Michel Zévaco
FAUSTA VAINCUE
Les Pardaillan – Livre IV
1903-1904 – La Petite République
1908 – Fayard, Le Livre populaire
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
VIII LE CALVAIRE DE MONTMARTRE
XVII LA RECONNAISSANCE DE FAUSTA
XX OÙ FAUSTA SE CONTENTE D’UNE COURONNE
XXXI AUX APPROCHES DE NOËL (suite)
XXXII AUX APPROCHES DE NOËL (fin)
XXXV LE DERNIER GESTE DE FAUSTA
XXXVIII UN SPECTRE QUI S’ÉVANOUIT
XXXIX LES FRAIS DE ROUTE DE PARDAILLAN
XLIII DEUX DYNASTIES EN PRÉSENCE
À propos de cette édition électronique
Une foule immense était rassemblée sur la Grève, non plus cette fois pour y voir un beau spectacle de pendaison, une jolie estrapade[1] ou une intéressante grillade d’hérétiques, mais simplement pour assister au départ de la grande procession organisée pour porter au roi Henri III les doléances de la bonne ville de Paris.
Pour la grande majorité des Parisiens, il s’agissait de réconcilier le roi avec sa capitale, en obtenant bien entendu un certain nombre d’avantages parmi lesquels on plaçait au premier rang le renvoi du duc d’Épernon et du Seigneur d’O qui avaient quelque peu abusé du droit de pressurer les bourgeois.
Pour une autre catégorie moins nombreuse et initiée à certains projets de Mgr de Guise, il s’agissait d’imposer à Henri III une terreur salutaire et d’obtenir de lui, moyennant la soumission de Paris et son repentir de la journée des Barricades, une guerre à outrance contre les huguenots, c’est-à-dire leur extermination.
Pour une troisième catégorie, moins nombreuse encore et initiée plus avant dans les projets des chefs de la Ligue, il s’agissait de s’emparer du roi, de l’enfermer en quelque bon couvent, et de le déposer après l’avoir préalablement tondu.
Enfin, pour une quatrième catégorie réduite à une douzaine d’initiés, il s’agissait de tuer Henri III.
Tout le monde était donc content.
Non seulement la Grève était noire de monde, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient de bourgeois qui, la salade[2] en tête, la pertuisane d’une main, un cierge de l’autre et le chapelet autour du cou, se disposaient à processionner jusqu’à Chartres. Ajoutons qu’en dehors des ligueurs qui, pour une des raisons énumérées plus haut, voulaient pénétrer dans la ville où s’était réfugié Valois, en dehors de ces étranges processionneurs armés jusqu’aux dents, un nombre considérable de mendiants s’étaient mis de la partie.
En effet, le voyage à Chartres, en tenant compte des lenteurs d’un pareil exode, devait durer quatre jours. Le duc de Guise avait fait crier qu’il avait disposé trois gîtes d’étapes le long du chemin, et qu’à chacun de ces gîtes on tuerait cinquante bœufs et deux cents moutons pour nourrir le peuple en marche. Tout ce qu’il y avait de mendiant à Paris avait donc vu dans cette procession une rare occasion à ripaille et franche lippée.
Ce jour-là, donc, vers huit heures du matin, les cloches des innombrables paroisses de Paris se mirent à carillonner. Sur la place de Grève vinrent se ranger successivement les délégués de l’Hôtel de Ville, les représentants des diverses églises, curés ou vicaires, puis les confréries, les théories de moines tels que Feuillants, Capucins, et enfin les Pénitents blancs qu’on remarquait spécialement. En effet, c’était Henri III lui-même qui un lendemain de débauche avait fondé la confrérie des Pénitents blancs.
Enfin, vers huit heures, le Te Deum ayant été chanté à Notre-Dame en présence du lieutenant général de la Ligue, c’est-à-dire d’Henri le Saint, la procession s’ébranla parmi d’immenses acclamations, des cris frénétiques de « Vive la Ligue ! Vive le Grand Henri ! » et dans le tumulte des bombardes éclatant sur les remparts.
Parmi les files interminables de cierges et d’arquebuses, on vit dans cette procession des choses magnifiques. D’abord les douze apôtres en personne, revêtus d’habillements tels qu’on en portait du temps de Jésus-Christ. Seulement ces dignes apôtres, sous leurs tuniques à la romaine, laissaient voir la cuirasse, et ils ne s’étaient pas gênés pour se coiffer de casques à panaches, ce qui les faisait paraître bien plus beaux.
Après les apôtres venaient quelques soldats romains portant les instruments de supplice de Jésus-Christ. L’un agitait une lance ; un autre tenait une perche au bout de laquelle était fixée une éponge ; un troisième portait un seau. Mais le plus beau venait ensuite.
En effet, Jésus-Christ lui-même était représenté par un personnage qui traînait une immense croix. Ce personnage n’était autre qu’Henri de Bouchage, duc de Joyeuse, lequel, comme on sait, avait pris l’habit de capucin sous le nom de frère Ange, et devait plus tard rejeter le froc pour guerroyer, puis rentrer encore en religion.
Le duc de Joyeuse, donc, ou frère Ange, comme on voudra, portait sur ses épaules une croix qui par bonheur était en carton : sur sa tête, une couronne d’épines également en carton peint, et autour du cou, par un bizarre anachronisme, le chapelet des ligueurs. Il avait la figure barbouillée de rouge pour figurer le sang. Près de lui marchaient deux jeunes capucins dont l’un représentait Madeleine et l’autre la Vierge.
Derrière Joyeuse déguisé en Christ, venaient deux grands gaillards qui le fouettaient ou faisaient semblant de le fouetter, ce qui soulevait dans la foule des cris d’indignation. Et cette indignation, vraie ou feinte comme le reste, prenait des proportions de rage lorsque, par un anachronisme plus bizarre encore (mais on n’y regardait pas de si près), les deux flagellants, tous les quinze ou vingt pas, s’écriaient :
– C’est ainsi que les huguenots ont traité Notre Seigneur Jésus !
– Mort aux parpaillots ! reprenait la foule, de très bon cœur cette fois.
Moines, prêtres, ligueurs, cierges, arquebuses, flagellants, apôtres et Jésus, tout ce monde sortit de Paris et prit la route d’Orléans, c’est-à-dire la route de Chartres, parmi les cantiques et les cris de guerre.
À une vingtaine de pas derrière Jésus, ou frère Ange, ou duc de Joyeuse, marchaient côte à côte quatre pénitents qui, se tenant par le bras, tête baissée, capuchon sur le visage, se faisaient remarquer par leurs énormes chapelets et par leur piété extraordinaire. Peu à peu le désordre s’étant mis dans les rangs de la procession, ces quatre pénitents finirent par se trouver derrière Jésus au moment où celui-ci, d’une voix retentissante, criait :
– Mes frères, mort aux huguenots maudits qui m’ont flagellé !…
Une acclamation salua ces paroles du Christ qui, ayant essuyé la sueur qui coulait de son front, continua :
– Puisque nous allons voir Hérode…
– Le roi ! interrompit une voix impérieuse. Dites : le roi, messire, puisque Paris se réconcilie avec Sa Majesté !
– C’est juste, sire de Bussi-Leclerc ! reprit Jésus-Christ. Donc, mes frères, puisque nous allons voir le roi, nous devons avant tout obtenir qu’il renvoie ses Ordinaires !… Mort aux Ordinaires !
– Très juste, dit Bussi-Leclerc. Mort aux Quarante-Cinq !
– À mort ! À mort ! reprit la foule des pénitents.
– En route, donc, dit Jésus.
Et la procession, dont la marche s’était trouvée interrompue, reprit son cours. Elle s’étendait sur une longueur d’une bonne lieue. Et quelques heures après avoir quitté Paris, tout se monde marchait à sa convenance, sans ordre arrêté.
Bien en avant de ce troupeau, Guise, Mayenne et leur frère, à cheval, entourés d’une cinquantaine de gentilshommes bien armés, s’entretenaient à voix basse de choses mystérieuses.
Quant aux quatre pénitents que nous avons signalés, ils causaient entre eux sans précautions ; en effet, tels étaient les cris, les chants de guerre et les cantiques qu’il leur était difficile de s’entendre.
– Dis donc, Chalabre, disait l’un, as-tu entendu frère Ange ?
– Par les cornes du beau duc, je crois bien, Sainte-Maline !
– J’ai envie de frotter un peu les côtes de messire Jésus ! dit un troisième pénitent.
– Calme-toi, Montsery, reprit Chalabre, Joyeuse nous payera son discours plus cher qu’il ne pense !
– Messieurs, dit le quatrième, jouons bien notre rôle jusqu’à ce soir, et puis nous verrons.
– Es-tu bien rétabli, mon cher Loignes ?… Ta blessure ?
– Eh ! le coup fut bien appliqué. Le cher duc n’y va pas de main morte quand il frappe. J’ai cru que j’étais mort. Et sans ce digne astrologue… n’importe ! je veux que Guise reçoive de ma main le même coup qu’il m’a porté…
– Tu es ingrat, Loignes ! dit Montsery. Comment serions-nous sortis de Paris s’il n’avait eu l’idée d’aller en procession voir notre sire ?…
– Oui, fit sourdement Loignes. Il va à Chartres. Mais du diable s’il en revient !
– Il y va pour demander nos têtes au roi ! ricana Chalabre.
– Et les offrir ensuite à Bussi-Leclerc et à Joyeuse ! continua Sainte-Maline.
– Messieurs, dit Loignes, Joyeuse a crié tout à l’heure : « Mort aux Ordinaires ! » Bussi-Leclerc a crié : « Mort aux Quarante-Cinq ! »… Joyeuse est un misérable fou et ne vaut pas son coup de poignard. Quant à Leclerc, il n’arrivera pas à Chartres. Est-ce dit ?…
– C’est dit ! reprirent les trois autres.
Laissant les quatre spadassins – quatre des Ordinaires d’Henri III – à leurs projets de vengeance et de meurtre, nous laisserons s’éloigner la fantastique procession en marche sur Chartres et nous rejoindrons une litière fermée qui vient à quelques centaines de toises derrière la colonne.
Cette litière était entourée par une douzaine de cavaliers qui jetaient sur quiconque approchait un regard si menaçant que les plus curieux ou les plus audacieux s’écartaient à l’instant même. Dans cette litière se trouvaient deux femmes : Fausta et Marie de Montpensier.
– L’homme ? demanda Fausta au moment où nous rejoignons la litière.
– Confondu dans la foule des pénitents, il chemine en silence, débattant sans doute avec lui-même comment il parviendra jusqu’à Hérodes.
– Vous êtes bien sûre que ce moine se trouve dans la procession ? insistait Fausta.
– Je l’ai vu, répondit la duchesse, vu de mes yeux.
Fausta soupira et murmura :
– Pardaillan m’avait dit vrai. Jacques Clément, libre, marche à sa destinée. Allons ! Valois est condamné. Rien ne peut le sauver maintenant…
– Que dites-vous, ma belle souveraine ? Il me semble que vous avez prononcé un nom… celui du sire de Pardaillan…
– Oui ! dit Fausta en regardant fixement la duchesse.
– C’est que ce nom, mon frère et ses gentilshommes le prononcent bien souvent depuis trois ou quatre jours…
– Eh bien ! si vous voulez que votre frère ne prononce plus ce nom…
– Moi ? Cela m’est égal, je vous jure !… fit Marie en riant.
Elle était très gaie, la jolie duchesse. Elle gazouillait, fredonnait, jouait avec ses ciseaux d’or et, somme toute, marchait à l’assassinat d’Henri III comme à une fête. En revanche, Fausta, dont le visage ne témoignait d’ordinaire d’aucune agitation, paraissait bien sombre.
– Oui, reprit-elle, cela vous est égal, à vous. Mais il est nécessaire que le duc de Guise ait l’esprit libre pour ce qui va être entrepris. Et pour qu’il ait l’esprit libre, il faut qu’il n’ait plus ce nom de Pardaillan sur les lèvres. Et pour qu’il ne le prononce plus…
– Eh bien ? demanda Marie.
– Dites-lui, faites-lui savoir, dès que nous serons entrés dans Chartres, que Pardaillan est mort !… Et afin qu’il n’ait point de doute, dites-lui que c’est moi qui l’ai tué…
Ayant ainsi parlé, Fausta baissa la tête et ferma les yeux comme pour indiquer qu’elle voulait se renfermer dans ses pensées. Et ces pensées devaient être funèbres, car son visage, dans son immobilité, semblait refléter la mort…
Nos personnages sont donc ainsi disposés : en tête de ce long serpent de foule qui se déroule sur la route, un groupe de cavaliers : Guise, ses frères, ses gentilshommes. Près de lui, Maineville insoucieux et Maurevert inquiet, le regard sans cesse en alarme. Quant à Bussi-Leclerc, il s’intéresse à la procession, sans doute, car il en parcourt les rangs, et on le voit tantôt sur un point, tantôt sur un autre.
Puis, derrière cette bande de seigneurs, à une certaine distance, commence la procession, la théorie des moines et des prêtres escortés de ligueurs, flanqués de mendiants.
Puis viennent les apôtres et Joyeuse qui continue à crier que les huguenots le meurtrissent. Puis, presque sur les talons de Jésus, marchent Loignes, Sainte-Maline, Chalabre et Montsery, déguisés en pénitents.
Puis, presque à la queue de la colonne, un moine marche seul, le capuchon sur la figure, et ses mains croisées serrent avec ferveur contre sa poitrine une dague solide : c’est Jacques Clément.
Enfin, très en arrière, c’était la litière de Fausta.
De ce peuple en marche montait une sourde rumeur composée de prières, de cris, d’éclats de rire, de chants bachiques et de cantiques religieux. Et cette rumeur attirait les gens des hameaux et des villages. De toutes parts, les manants accouraient pour voir ce spectacle extraordinaire.
Nous ne suivrons pas la procession sur tout le chemin qu’elle parcourut dans ces quatre journées de marche ; disons seulement que le quatrième jour, vers onze heures du matin, elle apparut devant la porte Guillaume après avoir contourné une partie des murailles de Chartres. Mais avant de l’y rejoindre, signalons un événement qui se passa la veille.
Le troisième jour, la procession se reposa dans le village de Latrape l’un des gîtes d’étape organisés par le sieur Crucé, promu au rang de maréchal des logis de cet exode. Les pénitents y étaient arrivés vers quatre heures, et aussitôt s’étaient mis à table, c’est-à-dire qu’ils avaient envahi une immense prairie où ils s’étaient assis dans l’herbe.
Naturellement, Guise et sa suite avaient pris leurs logis dans les meilleures maisons du village.
Dans la prairie, les gens de Latrape allaient et venaient, empressés à faire bon accueil aux pénitents. Ces braves gens avaient fait cuire d’innombrables fournées de pain, avaient mis en perce une trentaine de tonneaux de cidre ou de vin, et avaient allumé de grands feux dans la prairie. Devant ces feux rôtissaient des moutons entiers, des quartiers de bœuf suspendus à des cordes, des cochons qui, accrochés à des perches en faisceau, tournoyaient lentement au-dessus des flammes, et enfin un régiment de dindons et de poules.
Après cette énorme ripaille que nous regrettons de n’avoir pas le temps de décrire, chacun s’enveloppa de son manteau et chercha un coin pour dormir. La nuit était venue en effet, et c’était à la lueur des torches qu’on avait vidé les derniers brocs, poussé les derniers cris de : « Mort aux huguenots ! À bas d’Épernon ! Sus aux Ordinaires d’Hérode… » Puis les dernières torches s’éteignirent. Dix heures sonnèrent au petit clocher du village.
À ce moment, dans l’avant-dernière maison en allant vers Chartres, deux hommes dormaient côte à côte, étendus sur des bottes de paille de la grange.
Ou du moins, si l’un de ces deux hommes, en proie à quelque insomnie, soupirait et se retournait sur la paille, l’autre dormait pour deux, et comme on dit, à poings fermés…
Dans cette même maison, non plus dans la grange ni sur la paille, mais dans une chambre assez convenable du rez-de-chaussée et sur un bon lit, dormait un autre personnage. Celui-ci ronflait à rendre des points au roi Henri de Navarre qui, comme chacun sait, était le plus terrible ronfleur de son époque. Et qui se fût approché de cet enragé dormeur, pour qui le sommeil était une façon de musique à outrance, eût reconnu l’un des plus fidèles, des plus solides et des plus brillants gentilshommes du duc de Guise, c’est-à-dire messire de Bussi-Leclerc en personne.
Comme dix heures venaient de tinter lentement au clocher, quatre hommes s’approchèrent de la maison que nous venons de signaler : c’étaient les quatre fidèles d’Henri III qui, profitant de la procession pour rejoindre le roi sans danger d’arrestation, avaient jusque-là voyagé avec elle. C’étaient Montsery, Sainte-Maline, Chalabre et Loignes qui guettaient depuis le premier jour l’occasion d’exercer leurs talents de spadassins sur la poitrine du sire de Bussi-Leclerc. Et comme Bussi-Leclerc était considéré à bon droit comme la première lame du royaume, il leur semblait qu’ils n’étaient pas trop de quatre pour mener à bonne fin leur entreprise, maintenant que l’occasion attendue semblait enfin se présenter.
Ainsi que nous l’avons dit, la maison où Bussi-Leclerc avait trouvé un gîte était l’avant-dernière, sur la grand-route. Elle était assez éloignée du reste du village pour qu’on ne pût entendre le bruit d’une lutte, si lutte il y avait. Les quatre spadassins marchèrent résolument à la maison.
– Tu es sûr que c’est là ? demanda Sainte-Maline.
– Je ne l’ai pas perdu de vue, répondit Chalabre. Sûrement, nous allons trouver le sanglier dans sa bauge.
Ils s’arrêtèrent devant la chaumière et tinrent conseil à voix basse.
– Comment allons-nous procéder ? demanda Montsery.
– Moi, je veux me battre avec lui, dit Sainte-Maline. Je m’en charge.
– Et s’il te tue ?
– Vous me vengerez…
– C’est cela ! firent Chalabre et Montsery, bataille !…
– Messieurs, dit Loignes, je crois que vous perdez la tête. Il s’agit bien de duel et de combat ! Il s’agit bien de faire ici les mignons ! Parce que ce maroufle vous a injuriés de son mieux, quand il vous tenait à la Bastille, vous voulez, par-dessus le marché, qu’il nous étripe l’un après l’autre…
Loignes était le plus âgé des quatre ; c’était un homme sérieux et positif, exerçant en conscience son métier d’assassin royal ; on l’eût bien surpris en lui parlant de pitié ou de loyauté ; la ruse la mieux ourdie, le coup de poignard le plus sûr, voilà les garanties morales qu’il prisait par-dessus tout.
Les trois autres, tout jeunes, comme nous avons dit, avaient encore quelques préjugés. Certes, ils pouvaient se vanter déjà de plus d’un coup de dague doucement administré à quelque détour de ruelle, dans le dos de quelque ennemi de Sa Majesté, mais ils n’étaient pas au degré de perfection atteint par le comte de Loignes. Devant les sages observations de leur aîné – leur maître en guet-apens – ils baissèrent donc la tête.
– Que faut-il faire ? demandèrent-ils.
– C’est bien simple. Nous allons l’appeler comme si son duc le mandait à l’instant. Nous aurons nos dagues à la main. Et quand il sortira, nous le larderons proprement jusqu’à ce qu’il rende sa belle âme au diable.
Il faut rendre cette justice aux trois jeunes écervelés qu’ils se rallièrent instantanément à ce plan si limpide.
– Par où entre-t-on ? reprit le comte de Loignes.
– Il faut faire le tour, dit Chalabre qui toute la journée avait guetté pas à pas Bussi-Leclerc. Suivez-moi, messieurs !
Chalabre enfila aussitôt un sentier, et à vingt pas de la route sauta lestement par-dessus une porte à claire-voie. Les autres le suivirent. Ils se trouvaient alors dans une cour dont le sol disparaissait sous le fumier. Derrière eux, ils avaient une grange où, sur la paille, dormaient les deux inconnus que nous avons signalés tout à l’heure. Sur leur droite, au fond, c’étaient des étables et un poulailler. Devant eux, la maison, ou plutôt la chaumière, divisée en deux parties : à droite, le logis assez vaste des maîtres de céans, et à gauche une chambre isolée, avec sa porte particulière ; c’était là, dans cette pièce qui était comme la salle d’honneur de cette pauvre maison de paysans, c’était là, donc, que de tout son cœur dormait Bussi-Leclerc. Chalabre désigna la porte du doigt.
– Il est bien capable de se sauver par la fenêtre ! gronda Loignes.
– Il n’y a pas de fenêtre, dit Chalabre.
C’était vrai. Les fenêtres étaient alors un luxe. Dans la plupart des chaumières, la porte, divisée en deux parties, servait à éclairer et aérer les pièces enfumées ; il n’y avait pour cela qu’à laisser ouverte la partie supérieure.
– Admirable ! dit Loignes. Attention !
Tous les quatre dégainèrent leurs dagues ; Sainte-Maline et Montsery se placèrent à gauche de la porte, le long du mur, prêts à bondir sur Bussi-Leclerc dès qu’il apparaîtrait. Chalabre se plaça à droite. Puis Loignes, ayant jeté un coup d’œil satisfait sur ce dispositif d’attaque, heurta rudement à la porte du pommeau de son épée. La lune, bien qu’en son dernier quartier, éclairait suffisamment ce tableau.
– Holà ! holà ! messire de Bussi-Leclerc ! vociféra le comte de Loignes.
– Qui va là ? dit une voix de l’intérieur.
– Vite ! éveillez-vous et courez à monseigneur qui vous mande à l’instant !
– Au diable monseigneur ! grommela Bussi-Leclerc. Attendez-moi, monsieur, je m’habille…
– Non, non ! Je cours réveiller M. de Maineville que le duc mande également. Hâtez-vous donc !…
Là-dessus, Loignes s’effaça contre le mur, près de Chalabre. Leclerc, habitué à ces alertes continuelles, ne pouvait avoir aucune défiance. Les quatre, ramassés sur eux-mêmes, la dague à la main, attendaient. Tout à coup, ils entendirent le bruit que faisait Bussi-Leclerc en commençant à ouvrir la porte.
– Bonsoir, messieurs ! dit à ce moment une voix très calme et sans nulle raillerie apparente. Il paraît que vous voulez meurtrir ce bon M. de Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille ?…
– Ouais ! gronda Leclerc, qui à l’intérieur s’arrêta d’ouvrir, que veut dire cela ?
– Trahison ! Trahison ! hurla le comte de Loignes.
– À mort ! crièrent les trois autres en s’élançant le poignard levé sur l’homme qui venait de parler, et qui sortant de la grange, s’avança en saluant poliment et répétait :
– Bonsoir monsieur de Chalabre ; bonsoir, monsieur de Sainte-Maline ; bonsoir, monsieur de Montsery.
Les poignards levés s’abaissèrent ; les trois jeunes gens s’arrêtèrent, reculèrent et saluèrent très bas. Un rayon de lune se jouait sur le fin visage audacieux et paisible de celui qui venait d’intervenir, et ce visage, ils venaient de le reconnaître…
Loignes, ne comprenant rien à cette scène imprévue, aussi rapide qu’un éclair, Loignes, ivre de fureur, fit un bond pour s’élancer sur ce défenseur de Bussi-Leclerc. Mais en même temps, il se sentit saisi à bras le corps et solidement contenu par ses trois amis.
– C’est notre sauveur ! dit Chalabre…
– C’est celui qui nous a tirés de la Bastille ! dit Montsery.
– C’est le chevalier de Pardaillan ! dit Sainte-Maline.
Loignes recula d’un pas, se découvrit et dit :
– Eussiez-vous été le pape en personne que vous eussiez tâté de mon fer pour le mal que vous faites ici ; mais vous êtes M. de Pardaillan, et je n’ai rien à dire. Retirez-vous donc, chevalier, et laissez-nous accomplir notre besogne.
– Si je vous laisse faire, maintenant ! cria la voix narquoise de Bussi-Leclerc, derrière la porte.
– Bon, bon ! patiente un peu, et tu verras comme on défonce une porte et une poitrine ! répondit Loignes. Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Pardaillan, c’est Bussi-Leclerc qui est là ; c’est votre ennemi autant que le nôtre ; je pense que si vous ne voulez pas nous aider, vous nous laisserez du moins occire en paix ce sacripant.
– Messieurs, dit Pardaillan en s’adressant aux trois jeunes gens, lorsque j’eus le bonheur de vous tirer des mains du digne gouverneur de la Bastille, vous m’avez promis, en échange des vôtres, trois vies et trois libertés…
– C’est vrai ! firent d’une seule voix Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
– J’ai donc l’honneur de vous prier de payer cette nuit le tiers de votre dette : je vous demande la vie et la liberté de M. de Bussi-Leclerc.
Les trois spadassins, d’un seul mouvement, s’inclinèrent. Loignes lui-même rengaina aussitôt sa dague et son épée qu’il avait tirée : c’étaient des gens d’honneur. Et si ce mot vous choque, lecteur, mettez-en un autre à la place.
– Je n’ai rien à dire ! grogna Loignes, mais j’enrage.
– Monsieur, dit Sainte-Maline en saluant galamment, nous vous cédons Bussi-Leclerc.
– Reste à deux, observa tranquillement le chevalier.
– Très juste, dit Montsery, et nous tiendrons parole jusqu’au bout. Cependant, un bon conseil : réservez pour vous-même une des deux vies qui nous restent à payer ; car c’est un mauvais tour que vous jouez ce soir à Sa Majesté, et elle pourrait bien nous donner l’ordre de vous tuer ce que nous serions désolés de faire si nous ne vous devions plus rien.
– Vous êtes trop bon, monsieur, dit Pardaillan qui salua de son geste le plus gracieux ; mais quittez tout souci en ce qui me regarde, et puisque vous êtes si bons payeurs, messieurs, veuillez me laisser le champ libre.
Les quatre hommes saluèrent et se retirèrent sans répondre à Bussi-Leclerc, qui derrière sa porte criait :
– Au revoir, messieurs ! Je vais vous faire préparer un cabanon digne de vous, à la Bastille !
Mais Sainte-Maline revint brusquement sur ses pas :
– Monsieur le chevalier, fit-il, y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander pourquoi vous sauvez ce damné Leclerc, qui, somme toute, vous veut autant de mal qu’à nous ?…
– Aucune, monsieur, répondit Pardaillan. Je suis aussi bon payeur que vous, voilà tout le secret de ma conduite. J’ai formellement promis sa revanche à M. de Bussi-Leclerc. Or, comment aurais-je tenu ma promesse, si je l’avais laissé tuer ce soir ?
Sainte-Maline regarda avec étonnement le chevalier qui souriait, salua, et se hâta de rattraper ses compagnons.
– Maintenant, il s’agit de fuir, dit Loignes. Dans quelques minutes, Leclerc va ameuter toute la damnée procession.
Loignes était furieux contre Pardaillan, contre ses trois amis, contre lui-même ; mais comme la fureur ne pouvait remédier à rien, il la ravalait… c’était un homme pratique.
– Eh bien ! fit Chalabre, prenons à pied le chemin de Chartres.
Loignes se mit à ricaner et conduisit ses trois compagnons à un champ où les chevaux de Guise et de son escorte étaient attachés au piquet par le bridon. Chacun d’eux se glissa vers un cheval, le détacha, et sans le seller sauta dessus. Quelques instants plus tard, au milieu des vociférations, des cris de : « Arrête ! Arrête ! », les quatre spadassins s’élançaient ventre à terre sur la route de Chartres, et disparaissaient dans la nuit.
Pendant ce temps, Pardaillan s’était approché de la porte derrière laquelle se trouvait Bussi-Leclerc et avait frappé du poing en criant :
– Monsieur ! hé ! monsieur de Bussi-Leclerc !
– Que désirez-vous, sire de Pardaillan ? demanda Leclerc, goguenard.
– Moi ? Rien. Je veux simplement vous dire que maintenant je suis seul, très seul.
– Et alors ?
– Alors, s’il vous convient d’essayer de prendre cette revanche après laquelle vous courez depuis si longtemps, eh bien ! je suis votre homme.
– Bon ! je préfère attendre…
– Comme il vous plaira, monsieur.
– Soyez tranquille, vous n’y perdrez rien.
– Ce n’est pas bien sûr, monsieur le gouverneur, dit Pardaillan.
– Bah ! fit Leclerc toujours narquois, vous croyez donc que je n’oserai pas affronter votre rapière ?
– Non pas ! Je vous tiens pour aussi brave qu’habile aux armes. Mais j’ai tant de chances d’être tué par d’autres qu’il ne vous en reste guère de me retrouver. Qui sait si j’arriverai seulement jusqu’à Chartres ?
– Si vous mourez d’ici là, reprit Bussi-Leclerc avec, cette fois, une sorte de grondement haineux, soyez sûr que je le regretterai, car c’est ma plus douce espérance, maintenant, que de penser à l’heureux moment où je vous mettrai les tripes au vent !
– Merci, dit Pardaillan. Qui donc vous empêche, en ce cas, d’essayer de satisfaire cette douce envie à l’instant ?
– Ah ! reprit Leclerc, c’est que je ne suis pas égoïste, moi. Je vais vous dire. Nous sommes quatre qui vous haïssons, et nous avons lié partie pour vous mettre à mal. Je puis même vous dire comment les choses se passeront.
– Je serai flatté de l’apprendre…
– Vous allez voir comme c’est simple : d’abord, comme je vous l’ai dit, je vous passerai mon épée au travers du ventre, sans vous tuer toutefois ; puis Maineville vous attachera à l’aile du premier moulin ; c’est une manie, chez lui, vous comprenez ? Puis quand vous aurez tourné suffisamment, c’est-à-dire jusqu’à ce que mort s’ensuive, Maurevert vous arrachera le cœur, car il a fait gageure de le manger sauté aux petits lards ; enfin, Mgr de Guise abandonnera votre carcasse au bourreau pour la tirer à quatre chevaux.
Pardaillan comprit que Bussi-Leclerc, en parlant ainsi, devait écumer. Il l’entendit grincer des dents.
– Vous comprenez, reprit Leclerc, que si je vous tuais tout de suite à moi tout seul, mes trois associés m’en voudraient la male mort. Tâchez donc de vivre encore quelques jours, jusqu’à ce que nous puissions mettre la main sur vous…
– Je tâcherai, fit doucement Pardaillan. Mais vraiment, je vous répète que je crains de ne pas arriver vivant jusqu’à Chartres. Vous devriez profiter de l’occasion…
– Non ! rugit Bussi-Leclerc.
Allons donc, c’est que tu as peur, Leclerc !
La porte, à l’intérieur, fut labourée de coups de poignard. Il y eut un trépignement, une série de grognements furieux.
– Bussi-Leclerc a peur ! cria Pardaillan à haute voix.
Par le pied fourchu du démon ! Par le sang du Christ ! Par le ventre de ma mère !…
– Tu me fais pitié, à t’entendre pleurer et trembler de peur…
Truand de sac et de corde ! Si Maurevert te mange le cœur, je te mangerai le foie !…
Bussi-Leclerc se mit à frapper la porte à coups de dague. Pardaillan haussa les épaules, et dans la cour, sur le fumier, à la clarté de la lune, il vit les gens de la chaumière qui, réveillés par le bruit, étaient sortis et, livides d’effroi, assistaient à cette fantastique conversation. Au mouvement que fit Pardaillan, ces gens reculèrent jusqu’à l’étable. Sans s’inquiéter d’eux, sans les voir peut-être, le chevalier se dirigea vers la grange et à l’entrée, trouva son compagnon qui, l’épée à la main, attendait les événements.
– Oh ! murmurait le jeune duc d’Angoulême, c’est affreux.
– Quoi donc ?…
– Les menaces de cet homme.
– Oui, c’est assez hideux. Partons, monseigneur ; l’air de ce village est malsain pour nous maintenant. Et quant à Maurevert, nous le retrouverons sûrement à Chartres.
Les deux hommes s’enveloppèrent de leur manteau et, d’un pas rapide, prirent la route de Chartres. Bussi-Leclerc continuait à sacrer et à faire derrière sa porte un vacarme extraordinaire. Au bout de dix minutes, les paysans s’approchèrent de la porte, et le maître du logis, ôtant son bonnet, cria :
– N’ayez plus peur, monseigneur, il est parti !
– Par l’enfer ! vociféra Leclerc en entrouvrant la porte, qui a dit que j’ai peur ?… Est-ce toi, manant ?… Veux-tu que je te fasse pendre à cette branche pour t’apprendre qu’un gentilhomme n’a jamais peur ?
Les manants tremblèrent et se mirent à balbutier force excuses, car la menace n’était pas vaine ; alors, Bussi-Leclerc, la dague et l’épée aux poings, sortit et grogna :
– Où est-il ?
Le paysan voulut rentrer en grâce et répondit :
– Je ne sais par où il a pris, monseigneur ; mais le fait est qu’il a fui, et il doit être loin.
Leclerc rengaina ses armes et grommela :
– Il n’a pas plus fui que je n’ai eu peur…
Bussi-Leclerc ne mentait pas : il n’avait pas eu peur… peur d’être blessé ou tué. C’était un de ces rudes batailleurs pour qui le mot « mort » était vide de sens… mais il avait eu peur d’une nouvelle défaite. Son amour-propre saignait. Et l’effroyable explication qu’il avait donnée à Pardaillan était exacte : Guise, Maurevert, Maineville et Leclerc avaient résolu de s’unir pour terrasser Pardaillan et de ne rien tenter l’un sans l’autre.
Bussi-Leclerc sortit donc en toute hâte de la chaumière, et par un chemin de traverse que lui indiquèrent ses hôtes, gagna la place de l’Église, au coin de laquelle se dressait un grand calvaire. Autour de ce calvaire, quelques tentes avaient été dressées, et le duc de Guise dormait dans l’une d’elles sur un lit de camp, tandis que Maurevert et un autre officier dormaient sur des bottes de paille. Quant à Maineville, il avait, comme Bussi, cherché gîte dans le village.
Leclerc envoya chercher Maineville qui, une demi-heure plus tard, arriva en pestant fort contre l’interruption de son sommeil. Alors, il fit également réveiller le duc, et, ayant eu la permission d’entrer dans la tente, les quatre se trouvèrent réunis. Et Bussi-Leclerc fit le récit de ce qui venait de se passer. Guise proféra une imprécation de rage ; Maineville sortit sa dague et en tâta la pointe ; Maurevert prononça ces étranges paroles :
– Puisqu’il en est ainsi, monseigneur, le voyage à Chartres est inutile : nous ferions mieux de retourner à Paris.
– Pourquoi ? s’écrièrent Maineville et Bussi-Leclerc.
– Parce que, dit sourdement Maurevert, si Pardaillan est dans la procession, la procession est maudite ! Parce que ce n’est pas Henri III qui sera tué, mais nous !
Et ces quatre hommes également braves, dont l’un était tout puissant, passèrent le reste de la nuit à discuter comment ils se débarrasseraient de l’aventurier. Guise, sombre et pensif, écoutait sans rien dire ses trois fidèles conseillers. Mais comme le jour se levait, il donna l’ordre de se mettre en route.
– Pour Paris ? demanda Maurevert.
– Pour Chartres ! répondit le duc.
– Pardieu ! firent Bussi et Maineville. C’est tout simple !
Maurevert haussa les épaules et s’assura que sa cotte de mailles était solidement bouclée.
La procession se mit en marche, dans le même ordre que nous avons dit, avec les mêmes chants et les mêmes cris ; tout ce monde s’engouffra par la porte Guillaume dans la bonne ville de Chartres et se dirigea vers la cathédrale.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la ville haute n’existait pour ainsi dire pas à cette époque. En revanche, la ville basse a gardé à peu près l’aspect qu’elle avait alors, avec ses ruelles tortueuses, ses maisons à pignons gothiques, chargées de sculptures en bois, hérissées de tourelles.
Une fois la porte franchie, la tête de la procession se trouva en présence d’une nombreuse troupe armée. Guise reconnut Crillon à cheval, qui venait à sa rencontre.
– Monseigneur, dit Crillon, Sa Majesté m’a fait l’honneur de me charger de vous venir souhaiter la bienvenue, ainsi qu’aux fidèles sujets qui vous escortent.
Un grand silence s’établit. Guise jeta un sombre regard sur les ruelles avoisinantes qui regorgeaient d’hommes d’armes. Crillon reprit :
– Sa Majesté, pour vous faire honneur, voulait absolument que je vinsse à votre rencontre avec huit mille arquebusiers et les trois mille cavaliers que nous avons assemblés autour de Chartres. Mais j’ai fait observer à Sa Majesté que deux ou trois mille hommes suffisaient pour escorter une procession…
– Vous avez bien fait, messire. Où et quand pourrai-je voir le roi avec les échevins de Paris ?
– Le roi est en ce moment à la cathédrale.
– Allons donc à la cathédrale ! dit Guise.
– Monseigneur, je vous montre le chemin. Il serait inutile que ces dignes pénitents essayassent d’en trouver un autre que celui par où je vais avoir l’honneur de vous conduire. En effet, toutes les rues sont pleines de nos gens d’armes qu’a attirés une légitime curiosité, sans compter les bourgeois de cette bonne ville qui attendent le roi pour l’acclamer…
– Allez, messire ! dit Guise. Nous sommes venus en fidèles sujets, et nous joindrons nos acclamations à celles de la ville.
Et levant sa toque empanachée et ornée d’un triple rang de perles, Guise, d’une voix forte, cria :
– Vive le roi !
Mais derrière lui, une immense acclamation répondit :
– Vive Henri le Saint !…
C’était la procession qui donnait ainsi son avis, si bien que Crillon se demanda un instant s’il ne ferait pas mieux de fermer les portes et de laisser hors des murs les trois quarts des pénitents qui attendaient. Mais Crillon, brave amoureux du danger, se dit qu’il serait ridicule d’avoir l’air de redouter des porteurs de cierges. Ordonnant donc à ses hommes, d’un coup d’œil, de surveiller étroitement les arrivants, il se dirigea vers la cathédrale. Guise suivait avec ses gentilshommes. Derrière ce groupe venait la procession des Parisiens que les gens de la ville, du haut de leurs fenêtres, examinaient curieusement, et non sans une certaine sympathie.
L’apparition de Jésus, suant sous son énorme croix de carton et plus flagellé que jamais, fut saluée par un long murmure de pitié, d’autant plus que Jésus criait à pleine voix :
– Sire ! Sire roi de France, où êtes-vous ? N’êtes-vous pas le fils aîné de l’Église ? Me laisserez-vous ainsi maltraiter par les damnés huguenots ?…
– Mort aux parpaillots ! crièrent d’enthousiasme les bourgeois à leurs fenêtres.
Guise devint radieux ; le front de Crillon s’assombrit.
Devant la cathédrale, la foule était plus serrée, plus nerveuse, et Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosité passionnée qu’il inspirait. En effet, Henri III, après sa fuite, avait été accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans enthousiasme. Là comme dans tout le royaume, le nom de Guise était populaire et celui du roi méprisé ou détesté. Le duc comprit alors la faute terrible qu’il avait commise en perdant un temps précieux. S’il s’était fait couronner le lendemain de la journée des Barricades, la France entière le reconnaissait et l’acclamait. Il avait cru ne tenir que Paris. Il avait eu peur des provinces…
– Ô Fausta, murmura-t-il, comme vous aviez raison ! Et pourquoi ne me suis-je pas confié à votre profonde sagesse ?… Mais il n’est pas trop tard !… Un coup de poignard peut tout réparer !…
Et il jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s’il n’apercevrait pas le moine. À ce moment, les portes de l’immense cathédrale s’ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient, refoulant les bourgeois. En même temps les soldats de Crillon, par une habile manœuvre, coupèrent la procession et ne laissèrent autour de Guise qu’une dizaine de ses familiers.
– On se méfie de nous, ici ! dit le duc en fronçant le sourcil.
– Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, répondit Crillon.
Joyeuse, quelques-uns de ses apôtres et ses deux flagellants se trouvaient dans ce cercle formé par les gens d’armes, les gentilshommes royaux et la foule.
– Frappez ! Frappez ! dit Joyeuse.
Les deux flagellants se mirent à frapper à tour de bras, avec leurs fausses lanières.
– Sire ! s’écria Jésus, Sire roi de France, où êtes-vous ? Voyez ce que font les huguenots ! et pourtant, je ne me plains pas !…
Un grondement de la foule des bourgeois répondit à ces paroles. Et déjà, comme à Paris, les cris de : « Vive Henri le Saint ! » éclataient, lorsque Jésus, c’est-à-dire Joyeuse, se mit à pousser des lamentations qui, cette fois, n’avaient rien de feint. En effet, quatre pénitents venaient de s’approcher de lui, et s’étaient mis à le flageller, non plus avec des lisières de drap ou des lanières de carton, mais avec de bonnes et solides étrivières de cuir. Du coup, Joyeuse laissa tomber sa croix ; il voulut bondir, s’échapper ; mais les quatre le tenaient, et les coups tombaient sur ses épaules, sur ses reins, sur sa tête…
– Miséricorde ! hurlait l’infortuné. Au meurtre ! Au feu ! À moi ! On me tue !…
Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la foule, pendant que Guise, pâle et stupéfait, se demandait s’il n’était pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enragés frappaient de plus belle, et Joyeuse ne laissait plus entendre qu’un gémissement plaintif.
– Assez ! dit tout à coup une voix forte.
Un homme venait de paraître sous le porche de la cathédrale et s’avançait vers Jésus. Les quatre flagellants cessèrent aussitôt leur besogne, et s’étant précipités dans l’église où ils se dépouillèrent de leurs frocs, apparurent sous les traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline…
L’homme qui venait de surgir s’avançait avec une sorte de dignité vers le malheureux Joyeuse. À son aspect un grand silence s’établit, les gens de Crillon présentèrent les armes, Guise mit pied à terre et, se découvrant, s’inclina profondément…
Cet homme, c’était le roi de France.
Le roi, sans faire attention à Guise, s’arrêta devant Joyeuse et, s’agenouillant, cria dans le silence :
– Mon Seigneur Jésus, vous m’avez appelé, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappé, abandonné, chassé ! Me voici, mon doux Seigneur Jésus ! Et puisque vous avez tant fait que de m’appeler à votre aide, laissez-moi essuyer le précieux sang qui coule de vos plaies !…
À ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit à essuyer Joyeuse qui balbutiait :
– Sire !… Sire !… que d’honneur !…
La foule est mobile dans ses sentiments. À la vue du roi s’agenouillant devant le figurant qui représentait Jésus, s’incorporant pour ainsi dire à la procession parisienne et adoptant d’emblée ses pensées, des applaudissements furieux éclatèrent. Le roi leva les bras pour commander le silence.
– Qu’on saisisse ces deux misérables ! cria-t-il en désignant les deux flagellants effarés ; qu’on les jette en prison et qu’on les flagelle à leur tour, et puis qu’on les pende haut et court !
– Mais, Sire, bégaya Joyeuse, Votre Majesté fait erreur… ce ne sont pas eux…
– Mon Seigneur Jésus vous fait grâce de la pendaison ! reprit Henri III. Vous serez donc seulement emprisonnés et flagellés ! Qu’on les emmène…
Les deux infortunés figurants furent saisis, et malgré leurs cris de miséricorde, aussitôt entraînés.
– Ainsi seront traités les ennemis de Dieu et de l’Église ! cria Henri III. Une immense acclamation salua ces paroles, et cette fois, ce fut un grand cri de « Vive le roi ! » qui monta jusqu’au ciel. Henri III, à ce grand cri de « Vive le roi ! » qu’il avait fini par oublier, eut un éclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise :
– Mon cousin, dit-il, allons louer et bénir le Seigneur de la grande joie qu’il nous accorde en ce jour. Et puis, nous écouterons en l’hôtel de messieurs les échevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont chargé de nous transmettre. Qu’on laisse entrer mes chers Parisiens dans la cathédrale…
Et tournant le dos à Guise, avant que celui-ci eût ouvert la bouche pour répondre, il se dirigea le premier vers le portail central large ouvert à deux battants.
« Oh ! gronda Guise en lui-même, ce fantôme de roi ose me braver et se moquer de moi ! Et j’hésitais !… Patience ! J’aurai ma revanche, et elle sera terrible !… »
Il suivit avec ses gentilshommes et pénétra dans l’énorme église, où la messe d’action de grâces fut aussitôt commencée. Le roi avait donné l’ordre de laisser entrer les pénitents venus de Paris. Mais, en réalité, la cathédrale se trouvait si bien remplie de ses gentilshommes et de ses gens d’armes que c’est à peine si une vingtaine des familiers de Guise purent trouver place dans la nef.
Le roi s’était assis sur un trône couvert d’un dais et entouré de gardes. Dehors, la foule des pénitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu’elle pouvait en prendre, c’est-à-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de bénédictions par les portes ouvertes.
Quand la messe fut terminée, Henri III, toujours entouré de gardes, sortit de l’église et se dirigea vers l’hôtel des échevins, où il recevait de la ville de Chartres une hospitalité sinon royale, du moins très suffisante pour un roi sans royaume. Il n’avait pas adressé un mot à Henri de Guise.
Sur le parvis, le duc s’était arrêté, incertain de ce qu’il ferait, dévorant sa rage et se demandant s’il n’allait pas reprendre à l’instant le chemin de Paris.
À ce moment, l’un des gentilshommes d’Henri III, le marquis de Villequier, s’approcha de lui et, l’ayant salué, lui dit :
– Monsieur le duc, le roi mon maître m’a chargé de vous dire qu’il vous recevra demain matin, à neuf heures, en audience à l’hôtel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d’escorte…
Un murmure menaçant éclata parmi les gentilshommes de Guise. Mais celui-ci les calma d’un geste :
– Dites à Sa Majesté, répondit-il, que je la remercie de l’audience qu’elle veut bien m’accorder et que je m’y trouverai à l’heure dite. Mais dites-lui que je ne la remercie pas d’avoir choisi un messager tel que vous…
Villequier était en effet aussi haï et détesté des Guisards que d’Épernon lui-même.
– Je ferai votre commission, monsieur le duc, dit-il simplement, avec un mince sourire.
Là-dessus, Guise et ses gens se dirigèrent vers l’hôtellerie du Soleil-d’Or, sise aux bords de ce bras de l’Eure qui traverse la ville, tandis que l’autre bras coule hors des murs. Quant au cardinal de Guise, quant à Mayenne, ils s’y étaient rendus directement et ne s’étaient pas montrés depuis l’entrée de la procession à Chartres. Au moment où Guise et ses gentilshommes entraient dans l’hôtellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville près de lui, et lui montrant une figure dans la foule, lui dit en pâlissant :
– Regarde !…
– Qu’est-ce ? fit Maineville insoucieux.
– Non, ce n’est pas lui ! reprit alors Maurevert en passant la main sur son front… mais il m’a semblé d’abord que c’était Pardaillan…
Le duc entendit ces mots et tressaillit.
– Où est-il ? demanda-t-il d’une voix basse et rauque.
– Il est mort ! répondit quelqu’un près de lui. Ne vous en inquiétez plus !…
Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d’un même mouvement, se retournèrent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit signe à Guise de la suivre.
– Pardieu ! grogna Bussi-Leclerc, s’il est mort, il n’y a pas longtemps ! Le duc, troublé, avait marché jusqu’à l’appartement qui lui était destiné, entraîné par sa sœur.
– Mon frère, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser désormais de vous enquérir de ce Pardaillan, qui plus que de raison vous a mis la cervelle à l’envers.
– Vous dites qu’il est mort ? Comment le savez-vous ?
– Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu’ici ne s’est jamais trompée, ne nous a jamais trompés…
– Fausta ? fit le duc en tressaillant.
– Voici ses paroles : « Dites au duc que Pardaillan est mort ; et s’il s’étonne, ajoutez que c’est moi qui l’ai tué. » Voilà les paroles que je devais vous répéter dès que vous seriez entré dans Chartres.
– Et depuis que nous sommes dans Chartres, elle ne vous a rien dit ?
– Elle vient de me confirmer la chose.
Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s’était-il trompé ?… Mais après tout, Bussi-Leclerc n’avait pas vu Pardaillan ; il l’avait entendu seulement. Non, Fausta ne se trompait jamais ! Sans doute, elle savait que Pardaillan était dans la procession. Sans doute elle avait établi quelque piège où cette nuit même le chevalier était tombé. Pardaillan avait donc été tué par les gens de Fausta au cours de la dernière nuit, après sa rencontre avec Leclerc.
Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir qui lui échappa prouva à sa sœur quel soulagement il éprouvait de cette nouvelle.
– Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, la question est de maigre importance. Où est l’homme ?
– Dans Chartres, répondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec la procession.
Quelle que fut l’insensibilité de Guise, il ne put s’empêcher de frissonner à la pensée que l’assassin d’Henri III avait voyagé avec lui et qu’à cette heure même, le moine s’apprêtait à porter le coup mortel au roi.
– Êtes-vous prêt, mon frère ? reprit Marie de Montpensier.
– Prêt ?… Qu’entendez-vous par là ? fit le duc en frémissant. Je ne veux, d’aucune façon, être mêlé à ce qui va se passer. Je suis perdu si jamais on apprend…
– Soyez donc tranquille ! La mort du roi ne sera qu’un de ces accidents que Dieu permet parfois, que l’histoire enregistre aveuglément et que les peuples accueillent comme des événements de délivrance. Nul ne saura. Jacques Clément lui-même ne sait pas. Seulement soyez prêt, mon frère !…
– Quand aura lieu… l’accident ?
Marie de Montpensier regarda fixement son frère et répondit :
– Demain !…
Le duc tressaillit, passa la main sur son front et murmura :
– Si tôt !…
– Le plus tôt est le mieux, fit sourdement la duchesse dont le visage si riant d’ordinaire prit une effrayante expression de haine. Les jours de Valois sont comptés. À quoi bon prolonger son agonie et la nôtre ?
– Oui, oui, vous avez raison… balbutia le duc.
– Demain, après l’audience, Valois se rendra à la cathédrale, en procession, les pieds nus, un cierge à la main et couvert d’un sac. C’est un vœu qu’il a fait s’il se réconciliait avec Paris. Or, demain la réconciliation sera parfaite. Le moine marchera près du roi, car dans ces processions, il est accessible à tous. Le coup lui sera porté devant la cathédrale. Vous, cependant, vous réunirez hors des murs ce que vous avez de gentilshommes et de ligueurs… le reste vous regarde !
Marie de Montpensier s’enveloppa alors d’une capuche qu’elle rabattit sur sa tête, fit un dernier signe à son frère et, étant sortie, retrouva dehors deux gentilshommes qui se mirent à l’escorter : c’étaient deux de ces cavaliers qui pendant le voyage de Paris à Chartres avaient entouré la mystérieuse litière qui marchait en queue de la colonne.
Quant au duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, il conféra longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit à table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place à ses côtés. Et malgré la gravité de la situation, malgré l’acte terrible qui se préparait dans l’ombre, ce fut encore de Pardaillan qu’ils causèrent. Bussi-Leclerc se rappela fort à propos que le chevalier lui avait dit :
– Je n’arriverai peut-être pas jusqu’à Chartres !…
Il ne fallait plus en douter : Pardaillan était mort et bien mort.
– Ma foi, je le regrette ! fit Maineville. J’eusse eu plaisir à le lier sur une aile de moulin.
– Moi aussi, dit Bussi-Leclerc.
Quant à Maurevert, il se contenta de sourire.
Vers cette heure-là, et comme la nuit tombait, celui qui faisait l’objet, de ces pensées railleuses ou sinistres dînait tranquillement avec le duc d’Angoulême dans une petite auberge, à une table accotée contre une fenêtre basse. En face de l’auberge se dressait un de ces mornes hôtels comme on en voit encore à Chartres et, de temps à autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenêtre, jetait un rapide coup d’œil sur la façade de l’hôtel où tout était éteint et clos.
– À qui appartient cet hôtel ? demanda Pardaillan à la servante, en soulevant encore une fois le rideau.
La servante s’arrêta de marcher, regarda, sourit et dit :
– Cet hôtel ?… Ah ! dame… il appartient comme qui dirait à personne. C’est-à-dire, dans les temps jadis, c’était l’hôtel des sires de Bonneval, à ce qu’on dit du moins. Mais depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n’ai jamais vu personne entrer là-dedans, jamais la porte ou les fenêtres s’ouvrir.
– Oui, murmura Pardaillan, mais en ce moment, des gens sont rassemblés là-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu’ils font…
– Que voulez-vous qu’ils fassent, cher ami ? grommela le duc d’Angoulême. Que voulez-vous qu’ils fassent, si ce n’est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c’est la Fausta qui les a assemblés là ?…
– C’est vrai. J’ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l’hôtel par la porte du jardin. Sans doute, ils conspirent, mais quoi ?…
– Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de…
– De Violetta, hein ?… Patience, mon prince, patience ! Il y a deux êtres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel côté nous devons nous tourner : c’est Fausta… et c’est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l’un ou l’autre tombe dans nos mains. En tout cas, nous sommes sur un lit de roses, si je compare notre situation à celle où je me trouvais quand j’étais dans la nasse de Mme Fausta.
Pardaillan eut une grimace de la bouche plissée, ce qui indiquait combien peu lui était agréable le souvenir qu’il venait d’évoquer.
– Cher ami, dit le duc d’Angoulême, voici trois ou quatre fois que je vous entends dire : « Quand j’étais dans la nasse ». En somme le prince Farnèse ne m’a rien dit, sinon que je devais vous attendre à la Devinière.
– Où je vous ai rejoint après être sorti de la nasse, fit Pardaillan qui jeta un nouveau regard dans la rue.
– La nasse ! reprit Charles. Encore la nasse ! Expliquez-moi…
– Comment, monseigneur, vous ne savez pas ce que c’est qu’une nasse ? Moi, j’en ai vu en Provence, aux environs de Marseille. Figurez-vous une grande cage en osier avec une porte par où l’on peut entrer, mais par où l’on ne peut plus sortir. Les pêcheurs plongent cette cage au fond de la mer, avec une corde au bout de laquelle se trouve un signal en liège qui flotte pour faire reconnaître l’endroit. Avez-vous mangé des langoustes, monseigneur ? C’est délicieux.
– Certes, fit Charles, qui ne s’habituait pas à suivre cet esprit en apparence audacieux et au fond si simple. Mais que viennent faire ici les langoustes ?
– C’est pour vous expliquer la nasse, dit Pardaillan vraiment étonné de la question. Suivez la langouste au fond de la mer, que fait-elle ? Elle sent l’appât que le pêcheur a mis dans la nasse. Elle s’approche de cette cage d’osier, elle tourne autour, très ennuyée de ne pouvoir entrer s’emparer de l’appât. À force de tourner, elle se glisse à travers une ouverture. Mais notez que pour cela elle est obligée d’écarter les brins d’osier placés en entonnoir… Encore un petit effort et l’entonnoir s’ouvre, les osiers s’écartent… Mais dès qu’elle est entrée, les osiers reprennent leur position primitive : elle ne peut plus sortir… elle est dans la nasse !… Eh bien, moi aussi, j’étais dans la nasse. Il y avait bien un trou pour y entrer, mais il n’y avait plus moyen de sortir par le trou. Maintenant, figurez-vous que la nasse, au lieu d’être en osier était en fer un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais à peine passer les bras… Heureusement il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse… C’est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j’ai résolu de lui rendre épouvante pour épouvante…
Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, à travers l’explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes.
– Monseigneur, reprit le chevalier en soulevant son chapeau, dites-moi, est-ce que mes cheveux n’ont pas blanchi ?
– Non, mon ami ; je les vois tels que je les ai toujours vus, d’un beau châtain foncé.
– Ah ! Cela m’étonne ! Car, j’ai eu peur, j’ai connu la peur, dans ce qu’elle a d’affolant, avec ce délire qu’elle fait monter à la cervelle. Heureusement, comme je vous le disais, il y avait les cadavres… Ah ! ah ! s’interrompit Pardaillan, le voici ! Attention !…
Le chevalier n’avait cessé de regarder à travers les petits vitraux ronds et verts de la fenêtre. Charles regarda, lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s’avançait.
– Je savais bien qu’il viendrait ! Et qu’il viendrait là ! murmura Pardaillan.
L’ombre se rapprochait de la grande porte de l’hôtel qui, d’après la servante, était inhabité depuis de si longues années. C’était un homme enveloppé d’un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait à la taille et à la démarche, car il répéta :
– C’est lui !
L’homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s’entrouvrit aussitôt et l’inconnu se glissa dans l’intérieur. Pardaillan sourit comme un homme enchanté de voir ses prévisions se réaliser.
– Qui est-ce ? demanda Charles.
– Vous le saurez tout à l’heure, dit Pardaillan en laissant retomber le rideau Lorsque je me réveillai, j’étais assis, vous le savez, à califourchon sur deux poutres dont l’une plongeait dans l’eau et dont l’autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle où se tenait le trou carré… l’entrée de la nasse. J’avais dormi. Comment ? Je n’en sait rien, mais je cois qu’il m’eut été impossible de ne pas dormir, tant j’avais la tête fatiguée au moment où, pour éviter les cadavres, j’atteignis la fourche. Alors, je vis qu’il faisait à peu près jour ; la lumière entrait par-dessus le plancher qui était au-dessus de ma tête, et je vis que j’étais entouré de poutres qui s’enlaçaient comme les madriers d’un échafaudage : « Pardieu ! me dis-je, je n’ai qu’à gagner de poutre en poutre jusqu’à l’extérieur ! » Et je me suis mis en chemin, c’est-à-dire que je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par où coulaient tout à la fois l’eau du fleuve et la lumière du jour. Ce fut alors que je me heurtais au treillis de fer… J’avais oublié la nasse !…
Charles vida son verre, comme pour se donner le courage d’entendre ce récit.
– Alors, continua Pardaillan, j’examinai cette machine à prendre les hommes. Et je vis que j’étais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher même pour aller plonger dans l’eau. Je dus abandonner l’idée qui m’était venue de me hisser de maille en maille pour arriver à passer par-dessus, puisque, en me hissant, j’aboutissais au plancher. L’idée inverse me parut la bonne : c’est-à-dire que je m’accrochais aux mailles, et que je me mis à descendre, dans l’espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrivé au ras de l’eau, je fus heurté de nouveau par les cadavres. Mais je fusse passé à travers une légion de fantômes d’enfer. Je sentais ma gorge en feu et mes cheveux se hérisser sur ma tête ; j’avais une soif à vider un tonneau ; mais, la seule pensée de m’humecter seulement les lèvres avec cette eau où les cadavres avaient dansé toute la nuit me donnait d’insupportables nausées. Enfin, comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tôt, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et alors, oh ! alors, je compris pourquoi les cadavres ne s’en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas !… Lorsque j’eus de l’eau jusqu’aux épaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l’eau et que cela formait comme le fond d’une bouteille !… Pas moyen de sortir par en haut ! Pas moyen de sortir par en bas !… Je me hissai le long des mailles de fer pour éviter l’attouchement des cadavres, et, accroché à une certaine hauteur, je m’arrêtai, et j’eus la pleine horreur de ma situation : j’étais destiné à mourir lentement dans ce puits de fer !…
– C’est horrible ! dit Charles en frémissant.
– Justement. Comme vous dites, c’était horrible, et je voudrais bien voir la figure que ferait Mme Fausta si elle se trouvait dans une situation pareille… Je n’avais plus de souffle, plus de pensée, plus rien en moi qu’une sorte de sentiment de vertige, si bien qu’après quelques heures je pris la résolution de grimper jusqu’en haut et de frapper au plancher jusqu’à ce qu’on m’entendit, jusqu’à ce qu’on achevât de me tuer !
– Et comment êtes-vous sorti ? demanda Charles avec une sorte d’avidité.
Pardaillan se mit à rire et répondit :
– C’est bien simple ; je suis sorti avec les cadavres.
– Avec les cadavres !… Oh ! mon ami, je vous écoute ; et il me semble entendre le récit d’un rêve fantastique, d’un hideux cauchemar !
– C’est à peu près l’effet que cela me produit à moi-même, dit Pardaillan. Je n’y pensais plus, aux cadavres ! Heureusement, Fausta y pensait, elle ! Sans doute, cela ne devait pas lui être fort agréable de dormir au-dessus de ces morts. Pour cette raison, ou pour d’autres, il est certain que si les morts étaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensée de leur rendre la liberté. Et comment rendre libres ces cadavres prisonniers ? En les repêchant l’un après l’autre ? Non, non ! Fausta est la femme des combinaisons simples ! Pour délivrer les morts, il n’y avait qu’à les laisser partir au fil de l’eau !
Pardaillan se mit à rire, puis jeta à l’extérieur un coup d’œil inquiet.
– Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il.
– L’homme qui est entré là, dans cet hôtel ?
– Oui, il prend les derniers ordres de la belle Fausta… Donc, comme je vous l’ai dit, j’étais, depuis plusieurs heures, accroché au treillis de fer, à demi assis sur une poutre, et je luttais contre les pensées de folie, lorsque j’entendis au-dessus de moi une sorte de grincement ; et en même temps, de l’autre côté du treillis, je vis une chose que je n’avais pas remarquée encore : une corde !… et cette corde montait ! D’en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu’elle passait à travers un trou pratiqué dans le plancher. Alors, d’un coup d’œil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus à l’instant même rassuré… En effet, monseigneur, la corde soulevait un pan, un carré de treillis qui se rabattait en haut, et laissait béante, dans l’eau, une large ouverture. Dans le même instant, je vis les cadavres qui s’en allaient en se bousculant comme s’ils eussent eu hâte de sortir. Au bout de deux minutes ils étaient tous partis entraînés par le fleuve. Je pense que vous devinez le reste…
Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta :
– Je fis comme eux… voilà tout !
– Voilà tout ! murmura Charles tout pâle.
– Je fis ce que n’importe qui eût fait à ma place ; je descendis… non : Je me laissai tomber dans l’eau, je franchis l’ouverture d’une brassée frénétique, et me trouvai hors de la nasse. Dix minutes plus tard, j’abordais au point où sont commencés les travaux du nouveau pont [3]…
Un long silence suivit ces paroles… Charles ne pouvait digérer la simplicité avec laquelle Pardaillan lui avait fait ce récit d’horreur, et considérait son compagnon avec une sorte d’effroi. La servante s’était endormie au coin de l’âtre où elle avait commencé à filer une quenouille, assoupie par le ronflement ouaté de son rouet et le murmure des voix de ces deux étrangers. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et regardait toujours par la fenêtre.
– Il est temps de sortir, dit-il enfin. Eh ! la belle enfant !
La servante se réveilla en sursaut et vint à l’appel.
– Dites-moi, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l’air avant de nous coucher dans la chambre hospitalière que vous nous offrez. Comment ferons-nous pour rentrer ? Je dis : rentrer sans frapper, ni réveiller personne…
– Dame ! mon digne gentilhomme, vous passerez par les écuries, que je laisserai ouvertes ; et une fois dans la cour, vous n’aurez qu’à monter l’escalier de bois qui est à l’intérieur.
Pardaillan s’était sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d’un signe de tête, s’enveloppa de son manteau et, suivi de Charles, sortit par la porte de l’auberge qui, aussitôt, se referma derrière eux. Dans la rue, ou plutôt dans la ruelle étroite et tortueuse où ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s’arrêta dans un renfoncement.
– Attendons ici, murmura-t-il ; notre homme ne saurait tarder à sortir.
– Qui est-ce ? demanda Charles pour la deuxième fois.
– Vous ne l’avez pas reconnu ?… C’est le moine ! C’est Jacques Clément ! C’est l’homme qui, à l’auberge du Pressoir de fer, était assis près de nous et nous écoutait…
– L’homme qui a dit qu’il vous vengerait en se vengeant…
– Oui : de Catherine de Médicis !…
– Qu’il se vengerait en frappant la vieille reine au cœur !…
– C’est-à-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier. Qu’avez-vous à frissonner ainsi, monseigneur ?
– – Pardaillan ! fit le jeune duc, ceci est affreux.
– Eh quoi ! vous vous plaignez ! Songez que votre père a été poussé au désespoir, à la folie, à la mort par trois êtres qui étaient : sa mère Catherine, son frère le duc d’Anjou, aujourd’hui roi de France, et enfin monseigneur le duc de Guise ! Le hasard veut qu’un homme, un de ces êtres que la fatalité marque dès leur enfance, se trouve et qu’il vous épargne la besogne ! Vous voulez, vous cherchez un terrible châtiment contre le roi ?
En parlant ainsi, Pardaillan cherchait à étudier le visage de Charles.
– Oui, dit celui-ci. J’ai toujours pensé que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprévue de l’une de ces douleurs qu’il a semées sur la route de sa vie. Mais si cela dépend de moi, Pardaillan, Jacques Clément ne frappera pas le roi. Ce n’est pas cela que je voulais !…
– Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arrêterez le bras du moine ?
– Je l’arrêterai, dit Charles sourdement.
Pardaillan hocha la tête, et, dans l’ombre, ses yeux brillèrent d’une malicieuse satisfaction.
– Allons ! murmura-t-il, Guise n’est pas encore roi de France !
– Que voulez-vous dire ? balbutia le duc d’Angoulême.
Pardaillan saisit le bras du jeune homme, qu’il serra fortement. D’un signe, il lui montra la porte de l’hôtel qui s’ouvrait à ce moment, livrant passage à un moine encapuchonné qui sortit, et lentement s’avançait vers eux.
– Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chrétienté dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient à nous. S’il passe, il marche au meurtre… demain, votre oncle Henri III est poignardé, demain le duc de Guise est roi… Monseigneur, voici la destinée qui passe ! Un geste de vous, et la fortune du monde est changée… Mais je vous laisse faire et je regarde… Faites ou ne faites pas le geste !
Le moine arrivait à leur hauteur. Pardaillan se renfonça contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait… Charles d’Angoulême eut un long frémissement, puis, secouant tout à coup la tête comme pour rejeter des objections, il fit deux pas rapides, posa sa main sur l’épaule de l’homme et dit :
Hé là ! sire moine, deux mots, s’il vous plaît !…
Pardaillan eut un rire silencieux et songea :
– Dormez en paix, roi de France ! Le fils de Marie Touchet veille sur vous !…
Le moine s’était arrêté, avait relevé sa tête penchée, et avec cet étonnement dédaigneux de l’homme qui se sait protégé par les destins supérieurs et que rien ne peut empêcher d’arriver au but fatal, disait :
– Que me voulez-vous ? Si vous en voulez à ma bourse, je vous préviens que je ne porte rien sur moi qui puisse tenter la cupidité du plus misérable truand. Si vous en voulez à ma vie, je vous préviens que vous vous attaquez à une chose qui n’est ni à moi, ni à vous, ni à personne.
