exclama Pardaillan, en prenant son air le plus ébahi. Et c’est pour me dire cela que vous venez me tirer du lit à trois heures du matin ?… Corbleu ! mon jeune ami, savez-vous bien que je suis homme à ne vous pardonner jamais un crime pareil !… car c’est un crime que d’empêcher de dormir quelqu’un qui enrage de sommeil !

 

Jehan ne put s’empêcher de rire du ton sur lequel elles avaient été prononcées, plus que des paroles elles-mêmes.

 

– Allons, dit Pardaillan sérieusement, videz votre sac et me dites en quoi je puis être utile à celle que vous aimez.

 

– Comment, vous savez ?… s’exclama Jehan stupéfait. Pardaillan haussa les épaules :

 

– Croyez-vous qu’il est besoin d’une dose de pénétration extraordinaire pour le deviner ? fit-il de son air narquois. Êtes-vous homme à venir me réveiller au milieu de la nuit pour votre service personnel ?… Non, n’est-ce pas ?… Alors ?…

 

– C’est encore une leçon que vous me donnez là !… Ah ! monsieur, si j’avais eu un maître tel que vous !… Mais vous avez raison. Je perds un temps précieux.

 

Et le jeune homme fit un récit bref de la manière dont il avait délivré celle qu’il aimait et de l’embarras dans lequel il se trouvait, ajoutant pour terminer, avec un accent de mélancolie poignante :

 

– Je ne connais que truands et ribaudes… Que voulez-vous, je ne sais si j’y suis né, mais, en tout cas, j’ai grandi et vécu dans ce milieu, et mon propre père lui-même… Bref, je ne pouvais, sans rougir, conduire cette enfant si pure chez les personnes de ma connaissance… Encore moins pouvais-je la conduire chez moi. Alors, je me suis souvenu des offres obligeantes que vous me fîtes, au moment où je vous quittais à la porte de cette hôtellerie. J’ai pensé qu’un homme tel que vous, monsieur, trouverait facilement, dans ses hautes relations, une retraite honorable où celle que j’aime, en attendant qu’elle ait pris une décision, serait à l’abri de toute tentative criminelle, où nul ne pourrait l’approcher… pas plus moi que d’autres.

 

– En sorte que, fit Pardaillan qui avait écouté attentivement, en sorte que vous vous interdisez volontairement de voir celle que vous aimez ?

 

– Oui, monsieur. C’est pénible, mais il me semble qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi… À moins qu’elle n’ait besoin de moi, à moins qu’elle ne me fasse appeler.

 

Et avec une inquiétude qui trahissait l’extraordinaire confiance que lui inspirait cet homme qu’il ne connaissait pas la vieille, et aussi l’importance qu’il attachait à ses avis :

 

– Ne pensez-vous pas comme moi, monsieur ?

 

– Si, mon enfant, dit Pardaillan avec douceur, je pense tout à fait comme vous.

 

Et en lui-même il ajoutait : « Allons, je l’avais bien jugé. C’est une belle nature. Un roué n’eût pas manqué de mettre à profit une aussi favorable occasion ; lui n’y a même pas pensé. »

 

Il ceignit son épée et dit simplement :

 

– Venez.

 

Dès qu’elle les vit entrer dans le cabinet, Bertille se leva. Elle reconnut immédiatement en Pardaillan ce cavalier aperçu sur son perron en une circonstance inoubliable. C’était un inconnu dont elle ignorait même le nom. (Le roi l’avait bien nommé à diverses reprises devant elle, mais elle était si émue, si agitée qu’elle n’y avait pas pris garde). Lorsqu’elle le reconnut, ses yeux brillèrent de plaisir. Elle fit vivement deux pas à sa rencontre et, spontanément, comme poussée par une force irrésistible, elle s’inclina devant lui et lui tendit chastement le front, dans un geste adorable en sa grâce juvénile. Et elle murmura dans un souffle harmonieux :

 

– Du fond du cœur, monsieur, soyez remercié !… Soyez béni, vous qui, suivant si noblement les traces des paladins de l’antique chevalerie, trop oubliés, hélas ! allez, mettant au service du faible contre le fort l’appui de votre vaillante épée.

 

Dans sa longue carrière, Pardaillan avait reçu quelques compliments tombés de la bouche de personnages autrement considérables et plus compétents que cette toute jeune fille. Et il n’en avait pas été autrement touché. Mais cet hommage naïf et le geste filial qui l’accompagnait l’émurent doucement. Et pour cacher cette émotion, il se pencha, effleura du bout des lèvres les fins cheveux d’or et, avec un sourire narquois, il gouailla :

 

– Peste ! ma chère enfant, comme vous y allez !… Si, pour être proclamé digne de l’antique chevalerie, il suffisait d’accorder l’hospitalité à une jeune fille momentanément sans abri, le royaume de France serait uniquement composé de paladins. Il n’est personne, je le crois, du moins, qui refuserait une chose si simple.

 

Elle secoua doucement la tête en manière de protestation et, gravement :

 

– Tout le monde n’aurait pas cette générosité, j’en suis sûre. Mais, puisque vous me l’affirmez, je veux bien l’admettre. Cependant, monsieur, quelle que soit votre modestie, oseriez-vous soutenir aussi que tout le monde, comme vous l’avez fait, oserait résister aux ordres du roi avec cet air de souveraine hauteur que vous aviez ?… En sorte que le roi me paraissait bien petit près de vous. Tout le monde, comme vous l’avez fait encore, risquerait-il froidement l’échafaud en se mettant délibérément en état de rébellion armée ? Et pourquoi ? Pour prêter main-forte à un inconnu… simplement parce qu’il vous a paru que cet inconnu avait le bon droit pour lui. Vous le voyez, monsieur, vous n’osez pas soutenir cela. Moi, monsieur, je sens que, seul au monde, vous êtes capable de cette surhumaine magnanimité. Et c’est pourquoi je vous le dis, ma reconnaissance immuable, mon admiration sans bornes, mon respect attendri vont à vous, plus pour ce que vous avez fait là que pour ce que vous consentez à faire pour la pauvre fille que je suis.

 

Tandis qu’elle parlait doucement, de cette voix suave qui ressemblait à un chant d’oiseau, Jehan était en extase et les trois béaient d’admiration. Jamais ils n’avaient entendu voix si pénétrante. Peut-être n’avaient-ils pas très bien compris ce qu’elle disait – dame, elle exprimait des sentiments qui leur étaient totalement inconnus – mais le charme de la voix, joint à la beauté quasi irréelle de la jeune fille, leur faisait, de confiance, trouver admirable tout ce qu’elle disait.

 

Quant à Pardaillan, malgré l’âge, il était demeuré ce qu’il avait été toute sa vie : un homme de sentiment. Il ne pouvait pas ne pas être touché par des louanges qui avaient, à défaut d’autre, le mérite de la sincérité absolue. Il ne pouvait pas ne pas subir le charme ensorceleur qui émanait de toute la personne de Bertille. Mais il était demeuré aussi l’incorrigible gamin, toujours prêt à se moquer de lui-même. C’est ce qui fait qu’il prit son air figue et raisin et qu’il répondit, sans qu’il fût possible de savoir s’il plaisantait ou parlait sérieusement :

 

– Soit ! Me voilà, une fois de plus, sacré paladin, preux, modèle de chevalerie… N’en parlons plus. Venons plutôt à votre affaire.

 

Et s’adressant particulièrement à Jehan, il continua :

 

– Je vais, si vous le voulez bien, partir seul devant. J’ai de bonnes jambes, j’arriverai un bon quart d’heure avant vous. Ce qui me permettra de réveiller mes amis et de leur expliquer ce que j’attends d’eux. De cette manière, cette enfant, qui doit tomber de fatigue, n’aura pas à attendre pour prendre le repos dont elle a besoin.

 

– Quel homme vous êtes !… Vous pensez à tout, fit Jehan attendri.

 

– Pendant ce temps, reprit Pardaillan en haussant les épaules, vous vous acheminerez doucement vers la rue du Four. Non loin de l’ancien hôtel de la reine qu’on appelle maintenant l’hôtel de Soissons, se trouve la maison de M. le duc d’Andilly, où nous allons. Elle est facilement reconnaissable en ce que vous verrez, un peu partout, sculptées dans la pierre ou ciselées dans le bronze, des têtes de taureaux.

 

– Je connais cette maison, dit Jehan. On l’appelle la maison des Taureaux et aussi le logis de l’Espagnol.

 

– C’est cela même. À tout à l’heure… Bonjour, mes braves !…

 

Pardaillan s’inclina avec une grâce altière devant la jeune fille, eut un geste amical à l’adresse de Jehan, un léger signe de tête pour les trois braves, glorieux et touchés de cette politesse à laquelle ils n’étaient pas accoutumés, et s’éloigna d’un pas rapide.

 

Jehan eût pu se dispenser d’emmener ses hommes avec lui… Dieu merci ! il était de taille à défendre seul celle qu’il aimait. Mais, par une délicatesse dont elle le remercia d’un sourire, il ne voulut pas paraître rechercher un tête-à-tête avec elle. En conséquence, il commanda :

 

– En route !… Vous savez où nous allons.

 

XVI

 

Jusqu’à la rue du Four, ils firent le trajet sans avoir rencontré âme qui vive.

 

Dans la rue du Four, un moine jaillit, pour ainsi dire, de terre, devant eux. Rencontre sans aucune importance : le moine passa sans prêter aucune attention à eux.

 

Cependant Jehan, paraît-il, connaissait ce moine, car, en l’apercevant, il rabattit vivement son chapeau sur ses yeux et porta la main au bas de son visage pour le dissimuler autant que possible. (On se souvient peut-être qu’il avait enveloppé la jeune fille dans son propre manteau).

 

Bertille connaissait aussi le moine, car elle s’enveloppa la tête dans les plis du manteau. Geste tout machinal de part et d’autre, car le passant était inoffensif et sans importance.

 

Enfin, Escargasse, Gringaille et Carcagne le connaissaient, car ils plaisantèrent entre eux.

 

– Vé ! cet ivrogne de Parfait Goulard a quitté son couvent de bien bonne heure, il me semble.

 

– M’est avis que le bon paillard rentre seulement à sa capucinière.

 

– Heureusement qu’il ne nous a pas reconnus. Nous n’aurions plus pu nous débarrasser du damné goinfre.

 

– Oui, pour l’instant, messire Jehan a d’autres chiens à peigner que de régaler frère Parfait Goulard.

 

– Si seulement la rencontre s’était produite dix minutes plus tard, nous l’aurions emmené souper avec nous. Le « boute tout cuire »[7] n’eût pas demandé mieux et il nous aurait divertis de ses truculentes histoires.

 

C’était, en effet, frère Parfait Goulard, ce même moine que nous avons entrevu un instant au commencement de ce récit. Ce moine était alors célèbre. Sa célébrité ne venait pas de sa science, ni de son éloquence, ni de l’austérité de ses mœurs, ni de rien d’honorable. Sa célébrité venait uniquement de sa goinfrerie prodigieuse même à une époque où l’on se livrait à des ripailles pantagruéliques dont on ne saurait se faire une idée aujourd’hui. Il n’était pas que goinfre, il était ivrogne et paillard à l’avenant. Il était, en outre, jovial, bon vivant, vantard, menteur, amusant, bouffon. C’était, en effet, le bouffon de la ville.

 

Depuis le roi, qui avait voulu qu’on le lui présentât, en passant par les plus grands seigneurs et les plus grandes dames, prélats, prêtres, bourgeois et bourgeoises, manants, truands et ribaudes, tout le monde connaissait Parfait Goulard. Partout, dans les plus somptueux hôtels comme dans les masures, dans les couvents comme dans tous les cabarets, même les plus infects, dans les maisons bourgeoises comme dans les étuves et autres lieux de débauche, partout Parfait Goulard était reçu et, généralement, bien reçu.

 

Ce n’est pas tout… Frère Parfait Goulard, dont l’ignorance égalait la goinfrerie, ce qui n’est pas peu dire, frère Parfait Goulard confessait. Et il avait une clientèle comme n’en avaient certes pas les confesseurs les plus réputés. Pourquoi ? C’est qu’il était l’indulgence même. Le crime le plus abominable, le forfait le plus exécrable, le péché le plus monstrueux trouvaient toujours une excuse à ses yeux et il vous donnait l’absolution. Nous disons qu’il l’a donnait et ne la vendait point comme faisaient encore presque tous ses confrères. C’était à considérer. Aussi, tout ce qu’il y avait de malfaiteurs à la cour des miracles… et ailleurs, tout ce qui avait quelque chose de délicat sur la conscience, tout ce qui, enfin, regardait à délier les cordons de la bourse, allait, ouvertement ou mystérieusement, à ce confesseur idéal.

 

Tel était le personnage que Jehan venait de croiser. On voit qu’à part l’appréhension qu’il avait eue d’être reconnu, harponné et importuné par lui, il n’avait rien à craindre de cette rencontre ; le moine-bouffon n’était guère à redouter.

 

Cependant la petite troupe s’était arrêtée devant une maison de belle apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, une énorme tête de taureau, sculptée dans le granit, semblait vouloir interdire l’accès du logis. Un peu partout, on voyait quantité de têtes, avec des expressions différentes, toutes représentant le même animal. Le marteau de la porte que Jehan saisit représentait lui-même une tête de taureau suspendue par les cornes.

 

Avant de laisser retomber le marteau, Jehan se tourna vers ses hommes et leur dit :

 

– C’est bien. Vous pouvez rentrer vous coucher, vous devez en avoir besoin. Allez… et merci.

 

Les trois se regardèrent, étonnés et attendris. Comme l’amour vous change un homme !… Voici maintenant que leur Jehan leur parlait avec une douceur qui leur remuait les tripes, voici qu’il s’inquiétait d’eux, voici qu’il les remerciait. Outre !…

 

Mais ils ne bougèrent pas.

 

– Allons, fit Jehan qui les connaissait, parlez… Que voulez-vous ?

 

– Eh bien, c’est pour dire à cette noble demoiselle… enfin, bref, si elle avait prononcé votre nom, comme elle l’a fait trop tard, on ne l’aurait jamais conduite chez le Concini.

 

– Je le sais, fit doucement Jehan.

 

– Oui, mais nous voudrions qu’elle le sût aussi, elle !

 

– Et aussi que nous n’aurions pas laissé faire le Concini. Si vous n’étiez intervenu à temps, nous allions lui régler son compte.

 

– On n’est pas aussi mauvais diables qu’on le paraît et on ne voudrait pas que la demoiselle crût… suffit… on se comprend.

 

Oui, ils se comprenaient. Par malheur, ce qu’ils éprouvaient était si nouveau pour eux, qu’ils ne savaient comment l’exprimer, en sorte qu’ils couraient le risque de ne pas être compris, eux qui se comprenaient si bien. Heureusement, Bertille devina ce qu’ils ne savaient pas dire. Elle leur tendit sa main fine dans un geste d’abandon en leur disant avec douceur :

 

– Je ne veux me souvenir que d’une chose : c’est que vous avez eu pitié de ma détresse quand mon bourreau essayait de me broyer le cœur… Tout le reste est effacé de ma mémoire.

 

Ils se courbèrent, effleurèrent – à peine – du bout des lèvres, l’extrémité des ongles roses, et redressés, radieux, exultants :

 

– Eh ! zou !… Vive la pitchounette !… Le premier qui se permet de la regarder, je lui mange le cœur !… On se ferait étriper joyeusement pour elle !

 

Ils filèrent, heureux comme au retour d’une expédition fructueuse, et s’en furent tout droit jusqu’à certain cabaret borgne de leur connaissance qu’ils se firent ouvrir. Là, ils s’installèrent commodément devant une table plantureusement garnie de victuailles variées, flanquées d’un nombre respectable de bouteilles, et joyeux, insouciants, tapageurs, ils attaquèrent bravement les provisions, l’appétit doublement aiguisé par la besogne abattue et par l’émotion, inconnue jusqu’à ce jour, qu’ils venaient d’éprouver.

 

Pendant ce temps, les deux jeunes gens étaient introduits auprès du duc et de la duchesse d’Andilly, qui prirent la peine de venir les recevoir jusque sur le perron de leur hôtel.

 

Le duc était un homme d’une quarantaine d’années. Figure comme voilée de mélancolie, mais franche, ouverte. Œil noir, très doux, droit, clair. Sourire accueillant, manières affables. Grand seigneur jusqu’au bout des ongles.

 

La duchesse avait dépassé la trentaine. Elle était merveilleusement jolie, avec son teint éblouissant, relevé par la masse sombre de ses cheveux retombant en mèches folles sur le front et sa raie jetée cavalièrement sur le côté. Ce visage gracieux était éclairé par deux grands yeux mutins, animé par un sourire doux et malicieux à la fois qui découvrait une rangée de dents petites, nacrées, bien plantées, de véritables perles. L’ensemble de sa personne avait un cachet original, piquant, qui contrastait agréablement avec la beauté blonde de Bertille.

 

Le duc et la duchesse s’exprimaient en un français très correct, avec un léger accent étranger qui était un charme de plus ajouté à la duchesse. Ils étaient Espagnols, en effet.

 

L’ameublement somptueux du salon où ils se trouvaient trahissait leur origine étrangère. On y pouvait voir quantité de meubles d’essences rares, incrustés d’ivoire, finement travaillés, découpés et ajourés de précieuses dentelles, sièges bas, profonds, moelleux, objets d’art aux formes bizarres. L’art français et l’art arabe s’y trouvaient confondus en un désordre apparent des plus agréables à l’œil.

 

Les deux jeunes gens furent accueillis comme s’ils avaient été des princes du sang. Il faut croire que la recommandation du chevalier de Pardaillan avait, aux yeux du duc, une inappréciable valeur. Peut-être le duc et la duchesse avaient-ils de grandes obligations au chevalier, car jamais réception ne fut plus cordiale dans sa simplicité toute familiale, jamais hôtes ne furent plus accueillants, plus délicatement attentionnés, plus rayonnants. On eût juré que dans cette affaire, ils étaient les obligés.

 

Jehan était profondément touché par cet accueil qu’il n’espérait pas aussi chaleureux. Les manières si simples et si avenantes de ce grand seigneur l’avaient mis tout de suite à son aise. Il n’éprouvait nulle gêne, nulle timidité. Dans ce milieu aristocratique, il lui semblait être chez lui ; devant ces grands personnages, il lui semblait être en présence de ses égaux. Il évoluait et parlait avec une aisance, un tact que Pardaillan, qui l’observait du coin de l’œil, constatait avec un sourire de satisfaction et en pensant à des choses que lui seul savait.

 

La duchesse, de son côté, s’était avancée à la rencontre de Bertille et, comme la jeune fille s’inclinait gracieusement en prononçant des paroles de gratitude, elle l’avait vivement relevée et, l’attirant à elle, l’avait embrassée avec effusion et l’avait entraînée dans la chambre qu’elle lui destinait, laissant ouverte la porte qui donnait sur le salon.

 

Par cette porte ouverte, Jehan, qui, sans en avoir l’air, suivait des yeux tous les mouvements des deux jeunes femmes qui, déjà, babillaient familièrement comme deux amies, aperçut une collation délicate préparée sur une petite table.

 

Ici se produisit un double incident que nous devons signaler dans tous ses détails.

 

La duchesse avait insisté pour que la jeune fille prît un peu de nourriture avant de se coucher. Bertille, qui se sentait invinciblement attirée vers cette gracieuse jeune femme, avait, de crainte de la froisser, consenti à accepter un verre de lait. La duchesse, joyeuse comme une enfant, s’était empressée de remplir la coupe de cristal de ses blanches mains et la lui avait présentée elle-même en disant avec son sourire enfantin :

 

– Je veux, aujourd’hui, être votre femme de chambre. C’est moi qui vous déshabillerai et vous borderai dans le grand lit tout blanc qui vous attend.

 

Et comme Bertille, confuse et rougissante, esquissait un geste de protestation :

 

– Si, si, insista la duchesse avec une gravité soudaine. C’est le moins que je puisse faire pour celui qui vous a amenée ici… Et puis pour vous aussi. Je pourrais être votre mère… Je me figurerai que vous êtes l’enfant qu’il a plu au ciel de nous refuser.

 

Bertille, suffoquée d’émotion, prit la main douce et parfumée de cette jeune femme qui se disait elle-même d’âge à être sa mère, et la porta respectueusement à ses lèvres en murmurant :

 

– Comment m’acquitter jamais ?… Comment vous remercier ?…

 

– Mais c’est moi qui vous dois des remerciements, ma belle enfant, s’écria vivement la duchesse avec une émotion intense. Vous ne savez pas que vous nous avez apporté une des plus grandes joies de notre existence ! Vous ne savez pas que cette joie que nous vous devons, notre grand ami nous l’a fait attendre vingt ans !

 

Bertille leva sur elle l’interrogation muette de ses yeux clairs.

 

– Ah ! je vous expliquerai… plus tard vous saurez. Pour le moment, si vous croyez me devoir quelque chose, prouvez-le-moi, en m’aimant… comme je vous aime déjà.

 

Jehan n’avait pas perdu un mot de ces paroles. Il avait, de plus, remarqué que l’affection, évidemment profonde, que le duc et la duchesse portaient au chevalier Pardaillan, se nuançait d’une déférence manifeste. Ceci devait d’autant plus le frapper que M. d’Andilly était, à n’en pas douter, un grand seigneur, de haute naissance, riche assurément, à n’en juger que par cet hôtel somptueux et le nombreux personnel domestique qui assurait le service.

 

Tandis que Pardaillan, avec son titre modeste de chevalier, avec son habit quelque peu fatigué, Pardaillan logeait à l’auberge, n’avait pas de laquais, pas d’équipages, et à coup sûr pas de fortune.

 

De ce qu’il observait et entendait, il résultait que l’espèce de vénération qu’il commençait d’éprouver pour ce personnage, encore énigmatique pour lui, ne faisait que s’accentuer. Et comme, suivant les idées de son temps, il n’était pas possible que ces marques de déférence, de respect, d’admiration qui auréolaient toute la personne de Pardaillan s’adressassent à un pauvre aventurier, comme il en était un lui-même, il en revenait à sa première idée, à savoir que le chevalier était pour le moins un prince déguisé.

 

Or comme, lui aussi, il adressait quelques paroles de gratitude à son hôte, il arriva que celui-ci, avec non moins de gravité émue, lui fît à peu près la même réponse que sa femme avait faite à Bertille :

 

– Vous ne me devez rien. C’est moi, au contraire, qui suis votre obligé.

 

Et comme le jeune homme esquissait un geste de protestation :

 

– Monsieur, reprit le duc, je dois la vie à M. le chevalier… c’est quelque chose, j’imagine. Il y a mieux : je lui dois la vie[8] et l’honneur de la femme bien-aimée qui est devenue la compagne de ma vie. Ce n’est pas tout : mon titre, ma fortune, c’est à lui que je les dois. Vingt années d’un bonheur calme et paisible, sans un nuage, voilà son œuvre.

 

« Mais ce que vous ne pouvez deviner, c’est au prix de quelles tortures, dépassant en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir, ces vingt ans de bonheur dont j’ai joui, moi, il les a payés, lui !… Un jour je vous ferai le récit de la lutte titanesque entreprise par cet homme, seul, sans fortune, sans appui, sans autres ressources que la force de son bras, son indomptable énergie, sa loyauté, son intelligence et son cœur magnanime, contre la ruse, l’astuce, la haine, la félonie, la férocité personnifiées par la princesse Fausta, le roi d’Espagne et son Inquisition. Je vous dirai comment il est sorti vainqueur de cette lutte inégale, où tout autre que lui eût été infailliblement broyé, et vous croirez entendre le récit passionnant de quelque fabuleuse épopée. »

 

Le duc se tut un instant, pendant lequel il parut remonter dans des souvenirs terribles, douloureux, car vingt ans après, il en frissonnait encore.

 

Jehan en profita pour couler un regard d’ardente admiration sur le chevalier qui paraissait somnoler sans se soucier le moins du monde de ce qu’on disait autour de lui… Il est vrai qu’on parlait de lui.

 

Le duc reprit :

 

– Durant ces vingt années, il ne s’est pas écoulé un jour que je n’aie demandé à Dieu de m’accorder cette suprême joie d’être utile à mon tour, au moins une fois dans ma vie, à l’homme généreux à qui nous devons tout… Jamais le chevalier ne nous a demandé le plus insignifiant service. Pardaillan entrouvrit un œil et dit avec flegme :

 

– Parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Mais vous voyez, don César, que, le cas échéant, j’ai tout de suite pensé à vous.

 

– Est-ce que c’est un service, cela ? bougonna le duc, ou don César, comme l’appelait Pardaillan.

 

Et se tournant vers Jehan, il ajouta :

 

– Enfin, si peu que ce soit, c’est une satisfaction qui nous rend tout joyeux, comme vous voyez. Et comme c’est à vous que nous la devons, je me considère comme votre obligé. Enfin, puisque notre ami s’intéresse à vous, au point de faire en votre faveur ce qu’il n’a jamais voulu faire pour lui-même, je serai heureux de faire pour vous ce que je ne puis faire pour lui. C’est vous dire que vous pouvez compter sur moi, en tout et pour tout, comme sur un ami sûr et dévoué.

 

– Et moi, j’ajoute, fit la duchesse qui venait de reparaître au salon, que je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre et de vous souvenir que vous y serez toujours reçu comme un parent très cher. Et avec un sourire malicieux, l’excellente jeune femme ajouta : « Ne craignez pas d’être importun en venant nous voir tous les jours. »

 

Jehan le Brave éprouvait une émotion comme de sa vie il n’en avait éprouvé de pareille. Ce qui le bouleversait surtout, c’était la pensée que cet homme étrange, qu’il ne connaissait pas la veille, avait consenti, sans hésiter, à faire pour lui ce qu’il n’avait jamais voulu faire pour lui-même, selon les propres expressions de don César.

 

Les yeux humides de larmes refoulées, il s’inclina avec une grâce altière, qui rappelait un peu la manière de Pardaillan, déposa un baiser ardent et respectueux sur la main fine de la jeune femme et d’une voix que l’émotion faisait trembler :

 

– Bénie sera l’heure où il me sera donné de verser mon sang pour vous et les vôtres, madame, dit-il très doucement.

 

Et se tournant vers Pardaillan :

 

– Quant à vous, monsieur, je ne sais…

 

Mais Pardaillan commençait à trouver qu’on s’attendrissait trop. Il interrompit pour dire d’un air très sérieux.

 

– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur avez confiée ne courra aucun danger en leur absence. Elle sera bien gardée d’abord ; ensuite tout le monde ignore le lieu de sa retraite. Vous voyez (et ici il prit un air goguenard), vous voyez que ce petit voyage, décidé avant notre visite, ne souffre aucun inconvénient… si ce n’est qu’en l’absence de la duchesse, vous ne pourrez venir présenter vos hommages… à la jeune personne qui est là, dans cette pièce. Aussi, je vous engage vivement à lui faire vos adieux séance tenante, car vous en avez pour deux jours… et deux jours, pour un amoureux, c’est long, terriblement long.

 

Pour couper court à l’embarras visible du jeune homme, la duchesse s’écria :

 

– Pourquoi ne venez-vous pas à Andilly avec nous, chevalier ? Vous en profiterez pour visiter vos terres.

 

– De quelles terres parlez-vous donc, duchesse ? fit Pardaillan d’un air ébahi.

 

– Mais… de votre terre de Margency !

 

– Ma chère Giralda, vous oubliez que Margency n’est plus à moi… puisque je l’ai donné.

 

– Donné ! intervint don César, dites plutôt que vous laissez dévaster à plaisir ce superbe domaine par tous les miséreux de la contrée qui s’y installent comme chez eux et y vivent grassement.

 

Pardaillan eut un sourire énigmatique.

 

– Bon, fit-il, s’ils y vivent, c’est qu’ils le travaillent… donc ils ne le dévastent pas comme vous dites. Et quant au château lui-même, je suis sûr qu’ils le respectent et que nul n’y a pénétré.

 

Une étrange émotion s’était emparée de lui en prononçant ces paroles et en lui-même, il sanglotait, les yeux fermés :

 

« C’est là qu’est morte ma Loïse !… celle que je pleure encore, après quarante ans !… Non, nul ne profanera de sa présence les vastes salles aux parquets autrefois luisants, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis de poussière, et que son petit pied foula jadis… Non, je ne rentrerai pas dans cette maison où tout viendrait me rappeler qu’elle n’est plus, celle que j’ai tant aimée… alors que je la sens et la veux toujours vivante dans mon cœur !… »

 

Sans remarquer cette émotion qui s’était traduite à sa manière accoutumée, c’est-à-dire par une extrême froideur de ses traits soudain pétrifiés, don César s’écria :

 

– Il ne manquerait plus que cela !… Et dire, monsieur (il s’adressait à Jehan), que j’ai acheté Andilly parce qu’il touche à Margency !… J’avais fait ce rêve de nous retirer sur nos terres et d’y vivre, côte à côte, comme deux frères, la bonne et saine vie du gentilhomme campagnard. Il aurait eu là un intérieur et une famille au sein de laquelle il eût trouvé les soins dévoués et les attentions qu’exige la vieillesse… Car enfin, vous avez beau être bâti en pur acier, l’âge, tôt ou tard, vous courbera sous sa main pesante… Eh bien ! non, je n’ai jamais pu décider cet homme singulier à nous suivre… Au reste, vous le voyez, alors qu’il sait très bien qu’ici il est chez lui, que tout lui appartient, choses et gens, il préfère descendre à l’auberge, comme…

 

– Cher ami, interrompit paisiblement Pardaillan, si vous m’aviez fait connaître vos intentions avant d’acheter Andilly, je vous aurais dit de n’en rien faire. Ce n’est vraiment pas ma faute si vous ne m’en avez parlé que lorsque la chose était déjà faite. Quant à l’auberge où je descends comme un vieux routier que je suis (c’est ce que vous alliez dire, je crois) et que je resterai, je l’espère, jusqu’à mon dernier souffle, n’en dites pas trop de mal… L’auberge a du bon, don César, lorsqu’on la trouve au bout de la longue étape sous la pluie battante, ou la caresse trop ardente du soleil… Et si l’hôtelière est avenante, la cuisine délectable, la cave bien garnie, vive Dieu ! c’est le paradis !… surtout si on le compare à cette auberge, que j’ai rencontrée plus souvent qu’à mon tour, et qu’on appelle la Belle Étoile.

 

Jehan écoutait ces choses avec une stupeur qui allait croissant. Et, de plus en plus, il se posait la question : qu’était-ce donc que cet homme qui affrontait les pires supplices, bravait et battait la princesse Fausta (dont Saêtta lui avait quelquefois parlé), le roi d’Espagne et l’Inquisition (monstre fabuleux toujours altéré de sang), pour conquérir un titre et une fortune à un ami ? Cet homme qui exposait sa vie avec une folle insouciance, se mettait délibérément en état de rébellion, résistait audacieusement aux ordres d’un roi, pour venir en aide à un inconnu ? Cet homme, enfin, qui, possédant un domaine où il eût pu vivre en grand seigneur, l’abandonnait aux miséreux et s’en allait loger à l’auberge, et semblait s’enorgueillir d’être demeuré un routier ? Quel cœur de demi-dieu battait donc sous cette large poitrine d’homme ? Quelle surhumaine bonté se dissimulait sous ce masque railleur ?… Était-ce un homme seulement ? N’était-ce pas plutôt quelque envoyé du ciel ?… Dieu lui-même peut-être ?…

 

Il fut tiré de ses réflexions par la voix grondante de Pardaillan qui disait avec une brusquerie affectée :

 

– Comment ! vous êtes encore là, vous ?… La duchesse ne vous a-t-elle pas dit qu’on désirait vous remercier, là, dans cette chambre ?… Si !… Alors, qu’attendez-vous, morbleu ! Ah ! le plaisant cavalier servant, qui se permet de faire attendre une femme ! Fi ! (Et avec indignation.) Par Pilate ! Tout s’en va… même la politesse. De mon temps… Allons bon, Dieu me damne, il va se pâmer !… Ouais ! cette enfant douce et timide serait-elle, par hasard, plus redoutable que les archers du grand prévôt ?… C’est que je ne vous ai pas vu trembler quand vous leur teniez tête… et maintenant… Allez donc, corbleu !… On ne vous mangera pas, que diable !

 

Et Pardaillan, moitié riant, moitié attendri, tout en bougonnant, le poussait doucement dans la chambre, fermait tranquillement la porte sur eux, et s’adressant au duc et à la duchesse, qui avaient contemplé cette scène en souriant, il leur dit en riant, de son rire clair :

 

– Jamais il n’aurait osé entrer, si je ne m’en étais mêlé !… Ah ! les amoureux, les amoureux !… Celui-là, que vous venez de voir, à demi pâmé, tel un coquebin, je l’ai vu, moi, il y a quelques heures à peine, se dresser devant le roi, pareil à un lion déchaîné… et il s’en est fallu de peu qu’il ne le tuât raide.

 

– Tuer le roi !… Est-ce possible ?

 

– D’un joli coup droit, foudroyant, que j’ai admiré, moi qui m’y connais un peu, et qui eût changé les destinées de ce pays, si je n’avais détourné le coup.

 

Don César et sa femme se regardèrent en souriant de la désinvolture avec laquelle Pardaillan glissait sur son intervention. Sans relever cette omission volontaire, d’Andilly demanda, très intéressé :

 

– Pourquoi ?… J’imagine qu’il ne savait pas à qui il s’attaquait ?

 

– Il le savait parfaitement. Pourquoi ? Parce que le roi cherchait à s’introduire, la nuit, chez la jeune fille que vous avez momentanément recueillie. La réputation de vert-galant du Béarnais lui a fait croire à des intentions qui n’existaient pas et il a foncé tête baissée. Mettez-vous à sa place, mon cher, n’en eussiez-vous pas fait autant ?

 

« Bah ! fit Pardaillan, en levant les épaules avec insouciance. Je me souviens qu’un soir[9], pareil à celui-ci, je me suis dressé pareillement, l’épée à la main, pour interdire l’approche du logis de celle que j’aimais… Il est vrai que, moi, je n’ai eu affaire qu’au frère du roi… Mais ce frère de roi est devenu roi lui-même… Ceci se passait il y a trente-sept ans et plus. Henri III est mort depuis… et moi, je suis toujours debout. Vous voyez bien ? »

 

Don César hocha soucieusement la tête.

 

– Laissons cela, fit Pardaillan d’un air détaché, et parlons de choses sérieuses. Vous comprenez bien que je sais quels animaux bizarres et biscornus sont les amoureux !… C’est pour vous dire que ces deux-là en ont au moins pour deux heures. Et notez bien, s’il vous plaît, qu’ils ne diront pas un mot du seul sujet qui les intéresse… Ils sont bien trop naïfs tous les deux !… Vraiment, ne les trouvez-vous pas adorables ?

 

– Vous avez dit le mot.

 

– Il est impossible de rêver couple plus harmonieusement assorti.

 

– Je suis bien aise que vous pensiez comme moi, ma chère Giralda… et je veux être étripé si je sais pourquoi… Ce que je sais bien, en revanche, c’est que je ne vais pas perdre mon temps à attendre qu’ils aient fini de… ne rien se dire. Non, par Pilate ! J’enrage de sommeil, moi ! Je ne suis plus d’âge à me passer de repos, moi. Je ne suis plus d’âge à tournebouler des yeux devant une jolie fille… Il me faut mon lit… et je retourne me coucher à l’instant. Voici que le jour se lève, il est grand temps.

 

– Pourquoi ne coucheriez-vous pas ici ? demanda presque timidement celle que Pardaillan appelait familièrement Giralda.

 

Pardaillan lui jeta un coup d’œil affectueux, et moitié rieur, moitié renfrogné :

 

– Je vous gênerais inutilement, petite Giralda, fit-il. Je suis un vieux maniaque, voyez-vous, et le mieux est encore de me laisser à mes petites habitudes. Mais, dites-moi, pendant votre courte absence, cette enfant sera-t-elle vraiment en sûreté ici ? J’ai des raisons de croire qu’on va la rechercher.

 

– Comment soupçonner qu’elle s’est réfugiée ici ? Nos gens auront ordre de faire bonne garde autour de sa personne, assura don César, et à moins qu’elle ne s’en aille volontairement…

 

– Si vous êtes inquiet, nous pouvons remettre ce voyage, offrit la Giralda.

 

Pardaillan eut une seconde d’hésitation. Et se décidant brusquement :

 

– Non ! dit-il. Il est probable, en effet, qu’on ne la cherchera pas ici… D’ailleurs, en votre absence, je viendrai de temps en temps m’assurer par moi-même que rien ne la menace.

 

– À propos, fit brusquement la duchesse, vous savez qu’elle m’a demandé votre nom ?

 

– Eh bien ?

 

– Je lui ai dit que vous étiez le comte de Margency.

 

– Quelle idée ! fit Pardaillan, en levant le sourcil. Je n’ai pas à faire mystère de mon nom à cette enfant.

 

– Puisque vous ne lui aviez pas dit vous-même, j’ai pensé que ce n’était pas à moi de le lui faire connaître… Je réparerai ma maladresse à mon retour d’Andilly.

 

– Bah ! ne vous tracassez pas pour si peu. Ceci n’a aucune importance.

 

Là-dessus, Pardaillan prit congé de ses amis et s’en fut tout droit à son auberge du Grand-Passe-Partout.

 

Une fois dans sa chambre, Pardaillan, qui enrageait de sommeil et qui n’était plus d’âge à se passer de repos – c’est lui-même qui l’avait dit – Pardaillan tira son fauteuil près de la fenêtre, plaça une petite table à portée de sa main, une bouteille pleine et un verre vide qu’il eut soin de remplir incontinent sur la table, et il resta là longtemps à rêver, en vidant son verre à petites gorgées.

 

Lorsque la bouteille fut aussi parfaitement vide que le verre, Pardaillan sortit de sa longue rêverie. Il s’aperçut alors qu’il faisait grand jour et que la rue avait repris son animation accoutumée.

 

Il se leva en grommelant, jeta un coup d’œil de regret sur le lit défait et alla se plonger la figure dans un bassin rempli d’eau fraîche. Il accomplissait ces gestes d’une manière toute machinale, l’esprit évidemment ailleurs. Et tout à coup, il se secoua comme pour jeter une pensée importune et il pensa tout haut :

 

– Après tout, qu’importe !… Je m’intéresse à ce garçon parce qu’il est réellement intéressant… Voilà tout !…

 

Ayant ainsi écarté de son esprit l’idée qui l’avait préoccupé si longuement et si vivement, rafraîchi par ses ablutions, il sortit et s’en alla tout doucement, en flâneur, jusqu’à la rue du Four, inspecter les environs de la maison des Taureaux.

 

N’ayant rien remarqué d’anormal, il s’éloigna en sifflotant un air du temps de Charles IX.

 

XVII

 

En voyant entrer Jehan dans sa chambre, Bertille s’était levée.

 

Il s’approcha d’elle et ne s’arrêta que lorsqu’il se vit devant la petite table, chargée de sa collation délicate, qui se dressait comme un obstacle entre elle et lui.

 

Il n’aurait pu dire comment ses jambes vacillantes l’avaient porté jusque-là. Il se sentit oppressé d’angoisse, le cœur frissonnant, le cerveau vide, comme ivre. Il n’osait pas la regarder et cependant il la voyait très bien. Il eût voulu parler. Il sentait qu’aucun son ne sortirait de sa gorge contractée.

 

Elle était aussi émue que lui. Seulement, vierge de pureté, sa candeur ignorante lui donnait une force que l’homme ne pouvait avoir. Et ce fut elle qui parla la première, d’une voix qui tremblait à peine.

 

– Sans vous, j’étais perdue !

 

Elle le regardait de ses grands yeux clairs, et de ses doigts fuselés, elle lissait, d’un geste machinal, la nappe immaculée de la petite table.

 

Elle ne s’apercevait pas qu’elle oubliait de le remercier. Peut-être avait-elle l’intention de le faire tout à l’heure. Peut-être croyait-elle l’avoir déjà fait. Elle ne savait pas trop.

 

Quant à lui, il pensait bien à cela, je vous assure ! Il ne voyait que son attitude si gracieuse. Il lisait dans ses yeux si doux, qui lui parlaient longuement, éloquemment. Il se grisait de la musique enivrante de sa voix.

 

Elle reprit, peut-être sans savoir ce qu’elle disait :

 

– Comment êtes-vous arrivé si à propos ?

 

Ceci les ramenait à la réalité. Dès lors, il retrouva son aisance. Il se mit à rire doucement, et expliqua :

 

– C’est bien simple ! Figurez-vous que, comme je rentrais chez moi, j’ai vu la litière qui s’éloignait, et je n’ai pas pressenti l’affreuse réalité. J’étais rentré chez moi, bien tranquille. Tout à coup, voilà que je me souviens que j’avais oublié de…

 

Il s’arrêta court, très embarrassé. Il rougit et baissa la tête de l’air honteux d’un coupable acculé à un aveu pénible.

 

Son cœur lui fit deviner ce qu’il n’osait avouer, et ce fut encore elle qui parla, avec la superbe assurance que lui donnait son ignorance :

 

– Vous aviez oublié de vérifier si aucun danger ne me menaçait ? Il fit piteusement : Oui ! de la tête et il leva timidement les yeux sur elle. Il vit qu’elle souriait et il se mit à rire de son rire le plus clair, et elle rit avec lui.

 

C’étaient deux enfants, deux vrais enfants.

 

Rassuré, il reprit :

 

– J’avais oublié de visiter l’impasse… Je redescends mes escaliers plus vite que je ne les avais montés et je me précipite… Qu’est-ce que je trouve ? Un volet arraché, des barreaux brisés par terre… Mon sang ne fait qu’un tour. Je ne réfléchis pas. Je saute jusqu’à ce trou noir que le volet abattu démasquait. Je sens un obstacle… une planche, je ne sais quoi. J’abats l’obstacle d’un coup de poing et j’entre… Une femme – la propriétaire – était étalée à plat ventre sur le parquet. Que faisait-elle là ? Que cherchait-elle ? Je ne sais pas. Je n’ai pas regardé. Elle me voit… Je devais avoir une figure terrible qui dut lui faire croire que sa dernière heure était venue… Jamais je n’ai vu visage humain exprimer tant d’épouvante. Je saute dessus, je l’empoigne à la gorge, je la secoue et je lui crie dans la figure :

 

« – Où est-elle ?

 

« La gueuse !… Elle a compris tout de suite. Mais je l’étranglais sans m’en apercevoir. Je desserre mon étreinte ; elle râle :

 

« – Partie !… Enlevée !… Je n’y suis pour rien !… Grâce !…

 

« On s’explique, à la hâte. Je lui arrache les mots, syllabe par syllabe… Au signalement, je reconnais mes hommes. La litière ?… Je l’avais vue s’en aller dans la direction de la Seine. J’étais fixé. Je savais qui avait fait le coup et où l’on vous conduisait. Je lâche la vieille, je repasse par le trou et je m’élance. J’arrive. Je martèle la porte à coups de pied, à coups de poing. Je crie, j’appelle… Heureusement, mes hommes se tenaient sur le qui-vive. Ils m’entendent, reconnaissent ma voix. Ils m’ouvrent. Une indication qu’ils me donnent, un ordre que je lance en bondissant… Il était temps !… Vous voyez que c’est très simple. »

 

Elle répéta machinalement :

 

– C’est très simple !…

 

Et les yeux perdus dans le vague, comme si elle avait considéré des choses visibles pour elle seule, doucement, à mi-voix, se parlant à elle-même :

 

– J’ai vu l’algarade avec les deux inconnus qui voulaient pénétrer chez moi. J’ai vu le duel avec le roi. J’ai vu la bataille avec les archers, alors que je tremblais que le roi n’arrivât trop tard. J’ai vu le misérable s’écrouler, assommé par un soufflet… un seul soufflet lancé par cette main de fer !…

 

Elle joignit ses petites mains et, extasiée, les traits illuminés par une joie enfantine, à laquelle se mêlait un naïf orgueil, elle acheva sa pensée :

 

– Pour moi !… Tout cela pour moi !…

 

Alors, ses yeux se portèrent sur lui qui, à demi courbé, palpitait, exalté d’une telle joie qu’il lui semblait que son cœur allait éclater dans sa poitrine. Et elle tendit vers lui ses jolies mains jointes en un geste de supplication :

 

– Prenez garde, dit-elle d’une voix ardente. Il faut veiller sur vous. Et avec une exaltation soudaine :

 

– Pourquoi ces archers, ces gardes sont-ils arrivés si fort à propos ? Quelqu’un les avait donc prévenus ?

 

Une ombre passa sur le front de Jehan. Si fugitive qu’elle fût, elle la vit, ou son cœur la devina.

 

– Ah ! vous aussi, vous avez fait cette remarque ? dit-elle vivement. Il avoua sans détours :

 

– Oui, et je me doute qui a fait le coup.

 

– C’est lui ! C’est le misérable qui m’a enlevée. N’en doutez pas. Cet homme vous haïssait déjà mortellement. Et maintenant !… Mais il savait donc, lui, que vous deviez vous heurter au roi ? Qui sait si ce n’est pas lui qui vous a prévenu, poussé, armé, à votre insu ? Qui sait si ce n’est pas lui – ou les siens – qui avaient imaginé ce moyen de se défaire du roi ?

 

Il tressaillit. Ces paroles, qu’une sorte de divination lui dictait, correspondaient trop bien avec ses propres observations et ses réflexions pour qu’il n’en fût pas frappé. Elle reprit avec plus d’exaltation :

 

– Savez-vous qu’il vous croyait arrêté ?…

 

– Oui. Je l’ai entendu vous dire que j’étais enchaîné au Châtelet.

 

– Mais vous ne l’avez pas entendu me dire que l’échafaud se dresserait prochainement pour vous. Vous ne l’avez pas entendu parler des supplices qui vous seraient infligés !… Et tenez… oui, j’en jurerais… il s’est trahi sans le vouloir quand il a dit que vous subiriez le supplice des rég… C’est régicides qu’il a voulu dire. Il savait, vous dis-je !… Oh ! veillez, veillez bien sur vous !

 

De la voir si agitée, si inquiète – et pour lui, à cause de lui –, une joie tumultueuse et infiniment douce le pénétrait, le grisait toute une éternité. Et il la rassura. Il veillerait sur lui-même. Elle pouvait être tranquille.

 

Mais il disait cela du bout des dents. C’était le lion qui se détourne dédaigneusement à la vue d’un adversaire trop faible pour lui. Elle comprît qu’il continuerait comme devant à négliger toute précaution. Elle hocha douloureusement la tête, ses traits si fins se crispèrent. Et tout à coup, elle se rasséréna. Elle avait une inspiration. Elle le regarda bien en face et dit d’une voix plaintive :

 

– Si vous ne veillez pas sur vous et s’il vous arrive malheur, que deviendrai-je, moi ? Qui me défendra ?

 

Il pâlit affreusement, toute sa joie tombée du coup. C’est qu’elle avait trouvé, d’instinct, l’argument puissant, irrésistible. Il dit, mais cette fois avec une conviction qui ne permettait aucun doute sur sa sincérité :

 

– Eh bien, oui, je veillerai sur moi, je vous le jure !… Parce que, en effet, vous avez raison, s’il m’arrivait malheur, vous n’auriez personne pour vous défendre.

 

Cette fois, elle fut rassurée. Il ferait pour elle ce qu’il aurait dédaigné de faire pour lui-même. Elle revint à Concini :

 

– Cet homme est redoutable… croyez-en mon cœur qui me le dit. Et peut-être n’est-il pas seul acharné à votre perte.

 

Il tressaillit de nouveau. Une fois de plus, elle l’étonnait en devinant des choses qu’elle ne pouvait savoir. Elle continua :

 

– Il faut vous garder de toutes les manières. On ne se contentera pas de chercher à vous meurtrir, on essayera de vous salir.

 

– Comment cela ? fit-il étonné.

 

– Ce misérable ose prétendre que vous accomplissiez à son service une besogne horrible.

 

Très calme, il s’informa :

 

– Quelle besogne ?… Ne serait-ce pas qu’il me reproche d’être un assassin à gages ?

 

– Oui, dit-elle nettement.

 

Il se redressa, l’œil flamboyant, et lança :

 

– Il en a menti par la gorge, le ruffian !

 

S’il s’en était tenu là, tout eût été dit. Mais il crut devoir expliquer.

 

– J’aborde l’homme qu’on m’a désigné en face, loyalement, au grand jour. Et je le provoque. Un contre un, épée contre épée, la poitrine largement offerte aux coups. Parfois, seul contre plusieurs. Je joue ma peau. De quelque côté que frappe la mort, le combat est loyal. Il n’y a rien à dire.

 

Elle s’était dressée toute droite, très pâle. Elle ferma les yeux et gémit :

 

– Horrible !… Affreux !…

 

Il la vit si défaite qu’il en fut bouleversé. Cependant il ne comprenait pas encore. Il bégaya :

 

– Quoi ?… Qu’est-ce qui est horrible, affreux ? La tête basse, comme une coupable, elle précisa :

 

– La besogne que vous accomplissez.

 

Ce fut comme un coup de massue qui lui tombait brusquement sur le crâne. Il chancela. Il lui sembla que tout croulait en lui et autour de lui.

 

Comme elle le regardait à ce moment, elle vit le ravage effrayant causé par une parole tombée de sa bouche. Elle sentit son cœur fondre de compassion et elle expliqua doucement :

 

– Frapper pour sa défense personnelle, c’est bien… C’est la loi naturelle qui veut que chacun sauve sa propre existence menacée. Mais… frapper pour un peu d’or !… c’est cela qui est affreux… On ne vous l’a donc jamais dit ?

 

Frissonnant, stupide, anéanti, il répondit : non, machinalement, de la tête. Quand il vit qu’elle se taisait, il tomba brusquement à genoux, et, d’une voix rauque :

 

– Voilà, dit-il, avant de me dire que je vous fais horreur… avant de me chasser de votre présence… écoutez-moi… il faut que je vous explique… ou du moins que je tâche…

 

Un râle déchira sa gorge. Il baissa la tête, pareil au condamné qui tend le cou à la hache. Et de le voir ainsi désespéré, prêt à sombrer dans la folie, par sa faute, elle se maudit et, dans un élan de tout son être, elle cria :

 

– Ne m’expliquez rien !… Ce que j’ai dit ne vous concerne pas, vous, le plus brave, le plus fier, le plus loyal des chevaliers !

 

Il n’entendit pas. Ou plutôt il n’entendit que les premiers mots, et avec un sanglot déchirant, il râla :

 

– Si vous refusez… je croirai que je vous inspire une insurmontable horreur… Si c’est cela, dites-le. Je vous jure qu’au sortir de cette maison, je me plonge ce fer dans le cœur.

 

Elle eut un petit cri d’oiseau blessé. La menace la galvanisa. D’un bond, elle fut sur lui, jusqu’à le toucher, et d’une voix très triste, extraordinairement douce, des larmes coulant lentement sur ses joues livides :

 

– Pourquoi me dites-vous ces choses affreuses ?… Ne voyez-vous pas que vous me meurtrissez le cœur ?…

 

Il leva la tête et la vit. Ses yeux s’ouvrirent démesurément. Il crut qu’il devenait tout à fait fou. Il bégaya :

 

– Quoi ! vous pleurez !… Vous ne me chassez pas ?… Je ne vous fais pas horreur ?…

 

Du bout du doigt, elle le toucha légèrement au front et dit :

 

– Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous ai dit sur le perron de mon logis : Si vous mourez, je meurs !

 

– Puissances du ciel !… Mais vous m’ai…

 

Ce qu’il n’osait pas dire, lui, elle l’osa, elle. Et très simplement :

 

– Je vous aime.

 

– Vous m’aimez !… C’est vrai ?… Cette chose impossible, irréalisable, est vraie ?… Je ne rêve pas ?…

 

D’une voix plus assurée, elle répéta :

 

– Je vous aime.

 

Il demeurait écrasé de bonheur, toujours à genoux, tassé sur lui-même, la regardant avec des yeux fous. Et il répétait :

 

– C’est impossible !… c’est impossible !… Elle !… Moi, un truand !…

 

– Ah ! fit-elle dans un élan douloureux, ne répétez jamais ce mot détestable !… Vous, un truand ?… Allons donc !… Le plus noble, le meilleur des gentilshommes.

 

Il ne pouvait pas croire encore. Il hoquetait :

 

– Je suis fou !… c’est sûr, je suis fou !…

 

Alors, elle se pencha, lui prit les mains, et avec cette force mystérieuse de la douceur qui fascine, elle le souleva, lui tendit le front et dit doucement :

 

– Embrassez votre fiancée !

 

XVIII

 

Comment Jehan le Brave sortit de cette chambre, où il venait d’éprouver les émotions les plus douces et les plus violentes qu’il soit donné à un homme de supporter ; comment il prit congé du duc et de la duchesse d’Andilly ; comment il quitta l’hospitalière maison, il ne le sut jamais.

 

Ce que nous pouvons dire, c’est que lorsque la massive porte cochère se fut refermée sur lui, il se laissa tomber lourdement sur une des deux bornes qui la flanquaient, mit la tête dans ses mains et resta longtemps immobile, secoué de tremblements convulsifs qu’on eût aisément pu prendre pour des sanglots.

 

Enfin il dressa la tête, jeta autour de lui ce regard effaré de l’homme qui se demande où il est, se leva et partit d’un pas rapide, léger, comme s’il eût été porté par des ailes invisibles.

 

Alors, de derrière une autre borne où il se tenait vautré, un énorme paquet se redressa mollement, péniblement, s’accota de son mieux et resta là un moment immobile. Et cela prit les apparences d’un homme revêtu d’un froc. C’était cet ivrogne de Parfait Goulard qui, avec cette raideur grave de l’homme ivre qui semble n’avoir qu’une préoccupation : ne pas perdre son centre de gravité, avait passé sans paraître reconnaître le petit groupe escortant Bertille, et qui, à la suite d’il ne savait quels inconscients détours, était revenu échouer contre cette borne. Simple hasard, évidemment.

 

Le moine resta une minute solidement assis sur son vaste derrière, les jambes écartées. Bien calé de dos et de flanc par le mur et par la borne, il se sentait à l’aise et bien d’aplomb. Il mâchonnait avec la grimace d’un arrière-goût d’amertume dans la bouche, il faisait claquer la langue à petits coups secs et la passait sur ses lèvres : la mimique expressive des lendemains de libations trop copieuses. De son index, il tortillait le bout de son nez et ses petits yeux plissés, perdus dans leur bourrelet de graisse, avaient cette expression vague du ruminant à l’attache : il réfléchissait. Et ce devait être grave. En effet, de cette voix profonde qui était la sienne, il dit, tout haut, comme pour mieux se pénétrer d’une fâcheuse nécessité :

 

– Il faut se lever !

 

Opération délicate, difficile, s’il en fut. Il la tenta bravement.

 

Il saisit la borne à pleins bras et s’arc-bouta. Quelques savantes contorsions et sa position se trouva changée : il était maintenant sur le ventre. Il souffla un peu… Encore un effort et il fut à genoux, tenant toujours sa borne étroitement enlacée. Alors il se mit à rire : il n’avait pas à se plaindre, ça marchait ! Un autre effort et il fut debout. Vite, de crainte d’accident, il appuya le dos contre le mur de la maison, les jambes calées par la borne qu’il lâcha. Il eut un rire large, caverneux, et trombona victorieusement :

 

– Ça y est !…

 

Il se reposa un instant sur ses lauriers. Il redevint grave et traduisit sa nouvelle préoccupation, toujours à pleine voix :

 

– Il faut partir !… Attention !… Une !… deux !…

 

Et il partit… Il y eut quelques oscillations inquiétantes, un peu de roulis, quelques mouvements de tangage un peu brusques, qui faillirent lui être funestes, mais au bout du compte, il s’en tira sans accident. Maintenant, il roulait à sa manière accoutumée.

 

Rue Saint-Honoré, il s’arrêta, hésitant s’il tournerait à droite ou à gauche. Il se décida pour la droite et repartit en marmonnant des paroles confuses.

 

Il arriva au couvent des capucins. Il était environ cinq heures du matin, c’est-à-dire qu’il faisait grand jour, que quelques boutiques commençaient à s’ouvrir, des passants se montraient et des marchands ambulants faisaient entendre leurs cris divers.

 

Lorsqu’il était ivre, ce qui lui arrivait fréquemment, Parfait Goulard n’avait de considération pour rien, ni pour personne. Le scandale qu’il causait le laissait indifférent. C’était cette manière de faire, unique dans le monde religieux, qui lui avait valu sa popularité. Il aurait cherché à l’exagérer plutôt qu’à l’atténuer. Couvert, sans doute, par de puissantes et mystérieuses protections, il se savait assuré de l’impunité. Il en usait et en abusait.

 

Fidèle à ses principes, il se mit à heurter à tour de bras le marteau de la porte, à faire un vacarme épouvantable, à peu près comme il faisait à la porte d’une auberge qui refusait de s’ouvrir. Et en même temps, il criait à tue-tête :

 

– Ouvrez au pauvre frère Parfait Goulard qui étrangle de soif, qui tombe d’inanition.

 

Et immédiatement après, il se mit à beugler de sa voix tonitruante un cantique qu’il avait composé spécialement pour ces circonstances :

 

– Dixit dominus domino meo, portant aperi Perfecto Gulardo.

