Michel Zévaco

 

 

 

LA FIN DE FAUSTA

Les Pardaillan – Livre X

 

 

 

1926 – Tallandier, Le Livre national n°552

Grand roman de drame et de l’amour

 

 

 

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Table des matières

 

I  SUITE DE L’ALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE.. 4

II  LA DAME EN BLANC.. 21

III  LA DAME EN BLANC (suite). 33

IV  GISELLE D’ANGOULÊME.. 56

V  L’ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DE S. M. LE ROI D’ESPAGNE.. 101

VI  LA PRÉSENTATION.. 113

VII  L’ENVOYÉ DU MORT.. 118

VIII  OÙ VALVERT TIENT LA PROMESSE QU’IL A FAITE À ROSPIGNAC.. 141

IX  OÙ VALVERT TIENT LA PROMESSE QU’IL A FAITE À ROSPIGNAC (suite). 155

X  OÙ PARDAILLAN INTERVIENT ENCORE.. 169

XI  FLORENCE.. 186

XII  LA SORTIE DU LOUVRE.. 223

XIII  CE QUI S’ENSUIVIT.. 234

XIV  ODET DE VALVERT PART EN EXPÉDITION.. 255

XV  SUR LES BORDS DE LA SEINE.. 264

XVI  LES MILLIONS ESPAGNOLS. 284

XVII  LE RETOUR.. 294

XVIII  OÙ L’ON VOIT QUE PARDAILLAN AVAIT PENSÉ À TOUT….. 307

XIX  LA GORELLE.. 319

XX  STOCCO ET LA GORELLE.. 339

XXI  LE DÉVOUEMENT DE LÉONORA.. 348

XXII  LÉONORA À L’ŒUVRE.. 369

XXIII  À QUOI TENDAIT LA MANŒUVRE DE LÉONORA.. 394

XXIV  PARDAILLAN AGIT ENCORE POUR LES AUTRES. 404

XXV  CE QUE N’AVAIT PAS PRÉVU PARDAILLAN QUI CROYAIT AVOIR PENSÉ À TOUT   413

XXVI  LES MILLIONS ESPAGNOLS. 441

XXVII  LA MÉSAVENTURE DE LANDRY COQUENARD.. 476

XXVIII  OÙ LA MÉSAVENTURE DE LANDRY COQUENARD DEVIENT UNE BONNE AFFAIRE   488

XXIX  LE MARIAGE DE FLORENCE.. 510

XXX  LE MARIAGE DE FLORENCE (suite). 528

XXXI  LE RENDEZ-VOUS DE FAUSTA.. 544

XXXII  FAUSTA PREND SES DISPOSITIONS. 555

XXXIII  LE MARIAGE DE FLORENCE (fin). 573

XXXIV  L’EXPLOSION.. 588

ÉPILOGUE.. 602

À propos de cette édition électronique. 605

 

I

SUITE DE L’ALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE


La rue de la Cossonnerie allait de la rue Saint-Denis à la rue du Marché-aux-Poirées, en pleines Halles. De ce côté se tenait une troupe d’archers. Landry Coquenard n’avait pas exagéré en disant qu’ils étaient bien une cinquantaine, commandés par le prévôt en personne. Du côté de la rue Saint-Denis et s’étendant à droite et à gauche dans cette rue, une troupe aussi nombreuse, aussi formidable barrait le passage. À cet endroit de la rue Saint-Denis et dans toute la rue de la Cossonnerie, la circulation se trouvait interrompue. Et naturellement, du côté de la rue du Marché-aux-Poirées comme du côté de la rue Saint-Denis, une foule compacte de badauds, enragés de curiosité, s’écrasait derrière les archers, échangeait des lazzi et d’énormes plaisanteries, et, sans savoir de quoi et de qui il s’agissait, se rangeant d’instinct du côté où elle voyait la force, faisait entendre déjà de sourdes menaces.

 

Ce n’était pas tout.

 

Entre les deux troupes d’archers, un grand espace vide avait été laissé. Et cet espace était occupé par Concini et par ses ordinaires. Ils étaient bien une vingtaine à la tête desquels se trouvaient leur capitaine, Rospignac, et ses lieutenants : Roquetaille, Longval, Eynaus et Louvignac. De plus, une trentaine de ces individus à mine patibulaire, dont Pardaillan n’avait pas remarqué la présence dans la rue, s’étaient massés derrière les ordinaires à qui ils obéissaient. Sans compter Concini et les chefs, il y avait là au moins cinquante hommes armés jusqu’aux dents.

 

Enfin, d’Albaran se tenait près de Concini. Lui, il n’avait avec lui que sa troupe ordinaire d’une dizaine d’hommes. Il se contentait de surveiller et paraissait avoir laissé à Concini le soin de diriger les opérations.

 

En somme, près de deux cents hommes assiégeaient la maison. Car on pouvait croire qu’il allait s’agir d’un siège en règle.

 

Il va sans dire que toutes les fenêtres donnant sur la rue étaient grandes ouvertes et qu’une foule de curieux occupaient ces fenêtres. Ceux-là, aussi stupidement féroces que les badauds de la rue, se montraient hostiles sans savoir pourquoi.

 

Chose étrange, que les trois assiégés remarquèrent aussitôt, personne ne se montrait aux fenêtres de la maison où ils se trouvaient. Toutes ces fenêtres demeuraient fermées. Pardaillan donna cette explication qui paraissait plausible :

 

– Ils ont dû faire sortir tous les locataires de la maison.

 

– C’est probable, opina Valvert.

 

Et il ajouta, sans se montrer autrement ému :

 

– Peut-être ont-ils l’intention de nous faire sauter.

 

– À moins qu’ils ne nous fassent griller comme de vulgaires pourceaux, insinua Landry Coquenard d’un air lugubre.

 

– Au fait, interrogea Pardaillan, que sais-tu, toi ?

 

– Pour ainsi dire, rien, monsieur, fit Landry Coquenard d’une voix lamentable.

 

Et il renseigna :

 

– Je rentrais au logis. À la pointe Saint-Eustache, j’ai aperçu le prévôt et ses archers qui venaient du côté de la Croix-du-Trahoir. Je n’ai pas prêté grande attention à eux, et j’ai poursuivi mon chemin. Au bout d’un certain temps, je me suis aperçu qu’ils suivaient, derrière moi, la même direction que moi. Et, brute stupide que je suis, cela ne m’a pas donne l’éveil. Je suis arrivé rue de la Cossonnerie. Machinalement, je me suis retourné pour voir si les archers me suivaient toujours. Et j’ai vu qu’ils occupaient la rue du Marché-aux-Poirées, barrant l’entrée de notre rue. Cela m’a étonné et vaguement inquiété. Je me suis avancé du côté de la rue Saint-Denis. Et j’ai aperçu d’autres archers qui barraient le chemin de ce côté-là. Je me trouvais pris entre ces deux troupes. J’ai commencé à avoir peur. Mais je n’ai toujours pas flairé la manigance.

 

Et, s’emportant contre lui-même :

 

– Que tous les diables cornus de l’enfer m’emportent et me fassent rôtir sur leur gril jusqu’à la consommation des siècles !

 

– Continue, dit froidement Pardaillan, et abrège.

 

– À ce moment, reprit Landry Coquenard, une dizaine d’archers sont entrés dans notre rue. Sur ce ton amène que vous leur connaissez, ils ont invité les habitants de la rue à verrouiller leurs portes extérieures et à ne plus bouger de chez eux. Quant à ceux qui disaient qu’ils ne demeuraient pas dans la rue, on les a sommés de déguerpir au plus vite. Ce qu’ils ne se sont pas fait dire deux fois, je vous en réponds.

 

– En sorte, interrompit Pardaillan, en le fixant de son regard perçant, en sorte que tu aurais pu, à ce moment là, te retirer, si tu avais voulu ?

 

– Très facilement, monsieur.

 

– Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

 

– Parce que, à ce moment, les estafiers de M Concini sont arrivés. En les voyant, j’ai enfin compris, trop tard, hélas ! de quoi il retournait !

 

– C’était plus que jamais le moment de détaler, insista Pardaillan. Car enfin tu es fixé sur le sort que te réserve ton ancien maître s’il met la main sur toi.

 

– Telle a été ma première pensée, en effet. Mais je me suis dit : M. le comte est sûrement là-haut. Peut-être ne se doute-t-il pas de ce qui se passe dans la rue. Il peut descendre d’un moment à l’autre, et alors, il est perdu. Il faut que j’aille l’avertir. Et je suis entré, monsieur. Et vous avez vu qu’il était temps pour vous : vous alliez vous jeter dans la gueule du loup. Et je vous assure, monsieur le chevalier, que j’ai été douloureusement surpris quand j’ai vu que vous étiez avec M. le comte.

 

Le digne Landry Coquenard avait débité cela avec simplicité. Il ne paraissait pas se douter le moins du monde qu’il venait d’accomplir une action héroïque vraiment admirable.

 

Odet de Valvert, profondément touché de cette marque d’attachement, se raidissait pour ne pas laisser voir son émotion. Pardaillan le considéra un instant en silence. Et, d’une voix très douce, il prononça :

 

– Tu es un brave, Landry.

 

– Non, monsieur, répondit piteusement Landry Coquenard, je suis un poltron. Très poltron même. Je vous assure, monsieur, que ce n’est jamais moi qui cherche la bataille. Et si c’est elle qui me cherche, je n’hésite pas à prendre mes jambes à mon cou, sans la moindre vergogne, si je peux le faire.

 

– Et si tu ne peux pas prendre la fuite ? demanda Pardaillan en souriant malgré lui.

 

– Alors, monsieur, fit Landry Coquenard d’un air de résolution féroce, je défends ma peau… Et rudement, je vous en réponds.

 

Et naïvement :

 

– Par le ventre de Dieu, je tiens à ma peau, moi !…

 

– Eh bien, conclut froidement Pardaillan, tâchons de défendre notre peau du mieux que nous pourrons, puisque nous sommes menacés tous les trois.

 

Il observa encore un moment par la fenêtre. Les archers, aux deux bouts de la rue, demeuraient dans l’attente. Concini et ses hommes, devant la porte, n’agissaient pas. Concini s’entretenait non sans vivacité avec d’Albaran qui paraissait approuver de la tête.

 

– Que diable peuvent-ils bien comploter ? murmura Pardaillan, dépité.

 

Oui, c’était surtout cette ignorance des intentions de l’ennemi qui était angoissante. En attendant qu’un indice vînt le fixer, Pardaillan se mit à étudier les toits. Et il traduisit son impression :

 

– Si nous sommes acculés à fuir par là, nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’aller nous rompre les os sur le pavé.

 

– Oui, mais nous avons une chance de nous en tirer, fit observer Valvert.

 

– Évidemment. Si nous ne pouvons pas faire autrement, il faudra bien la courir, cette chance.

 

– Attention ! Ils entrent dans la maison, avertit Landry Coquenard. En effet, une vingtaine d’estafiers entraient silencieusement en bon ordre, deux par deux. Rospignac avait pris bravement la tête de ses hommes.

 

Pardaillan et Valvert quittèrent la fenêtre. Landry Coquenard continua de surveiller la rue.

 

– S’ils viennent ici, fit Pardaillan, qui réfléchissait, la porte ne tiendra pas une minute.

 

– Nous pouvons nous placer sur l’escalier, proposa Valvert. Il n’est pas si large. À nous deux nous pouvons leur tailler de bonnes croupières.

 

– Sans doute. Mais ils sont trop. Nous finirons par être accablés sous le nombre. Et puis… il n’est pas dit qu’ils viennent ici. Qui sait s’ils ne vont pas nous faire sauter ou mettre le feu à la maison, comme vous l’avez dit tout à l’heure ? fit observer Pardaillan.

 

Et, frappant du pied avec colère :

 

– Mort diable ! je ne veux pas que Mme Fausta me tue, moi !… Plus tard, quand j’aurai ruiné ses projets, cela me sera bien égal !… Mais maintenant, au début de la lutte, me laisser supprimer, lui laisser le champ libre, par Pilate, non, ce serait par trop bête !…

 

– Alors, décidez, monsieur.

 

– C’est tout décidé : partons, trancha résolument Pardaillan.

 

Il se retourna vers la fenêtre. Il est certain qu’il avait déjà calculé toutes ses chances, envisagé toutes les éventualités et fixé la direction qu’il devrait suivre quand il serait sur les toits, car il prononça :

 

– Aucun de ces gens ne se risquera à nous poursuivre sur ce chemin. Il faut être acculé à la mort, comme nous, pour le faire. Donc pas d’attaque par-derrière à redouter… Donc, je puis, sans scrupule, passer le premier. Je le puis d’autant plus qu’on pourrait nous guetter à une de ces lucarnes que je vois par là.

 

– Pourquoi, insinua Landry Coquenard, ne pas nous glisser par une de ces lucarnes… si nous réussissons à aller jusque-là ?

 

Pardaillan le dévisagea. Il était un peu pâle, mais en somme, il ne faisait pas trop mauvaise contenance, le digne Landry.

 

– Crois-tu donc qu’ils ne nous verront pas ? dit-il avec douceur. Nous n’aurions fait que reculer pour mieux sauter.

 

– C’est juste, reconnut Landry.

 

– Non, reprit Pardaillan, il faut, au contraire, éviter les lucarnes, que nous trouverons sur notre chemin. Fiez-vous-en à moi et suivez-moi… sans perdre pied, si c’est possible.

 

Il dégaina. Valvert et Landry en firent autant. Il enjamba la fenêtre et se laissa doucement glisser dans l’étroite gouttière. Là, l’épée au poing, il fit deux pas dans la direction des Halles et s’arrêta, attendant ses compagnons.

 

En bas, dans la rue, son apparition fut saluée par des clameurs épouvantables. Aux fenêtres, quelques braves bourgeois éprouvèrent le besoin de donner la mesure de leur courage et de leur magnanimité en vociférant :

 

– Le voilà !…

 

– Le truand se sauve !…

 

– Sus ! arrête ! arrête !…

 

Presque aussitôt après, Landry Coquenard suivit et, derrière lui, Odet de Valvert parut à son tour. Et cette double apparition, comme la première, fut accueillie par des clameurs sauvages, des hurlements féroces, d’ignobles injures.

 

– En route, commanda Pardaillan de sa voix brève.

 

Et il partit aussitôt. Les deux autres le suivaient, l’épée au poing comme lui. Ils marchaient lentement, mais d’un pas ferme. Ils tenaient les yeux fixés droit devant eux, évitant avec soin de regarder le vide et son attirance mortelle. Et alors, un silence haletant s’abattit sur la rue.

 

Pardaillan avançait toujours dans la direction des Halles. Ils avaient déjà dépassé deux ou trois maisons. Tout à coup, il s’arrêta, et, sans se retourner, commanda :

 

– Halte !

 

Et, tout de suite après, il commanda :

 

– Attention, ils vont nous arquebuser. Couchez-vous sur la pente du toit.

 

En parlant ainsi, il leur donnait l’exemple. Ils l’imitèrent avec toute la promptitude que permettait leur équilibre instable. Au même instant, plusieurs détonations éclatèrent et se confondirent en une formidable explosion. Ils entendirent siffler les balles au-dessus de leurs têtes et venir s’aplatir avec un bruit sec contre les ardoises dont quelques-unes se détachèrent, roulèrent, tombèrent dans la rue, au milieu de l’épais nuage de fumée provoqué par l’explosion.

 

Pardaillan se redressa avec précaution en disant :

 

– En route !… Et ne perdons pas une seconde, car il est probable qu’ils vont recommencer.

 

Ils repartirent de plus belle. Pardaillan allongeait le pas d’une manière sensible. Et les autres, entraînés, faisaient comme lui, sans s’en apercevoir peut-être. Ils firent ainsi une vingtaine de pas.

 

En bas, la meute enragée manifestait son dépit par de nouveaux hurlements. Et ils l’entendaient. Ils entendaient les ordres brefs que les chefs lançaient d’une voix rageuse. Aux fenêtres, le silence continuait à peser. Les badauds féroces qui occupaient ces fenêtres commençaient à sentir confusément la hideur de cette impitoyable chasse à l’homme, dans des conditions aussi tragiques et qui n’étaient vraiment pas à l’honneur des chasseurs. Maintenant ils se sentaient angoissés. Et plus d’un qui avait stupidement hurlé : « À mort ! » sans savoir pourquoi, se surprenait à souhaiter que les trois hardis compagnons échappassent à leurs implacables ennemis.

 

Les trois fugitifs avançaient toujours, lentement, mais sûrement. Pardaillan guignait le but qu’il se proposait d’atteindre et qui se rapprochait insensiblement. Ce but momentané, c’était la rencontre de deux toits. Cela formait une manière d’étroit couloir à droite et à gauche duquel se dressaient les deux toits aux pentes raides. Ces deux toits constituaient ainsi comme deux garde-fous qui rendaient toute chute impossible. Ils se trouveraient dans un espace étroit, encaissé, mais assez solide, et où ils pourraient évoluer avec assurance, délivrés de cette horrible appréhension d’un faux pas qui pouvait les précipiter dans le vide.

 

De plus, comme il leur fallait tourner à gauche, ils s’éloigneraient de la rue de la Cossonnerie et de ceux qui la gardaient. Ils deviendraient invisibles, on perdrait leurs traces, on ne pourrait plus les arquebuser froidement comme on venait de le faire.

 

En bas, ils comprirent la manœuvre, ils comprirent que leur proie allait leur échapper. De nouvelles vociférations éclatèrent, suivies de nouveaux ordres. Les arquebuses furent rechargées à la hâte.

 

Pardaillan allongea encore le pas. Et brusquement, il sauta à gauche, disparut en criant :

 

– Vite.

 

Il se retourna aussitôt. Landry Coquenard paraissait. Il le harponna solidement, le tira à lui, l’enleva, le poussa derrière lui. De nouveau, il allongea les puissantes tenailles qu’étaient ses mains, saisit Odet de Valvert, comme il avait saisi Landry, le souleva dans ses bras vigoureux, et se laissa tomber à plat ventre, en l’entraînant avec lui.

 

Il était temps : une nouvelle détonation, plus formidable que la première, salua cette prodigieuse retraite qui venait de s’accomplir avec succès et avec une rapidité foudroyante. Lorsque Pardaillan estima qu’ils devaient être assez loin pour qu’on ne pût pas les voir, il s’assit le plus commodément qu’il put, et invita :

 

– Soufflons un peu.

 

Ils s’accommodèrent de leur mieux comme lui, et ils soufflèrent. Ils en avaient besoin. Ils étaient haletants, livides, hérissés, ruisselants de sueur. Maintenant que la réaction se faisait, ils se sentaient à bout de forces. Ils durent s’appuyer les épaules au toit. Et ils restèrent ainsi étendus, face au soleil qui les réchauffait de ses rayons bienfaisants. Ils restèrent ainsi un long moment, sans trouver la force de parler, la tête vide de pensées.

 

Ce fut Pardaillan qui, le premier, reprit ses esprits, se secoua, revint au sentiment de la réalité. Et il les galvanisa en disant :

 

– Il ne s’agit pas de s’endormir ici. Tout n’est pas dit encore, nous sommes loin d’être hors d’affaire. Ce que nous avons fait jusqu’ici n’est rien comparé à ce qui nous reste à faire.

 

Ils se redressèrent tous les deux, aussi résolus l’un que l’autre. Ils repartirent, Pardaillan ayant repris la tête. Durant un assez long temps, ils marchèrent facilement et sans risque : ils tournaient et viraient constamment entre deux toits. Où allaient-ils ainsi et où se trouvaient-ils ? Pardaillan le savait, lui, évidemment. Mais il ne le disait pas. Quant à Odet et à Landry, leur confiance en lui était telle qu’ils le suivaient sans s’inquiéter que de ne pas tomber et sans songer à poser des questions.

 

Tout à coup, Pardaillan s’arrêta. Ils étaient encore entre deux toits. Mais à dix pas devant eux, c’était de nouveau le vide qu’ils allaient trouver. Pardaillan les prévint. Et quand nous disons les, nous nous exprimons mal : il est certain que ce qu’il en disait, c’était plutôt pour Landry Coquenard qu’il ne connaissait pas suffisamment. Donc Pardaillan prévint :

 

– Attention, nous allons de nouveau nous engager sur une gouttière. Nous aurons de nouveau le vide à notre droite. Un faux pas, un étourdissement, et c’est la chute, c’est l’écrasement sur le pavé.

 

Landry Coquenard sentit si bien que c’était pour lui seul qu’il parlait qu’il répondit, tandis que son maître se taisait :

 

– Je commence à m’habituer au vertige, monsieur.

 

– En outre, continua Pardaillan, ces loups enragés vont nous voir de nouveau. Ce n’est pas que je craigne leur arquebusade : nous sommes trop loin maintenant. Mais c’est que j’aurais voulu leur dissimuler la direction que nous allons suivre.

 

Et, avec un soupir de regret :

 

– Malheureusement, c’est impossible. N’en parlons donc plus. Il réfléchit une seconde et reprit :

 

– Nous allons donc suivre cette gouttière. Elle nous mènera à un toit fort aigu. Ce toit nous pouvons le longer, comme nous allons longer celui-ci. Mais alors nous reviendrons à la rue de la Cossonnerie où nous finirons par être pris si nous essayons de descendre. Maintenant, retiens bien ceci, ajouta-t-il en s’adressant directement à Landry, si nous parvenons à franchir ce toit, de l’autre côté, nous trouverons peut-être une chance de salut. Note bien que je dis : peut-être. C’est-à-dire que je n’en suis pas sûr du tout.

 

– Franchir ce toit, s’inquiéta Landry Coquenard, c’est qu’il est diablement raide, monsieur ! Ce sera miracle vraiment si nous ne glissons pas et si nous n’allons pas nous rompre les os en bas !

 

– C’est à voir, fit Pardaillan de son air froid. Si tu ne crains pas de tomber vivant entre les mains de ton ancien maître, retourne sur tes pas, enjambe la première lucarne que tu trouveras et descends te livrer à Concini. Nous deux, Valvert et moi, nous préférons courir le risque de nous rompre les os. Ce qui nous arrivera probablement, car la manœuvre, difficilement réalisable à trois, devient presque impossible à deux. Décide-toi.

 

– C’est tout décidé, fit résolument Landry, la mort plutôt que de tomber vivant entre les mains de Concini. Aussi bien, monsieur, s’il faut faire le plongeon, peu importe que ce soit ici, là, ou ailleurs. Pardaillan le vit très décidé. Il sourit.

 

– Je vais vous expliquer la manœuvre, dit-il. Et il la leur expliqua, en effet.

 

– C’est compris ? dit-il en terminant.

 

– C’est compris, monsieur, répondit Landry.

 

– Tu te sens assez fort, n’est-ce pas ?

 

– Ne craignez rien, monsieur, je suis plus solide qu’il n’y paraît, rassura Landry.

 

– Allons-y, en ce cas, commanda Pardaillan, du sang-froid, et tout ira bien.

 

Il repartit en tête. Il s’engagea sur la gouttière, la longea, parvint au toit qu’il avait signalé et s’arrêta à l’endroit qu’il s’était fixé. Ils avaient repris leur ordre primitif. Landry au milieu, Odet en queue. Et, dès qu’ils parurent, les cris éclatèrent dans la rue, signalant qu’on les avait vus. Heureusement, comme l’avait fait observer Pardaillan, ils étaient hors de la portée des balles. Quand même quelques coups de feu isolés partirent : poudre brûlée bien inutilement.

 

Pardaillan attendit, immobile sur le bord du toit, le vide béant à son côté et où il suffisait du moindre faux mouvement pour qu’il fût précipité. Landry s’arrêta près de lui. Il se courba avec précaution, se coucha sur la pente raide du toit, le dos tourné au vide, les pieds solidement calés dans la gouttière. Quand il se sentit bien d’aplomb, il se raidit de toutes ses forces en disant :

 

– Hop !

 

C’était le signal attendu par Valvert qui avait dû s’immobiliser comme Pardaillan. Aussitôt, il enjamba les pieds de Landry et se laissa aller doucement à plat ventre sur son dos. Il ne demeura pas là un vingtième de seconde. Il se mit à grimper avec une adresse, une agilité et une légèreté vraiment admirables. Il parvint aux épaules de Landry, sur lesquelles il posa les pieds. Alors Landry leva les mains et le saisit solidement aux chevilles.

 

C’était le deuxième échelon de cette fantastique échelle humaine qui se dressait ainsi sur la pente raide et glissante du toit, au-dessus de l’abîme.

 

Dans la rue, le silence s’était de nouveau abattu : Concini, d’Albaran, Rospignac, tous les autres suivaient des yeux l’effrayante et folle manœuvre, avec, certes, l’espoir qu’elle aboutirait à une catastrophe, mais non sans un sentiment d’admiration pour les braves qui l’accomplissaient.

 

Se sentant calé, Valvert à son tour lança le signal qu’attendait le chevalier. À son tour, celui-ci répéta, avec autant d’adresse et d’agilité, la même manœuvre. Et il atteignit la crête du toit qu’il dépassait des épaules. Il l’agrippa, se hissa à la force des poignets, l’enjamba, et se coucha à plat ventre dessus, les jambes pendantes de chaque côté.

 

Cela ne lui avait peut-être pas pris une seconde. Il ne s’attarda pas. Il se cala bien, raidit ses muscles et tendit la main à Valvert qui la saisit. Alors Pardaillan, lentement, méthodiquement, sûrement, avec une force que décuplait l’imminence du péril, tira à lui… Il amena Valvert qui traînait après lui Landry Coquenard suspendu à ses chevilles.

 

Les mains de Valvert arrivèrent à la hauteur de la crête qu’elles saisirent. À son tour, et aidé par Pardaillan qui l’empoigna par les épaules, il se hissa à la force des poignets. Landry Coquenard se trouva amené à la portée de la main de Pardaillan. Cette tenaille vivante l’agrippa et ne le lâcha plus. Par contre, il lâcha, lui, les chevilles de son maître qui se trouva bientôt à cheval sur la crête du toit et s’écarta pour lui faire place.

 

Landry Coquenard n’eut même pas la peine de se livrer à une gymnastique quelconque. Pardaillan et Valvert, qui l’avait saisi de son côté, l’enlevèrent comme une plume, le couchèrent à plat ventre entre eux.

 

Ils soufflèrent. Oh ! pas longtemps : une seconde à peine. Ils recommencèrent tout de suite la manœuvre pour descendre le toit, plus périlleuse, plus difficultueuse certes que l’ascension. Seulement, cette fois, ce fut Pardaillan qui descendit le premier, se réservant, comme toujours, le rôle qui exigeait le plus de force et d’adresse.

 

Il se suspendit aux chevilles de Valvert, lui-même suspendu aux chevilles de Landry Coquenard, et se laissa glisser jusqu’au chéneau. Ceci n’était rien, comparé à ce qui restait à accomplir pour achever heureusement la manœuvre.

 

Landry Coquenard était resté en haut du toit à la crête duquel il se tenait cramponné des deux mains. Dès que Pardaillan sentit ses pieds bien d’aplomb dans le chéneau, il harponna solidement Valvert qui lui-même tenait Landry, et il commanda :

 

– Hop !

 

Aussitôt Landry Coquenard ouvrit les mains et ferma les yeux, sentant très bien que c’était l’instant critique et que leur vie à tous les trois était à la merci d’une défaillance de Pardaillan.

 

Mais Pardaillan soutint le formidable, le surhumain effort sans faiblir. À bout de bras, presque, il amena ses deux compagnons dans le chéneau, près de lui. Ils repartirent de plus belle, avec un peu plus d’assurance parce qu’ils se sentaient sur un espace un peu plus large, où le faux pas mortel était moins à redouter.

 

Dans la rue, on les avait vus disparaître de nouveau. Mais on voyait bien où ils pouvaient aller. Et ç’avait été la ruée vers les Halles.

 

Eux, ils n’avaient rien vu : ils regardaient droit devant eux, sachant bien qu’ils ne pouvaient pas se permettre la plus petite, la plus brève distraction. Mais ils se doutaient bien que la meute allait les atteindre au tournant du chemin. Et il fallait y arriver avant elle. C’est pourquoi ils se hâtaient autant qu’ils le pouvaient.

 

Espéraient-ils encore s’en tirer ? Cette chance unique et problématique dont Pardaillan avait parlé s’offrait-elle à eux, ou bien venait-elle de s’évanouir ? Nous pencherions plutôt pour cette dernière supposition, car ils avaient l’air horriblement déçus et désespérés.

 

Cependant, ils continuaient d’avancer, cherchant nous ne savons trop quoi, espérant peut-être ils ne savaient pas eux-mêmes quel miracle. Tout à coup Pardaillan s’arrêta et, avec une voix qui avait des vibrations étranges, il prononça :

 

– C’est ici la fin. Sautons.

 

Et ils se lancèrent tous les trois dans le vide.

 

Dans la rue du Marché-aux-Poirées, suivi de sa meute hurlante, Concini, fou de rage en voyant que sa proie venait de lui échapper en se réfugiant dans les bras de la mort, Concini se hâtait d’accourir, voulant au moins se donner la satisfaction de contempler et d’insulter les cadavres de ceux qu’il haïssait d’une haine mortelle.

 

D’Albaran le suivait de son pas tranquille et pesant. Il paraissait satisfait, lui, et il avait lieu de l’être, puisque sa mission était heureusement accomplie : Fausta ne lui avait pas demandé de prendre Pardaillan vivant pour le torturer comme rêvait de le faire Concini. Elle lui avait simplement demandé de le supprimer par n’importe quel moyen.

 

Or Pardaillan avait sauté du haut du toit : quatre étages. Il était hors de doute qu’il était venu s’écraser sur le pavé. Peut-être n’était-il pas encore trépassé. En tout cas, après une chute pareille, il ne pouvait agoniser longtemps. D’Albaran pouvait dire en toute assurance que sa maîtresse était débarrassée de lui.

 

II

LA DAME EN BLANC


Nous avons dit que la plupart des rues qui avoisinaient les Halles tiraient leur nom du genre de commerce qu’on y exerçait. La rue au Feure était de ce nombre. On sait que « feure », du vieux mot français feurre ou fouarre, signifiait paille, fourrage. En effet, le commerce qui dominait dans cette rue était le commerce des fourrages. Par corruption, le nom de rue au Feure était déjà devenu à cette époque rue aux Fers[1]. Mais si le nom de la rue avait été légèrement déformé, les marchands de foin, de paille et d’avoine y étaient restés et y tenaient leur marché.

 

Ceci a sa petite utilité qu’on reconnaîtra tout à l’heure.

 

Une des maisons de la rue aux Fers était une maison bourgeoise d’assez modeste apparence. La maison, depuis un an ou deux, était occupée par une « dame et sa demoiselle ». Ainsi disait-on dans le quartier. La dame, quand elle s’y trouvait contrainte, se donnait un nom bourgeois assez commun et assez répandu. Et dans cette maison, elle et sa fille menaient une existence de recluses et des plus modestes. N’importe, comme elle avait très grand air, on lui donnait ce titre de dame, et à sa fille celui de demoiselle.

 

De plus, comme elles menaient une existence assez mystérieuse, disparaissant tout à coup pendant des semaines entières sans qu’on pût jamais savoir comment ni où elles allaient ; comme on les voyait soudain reparaître sans qu’il fût possible de découvrir quand elles étaient arrivées et d’où elles venaient ; comme enfin la dame s’habillait le plus souvent d’une robe blanche d’ailleurs très simple et très modeste, on se refusait à admettre ce nom très vulgaire qu’elle-même avait donné, et dans tout le quartier on ne la désignait pas autrement que sous le nom de la dame en blanc.

 

Essayons de soulever le voile dont s’enveloppent ces deux femmes, pénétrons dans la maison.

 

C’était une sorte de parloir bourgeois, meublé d’une façon modeste, sommaire, qui donnait très nettement une sensation de provisoire. La fenêtre qui donnait sur la rue était grande ouverte, car le temps était chaud. Au milieu de la pièce se dressait une table ronde. Autour de la table se tenaient « la dame en blanc et sa demoiselle ».

 

La mère paraissait à peine trente ans. D’admirables yeux bleus, un teint de neige, une auréole d’or autour de la tête. Plutôt petite, mais merveilleusement proportionnée. Un grand air de noblesse : une grande dame assurément. Un charme captivant que rendait plus captivant encore un voile d’indéfinissable mélancolie répandu sur ses traits si purs et si délicats.

 

La fille : la reproduction vivante de la mère à quinze ans. De taille plus élevée. Plus de vigueur morale et physique. Plus de décision à la fois chaste et hardie. On sentait palpiter en elle l’âme d’une guerrière. La même incomparable dignité d’attitudes. Une rayonnante franchise du regard.

 

Toutes deux s’activaient à de menus travaux de broderie. Non pas en ouvrières diligentes qui peinent pour assurer leur existence, mais en grandes dames qui cherchent une distraction. Car, malgré la modeste apparence du logis, et la modestie plus grande encore de leur mise, on sentait qu’elles n’étaient pas pauvres.

 

Elles ne se parlaient pas, ou du moins n’échangeaient que de rares, de courtes paroles, assez espacées. De toute évidence, ni l’une ni l’autre n’était à son travail, qu’elle gardait sur les genoux plutôt pour se donner une contenance.

 

La mère se plongeait dans de longues rêveries, mélancoliques, sinon douloureuses, si l’on s’en rapportait à ses jeux de physionomie.

 

La fille, de tempérament vif, se montrait inquiète, agitée, troublée. Elle avait toujours l’oreille tendue vers la fenêtre. Le moindre bruit venant de la rue la faisait tressaillir. Alors elle se levait d’un mouvement infiniment gracieux dans sa vivacité légère, courait à la fenêtre interrogeait d’un regard ardent la rue et la place. Et ne voyant pas ce qu’elle cherchait sans doute, faisait une adorable moue de déception soupirait, revenait lentement s’asseoir, tout attristée.

 

Toujours, à ces moments-là, la mère sortait de sa rêverie, si profonde qu’elle parût. Et elle interrogeait le visage expressif de sa fille avec une sorte d’anxiété haletante. Le plus souvent, la déception qu’elle lisait sur cet adorable visage de jeune fille suffisait à la fixer. Alors elle soupirait à son tour et, sans avoir ouvert la bouche, retombait dans sa rêverie. D’autres fois, ce témoignage si clair ne lui suffisait pas : elle posait une question de son doux regard limpide. Invariablement, la jeune fille répondait à cette question muette par un mouvement de tête négatif. Et elle reprenait sa broderie d’un geste machinal.

 

Et le temps s’écoulait, mortellement long, pour ces deux femmes plongées dans cette énervante attente.

 

Quelquefois, la mère parlait. C’était pour dire d’une voix infiniment douce :

 

– Va voir s’il vient, ma Giselle.

 

Et la jeune fille, Giselle, puisque c’était son nom, se levait, allait voir à la fenêtre et soupirait, en revenant s’asseoir :

 

– Il ne vient pas, ma mère. C’était tout. Une fois, elle ajouta :

 

– Viendra-t-il seulement ?… Depuis qu’il est sorti de son enfer, c’est à peine si nous l’avons entrevu deux fois. Il est reparti aussitôt. Voilà plusieurs jours qu’il nous a annoncé sa visite : voilà plusieurs jours que nous l’attendons en vain. Viendra-t-il aujourd’hui ? Mère chérie, je n’ose plus l’espérer.

 

Et la mère répondit :

 

– Il ne fait pas ce qu’il veut, ni comme il veut, ma Giselle. Il ne s’appartient plus. Il appartient à son parti. (Il y avait comme une sourde amertume dans son accent.) Et puis, que de précautions ne lui faut-il pas prendre.

 

Elle semblait excuser celui qu’elles attendaient toutes deux. La jeune fille le comprit ainsi. Elle protesta avec une douce fierté :

 

– À Dieu ne plaise, ma mère, que je me permette de critiquer la conduite de mon père. Je suis fille trop soumise et trop respectueuse. Seulement je m’inquiète pour lui… Je crains toujours qu’il ne lui soit arrivé quelque malheur, quelque accident.

 

– Hélas ! soupira la mère, c’est qu’en effet, dans la formidable aventure où il s’est lancé, il lui faut combattre tout un monde d’ennemis, échapper à une foule de dangers qui le menacent sans trêve.

 

Et avec un soupir de regret :

 

– Nous étions si heureux, avant. Nous pouvions l’être toujours… Ah ! pourquoi faut-il que ces idées lui soient venues !…

 

– C’est le maître, prononça Giselle avec fermeté et comme un argument sans réplique.

 

– Pourquoi ces chimères, ces folies ? continua la mère, comme si elle n’avait pas entendu. Que de larmes ne nous ont-elles pas coûtées, à nous, que de déceptions cruelles, d’humiliations cuisantes, de misères, de tortures de toutes sortes, à lui ! Sans compter les plus belles années d’une existence humaine irrémissiblement perdues !…

 

– C’est le maître, répéta Giselle avec une douce obstination.

 

– Nous étions si heureux ! répéta la mère avec des larmes refoulées dans les yeux.

 

– Nous serons heureux encore, mère chérie, tu verras ! s’écria Giselle en l’entourant de ses bras et en l’étreignant passionnément.

 

– Toi, oui, mon enfant adorée, fit la mère en lui rendant avec tendresse ses douces caresses. Toi, tu seras heureuse, comme tu mérites de l’être.

 

Et secouant sa blonde tête, avec une expression d’inexprimable désenchantement :

 

– Mais, moi !… Jamais plus je ne le serai !… Parce que jamais plus je ne retrouverai mon Charles d’autrefois… le Charles que j’aimais tant… et qui n’adorait que moi, moi seule.

 

Et de nouveau, la dame en blanc se replongea dans ses pensées douloureuses, sinistrement évocatrices d’un bonheur perdu et qui ne reviendrait jamais plus. Du moins en avait-elle le funeste pressentiment.

 

La fille, Giselle, soupira en considérant sa mère avec une tendresse passionnée.

 

Du temps passa encore. Pour la centième fois, Giselle regardait par la fenêtre. Et cette fois un cri de joie puissante jaillit de ses lèvres :

 

– C’est lui !

 

Elle quitta précipitamment la fenêtre, courut à sa mère, la saisit dans ses bras, couvrit son visage de baisers fous, et riant et pleurant à la fois, ivre de joie, balbutia :

 

– C’est lui, mère chérie ! c’est mon père !… Oh ! je l’ai reconnu à sa démarche, va !… Je te dis que c’est lui !… Ne pleure plus !… Le voilà !… Mais, folle que je suis !… je cours lui ouvrir !…

 

Et, vive et légère, infiniment gracieuse, elle courut à la porte, sauta dans l’escalier d’un bond souple de jeune biche, disparut dans l’allée, tira les verrous de la porte extérieure qu’elle ouvrit toute grande, sortit sur le seuil, et, le cœur lui bondissant dans la poitrine, elle regarda du côté du Marché-aux-Poirées.

 

Venant de là, un cavalier s’engageait dans la rue aux Fers. Et il fallait vraiment les yeux du cœur de la fille adorant son père pour l’avoir reconnu en ce cavalier. Car, tout ce que l’on pouvait voir de lui, c’était une paire de bottes noires, souples et montantes, aux larges éperons d’acier bruni, au grand manteau de drap gris que relevait le bout d’une longue épée, un feutre gris qu’ornait une touffe de plumes rouges. Quant à ce qui est de son visage, on n’en voyait même pas le bout du nez.

 

L’homme, le père, venait d’entrer dans la rue. La fille, Giselle, sur le pas de la porte, le regardait de ses yeux lumineux embués de larmes de joie, où se lisait toute sa tendresse filiale. Et elle attendait.

 

À ce moment, une charrette de foin qui stationnait devant une porte, deux maisons plus loin, s’ébranla, venant à la rencontre du cavalier. La rue était étroite. La charrette, chargée de foin jusqu’à la hauteur d’un premier étage, obstruait tout le passage. La jeune fille, pour lui faire place quand elle passa devant elle, dut rentrer dans l’allée. Le cavalier dut pareillement s’arrêter, s’effacer, s’aplatir contre le mur. La charrette passa lentement, lourdement, en grinçant, traînée par ses deux solides percherons que précédait un charretier nonchalant.

 

Le cavalier put se remettre en marche. Il aperçut sa fille. Il allongea le pas et bientôt fut près d’elle. Il la prit dans ses bras, la serra tendrement sur sa poitrine, couvrit son front virginal et ses boucles d’or de baisers, en murmurant :

 

– Mon enfant ! mon enfant chérie ! Ma Giselle bien-aimée ! ma fille !…

 

– Père ! mon bon père ! bégayait Giselle, vous voici donc enfin !… Sain et sauf, Dieu merci.

 

Ils s’étreignirent de nouveau. Ils se contemplaient, ils se tâtaient. On eût dit que le témoignage de leurs yeux ne leur suffisait pas et qu’ils avaient besoin de se parler, de se toucher, pour s’assurer qu’ils ne se trompaient pas, que c’était bien eux.

 

Le père, c’est certain, adorait sa fille qui lui rendait cette adoration, doublée chez elle d’une ardente vénération.

 

Ils s’oublièrent ainsi un instant, qui leur parut, à tous deux, plus bref qu’une seconde et qui, dans la réalité, se prolongea durant plusieurs minutes.

 

*

* *

 

Pardaillan savait bien, lui, que la rue aux Fers était la rue des marchands de fourrage. Et quand il avait parlé à Landry Coquenard d’une unique chance qu’ils avaient peut-être de s’en tirer, c’était à cela qu’il pensait. Pardaillan se disait que s’il avait la « chance » d’atteindre la rue aux Fers, il aurait « peut-être » cette autre « chance » de découvrir un tas de paille, de foin de fourrage quelconque sur lequel ils pourraient sauter sans risque de se rompre les os. Et alors, en effet, ils auraient « peut-être » la « chance finale » de s’en tirer.

 

Et c’est cela, ce monceau de fourrage sauveur, qu’il s’acharnait à chercher du haut des toits, après avoir eu la « chance » d’accomplir ce prodigieux tour de force et d’adresse que constituait cette escalade d’un toit aigu, qui les avait amenés là où ils avaient besoin d’être. Par malheur, la chance paraissait les avoir abandonnés. Il avait beau fouiller la rue, au risque d’être saisi par le vertige et précipité dans le vide, il ne découvrait pas ce qu’il cherchait.

 

Et c’est à ce moment où il commençait à désespérer sérieusement, qu’il avait fini par le découvrir : une porte venait de s’ouvrir, une charrette chargée de foin en était sortie. C’est cette charrette que Pardaillan avait désignée à ses compagnons en disant :

 

– C’est ici la fin. Sautons.

 

Et ils avaient sauté, l’un après l’autre. Et ils n’avaient pas eu d’autre mal qu’une assez forte secousse.

 

Jusque-là, Pardaillan ne s’était pas soucié de se demander ce qu’il ferait quand il serait dans la rue. Il était de ceux qui se disent que, pour être bien faite, chaque chose doit venir en son temps. Après s’être secoué, il commença à se poser cette question qui avait bien son importance, dans la situation grave où ils se trouvaient. Car enfin, avoir réussi, avoir eu la « chance », pour parler comme Pardaillan, de ne pas se briser les os, c’était quelque chose assurément. Mais ce n’était pas tout. Il s’en fallait de beaucoup.

 

Ils ne pouvaient avoir, à eux trois, la prétention de charger et de déconfire Concini et ses cinq ou six officiers et ses cinquante et quelques spadassins. Si encore il n’y avait eu que ceux-là. Mais c’est qu’il y avait le dogue de Fausta et sa dizaine d’hercules qui pourraient peut-être se multiplier – est-ce qu’on savait, avec Fausta ? C’est qu’il y avait encore le grand prévôt et ses archers. Et puis encore les lieutenants du prévôt et d’autres archers. Non, vraiment, ils étaient trop.

 

Tout ce qu’on pouvait espérer, et ce n’était pas déjà besogne si aisée, étant donné leur nombre, tout ce qu’on pouvait espérer, c’était de leur glisser entre les doigts.

 

C’était à trouver cette solution, assez épineuse, que s’activait maintenant l’esprit infatigable de Pardaillan.

 

Malheureusement, il n’eut pas le loisir d’y songer longtemps : la charrette ne s’était immobilisée que juste le temps nécessaire pour permettre au charretier de fermer la porte cochère. Il est vrai que ce charretier ne paraissait guère pressé. Quoi qu’il en soit, il avait fermé la porte, s’était mis à la tête de ses chevaux. Et la charrette était partie, emportant au haut de sa pyramide de foin le chevalier de Pardaillan, le comte Odet de Valvert et son écuyer, Landry Coquenard.

 

La charrette était partie. Et le pis est qu’elle s’en allait vers le Marché-aux-Poirées. C’est-à-dire vers Concini, vers d’Albaran, vers le prévôt et ses archers. Vers toute une bande de loups enragés qui accouraient à toutes jambes pour fouiller la rue, qui, ne découvrant pas leurs cadavres et voyant cette charrette chargée d’un tapis aussi épais et aussi moelleux, ne manqueraient pas de l’arrêter et de la fouiller.

 

Ainsi Pardaillan et ses compagnons, après avoir accompli des prodiges de force et d’adresse, après avoir failli cent fois se rompre le cou, seraient pris comme des oiseaux au trébuchet, sottement, ridiculement, au haut d’un tas de foin où ils ne pourraient bouger et se défendre comme il convenait. Et cela au moment précis où ils croyaient bien s’être tirés d’affaire.

 

C’était à vous rendre fou de rage. Et de fait, un accès de colère froide terrible, s’empara du chevalier.

 

On comprend bien que ce qui l’enrageait ainsi, ce n’était pas la perspective de laisser sa peau dans une bataille dont l’issue ne pouvait faire aucun doute, étant donné l’écrasante supériorité des forces qui l’encerclaient : Pardaillan ne tenait plus à la vie, et depuis longtemps. Non, sa rage venait uniquement de ce qu’il savait bien que sa disparition assurait le triomphe de Fausta.

 

Pardaillan, fou de rage, se dressa à demi sur son piédestal de foin et livide, hérissé, flamboyant, il mit l’épée au poing. Car, tous les trois, ils avaient rengainé depuis longtemps. Et naturellement, il fut à l’instant même imité par ses deux compagnons qui, se fiant entièrement à lui, ne le perdaient jamais de vue, se modelaient en tout sur lui, se tenaient toujours prêts à lui obéir sur le moindre geste. Et ayant dégainé, avec une effrayante expression de menace, d’une voix qu’une fureur concentrée rendait méconnaissable, Pardaillan gronda :

 

– Par Pilate, ne restons pas sur cette meule de foin où nous serions embrochés comme des oisons ! Descendons, et puisqu’il faut crever ici, avant d’avoir réduit à merci la damnée Fausta, que ce ne soit pas du moins sans en découdre le plus que nous pourrons.

 

Il allait se laisser glisser du haut de la charrette. Mais son regret de laisser Fausta triompher était si vif qu’il ne put encore se résoudre à courir au-devant de la mort. Avant de quitter cet abri momentané, il jeta autour de lui un regard sanglant qui cherchait le trou où il pourrait se dissimuler, échapper à Concini et à son armée de sbires et d’assassins.

 

La charrette, par hasard, tenait la droite de la rue. Les bottes de foin, qui débordaient de chaque côté, rasaient la façade des maisons. Elles les rasaient même de si près que nous avons vu que Giselle, la fille de la dame en blanc, avait dû rentrer dans l’allée de sa maison, et que son père, un peu plus loin, avait dû s’aplatir contre le mur pour éviter d’être écorchés au passage par le foin.

 

Pardaillan et ses compagnons, sur le haut de la charrette, se trouvaient au niveau du premier étage de ces maisons qu’elle rasait ainsi. Et voici que, en jetant autour de lui ce coup d’œil désespéré du noyé qui cherche à quelle branche il pourra se raccrocher, il aperçut à quelques pas devant lui une fenêtre grande ouverte, à une de ces maisons. Encore deux ou trois tours de roue, et il se trouverait porté devant cette fenêtre.

 

Pardaillan ne se demanda pas à qui pouvait appartenir cette maison ni quels étaient les gens qui l’habitaient. Il ne se dit pas davantage que s’il s’introduisait chez eux par cette fenêtre ouverte, ils allaient pousser des hurlements qui attireraient Concini et sa bande. Il se dit simplement qu’en se réfugiant dans cette maison, il gagnerait quelques instants, une ou plusieurs minutes peut-être. Et quelques instants gagnés, ce pouvait être le salut pour lui et ses compagnons.

 

Il ne s’en dit pas davantage et il n’hésita pas une seconde. De la pointe de son épée, il désigna la fenêtre à Odet et à Landry. Ils comprirent à merveille, sans qu’il fût nécessaire de leur fournir la moindre explication. Ils se trouvèrent bientôt devant la fenêtre ouverte, de plain-pied avec elle. Avec cette agilité et cette rapidité de décision dont ils venaient de fournir quelques preuves remarquables, ils enjambèrent la barre d’appui, sautèrent à l’intérieur, fermèrent la fenêtre derrière eux.

 

Ni le cavalier inconnu, ni sa fille, ni le charretier ne virent cette manœuvre. Ils ne soupçonnèrent pas un instant que des hommes pouvaient se trouver au haut de ce tas de foin roulant. La charrette, délestée, passa, roulant, cahotant, geignant. Quelques toises plus loin, elle dut s’arrêter. Le charretier, ahuri, se vit entouré par toute la bande de loups de Concini. Et, de l’ahurissement, il tomba dans l’épouvante folle et se mit à claquer des dents quand il reconnut l’inquiétante silhouette du grand prévôt et qu’il vit qu’on le soumettait à un interrogatoire en règle.

 

III

LA DAME EN BLANC (suite)


La dame en blanc s’était levée, toute droite, comme mue par un ressort, quand elle avait vu sa fille courir au-devant de son père. Elle aussi, elle voulut s’élancer à la rencontre de l’époux tant et depuis si longtemps attendu. L’émotion la paralysa. La joie la suffoquait. Elle dut appuyer des deux mains sur son sein pour en comprimer les mouvements tumultueux. Et, rougissante et pâlissante tour à tour, les yeux humides, comme extasiée, elle bégaya avec un accent de tendresse profonde :

 

– Ô mon Charles bien-aimé ! je vais donc le voir enfin !…

 

Retrouvant le mouvement, elle allait se lancer dans l’escalier à la suite de sa fille. À ce moment, trois hommes, trois apparitions formidables, terrifiantes, le fer au poing, parurent dans le cadre de la fenêtre ouverte, bondirent dans la pièce où elle se tenait.

 

La dame en blanc tournait le dos à la fenêtre : elle avait déjà la main sur le loquet pour ouvrir la porte. Elle entendit le bruit que faisaient les trois intrus – qui n’étaient autres que Pardaillan, Odet de Valvert et Landry Coquenard – en sautant dans la chambre. Cette femme frêle et délicate, que la joie venait de terrasser un inappréciable instant, ne perdit pas une seconde la tête devant le danger.

 

Elle se retourna juste à point pour voir Landry Coquenard fermer la fenêtre. Elle ne se troubla pas, ne s’inquiéta pas devant les trois épées menaçantes. Elle se redressa. Et avec un air d’inexprimable majesté, de sa voix douce qui ne tremblait pas, dédaignant d’appeler à l’aide, elle demanda :

 

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Que signifie ?… Brusquement elle s’interrompit. La série de questions qui se pressaient sur ses lèvres s’acheva en un cri où il y avait un étonnement prodigieux :

 

– Monsieur de Pardaillan !…

 

Pardaillan avait aperçu cette forme féminine, tout de blanc vêtue, qui lui tournait le dos. Il n’avait pas rengainé. Mais il s’était découvert en un geste large, un peu théâtral. Un de ces gestes qui n’appartenaient qu’à lui. Il fit vivement deux pas, s’inclina respectueusement et s’efforça de rassurer :

 

– Ne craignez rien, madame, et, de grâce, pardonnez-nous… Et lui aussi, il reconnut au même instant la jeune femme. Et comme elle, il s’interrompit pour s’écrier :

 

– Violetta !…

 

La rencontre le stupéfiait au moins autant qu’elle avait stupéfié celle qu’il venait de nommer Violetta. Seulement, alors que le gracieux et expressif visage de celle-ci exprimait le ravissement sans mélange que lui procurait cette rencontre, quelque chose comme une ombre de contrariété ou d’inquiétude passa sur le loyal et non moins expressif visage de Pardaillan.

 

Ce fut d’ailleurs si rapide que ni la jeune femme ni les compagnons du chevalier n’eurent le temps de le remarquer. Tout aussitôt, Violetta s’avança précipitamment, se jeta avec un chaste abandon sur la large poitrine de Pardaillan, lui tendit le front, exprimant sa joie profonde dans ces mots jaillis du fond du cœur :

 

– Vous, monsieur, vous, ici, chez moi !… Tous les bonheurs m’arrivent donc aujourd’hui ?

 

Pardaillan ferma les bras sur elle, se pencha, plaqua sur ses joues satinées deux baisers tendrement fraternels, cependant qu’il disait :

 

– Ma petite Violetta !… Du diable si je m’attendais à vous trouver dans cette pièce où je me suis introduit comme un vulgaire malfaiteur !… N’importe, je suis bien heureux de vous voir.

 

Il parlait en toute sincérité et il n’y avait qu’à voir son bon sourire pour se convaincre qu’il était en effet heureux de la rencontre.

 

Odet de Valvert et Landry Coquenard le comprirent bien ainsi. Ils n’avaient pas hésité à le suivre. Ce n’était pourtant pas sans se demander avec angoisse quel accueil les attendait dans cette maison inconnue où, selon le mot de Pardaillan lui-même, ils s’introduisaient « comme de vulgaires malfaiteurs », l’épée au poing. Ils se sentirent instantanément rassurés. Et Landry Coquenard, avec un large sourire, traduisit sa satisfaction en glissant ces mots à l’oreille de son maître :

 

– C’est une vraie bénédiction du ciel que nous soyons précisément tombés chez des amis de M. le chevalier !

 

À quoi, Valvert, aussi satisfait, répliqua sur le même ton confidentiel :

 

– Oui, je crois que ce n’est pas encore ce coup-ci que Concini et ses assassins mettront la main sur nous.

 

Ils se hâtaient trop de se féliciter et de se réjouir. S’ils avaient pu lire dans l’esprit du chevalier, ils auraient vu qu’ils étaient loin d’être hors d’affaire comme ils le croyaient. En effet, Pardaillan souriait héroïquement. Son œil clair n’exprimait, en se fixant sur Violetta, que la plus tendre, la plus fraternelle affection. Pas l’ombre d’une inquiétude ne se lisait sur son loyal visage. Par malheur, ce n’était là qu’un masque qu’il s’appliquait pour dissimuler à la jeune femme la rude désillusion qui l’atteignait et l’effroyable accès de fureur qui venait de nouveau de s’emparer de lui. Pardaillan songeait :

 

« Quel démon fantasque et malfaisant s’acharne donc ainsi après moi, aujourd’hui !… Quoi, j’ai cette guigne noire de tomber chez la duchesse d’Angoulême !… Pardieu, s’il n’y avait qu’elle… cette tendre et douce Violetta, j’en suis certain, donnerait sans hésiter une pinte de son sang pour nous tirer d’affaire… Mais il y a le duc… le duc d’Angoulême, associé de Mme Fausta, le futur Charles X… Et c’est que je ne suis plus précisément de ses amis, à Charles d’Angoulême… Corbleu, nous voilà bien lotis, s’il nous voit chez lui !… »

 

Ces réflexions plutôt sombres traversèrent l’esprit de Pardaillan avec cette rapidité foudroyante de la pensée. Tout aussitôt, il se dit :

 

« Je ne peux pas faire à cette douce Violetta ce chagrin mortel de croiser le fer avec son époux, devant elle… D’autre part, je ne veux pas me laisser égorger comme un mouton… cordieu, ce serait faire la partie trop belle au duc et à Fausta !… Alors je ne vois qu’un moyen : c’est de déguerpir au plus vite, avant que le duc ne nous tombe dessus. »

 

Ayant pris cette résolution de battre en retraite une fois de plus, Pardaillan avertit Valvert par un de ces regards d’une éloquence criante. Valvert comprit à merveille qu’il devait, plus que jamais, se tenir sur ses gardes. Il en fut tout effaré, car il croyait bien que tout était fini pour eux. Il en fut effaré, mais cela ne l’empêcha pas de se le tenir pour dit et d’avertir à son tour Landry Coquenard par un coup de coude. Et tout en se tenant prêt à tout, il ouvrit les yeux et les oreilles tout grands, pour tâcher de comprendre ce qui leur arrivait.

 

Il ne tarda pas à être fixé. La duchesse d’Angoulême, puisque c’était elle, en ce moment même, se dégageait doucement de l’étreinte de Pardaillan, et disait, avec le même accent de joie naïve et touchante :

 

– Quelle va être la joie du duc d’Angoulême lorsque, en rentrant chez lui, il aura cette heureuse surprise d’y trouver son grand frère bien-aimé, le chevalier de Pardaillan !

 

« Le duc d’Angoulême ! s’écria Valvert en lui-même. Peste et fièvre, nous jouons vraiment de malheur, aujourd’hui !… »

 

Landry Coquenard ne se dit rien, lui. Il n’était pas au courant et ne pouvait pas comprendre. Mais il voyait bien que les choses paraissaient se gâter. Et son nez s’allongeait piteusement. Quant à Pardaillan, il respira plus librement en apprenant que le duc n’était pas chez lui. Mais comme il comprenait qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre, il ne s’attarda pas :

 

– Duchesse, dit-il, vous avez dû comprendre, à la façon dont nous nous sommes introduits chez vous, que nous nous trouvons dans une situation critique, ayant à nos trousses une bande de chiens enragés qui nous donnaient la chasse…

 

– Je l’ai très bien compris, interrompit la duchesse. Et je n’ai pas besoin de vous dire, chevalier, que vous êtes ici en parfaite sûreté.

 

Cette assurance, qu’elle donnait en toute sincérité, d’ailleurs, ne pouvait pas faire l’affaire de Pardaillan qui, voulant éviter à tout prix la rencontre avec le duc, ne demandait qu’à tirer au large, au plus vite. Comme s’il n’avait pas entendu, de même qu’il avait évité de répondre quand elle avait parlé du duc, il se hâta de prendre congé.

 

– Vous voudrez bien m’excuser si je vous quitte aussi brusquement que je vous suis apparu. Je vous jure, Violetta, que les circonstances ne me permettent pas d’agir autrement.

 

Comme s’il jugeait que tout était dit, il fit signe à Valvert et à Landry de le suivre et il s’avança vers la porte.

 

Malheureusement, la duchesse se trouvait devant cette porte. Et elle ne paraissait pas disposée à lui faire place. C’est qu’elle voyait combien son attitude était gênée. Elle ne s’expliquait pas cette gêne parce qu’elle ignorait la brouille survenue entre les deux anciens amis. Mais elle en était douloureusement affectée. Elle reprocha doucement, sur un ton plaintif :

 

– Comment, chevalier, je vous parle de Charles et vous évitez de répondre !… Je vous dis que cette maison dans laquelle vous avez, au hasard, cherché un refuge, appartient au plus sûr, au plus dévoué de vos amis qui, dans un instant, sera près de vous et prêt à verser son sang pour vous !… Vous devriez vous y sentir en sûreté. Et vous préférez vous en aller… au risque de tomber entre les mains de ceux qui vous traquaient et qui vous cherchent peut-être encore !… Pourquoi, chevalier, pourquoi ?…

 

De tout ce qu’elle avait dit, Pardaillan n’avait retenu qu’une chose : c’est que le duc ne pouvait pas tarder à arriver.

 

– Ce serait trop long à vous expliquer ! s’écria-t-il.

 

Et mettant dans son accent toute sa force de persuasion :

 

– Pour Dieu, Violetta, livrez-nous passage !… Il est peut-être encore temps !…

 

Elle savait bien qu’il n’oserait jamais porter la main sur elle pour l’écarter de force. Et elle ne bougea pas. Elle secoua sa jolie tête auréolée d’or et, fixant sur lui le rayonnement de son regard limpide, d’une voix douce qu’une émotion poignante faisait trembler :

 

– Savez-vous que je commence à croire que vous voulez fuir cette maison parce qu’elle appartient à mon époux… avec lequel vous ne voulez pas vous rencontrer ?

 

Exaspéré de voir sa force venir se briser, impuissante, devant la résistance passive de cette faiblesse qu’il eût anéantie d’un souffle, Pardaillan laissa tomber ses bras d’un air accablé, en reprochant amèrement :

 

– Ah ! Violetta, c’est donc ma perte que vous voulez !…

 

– Comment pouvez-vous dire une chose aussi affreuse ! gémit-elle. Ne savez-vous pas, Pardaillan, qu’il n’est pas une goutte de sang dans mes veines que je ne serais heureuse de donner pour vous ?

 

– Ah ! je ne vous en demande pas tant ! Livrez-moi passage seulement, s’impatienta Pardaillan aux abois.

 

De nouveau, elle le fouilla du regard, pour découvrir le secret de cette gêne qu’elle sentait en lui. Mais ce n’était pas chose facile que de lire sur le visage de Pardaillan quand il lui plaisait de commander à ses traits de demeurer fermés. Elle dut y renoncer. D’ailleurs, elle commençait à pressentir la vérité. Elle voulut en avoir la certitude. Elle s’écarta, et :

 

– Soit, fit-elle avec tristesse, mais je vous préviens qu’il est trop tard : le duc monte. Écoutez plutôt.

 

Pardaillan avait déjà porté la main sur le loquet. Il s’arrêta net en entendant ces paroles. Il tendit l’oreille. Il reconnut la voix du duc qui, en montant l’escalier, s’entretenait à voix haute avec sa fille Giselle. Et, furieux, il sacra :

 

– Mort de tous les diables !

 

Instinctivement, il recula de deux pas. Son œil étincelant fit le tour de la pièce, cherchant une issue par où il pourrait s’esquiver, éviter le duc, sans se livrer à Concini. Il ne vit pas d’autres ouvertures que cette fenêtre par où il était entré, et cette porte par où il venait de reculer. Il rengaina, croisa les bras sur la poitrine, et éclatant d’un rire nerveux :

 

– Corbleu, je joue vraiment de malheur, aujourd’hui, dit-il. La duchesse avait suivi tous ses mouvements avec une attention angoissée. Elle était fixée, maintenant. Elle s’approcha de lui, mit sa main fine sur son bras et, de sa voix douce où l’on sentait rouler des sanglots refoulés :

 

– Ainsi, je ne m’étais pas trompée, dit-elle : vous ne voulez pas vous rencontrer avec mon époux ! Et, Dieu me pardonne, on dirait que vous l’évitez comme on évite un ennemi qu’on sait dénué de scrupules.

 

– Eh bien, oui, là ! avoua Pardaillan.

 

Et levant les épaules, avec une brusquerie affectée :

 

– Je ne voulais pas vous le dire parce que je savais que vous en éprouveriez un gros chagrin : sachez donc, ma pauvre Violetta, que le duc et moi nous sommes fâchés à mort.

 

Une crispation de ses traits fins et délicats trahit la douleur que lui causait cette nouvelle, attendue depuis un instant pourtant. Pardaillan, la voyant très pâle, toute bouleversée, lui prit les deux mains qu’il serra tendrement, et avec une grande douceur :

 

– Je vous assure qu’il n’y a point de ma faute, Violetta.

 

– Hélas ! fit-elle tristement, je me doute bien que les torts ne sont pas de votre côté ! Mais lui, Charles, comment a-t-il pu ?…

 

Et, se redressant, une flamme dans ses beaux yeux bleus :

 

– Non, c’est impossible !… Il doit y avoir là un horrible malentendu !… Vous devez vous tromper… Charles d’Angoulême ne peut être l’ennemi du chevalier de Pardaillan, à qui il doit tout.

 

Elle était touchante dans sa confiance naïve en l’époux adoré. Malheureusement, Pardaillan savait à quoi s’en tenir sur la reconnaissance du duc et sur la nature de ses sentiments à son égard. Et, levant les épaules, avec un sourire railleur :

 

– Vous parlez du passé, dont vous gardez fidèlement la mémoire. Le duc, lui, ne voit que le présent. Or, il faut bien le dire, puisque cela est, dans ce temps présent, je suis, moi, un obstacle à la réalisation des projets du duc. D’où, pour lui, nécessité capitale de supprimer l’obstacle. Et puisque j’ai eu cette guigne noire de venir me livrer pieds et poings liés à lui, vous pouvez être sûre qu’il ne laissera pas échapper une si belle occasion de se débarrasser de moi.

 

– Jamais, protesta-t-elle avec force, je ne croirai qu’il sera assez ingrat, assez misérable pour attenter à votre vie !

 

Pardaillan, qui se souvenait que le duc n’avait rien fait pour empêcher Fausta de le précipiter dans une oubliette, de même qu’il n’avait, ensuite, rien fait pour le tirer de cette oubliette, Pardaillan eut un sourire sceptique et murmura :

 

– Non, il va se gêner, peut-être !…

 

Il avait parlé très bas, pour lui-même. Cependant elle avait entendu. Elle répliqua, sur un ton de douloureux reproche :

 

– Oh ! chevalier, vous le croyez, vous ?

 

– Je crois, dit froidement Pardaillan, que le duc va, sans le moindre scrupule, nous livrer à cette bande d’assassins qui nous donnaient la chasse tout à l’heure et qui doivent nous chercher partout.

 

– Ce serait une lâcheté ! se récria la duchesse.

 

– Eh non, fit Pardaillan avec la même froideur ; il faut voir les choses telles qu’elles sont : le vrai, que vous ignorez, vous, Violetta, est que le duc a partie liée avec ces gens-là. Cela étant ainsi, il est tout naturel qu’il appelle ses amis à la rescousse pour se débarrasser de nous. Je dirai plus : s’il ne le fait pas, il aura tort.

 

– Vous avez beau dire, protesta la duchesse, tenace dans sa confiance, ce serait une félonie dont Charles est tout à fait incapable.

 

– Soit, consentit Pardaillan, mais alors il va me charger tout d’abord et sans explication… Et comme, pour l’amour de vous, je ne me défendrai pas, le résultat sera le même : ce sera ici la fin de tout pour moi.

 

Et s’animant :

 

– Et j’enrage, voyez-vous, Violetta, de finir ainsi stupidement !… J’enrage, parce que ma mort, maintenant, assurera le triomphe de ces larrons… Car, à proprement parler, ce sont de vulgaires larrons, puisqu’ils veulent s’approprier un bien qui ne leur appartient pas.

 

– Et lui, Charles d’Angoulême, un Valois, le fils de Charles IX, a partie liée avec des larrons ! s’indigna la duchesse. Il faut que ce soit vous qui me le disiez, chevalier, pour que je consente à le croire. N’importe, si bas qu’il soit descendu, jamais je ne croirai que Charles…

 

– Voilà le duc. Vous allez être fixée, interrompit froidement Pardaillan.

 

Et comme si de rien n’était, il se tourna vers Odet de Valvert et Landry Coquenard, témoins muets, mais fort attentifs, et, disons-le, fort troublés, de cet entretien dramatique. Et à voix basse, avec une grande douceur, mais aussi avec une irrésistible autorité :

 

– Rengainez, mon enfant.

 

Et il expliqua :

 

– Nous ne pouvons pas faire à cette noble femme ce chagrin mortel de nous battre, devant elle, contre son époux.

 

Sans hésiter, Valvert obéit. Et croisant les bras sur la poitrine, il attendit avec un calme imperturbable qui dénotait la confiance sans bornes qu’il avait en son vieil ami. Landry Coquenard obéit pareillement. Seulement, il fut un peu plus long à remettre l’épée au fourreau. Et pendant tout le temps qu’il mit, avec un regret visible, à accomplir cette opération, il mâchonnait entre les dents de sourdes protestations. En pure perte, du reste, car ni Pardaillan ni Valvert ne parurent y faire attention.