– Je n’en veux ni à votre bourse ni à votre vie, dit le duc d’Angoulême. Je veux seulement vous prier de m’accorder quelques minutes d’entretien dans un lieu où nous puissions à l’aise moi vous dire et vous écouter ce que j’ai à vous communiquer.
– Passez donc au large, gronda le moine de ce ton de glaciale et sinistre solennité qui semblait naturel chez lui. Passez au large, car cette nuit je ne puis avoir d’entretien qu’avec Dieu !…
Pardaillan, à ce moment, s’avança rapidement devant le moine qui se mettait en marche, et de sa voix la plus joyeuse s’écria :
– Eh quoi ! vous vous refusez donc à vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clément ?
Le moine tressaillit ; une joie profonde détendit ses traits d’ivoire et colora son front ; son regard s’illumina ; il tendit la main.
– Le chevalier de Pardaillan ! fit-il d’une voix changée, humanisée par une sorte de tendresse.
Et monseigneur le duc d’Angoulême, dit Pardaillan.
– Deux victimes de la vieille Catherine et d’Hérode ! Deux qui se réjouiront de voir couler le sang du dernier des Valois sur les dalles de la cathédrale ! murmura Jacques Clément. Oui, parvenu au bout de ma route, je puis me reposer un instant parmi vous, car je renforcerai ma haine de vos deux haines…
– Venez donc, fit simplement le chevalier. Que diable, même en temps de procession, un verre de vin n’a jamais fait peur à un moine !
Jacques Clément fit signe qu’il acceptait l’invitation, et tous trois se dirigèrent vers la petite auberge close, aveugle et muette à cette heure. Mais comme l’avait promis la servante, il n’y eut qu’à pousser la porte des écuries voisines. Les écuries franchies, les trois hommes se trouvèrent dans la cour ; un escalier de bois grimpait extérieurement le long du mur et aboutissait à un balcon. La porte de la chambre s’ouvrait sur ce balcon. Quelques instants plus tard, ils étaient assis autour d’une table qu’éclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d’un certain vin très estimé dans tout le pays et qui se récoltait sur les bords de la Loire, autour de Beaugency.
Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d’un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein : c’était un buveur d’eau… Cependant, ses yeux pâles étaient animés d’une espèce de cordialité rayonnante.
– Ce vin réchauffe le cœur, dit-il. Mais bien plus encore mon cœur se dilate près d’un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirai-je ? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c’est à vous que je songeais. Peut-être ne s’est-il pas passé une journée sans que votre sourire que j’évoquais ne soit venu me consoler. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l’image d’une mère ni celle d’un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère, et je vous revoyais toujours tel que je vous vis jadis… Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi ?
– Certes ! fit Pardaillan ému et assombri de redescendre ainsi tout à coup dans son passé.
– Vous m’avez encouragé… puis, je vous ai revu le jour terrible… le jour où vous m’avez montré la tombe de ma mère ; et de ce jour-là, vos traits sont gravés dans mon cœur… Savez-vous que vous avez à peine changé ? continua le moine en examinant affectueusement le chevalier ; ce sont toujours les mêmes yeux de bonté claire et d’audace, c’est toujours ce même rayonnement de physionomie qui fait qu’il est impossible de vous oublier… Aussi, dans l’auberge du Pressoir de fer, je vous ai aussitôt reconnu, j’ai reconnu l’homme qui avait essayé de sauver ma mère.
Jacques Clément frissonna, saisit la main du chevalier, et ajouta d’une voix grave :
– Dans cette nuit qui est sans doute une des dernières de ma vie, la dernière peut-être, si près de l’heure où un événement terrible va s’accomplir, c’est une étrange rencontre que celle-ci ! C’est la volonté de Dieu que j’aie eu cette dernière joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon cœur !… Pardaillan, mon cœur tremble, pleure et frissonne à évoquer celle que j’ai tant aimée et que jamais je ne connus ! Pardaillan, mon cœur crie malheur à ceux qui ont tué ma mère ! Pardaillan, versez-moi de la joie et de la haine en me parlant une dernière fois de ma mère !…
– Oui, vous ne l’avez jamais connue, fit Pardaillan pensif ; et qui sait si de là ne vient pas cet amour que vous conservez à sa mémoire !
– Je sais ce que vous voulez dire, grommela le moine en pâlissant. Je vous dis que j’ai confessé l’une des femmes de la vieille Catherine ! Je vous dis que j’ai su toute la vie de ma mère… et ses crimes !
– Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voilà tout !
– N’est-ce pas ? s’écria le moine radieux. N’est-ce pas que ce n’est pas à ma mère qu’incombent les fautes qu’elle commit ?…
– Certes !… La vieille Médicis fut seule coupable. Quant à votre mère, martyre d’un amour, prise dans l’alternative ou d’être méprisée par l’homme qu’elle adorait ou de tuer ce même homme, sa vie fut une admirable défense ! Ce qu’elle dépensa de force et d’esprit pour lutter contre Catherine n’est pas supposable. Ce qu’elle souffrit dépasse les châtiments les plus cruels… Elle repose en paix au fond du cimetière des Innocents… Paix donc, paix et repos à cette mémoire !…
Pardaillan se découvrit d’un de ces gestes où il y avait comme une inconsciente emphase. Le duc d’Angoulême frissonnant l’imita. Jacques Clément avait rabattu son capuchon et on l’entendait sangloter doucement. Ce fut une de ces scènes d’où se dégagent de profondes et larges émotions.
– Pardaillan, reprit le moine au bout de quelques minutes, je comprends votre pensée. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mère, et vous ne voulez pas mentir. Ainsi, sur cette tombe du cimetière des Innocents où vous m’avez conduit par la main, c’est encore un regard de pitié que vous laissez tomber…
– Nulle femme au monde autant qu’Alice de Lux ne mérita la pitié, dit Pardaillan.
– Ne parlons donc plus de ce qu’elle fut. Mais vous pouvez tout au moins me dire comment vous essayâtes de la sauver…
Pardaillan secoua la tête.
– Le passé est mort, dit-il sourdement. Mort l’amour ! À vous comme moi, il reste le présent, c’est-à-dire la haine, et l’avenir, c’est-à-dire le châtiment des scélérats…
Jacques Clément se leva et laissa retomber son capuchon sur ses épaules. La tête pâle et maigre, éclairée par la flamme sombre des yeux, apparut dans la demi-lueur de la chandelle.
– Chevalier, dit-il d’une voix morne, vous me rappelez à la réalité terrible. Demain, ma mère sera vengée. Demain, la vieille Catherine connaîtra le désespoir sans issue. Demain, son fils bien-aimé tombera pour ne plus se relever d’entre les morts ! Demain, les décrets seront accomplis !
– Ainsi, vous voulez tuer le roi de France !
– C’est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques Clément. Nul homme ne connaît ce secret. Mais plutôt que d’avoir pour vous l’ombre d’une défiance, je consentirais à mourir sans vengeance. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France !… Demain, vous aussi serez vengé du mal que Catherine vous a fait ! Demain, vous aussi, duc d’Angoulême, fils de Charles IX, serez vengé du mal que Catherine et Henri ont fait à votre père !… Priez donc pour moi, car toute prière pour le roi de France est désormais inutile…
Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un mouvement pour se retirer :
– Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous comptez procéder…
– – Soit ! fit le moine après avoir réfléchi. Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais ces détails, à vous. Et puis cela vous permettra de suivre jusqu’au bout et de bien voir ; notre vengeance fait corps… Demain, donc, à neuf heures du matin, Valois recevra le duc de Guise en audience à l’hôtel de ville. Après l’audience, il doit se rendre à la cathédrale. Je sais que le roi sera prévenu qu’un confesseur doit s’approcher de lui pour lui remettre indulgence plénière de ses fautes. Ce confesseur viendra se mettre à ses côtés au moment où il entrera dans la cathédrale. Ce confesseur, ce sera moi !…
Charles d’Angoulême frémit et demanda d’une voix rauque :
– Mais vous suivrez donc le roi pendant la procession ?…
– Non, répondit le moine : je l’attendrai à la porte de la cathédrale. Alors seulement je m’approcherai de lui, et quand il s’agenouillera… regardez bien alors… Valois s’agenouillera pour ne plus se relever.
Jacques Clément baissa la tête comme si le poids de sa pensée eût été trop lourde. Puis, d’une voix sourde, il répéta :
– Adieu, priez pour moi !…
Et se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s’élancer entre cette porte et le moine. Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment où le moine ouvrait déjà la porte :
– Jacques Clément, dit-il, j’ai un service à vous demander !…
Le moine s’arrêta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et, rayonnant d’une joie qui le faisait trembler, s’écria :
– – Aurais-je vraiment cet insigne bonheur de pouvoir être utile avant de mourir ! Cette joie m’était-elle réservée de pouvoir, en mon dernier jour, acquitter un peu ma mère et moi ?… Parlez, chevalier… Vous avez parlé d’un service…
– Un grand, dit Pardaillan avec une simplicité qui avait on ne sait quoi de solennel ; voici : j’ai besoin qu’Henri III vive encore quelque temps… je vous demande la vie d’Henri de Valois, roi de France…
Jacques Clément devint livide. Il fut saisi d’un tremblement convulsif, et s’assit sur l’escabeau où tout à l’heure il avait pris place.
– Vous avez besoin que Valois vive encore ? balbutia-t-il.
– Oui. Ma vie est liée à la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, puisque c’est au fils d’Alice de Lux que je parle, je vous dis : « Clément… je te demande de me laisser vivre en laissant vivre Valois, roi de France !… »
– Que maudite soit l’heure présente ! haleta le moine.
– J’attends la réponse du fils d’Alice, dit Pardaillan avec une majesté qui fit trembler le duc d’Angoulême.
– Que maudite soit la minute où je t’ai rencontré ! râla Jacques Clément.
Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux hagards… Et si Pardaillan eût pu entendre la pensée de ce moine, voici ce qu’il eût entendu :
« La vie du roi ! Il me demande cela !… Mais alors… l’ange… l’ange d’amour… Mais elle va savoir ! Elle m’attend à minuit !… À minuit, j’aurai ma récompense terrestre de son amour !… Et Pardaillan me demande de renoncer à cela… à l’amour de Marie !… »
Comme Jacques Clément rugissait en lui-même ces choses, minuit sonna lentement dans le grand silence de la ville endormie… Au premier coup, le moine se releva, frissonnant de fièvre. Au sixième coup, il joignit les mains et murmura :
– Grâce, Pardaillan !…
Pardaillan assistait avec un prodigieux étonnement à ce drame qu’il ne pouvait comprendre. Pourquoi Jacques Clément lui demandait-il grâce ? Que se passait-il dans les ténèbres de cette âme ?… Le douzième coup de minuit sonna.
Puis il y eut un long silence. Puis le moine se laissa tomber à genoux, baissa la tête. Puis, cette tête, il la redressa vers Pardaillan… elle était sublime d’angoisse, d’orgueil et de sacrifice. Et dans un souffle, il murmura :
– Le roi de France vivra !… Ô ma mère, c’est pour le chevalier de Pardaillan !…
Il tomba à la renverse et s’évanouit.
Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte héroïque…
Et tous les deux s’empressèrent de soigner Jacques Clément qui, au bout de quelques minutes, rouvrit les yeux, se releva et s’assit.
Si une expression de visage humain peut représenter le désespoir, la figure du moine avait cette expression-là à ce moment.
Le lendemain matin, le roi Henri III se réveilla de bonne heure dans la chambre qu’il occupait en l’hôtel de M. Cheverni, gouverneur de la Beauce. Il devait se rendre à neuf heures à l’hôtel de ville pour y recevoir, selon sa promesse, le duc de Guise et les députés de Paris.
M. de Cheverni, l’un des rares gouverneurs qui fussent demeurés fidèles à la fortune chancelante de Valois, avait cédé son hôtel à Sa Majesté, se logeant lui-même et les siens dans une simple maison bourgeoise. Il avait transformé son hôtel en une sorte de palais royal, qui avait pris tout à fait l’apparence d’un petit Louvre lorsque Crillon avait réussi à réunir six ou sept mille hommes d’armes qui constituaient maintenant toute l’armée de ce roi presque déchu.
Henri était parti de Paris en pleurant, et la mort dans l’âme. Mais lorsqu’il eut trouvé dans l’hôtel de ville de Chartres une députation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu’il eut vu l’installation que lui avait rapidement aménagée Cheverni, lorsqu’il eut enfin passé en revue les vieux et solides reîtres de Crillon, il commença à se dire que le métier de roi en exil ne serait peut-être pas trop déplaisant.
Puis bientôt cette bonne impression s’était effacée à son tour. Le Louvre et ses fêtes perpétuelles lui manquaient. Il avait beau se distraire en procession, les mascarades lui faisaient défaut. Henri III menait donc à Chartres une existence des plus tristes et des plus monotones.
Plus d’une fois la pensée lui vint de s’en retourner à Paris, de rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens :
– – Me voilà… tâchons de nous entendre !
Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme Villequier, d’Épernon et d’O, ne manquaient pas de lui faire observer que la reine-mère était restée à Paris pour arranger la situation, et que le roi gâterait tout par un retour précipité.
Il ne manquait pas non plus de finesse, et savait à l’occasion se moquer agréablement de ses ennemis : il l’avait prouvé en maintes circonstances, et une fois de plus, la veille, devant la cathédrale.
Ce matin-là, donc, le roi se leva fort joyeux, et avant de faire entrer la petite cour qu’il s’était composée, passa dans l’appartement voisin, où Catherine de Médicis, arrivée depuis huit jours, lui avait fait dire qu’elle l’attendait.
Henri avait ruminé une partie de la nuit sur la réponse qu’il ferait aux Parisiens. Il entra gaiement chez sa mère, et l’embrassa sur les deux joues, contre son habitude ; car Henri III, si prodigue de marques d’affection pour ses amis intimes, était aussi peu démonstratif que possible avec la vieille reine. Sous la filiale caresse, Catherine frémit de bonheur jusqu’au fond du cœur. Sa bouche mince et serrée se détendit en un bon sourire ; ses yeux clairs et durs s’adoucirent, et une incroyable expression de tendresse s’étendit sur son visage : elle aimait son fils avec passion, et c’est sans doute uniquement pour le bonheur de ce fils qu’elle se couvrit de crimes.
– Mon fils, dit-elle avec une grande douceur, voilà bien longtemps que vous n’aviez embrassé ainsi votre vieille mère…
– C’est que je suis bien content, madame, fit Henri en se jetant dans un fauteuil. C’est que voilà bien longtemps que je n’avais éprouvé pareille joie, et je sais que c’est à vous que je dois cette joie… comme je vous dois tout ce qui m’est arrivé de meilleur dans la vie. Grâce à vous, ma mère, mes bons Parisiens veulent se réconcilier avec moi, et comme je ne vois pas d’obstacle à cette réconciliation, je veux être à Paris sous deux jours et y faire une entrée dont il sera parlé, j’ose le dire… Car, que veulent les Parisiens ? Que je renvoie d’Épernon ? Eh bien je le renverrai ! Vous n’avez pas idée, madame, comme d’Épernon m’assomme depuis quelque temps…
– Ainsi, fit la vieille reine, vous pensez que c’est là tout ce que veulent les Parisiens ?…
– Eh ! par Notre-Dame ! que peuvent-ils vouloir de plus ?
Catherine de Médicis regarda son fils avec étonnement ; mais elle vit qu’il était sincère.
– Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de Paris, tout ce qu’attend le peuple de France, si je vous disais ce qu’il y a au fond, tout au fond de la pensée des bourgeois, des artisans et des manants, je vous étonnerais ; j’étonnerais sans doute M. de Guise aussi, et j’étonnerais peut-être ce peuple lui-même. Si près de la tombe, si loin déjà des vanités du monde, j’ai jeté un regard plus clairvoyant sur l’univers, mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire… car vous n’entendriez pas sans doute la langue que je parle… Je vous dirai simplement que le renvoi de d’Épernon est une bonne chose en soi, mais qu’il n’est qu’un pauvre morceau jeté à des loups dévorants. Par Notre-Dame, comme vous disiez tout à l’heure, je suis résolue à me défendre et à vous défendre. Tant que la vieille sera debout, Guise, Parisiens et huguenots auront du fil à retordre… Mon fils, écoutez-moi : vous ne pouvez retourner à Paris maintenant.
Henri III bondit. Il connaissait la profonde prudence de Catherine ; mais il savait aussi qu’elle était mortellement blessée dans son orgueil de reine et de mère, qu’elle préparait avec une dévorante ardeur la rentrée à Paris et le châtiment des Parisiens ; il savait enfin qu’elle était femme à braver tous les dangers. Pour qu’elle se fût décidée à parler ainsi, il fallait donc que le retour à Paris fût réellement impossible.
– Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne pourrais-je rentrer à Paris ? Ne suis-je donc pas le roi ?…
– Vous étiez le roi, mon fils, et vous êtes sorti de Paris !…
– Soit, madame. C’est une faute que vous m’avez reprochée. Mais je suis décidé à la réparer : après-demain matin je serai au Louvre…
– Après-demain soir le trône de France sera donc vacant ! dit la reine-mère d’une voix terrible dans sa calme assurance.
– Qu’est-ce à dire ? balbutia Henri III en devenant livide.
– C’est-à-dire, mon fils, reprit Catherine en saisissant une de ses mains, qu’on veut vous attirer dans un piège et vous massacrer ! Vous, moi, mes amis… je vous le dis… Henri… C’est une Saint-Barthélémy qui se prépare ! Seulement, ce n’est pas contre les huguenots qu’elle doit se faire !…
Henri III s’écroula dans son fauteuil et essuya son front mouillé de sueur. Il se leva et se mit à arpenter la chambre en disant :
– Que faut-il faire, ma mère ?… Rester à Chartres devient de plus en plus difficile. Chartres était assez près de Paris pour que je pusse m’y rendre d’un bond. Dans la terrible conjoncture que vous m’exposez, Chartres est trop près de Paris !…
Et comme à son départ, comme au moment de sa fuite, le roi leva les bras au ciel et s’écria :
– Que faire ?… Où aller ? Où me réfugier ?…
– Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille reine. Chartres est trop près ! eh bien, nous avons Blois…
– Ah ! ma mère, vous me sauvez…
– Blois avec son château imprenable, où l’on soutiendrait au besoin un siège de dix ans !…
– Oui, oui !… Partons, ma mère, partons ! s’écria Henri.
Puis se frappant brusquement le front :
– Et ces gens qui sont là !… Ces misérables !… Ce Guise imposteur !… Oh ! je ne veux pas les voir ! Qu’ils s’en aillent !… Je vais…
– Vous allez, mon fils, vous rendre à l’hôtel de ville comme c’est convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant pour écouter les doléances des bourgeois de Paris. Et quand vous verrez Guise triomphant, quand déjà il croira vous tenir, alors vous lui déchargerez le coup que je lui ai préparé… Pas de réponse ! Le silence ! Un mot : un seul !… Et ce mot… ce mot qui sera l’écrasement de Guise vous ramènera le royaume presque tout entier…
– Dites ! dites ! ma mère… Quel sera ce mot que je devrai prononcer ?…
– Le voici : « Le roi convoque les états généraux à Blois !… » Les états généraux ! Comprenez-vous ? Guise n’est plus rien ! Les Parisiens ne sont plus rien ! Le roi discute avec les ordres assemblés… sans compter que nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince soupir.
Henri III respira bruyamment et éclata de rire.
– Pardieu ! fit-il, le tour est bien joué… Oui, vous avez raison, madame ! Les états généraux arrangent tout ! En les convoquant, je détruis la puissance de Guise, puisque je discute directement avec mon peuple, et je deviens l’ami, le père de mon peuple, puisque je consens à discuter avec lui !
Catherine hocha doucement la tête, et dit en souriant :
– Allez donc, mon fils, allez porter ce coup à Guise… Et quant à celui qu’on voulait vous porter, à vous, dès ce soir mes espions auront achevé de me renseigner. En attendant, que pas une ombre de défiance ne semble descendre sur votre front… Allez à l’hôtel de ville, puis faites votre procession, comme si rien ne vous menaçait… Allez, mon fils, votre mère veille sur vous !…
Henri embrassa de nouveau sa mère en lui disant :
– Je vous ai parfaitement comprise, madame…
Et il regagna son appartement où toutes portes ayant été ouvertes, les courtisans et les familiers entrèrent aussitôt en daubant sur Guise et la grande procession des Parisiens.
– Sire, murmurait d’Épernon, si Votre Majesté voulait…
– Quoi donc, duc ?…
– Quel beau coup de filet ce serait !… Vous n’avez qu’à donner l’ordre à Crillon de fermer les portes de la ville ; moi je me charge du reste.
D’Épernon l’eût fait comme il le disait. Cet enragé de jouissances, ce fou furieux du luxe, ce seigneur qui dépensait plus d’argent que le roi était l’homme des entreprises extraordinaires, des coups d’audace et des aventures téméraires. Sa bravoure était aussi étonnante que son bonheur à se tirer des plus mauvais pas. Plus tard, poursuivi, traqué, sur le point d’être arrêté, il se jeta dans Angoulême. La ville se révolta contre lui et voulut le massacrer : seul dans une chambre où il s’était barricadé, d’Épernon soutint un siège de trente heures, tua ou blessa une centaine des assaillants et finit par sortir sain et sauf de cette algarade. Tel était l’homme qui conseillait à Henri III ce qu’il appelait un beau coup de filet, c’est-à-dire de passer au fil de l’épée tout ce qui était venu de Paris à Chartres, depuis Guise jusqu’à Joyeuse.
Mais Henri III était bien le fils de Catherine, et comme il le disait, il l’avait parfaitement comprise : s’il ne reculait pas devant un coup d’épée à donner ou à recevoir, la ruse lui semblait la meilleure des armes. Il fit donc la sourde oreille, donna l’ordre de porter douze cierges à Notre-Dame de Chartres pour la mettre dans ses intérêts, puis déclara qu’il était temps de se rendre à l’hôtel de ville.
D’Épernon haussa les épaules et murmura à l’oreille de Crillon :
– Vous verrez que le roi nous laissera tous égorger quelque jour. Compère, prêtez-moi cinquante de vos arquebusiers, et je rétablis l’ordre, moi ! Le roi fera semblant d’être furieux, mais il sera sauvé, et nous aussi.
Crillon hésita une seconde.
– Allons, brave Crillon, dit à ce moment le roi, en route !
Crillon tira son épée et cria :
– Les gardes de Sa Majesté !…
Et d’un regard, il fit comprendre au duc d’Épernon qu’il n’était, lui, qu’un soldat esclave de la consigne. Dix minutes plus tard, le roi entouré de ses gentilshommes marchait à l’hôtel de ville dans une double haie de soldats que Crillon avait disposés le long du chemin. Derrière chaque haie, la foule silencieuse et presque hostile regardait ; les fenêtres étaient noires de monde. Pas un vivat, pas un cri. C’était sinistre.
– D’O, fit d’Épernon qui marchait derrière le roi, dis-moi, que sens-tu ?
D’O renifla et répondit :
– Je sens ce nouveau parfum que Ruggieri a composé pour Sa Majesté et qui est bien la plus suave odeur que j’aie jamais eue dans le nez. Ruggieri est un grand homme, n’est-ce pas, sire ?
Le roi sourit et secoua son manteau comme pour faire exhaler de ses plis le parfum dont il était imprégné.
– Et moi, reprit d’Épernon, je sens la trahison !
Henri III pâlit, mais se redressa et appuya sa main sur son épée, comme pour dire : « S’il y a trahison, nous en découdrons, voilà tout. » Mais la route s’acheva sans le moindre incident, et le roi étant entré à l’hôtel de ville, prit place sur un trône qui lui avait été élevé dans la grande salle. Ses courtisans se rangèrent à ses côtés. Crillon disposa ses gens de façon à être prêt à tout événement ! Puis Henri III donna l’ordre d’introduire la députation des Parisiens.
Il semblait que Guise eût compris les soupçons et eût voulu rassurer complètement le roi. En effet, ce n’était pas à l’hôtel de ville que devait se jouer le drame combiné par Fausta : c’était dans la cathédrale que Jacques Clément devait frapper Henri III. Guise avait donc rassemblé hors des murs tout ce qu’il avait de gens en état de se battre, ligueurs et gentilshommes. Aussitôt après la réception, il devait les rejoindre et attendre le signal : douze coups de la grosse cloche devaient signifier que le roi était mort ; six coups que Jacques Clément avait manqué son attaque.
Le chef de la Ligue entra donc accompagné seulement de quelques bourgeois que conduisait Maineville. À l’aspect de cette si faible troupe, le roi respira, d’Épernon se mit à ricaner. Les courtisans l’imitèrent. Guise traversa la salle dans toute sa longueur. Il était calme et grave. Il marchait avec cette sorte de majesté rude qui lui était particulière. Parvenu devant le trône, il s’inclina profondément.
– Mon cousin, dit gracieusement le roi, il paraît que quelque sujet de discorde s’est élevé entre mes bons Parisiens et moi. On m’affirme que vous avez bien voulu recueillir les plaintes de mes sujets pour me les apporter. Parlez donc hardiment, et soyez sûr que je suis résolu à donner pleine satisfaction à toute plainte. Car c’est le premier devoir du roi de s’éclairer sur les besoins de son peuple.
– Oui, sire, répondit Guise, mais c’est aussi le premier devoir de la noblesse de soutenir le roi… le premier gentilhomme du royaume. C’est pourquoi, sire, je suis resté à Paris pour représenter aux bourgeois combien il était nécessaire de rétablir une paix durable entre le roi et ses sujets. Là se borne mon rôle. Et quant aux plaintes des Parisiens, je n’ai pas eu à les recueillir. Je n’ai pas à vous les apporter. Si j’ai eu le bonheur de décider les Parisiens à se réconcilier avec Votre Majesté, il ne m’appartient pas de connaître sur quelles bases doit se faire la paix…
Ces paroles à la fois modestes et fières produisirent un excellent effet sur la plupart des gentilshommes qui entouraient le roi. Mais d’Épernon continua à sourire et Henri III demeura impassible.
– Sire, continua le duc de Guise, voici les députés du corps de ville. Ils vous diront, si cela plaît à Votre Majesté, quels sont les désirs de votre peuple.
Les députés s’inclinèrent en signe d’assentiment. Et le roi prononça :
– Parlez, messieurs : je suis prêt à vous entendre.
Alors, du groupe des bourgeois, se détacha un homme qu’Henri III reconnut aussitôt.
– Est-ce vous, monsieur de Maineville, qui parlerez au nom des Parisiens ?
C’était Maineville, en effet. Et sa présence à cette conférence est le seul acte politique que l’on connaisse de cet homme, plus habitué à manier l’épée ou la dague que la parole. Il s’inclina et dit :
– Si Votre Majesté y consent, c’est moi qui parlerai.
– Faites, monsieur.
Maineville, alors, se redressa.
– Sire, dit-il, la requête que je vais avoir l’honneur de vous soumettre est adressée à Votre Majesté par MM. les cardinaux, princes, seigneurs et députés de la ville de Paris et autres villes catholiques, associés et unis pour la défense de la religion.
Le roi tressaillit. Car ces paroles élargissaient soudain la dispute et contenaient une menace. Il ne s’agissait plus de quelques doléances des Parisiens. C’était tout le royaume, prélats, seigneurs et peuple, qui parlait par la voix de Maineville.
– Voyons la requête, dit le roi d’un ton bref.
– Sire, reprit Maineville, lesdits associés dont j’ai l’insigne honneur d’être ici le représentant, ont décidé et décident de supplier Votre Majesté :
« Premièrement, d’éloigner M. le duc d’Épernon comme fauteur d’hérésie, perturbateur et dilapidateur de finances. »
D’Épernon éclata de rire.
– Sire, dit-il, faut-il partir tout de suite ?…
Il se fit un silence terrible. Le roi eut un pâle sourire, tourna à demi la tête vers d’Épernon et dit :
– Comme il vous plaira, monsieur le duc…
À ces mots, d’Épernon devint livide, Guise regarda le roi avec stupéfaction, et les bourgeois députés crièrent :
– Vive le roi !
Pâle de rage, d’Épernon saisissait déjà son épée, et il allait se livrer à quelque acte de folie, lorsqu’il vit le regard du roi fixé sur lui, avec le même sourire. Il comprit ou crut comprendre qu’Henri III jouait la comédie, et se croisant les bras :
– Sire, dit-il, je m’en irai, non pas quand il me plaira ni quand il plaira aux bourgeois de Paris, mais quand Votre Majesté, pour prix de mes services et du sang versé pour elle, m’en donnera l’ordre. En attendant, je reste !
Et il rendit au duc de Guise regard pour regard. Et ces deux regards mortels se croisèrent avec un flamboiement d’acier.
– Continuez, monsieur de Maineville, dit le roi.
– Lesdits cardinaux, princes, seigneurs et députés supplient Votre Majesté :
« Deuxièmement, de marcher de votre personne contre les hérétiques de Guyenne et d’envoyer M. le duc de Mayenne contre ceux du Dauphiné ; Sa Majesté la reine-mère tiendrait Paris en repos pendant l’absence du roi.
« Troisièmement, d’ôter au sieur d’O tout gouvernement ou commandement dans la ville de Paris.
« Quatrièmement, d’approuver les élections des nouveaux échevins et prévôts qui ont été faites tant à Paris qu’en diverses villes.
« Cinquièmement, de rentrer en votre dite ville de Paris, et de tenir tous gens de guerre éloignés de la capitale d’au moins douze lieues. »
Maineville se tut : son rôle était terminé.
Les députés, les gentilshommes du roi et jusqu’aux soldats de garde attendaient avec un frémissement d’impatience la réponse d’Henri III. De cette réponse, en effet, devait sortir la paix ou la guerre civile. Quant à Guise, il semblait indifférent. Il l’était en effet : pour lui, toute cette scène était simplement destinée à en préparer une autre. Et tandis que chacun le croyait absorbé dans l’attente, lui disait :
« Maintenant le moine se prépare… Dans une heure, le roi sera mort !… »
Tout à coup le roi se redressa dans son fauteuil et jeta sur cette assemblée ce coup d’œil froid et vitreux qu’il tenait de sa mère :
– Monsieur de Maineville, dit-il lentement d’une voix claire, et vous, messieurs les bourgeois de Paris, et vous, mon cousin de Guise, écoutez-moi. Ce qui vient de nous être exposé ne touche pas seulement aux divisions qui ont si malheureusement éclaté entre nous et notre bonne ville de Paris. Puisque ce sont les cardinaux, les princes, seigneurs et députés des villes catholiques qui me parlent, c’est tout le royaume qui fait entendre sa voix. En ce cas, il ne sied pas que je réponde ici : c’est devant tout le royaume que le roi doit sa franche réponse…
Ici Henri III prit un temps, comme pour mieux porter à Guise le coup qu’avait préparé Catherine :
– C’est en présence des députés des trois ordres que nous devons parler, reprit le roi d’une voix plus forte.
Un frémissement de joie parcourut les bourgeois.
– Messieurs, veuillez donc porter, en attendant, cette réponse, la seule qui soit digne de nous et de notre peuple ; le roi assemblera les états généraux…
Un tonnerre d’applaudissements éclata, roula dans la salle et se propagea au dehors, où la nouvelle se répandit avec une foudroyante rapidité : le roi consent à réunir les états généraux !… Guise avait légèrement souri. D’Épernon s’était incliné en signe d’admiration.
– Les états généraux, continua le roi, auront lieu dans notre ville de Blois, et nous en fixons l’ouverture au quinzième de septembre.
– Vive le roi ! répétèrent les députés avec un sincère enthousiasme.
Et dans la ville, bourgeois de Chartres et pénitents de Paris reprenaient ce cri, avec une sorte d’orgueil : la convocation des états généraux, c’était en effet une victoire qu’on n’eût osé espérer ; c’était la monarchie discutant directement avec la noblesse, le clergé, le peuple, les intérêts du royaume…
Henri III, sur les conseils de sa mère, s’étant avisé de proclamer la convocation des états généraux, changea la tempête en bonace ; la discussion se trouva arrêtée net, la séance fut levée, tout fut renvoyé aux états généraux, et le roi se prépara à se rendre en procession à la cathédrale.
Dans la rue, les bourgeois de Chartres se rangèrent, des cierges à la main ; les moines et pénitents venus de Paris se formèrent en rangs. Mais les ligueurs qui étaient venus armés n’étaient pas là. Où étaient-ils ? Bientôt on vit apparaître Henri III, qui ayant quitté son pourpoint de soie, son mantelet de satin, sa toque ornée de diamants, s’avançait nu-tête, pieds nus et revêtu d’une longue chemise de toile grossière. Il portait le chapelet autour du cou et tenait un grand cierge à la main. Il n’était Pas entouré de gens d’armes, ni de gentilshommes, mais il marchait seul dans un vaste espace vide ; à quelques pas derrière lui, venaient deux moines soigneusement encapuchonnés.
Hors des murs, Mayenne et le cardinal de Guise attendaient. Ils avaient réuni là trois ou quatre cents ligueurs bien armés. Dans une plaine, l’armée de Crillon était au repos, et Mayenne à cheval essayait de dénombrer ces soldats en comptant les tentes.
Le duc de Guise arriva au moment où toutes les cloches de la ville se mettaient à carillonner, c’est-à-dire au moment où la procession se mettait en marche. Le cardinal l’interrogea du regard.
– Eh bien, fit le duc en haussant les épaules, il convoque les états généraux pour le 15 de septembre, à Blois.
Oh ! oh ! dit le cardinal, voilà qui pourrait bien sauver Valois si…
– Si sa destinée ne devait s’accomplir aujourd’hui même, dans quelques minutes, dit Guise froidement.
– Comment saurons-nous la chose ? reprit le cardinal en palpitant, tandis que Mayenne roulait de gros yeux vers le camp de Crillon…
– La grosse cloche sonnera douze coups… Six coups voudront dire que le coup est manqué… mais il ne peut manquer !…
Et Guise ne put s’empêcher de frissonner à la pensée qui l’agitait.
– Je l’ai vu, reprit-il d’une voix basse, je l’ai vu se mettre en route. Il ne prend nulle précaution. Il est vêtu d’un sac. Derrière lui se trouve notre sœur Marie, et près d’elle, marche l’intrépide Fausta… Elles sont habillées en capucins. Elles seront là pour soutenir le courage du moine si par hasard il tremblait à la dernière minute… Je vous le dis, Henri de Valois va mourir !…
– Et Crillon ? demanda Mayenne en étendant le bras vers les troupes royales.
– Crillon ! Il est dévoué jusqu’à la mort, mais il ne saurait l’être au-delà de la mort ! Lorsque Valois sera tombé, que voulez-vous qu’il fasse ? À qui obéira-t-il ? C’est lui-même qui viendra me donner assurance de fidélité… et me présentera à ses troupes… Fausta a tout prévu… Attendons !
– Attendons ! fit Mayenne paisiblement.
– Oh ! s’écria à ce moment le cardinal, voici les cloches qui se taisent… le roi est à la cathédrale… c’est la minute tragique…
Et tout trois, penchés sur l’encolure de leurs chevaux, écoutèrent ce grand silence frissonnant qui venait de la ville. Une indicible angoisse les étreignait.
Quelques minutes se passèrent… Les trois frères se regardaient… La grosse cloche de la cathédrale se taisait…
– Approchons-nous du camp royal, dit Guise pour échapper à cette impression de terrible attente qui lui serrait la gorge…
À ce moment, dans le silence de la campagne, une sorte de mugissement aux larges et profondes sonorités s’épandit dans les airs… c’était le premier coup de la grosse cloche de la cathédrale !… Les trois frères demeurèrent pétrifiés. Le duc de Guise eut ce même tressaillement funèbre, violent, remuant l’être jusqu’au plus profond des entrailles, ce tressaillement qu’il avait eu jadis, dans la nuit formidable, lorsque la cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois avait donné le signal de la grande extermination.
– Un ! murmura le cardinal en tourmentant le manche de sa dague.
– Deux ! fit Mayenne dont les yeux s’exorbitaient.
– Trois !… quatre !… cinq !… comptait le cardinal, livide.
– Six ! grommela le duc de Guise. Attention !…
Et alors une espèce de gémissement râla dans sa gorge ; le cardinal baissa la tête, Mayenne grommela entre les dents un furieux juron… Et tous les trois se regardant encore, virent qu’ils avaient des visages convulsés de criminels qui ont peur !…
Le septième coup ne sonnait pas !… La grosse cloche se taisait !… Le sourd mugissement du sixième et dernier coup haletait dans l’espace en s’affaiblissant de plus en plus, et bientôt il n’y eut plus dans la plaine qu’un lourd silence d’été…
Henri III n’était pas mort !… Le moine n’avait pas frappé !…
Pendant près d’une demi-heure encore, les Guises attendirent, muets, terribles, immobiles et livides. Enfin, le cardinal éclata d’un rire étrange et dit :
– Allons-nous-en. C’est fini !…
– C’est à recommencer ! gronda Mayenne.
Le duc de Guise se tourna vers la ville de Chartres et tendit son poing comme Henri III s’était tourné vers Paris, comme il avait tendu le poing à Paris !…
– À recommencer ! bégaya-t-il d’une voix étranglée par la fureur. Oui ! à recommencer !… Par le sang de mon père ! Valois, tu nous as donné rendez-vous à Blois !… Eh bien ! nous irons ! Prends garde ! Car cette fois, ce n’est pas à la main d’un fou, d’un lâche moine que je confierai le poignard !
Il baissa la tête, et demeura pensif quelques minutes. Puis les veines de ses tempes se dégonflèrent ; ses yeux striés de fibrilles sanglantes reprirent leur éclat normal ; le souffle rauque qui soulevait sa poitrine s’apaisa.
– Mes frères, dit-il alors, c’est un immense malheur qui nous frappe…
– D’autant que la situation va changer, puisque Valois promet les états généraux ! dit le cardinal.
– Oui, et nous avons besoin de nous recueillir, d’examiner cette situation avec le courage et la froideur de gens dont la tête ne tient plus que par un miracle sur les épaules.
– Bah ! fit Mayenne, Paris sera toujours à nous !…
– C’est vrai ! Allez donc m’attendre au village de Latrape où mes gentilshommes doivent me rejoindre. Là nous saurons ce qui s’est passé, et nous pourrons alors parler de l’avenir avec plus de certitude.
Le cardinal et Mayenne firent un geste d’assentiment et, piquant leurs chevaux, s’éloignèrent sur la route de Paris.
Guise s’avança sur les ligueurs, essayant de donner à son visage l’expression d’un triomphe qui était bien loin de sa pensée.
– Mes bons amis, dit-il, nous venons de décider Sa Majesté à un acte qui est plus qu’une grande victoire pour Paris : le roi promet d’assembler les états généraux…
– Vive le grand Henri !… hurlèrent les ligueurs.
– Vive le roi ! reprit le duc avec une rage concentrée. Sa Majesté témoigne une bonne volonté pour laquelle nous lui devons toute notre reconnaissance. En une semblable et si heureuse conjoncture, mes bons amis, vous n’avez plus qu’à retourner paisiblement à Paris pour y préparer vos cahiers. Vous savez que je vous aiderai de tout mon cœur, lorsqu’il s’agira de les présenter à Sa Majesté que Dieu garde !…
Et soulevant son chapeau, il cria pour la deuxième fois :
– Vive le roi !…
– Vive Lorraine ! Vive le pilier de l’Église ! vociférèrent avec frénésie les ligueurs.
Mais déjà le grand Henri avait mis son cheval au petit galop et disparaissait vers le nord, laissant derrière lui cette ville de Chartres où il était venu chercher une couronne.
Il était sombre. Bientôt, ce calme qu’il s’était imposé fondit comme la glace au soleil. La fureur se déchaîna en lui. Seul, pareil à un fugitif, il courait sur la route mal entretenue, espèce de large sentier où poussaient les herbes folles. Il labourait de coups d’éperon les flancs de son cheval. Et le pauvre animal, qui n’en pouvait mais, bondissait, hennissait de douleur. Au bout d’une heure de cette course folle, la bête s’abattit.
Guise, cavalier consommé, sauta, se retrouva sur ses pieds. Autour de lui, des vastes plaines montaient une paix profonde. L’infinie sérénité de la nature l’enveloppait. Et dans cette sérénité des choses, la colère de cet homme, de ce roi manqué, de cet audacieux qui n’osait pas, eût pu paraître pitoyable à quelque philosophe observateur.
Et ce qui le rongeait surtout, c’était de ne pas savoir pourquoi le moine n’avait pas frappé. La chose était si bien combinée !… Il avait fallu quelque miracle pour sauver Henri III.
– Mais qui avait fait le miracle ?…
– Oh ! ce moine ! rugit-il. Ce moine stupide et lâche ! S’il a eu peur, s’il a trahi, malheur à lui !… Et si quelqu’un l’a arrêté au dernier moment… oh ! connaître ce quelqu’un pour le faire brûler à petit feu !…
Comme il parlait ainsi, une quinzaine de cavaliers apparurent à l’horizon et se rapprochèrent de lui, rapidement. Bientôt il les distingua clairement : c’était une partie de ses gentilshommes qui le rejoignaient. À leur tête couraient Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. En apercevant le duc de Guise à pied, debout près de son cheval fourbu, ils s’arrêtèrent.
L’un des gentilshommes mit pied à terre et céda sa monture au duc, qui aussitôt se mit en selle. Toute la troupe repartit en silence. Chacun de ces cavaliers voyait qu’une effrayante colère se déchaînait dans l’âme du maître et tous tremblaient, et nul n’osait lui adresser la parole, de crainte de recevoir les éclaboussures de cette colère.
Une heure plus tard, on rejoignit le duc de Mayenne et le cardinal. Alors seulement le duc de Guise interrogea ses familiers.
– Vous étiez à la cathédrale ; vous avez tout vu… que s’est-il passé ?… Le moine…
– Le moine n’est pas venu, monseigneur, dit Bussi-Leclerc.
– Il a trahi ! Je m’en doutais !… Il faut me trouver cet homme et…
– Le moine n’a pas trahi ! interrompit Bussi-Leclerc. Il est simplement arrivé que quelqu’un s’est emparé de lui cette nuit…
– Et l’a détenu prisonnier ! ajouta Maineville.
– Ce quelqu’un, gronda le duc d’une voix tremblante de rage, qui est-ce ?… Vous ne le savez pas ?… À quoi êtes-vous bons, tous les trois ?
– Pardon, monseigneur, nous le savons parfaitement, puisque nous l’avons vu !
– Eh bien ?…
Maurevert s’avança alors, et avec un étrange sourire qui courait sur son visage livide, comme certains éclairs courent sur une nuée d’orage :
– Eh bien, monseigneur, c’est Pardaillan !
Nous avons signalé qu’au moment où la procession royale se mit en marche vers la cathédrale, deux capucins vinrent se placer derrière Henri III. Et par les bribes d’entretiens que nous venons de rapporter, nous savons que ces frocs couvraient l’un la personne gracieuse et quand même toujours souriante de la duchesse de Montpensier, l’autre la personne majestueuse, sombre et fatale de Fausta.
Fausta, organisatrice du meurtre d’Henri III, tenait naturellement à y assister, comme un bon dramaturge qui surveille jusqu’au lever du rideau les moindres détails du drame qui va se jouer.
Nul ne songeait à se défier de ces deux moines, et d’ailleurs, le roi avait positivement ordonné qu’on ne mît pas de gardes autour de lui pendant la procession. En effet, d’abord il n’avait aucun motif de soupçonner un meurtre ou une trahison, malgré les recommandations de sa mère, qui était, elle, la défiance incarnée ; ensuite, il était brave, et il ne lui eût pas déplu de braver un danger, s’il avait cru à ce danger ; enfin, autant il aimait à s’entourer d’un apparat imposant ou formidable lorsqu’il se montrait en roi, autant il voulait faire preuve d’humilité lorsqu’il se montrait en pénitent. C’était sa manière à lui de faire ce que nous appelons de la popularité.
Revêtu de son sac, les pieds nus, le cierge à la main et la tête basse, le roi de France s’acheminait donc vers la cathédrale, donnant l’exemple d’une piété d’autant plus contagieuse qu’elle était sincère. On arriva devant la cathédrale.
À la porte de l’église, le roi devait trouver un père confesseur qui venait en ligne droite de Rome et lui apportait force indulgences plénières. Les deux capucins, en approchant de la cathédrale, jetèrent un avide regard sous le portail. Là, tout le clergé de Chartres attendait Sa Majesté.
Mais à gauche, un peu isolé, sous une statue, pareil lui-même à une statue, se tenait immobile un moine dont le chapelet se terminait par une croix d’or, destinée sans doute à le faire reconnaître.
– Le voici ! murmura Marie de Montpensier.
Et elle tressaillit d’une joie sauvage. À ce moment le moine se détacha de l’angle de pierre où il s’était immobilisé et, s’approchant du roi, se mit à marcher près de lui.
– Enfin ! murmura encore la duchesse avec un frisson de haine satisfaite.
– Silence ! dit Fausta d’une voix grave qui se perdit dans le tumulte des cantiques.
Elles étaient presque sur les talons du roi. Marie de Montpensier était si émue qu’elle avait peine à contenir son sein. Un cri voulait sortir de sa gorge haletante :
– Frappe ! mais frappe donc !…
Elle dévorait le moine du regard et, à travers les deux trous de la cagoule qui masquait son visage, ses yeux, ses beaux yeux qui semblaient faits pour ne refléter que de l’amour, jetaient des flammes…
Lorsque le roi parvint près du chœur, s’agenouilla, elle sentit ses jambes fléchir. Le moment terrible était venu… C’était à l’instant précis de l’agenouillement que Jacques Clément devait frapper.
Le roi s’agenouilla… Marie se pencha comme pour mieux voir… Et à ce moment, une sorte de terreur s’empara d’elle…
Le roi s’agenouillait… et le moine ne frappait pas !… Le moine s’agenouillait près du roi !… Le moine, à voix basse, parlait au roi !…
« Oh ! grinça la duchesse en elle-même, quel vertige ! Pourquoi n’est-ce pas fait déjà !… Pourquoi n’est-il pas venu cette nuit ?… Que fait-il ?… Que dit-il ?… Que pense-t-il ?… Oh ! mais frappe donc, misérable !… »
– O salutaris hostia !… entonnait alors le roi à pleine voix.
Le cantique se déroulait avec lenteur. La duchesse tombait à genoux, n’ayant plus la force de se soutenir.
Que pensait Fausta pendant cette tragique minute où son regard glacial demeurait invinciblement rivé sur le moine qui ne frappait pas ?… Quelles étranges idées tourbillonnaient dans sa tête ? Quelle terrible préoccupation l’empêchait de s’apercevoir qu’elle était encore debout, quand tout le monde se prosternait sous la bénédiction du Saint-Sacrement promené lentement aux mains de l’archidiacre ?… Elle regardait le moine, et elle songeait dans un râle de sa pensée :
« Ce n’est pas lui !… Qui est là ?… Qui est ce moine ?… Oh ! je le saurai !… Je veux le savoir !… »
La cérémonie de l’adoration était terminée… le roi se relevait… le roi se remettait en marche… le roi s’en allait… Et le moine s’étant redressé, lui aussi, demeurait à la même place !…
Marie de Montpensier jeta une sorte de gémissement rauque. Et comme la foule s’écoulait, Fausta marcha au moine… s’arrêta devant lui… Une longue minute, ils se regardèrent, tandis que la duchesse de Montpensier affolée, éperdue, cherchait le sonneur pour lui donner l’ordre de sonner les six coups… le signal de la défaite…
– Qui es-tu ? demanda Fausta d’une voix rude.
En même temps, elle chercha sous son froc le poignard qu’elle portait toujours sur elle.
Au son de cette voix, le moine avait eu un mouvement, et Fausta perçut comme une espèce d’éclat de rire.
– Qui es-tu ? répéta-t-elle, tandis que la folie du meurtre passait dans son cerveau comme un éclair.
– Pardieu, madame, répondit alors le moine, moi je n’ai pas besoin de voir votre visage ! Rien qu’à votre voix, je vous devine. Car votre voix est de celles qu’on n’oublie jamais, surtout quand on a été dans la nasse !… Vous voulez savoir qui je suis ?… Regardez, madame, et remerciez-moi de ne pas vous forcer à vous découvrir ici, et à montrer aux gens de Crillon la figure d’une belle dame venue pour assassiner le roi !… Regardez, madame, puisque vous le voulez… regardez tout à votre aise !…
Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait reculé de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d’une pâleur de morte. Et pendant que le moine parlait, elle se disait :
– C’est sa voix ! C’est lui ! Et il est mort ! Et c’est sa voix de raillerie et de force ! C’est sa voix que je hais et… que j’aime !…
Elle demeurait immobile, frappée d’une stupeur affreuse, transportée dans le délire d’un rêve, et se répétant :
– Il est mort ! Je suis sûr qu’il est mort !… Et c’est lui qui me parle !…
À ce moment, et comme le moine prononçait les derniers mots, il rabattit son capuchon, et la tête de Pardaillan apparut.
Fausta vit cette tête pâle, où éclatait une formidable ironie nuancée de pitié. Un frémissement la bouleversa. Pendant quelques secondes, le sang des Borgia qu’elle portait dans ses veines reprit cette folie tueuse qu’il avait eue chez Lucrèce. Sa raison s’effondra. Le délire du meurtre, l’appétit de tuer se déchaînèrent en elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper.
Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste !… Et il était mort peut-être !… Cela dura un éclair.
Cette immobilité de spectre sauva Pardaillan. Les bras de Fausta se détendirent. L’esprit de Lucrèce qui venait de palpiter en elle la quitta. Elle redevint ce qu’elle était en réalité : un être de sérénité surhumaine, une âme de croyante convaincue de sa destinée, sûre qu’elle s’accomplirait dans les temps voulus par Dieu.
Cependant cette âme exceptionnelle était enchaînée à la chair. Et cette chair palpitait… Fausta vaincue encore une fois par cet homme qui n’était rien dans le gouvernement des hommes, s’appuya à un pilier pour ne pas défaillir.
Pardaillan s’approcha d’elle. Sur son visage, il n’y avait plus d’ironie.
– Madame, dit-il d’une voix basse, mais pénétrante, laissez-moi vous répéter ce que je vous ai dit à notre première rencontre : « Vous êtes belle, vous êtes la jeunesse radieuse, la beauté flamboyante. Retournez en Italie… » Voyez-vous, madame, dans la simplicité de mon cœur, je ne suis pas grand clerc aux sublimes spéculations où vous vous complaisez. Mais je vois clair… Si vous cherchez le bonheur, vous ne le trouverez pas dans l’effroyable domination que vous rêvez. Soyez simplement une femme… et vous trouverez ce bonheur. Je vous dirai ce que me disait mon père, qui était un grand philosophe, le digne homme ! Vivez, me répétait-il, vivez la vie. Prenez de la vie tout ce qu’on en peut prendre en ce court passage. Aimez le soleil et les étoiles, aimez la chaleur de l’été, les neiges de l’hiver, les grands arbres feuillus et aussi les arbres dépouillés par la bise, aimez la vie énorme qui grouille sur l’univers : tout est beau, tout est aimable… il ne s’agit que de savoir découvrir la beauté des choses. Voilà ce que me disait M. de Pardaillan. Moi j’ajoute : aimez l’amour. L’amour, c’est toute la femme et tout l’homme. Le reste n’est que simulacre. Qu’est-ce que cela peut vous faire, au fond, que des êtres semblables à vous, vous obéissent ? Être moi, empereur, pape, reine ou papesse, la belle affaire ! Allez-vous en, madame ! Et laissez-nous nous débrouiller ici contre eux qui sont rois, princes ou ducs, car nous voulons notre part de soleil et de vie. Ce discours pourra vous sembler étrange. Vous avez voulu me tuer. Mais en me tuant, vous pleuriez. C’est pourquoi, madame, avant de parvenir aux luttes irrémédiables, j’ai voulu vous donner un fraternel avis. Plus tard, trop tard ! Maintenant, j’ai encore le droit de vous parler en ami, du fond de ma pitié… Plus tard, ma pitié serait un crime…
Fausta demeurait muette. Il semblait que rien ne palpitât en elle. Pas un frisson n’agitait les plis rigides de la robe de moine qui l’enveloppait toute entière… Qui sait quelles mortelles pensées traversaient à ce moment son esprit ?… Pardaillan continua :
– À ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tête : d’abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Devinière, le compte que j’ai à régler avec lui s’est encore chargé ; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Si vous voulez savoir pourquoi, interrogez-le. Enfin, que M. le duc d’Angoulême et la petite Violetta seront unis… Quoi, madame, n’avez-vous pas pitié de ces deux enfants ? Si vous aviez vu pleurer le pauvre Charles, comme je l’ai vu pleurer, vous iriez prendre la jolie bohémienne par la main, vous l’amèneriez au petit duc, et vous diriez : « Aimez-vous, soyez heureux… » Et d’avoir fait cela, madame, du spectacle de ce bonheur créé par vous, vous seriez si heureuse vous-même que la couronne royale ou la tiare des papes vous sembleraient de pitoyables moyens d’être heureuse. Voyons, un mot de vous, un pauvre petit mot, et voilà deux êtres bien heureux… Voyons, madame, qu’avez-vous fait de Violetta ? Où est-elle ?… J’ose vous assurer que si vous ne me répondez pas, je serai forcé d’en venir à de rudes extrémités…
Pardaillan se tut. L’église, comme il disait, fut pleine de silence. Des parfums d’encens flottaient encore, et seuls, deux enfants de chœur allaient et venaient éteignant les cierges.
– Madame, reprit Pardaillan, songez que j’attends votre réponse : où est la petite bohémienne Violetta ?
Fausta jeta un rapide regard autour d’elle. Elle se vit seule, à la merci du chevalier. Et comme elle avait résolu de ne pas mourir encore…
– Je l’ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m’intéresse pas. Elle n’est rien pour moi…
Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne :
– Ne vous l’ai-je pas dit à Paris, dans mon palais, alors que je n’avais nul besoin de déguiser la vérité ? Ce qu’est devenue cette enfant, je l’ignore depuis qu’elle appartient à M. de Maurevert.
Pardaillan pâlit. Il n’y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. D’abord, il lui semblait qu’elle était incapable de mentir. Et ensuite il était bien évident qu’elle n’avait eu aucun intérêt à mentir dans leur rencontre à Paris. Ce n’était donc plus du côté de Fausta qu’il fallait chercher : seul Maurevert pouvait parler.
– Adieu, madame, dit-il d’une voix altérée par l’émotion. J’éprouve ici une cruelle déception. Mais, dois-je vous le dire, je suis encore heureux de savoir que du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie.
Et il fit un mouvement pour se retirer.
– Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta à ce moment.
Et ce mot, elle le prononça avec une telle douceur que Pardaillan s’arrêta. Fausta se rapprocha de lui, jusqu’à le toucher de sa main, qu’elle dégagea des larges manches et posa sur le bras du chevalier.
– Attendez un instant, dit-elle avec la même étrange douceur.
« Que me veut-elle ? grommela Pardaillan en lui-même. Est-ce qu’il y aurait aussi une nasse dans les caveaux de la cathédrale de Chartres ? »
Fausta semblait hésiter. Sa main posée sur le bras du chevalier tremblait légèrement.
– Vous avez parlé, dit-elle enfin d’une voix oppressée, à mon tour, voulez-vous ?…
Fausta s’arrêta soudain, comme si elle eût regretté d’avoir parlé. Et dans cette minute où un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliée dans son rêve de pureté extrahumaine et de divine domination, soulevée par l’amour féminin qu’elle portait dans son sein, elle vit qu’elle n’était qu’un pauvre fétu d’humanité pris dans le tourbillon de cette sorte de confluent… Fausta comprit avec terreur qu’elle était double, qu’il y avait deux êtres en elle… Elle était de la lignée des Borgia ; le sang impétueux et sauvage de César et de Lucrèce coulait rudement dans ses veines ; toute la passion des Borgia se déchaînait dans son âme, passion de despotisme, passion de meurtre, passion d’amour… Et elle était aussi ce qu’elle avait voulu être, ce qu’elle était devenue par la puissance de sa volonté… la Vierge immaculée dans son corps, dans son cœur, dans son âme, l’ange, l’Envoyée, la prêtresse des nouvelles destinées de l’Église.
Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour dévorant. Et par un effort vraiment digne d’admiration, l’orgueil, jusqu’ici, avait vaincu l’amour… Ces deux êtres, donc, ces deux âmes contradictoires qui habitaient le même corps se livraient une effroyable bataille. Il fallait le triomphe de l’un ou de l’autre ; ils ne pouvaient plus coexister.
Ou Fausta demeurait la vierge, la prêtresse, la dominatrice plus que reine – et il fallait la mort de Pardaillan.
Ou Fausta renonçait à son rêve, redevenait une femme – et il fallait l’amour de Pardaillan…
Fausta, donc, ayant posé sa main sur le bras de Pardaillan, ayant annoncé qu’elle voulait parler, Fausta se taisait. Une dernière lutte se livrait en elle. Toute droite dans les plis roides de sa robe monacale, invisible grâce à son capuchon rabattu, elle luttait avec un courage désespéré contre l’amour qui bouillonnait dans son sein. Puis, peu à peu, cette forme de statue s’anima ; la raideur s’effaça ; l’attitude devint féminine et, enfin, Pardaillan, avec un étonnement mêlé de crainte et de pitié, entendit que Fausta sanglotait doucement.
Fausta pleurait sur son rêve !… Elle ne pleurait plus, comme dans le palais de la Cité, sur Pardaillan qui allait mourir, sur le sacrifice de son amour à son orgueil de vierge et de prêtresse… elle pleurait sur la déroute de son orgueil. L’amour, une fois de plus dans l’éternelle histoire de l’humanité, l’amour était vainqueur.
Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son bras. Et dans un murmure d’une douceur désespérée, elle prononça :
– Écoute-moi. Mon cœur éclate. Je dois dire aujourd’hui des choses définitives. Et si je te les dis, à toi, alors qu’il me semblait que jamais aucun homme ne les entendrait, c’est que tu n’es semblable à aucun homme… ou plutôt ! non ! ceci est une excuse indigne… Si je dis que j’aime, c’est que, malgré moi, l’amour est en moi. Pourquoi est-ce toi que j’aime ? Je ne sais pas et ne veux pas le savoir… mais c’est toi que j’aime… Dans mon palais, je te l’ai dit sans crainte. Car alors, j’étais sûre de tuer mon amour en te tuant… Je te croyais mort, et je pleurais sur toi avec la joie profonde de me dire que j’avais triomphé de moi-même et que j’avais le droit de pleurer… Tu es vivant ! Et lorsque je veux te crier que je te hais, mes lèvres, malgré moi, te disent que je t’aime… Me comprends-tu, Pardaillan ?
– Hélas, madame ! dit Pardaillan.
– Moi aussi, continua Fausta, moi aussi, par les printemps embaumés, par les soirs chargés de mystérieuse beauté, moi aussi, jeune, belle, adulée, je me disais : « N’aimerais-tu pas ? Laisserais-tu s’écouler le printemps de ta vie sans cueillir la fleur qui, sur tous les chemins, se penche vers toi ? Non, tu n’aimeras pas comme les autres femmes. Tu monteras plus haut que ces étoiles, plus haut que ce ciel dont l’œil humain n’ose mesurer la hauteur et, dans ton orgueil de vierge, tu planeras au-dessus de l’humanité… » Voilà ce que je me disais, Pardaillan. Je t’ai vu, et d’une seule secousse violente et douce, tu m’as ramenée du ciel sur la terre…
Fausta se tut. Pardaillan baissa la tête, et après quelques secondes de silence, il dit doucement :
– Madame, pardonnez-moi ma simplicité d’esprit. Je ne suis qu’un coureur de routes, prenant de la vie, en passant, tout ce qui en est bon à prendre ; j’ai le malheur de voir l’existence humaine comme une chose très simple et très belle que gâtent les chercheurs de complications : que chacun fasse ce qu’il veut en se gardant comme de la peste d’attenter à la volonté du voisin. À ce prix, je crois que l’humanité serait heureuse. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu’il est partout autour de vous ?
– Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n’eût pas entendu, avec cette même voix de douceur désespérée, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensée mieux que jamais nul ne l’a connue. Or, écoute-moi. Tu m’as dit, tu me répètes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer à la domination sublime que je rêvais. Pardaillan, j’y renonce ! Je ne suis plus qu’un être vivant parmi d’autres êtres. Je renonce à conduire Guise…
Le chevalier tressaillit et ne put s’empêcher de respirer.
– Je renonce à tout ce que j’avais lentement et patiemment élaboré. Demain, je dis adieu à la France. Je vais chercher au fond de l’Italie la paix, la joie, le bonheur et l’amour… mais…
Pardaillan frémit.
– Mais, continua Fausta, c’est toi qui me conduis !… Voilà ce que je t’offre… Là-bas, j’ai des domaines, des richesses. La vie nous sera miséricordieuse. Si tu veux, demain nous partons. Pardaillan, poursuivit-elle avec une espèce de fièvre, celle qui s’offre à toi ne s’offrira plus jamais ni à toi ni à personne. Cette minute est unique. (Elle rabattit, arracha plutôt son capuchon). Regarde-moi ! Lis dans mes yeux que celle qui a rêvé une destinée surhumaine peut rêver un surhumain amour !…
Elle était belle !… non plus de cette beauté tragique et fatale qui inspirait autant d’effroi que d’admiration, mais d’une beauté de douleur, d’espoir et d’amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et palpitait. Pardaillan soupira et songea :
« Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de malfaisance !… Ô Loïse, ma pauvre petite Loïse ! Tu n’étais pas habile aux sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus était plus sublime encore, puisqu’après tant d’années, c’est le souvenir de ton dernier regard qui me pénètre et me charme, tandis que la flamme de ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson !… » Madame, reprit-il, que voulez-vous qu’un pauvre aventurier comme moi réponde aux choses admirables que vous me dites ? Ma réponse, madame, est dépouillée de toute beauté, je ne puis l’envelopper de paroles magiques. Que puis-je donc vous dire, sinon ceci que vous savez déjà : j’aimais une enfant, une jolie petite fille d’amour qui s’appelait Loïse. Elle est morte…
Pardaillan pâlit. Un râle roula dans sa gorge, et avec une douceur où son être entier paraissait se fondre, il acheva :
– Elle est morte… et je l’aime toujours… et toujours l’aimerai…
Il baissa la tête.
Fausta, d’un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage livide. Elle n’ajouta pas un mot et s’éloigna. Quand elle fut à quelques pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait… Alors une sorte de rage, une jalousie furieuse contre la morte éclata dans son cœur.
Oui, Pardaillan, sans s’en apercevoir, ayant oublié Fausta, Guise, Henri III et jusqu’à Maurevert, Pardaillan pleurait au fond de l’immense cathédrale. Peut-être par un phénomène de suggestion, l’amour de Fausta, ces étranges paroles qu’elle avait prononcées d’une voix brûlante, la situation où il se trouvait, les événements qui venaient de s’écouler, peut-être tout cela avait-il ébranlé son courage et rendu plus vivante, plus pénétrante l’exquise sensibilité de son pauvre cœur, si simple et si grand ! Peut-être l’image de Loïse se présentait-elle à lui, dans cette minute que Fausta avait appelée unique, plus précise, plus vraie, mieux éveillée d’entre les morts… Il la voyait !… Et comme il savait qu’elle était morte, il pleurait… comme il avait pleuré jadis sur le lit de mort de la bien-aimée…
Lorsqu’il releva la tête, Pardaillan vit qu’il était seul et que Fausta s’en était allée. Il secoua la tête, et rapidement sortit à son tour.
Quant à Fausta, elle était rentrée dans le mystérieux hôtel qui, comme nous l’avons indiqué, se trouvait en face de l’auberge du Chant du Coq, c’est-à-dire cette petite auberge où Pardaillan et Charles d’Angoulême avaient pris leur logis.
Nul dans l’entourage de Fausta ne put se douter des émotions terribles qu’elle venait d’éprouver. Peut-être même, ces émotions, ne les éprouvait-elle plus, car rentrée dans la chambre qu’elle occupait, elle murmura froidement :
– Soit !… la lutte continue !… En fin de compte, la victoire doit me rester. Et pour commencer, frappons ce misérable moine qui a trahi !…
Elle saisit une plume et écrivit en hâte :
« Majesté, une amie dévouée du roi vous prévient qu’un moine de l’ordre des Jacobins, nommé Jacques Clément, est venu à Chartres pour tuer le roi. C’est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majesté n’ait pas été assassinée pendant la procession. »
Quelques minutes plus tard, un gentilhomme inconnu déposait cette lettre à l’hôtel de Cheverni et disparaissait aussitôt.
Henri III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l’hôtel de M. de Cheverni où, s’étant débarrassé de sa chemise de bure et ayant revêtu les habits qu’il portait avec une grande élégance, il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes. Parmi eux se trouvaient Sainte-Maline, Chalabre et Montsery.
Le roi, de belle humeur, causait familièrement avec eux, tout en dirigeant contre une excellente volaille une attaque soutenue par les vins de Bourgogne qu’il affectionnait. Il faisait avec beaucoup de verve le récit de ce qui s’était passé à l’hôtel de ville et interrogeait ensuite Chalabre sur le séjour qu’il avait fait à la Bastille, lorsque tout à coup parut un envoyé de la reine-mère qui lui dit quelques mots à l’oreille.
– Dites à madame la reine que je me rendrai auprès d’elle aussitôt après la réfection, répondit tout haut Henri III.
Et il continua de dîner, riant et plaisantant, s’extasiant sur l’adresse avec laquelle Chalabre et ses deux amis étaient sortis de la Bastille. Car les trois spadassins se gardèrent bien de raconter qu’un certain Pardaillan leur avait ouvert les portes.
Comme le roi se levait de table, le même envoyé de Catherine reparut.
– La reine est impatiente de connaître la déconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j’y vais…
Et cette fois en effet, il se dirigea vers l’appartement de sa mère.
– Dieu soit loué ! s’écria la vieille reine en le voyant.
– Qu’avez-vous donc, madame ? s’écria le roi. Vous voilà toute pâle, comme si vous veniez de courir quelque grand risque.
– Le risque était pour vous, mon fils… risque de mort !
Henri III pâlit et regarda autour de lui avec inquiétude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant :
– Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjuré, pour l’instant…
– Pour l’instant !… Mais ce danger, madame, pourrait donc se représenter ?…
– J’espère que non, si vous écoutez mes avis. Au nom du ciel, mon fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli être tué tout à l’heure ?