 

Et le frère portier, qui ne connaissait que trop le cantique en question, pour abréger le scandale, courait, volait, ouvrait la porte, poussait précipitamment le braillard dans la cour intérieure. Là, à l’abri des hautes murailles, il pourrait beugler tout à son aise, on ne l’entendrait plus du dehors, et ce serait un amusement pour les moines qui, depuis longtemps, ne songeaient plus à s’indigner de ces manières.

 

Oui mais dans la cour précisément, Parfait Goulard se tut. Il se planta devant les cinq ou six moines que ses mugissements avaient attirés et il se mit à rire d’un rire large, béat, son énorme bedaine toute secouée, très content de lui.

 

Gagnés par la contagion, les capucins se mirent à rire aussi, sans savoir pourquoi. Et de tous côtés, par les couloirs, sous les voûtes, d’autres capucins accouraient, répétant entre eux, avec des mines hilares : c’est frère Goulard !… Parfait Goulard !… Et un cercle d’une trentaine de capucins, riant à gorges déployées, entoura le moine-bouffon qui n’avait encore rien dit.

 

Brusquement, Parfait Goulard s’arrêta de rire et dit gravement :

 

– J’ai soif !

 

Et il crachota péniblement pour montrer qu’il n’avait plus de salive dans la bouche. Et les éclats de rire redoublèrent autour de lui… D’autant qu’il avait ponctué ces deux mots par une grêle de gestes désordonnés, d’un comique irrésistible.

 

Mais comme personne ne faisait mine de le conduire au réfectoire, il répéta :

 

– J’ai soif ! et ajouta : j’ai faim !

 

Et comme il avait remarqué que ses gestes avaient particulièrement amusé les religieux, il eut soin de les renouveler en les amplifiant. Et les éclats de rire redoublèrent.

 

Alors un des capucins s’approcha et lui dit :

 

– M’est avis, mon frère, que vous avez plutôt besoin d’un lit.

 

Avec l’obstination de l’ivresse, Goulard répondit :

 

– J’ai soif… j’ai faim… je dormirai après.

 

Le capucin qui venait de parler jouissait, paraît-il, d’une certaine autorité, car il dit quelques paroles à voix basse, et les moines, non sans grommeler, avec des mines désappointées, s’éloignèrent lentement, à regret. Alors, il prit l’ivrogne par le bras et l’entraîna doucement en disant :

 

– Venez, vous aurez à boire et à manger.

 

Le capucin conduisit l’ivrogne, qui se laissait faire complaisamment. En montant les marches d’un escalier de pierre, le moine trébucha, se raccrocha à son guide, et dans ce mouvement, sa main esquissa un signe bizarre dans l’air.

 

Une lueur d’étonnement passa dans l’œil du capucin, et tout en soutenant l’ivrogne, il demanda à voix basse, avec une nuance de respect qu’il n’avait pas eue jusque-là :

 

– Où désirez-vous que je vous conduise ?

 

Un mot à peine perceptible tomba de la bouche de Goulard et les deux moines, l’un soutenant l’autre, reprirent leur marche. Le capucin ouvrit la porte d’une cellule, fit entrer l’ivrogne et poussa la porte derrière lui.

 

Alors, frère Parfait Goulard lâcha le bras du capucin après lequel il se cramponnait. Et il se tint seul, droit et ferme, la tête haute, méconnaissable.

 

Le nouveau Parfait Goulard qui, dans la pénombre de cette cellule mal éclairée, apparaissait aux yeux stupéfaits du capucin, avait une mine sérieuse, remarquablement intelligente, qui ne rappelait en rien le masque béat du ruminant stupide qu’il avait encore l’instant d’avant. Ses lèvres, fendues par un large sourire, pincées maintenant, son front, sillonné par les petites rides de son rire perpétuel, barré par un pli profond, qui marquait la réflexion, ses yeux pétillants, à demi fermés, grand ouverts, fixes, froids, durs.

 

Il se redressa devant le capucin et esquissa quelques nouveaux signes dans l’air. Et le capucin se courba dans une attitude de profond respect et murmura :

 

– Vos ordres, mon père !

 

Et sur un ton d’irrésistible autorité, Goulard ordonna :

 

– J’ai besoin de repos. Vous veillerez à ce que nul indiscret n’approche cette porte. Vous viendrez me réveiller vous-même à trois heures. Vous aurez oublié alors et vous oublierez jusqu’à nouvel ordre, que je suis votre supérieur. Je serai redevenu pour vous, comme pour tout le monde, frère Parfait Goulard. Vous avez compris ?

 

– Vos ordres seront ponctuellement exécutés, mon père, fit humblement le capucin.

 

– C’est bon, allez, mon fils.

 

Le capucin parti, le moine qui prétendait avoir besoin de repos, au lieu de se coucher, resta un long moment l’oreille tendue. Quand il jugea que le capucin devait être loin, il s’approcha de la cloison et frappa quatre coups, irrégulièrement espacés. Et il écouta. Quatre coups pareils répondirent de l’autre côté de la cloison.

 

Sans même jeter un coup d’œil à l’étroite couchette, Goulard entrouvrit doucement la porte, coula un regard investigateur dans le couloir désert, se glissa hors de la cellule et entra dans une chambre assez spacieuse et confortablement meublée.

 

Deux moines s’y trouvaient déjà.

 

De ces deux religieux, l’un était un vieillard à figure ascétique, empreinte d’une grande douceur. Dans le fauteuil où il était assis, il se tenait le torse droit, dans une attitude de force et de souveraine majesté.

 

L’autre, qui se tenait respectueusement debout, le dos tourné à la porte, était petit, maigre, la barbe courte, parsemée de fils d’argent, le front vaste, sillonné de rides précoces, l’œil froid, dominateur. Cet homme, qui portait le costume des capucins, n’avait peut-être pas dépassé la trentaine. Il paraissait avoir plus de quarante ans.

 

En apercevant ce capucin qu’il ne s’attendait pas à trouver là, sans doute, Parfait Goulard reprit instantanément son masque de joyeux ivrogne. Et le vieillard qui vit, lui, ce rapide changement de physionomie eut un imperceptible sourire.

 

Le capucin, à la vue du nouveau venu, eut un léger froncement de sourcils et il le toisa avec une moue de mépris qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler. Et son œil froid se porta du vieillard à Goulard avec une nuance d’étonnement, comme s’il eût cherché un rapport qui pouvait exister entre ce majestueux personnage et ce vil bouffon.

 

Cependant, Parfait Goulard, de la façon la plus grotesque du monde, s’était courbé devant le vieux moine, presque jusqu’à l’agenouillement. Ceci fait, il attendit qu’on l’interrogeât. Mais en dessous, sur le capucin qui ne paraissait pas le moins du monde disposé à quitter la place, il coulait des coups d’œil significatifs.

 

Pour la deuxième fois, l’ombre d’un sourire effleura les lèvres minces du vieillard et d’une voix très douce, avec un léger accent italien, il dit :

 

– Vous pouvez déposer votre masque, mon fils, il est inutile de vous fatiguer plus longtemps. Le père Joseph du Tremblay n’est pas des nôtres. Il assistera cependant à cet entretien. Cette marque d’estime et de confiance que je ne donnerais à personne, je la dois à sa haute intelligence.

 

Avec une satisfaction visible, Parfait Goulard reprit cet air sérieux qui le changeait si complètement. Et au père Joseph stupéfait, le vieillard expliqua :

 

– Cet humble moine que vous considériez d’un air méprisant est l’agent dont je vous ai parlé.

 

Celui qui devait être connu plus tard sous le nom de l’Éminence Grise, et qui pour l’instant n’était encore que le sous-prieur du couvent des capucins, s’inclina profondément devant le moine Parfait Goulard qui reçut l’hommage sans sourciller.

 

– Pardonnez-moi, mon père, dit le père Joseph, j’ai été dupe, comme tout le monde… moi !… Moi qui, me croyant destiné à diriger d’autres hommes, ai appris à les connaître et à les juger. Je me suis cru capable de lire sur une physionomie comme dans un livre et j’ai été la dupe de votre admirable comédie… je n’ai pas deviné !… Je vois que je ne sais rien encore… je ne suis qu’un enfant. C’est une rude leçon que vous donnez à mon orgueil… elle ne sera pas perdue.

 

De sa voix très calme et très douce, le vieillard approuva :

 

– Enfant, oui, vous êtes un enfant !… Non parce que vous vous êtes laissé prendre à une comédie… mais parce que vous hésitez à venir à nous… parce que vous doutez de la force et de la puissance de la compagnie de Jésus !

 

Il considéra fixement son interlocuteur et il hochait doucement la tête, comme s’il répondait à une voix intérieure. Il désigna de la main Parfait Goulard qui se tenait immobile dans une attitude de profond respect, et il reprit :

 

– Le père Goulard est un chef respecté de notre ordre. Voyez, cependant : depuis des années, il accomplit avec une incomparable adresse, sans une plainte, sans une défaillance, une besogne qui fait de lui la risée de tout un pays, et qui lui vaut le mépris de tout ce qui porte un habit religieux… Je ne parle pas des autres. Pourquoi ? Parce qu’il en a reçu l’ordre. Et l’ordre lui a été donné pour le bien de la société et pour la plus grande gloire de Dieu. Le père Goulard, par son intelligence et son savoir, pouvait aspirer à devenir un prince de l’Église, une des gloires du monde religieux. Il le savait et peut-être était-ce là son ambition. Sur un ordre, sans discuter, sans hésiter, il a fait le sacrifice de son ambition légitime. Il a éteint son intelligence – en apparence –, il a dissimulé sa science. Si bien qu’aujourd’hui on dit : stupide comme Goulard, ignorant comme Goulard. C’était l’ordre. Il a obéi. Ce qu’il a fait, lui, chef, le dernier des soldats du Christ n’eût pas hésité davantage à le faire… Seulement, lui seul, peut-être, était capable de tenir ce rôle avec la perfection voulue.

 

Le vieillard laissa tomber sur le moine impassible un regard où luisait une vague lueur d’attendrissement. Ce fut d’ailleurs rapide comme un éclair. Il reprit aussitôt cet air de calme souverain qui paraissait lui être habituel. Il redressa encore son buste, releva la tête et continua :

 

– Moi-même, Claude Acquaviva, chef suprême, général de l’ordre, un des continuateurs du très saint et très vénéré Loyola, que suis-je ici ?… Le père Claudio, humble, pauvre et bien obscur moine italien, inconnu de tous, hospitalisé charitablement dans ce couvent sur votre recommandation. Père Claudio, à qui on n’accorde que de la déférence due à son grand âge et qui s’en contente, qui se contenterait même de moins… parce que les intérêts de son ordre exigent qu’il en soit ainsi.

 

Acquaviva se leva. Et il apparut grand, un peu maigre, droit, malgré ses soixante-sept ans sonnés et, fixant son œil doux sur le père Joseph, qui écoutait avec un vif intérêt :

 

– Je vous le demande, père Joseph, connaissez-vous un ordre religieux dont les chefs seraient capables de donner à la communauté de semblables preuves de dévouement et d’abnégation ?… Non ! Il n’y en a pas un seul. Partout, vous verrez l’intérêt personnel, les ambitions individuelles primer l’intérêt et les ambitions de l’ordre. Aussi quel résultat est le leur ? Néant. De l’or, oui, quelques titres, par-ci par-là… niaiseries, futilités.

 

Il se promena lentement dans la chambre, de long en large, la tête penchée, l’air rêveur, et pensa à voix haute :

 

– Oui, cet esprit de sacrifice, cette discipline de fer, qu’on ne voit nulle part, c’est ce qui fait notre force !… Partout ailleurs, les intelligences cherchent à se produire, à briller, à s’éclipser mutuellement. Chacune de ces intelligences est une volonté et chaque volonté tend, uniquement, à la satisfaction d’un but personnel… Chez nous, il n’en est pas ainsi. Des milliers et des milliers d’intelligences et de volontés se fondent en une seule et unique intelligence, une seule volonté : celle du général. Les corps, les cerveaux et les consciences, lui seul, il dirige tout, il anime tout de son souffle. Par la seule exécution de ses ordres, une intelligence médiocre apparaîtra au grand jour comme une intelligence supérieure et brillera d’un vif éclat. Une haute et belle intelligence, au contraire, demeurera insoupçonnée, s’il a jugé utile qu’il en soit ainsi. Mais, dans l’ombre comme sous l’éclatant soleil, ces deux intelligences n’évolueront que sous l’impulsion du chef suprême et par conséquent ne viseront et n’atteindront que le but qu’il aura visé pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est pourquoi notre société, traquée, persécutée, honnie, bannie, demeure immuablement debout, se redresse plus grande et plus forte à l’instant précis où l’on croit l’avoir abattue. Il s’arrêta devant le père Joseph et le fouillant d’un regard acéré :

 

– Vous qui êtes un cerveau puissant, vous qui – vous avez eu le courage de le dire et je vous en loue – êtes un dominateur, un conducteur d’hommes, vous qui sentez gronder en vous des ambitions démesurées, vous qui rêvez de vous griser de la jouissance que donne le pouvoir, que faites-vous ici, chez les capucins ? Qu’espérez-vous ?

 

Il prit un temps et continua d’une voix qui se fit âpre :

 

– Vous serez prieur de ce couvent, général de votre ordre qui est riche, je le sais. Et après ?… Vous voudrez la pourpre : vous serez cardinal… Vous vous mêlerez des affaires de l’État. Vous serez Premier ministre… vous serez tout-puissant, tout se courbera devant vous. Voilà ce que vous rêvez ?… Ce n’est pas le pouvoir lui-même, c’est sa pompe, son éclat, son prestige qui vous fascinent.

 

Il le considéra avec une moue un peu dédaigneuse, et de sa voix redevenue douce :

 

– Enfant !… Écoutez. Je suis un pauvre moine, un faible vieillard courbé sur la tombe où le moindre souffle peut me précipiter ; je ne compte pas, je n’existe pas, je ne suis rien… Mais je suis général de la société de Jésus !…

 

Il se redressa de toute la hauteur de sa taille, ses traits prirent une expression d’indicible majesté, son regard, habituellement doux, se fit dur, impérieux, et sans élever la voix :

 

– Et alors : l’Espagne m’appartient, l’Italie m’appartient, le pape tremble devant moi, la France est à moi… oui, je vous entends et vous répondrai tout à l’heure. Et avec plus de force il répéta : la France est à moi. J’étends la main sur l’Empire : bientôt il sera à moi… de même l’Angleterre. Je passe les océans. L’Afrique, les Amériques, les Indes sont sillonnées par mes soldats. Elles seront à moi. L’univers entier sera à moi ! moi, général de l’armée de Jésus !…

 

Il avait étendu les bras dans un geste large, d’emprise forte et puissante, comme s’il eût voulu saisir réellement et presser sur sa maigre poitrine cet univers qu’il proclamait sien. Et ce grand vieillard, d’apparence douce et inoffensive, apparut alors grandi, terrible, formidable.

 

Il reprit, et sa voix se fit alors dure, tranchante comme une hache :

 

– Je réponds à votre geste. La France ne m’appartient pas encore, avez-vous voulu dire ? Le roi Henri, vainqueur de la Ligue, conquérant et pacificateur, m’a chassé de ce pays : il l’a cru, tout le monde l’a cru ! Erreur profonde, mon fils ! On a chassé du royaume de France cent, deux cents religieux, officiellement reconnus comme appartenant à notre société. Et l’on a dit, on a crié bien haut : « Nous voilà débarrassés d’eux ! » Il eut un petit rire sinistre.

 

– Mais on a laissé les milliers d’affiliés inconnus de tous, insoupçonnés. Et ceux-là ont travaillé dans l’ombre. Oui, vous êtes étonné – il eut un haussement d’épaules. Des affiliés, j’en ai dans ce couvent, que vous ne soupçonnez pas, j’en ai dans tous les couvents de France, j’en ai dans la rue, dans le palais et dans la chaumière, j’en ai au Louvre même, qu’on ne connaîtra jamais, à moins que je n’en décide autrement. Vous-même, si vous venez à nous, vous resterez pour tous un capucin. Je puis donc dire que je n’ai jamais quitté ce pays. J’y suis revenu officiellement et j’ai fait renverser les monuments qui stigmatisaient notre ordre. Le roi résiste cependant, et bien qu’il ait peur. Le roi me gêne ! Je l’ai condamné : il sera exécuté ! Ses jours sont comptés. Il est mort !

 

Il y eut un silence pesant, tragique.

 

– Son successeur sera à moi… parce qu’on pétrira son esprit en conséquence. C’est pourquoi je peux dire d’ores et déjà : la France m’appartient. Êtes-vous convaincu ?

 

Il fit une pause comme s’il eût voulu donner le temps à ses paroles de pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur, et il continua :

 

– Vous qui rêvez de la jouissance que donne la pompe du pouvoir, songez à la jouissance prodigieuse, ineffablement douce et violente de celui qui peut dire, comme je dis : « Grands conquérants, grands ministres, grands monarques, devant qui des millions d’êtres humains se courbent et dont les noms retentiront glorieusement dans l’Histoire jusqu’à la fin des siècles, c’est moi, vieillard anonyme, dont nul ne connaîtra le nom dans cinquante ans, c’est moi qui les anime, les guide, les dirige à mon gré !… » Ces puissants et illustres personnages sont des pantins dont je tire les ficelles dans la solitude de mon modeste et lointain cabinet, et une simple pression de mon doigt suffit à les agiter dans le sens qui me convient… Et il en est ainsi parce que je suis le successeur de Loyola.

 

Il se tint un instant immobile, les mains croisées dans les larges manches du froc. Ses deux auditeurs, courbés, haletaient. Lui, il était très calme, froid, avec cette immuable expression de douceur répandue sur son visage.

 

– Dites-moi un peu ce que vaut la jouissance que vous rêvez comparée à celle dont je vous parle ?… Voilà cependant ce que je vous offre. Voilà ce que vous pouvez être si vous venez à nous… Ne me répondez pas. Taisez-vous. Écoutez, regardez, observez, réfléchissez… Et quand je quitterai ce pays, si vous n’êtes pas des nôtres, si vous n’êtes pas mon successeur désigné, c’est que je me serai trompé sur votre compte, c’est que vous ne serez pas l’homme que j’ai cru.

 

Il revint s’asseoir dans le fauteuil, et s’adressant à Parfait Goulard :

 

– Parlez, mon fils. Où en sommes-nous avec ce Ravaillac ?

 

– Je le travaille sans trêve, monseigneur. Sans un hasard malencontreux, l’événement serait accompli à cette heure.

 

L’œil d’Acquaviva eut une lueur rapide.

 

– Comment cela ? fit-il d’une voix calme.

 

– Lorsque Ravaillac, dont j’avais exaspéré la jalousie, est arrivé devant la maison de la jeune fille, il a vu un homme sur le perron. Il a cru que c’était le roi. Il a frappé. Ce n’était pas le roi. L’homme doit la vie à un brusque mouvement qu’il a fait à l’instant précis où le bras s’abattait sur lui. La lame du couteau s’est brisée sur une marche.

 

– Qui est cet homme ?

 

– Jehan le Brave.

 

– Le fils de Fausta !… Comment se trouvait-il là ?… Et le roi ? N’est-il donc pas venu ?…

 

– Jehan est amoureux de la jeune fille. Ceci explique sa présence sous ce balcon. Je ne saurais dire si le roi est venu ou non. Mes instructions étant de me tenir le plus loin possible du lieu où l’événement devait se produire, j’étais à ce moment rue Saint-Antoine, dans une taverne où l’on m’a vu me griser indignement. Quant à Ravaillac, que j’ai rejoint plus tard, je ne le crois pas mieux renseigné que moi.

 

Acquaviva réfléchissait profondément.

 

– Il y a quelque chose d’obscur, fit-il en redressant sa tête pâle. Sans doute trouverai-je des éclaircissements dans les rapports qui vont me parvenir. Ce Ravaillac reste-t-il toujours dans les mêmes intentions ?

 

– Je réponds de lui, dit Goulard avec un sourire livide.

 

– Bien. Suggérez-lui de se confesser à un jésuite notoire… Au père d’Aubigny, par exemple.

 

– C’est facile.

 

– D’Aubigny recevra des instructions à ce sujet. Quant à vous, il faudra redoubler d’adresse et de persuasion… Je vous avertis que les conseils de d’Aubigny contrarieront vos suggestions. Comprenez-vous ?

 

– Oui, monseigneur. Vous voulez, au cas où des soupçons se produiraient, pouvoir prouver que les jésuites se sont efforcés de détourner ce malheureux de sa criminelle folie. Quant à frère Parfait Goulard, il n’est pas jésuite, lui. Et, au surplus, cent témoins dignes de foi attesteront qu’il a toujours conseillé au meurtrier de retourner dans son pays et d’y vivre dans le calme et le repos.

 

Acquaviva approuva d’un signe de tête, et :

 

– Ce n’est pas là tout ce que vous aviez à me dire, je présume.

 

– En effet, monseigneur, il y a autre chose. Le fils de Fausta s’est rencontré avec son père, M. le chevalier de Pardaillan, cette nuit même, chez le duc d’Andilly.

 

La manière dont Acquaviva dressa la tête au nom de Pardaillan, la vivacité avec laquelle il demanda des explications attestèrent l’importance qu’il attachait à cette nouvelle.

 

– En êtes-vous bien sûr ?… Comment le savez-vous ?… Dites ce que vous avez appris sans omettre aucun détail, dit-il.

 

– Le hasard, monseigneur, expliqua Parfait Goulard. Je venais de ramener chez lui Ravaillac, qui m’avait donné beaucoup d’inquiétude, à cause que, pris d’un subit accès de découragement et de sombre désespoir, il parlait de s’aller jeter dans la rivière du haut du Pont-Neuf.

 

– Pourquoi ce désespoir ? s’informa Acquaviva avec intérêt.

 

– C’est une nature exceptionnellement impressionnable. Il paraît qu’il s’est pris d’une grande amitié pour Jehan le Brave, et il se reprochait comme un crime d’avoir failli tuer son ami, qu’il avait pris pour le roi.

 

– La cause de cette amitié ?

 

– Je n’ai pu la connaître, monseigneur. Il m’a vaguement parlé de services… Sorti de ses hallucinations, il ne dit que ce qu’il veut bien dire.

 

Acquaviva griffonna quelques lignes sur ses tablettes, et le poinçon levé :

 

– Vous êtes sûr, dit-il, qu’il ne donnera pas suite à ce malencontreux projet de suicide ?

 

– Je crois avoir réussi à le dissuader.

 

– Mais vous n’en êtes pas sûr, fit Acquaviva.

 

Il ajouta quelques nouveaux signes à la suite des précédents et expliqua :

 

– Je le ferai tancer vertement par son confesseur. Revenons à MM. de Pardaillan père et fils.

 

– Donc, monseigneur, reprit Goulard, en quittant notre homme, j’ai rencontré un groupe escortant une jeune femme. J’ai immédiatement reconnu Jehan et trois sacripants qui lui sont dévoués corps et âme.

 

– Et la jeune femme ?

 

– Il m’a été impossible d’apercevoir ses traits… J’ai passé sans avoir l’air de remarquer le groupe… et je suis revenu sur mes pas. Jehan et la jeune femme étaient entrés chez M. d’Andilly. Je me suis mis en observation. J’ai vu sortir M. de Pardaillan et, plus tard, Jehan. La jeune femme est donc restée chez le duc.

 

– Puisqu’ils ne sont pas sortis ensemble, il est à présumer que le père n’a pas reconnu son fils.

 

Parfait Goulard hocha la tête d’un air soucieux :

 

– Il y a eu un incident qui… m’intrigue. Le voici : Jehan est resté un long moment à sangloter sur le seuil de la porte du duc. Or, monseigneur, ce jeune homme est doué d’un tempérament de fer… On voit qu’il a de qui tenir et – sous ce rapport, du moins – il est bien le digne fils de Pardaillan et de Fausta. Pour faire pleurer un homme de cette trempe, il faut une douleur surhumaine… ou une joie prodigieuse.

 

– Ne m’avez-vous pas dit qu’il est amoureux de la jeune fille de la rue de l’Arbre-Sec ?

 

– En effet, monseigneur.

 

– Eh bien, il faut savoir… Et d’abord, quels sont les sentiments de la jeune fille à l’égard du jeune homme ?

 

– Oh ! elle l’adore… sans le savoir peut-être.

 

– Eh bien, je disais ; il faut savoir si cette jeune fille est toujours rue de l’Arbre-Sec. Si elle n’y est plus, c’est elle que vous avez vue avec le jeune homme.

 

– J’irai aujourd’hui même voir la propriétaire Colline Colle. Par elle, je saurai.

 

Acquaviva paraissait méditer profondément. Il dévoila sa pensée.

 

– Si c’est elle, j’explique les larmes du fils de Fausta de la manière la plus simple : les deux jeunes gens se sont déclaré mutuellement leur amour. Certaines natures insensibles à la douleur ne peuvent supporter une joie violente sans en être bouleversées. Ce jeune homme doit être de ces natures-là.

 

Il réfléchit encore un instant.

 

– Au surplus, dit-il, j’ai peut-être eu tort de dédaigner cette enfant jusqu’à ce jour. Elle entre en contact avec des personnes que le plus puissant intérêt nous commande de surveiller étroitement. Il devient nécessaire de la connaître à fond. En conséquence, vous enquêterez minutieusement sur son compte. Il faut savoir qui elle est, comment elle s’appelle – Bertille, ce n’est pas un nom, cela – d’où elle vient, ce qu’elle est, ce qu’était sa famille. Ne négligez aucun détail, si futile qu’il paraisse.

 

– Par la même Colline Colle, j’apprendrai, je le pense, tout ce qu’il nous importe de savoir.

 

– Bien. Vous m’aviserez dès que vous aurez obtenu un résultat. Faites diligence. Peut-être avons-nous trop tardé à nous occuper de cette enfant.

 

Goulard s’inclina en signe d’obéissance.

 

Acquaviva se leva et se mit à arpenter la chambre à pas lents, la tête penchée d’un air soucieux. Il s’arrêta devant Goulard, et, doucement, il dit :

 

– Nous approchons du but, mon fils. Ce but opiniâtrement poursuivi depuis près de vingt ans !… Encore un effort, et les millions de Fausta, ces millions que tant de personnes convoitent, seront à nous. Encore un effort, et vous serez délivré de ce rôle qui vous pèse, je le sais.

 

Et comme Goulard esquissait un geste de protestation :

 

– Ne vous en défendez pas, fit-il avec douceur, c’est assez naturel. Notre ordre vous devra beaucoup, mon fils. Cette somme énorme de dix millions, qui va nous permettre d’accomplir en quelques mois des choses qui eussent nécessité de longues années de patients et laborieux efforts, c’est à vous que nous la devrons en grande partie. C’est vous qui, voici bientôt deux mois, et alors que je commençais à craindre qu’il ne fût mort, avez découvert que ce Jehan était le fils de Fausta.

 

– Pur hasard, monseigneur, et je n’y ai pas grand mérite.

 

– Oui, mais ce n’est pas le hasard qui vous a donné cette idée, à laquelle je n’avais pas songé, de vous faire le confesseur très indulgent de tous les malandrins de France. C’est cependant grâce à cette idée que vous avez pu, en confessant ce Saêtta, connaître la vérité. Et aujourd’hui encore, alors que depuis six semaines je le fais vainement chercher partout, c’est vous qui découvrez M. de Pardaillan. Le hasard, vous le savez comme moi, ne favorise que ceux qui savent l’aider.

 

Il reprit sa lente promenade et en marchant il expliquait sa pensée :

 

– À dater d’aujourd’hui, Pardaillan et son fils seront soumis à une surveillance de tous les instants. Pas un geste de ces deux hommes ne sera ignoré de moi… C’est, malheureusement, tout ce que l’on peut faire avec eux… ou du moins le père, lui, est ainsi. Il échappe à toute inquisition morale… il n’est pas de ceux qu’un prêtre peut confesser.

 

– Le fils tient du père sous ce rapport, assura Goulard.

 

– Je le regrette !… Heureusement, les gestes extérieurs permettent de pénétrer la pensée d’un homme. Mais, maintenant, nous entrons en lutte directe avec Pardaillan. Ceci est grave, très grave… Tout ce que nous avons fait jusqu’à ce jour n’est rien à côté du peu qui nous reste à faire… très peu, en vérité, et ce peu devient d’une difficulté quasi insurmontable, parce que nous nous heurtons à Pardaillan.

 

Il demeura un moment songeur, le front courbé. Puis il redressa la tête, son œil doux prit une expression terrible et, d’une voix froide, tranchante :

 

– Nous en viendrons à bout, cependant. Il le faut pour la plus grande gloire de Jésus.

 

Il reprit son aspect calme et doux, comme s’il n’y eût plus à revenir sur une décision de lui. Il revint s’asseoir dans son fauteuil et expliqua :

 

– Il est impossible que Pardaillan ne connaisse pas l’existence du trésor de Fausta. Je dirai mieux : en dehors de Fausta et de Myrthis, morte, Pardaillan est le seul être humain qui, à l’heure actuelle, sache l’endroit exact où est enfoui ce merveilleux trésor. L’abbesse de Montmartre, sur les terres de qui il a été caché, ignore comme tout le monde en quel endroit de son abbaye il peut se trouver. Le père Coton, qui la dirige, assure qu’elle en est à se demander si ce fameux trésor existe réellement.

 

– Pourtant, monseigneur, remarqua Goulard, Mme l’abbesse, lorsqu’elle a succédé à Claudine de Beauvilliers, a signé une déclaration par laquelle elle reconnaît que ce trésor est la propriété de la princesse Fausta et s’engage à le livrer à la personne qui, en même temps qu’elle indiquera la cachette, montrera à l’abbesse la bague de fer de Fausta.

 

– En échange de quoi on lui remettra la somme de deux cent mille livres. Mais depuis vingt ans qu’elle attend, elle en est arrivée à désespérer. Pardaillan sait, lui. Il sait depuis qu’il est revenu d’Espagne, c’est-à-dire depuis bientôt vingt ans… Et jamais cet homme, qui est pauvre, n’a eu l’idée d’aller puiser dans ce monceau d’or et de pierreries qui lui appartient bien un peu, puisqu’il appartient à son fils. Longtemps, j’ai espéré qu’il succomberait à la tentation… alors, il m’eût dévoilé la cachette. Car, depuis ce temps, je fais surveiller l’abbaye. J’ai été déçu. Cet homme est l’honneur et la loyauté incarnés.

 

Acquaviva demeura un moment songeur, admirant peut-être la force d’âme de cet homme qui avait su résister à la fascination de l’or.

 

– Aujourd’hui, reprit-il, les choses sont bien changées. Tôt ou tard – et s’il tarde trop, je l’aiderai – Pardaillan apprendra que ce Jehan le Brave est son fils, le fils de Fausta. Le jeune homme mène une existence qui ne pourra pas ne pas choquer les sentiments chevaleresques de son père qui, d’ailleurs, ne me paraît pas avoir la fibre paternelle développée à l’excès. Qu’il le reconnaisse, lui ouvre ses bras, ou se détourne de lui, peu m’importe. Ce qui importe, c’est que, fût-il mille fois plus indigne, le jour où Pardaillan saura que Jehan le Brave, truand et brave, est le fils de Fausta, Pardaillan se croira obligé de le conduire au trésor et de lui dire : « Prends ! Ceci est à toi, qui t’est donné par ta mère. » Quitte à lui tourner le dos après.

 

– Ce jour-là, ajouta Acquaviva avec force, nous serons là, nous !… Et avec cette douceur qui semblait être la dominante de sa physionomie :

 

– Allez vous reposer, mon fils, vous devez en avoir besoin. Allez. Cinq minutes plus tard, étendu sur l’étroite couchette de la cellule où il était revenu sans bruit, frère Parfait Goulard dormait de ce sommeil profond qui, dit-on, est l’apanage du juste.

 

XIX

 

Il nous faut revenir à dame Colline Colle, que nous avons laissée juchée sur un escabeau, épiant ce seigneur masqué qui venait de lui enlever sa locataire. Les faits et gestes de la matrone ont une importance capitale pour la suite de ce récit.

 

Lorsqu’elle vit la litière s’éloigner, Colline Colle descendit de son escabeau. Elle avait entendu à peu près tout l’entretien de Concini avec sa prisonnière. Elle n’y avait pas trouvé ce qu’elle avait espéré, car sa figure exprimait le désappointement.

 

– Quel dommage que je ne sois qu’une faible femme ! dit-elle. J’aurais suivi la litière et je saurais où retrouver ma locataire.

 

Elle se mit en quête de planches et boucha la fenêtre tant bien que mal. Tout en s’activant, son esprit travaillait.

 

– C’est sûrement un étranger – elle pensait à Concini. Un Italien, peut-être, ou un Espagnol. À moins que ce ne soit un Allemand ? Non, j’ai entendu parler des Suisses. Ils n’ont pas cet accent-là. Là ! vaille que vaille, cela tiendra bien jusqu’au jour.

 

Elle entra dans sa chambre, poussa soigneusement la porte, par habitude sans doute, car, avec ses vitres brisées, il était on ne peut plus facile d’entrer. Elle vit les pièces d’or que Concini avait laissé tomber sur le parquet. Ses petits yeux eurent une lueur fauve. Elle joignit les mains, comme lorsqu’elle s’approchait de la sainte table, et d’un air extasié :

 

– Que c’est joli !… Comme cela brille !… Et cela réchauffe !… On dirait des petits morceaux de soleil !

 

Brusquement, elle s’affala sur le parquet, saisit les pièces à poignées et les fit tinter dans sa main.

 

– Et quelle douce musique !… Les anges du paradis doivent avoir des voix pareilles !… Cent… cinq cents… mille livres !… Et il y en a encore !… Doux Jésus ! deux mille livres !…

 

Elle courut à son lit, versa les pièces en cascade sur le drap et vida la bourse qu’elle avait si prestement arrachée à Concini. Elle contempla le tas d’or d’un air dévot, gagnée par un inexprimable attendrissement. Et tout à coup :

 

– Il doit y en avoir encore qui ont roulé par là, sous les meubles !

 

Elle revint s’étaler sur le plancher, fouillant, cherchant, bouleversant tout, avec de petits cris de joie lorsqu’elle trouvait une pièce. Et toujours elle pensait à Bertille :

 

– Le roi voudra savoir ce qu’elle est devenue. Je vais revoir le seigneur de La Varenne… lui dire où elle est… ou tout au moins le nom du ravisseur… C’est peut-être encore dix mille livres qu’il me donnera pour ce renseignement !…, Oui, mais, comment savoir ?… Si ce bon jeune homme Carcagne revenait me voir… il sait lui… Je me chargerais bien de le faire parler… Sainte Brigitte, ma patronne, faites qu’il revienne et je vous promets un cierge !…

 

C’est à ce moment que Jehan avait fondu sur elle. Nous l’avons entendu conter lui-même ce qui s’était passé. Nous n’y reviendrons pas.

 

Après le départ de Jehan, la mégère resta un moment accroupie, tremblant de tous ses membres, frottant machinalement sa gorge un peu trop violemment comprimée par la rude poigne du jeune homme. Quand le calme lui fut un peu revenu, elle se redressa péniblement et, pour la deuxième fois, elle boucha de son mieux l’inquiétante brèche et, la peur primant l’avarice, elle décida :

 

– Demain, je ferai sceller des barreaux en vrai fer et ferai mettre un double volet bien solide.

 

Ne se sentant pas en sûreté, elle ramassa précipitamment le tas d’or et alla le cacher au fond d’un bahut. Ceci fait, elle se mit encore à songer.

 

– Savoir qui a enlevé Bertille, c’est bien… Savoir qui elle est, d’où elle vient, ce qu’elle veut, pénétrer le mystère de sa naissance qu’elle cache avec tant de soin… qui sait ce que cela pourrait rapporter ?… C’est facile… Je sais où elle cache la cassette qui contient ses papiers… et sa fortune… peut-être !… Ouf, mais fouiller dans les papiers de cette jeune fille, n’est-ce pas un péché ? Elle médita sur ce cas de conscience et se rassura en se disant :

 

– Ce n’est pas la curiosité qui me pousse. C’est le désir de servir le roi en le renseignant… moyennant une honnête récompense. Or, mon confesseur, le père Parfait Goulard, quand je lui demandai si je pouvais, sans pécher, écouter les propositions du sire de La Varenne, me l’a dit en propres termes : « Le roi est le représentant de Dieu sur la terre. Servir le roi, c’est donc servir Dieu. De plus, ce n’est pas l’action elle-même, mais l’intention qui compte aux yeux du souverain juge. » Donc, je ne commets aucun péché.

 

Ayant mis sa conscience en repos, elle monta au premier. Elle prit le flambeau qui était resté allumé, un trousseau de clés qui se trouvait à côté et pénétra dans ce petit cabinet oratoire où Bertille avait reçu Henri IV. Elle s’en fut droit à un petit meuble d’ébène.

 

D’une main que l’impatience rendait maladroite, elle ouvrit et saisit une cassette qu’elle découvrit au fond d’un tiroir. Elle revint dans la chambre, poussa une table contre la fenêtre et d’un geste brusque elle retourna la cassette et en vida le contenu sur la table.

 

Elle eut un geste d’amère déception. Il n’y avait pas d’argent. Rien que des papiers. Et un méchant étui de métal blanc qui ne valait certes pas quatre sols.

 

Elle s’en saisit et l’agita. Elle entendit le bruit d’un objet qui ballottait à l’intérieur. Vite, elle l’ouvrit et le vida, Il contenait un papier roulé et une petite bague en fer qui valait encore moins que l’étui. Elle la remit dédaigneusement en place et déplia le papier. Il était écrit en une langue étrangère. Voyant qu’elle ne parvenait pas à comprendre un seul mot, elle le remit avec la bague, reboucha l’étui, et sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle le glissa dans la poche de son jupon.

 

Déçue sur ce premier point, elle revint aux papiers. Elle prit le plus gros rouleau. Il était écrit en français, celui-là. Elle lut avec une profonde attention, lentement, péniblement, car elle n’était pas très savante. Mais enfin, elle parvint à lire d’un bout à l’autre et à comprendre très bien.

 

C’était le récit de la tragique aventure de Blanche de Saugis, écrit en vue de l’enfant, encore à naître. Cette histoire la passionna, et quand elle eut terminé, elle se mit à réfléchir profondément.

 

– Ainsi la demoiselle Bertille s’appelle de Saugis !… Elle est dame châtelaine dans le pays chartrain… Elle est la fille du roi !… Le roi le savait-il ?… Peut-être oui, peut-être non… Ce qui est certain, c’est qu’il a eu la mère d’une manière… peu galante. C’est un secret important, cela !… Avec un secret pareil, on peut gagner une fortune… on peut aussi y gagner une bonne corde et une potence… Ouais !… Il faut réfléchir longuement avant de s’embarquer dans une affaire pareille… Le mieux, je crois, est de ne plus y songer !… Cependant, puisque Bertille est sa fille, m’est avis que le roi sera content qu’on lui dise ce qu’elle est devenue… Ceci rapportera moins, c’est évident, mais du moins, je n’y risque pas la hart ou la prison jusqu’à la fin de mes jours.

 

Elle remit le rouleau dans la cassette et se mit à parcourir les papiers au hasard.

 

Encore des papiers en langue étrangère. Puis un autre, en français, qui lui fit ouvrir des yeux énormes et lui donna des palpitations de cœur, terribles.

 

Les cires étaient fondues, elle n’y voyait plus. Elle chercha des yeux si elle ne trouverait pas quelque nouveau luminaire et elle s’aperçut alors que le jour filtrait à travers les joints de la fenêtre. Elle se leva, l’ouvrit toute grande et le jour pénétra à flots. Elle revint s’asseoir, prit le papier d’une main tremblante et le relut attentivement.

 

C’était une lettre datée de 1592, adressée à la mère de Bertille, et voici, textuellement copié, le passage qui avait tant ému la mégère :

 

« Je vous ai, chère aimée, souvent entretenue de ce galant homme qui s’appelle le chevalier de Pardaillan.

 

Vous savez qu’il fut mon ennemi, qu’il me blessa…[10] et me soigna comme un frère, après.

 

Vous savez, d’autre part, l’attachement profond et respectueux que j’ai toujours eu pour ma très gracieuse souveraine, la princesse Fausta.

 

Fausta, vaincue par Pardaillan, nous a licenciés et s’en est allée vers le pays du soleil et de l’amour : la radieuse Italie. Mais la souveraine n’a pas voulu s’éloigner sans récompenser royalement ceux qui l’avaient fidèlement servie. C’est grâce à ses libéralités que j’ai pu acheter la terre de Vaubrun, voisine de Saugis, et où je devais avoir l’ineffable bonheur de vous rencontrer… et de vous aimer.

 

Mon dévouement pour celle qui fut ma bienfaitrice est absolu. Mon dévouement pour celui qui, après avoir été un ennemi généreux et magnanime, est devenu un ami cher, est profond, réel.

 

Et voici qu’une occasion se présente peut-être de témoigner à l’un et à l’autre la reconnaissance dont son cœur est rempli.

 

Ces papiers que je vous envoie parce que je ne les juge pas en sûreté chez moi, ont une inestimable valeur, en ce qu’ils révèlent la mystérieuse cachette où ma souveraine a enfoui un trésor fabuleux.

 

Voici, à la fois, et l’histoire de ce trésor et comment ces papiers viennent de m’être confiés. Dépôt sacré fait à mon honneur.

 

Ma bien-aimée souveraine n’est plus. Elle a été assassinée. Ce trésor qu’elle avait caché pour son usage personnel, elle l’a légué à l’enfant qu’elle a eu de Pardaillan. Myrthis, la fidèle suivante de Fausta, avait accepté de remplacer la mère, morte, hélas ! en pleine jeunesse, au moment peut-être où elle allait triompher. Et cet enfant vient de lui être enlevé !

 

Myrthis connaissait mon inébranlable dévouement à la souveraine. Elle est venue me trouver à Vaubrun. Elle m’a révélé la naissance de l’enfant et l’existence du trésor que j’ignorais. Elle m’a remis ces papiers, qui permettront à celui à qui il appartient de le retrouver. Elle m’a fait connaître enfin que l’irréductible ennemi de Fausta et ses successeurs convoitent la possession de ce trésor et cherchent à s’en emparer.

 

Myrthis avait pour sa maîtresse un attachement qui touchait au fanatisme. Elle avait voulu la suivre dans la mort. Mais l’enfant était venu au monde, et pour lui, elle consentit à vivre. La douce et dévouée créature avait reporté sur l’enfant l’adoration qu’elle avait pour la mère… et cet enfant, on vient de le lui voler. Myrthis n’a pas voulu survivre à ce coup. Elle s’est empoisonnée ; elle est morte chez moi, et je viens de la faire inhumer chrétiennement.

 

C’est un irréparable malheur. Si la pauvre fille, dans son désespoir violent, avait mis moins de hâte à exécuter son funeste projet, peut-être aurait-elle eu la joie de revoir bientôt cet enfant, que je lui eusse ramené, moi, car je soupçonne qui a fait le coup.

 

J’ai rencontré a Paris, voici quelque temps, un Florentin, manière de spadassin, bravo, homme à tout faire – hormis le bien – connu sous le nom de Saêtta. Ce Saêtta croit avoir à se plaindre de la souveraine, et je le sais assez misérable pour chercher à se venger de la mère sur l’enfant. Il se peut que je me trompe, et pourtant rien ne m’ôtera de l’idée qu’en surveillant le bravo, on aurait retrouvé l’enfant. Malheureusement, Myrthis, après de longues et minutieuses recherches demeurées sans résultat, avait absorbé le poison avant de venir chez moi.

 

L’enfant disparu, la mère et Myrthis mortes, j’estime que ces papiers reviennent de droit au père : M. le chevalier de Pardaillan, qui saura, lui, je vous en réponds, défendre le bien de son fils contre toute entreprise, d’où qu’elle vienne. C’est donc à lui que je les remettrai, dès que je l’aurai trouvé.

 

Maintenant que vous connaissez la valeur de ces papiers, je suis sûr que vous saurez les garder avec un soin vigilant. D’autant que si le malheur voulait qu’ils fussent égarés ou dérobés, je me croirais déshonoré, et je ne suis pas homme à survivre à mon déshonneur. »

 

Suivaient des détails intimes, sans valeur pour la matrone, parce qu’ils n’avaient pas trait au trésor. La lettre se terminait par ces mots :

 

« J’espère, malgré tout, à force de soins, de dévouement et d’amour, fléchir cette soudaine et inexplicable rigueur qui vous a fait brusquement renoncer à une union dans laquelle j’avais mis toutes mes espérances et sans laquelle l’existence me serait un insupportable fardeau. Je demeure donc votre fiancé très respectueux, très aimant et… très malheureux. »

 

Luigi CAPPELLO,

 

comte de Vaubrun.

 

Cette lecture faite à diverses reprises, comme si elle avait voulu graver profondément dans sa mémoire des détails qui avaient enflammé sa cupidité, dame Colline Colle, une flamme aux yeux, les pommettes en feu, se mit à méditer :

 

– Un trésor !… Un trésor fabuleux, dit la lettre !… Quelle somme cela peut-il représenter ?… Cent mille écus ?… Un million ?… davantage peut-être ?… Si je pouvais… si je trouvais les bienheureuses indications, tout cela pourrait être à moi !…

 

Ses traits se contractèrent, son nez s’allongea et avec un affreux déchirement :

 

– Sotte que je suis !… La lettre remonte à dix-sept ans !… le trésor doit être loin maintenant !

 

Mais elle ne pouvait se résigner à accepter une hypothèse que la raison lui disait être la plus vraisemblable. Ses instincts cupides déchaînés s’y refusaient absolument. Et les facultés tendues, son imagination travaillait sans relâche.

 

– Voire ! murmura-t-elle, ce comte de Vaubrun, contrarié dans son amour, avait pour lors d’autres soucis en tête que de rechercher son ami !… Les deux fiancés se sont tués sans avoir eu le temps de songer à ce Pardaillan et son trésor !… J’en jurerais ! Voyons, voyons, cherchons !…

 

Un à un, elle reprit tous les papiers. Il y en avait : mémoires, actes, titres, parchemins, lettres du fiancé, dispositions testamentaires… Mais nulle part, pas le plus petit mot, pas la plus petite indication sur le trésor et sa mystérieuse cachette.

 

Restaient quelques feuillets indéchiffrables pour elle, parce qu’ils étaient écrits en une langue qu’elle ne connaissait pas. Elle les mit de côté et médita.

 

– La lettre est formelle pourtant !… Je ne vois que trois hypothèses : premièrement, les papiers ont été égarés ou remis à leur destinataire… Alors, il n’y a plus rien à faire. Secondement, ils sont cachés ailleurs… Alors, je fouillerai partout ici, je visiterai coffres, bahuts, tiroirs, tout, tout !… Et s’ils sont ici, je les trouverai. Troisièmement enfin, les indications sont là… dans ces papiers que je ne comprends pas… Alors je suis obligée de chercher quelqu’un qui me les traduise… Alors, je suis volée !… celui-là ne sera pas si sot que de me dire bénévolement la vérité. Il gardera les indications pour lui et s’en ira chercher le trésor… et c’est moi qui, stupidement, lui aurai tout donné. Ouais !…

 

Elle réfléchit encore profondément, tirant avec frénésie le bout de son nez, comme pour en faire jaillir la bonne inspiration, et trouva :

 

– Il n’y a qu’un prêtre, et sous le sceau de la confession, qui pourra me dire ce qu’il y a dans ces papiers – si tant est qu’il y ait quelque chose – et oubliera ensuite. Oui mais, voilà, un confesseur voudra savoir d’où je tiens ces papiers et s’ils sont vraiment à moi… Heu !… Mentir en confession… je risque la damnation éternelle !… et je ne veux pas être damnée… Alors ?… Sotte !… je m’adresserai au bon père Parfait Goulard ! Le saint homme est si indulgent… et puis il est un peu simple… je n’aurai pas besoin de mentir avec lui… il me suffira de justifier d’une bonne intention… puisque c’est l’intention qui fait le péché.

 

Elle se mit à ranger les papiers dans la cassette, laissant de côté ceux qu’elle avait résolu de montrer au moine, si complètement absorbée qu’elle en oubliait le monde entier, perdait la notion de tout.

 

À ce moment, une main passant brusquement au-dessus de son épaule lui arracha les papiers en même temps qu’une voix qui retentit à ses oreilles comme la trompette du jugement dernier, grondait furieusement.

 

– Ah ! misérable sorcière ! chienne maudite ! il ne te suffit pas d’avoir trahi et vendu celle sur qui tu aurais dû veiller, il faut que tu viennes encore la voler !…

 

Terrassée par l’épouvante, les yeux exorbités, à moitié pâmée, Colline Colle gémit d’une voix étranglée :

 

– Jésus ! sainte Vierge ! le jeune homme de tout à l’heure… Je suis morte !

 

C’était, en effet, Jehan le Brave qui, passant dans la rue, s’était étonné de voir la fenêtre grande ouverte, et qui, ayant l’intuition de ce qui se passait, s’était précipité dans l’impasse, avait renversé les planches, laborieusement remises en place par la vieille, avait monté l’escalier, ouvert la porte, sans qu’elle eût rien entendu tant sa préoccupation était grande, tant cette espérance d’un trésor fabuleux à soustraire, l’avait affolée.

 

Jehan leva le poing sur la tête de la matrone. Elle ferma les yeux, rentra le cou dans les épaules et, croyant faire entendre un cri de détresse, n’eut que la force de pousser un râle étouffé.

 

Le poing ne s’abattit pas. Par un effort de volonté prodigieux, le jeune homme était parvenu à se maîtriser.

 

– Debout, chienne, ordonna-t-il d’une voix rude, et remercie le ciel que j’aie pu me souvenir à temps que tu es femme.

 

Elle ne se fit pas répéter l’ordre. Elle fut immédiatement debout, tout son sang-froid revenu avec l’assurance qu’elle ne courait aucun danger, et attendit.

 

Lui, il avait ramassé tous les papiers et les empilait au hasard dans la cassette. Ceci fait, il fut à la fenêtre et la ferma. Avisant le trousseau de clés resté sur la table, il s’en empara et le mit dans la cassette avec les papiers. Il commanda impérieusement :

 

– Hors d’ici !… Attends-moi sur le palier.

 

Docilement, comprenant que sa vie dépendait de son obéissance, elle sortit et attendit sur le palier. Jehan prit la cassette et chercha des yeux où il pourrait la mettre.

 

– Non ! fit-il en secouant la tête, il vaut mieux que je l’emporte… ce sera plus prudent.

 

Et il rejoignit Colline Colle. D’un coup d’œil circulaire, il inspecta les lieux. Il vit que pour entrer dans l’appartement de la jeune fille il n’y avait pas d’autre porte que celle devant laquelle il se trouvait. La clé était sur la porte. Il ferma à double tour et la mit dans sa poche.

 

– L’autre clé, fit-il d’un ton bref.

 

Elle feignit de ne pas comprendre et de son air le plus ingénu :

 

– Quelle clé ?…

 

– Tu dois avoir une autre clé… donne-la.

 

– Je vous jure…

 

Il lui mit la main au cou et :

 

– La clé, répéta-t-il froidement, ou je serre !

 

C’est qu’il serrait déjà, le brigand ! Quel démon déchaîné était-ce là ?… Le mieux était de ne pas chercher à ruser avec lui, filer doux, obéir passivement, sa vie ne tenait qu’à un fil. Elle le comprenait bien. Elle suffoqua :

 

– Venez !…

 

Il la lâcha. Elle aspira une bouffée d’air et piteusement :

 

– Elle est en bas.

 

– Descends.

 

Elle obéit aussi précipitamment que ses jambes flageolantes le lui permettaient, et en descendant l’escalier, elle se lamentait intérieurement, avec force signes de croix :

 

– Jésus ! c’est le diable en personne !… Vierge sainte, venez à mon secours !

 

Chez elle, définitivement domptée, elle chercha en hâte la double clé réclamée d’aussi irrésistible manière et la tendit d’une main tremblante, n’ayant plus qu’un seul souci : le voir filer au plus tôt. Il s’en saisit et sur un ton qui la fit frissonner :

 

– Si tu essayes de t’introduire à nouveau chez la demoiselle, je le saurai… Alors, écoute : je te crève les yeux pour que tu ne cherches plus à voir ce que tu ne dois pas voir…

 

Elle ferma les yeux de toutes ses forces et songea avec terreur aux trois brigands de l’homme masqué qui lui avaient fait la même promesse, ou à peu près.

 

– Et je t’arrache la langue, continua Jehan d’un air terrible, pour que tu ne puisses raconter à personne ce que tu as surpris. Tu m’entends ?…

 

Blême, se soutenant à peine, claquant des dents, en proie à une terreur folle, elle n’eut que la force d’esquisser un signe de tête affirmatif.

 

– Bon !… Ouvre-moi la porte de la rue.

 

Ah ! Jésus, Dieu ! elle ne demandait pas mieux… elle ne demandait même que cela… le voir loin, aussi loin que possible, au plus profond des enfers !… Elle retrouva incontinent les forces nécessaires et se rua sur la porte qu’elle ouvrit toute grande. Avant de franchir le seuil, il lança, en guise d’adieu :

 

– Je reviendrai bientôt mettre un solide cadenas là-haut… De cette façon, je serai plus tranquille. D’ici là, retiens bien ce que je t’ai promis.

 

Il sortit enfin.

 

Alors, elle se jeta sur la porte à corps perdu, la poussa, tira les verrous, tourna la clé dans la serrure, avec une hâte maladroite, comme si tous les démons d’enfer eussent menacé d’entrer et en se barricadant, elle souhaitait :

 

– Puisses-tu te rompre le cou en descendant les marches !… Puisse le diable, ton patron, t’étrangler de ses doigts crochus… Puissé-je ne jamais te revoir que pendu par le col, la langue pendante jusque sur la poitrine.

 

Ayant déchargé sa bile, la réaction se produisant, elle se trouva sans forces et se traîna péniblement jusqu’à sa chambre. Elle se laissa tomber sur une chaise et resta là un bon moment, hébétée, la tête vide de pensées.

 

Enfin elle se remit, le calme lui revint peu à peu et avec lui, son esprit de ruse et d’astuce reprit le dessus. Elle se mit à rire d’un rire silencieux et fouilla dans sa poche. Elle en sortit l’étui qu’elle y avait mis par distraction et un de ces fameux feuillets qu’elle n’était pas capable de comprendre. Et en riant, elle marmonnait :

 

– C’est jeune, c’est fort, c’est violent… Mais moi, je suis rusée… et adroite. Et pendant qu’il fermait la fenêtre, j’ai pu soustraire ce pauvre petit morceau de papier… C’en est un !… un de ceux qui contiennent les fameuses indications !… peut-être.

 

Elle contempla le papier et :

 

– Ce doit être du latin… je reconnais des mots comme j’en vois dans mon missel.

 

Mais, cette fois-ci, instruite par l’expérience, elle comprit qu’il n’était pas prudent de s’oublier dans la contemplation de ce papier. D’autant qu’elle n’y comprenait rien.

 

Vite, elle alla le glisser dans la cachette où elle avait enfermé son or. Alors, elle s’aperçut qu’elle avait toujours l’étui. Elle ouvrit le premier tiroir qui se trouva sous sa main, au hasard, et jeta dédaigneusement l’étui dedans. Ceci fait, elle poussa le tiroir qui ne fermait pas à clé.

 

Elle s’habilla en un tour de main et s’en fut tout droit chez le ferronnier et le menuisier qu’elle ramena séance tenante chez elle. La frayeur était telle qu’elle accepta sans marchander le prix qu’on lui demandait à la condition qu’on vînt à l’instant faire le travail.

 

Quant à Jehan le Brave, lorsqu’il fut dehors, il jeta un coup d’œil à sa lucarne, se demandant s’il monterait chez lui déposer la cassette. Mais la rue commençait à s’animer : il jugea qu’il était grand temps de s’occuper de Concini.

 

Il avait repris son manteau avant de sortir de chez le duc d’Andilly, Il glissa la cassette dessous et la mit sous son bras gauche. Et il partit d’un pas rapide.

 

En marchant, il réfléchissait.

 

Quand il était parti de la rue des Rats, laissant Concini solidement garrotté, son intention était de revenir, de se battre avec lui et de le tuer. Concini vivant était un danger permanent pour Bertille et il était bien résolu à ne pas lui faire grâce.

 

Mais depuis, il avait eu avec la jeune fille cet entretien où il avait pensé tour à tour mourir de honte, de désespoir et de joie. Et maintenant, il ne savait plus ce qu’il allait faire.

 

Lorsqu’il s’arrêta devant la petite maison de la rue des Rats, il n’avait pas encore pris une décision et il était furieux contre lui-même.

 

Violemment, il ouvrit la porte. D’un pas rude, il traversa le vestibule, monta l’escalier et pénétra dans la chambre.

 

Concini n’était plus sur le lit où on l’avait déposé assez rudement. Il était par terre et même assez loin du lit. Mais s’il n’avait plus son bâillon, que les trois bravi avaient eu la charité de lui enlever avant de se retirer, il était, par contre, tout aussi convenablement ficelé. À côté de lui, se trouvait le poignard qu’il avait arraché à sa victime.