 

Quant à la duchesse d’Angoulême, de pâle qu’elle était, elle devint livide, et elle murmura en elle-même :

 

« Oh ! je veux voir si Charles aura le triste courage de commettre cette abominable action de lever un fer homicide sur celui qui, vingt fois, a exposé sa vie pour sauver la sienne et la mienne. Et si l’ambition, la maudite et détestable ambition, a corrompu à ce point le cœur jadis si tendre et si généreux de mon Charles, si vraiment M. de Pardaillan ne s’est pas trompé, eh bien, il faudra qu’il me frappe avant et qu’il passe sur mon cadavre pour l’atteindre, lui, qui ne se défendra pas, puisqu’il l’a dit. »

 

Ayant pris cette résolution, la duchesse, plus livide encore, mais très calme, l’œil sec, fixe, vint se placer à côté de Pardaillan, face à la porte qui allait s’ouvrir. Et son attitude fière et résolue trahissait si bien son intention que Pardaillan ébaucha un sourire en se disant :

 

« Il est de fait qu’elle seule pourra nous tirer de cet effroyable guêpier où je me suis fourvoyé. Toute la question est de savoir si elle aura encore assez d’empire sur le duc pour lui faire faire ce qu’elle veut. Ce dont je doute, si j’en juge par la facilité avec laquelle le duc a accepté de partager son trône avec Mme Fausta, ce qui me paraît indiquer que sa grande passion pour la douce Violetta est sinon morte, du moins considérablement refroidie. »

 

À ce moment, la porte s’ouvrit brusquement. Giselle, l’œil brillant, le teint animé, entra en coup de vent en criant :

 

– Mère chérie, voici mon père !

 

Elle s’arrêta, interdite, en voyant Pardaillan. Il faut croire qu’elle le connaissait à merveille, car elle s’écria, avec une joie naïve :

 

– Monsieur de Pardaillan !

 

Et, comme une enfant qu’elle était, elle lui sauta impétueusement au cou, en disant :

 

– Ah ! que je suis contente de vous voir, monsieur ! Pardaillan la serra tendrement sur son cœur, comme il avait serré la mère, et, l’écartant doucement, il l’admira et la complimenta :

 

– Ma petite Giselle !… Eh ! comme te voilà grande, et forte, et belle ! Mais tu n’es plus une gamine ! Te voilà devenue une femme, une vraie femme ! Et jolie, ma foi, autant que ta mère !… Ce qui est tout dire.

 

– Ah ! comme mon père va être heureux ! s’écria Giselle en rougissant adorablement.

 

Cependant, tout en l’admirant et en la complimentant, Pardaillan, sans en avoir l’air, l’écartait doucement pour garder la liberté de ses mouvements, car s’il était résolu à ne pas tirer l’épée contre le duc d’Angoulême, il n’en était pas moins décidé à ne pas se laisser égorger comme un mouton. Et, de son œil perçant, il fouillait le palier, cherchant le duc qu’il s’étonnait de ne pas voir paraître encore.

 

La duchesse, elle aussi, s’étonnait de ne pas le voir. Et elle posa la question à sa fille :

 

– Que fait-il donc, ton père ?

 

– Il s’est arrêté un instant pour rattacher son éperon, expliqua l’enfant.

 

Au même instant, on entendit des pas au haut de l’escalier, et la voix du duc prononça :

 

– Me voici, Violetta.

 

La duchesse, qui l’instant d’avant s’élançait, à demi folle de joie, au-devant de l’époux toujours passionnément aimé, la duchesse ne bougea pas, ne fit pas un mouvement. Cette voix adorée qui la bouleversait d’une tendre émotion, cette fois, amena une contraction douloureuse de la face. Sans doute, dans cette voix, percevait-elle maintenant ce qu’elle n’aurait pas perçu avant son entretien avec Pardaillan. Sans doute se disait-elle à peu près la même chose que le chevalier qui, en ce moment même, songeait :

 

« Oh ! diable, voilà une voix bien calme, bien froide, qui n’est pas précisément la voix d’un amoureux pressé de serrer la bien-aimée sur son cœur. »

 

Et c’était bien cela, en effet. La voix très calme du duc annonçait l’indifférence. L’instant d’avant, Violetta n’y avait peut-être pas pris garde. Maintenant elle le remarqua. Et, par contrecoup, elle remarqua qu’il s’était bien attardé en bas, avec sa fille. Là, du moins, avait-il l’excuse de l’adoration qu’il avait pour sa Giselle. Cette adoration pouvait bien lui avoir fait oublier la mère. Mais ensuite ? Vraiment il ne se hâtait guère. Cet éperon, n’aurait-il pas aussi bien pu le rattacher chez lui ? Non, non décidément, ce n’était plus un amoureux qui venait. C’était bien l’époux, sinon complètement indifférent, du moins qui commence, et d’une manière inquiétante, à se détacher de l’épouse jadis follement adorée.

 

Ces réflexions passèrent comme un éclair dans l’esprit de la duchesse. Ses yeux s’embuèrent et un soupir douloureux jaillit de ses lèvres crispées. Mais c’était une vaillante que cette femme frêle et délicate. Elle avait pour l’instant autre chose à faire que de songer à elle-même. Elle se raidit, refoulant sa douleur, contraignant ses traits à demeurer calmes, ses lèvres pourpres à sourire. Seulement, elle ne fit pas un pas à la rencontre de son bien-aimé.

 

Le duc parut enfin. Tout de suite il aperçut le chevalier qui se tenait droit, immobile, les bras croisés, entre sa femme et sa fille. Il eut un sursaut violent et gronda :

 

– Pardaillan !… Ici !…

 

Instantanément, il eut la rapière au poing. Le manteau, arraché d’une main leste, se trouva enroulé autour du bras gauche. Ceci, c’était le premier mouvement, tout à fait irraisonné, presque machinal, et qui s’accomplit avec une rapidité foudroyante.

 

Ce premier mouvement accompli, le duc ne chargea pas. Il demeura immobile, replié sur lui-même, en garde, surveillant d’un œil étincelant l’adversaire présumé.

 

Un silence de mort, un inappréciable instant, pesa sur les différents acteurs de cette scène. Au dernier plan, Odet de Valvert et Landry Coquenard, condamnés à jouer encore le rôle de figurants muets, ne prononcèrent pas une parole. Ils ne dégainèrent pas, puisque Pardaillan le leur avait interdit, ils ne firent pas un mouvement. Seulement ils se tinrent prêts à intervenir si le duc s’abaissait jusqu’à attaquer un homme qui gardait l’épée au fourreau.

 

Pardaillan ne bougea pas. Un de ces sourires indéfinissables, qui n’appartenaient qu’à lui, passa sur ses lèvres. Et il eut, à l’adresse de Violetta, un coup d’œil qui disait clairement : « Que vous avais-je dit ? »

 

La duchesse regardait de tous ses yeux exorbités, comme si elle ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux. Et à la question muette du chevalier, elle répondit en levant au ciel un regard désolé qui disait : « Hélas ! »

 

La jeune fille, Giselle, elle aussi, ouvrait de grands yeux limpides où se lisait un étonnement effaré. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait. Dans son ignorance candide, elle crut à un malentendu, et ce fut elle qui, la première, rompit ce silence très bref, mais si singulièrement menaçant. Et, naïvement, elle s’écria :

 

– Père, père ! ne reconnaissez-vous pas votre bon ami, M. de Pardaillan !

 

Et, d’une voix rauque, menaçante, il gronda :

 

– Que venez-vous faire ici, Pardaillan ?

 

Pardaillan allait répondre. D’un geste de reine, la duchesse lui ferma la bouche. Et, redressée, dans une attitude d’inexprimable majesté, ce fut elle qui répondit à son époux :

 

– Duc d’Angoulême, est-ce bien vous que je vois là, le fer au poing, devant votre bienfaiteur ? Par le Dieu vivant, qu’attendez-vous pour remettre l’épée au fourreau et vous excuser comme il convient de votre inqualifiable conduite ?

 

Le duc secoua la tête d’un air farouche et, sur le ton du maître qui entend être obéi :

 

– Taisez-vous, Violetta, dit-il, vous ne savez pas…

 

Mais elle n’entendait pas se laisser imposer silence. Elle se redressa plus que jamais et, avec cet air d’incomparable dignité qui avait quelque chose de royal, elle interrompit :

 

– Je sais, monsieur, que si Madame votre mère est vivante, si je suis vivante, si vous êtes vivant vous-même, c’est à l’homme que voici que nous le devons. Je sais que cet homme a versé, pour nous, plus de gouttes de sang que vous n’avez d’écus dans vos coffres. Je sais que, pour nous, toujours il a tenu tête à tout un monde d’ennemis puissants, dont le moindre nous eût brisés comme verre si nous n’avions eu l’appui de son bras invincible. Je sais que, si vous l’aviez voulu, loyalement, comme tout ce qu’il a fait, au grand jour, a la pointe de son épée, il eût conquis pour vous le trône de votre père, le roi Charles IX. Mais en ce temps-là, vous n’aviez pas d’autre ambition que l’amour, et ce trône que vous cherchez, par je ne sais quelles louches et tortueuses manœuvres, à vous approprier aujourd’hui, vous l’avez, alors, refusé. Voilà ce que je sais, et je n’ai pas besoin de savoir autre chose. Voilà ce que vous saviez vous-même il n’y a pas bien longtemps encore. Et je trouve monstrueux, indigne d’un homme de cœur, que vous ayez pu l’oublier. Allons, duc, rengainez. Ne voyez-vous pas que vous vous déshonorez en menaçant de votre fer un homme qui garde l’épée au fourreau ?

 

Ses dernières paroles seulement retinrent l’attention du duc. Il est certain qu’il s’attendait à être chargé par Pardaillan. Sans réfléchir, d’instinct, il s’était mis en garde. Alors seulement il s’aperçut que Pardaillan ne bougeait pas, gardait l’épée au fourreau et les bras croisés. Cette attitude indiquait clairement qu’il ne cherchait pas le combat. Cette attitude fit plus d’impression sur le duc que ne firent les paroles de sa femme. Il eut conscience que le beau rôle n’était pas de son côté. Et il se sentit humilié. Non pas tant de ce mauvais rôle lui-même, mais, de ce qu’il le jouait devant sa femme et devant sa fille. Ce qui était de nature à porter atteinte au prestige du chef de la famille. Ce fut surtout cette raison qui le décida. Et il remit précipitamment l’épée au fourreau.

 

La duchesse ne triompha pas. À présent qu’elle ne regardait plus son époux avec des yeux aveuglés par la passion, elle saisissait une infinité de détails et de nuances qui lui eussent totalement échappé avant. Elle se rendit très bien compte que ses paroles n’avaient pas touché le cœur du duc et qu’il n’était nullement revenu à de meilleurs sentiments. Elle sentit que si elles n’avaient pas été présentes, elle et sa fille, le duc aurait fait litière de tout point d’honneur, se serait rué sans le moindre scrupule, aurait abattu son ancien ami sans lui laisser le temps de se mettre en garde.

 

Cependant elle allait reprendre la parole, s’efforcer de convaincre son époux. Elle n’en eut pas le temps. À ce moment, des coups violents ébranlèrent la porte extérieure.

 

Le duc eut un sursaut d’inquiétude. Cette inquiétude devint de l’effroi lorsqu’il entendit une voix rude, singulièrement impérieuse, crier :

 

– Ouvrez, au nom du roi !

 

Pendant que le duc passait une main machinale sur son front où il sentait pointer la sueur de l’angoisse, la duchesse tressaillait et regardait Pardaillan. Elle vit qu’il souriait d’un sourire aigu. Elle comprit instantanément de quoi il retournait.

 

– C’est vous que l’on cherche ? interrogea-t-elle à demi-voix.

 

– Parbleu ! répondit pareillement Pardaillan.

 

Et tout haut, s’adressant au duc, avec un sourire indéfinissable, il rassura :

 

– Ne craignez rien, duc, on ne vient pas vous arrêter. Ce sont des amis à vous qui frappent ainsi.

 

– Des amis à moi ! Quels amis ! murmura machinalement le duc dont le trouble allait grandissant.

 

– Mais, le signor Concini, d’abord, fit Pardaillan.

 

– Ce cuistre d’Italie n’est pas de mes amis, protesta le duc avec une moue de dédain.

 

– Ensuite, continua Pardaillan, comme s’il n’avait pas entendu, le señor d’Albaran…

 

– D’Albaran ! s’écria le duc malgré lui.

 

– Peut-être n’est-il pas de vos amis, non plus ? railla Pardaillan. Mais ce noble hidalgo représente ici Mme Fausta… Et, celle-là, vous ne pouvez pas dire qu’elle n’est pas de vos amies.

 

– La princesse Fausta ? intervint la duchesse.

 

– Qui se fait appeler maintenant duchesse de Sorrientès, oui, Violetta, renseigna complaisamment Pardaillan.

 

– La princesse Fausta !… Celle qui nous a poursuivis si longtemps de sa haine ?… Celle aux griffes de laquelle vous avez eu tant de mal à nous arracher ?

 

– Celle-là même ! Mordiable, il n’y a pas deux Fausta !…

 

– Et vous dites, s’indigna la duchesse, que le duc est devenu l’ami de cette ennemie mortelle qui, dix fois, a voulu nous meurtrir tous les deux ?

 

– Je le dis. Et vous voyez que M. le duc ne me dément pas. Ceci vous explique, Violetta, pourquoi je suis devenu, moi, un ennemi pour lui.

 

– Oh ! quelle honte !

 

– Au nom du roi, s’impatienta la voix dans la rue, ouvrez, ou, mordiable, je fais enfoncer la porte !

 

Pardaillan fit deux pas dans la direction du duc. Et de sa voix glaciale :

 

– Allez ouvrir, monsieur, et ne craignez rien pour vous : je vous affirme que ce sont de bons amis à vous. Allez, vous dis-je, profitez de l’occasion. Ouvrez-leur la porte, dites-leur que je suis ici, et laissez-les faire… Et vous voilà à tout jamais débarrassé de moi… Plus d’obstacle désormais entre vous et ce trône que vous convoitez… Moi mort, vous n’avez plus qu’à le prendre… quitte à le partager avec Mme Fausta… Allez, allez donc, je vous dis que vous ne retrouverez jamais pareille occasion de vous débarrasser de moi.

 

Alors, seulement, le duc d’Angoulême comprit que le conseil que lui donnait Pardaillan était on ne peut plus sérieux. En d’autres temps, ce conseil l’eût fait bondir comme le plus sanglant des affronts qui ne pouvait se laver que dans le sang. Ce temps n’était plus. Non seulement le duc ne ressentit pas l’insulte, mais encore une flamme ardente, qui s’alluma dans son regard, indiqua qu’il estimait que le conseil était bon à suivre.

 

La duchesse ne le quittait pas des yeux. Elle saisit au passage cette flamme. Elle lut dans sa pensée. Et en elle-même, elle gémit :

 

« Oh ! M. de Pardaillan avait raison : il va le livrer ! Ah ! que maudite mille fois soit l’ambition qui, du plus généreux et du plus loyal des gentilshommes, fait le dernier des misérables ! »

 

Pourtant, contre son attente, le duc ne bougea pas. Il leva dédaigneusement les épaules et, un sourire étrange aux lèvres, il s’accota à la porte. Ce qui était une manière de barrer la route au chevalier.

 

Dans la rue, le marteau de fer forgé s’abattait sans relâche sur la porte d’entrée. Et la même voix impérieuse lança encore une fois :

 

– Dernière sommation : ouvrez ou je fais enfoncer la porte !

 

– Enfoncez, si vous voulez, grommela le duc avec flegme. Son attitude équivoque ne pouvait pas leurrer un observateur de la force de Pardaillan. Et même s’il avait pu conserver encore un doute, les paroles maladroites du duc eussent suffi, à elles seules, à le chasser. Pardaillan se trouva fixé sur la manœuvre du duc, aussi complètement que s’il s’était donné la peine de la lui expliquer.

 

Moins pénétrante, et d’ailleurs toujours un peu influencée, malgré elle, par son affection, la duchesse crut que le duc refusait de livrer le chevalier. Elle eut un cri de joie triomphante :

 

– Ah ! je vous le disais bien, chevalier, que tout sentiment d’amitié ne pouvait pas être mort à tout jamais en lui !

 

Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des lèvres.

 

– Que vous êtes naïve ! dit-il simplement.

 

– Que voulez-vous dire ? s’effara la duchesse.

 

Sans lui répondre, Pardaillan s’adressa au duc, et de sa voix mordante :

 

– Je vous fais mon compliment ! dit-il. On voit que vous êtes à bonne école avec Mme Fausta. Il faut vous rendre cette justice que vous profitez admirablement de ses enseignements. Tudieu, voilà une idée merveilleuse, qui sent son cafard de sacristie d’une lieue. Une idée qui ne vous serait jamais venue avant d’avoir pris les leçons de cette ancienne papesse.

 

Et revenant à la duchesse qui écoutait tout effarée, se demandant avec inquiétude s’il ne devenait pas fou, il expliqua paisiblement :

 

– Monsieur pouvait descendre carrément, ouvrir la porte et me livrer. En agissant ainsi franchement, il relevait, jusqu’à un certain point, une action vile par un semblant de crânerie. Il n’a même pas eu ce triste courage. Il préfère laisser enfoncer sa porte. La porte enfoncée – et ce ne sera pas long, écoutez, ils cognent dur et ferme en bas, – d’Albaran et Concini envahissent la maison et me mettent la main au collet. Et voyez comme les choses s’arrangent : Monsieur se trouve débarrassé de moi, sans que je puisse lui reprocher de m’avoir livré. Que dites-vous de cette belle trouvaille, Violetta ?

 

Cette « belle trouvaille », comme disait Pardaillan, laissa un instant la duchesse sans voix. Elle regarda tour à tour le chevalier qui branlait doucement la tête d’un air de dire : « C’est bien tel que je vous le dis », et le duc, dont la contenance embarrassée constituait le plus clair des aveux. Et elle reprocha, avec plus de tristesse que d’indignation :

 

– Se peut-il que vous ayez fait ce misérable calcul ?… Seigneur Dieu ! mais je ne reconnais plus le noble Charles d’Angoulême que j’ai tant aimé.

 

Dans la rue, des coups formidables ébranlaient la porte : Concini avait ordonné de la jeter bas, puisque les habitants refusaient d’obéir à la sommation du grand prévôt. Elle résistait bravement, cette porte. Mais il était clair qu’elle ne pourrait pas tenir longtemps.

 

La duchesse, sur ce ton d’autorité, irrésistible parce qu’il vient du cœur, commanda :

 

– Descendez, monsieur, et parlez à ces gens.

 

– Puisque vous le voulez absolument, j’y vais, madame, consentit le duc.

 

Il avait aux lèvres ce même sourire étrange qu’il avait eu déjà. Cette fois, la duchesse ne fut pas dupe. Elle posa sa main blanche sur le bras du duc et, l’arrêtant au moment où il ouvrait la porte :

 

– Un instant, dit-elle, bien que je ne vous reconnaisse plus, je ne vous ferai pas cette injure de croire que vous allez introduire ces gens ici et leur livrer l’hôte que Dieu vous a envoyé. Cependant, comme vous ne me paraissez pas avoir tout votre bon sens et qu’il faut tout prévoir avec les fous, je vous préviens que si on monte ici il faudra passer sur mon cadavre que vous trouverez sur le seuil de cette porte.

 

IV

GISELLE D’ANGOULÊME


En disant ces mots, elle sortit de son sein un petit poignard qu’elle serra nerveusement dans son poing, pour montrer que la menace n’était pas vaine. En même temps, elle le fouillait du regard jusqu’au fond de l’âme. Et, dans ses prunelles, à lui, elle vit une lueur sanglante s’allumer. Et elle comprit que la menace n’était pas faite pour l’arrêter… Au contraire… C’était l’écroulement complet de son amour, de son bonheur. Elle ressentit au cœur comme une morsure atroce qui la fit chanceler. Elle se raidit désespérément. Elle ne voulut pas faiblir. Et, dans son cerveau exorbité, elle chercha la bonne, la suprême inspiration qui viendrait à bout de sa résistance. Et elle trouva ceci, qu’elle expliqua d’une voix, d’un calme funèbre effrayant :

 

– Je vous préviens, en outre que, près de mon cadavre, vous trouverez celui de votre fille.

 

Cette fois, le duc s’émut. Et il eut un hurlement, par quoi se traduisit son amour paternel :

 

– Ma fille chérie !…

 

La duchesse respira plus librement : elle sentait qu’elle avait trouvé le défaut de la cuirasse.

 

– Oui, votre fille, dit-elle avec force, votre fille qui, en vraie Valois qu’elle est, ne voudra pas survivre au déshonneur de son père et qui se tuera comme moi. N’est-ce pas ma fille ?

 

Ainsi interpellée, Giselle, qui, avec une stupeur douloureuse toujours croissante, avait assisté sans trop le comprendre à ce débat tragique qui venait de s’élever entre son père et sa mère, répondit :

 

– Certes, ma mère, je ne suis pas fille à survivre au déshonneur de mon père. Et ce poignard, rouge de votre sang, mère adorée, me servirait à trancher une existence qui me serait désormais insupportable. Elle avait prononcé cela sans la moindre hésitation, la noble et fière enfant. Et le ton sur lequel elle avait parlé ne permettait pas de douter de l’infaillibilité de sa résolution. Le père le comprit bien ainsi. Et, tandis que la mère remerciait d’un sourire et d’un regard caressant, lui, la sueur de l’angoisse au front, il implora d’une voix presque humble :

 

– Giselle, mon enfant bien-aimée !…

 

Mais l’enfant ne se contentait pas d’adorer son père ; elle le vénérait à l’égal de Dieu. Et elle le fit bien voir, car, après avoir, en réponse à sa mère, donné son avis sans hésiter, elle ajouta en souriant, avec une assurance qui témoignait de la confiance naïve et touchante, mais inébranlable, qu’elle avait en ce père vénéré :

 

– Mais je suis bien tranquille et bien sûre de finir de ma mort naturelle.

 

Et, se redressant, une flamme de fierté dans ses beaux yeux :

 

– Le ciel croulera, engloutissant l’univers entier, avant que le duc d’Angoulême, mon père adoré, commette la plus petite faute contraire à l’honneur.

 

Et ceci encore, elle le prononçait avec un accent de conviction tel que l’on sentait que nulle puissance humaine ou divine ne pourrait entamer cette sainte confiance.

 

– Ah ! la brave petite ! murmura Pardaillan, ému.

 

Le père lança à son enfant un regard d’ardente gratitude et plia les épaules, comme s’il se sentait écrasé par le poids de cette trop haute opinion que sa fille avait de lui.

 

La mère la contempla avec un rayonnement d’orgueil, la serra passionnément contre son cœur, et, bouleversée d’émotion, prononça :

 

– Oh ! cœur de mon cœur, toi seule, dans la candeur de ton innocence, tu as su dire les paroles qui convenaient et qui, sous leur apparence naïve, contiennent une leçon profonde qui ne sera pas perdue.

 

Et, se tournant vers son époux, comme si tout était dit, avec une grande douceur :

 

– Allez, monseigneur, dit-elle, vous savez maintenant ce que vous devez faire.

 

Et le duc sortit, descendit les marches quatre à quatre, en criant qu’il venait ouvrir. Ce qui eut pour résultat d’arrêter net l’assaut de la porte.

 

Et il commençait à se faire temps, car elle avait été rudement malmenée.

 

Dès que le duc fut sorti, Giselle se tourna vers Pardaillan et le fixant de son regard limpide, d’un air profondément sérieux, elle l’interrogea :

 

– Monsieur de Pardaillan, pouvez-vous me dire pourquoi mon père, qui vous aimait comme un frère, vous considère maintenant comme un ennemi ?

 

– Diable, ce serait trop long à expliquer à une petite fille comme toi, répondit Pardaillan assez embarrassé.

 

– Ne pouvez-vous me répondre en quelques mots, insista Giselle je tâcherai de comprendre à demi-mot.

 

– Oui-da ! fit Pardaillan, qui cherchait ce qu’il pourrait bien lui dire, je vois bien à ces beaux yeux clairs que tu es loin d’être une sotte.

 

Et, évasif, voyant qu’elle ne lâcherait pas :

 

– Eh bien, c’est parce que nous ne suivons plus le même chemin voilà.

 

– Je comprends, fit Giselle avec une gravité déconcertante chez une enfant de son âge, mon père veut reprendre le trône, héritage de son père, le roi Charles IX et vous, vous ne le voulez pas. C’est bien cela, n’est-ce pas, monsieur de Pardaillan ?

 

Pardaillan fut si déconcerté par cette attaque imprévue, qu’il demeura un instant sans voix. Et, pour se donner le temps de se remettre, il plaisanta :

 

– Peste, duchesse, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une petite fille si bien instruite !

 

– Mais, monsieur, répliqua Giselle, de son petit air sérieux, c’est vous-même qui l’avez dit tout à l’heure, devant moi.

 

– Hum !… l’ai-je bien dit ?

 

– J’en suis sûre, monsieur. Je l’ai bien entendu.

 

– C’est différent… Alors, si tu es sûre de l’avoir entendu… tu en es tout à fait sûre ?… bon, bon… Alors, ma foi, si je l’ai dit… je ne m’en dédis pas.

 

– Eh bien, monsieur, voulez-vous me dire pourquoi vous ne voulez pas que mon père reprenne un bien qui lui appartient ?

 

Pardaillan tortilla sa moustache grisonnante d’un air embarrassé. Et, se décidant soudain :

 

– C’est que précisément j’estime, moi, que ce bien ne lui appartient pas.

 

– Mon père convoite donc un bien qui ne lui appartient pas ?

 

– Oui.

 

Ce oui tombait sec et tranchant comme un arrêt sans appel. Giselle demeura une seconde rêveuse. Puis, s’approchant de Pardaillan, elle prit une de ses mains qu’elle garda entre les siennes, et avec une émotion qu’elle ne cherchait pas à surmonter :

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-elle, ma mère, ma bonne grand-mère et mon père lui-même m’ont appris à vous connaître et à vous aimer, dès mon plus jeune âge. Ils m’ont appris que vous êtes l’incarnation vivante de l’honneur et de la loyauté. C’est vous dire que j’ai pour vous la même vénération fervente que j’ai pour mon père. J’ai foi en votre parole, autant qu’en la parole de mon père. Et c’est tout dire, n’est-ce pas ?

 

– Ho ! plaisanta Pardaillan, que diable veux-tu donc me demander, petite Giselle ?

 

– De me répondre sérieusement, monsieur, parce que je vois que vous n’êtes pas du même avis, mon père et vous. Alors, je ne sais plus que croire, moi. Et j’en suis bien malheureuse !

 

– Parle, autorisa Pardaillan, après une imperceptible hésitation.

 

– Merci, monsieur le chevalier. Voici donc ce que je désire savoir de vous : vous êtes sûr que mon père n’a aucun droit sur ce trône de France, qu’il revendique comme l’héritage de son père ?

 

– Sur mon honneur, il n’y a aucun droit, d’après les lois qui nous régissent.

 

– Vous le lui avez dit ?

 

– Je me suis tué à le lui dire sur tous les tons.

 

– Et il n’a pas voulu vous entendre ?

 

– Non.

 

Jusque-là, Giselle avait posé ses questions avec l’assurance d’une personne qui sait où elle va. Et Pardaillan lui avait répondu sérieusement, sans tergiverser, de manière à lui donner pleine satisfaction. Parvenue à ce point de son interrogatoire, elle s’arrêta et réfléchit un instant. Puis elle reprit, mais cette fois avec une hésitation manifeste et, à ce qu’il semblait, avec une sorte de sourde anxiété :

 

– C’est donc à dire que mon père convoite ce qui ne lui appartient pas ?

 

– Tu me l’as déjà demandé et je t’ai répondu : oui.

 

– C’est donc à dire… que… que mon père est… un malhonnête homme ?

 

– Diable de petite fille ! c’est donc là que tu voulais en venir ? s’écria Pardaillan, remué jusqu’au fond des entrailles.

 

– Giselle, mon enfant ! s’écria la duchesse épouvantée du travail sinistre qui se faisait dans l’esprit de sa fille, vas-tu te mettre à douter de ton père ?

 

Et, en elle-même, elle se reprochait déjà :

 

« C’est de ma faute à moi, mauvaise mère, qui n’ai pas su garder ma langue devant elle. »

 

Comme si elle n’avait pas entendu, Giselle, joignant ses petites mains, implora :

 

– Pour Dieu, répondez-moi, monsieur.

 

– Corbleu, non, ton père n’est pas un malhonnête homme, assura Pardaillan d’un air tout à fait convaincu.

 

– Cependant, puisqu’il…

 

– Il faut distinguer, interrompit Pardaillan : celui qui veut s’approprier un bien qui ne lui appartient pas, sachant pertinemment qu’il ne lui appartient pas, celui-là est un malhonnête homme. Mais celui qui, comme ton père, croit sincèrement que ce bien lui appartient, celui-là, c’est… c’est un homme qui se trompe, voilà tout.

 

Et, en lui-même, il bougonnait avec humeur :

 

« Ouf ! j’aurais moins chaud, si j’avais à ferrailler contre dix épées !… Diantre soit de la petite fille avec ses questions, si terriblement précises !… Est-ce qu’elle s’imaginait, par hasard, que j’allais lui dire ce que je pense, à savoir que, dans cette affaire, son père agit comme un véritable larron !… C’est une belle chose que la franchise, il ne faut tout de même pas exagérer. »

 

Pendant que, toujours trop scrupuleux, il cherchait à s’excuser lui-même de cette entorse à la vérité qu’il venait de faire dans la plus louable des intentions, Giselle, radieuse, absolument convaincue, puisque Pardaillan avait prononcé, s’écriait en frappant dans ses mains :

 

– Je savais bien que mon père n’avait rien à se reprocher !…

 

Naïvement, elle montrait la joie puérile, mais puissante, qu’elle éprouvait à retrouver tout entière cette touchante confiance un instant vaguement ébranlée qu’elle avait en son père. Pourtant, si respectable que lui parût ce sentiment de vénération filiale, Pardaillan ne se sentit pas la force de l’appuyer par un mensonge, qui, cette fois, lui paraissait excessif. Tout ce qu’il put faire, ce fut de sourire en hochant la tête d’un air qui pouvait aussi bien dire oui que non.

 

Giselle n’était pas encore de force à saisir toutes les nuances d’un geste de Pardaillan, alors que d’autres, plus forts et plus expérimentés qu’elle, s’y laissaient prendre. Ce mouvement de tête, elle l’interpréta comme une approbation. Elle s’en contenta. Mais elle n’avait pas encore épuisé la série de ses questions. Il était évident qu’un travail obscur, dont elle ne se rendait peut-être pas très bien compte elle-même, se faisait dans le cerveau de cette enfant d’esprit ouvert et plus sérieuse qu’on ne l’est ordinairement à son âge.

 

Mais, si l’enfant ne se rendait peut-être pas compte du travail qui se faisait en elle, sa mère et Pardaillan s’en rendaient parfaitement compte, eux. La mère s’inquiétait, sans savoir au juste pourquoi. Quant à Pardaillan, il était vivement intrigué. Et il cherchait à lire dans l’esprit de Giselle cet embryon de pensée encore confuse, et à laquelle elle obéissait cependant sans s’en douter.

 

Forte de ce qu’elle traduisait comme une approbation tacite, Giselle reprenait de son petit air grave :

 

– Alors, monsieur le chevalier, voulez-vous m’expliquer pourquoi, vous qui êtes toujours si indulgent, vous vous êtes, tout à l’heure, montré si sévère pour Mgr le duc d’Angoulême ? Pourquoi vous avez paru lui reprocher comme un crime ce qui, de votre propre aveu, n’est qu’une erreur ?

 

La question fit sursauter Pardaillan, qui maugréa en lui-même : « Peste soit de la fillette ! Elle vous allonge de ces coups droits, capables de vous étendre roide ! »

 

Nous devons dire ici que, tout en ayant l’air de concentrer toute son attention sur sa jeune interlocutrice, Pardaillan tendait une oreille attentive aux bruits de la rue qui lui parvenaient assez distinctement. Et il fallait vraiment son extraordinaire puissance sur lui-même, pour montrer ce calme extravagant, tandis qu’en lui-même il se posait cette question capitale pour lui :

 

« Le duc va-t-il faire entrer Concini et sa bande de sbires ?… Ou bien va-t-il les éconduire pour se montrer digne de la haute opinion que sa fille a de lui ?… Car c’est un fait, cette pauvre Violetta sur laquelle, un instant, j’ai compté pour nous tirer d’affaire, Violetta, ainsi que je le pensais, n’a plus d’empire sur son époux. Tandis que sa fille… il est certain qu’il fera pour elle bien des choses, qu’il ne ferait pas pour la mère. »

 

Or, à ce moment, Pardaillan perçut un bruit de troupes se mettant en marche, sous la fenêtre. Et, quelques instants plus tard, il entendit le bruit, assourdi par la distance, d’un marteau heurtant une porte. Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre. Et, allégé du poids qui l’oppressait, malgré son calme apparent, il se dit, non sans une satisfaction intérieure :

 

« C’est fait ! Le duc a voulu se montrer digne de sa fille : il a refusé l’entrée de sa maison à Concini. Il a même dû lui persuader que nous n’étions pas chez lui, puisque voilà le Florentin qui s’en va voir ailleurs. Maintenant, je gage que le duc ne saura pas résister au désir de s’entretenir, un instant, avec le señor d’Albaran. »

 

Il ne se trompait pas : le duc d’Angoulême, de son air le plus hautain, avait affirmé que les personnes recherchées n’étaient pas chez lui. Tout favori de la reine qu’il était, Concini ne pouvait pas se permettre de demander à un personnage de l’importance du duc d’Angoulême la permission de visiter sa maison, pour s’assurer s’il avait dit vrai. Ce n’était cependant pas l’envie qui lui manquait, ce qui fait qu’il se disposait à parlementer, pour tâcher d’obtenir par surprise ce qu’il ne pouvait demander ouvertement.

 

Mais alors, d’Albaran était intervenu. Il savait très bien, lui, quel intérêt considérable le duc avait à se débarrasser de Pardaillan. Puisqu’il affirmait que le chevalier ne s’était pas réfugié chez lui, il fut convaincu qu’il devait dire la vérité. Et, de bonne foi, il glissa quelques mots à l’oreille de Concini, pour l’avertir qu’ils perdaient inutilement un temps précieux. Concini n’avait pas plus de raison de suspecter le représentant de Fausta que celui-ci n’en avait de suspecter le duc. Il s’en rapporta donc à lui et donna un ordre au prévôt Séguier, qui, à la tête de ses archers, s’en alla frapper à la porte de la maison voisine. Concini étant bien résolu à fouiller toutes les maisons de la rue, les unes après les autres.

 

C’était ce mouvement de troupes que l’oreille exercée de Pardaillan avait perçu. Ajoutons qu’il ne s’était pas davantage trompé, en supposant que le duc profiterait de la circonstance pour avoir un entretien avec d’Albaran. En effet, tandis que Concini et ses fidèles suivaient le grand prévôt, d’Albaran, sur un signe du duc, était entré dans l’allée et commençait une conversation animée avec celui-ci.

 

Ceci se passait à peu près vers le même moment que Giselle posait cette question, que le chevalier venait de qualifier de coup droit. Et, comme il fixait l’enfant de son œil clair, cherchant quelle réponse il pourrait lui faire, voici que cette pensée lui vint tout à coup, à lui :

 

« Puisque cette adoration que le père avait jadis pour la mère s’est reportée sur l’enfant… Puisque cette enfant semble avoir un réel ascendant sur son père… pourquoi la fille ne ferait-elle pas ce que la mère n’a pu faire ?… Quel coup pour Mme Fausta, si le duc abandonnait la partie !… Un coup dont elle ne se relèverait peut-être pas !… Un coup après lequel elle n’aurait peut-être plus qu’à s’en retourner en Espagne !… Pourquoi pas ? Il ne tient qu’à moi… Cette enfant a une nature essentiellement droite et généreuse… Sans en avoir l’air, surtout sans toucher à ce sentiment de vénération qu’elle a pour son père et qu’il serait abominable de souiller, je puis l’éclairer, la guider… Essayons, corbleu, le jeu en vaut la peine ! »

 

Ayant pris cette résolution, il répondit enfin, avec un sérieux qui n’était plus affecté :

 

– Écoute-moi, mon enfant, et comprends-moi : si je me suis montré sévère envers ton père, si je lui reproche comme un crime ce qui n’est qu’une erreur, c’est qu’il y a erreur et erreur. Il y a des erreurs, vois-tu, qui sont plus criminelles que le plus abominable des crimes. Celle de ton père, qui doit, tu entends ? qui doit fatalement avoir des conséquences effroyables, est du nombre de ces erreurs qui sont pis que des crimes. Tu comprends pourquoi je me suis montré si sévère ?

 

– Oh ! s’excusa Giselle, je pensais bien qu’un homme aussi bon que vous, monsieur, ne pouvait pas se montrer aussi sévère, sans avoir d’excellentes raisons. Croyez bien qu’il n’est jamais entré dans ma pensée de vous demander de justifier votre attitude. Je vous respecte trop pour m’oublier à ce point. Ce que je vous demande, monsieur, c’est de m’expliquer sur quoi vous vous basez pour juger que l’erreur de mon père est pire qu’un crime.

 

– D’abord, cette erreur lui a valu de passer dix ans à la Bastille : les dix plus belles années d’une existence humaine. Ceci…

 

– Ceci ne regarde que lui ! interrompit Giselle avec une hauteur que Pardaillan et la duchesse admirèrent comme elle méritait de l’être.

 

– Soit, fit Pardaillan sans insister, mais ces dix années, ta mère les a passées dans les larmes et dans des appréhensions telles qu’elles ont été pour elle un long martyre. Toi-même, pauvre enfant, c’est à peine si tu as entrevu ton père par-ci par-là.

 

– Il est le maître, prononça Giselle avec une force qui attestait que pour elle, en tout ce qui les concernait, elle et sa mère, les volontés de son père étaient sacrées.

 

– Tu te trompes, redressa doucement Pardaillan : ton père n’a pas le droit de vous sacrifier à son ambition.

 

– Il est le maître, répéta Giselle avec une douce obstination.

 

– Même de sacrifier votre vie, à ta mère et à toi ? insista Pardaillan.

 

– Il est le maître pour cela comme pour tout le reste.

 

– Soit, je veux bien te concéder cela. Mais tu m’accorderas bien, toi, qu’il n’a pas le droit de disposer des biens et de la vie des autres ?

 

– Cela ne fait aucun doute, monsieur.

 

– Très bien. L’erreur de ton père devient criminelle en cela, que, pour s’approprier cette couronne qu’il convoite, il va, sans hésiter, sans regret, sacrifier des milliers d’existences sur lesquelles il n’a aucun droit.

 

– Comment cela ? interrogea avidement Giselle en ouvrant de grands yeux étonnés.

 

– Je vais te le dire : tu penses bien, n’est-ce pas, que le petit roi Louis treizième ne va pas se laisser dépouiller, sans se défendre un peu. Et, j’espère que tu reconnaîtras qu’il aura raison ?

 

– C’est évident.

 

– Ton père a compris que, livré à lui-même, avec l’appui des quelques rares partisans qu’il a réussi à se faire, il n’était pas de force à renverser le roi et à se mettre à sa place. Il a senti qu’il était battu d’avance. Il n’a pas hésité : il a accepté les offres que lui faisait la princesse Fausta.

 

– Celle qui fut son ennemie, que vous avez combattue et vaincue autrefois ?

 

– Celle-là même. Et je vois, à ton air embarrassé, que cette alliance te paraît étrange et, disons le mot, indigne du duc d’Angoulême. Quoi qu’il en soit, ton père, dans cette alliance, n’a voulu voir que les avantages qu’elle lui apportait.

 

– Ces avantages sont donc bien considérables ?

 

– Ils ont leur valeur. Fausta, ou, pour lui donner son nouveau nom, la duchesse de Sorrientès, représente ici le roi d’Espagne. C’est donc l’appui du monarque qu’elle représente, qu’elle apporte, en même temps que le sien, à ton père. Et c’est quelque chose, vois-tu, qu’un appui qui se traduit par des millions, en nombre illimité, et par vingt ou trente mille hommes de troupes aguerris.

 

– Des troupes espagnoles ? demanda Giselle avec une moue et un froncement de sourcil, qui indiquaient que cette intervention de troupes étrangères n’était pas précisément de son goût.

 

– Nécessairement, dit Pardaillan, dont l’œil pétilla envoyant l’effet produit par ses révélations.

 

– Et mon père a accepté cela ?

 

– Avec enthousiasme, sourit Pardaillan.

 

Giselle baissa la tête comme honteuse. Il était clair que, malgré tout son respect, elle jugeait avec sévérité la conduite de son père. Pardaillan, qui lisait ses impressions sur son visage expressif, reprit d’un air détaché :

 

– Tu n’es pas sans avoir entendu parler des horreurs de la Ligue ?

 

– Hélas ! oui, monsieur. Et j’ai entendu dire aussi que toutes ces horreurs provenaient du fait que nous avions été assez… fous, pour introduire chez nous les Espagnols qui sont nos pires ennemis.

 

– C’est exact. Eh bien, ce qu’on n’a pas pu te dire parce que peu de personnes le savent, c’est que la Ligue fut l’œuvre de la princesse Fausta. Cette effroyable guerre civile qui, durant des années, mit le royaume à feu et à sang, cet épouvantable amoncellement de meurtres, de ruines, de dévastations, tout cela fut parce que Fausta avait mis dans sa tête que le duc de Guise prendrait la place d’Henri III sur le trône de France… qu’elle eût partagé avec lui, cela va sans dire. Or, ce que la princesse Fausta n’a pu faire pour Guise, la duchesse de Sorrientès rêve de le recommencer pour le duc d’Angoulême.

 

– Qui partagera son trône avec elle ! s’écria la duchesse emportée malgré elle.

 

– Je ne l’ai pas dit, répliqua froidement Pardaillan.

 

– Mais vous le pensez, fit la duchesse. Vous ne savez pas mentir, mon ami. Au reste, l’attitude de Charles à mon égard, depuis qu’il est sorti de la Bastille, est telle que j’avais déjà pressenti l’horrible abandon qui m’attend.

 

Pardaillan jeta un coup d’œil sur Giselle. Il la vit pâle, violemment émue, plus indignée de la révélation de sa mère que de tout ce qu’il lui avait dit, lui. Et elle protesta doucement :

 

– Oh ! mère, comment peux-tu dire une chose aussi affreuse ! C’est faire injure à Mgr d’Angoulême, sais-tu, que de le croire capable d’une action aussi vile ! Moi, je suis sûre que mon père t’adore, comme aux premiers temps de votre amour ! Je suis sûre que jamais, quoi qu’il lui arrive de bien ou de mal, il ne voudra abandonner l’épouse qu’il a librement choisie entre toutes.

 

Dans son désarroi, elle s’oubliait jusqu’à tutoyer sa mère. Malgré tout, cependant, elle s’efforçait de défendre son père. Mais l’accusation portée par sa mère adorée avait fortement ébranlé cette touchante confiance qu’elle avait en son père. Elle le défendait encore, mais on sentait qu’elle n’avait plus cette belle conviction qu’elle montrait quelques instants plus tôt.

 

Cependant, la mère répondait, avec un pauvre sourire douloureux :

 

– Ton père m’aime toujours… je veux le croire… j’ai trop besoin de le croire. Mais tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir, toi, mon enfant, les ravages effrayants que peut faire dans le cœur et dans la conscience d’un homme cette terrible maladie que l’on appelle l’ambition. Ton père veut être roi. Il m’aime. Mais, si pour atteindre cette couronne royale qui l’éblouit, il lui faut piétiner son propre cœur après le mien, il n’hésitera pas.

 

Et, comme Giselle esquissait un geste de protestation, elle reprit avec force :

 

– Je te dis, moi, qu’il brisera son propre cœur, comme il aura brisé le mien ! Je te dis que cet abandon qui t’indigne est déjà décidé dans son esprit ! Je l’ai bien compris depuis sa sortie de la Bastille. J’ai bien senti, moi, qu’il n’est plus le même avec moi. Je me torturais le cerveau pour chercher en quoi je pouvais avoir démérité. Maintenant que je sais qu’il a fait alliance avec Mme Fausta – ce qu’il m’avait soigneusement caché jusque-là –, je suis fixée ! Le pacte conclu avec Mme Fausta stipule qu’elle partagera le trône avec le duc. Et comment pourra-t-elle le partager, ce trône ? En épousant le nouveau roi, c’est clair. Je te dis que je comprends tout maintenant, et que ce honteux marché a été accepté, dès le premier jour, par ton père !… Tu ne me crois pas ? Eh bien, interroge M. de Pardaillan. Il en sait beaucoup plus qu’il ne t’en a dit. Je l’autorise à parler, sans chercher des ménagements inutiles, puisque ma conviction est faite.

 

Ainsi mis en demeure de parler, Pardaillan n’hésita pas :

 

– C’est vrai : le marché a été accepté, dès le premier jour, par le duc, dit-il.

 

– Tu vois ! s’écria Violetta.

 

– Quelle honte ! murmura Giselle atterrée.

 

Sans lui laisser le temps de réfléchir, de chercher des excuses que, dans son ardente vénération filiale, elle n’eût pas manqué de trouver, Pardaillan posa nettement la question :

 

– Et maintenant, je te le demande : même en admettant que ton père y ait des droits indiscutables, en conscience, voudrais-tu, toi, d’une couronne acquise par les moyens honteux que je viens de t’indiquer ?

 

– Plutôt mourir ! cria-t-elle dans un élan d’indignation.

 

– Parbleu ! sourit Pardaillan, je savais bien que tu me ferais cette réponse ! Tu comprends, toi.

 

– Comment mon père, qui est la générosité et la loyauté mêmes, ne comprend-il pas, lui ? Peut-être lui avez-vous mal expliqué ?…

 

– Je lui ai très bien expliqué. Mais ton père, tout à son idée fixe, se bouche les oreilles pour ne pas entendre, se met un bandeau sur les yeux pour ne pas voir. Je ne vois qu’une personne au monde qui ait assez d’empire sur lui, pour lui faire entendre raison.

 

– Qui ?

 

– Toi.

 

– Moi !… Comment ?

 

– C’est un peu pour toi qu’il veut être roi : pour que tu deviennes fille de France.

 

– Mais je ne veux pas l’être. À ce prix-là du moins.

 

Une dernière fois, Pardaillan la fouilla de son œil perçant. Il la vit très sincère, très décidée à marcher résolument dans la voie qu’il lui désignerait. Et il indiqua ce qu’elle devait faire :

 

– Dis-le-lui donc. Et dis-le-lui, de manière qu’il se persuade bien que son autorité de père et de chef de maison sera impuissante à te faire revenir sur ta décision.

 

– Je le lui dirai, fit-elle résolument. Et pas plus tard que tout de suite, puisque le voici.

 

En effet, en ce moment même le duc d’Angoulême ouvrait la porte. Ce fut lui qui parla le premier. Il s’adressa à Pardaillan, et avec une froide politesse :

 

– Monsieur, dit-il, vous voyez que, quoi que vous en ayez dit, je n’ai pas voulu vous livrer aux gens qui vous cherchaient.

 

Pardaillan s’inclina froidement, sans prononcer un mot. Le duc, avec la même froideur polie, reprit :

 

– Il ne serait pas digne de moi de ne faire les choses qu’à demi. Je dois donc vous dire ceci : la rue, ainsi que les rues avoisinantes, vont être étroitement surveillées durant quelque temps. Je vous invite, ainsi que vos amis, à demeurer ici aussi longtemps que vous le jugerez nécessaire. Je veillerai à ce que vous ne manquiez de rien durant ce temps. Je veillerai également, mon honneur y est engagé, à ce que vous puissiez vous retirer, sans risquer de tomber aux mains de vos ennemis. Je vous avertis loyalement qu’à cela se bornera ce que je crois devoir faire en souvenir de notre ancienne amitié. Et, puisque vous avez absolument voulu que nous fussions ennemis, si, quand sorti sain et sauf de chez moi, je vous retrouve sur mon chemin, c’est en ennemi mortel que je vous traiterai.

 

Pardaillan allait répliquer par une de ces réparties mordantes, comme il savait en faire. Il n’en eut pas le temps. Giselle, voyant que son père avait fini de parler, s’approcha de lui, lui entoura le cou de ses bras blancs et potelés, et, de sa voix la plus câline, implora :

 

– Père, mon bon père !…

 

Sous la chaste caresse de l’enfant, le visage renfrogné du père s’illumina. Il oublia tout. Au reste, il comprit très bien qu’elle avait quelque chose à demander. Et, il encouragea avec un bon sourire :

 

– Que veux-tu, enfant gâtée ?

 

– Une grande grâce que je vous supplie de m’accorder, mon père.

 

– Eh ! comme te voilà émue. C’est donc bien grave ce que tu veux me demander ?

 

– C’est-à-dire que vous ferez de moi la fille la plus heureuse ou la plus malheureuse de la terre, selon que vous m’accorderez ou me refuserez ce que je désire.

 

– S’il en est ainsi, tu peux parler sans crainte. Il n’est rien que je ne fasse pour assurer le bonheur de ma fille bien-aimée.

 

Il parlait d’un air mi-sérieux, mi-plaisant. Il ne paraissait pas inquiet. Il était simplement intrigué. Il était clair qu’il ne soupçonnait pas le moins du monde où elle voulait en venir. Elle le comprit très bien. Mais, à son sourire indulgent, à ce regard chargé de tendresse dont il la couvait, elle comprit aussi qu’il avait dit vrai : il n’était rien qu’il ne fit pour assurer son bonheur.

 

Elle sentit qu’elle avait à peu près partie gagnée d’avance. Souriant, d’un sourire mutin, elle le prit par la main, l’attira avec une douce violence. Complaisamment, souriant toujours avec indulgence, il se laissa faire. Elle l’amena ainsi devant Pardaillan attentif. Et soudain, très grave, d’une voix qui se faisait de plus en plus câline, tout en restant suppliante, elle prononça :

 

– Je vous en conjure, faites votre paix avec M. de Pardaillan qui, malgré les apparences, malgré tout, au fond, est resté le meilleur de vos amis… le seul véritable ami, peut-être, que vous ayez jamais eu, mon père.

 

Le duc d’Angoulême fut surpris. Mais peut-être tout sentiment d’amitié n’était-il pas complètement mort en lui, car il ne se fâcha pas, il ne laissa voir aucune contrariété de cette tentative inattendue de sa fille. Il n’essaya pas de se dérober. Avec un air de dignité qui n’était pas sans grandeur, il accepta le débat qu’instituait cette enfant. Et, très sérieux à son tour, d’une voix grave, comme attristée :

 

– Faire ma paix avec Pardaillan ? Il n’est rien que je désire autant, pour cela, je suis prêt à bien des sacrifices, même les plus pénibles. Encore conviendrait-il de savoir si Pardaillan est disposé à l’accepter, cette, paix ?

 

Il était impossible de montrer plus de franchise et de sincérité. Cette franchise et cette sincérité lui faisaient honneur, car il faut reconnaître qu’après les paroles plutôt dures et humiliantes que Pardaillan lui avait lancées à la face, beaucoup, à sa place, eussent répondu par une fin de non-recevoir sèche et cassante. Incontestablement, soit calcul, soit reste d’affection, il faisait preuve de bonne volonté.

 

Comme il s’était adressé directement au chevalier pour poser sa question, celui-ci lui répondit :

 

– Duc, je suis prêt, quant à moi, à biffer de ma mémoire le souvenir du différend qui s’est élevé entre nous. Je suis tout disposé à vous tendre une main loyale. J’y suis d’autant plus disposé que j’apprécie à sa valeur la générosité du geste que vous venez d’accomplir.

 

Il y avait une pointe d’émotion contenue dans la voix de Pardaillan. Cette émotion se communiqua aux assistants. Emporté malgré lui, le duc d’Angoulême ouvrit les bras en disant :

 

– Eh ! mordieu ! embrassons-nous, d’abord !

 

– Je le veux de tout mon cœur, consentit Pardaillan. Seulement, au lieu de se jeter dans les bras du duc, il ajouta, en le fixant de son œil clair :

 

– Vous savez, duc, que nous ne redeviendrons bons amis qu’à la condition que je vous ai fait connaître à l’hôtel de Sorrientès.

 

Ces paroles produisirent sur le duc l’effet d’une douche. Ses bras retombèrent mollement. Et, reprenant son air froid et hautain :

 

– Vous maintenez cette condition ? dit-il.

 

– Il ne saurait en être autrement, et je pensais que vous, l’aviez bien compris ainsi, répondit Pardaillan, avec plus de tristesse que de réprobation.

 

– Vous n’en démordrez pas ? insista le duc de son même air froid.

 

– Non, fit sèchement Pardaillan.

 

– N’en parlons donc plus, répliqua le duc, sur un ton tranchant.

 

Et, se retournant vers Giselle qui, comme Violetta, comme Odet de Valvert et Landry Coquenard, avait suivi ce bref débat avec une attention passionnée, adoucissant la voix et l’attitude :

 

– J’ai fait ce que j’ai pu, dit-il Mais, tu le vois, mon enfant, M de Pardaillan demeure intraitable Ce n’est pas moi, c’est lui seul qui veut que nous restions ennemis Ne me parle donc plus de cette affaire.

 

Il pensait que tout était dit et qu’elle allait s’incliner, en fille obéissante qu’elle était, devant sa volonté ainsi exprimée, mais elle ne lâcha pas pied. Et, très respectueusement, mais avec une fermeté à laquelle il ne s’attendait certes pas :

 

– Au contraire, mon père, dit-elle, permettez-moi d’en parler encore, car il me semble que tout n’est pas dit.

 

– Qu’est-ce à dire ? gronda le duc en fronçant le sourcil.

 

Sans se laisser démonter, avec la même déconcertante fermeté, elle expliqua :

 

– Il est un moyen très simple de faire votre paix avec M de Pardaillan, c’est d’accepter cette condition que vous repoussez, et qui, venant de M le chevalier, ne peut être qu’honorable pour vous.

 

– Assez, trancha le duc en se faisant sévère, je ne vous permettrai pas d’aborder des questions qui ne sauraient intéresser une enfant de votre âge, et dont, au surplus, vous ignorez le premier mot.

 

– Pardonnez-moi, monseigneur, mais c’est que, au contraire de ce que vous croyez, je sais très bien de quoi il est question.

 

– Vous savez ? s’étrangla le duc.

 

Et, railleur :

 

– Que savez vous, voyons ?

 

– Je sais que, pour vous rendre son estime et son amitié, M de Pardaillan vous demande simplement de renoncer à vos prétentions sur le trône de France.

 

Le duc plia les épaules, comme assommé par ce coup auquel il était loin de s’attendre. Tout de suite, il comprit que Pardaillan avait dû renseigner sa femme et sa fille Et aussitôt l’inquiétude de savoir jusqu’à quel point il pouvait avoir poussé ses révélations s’insinua en lui Du même coup d’œil soupçonneux, il enveloppa sa femme, sa fille et Pardaillan.

 

Mais il ne trouva que Giselle devant lui La duchesse s’était mise à l’écart avec Pardaillan qui, en ce moment même, lui présentait cérémonieusement le comte Odet de Valvert. Ce groupe paraissait se désintéresser complètement de ce qui allait se passer entre le père et la fille. Bien qu’il se rendît compte que cette indifférence était affectée et qu’ils tendaient une oreille attentive de son côte, il éprouva un certain soulagement à se dire que cet entretien, qui débutait d’une manière si imprévue et si inquiétante pour lui, demeurerait entre sa fille et lui.

 

Cependant, il se rendait compte aussi que l’enfant – dûment stylée par la duchesse et le chevalier, il n’en doutait pas – allait se dresser devant lui en adversaire, et pis encore : en juge sévère. Et ce juge lui paraissait doublement redoutable. D’abord, parce qu’il le sentait bien renseigné et qu’au fond de sa conscience il était bien forcé de reconnaître qu’il n’était pas sans reproche, ensuite parce qu’il savait bien que son affection paternelle allait jusqu’à la faiblesse et qu’il appréhendait avec terreur les larmes de son enfant, auxquelles il sentait qu’il n’aurait jamais le courage de résister.

 

Il se dit que le mieux était de briser net une discussion où, il en avait l’intuition, il n’aurait pas le dessus. Sa mauvaise humeur était réelle ; il l’accentua. Il se fit plus sévère encore. Et, dans un éclat :

 

– Tout simplement ! Vraiment, vous avez des mots extraordinaires ! Alors vous trouvez « très simple » qu’on renonce à une couronne pour garder l’amitié d’un homme ?

 

– Quand cet homme est M. de Pardaillan, oui, mon père.

 

– C’est de la démence !

 

– Vous m’avez dit, autrefois, que toutes les couronnes de la chrétienté étaient moins précieuses que son amitié.

 

L’argument faillit désarçonner le duc. Ne trouvant pas de réponse capable de réduire l’implacable logique et la non moins implacable mémoire de l’enfant, il s’emporta :

 

– Chansons !… Des mots !… Et des mots creux !… Il n’est pas d’amitié au monde qui vaille qu’on lui sacrifie un royaume !

 

– Vous m’avez souvent répété le contraire, fit-elle avec une douce obstination.

 

– Dieu me pardonne, je crois que vous vous permettez de discuter avec moi ! s’écria le duc, avec d’autant plus de violence qu’il se sentait plus embarrassé.

 

– Père !…

 

– Assez. Rentrez dans votre chambre, mademoiselle, et n’en bougez pas sans ma permission.

 

Il pensait en être quitte avec cet acte d’autorité brutale qui le tirait momentanément d’affaire, mais qui n’arrangeait rien, il le sentait bien. En effet, elle s’inclina devant lui avec le plus profond respect, en disant :

 

– J’obéis, monseigneur. Et se redressant, elle ajouta :

 

– Mais laissez-moi vous dire que, dans votre propre intérêt, vous feriez mieux de renoncer, comme vous le demande M. de Pardaillan et comme je vous en supplie moi-même.

 

Le ton sur lequel elle prononça ces paroles parut si étrange au duc qu’il en fut vivement impressionné.

 

– Pourquoi ? fit-il, malgré lui.

 

– Parce qu’il vaut toujours mieux renoncer à une cause qui est perdue d’avance.

 

Elle disait cela sur un ton prophétique, avec une assurance déconcertante. Il était évident, cependant, qu’elle ne jouait pas la comédie, qu’elle ne cherchait pas à faire pression sur son père. Non, elle disait bien ce qu’elle pensait, tel qu’elle le pensait. Le duc avait beau avoir été à l’école de Pardaillan, il était superstitieux comme tous les joueurs – et n’était-ce pas une partie formidable qu’il voulait jouer ? une partie où, il le savait très bien, il laisserait sa tête s’il perdait ? Il se dit que la vierge ignorante et pure qu’était sa fille lui prédisait la sinistre vérité. Et, pris d’une inquiétude mortelle, il interrogea avidement :

 

– Pourquoi ma cause te paraît-elle perdue d’avance ?.

 

– Parce que vous auriez M. de Pardaillan contre vous, répondit Giselle sans hésiter, avec la même assurance.

 

Agrippé par la terreur superstitieuse, le duc s’attendait à une raison d’ordre surnaturel. Il va sans dire que plus cette raison eût été vague, incompréhensible, et plus elle l’eût frappé et inquiété. Il se trouvait que la raison donnée était on ne peut plus naturelle. C’était le moment de s’inquiéter, car cette raison n’était pas à dédaigner. Tout au contraire, il commença à se rassurer. Et, sans s’apercevoir qu’il rouvrait une discussion qu’il avait voulu étouffer, il répondit :

 

– Mieux que personne, je connais sa valeur. Pourtant, il n’est pas invincible, et je ne désespère pas d’en venir à bout.

 

– Peut-être, dit-elle. J’ai voulu dire que s’il se met contre vous, malgré l’affection profonde qu’il nous garde, je le sens, et mon cœur ne me trompe pas, c’est que votre cause lui paraît, à lui, qui est l’honneur même, bien mauvaise. Or, si ignorante, si inexpérimentée que je sois, je sais cependant qu’une cause mauvaise est perdue d’avance.

 

– C’est bientôt dit ! s’écria le duc.

 

Et, avec amertume, avec, à son insu peut-être, une pointe de jalousie paternelle :

 

– Ainsi, il vous suffit de savoir qu’il est contre moi pour que vous jugiez que ma cause est mauvaise ? Ainsi, entre son appréciation et celle de votre père, vous n’hésitez pas ? C’est la sienne que vous tenez pour valable. Voilà un manque de confiance, auquel, certes, j’étais loin de m’attendre… et qui me peine beaucoup.

 

Il semblait, en effet, très affecté, Giselle courba la tête, peut-être pour dissimuler les larmes qui embuaient ses beaux yeux. Et, redressant cette jolie tête, le fixant droit dans les yeux :

 

– Je vous en supplie à mains jointes, mon père, laissez parler votre enfant qui n’a pour vous que respect et vénération et mourrait sur place plutôt que de prononcer une parole offensante. Si je juge que votre cause est mauvaise, ce n’est pas, comme vous le dites, uniquement parce que M. de Pardaillan le dit et parce qu’il est contre vous. C’est parce que vous avez fait alliance avec une femme qui fut jadis l’ennemi le plus acharné de notre maison, une femme qui fut le bourreau implacable et féroce de ma bonne et sainte mère. Ce que vous n’auriez jamais dû oublier. C’est parce que vous comptez sur l’appui de l’Espagnol : l’or et les troupes de l’Espagnol. L’Espagnol, ennemi héréditaire et mortel de notre pays qu’il viendra de nouveau ravager pour vous, sur votre appel, à vous, mon père.

 

– Giselle ! bégaya le duc effaré.

 

Giselle n’entendit pas. Elle était lancée. Elle continua en s’animant :

 

– C’est ce que vous n’auriez jamais dû oublier non plus. Ainsi, mon père, votre cause s’appuie sur un ennemi de notre famille et sur un ennemi de notre pays ! Comment voulez-vous que je ne trouve pas, comment voulez-vous que tous ceux qui sauront ne trouvent pas, comme moi, que cette cause, qui était peut-être légitime et juste, est devenue exécrable par le fait de cette alliance monstrueuse ?

 

– Tu es cruelle, mon enfant, murmura le duc complètement désemparé.

 

– Non, protesta vivement Giselle, je vous sauve, mon bon père, en vous montrant l’erreur effroyable que vous alliez commettre. Car, Dieu merci, il ne s’agit que d’une erreur encore réparable. Et maintenant, monseigneur, écoutez ceci : vous m’avez reproché de manquer de confiance en vous. Qui m’a appris ce que je viens de vous dire ? M. de Pardaillan qui l’a dit devant moi, M. de Pardaillan, l’homme le plus loyal de la terre, l’homme qui, de sa vie, ne s’est abaissé à proférer un mensonge. Eh bien, mon père, voyez si je manque de confiance en vous : dites-moi qu’il s’est trompé, et je vous jure sur mon salut éternel que je vous crois de tout mon cœur et vous demande pardon à deux genoux d’avoir osé vous dire ce que je viens de vous dire… Parlez, monseigneur…

 

Le regard étincelant de loyauté qu’elle tenait obstinément rivé sur le sien avait un tel rayonnement qu’il ne put en supporter l’éclat. Il détourna les yeux, baissa la tête, tortilla sa moustache d’un air embarrassé, et finalement, d’une voix basse, comme honteuse, il murmura, en manière d’excuse :

 

– C’était surtout pour toi que je voulais cette couronne qui, en bonne justice, devrait m’appartenir.

 

C’était un aveu tacite.

 

L’effet qu’il produisit sur sa fille fut terrible : ce fut comme si tout croulait en elle. Il lui sembla qu’une main de fer lui broyait le cœur dans la poitrine et qu’elle allait tomber foudroyée. Une teinte livide couvrit le rose de ses joues. Ses narines se pincèrent. Un voile noir assombrit l’éclat de son regard lumineux.

 

Cependant, elle ne tomba pas. Et même, si rude qu’eût été le coup, sa défaillance fut brève. Si brève que c’est à peine si le père soupçonna le ravage affreux que, dans son égoïsme inconscient, il venait de faire dans le cœur de son enfant, en qui, sans le vouloir, il venait de briser à tout jamais cette ardente et naïve vénération qu’elle avait pour lui.

 

Elle se ressaisit et se redressa. Seulement, ce fut une nouvelle Giselle qui se révéla : une Giselle cérémonieuse, au regard froid, au sourire figé. Et le père, déjà rudement frappé dans son amour paternel qui était réellement profond et sincère, le père, glacé, épouvanté, ne reconnut plus en cette nouvelle Giselle l’enfant qu’il avait toujours vue si tendre, si affectueuse, en admiration et en adoration devant lui, comme devant Dieu.

 

Giselle ne releva pas l’aveu paternel. Elle ne se permit pas la moindre réflexion, pas la plus petite observation. Elle se contenta de dire, d’une voix blanche, méconnaissable, comme toute son attitude :

 

– Si c’est vraiment pour moi, vous vous êtes donné une peine bien inutile, car, je vous en avertis respectueusement, monseigneur : j’irai pieds nus, en haillons, la tête couverte de cendres, mendier mon pain sur les routes ou sous le porche des églises, plutôt que d’accepter quoi que ce soit d’une royauté acquise par les moyens que vous voulez employer.

 

Et ceci, avec son air froidement respectueux, était prononcé sur un ton tel que le père comprit que toute son autorité serait impuissante à la faire revenir sur cette décision, que ni la douceur ni la violence ne pourrait ébranler. Oubliant la présence du groupe formé par la duchesse, Pardaillan et Odet de Valvert qui s’étaient retirés près de la fenêtre, il se mit à marcher avec agitation, en tortillant sa moustache d’un geste nerveux. Et, s’arrêtant devant Giselle qui n’avait pas fait un mouvement, d’une voix sourde :

 

– En somme, dit-il avec amertume, c’est une mise en demeure de renoncer à l’héritage de mon père que tu m’adresses !

 

Volontairement ou non, il déplaçait adroitement la question. Avec son implacable logique d’enfant, elle sentit la manœuvre sans en avoir l’air.

 

– À Dieu ne plaise, dit-elle Vous êtes le maître, monseigneur, et je ne suis, moi, que votre très humble servante…

 

– N’es-tu donc plus ma fille ? interrompit le duc en homme qui sonde le terrain.

 

Elle se courba en une révérence froidement impeccable et, se redressant comme si de rien n’était, pendant que le père, fixé maintenant, pliait les épaules en soupirant d’un air accablé, elle répéta :

 

– Je ne suis que votre très humble servante. Vous ferez donc selon votre bon plaisir, monseigneur. Cependant, puisque vous dites que ce que vous en faites, c’est pour moi, puisque je suis fermement résolue à refuser les bienfaits dont vous me voulez accabler, il m’a semblé que je pouvais, sans vous manquer en rien, vous demander non pas de renoncer à l’héritage de votre père, si vous croyez y avoir droit, mais simplement, et ce n’est pas du tout la même chose, de renoncer à employer des moyens qui ne sont pas dignes d’un Valois.

 

– Renoncer à ces moyens, quand je n’en ai pas d’autres à ma disposition, c’est, songes-y bien, renoncer à l’héritage de mon père, c’est-à-dire à la couronne.

 

– Mieux vaut cent fois renoncer à tout, même à vos titres de comte d’Auvergne et de duc d’Angoulême, même à tous vos biens. C’est toujours avec orgueil et le front haut que je me proclamerai la fille de Charles de Valois, pauvre gentilhomme sans feu ni lieu, ayant préféré vivre péniblement de son travail, plutôt que de commettre une action indigne d’un fils de roi qu’il est. Tandis que je mourrai de honte à me savoir la fille du duc d’Angoulême devenu, de par la volonté d’une Fausta et d’un Philippe d’Espagne, imposé par la force brutale, roi d’une France ravagée, diminuée, démembrée. Car, n’en doutez pas, ils sauront se tailler leur large part.

 

Elle s’était animée, la noble et fière enfant. Elle se redressait de toute sa hauteur, avec une telle flamme dans son regard que le duc se sentit écrasé devant elle. Soyons juste : de tout ce qu’elle avait dit, une seule chose l’avait vraiment touché au point de le bouleverser. Et ce fut cela qu’il dit, d’une voix que l’émotion faisait bégayer :

 

– Giselle !… mon enfant adorée !… quoi ! toi, tu aurais cet affreux courage de renier ton père ?… Est-ce possible ?…

 

– Je ne renierai pas mon père… Je considérerai qu’il est mort…

 

Elle aussi, on sentait qu’elle avait fait un effort surhumain pour arriver à prononcer ces paroles jusqu’au bout. Dans sa voix brisée, on sentait rouler des sanglots déchirants, qu’avec une force de volonté vraiment admirable elle parvenait à refouler.