– Tué ! balbutia le roi. Et par qui ?… Par M. de Guise ?…
– Sinon par lui, du moins par une de ses créatures. Lisez ceci.
La reine tendit à Henri III la missive qu’elle venait de recevoir. Le roi s’assit dans un fauteuil pour lire plus à son aise, dit-il, mais en réalité parce qu’il sentait ses jambes se dérober sous lui.
– Un moine ! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l’ordre des Jacobins ! Il n’est pas de monastère ou couvent qui puisse se vanter d’avoir échappé à mes bienfaits. Les Jacobins en particulier ont reçu plus d’or qu’on ne reproche à Épernon d’en avoir gaspillé. Je connais le prieur Bourgoing ; c’est un homme qui a le mot pour rire et qui est incapable d’avoir trempé dans une aussi noire trahison… Qu’en pensez-vous, madame ?
– Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus étonnante que j’aie vue. Vous parlez de vos bienfaits. Pauvre enfant ! En êtes-vous encore à ignorer que le bienfait engendre la haine, et qu’il est plus facile de pardonner à la main qui frappe qu’à la main qui donne ? Vous avez fondé la confrérie des Pénitents blancs. Il n’est pas un seul de vos confrères que vous n’ayez caressé par quelque cadeau ou quelque prébende. Et vous avez vu les Pénitents blancs se mettre dans la procession des Guises !
– C’est pardieu vrai ! gronda sourdement le roi qui tomba dans une rêverie profonde… Jacques Clément ! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à ce Clément ? Ah ! ma mère, si on se met à tuer les rois, que vont devenir le peuple et la religion ?
– Si on se met à tuer les rois, dit Catherine de Médicis, les rois n’ont qu’à se défendre. Défendez-vous, mon fils. Chartres, vous l’avez dit vous-même, est trop près de Paris. Eh bien, que dès demain votre départ pour Blois se prépare. Une fois en sûreté dans le vieux château, une fois votre personne à l’abri des fossés, des grilles, des remparts et des gardes, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple… et la monarchie. En attendant, il faut à tout prix retrouver ce moine, s’il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible. Henri III sourit. L’idée d’une chasse à l’homme le séduisait, et il rentrait là dans son élément.
– Soyez tranquille, ma mère, dit-il en se levant et en se retirant. Si l’homme est encore dans Chartres, il ne m’échappera pas. Je vais lancer sur lui trois limiers qui ont suivi à la piste et forcé plus d’un gibier autrement redoutable qu’un moine jacobin.
La vieille reine, demeurée seule, pressa son front ridé dans ses doigts maigres et jaunes comme de l’ivoire.
– Clément ! murmura-t-elle. Où ai-je entendu déjà ce nom ?… Il y a longtemps… bien longtemps… Qu’est-ce que ce Clément ? Il faut que je le sache… allons voir Ruggieri !
Elle traversa rapidement deux pièces et aboutit à un escalier qu’elle se mit à monter. L’escalier conduisait aux combles de l’hôtel de Cheverni.
Là, dans un de ces combles aménagés en chambre, assis à une table couverte de papiers, la tête dans les deux mains, rêvait ou lisait un personnage que nous avons entrevu au début de cette histoire : c’était l’astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigué, mais travaillant toujours à son rêve, courant toujours après la chimère, l’insaisissable chimère, qui fuyait dès qu’il croyait la tenir enfin… La pierre philosophale !… L’élixir de vie éternelle !…
Ruggieri, ayant levé la tête, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences étaient liées. L’une, reine de nom et de fait, maîtresse dans un royaume qu’elle gouvernait sous le nom de son fils ; l’autre, roi des songes prestigieux, si loin et si près l’un de l’autre, si dissemblables et si pareils, tous deux assoiffés d’impossible.
– Eh bien, Majesté, fit Ruggieri en repoussant les papiers qu’il avait devant lui, vous avez vu Loignes ? Guéri, bien guéri, tel qu’il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son cœur : une belle haine bien féroce contre le duc… En vérité, ajouta-t-il plus lentement, si Guise doit mourir bientôt, ce ne peut être que de la main de Loignes…
– Je ne suis venue te parler ni de Loignes ni de Guise, dit sourdement la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi !…
– Et cela vous étonne, madame ?…
– On veut me tuer mon fils, reprit la reine en frissonnant. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le cœur ?… Tu le sais… mon fils, c’est ma vie. J’ai pleuré, j’ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j’avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu’est-ce que je vais devenir, moi ?
Ruggieri s’était levé et se promenait, la tête penchée.
– Les misérables ! continua Catherine avec un accent sauvage. Ils n’ont jusqu’ici frappé que la reine. S’ils osent s’en prendre à la mère, je veux que dans les siècles on se rappelle avec épouvante la vengeance de Catherine, mère d’Henri !… Ruggieri, ce sont les Guises, vois-tu. Quel cauchemar ! Lorraine et Béarn sont deux fantômes qui assiègent mes derniers ans… Malheureuse ! Jusqu’ici, du moins, je n’avais qu’un trône à défendre, et maintenant, c’est la vie de mon fils qui est menacée !…
– Je ne crois pas, dit Ruggieri, que le roi de Navarre veuille recourir à de tels moyens : il a la partie trop belle !…
– Ce sont les Guises, te dis-je… J’en suis sûre !… Ils ont armé contre Henri le bras d’un moine…
– Un moine ?…
– Oui. Un Jacobin. Le moine devait frapper aujourd’hui. Il n’a pas osé peut-être. Mais une autre fois, il osera ! Et si ce n’est lui, ce sera quelque autre… Mais ce n’est pas cela qui m’épouvante le plus… Ruggieri, ce moine, ce Jacobin porte un nom qui me ramène au passé… nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même… Où ?… Quand ?… Ta mémoire, ton admirable et féconde mémoire va m’aider.
Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.
– Ce moine, reprit-elle brusquement, s’appelle Jacques Clément… Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien ?…
L’astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Ses yeux lancèrent un éclair qui s’éteignit aussitôt. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d’une voix où il y avait de la terreur et de la pitié :
– Vous dites que cet homme qui veut tuer votre fils s’appelle Jacques Clément ?
– Oui, balbutia Catherine, c’est bien là son nom…
Ruggieri lâcha la main de la reine, se recula, se croisa les bras, et murmura sourdement :
– En ce cas, madame, vous avez raison d’avoir peur !… Oui, l’heure est venue pour vous de trembler, et pour le roi de se garder !… Tremblez, Catherine ! Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance ! Faites goûter devant vous le vin, l’eau, le pain, le fruit qui vous sont destinés, à vous ou au roi ! Faites surveiller toute personne qui vous approchera, vous ou le roi ! ou plutôt, que nul ne vous approche, si ce n’est vos plus fidèles serviteurs ! Et encore !
– Ruggieri, Ruggieri, tu m’épouvantes !… Cet homme !… Oh ! cet homme !… qui est-ce ?…
– Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir ! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom ! Car cet homme, puisqu’il vécut, a fait d’avance le sacrifice de sa vie, et rien au monde ne pourra l’empêcher de frapper s’il peut vous rejoindre, vous ou le roi !… Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous !… Catherine, rappelez-vous ! L’amant d’Alice de Lux s’appelait Clément ! Et Jacques Clément, c’est le fils d’Alice de Lux !…
La reine demeura immobile, les yeux exorbités, les mains jointes nerveusement, comme si elle eût vu tomber la foudre à ses pieds. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla :
– Le fils d’Alice de Lux !… mon fils condamné !…
Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel et, à pas tremblants qui voulaient en vain se hâter, elle gagna la porte et disparut.
Ruggieri était demeuré à la même place et méditait. Au bout de quelques minutes, il ouvrit une petite boîte dans laquelle se trouvaient quelques pilules – probablement une substance fortifiante qu’il avait composée – et il en avala une. Puis il s’enveloppa d’un manteau et descendit.
Dans le grand vestibule de l’hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient tandis que, dans la cour, des gardes montaient leur faction. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s’écartaient de lui.
Ruggieri, sans daigner s’apercevoir de l’impression qu’il produisait, cherchait des yeux quelqu’un dans cette foule, et ayant enfin aperçu Chalabre, marcha droit à lui et lui dit :
– Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu’à vos deux amis.
– À vos ordres, seigneur.
Il suivit donc l’astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l’accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s’arrêta :
– Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté le roi… Je sais que vous êtes de ses plus fidèles… Je sais aussi que vous êtes braves, hardis, et que vous n’avez pas peur, à l’occasion, de trouer une poitrine humaine…
– Quand c’est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s’inclinant.
– Justement, reprit vivement Ruggieri, c’est de cela qu’il s’agit… Messieurs, voulez-vous sauver le roi ? Un grand danger menace Sa Majesté… un homme est venu à Chartres, dans l’intention…
– De tuer le roi ! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.
– Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme ! ajouta Montsery.
– C’est cela même, fit Chalabre.
– Voilà qui simplifie beaucoup ce que j’avais à vous dire, reprit Ruggieri avec un geste de satisfaction. Messieurs, il faut que ce moine meure !
– C’est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.
– Toute la question est là, dit Ruggieri. Connaissez-vous ce moine ? Comment allez-vous le retrouver ? Par où allez-vous commencer vos recherches ? Comment vous y prendrez-vous pour qu’elles aboutissent dès aujourd’hui… s’il n’est pas trop tard… si ce moine n’est pas déjà sur la route de Paris ?…
Les trois jeunes gens se regardèrent. Ces questions de Ruggieri répondaient en effet à leur préoccupation.
– Nous étions en train de dresser notre plan de campagne, dit Chalabre, quand vous m’avez abordé. Auriez-vous un bon renseignement à nous donner ?
– Messieurs, fit Ruggieri, encore une question : connaissez-vous l’homme ?
– Non !…
– Vous ne l’avez jamais vu ?…
– Non !…
– En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi ! S’il est encore dans la ville, je réponds de le trouver. Restez donc à l’hôtel, ne vous écartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant, empêchez d’entrer chez lui quiconque vous ne connaissez pas… Si le roi vous demande pourquoi vous n’êtes pas en campagne, répondez-lui que la reine-mère vous a donnés l’ordre de veiller sur lui, et si la reine vous interroge, répondez que je suis à la recherche du moine. Attendez-moi dans l’hôtel, et quand vous me verrez revenir, c’est que ma besogne à moi sera terminée et que la vôtre commencera. Allez, messieurs…
Ruggieri ayant parlé, s’éloigna aussitôt. Pas un instant l’idée ne vint aux trois spadassins de s’étonner du ton d’autorité qu’avait pris l’astrologue et de résister aux indications ou plutôt aux ordres qu’il venait de leur donner. Ruggieri passait pour entretenir des cordiales relations avec les puissances infernales, et il leur semblait que seul ce sorcier pouvait, parmi tant de moines venus à Chartres, retrouver celui qu’il s’agissait d’expédier ad patres en bonne et due forme. Ils rentrèrent donc à l’hôtel, et se conformant aux instructions qu’ils avaient reçues, se mirent à monter la garde devant la porte du roi.
Toute la journée, ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi reçut ses gentilshommes comme d’habitude, et leur annonça le départ pour Blois. La présence des trois spadassins qu’il avait chargés de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais habitué à garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire et supposa que le moine avait réussi à fuir.
Le résultat de ses réflexions fut qu’il modifia la date du départ pour Blois, et décida que dès le lendemain on se mettrait en route. Puis il s’alla coucher en recommandant à Crillon de doubler partout les gardes. Chacun se retira. Seuls avec les gens d’armes qui veillaient, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeurèrent dans l’antichambre.
À onze heures, et comme tout dormait dans l’hôtel, Ruggieri parut, et du seuil de la porte fit signe aux trois jeunes gens. Ils tressaillirent. Chacun s’assura qu’il avait bien son poignard, et s’enveloppant en hâte de leurs longs manteaux de nuit, ils suivirent l’astrologue… Dans la rue, il leur dit simplement :
– Venez…
Pas une autre parole ne fut échangée. Ils marchèrent en silence, Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ils étaient insoucieux et n’éprouvaient nulle émotion à la pensée qu’ils allaient supprimer une existence humaine. Ruggieri entra enfin dans une ruelle, et s’arrêta devant une assez pauvre maison élevée d’un seul étage.
La nuit était noire. Une faible lumière, d’une fenêtre de l’étage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui éclairaient confusément une enseigne qui se balançait au bout de sa tringle. Cette maison était une auberge, et cette auberge c’était celle du Chant du Coq… Ruggieri leva le bras vers la fenêtre éclairée et dit :
– Il est là…
– Bon ! grogna Chalabre, par où entre-t-on ?
– Cette porte, fit Ruggieri. Elle donne dans une écurie. Vous franchissez l’écurie. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l’escalier, une porte vitrée. C’est là !…
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glissèrent vers la porte de l’écurie, nerveux. Et qui les eût vus à ce moment n’eût pas reconnu les physionomies insouciantes et au demeurant assez fines et spirituelles des trois jeunes gentilshommes. Leurs poignards à la main, ramassés et courbés, ils se glissèrent dans l’écurie ; Chalabre avait un sourire qui découvrait ses canines aiguës ; Sainte-Maline, pâle et le visage convulsé, venait derrière Chalabre, et enfin Montsery qui riait silencieusement, d’un rire féroce… Ruggieri, en les voyant disparaître dans l’écurie, murmura :
– Jacques Clément est mort !… Un de plus !… À qui la faute ?… Puisque la mère est morte, le fils peut bien mourir !…
Il écouta un instant, tout frissonnant. Et il s’en alla à grands pas et rentra à l’hôtel de Cheverni, où ayant trouvé la reine-mère qui veillait, il lui dit :
– Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clément…
– On a tué le moine ? demanda la vieille reine palpitante.
– On le tue ! répondit Ruggieri, qui alors regagna les combles de l’hôtel et se remit au travail… car c’est à peine s’il dormait deux ou trois heures par jour.
Il s’assit donc à sa table et reprit son travail au point précis où Catherine l’avait interrompu. Quelques instants plus tard, il avait oublié qu’il y eût au monde une Catherine de Médicis, un roi Henri III et un Jacques Clément que des assassins conduits par lui étaient en train d’égorger.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traversé l’écurie et se trouvèrent dans une cour. La lumière qu’ils avaient remarquée de la rue se reproduisait dans la cour par la porte vitrée.
Ils commencèrent à monter l’escalier extérieur, et leur habitude de marcher en silence, sans faire crier le sable ou le bois sous leurs pas, était grande sans doute, car ils étaient déjà en haut sans que le moindre craquement eût trahi leur présence.
Chalabre, doucement, très doucement, essaya d’ouvrir la porte. Mais la porte était fermée au verrou à l’intérieur. Les trois meurtriers n’eurent pas besoin de se consulter. Ceci était encore pour eux une manœuvre familière. Chalabre, d’un coup de coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou ; la porte s’ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la pièce. Cela avait duré l’espace d’un éclair…
– Voilà, pardieu, une nouvelle mode d’entrer chez les gens ! cria une voix.
– Monsieur de Pardaillan ! murmurèrent les trois spadassins en s’arrêtant court, effarés d’étonnement.
– Çà, messieurs, reprit le chevalier, êtes-vous enragés ? Ou bien est-ce que vous venez me demander à boire ? Dans le premier cas, je vais vous jeter par la fenêtre ; dans le deuxième, asseyez-vous et aidez-moi à vider cette dame Jeanne de Beaugency…
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour d’une table, Pardaillan, Charles d’Angoulême et un troisième personnage les regardaient. Ils ne s’étaient même pas levés ; seulement Pardaillan, qui était placé le dos à la porte, s’était retourné vers les assaillants en pivotant sur son escabeau.
Les trois séides du roi avaient donc directement devant eux le chevalier de Pardaillan, sur leur gauche le duc d’Angoulême, sur leur droite un lit de fer, et de l’autre côté de la table, vers la fenêtre, ce troisième personnage sur lequel leurs yeux se fixèrent. Le premier moment de surprise passé, ils saluèrent ; mais ils gardaient leurs poignards à la main.
– Monsieur de Pardaillan, dit alors Sainte-Maline, excusez-nous de la façon un peu vive avec laquelle nous sommes entrés chez vous ; mais ce n’est pas vous que nous comptions trouver ici… et ce digne Révérend que nous voyons là pourrait peut-être nous renseigner sur celui que nous cherchons…
– Qui cherchez-vous ? demanda le moine ainsi interpellé, tandis que Pardaillan faisait signe à Angoulême de se tenir prêt à dégainer.
– Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute trahison envers Sa Majesté le roi… un frocard du nom de Jacques Clément.
– Et que lui voulez-vous ? reprit le moine avec un livide sourire.
– Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les trois dagues que voici : une pour le Père, une pour le Fils, une pour le Saint-Esprit. On a des égards, dès qu’il s’agit d’un saint homme.
Ils avaient tous les trois à ce moment des figures de tigres. Le moine se leva et, d’une voix très calme, prononça :
– Jacques Clément, c’est moi !…
Les trois saluèrent encore, et Sainte-Maline se tourna vers le chevalier :
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, êtes-vous fidèle et dévoué à Sa Majesté ?
– Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincérité, cela dépend des jours et des moments… Ainsi, aujourd’hui, j’étais dévoué au roi, puisque j’ai pris la précaution de l’accompagner jusqu’à la cathédrale, faute de quoi il lui fût sans doute arrivé malheur… Est-ce vrai, messire Clément ?
– C’est vrai, fit gravement le moine.
Les trois spadassins se regardèrent avec stupéfaction.
– La nuit dernière, reprit Pardaillan, j’étais encore tout dévoué à Sa Majesté, puisque j’ai obtenu la faveur spéciale que le roi ne fût point tué aujourd’hui. Est-ce vrai, messire ?
– C’est vrai, répéta le moine.
– Et maintenant ? demandèrent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
– Maintenant ?…
– Oui, gronda Chalabre, êtes-vous dévoué pour nous laisser accomplir notre besogne et sauver le roi en tuant ce moine ? Déclarez-vous, monsieur : êtes-vous pour le roi ? Laissez-nous faire ! Êtes-vous contre ? Nous allons vous charger !…
– Ce soir, messieurs, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu’hier, pas plus que demain, je ne prends conseil de personne. Il m’a paru bon, hier, d’éviter au roi le coup qui le menaçait. Il me paraît bon cette nuit d’éviter à ce même roi un assassinat de plus sur la conscience. Messieurs, moi vivant, aucun de vous ne touchera un cheveu du Révérend Jacobin qui est mon hôte…
Au même instant, Pardaillan et Charles d’Angoulême furent debout, l’épée à la main.
Les trois spadassins tombèrent en garde, et les épées allaient se croiser lorsque Sainte-Maline s’écria :
– Une minute, messieurs !… Chevalier, je dois vous prévenir que nous comptons faire du bruit. La ville est sillonnée par les patrouilles de M. de Crillon. Sans aucun doute, vainqueur ou non, vous serez pris. Et ce sera une réelle mortification pour nous… Réfléchissez, il en est temps encore…
– Ce que vous dites là est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la pointe de son épée.
– Ah !… vous êtes raisonnable, enfin !
– Oui ! j’ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et je me soucie peu d’être arrêté. Aussi, messieurs, ne me battrai-je pas contre vous, à moins que vous ne me forciez à vous tuer, ce dont j’aurais le plus vif regret…
– Vous nous laissez donc faire ? s’écria Chalabre.
– Non pas !… Seulement, j’avais marqué dans ma tête deux existences que je comptais vous demander en payement de votre dette. Je renonce à l’une d’elles, et je vous demande la vie de messire Clément… C’est le deuxième tiers de votre dette, messieurs.
En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapière et reprit place à table, tant il paraissait certain que les spadassins tiendraient parole.
Il ne se trompait pas. Ces trois assassins, ces trois bravi, qui sur un signe de leur maître tuaient sans scrupule, nous avons dit qu’ils étaient gens d’honneur. Devant la soudaine requête de Pardaillan, sans la moindre hésitation, sans une seconde de réflexion, les trois assassins remirent poignards et épées au fourreau… Ils étaient blancs de fureur, ils tremblaient de rage, mais ils tenaient parole…
– Moine, dit Chalabre en frémissant, remercie le ciel de ce que tu sois sous la sauvegarde du seul homme au monde qui pouvait, d’un tel mot, faire entrer nos dagues en leurs gaines…
– Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences payées !
– Reste à une, dit Pardaillan.
Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et dernière que vous avez à nous réclamer soit la vôtre !
Pardaillan hocha la tête. Un sourire se joua sur ses lèvres, et il répondit ces étranges paroles qui correspondaient sans doute à quelque pensée :
– Quand je n’aurai plus que ma propre vie à demander, c’est que tout ira bien…
Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer :
– Une minute, messieurs ! faites-nous donc la grâce de boire avec nous…
– Pourvu que ce soit à la santé du roi ! fit Sainte-Maline.
– Ma foi ! dit Pardaillan en remplissant les verres, buvez à la santé de qui vous voudrez, moi je bois à la nôtre de tous ici présents…
Les trois spadassins se regardèrent, puis prenant leur part de la situation, s’assirent en éclatant de rire. Quelques moments plus tard, ils choquaient leurs verres contre celui de l’homme qu’ils étaient venus tuer !…
– Ce n’est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi ?… Nous ne pouvons pas lui dire que nous n’avons pas trouvé celui que nous cherchons, puisqu’on a eu soin de nous conduire jusqu’à sa porte !…
– Nous pouvons encore moins lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes contentés de verser du beaugency en compagnie de messire Clément ? fit Montsery.
– Je connais Sa Majesté, ajouta Sainte-Maline, nous aurions beau lui assurer que le beaugency était excellent, le roi serait capable d’être de mauvaise humeur contre nous, et cette mauvaise humeur ne se passerait que du moment où il nous aurait vus nous balancer au bout d’une potence, avec une cravate de chanvre autour du cou…
– Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre ?…
– Dites, dites ! s’écrièrent les trois, car un homme comme vous doit être de précieux conseil…
– Voici le conseil : débarrassez-vous de messire Jacques Clément. Charles d’Angoulême regarda Pardaillan avec stupeur. Quant au moine, il ne fit pas un geste. On eût cru d’ailleurs, dans toute cette scène, qu’il ne s’agissait pas de lui. Avec la même morne indifférence il avait vu les trois séides se ruer sur lui, il s’était vu sauvé, et il écoutait même l’étrange proposition de Pardaillan.
– Quoi ! s’écria Chalabre, est-ce que vous auriez la générosité de nous rendre le digne père jacobin ?
– Est-ce que nous pouvons l’occire ? fit Sainte-Maline en préparant déjà son poignard.
– N’ayez pas peur, messire, ajouta Montsery, la chose sera faite si vivement que vous n’aurez pas le temps de vous en apercevoir.
– Messieurs, vous faites erreur, dit Pardaillan.
– Ah ! ah ! firent les spadassins désappointés.
– Sans doute !… Malgré tout le désir que j’ai de vous être agréables je ne puis vous rendre ce que je tiens de votre bonne foi, c’est-à-dire la vie et la liberté du Révérend.
– Mais vous nous conseillez de vous en débarrasser.
– C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner. Écoutez, je prévois ce qui va arriver. Le roi, sachant que messire Clément n’est pas mort, va faire fermer les portes et commencer des recherches qui ne tarderont pas à aboutir. Vous serez alors dans l’alternative ou d’encourir la disgrâce du roi, c’est-à-dire la potence ou l’échafaud… ou de tuer mon hôte, ce qui fera de vous des félons et des parjures de la plus vile qualité, et ce qui ne se fera pas, d’ailleurs, sans que vous ayez à me passer sur le ventre.
– Et sans au préalable m’avoir tué moi-même, ajouta doucement le duc d’Angoulême.
– Tout cela est fort juste, s’écrièrent les trois. Nous ne voulons pas être félons, encore moins être pendus !…
– Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu’à la première porte. Et comme vous avez sûrement le mot de passe, faites-nous ouvrir… Alors, nous disparaissons… le Révérend rentre dans son couvent, vous n’entendez plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous l’avez débarrassé de Jacques Clément.
– Par Notre-Dame, comme dit Sa Majesté la reine, le conseil est excellent ! s’écria Sainte-Maline. Qu’en dis-tu, Chalabre ?
– Je dis qu’il faut l’exécuter à l’instant même. Montsery et moi, nous nous chargeons d’amener les chevaux. Il n’en manque pas dans les écuries du roi. Toi, Sainte-Maline, tu conduiras M. de Pardaillan.
L’œil de Pardaillan brilla d’un éclair malicieux.
– Ouf ! songea-t-il, je crois que voilà de la diplomatie. Monsieur mon père me disait toujours qu’on gagne autant avec de bonnes paroles qu’avec une bonne rapière. Je vois bien maintenant qu’il avait raison…
Chalabre et Montsery vidèrent un dernier verre de beaugency et s’éloignèrent aussitôt. Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d’Angoulême et Jacques Clément.
– C’est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne père jacobin n’ait pas un habit de cavalier…
Pour toute réponse, Jacques Clément se défit de son froc, le roula et le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, mais sans épée. Seulement à sa ceinture était passé le poignard que lui avait donné l’ange… le poignard avec lequel il devait frapper Henri III. Il était ainsi méconnaissable, et plus d’un gentilhomme lui eût envié la naturelle élégance qui étonnait en ce moment Sainte-Maline et Pardaillan.
Charles d’Angoulême déposa sur la table un écu d’or en payement de la dépense qu’ils avaient faite. Puis tous les quatre descendirent sans faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la rue. Sainte-Maline marchait à quelques pas en avant.
– Voulez-vous que je vous dise ? murmura le jeune duc à l’oreille de Pardaillan. Nous allons à un bon guet-apens. Les deux autres ont été chercher du renfort, et nous allons avoir tout à l’heure une vingtaine d’assaillants sur les bras.
– Vous faites injure à ces dignes gentilshommes, dit Pardaillan ; ce sont des assassins au service du roi de France, mais s’ils sont parfaitement dressés à tuer, ils sont encore incapables de manquer à la parole donnée.
Charles hocha la tête d’un air de doute et continua de marcher la main à la garde de l’épée. Ils arrivèrent ainsi à vingt pas d’une porte et Sainte-Maline leur fit signe d’arrêter. Un quart d’heure se passa dans le silence et l’attente. Au bout de ce temps, deux cavaliers débouchèrent d’une rue voisine. Charles d’Angoulême tressaillit et murmura :
– Vous aviez pardieu raison ! Ce sont eux !…
Chalabre et Montsery étaient à cheval. Montsery conduisait une troisième monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied à terre. Pardaillan, Charles d’Angoulême et Jacques Clément enfourchèrent les trois bêtes. Alors Chalabre se détacha en avant et alla parlementer avec l’officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on entendit le grincement des chaînes du pont-levis, et Chalabre, de loin, s’écria :
– Quand il vous plaira, messieurs !
Le cœur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait exorbitant. Jacques Clément, tout insensible qu’il -fût, murmurait une prière. Pardaillan souriait :
– Messieurs, dit-il, jusqu’au plaisir de vous revoir…
– Tâchez que ce soit bientôt, dit Sainte-Maline. Tâchez que nous ayons vite achevé de vous payer notre dette. Vous n’avez pas idée, monsieur de Pardaillan, du plaisir que j’aurai alors à vous tuer… car avec un homme comme vous, il n’y a plus moyen de vivre.
– Nous en serions réduits à prier le roi de nous exiler, ajouta Montsery. Faites donc que nous puissions bientôt croiser le fer.
– J’y tâcherai, messieurs, dit Pardaillan.
Ils se saluèrent…
Les trois cavaliers passèrent sous la porte, et Chalabre leur fit un geste d’adieu ou de menace… Quelques instants après, Jacques Clément, escorté par Charles d’Angoulême et Pardaillan, galopait sur la route de Paris, après avoir été escorté jusqu’à la porte de Chartres par ceux-là mêmes qui avaient été chargés de l’assassiner.
Tant qu’il fit nuit, les trois cavaliers continuèrent à galoper en silence. À l’aube, ils s’arrêtèrent dans un bourg pour laisser souffler les chevaux, et entrèrent dans un bouchon.
– Je vous quitte ici, dit Jacques Clément qui n’avait pas ouvert la bouche depuis Chartres.
– Bon ! Pourquoi nous quitter ?… dit Pardaillan.
– Il faut que je rentre en mon couvent, dit le moine d’une voix sourde. Je n’en étais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu…
– Et de la signora Fausta ! grommela Pardaillan entre les dents.
– Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clément, de vous mettre sur ma route ; c’est que l’heure de Valois n’est pas sonnée encore. Puisque entre le roi et moi s’est placé le seul homme qui pouvait d’un mot détourner cette arme qui ne me quitte pas, c’est que Dieu avait décidé de laisser vivre encore quelques jours Hérodes le tyran… Je rentre donc dans ma cellule, et j’y attendrai qu’un ordre nouveau me soit donné. Car je ne doute pas que l’ange ne revienne me voir…
– Tenez, fit Pardaillan ému, voulez-vous que je vous dise ? Vous devriez quitter votre couvent, votre cellule, vos prières, vos macérations, votre solitude. C’est tout cela, ce sont ces jeûnes auxquels vous vous soumettez, ce sont ces visions nées de l’isolement qui vous mettent dans la tête ces pensées de tristesse et de désolation. Vous êtes jeune… vous pouvez aimer… être aimé…
Jacques Clément pâlit horriblement et de sa main crispée comprima son cœur.
– Vous seriez un brave et hardi cavalier… vous reprendriez plaisir à tout ce qui fait la joie de l’homme… restez avec moi, je vous guérirai…
– Pardaillan, dit le moine en secouant la tête, ma destinée doit s’accomplir. Je ne suis pas seulement l’envoyé de Dieu, chevalier ! Si Dieu m’a choisi pour débarrasser le monde de ce monstre qu’on nomme Valois, c’est sans doute à l’intercession de celle qui a souffert, pleuré, qui est morte en maudissant Catherine de Médicis… Pardaillan, c’est la voix de ma mère qui me guide !…
Pardaillan demeura songeur.
– Allez donc, fit-il enfin. Je vois que rien ne saurait vous détourner de la voie étroite…
– Rien ! dit le moine.
– Seulement, reprit le chevalier, puisque vous êtes décidé à frapper le roi de France… car vous êtes décidé plus que jamais ?
– Il serait mort à cette heure si vous ne m’aviez dit : « J’ai besoin qu’il vive encore… » Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa vie… Je suis patient… j’attendrai !
– Je vous l’ai dit et vous le répète : la vie du roi de France m’est indifférente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les intérêts de M. de Guise. Je vous l’ai expliqué cette nuit…
– Oui… Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne voulez pas que Valois meure !… Mais après, Pardaillan ? Si le moment arrive où la mort du roi ne peut plus être utile au duc ?
– Oh ! alors… je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois seront le dernier de mes soucis.
– Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d’une voix solennelle. Pardaillan, par la mémoire de ma mère, je vous jure que ce poignard ne sortira pas de sa gaine tant que votre main sera étendue sur la tête de Valois. Adieu !… S’il vous arrive de songer parfois au moine de l’auberge du Chant du Coq, priez pour lui !…
À ces mots, Jacques Clément sauta sur son cheval et s’éloigna rapidement dans la direction de Paris. Pardaillan le suivit des yeux tant qu’il put voir le nuage de poussière que soulevait le cheval lancé au galop.
Alors il murmura :
– Il est donc dit que le fils doit venger la mère ! Ce fut une rude bataille que celle qui mit aux prises Catherine et Alice… les deux mères ! Voici maintenant Jacques et Henri… les deux fils… qui en viennent aux mains !… Que les destinées s’accomplissent donc !…
Avec un soupir, il rentra alors dans le bouchon, pauvre cabaret de grand-route où il se reposa une heure avec Charles.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery étaient tranquillement rentrés à l’hôtel de Cheverni. Comme quelques autres familiers très intimes du roi, ils avaient leur appartement dans l’hôtel. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s’ouvrit dans le corridor qu’ils longeaient, et un homme parut, une lampe à la main. Ils reconnurent Ruggieri…
– Bonsoir, messieurs, dit l’astrologue.
– Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent très poliment les trois spadassins.
– Eh bien, messieurs, est-ce fait ?… Le roi peut-il dormir tranquille ?…
– Sur les deux oreilles ! fit Chalabre.
– Le moine est trépassé ! ajouta Sainte-Maline.
Ruggieri sourit.
– Qu’avez-vous fait du corps ? fit-il au bout de quelques instants. Car je vous sais gens de précaution…
– Le corps ?… Ma foi, si vous avez envie de le ressusciter, ce qu’on vous dit très capable de faire, allez le redemander aux flots de l’Eure…
– Bien, bien… vous êtes de bons et fidèles serviteurs… Bonsoir, messieurs, bonsoir…
Les trois jeunes gens rentrèrent chez eux et se hâtèrent de pousser les verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine était informée que le moine Jacques Clément était mort !… Et le lendemain, lorsque le roi se mit en route pour Blois, sa mère lui dit :
– Bénissez le ciel, mon fils. Un des plus terribles dangers qui vous aient menacé est à jamais écarté… Le moine…
– Ce Jacques Clément ?…
– Oui. Nous l’avons tué cette nuit… vous en êtes débarrassé.
Le roi fit compter à Chalabre, à Sainte-Maline et Montsery soixante doublons pour chacun d’eux. Et au son des trompettes et en une cavalcade fort brillante, le roi et sa cour sortirent de Chartres et prirent aussitôt le chemin de Blois, où ils arrivèrent sans encombre le soir du troisième jour et où nous les retrouverons bientôt.
Nous avons laissé Croasse et Picouic au moment où ils venaient de faire un repas de glands, c’est-à-dire de se comporter en véritables pourceaux. Ils avaient une excuse que nous osons qualifier de péremptoire : ils mouraient de faim.
C’est donc après ce repas, après avoir dévoré tous les glands tombés du chêne sous lequel ils s’étaient assis, après s’être désaltérés à un ruisselet qui allait se perdre dans les marécages de la Grange-Batelière, que Croasse avait eu une idée magnifique.
Picouic jurait qu’il ne voulait plus désormais manger que du gland, trouvant qu’après tout c’est une raisonnable pitance, et que les hommes s’en peuvent nourrir, puisque les pourceaux en vivent. Quant à Croasse, magnifique, dédaigneux et superbe comme tous les imbéciles, il méprisait profondément le gland en tant que nourriture humaine et, en montant les rampes de Montmartre, il expliquait à son compagnon l’idée merveilleuse qui lui était venue. Cette idée, dans sa simplicité, tenait dans ce raisonnement :
– Il y a là-haut, dans ce couvent de Bénédictines, une sainte femme à qui j’ai inspiré un amour extraordinaire : de par cet amour, c’est bien le moins que sœur Philomène me nourrisse !
Picouic avait des doutes sérieux et les appuyait de solides raisons.
– Il est impossible, disait-il, que tu aies inspiré une telle passion à cette Philomène.
– Et pourquoi ? demandait Croasse sans se vexer.
– Parce que tu es hideux.
À quoi Croasse répondait :
– C’est peut-être pour cela qu’elle m’aime !
Quoi qu’il en soit, les deux compères atteignirent le couvent des Bénédictines et passèrent par la brèche. C’était une magnifique journée de soleil. Cependant, Croasse, la main en abat-jour sur les yeux, étudiait attentivement le terrain de culture des Bénédictines.
Il vit bien passer deux ou trois sœurs, mais non celle que désiraient à la fois son cœur et son estomac. Philomène n’apparaissait pas…
Deux heures se passèrent. Ils avaient fini par s’asseoir sur des pierres éboulées du mur d’enceinte. Croasse d’autant plus triste que plus vive avait été son espérance, Croasse tout à coup se frappa le front, et désignant l’enclos que nous avons eu l’occasion de signaler :
– Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sûr que nous allons trouver là celle que je cherche.
Mais dans l’intérieur des palissades, il y avait un bâtiment et c’est dans ce bâtiment, si l’on s’en souvient, que Croasse avait reçu de Belgodère une volée de coups de gourdin qu’il ne pouvait avoir oubliée lui. Belgodère était-il encore là ?
Ce n’était pas possible, puisque le bohémien n’était là que pour surveiller Violetta. Or, Violetta n’y était plus, puisque lui, Croasse, avait prévenu le chevalier de Pardaillan qui était parti pour la délivrer. Malgré ces raisonnements, Croasse n’approchait de l’enceinte qu’avec prudence prêt à demander le salut à la rapidité de ses immenses jambes si le profil du redoutable bohémien lui apparaissait au loin…
Cependant, il parvint à la palissade, toujours escorté par Picouic, et glissa un regard entre les planches mal jointes… L’enclos était solitaire. Le bâtiment où il avait été rossé paraissait abandonné.
– Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomène ?… Une chimère de ton imagination !…
– Non, de par tous les diables ! Elle existe bien, et je suis sûr de sa tendresse… Où peut-elle être ?…
Tout à coup, il tressaillit, pâlit et se recula vivement.
– Qu’y a-t-il ? fit Picouic. Est-ce elle, enfin ?…
– Regarde ! répondit lugubrement Croasse.
Picouic, à son tour, mit son œil à la fenêtre.
– Eh bien !, fit-il après un instant d’examen, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce bâtiment…
– Oui… mais les connais-tu ?… ou du moins reconnais-tu l’une d’elles ?…
– Attends… elles me tournent le dos… elles se promènent… ou plutôt on dirait qu’elles marchent avec précaution… elles regardent autour d’elles… elles semblent effrayées… Sur ma foi ! on dirait des prisonnières qui cherchent à se sauver… ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent… les pauvres filles !…
Le digne Picouic semblait très ému par la supposition qu’il venait de formuler, et nous portons cette émotion à son actif.
– Oh ! oh ! fit-il tout à coup en se reculant, lui aussi.
Les deux jeunes filles signalées venaient de se retourner.
– Tu l’as reconnue ? demanda Croasse.
– Violetta !…
– Allons nous-en ! reprit Croasse.
– Pourquoi cela ?…
– Parce que du moment que la petite Violetta est là, Belgodère y est aussi !… J’aime encore mieux me nourrir de glands que de coups de trique…
– Qui peut être l’autre ? fit Picouic, suivant son idée.
– Peu importe… détalons !…
Croasse allait joindre l’acte à la parole lorsqu’il demeura cloué sur place par ces mots prononcés derrière lui par une voix criarde :
– Que faites-vous là ?…
– Je suis mort ! songea Croasse tendant déjà le dos au coup de gourdin qu’il attendait. Mais comme le coup ne tombait pas, comme la voix criarde ne ressemblait guère à celle de Belgodère, il se retourna timidement et poussa un cri de joie :
– Philomène !…
– Ah ! ah ! fit Picouic en écarquillant les yeux d’admiration. C’est là la conquête de messire Croasse !…
C’était en effet Philomène qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupières de vieille fille. Mais Philomène n’était pas seule : elle était accompagnée d’une vieille, sorte de paysanne mal vêtue, aux yeux défiants, à la voix revêche, et c’était elle qui venait de crier :
– Que faites-vous là ?…
Cette vieille, c’était sœur Mariange.
– Mais, dit Croasse, nous venions voir Belgodère, notre cher Belgodère, notre excellent ami Belgodère… il va bien ?
– Belgodère ?… Qu’est-ce que Belgodère ? fit Mariange d’un air pointu.
– Le bohémien… vous savez bien… qui logeait là…
– Oui. Eh bien !, il est parti. Dieu merci, le couvent est débarrassé de ce païen !…
– Parti ! exclama Croasse. Ah ! Philomène, ma chère Philomène, que je suis donc heureux de vous revoir !…
Et avant que Philomène eût pu s’en défendre, il la saisissait, la soulevait, l’embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Philomène, de ce double baiser, le premier qu’elle eût reçu de sa vie, demeura abasourdie, pantelante, stupide d’émoi. Elle avait quarante ans passés, la pauvre Philomène.
Mais si la gloire n’attend pas le nombre des années aux âmes « bien nées », l’amour, dans le cœur d’une nonne qui a vieilli en rongeant son frein et en maudissant le célibat, ne compte pas non plus le nombre des hivers.
– C’est pourtant la vérité pure ! grommela Picouic. Elle l’aime !… Croasse a trouvé une femme qui l’aime !
Mariange était indignée.
– Sortez, dit-elle, hâtez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous êtes…
– Oh ! ma sœur, ma sœur ! dit doucement Philomène, M. Croasse n’est pas un sacripant… il a une si belle voix !…
– Ah ! ah ! murmura Picouic, c’est donc cela !… À la bonne heure !…
– Enfin, que faites-vous ici, mauvais drôles ? reprit la mégère qui pourtant s’apaisait.
– Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau et en essayant de faire comme il avait vu faire à Pardaillan.
– Appelez-moi sœur Mariange, dit la vieille.
– Eh bien !, ma sœur, ma digne sœur Mariange, bien nommée, car vous devez être un ange de vertu…
– La Vierge m’en est témoin !…
– Voici donc ce qui m’amène, ce qui nous amène… Je dois vous dire que je suis l’ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, à tel point qu’on nous prend pour les deux frères…
– Oui-dà !… Eh bien ?…
– Eh bien !, depuis qu’il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n’est plus que l’ombre de lui-même, et s’il continue à maigrir ainsi, il n’en restera plus rien, pas même l’ombre.
Le fait est que Croasse était d’une exorbitante maigreur.
– Et tout cela, demoiselles et seigneurs… je veux dire : ma sœur, ma digne sœur Mariange, tout cela parce que mon ami, mon frère a oublié ici, en partant, un trésor…
– Un trésor ! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.
Croasse ouvrait des yeux énormes.
– Oui, un trésor, le plus précieux, le plus impayable, demoiselles, bourgeois et seigneurs… je veux dire : ma sœur… ma digne sœur Mariange.
– Et quel est ce trésor, mon cher monsieur ? demanda Mariange tout à fait radoucie.
– Son cœur ! Oui, son cœur qu’il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente !…
– Quelle infamie ! cria sœur Mariange.
– Ma sœur… ma sœur… supplia Philomène palpitante.
Sœur Mariange allait répliquer vertement, lorsque tout à coup elle s’élança vers la porte de l’enclos qui venait de s’ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.
– Sainte Vierge ! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir !
Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes… Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche… Sœur Philomène était demeurée sur place, pétrifiée. Quant à Croasse, il ne comprenait rien à ce qui se passait en ce moment.
Picouic, avec le coup d’œil sûr et prompt de l’homme affamé qui entrevoit un moyen de s’assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.
– C’est ici le moment de faire coup double ! songea-t-il.
En un instant, sa décision fut prise : il ouvrit l’immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain, gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu’elles n’y fussent arrivées elles-mêmes.
Violetta et sa compagne s’arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages ; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l’accompagnait se mit à pleurer.
– Chère Jeanne, dit la pauvre petite bohémienne, vous le voyez, toute tentative est inutile…
– Hélas ! fit celle qui s’appelait Jeanne, c’est moi qui vous ai entraînée… Je crains qu’il n’en résulte quelque malheur… pour vous, chère et douce amie, car pour moi, j’ai subi déjà tant de douleurs que j’en suis arrivée à n’en plus redouter aucune…
Les deux pauvres petites se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.
– Holà ! coquines ! faisait à ce moment Picouic, où couriez-vous si vite ? On voulait donc fausser compagnie à ces bonnes et saintes religieuses pour courir la prétantaine ?… Çà ! réintégrez à l’instant votre logis !…
– Monsieur… balbutia Violetta…
Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eussent jamais fait de mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde… les deux hères n’étaient eux-mêmes que des victimes du terrible bohémien… Mais du moment qu’elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodère n’était pas loin…
– Ah ! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue… Belgodère rôde par ici…
À ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. À voix basse, rapidement, il murmura :
– Ne craignez rien, n’ayez pas peur, mais surtout feignez de me considérer comme un ennemi… et pourtant, par le ciel qui nous éclaire, je suis votre ami et je vous sauverai… car je suis un serviteur fidèle de M. de Pardaillan et de monseigneur le duc d’Angoulême…
Violetta demeura saisie, extasiée… À ce nom que venait de prononcer l’hercule, elle poussa un cri de joie et ses beaux yeux étincelèrent.
– Silence ! fit Picouic. Ça ! reprit-il à haute voix, suivez-moi, que je vous remette ès mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse !…
Mariange arrivait à ce moment toute essoufflée.
– Ouais ! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux païennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi…
Le digne cavalier c’était Picouic. Continuant à tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, il les conduisit jusqu’à la porte de l’enclos, les fit entrer, et referma la porte. Les deux jeunes filles rentrèrent aussitôt dans le bâtiment qui leur servait de prison.
Mariange, alors, leva la tête pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille, cette expression de ruse qui dominait sur ce visage lui plurent sans doute, car étant elle-même une paysanne madrée, matoise et astucieuse, elle tenait la ruse pour une qualité de premier ordre.
– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.
– Picouic, pour vous servir, ma sœur, ma chère sœur, Picouic, nom harmonieux de l’homme le plus catholique de tout Paris, à telle enseigne qu’il sait chanter au lutrin, connaît la musique sacrée, et en voici la preuve !
Sur ce mot, Picouic, d’une voix de fausset qui n’avait rien de désagréable aux oreilles de Mariange, entonna :
– Tantum ergo sacramentum…
Sœur Mariange joignit les mains avec une béate admiration, et finit par se mettre à genoux, se croyant au salut. À ce moment, la voix de basse-taille profonde de Croasse se joignit à celle de Picouic. Ce fut un tonnerre, cela faisait un ensemble comme jamais les voûtes de Saint-Magloire n’en avaient entendu.
– Quelle voix ! Quelle voix ! répétait sœur Philomène également agenouillée.
– Genitori genitoque… reprenaient les deux anciens chantres.
Il y avait bien longtemps que sœur Mariange, religieuse revêche, acariâtre et pointue, mais religieuse dans l’âme, n’avait eu un tel régal. Quand les deux versets liturgiques furent achevés, les deux nonnes se relevèrent. Sœur Mariange considérait du coin de l’œil sœur Philomène qui, palpitante, ne pouvait détacher son regard de Croasse, lequel relevait en crocs ses moustaches et se dandinait sur ses maigres jambes.
– À coup sûr, songeait sœur Mariange, si je fais accueil à ces deux hommes, la pauvre sœur Philomène va être induite en tentation de péché mortel… Mais grâce à ce grand bel homme, les deux païennes n’ont pu se sauver… Écoutez, maître Picouic, puisque tel est votre nom, bien que je ne le trouve pas aussi harmonieux que vous le dites…
Picouic prit un air excessivement humilié et murmura :
– J’en changerai, si cela peut vous plaire, ma digne sœur.
– Non, non, c’est inutile. Mais écoutez. Je vois que je m’étais trompée sur votre compte. Vous êtes un homme de cœur, un homme considérable… un brave homme ! d’autant que vous avez de la religion et que vous chantez à ravir…
– Ma sœur… vous me rendez confus… vous m’accablez…
– Non, je fais réparation. Enfin, en arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s’enfuyaient, vous avez rendu à la Révérende supérieure, Mme de Beauvilliers, un service qu’elle ne saurait oublier… Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.
– Et quelle sera notre récompense, ma sœur ?… si toutefois cette question ne vous semble pas indiscrète…
– Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle, bien qu’on n’y dise plus guère la messe qu’aux jours de fêtes et dimanches…
– Ma sœur, dit Picouic, excusez encore cette question : quel est le payement que vous accordez à vos chantres en ce couvent ?
– Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité ; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment ; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans un peu de temps… dès qu’un grand événement qui se prépare sera accompli… Alors, vous serez payé double pour le temps où vous aurez chanté au lutrin… et en attendant, vous aurez mérité la faveur du ciel et la mienne.
– Tenez, ma sœur, fit Picouic, j’aime autant vous le dire tout de suite : je suis d’une modestie dont vous n’avez pas idée, je souffre d’avance à l’idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse… je vous en prie, ne lui parlez pas de nous.
– Vraiment ? fit Mariange qui, d’ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l’abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.
– C’est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse, ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c’est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre…
– Ah ! s’écria Croasse, nous ne vous quittons plus ! Je me suis toujours senti un faible pour la vie de couvent.
– Comment, vous ne nous quittez plus ! s’écria sœur Mariange interloquée.
– Mon Dieu oui, nous nous installons ici… Ne craignez rien, ma sœur ! vous serez amplement dédommagée de l’hospitalité que vous allez nous donner. D’abord, nous cultiverons pour vous ; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes, et enfin, nous aurons pour vous les bonnes manières auxquelles vous avez droit…
Croasse jeta sur Philomène un regard incendiaire. Mais Philomène était tout acquise à la proposition de l’hercule à la belle voix. Elle en palpitait, la pauvre vieille fille ! Quant à sœur Mariange, en quelques rapides réflexions, elle entrevit tout le parti qu’elle pouvait tirer de deux serviteurs fidèles qu’elle aurait toujours sous la main, qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geôliers pour les drôlesses hérétiques dont elle avait la garde.
– C’est dit ! fit-elle tout à coup.
– Quoi ! s’écria Picouic, vous consentez à nous donner l’hospitalité ?
– Certes… et de grand cœur…
– Et à… nous… nourrir ?
– Sans aucun doute !…
Picouic eut un coup d’œil d’admiration pour Croasse qui avait eu l’idée de cette aubaine inespérée, invraisemblable, ou du moins qui lui paraissait telle. Philomène et Croasse nageaient dans la joie, Croasse à l’idée de manger tous les jours, Philomène à la pensée amoureuse qui faisait battre son cœur.
– Venez, dit sœur Mariange aux deux hercules ravis.
Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la brèche, et y entra.
– Voilà, reprit Mariange, vous habiterez là ; ce soir, à la nuit, avec sœur Philomène, nous vous apporterons votre lit, c’est-à-dire une demi-douzaine de bottes de bonne paille fraîche, que nous prendrons dans les écuries de l’abbesse… Voilà, vous ne vous montrerez pas lorsque quelques-unes de nos sœurs seront dans le jardin ; de plus, vous surveillerez l’enclos et la brèche…
– Pardon, ma sœur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un excellent lit de paille. Mais quelle sera notre nourriture ? C’est là un point capital, voyez-vous…
– Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours à sœur Philomène et à moi, car s’il fallait compter sur les vivres du couvent, Dieu merci, il y a longtemps que nous serions mortes… Dans un recoin caché, nous élevons des poules… nous avons donc des œufs en quantité…
– Excellent ! dit Croasse, j’ai un faible pour l’omelette…
– Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou à un poulet.
– Admirable ! fit Picouic.
– Enfin, nous avons les légumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de bœuf ou de lard, nous n’y manquons pas.
Croasse pleurait de félicité.
– Et le vin ! s’écria tout à coup Picouic, qui avait maintenant des appétits exagérés.
– Nous buvons de l’eau, fit modestement sœur Philomène.
– Il n’y a de vin que dans la cave de la Révérende abbesse, ajouta Mariange.
Les deux hercules firent la grimace. Mais sœur Philomène, les yeux baissés, ajouta du même ton de modestie :
– Vous savez, ma sœur, que je sais le moyen d’entrer dans la cave de l’abbesse… Je crois donc que nous pouvons espérer au moins une bouteille ou deux par jour… pas pour nous… la règle le défend… mais pour ces dignes et honnêtes cavaliers…
– Une dernière question, ma sœur ?… fit Picouic en extase, à quelle heure dînez-vous ?
– Midi est l’heure que nous consacrons au repas et au repos.
– Il doit être bien près de midi, affirma aussitôt Picouic.
– Huit heures viennent de sonner…
– Tiens !… J’aurais cru…
– Peut-être ces braves cavaliers ont-ils faim ? insinua Philomène.
– C’est-à-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chêne de la porte Montmartre, mais comme nous nous sommes levés de très bonne heure… et que la course nous a aiguisé l’appétit…
– Ma sœur, dit Philomène, je vais quérir quelques œufs que j’accommoderai et que j’apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau ce Révérend frère quêteur qui passa par ici…
Et sans attendre cette fois l’assentiment de sa compagne, Philomène s’éloigna rapidement. Un quart d’heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncées, plus un pain de froment.
– Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s’en procurer.
Les deux nonnes s’éloignèrent alors pour vaquer à la grande occupation qui leur était dévolue, c’est-à-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermées dans l’enclos. Picouic et Croasse, tout aussitôt, se mirent à table, c’est-à-dire qu’ils s’assirent à califourchon sur les deux bouts d’un vieux tronc et placèrent entre eux les provisions qu’ils devaient à la munificence de sœur Philomène.
– Qu’est-ce que je te disais ! fit Croasse en dévorant avec frénésie.
– Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon. Je n’aurais jamais cru cela de ta part…
– C’est comme cela que je suis… je suis intelligent et brave ; seulement je ne le savais pas autrefois… Mais maintenant que je le sais, tu vois !…
– Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d’ici ! fit Picouic, qui tout en dévorant réfléchissait.
– Comment cela ?… Le fait est que je ne serais pas fâché de faire un peu fortune à mon tour…
– Écoute… la petite Violetta est ici, détenue prisonnière.
– Oui… bien que je l’aie délivrée une première fois.
– Toi ! s’écria Picouic stupéfait.
– Sans doute ! fit Croasse avec une noble simplicité ; ne te l’ai-je pas raconté ?… ainsi que la bataille que je dus soutenir…
– C’est vrai, c’est vrai… Donc, Violetta, bien que délivrée par toi, est ici prisonnière. Si M. le chevalier de Pardaillan et M. le duc d’Angoulême sortent de la Bastille, comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite, car c’est nous qui leur aurons rendu la petite bohémienne…
– Oui, dit Croasse, mais sortiront-ils jamais de la Bastille ?…
– En ce cas, dit Picouic, j’aviserai d’autre manière ; il faut que je voie la petite Violetta et que je l’interroge… J’ai toujours pensé que cette petite était de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas ?… Je te dis que Violetta, c’est notre fortune, Croasse !… il faut ici faire un coup de génie et nous emparer de cette petite…
– Veux-tu que j’aille la chercher et que je l’amène ? fit superbement Croasse…
Picouic haussa les épaules.
– Non, dit-il. Ne te mêle de rien. Laisse-moi faire. Tu m’aideras seulement quand il en sera temps… d’ici là, puisque nous sommes en pays de cocagne, contente-toi d’engraisser un peu, tu en as besoin.
– Au fait, dit Croasse, il fait bon vivre ici… et la venaison de sœur Philomène vaut bien les glands de la porte Montmartre et les cailloux de Belgodère.
Jacques Clément, rentré à Paris, se dirigea tout droit vers son couvent situé dans le haut de la rue Saint-Jacques. L’idée ne lui fût pas venue de s’attarder hors du monastère quand rien ne l’y obligeait. Et il avait hâte d’être seul dans sa cellule pour examiner avec lui-même la situation qui lui était faite. Mais il lui fallait d’abord rendre compte au prieur Bourgoing du résultat de son voyage. Il n’avait d’ailleurs aucune appréhension de cette entrevue. Le prieur des Jacobins s’était toujours montré pour lui d’une extrême affabilité et lui avait accordé une liberté dont les autres moines étaient bien loin de jouir.
Il était sept heures du soir lorsqu’il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journée les vingt lieues qui séparent Chartres de Paris. Son cheval – le cheval qu’il tenait de la générosité de ceux qui devaient l’occire !… – était blanc d’écume.
– Ayez donc soin de cette noble bête, dit-il au frère portier, faites-la conduire dans les écuries de notre abbé qui sera fort aise de cette acquisition : c’est un présent des Philistins !…
Le frère portier obéit sans répliquer, car Jacques Clément jouissait dans le couvent d’une considération et d’une autorité dues à la bienveillance particulière dont l’honorait le prieur. Il appela donc deux frères lais qui remplissaient l’office de valets d’écurie et leur remit le cheval emprunté au roi… Jacques Clément, s’étant assuré que sa monture était placée dans une bonne litière et qu’elle avait bonne provision d’avoine, se dirigea vers l’appartement de l’abbé – appartement fastueux, très mondain, nullement ascétique.
Le prieur Bourgoing était à table. Il lisait et relisait une lettre qui venait de lui être remise il y avait un quart d’heure à peine, et fronçait les sourcils, donnant des signes d’une vive agitation, ce qui ne l’empêchait pas de faire honneur à l’excellent repas que le frère sommelier et deux autres frères lui servaient avec un respectueux empressement.
Bourgoing n’aimait pas beaucoup qu’on le dérangeât dans une aussi importante occupation que le dîner. Mais lorsqu’il sut que le frère Clément était dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu’il lisait, donna l’ordre d’introduire le jeune moine et, d’un signe, renvoya ses serviteurs.
– Quoi, mon frère ! s’écria Bourgoing en apercevant Jacques Clément. Dans ce costume si peu conforme aux règles de notre ordre !… Que signifie ?…
Jacques Clément, on s’en souvient, s’était débarrassé de son froc dans l’auberge du Chant du Coq. Mais vingt fois, déjà, le prieur l’avait vu dans ce costume de cavalier sans en témoigner ni de la surprise, ni surtout l’indignation qu’il manifestait à ce moment. Le moine demeura donc stupéfait de la question.
– Ce n’est pas tout, reprenait déjà le prieur. Voilà cinq jours que vous êtes absent du monastère et que je vous fais chercher partout dans Paris !… C’est là une étrange manière de remplir vos devoirs !… Vous n’êtes pas frère quêteur, ni prédicateur… vous n’avez reçu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence…
– Pardon, Reverendissime Seigneur, dit froidement Jacques Clément, ou vos esprits sont frappés d’un trouble que je ne conçois pas, ou vous devez vous souvenir…
– Je ne me souviens de rien ! interrompit violemment le prieur.
– Quoi ! vénérable père… vous ne m’avez pas vous-même donné votre bénédiction à mon départ !…
– Le malheureux délire ! s’écria Bourgoing en levant les bras au ciel.
– Vous n’y avez pas joint votre absolution pour tout acte que je pourrais commettre en mon absence !…
– Fou !… L’infortuné est fou !… Par Notre-Dame, quel acte eussiez-vous donc pu commettre dont, par avance, je vous eusse absous ?…
– Je vous l’ai confié, mon père !… Rappelez-vous ce que vous m’avez dit !… Rappelez-vous que vous m’avez cité l’exemple de Judith et de Jéhu !…
– C’est à vous, mon frère, qu’il faut recommander de rappeler vos esprits !
– Que ne suis-je devenu fou, en effet ! dit amèrement Jacques Clément. Mon digne père, votre attitude à mon égard me plonge dans un abîme de stupéfaction… Quoi !… ne m’avez-vous pas encouragé vous-même, m’affirmant que l’Écriture autorise certains actes irréguliers, quand il s’agit du service du Seigneur Dieu !…
– Mais au nom du ciel ! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irréguliers voulez-vous parler ?
– D’un seul, mon Révérend Père, d’un seul ! fit Jacques Clément d’une voix sombre…
– D’aucun ! d’aucun ! interrompit le prieur en essayant de couvrir la voix du moine et en lui jetant en-dessous un regard anxieux. Vous puisez dans votre imagination malade des pensées qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit…
Bourgoing fit un grand signe de croix par-dessus la serviette immaculée qui était étalée sur sa poitrine.
– C’en est trop ! dit Jacques Clément. Je suis parti avec votre approbation, avec votre bénédiction, avec votre absolution ! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frère Ange, pour rejoindre à Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici !…
Le père Bourgoing, d’un geste brusque, repoussa la table, arracha sa serviette, et se rapprochant du moine :
– Que dites-vous là ? fit-il d’une voix basse et tremblante. Tuer le roi !… Quel crime épouvantable osez-vous concevoir !…
– Par le Dieu vivant, mon père, je jure que…
– Ne jurez rien !… Estimez-vous heureux que je ne vous remette pas au bras séculier ! Allez, mon frère, allez. Mettez-vous à réciter les psaumes de la pénitence… jeûnez… veillez… priez… et moi, cependant, je réfléchirai au meilleur moyen de faire sortir de votre âme le démon qui l’habite en ce moment !…
Jacques Clément baissa la tête : il comprenait !… Oui, il comprenait que le coup était manqué, Henri III n’ayant pas été tué, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative… Il comprenait cela… mais il se trompait !… Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire pénitence, mais dans l’antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards qui l’entourèrent.
– Mon frère, dit l’un d’eux, il faut nous suivre au cachot de pénitence !…
Alors seulement Jacques Clément comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu’on le punissait d’avoir manqué le coup !… Il voulut pousser un cri, se débattre… car le cachot de pénitence était une horrible chose… une oubliette dont rarement on sortait vivant… mais au même instant, il fut bâillonné, lié, entraîné… et quelques minutes plus tard, il était jeté dans le cachot.
Cependant le prieur Bourgoing s’était remis tranquillement à table et disait aux moines servants :
– Je ne sais ce que peut avoir notre malheureux frère Clément, ni quel péché mortel il a pu commettre, mais il est possédé… il profère d’horribles et extravagants blasphèmes. Aussi, comme les paroles que lui inspire le démon pourraient porter le trouble dans la communauté, si elles étaient entendues, je fais défense expresse qu’aucun de nos frères ne descende jusqu’au cachot pour essayer de surprendre ces paroles. J’irai moi-même visiter cet infortuné, et si je parviens à l’exorciser, je le ferai sortir… mais j’en doute !…
Le cachot de pénitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale, après avoir descendu l’escalier qui aboutissait aux caves.
Ce cachot était assez spacieux. Ses voûtes surbaissées et sculptées, les colonnettes qui s’élançaient des angles, les pierres qui malgré la moisissure conservaient la trace des dentelures dont on les avait ornées à l’origine, tout prouvait que cette sombre demeure avait dû avoir jadis une autre destination que celle qu’on lui affectait à cette époque. Et en effet, le sol se composait d’un certain nombre de dalles rectangulaires de grande dimension. À la tête de chacune de ces dalles était fixé un gros anneau de fer rouillé par l’humidité. Et sous chacune de ces dalles, il y avait un cercueil.
Le cachot du monastère des Jacobins était un ancien tombeau !… Et c’est ce tombeau qui, maintenant, servait de cachot aux moines qui avaient commis quelque crime secret qu’il fallait punir sans le révéler aux juges laïques.
Il n’y avait là ni banc, ni escabeau, ni meuble quelconque, ni même de paille pour se coucher. Il n’y avait en tout qu’une vieille cruche que Jacques Clément trouva pleine d’eau, ce qui lui fit supposer que le prieur avait dû donner des ordres avant son arrivée. Cette supposition se confirma dans son esprit, lorsque près de la cruche, en tâtonnant, il trouva un pain.
Ainsi, sa mise au cachot était décidée avant qu’il n’eut vu le prieur !… La situation était terrible !… Jacques Clément l’envisagea froidement.
Il avait été délié et débâillonné au moment où il avait été poussé dans le cachot de pénitence. Il était donc libre de ses mouvements. Mais l’obscurité était opaque. Jacques Clément demeura donc immobile, s’accroupit dans cet angle où du pied il avait heurté la cruche et le pain, et la tête sur les genoux, se mit à méditer.
Il y avait trois êtres en Jacques Clément : le visionnaire, l’amoureux, le vengeur. C’était la triple manifestation d’un cœur passionné. C’était trois états procédant d’une même ardente activité d’esprit et d’âme, trois branches du même tronc.
Il croyait en Dieu et en ses anges avec une sincérité qu’on retrouve chez tous les visionnaires. Oui, c’était un illuminé, c’est-à-dire qu’il y avait en lui exaspération de foi, et par conséquent une part à la folie. Mais il raisonnait admirablement sa folie, ce qui est le propre de bien des fous. Il n’eût pas pu ne pas croire à l’existence des anges qui venaient le visiter ; mais il leur demandait la logique, la suite de ses idées ; en somme, il les perfectionnait à son usage particulier.
Jacques Clément aimait Marie de Montpensier, mais il l’aimait d’un amour lointain et mystique ; si elle était femme à ses yeux, elle était certainement une femme supérieure aux autres, à qui il devait obéissance absolue puisqu’elle était semblable à l’ange… à l’envoyé de Dieu.
En ce qui concerne sa mère, là encore nous retrouvons ce caractère de passion profonde, et emportée, et concentrée. Sa mère avait souffert par Catherine de Médicis : donc il frapperait Catherine de Médicis…
La vision, l’amour et la vengeance étaient donc parfaitement d’accord dans son esprit, son cœur et son âme.
Henri III, tyran de la religion catholique parce qu’il ne consentait pas à recommencer la Saint-Barthélémy, Henri III, haï par lui parce qu’il était détesté par Marie de Montpensier, Henri III, fils de Catherine de Médicis, ne devait mourir que de sa main.
L’ange le lui ordonnait… et c’était Dieu.
Marie le lui criait… et c’était l’amour.
Sa mère le lui murmurait du fond de sa tombe… et c’était la vengeance.
Il était logique qu’il tuât le roi. Il eût été contraire au bon sens qu’il l’épargnât.
Le premier résultat de cette logique et de ce bon sens fut que Jacques Clément, au fond du cachot de pénitence, n’eut pas un instant de doute ou de terreur. Après les premiers mouvements irraisonnés et nerveux de la répulsion qu’il éprouvait à se trouver dans cette tombe, il se dit qu’il n’avait rien à redouter puisque le roi était encore vivant… Puisqu’il était là, désigné pour tuer Henri III, rien ne pouvait l’atteindre tant que l’acte ne serait pas accompli.
Jacques Clément était donc parfaitement sûr d’être délivré soit par l’ange, soit par Marie de Montpensier, soit même par l’esprit de sa mère. Il n’éprouva qu’un peu de mépris pour les effrontés mensonges de son prieur, en qui jusque-là il avait eu la confiance pieuse d’un moine pour son abbé, et il attendit tranquillement la venue de l’être quelconque qui devait le délivrer, ange, femme ou esprit.
Quelques heures s’écoulèrent, au bout desquelles il se sentit faim et soif. Il mangea donc une moitié de pain qu’on lui avait laissé, et but à la cruche. Puis fidèle à la règle, obéissant aux ordres qu’il avait reçu du prieur, bien que ce prieur lui parût maintenant indigne, il se mit à réciter les psaumes de la pénitence. Il se jugeait en effet en état de péché mortel. Ce péché, c’était son amour pour Marie de Montpensier…
Il finit par s’endormir d’un sommeil sinon paisible, du moins exempt de crainte. Lorsqu’il se réveilla, il eut encore faim et soif ; il mangea le reste du pain et but une partie de l’eau qui restait dans la cruche. Il pensait que le moment n’était pas éloigné où l’un des moines du couvent viendrait renouveler sa provision.