 

Jehan comprit que le prisonnier avait dû apercevoir l’arme et qu’il avait cherché, sans y parvenir, à s’en servir pour trancher les liens qui l’enserraient.

 

Sans rien dire, il se baissa, ramassa le poignard et serrant nerveusement le manche dans son poing crispé, il considéra le favori d’un air rêveur, sans le voir peut-être.

 

Concini, qui le vit se dresser ainsi devant lui, le poignard au poing, Concini se crut perdu. Il ne manquait pas de bravoure. Pas un muscle de son visage ne bougea. Il redressa orgueilleusement la tête, regarda le jeune homme en face et brava :

 

– Frappe !… J’avais bien dit que tu étais un assassin !… Jehan ne répondit pas. Il n’avait pas entendu. À la vue de son ennemi ligoté, gisant à terre, à sa merci, un violent débat venait de s’élever dans cette âme fruste. Deux voix également fortes et puissantes se faisaient entendre dans sa conscience : celle de l’ancien Jehan, le Jehan qu’il était encore, il n’y avait pas deux heures, criait très haut qu’il fallait frapper sans pitié. Celle du nouveau Jehan criait, non moins haut, qu’il fallait se montrer généreux, magnanime, s’il voulait être digne de la noble enfant qui avait éclairé son âme. Et il n’entendait que ces deux voix.

 

Le débat fut violent, tragique, mais il fut bref.

 

Jehan se pencha le poignard levé sur Concini qui ne cilla pas et cracha son mépris dans ces mots :

 

– Frappe donc !… Allons, que crains-tu ? Ne suis-je pas réduit à l’impuissance ?

 

Le poignard s’abattit et trancha les liens qui enserraient les jambes. Puis ce furent les bras qui furent délivrés.

 

Et Concini, qui n’avait pas tremblé devant le poignard levé, Concini pâlit, hébété de surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, se demandant avec angoisse quel supplice lui était réservé.

 

Alors, Jehan parla, d’une voix blanche, comme lointaine.

 

– Va ! pour l’amour d’elle, je te fais grâce, Concini !

 

D’un bond, Concini fut debout. Il ne savait s’il rêvait ou s’il était éveillé. De sa vie, il n’avait éprouvé étonnement pareil. Il se ressaisit vite d’ailleurs, et ricana :

 

– Tu me fais grâce ! Dis plutôt que tu as peur ! Mais moi, je ne te fais pas grâce, tu sais ! Je te retrouverai, et alors malheur à toi !

 

Cette fois, Jehan l’entendit. Il haussa dédaigneusement les épaules, et sa voix se fit rude pour dire :

 

– Je te conseille de ne jamais te retrouver sur mon passage, Concini ; je te le conseille, si tu tiens à ta peau !

 

Il n’ajouta pas un mot de plus. Mais le ton sur lequel il avait parlé fit passer un frisson sur l’échine de Concini qui, cependant, demeurait superbe, un sourire de mépris aux lèvres.

 

Jehan se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se retourna et dit :

 

– Tu trouveras en bas tes serviteurs, que mes hommes ont ligotés. Tu les détacheras, si tu veux.

 

Il regardait Concini en disant ses mots. Il fut tout étonné de voir que le visage de celui-ci exprimait un sentiment de pitié. Il l’entendit même murmurer :

 

– Pauvres diables !… J’y vais tout de suite.

 

Sans plus s’en occuper, Jehan sortit. En lui-même, il se disait :

 

« Les quelques heures qu’il vient de passer ficelé comme un saucisson l’ont rendu plus sensible au malheur des autres. »

 

C’était peut-être vrai, car Concini sortit sur ses talons. Il arriva sur le palier au moment où Jehan s’engageait dans l’escalier. Il s’arrêta là, comme s’il avait voulu lui laisser le temps de gagner la sortie.

 

Puis, soudain, il appuya sa main sur le mur…

 

Une petite porte invisible démasqua un petit réduit, guère plus grand qu’un placard, Concini y entra d’un bond, et sans se donner le temps de refermer la porte, il saisit un bouton de métal à pleine main et tira fortement à lui. Nul bruit perceptible ne trahit la manœuvre qu’il venait d’exécuter.

 

Il sortit la tête hors du trou et écouta. Et ses yeux, à ce moment, brillaient d’un éclat sauvage.

 

Au même instant, il entendit un cri, suivi du bruit d’une chute. D’un coup de poing il repoussa le bouton qu’il n’avait pas lâché et gronda dans une explosion de haine satisfaite :

 

– C’est fait !…

 

Il écouta encore une seconde et n’entendit plus rien. Il ferma la porte secrète et descendit l’escalier à son tour. Sur la dernière marche, il tâta le sol du bout du pied, avant de la quitter, comme pour s’assurer de sa solidité. Le sol résista. Alors il pénétra dans le vestibule.

 

Il s’en fut droit à un énorme coffre qui paraissait scellé dans le mur. Il pressa sur un bouton et le coffre se déplaça, découvrant un trou grillagé d’environ un pied de long. Il ne se donna pas la peine de regarder, sachant que ses yeux ne parviendraient pas à percer les ténèbres opaques qui régnaient sous le trou. Mais il écouta. Et il entendit distinctement la voix de Jehan le Brave qui hurlait en italien, comme s’il avait voulu se faire mieux comprendre de l’Italien Concini, à qui elles s’adressaient, les menaces les plus terribles, les injures les plus sanglantes.

 

Concini se redressa, un sourire livide aux lèvres. Il remit le coffre en place. Et alors, il n’entendit plus rien. Et il dit tout haut, comme s’il avait voulu être entendu de sa victime et en réponse à ses menaces :

 

– Bon !… en attendant, crève là-dedans !

 

Et tranquillement, posément, il se mit à la recherche de ses serviteurs qu’il découvrit dans la cuisine où ils étaient enfermés. Il en détacha un à qui il commanda de délier les autres et se dirigea d’un pas rapide vers son logis de la rue Saint-Honoré, dans l’espoir d’y arriver avant que Léonora Galigaï ne fût rentrée elle-même du Louvre, où elle avait passé la nuit.

 

XX

 

Saêtta suivit la litière qui emportait Bertille prisonnière de Concini jusqu’à ce qu’il le vît entrer avec son escorte dans la maison de la rue des Rats, Il s’approcha, reconnut les lieux et murmura :

 

– Maison isolée, à l’angle du quai !… Bon ! on retrouvera cela les yeux fermés.

 

Et il s’éloigna d’un pas allongé, frappant le sol d’un talon ferme et vigoureux, ne cherchant plus à se dissimuler et ne redoutant rien, ni personne… Et il songeait avec un ricanement :

 

– Ce pauvre Concini n’a vraiment pas de chance !… Voilà son nouveau nid d’amour éventé une fois de plus. Oui, mais la signora Léonora sera contente… contente ? heu !… enfin elle paye bien la signora… cela me suffit !

 

Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son grabat et mâchonna :

 

– Je ne dormirai pas, c’est certain… mais que faire jusqu’à demain ?… Demain !… Que je voudrais donc être à demain, pour savoir si vraiment le fils de Fausta est pris !… (Il gronda furieusement.) Et pourquoi ne le serait-il pas ?… Le grand prévôt a tenu compte de mon avis… il est accouru à l’endroit que je lui avais indiqué… J’en suis sûr… J’ai vu le sol foulé comme si une troupe nombreuse avait piétiné là… J’ai vu le sang… Il y a eu lutte, c’est certain !… À l’heure actuelle, le fils de Fausta est solidement enchaîné dans l’un quelconque de ces mignons cachots, comme il y en a au Châtelet ou à la Conciergerie !… Eh ! Eh !… le fils de Fausta !… régicide ?… écartelé !… tenaillé !…

 

Dans l’ombre, il eut un éclat de rire terrible. Mais son inquiétude le reprit et :

 

– N’importe ! Je voudrais être à demain pour savoir ! C’est un rude athlète que le petit Jehan ! (Avec une sorte d’orgueil sauvage.) C’est mon élève !… Et jamais élève, je puis dire, ne fut formé avec tant de soins vigilants !… Il est de force à s’en tirer, le fils de Fausta et de Pardaillan !…

 

À ce nom de Pardaillan, brusquement rapproché de son fils Jehan, il eut un frisson. Il demeura plongé dans une sombre rêverie, et répéta :

 

– Le fils de Pardaillan !… Pardaillan !… C’est vrai que Fausta me fait toujours oublier qu’il est le père, lui ! Tant qu’il a été loin de Paris, je n’ai pas pensé à lui. Maintenant que je le sais revenu, maintenant que je sais qu’il s’est rencontré avec son fils, malgré moi, je songe : Pardaillan est le père, et Pardaillan ne m’a rien fait, lui. Au contraire, je lui dois l’inoubliable joie d’avoir vu Fausta, qu’il a toujours combattue, toujours vaincue, humiliée, ruinée par lui, dans toutes ses entreprises. Oui, mais est-ce pour moi qu’il a agi ainsi ? Non. Alors ?… Alors, au diable le Pardaillan ! Vais-je renoncer à ma vengeance pour lui ? Autant vaudrait me couper la gorge à l’instant. D’ailleurs, il est trop tard, maintenant. Puis, quoi ?… Est-ce qu’il s’en soucie de son fils ? Saura-t-il jamais, seulement ?… Alors ?… Alors, dormons !… Mais il eut beau se tourner et se retourner, le sommeil ne voulut pas venir. Rageusement, il se leva, ceignit sa longue rapière et sortit en grondant :

 

– L’impatience me dévore… L’air frais de la nuit et le mouvement me calmeront.

 

Il s’en fut tout droit rue de l’Arbre-Sec et s’arrêta devant le logis de Bertille. Il avait déjà, et très minutieusement, étudié le perron et ses abords. N’importe, il recommença ses investigations, comme s’il avait voulu arracher aux choses le récit des événements dont elles avaient été les témoins muets.

 

Ses observations premières se trouvèrent corroborées.

 

Plus tranquille, il s’éloigna et, au hasard, sans but précis, sans se rendre compte, peut-être, des endroits par où il passait, il errait par les rues désertes, durant des heures. Au matin, exténué, il se décida à retourner chez lui y prendre une heure ou deux de repos avant de se rendre près de la Galigaï.

 

Comme il arrivait à la Croix-du-Trahoir, il reçut un choc terrible au cœur : il venait de reconnaître Jehan qui sortait de la rue du Four. Il n’eut que le temps de se jeter dans un renfoncement.

 

Le jeune homme passa sans le voir. Il paraissait d’ailleurs trop profondément absorbé pour prêter la moindre attention à ce qui se passait autour de lui.

 

Il était déjà loin que Saêtta, secoué d’un tremblement convulsif, tant le coup avait été rude pour lui, le suivait encore d’un sombre regard chargé de haine et bégayait, pris d’un accès de fureur :

 

– Libre !… O Dio ladro !… Dio porco !… Un traquenard que j’avais si bien préparé !… Il s’en est tiré… il est libre… et il rentre chez lui !… Tout est à refaire !

 

Désespéré, farouche, il reprit, tout pensif, le chemin de son logis. Chez lui, il se laissa choir lourdement sur un siège, mit la tête dans ses mains et resta longtemps à rêver, combinant de nouveaux plans de vengeance.

 

Vers huit heures, il se rendit rue Saint-Honoré et fut immédiatement introduit auprès de Léonora Galigaï.

 

– Signora Léonora, fit-il avec une familiarité narquoise et obséquieuse, si vous voulez prendre la pie au nid, vous n’avez qu’à vous rendre rue des Rats, une maison isolée, à l’angle de la rue et du quai.

 

Sans doute Saêtta avait toute la confiance de Léonora. Peut-être d’anciennes et mystérieuses complicités unissaient l’homme à tout faire à la grande dame. Toujours est-il qu’elle ne prit pas la peine de dissimuler avec lui et qu’elle lui laissa voir un visage décomposé par l’affreux déchirement que lui causait l’annonce de la nouvelle trahison de son époux. Et cependant la nouvelle était prévue par elle.

 

– Ainsi, dit-elle dans un sanglot, c’est vrai ?… Je ne m’étais pas trompée ?… Concini a une nouvelle maîtresse ?…

 

Saêtta haussa les épaules d’un air détaché :

 

– Eh ! per bacco ! signora, peut-on empêcher le papillon de voleter de fleur en fleur ?… Le signor Concini est un vrai papillon… vous le savez bien !

 

– Oui, dit Léonora avec une sombre amertume, il aime toutes les femmes… toutes… excepté moi !

 

– Il en est las et les abandonne plus vite encore qu’il ne s’en est épris. Et c’est toujours à vous qu’il revient. À tout prendre, vous avez encore la meilleure part.

 

Léonora ne parut pas avoir entendu : elle songeait. Elle étouffa un soupir et se redressant, le visage impassible, la voix très calme :

 

– Donne-moi des détails, fit-elle. Le nom d’abord. Comment s’appelle la maîtresse de mon mari ?

 

– Signora, dit flegmatiquement Saêtta, laissez-moi vous dire que vous vous méprenez. La jeune personne dont il s’agit n’est pas la maîtresse de monseigneur Concini. Et je pense que si elle le devient jamais, c’est que votre illustre époux, pour la réduire, aura employé la violence, comme il a dû l’employer déjà pour s’en emparer.

 

Léonora ne témoigna ni surprise ni indignation.

 

– C’est donc une vertu si farouche ? demanda-t-elle avec une pointe de scepticisme.

 

– Heu !… Je ne crois pas beaucoup à la vertu des filles, dit Saêtta avec un cynisme tranquille. Mais, pour tout dire, je crois que celle-là a le cœur pris ailleurs.

 

– Ah !… Raconte. Je verrai.

 

Saêtta lui fit le récit très détaillé de l’enlèvement de Bertille, et répéta, mot pour mot, ce qu’il avait entendu de la discussion de Concini avec sa prisonnière.

 

Léonora l’écouta très attentivement, sans rien laisser paraître de ses impressions. Quand il eut fini :

 

– La résistance opposée par cette jeune fille me prouve que tu avais vu juste : elle doit être éprise de ton fils, comme tu me l’as dit.

 

Elle ferma les yeux et s’abîma dans une profonde rêverie, sans qu’il fût possible à Saêtta, qui l’épiait avec une curiosité narquoise, de lire la moindre indication sur son visage figé dans une immobilité de marbre. Puis, sa résolution prise, sans doute, elle rouvrit les yeux et très froide :

 

– Sais-tu ce qui s’est passé cette nuit, entre le roi et ton fils ? dit-elle. Une lueur s’alluma dans l’œil de Saêtta. Enfin, elle abordait le sujet qui lui tenait tant à cœur ! Avec cette familiarité insolente et obséquieuse à laquelle, probablement, elle était accoutumée depuis longtemps car elle ne paraissait pas y prêter la moindre attention, il gronda :

 

– Je n’en ai pas la plus petite idée. Et j’attends, au contraire, impatiemment, que vous me fassiez connaître ce qu’il en est.

 

– Eh bien ! fit Léonora avec cette même froideur sinistre, le roi est rentré au Louvre vers le milieu de la nuit. Il était en parfaite santé – elle insistait sur ces deux mots – et paraissait même d’assez bonne humeur, m’a-t-on dit.

 

– Je n’y comprends plus rien ! grinça Saêtta.

 

– Cependant, continua Léonora impassible, il s’est passé quelque chose d’anormal. M. de Praslin et ses gardes, mandés en hâte par M. de La Varenne, sont sortis précipitamment du palais, vers les dix heures du soir. On dit aussi qu’il y a eu une bagarre sérieuse rue de l’Arbre-Sec. On parle de blessés, parmi lesquels La Varenne. Enfin, on assure que le grand prévôt se trouvait sur les lieux avec une cinquantaine d’archers.

 

Léonora prit un temps et, fixant sur Saêtta des yeux étincelants :

 

– Que mes plans aient été dérangés, cela se peut expliquer, à la rigueur, par ce fait que le roi est sorti deux heures avant l’heure qu’il avait fixée lui-même… Mais, qu’est venu faire là, si inopinément, M. de Neuvy ?… Saêtta, Saêtta, pourrais-tu me dire qui est allé si malencontreusement informer le grand prévôt ?

 

Saêtta haussa les épaules, et s’en s’émouvoir, le plus paisiblement du monde :

 

– Eh ! corbacco, signora, dit-il, ne m’assassinez pas du regard, ainsi que vous le faites !… Vous savez bien que vous êtes le seul être au monde que je ne trahirais pas !… C’est moi qui ai avisé le sire de Neuvy.

 

– Pourquoi ? gronda Léonora.

 

– Parce que, dit Saêtta, toujours imperturbable, si vous aviez vos projets, j’avais les miens auxquels je tenais pour le moins autant que vous tenez aux vôtres. Mais, et vous devez bien le savoir, corpo di Cristo ! mes plans personnels ne pouvaient en rien contrarier les vôtres… sans quoi, je vous en eusse avertie.

 

Léonora le fixa longuement d’un regard aigu. Il soutint l’examen avec assurance. Peu à peu, l’expression de courroux répandue sur le visage de la Galigaï s’effaça. Ses traits reprirent leur impassibilité. Elle murmura :

 

– C’est vrai, je t’ai soupçonné. J’ai oublié un instant que tu ne peux pas ne pas m’être fidèle. N’en parlons plus.

 

Et d’une voix où vibrait une sourde rancœur :

 

– Il n’en est pas moins vrai que, grâce à toi sans doute, mes projets sont renversés.

 

– Signora, dit gravement Saêtta, vos projets sont non pas renversés comme vous dites mais simplement remis. Tenez pour assuré que je ne suis pour rien dans ce contretemps. Je ne suis pas un enfant, que diable ! et mes précautions étaient prises pour que M. de Neuvy arrivât trop tard pour vous gêner. Ce n’est donc pas lui, comme vous paraissez le croire, qui nous a fait échouer. Non, croyez-moi, il s’est passé quelque chose d’imprévu dont ni vous ni moi ne sommes responsables… Et je le saurai aujourd’hui même.

 

Léonora réfléchissait. Saêtta, à n’en pas douter, était sincère. Il faut croire, d’ailleurs, qu’elle avait des raisons particulières de ne pas douter de lui, puisqu’elle-même prétendait qu’il ne pouvait pas ne pas lui être fidèle.

 

– C’est aussi mon avis, dit froidement Saêtta, parce que je commence à croire que seul je ne parviendrai pas à atteindre le but que je poursuis depuis plus de vingt ans.

 

La Galigaï approuva gravement de la tête et :

 

– Le nom de ses parents, d’abord, dit-elle.

 

– Il est le fils de la princesse Fausta.

 

Léonora ne put réprimer un mouvement de surprise et, avec une sorte de crainte superstitieuse, surprenante chez une femme d’un caractère aussi énergique, avec aussi une sorte de vénération, elle s’exclama :

 

– La petite-fille de la signora Lucrezia !… La rivale de Sixte Quint !… La papesse !…

 

On eût dit que ces marques de respect et de sourde terreur que la femme de Concini ne prenait pas la peine de cacher indisposaient Saêtta, car il interrompit brusquement et, avec une soudaine irritation dans la voix :

 

– Celle-là même, oui ! Eh ! corbacco ! signora. Il n’y a jamais eu qu’une Fausta !

 

D’un air rêveur et sur un ton qui trahissait une secrète et admirative approbation, Léonora murmura :

 

– Je comprends maintenant l’immense orgueil de ce gueux !… Bon chien chasse de race !…

 

Et avec un intérêt passionné que le seul nom de Fausta avait suffi à déchaîner en elle :

 

– Et le père ?… Qui est-ce ?… Pour le moins un prince souverain… un roi, peut-être !

 

– Le père, dit Saêtta d’un air railleur, est un modeste gentilhomme, sans feu ni lieu… qui fut la pierre d’achoppement contre laquelle Fausta vit se briser, une à une, toutes ses entreprises.

 

– Pardaillan ! s’écria Léonora en frappant dans ses mains d’un air émerveillé.

 

– Vous l’avez nommé, dit Saêtta en s’inclinant.

 

Léonora demeura un moment songeuse, une vague expression d’attendrissement répandue sur son visage, qu’elle ne songeait pas à dissimuler, soit que la surprise eût été trop forte, soit qu’elle eût jugé inutile de masquer ses impressions.

 

« Et Saêtta, qui ne la quittait pas des yeux, fronça les sourcils et saisi à la gorge par une inexprimable angoisse, il se demanda :

 

« Est-ce qu’elle va se faire l’alliée du fils par respect et admiration pour la mère ? »

 

Il se ressaisit bien vite, ses traits reprirent leur expression rude, un peu narquoise, habituelle et, avec un demi-sourire :

 

« Je ne l’entends pas ainsi, moi !… Minute, je vais souffler sur ce bel enthousiasme, et d’un souffle si puissant qu’il sera emporté comme fétu par la tourmente. »

 

À ce moment, Léonora redressait la tête et, fixant sur le bravo son œil de feu, curieusement elle dit :

 

– Raconte-moi, Saêtta, ce que t’a fait la signora Fausta… Ce doit être quelque sombre et terrible histoire que je suis curieuse de connaître.

 

Paroles très simples. Il sembla pourtant à Saêtta qu’il y avait comme une imperceptible ironie dans le ton dont elles furent prononcées. Peut-être sa défiance mise en éveil lui faisait-elle entrevoir des intentions qui n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, il ne laissa rien paraître de ses impressions. Il secoua doucement la tête, et sans que rien dans ses intonations trahît sa secrète pensée, avec un naturel parfait, il dit :

 

– Ce n’est pas une histoire sombre et terrible, comme vous le dites. C’est une histoire bien banale, bien vulgaire, comme il en doit exister plus d’une dans la vie de l’illustrissime Fausta… comme il en existe de semblables dans l’existence de tous ceux qui détiennent la puissance souveraine.

 

– N’importe, insista doucement Léonora, terrible ou banale, je désire… j’ai besoin de connaître cette histoire.

 

– Je le sais, signora. Aussi vous la ferai-je connaître, dit Saêtta avec le même naturel. Mais, voyez-vous, cette histoire très banale fut aussi, pour moi, très douloureuse – et avec un grincement de fureur, il insista d’une voix qui devint rauque – très douloureuse… atrocement douloureuse… Cependant, je me rends compte que telle qu’elle est, elle peut maintenant vous laisser très indifférente. Aussi, je vous demande la permission de vous faire, avant, quelques petites révélations ; quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, je pourrai vous conter cette histoire. Je crois – il eut un petit sourire énigmatique –, oui, je crois qu’alors elle vous intéressera, vous serez dans de bonnes conditions pour me comprendre et m’approuver.

 

Sa curiosité vivement surexcitée, elle acquiesça doucement :

 

– Comme tu voudras, Saêtta. Parle donc, je t’écoute.

 

Saêtta jeta un coup d’œil furtif autour de lui pour s’assurer qu’il ne pouvait être entendu et, baissant la voix, il lâcha à brûle-pourpoint :

 

– Puisque vous connaissez l’histoire de Fausta, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de son trésor.

 

Une flamme passa dans l’œil noir de Léonora. Ce ne fut qu’un éclair. Saêtta le surprit et il eut un mince sourire de satisfaction. Léonora commençait à entrevoir que l’entretien serait plus intéressant encore qu’elle n’avait pensé. Elle prit un air détaché pour dire :

 

– Ce fameux trésor qui, chuchote-t-on, est enfoui dans l’abbaye de Montmartre ?… Depuis vingt ans qu’on en parle, je crois, quant à moi, qu’il doit être loin… si tant est qu’il ait jamais existé.

 

Avec une gravité impressionnante, Saêtta dit :

 

– Erreur, madame !… Le trésor existe et nul n’y a touché, j’en réponds.

 

Et, la regardant droit dans les yeux, avec un ricanement singulier :

 

– Eh ! eh ! signora, dix millions !… C’est un joli denier, cela !… Dix millions !…[11]. Figurez-vous une somme pareille tombant dans les coffres d’une personne ayant une haute intelligence et de vastes ambitions !… À quoi ne pourrait-elle prétendre ?… Jusqu’où ne pourrait-elle monter ?

 

Un peu de sang monta aux joues de Léonora, ses yeux clignotèrent comme s’ils eussent été éblouis par le ruissellement de l’or, et d’un air rêveur, machinalement, elle répéta :

 

– Dix millions !…

 

Saêtta, son énigmatique sourire aux lèvres, ne la quittait pas des yeux. Et voyant l’effet produit par l’énoncé de cette somme énorme, brusquement, brutalement, il cassa l’aile aux rêves prêts à s’envoler de ce cerveau qu’il venait de surexciter, en disant d’un air négligent :

 

– Cette somme fabuleuse, elle appartient pourtant à Jehan le Brave… au fils de Fausta !

 

Léonora tressaillit comme si un coup violent l’avait frappée à la nuque. Elle pâlit, ses lèvres se pincèrent, son œil noir, étincelant, se fit brusquement dur, d’une froideur mortelle. Et elle gronda sur un ton menaçant :

 

– Dix millions à ce truand ?… à ce détrousseur de grands chemins !… Allons donc !… tu es fou, je pense, mon pauvre Saêtta !… Une bonne corde, toute neuve, bien graissée… voilà ce qui l’attend… et qu’il s’estime heureux encore si on lui fait grâce des supplices que ses crimes ont mérités.

 

Saêtta ricana intérieurement :

 

« Et voilà la tempête qui emporte comme fétus les enthousiasmes, les velléités de générosité de la signora Léonora !… Je l’avais bien dit. » Et tout haut, il railla :

 

– Eh ! signora, comme vous vous énervez !… Se peut-il que l’appât de l’or vous bouleverse à ce point ?…

 

Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles étaient dites, firent l’effet d’une douche. Léonora comprit que Saêtta n’était plus l’homme à gages, le confident, le complice devant qui elle pouvait parler à cœur et visage découverts. Elle comprit qu’elle se trouvait en présence d’un homme qui avait un marché à proposer et qui partant pouvait devenir un adversaire, sinon un ennemi. Elle se reprit instantanément. Ses traits redevinrent hermétiques, et d’une voix calme, avec un haussement d’épaules dédaigneux :

 

– Si tu crois que l’or me tente et m’éblouit !… dit-elle.

 

– Pardieu ! fit insolemment Saêtta, l’or n’a de valeur, pour vous, que parce qu’il est un instrument, un levier puissant auquel rien ne résiste… Je le sais.

 

Et pendant que la Galigaï approuvait de la tête, Saêtta se ramassait comme le lutteur qui s’apprête à porter un irrésistible coup. Baissant la voix davantage, brusquement, il frappa :

 

– Eh bien ! signora, ce trésor fabuleux qui permettra à son possesseur de réaliser ses ambitions les plus chimériques, ce trésor… je vous l’apporte… je vous le donne !

 

Et il la guignait du coin de l’œil pour juger de l’effet. Mais la Galigaï se gardait. Et lorsqu’elle se gardait, elle devenait impénétrable. Elle ne sourcilla pas et, froidement, elle demanda :

 

– Tu sais donc où il est caché, ce fameux trésor ?

 

– Non ! dit nettement Saêtta. Et avec assurance, il ajouta :

 

– Mais je le saurai.

 

– Eh bien ! mais… pourquoi ne pas le garder pour toi ? dit-elle d’un air naïf.

 

– Je vous entends, signora, dit paisiblement Saêtta. Ce trésor qui vous tente, vous, déjà riche et puissante, ce trésor qui en tente d’autres plus riches et plus puissants que vous encore, vous vous étonnez qu’il ne m’éblouisse pas, moi, pauvre gueux, moi qui, pour cent mille fois moins, suis prêt à trouer une poitrine humaine.

 

Il se leva brusquement et la domina de sa haute taille. Son œil froid étincela d’un insoutenable éclat : ses traits rudes prirent une expression sauvage, effrayante. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus formidable. Et il lui apparut terrible, effroyable. Sombre et fantastique personnification de la haine la plus féroce s’étalant dans toute sa hideur. Et d’une voix rauque, pareille au grondement du fauve déchaîné dont il avait toute l’apparence :

 

– C’est que j’ai oublié de vous dire que je demande quelque chose en échange de ce trésor !… Et ce que je demande, voyez-vous, m’est si précieux, que dix trésors, cent trésors pareils, je les donnerais sans hésiter… et ma vie par-dessus le marché !

 

Il est probable que Léonora était fixée, dès cet instant, sur le prix que réclamait le bravo. Elle n’en laissa rien paraître cependant, et ce fut de sa même voix calme, presque douce, qu’elle dit :

 

– Que demandes-tu donc de si précieux ?

 

– Peu de choses… Une tête !… dit Saêtta d’une voix qui résonna comme un coup de hache.

 

– Et cette tête, dit Léonora avec le même calme effroyable, c’est celle de Jehan le Brave, n’est-ce pas ?

 

– Vous l’avez dit, madame, dit rudement Saêtta.

 

Et tout aussitôt, pris d’une inquiétude atroce, à en juger par la teinte livide qui couvrit son visage, il précisa d’une voix que l’angoisse faisait hoqueter.

 

– Entendons-nous, madame… Vous pensez bien que s’il ne s’agissait que de tuer Jehan… je n’aurais besoin de personne !

 

– C’est précisément la réflexion que je me faisais. Saêtta grinça dans un éclat de rire frénétique :

 

– Non, pardieu !… Ce serait trop simple et trop facile !… Ce que je veux (et il mâchait les syllabes avec une fureur qui confinait à la folie), ce que je veux, c’est que cette tête roule sur l’échafaud… décollée par la main du bourreau !… Voilà ce que je veux !…

 

Avec une douceur plus sinistre et plus terrible peut-être que la violence de Saêtta, elle dit :

 

– Explique-toi… Je crois que nous pourrons facilement nous entendre.

 

Par un effort puissant, Saêtta parvint à se maîtriser.

 

– Je crois, dit-il d’une voix qu’un reste d’émotion faisait trembler encore un peu, je crois le moment venu de vous dire ce que m’a fait l’illustrissime princesse Fausta… Cette histoire très banale vous intéressera maintenant.

 

Soit que la Galigaï connût à fond le caractère de l’homme à tout faire qui agissait vis-à-vis d’elle avec un aussi extraordinaire sans-gêne, soit qu’elle comprît que dans l’état d’exaltation violente où il était, le mieux était de le laisser agir à sa guise, soit pour toute autre raison enfin, elle ne se choqua ni s’étonna et avec la même inaltérable douceur :

 

– Je t’écoute, dit-elle.

 

Saêtta, la tête penchée, l’œil perdu dans une sombre méditation, se mit à marcher de ce pas souple et rude qui lui était particulier. Et avec son œil injecté de sang, sa moustache hérissée, le mufle proéminent, comme s’il s’apprêtait à mordre, il rappelait ces grands félins aux heures de nostalgie, lorsque, regrettant la liberté et les vastes espaces sous le soleil brûlant des tropiques, ils tournent et retournent en grondant sourdement dans l’étroite et sombre cage où l’homme implacable les tient enfermés.

 

Et sans doute eut-il vaguement conscience de l’incorrection de ses attitudes, car il murmura :

 

– Excusez-moi, signora ; je vous l’ai dit, les souvenirs que j’évoque pour vous sont terriblement douloureux pour moi.

 

Léonora eut un signe de tête indulgent qu’il ne vit pas.

 

Enfin, il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement de bête qu’on égorge, et se campant devant la Galigaï, d’une voix sèche :

 

– Signora, dit-il, depuis des années que vous me connaissez, vous m’avez toujours vu pareil à un tigre déchaîné… que diriez-vous si je vous apprenais qu’il y a longtemps, bien longtemps, dans cette poitrine de fauve, un cœur d’homme a battu ?

 

Et sans attendre la réponse, il reprit :

 

– Si incroyable que cela puisse vous paraître, c’est ainsi pourtant… Mon Dieu, je ne vous dirai pas que j’étais un agneau… Mon métier était de tuer pour vivre. C’est un terrible métier, je le sais !… Mais, puisqu’on ne m’en avait pas appris d’autre… et qu’il faut vivre !… Donc, métier à part, que j’exerçais le plus honnêtement que je pouvais, c’était là une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance… vu que je n’avais que de l’amour au cœur… et que j’étais heureux.

 

Il se tut un instant, comme si le souvenir de son bonheur passé l’eût écrasé.

 

– J’avais dix-sept ans. On disait que j’étais beau. Brave, certes, je l’étais, et fort, et connaissant déjà le fin du fin de l’escrime, italienne, française, espagnole… Margarita avait quatorze ans. C’était la plus mignonne, la plus jolie, la plus gracieuse des filles de Florence qui en comptait cependant de fameusement jolies… J’en devins amoureux fou !… Et voyez ma chance : elle aussi elle m’aimait. Mais la Margarita était aussi sage et vertueuse qu’elle était belle… et ce n’est pas peu dire. Moi, j’étais un honnête garçon. C’est vous dire que les choses ne traînèrent pas et qu’un bon mariage, chrétiennement célébré, nous unit à tout jamais.

 

Il poussa un rauque soupir et, en manière d’excuse :

 

– Je vous ai avertie, signora, dit-il, c’est une histoire très banale, comme vous voyez.

 

– Continue, dit doucement Léonora.

 

– Ce fut une année de félicités sans pareilles. Je ne vivais que pour Margarita, que j’adorais, comme je n’ai certes jamais adoré la Madone Sainte. Elle, de son côté, ne voyait que moi. Nul n’existait en dehors de moi. Et au bout d’un an – une éternité de bonheur – Margarita mit au monde un ange blond et rose, beau comme on n’en voit pas d’aussi beaux dans les tableaux de nos églises… Alors, signora, notre pauvre logis fut tout illuminé, ce fut comme un vrai paradis… Car, en plus de notre amour qui allait en augmentant – ce qui eût pu nous paraître impossible –, nous avions le doux regard, si bleu, si pur de notre petite Paolina qui éclairait notre intérieur comme un éclatant rayon de soleil. Nous avions son rire si frais, si innocent, qui était comme un chant d’oiseau si doux, si mélodieux, que la mère et moi nous étions pâmés, si bien que nous riions et pleurions tour à tour, sans savoir pourquoi… C’est bête ce que je vous dis-là, n’est-ce pas, signora ?…

 

– Non, dit gravement Léonora. Tu oublies, Saêtta, que je suis mère.

 

– C’est vrai, dit vivement Saêtta, pardonnez-moi, signora. C’est vrai que vous êtes mère… Je puis parler sans crainte… je serai compris.

 

– Oui, dit Léonora avec la même gravité.

 

– Tout de suite, reprit Saêtta, Margarita et moi nous nous mîmes à adorer l’enfant. À tel point, signora, qu’il me vint des idées auxquelles je n’avais jamais songé, ni Margarita non plus… Pour l’enfant, je m’avisai de trouver que le métier que je faisais était hideux. Je l’abandonnai. J’étais un vrai maître en fait d’armes. J’ouvris une académie. L’innocente créature, il faut croire, nous avait apporté la chance avec le bonheur. Mon académie prit. Je gagnais ma vie presque aussi bien qu’avec mon ancien métier. Avec le temps, ma réputation, qui commençait à se faire, s’agrandissant, je pouvais espérer trouver sinon la fortune, du moins l’aisance pour nos vieux jours, et amasser en plus une somme rondelette à donner en dot à notre Paolina quand elle serait en âge d’être mariée à son tour.

 

Il se laissa tomber lourdement sur un siège et souffla fortement.

 

– Repose-toi un peu, fit Léonora avec douceur. Il secoua la tête d’un air farouche.

 

– Ma Paolina allait atteindre ses quatorze ans. Elle était plus belle encore que sa mère. Nous en étions fous, et orgueilleux donc !… Quand elles sortaient ensemble, la mère, avec ces vingt-huit ans, paraissait la sœur de sa fille. Et on les admirait, on les respectait aussi, parce qu’elles étaient irréprochables… et parce que j’étais là, moi, et qu’on me redoutait. Toutes les deux, on les eût prises, l’une pour une fleur épanouie sous la caresse du soleil, l’autre pour un frais bouton prêt à s’épanouir à son tour… Moi, j’allais sur mes trente-deux ans. Mes affaires prospéraient. J’avais inventé un coup foudroyant qui faisait fureur. Je l’avais appelé la Foudre, en italien la Saêtta. En le démontrant, je ne manquais jamais de m’écrier : Ecco la Saêtta ! » Et le nom m’était resté. Et j’étais quasi célèbre sous ce nom-là. Tout me souriait. Entre ma femme et ma fille également belles, également adorées, quatorze années d’un bonheur surhumain s’étaient écoulées qui m’avaient paru brèves comme des journées de soleil… Cela ne pouvait pas durer.

 

Il se tut un instant, refoulant péniblement les sanglots qui l’étouffaient. Quand il se sentit plus calme, il reprit :

 

– Nous étions presque riches et, avec la fortune, l’ambition m’était venue… pour l’enfant, bien entendu. Un jour, jour de malheur, jour de malédiction, la princesse Fausta vit Paolina. L’enfant lui plut. Elle nous la demanda, assurant qu’elle ferait sa fortune et la marierait à quelque noble seigneur de son entourage. Pensez un peu, quelle aubaine inespérée pour nous !… Notre petite Paolina suivante d’une souveraine !… J’étais fou d’orgueil… la mère aussi d’ailleurs… La souveraine se montrait conciliante. En dehors de son service, nous pourrions voir l’enfant tant qu’il nous plairait, soit que nous allassions au palais, soit qu’elle vînt à la maison… Bref, nous fîmes cette impardonnable folie d’accepter. Pendant près d’un an, nous n’eûmes rien à regretter. La petite se déclarait heureuse. La souveraine était très sévère, très exigeante, paraît-il, mais, au demeurant, se montrait bonne et généreuse. Je la comblais de bénédictions… Fou ! triple fou !…

 

Il demeura un moment haletant, essuyant d’un revers de main machinal la sueur qui perlait à son front. Il fit un effort violent et continua d’une voix rauque :

 

– Un jour, nous arrivons au palais, Margarita et moi, pour voir la petite. Nous aimions à la voir dans son costume magnifique, au milieu de ces splendeurs… Nous étions aveugles, fous, fous à lier, je vous dis. Donc, nous arrivons. Bon. Qu’est-ce que nous voyons dans la cour d’honneur ?… Devinez un peu, signora.

 

– Je ne sais pas. Quelque tête sans doute.

 

– L’échafaud, signora, un bel échafaud, tout dressé… avec le bourreau qui, appuyé sur sa hache, attendait patiemment au pied de l’échelle raide. Et tout autour, les gentilshommes, pages, écuyers, dames d’atours, suivantes, servantes, hommes d’armes, tous et toutes. Et la souveraine, debout, impassible, à son balcon. Nous cherchons la petite des yeux. Nous ne la voyons pas. Je ne suis pas très tendre, signora, néanmoins, je poussais un rude soupir de soulagement. Je pensais que ce n’était pas là un spectacle à montrer à mon enfant et dans la candeur de mon âme, je remerciai la souveraine qui avait épargné le hideux spectacle d’une exécution capitale à ma Paolina si délicate, si pure.

 

Et Saêtta eut un éclat de rire de dément.

 

– Ah ! la bonté et la générosité de la souveraine !… Vous allez voir, signora, que je lui devais bien les remerciements que je lui adressais dans mon cœur… Savez-vous ce qui arriva ?

 

Et comme Léonora ébauchait un geste évasif :

 

– Ne cherchez pas, dit-il avec violence, vous ne trouveriez pas. Voici ce qui arriva : un homme, tout de noir vêtu, monta sur l’échafaud et, à voix haute, il lut un grimoire où je ne compris pas grand-chose, si ce n’est qu’il y était question d’une méchante et pernicieuse trahison, déjà magnanimement pardonnée une fois et plus méchamment renouvelée. Il y était question aussi d’exemple salutaire à donner et d’une tête à trancher devant toute la maison assemblée… Et tout à coup, comme un effroyable coup de tonnerre, Paolina, le nom de notre enfant, retentit sur nos têtes égarées !… C’était la condamnation à mort de notre enfant que nous venions d’entendre !… Cet échafaud ! c’était pour elle qu’il était dressé !… Ce bourreau ! elle qu’il attendait ?… Cette hache ? sur son cou si blanc qu’elle allait s’abattre !… elle, la chair de notre chair, notre sang, notre cœur, notre tout !… La fatalité implacable et aveugle nous avait amenés là, à point nommé, horreur !… épouvante !… folie !… pour que nous fussions témoins de l’exécution de l’infâme sentence !

 

– Horrible ! murmura Léonora émue.

 

– Vous entendez d’ici le double hurlement qui jaillit de nos poitrines oppressées… Je voulus m’élancer… Je fus saisi, maintenu, réduit à l’impuissance, malgré ma résistance désespérée… Alors, je me mis à genoux sur la terre, je criai, j’implorai, je menaçai, je pleurai… Et la mère, la douloureuse mère, fit comme moi… Elle se roula à terre, s’arracha les cheveux, se meurtrit le visage, et elle parlait, elle disait je ne sais quoi… des choses qui eussent attendri les pierres sans doute, car autour de nous on sanglotait, on criait grâce, merci… La souveraine demeura inflexible. Alors, je demandai, puisqu’il fallait du sang à la strige, qu’elle prît ma tête en échange de celle de mon enfant. Elle refusa.

 

« – Qu’on leur donne le corps pour qu’ils le fassent enterrer chrétiennement. C’est tout ce que je peux faire pour eux !

 

« Voilà ce que dit la généreuse, la magnanime, la noble, la sainte Fausta. »

 

Saêtta, les yeux exorbités, écumant encore au souvenir de l’épouvantable vision évoquée, se tut un moment, pendant lequel Léonora l’entendit râler, secoué de longs frissons. Et deux noms, comme une plainte déchirante, revenaient constamment à ses lèvres :

 

– Margarita !… Paolina !…

 

Peu à peu, le bravo se calma. Il redressa la tête. Sa physionomie reprit sa rude expression accoutumée. Seulement, il était très pâle et une lueur sinistre brillait dans ses yeux froids.

 

– Comment je sortis de là, emportant le corps de ma fille morte, et de ma femme évanouie ? Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que huit jours plus tard, Margarita, terrassée par la fièvre, Margarita qui n’avait pas cessé de délirer depuis l’effroyable minute où elle avait vu la tête de son enfant rouler sous la hache du bourreau, Margarita dormait de son dernier sommeil auprès de sa fille où je l’avais fait inhumer… J’étais seul au monde désormais.

 

– Comment as-tu pu résister ?…

 

– Signora, j’avais quelque chose de mieux à faire que de mourir.

 

– Oui, murmura Léonora, la vengeance !

 

Saêtta approuva doucement de la tête et reprenant son récit :

 

– Je désertai mon académie. Je perdis mes clients. Il fallut fermer. C’était la ruine. Je ne m’en souciais guère… Je guettais Fausta !… Pendant trois ans, je la guettai ainsi. J’avais dépensé tout ce que je possédais. Je dus reprendre mon ancien métier de bravo pour vivre. Cela m’était bien égal, maintenant. Un jour, c’était en l’an 1590, à Rome, j’appris que Fausta, condamnée à mort par la justice de Sixte Quint, allait porter sa tête sur l’échafaud. Ce n’était pas ce que j’avais espéré, ce n’était pas ce que j’attendais depuis trois ans. Mais enfin, il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je n’ai pas besoin de vous dire que je fus au premier rang devant l’échafaud, sur la place del Popolo… Je voulais voir, vous pensez… Fausta ne vint pas… Graciée, Fausta, libre !… J’eus une crise de désespoir qui faillit m’emporter… Mais j’eus une belle revanche : quelques jours plus tard, je faillis crever de joie… J’apprenais que Fausta avait un fils… Ce fils venait d’être emporté vers Paris par une des suivantes de Fausta : Myrthis… Je lâchai Fausta : elle ne m’intéressait plus. Et je me mis à la poursuite de Myrthis et du petit. Je les rattrapai en route. Vous comprenez, signora, si Fausta ne m’intéressait plus, c’est que j’avais entrevu quelle plus belle et plus complète vengeance, par son fils, j’allais pouvoir tirer d’elle.

 

Léonora, d’un signe de tête, manifesta qu’elle avait bien compris. Le bravo lui apparaissait sous un jour inconnu jusque-là et elle l’étudiait passionnément.

 

Saêtta s’était complètement repris. Sa haine s’était retrempée, pour ainsi dire, et avait repris de nouvelles forces à ce rappel de souvenirs douloureux qui avaient réveillé en lui des sentiments humains qu’il croyait sans doute à jamais étouffés.

 

Il était redevenu, dans toute l’acception du mot, l’homme de la vengeance. Une joie funeste luisait dans ses yeux froids et durs. Un sourire terrible retroussait sa moustache hérissée. Le souvenir de la mise à exécution de ses projets de vengeance le faisait se délecter âprement, avec une force d’autant plus impétueuse encore, qu’il avait palpité, sangloté, souffert au souvenir de son bonheur écroulé.

 

Il reprit, avec de sourds grondements dans la voix :

 

– Je passai deux ans à guetter Myrthis et le petit. Elle le gardait bien, c’est une justice à lui rendre. Mais la haine, voyez-vous, est autrement forte, tenace, vigilante et adroite aussi que l’amour ou l’amitié. Au bout de deux ans, ma patience fut enfin récompensée. Une occasion propice, une distraction de Myrthis… il n’en fallut pas plus : le fils de Fausta était entre mes mains.

 

Il eut un éclat de rire strident. Sans doute, il se revoyait emportant l’innocente victime qu’il avait choisie et condamnée. Il continua, et cette fois, si froide était la voix, si implacable l’expression haineuse, si féroce le sourire que, toute cuirassée qu’elle fût, Léonora se sentit frissonner :

 

– Vous comprenez ?… Dès que j’appris que Fausta avait un enfant, la bonne idée jaillit de mon cerveau. Et je me dis : Fausta a tué mon enfant, je tuerai le sien. Je le tuerai comme elle a tué ma fille, c’est-à-dire que c’est sur un échafaud et de la main du bourreau que mourra le fils de Fausta comme est morte ma fille Paolina.

 

Il se renversa sur le dossier de son siège et, les yeux mi-clos, d’un air rêveur :

 

– Le rêve serait d’amener Fausta à assister à l’exécution comme j’ai assisté, moi, à celle de mon enfant !… Mais diable !… Où est Fausta ?… Et puis… Bah ! Il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je la trouverai… plus tard… je lui porterai la bonne nouvelle.

 

Il se secoua comme pour jeter bas des pensées importunes et, fixant Léonora :

 

– Ce fils de Fausta, signora, je l’ai élevé avec presque autant d’amour que ma Paolina (et avec un sourire amer), pas tout à fait de la même manière, cependant. J’en ai eu des soucis ! j’ai passé par bien des transes !… Croiriez-vous que j’ai passé des nuits et des nuits à le veiller, comme une mère, alors qu’étant petit, il fut pris d’une mauvaise fièvre qui faillit l’emporter ?… Croiriez-vous que j’ai fait brûler des cierges pour obtenir du Ciel son rétablissement ?… Dieu me devait cette joie. Il l’a compris, allez, et il me l’a donnée… Aujourd’hui, le fils de Fausta a vingt ans… C’est un rude compagnon, bâti à chaux et à sable, ne redoutant rien ni personne… C’est aussi un rude sacripant !…

 

Ici, une expression de contrariété se répandit sur son visage, et, sur le ton du regret :

 

– Pas aussi accompli que je l’eusse souhaité… et c’est ce qui me navre. Mais c’est en cela surtout que j’ai eu le plus de mal… Tout enfant, déjà, je ne sais quel instinct le faisait se révolter contre les idées que je m’efforçais de lui inculquer. Vous disiez tout à l’heure : « Bon chien chasse de race. » C’est très vrai, signora. Mais celui-là, je crois, tiendrait plutôt de son père… sous certains rapports, du moins. Enfin, que voulez-vous, j’ai fait du mieux que j’ai pu, et ce n’est pas ma faute si je n’ai pas mieux réussi. Tel qu’il est cependant : voleur, assassin à gages, rebelle à toute autorité autre que la sienne, ne connaissant d’autre loi que son caprice, en lutte ouverte avec le guet, il est mûr pour le gibet, le bourreau peut le cueillir… et j’avais espéré que cette nuit ce serait chose faite.

 

– Et c’est pour cela que tu avais prévenu le grand prévôt ?

 

– Oui, signora !…

 

– Ce qui a été manqué cette nuit peut se recommencer, dit Léonora en le regardant en face.

 

Saêtta secoua la tête et :

 

– Non, signora, dit-il. Jehan n’est pas de ceux qui se laissent prendre deux fois de suite au même piège. Il est même extraordinaire que nous ayons pu l’amener là une fois… encore avons-nous échoué à la dernière minute.

 

Léonora ne put réprimer un geste de contrariété.

 

– Oui, dit froidement Saêtta, ce qui vous chiffonne, c’est le roi. Patience, signora, ce n’est là que partie remise. Si j’étais aussi sûr de réussir ma vengeance que vous pouvez être sûre, vous, d’être débarrassée du roi, avant peu…

 

– Que veux-tu dire ? fit vivement Léonora. As-tu appris quelque chose ?

 

– Non, rien, signora… Seulement, si j’en crois ce que j’entends chuchoter de différents côtés, les jours du roi sont comptés. Il est condamné. Par qui ?… Pourquoi ?… Comment ?… C’est ce que nul ne sait ou du moins ne dit. Mais la conviction de chacun est qu’Henri de Navarre n’a pas longtemps à vivre.

 

– C’est vrai, dit Léonora avec un calme effrayant. C’est ce que tout le monde chuchote à la cour… Le roi lui-même, à tout propos, parle de sa mort prochaine.

 

– Vous voyez bien !… Quoi qu’il en soit, je vous ai aidée dans cette affaire et suis encore prêt à vous aider le cas échéant. Et tenez, j’y songe, n’avez-vous pas entendu dire qu’un astrologue a prédit que le roi mourrait à la première grande cérémonie qu’il donnerait ?

 

– Crois-tu donc réellement à ces histoires d’astrologues et de magiciens ? demanda Léonora avec un dédain trop accentué pour n’être pas un peu affecté.

 

– Si j’y crois, Cristo santo !… Vous n’y croyez donc pas, vous, signora ? s’écria Saêtta sincèrement surpris.

 

– Pas trop, je l’avoue.

 

– Vous avez tort, signora, dit gravement Saêtta. Le roi y croit, lui. À telles enseignes que, dit-on, c’est pour cela qu’il a toujours refusé de consentir à la cérémonie du sacre de la reine Maria, son épouse. Il est convaincu qu’il n’y survivra pas.

 

Léonora écoutait avec un intérêt qui constituait le plus flagrant démenti au scepticisme qu’elle avait cru devoir afficher. Et en même temps, elle réfléchissait.

 

– Où veux-tu en venir ? fit-elle.

 

– À ceci, signora, c’est que lorsqu’on veut faire aboutir certaines entreprises capitales, il est bon de mettre tous les atouts dans son jeu.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, vous qui possédez toute la confiance de la reine, vous devriez la pousser à obtenir du roi qu’elle soit sacrée. Il est impossible de trouver une plus grande cérémonie, je suppose. Ce sera la réalisation de la première partie de la prédiction… Une chance de plus dans votre jeu, signora. Vous aurez les astres et les esprits avec vous et pour vous. Et quant à la deuxième partie de la prédiction, avec un peu d’adresse et d’audace, on peut aider le destin, que diable !

 

Léonora rêvait. Peut-être les paroles du bravo concordaient-elles avec des réflexions qu’elle avait déjà faites.

 

– Peut-être as-tu raison, dit-elle enfin. Mais le roi n’est pas facile à décider… Quand il ne veut pas… il ne veut pas.

 

– Bah !… dit Saêtta en souriant, on dit que ce que femme veut, le diable le veut. À plus forte raison le roi qui n’est pas le diable. Mais, pour en revenir à Jehan, le voir condamner comme régicide, c’était superbe !… Jamais je n’aurais osé espérer pareil raffinement de vengeance… songez un peu aux supplices qui l’attendaient !… (Et avec un affreux soupir.) Quel malheur que la chose n’ait pas réussi !… Jamais je ne trouverai quelque chose d’aussi beau, d’aussi complet !…

 

Léonora le regarda. Il paraissait vraiment désespéré. Elle demeura impassible. Que lui importait le sort de Jehan ? Curieusement, elle s’informa :

 

– Et maintenant que vas-tu faire ?

 

Il la regarda d’un air étonné et, avec une résolution farouche :

 

– Mais… toujours la même chose, dit-il. Le pousser au-devant du bourreau. (Et avec un haussement d’épaules.) Que voulez-vous, signora, c’est une idée que j’ai bien ancrée là. (Il se touchait le front.) Rien ne m’en fera démordre. Je l’ai sauvé de la mort quand il était petit. Aujourd’hui qu’il est homme et de taille à se défendre, je vous jure, si je le voyais dans quelque périlleuse situation, je n’hésiterais pas à risquer ma peau pour le tirer d’affaire… Si quelqu’un menaçait son existence, je tuerais celui-là de ma propre main et sans miséricorde.

 

Et sur un ton terrible qui n’admettait pas de réplique :

 

– Jehan doit périr sur l’échafaud… C’est là qu’il périra. Jehan doit mourir de la main du bourreau. Et, moi vivant, nulle autre main ne lui portera le coup mortel. Moi vivant, nul ne pourra le soustraire au sort que je lui ai fixé !

 

Il y avait comme une sourde menace dans l’intonation de ces paroles. Léonora n’y prêta pas garde, ou la dédaigna.

 

– C’est ce que j’ai voulu dire, fit-elle tranquillement. Comment comptes-tu le livrer au bourreau ?

 

Saêtta eut un sourire livide.

 

– Voici mon nouveau projet, dit-il. Je vais mettre Jehan sur la piste du trésor de sa mère… ou, pour mieux dire, de son trésor, car sa mère le lui a légué. Bien entendu, il ignorera la vérité. Pour lui, il s’agira d’une somme à soustraire… d’un vol, pour appeler les choses par leur nom. Ceci sera dur à obtenir de lui, car il a ses idées… mais c’est mon affaire, c’est à moi de le décider. Lorsqu’il le sera, ce trésor que nul n’a pu trouver, il le découvrira, lui, je vous en réponds. Alors…

 

– Alors ?

 

– Vous interviendrez, vous, signora. Comment ? C’est votre affaire. (Il eut un sourire narquois.) Moi, je m’en rapporte à vous. Je suis sûr de ce qu’il aura trouvé, lui, vous saurez vous arranger pour le faire entrer dans vos coffres… Seulement, maintenant que vous savez quel est le but que je poursuis (sa voix se fit rude), je compte sur vous pour le faire délicatement cueillir au bon moment. Pris en flagrante tentative de vol, son compte sera bon… Qu’il soit condamné comme régicide ou comme voleur, pourvu qu’il soit condamné, c’est tout ce que je demande, moi.

 

Léonora réfléchissait profondément :

 

– Pourquoi, dit-elle au bout d’un instant, pourquoi ne pas le faire arrêter dès maintenant ? Ce serait plus simple, il me semble.

 

– Vous n’avez donc pas compris, signora ? Je ne veux pas qu’on l’envoie pourrir dans un cachot, moi !… Je veux une condamnation en bonne et due forme… avec une belle exécution publique !

 

– Ne sais-tu pas, dit Léonora avec un sourire livide, qu’on peut toujours s’arranger ?

 

– Non, par le diable ! Je veux que la condamnation soit méritée !… Je veux que le populaire qui se pressera sur le passage du condamné puisse justement lui reprocher son crime !… Et puis (il eut un sourire goguenard) vous oubliez le trésor, signora ! Le précieux, le merveilleux, le prodigieux trésor !… Si vous faites coffrer Jehan tout de suite, qui donc, je vous le demande, ira vous le dénicher, ce mignon trésor ?

 

– C’est juste ! fit Léonora convaincue. Alors, pour arriver au résultat que tu désires, c’est-à-dire à la condamnation de Jehan, je suis obligée de faire intervenir la reine et de lui donner, à mon tour, ce trésor.

 

– Ceci vous regarde, dit froidement Saêtta. Et en lui-même il songeait :

 

– Beau sacrifice, ma foi… Comme si je ne savais pas que ces millions ne feront que passer dans les coffres de la reine pour tomber immédiatement dans les tiens !

 

Léonora reprit très sérieusement :

 

– Oui, je ne vois que ce moyen de te satisfaire. Je l’emploierai donc. Tu vois, Saêtta, que l’or ne m’éblouit pas autant que tu le pensais.

 

Saêtta s’inclina profondément en signe d’admiration. En réalité, il dissimulait un sourire railleur. Et en se redressant, il dit d’un air pénétré :

 

– Vous êtes tout le désintéressement et toute la générosité aussi, signora.

 

Léonora prit une bourse convenablement garnie et la tendit au bravo, qui la fit disparaître prestement, en disant :

 

– Quand ton fils sera décidé à chercher ce trésor, tu m’aviseras… Je crois… oui, je suis sûre que tu auras la joie de voir s’accomplir ta vengeance, telle que tu l’as rêvée. Va, Saêtta, va.

 

Saêtta s’inclina avec cette élégance cavalière, un peu narquoise, qui lui était personnelle et sortit sans ajouter une parole.

 

Quant à Léonora, elle appuya le coude sur une petite table, placée à son côté, laissa tomber sa tête dans la main, et les yeux perdus dans le vague, impénétrable, elle demeura seule, rêvant, combinant des choses qu’elle seule savait.