 

Le père, pantelant, déchiré, le sentit bien. Il souffrait mille morts. Son cœur pleurait des larmes de sang, qui le brûlaient comme du plomb fondu. Et cependant, malgré la douleur poignante de l’enfant adorée, malgré sa propre douleur, malgré les humiliations subies, malgré tout enfin, il ne parvenait pas à se résigner à renoncer à cette couronne qui le fascinait. Et il ne se rendit pas. Il se raidit de toutes ses forces, comme se raidissait son enfant, et il essaya de tenir tête encore :

 

– Et si je refuse de céder, que feras-tu, voyons ?

 

– Je suivrai ma mère dans sa retraite.

 

Il comprit qu’elle faisait allusion à l’abandon de sa mère décidé dans son esprit. Mais, cette fois, il ne recula pas, et payant d’audace, il risqua le mensonge :

 

– Tu suivras ta mère ?… Mais il me semble que ta mère sera près de moi ?…

 

Il ne put aller plus loin. Le regard fixe qu’elle dardait sur lui était tel que la voix s’étrangla dans sa gorge. Et ce fut elle qui reprit :

 

– Ma mère ne sera pas près de vous. Ma mère, comme moi, préfère la mort au déshonneur.

 

– Que ferez-vous ? bégaya-t-il, sans trop savoir ce qu’il disait.

 

– Je viens de vous le dire : la honte et la douleur nous tueront plus sûrement que ne pourrait le faire un coup de poignard, dit-elle avec un calme effroyable.

 

– Mais je ne veux pas que tu meures, moi ! hurla le père affolé.

 

– Nous mourrons, et c’est vous qui nous aurez tuées.

 

– Ma fille ! sanglota le père en s’arrachant les cheveux.

 

– Nous mourrons, répéta-t-elle, et sur les marches de ce trône convoité, vous trouverez les corps raidis de votre femme et de votre fille, qui ne vivaient que pour vous. Alors, quand vous verrez qu’il vous faut, pour vous asseoir sur ce trône sanglant, fouler aux pieds ces pauvres restes glacés, peut-être comprendrez-vous enfin quelle erreur criminelle fut la vôtre et reculerez-vous épouvanté.

 

L’horrible vision, évoquée avec le même calme sinistre, acheva de briser les dernières résistances du duc Il ne put la supporter. Cette fois, l’amour paternel fut plus fort que l’égoïsme, plus fort que l’ambition. Et vaincu, dompté, il gémit :

 

– Assez, assez !…

 

Et la saisissant dans ses bras, l’étreignant passionnément, la couvrant de baisers fous :

 

– Tais-toi !… Comment peux-tu dire ces choses affreuses ?… Tais-toi, je ferai ce que tu voudras, tout ce que tu voudras… pourvu que tu vives !…

 

Elle eut un cri de joie délirante :

 

– Ah ! je savais bien que je vous retrouverais, mon bon père adoré !…

 

Elle riait et pleurait à la fois. Car, maintenant qu’elle avait gagné la partie, elle ne songeait plus à refouler ces larmes qu’elle avait eu l’orgueil de retenir jusque-là. Elle lui avait jeté les bras autour du cou. Elle rendait baiser pour baiser, caresse pour caresse. Ils étaient ivres, fous de joie tous les deux. Riant et pleurant en même temps, comme elle, il bégayait :

 

– Au diable la couronne !… Au diable toutes les couronnes de la terre !… Et quelle couronne vaudra jamais le doux collier que font les bras blancs de ma Giselle autour de mon cou ?…

 

Cependant, il continuait d’oublier la mère qui, décidément, ne tenait plus qu’une place minime dans son affection. Ce fut la fille qui s’en souvint la première.

 

– Et ma mère ? dit-elle en se dégageant doucement.

 

La duchesse était près d’eux, attendant patiemment que son tour vînt.

 

– Allons, avait dit Pardaillan, la bataille aura été rude. Mais l’enfant, ainsi que je le pensais, a fini par triompher. Vous avez là, Violetta, une brave et digne enfant, dont vous avez le droit d’être fière. Approchons-nous maintenant.

 

Et ils s’étaient approchés, en effet.

 

Sous le coup de l’émotion bienfaisante qui le bouleversait et le régénérait, le duc retrouva un instant cette passion radieuse, soleil éclatant qui avait illuminé leur ardente et héroïque jeunesse. Cette passion exclusive que la douce Violetta avait conservé intacte comme au premier jour. Et l’étreinte passionnée qu’en toute sincérité il donna à sa femme, les douces, les tendres paroles qu’il sut murmurer à son oreille lui donnèrent cette consolante illusion de croire que les beaux jours d’amour d’autrefois allaient luire de nouveau.

 

Puis, ce fut au tour de Pardaillan qui contemplait de son air moitié railleur, moitié attendri cette réconciliation qui était un peu son œuvre. Le duc sentait bien que sa femme et sa fille attendaient de lui un engagement en règle et, selon leur mot, « qu’il fît sa paix » avec lui. Il s’exécuta d’assez bonne grâce.

 

« Pardaillan, dit-il, je vous donne ma parole que je vais rompre avec la duchesse de Sorrientès. Je vous donne ma parole que je n’entreprendrai plus rien contre le petit roi Louis XIII, tant que vous serez vivant. »

 

Dans leur joie, Violetta et Giselle ne firent pas attention à ces paroles que nous avons soulignées.

 

Elles n’échappèrent pas à Pardaillan, toujours attentif, lui. Et il se dit, en fouillant le duc de son regard perçant :

 

« Ainsi, il trouve le moyen de glisser dans son engagement d’honneur une restriction qui réserve l’avenir !… Et cependant, je vois qu’il est sincère !… Décidément, il n’y a rien à faire : il ne guérira jamais de cette méchante maladie qui le rongera jusqu’à son dernier souffle. »

 

Il réfléchit une seconde. Et levant les épaules avec insouciance :

 

« Bah ! quand je serai mort, je serai dégagé de toutes mes promesses. Peu m’importe ce qu’il fera alors. L’essentiel est que, pour l’instant, voilà Fausta dans un cruel embarras. »

 

Et tout haut, voyant qu’on commençait à s’étonner de son silence.

 

– Duc, dit-il gravement, je prends acte de votre engagement et je le tiens pour valable, tel que vous venez de le formuler.

 

Les minutes d’épanchement qui suivirent furent de celles qui ne se racontent pas. Disons seulement que le duc ne parut pas un instant regretter ce renoncement qu’on avait eu tant de peine à lui arracher. Il va sans dire qu’Odet de Valvert fut présenté et accueilli avec tous les égards qu’on accordait, dans cette maison, à ceux que Pardaillan honorait de son estime. Pour ce qui est de Landry Coquenard, bien qu’il ne fût qu’un modeste serviteur, c’était aussi un compagnon de lutte et Pardaillan, avec son dédain absolu des préjugés, ne voulut pas le laisser à l’écart. Et il trouva, pour le désigner, des termes flatteurs qui lui allèrent droit au cœur. Si bien qu’à compter de ce moment le brave Landry n’eût pas hésité à piquer une tête au milieu d’un brasier ardent, sur un simple signe de M. le chevalier.

 

Quand il vit que les effusions étaient à peu près terminées, Pardaillan revint aux affaires sérieuses.

 

– Et maintenant, monseigneur, demanda-t-il, qu’allez-vous faire avec la duchesse de Sorrientès ?

 

– J’irai, demain, la voir à son hôtel, et je l’avertirai loyalement qu’elle ne doit plus compter sur moi et que je renonce à mes prétentions au trône, répondit le duc sans hésiter.

 

– Vous ne ferez pas cette folie, riposta vivement Pardaillan.

 

– Pourquoi ?

 

– Ah çà ! vous croyez donc que Fausta est femme à vous pardonner ce qu’elle considérera comme une trahison ?

 

– Je ne dis pas. Mais que voulez-vous qu’elle me fasse ?

 

– Pardieu, elle vous fera reconduire à la Bastille !

 

– À la Bastille ! s’écrièrent en même temps Violetta et Giselle en entourant le duc de leurs bras, comme pour le protéger.

 

– Mais oui, à la Bastille, reprit Pardaillan avec force. Vous oubliez, duc, qu’elle a l’ordre tout signé d’avance et qu’il ne tient qu’a elle de le faire exécuter.

 

– C’est ma foi vrai ! Je l’avais complètement oublié ! Je ne serai pas si sot que d’aller me mettre à sa merci dans son antre. Nous nous retirerons en notre hôtel de la rue Dauphine, ou dans notre maison de la rue des Barrés. C’est de là que je la ferai aviser… Car, enfin, il faut cependant bien que je l’avertisse.

 

– Avant longtemps, intervint Valvert qui, cette fois, prenait part à la discussion, vous verrez arriver M. de Séguier et ses archers, chargés de vous arrêter, monseigneur.

 

– Parfaitement, opina Pardaillan.

 

– Diable ! murmura le duc assez perplexe.

 

– J’ajoute, reprit Pardaillan, que si vous restez à Paris, si bien caché que vous vous y teniez, Fausta saura vous découvrir.

 

– Diable ! diable ! répéta le duc commençant à s’inquiéter, car il connaissait trop bien Fausta pour ne pas comprendre qu’il avait raison. Retourner à la Bastille !… Mordiable, j’aimerais mieux me passer mon épée au travers du corps !

 

– Oh ! Charles ! s’épouvanta la duchesse.

 

Et elle implora :

 

– Pourquoi ne retournerions-nous pas dans vos terres ?… Pourquoi ne nous retirerions-nous pas à Orléans ?… Nous y étions si heureux, près de votre excellente mère.

 

– C’est la seule chose raisonnable que vous puissiez faire, appuya Pardaillan que Violetta remercia par un regard d’ardente gratitude.

 

– Je suis forcé de le reconnaître, soupira le duc. Et il décida, non sans un regret manifeste :

 

– Nous resterons cachés dans ce taudis les quelques jours nécessaires pour faire nos préparatifs, et nous partirons.

 

– Quel bonheur ! s’écria Giselle en frappant dans ses mains avec une joie puérile.

 

Et, se jetant avec son impétuosité ordinaire au cou de sa mère, elle lui glissa à l’oreille :

 

– Je te le disais bien, mère chérie, que les jours heureux renaîtraient pour toi !

 

– Grâce à toi et à notre grand ami Pardaillan, répondit la mère radieuse en lui rendant son étreinte.

 

– Minute, disait Pardaillan, pendant ce temps, vous oubliez encore, duc, que le señor d’Albaran connaît ce taudis, comme vous appelez cette belle maison bourgeoise. On viendra vous chercher aussi bien ici. Non, croyez-moi, puisque vous comprenez la nécessité de partir, comprenez aussi qu’il faut le faire aujourd’hui même, sans perdre une heure, sans perdre une minute. Quand vous serez en sûreté dans vos terres, vous pourrez faire la nique à Mme Fausta. Je me charge moi, de la prévenir en temps utile, c’est-à-dire quand vous aurez mis un nombre assez respectable de lieues entre elle et vous. Je me charge en outre de lui tailler ici assez de besogne pour qu’elle n’ait pas le loisir de songer à vous. D’ailleurs, à moins que de vous faire assassiner, et je ne crois pas qu’elle aille jusque-là, tout de même, elle ne peut rien contre vous, sans l’appui de Marie de Médicis et de Concini. Or, la reine et son favori seront trop contents d’être débarrassés de vous pour songer à vous inquiéter. Partez donc, duc, et partez à l’instant même.

 

Le conseil était judicieux. Le duc, d’ailleurs pressé par sa femme et sa fille, ne fit pas de difficulté de se rendre. Les préparatifs furent vite faits, puisque la duchesse et sa fille vivaient dans cette maison sous un nom d’emprunt, dans une installation rudimentaire où elles n’avaient apporté que le strict nécessaire.

 

Moins d’une heure plus tard, le duc et les siens faisaient leurs adieux à Pardaillan qu’ils laissaient dans leur maison en l’autorisant à la considérer comme lui appartenant en propre, à en disposer à son gré, et à ne pas hésiter à la faire démolir pierre à pierre, si c’était nécessaire à son salut ou au salut de ses compagnons. Ils emmenaient avec eux l’unique servante qui constituait toute la domesticité de la duchesse dans cette mystérieuse retraite où, sans aucun doute, elle s’était retirée momentanément, en vue de préparer les voies à une évasion de son Charles bien-aimé. Une autre heure plus tard, le père, la mère et la fille, suivis d’une escorte de six robustes gaillards armés jusqu’aux dents, chevauchaient sans trop de hâte sur la route d’Orléans.

 

Dans la maison hermétiquement close, qui paraissait abandonnée, Pardaillan, Valvert et Landry Coquenard, dont nul n’eût pu soupçonner la présence en ces lieux, demeuraient installés comme chez eux. Quand ils furent seuls et maîtres de la place, Pardaillan commanda :

 

– Landry, tu vas aller faire un tour à la cuisine. La duchesse m’a assuré qu’il y a ici des provisions en quantité suffisante pour deux ou trois jours et une cave assez convenablement garnie. Tu vas te mettre en quête de tout cela, et nous confectionner un repas sinon délicat, si tu ne sais pas, du moins confortable… Car je ne sais pas si vous êtes comme moi, comte, mais il me semble qu’il y a des jours et des jours que je ne me suis rien mis sous la dent.

 

– C’est tout à fait comme moi, confessa Valvert, j’éprouve l’irrésistible besoin de mordre dans un morceau de viande.

 

Et avec un grand sérieux :

 

– C’est à tel point que je dois me retenir à quatre pour ne pas mordre Landry qui est assez dodu, par ma foi.

 

– Ne faites pas cela, monsieur ! s’effraya Landry Coquenard. Vous n’avez pas idée de ce que j’ai la chair dure et coriace !

 

Pardaillan et Valvert éclatèrent de rire. Ce que voyant, Landry s’esclaffa plus fort qu’eux. Et reprenant la parole :

 

– Monsieur le chevalier, je vais avoir l’honneur de vous préparer un de ces repas substantiels et délicats comme vous n’en avez jamais mangé de meilleur en votre auberge du Grand Passe-Partout !

 

Et il disparut avec une rapidité fantastique, sans qu’on pût savoir au juste s’il était poussé par un zèle outré ou par le désir, légitime en somme, de mettre hors de l’atteinte des dents de son maître sa précieuse chair qu’il s’était empressé de déclarer dure et coriace.

 

Pardaillan prit le bras de Valvert et l’entraîna en disant :

 

– On n’a jamais pu savoir. Nous serons peut-être attaqués ici, visitons notre nouvelle retraite et voyons un peu le parti que nous pourrons en tirer et de quels moyens de défense nous pourrons disposer en cas de besoin.

 

La visite, quoique rapide, n’en fut pas moins effectuée en toute conscience et avec cette sûreté de coup d’œil qui les caractérisait tous les deux.

 

– Descendons aux caves maintenant, dit Pardaillan, et voyons ce passage qui conduit à la rue de la Cossonnerie, dont nous a parlé le duc.

 

Ce passage souterrain fut vite repéré. Il aboutissait, en effet, à une maison qui avait son entrée rue de la Cossonnerie. Ils entrebâillèrent la porte d’entrée dans cette maison et jetèrent un coup d’œil rapide dans la rue. En s’en retournant, Pardaillan expliqua :

 

– Cette entrée est à deux pas de la rue du Marché-aux-Poirées et de la fameuse auberge de La Truie qui file. Il y a toujours là grande affluence. Nous passerons par là, et nul ne fera attention à nous.

 

Ils revinrent à la maison, dans cette pièce qui était comme le salon et où ils avaient pénétré par la fenêtre, l’épée au poing. Bien qu’il fît encore jour, elle était éclairée chichement par une seule cire : les volets de bois plein étaient hermétiquement clos, la fenêtre fermée, les rideaux tirés, et il y eût fait nuit noire sans cette chandelle allumée. Alors Valvert complimenta :

 

– J’admire, monsieur, l’adresse avec laquelle vous avez su forcer la main à Mgr le duc d’Angoulême et l’amener à renoncer à des prétentions auxquelles il paraissait tenir au-dessus de tout. Du coup, voilà votre lutte avec Mme Fausta terminée. Et je vous en félicite de tout mon cœur.

 

– Oh ! vous vous hâtez un peu trop de me féliciter, répondit Pardaillan de son air railleur. Il est indéniable que le coup sera rude. Tout autre qu’elle ne s’en relèverait pas. Mais elle !… Peste, vous allez un peu trop vite. Quant à moi, j’espère qu’elle renoncera à la lutte. Je l’espère, mais je me garderais bien d’y croire.

 

– Eh ! monsieur, que voulez-vous qu’elle fasse maintenant qu’elle n’a plus de prétendant à pousser ?

 

– Qui vous dit qu’elle n’en trouvera pas un autre ? Qui ?… Vendôme, Guise, Condé, Concini lui-même peut-être. Est-ce que je sais, est-ce qu’on sait jamais, avec Fausta ? Elle travaillera peut-être pour son roi d’Espagne… Peut-être pour elle-même… Peut-être pour personne, pour rien, uniquement pour le plaisir de faire le mal, parce que son essence même est précisément le mal… Croyez-moi, mon jeune ami, gardons-nous comme si de rien n’était. Gardons-nous bien, gardons-nous plus que jamais !…

 

Là-dessus la porte s’ouvrit. Landry Coquenard, raide comme un huissier de service dans la chambre du roi, parut et annonça gravement :

 

– Si mes seigneurs veulent bien passer dans la salle à côté, les viandes de mes seigneurs sont servies.

 

– Malepeste ! railla Pardaillan avec un sifflement d’admiration, voilà un drôle qui me paraît trop bien stylé !…

 

Et le contrefaisant d’une manière bouffonne :

 

– « Les viandes de mes seigneurs ! » Ma parole, on dirait qu’il en a plein la bouche.

 

– C’est bien possible, fit Valvert en riant de bon cœur. Il est certain qu’il compte bien en avoir sa part.

 

– Des viandes ou des seigneurs ? demanda Pardaillan avec un sérieux imperturbable.

 

– Des viandes, des viandes seulement, monsieur le chevalier, protesta Landry Coquenard avec un sérieux égal et en se cassant en deux.

 

– Coquin, grogna Pardaillan, pendant que Valvert s’esclaffait de plus belle, voudrais-tu insinuer, par hasard, que nous sommes aussi coriaces que toi ?

 

L’œil rusé de Landry Coquenard pétillait : il voyait bien – il commençait à le connaître – que M. le chevalier était de joyeuse humeur et voulait s’amuser un peu. Mais il demeurait raide, impassible. Et se cassant de nouveau en deux, exagérant encore le respect exorbitant de ses attitudes :

 

– Je ferai respectueusement observer que, pendant ce temps, les viandes risquent de refroidir.

 

– Ah ! diable ! fit Pardaillan, cette fois très sérieusement, ce serait un crime de lèse-cuisine que je ne me pardonnerais de ma vie ! Venez, Odet, et ne laissons pas refroidir « nos viandes ».

 

Ils passèrent dans la salle à manger. À en juger par l’aspect des plus engageants de la table, couverte de cristaux et d’argenterie, encombrée de flacons et de victuailles, à en juger par le parfum délectable qui se dégageait de certains mets fumants, il était évident que Landry Coquenard ne s’était pas vanté en assurant à Pardaillan qu’il allait lui servir un de ces repas comme il n’en faisait pas de meilleurs à son auberge du Grand Passe-Partout.

 

Pardaillan qui s’approchait en reniflant avec une satisfaction qu’il se gardait bien de montrer, vit cela du premier coup d’œil et fut fixé. Mais comme Landry Coquenard, qui triomphait déjà en son for intérieur, affectait des airs de fausse modestie, il lui dit, de son air de pince-sans-rire :

 

– Allons, voilà une cuisine qui me paraît avoir une odeur à peu près tolérable.

 

– Tolérable ! s’indigna Landry Coquenard qui s’attendait à un tout autre compliment.

 

– Je crois que nous ne serons pas trop empoisonnés…

 

– Empoisonnés ! s’étrangla Landry Coquenard.

 

– Et même, acheva froidement Pardaillan, il se pourrait que nous fissions en somme un repas presque supportable.

 

– Presque supportable ! gémit Landry Coquenard assommé par ce dernier coup.

 

En voyant sa mine à la fois piteuse et furieuse, Pardaillan ne put pas garder plus longtemps son sérieux. Et il éclata de son rire clair, pendant que Valvert pouffait à s’en étrangler. Et il n’en fallut pas davantage pour rendre sa bonne humeur au digne Landry.

 

Ayant fini de rire, Pardaillan reprit tout son sérieux, pour de bon, cette fois, pour dire :

 

– À table, Odet à table, et attaquons ces bonnes choses qui, en vérité, sont des plus appétissantes. Mais, tout en jouant agréablement des mâchoires, en gens affamés que nous sommes, ayons un œil ouvert toujours aux aguets, une oreille tendue toujours aux écoutes, et la rapière au côté, bien à portée de la main et toujours prête à jaillir hors du fourreau. N’oublions pas, n’oublions pas un instant que Fausta, dans l’ombre, rôde sans cesse autour de nous, guettant la seconde d’oubli fatal qui lui permettra de tomber sur nous, rapide et inexorable comme la foudre, et de nous broyer.

 

V

L’ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DE S. M. LE ROI D’ESPAGNE


Ce jour-là, Fausta devait présenter au roi et à la reine régente les lettres qui l’accréditaient en qualité d’envoyé extraordinaire du roi Philippe d’Espagne.

 

Pour la cour, c’était toujours une affaire importante que la réception d’un ambassadeur. Pour la ville, pour le populaire, c’était toujours un spectacle plus ou moins intéressant, selon l’importance et la richesse du cortège qui traversait les rues pour se rendre au Louvre.

 

Mais, aussi bien pour la ville que pour la cour, la réception de l’envoyé extraordinaire du roi d’Espagne avait pris les proportions d’un événement sensationnel des plus considérables, dont on s’entretenait partout, depuis plus de huit jours. Ce qui s’explique par plusieurs raisons.

 

D’abord, cet envoyé extraordinaire était une femme : cela ne s’était jamais vu et cela seul eût suffit à exciter la curiosité. Puis, cet envoyé était la duchesse de Sorrientès autour de laquelle une légende s’était déjà créée. Cette légende avait été habilement lancée et soigneusement entretenue par Fausta elle-même qui, ainsi que nous avons eu occasion de le faire entrevoir, avait « soigné sa publicité » (comme nous disons aujourd’hui) avec une adresse et un tact admirables. Mais cela, nul ne le soupçonnait.

 

Le fait certain, bien acquis, c’est qu’à la cour on ne parlait que de son incomparable beauté, de son charme ensorceleur, de sa vaste intelligence et de son immense, de son incalculable fortune. Et on s’y félicitait hautement de voir l’Espagne représentée par un ambassadeur qui affichait des sentiments d’amitié tels qu’on pouvait affirmer, sans crainte de se tromper, qu’il était plus Français, certes, qu’Espagnol.

 

À la ville, on célébrait son faste merveilleux, sa royale prodigalité, la touchante simplicité de ses manières envers les malheureux, sa bonté, remarquable chez une princesse de si haut rang, et surtout son inépuisable charité. Bref, d’un côté comme de l’autre, c’était un concert de louanges et de bénédictions que pas la plus petite note discordante ne venait troubler. Il va sans dire que, à l’occasion de cette réception extraordinaire, à la ville comme à la cour, on s’attendait à des merveilles comme on n’en avait jamais vu de pareilles. Et, chose rare, ni la cour ni la ville ne furent déçues dans leur attente.

 

Prodigieuse organisatrice de mises en scène fastueuses, Fausta sut offrir un spectacle qui dépassa en splendeurs tout ce que les imaginations les plus enfiévrées avaient pu imaginer.

 

Comme d’habitude, les habitants des rues par lesquelles devait passer le cortège avaient reçu l’ordre de nettoyer et parer ces rues, comme pour une entrée royale. C’était le revers de la médaille : les Parisiens étaient grands amateurs de ces spectacles pompeux qui se déroulaient à travers leurs rues, mais il leur fallait en faire les frais. Ce qui n’allait pas toujours sans quelques murmures. Fausta ne voulait pas que le populaire murmurât sur son passage. Le prévôt des marchands, Robert Miron, seigneur du Tremblay, avait, selon l’usage et comme c’était son devoir, donné ses ordres à ce sujet. Les émissaires de Fausta passèrent derrière lui. Ils informèrent les habitants, dont quelques-uns déjà montraient des mines plutôt renfrognées, qu’ils pouvaient faire les choses grandement, sans s’inquiéter de la dépense que Son Altesse prenait entièrement à sa charge : on n’aurait qu’à présenter les notes à l’hôtel de Sorrientès où elles seraient acquittées rubis sur l’ongle et sans marchander. De cette assurance donnée, sur laquelle on savait pouvoir compter, il résulta que les rues furent parées magnifiquement, que c’était vraiment merveille.

 

Par ces rues, parées mieux encore que pour une procession solennelle, les Parisiens, accourus en foule, virent se dérouler la pompe d’un cortège vraiment royal.

 

D’abord, le grand maître des cérémonies : Guillaume Pot, seigneur de Rodes, monté sur un cheval magnifiquement caparaçonné, son bâton de commandement à la main. Puis, les archers, commandés par le grand prévôt : Louis Séguier, chevalier des ordres du roi. Puis les hérauts, les trompettes, les clairons, les tambours, sonnant à pleins poumons, battant à tour de bras. Venaient ensuite plus de cent gentilshommes de la suite de la princesse, tous couverts de soie, de velours, de satin, tous montés sur de superbes coursiers richement caparaçonnés. Et, pour leur faire honneur, les gentilshommes de la maison du roi. Après, venait une compagnie des gardes du roi, enseignes déployées, tambours et clairons en tête, commandée par François de l’Hospital, comte du Hallier, lieutenant à ces mêmes gardes, dont le marquis de Vitry, son frère, était le capitaine. Cette compagnie précédait et suivait directement le carrosse de la princesse. Et, immédiatement avant ce carrosse, marchait le conducteur des ambassadeurs : René de Thou, seigneur de Bonœil, en habit somptueux, monté sur un destrier couvert d’un caparaçon de velours cramoisi, semé de fleurs de lis d’or.

 

Traîné par six chevaux blancs, habillés de drap d’or frappé aux armes d’Espagne, s’avançait lentement le carrosse, pareil à une énorme masse d’or roulante. Sanglée dans sa splendide toilette de brocart d’argent, portant au cou le collier de la Toison d’or rutilant de pierreries et – galanterie de la dernière heure de Marie de Médicis – le grand collier des ordres du roi, la duchesse de Sorrientès se tenait seule, le buste droit, la tête haute, dans une attitude naturelle, à la fois infiniment gracieuse et d’une suprême majesté. Elle paraissait radieuse, plus belle, plus jeune que jamais. Elle souriait de ce sourire ensorceleur qui n’appartient qu’à elle. Et, sous les acclamations enthousiastes de la foule conquise, elle inclinait, presque à chaque instant, son vaste front blanc qu’encerclait la lourde couronne d’or de princesse souveraine, chargée de diamants gros comme des noisettes, qui scintillaient de mille feux sous les clairs rayons du soleil qui se posaient sur elle comme pour lui rendre hommage.

 

À la portière de gauche, dans un costume d’une richesse fabuleuse, monté sur un splendide genet[2] d’Espagne, tout caparaçonné d’or, don Cristobal, comte d’Albaran, excitait l’admiration générale par sa taille gigantesque et par sa haute mine.

 

Derrière les gardes qui encadraient le carrosse de Mme l’ambassadrice extraordinaire, dix autres carrosses, pareillement dorés sur tranches, suivaient. Dans ces carrosses se tenaient les dames d’honneur de la duchesse, toutes jeunes et jolies, toutes parées comme des châsses.

 

Puis, suivaient d’autres seigneurs, espagnols et français, les clercs, les conseillers, les attachés, les pages, les valets. Enfin, fermant la marche, une demi-compagnie de suisses.

 

Tel fut l’éblouissant cortège qui défila lentement dans les rues pavoisées et que les Parisiens admirèrent avec d’autant plus de plaisir et d’entrain qu’il ne leur coûtait rien. Non seulement il ne leur coûtait rien, mais encore il leur rapportait d’honnêtes profits par l’énorme mouvement d’affaires qu’il avait occasionné et dont tous les corps de métier, ou à peu près, avaient bénéficié.

 

Aussi l’enthousiasme populaire débordait. D’autant plus que, depuis quelques jours, à l’hôtel de Sorrientès, on avait multiplié à l’infini les quotidiennes distributions d’aumônes qui cependant étaient déjà fort respectables. D’autant plus que des émissaires de la duchesse, disséminés dans la foule, se chargeaient de réchauffer cet enthousiasme quand ils le voyaient tiédir et donnaient adroitement le branle des vivats frénétiques. D’autant plus enfin, et ceci eût suffi à soi seul, que les gentilshommes de la suite de la duchesse, du haut de leurs coursiers fringants, les jolies dames d’honneur, du haut de leurs carrosses dorés, de leurs mains finement gantées, à chaque instant faisaient tomber sur la multitude une véritable averse de pièces de monnaie. Et comme ce n’étaient pas là de vulgaires pièces blanches de menue monnaie mais bien des pièces d’or, de bel et bon or d’Espagne, je vous laisse à penser si on se précipitait sur cette mirifique manne dorée et de quel cœur on braillait : « Noël ! »

 

Il est de fait que ce fut là une véritable marche triomphale. Tout le long du parcours, Fausta se vit saluée par des acclamations délirantes sans fin, telles que le petit roi, Louis XIII, et sa mère, la reine régente, n’en avaient, certes, jamais entendu de pareilles.

 

Ceci, que nous avons essayé d’esquisser, c’était le spectacle destiné à la ville. Et nous devons dire que les Parisiens furent unanimes à se déclarer enchantés. Le spectacle destiné à la cour ne devait le céder en rien à celui de la rue. Bien au contraire.

 

Dans le cadre somptueux de la salle du trône, toute la cour se trouvait rassemblée. Les deux cours, devrions-nous dire : celle de Marie de Médicis, qui était la grande, la vraie, et celle du petit roi, plus modeste, plus effacée en temps ordinaire. Une foule brillante et bruissante était là. L’or, la soie, le satin, le velours, le brocart, les diamants, les perles, les plumes, les éclatants coloris des costumes des hommes et des robes des femmes, l’harmonieuse diversité des couleurs, tout cela formait un de ces tableaux magiques dont la froide monotonie de nos réceptions officielles, même celles dites « les plus brillantes », ne peut donner la moindre idée, même très lointaine et très affaiblie.

 

Sur une estrade recouverte d’un tapis fleurdelisé, surmonté d’un dais de velours également fleurdelisé, deux fauteuils, deux trônes. Dans l’un de ces fauteuils, le jeune roi, le collier de ses ordres au cou. Dans l’autre, la reine régente, sa mère.

 

Aussi près de l’estrade que le permet l’étiquette, deux groupes bien distincts, l’un du côte du roi, l’autre du côté de Marie de Médicis. Ce sont les intimes, les confidents. Du côté du roi : Luynes, qui n’était encore que le grand fauconnier et pas encore duc ; Ornano, colonel des corses ; le duc de Bellegarde, le vieux marquis de Souvré, gouverneur du roi ; le jeune marquis de Montpouillan, fils du marquis de La Force et le rival le plus redoutable de Luynes dans la faveur royale qu’ils se partageaient pour l’instant.

 

Tous ceux-là étaient des ennemis personnels et acharnés de Concini.

 

Du côté de Marie de Médicis : Léonora Galigaï, sombre et virile inspiratrice d’un esprit sans volonté, qu’elle conduit à sa guise, pour le plus grand profit et la plus grande gloire de son Concinetto ; Claude Barbin, surintendant des finances ; le marquis de Thémines et son fils, le comte de Lauzières, enfin le seigneur de Châteauvieux, ce vieux galantin que nous avons entrevu a la Bastille, dont il était le gouverneur.

 

Ces deux groupes, sous des sourires de parade, se surveillaient de près, avec une attention soupçonneuse, inquiète.

 

Le chancelier, les ministres, les maréchaux, les plus hauts magistrats du Parlement, les plus grands noms de l’aristocratie se trouvaient là. Les Lorrains étaient représentés par le duc de Mayenne, gouverneur de Paris et de l’Île-de-France. Mais on n’y voyait pas les Guise, ni le prince de Condé, ni le duc de Vendôme, ni le comte de Soissons. On ne s’en étonnait pas ; on savait qu’ils boudaient la cour en ce moment et qu’ils s’étaient retirés dans leurs terres ou gouvernements qu’ils s’efforçaient de soulever, selon une habitude contractée depuis la mort d’Henri IV. Habitude des plus profitables pour eux, d’ailleurs, car chaque fois ils se faisaient payer leur soumission à beaux deniers comptants par le gouvernement faible et timoré de la régente.

 

Enfin, les gardes, la pique à la main, raides dans leurs somptueux uniformes, pareils à des statues vivantes, sous le commandement du marquis de Vitry, leur capitaine.

 

Il va sans dire que Concini était là. Il aurait pu y être en sa qualité de maréchal, puisqu’il était maréchal de France, tout comme Lesdiguières. Il aurait dû y être en qualité de premier gentilhomme de la chambre. Il s’y trouvait en maître, puisque, de par la volonté de la reine régente, dans ce Louvre royal comme dans tout le royaume, il était plus maître que le maître, ce petit roi à qui pourtant, il témoignait un respect démesuré. Et, en cette qualité de maître, il se prodiguait, il était partout, avait l’œil à tout, tranchait sur tout en cette pompeuse cérémonie, dont il avait réglé lui-même les moindres détails, de concert avec Fausta.

 

Cependant, il n’avait pas négligé de prendre des précautions pour sa sécurité personnelle. Et Rospignac, qui était son capitaine des gardes, à lui, était présent. Avec Rospignac, ses quatre lieutenants : Eynaus ; Longval, Roquetaille et Louvignac. Ils ne quittaient pas un instant leur maître des yeux. Et, discrètement, sans en avoir l’air, sans l’approcher de trop près, ils le suivaient dans toutes ses évolutions, se tenaient toujours prêts à intervenir sur le moindre geste de lui. Sans que cela y parût, il était bien gardé.

 

Nous avons dit que c’était Concini qui s’était fait l’ordonnateur de cette cérémonie dont il avait soumis le programme à l’approbation de Fausta. Il s’était, de plus, et bien que cela ne fût pas dans les prérogatives d’aucune de ses charges, chargé de la présentation officielle de Mme l’ambassadrice extraordinaire. C’était sur le conseil de Léonora qu’il agissait ainsi.

 

Et Léonora, on peut le croire, savait ce qu’elle faisait et où elle allait. Léonora ne reculait devant aucun sacrifice d’amour-propre pour se concilier les bonnes grâces de celle qu’elle continuait à appeler avec un plus profond respect, « la signora ». On pense bien que ce n’était pas par désintéressement ou par amitié qu’elle agissait ainsi. Non, Léonora préparait ses armes dans l’ombre. Et le jour où elle se sentirait assez forte, ce jour-là, elle étreindrait son ennemie à bras-le-corps et ne la lâcherait plus qu’elle ne l’eût brisée. Jusque-là, elle savait plier. Et elle avait su faire comprendre à Concini qu’il devait plier devant elle. Pour ce qui est de Marie de Médicis, elle comptait si peu pour elle qu’elle n’avait pas jugé nécessaire de la mettre au courant des intentions secrètes, et combien hostiles, de Fausta. Et elle la laissait s’engouer de plus en plus de la terrible jouteuse, sachant très bien qu’il suffirait d’un mot d’elle prononcé au bon moment pour modifier radicalement ses dispositions.

 

Maintenant, il convient de dire que Fausta avait depuis longtemps pénétré la manœuvre de Léonora. Mais, comme elle y trouvait momentanément son intérêt, elle feignait d’être dupe. Et rendant avec usure la monnaie de la pièce qu’on lui donnait, elle affectait les dehors de la plus sincère et de la plus tendre amitié envers Concini, la reine et ses favoris.

 

Ce fut donc Concini qui vint offrir la main à Fausta et qui la conduisit vers le trône. Fausta avait à sa gauche le comte de Cardenas, l’ambassadeur ordinaire qui restait en fonctions, qui devenait son subordonné et qui ne paraissait nullement affecté d’une disgrâce qui n’était sans doute qu’apparente.

 

Encadrée par ces deux personnages, au milieu de l’attention générale et d’un silence impressionnant, le front haut, ses yeux larges et profonds fixés droit devant elle, Fausta s’avança de ce pas majestueux qui la faisait ressembler à une impératrice. Et elle apparut si jeune, si belle, d’une beauté prodigieuse, éblouissante, qu’un long murmure d’admiration s’éleva de cette noble assemblée qui, les femmes surtout, la détaillait avec une attention aiguë et avec le secret désir de découvrir en elle une tare, une faute, si minime fût-elle, et qui dût s’avouer vaincue. Et, dans la suprême harmonie de ses traits, dans la noblesse de ses attitudes, elle apparut si majestueuse, si vraiment reine, que tous les fronts, sur son passage, se courbèrent avec respect.

 

Elle alla ainsi jusqu’à une dizaine de pas du trône. À ce moment, à la droite de Concini qui donnait la main à Fausta, un léger mouvement se produisit. Leurs yeux, à tous deux, se portèrent machinalement sur cet endroit. Ils se rendirent compte qu’un seigneur, dont ils ne voyaient pas le visage, jouait des coudes là, et malgré des protestations discrètes, s’efforçait de se placer au premier rang.

 

Ils crurent que c’était un de ces curieux, comme on en trouve partout, qui veulent voir à tout prix, sans se soucier des autres. Ils allaient détourner leurs regards. Mais à ce moment même, celui qu’ils prenaient pour un curieux obstiné réussissait à écarter tous ceux qui le gênaient, à se camper, bien en vue, à quatre pas d’eux.

 

Et ils reconnurent le chevalier de Pardaillan. Et, derrière Pardaillan, ils reconnurent également le comte de Valvert.

 

Concini, à cette apparition inattendue, fut si saisi qu’il s’arrêta net, immobilisant du coup Fausta et Cardenas. C’est que, durant les quelques jours qui venaient de s’écouler, Pardaillan et Valvert s’étaient tenus volontairement cloîtrés dans la maison du duc d’Angoulême. Et comme il les avait fait chercher partout sans les trouver, il avait fini par se persuader qu’ils étaient morts, malgré que Fausta lui eût répété qu’il se trompait et que, quant à elle, elle ne croirait à la mort de Pardaillan que lorsqu’elle aurait vu de ses propres yeux son corps bien et dûment trépassé.

 

Il s’arrêta donc, tout interloqué et, pris de rage, il gronda entre les dents, en italien, avec un intraduisible accent de regret :

 

– Porco Dio ! ils n’étaient donc pas morts !

 

– Je me suis tuée à vous le dire, répondit Fausta à voix basse, également en italien.

 

Et, avec cet indicible accent d’autorité auquel nul ne pouvait résister, elle commanda :

 

– Avançons, monsieur et, pour Dieu, souriez… Ne voyez-vous pas qu’on s’étonne de l’émotion que vous montrez ?

 

C’était vrai. Cet arrêt, non compris dans un programme réglé d’avance, jusque dans ses plus infimes détails, surprenait d’autant plus que, si rapide qu’elle eût été, l’émotion de Concini n’avait pas échappé à ceux qui étaient bien placés pour voir et qui, tous, avaient les yeux braqués sur le groupe. Et, suivant la direction du regard de Concini, tous ces yeux – même ceux du roi et de la reine – se détournèrent un instant pour regarder du côté de Pardaillan et de Valvert.

 

Les ennemis du marquis d’Ancre – et ils étaient nombreux, et le roi était de ceux-là – regardèrent avec le secret espoir de voir surgir un incident susceptible de mettre en fâcheuse posture le favori détesté. Ses amis, au contraire, regardèrent avec une inquiétude qu’ils s’efforçaient de dissimuler.

 

Il faut croire que Pardaillan et Valvert étaient inconnus de la plupart de ces personnages, car leur attention – tout au moins l’attention de Louis XIII et de Marie de Médicis – ne se fixa pas sur eux. Mais Léonora, qui les connaissait, elle, les reconnut sur-le-champ. Et elle se sentit pâlir sous ses fards, pendant qu’une angoisse mortelle l’étreignait à la gorge. Et elle se tint prête à tout. Et son œil de feu alla chercher Rospignac au milieu de l’éblouissante cohue, pour lui lancer un ordre muet.

 

Cependant, Concini s’était déjà ressaisi. Son premier mouvement, à lui aussi, fut de tourner la tête et de chercher Rospignac. Et l’ayant trouvé, d’un coup d’œil aussi rapide que significatif, il lui désigna Pardaillan, paisible et souriant à la place où il avait voulu être et où il s’était mis. Et Rospignac, obéissant à l’ordre, fit signe à ses quatre lieutenants. Et tous les cinq se coulant avec adresse à travers la foule des courtisans se dirigèrent de ce côté.

 

Ceci s’était accompli avec une rapidité telle que personne n’y fit attention. Sauf Léonora qui commença à respirer plus librement. Concini, souriant, redevenu très maître de lui – en apparence du moins –, s’était déjà remis en marche. Mais, malgré lui, en avançant il assassinait Pardaillan du regard. Celui-ci ne paraissait même pas le voir. Son regard étincelant plongeait dans les yeux d’un funeste éclat de diamants noirs de Fausta qui, elle aussi, le bravait du regard. Et ce fut comme le choc de deux lames qui se heurtent, se froissent, cherchant le jour par où elles pourront se glisser et porter le coup mortel.

 

Fausta arriva à la hauteur de Pardaillan. Leurs regards, qui s’étreignaient toujours, échangèrent une dernière menace. Et Pardaillan, souriant d’un sourire aigu, s’inclina dans une révérence gouailleuse qui en disait plus long que n’auraient pu le faire les paroles les plus éloquentes. Et Fausta, qui comprit à merveille, rendit défi pour défi dans un de ces sourires mortels comme il en fleurissait quelquefois sur ses lèvres pourpres.

 

VI

LA PRÉSENTATION


Cependant, aucun incident fâcheux ne se produisit. Pardaillan, par sa présence en ce lieu et en ce moment, avait simplement voulu montrer qu’il n’était pas mort et, en même temps, signifier à Fausta que, plus que jamais, partout et toujours, elle allait le trouver sur son chemin. Et Fausta l’avait fort bien compris ainsi.

 

Il est certain qu’il n’entendait pas s’en tenir à cette manifestation platonique. Il faut croire qu’elle lui suffisait pour l’instant car, après avoir montré qu’il était là et qu’il fallait compter avec lui, il s’effaça discrètement. Mais, tout en se mettant à l’écart, il eut soin de se placer de manière à bien voir et à ne pas perdre une seule des paroles qui allaient être prononcées.

 

Rospignac et ses hommes, qui s’étaient glissés derrière lui, n’eurent donc plus l’occasion d’intervenir. Ils firent comme lui : ils s’écartèrent. Mais ils ne le perdirent pas de vue pour cela et, pendant que Rospignac se rapprochait de son maître, les quatre autres continuèrent à le surveiller du coin de l’œil, sans que rien dans son attitude indiquât s’il s’était aperçu de l’étroite surveillance qu’ils exerçaient sur lui.

 

Sur l’estrade, la régente, en grand habit de gala, couverte de pierreries, avait un air de grandeur et de majesté qui la faisait ressembler à quelque déesse descendue de l’Olympe. Sous son air imposant, elle ne laissait pas que d’être un peu inquiète. Cette inquiétude lui venait du roi, son fils. Nous avons dit qu’elle s’était prise d’une amitié ardente pour Fausta qui l’avait éblouie, conquise. Elle craignait que l’accueil du roi, s’il s’en tenait strictement au cérémonial minutieusement réglé d’avance, ne parût un peu froid à sa nouvelle amie.

 

Elle avait tort de s’inquiéter. La prodigieuse beauté de Fausta agissait déjà sur le roi qui, pourtant, toute sa vie, devait se montrer si chaste et si réservé avec les femmes, si différent en cela de son glorieux père, le Vert-Galant. Sous son air de nonchalante indifférence, il la dévorait du regard. Mais comme il connaissait déjà, à fond, l’art de se composer un visage impénétrable, sur le masque qu’il s’était appliqué, rien ne paraissait de ses impressions intimes. Et il avait soin de cligner des yeux pour qu’on ne remarquât pas l’attention soutenue qu’il accordait à Fausta.

 

Cependant Fausta, Concini et Cardenas étaient venus s’arrêter au pied de l’estrade. Tous les trois, ils plongèrent dans de longues et savantes révérences. Et Concini, à demi courbé, de sa voix chantante, un peu zézayante, mais qui fut entendue d’un bout à l’autre de la vaste salle, prononça :

 

– J’ai l’insigne honneur de présenter à Vos Majestés Son Altesse la princesse souveraine d’Avila, duchesse de Sorrientès, envoyée extraordinaire de Sa Majesté catholique le roi d’Espagne.

 

Après lui, Cardenas, l’ambassadeur ordinaire, redressé en une attitude fière qui sentait bien son Espagnol, en français, sans le moindre accent, prononça d’une voix forte :

 

– Sire, j’ai l’honneur de remettre à Votre Majesté les lettres patentes de mon très gracieux souverain, accréditant auprès de votre royale personne, en qualité d’envoyée extraordinaire, Son Altesse Mme la duchesse de Sorrientès, ici présente.

 

Les lettres furent remises non pas au roi, mais au chancelier, lequel, entouré de ses ministres, s’était porté au pied de l’estrade en même temps qu’y arrivait l’ambassadrice. Après quoi, le roi, la régente et Fausta récitèrent gravement les paroles qu’il avait été entendu que chacun d’eux débiterait.

 

La partie protocolaire de la cérémonie se trouva ainsi terminée. Avec elle finissait le rôle des illustres acteurs qui reprenaient possession d’eux-mêmes. Le roi pouvait s’en tenir là. Et c’était ce que craignait sa mère. Mais le charme captivant de Fausta, la douceur pénétrante de sa voix, qui enveloppait comme une caresse, avaient achevé la conquête commencée par sa prestigieuse beauté. Il se leva, descendit de son estrade, se découvrit galamment et, s’inclinant avec une grâce que son extrême jeunesse faisait paraître plus charmante encore, il lui prit la main qu’il effleura respectueusement du bout des lèvres, en disant :

 

– Madame, il nous est particulièrement agréable que vous ayez été choisie pour représenter notre bon frère d’Espagne près de notre personne. Prenez note, je vous prie, que c’est toujours avec le plus grand plaisir que nous vous verrons dans cette maison royale que nous vous prions de considérer comme la vôtre.

 

Ces dernières paroles produisirent une sensation énorme. Jamais accueil aussi flatteur n’avait été fait à aucun ambassadeur. Marie de Médicis n’aurait jamais osé espérer que son fils, d’humeur plutôt morose, d’abord plutôt froid, très réservé, comme le sont en général les timides, pousserait la gracieuseté jusqu’à prier sa nouvelle amie de se considérer comme chez elle au Louvre. Aussi, elle se montrait plus radieuse que Fausta. Et en descendant de l’estrade, elle remerciait son fils du regard et du sourire.

 

Fausta, elle, montrait ce calme immuable qui avait on ne sait quoi d’auguste et de formidable. Elle remercia, tout haut, elle, en adressant au roi un de ces compliments délicats comme elle seule savait les tourner. Et sous ce compliment qui, passant par sa bouche, prenait une valeur sans égale, le roi rougit de plaisir. C’est que Fausta, avec cette sûreté de coup d’œil qui était si remarquable chez elle, avait, pour ainsi dire, soupesé la valeur morale de l’enfant royal. Et en le traitant comme un homme, et comme un homme qui était le maître, chose à laquelle il n’était pas encore habitué, elle avait délicatement chatouillé son amour-propre.

 

Aussi, le roi ne voulut pas être en reste avec elle. Et se tournant vers sa mère, de son air le plus sérieux, sur un ton d’autorité qu’on n’avait jamais entendu dans sa bouche et qui, peut-être, l’étonna lui-même tout le premier, il commanda :

 

– Quand vous écrirez à mon frère d’Espagne, ne manquez pas, madame, de lui dire combien je lui sais gré et combien je le remercie de nous avoir envoyé Mme la duchesse.

 

Et Marie de Médicis, qui ne cachait pas sa satisfaction, répondit :

 

– C’est là un ordre dont je m’acquitterai avec le plus grand plaisir. Se tournant vers Fausta, le roi ajouta galamment :

 

– Vous serez, madame, sans conteste, un des plus beaux ornements de notre cour, qui nous paraîtra bien froide et bien morne les jours où vous ne l’embellirez pas de votre radieuse présence.

 

Fausta allait riposter par un nouveau compliment. Marie de Médicis ne lui en laissa pas le temps et elle renchérit :

 

– Ajoutez, Sire, que vous aurez en elle une amie sûre, d’un dévouement à toute épreuve. Ce qui, par le temps qui court, n’est pas à dédaigner.

 

Après avoir prononcé ces paroles avec un accent de sincérité dont on ne pouvait douter, Marie de Médicis s’approcha de Fausta et, oublieuse de toute étiquette, comme une bonne bourgeoise, elle plaqua deux baisers affectueux sur ses deux joues. Après quoi, lui prenant familièrement le bras, elle l’entraîna doucement en lui disant, en italien :

 

– Venez, cara mia, que je vous présente toutes ces dames et tous ces seigneurs qui grillent d’envie de vous faire leurs compliments.

 

C’était vrai, ce qu’elle disait : toutes ces grandes dames, tous ces nobles seigneurs éprouvaient l’impérieux besoin de faire leur cour à cette duchesse de Sorrientès qu’on savait si riche, qu’on voyait si souverainement belle, qui entrait à la cour en véritable triomphatrice, et dont la faveur du premier coup, s’avérait éblouissante, telle que toutes les autres faveurs pâlissaient devant celle-là.

 

VII

L’ENVOYÉ DU MORT


Pour la commodité des scènes qui vont suivre, il nous faut ici camper les différents personnages qui auront à jouer leur rôle dans ces scènes. À tout seigneur, tout honneur : le roi d’abord.

 

Il s’était mis volontairement un peu à l’écart. On a pu remarquer avec quelle désinvolture sa mère avait emmené Fausta, le laissant là brusquement, comme un personnage sans importance. C’est qu’en effet il comptait peu chez lui. Il comptait même si peu, le pauvre petit roi, que bientôt tout le monde l’oublia. Il y était si bien habitué que, tout d’abord, il n’y prit pas garde. Et il s’amusa à regarder la cohue des courtisans qui papillonnaient autour de Fausta.

 

Pardaillan : il s’était placé à l’extrémité droite de l’estrade. Il se trouvait ainsi à quatre ou cinq pas du roi qui, lorsqu’il voudrait se retirer, serait forcé de passer devant lui. Il partageait son attention entre le roi et Valvert qu’il avait à son côté.

 

Valvert : on a vu que son rôle, jusqu’ici, s’était borné à suivre de près le chevalier. Maintenant, il se tenait près de lui. Ses yeux fouillaient encore la brillante cohue, comme s’il y cherchait quelqu’un. Et il soupirait. Et ces soupirs devenaient de plus en plus forts et fréquents. Pardaillan, immobile, le guignait du coin de l’œil pendant qu’un sourire railleur errait sur ses lèvres.

 

Écoutons-les : peut-être apprendrons-nous ainsi ce qu’ils étaient venus faire au Louvre, au milieu de cette cérémonie où l’on a pu s’étonner de les voir paraître. Valvert soupirait pour la millième fois. Mais il ne desserrait toujours pas les dents. Pardaillan, qui savait très bien ce qu’il avait, sans en avoir l’air, lui tendit la perche en bougonnant à demi-voix :

 

– Çà, mon jeune ami, qu’avez-vous à soupirer ainsi, comme un veau qui a perdu le tétin de sa mère génisse ?

 

– Monsieur, j’ai beau chercher, écarquiller les yeux, je ne la vois pas, soupira Valvert.

 

– Qui ? demanda Pardaillan qui le savait à merveille.

 

– Comment qui ?… Ma bien-aimée Florence, monsieur.

 

– Diantre Odet, j’oublie toujours que vous êtes amoureux, moi ! C’est vrai, votre belle habite ici.

 

– Ah ! monsieur, je crois bien qu’elle ne viendra plus maintenant.

 

– C’est probable… Il était même à prévoir qu’elle ne paraîtrait pas dans cette noble assemblée. À quel titre s’y trouverait-elle ?

 

Un silence suivit ces paroles. Valvert soupirait de plus belle. Plus que jamais, Pardaillan souriait malicieusement dans sa moustache grise, en l’observant du coin de l’œil. Enfin Valvert reprit, non sans quelque hésitation :

 

– Il m’est bien venu une idée…

 

– Quelque belle incongruité comme il n’en surgit que dans la cervelle d’un amoureux !… N’importe, voyons tout de même cette idée.

 

– C’est qu’il me faudrait vous laisser un instant seul…

 

– Si ce n’est que cela, je n’y vois pas d’inconvénient.

 

– Et je crains qu’il ne vous arrive quelque chose de fâcheux…

 

– Que diable voulez-vous qu’il m’arrive ?

 

– Le marquis d’Ancre est ici, monsieur. Et il y est comme chez lui.

 

– Concini ! Pardieu, je sais bien que ce cuistre ne manque pas d’audace ! Tout de même, il n’ira pas jusqu’à essayer de me faire arrêter dans la maison du roi. Même en admettant qu’il aille jusque-là, encore faudrait-il que cette arrestation se justifiât au moins par quelque inconvenance de ma part. Et vous ne pensez pas que je serai si sot que de lui donner prise sur moi.

 

Cette fois, Pardaillan parlait très sérieusement. Il jeta un nouveau coup d’œil du côté du roi, comme pour s’assurer qu’il était toujours là, et, avec le même sérieux, il reprit :

 

– Je ne suis pas venu ici pour y faire un esclandre qui serait un excellent prétexte pour se débarrasser de moi. J’y suis venu pour parler au roi. Il est vrai que j’y suis venu en même temps que Fausta. Mais, outre que je n’aime pas prendre les gens par traîtrise, puisqu’elle commençait l’attaque en venant ici, il m’a paru tout naturel de lui faire voir qu’elle allait me trouver à côté du petit roi, prêt à parer pour lui et à rendre, de mon mieux, coup pour coup. C’est ce que je lui ai signifié en me montrant simplement à elle. Et tenez pour assuré qu’elle a très bien compris. En ce moment-ci, elle croit bien l’emporter sur moi. Voyez donc un peu les coups d’œil qu’elle jette de mon côté. Certainement, elle croit bien m’avoir assommé. Tout à l’heure, j’aurai mon tour. C’est moi qui frapperai. Et je vous réponds que le coup sera rude pour elle. Pour en revenir à Concini, quand j’aurai dit au roi ce que j’ai à lui dire, il comprendra, s’il n’est pas le dernier des imbéciles – et, si j’en juge d’après sa mine, il ne l’est pas –, il comprendra, dis-je, qu’il doit me défendre envers et contre tous, parce que, en me défendant, moi, c’est lui-même qu’il défendra. Vous voyez bien que vous pouvez me quitter sans appréhension aucune et vous mettre à la recherche de celle que vous aimez, puisque aussi bien c’est l’envie qui vous démange furieusement.

 

Pardaillan avait repris son air narquois pour prononcer ces dernières paroles. Et comme Valvert se montrait quelque peu éberlué en voyant qu’il avait été si bien deviné, il se mit à rire doucement. Et le poussant amicalement, de son air de pince-sans-rire :

 

– Allez, reprit-il, cherchez, fouillez, flairez comme un bon limier sur la piste. Il est probable que vous allez vous égarer dans ce labyrinthe de salles, de couloirs, d’escaliers et de cours. Il est à peu près certain que vous ne trouverez pas celle que vous cherchez. N’importe, contentez votre envie. Allez, allez donc, morbleu !

 

Et Valvert, qui ne demandait que cela, était parti à la recherche de sa fiancée bien-aimée. Nous verrons plus tard s’il devait réussir ou revenir bredouille comme le lui prédisait Pardaillan. Pour l’instant, continuons à passer en revue nos personnages.

 

Derrière Pardaillan, séparé de lui par toute la largeur de l’estrade, le noyau des fidèles, les intimes du roi : Luynes, Ornano, Bellegarde, Seuvré et Montpouillan. Ils attendaient, non sans impatience, que le roi tournât la tête de leur côté et leur fît signe d’approcher. Mais comme le roi paraissait les avoir oubliés, ils n’osaient pas bouger et avaient recours à toutes sortes de petites ruses pour attirer son attention sur eux. En pure perte, d’ailleurs.

 

À la gauche de Pardaillan, assez loin de lui, sans qu’il parût les voir, Louvignac, Eynaus, Roquetaille et Longval s’entretenaient à voix basse, dans l’embrasure d’une fenêtre. Ils continuaient leur surveillance.

 

Concini s’était éclipsé discrètement un instant très court. Mais comme Rospignac avait disparu en même temps que lui, nous pouvons en conclure que le marquis ne s’était absenté un moment que pour donner des ordres à son capitaine. Et nous ne pensons pas nous tromper en disant qu’il est probable que ces ordres visaient Pardaillan et Valvert. Quoi qu’il en soit, si Concini ne devait pas tarder à revenir dans la salle du trône, Rospignac, lui, devait demeurer plus longtemps absent.

 

À l’autre extrémité de l’estrade, du côté opposé à celui où se tenait Pardaillan, la reine, Fausta et Léonora derrière la reine s’étaient groupées. Tous les courtisans, hommes et femmes, défilaient là, accablant Fausta de compliments et de protestations. Elle accueillait ces hommages avec cet air majestueux que nous lui connaissons, qu’elle adoucissait cependant par ce sourire d’un charme inexprimable qui la faisait irrésistible. Et rien, dans son attitude, qu’elle savait rendre si bienveillante, n’indiquait qu’elle savait très bien à quoi s’en tenir sur le désintéressement de ces protestations d’amitié et de dévouement qu’on lui prodiguait.

 

Et c’était ce spectacle-là que le petit roi, solitaire et oublié de tous, s’amusait à contempler.

 

Ajoutons que, malgré l’attention qu’il lui fallait accorder à tous ces différents personnages avec lesquels elle échangeait quelques paroles, aux compliments desquels il lui fallait répondre, Fausta, malgré tout, trouvait moyen, de temps en temps, de lancer un coup d’œil sur Pardaillan.

 

Nous avons vu qu’il avait signalé à l’attention de Valvert un de ces regards qu’il avait surpris et qui paraissait le narguer.

 

Concini était revenu.

 

Calme, orgueilleux, la lèvre retroussée par un sourire dédaigneux, il se carrait d’un air insolent au milieu de ce groupe. Et il avait vraiment l’air d’être le maître de la maison. Et comme c’était lui qui avait présenté la duchesse de Sorrientès, avec laquelle il paraissait au mieux, comme Marie de Médicis – qui lui attribuait le succès triomphal de Fausta – lui témoignait sa reconnaissance en lui prodiguant les prévenances et les attentions, comme il était manifeste que sa faveur grandissait sans cesse et paraissait indéracinable, il en résultait qu’on tourbillonnait autour de lui, tout autant qu’autour de la reine et de Fausta. Et il fallait voir de quel air négligent de potentat, qui estime que tout lui est dû, il accueillait les hommages et les flagorneries dont on l’accueillait.

 

Cependant, si occupé qu’il fût, si sûr de lui qu’il parût, comme Fausta, il ne pouvait s’empêcher de jeter fréquemment un coup d’œil furtif du côté de Pardaillan.

 

Le roi ne remarqua pas tout de suite sa présence : toute son attention était concentrée sur Fausta qui avait su le flatter habilement et qui avait produit une impression très vive sur son imagination d’enfant. Hâtons-nous d’ajouter que nous n’entendons nullement insinuer par là qu’il était en train d’en devenir amoureux. Non, il était trop jeune et il devait prouver plus tard qu’il était loin d’avoir hérité du tempérament si facilement inflammable de son père. Il subissait le charme tout-puissant qui émanait de Fausta, comme il subissait sa mère. Et cela n’allait pas plus loin.

 

Il arriva pourtant un moment où il fut las de contempler et d’admirer Fausta. Son attention se détourna d’elle pour se porter sur son entourage. Et il aperçut Concini. Et il vit son insolent manège. Et alors…

 

Alors une lueur rouge s’alluma dans ses yeux. Alors une bouffée de sang empourpra son front. Alors il jeta les yeux autour de lui. Et il se vit tout seul, comme un intrus, contre cette estrade sur laquelle il trônait l’instant d’avant.

 

Alors il pâlit affreusement. Ses poings d’enfant se crispèrent furieusement. Ses lèvres s’agitèrent comme pour lancer un ordre de mort. Mais de ses lèvres crispées, aucun son ne jaillit. Alors, de nouveau, son œil sanglant fureta autour de lui. Peut-être pour chercher Vitry, son capitaine des gardes. Ce ne fut pas Vitry qu’il découvrit. Ce fut un inconnu qui, à quatre pas de lui, le considérait avec une pitié attendrie qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

 

Cet inconnu, c’était Pardaillan.

 

Cette pitié qu’il lut clairement sur le visage du chevalier, cette pitié l’atteignit comme une insulte cinglante. Le pauvre petit roi dut avoir alors le sentiment affreux de sa faiblesse et de son impuissance, car il ploya les épaules et baissa la tête, comme honteux. Et cependant ses lèvres continuaient à s’agiter faiblement, toujours sans émettre aucun son.

 

Mais cette pitié d’un petit gentilhomme inconnu de lui lui était décidément intolérable, lui paraissait plus humiliante que l’insolente attitude de Concini. Un sursaut d’orgueil le redressa instantanément. Et il prit aussitôt un masque de dédaigneuse indifférence, pour dissimuler sa cuisante humiliation. Mais, sans le voir, il sentit peser sur lui le regard apitoyé de cet inconnu. Il souffrit atrocement dans son orgueil abaissé. Il voulut se soustraire à l’obsession irritante de ce regard obstinément rivé sur lui.

 

Il ne voulut pas aller à droite : Concini se pavanait de ce côté. Il ne voulut pas non plus aller à gauche : l’inconnu contre lequel il éprouvait une sourde rancœur s’y trouvait. Il fit un mouvement pour se mettre en marche, droit devant lui. Il ne regardait ni à droite ni à gauche. Et cependant, en s’ébranlant, il vit très bien que l’inconnu en faisait autant. Il vit que cet inconnu franchissait en deux enjambées énormes la distance qui le séparait de lui pour venir se courber, très respectueusement d’ailleurs, devant lui. Et, livide, les lèvres tremblantes – de colère, cette fois, une colère terrible qui venait de se déchaîner en lui –, il dut s’arrêter pour ne pas se heurter à lui. Et il entendit, comme dans un rêve, la voix de Pardaillan, qui, très tranquille, murmurait :

 

– Dites un mot, Sire, un seul, et je saisis le Concini au collet. Et je l’envoie, par cette fenêtre, se briser sur le pavé de la cour.

 

Si le roi avait connu Pardaillan, il est certain qu’il n’eût attaché aucune importance à ce double manquement à l’étiquette qu’il se permettait, en parfaite connaissance de cause, d’ailleurs : adresser la parole au roi sans y être invité et – ce qui était plus grave encore, malgré le respect évident de l’attitude – se camper devant lui de telle sorte qu’il paraissait lui barrer le passage. Si le roi avait connu Pardaillan, cette proposition qu’il lui faisait avec cette tranquille assurance, comme la chose la plus simple du monde, lui eût paru, à lui aussi, très naturelle.

 

Par malheur, le roi ne connaissait pas Pardaillan. Cette pitié qu’il avait lue dans ses yeux, en l’humiliant, avait commencé par l’indisposer contre lui. Son attitude, qu’il prit pour une inconvenante audace, avait déchaîné sa colère. Enfin, cette proposition lui parut si extravagante qu’il pensa que l’insolent gentilhomme qui la lui faisait osait se moquer de lui. Ce qui acheva de l’exaspérer contre le chevalier. Il se redressa, l’air hautain. Et, d’une voix éclatante, il lança :

 

– Holà ! Vitry !…

 

Cet appel tomba comme un pavé au milieu d’une mare à grenouilles. Vitry, Luynes, Ornano, Bellegarde, Lesdiguières, Thémines, Crépi, Brulart de Sillery, le prévôt, tous, des quatre coins de la salle, ils se précipitèrent vers le roi. Et le premier de tous, entraînant à sa suite toute une troupe de seigneurs, appelant d’un geste impérieux ses quatre chefs dizainiers, Concini, les yeux étincelants d’une joie sauvage : il avait reconnu Pardaillan et il pensait bien le tenir, cette fois.

 

La reine, Fausta, la marquise d’Ancre, toutes les femmes demeurèrent clouées sur place. Mais toutes suspendirent leurs conversations. Toutes tournèrent des visages attentifs de ce côté. Léonora, une flamme de contentement dans ses yeux noirs : comme Concini, son époux, elle croyait que c’en était fait de Pardaillan. Fausta, avec un imperceptible froncement de sourcils qui trahissait plus d’inquiétude que de satisfaction : elle connaissait bien Pardaillan, elle, et elle avait peine à croire qu’il eût commis cette insigne maladresse de venir se faire arrêter bêtement sous ses yeux.

 

Pardaillan s’attendait-il à un tel accueil ? Peut-être. Si nous nous en rapportons à ce pétillement malicieux qui luisait au coin de ses prunelles, une chose nous paraît tout à fait certaine : c’est que l’attitude du petit roi ne lui déplaisait pas. Au contraire.

 

Cependant, après avoir lancé son appel, le roi, d’un air de dédain écrasant, laissait tomber, d’une voix grondante :

 

– Çà ! Êtes-vous ivre ou fou, mon maître ? Et d’abord, qui êtes-vous ?

 

Dédaignant de relever la première question, Pardaillan, avec un calme qui parut extravagant à Louis XIII, répondit à la seconde. Et le regardant en face de son regard clair, martelant chaque syllabe, comme s’il voulait attirer tout particulièrement l’attention sur son nom :

 

– Je suis le chevalier de Pardaillan, dit-il.

 

Il est hors de doute que Pardaillan avait de bonnes raisons de croire que son nom produirait un certain effet sur le roi. Il est de fait que, dès qu’il l’eut entendu, l’attitude du roi se modifia du tout au tout. Cet accès de colère qui l’avait saisi tomba comme par enchantement. Ce ne fut plus un œil courroucé qu’il fixa sur le chevalier. Ce fut un regard étonné, brillant d’une admiration puérile. Et ce fut avec une sorte de respect involontaire, qui chatouilla Pardaillan comme la plus délicate des flatteries, qu’il s’écria, en frappant dans ses mains d’un air émerveillé :

 

– Le chevalier de Pardaillan !

 

Et il le dévorait des yeux, avec la même expression de naïve admiration qui commençait à embarrasser sourdement le chevalier, demeuré aussi modeste qu’aux jours lointains de son héroïque jeunesse. Et il oubliait qu’il avait appelé son capitaine des gardes pour le faire arrêter. Il oubliait que cet appel avait bouleversé sa cour et fait accourir avec le capitaine appelé toute une troupe de défenseurs qui brûlaient du désir de se signaler par leur zèle. Il oubliait tout, il ne voyait rien… Rien que Pardaillan qu’il considérait toujours d’un air rêveur.

 

Mais s’il l’oubliait, lui, Concini n’oubliait pas. S’il avait pu voir le visage du roi, nul doute qu’il eût gardé un silence prudent, comme faisait Vitry, raide et impassible comme un soldat à la parade, comme le faisaient tous ceux qui avaient formé le cercle et attendaient patiemment que le roi s’expliquât. Malheureusement pour lui, le roi lui tournait le dos.