Cependant les heures s’écoulèrent sans qu’il entendît le moindre bruit. Il commença par se dire qu’il s’était sans doute trop hâté, qu’il avait dû dormir peu de temps ; enfermé le soir, il jugea qu’il devait sans doute se trouver au lendemain matin. En réalité, la nuit, la journée et une nuit encore s’étaient écoulées.
Un moment vint où il n’y eut plus une goutte d’eau dans la cruche… Il avait faim et soif. Mais ce n’était pas encore la souffrance véritable qui tord les entrailles.
– D’où vient que j’ai un tel appétit, moi si sobre d’habitude ?… Sans doute cette longue course à cheval, pendant laquelle je n’ai rien pris… et puis, peut-être est-ce la fièvre qui me donne soif ?
Depuis des heures, déjà, il marchait autour du cachot. Les ténèbres étaient toujours aussi complètes, aussi absolues. Mais par le toucher, par le frôlement de son épaule contre les murailles, par la régularité des pas toujours posés de même, il avait pris connaissance de son cachot, et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone finit par le briser de fatigue, et une fois encore, il s’endormit. Cette fois son sommeil fut peuplé de rêves…
– Oh ! que j’ai soif ! râla Jacques Clément en se réveillant. Seigneur ! que j’ai soif !…
Il se leva, et pour tromper la soif, il voulut se remettre à marcher. Et alors, il s’aperçut que ses jambes tremblaient… et qu’elles lui refusaient tout service… Et alors il comprit l’horrible vérité : il était en train de mourir de faim et de soif !…
Il voulut crier, et ses lèvres tuméfiées ne laissèrent sortir aucun son… Il se traîna vers l’endroit où il savait que se trouvait la porte, et essaya de frapper ; mais ses poings affaiblis heurtèrent à peine le chêne… il retomba épuisé… Alors, la souffrance se déclara avec une sorte d’impétuosité… Il sentit sa gorge s’enfler jusqu’à ne plus laisser passer l’air ; il entendait un souffle rauque, un souffle étrange de bête qui meurt ou un râle d’enfant qui pleure… et il comprit que c’était son souffle, à lui… Puis au bout d’un temps qu’il ne put apprécier, les souffrances s’apaisèrent, et il n’éprouva plus qu’une infinie faiblesse.
Il essaya de mesurer le temps qui s’était écoulé, et finit par trouver qu’il devait être là depuis plus d’un mois, et que c’était miracle qu’il ne fut pas mort. En réalité, il en était à son troisième jour à compter du moment où il avait bu sa dernière goutte d’eau et à son cinquième jour à compter du moment où il avait été enfermé.
Combien d’heures demeura-t-il ainsi, pantelant et râlant, étendu en travers des dalles ?… Il n’eût su le dire… Il lui sembla enfin qu’il s’endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de sommeil, ou plutôt d’évanouissement, son rêve prit une forme… C’était Marie de Montpensier qui lui apparaissait.
Il se trouvait dans un appartement où régnait une exquise fraîcheur. Comme dans tous les rêves, les détails de la pièce où il se trouvait lui échappaient, mais il distinguait confusément qu’il était étendu dans un lit d’une rare magnificence, avec ses quatre colonnes d’ébène précieusement sculptées et sa quadruple retombée de rideaux de brocart. Dans cette chambre Marie de Montpensier allait et venait, légère, gracieuse comme une apparition qu’elle était.
Du fond de son rêve, Jacques Clément la suivait des yeux, extasié, tremblant de se réveiller bientôt, ainsi qu’il arrive souvent dans ces songes où l’esprit se dédouble.
Ainsi Jacques Clément, qui dans son rêve voyait Marie de Montpensier et, l’âme ravie, suivait tous ses mouvements, songeait amèrement :
« Tout à l’heure, elle va disparaître… puisque je rêve… »
Cependant, il lui parut que les tortures de la faim et de la soif s’étaient apaisées en lui. Il avait la sensation qu’on avait dû lui faire absorber quelque nourriture, l’arrière-goût d’une boisson délicieuse qui avait dû le désaltérer depuis peu de temps.
« Tout à l’heure, songea-t-il, je vais recommencer à souffrir… puisque tout ceci n’est qu’un rêve. »
Et il recommença à regarder Marie de Montpensier… Il fit un effort pour joindre les mains, ce qui était chez lui le geste naturel non seulement de l’amour, mais de la prière. Et alors, dans ce mouvement qu’il fit, il s’aperçut que ses mains froissaient réellement une étoffe très fine et très fraîche : dans le même instant, il s’aperçut que ses yeux étaient réellement ouverts et que cette étoffe c’étaient les draps du lit, et que ces colonnes d’ébène étaient réelles, et réel le lit, réelle la chambre somptueuse… réelle Marie de Montpensier…
Il ne rêvait pas !… Et n’était plus sur les dalles du vieux tombeau !
Comment se trouvait-il dans cette chambre ?… Comment, au lieu de l’atmosphère épaisse humide du cachot de pénitence, respirait-il un air léger tout plein de parfums suaves ?… Quand, comment et par qui avait-il été transporté.
Son esprit affaibli par les souffrances énumérait vaguement ces questions, auxquelles il ne trouvait qu’une solution raisonnable et logique : un miracle s’était accompli…
À ce moment, et comme il venait de joindre les mains, elle se rapprocha de lui en souriant. Jacques Clément haletait. Pour ce sourire, il fût mort en affrontant les peines éternelles. Elle tenait à la main un gobelet d’or, tandis que de l’autre elle soulevait légèrement la tête pâle, ascétique et pourtant belle encore du jeune moine.
– Buvez encore un peu, dit-elle d’une voix de tendresse et de pitié, en présentant à ses lèvres les bords du gobelet.
À mesure qu’il buvait Jacques Clément sentait une fraîcheur suave l’envahir et chasser la fièvre de sa poitrine, en même temps qu’il se ranimait et que la faiblesse se dissipait.
Lorsque sa tête retomba sur les doubles oreillers, il voulut balbutier un mot… Mais elle posa sa main sur sa bouche comme pour lui recommander le silence et sur cette main, il déposa un baiser qui le fit frissonner et frémir jusqu’au fond de l’être…
– Dormez maintenant, reprit-elle doucement. Dormez… il le faut…
Il obéit… il ferma les yeux, et presque aussitôt tomba dans un profond sommeil. La conscience de toutes choses fut abolie en lui jusqu’à ne pas même lui laisser la faculté de rêver. Seulement, à diverses reprises, il lui sembla qu’on lui donnait une boisson réconfortante.
Quand il se réveilla, il se vit à la même place. Il faisait jour – le même jour qu’au moment où il s’était endormi. En effet, il avait dormi tout le jour et toute la nuit. Il se sentit, l’esprit dégagé, les membres souples. Sur un fauteuil, près de lui, il aperçut les vêtements de cavalier qu’il avait lorsqu’il avait fait la route de Chartres à Paris. Il s’habilla promptement et alors chercha des yeux le poignard ; mais le poignard avait disparu.
Il n’eut pas le temps de s’inquiéter de cette disparition, car à ce moment ses yeux tombèrent sur une table toute servie où deux couverts étaient dressés, et presque aussitôt une porte s’ouvrit. Marie de Montpensier parut.
Jacques Clément frissonna. Avec cette démarche sautillante qui lui servait à dissimuler sa boiterie et qui était un charme de plus chez elle, la sœur du duc de Guise approcha et lui dit en souriant :
– Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous ?
– Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel ? L’éternel bonheur a-t-il commencé pour moi ?… Je dois bien le penser, puisque c’est un ange de Dieu que je vois ici…
Marie eut un joli éclat de rire.
– Hélas, non ! fit-elle. Ce n’est pas ici le paradis !… C’est tout bonnement l’hôtel de Montpensier… et l’ange que vous voyez messire, bien loin d’être un ange, n’est qu’une pauvre pécheresse qui a bien besoin d’indulgences… Mais asseyez-vous là… et moi ici… je vous veux traiter… ne refusez pas, ce m’est un grand plaisir et une sainte joie que de dîner en tête à tête avec le plus pieux de nos religieux…
Elle accentua ces mots d’un clignement si malicieux et d’une coulée de regard si fascinante que Jacques Clément, éperdu, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur le siège qu’elle lui désignait.
La table était admirablement servie en mets et friandises de haut goût, en vins généreux dont les sombres rubis étincelaient dans des carafes de cristal. Nul n’était là pour servir les deux convives : c’était la duchesse elle-même qui avec une dextérité savante et gracieuse découpait pâtés, venaison de chevreuil et pigeonneaux, remplissait les verres de ses blanches mains chargées de diamants.
C’était comme un rêve qu’eût fait le jeune homme. Il mangeait et buvait sans s’en apercevoir, et peu à peu l’ivresse montait à son cerveau. Mais cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur qu’il avait sous les yeux.
En effet, Marie de Montpensier portait un costume que lui eût envié quelque opulente ribaude. C’était à peine si les gazes légères qui flottaient autour d’elle dissimulaient ses formes délicates. Ses bras un peu graciles, mais admirablement modelés et d’un rose léger, ses bras étaient nus. Son corsage, largement et profondément échancré, laissait voir ses seins de neige et son cou flexible qu’ornait un collier de perles d’une inestimable valeur.
Il eût été impossible à Jacques Clément de détacher son regard de cette femme qu’il adorait d’un amour mystique, d’un amour religieux, et qui s’ingéniait à éveiller en lui l’amour le plus temporel. Une flamme ardente, peu à peu, brillait dans les yeux de la tentatrice, et Jacques Clément se sentait devenir tantôt pourpre et tantôt très pâle. Alors il buvait, il vidait d’un trait le verre que la noble et jolie ribaude lui remplissait sans cesse.
Ces vins, ces mets savamment épicés, ces parfums, la vue de cette adorable femme, tout contribuait à pousser le moine au vertige du péché mortel dont, jusqu’à ce jour, il avait pu sauver et sa chair et son âme…
Un rire pervers, une volonté malicieuse de faire enfin succomber cette chair étincelaient dans les yeux de Marie de Montpensier. Cependant, dès l’instant où ils s’étaient assis, ils s’étaient mis à causer de choses fort intéressantes sans doute, mais qui ne se rattachaient pas à leur principale pensée en ce moment – pensée de séduction chez la duchesse, pensée de délire, d’enivrement et de défense chez le moine. Toute la scène était pour la séduction. Les paroles n’étaient là qu’un prétexte. Et pourtant, ces paroles elles-mêmes avaient une certaine gravité pour Jacques Clément.
– Je suis bien heureuse, disait en effet Marie de Montpensier, que vous soyez revenu à la vie et à la santé. Vous voici maintenant hors d’affaire. Mais depuis neuf jours que vous êtes ici… que de fois j’ai tremblé !…
– Neuf jours !… Il y a neuf jours, madame, que je suis dans cet hôtel ?…
– Sans doute !… Ne vous en souvenez-vous plus ?… Au surplus, la fièvre a dû vous faire oublier…
– Je ne me souviens de rien, madame…
– Quoi ! vous ne vous souvenez même pas de l’instant où je vous ai trouvé à demi mort…
– Vous m’avez trouvé ? balbutia Jacques Clément.
– Dans la Cité, derrière Notre-Dame. Il était environ dix heures du soir. Je regagnais mon hôtel en sortant d’une maison que vous connaissez… Soudain, un de mes porte-torches s’écria qu’il y avait un gentilhomme évanoui ou mort sur la chaussée. Je me penchai de ma litière… Je vous reconnus… alors j’éprouvai je ne sais quelle vive douleur au cœur…
Jacques Clément eut un soupir qui ressemblait à un cri d’espérance insensée.
– Je descendis, continua Marie en l’examinant malicieusement. Et comme je me penchais sur vous, vous revîntes au sentiment, et vous me dites que des truands vous avaient attaqué et laissé pour mort…
– Je vous ai dit ?… je vous ai vue ?… je vous ai parlé ?
– La preuve, c’est que je vous fis placer dans ma litière et transporter ici…
Jacques Clément était stupéfait. Mais au fond, il admettait sans discussion l’événement, le miracle. L’ange l’avait enlevé du cachot de pénitence et déposé sur la route où Marie de Montpensier devait infailliblement passer.
– Et quel jour cela est-il arrivé ? demanda-t-il.
– Je vous l’ai dit, il y a neuf jours, c’est-à-dire le lendemain même de la procession à Notre-Dame de Chartres.
Jacques Clément passa lentement une de ses mains sur son front : Le rêve le reprenait. Il ne vivait depuis quelque temps qu’au milieu des mirages et des illusions… Quand il tenait une réalité, soudain elle se dissipait, s’enfuyait et redevenait fantôme insaisissable.
D’abord son entrevue avec Bourgoing le lendemain soir de la procession de Chartres ; le prieur soutenant avec virulence qu’il ne l’avait pas autorisé à sortir du couvent ; puis le séjour au cachot de pénitence, qui d’après ses calculs avait duré six ou sept jours ; puis, ce réveil dans l’appartement de Marie de Montpensier…
Ou bien le cachot était un rêve, ou bien c’était l’heure présente qui ne pouvait être qu’une illusion !…
En effet, Marie de Montpensier affirmait qu’elle l’avait trouvé évanoui dans la Cité le lendemain soir de la procession, c’est-à-dire au moment où il entrait au cachot de pénitence où il avait séjourné au moins une semaine… Où était la chimère ? Où était la réalité ?…
– Madame, s’écria-t-il hors de lui, frappé d’une sourde terreur, je sens mes pensées s’enfuir de mon cerveau, et la folie peu à peu m’envahir… Je vous supplie de rappeler exactement vos souvenirs… C’est bien le lendemain de la procession de Chartres que vous m’avez trouvé ?…
– Exactement, messire ; le lendemain de ce jour où Valois devait mourir !
Jacques Clément tressaillit. Ceci, du moins, n’était pas une illusion !… Le roi devait mourir !…
– Et vous m’avez trouvé dans la Cité ? reprit-il.
– Privé de sens, étendu de votre long, non loin de l’auberge du Pressoir de fer.
– Que Dieu me conserve le jugement !…
– Amen ! fit Marie de Montpensier en riant. Mais vraiment, messire, songez-vous que j’ai dû adresser la même prière au Seigneur lorsque dans la cathédrale de Chartres, au lieu de Jacques Clément, c’est le chevalier de Pardaillan que j’ai vu près de Valois ?… Ne croyez pas que je vous en ai une rancœur… Sans quoi vous aurais-je fait transporter dans mon hôtel et soigné moi-même au risque de ma réputation ?…
– La reconnaissance déborde de mon cœur, dit ardemment Jacques Clément ; mais il n’est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongée de quelques jours… Ce qui ne s’est pas fait à Chartres, madame, se fera ailleurs…
Marie de Montpensier pâlit. Son rire frais et sonore se figea sur ses lèvres, et un éclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s’asseoir sur les genoux de Jacques Clément dont elle entoura le cou de ses deux bras. Ils étaient ainsi placés comme dans la nuit où le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes… comme dans la salle d’orgie du Pressoir de fer.
Jacques Clément, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l’amour monter à son front brûlant. Son cœur battit à grands coups sourds : il défaillait presque ; la passion le faisait vibrer tout entier, et au fond de son âme, la terreur, la honte, le remords du péché mortel grondaient…
– Vraiment ? murmura la séductrice, la jolie fée aux ciseaux d’or… vraiment ? vous seriez prêt à frapper ?… Ce n’est donc pas la peur qui vous a retenu à Chartres ?…
– La peur ? gronda Jacques Clément. Est-ce que je puis connaître la peur ?… Plût au ciel que je puisse la connaître !… Non, non, madame ce n’est pas la peur qui m’a empêché de frapper Valois, car la vie me pèse et j’aspire au supplice qui vengera la mort du tyran… Ce n’est pas la pitié non plus, car ni lui ni les siens n’ont eu pitié des miens… Ce n’est pas le remords non plus, car c’est Dieu lui-même qui m’ordonnait de frapper.
– Alors… pourquoi ?… fit Marie d’une voix mourante et en resserrant son étreinte.
– Pourquoi ?… Ah ! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connaît sa suprême sagesse, car il a placé sur mon chemin le seul être qui pouvait saisir mon bras et me dire : Clément, je ne veux pas que tu frappes aujourd’hui !…
– Et cet être… cet homme ?…
– Cet homme, madame ! S’il m’ordonnait de tourner contre moi-même l’arme qui doit frapper Valois, je mourrais à l’instant ! Cet homme, c’est le seul qui puisse disposer de ma volonté et de ma vie… car lorsque ma mère misérable, méprisée, douloureuse, souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitié de ma mère !…
– Votre mère ? dit la duchesse étonnée. N’est-elle donc pas vivante et heureuse, retirée à Soissons où vous êtes né ?…
Jacques Clément sourit.
– La femme de Soissons n’est pas ma mère, dit-il. Peut-être m’a-t-elle élevé… encore n’est-ce pas bien sûr… Ma mère est morte, madame. Et comme je vous l’ai dit, elle a souffert affreusement, et si elle a eu quelques heures de répit dans sa misérable existence, elle les a dues à l’homme que Dieu a interposé entre Valois et moi…
– Pardaillan ! s’écria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration.
– Je n’ai pas dit que ce fût lui ! fit sourdement Jacques Clément. Seulement, écoutez bien, madame : l’homme dont je parle a étendu sa main sur le roi de France, et dès lors le roi m’est sacré… Mais bientôt, dans quelques jours peut-être, cette main se retirera, cette protection s’effacera… et alors, je le jure sur Dieu qui me juge, sur ma mère à qui j’ai parlé là-bas dans le cimetière des Innocents, sur votre tête à vous qui êtes la source de mon bonheur, ce jour-là, le roi de France mourra de ma main !…
– Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois…
Et comme si, dès lors, elle n’eût eu plus rien à dire, elle se leva vivement, fit un geste gracieux et disparut, pareille à un sylphe.
Jacques Clément demeura seul, en proie à un trouble inexprimable. Jamais il n’avait éprouvé pareille angoisse de douceur et de passion. Il avait la tête perdue, et c’est en vain que se mettant à genoux, il commença à réciter les prières recommandées comme souveraines pour chasser le démon de la chair…
La journée se passa sans que la duchesse reparût. Il avait essayé de sortir, mais il avait trouvé les portes fermées. Il n’en ressentit d’ailleurs ni crainte ni contrariété. Peu à peu il reprit son sang-froid, n’ayant plus qu’une inquiétude : celle de retrouver le poignard sacré qui lui avait été confié par l’ange dans la chapelle des Jacobins…
Vers le soir, il se sentit quelque appétit, ce qui était bien naturel après le jeûne prolongé qu’il avait subi. La table était encore là, offrant en vins et en mets des restes que Pardaillan eût jugés fort estimables. Jacques Clément dîna donc tout seul, puis n’ayant rien de mieux à faire, se mit au lit. La nuit vint, assombrit la chambre et la remplit enfin de ses ténèbres.
Longtemps l’esprit de Jacques Clément erra au seuil des rêves. Il repassait les derniers événements qui l’avaient si violemment frappé… la fuite de Chartres, son entrée au cachot de pénitence, les tortures de la faim et de la soif, puis ce réveil dans la chambre même de celle qu’il aimait… le dîner en tête à tête… Où était le songe ? Où était la réalité dans tout cela ?
Peu à peu ces pensées diverses se fondirent, ces visions fusionnèrent ; puis il n’eut plus conscience du monde vivant, et il tomba dans un profond sommeil… Rêve peut-être ?… Chimère !… Il lui sembla tout à coup qu’une étrange sensation le réveillait… dans le lit, près de lui, se glissait une femme qui l’enlaçait de ses bras… il sentait, il reconnaissait son parfum préféré !… et soudain, il eut sur les lèvres l’impression violente et douce à en mourir d’un baiser d’amour…
Alors, il entrouvrit les yeux… Une pâle lumière voilée comme celle d’une veilleuse était éparse dans la chambre et indiquait mollement les contours des meubles… et à cette lumière, il reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier.
Il voulut balbutier quelques mots : elle étouffa ses paroles sous ses baisers… Une immense griserie monta au cerveau de Jacques Clément ; un souffle ardent et encore inconnu de lui, le souffle vivant et puissant qui palpite dans tous les êtres, depuis la fleur jusqu’à l’homme, l’emporta sur ses ailes.
Lorsqu’il redescendit sur terre, lorsque, éperdu, il parvint à rassembler ses idées, il portait au cœur un souvenir impérissable, et il se murmurait à lui-même que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brûlantes de fièvre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie… il damnerait son âme.
Marie, en effet, avait disparu. La lumière s’était éteinte… mais les premières lueurs de l’aube blanchissaient les vitraux de la fenêtre.
Une soif ardente desséchait la gorge de Jacques Clément. Près du lit, près de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d’or, le saisit et but, reconnaissant le goût et la reposante fraîcheur de la boisson qu’on lui avait versée pendant son délire. Presque aussitôt après avoir bu, et à peine eut-il la force et le temps de reposer le gobelet lourdement sur la table, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses… et cette fois le sommeil était si profond qu’il ressemblait à la mort…
De rêve en rêve !… Jacques Clément vivait sans doute une partie d’existence dans le fantastique. Rêve ou réalité ?… Oh ! où était le rêve ?… Où était la réalité ?…
Il venait de se réveiller… Une étrange torpeur engourdissait ses membres et sa pensée… Il venait d’ouvrir les yeux qu’il promenait lentement sur ce qui l’entourait… Et ce n’était plus le cachot de pénitence !… Mais ce n’était plus le lit à colonnes d’ébène… la chambre de délice et de volupté…
Il était dans un lit étroit, sur une dure couchette. Les murs étaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargée de livres… Et il tressaillit violemment : sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur… c’était son poignard !… Et il reconnut qu’il était dans sa cellule du couvent des Jacobins.
Il se leva, s’habilla de son froc jeté au pied du lit sur un escabeau, car ses vêtements de cavalier avaient disparu. D’un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa… Puis il le remit dans la gaine qu’il trouva sur la table et l’accrocha à sa ceinture, sous le froc. Alors un profond soupir gonfla sa poitrine, et comme il sentait sa tête tourner, il s’assit au bord du lit, les yeux perdus dans le vague, évoquant l’autre chambre, l’autre lit… la vision de volupté… la créature d’amour qu’il avait tenue dans ses bras… rêve ou réalité ?…
À ce moment la porte de sa cellule, entrebâillée selon la règle, s’ouvrit tout à fait, et le prieur Bourgoing parut. Jacques Clément se leva et s’inclina profondément.
– Deo gratias ! fit le prieur en entrant. Recevez ma bénédiction, mon frère. Vous voici donc debout ? Cette mauvaise fièvre vous a donc quitté ?… Ah ! depuis dix jours que vous êtes rentré au couvent, que de soucis nous avons eus !…
– Depuis dix jours ? fit Jacques Clément.
– Certainement, mon frère. C’est-à-dire depuis le soir où vous êtes revenu de ce voyage à Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur…
– Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres ?…
– Et vous n’avez pas bougé de votre cellule, mon frère… Seulement, le délire ne vous a pas quitté ; vous avez, comme on dit, battu la campagne… mais grâce au ciel, je vois que c’est fini…
– Tout à fait fini, mon digne père, répondit Jacques Clément pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question…
– Toutes les questions que vous voudrez, mon frère ! dit Bourgoing en fronçant les sourcils.
– Une seule, Reverendissime Domine. Avant mon entrée au cachot… je veux dire avant mon délire, votre haute et sainte bienveillance m’avait accordé certaines libertés compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part…
– Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing : mais poursuivez, mon frère.
– Eh bien !, mon digne père, je voudrais savoir si vous me continuez encore cette même bienveillance ; en d’autres termes, si je jouis encore des mêmes privilèges… des mêmes libertés…
– Toujours, mon frère, toujours ! s’écria le prieur. Vous êtes libre d’aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et même sans m’en prévenir en cas de nécessité urgente. Car je sais que vous travaillez dans la vigne du Seigneur… Venez donc, mon frère, venez… Tous nos frères sont rassemblés à la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour à la santé et à la raison…
Jacques Clément suivit le prieur à la chapelle et alla s’agenouiller à sa place habituelle. Mais tandis que les moines attaquaient un cantique d’actions de grâce, lui, prosterné, sa tête pâle dans les mains, se murmurait :
– Où est le rêve ?… Où est la réalité ?…
Nous avons laissé le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême sur la route de Chartres à Paris, arrêtés dans une pauvre auberge pour s’y restaurer de leur mieux, et surtout pour y laisser reposer leurs chevaux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin. Le jeune duc était sombre. Pardaillan paraissait insoucieux comme d’habitude.
En somme, le voyage à Chartres n’avait donné aucun résultat, du moins en ce qui concernait l’amour du pauvre petit duc qui se morfondait et entrait dans la phase du désespoir. En effet, la Fausta n’avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconté à Charles la scène de la cathédrale, et flegmatiquement ajouté qu’il n’avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohémienne était perdue. De là l’attitude découragée du jeune duc qui, les rênes flottantes, la tête penchée, laissait son cheval marcher au pas côte à côte avec celui de Pardaillan.
Quant au chevalier, il était allé à Chartres pour deux motifs : d’abord pour retrouver la piste de Violetta – et il n’avait pas réussi ; ensuite pour arracher des mains de Guise le sceptre royal que le duc eût saisi aussitôt après la mort d’Henri III. Sur ce point-là, il avait remporté une éclatante victoire : Valois était vivant et Guise rentrait à Paris, en pleine déroute.
– Ah ça ! monseigneur, dit à un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse et de soupirs ?… Faites attention, monseigneur, que naguère vous étiez enfermé à la Bastille, et que moi-même j’étais dans la nasse de Mme Fausta… Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d’esprit, parfaitement capables de réaliser l’impossible, même de retrouver Violetta… Que vous faut-il de plus ?
– Retrouver Violetta ! fit amèrement le petit duc. Comme vous dites Pardaillan, il faudrait pour cela réaliser l’impossible !… Et c’est pourquoi mon cher ami, je vous attriste de mes soupirs…
– Et qui vous dit que c’est une œuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui de son côté ne demande qu’à voler vers nous ?
– Nous n’avons aucune indication. Où tourner nos pas ?… Faut-il aller au nord, au midi ?
– Nous irons simplement où va Maurevert, dit Pardaillan.
– Maurevert ! gronda sourdement Charles. Voilà plusieurs fois déjà que vous mêlez le nom de cet homme à celui de Violetta… En quoi ce Maurevert peut-il nous aider à retrouver la pauvre petite ?…
Pardaillan s’était bien gardé de raconter au duc d’Angoulême ce que Maurevert lui avait raconté à lui-même dans le cachot de la Bastille. Charles ignorait donc l’étrange mariage qui s’était accompli dans l’église Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eût sur Violetta des droits de mari.
– Maurevert, reprit Pardaillan, c’est l’âme damnée du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohémienne. Pouvons-nous directement nous attaquer à Guise, entouré dans son hôtel de nombreux hommes d’armes et qui ne sort jamais sans une imposante escorte ?… Nous serions broyés et vous auriez joué un jeu de dupe, puisque, vous et moi morts, Violetta appartiendrait à Guise sans conteste.
– C’est vrai, Pardaillan, c’est vrai… mais Maurevert ?…
– Eh bien ! nous rentrons à Paris ! nous retrouvons facilement Maurevert ; nous l’attirons dans un endroit bien clos ; à l’abri de tout regard indiscret ; et quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et si nous ne lui demandons pas la bourse ou la vie, nous lui disons au moins : « Mon ami, dans une minute vous passerez de vie à trépas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maître a fait de Mlle Violetta. » Que dites-vous de mon plan ?
– Je dis, cher ami, que vous êtes le cœur le plus généreux, le bras le plus terrible, l’esprit le plus fécond en ressources…
– Vous pouvez continuer longtemps sur ce ton-là, interrompit Pardaillan qui se mit à rire. Mais vous oubliez qu’en faisant vos affaires, je fais surtout les miennes, car j’ai un intérêt plus puissant que le vôtre à tenir le sire de Maurevert dans la position que j’avais l’honneur de vous exposer…
– J’ai un intérêt d’amour, dit ardemment Charles d’Angoulême.
– Et moi un intérêt de haine, fit froidement Pardaillan.
Charles baissa la tête, pensif.
– Fiez-vous donc à moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur Maurevert. Je sens que le moment approche où je vais pouvoir liquider avec lui une vieille dette.
– Allons donc, cher ami, et puissiez-vous dire vrai ! s’écria Charles un peu réconforté. Mais ou descendrons-nous à Paris ?
– Trouvez-vous que nous étions mal à la Devinière ?
– Non pas, mais l’endroit ne vous semble-t-il pas dangereux ?…
– Monseigneur, dit Pardaillan, dans ma carrière j’ai eu plus d’une fois l’occasion de me cacher, et j’ai pu faire cette constatation qu’on ne trouve rapidement que les gens qui se cachent. Ni Guise, ni aucun des siens ne s’avisera de penser que nous sommes rentrés à Paris, bien loin de supposer que c’est à la Devinière que nous chercherions un refuge.
– Va donc pour la Devinière ! dit Charles.
Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient à marcher au pas ou au trot de leurs chevaux, sans se hâter. Le lendemain, ils entraient dans Paris et filaient tout droit sur la Devinière, où ils arrivèrent sans encombre sur le coup de midi, c’est-à-dire à l’heure où la grande salle était encombrée de buveurs et de dîneurs. Pardaillan s’assit à une table inoccupée, et d’un geste, invita Charles à y prendre place…
Huguette était dans la cuisine, surveillant, en dépit de son chagrin, les allées et venues des domestiques, jetant un coup d’œil sur les casseroles, encourageant le tourne-broche.
Elle était fort pâle et triste, la bonne hôtesse de la Devinière. Elle croyait Pardaillan toujours à la Bastille. Pour le sauver, elle avait essayé une de ces tentatives désespérées comme l’idée n’en peut venir qu’aux femmes qui ont l’instinct du dévouement le plus pur. Cette aventure avait avorté comme on va le voir. Et la pauvre Huguette se désespérait. Tout en veillant à la vieille renommée de sa maison par une surveillance assidue des casseroles, du four à pâtés et du tourne-broche, elle discutait avec elle-même les chances qu’elle avait de sauver le chevalier, et ces chances devaient lui paraître bien maigres, car de temps à autre elle essuyait du coin de son tablier ses beaux yeux rougis par les larmes.
Enfin, le moment vint où le flot des dîneurs s’écoula peu à peu. Officiers, gentilshommes et écoliers qui n’hésitaient pas à franchir la Seine de temps en temps pour faire un bon dîner à la Devinière, tous ces gens s’en allèrent les uns après les autres, et finalement il n’y eut plus dans la grande salle qu’une table encore occupée, ou deux retardataires achevaient sans se presser une bouteille de vin d’Espagne.
Huguette passa dans la grande salle pour veiller à ce que tout fût remis en bon ordre : la vaisselle à fleurs sur les dressoirs de chêne, les escabeaux rangés le long des murs, les brocs d’étain accrochés à leurs clous, et ce fut tout en passant cette inspection qu’elle aperçut tout à coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura pétrifiée et se mit à trembler. Pardaillan se leva, alla à elle, lui saisit les mains.
– Ah ! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pâle, je n’ose en croire mes yeux…
– Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l’embrassa sur les deux joues.
Huguette se mit à rire en même temps que les larmes coulaient de ses yeux.
– Ah ! monsieur, reprit-elle, vous voilà donc libre !… Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille ?…
– C’est bien simple, ma chère hôtesse, j’en suis sorti par la grande porte…
– M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grâce ?…
– Non, Huguette. C’est moi qui ai fait grâce à M. de Bussi-Leclerc. Mais peu importe. L’essentiel est que je sois dehors. Seulement je vous préviens que beaucoup d’honorables gentilshommes enragent de ce que je ne sois plus dedans. Je m’en rapporte à vous, ma chère, pour que M. le duc et moi soyons ici aussi peu reconnus que possible.
– Mon Dieu ! Mais vous serez donc toujours en alarme !…
– Comme l’oiseau sur la branche, Huguette ! Et ce n’est pas ma faute.
– Si au moins j’avais su que vous étiez ici ! reprit Huguette qui, revenant à son instinct de bonne hôtesse, jetait un coup d’œil inquiet sur la table desservie. Vous avez dû dîner comme si vous étiez les premiers venus…
– Rassurez-vous, fit Pardaillan en reprenant sa place, les premiers venus à la Devinière sont encore traités comme des princes.
Cependant, Huguette rassérénée, joyeuse, épanouie par ce sentiment où il y avait peut-être autant l’affection d’une mère retrouvant son enfant que l’humble amour d’une amante dévouée, Huguette courait elle-même à la cave et en rapportait bientôt une vénérable bouteille couverte de poussière authentique.
– C’est de celui que préférait monsieur votre père, dit Huguette ; il n’en reste plus maintenant que cinq bouteilles…
– De celui que M. Dorât appelait nectar et que M. de Ronsard nommait ambroisie des dieux, au temps où ces messieurs de la Pléiade venaient ici discourir en vers, dit Pardaillan qui déboucha lui-même le glorieux flacon.
Il remplit trois verres et avança un siège pour l’hôtesse.
– Jamais je n’oserai, dit Huguette en rougissant et en jetant un coup d’œil au duc d’Angoulême.
– M. le chevalier m’a bien souvent parlé de vous, dit Charles ; soyez sûre, dame Huguette, que je me tiens pour aussi honoré de choquer mon verre contre le vôtre que contre celui d’une princesse de la cour.
Huguette pâlit de plaisir ; d’abord parce que Pardaillan avait souvent parlé d’elle, et ensuite parce qu’un tel compliment venant d’un personnage comme le duc d’Angoulême avait alors un prix extraordinaire.
– Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l’heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille ?
Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.
– Pourquoi rougissez-vous avec cette bonne simplicité si fraternelle ?
– M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d’armes qu’il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d’escrime…
– Voilà qui est d’un galant homme… Et alors ?
– Alors… murmura Huguette en baissant la tête, je comptais sur lui… pour vous délivrer… Il m’a si souvent affirmé…
– Quoi donc, chère amie ?… Vous savez qu’on peut tout me dire, à moi…
– Qu’il était tout prêt… à se mésallier !…
Elle redressa la tête. Un sourire d’une charmante fierté se jouait sur ses lèvres.
– Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfant, libre de ma personne, sinon de mon cœur, j’eusse pu accepter la proposition qu’il me fit à diverses reprises et m’engager à être une épouse fidèle… Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout…
Huguette disait ces choses très simplement, n’ayant pas conscience de ce qu’il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexprimable attendrissement.
– Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc ?
– Oui, mais le premier jour que j’y allai, je ne pus entrer à la Bastille où une sorte d’émeute venait de se produire, et la deuxième fois, on me dit que le gouverneur était à Chartres avec la procession de M. de Guise… J’attendais son retour.
– Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois vous le trouverez sûrement.
– Pour quoi faire, puisque vous voilà libre ? dit Huguette.
Pardaillan vida son verre d’un trait et murmura :
– Au fait… puisque me voilà libre !…
Nous avons dit que devant l’admiration ou le sacrifice qu’on lui faisait, il se trouvait tout bête, ne comprenant pas qu’on put l’admirer ou qu’on put se sacrifier pour lui. Le duc d’Angoulême avait assisté à cette scène avec l’étonnement qu’on aurait à entendre tout à coup une, langue étrangère. Et ce qui le surprenait le plus, ce qui lui causait une émotion profonde, une sorte d’angoisse qui le serrait à la gorge et remplissait ses yeux de larmes, c’était justement cette simplicité naïve avec laquelle l’une disait son dévouement et avec laquelle l’autre acceptait ce dévouement.
Il y a donc des gens qui vont dans la vie s’appuyant l’un sur l’autre, tout naturellement !… Et comme la vie serait belle, si cela était vrai pour tous ! Ainsi songeait le jeune duc, et comme il était amoureux, sa pensée faisant un bond se reportait à celle qu’il adorait, et il se disait que lui aussi, s’il le fallait, se dévouerait au bonheur de Violetta sans chercher la récompense…
Pardaillan et Charles d’Angoulême reprirent dans l’hôtellerie les chambres qu’ils y avaient occupées : Pardaillan, celle-là même où Croasse avait livré une si terrible bataille à une horloge et à divers autres meubles, c’est-à-dire la chambre d’où pour la première fois, jadis, il y avait bien longtemps de cela, il avait aperçu Loïse de Montmorency. Quant à Charles, en sa qualité de duc, on lui offrait le plus bel appartement de l’auberge, mais il préféra se loger dans la chambre voisine de Pardaillan, qu’il avait déjà occupée.
La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passaient paisiblement. Ce repos n’étant pas de trop après les secousses de toute nature qu’avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d’ailleurs nécessaire pour leur permettre d’établir un plan d’opérations.
Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et pour mettre un peu d’ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des Jacobins ; que ce matin-là, il y avait dix jours que Picouic et Croasse menaient la vie de cocagne dans l’abbaye des bénédictins de Montmartre.
Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.
– Nous allons donc à l’hôtel de Guise ? demanda Charles chemin faisant.
– Sinon à l’hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert.
– Toujours Maurevert, gronda le jeune duc avec une évidente inquiétude. Pourquoi Maurevert, enfin ?…
– Je vous l’ai dit, monseigneur. Maurevert n’ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que si quelqu’un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c’est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l’hôtel et pénétrer jusqu’au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu’il a autour de lui.
– Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais enfin, pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu’à tel autre familier de Guise, Maineville, par exemple.
– Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes : vous savez que j’ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps…
L’explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu’il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l’hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds.
En effet, l’hôtel de Guise était alors le centre de l’agitation parisienne. Les bourgeois venaient là aux renseignements et tâchaient de savoir ce que pensait le chef de la Ligue. Depuis qu’on préparait les cahiers pour les états généraux que le roi avait promis de réunir à Blois, cette agitation s’était encore augmentée tout en changeant de forme. On voyait peut-être un peu moins d’hommes d’armes autour de l’hôtel, mais force robins, procureurs, avocats, tous d’ailleurs cuirassés et la lourde rapière leur battant les talons, entraient et sortaient par la grande porte où un poste de vingt-quatre arquebusiers était installé, sans compter les sentinelles et patrouilles qui faisaient incessamment le tour de l’hôtel par les rues de Paradis et des Quatre-Fils.
Dans ce va-et-vient de gens qui discutaient en gesticulant dans cette foule, Pardaillan et Charles d’Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.
Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte, à tout venant, et Charles commençait à trouver que l’idée d’aller trouver le duc lui-même n’était déjà pas si mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et d’un signe de tête lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l’hôtel.
C’étaient Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais déjà les trois avaient disparu dans l’hôtel.
– Attendons ! murmura alors Pardaillan.
Charles avait jeté un coup d’œil sur les trois familiers de Guise ; puis, ce regard, il l’avait ramené sur le chevalier, et il avait frissonné. Cependant le temps s’écoulait. Midi sonna. Devant l’hôtel, l’affluence était toujours grande, et nul ne faisait attention aux deux patients guetteurs… Une heure encore tinta…
– Qui sait s’ils sortiront aujourd’hui… ou même s’ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte ? murmura Charles.
Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Il toucha Pardaillan comme Pardaillan l’avait touché… mais le chevalier les avait déjà vus… Dans la rue, les trois gentilshommes s’arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s’en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.
– Cette fois, nous le tenons, dit Charles.
Pardaillan ne répondit pas. Il continuait à sourire, et ses yeux ne quittaient pas Maurevert qui se dirigeait vers la porte du Temple… Il la franchit. Et alors Pardaillan poussa un soupir… Il attendit quelques instants, puis à son tour, franchit la porte, accompagné du jeune duc.
Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et suivant le chemin battu qui contournait l’enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s’effacer.
Maurevert passa ainsi devant la porte Saint-Martin, puis devant la porte Saint-Denis, et laissant alors sur sa droite les hauteurs de Montfaucon où se dressait la masse énorme et sinistre du vieux gibet, il marcha comme s’il eût voulu se diriger vers la Grange-Batelière, mais avant d’arriver à la porte Montmartre, il chiqua tout droit vers les massifs de chênes et de châtaigniers dont le feuillage d’un vert sombre moutonnait au pied de la colline.
Maurevert allait à Montmartre… Il contourna le pied de la montagne, puis commença à monter… Pardaillan et Charles suivaient à distance, ne le perdant pas de vue, et sûrs maintenant de n’être aperçus de lui que lorsqu’ils le voudraient bien.
Lorsque Maurevert commença à monter, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan, et une sorte de frémissement nerveux l’agita tout entier : Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd’hui le Calvaire du Tertre… C’était le chemin qu’il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture !… Il leva les yeux vers un point qu’il reconnaissait bien pour y être souvent revenu !…
C’était près d’un champ de blé qu’on venait de faucher depuis quelques jours… C’était là, non loin de la source qui formait un ruisseau, c’était là qu’il avait arrêté la voiture… là que son père était mort dans ses bras… là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis !… Oui !… C’était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait !…
Pardaillan était devenu plus pâle. D’un geste plus rapide, il s’assura qu’il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s’arrêta un instant, amorça le pistolet et assura la mèche qui, d’après un système nouveau, prenait feu au moyen d’une amorce.
– Allez-vous donc l’abattre de loin ? murmura Charles.
– Non, fit le chevalier en souriant, mais comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf… je l’ai vu à l’œuvre… je veux m’assurer qu’il ne nous échappera pas ; il suffira de lui casser une jambe, et nous pourrons alors causer…
Maurevert montait toujours… Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçut la croix de bois qui marquait l’endroit où il avait enterré son père.
Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu’était-ce que cette forme ?… Une femme ?… Que faisait-elle là ?… Pardaillan n’y prêta aucune attention et la vit à peine ; son regard était rivé sur Maurevert…
Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s’était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d’août, rayonnante comme celle-ci, où dans ce coin paisible, dont la paix souveraine formait un si étrange contraste avec les sanglants tumultes de la ville, il avait bondi d’un buisson pour frapper Loïse de Montmorency !…
Sans doute ces souvenirs s’éveillaient en lui, brûlants et terribles… Et sans doute, il songeait à cette vengeance de Pardaillan qui le poursuivait depuis lors et à laquelle, à diverses reprises, il n’avait échappé que par miracle… Et peut-être se disait-il que cette vengeance finirait par l’atteindre… qu’il était condamné… puisque l’infernal Pardaillan avait pu sortir de la Bastille, puisqu’il était venu à Chartres… puisqu’il était sur ses traces !…
– Sur mes traces ? murmura-t-il avec un sombre sourire. Pas encore !… Qui sait s’il a osé rentrer à Paris ?… Et qu’il y rentre donc ! C’est ce qui peut m’arriver de mieux !… Ce soir, je serai loin !… Loin de Paris !… Loin de Guise imbécile qui croit à mon dévouement !… Imbécile ! Oui !… Puisqu’avec toutes les forces dont il dispose, il n’arrive pas à se débarrasser d’un Pardaillan !…
Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente où se trouve aujourd’hui la place Ravignan. Là, il vit un cheval attaché à un arbre, et près de ce cheval, une voiture solidement attelée de deux bêtes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis à l’ombre des châtaigniers.
– Bon ! fit Maurevert. Tout est prêt !… Dans vingt minutes la petite bohémienne est à moi… Ce que j’en ferai ? peu importe, pourvu qu’elle ne soit ni à l’imbécile duc incapable de me protéger, ni surtout à l’ami de Pardaillan !… Je l’enferme dans la voiture, je saute à cheval… Dans quatre jours au plus, je suis à Orléans… et là nous verrons !… Allons ! Adieu, Paris ! Adieu, Guise ! Adieu, Pardaillan !…
En prononçant ces mots, Maurevert s’était tourné vers Paris avec un sombre regard…
Pardaillan était devant lui, à vingt pas !…
Sur un signe de Pardaillan, le duc d’Angoulême qui marchait près de lui s’arrêta, et saisissant l’intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que dans ce qui allait se passer, il allait être témoin et non acteur.
Le chevalier continua de s’avancer seul ; mais quand il fut à dix pas de Maurevert, il s’arrêta également.
Un fait remarquable, c’est que tous les condamnés à mort, au moment ou on les conduit au supplice, font le même geste instinctif… tous… tous à la seconde fatale, tournent la tête à droite et à gauche… ils regardent ceux qui le regardent…
C’est ce geste que fit Maurevert lorsque Pardaillan s’arrêta à dix pas de lui. Il eut ce regard à droite et à gauche… Mais les rampes de la montagne étaient désertes ; une paix énorme régnait sur les marécages de la plaine ; il était seul… seul en face de Pardaillan !…
Il comprit que vainement il tenterait de fuir, car ses jambes tremblaient, et il n’eût pu faire deux pas sans tomber.’
Il comprit que toute tentative de défense était vaine, car Pardaillan, c’était plus que le Droit et la Justice, c’était la Représaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, à armes égales !…
Et dans un combat à armes égales, Maurevert contre Pardaillan, c’était le chacal contre le lion.
Maurevert donc, ayant regardé à droite et à gauche, avec cette expression d’épouvante qui décomposait son visage, fixa la terre à ses pieds comme pour signifier :
– Ici, tout à l’heure, sera ma sépulture !…
Puis, lentement, il releva sa tête hagarde vers Pardaillan et murmura quelque chose de confus qui voulait dire :
– Que me voulez-vous ?…
Pardaillan parla alors… Charles d’Angoulême ne reconnut pas cette voix un peu basse, un peu sifflante, qui contenait un monde de souvenirs, de douleurs, d’amour et de haine… et pourtant cette voix demeurait très simple, et ce qu’elle disait était également très simple :
– Remarquez, monsieur, que j’ai ma rapière et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre épée… Il est vrai que j’ai un pistolet, mais je ne m’en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d’égalité parfaite…
Maurevert fit un signe d’assentiment, et Pardaillan continua :
– Vous me demandez ce que je vous veux. Je veux vous tuer. Je le ferai d’ailleurs le plus proprement possible, et sans vous faire souffrir, estimant que la terreur où je vous fais vivre depuis seize ans balance la douleur où je vis, moi, depuis le même laps de temps. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincèrement débarrasser la terre d’un être qui doit lui procurer de l’horreur. J’ai souvent frémi de pitié en frappant un ennemi et en lui ôtant la vie pour sauver la mienne. Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas mon ennemi ; vous êtes une force malfaisante qu’il est bon de détruire. Ce que vous m’avez dit dans le cachot de la Bastille m’a prouvé une chose dont je pouvais encore douter : c’est que vous êtes un venimeux reptile qu’il faut écraser. Je vous jure donc que trois minutes après vous avoir tué, j’aurai oublié jusqu’à votre nom… Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous pousserai un peu plus loin, et si cela ne vous désoblige pas trop, je vous prierai de m’accompagner jusqu’à Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang… votre sang… à vous ! tombât comme une rosée maudite sur ce coin de terre qui recouvre la dépouille de mon père !… Montfaucon me paraît un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous à m’accompagner jusque-là ?
Maurevert fit un nouveau signe d’assentiment. Une espérance se levait dans son esprit. La route était assez longue de Montmartre à Montfaucon, peut-être une occasion de fuite se présenterait-elle. En tout cas, c’était plus d’une demi-heure de gagnée… un siècle ! Trente à quarante minutes dont chacune pouvait lui apporter le salut. Ce fut donc avec une sorte de joie empressée qu’il répondit :
– Montfaucon, soit ! Là ou ailleurs, soyez sûr que je ne me laisserai pas tuer sans essayer de vous envoyer d’abord rejoindre M. votre père… Il y a assez longtemps qu’il vous attend !…
Un peu rassuré, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui convenait, c’est-à-dire l’insolence. En même temps, il se sentit plus fort, et d’un coup d’œil rapide, examina encore les environs toujours solitaires.
– Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit Pardaillan : c’est possible. Mais ce qui est sûr, c’est que je vous tuerai. Aussi sûr que le soleil nous éclaire, si nos fers se croisent aujourd’hui (Maurevert tressaillit et dressa l’oreille), vous êtes un homme mort. Il me paraît donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi j’ai résolu de vous tuer. En même temps, je vous poserai une question à laquelle j’espère que vous voudrez bien répondre…
– Mille questions, monsieur de Pardaillan, répondit Maurevert.
Au moment même où il prononçait ces mots, il fit un bond terrible en arrière et se plaça derrière la croix qui surmontait la tombe du vieux Pardaillan. Aussitôt, il se mit à courir frénétiquement vers le cheval et la voiture qu’il avait tout à l’heure examinés.
– Ah ! misérable ! hurla le duc d’Angoulême en s’élançant.
– Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert qui était déjà à vingt pas… Il allait lâcher le coup… À cet instant, du pied de la croix où elle était comme accroupie, une ombre… cette forme que nous avons signalée… se dressa, s’interposa entre le canon du pistolet et Maurevert… Cette forme, c’était une femme… Pardaillan eut un regard terrible vers le ciel… Son bras retomba…
Que faisait là cette femme ?… Qui était-elle ?…
Toute droite, toute raide, appuyée à la croix, ses magnifiques cheveux d’or déroulés sur ses épaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui était autour d’elle…
Pardaillan la regarda à peine : ses yeux étaient fixés sur Maurevert qui fuyait et sur Charles qui le poursuivait… Cela dura quelques secondes à peine… Maurevert faisait des bonds insensés. Tout à coup, il eut l’impression que quelqu’un… un être plus agile encore que lui… passait à son côté, le devançait, se retournait, et soudain, il trouva devant lui le jeune duc qui dégainait en disant :
– Arrière, monsieur, ou vous êtes mort !…
La rapière de Maurevert flamboya au soleil ; au même instant il tomba en garde et fonça furieusement, non pour tuer, mais pour passer… L’épée de Charles le piqua au visage… Il recula !…
Alors, pendant quelques minutes, ce fut un spectacle terrible.
Silencieux tous deux, les deux adversaires se tenaient, les épées engagées, sans un geste… Soudain, un bras se détendait… Puis tous deux reprenaient la garde…
Mais à chaque coup porté par Maurevert, Charles, après une parade demeurait en place ; tandis qu’à chaque fois que son bras à lui, se détendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui bondissait en arrière… Et alors, le jeune duc avançait vivement de plusieurs pas… Écumant, livide, d’une pâleur mortelle, Maurevert essayait alors de passer à droite ou à gauche… Mais toujours, devant son visage, il trouvait la pointe menaçante. Il reculait, il remontait vers la croix… et comme il y arrivait enfin, il entendit un étrange éclat de rire qui semblait sortir de la tombe…
Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutôt laissa tomber son épée et se retourna : il vit Pardaillan qui n’avait pas bougé de sa place… Il vit la femme aux cheveux d’or qui venait de pousser cet éclat de rire funèbre… Et il se jugea perdu sans rémission.
– Chevalier, dit le duc d’Angoulême, tolérez que je me tienne près de monsieur pour le cas où il lui prendrait fantaisie de faire encore jouer ses jambes et les miennes…
– Monseigneur, répondit Pardaillan, veuillez remettre à cet homme son épée…
Le duc obéit, ramassa la rapière par la pointe et la présenta par la poignée à Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina.
– Maintenant, monseigneur, reprit Pardaillan, veuillez retourner à votre place. Cet homme ne tentera pas de fuir, maintenant.
Sans hésitation, le duc d’Angoulême s’écarta, et comme il avait fait précédemment, il se croisa les bras. Alors, comme si rien ne se fût passé, comme si rien n’eût interrompu les paroles qu’il adressait tout à l’heure à Maurevert, Pardaillan continua :
– La question que j’ai à vous poser, monsieur, la voici : que vous avait-elle fait, elle ? Que vous ayez essayé dix fois, vingt fois, de me frapper à mort, c’était tout naturel. Que vous m’ayez cherché dans l’hôtel de Coligny, que vous ayez lancé contre mon père et moi une troupe de tueurs que le grand carnage rendait tous furieux, je le comprends encore. Que vous ayez tenté de nous écraser sous les ruines fumantes de l’hôtel de Montmorency, c’était encore de bonne guerre ! Mais elle !… (Il sentait que s’il prononçait le nom de Loïse, il allait éclater en sanglots.) Elle !… Que vous avait-elle fait ? Pourquoi est-ce elle que vous avez touché de votre poignard, lame de poison… et non pas moi… ou le maréchal de Montmorency… ou mon père ?… Que vous n’ayez pas eu pitié de tant d’innocence, de jeunesse et de beauté, voilà ce que je cherche à comprendre depuis seize ans sans y parvenir !
Et si fort qu’il fût, quelle que fût à ce moment la haine qui ravageait son cœur, Pardaillan ne put étouffer un râle de détresse et d’amour…
– Voilà ma question, reprit-il au bout de quelques instants… Vous ne répondez pas ?…
Maurevert se taisait en effet… Et qu’eût-il pu dire ?… Quelle explication eût-il pu donner ?… Mais ce n’était pas là ce qui lui fermait ses lèvres crispées par l’épouvante. Ce qui l’empêchait de parler, ce qui faisait qu’il entendait à peine Pardaillan, c’était l’horreur de la mort qu’il sentait proche et qui déjà, de son doigt glacé, le touchait au front.
Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher presque. Maurevert laissa échapper un sourd gémissement. Il oubliait que Pardaillan lui offrait un combat loyal ; il oubliait que ce combat devait avoir lieu loin de Montmartre, loin de la tombe où dormait de son éternel et paisible sommeil le vieux routier qu’il avait aidé à tuer…
Il songeait seulement qu’il allait mourir… et qu’il était jeune encore… et que la vie eût pu être belle encore… et qu’il souhaitait ardemment de vivre encore, ne fût-ce qu’un jour… une heure !…
– Vous ne répondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien !, il faut que je vous le dise : c’est pour cela… c’est pour cette égratignure au sein de cette enfant que j’ai résolu de vous tuer. Car c’est cela qui fait de vous un être à part dans les annales de l’infamie et de la lâcheté. Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur. Tout le reste vous est pardonné. Mais cela, j’ai voulu vous le faire expier par seize ans d’épouvante. Et aujourd’hui, je trouve que vous avez assez eu peur de la mort pour mourir enfin ; et puisque je vous rencontre sous mon pied, je vous écrase… Maurevert, vous allez mourir…
Maurevert s’abattit à genoux, leva son front ruisselant de sueur glacée et gronda d’une voix rauque :
– Laissez-moi vivre… Faites-moi grâce de la vie… Grâce !… Ne me tuez pas aujourd’hui !…
– Un homme en vaut un autre, dit Pardaillan. Tirez votre épée… Le hasard peut-être vous fera grâce !
– Je ne veux pas me défendre ! Je ne veux pas ! Je ne peux pas !…
– Vous dites que vous ne pouvez pas vous défendre ?…
– Non !… oh ! non !…
– Vous êtes donc bien sûr de mourir ?
– Mourir !… oui !… Je sens… je sais que vous allez me tuer ! râla Maurevert au paroxysme de la terreur.
– Vous êtes donc bien sûr que j’ai le droit de vous tuer ?… que votre vie m’appartient ?
– Oui !… gémit Maurevert dans un souffle d’agonie.
Et il courba la tête avec une sorte de long hurlement.
– Grâce ! Grâce !… Au nom de Loïse ! Ne me tuez pas !…
Pardaillan, à ce nom, frissonna. Il se pencha vers Maurevert et le toucha à l’épaule. Puis, jetant vers le duc d’Angoulême un regard que le jeune duc eût trouvé sublime s’il eût connu le sacrifice qu’exprimait ce regard, il dit :
– Relevez-vous… écoutez-moi… peut-être puis-je vous faire grâce comme vous me le demandez…
D’un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispées se serrèrent convulsivement l’une contre l’autre.
– Oh ! râla-t-il, que faut-il faire ? Parlez !… Ordonnez !… Oui, vous avez droit de vie et de mort sur moi ! Oui, j’ai été infâme !… Mais vous… vous dont on dit que vous êtes le dernier chevalier de notre âge… vous qui êtes la bravoure et la générosité… oh ! vous serez aussi le pardon !…
Le rire de la femme aux cheveux d’or, le rire étrangement funèbre de cette femme debout, toute raide, appuyée à la croix, retentit de nouveau… Et Pardaillan tressaillit… Quant à Maurevert, il n’entendait plus. Toute sa vie était suspendue à la parole qu’allait dire Pardaillan.
– Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tête. Je puis faire grâce, mais non pardonner. C’est à vous-même qu’il faut demander pardon… Quant à moi, voici ce que je puis faire…
Ici, un soupir s’étrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais reprenant aussitôt toute sa volonté, il continua :
– Vous avez assassiné une jeune fille… Il en est une autre à laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur : contre la vie de Violetta, je vous fais grâce pour la mort de Loïse.
Charles se rapprocha d’un bond, saisit la main du chevalier, et le cœur débordant, murmura :
– Pardaillan !… mon frère !…
– Violetta ? fit Maurevert. Vous dites que si je vous rends Violetta, vous me faites grâce de la vie ?…
– Je le dis, répondit simplement Pardaillan. Vous avez tué un amour, rendez la vie à un autre amour. Vous avez brisé une existence : la mienne. Assurez-en une autre, celle de M. le duc d’Angoulême ici présent. Et je vous oublierai. J’oublierai jusqu’à votre nom… comme si vous étiez mort de ma main… ainsi que je l’avais convenu avec moi-même depuis seize ans !… Parlez donc : où est cette jeune fille ?
Maurevert répondit :
– Je l’ignore !… Sur Dieu qui m’entend, par ce soleil qui nous éclaire, je l’ignore !… Tout ce que je vous ai dit à la Bastille ? Mensonge ! Toutes mes menaces ? Mensonge ! Simple espoir de vous faire souffrir ! J’ignore. Oui, sur le salut de mon âme, j’ignore où est cette jeune fille… mais…
À ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le désespoir l’envahir, se reprit à espérer. Et tous deux s’écrièrent :
– Mais ?… Vous dites : mais… vous savez donc quelque chose ?…
– Il ne sait rien ! C’est un imposteur ! Qui peut savoir où est la bohémienne ?…
C’était la femme aux cheveux d’or qui parlait ainsi. Et elle se mit à rire. Mais ni Pardaillan, ni le duc d’Angoulême, ni Maurevert ne firent attention à elle…
Maurevert, pantelant, avait fermé les yeux pour ne pas laisser éclater la joie frénétique et la pensée infernale qui était la source de cette joie. Au fond de lui-même grondait un rugissement de haine sauvage, de haine plus forte que l’épouvante…
– Oui ! fit-il d’une voix haletante. Oui, messieurs, je sais quelque chose… Je puis… par une trahison, il est vrai… mais qu’importe une trahison, puisque vous me faites grâce !… Je puis dès ce soir… en trahissant les intérêts de mon maître le duc de Guise… je puis savoir où se trouve celle que vous cherchez… je puis le savoir facilement… je n’ai qu’à vouloir… et je voudrai !…
Maurevert baissa la tête… Il n’avait qu’une peur à ce moment : c’est que l’accent de sa voix ne parût pas assez émouvant, c’est que son geste ne révélât la joie hideuse qui l’inondait…
Mais ce qu’il disait, les paroles qu’il venait de prononcer et dont chacune apportait un élément de probabilité et de conviction dans l’esprit de Pardaillan, cela était si plausible, cela paraissait si vrai – jusqu’à cette précaution qu’il avait d’étaler ingénument sa trahison envers Guise – que Charles d’Angoulême, la gorge serrée d’angoisse, implora Pardaillan du regard.
– Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez où se trouve cette jeune fille ?
– Maintenant, oui ! haleta Maurevert. Je le jure par les saints et la Vierge !
– Mais vous dites que vous pouvez le savoir ?
– Dès ce soir, monsieur !… Que dis-je ?… Dans une heure, si je veux !… Cela ne tient qu’à moi !… Oh ! que n’ai-je eu la précaution de m’en enquérir avant de sortir de Paris !… C’était si simple !… Mais pouvais-je savoir ?… Pouvais-je deviner, malheureux, que ma vie tenait à si peu ?…
– Pardaillan ! supplia ardemment le jeune duc.
– Messieurs, messieurs ! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon âme que je puis vous donner cette satisfaction… Tenez !… que l’un de vous m’accompagne !… Ou plutôt non !… Vous pourriez vous défier… Je sens que vous n’avez que trop de raisons de me tenir en suspicion !… Comment faire ?… Seigneur, une inspiration, seigneur, mon Dieu !…
Pardaillan jeta un nouveau coup d’œil sur Charles, qu’il vit bouleversé d’espoir et de désespoir…
– Calmez-vous, monsieur, dit-il.
– Oh !… il y aurait donc un moyen ?… Parlez !… Dites !… je suis prêt à tout !…
– Si ce que vous dites est vrai…
– Je le jure sur le paradis !…
– Je vous crois. Eh bien, nous ne pouvons en effet vous accompagner. M. le duc d’Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous…
Maurevert écoutait avec une profonde attention.
– Nous nous sommes installés à la Ville-l’Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l’indication moyennant laquelle vous avez vie sauve… Viendrez-vous, monsieur ?
– Je viendrai ! fit résolument Maurevert, blême de joie, comme tout à l’heure il avait été blême de terreur. Je viendrai… et vous saurez ce que vous désirez savoir… Je le jure !…
Maurevert regarda autour de lui, bondit jusqu’à la croix, étendit la main, et dit :
– Je le jure sur celui qui dort ici… Je le jure sur la tombe de votre père !…
– C’est bien, dit Pardaillan. Allez : vous êtes libre…
Pour la troisième fois s’éleva le rire funèbre de la femme aux cheveux d’or… Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles.
– À demain, messieurs ! dit-il.
Et il s’éloigna… Tant qu’il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d’un pas calme et mesuré. Mais dès qu’il fut sous les châtaigniers, dès qu’il pensa qu’on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d’une course insensée, et enfin, hors d’haleine, il arriva près de la porte Montmartre.
Alors il se retourna vers la colline… Et il éclata de rire… Un rire terrible, un rire de délire, plus effroyable que la plus effroyable imprécation…
– Il viendra ! disait pendant ce temps le duc d’Angoulême.
– Je le crois ! fit Pardaillan avec un soupir.
Et Charles était si heureux qu’il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu’il y avait d’amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami…
– Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l’Évêque, et que nous n’entrerions plus dans Paris ?…
– Précaution suprême… Maurevert viendra… je le crois… Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve… je le crois !… Mais enfin, est-ce qu’on sait ?…
Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n’avait aucun doute à cet égard. La sincérité de Maurevert lui semblait évidente. Il lui paraissait impossible que cet homme, au prix d’un si faible service, ne consentît pas à retrouver la paix de la vie. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver…
Mais non… Maurevert ne trahirait pas cette fois !… Il viendrait le lendemain, à dix heures, à la Ville-l’Évêque et apporterait le renseignement demandé… puisque, pour si peu, il avait vie sauve et s’affranchissait du cauchemar de terreur où il se débattait depuis seize ans. Et Pardaillan soupira. C’était bien le moins qu’il donnât un soupir à cet abandon qu’il faisait de sa haine et de sa vengeance.
« Maurevert tiendra parole, songeait-il, ce n’est que trop certain. Et alors, ce sera à moi de tenir la mienne !… J’ai juré de l’oublier !… Et ainsi ferai-je, par la mordieu !… Quoi ! pour racheter la vie de cette petite bohémienne, je renonce donc à tout ce que je portais dans le cœur ?… Pour assurer le bonheur de ces deux enfants, je me condamne donc moi-même à ce supplice : pardonner à Maurevert ? Que maudit soit le jour où la mère de Charles sauva mon père et moi-même ! »
Il frémissait. Et maintenant que Maurevert n’était plus devant lui, il se demandait comment il avait pu l’épargner.
« Allons, allons, reprit-il en secouant la tête, le sacrifice est dur ; je vois que j’aurai quelque mal à oublier… Pourquoi diable faut-il que le fils de Marie Touchet ait justement placé son bonheur dans cet amour ?… Pourquoi a-t-il fallu que sa mère me confie ce jeune homme ? Et pourquoi me suis-je attaché à lui ?… Ah ! mon père, mon digne père, comme vous aviez raison !… »
Il jeta un coup d’œil chagrin vers la tombe.
« Vous que j’ai enseveli de mes mains et couché sous cette terre, que me diriez-vous, si vous étiez là ? Que la vie ou la mort d’un Maurevert importe bien peu sans doute ! Et qu’en tuant ce misérable, je ne vous aurais pas ressuscité… ni vous… ni Loïse !… »
En songeant ainsi, il s’était rapproché de la tombe, et chapeau bas, la tête penchée, se disait à lui-même des choses par quoi il espérait atténuer la douleur de son sacrifice. Et comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d’or qui le regardait fixement.
Alors seulement il la reconnut. C’était Saïzuma la bohémienne… C’était la mère de Violetta…
Charles d’Angoulême, lui aussi, l’avait reconnue et s’était approché. Mais voyant que Pardaillan priait sur la tombe de son père, il avait respecté sa méditation et gardé le silence.
Peut-être le lecteur n’a-t-il pas oublié qu’après sa première visite au couvent des Bénédictines, Pardaillan avait amené la bohémienne à l’auberge de la Devinière, où il l’avait confiée aux soins de dame Huguette. Mais dès le soir même du jour où le chevalier s’était rendu au duc de Guise, Saïzuma avait disparu de l’auberge.
Avait-elle été effrayée par le tumulte ? Avait-elle profité de ce tumulte même pour s’en aller ? Qu’était-elle devenue depuis ce temps ? Comment avait-elle vécu ?… Où avait-elle trouvé un gîte ?… Autant de questions que se posait Pardaillan, mais auxquelles il lui eût été impossible de répondre.
Saïzuma le regardait en souriant. Il était évident qu’elle le reconnaissait et qu’elle se souvenait parfaitement de la scène de l’auberge de l’Espérance.
– Prenez garde au traître ! dit-elle d’une voix d’une infinie douceur. Prenez garde à ceux qui font des serments ! À moi aussi, jadis, quelqu’un me faisait des serments… Qu’en est-il resté ?… Du malheur !
Charles considérait avec une poignante émotion celle qui s’était appelée Léonore de Montaigues.
– Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n’est pas séant qu’une Montaigues soit ainsi errante par les chemins…
– Montaigues ! fit-elle frémissant. Quel est ce nom ?…
– Léonore, baronne de Montaigues, c’est le vôtre !
– Léonore ? Qui vous dit que je m’appelle Léonore ?… Léonore !… Quelle joie !… J’ai connu une pauvre fille qui s’appelait ainsi… Elle est morte !…
La bohémienne était devenue toute blanche. Malgré le chaud soleil qui versait sa lumière sur les flancs de la Butte, ses mains tremblaient.
Charles saisit une de ces mains et la pressa dans les siennes.