 

XXI

 

Dame Colline Colle n’avait jamais été jolie, ce dont elle gardait une sourde rancune à tout l’univers. On pourrait aussi bien dire qu’elle n’avait jamais été jeune. Elle n’avait pas quarante-cinq ans et elle paraissait dix ans de plus. Il semble qu’il en avait toujours été ainsi.

 

Hypocrisie : tel est le mot synthétique capable d’exprimer sa véritable personnalité. Hypocrisie inconsciente, cela va de soi, et vous l’eussiez fort étonnée et indignée en lui reprochant ce vice. Il n’en est pas moins vrai que son existence était une perpétuelle comédie qu’elle jouait à Dieu et au diable, à tous et à elle-même.

 

Elle était sincèrement et naïvement croyante. Sa conception de la religion se bornait à ceci : terreur intense du diable et de ses suppôts, crainte permanente du péché mortel qui pouvait l’envoyer griller, durant des éternités, au plus profond des enfers. Il va sans dire que le confesseur jouait dans sa vie un rôle prépondérant.

 

Colline Colle avait passé la matinée à surveiller la réparation des dégâts causés par la violente intrusion de ceux qu’elle appelait : le seigneur masqué et ses trois acolytes.

 

Après avoir expédié à la hâte un frugal repas, elle vint s’installer près de la fenêtre qui donnait sur la rue. Là, tout en ayant l’air de s’activer à de menus travaux de couture, elle pouvait guetter le passage du moine. Et, en même temps qu’elle surveillait la rue, elle dressait ses batteries en vue de la lutte qu’elle allait soutenir avec son confesseur. Car, pour elle, une confession était un véritable duel dont elle devait sortir triomphante, c’est-à-dire absoute.

 

Cependant, l’après-midi s’avançait et le moine ne paraissait pas. La matrone s’inquiéta. Allait-elle être obligée de se mettre à sa recherche ? Précisément parce qu’elle attachait une grande importance à cet entretien, elle tenait à ne pas paraître l’avoir cherché. Et puis, que de temps perdu ! Et l’impatience la rongeait. Et le chiffon de papier qu’elle froissait dans la poche de son tablier était là, pour stimuler encore cette impatience.

 

Enfin, passé trois heures et demie, le moine parut dans la rue. Et justement, comme par hasard, il s’arrêta devant sa maison. Elle s’empressa de lui faire signe et courut ouvrir la porte qu’elle verrouilla soigneusement derrière lui, dès qu’il fut entré.

 

Le moine était très complaisant. Colline Colle le savait. Elle constata avec satisfaction qu’il ne s’était pas fait répéter l’invitation. Vivement, en lui prodiguant les marques de respect, elle lui avança un fauteuil dans lequel il se laissa tomber lourdement. Et, tout de suite, avec son gros rire qui secouait son énorme bedaine, avec ce sans-façon qui le caractérisait, il s’écria de sa voix basse profonde :

 

– Justement, quand vous m’avez appelé, ma digne dame, j’étais en train de me demander si je ne trouverais pas quelque âme charitable qui m’offrirait un rafraîchissement. Il fait une soif intense… et si vous avez encore de ce petit saumurais dont vous me fîtes goûter certain jour…

 

Déjà Colline Colle volait, apportait une bouteille poussiéreuse et un verre qu’elle remplissait à ras bord.

 

Mais le moine était galant. Il jura qu’il ne tremperait pas ses lèvres dans ce nectar si son hôtesse ne choquait son verre contre le sien. La matrone se fit tirer l’oreille, comme de juste. Mais enfin, sur l’insistance du digne père, et pour ne pas le désobliger, elle consentit à apporter un deuxième verre que le moine remplit jusqu’au bord, sans écouter ses protestations. En même temps, comme elle connaissait la légendaire goinfrerie de Parfait Goulard, elle avait apporté une moitié de flan qui lui restait de la veille et qu’elle avait confectionné pour demoiselle Bertille, plus quelques menues pâtisseries que le père se mit à dévorer sans désemparer.

 

Tout ceci était comme la mise en scène de l’assaut que les deux adversaires allaient se livrer.

 

Chacun d’eux, on le sait, avait son but qu’il cherchait à atteindre sans le laisser deviner à l’autre. Tous les deux, au fond, étaient enchantés de ce que leur rencontre paraissait être le produit d’un hasard fortuit.

 

Colline Colle, par son empressement à satisfaire sa gourmandise, espérait se concilier les bonnes grâces et l’indulgence du confesseur.

 

Parfait Goulard ne se doutait pas que la matrone avait un service à lui demander. Mais il la connaissait bien. Et il se disait que quelques verres de vin mousseux et pétillant aideraient puissamment à lui délier la langue.

 

Il avait pour principe de laisser parler les gens et ne leur posait de questions que lorsqu’il lui était absolument impossible de faire autrement. Il se garda donc bien de faire allusion à Bertille et se mit à parler de choses et d’autres, attendant que la matrone vint d’elle-même au sujet qui l’intéressait.

 

Colline Colle, elle, n’avait pas la même patience, ni la même diplomatie. Elle avait hâte de connaître la valeur de ce morceau de papier qui lui brûlait la cuisse, à ce qu’il lui semblait. Elle prit donc son air le plus contraint et le plus mystérieux et attaqua :

 

– Mon père, je suis bien aise du hasard qui vous a amené devant ma maison. Il s’est passé chez moi des choses graves, sur lesquelles je suis désireuse de vous consulter.

 

Parfait Goulard ne sourcilla pas. Et avec sa bonhomie :

 

– Parlez, ma chère dame, dit-il. Je mets mes faibles lumières à votre service.

 

– C’est que, fit la matrone, plus mystérieuse que jamais, il s’agit de choses graves, sur lesquelles il est indispensable que le secret le plus absolu soit gardé.

 

De plus en plus conciliant, le moine proposa lui-même :

 

– Désirez-vous que je vous entende sous le sceau de la confession ?

 

– Ce serait préférable, en effet, dit Colline Colle avec empressement. Parfait Goulard se redressa dans son fauteuil. Il prit l’air grave et digne qui convenait, croisa les mains sur sa bedaine et, avec toute l’onction désirable :

 

– Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez. Parlez, mon enfant, je vous écoute.

 

On se doute bien que Colline Colle connaissait à fond tous les rites particuliers à chaque acte religieux. Elle n’avait aucun motif de se défier du religieux. Mais elle tenait à bien établir qu’il s’agissait d’une bonne confession, bien en règle, capable, par conséquent, de fermer à tout jamais les lèvres du prêtre sur ce sujet. Et la confession ne lui eût pas paru valable si elle n’avait été accomplie dans les formes prescrites.

 

En conséquence, si grande que fût son impatience d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur, elle sut se résigner à patienter encore quelques minutes. Humblement, ainsi qu’il convient à une pénitente, elle se mit à genoux sur un carreau, à côté du moine, prit une mine de circonstance, se signa, joignit les mains avec ferveur et entama le Confiteor.

 

Elle n’oublia aucun détail et le prêtre lui donna la réplique avec la gravité voulue. Quand tout fut terminé et bien en règle, elle commença :

 

– Il faut d’abord que je vous dise qu’il est arrivé un grand malheur à ma jeune locataire. Vous savez, cette jeune fille à laquelle le roi s’intéressait ?… Oui !… Eh bien, on l’a enlevée la nuit dernière.

 

Elle fit le récit de l’enlèvement de Bertille. À part certains petits détails qu’elle passa sous silence et d’autres qu’elle modifia légèrement de façon à se poser en victime elle-même ; à part qu’elle négligea de dire qu’elle avait écouté l’entretien du ravisseur avec sa victime, ce récit était exact.

 

Fidèle à son système, Parfait Goulard la laissa parler sans l’interrompre, approuvant par-ci par-là d’un mot bref, le plus souvent par des hochements de tête. Quand il vit qu’elle avait fini, il essaya à son tour, par quelques questions insidieuses, de percer la personnalité du ravisseur masqué.

 

Mais ceci rentrait dans la catégorie des choses que la matrone avait intérêt à garder pour elle. Parfait Goulard n’en put rien tirer. Il se persuada qu’elle n’en savait pas plus qu’elle ne disait et n’insista pas.

 

Alors elle entama la partie la plus importante de sa confession :

 

– Quand les malandrins furent partis, je restai longtemps à me remettre de mon émotion. Le coup était rude pour une faible femme comme moi. Quand je fus tout à fait remise, je songeai que tout était resté sens dessus dessous chez ma locataire. Vous savez que je suis bonne ménagère. Je montai, dans l’intention de mettre un peu d’ordre. Et tout à coup je pensai que je pourrais peut-être trouver des papiers susceptibles de mettre sur la trace de l’homme masqué. C’était une indiscrétion assurément, mais le salut de la pauvre jeune fille en dépendait peut-être. Puis, qui sait, je pouvais peut-être trouver des indications très utiles pour le roi, qui s’intéressait si vivement à elle qu’il était venu la voir vers les neuf heures du soir… (Et de son air le plus ingénu.) C’était peut-être mal, cela, mon père ?

 

– Non, mon enfant, dit gravement Parfait Goulard, puisque ce que vous en faisiez était dans une bonne intention. Mais vous dites que le roi est venu le soir ?

 

– Oui, mon père. À telles enseignes qu’il est bien resté une heure enfermé seul avec elle.

 

Parfait Goulard ne dit rien, mais il eut un sourire égrillard. Colline Colle vit le sourire et :

 

– Non, dit-elle avec un cynisme inconscient, ce n’est pas ce que vous pensez !… Cette jeune fille à qui on ne connaissait pas d’autre nom que celui de Bertille, savez-vous qui elle est, mon père ?… La propre fille du roi !… Qui l’eût dit !…

 

– Que m’apprenez-vous là ! s’écria le moine d’un air incrédule. Colline Colle vit qu’il doutait. Pour le convaincre, elle n’hésita pas à révéler dans tous ses détails le contenu du mémoire de Blanche de Saugis. Elle n’avait aucun intérêt direct à garder le secret qu’elle avait surpris. En revanche, elle trouvait une magnifique occasion de faire marcher sa langue. Elle n’eut garde de la laisser passer.

 

Parfait Goulard, lui, tout en conservant la contenance digne et réservée du confesseur, écoutait de ses vastes oreilles grandes ouvertes. Il commençait à se dire qu’il n’aurait pas perdu son temps en confessant la mégère.

 

Quand elle eut épuisé ce sujet passionnant, elle aborda la partie la plus épineuse, celle qui l’intéressait le plus, celle pour laquelle avait été préparée cette parodie de confession. Elle aborda enfin la question du trésor.

 

– Ce n’est pas tout, dit-elle. Parmi ces papiers, j’ai trouvé une lettre signée de ce comte de Vaubrun, vous savez, le fiancé de la dame de Saugis. Dans cette lettre, le comte de Vaubrun annonce l’envoi de documents précieux… Ces documents, paraît-il, font connaître l’endroit exact où est enfoui un fabuleux trésor appartenant à une souveraine qu’il appelle… Fausta.

 

Si maître de lui qu’il fût, le moine bondit. Il était si loin de s’attendre à une révélation de cette importance ! Il se reprit immédiatement du reste et, se rasseyant :

 

– Vous dites ?… fit-il d’une voix qui tremblait un peu. Répétez.

 

Colline Colle, si futée, si matoise, se méprit sur le sens de cette émotion. Elle crut à de la surprise provoquée par ce nom de Fausta et complaisamment, elle expliqua :

 

– Oui, c’est un nom bizarre, que je n’avais jamais entendu prononcer. Cependant je suis bien sûre que c’est ce nom-là : Fausta… Je l’ai bien retenu, allez.

 

Parfait Goulard s’était complètement ressaisi. Il réfléchissait maintenant. Est-ce que le hasard allait le mettre enfin sur la trace du trésor tant cherché ?… Il se morigénait aussi parce qu’il avait failli se trahir. Mais à présent, il entrevoyait quelle attitude il convenait de prendre. Son visage se fit soudain sévère, sa voix devint froide, le ton impérieux, et il dit :

 

– Continuez. Vous dites qu’il était question de documents faisant connaître l’emplacement d’un soi-disant trésor, n’est-ce pas ?

 

– Oui, mon père, fit la matrone vaguement inquiète de ce changement de manières.

 

– Et n’y avait-il pas d’autres noms ? fit le moine de plus en plus sévère, rappelez-vous bien.

 

– Si fait ?… Un autre nom aussi bizarre : Myr… this… Oui, c’est bien cela, Myrthis. Et puis un nom plus chrétien, celui-là : Pardaillan… Ah ! et puis aussi encore un nom bizarre, diabolique… attendez… Sa… Saêtta ?… Mais qu’avez-vous donc mon père ?… Vous m’effrayez.

 

De fait, l’attitude énigmatique du moine commençait à l’inquiéter sérieusement. Ce fut bien pis lorsqu’elle l’entendit lui dire, et de quel ton, grand Dieu :

 

– Prenez garde, mon enfant, c’est très grave ce que vous me révélez là !…

 

Parfait Goulard se redressa. Son visage, jusque-là doux et indulgent, exprimait une sourde terreur qui fit passer le frisson de la petite mort sur l’échine de la mégère. Et d’une voix imposante qui parut terrible à son oreille déjà terrifiée :

 

– Prenez garde, répéta-t-il. C’est à Dieu que vous parlez… Dieu qui sonde les cœurs et sait lire les plus secrètes pensées. Répondez-moi donc comme vous répondriez à Dieu… Ces documents, vous les avez pris… n’est-ce pas ?

 

– Hélas ! gémit la matrone dont les dents s’entrechoquaient, j’en ai pris un pauvre petit… que je voulais vous demander de me traduire, vu qu’il est écrit en latin, je crois.

 

– Bien, dit le moine dont la figure se fit plus lugubre, le ton plus menaçant. Je vous adjure de me dire exactement ce qu’il y avait dans cette lettre… Et songez, malheureuse, qu’il y va de votre salut… le plus petit mensonge, la moindre réticence… et vous allez tout droit rôtir au plus profond des enfers !…

 

Du coup, Colline Colle s’écroula. Ce coup imprévu l’assommait. Quoi ?… Qu’y avait-il ?… Qu’avait-elle dit ?…, Pourquoi cette horrible menace de l’enfer ?… Elle ne savait pas. Ce qu’elle savait bien, par exemple, c’est qu’elle ne se sentait plus une goutte de sang dans les veines… c’est qu’elle s’étranglait, qu’elle suffoquait.

 

Le moine comprit que, s’il ne la rassurait pas un peu, il n’en tirerait rien.

 

– Allons, dit-il plus doucement, vous n’avez peut-être péché que par ignorance. S’il en est ainsi, vous n’êtes pas indigne de pardon. Mais il faut que je sache, et pour savoir, il faut que vous me disiez tout. Parlez donc, mon enfant !… Allons, du courage !… Dieu est miséricordieux, vous le savez.

 

Réconfortée, la matrone put parler. Et je vous réponds qu’elle ne cherchait pas à ruser maintenant. Elle voyait l’enfer béant devant elle, prêt à l’engloutir, et cette vision affreuse suffisait à éloigner toute velléité de mensonge.

 

– Donc, mon père, dit-elle d’une voix tremblante, la lettre de ce comte de…

 

– Ne prononcez pas ce nom ! interrompit le moine d’une voix tonnante.

 

La matrone sursauta et considéra Parfait Goulard d’un œil effaré.

 

– Continuez, fit celui-ci rudement.

 

– La lettre donc, reprit-elle en avalant péniblement sa salive, annonçait l’envoi de documents relatifs à un trésor. Ces documents, je vous l’ai dit, étaient précieux en ce qu’ils dévoilaient l’endroit où est enfoui le trésor. Quant au trésor lui-même, il appartenait à cette souveraine…

 

– Ne prononcez pas ce nom ! interrompit encore le moine d’une voix si terrible que Colline Colle gémit :

 

– Doux Jésus, c’est fini, je suis damnée !…

 

– Continuez.

 

– Cette souveraine léguait ce fameux trésor à son fils… un fils qu’elle avait eu d’un seigneur… faut-il dire le nom, mon père ?

 

– Non, malheureuse ! tonitrua Goulard.

 

Encore un coup, Colline Colle courba l’échine, se frappa la poitrine à coups de poing énergiques, en marmottant des mea culpa ! Et elle reprit :

 

– Cet enfant avait été emmené en France par une suivante de cette souveraine. Cette suivante – ah ! je ne dis pas le nom, cette fois-ci !…

 

– Vous faites bien, mon enfant, continuez. La suivante avait donc emmené l’enfant en France. Pour l’élever sans doute ?

 

– Oui, mon père. Et cet enfant lui fut volé par un sacripant que le comte croyait deviner. Un nommé…

 

– Ne prononcez pas ce nom, vous dis-je ! Vous voulez donc être damnée ?

 

– Jésus, mon Dieu ! sainte Vierge ! sainte Brigitte, ma patronne ! ayez pitié de moi, pauvre pécheresse !

 

– L’enfant lui fut donc volé. Que fit alors cette suivante ?

 

– Elle se tua de désespoir, mon père.

 

– Qu’elle aille à tous les diables d’enfer ! lança le moine à toute volée. Ne savait-elle pas, cette chienne enragée, que notre sainte mère l’Église interdit le suicide ?

 

– Je n’y suis pour rien ! gémit Colline Colle dont la raison commençait à chanceler.

 

– Je le sais, répondit Goulard, et c’est fort heureux pour vous. Sans quoi vous seriez damnée comme elle. Donc elle se tua, cette diablesse. Et que fit-elle avant de se tuer ?

 

– Elle porta à ce comte dont je ne dois pas dire le nom les papiers relatifs au trésor.

 

– Pourquoi à ce comte ? demanda Goulard qui suivait la vérité à travers toutes ces interruptions destinées à affoler la matrone.

 

– Parce que ce comte était un ancien serviteur de la souveraine et qu’il était, de plus, un ami du père de l’enfant.

 

– Bon, je comprends ! Le comte devait garder les papiers pour les remettre au père de l’enfant… Mais le comte s’est tué volontairement – et qu’il aille à tous les diables, lui aussi ! – en sorte que les papiers sont restés chez sa fiancée, laquelle les a légués à sa fille, où vous les avez vus… Est-ce bien tout ?

 

– C’est tout, mon père ! Je le jure par les plaies du Christ.

 

– Je vous crois… Mais ce que vous ne savez pas, vous, et que je sais, moi, parce que j’ai étudié des livres sacrés qu’il n’est pas donné aux profanes de feuilleter, ce que je devine par les noms maudits que vous avez eu la fatale imprudence de prononcer, c’est que tout ceci est un conte diabolique… Diabolique, entendez-vous, malheureuse ?… Ah ! j’ai bien peur que vous ne soyez irrémissiblement damnée !

 

– Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait de si abominable ? larmoya Colline Colle.

 

– Ce que vous avez fait, malheureuse ?… Montrez-moi d’abord ce papier… Il est possible après tout, que je me trompe.

 

Colline Colle, qui était toujours à genoux, s’accroupit sur les talons, se fouilla précipitamment, prit le malencontreux papier, cause de sa damnation peut-être, et le tendit du bout des doigts en donnant de bonne foi et de confiance des signes de terreur et de répulsion manifestes.

 

Parfait Goulard le prit du bout des doigts, lui aussi, et n’y jeta qu’un coup d’œil. Aussitôt, comme si ce bout de papier avait été un tison ardent, il le laissa tomber en poussant un grand cri. D’un mouvement brusque et violent, il envoya rouler le fauteuil derrière lui, et d’un bond il s’éloigna du papier fatal, comme s’il s’était trouvé soudain en présence de quelque reptile venimeux. En même temps il beuglait, avec des gestes d’exorciste :

 

– Vade retro, Satanas !… Vade retro !…

 

Colline Colle s’était écroulée la face contre terre. Elle n’avait plus une idée nette dans la tête. Elle ne songeait pas à s’éloigner du diabolique papier. Elle n’en aurait pas eu la force, du reste. La terreur dominait tout autre sentiment chez elle et la paralysait. Elle se frappait énergiquement la poitrine et aux Vade retro ! du moine, elle répondait par des :

 

– Mea culpa !… Mea maxima culpa !

 

– Ah ! je l’avais bien deviné ! tonitrua Parfait Goulard. Savez-vous ce que c’est, malheureuse, cette souveraine ? Savez-vous ce qu’est sa suivante ?… Deux diablesses !… Entendez-vous ? deux diablesses !

 

– Grâce ! implora la matrone sans savoir ce qu’elle disait.

 

– Savez-vous ce qu’est ce sacripant qui a soi-disant enlevé l’enfant ?… Un démon !… Un démon de l’enfer !

 

– Pitié ! râla Colline Colle.

 

– Savez-vous ce qu’étaient ce comte et son ami, ce soi-disant père de l’enfant ?… Deux damnés !… qui avaient vendu leur âme à ces deux diablesses ! continua Goulard implacable.

 

– Jésus, mon doux Seigneur, pitié, miséricorde, hoqueta la vieille, éperdue.

 

– Savez-vous enfin, termina le moine d’une voix qui grondait, savez-vous ce que c’est que ce papier ?… Le pacte infernal signé par les deux damnés avec Satan !…

 

Cette fois, Colline Colle ne bougea plus et ne dit plus rien. Elle était évanouie.

 

« Ouais ! songea Parfait Goulard en la contemplant d’un air dépité, aurais-je été trop loin ? »

 

Et haussant les épaules d’un air détaché :

 

« Bon ! la leçon lui profitera. Je suis bien sûr, maintenant, qu’elle ne sera pas tentée de raconter cette histoire à d’autres. »

 

Et posément, sans hâte aucune, froidement, il s’en fut chercher un des verres à moitié plein de vin et le jeta au visage de la matrone qui ouvrit un œil.

 

– Allons, dit-il avec douceur, debout, mon enfant, je vois bien que vous n’avez péché que par ignorance.

 

Dès l’instant qu’on lui faisait espérer qu’il était possible de la tirer des gouffres de l’enfer entrevu, Colline Colle retrouva des forces et se releva comme on le lui commandait. Mais ses jambes vacillaient et ses yeux imploraient encore grâce.

 

– Vite, dit le moine, donnez-moi de l’eau bénite, que je purifie ces lieux.

 

La matrone se rua dans sa chambre et apporta le bénitier qu’elle avait à la tête de son lit.

 

Le moine trempa ses doigts dans l’eau et à grand signe de croix, en marmottant des prières, il aspergea la vieille qui s’était mise dévotement à genoux, la pièce dans tous les sens, et le fameux papier.

 

Quand ce fut fait, un soupçon traversa l’esprit du moine et, fixant sur elle des yeux étincelants :

 

– Faites attention, dit-il, d’une voix qui ranima ses transes, si vous avez un autre pacte pareil et que vous le gardiez, maintenant surtout que vous savez…

 

– Sur le salut de mon âme, interrompit Colline Colle avec une sincérité qu’il n’était pas possible de suspecter, je jure que je n’en ai pas pris d’autres !…

 

– Je vous crois… De même que j’espère, pour vous, que vous n’avez pas lu les autres papiers semblables à celui-ci.

 

– Comment aurais-je pu les lire ?… puisqu’ils sont écrits dans une langue que je ne connais pas.

 

– C’est juste ! dit gravement Goulard.

 

Rassurée encore une fois, Colline Colle guigna du coin de l’œil le papier. Elle n’oubliait pas que ce maudit papier avait failli causer sa damnation et elle se demandait avec terreur s’il allait rester là. Aussi, prenant son courage à deux mains, elle demanda timidement :

 

– Mon père !… Et ce papier de l’enfer ?…

 

– Il faut le brûler, dit péremptoirement le moine.

 

Colline Colle eut un recul épouvanté et, joignant les mains, elle insinua :

 

– Ne vous semble-t-il pas qu’un prêtre seul peut, sans danger pour son salut, risquer une opération si délicate ?

 

– Soit, condescendit généreusement le moine, je le brûlerai donc moi-même. Et pour plus de sûreté, je ferai la chose dans une église, avec toute la pompe usitée en pareil cas.

 

La matrone se confondit en actions de grâces. Après quoi, toujours sous l’empire de sa terreur, elle sollicita humblement l’absolution.

 

– Je vous la donne volontiers, fit Parfait Goulard, très digne. Cependant, il est de mon devoir de vous avertir : si vous vous avisez de fouiller encore dans les papiers de votre locataire, vous serez damnée sans rémission. Rien ne pourra vous sauver, maintenant surtout que vous savez ce que vous êtes exposée à trouver dans ces papiers.

 

La vieille protesta de ses bonnes intentions avec d’autant plus de force qu’elle savait que la cassette avait été emportée par Jehan le Brave. Petit détail qu’elle avait omis de signaler, parce qu’il n’avait rien à voir avec sa confession. Il convient même de dire qu’à présent qu’elle savait ce que valaient ces papiers qu’elle avait tant regretté de ne pouvoir lire, elle était bien aise de les savoir loin de son toit.

 

Cependant, le moine qui avait son idée, lui aussi, continuait avec force :

 

– Pareillement vous serez damnée si vous prononcez les noms de ces diablesses et de ces démons.

 

Et sur un ton qui la fit frémir :

 

– Savez-vous pas, malheureuse imprudente, qu’en prononçant leurs noms, vous risquez de les voir surgir devant vous ?… Et s’ils vous saisissent et vous veulent entraîner avec eux, croyez-vous que vous serez de force à leur résister ?… Si vous tenez à votre salut, le mieux est d’oublier cette histoire qui sent le fagot.

 

– J’oublierai, mon père, je vous jure ! affirma sincèrement Colline Colle qui admettait très bien tout ce que lui disait là le moine.

 

Mais l’absolution qu’il lui donnait ainsi ne lui inspirait pas confiance. Elle voulait une absolution dans toutes les règles, de même qu’elle avait accompli scrupuleusement toutes les formules préliminaires à la confession. Elle le voulait d’autant plus qu’elle avait été plus effrayée et qu’elle s’était vue plus près de sa perte. En conséquence, elle insista.

 

Parfait Goulard se garda bien de la contrarier pour si peu et lui donna une absolution en bonne et due forme. Après quoi, il se hâta de sortir pour aller brûler le pacte d’enfer qu’il ne tenait pas, on le conçoit, à garder trop longtemps sur lui.

 

Quant à Colline Colle, elle fut longue à se remettre de la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver. Mais comme elle avait son absolution bien en règle, elle se rassura peu à peu. D’autre part, comme elle ne voulait pas courir le risque d’être damnée à nouveau, elle raya de sa pensée cette histoire de trésor qui avait failli causer sa perte.

 

Enfin, comme c’était une femme de tête, en même temps qu’elle renonçait à une affaire devenue impossible, elle s’empressait de revenir à une autre qui pouvait, si elle était bien conduite, rapporter un honnête profit, sans compromettre son salut. C’est-à-dire qu’elle se mit à ressasser dans sa tête comment elle pourrait, par l’intermédiaire de Carcagne (qu’elle appelait le bon jeune homme) découvrir Concini (le seigneur masqué). Après quoi, il lui serait facile, elle l’espérait du moins, d’arracher une bonne somme à La Varenne, en lui dévoilant le nom du ravisseur de Bertille, avec lequel il irait s’arranger.

 

Mais comme le succès de cette affaire reposait uniquement sur Carcagne, dont elle ignorait le nom, il était clair qu’elle ne pourrait la mener à bien que si elle découvrait d’abord Carcagne. Il était non moins clair qu’elle ne trouverait pas celui-ci… à moins qu’il ne vînt la voir, comme elle l’avait engagé à le faire.

 

Le résultat de ces réflexions fut qu’elle alla se camper debout, tête inclinée et mains jointes, devant une statue de la Vierge placée sur sa cheminée, et là, avec ferveur et conviction, elle prononça à haute voix l’oraison suivante :

 

– Vierge sainte et bonne, faites que ce bon jeune homme vienne me voir et que par lui je retrouve le seigneur qui a enlevé ma locataire !… Vous êtes trop raisonnable et trop juste, madame la Vierge, pour ne pas comprendre que j’ai bien droit à ce petit dédommagement, en compensation du trésor que je viens de perdre !

 

XXII

 

Dès qu’il se fut éloigné de la maison de dame Colline Colle, le premier soin de Parfait Goulard fut de lire ce document qu’il venait d’arracher à sa crédulité et sur lequel il n’avait fait que jeter un coup d’œil.

 

Le document était écrit en latin. Ceci n’était pas pour le gêner. On sait que son ignorance était affectée.

 

Il faut croire que les indications qu’il contenait avaient une valeur réelle, car en le lisant les petits yeux du moine pétillaient de joie.

 

Sa lecture achevée, il s’en fut droit au couvent des capucins, et, quelques instants plus tard, il pénétrait dans cette même chambre où nous l’avons déjà vu se faufiler dans la matinée de ce jour.

 

Claude Acquaviva s’y trouvait encore en tête-à-tête avec le père Joseph qui paraissait décidément être son disciple préféré. En voyant entrer l’agent secret, le capucin interrogea discrètement des yeux Acquaviva qui lui fit signe de demeurer.

 

– Eh bien ! mon fils, dit le vieillard avec cette douceur dont il se départissait rarement, avez-vous déjà mené à bien la mission que je vous avais confiée ce matin ?

 

– Oui, monseigneur. Et les heureuses nouvelles que j’apporte ont une importance capitale… Sans quoi, je n’eusse pas commis l’imprudence de me présenter ici deux fois dans la même journée, au risque d’éveiller la curiosité des dignes pères capucins.

 

Acquaviva approuva de la tête et dit simplement :

 

– Parlez, mon fils.

 

Parfait Goulard, avec une concision remarquable, sans omettre un détail, rapporta fidèlement tout ce qu’il avait appris concernant Bertille de Saugis.

 

Quand il eut terminé, Acquaviva demeura un moment songeur :

 

– Ainsi, fit-il au bout d’un instant, cette enfant est la fille du roi !… Il parut hésiter une seconde et trancha d’un ton bref :

 

– Peu importe, après tout. Elle devient gênante, il faut qu’elle disparaisse momentanément.

 

– Nous savons où la trouver, fit remarquer Goulard, je reste convaincu que c’est elle que Jehan le Brave conduisait ce matin chez le duc d’Andilly. J’ajoute, monseigneur, que la nécessité de faire disparaître – au moins pendant quelque temps – cette jeune fille vous apparaîtra plus impérieuse encore, quand j’aurai achevé mon rapport.

 

– Ah ! fit Acquaviva avec une ombre de sourire, je me disais bien que ce n’étaient pas là toutes les nouvelles que vous m’apportiez.

 

– En effet, monseigneur, dit très simplement Parfait Goulard, je vous apporte en outre ceci.

 

Et il tendit le chiffon de papier que la matrone Colline Colle, après l’avoir volé à sa locataire, s’était laissé si facilement arracher par le moine.

 

Acquaviva prit le papier et le lut attentivement. Une lueur qui passa comme un éclair dans un œil doux fut le seul signe apparent par quoi se manifesta son émotion.

 

Très calme, il se tourna vers le père Joseph, témoin muet et impassible de cette scène, et lui tendit le papier en disant :

 

– J’ai décidé que je n’aurai rien de caché pour vous tant que j’habiterai sous ce toit. Que vous veniez ou non à nous, j’entends reconnaître par une confiance absolue le signalé service que vous me rendez en me permettant de vivre ici, insoupçonné de tous. Tenez, lisez, mon fils. Et voyez s’il est permis de douter que la Providence soit avec nous. Lisez tout haut.

 

Le père Joseph prit le document et traduisit à haute voix comme on le lui demandait :

 

« CAPELLA DE SANCTO MARTYRIO

 

(Située à l’est et au-dessous du gibet des Dames)

 

« Creuser au bas de la clôture, du côté de Paris. On découvrira une voûte sous laquelle il existe un escalier de trente-sept marches, aboutissant à une cave dans laquelle se dresse un autel. Sur la pierre de cet autel sont gravés douze traits figurant douze marches. Creuser sous la douzième de ces marches, surmontée d’une croix grecque. On mettra à jour un gros bouton de fer. Frapper fortement sur ce bouton. Une ouverture démasquera une fosse. Creuser dans cette fosse jusqu’à ce qu’on trouve une dalle. Sous la dalle, il y a un cercueil. Le trésor est dans le cercueil. »

 

Quand il eut terminé cette lecture qu’il avait faite lentement, en martelant chaque syllabe, comme s’il avait voulu les faire bien pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs, le père Joseph rendit le papier en disant froidement :

 

– Reste à savoir si ces indications très précises concernent le trésor de la princesse Fausta.

 

Acquaviva plia soigneusement le papier et, s’adressant à Parfait Goulard :

 

– Où avez-vous trouvé ce papier ? fit-il.

 

– Monseigneur, ce papier, contenant des indications que nous cherchions vainement depuis vingt ans, se trouvait entre les mains de cette jeune fille, cette Bertille de Saugis.

 

– Ah !… je comprends pourquoi vous insistez sur l’utilité de sa disparition.

 

Le moine s’inclina silencieusement.

 

– Racontez, dit laconiquement Acquaviva.

 

Parfait Goulard fit alors le récit de la partie de la confession de Colline Colle ayant trait à la lettre que le comte de Vaubrun avait adressée autrefois à sa fiancée, Blanche de Saugis.

 

Quand il eut terminé, Acquaviva résuma ses impressions.

 

– Voici, dit-il, qui est de nature à modifier mes plans. Maintenant que nous savons où prendre le trésor, nous avons intérêt à ce que le sire de Pardaillan ne reconnaisse pas son fils. Cette jeune fille connaît cette histoire dans ses moindres détails. Et la voici en contact avec le père et le fils. Que le hasard réunisse ces trois personnages, que le nom de Saêtta soit prononcé, et il n’en faut pas plus pour que le secret de la naissance de Jehan le Brave soit percé à jour. Il ne faut pas que cela soit. Il faut que la jeune fille disparaisse. Il faut que le jeune homme disparaisse… et qu’on ne le revoie plus jamais. Écoutez.

 

Et Acquaviva parla longtemps, donnant ses ordres, attentivement écoutés par ses deux auditeurs.

 

*

* *

 

Le soir de ce même jour.

 

Un cabinet de vastes dimensions, largement éclairé par deux hautes fenêtres. Profusion de meubles précieux, objets d’art, tableaux, tapisseries de haute lice. Cabinet de quelque amateur fastueux et éclairé ?… Cependant, si l’on s’en rapporte à cette bibliothèque qui occupe, à elle seule, tout un panneau, avec ses rayons bourrés jusqu’au plafond de volumes aux reliures d’art, si l’on s’en rapporte à cette immense table de travail surchargée de livres et de paperasses, on serait plutôt tenté de croire que ceci est le retrait de quelque savant. Oui, mais il y a aux murs ces admirables panoplies : armures complètes, merveilleuses collections d’épées signées des plus grands armuriers de Milan et de Tolède, dagues, poignards, pistolets, mousquets, tout un arsenal complet. Ceci est le logis d’un homme de guerre. Cherchez, vous ne trouverez pas un objet religieux : pas le plus petit crucifix, le plus petit bénitier, pas le moindre Christ, la moindre Vierge.

 

Mais qu’il soit artiste, savant ou militaire, le maître de ce logis est sûrement un grand seigneur.

 

Le voici. Peut-être par lui arriverons-nous à deviner sa situation sociale.

 

C’est un tout jeune homme. Guère plus de vingt ans. Un teint pâle, une petite moustache cavalièrement retroussée, un soupçon de barbiche taillée en pointe, un regard froid, singulièrement pénétrant, dur, impérieux. Il se promène de long en large, les mains croisées derrière le dos, le front vaste, redressé. Il y a du félin dans cette démarche souple, ondoyante. Dans cette manière de porter haut la tête, il y a de l’orgueil : l’orgueil immense d’un puissant dominateur. Il porte avec une aisance cavalière, une incomparable élégance, un somptueux costume violet : soie, velours et dentelles d’une inestimable valeur. Suivant une mode toute récente et qui commence à faire fureur, il porte, dans ce salon, des bottes « en cuir mou, tourné à l’envers », avec des éperons d’or qui résonnent sur le parquet luisant. Au côté, une épée. Non pas une épée de parade, mais une bonne et solide lame.

 

Beau, assurément, mais avec on ne sait quoi d’inquiétant dans la physionomie qui inspire la crainte plutôt que la sympathie.

 

Il s’appelle : Armand du Plessis de Richelieu. Depuis environ dix-huit mois, il est évêque de Luçon. C’est-à-dire qu’il a un peu plus de vingt-trois ans.

 

Un serviteur vient prononcer quelques paroles. Une lueur s’allume dans l’œil de Richelieu, aussitôt éteinte. Vivement, avec une sorte de joie qu’il ne prend pas la peine de dissimuler, il ordonne :

 

– Faites entrer.

 

Et il compose aussitôt son visage et son attitude. C’est un moine, un capucin qui entre et s’incline profondément, humblement, devant l’évêque, en murmurant :

 

– Monseigneur !…

 

Ce moine, c’est l’ancien soldat François le Clerc du Tremblay qui, voici quelque vingt ans, se signala par sa bravoure au siège d’Amiens qu’il défendit vaillamment contre les Impériaux. C’est l’ancien courtisan qui, sous le nom de baron de Maffliers, passa comme un météore pour aller s’enterrer vivant dans un couvent d’Orléans. Maintenant, le fier et élégant baron s’appelle le père Joseph. Il est provincial de son ordre en Touraine, il est le coadjuteur du prieur des Capucins à Paris… en attendant qu’il devienne prieur à son tour et général de son ordre.

 

Tant que le valet qui avait introduit le père Joseph fut présent dans le cabinet, l’attitude des deux hommes ne varia pas : humble et courbée chez le moine ; affable, mais quelque peu hautaine chez le jeune prélat, de tous points l’attitude qui convenait à un supérieur recevant un subordonné.

 

Dès que la porte se fut fermée, les deux attitudes changèrent.

 

On eût vainement cherché dans Richelieu les airs impérieux, dominateurs, qu’il avait l’instant d’avant quand il se promenait solitaire dans son cabinet. Sa physionomie s’était faite douce, joyeuse, loyale, franchement jeune. Ses manières se firent enveloppantes, insinuantes, avec une nuance de déférence visible. Malgré tout cependant, le félin perçait. Ses gestes caressaient et sous la caresse on sentait la griffe prête à sortir et à déchirer. Ses lèvres souriaient et ses dents blanches donnaient l’impression de crocs puissants, capables de broyer la proie.

 

Le moine, lui, n’avait plus cette allure humble et courbée qu’il avait prise devant un témoin. Il s’était redressé. Il ne cherchait pas à dominer. Non. Mais ce n’était plus l’inférieur devant le supérieur. C’était un égal devant son égal. Un gentilhomme en visite chez un autre gentilhomme. Dans ses manières, dans le ton de ses paroles, il y avait un peu de cette assurance bienveillante que donne la supériorité de l’âge et de l’expérience acquise, ou, si l’on préfère, un peu de l’autorité du maître devant son élève.

 

Et, à considérer l’attitude de Richelieu, oui, c’est cette impression qui eût dominé : un maître et un élève.

 

Lorsque les formules de politesse alors en rigueur eurent été épuisées, lorsque le capucin se fut assis dans le fauteuil que le jeune prélat lui avait avancé de ses mains aristocratiques :

 

– Je suppose, dit le père Joseph, que nulle oreille indiscrète ne peut nous entendre ?

 

– Attendez, fit Richelieu.

 

Il ouvrit la porte de son cabinet et alla pousser le verrou de la pièce qui le précédait. Il revint s’asseoir en disant :

 

– Maintenant, nul ne pourra approcher de ce cabinet.

 

Le père Joseph opina doucement de la tête et fixant son œil gris sur le visage souriant de l’évêque :

 

– Vous savez, dit-il à brûle-pourpoint, que le roi n’en a pas pour longtemps à vivre.

 

Le sourire se figea sur les lèvres de Richelieu.

 

– Oui, fit-il, d’une voix sourde, c’est un bruit qui court… Et le roi ne fait rien pour l’arrêter. Au contraire. Il semble que lui-même soit, plus que quiconque, persuadé de sa fin prochaine. Il est cependant plein de force et de vigueur et je ne comprends pas…

 

– Il est condamné, interrompit le moine d’une voix tranchante. Nulle puissance humaine ne peut le sauver !

 

Richelieu frissonna. Le moine vit ce frisson et il eut un imperceptible sourire de dédain.

 

– Donc, fit-il d’une voix très calme, avant longtemps, mettons d’ici quelques mois, si vous voulez, Marie de Médicis sera régente du royaume. Ceux qui sont autour d’elle en ce moment, ceux qui entreront à son service avant que ne sonne pour elle l’heure de la toute-puissance, ceux-là, s’ils sont adroits et intelligents, seront les mieux placés pour bénéficier des faveurs qu’elle pourra répandre autour d’elle. Avez-vous songé, par exemple, à la situation magnifique qui attend cet intrigant italien qui s’appelle Concini ? Avez-vous remarqué qu’on tourne déjà autour de lui comme autour du futur dispensateur de grades et d’emplois ?

 

Richelieu eut un geste évasif. Il attendait que le moine dévoilât sa pensée.

 

– Comment se fait-il, Richelieu, reprit lentement le père Joseph, comment se fait-il que vous n’ayez pas déjà cherché à vous attacher à la fortune de la reine-mère ?

 

Un nouveau frisson secoua le jeune évêque. Le moine disait la reine-mère comme si le roi eût été déjà mort. Il se maîtrisa cependant et, avec une sourde rancœur :

 

– Eh ! dit-il, je ne songe qu’à cela !… Mais je suis encore trop petit personnage pour aborder la reine !… Et si jeune !… Pensez donc que je n’ai pas vingt-cinq ans !…

 

Il se vieillissait sciemment et cela amena un mince sourire sur les lèvres du moine. L’évêque reprit avec un haussement d’épaules furieux :

 

– Comme s’il était indispensable d’être vieux pour avoir dans le cerveau de hautaines pensées et sentir gronder en soi de vastes ambitions !…

 

Il se calma brusquement et acheva d’un ton découragé :

 

– Concini ?… Oui, par lui, je pourrais arriver à la reine. Mais il faudrait que je fusse à même de lui rendre quelque signalé service… et jusqu’ici l’occasion ne s’est pas présentée.

 

– Dites-moi, fit paisiblement le moine, quel poste ambitionneriez-vous, pour le moment, près de la reine ?

 

Une lueur passa dans l’œil de Richelieu :

 

– Ah ! fit-il d’une voix ardente, si j’étais seulement… aumônier de la reine !… Je me chargerais bien de faire venir le reste, tout seul !

 

Le père Joseph se pencha sur lui et le regardant droit dans les yeux :

 

– Richelieu, dit-il avec assurance, je vous apporte le poste que vous convoitez.

 

Richelieu le considéra longuement sans rien dire. Et brusquement, résolument :

 

– Que faut-il faire ? dit-il.

 

XXIII

 

Le lendemain matin, vers dix heures et demie, Mgr l’évêque de Luçon se présentait rue Saint-Honoré, au logis de Concini, juste comme celui-ci venait de sortir pour se rendre au Louvre.

 

L’évêque parut fort contrarié : l’affaire dont il avait à entretenir le seigneur Concini était d’importance et ne souffrait aucune remise. Il demanda à présenter ses hommages à madame.

 

Richelieu n’était pas des amis de Concini. Néanmoins, ils s’étaient rencontrés à la cour. Le jeune prélat, qui déjà cherchait à se concilier les bonnes grâces de quelque puissant protecteur qui l’aiderait à franchir les premiers échelons de cette échelle raide qui s’appelle la faveur de cour, le jeune prélat avait déjà jeté les yeux sur Concini et sur Léonora Galigaï.

 

Il avait trouvé que Concini ne pouvait pas être ce protecteur. Il n’avait pas la puissance nécessaire. Mais, avec une sûreté de coup d’œil qui faisait honneur à sa pénétration, il avait découvert que dans le ménage Concini, Léonora était la force à redouter et à ménager, parce qu’elle était le cerveau qui conçoit et dirige, tandis que Concini n’était que le bras qui exécute.

 

Concini lui était donc apparu comme une quantité négligeable, mais, soit prudence extrême, soit qu’il eût été guidé par une sorte de prescience, il avait résolu de ménager les favoris de la reine et, sans se déclarer ouvertement pour eux, d’éviter soigneusement de rien faire ou dire qui pût leur laisser croire qu’il était contre eux.

 

Ceci était extrêmement difficile, périlleux même.

 

La cour était comme un terrain miné où le moindre faux pas pouvait actionner la bombe qui faisait tout sauter et pulvérisait d’abord et avant tout le maladroit qui avait mis le pied dessus. On évoluait constamment au milieu d’un réseau très serré d’intrigues de toutes sortes, de toutes natures, et souvent des plus futiles. Toutes ces intrigues se mêlaient, s’enchevêtraient, se confondaient, se contrariaient, se combattaient, mouraient et renaissaient sans cesse, comme l’oiseau fabuleux de la mythologie. Et la lutte, pour être sournoise et toujours dissimulée sous le sourire et le masque de la politesse la plus raffinée, n’en était pas moins acharnée, mortelle.

 

Dans ce milieu, il devenait impossible de demeurer neutre – à moins de se retirer. Fatalement, il arrivait un moment où l’on se trouvait pris dans une maille quelconque du filet. Il fallait se dégager : donc prendre parti. Et dès l’instant qu’on était pour celui-ci, on était contre celui-là.

 

Richelieu avait entrepris de réaliser cette chose irréparable en apparence. Et il y avait réussi. Il convient de dire qu’il avait eu l’intelligence de négliger Concini pour ne s’occuper que de Léonora. On ne peut cependant pas reprocher à un courtisan – surtout quand ce courtisan se double d’un prélat très jeune, très riche, beau cavalier et grand seigneur – on ne peut pas l’empêcher de se montrer galant et empressé auprès des dames. Et lorsque galanterie et empressement savent, avec un tact parfait, se maintenir dans une juste mesure, susceptible de ne compromettre ni la dame ni le cavalier, tout est pour le mieux.

 

De cette tactique habile, adroitement exécutée, il était résulté ceci :

 

Au moment où, par suite des rumeurs qui couraient de la fin prochaine du roi[12], la situation de Concini se précisait et s’annonçait des plus brillantes, tel un général passant la revue de ses troupes avant de livrer la suprême bataille, Léonora avait fait le dénombrement de ses forces, c’est-à-dire qu’elle avait dressé une liste de ceux sur lesquels elle croyait pouvoir compter, et, en regard, ceux qui étaient des ennemis déclarés. Et ils étaient nombreux, ceux-là.

 

Et quand elle était arrivée à Richelieu, elle avait pu se dire, assez justement : « Celui-là n’est pas à moi. Mais il le sera, si je le veux, quand je le voudrai. »

 

Richelieu arrivait donc au bon moment. Et il est à présumer que ce n’était pas un simple hasard qui l’avait fait se présenter à l’instant précis où Concini était absent de chez lui. Il est probable qu’il avait préféré traiter avec Léonora.

 

En conséquence, l’évêque fut immédiatement introduit auprès de la Galigaï. Il portait ce même costume violet que nous lui avons vu la veille. Il avait fort grand air et, sa jeunesse aidant, il produisit une bonne impression sur Léonora qui l’étudiait de ce coup d’œil prompt et sûr de la femme à qui rien n’échappe, quand il s’agit de toilette surtout.

 

Richelieu se rendit compte de l’effet qu’il produisait. Ses manières, déjà enveloppantes, se firent plus insinuantes, plus câlines, en même temps qu’il s’efforçait de donner à son visage une expression d’ingénuité en rapport avec sa jeunesse.

 

Lorsque les longs préliminaires exigés par l’étiquette eurent été accomplis, l’évêque attaqua le sujet qui l’amenait.

 

– Madame, fit-il d’une voix douce, si j’ai sollicité de vous la faveur d’un entretien particulier, c’est que ce que j’ai à dire, à révéler, pour mieux dire, intéresse particulièrement Sa Majesté la reine.

 

– Monsieur l’évêque, dit gracieusement Léonora, si je ne craignais de paraître ne pas apprécier comme il convient le régal d’une conversation avec un homme de votre valeur, je vous dirais : « Pourquoi vous adresser à moi, si ce que vous avez à révéler intéresse particulièrement la reine ? »

 

Richelieu s’inclina en signe de remerciement et avec un sourire vaguement mélancolique, mais d’ailleurs sans amertume :

 

– C’est que, dit-il, cette valeur que votre indulgente bonté veut bien me reconnaître n’apparaît pas aussi flagrante à tout le monde. La reine, madame, est du nombre de ceux qui ne voient en moi qu’un jeune homme… insignifiant.

 

Il poussa un soupir et avec une gravité qui contrastait singulièrement avec l’éclatante jeunesse de son visage, en fixant sur elle l’éclat d’acier de sa prunelle dilatée :

 

– À Dieu ne plaise, madame, que j’ose élever la voix contre ma souveraine. Je suis et resterai vis-à-vis d’elle le sujet le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué. Je dis profondément dévoué et la démarche que je fais auprès de vous est une preuve éclatante de ce dévouement. Cependant, madame, à vous qui êtes une des plus belles et des plus hautes intelligences que je connaisse, je dis ceci : je ne sais si – comme vous le disiez – je suis ce que l’on est convenu d’appeler un homme de valeur. Mais ce que je sais, et que j’ose vous dire à vous, c’est que je me sens là et là (il portait le doigt à son front et à son cœur) des pensées et des sentiments qui ne sont pas les pensées et les sentiments de tout le monde. Et je souffre de me voir méconnu, dédaigné, tenu à l’écart, parce que j’ai le malheur de n’avoir que vingt-cinq ans.

 

Léonora écoutait avec une attention soutenue. Elle se demandait où le jeune prélat voulait en venir. Et, en attendant qu’il s’expliquât, elle se tenait sur ses gardes.

 

Richelieu comprit cette réserve. Il en avait du reste assez dit pour laisser deviner ses ambitions et que sa démarche, si elle était une preuve de dévouement, comme il le disait, n’était cependant pas complètement désintéressée. Insister davantage eût été une manière de marchandage qui répugnait à sa nature de grand seigneur.

 

Il reprit donc son air souriant, et d’un air détaché :

 

– Mais, dit-il en riant, vous allez trouver que pour un homme d’Église, je ne prêche guère d’exemple en commettant aussi délibérément le péché d’orgueil. Excusez-moi donc, madame. Ce que j’en ai dit était pour vous faire comprendre que, ne pouvant m’adresser directement à la reine, je suis venu droit à vous, connaissant votre constante fidélité et votre inébranlable attachement à Sa Majesté.

 

– Mais, fit Léonora toujours sur la défensive, il n’y a pas que nous… Dieu merci ! les dévouements aussi sincères que les nôtres ne manquent pas autour de notre gracieuse souveraine.

 

– C’est vrai, madame, dit gravement Richelieu, d’autres sont peut-être aussi dévoués que vous… mais de ceux-là, il n’en est aucun que j’estime autant que vous.

 

D’un geste et d’un signe de tête, Léonora manifesta qu’elle s’avouait vaincue.

 

– Soit donc, fit-elle en riant. Je vous écoute, monsieur. Richelieu se recueillit un instant, et :

 

– Avez-vous entendu parler de certain trésor enfoui, voici vingt ans et plus, par une princesse étrangère, une Italienne précisément, la princesse Fausta ?

 

Au mot de trésor, Léonora avait dressé l’oreille. Mais elle ne broncha pas. Elle souriait en écoutant Richelieu ; elle se mit à rire franchement.

 

– Comment, vous, monsieur de Luçon, vous prêtez créance à de pareilles sornettes ? dit-elle.

 

– Madame, dit vivement Richelieu, avec une irrésistible assurance, ce trésor existe réellement !… J’en ai la preuve.

 

– Oh ! condescendit Léonora, mettons qu’il ait existé !… Il doit être loin maintenant.

 

– Non, madame, dit Richelieu avec la même assurance. Le trésor existe toujours. Il est toujours à la même place où il a été enfoui par sa propriétaire.

 

– Soit encore. Mais… allez donc chercher un trésor enfoui quelque part… par là… on ne sait où… dans Paris ou ses environs. C’est on ne peut plus simple, comme vous voyez.

 

– Madame, je sais où est caché ce trésor.

 

Cette fois, Léonora ne chercha pas à ironiser. Elle fut étonnée et le laissa voir.

 

– Vous, monsieur ? s’écria-t-elle.

 

– Moi, madame, dit tranquillement Richelieu. Je possède les indications les plus nettes, les plus précises, grâce auxquelles la découverte de ce trésor ne sera qu’une question de travaux plus ou moins longs, plus ou moins coûteux, mais au bout desquels on le trouvera indubitablement, parce qu’il est là où on le cherchera et non ailleurs. Et ce sont ces indications que je vous apporte, à seule fin que vous les remettiez à la reine.

 

En disant ces mots, Richelieu sortit de sa poche un papier plié en quatre et le tendit à Léonora, qui le prit d’une main machinale, tant la surprise la suffoquait.

 

Mais les manifestations extérieures n’étaient jamais d’une longue durée chez elle. Elle se ressaisit aussitôt et, dépliant posément le papier, elle le lut attentivement d’un bout à l’autre.

 

Ce papier, c’était une copie, traduite en français, de celui que le père Joseph avait lu à haute voix devant Acquaviva et Parfait Goulard. C’était une copie scrupuleusement exacte, à laquelle on n’avait apporté aucune modification, aucune omission.

 

En lisant, Léonora réfléchissait. Que signifiait ceci ? D’où l’évêque tenait-il ce papier ? Pourquoi le livrait-il à elle, précisément, et non à une autre ? Elle ne croyait guère au désintéressement. Quel prix exorbitant ce jeune homme, qui s’annonçait comme un lutteur qui n’était pas à dédaigner, allait-il exiger d’une divulgation de cette importance ? Autant de questions qu’il fallait élucider.

 

– En effet, dit-elle froidement, ces indications sont on ne peut plus précises. Puis-je savoir d’où vous vient ce papier ?

 

– Eh ! madame, fit négligemment Richelieu, qu’importe !… Les indications sont nettes, précises, je vous les donne… N’est-ce pas l’essentiel pour vous ?

 

– Bien, bien !… Mais au fait, j’y songe, ce trésor ne nous appartient pas. De quel droit irions-nous nous en emparer ? Ne serait-ce pas comme une manière de… larcin ?

 

Et en disant ces mots, elle le regardait en face.

 

– Madame, dit l’évêque avec une souveraine dignité, je pourrais vous dire que je suis prêtre et ne saurais par conséquent conseiller une méchante action. Je préfère vous dire que je suis gentilhomme… incapable par conséquent d’une vilenie. Non, madame, ce trésor appartient maintenant au roi, par droit de prise. Il y a vingt ans et plus que ce trésor est sur les terres du roi. La princesse Fausta est morte… ou tout au moins disparue, et d’ailleurs, fabuleusement riche, elle ne se soucie guère de ces millions qu’elle a abandonnés, j’en ai l’assurance. Celui à qui elle les a donnés, son fils – disparu, enlevé, volé, perdu, peu importe, dès le berceau – celui-là n’existe plus. Donc, cet or revient de droit au roi. Et moi-même, qui dévoile l’endroit précis où il est caché, je serais en droit de réclamer ma part. Ceci, madame, est légal.

 

Et avec un dédain superbe :

 

– J’espère toutefois que vous me ferez la grâce de croire que je ne chercherai pas à revendiquer mes droits. Quand on s’appelle Richelieu, madame, on donne. On ne vend pas.

 

Léonora approuvait doucement de la tête.

 

– Loin de moi la pensée de vous offenser, dit-elle. Ce serait bien mal reconnaître votre générosité. Mais, monsieur, puisque selon vous – et cela doit être, puisque vous le dites – ces millions appartiennent au roi, pourquoi n’avoir pas porté ce document à M. de Rosny, qui cherche de l’argent partout et toujours ?

 

Richelieu, à son tour, la regarda bien en face et, d’une voix basse, mais très ferme :

 

– Ces millions, madame, m’appartiennent aussi un peu. Il ne tenait qu’à moi de déchirer ce papier. Personne ne les aurait eus. Le roi est le roi – j’ajouterai même que c’est un grand roi. Je suis prêt à donner mon sang jusqu’à la dernière goutte pour son service. Mes forces, ma fortune, le peu d’intelligence que le ciel m’a départi, tout cela est à lui. C’est mon devoir de fidèle sujet. Je dis : mon devoir, madame.

 

Il prit un léger temps et sa voix se fit plus dure, son visage plus sévère.

 

– Mais si le roi est un grand roi, il est aussi un époux. Or, madame, la vérité nous oblige à dire que c’est un bien mauvais époux. Et vous devez le savoir mieux que personne, vous, madame, vous qui êtes la confidente et l’amie de notre malheureuse reine (ici la voix se fit émue, attendrie), vous qui êtes témoin des humiliations imméritées qu’on lui inflige quotidiennement… Votre cœur n’est-il pas déchiré de compassion et de douleur à la vue du perpétuel martyre qu’on inflige à notre sainte et douloureuse souveraine ? N’est-ce pas une honte que, dans ce pays, la reine, qui devrait être l’objet de la vénération et de l’adoration de tous, soit réduite à se priver de tout pour que les maîtresses du roi puissent jeter l’or à pleines mains ? Dites, madame, n’est-ce pas une abomination que la reine soit systématiquement écartée des affaires, alors que les maîtresses du roi assistent aux conseils et se mêlent de discuter des affaires de l’État ?