 

Concini ne vit donc pas le changement extraordinaire qui s’était fait dans l’attitude du roi. Concini continua de croire que cette fois il tenait le damné Pardaillan. Et comme il se sentait fort, ayant derrière lui ses quatre lieutenants, Louvignac, Roquetaille, Longval et Eynaus qui l’avaient rejoint, comme il vit que le roi ne se pressait pas de parler et qu’il avait hâte d’en finir, lui ; comme enfin il se croyait tout permis, il fit, avec son impudent aplomb, ce que nul n’osait se permettre : il vint se courber devant le roi avec ce respect démesuré qu’il affectait de lui témoigner et, avec un sourire mielleux, de sa voix insinuante où, malgré lui, éclatait la joie terrible qui le soulevait :

 

– Sire, j’ose espérer que Votre Majesté ne me fera pas cet affront immérité de confier à d’autre qu’à moi, qui suis le plus dévoué de ses serviteurs, le soin d’arrêter cet aventurier.

 

Et se redressant, promenant autour de lui un regard de défi, dans un grondement menaçant :

 

– D’ailleurs ce soin me revient de droit… Et je pense que nul, ici, n’osera me contester ce droit.

 

Un silence de mort suivit cette impudente et très imprudente bravade. Aucun de ceux à qui elle s’adressait ne s’avisa de la relever. Pour une excellente raison : ceux-là étaient tous des partisans du roi. Par conséquent, des ennemis plus ou moins déclarés du maréchal d’Ancre. Ceux-là avaient eu soin de se placer devant le roi, de manière à le voir et à être vus de lui. Ceux-là comprirent aussitôt que le maréchal était en train de s’enferrer. Et ils se gardèrent bien de répondre autrement que par des sourires féroces, à peine déguisés.

 

Concini ne comprit pas encore, lui. Il ne vit qu’une chose : c’est que personne n’osait lui contester ce droit qu’il s’arrogeait peut-être. Et il se redressa, plus insolent que jamais. Et d’un regard triomphant, luisant d’une joie mauvaise, il s’efforça d’écraser Pardaillan qui demeurait impassible et dédaigneux, comme s’il n’était pas en cause. Le triomphe de Concini devait être bref. Il ne devait pas tarder à tomber de son haut. Et fort rudement encore.

 

Le roi avait tressailli comme quelqu’un qu’on arrache brusquement à un rêve plaisant. Et il laissa tomber sur Concini un regard glacial qui eût fait rentrer sous terre tout autre que lui. Mais si Concini ne s’effondra pas, il frémit intérieurement : il venait de comprendre, trop tard, qu’il était allé trop vite et trop loin, qu’il venait de commettre une faute irréparable. Maintenant, il fallait subir les conséquences fatales de cette erreur. Et, à en juger par l’attitude du roi, ce serait rude.

 

Et il se raidit pour tâcher de s’en tirer, tout au moins, avec le moins de mal possible.

 

Le petit monarque ne devait pas le manquer, en effet. L’occasion était trop belle de mortifier à son tour le favori détesté qui l’écrasait de son faste insolent, de rabaisser, devant toute sa cour, la morgue blessante de cet aventurier de bas étage, venu d’Italie sans une maille en poche, et qui se donnait des airs d’humilier celui qu’il dépouillait sans vergogne tous les jours. Il n’eut garde de la laisser échapper.

 

– Qui parle d’arrestation ? fit-il du bout des lèvres dédaigneuses.

 

– Votre Majesté n’a-t-elle pas appelé son capitaine des gardes ? zézaya Concini de sa voix la plus caressante, en se cassant en deux.

 

Il paraissait ne pas vouloir comprendre que la foudre grondait sur sa tête. Le roi se fit un malin plaisir de lui arracher le bandeau qu’il voulait se mettre sur les yeux. Son attitude se fit plus hautaine, plus dédaigneuse, sa voix plus cassante pour dire :

 

– Vous n’êtes pas mon capitaine des gardes, que je sache.

 

– Je suis le premier gentilhomme de votre chambre, bégaya Concini, qui commençait à perdre pied.

 

– Eh ! mordieu ! s’emporta le roi, quand j’appelle mon capitaine des gardes, je n’appelle pas le premier gentilhomme de ma chambre ! Et si j’appelle Vitry, il ne s’ensuit pas forcément qu’il s’agit d’une arrestation.

 

– Je croyais…

 

– Vous avez mal cru, interrompit le roi qui reprit son ton sec, glacial. Et puis, il me semble vous avoir entendu prononcer le mot d’aventurier.

 

Ici, le roi eut un sourire mauvais, et avec un accent d’ironie féroce, il cingla :

 

– On ne peut pas dire que vous êtes un aventurier, vous, monsieur. Vous êtes un grand seigneur. Un authentique marquis… Il est vrai que, votre marquisat, vous l’avez acheté à beaux deniers comptants voici tantôt trois ans. Mais qu’importe, vous voilà bel et bien marquis de vieille souche. Et puis, depuis quelques mois, n’a-t-on pas fait de vous un maréchal de France ? Ce titre glorieux ne couvre-t-il pas tout ? Et qui donc oserait prétendre qu’un maréchal de France n’est qu’un aventurier de bas étage, parvenu aux plus hautes dignités par de basses, de louches manœuvres ? Personne, assurément. Non, non, vous n’êtes pas un aventurier, vous, monsieur le maréchal marquis d’Ancre. Mais vraiment vous avez des mots malheureux, qui détonnent étrangement dans votre bouche.

 

Chacun de ces mots, prononcés avec une ironie âpre, mordante, tombait, au milieu d’un silence de mort, comme autant de soufflets ignominieux sur la face blême du malheureux Concini. Ses amis se considéraient avec une stupeur navrée. La reine s’agitait, paraissait vouloir venir se jeter au milieu du débat, apporter à son favori le secours de son autorité de régente. Léonora, plus livide sous les fards que Concini lui-même, poignardait de son regard de feu le petit roi et Pardaillan, cause première de cet esclandre inouï. Et elle excitait sa maîtresse en lui glissant à l’oreille, en italien, de cette voix ardente, et sur ce ton d’autorité auquel Marie de Médicis, jusqu’à ce jour, n’avait jamais su résister :

 

– Madame, madame, c’est pour vous, pour votre service, qu’on l’insulte ainsi à la face de toute la cour !… N’interviendrez-vous pas, ne le défendrez-vous pas ?… Allez, Maria, allez donc. Per la madonna, montrez que vous êtes la régente et que tous, même le roi, doivent s’incliner devant votre autorité !

 

Mais l’influence de Fausta primait déjà celle de Léonora sur l’esprit faible et irrésolu de « Maria ». Certes, elle ne demandait pas mieux que de voler au secours de son amant. Mais, incapable d’avoir une volonté à elle, elle consultait Fausta du regard pour voir si elle approuvait le conseil de Léonora. Et Fausta qui, au fond, n’était peut-être pas fâchée de la mésaventure de Concini, Fausta qui avait tout intérêt à affaiblir ses ennemis en les laissant se déchirer entre eux, Fausta ne fut pas de l’avis de Léonora. Fausta donna ce conseil, spécieux autant qu’intéressé :

 

– Attendez, madame, attendez encore. Il faut éviter à tout prix un conflit d’autorité entre la régente et le roi, qui n’en demeure pas moins le roi, bien qu’il soit en tutelle. Vous lui ferez, en particulier, tous les reproches qu’il mérite. Mais, en public abstenez-vous. Il sera temps d’en venir à cette extrémité, si le roi dépasse toute mesure. Jusque-là, patientez, et demeurez impassible.

 

Et ce fut Fausta que Marie de Médicis écouta.

 

Léonora dut s’incliner, la rage au cœur. Mais elle ne fut pas dupe de la manœuvre de Fausta, elle. Et le regard sanglant qu’elle lui décocha à la dérobée indiquait que ce nouveau grief était soigneusement noté dans son implacable mémoire, et qu’elle le ferait payer chèrement, le jour où elle se sentirait assez forte pour régler ses comptes, tous ses comptes, d’un seul coup.

 

Les ennemis de Concini avaient très bien remarqué les velléités d’intervention de la reine. Ils savaient que si elle jetait dans le débat le poids de son autorité de régente, le roi devrait plier. Et ils n’osaient pas laisser éclater ouvertement leur joie. Mais leurs regards flambaient et des sourires mortels découvraient des dents acérées qui ne demandaient qu’à mordre.

 

Les intimes du roi, en voyant la tournure que prenait l’affaire, étaient venus vivement se ranger derrière lui. Ils se tenaient prêts à tout. Et, en attendant, comme Léonora, ils jetaient de leur mieux de l’huile sur le feu, en soufflant à leur maître des conseils de violence.

 

– Hardi, Sire ! coulait dans son oreille droite la voix frémissante de Luynes. Hardi ! Vous tenez la bête. Ne la lâchez plus, mordieu ! Tous piqueurs sont là pour la découdre.

 

– Sire ! Sire ! implorait Montpouillan à son oreille gauche, un mot, un signe, et je vais donner du poignard dans le ventre de ce pourceau d’Italie.

 

– Puisque vous avez appelé Vitry, grondait dans son cou le Corse Ornano, faites-le saisir, et qu’on en finisse une bonne fois, avec ce laquais d’alcôve, bon à tout faire.

 

Seul Vitry ne disait rien. Il gardait cette rigide impassibilité du soldat sous les armes. Mais ses yeux, à lui aussi luisaient comme des braises ardentes, et sa main frémissait nerveusement, comme impatiente de s’abattre au collet du favori détesté.

 

Pardaillan gardait son apparente indifférence. Mais il n’en suivait pas moins avec un intérêt passionné cette scène imprévue, que sa seule présence avait amenée. Et de temps en temps, il adressait un sourire aigu à Fausta. Et Fausta répondait par un sourire de défi, hochait doucement la tête, comme pour dire qu’elle marquait le coup et qu’elle le rendrait quand elle le jugerait à propos.

 

Concini était livide. Ses lèvres moussaient, comme il lui arrivait dans ses accès de fureur poussés jusqu’à la frénésie. Il se sentait perdu. Non pas dans sa faveur : Marie de Médicis était là, et il était sûr d’elle. Mais il sentait que sa vie ne tenait qu’à un fil. Un mot de lui mal interprété, un geste équivoque, et c’en était fait de lui. La meute de ses ennemis se ruait sur lui, le poignard au poing. Lui et ses quatre gardes du corps étaient emportés, déchiquetés comme fétus pris dans la tourmente.

 

On a pu voir dans diverses circonstances qu’il ne manquait pas d’une certaine bravoure physique. Un instant, il eut la pensée de tenir tête malgré tout. Mais la partie était, de toute évidence, par trop inégale.

 

Résister, dans ces conditions, c’eût été une manière de se suicider. La vie était trop belle pour lui pour qu’il ne tînt pas à la conserver le plus longtemps possible. Il comprit l’impérieuse nécessité de plier. C’était le seul moyen de sauver sa peau, ce qui importait avant tout. Quant au reste, Marie de Médicis était là pour un coup. Il n’hésita pas à s’humilier.

 

Comédien génial, au masque doué d’une mobilité prodigieuse, il se composa instantanément le visage douloureusement affecté d’une victime innocente et résignée. Et courbé dans une attitude de respect qui allait jusqu’à l’humilité, avec un air de touchante dignité dont plus d’un fut dupe – à commencer par le roi –, il se plaignit doucement :

 

– Il est affreusement pénible pour un bon et loyal serviteur de se voir traité aussi durement, alors qu’on n’a péché que par excès de zèle.

 

Il convient de dire ici qu’il n’était pas dans la pensée du roi d’en finir violemment avec Concini, comme le lui conseillaient ses trop ardents amis. Si jeune qu’il fût, il savait calculer déjà, et il se rendait très bien compte que le moment n’était pas encore venu pour lui d’agir en maître. Il n’avait vu qu’une occasion d’humilier le favori. Il l’avait saisie avec joie et empressement. Il n’entendait pas aller plus loin. Peut-être même estimait-il qu’il s’était laissé entraîner à dépasser quelque peu la mesure. Ce qui était vrai, il faut le reconnaître.

 

L’apparente soumission de Concini avait tout lieu de satisfaire son amour-propre. Il fut assez raisonnable pour se contenter de ce demi-succès. De plus, il fut assez délié d’esprit pour comprendre que cette soumission et les paroles mêmes de Concini lui offraient un excellent prétexte pour revenir en arrière, sans que cette reculade parût humiliante pour lui.

 

Et il imposa silence à ses amis, d’un coup d’œil impérieux. Et ce fut sur un ton très radouci qu’il répondit :

 

– J’ai peut-être été un peu vif, je le reconnais. Mais cela tient à l’impétuosité de mon âge. Puis, vous savez aussi bien que moi, monsieur le maréchal, qu’un zèle intempestif peut être aussi irritant qu’une négligence coupable. Cependant, à tout péché miséricorde, et je ne veux me souvenir que de vos bons services passés et de la bonne intention qui vous a fait agir. N’en parlons plus, monsieur le maréchal.

 

– Vous voyez, glissa Fausta à Marie de Médicis, vous voyez que vous avez bien fait de ne pas vous en mêler. Votre intervention n’eût fait qu’envenimer les choses. Au lieu de cela, voici le roi qui fait volontairement réparation.

 

– N’importe, murmura la rancunière Léonora, j’espère bien, madame, que vous le tancerez en particulier, de telle sorte que pareille algarade ne se reproduise plus.

 

– Sois tranquille, promit Marie de Médicis, je le morigénerai comme il convient.

 

Concini respira plus librement. La secousse avait été rude, très rude. Mais en somme il s’en tirait mieux qu’il n’eût jamais osé l’espérer. Et la réparation, assez maigre, que le roi lui accordait spontanément, le satisfit pleinement… pour l’instant. Et il sourit. Et il recommença à se redresser. Et il jeta de nouveau des regards triomphants sur ses ennemis déçus dans leurs espérances.

 

Cependant, le roi avait son idée de derrière la tête, qu’il poursuivait avec ténacité. Il venait de sourire à Concini : manière de mettre un baume sur les blessures cuisantes qu’il venait de faire à son amour-propre. Il se fit de nouveau sérieux. Et il reprit.

 

– Mais ce mot d’aventurier que vous avez lancé à l’adresse de M. de Pardaillan, je ne puis le supporter. Et je vous avertis, monsieur le maréchal, que j’ai mis dans ma tête que vous lui rendrez la réparation que vous lui devez. À ce prix-là seulement, je vous rendrai, moi, toute ma faveur.

 

Concini ne s’attendait pas à ce nouveau coup. Il recula, grinçant des dents, bien résolu, cette fois, à se faire hacher sur place plutôt que de subir une telle humiliation.

 

Le roi feignit de ne pas voir ce mouvement de recul significatif. Il vint se placer près de Pardaillan, qui était fort intrigué maintenant, et, aussi, horriblement gêné, car il flairait qu’il allait être l’objet d’une manifestation flatteuse, qui, loin de le combler de joie et d’orgueil comme tant d’autres, à sa place, n’eussent pas manqué de l’être, offusquait son incorrigible simplicité. Et il lui prit la main. Et l’air grave, d’une voix forte, qui ne bégayait pas, comme il lui arrivait, dans ses moments d’émotion, au milieu d’un silence religieux, il prononça les stupéfiantes paroles que voici :

 

– Mesdames, messieurs, le roi de France ne croit pas déchoir en vous présentant lui-même M. le chevalier de Pardaillan. Dira-t-on que c’est là un honneur unique dans les fastes de cette cour royale ? Je n’en disconviens pas. Mais à un de ces êtres fabuleux, uniques au monde, ne convient-il pas d’accorder des honneurs également uniques ? Le chevalier de Pardaillan est un de ces héros épiques, sans peur et sans reproche, tels qu’on n’en avait plus vus depuis la mort du chevalier Bayard, d’inoubliable mémoire. S’il l’avait voulu, il serait depuis trente ans duc et pair, maréchal de France, premier ministre, comblé de biens, de gloire et d’honneurs. Mais simple et désintéressé comme ces preux de l’antique chevalerie dont il est, hélas ! le dernier représentant vivant, il a tout refusé, s’est mis volontairement à l’écart, a voulu vivre pauvre et ignoré, avec son modeste titre de chevalier.

 

Après ce panégyrique si précieux et si extraordinaire dans la bouche d’un souverain, il s’arrêta pour juger de l’effet produit par son geste et par ses paroles. Et il sourit, satisfait. Il allait reprendre. Pardaillan profita de cet arrêt pour implorer :

 

– Sire, Sire, de grâce, c’est trop d’honneur !

 

Le petit roi leva la main qu’il avait libre. De l’autre, il tenait toujours la main de Pardaillan. Et tout haut, de manière à être entendu de tous, mais d’une voix très douce, affectueusement caressante, il imposa :

 

– Silence, chevalier. Fût-ce malgré vous, il faut, au moins une fois dans votre vie, que justice éclatante vous soit enfin rendue.

 

Et d’une voix qui se fit plus douce encore, le regard perdu dans le vague, comme s’il poursuivait un rêve intérieur, il continua :

 

– Et puis, il ne s’agit pas seulement de rendre un hommage mérité à votre inappréciable mérite. Il s’agit encore, et ceci, vous ne pouvez l’empêcher, chevalier, il s’agit de rendre l’hommage qui convient au mort illustre dont vous êtes ici l’envoyé extraordinaire.

 

Il prit un nouveau temps, attendant que la sensation énorme que venaient de produire ces énigmatiques paroles fût calmée. Cependant, il faut croire que ces paroles, incompréhensibles pour tous ceux qui venaient de les entendre, avaient un sens très clair pour Pardaillan, car il répondit de son air railleur, assez haut pour être entendu de tous, par ces paroles aussi énigmatiques, qui ne firent que surexciter une curiosité déjà ardente et redoubler une attention qui, pourtant, paraissait avoir atteint son point culminant :

 

– Dès l’instant qu’il s’agit de rendre hommage au mort illustre que je représente ici, je ne dis plus rien, sire. Ou plutôt, si, je dis : allez-y, Sire. Et si extravagants que puissent paraître ces honneurs, ils seront encore au-dessous de ce qui convient à ce très illustre mort.

 

Et chose qui parut fantastique à tous, loin de protester ou de se fâcher, le roi approuva gravement de la tête. En sorte que chacun, même Fausta, cherchait dans sa tête qui pouvait bien être ce mort si illustre qu’il se trouvait encore au-dessus des honneurs, « si extravagants qu’ils parussent », selon le mot de Pardaillan, à lui rendus par une majesté royale.

 

Le roi reprit, au milieu d’une attention qui devenait haletante, à force d’être tendue :

 

– M. le marquis d’Ancre nous a présenté, et nous avons reçu avec tout l’éclat et tous les honneurs dus à son haut rang, l’illustre princesse qui vient représenter à cette cour un des plus puissants monarques du monde chrétien.

 

Ici, le roi adressa un gracieux sourire à Fausta et lui fit un léger salut de la tête. Et Fausta répondit par un sourire accompagné d’une profonde révérence. Après quoi il continua :

 

– C’était bien. Le chevalier de Pardaillan, lui aussi, est un envoyé extraordinaire. Et cependant, simple et modeste comme à son ordinaire, il est venu seul, sans apparat, sans escorte royale, sans cortège pompeux. Seul, il s’est présenté à nous, sans héraut, sans introducteur. Ceci n’est digne ni de lui, ni de nous, ni du mort illustre qu’il représente. Je veux, pour notre honneur à tous trois, relever comme il convient cette trop grande simplicité.

 

Le roi se redressa de toute la hauteur de sa petite taille. Et une flamme d’orgueil dans les yeux, d’une voix éclatante :

 

– Et quand je vous aurai dit que ce mort, illustre entre les plus illustres, c’est mon père, le roi Henri de glorieuse mémoire, qui donc osera prétendre que c’est trop d’un roi pour présenter à cette noble assemblée le représentant que, d’au-delà de la tombe, il m’adresse ici ?

 

L’énigme se trouvait expliquée, en partie du moins. Car si on savait maintenant qui était ce mort dont parlait le roi, on ne s’expliquait pas comment, du fond de sa tombe, il pouvait envoyer un ambassadeur à son fils. On comprenait bien qu’il se cachait un mystère sous cette manière de s’exprimer. Et les esprits travaillaient ferme. Et on attendait avec impatience, dans l’espoir que le roi expliquerait ce nouveau mystère comme il avait expliqué le premier.

 

Quant à ce qui est de protester, on pense bien que ni Fausta, ni Marie de Médicis, ni Concini, ni aucun de ceux qui cachaient leur rage et leur inquiétude sous des sourires de commande, ne s’avisât de le faire. Au contraire, un murmure approbateur s’éleva, emplit la vaste salle.

 

D’un geste de la main, le roi réclama le silence qui se fit comme par enchantement. Alors, il se tourna vers Vitry, et sur un ton d’irrésistible autorité, il commanda :

 

– Vitry, faites rendre les honneurs royaux à M. le chevalier de Pardaillan.

 

Et Vitry, raide et impassible comme un soldat qu’il était, pivota sur ses talons, commanda d’une voix retentissante, en tirant lui-même l’épée hors du fourreau :

 

– Gardes, présentez les armes !

 

Et pivotant de nouveau sur les talons, face à Pardaillan, il salua d’un geste large de l’épée, pendant que ses cariatides puissantes, aux somptueux costumes, renversaient les piques, comme c’était l’usage, demeuraient figées dans une immobilité de pierre.

 

Alors le roi se découvrit lui-même dans un geste théâtral. Et s’inclinant gracieusement devant Pardaillan qui pestait intérieurement et qui eût volontiers donné tout ce qu’il possédait pour se trouver ailleurs qu’au Louvre, il acheva :

 

– Le roi de France veut être le premier à saluer le chevalier de Pardaillan qui est deux fois digne de cet honneur : pour son propre mérite d’abord, et ensuite parce qu’il représente le roi Henri le Grand, mon auguste père. Allons, mesdames, faites la révérence ; courbez-vous, maréchal, saluez tous, messieurs, celui devant qui votre roi s’incline le premier.

 

Et tous, au milieu d’un murmure flatteur, s’inclinèrent devant Pardaillan qui, un peu pâle, avec cette grâce cavalière qui n’appartenait qu’à lui et qui ressemblait si peu aux manières gourmées des courtisans, répondit par un salut qui s’adressait à tous. Tous s’inclinèrent, même la reine, même Fausta, même Concini, qui ne pouvaient vraiment pas se dérober là où le roi donnait l’exemple.

 

Après quoi, le roi se couvrit et prit familièrement le bras de Pardaillan.

 

VIII

OÙ VALVERT TIENT LA PROMESSE QU’IL A FAITE À ROSPIGNAC


À ce moment, au milieu du sourd murmure qui s’élevait du sein de cette brillante assemblée attentive à ce qui allait suivre, car plus que jamais la curiosité se trouvait débridée, et on espérait que le roi allait s’expliquer tout à fait, on s’attendait à quelque nouveau coup de théâtre imprévu, à ce moment, une voix jeune, claire, toute vibrante d’enthousiasme, lança à toute volée :

 

– Vive le chevalier de Pardaillan ! Et vive le roi Louis XIII, ventrebleu !

 

Pardaillan se mit à rire de bon cœur, et, chose qui stupéfia les courtisans et les combla d’aise, le roi, qu’on voyait rarement sourire, se mit à rire de tout son cœur, lui aussi. Ce qui fait qu’une détente se produisit, et toutes les physionomies jusque-là mornes, inquiètes, ou graves et compassées, s’épanouirent en des sourires larges d’une aune ou en des rires tonitruants.

 

Pardaillan s’était tourné du côté de celui qui venait de lancer ce double vivat accompagné d’un juron énergique, un peu déplacé peut-être, mais qui disait si bien l’éclatante sincérité de celui qui l’avait poussé et qui, sans s’en douter, venait de déblayer et d’égayer une atmosphère jusque-là plutôt lourde et contrainte. Et comme il avait reconnu la voix d’Odet de Valvert, sans en avoir l’air, il avait amené le roi, qui lui donnait le bras, à en faire autant, afin d’attirer son attention sur son jeune ami.

 

C’était bien Odet de Valvert, en effet. Il se tenait près d’une porte. Le roi le vit qui agitait son chapeau en l’air, avec une frénésie juvénile. Et comme il avait bonne mémoire, il le reconnut sur-le-champ. Et il lui adressa un gracieux sourire, accompagné d’un salut amical de la main. Alors, Valvert lança de nouveau son cri passionné, en agitant de plus belle son chapeau en l’air :

 

– Vive le roi ! Vive le roi, ventrebleu de ventrebleu !

 

Et ce « ventrebleu de ventrebleu » disait si clairement : « Ah çà ! vous êtes donc de glace, ici ? Qu’attendez-vous pour acclamer votre roi, ventrebleu ?… » que tous le comprirent ainsi. Le roi tout le premier, dont les lèvres se crispèrent amèrement.

 

Concini le comprit comme les autres. Et il se mordit les lèvres de dépit, de s’être ainsi laissé prévenir. Mais il n’hésita pas, il ne s’attarda pas, lui. Il ne perdit pas une seconde pour essayer de réparer la faute qu’il venait de commettre. Et fixant sur ses créatures un regard d’une éloquence criante, à pleine voix, il hurla :

 

– Vive le roi !

 

– Vive le roi ! rugirent aussitôt Roquetaille, Louvignac, Eynaus, Longval et d’autres.

 

Le branle était donné. Personne ne voulut demeurer en reste. Et une immense acclamation monta, s’enfla, éclata, se répandit en volutes sonores dans la vaste salle :

 

– Vive le roi !… Vive le roi !…

 

Jamais encore le petit roi ne s’était vu pareillement acclamé. Il vécut quelques secondes d’une ivresse infiniment douce, dont il ne devait jamais perdre le souvenir. Et son regard brillait, ses lèvres souriaient, il était franchement, puérilement heureux, comme il ne l’avait jamais été depuis qu’il portait ce titre de roi dont il n’exerçait pas encore le pouvoir. Et il remercia du sourire, du geste, de la voix :

 

– Merci, messieurs.

 

Et il se retourna tout d’une pièce : sa gratitude n’oubliait pas celui à qui il était redevable d’un des moments les plus doux de sa morne existence. Il estimait qu’il lui devait bien un remerciement particulier, à celui-là. Et il cherchait Odet de Valvert des yeux.

 

Il était toujours à la même place, près d’une porte. Il ne s’agitait plus. Il tenait les bras croisés sur sa large poitrine. Sur la foule des courtisans dont l’enthousiasme, simulé ou réel, commençait à se calmer, il promenait un regard qui exprimait plutôt la déception que l’admiration. Et il avait aux lèvres un de ces sourires railleurs, un peu dédaigneux, qui rappelaient si bien les sourires de son maître, Pardaillan.

 

Sur son visage expressif, ses impressions, surtout en ce moment où il pensait que nul ne s’occupait du petit personnage qu’il était, se pouvaient lire comme en un livre ouvert. Et force nous est de dire que ces impressions ne paraissaient pas précisément favorables à cette cour, qu’il observait, et où il mettait le pied pour la première fois.

 

Cependant, si absorbé qu’il parût, il vit fort bien que le roi et Pardaillan s’étaient de nouveau tournés vers lui. Et il répondit par un salut profond et respectueux au geste amical que, pour la deuxième fois en quelques minutes, le roi daignait lui adresser.

 

– Il me paraît, fit le roi en se retournant, que notre cour n’a pas eu l’heur de plaire au comte de Valvert.

 

Et naïvement, avec une pointe de dépit :

 

– Que s’attendait-il donc à voir ? Il me semble qu’il est impossible de rêver cour plus brillante que la nôtre.

 

– C’est vrai, Sire, répondit Pardaillan qui nota que le roi se souvenait du nom de Valvert, il est en effet impossible de rêver assemblée plus éblouissante que la cour de France. Et vous pouvez être sûr que, sous ce rapport, le comte de Valvert lui rend pleine et entière justice. Mais le comte est un de ces esprits lucides qui ne se contentent pas d’admirer aveuglément des dehors brillants, mais qui cherchent à voir ce qui se cache sous ces dehors brillants. Et comme il sait voir, ce qui n’est pas donné à tout le monde, croyez-le bien, il arrive souvent qu’il découvre des choses assez laides. La déception du comte ne vient pas des « apparences » de la cour qui ne sauraient être plus étincelantes. Elle vient de ce qu’il a vu derrière ces apparences. Il est de fait, sire, que vous devez savoir mieux que personne quelles laideurs on trouverait ici, si quelque magicien, d’un coup de sa baguette, faisait tomber tous ces masques charmants qui nous entourent.

 

– Ah ! fit le roi, rêveur, je n’avais pas envisagé la chose sous ce jour-là !… Et s’il en est ainsi que vous dites, je comprends la désillusion du comte. Mais, dites-moi, vous paraissez le connaître particulièrement.

 

– Je l’ai élevé en partie. Je me suis efforcé d’en faire un homme. Et je crois avoir réussi. Je le considère comme mon fils.

 

– Je ne m’étonne plus de sa force et de son adresse. Vous avez là un élève qui vous fait honneur, chevalier, complimenta le roi.

 

Et, affectant un air détaché :

 

– Il m’a sauvé la vie. Je ne l’oublie pas. Oh ! j’ai une excellente mémoire.

 

Et lâchant le bras de Pardaillan :

 

– Nous voilà redevenus bons amis, maréchal, dit-il, en s’adressant à Concini.

 

Radieux, Concini se courba. Déjà il préparait son remerciement. Le roi ne lui laissa pas le temps de le placer. Tout de suite, il ajouta :

 

– Si vous tenez à ce qu’il en soit toujours ainsi, n’oubliez pas, je vous prie, que le chevalier de Pardaillan est aussi de mes amis. Et des meilleurs, je ne vous en dis pas plus. Et ce que je vous dis à vous en particulier s’adresse à tous ceux qui seraient tentés de l’oublier.

 

Il avait dit cela très simplement, sans élever la voix, en laissant tomber, comme par hasard, un pâle regard du côté des partisans du maréchal. Il n’en est pas moins vrai qu’ils comprirent tous la menace voilée. Et ils dissimulèrent leur rage impuissante sous des sourires convulsés, tout en courbant la tête.

 

Le roi revint alors à Pardaillan.

 

– Suivez-moi dans mon cabinet, chevalier, lui dit-il, nous serons mieux qu’ici, où trop d’oreilles nous écoutent, trop d’yeux nous épient.

 

– Au contraire, sire, répliqua vivement Pardaillan, je demande comme une faveur que l’audience particulière que le roi veut bien m’accorder ait lieu ici même.

 

– Je n’ai rien à vous refuser, consentit le roi, sans le mettre dans la nécessité d’insister davantage.

 

Mais s’il avait cédé de bonne grâce, sans se faire prier, il était étonné, car la véritable faveur était précisément celle que Pardaillan venait de refuser. Il comprit bien que ce refus ne pouvait être motivé que par des raisons sérieuses. Et il demanda :

 

– Puis-je savoir pourquoi ?

 

Pardaillan, un instant très court, le fouilla du regard, comme s’il hésitait à parler. Et se décidant soudain :

 

– Sire, je suis venu ici comme à la bataille. Je ne veux pas avoir l’air de me dérober devant l’ennemi.

 

Et, à la dérobée, il continuait à observer sa contenance. Il vit ses yeux se dilater et une flamme ardente jaillir de ses prunelles. Ce fut plus rapide qu’un éclair. Et ce fut tout. Sur un ton très naturel, comme s’il n’avait pas compris la gravité des paroles qu’il venait d’entendre, il répondit :

 

– Demeurons donc ici… face à l’ennemi !

 

Et très calme, très maître de lui, il fit un geste impérieux qui écarta tous ceux qui se tenaient autour de lui. Pardaillan souriait d’un air satisfait en songeant : « Allons ! il est brave ! »

 

Les courtisans, déçus dans leur attente curieuse, s’étaient éloignés. Concini, cachant son inquiétude sous des airs souriants et assurés, était revenu se pavaner au milieu du cercle de la reine. Un large cercle s’était formé, au centre duquel le roi et Pardaillan étaient demeurés isolés.

 

Toutes les conversations particulières avaient repris. Personne ne paraissait s’occuper d’eux. En réalité, toutes les oreilles étaient tendues de leur côté, tous les regards, à la dérobée, se braquaient sur eux. Et ils le savaient bien, l’un et l’autre.

 

Ce fut Pardaillan qui parla le premier, quand il se vit seul avec le roi.

 

– Sire, dit-il en s’inclinant, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Vous me voyez confus et émerveillé de l’inoubliable accueil que vous avez bien voulu me faire.

 

– N’étiez-vous pas sûr d’être bien accueilli ?

 

– Pour être franc, oui, Sire : le roi, votre père, m’avait assuré qu’en tout temps et en tout lieu, je pouvais me présenter hardiment devant vous. Le roi Henri, je le sais, ne faisait jamais de vaines promesses. J’étais donc sûr d’être bien reçu. Mais du diable si je m’attendais… Vraiment, sire, c’est trop d’honneur, beaucoup trop d’honneur pour un pauvre gentilhomme comme moi.

 

Le roi posa sur le bras du chevalier sa petite main d’enfant fine et blanche et, avec une gravité soudaine, il prononça :

 

– La veille même du jour où il devait tomber mortellement frappé par le couteau de ce misérable Ravaillac, mon père m’a dit ceci : « Mon fils, si le malheur voulait que vous eussiez à me succéder avant d’avoir atteint l’âge d’homme, c’est-à-dire avant d’être en état de vous défendre vous-même, souvenez-vous du chevalier de Pardaillan dont je vous ai souvent parlé, dont je vous ai conté les exploits qui vous ont émerveillé. Souvenez-vous de Pardaillan, et si jamais il se présente devant vous, en quelque circonstance que ce soit, recevez-le comme vous me recevriez moi-même, écoutez-le comme vous m’écouteriez moi-même, car c’est en mon nom qu’il parlera. » Voilà ce que m’a dit mon père. Et le lendemain il était mort, bassement, lâchement assassiné.

 

Il dut s’arrêter un instant, oppressé par les sombres souvenirs qu’il évoquait. Et il demeura le front baissé, l’œil rêveur. Il s’oublia ainsi un instant très court. Puis reprenant possession de lui-même, il redressa la tête et reprit :

 

– Le lendemain, j’étais roi… et je n’avais pas dix ans. Ce que mon père avait appréhendé le plus pour moi m’arrivait. Ses paroles qui m’avaient fortement frappé la veille me revinrent à l’esprit. Et elles s’y gravèrent si profondément que je ne devais plus les oublier. Si bien que, j’en jurerais, je vous les ai répétées sans y changer un mot. C’est pour vous dire, chevalier, qu’en vous recevant comme je l’ai fait, je n’ai fait qu’exécuter de mon mieux les volontés dernières de mon père qui étaient des ordres sacrés pour moi. C’est pour vous dire aussi que, n’ayant fait jusqu’ici qu’exécuter les ordres de mon père, je ne me tiens pas personnellement pour quitte envers vous. Il faudra que je cherche et il faudra bien que je trouve comment je pourrai vous témoigner ma gratitude.

 

L’accent pénétré avec lequel il disait cela, les regards de naïve admiration qu’il fixait sur lui disaient hautement combien il était sincère. Pardaillan le comprit bien. Et il sourit :

 

– Sire, je pourrais vous dire que vous m’avez grandement témoigné cette gratitude que vous croyez me devoir…

 

– Que je vous dois, rectifia vivement le roi.

 

– Que vous me devez, puisque vous y tenez, continua imperturbablement Pardaillan en haussant légèrement les épaules, en me disant des paroles qui me sont allées droit au cœur. Mais, quoi que vous en ayez dit, moi aussi j’ai été piqué de la tarentule de l’ambition. Et comme je ne sais rien faire à demi, l’ambition qui m’est venue est démesurée. Vous allez en juger, Sire, car, pour vous éviter l’ennui de chercher, je vais, si vous voulez bien le permettre, vous dire ce que vous pouvez faire pour moi, qui me comblerait de joie et d’orgueil.

 

– Parlez, chevalier, s’empressa Louis XIII.

 

– M’accorder un peu de cette royale amitié dont votre illustre père voulait bien m’honorer, déclara gravement Pardaillan en s’inclinant.

 

Et, se redressant, avec un sourire railleur :

 

– Je vous avais bien dit que mon ambition n’a pas de bornes. Avec un sourire malicieux, le roi répliqua :

 

– Vous me demandez là une chose que je ne peux plus vous accorder…

 

– Mordieu, je n’ai jamais eu de chance ! grommela Pardaillan. Mais, lui aussi, il souriait d’un sourire malicieux : il avait compris. Dans un geste charmant de grâce spontanée, le roi lui prit la main qu’il serra affectueusement entre les siennes, et il acheva :

 

– Il y a longtemps, il y a des années, que, sans vous connaître, je vous l’ai donnée toute, cette amitié que vous me demandez aujourd’hui. Il y a longtemps que j’attends qu’il me soit donné de vous le dire et de vous le prouver. Je vous en ai assez dit, je pense, pour que vous compreniez que j’en sais beaucoup plus que je n’en dis sur votre compte.

 

– Diable ! Et que savez-vous, voyons ?

 

– Je sais que, depuis la mort de mon père, vous n’avez cessé de veiller sur moi, de loin. Je sais que, jusqu’à ce jour, je n’ai pas eu d’ami plus sûr, plus dévoué que vous que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vu. Et qui sait si ce n’est pas à vous, à votre inlassable vigilance, que je dois d’être encore vivant ?

 

En disant ces mots avec simplicité, Louis XIII fixait sur Pardaillan deux yeux où celui-ci lisait beaucoup de curiosité, mais pas l’ombre d’une inquiétude.

 

Levant les épaules d’un air détaché, le chevalier, avec son habituelle franchise, expliqua :

 

– Il est vrai, ainsi que vous venez de le dire, que je veille sur vous, de loin. Mais vos jours, à ma connaissance du moins, n’ont jamais été menacés, et je n’ai pas eu à intervenir. Sur ce point, vous ne me devez donc rien, Sire. Pour ce qui est de ce dévouement et de cette amitié dont vous venez de parler, j’avoue, à ma honte, que ce que j’en ai fait, c’est uniquement pour tenir la promesse que j’avais faite au feu roi, votre père. Donc, sur ce point également, vous ne me devez rien.

 

Il fallait être Pardaillan pour oser faire de semblables aveux à un roi, ce roi fût-il un enfant, comme l’était Louis XIII. Il est de fait qu’ils produisirent une fâcheuse impression sur lui. Et Pardaillan, qui l’observait du coin de l’œil, put croire un instant que c’en était déjà fait de cette extraordinaire faveur qui avait été un instant la sienne.

 

Mais ce ne fut qu’un mouvement d’humeur de courte durée. Le roi réfléchit, comprit, se souvint peut-être de certaines paroles de son père, et il retrouva aussitôt cette exceptionnelle bienveillance qu’il n’avait cessé de témoigner au chevalier.

 

– Au fait, dit-il, vous ne me connaissiez pas. Plus tard, quand vous me connaîtrez mieux, j’espère que vous ne refuserez pas de reporter sur le fils un peu de cette précieuse amitié que vous aviez pour le père.

 

– Je n’attendrai pas à plus tard, Sire. C’est dès maintenant que je suis vôtre. C’est dès maintenant que je ferai par amitié pour vous ce que je n’ai fait jusqu’à ce jour que par respect pour la parole donnée. Eh ! mordiable, je vous dois bien cela… Ne serait-ce que pour l’inoubliable accueil dont vous avez bien voulu honorer un pauvre gentilhomme tel que moi.

 

– Chevalier, s’écria le petit roi rayonnant, à mon tour de vous dire : Vous ne me devez rien.

 

Et comme Pardaillan ébauchait un geste de protestation, il ajouta vivement :

 

– Eh ! oui, ce que j’en ai fait, c’était pour obéir aux ordres de mon père que vous représentez à mes yeux.

 

– C’est vrai, sourit Pardaillan, j’oubliais ce détail. N’empêche, Sire, que ce que vous avez fait m’a été droit au cœur.

 

– J’en suis fort aise ! N’empêche que je n’ai rien fait pour vous personnellement et qu’il faut que je fasse quelque chose… quoi que vous en disiez, je vous dois bien cela, à mon tour. Je chercherai. Et il faudra bien que je trouve.

 

Ces paroles, où il répétait intentionnellement plusieurs expressions de son interlocuteur, le roi les prononça en riant. Aussitôt après, il se fit grave pour ajouter :

 

– Vous venez de dire que mes jours n’ont jamais été menacés. Je le crois, puisque vous me le dites. Oh ! je sais que vous ne dites jamais que la vérité, vous, chevalier. Laissons donc le passé pour nous occuper du présent. Puisque vous êtes venu, c’est qu’un danger me menace, n’est-ce pas ?

 

Nous avons dit qu’il s’était fait grave. Mais il ne manifestait aucune inquiétude. Sa voix ne tremblait pas, son regard n’avait rien perdu de sa limpidité. Il paraissait très calme, très maître de lui. Pardaillan, qui ne cessait de l’observer sans en avoir l’air, se dit avec satisfaction :

 

« Allons, décidément il est brave. »

 

Et tout haut, sans le ménager, avec un laconisme voulu :

 

– C’est vrai, dit-il.

 

Le roi ne sourcilla pas. Il continua de montrer le même calme que Pardaillan admirait intérieurement. Il est évident qu’il n’attendait pas une autre réponse. Il n’était pas, il ne pouvait pas être surpris. De même, ainsi qu’il l’avait dit, qu’il avait réglé dans son esprit les détails de la réception qu’il ferait à l’homme qui viendrait le trouver de la part de son père, de même il savait depuis longtemps que cette visite signifierait qu’un danger très grave le menaçait. Il avait eu le temps de se familiariser avec cette idée, assez pour ne laisser paraître aucune émotion. De plus, il avait longuement réfléchi sur ce sujet et, s’attendant à tout, il devait avoir décidé d’avance ce qu’il ferait quand le cas se présenterait. Pardaillan le comprit très bien aux paroles qu’il prononça :

 

– Après tout ce que mon père m’a dit de vous, il est hors de doute pour moi que, si vous êtes sorti de l’ombre où vous vous teniez volontairement, c’est que vous ne pouvez me tirer d’affaire par vos seuls moyens. C’est que je dois vous seconder de mon mieux en me défendant moi-même avec toute la vigueur possible. Ainsi ferai-je, par le Dieu vivant !

 

Il avait mis une force extraordinaire dans ces dernières paroles.

 

– Bravo ! Sire… applaudit Pardaillan. Mettez autant d’énergie à vous défendre que vous venez d’en mettre à signifier votre intention, et je vous réponds que tout ira bien.

 

– Je n’ai pas quinze ans. Il me semble que la vie doit être belle. Je veux en goûter, je veux vivre, monsieur, assura Louis XIII avec la même force.

 

Et reprenant :

 

– Dites-moi donc, chevalier, en quoi je suis menacé. Et dites-moi aussi ce que je dois faire, selon vous, pour conjurer le danger qui me menace, sans contrarier votre action personnelle. Car vous n’êtes pas homme à être venu ici sans savoir ce que vous voulez faire. Et comme je suis sûr que vous ne demeurerez pas inactif de votre côté, j’ai résolu, et ceci depuis longtemps, de m’en remettre entièrement à vous. Je ne saurais mieux faire, au reste, puisque l’ordre de mon père a été de vous obéir en tout, comme je lui obéirais à lui-même, s’il était encore de ce monde.

 

– S’il en est ainsi, rassura Pardaillan, nous avons partie gagnée d’avance, Sire.

 

– Et moi, j’en suis tout à fait sûr, affirma le roi avec un accent de conviction que rien ne paraissait devoir ébranler.

 

Et il répondit avec une force qui prouvait sa confiance absolue :

 

– Si nombreux et si redoutables qu’ils soient, je suis sûr de triompher de mes ennemis, tant que vous serez là pour me guider et me défendre. Parlez, maintenant, monsieur, je vous écoute.

 

Et Pardaillan parla en effet.

 

Nous pensons qu’il est à peine besoin de dire qu’il n’était jamais entré dans sa pensée de dénoncer Fausta. Le lecteur – nous voulons l’espérer – connaît suffisamment notre héros pour savoir qu’il n’était pas homme à s’abaisser à ce rôle abject de délateur. Ce qu’il voulait, c’était mettre le roi sur ses gardes d’abord. Ensuite, l’amener à prendre certaines mesures qui lui paraissaient indispensables à sa sécurité.

 

En conséquence, en quelques phrases brèves, il raconta purement et simplement une partie de la vérité. Il le fit sans entrer dans des détails qui l’eussent gêné, et sans nommer personne. Le roi s’avisa bien de poser quelques questions et de demander précisément ce que Pardaillan avait résolu de ne pas lui donner : des noms. Mais, aux réponses qui lui furent faites, il comprit qu’il ne tirerait de son interlocuteur rien de plus que ce qu’il avait décidé de dire. Et il eut le bon esprit de ne pas insister.

 

Pour ce qui est des mesures que Pardaillan conseilla et que le roi, tenant la promesse qu’il avait faite de s’en remettre entièrement à lui, adopta sans hésiter, nous n’en parlerons pas : on les verra se dérouler avec les événements.

 

IX

OÙ VALVERT TIENT LA PROMESSE QU’IL A FAITE À ROSPIGNAC (suite)


Cette espèce de conseil, qui se tenait, devant toute la cour attentive, fut assez bref. En moins de dix minutes, Pardaillan dit tout ce qu’il avait à dire. Il attendait maintenant que le roi lui donnât congé. Mais le roi, décidément, se plaisait en sa société. Non seulement il ne lui donna pas ce congé, mais encore, après avoir fait signe à ses intimes qu’ils pouvaient approcher, il continua de s’entretenir familièrement avec lui.

 

– Holà ! fit-il tout à coup, que se passe-t-il donc là-bas ?

 

Et il désignait cette porte auprès de laquelle nous avons vu qu’Odet de Valvert se tenait et près de laquelle un brouhaha se produisait en ce moment même.

 

Voici ce qui se passait :

 

Nous avons dit en son temps que Rospignac s’était éclipsé pour aller exécuter un ordre que lui avait glissé Concini. Nous rappelons que ceci se passait avant que Pardaillan se fût présenté lui-même au roi. La faveur toute particulière que le roi avait bien voulu accorder au chevalier avait donné fort à réfléchir au favori. Elle lui avait donné si bien à réfléchir qu’il était parti à son tour, en faisant signe à Louvignac, Roquetaille, Eynaus et Longval – lesquels surveillaient Pardaillan – de le suivre.

 

Disons que, si discrètement que se fût opérée cette sortie, si attentif qu’il parût à son entretien avec le roi, elle n’avait pourtant pas échappé à l’œil sans cesse en éveil du chevalier.

 

Suivi de ses quatre lieutenants, Concini se mit à la recherche de Rospignac. Il le trouva sur le grand escalier, comme il revenait pour rendre compte de sa mission. En effet, sans attendre d’être interrogé, le baron s’empressa de renseigner :

 

– C’est fait, monseigneur : les deux tranche-montagnes ne sortiront pas du palais, ils seront arrêtés avant.

 

– Non pas, corbacco ! protesta vivement Concini, il ne s’agit plus d’arrestation.

 

Et laissant éclater sa rage qu’il avait dissimulée jusque-là :

 

– Je ne sais ce que ce vieil aventurier de Pardaillan a bien pu dire ou faire au roi, mais le fait est qu’il jouit présentement d’une faveur si grande que je crois prudent de renoncer à cette arrestation. Le roi serait capable de les faire remettre en liberté, ce qui fait que nous nous serions donné beaucoup de mal pour rien. Sans compter qu’il pourrait nous en cuire.

 

– Cornes du diable ! sacra Rospignac furieux et déçu, allez-vous donc les laisser aller, monseigneur ?

 

Et, avec un accent de regret indicible :

 

– Nous les tenions si bien.

 

– Rassure-toi, Rospignac, fit Concini avec un sourire livide, je renonce à une arrestation que le roi pourrait annuler d’un mot, mais je n’entends nullement les laisser aller pour cela.

 

– À la bonne heure, monseigneur !

 

– Voici ce que tu vas faire, dit Concini.

 

Et, faisant signe aux quatre lieutenants d’approcher :

 

– Écoutez bien, messieurs : il ne faut rien entreprendre, ici, au Louvre. Dans l’état d’esprit où je vois qu’est le roi, c’est une imprudence qui pourrait nous coûter cher. Il faut donc les laisser sortir. Hors de la maison, ils ne peuvent aller que rue Saint-Honoré ou au quai, selon qu’ils tourneront à gauche ou à droite. Tu vas courir à l’hôtel, qui, heureusement est tout proche. Tu rassembleras tout notre monde. Y compris Stocco et ses hommes. Tu placeras les ordinaires rue Saint-Honoré, de manière qu’on ne puisse pas les voir du Louvre. Vous, messieurs, vous vous mettrez là, à la tête de vos dizaines. Stocco, avec une vingtaine de ses sacripants qu’il aura tôt fait de rassembler, se dissimulera sur le quai. S’ils vont rue Saint-Honoré, Stocco s’ébranlera et les suivra, de manière à les tenir entre deux feux. Il les suivra sans les attaquer. L’attaque ne devra être déclenchée que lorsqu’ils mettront le pied dans la rue Saint-Honoré. Ainsi, nous serons sûrs de les tenir.

 

– Compris, monseigneur, exulta Rospignac, s’ils se dirigent du côté du quai, ce sont mes hommes qui les suivront, et le résultat sera le même.

 

– Il faut tout prévoir, reprit Concini en approuvant de la tête. Vous, Louvignac, et vous, Roquetaille, vous vous tiendrez dans l’antichambre et vous surveillerez la sortie de nos deux gaillards.

 

Et, s’interrompant, d’une voix rude :

 

– Surtout, pas de provocation, pas de dispute, hein !

 

– Cependant, monseigneur, s’ils nous cherchent querelle, eux ?

 

– Vous vous déroberez, trancha Concini d’un ton impérieux. D’ailleurs, vous avez une excuse des plus honorables : on ne se bat pas dans une maison royale.

 

Et reprenant :

 

– Je vous place là pour vous assurer du chemin que suivront ces deux hommes. Vous les suivrez donc, discrètement. Si, par hasard, ils ne sortaient pas par la grande porte, par le chemin qu’ils suivront, vous verrez bien par quelle porte ils comptent sortir. Alors, vous les laisserez aller et vous courrez avertir l’un Rospignac, l’autre Stocco. C’est bien compris, n’est-ce pas ? Allez, messieurs. Rospignac, tu reviendras m’aviser, dès que tes dispositions seront prises, car je veux être là, moi aussi.

 

– Je serai de retour dans quelques minutes.

 

– Ah ! j’oubliais une chose qui a son importance. Il ne s’agit plus de les prendre vivants. Il faut les massacrer sur place et ne les lâcher qu’après s’être assuré qu’ils sont bien morts. Oui, ceci ne fait pas votre compte, mes braves louveteaux. Moi aussi j’enrage, porco Dio ! d’être obligé de me contenter d’une si piètre vengeance ! Mais, que voulez-vous, l’attitude du roi m’inquiète. Et je ne veux pas courir le risque de les voir m’échapper une fois de plus pour avoir voulu être trop gourmand. Donc, messieurs, ne soyez pas plus exigeants que moi. Taillez, piquez, assommez, écrasez, mais tuez sans miséricorde. Allez, maintenant, et ne perdez pas un instant.

 

Là-dessus, Concini les quitta et revint prendre sa place au cercle de la reine.

 

Roquetaille et Louvignac, bâillant d’avance d’ennui, allèrent prendre leur fastidieuse faction dans l’antichambre indiquée par leur maître.

 

Rospignac, suivi de Longval et d’Eynaus, se rua vers le logis de Concini. Il eut vite fait de rassembler ses hommes et d’avertir Stocco. Celui-ci, pour des besognes louches, commandées tantôt par Concini, tantôt par Léonora elle-même, avait toujours sous la main un certain nombre de gens de sac et de corde, qui ne reculaient devant aucune besogne, si terrible ou si vile qu’elle fût, pourvu qu’on y mît le prix. Il eut vite fait, de son côté, de rassembler une vingtaine de ces chenapans avec lesquels il alla se poster sur le quai, près du Petit-Bourbon.

 

Pendant ce temps, Rospignac amenait rue Saint-Honoré la troupe des « ordinaires » au complet : quarante et quelques hommes, en comptant les chefs dizainiers. Guidé par sa haine féroce qui lui faisait penser à tout, il trouva même moyen de réparer un oubli de son maître, oubli qui, cependant, était de nature à faire avorter complètement leur projet d’assassinat.

 

Il se rappela fort à propos, lui, que, presque en face l’entrée du Louvre se trouvait la rue du Petit-Bourbon. Cette rue du Petit-Bourbon aboutissait à la rue des Poulies et, tournant à droite, se poursuivait, sous ce même nom du Petit-Bourbon, jusqu’au quai de l’école. Ce n’est pas tout. Presque en face l’endroit où elle changeait de nom, c’est-à-dire rue des Poulies, s’ouvrait la rue des Fossés-Saint-Germain[3]. Pardaillan et Valvert – puisque c’était eux qu’on visait – pouvaient très bien prendre par cette rue du Petit-Bourbon. S’ils la continuaient jusqu’au quai de l’École ou s’ils prenaient par la rue des Poulies, ils aboutissaient derrière ceux qui les guettaient et assez loin, pour être sûrs de ne pas être vus d’eux. S’ils continuaient par la rue des Fossés-Saint-Germain, c’était bien mieux encore, puisqu’ils pouvaient par là aboutir à la rue Saint-Denis.

 

Rospignac réfléchit à cela. Et il répara l’oubli de Concini, en plaçant à l’entrée de cette petite rue, par où le gibier qu’il chassait pouvait lui échapper, deux de ses hommes chargés de faire un signal convenu, s’il faisait mine de se glisser par là.

 

Ainsi qu’il l’avait dit à son maître, il ne lui fallut pas plus d’une quinzaine de minutes pour dresser une formidable embuscade qui semblait dirigée contre quelque fabuleux géant, et qui, en réalité, ne menaçait que deux hommes. Il est vrai que ces deux hommes étaient Pardaillan et Valvert.

 

Toutes ses dispositions prises, et bien prises, Rospignac, soulevé par une joie terrible, revint au Louvre et reprit le chemin de la salle du Trône, pour rendre compte à son maître, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre. Le hasard voulut qu’il entrât dans cette salle, précisément par cette porte auprès de laquelle Odet de Valvert se tenait accoté, attendant, non sans impatience, que prît fin l’entretien de Pardaillan avec le roi.

 

Valvert était d’une humeur massacrante, parce qu’il n’avait pas pu parvenir à découvrir sa bien-aimée Florence. Il n’était venu au Louvre que dans l’espoir de la voir.

 

L’imagination aidant, cet espoir était même devenu une certitude : oui, ventrebleu, il la verrait, il lui parlerait. S’il avait raisonné un tant soit peu, il aurait facilement compris qu’il avait, au contraire, toutes les chances de ne pas la voir ce jour-là. Il n’était pas besoin d’être un logicien de première force pour comprendre que la reine, ou, à son défaut, les Concini auraient soin de la tenir enfermée pour que nul ne la vît, de même qu’ils prendraient toutes leurs précautions pour que l’on ne découvrît pas sa retraite.

 

Oui, s’il avait raisonné, il aurait compris cela. Sa déception alors eût été moins cruelle. Sa mauvaise humeur moins vive. Mais, allez donc demander à un amoureux de raisonner sainement. Non seulement Valvert n’avait pas raisonné, mais encore il s’était bercé de tout un tas d’espoirs qui ne s’étaient pas réalisés. En sorte que le coup avait été encore plus rude.

 

Par-dessus le marché, en s’en revenant déconfit et furieux, il avait trouvé son vieil ami Pardaillan avec le roi : Pardaillan, le seul de cette nombreuse et étincelante assemblée à qui il pouvait conter sa désillusion et, ne pouvant la voir, parler du moins de la bien-aimée. Sa mauvaise humeur s’était encore accrue de ce contretemps.

 

Cependant il s’était dominé, en se disant que Pardaillan ne resterait pas longtemps avec le roi. Et il avait fait cette petite manifestation que nous avons signalée au moment où elle se produisit. Et il avait attendu, un peu calmé et réconforté par la faveur que le roi lui avait faite en le remerciant. Par malheur, cette espèce d’audience particulière accordée en public s’était prolongée comme on l’a vu. La mauvaise humeur de Valvert était revenue toute. À force de s’ennuyer, de s’énerver, de ruminer cette mauvaise humeur, elle avait fini par devenir de l’exaspération. Une de ces exaspérations furieuses qui éprouvent l’impérieux besoin de se traduire par des gestes violents.

 

C’était à ce moment que Rospignac était entré par cette porte, près de laquelle se tenait notre furieux. Il ne pouvait pas tomber plus mal.

 

Rospignac, qui exultait d’une joie sauvage, passa sans faire attention à Valvert. Mais Valvert le vit, lui. Il oublia sa déconvenue amoureuse, il oublia où il se trouvait, et ceux qui l’entouraient, et le roi, et Pardaillan. Il oublia tout, pour se dire :

 

« Par Dieu, ce coquin arrive fort à propos… Je vais pouvoir calmer mes nerfs sur lui. »

 

Et, sans réfléchir, il se détendit comme un ressort. Deux bonds prodigieux l’amenèrent devant Rospignac à qui il barra le passage et qui dut s’arrêter devant lui.

 

– Holà ! où cours-tu ainsi, Rospignac ? lança Valvert de sa voix claironnante. Ho ! tu parais bien joyeux ! Alors, inutile de chercher, c’est que tu viens de faire quelque mauvais coup, bien bas, bien dégradant ! tel que rougiraient d’en commettre les plus vils malandrins !

 

– Êtes-vous fou ? sursauta Rospignac. On ne se dispute pas ici. Oubliez-vous où vous êtes ?

 

Sans s’en apercevoir, Valvert avait élevé la voix. Ce qui avait attiré l’attention des plus proches. Rospignac, livide de rage, se mordant les lèvres jusqu’au sang pour se contraindre à une apparence de calme, avait, lui, et bien intentionnellement, baissé la voix, espérant ainsi amener son adversaire à en faire autant.

 

Mais Valvert n’y prit pas garde. Et comme Rospignac, voulant à tout prix éviter une querelle en présence du roi, essayait de passer quand même, il abattit sa poigne d’acier sur son épaule et l’immobilisa. En même temps, élevant encore la voix, il cingla :

 

– Je n’oublie rien. C’est toi qui oublies que ce n’est pas ici la place d’un drôle tel que toi. Aussi, je te défends d’aller plus loin. Mieux, je vais te jeter dehors, comme un laquais marron qu’on chasse.

 

Il parlait même si fort que, cette fois, tout le monde l’entendit. Même le roi qui, nous l’avons vu, s’était tourné de ce côté. Et l’attention de tous les assistants se porta aussi de ce côté-là. Il reconnut pareillement Rospignac, qui essayait vainement de s’arracher à l’étreinte puissante qui le paralysait. Il le reconnut et une lueur mauvaise s’alluma dans son regard, qu’il coula aussitôt du côté de Concini.

 

Pardaillan les avait reconnus également tous les deux. Il eut un léger froncement de sourcil. Et en lui-même, voyant tout de suite les suites que pouvait entraîner la folle équipée de Valvert, il se dit :

 

« Il est heureux pour ce maître fou que le roi ait besoin de moi et que je sois là. Sans quoi, je ne donnerais pas une maille de sa peau… Le petit roi n’oserait jamais le soustraire à la vengeance du Florentin. »

 

– N’est-ce pas un des gentilshommes de M. d’Ancre qui se laisse ainsi malmener ? demandait le roi avec une indifférence admirablement simulée.

 

Ses intimes s’étaient rapprochés. Ce fut Luynes qui, avec une joie féroce, répondit :

 

– C’est le chef de ses ordinaires, Sire. Et, ma foi, il fait bien piteuse mine, le beau Rospignac.

 

– Oh ! la tête de M. d’Ancre ! Elle est impayable !

 

– Il est capable d’en attraper la jaunisse !

 

– Si seulement il pouvait en crever !

 

– Nous en serions débarrassés enfin !

 

– Moi, je trouve que ce brave gentilhomme a cent fois raison : la place d’un ruffian, comme ce baron de Rospignac, n’est pas dans une maison royale !

 

– Elle est dans une maison du bord de l’eau !

 

– Il y a beau temps qu’on aurait dû le jeter dehors !

 

– Avec tous ses acolytes !

 

– En commençant par leur maître !

 

Toutes ces réflexions, faites à voix basse, dans l’entourage immédiat du roi, se heurtaient, se croisaient, s’entremêlaient, tombaient, toutes, comme des coups de poignard à l’adresse de Concini et des siens. Chacun voulait placer son mot, et le plaçait, en effet, sentant bien que c’était encore une manière de faire sa cour au roi.

 

De fait, en toute autre circonstance, le roi n’eût pas manqué de faire signe à son capitaine des gardes, lequel eût arrêté net ce scandale inouï, sans précèdent dans les fastes de la royale demeure, en saisissant les deux perturbateurs, en les traînant hors de la salle, pour les enfermer ensuite dans un bon cachot, où ils auraient eu tout le temps de méditer à loisir sur les inconvénients qu’il y a à se chercher noise dans une maison royale et, ce qui était plus grave, ce qui pouvait être mortel, en présence même du roi.

 

Or, le roi ne faisait pas ce signe. Le roi ne bougeait pas, ne disait rien. Preuve que ce scandale ne lui déplaisait pas. Et s’il ne lui déplaisait pas, c’est que celui qui en avait été victime, et dont l’affront sanglant reçu devant la cour assemblée rejaillissait sur son maître, appartenait à Concini. Et tous le comprenaient ainsi ; les amis, comme les ennemis du maréchal, dont la faveur, ce jour-là, recevait décidément de fâcheuses et rudes atteintes.

 

Cependant, le roi qui laissait faire, qui, par ce fait, semblait approuver le forcené qui infligeait une telle humiliation à un des gentilshommes du maréchal, et par contrecoup, au maréchal lui-même, le roi répondait à celui de ses amis qui avait approuvé Valvert. Et voici ce qu’il disait de son même air indifférent, réel ou simulé :

 

– Il n’en est pas moins vrai que voilà une incartade qui va coûter cher à son auteur.

 

Et, comme un mouvement se produisait parmi ses amis :

 

– Sans doute, tout à l’heure, en sa qualité de surintendant du palais, M. d’Ancre va me demander de sévir avec la dernière rigueur contre le coupable. Et, j’en suis bien fâché pour le comte de Valvert qui est un digne gentilhomme, mais qui ne me paraît guère au courant des usages de la cour, il me faudra bien, en bonne justice, lui accorder la punition qu’il demandera.

 

Pardaillan avait entendu. Il laissa tomber sur le roi un coup d’œil plutôt dédaigneux. Et, intervenant avec sa désinvolture accoutumée, de son air froid :

 

– Je dois prévenir le roi que frapper M. de Valvert, pour donner satisfaction à M. d’Ancre, c’est, à proprement parler, me couper le bras droit, à moi.

 

Et, comme le roi gardait un silence embarrassé, se faisant plus froid, il ajouta :

 

– Comment diable voulez-vous que je vous défende, si vous commencez par faire de moi un manchot ? Et comment voulez-vous que nous menions à bien notre besogne, si vous-même tirez sur vos défenseurs ?

 

– S’il en est ainsi, c’est une autre affaire, murmura le roi sans grande conviction.

 

Et, trahissant sa crainte secrète :

 

– M. d’Ancre va jeter les hauts cris.

 

– Bon, fit Pardaillan, en levant les épaules d’un air détaché, quand il sera las de crier, il s’arrêtera.

 

Tout en s’entretenant ainsi, ces divers personnages suivaient avec le plus vif intérêt la scène qui se déroulait entre Valvert et Rospignac. D’ailleurs, cette scène fut extrêmement brève et se termina presque en même temps que finissaient les réflexions que nous venons de rapporter. Et, il est à peine besoin de dire que si elle put se dérouler jusqu’au bout, si personne n’osa intervenir, c’est que la présence du roi et son silence, qui semblait autoriser l’incartade, comme il l’avait qualifiée lui-même, clouaient tout le monde sur place, Concini comme les autres.

 

Rospignac, ayant éprouvé qu’il ne parviendrait pas à faire lâcher prise à la tenaille vivante qui le maintenait implacablement, se tenait tranquille. Et, le masque convulsé, exorbité, écumant, il grondait d’une voix rauque :

 

– Par l’enfer, vous êtes donc enragé ! Lâchez-moi, mille diables ! Nous nous retrouverons où vous voudrez, quand vous voudrez, et comme vous voudrez ! Mais lâchez-moi !…

 

Ses mots tombaient hachés par des hoquets. La honte de l’humiliation subie, la rage de son impuissance l’affolaient, le faisaient bégayer lamentablement. Malgré tout, l’instinct, plus que le raisonnement lui-même, lui faisait baisser la voix pour qu’on ne l’entendît pas supplier.

 

On vit bien qu’il ne parvenait pas à se soustraire à l’étreinte de son adversaire. Et, comme sa force peu commune était connue, on éprouva un instinctif respect pour cet inconnu qui maîtrisait si facilement Rospignac, le fort des forts, qui, jusqu’à ce jour, n’avait pas encore rencontré son maître. On vit bien ses lèvres remuer. Mais, en effet, on n’entendit pas ce qu’il dit.

 

Par malheur pour lui, on entendit à merveille ce que Valvert répondit. Car il le cria assez fort pour être entendu, même des oreilles les plus dures.

 

– Non, je ne te lâcherai pas, Rospignac. Ou plutôt, si, je te lâcherai… après t’avoir administré la correction que je t’ai promise. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : partout où je te rencontrerai, tu referas connaissance avec le bout de ma botte. Chose promise, chose due.

 

Il le saisit des deux mains et commanda :

 

– Tourne-toi, baron.

 

Rospignac n’eut pas la peine de se mouvoir. En même temps qu’il parlait, Valvert le soulevait, le retournait, aussi aisément qu’il eût fait d’une plume. Quand il l’eut retourné, il le harponna solidement au collet et à la ceinture, et du même ton impérieux ordonna :

 

– Marche.

 

Grinçant, écumant, ruant, se tordant comme un ver, réunissant toutes ses forces décuplées par le désespoir, Rospignac essaya de résister. Peine inutile. Valvert le porta à bras tendus jusqu’à la porte. Ce fut l’affaire de quatre ou cinq pas, pas plus. Là, il le reposa sur ses pieds, le lâcha une seconde d’une seule main et, de cette main libre, ouvrit tout grand le battant de la porte. Après quoi, il le reprit des deux mains et recula de quelques pas. Brusquement, il le reposa de nouveau à terre, le poussa d’une bourrade et commanda :

 

– Saute, baron !

 

En même temps, à toute volée, il projetait son pied droit en avant. Le pied, avec une violence inouïe, entra en contact avec le bas des reins du baron. On vit le beau, l’élégant, le terrible baron de Rospignac soulevé par une force irrésistible, filer à travers l’espace comme un fétu emporté par l’ouragan, et s’engouffrer à travers le battant ouvert. On entendit un hurlement de douleur et de rage, suivi du « flouc » sourd d’un corps tombant lourdement sur un tapis. La violence extraordinaire du choc venait de le projeter dans l’antichambre qui se trouvait derrière cette porte. Et il ne reparut pas.

 

Valvert ne le tint pas encore quitte. Il s’approcha de la porte et cria :

 

– Ne t’avise jamais de mettre les pieds dans un endroit où je serai, sans quoi tu subiras le même traitement.

 

Il fit une pause, comme s’il attendait une réponse. Rospignac n’eut garde de répondre ni même d’entendre, pour l’excellente raison qu’il était évanoui : plus de honte et de rage, certes, que de douleur. Ne recevant pas de réponse, Valvert ferma la porte et, comme si de rien n’était, se retourna et jeta un coup d’œil autour de lui, comme s’il voulait juger de l’effet produit par son extraordinaire et, il faut bien le reconnaître, inconvenante algarade.

 

X

OÙ PARDAILLAN INTERVIENT ENCORE


Il était terrible, cet effet.

 

Le roi se taisant, un silence de mort pesait sur cette brillante assemblée qui, en tout, se modelait sur lui. Le roi demeurant immobile, il semblait que quelque magicien facétieux se fût donné le malin plaisir de métamorphoser en statues aux somptueux et éclatants costumes tous ces nobles seigneurs et toutes ces hautes et grandes dames. Enfin, le roi s’étant fait un visage fermé pour dissimuler l’ennui et, disons-le, la crainte que lui causait la discussion qui allait inévitablement suivre avec Concini, toutes ces statues montraient des visages hermétiques : dans l’incertitude où l’on était de l’attitude que prendrait le roi, amis et ennemis de Concini se gardaient bien de laisser lire leurs sentiments intimes sur leurs visages.