– Vous êtes Léonore, répéta-t-il, vous êtes la mère de celle que j’aime !… Ah ! madame, écoutez-nous… rappelez-vous !… Souvenez-vous du pavillon de l’abbaye où nous vous avons trouvée… Vous étiez avec celui qui vous a aimé… avec celui qui nous a dit votre nom et le sien… le prince Farnèse… l’évêque !…
Elle eut un grondement, quelque chose comme un sanglot… un instant la lueur de raison éclaira ses yeux splendides… car dans ces yeux, il y avait de la haine !… Charles la fixait avec une angoisse de douleur, d’amour et de pitié…
Reconquérir la raison de cette infortunée ! Retrouver Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma ! Et rendre sa mère à Violetta, retrouvée elle-même… À cet instant il put faire ce rêve, tandis que palpitant, il fouillait le regard de Saïzuma… Mais ce regard s’éteignit soudain…
– L’évêque est mort ! dit-elle en secouant la tête.
– Votre fille, madame ! cria le jeune duc. Votre fille !… Votre Violetta !…
– Je n’ai pas de fille… dit-elle d’une voix morne.
Charles laissa retomber sa main et détourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire :
– Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifférente ?…
En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l’abbaye, le vrai nom de la bohémienne et qu’elle était la mère de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l’enfant était née… et que cette enfant… la mère ne l’avait jamais vue ! Folle avant d’être mère, Léonore s’était réveillée en prison sans savoir qu’elle était mère !…
– Madame, reprit alors Pardaillan, ne parlons donc pas de votre nom, puisque cela semble provoquer en vous une douleur que nous sommes bien loin de vouloir vous causer…
– Je suis Saïzuma… la bohémienne Saïzuma, et je dis la bonne aventure, ne le savez-vous pas ?
– Soit. Mais venez avec nous… N’êtes-vous pas lasse de vivre ainsi, à l’abandon, toujours seule avec vos tristes pensées ?
– Oui, fit-elle en hochant la tête, mes pensées sont bien tristes… Si je vous disais… si je vous racontais l’histoire de cette pauvre Léonore dont vous me parliez !… Vous comprendriez pourquoi mes yeux n’ont plus de larmes à force d’avoir pleuré !
Elle s’était appuyée à la croix et, d’un geste lent, s’était drapée dans les plis de son manteau bariolé, parsemé de médailles. Sous le grand soleil, ses cheveux dénoués rutilaient. Ses yeux se perdaient au loin sur la campagne solitaire, et elle était ainsi, toute raide, adossée à cette croix, dans l’éclatante et chaude lumière, d’une beauté tragique, émouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles…
– Affreuse histoire, reprit-elle de sa voix monotone aux inflexions d’une étrange douceur, histoire d’un cœur brisé, que Saïzuma est seule à connaître. Écoutez donc la bohémienne, et vous saurez pourquoi elle a tant pleuré sur la pauvre Léonore, pleuré jusqu’au jour où ses yeux n’ont plus eu de larmes. Connaissez-vous la cathédrale, la sombre et vaste église qui se dresse en face de l’antique hôtel ? C’est là !… c’est là que le Malheur accourant des horizons inconnus avec la force de l’ouragan s’abattit sur la fille maudite… c’est là qu’elle vit celui qu’elle appelait son Dieu… c’est là qu’elle reconnut en lui l’imposture, la trahison et l’infamie… et puis… écoutez…
Saïzuma s’était arrêtée court. Son regard fixé sur des choses mystérieuses qu’elle seule voyait, cherchait sans doute à retenir les images rapides qui passaient comme d’insaisissables songes…
Le duc d’Angoulême frissonnait. Pardaillan, bouleversé de pitié, reconnaissait cette voix d’amertume et de douleur qu’il avait entendue à l’auberge de L’Espérance le soir où Saïzuma, devant l’assemblée des truands et des ribaudes, avait dit une partie de son histoire.
– Qui a crié ainsi ? reprit-elle, secouée d’un frisson. De quel abîme de honte et de désespoir a jailli ce cri, ce cri atroce que j’entends, que j’entendrai toujours ?… C’est là, dans la vaste cathédrale, qu’a retenti cette clameur… Oh ! cela me déchire !… grâce pour elle !… Non ! pas de grâce ! Malheur à la sorcière !… Oh ! tous les poings qui se tendent sur elle ! Tous les yeux qui la menacent !… et puis… plus rien ! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot… le délire de l’agonie… Et puis, tout à coup, elle revoit le jour, un jour sombre où le ciel voile sa face… Et voici la bohémienne que l’on conduit là-bas, parmi les foules d’hommes qui grondent… vers la hideuse machine de mort… et là… là… au pied du poteau terrible, qui a encore crié ?… De quelles entrailles a jailli cette clameur de martyre et d’espérance !… Quoi ! d’espérance ?… Oui !… Pourquoi espérance ?… Qui le sait, puisqu’elle-même ne le sait pas et ne le saura jamais ?… Et puis… plus rien encore ! L’agonie d’un cœur qui se meurt, une fatigue monstrueuse d’un corps brisé… une pensée qui entre dans les ténèbres…
Saïzuma s’interrompit soudain. Et sur ces lèvres décolorées, ce rire que Pardaillan avait entendu tout à l’heure, ce même rire funèbre éclata.
– Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohémienne, car sa route est celle du malheur. Elle est partie du malheur pour aboutir au malheur… adieu !…
À ces mots, elle s’éloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d’Angoulême s’élança en criant :
– Léonore !
Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel, et dit :
– Pourquoi appelez-vous la morte ? Si vous cherchez Léonore, allez au pied du gibet.
– Le gibet ! balbutia Charles éperdu, cloué sur place. Pourquoi la mère de Violetta parle-t-elle du gibet ?
À ce moment, Saïzuma disparut derrière les roches éboulées. Le duc d’Angoulême revint à Pardaillan, lui saisit la main et murmura :
– Chevalier, il faut la suivre… l’emmener avec nous… la guérir…
Pardaillan secoua la tête. Mais voyant combien cette scène saisissante en son imprévu avait frappé l’esprit de son compagnon :
– Venez, dit-il.
Tous les deux s’élancèrent sur le sentier qu’avait pris Saïzuma pour s’éloigner. Mais lorsqu’ils eurent contourné les roches, ils ne la virent plus. Charles d’Angoulême et Pardaillan battirent en vain les environs. Saïzuma demeura introuvable, et après deux heures de recherches, ils reprirent le chemin de Paris où ils rentrèrent par la porte Montmartre.
Ils passèrent à la Devinière une nuit exempte de toute alerte, et le lendemain, à la première heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepté, mais ils s’arrêtèrent à mi-chemin de la Ville-l’Évêque. Pardaillan était persuadé que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais bien que Maurevert eût accumulé les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oubliés.
C’est en faisant cette réflexion que le chevalier résolut de se tenir sur ses gardes. C’est pourquoi, sans aller jusqu’à la Ville-l’Évêque, il prit position avec le jeune duc dans un épais bosquet de chênes. De là, ils pouvaient surveiller tout ce qui venait de Paris. Vers neuf heures et demie, ils aperçurent un cavalier qui s’avançait rapidement.
– C’est lui ! dit tranquillement Pardaillan.
C’était Maurevert, en effet. Le chevalier l’avait reconnu, bien qu’il fût encore à longue distance.
– C’est ma foi vrai ! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible. Comment avez-vous pu le reconnaître ?
– Maurevert et moi, nous nous reconnaissons toujours quelle que soit la distance, dit Pardaillan avec la même tranquillité.
Il frémissait pourtant. Et si le duc l’eût regardé, il eût vu sur son visage cette même expression livide que la veille lorsqu’ils suivaient Maurevert… mais cette fois avec une sorte de désespoir. Mais le jeune homme ne regardait que Maurevert… Et il tremblait de joie… car Maurevert, c’était la certitude de revoir Violetta !… sans quoi pourquoi cet homme serait-il venu ?
– C’est lui ! reprit Charles. Le voici bien seul… sans armes… Ah ! Pardaillan ! le bonheur m’étouffe !…
– Avançons, dit Pardaillan.
Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientôt, Maurevert fut sur eux. Il sauta à terre, se découvrit et dit :
– Me voici, messieurs…
Après être rentré dans Paris, la veille, à la suite de sa rencontre avec Pardaillan, Maurevert s’était mis à parcourir la ville, au hasard, pour le besoin de marcher. Il allait d’un pas rapide et souple, d’une démarche de tigre, et les passants le regardaient avec effarement, mais lui n’y prenait pas garde.
Parfois, une sorte de rugissement grondait dans sa gorge, et il se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler la joie effroyable qui le soulevait. D’autres fois, au contraire, venant à reconstituer cette minute horrible où, s’étant retourné sur Paris, il s’était vu en face de Pardaillan, il éprouvait le choc en retour de l’épouvante, et se sentait défaillir. Alors il entrait dans le premier cabaret, buvait d’un trait un verre de vin, jetait sur la table une pièce de monnaie, puis reprenait sa marche…
Il tenait Pardaillan !… Enfin ! Enfin ! Enfin !…
Oh ! il le tenait bien, cette fois ! Le démon ne pouvait lui échapper. Pas une seconde il ne douta que Pardaillan viendrait au rendez-vous… Le tout, l’essentiel, était de bien combiner cette fois le coup, la trahison suprême…
Pardaillan viendrait !… Il le tenait !… Le long, le terrible cauchemar de terreur enfin effacé !… La revanche ! Une revanche infaillible !… Car lui, lui Maurevert ! lui ne se fierait ni à la Bastille, ni à Bussi, ni à rien !… Il tenait Pardaillan !… Enfin !… Il allait l’écraser !… En formulant ce cri dans sa pensée, Maurevert frappait violemment du pied, comme si, du talon, il eût écrasé une tête…
Où allait-il ? Où se trouvait-il ?… Maurevert ne se le demandait pas. Il allait, allait toujours, affolé par cet irrésistible besoin d’aller, de dépenser le trop plein, qui pousse l’homme à qui vient d’arriver bonheur imprévu, un bonheur si grand, qu’il en est terrible et ressemble à une catastrophe…
Il ne méditait pas encore comment il s’emparerait de Pardaillan. Il le tenait !… Et cela, pour le moment, suffisait à cette joie indicible, insensée, qui le soulevait.
Le soir tomba sur Paris… bientôt il fit nuit… Maurevert allait toujours, passant et repassant vingt fois par les mêmes rues sans s’en apercevoir, poussant d’un coup d’épaule les bourgeois qui ne se rangeaient pas assez vite… Et ce fut ainsi que, vers les neuf heures, il heurta tout à coup un passant attardé…
– Insolent ! hurla Maurevert, non pour insulter le bourgeois mais pour le besoin de crier.
Et il continua sa route.
– Holà ! cria le bourgeois. C’est moi que vous appelez insolent ?… Halte ! ou je frappe par derrière !…
Maurevert se retourna en grinçant : ce bourgeois était un gentilhomme – un gentilhomme de Guise… un de ses amis…
– Lartigues ! gronda Maurevert.
– Maurevert ! s’écria le gentilhomme. Quoi ! c’est toi ?…
Maurevert, les yeux sanglants, considérait cet homme qui était son ami. Cette pensée, comme un éclair, traversa son cerveau :
« Guise me croit à sa mission. Si Guise sait que je suis à Paris, tout est perdu… Lartigues, demain, racontera qu’il m’a vu… »
– C’est toi ! reprenait le gentilhomme en riant. J’allais, ma foi, te faire un mauvais parti !… heureusement, je t’ai reconnu à temps…
– Je crois, dit Maurevert froidement, que vous m’avez bousculé et appelé insolent ?
– Ah ça !… es-tu fou ?…
– Monsieur de Lartigues, quand on m’appelle insolent, il me faut du sang !…
– Hé ! par la mordiable, monsieur de Maurevert, puisqu’il vous faut du sang, je vous attendrai demain à huit heures avec deux de mes amis, sur le Pré aux Clercs !
– Ce n’est pas demain, c’est tout de suite ! grinça Maurevert.
Ce Lartigues, que nous notons ici en passant, était un noble et brave gentilhomme, bon escrimeur comme tous ceux de son temps ; la provocation insensée de Maurevert lui fit monter le rouge à la figure…
– Monsieur, dit-il, je crois que vous avez perdu la tête. En tout cas, vous n’êtes pas poli. Dégainez donc à l’instant !
Dans la même seconde, les deux épées sortirent des fourreaux et les deux adversaires tombèrent en garde.
Il y eut quelques battements brefs, puis Maurevert, avec un juron se fendit à fond. Lartigues lâcha son épée, tournoya sur lui-même, sans un cri s’abattit, rendant le sang par la bouche… Il était mort.
L’épée de Maurevert l’avait atteint au sein droit et avait traversé le poumon de part en part.
Maurevert essuya sa rapière et la remit au fourreau. Alors il regarda autour de lui, et s’aperçut qu’il était dans la Cité, sur les bords du fleuve. Il se baissa, constata que Lartigues ne respirait plus, et le traînant par les jambes jusqu’à la berge, il le poussa dans l’eau.
Maurevert, alors, remonta tranquillement la berge. Chose étrange : ce duel imprévu, ce meurtre l’avait calmé…
Nous avons dû rapidement signaler cet incident bien qu’il ne fasse pas corps avec notre récit, et cela pour ce motif : c’est que nous avons pu noter chez Maurevert une bravoure, une insouciance de la mort, une brutale et violente décision…
Lartigues pouvait très bien le tuer. Maurevert le savait. Pour simplement ne pas compromettre son plan, il n’avait pas hésité à dégainer et s’était battu fort bravement. Il n’en était pas d’ailleurs à son premier, ni même à son dixième duel. Maurevert était donc brave !…
Et la seule idée de se trouver devant Pardaillan, nous l’avons vu maintes fois, le faisait trembler de terreur.
Comment ces deux états d’âme dans le même personnage étaient-ils conciliables ?…
C’est ce que nous aurons à montrer…
Maurevert, donc, ayant tué Lartigues, se dirigea tranquillement vers l’auberge du Pressoir de fer ; en même temps qu’il recouvrit son calme, il s’était aperçu qu’il avait grand appétit.
Il entra donc à l’auberge, au moment où on allait fermer les portes. Et comme la Roussotte lui faisait observer que l’heure du couvre-feu était passée, et qu’elle ne voulait pas s’attirer une visite du guet, Maurevert répondit par ce même signe mystérieux qu’avait fait Jacques Clément. Puis il ajouta :
– Maintenant, vous pouvez clore fenêtres et porte, et me préparer un bon souper, car je meurs de faim.
La Roussotte et Pâquette, fascinées sans doute par le signe, se hâtèrent d’obéir. Bientôt tout fut cadenassé, et les deux hôtesses, rallumant leurs feux, s’empressèrent de préparer un dîner que Maurevert dépêcha de grand appétit et d’excellente humeur, car tout en mangeant et buvant, il ne cessa de lutiner les deux hôtesses et de plaisanter avec elles.
Puis, brusquement, il laissa inachevée sa bouteille, l’assiette qui était devant lui, et tomba dans une sombre méditation que la Roussotte et Pâquette respectèrent, étonnées et même effrayées qu’elles étaient de ce soudain changement d’attitude.
Enfin, Maurevert se leva et rajusta son épée. Déjà la Roussotte se précipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l’arrêta d’un geste en disant :
– Ce n’est pas par là que je m’en vais…
Et il refit le signe. L’hôtesse s’inclina, marcha devant Maurevert et parvint à cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta… Maurevert frappa sur les clous disposés en forme de croix… La porte s’ouvrit… il passa…
Lorsqu’il fut entré, la porte se referma d’elle-même. Dans la lumière douce qui régnait toujours en cette pièce, Maurevert aperçut les deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, jolies et gracieuses Chimères qui gardaient l’antre de cette redoutable Chimère qu’était Fausta.
– Votre maîtresse peut-elle me recevoir ? demanda-t-il. Est-elle endormie ?
Elles le regardèrent d’un air étonné, comme s’il eût été étrange de supposer que Fausta pût se reposer et dormir. Et en effet, à peine avait-il fini de parler, que Fausta parut et prit place dans son fauteuil. Les deux suivantes disparurent à l’instant. Comme toujours, l’entrée de Fausta avait été soudaine et silencieuse.
– Je ne m’attendais pas à voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle.
– En effet, madame, je devrais être à cette heure bien loin de Paris.
– Vous deviez attendre mes ordres à Orléans…
– C’est vrai, madame…
– Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de Montmartre : la voiture pour elle, le cheval pour vous.
– J’ai vu le cheval et la voiture, madame ; ils étaient bien au rendez-vous que vous m’avez indiqué.
– Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours.
– C’est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois où j’ai ordre de noter l’installation du roi et les forces dont il peut disposer à l’occasion.
– Donc, tout était parfaitement combiné pour légitimer votre absence et préparer votre départ. Le duc vous confie une mission qui couvre celle que je vous ai donnée, moi. Je fais disposer pour vous vos relais pour une marche rapide. Tout est prêt. Vous n’avez qu’à partir… Et vous voici ! Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux…
– C’est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n’a tenu qu’à un fil aujourd’hui, et peut-être demain serai-je mort. Mais ici, à cette heure, je suis en sûreté, madame. Car d’un mot vous allez comprendre pourquoi la petite bohémienne est encore à l’abbaye, pourquoi le cheval et la voiture ont été inutiles, et inutile la mission de Blois, et pourquoi je suis ici au lieu de courir sur la route d’Orléans : madame, sur les pentes de Montmartre au moment où je me dirigeais vers l’abbaye, je me suis heurté à un obstacle.
– Il n’y a pas d’obstacle, dit sourdement Fausta, quand j’ai donné un ordre.
– C’est encore vrai, madame. Mais cette fois, l’obstacle était de ceux qui peuvent arrêter non seulement la marche du pauvre gentilhomme qui vous est dévoué corps et âme, mais de grands desseins d’État comme celui qui devait s’accomplir à Chartres… l’obstacle, madame, s’appelle Pardaillan.
Fausta rougit légèrement, ce qui chez elle indiquait une violente émotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahit pas son trouble, et son sein se gonfla sous l’effort d’une palpitation qu’elle parvint bientôt à dominer.
– Vous avez rencontré Pardaillan ? demanda-t-elle froidement.
– Oui, madame.
– Il vous a vu ?
– Il m’a parlé ! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l’étonnement de me voir vivant, ici, le soir du jour où j’ai rencontré Pardaillan, où je l’ai vu de près, où il m’a parlé !… Je vais vous étonner davantage : Pardaillan est à nous !
Cette fois, en effet, la stupéfaction fut si réelle et si profonde chez Fausta qu’elle ne songea pas à la déguiser. Joie intense et furieuse de tenir encore l’ennemi… douleur peut-être… mais surtout stupéfaction…
Qu’un homme comme Maurevert eût pu s’emparer d’un homme comme Pardaillan, cela lui semblait contraire au sens naturel des choses. Elle jeta sur Maurevert un sombre regard de doute où, s’il y avait un espoir, il y avait aussi la colère qu’on peut éprouver contre un malfaisant pygmée qui détruirait une œuvre d’art.
Fausta, avec sa passion violente, avec son âme haussée à des conceptions surhumaines, conservait un sens d’artiste raffinée. Pardaillan pris par Maurevert !… C’est une autre fin qu’elle eût souhaitée à une telle carrière ! Il lui semblait hideux que le dernier chant de ce poème vivant qu’était le chevalier fût de si piètre envergure… Et pourtant !… Pardaillan pris… repris plutôt – par Maurevert ou un autre – c’était vraiment l’obstacle enfin écarté de sa route !
– Vous l’avez blessé ? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et où il y avait en effet de la joie.
Maurevert secoua la tête.
– Vous l’avez pris ?… pris vivant ?… Non ?… Mais vous avez dit : Pardaillan est à nous !…
– Nous le tenons, madame, dit Maurevert chez qui éclata alors la haine enfin assouvie, nous le tenons ! Demain à dix heures, nous n’avons qu’à le prendre ! Il ne s’agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tête baissée…
Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta le vit livide, une mousse au coin des lèvres, avec des yeux de folie, avec une voix rauque, semblable au grondement d’impatience des chiens à la minute de la curée. Et elle comprit Maurevert comme elle ne l’avait pas encore compris…
– Pardonnez-moi, haleta l’homme, je ne puis m’empêcher de rire !… Je ris depuis cet après-midi… je ris comme jamais je n’ai pu rire depuis seize ans !… il me serait impossible de ne pas rire… Ah ! par l’enfer ! par la damnation de mon âme !… comme c’est bon de rire enfin de bon cœur ! Je dois vous paraître insensé !… Écoutez-moi, madame, nous n’avons qu’à préparer l’embuscade : une centaine d’hommes solides et bien armés suffiront. Car le duc ne se doute de rien. Sa confiance, voyez vous, est prodigieuse ; au fond, c’est un imbécile… Il viendra, vous dis-je ! Il sera seul, avec son niais d’Angoulême dont je ne ferai qu’une bouchée… Madame, je viens de tuer un homme pour être libre demain, un de mes amis, quelqu’un que j’aimais bien ! Je tuerais dix, vingt de mes amis pour être libre demain !… C’est bien simple : il m’a donné rendez-vous, demain, à dix heures, à la Ville-l’Évêque ; le reste nous regarde !…
Fausta, appuyée sur le bras de son fauteuil, passive, considérait cette manifestation de haine avec une curiosité effrayante. Maurevert souffla fortement et continua un peu plus calme :
– Ils étaient tous deux sur les pentes de Montmartre… car ils n’osent rentrer dans Paris. Ils sont à la recherche de la petite bohémienne. Je marchais, je montais, j’allais à l’abbaye… et tout à coup, j’ai vu Pardaillan… Et j’ai vu que j’allais mourir, madame ! j’ai vu cela dans ses yeux… Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d’années, m’a mordu au cœur, et je suis tombé à genoux… et j’ai demandé grâce !… Ah ! il ne manquait que cela à ma haine !… Cette chose plus affreuse que tout ce que j’avais pu supposer : il m’a fait grâce…
Fausta eut un bref tressaillement.
– Il m’a fait grâce de la vie ! continua Maurevert. Et je vous le dis, madame, cela manquait à ma haine !… Voici : il m’a fait grâce pour que je puisse lui dire demain où se trouve la petite bohémienne !… À dix heures, demain, je dois me trouver au rendez-vous, à la Ville-l’Évêque… J’y serai, madame !… Nous y serons !…
Maurevert fut secoué de nouveau par son effroyable rire.
– Demain ! murmura Fausta. Demain… à dix heures… à la Ville-l’Évêque…
– Oui, dit Maurevert frémissant, demain… demain nous le tenons !… Nous n’avons donc qu’à prendre les dispositions nécessaires. Je connais parfaitement les plaines de la Ville-l’Évêque et je me charge de disposer l’embuscade…
Un geste de Fausta lui imposa silence. Elle songeait… elle cherchait une solution… Comme pour indiquer à Maurevert qu’il eût à ne pas la déranger, elle lui fit signe de s’asseoir, car il était encore debout depuis l’entrée de Fausta… Maurevert obéit.
« Il faudrait pourtant se hâter ! gronda-t-il en lui-même. Il faut qu’à l’aube tout soit prêt… le filet tendu… »
Une solution !… Quelle solution cherchait Fausta ?… Ah ! certes, ce n’était pas la solution extérieure qui l’occupait !… Prendre Pardaillan ?… S’emparer de lui ? C’était facile en l’occurrence !… Comme l’avait indiqué Maurevert, il n’y avait qu’à préparer une embuscade avec une centaine d’hommes bien armés… Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement…
Non ! ce n’était pas là ce qui l’inquiétait ! La solution qu’elle cherchait était intérieure.
Depuis la scène de la cathédrale de Chartres, un travail étrange se faisait dans le cœur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l’amour à poids égaux… Qu’on excuse cette comparaison : l’âme de Fausta était une balance. Dans un des plateaux, il y avait de l’amour ; dans l’autre, de la haine…
La haine, c’était l’orgueil.
L’amour, c’était la vérité.
Avant la scène de la cathédrale, ces plateaux étaient immobiles. L’amour et la haine étaient dans un état stagnant. Cette scène avait imprimé aux plateaux un violent mouvement de bascule : tantôt l’amour était en haut… Ainsi, dans la cathédrale même, cet amour avait triomphé jusqu’à arracher Fausta à son rêve d’orgueil : elle avait consenti à redevenir femme. Un mot de Pardaillan, et Fausta quittait la France avec lui. Tantôt c’était la haine qui remontait. Et dans ces moments, Fausta eût avec ivresse tué Pardaillan de ses propres mains.
Une seconde avant que Maurevert n’eût indiqué le moyen de s’emparer de Pardaillan, Fausta songeait à le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n’existait plus.
Placée devant la certitude exposée par Maurevert, la question se posait dans l’âme de Fausta avec une violence et une urgence qui affolaient les deux plateaux… Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, qu’elle ne se dirigeait plus.
Voilà la solution que cherchait Fausta… Haïr ?… Aimer ?… Tuer, et reprendre son rôle d’ange, de vierge, de statue ?… Sauver Pardaillan… et vivre dans la honte de cette défaite ?…
Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées, mais il la voyait si calme, qu’il lui eût été impossible de deviner quel orage se déchaînait en elle.
« Elle combine l’embuscade, songeait-il. »
Tout à coup, Fausta releva la tête… Et alors, Maurevert frémit. L’éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l’impression qu’elle venait de prendre une résolution terrible… Et c’était vrai !… La haine l’emportait !… Fausta venait de condamner Pardaillan !…
Elle eut un long soupir, comme un être qu’on délivre enfin d’un mal lancinant. Et Maurevert qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte…
La solution était trouvée… la solution intérieure. Quant à la solution extérieure, ce n’était qu’un jeu pour Fausta.
Une fois la mort de Pardaillan résolue, rapidement elle combina le lieu de la mort et le mode… En finir d’un coup !… Et en même temps, débarrasser le duc de Guise de l’amour qui l’obsédait et le paralysait. Voilà la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide… Oui, faire disparaître d’un coup, dans la même catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d’Angoulême !… Et Violetta !… Et le cardinal Farnèse !… Et le bourreau… maître Claude ! Tous ces êtres à la fois !… Les frapper d’un même coup, les anéantir ensemble !…
Et alors, délivrée, oublier cet épisode, et plus forte, plus puissante, son orgueil fortifié par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir à la fois reine de France en épousant Guise, roi par la mort de Valois… et maîtresse de l’Italie… maîtresse de la chrétienté en écrasant le vieux Sixte Quint !… Voilà ce qu’avec sa foudroyante promptitude de conception, elle entrevit à ce moment. Et ce fut sur cette idée qu’elle échafauda son plan… le plan qui devait faire disparaître de sa vie tous les obstacles ensemble, Violetta, Farnèse, Claude, Angoulême et Pardaillan !…
– Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez reçu une mission du duc de Guise ?
– Grâce à vous, oui, madame, fit Maurevert étonné.
– Eh bien !, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous étudierez le château, les forces de Crillon et leur disposition… l’installation du roi, et les précautions qu’on a pu prendre pour le mettre à l’abri d’un coup de main… Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte à votre maître…
Maurevert était stupéfait. Il considérait Fausta avec une sorte de rage…
– Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix…
– Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n’avez pas…
– Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tête tient à peine sur vos épaules et que je puis la faire tomber rien qu’en la désignant à M. le duc… Croyez-vous, monsieur de Maurevert, obéissez sans discussion…
– J’obéis, madame ! murmura Maurevert livide. Mais ma tête que vous menacez, madame, je la donne !… Oui, je consens à mourir pourvu que je le voie d’abord mourir, lui !…
– Prenez patience, dit Fausta. Obéissez, et vous le verrez mourir…
– Ah ! madame !… pardon !… je croyais, je supposais… que peut-être vous lui faisiez grâce !…
– Comme il vous a fait grâce !… Non, monsieur de Maurevert, tranquillisez-vous.
– Et le rendez-vous à la Ville-l’Évêque ? fit Maurevert haletant.
– Eh bien, vous irez…
– Accompagné ?…
– Vous irez seul…
Maurevert frissonna.
– Cela est nécessaire. Il faut que la confiance de l’homme que vous voulez tuer soit absolue…
– Oh !… je comprends… Oui, oui, j’irai seul… Et que dirai-je ?…
– Puisque votre voyage à Blois durera huit jours… mettons dix… eh bien, vous direz à ces deux hommes que s’ils veulent revoir la petite bohémienne, ils doivent se trouver, le dixième jour, à dater d’aujourd’hui, à la porte Montmartre, d’où vous la conduirez…
– Et où les conduirai-je alors ? haleta Maurevert.
– À la mort ! dit Fausta d’une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoué d’un frisson… Quant au lieu exact du supplice, vous le saurez en rentrant à Paris. Toute satisfaction vous est donc donnée, puisque c’est vous-même qui conduirez ces hommes au supplice auquel vous assisterez…
Maurevert étouffa un rugissement de joie et demanda :
– Quelle heure devrai-je désigner ?…
– Midi, répondit Fausta après un instant de réflexion. Ainsi donc : le dixième jour, à midi, hors Paris, près de la porte Montmartre, ils devront vous attendre. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu’ils verront Violetta… Allez, monsieur de Maurevert !…
À ces mots, Fausta se leva, et avant que Maurevert eut pu ajouter un mot, disparut. Quelques instants après, les deux suivantes, Myrthis et Léa entrèrent et lui firent signe de les suivre. Elles l’escortèrent jusqu’à la porte, et bientôt Maurevert se trouva dans la rue.
Longtemps, il demeura là, songeant à ce qui venait de se passer. Pas une seconde l’idée ne lui vint que Fausta avait pu le tromper. Il pensait seulement qu’elle avait dû méditer un effroyable supplice qu’il fallait préparer, et il admirait qu’elle eût ainsi perfectionné sa vengeance : lui n’avait entrevu qu’une embuscade où Pardaillan tomberait sous un coup de poignard ou sous quelque balle d’arquebuse…
Le petit jour le surprit ainsi, tout frissonnant, devant la grande porte de fer.
Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit à l’écurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derrière lui, s’éloigna, traînant la bête par la bride.
Il marcha ainsi à pied jusqu’à la porte Neuve où il attendit l’heure de l’ouverture… Vers huit heures du matin, Maurevert se retrouva dans la campagne, galopant éperdument pour se briser de fatigue, repris d’une crise d’allégresse effrayante comme celle de la veille… toute une nuit passée sans dormir n’ayant pas épuisé sa force de haine et de joie…
Enfin, il revint sur Paris, et comme l’heure du rendez-vous approchait, il se mit à trotter dans la direction de la Ville-l’Évêque, employant alors tout ce qu’il avait d’énergie à se composer un visage paisible. Il vit alors combien une embuscade eût été difficile et, en lui-même, ardemment, il remerciait Fausta, lorsqu’il aperçut Pardaillan et le duc d’Angoulême qui, étant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier.
Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait si Pardaillan ne s’était pas repenti de sa générosité !… Il marcha cependant et, étant arrivé près d’eux, mit pied à terre en disant :
– Me voici, messieurs…
La physionomie de Charles s’éclaira d’un sourire et son cœur se mit à battre. Quant à Pardaillan, il ne fit ni un pas ni un geste. Maurevert évitait de regarder Pardaillan. Il tenait ses yeux fixés sur le duc d’Angoulême. Mais du coin de l’œil, il surveillait le chevalier.
– Messieurs, dit-il d’une voix sourde, à peine intelligible, ma présence au rendez-vous que vous m’aviez assigné doit vous prouver que j’ai songé à tenir ma parole. Si j’avais voulu vous échapper pour toujours, je n’avais qu’à ne pas venir…
Il s’arrêta un instant comme pour attendre un mot, un geste d’approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la même immobilité ; quant à Charles, il était trop ému pour avoir une autre pensée que celle-ci :
« Vais-je savoir ?… Cet homme m’apporte-t-il la vie ou le désespoir ?… »
– Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m’engageais ou à vous donner satisfaction, ou à revenir me mettre à votre disposition. Je dois vous déclarer que je n’ai pas réussi aussi complètement que je l’espérais. Et c’est pourquoi, si vous ne m’accordez un nouveau crédit, je serai ici ce que j’étais hier à Montmartre, c’est-à-dire votre prisonnier…
Charles avait affreusement pâli. Pardaillan, aux derniers mots de Maurevert, le regarda avec étonnement.
– Votre attitude, monsieur, rachète bien des choses, dit-il avec une sorte de douceur. Si nous devons mettre l’épée à la main, je serai heureux de vous dire qu’il y a toujours de la haine dans mon cœur contre l’homme qui m’a fait tant de mal, mais que le mépris où je vous tenais s’est atténué…
Maurevert s’inclina sous cet outrage qui était un compliment sincère.
– Mais, reprit Pardaillan, vous disiez que vous n’aviez pas entièrement réussi. Ceci laisse supposer que vous avez réussi tout au moins en partie.
– Oui, messieurs…
Le jeune duc était haletant.
– Voici, de très exacte façon, continua Maurevert, ce que j’ai pu savoir, et ce que je n’ai pas pu savoir : la jeune fille dont vous me parliez n’est plus à Paris ; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc l’a-t-il fait conduire ? Voilà ce que je n’ai pu établir. Et pourtant, messieurs, j’ai passé ma nuit à cette recherche.
– Perdue ! Perdue pour toujours ! murmura Charles.
– Monsieur, dit Maurevert avec une apparente émotion, vous pouvez croire que je n’ai aucun motif de haine contre cette jeune fille et que, depuis hier, j’ai pour vous un motif de reconnaissance. Laissez-moi donc vous dire que peut-être tout n’est-il pas dit !…
– Parlez !… oh ! si vous avez un indice… si faible qu’il soit !…
– Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous appartiens : pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien m’accordez-vous un nouveau crédit de quelques jours ?…
– Parlez, dit Pardaillan.
– Eh bien !, voici, messieurs : je me fais fort, dans dix jours, non seulement de vous dire où se trouve la jeune fille, mais de vous mettre en sa présence… Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long. Mais c’est juste le temps qu’il me faut pour aller dans une ville où je suis sûr de trouver l’indication cherchée, et d’en revenir.
– Quelle est cette ville ? demanda Pardaillan.
– C’est Blois, répondit Maurevert du ton le plus naturel. L’homme à qui la jeune fille a été confiée est à Blois. Pourquoi ? Ceci, messieurs, est un secret politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d’amour, j’aimerais mieux être tué sur place que de le trahir sur une question d’État…
Ceci était admirable… Ceci confirmait si bien la bonne volonté de Maurevert, cela concordait si exactement avec tout ce que pouvait supposer Pardaillan de nouvelles tentatives que ferait Guise contre Henri III, qu’en effet la chose parut limpide au chevalier et au jeune duc.
– Que la jeune fille soit à Blois, continua Maurevert, ceci est de toute impossibilité. Le duc ne l’aurait pas envoyée si loin de lui, ni en un lieu où peuvent surgir… des dangers de toute nature. Mais à Blois, messieurs, je trouverai l’homme qui sait. Or cet homme, messieurs, n’a rien à me refuser, et quand je lui aurai dit que ma vie dépend du renseignement que je lui demande, à l’instant même j’aurai l’indication voulue… Et alors, messieurs, je vous le répète ; je me fais fort de vous conduire auprès de celle que vous cherchez…
Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire :
– Il n’y a pas à hésiter…
C’était aussi l’avis du chevalier.
– Vous dites dix jours ? demanda-t-il à Maurevert.
– Jour pour jour… dans dix jours à partir d’aujourd’hui, à midi sonnant, vous me reverrez à Paris… tenez… je vous attendrai hors des murs, aux environs de la porte Montmartre.
– Nous sommes au douze d’octobre… le vingt et un, à midi, aux environs de la porte Montmartre, nous y serons, monsieur…
– Puis donc partir, messieurs ? demanda Maurevert avec une sorte d’humilité.
– Partez, monsieur, répondit Pardaillan, de cette voix rude qu’il avait depuis quelques minutes.
Maurevert sauta en selle.
– À vous revoir, messieurs, le vingt et un d’octobre à midi, dit-il alors. J’entreprends une besogne difficile et périlleuse. Mais y eût-il mille difficultés, mille dangers, ce serait encore avec joie que je l’entreprendrai car le souvenir de la journée d’hier ne s’effacera jamais de mon cœur.
Aussitôt, il mit son cheval au petit galop et s’éloigna pour rejoindre directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu’il put le voir.
– Que dites-vous de cela ? lui demanda alors le jeune duc.
– Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet homme est moins mauvais que je n’avais supposé…
– Il prend bien la route de Blois…
– La route du pardon ! murmura Pardaillan.
Maurevert, en effet, avait bien pris la route de Blois… Il n’était nullement pressé d’arriver… Pour la première fois depuis de longues années, il respirait librement… Il s’en allait donc tantôt au pas, tantôt au petit galop de chasse, parfois tombant dans une méditation profonde, tantôt considérant avec une sorte d’étonnement joyeux la campagne inondée par le beau soleil d’automne, les frondaisons d’un vert sombre où déjà apparaissaient quelques feuilles cuivrées qui faisaient des taches de rouille sur les feuillages… Il découvrait la nature. Il se surprenait à arrêter son cheval pour contempler quelque site… Et tout cela, c’était la joie de se sentir vivant, de comprendre qu’il avait longtemps à vivre encore… vivre sans terreur !…
Le soir, à l’auberge où il s’arrêta pour passer la nuit, il se montra plein de gaieté, tapota les joues de la servante, paya généreusement, but des meilleurs vins, en sorte que les gens de l’auberge se dirent :
– Voilà, certes, un galant gentilhomme ; c’est bénédiction de servir des gens aussi heureux de vivre et qui mettent du bonheur partout où ils passent…
À peine au lit, Maurevert s’endormit profondément. Il eut ce sommeil charmant où l’on se sent dormir sans crainte. Il ne mit ni pistolet ni poignard sur une table près de lui. Il laissa sa porte ouverte. Il ne se réveilla pas en sursaut le visage inondé de sueur en criant d’une voix rauque : « Qui va là ! »… Il ne s’assura pas qu’on ne pouvait pas le surprendre tandis qu’il dormait. Enfin, il s’endormit sans soucis…
Lorsqu’il se réveilla, le soleil inondait sa chambre. Il s’habilla sans hâte, sifflotant entre ses dents. Et il repartit.
En route, il saluait le bûcheron qui passait, ou la paysanne traînant son âne par la bride, d’un mot joyeux et quelquefois d’une pièce de monnaie. Jamais il ne s’était vu ainsi… Ce furent les jours les plus charmants de sa vie. Seulement, parfois il frissonnait tout à coup ; ses yeux s’ensanglantaient ; un rire abominable crispait ses lèvres… Et alors il murmurait :
– Le vingt et un d’octobre, à midi ! Ah ! comme c’est encore loin !…
Le lendemain du jour où Maurevert s’était mis en route pour Blois, Fausta sortit de son palais en litière fermée, sans escorte. Elle portait un vêtement sombre où il y avait comme de la modestie.
La litière s’arrêta sur la place de Grève, près du fleuve. Fausta, sans prendre les précautions dont elle s’entourait toujours, marcha vers la maison où nous avons à diverses reprises introduit le lecteur. Elle allait, seule et lente, comme si elle eût espéré être aperçue des fenêtres de cette maison.
Elle heurta le marteau, patiemment, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’un homme, enfin, vint ouvrir. Cet homme, ce n’était pas celui qu’elle avait placé là, naguère ; dans la maison, il n’y avait plus une créature à elle…
– Je viens, dit-elle, pour consulter Son Éminence le cardinal Farnèse…
Le serviteur la regarda avec étonnement et répondit :
– Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n’est pas ici. Il n’y a d’ailleurs dans toute la maison que moi qui suis chargé de la garder.
Fausta sourit.
– Mon ami, dit-elle, allez dire à votre maître que la princesse Fausta veut lui parler…
– Madame, reprit l’homme en s’inclinant profondément, je vous jure que vous vous trompez…
– Mon ami, dit Fausta, allez dire à votre maître que je viens lui parler de Léonore de Montaigues…
Alors, au fond de l’ombre que formait la voûte du porche, quelqu’un se détacha, s’approcha lentement, écarta le serviteur, et d’une voix qui tremblait :
– Daignez entrer, madame, dit-il.
– Je vois, cardinal, que vous êtes très bien gardé, dit Fausta en souriant.
Et elle tendit au serviteur une bourse pleine d’or.
Cette ombre, qui venait de s’avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et à la barbe devenus entièrement blancs, ce cavalier vêtu de noir qui portait sur son visage la trace d’une incurable douleur, c’était, en effet, le prince Farnèse. Il offrit la main à sa visiteuse qui s’y appuya, et, ensemble, ils montèrent au premier étage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Grève.
Fausta, tout naturellement et comme s’il n’y eût pas d’autre place possible pour elle, alla s’asseoir dans le fauteuil d’ébène recouvert d’un dais qui avait des allures de trône. Quelques instants, elle contempla avec mélancolie le cardinal qui, debout devant elle, frémissant, attendant qu’elle parlât… qu’elle parlât de Léonore !…
– Cardinal, dit Fausta de cette voix d’une si enveloppante douceur, en vain vous essayez de me fuir. Oh ! je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir… elle !… Mais pourquoi vous écarter de moi ?… Vous étiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamné. Je n’avais qu’à vous laisser mourir… Et cependant, je vous ai rendu à la vie et à la liberté… C’est que je vous aimais encore malgré votre trahison, Farnèse !… C’est que je me souvenais que, le premier, vous avez cru à mes destinées, le premier, vous m’avez salué d’un titre qui m’écrase… C’est vous enfin qui m’avez conduite au sein du conclave secret !…
Elle s’arrêta un instant, puis, plus âprement, reprit :
– D’ailleurs, si j’avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal !… Comment, ayant si longtemps vécu près de moi et connaissant l’organisation de notre espionnage, avez-vous pu penser que vous m’échapperiez si j’avais tenu à vous reprendre ?… Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison ?… Vous êtes resté trois jours dans l’auberge de la Devinière… Puis, lorsque les forces vous sont un peu revenues, vous avez accepté l’hospitalité dans le logis de maître Claude… Puis, sachant que j’étais revenue d’un voyage que je fis à Chartres, vous avez trouvé sans doute que la rue Calandre était trop près du palais de Fausta ; vous vous êtes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici même… chez moi !… et, voyant la maison vide, vous êtes venu l’occuper…
– De terribles souvenirs m’y attiraient ! murmura sourdement le cardinal.
– Je suis bien éloignée de vous en faire un reproche. J’ai seulement voulu vous prouver que si j’avais voulu, je savais où vous prendre… et qu’il était inutile de vous garder contre moi.
– Oui… je sais… vous avez des espions partout, et il semble que vous en ayez jusque dans le cœur des hommes… mais je ne vous fuyais pas… car vous êtes la Mort… et je ne fuis pas la mort !…
Un sourire livide glissa sur les lèvres de Fausta, qui continua :
– Remarquez encore, Farnèse, que je suis venue seule. Aucune escorte n’est apostée dans le voisinage. En sorte que vous pourriez facilement me tuer… vous me tueriez peut-être ?
Le cardinal leva sur elle des yeux sans colère, d’une étrange clarté.
– Oui, dit-il, je vous tuerais ! Je profiterais de cette folie qui vous fait vous livrer à moi !…
– J’en suis bien sûre, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j’avais à vous entretenir de Léonore…
Farnèse tressaillit de la tête aux pieds.
– Et c’est cela, acheva Fausta, qui fait que votre poignard ne sort pas du fourreau. C’est cela qui fait que nous allons pouvoir nous dire paisiblement des choses nécessaires à notre commun bonheur.
– Il n’est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.
– Qu’en savez-vous ?… Jeune encore, un rayon d’amour peut faire fondre cette glace qui pèse sur votre cœur… Que Léonore revienne à la santé… à la raison… qu’elle vous pardonne le passé… que vous soyez relevé de vos vœux religieux, et voilà le bonheur qui commence pour vous !…
Le cardinal écoutait en frémissant. Un immense étonnement le stupéfiait, le paralysait… et dans cet étonnement, il y avait une lueur d’espérance !…
– Revoir Léonore ! murmura-t-il.
Un éclair illumina l’œil noir de Fausta.
Elle comprit qu’elle venait de porter au cardinal un coup décisif. Cet homme était donc encore ce qu’il avait toujours été… le faible qui n’ose prendre une décision, l’irrésolu qui se laisse ballotter au gré des événements comme une épave par les flots de la vie…
Et c’était un Farnèse !… C’est-à-dire un membre de cette famille d’aigles qui avait étonné l’Italie par son audace, par sa magnificence et parfois son génie… c’est-à-dire un parent de cet Alexandre Farnèse qui, à ce moment même, exécutait pour le compte de Philippe d’Espagne une des expéditions les plus hardies que seuls les éléments déchaînés devaient faire avorter.
Le cardinal était bien toujours l’homme dont Fausta connaissait admirablement la faiblesse. Elle savait que, quelle que fût sa destinée, Farnèse courberait la tête, ne se révolterait pas contre le malheur… elle savait qu’il y avait en lui une sorte de fatalisme à la façon des anciens qui disaient :
– Il est inutile et dangereux d’essayer d’échapper aux décrets du Destin…
– Cardinal, reprit Fausta, je n’essayerai pas de vous écraser sous une générosité qui n’existe pas ; si je vous ai laissé vivre, si je viens à vous, si je vous propose de vous faire libre, de faire tomber la barrière qui vous sépare de Léonore, si je vous offre de vous la rendre et de vous rendre votre fille, c’est que j’ai besoin de vous. Avec un homme tel que vous, Farnèse, dans les circonstances graves où je me trouve, rien ne peut nous sauver tous deux qu’une franchise, une sincérité, une loyauté dignes de vous et de moi…
– Violetta ! murmura Farnèse ébloui !… Léonore et Violetta !… Toute ma vie !…
Et une espérance plus ferme, plus lucide rentra dans ce cœur. Car il connaissait l’orgueil et l’ambition de Fausta, et il fallait qu’elle eût en effet bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.
– Parlez, madame, dit-il d’une voix frémissante, et s’il ne faut que de la loyauté pour atteindre au bonheur que vous me laissez entrevoir…
– Il faut aussi du courage… exposer votre vie peut-être…
– Ah ! s’il ne faut que risquer ma vie, moi qui ai risqué le salut de mon âme… à quoi ne m’exposerai-je pas si seulement je puis espérer sinon d’effacer le passé inoubliable, du moins de donner un peu de bonheur à ces deux êtres que j’adore !
– Eh bien, dit Fausta, j’ai besoin de vous, Farnèse ! Voilà la vérité… Tandis que je suis ici, tandis que je prépare les grands événements que vous connaissez, Sixte, rentré en Italie, travaille avec sa prodigieuse activité… Notre plan initial qui était d’attendre la mort de ce vieillard pour nous déclarer, ce plan est renversé… D’abord, Sixte ne meurt pas ! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige à précipiter les choses… En France, tout va bien… Guise est docile… Guise a repris l’énergie nécessaire… Valois va succomber et bientôt ce royaume aura le roi de notre choix.
Farnèse écoutait avec une attention profonde. L’abandon avec lequel Fausta lui faisait part de pareils secrets lui était un garant de sa sincérité. Et sa simplicité de parole et d’attitude la rapprochait du cardinal en la faisant plus humaine.
– Donc, continua Fausta, ici, en France, Dieu se déclare pour nous…
– C’est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous être utile ?…
– Oui, Farnèse. L’Italie m’échappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur soumission au Vatican. Une grande quantité d’évêques demeurent dans l’attente, prêts à se retourner contre moi au premier coup qui me frappera. Quant aux prêtres qui feignent d’ignorer les engagements qu’ils ont pris, et dédaignent même de répondre à mes messagers, ils sont innombrables… Or, c’est vous, Farnèse, qui aviez entraîné la plupart de ces évêques et de ces cardinaux… C’est lorsqu’ils vous ont su séparé de moi qu’ils ont tourné leur sourire vers le vieux Sixte.
Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui, tout cela était vrai ! Tout cela, lui-même l’avait prévu ! Fausta avait bien réellement besoin de lui, et elle était prête à tous les sacrifices pour s’assurer son aide !…
– Voici donc ce que je suis venue vous demander… Vous me direz si vous vous sentez de taille à accomplir une telle mission, et je vous dirai ensuite tout ce que je puis faire pour votre bonheur… Il s’agirait, cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hésitants, et surtout ceux qui se déclarent contre nous. Vous avez sur eux une autorité, un ascendant qu’ils ont tous reconnu. Pour les faire rentrer dans le devoir, je m’en rapporte aux arguments que vous trouverez dans votre grand cœur, vous qui avez pu les décider une fois déjà !… Mais pour frapper leurs esprits d’une terreur salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte et impitoyable vérité…
Ici, Fausta s’arrêta comme si elle eût eu quelque hésitation.
– Parlez, madame, dit Farnèse, parlez sans crainte : même si nous devons être ennemis, les secrets sacrés que vous me confiez demeureront liés dans mon cœur comme dans une tombe jusqu’à l’heure où je devrai m’en servir pour vos intérêts.
– Eh bien !, s’écria Fausta emportée par un mouvement de passion qui eût achevé de convaincre Farnèse s’il ne l’eut été déjà, dites-leur donc, à ces prêtres orgueilleux et rebelles, dites-leur d’abord ce que vous savez déjà : qu’Henri de Valois va mourir ! qu’Henri 1er de Lorraine va être roi de France… qu’il va répudier Catherine de Clèves… que je serai, moi, la reine de ce grand et puissant royaume !… Mais dites-leur aussi une chose que vous ignorez… Alexandre Farnèse a préparé et réuni dans les Pays-Bas une armée, la plus forte, la plus terrible qu’on ait vue depuis la grande armée de Charles-Quint !… Ces troupes devaient être embarquées à bord des vaisseaux de Philippe d’Espagne pour être jetées en Angleterre… Une tempête a détruit l’Invincible Armada… Mais Alexandre Farnèse demeure avec son armée intacte puisqu’elle n’a pu être embarquée… Et maintenant, écoutez ! Alexandre, sur un signe de moi, est prêt à entrer en France… il attend… et dès que Valois sera mort, ses troupes, comme un torrent, viendront se joindre aux troupes de la Sainte Ligue[4]… Vous savez l’admiration et la terreur que le nom d’Alexandre Farnèse inspire en Italie… Dites-leur donc qu’il m’est tout dévoué ! Que ce torrent, je le précipiterai sur l’Italie ! que j’en dirigerai à mon gré la course et les ravages ! Malheur ! malheur aux insensés qui auront appelé sur eux ce nouveau fléau de Dieu !…
Fausta s’arrêta frémissante, palpitante… Et le cardinal, subjugué comme il l’avait été si longtemps par cette femme, courba la tête et murmura :
– Que Votre Sainteté veuille bien me donner ses ordres : ils seront exécutés…
Une fois de plus, Farnèse était vaincu !…
– Cardinal, dit Fausta avec cette émotion qu’elle savait non pas imiter, mais éprouver réellement quand il le fallait, et que surtout elle savait communiquer, cardinal, vous êtes donc de nouveau avec nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Église ?
– Madame, dit sourdement Farnèse, je vous ai promis de vous obéir, mais c’est parce que vous m’avez promis, vous, de me donner le moyen de sortir de cette Église, de toute l’Église…
– C’est vrai, murmura Fausta pensive, la passion est plus forte chez vous que la foi. Mais Dieu a ses voies qui nous demeurent secrètes et ses intentions qui nous sont impénétrables… Qui sait si hors de son Église vous ne le servirez pas avec plus de force efficace ?… Farnèse, vous êtes donc résolu à partir pour l’Italie ?…
– Dès que vous m’en donnerez l’ordre.
– Et à remplir la mission que je viens de vous exposer ?
– Quand faut-il partir ?
Fausta parut calculer un instant, puis elle dit :
– Tenez-vous prêt à partir le vingt-deux de ce présent octobre.
Elle se leva alors. Farnèse l’interrogeait du regard, comme s’il eût attendu une communication encore.
– Vous vous demandez pourquoi le vingt-deuxième jour de ce mois, n’est-ce pas, cardinal ? dit Fausta avec un sourire.
– Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m’avez fait tout à l’heure une promesse.
– Celle de vous rendre Léonore et son enfant… Je m’explique, Farnèse : je ne prétends pas vous rendre la pauvre folle que le bohémien Belgodère, un jour, rencontra, errante et sans gîte, et qu’il attacha à sa pitoyable destinée ; non, ce n’est pas de la diseuse de bonne aventure que je parle ; ce n’est pas de la bohémienne Saïzuma ; ce n’est pas de l’infortunée que vous avez entrevue dans le pavillon de l’abbaye… Celle dont je parle, Farnèse, c’est Léonore de Montaigues, c’est la fiancée du prince Farnèse…
Le cardinal ébloui, palpitant, écoutait comme il eût écouté le Dieu auquel il croyait.
– Je connais, continua Fausta, le moyen de rappeler la raison et la mémoire dans cet esprit… Je puis y jeter le germe du pardon qu’elle vous accordera… Quant à ramener l’amour dans son cœur, ceci vous regarde !…
– Léonore… ô Léonore !… balbutia Farnèse éperdu.
– Je vous rendrai Léonore, reprit Fausta avec une sorte de gravité, et avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme le trait d’union entre vous et celle que vous aimez. Cette Violetta, Farnèse, c’est votre fille qui peut, qui doit sauver et guérir votre fiancée… sa mère… non seulement de la folie, mais encore de la haine… C’est par Violetta vivante sauvée par vous, que Léonore vous pardonnera, et c’est pour Violetta… pour sa fille… que la mère vous aimera encore…
– Ma fille ! ô mon enfant adorée ! bégaya Farnèse enivré.
– Donc, continua Fausta, vous partez le vingt-deuxième d’octobre… mais vous ne partez pas seul… vous partez avec elles !… Elles vous accompagnent !… Et si j’ai choisi ce jour-là pour votre départ, c’est que le vingt et un d’octobre sera rassemblé le saint concile qui vous relèvera de vos vœux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira : « Voici ton épouse, voici ta fille !… »
Farnèse tomba à genoux… Il saisit une main de Fausta et y appuya ardemment ses lèvres… Et il éclata en sanglots…
Longtemps il pleura, prosterné, écroulé aux pieds de cette femme qu’une heure avant il rêvait d’étrangler. Et cependant, elle le considérait d’un regard si sombre qu’il eût frissonné d’épouvante s’il eût vu ce regard. Lorsque Farnèse se releva enfin, il ne vit plus devant lui qu’un visage empreint d’une douce pitié…
– Majesté, murmura-t-il, puisse luire bientôt pour moi le jour où vous aurez besoin de ma vie… Si je dépouille l’habit de cardinal, si je cherche à réparer le malheur dont j’ai frappé une innocente, si je deviens époux et père, je n’en resterai pas moins votre serviteur !… le plus ardent, le plus dévoué, le plus heureux d’assurer la réalisation de votre rêve sublime !
Farnèse s’inclina profondément et, courbé devant Fausta, tendit sa main sur laquelle elle s’appuya légèrement. Il la reconduisit ainsi jusqu’à la porte du logis.
– Le vingt et un d’octobre, à neuf heures du matin, murmura encore Fausta, tenez-vous prêt en grand costume de cérémonie : vous suivrez simplement celui que je vous enverrai et qui prononcera simplement ce mot : Léonore !…
Sur ce mot, elle s’éloigna, laissant le cardinal ébloui, fasciné, éperdu d’étonnement et de bonheur… Il la vit rejoindre sa litière qui bientôt disparut. Alors il poussa un profond soupir et remonta dans la pièce du premier étage. Un homme était là, debout, qui l’attendait. Cet homme, c’était maître Claude.
– Vous avez entendu ? demanda Farnèse.
– Tout ! dit Claude d’une voix sombre.
L’ancien bourreau regarda le cardinal :
– Je vous admire, dit-il avec un sourire d’une effrayante tristesse, vous êtes plus jeune de vingt ans…
– Oh ! murmura ardemment Farnèse, revoir Léonore et Violetta !… ma fiancée… ma fille… Toutes deux les emmener !… M’évader de cet effroyable cauchemar où je vis depuis plus de seize ans !…
– Et me laisser, moi, dans mon enfer !…
Farnèse tressaillit.
– Que voulez-vous dire ?…
– La vérité, monseigneur ! dit humblement maître Claude. Vous allez partir, vous ! Partir avec celle que vous adorez… et, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, avec elle… avec l’enfant…
Farnèse rayonnait. Comme l’avait dit Claude, il semblait rajeuni. Un rayon d’amour et d’espoir faisait fondre la vieillesse prématurée, et n’eût été la blancheur de ses cheveux, il eût été en ce moment tel qu’il était à l’époque où, cavalier élégant, alerte, audacieux, il escaladait la nuit le balcon de Léonore.
– Maître, dit-il, j’ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N’est-il pas juste que je connaisse une heure de joie après tant d’années de désespoir ?
– Oui, dit lentement Claude sans quitter Farnèse du regard, Dieu vous pardonne, à vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, à moi qui n’ai pas fait le mal. Ceci est juste…
– L’amertume déborde de votre âme, dit Farnèse, et c’est pourquoi vous blasphémez… mais achevez ce que vous vouliez dire.
– Simplement ceci : vous partez… et moi, je reste…
Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore. D’une voix plus basse où tremblait un sanglot, il reprit :
– Je reste, monseigneur… Ne me direz-vous rien ?… Cette enfant que j’adore… qui est ma fille… car enfin, elle est ma fille !… vous partez avec elle… vous me l’enlevez… Monseigneur, n’avez-vous rien à me dire ?…
– Que puis-je donc vous dire, fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis à votre douleur…
– Eh quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d’humilité encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation ?… Cette enfant, dès que je l’eus prise dans mes bras, dès que son premier sourire informe et si doux m’eut remercié de l’arracher à la mort, eh bien, je me mis à l’aimer ! J’étais seul au monde ; elle fut le monde pour moi… Pendant des années, je vécus de ses sourires et de ses caresses. Je ne l’aimais plus, je l’adorais !… Comprenez-vous ce que cela veut dire ?… Oui, sans doute !… Or, imaginez maintenant que cette adoration même n’est plus en moi… que ce qui est en moi, c’est le sentiment que ma vie existe seulement dans la vie de l’enfant, que les battements de mon cœur sont les battements du cœur de Violetta ! Monseigneur… de grâce… ayez pitié de ma détresse !… Pourquoi voulez-vous m’arracher le cœur en m’arrachant ma fille ?…
De nouveau, il se courbait. Et maintenant, il pleurait à chaudes larmes.
– Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je ?… Qu’avez-vous espéré ?… Qu’avez-vous entrevu ?…
Un lointain espoir fit tressaillir maître Claude qui, d’une voix rapide répondit :
– Pendant que cette femme parlait, j’ai entrevu… j’ai espéré que le bonheur vous rendrait généreux, monseigneur ! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire : « Tu es le bourreau, c’est vrai ! Mais tu es le père, le vrai père de Violetta !… Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur ! »…
– Jamais ! gronda violemment le prince Farnèse… Maître, perds-tu la tête ? Oublies-tu ce que tu as été ? Comment pourrais-je te laisser vivre dans l’ombre de ma fille, sachant ce que tu fus !…
– Monseigneur, murmura Claude dans un soupir qui était un râle de douleur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu’elle sait, vous dis-je, ce que je fus ! Et cet ange ne m’a pas repoussé…
– Mais moi, moi !… je mourrais de honte et d’horreur à voir ma fille te donner la main…
– Monseigneur… vous ne me comprenez pas… Qu’est-ce que je demande ?… De vivre près de Violetta ? D’être toujours à ses côtés ? Oh ! non, ne croyez pas cela !… Je serais simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais même pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m’employer à cultiver vos jardins… je suis un excellent jardinier, je vous le jure… Et alors, il me suffirait que de temps en temps j’aperçoive l’enfant… de loin… sans me montrer…
– Jamais ! gronda le cardinal.
– Je vous jure que je ne lui parlerai pas… qu’elle ne me verrait jamais… il me suffirait, vous dis-je, de voir qu’elle est heureuse…
– Maître Claude, dit froidement Farnèse, renoncez à ces idées. Vous-même vous sentez et comprenez que l’ancien bourreau juré de Paris ne peut vivre auprès d’une princesse Farnèse, même parmi ses serviteurs. Seulement, je m’engage sur le salut de mon âme à vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d’elle… qui vous dira sa vie…
Claude, encore une fois, se redressa et se croisa les bras.
– Vraiment ? Vous me jurez cela ?… dit-il.
– Sur le salut de mon âme !
– Et c’est tout ?… C’est bien toute la part que vous me faites !…
– Sur mon âme aussi, c’est tout !…
– Vous dites que jamais vous ne consentirez à me laisser vivre près de mon enfant ?
– Jamais !…
Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu’il avait dompté le bourreau. Mais maître Claude, les sourcils contractés, semblait faire un effort de mémoire… Enfin, lentement, il alla à la porte et poussa les verrous.
Farnèse eut un livide sourire et s’apprêta à combattre par le poignard comme il venait de combattre par la parole. Mais au lieu de marcher sur lui, Claude s’adossa à la porte, les bras croisés. Un instant encore, la tête baissée, il sembla chercher dans sa mémoire. Puis relevant tout à coup son vaste front ridé par la douleur, d’une voix changée, très calme, mais rude, où il y avait une menace contenue, il prononça :
– Monseigneur, écoutez. Voici la teneur exacte du papier que je vous ai signé :
« Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie : « Pour atteindre la femme nommée Fausta, je m’engage Pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à monseigneur et cardinal-évêque Farnèse, ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an, je lui refuse obéissance. Et je signe… ! »… Et j’ai signé, monseigneur… j’ai signé de mon sang !…
Le cardinal, pendant cette sorte de récitation, était demeuré immobile, fixant sur Claude des yeux exorbités, cherchant surtout à dominer le tremblement convulsif qui l’agitait.
Claude, d’un geste lent, se toucha la poitrine et continua :
– Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m’avez signé, vous !… Celui-là, je n’ai pas besoin de le chercher dans ma mémoire. Celui-là, je le sais bien, allez, car je l’ai relu mille fois… Il est là… Il ne me quitte pas !… Et voici ce qu’il dit : « Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, prince Farnèse, cardinal-évêque de Modène, déclare et certifie : dans un an jour pour jour ou avant ladite époque, si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira, à telle heure qui lui conviendra, m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande, et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité, si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe : Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu. »
Un silence terrible suivit cette deuxième récitation. Puis une sorte de gémissement gonfla la poitrine du cardinal. Et il baissa la tête, comme s’il eût attendu le coup fatal.
– Monseigneur, reprit alors Claude, vous ai-je fidèlement obéi ?… Ai-je été l’esclave que je devais être ?… Me suis-je bien conformé à ce que j’avais signé de mon sang ?…
– Oui ! répondit Farnèse sourdement.
– Puisque notre pacte prend fin aujourd’hui par votre réconciliation avec la femme nommée Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m’appartenez, quels que soient le jour et l’heure ?…
– Oui ! répondit Farnèse d’une voix d’épouvante.
Claude s’avança de quelques pas, s’arrêta devant Farnèse, sans le toucher, et prononça :
– Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m’appartenez, et je vais user de mon droit !…
– Soit ! râla le cardinal avec un accent de farouche désespoir… puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi… tuez-moi !… Bourreau, exerce une fois encore ton métier !…
Simplement Claude répondit :
– Monseigneur, ce n’est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur…
– Et qui donc ? balbutia le cardinal en tressaillant.
– Fausta ! dit Claude.
– Fausta !… Pourquoi elle, bourreau ? pourquoi elle et non moi ?…
– Parce que je veux que vous viviez, monseigneur ! Tandis qu’en tuant Fausta, je ne fais qu’exécuter le pacte qui nous lie !… Ne suis-je pas… je ne dirai plus dans mon droit, mais dans mon devoir ?… Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Écoutez, monseigneur, je tuerai Fausta… je la tuerai devant vous… mais vous, je vous laisserai vivre !
– Démon ! gronda le cardinal. Oh ! je te comprends !…
– Le vingt et un d’octobre, on doit vous venir chercher de la part de Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce jour-là, vous devez sortir de l’Église et recouvrer votre liberté… Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Léonore et Violetta… Eh bien, écoutez ceci : le vingt et un d’octobre, il n’y aura pas de concile ! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce que Fausta sera morte !… Et vous, monseigneur, vous vivrez ! Libre à vous, alors, de rechercher celle que vous aimez… et… mon enfant !…
Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l’épaule.
– Vous les chercherez donc, comme je chercherai de mon côté… Mais écoutez encore ceci, monseigneur ! Lorsque vous aurez trouvé, alors, mais alors seulement, il sera temps pour moi d’user du droit que j’aurai de vous tuer… Adieu, monseigneur !
– Grâce ! hurla Farnèse en tombant à genoux.
– Me faites-vous grâce, vous ?…
– Oui ! rugit Farnèse avec un terrible soupir.
– Vous consentez donc ?…
– Je consens !…
– Le vingt et un d’octobre, nous allons ensemble au rendez-vous de Fausta ?…
– Oui ! oui !… Ensemble !…
– Et le lendemain, nous partons ensemble pour l’Italie ?…
– Oui, oui !… Nous partons ensemble ! Tout ce que tu m’as demandé, je l’accorde !…
Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard où il y avait une interrogation suprême… Claude, lui, avait baissé les yeux. D’une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse étranges, il murmura :
– Je vous remercie, monseigneur !… D’ici là, je ne vous quitte pas !…
« Oh ! gronda Farnèse en lui-même, honte affreuse ! Ma fille vivant avec le bourreau !… »
Et à ce moment, maître Claude le bourreau songeait ceci :
« Ma Violetta, ma douce violette d’amour, mon pauvre ange bien-aimé, ne crains rien de moi ! Ne redoute pas que je t’inflige la honte de vivre près du bourreau !… Que j’assure seulement ton bonheur !… Que je te voie une fois resplendissante de ta félicité près du jeune prince que tu aimes… que tu tiendras de moi !… Et alors… adieu pour toujours… je disparaîtrai… dans la mort !… »
La matinée était pure. Huit heures venaient de sonner à la vieille abbaye aux murs à demi écroulés, d’où, plus tard, Henri de Béarn devait contempler Paris assiégé par son armée. Dans les fourrés des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient à cœur-joie ; les fleurs sauvages s’ouvraient au soleil, les grands châtaigniers balançaient au souffle des brises matinales leurs branches d’où tombaient des feuilles roussies ; il y avait dans l’air cette inexprimable gaieté qui, au réveil des choses, est pour l’homme un enchantement dont jamais il ne se lasse.