 

Richelieu se tut un instant, comme si l’indignation l’avait étouffé. Puis, il reprit d’une voix attristée :

 

– Pour moi, mon cœur se déchire à la vue d’un si douloureux spectacle. Et c’est pourquoi je dis je ferai pour le roi ce que mon devoir de gentilhomme et de fidèle sujet m’ordonne de faire. Mais rien ne pourra empêcher que mes sympathies, très respectueuses, que mon dévouement absolu n’aillent à la reine délaissée, humiliée et martyrisée.

 

– Monsieur de Luçon, dit gravement Léonora, soyez assuré que la reine connaîtra votre dévouement et les sentiments qui vous honorent.

 

Comme s’il n’avait pas entendu, Richelieu continua :

 

– C’est pourquoi, pouvant disposer à mon gré de ce papier, je l’ai porté non au roi, mais à la reine, pour que ma souveraine ait, à défaut du bonheur qu’il n’est pas en ma puissance de lui donner, au moins le réconfort de la fortune. Maintenant, s’il vous convient de refuser en son nom cette fortune, dites-le, madame, et je vous jure qu’ici même, devant vous, je brûle ce papier… Personne autre que la reine ne bénéficiera de cette fortune. J’en ai décidé ainsi.

 

– Non pas, monsieur… Peste, comme vous y allez ! Je ne puis, quant à moi, refuser ce que vous donnez avec une aussi souveraine générosité. Ce papier, je le remettrai moi-même à Sa Majesté. Je lui ferai connaître de qui je le tiens et je lui répéterai les nobles paroles que vous venez de me faire entendre. Il est nécessaire que la reine connaisse les serviteurs au dévouement inébranlable sur lequel elle peut s’appuyer. Soyez, assuré, monsieur l’évêque, que je ferai tout ce qu’il faudra pour dessiller les yeux de Sa Majesté de telle sorte qu’elle voie en vous désormais l’homme de valeur que vous êtes réellement et non pas le jeune homme insignifiant dont vous parliez tout à l’heure. Et avec un sourire entendu :

 

– Quant à ce papier, la reine décidera si elle doit l’accepter ou le refuser. Mais je ne crois pas trop m’avancer cependant en disant qu’il y a tout lieu de supposer qu’elle acceptera.

 

Richelieu était mécontent. Il s’était attendu à des transports de joie, à une explosion de reconnaissance se traduisant par des offres fermes et précises. Il se heurtait à une femme plus forte encore qu’il n’avait cru et qui semblait lui faire une grâce en daignant accepter une somme prodigieuse. Et, en fait, de promesses, il n’obtenait que des paroles très vagues. Ce n’était pas ce qu’il avait escompté.

 

Si maître de lui qu’il fût, malgré lui, il laissa percer une certaine froideur en disant :

 

– J’espère que Sa Majesté daignera accepter. En tout cas, je crois, d’ores et déjà, devoir vous donner quelques conseils au sujet des dix millions (il insistait sur le chiffre comme pour bien faire ressortir la valeur considérable du cadeau qu’il faisait) qu’il s’agit de retrouver.

 

– Je vous écoute, monsieur, dit Léonora, qui se mit moralement sur la défensive.

 

En effet, en elle-même, elle se disait :

 

– Attention ! C’est maintenant qu’il va sortir ses prétentions… S’il n’est pas trop exigeant, on pourra s’arranger… La somme en vaut la peine.

 

– Vous m’avez fait l’honneur de me demander où je me suis procuré ce papier, et je vous ai répondu que peu importait. Je vais vous le dire maintenant, madame, parce qu’il est nécessaire que vous le sachiez. Ce papier appartenait à une jeune fille qui se nomme Bertille de Saugis.

 

Léonora tressaillit. Elle murmura :

 

– Bertille !… Je connais ce nom-là. Mais Saugis ! Qui est cette Bertille de Saugis.

 

– Bertille, madame, dit Richelieu en souriant, est le prénom de cette jeune fille qui habitait rue de l’Arbre-Sec et dont on s’est fort occupé à la cour, parce que le roi en était épris. Saugis est son nom de famille que nul ne connaissait et que je connais, moi.

 

– Ah ! hurla Léonora dans sa pensée, celle que Concini aime ! Celle qu’il a enlevée ! Celle qu’il tient enfermée dans sa petite maison de la rue des Rats !… Oh ! est-ce que l’évêque va me donner le moyen de me venger ?… Ah ! s’il en est ainsi, Richelieu, demande ce que tu voudras, ta fortune est faite !

 

Et tout haut, avec un calme qui eût fait l’admiration de Richelieu s’il avait pu soupçonner la tempête qui venait de se déchaîner dans cet esprit soulevé par la jalousie :

 

– J’y suis maintenant. Vous disiez donc ?

 

– Je disais, madame, que cette jeune fille possédait le papier que je vous ai remis. Je crois – je n’en suis pas sûr, notez bien – je crois que cette jeune fille possède des copies de ce document. En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est qu’elle connaît aussi bien que nous toutes les indications qui y sont contenues. Peut-être même en sait-elle encore plus long que je ne pense. Par elle-même, cette jeune fille ne serait guère à redouter. Par malheur, elle s’est éprise d’une espèce de truand, homme de sac et de corde, fort résolu. Il est à craindre qu’elle ne lui dévoile la cachette et que celui-ci, à la tête d’une armée de truands comme lui, ne cherche à s’emparer du trésor.

 

– Bien, fit vivement Léonora, il faut la mettre dans l’impossibilité de se rencontrer avec ce truand et par conséquent de lui dévoiler la cachette… Je m’en charge, ajouta-t-elle avec une satisfaction féroce.

 

– C’est cela et ce n’est pas cela, fit tranquillement Richelieu. Je n’ai pas l’habitude de faire les choses à demi. La jeune fille n’est pas à redouter pour le moment parce que je l’ai fait mettre en lieu sûr.

 

– Vous dites ? s’écria Léonora qui se dressa stupéfaite.

 

– Je dis, madame, fit Richelieu, assez surpris de cette soudaine émotion, je dis que grâce à mes soins, la jeune fille a été enlevée et que je la mets bien au défi de retrouver son amoureux maintenant.

 

Et sur un geste de Léonora qu’il interpréta mal :

 

– Oh ! rassurez-vous, madame, elle n’est pas morte. (Et avec un sourire sinistre.) Mais c’est à peu près tout comme… Peut-être même vaudrait-il mieux pour elle qu’elle fût morte, en effet.

 

– Voyons, voyons, dit Léonora, avec une agitation grandissante, c’est bien de la jeune fille qui demeurait rue de l’Arbre-Sec que vous parlez ? Celle dont le roi est épris ?…

 

– Celle-là même, madame, dit Richelieu qui ne comprenait rien à cette singulière agitation.

 

– Et vous dites que vous l’avez fait mettre en lieu sûr ?

 

– Je le dis parce que cela est.

 

– Mais c’est impossible, voyons !…

 

– Madame, dit Richelieu avec une assurance qui déconcerta la Galigaï, la jeune fille en question, la demoiselle Bertille de Saugis, pour l’appeler par son nom, a été conduite, hier matin, par son amant, le truand dont je vous parlais tout à l’heure et qui s’appelle, lui, Jehan le Brave, Bertille de Saugis, dis-je, a été conduite, hier matin, chez le duc d’Andilly. À l’heure qu’il est, elle est cloîtrée, par mes soins, chez les dames de Montmartre. Et si bien cloîtrée que, croyez-moi, je n’exagère pas quand je dis qu’on peut la considérer comme morte.

 

Au fur et à mesure qu’il parlait, Léonora réfléchissait : « Oui, c’est net, c’est précis. Pourquoi mentirait-il ? Il ne sait pas. Il ne peut pas savoir. Il faut donc admettre que Jehan a découvert l’enlèvement de sa bien-aimée par Concini, qu’il est allé la lui arracher et l’a conduite chez le duc d’Andilly, un ami, un parent peut-être de la jeune fille. Ah ! Povero Concinetto ! »

 

Et tout haut :

 

– Et vous avez fait cela, vous ?… C’est merveilleux, admirable !… Vous ne savez pas quel immense service vous nous rendez et que vous avez droit à toute notre reconnaissance. Richelieu, je vous le dis, demandez ce que vous voudrez. Quoi que ce soit, tenez-le pour accordé.

 

Richelieu ne comprenait pas. Mais ce qu’il comprenait fort bien, par exemple, c’est que Léonora était très sincère et qu’il venait de s’en faire une alliée qui ne manquerait pas à sa parole. Il pressentit bien qu’il y avait quelque chose de louche, de ténébreux, de terrible peut-être, dans le service que Léonora prétendait qu’il venait de lui rendre. Mais quoi ? Il ne savait pas au juste, et au surplus peu lui importait. L’essentiel était qu’il avait atteint son but.

 

Il s’inclina donc profondément, plus pour dissimuler sa joie qu’en signe de gratitude.

 

– Mais, fit tout à coup Léonora, puisque cette jeune fille est enfermée dans un cloître – car elle est bien enfermée, n’est-ce pas ? vous l’avez bien dit ? – oui, puisqu’elle est hors d’état de nuire, que craignez-vous donc ?

 

– Il faut tout prévoir. Ce Jehan le Brave est, paraît-il, un homme redoutable. S’il parvenait à découvrir la retraite de la jeune fille, à la délivrer…

 

– Bien… alors, il faudrait intervenir, se débarrasser d’elle et de lui. C’est bien cela que vous voulez dire ?

 

– Cela même, madame. Et n’oubliez pas que si la jeune fille est en notre pouvoir, le jeune homme, lui, est libre… et qu’il est à redouter. Je vous ai avertie. Gardez-vous bien, madame, vous aurez affaire à forte partie. Tant que ce loup affamé sera sur votre piste, la réussite de votre entreprise sera compromise. Croyez-moi, frappez ! Frappez sans pitié !

 

– Soyez tranquille, dit Léonora avec une froideur terrible, ni lui ni la jeune fille, si elle s’échappe, ne seront des obstacles à redouter. J’en fais mon affaire. Mais parlons de vous, monsieur de Luçon. Vous venez de rendre à Sa Majesté un service inoubliable. Ce service ne saurait demeurer sans récompense. Parlez, que désirez-vous ?

 

– Madame, dit Richelieu d’une voix tremblante d’espoir, mon désir ardent serait d’être aumônier de la reine.

 

– Que cela ! fit Léonora sincèrement étonnée.

 

– Je ne suis pas si ambitieux que je le parais, fit l’évêque avec un sourire énigmatique, et je m’estimerai très heureux d’obtenir ce poste.

 

Et en lui-même, il ajoutait :

 

– Très heureux, pour le moment… en attendant mieux.

 

– Soit, dit gracieusement Léonora. Demain, en remettant ce papier à la reine, je demanderai et ferai signer votre nomination. Dès maintenant, vous êtes aumônier de la reine.

 

Richelieu se courba sur la main de Léonora Galigaï et y déposa un ardent baiser par quoi se traduisait sa reconnaissance.

 

XXIV

 

Jehan le Brave avait quitté Concini sans méfiance aucune. Il avait très bien remarqué que le favori le suivait d’assez près. Mais pas un instant la pensée ne lui vint qu’il pouvait méditer quelque lâche trahison. Il avait pensé qu’il se hâtait d’aller délivrer ses serviteurs.

 

Lorsqu’il sentit le plancher manquer sous ses pieds, il étendit instinctivement les bras et la surprise lui arracha un cri. Il tomba rudement, sans se faire de mal, du reste.

 

Une seconde, il demeura étourdi et, se redressant d’un bond, il rugit :

 

– O vigliacco !… Ti mangero il fegato !… Ti mangero le trippe !… Scendi qui, vigliacco[13] !

 

Jehan le Brave, élevé par le Florentin Saêtta, parlait l’italien aussi couramment que le français. Et comme, avec Concini qui était Florentin, lui aussi, il employait plus souvent l’italien que le français, cette langue lui était venue naturellement à la bouche.

 

Il se rendit vite compte que l’écho seul lui renvoyait ses menaces et ses imprécations. Il se tut. Il était plongé dans l’obscurité la plus complète. Dans sa chute, la cassette qu’il tenait sous le bras lui avait échappé.

 

Ce fut de cela qu’il s’inquiéta tout d’abord. À tâtons, il se mit à chercher et trouva assez facilement. Elle s’était ouverte. Les papiers avaient glissé en tas, à côté. Les clés aussi. Il remit le tout en place, et de crainte que quelque feuillet n’eût roulé plus loin, il continua ses recherches. Mais il ne trouva plus rien.

 

Tranquille sur ce point, il plia son manteau, le posa à terre, contre le mur, et mit la cassette dessus.

 

Alors, il songea à lui-même et s’occupa de savoir où il était.

 

Il constata d’abord l’absence complète de meubles. Pas-le moindre siège, même pas une botte de paille sur quoi il pût s’étendre. Il chercha les accessoires obligés de tout cachot : la cruche d’eau, la miche de pain. Il n’y avait rien. Rien que les quatre murs sur lesquels suintait l’humidité produite par le voisinage de la Seine.

 

Il mesura le cachot et compta cinq petits pas dans le sens de la longueur, quatre dans le sens de la largeur. C’était plutôt petit. Et pas la plus mince ouverture susceptible d’apporter un peu de lumière dans cette sorte de tombe. Le noir compact, à couper au couteau. Un air lourd, une odeur de moisi qui raclait la gorge.

 

Une porte !…

 

Il s’attarda longuement à l’étudier : épaisse, trapue, cuirassée de fer, hérissée de gros clous. Pas de serrure. Sans doute les solides verrous qui, extérieurement, la maintenaient hermétiquement close, avaient été jugés suffisants.

 

Il eut un petit sifflement d’admiration qu’il ponctua par ces mots :

 

– Ouvrage bien conditionné !

 

N’importe ! il se colleta avec, du pied, du poing, des épaules. Il s’épuisa, se meurtrit sans réussir à l’ébranler. Il essaya de la violenter avec sa dague. La lame se cassa avec un bruit sec. Dommage ! elle lui avait bien coûté deux bonnes pistoles.

 

Il l’abandonna… momentanément.

 

Toute la nuit, il avait été sur pied et les émotions et les aventures ne lui avaient pas manqué. Il était fatigué et il commençait à avoir faim et soif.

 

Il s’assit sur son manteau. Il était extraordinairement calme et il s’en étonnait lui-même. Il ne se sentait plus le même et il s’en effarait naïvement. Il se disait que vingt-quatre heures plus tôt, il n’aurait pas supporté sa mésaventure avec le même sang-froid. La fureur l’aurait transporté. Il aurait hurlé, martelé la porte à coups furieux, il n’aurait pas tenu en place. Et d’un air rêveur, il murmura :

 

– En aurais-je été plus avancé ? Non, certes… Mais comme on change, tout de même !… et si vite !…

 

Il ne se rendait pas compte qu’il subissait l’influence du contact de Pardaillan, son père, avec qui il avait passé presque toute cette nuit. Et il était encore sous le coup de la scène à la fois douce et terrible qu’il avait eue quelques heures plus tôt avec celle qu’il était autorisé à considérer comme sa fiancée.

 

Doué d’une faculté d’assimilation prodigieuse, il essayait, à son insu, de faire siennes quelques-unes des qualités de son père, qui l’avaient vivement frappé et dont il avait peut-être l’embryon en lui.

 

Le calme extraordinaire de Pardaillan, cet imperturbable sang-froid, qui ne l’abandonnait jamais, la simplicité de ses manières, la sobriété de ses gestes, la logique serrée de son raisonnement, qui lui permet de n’accomplir que les actes essentiels, par conséquent utiles, voilà ce qui l’a le plus frappé, voilà ce qu’il a le plus admiré. Voilà quelles sont les qualités qu’il a enviées, qu’il a résolu d’adopter et qu’il est en train de s’assimiler, sans s’en rendre compte.

 

D’autre part, à la suite de l’entretien qu’il avait eu le matin même avec Bertille, il avait eu l’intuition que s’il voulait se montrer digne d’elle, l’ancien homme qu’il avait été jusque-là, devait faire place à un nouvel homme, qui serait à peu près l’opposé de ce qu’avait été l’ancien.

 

Ce qui n’avait été qu’une intuition s’était précisé davantage, et il en était résulté qu’il avait fait grâce à Concini, ce qu’il n’eût certes pas fait la veille. Maintenant, il comprenait ce qu’il n’avait que senti d’abord. Bientôt il le raisonnerait.

 

Cette faculté d’assimilation jointe à une inébranlable volonté de changer ses manières et son genre d’existence portaient déjà leur fruit. Il s’en étonnait parce que sa résolution très ferme avait été prise sans qu’il en eût nettement conscience.

 

Il convient d’ajouter que cette tranquillité d’esprit, qui ressemblait presque à de l’indifférence et qui pouvait à bon droit l’étonner en une circonstance aussi critique, avait une autre cause insoupçonnée de lui. Depuis l’instant où Bertille lui était apparue sur son perron, jusqu’au moment où il l’avait quittée chez le duc d’Andilly, il vivait transporté au-delà de la réalité.

 

L’amour de Bertille lui était apparu comme une insaisissable chimère, comme un bonheur irréalisable, auquel il n’atteindrait jamais. Et pourtant, la jeune fille avait fait mieux que d’avouer son amour : elle l’avait hautement proclamé. D’elle-même, spontanément, volontairement, elle s’était fiancée à lui.

 

Un tel bonheur, fabuleux, inouï, pouvait-il être renversé, brisé dès sa naissance de par le geste louche de Concini ? Allons donc ! Cet amour lui apparaissait comme un palladium qui le faisait invincible. Si désespérée que lui parût sa situation, il était clair, évident, fatal, qu’il devait s’en tirer.

 

Donc, Jehan, assis au milieu de son cachot, ayant gardé tout son sang-froid, se mit à réfléchir :

 

« Que va faire de moi Concini ?… Va-t-il me dépêcher quelques braves chargés de m’occire à la douce ?… Non, il sait que je suis armé et que je ne suis pas d’humeur à me laisser égorger bénévolement, tel un mouton à l’abattoir. Et puis, je le connais un peu, le Concini, il voudra une vengeance raffinée, terrible… Un coup de dague, peuh ! qu’est-ce que cela ?… Est-ce suffisant pour effacer le soufflet que cette main a appliqué sur sa face de pleutre ?… Non. Il voudra quelque chose de bien tortueux, sombre, hideux. »

 

Il se mit à rire silencieusement, du bout des lèvres. Il reprit :

 

« Il est probable qu’il va me laisser crever ici de faim et de soif. Ceci est un genre de mort assez hideux pour le tenter. Mais voilà, j’ai mon épée et ce mignon petit poignard avec lequel elle a tenté de se défendre. Je reste donc maître de mon sort. À la dernière extrémité, je pourrai toujours en finir d’un coup de poignard. »

 

La mâchoire posée dans la paume de la main, le coude appuyé sur les genoux ramenés contre la poitrine, le sourcil froncé, il demeura un moment l’esprit tendu. Et il traduisit sa pensée par ces mots murmurés :

 

– Concini voudra jouir de son triomphe… Il ne pourra pas résister au plaisir de venir m’insulter un peu. Ou je le connais bien mal. (Il eut un sourire railleur.) Il viendra j’en jurerais !… Alors, je le tiens ! Il faudra bien qu’il m’ouvre lui-même cette porte.

 

Il eut un frisson et s’inquiéta.

 

– Mais si je ne réussis pas à l’effrayer ?… Je suis perdu. Il réfléchit encore un peu et :

 

– Bah ! il est lâche… il aura peur, c’est certain. L’essentiel est qu’il ne me fasse pas trop attendre. En attendant, je meurs de faim, j’étrangle de soif… mais il ne faut pas songer à satisfaire ces deux besoins… Ce cuistre de Concini n’a pas l’hospitalité très large. Un jour, je l’espère, je lui rendrai la monnaie de ses procédés… délicats. Or çà, puisque je ne peux pas boire et manger… dormons. J’ai toujours entendu dire : « Qui dort dîne. » Pardieu, l’occasion est bonne de voir si le proverbe est vrai. Le lit n’est pas précisément moelleux, mais bah !… il paraît que la paille, cette année, est hors de prix, puisque ce pauvre Concini ne peut même pas m’offrir une botte sur laquelle étendre mes membres fatigués.

 

Ayant décidé, il s’enroula dans le manteau et s’étendit dans un angle sur les dalles humides. Cinq minutes plus tard, il dormait de ce sommeil robuste qu’on a à vingt ans.

 

XXV

 

Concini était rentré chez lui, bien avant Léonora. Il avait pu dormir une heure ou deux, et ce repos, si bref qu’il eût été, avait suffi cependant pour effacer toute trace de fatigue.

 

Toute la journée, il s’était tenu sur le qui-vive. Il s’attendait à chaque instant à entendre Léonora Galigaï lui dire qu’elle savait tout. Non, sa femme ne lui dit rien. Il l’observa attentivement. Elle paraissait très calme, très naturelle. Évidemment, elle ne savait rien. Il se rassura.

 

Il pensa à Jehan le Brave et, dans la solitude de son cabinet, il eut un rire féroce, en songeant :

 

– Je voudrais bien voir quelle figure il fait, ce brave des braves !

 

Puis il se mit à chercher quel supplice il pourrait bien lui infliger. De temps en temps, il passait la main sur sa joue et courait se regarder dans un miroir. Alors, il grinçait des dents, il écumait et il grondait : – Non, cela ne se voit pas !… Mais je sais, moi, je me souviens, je me souviendrai jusqu’à ce que je sois vengé !

 

Il pensait au formidable soufflet qui s’était abattu sur sa joue.

 

À force de penser à son rival, il finit par éprouver l’impérieux besoin de le voir, de se repaître de sa vengeance. La journée passa ainsi.

 

Le lendemain matin, il décida :

 

– Tant pis, il faut que je le voie ! Je puis bien me donner cette satisfaction, que diable ! En rentrant du Louvre, j’irai !

 

Sitôt après dîner, c’est-à-dire vers midi, il prétexta une affaire importante et sortit.

 

Il se méfiait de sa femme, aussi il n’alla pas directement à la rue des Rats. Il fit un long détour, et de temps en temps, il se retournait brusquement pour voir s’il n’était pas suivi. Il ne remarqua rien d’anormal, et certain d’avoir dépisté l’espion, au cas où il en aurait eu un attaché à ses pas, il allongea le pas, en se répétant, pour la millième fois, qu’il fallait qu’il vît la figure que faisait Jehan le Brave.

 

Ce n’était là qu’un prétexte qu’il se donnait à lui-même.

 

La vérité est qu’il ne pensait qu’à Bertille. C’est qu’il était déchiré par les affres de la jalousie. La pensée qu’il était repoussé, méprisé, lui, Concini, le gentilhomme le plus élégant qui fût à la cour du roi Henri, pour un misérable aventurier sans sou ni maille, un truand, un bravo, cette pensée, en même temps qu’elle le déconcertait, le faisait écumer.

 

Il était persuadé que Bertille était la maîtresse de Jehan, et cette certitude ne faisait qu’exaspérer son désir. Plus que jamais, il la voulait. Il la lui fallait coûte que coûte.

 

Mais, où prendre la jeune fille maintenant ? Où le misérable truand l’avait-il cachée ? Savoir, oh ! savoir où la trouver ! La reprendre, et cette fois, il jurait bien qu’elle n’échapperait pas à son étreinte.

 

Or, puisque Jehan savait où se trouvait la jeune fille, le plus simple était d’aller le lui demander. Naïveté, direz-vous, lecteur ?… Mais Concini était un violent et un passionné. Mais son désir morbide se haussait jusqu’à la passion la plus violente. Et le propre de la passion est de ne pas raisonner.

 

Donc, sans se l’avouer nettement, ce que Concini venait chercher rue des Rats, c’était d’abord et avant tout, le secret de la retraite de la femme qu’il convoitait. Il ne savait pas trop comment il s’y prendrait pour l’arracher, ce secret, mais par la ruse, par promesses ou menaces, il espérait réussir.

 

Eh, parbleu ! il offrirait la liberté et la fortune à Jehan ! Il ne serait pas si sot que de refuser, que diable ! Et quand il aurait obtenu ce qu’il voulait, il saurait bien se défaire du bravo.

 

Jehan le Brave avait dormi profondément, il ne savait combien d’heures. Quand il se réveilla, pour tuer le temps et tromper son estomac qui commençait à hurler la faim, il revint à la porte et, méthodiquement, patiemment, il essaya encore une fois de la forcer. Il dut s’avouer qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté et il y renonça.

 

Il était toujours aussi calme. La cassette, appartenant à Bertille, lui apparaissait comme un trésor précieux dont il avait la garde. Elle le préoccupait plus que sa propre sécurité. Comme s’il avait craint qu’on ne vînt la lui voler, il la cachait soigneusement sous son manteau.

 

Il se mit à arpenter le faible espace, autant pour tuer le temps que pour se donner un peu de mouvement, et en marchant il réfléchissait :

 

– En somme, j’ai dormi combien de temps ?… Mettons dix heures… Hum ! c’est beaucoup. Donc, il n’y a pas encore un jour plein que je suis ici… Joli traquenard que m’a tendu là le Concini, et dans lequel j’ai donné sottement comme un étourneau. C’est bien fait pour moi ! On n’est pas aussi niais que je l’ai été ! Que diable ! quand on a affaire à un Concini, on se défie, ventre de veau !… La leçon ne sera pas perdue… j’ai bonne mémoire. (Et avec un sourire narquois.) À la condition pourtant que je sorte d’ici… ce qui me paraît plutôt problématique… Bon, ne désespérons pas encore. Concini viendra, j’en suis sûr. Seulement, il voudra me laisser déprimer un peu avant. Il viendra demain, peut-être après-demain… Patientons jusque-là.

 

Et avec une lueur malicieuse dans l’œil :

 

– Pourvu que je réussisse à l’effrayer suffisamment, et tout ira bien.

 

Et les heures s’écoulèrent ainsi, lentes, longues, monotones, énervantes. Concini ne paraissait toujours pas. Et maintenant, le calme de Jehan faisait place à l’impatience, et la colère commençait à se déchaîner en lui. Et la faim et la soif se faisaient plus cruellement sentir.

 

Comme il commençait à se dire, non sans angoisse, que Concini ne viendrait pas, il perçut au plafond comme un léger crissement. Il eut un coup d’œil vers la cassette. Elle était bien cachée sous le manteau, posé dans un angle du cachot. Une flamme joyeuse aux yeux, il regarda le plafond.

 

Un mince filet de lumière tombait par un petit trou masqué par un grillage. Et, penché sur ce grillage, il devina, plutôt qu’il ne le vit, Concini. Et il rugit dans sa pensée :

 

– Il est venu !… Je suis sauvé !…

 

Il se raidit, son visage se fit impassible, et les yeux fixés sur le trou grillagé, d’une voix railleuse :

 

– Hé ! Concini, que fais-tu là-haut ? Pourquoi n’entres-tu pas ici ? (Il se mit à rire.) Ah ! oui, j’ai mon épée ! Cela t’inspire crainte et respect. Tu es prudent, Concini, on le sait du reste. Tu n’es brave que lorsque tu t’attaques à une femme faible et sans défense. Encore faut-il que tu sois rassuré par la présence de nombreux serviteurs et que tu sentes l’appui de quelques braves à ta solde.

 

Concini se taisait. Peut-être n’avait-il pas entendu. Il cherchait comment il poserait cette question très simple : « Où as-tu conduit la jeune fille ? »

 

Jehan reprit, et sa voix se fit plus mordante, son expression plus dédaigneuse :

 

– Que ne m’as-tu informé de ton désir de me visiter ? Je t’aurais donné ma parole de ne pas me servir de cette épée, qui t’inspire une si salutaire frayeur. Est-ce qu’il est besoin d’une épée, avec un baladin de ta sorte ? Le poing et la botte suffisent.

 

Cette fois, Concini entendit. À cette allusion à la correction que Jehan lui avait infligée, il écuma :

 

– Chien enragé !… Misérable pourceau ! Je veux…

 

– Eh là ! Concini, interrompit Jehan dans un éclat de rire sarcastique, ne donne donc pas tes noms aux autres !… La peur te trouble la raison. Çà, qu’es-tu venu faire ici ?… As-tu espéré me trouver pâle et tremblant ? Es-tu venu te repaître de ton œuvre ?… Parle ! N’aie pas peur… tu sais bien que je ne peux pas t’atteindre là où tu es.

 

Ces paroles ramenèrent Concini à l’objet de sa visite. Il refoula la rage qui l’étranglait et raffermissant sa voix :

 

– Écoute, dit-il, tu vas crever ici… de faim et de soif.

 

De sa voix railleuse, en frappant du poing sur le pommeau de son épée, Jehan dit :

 

– Si je veux.

 

Concini eut un sourire livide :

 

– Je te comprends. Mais, moi, je lance une petite boule à tes pieds. Elle éclate sans bruit. Ce n’est rien… Mais tu tombes profondément endormi. Alors, on te désarme… Et tu es obligé de mourir de la mort que je t’ai choisie.

 

Il prit un temps et, en se délectant, il reprit d’une voix doucereuse :

 

– C’est une mort horrible que la mort par la faim et la soif !… C’est un supplice effroyable. Et quelle agonie !… Une agonie lente, interminable, atroce, qui dure des jours et des jours… quelquefois des semaines. Ainsi, toi qui es jeune et vigoureux, Dieu merci ! tu peux en avoir pour vingt jours, un mois, davantage peut-être !… Pense un peu à ce que tu souffriras. On devient fou enragé… on prétend qu’il y en a qui se sont dévoré eux-mêmes une partie des bras !… C’est épouvantable !… Voilà ce qui t’attend, Jehan le Brave. Mais je suis bon garçon, sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas… Je viendrai te voir, de temps en temps… me rendre compte, constater à quel degré tu en es… Qu’en dis-tu ?… Crois-tu que ton soufflet et ton coup de pied seront bien payés ?…

 

Il s’était animé. Il écumait, il grinçait. Jehan, qui ne le voyait que confusément, eut l’impression qu’il devait être hideux en ce moment. Mais il avait son idée de derrière la tête, comme Concini avait la sienne, et tant qu’il ne l’aurait pas mise à exécution, il n’y avait pas lieu de désespérer. Et il se raidit.

 

Concini, voyant qu’il se taisait, crut l’avoir terrifié. Il se dit que le moment était venu de risquer la question qui lui tenait tant à cœur et il se hâta de reprendre, d’une voix que l’espoir rendait haletante :

 

– Eh bien, écoute, Jehan. Si tu veux, tu sors d’ici libre. Si tu veux, je descends moi-même t’ouvrir cette porte et je te conduis dehors. Et je te fais riche… Je te donne cinquante mille livres !… La liberté et la fortune, voilà ce que je t’offre… si tu consens à répondre à la question que je veux te poser.

 

– Oui, je t’ouvre la porte, oui, je te conduis dehors, oui, je te donne de l’or. Et quand tu auras répondu… un bon coup de dague entre les deux épaules… par-dessus le marché et pour te faire bonne mesure.

 

La proposition cependant était si imprévue qu’elle stupéfia Jehan. Il songea :

 

– Que peut-il avoir à me demander de si important pour qu’il renonce à sa vengeance ?

 

Et tout haut, de son air railleur :

 

– Quand j’aurai répondu à ta question, tu oublieras bien un peu de venir m’ouvrir cette porte, hein ?

 

Concini ne songea pas à se froisser du doute injurieux que contenait cette question. L’espoir pénétra dans son esprit, et vivement, avec plus d’assurance :

 

– Non ! dit-il. Tu ne répondras que lorsque tu seras libre et que je t’aurai versé la somme convenue.

 

Jehan ne s’étonna pas de la confiance que lui témoignait le favori. Il la trouva toute naturelle, de même que Concini avait paru trouver naturel qu’il se défiât de lui.

 

– Bon, dit-il. (Et cette fois il ne raillait pas.) Qui te dit qu’une fois libre, je n’empocherai pas ton or et te tirerai ma révérence sans répondre à cette fameuse question ?

 

– Tu me donneras ta parole avant de sortir. J’ai confiance en toi, moi.

 

Notez bien, lecteur, que Concini ne mentait pas. Il avait réellement pleine confiance en la parole de l’homme qu’il haïssait. Notez aussi que Jehan, menacé d’une mort hideuse, eut pu promettre et ne pas tenir compte ensuite d’une promesse extorquée par la menace. Nous croyons ne pas trop nous avancer en disant que pas un de vous, lecteurs, n’aurait le triste courage de le lui reprocher. Eh bien, ce jeune homme, qui jusqu’à ce jour avait vécu de rapines, se fût cru déshonoré en manquant à sa parole. Cette idée ne l’effleura même pas.

 

Très intrigué, il se contenta de demander avec une vague méfiance :

 

– Voyons la question, d’abord.

 

Concini tressaillit de joie, et dans son esprit cria :

 

– Il parlera !…

 

En effet, comment admettre qu’un homme serait assez fou pour se condamner lui-même à une mort horrible, alors que d’un mot il pouvait acheter la vie, la liberté et la fortune ?

 

Penché sur son grillage, l’œil enflammé, haletant, convulsé, d’une voix basse, ardente, Concini demanda :

 

– Dis-moi seulement où tu as conduit cette jeune fille ?

 

Si son attention passionnée n’avait pas été exclusivement portée sur cette réponse qu’il attendait anxieusement, Concini eût peut-être entendu comme un sanglot étouffé qui venait d’éclater près de lui.

 

Mais la vie de Concini était uniquement concentrée au-delà de ce trou sur lequel il se penchait. Rien n’existait en dehors de cela. Il n’entendit donc rien.

 

Rien que l’éclat de rire sonore qui jaillit soudain de ces lèvres auxquelles il était pour ainsi dire suspendu, rien que la voix de Jehan qui disait plus railleuse que jamais :

 

– Que je te dise où elle est ?… Seulement ?… Concini haleta :

 

– Oui, cela seulement !… Et tu es libre, et je te fais riche !… Réponds.

 

Jehan songeait, pris d’une subite colère contre lui-même :

 

– Je suis un incorrigible niais !… Voici plus d’un quart d’heure que je perds à écouter les incongruités de Concini. Je devrais pourtant savoir que c’est un cuistre, un pleutre incapable d’apprécier un sentiment noble ou délicat. Et s’il se retire avant que j’aie pu lui servir la petite histoire que j’ai préparée expressément pour lui, je serai perdu… et par ma faute. Allons, il est temps.

 

Et il se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit dure, froidement résolue. Sa voix se fit brève, tranchante. À le voir et à l’entendre, on n’eût jamais soupçonné l’angoisse qui, malgré lui, l’étreignait à la gorge.

 

– Concini, dit-il, toi qui as des espions partout, qui te renseignent sur tout, tu dois savoir ceci : le roi, la nuit dernière, a refusé l’escorte que lui proposait M. de Praslin, il a refusé celle de M. de Neuvy pour accepter celle de deux inconnus avec qui il s’en est allé promener paisiblement…

 

Oui, Concini savait cela. Praslin ou La Varenne, peut-être tous les deux, n’avaient pas su tenir leur langue. On parlait à mots couverts de l’aventure. On s’inquiétait de connaître le nom de ces deux inconnus (les noms n’avaient pas été divulgués) honorés de la confiance royale et qui pouvaient devenir des personnages à ménager.

 

Concini savait tout cela. Il dressa l’oreille. Mais, comme il ne devinait pas encore en quoi cette histoire pouvait l’intéresser, comme l’impatience et la crainte d’une déconvenue le tenaillaient, il gronda furieusement :

 

– Misérable !… Que m’importent le roi et ces deux inconnus !… C’est d’elle que je te parle !… Elle que je veux retrouver, dussé-je…

 

Paisiblement, Jehan interrompit :

 

– Je suis l’un de ces deux inconnus.

 

Concini entendit. Il fut étonné et en même temps une vague inquiétude commença de sourdre en lui. Mais il était trop bon comédien pour laisser voir ses impressions. Et d’ailleurs, il n’avait pas renoncé à arracher la réponse qu’il désirait. De furieuse qu’elle était, sa voix se fit implorante :

 

– Veux-tu me répondre ?

 

Jehan, lui, n’avait qu’une crainte : celle que Concini se retirât avant qu’il eût pu amorcer suffisamment son histoire pour exciter son attention.

 

Il abrégea donc son récit pour arriver le plus vite possible au point qu’il savait devoir intéresser le Florentin.

 

– Le roi a voulu savoir pourquoi je l’avais provoqué et avais failli le tuer – car tu ne sais peut-être pas cela, Concini : j’ai croisé le fer contre le roi.

 

Concini se tut. L’inquiétude croissait en lui, sans qu’il eût pu dire pourquoi. Mais Bertille, qui jusque-là avait été son unique préoccupation, commença à passer au deuxième plan.

 

Jehan comprit qu’il commençait à produire l’effet qu’il avait espéré. Il pensa, avec un sourire :

 

– Allons, je crois que j’ai des chances de m’en tirer. Le tout est de frapper rudement l’imagination de Concini.

 

Et tout haut :

 

– J’ai dit au roi que j’avais été averti que quelqu’un cherchait à s’introduire traîtreusement chez celle que j’aime.

 

Concini s’agita. La sueur de l’angoisse perlait à son front. Maintenant, il écoutait avec une attention passionnée. Jehan reprit froidement :

 

– Le roi voulut savoir qui m’avait donné ce charitable avis. Je fis respectueusement observer que je ne me sentais pas le tempérament d’un délateur… Le roi est un grand cœur. Il comprit mon scrupule et n’insista pas.

 

Concini respira. La menace qu’il sentait sous les paroles de Jehan semblait s’écarter. Il retrouva son assurance et, avec elle, son arrogance. Et il gronda :

 

– Crois-tu que je suis venu ici pour entendre ces sornettes ?

 

– Attends. Tu vas voir que la chose devient intéressante pour toi. Le roi, donc, apprécia si bien ma délicatesse, qu’il voulut bien m’honorer de sa bienveillance.

 

– Toi ?… ricana Concini de nouveau inquiet.

 

– Moi-même, dit froidement Jehan. À telle enseigne qu’il a bien voulu m’accorder une audience particulière pour demain. Audience que je dois partager avec cet inconnu qui, avec moi, servit d’escorte au roi en cette nuit mémorable. Retiens bien ce détail, Concini, il est très important… pour toi.

 

– Bon, grinça Concini, que me fait à moi, cette histoire d’audience avec ce compagnon inconnu ?… Quant à toi, le roi, quand il te connaîtra, pensera que la seule personne qui puisse raisonnablement s’intéresser à toi, c’est le bourreau.

 

Jehan dédaigna de répondre. Il continua d’une voix étrangement calme :

 

– Or, Concini, je te connais capable de toutes les trahisons, de toutes les perfidies. Je me doutais bien que tu chercherais à m’attirer dans quelque traquenard. Et j’ai pris mes petites précautions. Ici, la voix se fit plus rude, menaçante :

 

– Ce que je n’ai pas dit au roi, je l’ai dit à ce compagnon. Il sait que c’est Léonora, ta femme, qui m’a excité et lancé sur le roi dans l’espoir que je le tuerais… Ce qui devait faire de toi le maître de ce royaume, grâce à… la protection de Marie de Médicis. Il sait que la douce, la loyale Léonora a fait avertir le grand prévôt à seule fin que je fusse délicatement cueilli après l’attentat… Il sait tout, te dis-je, tout !… Je t’avais bien dit que mon histoire finirait par t’intéresser.

 

Et il se mit à rire doucement. Mais, lui aussi, autant et peut-être plus que Concini, il était bouleversé par la crainte et l’angoisse, et à part lui, il se disait :

 

– Si je n’arrive pas à le convaincre, si je ne parviens pas à l’affoler, je suis perdu.

 

Et juste au même instant, Concini, assommé par cette révélation inattendue, rugissait dans son esprit bouleversé :

 

– Je suis perdu !… Oh ! le démon d’enfer !… Jehan reprit d’un air indifférent :

 

– Comprends-tu ce qui va se passer ?… Mon compagnon sait que, pour rien au monde, je ne voudrais manquer à cette audience d’où sortira ma fortune. Mon compagnon est prévenu. Ne me voyant pas, il comprendra. Alors, il dira ceci au roi : « Sire, ce jeune homme qui vous a assailli l’autre nuit vous a été dépêché par le seigneur Concini et sa noble épouse qui voulaient bellement vous faire assassiner. C’est tellement vrai que, pour le châtier d’avoir manqué son coup, Concini l’a fait poignarder ou jeter dans quelque cul de basse-fosse. Il en est ainsi, Sire, sans quoi ce jeune homme serait ici. » Voilà ce que dira mon compagnon. Et le roi le croira, n’en doute pas.

 

Ivre de terreur, Concini bégaya :

 

– Tu as fait cela ?… Tu as osé ?…

 

– Écoute donc, gouailla Jehan, je t’ai dit que je te connais. Je me suis gardé… Et bien m’en a pris.

 

– Mais, c’est faux ! hurla Concini, tu mens !… Le roi ne croira jamais !…

 

– Le roi croira, dit Jehan de sa voix implacable… J’ai des témoins… des preuves.

 

– Quelles preuves ? bégaya Concini dont les dents s’entrechoquaient de terreur.

 

– Celles que tu as fournies toi-même, dit Jehan avec autorité. Comme tous les poltrons, tu es bavard et vantard. Qu’avais-tu besoin d’aller dire que j’étais arrêté, enfermé au Châtelet, accusé du crime de régicide ?… Et quand as-tu dit cela ?… Au moment où je me promenais paisiblement avec le roi. Tu l’as dit, Concini, et si tu veux nier, Gringaille, Escargasse et Carcagne, que j’ai prévenus, et devant qui tu l’as dit, viendront attester. La jeune fille le dira aussi. Parce que c’est la vérité. Crois-tu que mes précautions ont été bien prises ?

 

Concini, atterré, ne trouva rien à dire.

 

Jehan insista de sa voix railleuse :

 

– Tu seras arrêté, Concini. La douce Léonora le sera aussi. La reine elle-même, votre chère… protectrice, ne pourra rien pour vous. Trop heureuse si elle n’est pas compromise dans l’aventure.

 

– Nous nierons ! Nous dirons que tu as menti sciemment et méchamment, hurla Concini qui retrouvait sa voix.

 

– Tu oublies, dit froidement Jehan, que nous serons six à t’accuser. Puis, quoi ? Et la question que tu oublies aussi, car tu perds la mémoire décidément. La question, elle a son utilité… Et tu n’as pas idée comme elle sait délier les langues les plus rebelles quand elle est bien appliquée.

 

Concini frémit. Il entrevoyait déjà le chevalet de torture. Il se sentit perdu. Il râla dans son esprit :

 

« Que ne me suis-je arraché la langue plutôt que d’aller me vanter stupidement devant cette fille et ces trois bravi !… Car je l’ai dit, sang du Christ ! j’ai été assez insensé pour le dire !… Que maudite soit l’heure où je t’ai vue et où je me suis épris de toi, Bertille de malheur !… »

 

Jehan le Brave, en dessous du grillage, se raidissait de toutes ses forces pour paraître calme et impassible. Mais, dans l’effort qu’il faisait, de grosses gouttes coulaient de son front et tombaient lentement à terre. Cette histoire que, sur des données réelles, il avait inventée de toutes pièces, allait-elle produire l’effet qu’il avait escompté ? Telle était la question qu’il se posait sans trêve.

 

Il sentait bien que, là-haut, Concini était en proie à l’épouvante. Mais cette épouvante irait-elle jusqu’à l’amener à lui rendre la liberté ? Tel était le point d’interrogation redoutable. Il ne voulut pas le laisser se ressaisir, et d’une voix qui parut effroyablement calme au Florentin livide de terreur, il reprit :

 

– Figure-toi que tu seras attaché sur le chevalet. On enfoncera les coins. Généralement, tu sais, on n’en supporte guère plus de cinq ou six. Tu sentiras tes os éclater, se briser, s’émietter. Tu sentiras ta chair meurtrie panteler. Alors, pour faire arrêter l’abominable supplice, tu avoueras. Alors, c’est la condamnation à mort. Mais avant, Concini, on te tranchera le poignet, tu seras tenaillé avec des tenailles rougies à blanc et, dans les plaies, le bourreau coulera de l’huile bouillante, du plomb fondu et après…

 

– Assez, assez ! hoqueta Concini, fou d’épouvante. Que veux-tu enfin ?

 

Jehan étouffa un rugissement de joie puissante. Concini était dompté. Il respira fortement, comme si sa poitrine était allégée de l’énorme poids qui l’oppressait. Et de son air le plus ingénu :

 

– Moi ?… je ne veux rien. Je ne demande rien. Je t’ai averti simplement de ce qui t’arrivera si je ne suis pas libre demain. Le reste te regarde. Si je meurs, je mourrai vengé, et cela me suffit. Bonsoir, Concini.

 

Concini ouvrait la bouche pour crier : « Je vais te rendre la liberté ! » À ce moment, une main douce et impérieuse en même temps s’abattit sur son bras. Il se redressa à demi, hagard, hérissé, le poing crispé sur le manche de la dague, et il se trouva face à face avec Léonora.

 

Elle était accroupie à côté de lui et le regardait de ses magnifiques yeux noirs chargés de tendresse où luisait cependant un peu de pitié dédaigneuse.

 

– Toi ! gronda Concini effaré. Tu étais là ?… Comment savais-tu ?… Comment es-tu entrée ici ?… Comment as-tu pu ?…

 

Dédaignant de répondre à ses questions, elle interrompit dans un souffle :

 

– J’ai tout entendu !… Que vas-tu faire ? Concini d’une voix aussi basse, gronda furieusement :

 

– Tu as tout entendu et tu demandes ce que je vais faire ?… Que veux-tu que je fasse, si ce n’est lui ouvrir la porte et le conduire dehors ?… Il nous tient, le misérable !…

 

– Il ne faut pas faire cela, dit Léonora sur un ton d’irrésistible autorité.

 

– Tu es folle !… Tu n’as donc pas compris ?

 

– Fais ce que je te dis, crois-moi. Refuse, dit Léonora plus impérieuse.

 

Concini la regarda jusqu’au fond de l’âme. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle devait avoir son idée. Il hésita cependant.

 

– Tu nous perds !

 

Plus froide, plus résolue, plus autoritaire, elle assura :

 

– Je nous sauve, au contraire ! Fais ce que je te dis. Concini avait confiance en la force de ce sombre génie. Il s’inclina, mais il rageait.

 

– Soit, dit-il. Mais s’il…

 

– Les boules, interrompit Léonora. Deux !…

 

Concini fit signe qu’il avait compris. Et en même temps qu’il prenait dans sa poche deux petites boules, guère plus grosses que des pilules, il se pencha sur le grillage, et d’une voix devenue calme à force de volonté, à son tour, il railla :

 

– Alors, tu as cru bénévolement que tu allais m’effrayer avec cette histoire à dormir debout ?… Pauvre petit !…

 

Jehan chancela :

 

– Je suis perdu ! songea-t-il. Il s’est passé quelque chose que je ne peux deviner, là-haut. Concini avait peur. Il allait céder, je l’ai vu… J’en suis sûr !… Et maintenant !…

 

– Ton compagnon, reprit Concini, ira trouver le roi et lui dira ce qu’il voudra. Peu m’importe. Moi, je suis innocent et je saurai le prouver s’il le faut. La preuve en est que je ne te rendrai pas la liberté, comme tu as été assez stupide pour l’espérer, parce qu’il m’a plu de te le laisser croire que tu m’avais effrayé. Tu vas crever ici comme je te l’ai dit, d’une mort lente, épouvantable : la mort lente par la faim et la soif.

 

Et il laissa tomber les deux pilules et regarda.

 

Jehan ne les vit pas tomber, ces deux boules brunes, qui passèrent invisibles dans la demi-obscurité de son cachot. Il ne les entendit pas exploser, car elles se brisèrent sans bruit. Le coup que lui portait Concini l’écrasait. Après avoir espéré un moment, il se vit irrémissiblement perdu.

 

D’ailleurs, il n’eut pas le temps de réfléchir. Il se sentit soudain pris à la gorge par une insupportable odeur. Il étendit machinalement les bras et tomba à la renverse, foudroyé comme une masse.

 

XXVI

 

Concini vit tomber Jehan. Il se redressa lentement et remit en place le coffre qui masquait le trou. Il ne savait pas encore s’il devait se réjouir ou se désoler de la condamnation qu’il venait de prononcer. Il ne savait pas encore si la perte de son ennemi n’entraînerait pas la sienne.

 

Il entraîna Léonora dans un petit cabinet, et la voix dure, le ton menaçant :

 

– Pourquoi m’as-tu empêché de le délivrer ? fit-il. Crois-tu donc que c’est une histoire inventée à plaisir qu’il m’a contée là ?

 

Léonora était aussi calme que son époux se montrait agité. À cette question, elle répondit d’un air rêveur :

 

– Peut-être !… Je connais Jehan mieux que toi. C’est une espèce de fou qui a des idées particulières. Je croirais assez volontiers qu’il a menti…

 

– Si j’en étais sûr, grinça Concini.

 

– Nécessairement, dit froidement Léonora. Et moi non plus je ne suis pas sûre… Je crois qu’il est incapable de tant de précautions aussi longuement et soigneusement préparées. Je crois qu’il a dit la vérité, quand il a dit qu’il n’avait pas un tempérament de délateur… Ce bravo, ce détrousseur de grands chemins, se mêle d’avoir des délicatesses comme n’en ont pas tous les gentilshommes. Je crois, mais je ne suis pas sûre. Par conséquent, je tiens son histoire pour réelle et véridique. Je commettrais une faute grave si je ne la jugeais pas ainsi.

 

– Alors, j’en reviens à ma question, dit Concini avec impatience. Si tu crois qu’il a dit vrai, pourquoi m’avoir empêché de le délivrer ? Explique-toi une bonne fois, sang Dieu !

 

Léonora haussa dédaigneusement les épaules :

 

– Comment n’as-tu pas compris que le délivrer sous le coup d’une menace – car c’est une belle et bonne menace qu’il te faisait – c’était nous livrer à tout jamais à sa merci ?

 

– Parbleu ! si tu crois que je ne l’ai pas compris. Mais quoi ?… Ne devons-nous pas parer au plus pressé et sauver nos têtes d’abord ?

 

Léonora le considéra attentivement et :

 

– Demain, dans huit jours, dans un an, tant que le roi vivra, ce bravo serait venu nous menacer. Il aurait pu nous extorquer autant d’or qu’il aurait voulu. Tu lui en aurais donné, Concino ?

 

Concini se promenait rageusement et avec colère, il avoua :

 

– Que faire à cela ?… Je lui aurais donné tout ce qu’il aurait voulu… Je tiens à ma tête, moi !

 

Léonora sourit dédaigneusement. Et en l’étudiant plus curieusement :

 

– Et tu aurais renoncé à le frapper… Puisque la menace qu’il t’a faite aujourd’hui, il pourrait la renouveler tant que le roi sera vivant.

 

Concini se mordit les poings avec fureur, il grommela des imprécations affreuses. Mais il ne répondit pas. Ce qui revenait à dire qu’il acquiesçait.

 

– Et pourtant, tu le hais bien ? dit lentement Léonora.

 

– Si je le hais ! explosa Concini, c’est-à-dire que pour pouvoir le faire mourir à ma guise, lentement, à petit feu, je donnerais dix ans de ma vie !

 

Encore une fois, Léonora leva les épaules avec dédain. Et d’une voix terrible, à force de froideur :

 

– Moi, dit-elle, si je haïssais mortellement quelqu’un, ce n’est pas dix ans de ma vie que je donnerais pour l’atteindre. C’est ma vie tout entière, et sans hésitation aucune.

 

Et comme Concini se taisait, elle reprit avec un calme sinistre :

 

– Donc tu hais mortellement Jehan et tu n’oses pas le condamner parce que tu as peur pour ta peau. Moi, je ne le hais pas… Mais il s’est dressé devant moi la menace à la bouche, mais il a fait avorter des plans que j’avais lentement élaborés, longuement préparés, mais il est un obstacle vivant à des projets que j’ai conçus. Je ne le hais pas… et je le condamne et il périra, je te le jure.

 

Concini, frissonnant, la considéra un moment avec une admiration sincère. Au bout d’un instant d’un silence lourd, menaçant, il mâchonna :

 

– Tu le condamnes ! Eh ! per la madonna ! ce n’est pas moi qui chercherais à le sauver. Mais… en attendant, s’il n’est pas libre demain, son compagnon avisera le roi… C’en est fait de nous.

 

– Il sera libre demain, dit paisiblement Léonora, et par conséquent son compagnon n’avisera pas le roi.

 

Concini allait et venait, impatient et nerveux, comme un fauve en cage. Il s’arrêta brusquement devant elle, leva les bras et les laissa retomber d’un air dépité en disant :

 

– Je ne comprends plus ! Léonora eut un sourire aigu.

 

– Concino, dit-elle, combien de temps le narcotique produira-t-il son effet ?

 

– Une heure environ.

 

– Nous avons le temps. Tu vas envoyer dans son cachot faire désarmer Jehan. Il faut, tu m’entends, il faut que lorsqu’il sortira d’ici, il soit bien persuadé que tu as voulu réaliser toutes les menaces que tu lui as faites. Il faut, quand on le délivrera ce soir, qu’il soit bien convaincu que tu n’es pour rien dans sa délivrance et que s’il n’avait tenu qu’à toi, il serait mort. Comprends-tu ?

 

– Non ! fit rudement Concini.

 

– C’est cependant bien simple, expliqua Léonora. Que faut-il pour arrêter les divulgations du compagnon de Jehan ? Que celui-ci soit libre demain et qu’il puisse se rendre à son audience, si tant est que cette audience existe, ce dont je doute. Donc, ce soir, un ami de Jehan se chargera de le délivrer. À ce sujet, tu me donneras les indications nécessaires pour arriver jusqu’à son cachot.

 

– Tout cela me paraît bien compliqué. Il était si simple de lui ouvrir la porte tout de suite.

 

– Oui, mais l’essentiel pour nous est que Jehan se rende bien compte que ses menaces n’ont fait aucun effet sur nous… Crois-moi, Concino, c’est un garçon intelligent, il comprendra et se le tiendra pour dit. Jamais plus il ne s’avisera d’employer un moyen qui lui a si peu réussi.

 

– Tandis qu’autrement nous l’aurions eu constamment sur nous, sans oser nous en défaire ! Je comprends, maintenant, s’écria joyeusement Concini, tu es forte, sais-tu ?

 

– Je le sais, dit froidement Léonora. Jehan sera donc libre ce soir. Ceci me regarde. Et quant au reste, j’en fais mon affaire aussi. Tu peux me croire, Concino, le bravo ne jouira pas longtemps de sa liberté, avant qu’il soit longtemps, il ne pourra plus menacer personne. Je t’en réponds.

 

Elle était très calme, presque souriante, mais ses paroles avaient été prononcées avec une si implacable résolution que Concini se sentit secoué d’une joie furieuse.

 

– Comment peut-on parvenir à ce cachot ? demanda Léonora.

 

– Très simple : il n’y a qu’à descendre à la cave. La première porte qu’on trouve à main gauche. Elle est toujours fermée à clé et cette clé, je la cache soigneusement. Cette porte ouverte, on en trouve plusieurs autres, dans un petit couloir. Mais celles-là ne sont fermées qu’au verrou.

 

– Eh bien ! dit Léonora, qui avait écouté attentivement, il faut placer cette clé de façon à ce qu’on la puisse trouver aisément ce soir.

 

– On peut l’accrocher à la porte de la cave, proposa Concini.

 

– C’est le plus simple, en effet.

 

– Je vais la chercher, dit joyeusement Concini, et en même temps, je vais désarmer le brave des braves.

 

Et heureux de savoir qu’il pourrait, plus tard, poursuivre sa vengeance sans avoir rien à redouter pour sa précieuse carcasse, il s’élança, désinvolte et léger, comme s’il allait à un rendez-vous d’amour.

 

Quand il fut sorti, une expression de douleur atroce se répandit sur les traits de Léonora, jusque-là demeurés calmes et impassibles. Une flamme de colère et de rage haineuse luisait au fond de ses prunelles sombres, qui détaillaient une à une les splendeurs entassées dans ce petit cabinet, et un soupir qui ressemblait à un sanglot déchira sa gorge.

 

L’absence de Concini dura à peine cinq minutes. Il était parti joyeux et léger, il revint sombre et préoccupé, ramassé comme pour la lutte, une lueur mauvaise au fond des yeux.

 

C’est que jusque-là, il avait eu affaire à l’associée avec laquelle il fallait se concerter en vue de parer à un danger qui les menaçait. Maintenant le conseil était terminé, les résolutions prises, le danger écarté, l’affaire liquidée.

 

Maintenant, il allait se trouver aux prises avec l’épouse trahie une fois de plus, l’épouse jalouse et furieuse, qui, une fois de plus aussi, le prenait en flagrant délit de trahison. Et il prévoyait que l’explication serait orageuse.