 

Seul Pardaillan gardait aux lèvres son sourire narquois, un peu dédaigneux, au fond des prunelles, une lueur comme amusée.

 

Valvert vit tout cela. Ce silence lourd l’angoissa. Cette immobilité générale lui donna le frisson. Tous ces visages de glace lui parurent chargés d’une muette réprobation. Cette espèce d’accès de folie – où peut-être, sans qu’il s’en rendît compte, il y avait de la jalousie – qui s’était abattu sur lui à la vue de Rospignac tomba comme par enchantement. Il comprit alors toute l’énormité de son acte. Ah ! on peut croire qu’il ne triompha pas, qu’il ne chanta pas victoire, qu’il ne se félicita pas en son for intérieur. Je vous réponds que non. Tout au contraire, il se tança lui-même de la belle manière :

 

« Que la fièvre me ronge ! Que la peste m’étouffe ! Quelle mouche venimeuse m’a donc piqué ?… Faire un scandale pareil, au Louvre, devant le roi, devant la reine, devant toute la cour !… Çà, je suis donc devenu fou à lier ? Ou bien ai-je été mordu par quelque chien enragé ?… Que n’a-t-il rongé ma carcasse jusqu’aux os, pour m’apprendre à vivre, ce chien de malheur qui m’a mordu ?… Ne pouvais-je rester tranquille ? Non, il a fallu que je fusse pris de la rage de montrer ma force à tous ces courtisans ! Ah ! bravache, cuistre, brute, triple brute que je suis ! À présent, me voilà bien loti ! Je sens ma tête vaciller sur mes épaules. Eh ! c’est qu’elle ne tient plus qu’à un fil. Et je puis bien faire mon mea culpa. Puissé-je être écartelé vif, je ne l’aurai pas volé !… Et s’il n’y avait que cela, s’il n’y avait que ma tête menacée !… Mais, c’est que me voilà déshonoré ! Je vais passer pour un homme sans éducation, qui n’a jamais su se tenir décemment devant une noble assemblée. Je vais passer pour un manant, un goujat, un… Moi, un Valvert ! Ventrebleu de ventrebleu, foudre et tonnerre, peste et fièvre ! »

 

Son repentir était vif et sincère. Malheureusement, il arrivait un peu tard. Ce fut ce qu’il se dit lui-même, du reste :

 

« Le vin est tiré, il faut le boire. Qu’on prenne ma tête s’il le faut, mais je ne veux pas passer pour un grossier personnage… Il faut que je parle au roi, que je lui explique, que je m’excuse… »

 

On remarquera qu’il aurait pu se retirer, sans que personne s’y fût opposé. Il n’y pensa même pas. C’était pourtant le meilleur moyen de sauver cette tête, qu’il sentait vaciller sur ses épaules. Il était jeune, il aimait, il était aimé, il avait toutes sortes de raisons de tenir à la vie. Pourtant, il n’y pensa pas un seul instant. Il ne pensa qu’à une chose, qui fut sa seule préoccupation : c’est qu’il allait passer pour un homme grossier, sans éducation. Cette crainte fut si puissante qu’elle lui fit oublier que sa vie était menacée. Ce qui prouve, qu’au fond, il n’était encore qu’un grand enfant.

 

Sous le coup de cette crainte, plus forte que tout, il se dirigea vers l’endroit où se tenait le roi, ayant Pardaillan à son côté. Et on s’écarta devant lui, comme on eût fait devant un pestiféré ; on ne savait pas ce que le roi allait décider à son sujet.

 

La mise en marche de Valvert parut rompre le charme, rendre la vie et le mouvement à toutes ces statues.

 

La première voix qui se fit entendre fut celle de la reine, Marie de Médicis. Elle répondait sans doute à une observation murmurée par quelqu’un de son entourage. Elle disait :

 

– Assurément, ce n’est pas là un gentilhomme. C’est un manant grossier, de la plus basse condition, fort comme un taureau, et qui abuse de sa force en brute sauvage. Il faudra savoir par suite de quelle inconcevable méprise, ce crocheteur a pu s’introduire jusqu’ici. Quant au reste, puisqu’il a l’impudente audace de s’approcher du roi, il sera châtié comme il le mérite. Et ce châtiment sera tel qu’il donnera à réfléchir à ceux qui seraient tentés d’imiter des manières qui sont peut-être de mise à la cour des Miracles, mais qu’on ne saurait tolérer à la cour de France.

 

Ces paroles, qui étaient une mise en demeure adressée directement à son fils, ces paroles tombant au milieu du silence furent entendues de tous. Elles cinglèrent Valvert comme un coup de cravache.

 

Concini s’agitait et parlait avec animation à la reine, qui approuvait doucement de la tête. Léonora le soutenait avec cette énergie virile qui la caractérisait. Comme le roi l’appréhendait en son for intérieur, l’incident, fâcheux en soi, prenait des proportions d’un événement considérable.

 

Fausta demeurait impénétrable à son ordinaire et se tenait volontairement à l’écart.

 

Pardaillan disait tout bas au roi qui paraissait très ennuyé :

 

– M. d’Ancre va venir vous mettre en demeure de sévir. N’oubliez pas, sire, que lui abandonner M. de Valvert, c’est m’abandonner moi-même, me livrer pieds et poings liés à la merci de vos ennemis.

 

– Je ne vous abandonnerai pas, monsieur, promit le roi. Et, avec une pointe d’inquiétude :

 

– Mais…

 

Et il n’acheva pas sa pensée. Pardaillan la pénétra facilement, cette pensée. Tous ses amis qui le connaissaient depuis plus longtemps que le chevalier – ce qui ne veut pas dire qu’ils le connaissaient mieux – la devinaient pareillement : il voulait sincèrement ce que voulait Pardaillan. Il le voulait d’autant plus qu’il avait une confiance aveugle en lui, qu’il se savait réellement menacé et qu’il était absolument convaincu que seul il pouvait le sauver. Il comprenait à merveille que son propre intérêt lui commandait de sauver Valvert, dont Concini allait lui demander la tête. Ajoutez à cela que, personnellement, il n’en voulait nullement à Valvert. Au contraire. Au fond, il éprouvait une joie puérile, mais puissante, de l’humiliation qu’il venait d’infliger au favori détesté en la personne d’un de ses gentilshommes : car, qu’on ne s’y trompe pas, le coup de pied que Valvert venait de décocher atteignait plus Concini que Rospignac lui-même. Il n’avait certes pas réfléchi à cela. Il se sentait donc plutôt disposé à le récompenser qu’à le châtier.

 

D’où vient donc qu’il paraissait hésiter à faire une chose qu’il voulait de toutes ses forces ?

 

C’est que Louis XIII, enfant, commençait déjà à montrer cette indécision, cette faiblesse de caractère qu’il devait conserver toute sa vie, et qui devait faire de lui un instrument, pas toujours soumis, entre les mains puissantes d’une volonté implacable comme celle de Richelieu. Il le savait. Il savait que s’il commettait l’imprudence d’entrer en discussion avec Concini, Concini, plus énergique, plus tenace, d’ailleurs fortement appuyé par la reine, qui, elle-même, ferait sonner bien haut son autorité de régente, il finirait par céder, comme, quelques instants plus tôt, il avait reculé au moment où on pouvait croire que la disgrâce du favori était définitive. Voilà pourquoi il appréhendait si fort d’entrer en lutte avec Concini. Il l’appréhendait d’autant plus qu’il sentait bien que Concini, une fois par hasard, serait dans son droit, et qu’en bonne justice, comme il l’avait dit lui-même, sa demande de réprimer, comme il convenait, l’inqualifiable conduite de Valvert serait on ne peut plus légitime.

 

Pardaillan, qui, de son coup d’œil infaillible, avait jugé le roi, se disait en lui-même, assez irrévérencieusement :

 

« Je vois où le bât te blesse. Je vais te tirer cette épine du pied en prenant tout sur moi. J’ai de bonnes épaules, moi, heureusement. »

 

Et, tout haut, ayant trouvé du premier coup la seule solution qui convenait, il proposa :

 

– Le roi veut-il m’autoriser à répondre en son nom à M. d’Ancre ?

 

– Faites, autorisa le roi avec une vivacité qui attestait quel soulagement lui apportait l’offre qu’on lui faisait.

 

Pardaillan eut un imperceptible sourire. Et rivant son œil clair sur le regard du roi, comme s’il voulait lui communiquer un peu de sa force et de sa puissance de volonté :

 

– Je parlerai donc au nom du roi. Et, précisant sa pensée :

 

– Ce qui veut dire que le roi ne pourra me désavouer, sans se désavouer lui-même.

 

– Soyez tranquille, monsieur, je confirmerai tout ce que vous direz pour moi.

 

Ceci était dit avec une énergie qui prouvait qu’on pouvait compter sur lui. Dès l’instant qu’il se sentait abrité derrière une volonté qu’il savait de force à faire plier la volonté de Concini, il retrouvait toute son assurance. Pardaillan sourit, satisfait.

 

À ce moment, Concini d’un côté, Valvert de l’autre entraient dans le cercle du roi. Valvert, encore sous le coup de l’émotion pénible qu’avait produite en lui le jugement peu flatteur, mais qu’il reconnaissait loyalement mérité, émis par la reine sur son compte, Valvert allait prendre la parole, pour essayer de se justifier. Parler devant le roi, sans y être invité par lui, c’était aggraver une faute par une autre faute.

 

Pardaillan devina son intention. D’un coup d’œil d’une éloquence irrésistible, il lui ferma la bouche.

 

D’ailleurs, Concini parlait déjà. Cette faute que Valvert allait commettre, lui d’ordinaire strict observateur de l’étiquette, il la commettait sciemment. Mais il pouvait tout se permettre, lui. Il était très pâle, Concini. Un tremblement nerveux le secouait des pieds à la tête. On voyait qu’il faisait un effort surhumain pour se contraindre au calme. Il y réussissait à peu près. Sa voix était assez ferme, mais son accent italien reparaissait, comme il lui arrivait chaque fois que, sous le coup d’une forte émotion, il oubliait de surveiller son accent :

 

– Sire, oun pareil scandale, oun pareil affront, fait à oun de vos meilleurs serviteurs, ne sauraient demeurer impunis. L’arrestation dou coupable s’impose. Je sollicite humblement de Votre Majesté cet ordre d’arrestation.

 

Concini, par un effort de volonté admirable, avait réussi à formuler sa demande en termes assez respectueux. C’était tout ce qu’il avait pu faire, et le ton était quelque peu comminatoire.

 

De son air froid, Pardaillan répondit pour le roi :

 

– Certes, la conduite de M. le comte de Valvert est répréhensible. Ceci ne saurait être contesté. Cependant, l’arrêter pour cela me paraît un peu excessif. Une parole de blâme tombée de la bouche du roi me paraît une punition largement suffisante.

 

Concini sursauta : il ne s’attendait pas à pareille intervention. Au reste, il comprit à merveille que Pardaillan agissait avec le consentement du roi ; il ne pouvait en être autrement. Il comprit également que s’il se prêtait à la manœuvre, il était battu d’avance ; il savait bien qu’il n’était pas de force à se mesurer avec un adversaire aussi redoutable que Pardaillan. Comme s’il n’avait pas entendu, il continua de s’adresser au roi, et en termes toujours respectueux, mais toujours démentis par le ton qui demeurait impérieux :

 

– Le roi ne voudra pas refuser la légitime demande que lui fait le plus dévoué de ses serviteurs. Et je sollicite, comme une réparation, la mission de procéder moi-même à cette arrestation.

 

Pardaillan, on le sait, n’était pas très patient. La désinvolture de Concini lui fit monter le rouge au front. Il fit rapidement deux pas qui le mirent en face du favori. Et, de son air glacial, du bout des lèvres dédaigneuses :

 

– Monsieur, dit-il, quand j’adresse la parole à quelqu’un, je considère comme une insulte qu’on ne me réponde pas. Et quand on m’insulte, je ne lâche plus mon insulteur. Et figurez-vous que, tout vieux baron que je suis, j’ai la tête encore assez chaude pour commettre la même faute que vient de commettre ce jeune homme, pour oublier que je suis dans une maison royale, devant le roi, et exiger qu’on me rende raison sur-le-champ.

 

Concini frémit. Il avait appris, à ses dépens, à connaître la force exceptionnelle de l’homme qui lui parlait ainsi. Il se vit déjà entre ses mains puissantes – qu’il n’avait qu’à abattre, car il le touchait presque – recevant à son tour une correction dégradante, dans le genre de celle qu’avait reçue Rospignac devant toute la cour. Il sentit l’impérieuse nécessité de filer doux. Il se mordit les lèvres, s’ensanglanta la paume des mains avec les ongles, mais se contraignit à sourire. Et, de l’air le plus poli, avec un étonnement ingénu :

 

– Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser la parole, monsieur ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Excusez-moi, je ne vous avais pas entendu. Et vous me disiez ?

 

– Je vous disais que l’arrestation que vous me demandiez me paraissait une punition excessive, hors de proportion avec la faute commise.

 

– Ce n’est pas mon avis. Il y a eu insulte faite à la majesté royale.

 

– Pardon, pardon, fit Pardaillan d’un air goguenard, vous errez profondément. Il y a eu insulte, il est vrai, et même insulte exceptionnellement grave. Mais cette insulte s’adressait, et j’en appelle à tous ceux qui nous écoutent et qui ont été témoins comme moi, elle s’adressait non pas au roi mais bel et bien à celui qui l’a reçue. Celui-là est à votre service ? Je ne vous en fais pas compliment car c’est un triste sire. Vous prenez fait et cause pour lui, vous prenez votre part de l’affront qui lui a été fait ? C’est d’un bon maître. Ce n’est pas une raison pour déplacer la question, comme vous essayez de le faire.

 

– Et moi, se débattit Concini, je soutiens qu’il y a eu scandale. Scandale dans la maison du roi. Par conséquent, crime de lèse-majesté.

 

– Vous errez de plus en plus, dit froidement Pardaillan. Il y a eu un gentilhomme qui a infligé une correction publique à un autre gentilhomme. Et c’est tout. Chez nous, en France, lorsqu’un gentilhomme a été pareillement déshonoré, il met la rapière au poing, charge, tue ou se fait tuer. Dans l’un comme dans l’autre cas, le sang versé lave l’atteinte faite à son honneur, et il se trouve réhabilité. Je vous assure qu’il n’en est pas un qui ne se croirait déshonoré deux fois en venant implorer du roi l’arrestation de son insulteur. Il paraît que vous ignoriez cela. Vous êtes excusable, parce que vous êtes étranger, et que peut-être chez vous les choses ne se passent pas de la même manière que chez nous. Vous le savez, maintenant. Or, puisque vous vivez chez nous et parmi nous, puisque vous vous sentez atteint par l’insulte qui a été faite à un des vôtres, vous savez ce qu’il vous reste à faire pour venger votre honneur outragé en vous conformant aux usages de chez nous. Je me porte garant que M. de Valvert qui, malgré sa vivacité, est un galant homme, ne refusera pas de vous accorder la réparation par les armes que vous ne manquerez pas, je pense, de lui demander.

 

Ayant dit cela de cet air de pince-sans-rire, qu’il savait si bien prendre dans de certaines circonstances, Pardaillan, comme s’il jugeait que tout était dit, tourna délibérément le dos à Concini, et, au milieu d’un murmure approbateur, revint prendre place à côté du roi.

 

La manœuvre que Pardaillan venait d’accomplir était habile. On était, alors, fort chatouilleux sur le point de l’honneur. En plaçant, comme il venait de le faire, la question uniquement sur ce terrain, il avait rallié à lui la presque unanimité des assistants. La question des violences commises par Valvert, ainsi que son manquement grave à l’étiquette, question sur laquelle Concini avait essayé de se maintenir, disparaissait complètement. On ne voyait plus que le fait brutal – c’est bien le mot : l’insulte mortelle reçue par un gentilhomme. Même les plus chauds partisans de Concini, ignorant ou oubliant les dessous de l’affaire, estimaient que l’arrestation qu’il demandait n’était pas une solution digne d’un gentilhomme, soucieux de venger l’atteinte faite à son honneur. Ils pensaient qu’une insulte pareille ne pouvait se laver que dans le sang. Les murmures approbateurs, qui avaient suivi les paroles du chevalier, disaient hautement que la noble assemblée était de son avis.

 

Concini était trop fin pour ne pas le comprendre. Il vit que la partie était perdue pour lui, et il fut atterré. Néanmoins, il ne se rendit pas encore. Il espéra encore en imposer au petit roi, et tenta un effort désespéré.

 

– Sire, bégaya-t-il, dois-je entendre que vous approuvez les paroles qui viennent d’être prononcées ?

 

Mais le roi tenait le bon bout maintenant. Il le tenait d’autant mieux qu’il était sincère.

 

– Voilà une question au moins étrange, dit-il. Ne suis-je pas le premier gentilhomme du royaume ? Je ne puis, envisager autrement qu’en bon gentilhomme une affaire d’honneur. Or, monsieur, le dernier des gentilshommes de ce pays vous dira qu’il est pleinement de l’avis de M. de Pardaillan. Je m’étonne que vous n’ayez pas encore compris ce que tout le monde ici a saisi du premier coup.

 

Et, comme Pardaillan, il lui tourna le dos.

 

Concini, écumant, recula lentement, courbé en deux. Mais, du même coup d’œil mortel, il assassinait à la fois et le roi et Pardaillan, et Valvert. Quand il fut hors du cercle, il se redressa, essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à son front, et gronda :

 

– Va, misérable intrigant, va, triomphe parce que tu as eu l’infernale adresse de capter la faveur de ce roitelet, incapable d’avoir une volonté à lui ! Mon tour viendra. Tout à l’heure, toi et ton fier-à-bras de compagnon, vous quitterez le Louvre… Alors, je veux fouiller vos poitrines de la pointe de mon poignard, en arracher le cœur et le jeter pantelant aux chiens errants, qui s’en disputeront les morceaux !…

 

Le mouvement qu’avait fait le roi l’avait rapproché de Valvert. Il le vit. Il sentit que, pour sa propre dignité, il devait lui infliger un blâme public… quitte à le féliciter en dessous main. D’ailleurs, il ne se sentait pas encore assez armé contre le favori et il ne voulait pas avoir l’air de l’écraser définitivement en se montrant trop partial. Il prit un front sévère et commanda :

 

– Approchez, monsieur, que je vous tance comme vous le méritez. Valvert s’approcha, se courba respectueusement et se redressant, le visage étincelant de loyauté, en toute sincérité, prononça :

 

– Sire, je reconnais humblement avoir manqué au respect que je dois à mon roi. Je supplie seulement Votre Majesté de croire que ce manquement n’a pas été voulu de ma part. J’ai agi, et je vous en demande bien pardon, sous le coup d’un emportement furieux qui m’a, un instant, privé de ma raison. N’importe, je sais que je suis coupable. Je le sais si bien, qu’au lieu de me retirer, comme j’aurais pu le faire, je viens librement me livrer moi-même à votre rigueur, reconnaissant d’avance que, quel que soit le châtiment qu’il plaira au roi de m’infliger, je l’ai mérité.

 

Ce petit plaidoyer, dont la sincérité était manifeste, produisit la meilleure impression sur l’assistance. Le roi se départit un peu de sa sévérité de commande :

 

– À la bonne heure, dit-il, vous reconnaissez vos torts. C’est d’un loyal gentilhomme. Vous regrettez donc ce que vous avez fait ?

 

– Pardonnez-moi, Sire, répondit simplement Valvert, je ne regrette pas ce que j’ai fait, je regrette seulement de m’être oublié jusqu’à le faire devant le roi.

 

Louis XIII échangea un rapide coup d’œil avec Pardaillan. Puis, son regard alla chercher Concini qui était revenu près de Marie de Médicis, laquelle pinçait les lèvres et montrait un visage réprobateur, qui était un blâme muet à son adresse, et l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres : évidemment la réponse, qu’il avait peut-être intentionnellement provoquée, ne lui déplaisait pas. Il adoucit encore son attitude.

 

– Voilà de la franchise, au moins, dit-il en souriant à demi.

 

Et, redevenant sérieux :

 

– Je sais bien qu’il n’est jamais entré dans votre pensée de manquer au respect que tout bon sujet doit à son roi. N’importe, je devrais vous punir. Mais le souvenir du service signalé que vous m’avez rendu, il n’y a pas bien longtemps, vous couvre encore. Je me souviens que je vous dois la vie, et, pour cette fois-ci, je veux bien oublier. Qu’il n’en soit plus parlé… Mais n’y revenez pas.

 

Et, coupant court, il se tourna vers Pardaillan, qu’il congédia enfin. !

 

– Allez, chevalier, et comptez que j’agirai de tout point comme il a été entendu entre nous. N’oubliez pas qu’à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, vous n’aurez qu’à dire votre nom pour être admis sur-le-champ près de ma personne.

 

Ces paroles, il les prononça à voix assez haute pour que tout le monde les entendît. Il apparut à tous que cette extraordinaire et incompréhensible faveur, dont il honorait le chevalier de Pardaillan, persistait plus solide et plus forte que jamais.

 

Pardaillan n’était pas l’homme des protestations. Il s’inclina, serra la main que lui tendait le roi, et, se redressant, promit simplement :

 

– Comptez sur moi, sire.

 

Louis XIII, dont l’esprit était en éveil depuis son entretien particulier avec lui, remarqua qu’il avait élevé la voix, comme s’il voulait que ses paroles portassent plus loin que celui à qui il les adressait. Il remarqua que, contre son habitude, ce n’était pas celui à qui il parlait qu’il regardait. Il remarqua enfin qu’il y avait comme une flamme de défi dans ce regard, qui ne lui était pas adressé. Il suivit la direction de ce regard.

 

Et il vit qu’il se fixait sur madame l’envoyée extraordinaire du roi d’Espagne : cette duchesse de Sorrientès qui avait produit une si vive impression sur lui, qui lui en avait imposé par ses grands airs de souveraine et à qui il avait fait un si gracieux accueil. Il vit que Fausta, redressée dans une attitude de défi, répondait à ce regard par un regard chargé de menaces mortelles.

 

Il vit cela, et un nuage obscurcit son front pur d’enfant, ternit l’éclat de son regard. Il demeura plongé dans une sombre rêverie, songeant :

 

« Quelle besogne terrible autant que ténébreuse cette femme vient-elle accomplir chez moi ?… Cette femme ? mais c’est l’envoyée de l’ennemi héréditaire, de l’Espagnol maudit qui a tué mon père !… Et j’ai été assez niais pour ne pas comprendre, pour ne pas me défier !… L’Espagnol entre en jeu ? Alors le crime va rôder autour de moi, les poignards vont s’aiguiser dans l’ombre, le poison va se préparer ! C’est ma mort qu’on veut… ma mort et ma couronne ! Ah ! mon père me l’avait bien dit ! Gardons-nous, par le Dieu vivant, gardons-nous bien !… Et dissimulons… dissimulons jusqu’au moment où j’aurai forgé la foudre que je laisserai tomber sur eux !… »

 

Il se secoua, chercha des yeux Pardaillan. Il le vit qui, s’appuyant amicalement au bras de Valvert, s’éloignait lentement, ayant quelque peine à se frayer un chemin à travers la cohue des courtisans qui se pressaient sur son passage, empressés à faire leur cour à cet astre nouveau qui semblait se lever au firmament de la cour.

 

Il détourna son regard, qui alla chercher Vitry, son capitaine. Il lui fit signe d’approcher. Pendant que Vitry obéissait, à l’ordre muet, son regard fureteur se mit en quête de Concini. Concini n’était plus avec sa mère. Il venait de s’éclipser discrètement. Nous n’avons pas besoin de dire où il était allé. Le lecteur devine sans peine qu’il était allé prendre la direction de la formidable embuscade que Rospignac, sur son ordre, avait organisée.

 

Le roi ne parut attacher aucune importance à la disparition de Concini. Tranquillement, il donna, à voix basse, l’ordre pour lequel il avait appelé Vitry près de lui. Et le capitaine des gardes sortit aussitôt pour exécuter cet ordre.

 

Il fallut plus de dix minutes à Pardaillan et à Valvert pour quitter la salle. Cela s’explique par ce fait que Pardaillan s’était cru obligé de répondre à tous les compliments dont on l’accablait. Non pas qu’il crût à la sincérité des protestations qu’on lui faisait : le sourire sceptique qui errait sur ses lèvres disait clairement qu’il n’était pas dupe. Mais, tout simplement, parce qu’il estimait que le premier devoir d’un homme bien élevé est de répondre à une politesse par une autre politesse. Cependant, Valvert, qui le connaissait bien, au pétillement qu’il voyait dans sa prunelle, comprenait qu’il s’amusait comme il ne s’était jamais amusé.

 

Pourtant, ils finirent par arriver à cette porte par où Valvert avait jeté Rospignac dehors. Là, Pardaillan se retourna et jeta un coup d’œil par-dessus les têtes. Comme l’avait fait Louis XIII quelques minutes plus tôt, il cherchait Concini. Et comme le roi, il constata son absence. Et il eut un de ces sourires en lame de couteau, comme il en avait quand il sentait que la bataille était imminente.

 

Dans l’antichambre où ils passèrent, Pardaillan lâcha le bras de Valvert. Et, très sérieux, très froid :

 

– C’est assez s’amuser. Maintenant, il nous faut passer aux choses sérieuses.

 

Valvert crut qu’il faisait allusion à son algarade et qu’il allait lui adresser des reproches, tout au moins le prêcher.

 

– Tout ce que vous pourrez me dire, monsieur, je me le suis déjà dit, fit-il doucement. J’avoue que je n’ai pas réfléchi avant d’agir. J’avoue de même, ce que je me suis bien gardé de dire au roi, que si j’avais réfléchi, j’aurais agi exactement de même, quoi qu’il en dût résulter de fâcheux pour moi. Rappelez-vous, monsieur, que j’avais promis à Rospignac de lui infliger cette correction, n’importe où je le rencontrerais, et fût-ce devant le roi. Je me fusse cru déshonoré à mes propres yeux, en ne tenant pas la promesse que j’avais faite. Je vous le dis, à vous, parce que je sais que vous êtes un homme à comprendre. Et maintenant, permettez, monsieur, que je vous remercie de tout mon cœur. Sans vous, je ne serai probablement sorti du Louvre qu’escorté par les gardes qui m’auraient conduit à la Bastille où dans quelque autre geôle d’où je ne serais plus sorti vivant. C’est une obligation de plus, qui vient s’ajouter à tout ce que je vous dois déjà. Je ne l’oublierai jamais.

 

Pardaillan lui avait laissé dévider son chapelet patiemment. Quand il vit qu’il avait fini, il haussa les épaules et bougonna :

 

– Il s’agit bien de remerciements, ma foi. Il s’agit bien de Rospignac et du coup de pied, qu’il n’avait d’ailleurs pas volé, que vous lui avez magistralement envoyé.

 

– De quoi s’agit-il donc ? s’étonna Valvert.

 

– De Concini, mordiable ! De Concini avec qui nous n’en avons pas encore fini et de Rospignac lui-même, que nous allons retrouver plus enragé que jamais. Et cette fois, il faut reconnaître qu’il aura bien quelque raison de l’être, enragé. Vous imaginez-vous par hasard que tout est dit avec eux ? Si nous sortons du Louvre, ce dont je ne suis pas très sûr, nous allons très certainement trouver sur notre chemin quelque bonne embuscade, comme sait en organiser le Concini, et ce sera miracle si nous nous en tirons. Tenons-nous bien, et ouvrons l’œil, mon jeune ami. Pour ma part, je ne donnerais pas une maille de nos deux peaux réunies.

 

– Nous verrons bien, répondit Valvert en assujettissant le ceinturon d’un geste instinctif.

 

Comme on le voit, Valvert, qui, au reste, ne paraissait pas autrement ému, ne doutait pas un instant de ce que lui disait Pardaillan. Il avait grandement raison d’ailleurs. En ce moment même, Concini, écumant de rage tout autant que Rospignac qui se tenait à son côté, les attendait au coin de la rue Saint-Honoré, à la tête de ses quarante et quelques assassins qui formaient un groupe formidable, terriblement inquiétant, dont les passants s’écartaient avec terreur. Et comme ils ne bougeaient pas d’une semelle, comme avec force jurons, blasphèmes et injures, ils criaient très haut leur intention, sans nommer personne toutefois, il en résulta que la rue, qu’ils encombraient d’ailleurs, se vida comme par enchantement. Et plus d’un boutiquier prudent ferma précipitamment, mit les volets, cadenassa sa porte, se verrouilla chez lui. Ce pendant que Stocco et ses vingt chenapans aux gueules patibulaires, plus effrayants encore que les ordinaires de Concini, qui, eux du moins, gardaient encore des allures de gentilshommes, produisaient la même impression de terreur sur le quai.

 

XI

FLORENCE


Quelques secondes après la sortie de Concini, Marie de Médicis qui paraissait se contenir difficilement, se leva, et d’une voix agitée, dit à Fausta :

 

– Je me retire dans mes appartements, princesse. L’indignation m’étouffe, je suis à bout de forces, et je sens que si je demeurais un instant de plus, j’éclaterais et ferais un esclandre terrible. Je préfère vider les lieux.

 

– La reine me permettra-t-elle d’aller lui faire ma révérence chez elle ? demanda Fausta de son air cérémonieux.

 

– Certainement, cara mia, autorisa Marie de Médicis, j’espère bien que vous ne quitterez pas la maison sans venir vous entretenir un instant avec moi. Nous avons tant de choses à nous dire.

 

– Dès que Sa Majesté m’aura donné mon congé, je passerai chez vous, madame, promit Fausta.

 

Et avec un sourire :

 

– Visite intéressée, je vous en avertis d’avance, madame. J’ai une faveur à solliciter de Votre Majesté.

 

– Je vous répète que je n’ai rien à vous refuser, fit Marie de Médicis. Et, se reprenant :

 

– À condition toutefois que ce que vous me demanderez soit en mon pouvoir. Car, à présent que monsieur mon fils se mêle d’avoir des volontés à lui et de sacrifier ses plus dévoués, ses plus éprouvés serviteurs à je ne sais quels aventuriers inconnus de tous, je ne sais plus jusqu’où peut aller encore mon autorité, ni seulement si j’ai encore une autorité.

 

– Vous êtes toujours régente, madame. Par conséquent, vous détenez toujours le pouvoir et le détiendrez jusqu’à l’an prochain, époque où le roi atteindra sa majorité. Et même alors, le pouvoir vous restera : si, selon les lois humaines, le roi sera proclamé majeur, selon les lois de la nature, il sera encore un enfant que vous pourrez diriger à votre gré. Vous oubliez trop facilement ces choses qui sont essentielles pour vous.

 

– C’est vrai ! Et voici que déjà vous me remettez du baume dans le cœur.

 

– Pour en revenir à la grâce que je veux solliciter de vous, elle dépend uniquement de vous, et le roi ni personne au monde ne pourra vous empêcher de me l’accorder, si tel est votre bon plaisir.

 

– Alors, elle est accordée d’avance. À tout à l’heure, princesse. Et, elle sortit, suivie de Léonora à qui elle avait fait signe.

 

Tant qu’elles furent dans des salles où se tenaient des gentilshommes de service, des gardes, des huissiers, des laquais, la reine garda son allure majestueuse et ce que nous pourrions appeler son « masque de parade ». Derrière elle, Léonora, qui paraissait réfléchir profondément, et derrière Léonora, à distance respectueuse, la troupe froufroutante et pépiante des gracieuses demoiselles d’honneur – qui avaient suivi, naturellement – et parmi lesquelles nous citerons pour mémoire : Antoinette de Rochebaron, Victoire de Cardaillac, Marie de Lavery, Sabine de Coligny, Geneviève d’Urle, Catherine de Loménie.

 

Mais, dès qu’elle se trouva dans un couloir assez sombre et désert, la reine laissa tomber le masque, montra un visage convulsé par la colère. Elle appela Léonora près d’elle et allongea le pas. Et tout de suite, en italien, elle éclata en plaintes, en récriminations et en menaces aussi. Menaces qui s’adressaient aussi bien au roi, son fils, qu’à « ces aventuriers de basse extraction par qui il se laissait sottement gouverner et qui, du train dont ils y allaient, auraient bientôt fait de la balayer, elle et ses amis, si elle n’y mettait bon ordre ». Ce à quoi elle allait s’employer au plus vite, bien entendu.

 

Elle ne pensait plus à cette demande que voulait lui faire Fausta et qu’elle avait accordée d’avance. Elle n’y avait attaché aucune importance.

 

Si elle n’y pensait plus, Léonora y pensait, elle. Nous pouvons même dire qu’elle ne pensait qu’à cela, en écoutant d’une oreille distraite les jérémiades ininterrompues de sa maîtresse, auxquelles, par bonheur, elle n’avait pas à répondre.

 

Elles arrivèrent dans l’appartement de la reine. Elles laissèrent les « filles » comme on disait alors, et s’enfermèrent toutes deux dans le retrait de la reine. La reine se mit à marcher avec agitation et continua de plus belle de gémir et de fulminer.

 

Léonora s’assit dans un coin, mit sa tête entre ses mains, se bouchant ainsi les oreilles, et continua de réfléchir, comme si elle avait été seule et que la reine n’eût pas existé pour elle.

 

Cela dura ainsi quelques minutes. À la fin, Marie de Médicis fut frappée du silence obstiné de sa confidente. Elle s’emporta :

 

– Mais, réponds-moi donc ! Conseille-moi ! Parle, dis quelque chose, au moins ! Comment, il s’agit de la situation et de la vie de ton mari, et tu ne dis rien, tu me laisses me débattre toute seule ! Comment peux-tu demeurer si calme, si indifférente ? Tu me fais bouillir !

 

Léonora redressa lentement la tête, fixa son regard de flamme sur sa maîtresse et, très calme, en effet, comme si elle n’avait pas entendu, n’ayant réellement pas entendu peut-être :

 

– Madame, soupçonnez-vous ce que la signora peut avoir à vous demander ?

 

Cette question traduisait tout haut la préoccupation intense qui la harcelait tout bas depuis que Fausta avait parlé vaguement de cette demande. Marie de Médicis ne le comprit pas. Pas plus qu’elle ne comprit qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse. Elle leva au ciel deux bras désespérés, les laissa retomber d’un air accablé, et avec aigreur :

 

– Tu es extraordinaire, sais-tu !…

 

– Répondez-moi, je vous en prie, fit Léonora patiente et tenace.

 

– Comment, éclata Marie de Médicis, c’est tout ce que trouves à me dire !… Quoi ! nous sommes dans une situation terrible où nous pouvons succomber tous, nous avons à débattre des choses redoutables, d’une importance vitale pour nous, et ton souci, ta préoccupation unique est de savoir ce que Mme Fausta veut me demander !… Mais tu es folle, folle à lier.

 

Sans se départir de son calme, en levant irrévérencieusement les épaules, Léonora répliqua :

 

– Croyez-moi, Maria, de toutes les choses redoutable d’une importance vitale que nous avons à débattre, il n’en est pas de plus redoutable, de plus vitale que cette question qui vous paraît oiseuse et que je vous pose pour la troisième fois : Qu’est-ce que la signora peut bien avoir à vous demander ?

 

Cette fois Marie de Médicis comprit que c’était on ne peut plus grave et que Léonora n’était pas aussi folle qu’elle avait bien voulu le croire. Et puis, Léonora l’avait appelée familièrement « Maria », ce qu’elle ne faisait que dans les circonstances d’une exceptionnelle gravité. Elle sentit l’inquiétude s’insinuer en elle. Et cette fois, elle répondit :

 

– Est-ce que je sais, moi !… Et toi, le sais-tu ?

 

– Je crois que je m’en doute, Maria.

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

– Je crois, vous entendez, Maria, je crois, c’est-à-dire que je ne suis pas sûre, mais cependant il faudra agir comme si nous étions absolument sûres de notre fait.

 

– Pour Dieu, achève et dis-moi ce que tu crois, haleta Marie de Médicis, qui maintenant était pendue à ses lèvres.

 

– Je crois qu’elle veut nous demander de lui donner Florence, acheva enfin Léonora.

 

– Ma fille ! sursauta Marie de Médicis, qui devint très pâle et se sentit frissonner d’épouvante. Et que veut-elle en faire ?

 

– Ceci, je le sais. Et tranquillisez-vous, madame, je vous le dirai quand le moment sera venu.

 

– Tu ne peux pas me le dire tout de suite ?

 

– Non, madame. Mais, je vous le répète, vous saurez tout quand le moment sera venu.

 

Marie de Médicis savait qu’elle ne lui ferait pas dire ce qu’elle avait résolu de taire. Elle n’insista pas.

 

– Mais je ne veux pas lui donner Florence ! s’écria-t-elle. Ce serait me perdre.

 

– Vous ne pouvez pas lui refuser.

 

– Pourquoi ? pourquoi ?

 

– Parce que pour vous, dans votre intérêt, il est indispensable que vous demeuriez au mieux avec elle. Si vous lui refusiez, elle comprendrait que vous connaissez son jeu. Elle brouillerait les cartes et nous échapperait.

 

– Lui donner Florence, jamais ! protesta Marie de Médicis avec toute l’énergie dont elle était capable.

 

– Voulez-vous me laisser faire ? Je me charge, moi, de parer le coup.

 

– Je ne demande que cela ! Je n’ai que toi à qui je puisse me fier, moi !

 

Elle avait pris un ton larmoyant pour dire cela. Elle commençait à s’affoler déjà. Léonora eut un mince sourire de dédain. Néanmoins, elle comprit qu’il était nécessaire de la rassurer.

 

– J’ai commencé par vous dire que je ne suis pas sûre de mon fait. Je puis me tromper.

 

– Oui, mais tu as ajouté que nous devions agir comme si nous étions sûres de ne pas nous tromper.

 

– Et je vous le répète, encore.

 

– Agissons donc… Car jamais, quoi qu’il en doive résulter, je ne lui donnerai Florence… Ni à elle, ni à d’autres… Je ne suis déjà pas tranquille l’ayant sous la main, juge un peu de ce que serait ma vie si elle s’en allait. J’en deviendrais folle. Parle donc, ma bonne Léonora.

 

Et la « bonne Léonora » parla en effet. Ce qu’elle dit fut très bref d’ailleurs : quelques phrases lui suffirent.

 

– Et tu crois que Florence acceptera ? interrogea Marie de Médicis qui ne paraissait pas très convaincue.

 

– J’en réponds, madame, affirma Léonora. Vous ne connaissez pas cette enfant, vous, madame, parce que vous ne la voyez jamais. Moi qui la vois tous les jours, j’ai appris à l’apprécier. C’est une belle nature, madame, et dont vous seriez fière… si vous pouviez l’avouer. Pour cette mère qu’elle ne connaît pas, elle est prête à tous les sacrifices. Et c’est une chose vraiment merveilleuse, qui a fini par me toucher malgré moi, que l’adoration de cette enfant pour une mère qu’en bonne justice elle serait en droit de détester. Je suis sûre qu’elle n’hésitera pas et suivra mes conseils de la meilleure volonté du monde.

 

– Va donc, autorisa Marie de Médicis, et fais vite, car la signora ne peut tarder, et il est essentiel qu’elle ne se doute pas que nous nous sommes entendues d’avance avec cette enfant.

 

– J’y vais, madame, dit Léonora qui se leva et sortit.

 

Elle n’alla pas loin. Au fond d’un étroit couloir intérieur, elle ouvrit une porte et entra. Elle se trouva dans l’antichambre d’un petit appartement : l’appartement auquel ses fonctions lui donnaient droit, qu’elle n’habitait pas et où elle ne couchait que lorsque les nécessités du service l’exigeaient. Meublé avec ce même luxe fabuleux qu’on voyait dans les deux maisons de Concini, ce petit appartement se composait, outre l’antichambre, d’une salle de réception, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette, le tout en enfilade.

 

Dans l’antichambre veillait une femme d’une quarantaine d’années. C’était Marcella, la suivante et la femme de confiance de la maréchale d’Ancre : une Florentine comme elle. Répondant par un sourire à la révérence à la fois respectueuse et familière de Marcella, Léonora passa, traversa la salle de réception et la chambre à coucher, pénétra dans le cabinet de toilette. Là, elle ouvrit une petite porte perdue dans la tapisserie et entra dans une chambre.

 

C’était une pièce de dimensions plutôt petites, qui paraissait très simple, si on songeait aux richesses accumulées dans les pièces qui la précédaient, ce qui n’empêche pas qu’elle était très confortablement meublée. Cette pièce n’avait pas d’autre issue que la porte par où Léonora venait d’entrer. Elle était éclairée par une fenêtre qui n’était pas grillée et donnait sur une petite cour de service intérieure. Au reste, cette fenêtre était située à une telle distance du sol qu’on ne pouvait risquer le saut sans être assuré de venir se rompre les os sur les dalles de la cour.

 

Cette pièce, claire, gaie, perdue au fond de l’appartement de Léonora – perdu lui-même au fond des appartements de la reine –, c’était la prison où la fille de Concini et de Marie de Médicis se tenait volontairement recluse. On conçoit aisément qu’Odet de Valvert n’avait eu garde de la découvrir dans ce lieu si bien caché.

 

Au moment de l’entrée de Léonora, Florence se tenait assise près de cette fenêtre. Dès le premier jour, Léonora lui avait fait quitter ce costume éclatant, quelque peu théâtral, sous lequel les Parisiens s’étaient accoutumés à la voir exerçant son métier de bouquetière des rues. Elle l’avait remplacé par un costume riche, mais très simple et de bon goût, tel qu’en portaient les filles de qualité. Et la Florentine avait pu constater que sous ces nouveaux atours elle avait tout à fait l’air d’une jeune fille de grande maison. Il est de fait qu’il était impossible de voir jeune fille plus adorable, plus idéalement jolie.

 

On se souvient qu’elle était venue là librement, « pour voir ce que sa mère allait faire d’elle », avait-elle dit elle-même. On se souvient également que Concini avait paru s’intéresser à elle, puisqu’il lui avait glissé à l’oreille le conseil de ne jamais révéler qu’elle connaissait le nom de sa mère.

 

Or, depuis qu’elle était au Louvre, elle n’avait pas une fois vu cette mère, qui pourtant vivait si près d’elle.

 

Quant à Concini, il était venu la voir une fois, le premier jour. Il était resté quelques minutes à peine avec elle. Il s’était montré froid, cérémonieux. Il n’avait pas fait la moindre allusion à ce conseil qu’il lui avait donné la veille. Il s’était seulement excusé de sa conduite, protestant que s’il avait connu alors les liens qui l’unissaient à la jeune fille, il n’aurait pas agi comme il l’avait fait. Il était d’ailleurs très sincère, et sa passion était bien étouffée à tout jamais. Il l’avait engagée à faire bon visage à Mme d’Ancre et à se montrer soumise et respectueuse envers elle, qui était disposée à se monter « bonne mère ».

 

Et, sans s’expliquer autrement sur ce mot qui avait fait dresser l’oreille à la jeune fille, il était parti.

 

L’infortunée Florence avait vainement attendu de lui un mot, un geste, un élan qui lui permît de croire que la fibre paternelle s’éveillait en lui. Pourtant, si elle fut déçue, elle n’éprouva aucun chagrin. Et elle l’effara naïvement de constater qu’elle ne trouvait en son cœur qu’indifférence pour ce père qui sortait de chez elle et qui la reconnaissait pour sa fille, tandis que toute sa tendresse allait à cette mère qui ne se montrait pas et qui ne la reconnaîtrait sûrement jamais. Peut-être, sans s’en rendre compte, gardait-elle contre lui un fonds de méfiance, de cette conduite de la veille dont il venait de s’excuser.

 

Si Concini ne fit qu’entrer et sortir, Léonora passa presque toute cette première journée avec elle. Bien qu’elle fût à peu près fixée, elle employa mille ruses plus subtiles les unes que les autres pour arriver à ses fins : savoir si elle connaissait le nom de sa mère. Elle en fut pour ses frais :

 

Florence ne se trahit pas, ne commit pas la plus petite imprudence. Léonora dut y renoncer. Fut-elle convaincue que la jeune fille ne savait rien ? Ce n’est pas bien sûr : elle avait l’œil terriblement clairvoyant, la Galigaï. Une chose dont elle ne douta pas, par exemple, c’est de cette passion filiale qui éclatait dans les paroles, dans les attitudes, dans les gestes et dans les yeux de la jeune fille chaque fois qu’il était question de cette mère dont elle prétendait ignorer le nom. Et cela la rassura plus que tout. Elle fut convaincue, et elle ne se trompait pas, que si Florence savait la vérité, elle se couperait la langue plutôt que de prononcer une parole de nature à compromettre sa mère. Elle en fut si bien convaincue que, dès le deuxième jour, elle déclara :

 

– Ne croyez pas que vous êtes prisonnière ici. Vous êtes libre de circuler, même de quitter le Louvre si cela vous convient. Cependant, si cette affection que vous prétendez avoir pour votre mère inconnue est réelle, je ne saurais trop vous engager à ne pas quitter cet appartement.

 

– Pourquoi, madame ?

 

– Parce que vous tueriez votre mère aussi sûrement que si, de votre propre main, vous lui plongiez un poignard dans le cœur.

 

Ceci était dit sur un ton et avec un air tels que Florence ne douta pas un instant de sa parole. Et frissonnante d’épouvante, sans hésiter, elle promit :

 

– Je ne bougerai pas de cette chambre.

 

– N’exagérons rien, dit Léonora avec un sourire livide, vous pouvez aller et venir à votre aise dans cet appartement qui est le mien.

 

– Je préfère ne pas quitter cette pièce, ce sera plus prudent, répéta la jeune fille.

 

– Ce sera comme vous voudrez, dit Léonora, cachant sa satisfaction sous un air d’indifférence admirablement joué.

 

Elle était sûre que la jeune fille tiendrait parole : elle l’avait bien jugée. Cependant, toujours prudente, elle ne s’en rapporta pas entièrement à elle. Et elle organisa autour d’elle une surveillance discrète, mais très étroite. Cette surveillance s’exerça avec tant d’adresse que Florence ne la soupçonna même pas. Elle tint parole, d’ailleurs, et ne bougea pas de cette pièce, où elle-même s’était confinée. Elle put croire que sa réclusion était bien volontaire et qu’il ne tiendrait qu’à elle de la faire cesser quand il lui plairait. En réalité, elle était bel et bien prisonnière, et si elle avait essayé de sortir, elle se serait aperçue qu’il lui était impossible de quitter cet appartement. Mais elle n’éprouva pas un instant la tentation de le faire.

 

Avait-elle oublié son fiancé, Valvert ?

 

Non. Elle pensait constamment à lui. Mais elle ne voulait rien tenter pour se rapprocher de lui. Et même elle était bien décidée à le fuir si, par extraordinaire, il parvenait à la découvrir et à s’approcher d’elle. Cette résolution paraîtra peut-être étrange, incompréhensible. Elle s’explique pourtant, et voici comment :

 

Florence, malgré le calme qu’elle montrait, savait très bien qu’elle n’était pas en sûreté près de ce père et de cette mère qui l’avaient condamnée dès sa naissance. Elle savait que sa vie était menacée et ne tenait qu’à un fil. Elle le savait, elle l’avait compris dès l’instant où sa mère, qu’elle venait de retrouver, lui avait donné l’ordre de la suivre. Sachant cela, elle l’avait suivie, malgré l’opposition de son fiancé qui, si on s’en souvient, avait voulu l’empêcher de commettre cette folie. Car Valvert, aussi bien et mieux qu’elle peut-être, savait à quoi elle s’exposait en se livrant à la merci d’une mère monstrueusement égoïste, qui se dressait devant elle en ennemie mortelle parce qu’elle ne voyait en sa fille, miraculeusement sauvée, que la preuve vivante de son déshonneur.

 

La sachant en péril, il était certain que si Valvert parvenait à la découvrir, il l’arracherait, au besoin malgré elle, aux griffes qui la tenaient et s’apprêtaient à la lacérer. Et cela, elle ne le voulait pas. Fût-ce en la payant de sa vie, elle voulait satisfaire cette curiosité maladive qui lui avait fait dire qu’elle voulait voir « ce que sa mère allait faire d’elle ». Paroles qui, en réalité, signifiaient qu’elle voulait voir si sa mère aurait le triste, l’affreux courage de condamner à nouveau sa fille qu’une manière de miracle avait sauvée autrefois.

 

Par suite de quelle aberration cette enfant, qui avait toutes sortes de raisons de tenir à la vie, s’obstinait-elle dans ce qui peut être considéré comme une manière de suicide ? Ceci, nous avouons humblement que nous ne nous chargeons pas de l’expliquer. Pas plus que nous ne tenterons d’expliquer ce sentiment d’adoration qu’elle éprouvait pour cette mère qu’elle eût été en droit de détester, comme l’avait dit un peu rudement Léonora à Marie de Médicis. Certaines natures d’élite ont ainsi des idées et des sentiments qui déconcertent et échappent à toute analyse.

 

Cependant, il nous faut dire que ce sentiment, si fort qu’il allait jusqu’à lui faire accepter le sacrifice de sa vie, était très pur, exempt de toute arrière-pensée intéressée. Florence comprenait à merveille que sa mère ne pouvait pas la reconnaître, comme le faisait son père : la reine de France ne pouvait pas proclamer elle-même son déshonneur. Elle savait que sa mère, esclave du rang suprême qui était le sien, ne l’appellerait jamais « sa fille », même en l’absence de tout témoin et dans le plus profond mystère. Elle le savait, et elle l’acceptait avec résignation. Son ambition n’allait pas si loin. Ce qu’elle désirait ardemment, c’était obtenir un mot, un regard, un geste qui lui indiquât que tout sentiment maternel n’était pas complètement étouffé chez la reine et que si elle n’était qu’une modeste bourgeoise ou une humble femme du peuple, libre d’agir à sa guise et n’ayant rien, ni personne à ménager, elle n’hésiterait pas à lui ouvrir ses bras.

 

C’était là tout ce qu’elle espérait. Et c’était pour s’accorder cette satisfaction infime, purement sentimentale mais respectable et touchante en somme, qu’elle avait risqué sa tête et faisait de bonne grâce le dur sacrifice d’une liberté qui devait lui être chère plus qu’à toute autre, habituée qu’elle était à vivre au grand air et dans une indépendance absolue.

 

Et les jours s’étaient écoulés, mornes et terriblement longs, sans lui apporter la réalisation de ce désir pour lequel elle s’immolait elle-même. Pas une fois elle n’avait vu sa mère qui n’était pas venue la voir, qui ne l’avait pas fait appeler, qui semblait l’avoir décidément abandonnée aux mains de la maréchale d’Ancre.

 

Par contre, nous l’avons dit, Léonora venait la voir tous les jours et passait parfois de longs moments avec elle. À la suite de ces entrevues quotidiennes, une sorte d’intimité avait fini par s’établir entre ces deux femmes qui ne sympathisaient pas et ne pouvaient pas sympathiser : Florence avait trop de bonnes raisons de se méfier de Léonora, et de plus elle comprenait bien qu’elle ne pouvait inspirer aucune affection à l’épouse de l’homme dont elle était la fille naturelle. La douceur avec laquelle Léonora l’avait traitée ne l’avait pas touchée d’abord. Elle n’était pas dupe et se rendait très bien compte que cette douceur était feinte et n’avait d’autre but que de lui arracher son secret. Mais, soit calcul, soit habitude déjà prise, Léonora avait persisté dans cette douceur, même après avoir constaté qu’elle ne parviendrait pas à lui arracher ce secret, et y avoir renoncé. Et la jeune fille était trop généreuse pour ne pas lui savoir gré de n’avoir pas modifié son attitude bienveillante, après cet échec.

 

Pour ce qui est de Léonora, elle haïssait déjà la jeune fille lorsqu’elle ne voyait en elle qu’une rivale. Elle avait continué de la haïr lorsqu’elle avait appris qu’elle était la fille de Concini. Cette haine, qui provenait d’une jalousie rétrospective, ne pouvait pas être aussi forte que la précédente. Malheureusement, sur cette haine, qui aurait pu assez facilement s’atténuer, était venue se greffer la crainte. Florence, fille de Concini, était, pour sa sécurité, une menace plus redoutable encore que Brin de Muguet, petite bouquetière des rues, dont Concini s’était ou se croyait épris. Et quand il s’agissait de la sécurité de Concini, Léonora se montrait plus froidement, plus terriblement implacable que si elle avait été poussée par la haine la plus féroce.

 

Par bonheur pour la jeune fille, Léonora avait rapidement acquis la certitude absolue que jamais aucune mesure ne viendrait d’elle. Au contraire, elle était prête à se sacrifier pour sa mère, à la seconder de toutes ses forces pour détourner d’elle les coups de ses ennemis. Du coup disparaissaient en même temps et la menace suspendue sur la reine, et celle qui pesait sur Concini, dont la fortune dépendait uniquement de sa maîtresse et qui devait tomber et se casser les reins, si elle tombait, ou si elle l’abandonnait.

 

Florence cessant d’être dangereuse par elle-même, Léonora, qu’on aurait tort de voir accomplissant le mal pour le seul plaisir de faire le mal, n’avait plus de raison de s’acharner après elle et de la poursuivre de sa haine. Elle lui était donc devenue indifférente. Puis elle avait subi malgré elle le charme puissant qui émanait de la jeune fille ; elle avait, ainsi qu’elle l’avait dit à Marie de Médicis, été touchée par la noblesse de ce sentiment qui faisait que l’enfant oubliait volontairement les torts de la mère pour ne se souvenir que d’une chose : c’est qu’elle était, malgré tout, la mère.

 

Et Léonora, malgré elle, en était venue non pas à aimer (jamais elle ne pourrait l’aimer) la fille de Concini, mais à éprouver pour elle une certaine bienveillance qui n’allait pas sans un certain respect. Non seulement elle n’aurait pas voulu lui faire du mal, mais encore elle se sentait disposée à lui être utile ou agréable. À condition, bien entendu, que cette bienveillance ne porterait tort en rien à son bien-aimé Concini.

 

En voyant paraître la marquise d’Ancre, Florence se leva et lui avança un fauteuil. Du geste, Léonora refusa de s’asseoir et, sans plus tarder, aborda le sujet qui l’amenait.

 

– Mon enfant, dit-elle, dans un instant, la duchesse de Sorrientès, qui, paraît-il, s’intéresse particulièrement à vous, va venir demander à la reine la permission de vous emmener avec elle. Elle veut, à ce qu’elle dit, vous avoir chez elle, au nombre de ses filles d’honneur, et se charge de votre établissement.

 

– Du temps très proche encore, où j’exerçais mon métier de bouquetière des rues et où j’allais porter des fleurs chez elle, Mme la duchesse de Sorrientès avait bien voulu me marquer une grande bienveillance. Je ne pensais pas, pourtant, qu’elle s’intéresserait à moi au point que vous dites, madame, répondît Florence, sans que rien dans sa physionomie indiquât si l’intérêt que lui portait la duchesse lui était agréable ou non.

 

– La duchesse, reprit Léonora, s’intéresse énormément à vous. Ne croyez pas cependant que ce soit par affection pour vous. La vérité est que la duchesse sait qui vous êtes. La vérité est qu’elle est l’ennemie mortelle et la plus acharnée de votre mère.

 

– Pourquoi, si elle déteste ma mère, veut-elle me prendre chez elle ?

 

– Ne le devinez-vous pas ? Pour vous avoir sous la main et se servir de vous pour perdre votre mère.

 

– Madame, dit Florence avec un accent d’indicible mélancolie, dès le premier jour, j’ai compris que ma naissance n’était pas régulière et que, chose affreuse et qui me déchire le cœur, le fait que je suis vivante, à lui seul, constitue une menace mortelle pour celle qui m’a donné le jour. Aussi, lorsque, après m’avoir conduite ici, vous m’avez conseillé de ne pas sortir de cet appartement si je ne voulais pas être cause d’un grand malheur qui frapperait ma mère, je vous ai prise à demi-mot. Et, sans hésiter, je vous ai engagé ma parole de ne pas bouger de cette pièce.

 

– Parole que vous avez scrupuleusement tenue, je le reconnais volontiers. Mais, où voulez-vous en venir ?

 

– À vous dire que ni Mme de Sorrientès, ni personne au monde ne me fera dire ou faire quoi que ce soit qui puisse nuire à ma mère.

 

– La force avec laquelle vous parlez prouve votre sincérité, sourit Léonora. Mais vous vous abusez étrangement si vous croyez que Mme de Sorrientès agira au grand jour. C’est tortueusement et dans l’ombre qu’elle poursuivra ses détestables menées que vous ignorerez, comme de juste, et que vous couvrirez inconsciemment par votre seule présence près d’elle. N’est-ce pas ainsi, tortueusement et de longue main, qu’elle s’est efforcée de vous attirer à elle et de capter votre confiance ?

 

– Vous croyez, madame, qu’elle savait qui j’étais dès ce moment-là ?

 

– N’en doutez pas, assura Léonora avec la force de la sincérité. Et reprenant :

 

– Voyez comme elle agit encore maintenant. À la prière de M. d’Ancre, la reine a bien voulu s’intéresser à vous. Cet intérêt s’est borné à vous inviter, assez sèchement, à la suivre au Louvre. C’est tout. Depuis lors, cet intérêt ne s’est plus manifesté. Elle vous a totalement oubliée. Et cela se conçoit : elle a tant de soucis en tête. Vous êtes donc ici chez moi, sous ma garde, sous ma protection, à moi. Mme de Sorrientès le sait très bien et que c’est à moi, à moi seule, qu’elle aurait dû demander si je voulais vous donner à elle. Elle s’est bien gardé de le faire, sachant que je refuserais, moi, par amitié pour votre mère. Elle s’est adressée à la reine pour me faire forcer la main.

 

– Et vous croyez que la reine accordera ce que vous auriez refusé ?

 

– Eh ! ma pauvre enfant, qu’est-ce que vous voulez que cela fasse à la reine que vous demeuriez avec moi ou avec Mme de Sorrientès ? Elle va donc vous donner à elle. Et moi je serai contrainte de m’incliner devant sa décision, qui sera un ordre pour moi. Et votre mère sera perdue, irrémissiblement perdue.

 

– Cependant, madame, insinua Florence effrayée, si je refuse de la suivre ? La reine, il me semble, ne pourra m’y contraindre.

 

– Assurément non, dit Léonora qui sourit en voyant qu’elle venait d’elle-même là où elle avait voulu l’amener. Mme de Sorrientès elle-même, si vous refusez de la suivre, se verra forcée de s’incliner devant votre volonté nettement exprimée. J’ai voulu vous prévenir. C’est fait. À vous de décider si vous voulez perdre votre mère en suivant Mme de Sorrientès ou la sauver en restant chez moi.

 

– Mon choix est tout fait, madame, et je demanderai à rester avec vous, puisque vous voulez bien le permettre.

 

– En ce cas, tenez-vous prête. On viendra vous chercher dans un instant.

 

Et Léonora ayant obtenu ce qu’elle voulait, se dirigea aussitôt vers la porte qu’elle ouvrit. Avant de franchir le seuil, elle se retourna, et avec une indifférence apparente :

 

– N’oubliez pas que s’il vous plaît de changer d’avis, vous êtes entièrement libre.

 

En disant cela de son air le plus détaché, elle la fouillait de son œil de feu. Florence, qui n’avait pas été dupe de sa manœuvre, comprit qu’elle désirait emporter une assurance formelle de sa décision. Elle la rassura :

 

– À moins qu’on ne m’y contraigne par la force, je ne suivrai pas Mme de Sorrientès, dit-elle avec toute l’énergie dont elle était capable.

 

Léonora sourit : elle était sûre, maintenant, qu’elle pouvait compter sur elle. Elle lui fit un signe de tête bienveillant et sortit.

 

Seule, Florence resta debout, les bras appuyés au dossier du fauteuil. Et, l’œil perdu dans le vague, elle demeura un long moment rêveuse, réfléchissant profondément. Elle repassait dans son esprit le bref entretien qu’elle venait d’avoir avec Léonora. Et elle n’eut pas de peine à rétablir la vérité.

 

« C’est ma mère qui me l’a envoyée, c’est certain », songeait-elle.

 

Et avec un soupir :

 

« Pauvre mère, que de mal elle se donne et à quelles ruses compliquées, et pourtant si transparentes pour moi, elle se voit contrainte de recourir pour me cacher une chose que je sais si bien ! Que ne se confie-t-elle à moi ! Comme j’aurais vite fait de la tranquilliser !… Mais elle ne peut parler, elle ne peut se confier à moi qu’elle ne connaît pas, hélas ! Elle est reine… et c’est de là que vient tout le mal ! Que n’est-elle une bonne petite bourgeoise !… Mais elle est reine !… Elle est reine et la voilà menacée, à cause de moi, dans son honneur ! Il est certain qu’il vaudrait mieux pour elle que je fusse morte ! Oui, ma mort seule pourrait la délivrer des inexprimables angoisses dans lesquelles elle se débat. Et pourtant elle ne m’a pas condamnée. Et tout, dans sa conduite, me prouve qu’elle s’efforce de me sauver. Pourquoi agit-elle ainsi, si ce n’est parce que, au fond, tout au fond de son cœur, elle garde un peu de tendresse pour l’enfant qu’elle a dû abandonner autrefois et qu’elle ne pourra jamais reconnaître… parce qu’elle est reine. Ah ! ce n’est pas cette reconnaissance que j’attends d’elle. Tout ce que j’attends d’elle, c’est qu’elle me dise un jour, fût-ce d’une manière détournée, qu’elle me garde une petite place dans son cœur. Et je commence à croire maintenant que ce jour bienheureux luira tôt ou tard pour moi. »

 

Pendant qu’elle s’illusionnait ainsi, Léonora revenait près de Marie de Médicis et, voyant sa mine inquiète, se hâtait de la rassurer :

 

– Je vous l’avais bien dit. Elle est venue d’elle-même au-devant de mes désirs : elle est très intelligente et saisit tout à demi-mot. Elle refusera de suivre la signora, soyez sans inquiétude, madame.

 

– Ah ! Léonora, toutes ces secousses finiront par me tuer, gémit Marie de Médicis.

 

– Il faut réagir, gronda Léonora avec une certaine rudesse, vous vous laissez trop aller. Et que devrais-je dire, moi ! Voici Concini en pleine disgrâce. Aujourd’hui, le roi n’a pas trouvé assez d’affronts à lui infliger en public. Notre situation est sinon perdue, du moins fortement compromise. Et cependant, vous le voyez, j’oublie nos affaires pour m’occuper avant tout des vôtres. Et je ne me plains pas. Surtout, je ne perds pas la tête, comme vous le faites.

 

– Tout le monde n’a pas ton énergie virile.

 

– Vous pouviez tomber sur une intrigante qui, par intérêt, n’aurait pas hésité à se tourner contre vous, à se prêter complaisamment à toutes les combinaisons louches de vos ennemis et à se faire leur complice. Au lieu de cela, vous avez cette chance inespérée de tomber sur une nature noble et généreuse, qui se prête docilement à tout ce que nous voulons, qui s’immole elle-même pour ne songer qu’à vous. Vous devriez vous sentir rassurée, remercier Dieu de cette grâce qu’il vous accorde dans votre malheur. Et vous vous plaignez. Vous n’êtes pas juste.

 

– Tu diras ce que tu voudras, mais, pour moi, une seule chose pourrait me rendre la tranquillité que j’ai perdue : c’est si cette petite venait… à… disparaître.

 

« C’est donc là qu’elle voulait en venir », songea Léonora. Et tout haut, froidement :

 

– Si vous l’ordonnez, madame, le marchand d’herbes du pont au Change trouvera bien à nous donner quelque drogue qui vous en débarrassera à la douce.

 

– Ainsi, tu m’approuves ? demanda Marie de Médicis avec une vivacité qui attestait qu’elle n’attendait que cette approbation pour agir.

 

– Non, madame, je ne vous approuve pas, répondit Léonora avec le même calme sinistre. Je pense, au contraire, que vous ne pourriez pas commettre de faute plus grave et qui pourrait avoir des conséquences plus fatales pour vous que celle-là.

 

– Pourquoi ? demanda Marie de Médicis sans cacher son dépit.

 

– Parce que, expliqua Léonora, cette mort servira de prétexte à vos ennemis pour déchaîner le scandale. Parce qu’ils l’exploiteront de toutes les manières et qu’elle leur servira de preuve pour appuyer leurs accusations. Preuve morale, direz-vous ? D’accord, mais, convenez-en, cette preuve morale sera étrangement troublante. Non, madame, croyez-moi, il est trop tard maintenant pour recourir à ce moyen extrême. Vous vous perdriez infailliblement, au lieu de vous sauver. Non, ce n’est plus la violence qu’il faut employer, c’est la ruse. D’ailleurs, la besogne vous sera facilitée par votre fille qui nous aidera de toutes ses forces, comme elle va nous aider tout à l’heure. J’ai longuement réfléchi à cette affaire. Il m’est venu une idée, encore trop vague pour que je puisse vous l’expliquer. Je vais la mûrir, cette idée et, quand elle sera à point, je vous la soumettrai. Si je ne me trompe, je crois que c’est cela qui arrangera tout. Jusque-là, tenez-vous en au rôle que vous avez adopté ! C’est ce que vous avez de mieux à faire.

 

– Je suivrai donc ton conseil, se résigna Marie de Médicis. Peut-être allait-elle reprendre ses lamentations, mais à ce moment Fausta fut introduite dans le retrait.

 

Pardaillan ne s’était pas trompé quand il avait dit à Valvert qu’elle était femme à échafauder rapidement une autre combinaison pour parer à la défection du duc d’Angoulême. Cette défection, qu’elle connaissait maintenant (et Pardaillan en était sûr, pour la bonne raison que c’était lui qui l’avait fait aviser), avait été un coup des plus rudes pour elle. Cependant, elle s’était remise, et on voit qu’elle ne renonçait pas à la lutte. Avait-elle mis sur pied une autre machination ? C’est probable. Peut-être aussi s’obstinait-elle par orgueil, parce que son principal adversaire – le seul qui comptait à ses yeux – était Pardaillan et qu’elle ne voulait pas avoir l’air de fuir devant lui.

 

Quoi qu’il en soit, elle était là, en présence de Marie de Médicis, prête à la lutte : lutte de femmes, toute de ruses et de perfidies, dissimulée sous des sourires et des caresses, qui n’en était pas moins féroce, acharnée. Et quand nous disons qu’elle était prête à la lutte, nous entendons à la lutte contre Léonora. Car il y avait beau temps qu’elle avait mesuré la valeur morale de Marie de Médicis, et elle savait que le seul adversaire vraiment redoutable qu’elle allait avoir à combattre, c’était la dame d’atour et non pas la reine.

 

Marie de Médicis pouvait être d’une intelligence médiocre, cela ne l’empêchait pas d’être une comédienne remarquable, digne en tous points de donner la réplique à ces deux autres comédiennes incomparables qu’étaient Fausta et Léonora. Elle le fit bien voir en cette circonstance. Comme si elle ne l’avait pas vue, depuis quinze jours, elle accueillit Fausta, qu’elle avait quittée il n’y avait pas une demi-heure, avec toutes les marques de l’amitié la plus vive, l’accabla de caresses et de protestations qui paraissaient très sincères. Et tout de suite, elle se mit à parler du roi et de son attitude inqualifiable vis-à-vis de ce pauvre maréchal d’Ancre, coupable seulement de se montrer serviteur trop dévoué.

 

Fausta qui, sans en avoir l’air, l’observait de son œil profond, la vit très animée sur ce sujet qui lui tenait particulièrement à cœur, et pour cause. Mais elle eut beau fouiller ses regards, ses attitudes, jusqu’à ses moindres inflexions de voix, elle ne découvrit rien en elle qui indiquât qu’elle se méfiait, qu’elle se tenait sur ses gardes. Rien qui fût de nature à lui révéler qu’elle était devenue suspecte, que sa faveur était en baisse, et que cette fougueuse amitié qu’elle lui avait témoignée jusqu’à ce jour avait reçu une atteinte, si minime qu’elle fût. Elle fut certaine qu’elle n’avait pas été devinée.