Pourtant, Fausta, qui montait à ce moment les rampes de la montagne, était sourde à ces cris des oiseaux, aveugle à cette lumière douce, un peu pâle et si exquise des ciels parisiens. Fausta, malgré la gaieté rayonnante de cette jolie matinée, demeurait parfaitement sombre et tenait avec elle-même de ces terribles colloques dont nous avons surpris quelques-uns.
Quand on fut arrivé vers le sommet, la litière s’arrêta. Fausta descendit. Mais au lieu d’aller sonner à la grande porte de l’abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumières qui s’étaient bâties autour du couvent des Bénédictines, et qui constituaient le hameau de Montmartre.
Elle entra dans une de ces pauvres maisons au toit de chaume, aux poutres saillantes, dont les intervalles étaient remplis d’une sorte de plâtras de terre glaise simplement séchée au soleil. L’intérieur était aussi misérable que l’annonçait l’extérieur de cette chaumière.
C’est là que Fausta entra.
Une femme âgée, assise assez près de la porte pour jouir de la lumière et de l’air, filait une quenouille. À la vue de Fausta, cette femme se leva précipitamment ; mais la visiteuse, d’un geste gracieux, l’obligea à se rasseoir.
– La bonne dame de Paris ! avait murmuré la paysanne.
Fausta, sans façon, et avec une charmante condescendance, prit elle-même un escabeau et s’assit près de la paysanne.
– Eh bien, bonne femme ? dit gaiement la visiteuse. Déjà de si bonne heure à l’ouvrage ?
– Hélas, ma noble dame ! fit la paysanne. Voilà que je me fais vieille et que l’heure approche où il faudra que je dise adieu à ce monde…
– Et alors ? dit Fausta.
– Alors… la toile coûte bien cher… et pourtant, je veux me présenter dignement dans l’autre monde…
– Et alors ? répéta Fausta.
– Alors, je file mon linceul, dit simplement la paysanne[5].
Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son étonnement, et continuant à faire tourner son rouet…
– Grâce à vous, ma noble dame, reprit-elle, grâce aux pièces d’or que vous m’avez données, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d’argent pour payer d’avance les messes nécessaires au salut de mon âme, et encore il en restera assez pour la layette de l’enfant que ma fille va mettre au monde…
Tout naturellement, cette vieille faisait passer les affaires de la mort avant celles de la naissance : le linceul d’abord, la layette ensuite.
– Je vous en donnerai d’autres, dit alors Fausta en secouant cette sorte d’impression pénible qu’elle venait d’éprouver ; je vous en donnerai assez pour assurer une heureuse vieillesse, à vous, et une heureuse enfance à l’être que vous attendez…
– Que Notre Dame vous bénisse !…
– Amen ! dit gravement Fausta. Mais, dites-moi, bonne femme, avez-vous fait ce que je vous ai demandé ?
– Oui, ma noble dame. Depuis votre visite bénie, mon fils ne quitte plus la bohémienne ; il la suit pas à pas, selon vos ordres, partout où elle va… sans se montrer à elle, c’est bien entendu…
– Et depuis, elle n’a pas essayé de s’écarter de cette montagne ?…
– Non. La bohémienne rôde autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s’en éloigner non plus… Quand elle a faim, elle vient ici ; le soir, bien tard, quand la terre est noire, nous entendons son pas qui s’approche, et puisque vous témoignez tant d’intérêt à cette créature du diable, nous lui avons fait un lit, un bon lit de sainfoin dans le fournil… Votre Excellence peut juger si nous pouvions faire plus et si des chrétiens comme nous pouvaient admettre plus près la compagnie d’une damnée…
La paysanne fit un signe de croix et Fausta l’imita.
– Je vous tiendrai compte de votre zèle, dit-elle, et croyez bien que si cette compagnie peut vous attirer quelque désagrément dans l’autre monde, je saurai vous en récompenser dans celui-ci.
– Que la volonté du ciel s’accomplisse ! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre écus d’or que lui tendait la visiteuse. J’espère en être quitte avec une ou deux messes de plus.
– Et où est maintenant la bohémienne ? demanda Fausta.
La vieille esquissa un geste vague :
– Partie dès le chant du coq. Elle va et vient, descend, remonte, et aime souvent à se reposer auprès de cette croix noire que vous n’aurez pas manqué de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rôde autour du couvent…
– Mais elle n’y entre jamais ?…
– Du moins, mon fils ne l’a jamais vue y entrer.
– C’est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu’un à la recherche de votre fils ?
La paysanne se leva, serra soigneusement dans le bahut les pièces d’or qu’elle venait de recevoir, et sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots à un marmot qui partit en courant. Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait et, le bonnet à la main, attendait que la noble dame lui donnât ses ordres.
– Où est la bohémienne ? demanda Fausta.
– Là bas, fit le jeune homme en étendant le bras dans la direction du couvent.
– Conduis-moi auprès d’elle…
Le paysan s’inclina et se mit à marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint à la brèche située près du pavillon. Là, Fausta aperçut Saïzuma qui, assise sur une pierre du mur éboulé, et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.
– Tu peux te retirer, dit-elle à son guide qui s’empressa d’obéir. Alors Fausta franchit la brèche sans que la bohémienne parût prendre garde à elle. Quand elle fut dans le jardin, ou du moins ce que les nonnes appelaient le jardin, car tout était à l’abandon dans cette abbaye, elle se retourna vers Saïzuma, et d’une voix très douce :
– Pauvre femme… pauvre mère…
Saïzuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitôt, car il semble que, dans la folie, si la direction générale de la pensée est abolie dans le cerveau, certaines facultés particulières demeurent intactes. Saïzuma n’avait vu Fausta que peu d’instants dans la chambre de l’abbesse Claudine de Beauvilliers ; un laps de temps assez long s’était écoulé : Fausta ne portait pas le même costume ; et pourtant elle la reconnut.
– Ah ! dit-elle avec une sorte de répulsion, c’est vous qui m’avez parlé de l’évêque !…
Fausta fut stupéfaite, mais résolut de profiter de ce qu’elle prenait pour un accès de lucidité.
– Léonore de Montaigues, dit-elle, oui, c’est moi qui vous ai parlé de l’évêque. C’est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que peut-être vous l’aimiez encore…
– L’évêque est mort, dit Saïzuma d’une voix sourde. Comment pourrais-je l’aimer ?… Et puis c’est un crime, un crime atroce que d’aimer un évêque. Si vous aimez un évêque, madame, prenez garde au gibet…
Fausta baissa la tête, réfléchissant à ce qu’elle pourrait dire pour éveillé une étincelle de raison dans ce cerveau. Elle voulait une Léonore consciente. Saïzuma la folle… la bohémienne lui était inutile. Et elle avait résolu que Léonore servirait au projet qu’elle échafaudait pièce par pièce.
Projet de vengeance. Drame violent et terrible dont elle devait sortir fortifiée à jamais, victorieuse d’elle-même et des autres… de Farnèse et de Pardaillan !
– Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l’évêque est mort ?…
– Sans doute ! fit Saïzuma avec une tranquillité farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi ?…
– Eh bien !, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-être. Mais écoutez-moi, pauvre femme… Vous avez bien souffert dans votre vie…
– Vous me plaignez donc ? Il y a donc vraiment des créatures humaines qui peuvent me plaindre ?… Dites !… Vous me plaignez ?
– De toute mon âme… mais à quoi bon une importune pitié si on ne cherche à soulager le mal que l’on plaint ?…
– Mon mal n’est pas de ceux qu’on peut soulager, dit Saïzuma avec douceur, et il suffit que vous m’ayez plainte avec votre âme… Comme vous êtes belle ! ajouta la pauvre folle avec une profonde admiration. Oui, étant si belle, vous devez sans doute être pitoyable aux malheureux.
– Léonore, vous avez été plus belle encore, vous ! dit sourdement Fausta. Peut-être même aujourd’hui, êtes-vous plus belle que moi qui suis pourtant bien belle, je le sais. Vous avez souffert dans votre cœur, Léonore ! Et c’est pourquoi vous ne croyez plus au bonheur… Mais si je vous disais que le bonheur est encore possible pour vous !
– Je ne suis pas Léonore ; je suis Saïzuma, bohémienne qui va par le monde lisant dans la main des gens… Et quant au bonheur, ce mot prononcé devant moi me fait maintenant frissonner comme l’aspect d’une bête hideuse…
– Tu es Léonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse… Écoute, maintenant… Oui, l’évêque est mort ! Oui, celui-là ne te fera plus souffrir… Mais il est quelqu’un qui est vivant encore, qui te cherche, et qui t’adore…
– Quelqu’un qui me cherche ? fit Saïzuma indifférente.
– Celui qui t’a aimée. Celui que tu as aimé… Souviens-toi !… Tu l’as aimé… tu l’aimes encore… et lui te cherche ; et il t’adore…
– Qui est-ce ? fit la bohémienne avec la même indifférence.
– Jean…
Saïzuma tressaillit et prêta l’oreille comme à une voix qui lui eût parlé de très loin.
– Jean ? murmura-t-elle. Oui… peut-être… oui… je crois que j’ai entendu ce nom…
– Jean ! duc de Kervilliers ! répéta Fausta avec plus de force.
Saïzuma pâlit.
Elle se leva toute droite, la tête penchée en avant comme pour mieux écouter cette voix qui lui parvenait de très loin et qui sans doute se rapprochait, retentissait plus distincte à son oreille… Elle interrogea Fausta de son regard plein de trouble et d’angoisse.
– Quel est ce nom ? balbutia-t-elle avec une telle expression de douleur et de crainte, qu’une autre que Fausta eût eu pitié et eût renoncé à cette torture…
– Le nom de celui que tu as aimé ! reprit Fausta avec une douceur et une autorité croissantes. Jean de Kervilliers, c’est celui qui devait être ton époux… regarde en toi-même ! Tu vois bien que tu l’aimes encore, puisque tu frémis et pâlis à ce seul nom… Souviens-toi, Léonore.
Saïzuma, lentement, était descendue jusqu’auprès de Fausta. Elle l’écoutait comme elle eût écouté une voix venue d’elle-même, tant les paroles de cette femme correspondaient à ses sentiments obscurs et les éclairaient. Fausta lui saisit les deux mains pour lui communiquer sa propre pensée.
– Souviens-toi, continua-t-elle ardemment. Souviens-toi comme tu étais heureuse lorsque tu l’attendais… lorsque du balcon du vieil hôtel de Montaigues, tu guettais son arrivée.
– Oui, oui… murmura la bohémienne dans un souffle.
– Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais défaillir sous ses baisers. Il te jurait un éternel amour et tu le croyais, tu fusses morte plutôt que de le soupçonner.
– Oui… morte ! répéta Saïzuma dans un gémissement.
– Et c’était vrai, Léonore ! Léonore de Montaigues, c’était vrai ! Jean de Kervilliers t’adorait… et si une fatalité vous a séparés, il en a souffert autant que toi. Je le sais. Lui-même me l’a dit. Lui-même m’a raconté son amour et son malheur… Il n’a cessé de t’aimer !.. Il te cherche… ne veux-tu pas le voir ?…
Saïzuma arrachant ses deux mains à l’étreinte de Fausta les avait placées devant ses yeux comme si une lumière trop vive les eût éblouis. Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de son passé lui revenaient par lambeaux, et ces lambeaux, peu à peu, se juxtaposaient dans sa mémoire et reconstituaient des scènes.
Un violent travail commencé le jour où elle avait été mise en présence du cardinal, continué par Charles d’Angoulême et Pardaillan, ce travail s’accomplissait en elle avec une rapidité croissante. Ce mot, ce nom : Jean de Kervilliers, était un flambeau qui éclairait bien des recoins ténébreux de son esprit.
Fausta le considérait avec l’attention passionnée qu’elle apportait à tout ce qu’elle entreprenait. Le moment lui parut arrivé de présenter à cet esprit encore vacillant un autre tableau.
– Suis-moi, dit-elle, je te jure qu’un jour, bientôt, tu reverras celui que tu aimes.
Palpitante et docile, Saïzuma suivit cette femme qui exerçait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui était ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur mêlée de joie. Elle ne savait pourquoi elle eût voulu revoir l’homme qui s’appelait ainsi. Mais elle constatait qu’il y avait un vide affreux dans son cœur depuis bien longtemps, et que ce vide serait comblé si elle revoyait cet homme.
Fausta entra dans le pavillon. Saïzuma l’y suivit en tremblant.
– Oh ! dit-elle, c’est ici que j’ai revu l’évêque !…
Et elle regarda avidement autour d’elle, mais le pavillon était vide.
– Oui, dit Fausta, c’est ici que tu as revu l’évêque, et c’est pour cela, pauvre femme, que tu rôdes depuis ce jour autour de ce couvent, et c’est pour cela que tout à l’heure je t’ai trouvée assise sur les pierres de la brèche… regardant ce pavillon… espérant malgré toi…
– Non ! oh non ! gronda la bohémienne. Si vous avez pitié de moi, faites que jamais plus je ne revoie l’évêque…
– Et Jean de Kervilliers ?…
Un sourire illumina le charmant visage de la folle :
– Je voudrais le voir, lui !… Pourtant je ne le connais pas… et je dois l’avoir connu… Je me le représente éclatant de jeunesse et de beauté ; il me semble que je sens sur mes yeux la douceur ineffable de son regard et que j’entends sa voix caressante…
– Tu le reverras, je te le jure !…
– Quand ?… Est-ce bientôt ?…
– Oui, certes… bientôt… dans quelques jours… si tu ne t’éloignes pas…
– Oh ! je ne m’éloignerai pas… non, non… quoi qu’il arrive.
– Bien. Maintenant, écoute-moi, Léonore… Ce n’est pas seulement Jean de Kervilliers que tu reverras, mais ta fille… comprends-tu ?… ta fille…
Saïzuma baissa la tête, pensive.
– Ma fille ! murmura-t-elle. Mais je n’ai pas de fille, moi… Les deux gentilshommes m’ont dit aussi que j’avais une fille… Voilà qui est étrange…
– Les deux gentilshommes ? interrogea Fausta avec une sourde inquiétude.
– Oui. Mais je ne les ai pas crus. Je sais que je n’ai pas de fille…
– Et pourtant, Léonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers… son nom et son image sont dans ton cœur !…
– Peut-être ! Oui… je crois en effet que cette image, qui depuis si longtemps habite mon cœur, peut porter un nom, et que ce nom c’est Jean…
Elle jeta autour d’elle des yeux hagards et frissonna soudain…
– Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom… Si mon père entrait tout à coup… s’il entendait !… que lui dirais-je ?… Il faudrait donc lui jurer encore qu’il n’y a personne dans la chambre !…
Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Léonore !… Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la vérité que tu caches…
– Quelle vérité ? balbutia la folle. Quelle vérité ? Il y a donc quelque chose que je cache à mon père !…
– Mais que tu ne caches pas à Jean de Kervilliers ! dit Fausta d’une voix impérieuse.
Saïzuma, brusquement, porta la main à son visage. Un faible cri jaillit de ses lèvres.
– Mon masque ! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front !… Je l’ai perdu !… oh ! si je pouvais couvrir la honte de mon visage !… Si je pouvais cacher ma honte !… par grâce, madame, ne me regardez pas… vous ne savez pas… vous ne saurez jamais…
– Je sais ! interrompit rudement Fausta. Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Léonore !… Ton secret, ton cher secret que tu caches à ton père, mais que tu as dit, tremblante et confuse, à celui que tu aimes, je le sais !… Tu vas être mère, Léonore !…
Saïzuma laissa tomber ses mains. Une immense stupéfaction se lisait sur son visage bouleversé.
– Mère ? demanda-t-elle. Vous avez dit cela ?
– N’est-ce pas là ton secret ?… N’est-il pas vrai que Jean le sait ?… et qu’il va t’épouser…
– Oui, oui, haleta la pauvre infortunée. Car il ne faut pas que mon père connaisse notre faute… Mon enfant, madame, mon pauvre chérubin, si vous saviez comme je l’aime… comme je lui parle… Il aura un nom, un beau nom dont il sera fier.
– Ton enfant… ta fille !… Oh ! mais souviens-toi ! Fais un effort !… Mère ! tu l’as été !… Cette enfant, cette fille… elle est venue au monde… Souviens-toi, Léonore !… Souviens-toi la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les prêtres qui te soutiennent… tu marches… tu arrives sur la place.
– Le gibet !… hurla Saïzuma en reculant affolée jusque dans un angle du pavillon… Le gibet ! La monstrueuse machine de mort !… Grâce ! laissez vivre l’enfant que je porte dans mon sein !…
La malheureuse tomba à genoux et frappa son beau front sur les dalles. Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva :
– Écoute !… On t’a fait grâce ! puisque tu vis !…
– Oui… oui !… Je vis !… Par quel miracle ? N’ai-je pas vu la corde se balancer sur ma tête ?… N’ai-je pas senti sur mes épaules les mains du bourreau ?… Je vis !… mais pourquoi cette lassitude immense de mes membres ?… Que s’est-il passé en moi ?…
Fausta, comme tout à l’heure, saisit ses deux mains qu’elle serra fortement.
– Il s’est passé que tu es mère !… Il s’est passé que l’enfant de ta faute et de ton secret, l’enfant de Jean de Kervilliers, est venu au monde !… Et que pour cette enfant, pour ta fille innocente, on t’a fait grâce !…
– Quoi ! balbutia la bohémienne. Cela est donc !… Je suis mère !… J’ai une fille !…
Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres ; et presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Elle ne regardait plus Fausta. Peut-être oubliait-elle sa présence. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais ce qui y demeurait fortement, c’était cette idée qu’elle était mère… qu’elle avait une fille…
Elle s’était affaissée sur elle-même, et adossée à cet angle, les coudes sur les genoux, le menton sur les deux mains, les yeux fixés dans le vague, elle sanglotait doucement. Des calculs confus s’échafaudaient dans son esprit.
– Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues ?… Dites… n’éprouvez-vous rien dans le cœur pour cette innocente que vous ne connaissez pas… et qui est votre fille ?
– Je l’ai appelée bien souvent ! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j’étais mère, je ne savais pas que j’avais une fille, et pourtant, bien souvent je l’ai appelée, lorsque la douleur m’étouffait, lorsque je sentais qu’une seule caresse de mon enfant m’eût sauvée du désespoir…
– Voulez-vous la voir ? répéta Fausta avec une grande douceur.
– Où peut-elle être ? continua Saïzuma comme si elle n’avait pas entendu… Si j’ai une fille, comment se fait-il qu’elle n’est pas avec moi ?… Comment a-t-elle pu vivre sans sa mère ?…
– Je le sais, moi ! dit Fausta.
– Oh ! vous savez donc tout ! gronda Saïzuma d’une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s’allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc ? Et que me voulez-vous, vous qui me dites que j’ai une fille ?… Une fille ! Je sais maintenant que j’ai une fille… Et, ajouta-t-elle avec une immense amertume, je vais sans doute savoir que, mère, je vais souffrir plus que je n’ai souffert, amante !…
– Ah ! éclata Fausta, tu reviens donc à toi ! La raison s’éveille donc dans ton esprit !… Tu me demandes qui je suis ? Une femme qui a pitié, voilà tout ! Est-ce que cela ne te paraît pas suffisant ? Un hasard m’a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m’a fait rencontrer deux êtres que j’ai voulu remettre en ta présence : ton amant et ta fille…
– Ma fille ! murmura la bohémienne en joignant les mains avec force.
– Écoutez, pauvre femme. Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison…
– Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant. Je me rappelle ce temps de souffrance…
Des méchants s’emparèrent de votre enfant… comprenez-vous ?…
– Oui, oui… ceux qui me persécutaient, ceux qui me détenaient prisonnière, fit Saïzuma qui faisait un effort terrible pour suivre attentivement ce qu’elle entendait.
– Ils s’emparèrent donc de votre fille…
– Pauvre petite !… Comme elle a dû souffrir !…
– Non ! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire très heureuse. Il se trouva un homme de bien, un homme de cœur qui put soustraire l’enfant à ses persécuteurs et qui l’éleva comme sa propre fille…
– Cet homme, madame ! Son nom, pour que je le bénisse à jamais ! Sa demeure, pour que j’aille me mettre à ses genoux !…
– Il est mort, dit Fausta.
– Mort !… Ce sont donc toujours les bons que frappe la destinée Mais au moins est-il mort chargé d’ans et de bonheur ?… dit Saïzuma d’une voix étranglée.
– Il est mort misérable, au fond d’une prison…
Saïzuma baissa la tête en pleurant.
– Son nom ? fit-elle. Que je sache au moins son nom, puisque je ne pourrai jamais le voir…
– Il s’appelait Fourcaud… c’était un procureur… Retiendrez-vous ce nom ?…
– Fourcaud !… Ce nom est maintenant gravé dans mon cœur pour toujours… Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable ? Qu’avait-il fait pour aller en prison ?… Qui fut cause de son malheur ?…
– Votre fille !…
– Impossible !… Ceci est impossible !… Quoi ! j’apprends que j’ai une fille !… et j’apprendrais en même temps que ma fille est un monstre !… Ne parlez pas ainsi, madame, ou je croirai que vous mentez affreusement.
– Vous ne me comprenez pas. Votre fille fut la cause du malheur et de la mort de Fourcaud, mais la cause bien innocente, hélas ! Car elle adorait celui qu’elle croyait son père… Me suivez-vous bien ? me comprenez-vous ?
– Oui, oui ! fit Saïzuma haletante. Mais expliquez-moi, alors…
– Voici. Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre…
– Une religion ? balbutia la bohémienne en passant ses mains sur son front. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler de cela…
– Souvenez-vous. Votre père n’était pas catholique…
– Non… non… nous n’allions jamais à l’église des catholiques…
– Vous étiez ce qu’on appelle des huguenots… Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne…
– Jeanne ? interrompit la bohémienne.
– Votre fille. C’est le procureur Fourcaud qui lui donna ce nom.
– Jeanne ! répéta Saïzuma dont le visage s’illumina d’un sourire.
– Fourcaud voulut donc que votre fille, Jeanne, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre… religion proscrite…
– Oui, oui, hélas !… Combien des nôtres sont morts !… Combien d’autres ont subi d’effrayants supplices !…
– Eh bien !, imaginez maintenant la haine qui devait entourer le procureur Fourcaud et votre fille Jeanne !…
– La même haine qui nous entourait !…
– C’est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté dans une prison où il est mort…
– Dénoncé !… Oh ! si je connaissais le dénonciateur !… J’irais lui arracher le cœur.
– Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme… une jeune fille…
– C’est atroce ! Comment une jeune fille a-t-elle pu avoir le courage de livrer ce malheureux à la mort, et peut-être à quelque horrible supplice…
– Oui… vous avez raison… c’est atroce… car le pauvre Fourcaud fut réellement supplicié… on l’attacha sur une croix… et on l’y laissa mourir…
– Affreux ! Affreux ! murmura Saïzuma frémissante. Cette jeune fille si méchante mériterait le même supplice !…
– N’est-ce pas ? dit Fausta en tressaillant.
– Et vous dites que vous la connaissez ? haleta la bohémienne.
– Certes !… C’est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu… une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes… son nom est Violetta…
– Violetta !…
– Oui ! Pourquoi ce nom vous surprend-il ?…
– Vous dites que c’est cette Violetta qui a dénoncé le malheureux Fourcaud ?…
– J’en suis sûre !…
– Et c’est elle qui l’a fait mourir sur une croix ?…
– C’est elle !… Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu ?…
– Je la connais en effet, dit Saïzuma d’une voix sombre. J’ai vécu avec elle. Car moi-même je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. J’aimais à l’entendre chanter, pendant que je disais la bonne aventure. Sa voix m’allait au cœur. Quelquefois, quand je la regardais, j’avais envie de la serrer dans mes bras… mais elle semblait avoir peur de moi…
– Ou plutôt, c’était une créature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n’ont pitié de rien ni de personne, puisqu’elle n’avait pas pitié de votre malheur…
– C’est vrai, dit Saïzuma avec un soupir, il fallait que ce fût une créature bien perverse pour dénoncer et livrer le bienfaiteur de ma fille… Tenez, madame, ne parlons plus d’elle !…
– Elle mérite pourtant un châtiment !…
– Oui ! oh ! un châtiment terrible !…
– Vous le disiez ; elle mérite de mourir sur une croix comme le malheureux Fourcaud, puisqu’elle a causé le malheur de votre fille Jeanne !…
– Malheur à cette fille du démon si mon enfant a souffert par elle !
– Certes elle a souffert, puisqu’elle-même a été en prison !… Elle vous le dira…
– Elle me le dira ! murmura la bohémienne extasiée. Je la verrai donc ?
– Je vous l’ai promis…
– Quand ?… Ah ! madame… si cela était !… Si je pouvais seulement savoir le jour…
– Dès demain, dit Fausta, si c’est possible. Certainement d’ici quelques jours…
– Vous dites certainement… Oh ! prenez garde de me rendre folle… folle de joie !…
– Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite… Seulement, il faut faire ce que je vous dirai…
– Tout ce qu’on voudra ! s’écria Saïzuma avec exaltation.
– Il est nécessaire que pendant ces quelques jours, tandis que j’irai chercher votre Jeanne pour l’amener… il est nécessaire qu’on ne vous voie pas… vous comprenez ?…
– Je resterai cachée !…
– Mais où ?
Saïzuma sourit.
– Là, sur le haut de la montagne, je connais des braves gens qui me donnent à manger quand j’ai faim, à boire quand j’ai soif, et qui me laissent dormir la nuit chez eux… C’est là que je me retirerai… j’y serai bien cachée, et nul ne me verra…
– Et c’est là que je vous amènerai votre fille Jeanne !
– Venez donc ! dit Saïzuma radieuse, transfigurée, venez que je vous montre la demeure de ces gens…
La bohémienne s’élança, repassa par la brèche, fit le tour des murs du couvent et arriva enfin à la chaumière où Fausta était entrée tout à l’heure…
« Maintenant, gronda Fausta en elle-même, je crois que Dieu même ne pourrait pas les sauver… je les tiens tous !… »
Fausta entra alors dans le couvent par la grande porte et se fit conduire chez l’abbesse, laquelle la reçut comme toujours avec ce mélange d’inquiétude et de respect qu’elle avait pour ce personnage énigmatique.
Fausta était-elle vraiment la puissance mystérieuse devant laquelle il faut s’incliner ? Ou simplement une intrigante ?… Plus d’une fois Claudine de Beauvilliers s’était posé cette question. Or, que voulait Claudine ? Que son couvent fût enrichi, ce qui signifiait qu’elle-même serait riche.
Nature légère, insoucieuse, incapable de méchanceté, plus incapable encore d’approfondir, la future maîtresse d’Henri IV bornait son ambition à une existence de luxe et de jouissances. Elle adorait la bonne chère, les bijoux, le linge délicat, les vêtements somptueux, enfin tout ce que peut aimer une femme de cour, mais ce que l’abbesse, de par sa profession et ses vœux, n’eût pas dû désirer.
Aimant tout cela, on conçoit donc l’impatience avec laquelle la jolie abbesse attendait la réalisation des promesses que lui avait faites Fausta.
Elle était dans le secret de la grande conspiration. Elle savait que Valois était condamné et que le duc de Guise devait régner. De l’avènement de Guise devait dater sa fortune.
Ils étaient ainsi une foule, dans la Sainte Ligue, qui attendaient la fortune d’un changement de roi. À cet égard, il n’y a rien de changé et dans chaque parti qui se forme, on escompte le prochain changement de gouvernement.
Claudine de Beauvilliers savait que son abbaye serait richement dotée par le nouveau roi. Elle savait d’autre part l’influence certaine de Fausta sur le duc de Guise. C’était plus qu’il n’en fallait pour témoigner à la mystérieuse Fausta un respect et une obéissance très sincères. Mais, au fond, elle ne comptait guère sur cette fortune à venir que comme on compte sur un héritage problématique.
De là chez elle cette inquiétude, ces soudaines familiarités, ces respects exagérés, lorsqu’elle se trouvait en présence de Fausta. De cet état d’esprit, il résultait que Claudine de Beauvilliers avait accepté de se constituer la geôlière de la petite bohémienne Violetta, mais qu’en somme elle n’exerçait qu’une surveillance sans conviction sur sa prisonnière. Elle s’était déchargée de ces soins humiliants sur deux vieilles nonnes qu’elle avait jugées très aptes au métier de surveillantes.
Ces vieilles sœurs à qui il ne restait presque rien de leur profession, pas même le costume, le lecteur les a vues à l’œuvre : c’étaient Mariange et Philomène. Elle avait vaguement entendu dire que les deux geôlières se faisaient aider par deux grands diables de truands d’aspect assez terrible ; mais la présence de ces deux hommes dans l’enclos ne l’avait que médiocrement effarouchée.
Il est probable que si Fausta avait parfaitement connu l’insouciance de Claudine, elle ne lui eût pas confié la garde d’une prisonnière à laquelle elle tenait tant. Mais Fausta était comme tous ceux qui sont armés d’un pouvoir, et qui, rapidement, en arrivent à se figurer que tous leurs serviteurs leur sont dévoués.
Lorsque Fausta entra chez l’abbesse, celle-ci était en train d’établir ses comptes. Et, navrée, elle constatait qu’il lui manquait six mille livres pour arriver à gagner la fin de l’année.
Le couvent était doté de deux mille livres par an, mais depuis la fuite d’Henri III, le trésor royal était fermé. Ce n’était plus la pauvreté… C’était la misère. En sorte que très bravement, mais non sans ennui, Claudine passait en revue les noms des gentilshommes fortunés auxquels elle pouvait faire appel.
Cette liste… de financiers était sous ses yeux, et Claudine la lisait attentivement lorsque Fausta parut. Claudine se leva et fit la révérence.
– Que faisiez-vous là, mon enfant ? demanda Fausta qui, plus jeune que Claudine, pouvait cependant employer ce terme sans qu’il étonnât dans sa bouche.
– Hélas ! madame, dit Claudine en poussant elle-même un fauteuil dans lequel Fausta s’assit, je révisais les comptes de l’abbaye…
– Et vous trouviez ?…
– Que nos pauvres sœurs mourront de faim sûrement, s’il ne nous tombe quelque manne du ciel…
– Dieu a nourri son peuple dans le désert, dit gravement Fausta.
– Nous ne sommes plus au temps où Moïse d’un coup de baguette faisait jaillir l’eau des rochers, et j’ai beau chercher, je ne vois pas comment je pourrai donner quelque satisfaction aux innombrables créanciers de ce malheureux couvent.
– Ne parlons que de vous, dit Fausta. Combien dépensez-vous en une année ?…
– Hélas ! j’ai perdu l’habitude du luxe… c’est tout au plus si pour ma personne et mon entourage direct je dépense vingt-mille livres par an…
– Le couvent étant doté de deux mille et en supposant qu’il en dépense dix, où trouvez-vous les vingt-huit mille livres dont vous avez besoin.
Claudine ne put retenir un léger rire. La question que Fausta lui posait si gravement n’avait qu’une réponse possible. Elle ne la fit pas, et sous le regard clair, ferme et lumineux de celle qui lui parlait ainsi, se contenta de hausser légèrement les épaules. En même temps, ses yeux tombèrent sur la liste qu’elle avait rejetée sur la table où elle écrivait. Fausta vit la direction de ce regard, saisit la feuille dans ses mains, la parcourut, reposa lentement le papier sur la table et doucement murmura :
– Pauvre femme !…
Ce mot de pitié empourpra les joues de Claudine comme l’eût fait un outrage. Peut-être Fausta avait-elle voulu et cherché cette révolte de l’orgueil naturel.
– Madame, dit Claudine d’une voix tremblante, tandis que deux larmes perlaient à ses paupières, est-ce ma faute ?… Riche, je serais libre tout au moins de mon corps ; pauvre, d’une telle pauvreté que souvent il n’y a pas de pain ici, je…
Elle s’interrompit brusquement, puis reprit en se redressant :
– Lorsque la cellerière[6] vient me dire que ces pauvres filles ne dîneront pas le soir, lorsque je sais que depuis deux, quelquefois trois jours, le feu est éteint dans la cuisine du couvent, alors, madame, je regarde autour de moi, et comme je n’ai plus de bijoux à vendre, je vends… ce que je puis !
Parole sublime, ô jolie Claudine de Beauvilliers !
– Au surplus, continua l’abbesse, il est certain que j’ai fait beaucoup pour M. de Guise. Qu’a-t-il fait pour moi ?… J’ai amené à la Ligue des gentilshommes dont le concours lui est précieux. Je lui ai donc donné tout ce que je pouvais lui donner. Que m’a-t-il donné, lui ? Des promesses… C’est peu, madame !
– Pour un peu, dit froidement Fausta, vous passeriez au parti royal…
– Au parti de Valois ! Et même à celui de Navarre ! Nous voulons vivre, madame ! Je veux vivre ! Qui donc saurait m’en faire un crime ?…
Claudine était au point où l’avait voulu Fausta.
– Mon enfant, dit celle-ci avec une grande douceur, vous êtes donc à bout de forces et de patience ?
– Je crois que beaucoup, dans la Ligue, sont comme moi, madame ! Et que serais-je devenue depuis ces temps de trouble où… pardonnez-moi, madame !…
– Parlez franchement. Je le veux !…
– Eh bien !, vous avez deviné la nature de mes ressources. Mais depuis que M. de Guise tient Paris…
Claudine s’arrêta encore…
– Vos amants songent plus à se harnacher ou à courir aux conciliabules qu’à chercher les joies de l’amour, dit tranquillement Fausta.
– C’est cela même, madame, fit Claudine stupéfaite et souriante. Que serais-je donc devenue si vous n’aviez eu pitié de moi et de ma pauvre abbaye ?…
– Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu’il vous manquait…
– Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres…
– En sorte que si je mettais encore à votre disposition une vingtaine de mille livres…
– Ah ! madame ! je serais sauvée… pour cette fois encore ! s’écria Claudine dont les yeux étincelèrent de joie.
– Et vous pourriez attendre patiemment le grand événement !…
– Certes !… surtout s’il ne se fait pas trop désirer, ajouta Claudine en riant.
– Eh bien !, écoutez, mon enfant. Dans peu de jours… prenons une date : le vingt-deux d’octobre, par exemple…
– Ce jour me convient, madame.
– Eh bien !, ce jour-là, envoyez en mon palais un homme sûr : il vous rapportera les deux cent mille livres convenues.
Claudine fit un bond.
– Qu’avez-vous, mon enfant ? demanda paisiblement Fausta.
– Vous venez de dire… balbutia Claudine… mais c’est une erreur…
– J’ai dit deux cent mille livres, et ce n’est pas une erreur…
Claudine de Beauvilliers devint très pâle et murmura :
– Cette somme… cette somme énorme…
– Elle est à vous le jour que je vous ai dit, à condition que la veille de ce jour, c’est-à-dire le vingt-et-unième d’octobre, vous m’aidiez dans une petite opération que j’ai résolu de mener à bien…
– Ah ! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours !...
– N’en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon opération et vous assignerai votre rôle. Pour le moment, veuillez m’envoyer chercher celle de vos petites prisonnières qui s’appelle Jeanne.
Claudine, encore tout éblouie, s’élança. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivité de Violetta, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud.
Depuis qu’elle était enfermée dans l’enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s’attendait toujours à voir apparaître sa sœur Madeleine, ainsi qu’on le lui avait promis. Elle avait cent fois répété à Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse délivrance.
Condamnée à mourir avec sa sœur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens. Alors elle avait cru que sa dernière heure était venue et qu’on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, où la pitié l’avait guidée, s’était penchée sur elle en disant :
– Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous êtes libre…
– Et Madeleine ? s’était écriée Jeanne.
– Madeleine, avait répondu la femme, est déjà délivrée et en sûreté… Alors, ivre de joie, pareille à une morte qu’un miracle ferait sortir du tombeau, elle avait suivi sa libératrice. On l’avait conduite jusqu’à une litière qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse ; on l’avait fait monter dans cette litière ; un homme s’était installé près d’elle, la tenant toujours par le bras… la litière s’était mise en route, et ne s’était arrêtée que devant la porte de l’abbaye de Montmartre. Là, on l’avait enfermée dans le pavillon de l’enclos…
Et depuis, elle attendait… tantôt songeant à cette inconnue qui l’avait délivrée avec un sentiment de reconnaissance exaltée, tantôt au contraire ne se la rappelant qu’avec une confuse terreur. Qui était cette femme ? Elle pouvait à peine le soupçonner. Quelque dame de la cour, sans doute, qui avait eu pitié d’elle…
Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit où elle était descendue dans les Cachots de la Bastille. La pauvre petite était toute tremblante. Elle était bien jolie aussi. Fausta la considéra quelque temps d’un œil sombre et murmura :
– Oui… c’est bien la fille de Belgodère… Me reconnaissez-vous ? demanda-t-elle à haute voix.
Jeanne Fourcaud – ou plutôt Stella – secoua la tête.
– Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a délivrée…
Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s’illuminèrent. Elle s’avança rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa…
– Oh ! madame, murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier ! Depuis cette nuit si terrible et si douce, il n’est pas une heure où je n’aie songé à vous… et avec quelle anxiété j’attendais ce moment où je puis vous dire que mon cœur vous bénit, mais…
Elle s’arrêta, hésitante, et timidement leva sur Fausta ses yeux noyés de larmes.
– Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite.
– Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez être bonne… je puis donc vous dire que si je vous ai bénie à chaque minute de ma vie depuis cette nuit-là, j’ai aussi beaucoup pleuré… Madeleine, madame, ma sœur Madeleine… quand dois-je la retrouver ?
Si impassible que fût Fausta, si terrible que fût la pensée qui la guidait, elle ne put s’empêcher de frissonner. Ces quelques mots de Jeanne venaient d’évoquer en elle une effrayante vision : Madeleine Fourcaud, dont le corps se balançait au-dessus des flammes du bûcher et tombait enfin dans la fournaise, tandis que Violetta, aux mains du bourreau, s’approchait pour subir le même supplice… et alors Pardaillan apparaissant tout à coup, la mêlée, les chevaux qui se cabrent et fuient, et enfin Violetta sauvée… À ce souvenir, un amer soupir gonfla son sein.
– Vous reverrez votre sœur Madeleine, dit-elle.
– Est-ce vrai ? palpita Jeanne. Et sera-ce bientôt ?…
– Bientôt, oui, je le crois… mais, mon enfant, je suis venue vous trouver ici où je vous ai mise à l’abri, pour vous entretenir d’un sujet bien grave… Dites-moi, vous rappelez-vous votre père ?…
– Hélas ! madame, balbutia la malheureuse enfant qui éclata en sanglots, comment pourrais-je l’avoir oublié, alors qu’il y a quatre mois à peine, mon pauvre père plein de vie nous prodiguait encore ses caresses, à ma sœur et à moi ?…
– Et votre mère ?
Jeanne considéra Fausta avec un regard de douloureux étonnement.
– Ma mère ? murmura-t-elle.
– Oui. Je vous demande si vous vous rappelez votre mère…
– Madame, vous ne savez donc pas que ma mère est morte peu de temps après m’avoir donné le jour ? Ma sœur Madeleine, plus âgée que moi, pourra sans doute vous parler d’elle… car elle m’en a parlé bien souvent… mais moi… je ne l’ai vue qu’à un âge dont je n’ai pas conservé le souvenir…
– Et qu’en disait votre sœur ?… Quelle femme était votre mère ?... Belle, n’est-ce pas ?
– Très belle, madame ; Madeleine me disait que notre mère était d’une admirable beauté…
– N’avait-elle pas des yeux bleus ?…
– Oui, madame, fit Jeanne étonnée.
– De grands cheveux blonds ?…
– C’est bien le portrait que m’en a souvent tracé Madeleine… Mais madame… auriez-vous connu ma mère ?…
– Je la connais, dit Fausta simplement.
– Mon Dieu, madame, s’écria Jeanne tremblante, que dites-vous là ?…
– Je dis que je connais votre mère…
– Oh !… mais… vous parlez comme si ma mère n’était pas morte depuis de longues années déjà… mais c’est une folie… une imagination que je me crée ?
– Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta sans répondre, est-ce que votre père vous parlait souvent de votre mère ?…
– Jamais, madame…
Fausta eut un tressaillement de joie.
– Sans doute mon pauvre père cherchait à écarter de lui de pénibles souvenirs : sans doute il souffrait cruellement de la mort de notre mère… c’est du moins l’explication que me donnait ma sœur…
– Et si je vous disais qu’il y a une autre explication plus naturelle, plus juste au silence de votre père ?… Si je vous disais que votre mère n’est pas morte, mais simplement disparue ?…
– C’est un rêve ! murmura Jeanne en secouant la tête.
– Pourquoi un rêve ?… Écoutez-moi !… Supposez qu’à la suite d’une grande terreur, votre mère soit tombée malade… Supposez qu’elle soit… par exemple… devenue folle…
Jeanne frémissait de tout son être. Elle entendait. Elle écoutait. Et elle se refusait à croire à la réalité de la minute qu’elle vivait à ce moment.
– Si cela est, continua Fausta, si votre mère, à la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison ; si votre père a désespéré de la guérir, si enfin dans un accès de sa folie, elle a disparu, et si votre père, après l’avoir longtemps cherchée, a dû renoncer à la retrouver, n’est-il pas naturel qu’il vous ait fait croire qu’elle était morte ?…
– Madame !… madame ! balbutia la jeune fille, c’est moi qui crains de devenir folle en ce moment !…
– Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l’exacte vérité !…
– Impossible ! oh ! impossible !…
– Cela est pourtant ! reprit Fausta avec force.
Jeanne tomba à genoux et se prit à sangloter doucement. Claudine de Beauvilliers avait assisté à cette scène avec satisfaction. Elle se demandait avec une sorte d’épouvante quel but poursuivait cette femme. Mais si nous avons donné à l’abbesse le juste tribut de notre admiration, force nous est d’avouer maintenant qu’elle était trop éblouie par la perspective des deux cent mille livres pour songer à approfondir les actes et les projets de sa terrible protectrice. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement :
– Ne pleurez pas, pauvre petite… Ou plutôt… oui, pleurez… car votre mère, hélas ! n’est pas encore guérie… Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison… C’est de vous conduire à elle… C’est vous, vous seule, qui pouvez guérir votre mère…
Quelques jours se passèrent et l’on arriva à la veille de ce vingt-et-unième d’octobre où Fausta devait détruire d’un seul coup ses ennemis, ou plutôt (puisqu’en réalité, elle n’éprouvait pas de haine véritable) les obstacles qui avaient suspendu l’exécution de ses projets.
Pardaillan et le duc d’Angoulême devaient être amenés à midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d’armes de Guise.
Fausta se réservait de faire prévenir à onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon d’aventures se trouvaient dans l’abbaye de Montmartre ; les gens de Guise arriveraient à l’abbaye presque en même temps que les deux gentilshommes qu’il s’agissait d’occire en douceur.
Fausta avait parfaitement calculé son affaire : prévenir le duc plus tôt, c’était le mettre en présence de Violetta vivante encore, et tout son Plan s’écroulait alors, puisque Guise, amoureux de la petite bohémienne, était tout à fait capable de la sauver.
L’exécution de Violetta était donc fixée à dix heures, en présence de son père et de sa mère. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnèse et de Léonore.
Donc, dans la matinée, avec la complicité et l’aide de l’abbesse, elle prenait ses dispositions. À dix heures, Violetta était suppliciée. Si Farnèse s’obstinait à vivre après le coup qu’elle allait lui porter au cœur, on l’aiderait à trépasser, voilà tout. À midi, Pardaillan et Charles d’Angoulême arrivaient, conduits par Maurevert, et étaient massacrés par les gens de Guise.
Après cette hécatombe, il ne resterait plus à Fausta qu’à consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.
Et alors on marcherait sur Blois. Alors, c’était la mort d’Henri III. Alors, c’était la royauté de Guise… le triomphe de la Ligue… l’entrée en France d’Alexandre Farnèse… la marche sur l’Italie, l’écrasement de Sixte Quint… la souveraineté assurée sur le monde chrétien !…
On a vu avec quel soin, quelle prodigieuse entente du mensonge, Fausta avait préparé son œuvre… Tout tenait maintenant à la mort d’une pauvre petite chanteuse de bohème. Fausta avait donc ourdi autour de la malheureuse enfant une trame serrée ; elle y avait mis une patience, une souplesse, une volonté qui faisaient de cette œuvre hideuse une œuvre de génie.
Rien maintenant ne pouvait sauver ni Violetta, ni le cardinal, ni Pardaillan…
Il nous faut assister aux derniers préparatifs de cette étrange machination demeurée l’un des épisodes les plus inconcevables de cette époque, pourtant si fertile en incidents d’une sombre et violente étrangeté.
La veille, donc, du vingt-et-un octobre, Picouic et Croasse virent avec étonnement un certain nombre d’ouvriers pénétrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, à leur grande surprise, l’une des deux petites prisonnières avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait été conduite à Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours ? Il est vraisemblable qu’elle fut menée à Saïzuma dans la chaumière où habitait celle-ci.
Picouic et Croasse ne s’étaient que médiocrement alarmés du départ de Jeanne. Ils surveillaient surtout Violetta, avec un zèle qui enchantait sœur Mariange, laquelle eût d’ailleurs frémi d’indignation et expulsé les deux anciens chantres, si elle avait pu connaître les véritables motifs de ce zèle.
En effet Picouic s’était mis dans la tête que Violetta serait l’instrument de sa fortune. Il avait donc tout intérêt à s’opposer à une fuite de la jeune fille, mais s’il la surveillait aussi étroitement, c’est qu’il voulait la garder pour lui… nous voulons dire qu’en ramenant la petite chanteuse soit à Pardaillan, soit à des parents qu’il comptait bien retrouver, il espérait se faire payer très cher son dévouement. Son plan était simple, à la fois naïf et rusé comme tout ce qu’il entreprenait.
Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hâte à réaliser les espérances qu’il fondait sur elle. À quoi bon ?… Tant qu’il aurait le vivre et le couvert assuré, tant que l’amoureuse Philomène les gorgerait de victuailles assez viles, mais abondantes, pourquoi lui, Picouic, eût-il contrarié le destin ?… Il passait son temps à engraisser, chose qui lui arrivait pour la première fois de sa vie et qui était chez lui un sujet de stupeur admirative.
Quant à Croasse, il nageait en pleine félicité. Soit que Philomène eût pour lui des attentions gastronomiques plus empressées et plus ardentes, soit que Croasse fût un goinfre plus dévorant que Picouic, il est certain qu’il éclipsait son ami en splendeur rubiconde.
Il avait rapidement dressé Philomène à un manège qui se renouvelait toutes les nuits. La tendre Philomène venait-elle, le cœur battant, frapper à la porte du pavillon où Croasse avait élu domicile ? Croasse entrouvrait la porte et son cœur, puis jetait un œil attentif sur les mains de l’amoureuse vieille fille. S’il apercevait une bouteille dans chaque main de Philomène, il ouvrait et son cœur et la porte. Si les mains de Philomène étaient vides, il refermait le tout : conduite peu recommandable, et que, de nos jours, nous appellerions le chantage à l’amour.
Philomène accomplissait donc des prodiges et dévalisait la cave de l’abbesse. Il en résultait que Croasse avait pris une face vermeille qui le faisait paraître encore plus irrésistible ; sa voix était devenue plus creuse, plus profonde. Picouic engraissait donc simplement. Croasse gonflait à vue d’œil.
– Pourvu que tu puisses repasser par la brèche quand nous partirons d’ici, lui disait Picouic.
Devenu superbe dans la bonne fortune, Croasse répondait qu’il ne voyait pas la nécessité de s’en aller, et que cette nécessité se présentât-elle, il en serait quitte pour faire abattre un pan de mur. Picouic n’était pas sans quelque inquiétude. Il pensait que la passion exorbitante qu’une vieille nonne éprouvait pour le fastueux Croasse finirait bien un jour ou l’autre par s’évanouir, et qu’alors il faudrait décamper, reprendre le collier de misère, recommencer la vie d’aventures et de jeûnes forcés…
– Oui, mais ce jour-là, ruminait-il, je ne partirai pas sans emmener la petite chanteuse… La brèche est toujours là !…
Quelles ne furent donc pas sa stupeur et son inquiétude lorsque, la veille du 21 octobre, avons-nous dit, il aperçut des ouvriers maçons entrer dans ce que Philomène appelait le jardin, se diriger justement vers la brèche en question et commencer à la boucher au moyen de grosses pierres cimentées très convenablement.
– Mais il me semble qu’on nous enferme, dit-il à Croasse, qui comme lui assistait de loin et sans se montrer à ce travail imprévu.
– Tant mieux, répondit Croasse ; de cette façon, nous ne pourrons plus nous en aller.
Les deux compères s’étaient placés de façon à tout voir sans être vus. Lorsque la brèche fut entièrement bouchée, ils durent constater – Croasse avec une magnifique insouciance, et Picouic avec un commencement de terreur – qu’en effet ils ne pouvaient plus s’en aller, sinon par la grande porte du couvent.
Les murs de cette abbaye étaient ce qu’étaient alors tous les murs : de véritables fortifications, très élevés, fort difficiles à franchir, même avec une échelle. Maintenant, s’il était possible à Picouic à la rigueur de franchir les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire escalader à Violetta.
Cette impossibilité d’emmener avec lui la jeune fille qui devait assuré sa fortune devint une évidence lorsque Picouic aperçut dix hommes d’armes portant des piques se diriger vers l’enclos où était enfermée la petite chanteuse. Deux d’entre eux s’arrêtèrent à la porte de l’enclos, deux autres se mirent à faire les cent pas dans l’enclos, et les deux derniers, enfin, se placèrent à la porte même de la bâtisse qui servait de prison.
Cette fois, Picouic pâlit. Il se passait quelque chose de nouveau et d’anormal dans le couvent. Il se préparait quelque événement dont Picouic ne pouvait soupçonner la nature ?… Que pouvait-il résulter de tout cela ?
« Rien de bon ! pensait Picouic. »
La journée presque entière s’écoula pourtant sans qu’aucun incident nouveau fût venu justifier les craintes de Picouic. Mais, vers le soir, il y eut dans le jardin de nouvelles allées et venues d’autant plus mystérieuses que pas une nonne n’apparaissait.
Philomène et Mariange avaient disparu. Qu’étaient-elles devenues ?… Picouic était pâle d’inquiétude, Croasse lugubre.
– Tu as peur ? demanda Picouic.
– Non, j’ai faim, dit Croasse étonné.
En effet, leurs deux approvisionneuses ayant disparu, Picouic et Croasse étaient menacés de sortir maigres de ce grenier d’abondance où maigres ils étaient entrés – si encore ils parvenaient à en sortir !
– Mais de quoi aurais-je peur ? reprit Croasse devenu blême à la pensée qu’un danger quelconque pût les menacer. D’ailleurs, ajouta-t-il en claquant des dents, il est impossible que j’aie peur, depuis que je sais que je suis brave.
– Moi, j’ai peur, dit Picouic. C’est pourquoi, attends-moi ici. Je vais tâcher de savoir ce qui se passe là-bas derrière le pavillon, près de la brèche maintenant bouchée, hélas !
Et laissant là son compagnon terrorisé, Picouic s’élança. Croasse regarda autour de lui pour tâcher d’apercevoir un trou où se fourrer. Mais l’enclos entouré de planches était maintenant gardé par des hommes d’armes. Sur sa droite, c’étaient les bâtiments du couvent, et il eût préfère mourir sur place plutôt que de se diriger vers ces bâtiments qu’il supposai envahis par une troupe mystérieuse. Sur sa gauche, vers le pavillon, c’étaient les ouvriers qui s’occupaient à une besogne inconnue ; c’était le côté que Picouic avait jugé dangereux. Croasse poussa donc un soupir qui ressemblait à un gémissement et s’assit dans l’herbe ; bientôt même il s’allongea de son long, et cachant sa tête dans ses bras, attendit le coup de grâce.
Quant à Picouic, se faufilant d’arbre en arbre, il ne tarda pas à gagner le pavillon et il le contourna en prenant les précautions que lui suggérait sa prudence habituelle. Un étrange spectacle frappa alors ses yeux. Derrière le pavillon une vingtaine d’ouvriers s’occupaient activement, sous les ordres de l’abbesse Claudine de Beauvilliers elle-même, à diverses besognes.
– Il se prépare ici une fête religieuse…
Telle fut la première pensée de Picouic. En effet, voici ce qui se passait.
Derrière le pavillon s’étendait une assez large esplanade bornée d’un côté par le pavillon lui-même, d’un autre par le mur d’enceinte qui se perdait au loin, et bordée au fond par un massif de cyprès entourant le cimetière spécial des Bénédictines.
Sur le derrière du pavillon s’ouvrait une porte ; en sorte qu’une personne entrée dans ce vieux bâtiment par la porte située près de la brèche (maintenant bouchée) pouvait, par cette porte de derrière, aboutir directement sur cette esplanade face au massif de cyprès clôturant le cimetière.
Maintenant, qu’on se figure que ce pavillon lui-même n’était que le prolongement ou pour mieux dire le vestibule d’une bâtisse plus vaste qui avait dû jadis s’élever sur cette esplanade.
Cette bâtisse avait disparu ; elle s’en était allée en ruine. Mais quelques débris encore debout permettaient de supposer que le bâtiment, ruiné par le temps et l’incurie, avait dû être sans doute affecté au service religieux ; là, sûrement, s’était élevé jadis une sorte de temple, une façon d’élégante chapelle comme en témoignaient deux ou trois colonnes qui s’élevaient dans le ciel pur de cette soirée.
Là aussi, entre deux colonnes, Picouic put apercevoir les restes d’un exhaussement dallé de marbre, et qui avait peut-être supporté le maître-autel… Il regarda avec anxiété.
Or, à quoi s’occupait cette compagnie d’ouvriers dont Picouic suivait attentivement les faits et gestes ? Une partie d’entre eux raclait l’herbe qui avait poussé, nettoyait les marches de marbre, et cette sorte d’estrade dallée sur laquelle, sans doute, s’était élevé le maître-autel. Ils raclaient également et lavaient à grande eau une stalle de marbre… une de ces stalles réservées à l’officiant, dans les grandes cérémonies de Pâques et de Noël, comme on peut encore en voir dans quelques vieilles chapelles très riches, la stalle en marbre sculpté ayant été jadis un ornement plus somptueux que la stalle de bois.
Au-dessus de cette stalle, de ce siège marmoréen, d’autres ouvriers dressaient un dais en étoffe brochée. Et la stupéfaction de Picouic fut à son comble et confina à la terreur, lorsqu’il eut constaté que sur la retombée de ce dais se croisaient les clefs symboliques de saint Pierre…
Qui donc allait s’asseoir là !… Et cette terreur du brave Picouic devint plus aiguë lorsque l’abbesse ayant constaté que tout était en ordre, que tout semblait prêt pour une étrange cérémonie nocturne, dit à ceux qui travaillaient sous ses ordres :
– Maintenant, suivez-moi au cimetière…
Picouic, poussé par une curiosité mêlée d’une épouvante superstitieuse, se glissa vers le rideau de cyprès. Le soir enveloppait maintenant la colline Montmartre, et les premières étoiles commençaient à clignoter dans un ciel pâle. Deux ou trois torches s’allumèrent, et ce fut à la lueur de ces torches que Picouic put assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetière.
Quelques ouvriers, en effet, allaient de tombe en tombe, se baissaient se relevaient, allaient plus loin.
– Par saint Magloire ! murmura Picouic en suant de terreur, quelle besogne est-ce là ?…
Tout simplement, ces gens cueillaient les dernières fleurs poussées sur les tombes, roses d’automnes pâles et morbides qui commençaient à s’effeuiller au souffle des premières brises froides.
Si Picouic eût été esprit poétique, il eût pu se demander à quoi devaient servir ces fleurs cueillies sur des tombes… à quelle mourante ou à quelle morte elles étaient destinées. Mais Picouic s’étonnait, et voilà tout. D’ailleurs, son attention à ce moment était sollicitée par un groupe d’ouvriers qui, tandis que leurs camarades arrachaient des roses, accomplissaient un autre travail.
Au centre du cimetière s’élevait en effet une grande croix de bois qui étendait dans l’ombre ses larges bras moussus, verdis par l’eau du ciel… C’était cette croix que déplantaient les travailleurs nocturnes, à la lueur des torches.
« Pourquoi arrache-t-on cette croix ? se demanda Picouic. »
Il ne tarda pas à le savoir. La croix fut transportée sur l’esplanade qu’on venait de si bien nettoyer, et on la dressa debout contre le mur du pavillon, près de la porte.
– Creusez là le trou ! commanda alors l’abbesse.
L’endroit qu’elle désignait était juste en face de la porte de derrière le pavillon, et à quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La croix fut alors portée au trou qui venait d’être creusé, et essayée : elle s’y tenait parfaitement debout, et l’ayant déplantée, les travailleurs de cette scène nocturne la couchèrent sur le sol. En sorte qu’il sembla à Picouic qu’il n’y avait plus qu’à attacher ou à clouer un condamné sur l’instrument de supplice, et à dresser ensuite cette croix en la plantant dans le trou, pour transformer la colline de Montmartre en un Golgotha funèbre.
Quand tous ces préparatifs furent achevés, les ouvriers macabres disparurent, et l’abbesse elle-même regagna les bâtiments de l’abbaye.
Pour si peu disposé à la rêverie que fût Picouic, il demeura longtemps à la même place, se demandant s’il ne rêvait pas. La lune qui se levait lui montra l’esplanade, l’estrade de marbre, la stalle surmontée de son dais, la croix couchée, autour de laquelle, par un trait qui tenait plutôt des mystères païens, on avait enroulé une guirlande de fleurs… des roses arrachées au cimetière des nonnes.
Non il ne rêvait pas… Il essuya la sueur qui coulait à grosses gouttes, sur son visage et murmura :
– Pour qui cette croix ?…
Ne trouvant aucune réponse à cette question, il regagna l’endroit où il avait laissé Croasse et le trouva étendu dans l’herbe. Picouic avait son idée, comme on va voir. Il frappa sur l’épaule de son compagnon qu’il croyait endormi. Mais si Croasse dormait, il ne dormait que d’un œil ; il poussa un gémissement.
– Il faut fuir, dit Picouic.
Croasse reconnaissant la voix de son compagnon, se releva, instantanément rassuré.
– Fuir ? s’écria-t-il. Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l’enclos.
Picouic jeta un coup d’œil vers le bâtiment où Violetta était enfermée, et le vit éclairé. Alors il songea à ces six hommes armés qui étaient venus prendre position dans l’enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour ainsi dire à celui des préparatifs sinistres auxquels il avait assisté derrière le pavillon…
– Oh ! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible ?…
– Quoi donc ? As-tu vu quelque chose ? fit Croasse en regardant avec inquiétude autour de lui.
– Rien. Fuyons, si nous pouvons. Quant à l’enclos, il n’y faut pas songer, il est gardé…
Croasse, sans plus d’objection, suivit machinalement son compère qui, traversant avec rapidité le terrain de culture, parvint au mur d’enceinte.
– Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu feras la courte échelle ; grâce à Dieu, si tu as gagné en épaisseur, tu n’as rien perdu en hauteur ; j’espère donc en grimpant de tes mains sur tes épaules, atteindre le faîte de ce mur, après quoi, je te hisserai en haut et nous n’aurons qu’à nous laisser tomber de l’autre côté.
Croasse répondit :
– Le conseil est bon. Hâtons-nous donc…
Et il prit aussitôt la position indiquée par Picouic, lequel en quelques instants se trouva hissé sur les épaules du haut desquelles il put en effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur sur lequel il s’assit à cheval.
– À mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains.
– Excellent moyen de me faire retomber à l’intérieur, dit tranquillement Picouic ; tâche de trouver une issue : quant à moi, il faut que je parte à l’instant ; mais sois tranquille, je reviendrai te délivrer.
Là-dessus, laissant son compagnon stupéfait, effaré et épouvanté, Picouic se suspendant par les mains, se laissa tomber de l’autre côté du mur et se mit à descendre bon train la colline.
Or, dans cette soirée même, un cavalier qui venait de franchir la Porte-Neuve un peu après le coucher du soleil se dirigeait au pas de son cheval vers le moulin de la butte Saint-Roch, où nous avons eu naguère occasion de conduire le lecteur. Moulin abandonné maintenant, silencieux, jamais éclairé la nuit, et dont les ailes jamais ne tournaient sous la brise du jour. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier descendit de sa monture, qu’il attacha à un arbre et se mit à monter vers le moulin.
– Halte-là ! fit une voix tout à coup.
Un homme armé d’un poignard et d’un pistolet surgit d’une haie et braqua le canon de son arme sur le cavalier qui, pour toute réponse, montra sa main à un doigt de laquelle brillait un anneau d’or.
– C’est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle après avoir jeté un coup d’œil sur l’anneau.
Par trois fois encore avant de pouvoir pénétrer dans le moulin, le cavalier fut arrêté de cette façon, et à chaque fois, grâce à l’anneau, signe mystérieux devant lequel on s’inclinait avec un respect qui tenait de la vénération, il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l’introduisit dans une pièce bien éclairée dont les fenêtres étaient soigneusement dissimulées sous des rideaux épais, afin que du dehors nul ne pût voir la lumière.
À cette lumière, quelqu’un qui se fût intéressé aux faits et gestes du cavalier, eût reconnu en lui l’un des principaux acolytes de Fausta, celui-là en qui elle avait placé toute sa confiance et qui remplaçait Farnèse dans la hiérarchie nouvelle instituée par la sombre conspiratrice.
C’était le cardinal Rovenni. C’était celui-là qui, dans le palais de Fausta, avait lu l’acte d’accusation contre Farnèse et maître Claude. Il portait un costume de gentilhomme armé en guerre.
Dans la pièce où il venait de pénétrer, un vieillard était assis, enfoui au fond d’un vaste fauteuil de bois sur une pile de coussins. Courbe, replié sur lui-même, très pâle, secoué par des accès de toux, le vieillard semblait bien près de sa fin. Le cardinal Rovenni s’approcha du fauteuil, se courba, s’inclina, s’agenouilla et murmura :
– Saint-Père, me voici aux ordres de Votre Sainteté…
– Relevez-vous, mon cher Rovenni, râla d’une voix bien faible le vieillard, relevez-vous, et causons en bons amis… Il n’y a pas ici de Saint Père… il n’y a que votre bon, votre excellent ami Peretti qui est bien heureux de vous revoir…
Ce mourant, c’était en effet le meunier qui dans cette pièce même avait eu sous le nom de M. Peretti, un entretien avec le chevalier de Pardaillan. C’était Sixte-Quint… Le cardinal Rovenni obéit à l’invitation du pape, se releva, et sur un signe à la fois amical et impérieux du vieillard, prit place sur une chaise.
– Peretti ! continua le pape ; simplement Peretti !… Hélas ! que ne suis-je vraiment le bon Peretti !… J’ai voulu goûter à la grandeur suprême, et voilà que la tiare m’écrase… Je meurs sous le fardeau… Ah ! si je pouvais déposer le pouvoir !… mais il est trop tard maintenant. Pape je suis, pape je mourrai…
– Vous avez encore de longues années à vivre, heureusement pour l’Église, dit Rovenni en examinant avec attention les signes manifestes de la décrépitude qui démentait cet espoir.
Sixte-Quint haussa les épaules.
– Six mois, mon bon Rovenni… voilà ce que j’ai devant moi… et encore !… six mois tout au plus !… Et tant d’affaires encore à arranger !… Cette conspiration dans laquelle vous vous êtes laissé entraîner…
– Saint-Père !…
– Ce n’est pas un reproche. Vous et d’autres n’avez péché que par ma faute… je me suis montré un peu dur… je croyais bien faire… n’en parlons plus ! Vous voici revenu au bercail vous et les meilleurs de ceux que cette satane suscitée par le malin esprit avait réussi à convaincre… il faut donc, avant que je ne m’en aille rendre compte à Dieu, il faut, dis-je, que je puisse arriver là-haut en disant : « Voilà ! Je me suis laissé surprendre par l’ennemi, c’est vrai. Mais tout est en ordre, maintenant, et j’ai laissé les clefs à un vigilant gardien de la Maison. »
Rovenni tressaillit et considéra le vieillard avec plus d’attention.
– Celui qui doit me remplacer… continua Sixte.
Un accès de toux l’interrompit, si déchirant que Rovenni se leva pour appeler du secours.
Mais le pape l’arrêta d’un geste. Et lorsque l’accès se fut calmé :
– Vous voyez, dit-il tristement… Quand je dis six mois… je crains d’exagérer… mais ne parlons plus de moi… L’essentiel, dis-je, est que j’écrase cette conspiration avant de mourir, et puis, que j’assure ma succession à quelqu’un qui en sera digne… aura compris mon œuvre… et me jurera de la continuer.
Le pape darda un pâle regard sur Rovenni palpitant.
– Ce quelqu’un, ajouta-t-il, vous le connaissez… c’est un de vos amis… votre meilleur ami… car ici-bas, il n’est meilleur ami que soi-même…
– Saint-Père ! balbutia Rovenni en pâlissant de joie.
– Chut !… Je n’ai pas dit que ce fût vous que je destine à me remplacer, interrompit le pape avec un sourire ; j’ai seulement dit que c’était votre meilleur ami…
– Je sais que je suis indigne d’un tel honneur, dit Rovenni dont les mains tremblaient d’une joie profonde, et dont le regard s’éclairait d’une flamme ardente.
– Pourquoi donc ? dit Sixte. Parce que vous m’avez trahi ?… Per bacco, d’abord cela prouve que vous avez de l’énergie, et j’aime les gens énergiques, moi ! Ensuite, vous êtes revenu à temps dans le giron de la véritable Église… Plus tard, Rovenni, dans un mois ou deux, nous causerons de cela ; mais dès maintenant, je vous défends de dire que vous êtes indigne. Eh ! j’ai gardé des pourceaux, moi, si vous avez fréquenté des traîtres !…
Pendant cette tirade, le cardinal avait rougi, pâli, coup sur coup, balbutié de confuses paroles.
– Mon successeur, termina le pape, sera celui qui m’aura aidé à vaincre la terrible ennemie que m’a suscitée Satan. Or, c’est vous, mon cher, mon bon Rovenni, qui m’apportez cette joie inespérée…
Plus convaincu que jamais, Rovenni s’inclina en frémissant d’espoir. Mais il garda le silence dans la crainte de s’attirer encore un de ces terribles éloges dont le pape venait de le gratifier.
– Sait-elle où je suis ? reprit tout à coup le vieillard.