 

Maintenant qu’il était sûr de pouvoir se venger de Jehan, maintenant qu’il était délivré de la menace d’une dénonciation qui pouvait entraîner la mort dans les tortures, maintenant, enfin, qu’il se sentait l’esprit libre de toute préoccupation, il s’était remis à penser à Bertille.

 

La scène, qu’il savait inévitable, l’horripilait pour lui-même, ce qui n’était que secondaire. Mais elle l’inquiétait pour la jeune fille, qui serait seule menacée, il ne le savait que trop bien.

 

Léonora, en effet, se montrait impitoyable pour les amours de son époux. À part Marie de Médicis qu’elle feignait d’ignorer, elle ne tolérait aucune infidélité. Trompée, elle l’était sans cesse. Mais sans cesse aussi, elle découvrait la nouvelle trahison. Sans cesse, elle connaissait le nom de la nouvelle maîtresse de son mari et elle frappait sans pitié. En sorte qu’on pouvait dire justement que le baiser de Concini distillait la mort.

 

Et Concini le savait mieux que personne, lui qui avait vu tomber une à une ses maîtresses, les plus tendrement chéries, toutes frappées par un mal mystérieux et soudain.

 

Une fois encore, la terrible jalouse avait découvert le nid d’amour de l’infidèle. Une fois encore, elle venait l’y relancer. Un hasard fortuit, un péril commun surgissant inopinément avait retardé l’explication. Elle n’en serait que plus violente, plus terrible peut-être à en juger par le calme affecté par Léonora, plus effrayant, pour Concini qui la connaissait bien, que la plus effroyable colère.

 

Mais de ce que l’épouse avait découvert le nid, il ne s’ensuivait pas forcément qu’elle avait éventé l’oiseau, c’est-à-dire Bertille. Sinon Concini en serait quitte pour chercher un autre abri. Mais si oui ?… Cette pensée le faisait frémir d’angoisse et il tremblait pour celle qu’il aimait.

 

Peut-être eût-il moins tremblé s’il l’avait possédée. Peut-être même eût-il été enchanté. Il ne se piquait pas de constance dans ses amours. Mais, précisément, il ne l’avait pas eue. Et tous ces obstacles qui semblaient se dresser comme à plaisir entre lui et celle qu’il convoitait ne faisaient qu’exaspérer son désir. Et ce qui n’eût été peut-être qu’un caprice devenait une passion violente, furieuse.

 

C’est pourquoi, en revenant près de sa femme, Concini avait cet air sombre, agressif que nous avons signalé.

 

– C’est fait, dit-il en rentrant.

 

Léonora approuva d’un signe de tête et, ainsi qu’il l’avait prévu, elle commença gravement :

 

– Assieds-toi, Concini, j’ai à te parler sérieusement.

 

C’était l’exorde redouté. Concini l’observa à la dérobée. Elle paraissait très calme, un peu grave. Mais elle n’était jamais plus menaçante que lorsqu’elle se montrait ainsi calme en apparence.

 

Concini se tint prêt à tout. Il obéit cependant et se jeta rageusement dans un fauteuil, en face d’elle. Mais le coup d’œil qu’il lui jeta eût fait pâlir toute autre que la Galigaï.

 

Cependant Léonora, toujours très calme, reprenait posément :

 

– Il serait temps, Concino, de pousser Maria à exiger du roi la cérémonie de son sacre toujours retardé.

 

Concini fut stupéfait. Il s’attendait à une scène de ménage et elle lui parlait politique. Il se garda bien d’ailleurs de laisser voir son étonnement. Mais, plus que jamais, il se tint sur la défensive. Et posément, comme elle :

 

– Pourquoi ? fit-il. Crains-tu donc que, le roi venant à disparaître, on ne fasse état de ce sacre différé jusqu’à ce jour pour disputer la régence à la reine ?

 

– C’est une raison qui a sa valeur et qui mérite qu’on l’étudie sérieusement, dit-elle. Tous les prétextes sont bons pour des agitateurs. Et celui-là en vaut bien un autre. D’autant que le roi, dit-on, a pris des dispositions testamentaires qui réduisent à sa plus simple expression l’autorité laissée à la régente. De là à dire que le roi l’a jugée indigne, il n’y a qu’un pas. On aura tôt fait de le franchir et on ne manquera pas de faire valoir comme argument que le roi s’est toujours refusé à faire sacrer la reine, précisément à cause de cette indignité.

 

– Mais c’est faux ! s’écria Concini, soudain rembruni. Tout le monde sait, à la cour du moins, que le roi se dérobe uniquement parce qu’il a la terreur d’une grande cérémonie. On lui a prédit qu’il n’y survivrait pas.

 

Léonora eut un sourire livide et :

 

– Précisément parce qu’on sait que c’est faux, on le soutiendra avec plus d’énergie. Voyons, c’est élémentaire, cela.

 

– C’est vrai, corbacque ! c’est vrai !

 

– Donc, reprit Léonora en baissant la voix, quand il n’y aurait que cette raison, elle est assez importante pour qu’on la prenne en considération. Mais c’est pour une autre raison, plus grave, à mes yeux, que je crois le moment venu de redoubler d’efforts pour arracher au roi ce sacre et ce couronnement différés depuis dix ans.

 

– Pour quelle raison ?

 

– Parce que, dit Léonora d’une voix plus basse encore, un astrologue[14] a prédit que le roi n’atteindrait pas sa cinquante-huitième année et mourrait dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie. Tu entends, Concini : dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie.

 

L’époque était tout à la superstition. Le roi, qui pouvait passer pour un sceptique, n’échappait pas à cette contagion. Par suite de la prédiction dont parle la Galigaï, ce n’était jamais sans une secrète appréhension qu’il montait dans un carrosse. Et, depuis dix ans, il reculait sans cesse le sacre de la reine qui, du reste, le harcelait sans trêve à ce sujet.

 

Concini et sa femme, en leur qualité d’Italiens, étaient plus crédules que quiconque. Ils avaient une foi aveugle dans l’astrologie. Dans ces conditions, on comprendra que les paroles de la Galigaï excitèrent au plus haut point l’intérêt de Concini.

 

– Eh bien ? demanda-t-il anxieusement.

 

– Eh bien ! dit Léonora d’un air rêveur, on ne peut pas contrarier le destin. Je réfléchis que si nous avons échoué dans toutes nos tentatives contre le roi, c’est que nous avons négligé de tenir compte de la prédiction qui est formelle.

 

– Peut-être, dit Concini très sincèrement.

 

– Le roi, poursuivit Léonora, va sur ses cinquante-sept ans. Il frise la limite fixée par l’horoscope : premier point. Le sacre de la reine me paraît être la cérémonie désignée. Il est impossible de rêver cérémonie plus grandiose : deuxième point. Le carrosse se trouvera bien aussi… et alors nous aurons, réunies, toutes les conditions prescrites… Concino, si nous ne voulons pas voir crouler tous nos projets, il est temps d’en finir une bonne fois avec le roi… C’est pourquoi je dis : il faut, coûte que coûte, que la reine Maria obtienne cette grande cérémonie du sacre. Il nous faut l’exciter sans trêve pour que, de son côté, elle harcèle le roi.

 

Concini avait écouté attentivement et, comme à elle, la nécessité de ne pas contrarier le Destin lui apparut impérieuse. Ce fut donc sur un ton très convaincu et avec énergie qu’il dit :

 

– Tu as raison, il est temps d’en finir. Dès demain, j’entreprendrai la reine. Toi, de ton côté, ne laisse passer aucune occasion de l’exciter.

 

– Sois tranquille, dit-elle avec un mince sourire. Et elle ajouta :

 

– Ce n’est pas tout. Une autre affaire très importante.

 

L’incompréhensible indifférence de la Galigaï augmentait l’inquiétude de Concini qui tremblait sous son masque d’impassibilité. Certainement, elle dissimulait une arrière-pensée, elle méditait un coup.

 

Quoi ?… Il ne savait pas. Mais il sentait que d’un instant à l’autre, elle frapperait et que le coup qu’elle porterait serait terrible, mortel peut-être.

 

Aussi la suivait-il dans ses tours et détours avec la même prudente attention du duelliste qui ne veut pas perdre une seconde le contact de la lame de son adversaire, sachant que cette seconde de faiblesse ou d’inattention peut lui être fatale.

 

Léonora, elle, soit qu’elle n’eût aucune arrière-pensée, soit qu’elle suivît un plan nettement tracé, poursuivit de son air paisible :

 

– J’ai reçu, ce matin, la visite de M. de Luçon.

 

– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit à dîner ? s’étonna Concini.

 

– C’est que tu paraissais pressé. Tu avais affaire en ville, avais-tu dit.

 

Il n’y avait aucune ironie dans ses paroles. Et elle le regardait toujours de ses grands yeux tendres, passionnément dévoués. Et elle souriait doucement.

 

– Que voulait-il, ce petit intrigant ? fit-il d’un air dédaigneux.

 

– Il venait demander la place d’aumônier de la reine.

 

– Pas plus ! s’esclaffa Concini. J’espère que tu l’as engagé à attendre quelques années… de longues années ?

 

Et sérieusement :

 

– Je n’aime pas beaucoup ce jeune prêtre. Il a des allures qui m’inquiètent.

 

– Il nous a rendu service, ce matin, et je lui ai promis de faire signer sa nomination dès demain, dit tranquillement Léonora.

 

Concini la regarda d’un air étonné et :

 

– Diavolo ! Il faut donc que ce service soit bien important.

 

– Il a acheté sa nomination, tout simplement.

 

– Tu m’en diras tant, sourit Concini. Et cynique, il ajouta :

 

– Combien ?

 

– Dix millions, laissa tomber négligemment Léonora. Concini bondit, effaré :

 

– Dix millions !… Je le savais riche… mais tout de même, pas à ce point. Dix millions !… C’est fabuleux !…

 

– Rassure-toi, Concino, expliqua Léonora, ces dix millions ne sortent pas de sa poche.

 

– Je me disais aussi !…

 

– L’évêque nous a apporté le fameux trésor de la princesse Fausta dont tu as entendu parler.

 

– Il existe donc réellement, ce fameux trésor ? haleta Concini, dont les yeux brillaient de convoitise.

 

– Tout ce qu’il y a de plus réellement. Et voici un papier que m’a donné Richelieu qui indique exactement où on pourra le trouver.

 

Et elle tendit le petit feuillet à Concini qui le dévora des yeux. Quand elle vit qu’il avait terminé la lecture, elle demanda :

 

– Crois-tu que Richelieu se soit montré trop exigeant en demandant le poste d’aumônier de la reine en échange de ces précieuses indications ?

 

– Non, cornes du diable ! s’écria joyeusement Concini. Je trouve même qu’il s’est montré très modéré. Aussi, dès demain, je demanderai sa nomination… Après tout, Richelieu n’est peut-être pas aussi mauvais diable que je me le figure.

 

– Il va sans dire, ajouta Léonora avec un sourire qui en disait long, que ces renseignements et ces millions, Richelieu ne les donne pas à nous, mais à la reine.

 

Concini répondit par un sourire pareil et un geste qui signifiait clairement que la reine ou eux, c’était tout comme.

 

La joie que lui causait l’annonce inattendue de cette fortune colossale lui faisait oublier momentanément ses inquiétudes au sujet de Bertille et que Léonora n’avait pas dit son dernier mot. Ébloui, il répéta machinalement, comme s’il avait peine à y croire :

 

– Dix millions !…

 

Léonora eut un sourire indéfinissable et se penchant sur lui, l’enveloppant des effluves de sa pensée :

 

– Je te comprends, Concino, tu te dis qu’avec une fortune pareille, même si le roi ne disparaît pas, tu peux réaliser tes plus folles ambitions. L’or est le plus puissant des leviers quand il est placé dans des mains qui savent le distribuer avec à-propos.

 

– Eh cara mia ! avec une somme pareille, j’achète… le roi lui-même, si je veux !

 

Léonora se pencha davantage et le brûlant de la flamme de son regard, d’une voix basse, sourde :

 

– Vous avez raison, dit-elle.

 

Jusque-là, elle l’avait tutoyé. Maintenant, elle lui disait vous. Il n’y avait rien d’extraordinaire à cela. Vingt fois par jour, il leur arrivait de quitter le ton familier pour le ton cérémonieux et ils n’y faisaient pas attention ni l’un ni l’autre.

 

Pourquoi ce brusque changement rendit-il Concini à ses inquiétudes ? Il n’aurait su le dire, mais il eut l’intuition foudroyante que le moment approchait où elle frapperait et que tout ce qu’elle avait dit jusqu’à ce moment n’était que pour amener ce qu’elle allait dire maintenant.

 

Elle continuait imperturbablement, d’une voix où grondait comme une sourde menace :

 

– Croyez-vous donc que ces millions qu’on nous donne, nous n’allons avoir que la peine de les prendre et tout sera dit ?… S’il en est ainsi, vous vous trompez singulièrement. Ces millions nous seront âprement disputés. Il faudra les conquérir de haute lutte… Et la lutte sera dure, acharnée, mortelle.

 

Concini se redressa, une flamme sous le sourcil :

 

– Tant mieux ! Bataille !… Je ne demande que cela, moi !… Quoique, à vrai dire, je ne voie pas trop…

 

– Concini, dit froidement Léonora, pour retrouver le trésor, il va falloir faire des fouilles importantes. Ces travaux ne pourront s’effectuer sans éveiller l’attention de tous ceux qui savent que le trésor est à Montmartre… Et ils sont nombreux.

 

– Que faire à cela ?

 

– Rien. Je le sais. Il n’en est pas moins vrai que nous aurons, dès ce moment, à lutter contre le roi.

 

– Corpo di bacco ! grommela Concini rembruni.

 

– Le roi n’est rien ! dit Léonora d’une voix tranchante. Nous aurons, et ceci est déjà plus grave, à lutter contre une nuée de prêtres qui convoitent ce trésor depuis qu’ils ont appris son existence, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans. Et cela n’est rien !

 

– Diavolo, diavolo ! murmura Concini de plus en plus rembruni.

 

– Nous aurons contre nous Jehan le Brave. Ne souriez pas dédaigneusement, Concino… Ce jeune homme sera plus redoutable pour nous que le roi et les prêtres réunis. Vous le comprendrez quand je vous aurais expliqué pourquoi. Jehan le Brave, comme le roi, comme les prêtres, ce n’est rien. Cependant vous devez comprendre que ceci est un motif de plus pour qu’il disparaisse. Vous devez comprendre enfin pourquoi, moi qui n’ai pas de haine contre lui, je l’ai condamné.

 

– Et moi, grinça Concini, en plus des raisons que vous me donnez, j’ai des raisons à moi, que je garde pour moi, qui font que ma haine ne désarmera jamais !… Aussi je vous réponds que ce truand ne périra que de ma main… et dans quels tourments ! Tous les tourments d’enfer ne sont rien en comparaison. Et quant à ces dangers que vous me signalez, je ne pense pas que vous ayez dans l’idée de m’amener à renoncer à ces millions ?

 

– Pourquoi pas ? dit froidement Léonora en le regardant en face. Si l’entreprise vous paraît au-dessus de vos forces…

 

Concini eut un éclat de rire :

 

– Oh ! chère amie, il ne fallait pas me parler de ce trésor auquel je ne pensais pas, moi.

 

Et avec une indomptable énergie, il ajouta :

 

– Ce trésor nous a été donné par Richelieu ; je surmonterai ou supprimerai les obstacles, quels qu’ils soient, mais je vous jure que nul autre que moi ne le possédera !

 

Léonora le considéra avec une indéfinissable satisfaction. Et elle approuvait doucement de la tête. Elle reprit :

 

– Je pensais bien que le danger n’était pas fait pour vous faire reculer. Mais si nous voulons mener à bien cette affaire, il est indispensable de considérer en face les obstacles que nous aurons à surmonter. Je continue. Nous aurons contre nous un homme qui, à lui seul, est plus à redouter encore que tous ceux que je viens de vous nommer. Parce que cet homme, en plus de la force et du génie d’intrigue qui lui ont permis, dans sa longue existence, de surmonter toutes les embûches et finalement de terrasser des forces formidables qui eussent pulvérisé tout autre que lui, cet homme, dis-je, aura pour lui la force du droit.

 

– Qui est-ce ? gronda Concini, le poing crispé sur le manche de sa dague, l’œil sanglant, le mufle menaçant.

 

– Je vous dirai son nom, Concino. Pour l’instant, sachez que cet homme est le propre père de celui à qui appartient ces millions que nous convoitons. Et qu’il défendra furieusement le bien de son fils.

 

– J’ai entendu dire, fit Concini à voix basse, que la princesse Fausta a donné ses millions à son fils ?

 

Léonora fit signe que oui de la tête.

 

– Ce fils de Fausta n’est donc pas mort, comme on le croyait ? Même signe de la tête de Léonora. Négatif cette fois.

 

– Qui est-ce ?

 

Léonora pointa l’index vers le parquet et murmura un nom que Concini devina plus qu’il ne l’entendit.

 

– Oh ! fit-il avec stupeur. Je comprends maintenant !… Et dans une explosion furieuse :

 

– Eh bien, le fils de Fausta est mort !… et tout ce qui se dressera entre cette fortune et moi aura le même sort.

 

Léonora le considéra avec cette même expression d’indéfinissable satisfaction qu’elle avait eue déjà. Concini reprit avec une froideur menaçante :

 

– Sont-ce là tous les dangers que nous devons écarter ?

 

– Non, dit nettement Léonora.

 

Et avec une gravité qui impressionna fortement Concini, elle ajouta :

 

– J’ai gardé pour la fin le dernier de tous, le plus terrible, le plus menaçant, celui auprès de qui tous les autres ne sont rien.

 

– Je vous écoute.

 

Léonora se pencha davantage sur lui et d’une voix basse, grondante :

 

– Il est une personne qui peut, si elle veut, réduire à néant tout ce que nous pourrons tenter dans cette affaire. C’est la personne chez qui a été pris le papier que vous venez de lire.

 

– Comment cela ?

 

– Cette personne possède d’autres pièces plus importantes encore. Cette personne peut remettre ces pièces à celui à qui elles reviennent de droit, c’est-à-dire à celui à qui appartient le trésor. Comprenez-vous ?

 

– Je comprends, mâchonna rageusement Concini. Celui-là, muni de ces pièces, n’a qu’à se présenter ouvertement, et nulle puissance au monde ne peut l’empêcher de reprendre son bien. Mais moi, je veux ma place en haut de l’échelle. Tout en haut… au-dessus de toutes les têtes. Avec une fortune pareille on grimpe les échelons quatre à quatre. On trouve les dévouements qui vous facilitent l’ascension. Le tout est de savoir y mettre le prix. La personne dont vous parlez est condamnée… elle est morte comme celui à qui elle pourrait remettre ces fameuses pièces.

 

Léonora eut un sourire livide et tranquillement :

 

– Ils ne sont pas encore morts ni l’un ni l’autre, malheureusement, dit-elle. Vous condamnez, Concino, c’est fort bien, et je n’attendais pas moins de vous. Mais peut-être serez-vous moins résolu quand vous saurez qui vous condamnez et qui, par conséquent, vous devrez frapper.

 

Concini tressaillit. Il pâlit. Il comprit que cette fois, le moment était venu où elle allait livrer enfin sa secrète pensée. Il balbutia :

 

– Pourquoi hésiterais-je ? Je connais donc cette personne ? Elle me touche donc de près ?

 

Avec un naturel parfait, mais avec une lenteur qui parut effroyable à Concini, elle expliqua :

 

– Je ne sais si vous la connaissez, mais je sais que la personne à supprimer est une femme… une jeune fille… presque une enfant.

 

En disant ces mots, elle le regardait droit dans les yeux.

 

Concini sentit ses cheveux se hérisser. Le froid de l’épouvante le toucha à la nuque. Il se raidit cependant. Il continua de sourire. Seulement, il se hâta de battre en retraite, c’est-à-dire que l’expression de froide résolution qu’il avait eue jusque-là fit place instantanément à une expression de répugnance admirablement jouée, et avec une moue significative, il dit du bout des dents :

 

– Une jeune fille !… Presque une enfant !… Oh ! diable ! J’avoue que…

 

– Tu vois bien que tu recules, maintenant, dit Léonora. Concini, qui l’écoutait passionnément, ne perçut aucune nuance de dépit ou de contrariété dans son intonation. Elle constatait un fait simplement, presque avec indifférence. Il se dit, à part lui : « Peut-être n’est-ce pas d’elle qu’il s’agit ». Et tout haut, laissant percer l’angoisse qui le poignait :

 

– Qui est-ce ? demanda-t-il d’une voix qui semblait implorer grâce.

 

– Une demoiselle de Saugis, fit Léonora, du même air indifférent. Concini respira et passa une main machinalement sur son front moite.

 

Déjà Léonora continuait :

 

– J’avais bien pensé que vous auriez des scrupules. Et pourtant cette jeune fille est l’obstacle le plus redoutable qui se dresse devant nous. Tant qu’elle vivra, nous serons en péril, même si nous réussissons à enlever le trésor. Car ses redoutables documents à la main, elle pourra encore s’adresser au roi, qui nous fera rendre gorge. Heureux encore s’il ne profite pas d’une aussi belle occasion pour se débarrasser de nous radicalement, c’est-à-dire en nous envoyant à l’échafaud.

 

Concini réfléchissait. Du moment qu’il ne s’agissait pas d’elle, il devenait inutile de jouer plus longtemps la comédie de la générosité.

 

Il avait repris sa physionomie dure, féroce. Il jeta un coup d’œil inquiet autour de lui. Et pourtant, il savait que personne ne pouvait l’épier. Il baissa la voix pour parler. Et pourtant, il savait que nul, en dehors de Léonora, ne pouvait l’entendre, et il gronda d’une voix rauque, qui n’avait plus rien d’humain :

 

– Au diable les scrupules, après tout !… Puisque cette jeune fille est gênante, tant pis pour elle, je la supprimerai.

 

Et un geste violent compléta sa pensée.

 

Léonora laissa peser sur lui un regard étrange, et avec un sourire terrible :

 

– Eh bien, rassurez-vous, Concino, la jeune fille n’est plus à redouter…

 

– Alors, s’étonna Concini, pourquoi m’avoir…

 

– Je craignais, interrompit Léonora avec un calme effroyable, que vous ne fussiez effrayé par la nécessité de frapper une femme.

 

Et avec un sourire sinistre :

 

– Dieu merci ! je vois que vous savez admettre les plus fâcheuses extrémités.

 

Concini haussa les épaules et :

 

– Alors, tu l’as…

 

Et une fois encore, le geste traduisit la pensée qu’il n’osait exprimer. Plus brave que lui, elle osa et, sinistre et glaciale :

 

– Non, je ne l’ai pas fait tuer… À quoi bon ? Elle est murée vivante dans une tombe d’où personne au monde ne pourra la tirer… Et peut-être vaudrait-il mieux qu’elle fût morte.

 

Concini eut un geste d’indifférence. Maintenant qu’il était persuadé qu’il ne s’agissait pas de Bertille, peu lui importait le sort de la jeune fille inconnue séquestrée à tout jamais. Maintenant, il ne demandait plus qu’une chose : c’est que Léonora s’en allât. Évidemment, elle ne soupçonnait pas Bertille, mais tant qu’elle resterait là, la scène était à redouter.

 

Comme si elle avait deviné son impatience, elle se leva, et doucement, tranquillement, avec un regard chargé de tendresse :

 

– Alors, tu m’approuves, dis ?

 

Et brusquement, elle lui jeta les deux bras autour du cou, le serra dans une étreinte passionnée, et l’implorant du regard, elle répéta avec une étrange insistance :

 

– Dis-le, mon Concinetto, que tu m’approuves… quoi qu’il en puisse résulter.

 

Et avec une sorte d’impatience, il murmura :

 

– Sans doute… Tu as bien fait.

 

Une lueur de triomphe irradia son visage. Elle le lâcha.

 

– Il faut, dit-elle avec ce calme qui déconcertait Concini, il faut nous retirer maintenant. Ah ! j’allais oublier : donne congé à tes gens, au moins jusqu’à demain. Il est indispensable que celui qui viendra délivrer ton prisonnier ne soit gêné par personne. De même, il n’est pas mauvais que Jehan se rende compte par ses yeux que tu l’avais bien réellement abandonné ici et qu’il y devait mourir de la mort que tu lui avais choisie.

 

Sans ajouter un mot, elle fit un au revoir de la tête et, lentement, elle se dirigea vers la sortie, accompagnée de Concini, qui se demandait ce que signifiait cette mansuétude extraordinaire et si elle n’allait pas, avant de sortir, lui asséner le coup fatal, impossible à parer, retardé jusque-là.

 

Elle franchit enfin le seuil. Il respira, enfin délivré de l’affreux cauchemar. Déjà il poussait allègrement le battant de la porte. Elle se retourna, et, très doucement :

 

– Il est nécessaire que tu saches exactement qui est cette jeune fille. J’ai oublié de te renseigner : elle est plus connue sous le nom de demoiselle Bertille. C’est celle-là même qui habitait rue de l’Arbre-Sec et dont le roi et toute la Cour se sont occupés un moment.

 

Concini demeura foudroyé, muet, livide, ivre d’horreur. Et sans le battant de la porte auquel il s’accrochait désespérément, il serait tombé à la renverse.

 

Léonora l’enveloppa une dernière fois d’un regard où il y avait comme un peu de pitié, un sourire livide passa sur ses lèvres et doucement, sans bruit, à petits pas, elle se glissa dans la rue sombre et déserte, se faufila dans la rue de la Bûcherie, s’évapora comme une ombre.

 

XXVII

 

De retour dans son logis de la rue Saint-Honoré, Léonora fit appeler Saêtta qui s’empressa d’accourir.

 

– Eh bien, fit-elle d’un air négligent, as-tu appris ce que ton fils a fait cette nuit ?

 

– Signora, dit Saêtta avec sa familiarité accoutumée, je ne sais rien. Vous me voyez même assez inquiet. Jehan demeure introuvable. Je ne sais ce qu’il est devenu.

 

– Je le sais, moi.

 

L’ancien maître d’armes ne dit rien, mais ses yeux parlèrent éloquemment.

 

– Ton fils, dit paisiblement Léonora, est tombé aux mains de Concini qui veut le faire périr de faim et de soif.

 

– Eh ! eh ! ricana Saêtta, c’est un assez joli supplice, j’en conviens. Mais j’ai trouvé mieux, moi. (Et sa voix se fit rude, menaçante). Et je ne veux pas qu’on me le tue. Vous savez, signora, que je réserve précieusement Jehan pour le bourreau… J’y tiens, moi !

 

– Je le sais, Saêtta. Aussi, tu vois, je t’avertis. D’un ton pénétré, le bravo assura :

 

– Je sais, signora, que je peux compter sur votre loyauté. Je vous étais déjà acquis. Mais, maintenant, vous pouvez disposer de moi comme d’un esclave. Je suis à vous corps et âme, car je devine que, pour moi, vous trahissez votre époux.

 

– Oui, dit gravement Léonora, je le trahis pour toi. Tu connais Concini. Si jamais il apprend que je t’ai aidé à lui arracher sa proie, je suis morte. Il ne me fera pas grâce. Ainsi donc, qu’il ignore toujours. Que ton fils lui-même ignore – ce sera plus sûr.

 

– Je m’arracherai la langue plutôt que de divulguer à qui que ce soit que c’est de vous que je tiens les renseignements que vous allez me donner, je le devine, s’écria Saêtta avec un accent de sincérité qui ne souffrait pas de doute.

 

– Bien, Saêtta, je compte sur ta discrétion, dit Léonora sans insister davantage.

 

Et elle ajouta :

 

– Ton fils est enfermé dans un caveau de la maison de la rue des Rats. Derrière la porte de la cave, tu trouveras une clé suspendue à un clou. Cette clé ouvre la première porte à main gauche. Derrière cette porte se trouve un petit couloir sur lequel donnent d’autres portes qui ne sont fermées qu’au verrou. Tu chercheras, Saêtta, et tu trouveras facilement.

 

– Ah ! signora, s’écria Saêtta, avec gratitude, je n’oublierai jamais le service que vous me rendez.

 

Et avec une exaltation soudaine :

 

– M’arracher une vengeance que j’attends depuis vingt ans ! Autant vaudrait m’arracher le cœur tout de suite, voyons ! J’y cours.

 

– Attends, Saêtta, commanda impérieusement Léonora. Concini s’y trouve en ce moment.

 

Et comme le bravo esquissait un geste d’indifférence, sur un ton de reproche, elle dit doucement :

 

– Tu oublies déjà que je risque ma vie pour toi ?

 

Le Florentin se frappa le front avec colère et gronda sincèrement navré :

 

– C’est vrai, triple brute que je suis ! Pardonnez-moi, signora, et dites-moi ce qu’il faut faire.

 

– Attendre patiemment que Concini soit rentré ici. Sois tranquille, mes précautions sont bien prises pour que tu puisses mener à bien ta tâche. Concini parti, tu trouveras la maison déserte. Donc, tu pourras opérer sans hâte et en toute tranquillité d’esprit. N’oublie pas – ceci est une précaution nécessaire pour ma sécurité – n’oublie pas de remettre toutes choses en état, c’est-à-dire refermer toutes les portes que tu auras ouvertes, pousser les verrous, pendre la clé à sa place. Il est nécessaire que Concini croie à la trahison d’un domestique. Comprends-tu ?

 

– Parfaitement, signora, et vous pouvez compter sur moi. Je suivrai toutes vos recommandations à la lettre.

 

– Voici la clé de la maison. Ne va pas, par trop de hâte, compromettre le succès de ton entreprise. Tu as le temps. La maison sera déserte jusqu’à demain. Encore faut-il que tu laisses aux serviteurs le temps de se retirer. Ce que j’en dis, moi, c’est pour toi. Tu comprends que, personnellement, il m’est indifférent que Jehan meure là où il est ou sur un échafaud comme tu le désires.

 

– Je comprends, signora, et je saurai patienter le temps nécessaire.

 

– Va, Saêtta, va ! dit Léonora avec la même douceur.

 

Saêtta alla se poster sur le Pont-Neuf, pensant avec raison que Concini passerait par là. Perdu dans la foule, il allait bayant aux corneilles, comme un bon badaud. En réalité, il avait l’œil au guet et dévisageait chaque passant. De temps en temps, il exhalait sa mauvaise humeur par des réflexions peu amènes à l’adresse de Concini, qui s’était avisé de contrarier sa vengeance.

 

Enfin, vers quatre heures, il vit passer celui qu’il guettait patiemment. Son premier mouvement fut de se précipiter vers la rive gauche. Mais c’était un garçon honnête, à sa manière. Il n’avait aucun motif de suspecter la bonne foi de Léonora. Il croyait qu’elle avait voulu lui être agréable, et il lui était sincèrement très reconnaissant de ce qu’elle venait de faire pour lui. En conséquence, il réfléchit :

 

– Minute. N’allons pas, par trop de précipitation, compromettre la signora. J’ai le temps, puisque la maison restera déserte toute la nuit. Et quant à Jehan, une heure ou deux de plus ne sont pas pour l’incommoder outre mesure. Attendons jusqu’à six heures.

 

En conséquence de cette décision, et pour échapper à la tentation, il revint sur ses pas et alla s’attabler devant une bouteille de vieux vin, dans un cabaret avoisinant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

À six heures, la bouteille se trouva vide. Il se leva et partit. Il poussa même la conscience jusqu’à ne pas allonger le pas, malgré qu’il sentît l’impatience le gagner de plus en plus.

 

Ce ne fut pas sans une certaine angoisse qu’il introduisit la clé dans la serrure. Non qu’il eût peur. Nous savons qu’il était brave. Non qu’il craignît d’échouer dans sa tentative. Il était résolu à exterminer tout ce qui tenterait de s’opposer à l’évasion de Jehan.

 

Mais tout simplement parce qu’il avait foi en la loyauté de Léonora.

 

Il comprenait fort bien qu’elle n’avait nullement exagéré en disant qu’elle risquait sa vie en trahissant son époux pour lui, Saêtta. Il était fermement résolu à arracher Jehan aux griffes de Concini. Cependant, pour rien au monde, il n’eût voulu compromettre celle qui s’était faite spontanément son alliée dans cette affaire. Il avait son point d’honneur à lui, si extraordinaire que cela puisse paraître. Et c’est pourquoi il tremblait en introduisant la clé dans la serrure.

 

Il fut tout de suite rassuré d’ailleurs. La maison paraissait vide d’habitants. Il s’en fut tout droit à la cave. La clé était sur la porte. Il n’eut qu’à pousser. Derrière, pendue à un clou, il vit la clé du caveau. Léonora avait dit rigoureusement vrai, elle tenait parole. Du reste, il n’en avait pas douté un seul instant.

 

Sûr de son affaire maintenant, il agissait sans hâte, posément, méthodiquement. Il s’en fut dans la cuisine, y prit une lanterne et l’alluma. Sa lanterne à la main, il descendit l’escalier de pierre en spirale.

 

Il trouva à main gauche la porte signalée et l’ouvrit. Il se trouva dans un étroit couloir. Quatre portes massives, munies de doubles verrous énormes, donnaient sur ce couloir. Il eut un sourire de satisfaction et grommela :

 

– Je suis content de l’aventure. Il commençait à se défier de moi, ce brave Jehan. J’espère qu’après celle-là, il ne pourra plus douter de mon amitié paternelle !

 

Il ouvrit la première porte qui se présenta à lui. Les verrous rouillés grincèrent bruyamment. Le caveau dans lequel il projeta sa lanterne était vide.

 

– Bon ! murmura-t-il, ce n’est pas dans celui-ci. Allons en face.

 

Alors, il s’étonna : les verrous avaient fait un bruit d’enfer. Comment se faisait-il que Jehan, qui devait les avoir entendus, ne donnait pas signe de vie ? Il réfléchit :

 

– Pardieu ! il doit croire qu’on vient l’occire à la douce, et, naturellement, il n’a garde de bouger. Seulement, moi, en lui ouvrant la porte, je risque fort de recevoir quelque mauvais coup qui m’enverra tout droit voir si l’autre monde est, comme on le prétend, meilleur que celui-ci. Corpo di Cristo ! Je ne veux pas mourir avant lui, moi !

 

Pour éviter ce mauvais coup qu’il appréhendait, il se mit à crier de toutes ses forces :

 

– Eh ! Jehan, mon fils !… C’est moi !… Saêtta !… Où es-tu ? Et il ouvrit le deuxième caveau. Personne.

 

Avec une vague inquiétude, il se hâta d’ouvrir les deux autres caveaux en appelant toujours à pleine voix. Les quatre caveaux étaient vides.

 

– Voyons, voyons, gronda Saêtta effaré, je ne me trompe pas ?… C’est bien ici ?

 

Il visita minutieusement le couloir. Il n’y avait pas d’autres portes que ces quatre portes, pas d’autre caveaux que ces quatre caveaux, pas un recoin où un homme pût se dissimuler. Il dut se rendre à l’évidence. Jehan n’était pas là.

 

Il se remit à visiter les quatre caveaux un à un, comme s’il avait été permis de conserver le moindre doute. C’étaient quatre caveaux identiques, qui ne variaient que par les dimensions plus ou moins exiguës. Nus, vides, tous les quatre, sans un meuble, sans un accessoire.

 

Dans un de ces caveaux, un petit carré blanc, sur les dalles brunes, attira son attention. Il projeta la lumière dessus. C’était un morceau de papier. Il le ramassa et se mit à le lire machinalement, sans y attacher autrement d’importance, en murmurant seulement :

 

– Tiens ! c’est de l’italien !

 

Au fur et à mesure qu’il lisait, l’intérêt que lui causait cette lecture allait croissant. Sa main tremblait, ses yeux brillaient d’une joie extraordinaire. Quand il eut terminé, il s’écria :

 

– Ah ! par exemple, je veux que le diable m’enfourche si je m’attendais à faire pareille trouvaille ici !

 

Il faut croire que cette trouvaille avait une importance considérable à ses yeux, car il oublia Jehan et resta plongé dans une longue rêverie.

 

Enfin il plia soigneusement le papier en quatre et le glissa dans son pourpoint avec un sourire de satisfaction intense.

 

Ceci fait, il se remit à chercher Jehan. Il visita la maison de fond en comble et dut reconnaître l’inutilité de ses recherches.

 

Jehan n’était certainement pas dans la maison. Sans quoi il l’eût découvert. Sans oublier la recommandation de Léonora, il eut grand soin de ne laisser aucune trace de son passage, remit la lanterne et la clé à leurs places respectives et quitta les lieux, très déçu, sombre et préoccupé.

 

Lorsqu’il se fut engagé dans la rue de la Bûcherie, une ombre se détacha d’un coin sombre où elle se tenait blottie, en face de la petite maison, et se mit à le suivre de loin.

 

XXVIII

 

Concini, en reconduisant sa femme, avait laissé la porte du petit cabinet entrouverte. En effet, il avait déposé son manteau et son épée sur une chaise et il lui fallait nécessairement revenir les y prendre.

 

Dès qu’il fut hors de ce cabinet, où, sûr que nulle oreille indiscrète ne pouvait l’entendre, il venait de s’entretenir librement de choses terribles, un homme sortit de derrière une lourde portière de velours broché.

 

Avec un calme parfait, une aisance merveilleuse, comme s’il avait été chez lui, cet homme ferma à double tour la porte masquée par la portière et mit la clé dans sa poche.

 

Il jeta un coup d’œil sur la chaise qui supportait l’épée et le manteau du maître de la maison, il vit la porte entrebâillée et il murmura en souriant :

 

– Il va revenir ici. C’est parfait.

 

Il s’en fut jeter un coup d’œil par l’entrebâillement et vit Concini comme pétrifié, cramponné au battant de la porte extérieure. Et il s’en revint paisiblement au milieu du cabinet.

 

La porte s’ouvrait à l’intérieur. L’homme se plaça à côté, de façon à être masqué par le battant lorsque Concini reviendrait. Il s’aperçut alors que l’épée et le manteau se trouvaient à sa droite, masqués comme lui par le battant de la porte et que, par conséquent, il pouvait empêcher qu’on ne saisît l’arme.

 

Il eut une moue de répugnance et murmura :

 

– Je ne veux pas que ce sacripant me prenne pour un assassin comme lui.

 

Il s’empara de l’épée et la mit du côté opposé, sur un meuble, bien en évidence, de façon à ce qu’elle frappât l’œil de Concini, dès son entrée dans le cabinet. Et il revint se placer derrière le battant de la porte.

 

Cet homme qui agissait ainsi, avec une telle assurance, c’était le chevalier de Pardaillan. Comment se trouvait-il là ? C’est ce qu’il nous faut expliquer. Et pour ce faire, il nous faut revenir aux trois compagnons de Jehan.

 

Carcagne, Escargasse et Gringaille, après avoir quitté leur chef devant la maison aux Taureaux, avaient poursuivi leur route dans la direction de Saint-Eustache.

 

Nous savons qu’ils avaient la bourse bien garnie, grâce à la libéralité de Concini. Riches, ils eurent faim et soif, deux besoins qu’ils étaient à même de satisfaire, malgré l’heure indue et les ordonnances de police.

 

En conséquence, au bout de la rue du Four, ils s’engagèrent dans la rue Coquillière, tournèrent à gauche, dans la rue de Grenelle, et vinrent aboutir rue Saint-Honoré, à côté de l’église. Il y avait là un pilori. Surmontant leur répugnance, ils passèrent vivement devant, et en quelques enjambées, ils gagnèrent la rue Champ-Fleuri, laquelle allait de la rue Saint-Honoré à la rue de Beauvais, derrière les jardins du Louvre.

 

La rue Champ-Fleuri était une rue hospitalière où tous leurs appétits eurent de quoi se satisfaire.

 

L’après-midi de ce même jour, ils se trouvèrent dans la rue, la bouche pâteuse, les jambes molles, délestés d’un nombre respectable de pistoles, mais contents d’eux.

 

Après le tour qu’ils lui avaient joué la veille, ils jugèrent prudent de ne pas se présenter chez Concini. Ils se doutaient bien de l’accueil qui leur serait fait. N’ayant plus de maître, plus d’occupation régulière, ils se trouvèrent quelque peu désemparés.

 

Ne sachant que faire de leur corps, ils vinrent échouer dans un cabaret de la rue Tirechappe, laquelle était parallèle à la rue de l’Arbre-Sec. L’instinct les ramenait près du logis de leur chef, Jehan.

 

Naturellement, ce fut de lui qu’ils parlèrent. Et de la donzelle – comme ils disaient – qui était fille du roi. Et de ce digne gentilhomme (Pardaillan) qu’ils étaient allés réveiller au milieu de la nuit. Ils retracèrent en un mot toutes les péripéties de cette nuit qui avait été si bien remplie.

 

– En attendant, fit remarquer Carcagne qui était pratique, nous voici sans emploi. Il va nous falloir assurer notre pitance au petit bonheur. Je prévois que les beaux jours sont passés.

 

– Bah ! et notre Jehan, est-ce qu’il n’est pas là pour un coup ?

 

– Vé, il épousera sa donzelle, qui doit être riche comme… une fille de roi, outre ! Et il nous prendra à son service.

 

Cette perspective calma les perspectives de Carcagne.

 

– Je pense, dit soudain Gringaille en éclatant de rire, je pense à la tête du Concini lorsque messire Jehan est revenu le détacher.

 

Tu crois donc qu’il est retourné là-bas ?

 

– Alors, Carcagne, tu te figures que Jehan n’avait pas à s’expliquer un peu avec le Concini ?

 

– Ce pauvre Carcagne, fit Escargasse d’un air apitoyé, il est presque aussi simple que Parfait Goulard !

 

– Est-ce que je sais moi ? bougonna Carcagne, vexé d’être comparé à frère Parfait Goulard, dont la bêtise et l’ignorance étaient proverbiales, comme on sait.

 

– Tu peux être sûr, reprit sérieusement Gringaille, que Jehan est retourné là-bas, dès qu’il est sorti de la maison des Taureaux, et que, par un de ces coups droits foudroyants dont il a le secret, il a démontré péremptoirement au Concini qu’il avait eu grand tort de toucher à sa donzelle.

 

– En sorte que, appuya Escargasse, le Concini doit être, à l’heure actuelle, bellement trépassé pour avoir avalé quelques pouces d’acier. Ce qui est un aliment difficile à digérer.

 

– Que Satan ait son âme ! dit Gringaille avec onction. Et les deux autres, non moins pénétrés :

 

– Amen !

 

Et ils éclatèrent de rire.

 

Ils s’en furent au hasard, le nez au vent. Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’ils aperçurent qui ? Celui dont ils venaient de prononcer l’oraison funèbre, Concini, en chair et en os, bien portant, toujours fringant et galant cavalier. Ils eurent juste le temps de se dissimuler. Concini passa sans les voir.

 

Ils se regardèrent sans mot dire. Ils étaient un peu pâles et la même pensée se lisait dans leurs yeux. Gringaille assujettit son ceinturon dans un geste qui présageait la bataille et dit simplement :

 

– Allons !

 

Il n’eut pas besoin de donner de plus amples explications. Ils avaient compris. Moins d’une minute plus tard, ils étaient devant le logis de Jehan.

 

Gringaille, seul, grimpa les escaliers quatre à quatre.

 

Il redescendit presque aussitôt, la mine déconfite.

 

– Eh bien ? firent anxieusement les deux autres ensemble.

 

– La porte n’était pas fermée à clé, le lit pas défait. Donc, il n’est pas rentré chez lui.

 

Ils se regardèrent consternés. Gringaille réfléchissait en tortillant son nez.

 

– Peut-être n’est-il pas allé rue des Rats, insinua Carcagne.

 

– Le Concini se serait donc détaché tout seul ! fit Gringaille en haussant les épaules.

 

– Pas moins, le Concini n’est pas de force à se mesurer avec notre Jehan, dit Escargasse. Et pourtant nous venons de le voir passer.

 

– Je n’admettrai pas que Concini ait touché Jehan, dit gravement Carcagne. Messire Jehan n’en ferait qu’une bouchée, du Concini.

 

– Vous êtes deux imbéciles ! formula Gringaille sans ménagement, mais avec énergie. Ne comprenez-vous pas, bélîtres ! ânes bâtés ! que si le Concini est vivant et libre, c’est qu’il a pris notre Jehan par quelque coup de traîtrise ? La maison, comme le maître, ne me dit rien qui vaille.

 

Il y eut comme une sorte de conseil de guerre, bref. En suite de quoi ils allèrent se poster devant la maison de la rue des Rats. Ils y restèrent le reste du jour sans réussir à pénétrer dans la place. La nuit vint. Ils connaissaient la maison. Ils savaient par conséquent qu’il n’y avait pas à espérer de l’escalader. Mais ils se disaient que si Jehan n’était pas mort déjà, Concini viendrait certainement pour s’en débarrasser à la douce. Et ils voulaient être là. Ils ne savaient pas au juste ce qu’ils voulaient faire. Leur idée fixe était d’entrer dans la maison.

 

Ils passèrent la nuit devant la maison, se relayant à tour de rôle, et pendant que l’un d’eux veillait, les deux autres dormaient enroulés dans leurs manteaux. Une nuit passée à la belle étoile n’était pas pour les gêner, heureusement. Ils étaient habitués à la dure et par chance le temps était beau.

 

Le lendemain matin, Gringaille qui avait pris la direction de l’affaire, envoya, avec des instructions précises, Escargasse devant le logis de la rue Saint-Honoré et Carcagne sur le Pont-Neuf. Lui-même, il resta rue des Rats.

 

Et les heures s’écoulèrent, lentes et énervantes, sans lasser leur patience.

 

Tout à coup, Gringaille se frappa le front avec colère et il s’invectiva violemment et copieusement :

 

– Ah ! cuistre ! bélître ! triple brute ! que la fièvre maligne me mange ! Que la quartaine m’étrangle !… Comment n’ai-je pas pensé à cela plus tôt ?

 

Et il s’élança comme une flèche, courut tout d’une traite jusqu’à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout rue Saint-Denis. Il allait tout bonnement chercher Pardaillan, dont il ne savait même pas le nom. Jehan, dans l’embarras, s’était adressé à lui, et il s’était empressé de lui rendre service. Pour avoir tant de complaisance, il fallait qu’il fût un ami dévoué. En conséquence, Gringaille, se trouvant à son tour dans l’embarras, trouvait très naturel de s’adresser à l’ami de son chef.

 

Il eut la chance de trouver Pardaillan dans la salle commune, attablé dans un coin, près de la fenêtre, d’où il pouvait se distraire du mouvement de la rue, occupé à découper une volaille fort appétissante.

 

Gringaille était essoufflé. Il était très ému. De plus, la haute mine de Pardaillan lui en imposait fortement ; il se sentait très gêné et il commençait à se dire qu’il avait agi un peu étourdiment en venant déranger cet homme de mise si simple, mais qui sentait son grand seigneur d’une lieue.

 

Mais il était trop tard maintenant. Il rassembla tout son courage et s’approcha de la table, balayant le sol avec les plumes de son chapeau, multipliant les révérences et bredouillant d’une voix étranglée :

 

– Excusez, mon gentilhomme, la liberté grande que je prends. Mais il s’agit d’une affaire grave… très grave.

 

Pardaillan fixa son œil clair sur le truand. Il vit son trouble et son émotion. Il vit même le coup d’œil furtif que le pauvre diable, à jeun depuis la veille et affamé, n’avait pu se retenir de jeter sur l’appétissante volaille. Et Pardaillan sourit doucement et, de son air le plus bienveillant :

 

– C’est bien à moi que vous en avez, mon brave ? dit-il.

 

– Oui, monseigneur, fit Gringaille en se cassant en deux.

 

– Bien, fit paisiblement Pardaillan.

 

Et avisant l’hôtesse, accorte, grassouillette et plaisante personne de trente-cinq ans environ, qui paraissait le soigner avec une sollicitude toute particulière :

 

– Dame Nicole, dit-il, veuillez, je vous prie, mettre un couvert de plus.

 

Et, se tournant vers Gringaille ébahi :

 

– Asseyez-vous là, mon brave, et partagez cette volaille avec moi… puisqu’aussi bien elle vous tire l’œil.

 

Le visage fin et rusé du Parisien, à cette invitation imprévue, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le plaisir, l’orgueil, le dépit, l’envie et le regret se lurent tour à tour sur cette physionomie expressive. Il se courba encore une fois, se redressa, regarda loyalement en face Pardaillan, loyalement aussi, avec un accent de mélancolie qui ne manquait pas de dignité :

 

– Vous oubliez, monseigneur, que je ne suis qu’un pauvre gueux… truand. C’est trop d’honneur que vous me faites. Et je ne me serais jamais permis de vous aborder si…

 

– Asseyez-vous là, interrompit Pardaillan, très doucement. Mangez à votre faim, ne me monseigneurisez pas et dites-moi en quoi je puis être utile à votre chef. Car je suppose que c’est de lui que vous voulez me parler.

 

Dame Nicole, puisque tel était le nom de la patronne du Grand-Passe-Partout, avait obéi à l’ordre de Pardaillan avec une célérité qui dénotait la grande considération qu’elle avait pour ce client.

 

Gringaille ne se fit pas prier davantage. Il s’assit en face de Pardaillan et attaqua bravement la demi-volaille que ce gentilhomme si peu fier venait de glisser dans son assiette et, sans perdre une bouchée, en entonnant consciencieusement les rasades qu’on ne lui marchandait pas, il fit part de ses craintes au sujet de Jehan. Il dit naïvement son embarras et celui de ses compagnons. Enfin, mis à son aise par les manières si simples et si affables de son hôte, il osa lui demander le secours de sa force et de son intelligence, à seule fin de tirer son chef du traquenard où il devinait que Concini l’avait fait tomber.

 

En même temps que le récit, Gringaille finit la moitié de la volaille et même une large tranche de pâté qui lui avait succédé.

 

Sans pousser plus avant son dîner, Pardaillan se leva et dit simplement :

 

– Partons !

 

– Cornedieu ! murmura Gringaille avec admiration, voilà un homme !

 

Ils arrivèrent rue des Rats. Le premier soin de Pardaillan fut, naturellement, d’étudier la maison. Il se rendit vite compte qu’il ne fallait pas espérer entrer là dedans par la force. La ruse et l’adresse seuls permettraient de franchir ce seuil soigneusement clos.

 

Il se mit à réfléchir, assez soucieux.

 

À ce moment, ils virent arriver Carcagne tout essoufflé et qui s’arrêta tout interloqué quand il vit Pardaillan. Gringaille le rassura en quelques mots. Alors, Carcagne renseigna :

 

– Il vient. La Galigaï le suit sans qu’il s’en doute… et Escargasse les suit tous les deux.

 

Une lueur joyeuse passa dans l’œil clair de Pardaillan. Il entraîna ses deux compagnons dans une encoignure et il expliqua :

 

– Puisque Concini vient ici, c’est que votre chef n’est pas mort, comme je l’ai craint un moment. Il s’agit donc d’entrer là-dedans assez à temps pour empêcher Concini de commettre le meurtre qu’il n’a pu commettre encore. Je m’en charge. Mme Concini, qui suit son époux, sans que celui-ci s’en doute, m’ouvrira la porte. Le reste me regarde.

 

Ils ne connaissaient pas Pardaillan. Cependant son assurance était telle, si puissante était l’espèce de fascination que cet homme extraordinaire exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, qu’ils ne doutèrent pas un instant de ses paroles. Et la frénésie avec laquelle Gringaille se frottait les mains indiquait combien il se félicitait de la bonne idée qu’il avait eue de recourir à lui.

 

Pardaillan, très calme, leur donna des ordres brefs, très clairs, écoutés avec un respect religieux. Et tous trois, dissimulés dans l’ombre, ils attendirent.

 

Enfin, Concini parut. Ils le laissèrent entrer sans bouger.

 

Lorsqu’il fut entré, Pardaillan alla se blottir dans un renfoncement qu’il avait remarqué à deux pas de la porte.

 

Léonora parut à son tour. Elle s’arrêta devant la porte et attendit, sans un appel, sans un geste, figée dans une immobilité de pierre.

 

Au bout d’un instant, la porte s’entrebâilla silencieusement. Une femme d’un certain âge se glissa dehors et prononça quelques paroles à voix basse.

 

Pas si basses cependant que Pardaillan ne les entendît. En sorte qu’au lieu de s’élancer, il se rencogna davantage, avec un sourire de satisfaction.

 

Léonora répondit quelques mots, tendit une bourse qui disparut en un clin d’œil, entra et ferma la porte sans bruit. La femme demeura un instant immobile sur le seuil, puis elle s’éloigna d’un pas nonchalant.

 

Pardaillan sortit de son coin et la rattrapa en quelques enjambées.

 

– Ma belle enfant, fit-il de son air le plus gracieux et le plus ingénu, j’ai absolument besoin de parler à M. Concini, votre maître. Auriez-vous l’extrême obligeance de m’ouvrir la porte de cette maison d’où je viens de vous voir sortir ?

 

La « belle enfant » frisait la cinquantaine. C’était une virago, taillée en hercule femelle, qui paraissait douée d’une force peu commune et qui devait accomplir dans la petite maison quelque sinistre et terrible besogne : geôlière et bourreau, probablement.

 

À la demande de Pardaillan, une expression de méfiance inquiète se répandit sur son visage. Néanmoins, sensible à la politesse de ce galant chevalier, elle répondit en minaudant :

 

– Hélas ! mon gentilhomme, je ne peux pas vous ouvrir, n’ayant pas la clé. Et quant à frapper à la porte, avant deux bonnes heures d’ici, je n’aurais garde de le faire, attendu que monseigneur a donné l’ordre de ne le point déranger et qu’il me chasserait si je lui désobéissais.

 

Pardaillan tendit deux pièces d’or et, de son air le plus naïf, avec son inaltérable politesse :

 

– Mais, ma belle enfant, je ne vous demande pas de frapper à la porte. Je vous demande de me l’ouvrir, simplement.

 

Une lueur inquiétante passa dans l’œil de la virago. Mais la vue des deux pièces d’or réfréna ses velléités de violence. Elle s’en empara, les fit disparaître vivement, plongea dans sa plus gracieuse révérence et d’un air navré, sur un ton où perçait malgré elle une pointe d’ironie :

 

– Que le ciel vous bénisse, mon gentilhomme. Je suis vraiment désespérée de ne pouvoir satisfaire un aussi généreux seigneur. Mais, je vous l’ai dit : je n’ai pas la clé.

 

Et sur un ton où grondait une sourde menace, elle ajouta :

 

– N’insistez donc pas… et veuillez me laisser passer, je vous prie. Sans s’émouvoir, Pardaillan insinua avec douceur, mais en la fixant avec insistance :

 

– Bah ! et cette clé que vous avez fait fabriquer tout exprès pour le service particulier de Mme Concini et pour mieux trahir votre maître ?… Cette clé peut bien m’ouvrir la porte à moi aussi.

 

La virago avait pâli. Mais elle connaissait sa force redoutable et un homme, deux hommes même n’étaient pas pour l’effrayer. Elle jeta un coup d’œil furtif autour d’elle. La rue était déserte, l’endroit écarté.

 

Menaçante, elle avança résolument sur Pardaillan qui lui barrait la route. Celui-ci ne bougea pas. Il étendit vivement le bras et la saisit au poignet. Il souriait toujours de l’air le plus aimable. Son geste n’était pas un geste de violence. Il l’avait prise par le poignet comme il lui aurait pincé le menton.

 

Et cependant les traits de la virago se contractèrent. Ce fut d’abord une expression de stupeur intense, puis une expression de douleur suivie d’un sourd gémissement. Pardaillan s’informa avec sollicitude :

 

– Vous ai-je fait mal, ma belle ? Pourtant, c’est à peine si j’ai serré. Mais il ne lâchait pas prise pour cela. Et tout à coup, très froid :

 

– Écoute, dit-il, je n’ai pas de temps à perdre. Si tu ne m’ouvres pas, je te traîne jusqu’à cette porte, je frappe et je te livre à ton maître en lui apprenant que tu le trahis.

 

– Jésus Dieu !… Mais c’est le diable en personne !

 

– La clé ! commanda impérieusement Pardaillan.

 

Et comme elle n’obéissait pas, il avança vers la porte, la traînant, comme il avait dit, sans effort apparent, et malgré qu’elle résistât bravement.

 

Cependant il l’avait amenée jusque devant la porte. Il allongea la main vers le marteau. Elle comprit qu’elle n’était pas de force à lutter contre ce singulier personnage. Elle se résigna. Elle sortit enfin la clé, la laissa tomber à terre et voulu s’enfuir, prise d’une terrible panique.

 

– Minute, la belle, fit Pardaillan d’un air narquois, ramasse la clé et ouvre toi-même… et sans bruit, comme tu sais si bien le faire, as-tu dit.

 

La mégère baissa la tête, honteuse. Elle se voyait devinée. Elle avait pensé se débarrasser de cet énergumène en abandonnant une clé quelconque. Elle dut reconnaître que l’homme n’était pas que plus fort qu’elle. Il était encore plus malin. Il n’y avait pas moyen de résister ni de ruser avec lui.

 

Vaincue, elle se résigna. Et tirant une autre clé, elle ouvrit sans bruit, comme on le lui avait ordonné. Alors, Pardaillan la lâcha et elle détala en faisant force signes de croix, comme si tous les démons d’enfer eussent été à ses trousses, en geignant :

 

– C’est le diable ! Pour sûr, c’est le diable !