 

Rassurée sur ce point d’une importance capitale à ses yeux, elle lui donna complaisamment la réplique, la réconforta, l’encouragea, lui prodigua les conseils et les protestations d’amitié et de dévouement. La visite se prolongea d’une manière inusitée. Fausta, qui avait le temps, ne se pressait pas d’aborder le sujet qui l’amenait et qui seul l’intéressait. La reine ne paraissait pas s’apercevoir que le temps passait. Son plaisir paraissait évident et elle s’y abandonnait avec sa fougue ordinaire. Et ce fut elle qui, aussi habile que Fausta, aborda la question qui leur tenait tant à cœur à toutes deux.

 

– Ne m’avez-vous pas dit, princesse, que vous aviez quelque chose à me demander ? fit-elle de son air le plus bienveillant.

 

– Quelque chose que vous vous êtes engagée d’avance à m’accorder, oui, madame, sourit Fausta.

 

– À condition que ce soit en mon pouvoir, rectifia la reine en riant.

 

– Vous me l’avez déjà dit, madame, et je vous ai répondu que la chose dépendait uniquement de vous, répliqua Fausta toujours souriante.

 

– Alors, je ne me dédis pas.

 

– Au reste, c’est une chose qui n’a pas la moindre importance, qui ne souffre aucune difficulté.

 

– Tant pis, tant pis. J’eusse voulu avoir quelques obstacles à surmonter pour vous témoigner mon amitié. De quoi s’agit-il, cara mia ?

 

– Je me suis laissé dire, madame, que vous avez accueilli près de vous une jeune fille, petite boutiquière des rues.

 

En parlant, Fausta observait attentivement et la reine et Léonora. Surtout Léonora qui, jusque là, n’avait pris part à la conversation que lorsqu’elle avait été directement prise à partie. Ni l’une ni l’autre ne broncha. Elles n’eurent pas un geste, pas le moindre coup d’œil d’entente. La reine continua de soutenir avec la même sérénité le regard de flamme de Fausta. Elle continua de sourire de son sourire bienveillant.

 

– Une petite boutiquière des rues ! dit-elle en ayant l’air de chercher. Et comme si elle se souvenait tout à coup :

 

– Eh ! mais ne serait-ce pas de ta protégée qu’il s’agit, Léonora ? fit-elle, de l’air le plus naturel du monde.

 

– La signora veut-elle parler de Florence ? interrogea Léonora avec un naturel aussi parfait.

 

– La bouquetière dont je parle avait été baptisée par les Parisiens du nom de Muguette ou Brin de Muguet. Elle répondait indifféremment à ces deux noms.

 

– Alors, c’est bien de Florence qu’il s’agit. Il paraît que Florence est son vrai nom, qu’elle avait oublié, et dont elle s’est brusquement souvenue. À ce qu’elle m’a dit, du moins, expliqua Léonora.

 

– Je l’ignorais, fit froidement Fausta.

 

Elle pensait que Marie de Médicis avait fait intervenir Léonora afin de se dérober et se retrancher derrière elle. Elle se disait que la véritable lutte commençait et allait se poursuivre avec ce nouvel adversaire. Et comme celui-là lui paraissait autrement redoutable que l’autre, elle ramassait toutes ses forces pour faire face.

 

Elle se trompait, d’ailleurs. Marie de Médicis ne songeait pas à déserter. Elle reprit la conversation au point où elle avait paru vouloir la laisser tomber. Et, avec une curiosité exempte de toute inquiétude :

 

– Que lui voulez-vous, à cette petite, princesse ?

 

– Vous demander de me la donner, fit simplement Fausta.

 

– Vous la donner ? répéta Marie de Médicis, comme si elle ne saisissait pas bien.

 

– Cette petite m’avait amusée alors qu’elle venait chez moi apporter ses fleurs. Je lui avais promis de la prendre à mon service et de pourvoir à son établissement. Peut-être me suis-je engagée un peu à la légère. Mais j’ai promis. Et je suis de celles qui tiennent toujours leurs promesses.

 

En donnant ces explications d’un air enjoué, Fausta se disait : « Attention, elle va refuser… Ou bien elle va se rabattre sur sa “bonne Léonora” qui refusera pour elle. »

 

Elle se trompait encore. Marie de Médicis ne refusa pas. Elle s’écria :

 

– Eh ! bon Dieu ! c’est là tout ce que vous vouliez me demander ? Elle ouvrait de grands yeux étonnés, elle jouait la comédie de la stupéfaction avec une perfection telle que Fausta s’y laissa prendre.

 

« Est-ce qu’elle ignorerait que cette petite est sa fille ? se dit-elle, pourquoi pas ?… Léonora qui sait, elle, sans quoi elle n’aurait pas emmené cette petite chez elle et ne la garderait pas aussi soigneusement qu’elle le fait, Léonora pour des raisons à elle, peut très bien l’avoir laissée dans l’ignorance. »

 

Et tout haut, avec le même air enjoué :

 

– Je vous avais prévenue qu’il s’agissait d’une affaire sans conséquence. Alors, c’est entendu, la reine veut bien me donner cette petite ?

 

– Quelle singulière question. Cette petite vous plaît ? Prenez-la et n’en parlons plus. Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi ?… La seule personne, ici, qui pourrait y trouver à redire, c’est Léonora qui, je ne sais pourquoi, s’intéressait à elle. Mais Léonora fait tout ce que je veux. Et puisque je vous la donne, moi, je suis bien certaine qu’elle ne fera pas la moindre difficulté.

 

Fausta tourna vers Léonora son sourire qui s’était fait aigu. Mais la maréchale confirma simplement :

 

– Assurément non, madame. Moi non plus, je n’ai rien à refuser à la signora.

 

– Là ! qu’est-ce que je vous disais… triompha la reine.

 

– À une condition, toutefois, ajouta Léonora.

 

« Ah ! ah ! songea Fausta, je me disais aussi que les choses marchaient trop bien, trop facilement !… »

 

– Fi ! Léonora, se récria la reine, tu devrais avoir honte de poser des conditions.

 

– Madame, sourit Léonora, la condition que je veux poser est tout ce qu’il y a de plus naturel et de plus juste.

 

– Voyons cette condition si naturelle et si juste, dit Fausta avec un imperceptible froncement de sourcils.

 

– C’est que Florence consentira à vous suivre, répondit Léonora avec son plus gracieux sourire.

 

– Mais cela va de soi ! s’écria la reine avec une pointe d’impatience et en lançant à Léonora un coup d’œil réprobateur.

 

– La condition est en effet juste et naturelle, reconnut Fausta. Il n’est jamais entré dans ma pensée de faire violence à cette jeune fille. Je veux bien m’intéresser à elle avec son assentiment, mais non malgré elle. N’importe, Léonora a raison ; avant de décider, il convient de la consulter.

 

– Voilà bien des manières ! Si elle n’est pas la dernière des sottes, cette petite sera trop heureuse de vous suivre, affirma la reine d’un air très convaincu.

 

– Elle est loin d’être sotte et je suis à peu près sûre qu’elle ne se fera pas prier, appuya Léonora avec un sourire énigmatique.

 

– Je l’espère pour elle, sourit Fausta avec confiance.

 

– Princesse, proposa Marie de Médicis, voulez-vous que je fasse appeler cette petite et que nous réglions cette affaire séance tenante ? Vous pourrez ainsi l’emmener en vous retirant.

 

– J’allais vous le demander, madame, et je ne saurais trop vous remercier de votre bonne grâce.

 

– Vous n’y pensez pas, cara mia ! Cette affaire est si minime qu’elle ne vaut même pas un remerciement.

 

En disant ces mots avec un naturel si parfait que Fausta en fut encore dupe, la reine frappait sur un timbre. Et à la personne qui se présenta, elle commanda :

 

– Voyez dans l’appartement de Mme d’Ancre. Vous y trouverez une jeune fille. Amenez-la ici.

 

Fausta aurait dû triompher. Cependant, malgré le calme et l’assurance qu’elle montrait, elle était inquiète. Cette inquiétude lui venait de la trop grande facilité avec laquelle elle obtenait une chose qu’elle n’espérait pas obtenir sans une lutte acharnée. Ce n’était pas Marie de Médicis qui l’inquiétait : elle avait si supérieurement joué son rôle qu’elle eût juré qu’elle ignorait que c’était de sa fille qu’il était question. C’était Léonora qui l’inquiétait : Léonora, qui savait, elle, avait vraiment cédé trop facilement. Elle se disait, avec raison, que cette facilité cachait un piège. Et elle cherchait à éventer ce piège pour parer le coup, s’il n’était pas trop tard. Et, chose curieuse, l’idée ne lui venait pas que ce piège résidait dans cette condition « très juste et très naturelle » qu’elle avait posée. L’idée ne lui venait pas que Florence elle-même pouvait anéantir toutes ses espérances en refusant de la suivre. Tant il est vrai que les esprits les plus subtils se trouvent souvent en défaut devant des choses qui leur échappent par leur trop grande simplicité même.

 

Florence fut introduite. Marie de Médicis ne la regarda pas. Cependant elle la vit très bien. Et comme Fausta et Léonora elle admira la gracieuse aisance avec laquelle elle s’avançait, et saluait, l’air d’indicible dignité qui se voyait dans ses attitudes, la rayonnante franchise du regard. Elle admira, mais ne fut pas émue. Elle ne daigna pas lui adresser la parole. Et ce fut Fausta qui, sur un signe d’elle, parla :

 

– Mon enfant, dit-elle de cette voix douce et enveloppante qu’elle savait si bien prendre quand elle le voulait et au charme de laquelle il était si difficile de résister, je vous avais promis de vous attacher à ma personne. Vous avez peut-être pu croire que c’était là une promesse en l’air que j’avais oubliée. Je n’oublie jamais rien, et je tiens toujours, en temps et lieu, ce que j’ai promis. Le moment est venu de m’exécuter. Je le fais d’autant plus volontiers que vous me plaisez beaucoup. Faites votre révérence à Sa Majesté la reine, adressez vos adieux et vos remerciements à Mme la maréchale d’Ancre et tenez-vous prête à me suivre. Je me charge, moi, de votre avenir. Et la dot que je veux vous faire sera telle que vous pourrez épouser l’homme de votre choix, si riche, si haut placé soit-il.

 

Comme on le voit, l’idée d’un refus effleurait si peu Fausta qu’elle ne se donnait même pas la peine de consulter la jeune fille, ainsi qu’elle aurait dû le faire. Elle lui disait tout bonnement de se tenir prête à la suivre, et elle estimait que cela devait suffire.

 

Cependant Florence répondait :

 

– C’est du plus profond de mon cœur que je remercie Votre Altesse de la bienveillance qu’elle daigne me témoigner. Mais…

 

Ce « mais » et l’inappréciable suspension qui le suivit suffirent à Fausta : instantanément elle comprit quelle avait été son erreur. Et, sans cesser de sourire, elle rugit dans son esprit :

 

« Voilà le piège que me tendait Léonora, et dans lequel j’ai donné tête baissée, sans rien voir ! »

 

Et tout haut, toujours souriante, toujours bienveillante, elle acheva pour la jeune fille :

 

– Mais vous préférez demeurer avec Mme d’Ancre ?

 

D’une voix douce, mais ferme, sans hésiter, Florence répondit :

 

– Oui, madame.

 

Et, s’excusant :

 

– Pardonnez ma franchise, madame, mais je ne suis pas une ingrate, et vous penserez comme moi, je l’espère, que ce serait bien mal reconnaître les bontés dont elle m’a comblée que de la quitter ainsi. Je n’en suis pas moins profondément touchée de l’offre généreuse de Votre Altesse.

 

Fausta comprit qu’elle avait perdu la partie. Elle se garda bien d’insister. Bien que le coup qui l’atteignait fût sensible, pas un muscle de son visage ne bougea. Elle continua de montrer cet air enjoué qu’elle avait pris, et pas une ombre d’amertume ou de dépit ne vint troubler l’éclat souriant de son regard.

 

– N’en parlons plus, dit-elle simplement.

 

Bonne joueuse, elle se tourna vers Léonora et lui adressa un sourire et un signe de tête qui signifiait clairement :

 

« Bien joué ! »

 

Pendant qu’une certaine fixité dans le regard disait :

 

« J’aurai ma revanche. »

 

Léonora comprit à merveille ce langage muet. Mais elle demeura impénétrable et se garda bien d’y répondre.

 

Fidèle à un rôle qu’elle avait joué à la perfection jusque-là, Marie de Médicis, jouant le saisissement, s’écria :

 

– Comment, petite, vous refusez ! Savez-vous que c’est la fortune que vous refusez ? Savez-vous que Mme de Sorrientès, à elle seule, est plus riche que le roi, moi et Mme d’Ancre réunis ? Si généreuse et si bien disposée qu’elle soit à votre égard, Mme d’Ancre, songez-y bien, ne pourra pas faire pour vous la centième partie de ce que fera Mme de Sorrientès ! Cela mérite réflexion, il me semble.

 

Florence tressaillit : c’était la première fois, depuis qu’elle était au Louvre, que sa mère lui adressait la parole. Et d’une voix que l’émotion faisait trembler, fixant sur elle un regard chargé de tendresse, lentement, comme si elle voulait lui laisser le temps de pénétrer le sens caché qu’elle attachait à ses paroles :

 

– Vous savez que mes besoins sont modestes. La fortune et les titres, loin de me tenter, me font peur. Je n’oublie pas que je ne suis qu’une pauvre fille du peuple, une humble bouquetière des rues, et que ma place n’est pas dans un monde trop au-dessus de moi, qui ne peut pas être le mien, et où je serais horriblement gênée. Je ne demande qu’à vivre modestement, à l’écart, obscure et ignorée de tous… pourvu que je sente planer sur moi un peu d’affection.

 

Elle voulait lui faire entendre, par ces mots, qu’elle n’attendait d’elle ni richesse, ni grandeur, ni titres, rien… Rien qu’un peu d’affection. La pauvre petite se donnait une peine bien inutile : Marie de Médicis était incapable de la comprendre. Et, de fait, elle la considérait de son œil sec, comme si elle lui avait parlé une langue tout à fait inconnue. Et elle acheva :

 

– Le sort que veut bien me faire Mme la maréchale d’Ancre me paraît encore fort au-dessus de ma condition. Ce serait folie de ma part de ne pas m’en contenter… À moins qu’elle ne me chasse…

 

– À Dieu ne plaise ! protesta Léonora, vous resterez avec moi tant qu’il vous plaira. Et je m’efforcerai de vous faire sentir un peu de cette affection qui est la seule chose que vous ambitionnez. Votre décision est bien irrévocable, n’est-ce-pas ?

 

– Oh ! tout à fait, madame.

 

– Allez donc, mon enfant. Je ferai en sorte que vous ne soyez pas malheureuse avec moi.

 

Florence s’inclina dans une de ces gracieuses révérences qu’elle avait trouvées d’instinct et qui ne ressemblaient en rien aux révérences de cour et sortit. Dès qu’elles furent seules, Fausta s’écria, en toute sincérité :

 

– Voilà, certes, une charmante enfant !

 

– Vous voulez dire une belle sauvagesse, répliqua Marie de Médicis de sa voix aigre. Je suis désolée de ce qui vous arrive, princesse. Mais franchement, du caractère que je soupçonne à cette péronnelle, je crois que vous n’avez pas à la regretter.

 

– Je ne suis pas de votre avis, madame, dit gravement Fausta, en se levant.

 

Et la fixant de son œil perçant :

 

– Avez-vous remarqué quel grand air a cette petite, qui se dit elle-même une pauvre fille du peuple ?… Une fille du peuple avec ces airs de princesse ! Allons donc ! M’est avis que celle-ci, sans le savoir, doit être de naissance illustre… Quelque fille de duc ou de prince, pour le moins. Mais c’est assez nous occuper d’elle.

 

– Convenez, princesse, dit Marie de Médicis assez embarrassée et qui se sentait rougir sous le regard de la terrible fouilleuse de consciences, convenez qu’il n’a pas tenu qu’à moi…

 

– Madame, interrompit Fausta, je rends hommage à votre bonne volonté, et croyez bien que je me tiens pour votre obligée tout autant que si j’avais réussi. Oserai-je, maintenant, vous prier de m’accorder mon congé ?

 

– Allez, cara mia, allez. Mais revenez bientôt.

 

– Aussitôt que je le pourrai, madame.

 

Il y eut de nouvelles embrassades, force protestations de part et d’autre, et Fausta partit enfin sans qu’il fût possible de démêler ses sentiments intimes, sous le masque d’enjouement qu’elle s’était appliqué en entrant.

 

Marie de Médicis, qui s’était contenue difficilement jusque-là, triompha bruyamment dès que la porte se fut refermée sur elle. Et elle laissa tomber ce compliment à l’adresse de sa fille :

 

– Cette petite s’est comportée assez convenablement, ma foi !… Sauf qu’elle aurait pu se dispenser de nous assommer de ses confidences. On ne lui en demandait pas tant. Qu’elle soit simple et modeste, grand bien lui fasse ! Mais en quoi cela peut-il nous intéresser, nous ?

 

Léonora, qui ne triomphait pas, elle, qui, déjà, réfléchissait profondément, lui décocha à la dérobée un coup d’œil chargé de dédain : elle avait très bien compris, elle, ce qui avait complètement échappé à la mère. On a pu s’apercevoir qu’elle n’était pas précisément tendre, Léonora. Mais, à sa manière, pareille en cela à Fausta elle-même, c’était une artiste qui se passionnait pour ses œuvres ténébreuses et qui, tout en les frappant impitoyablement, savait, quand ils le méritaient, rendre hommage à la valeur de ses adversaires. Elle connaissait de longue date l’étroitesse d’esprit et la sécheresse du cœur de Marie de Médicis. Mais l’attitude froidement dédaigneuse qu’elle prenait vis-à-vis de sa fille, et cela au moment précis où elle venait de lui rendre un service inestimable, en lui sauvant plus que la vie, cette attitude la choqua. Et elle releva avec quelque rudesse :

 

– Les confidences de votre fille (elle insistait sur ces deux mots) devraient vous intéresser plus que quiconque. Dans tous les cas, madame, vous êtes assurément la dernière qui puisse se permettre de railler la simplicité de ses goûts, puisque c’est cette simplicité qui vous sauve.

 

– Moi ! Et en quoi, grand Dieu ?

 

– En ce que, si elle ne l’avait pas eue, cette simplicité, elle n’eût pas manqué de suivre la signora. Ah ! vous commencez à comprendre !… Eh bien, madame, demandez-vous un peu ce qui vous arriverait, si votre fille, au lieu d’être simple et modeste, était une ambitieuse, assoiffée d’or et de grandeurs. Demandez-vous cela et vous comprendrez combien elle avait la partie belle à accepter l’offre de la signora, vous comprendrez le bel esclandre qu’elle pourrait vous faire pour vous arracher et beaucoup d’or et des titres… que vous ne pourriez pas lui refuser.

 

– Tais-toi, tu me fais frémir ! gémit Marie de Médicis terrifiée. C’est que c’est vrai, tout de même ! Je n’avais pas pensé à cela, moi !

 

– Je vous l’ai déjà dit, reprit Léonora avec un sourire dédaigneux, vous êtes singulièrement favorisée par la chance dans cette affaire terrible. Votre bonne fortune consiste à avoir trouvé en votre fille une nature généreuse, exceptionnellement douée pour le bien. Frappez-la impitoyablement, si c’est nécessaire à votre sécurité, mais, du moins, rendez-lui la justice qui lui est due.

 

Marie de Médicis accepta la mercuriale sans piper mot. Elle en avait reçu d’autres de la terrible jouteuse, entre les mains de qui elle n’était qu’un instrument passif.

 

Soulagée, Léonora se radoucit et s’excusa :

 

– Ce que j’en dis m’est dicté uniquement par le souci de votre intérêt et de votre grandeur.

 

– Tu es d’une franchise un peu rude, mais je sais que tu m’es dévouée jusqu’à la mort. C’est pourquoi je ne t’en veux pas.

 

Léonora se courba avec un respect apparent. Marie de Médicis respira, croyant que tout était dit. Mais elle n’en avait pas encore fini avec Léonora. Celle-ci reprit aussitôt, avec une froideur voulue, destinée à l’impressionner :

 

– Maintenant, madame, il faut que j’emmène cette petite chez moi, aujourd’hui, à l’instant même.

 

– Pourquoi ? s’effara la reine.

 

– Parce que la signora est partie furieuse, qu’elle ne va pas perdre une seconde et qu’elle va nous jouer un tour de sa façon, c’est-à-dire un tour terrible.

 

Et, comme la reine la considérait d’un œil étonné, ne comprenant pas bien, avec une pointe d’impatience, elle précisa :

 

– Les langues vont se délier et se mettre à jaser. Vous pouvez compter qu’il se trouvera quelque malveillant, pour demander pourquoi et à quel titre cette jeune fille à laquelle on ne connaît pas de nom, dont on ne connaît pas la famille, qui la veille encore vendait ses bouquets dans la rue, se trouve tout à coup logée au Louvre, dans les appartements mêmes de la reine régente. Vous pouvez compter également qu’il se trouvera alors un autre malveillant pour répondre que la reine s’est prise d’une passion maternelle inconcevable pour cette inconnue. Il faut éviter cela à tout prix. C’est pourquoi il faut que je l’emmène chez moi où elle sera plus en sûreté et mieux surveillée qu’ici. Si l’on daube, ce sera sur mon dos. Il est solide, Dieu merci.

 

– Ah ! mon Dieu, nous n’en finirons donc jamais avec cette petite ! gémit Marie de Médicis, perdant déjà la tête.

 

– Pensiez-vous donc être au bout de vos peines déjà ? railla Léonora.

 

Et, avec son calme effrayant :

 

– Mais la lutte ne fait que commencer. Ce qui vient de se produire avec la signora n’est qu’une escarmouche. Nous avons eu la première manche. Elle voudra sa revanche éclatante. Eh ! oui, la lutte ne fait que commencer. C’est pourquoi il ne faut pas perdre la tête. Décidez-vous, madame, et sans perdre de temps. Je vous jure que la signora n’en perd pas, elle.

 

– Il faut donc la laisser partir ? Je ne vivais déjà pas, quand je l’avais sous la main, que sera-ce maintenant ?

 

– Je vous dis que je réponds d’elle. Je vous réponds de tout, si vous me laissez faire. Cette idée, dont je vous ai parlé, commence à se préciser. Avant longtemps, bientôt, je pense, elle sera mûre. Je vous dirai ce qu’il en est, nous pourrons agir. Mais pour l’instant, parons au plus pressé.

 

– Emmène-la donc, consentit enfin Marie de Médicis, vaincue par la crainte.

 

Moins d’une heure plus tard, Florence était enfermée dans le petit hôtel Concini, près du Louvre. En changeant de demeure, elle n’avait fait que changer de prison. Toutefois, elle y gagnait de se trouver dans une prison plus spacieuse, où elle pouvait circuler librement, où il y avait même un petit jardin paré de fleurs aux nuances éclatantes, dans lequel elle pourrait se promener et confectionner, pour son plaisir, ces bouquets merveilleux qui, sous ses doigts agiles, devenaient de véritables œuvres d’art.

 

Elle était venue là librement, de son plein gré. Léonora, pour la décider à la suivre, n’avait eu qu’à lui dire qu’il y allait du salut de sa mère.

 

Cela avait suffi.

 

XII

LA SORTIE DU LOUVRE


Dans l’antichambre qu’ils traversèrent, Pardaillan et Valvert aperçurent Louvignac et Roquetaille, que Concini avait envoyés là pour les surveiller et qui se dissimulaient mal, il faut croire, puisqu’ils avaient tout de suite été découverts.

 

– Ils sont là pour nous, glissa Valvert à l’oreille de Pardaillan.

 

– Parbleu ! répondit celui-ci avec un sourire aigu.

 

Ils passèrent. Les deux ordinaires se coulèrent derrière eux. Ils allaient sans se presser, le poing sur la garde de l’épée, l’œil et l’oreille au guet. Ils se tenaient prêts à tout. De son air calme, Valvert demanda :

 

– Pensez-vous vraiment que Concini osera nous faire charger au Louvre même ?

 

– À dire vrai, je ne le crois pas. Je n’en jurerais pas cependant. Cet Italien a toutes les audaces. Et puis, sans nous faire charger, il peut nous faire arrêter.

 

– Mais le roi, avec qui vous paraissez être au mieux, et je vous en fais mon sincère compliment, monsieur, le roi ne permettra pas qu’on nous arrête.

 

– Pensez-vous qu’il ira demander la permission au roi ! fit Pardaillan en levant les épaules.

 

– Mais, monsieur, il me semble que, sans un ordre du roi, aucun officier ne lui obéira.

 

– D’où sortez-vous donc ? Vous ne savez pas qu’on obéit mieux au signor Concini qu’au roi lui-même ?

 

– Cependant, tout à l’heure…

 

– Oui, devant le roi et quand le roi parle. Mais en dehors de cela, est-ce qu’on sait jamais ? On obéira à l’ordre de Concini, s’il lui a plu d’ordonner notre arrestation. N’en doutez pas.

 

– Et vous vous laisserez arrêter, monsieur ?

 

– Je n’en sais rien. La raison voudrait que nous ne fissions pas de résistance : nous laisser appréhender, faire aviser le roi de notre arrestation, ce qu’aucun gentilhomme ne refusera de nous accorder, et le laisser faire : comme il a absolument besoin de nous, il saura bien nous faire remettre en liberté. Voilà ce qu’il serait raisonnable de faire.

 

– Nous nous laisserons donc arrêter.

 

– Je ne dis pas cela. Malgré qu’il ait neigé sur ma tête, il m’arrive encore assez souvent de me boucher les oreilles, quand la voix de la raison parle un peu trop haut en moi. Et puis, j’aime assez faire mes affaires moi-même. C’est une habitude déjà fort ancienne, dont je me suis toujours bien trouvé.

 

– Nous résisterons, alors. Tant mieux, ventrebleu !

 

– Je ne dis pas cela, non plus. Diantre soit de vous, vous courez d’un extrême à l’autre.

 

– Mais alors, que ferons-nous, monsieur ? Il faudrait savoir pourtant.

 

– Nous agirons selon les circonstances, voilà tout. C’est encore une vieille habitude à moi, dont je n’ai pas eu trop à me plaindre jusqu’à ce jour.

 

– Alors laissons venir les événements.

 

– C’est ce que nous avons de mieux à faire.

 

Tout en devisant de la sorte avec un calme, une présence d’esprit vraiment admirables dans leur situation, ils étaient parvenus à la grande porte qu’ils franchirent sans difficulté. Mais sitôt la porte franchie, ils s’arrêtèrent, cloués sur place par la stupeur. Que se passait-il ? Voici :

 

Dans la rue, face à la porte, sur deux rangs, cinquante gardes, à cheval, se tenaient immobiles, raides sur les selles, pareils à des statues équestres. En avant de ces hommes, seul, le capitaine des gardes, en personne, Vitry, le poing sur la hanche. Cet escadron formidable paraissait barrer la route. Et le pis est que Vitry et ses hommes semblaient être postés là pour eux, car, dès que le capitaine les eût aperçus, il lança un commandement bref. Et à ce commandement, toutes les épées, avec un ensemble et une précision remarquables, jaillirent des fourreaux et, sous le clair soleil, étincelèrent de mille feux.

 

Tel était le spectacle qui venait de clouer sur place Pardaillan et Valvert. Pardaillan fit entendre un long sifflement par quoi se traduisait son admiration. Et raillant :

 

– Une demi-compagnie de gardes, Vitry en personne, pour nous arrêter ! Peste, nous ne pouvons pas dire que Concini ne nous traite pas avec honneur !

 

– Que faisons-nous, monsieur ? demanda Valvert de son air tranquille. Je vous préviens que la main me démange furieusement.

 

– Minute, donc ! Vous êtes bien pressé de vous faire étriper !

 

– Avant de me faire étriper, j’espère bien en découdre quelques-uns !

 

Pardaillan réprima un sourire de contentement. Et, se hérissant tout à coup, de sa voix claironnante, il interpella :

 

– Holà ! monsieur de Vitry, nous arrêtons donc nos amis ? Vitry n’entendit pas. À cet instant précis, il tournait la tête vers ses hommes et, de sa voix de commandement, lançait :

 

– Présentez les armes !

 

– Et, tandis que Vitry mettait le chapeau à la main et se courbait sur l’encolure de son cheval, les gardes saluaient de l’épée, comme d’autres gardes là-haut, dans la salle du trône, avaient salué de leurs piques.

 

Ces honneurs militaires qu’on leur rendait, au moment même où ils s’attendaient à être arrêtés, leur causèrent un tel saisissement qu’ils furent un instant avant de se remettre, n’en pouvant croire leurs yeux. Ils se remirent vite pourtant et, se découvrant tous les deux dans un même geste large, ils rendirent leur politesse au capitaine et à ses soldats.

 

Son chapeau à la main, Vitry fit faire deux pas à son cheval et s’approcha de Pardaillan qui, le regard pétillant, le regardait venir. Et s’inclinant, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un large sourire, de son air le plus gracieux :

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, le roi m’a donné l’ordre de vous faire rendre les honneurs et de vous escorter, vous et votre compagnie, jusqu’à votre logis. Je me mets donc à vos ordres.

 

– Monsieur de Vitry, répondit Pardaillan en rendant salut pour salut, sourire pour sourire, vous voudrez bien, je l’espère, dire à Sa Majesté combien je la remercie, et de tout mon cœur, de l’insigne honneur qu’elle veut bien me faire.

 

– Je n’y manquerai pas, monsieur, promit Vitry.

 

– Je vous rends mille grâces de votre obligeance, remercia sérieusement Pardaillan.

 

Et avec son sourire railleur :

 

– Quant au reste, vous pouvez considérer votre mission comme terminée : ma compagnie et moi, nous sommes de trop petits personnages pour avoir l’outrecuidance d’accepter l’escorte royale que vous voulez bien nous offrir.

 

– Ce n’est pas moi qui vous offre cette escorte royale, mais bien le roi. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Moi, j’obéis en soldat, à un ordre reçu. C’est tout. Or, le roi m’a ordonné de vous escorter jusqu’à votre logis. Je dois obéir.

 

Il avait l’air de ne pas vouloir en démordre, le digne capitaine. Cette insistance ramena dans l’esprit de Pardaillan les soupçons qui venaient de s’envoler. Et il gronda :

 

– Dites donc plutôt que vous êtes chargé de m’arrêter. Vitry vit qu’il se fâchait. Tout ahuri, il protesta :

 

– Sur mon honneur, monsieur, il n’est pas question d’arrestation. Pardaillan le vit très sincère. Il s’apaisa sur-le-champ. Et, de son air froid :

 

– Eh bien, monsieur, puisque vous êtes à mes ordres… Car vous avez bien dit, n’est-ce pas, que vous vous mettiez à mes ordres ?

 

– Je l’ai dit et je le répète.

 

– Eh bien donc, voici l’ordre que je vous donne.

 

– Ah ! monsieur, interrompit vivement Vitry, qui devinait bien ce qu’il allait dire, voici un ordre que vous ne donnerez certainement pas.

 

– Et pourquoi donc, monsieur ? fit Pardaillan de nouveau hérissé.

 

– Pour deux raisons que je vais vous donner, et qui ne manqueront pas de vous convaincre : premièrement, parce que vous réfléchirez que ce serait faire injure au roi, qui a voulu vous faire honneur comme si vous étiez un autre roi vous-même. Et je sais, monsieur de Pardaillan, que vous n’êtes pas homme à répondre à une politesse par une inconvenance.

 

– Diable ! Voilà, en effet, une raison qui me paraît si péremptoire que je crois bien que vous pouvez vous dispenser de me sortir votre deuxième raison, monsieur de Vitry.

 

– Parbleu ! j’en étais bien sûr, s’écria Vitry. Et, en riant :

 

– Mais je ne vous tiens pas quitte. Il faut absolument que je vous la sorte, ma deuxième raison, sans quoi je sens qu’elle va m’étouffer.

 

– Sortez-la, monsieur, sortez-la, répliqua Pardaillan, en riant lui aussi, je serais vraiment fâché d’avoir votre mort à me reprocher. Voyons donc votre secondement.

 

– Mon secondement est que vous me priveriez du plaisir d’accomplir une mission, que je tiens pour une des plus honorables que j’aie accomplies de ma vie de soldat.

 

En faisant ce compliment, Vitry saluait galamment. Ce que voyant, Pardaillan rendit le salut d’abord et complimenta à son tour :

 

– Monsieur de Vitry, il y a beau temps que j’ai eu l’occasion de constater et de vous dire que vous êtes un galant homme. Je me contente donc, pour l’instant, de vous dire que nous nous tenons pour très honorés d’aller en votre compagnie.

 

Vitry fit un signe. Deux de ses hommes mirent pied à terre et amenèrent leurs montures à Pardaillan et à Valvert, qui sautèrent en selle. Alors seulement, Pardaillan présenta son jeune compagnon. Valvert et Vitry échangèrent les compliments d’usage, ensuite de quoi les deux compagnons se placèrent aux côtés du capitaine et, prenant la tête de la troupe, partirent au pas de leurs montures, dans la direction de la rue Saint-Honoré.

 

Sans être liés d’amitié, Pardaillan et Vitry se connaissaient de longue date. Laissant de côté le ton cérémonieux qu’ils avaient gardé jusque-là, ils s’entretinrent familièrement, comme de vieilles connaissances, pendant que Valvert, repris par cette puérile timidité qui, chez lui, ne disparaissait que dans l’action violente, se contentait, le plus souvent, d’écouter.

 

Mais, tout en s’entretenant avec Vitry, Pardaillan se retournait fréquemment, se dressait sur les étriers et, passant par-dessus la tête des hommes de l’escorte, son regard perçant fouillait la rue derrière lui. Ce fut ainsi qu’il découvrit, à une distance respectueuse, plusieurs groupes espacés, dont les allures louches qui perçaient, malgré les airs de flâneurs qu’ils s’efforçaient de se donner, amenèrent un sourire railleur sur ses lèvres. C’étaient Stocco et ses vingt chenapans qui suivaient ainsi les gardes.

 

Stocco, de loin, avait vu sortir Pardaillan et Valvert. Il les avait vus s’entretenir avec Vitry, monter à cheval et partir à la tête de cette imposante escorte. Ceci n’avait pas été sans lui causer une fâcheuse impression. La présence des gardes qu’il ne parvenait pas s’expliquer ne laissait pas que de l’inquiéter et de le déconcerter. Néanmoins, obéissant passivement aux ordres reçus, il suivait, comme si de rien n’était, sachant très bien qu’il trouverait, au bout de la rue, Concini qui donnerait ses ordres.

 

– Que dites-vous de ces honnêtes flâneurs qui suivent là-bas ? demanda Pardaillan à Valvert.

 

Il demandait cela de son air détaché. Mais sa voix avait des vibrations que Valvert connaissait bien et qui attirèrent aussitôt son attention. Il se retourna à son tour et, après avoir considéré les groupes d’un coup d’œil qui paraissait avoir hérité de la rapidité et de la sûreté de celui de Pardaillan, il sourit :

 

– Je dis, monsieur, qu’ils sentent furieusement la corde et la potence, que c’est à nous qu’ils en veulent et que notre suite paraît les offusquer outrageusement.

 

– Si je ne me trompe, répliqua Pardaillan en approuvant de la tête, nous allons en trouver d’autres, au coin de la rue Saint-Honoré, que notre suite offusquera plus outrageusement encore. Concini, qui est déjà averti, n’en doutez pas, doit être fou de rage, à l’idée de voir avorter piteusement un guet-apens si bien préparé.

 

– Le fait est qu’il joue de malheur avec nous.

 

Pardaillan ne se trompait pas : Concini savait déjà que son coup était manqué. Roquetaille et Louvignac avaient suivi Pardaillan et Valvert jusque dans la rue, ils avaient entendu les paroles échangées entre le chevalier et le capitaine des gardes et, profitant de l’instant où Valvert et Vitry, que Pardaillan venait de présenter l’un à l’autre, échangeaient force salutations et compliments, ils avaient pris leurs jambes à leur cou et étaient accourus l’avertir de ce qui se passait.

 

En apprenant cette nouvelle, Concini, qui était déjà dans un état de fureur indicible, avait failli en étrangler de rage. S’il s’était agi d’une escorte ordinaire, nul doute que, se sentant en force, il n’eût pas hésité à tenter l’aventure quand même. Mais les gardes du roi, c’était une autre affaire ! Eussent-ils été dix fois moins nombreux que, tout grand favori et tout-puissant qu’il était, il ne pouvait, par une violence pareille, bafouer ainsi, publiquement, l’autorité royale. S’il s’était agi d’une mission ordinaire, il aurait encore pu, abusant de ses titres et de sa faveur, essayer d’intimider le commandant de l’escorte, lui imposer son autorité, se substituer à lui et lui faire faire ce qu’il voulait.

 

Cette manœuvre audacieuse, en l’occurrence, ne pouvait avoir aucune chance de succès : Vitry exécutait un ordre donné par le roi lui-même, il était clair que nulle pression n’aurait de prise sur lui, que ni prières, ni menaces ne l’empêcheraient d’accomplir jusqu’au bout sa mission. Or, sa mission était d’escorter Pardaillan et Valvert jusqu’à leur logis, et de ne les quitter qu’à la porte de ce logis et après s’être assuré qu’ils y étaient entrés sains et saufs.

 

Dans un éclair de lucidité, Concini comprit cela. Et il eut assez d’empire sur lui-même pour renoncer à un coup de folie qui, même pour lui, pouvait avoir des suites très graves. Et il fit signe à ses hommes de se tenir cois, de s’écarter, de laisser passer les gardes et ceux qu’ils escortaient, lesquels n’étaient plus qu’à quelques pas.

 

Pardaillan et Valvert passèrent, sans être inquiétés, au milieu des estafiers qui avaient été apostés là pour les meurtrir et qui, refoulant la fureur que leur causait cette cruelle déception, rongeant leur honte, durent s’effacer le long des maisons, céder le haut du pavé aux gens du roi. Ils passèrent devant Concini, dont le masque convulsé par la haine et la rage de l’impuissance était effrayant à voir.

 

Pourtant il n’émut pas Pardaillan, ce masque effrayant. Et de sa voix railleuse, en passant, il lui décocha en guise de consolation :

 

– Bah ! vous en serez quitte pour organiser un autre guet-apens, et peut-être serez-vous plus heureux cette fois.

 

Et, quelques pas plus loin, s’adressant à Valvert :

 

– Décidément, c’est une mauvaise bête que ce Concini !

 

– À qui le dites-vous, monsieur ! soupira le jeune homme. Et, avec une naïve franchise :

 

– Quel dommage que je sois obligé de le respecter ! J’avoue que j’éprouverais un plaisir tout particulier à lui faire avaler six pouces de mon fer !

 

– Oui, mais comme il est le père de votre bien-aimée, il vous faut renoncer à ce plaisir, tout particulier qu’il soit, observa Pardaillan de son air de pince-sans-rire.

 

Bien qu’il eût entendu, Vitry ne dit pas un mot. Mais le coup d’œil qu’il avait lancé, en passant, à Concini, et à ses ordinaires, et le sourire railleur qui, en ce moment, errait sous sa moustache, indiquaient qu’il avait parfaitement compris. Au surplus, peut-être en savait-il plus long qu’il ne voulait bien le dire.

 

XIII

CE QUI S’ENSUIVIT


Dès que le premier soldat de l’escorte fut passé, Concini, d’un geste impérieux, appela près de lui ses lieutenants qui, faute de mieux, déchargeaient leur bile en lançant d’effroyables bordées de jurons où tous les diables d’enfer étaient violemment pris à partie. Rospignac, Louvignac, Roquetaille, Eynaus et Longval vinrent à l’ordre. Stocco, qui arrivait sur ces entrefaites, se joignit à eux.

 

– Messieurs, dit-il dans un grondement terrible, cent cinquante mille livres à qui me débarrassera de ces deux hommes, par n’importe quel moyen. J’ai dit cent cinquante mille livres, je précise : cinquante mille livres pour le jeune, cent mille pour le vieux. Allez.

 

Concini savait très bien que, tous, ils haïssaient de haine mortelle Pardaillan et Valvert. Mais il se disait, non sans raison, que l’appât du gain ne pouvait que les stimuler davantage. En effet, chacun prit avec lui deux ou trois de ses hommes, sur lesquels il croyait pouvoir compter plus particulièrement, parmi lesquels nous citerons : MM. de Bazorges, de Montréval, de Chalabre et de Pontrailles, et sans perdre un instant, ils se lancèrent à la poursuite de l’escorte qu’ils eurent bientôt fait de rattraper, attendu qu’elle allait toujours au pas. Ils étaient une quinzaine en tout, disséminés par petits groupes de deux ou trois.

 

Quant à Stocco, d’ordinaire, il ne frayait guère avec eux : il n’était pas gentilhomme, lui. Sans les attendre, sans même s’occuper d’eux, il avait, d’un signe, congédié ses sacripants et, le nez enfoui dans les plis de son manteau, les yeux luisant de cupidité, ébloui par les cent cinquante mille livres de récompense promises par Concini, qu’il espérait bien gagner, il avait pris les devants, tout seul.

 

L’escorte, ainsi suivie, arriva rue Saint-Denis. Pardaillan et Valvert continuaient d’habiter la maison du duc d’Angoulême ; elle leur convenait sous tous les rapports et, grâce à ses deux issues donnant sur deux rues différentes, elle constituait pour eux une retraite sûre. Il est de fait que, bien qu’ils ne se fussent nullement gênés pour sortir chaque fois qu’ils en avaient eu la fantaisie, bien que Landry Coquenard sortît tous les jours pour aller aux provisions et Gringaille pareillement, pour exercer sa surveillance autour de l’hôtel de Sorrientès, cette retraite, jusqu’à ce jour, n’avait été éventée par aucun des nombreux limiers lancés sur la piste.

 

On conçoit que Pardaillan ne se souciait guère d’amener là la demi-compagnie de gardes qui lui servaient d’escorte : c’eût été se trahir bénévolement soi-même. Il ne voulait pas davantage les amener au Grand Passe-Partout, pour des raisons à lui. À Vitry qui lui demandait où il voulait être conduit, il avait tout bonnement indiqué l’auberge du Lion d’Or, rue Saint-Denis, à l’angle de la rue de la Cossonnerie : le logement que Valvert occupait rue de la Cossonnerie, bien que complètement indépendant de l’auberge, appartenait au patron de cette auberge.

 

Ce fut donc devant le perron du Lion d’Or que toute la troupe vint s’arrêter. Ce qui, naturellement, eut pour résultat de faire se ruer sur ce perron l’hôtelier vaguement inquiet, suivi de ses garçons et de ses servantes, aussi inquiets que lui, et d’arrêter un instant la circulation, une foule de badauds s’étant immédiatement clouée sur place, pour voir ce qui allait se passer. Sans compter les fenêtres des alentours qui, comme par enchantement, se garnirent de curieux.

 

Les soldats se rangèrent en bataille et présentèrent les armes, comme ils avaient fait à la porte du Louvre. Leur chef, comme il était d’usage, échangea force politesses avec ses deux compagnons. Après quoi, Pardaillan et Valvert mirent pied à terre, franchirent les marches et s’arrêtèrent au haut du perron. Mais voyant que Vitry, rigide observateur de la consigne, ne faisait pas mine de s’en aller, ils saluèrent une dernière fois d’un geste large et pénétrèrent dans la salle commune.

 

Quand il eut vu la porte de l’auberge se refermer sur eux, Vitry fit faire demi-tour à ses hommes et s’en retourna au Louvre, au pas, comme il était venu.

 

Jusqu’à ce jour, l’hôtelier avait considéré Valvert, son locataire, comme un assez mince personnage. Après ce qu’il venait de voir du haut de son perron, il n’était pas éloigné de le prendre pour un prince de sang déguisé. Aussi, sa toque blanche à la main, la trogne épanouie, il s’était précipité, multipliant les courbettes, prodiguant les « monseigneur ». Mais Pardaillan et Valvert traversèrent simplement la salle commune et, par une porte de derrière, gagnèrent l’allée de la maison du jeune homme.

 

– Que faisons-nous, monsieur ? s’informa Valvert quand ils furent là. Réintégrons-nous mon ancien logis ?

 

– Non pas, fit vivement Pardaillan, nous sommes très bien dans la maison du duc d’Angoulême. Sortons par la rue de la Cossonnerie et retournons-y, s’il vous plaît.

 

Ils sortirent par là. Dans la rue, Pardaillan prit le bras de Valvert et proposa :

 

– Pendant que nous y sommes, poussons donc jusqu’au Grand Passe-Partout, pour voir si on n’y a pas de nouvelles d’Escargasse. Il me semble que le drôle tarde bien à revenir et, bien que je le sache assez délié et assez adroit, je commence à craindre qu’il ne se soit laissé prendre.

 

Ils tournèrent à droite. Mais ils durent s’arrêter à l’angle de la rue pour attendre que les gardes de Vitry, qui obstruaient la rue Saint-Denis, se fussent retirés.

 

– À quelques pas de l’endroit où ils se tenaient, Stocco, dissimulé dans une encoignure, rivait sur eux son regard de braise. Il connaissait le logis de Valvert. En les voyant s’arrêter devant le Lion d’Or, il avait fout de suite compris leur manœuvre.

 

« Je vois, s’était-il dit, le gibier ne fera que passer et ressortira aussitôt par où il est entré… À moins qu’il ne sorte par la rue de la Cossonnerie. C’est ce qu’il faut voir, corbacco ! »

 

Et, se glissant adroitement entre les chevaux, il était allé se tapir à l’endroit où nous l’avons vu, en se disant :

 

« De là, je surveille la porte de l’auberge et la rue de la Cossonnerie. De quelque côté qu’ils sortent, ils ne pourront pas m’échapper. Je ne serai pas si sot de les charger… ils ne feraient qu’une bouchée de moi, disgraziato di me ! Non, je les suivrai à la piste, je ne les lâcherai plus et, à moins que le diable ne s’en mêle, il faudra bien que je découvre leur terrier. Quand je saurai cela, je ne manque pas de bons tours dans mon sac… Je leur tends une bonne embûche et je les prends tous les deux… et les cent cinquante mille livres de monsignor Concini sont à moi !… à moi seul !… Corpo di Cristo ! avec une fortune pareille, j’achète un duché en Italie et je finis dans la peau d’un grand seigneur ! »

 

S’il avait eu les mêmes intentions que lui, il est probable que Rospignac aurait accompli la même manœuvre. Mais Rospignac n’avait pas les mêmes intentions que Stocco. C’était la haine et non l’intérêt qui le faisait agir, lui. Il ne pensait guère à cette fortune qui éblouissait d’autant plus Stocco qu’il s’en exagérait naïvement la valeur. Il est même certain qu’il eût donné sans hésiter le peu qu’il possédait lui-même, pour pouvoir se venger de Valvert comme il rêvait de le faire.

 

Encore sous le coup de l’affront sanglant qu’il avait essuyé devant toute la cour, Rospignac était incapable de raisonner. Il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il tenait là, dans la rue, ces deux hommes qui, depuis quelque temps, étaient introuvables. Et comme il ne savait pas où et quand il pourrait les retrouver, il était résolu à ne pas laisser passer l’occasion. Il se disait bien par moments qu’il ferait bien de s’abstenir, attendu que ces deux hommes étaient de taille à battre ses quatorze hommes à lui et à se tirer, eux, indemnes de l’inégale lutte. Il se disait cela et encore que ce serait une honte de plus qui viendrait s’ajouter à sa honte première, car on ne manquerait pas de dire que si quinze hommes s’étaient laissés battre par deux, c’est qu’ils ne s’étaient pas comportés comme il convient à des braves. Mais la haine et la rage étouffèrent la voix de la raison et il résolut de tenter le coup coûte que coûte.

 

Décidé à en finir, Rospignac attendait avec impatience que Vitry et ses gardes se fussent retirés. Lorsque l’escorte s’arrêta devant le Lion d’Or, il dut s’arrêter à peu près à la hauteur de la rue au Feure, c’est-à-dire du côté opposé à celui où se tenaient maintenant Pardaillan et Valvert. Ses hommes avaient dû s’arrêter comme lui. Ils se groupèrent autour de lui.

 

Prévoyant que l’escorte ferait demi-tour, Rospignac leur ordonna de se dissimuler dans la rue au Feure. Et, gardant avec lui ses quatre lieutenants, il resta à l’entrée de la rue, dardant deux yeux sanglants sur ceux qu’il suivait depuis la rue Saint-Honoré. C’est ainsi qu’il les vit entrer dans l’auberge. S’il avait été en possession de son sang-froid, il n’eût pas manqué de tenir le même raisonnement judicieux qu’avait tenu Stocco. Mais, nous l’avons dit, il était incapable de raisonner en ce moment. Et, ne voyant que les apparences, il proposa dans un grondement furieux :

 

– Dès que ces soldats auront quitté la place, nous envahissons l’auberge, nous brisons tout, nous y mettons le feu, au besoin, nous la démolissons pierre à pierre, mais il ne faut pas que ces hommes en sortent vivants. Est-ce dit, messieurs ?

 

– C’est dit, répondirent d’une même voix Roquetaille, Longval, Eynaus et Louvignac.

 

– Messieurs, reprit Rospignac, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain, je vous abandonne ma part de la récompense promise par monseigneur, à la condition que vous m’abandonnerez, vous, ce démon d’enfer qui s’appelle Valvert.

 

Les spadassins se figèrent.

 

– Il nous a souffletés du plat de son épée, grincèrent-ils.

 

– Et moi, fit Rospignac d’une voix effrayante, il m’a, tout à l’heure, frappé du bout de sa botte ! Du bout de sa botte, entendez-vous ? Et cela, devant le roi, devant la reine, devant toute la cour ! Qu’est-ce que votre pauvre petit soufflet à côté de cette insulte-là ?

 

Les quatre échangèrent un regard férocement amusé. Et s’inclinant, ils cédèrent d’assez bonne grâce :

 

– S’il en est ainsi, prenez-le.

 

– Merci, messieurs, fit Rospignac avec un sourire livide. Et, en lui-même :

 

« Ils ont aussi bien fait… J’étais résolu à tout s’ils avaient tenté de me le voler. »

 

Les quatre le quittèrent un instant pour aller donner l’ordre à leurs hommes.

 

Les soldats de Vitry passèrent, la rue se trouva déblayée, reprît son mouvement accoutumé. Rospignac se retourna. Longval, Eynaus, Louvignac et Roquetaille étaient derrière lui. Et derrière eux, le reste de la troupe. Il allait s’ébranler, entraînant tout son monde à sa suite. Il demeura cloué sur place par la stupeur.

 

Là, dans la rue, à une vingtaine de pas de lui, il venait d’apercevoir ceux qu’il s’apprêtait à aller chercher dans l’auberge. Ils allaient tranquillement, le visage à découvert, bras dessus, bras dessous, s’entretenant avec enjouement, comme deux hommes qui se sentent l’esprit dégagé de toute appréhension, qui vont paisibles et confiants, sans se douter le moins du monde qu’une menace mortelle est suspendue sur eux.

 

Du moins, il en jugea ainsi. Et, secoué par une joie diabolique, il exulta :

 

« C’est l’enfer qui me les livre ! Cette fois, je crois que je les tiens !… »

 

À voix basse, il donna de brèves instructions à ses lieutenants, qui les transmirent aussitôt à leurs hommes. D’un même geste, toutes les épées jaillirent hors des fourreaux. Tous les jarrets se détendirent en même temps, et une ruée impétueuse, irrésistible, amena toute la bande dans la rue Saint-Denis. En même temps, une clameur énorme, effrayante, jaillit de toutes ces lèvres contractées :

 

– Sus !

 

– Pille !

 

– Tue !

 

– Assomme !

 

– Taïaut ! taïaut !

 

– À mort !…

 

Devant cette soudaine, cette épouvantable irruption, devant ces gueules convulsives, effroyables, qui hurlaient à la mort, la rue s’emplit d’un bruit assourdissant, fait de protestations violentes, d’imprécations, d’injures, de prières et de lamentations, dominé par les cris aigus des femmes terrifiées. Puis ce fut une bousculade affolée, suivie de la fuite rapide et désordonnée de ces inoffensifs passants qui croyaient déjà que leur dernière heure était venue.

 

En un clin d’œil, dans l’espace compris entre les rues de la Cossonnerie et au Feure, la rue se trouva balayée, vidée de tout gêneur, et la bande déchaînée, maîtresse de la place, put manœuvrer à son aise. Très simple, d’ailleurs, cette manœuvre.

 

La bande se divisa en deux : une moitié fonça sur les deux promeneurs, l’épée haute, pendant que l’autre moitié se défilait, au pas de course, le long des maisons, pour les tourner et les encercler. La manœuvre s’accomplit, mais elle ne donna pas les résultats que Rospignac en attendait.

 

Cela vint de ce qu’il s’était grossièrement trompé lorsque, les voyant si tranquilles, il avait cru que Pardaillan et Valvert étaient sans méfiance. Jamais ils ne s’étaient si bien tenus sur leurs gardes, au contraire : bien qu’ils n’en eussent pas soufflé mot ni l’un ni l’autre, ils se doutaient bien qu’ils avaient été suivis. Sous leur apparente indifférence, ils se tenaient l’œil et l’oreille au guet. Si bien que, dès le premier pas que Rospignac avait fait dans la rue, ils l’avaient aussitôt découvert et ils avaient été fixés.

 

Instantanément, ils avaient eu la rapière au poing et ils s’étaient arrêtés pour voir venir. À ce moment, la bande hurlante avait commencé l’exécution de sa manœuvre. Ils avaient très bien vu et très bien compris à quoi elle tendait. Ils n’étaient pas hommes à laisser faire sans se mettre un peu en travers. D’ailleurs, tous les deux savaient, par expérience, que dans une lutte inégale comme celle qu’ils allaient soutenir, la victoire appartient généralement à celui qui porte les premiers coups.

 

Ils se concertèrent d’un coup d’œil et, séance tenante, avec la rapidité de la foudre, ils passèrent à l’offensive : ils saisirent leurs épées par le milieu de la lame. Un bond démesuré les amena sur ceux qui se défilaient le long des maisons. D’un même geste extraordinairement vif, mais cependant méthodiquement exécuté, ils levèrent le bras et l’abattirent. Les deux lourds pommeaux de fer faisant office de massue tombèrent à toute volée, avec un bruit sourd, sur deux crânes qu’ils défoncèrent. Deux spadassins s’effondrèrent, assommés. Un autre bond prodigieux les ramena en arrière, au milieu de la chaussée. Ils n’y demeurèrent pas une seconde immobiles.

 

La moitié de la bande qui venait à eux l’épée haute était bien partie d’un élan égal. Mais, comme il arrive toujours en pareil cas, cet élan ne s’était pas maintenu égal jusqu’au bout. Ils étaient partis, huit, en rang serré. Les plus lestes ayant devancé les autres, ils se trouvèrent bientôt éparpillés.

 

Pardaillan et Valvert sautèrent sur les deux plus avancés. Une deuxième fois, les deux terribles pommeaux s’abattirent avec la rapidité de l’éclair. Deux autres spadassins s’écroulèrent, morts ou évanouis : c’étaient Louvignac et Eynaus.

 

Ils ne s’en tinrent pas là. Ils saisirent l’épée par la poignée et engagèrent le fer avant les deux premiers qui se présentèrent à eux. Il n’y eut même pas de passe d’armes : un froissement de fer violent, deux bras qui se détendent comme deux ressorts puissants, une fulguration d’acier… Et deux hommes qui s’affaissent, l’épaule traversée de part en part.

 

Ainsi, la véritable lutte n’était pas encore engagée, et déjà dix des estafiers de Rospignac se trouvaient hors de combat ! Et ceux qui avaient accompli ce prodigieux tour de force n’avaient même pas une écorchure.

 

Et cela s’était accompli avec une rapidité fantastique. Ces deux hommes semblaient disposer de vingt bras chacun, paraissant avoir le don de se trouver partout à la fois. On se ruait de ce côté-là : ils n’y étaient plus. Seulement, partout où ils avaient passé ainsi, un homme gisait dans une mare de sang.

 

La partie – pourtant si inégale – s’annonçait mal, très mal pour Rospignac. Dès l’instant où il avait engagé l’action, il avait retrouvé ce sang-froid qui l’avait abandonné jusque-là. Il jugea donc froidement la situation. Il la vit fortement compromise, non pas perdue encore. Il comprit aussi que, s’il laissait les hommes qui lui restaient s’éparpiller comme ils le faisaient, ils se feraient tous tuer inutilement les uns après les autres. D’un coup de sifflet, il commanda la manœuvre du rassemblement, en se disant qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire.

 

Aussi maintenant, Pardaillan et Valvert se sentaient pressés de toutes parts. Ce n’étaient plus des combattants isolés qu’ils trouvaient devant eux, c’était un groupe compact qui les encerclait. À cet encerclement, ils opposèrent la seule manœuvre possible : ils se mirent dos à dos et se couvrirent par un moulinet vertigineux.

 

C’était la deuxième phase de la lutte qui commençait, le choc décisif, que l’extraordinaire vivacité de Pardaillan et de Valvert avait réussi à retarder jusque-là. Suivant la coutume, il fut accompagné des clameurs et des vociférations des assaillants qui s’entraînaient ainsi mutuellement.

 

Pardaillan et Valvert ne criaient pas, eux. Ils se tenaient dos à dos, solidement campés, les pieds comme vissés au sol, les mâchoires contractées, les yeux flamboyants. Ils n’attaquaient pas… pas encore, du moins, Toujours couverts par leur étincelant moulinet, ils attendaient qu’un jour se produisît dans le cercle de fer qui les menaçait et ils se tenaient prêts à porter leur coup, dès que l’occasion se présenterait.

 

Elle ne tarda pas à s’offrir à eux, cette occasion. Brusquement, le bras de Pardaillan se détendit, allongea son coup de pointe. Et le maladroit qui venait de se découvrir tomba comme une masse.

 

Presque aussitôt après, Valvert trouva aussi l’occasion qu’il guettait. Il fit même coup double, lui. L’homme qu’il venait de frapper, en tombant, d’un geste instinctif, se raccrocha à son voisin. Celui-ci, pour se dégager, dut le repousser avec force. Dans ce mouvement, il perdit la garde. Valvert allongea de nouveau le bras dans un geste foudroyant. Les deux estafiers tombèrent l’un sur l’autre.

 

Des quatorze hommes qui avaient suivi Rospignac jusque-là, il ne lui en restait plus que cinq, parmi lesquels Roquetaille et Longval. Certes, s’ils avaient eu affaire à des escrimeurs ordinaires, ces six-là auraient encore pu compter avoir finalement le dessus. Malheureusement pour eux, Pardaillan et Valvert n’étaient pas des escrimeurs ordinaires. Et ils le firent bien voir en passant aussitôt de la défensive à l’offensive.

 

Rospignac qui, l’instant d’avant, avait encore pu espérer venir à bout des deux formidables lutteurs, comprit que, cette fois, sa défaite était certaine. Il le comprit d’autant mieux que, seuls, Longval et Roquetaille montraient la même ardeur à la lutte. Les trois autres faiblissaient visiblement et il sentait qu’ils n’attendaient qu’une occasion propice pour tirer au large.

 

Cependant, il ne lâcha pas pied. Il était bien résolu à se faire tuer sur place plutôt que de subir la honte d’une défaite aussi humiliante. Dès le début, il avait réussi à se porter contre Valvert, et on peut croire qu’il ne s’était pas ménagé. Il le chargea avec la fureur du désespoir, cherchant plutôt à se faire frapper qu’à frapper.

 

Par suite de l’impétueuse offensive de Pardaillan et de Valvert, le dispositif du combat se trouvait de nouveau changé. Ils n’étaient plus dos à dos, mais côte à côte : les ordinaires avaient compris l’impérieuse nécessité de se sentir les coudes, et ils s’étaient groupés.

 

Ce fut contre ces deux épées que Rospignac, cherchant la mort, vint se jeter. Et alors, il commença à s’affoler ; il s’était découvert volontairement plusieurs fois, Valvert et Pardaillan auraient pu réaliser ses vœux et le frapper aisément. Comme s’ils s’étaient donné le mot, ils ne le firent pas. Il lui parut évident qu’ils le ménageaient, et il ne se trompait pas.

 

En soi, ce dédain était passablement humiliant, car Rospignac était un escrimeur de première force, réputé comme une des plus fines lames de Paris. Ce ne fut pas cette humiliation qui l’affola. Il comprit que s’ils le ménageaient ainsi, c’était qu’ils voulaient lui infliger une nouvelle correction déshonorante, dans le genre de celles qu’il avait déjà subies. Et il savait qu’il n’était pas de force à leur résister.

 

Ce fut cette pensée qui lui fit perdre la tête. Et à moitié fou, sans trop savoir ce qu’il disait, il implora, au milieu du cliquetis de l’acier entrechoqué :

 

– Tuez-moi ! Mais tuez-moi donc !

 

Et il y avait on ne sait quoi d’étrangement déconcertant et émouvant à la fois dans cette prière affolée d’un homme jeune, fort et brave, adressée précisément à ces deux autres hommes sur qui il venait sans honte et sans scrupule de lâcher une meute d’assassins, et contre lesquels il se dressait encore, lui sixième, le fer au poing.

 

C’était aussi l’éclatant aveu de son impuissance et de sa défaite. En bonne justice, ceux à qui il l’adressait, cet aveu, auraient bien eu quelque droit de triompher. Ils n’en firent rien pourtant. Pardaillan se contenta de hausser les épaules, tout en parant un coup droit destiné à le pourfendre. Valvert, lui, signifia son intention :

 

– Je ne te tuerai pas, parce que ce serait te soustraire au bourreau à qui tu appartiens. Cependant, tu ne t’en iras pas sans être châtié comme tu mérites de l’être.

 

– Démon d’enfer ! rugit Rospignac.

 

Et, comme il ne savait que trop bien quel était le châtiment que lui réservait son terrible adversaire, tout en ferraillant avec fureur, sa main gauche alla chercher sous le pourpoint le poignard qu’il était bien résolu à se plonger lui-même dans la gorge plutôt que de subir une troisième fois l’abominable correction qu’on lui promettait.

 

Pardaillan et Valvert s’étaient très bien aperçus que trois des acolytes de Rospignac louchaient à droite et à gauche d’une manière qui était on ne peut plus significative. Le chevalier eut pitié d’eux et, de sa voix railleuse, leur conseilla :

 

– Allons, sauvez votre peau, déguerpissez !

 

Tous ces coupe-jarrets étaient braves. C’est une justice qu’il faut leur rendre. Ceux-ci, qui grillaient d’envie de suivre le conseil qu’on leur donnait charitablement, hésitèrent un instant, ne se sentant pas la force d’abandonner lâchement leurs chefs. Ce que voyant, leurs adversaires les chargèrent avec une impétuosité telle qu’elle mit en déroute leurs derniers scrupules et qu’ils détalèrent comme des lièvres.

 

Les malheureux n’allèrent pas loin d’ailleurs. Tout de suite, ils tombèrent, pour ainsi dire, dans les bras de deux grands diables qui accouraient en poussant des hurlements qui n’avaient rien d’humain et en brandissant des manières de massues. Au milieu d’un vacarme épouvantable où l’on entendait tour à tour les braiments de l’âne, les miaulements du chat, les hurlements furieux du chien, les grognements du cochon, les deux massues s’abattirent en même temps à toute volée et deux des fuyards tombèrent assommés. Le troisième seul disparut, s’évapora, sans qu’on pût savoir par où il avait passé.

 

C’était la fin de l’effroyable lutte. Roquetaille et Longval, qui continuaient à s’escrimer bravement, ne pouvaient tenir longtemps, Rospignac le comprit. Il gronda :

 

– Que l’enfer t’engloutisse, démon ! Tu ne m’auras pas vivant ! Et il leva le poignard pour se frapper. Il n’eut pas le temps de le faire.

 

Au même instant, il sentit sur le crâne un choc tel qu’il lui sembla que le ciel venait de lui crouler sur la tête. Et il tomba comme une masse, le nez dans le ruisseau, pendant qu’une voix, qu’il n’entendit pas, lançait avec un accent méridional prononcé :

 

– Holà hé ! suppôts de truanderie, tournez-vous, millodious, qu’on voie un peu vos faces d’assassins !…

 

Ceci s’adressait à Longval et à Roquetaille. Ils n’eurent garde d’obéir, pour l’excellente raison qu’au même instant ils tombaient, presque en même temps, le crâne fracassé. Ce coup double mortel, exécuté avec une adresse et une rapidité rares, mettait fin au combat. Il fut salué par un hi han ! de triomphe.

 

C’étaient Landry Coquenard et Escargasse qui arrivaient ainsi au secours de leurs maîtres au moment où ceux-ci n’avaient plus besoin d’eux. Ce qui ne les avait pas empêchés d’abattre, avec une rapidité merveilleuse, une besogne sanglante là où leurs maîtres eussent probablement fait grâce.

 

C’était Escargasse, de retour à l’instant de la mystérieuse mission que lui avait confiée Pardaillan, et tout couvert encore de la poussière de la route qui, du pommeau de son épée, venait d’assommer à moitié Rospignac. Et ce faisant, sans le savoir, il l’avait sorti d’une manière honorable de la situation fâcheuse où il s’était mis.

 

C’était Landry Coquenard qui, avec une courte barre de fer, qu’il venait d’acheter précisément, qu’il tenait encore à la main, rouge de sang, venait d’abattre Roquetaille et Longval. On sait qu’il leur en voulait particulièrement, à ces deux-là. Il ne les avait pas manqués.

 

N’ayant plus de combattants devant eux, Pardaillan et Valvert avaient rengainé. Maintenant, ils contemplaient d’un air rêveur l’effroyable besogne qu’ils avaient accomplie. Quatorze corps étaient étendus sur la chaussée qu’ils avaient rougie de leur sang. Quatorze ! Et ils étaient quinze quand ils s’étaient rués sur eux en hurlant : À mort !

 

– Pauvres diables ! murmura Pardaillan avec un accent d’indicible tristesse.

 

– Ils ont voulu nous meurtrir lâchement, fit doucement Valvert, nous avons défendu notre peau, monsieur.

 

– Hélas ! oui.

 

– D’ailleurs, nous avons mesuré nos coups. Ils sont plus ou moins grièvement atteints, mais pas un ne l’est mortellement. Je gage qu’ils en réchapperont tous.

 

– Je vous réponds que ces deux-là sont bien trépassés, affirma Landry Coquenard.

 

Il désignait Roquetaille et Longval. Pardaillan et Valvert jetèrent un coup d’œil sur les deux corps étendus au milieu du ruisseau. Ils étaient déjà raides. Le coup qui les avait atteints avait été si violent que le crâne avait sauté, la cervelle ne faisait qu’une bouillie sanglante. Landry Coquenard ne se trompait pas : ils étaient bien morts.

 

– Diable ! fit Pardaillan, tu as la main lourde. Ne pouvais-tu frapper un peu moins fort, animal ?

 

– Monsieur, répondit Landry Coquenard avec une douceur sinistre, ces deux-là m’avaient passé la corde au cou et, avec force gourmades, ils me traînaient à la potence comme un vil pourceau. Je m’étais juré qu’ils ne finiraient que de ma main. Je me suis tenu parole.

 

– Tu as la rancune tenace, à ce que je vois, fit observer Valvert.

 

– Vous savez, monsieur, que j’ai failli être d’Église, et rien n’est aussi rancunier qu’un homme d’Église, expliqua Landry Coquenard.

 

Et de son air onctueux :

 

– Maintenant qu’ils sont trépassés, je ne leur en veux plus. Et même je dirai de grand cœur un Pater et un Ave pour le repos de leur âme.

 

– Dans tous les cas, fit Pardaillan, je ne te conseille pas d’aller te vanter de ce coup-là à mon fils Jehan.

 

– Pourquoi, monsieur le chevalier ?

 

– Parce qu’il les réservait pour lui. Parce que, bien qu’il n’ait jamais failli être d’Église comme toi, il est pour le moins aussi rancunier que toi, et s’il apprenait jamais que c’est toi qui l’as privé du plaisir de les expédier dans l’autre monde, je ne donnerais pas une maille de ta peau.