– Elle vous croit en Italie, Saint-Père, bien loin de supposer que vous êtes aux portes de Paris. Elle a connu votre entrevue avec le roi de Navarre et en a usé avec une grande habileté pour décider le duc de Guise.
– Navarre ! murmura Sixte-Quint. Le huguenot ! L’hérétique !…
– Que vous avez excommunié, Saint-Père, et exclu de tout droit à quelque trône ou principauté que ce soit !…
– Certes ! dit Sixte avec un sourire. Mais si l’hérétique rentrait dans le sein de l’Église !…
– Impossible !…
– Si Henri de Béarn abjurait, continua le pape, l’excommunication serait levée, entendez-vous, Rovenni !… Henri de Béarn reprendrait tous ses droits. Je lui aurais ainsi donné la couronne de France… mais j’aurais du même coup décapité l’hérésie !…
– Vos vues sont sages et profondes, murmura Rovenni en s’inclinant. Sixte Quint haussa les épaules.
– Les hommes sont des pourceaux, dit-il avec ce ricanement sinistre qui était si effrayant sur sa bouche de moribond. Il faut donc leur promettre ample glandée si on veut les faire entrer, au soir… Le soir est venu pour moi, Rovenni. Il faut que je fasse rentrer mon troupeau avant de me coucher… Mais laissons Navarre pour le moment. Vous dites donc qu’elle ne sait pas que je n’ai pas quitté la France ?
– Elle vous croit en Italie, répéta Rovenni.
– Oui… Et vous me dites donc, mon bon Rovenni, que peut-être une occasion pouvait se présenter… tandis qu’elle me croit bien loin… que me disiez-vous à votre dernière visite ?… J’ai la tête si faible… la mémoire commence à m’échapper…
Un nouvel accès de toux secoua le vieillard qui finit par râler d’une voix éteinte :
– Il est temps… il est grand temps…
– Je vous disais, Saint-Père, reprit le cardinal Rovenni, qu’une circonstance devait se présenter bientôt où Votre Sainteté pourrait trouver les conspirateurs rassemblés.
Sixte Quint, affaissé dans son fauteuil, les yeux fermés, hocha de la tête doucement, comme un moribond à qui on parle de choses qui déjà lui échappent.
– Votre Sainteté m’entend-elle ? demanda Rovenni avec une certaine anxiété.
– Oui, oui… allez, mon bon Rovenni… les conspirateurs doivent se rassembler… tous, n’est-ce pas ?
– Du moins tous ceux qui l’ont suivie en France pour y préparer les événements que vous connaissez…
– C’est-à-dire la chute d’Henri III…
– Oui, Saint-Père… et pour y préparer ainsi des événements qui sont encore dans la main de Dieu…
– C’est-à-dire la mort de Valois et l’avènement de Guise au trône de France.
– Oui, Saint-Père !…, Je vois que Votre Sainteté a l’esprit plus alerte qu’elle ne veut bien le dire.
Un pâle sourire glissa sur les lèvres de Sixte Quint, qui murmura :
– Continuez, mon cher ami…
– Donc, les principaux d’entre les conspirateurs, cardinaux ou évêques, doivent s’assembler pour une de ces cérémonies qu’elle sait organiser avec son infernal talent. Vous saurez que nul comme elle ne s’entend à frapper l’imagination de ceux qui l’entourent.
– Oui. C’est un point que j’ai trop négligé. Il faut aux hommes de la pompe, du théâtre, des spectacles magnifiques ou terribles. N’oubliez pas cela quand vous serez pape, Rovenni…
– Ah ! balbutia le cardinal, qui pâlit et joignit les mains, que dit là Votre Sainteté ?…
– Cela m’a échappé… mais pas un mot !… Mettez que je n’aie rien dit… car si on savait… poursuivez, mon bon ami, poursuivez…
– Eh bien !, Saint-Père, je disais que rien ne serait plus facile que de profiter de cette réunion…
– Mais Guise ? interrogea le pape dans l’œil duquel s’alluma un éclair. Rovenni eut un sourire de triomphe.
– Le duc de Guise, dit-il, doit venir à cette cérémonie avec ses gentilshommes et ses gens d’armes… Il doit en être prévenu à une certaine heure précise, ni trop tôt ni trop tard… Or, savez-vous qui doit le prévenir ?… C’est moi, Saint-Père !
– Eh bien ! fit le pape comme s’il n’eût pas déjà compris.
– Eh bien ! je ne le préviendrai pas, voilà tout !…
Sixte Quint leva ses bras au ciel et murmura :
– Mon Dieu, c’est un grand bonheur que vous avez fait à votre serviteur et à votre Église en me ramenant ce digne, ce brave, cet excellent Rovenni un instant égaré… La tiare conviendra merveilleusement à cette noble tête… de traître, de judas, d’imposteur !
Ces trois derniers mots, le pape les prononça en lui-même, et Rovenni rayonnant, demeura sous l’impression qu’avait voulu produire le vieillard.
– Toute la question, reprit le cardinal, est de savoir si Votre Sainteté pourra…
– Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un miracle et me rendra les forces nécessaires. D’ailleurs je dispose de quelques hommes décidés… je serai bien escorté…
– Et vous pouvez ajouter, Saint-Père, que grâce à moi, la plupart des conspirateurs sont maintenant indécis, hésitants, et qu’il faudrait bien peu de chose pour les ramener à vous…
– Bien, mon ami… bien… Et où doit avoir lieu cette réunion ?… Dans Paris ?…
– Non, heureusement : dans un endroit solitaire, écarté, assez éloigné de Paris pour permettre d’agir sans avoir à craindre d’intervention des ligueurs : à l’abbaye de Montmartre.
– Va bene :.. J’enverrai en avant un homme à moi qui vous portera mes instructions. Arrangez-vous pour qu’il puisse entrer…
– À quoi le reconnaîtrons-nous, Saint-Père ?…
– Il portera au doigt un anneau semblable à celui que je vous ai donné… Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu’à me prévenir du jour…
– C’est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Père…
– Et c’est ?
– Demain ! fit Rovenni triomphant. Si demain vers dix heures du matin, Votre Sainteté entre à l’abbaye de Montmartre, elle y trouvera rassemblés autour de la révoltée les cardinaux qui persistent encore en ce schisme étrange.
Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s’était levé, et ce ne fut pas sans angoisse qu’il demanda :
– Moi, et ceux qui sont prêts à rentrer dans le devoir, devons-nous attendre Votre Sainteté ?
– Oui, dit nettement Sixte Quint. Lors même que je serais plus malade encore, Dieu fera un miracle… j’irai !
– Ainsi donc, Saint-Père, nous vous attendrons. Et nous attendrons d’abord l’homme porteur de l’anneau, que Votre Sainteté doit nous envoyer…
– Et vous lui obéirez comme à moi-même, dit le pape qui leva sa dextre pour bénir.
Le cardinal Rovenni tomba à genoux, reçut la bénédiction, puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il retrouva son cheval où il l’avait laissé. Il se hissa sur la selle et reprit au pas le chemin de la Porte-Neuve. Mais comme il allait tourner le sentier, il s’arrêta, considéra le moulin qui se profilait sur le front pâle de la nuit et murmura :
– Pape !… Avant deux mois je serai pape !… Il croit qu’il en a encore pour six mois… Mais il faudrait vraiment un miracle… et nous ne sommes plus au temps des miracles !…
Là-dessus, le cavalier se dirigea vers le pont-levis, et sans doute il avait quelque mot d’ordre, car à son appel le pont s’abaissa, la porte s’ouvrit… bientôt le cardinal Rovenni se perdit dans Paris.
À peine le cardinal était-il sorti de la pièce où M. Peretti l’avait reçu, que le vieillard affaissé dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana :
– C’est trop facile décidément de jouer les hommes ! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu… Judas ! Imposteur !… Toi, pape !… Allons donc !… Et puis… patience ! je ne suis pas mort !… Six mois ?… Six ans !… Patience, par la Madone, patience, mon bon Rovenni, mes dignes traîtres !… que je vous amène seulement à Rome… et je me charge de vous enterrer tous avec les honneurs qui vous sont dus, sacripants !… Holà, Cajetan !…
En appelant ainsi, le pape frappa d’un marteau d’argent sur un timbre. Cajetan, l’intime et le véritable confident de Sixte, Cajetan que nous avons entrevu un instant au début de cette histoire dans l’hôtel de Catherine de Médicis, Cajetan donc apparut aussitôt.
– Combien d’hommes avons-nous ? demanda le pape : j’entends des hommes d’armes.
– Vingt… que l’on peut porter à trente-cinq en armant les laquais.
– Les vingt suffiront. Qu’ils se tiennent prêts à m’escorter demain. Et quant à toi, Cajetan, je vais te confier une mission où tu risques peut-être ta vie…
– Ma vie appartient au Seigneur et à mes supérieurs, dit Cajetan.
– Bon ! Tu me précéderas donc, tu entreras dans l’endroit que je vais te désigner : tu y trouveras une femme… cette femme, en mon nom et au nom de Dieu, tu lui mettras la main à l’épaule et tu l’arrêteras…
– Je l’arrêterai, dit froidement Cajetan. Qui est cette femme ?
– Fausta, répondit Sixte.
Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l’envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s’arrêtait à l’aumônière de cuir qu’il portait suspendue à son ceinturon. L’aumônière contenait un petit flacon ; dans le flacon, il y avait du poison.
« Pourtant, songeait Maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Qu’ai-je fait de mal ? Est-ce ma faute si mon père et le père de mon père ont été bourreaux et s’ils m’ont transmis leur fonction ? N’ai-je pas réparé autant qu’il fut en mon pouvoir ? Et lorsque le divin sourire de l’enfant me fit comprendre l’horreur de tuer, n’ai-je pas renoncé à être bourgeois notable en même temps que je déposais la hache ?… Tout cela est bel et bon… je n’en suis pas moins l’ancien bourreau de Paris. M. le duc d’Angoulême, s’il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains… Tandis que moi mort… oui… mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre… et alors… petit flacon de mon aumônière, tu feras ton office !… »
Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait sans terreur cette Grève dont si souvent il avait détourné son regard, épouvanté par les souvenirs qu’elle évoquait. Plus de malheur ! Plus de désespoir ! Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles, les emmener en Italie.
Ce fut avec un sourire enjoué qu’il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu’il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours ! Dans quelques heures, il ne serait plus le cardinal-évêque de Parme et Modène, mais simplement le prince Farnèse… un homme comme un autre que n’enchaînaient plus les vœux, qui avait le droit d’aimer… d’être époux et père !
Le ciel était pur ; un souffle de brise un peu froide faisait frissonner les beaux peupliers qui bordaient alors les berges de la Seine. C’était une de ces exquises matinées d’automne où il semble que la nature veuille donner aux hommes une de ses dernières fêtes. Dans l’azur d’un ciel de soie changeante, passaient comme des sourires de légères vapeurs blanches, et il semblait au cardinal Farnèse que ces sourires du ciel fêtaient sa bienvenue, son retour à la vie heureuse…
Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l’autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.
Voici qu’on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.
Claude poussa un soupir et, s’étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s’arrêtait devant la porte de la maison.
– Descendez ! fit-il d’une voix rauque.
Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots :
« Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications. »
– Veuillez monter, monseigneur, dit l’homme.
Farnèse et Claude prirent place dans la litière qui se mit aussitôt en route. Mais au lieu de se diriger vers le palais de Fausta, comme l’avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l’abbaye : circonstance qui eût achevé de rassurer Farnèse s’il eût pu avoir des soupçons. D’ailleurs, aucune escorte. Rien que l’homme qui servait de conducteur et activait les deux mules nonchalantes de la litière. Personne en vue. Le calme et le silence d’une belle matinée. La litière arriva sans incidents à l’abbaye et s’arrêta devant le grand portail surmonté d’une croix. Farnèse et Claude ayant mis pied à terre se dirigèrent vers la porte.
– Pardon, monseigneur, dit alors l’envoyé de Fausta, j’ai l’ordre d’introduire dans l’abbaye Son Éminence le cardinal Farnèse, mais non aucune personne de sa suite.
– Vous entendez, maître Claude ? dit le cardinal avec une sourde joie.
– Soit ! répondit humblement l’ancien bourreau. Je vous attendrai sous ce chêne.
Farnèse fit vivement un geste d’approbation et pénétra aussitôt dans l’abbaye dont la porte se referma lourdement. Dans le couvent, c’était le même calme, le même silence qu’au dehors. Farnèse, rongeant son impatience, suivait son guide qui traversait les bâtiments, et entré sur le terrain de culture, se dirigeait tout droit vers le vieux pavillon.
– Entrez, monseigneur, dit le guide.
Farnèse, frémissant, reconnut l’endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant, et se vit en présence d’une quinzaine de personnages qu’il connaissait tous : cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d’une gravité funèbre. Ils étaient comme dans la terrible nuit où, avec Claude, ils l’avaient condamné à mourir par la faim. Assis sur des fauteuils placés en demi-cercle, ils formaient une imposante assemblée dans ce vieux pavillon au mur duquel on avait cloué, au fond, un grand Christ qui dominait cette scène.
Farnèse chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l’inquiétude, il fit le tour de ces personnages ; mais leur silence était effrayant et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.
– Messeigneurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d’angoisse, j’attendais… j’espérais une autre réception, et je m’étonne de trouver des visages aussi sévères…
L’un d’eux, alors, se leva et dit :
– Cardinal Farnèse, ce n’est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages : c’est de la tristesse, et n’est-elle pas bien naturelle à l’heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours ?…
Farnèse respira… Non ! Rien de funèbre dans ce qu’il voyait…
– Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait ; la présence de l’éminent et très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici…
Farnèse s’inclina ; et à ce moment même, une porte qu’il n’avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s’ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle et agité ; mais Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. À l’entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent, puis se tournant vers le grand Christ, s’agenouillèrent, tandis que Rovenni récitait une prière.
Farnèse, lui aussi, s’était agenouillé. Il avait incliné la tête, et certes sa prière fut aussi fervente. Lorsque Rovenni eut terminé son oraison, Farnèse se releva, et il vit que les assistants, s’éloignant lentement à l’exception du cardinal Rovenni, sortaient tous par la porte du fond.
– Que signifie ? balbutia-t-il. Où est Sa Sainteté ?… Elle seule a qualité pour…
– Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience… Ce qui est dit est dit.
– Mais la cérémonie de renonciation ?… Pourquoi sommes-nous seuls ?
– Elle va avoir lieu. Et si nous sommes restés seuls, Farnèse, c’est que j’ai à vous demander tout d’abord si vous avez bien consulté votre conscience.
– Que voulez-vous dire, Rovenni ?… Vous me connaissez depuis longtemps…
– C’est parce que je vous connais, c’est parce que je sais votre attachement à la foi et au dogme que je vous demande : « Farnèse, est-il bien vrai que vous vouliez quitter le sein de l’Église ? »
– J’y suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu’à cette condition et à d’autres qu’elle connaît, j’ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie…
Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha vivement de Farnèse, et d’une voix plus basse :
– Vous savez que je vous aime. Vous n’ignorez pas, d’autre part, qu’il est impossible à un prêtre de sortir de l’Église avec le consentement de l’Église même… Fausta s’est engagée à vous relever de vos vœux : elle inaugure là une œuvre de maléfice qu’aucun pape n’a osé consommer…
– Vous prononcez d’étranges paroles, murmura Farnèse en pâlissant.
– Soyez franc, reprit Rovenni en jetant un rapide regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie ?… Hâtez-vous… les minutes, les secondes même sont précieuses…
– J’ai accepté d’aller en Italie pour parler aux principaux d’entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses ou des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.
– Est-ce là tout ce que vous devez faire en Italie ?
– C’est tout ! dit Farnèse.
– Et contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis ?
Farnèse garda le silence. Une vague terreur l’envahissait maintenant. Il ne soupçonnait pourtant aucune trahison et n’eût pu assigner aucune cause à cette terreur mystérieuse qu’il sentait monter en lui.
– Parlez donc ! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant il sera trop tard.
– Eh bien ! palpita Farnèse, on m’a promis…
À ce moment une sorte de gémissement s’éleva au dehors… un cri qui traversa l’espace comme une plainte., puis tout retomba au silence.
– Trop tard ! murmura Rovenni.
– Avez-vous entendu ? bégaya Farnèse que l’épouvante gagnait.
– Farnèse, écoute-moi, écoute ton vieux camarade… Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte ?…
Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta :
– N’entendez-vous pas ?… Qui vient de crier ?… Qui pleure là ?…
– C’est toi qui ne m’entends pas ! gronda Rovenni. Écoute. Bientôt Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte ! Nul doute que sa volonté suprême ne soit écoutée… Farnèse, il en est temps ! Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer !
Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura :
– Que me proposez-vous ?… Est-ce bien vous qui venez de parler ainsi ?
– Je te propose la fortune, les grandeurs… Fausta ne peut rien te donner, et tu l’avais bien compris, puisque le premier tu l’as quittée… un mot !… Un seul !… Hâte-toi !…
– Fausta peut me donner l’amour, dit gravement Farnèse. Fausta est pour moi l’archange de la félicité suprême puisqu’elle fait de moi un homme, puisqu’elle m’arrache au néant de mes vœux, puisqu’elle me fait époux en me rendant celle que j’adore, puisqu’elle me fait père en me rendant ma fille !…
– Votre fille ! prononça Rovenni d’une voix si glaciale que Farnèse frissonna, et que cette épouvante de tout à l’heure l’envahit de nouveau.
Pourtant, il se cabra contre cette terreur qu’il jugeait puérile, et d’un ton assuré… qui voulait être assuré :
– Sans doute !… J’ai la parole de la souveraine… et…
Rovenni éclata de rire.
– La parole de la souveraine !… tu crois en Fausta et en sa parole sacrée !… Eh bien, écoute !…
Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence ; lents mortellement tristes, les appels du bronze funéraire se succédaient avec de sourdes vibrations.
– Le glas ! murmura Farnèse éperdu. Pour qui sonne-t-on le glas ?
– Écoute ! Écoute encore ! gronda Rovenni en le saisissant par le bras.
Des voix, alors, derrière la porte du fond, s’élevèrent en un chant de deuil… un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d’horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes… Farnèse, d’une violente secousse, se dégagea de l’étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante, sa voix couverte par le chant funèbre et les tintements du glas :
– Le glas de mort ! Le chant des suppliciés !… Qui meurt ici ?… Qui est mort ?…
– Farnèse ! prononça Rovenni d’un accent d’ironie terrible, la souveraine Fausta t’attend là, derrière cette porte… Va donc lui demander ton amante et ta fille !…
– Ma fille ! rugit Farnèse.
Et il se rua vers la porte du fond. Il crut se ruer… Il y alla à pas chancelants, les jambes brisées, le cœur noyé d’horreur, comprenant qu’il entrait dans la mort, dans le prodigieux cauchemar des épouvantes surhumaines, et voulant quand même se raccrocher à quelque espoir insensé…
– Ma fille ! répéta-t-il avec un sanglot déchirant au moment où il atteignait la porte, et où, dehors, le chant des suppliciés éclatait en un lugubre grondement.
Il trébucha ; furieusement, il se raccrocha à la porte, et d’une sauvage poussée, d’un geste frénétique, l’ouvrit toute grande… Et un instant, il demeura hagard, plus livide qu’un mort, les cheveux hérissés, pris de vertige ; se muscles craquèrent ; dans sa tête, un foudroyant travail se produisit ; il eut la sensation que sa cervelle éclatait, que son crâne s’ouvrait, que son cœur se déchirait, et que des griffes de fer s’incrustaient à sa gorge…
Dans le plein air, il put faire trois pas rapides, et soulevant les bras vers la suppliciée, rêvant un rêve fantastique et hideux, devant l’indescriptible spectacle qui violentait sa raison et faisait vaciller son regard, d’une voix sans accent humain, il hurla le même mot :
– Ma fille !…
Et c’était bien sa fille ! C’était bien Violetta ! C’était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore !… C’était bien pour sa fille que s’élevaient dans l’air pur et léger de cette radieuse matinée les chants de mort, comme jadis pour Léonore !… Et comme jadis pour Léonore, c’était un spectacle d’affreuse agonie qui heurtait ses yeux égarés !…
En effet là, sur cette esplanade, se dressait l’estrade de marbre à demi ruinée sur laquelle s’étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme ; et au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d’une solennité angoissante dans ce décor aux tons de pourpre et de violet, sous son dais rouge, frangé d’or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours noir étrangement calmes, d’un calme funeste, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée !…
Et c’était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies… la croix du cimetière, que par une réminiscence païenne, ou par un secret hommage à la beauté, l’abbesse Claudine avait enguirlandée de fleurs !…
Et sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze, pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie… morte peut-être… c’était Violetta ! c’était sa fille !…
Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique passa dans l’œil de Farnèse avec la rapidité fantastique de ces rêves impossibles qui naissent et meurent dans la même seconde. En effet, à l’instant même où il sortait du pavillon, à l’instant où, ce cri jaillissait de ses entrailles :
« Ma fille !… »
À cet instant, disons-nous, une femme placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta se retourna vers lui… Au cri de Farnèse, un autre cri, une clameur d’horrible angoisse répondit… Et cette femme, d’un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et comme jadis sur les marches de l’autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s’appesantirent sur les épaules de Farnèse… Car cette femme, c’était Léonore de Montaigues.
Le cardinal eut un râle, une sorte de hoquet convulsif semblable à ceux de l’agonie.
Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une belle lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse…
Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d’effroi…
– Que dis-tu ? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Ma fille… notre fille… Jean ! Jean Farnèse !… notre fille… la voici !…
– La voilà ! râla Farnèse en étendant le bras vers la suppliciée…
– Violetta !…
– C’est ta fille !…
– La bohémienne ?… La petite chanteuse que je repoussais ?
– C’est ta fille !…
Léonore se retourna vers la croix. Une indicible expression s’étendit sur son beau visage ravagé, convulsé à ce moment par la tempête de sentiments qui se déchaînait dans son cœur. Ses mains tremblantes se levèrent, et d’une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia :
– Ma fille !… Est-ce vrai ?… Est-ce toi ? dis ?… Oui, oui, c’est toi… je te reconnais !… Ma fille… mon enfant… Oh ! aidez-moi à la descendre de là… peut-être n’est-elle pas morte… attends, ma fille… attends, voici ta mère…
Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L’effort qu’il faisait pour se mettre en marche était énorme ; mais il demeurait sur place, il lui semblait qu’il était de bronze ; que ses membres avaient acquis la dureté, l’inflexibilité du bronze, et que dans ce corps de bronze les veines charriaient du plomb fondu… L’effort qu’il faisait pour crier était énorme, mais sa bouche entrouverte ne laissait échapper qu’un souffle bref et rauque. En réalité, il n’y avait plus de vivant en lui que les yeux…
Les yeux rivés sur l’adorée enfin retrouvée… la bien-aimée qui l’avait reconnu !… Léonore, il ne voyait que Léonore !… Ses yeux ne se levaient pas sur la croix… Ses yeux exorbités rougis par l’afflux du sang au cerveau, ses yeux étaient rivés sur Léonore, et il ne voyait, il ne pouvait voir qu’elle, et dans son cœur à défaut de ses lèvres, il n’y avait qu’un mot, un cri, gémissement, plainte, hurlement farouche :
« Léonore !… »
Et voici ce qu’il voyait : la mère avait étreint de sa fille tout ce qu’elle pouvait en étreindre, c’est-à-dire le bas du corps ; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas ; sa parole brève et saccadée jaillissait comme jaillit le sang d’une blessure mortelle ; elle disait en quelques secondes ce qu’elle eût pu dire en seize ans ; elle ne s’arrêtait que pour baiser furieusement les adorables petits pieds tout nus que les cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et de toutes ses forces décuplées, poussées à l’exaspération de la force, elle tentait de secouer la croix, de l’arracher du trou.
Sans doute elle ne reconnaissait pas les gens qui l’entouraient, car parfois elle tournait la tête vers les visages funèbres des cardinaux, vers l’effroyable statue qui s’appelait Fausta. Et elle râlait :
– Aidez-moi donc… par pitié, aidez-moi… je vous dis qu’elle n’est pas morte, et si elle est morte, je la réchaufferai, je la réveillerai. Je suis sa mère… Messieurs, ayez pitié… je n’ai jamais vu mon enfant… je ne savais pas que c’était elle… Cela m’étonnait aussi de sentir que j’aimais la petite bohémienne… Attends, ma fille… je saurai bien trouver la force…
Elle fit un plus rude effort, et dans cet effort même, brisa ses forces… Elle s’abattit à genoux… Ses ongles s’incrustèrent alors au pied de la croix, puis labourèrent le sol ; puis tout à coup, elle se leva toute droite, et dans le même instant, retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus… Pour toujours, elle fut immobile…
Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette exorbitante minute d’horreur qui suivit son entrée sur l’esplanade.
Lorsqu’il vit tomber Léonore, lorsqu’il eut au cœur ce choc qui lui apprenait qu’elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin… Il put marcher… Il se traîna vers elle, se pencha, se releva, porta les deux mains à son front et dit :
– Morte !…
Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux baissèrent la tête. Seule l’effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.
Alors le cardinal tira le poignard qu’il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées :
– Maudite !… Maudite !… À ton tour !…
Il crut qu’il s’élançait, qu’il se ruait, qu’il allait frapper Fausta… En réalité, il demeura sur place ; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui, que, dans une sorte de cataclysme de son être, tout s’effondrait, s’émiettait… et qu’il ne pouvait plus faire un pas… Alors il répéta son cri sinistre et, levant le poignard, d’un geste foudroyant se frappa à la poitrine. Presque aussitôt, il tomba non loin de Léonore.
Il n’était pas mort encore. Dans le spasme suprême de l’agonie, il put se traîner jusqu’à elle et il la saisit dans ses deux bras… il chercha à rapprocher ses lèvres, des lèvres décolorées de la morte… mais au moment où il allait les atteindre, au moment où il allait trouver ce baiser de mort sur la bouche de l’adorée, il se raidit tout à coup, et le souffle glacé de sa bouche fut le dernier…
Ils demeurèrent ainsi enlacés dans la mort, et l’étreinte de l’amant fut telle qu’il fut ensuite impossible de les séparer…
Quelle que fût l’impassibilité des gens qui assistaient à cette scène, un frémissement d’horreur, de pitié peut-être parcourut cette assemblée. Peut-être aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques ; leurs regards pleins d’une sourde anxiété allaient de Fausta au cardinal Rovenni qui, lui-même pâle et frémissant, jetait avidement les yeux du côté des bâtiments de l’abbaye et murmurait :
– Pourquoi Sixte n’arrive-t-il pas ? Où est l’homme qui devait le précéder ici, porteur de son anneau ?…
Fausta, en voyant tomber Léonore, puis le cardinal Farnèse, avait eut un mystérieux sourire et prononcé en elle-même :
« Deux !… Que Maurevert maintenant m’amène les autres ! Que Guise arrive, et tout est fini !… »
Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement ; sous l’éclatant soleil de cette matinée, toute droite dans son lourd et somptueux costume, elle réalisait une apparition de rêve : ce n’était plus une femme, ni même la souveraine aux attitudes d’irrésistible autorité ; elle incarnait la Puissance dans ce qu’elle a d’inhumain, dans sa synthèse délivrée de tous les sentiments qui assiègent les hommes, elle représentait ici la Fatalité antique, statue sans âme, essence de pouvoir… D’une voix où il n’y avait ni pitié, ni colère, ni agitation, elle prononça :
– Prions pour les âmes de ces deux malheureux, et demandons au Très-Haut de pardonner à la trahison du cardinal Farnèse, mais aussi de frapper les traîtres comme celui-ci vient d’être frappé. Ainsi périront tous ceux qui…
Elle s’arrêta brusquement. Ses lèvres devinrent blanches. Un tressaillement de stupeur la parcourut tout entière, son regard noir, son regard stupéfié se fixa sur un point du mur d’enceinte à vingt pas devant elle, et, au fond d’elle-même, il y eut un cri de rage, de détresse et d’épouvante, un cri… un mot… un nom :
« Pardaillan !… »
Dans le même instant, Pardaillan sauta du mur ; presque aussitôt, Charles d’Angoulême sauta derrière lui… Pardaillan s’avança sur Fausta.
– Gardes ! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes !…
Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s’élancèrent. Pardaillan porta la main à la garde, de son épée.
– Il paraît, madame…
Un cri atroce l’interrompit : c’était Charles qui venait de reconnaître Violetta sur la croix et qui, fou d’horreur et de désespoir, se ruait sur l’instrument de supplice…
–… qu’à toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destiné à vous prendre en flagrant délit de meurtre ! Comme dans la rue Saint-Denis, comme aux bords de la Seine, comme dans la cathédrale de Chartres, j’espère arriver à temps… Arrière, vous autres, tonna-t-il en tirant sa rapière.
– Qu’on le saisisse ! gronda Fausta.
Les hallebardiers l’entourèrent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapière porter quelques coups destinés à le dégager, lorsqu’il demeura immobile et stupéfait… Rovenni, au lieu de fuir, s’inclinait très bas devant lui !… Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient !… Et Rovenni murmurait :
– Quels sont vos ordres ?… Dites vite !…
Que se passait-il ?
Il était impossible à Pardaillan de le soupçonner.
Il se passait simplement ceci : qu’au moment où Pardaillan était tombé en garde, les yeux de Rovenni s’étaient fixés sur sa main droite… et qu’à l’index de cette main brillait l’anneau d’or… l’anneau de forme spéciale… l’anneau que Sixte Quint seul pouvait lui avoir donné !…
Aux yeux de Rovenni, et presque aussitôt aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prêts à la trahir, Pardaillan était l’homme envoyé par le pape !… Et cet anneau, c’était celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donné dans le moulin de la butte Saint-Roch en reconnaissance de l’immense service que lui rendait Pardaillan.
– Vos ordres ! répéta Rovenni.
– Qu’on arrête cet homme ! rugit Fausta. Rovenni !… gardes !… Que faites-vous ?… Oh ! êtes-vous donc tous des traîtres !…
– Mes ordres ? dit Pardaillan à tout hasard ; maintenez cette femme, en attendant…
Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu’elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan ; mais dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d’épouvante comme le chant des suppliciés avait glacé Farnèse… Et c’était :
Domine, salvum fac
Sixtum Quintum
Pontificem summum…
Et exaudi nos in die
Qua vocaverimus te !…[7]
Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l’agita… Ses propres gardes l’entouraient !… Et derrière le rempart des hallebardes, les évêques, les cardinaux entonnaient à pleine voix le chant de leur trahison !…
– Trahie !… Trahie !… murmura-t-elle d’une voix qui même dans cette seconde fatale gardait une sorte de dignité sauvage et farouche.
À ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d’hommes d’armes apparurent, s’avançant à grands pas…
– Le duc de Guise ! hurla Fausta. À moi, mon duc, à moi !…
– Cajetan ! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte Quint ! Domine, salvum fac Sixtum Quintum !…
Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard où il y avait une malédiction suprême, puis elle baissa la tête ; et, immobile, dédaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononça plus un mot…
Toute cette scène, depuis l’instant où Pardaillan s’était laissé glisser du haut de la muraille, avait duré moins d’une minute… Lorsqu’il eut constaté la soudaine, l’inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu’il s’apprêtait à charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapière et grommela entre ses dents :
– Je veux qu’on m’étripe et qu’on me pende par les pieds comme le fut le pauvre Coligny si je comprends ce qui se passe ici… mais le sieur Picouic nous a affirmé que nous trouverions la jolie petite bohémienne…
En parlant ainsi, Pardaillan se retourna. Et ce moment, c’était à peu près celui où Charles d’Angoulême venait de jeter ce cri déchirant que nous avons signalé.
Pardaillan, d’un coup d’œil, embrassa le terrible spectacle qu’il avait sous les yeux ; les deux cadavres enlacés dans la suprême étreinte ; la croix fleurie ; sur la croix, la jeune fille attachée par les poignets et par les chevilles : au pied de la croix, Charles agenouillé, écrasé, tombait à la renverse…
Pardaillan se rua sur la croix… Il l’enlaça de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant à la soulever, à arracher le pied de son alvéole… La croix basculait, se balançait, comme si le souffle haletant de Pardaillan eût été l’orage qui courbait l’arbre du supplice… Et plus fort à ce moment où un vieillard apparaissait sur la scène, la dextre levée, plus violemment les cardinaux et les évêques prosternés tonnaient :
– Domine, salvum fac pontificem nostrum !
Fausta seule était debout. Ses regards se croisèrent avec ceux de Sixte-Quint…
– À genoux, fille d’orgueil ! dit le pape en levant ses trois doigts… bénédiction ou malédiction.
– Fils de la trahison, répondit Fausta en se redressant, ce front d’orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau !
À ce moment, la croix frénétiquement secouée s’inclinait, arrachée de son alvéole. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupé les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille…
À ce moment aussi, Charles d’Angoulême renaissait de son évanouissement et, hagard, à genoux, se traînait vers Violetta… Et comme il lui semblait qu’elle était morte et qu’il allait mourir là, comme l’angoisse des douleurs mortelles déjà noyait son regard, il eut soudain une secousse de joie furieuse, un bond, un cri d’extase… Pardaillan venait de lui jeter un mot. Et ce mot c’était :
– Vivante !…
Charles regarda autour de lui, et à ses pieds vit Léonore enveloppé dans son grand manteau de bohémienne. Il ne la reconnut pas. Dans cette minute, il n’eût pas reconnu sa propre mère… Mais se penchant sur la morte, il prit le manteau bariolé, parsemé de cuivreries et de médailles, et il en enveloppa son amante.
Alors, sans un mot, n’ayant plus en lui que cette idée : elle vit !… et cette volonté : fuir ce lieu maudit… oubliant jusqu’à Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, traversant le terrain de culture dans la direction des bâtiments de l’abbaye. Nul ne s’opposa à son départ.
Il marchait, les yeux fixés sur son visage pâle comme un lys, et il voyait distinctement qu’elle respirait. Peu à peu, le sein de Violetta se soulevait avec moins d’effort, et il lui semblait que lui-même respirait mieux, ce qui était vrai ; car sa respiration se réglait sur celle de l’amante, sans qu’il en eût conscience, et il est probable qu’il fût mort de sa mort.
Lorsqu’il eut atteint la voûte qui aboutissait à la grande porte d’entrée, il comprit que ses forces allaient l’abandonner ; un brouillard s’étendit sur ses yeux ; ses mains se crispèrent pour soutenir encore la jeune fille, ses lèvres balbutièrent des paroles vagues, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu’il tombait…
Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret : ce bourreau, elle l’avait sous la main… c’était le bohémien Belgodère, c’est-à-dire le père de celle qui s’appelait Jeanne Fourcaud… de Stella. Pour décider Belgodère à accomplir la hideuse besogne, Fausta lui avait dit :
– Une de tes filles est morte, c’est vrai ; mais l’autre est vivante. Si la petite chanteuse meurt, tu reverras Stella…
Mais si puissant que fût dans l’âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n’était besoin d’y faire appel pour décider Belgodère : sa haine contre Claude suffisait…
Le bohémien s’était donc trouvé à l’abbaye, derrière le vieux pavillon, à l’heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt, on l’avait apportée, car étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n’eût pu se soutenir, et elle avait à peine conscience de ce qui se passait. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l’avait couchée sur la croix, et l’avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l’aide de quelques hallebardiers, la croix avait été solidement plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l’abbesse.
Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l’esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l’effroyable besogne fut terminée :
– C’est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m’attendre devant la porte du couvent.
– Stella ? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.
Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n’avait plus voulu la quitter !… Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole !… Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien. Sur ce point-là, du moins, elle avait dit la vérité.
– Écoute, dit-elle, jamais je ne fais de serment, car c’est offenser Dieu… Retire-toi en toute confiance à l’endroit que je te dis, et dans une heure, tu verras celle que tu me demandes. Mais si je m’aperçois que tu doutes, si la pensée te vient d’espionner ce qui va se passer ici pour une fois je ferai un serment, et je te jure que ta fille va remplacer sur cette croix celle que tu viens d’y attacher…
À ces mots, Fausta monta lentement, sans se retourner, les marches de marbre. Un instant Belgodère demeura sombre, la tête basse, ruminant des pensées de haine ; puis, esquissant un geste de violente menace, il se retira. Ayant jeté un regard sur la crucifiée, il eut un rire silencieux et terrible puis, à grands pas, franchit le terrain de culture, et sortit du couvent comme il en avait reçu l’ordre.
À ce moment même, il vît une litière s’arrêter devant le grand portail. Il reconnut aussitôt les deux hommes qui en descendirent : c’étaient Farnèse et maître Claude.
On a vu que le cardinal seul avait pu pénétrer dans l’abbaye et que Claude s’était retiré sous l’ombrage d’un grand chêne, attendant que le cardinal reparût avec Léonore et Violetta.
Nous avons dit quelle était la tristesse de l’ancien bourreau. Claude avait toujours vécu dans cette atmosphère glaciale de la terreur qu’il inspirait, habitué à entendre sur son passage les hommes grommeler une malédiction, les enfants lui crier des insultes, et les femmes murmurer une prière en faisant un signe de croix et en hâtant le pas…
Il savait parfaitement que cette répulsion qu’il inspirait pouvait et devait s’étendre à tous ceux qui vivaient avec lui… Il frémissait à la pensée que Violetta serait réprouvée comme lui s’il vivait près d’elle. La seule idée que le duc d’Angoulême pût apprendre qu’il était le bourreau lui causait une sorte de vertige.
Claude, à cette situation, avait trouvé une issue : disparaître. Mais si bien disparaître que plus jamais Violetta ne pût être éclaboussée du reflet rouge qui l’escortait… c’est-à-dire mourir !…
Ce bourreau avait un cœur de père, voilà tout. Le sentiment de la paternité avait pris en lui sa forme la plus violente et la plus délicate : se dévouer, mourir pour Violetta, cela paraissait tout simple à maître Claude. Mais mourir, c’était se condamner à ne plus la voir… et ne plus la voir lui semblait bien amer…
Voilà quelles pensées roulaient dans la tête de Claude, tandis qu’appuyé au tronc du vieux chêne, les yeux fixés sur le grand portail, il attendait Violetta, et que machinalement sa main se crispait sur l’aumônière de cuir où il avait enfermé un flacon de poison.
– À quoi peut-il bien songer ? ricana Belgodère qui l’examinait de loin.
Et le bohémien gronda :
– Voilà donc celui qui a pendu celle que j’aimais… la mère de mes filles… ma pauvre Magda !… Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvait ses enfants ! Un mot ! Il n’avait qu’un mot à dire ! Et je lui pardonnais la mort de Magda !… Et je me suis traîné à ses pieds et j’ai pleuré !… Il n’a pas eu pitié de la douleur de ce père… il est vrai que ce père n’était qu’un bohémien, un jongleur… Par les étoiles funestes ! ai-je assez souffert ! ai-je assez attendu cette minute !… Je le tiens !…
Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s’avança vers Claude.
Le bourreau, en le voyant s’arrêter devant lui, eut un imperceptible tressaillement et pâlit. La présence de Belgodère à l’endroit et à l’heure mêmes où il devait revoir Violetta fit passer sur son échine le frisson des pressentiments mortels.
– Que veux-tu ? demanda-t-il rudement.
– Ne t’en doutes-tu pas ? dit le bohémien d’une voix non moins rude.
Ils étaient l’un devant l’autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.
– Passe ton chemin ! gronda le bourreau.
– Mon chemin est le tien ! grogna le bohémien. D’ailleurs je n’ai que peu de choses à te dire.
– Parle donc, mais hâte-toi ! Ou sinon…
– Tu veux que je me hâte, et c’est bien. Voici donc mon maître : lorsque je t’ai vu récemment dans la maison de la place de Grève, je croyais tenir ma vengeance.
Claude, à ce souvenir, serra ses poings monstrueux.
– Il se trouva que tu m’échappas encore ! Violetta fut sauvée… Stella était perdue pour moi… et mon autre fille, Flora, mourait sous mes yeux dans le brasier… tu triomphais une fois de plus de ma douleur…
– Monsieur, dit Claude avec une sorte de douceur humiliée, quant à vos deux filles, je vous ai expliqué…
– Bon ! ricana Belgodère l’interrompant, voilà que tu m’appelles monsieur tout comme si j’étais chrétien et même gentilhomme…
– Je vous ai expliqué, dis-je, qu’en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien… Hélas ! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme !…
– Moi qui n’étais que le père, je n’étais pas digne homme ! gronda Belgodère.
– J’eus tort, je l’avoue. Mais maintenant que j’ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi… ne me tentez pas en cette matinée.
– Vraiment, monsieur, tu avoues que tu as eu tort d’arracher au père ses deux enfants !…
– Oui, murmura Claude, comme s’il se fut parlé à lui-même, là fut peut-être le crime que j’ai expié par tant de désolation.
– Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois : ce fut ton crime ! Plus que d’avoir supplicié ceux de ma tribu, plus que d’avoir tué Magda, pauvre malheureuse qui ne t’avait rien fait, rien fait à personne, ce fut vraiment là ton crime… Quant à l’avoir expié, c’est autre chose !
– N’ai-je pas pleuré comme tu as pleuré ? dit maître Claude en frissonnant.
– Ce n’est pas assez.
– Ne m’as-tu pas enlevé Violetta comme je t’avais enlevé Flora et Stella ?…
– Ce n’est pas assez !…
– N’ai-je pas subi la douleur même que tu as subie ? N’es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouvais ?…
– Ce n’est pas assez !…
À mesure qu’il faisait ces trois réponses, Belgodère s’était redressé, sa voix avait fini par rugir. Le bourreau, au contraire, semblait se courber, de plus en plus écrasé.
– Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu’il te faut. Ce que tu me demanderas, je te le jure par cette journée solennelle, par cette heure où renaît mon cœur pour bientôt mourir, je te l’accorderai !… Mais ensuite, va-t-en !… Par Notre-Dame, je te le dis, bohémien, n’abuse pas de ma patience en un tel moment !… Voyons, dis vite : que te faut-il ?
– Sang pour sang ! Vie pour vie ! Mort pour mort !…
Maître Claude releva lentement la tête et répondit :
– Sois donc satisfait. Car bientôt je ne serai plus !…
– Tu plaisantes, bourreau ! Ah çà ! que veux-tu que ta mort me fasse ? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta !…
Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l’arracha, et, monstrueux, terrible, la matraque serrée convulsivement dans sa main, grogna :
– Va-t-en !…
– Je m’en irai tout à l’heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l’annoncer : on va me rendre ma fille… celle qui me reste ; c’est déjà quelque chose… Et quand à la petite chanteuse…
Claude fit un pas, leva la matraque et gronda :
– Je te conseille de ne pas proférer ici de menace contre elle. On va te rendre ta fille : c’est bon. Tu dois à ces mots que tu viens de dire de ne pas être assommé déjà. Mais maintenant, va-t-en sans menacer ma fille, à moi !
– Des menaces ! hurla Belgodère avec un éclat de rire insensé. Tu ne me connais pas, Clause ! Je ne menace pas, moi ! Je tue !… Et si je te dis qu’il me fallait le supplice de ta Violetta, c’est qu’à cette heure elle est suppliciée !
Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s’abattit sur l’épaule du Bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux convulsé par la haine, les dents découvertes par l’effroyable sourire de la vengeance satisfaite.
– Tu dis ? fit Claude presque à voix basse, tandis qu’un tremblement l’agitait tout entier.
– Je dis, rugit Belgodère avec un juron terrible, je dis que moi, Belgodère, j’ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d’armes gardent cette croix, et qu’à cette heure elle expire ! Je dis… Tiens ! Écoute !… Voici le glas qui sonne ! En ce moment, ta fille…
La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s’incrustèrent dans les chairs… Il ne disait pas un mot. Il était pâle comme un mort, rigide comme une monstrueuse cariatide ; seulement, de ses yeux exorbités et rouges d’afflux sanglants, des larmes coulaient l’une après l’autre, et l’on eût dit qu’il pleurait du sang…
Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d’échapper à l’étreinte. À chaque secousse, il reculait d’un pas et entraînait Claude… Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge ; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s’enfoncèrent dans la gorge de Claude…
Alors, ils demeurèrent immobiles sous le ciel rayonnant, dans le grand silence paisible où les tintements du glas tombaient un à un comme des gouttes de tristesse mortelle… Debout l’un contre l’autre, pétrifiés dans leur attitude, ils s’étranglaient l’un l’autre.
Cela dura quelques instants… Enfin, les doigts de Belgodère se desserrèrent… sa tête tomba mollement sur ses épaules.
Une seconde encore Claude le tint dans ses doigts, et quand il eut vu les yeux du bohémien devenus tout blancs, quand il eut vu sa face violette, il le lâcha… Belgodère s’affaissa sur place… Il était mort.
Claude se pencha sur lui et posa sa main sur son cœur. Il semblait très calme, si ce n’est qu’il respirait à coups précipités, à demi étouffé qu’il était. Lorsqu’il eut constaté que le bohémien était bien mort, il se releva et regarda autour de lui avec cet étonnement stupide de l’homme qui se fait éveiller et croit faire un méchant rêve.
Les tintements funèbres de la cloche de l’abbaye arrêtèrent son attention ; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement, un reflux de la mémoire le ramena dans la réalité.
– Le glas ! rugit-il en saisissant ses cheveux à pleines mains. Le glas !…
Et il se rua vers la porte du couvent. La porte était toute grande ouverte. En effet depuis dix minutes, une troupe assez nombreuse venait d’arriver et avait pénétré dans l’abbaye. Ni Belgodère ni maître Claude n’avaient fait attention à cette troupe qui, étant entrée, laissa un homme de garde sous la voûte.
– Halte-là ! cria la sentinelle en voyant arriver Claude hagard, échevelé, hurlant et lancé en bonds furieux.
Claude, sur son passage, renversa l’homme sans s’arrêter, sans le voir peut-être, simplement en le heurtant. Et presque aussitôt il s’arrêta, avec une atroce clameur de mortel désespoir :
Il venait de reconnaître Violetta dans les bras du duc d’Angoulême qui l’emportait. Violetta blanche comme une morte. Morte sans aucun doute !…
À ce moment, le petit duc chancelait… il allait tomber… Claude ouvrit ses bras noueux, ses bras de géant, et reçut le double fardeau : Charles d’Angoulême portant Violetta…
Et d’un furieux effort, il les enleva tous les deux, il les emporta, le pas à peine alourdi par la charge, s’élança au dehors, ses yeux rouges fixés sur Violetta, mordant ses lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d’instinct vers la petite source du calvaire… la source près de laquelle, jadis, Loïse de Montmorency avait été frappée par Maurevert…
Et là, il les déposait tous deux sur le gazon, s’agenouillait, trempait ses mains dans l’eau et baignait le front de la jeune fille qui presque au même instant poussait un soupir, ouvrait les yeux et, dans un sourire, comme elle avait souri dans la salle des exécutions du palais de Fausta, comme alors, murmurait :
– Mon père… mon bon petit papa Claude !
Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son évanouissement, d’intraduisibles minutes d’extase. Ces trois êtres, pendant la période qui suivit la délivrance de Violetta et leur réunion, doutaient encore de leur bonheur. Les questions, les exclamations, les mains serrées cent fois, les baisers éperdus, les larmes, toute cette mimique des gens qui ont longtemps souffert apaisa enfin leur angoisse, et ils purent, avec plus de calme, envisager leur situation.
Pour Charles et pour Violetta, elle était rayonnante ; leur félicité les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour, Claude elle était sombre…
Puisque Violetta était sauvée, puisqu’elle était réunie enfin à celui qu’elle aimait, l’heure de disparaître allait sonner pour lui… l’heure de mourir !… Et c’était maintenant, c’était en présence de son enfant qu’il comprenait toute l’horreur contenue dans ce mot : mourir !…
Le duc d’Angoulême avait reconnu en Claude l’homme qu’il avait vu dans sa maison de la rue des Barrés, l’homme au mystère inquiétant qu’il aurait si ardemment souhaité déchiffrer. Mais à ce moment, le pauvre amoureux ne voyait que Violetta, et il lui semblait que jamais il n’arriverait à rassasier ses yeux.
Mais Violetta, elle, ne perdait de vue ni son fiancé, ni celui qu’elle persistait à appeler son père. Certes, c’était pour elle un bonheur inouï que de revoir celui qu’elle aimait, et c’est à peine si elle osait croire à la réalité de cette heure adorable. Mais l’affection filiale qu’elle avait pour Claude avait en elle des racines bien profondes…
Violetta, dans ce moment, vit s’assombrir le visage de Claude. Elle vit que les yeux du réprouvé se fixaient sur Charles… sur le fiancé !… Et par une soudaine intuition du cœur, cette fille charmante comprit la douloureuse vérité !… Elle attacha sur lui un regard attentif, puis dégageant doucement ses mains que le petit duc tenait dans les siennes, elle se jeta dans les bras de maître Claude et posa sa tête sur sa vaste poitrine.
– Mon père, dit-elle, mon bon père, qu’avez-vous ?… Pourquoi, en un pareil moment, n’êtes-vous pas rayonnant de joie comme vous l’étiez lorsque vous m’avez retrouvée dans la salle des supplices… lorsque vous m’avez prise dans vos bras ?…
– Silence ! silence, mon enfant ! bégaya Claude en regardant le duc avec terreur.
– Vous pleurez, père !… Vous sanglotez !
– C’est la joie !… Je te le jure…
Elle secoua la tête ; ses beaux yeux bleus de violette, avec une étrange sérénité, se posèrent sur son fiancé, tandis que sa joue se reposait encore sur la poitrine de l’ancien bourreau. Peut-être, avec la bravoure d’âme des femmes dans les circonstances d’où leur vie entière peut dépendre, voulait-elle mesurer d’un coup l’amour du duc d’Angoulême. Et ce fut avec une sorte d’héroïsme qu’elle se jeta à corps perdu dans l’explication que Claude voulait éviter en mourant.
– Non, dit-elle avec une fermeté pleine de douceur, tandis qu’elle pâlissait légèrement ; non, non, père, ce n’est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment… c’est la douleur. Vous n’êtes pas comme ce jour où, dans la salle des supplices, vous m’avez prise dans vos bras et où vous vous êtes jeté dans la trappe…
– Silence, malheureuse enfant ! gronda Claude.
– La salle des supplices ! murmura Charles d’Angoulême.
Et il eut dès lors la conviction qu’il allait connaître le secret… que Claude allait cesser d’être un mystère pour lui et qu’il allait apprendre quelque chose de terrible. Claude d’une main cachait ses yeux, et de l’autre cherchait la bouche de Violetta pour la fermer. Pâle de sa résolution, forte de son courage, une flamme d’héroïsme dans les yeux, Violetta reprit :
– Oui… la salle des supplices où je devais périr… Monseigneur duc, écoutez… Voici mon père…
– Monseigneur, râla Claude éperdu, ne la croyez pas : son père, vous savez, c’est le prince Farnèse…
– Mon père, continua Violetta, c’est celui qui m’a prise, enfant, dans ses bras protecteurs, qui m’a consacré sa vie et m’a donné le meilleur de lui-même… Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon cœur j’ai uni ma destinée à la vôtre… Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que s’il fallait jamais nous séparer, ajouta-t-elle d’une voix altérée, je serais bientôt morte…
– Ô mon enfant ! fille adorée de mon cœur ! sanglota maître Claude.
– Nous séparer ! balbutia le duc d’Angoulême en frissonnant. Chère fiancée, vous voulez donc que je meure ?…
– C’est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s’il fallait que mon bonheur fût au prix du malheur de mon père !… Écoutez, mon cher seigneur, mon père s’appelle maître Claude…
– Mon enfant… par pitié !… oui, par pitié pour ton vieux père Claude… tais-toi !…
– Mon père, continua Violetta avec l’intrépidité des héroïnes de jadis qui marchaient à l’ennemi la hache à la main, mon père est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n’en connais pas d’autre. C’est lui qui m’a élevée… avec quelles tendresses, avec quels soins délicats, nul ne le saura jamais que moi… c’est toute sa vie qu’il m’a donnée, monseigneur. Si je vis, c’est à lui que je le dois… Or, après une longue séparation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie… Et maintenant, écoutez, mon cher seigneur… Ce jour-là, après m’avoir sauvée, il sanglotait comme maintenant… Et quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l’existence de ce juste, quelle douleur il m’avait cachée à force de tendresse et de dévouement, il m’apprit qu’il n’était pas digne de s’appeler mon père, parce qu’il était autrefois bourreau juré de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maître Claude !…
Charles d’Angoulême livide, frissonnant, les cheveux hérissés, recula de deux pas, cacha son visage dans ses mains, et jeta une sorte de gémissement lamentable :
– Le bourreau !…
« Puissance du ciel, je puis mourir heureux ! cria en lui-même maître Claude, transfiguré, le visage rayonnant d’une joie surhumaine… Ange de ma pauvre vie ! Bénie sois-tu pour cette minute d’ineffable orgueil que tu donnes au cœur de ton père ! »
À ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu’il portait dans son aumônière et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixés sur Charles, attendant sa décision avec la vertigineuse anxiété de l’être au bord d’un abîme, Violetta n’avait pas vu ce geste !… Et Charles, comme assomme par cette révélation, ne l’avait pas vu davantage !…
Pendant quelques secondes, les yeux fermés sous ses mains demeurèrent pourtant comme éblouis par de sinistres lueurs… Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie éperdue… Car dans les yeux de son fiancé, elle venait de voir que l’amour était vainqueur de la révélation, de l’horreur, de l’épouvante, de tout au monde !…
Dans le même instant, les deux amants étaient dans les bras l’un de l’autre et échangèrent l’étreinte par laquelle ils étaient désormais unis à jamais… Charles prit une main de Violetta dans sa main, s’avança vers Claude, et pâle encore, mais la physionomie rayonnante de mâle loyauté, prononça :
– Monsieur, laissez-moi saluer en vous le père de celle que j’adore et à qui, devant vous, je consacre ma vie… Ce que vous fûtes, je l’ignore. Ce secret s’est déjà évanoui de mon cœur… Que ceci ne vous étonne pas, monsieur. J’ai été quelques mois à l’école d’un homme dont le contact m’a transformé, qui a aboli en moi d’anciennes croyances et m’a fait une âme nouvelle. Le chevalier de Pardaillan, monsieur, m’a appris qu’un homme est hideux, même sous le manteau royal quand il ignore la justice et la bonté ; qu’un homme est vénérable quand il porte un cœur d’homme battant à tous les sentiments d’amour, de pardon, de suprême indulgence. C’est ce que vous êtes, et voici ma main !…
Charles tendit sa main en frémissant malgré lui. Claude la saisit et poussa un long, un profond soupir, en murmurant :
– Maintenant, je suis sûr du bonheur de ma fille !…
– Ô mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous bénis !… Ô mon bon père… tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur !…
Claude sourit d’un sourire qui contenait sûrement tout le bonheur et tout l’amour… Presque au même instant, il sentit une sueur glaciale pointer à la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait à tourner autour de lui la ronde vertigineuse de l’agonie, il s’allongea sur le sol, les mains crispées sur l’herbe.
– Père ! père ! cria Violetta en s’agenouillant et en soutenant la tête de Claude.
– Ne t’inquiète pas… c’est… c’est la joie…
– Oh ! bégaya la jeune fille épouvantée, mais son visage se décompose… ses mains se glacent… Seigneur ! est-ce que mon père va mourir ?…
Claude se raidit.
Un sourire ineffable illumina son visage monstrueux et, dans un râle haletant, d’une voix infiniment douce, il répondit :
– Mourir… oui !… je meurs… Mon enfant, je meurs de joie… quelle belle et heureuse fin !… Ne pleure pas… il est impossible… de mourir… plus heureux… puisque je meurs de joie !… Monseigneur, ma bénédiction vous accompagnera dans la vie… Je vous donne cette enfant… ce cher trésor… Adieu… ta main, mon enfant… ta main…
Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta… Il l’appuya sur ses lèvres et ferma les yeux…
– Mon père est mort ! sanglota la jeune fille…
– Mort !… râla Claude dans un sourire d’indicible bonheur… mort de joie !…
Et il expira…
À ce moment, et comme Violetta, affaissée sur elle-même, étouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramené sur son visage, le duc d’Angoulême, jetant les yeux autour de lui, aperçut le petit flacon qui avait roulé presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitié profonde… Il avait compris de quoi maître Claude était mort !…
Alors, il se baissa ; et pour que ce flacon ne fût pas vu de sa fiancée, pour qu’elle pût garder à jamais cette touchante illusion qu’avait voulu créer le bourreau dans le dernier souffle de son dévouement, il plongea la petite et frêle capsule dans l’eau pure de la source…
Le flacon se remplit d’eau, coula à pic et disparut au fond de la source, qui continua à s’échapper avec un bouillonnement très doux, s’épanchant et formant le joli ruisseau qui murmurait sur les pierres polies des rampes de Montmartre…
À ce moment, une jeune fille sortit de l’abbaye en courant, s’arrêta un instant non loin du chêne sous lequel gisait Belgodère étranglé, jeta autour d’elle des yeux égarés, et apercevant enfin le groupe formé par Charles d’Angoulême et Violetta agenouillée près de Claude, elle descendit d’un pas affolé par la terreur, et, reconnaissant Violetta, se pencha sur elle et jeta un cri de joie folle.
– Chère et douce compagne de captivité, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres !… Au prix de quelles horreurs, hélas !… Mais comment avez-vous échappé à l’abominable supplice ?…
Violetta levant son visage baigné de larmes reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras en sanglotant :
– Mon père est mort !…
C’était en effet la fille de Belgodère[8].
Au moment où se produisait la collision entre Fausta et Sixte-Quint, elle s’était relevée, épouvantée du rôle inconscient qu’elle avait joué dans cette tragédie. Le cri du cardinal Farnèse, les plaintes déchirantes de Léonore prosternée au pied de la croix, lui avaient appris que Fausta avait menti, qu’elle n’était nullement la fille de la bohémienne Saïzuma… Alors, affolée par le spectacle qu’elle avait sous les yeux, elle avait traversé le jardin en courant, était arrivée à l’abbaye, avait trouvé une porte ouverte et, sans savoir, poussée par l’épouvante, se retrouva sous la voûte, vit le grand portail ouvert et s’élança au dehors. Elle passa près du cadavre de Belgodère – son père ! – sans le voir.
Le duc d’Angoulême vit un secours dans l’arrivée de cette belle enfant qu’il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancée. Il glissa quelques mots à l’oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraîna Violetta loin du pauvre corps du bourreau enfin rendu à la paix qu’il avait en vain cherchée toute sa vie.
Quelques paysans du hameau s’étaient approchés… Charles leur fit signe, et moyennant une pièce d’or, obtint qu’ils enlevassent le cadavre, qui fut déposé dans une chambre. Quant à celui de Belgodère, il fut enterré à l’endroit même où il était tombé.
Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumière où reposait le corps de maître Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d’Angoulême s’était rapproché de l’entrée de l’abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait pénétrer dans l’intérieur du couvent lorsqu’il le vit apparaître.
Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette physionomie. Et à certains signes, il vit que Pardaillan devait être bouleversé par quelque violente émotion, qu’il attribua à la scène de l’esplanade. Il se contenta donc de le mettre au courant de ce qui venait de se passer près de la source.
– Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tête, vous n’avez plus, monseigneur, qu’à conduire votre fiancée à Orléans. Votre figure radieuse sous le mince bistre de tristesse qui la couvre, me dit assez que vous êtes au seuil du bonheur. Le bonheur, mon cher, est un fantastique palais où il faut se hâter d’entrer dès qu’on le peut. Si on hésite un instant, le palais s’effondre comme les nuages qu’on voit quelquefois, château maintenant, désert tout à l’heure… Rendez donc les derniers devoirs à ce malheureux, et partez avec Violetta…
– Et vous, cher ami ?… Je vous préviens que je ne pars pas sans vous…
– Il le faut, dit Pardaillan. Vous partez, moi je reste. D’ailleurs, notre séparation ne sera pas longue. Dès que j’aurai terminé à Paris certaine affaire qui m’y retient, je viendrai vous chercher à Orléans. Mais, au nom du diable, n’hésitez pas…
Après une brève discussion, Charles dut se rendre à l’évidence. Il lui fallait, de toute nécessité, mettre Violetta en sûreté parfaite ; et sur la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientôt à Orléans, il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux. Puis, non sans se retourner plusieurs fois vers le chevalier demeuré près du portail, il s’éloigna le cœur serré, des larmes aux yeux et, malgré toutes les promesses de Pardaillan, avec le triste pressentiment qu’il ne le reverrait plus…
Il regagna la chaumière où Violetta pleurait près du corps de Claude, tandis que Jeanne Fourcaud essayait en vain de la consoler.
Le duc d’Angoulême passa cette journée à se procurer une litière pour sa fiancée et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil, maître Claude fut enterré. Sur le tumulus qui recouvrait son corps, Violetta agenouillée pleura longtemps. Enfin, Charles parvint à l’arracher à ce coin de terre et la fit monter dans la litière où Jeanne Fourcaud prit également place. Lui-même sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour contourner Paris et rejoindre la route d’Orléans.
Comme la litière s’ébranlait, le duc d’Angoulême vit surgir près de son cheval deux grands diables qu’il reconnut aussitôt, surtout Picouic, grâce auquel il avait pu arriver à temps pour sauver Violetta.
Picouic, en effet, avait eu la pensée de se rendre à tout hasard à l’auberge de la Devinière, et étant entré dans Paris à l’ouverture des portes, il avait trouvé dans l’auberge Pardaillan et Charles qui s’apprêtaient déjà en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait assigné pour ce jour-là même… Nos lecteurs devinent le reste.
Picouic et Croasse, donc, après la scène terrible qui s’était déroulée près du pavillon de l’abbaye, s’étaient rejoints, avaient vu le duc d’Angoulême dans ses allées et venues et avaient fait leur plan en conséquence. Ils assistèrent à l’enterrement de Claude, et lorsqu’ils virent le jeune duc prêt à partir, s’approchèrent de lui.
– Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas !…
Charles fut ému de pitié… et après tout, c’était à Picouic qu’il devait en partie son bonheur présent.
– Vous voulez donc venir avec moi ?
– Au bout du monde ! dit Picouic.
– Eh bien, dit Charles, qui avec un sourire leur jeta quelque argent, voici pour faire la route d’ici à Orléans. Une fois à Orléans, venez me trouver, et si mon service vous plaît, eh bien, vous resterez avec moi…
Les deux compagnons se confondirent en bénédictions et prirent d’un pas allègre le chemin que Charles suivait à cheval… La litière qui contenait Violetta et Jeanne Fourcaud arriva sans incident à Orléans, escortée par Charles, le soir du cinquième jour. Trois jours plus tard, les deux compagnons de misère y faisaient également leur entrée, et Picouic disait à Croasse :
– Je crois que cette fois, nous entrons vraiment dans la vie de cocagne…
Force nous est maintenant de revenir de quelques heures en arrière, c’est-à-dire au moment même où Pardaillan voyait Charles envelopper Violetta dans le manteau de la bohémienne Saïzuma, la soulever dans ses bras et l’emporter.
Le premier mouvement du chevalier fut de suivre le jeune duc. En effet, Violetta sauvée, le reste ne le regardait plus. Une pensée, à cet instant, fulgura dans son cerveau :
« Maurevert !… »
Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans l’abbaye !… Maurevert lui avait donné rendez-vous pour ce jour-là, à midi, près de la porte Montmartre, et lui avait dit :
– Non seulement je vous dirai où se trouve la petite chanteuse, mais vous conduirai à elle… vous la verrez !…
Dans un éclair, Pardaillan vit la pensée de Maurevert avec cette livide clarté qui peut, dans la nuit, montrer les bords du précipice où l’on s’acheminait.
Si Maurevert lui avait donné rendez-vous près de la porte Montmartre, c’était pour le conduire à l’abbaye ! Si le rendez-vous était à midi, c’était pour qu’il arrivât plus tard !…
Oui, dans le plan de Maurevert, lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse… mais ils ne devaient la voir que vers une heure de l’après-midi, alors qu’elle avait été crucifiée à neuf heures du matin !… Ils ne devaient la voir que sur la croix… expirante, ou même déjà morte !…
Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta à son cerveau à la pensée de cette trahison si misérable. Il voulut savoir de Fausta la vérité tout entière. Il resta… À ce moment, son regard se reporta sur Fausta et sur l’homme qui, vêtu comme un bourgeois de la classe moyenne, était acclamé par ces évêques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti… le meunier dont il avait sauvé les sacs d’or !…
– Domine, salvum fac Sixtum Quintum ! chantaient les cardinaux massés sur l’estrade de marbre.
– Le pape ! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en présence !… Il faut avouer, ajouta-t-il avec un sourire d’ironie, que j’ai une fière chance de pouvoir contempler deux Saintetés à la fois, tandis que tant de pèlerins sont obligés d’aller à Rome pour n’en voir qu’une et encore !…
– À genoux ! répéta Sixte Quint en levant sa dextre menaçante. À genoux ! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix… ou plutôt… car ton contact sur le signe de rédemption serait un sacrilège… je te livre aux piques de tes propres hommes d’armes !…
Fausta ne s’agenouilla pas. Elle redressa sa tête orgueilleuse dont le calme faisait un étrange contraste avec le visage du vieillard, bouleversé de fureur. Et du bout des lèvres, avec un dédain qui prouvait tout au moins un courage à toute épreuve, elle laissa tomber ces mots :
– Pape du mensonge, grand-prêtre de la trahison, tu l’emportes aujourd’hui ! Tu peux donc achever la victoire que tu dois à la lâcheté humaine, non à la protection divine. Fais-moi mettre à mort si tu l’oses ; je ne te précéderai que de peu dans la tombe : mais tu n’obtiendras de moi ni la soumission que tu espères, ni le respect dû seulement aux envoyés de Dieu… Allons, vous autres ! troupeau de traîtres ! gagnez vos trente deniers en assassinant votre souveraine ! Frappe le premier, Rovenni, si tu veux mériter de régner par le crime comme ton maître Sixte règne par l’imposture !
Sa voix s’était à peine élevée au diapason du mépris. En prononçant les derniers mots, elle remonta sans hâte les degrés de marbre et reprit sa place sur son trône, si majestueuse vraiment, si sculpturale dans les plis immobiles de sa lourde robe, avec un tel éclair jailli de ses yeux noirs que tous reculèrent pour la laisser passer et que nul n’osa lever son regard sur elle quand elle se fut assise.