 

XXIX

 

Pardaillan entra et mit la clé dans sa poche.

 

Il se trouvait dans un large couloir qui précédait le vestibule. À sa gauche, une porte entrouverte, à sa droite une autre porte, fermée. Au fond du couloir, deux portières dont une rabattue et l’autre relevée par une embrasse.

 

Il écouta et entendit, assez distinctement pour la reconnaître, quoique lointaine et assourdie, la voix de Jehan. Il murmura :

 

– Il est vivant ! C’est parfait. Je n’ai pas à craindre d’être surpris par la valetaille, puisque « la belle enfant » l’a dit à la Galigaï, « monseigneur » a enfermé tout le monde à l’office. Voyons un peu à nous reconnaître ici.

 

Il poussa la porte entrouverte et entra. Tout de suite, il vit le manteau et l’épée de Concini. Il sourit. Il vit la portière. Il la souleva. Une porte, la clé sur la serrure. Il ouvrit. Le battant donnait dans l’intérieur de la pièce qui suivait. Il eut un second sourire de satisfaction, jeta un coup d’œil circulaire dans cette seconde pièce, et, satisfait sans doute, il laissa tomber la portière en laissant la porte ouverte derrière. Il songea, avec un sourire railleur :

 

– La retraite est assurée. Allons écouter un peu ce que peut bien dire Concini à son prisonnier.

 

Il revint dans le couloir, se plaça contre la portière rabattue, écarta un petit coin et là, invisible, il put voir et entendre.

 

Concini était accroupi à terre, penché sur un trou, le dos tourné à la portière. Il croyait avoir bien pris ses précautions pour que nul ne vînt le surprendre. Il n’avait aucune inquiétude à ce sujet. Et sa conversation avec Jehan l’absorbait si complètement qu’il ne s’aperçut pas que Léonora venait de s’accroupir à côté de lui, si près qu’elle le touchait presque. Elle aussi, comme Concini, elle tournait le dos à la portière, et comme Concini encore, elle était bien tranquille et à mille lieues de soupçonner qu’un indiscret les épiait.

 

Pardaillan écouta donc. Lorsqu’il entendit Jehan raconter cette histoire d’audience royale et de compagnon prêt à révéler au roi le complot de Concini, il eut un demi-sourire et murmura.

 

– Pas mal imaginé. Ma foi, si le Concini le relâche, et c’est probable, je me serai donné bien du mal inutilement. Enfin, attendons, tout n’est pas dit encore.

 

Lorsqu’il vit Léonora intervenir, il comprit que les affaires de Jehan se gâtaient et il ne regretta plus la peine qu’il s’était donnée. Enfin, lorsqu’il entendit Concini dire qu’il se souciait fort peu des révélations dont on le menaçait, il se dit que le moment était venu de battre en retraite. Et il alla se poster derrière la tenture, tenant le battant de la porte d’une main, prêt à le pousser à la moindre alerte.

 

Là, il entendit à peu près toute la conversation des deux époux. Nous disons : à peu près. En effet, il y eut des moments où le geste remplaça la parole et d’autres où les mots furent prononcés à voix si basse que, malgré qu’il eût l’ouïe extrêmement fine, il ne parvint pas à les saisir.

 

Cependant, Concini se remettait un peu du coup que sa femme lui avait asséné avant de le quitter. Il repoussa la porte et d’un pas chancelant, il revint dans le cabinet, où il se laissa tomber dans un fauteuil en étouffant un sanglot.

 

Aussitôt, il bondit, effaré.

 

Pardaillan fermait la porte à double tour et mettait tranquillement la clé dans sa poche. Ceci fait, son sourire le plus gracieux aux lèvres, Pardaillan saluait avec une aisance un peu dédaigneuse.

 

La stupeur laissa Concini muet. Ses yeux effarés regardaient tour à tour cet intrus et faisaient le tour du cabinet, comme s’il eût cherché à se rendre compte par où il avait pénétré. Dans cette sorte d’inspection rapide, il vit son épée à côté de lui et il se rappela très bien ne pas l’avoir laissée là. Machinalement, ses yeux se portèrent sur la chaise où se trouvait encore son manteau.

 

Pardaillan vit cette pantomime et, avec un flegme déconcertant, il expliqua :

 

– C’est moi, monsieur, qui ai placé votre épée là, à seule fin de vous rassurer sur mes intentions.

 

Concini saisit l’épée et l’accrocha vivement au pendant d’épée. En même temps, il retrouva la parole. Il s’avança menaçant et gronda :

 

– Qui êtes-vous ?… Que faites-vous ici ?… Savez-vous que je pourrais vous tuer comme un chien ?…

 

– Pour ce qui est de ceci, soyez assuré que je ne vous laisserai pas faire sans me défendre un peu… Et, soit dit sans me vanter, j’ai la main plutôt lourde. Ce que je fais ici, je vais vous l’expliquer dans un instant. Qui je suis : le compagnon de ce Jehan le Brave que vous voulez laisser mourir de faim et de soif… Vous savez, ce compagnon qui doit se rendre à certaine audience et raconter au roi comment vous avez voulu le faire assassiner rue de l’Arbre-Sec ?

 

– Ah ! rugit Concini avec une joie furieuse, c’est toi le compagnon ?… Attends !…

 

Et portant son petit sifflet d’argent à ses lèvres, il fit entendre le signal qui appelait toute la valetaille à la rescousse, oubliant qu’il n’avait pas encore eu le temps de remplacer les trois bravi.

 

Pardaillan le laissa faire. Seulement, lui, sans hâte aucune, il s’en fut à la fenêtre et l’ouvrit d’un geste brusque, sans perdre de vue Concini. Et il appela :

 

– Gringaille !

 

– Monseigneur !

 

– Entrez ici et gardez-moi à l’office les domestiques de M. Concini. Gardez-les-moi de telle sorte que nul ne vienne me déranger.

 

En même temps qu’il parlait, Pardaillan jetait à travers les épais barreaux qui défendaient la fenêtre, la clé que la virago lui avait remise.

 

Pendant ce temps, les domestiques de Concini, trouvant la porte du cabinet fermée à clé, appelaient leur maître. Concini s’était rué sur la porte masquée par la tenture, pensant sortir par là. Et une énorme imprécation fusa de ses lèvres convulsées en constatant qu’elle était fermée.

 

Pardaillan referma la fenêtre et attendit très calme, ne paraissant pas s’occuper de Concini, mais en réalité ne perdant pas un de ses mouvements.

 

On entendit le bruit de la porte qui se refermait violemment, un bruit de lutte, des jurons, une galopade effrénée dans le couloir ponctuée de cris perçants poussés par des voix féminines, puis le silence le plus complet.

 

Concini, livide, hébété, se demandait s’il rêvait ou s’il ne devenait pas fou. Quoi ? Il trouvait un étranger chez lui, cet étranger possédait une clé de son domicile et y faisait entrer des truands qui rossaient ses gens. Lui-même était enfermé à double tour, prisonnier chez lui de cet homme qu’il ne connaissait pas. On conviendra qu’il y avait, en effet, de quoi l’effarer.

 

À ce moment, on frappa à la porte du cabinet. Pardaillan, avec ce calme qui stupéfiait et exaspérait Concini, alla ouvrir. Escargasse et Gringaille firent deux pas et saluèrent militairement Pardaillan. Et ils virent Concini qui, acculé dans un angle de son cabinet, grinçait des dents.

 

Escargasse lui adressa un sourire amical, puis il lui dit bonjour par des petits mouvements de tête accompagnés de clins d’œil engageants et des petits gestes protecteurs de la main et enfin il lâcha :

 

– Eh vé ! le signor Concini !… Et autrement, comment va depuis que nous vous avons laissé proprement ficelé ?…

 

Gringaille le rappela à l’ordre d’un coup de coude à défoncer une côte et, voyant que Pardaillan ne se décidait pas à l’interroger, il prit sur lui de parler sans y être autorisé.

 

– Monseigneur, dit-il en s’inclinant respectueusement, c’est pour vous dire que les valets du signor Concini n’étant que deux, Carcagne suffit pour les garder avec les filles de chambre qui sont à moitié pâmées de terreur. Ce qui fait que nous venons prendre vos ordres.

 

Pardaillan approuva d’un léger signe de tête et avec douceur :

 

– Vous, mon brave (il s’adressait à Gringaille), poussez-moi les verrous de la porte extérieure, placez-vous devant et ne laissez entrer ou sortir personne. Vous (à Escargasse), allez trouver vôtre camarade et gardez les gens de monsieur. Que nul n’approche de ce cabinet. Attendez.

 

Et se tournant vers Concini, très poliment :

 

– Monsieur, dit-il, je ne veux pas vous laisser croire que ces braves sont ici pour vous menacer. J’aime assez faire mes affaires moi-même et je ne suis pas si vieux que j’aie besoin d’une aide quelconque, lorsque je n’ai qu’un homme devant moi. Je vous engage ma parole que quoi qu’il advienne, ces trois braves n’interviendront pas.

 

Et se tournant vers Gringaille et Escargasse :

 

– Vous avez compris ? Quoi que vous entendiez, vous ne bougerez pas.

 

– Bien, monseigneur ! dirent les deux braves en chœur.

 

– Maintenant, si les choses se passent comme je l’espère, monsieur et moi nous sortirons d’ici ensemble et d’accord, et tout cela sera pour le mieux. Sinon c’est que monsieur m’aura tué.

 

Gringaille et Escargasse montrèrent les crocs en roulant des yeux terribles. Pardaillan sourit et :

 

– Non, mes braves, dit-il. En ce cas, vous vous en irez sans toucher à monsieur. Vous m’entendez ?… Sans le toucher et en le laissant absolument libre et maître chez lui. Jurez qu’il en sera ainsi.

 

Les deux braves se regardèrent hésitants.

 

– Jurez, répéta Pardaillan avec une irrésistible autorité. À regret, Escargasse et Gringaille dirent :

 

– C’est juré, monseigneur.

 

– C’est bien. Allez.

 

Pardaillan poussa la porte sur eux et s’adressant à Concini :

 

– J’espère, monsieur, dit-il d’un air froid, que vous ne me ferez pas l’injure de douter de ma parole et qu’après les ordres que je viens de donner devant vous, vous êtes pleinement rassuré sur la loyauté de mes intentions.

 

– Oui, grinça Concini, puisqu’il en est ainsi, meurs ! chien enragé ! Et le Florentin, qui avait dégainé sournoisement, se rua en portant un coup foudroyant.

 

Mais Pardaillan, avec son air confiant et indifférent, ne le perdait pas de vue. Il vit venir le coup et l’esquiva d’un bond de côté. Au même instant, il avait l’épée à la main et recevait le choc de Concini.

 

La passe d’armes fut violente mais brève. Il y eut quelques froissements de fer rapides et l’épée sauta des mains de Concini.

 

En ferraillant, il avait tiré la dague. Il était brave. Quand il se vit désarmé, il rugit :

 

– O demonio d’inferno !

 

Et tête baissée, il fonça la dague levée sur Pardaillan, qui baissait courtoisement la pointe de son épée.

 

Pardaillan vit venir le coup de dague comme il avait vu venir le coup d’épée : sans surprise. Il saisit le poignet de Concini au vol et le serra d’une poigne vigoureuse. Il posa son épée qui le gênait et joignit les deux mains autour du poignet de Concini. Ce ne fut pas long. La dague échappa aux doigts meurtris qui ne pouvaient plus la tenir ; un hurlement de douleur jaillit des lèvres contractées.

 

Pardaillan repoussa la dague d’un coup de pied, saisit Concini à la ceinture, le souleva comme une plume au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable instant comme s’il eût voulu prendre l’élan capable de le broyer à coup sûr, et il reposa sur ses pieds, doucement, Concini, stupide, qui avait bien cru à sa dernière heure.

 

Pardaillan ramassa son épée, la mit au fourreau, et d’une voix qui ne paraissait même pas essoufflée par le rude effort qu’il venait de fournir :

 

– Monsieur, dit-il avec calme, vous voyez que, de toutes les manières, je suis plus fort que vous. Il ne tenait qu’à moi de vous tuer au lieu de vous désarmer. Je pouvais vous briser la tête contre ce mur. Et je ne l’ai pas fait. Croyez-moi, le mieux que vous ayez à faire est de vous tenir tranquille.

 

– Mais enfin, écuma Concini, c’est inconcevable. Vous envahissez mon domicile, vous écoutez aux portes, vous commandez, vous menacez !… Que voulez-vous à la fin ?

 

– Une chose très simple : que vous m’écoutiez.

 

– Soit, consentit Concini, qu’avez-vous à me dire ?

 

Avec son flegme exaspérant, Pardaillan dit :

 

– Prenez la peine de vous asseoir.

 

D’un signe de tête furieux, Concini refusa et il mâchonna en se mordant le poing de rage :

 

– Chez moi !… Chez moi !…

 

Pardaillan eut un sourire narquois, et poussant un fauteuil qu’il plaça de façon à empêcher Concini d’aller ramasser la dague ou l’épée qu’il avait repoussées à l’autre extrémité du cabinet, il s’assit en disant :

 

À votre aise, monsieur. Mais moi, qui ne suis plus aussi jeune et aussi fringant que vous, souffrez que je m’assoie.

 

Concini comprit qu’il était dans la main de cet énigmatique personnage et qu’il lui fallait en passer par toutes les lubies qu’il lui plairait d’avoir. Il se jeta rageusement dans un fauteuil et s’accota en prenant un air ennuyé, le plus impertinent du monde.

 

– Monsieur, commença posément Pardaillan, vous avez voulu faire tuer le roi et n’avez pas réussi. Ici même, je vous ai entendu parler de je ne sais quelle sotte prédiction de charlatan, et avec votre estimable épouse, vous avez pris vos dispositions pour réussir ce que vous avez manqué jusqu’à ce jour. Tuer le roi est devenu une idée fixe chez vous, paraît-il. Soit. Ceci vous regarde tous les deux, le roi et vous. Et ce n’est pas moi qui irai vous dénoncer, comme on vous en a menacé. Je vous le dis et vous pouvez me croire sur parole. Je ne me donne jamais la peine de mentir. Donc vous pouvez être rassuré sur ce point.

 

Sous son air indifférent et ennuyé, Concini écoutait, on peut le croire, avec un intérêt des plus vifs. Chose étrange, il ne douta pas de la parole de cet extraordinaire inconnu. Sa figure étincelante de loyauté et les quelques gestes qu’il venait d’accomplir avait suffi pour lui faire comprendre qu’il ne se trouvait pas devant le premier venu et que ce que celui-là promettait, il le tiendrait.

 

Il se sentit soulagé d’une énorme inquiétude. Il respira plus à l’aise déjà. Et quant à cette espèce d’indifférence que l’inconnu paraissait manifester à l’égard du roi, il en conclut naturellement que ce devait être un ennemi du Béarnais. Par conséquent un homme qui pouvait, à la rigueur, devenir un allié.

 

Déjà Pardaillan continuait :

 

– Cependant je dois vous avertir loyalement que, dans ce que vous entreprendrez contre le roi, vous me trouverez contre vous.

 

– Pourquoi ? lâcha Concini involontairement.

 

– Parce que, dit Pardaillan glacial, vous voulez tuer le roi pour piller le royaume à votre guise. Et il ne me plaît pas que mon pays tombe entre les pattes crochues d’un coquin tel que vous.

 

– Monsieur !… grinça Concini.

 

– Quoi ? fit Pardaillan d’un air naïf. Coquin vous paraît-il un peu faible sans doute ? Que voulez-vous, je n’ai pas voulu vous accabler d’un seul coup. Ce point étant liquidé, passons à un autre.

 

Concini eut une moue impertinente pour indiquer combien cette conversation l’assommait. Pardaillan continua sans s’émouvoir.

 

– Mme Concini vous a remis certain papier contenant des indications précises au sujet d’un certain trésor appartenant à une certaine princesse Fausta.

 

– Eh bien ? railla Concini.

 

– Eh bien, monsieur, je désire voir ce papier. Concini éclata de rire.

 

– Ah ! per Bacco ! l’aventure est plaisante !… Monsieur est un larron qui vient simplement réclamer sa part ! Tudieu ! quand je pense que j’ai failli être dupe de vos grands airs, monsieur l’honnête homme, c’est à crever de rire !

 

Pardaillan ne se fâcha pas. Il paraissait approuver doucement de la tête. Il reprit paisiblement :

 

– Remarquez que je ne demande pas que vous me donniez ce papier. Je demande à le voir, à le lire simplement.

 

– Simplement est merveilleux ! s’esclaffa Concini. Vous avez bonne mémoire, paraît-il, monsieur ; une seule lecture de ces précieuses indications vous suffira. Et vous espérez ensuite arriver bon premier, hein ?

 

Pardaillan se leva et sa figure était telle que Concini fut à l’instant debout et repoussa son fauteuil pour se donner de l’espace. Pardaillan allongea le bras et posa son index à deux pouces de la poitrine de Concini, et d’une voix terrible à force de calme :

 

– Vous m’avez demandé qui j’étais et je vous ai dit que j’étais le compagnon de ce jeune homme que vous avez lâchement et traîtreusement enfermé dans un tombeau. Je vous l’ai dit parce que c’était vrai. Maintenant je vous dis : je suis cet homme qui a vaincu des puissances qui eussent pulvérisé tout autre que lui – je répète ce que votre épouse, ici même, a dit tout à l’heure. Je suis le père du fils de la princesse Fausta. Le père de celui à qui appartiennent ces millions… de celui que vous avez décidé froidement d’assassiner pour le dépouiller plus à l’aise. Ces millions que vous voulez voler, mon devoir est de les défendre envers et contre tous, puisqu’ils appartiennent à mon fils. Mon droit est de rentrer en possession de ce papier volé qui appartient à mon fils… Allons, drôle, donne ce papier.

 

Cette révélation inattendue abasourdit Concini. Il ne douta pas un instant de la parole de Pardaillan. Il se raidit quand même et tenta une résistance :

 

– Et si je refuse ? fit-il d’un air de défi.

 

Pardaillan tira sa longue rapière, en plaça la pointe sur la gorge de Concini qui se redressa, et de cette voix blanche qu’il avait dans ses moments de violente colère :

 

– Le papier, dit-il, ou ta dernière heure est venue.

 

Concini lut sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. D’un geste instinctif, il porta la main à son pourpoint, mais en même temps, de la tête, furieusement, il fit : non !

 

Froidement, Pardaillan poussa la pointe. Concini, vaincu, sortit la main de son pourpoint et tendit le papier qu’elle venait d’y prendre. Il était temps. Une larme rouge perla à l’endroit où s’était appuyée la pointe de la rapière, glissa lentement sur le cou, tomba sur le col de dentelle, sur lequel elle fit une tache rouge, pareille à une petite fraise, que Concini, livide de honte, regarda machinalement.

 

Pardaillan rengaina. Il s’assit commodément et se mit à lire attentivement, aussi dédaigneux de Concini que s’il n’avait pas été là. Quand il eut achevé sa lecture, il avait au coin de l’œil cette lueur malicieuse qui dénotait qu’il s’apprêtait à jouer un bon tour de sa façon.

 

– Monsieur, dit-il avec un air figue et raisin, je vous ai demandé de me faire voir ce papier. Je l’ai vu. Je vous le rends. Le voici.

 

Pour le coup, Concini faillit tomber à la renverse. Que signifiait cette plaisanterie ? Qu’était-ce que cet homme et que voulait-il au bout du compte ?

 

– Monsieur, reprit Pardaillan avec cette physionomie et cette intonation bizarres qui faisaient qu’il était impossible de savoir s’il parlait sérieusement ou s’il raillait, en m’introduisant chez vous, à votre insu, je n’avais qu’un but : délivrer ce jeune homme que vous séquestrez et auquel je m’intéresse. J’aurais pu, avec l’aide des trois compagnons que vous avez vus, et même tout seul, j’aurais pu délivrer malgré vous ce jeune homme. Mais je ne suis pas un homme de violence, moi. Ce que je vous dis là vous étonne à cause de mon geste de tout à l’heure.

 

Mais ceci n’a été qu’un moment d’oubli que je regrette déjà parce que, je vous le répète, je ne suis pas un violent. La preuve en est que pouvant délivrer, monsieur, Jehan le Brave malgré vous, je préfère acheter sa liberté. Et, en conséquence, je vous propose un petit marché. Concini était complètement désemparé. Les manières de cet homme extravagant le déroutaient. Il ne savait plus que penser. Il ne savait même plus s’il devait le redouter ou si, malgré ses menaces et ses voies de fait, il ne devait pas se féliciter de la rencontre. Il ne répondit donc pas et attendit que Pardaillan dévoilât complètement sa pensée. Celui-ci, prenant son silence pour une approbation, continua :

 

– Je vous demande donc la liberté de Jehan le Brave… En échange de quoi je vous autorise à prendre et garder pour vous tout ce que vous trouverez à l’endroit indiqué sur ce papier que je viens de vous rendre.

 

Concini sursauta :

 

– Quoi, monsieur, s’écria-t-il, vous voulez… Mais ce trésor appartient à votre fils !

 

– Sans doute, monsieur, fit Pardaillan de ce même air qui eût donné à réfléchir à Concini s’il l’avait connu. Je vous entends. Vous vous dites que je n’ai pas le droit de faire perdre dix millions à mon fils. Mais remarquez que ce fils, je ne le connais pas et je ne sais si je le connaîtrai jamais. En revanche, je connais Jehan le Brave, et je vous l’ai dit, je m’intéresse à lui.

 

Plus éberlué que jamais, vaguement méfiant, Concini murmura :

 

– Pourtant dix millions, diable ! c’est une somme qu’on n’abandonne pas avec pareille désinvolture.

 

Et en disant ces mots pour lui-même, assez haut cependant pour être entendu, il scrutait attentivement la physionomie de son interlocuteur.

 

Pardaillan paraissait très sérieux. Concini eut beau l’étudier, il ne vit en lui aucune pensée de raillerie ou de supercherie. Le personnage avait plutôt l’air naïf et, en rapprochant cet air de naïveté des gestes accomplis, des paroles prononcées, le Florentin en venait à se persuader qu’il se trouvait en présence, sinon d’un fou, du moins de quelque esprit passablement détraqué.

 

Ce que Concini ne vit pas, par exemple, ce fut, au coin de l’œil, cette jubilation de l’homme qui s’amuse follement. Ce qu’il ne perçut pas ce fut l’ironie dans ces paroles prononcées avec un naturel parfait.

 

– Ces scrupules vous honorent. Mais soyez rassuré, le trésor que je lui donnerai, moi, est tel que ce que je vous abandonne n’est rien en comparaison. En conséquence, quittez tout souci à ce sujet.

 

– Vous êtes donc bien riche ? s’écria Concini avec déjà une involontaire nuance de respect.

 

– Je me trouve fabuleusement riche, répondit assez énigmatiquement Pardaillan.

 

Et il ajouta :

 

– Acceptez-vous, oui ou non, monsieur ?

 

Ce qui arrivait à Concini le submergeait d’étonnement. S’être vu sous le coup d’une dénonciation qui pouvait l’envoyer droit à l’échafaud. Avoir été insulté, menacé, violenté. S’être vu à deux doigts de la mort. Avoir été bafoué, raillé, dépouillé. Tout cela pour, finalement, se trouver sain et sauf, remis en possession du précieux papier et enfin aboutir à cette offre extraordinaire de lui abandonner le trésor en échange de la liberté de Jehan.

 

C’était fantastique, inouï, incroyable. L’abandon du trésor, en soi, le laissait indifférent. Cela ne l’eût nullement empêché de chercher à s’approprier un bien qui ne lui appartenait pas. Mais que de difficultés à surmonter, que d’obstacles à supprimer. Grâce à ce don volontaire tout s’aplanissait, tous les obstacles disparaissaient. Et quelle force pour lui de pouvoir dire aux compétiteurs qui ne manqueraient pas de surgir : ce que je veux prendre m’appartient puisqu’il m’a été donné en toute propriété.

 

Et quant à Jehan le Brave, n’avait-il pas résolu avec sa femme de lui rendre – momentanément – sa liberté. Peu importait qui lui ouvrirait la porte. Cette liberté provisoire, le pacte même conclu avec cet étrange personnage ne pouvaient rien changer à sa résolution d’une vengeance ultérieure. Et pour le personnage lui-même, s’il oubliait pour l’instant ses injures et ses violences, il n’était pas homme à effacer si facilement. Tôt ou tard, il le repincerait. Mais pour l’instant, les intérêts en cause étaient assez considérables pour qu’il parût avoir oublié les étranges procédés de l’homme.

 

À la question de Pardaillan, il répondit donc avec enthousiasme :

 

– Oui, corpo di Bacco ! mille fois oui !… Et je veux ouvrir moi-même au prisonnier la porte de son cachot.

 

– Non pas, dit vivement Pardaillan. Laissons les choses telles que vous les aviez combinées avec Mme Concini. Mettez la fameuse clé derrière la porte, renvoyez vos gens, allez-vous-en vous-même et me laissez maître du logis jusqu’à demain.

 

Et comme Concini ne cachait pas sa surprise, il ajouta d’un air indifférent :

 

– Ce que j’en dis est à cause que vous paraissiez tenir vivement à ne pas avoir l’air de céder à la menace.

 

Avec une joie qui n’était pas feinte, Concini s’écria :

 

– Ah ! pardieu ! monsieur, on n’est pas plus galant. J’avoue qu’en effet, il m’eût été pénible d’ouvrir moi-même à mon prisonnier. Mais puisque vous voulez bien accepter les choses telles que je les avais arrangées, tout est pour le mieux. Je vous abandonne la maison jusqu’à demain… Je vous la donne même, et de grand cœur, si vous la désirez.

 

Pardaillan vit qu’il était sincère. Et gravement :

 

– Non, monsieur, dit-il, car alors vous en seriez de votre poche. Et plongeant ses yeux clairs dans les yeux de Concini, il ajouta :

 

– Maintenant que nous sommes d’accord, je veux vous donner un bon conseil : n’entreprenez rien contre Jehan le Brave et la demoiselle Bertille de Saugis. Je m’intéresse à ces deux jeunes gens, moi, ce qui revient à dire que vous me trouveriez sur votre route, monsieur Concini. Votre femme, qui me connaît bien, paraît-il, vous dira que, je ne sais comment, sans que j’y sois pour rien, par suite de je ne sais quelle inconcevable malchance, ceux qui se sont heurtés à moi s’en sont toujours assez mal trouvés.

 

Il est probable que Pardaillan ne comptait pas que ses paroles changeraient quoi que ce fût aux résolutions de Concini. Il l’avertissait par un excès de loyauté, sans plus. Il savait que le Florentin, s’il était homme à louvoyer et même à reculer sous le coup d’une menace immédiate, comme il venait de le faire, était assez tenace, assez vindicatif, pour ne tenir aucun compte d’une menace lointaine. Il avait assez confiance en sa force, en son astuce, pour se dire qu’ayant du temps devant lui, il saurait parer à toute fâcheuse éventualité.

 

Les paroles de Pardaillan n’eurent donc d’autre résultat que de le mettre sur ses gardes. Le ton sur lequel elles furent prononcées fit bien passer un petit frisson désagréable sur sa nuque, mais ce ne fut qu’un éclair. Ces paroles, si grosses de menaces pour qui connaissait bien Pardaillan, le ramenèrent en outre à des soucis qu’il avait momentanément écartés de son esprit. Elles lui rappelèrent les humiliations cuisantes que cet homme venait de lui faire subir et que la joie, la stupeur que lui avaient causées l’abandon de ce trésor convoité lui avaient fait oublier un instant.

 

La haine inconsciente que dès le premier instant il avait éprouvée contre Pardaillan, éclata soudain, furieuse. Et le coup d’œil mortel qu’il lui jeta eût fait pâlir tout autre que le chevalier qui le vit fort bien, mais haussa dédaigneusement les épaules. Déjà, dans l’esprit de Concini, naissait cette pensée :

 

– Ah ! tu m’as insulté, tu m’as frappé, tu m’as humilié et tu me menaces encore !… Ah ! tu es le père de Jehan le Brave, et tu l’ignores !… Corpo di Cristo ! si je ne trouve pas dans ce fait la plus belle, la plus effroyable des vengeances, je veux y perdre mon nom. Et quant à Bertille ?… Elle sera à moi !… Elle est dans une tombe, a dit Léonora. Soit. Je l’arracherai à la tombe… je verrai… je chercherai… et je trouverai.

 

Cependant, Pardaillan avait repris son air de hautaine courtoisie et il ajoutait :

 

– Si vous voulez bien donner vos ordres et me laisser maître du logis – ainsi que nous en avons convenu – vous m’obligerez fort.

 

Concini, et c’est ce qui faisait sa force, savait plier pour se redresser plus fort et plus menaçant. Il comprit que son intérêt était d’exécuter ponctuellement et loyalement le marché intervenu entre Pardaillan et lui. Il ne voulait pas que le moindre manquement de sa part pût servir de prétexte à son ennemi pour reprendre sa parole.

 

Il n’oubliait pas le trésor – son trésor, comme il se disait joyeusement ; si riche que se prétendît cet inconnu, il lui semblait que dix millions représentaient une somme qu’on ne pouvait abandonner sans en éprouver quelque déchirement. Il en concluait naturellement qu’on chercherait à lui fausser parole. Et c’est ce qu’il voulait éviter à tout prix.

 

Pardaillan et Jehan étaient condamnés dans son esprit. Que lui importaient les vingt-quatre heures de trêve qu’il leur accordait ? Il ne pardonnait pas. Il n’oubliait pas. La trêve écoulée, il retrouverait sa liberté et reprendrait la lutte plus acharnée que jamais, fermement résolu à supprimer ces deux obstacles.

 

Mais pour l’instant, il se trouvait encore au pouvoir de son ennemi. Il s’agissait de faire bonne figure. Et puisqu’il avait, sous le coup de l’éblouissement, oublié un instant sa mésaventure, le plus simple était de continuer. Ce fut donc avec un sourire contraint qu’il répondit à la demande de Pardaillan.

 

– Venez avec moi, monsieur.

 

Ils quittèrent le cabinet ensemble, et pendant que Pardaillan expliquait aux trois braves réunis qu’il s’était, comme il l’espérait, mis d’accord avec Concini, celui-ci, de son côté, donnait ses ordres à ses serviteurs et les congédiait jusqu’au lendemain.

 

Moins d’un quart d’heure après, Pardaillan se trouvait seul avec Carcagne, Escargasse et Gringaille, maîtres absolus de la place.

 

Ils se hâtèrent, comme bien on pense, d’aller tirer Jehan de son cachot. Mais le jeune homme, sous l’empire du narcotique, dormait encore. Il fallut attendre qu’il se réveillât. Ils avaient le temps d’ailleurs.

 

Lorsque le fils de Pardaillan ouvrit les yeux, son premier soin fut de chercher sa cassette. Il la vit avec son manteau et son épée. Il y eut une explication brève, des remerciements, si bien qu’il était un peu plus de cinq heures quand ils quittèrent la petite maison de la rue des Rats.

 

XXX

 

L’hôtellerie du Grand-Passe-Partout était située rue Saint-Denis, à l’angle de la rue de la Ferronnerie, entre les Saints-Innocents et l’église Sainte-Opportune.

 

Le quartier était des plus animés, l’auberge, bien achalandée, passait pour une des meilleures. Son enseigne, chef-d’œuvre de ferronnerie portait, au milieu de l’écusson, peinte en un jaune vif et rutilant, une énorme pièce d’or : c’était le Grand-Passe-Partout. Nos pères affectionnaient ces sortes de jeux de mots.

 

Ce fut là, dans ce petit cabinet où deux jours avant Bertille avait été conduite, ce fut là que Pardaillan conduisit son fils et ses compagnons, à l’exception d’Escargasse qui était resté dissimulé devant la maison de la rue des Rats, avec mission de surveiller l’arrivée de cet ami de Jehan que Léonora enverrait pour le délivrer.

 

C’était une idée de Pardaillan qui avait pensé qu’il pouvait être utile au jeune homme de connaître le nom de cet ami possesseur de la confiance de la Galigaï. Disons tout de suite que l’ombre qui s’était mise à suivre Saêtta n’était autre qu’Escargasse qui, connaissant très bien Saêtta, n’avait pas eu de peine à le reconnaître, mais qui voulait savoir où allait le bravo.

 

Pardaillan avait commandé à Dame Nicole, l’accorte patronne de céans, un de ces menus formidables, comme il savait les composer. Il savait que Jehan était à jeun depuis deux jours et qu’il aurait bientôt besoin de toutes ses forces.

 

Pendant que le dîner se préparait, Jehan avait demandé à Pardaillan, comme un service très important, de vouloir bien se charger de la cassette, précieuse à ses yeux, parce qu’elle contenait les papiers de famille de sa fiancée. Et il n’avait pas manqué de dire à qui appartenait cette cassette et comment elle se trouvait entre ses mains.

 

Pardaillan avait pris la cassette et, sur un ton étrange :

 

– Ainsi, dit-il, ces papiers appartiennent à la demoiselle de Saugis ?

 

– Oui, monsieur.

 

Pardaillan demeura rêveur. Inquiet, Jehan s’informa :

 

– Est-ce que cela vous ennuie, monsieur, de garder ces papiers ? Pardaillan tressaillit, comme s’il revenait de loin, et :

 

– Pas du tout, mon enfant, dit-il avec douceur. Je vais ranger précieusement le dépôt que vous me confiez et à mon retour, c’est-à-dire dans deux minutes, nous nous mettrons à table.

 

Rassuré sur une chose à laquelle il attachait grande importance, Jehan dit en riant d’un rire clair et sonore :

 

– Faites vite, monsieur, s’il vous plaît. Je meurs de faim. J’étrangle de soif… malgré les deux grands verres d’eau que j’ai bus.

 

Pardaillan ne prit même pas les deux minutes qu’il avait demandées. On se mit à table et, en attendant l’omelette, on attaqua les hors-d’œuvre.

 

Pendant le repas, Pardaillan expliqua comment il était intervenu dans la délivrance de Jehan.

 

– C’est extrêmement simple, dit-il d’un air détaché. J’ai eu une explication, le fer à la main, avec le Concini. Je lui ai prouvé qu’il n’était pas de force en le désarmant. Il a voulu s’entêter – c’est incroyable comme ces Italiens sont tenaces – je crois que je lui ai quelque peu froissé les côtes en le serrant de trop près. Il a compris qu’il lui fallait filer doux. En sorte que, lorsque je lui ai demandé de quitter la place et de me laisser maître chez lui une couple d’heures, il ne s’est pas trop fait tirer l’oreille. Et voilà.

 

On remarquera que Pardaillan ne disait pas un mot de l’entretien qu’il avait surpris entre les deux époux Concini.

 

Pardaillan avait des idées à lui, qui n’étaient pas les idées de tout le monde. Il avait surpris un entretien. De ce qu’il avait entendu, il faisait son profit, et c’était d’autant plus naturel qu’il se trouvait lui-même clairement désigné et directement menacé. Mais, quant à répéter quoi que ce fût, à qui que ce fût, de ce qu’il avait entendu, il se fût cru déshonoré à ses propres yeux en le faisant.

 

D’autre part, il n’entrait pas dans ses habitudes de se vanter de ce qu’il avait fait. De tout ceci, il résultait que, fait par lui, le récit de l’entretien qu’il avait eu avec Concini, entretien qui avait été assez mouvementé comme on l’a vu, se trouvait réduit à sa plus simple expression.

 

Quant à dire que ses auditeurs le crurent sur parole et admirent que Concini avait cédé aussi facilement et aussi simplement que le prétendait Pardaillan, ceci c’est une autre affaire. Il n’y eut guère que Carcagne qui accepta de confiance les choses comme on les lui donnait. Jehan ni Gringaille ne furent dupes. Et Jehan traduisit sa pensée en disant avec un hochement de tête :

 

– Je crois, monsieur, que les choses n’ont pas dû se passer aussi simplement que vous voulez bien le dire. Quoi qu’il en soit, c’est encore un service que vous me rendez, et non des moindres, puisque vous me sauvez la vie. Mais je n’en suis plus à les compter maintenant et…

 

– Aussi ne comptez pas, interrompit rondement Pardaillan, et goûtez un peu de ce flan mordoré. Dame Nicole qui les fabrique de ses blanches mains les réussit assez bien.

 

Pourtant, sans en avoir l’air, Pardaillan activait le dîner.

 

Bien qu’il n’en eût pas parlé, il n’oubliait pas, lui, la partie de la conversation de la Galigaï et Concini, ayant trait à Bertille de Saugis. La Galigaï avait été on ne peut plus affirmative. Selon elle, la jeune fille, à l’heure qu’il était, était enfermée dans une tombe et mieux eût valu qu’elle fût morte.

 

Or, Pardaillan sans en rien dire, s’était rendu, dans la matinée, à la maison des Taureaux. À ce moment on lui avait assuré que la jeune fille était dans sa chambre. Il ne s’était pas présenté devant elle, mais il n’avait pas de raison de suspecter les serviteurs de son ami le duc d’Andilly.

 

Il s’était contenté de recommander de redoubler de vigilance pendant l’absence des maîtres de la maison. Lui-même, il n’avait pas négligé d’explorer les environs de la maison, et n’ayant rien remarqué d’anormal, il s’était éloigné tranquille.

 

Maintenant, il avait hâte de savoir à quoi s’en tenir. Au fond, il n’avait guère d’espoir. Il avait jugé la Galigaï. Elle ne lui avait pas paru femme à se vanter à la légère. Ce qu’elle affirmait si positivement devait être vrai. S’il n’avait pas entraîné plus tôt le jeune homme rue du Four, c’est qu’il avait vu qu’il avait besoin de refaire ses forces épuisées.

 

Grâce aux vins généreux qui n’avaient pas été épargnés, grâce à l’engloutissement d’une innombrable quantité de victuailles, Jehan était maintenant remis. En conséquence, laissant Gringaille et Carcagne, inutiles, digérer en paix le mirifique destin qu’il leur avait offert, Pardaillan entraîna Jehan, qui, comme bien on pense, ne se fit pas prier.

 

En route, Pardaillan, qui avait des délicatesses de femme, prépara habilement, sans lui rien dire de précis, son jeune compagnon à la déconvenue qu’il redoutait.

 

À l’hôtel du duc d’Andilly, ils apprirent que Bertille était sortie dans la matinée. Et comme Pardaillan regardait d’une façon significative le majordome qui lui donnait des renseignements, le brave homme se hâta d’ajouter :

 

– Monseigneur et vous-même, monsieur le chevalier, vous nous aviez ordonné de veiller sur cette demoiselle. Vous ne nous aviez pas dit cependant de la garder prisonnière ici, malgré elle.

 

– Est-ce à dire que la jeune fille s’en est allée de son plein gré ?

 

– Oui, monsieur le chevalier. Et si nous ne nous sommes pas inquiétés, c’est que, à l’observation très respectueuse que je me suis permis de faire, elle-même m’a répondu qu’elle avait besoin de s’absenter. Un devoir impérieux – ce sont ses propres expressions – l’y contraignait. Au surplus, son absence ne durerait que quelques heures et nous n’avions pas à nous inquiéter. N’ayant pas d’instructions à ce sujet, j’ai cru devoir m’incliner devant une volonté aussi nettement exprimée.

 

Laissons Pardaillan et Jehan interroger les gens du duc dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute et expliquons ce qui s’était passé.

 

Ce matin-là, à peu près vers le moment où l’évêque de Luçon se rendait chez Concini, une vieille femme s’était présentée à la maison des Taureaux et avait demandé à parler à la demoiselle de Saugis.

 

Le majordome, à qui elle s’adressait, avait répondu qu’il ne connaissait pas la demoiselle dont on lui parlait et, un peu brusquement, il avait voulu éconduire la vieille, tenace.

 

La fatalité avait voulu que Bertille, de sa chambre, entendît ce nom de Saugis que la vieille criait à tue-tête comme si elle avait escompté ce qui allait se produire. Son nom de Saugis – elle le croyait, du moins – n’était connu que de cinq personnes : le roi, Jehan, Pardaillan (qu’elle ne connaissait encore que sous le nom de comte de Margency), enfin le duc et la duchesse d’Andilly.

 

Or, de ces cinq personnes, pas une, à l’heure actuelle, ne se trouvait à l’hôtel. Bertille pensa, forcément, que la vieille femme lui était envoyée par une de ces cinq personnes. Le roi la croyait sans doute encore à son logis de la rue de l’Arbre-Sec. Ce n’était évidemment pas lui qui envoyait. D’ailleurs, le roi eût envoyé un gentilhomme, un de ses officiers. Ce n’étaient pas non plus le duc et la duchesse, partis la veille à Andilly, et qui devaient rentrer le lendemain. Donc, ce ne pouvait être que Jehan ou le comte de Margency.

 

Naturellement, elle pensa de préférence que la messagère lui était envoyée par Jehan. Et aussitôt une inquiétude se leva en elle. Précisément, la vieille, dans la pièce à côté, s’écriait sur un ton revêche, mais avec une conviction impressionnante :

 

– Si vous ne me laissez pas approcher la noble dame, il arrivera un grand malheur dont vous serez responsable.

 

Et, sur un ton larmoyant, elle ajoutait :

 

– Mon bon monsieur, regardez-moi. Dites, que pouvez-vous redouter d’une pauvre vieille comme moi, déjà courbée sur la tombe ?

 

Ces paroles redoublèrent l’inquiétude de Bertille. Elle n’hésita pas. Elle ouvrit la porte de sa chambre et fit entrer la vieille femme. Le majordome avait fait son devoir. Il n’était plus responsable du reste. D’ailleurs, la vieille avait dit vrai : aucune violence n’était à redouter de la part d’une femme courbée, cassée, ne se tenant debout qu’à l’aide du bâton sur lequel elle s’appuyait des deux mains. Il se retira donc discrètement, sans inquiétude. Après tout, ainsi qu’il devait le faire remarquer plus tard, on ne lui avait pas dit de traiter la jeune fille en prisonnière.

 

La vieille entra donc dans la chambre de Bertille qui la détailla d’un coup d’œil rapide. C’était une très vieille femme, toute petite, très grosse, portant un costume de paysanne, usé, rapiécé, mais d’une propreté méticuleuse. Physionomie bonasse, souriante, plutôt engageante. Une personne plus expérimentée que la jeune fille eût peut-être démêlé sous les sourcils de la vieille une expression astucieuse qui l’eût mise en garde.

 

Mais Bertille ne s’arrêta qu’aux dehors qui n’avaient rien d’inquiétant.

 

– Qui vous envoie, brave femme ? demanda-t-elle vivement.

 

– Un gentilhomme à qui il vient d’arriver un accident qui met ses jours en danger, répondit la vieille.

 

– Jehan le Brave ?… s’écria Bertille angoissée et soudain très pâle.

 

– On ne m’a point dit ce nom-là, fit la vieille en secouant la tête. On m’a dit le chevalier de Par… de Par… devant… d’avant… daillan… Pardaillan, c’est cela.

 

Bertille tressaillit. Rassurée sur le sort de Jehan, ce nom de Pardaillan, auquel elle était bien loin de s’attendre, prononcé brusquement devant elle, l’intriguait au plus haut point.

 

– C’est M. de Pardaillan qui vous envoie ? fit-elle très étonnée. Mais je ne le connais pas.

 

– Oh ! que si ! fit la vieille avec assurance. C’est le même gentilhomme qui vous a conduite ici la nuit dernière. Il me l’a dit, du moins.

 

– Mais, s’écria Bertille stupéfaite, ce n’est pas M. de Pardaillan qui m’a conduite ici ! C’est le comte de Margency.

 

– C’est cela même, s’écria joyeusement la vieille en tapotant le parquet du bout de sa canne. Ce chevalier de Pardaillan est comte de Margency. Il me l’a dit. Mais, voyez-vous, ma belle dame, ma mémoire se perd au milieu de tous ces noms.

 

Un vague soupçon effleura la jeune fille. Elle frappa vivement sur un timbre. Une accorte soubrette parut :

 

– Dites-moi, demanda Bertille négligemment, est-ce que vous connaissez M. le chevalier de Pardaillan dans la maison ?

 

– Sans doute, fit la soubrette. C’est lui qui a conduit madame ici.

 

– Ainsi, le comte de Margency ?…

 

– C’est M. de Pardaillan, fit la soubrette en souriant. C’est une idée à lui. Il préfère ce nom-là à l’autre, paraît-il.

 

Bertille remercia et congédia la soubrette d’un sourire.

 

– Ainsi, fit-elle avec agitation, c’est ce brave gentilhomme qui vous envoie ? Et vous dites qu’il est blessé ? Grièvement peut-être ?… Dites-moi vite. Renseignez-moi.

 

Mais c’était au tour de la vieille de se montrer méfiante et circonspecte :

 

– Voire ! fit-elle. Je dois, avant, m’assurer que vous êtes bien la personne que ce brave gentilhomme cherche. Il paraît qu’il n’en est pas sûr. Je dois donc vous poser deux questions… Excusez-moi, ma belle dame, j’agis comme on m’a recommandé de faire.

 

– Voyons les deux questions, consentit Bertille.

 

– Êtes-vous bien la fille d’une dame qui fut fiancé autrefois à un comte de… Ah ! maudite mémoire qui s’en va !… le comte de Vau… Vau… Vaubrun ! J’y suis !

 

– C’est moi-même, fit Bertille sans hésiter.

 

– N’avez-vous point certains papiers qui concernent ce chevalier de Pardaillan et son fils ?

 

– Quels papiers ? fit Bertille de nouveau sur la réserve.

 

– Ah ! dame, je ne sais pas, moi. On ne me l’a point dit. On m’a dit : « Des papiers qui me concernent, moi et mon fils. » Je répète…

 

– En effet, j’ai des papiers qui intéressent M. de Pardaillan et son fils.

 

– Alors, fit la vieille avec satisfaction, vous êtes bien celle que je cherche et je vais vous dire ce qu’il en est. Je vous répète, à ma manière, ce que ce digne gentilhomme m’a chargée de vous répéter. Donc, il paraît que ce gentilhomme était un ami de ce comte qui fut fiancé de votre mère. C’est bien. Ce digne gentilhomme s’était promis de vous interroger au sujet de ces papiers. Mais voilà que, il n’y a guère plus d’une heure, il fait une chute de cheval et se fracture le crâne ! C’est bien. Non, je veux dire : c’est un malheur !

 

Il convient de faire remarquer que Bertille n’avait plus aucun motif de suspecter la messagère. Tout ce qu’on lui disait concordait trop bien avec la réalité pour qu’elle pût avoir un soupçon.

 

Il est à présumer qu’elle avait eu en mains d’autres papiers qu’elle avait détruits et qui lui donnaient des instructions qu’elle seule connaissait. Toujours est-il que, n’ayant parlé à âme qui vive de ses papiers, elle avait tout lieu de croire que nul ne connaissait leur existence. Hormis peut-être celui à qui ils étaient destinés. Et ceci n’était qu’une supposition.

 

Brusquement, elle apprenait que sa supposition était juste. Ce n’était pas fait pour la surprendre. Pourquoi, puisqu’il savait, le chevalier ne s’était-il pas présenté plus tôt ? La réponse était toute faite : parce qu’elle avait caché son nom de famille. Dès qu’elle révélait son nom, le chevalier s’empressait de se faire connaître. Ceci lui paraissait très naturel et lui donnait à supposer qu’elle avait été recherchée.

 

Aussi se reprochait-elle maintenant d’avoir gardé si longtemps l’incognito. Elle aurait dû faire chercher elle-même le sire de Pardaillan. Mais, puisque jeune fille inexpérimentée, orpheline et sans appui, elle n’avait pu procéder à des recherches, du moins aurait-elle dû ne pas entraver celles du chevalier en cachant son nom. Car elle ne doutait pas que Pardaillan l’eût cherchée.

 

Ce que Bertille avait résolu de faire pour un inconnu, elle devait le faire à plus forte raison, avec plus d’empressement et de joie, sachant que cet inconnu et le comte de Margency n’étaient qu’une seule et même personne.

 

Elle était de ces natures généreuses à l’excès qui s’exagèrent les services qu’on leur rend et diminuent à plaisir ceux qu’elles rendent. Pardaillan, lui aussi, était de ces natures-là. Quoi qu’il en soit, elle avait été profondément touchée par la simplicité et la bonne grâce avec lesquelles le comte de Margency lui avait rendu service.

 

Il n’avait pas rendu service qu’à elle. Elle voyait encore sa mine hautaine, lorsqu’il refusait d’obéir au roi qui lui ordonnait d’arrêter celui qu’elle aimait. Elle le voyait étincelant d’audace et de bravoure, risquant avec insouciance sa vie pour défendre la vie et la liberté de Jehan. Les services rendus à une personne qui vous est chère vous sont autrement précieux que ceux qu’on rend à vous-même.

 

Elle s’était aussitôt prise d’une affection respectueuse et reconnaissante pour cet homme qui lui était apparu comme un preux, un paladin des temps héroïques. Les propos enthousiastes de l’excellente et tant jolie duchesse d’Andilly n’avaient fait qu’aviver cette affection naissante.

 

Quant à penser que quelque larron avait profité de son absence pour fracturer ses secrets de famille, cette idée, malheureusement ne lui vint pas.

 

Elle apprenait tout d’un coup que Pardaillan et le comte de Margency, pour qui elle eût volontiers donné sa vie, n’étaient qu’une seule et même personne. Elle apprenait en même temps que celui qu’elle considérait comme un bienfaiteur, victime d’un accident, était blessé, peut-être mortellement. Sa douleur fut violente, très sincère. Elle devina instantanément que Pardaillan désirait la voir et, oubliant qu’elle était menacée, elle fut prête à tout et s’écria vivement :

 

– Il veut me voir, n’est-ce pas ?

 

– Oui, ma bonne dame, si toutefois vous voulez bien suivre la mère Marie-Ange, qui est mon nom, pour vous servir.

 

– Oh ! tout de suite, et de grand cœur !

 

Et sans hésiter, sans perdre une seconde, elle s’en fut chercher dans une armoire des vêtements que la duchesse avait mis à sa disposition, une cape brune qu’elle jeta à la hâte sur ses épaules, sans remarquer l’inquiétante satisfaction que montrait la mère Marie-Ange, puisque tel était son nom.

 

– Venez vite, dit-elle.

 

– Une seconde, ma bonne dame. Le gentilhomme vous recommande le secret le plus absolu. C’est toujours rapport aux papiers. Il paraît qu’il y a des mauvais garçons qui ne seraient point fâchés de fourrer leur vilain nez dedans.

 

Cette recommandation, il faut croire, répondait bien à des choses que Bertille savait, car elle parut la trouver toute naturelle et acquiesça d’un signe de tête.

 

Cependant, elle ne voulut pas quitter l’hospitalière maison sans prévenir et elle fit appeler le majordome qui, la voyant prête à sortir, s’écria tout ému :

 

– Madame sort ?… Madame sait mieux que personne qu’elle est menacée puisque monseigneur nous a tant recommandé de veiller sur elle.

 

– Mon ami, dit Bertille avec douceur, il faut que je sorte. Il s’agit pour moi d’un devoir impérieux à remplir et je ne saurais hésiter… quand même il devrait m’arriver malheur. Mais, se hâta-t-elle d’ajouter, rassurez-vous, je ne cours aucun danger, et je serai de retour avant la nuit, très certainement.

 

Ceci était dit avec une grande douceur, mais sur un ton très ferme. Le majordome, en serviteur bien stylé n’osa pas se permettre d’insister et s’inclina. Sa surprise fut telle, le départ de la jeune fille si précipité, qu’il ne songea pas à lui offrir une escorte. Lorsqu’il y pensa, la jeune fille était déjà loin et il eut beau la chercher dans les environs de la rue du Four, il ne la vit plus.

 

Cependant, la vieille Marie-Ange, qui paraissait fort ingambe malgré son grand âge et son embonpoint, avait entraîné la jeune fille dans la rue Montmartre, grouillante de monde à cette heure de la matinée, et elles se perdirent dans la foule.

 

La hâte de Bertille n’excluait pas une certaine prudence et, à tout hasard, elle avait rabattu sur son visage le capuchon de la cape. Dans la rue, elle demanda :

 

– Où me conduisez-vous, brave femme ?

 

– Au village de Montmartre, ma belle dame.

 

Bertille n’éleva aucune objection. C’était loin, mais c’eût été plus loin qu’elle n’eût pas reculé davantage. Dès les premiers pas, elles croisèrent le moine Parfait Goulard, ivre, à son ordinaire. Avec cette effronterie insolente qui le caractérisait, il chercha à dévisager la femme qui paraissait vouloir dérober ses traits aux passants.

 

La mère Marie-Ange avait, paraît-il, des principes sévères. Elle leva hardiment son bâton et lâcha une bordée d’invectives et d’imprécations au religieux sans vergogne qui déshonorait son habit. Elle avait bon bec, la vieille, et elle le montrait. Le moine passa sans insister, en riant de son gros rire égrillard. Cette vigoureuse défense eût rassuré la jeune fille, si elle avait eu des soupçons, mais elle n’en avait pas.

 

Un peu avant d’arriver à la porte Montmartre, comme elles passaient devant l’église Sainte-Marie-l’égyptienne, devant laquelle Marie-Ange ne manqua pas de se signer dévotement, un mouvement brusque de la jeune fille rabattit le capuchon sur ses épaules. L’espace d’une seconde son joli visage fut à découvert.

 

Un homme hâve, roux de poil, aux yeux vagues de visionnaire, sortait de l’église, à cet instant précis. Il demeura comme pétrifié sous le porche, les yeux ardemment fixés sur la radieuse apparition. Et une expression de joie extatique illumina ce visage ravagé de damné qui semblait porter l’enfer en lui.

 

Les deux femmes passèrent la porte et s’engagèrent dans le faubourg.

 

L’homme se mit à les suivre de loin, dévorant des yeux la fine et gracieuse silhouette de la jeune fille qui se détachait, au loin, sur la route blanche.

 

Tout en haut du faubourg, elles franchirent le petit pont de pierre qui enjambait le grand égout. Cet égout, bordé de saules, tout comme la jolie rivière de Bièvre qui serpentait mollement à l’autre extrémité de la ville, coulait à ciel ouvert, hors des murs, depuis la porte du Temple jusqu’à la rivière, au-dessous de Chaillot[15].

 

Le pont franchi, elles prirent à gauche, contournèrent l’enclos de la Grange-Batelière, ayant au centre les ruines de sa chapelle détruite pendant les luttes de la Ligue, et vinrent aboutir à un carrefour où se dressait l’inévitable croix avec son soubassement pyramidal à plusieurs degrés.

 

Devant cette croix aboutissait un chemin assez raide qui, passant devant la chapelle du Martyr, longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, enjambait une sorte de petite place où se dressait le gibet des Dames, passait devant la chapelle Saint-Pierre et dégringolait de l’autre côté de la montagne.

 

Ce fut ce chemin que prit Marie-Ange. Elle s’arrêta devant l’entrée de l’abbaye. Bertille avait probablement des raisons de se méfier des religieux, qu’ils fussent mâles ou femelles. Pour la première fois, un soupçon l’effleura. Elle s’arrêta et demanda :

 

– Vous me conduisez donc à l’abbaye ?

 

– Sans doute. C’est là que vous attend le gentilhomme.

 

– Chez les religieuses ? s’écria Bertille avec un mouvement de recul. Sans se démonter, avec un calme parfait, Marie-Ange expliqua :

 

– Chez les religieuses, oui ou non. Oui, parce que je suis au service des Dames. J’ai mon logis là-haut. Non, parce que je suis maîtresse chez moi. Et c’est chez moi que le gentilhomme blessé a été transporté.

 

L’explication satisfit la jeune fille. Elle suivit la vieille et franchit le seuil de l’abbaye.

 

La jolie Claudine de Beauvilliers n’était plus abbesse de Montmartre. Elle présidait aux destinées de l’abbaye du Pont-aux-Dames. Depuis onze ans, les dames de Montmartre étaient placées sous l’autorité de Marie de Beauvilliers. Certains chroniqueurs prétendent qu’elle était la sœur de Claudine. Nous n’oserions pas le certifier.

 

Marie de Beauvilliers n’avait pas encore vingt-quatre ans lorsqu’elle fut nommée abbesse de cet étrange couvent qui ressemblait à une de ces innombrables maisons de débauche qui pullulaient à l’époque dans Paris, plutôt qu’à une retraite monastique. Jusque-là, elle s’était montrée la digne sœur de ces fantastiques religieuses et sa conduite avait été de tout point à la hauteur de la réputation spéciale de la maison.

 

Lorsqu’elle se vit abbesse, elle se sentit brusquement touchée de la grâce. Celle qui avait donné l’exemple du dévergondage le plus effréné devint, du jour au lendemain, un modèle d’austérité et de vertu. C’était son droit, pensèrent les religieuses placées sous sa toute récente autorité. Évidemment. Seulement la nouvelle convertie entendit user de cette autorité pour que tout le monde, autour d’elle, fît comme elle et rentrât dans le droit chemin.

 

Ceci ne fit plus l’affaire des religieuses habituées depuis de longues années à une indépendance d’allures, une licence de mœurs qui, si elles étaient incompatibles avec leur état, ne leur en étaient pas moins devenues très chères. Il y eut des révoltes terribles au cours desquelles la nouvelle abbesse faillit plusieurs fois être assassinée. Les brebis s’étaient changées en tigresses.