 

Et dissimulant un sourire que lui arrachait la mine penaude et inquiète de Landry Coquenard :

 

– Ne demeurons pas plus longtemps ici, dit-il, il pourrait nous en cuire, et si l’on nous tombait de nouveau dessus, je ne sais si j’aurais assez de forces pour soutenir un effort pareil à celui que nous venons de fournir, attendu que je n’ai plus vingt ans comme vous, moi.

 

Cette réflexion amena un sourire sur les lèvres de Valvert. Il y avait beau temps qu’il avait remarqué cette manie qu’avait le chevalier de se faire plus vieux et plus faible qu’il n’était. Mais comme il trouvait lui-même que le conseil était bon, il se laissa entraîner sans faire d’objection. Les quatre hommes se dirigèrent donc aussitôt vers la rue de la Cossonnerie.

 

Pardaillan avait appelé Escargasse près de lui. Tout en marchant, le brave rendait compte de la mission dont il avait été chargé. Et il faut croire que les nouvelles qu’il apportait étaient jugées excellentes par Pardaillan et par Valvert qui paraissait au courant, car tous les deux montraient des visages épanouis, avec des yeux pétillants de malice, comme lorsqu’ils se disposaient à jouer quelque bon tour.

 

Pendant qu’ils cheminaient ainsi sans se presser, toute leur attention concentrée sur l’espèce de rapport que leur faisait Escargasse, Stocco, le nez toujours enfoui dans les plis du manteau, les suivait de loin, sans qu’ils s’en doutassent, ou parussent s’en douter.

 

Stocco, en effet, n’avait pas lâché pied. Lorsqu’il vit que Rospignac lançait ses spadassins contre les deux hommes qu’il suivait, il n’avait pas eu le moindre doute sur l’issue de l’inégale lutte qui allait s’engager.

 

« Ils sont une quinzaine en tout, s’était-il dit. Mais M. de Pardaillan, à lui seul, en vaut vingt. Et son jeune compagnon est aussi fort que lui, si ce n’est davantage. Pour moi l’affaire n’est pas douteuse : M. le baron va se faire étriller d’importance. Je ne serai pas si sot de m’en mêler. Mettons-nous à l’écart et attendons que M. le baron soit expédié pour reprendre ma chasse. Mais, en attendant, ouvre l’œil, Stocco, et si l’occasion se présente de planter ton poignard entre les deux épaules de l’un ou des deux et de gagner honnêtement tout ou partie de la récompense promise, je ne la laisse pas échapper, corbacco ! »

 

Et il s’était mis à l’écart. Et il avait assisté de loin à toute la bataille qui s’était terminée mieux encore qu’il ne l’avait prévu. Malheureusement pour lui, il n’avait pas trouvé l’occasion souhaitée de placer par-derrière ce fameux coup de poignard qui devait lui rapporter une fortune. Et, infatigable et tenace, il avait repris sa chasse, ainsi qu’il l’avait dit lui-même. Il avait une grande expérience de ces sortes d’opérations. Il les accomplissait d’ordinaire avec une adresse incomparable et se vantait avec orgueil de n’avoir jamais été éventé par le gibier ainsi suivi. En l’occurrence, comme Pardaillan lui inspirait une terreur véritable, comme il savait qu’il y allait de sa peau s’il se laissait surprendre, c’était avec plus de soin et de prudence que jamais qu’il opérait.

 

Le chevalier et ses compagnons avançaient toujours, sans se presser. De temps en temps, ils s’arrêtaient pour écouter plus attentivement un détail fourni par Escargasse, qui parlait presque tout le temps, et ils reprenaient leur marche. Ils ne cherchaient pas à se dissimuler ; ils paraissaient très confiants ; ils ne s’étaient pas retournés une seule fois ni les uns ni les autres.

 

Cette tranquille assurance facilitait la besogne de Stocco. Il s’en félicitait intérieurement parce qu’elle lui prouvait qu’ils ne se sentaient pas suivis. Cependant, il se garda bien de commettre une imprudence. Et même il sut résister à la tentation de se rapprocher d’eux, malgré le désir qui le talonnait d’entendre ce qu’ils se disaient.

 

Parvenus presque au bout de la rue, les quatre compagnons s’arrêtèrent, comme ils l’avaient fait plusieurs fois déjà. Aussitôt, Stocco s’immobilisa. Ainsi qu’il faisait toujours dans ces cas-là, il chercha des yeux l’endroit où il pourrait se cacher pour le cas où ils se retourneraient. Il ne trouva rien. Il lui fallait demeurer où il était, ou s’en retourner. Il demeura, mais se donna des allures de quelqu’un qui cherche une maison. Il se disait qu’il n’y avait guère d’apparence qu’ils se retourneraient. Et même, s’ils le faisaient, il était bien sûr de ne pas être reconnu, enveloppé comme il l’était dans les plis du manteau.

 

Il se trompait. Pardaillan se retourna brusquement. Stocco tourna à moitié le dos, leva la tête, sembla se plonger dans une étude approfondie de l’immeuble devant lequel il s’était arrêté. Mais, du coin de l’œil, il louchait avec inquiétude du côté de Pardaillan. Et il vit qu’il s’avançait vers lui sans se presser. Et il gronda en lui-même :

 

« Porco Dio ! ce démon m’aurait-il reconnu ? S’il en est ainsi, gare à ma peau ! »

 

Hélas ! oui, Pardaillan l’avait reconnu. Et il le lui dit, tout en allant à sa rencontre.

 

– Eh ! Stocco, voilà assez longtemps que tu me suis, lui cria-t-il. J’en ai assez. Fais-moi le plaisir de déguerpir, ou sinon, si tu me laisses aller jusqu’à toi, je te préviens que tu ne sortiras pas entier de mes mains.

 

Ces paroles assommèrent Stocco qui se croyait si sûr de lui. Il ne perdit pas la tête cependant. Et il n’hésita pas un instant. Il prit ses jambes à son cou et détala sans vergogne, comme si tous les diables d’enfer avaient été lancés à ses trousses. Il était brave pourtant.

 

Il détala, mais tout en courant ventre à terre, il regardait derrière lui. Pardaillan s’était arrêté. Stocco respirait plus librement, mais ne changea pas d’allure. Pardaillan fit demi-tour et s’en retourna vers ses compagnons qui l’attendaient au coin de la rue. Alors Stocco se mit au pas. Pardaillan et ses compagnons tournèrent à gauche dans la rue du Marché-aux-Poirées. Alors Stocco fit demi-tour et, à toutes jambes, se lança à leur poursuite.

 

Il jouait de malheur décidément : quand il arriva à son tour dans la rue, les quatre compagnons avaient disparu. Avec une patience que nulle déconvenue ne parvenait à rebuter, il resta jusqu’à la nuit au milieu du marché, allant sans se lasser de la rue au Feure et à la rue de la Cossonnerie, flairant, fouillant, interrogeant, le tout en pure perte.

 

Ce fut la nuit qui interrompit ses recherches obstinées. Alors seulement il se résigna à s’en aller en se disant pour se consoler :

 

« Je n’ai pas réussi comme je le désirais, je n’ai tout de même pas perdu tout à fait mon temps. Mes recherches sont limitées maintenant à un très petit espace. Étant donné la rapidité avec laquelle ils ont disparu, il est évident qu’ils ne peuvent pas être allés bien loin. Ils doivent gîter dans la rue du Marché-aux-Poirées ou à l’entrée de la rue au Feure. Ils ne peuvent gîter que là. Je reviendrai dès demain, et si le diable ne s’en mêle pas encore, il faudra bien que je les trouve. »

 

XIV

ODET DE VALVERT PART EN EXPÉDITION


Fausta savait maintenant qu’elle ne pouvait plus compter sur le duc d’Angoulême, qui s’était enfui dans ses terres, où elle ne se souciait pas de le relancer. Le coup avait été effroyablement rude pour elle. C’était l’écroulement complet, irrémédiable, d’un plan longuement et savamment mûri. Malgré sa force de caractère prodigieuse, elle avait été un instant atterrée.

 

Tout autre qu’elle eût renoncé à une lutte devenue impossible. Elle, elle s’était ressaisie. Et, comme l’avait prévu Pardaillan, elle n’avait pas renoncé. Plus que jamais elle poursuivait la lutte. Que voulait-elle maintenant ? Qui aurait pu le dire ? Peut-être s’était-elle résignée à travailler loyalement pour Philippe d’Espagne. Peut-être travaillait-elle sournoisement pour elle-même. Peut-être avait-elle songé à remplacer Charles d’Angoulême par un autre : un Condé, un Guise, un Vendôme, peut-être Concini lui-même, avec qui elle restait au mieux, malgré le méchant tour que lui avait joué Léonora. Car on pense bien qu’elle n’avait pas été dupe et qu’elle avait très bien compris que, si la fille de Concini et de Marie de Médicis avait refusé de la suivre, c’était parce qu’elle avait été circonvenue.

 

Peut-être – et c’est ce qui nous paraît le plus probable – par une sorte de dilettantisme morbide ne s’obstinait-elle ainsi qu’à cause de Pardaillan. Peut-être mettait-elle son point d’honneur à battre une fois dans sa vie cet invincible adversaire qui l’avait toujours battue, elle, et sur tous les terrains.

 

Peut-être ce qui n’avait été jusque-là qu’un accessoire était-il, par un travail obscur, lent, opiniâtre, devenu le principal : peut-être la mort de Pardaillan, qui n’était qu’une nécessité que lui imposait la réussite de ses vastes ambitions, était-elle devenue l’unique but vers quoi tendaient toutes les ressources de son esprit infernal, puissamment doué, et qu’elle voulait atteindre coûte que coûte, et dût-elle lui sacrifier ces mêmes ambitions qui jusque-là avaient primé tout.

 

Si c’était cela, c’était bien la lutte suprême qu’avait pressentie Pardaillan, et qui ne pouvait se terminer, cette fois, que par la mort d’un des deux irréductibles adversaires.

 

Peut-être… Mais qui pourrait dire avec Fausta ?

 

Quoi qu’il en soit, ce matin-là, de grand matin, nous retrouvons Fausta dans son cabinet, toujours souverainement calme, en apparence. Nous la retrouvons au moment où elle congédie d’Albaran à qui elle vient de confier ses ordres.

 

Nous suivrons un instant le colosse espagnol qui nous ramènera tout naturellement, lui, à ceux à qui nous avons affaire et dont les faits et gestes nous intéressent particulièrement pour le moment.

 

Après s’être incliné devant Fausta avec ce respect fait d’adoration religieuse que lui témoignaient tous ses serviteurs, d’Albaran sortit et s’en fut aux écuries. Au bout de quelques minutes, il sortit de l’hôtel. Il était à cheval, deux de ses hommes, taillés en hercules le suivaient, à cheval comme lui. Au pas, comme des gens qui ne sont pas pressés, ils s’en allèrent vers la rue Saint-Honoré.

 

Ils n’avaient pas fait dix pas dans la rue Saint-Nicaise qu’un homme, sorti on ne savait d’où, se mit à les suivre. C’était Gringaille. Il était à pied, lui. Mais rue Saint-Honoré, il pénétra dans la première auberge qu’il trouva sur son chemin. Quand il ressortit, moins d’une minute après, il était monté, lui aussi, sur un vigoureux coursier. D’Albaran n’avait pas eu le temps d’aller bien loin. Il aperçut de suite sa haute silhouette. Il se remit à le suivre.

 

Toujours au pas et toujours suivi à six pas de ses deux serviteurs, d’Albaran s’en alla sortir de la ville par la porte Montmartre. Quand il fut hors de l’enceinte, il mit son cheval au trot. Mais on voyait qu’il ne paraissait pas pressé, et il avait l’air de faire une simple promenade.

 

Gringaille le suivit ainsi jusque dans les environs des Porcherons. Là, soit qu’il en eût assez, soit qu’il fût fixé sur le but de cette promenade apparente, il fit faire volte-face à son cheval et revint à Paris, au galop. Il s’en fut tout droit à la fameuse auberge de la Truie qui file, laquelle, nous croyons l’avoir dit, était située rue du Marché-aux-Poirées, à deux pas de la rue de la Cossonnerie. Là, il laissa son cheval.

 

Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant Pardaillan et Valvert. Il était attendu avec impatience, paraît-il car, dès qu’il parut, Pardaillan s’informa vivement :

 

– Eh bien, il est parti ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Combien d’hommes avec lui ?

 

– Deux seulement. Mais bien armés et qui me paraissent diablement solides.

 

– Aurais-tu peur par hasard ? interrogea Pardaillan en le fouillant du regard.

 

– Peur ? s’étonna sincèrement Gringaille. Et de quoi aurais-je peur ? Je suis là pour vous renseigner, je vous renseigne. Les gaillards m’ont paru solides. Je dis : ils sont solides. Et c’est tout. Mais cornedieu, ni ceux-là ni d’autres ne me font peur. Et vous le verrez bien, monsieur.

 

– Bien, fit Pardaillan, satisfait. Raconte, brièvement, maintenant. Gringaille raconta simplement qu’il avait suivi d’Albaran jusqu’aux Porcherons et termina en disant :

 

– D’après ce que vous m’avez dit, monsieur, et par la direction qu’il a prise, j’ai compris que l’Espagnol s’en va pour passer la Seine au bac qui se trouve non loin de Clichy. J’ai pensé qu’il était inutile de pousser plus loin, j’ai tourné bride et je suis venu vous avertir.

 

– Qu’en dites-vous, Odet ? fit Pardaillan en se tournant vers Valvert, attentif.

 

– Je dis, monsieur, répondit le jeune homme, que Gringaille doit avoir raison. D’Albaran a voulu raccourcir un peu la course pour ménager ses chevaux. Il passera la Seine au bac de Clichy, après quoi il longera doucement la rivière jusqu’à ce qu’il rencontre le bateau et son escorte.

 

– C’est probable, en effet. Et vous, qu’allez-vous faire ?

 

– Mais, monsieur, c’est à vous de décider, puisque c’est vous qui avez préparé cette expédition et que vous devez la diriger.

 

– C’est que, précisément, je ne peux pas aller avec vous, comme il était convenu. Je le regrette beaucoup, mais aujourd’hui j’ai autre chose à faire. Vous comprenez, Odet ?

 

– Oh ! parfaitement, monsieur, répondit le jeune homme. Et, avec un sourire confiant :

 

– Je me doute bien qu’il faut que ce que vous avez à faire ailleurs soit d’une gravité exceptionnelle pour que vous renonciez ainsi à une expédition que vous aviez préparée avec tant de soin. Mais soyez tranquille, monsieur : je ferai pour vous ce que vous ne pouvez faire vous-même. Et je réussirai, ou j’y laisserai ma peau.

 

– Non pas, fit vivement Pardaillan, il ne s’agit pas d’y laisser sa peau. Il faut réussir. Vous m’entendez, Odet ? il le faut.

 

– C’est différent. Alors je réussirai, je vous en donne ma parole, monsieur.

 

– Dès l’instant que j’ai votre parole, me voilà tranquille. Maintenant, répondez à ma question : qu’allez-vous faire ?

 

– Je vais filer au galop sur Saint-Denis. J’y traverserai la Seine et je reviendrai, au pas, sur Paris, en longeant la rivière. Il me semble que c’est ce qu’il y a de plus simple à faire.

 

– En effet. Allez maintenant, et ne perdez pas un instant.

 

– Holà ! Landry, Escargasse, appela Valvert. Les deux hommes appelés parurent aussitôt.

 

– Nous partons, dit Valvert sans donner d’autres explications.

 

– Nous sommes prêts ! fit Landry Coquenard sans s’étonner.

 

– Hé bé ! ce n’est pas trop tôt ! se réjouit Escargasse. On s’énervait à attendre ainsi.

 

– En route, commanda Pardaillan qui ajouta : je veux vous voir partir. Je vous accompagne jusqu’à la Truie.

 

Ils sortirent tous les cinq par la rue de la Cossonnerie, c’est-à-dire qu’ils passèrent par les caves. En chemin, Pardaillan faisait ses dernières recommandations à Valvert et lui rappelait tout ce qu’il avait à faire.

 

– Vous irez au Louvre, dit-il en terminant, cela va de soi. Pas de fausse modestie, hein ! Racontez tout ce que vous aurez fait. Vous m’entendez, Odet ? Je tiens absolument à ce qu’il en soit ainsi.

 

– Je suivrai vos instructions à la lettre, promit Valvert. Cependant, monsieur, il me semble qu’il est de toute justice que je fasse connaître la part qui vous revient dans cette affaire. En somme, mon rôle, à moi, n’est que secondaire. Je ne suis que le bras qui exécute, tandis que vous avez été la tête qui conçoit et qui dirige.

 

– Non pas, non pas, protesta vivement Pardaillan, j’ai des raisons à moi, et de sérieuses raisons, crois-le bien, de ne pas paraître dans cette affaire. Ainsi, sous aucun prétexte, ne prononce mon nom à ce sujet. Je te le demande instamment.

 

À ce tutoiement inusité, plus qu’à l’insistance qu’il y mettait, Valvert comprit que Pardaillan tenait d’une manière toute particulière à ce qu’il demandait et que ne pas lui obéir sur ce point pouvait avoir des conséquences qu’il ne soupçonnait pas, mais qui, assurément, seraient très graves. Et il promit encore :

 

– Je ne comprends pas, mais n’importe, je ferai ainsi que vous le désirez, monsieur.

 

– C’est tout ce que je demande. Quant au reste, vous comprendrez plus tard, répliqua Pardaillan avec un sourire énigmatique.

 

Ils sortirent. La Truie qui file était à deux pas. Ils s’y trouvaient donc presque portés. Ils pénétrèrent dans la cour. Il faut croire que Gringaille, en y laissant son cheval, avait en même temps laissé des instructions, car cinq chevaux tout sellés attendaient côte à côte, en piaffant d’impatience, la bride passée dans les anneaux scellés dans la muraille.

 

Ils n’avaient donc qu’à se mettre en selle. Ce qu’ils firent à l’instant même. Valvert serra avec vigueur la main que lui tendait Pardaillan et partit le premier. Landry Coquenard, Escargasse et Gringaille lui laissèrent prendre six pas d’avance et s’ébranlèrent à leur tour.

 

Lorsqu’ils passèrent devant Pardaillan, celui-ci lança à Gringaille et à Escargasse un coup d’œil expressif en désignant Valvert de la tête. Les deux braves comprirent à merveille la signification de ce regard, car, d’un même geste, ils frappèrent du poing le pommeau de la formidable colichemarde qui battait le flanc de leur monture. Et Escargasse, qui avait toujours des démangeaisons au bout de la langue, appuya leur geste par ces paroles :

 

– N’ayez pas peur, monsieur, on ouvrira l’œil.

 

Demeuré seul dans la cour, Pardaillan suivit du regard Valvert qui s’en allait au pas, le poing sur la hanche et, le même sourire énigmatique aux lèvres, il songeait :

 

« Ce brave garçon, qui s’en va risquer sa peau avec une si belle insouciance, ne se doute certes pas que, par la même occasion, il marche à la conquête de sa dot… Car enfin le service qu’il va rendre au roi vaut bien… soyons raisonnable… mettons deux cent mille livres ?… Oui, corbleu, le roi ne pourra pas lui donner moins… Va donc pour deux cent mille livres… Mais diantre, le roi pourrait bien accepter le service et oublier de le récompenser. Eh ! eh ! c’est assez dans les habitudes des grands de se croire quittes de tout par une belle parole !… J’en sais quelque chose !… Pardieu, si le roi oublie, je me charge, moi, de lui rafraîchir la mémoire. Et même, il me vient une idée… C’est à voir… Je réfléchirai à cela en route. »

 

Tout en songeant ainsi, Pardaillan, par vieille habitude de routier, s’assurait que son cheval était bien sanglé et se mettait en selle à son tour. Il sortit et tout doucement, car il se trouvait au milieu de la foule des ménagères qui encombraient déjà le marché, il alla jusqu’au coin de la rue au Feure.

 

Il n’entra pas dans cette rue et s’arrêta un instant. Du haut de son cheval, il jeta un coup d’œil dans la rue, chercha et trouva aussitôt une manière de mendiant qui s’était accroupi contre une borne. Nous disons « une manière de mendiant » car si cet homme avait le costume dépenaillé d’un miséreux, s’il s’était installé là comme pour implorer la charité publique, en réalité, il paraissait fort peu s’occuper de solliciter les passants.

 

En voyant cet homme que, de toute évidence, il savait là, Pardaillan eut un sourire narquois.

 

« Cet imbécile de Stocco qui s’imagine que je ne le reconnaîtrai pas parce qu’il s’est déguisé en suppôt de la cour des Miracles et qu’il s’est masqué la moitié du visage avec un large bandeau de linge sale ! se dit-il. Ce coquin commence à devenir assommant et j’ai bien envie… »

 

Il réfléchit une seconde en regardant Stocco – car c’était bien lui – d’un air qui n’annonçait pas précisément des dispositions bienveillantes. Puis, haussant les épaules d’un air dédaigneux, il s’éloigna doucement sans avoir été vu de Stocco qui, de l’œil libre que ne masquait pas le bandeau, surveillait les portes des maisons de la rue au Feure et n’avait pas tourné la tête de son côté.

 

Pardaillan sortit de la ville et prit la route de Saint-Denis, la route précisément qu’avait prise Valvert quelques minutes avant lui. Il se lança au galop sur cette route, comme s’il était à la poursuite de quelqu’un. Après tout, peut-être avait-il oublié de communiquer quelque détail important à son jeune ami et courait-il après lui pour réparer cet oubli.

 

Cependant, à force de galoper ainsi, il finit par apercevoir à quelques centaines de toises devant lui celui après qui il paraissait courir. Valvert s’en allait au petit trot. Landry Coquenard marchait familièrement à côté de lui. Quant à Escargasse et à Gringaille, ils n’étaient plus là.

 

Or, chose bizarre, au lieu de donner de l’éperon et de rattraper le jeune homme, ce qui lui eût été facile, Pardaillan fit prendre à son cheval une allure plus modérée et le mit au petit trot. Ce n’est pas tout : il avait le manteau flottant sur les épaules ; il ramena les pans sur le visage et enfonça le chapeau jusque sur les yeux. Ainsi Pardaillan qui, prétextant qu’il avait autre chose à faire, avait refusé d’accompagner Valvert dans une expédition préparée par lui et où il savait qu’il pouvait laisser sa vie, Pardaillan le suivait maintenant de loin et se cachait de lui, puisqu’il prenait la précaution de s’enfouir le visage dans le manteau.

 

XV

SUR LES BORDS DE LA SEINE


Puisque Pardaillan, pour des raisons à lui, que nous ne tarderons pas à connaître, sans doute, se contentait de suivre Valvert de loin, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de le précéder et d’accompagner nous-mêmes le jeune homme.

 

Ainsi que nous le lui avons entendu dire, Valvert passa la Seine à Saint-Denis. Là, il quitta la route, descendit sur le chemin de halage qui suivait tous les contours de la rivière dont il se mit à remonter le cours, ce qui le ramenait vers Paris. Il s’était mis au pas, et Landry Coquenard le suivait à quatre pas. Ils avaient l’air de gens qui viennent de faire une promenade matinale et qui rentrent en flânant le long de la rivière.

 

Escargasse et Gringaille brillaient toujours par leur absence, et Valvert ne semblait nullement se préoccuper de cette absence. Il est certain qu’il savait ce qu’ils étaient devenus.

 

Quant à Pardaillan, il avait laissé son cheval dans une auberge à Saint-Denis. Il s’était lancé à travers les terres et, se dissimulant derrière haies et buissons, il allait d’un pas sûr, très allongé. Il ne suivait plus le jeune homme qui, certes, était loin de soupçonner la surveillance dont il était l’objet : il le précédait. Et, malgré les précautions qu’il lui fallait prendre pour se dissimuler, il avançait d’un pas si rapide que la distance qui le séparait de celui qu’il suivait quelques instants plus tôt augmentait sans cesse. D’ailleurs il lui était relativement facile de prendre cette avance parce que les deux cavaliers s’attardaient volontairement le plus qu’ils pouvaient.

 

Au bout d’un petit quart d’heure de cette promenade lente, sur le bord de la rivière, Odet de Valvert reconnut de loin la haute stature du gigantesque d’Albaran qui venait vers lui à petits pas, toujours suivi de ces deux serviteurs dont Gringaille avait dit qu’ils lui paraissaient « diablement solides ». Il tourna la tête et avertit Landry Coquenard.

 

– Attention, voici nos gens.

 

– Je les vois, monsieur, répondit Landry Coquenard sans s’émouvoir.

 

Ils continuèrent d’avancer, les deux petites troupes allant à la rencontre l’une de l’autre. Si Valvert qui, d’ailleurs, n’était venu en cet endroit que pour y rencontrer d’Albaran, l’avait facilement reconnu de loin à sa taille colossale, celui-ci, qui, en ce moment, était tout à sa mission et à mille lieues de songer à l’homme qu’il haïssait de haine mortelle depuis qu’il lui avait infligé cette insupportable humiliation de le rosser devant sa maîtresse, celui-ci ne reconnut pas tout d’abord le promeneur qui venait à sa rencontre, et n’y fit pas autrement attention.

 

Ce ne fut que lorsqu’ils furent assez près l’un de l’autre qu’il le reconnut. L’idée ne pouvait pas lui venir que Valvert le cherchait, lui, expressément. Il crut à un hasard. Un bienheureux hasard qui lui livrait son ennemi : car, du premier coup d’œil, il vit qu’il n’était suivi que d’un serviteur qui ne payait guère de mine, alors que lui, il avait avec lui deux hercules dont la force et la bravoure étaient éprouvées depuis longtemps. Ils étaient trois contre deux, et ils avaient chacun deux pistolets dans leurs fontes.

 

D’Albaran oublia qu’il était en mission commandée par Fausta qui ne pardonnait jamais un oubli dans ces cas-là. Il oublia la force exceptionnelle de Valvert qui l’avait déjà battu, lui, l’invincible d’Albaran, le puissant colosse qui n’avait jamais rencontré son maître. Il oublia tout. Il ne réfléchit pas. Il crut l’occasion favorable. Il ne voulut pas la laisser passer.

 

D’ailleurs il ne s’attarda pas à observer les règles de la courtoisie ; provoquer son adversaire à un duel loyal. Malgré ses manières polies, au fond, c’était une brute que ce d’Albaran. Et puis ce n’était pas un duel qu’il voulait : il voulait tuer coûte que coûte et par n’importe quel moyen. Ce fut donc en brute qu’il agit, et sans la moindre hésitation. Lui aussi, il se tourna vers ses hommes et, à voix basse, commanda :

 

– Attention ! Il faut passer sur le ventre de ces deux gaillards et les laisser morts sur place !

 

Cet ordre donné, il abandonna la bride, prit ses deux pistolets, les arma froidement et, ensanglantant les flancs de sa monture qui hennit de douleur, il chargea avec furie, en hurlant :

 

– Tue !… tue !…

 

Ses deux acolytes chargèrent comme lui, derrière lui, pistolets aux poings, vociférant aussi fort que lui :

 

– Sus !… Pille !… À mort !…

 

Ce fut en tourbillon impétueux qui devait tout balayer sur son passage, semblait-il, que les trois assaillants arrivèrent sur Valvert qui tenait le milieu de l’étroite chaussée.

 

Celui-ci n’attendit pas le choc. Au même instant il eut, lui aussi, le pistolet au poing, un seul pistolet. Car il ne lâcha pas la bride qu’il prit dans la main gauche, ce qui indiquait qu’il entendait demeurer maître de manœuvrer sa monture selon les circonstances. Et il partit lui aussi, non pas en charge furieuse et désordonnée, comme d’Albaran, mais en un galop méthodique, comme s’il avait été sur la piste du manège.

 

Il partit seul.

 

En même temps qu’il fonçait, Landry Coquenard, qui devait avoir reçu ses instructions d’avance, sautait à terre et, abandonnant sa monture, se mettait à courir le long d’une haie, un pistolet dans chaque main. Et, en courant, il poussait, suivant son habitude, des cris ahurissants parfaitement imités de tous les animaux de la basse-cour alors connus.

 

Parvenu à cinq pas de Valvert, d’Albaran lâcha son coup de feu en mugissant :

 

– Meurs ! chien enragé !…

 

C’était ce qu’attendait Valvert qui montrait ce sang-froid extravagant qu’il ne perdait jamais dans l’action. Avant que le coup partît, d’un coup d’éperon appuyé d’un vigoureux coup de bride, il fit faire un écart à gauche à son cheval. La balle passa à l’endroit précis qu’il venait de quitter. Sans cette manœuvre, exécutée avec une précision et une rapidité prodigieuses, la balle l’eût atteint en pleine poitrine. Presque aussitôt, il fit feu à son tour non sur d’Albaran, mais sur sa monture.

 

Son coup, à lui, porta : atteinte en plein poitrail, la bête tomba sur les genoux. D’Albaran fut projeté par-dessus l’encolure et alla s’étaler à quatre pas, au beau milieu du chemin, sans se faire trop de mal, d’ailleurs. Jeter son pistolet déchargé, saisir l’autre, arrêter son cheval, sauter à terre, bondir sur le cavalier désarçonné, tout cela parut ne faire qu’un seul et même mouvement, tant Valvert l’accomplit rapidement.

 

Derrière d’Albaran, ses deux hommes suivaient en trombe. Maladroits, ou trop confiants en eux-mêmes, ils lâchèrent leurs coups de feu immédiatement après lui : quatre balles perdues inutilement. Ils arrivèrent comme des boulets sur lui. Une seconde de plus, et ils le broyaient sans merci, sous les fers de leurs montures. Ils comprirent l’effroyable péril que courait leur chef. Doués de poignes de fer, ils réussirent à arrêter leurs chevaux à temps. Ils auraient pu, ils auraient dû s’en tenir à cela. Il faut croire qu’ils étaient dévoués à ce chef, car ils s’oublièrent eux-mêmes pour ne songer qu’à lui : ils sautèrent à bas de cheval et se précipitèrent vers lui pour lui faire un rempart de leur corps et lui donner le temps de se relever.

 

Dévouement inutile. Ils n’eurent pas le temps de dégainer : Landry Coquenard les guignait. Il ne déchargea pas ses pistolets sur eux. Se servant d’un de ces pistolets comme d’une massue, il leva et abattit le bras dans un fer foudroyant. Un des hommes tomba comme une masse. Landry Coquenard salua sa victoire par une série précipitée de cris suraigus : les cris du cochon qu’on saigne. En même temps il se ruait sur l’autre, le bras levé, pour lui faire subir le même sort. Mais il n’eut pas le temps de le frapper.

 

Celui-là, son élan l’avait porté devant Valvert. Rapide comme l’éclair, le jeune homme passa le pistolet dans la main gauche et projeta son poing en avant, avec la force d’une catapulte. Atteint entre les deux yeux, l’homme s’affaissa près de son compagnon, au moment précis où Landry Coquenard allait laisser tomber sur son crâne la crosse de son pistolet. Ce qui ne l’empêcha pas de saluer cette nouvelle victoire par des braiments prolongés.

 

Alors, comme s’ils avaient assisté, invisibles, à cette lutte si brève, et comme s’ils n’attendaient que ce moment pour entrer en scène à leur tour, Escargasse et Gringaille surgirent soudain, comme des diables sortis d’une boîte, sans qu’on pût dire d’où ils venaient. Ils étaient munis de solides cordelettes. Ils fondirent sur les deux blessés qui, en un tournemain, se trouvèrent ficelés des pieds à la tête, incapables de faire le moindre mouvement. Ce qu’ils n’avaient garde de faire, pour l’excellente raison qu’ils étaient évanouis tous les deux.

 

Pendant ce temps, d’Albaran se relevait vivement, cherchait des yeux son pistolet chargé qui lui avait échappé dans sa chute et, ne le trouvant pas, parce que Valvert venait, d’un coup de pied, de l’envoyer rouler dans la Seine, dégainait prestement. Il allait se ruer, le fer au poing. Mais, à deux pas de lui, Valvert braquait sur lui la gueule menaçante de son canon de pistolet et disait, sur un ton qui ne permettait pas de douter de sa décision :

 

– Ne bougez pas, seigneur comte, sinon vous me mettez dans la fâcheuse nécessité de vous loger une balle dans le corps.

 

– Démon ! mugit d’Albaran, honteux et exaspéré.

 

Mais il ne bougea pas. C’était tout ce que demandait Valvert qui sourit :

 

– C’est parfait. J’espère maintenant que nous allons nous entendre. Je l’espère… pour vous.

 

Ces mots firent dresser l’oreille à d’Albaran. Mais il ne les releva pas sur-le-champ. Il pensait qu’il avait mieux à faire pour l’instant : se soustraire à la menace de ce pistolet, car il ne se reconnaissait pas encore définitivement battu. Et il jeta un rapide coup d’œil autour de lui.

 

À sa gauche, il avait la Seine dans laquelle il pouvait sauter d’un bond, ce qui n’était pas pour le gêner, attendu qu’il nageait comme un poisson. À sa droite, il y avait une haie. Elle était assez clairsemée, cette haie, pour qu’il pût passer à travers assez aisément. Quitte à s’écorcher un peu et à froisser son splendide costume de velours. Au-delà de la haie, c’étaient les champs par où il pouvait gagner au large. Mais…

 

Entre le fleuve et lui, Escargasse se dressait, le pistolet au poing, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un sourire singulièrement sinistre. Entre la haie et lui, il découvrit le pistolet menaçant que braquait sur lui Gringaille, aussi sinistrement souriant qu’Escargasse. Enfin, derrière lui, se trouvait le pistolet tout aussi menaçant de Landry Coquenard, tout aussi souriant que ses compagnons.

 

Il était brave, d’Albaran. Et il le fit bien voir. Pris entre ces quatre bouches à feu prêtes à cracher la mort sur lui, il ne sourcilla pas. Avec un flegme que Valvert admira en lui-même, il appuya la pointe de sa colichemarde sur le bout de sa botte, croisa ses deux énormes mains sur le pommeau, et fit simplement, sur un ton et avec un air émerveillé :

 

– Cascaras !…

 

Ce qui, en français, pouvait se traduire par : malepeste ! Alors, les paroles de Valvert lui revinrent à la mémoire. Alors seulement, il les releva :

 

– Ah çà ! s’étonna-t-il, vous saviez donc que vous alliez me rencontrer ici ?

 

– Oui, fit nettement Valvert. C’est tout exprès pour m’entretenir avec vous que je suis venu à votre rencontre.

 

– Alors je suis tombé dans un guet-apens, déclara d’Albaran sur un ton d’inexprimable dédain.

 

– Allons donc ! protesta Valvert avec une froide politesse. Nous n’étions que deux quand vous nous avez chargés, à trois, pistolet au poing, et sans crier gare. C’est à nous deux que nous avons mis vos gens hors de combat et que nous vous avons pris vous-même. Car, que vous le vouliez ou non, vous êtes notre prisonnier, seigneur d’Albaran.

 

– Et ces deux-là ? fit d’Albaran en désignant Escargasse et Gringaille d’un mouvement de tête souverainement dédaigneux.

 

– Ces deux-là sont venus quand tout était fini.

 

– En attendant, ils me gardent, le pistolet au poing.

 

– Pour vous empêcher de prendre la fuite. Ce que vous auriez tenté de faire s’ils n’avaient pas été là.

 

– Soit ! fit d’Albaran en levant les épaules.

 

Il rengaina posément, croisa les bras sur sa puissante poitrine et, regardant Valvert bien en face, avec un calme admirable :

 

– Vous me tenez, tuez-moi, dit-il simplement.

 

– Je vous ai pris afin de causer avec vous. Je ne vous tuerai que si vous m’y forcez absolument, assura Valvert.

 

Chose étrange, ces paroles, qui eussent dû rassurer d’Albaran, l’inquiétaient plus que n’avaient pu faire les quatre pistolets braqués sur lui. C’est qu’il réfléchissait. Et il commençait à entrevoir comme possibles des choses extraordinaires auxquelles il aurait refusé de croire quelques instants plus tôt.

 

– Que me voulez-vous donc ? demanda-t-il.

 

– Je veux, répondit Valvert, et il insistait sur les deux mots, je veux que vous me remettiez le papier que vous portez et qui contient les ordres de la duchesse de Sorrientès et qui doit vous assurer de l’obéissance passive de ces cavaliers au-devant desquels vous allez, lesquels cavaliers escortent un bateau qui remonte péniblement le cours de la Seine et qui doit contenir dans ses flancs des marchandises… des vins d’Espagne, pour préciser…, particulièrement précieux, puisqu’on les met sous la garde de dix hommes commandés par un officier.

 

D’Albaran fut atterré. Il s’attendait à tout, sauf à trouver Valvert si bien renseigné.

 

– Comment savez-vous cela ? gronda-t-il d’une voix rauque.

 

– Peu importe. Je le sais et cela suffit. Allons, donnez-moi ce papier, monsieur. Tiens ! un vin qui vaut quatre millions ! Ce doit être un nectar particulièrement délectable ! Je veux y goûter, moi !

 

D’Albaran frémit : Valvert lui disait qu’il connaissait jusqu’à la valeur exacte de ce chargement qu’il voulait s’approprier. Il hésita une seconde. Non pas pour savoir s’il céderait ou non à la menace : il était bien résolu à se faire tuer sur place plutôt que de commettre cette trahison. Seulement il se demandait s’il n’aurait pas le temps de prendre le précieux papier dans son pourpoint et de le détruire. Ce qui eût été la manière la plus simple de sauver ces millions qui avaient mis plus de six semaines à venir d’Espagne, que sa maîtresse attendait avec impatience, et qu’on lui demandait de livrer au moment où on pouvait croire qu’ils étaient arrivés à destination.

 

Mais Valvert ne le perdait pas de vue. Et comme s’il lisait dans son esprit, il dirigea de nouveau le canon du pistolet sur lui, en disant :

 

– Inutile, monsieur. Ma balle vous abattra avant que vous ayez défait seulement deux aiguillettes de votre pourpoint.

 

– C’est bien, grinça d’Albaran, blême de fureur déçue, tuez-moi, et n’en parlons plus.

 

Valvert s’approcha de lui, lui posa le canon du pistolet sur le front et d’une voix glaciale prononça :

 

– Ce papier, ou je vous fais sauter la cervelle !

 

D’Albaran ne fit pas un mouvement pour écarter l’arme. Pas un muscle de son visage ne bougea. Ses yeux étincelants, qu’il tenait rivés sur les yeux de Valvert, ne cillèrent pas.

 

– Faites, dit-il simplement, d’une voix que n’altérait pas la moindre émotion.

 

Froidement, Valvert appuya le doigt sur la détente. D’Albaran ne broncha pas plus que s’il avait été soudain mué en statue de marbre. Et quelque chose comme un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres.

 

Valvert ne pressa pas sur la détente, abaissa lentement le bras, recula de deux pas, se découvrit et salua courtoisement.

 

– Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? s’effara d’Albaran qui ne comprenait plus.

 

– Monsieur, prononça gravement Valvert, vous êtes dénué de scrupules, mais vous êtes brave, assurément. J’aurais dû comprendre qu’un homme comme vous peut être vaincu par la force, mais ne courbe pas la tête devant la menace et ne commet pas une lâcheté, même pour sauver sa peau. Je vous adresse toutes mes excuses pour la demande incongrue que je viens de vous faire.

 

D’Albaran roulait des yeux ahuris. Ce qui se passait dans son esprit désemparé se lisait si bien sur son visage que Valvert faillit éclater de rire. Moins réservés que lui, ses trois compagnons, qui avaient admiré en connaisseurs l’attitude du colosse, traduisirent tout haut leurs impressions.

 

– Il ne comprend pas, le pôvre ! dit Escargasse.

 

– Il ne sait pas ce que c’est que d’être généreux, dit Gringaille.

 

– Il aurait tiré, lui ! dit Landry Coquenard. Voyant qu’il se taisait toujours, Valvert reprit :

 

– Cependant, il me faut ce papier. Et puisque vous ne voulez pas le donner de bonne grâce, ce que je comprends très bien, je vais être forcé de vous le prendre de force.

 

En disant ces mots, Valvert passa son pistolet à Gringaille, tira son épée et salua avec en disant :

 

– Défendez-vous. Et tenez-vous bien, monsieur, car je ne vous ménagerai pas.

 

Cette fois, d’Albaran comprit à merveille. Il retrouva instantanément sa présence d’esprit que l’incompréhensible générosité de son adversaire lui avait fait perdre. Instantanément aussi, il se trouva l’épée à la main. Et la faisant siffler :

 

– Je suppose, dit-il, que c’est un combat loyal que vous m’offrez ? Et il désignait de la pointe de l’épée les trois braves qui l’entouraient toujours et qui n’avaient pas lâché leurs pistolets. Valvert leur fit signe. Obéissant à ce signe, ils passèrent le pistolet à la ceinture et allèrent tous les trois se ranger le long de la haie, où ils se tinrent immobiles et muets.

 

Les deux adversaires tombèrent en garde, croisèrent les fers.

 

En homme habile et prudent, d’Albaran se tint sur la défensive. Il ne pensait plus à tuer Valvert. Il ne pensait plus qu’à sauver le précieux papier dont la possession pouvait permettre à un audacieux de s’approprier ces millions venus de si loin. Et comme il était un escrimeur de première force, il se flattait d’en venir à bout, dût-il, en ferraillant, chercher le papier dans le pourpoint et l’avaler.

 

Selon une méthode qu’il tenait de Pardaillan, Valvert attaqua tout de suite par une série de coups droits foudroyants. D’Albaran dut reculer plusieurs fois. Mais, tout en reculant, il se défendait avec une vigueur et une adresse qui tinrent un instant l’assaillant en respect. Du moins, il le crut, lui.

 

En réalité, les coups que lui portait Valvert étaient destinés à sonder sa force. Cela, il ne le comprit pas. Mais ce qu’il comprit très bien, par exemple, c’est qu’il avait affaire à un adversaire redoutable et qu’il devait jouer plus serré que jamais. Il le comprit même si bien que, sans plus tarder, sa main gauche se mit à fourrager le pourpoint pour le dégrafer.

 

Valvert n’eut pas l’air de remarquer ce geste significatif. Selon une autre méthode de Pardaillan, il se mit à parler : manière de distraire l’adversaire et de l’amener à commettre une faute.

 

– Ne croyez pas, au moins, dit-il, que mon intention est de m’approprier les millions de Mme de Sorrientès.

 

– Que vous dites ! railla d’Albaran en parant toujours.

 

– Je le dis parce que cela est. Ces millions sont destinés à un autre.

 

– Bah ! Qui donc ?

 

– Au roi, monsieur. Ces millions étaient destinés à le combattre. Ils lui serviront à se défendre, c’est de bonne guerre.

 

– Il ne les tient pas encore.

 

– Non. Mais il les aura ce soir. Je tenais à vous dire cela, à seule fin que vous puissiez le répéter à votre maîtresse. Par la même occasion, dites-lui que, dans cette affaire, je ne suis que le représentant de M. de Pardaillan. C’est lui qui, par ma main, lui prend cet argent pour le donner au roi. Et maintenant que vous savez cela, finissons…

 

En même temps, il se fendit à fond.

 

D’Albaran laissa échapper son épée et s’affaissa en poussant un cri sourd.

 

Valvert se baissait déjà vers d’Albaran. À ce moment il entendit une voix furieuse :

 

– Larron ! hurlait-on.

 

– Prenez garde ! crièrent trois voix inquiètes.

 

Il se sentit happé, enlevé avec une force irrésistible, rejeté rudement en arrière. En même temps, il entendait une voix, qu’il reconnut sur-le-champ pour être celle de Pardaillan, qui disait :

 

– Doucement, jeune homme ! Que diable, on ne frappe pas ainsi les gens par-derrière !

 

Il fut aussitôt debout. À la place dont il venait de l’arracher fort à propos, près du corps inanimé de d’Albaran, se tenait le chevalier de Pardaillan. De sa flamboyante rapière qu’il avait au poing, Pardaillan tenait tête à un jeune homme d’une remarquable beauté, le visage orné d’une fine moustache et d’une barbiche en pointe, vêtu avec une somptueuse simplicité qui fleurait son grand seigneur. Et ce jeune homme, en poussant des cris inarticulés, bondissait, tourbillonnait, portait des coups furieux, s’efforçant, mais en vain, d’écarter celui qui lui barrait la route, pour courir sus à Valvert qu’il avait failli étendre roide sur le corps de d’Albaran, en le frappant par-derrière.

 

– Vous avez le papier ? demanda Pardaillan qui se contentait de parer comme en se jouant les coups que lui portait cet adversaire inconnu, doué d’une agilité surprenante.

 

– Oui, monsieur.

 

– À cheval alors, et filez.

 

– Mais monsieur…

 

– Filez, vous dis-je !

 

– Bien, monsieur.

 

Mais pour monter à cheval il fallait les chevaux. Et ils étaient derrière l’enragé qui barrait la route. Ils broutaient paisiblement le feuillage de la haie. Landry Coquenard s’élança. Plus vif que lui, l’enragé tourna le dos à Pardaillan stupéfait et courut aux chevaux. Deux fois de suite, avec une rapidité effrayante, il leva l’épée et la plongea dans le poitrail des deux pauvres bêtes qui s’abattirent.

 

Ceci fait, l’inconnu revint au pas de course et, de son épée rouge de sang jusqu’à la garde, il chargea de nouveau Pardaillan avec plus d’impétuosité que jamais.

 

– Le superbe lionceau ! admira Pardaillan en lui-même. Qui diable ce peut-il bien être ?

 

Mais, tout en tenant tête, il avait fait un signe. À ce signe, Gringaille s’était précipité derrière la haie et ramenait deux chevaux : le sien et celui d’Escargasse.

 

– À cheval ! répéta Pardaillan sur un ton d’irrésistible commandement.

 

Valvert et Landry Coquenard obéirent. Ils sautèrent en selle et s’ébranlèrent.

 

Mais alors, l’inconnu bondit de nouveau en arrière. Avec une rapidité fantastique, il prit la fuite. Du moins, on pouvait croire qu’il prenait la fuite. Il n’en était rien. Au bout d’une vingtaine d’enjambées, il s’arrêta. Il se retourna, et solidement campé au milieu du chemin, faisant siffler sa rapière dégouttante de sang, d’une voix tonnante :

 

– On ne passe pas ! signifia-t-il.

 

La situation devenait ridicule. Et cela par la faute de Pardaillan qui ménageait cet enragé d’une bravoure folle, certes, d’une force à l’escrime remarquable, mais qu’il aurait pu cependant expédier promptement, s’il l’avait voulu. Mais Pardaillan, qui avait expressément recommandé qu’on ne tuât personne, trouvait que trop de sang avait été répandu pour une question d’argent qu’il jugeait misérable, malgré l’énormité de la somme. Et il lui répugnait d’en verser davantage.

 

Cependant il comprit qu’il fallait en finir, qu’il ne pouvait pas se laisser tenir plus longtemps en échec par ce jouvenceau.

 

– Je vais déblayer le chemin, dit-il à Valvert. Passez sans vous occuper de moi.

 

Il courut au-devant du jeune homme, décidé à en finir. L’autre le reçut de pied ferme. Les fers s’engagèrent jusqu’à la garde. Mais, cette fois, Pardaillan attaquait. Bien qu’il parût posséder à fond la science de l’escrime, l’inconnu, visiblement, n’était pas de force. Plusieurs fois, il était arrivé trop tard à la parade. Il n’avait tenu qu’à Pardaillan de le tuer raide, tout au moins de le blesser assez sérieusement pour le mettre dans l’impuissance de continuer la lutte. Malgré tout, doué d’un courage indomptable, d’une énergie farouche, il n’avait pas reculé d’un pouce, il avait refusé de céder à la pression de Pardaillan qui tendait à l’obliger à livrer le passage.

 

« Diantre soit de l’obstiné ! se dit-il. C’est qu’il se ferait tuer, plutôt que de céder pied. Allons, j’eusse voulu lui épargner cette humiliation, car, quel qu’il soit, c’est un brave. Mais il n’y a pas moyen de faire autrement… À moins de le tuer… Et ceci, je ne le veux pas… »

 

Ayant fait cette réflexion, Pardaillan prépara son coup par une série de feintes savantes, lia l’épée de son adversaire… Et l’épée, comme arrachée par une force irrésistible, sauta, décrivit une courbe dans l’espace, alla tomber dans la rivière.

 

– Malédiction sur vous, chevalier d’enfer ! rugit l’inconnu qui ne se possédait plus.

 

Il paraissait si confus et si désespéré que Pardaillan en eut pitié. Et il s’excusa doucement :

 

– Ma foi, monsieur, je suis désolé de traiter ainsi un brave tel que vous, mais convenez que c’est un peu de votre faute.

 

– Il fallait me tuer, monsieur ! lança l’inconnu dans un grondement terrible.

 

– C’est ce que j’eusse été désespéré de faire, répliqua Pardaillan. Et, de son œil perçant, il étudiait l’inconnu plus attentivement qu’il ne l’avait fait jusque-là. C’est qu’il se disait :

 

« Il me semble que je connais cette voix !… Où diable l’ai-je donc entendue ?… »

 

Et Pardaillan qui pensait ingénument que tout était dit maintenant rengaina paisiblement, après avoir galamment salué de l’épée le vaincu.

 

Valvert et Landry Coquenard, qui attendaient avec curiosité la fin de la passe d’armes, pensèrent comme lui que tout était dit et que le passage était libre. Ils donnèrent aussitôt de l’éperon et partirent au trot.

 

Ils ne savaient pas à quel entêté particulièrement tenace et suprêmement insoucieux de la mort ils avaient affaire. Il ne s’avouait pas encore vaincu, lui. Alors qu’ils pensaient en être débarrassés, ils le virent de nouveau campé au milieu du chemin, le buste penché, solidement arc-bouté sur les jambes et, dans son poing droit crispé, il tenait un poignard acéré qu’il venait de sortir de son sein. Et toute son attitude criait qu’il se ferait écraser, fouler aux pieds des chevaux, plutôt que de céder d’une ligne.

 

« Ce n’est plus de l’obstination, c’est de la folie pure ! » songea Valvert qui, comme Pardaillan, admirait en connaisseur la folle bravade.

 

Cependant, tout en admirant, il poussa son cheval droit sur l’inconnu.

 

À son tour, Pardaillan regardait, les bras croisés. Il ne songeait pas à intervenir. À quoi bon ? Il savait bien que Valvert passerait, maintenant. Il s’intéressait vivement à cet intrépide et extraordinaire lutteur. Au reste, il n’était pas inquiet sur son compte : il connaissait bien Valvert, il savait qu’il se ferait un point d’honneur de ne pas toucher à celui qu’il avait ménagé, lui, Pardaillan, et qui, d’apparence frêle et délicate, avait osé se dresser seul, devant cinq hommes dont le moins fort n’eût fait qu’une bouchée de lui, et qui maintenant, son méchant petit poignard à la main, ferme comme un roc, voyait sans sourciller venir à lui l’énorme masse que représentaient le cheval et son cavalier.

 

Pardaillan regardait donc, sans songer à intervenir et, l’esprit en éveil maintenant, il ressassait sans trêve cette question qu’il s’était déjà posée : « Où diable ai-je entendu cette voix ? »

 

Odet de Valvert, au trot de son cheval, allait droit sur l’inconnu qu’il ne quittait pas des yeux. Celui-ci, de son côté, dévorait de son regard ardent la masse mouvante qui se précipitait sur lui.

 

« Pardieu, se dit Valvert, c’est le poitrail de mon cheval qu’il vise. Quitte à se faire écraser, il veut me démonter, m’empêcher d’utiliser ce papier que j’ai pris sur d’Albaran, profiter de ma chute pour s’en emparer et le détruire. »

 

Ayant cette idée, il prit le papier qu’il avait passé à sa ceinture et le mit prudemment dans la poche intérieure du pourpoint. En même temps, il cria :

 

– Place !… place ! ventrebleu, ou vous allez vous faire écraser !

 

– On ne passe pas ! rugit de nouveau l’inconnu.

 

Valvert arriva ainsi jusqu’à deux pas de l’inconnu. Celui-ci se ramassa sur lui-même, se tint prêt à s’effacer au bon moment et à frapper la bête au passage. Car c’était cela sa manœuvre. Manœuvre très simple en vérité, mais qui nécessitait, outre un sang-froid inaltérable, une sûreté de coup d’œil et de main peu commune.

 

Cette manœuvre, il ne put pas l’accomplir. Ou du moins il l’exécuta, mais la manqua. Au moment où il allait l’atteindre, Valvert, d’un coup d’éperon, fit faire à son cheval un écart. En somme, la même manœuvre qui lui avait déjà réussi avec d’Albaran, qui eût désarçonné tout autre qu’un écuyer consommé comme lui, et qui amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Pardaillan attentif. Le coup de poignard de l’inconnu porta dans le vide.

 

Il y avait mis tant de violence qu’emporté par son élan il perdit l’équilibre et faillit aller s’étaler au milieu du chemin. Il ne tomba pas, pourtant. Avec une adresse et une force rares, il réussit à ressaisir son équilibre.

 

Mais, quand il se redressa, Valvert était déjà passé. Et c’était miracle qu’il ne fût pas allé, lui, piquer droit dans la rivière.

 

L’inconnu, écumant de rage impuissante, le poursuivit de ses clameurs :

 

– Arrête ! arrête !… Larron !… Détrousseur de grand chemin !… Arrête !…

 

Et Pardaillan se disait toujours :

 

« Où diable ai-je entendu cette voix ?… Cette voix qui fait penser au rugissement du tigre en fureur ?… »

 

XVI

LES MILLIONS ESPAGNOLS


L’inconnu fit un mouvement comme pour se lancer à la poursuite d’Odet de Valvert qui continuait son chemin sans lui répondre, sans même tourner la tête. Tout à coup, comme pris de folie, il se frappa le front d’un poing furieux. Au lieu de courir après Valvert, Pardaillan le vit se jeter à corps perdu sur la haie. Sans se soucier de son somptueux costume qu’il mettait en lambeaux, de ses mains et de son visage qu’il ensanglantait aux ronces, à coups de poignard précipités, il se frayait un chemin à travers la haie.

 

– Que diable veut-il faire derrière cette haie ? songea Pardaillan tout haut.

 

Ce fut Gringaille qui répondit à cette question qu’il se posait à lui-même.

 

– Monsieur, j’ai vu un cheval de l’autre côté de cette haie, dit-il.

 

– Je comprends, alors : il veut rattraper Valvert et l’empêcher de poursuivre sa route… Avec son pauvre petit poignard… Il n’a pas peur, décidément !…

 

Et réfléchissant :

 

« À moins qu’il n’ait des pistolets chargés dans ses fontes… ce qui est probable. Bon, Valvert et Landry en ont aussi, des pistolets… Ma foi, si Odet perd patience et lui allonge un bon coup d’épée ou lui loge une balle dans la peau, il ne l’aura pas volé ! Que diable, on n’est pas obstiné à ce point ! »

 

Et il se détourna avec indifférence. Tout à coup, il se frappa le front à son tour, pris d’une idée subite, et il s’emporta contre lui-même :

 

« Triple niais que je suis. Et si, au lieu de courir après Valvert, il court, en coupant au court, avertir les gens du bateau, qu’il doit connaître assurément, de ce qui vient de se passer ? Mille diables d’enfer, c’est l’avortement piteux de notre expédition !… Mort de tous les diables, il commence à m’échauffer la bile, cet enragé ! Il faut en finir une bonne fois avec lui… Et tant pis pour lui. »

 

Tout en pestant de la sorte, Pardaillan qui, avec cette rapidité qui le caractérisait, avait déjà pris une décision, passait sans plus tarder à l’exécution. Les deux chevaux des deux hommes de d’Albaran étaient toujours là. Comme les deux que l’inconnu avait éventrés, ils broutaient paisiblement les pousses tendres de la haie.

 

Pardaillan prit un de ces chevaux et sauta en selle avec une légèreté que lui eussent enviée bien des jeunes gens. Il prit du champ, autant que le permettait l’étroitesse du chemin. Et enfonçant les éperons aux flancs de sa monture, l’enlevant d’une poigne de fer, d’un bond prodigieux, il lui fit franchir la haie. En quelques foulées puissantes, il rejoignit l’inconnu au moment où il mettait le pied à l’étrier. Il se jeta hors de selle à corps perdu, le saisit par-derrière, de ses bras puissants, l’enleva comme une plume.

 

Soulevé, à demi étouffé par l’étreinte, l’indomptable énergie de l’inconnu ne faiblit pas. Il ne perdit pas la tête. Il ne cria pas, il n’essaya pas de s’arracher aux mains qui le tenaient. Il leva le poing armé du poignard et l’abattit dans un geste foudroyant.

 

Malheureusement pour lui, Pardaillan le surveillait de près. D’ailleurs, il s’attendait bien un peu à ce coup. Il resserra son étreinte d’un bras et, de sa main libre, il saisit le poignet au vol et l’immobilisa. Alors il s’impatienta :

 

– Ah ! mordiable, vous m’excédez à la fin ! Allons, lâchez ce joujou !

 

Il laissa retomber le jeune homme sur ses pieds et se mit à lui pétrir le poignet pour l’obliger à lâcher le poignard. Et il ne le ménageait plus. Sous la brutale étreinte, l’inconnu se débattait, se tordait comme un ver, ruait, s’efforçait de griffer et de mordre. Mais il ne disait rien, ne criait pas, n’appelait pas à l’aide. Sous la formidable pression qui lui broyait les chairs, il devait souffrir atrocement. Pourtant, il ne poussait pas un soupir, pas un gémissement. Livide, les yeux exorbités, le front ruisselant, il se raidissait, se mordait les lèvres jusqu’au sang pour étouffer la plainte qu’il sentait monter en lui. Et par un effort d’énergie vraiment admirable, il parvenait à refouler la douleur, il forçait ses doigts meurtris à tenir bon, à ne pas lâcher l’arme qui était son unique chance de salut.

 

Cette dépense de volonté vraiment extraordinaire, cette vaillance étonnante, ce dédain suprême de la douleur physique, ne lui servirent qu’à prolonger de quelques secondes l’affreux supplice qu’il supportait et à retarder d’autant l’instant fatal de la défaite. Le moment arriva où la chair meurtrie refusa d’obéir à l’esprit indomptable qui ne pliait pas, lui. Les doigts engourdis, broyés, saignants, durent lâcher prise. L’arme tomba. Pardaillan mit le pied dessus et lâcha le jeune homme qui, alors, parla. Pour mieux dire, il cingla de cette voix rauque que Pardaillan avait assez justement comparée au rugissement du tigre en fureur.

 

– Lâche ! Oh ! misérable lâche !

 

Sous l’insulte imprévue et imméritée – vraiment, par admiration de la folle bravoure de ce jeune homme, il avait poussé la patience à ses extrêmes limites –, Pardaillan se redressa. Et, hérissé, flamboyant, de sa voix glaciale, il prononça :

 

– Jeune homme, voici un mot que vous allez…

 

Il n’acheva pas la phrase. Aussi soudainement qu’il s’était emporté, il se calma. Et le regard pétillant :

 

– Tiens !… tiens !… fit-il.

 

Qu’avait-il découvert qui l’ébahissait et l’amusait ainsi ? Ceci :

 

Jusque-là, le visage du jeune inconnu s’était montré, nous croyons l’avoir dit, la lèvre supérieure ombragée d’une fine moustache noire, le menton orné d’une petite barbiche, noire également, légèrement floconneuse et taillée en pointe. Or, maintenant, sans qu’il y prît garde, cette barbiche pendait au bas de la joue, retenue par quelques poils seulement. Cette barbiche était donc fausse. Elle avait dû être accrochée par quelque ronce, au passage de la haie et, mal collée sans doute, elle s’était à moitié détachée. Quoi qu’il en soit, Pardaillan, dont l’esprit était en éveil, qui cherchait à se rappeler où il avait déjà entendu la voix de ce jeune seigneur, se trouva fixé du coup. Il se découvrit, salua avec cette grâce un peu cavalière qui n’appartenait qu’à lui, et, de sa voix railleuse, s’écria :

 

– Eh ! quoi, princesse, c’était vous ! La peste soit de moi qui n’ai pas reconnu plus tôt la princesse Fausta sous cet élégant costume de cavalier !

 

Fausta – car c’était bien elle – lui jeta un de ces coups d’œil dont il est impossible de définir l’expression. Et comme si elle jugeait qu’elle n’avait plus de contrainte à s’imposer, elle défit ses gants qu’elle passa à sa ceinture, acheva de détacher la fausse barbe qu’elle jeta et se mit à frictionner doucement sa main meurtrie. Ce geste fut sans doute interprété comme un reproche muet par Pardaillan, car il s’excusa :

 

– J’ai peut-être été un peu brutal. Mais aussi, qui diable vous aurait reconnue sous ce costume, avec cette barbe et cette moustache ? Vous me direz peut-être que j’aurais dû vous reconnaître, moi. Que je vous eusse sûrement reconnue autrefois. C’est vrai. Ne m’en veuillez pas trop cependant. C’est qu’il est terriblement loin, cet autrefois. Je me fais vieux, princesse, diablement vieux ! Savez-vous que je suis sur mes soixante-cinq ans ? Soixante-cinq ans, cela pèse lourdement, sur les épaules d’un homme ! Voyez : ma vue baisse, je deviens dur d’oreille, les jambes sont molles, les bras n’ont plus de vigueur, les épaules se voûtent, et il a neigé sur le peu de cheveux qui me restent. Décidément, c’est une chose fort laide et fort affligeante que la décrépitude. Vous êtes bien heureuse, vous, d’être un de ces rares privilégiés sur qui le temps semble n’avoir pas de prise. C’est que vous ne changez pas. Ma parole, vous êtes toujours telle que vous étiez quand vous aviez vingt ans et que vous vouliez me meurtrir à toute force, parce que vous m’aimiez, disiez-vous. Ce qui, soit dit en passant, est une singulière façon de témoigner son affection.

 

On eût dit qu’il cherchait à l’étourdir par ce verbiage ininterrompu. Ou, peut-être, toujours chevaleresque et généreux, s’efforçait de lui faire oublier l’amertume de sa défaite, et de lui laisser le temps de se ressaisir. Elle se remettait en effet, elle retrouvait une partie de ce calme magnifique qui ne l’abandonnait pour ainsi dire jamais, et qu’elle venait de perdre si complètement.

 

Cependant, tout en bavardant, il ne la perdait pas de vue un instant. Il se tenait sur ses gardes plus qu’il n’aurait fait devant une troupe d’hommes bien armés. Et il avait eu soin de se placer entre elle et son cheval pour lui enlever toute possibilité de fuite. Mais elle avait fort bien remarqué sa manœuvre. L’idée ne lui vint même pas de risquer cette suprême tentative. À quoi bon ? Pardaillan la tenait. Elle savait bien qu’il ne la lâcherait que lorsqu’il lui conviendrait… si toutefois il consentait à la lâcher.

 

Alors elle s’inquiéta jusqu’à en être angoissée sous son calme apparent. La perte des millions était un coup terrible pour elle. Mais les conséquences de cette perte, si graves, si fâcheuses qu’elles fussent, n’étaient pas irréparables. Grâce à sa fabuleuse fortune dans laquelle elle n’hésiterait pas à puiser, elle pouvait encore parer le coup. Cela se traduirait surtout par une perte de temps. C’était grave assurément, mais non pas irrémédiable.

 

Tandis que la perte de sa liberté, c’était la fin de tout, l’écroulement lamentable de tous ses projets, si laborieusement échafaudés. Ce coup-là, mille fois plus rude que l’autre, l’exaspéra, amena sur ses lèvres une imprécation terrible. Et comme il la regardait d’un air naïf :

 

– Pourquoi, fit-elle dans un grondement farouche, pourquoi ne m’avez-vous pas tuée quand vous me teniez à la pointe de votre épée ?

 

– Vous me l’avez déjà demandé et je vous ai répondu… Mais ne demeurons pas plus longtemps ici, voulez-vous ?

 

En disant ces mots, Pardaillan saisissait les deux chevaux par la bride et passait son bras sous celui de Fausta. Elle le laissa faire, comprenant que ce geste familier était, en l’occurrence, comme une prise de possession, une manière de lui signifier qu’elle était prisonnière. Elle le laissa faire et elle se laissa docilement entraîner.

 

Ce n’est pas qu’elle renonçait à la lutte. Non pas, certes. Elle pliait, voilà tout. Elle gardait l’espoir indomptable que le moment viendrait où elle pourrait se redresser. Et, malgré l’angoisse épouvantable qui l’étreignait, déjà son esprit infatigable travaillait, échafaudait des combinaisons pour amener ce moment le plus tôt possible. Et, en attendant, sous une apparence de morne indifférence, elle se tenait attentive à tout, prête à saisir l’occasion propice, si le hasard lui venait en aide en la lui envoyant. C’est dans cette intention qu’elle interrogea :

 

– Où me conduisez-vous ainsi ?

 

– Nous allons passer par cette brèche que je vois là-bas et revenir sur le lieu de la bagarre, nous occuper un peu de ces pauvres diables qui sont à vous, et que j’ai vus étendus au milieu de la chaussée, en assez fâcheux état.

 

Fausta ne répondit que par un signe de tête qui pouvait passer pour une approbation aussi bien que pour un remerciement. Au bout de quelques pas, pendant lesquels elle garda un silence que Pardaillan respecta, elle reprit la parole.

 

– Je vous dois des excuses, chevalier, dit-elle gravement.

 

– À moi ? Et de quoi ? bon Dieu ?

 

– Du mot injurieux que, dans un moment de douleur et d’affolement, je vous ai lancé. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne l’ai jamais pensé, ce mot. Vous savez, Pardaillan, que je vous tiens pour plus qu’un homme brave. À mes yeux, comme à ceux de tous ceux qui vous connaissent, vous êtes la représentation vivante de la bravoure même.

 

– Je vous en prie, princesse, ménagez ma modestie, protesta Pardaillan.

 

Avec la même gravité, Fausta insista :

 

– Tout le bien que je pourrai dire de vous sera encore fort au-dessous de ce que je pense.

 

– Peste ! Vous allez me faire éclater d’orgueil, si vous continuez, railla Pardaillan.

 

Et de son air figue et raisin :

 

– Heureusement que nous sommes, tous deux, de ceux qui peuvent se dire tout ce qui leur passe par la tête, compliment ou injure, sans que cela tire à conséquence.

 

Ils arrivèrent sur le lieu du combat. Pardaillan lâcha les deux chevaux qui le gênaient. Mais il ne lâcha pas Fausta.

 

Escargasse et Gringaille, avec une adresse et une légèreté de main qui attestaient une longue expérience de cette délicate opération, avaient mis à nu la blessure de d’Albaran, toujours évanoui, et procédaient à un pansement en règle de cette blessure. Ils avaient d’ailleurs tout le nécessaire : bandages, charpie et onguents. Et la rivière coulait à leurs pieds. C’était une habitude commune à tous les aventuriers de cette époque, de ne pas partir en expédition sans emporter dans leur bagage une petite pharmacie. Ils n’avaient eu qu’à fouiller dans les fontes d’un des chevaux abattus pour trouver tout ce qui leur était nécessaire.

 

– Eh bien ? interrogea Pardaillan qui voyait que Fausta considérait son dogue avec une sombre inquiétude.

 

– Rien de grave, monsieur le chevalier, rassura Escargasse. M. de Valbert peut se vanter d’avoir placé fort adroitement son coup.

 

– D’ici quinze jours il sera sur pied, libre de se faire trouer de nouveau la peau si cela lui chante, ajouta Gringaille.

 

– Vous pouvez vous en rapporter à eux, dit Pardaillan à Fausta. Ils ont eu si souvent l’occasion de recoudre eux-mêmes leur peau trouée qu’ils ont fini par s’y connaître tout autant que bien des chirurgiens réputés habiles.

 

Fausta se contenta de remercier d’un léger signe de tête. Ils se tournèrent alors vers les deux autres blessés. Ils n’avaient été qu’étourdis. Ils étaient déjà revenus à eux. Ils ne bougeaient pas. Seulement, ils roulaient des yeux d’autant plus inquiets qu’ils avaient reconnu leur maîtresse sous son déguisement qu’ils connaissaient de longue date.

 

– Tenez-vous tranquilles et il ne vous sera pas fait d’autre mal, rassura Pardaillan. Seulement, il vous faut vous résigner à garder vos liens encore un bon moment. J’ai besoin qu’il en soit ainsi.