– Par le Dieu vivant ! gronda Sixte Quint, voilà l’audace de l’hérésie ! voilà le frénétique orgueil du schisme !… Seigneur, pardonne-moi de répandre le sang d’une créature humaine sans lui laisser le temps de se réconcilier avec toi !… Gardes !… que cette femme meure !…
Il y eut un tumulte ; les cardinaux refluèrent ; les gens d’armes de Sixte et les hallebardiers de Fausta s’avancèrent précipitamment sur l’estrade de marbre… Fausta, dans cette suprême seconde où la mort était sur elle, ne fit pas un geste de défense ; elle vit l’éclair des piques et des poignards elle entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle… Elle murmura :
– Trahison !…
Et ferma les yeux…
Dans cet instant où elle s’apprêtait à mourir comme elle avait vécu, en une attitude d’indestructible orgueil, un long frémissement l’agita ; une flamme embrasa son cœur glacé ; sa pensée oscilla violemment du pôle de la haine au pôle de l’amour, et son sein palpita… Un homme, d’un bond, venait de se jeter devant elle…
Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l’effroi de la mort aux multitudes, d’un geste qui l’avait enveloppé d’un éclair d’acier, tirait du fourreau une longue, large et solide rapière ; la pointe de cette rapière, il la dirigeait sur la poitrine même de Sixte Quint debout sur la dernière marche de l’estrade, et cet homme disait :
– Saint-Père, je serai au regret de vous tuer ; mais si vous n’arrêtez cette bande de loups, vous êtes mort !…
Sixte fit un signe désespéré… Les gardes s’arrêtèrent net, n’osant plus faire ni un pas ni un geste, car il était trop évident que l’homme à la rapière n’avait qu’à pousser sa pointe… et c’en était fait du pape…
– Pardaillan ! murmura Fausta dans un soupir de joie, d’espoir, de renaissance à la vie, et d’admiration.
– Monsieur, dit Sixte d’une voix qui ne tremblait pas, oseriez-vous bien frapper le suprême pontife de la chrétienté !…
– Aussi vrai que vous osez frapper cette femme !… Ne bougez pas, saint et vénérable père !… Un pas de vous en arrière, ou un pas de ces gens en avant, et nous partons tous de compagnie ad patres !… Madame, veuillez vous lever…
Fausta, l’esprit perdu, haletante devant cette scène imprévue, obéit sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Dans le même instant, Pardaillan se rapprocha du pape, se colla à lui pour ainsi dire, tandis que les gardes frémissants cherchaient s’ils ne pourraient le frapper à l’improviste sans danger pour Sixte.
– Ne bougez pas, enfants ! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au mieux de ses intérêts !…
– C’est sûr ! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les hommes se veuillent à toute force mêler des intérêts de Dieu… Madame, veuillez descendre… Pas un geste, vous autres… écartez-vous !… Descendez, madame !… (Fausta éblouie, domptée, dominée, obéissait.) Bien… Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y êtes ?… Attention, vous autres !…
Au même moment, Pardaillan lâcha Sixte Quint. D’un saut, il fut en bas de l’estrade. Vingt poignards se levèrent ; vingt piques ou hallebardes se croisèrent…
– À mort ! vociféra Rovenni qui, haletant, avait assisté à toute cette scène avec le secret espoir de voir tomber le pape.
À mort ! hurlèrent les gardes…
Pardaillan fonça comme il fonçait toujours dans les foules, c’est-à-dire droit devant lui, sans un mot, la pointe de l’épée partout à la fois ; devant, à gauche, à droite, du sang gicla, des imprécations sauvages retentirent, et presque dans la même seconde, le chevalier, sans une blessure, mais son pourpoint déchiré en deux ou trois endroits, atteignait la porte du pavillon, se ruait à l’intérieur, et s’enfermait… Barricader les deux portes fut pour lui l’affaire de quelques minutes.
Fausta s’était assise dans l’un des fauteuils qui avaient été placés là pour les cardinaux, et ramenant son voile sur son visage, en proie à cette terrible émotion qui l’avait saisie dans la cathédrale de Chartres, méditait… toutes ses pensées concentrées sur lui…
Lui qui venait de lui arracher Violetta !… Et qui la sauvait elle-même !… Lui ! L’éternel obstacle à ses desseins !… Lui par qui elle était vivante !… Amour ou haine !…
Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu’au dehors les cris de mort retentissaient plus violents et que déjà les gardes de Sixte cherchaient à enfoncer la porte. Quand il fut certain d’avoir gagné au moins une heure de répit, Pardaillan se mit à frapper du poing sur la porte en criant d’une voix qui couvrit les hurlements de mort :
– Un peu de silence, que diable ! on ne s’entend pas !… Je veux parler à votre maître !…
Sans doute, Sixte Quint dut faire un signe, car bientôt le silence se rétablit par degrés.
– Vénérable et Saint Père de la chrétienté, dit Pardaillan, êtes-vous là ?
– Que voulez-vous ? dit une voix rude qu’il ne connaissait pas et qui était celle de Rovenni.
– Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler à M. Peretti qu’en certaine circonstance et en certain moulin, il n’a pas eu à se plaindre de moi.
– Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence et ses criminelles menaces d’aujourd’hui, fit la voix du pape. Cardinal, demandez-lui si c’est là tout ce qu’il a à nous dire, et ajoutez qu’en reconnaissance de ce service passé, je lui accorde une heure pour dire ses prières…
– Vous avez entendu ? gronda Rovenni.
– Eh ! par la mordieu, je ne suis pas sourd, et Sa Sainteté, pour un vieillard qui s’en va mourant (Rovenni tressaillit, frappé au cœur), a une voix de trompette. Dites-lui donc, monsieur, dites lui à ce vénérable et Saint-Père qu’il me faut au moins trois heures pour dire mes prières… je ne prie pas souvent, mais quand je m’y mets, il faut que tout le chapelet y passe.
– Est-ce tout ?…
– Non, de par les clefs de Saint-Pierre !… Dites-lui aussi monsieur, qu’avant que je n’aie terminé mes prières, c’est-à-dire avant les trois heures que vous mettrez certainement à défoncer cette porte, vu que je l’ai barricadée en toute conscience… avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi par des gens qui n’auront peut-être pas pour le Saint-Père tout le respect que j’ai pour lui… c’est encore un service que je rends à Sa Sainteté !. ?.. Un dernier mot, monsieur : vous avez vu que nous étions deux en sautant le mur… demandez-vous où est mon compagnon, et dites-vous qu’il ne faut pas plus de deux heures pour aller à Paris et en revenir avec bonne escorte de truands, francs-bourgeois et mauvais garçons, tout gens capables de manquer au respect dû au Saint-Père, à ses gardes, évêques, cardinaux, chanoines, ce qui serait la désolation de l’abomination dans les siècles des siècles, amen ! J’ai dit !…
– Misérable et insolent impie ! vociféra Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte !…
Mais le pape fit un geste, et la meute s’arrêta court. Sombre, frappé de funèbres pressentiments, Sixte Quint conféra au pied de l’estrade avec trois ou quatre des principaux de son escorte.
– J’ai vu, étudié, pesé cet homme, dit-il. C’est l’audace incarnée. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Depuis, il m’est revenu de lui des récits stupéfiants. Il est de ceux que Dieu suscite parfois pour faire sentir aux princes le néant de leur grandeur, et dont la main foudroyante n’apparaît que pour tracer sur les murs des palais les mots à jamais redoutables : Mane, Thecel, Pharès… Partons ! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons à Lyon. De là nous gagnerons ensemble l’Italie et Rome… Mon cher Rovenni, dites à vos compagnons qu’il y a pour tous indulgence plénière… sans compter le reste. Quant à vous, vous savez ce qui vous attend… Partons maintenant. Il serait horrible que sur la fin de mes jours, j’aie la douleur de voir les meilleurs d’entre les nôtres égorgés par des truands !…
Sixte Quint, alors, s’avança jusqu’à la porte du pavillon.
– Mon fils, dit-il, êtes-vous là ?…
– Certes, Saint-Père ! Tout à votre dévotion ! répondit Pardaillan.
– Recevez donc ma bénédiction : c’est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour à Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. À défaut de Sixte Quint, vous y trouverez sûrement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch…
– Saint-Père, cria Pardaillan, je reçois avec joie votre bénédiction, mais avec plus de plaisir encore l’invitation de M. Peretti, que j’ai toujours considéré comme un très habile homme ! En rentrant au Vatican, dites-le-lui de ma part, je vous en prie !…
– Brigand ! murmura Sixte Quint qui pourtant ne put s’empêcher de sourire.
Et il s’éloigna, suivi de ses gens d’armes et gentilshommes, tandis que le chœur des schismatiques enfin réconciliés, Rovenni en tête, entonnait avec plus d’ardeur que jamais le Domine salvum fac pontificem… Sixte Quint, en s’éloignant, murmurait :
– Oui, oui… misérables traîtres… deux fois traîtres !… Je vous ferai chanter, à Rome, sur un autre air…
En somme, et bien que Fausta lui échappât, le but de son voyage était atteint : il venait de détruire le schisme en le frappant au cœur même. Et ce fut avec un pâle et ironique sourire qu’il regagna la litière de voyage qui l’attendait au pied de la colline.
Une demi-heure après le départ du pape, Pardaillan, n’entendant plus rien, se hasarda à démolir en partie les fortifications qu’il avait élevées dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l’esplanade et l’estrade étaient également vides. Alors il sortit, inspecta rapidement l’étendue du terrain de culture et ne vit plus personne.
– Ils sont ma foi partis, fit-il.
Alors il revint à l’esplanade et, pensif, s’arrêta près de la croix couchée sur le sol… la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodère.
– Pauvre petite chanteuse ! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice ? Elle n’est coupable que d’être trop jolie… Tiens ! qu’est-ce que ce papier ?…
Il se baissa, et arracha de la tête de la croix un large parchemin qui y avait été planté au moyen d’un clou, et sur lequel ce mot était tracé en caractères grecs :
– AIRESIS.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? grommela Pardaillan.
– Cela signifie : Hérésie ! dit près de lui une voix grave.
Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n’éprouver aucune émotion ni des scènes tragiques qui venaient de se dérouler, ni du danger auquel elle venait d’échapper. Mais Pardaillan n’était pas homme à se laisser étonner par cette attitude.
– Hérésie ? fit-il aussi simplement que s’il se fût agi d’un entretien de table. Tiens ! hérésie !… Ma foi, je ne m’en serais pas douté. Et que veut dire « hérésie » ?
Fausta ne répondit pas. Elle le considéra quelques instants, cherchant peut-être à percer du regard cette enveloppe d’ironie et d’insouciance qui masquait la physionomie du chevalier.
– Vous m’avez sauvé la vie, dit-elle enfin. Pourquoi ?
Pardaillan releva sa tête fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient à ce moment une sorte d’auréole.
– Ah ! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des hérésies, des mises en croix, si nous échappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce prêtre (il montrait les cadavres de Léonore et de Farnèse), si nous rentrons enfin dans le naturel, dans la vie par la question que vous me posez, je vous répondrai seulement ceci : j’ai vu une femme qu’on allait tuer ; j’ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un être sans défense, et sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouvé le fer au poing devant les fauves…
– Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fût trouvée à ma place, vous l’eussiez défendue comme vous m’avez défendue, moi ?…
– Sans doute ! dit Pardaillan étonné. Notez, madame, que si j’avais pu hésiter, c’est surtout à vous défendre, vous, que j’eusse pu raisonnablement hésiter… Le temps n’est pas éloigné où vous m’avez fait faire dans une certaine nasse en treillis de fer un séjour dont j’aurais pu en somme, vous garder quelque rancune.
Fausta, pensive, baissa la tête, peut-être pour cacher la pâleur qui envahissait son visage et ses lèvres tremblantes où palpitaient des paroles qu’elle étouffait.
– Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser à mon tour une question ?… Oui ?… La voici : pourquoi le sire de Maurevert m’avait-il donné rendez-vous aujourd’hui à midi, près de la porte Montmartre ?…
– Parce que je lui en avais donné l’ordre, dit Fausta avec un calme farouche ; parce que Maurevert devait vous amener ici à un moment où mon triomphe était assuré ; parce que, sans la trahison des miens, vous eussiez été enveloppé ici par des gens de Guise ; parce qu’enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre près de ces deux corps…
Un frémissement agita Pardaillan. Dans son cœur se déchaîna la furieuse envie de sauter sur cette femme, de la renverser d’un coup et de lui écraser la tête comme à une vipère… Et qui sait si dans l’effroyable désespoir qui noyait son âme, Fausta n’avait pas espéré, n’avait pas voulu provoquer quelque explosion qui lui eût été mortelle !
Pendant quelques secondes, elle put croire que Pardaillan allait la tuer… Pourquoi il ne bougeait pas ?… il ne faisait pas un geste… Presque aussitôt, Fausta le vit s’apaiser. Elle vit s’évanouir cette lividité qui avait recouvert son visage ; cette figure reprit son apparence d’insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit à rire, s’inclina, et, d’une voix exempte d’amertume, répondit :
– Je suis vraiment au regret, madame, que vos vœux n’aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Mais laissons ces fadaises : puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit ?
Fausta devint blême. Son orgueil souffrit plus qu’il n’avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain. Des larmes perlèrent à ses cils.
Vaguement ses bras se soulevèrent. Une force inconnue la poussait vers cet homme qu’elle eût voulu tuer et qu’elle adorait. Peut-être allait-elle dans un sanglot laisser éclater son amour. Peut-être allait-elle tomber à genoux, palpitante de sa défaite et du bonheur d’aimer, et crier les mots qui râlaient sur sa bouche silencieuse… Le souvenir de la cathédrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit… Elle entendit la réponse de Pardaillan :
– J’ai aimé… j’aime à jamais la morte… morte au monde, vivante toujours dans mon cœur ! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous aimerai…
Et les paroles qu’elle criait au fond d’elle-même se figèrent sur ses lèvres blanches. Elle demeura glacée dans son attitude d’orgueil… Et la haine, avec la honte de sa défaite, une fois de plus triompha en elle !… Quoi !… Tant de dédain après ce qu’elle venait de dire !
Eh bien, donc, elle allait vraiment disposer de lui !… Puisqu’il la sauvait, l’insensé, elle en profiterait pour le tuer, comme la bête fauve qu’épargne le chasseur, et qui d’un coup de sa griffe puissante, lui ouvre le crâne !… Sa vie, peu à peu, se trouvait circonscrite à ce duel… Pardaillan tuerait Fausta, ou Fausta tuerait Pardaillan !…
– Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j’aurais en effet, un dernier service à vous demander : je crains que le départ des gens de Sixte ne soit un piège… Sous la garde de votre épée, je ne redouterais pas une armée. Mais peut-être ne voudriez-vous pas m’accompagner jusque dans Paris ?…
Pardaillan comprit-il le sens du sourire livide qui jetait à ce moment un funeste reflet sur la physionomie de Fausta ?… Son âme se haussa-t-elle jusqu’à braver la mortelle menace qu’il devinait peut-être ?… Les yeux dans les yeux de Fausta, il répondit :
– Pourquoi non, madame ? Puisque vous me faites l’honneur d’agréer mes services, je vous escorterai jusqu’à la porte de votre palais…
– Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc m’attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans quelques instants…
Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s’incliner ; puis, d’un pas tranquille, sans retourner la tête, il s’éloigna et traversa le terrain de culture.
– Oh ! grondait Fausta en le regardant partir, rejoindre cet homme… un bon coup de ma dague entre les deux épaules… ce serait fini !…
Mais il était trop tard : Pardaillan, déjà, disparaissait au fond du jardin Alors Fausta ramena son regard près d’elle et vit les deux corps abattus près de la croix ; Farnèse et Léonore enlacés dans l’étreinte du suprême baiser qu’avait cherché l’amant… Un pâle sourire vint crisper ses lèvres.
– Celui-là, du moins, a reçu le châtiment de sa trahison, murmura-t-elle. Quant aux autres, quant à ce misérable Rovenni, quant à ces lâches, ces fous, trois fois fous…
Son sourire devint terrible.
– Pour leur châtiment, acheva-t-elle, je m’en rapporte à Sixte Quint !…
À ce moment l’abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut toute pâle et tremblante.
– Ah ! madame, dit-elle, quelle catastrophe !… Vaincues… nous sommes vaincues !…
– Qui vous dit que je sois vaincue ! gronda Fausta. Est-ce que je puis être vaincue !… Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre l’esprit. Mais moi je ne perds pas la mémoire de ce que je dois…
– Que voulez-vous dire ? balbutia l’abbesse.
– Que vous m’avez bien servie, et que ce n’est pas votre faute si un incident de médiocre importance en vérité recule de quelques jours l’exécution de mes projets. Envoyez donc à mon palais dès aujourd’hui, la somme convenue vous sera remise…
Claudine s’inclina avec un cri de joie, saisit une main de Fausta et la baisa ardemment.
– Vous êtes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous êtes la générosité !
– Vous vous trompez, dit froidement Fausta ; je sais seulement payer mes dettes, d’argent, d’amitié… ou de haine, ajouta-t-elle en regardant du côté où Pardaillan avait disparu. Prenez soin de ces deux corps, madame l’abbesse, et veillez à ce qu’ils soient dignement enterrés dans le cimetière de l’abbaye…
– Ce sera fait demain, madame.
– Bien. Veuillez m’accompagner jusque chez vous où je me dépouillerai de mon costume de cérémonie.
Fausta se dirigea alors vers l’appartement de l’abbesse qui marchait près d’elle, stupéfaite, atterrée par ce calme que cette femme conservait en un pareil moment, après ce qui venait de se passer. Claudine l’aida elle-même à se dévêtir de ce lourd et splendide costume, à la fois religieux et royal, comme elle l’avait aidée à s’en revêtir. Puis Fausta descendit, et devant le portail de l’abbaye, trouva Pardaillan qui l’attendait.
La litière qui avait amené le prince Farnèse et maître Claude, était toujours là. Le cheval de l’homme qui était venu les chercher, était attaché à un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval ; Fausta monta dans la litière ; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l’on fut hors des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixé sur le chevalier, qui se tenait à dix pas en avant de la litière. Pardaillan entrerait-il… oserait-il entrer dans Paris ?…
On arriva à la porte : Pardaillan franchit le pont-levis, passa sous la voûte, et tranquille comme s’il n’eut pas risqué à chaque pas d’être reconnu par quelque gaillard, poursuivit son chemin vers la Cité, c’est-à-dire vers le palais de Fausta. Alors, haletante, un terrible éclair de joie aux yeux, elle retomba sur les coussins en murmurant :
– L’insensé !…
Tant que Pardaillan avait descendu les pentes de la colline, il avait regardé au loin et inspecté les abords de la porte Montmartre. L’heure que Maurevert lui avait assignée était passée. Et Pardaillan ne doutait pas que cet homme ne fût déjà au courant de ce qui s’était passé à l’abbaye. Il ne fut donc nullement surpris de ne pas apercevoir Maurevert.
– Bon ! murmura-t-il, nous nous retrouverons toujours… si loin qu’il aille, si bien qu’il se cache !… Il n’est pas là… donc, il sait ! Et il se doute de ce qui l’attend… C’est dommage : j’eusse voulu en finir dès aujourd’hui. Au fond, il vaut mieux que les choses soient ainsi : je ne suis pas libre puisque je me suis fait le féal chevalier de la belle tigresse qui me suit… mais à sa porte, bonsoir, madame ! Et au plaisir de ne plus jamais vous revoir !… C’est égal, c’est une rude lutteuse… et elle est bien belle…
En monologuant ainsi de choses et autres avec cette placidité qu’il conservait toujours vis-à-vis de lui-même, Pardaillan avait franchi la Porte et s’était mis à suivre la rue Montmartre. Au moment où il disparaissait sous la voûte, une tête pâle surgit d’entre des touffes d’un buisson, deux yeux flamboyants l’escortèrent quelques instants et, l’homme, sortant de sa retraite, demeura immobile et pensif, agité par un tressaillement de joie sauvage.
C’était Maurevert…
Il eut le même mot qu’avait eu Fausta :
– L’insensé !…
Maurevert avait accompli son voyage à Blois ; il y avait consciencieusement rempli la besogne d’espionnage que Guise lui avait confiée. Puis, une fois en possession de renseignements précis sur la garnison du château, sur les habitudes d’Henri III, sur l’appartement qu’il occupait, enfin sur la possibilité d’un coup de main à tenter contre la personne et l’entourage du roi, il avait repris le chemin de Paris de façon à se trouver le 21 octobre à midi, aux environs de la porte Montmartre.
Le retour fut pour Maurevert ce qu’avait été l’aller : un charmant voyage, sans autre préoccupation que de trouver à l’étape bon souper et bon gîte. Maurevert n’eût pas été reconnu par ses meilleurs amis. Il était gai, généreux avec les servantes, bon gentilhomme avec les hôtesses… il ne craignait plus rien au monde, n’ayant plus qu’un souci : celui d’assister au supplice de Pardaillan.
Le 20 octobre au soir, il était à Paris. Le lendemain matin, de très bonne heure, il s’apprêta, s’arma soigneusement, et quand il fut habillé revêtu de sa cotte de mailles sous le pourpoint et de sa cuirasse de cuir sur le pourpoint, quand il fut prêt, il s’aperçut qu’il avait encore quatre heures devant lui. Mais il ne tenait plus en place et, étant sorti, il gagna directement la porte Montmartre et choisit un endroit d’où il pouvait tout voir sans être vu.
S’étant assis dans l’herbe, à l’abri d’un fourré, il se ménagea une ouverture à travers les feuillages épais, et dès lors ne bougea plus, son regard fixé sur la porte. Il souriait vaguement et s’ingéniait à compter le temps qui le séparait encore de midi. Puis il combinait la scène :
Pardaillan et Charles d’Angoulême apparaissant… et lui, marchant à leur rencontre, le visage empreint d’une gravité convenable, et disant :
– Messieurs, je vous ai promis qu’aujourd’hui à midi je me trouverais ici… m’y voici ! Je vous ai promis que vous verriez aujourd’hui celle que vous cherchez… Suivez-moi et vous allez la voir !…
Et il se mettait aussitôt en marche vers l’abbaye… il y entrait… et là, que se passerait-il ? Il ne savait pas… Mais ce qu’il savait bien, c’est que Fausta avait dû préparer un traquenard où Pardaillan devait succomber. Ce qui était sûr, c’est que le chevalier détesté et son non moins détestable compagnon trouveraient Violetta morte ; ce qui était sûr enfin, c’est que l’abbaye était remplie de gens d’armes, et que Pardaillan y entrerait pour n’en plus sortir.
– Il y a un cimetière à l’abbaye, murmura-t-il à un moment.
Dans le même instant, il devint livide, fut secoué d’un grand frisson et faillit jeter un cri de terreur : trois hommes venaient de sortir de la porte Montmartre et s’élançaient vers l’abbaye !…
Il reconnut aussitôt les deux premiers : c’étaient Pardaillan et Charles d’Angoulême ; quant au troisième, il ne le connaissait pas, et c’est à peine d’ailleurs s’il le vit… il n’avait de regards que pour Pardaillan qui, déjà, disparaissait au loin, derrière la Grange-Batelière…
Maurevert demeura stupéfié par l’horreur de ce qu’il entrevoyait. Si Pardaillan se montrait à cette heure, bien avant le rendez-vous, ce n’étai pas pour le chercher ! Bien mieux : Pardaillan montait à cette abbaye où il devait le conduire !… Pardaillan était donc prévenu !… comment ?… Mais par qui ?…
– Oh ; gronda Maurevert en se mordant les poings, c’est à devenir fou ! Le démon m’échapperait encore !… Qui sait si Fausta ne me trahit pas ?… Qui sait si ce n’est pas moi qu’attend le traquenard ?…
Il essuya son front ruisselant de sueur, et comme Pardaillan avait disparu, il se leva, sortit de sa cachette et fit précipitamment quelques pas comme pour rentrer dans Paris.
– Mais non ! fit-il en s’arrêtant. Ce n’est pas possible. Fausta le hait… non pas autant que moi, certes ! mais il y va pour elle d’immenses intérêts !… Suis-je fou ?… Non !… Sans doute Fausta a changé son plan pendant mon absence !… Sans doute elle a oublié sa promesse de me faire assister au supplice du démon !… C’est elle qui vient de l’envoyer chercher… Parbleu ! J’y assisterai !…
Et à son tour, avec un éclat de rire, il s’élança vers l’abbaye…
Mais tandis qu’il cherchait à se rassurer, tandis qu’il s’affirmait qu’il courait au supplice de Pardaillan, il sentait, il devinait que ce n’était pas vrai, et son cœur battait à grands coups, son visage ruisselant se convulsait, et il étouffait des imprécations de rage.
Lorsque deux heures plus tard il redescendit les pentes de Montmartre, Maurevert pleurait… des larmes furieuses qui lui brûlaient les yeux et qu’il n’essuyait pas. La secousse était terrible. Il se sentait faible comme un enfant. Plus d’espoir. Tout était fini…
Comment eut-il l’idée de reprendre sa place dans ce buisson où il s’était abrité le matin ? Qu’espérait-il encore ?… Rien, sans doute. Peut-être voulait-il simplement attendre le retour de Fausta, la voir, lui parler… Quant à Pardaillan, il était sûr qu’il ne rentrerait pas dans Paris… Et tout à coup, il le vit qui marchait devant la litière !
Maurevert ne se demanda pas pourquoi Fausta et Pardaillan rentraient ensemble. Il ne chercha pas à calculer si une réconciliation avait pu se produire. Dès qu’il eu vu Pardaillan franchir la porte, il rentra dans Paris ; un héraut d’armes passait. Maurevert l’obligea à descendre de son cheval, sauta en selle, et ventre à terre prit le chemin de l’hôtel de Guise.
Le duc était en conférence dans son cabinet. Maurevert haletant, livide, renversa, écarta violemment gardes et domestiques, ouvrit la porte, s’avança précipitamment vers Guise stupéfait, et dit :
– Monseigneur, Pardaillan est dans Paris !
Guise qui s’apprêtait à rudoyer l’intrus pâlit à ces mots.
– Maurevert ! cria-t-il. Quoi ! c’est vous… Et vous dites ?…
– Je dis, monseigneur, que votre ennemi acharné, celui à qui vous devez votre défaite de Chartres, vient d’entrer dans Paris… Je l’ai vu de mes yeux… le sire de Pardaillan est entré par la porte Montmartre, seul, tranquille, et si monseigneur veut…
– Par la sembleu ! dit l’un des conseillers de Guise présent à cette scène.
– Par les boyaux du diable ! grommela un autre.
– Il faut saisir le drôle !
– Et l’empaler sur la flèche de la Sainte-Chapelle !…
– Paix, Maineville ! dit le duc de Guise. Silence, Bussi !… Voyons Maurevert, précise : quand, comment l’as-tu rencontré ?… Et d’abord, depuis quand es-tu de retour ?…
– Depuis une heure, monseigneur. Je me rendais ici tout à la douce, et j’étais passé par la rue Montmartre pour y prendre des nouvelles de Lartigues…
– Il est mort, dit Bussi, et le diable seul peut savoir qui lui a fourni ce coup de rapière dont il est trépassé.
– C’est ce qu’on m’avait dit, fit Maurevert d’une voix calme, et je voulais m’en assurer, donc, lorsqu’au moment d’entrer chez Lartigues, qu’est-ce que je vois ?… Pardaillan qui cheminait le plus paisiblement du monde, venant de la porte Montmartre qu’il venait de franchir. Ah ! monseigneur, vous pouvez croire que j’ai dû me faire violence pour ne pas provoquer sur-le-champ ce démon… mais j’ai pensé que ce gibier vous appartenait… Dès lors, j’ai oublié Lartigues pour accourir vous prévenir… Mais j’y songe ! Ne serait-ce pas le damné truand qui aurait occis notre pauvre ami ?… Vous savez que le drôle a juré la male mort contre tous vos plus fidèles…
Guise grinça des dents. Cette insolente audace de Pardaillan pénétrant dans Paris en plein jour et sans se donner la peine de se cacher l’humiliait et l’exaspérait.
– Il faudrait se hâter, monseigneur ! reprit Maurevert qui trépignait et en oubliait toute étiquette.
À ce moment, un valet de chambre du duc entra et annonça :
– Un homme est là, chargé d’un important message de Mme la princesse Fausta.
Maurevert recula de quelques pas en frémissant. Si le duc connaissait ses secrètes accointances avec Fausta, il était perdu ! Guise avait fait un signe. L’homme annoncé pénétra dans la pièce et s’inclina devant le duc.
– Parle ! dit celui-ci.
– Voici, monseigneur, dit l’homme. Mme la princesse est sortie ce matin de Paris pour une affaire que j’ignore. Selon la coutume, divers serviteurs étaient échelonnés de distance en distance sur le trajet que devait suivre Sa Seigneurie au cas d’un ordre à recevoir.
– Bonne coutume ! grommela le duc. J’en userai à l’avenir.
– J’étais, reprit l’homme, posté près de la porte Montmartre (Maurevert dressa les oreilles). J’ai vu revenir la litière de Sa Seigneurie. Naturellement, je n’ai pas bougé. Mais lorsque la litière est passée près de moi, j’ai vu les rideaux s’entr’ouvrir, et ce papier roulé en boule est tombé à mes pieds, en même temps que ces mots me parvenaient : hôtel, Guise !… Alors, je suis venu, monseigneur, et voici le papier…
Guise déroula rapidement le papier, et lut ces mots au crayon :
« Faites cerner la Cité : j’y conduis Pardaillan. – F. »
– Ah ! ah ! tu avais raison, Maurevert ! s’écria Guise. En chasse donc !… Bussi, prends cent hommes au Châtelet, postes-en cinquante au pont Notre-Dame, et cinquante au Petit-Pont !… Maineville, prends cent hommes à l’Arsenal : cinquante au pont aux Changeurs, cinquante au pont Saint-Michel… Maurevert, prends cent hommes au Temple, dont tu mettras cinquante au nouveau pont, et cinquante au pont des Colombes[9]. Moi je vais me poster sur le parvis Notre-Dame avec tout ce que j’ai de monde ici. Le drôle est dans la Cité !… Dussé-je démolir l’Île entière, cette fois il ne m’échappera pas !… Maurevert, tu me rejoindras sur le parvis pour me rendre compte de ta mission.
Maurevert, Bussi-Leclerc et Maineville s’élancèrent. Cinq minutes plus tard, le duc de Guise sortait de son hôtel à la tête d’une soixantaine de cavaliers. Lorsqu’il arriva à la Cité, il dissémina aussitôt cette troupe pour garder les ponts en attendant l’arrivée des renforts. Moins d’une heure après, tous les points indiqués par lui étaient fortement occupés, et les cavaliers de Guise le rejoignaient sur le parvis ; si bien que les membres du Parlement crurent qu’on les voulait exterminer et se barricadèrent dans le palais.
On sait que le Parlement et le duc de Guise gardaient une sourde méfiance l’un contre l’autre.
Pendant que le duc de Guise mettait sur pied près de 400 gens d’armes pour s’emparer d’un seul homme, que devenait le chevalier de Pardaillan, cause involontaire de toute cette émotion ?
Pardaillan avait traversé Paris, chevauchant toujours à une quinzaine de pas devant la litière de Fausta. Il était entré dans la Cité et avait fini par s’arrêter devant la sinistre maison à porte de fer. Il sauta en bas de sa monture et tendit le bras pour que Fausta pût s’y appuyer en descendant de sa litière. Et Fausta, en effet, s’appuya quelques instants sur ce bras, puis sauta légèrement sur la chaussée.
Pardaillan alla soulever le heurtoir et ne put s’empêcher de tressaillir au bruit sourd qui se répercuta à l’intérieur. Ce bruit, il le reconnaissait Et cela lui rappelait des souvenirs à tout le moins désagréables. La porte s’ouvrit. Fausta regarda fixement Pardaillan.
– Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en mon logis ?
Une seconde, Pardaillan fut tenté de pousser la bravade jusqu’au bout ; mais décidément le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de fer ne lui inspirait que des réflexions de défiance.
– Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais déjà l’intérieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien à une nouvelle visite, et d’ailleurs, depuis certaine aventure qui m’arriva justement dans une maison de la Cité, vous n’avez pas idée comme j’ai horreur d’être enfermé ; c’est à un tel point que je passe maintenant mes nuits à la belle étoile…
– Je vous souhaite donc que les étoiles vous soient propices, dit Fausta qui cependant, prêtait l’oreille au loin et ne rentrait pas, comme si elle eût voulu retenir Pardaillan quelques minutes encore.
– Que dois-je faire de ce cheval ? dit Pardaillan qui cherchait un moyen de prendre congé.
– Gardez-le ! fit vivement Fausta, sinon en amitié, du moins en souvenir de moi.
Pardaillan attacha la bête à un anneau et répondit :
– Hélas ! madame, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme sans maison ni écurie… J’ai déjà une monture équipée ; si j’acceptais celle que vous voulez bien m’offrir, je serai forcé de la laisser mourir de faim. Sur ce, madame, daignez me permettre de prendre congé…
– Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez remercié !…
Pardaillan s’inclina profondément, tandis que Fausta rentrait à l’intérieur de son palais. Tant que la porte ne fut pas refermée, le chevalier s’attendait à quelque attaque soudaine, et se tenait sur ses gardes.
– Allons, je deviens mauvais, murmura-t-il en s’en allant. Pourquoi cette femme que j’ai sauvée aujourd’hui me voudrait-elle du mal ?… Je lui ai parlé un peu bien cavalièrement… je ne suis qu’un rustre.
Tout en s’adressant ces reproches qui avaient le mérite d’être sincères, Pardaillan longeait sans hâte les bords du fleuve, et ce fut ainsi qu’il parvint non loin du pont Notre-Dame au moment même où une troupe d’une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont. De l’endroit où il se trouvait, Pardaillan ne pouvait voir ces cavaliers, la chaussée du pont lui étant masquée par les maisons qui la bordaient. Mais il vit parfaitement qu’on tendait les chaînes.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa-t-il. Garons-nous à tout hasard. »
Il fit donc un crochet à gauche et parvint dans la rue de la Juiverie, d’où il put constater que le pont Notre-Dame était gardé. Il était d’ailleurs bien loin de supposer que c’était à lui qu’on en voulait ; mais dans la situation où il se trouvait, il ne devait nullement souhaiter d’avoir à parlementer avec des hommes d’armes qui portaient le blason de Lorraine.
« J’en serai quitte pour entrer dans l’Université par le Petit-Pont, songea-t-il, et une fois dans l’Université, j’attendrai que les passages soient libres. »
Il fit volte face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le Petit-Pont. À cent pas il s’arrêta. Là encore, il y avait une troupe de cavaliers, et la chaîne était tendue !
– Diable ! fit Pardaillan. Voilà qui va me faire perdre du temps… Et pourtant, ajouta-t-il rudement, je ne veux pas passer ma journée dans la Cité… M. de Maurevert pourrait s’impatienter de ne pas me voir.
Comme on peut le constater. Pardaillan ne songeait guère que ces mesures pouvaient avoir été prises contre lui. À supposer même que le duc de Guise connut sa rentrée à Paris, comment en effet eût-il pu savoir précisément que le chevalier était dans la Cité ?
Sans autre inquiétude que celle du temps perdu, Pardaillan se dirigea donc vers la rue de la Barillerie ; de ce côté, il pourrait déboucher soit sur le quai de la Mégisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans frémissement que le chevalier vit ces deux ponts également barrés.
Enfin lorsqu’il eut constaté qu’il n’y avait pas davantage moyen de passer par le pont aux Colombes, ni même par les échafaudages des constructions du Pont-Neuf, il dut bien s’avouer qu’il était prisonnier dans la Cité.
Il songea alors à essayer de traverser la Seine, soit en démarrant une barque, soit même à la nage. Mais s’étant approché de la berge à peu près à l’endroit où avait eu lieu le duel de Maurevert avec Lartigues, il constata qu’un singulier mouvement se faisait sur les berges.
Du pont Notre-Dame au pont aux Changeurs, des hommes d’armes s’étaient détachés et s’échelonnaient de façon à former une haie. Pardaillan vit qu’il était entièrement cerné dans l’île.
– À ce moment même, il s’aperçut que de toutes parts, ces troupes pénétraient dans les rues de la Cité… Non seulement il était cerné, mais il allait être reconnu !…
Il était évident qu’on traquait quelqu’un. Une sorte de battue s’organisait. Des bourgeois et des femmes passaient en courant et se hâtaient de regagner leur logis. Pardaillan, dans la rue de Calandre avisa un fripier qui, pris de peur, fermait sa boutique.
– Attendez, dit le chevalier, je vais vous aider…
Et il aida en effet le pauvre homme ; mais ce n’était pas simplement par charité que Pardaillan prêtait ainsi le secours de son bras à cet inconnu.
– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
– Ma foi, monsieur, le diable le sait ! Ah ! nous sommes bien heureux d’avoir la Ligue et c’est un bien grand honneur pour le peuple de Paris que monseigneur ait chassé Valois et ses suppôts ! Mais enfin, ce ne sont qu’alertes continuelles, et moi qui vous parle, monsieur, je ne vis plus ! Quant à ma femme, elle en a attrapé la fièvre quartaine…
– Ainsi, fit Pardaillan désappointé, vous ne savez pas pourquoi la Cité est envahie par les troupes de monseigneur que Dieu garde !…
– Que Dieu confonde ! maugréa le boutiquier. Je crois, reprit-il tout haut, qu’il s’agit de quelques huguenots qui se seront cachés par ici… On dit aussi que M. le duc en veut fort à messieurs du Parlement..
– Ah ! ah ! voilà donc l’explication. Merci, mon brave !
– C’est moi qui vous remercie, monsieur, de votre honnêteté… Tenez ! les voici qui entrent dans les maisons pour faire perquisition !… Seigneur, ayez pitié de nous !…
Le fripier se hâta de rentrer dans la maison. Et sa terreur était d’ailleurs pleinement justifiée, car les gens d’armes de Guise, toutes les fois qu’ils avaient à perquisitionner, ne se faisaient pas faute de s’enrichir aux dépens du bourgeois.
Tous les passants, d’ailleurs, n’étaient pas aussi effarés que ce digne boutiquier. Une foule s’amassait peu à peu pour voir, saisir et peut-être pendre ou brûler le ou les huguenots recherchés. À cette foule vinrent se mêler des mariniers ; des figures louches se montrèrent ; des gens empressés à aider les soldats dans leurs perquisitions… et empressés également à faire main-basse sur tout ce qui était facile à enlever, bon à manger, à boire ou à vendre…
Pardaillan marchait, pour ainsi dire poussé par ce flot humain qui montait et débordait. Et ce fut à ce moment qu’il entendit prononcer son nom.
Pardaillan, sans s’arrêter, écouta. Son nom prononcé d’abord par l’un des officiers qui dirigeaient l’opération le fut ensuite par un autre, puis par d’autres encore !…
Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C’était lui qu’on cherchait ! C’était pour lui que la Cité était envahie, bouleversée, c’était contre lui que retentissaient les cris de mort !…
Il jeta un regard à droite, à gauche, devant et derrière. Devant, c’était une troupe qui s’avançait lentement, s’arrêtant de logis en logis. Derrière, c’était une troupe pareille devant laquelle il fuyait. À gauche, c’étaient les maisons de la rue Calandre, avec des gens penchés aux fenêtres. À droite, enfin, c’était un terrain vague pelé, galeux, à l’herbe rare, au fond duquel se dressait l’arrière-bâtisse du Marché Neuf. Et vers le milieu de ce terrain vague s’élevait une maison solitaire aux fenêtres hermétiquement closes.
Mais de son coup d’œil sûr et prompt, Pardaillan remarqua aussitôt que si les fenêtres de ce logis étaient fermées, il n’en était pas de même de la porte, qui était entre-bâillée… Il s’y dirigea de son pas le plus tranquille. La situation était affreuse… Et de l’effort qu’il faisait pour paraître paisible et ne pas se précipiter, Pardaillan sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes… Mais il s’était trouvé déjà à plus d’une aventure de ce genre, et savait conserver une allure et un visage de sang-froid, alors même que son cœur battait la chamade et qu’il se disait :
« Maintenant, c’est la fin de tout ! Le diable lui-même ne saurait me tirer de ce mauvais pas, si toutefois le diable consentait à s’occuper de moi… »
Au moment où il atteignait la porte entre-bâillée de cette singulière maison, les gens d’en face le virent de leurs fenêtres et lui crièrent :
– Prenez garde ! N’entrez pas !…
Mais Pardaillan n’entendit pas : il poussa la porte, pénétra dans une sorte de vestibule, et ayant tranquillement poussé la porte derrière lui, cria :
– Ne craignez rien, qui que vous soyez qui habitez ce logis…
À son grand étonnement, personne ne répondit. Et sa voix répercuta de sourds échos, comme si la maison eut été déserte. Pardaillan avança jusqu’au fond du vestibule, et avant d’ouvrir la porte devant laquelle il se trouvait alors, cria encore :
– Y a-t-il quelqu’un dans ce logis ?…
Aucune réponse ne lui parvint. Alors il se décida à ouvrir ; il se trouva dans une pièce assez vaste, garnie de quelques meubles d’aspect sévère ; pour tout ornement aux murs, il n’y avait qu’un crucifix.
« C’est le logis de quelque chanoine de Notre-Dame, songea Pardaillan. Si ce brave prêtre entre, je suppose qu’il ne me trahira pas… hum !… j’ai vu dans ma vie bien des chanoines qui n’en étaient pas à une trahison près… Quel qu’il soit, il ne tardera pas à rentrer sans doute, car il avait laissé la porte de son logis ouverte… »
Mais pendant qu’il songeait ainsi, Pardaillan remarqua qu’une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Il y avait d’ailleurs un certain désordre dans cette pièce. Il y régnait une atmosphère de moisi…
« Qui diable peut habiter là ?… »
Pardaillan sentait une sorte d’angoisse étreindre son cœur. Il lui semblait respirer du mystère et de l’horreur. Il en arrivait à oublier qu’il était suivi, traqué, et que la grande chasse à l’homme, la grande battue organisée dans toute la Cité comme pour un fauve aboutirait sans aucun doute à sa découverte… à sa mort !…
Enfin, ne pouvant plus supporter cette pesante tristesse qui semblait descendre des murs nus de cette pièce, il se secoua et alla pousser une porte par où il pénétra dans une chambre voisine. Cette chambre était plus claire que la première. En effet, dans la pièce qu’il venait de quitter, les fenêtres fermées ne laissaient filtrer qu’un faible rayon de jour.
Dans celle où il venait d’entrer, il n’y avait pas de fenêtre, mais un œil-de-bœuf placé très haut, et que du dehors on ne pouvait certainement pas atteindre. La lumière entrait par là sans obstacle.
– Ouf ! respira Pardaillan. J’ai cru que j’étouffais ! C’était sans doute l’oratoire de ce chanoine… ici, au contraire, ce doit être son lieu de récréation…
Comme il murmurait ces mots, son regard tomba sur un certain nombre d’objets qui garnissaient les murs. Car si, dans la première pièce, il n’y avait aux murs qu’un crucifix, dans celle-ci, les murailles étaient très ornées… Mais ces ornements firent pâlir le chevalier.
C’était toute une collection de haches. C’étaient des couteaux d’une certaine forme, larges et effilés comme des couteaux de boucher. C’étaient des masses de fer, hérissées de clous. C’étaient des paquets de corde accrochés en bon ordre. C’étaient enfin de bizarres instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela méthodiquement rangé, et d’ailleurs couvert d’une épaisse couche de poussière.
Pardaillan se sentait tressaillir, et un étrange malaise s’empara de lui. Sur une table, au milieu de cette pièce, quelques parchemins étaient demeurés.
À ce moment, ce murmure énorme et confus de la foule, qui ressemble si bien au grondement de la mer, se rapprocha de la maison solitaire, comme si, en effet, elle eût été battue par les flots d’une marée montante… Mais Pardaillan n’entendait rien… Le mystère de cette maison l’oppressait : il lui semblait qu’elle avait un secret à dire, et que sa pesante tristesse venait de ce secret… Il s’approcha de la table poussiéreuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s’entassaient l’un sur l’autre une trentaine de parchemins… Et ayant jeté les yeux sur celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu’il portait le sceau de la Grande-Prévôté.
Sous la poussière, il put déchiffrer les premiers mots… Et alors il recula, pris d’un frisson… La maison solitaire et triste venait de lui révéler son secret !… Ces parchemins, c’étaient des ordres d’exécution ! Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c’étaient des instruments de supplice ! Cette maison, c’était le logis du bourreau !
Comme il reculait, glacé, frémissant, n’ayant plus qu’une idée : sortir, se trouver au grand air, revoir le soleil, fuir l’horreur ambiante… comme il atteignait le vestibule, des coups violents ébranlèrent la porte d’entrée, et une voix, dehors dominant le tumulte, cria :
– Il est là, monseigneur ! Nous le tenons !
Pardaillan reconnut la voix de Maurevert…
– Qu’on cerne cette maison ! commanda une autre voix que le chevalier reconnut pour être celle de Guise.
Il jeta un regard d’angoisse sur la porte. Elle était solide, heureusement, bardée de fer à l’intérieur. Il comprit qu’il avait quelques minutes devant lui pour prendre une décision. D’un bond, il fut dans la pièce où il était entré d’abord, courut à la fenêtre, leva le châssis, et par une fente des lourds volets fermés, put voir ce qui se passait dehors :
Guise à cheval, au milieu d’une troupe de cavaliers. Devant la porte, une vingtaine de gens d’armes qui soulevaient un madrier pour s’en servir comme d’un bélier. Maurevert était là !… C’était lui qui dirigeait l’opération.
Près de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville. Derrière cette troupe de cavaliers, c’était la foule, qui ayant appris qu’on poursuivait quelqu’un, s’était rassurée, et sans savoir pourquoi, pour le plaisir de voir tuer sans doute, vociférait.
Ce fut dans les yeux de Pardaillan une rapide vision : le tableau entier entra dans son regard, et dans le même instant il recouvra son sang froid. Les cris de mort, le bruit des coups de madrier sur la porte, les craquements du chêne qui se fendait, la rumeur confuse et violente dont s’emplissait la Cité formaient une de ces formidables musiques auxquelles son oreille et son esprit étaient accoutumés.
Au loin, retentissaient des coups d’arquebuse et des cris perçants de femmes : simples incidents des multiples perquisitions qui avaient lieu dans l’île entière. À chaque instant, on amenait devant Guise des gens déchirés et sanglants…
– Monseigneur, ce doit être le sire de Pardaillan… nous l’avons trouvé sous un lit…
Guise secouait la tête, haussait les épaules, et l’homme était relâché, non sans force bourrades, pour lui apprendre que l’autorité ne perdait jamais ses droits, surtout quand elle se trompait. Mais le duc n’ordonnait pas d’interrompre les perquisitions, bien que le gîte de la bête traquée fut connu : la paye des soldats était fort en retard et il fallait bien les laisser se refaire un peu sur le bourgeois. Il y eut donc des logis dévastés, des hommes roués de coups, quelques morts et de nombreux blessés…
Pardaillan revint dans le vestibule au moment où un grand cri, dehors, saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte de haut en bas.
– Allons, murmura-t-il, c’est la fin ! Je vais laisser ici mes os… Et quand je pense que ce Maurevert…
Il s’arrêta court, les poings crispés ; une pâleur de désespoir s’étendit sur son visage…
Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une étroite pièce qui servait de cuisine à la servante du bourreau, dans le temps où maître Claude habitait ce logis. La cuisine s’ouvrait sur une cour entourée de hautes murailles. Mais contre le mur du fond se dressait une échelle.
Pardaillan monta. De la tête, il dépassa la crête du mur… Il vit alors qu’il dominait une infecte et étroite ruelle, un boyau qui se subdivisait en deux branchements dont l’un faisait communiquer la rue Calandre avec le Marché-Neuf, et dont l’autre, perpendiculaire à ce dernier, s’enfonçait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour aboutir à la Seine.
Pardaillan vit tout cela d’un coup d’œil. Mais il vit aussi qu’une douzaine de gens d’armes gardaient la ruelle. Alors il redescendit, rentra dans la maison du bourreau, et quelques instants après, reparut une hache à la main. Presque aussitôt il se trouva de nouveau en haut de l’échelle.
À ce moment dans la rue Calandre, une furieuse clameur s’éleva : la porte était défoncée ; les troupes de Guise se ruaient dans la maison… mais Maurevert n’était pas entré !… Derrière lui, Pardaillan entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas précipités, les vociférations…
– Sus ! Sus !… Pille !…
– Tue ! Tue !… Au truand !…
– À mort ! hurlait la foule en acclamant le duc de Guise.
Pardaillan s’assit sur le mur. Au même instant, il sauta…
– Place ! rugit-il en tombant sur ses pieds.
Les gardes postés là, un instant stupéfaits, cherchèrent à se réunir, et déjà Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levée s’abattit encore toute rouge, il y eut des trépignements, des grognements, une trouée se fit, et pareil au sanglier qui avant de mourir fonce à travers la meute Pardaillan passa…
D’un bond il s’écarta, se rua en avant, et se retournant tout à coup, lança sa hache à toute volée… Trois hommes tombèrent, blessés ou morts…
– Alerte ! alerte ! vociféraient les gardes.
En un clin d’œil, les gens d’armes de la rue Calandre envahissaient la ruelle ; du haut du mur de la maison de Claude, d’autres se lançaient… le boyau en quelques secondes fut rempli de gens qui se heurtaient, se pressaient, s’étouffaient…
– Il se sauve !… Arrête ! Arrête !…
– Au truand ! À la hart ! À la mort !…
Pardaillan s’était élancé d’un bon pas. Il avait mis l’épée à la main, et marchait droit devant lui, sans tourner la tête…
De deux ou trois maisons, dans ce parcours, des gens sortirent pour lui barrer la route. Mais sans doute cet homme dut leur paraître terrible ; sans doute sa physionomie hérissée, flamboyante les épouvanta… car les uns rentrèrent précipitamment dans leurs trous, et les autres, n’en ayant pas le temps, se collaient au mur en gémissant :
– Grâce, monsieur le truand !
Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante, Pardaillan déboucha tout à coup sur le derrière de Notre-Dame. La meute était sur ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque ; il se disait :
« Si je fais un faux pas, si je m’arrête, si je me retourne, je suis mort ! »
Et pourtant, il fallait que cela finit !… La Cité tout entière était cernée ; les berges gardées… où aller ?… que faire ?… Il n’avait qu’une ressource unique : descendre sur une berge, et passer coûte que coûte, se jeter dans la Seine !… Mais en aurait-il le temps ?… Et pût-il même se jeter à l’eau, est-ce qu’il n’y serait pas repris aussitôt !…
Comme il débouchait du boyau dont l’étroitesse même l’avait sauvé, il comprit que sur cet espace plus large il allait être enveloppé par les poursuivants et qu’il allait tomber là, avec cette dernière espérance se faire tuer plutôt que de retomber aux mains de Guise et de Maurevert… Le désespoir l’envahit.
Dans ce suprême regard d’adieu au monde qu’il jetait autour de lui, il se vit devant une maison sinistre à la porte de fer. Le palais de Fausta !… Il était venu mourir devant le palais de Fausta !…
Un éclat de rire insensé gronda sur ses lèvres blanches, et il fit un dernier bond vers l’auberge du Pressoir de fer, escalada les marches, renversa à coup de pommeau quelques buveurs qui lui barraient le passage, et toujours droit devant lui, de pièce en pièce, il fonça… sans savoir, éperdu, enragé de mourir avant Maurevert !…
Dans le même moment, l’auberge fut pleine de tumulte… Les poursuivants s’y jetaient tous ensemble… De pièce en pièce, les hurlements frénétiques poursuivaient Pardaillan ; fermer les portes lui était impossible…, déjà, il avait senti les rapières ou les piques des plus avancés le heurter… Une clameur de mort, sinistre, affreuse, emplit ses oreilles… et acculé dans la dernière pièce de l’auberge, continuait sa course éperdue, il vit une fenêtre ouverte, l’enjamba… sauta dans le vide !…
À la fenêtre, des coups d’arquebuse éclatèrent. Quelques instants, l’auberge fut pleine de vociférations, puis toute cette foule reflua, l’auberge se vida rapidement, et tous se précipitèrent au bord de l’eau.
À ce moment arrivait Maurevert, haletant, livide, sa dague à la main. Il jeta autour de lui des regards sanglants, ne comprenant pas ce qui se passait. Mais derrière lui le duc de Guise arriva et gronda :
– Où est le truand ? Pourquoi n’est-il pas arrêté ?…
– Monseigneur, cria un officier sur les bords de la Seine, le sire de Pardaillan s’est jeté dans la Seine ; il est d’ailleurs blessé.
– Qu’on détache toutes ces barques, ordonna Guise ; qu’on surveille le fleuve, et dès que l’homme apparaîtra, un bon coup d’arquebuse dans la tête !…
Et se tournant vers Maurevert :
– Je crois que nous le tenons bien, pour le coup !
Maurevert ne répondit pas. Un sourire crispa ses lèvres, et l’un des premiers, il se jeta dans une barque avec trois ou quatre hommes armés d’arquebuses. Quelques secondes après la chute ou plutôt le saut de Pardaillan, la Seine était sillonnée de barques, tandis que sur les rives la foule attendait. Trois ou quatre cents hommes étaient prêts à faire feu sur Pardaillan dès qu’il se montrerait à la surface de l’eau.
Une heure se passa… Pardaillan ne reparut pas. Il fut évident pour tous qu’il s’était noyé et que son corps roulé par le courant avait dû aller se perdre au loin, à moins qu’il n’eût été retenu par le lit du fleuve. Cependant, les recherches continuèrent jusqu’au soir, mais sans aucun résultat.
Pardaillan, lorsqu’il sauta par la fenêtre de l’auberge, ne se doutait pas qu’elle donnait sur la Seine. En se sentant s’enfoncer dans l’eau, la pensée lui vint qu’il pourrait peut-être essayer de remonter le courant et de prendre pied sur les berges de l’île Notre-Dame (île Saint-Louis).
Mais dans cette rapide seconde où l’eau bourdonnait dans ses oreilles où ses vêtements collés à son corps le paralysaient, et où déjà la nécessité de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible, car remonter à la surface, c’était courir au-devant des balles, dans cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent désordonnés ; de tout son effort, il lutta à la fois contre le courant qui l’entraînait et contre la poussée naturelle de bas en haut ; il suffoquait ; il tournoyait sur lui-même, pris dans les remous du fleuve venant se briser à cette pointe de la Cité… Bientôt la respiration lui manqua… et il étendit les bras dans un dernier spasme…
Dans cet instant, il éprouva le violent tressaillement de l’homme qui va mourir et qui entrevoit un moyen de salut… En effet, dans ce mouvement suprême que ses bras venaient de faire sous l’eau, sa main crispée venait de heurter quelque chose… il ne savait quoi… c’était un poteau enfoncé dans le fleuve… Ses doigts raidis s’amarrèrent à cette chose, et tout aussitôt, il s’y cramponna… En même temps, il se laissa remonter, se glissant, et grimpant le long de ce poteau ou de cette poutre, et l’instant d’après, toujours cramponné à la poutre, il émergea…
Son premier regard fut pour chercher la fenêtre d’où il s’était jeté et essayer une dernière défense… Mais il ne vit rien au-dessus de sa tête… rien qu’un plancher de bois… Tout autour de lui, c’étaient des poutres qui émergeaient, se croisaient, formaient l’échafaudage qui soutenait ce plancher…
Pardaillan étouffa un rugissement de joie ; il comprit que dans sa lutte contre le courant, il s’était jeté sous la prison du palais de Fausta ! sous cette pièce où il y avait un trou par où Fausta faisait jeter dans l’eau les cadavres des condamnés ! Au même moment, il aperçut le treillis de fer… la nasse où il avait failli périr !…
Pardaillan se hissa le long de la poutre à laquelle il s’était accroché, sortit complètement de l’eau et s’assit sur la première bifurcation de poteaux. Il était sauvé… ou presque !
Du dehors, on ne pouvait le voir… il entendait les cris de ceux qui le cherchaient et à qui, naturellement, l’idée ne pouvait venir de remonter le courant… En effet, peu à peu les cris s’éloignèrent. Pardaillan eut alors un rire silencieux et murmura :
– Il se pourrait bien que je me tire de ce nouveau plongeon… je voudrais bien voir la figure de M. de Guise et de cette digne Mme Fausta, la perle de la reconnaissance…
En prononçant à demi-voix ce nom de Fausta, Pardaillan demeura soudain frappé par une idée qui lui traversait le cerveau.
En effet, il se doutait bien que la Seine allait être surveillée dans son cours et sur ses berges, et qu’il lui serait très difficile de s’éloigner du refuge où il se trouvait. D’autre part, la pensée pouvait parfaitement venir à ceux qui le cherchaient de venir voir ce qui se passait sous ce plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l’exécution suivait toujours de près la pensée, Pardaillan, de poutre, en poutre, gagna le treillis de fer… la nasse de Fausta.
Il constata que le panneau qui formait ouverture était relevé ; il l’était sans doute depuis le jour où on avait ouvert le passage aux cadavres… À ce souvenir, il ne put s’empêcher de pâlir. Mais redescendant le long du treillis avec la fermeté d’une résolution bien arrêtée, il plongea, et bientôt se retrouva dans l’intérieur de la nasse. Alors il remonta jusqu’en haut, jusqu’au plancher même.
Cramponné d’un bras à la poutre à laquelle il s’accrochait, de l’autre bras allongé il parvint à soulever la trappe qui fermait le trou carré. Alors il se suspendit des deux mains aux bords de ce trou, et se souleva par un tour de force musculaire connu en gymnastique sous le nom de « rétablissement ». Quelques secondes plus tard, il était dans la pièce où il s’était battu contre les gens de Fausta, dans la salle des supplices… Elle était obscure, silencieuse…
La première pensée de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se secoua, s’ébroua, se défit de son pourpoint qu’il tordit, et enfin prit toutes les mesures propres à le sécher autant qu’il était possible de le faire en pareille situation.
Plusieurs heures se passèrent ainsi… Pardaillan rhabillé, à peu près séché, commençait à sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin de bonne heure de la Devinière, il n’avait rien pris de la journée.
La nuit vint. Dans le mystérieux palais, aucun bruit ne se faisait entendre. Pardaillan se rendait compte que cette demeure devait être à peu près déserte, puisque Fausta, le matin même, avait été trahie, abandonnée par tous ceux qu’elle avait amenés à l’abbaye…
Deux plans se présentaient donc au chevalier. Le premier, c’était de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le deuxième, c’était purement et simplement de sortir du palais de Fausta par la porte. S’il ne restait là que quelques domestiques, Pardaillan se faisait fort de les obliger à lui ouvrir cette porte ! Il attendit donc deux ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le décida à agir. La pensée de s’attabler devant quelque pâté, escorté de quelque volaille et flanqué d’un bon flacon, près du grand feu que Huguette lui allumerait dans la cuisine de la Devinière, cette pensée l’attendrissait, le faisait sourire et claquer de la langue. À ce montent, certes, il ne songeait ni à Guise, ni à Fausta, ni à Maurevert : il ne songeait qu’au bon dîner qu’il entrevoyait, suivi d’un excellent somme… Nous avons toujours dit que Pardaillan était la simplicité même.
Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de la salle des supplices. Elle était ouverte… Pardaillan passa, referma derrière lui et traversa cette pièce que nous avons eu l’occasion de décrire et qui ressemblait à l’avant cachot de la mort… Après quoi, il se trouva dans une galerie qu’il se mit à suivre.
« Le premier que je rencontre, se disait-il, je lui mets la pointe de ma dague sur la gorge, et je lui dis : « Mon ami, je suis égaré comme par hasard dans cette maison. Veuillez donc me conduire jusqu’à la grande porte que vous m’ouvrirez, et vous aurez un bel écu pour votre peine. Sinon, je serai forcé de vous tuer. » Nul doute que le brave homme ne choisisse l’écu… »
Cependant, il était plongé dans une obscurité profonde et marchait vers un vague reflet de lumière qu’il apercevait à une quinzaine de pas devant lui dans la galerie… Lorsqu’il eut atteint ce rai de lumière, il s’aperçut qu’il venait de l’entre-bâillement d’un double rideau de velours qui formait une large baie ouverte à cet endroit. Pardaillan glissa un regard par cet entre-bâillement, et vit une vaste salle éclairée par quelques flambeaux allumés de place en place.
Cette salle, il la reconnut aussitôt… C’était la magnifique pièce aux colonnades, aux statues, aux torchères d’or… la salle du trône !…
– Trône sans souveraine ! murmura Pardaillan en hochant la tête avec un singulier sentiment d’ironie où il y avait presque de la pitié pour cette femme qui avait voulu le faire tuer deux ou trois heures après qu’il l’avait sauvée… Car quel autre que Fausta avait pu prévenir Guise ?
Pardaillan allait s’éloigner et continuer son excursion, en se disant que, s’il trouvait moyen d’arriver jusqu’à la porte d’entrée sans rencontrer personne, il trouverait bien le moyen de l’ouvrir ; il allait donc reprendre sa marche, lorsqu’il demeura cloué sur place… Il lui semblait qu’il venait d’entendre comme un léger bruit de pas.
Ce bruit venait de la grande salle du trône. Pardaillan colla son œil à la fente des rideaux et aperçut une sorte de fantôme vêtu de blanc qui marchait, ou plutôt glissait d’un pas majestueux…
– Fausta ! murmura le chevalier.
C’était Fausta en effet, calme, grave, sereine comme à son habitude. Derrière elle venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa retomber le manteau dont il se couvrait à demi le visage.
« Le duc de Guise ! fit Pardaillan en lui-même. »
Fausta s’était arrêtée vers le milieu de la salle et, prenant place dans un fauteuil, avait indiqué un siège à Guise, qui s’assit lui-même.
– Voilà donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboyait, voilà la femme qui a voulu me tuer à chacune de nos rencontres… et aujourd’hui même ! Voici l’homme qui a jeté une meute enragée à mes trousses et a bouleversé la Cité pour me faire assassiner !… Voici l’homme qui a dit que j’étais un lâche parce que je me rendais à lui, parce que je voulais sauver une malheureuse !… Je les tiens là, tous deux… ils sont seuls… Si je me montrais tout à coup, et si, profitant de leur stupeur, je les frappais mortellement l’un et l’autre, ne serait-ce pas mon droit ?
Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais bientôt, sa physionomie s’apaisa, sa main retomba, et pensif, il murmura :
– Ce serait mon droit peut-être… mais alors j’aurais mérité ce mot dont Guise m’a souffleté rue Saint-Denis… je serais un lâche ! Non, ce n’est pas ainsi que je dois me venger… Ce mot, Guise doit en mourir… Il en mourra. Je l’ai juré… mais il faut qu’il sache qu’un Pardaillan ne frappe pas à l’improviste et par derrière !… Attendons… écoutons !…
Et Pardaillan se mit à écouter et à regarder, oubliant ce qu’il y avait d’étrange et de périlleux dans sa situation.
Fausta, au moment où elle avait quitté Pardaillan sur le seuil de son palais, avait pu, à certains signes imperceptibles, à une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien pris ses précautions contre Pardaillan. La présence du messager qui avait porté son billet au duc changea cet espoir en certitude. L’homme lui assura que tous les ponts étaient occupés…
Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court répit dans la douleur affreuse qu’elle était parvenue jusque-là à cacher sous un visage immuable. Mais à peine fut-elle enfermée, verrouillée dans sa chambre, seule, et sûre que nul ne pouvait ni la voir, ni l’entendre, sa physionomie se décomposa, ses yeux noirs lancèrent des éclairs, et des imprécations tordirent ses lèvres. Tout ce que la rage et la fureur à leur paroxysme peuvent suggérer à un esprit affolé de blasphèmes, de menaces, de projets hideux, Fausta le hurla dans sa pensée, Fausta le bégaya en paroles rauques.
Elle s’était jetée tout habillée sur son lit, et la tête dans les dentelles des oreillers qu’elle déchirait de ses ongles et de ses dents, elle luttait contre la crise de désespoir qui s’abattait sur elle et la terrassait. Elle eut des sanglots qui ressemblaient à des halètements de panthère prise au piège. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnèse, de Violetta, de Pardaillan se succédaient parmi des cris inarticulés, des invectives, des larmes, des gestes de folie…
La statue devenait femme…
Fausta payait un terrible tribut aux sentiments qui gouvernent l’esprit humain.
Quelle situation !… Quel effondrement !… Avoir rêvé, organisé, combiné le bouleversement social le plus prodigieux, avoir conquis, séduit, acheté ou terrorisé la moitié des princes de l’Église, avoir tenu dans ses mains la puissance absolue, avoir mis sur sa tête cette tiare qui l’eût faite reine du monde, devant laquelle s’inclinaient rois et empereurs, être parvenue au but, le toucher enfin, avoir tout prévu… tout… sauf la lâcheté et la trahison de quelques comparses !… Avoir dépensé sans compter les millions des Borgia, les trésors qui lui venaient de son aïeule Lucrèce, avoir prodigué le génie d’un diplomate consommé, la force d’un conquérant, s’être haussé à la plus hautaine ambition, et finir misérablement, bassement, dans l’humiliation d’un guet-apens, dans une escarmouche sans gloire, dédaignée au point qu’on la laissait vivre, et que Sixte ne cherchait même pas à la supprimer !… Simplement, d’un geste, on l’écartait !…
Ces gentilshommes qu’elle avait enrichis, qui le matin même tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparût, sans pompe, vêtu comme un pauvre bourgeois, pour qu’ils tournassent contre elle les épées qu’elle avait solennellement distribuées en les bénissant !… Ces cardinaux qui s’agenouillaient à ses pieds !… avec quelle lâche ardeur ils avaient entonné le Domine salvum fac Sixtum…
Seule maintenant !… Seule ou presque !… Quelques femmes, quelques domestiques, voilà tout ce qui lui restait de sa cour pontificale !…
Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la crise. Puis lorsque son corps abattu, sans forces, demeura inerte en travers du lit, lorsqu’elle eut compris que lentement la tempête s’apaisait, que les idées redevenaient plus claires comme les étoiles qui recommencent à briller dans un ciel lavé par l’ouragan, lorsqu’elle put penser enfin, elle chercha comment avait pu se produire la trahison.
Des détails qu’elle avait dédaignés lui revinrent en mémoire. Elle revit toute l’attitude de Rovenni dans les trois derniers mois, elle pesa ses paroles, mesura ses gestes, et acquit la conviction que Sixte avait acheté Rovenni dès le moment où il était venu à Paris pour reprendre les millions destinés à Gui