 

Mais la jeune abbesse qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée uniquement préoccupée de mille frivolités et d’intrigues galantes, se révéla tout à coup femme de tête, douée d’une indomptable énergie, d’une volonté de fer, et autoritaire en diable. Elle déjoua tous les complots, mata la révolte, brisa toutes les résistances. Les religieuses indisciplinées venaient de trouver en cette jeune femme, grande dame, fort jolie, de manières douces et enveloppantes, un maître impérieux devant lequel tout dut plier. Et celles qui voulurent tenter une dernière et désespérée résistance, apprirent à leurs dépens que cette main blanche, fine et parfumée, cachait une poigne robuste qui ne lâchait plus ce qu’elle avait saisi.

 

Il fallut se soumettre et revenir à la règle trop longtemps foulée aux pieds. À l’heure où Bertille venait d’y pénétrer, le couvent était rentré dans l’ordre, redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être. Maintenant, l’abbesse, en pleine force, puisqu’elle n’avait pas encore trente-cinq ans, régnait sur la communauté en despote absolu et nulle n’eût été assez osée pour lui tenir tête.

 

Il convient de dire qu’en même temps qu’elle s’occupait du salut des âmes en les forçant à rentrer dans le devoir, Marie de Beauvilliers s’occupait aussi des corps et assurait le bien-être matériel de la communauté avec non moins d’activité et d’intelligente initiative. Elle poursuivait même ce but avec tant d’opiniâtreté, elle se montrait si peu scrupuleuse sur les moyens à employer qu’on eût pu supposer que la grandeur et la prospérité de la maison étaient son seul objectif et que tout le reste n’avait été accompli que dans cette vue. On ne se serait peut-être pas trompé.

 

Ce qui est certain, c’est que l’abbaye était bien changée depuis que, dans un de nos précédents ouvrages, nous y avons conduit nos lecteurs. Les jours de misère étaient si loin maintenant que jusqu’au souvenir en était effacé. L’abondance régnait dans la maison. Une belle enceinte clôturait le couvent, et on y eût vainement cherché la plus petite brèche par où pénétrer clandestinement. Les murs étaient hauts et bien solides. Les jardins étaient admirablement entretenus. Jardins d’agrément aux épais ombrages, vergers complantés d’une infinité d’arbres fruitiers, potagers, vignes, tout était travaillé avec soin, maintenu en pleine exploitation. Il en était de même des moulins.

 

Les granges, les celliers, les greniers et les caves regorgeaient de provisions.

 

Les vaches laitières, les moutons et les porcs, s’entassaient dans les étables et les porcheries. Des nuées de pigeons s’abattaient autour des colombiers. Des centaines et des centaines de volailles de toutes sortes encombraient les basses-cours.

 

Encore quelques années d’effort et l’abbaye aurait retrouvé le lustre et la splendeur d’antan. Et ceci était l’œuvre de la jeune abbesse, Marie de Beauvilliers, qui avait su se concilier de puissants protecteurs en tête desquels figurait le père Coton, jésuite notoire, confesseur de S. M. Henri IV.

 

Tout en haut de la butte, ou de la montagne, comme on disait alors, aux alentours de la chapelle Saint-Pierre, se trouvaient les communs, dont une partie dans l’enceinte même et l’autre partie hors de l’enceinte.

 

Ce qui était à l’intérieur était occupé par des religieuses converses. Plus quelques laïques, femmes non mariées, pauvres paysannes à la dévotion naïve et sincère que la vie du cloître attirait invinciblement et qui, ne pouvant endosser l’habit, se trouvaient néanmoins heureuses et honorées d’être en contact permanent avec les Dames, et vivant la vie commune, de se donner l’illusion de se croire religieuses elles-mêmes. Honneur qu’elles payaient du reste par l’accomplissement des plus basses besognes.

 

Ce qui était à l’extérieur était occupé par des ménages de paysans au service de l’abbaye.

 

Ce fut vers les communs que la mère Marie-Ange conduisit Bertille. Au milieu d’un petit jardin entouré d’une haie, se dressait un petit pavillon, d’apparence engageante, enfoui qu’il était au milieu des fleurs et de la verdure. Un perron de trois marches précédait la porte. Marie-Ange l’ouvrit toute grande et s’effaça pour laisser passer la jeune fille, qui entra sans défiance.

 

La vieille tira vivement la porte à elle. La clé était sur la serrure. Elle donna deux tours, mit la clé dans sa poche et s’en fut tranquillement. En entendant la porte se fermer, Bertille comprit qu’elle était tombée dans un traquenard. Elle se jeta à corps perdu sur cette porte. Trop tard. La clé grinçait dans la serrure. Elle vit une fenêtre. Elle y courut et l’ouvrit. Elle était garnie d’épais barreaux. Elle cria, appela de toutes ses forces. Nul ne répondit à ses appels. C’était une fille de tête. Elle comprit qu’au milieu de cette enceinte, elle ne pouvait être entendue que par des religieuses, lesquelles ayant des instructions en conséquence, se garderaient bien de lui répondre. Et elle se tut.

 

L’homme avait suivi les deux femmes jusqu’à l’entrée de l’abbaye. Longtemps il resta devant la porte, espérant voir reparaître celle qu’il avait suivie. La nuit vint et la jeune fille ne sortit pas. L’homme se décida à rentrer dans Paris. En s’éloignant, il grommelait :

 

– Puisqu’elle ne sort pas, c’est que, sans doute, elle a cherché un refuge dans ce couvent. C’est une brave et honnête fille, elle s’est sentie menacée : elle se met hors d’atteinte. Elle a bien fait !… (Il soupira.) Je ne la verrai plus ! Qu’importe, après tout !… L’essentiel est qu’elle échappe à la poursuite du loup couronné !… C’est Jehan le Brave qui va être malheureux !… Bah ! il fera comme moi, il se résignera.

 

Il marchait à grandes enjambées. La nuit tombait lentement. On voyait au bas de la montagne, là-bas, aux maisons de la ville, les fenêtres s’éclairer une à une, semblable à des yeux lumineux ouverts sur la nuit.

 

Il était revenu au carrefour. La croix, dans l’ombre croissante, dressa devant lui ses longs bras de fer, comme pour lui barrer le passage.

 

Une force mystérieuse l’arrêta. Il leva les yeux et la contempla un moment d’un air illuminé. Puis ses traits prirent une expression de désespoir farouche, un sanglot déchira ses lèvres et brusquement, lourdement, il tomba sur les genoux. Il se frappa la poitrine à grands coups qui résonnaient sourdement. On eût dit qu’il voulait se briser le cœur. Et il râla :

 

– Jean-François ! Jean-François ! pourquoi te réjouis-tu du malheur de l’homme qui a eu pitié de toi ?… De l’homme qui t’a tendu une main secourable, qui t’a nourri quand tu mourais de faim, qui t’a parlé doucement et t’a réconforté !… Pourquoi te réjouis-tu, Ravaillac ?… C’est parce que tu sais que celui-là est aimé… et toi, tu ne le seras jamais !… Tu te disais, tu te criais bien haut : « Tu ne peux être aimé, Jean-François, tu sais bien que tes jours sont comptés… le bourreau a déjà la main sur toi. » Hypocrisie ! Ravaillac, hypocrisie !… Au fond, tu espérais que ce miracle s’accomplirait : que tu serais aimé d’elle, toi, le damné, le maudit !… Tu disais : « Lui seul est digne d’être aimé, parce qu’il est bon, brave et généreux. Devant lui, je puis, je dois m’effacer… puisque je suis condamné, moi ! » Hypocrisie !… Ravaillac, tu es un hypocrite, un fourbe, un menteur comme l’autre, l’hérétique, le loup couronné !… Tu es jaloux, Jean-François, jaloux de ton bienfaiteur, ton cœur déborde de fiel… Et tu oses t’ériger en justicier !…

 

Il se meurtrit le front sur la pierre et implora :

 

– Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de moi !… Inspirez-moi ! Secourez-moi !… Chassez le démon qui me tourmente.

 

Il demeura longtemps prosterné, priant de toute son âme, sanglotant, hurlant sa peine et sa folie. Peu à peu, le calme descendit en lui, il se redressa, partit d’un pas chancelant, se perdit dans les ténèbres, ombre tragique que la fatalité conduisait par la main.

 

XXXI

 

En sortant de la petite maison de Concini, Saêtta se demanda ce qu’il allait faire.

 

– Voilà, se disait-il en marchant, Jehan, par suite de circonstances heureuses que j’ignore, a-t-il réussi à s’échapper ? Ou bien, suis-je arrivé trop tard : Concini l’ayant frappé et s’étant débarrassé du cadavre ? Toute la question est là. Libre, Jehan rentrera chez lui. Donc, je dois aller l’attendre là. Et si Concini m’a ravi ma vengeance… (il grinça des dents), je crois que la signora pourra préparer ses vêtements de veuve.

 

Sa résolution prise, il quitta son allure indécise et s’achemina vers le logis de Jehan, chez lequel il monta délibérément.

 

Escargasse ne l’avait pas perdu de vue. Quand il le vit s’engouffrer dans l’allée, il jugea sa mission terminée. Il prit ses jambes à son cou et fila vivement vers l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout.

 

Jehan avait négligé de fermer sa porte à clé. Saêtta entra après avoir frappé deux coups rudes, restés sans réponse.

 

Le mobilier, qu’il connaissait, était des plus rudimentaires. Il se composait d’une table, de deux chaises, d’un coffre qui servait en même temps de buffet, d’une étroite couchette et – la pièce la plus somptueuse – d’un grand fauteuil en assez bon état.

 

Dans la cheminée, relativement petite, quelques ustensiles de cuisine : une poêle, un gril, un coquemar[16], attestaient que le maître de céans ne dédaignait pas, le cas échéant, de préparer lui-même ses repas. Ce qu’il faisait, en effet, les jours où sa bourse trop plate lui interdisait d’aller au cabaret.

 

Il se vantait même, non sans orgueil, de n’avoir pas son pareil pour faire sauter une omelette. Ce qui, malgré son apparente simplicité, n’est pas une opération aussi facile à réussir que bien des gens se l’imaginent.

 

Saêtta avait faim. Il fouilla le coffre-buffet. Il n’y trouva pas le moindre croûton à se mettre sous la dent. Mais il y avait quelques flacons qui lui parurent d’apparence assez vénérable. Il en prit un, s’installa dans le fauteuil et attendit patiemment en vidant son gobelet à petits coups.

 

La nuit était venue et il avait négligé d’allumer la lampe. Il se trouvait mieux dans l’obscurité pour rêver à son aise. Neuf heures venaient de sonner à Saint-Germain-l’Auxerrois, proche, lorsqu’il entendit résonner dans l’escalier un pas qu’il reconnut aussitôt. Un sourire éclaira sa rude physionomie, et, tout joyeux, il s’écria :

 

– C’est lui !

 

Impatient, il courut sur le palier, et penché dans le noir, il demanda :

 

– C’est toi, mon fils ?

 

– Oui, fit une voix brève. C’était Jehan, en effet.

 

Le coup qu’il avait reçu en apprenant la disparition de Bertille, qu’il croyait si bien en sûreté, l’avait tout d’abord atterré. Mais il était de ces natures énergiques que le malheur semble stimuler au lieu de les abattre. D’ailleurs, c’était un combatif, la lutte était son élément. Et dans la lutte, il ne perdait jamais le sang-froid.

 

Pardaillan, qui l’observait à la dérobée, le vit soudain très maître de soi. Seulement, la teinte livide qui s’était répandue sur son visage persistait. Ses magnifiques yeux noirs brillaient d’un éclat fiévreux. Les narines demeuraient pincées.

 

De l’interrogatoire serré que Pardaillan et Jehan firent subir au majordome, ils ne purent tirer rien de plus que ceci : Bertille était partie avec une vieille paysanne avec laquelle elle avait eu un entretien secret.

 

Qui était cette vieille ? Qu’avait-elle dit à la jeune fille ? Où l’avait-elle conduite ? Autant de questions qui demeuraient encore à l’état de mystère.

 

Pardaillan, qui avait entendu la Galigaï se vanter d’avoir fait enlever la jeune fille, se disait que cette vieille paysanne devait être une émissaire de la femme de Concini. Il n’en savait pas plus long et, comme Jehan, il cherchait.

 

Il ignorait que Léonora avait menti en prenant à son compte une action que l’évêque de Luçon prétendait, de son côté, avoir fait accomplir. Mais Richelieu, dans cette affaire, n’avait fait que suivre les indications du père Joseph. Il avait donc menti, lui aussi.

 

Enfin, si on se rappelle que frère Parfait Goulard, comme par hasard, s’était, dès leurs premiers pas dans la rue, trouvé sur le chemin de Bertille et de Marie-Ange, on n’aura pas de peine à comprendre d’où venait le coup.

 

Tout ceci était un peu trop compliqué pour que Pardaillan pût le démêler en quelques minutes. Nous devons dire qu’il se demanda un moment s’il ne ferait pas bien de répéter ce qu’il avait entendu concernant Bertille. Mais il réfléchit que cela pouvait l’entraîner plus loin qu’il ne voulait et il y renonça.

 

D’ailleurs, il était bien résolu à éclaircir l’affaire. Par sympathie pour les deux jeunes gens, d’abord. Ensuite, parce qu’il n’oubliait pas que la jeune fille était persécutée uniquement à cause des papiers qu’on savait en sa possession. Or, comme ces papiers lui étaient destinés et l’intéressaient tout particulièrement, avec sa logique spéciale, il en concluait qu’il était la cause indirecte de cette persécution. Par conséquent, il se devait à lui-même de réparer le mal, en dehors de toute considération de sympathie.

 

Parce que Bertille avait déclaré qu’elle serait de retour avant la nuit, Jehan ne voulait pas quitter l’hôtel du duc d’Andilly tant que la nuit ne fût pas tombée. Pardaillan pensait bien qu’elle ne rentrerait pas. Mais il ne dit rien et attendit patiemment avec lui.

 

Jehan dut se rendre à l’évidence. Ils partirent. Dans la rue, il marcha silencieusement, les dents serrées, à côté de Pardaillan, préoccupé lui-même. En sorte que lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, ils n’avaient pas échangé quatre paroles.

 

À l’auberge, ils retrouvèrent Escargasse, Gringaille et Carcagne qui les attendaient sans impatience, attendu qu’ils pouvaient tuer le temps en vidant force flacons et en jouant aux dés. Ce qu’ils faisaient très consciencieusement.

 

– Eh bien, demanda Jehan, l’homme est-il venu ? Qui est-ce ? Escargasse, à qui s’adressait la question, répondit avec un gros rire, et comme s’il pensait qu’on lui avait bien inutilement infligé une fastidieuse corvée :

 

– S’il est venu ? Je comprends ! Qui c’était ? Votre père… pas moins !

 

À ces derniers mots, Jehan fronça imperceptiblement le sourcil et regarda le Provençal de travers. Il ne lui fit aucune observation cependant et se contenta de demander :

 

– Où est-il allé ?

 

– Chez vous, fit Escargasse.

 

Et naïvement, sans en chercher plus long, il ajouta :

 

– Il est inquiet, cet homme… C’est facile à comprendre.

 

Jehan tressaillit et demeura un moment les yeux dans le vague. Il se secoua comme pour chasser des pensées importunes et, se tournant vers Pardaillan, il l’interrogea du regard.

 

Le chevalier avait entendu. Lui aussi, il avait tressailli à la première réponse d’Escargasse. Et il avait saisi au passage le coup d’œil de Jehan, de même qu’il avait surpris son tressaillement. Et il avait observé sa courte rêverie. À la question muette du jeune homme, il répondit par une question, comme si un doute s’était levé dans son esprit :

 

– Ainsi, c’était votre père ?

 

– Il paraît, répondit Jehan avec un haussement d’épaules rageur.

 

– En ce cas, dit gravement Pardaillan, mes soupçons étaient mal fondés. Et je regrette sincèrement de vous en avoir fait part.

 

– Mais enfin, insista Jehan, qu’aviez-vous supposé ? Ne pouvez-vous me le dire ?

 

– À quoi bon ? fit Pardaillan, subitement froid. Il est évident que je me suis trompé… puisqu’il s’agit de monsieur votre père.

 

Jehan fut sur le point de crier : « Ce n’est pas mon père ! » Il se tut. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire. Il prit la main de Pardaillan, la serra dans les siennes et, d’un ton pénétré :

 

– Vous m’excuserez, monsieur, de ne pas vous remercier comme je le devrais… Mais, vous le voyez, je n’ai pas bien la tête à moi.

 

Pardaillan le considéra longuement ; il se sentit ému de compassion et il hocha doucement la tête comme pour dire : « Je le vois bien. »

 

En effet, Jehan paraissait calme. Il s’efforçait même de sourire. Mais sa pâleur persistait plus effrayante et il y avait de l’égarement au fond de ses prunelles dilatées. L’effort qu’il faisait pour ne pas crier son désespoir et refouler ses sanglots devait être formidable et l’écrasait. Pardaillan le comprit. Ce qu’il fallait à ce jeune homme, c’était la solitude, où il pourrait du moins se décharger de l’abominable contrainte.

 

Il chercha un prétexte plausible de le renvoyer chez lui et crut l’avoir trouvé. Il dit, avec douceur :

 

– Allez, mon enfant, il ne faut pas faire attendre votre père, qui s’inquiète… on vous l’a dit. Et n’oubliez pas que vous me trouverez prêt à vous aider dans vos recherches.

 

Jehan n’entendit que la première phrase. Il eut un éclat de rire strident, qui retentit douloureusement à l’oreille du chevalier. Les trois braves, comprenant qu’il se passait quelque chose d’anormal, dressèrent l’oreille et se levèrent sans bruit, prêts à obéir sur un signe. Avec une sorte de rage concentrée, Jehan gronda :

 

– C’est vrai, ventre de veau ! mon père m’attend ! Un bon fils ne doit pas laisser son père dans l’inquiétude.

 

Et il partit d’un pas rude, violent, furieux, laissant Pardaillan plus rêveur que jamais. Les trois braves, un peu pâles, effarés, pliant instinctivement les épaules, le suivirent de loin, comme des chiens qui craignent la raclée, et ils se disaient :

 

– Le temps est à l’orage !… Gare à la peau de l’imprudent qui heurtera messire Jehan !

 

Dès qu’il fut entré dans sa mansarde, Jehan battit le briquet et alluma la lampe. Après quoi, il se campa devant Saêtta et le regarda fixement, sans dire mot.

 

Saêtta ne parut pas remarquer ce qu’il y avait de menaçant dans cette attitude. Il était ému et ne songeait pas à cacher cette émotion. Il paraissait rayonnant, du reste. Manifestement, il était heureux. Jehan ne put en douter. Il lui sembla même démêler au fond de ces yeux de braise une expression de rude tendresse qu’il n’y avait peut-être jamais vue. Il en fut tout déconcerté, tout étourdi. Évidemment, il ne s’attendait pas à cela.

 

Le résultat fut qu’il modifia son attitude.

 

Saêtta ne remarqua pas ce changement. Il prit la main du jeune homme et la serra vigoureusement.

 

C’était la deuxième ou troisième fois de sa vie qu’il accomplissait un geste pareil. La surprise de Jehan s’accrut. Mais l’incompréhensible accès de colère qu’il avait eu en apprenant que l’homme soupçonné par Pardaillan n’était autre que Saêtta qui l’attendait chez lui, cet accès était tombé. Maintenant, il était maître de lui et, comme il avait son idée de derrière la tête, il ne laissait rien voir de ses sentiments intimes.

 

Saêtta le conduisit jusqu’au fauteuil et, avec une douceur que Jehan ne lui connaissait pas :

 

– Assieds-toi, mon fils… Tu dois être fatigué. Je te vois bien pâle. Enfin, te voilà, sain et sauf, c’est l’essentiel et je suis content… bien content.

 

Ceci était prodigieux. Jamais Saêtta n’en avait fait ni dit autant. L’étonnement de Jehan se haussait jusqu’à la stupeur.

 

Pourtant, ces marques d’amitié anormales ne le touchaient pas. Au contraire, elles faisaient se lever en lui une vague inquiétude. Et il faut croire qu’il était bien changé, car, au lieu de s’indigner de cette insensibilité, comme il n’eût pas manqué de le faire quelques jours plus tôt, elle lui parut naturelle. Au lieu de s’abandonner avec sa franchise ordinaire, il se tint sur la réserve. Mieux : sur ses gardes, comme s’il eût été devant un ennemi.

 

Ceci nécessite quelques explications que nous donnerons le plus brièvement possible.

 

Du peu de mots que Pardaillan avait dits en chargeant Escargasse de veiller devant la maison de Concini, Jehan avait compris ceci : « L’homme qui viendra ici, envoyé par la Galigaï, cet homme qui se dit mon ami, est un ennemi dont je dois me défier et que je dois surveiller. »

 

Brusquement, il avait appris que cet homme, c’était Saêtta. Quelques jours plus tôt – c’est-à-dire avant son entretien avec Bertille, cet entretien auquel se rattachait le changement rapide et radical qui s’opérait en lui – il se serait dit qu’il y avait là quelque malentendu. D’autant que Pardaillan, en qui il avait une confiance aveugle, s’était empressé de battre en retraite et s’était presque excusé, lorsqu’il avait appris que cet homme était le propre père de Jehan.

 

Depuis longtemps, il avait de vagues soupçons sur le compte de Saêtta. On se souvient peut-être que, dès les commencements de ce récit, il l’avait déclaré très nettement. Depuis son entretien avec Bertille, il avait réfléchi. Le bandeau qu’il avait sur les yeux était tombé et il avait regardé les choses et les êtres en les voyant nettement tels qu’ils étaient. De lui-même, cette manière d’enquête morale à laquelle il se livrait avait remonté à ses proches, et Saêtta était un des premiers qu’il avait eus à juger.

 

Il s’était montré impitoyable pour lui-même. Il se montra sévère, mais juste, envers l’homme qui l’avait élevé. Et de déduction en déduction, il en était arrivé à se poser cette question grosse de conséquences : « Pourquoi Saêtta s’est-il acharné à faire de moi le misérable que j’ai été sans m’en douter durant des années ? »

 

Le soupçon, comme on voit, s’était changé en certitude. Le mobile seul lui échappait. Et c’est ce mobile qu’il avait résolu de connaître.

 

Là-dessus était venue l’affaire de sa délivrance. Pardaillan, brave et loyal gentilhomme, avait reculé avec horreur à la pensée d’accuser un père de comploter contre son fils. Il l’avait très bien compris et n’avait pas insisté. Mais lui, qui savait ce que valait Saêtta et qu’il n’était pas son père, lui avait été vivement frappé de ce fait venant s’ajouter à tant d’autres.

 

Et il était parti résolu à avoir une explication violente, mais décisive. L’attitude de Saêtta l’avait déconcerté. Il s’était dit : « Ce n’est pas une comédie qu’il joue là. Quel but tortueux poursuit-il donc ? Il faut que je sache à tout prix. Mais ce n’est pas de la violence qu’il faut ici, ni de la franchise : c’est de la ruse. Soit, je ruserai donc. »

 

Et son attitude s’était modifiée. Et maintenant il se préparait à cet entretien qu’il sentait inévitable comme il se serait préparé pour une lutte d’où il lui fallait sortir vainqueur coûte que coûte.

 

Saêtta, à mille lieues de soupçonner la tempête déchaînée sous ce front pâle, mais calme en apparence, Saêtta, en un récit fantaisiste, préparé d’avance, raconta comment il était allé rue des Rats dans l’intention de l’arracher aux griffes de Concini. Le récit qu’il fit était invraisemblable. Jehan eut l’air de l’accepter pour véridique et remercia comme il convenait.

 

Quand les explications eurent été fournies de part et d’autre, Saêtta entreprit de décider Jehan à s’emparer du trésor de Fausta. Il n’indiquait que vaguement l’endroit où on le trouverait : dans les environs de la chapelle du Martyr. Il n’était venu que dans cette intention.

 

Quels arguments convaincants il trouva ? Peu importe. Disons seulement que lorsqu’il quitta la mansarde, il emportait la conviction que Jehan était fermement résolu à s’approprier le trésor. Quand il se trouva enfin seul, Jehan réfléchit :

 

– Voilà où il voulait en venir ! À me proposer un vol. Il y a longtemps qu’il cherche à faire de moi un voleur !… Pourquoi cette obstination ? Pourquoi ?

 

Et, avec un sourire qui eût inquiété l’ancien maître d’armes, s’il l’avait pu voir, il ajouta :

 

– Eh bien, soit ! Je me ferai voleur… puisque je n’ai que ce moyen de percer le but secret poursuivi avec tant d’opiniâtreté par Saêtta.

 

Cependant, cette lutte qu’il venait de soutenir avait été un grand bien pour lui en ce sens qu’elle lui avait fait oublier momentanément Bertille et l’avait arraché au morne désespoir dans lequel il s’enlisait, en réveillant en lui l’homme d’action.

 

Maintenant sa pensée revenait à sa fiancée. Mais ce n’était plus pour s’abandonner au découragement, c’était pour s’exciter à la lutte. Il allait et venait dans la petite mansarde, comme un fauve dans sa cage, ne semblant pas se souvenir qu’il venait de passer deux journées d’angoisses mortelles, enseveli dans une sorte de tombe. Deux journées qui eussent brisé de fatigue le tempérament le plus robuste. Il finit pas se dire :

 

– Je fouillerai Paris maison par maison et il faudra bien que je la retrouve… Et si je ne la trouve pas ?… si elle est morte ?… C’est bien simple : comme la vie ne m’est plus rien sans elle, j’en finirai d’un bon coup de dague. Mais encore faut-il que j’aie épuisé toutes les recherches. Dès demain, j’entre en campagne. J’aurai besoin de toutes mes forces. Donc, il faut que je me repose. Couchons-nous et dormons… c’est nécessaire.

 

Et il fit comme il avait décidé : il se coucha. Et, soit que la fatigue l’eût terrassé enfin, soit effet de sa volonté, quelques instants plus tard il dormait profondément.

 

Il faut convenir qu’il n’avait vraiment pas volé les quelques heures de repos qu’il s’accordait.

 

XXXII

 

Après le départ de Jehan, Pardaillan monta dans sa chambre, où il s’enferma à double tour. Il prit le coffret qui lui avait été confié et le posa sur sa table. Et il resta un long moment rêveur, les yeux fixés sur le coffret, sans le toucher.

 

Il s’éloigna de la table et se mit à marcher de long en large, réfléchissant profondément. Et chaque fois qu’il passait devant le coffret, il lui jetait un coup d’œil. Mais il ne le touchait toujours pas.

 

Il paraissait tourner et retourner dans son esprit une question qui l’embarrassait.

 

Brusquement, il se décida. Il traîna le fauteuil devant la table, se laissa tomber dedans, et, avec un haussement d’épaules, il bougonna :

 

– Au diable les scrupules !… Ces papiers m’appartiennent… ils me sont destinés, tout au moins. Si la demoiselle de Saugis savait que je suis Pardaillan, elle me les remettrait. Cela ne fait pas de doute. Donc, je ne fais rien de mal… j’use de mon droit strictement.

 

Ayant tranché ce point qui l’avait laissé si longtemps indécis et hésitant, il prit le coffret d’une main ferme et en vida le contenu sur la table.

 

Il prit un à un les papiers et les parcourut très superficiellement, cherchant son nom. Il trouva, en tout et pour tout, deux feuillets qu’il mit de côté. Il remit tous les autres dans le coffret qu’il ferma à clef et il alla cacher le tout au fond d’un bahut dont il mit la clé dans sa poche.

 

Ceci fait, il revint s’asseoir devant la table et prit les deux feuillets. Le premier de ces feuillets était la lettre du comte de Vaubrun dont nous avons cité les passages essentiels au moment où l’indiscrète Colline Colle la lisait.

 

Pardaillan lut et relut cette lettre avec la plus grande attention. Puis, il la posa sur le bord de la table et réfléchit :

 

– Qu’est-ce que c’est que ce Luigi Cappello, comte de Vaubrun, qui fut au service de Mme Fausta et se dit mon ami ?… Du diable si je me souviens !

 

Il parut remonter dans des souvenirs lointains et tout à coup il s’écria :

 

– Eh ! pardieu, j’y suis : Luigi Capello, comte toscan ! C’est le messager que Fausta envoyait au général Alexandre Farnèse, pour lui porter l’ordre d’envahir le royaume à la tête de son armée. C’est celui que j’arrêtai et blessai, sur la route de Gravelines. Oh ! diable, ceci ne date pas d’aujourd’hui !

 

Il fouilla encore une fois sa mémoire, et il eut un sourire de satisfaction.

 

– Voilà les souvenirs qui reviennent, murmura-t-il. Après l’avoir blessé, après lui avoir enlevé la lettre de Fausta, que je déchirai devant lui, je l’ai soigné de mon mieux, et il en fut très touché. Si touché que, lorsqu’il fut complètement rétabli, il vint me remercier, m’assura qu’il se considérait comme mon obligé et que je pouvais faire état de lui, comme d’un ami dévoué.

 

Il eut un de ces indéfinissables sourires, et :

 

– Mon obligé : hum !… C’était un peu excessif. Car enfin, si je ne l’avais pas blessé, je n’aurais pas eu le mérite de le soigner ensuite. Mon ami : cette lettre me prouve qu’il l’était réellement devenu. C’était un brave, c’était aussi un galant homme et un homme de cœur.

 

Content d’avoir élucidé ce détail qui l’intriguait, il passa à un autre.

 

– Saêtta !… Qu’est-ce que ce Saêtta ?… Voyons : lorsque je suivais à la piste (voici de longues années de cela) Maurevert qui s’était réfugié en Italie, je me souviens d’un maître d’armes de Florence, qui avait inventé un certain coup qu’il appelait modestement « la saêtta » : la foudre !… Peuh !… un coup d’écolier que j’ai compris dès la première fois que je lui ai vu exécuter. Cependant, soyons juste, ce maître d’armes était un escrimeur passable. Le Saêtta dont il est question dans cette lettre serait-il mon maître d’armes florentin ?… Pourquoi pas ?… La lettre dit : un spadassin, un bravo, un homme à tout faire. Qu’est-ce que cela prouve ? Par suite de circonstances que j’ignore, le maître d’armes peut bien être devenu un homme à tout faire.

 

Il réfléchit un moment, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les yeux au plafond. Et il reprit :

 

– Il n’y a rien d’impossible à cela. Ce Saêtta pourrait donc me renseigner. C’est à voir. Dans tous les cas, je tiens, grâce à cette lettre, ce qui m’a toujours manqué jusqu’à ce jour : un indice, un bout de ce fil. Pardieu ! J’irai jusqu’au bout de ce fil, et il faudra bien qu’il aboutisse à quelque chose… ou j’y perdrai mon nom. Il me faut donc trouver ce Saêtta… s’il n’est pas mort. C’est possible aussi, cela. S’il est vivant, je le trouverai et alors, il faudra bien qu’il me dise ce qu’est devenu mon fils… s’il le sait.

 

Il répéta machinalement, perdu dans une rêverie profonde :

 

– Mon fils !… C’est curieux, ce mot ne m’a jamais produit l’effet qu’il me produit en ce moment. Pourquoi ?…

 

Il eut l’air de chercher et bougonna :

 

– C’est ce jeune homme qui me tourneboule la cervelle !… Il m’est cependant arrivé plus d’une fois dans mon existence de me prendre d’irrésistible et soudaine amitié pour des gens que je connaissais à peine. Pourquoi ce qui m’a paru très naturel pour d’autres me paraît-il extraordinaire et me déconcerte-t-il à ce point pour ce jeune homme ?

 

Il réfléchit encore, les sourcils froncés, l’esprit tendu, et :

 

– C’est que ce jeune homme me ressemble étonnamment… au moral, s’entend. Quand je l’entends parler et que je le vois agir, je me revois tel que j’étais au temps lointain de mes vingt ans. C’est cela qui me frappe et me remue les tripes, quoi que j’en dise. Cela et pas autre chose… Si bien que j’en suis arrivé à me demander pourquoi il ne serait pas mon…

 

Il repoussa brusquement son fauteuil et se mit à marcher avec agitation :

 

– Il ne faut pas y songer, finit-il par se dire. Puisque ce jeune homme a un père… il ne peut pas être mon fils. C’est clair… Et pourtant !…

 

Il revint à la table et, debout, il mit la main sur le second feuillet, il ne le prit pas et il dit :

 

– Je suis resté vingt ans sans me soucier autrement de cet enfant. Je me disais : « Le fils de Fausta !… Heu !… pour peu qu’il ressemble à sa mère, il ne pourra guère s’entendre avec son père. Peut-être vaut-il mieux que nous ne nous connaissions jamais, lui et moi. » Et voici que maintenant que je connais ce Jehan… Il s’arrêta et remarqua :

 

– Autre coïncidence curieuse : il s’appelle Jean… comme moi… Il réfléchit encore un moment et brusquement il jeta bas les pensées qui l’obsédaient et conclut :

 

– Pendant dix-sept ans, j’ai poursuivi inlassablement le sire de Maurevert pour le tuer. Au bout de ce temps, je l’ai pris et… je lui ai fait grâce. Et ce n’est vraiment pas ma faute si la peur l’a foudroyé. Pendant vingt ans, je me suis désintéressé – ou à peu près – de mon fils. Qui me dit que je ne vais pas le retrouver maintenant et me mettre à raffoler de lui comme mon pauvre père raffolait de moi ?… Tout est possible et tout vient à point à qui sait attendre. Attendons.

 

Il reprit sa place dans le fauteuil et dit :

 

– Voyons ce papier.

 

C’était le deuxième feuillet. Un de ces feuillets qui avaient tant intrigué dame Colline Colle, parce qu’ils étaient écrits en une langue qu’elle ne connaissait pas et qui lui paraissait être du latin.

 

Le feuillet qu’elle avait remis à Parfait Goulard était effectivement écrit en latin. Celui que tenait Pardaillan en ce moment, était écrit en espagnol. Pardaillan, qui avait visité à diverses reprises l’Italie et l’Espagne, parlait l’italien et l’espagnol aussi bien que le français.

 

Il se mit donc à lire attentivement et murmura :

 

– Voici qui est bizarre !… Le papier que Concini possède et qu’il m’a fait lire – un peu malgré lui – est la traduction littérale de celui-ci. Les indications sont identiques à celles-ci. Pourtant, cornes du diable ! Je sais bien que ces indications sont fausses ! Je sais bien que les millions ne sont pas enfouis là !… Alors ?… Alors, c’est qu’il doit y avoir une manière spéciale de lire ceci. Quelque chose, je ne sais pas quoi, une manière de clé… Cherchons.

 

Et il chercha longuement, minutieusement, patiemment. Il lut et relut le papier, le tourna et le retourna dans tous les sens, l’étudia de très près, de loin, l’exposa à la lumière pour voir si par transparence, il ne découvrirait pas quelques lignes intercalées. Il le chauffa au-dessus de la lampe, le plongea dans l’eau, espérant ainsi faire apparaître des caractères écrits avec une encre spéciale. Il ne trouva rien.

 

De guerre lasse, il plia les deux papiers et alla les mettre à part dans le bahut où il avait déjà caché la cassette, en se disant :

 

– Je reprendrai ces recherches… et il faudra bien que je trouve. Et il se mit à marcher doucement dans sa chambre, en sifflotant un vieil air qu’il affectionnait. Il paraissait préoccupé et il traduisit cette préoccupation en disant d’un air grognon :

 

– De quoi vais-je encore me mêler là ?… Jusqu’à mon dernier souffle, je serai donc toujours le même animal, enragé à fourrer son nez où il n’a que faire ?… Çà, n’ai-je pas assez de mes propres soucis ?…

 

Il a fallu que j’allasse me mêler des affaires de ce Jehan, que je ne connais pas… puis de cette jeune fille, que je ne connais pas davantage… Et maintenant, me voici piqué de la tarentule de m’aller jeter entre le Béarnais et le Concini… Çà, que me font, à moi, ces histoires ? Le roi n’est-il pas de taille à se défendre ?…

 

Il tapa du pied avec colère et bougonna :

 

– Je ne peux pourtant pas assister impassible à l’assassinat de ce pauvre Sire !… Je deviendrais complice, moi ! Et puis, au vrai, je m’ennuyais… Toutes ces histoires me distrairont un peu… C’est toujours cela. Et puis ce me sera un exercice salutaire… Je me rouillais, Dieu me damne ! Je crois que j’étais en train d’engraisser !

 

Là-dessus, Pardaillan se coucha et ne tarda pas à s’endormir.

 

XXXIII

 

Le lendemain matin, Pardaillan s’en fut en flânant à l’Arsenal, tout en haut de la rue Saint-Antoine. Il s’était dit en se levant :

 

– Il y a, me semble-t-il, bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de m’entretenir avec M. de Sully. Je crois bien que je lui dois une visite. Je ne veux cependant pas passer pour un ours et un malappris. Allons faire visite à M. de Sully.

 

Dans l’antichambre, encombrée comme de juste, il heurta un gentilhomme et il s’excusa d’un mot poli. Le gentilhomme répondit par un mot aussi poli. Incident très banal, qui n’eut pas d’autre suite.

 

Seulement, Pardaillan profita de la minute pendant laquelle il dut attendre le retour du laquais qui était allé porter son nom pour étudier à la dérobée l’homme qu’il avait heurté sans le vouloir.

 

Ce gentilhomme n’avait cependant rien d’extraordinaire. Le costume qu’il portait avec une certaine élégance était irréprochable. Riche assurément par la qualité de l’étoffe, mais d’une simplicité qui faisait honneur au goût de son propriétaire.

 

Le gentilhomme, nullement emprunté, allait et venait dans la cohue. Sa démarche était souple et aisée, son attitude pleine d’assurance.

 

Pardaillan, après avoir, d’un coup d’œil, détaillé le costume, avait dévisagé l’homme. Et un mince sourire avait effleuré ses lèvres. Puis le sourire s’était fondu et il avait eu cette expression particulière de l’homme qui cherche à se souvenir. En effet, il se disait :

 

– Où diable ai-je vu ces yeux ?… Et cette allure, cette démarche ?… Malgré le costume, malgré son assurance – trop d’assurance, mordieu ! – ce n’est pas un gentilhomme. Et cet accent ?… C’est un Italien, certainement… Où diable ai-je vu cet homme ?… Où ?… Quand ?…

 

Il fut tiré de ses réflexions par le laquais qui venait le chercher. Il le suivit et oublia l’homme qui l’avait intrigué une minute.

 

La cinquantaine. Front vaste, dégarni de cheveux. Barbe abondante, grisonnante, très soignée. Sourcils épais, œil perçant. Physionomie rude, manières brusques : tel était Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully, ministre et ami de S. M. Henri IV.

 

Il vint au-devant du chevalier, comme on va au-devant d’un ami : la main tendue, un sourire cordial aux lèvres. La visite le surprenait. Mais il n’avait garde de le montrer. Elle lui était agréable. Et ceci, il le laissait voir.

 

Il fit un signe au laquais qui se hâta d’avancer pour le visiteur un fauteuil près de celui de son maître, contre la grande table de travail, encombrée de paperasses, et il ordonna :

 

– Quand je frapperai, vous appellerez M. Guido Lupini. Le laquais s’inclina silencieusement et sortit.

 

Les deux hommes s’assirent face à face. Lorsque l’échange de politesses, de rigueur, fut terminé, Sully fixa ses yeux perçants sur les yeux clairs de Pardaillan et, avec une imperceptible pointe d’inquiétude :

 

– Avec vous, monsieur de Pardaillan, il faut renverser les formules ordinaires. Aussi je ne vous demande pas à quoi je puis vous être utile, mais je vous dis : Quel nouveau service venez-vous me rendre ?

 

Pardaillan prit son air le plus naïf et :

 

– Je ne viens vous rendre aucun service, monsieur de Sully. C’est vous, au contraire, qui allez me rendre service.

 

– Aurais-je cette bonne fortune de pouvoir vous être utile ? fit Sully d’un air sceptique.

 

Et gravement, avec une évidente sincérité, il ajouta :

 

– S’il en est vraiment ainsi, parlez, monsieur. Vous savez que je vous suis tout acquis.

 

Pardaillan remercia d’un sourire, et avec son même air ingénu :

 

– Figurez-vous donc, fit-il, qu’à force de vivre à l’écart, comme un ours que je suis, j’ai fini par m’apercevoir que je ne sais plus rien de ce qui se passe. Parole d’honneur, monsieur, je suis aussi ignorant des nouvelles de la cour de France que peut l’être un sujet du sultan de Turquie. J’en suis honteux. Alors, je me suis dit : « Allons voir M. de Sully, qui est bien placé pour savoir, lui. Il me renseignera. »

 

Si le ministre fut surpris, il n’en laissa rien voir. Il connaissait Pardaillan et savait qu’il n’était pas homme à venir lui faire perdre un temps précieux en bavardages futiles. Cette vague inquiétude qui l’avait étreint ne fit que s’accentuer.

 

Mais comme il savait aussi que Pardaillan ne dévoilerait sa pensée que lorsqu’il jugerait le moment venu, il se garda bien de le contrarier et demanda :

 

– Que désirez-vous savoir ?

 

– Tout, mordieu ! tout ce qui se passe, s’écria Pardaillan qui, tout aussitôt, précisa. Parlez-moi du roi… de la reine… du sacre de Sa Majesté… Au fait, à quand ce fameux sacre ?…

 

Sully, dont le front s’était rembruni, expliqua comme quoi le roi se faisait tirer l’oreille, malgré que la reine l’obsédât à ce sujet.

 

Pendant que le ministre parlait, Pardaillan s’était accoudé à la table. Cette table, nous l’avons dit, était surchargée de paperasses. Ses yeux tombèrent involontairement sur un feuillet presque complètement recouvert par un dossier, que son geste machinal avait poussé dessus.

 

Trois mots et une signature attirèrent son attention : « Trésor, dix millions, Guido Lupini. »

 

Pardaillan, tout en prêtant une oreille attentive aux propos de Sully, fit cette réflexion que ce Guido Lupini était précisément la personne qui serait introduite quand il s’en irait. Et malgré lui, sans qu’il pût dire pourquoi, le souvenir de ce personnage qui l’avait intrigué un moment lui revint à l’esprit. Il se figura que ce personnage devait être le signataire de cette lettre, demande d’audience assurément, dont il ne voyait qu’un petit bout émergeant de la liasse qui la recouvrait.

 

Pardaillan avait des intuitions déconcertantes dont il savait tirer un parti immédiat. Ces trois mots : trésor, dix millions, pouvaient se rapporter à mille et un sujets divers, Ce nom : Guido Lupini pouvait être aussi bien celui de n’importe laquelle des personnes qui attendaient dans l’antichambre du ministre.

 

Mais le personnage qu’il avait heurté avait éveillé en lui des souvenirs qu’il n’était pas parvenu à préciser. Mais il avait reconnu en lui un accent italien et malgré les apparences il s’était dit : celui-là n’est pas un gentilhomme. Enfin ces mots : trésor, dix millions, il les entendait encore revenant sur les lèvres de Concini et de sa femme – des Italiens aussi. Il les voyait dans les papiers qu’il avait parcourus ou étudiés la veille.

 

– Tout cela se mélangea instantanément dans son esprit et il en sortit cette réflexion qui passa comme un éclair dans son cerveau échauffé :

 

« Je gage que ce Lupini n’est autre que l’homme que j’ai heurté et dont je ne parviens pas à fixer la ressemblance. Je gage que ces dix millions sont les millions de mon fils. »

 

Et tout aussitôt, cette autre réflexion obligée, complétant la première :

 

« Il faut que je sache ce que ce Lupini veut dire à M. de Sully. »

 

Et ces réflexions n’étaient pas encore achevées dans sa tête que déjà il étudiait le cabinet dans lequel il se trouvait, cherchant quoi ?… Il n’en savait encore rien. Cherchant, voilà tout.

 

Tout ceci, qui a nécessité une longue explication, passa en lui avec la rapidité de la foudre. Et cependant, il continuait de converser paisiblement avec Sully sans que celui-ci pût soupçonner ce qui se passait en lui.

 

– La reine, dit-il, en réponse à la réflexion du ministre, la reine insistera de nouveau et plus que jamais.

 

– Qui vous le fait supposer ? Vous savez quelque chose ? demanda Sully en le fixant.

 

– Je ne sais rien, fit ingénument Pardaillan. C’est une supposition que je fais.

 

Et d’un air détaché :

 

– N’y a-t-il pas certaine prédiction, fâcheuse pour le roi, qui court au sujet de ce sacre de la reine ?

 

– Oui, dit Sully en haussant les épaules. Et le roi s’en inquiète plus qu’il ne convient, à mon sens. Entre nous, je puis bien vous le dire, c’est cette prédiction qui est cause de la résistance que le roi oppose au désir de la reine.

 

Pardaillan, à son tour, le fixa avec insistance et, devenu brusquement grave :

 

– Il a grandement raison. Sully tressaillit.

 

– Vous croyez donc à ces sortes de prédictions ? fit-il sans chercher à cacher son inquiétude.

 

– En général, je suis assez sceptique. Mais pour ce qui est de cette prédiction-là, oui, j’y crois. J’y crois fermement.

 

Et Pardaillan insista particulièrement sur ces derniers mots, qu’il soulignait encore d’un coup d’œil des plus expressifs.

 

Sully pâlit légèrement. Il rapprocha vivement son fauteuil en baissant la voix.

 

– Pour Dieu, parlez, monsieur. Vous savez quelque chose.

 

– Morbleu, monsieur, je me tue à vous dire que je ne sais rien… Si ce n’est que le roi, à la suite d’une grande cérémonie – le sacre de la reine, par exemple – doit être assassiné dans un carrosse… C’est la prédiction qui le dit, notez bien, ce n’est pas moi.

 

Cette fois, Sully comprit. De pâle qu’il était, il devint livide. Et la voix étranglée :

 

– Et vous croyez que la reine…

 

– Pour Dieu, mon cher monsieur de Sully, interrompit Pardaillan, ne me faites pas dire ce qui n’est pas dans ma pensée… La reine est femme : coquette et tenace. Elle voit dans cette cérémonie une occasion de briller dans ses atours royaux. Elle la réclame à cor et à cri, sans trop se soucier des conséquences qu’elle peut avoir. Au surplus elle ignore, sans aucun doute, que la cérémonie de son sacre est précisément celle visée par la prédiction.

 

Sully se leva brusquement. Pardaillan le saisit par le bras, et :

 

– Où allez-vous, monsieur ? fit-il très calme.

 

– Chez le roi ! Lui dire…

 

– Jolie idée ! fit Pardaillan en levant les épaules. Eh ! morbleu ! si j’avais voulu mettre ce souci dans la tête du roi, je ne serais pas venu vous trouver !…

 

– C’est juste ! C’est juste ! balbutia Sully, qui se laissa tomber lourdement dans son fauteuil.

 

– Au surplus, monsieur, continua Pardaillan avec son calme inaltérable, à quoi vous sert-il de vous effarer ainsi ? Il n’y a pas péril en la demeure. Puisque je vous dis que le roi ne sera meurtri qu’après la cérémonie, il est clair que, jusque-là, il peut dormir sur ses deux oreilles.

 

– Vous avez encore raison, monsieur, dit Sully, qui se ressaisissait. Mais cette fois-ci, vous le dites bien, le roi doit être meurtri.

 

– L’ai-je dit ? fit Pardaillan, qui reprit son air naïf. C’est de la prédiction que je voulais parler.

 

Sully n’insista pas. Il connaissait Pardaillan et il savait qu’il n’en tirerait que ce qu’il voudrait bien dire. Au reste, il se tenait pour dûment averti.

 

– Pardieu ! dit-il, je vais conseiller au roi de refuser formellement et catégoriquement.

 

Et en disant ces mots, il consultait de l’œil Pardaillan, comme pour lui demander son avis.

 

– Mauvais moyen, dit nettement celui-ci.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que si le sacre de la reine est refusé, on peut chercher une autre cérémonie, à laquelle nous n’aurons pas songé, toujours pour rester dans les termes de la prédiction.

 

– Que faut-il faire, selon vous ?

 

– Accorder, accorder aimablement et fixer une date ferme. De sorte que nul ne puisse douter des bonnes intentions du roi. Nous voici à la mi-mai, le roi pourrait prendre date pour la mi-septembre. Ceci fait quatre bons mois. Ce n’est pas trop pour préparer convenablement une cérémonie de cette importance… Et cela fait toujours quatre mois pendant lesquels notre Sire sera à l’abri de toute tentative criminelle.

 

– Oui, mais ensuite ? fit Sully rêveur.

 

– Ensuite, vous trouverez des prétextes plausibles pour renvoyer la chose au printemps.

 

– Et alors ?

 

– Ah ! mon cher monsieur, vous m’en demandez trop. Mortdiable ! Vous gagnez près d’une année. C’est énorme, cela. En un an, il se passe tant de choses ! Tant de gens meurent ou disparaissent… ou changent d’idée. La fameuse prédiction ne sera peut-être plus à redouter.

 

Et comme s’il avait dit tout ce qu’il avait à dire, Pardaillan se leva pour prendre congé.

 

Sully lui prit les deux mains, et les serrant à les briser, il dit d’une voix émue :

 

– Je savais bien que vous étiez venu pour me rendre service. Quand on vous voit apparaître on peut être assuré qu’un danger grave plane sur la maison et que vous arrivez pour l’écarter.

 

– Bah ! fit Pardaillan en souriant ; vous exagérez quelque peu. Vous voilà prévenu ; vous avez devant vous quelques mois de tranquillité. C’est beaucoup. Vous saurez mettre le temps à profit, je n’en doute pas.

 

Il disait ces mots d’un air très dégagé, mais la poignée de main dont il les accompagnait avait une signification autrement éloquente que Sully comprit très bien.

 

– Comment vous remercier, jamais ? fit-il d’un air pénétré. Vous donnez toujours et on ne peut rien vous donner.

 

– Bon, fit Pardaillan en riant de son rire clair, un jour je demanderai à mon tour… et peut-être trouverez-vous que je demande trop.

 

Ce qu’il y avait peut-être d’un peu amer dans ces dernières paroles fut atténué par le ton et le sourire.

 

– Ne le croyez pas, dit Sully très sincèrement.

 

Et il se leva pour reconduire Pardaillan ; en même temps, d’un geste machinal, il allongea la main vers un marteau d’ébène placé sur la table et frappa sur un timbre. Ce qui voulait dire qu’il fallait faire entrer le solliciteur dont il avait préalablement donné le nom.

 

Pardaillan fit deux pas vers la porte et tout à coup, il s’arrêta, et se frappant le front :

 

– J’ai trouvé ! s’écria-t-il.

 

– Quoi donc ? dit Sully étonné.

 

– Mon cher monsieur de Sully, dit Pardaillan avec cet air figue et raisin qui déconcertait ceux avec qui il était aux prises, vous m’avez demandé comment vous pourriez me remercier, je vous dis que j’ai trouvé.

 

– Vrai ? s’écria joyeusement Sully. Vous avez quelque chose à me demander ?

 

– Oui, quelque chose de très important… pour moi. Et froidement :

 

– Vous ne sauriez combien il m’est pénible de traverser ces antichambres encombrées – je vous l’ai dit, je suis un ours – ne pourriez-vous pas me faire passer par un chemin où je n’aurais pas à fendre une foule de solliciteurs ?

 

– C’est là ce que vous vouliez demander ? fit Sully, ébahi.

 

– Eh ! monsieur, bougonna Pardaillan, ce n’est rien pour vous. C’est beaucoup pour moi. J’ai des idées bizarres parfois.

 

– Il m’est très facile de vous satisfaire, sourit Sully. Venez, monsieur de Pardaillan.

 

– Non pas, je vous ai assez fait perdre votre temps. Dites-moi simplement par où je dois passer et reprenez votre travail.

 

Sully n’insista pas. Il désigna de la main une lourde tenture et expliqua :

 

– Passez par là. C’est le chemin de mes appartements. Au bout du couloir, à main droite, vous trouverez l’escalier qui aboutit à une cour de l’Arsenal.

 

Et en souriant :

 

– Vous pouvez être sûr que vous ne rencontrerez personne par là.

 

– Bon, songea Pardaillan, c’est ce que je demande.

 

Il fit un geste d’adieu à Sully qui, sans méfiance aucune, revenait s’asseoir devant sa table, il souleva la portière et disparut.

 

Il poussa la porte sans la fermer et il resta là, l’oreille dans l’entrebâillement, en songeant :

 

– Mortdiable ! il faut que je sache de quel trésor ce Guido Lupini veut entretenir le ministre.

 

Cependant le solliciteur était introduit. Dès les premiers mots qu’il prononça, Pardaillan reconnut qu’il ne s’était pas trompé. C’était bien l’homme qui l’avait intrigué, qu’il croyait connaître sans parvenir à préciser où et quand il l’avait connu.

 

Cet homme, c’était Saêtta.

 

Si l’on s’étonne de voir Saêtta dans ce magnifique costume qui lui donnait si bien l’air d’un gentilhomme que Pardaillan, au premier abord, l’avait pris pour tel, nous dirons que depuis longtemps déjà, Jehan le Brave pourvoyait à tous ses besoins. Les petits profits qu’il tirait de certaines besognes louches lui restaient donc intégralement. Il les employait à l’exécution de ses projets de vengeance.

 

C’est ainsi que si Jehan le Brave n’avait en tout et pour tout que l’unique costume qui lui servait hiver comme été, Saêtta, pour l’accomplissement de sa vengeance, avait tout ce qu’il lui fallait.

 

Si Jehan, toujours large et la main grande ouverte, n’avait jamais une obole devant lui, Saêtta possédait en réserve, et prudemment cachées, une cinquantaine de pistoles. Ce n’était pas énorme. Pour lui, c’était beaucoup.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Juin 2008

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Yves, Jean-Marc, CarineM, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Le Fils de Pardaillan a été publié en 1913 et 1914, en 154 feuilletons, dans le journal Le Matin, puis édité en deux volumes en 1916, chez Tallandier « Le Livre national », sous un titre unique mais avec un tome I et un tome second (numérotation continue des chapitres, le tome second commençant au chapitre XXXIV). Plus tard d'autres éditions ont repris Le Fils de Pardaillan en un seul volume et en deux parties, la continuité des chapitres restant inchangée. Enfin les éditions abrégées ont donné un titre à la seconde partie : Le Trésor de Fausta. Toutefois ce titre n'apparaît jamais dans les éditions originales. Nous avons repris pour cette édition, un titre unique en conservant la mention livre 7 et livre 8 et en respectant la continuité des chapitres.

[2] Madame d’Entraigues : Henriette de Balzac d’Entraigues, marquise de Verneuil, maîtresse de Henri IV (1579-1633).

[3] Cette formule de politesse qui peut paraître singulièrement familière, Henri IV avait l’habitude de l’employer indistinctement pour toutes les personnes de sa connaissance qu’il rencontrait. De même il appelait les gens par leur nom, sans aucun titre. Le plus souvent il disait : « Mon ami », et ne disait : « Monsieur » que lorsqu’il était fâché. (Note de M. Zévaco.)

[4] Les édits contre le duel.

[5] On nommait ainsi les nobles qui vivaient du vol à main armée. On raconte que Sancy, qui fut ministre, chargé par Henri IV de lever des troupes en Suisse et n’ayant pas d’argent pour les payer, alla se poster sur le chemin d’une troupe de voyageurs qu’on lui avait signalés comme portant des sommes considérables. Sancy les dépouilla complètement, et avec cet argent, put payer ses troupes. Il est vrai que c’était pour le roi !… (Note de M. Zévaco.)

[6] Boulaie : gros bâton dont les sergents se servaient pour écarter la foule. (Note de M. Zévaco.)

[7] Bon vivant. (Note de M. Zévaco.)

[8] Épisode des Tomes V et VI (Pardaillan et Fausta et Les amours de Chico), les amours de la Giralda et du torero don César.

[9] Épisode du Tome I Les Pardaillan (chapitre XIX).

[10] Épisode du Tome 4 : Fausta vaincue (chapitre XXII).

[11] Valeur réelle de notre monnaie actuelle : 27 millions 1/2 et en valeur relative ; près de 83 millions 1/2 (Note de M Zévaco).

[12] Ces rumeurs, dont quelques-uns de nos personnages se sont entretenus, ne sont pas placées ici pour la commodité du récit. Elles ont réellement existé. L’Histoire en fait mention. (Note de M. Zévaco).

[13] Oh ! lâche !… Je te mangerai le foie !… Je te mangerai les tripes !… Descends ici, lâche !… (Note de M. Zévaco.)

[14] En 1607, des livres d’astrologie furent vendus à la foire de Francfort, annonçant la mort du roi dans sa 59e année. Ces livres furent diffusés à Paris, Pierre de l’Estoile, valet de chambre du roi, les a vus avant que le Parlement ne les fasse saisir.

[15] Dans l’enceinte même, toujours à ciel ouvert, il y avait un égout qui allait de la place Royale (alors inachevée) en longeant le mur de clôture du Temple, jusqu’à la rue Saint-Denis, à l’endroit appelé le Ponceau. Un autre coulait dans les mêmes conditions, le long de la vallée de Misère, aujourd’hui quai de la Mégisserie. (Note de M. Zévaco.)

[16] Le coquemar est un pot de métal, sorte de bouilloire à couvercle, bec et anse.