 

Les deux braves ne répondirent pas : ils attendaient les ordres de leur maîtresse qu’ils interrogeaient du regard.

 

– Nous devons nous soumettre aux volontés de nos vainqueurs, prononça Fausta d’une voix morne.

 

À ce moment, d’Albaran, soulagé par la fraîcheur du pansement, revint à lui. Ses yeux tombèrent sur Fausta qu’il reconnut sur-le-champ. Il essaya de se soulever, ce qui, si stoïque qu’il fût, lui arracha une plainte sourde, et ne pouvant y parvenir, il s’excusa humblement :

 

– J’ai fait ce que j’ai pu, madame… Je n’ai pas… été le plus fort.

 

– C’est comme moi. Je n’ai pas été la plus forte non plus. Te voilà blessé, me voici prisonnière… Mais nous sommes vivants tous les deux, et c’est l’essentiel.

 

– Monsieur, intervint Pardaillan, vous sentez-vous assez de force pour vous tenir en selle jusqu’à Saint-Denis dont nous ne sommes pas très éloignés ?

 

– Je l’espère…

 

– Alors faites et partons, commanda Pardaillan.

 

Cet ordre s’adressait à Escargasse et Gringaille. Ils savaient apparemment ce qu’il signifiait, car ils n’eurent pas une hésitation. Ils enlevèrent doucement le blessé et l’assirent sur le propre cheval de Fausta. Quant aux deux autres, sans les détacher, ils les placèrent en travers des selles, auxquelles ils les attachèrent solidement pour leur éviter une chute. Ceci fait, ils prirent chacun un cheval par la bride et se tinrent raides et muets, signifiant ainsi qu’ils étaient prêts.

 

– En route ! commanda Pardaillan.

 

XVII

LE RETOUR


Il n’avait pas lâché le bras de Fausta. Il l’entraîna doucement. D’Albaran suivit. Et derrière d’Albaran, Escargasse et Gringaille, conduisant par la bride les chevaux que leurs deux prisonniers étaient dans l’impossibilité de conduire eux-mêmes. Et la petite troupe s’éloigna lentement, au pas, trois à pied, les trois autres montés, abandonnant sur le champ de bataille les trois pauvres bêtes qui avaient succombé à leurs affreuses blessures.

 

Les premiers pas se firent en silence. Pardaillan observait Fausta du coin de l’œil. Très calme, tout à fait maîtresse d’elle-même, elle marchait à son côté d’un pas ferme et assuré. Elle paraissait avoir pris bravement son parti de sa double mésaventure. Précisément à cause de cette apparente résignation, Pardaillan redoubla d’attention. C’est qu’il la connaissait à fond et il se doutait bien qu’elle méditait une revanche terrible. Il ne voulut pas lui laisser le loisir de combiner son affaire en toute tranquillité d’esprit. Et il se mit à bavarder pour la distraire, la mettre dans la nécessité de renoncer à ses calculs, momentanément, du moins, en l’obligeant à répondre.

 

– Comment diable avez-vous pu commettre l’imprudence de vous aventurer sur les routes, toute seule, sans la plus petite escorte ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

 

Il est probable que Fausta ne fut pas dupe de sa manœuvre. Cependant elle ne chercha pas à se dérober. Et de sa voix morne, mais de bonne grâce, elle répondit :

 

– Je ne suis pas peureuse, vous le savez. Et puis, je croyais bien n’avoir rien à redouter… D’autant que j’étais armée, et que je manie assez proprement l’épée.

 

– D’accord, mais comment vous êtes-vous trouvée sur cette route précisément plutôt que sur toute autre ?

 

– Parce que j’ai eu la malencontreuse idée de m’assurer par moi-même comment mes ordres étaient exécutés.

 

– Oui, la chose en valait la peine. Quatre millions représentent un fort respectable denier. Mais précisément, à cause de l’importance de la somme, vous n’auriez pas dû vous risquer sans une forte escorte.

 

– Je vous ai dit que je croyais n’avoir rien à redouter. Mes précautions étaient bien prises, et j’avais tout lieu de croire que l’arrivée de ces millions était ignorée de tous.

 

– Hormis de moi, comme vous voyez.

 

– C’est vrai. Et cela me fait penser que, pour que vous soyez si bien renseigné, il faut qu’il y ait un traître dans mon entourage immédiat.

 

– Je vous donne ma parole que non. C’est vous-même qui m’avez révélé la prochaine arrivée de ces millions d’Espagne.

 

– Moi ! sursauta Fausta.

 

– Vous-même, confirma Pardaillan. Mon Dieu, je ne prétends pas que c’est à moi expressément que vous l’avez dit. Non. Mais vous oubliez que je me suis introduit une fois chez vous. Et pendant le temps que j’ai passé aux écoutes dans certain cabinet, vous m’avez ainsi, sans vous en douter, appris pas mal de choses intéressantes pour moi. Celle-ci était de ce nombre. Et vous voyez qu’elle n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd.

 

– Puisque vous le dites, je veux bien l’admettre. Ce n’est pourtant pas moi qui vous ai appris le jour exact de l’arrivée de ces millions… Je l’ignorais moi-même, alors… Ce n’est pas moi non plus qui vous ai fait connaître la voie que prendraient ces millions pour arriver clandestinement chez moi, ni la route que suivrait d’Albaran pour aller en prendre possession, ni même que ce serait d’Albaran qui serait chargé de ce soin. J’en reviens donc à ce que j’ai dit, à savoir qu’il a bien fallu que je fusse trahie… Au moins sur ces différents points.

 

– Je vous assure que vous vous trompez. Ces différents points, je les ai appris par moi-même. Et sans grande difficulté, ma foi.

 

– Puis-je vous demander comment ?

 

– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple du monde : j’ai expédié sur la route d’Espagne un homme à moi, qui ne manque pas de flair et d’adresse, et qui parle l’espagnol comme un enfant des Castilles. Il a fini par rencontrer une troupe qui escortait un convoi. Sous leurs costumes de serviteurs de grande maison, il a facilement reconnu des soldats. Sous leur français correct – ils ne parlent jamais que français, même entre eux –, il a flairé des Espagnols. Il est entré en contact avec eux, comme on entre en contact avec des soldats, fussent-ils déguisés : en leur offrant quelques flacons de vieux vins. Et ils ont bavardé, quand le vin leur a eu délié la langue. Ils ne savaient pas grand-chose, d’ailleurs. Mais le peu qu’ils m’ont appris m’a permis de deviner le reste. Pour ce qui est de M. d’Albaran, puisqu’il est votre bras droit, j’ai pensé tout naturellement que c’est lui que vous chargeriez de prendre livraison de ce soi-disant convoi de vin d’Espagne qui allait tantôt par voie de terre, tantôt par voie d’eau. J’ai donc fait surveiller M. d’Albaran par un autre compagnon à moi. Aussi lorsque ce compagnon est venu, ce matin, me faire connaître sa promenade matinale et le chemin qu’il prenait, j’ai compris que le moment était venu d’agir. Ce que j’ai fait aussitôt. Vous voyez, princesse, que je n’ai pas eu besoin d’acheter la complicité d’un de vos serviteurs. J’aurais été bien embarrassé de le faire, d’ailleurs, attendu que, vous le savez, je ne possède pas la moindre fortune.

 

– Je vous crois, fit simplement Fausta qui ne doutait pas de sa parole et qui admirait intérieurement les inépuisables ressources de cet esprit toujours aussi actif et entreprenant.

 

– Et maintenant, qu’allez-vous faire de cet argent ? fit-elle, après un court silence.

 

– Pardieu, je vais le remettre à qui il appartient.

 

– Comment, s’écria Fausta, feignant de se méprendre, vous allez me rendre cet argent après me l’avoir pris ?

 

– J’ai dit que j’allais le remettre à qui il appartient, rectifia froidement Pardaillan, et non pas que j’allais vous le rendre.

 

– Cependant… il me semble que c’est à moi qu’il appartient.

 

– Il vous semble mal, voilà tout. Cet argent appartient maintenant au roi. Et comme il faut préciser, avec vous, je précise : au roi de France, Sa Majesté Louis XIII.

 

– Voilà qui est tout à fait particulier ! Comment expliquez-vous que cet argent, qui est à moi, quoi que vous en disiez, est devenu, selon vous, la propriété du roi de France, Sa Majesté Louis XIII ?

 

– De la façon que voici et que le premier venu, en France, vous expliquera comme moi : cet argent, à tout prendre, c’est une marchandise comme une autre. Or, vous saurez, si tant est que vous l’ignoriez vraiment, que le roi a le droit de confisquer toute marchandise entrée en fraude dans son royaume. Vous ne sauriez nier que c’est ainsi, en fraude, que ces tonnelets qui, soi-disant, contiennent du vin d’Espagne, sont entrés en France. Le roi use donc de son droit. Un droit que nul, même le roi d’Espagne, ne saurait contester. De vous à moi, j’ajoute qu’étant donné l’emploi que vous comptiez faire de cet argent, même en laissant de côté la question de droit, il est de bonne guerre à lui, pouvant le faire, de mettre la main dessus.

 

– Je n’en disconviens pas, avoua Fausta, qui ajouta, avec un sourire aigu : reste à savoir comment Sa Majesté Philippe d’Espagne prendra la chose.

 

– Le roi d’Espagne, répliqua Pardaillan avec un sourire qui ne le cédait en rien à celui de Fausta, comprendra que ce qu’il a de mieux à faire, c’est de se taire. S’il n’est pas assez intelligent pour le comprendre de lui-même, vous, madame, qui êtes une des plus belles intelligences que je connaisse, vous ne manquerez pas de le lui faire comprendre. Je n’ai pas besoin de vous dire quel intérêt capital – c’est bien le mot – vous avez à ce qu’une enquête ne soit pas ouverte au sujet de cette affaire. Or, cette enquête sera inévitable si votre souverain a la malencontreuse idée de s’aviser de réclamer. Croyez-moi, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de vous résigner à accepter la perte de cet argent.

 

Fausta, qui le connaissait bien, savait qu’il ne menaçait pas souvent. Mais si on le contraignait à le faire, ce n’était jamais en vain. Elle courba la tête, vaincue, et soupira.

 

– Eh ! quoi ! s’écria Pardaillan, se peut-il que la perte de cet argent vous affecte à ce point ? Certes, la somme est énorme ! Mais, en vérité, elle est peu de chose comparée à votre fabuleuse fortune !

 

– Croyez-vous vraiment que c’est la perte de cet argent qui m’affecte ainsi ?

 

– J’entends bien que ce n’est pas l’argent en soi que vous regrettez. C’est la besogne que vous auriez pu accomplir avec cet argent. Mais quoi, il faut en prendre votre parti. En somme, vous venez de perdre une manche, mais la partie continue entre nous. Vous aurez peut-être votre revanche. Morbleu, je vous ai vu perdre des coups plus importants que celui-ci, et vous vous êtes montrée meilleure joueuse. D’où vient que je vous vois si abattue, cette fois-ci ?

 

Il avait au coin de l’œil cette lueur malicieuse qu’on y voyait chaque fois qu’il préparait un bon tour. Il est certain qu’il avait très bien compris ce qui se passait en elle. Seulement, il voulait le lui faire dire. Il y réussit à merveille. Soit qu’elle fût dupe, soit qu’elle éprouvât l’impérieux besoin d’être fixée au plus vite sur son sort, toujours est-il qu’elle saisit avec empressement la perche qu’il lui tendait, non sans malice, et elle révéla la véritable cause de cet abattement dont il feignait de s’étonner.

 

– C’est que, dit-elle, j’avais alors conservé ma liberté. Et, pour des gens d’action comme vous et moi, être libre est un avantage d’une inappréciable valeur. Aujourd’hui… je suis votre prisonnière. Comprenez-vous ?

 

– À merveille, sourit Pardaillan qui, en lui-même, se disait : « Je savais bien que c’était là que le bât blessait. »

 

Et tout haut, le regard pétillant :

 

– Prisonnière me paraît un peu excessif.

 

– Enfin, vous me tenez…

 

– C’est un fait certain.

 

– Qu’entendez-vous faire de moi ?

 

– Mais, fit Pardaillan, qui prit son air le plus naïf, j’entends vous garder précieusement, le plus longtemps possible.

 

« Démon ! rugit Fausta en elle-même, que l’enfer t’engloutisse ! » Et cependant, ayant repris complètement possession d’elle-même, par un effort de volonté dont elle seule, peut-être, était capable, elle montrait un visage que n’altérait pas la moindre trace d’émotion, presque souriant.

 

– À moins que…, reprit Pardaillan, qui fit une pause.

 

Il est certain qu’il jouait avec elle comme le chat joue avec la souris. C’était sa petite vengeance, cela. Et nous ne nous sentons pas, quant à nous, le courage de la lui reprocher : après les mauvais tours qu’elle lui avait joués, après les transes épouvantables par où elle l’avait fait passer, nous sommes obligés de reconnaître que la satisfaction qu’il s’accordait était bien innocente. Ceci dit tel que nous le pensons, en conscience, et non pas dans l’intention d’influencer le lecteur, qui reste toujours souverain juge et libre de dispenser à son gré le blâme ou l’éloge.

 

Le jeu d’ailleurs, était mené avec tant de délicate bonhomie que Fausta ne le sentit pas. En revanche, elle sentit très bien qu’une chance de salut, inespérée, s’offrait à elle. Elle se raidit de toutes ses forces pour forcer ses traits à garder leur calme souriant. Et sa voix, si grave, si harmonieuse qu’on pouvait se demander si elle sortait bien de la même petite bouche qui, quelques instants plus tôt, dans le feu de l’action et sous le coup de la colère, n’émettait que des sons rauques, durs, pareils aux rugissements d’un fauve, sa voix ne tremblait pas tandis qu’elle interrogeait :

 

– À moins que ?…

 

– À moins que vous n’acceptiez le marché que je veux vous proposer, acheva Pardaillan.

 

– Voyons ce marché, fit-elle sans hâte.

 

– Voici. Je vous rends cette liberté qui vous est si chère, si vous me rendez, vous, la petite Loïse.

 

Ces paroles, Pardaillan les prononçait avec une gravité qui attestait que la proposition était des plus sérieuses. Fausta tressaillit : elle ne s’attendait pas à pareille proposition et, qui sait ? peut-être, dans les nombreuses machinations qu’elle menait de front, peut-être avait-elle oublié cette enfant, sa petite-fille, et quel otage précieux elle pouvait être entre ses mains. Elle n’hésita pas :

 

– Impossible, dit-elle d’une voix tranchante. Et, se reprenant vivement :

 

– À moins… Voulez-vous me permettre de vous poser une question, Pardaillan ?

 

– Dix questions, cent questions, toutes les questions que vous voudrez… J’ai le temps, moi, répondit Pardaillan de sa voix redevenue railleuse.

 

– Je puis vous dire sur-le-champ où se trouve cette enfant. Dans deux heures, elle peut être dans vos bras. Si je m’exécute sur-le-champ, serais-je libre également sur-le-champ ?

 

– Non, pas sur-le-champ, répondit Pardaillan, catégorique.

 

– Vous vous défiez de moi ?

 

– Non, fit Pardaillan, aussi catégorique. Je sais que vous ne vous abaisserez pas à mentir avec moi. Je sais que je trouverai l’enfant à l’endroit que vous aurez indiqué. Je sais enfin que je pourrai l’emporter.

 

– Alors, que craignez-vous ?

 

– Rien. Seulement, même si vous me rendez l’enfant séance tenante, je ne pourrai, moi, vous rendre votre liberté que ce soir.

 

– C’est-à-dire quand vous serez sûr que les millions espagnols sont entrés dans les coffres du roi ?

 

– Parbleu !

 

– Vous sacrifiez votre petite-fille à ces millions ?

 

– Sans remords et sans hésitation.

 

– Eh bien, je n’hésite pas non plus, moi, je préfère sacrifier les millions, sacrifier ma liberté et garder l’enfant.

 

– Comme il vous plaira, trancha Pardaillan avec une indifférence qui n’était pas affectée.

 

Cette indifférence la surprit : sa surprise se manifesta dans le regard qu’elle lui décocha à la dérobée. Lui, il la guignait toujours du coin de l’œil. Il surprit ce regard. Il sourit et haussant les épaules :

 

– Vraiment, princesse, vous êtes étrange ! Je ne possède pas votre incalculable fortune, moi ! Quatre millions pour un pauvre hère tel que moi, cela représente une somme mirifique, fantastique, chimérique ! Pourquoi diable voulez-vous que je sacrifie une somme pareille pour une enfant, que je suis sûr de retrouver quand je voudrai ?

 

– Je vous assure, chevalier, que vous ne la trouverez pas.

 

– Je vous assure, princesse, que je ne me donnerai pas la peine de la chercher.

 

– Alors ?…

 

– Alors, je vous l’ai dit. Je ne suis pas pressé. J’attendrai.

 

– Quoi ?

 

Il prit un temps, et avec un flegme sans pareil :

 

– Je vous l’ai dit aussi : j’attendrai que vous m’indiquiez vous-même l’endroit où vous la cachez et où je pourrai la prendre.

 

– Vous croyez que je ferai cela ? railla Fausta.

 

– J’en suis sûr, aussi vrai que ce soleil qui monte de plus en plus là-haut commence à nous chauffer un peu plus qu’il ne convient.

 

Il montrait une assurance telle que, malgré elle, Fausta en fut impressionnée. Elle laissa tomber la conversation et s’enfonça dans une profonde rêverie. Pendant qu’elle réfléchissait, Pardaillan, souriant, dans sa moustache grise, d’un sourire indéfinissable, se disait en l’observant du coin de l’œil :

 

« La voilà partie sur la piste où je l’ai lancée, sans en avoir l’air. Elle y viendra, ou le diable m’emporte ! »

 

Il ne se trompait pas : Fausta songeait à ce qu’il venait de lui affirmer avec tant d’assurance. Tout d’abord, cette pensée qu’elle pourrait lui rendre elle-même l’enfant lui avait paru tellement insensée qu’elle n’avait même pas voulu s’y arrêter. Cependant, malgré elle, elle y était revenue. Cette hypothèse qu’elle avait voulu écarter, elle y songea, quoi qu’elle en eût et quelque effort qu’elle fît pour la chasser de son esprit. Elle l’envisagea sous toutes ses faces, la tourna et la retourna tant et si bien qu’elle ne lui parut pas aussi folle. Lorsque les premières maisons de Saint-Denis furent en vue, elle en était arrivée à se dire :

 

« Pourquoi pas ?… Pourquoi ne lui dirais-je pas où est l’enfant ? Après tout, je ne lui ai jamais voulu de mal, moi, à cette enfant… au contraire. Et, quoi que j’en aie dit, il n’est jamais entré dans ma pensée de la ravir à tout jamais à sa famille. Et, puisque j’étais résolue à la rendre aux siens qui la pleurent, que m’importe que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard ?… Oui, pourquoi pas ?… En somme, le problème se résume à ceci : attirer Pardaillan dans la maison où est l’enfant ; le laisser un instant avec elle pour qu’il s’assure qu’elle n’a pas souffert, qu’il n’y a pas eu substitution ; lui montrer de façon évidente, de manière à ce qu’il n’en puisse douter, qu’elle est remise en liberté, rendue aux siens… Tout cela est on ne peut plus facile. Voici où commence la difficulté : amener Pardaillan à rester un instant dans la maison, après le départ de l’enfant, et l’amener à faire cela de son plein gré… après quoi il ne pourrait plus sortir vivant de cette maison… Voilà la solution à trouver… C’est difficile… très difficile. Ce ne doit pas être impossible. »

 

Dès l’instant où elle avait admis la possibilité de paraître céder à la suggestion de Pardaillan, dès l’instant où, allant plus loin, elle s’était posé à elle-même le problème à résoudre, il était clair que, si difficile qu’elle fût, elle voudrait chercher la solution. En effet, stimulée peut-être par la difficulté, elle se dit :

 

« L’Évangile nous dit : “Cherche, et tu trouveras”. »

 

Et, résolument, elle conclut :

 

« Cherchons. »

 

Au bras de Pardaillan, elle continua d’avancer en silence, cherchant patiemment, méthodiquement, toutes les ressources de son esprit infatigable tendues vers le but à atteindre, si passionnée par cette recherche qu’elle en oubliait sa situation actuelle, et que, avant de songer à attirer Pardaillan dans un traquenard d’où il ne sortirait pas vivant, il eût peut-être été plus sage de songer d’abord à se tirer de ses mains.

 

Cette fois, Pardaillan la laissa réfléchir tout à son aise, ne chercha pas à la détourner de ses pensées. D’ailleurs, ils étaient presque arrives. Ils atteignirent les premières maisons de la petite ville où les rois de France dormaient leur dernier sommeil. Pardaillan s’arrêta, ce qui eut pour résultat de ramener Fausta au sentiment de la réalité, en l’arrachant à ses calculs.

 

– Madame, dit-il, nous allons nous engager dans des rues assez animées. Il vous sera facile de crier à l’aide et d’ameuter les passants contre moi. Je vous conseille de n’en rien faire et de vous laisser docilement conduire là ou je vous conduis. Je vous le conseille vivement. Dans votre propre intérêt, bien entendu.

 

Il disait cela doucement, sans élever la voix, comme une chose à laquelle il n’attachait pas d’importance. Mais son regard flamboyant, le sourire terrible qui hérissait sa moustache, l’expression froidement résolue de sa physionomie parlaient un langage muet d’une éloquence telle que Fausta, si brave qu’elle fût, sentit instantanément se briser en elle toute velléité de résistance. Et elle promit :

 

– Je n’appellerai pas. Je vous suivrai sans résister.

 

Ceci avait été dit, de part et d’autre, assez haut pour être entendu du blessé et des deux prisonniers. Néanmoins, Pardaillan s’adressa directement a eux. Et, du même air, mais avec plus de rudesse dans l’accent :

 

– Vous avez entendu, vous autres ? Tâchez de suivre l’exemple de votre maîtresse, si vous ne voulez qu’il vous arrive malheur à tous.

 

Ce fut Fausta qui répondit pour eux :

 

– Aucun de mes gens ne se permettrait d’ouvrir la bouche, quand leur maîtresse se tait, dit-elle avec hauteur.

 

– S’il en est ainsi, tout est pour le mieux, fit tranquillement Pardaillan.

 

Et, de son ton de commandement :

 

– Allons donc.

 

XVIII

OÙ L’ON VOIT QUE PARDAILLAN AVAIT PENSÉ À TOUT…


Ils firent une centaine de pas dans la Grand-Rue qui, à cette heure, était en effet assez animée. Pardaillan s’était mis à bavarder, à haute voix, de choses absolument banales. Et Fausta, qui, malgré tout, faisait bonne contenance et voulait se montrer bonne joueuse jusqu’au bout, se prêtait complaisamment à la manœuvre, lui donnait la réplique avec une présence d’esprit, qui prouvait une fois de plus l’exceptionnelle fermeté de caractère de cette femme extraordinaire, et à laquelle, en son for intérieur, Pardaillan rendait un hommage mérité.

 

Quelques passants curieux eurent bien la velléité de regarder d’un peu près les deux prisonniers qui pendaient comme des paquets de chaque côté de la selle. Mais Escargasse et Gringaille roulèrent des yeux si terribles, montrèrent des crocs acérés, en grondant d’une manière si significative et si inquiétante, qu’ils refrénèrent aussitôt leur curiosité et s’empressèrent de tirer au large sans demander leur reste.

 

Ils arrivèrent à une auberge plutôt modeste, dans la cour de laquelle Pardaillan entra avec tout son monde. En passant, il s’était arrêté là pour y laisser son cheval. Cet arrêt avait été très court : une minute ou deux, tout au plus. Cependant, il faut croire qu’il avait bien employé cet instant, si court qu’il eût été.

 

En effet, l’hôte accouru ne témoigna aucune surprise en voyant le blessé et les deux prisonniers ficelés comme des saucissons.

 

Par contre, il s’étonna de voir Pardaillan. Et il le lui dit, en le saluant respectueusement :

 

– Comment, monsieur le chevalier, vous êtes venu vous-même ? À cette question, Pardaillan répondit par une autre question :

 

– Vous avez bien suivi mes instructions, maître Jacquemin ?

 

Et maître Jacquemin, puisque tel était le nom de l’hôtelier, répondit :

 

– À la lettre, monsieur. Et j’espère que vous serez satisfait. Tout est prêt depuis un moment.

 

Ayant donné cette assurance, maître Jacquemin se hâta d’aller donner un coup de main à Escargasse et Gringaille. À eux trois, en moins de cinq minutes, ils descendirent les trois prisonniers à la cave. Pardaillan, tenant toujours Fausta par le bras, avait suivi.

 

L’hôtelier tira à lui une porte de chêne massif, bardée de fer, munie d’une serrure énorme avec sa clef à l’extérieur. Il démasqua ainsi un caveau. Deux lampes, fichées dans des bras de fer scellés à la muraille, éclairaient ce lieu d’une manière suffisante. Le caveau était plutôt grand.

 

Il était aéré par un soupirail qui se trouvait tout en haut, sous la voûte. Ce soupirail n’était pas muni de barreaux, mais il était si petit, si étroit, qu’un enfant de cinq ans n’aurait pu passer par là. Le sol était dallé, et ces dalles étaient encore humides, comme si elles venaient d’être soumises à un nettoyage récent.

 

Au fond, trois paillasses étaient posées à terre, les unes à côté des autres, avec un étroit intervalle pour permettre de circuler entre elles. Sur chaque paillasse, un bon matelas, des couvertures, des oreillers. Au milieu, une table carrée. Sur la nappe, de fil un peu grossier, mais d’une blancheur éclatante, les premiers éléments d’un repas substantiel : un énorme pâté, un saucisson, un jambonneau, des pâtisseries sèches. Six flacons convenablement poudreux, des gobelets d’étain, des assiettes également d’étain, des fourchettes de buis, pas de couteaux.

 

Sur une autre petite table rangée contre le mur, au pied des lits, un grand bassin, une profonde aiguière de cuivre étincelant, remplie d’eau fraîche. À côté un coquemar plein d’eau chaude, un grand pot de tisane et des bols. Et du linge d’une propreté irréprochable, des bandages, de la charpie, plusieurs pots d’onguents : tout ce qu’il fallait pour donner des soins à des blessés, quatre ou cinq sièges de bois à dossier, complétaient cet ameublement sommaire, installé à la hâte.

 

Pardaillan embrassa tous ces détails d’un coup d’œil, et il sourit, satisfait. Pendant que Gringaille, Escargasse et l’hôtelier déposaient, l’un après l’autre, les trois prisonniers sur les lits, il dit à Fausta, qui n’avait même pas jeté un regard autour d’elle :

 

– En somme, vous le voyez, « monsieur » (il insistait sur le mot qu’il employait pour donner le change à l’hôtelier présent, et Fausta, sensible à cette délicatesse, remercia d’une inclination de la tête), si l’endroit n’est pas gai, du moins, il est propre, et nous avons fait de notre mieux pour le rendre habitable.

 

– Ce n’en est pas moins un bel et bon cachot, répliqua Fausta qui souriait bravement.

 

– C’est vrai, et je vous en fais toutes mes excuses. Mais lorsque j’ai pris ces dispositions, je pensais n’avoir à garder que ces trois éclopés, là-bas. J’étais loin de me douter alors que j’aurais le très grand honneur de vous offrir l’hospitalité. Croyez bien que si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé, je me serais fait un devoir de vous traiter d’une façon plus digne de vous. Je vous en renouvelle toutes mes excuses.

 

C’est très sérieusement qu’il parlait. Ce fut non moins sérieusement qu’elle répondit :

 

– Laissez donc, cela n’a aucune importance. J’aime mes aises, mais je sais très bien m’en passer, quand il le faut.

 

– Vous me soulagez du poids que j’avais sur la conscience. Au reste, vous ne demeurerez que quelques heures dans ce cachot, et quelques heures sont bientôt passées. D’autant que, pendant ce temps, vous pourrez demander tout ce que bon vous semblera, maître Jacquemin se mettra en quatre pour vous contenter. Et comme, sans qu’il y paraisse, c’est un maître queux fort expert en son art, je vous assure que vous n’aurez pas lieu de trop regretter l’ordinaire de votre maison.

 

– Vraiment, chevalier, vous me voyez « confus » de toute la peine que vous vous donnez pour moi. Je vous en prie, ne parlons plus de ces misères.

 

– Ce sera comme vous voudrez, « monsieur ».

 

Ils s’approchèrent des lits, Escargasse et Gringaille renouvelaient le pansement de d’Albaran. Le colosse allait aussi bien qu’on pouvait le souhaiter. Maître Jacquemin avait appliqué des compresses sur la tête des deux estafiers, après quoi il était sorti discrètement. Pardaillan, remarquant que les deux pauvres diables qui, d’ailleurs, étaient assez mal en point et incapables de fournir un effort sérieux, au moins pour un jour ou deux, paraissaient fortement incommodés par leurs liens, eut la générosité de faire trancher ces liens, à leur grande satisfaction.

 

D’un dernier coup d’œil, il s’assura que les prisonniers disposaient de tout ce qui pouvait leur être utile. Puis, se tournant vers Fausta, il se découvrit, salua courtoisement, et prit congé :

 

– Je vous demande la permission de me retirer, madame.

 

– Comment, s’étonna Fausta, vous ne nous faites pas l’honneur de nous tenir compagnie ?

 

Il y avait comme une pointe à peine perceptible d’ironie un peu dédaigneuse dans son accent. L’oreille particulièrement chatouilleuse de Pardaillan saisit cette nuance. Et sèchement :

 

– Mieux que personne, vous devriez savoir que je n’ai jamais eu aucun goût pour le métier de bourreau ou de délateur. Je n’en ai pas davantage pour celui de geôlier.

 

Et reprenant son air railleur :

 

– Du reste, j’ai fort à faire ailleurs. Je vous quitte donc, madame, en m’excusant une dernière fois, de vous garder dans un lieu si peu digne de vous. Mais, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, votre séjour forcé ici sera court. Ce soir, à la tombée de la nuit, on vous ouvrira cette porte, et vous serez libres, vous et les vôtres.

 

Ce mot « libre » résonna comme une fanfare joyeuse aux oreilles de Fausta. Mais il lui parut si extraordinaire, si invraisemblable, qu’elle crut à un malentendu. Et n’osant s’abandonner à un espoir qui pouvait être aussitôt déçu :

 

– Qu’entendez-vous par ce mot « libre » ? fit-elle.

 

– Corbleu, j’entends tout ce que ce mot veut dire : libre de rester ou de partir. Libre de faire ce que bon vous semblera. D’aller où bon vous semblera, quand, comme, et avec qui bon vous semblera. Libre, enfin, tout ce qu’il y a de plus libre ! Il me semble que c’est clair !

 

Cette fois, elle ne pouvait douter. C’était clair, comme il venait de le dire. Si incroyable, si extravagant que cela fût, c’était vrai : cet homme, qui pouvait la garder, ce qui était le meilleur moyen de mettre fin à la lutte mortelle qu’ils se livraient, qui, tout au moins, pouvait ne la lâcher qu’en posant ses conditions et en exigeant une rançon, cet homme lui rendait sa liberté sans rien réclamer en échange. Car elle ne doutait pas de sa parole, et puisqu’il avait dit qu’elle serait libre à la tombée de la nuit, cela serait ainsi. Tant de désintéressement, de folle insouciance, de chevaleresque générosité la laissèrent un instant sans voix, comme assommée.

 

– Ah çà ! vous pensiez donc que j’allais vous garder toute la vie ? railla Pardaillan.

 

– Vous avez dit que vous me garderiez le plus longtemps possible, dit-elle.

 

– L’ai-je bien dit ?… Oui… Dans mon esprit, cela voulait dire que je vous garderais jusqu’à ce soir. Il ne m’est pas possible de vous garder plus longtemps.

 

Elle fixa sur lui un regard chargé d’une admiration muette. Il leva les épaules, et s’impatientant :

 

– Tenez, vous me faites pitié, princesse ! Jamais, non, jamais, décidément, vous n’apprendrez à me connaître !…

 

Et, se redressant :

 

– Le jour où j’aurai besoin de vous prendre, fussiez-vous au milieu d’une armée, cachée au fond d’une inexpugnable forteresse, ce jour-là, je vous prendrai… Et je vous réponds que je vous garderai !… Mais me croire capable de profiter d’un misérable hasard, qui vous a mise entre mes mains, sans que je l’aie cherché !… Fi !… C’est m’estimer bien peu. Et je ne pense pas avoir jamais rien fait qui soit de nature à vous autoriser à me faire un pareil outrage… Adieu, princesse.

 

Ayant prononcé ces mots d’une voix qui cinglait, Pardaillan tourna les talons et, faisant signe à Gringaille et Escargasse de le suivre, il se dirigea vers la porte.

 

– Un instant ! lança Fausta.

 

Pardaillan s’arrêta, se retourna lentement et fixa sur elle un regard interrogateur.

 

– Je ne veux pas vous laisser partir, en emportant cette pensée que j’ai voulu vous outrager, fût-ce en pensée, prononça gravement Fausta. Vous savez bien, Pardaillan, que vous êtes le seul homme au monde que j’estime.

 

– Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ? demanda froidement Pardaillan.

 

– Non, Fausta ne saurait demeurer en reste de générosité avec personne. Même avec vous, Pardaillan. Je veux donc faire, à mon tour, quelque chose qui vous tient à cœur.

 

– Quelle chose ? interrogea Pardaillan, qui reprit son air railleur.

 

– Je veux vous rendre la petite Loïse, prononça Fausta avec une lenteur calculée.

 

Pardaillan la fouilla du regard. Elle soutint ce regard inquisiteur avec toute l’assurance de la loyauté. Elle souriait doucement, comme émue par la joie qu’elle pensait lui donner. Il songea :

 

« Serait-elle sincère ?… Pourquoi pas ?… En bien comme en mal, elle est capable de tout !… Et puis, si forte qu’elle soit, il n’est pas possible qu’elle ait pu déjà machiner son guet-apens. Morbleu, je vais bien le voir, si elle est sincère. »

 

Et tout haut, souriant, de son air naïf :

 

– Je vous le disais bien que vous y viendriez.

 

– C’est votre admirable générosité qui me force, pour ainsi dire, la main.

 

– Peu importe, pourquoi. L’essentiel est que vous y voilà venue. Parlez donc, princesse, je vous écoute. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impatiente attention.

 

Et en lui-même, il ajoutait :

 

– Par Pilate, te voilà au pied du mur !… Si tu te dérobes maintenant, je saurai à quoi m’en tenir.

 

Effectivement, elle se déroba.

 

– Mais j’ai dit tout ce que j’avais à dire, fi-elle le plus naturellement du monde.

 

– Ah ! ah ! sourit Pardaillan, répondant plutôt à sa propre pensée. Et, toujours de son air le plus naïf, il insista :

 

– Excusez-moi, madame, il me semble, à moi, que vous avez quelque chose à ajouter.

 

– Quoi donc ? s’étonna Fausta.

 

– Puisque vous consentez à me rendre la petite Loïse, il faut bien que vous me disiez où je dois la trouver.

 

– Très juste, en effet. Mais je vois, chevalier, qu’il y a méprise entre nous. Je vous ai dit que je voulais vous rendre Loïse. Je ne m’en dédis pas. Je ne vous ai pas dit que j’allais vous la rendre sur-le-champ.

 

– C’est fâcheux. Vous m’aviez mis l’eau à la bouche, déplora Pardaillan avec une admirable bonhomie.

 

– Croyez bien que j’en suis désolée. Mais je ne peux pas, pour l’instant, vous dire où elle est. Vous entendez, chevalier ? Je ne le peux pas.

 

– J’entends, princesse, j’entends. J’attendrai que vous puissiez parler. Je vous demanderai seulement, bien que je ne sois pas pressé, de ne pas me faire trop attendre. Je suis vieux, madame, et je ne voudrais pas partir pour l’éternel voyage sans avoir embrassé cette enfant. Vous comprenez ?

 

– À merveille. Mais rassurez-vous. Sans pouvoir vous fixer une date, je crois pouvoir vous assurer que vous n’attendrez pas trop longtemps. Quelques jours, tout au plus. Ne vous inquiétez pas d’ailleurs, je vous ferai aviser en temps voulu. Vous logez toujours à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout ?

 

– Non, le gîte n’était plus sûr pour moi. N’importe, vous pouvez toujours m’aviser là par un mot. Soyez tranquille, ce mot me parviendra.

 

– Eh bien, voilà qui est entendu. D’ici quelques jours, vous recevrez là un mot de moi. Au revoir, chevalier.

 

– Au revoir, princesse.

 

Et, cette fois, Pardaillan sortit du cachot. Il souriait, d’un sourire qui eût inquiété Fausta, si elle avait pu le voir, en se disant :

 

« Il paraît qu’il lui faut quelques jours pour préparer son traquenard… Peut-être même, et c’est probable, ne sait-elle pas encore ce qu’elle va faire. Dans tous les cas, me voilà fixé : elle me ménage une surprise de sa façon. »

 

Et, avec son insouciance habituelle :

 

« Attendons, nous verrons bien. »

 

Gringaille et Escargasse l’avaient suivi, en ayant soin de fermer la porte à double tour, derrière eux. Dans le couloir de la cave, ils trouvèrent l’hôtelier. Ce fut à lui que Pardaillan s’adressa tout d’abord :

 

– Maître Jacquemin, lui dit-il, vous veillerez à ce que ces messieurs ne manquent de rien. Soignez votre cuisine et mettez-y tous vos soins et toute votre science. Je vous avertis que vous aurez affaire à des personnages délicats, assez difficiles à contenter.

 

– On tâchera de les contenter, monsieur, promit l’hôtelier avec un petit air de fausse modestie qui indiquait qu’il se sentait sûr de lui.

 

– Les ordres, reprit Pardaillan, vous seront transmis par mes deux compagnons que voici. Vous n’obéirez qu’à eux. Mais vous leur obéirez aveuglément, sans discuter, comme vous m’obéiriez à moi-même.

 

– Vous pouvez compter sur moi, monsieur le chevalier.

 

– La dépense me regarde. Et je paye d’avance.

 

– Je ne souffrirai pas…

 

– Mon cher monsieur Jacquemin, interrompit Pardaillan, je sais que vous avez la plus grande confiance en moi. Mais je pars à l’instant. Et je ne sais quand je pourrai revenir, ni si je reviendrai jamais ici. Il faut donc que je vous paye d’avance.

 

En disant ces mots, Pardaillan mit dans la main de l’hôtelier la bourse qu’il venait de sortir de sa poche. Celui-ci se laissa faire sans protester cette fois. Par habitude de marchand, il soupesa un instant la bourse, en la fouillant du regard. À travers les mailles, il vit qu’elle ne contenait que de l’or. Il l’empocha avec une grimace de jubilation ; quelles que fussent les exigences des six personnes qu’il allait héberger un seul jour, il réalisait en ce jour un bénéfice supérieur à celui de tout un mois. Et il remercia :

 

– Vous êtes toujours l’homme le plus généreux que la terre ait porté, monsieur le chevalier.

 

– Il faut que je vous dise, reprit Pardaillan, que vous me désobligeriez grandement, en acceptant quoi que ce soit des quatre personnes qui sont enfermées là-dedans. Fût-ce une pauvre petite maille. Il faut que je vous dise aussi que lorsqu’on me désoblige, je le montre toujours, et d’une manière fâcheuse… pour celui qui m’a désobligé.

 

– Soyez tranquille, monsieur, je me tiens pour royalement payé.

 

– Vous êtes un homme raisonnable, maître Jacquemin. Je vous donnerai mes dernières instructions là-haut, avant de partir. Allez, maintenant.

 

Maître Jacquemin parti, Pardaillan donna ses ordres à Gringaille et Escargasse. Ce fut vite fait. Et il les quitta. Comme il mettait le pied sur la première marche de l’escalier pour remonter, il se ravisa, revint à eux et à brûle-pourpoint :

 

– J’oubliais de vous dire ceci : si vous laissiez échapper un seul de vos prisonniers avant l’heure fixée, la mort de mon fils Jehan, de votre maître, de votre ami qui vous a fait riches tous les deux, est certaine. Rien ne peut le sauver, vous m’entendez, et c’est vous qui l’aurez tué !

 

Il les considéra un instant en silence, sourit doucement, et s’éloigna définitivement cette fois, en se disant avec satisfaction :

 

« Maintenant, que l’infernale Fausta essaie, si elle veut, de les éblouir en leur offrant des monceaux d’or, qu’elle dise et fasse ce qu’elle voudra, je suis bien tranquille : ils ne la laisseront pas échapper. »

 

Comme on le voit, Pardaillan prévoyait tout : même le cas où Fausta, qui n’était jamais à court d’expédients, tenterait de circonvenir ou de suborner les deux gardiens à qui il venait de la confier.

 

XIX

LA GORELLE


Vers le même moment où Fausta, déguisée en cavalier, se faisait prendre par Pardaillan, c’est-à-dire vers les sept heures du matin, la petite porte de l’hôtel de Sorrientès, celle qui donnait sur le cul-de-sac, s’entrebâillait juste assez pour permettre à une femme de se couler dehors. Après quoi, cette femme glissait le long du mur et filait d’une allure sinueuse et rapide, le long de la rue Saint-Nicaise, déserte à cette heure matinale.

 

Cette femme, c’était La Gorelle, personnage que nous n’avons fait qu’entrevoir dans les premiers chapitres de cette histoire, et que nous avons dû laisser à l’écart, parce qu’elle se tenait inactive, volontairement enfermée à l’hôtel de Sorrientès, et qu’il est naturel, et nécessaire, que nous ne montrions au lecteur que ceux de nos personnages, protagonistes ou comparses, dont les faits et gestes concourent à l’action générale du récit.

 

La Gorelle, pour l’instant, se mêlant à cette action, il devient nécessaire que nous nous intéressions à elle. Et bien qu’elle ne soit qu’un personnage de second plan, il est également nécessaire que nous fassions plus ample connaissance avec elle, faute de quoi, ses faits et gestes risqueraient de demeurer incompris. Qu’on se rassure, d’ailleurs, nous serons brefs.

 

On ne pouvait pas assigner un âge précis à La Gorelle. Elle paraissait avoir de quarante à soixante ans. Elle n’était pas jolie. Elle n’était pas laide non plus. C’était une de ces physionomies insignifiantes, qui n’inspirent ni sympathie ni antipathie.

 

Voilà pour le physique. Passons au moral :

 

Elle n’était ni bonne ni méchante. Elle n’avait qu’une passion. Mais cette passion, qui lui tenait lieu de toutes les autres, absentes, était exclusive, dévorante : la passion de l’or. Quand elle pensait à l’or, quand elle voyait de l’or, quand elle touchait de l’or, elle s’animait, s’illuminait, et c’était alors seulement qu’on pouvait la voir telle qu’elle était en réalité. C’était une transformation foudroyante qui s’opérait alors en elle. Pour de l’or, elle était capable de bonté, de dévouement, d’abnégation. Pour un peu plus d’or, elle eût commis, sans hésiter, les pires atrocités, les plus abominables trahisons, les plus basses vilenies. Au surplus, parfaitement inconsciente.

 

Ceci dit, suivons-la.

 

La Gorelle se coula jusqu’à la rue Saint-Honoré et aborda un homme qui se tenait au milieu de la rue, près de l’hospice des Quinze-Vingts. Cet homme qui l’attendait là, c’était Stocco. Stocco lui-même, que nous avons vu une heure ou deux plus tôt, déguisé en mendiant, le visage à moitié caché par un bandeau, surveillant les abords de la retraite de Pardaillan qui, d’ailleurs, malgré son bandeau et son déguisement, l’avait parfaitement reconnu.

 

Pour que Stocco eût momentanément renoncé à une chasse qui, dans son esprit, devait lui rapporter la somme coquette de cent cinquante mille livres, il fallait nécessairement que ce qu’il avait à faire avec La Gorelle fût extrêmement important. Ou bien qu’il fût là par ordre, ce qui nous paraît plus probable, étant donné l’accueil totalement dénué d’aménité qu’il fit à La Gorelle. En effet, il grogna, en roulant des yeux terribles :

 

– Vieille sorcière d’enfer, tu te permets de me faire attendre ! Il y a plus de cinq minutes que je me morfonds ! (Il mentait ! Il venait d’arriver.) Je ne sais ce qui me retient de te caresser les côtes à coups de trique…

 

Humble, doucereuse, elle s’excusa d’avoir fait attendre le « seigneur » Stocco. Il l’interrompit brutalement et commanda :

 

– Allons, suis-moi… et ne m’approche pas à plus de quatre pas… je ne tiens pas à être reconnu en compagnie d’une mégère de ton acabit !… Et prie Satan, ton maître, que la communication que tu vas faire au signor maréchal soit vraiment intéressante, sans quoi gare à ta chienne de peau !…

 

Toute autre qu’elle eût pris la fuite, épouvantée par les menaces et les airs furibonds du bravo. Il faut croire qu’elle avait d’excellentes raisons de ne pas lâcher pied car, malgré qu’elle ne fût pas très rassurée, au fond, elle accepta injures et rebuffades, sans protester, et suivit humblement, à quatre pas, comme il le lui avait ordonné.

 

Quelques minutes plus tard, Stocco l’introduisait dans un cabinet où se tenaient Léonora et Concini. Léonora était assise dans un fauteuil et suivait de son regard chargé de passion Concini, qui allait et venait avec une certaine nervosité. Ce fut à Concini que Stocco présenta La Gorelle, en lui disant, en italien :

 

– Monseigneur, je vous amène cette vieille truie. Je vous prie de ne pas oublier que je ne le fais que sur votre ordre exprès. Je vous rappelle que je ne sais rien d’elle, que je ne la connais pas, bien que ce soit moi qui, pour me débarrasser de ses instances, vous ai parlé d’elle, à tout hasard. Ainsi donc, monseigneur, ne la ménagez pas, et si elle s’est vantée, faites-moi signe : je me charge, moi, de lui administrer une de ces corrections telle que, si elle sort vivante de mes mains, c’est qu’elle aura réellement fait un pacte avec le diable.

 

Devant cette recommandation au moins étrange, La Gorelle ne sourcilla pas, ne parut pas avoir compris. Quant à Concini, il se contenta de répondre par un signe de tête qui approuvait. Et tout aussitôt, il interrogea :

 

– Vous avez, paraît-il, des révélations importantes à me faire, concernant une jeune fille qui s’appelle Florence ?

 

Il interrogeait en français. Elle, ce qui fit rouler des yeux effarés à Stocco, répondit en pur toscan :

 

– Oui, monseigneur. Mais ce que j’ai à vous dire, je ne dois le dire qu’à vous seul… attendu que cela n’intéresse que vous seul.

 

– Laisse-nous, Stocco, commanda Concini.

 

Le bravo s’inclina avec ce respect exorbitant qu’il affectait vis-à-vis de son maître. Et, en s’inclinant, il consultait Léonora du regard. À cette interrogation muette, elle répondit en fixant une tenture qui masquait la porte située en face de son fauteuil.

 

Stocco sortit. Il avait très bien compris l’ordre muet de sa maîtresse. Il fit un détour, pénétra dans une pièce et se trouva derrière la tenture que Léonora venait de lui désigner et qu’il écarta légèrement. Curieux, il tendit les oreilles, ouvrit les yeux, sans perdre de vue pour cela sa maîtresse qui, par signes, pouvait lui donner un ordre qui ne devait pas passer inaperçu.

 

Stocco parti, La Gorelle demeura muette. Seulement, elle regarda Concini, puis elle regarda plus longuement Léonora, impassible dans son fauteuil.

 

– Vous pouvez parler devant Mme la maréchale d’Ancre, sourit Concini. Je n’ai pas de secrets pour elle.

 

La Gorelle ne cacha pas son étonnement assez vif. Elle se remit vite cependant, et elle eut un mouvement des épaules et des bras qui signifiait : après tout, c’est votre affaire.

 

Cependant elle ne parlait toujours pas. Peut-être cherchait-elle tout simplement ses mots.

 

Voyant qu’elle se taisait, Concini interrogea, en toscan :

 

– Vous êtes Italienne ?

 

– Non, monseigneur. Mais j’ai longtemps séjourné en Italie. À Rome. À Florence, notamment, ou je me trouvais il y a dix-sept ans.

 

Elle insistait sur le chiffre. Concini tressaillit ; dix-sept ans, cela remontait à l’époque de la naissance de sa fille. Il commença de considérer avec plus d’attention cette femme qui se tenait humblement courbée devant lui. Il fouilla ces traits insignifiants et flétris, cherchant à se souvenir s’il n’avait pas déjà vu ce visage. Il dut y renoncer. Il reprit, très calme, en apparence :

 

– Vous connaissez cette jeune fille, dont vous avez voulu me parler.

 

– Oui, fit La Gorelle.

 

Elle prit un temps, en comédienne qui ménage son effet, et acheva en ponctuant ses mots et en les espaçant :

 

– On me l’a confiée… autant dire… le jour de sa naissance… C’est moi qui l’ai é… le… vée.

 

– Vous ! sursauta Concini.

 

– Moi, confirma La Gorelle avec une tranquille assurance.

 

Cette fois, Concini se tourna franchement vers Léonora qu’il consulta du regard. Celle-ci allongea négligemment la main vers le marteau d’ébène qu’elle avait à sa portée et frappa sur le timbre. Marcella, sa suivante et sa confidente, que nous avons déjà entrevue au Louvre, parut presque aussitôt et, sur un signe d’elle, s’approcha de sa maîtresse, qui lui glissa un ordre à l’oreille. Dès que Marcella fut sortie, ce fut Léonora qui continua l’interrogatoire.

 

– Si c’est vous qui avez élevé cette jeune fille, elle doit être encore avec vous ?

 

En posant cette question, Léonora la fouillait de son regard de feu jusqu’au fond de l’âme. Sans hésiter, avec la même tranquille assurance, La Gorelle répondit :

 

– Non, madame, elle m’a quittée, voici quatre ans.

 

– Parce que vous la maltraitiez, gronda Léonora qui se fit menaçante.

 

– C’est une indigne calomnie, protesta la mégère. Et, larmoyant :

 

– La vérité est que je suis pauvre. Je ne pouvais pas nourrir cette petite à ne rien faire. Il fallut bien qu’elle travaillât pour gagner son pain, comme moi. Elle n’aimait pas le travail, c’était une petite fainéante. C’était aussi une ingrate… un beau jour, elle m’a plantée là.

 

– Que lui faisiez-vous faire ?

 

– Elle vendait des fleurs qu’elle allait ramasser dans les champs. C’est un travail propre, délicat, coquet même, et qui n’a rien de pénible.

 

– Dites donc tout de suite que c’était une manière de mendier, fit Léonora en levant les épaules.

 

– Si on peut dire ! s’offusqua La Gorelle. Elle avait des doigts de fée, cette petite. Sans savoir, sans qu’on lui ait jamais montré, elle faisait des bouquets qui étaient des merveilles de goût. La charité ! Mais c’était bien plutôt elle qui la faisait, en donnant pour quelques sous des fleurs qu’elle aurait pu vendre une livre… et même plus !

 

– Et vous ne vous êtes jamais occupée d’elle ? Vous ne savez pas ce qu’elle est devenue ?

 

– Je l’ai cherchée, pendant des mois et des mois. En vain. Je l’ai retrouvée, par hasard, ici, à Paris, il y a quelques semaines.

 

– Alors, vous savez où elle est ?

 

– Je l’ignore complètement, madame… Mais si vous y tenez… si vous avez besoin… Enfin, je me charge bien de la retrouver, moi, madame.

 

Il était évident qu’elle ne mentait pas. Léonora le comprit.

 

– Inutile, dit-elle, en déclinant la proposition.

 

À ce moment, Marcella reparut. Elle n’était pas seule. Elle donnait le bras à Florence. L’une conduisant l’autre, les deux femmes entrèrent, firent deux pas.

 

– Brin de Muguet ! s’écria La Gorelle, stupéfaite de reconnaître son ancienne victime en cette jeune fille, mise avec une sobre élégance, comme une fille de qualité, et qui, ma foi, avait fort grand air sous ses précieux atours.

 

– La Gorelle ! s’écria la jeune fille.

 

Et, lâchant le bras de Marcella, elle recula vivement de deux pas et considéra la mégère non pas avec crainte, mais avec une répugnance manifeste.

 

Léonora, qui avait ménagé cette entrée subite et imprévue, put se rendre compte que La Gorelle n’avait pas menti : il était évident que les deux femmes se connaissaient. Restait à savoir jusqu’à quel point. Elle s’adressa à la jeune fille et, avec cette douceur qu’elle semblait s’être fait une règle d’observer immuablement vis-à-vis d’elle :

 

– Vous connaissez cette femme, Florence ?

 

– C’est elle qui m’a élevée, avoua franchement la jeune fille.

 

– Je ne suis pas une menteuse ! triompha La Gorelle.

 

– J’espère bien qu’on n’a pas l’intention de me livrer a elle ! reprit vivement Florence.

 

Et s’animant, avec un air de décision que Léonora ne lui avait jamais vu :

 

– Je dois vous prévenir, madame, que je n’accepterai pas cela. À aucun prix, je ne retournerai avec elle. Je préférerais, oui, je préférerais cent fois chercher un refuge dans la mort !…

 

– Elle vous maltraitait, n’est-ce pas ?

 

Généreuse, elle ne voulut pas accabler son ancien bourreau, dont la contenance embarrassée avouait maintenant ce qu’il avait nié l’instant d’avant.

 

– Je ne dis pas cela, fit-elle. Mais j’ai gardé un trop fâcheux souvenir d’elle.

 

– Un souvenir si pénible qu’il va jusqu’à vous faire préférer la mort plutôt que de revenir avec elle ?

 

– Oui, madame.

 

– Eh bien, rassurez-vous, mon enfant, je n’ai jamais eu l’intention de vous abandonner. Allez, mon enfant, allez sans inquiétude, je sais ce que je voulais savoir.

 

En donnant ce congé, Léonora, d’un coup d’œil, donnait un ordre à sa confidente. Celle-ci, d’un léger signe de tête, fit entendre qu’elle avait compris. Et, reprenant affectueusement le bras de la jeune fille, elle voulut l’entraîner. Florence résista doucement. Elle hésita. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose.

 

– Allez, reprit Léonora, sans humeur, sans impatience, mais sur un ton d’autorité, auquel il n’était pas possible de résister.

 

Et Florence obéit, se laissa docilement entraîner. Et pourtant, la présence inattendue de La Gorelle chez Concini l’intriguait et l’inquiétait plus qu’on ne saurait dire. Elle eût donné beaucoup pour être renseignée là-dessus. Il est certain que si elle l’avait pu elle n’aurait pas manqué de rester derrière la porte et d’écouter.

 

Mais Marcella était là, qui, tout en lui témoignant le plus profond respect, ne la lâchait pas plus que son ombre. Et Marcella la ramena à sa chambre où, Florence, résignée, s’attendait à la voir s’installer. Pourtant, à sa grande surprise, il n’en fut rien. Soit qu’elle eût mal interprété l’ordre muet de Léonora, qui, de toute évidence, n’avait pas voulu que la jeune fille pût entendre ce que La Gorelle allait dire, soit qu’elle jugeât qu’elle l’avait suffisamment éloignée, Marcella la quitta quand elle fut dans sa chambre.

 

Il faut dire ici que Léonora avait appris à apprécier la rare discrétion de la jeune fille et la scrupuleuse honnêteté avec laquelle elle tenait sa parole, une fois qu’elle l’avait donnée. Caractère énergiquement trempé, Léonora n’avait pu s’empêcher d’éprouver une certaine estime pour l’énergie déployée par cette enfant dans le sacrifice de soi-même qu’elle faisait à cette mère inconnue, qui se souciait si peu d’elle, et était si peu digne de ce sacrifice.

 

Avec l’estime, la confiance était venue. Florence ayant donné sa parole de ne pas sortir de la maison, Léonora avait pensé, avec raison, qu’elle était plus garantie par cette parole qu’elle ne l’aurait été par une étroite surveillance. Elle avait même calculé qu’en supprimant cette surveillance inutile elle enchaînerait davantage la jeune fille qui serait sensible à cette marque de confiance. Ce en quoi elle ne s’était pas trompée.

 

Florence se trouvait donc libre, à l’hôtel Concini. Libre et sans contrainte, car elle ne sentait plus peser sur elle une surveillance occulte, plus insupportable peut-être qu’une surveillance ouverte. Nous n’avons pas besoin de dire que jamais elle n’avait songé à abuser de cette liberté restreinte et que la plus grande partie de son temps se passait dans le jardin, où elle soignait ses fleurs préférées.

 

Cette fois, elle résolut d’user sans scrupule de sa liberté. Elle était trop intéressée à savoir ce qu’on allait dire d’elle, et elle avait l’intuition très nette qu’elle allait apprendre des choses qu’il lui importait de connaître. Elle attendit un instant pour donner à Marcella le temps de rentrer chez elle. Elle revint sur ses pas, poussa légèrement la porte, écouta.

 

Pendant ce temps, Léonora avait repris l’interrogatoire qu’elle faisait subir à La Gorelle.

 

– Dites-nous maintenant par qui et comment vous fut confiée cette enfant, dit-elle.

 

La Gorelle, sans hésiter, nomma Landry Coquenard et raconta comment il lui avait remis l’enfant. Elle fit également le récit des premières années de l’enfant, jusqu’au moment où elle s’était enfuie. Dans ce récit, qu’elle abrégea autant qu’elle put, elle n’altéra pas la vérité quant au fond : elle n’avait aucun intérêt à le faire. Pour ce qui est des détails, c’est une autre affaire : elle avait tout intérêt à les présenter d’une façon avantageuse pour elle. Elle ne se fit pas faute de le faire.

 

Florence arriva au moment où elle terminait ce récit, qui ne lui eût rien appris qu’elle ne savait déjà.

 

Quand elle eut fini ce récit qu’ils écoutèrent avec la plus grande attention, sans l’interrompre, Concini interrogea :

 

– Eh bien, qu’avez-vous à nous révéler au sujet de cette enfant ?… Et d’abord, pourquoi vous adressez-vous à moi, à ce sujet ?

 

– Parce que je sais que vous êtes son…

 

Ici, La Gorelle s’arrêta, embarrassée, en louchant du côté de Léonora. Celle-ci comprit sa réserve. Et levant les épaules, elle acheva pour elle :

 

– Parce que vous savez qu’il est son père. Parlez donc sans ambages : M. d’Ancre vient de vous dire qu’il n’avait pas de secrets pour moi.

 

– Excusez-moi, madame, je n’osais pas, fit La Gorelle de son air doucereux.

 

Et, visiblement soulagée :

 

– C’est bien ce que je voulais dire.

 

– Et comment savez-vous que je suis son père ? demanda Concini. Et, soupçonneux :

 

– Est-ce Landry qui vous l’a appris ?

 

La Gorelle hésita une seconde. Elle avait bien envie de mentir en disant oui, uniquement pour jouer un mauvais tour à Landry Coquenard. Le désir de faire valoir sa perspicacité l’emporta sur la rancune. Et elle dit la vérité :

 

– Non, monseigneur. Je dois même dire que Landry a fait tout ce qu’il a pu pour détourner mes soupçons de vous. Il a été jusqu’à essayer de me faire croire que l’enfant était de lui. Mais je le savais à votre service, je savais que vous étiez alors la coqueluche de toutes les femmes de Florence. Et ma conviction a été faite. Bien sûr que je n’ai aucune preuve. Mais je suis sûre de ne pas me tromper : c’est vous qui êtes le père.

 

– Voyons, qu’avez-vous à me dire ? coupa Concini. Parlez.

 

La Gorelle prit un temps. Elle abordait le sujet pour lequel, uniquement, elle était venue. Elle n’hésitait pas, mais elle comprenait que le moment était venu de jouer serré, si elle ne voulait pas échouer dans son entreprise. Et elle ne voulait pas échouer.

 

– Quelqu’un, dit-elle, quelqu’un de grand et de puissant m’a offert une grosse somme d’argent, si je consentais à attester que la mère de l’enfant abandonné était une dame, dont le nom et la qualité me seraient dévoilés au dernier moment.

 

– Vous avez accepté ? gronda Concini.

 

– Naturellement, fit-elle.

 

Et malgré son inconscience, sentant confusément ce qu’il y avait d’odieux dans ce marché, qu’elle avouait cyniquement avoir accepté, elle larmoya :

 

– La misère, monseigneur, fait faire bien des choses qu’on ne ferait pas si on était riche.

 

– Le nom ? intervint froidement Léonora.

 

– Le nom ? répéta La Gorelle, feignant de ne pas comprendre.

 

– Oui, je vous demande le nom de ce quelqu’un… de grand et de puissant… qui vous a offert ce marché que vous avez accepté.

 

– Je l’ignore, répondit La Gorelle avec assurance.

 

– Vous mentez.

 

– Mais, madame…

 

– Vous mentez, vous dis-je, répéta Léonora avec plus de force et en fixant sur elle un regard d’un insoutenable éclat, qui semblait vouloir fouiller jusqu’aux plus profonds replis de sa conscience et qui la força à lâcher pied.

 

– Eh bien, oui, je le sais, ce nom, se résigna à avouer La Gorelle, qui sentait qu’elle avait affaire à forte partie. Mais je ne le dirai pas.

 

Et, avec une terreur qui n’était pas simulée :

 

– Je tiens à ma peau, moi ! Et si je vous faisais connaître ce nom, c’en serait fait de moi.

 

– Je le connais aussi bien que vous, ce nom, déclara Léonora en levant les épaules.

 

– Voire ! murmura La Gorelle, sceptique.

 

– Et je vais vous le dire : c’est la duchesse de Sorrientès.

 

La Gorelle fut atterrée. Elle ne s’attendait pas à les trouver si bien renseignés, ni surtout à les voir si calmes. Elle était bien persuadée que la menace qu’elle leur faisait – car au fond, ce n’était pas autre chose qu’une menace – allait les affoler, et qu’elle aurait beau jeu, ensuite, à s’offrir de les tirer d’embarras… Moyennant une honnête rétribution, comme de juste.

 

Et voilà qu’il n’en était rien. Ils avaient l’air d’accepter sa révélation comme si elle ne les touchait en rien. Elle frémit et commença de se demander avec inquiétude si l’ingénieuse combinaison qu’elle avait imaginée n’allait pas échouer piteusement. Son cœur se contractait d’angoisse à l’affreuse pensée de cet échec qui renversait tous ses calculs.

 

« Jésus Dieu ! songeait-elle avec désespoir, mais c’est ma ruine ! Hélas ! oui, je suis ruinée, pillée, assassinée !… Sans compter que je pourrais fort bien m’être fourvoyée dans un guêpier dont il ne sera pas aisé de me dépêtrer… Si tant est que je m’en tire saine et sauve. »

 

Malheureusement pour elle, il était un peu tard pour faire ces réflexions, judicieuses, d’ailleurs. Pour comble, Léonora, qui prenait décidément la direction de l’entretien, ajoutait, en continuant de la fouiller de son regard de feu :

 

– Dites-nous maintenant le nom de cette dame que vous devez désigner comme étant la mère de l’enfant. Et n’essayez pas de nous tromper… Vous voyez que nous sommes mieux renseignés que vous ne pensez.

 

Le savait-elle, ce nom ? Savait-elle que c’était la reine régente, Marie de Médicis ? Il est certain que Fausta n’avait pas commis la faute de la lui nommer. Cependant, elle n’était pas sotte. Ce nom, elle l’avait vainement cherché pendant des années. Certes, le nom de la fille du grand-duc de Toscane lui était venu à l’esprit. Mais cette idée d’une intrigue amoureuse entre la fille du souverain et le pauvre hère, gentilhomme douteux, fils d’un modeste notaire, qu’était alors Concini, lui avait paru tellement romanesque qu’elle l’avait écartée.

 

Depuis qu’elle logeait à l’hôtel de Sorrientès, où Fausta lui avait donné un emploi qui n’était qu’une sinécure, grassement rétribuée, elle avait réfléchi. Il est certain qu’elle ne s’était pas fait faute d’écouter aux portes, autant qu’elle l’avait pu. De ces espionnages incessants, et de ses réflexions ininterrompues, il est probable que la vérité avait dû jaillir. Mais une fois cette terrible vérité découverte, elle avait tout de suite compris que c’en était fait d’elle si elle laissait seulement soupçonner qu’elle la connaissait. Elle tenait à sa peau. Elle s’était bien juré que ni ruses ni menaces ne lui arracheraient un mot qu’elle pourrait justement considérer comme son arrêt de mort prononcé par elle-même. La question insidieuse de Léonora ne la prit donc pas au dépourvu. Elle répondit sur-le-champ.

 

Comment voulez-vous que je répète une chose qu’on ne m’a pas dite ?

 

Elle disait cela avec une naïveté, un air de sincérité si merveilleusement joués que Léonora et Concini, attentifs, s’y laissèrent prendre. Ce qui n’empêcha pas Léonora d’insister :

 

– Le jureriez-vous ?

 

La Gorelle n’hésita pas : elle étendit solennellement la main vers un crucifix pendu au mur, se redressa, les regards bien en face, pour la première fois, et lentement, avec un accent auquel il était impossible de ne pas croire, elle prononça ce serment :

 

– Sur le Dieu mort sur la croix, sur mon salut éternel, je jure qu’on ne m’a pas dit ce nom ! Puisse le feu du ciel foudroyer mon corps, le feu de l’enfer consumer éternellement mon âme, si je mens !…

 

Il était impossible de ne pas tenir pour valable un serment aussi terrible. Concini et Léonora furent convaincus.

 

– C’est bien, prononça Léonora.

 

La mégère réprima un mince sourire qui montait à ses lèvres. Elle était bien tranquille, la conscience en repos. Personne ne lui avait dit ce nom : elle l’avait bien trouvé toute seule. Donc, elle n’avait pas menti.

 

– Donc, reprit Léonora avec cette froide assurance qui déconcertait de plus en plus La Gorelle, en ramenant l’entretien au point où elle l’avait fait bifurquer, donc, Mme de Sorrientès vous a offert une « grosse » somme d’argent pour attester qu’une dame, dont elle ne vous a pas dit le nom, est la mère de la fille de mon époux, M. d’Ancre… Proposition « honnête » que vous avez acceptée, avez-vous dit ?… Et laissez-moi vous dire une chose que vous paraissez ignorer…

 

Voyant qu’elle laissait la phrase en suspens et souriait d’un sourire terriblement inquiétant, La Gorelle, sentant poindre la menace, perdait de plus en plus pied et, sous son calme apparent, sentait l’inquiétude l’envahir de plus en plus. Elle se fit plus humble encore, et de sa voix la plus insinuante :

 

– Laquelle, ma bonne dame ? Pour Dieu, instruisez-moi ! Je ne suis qu’une pauvre ignorante, moi !

 

– C’est que, continua Léonora, d’une voix glaciale, c’est là ce que l’on appelle proprement un faux témoignage… Ce qui peut vous mener tout doucement jusqu’à… la place de Grève où, à seule fin que tout le monde puisse vous voir, vous seriez placée bien en vue… par exemple, au haut d’une potence.

 

– Jésus ! s’étrangla la vieille qui croyait déjà sentir le fatal nœud coulant lui serrer la gorge.

 

– Mais cela vous regarde, achevait l’implacable Léonora, passons… Ce qui nous regarde, ce que nous voulons savoir, c’est pourquoi vous venez vous vanter d’une action qui pourrait avoir les suites… que je viens de vous indiquer… et que vous voulez-vous enfin ?

 

Ils le savaient très bien, ce qu’elle voulait. Ils avaient tout de suite compris qu’elle venait leur dire : « Donnez-moi le double, et je me tais. » Ils étaient, d’ailleurs, bien décidés à lui donner, sans marchander, la somme qu’elle exigerait d’eux. Cela n’était pas fait pour les gêner ; ils savaient bien que Marie de Médicis leur rembourserait, et bien au-delà, ce qu’ils auraient donné pour elle. Et si Léonora avait paru se défendre si âprement, ce n’était pas pour se dérober : c’est qu’elle ne se contentait pas d’acheter le silence de la mégère. C’est qu’elle voulait se servir d’elle, lui faire dire certaines choses qui étaient déjà arrêtées dans son esprit. Et cela, elle avait compris qu’elle ne l’obtiendrait qu’en la terrorisant.

 

Elle y avait complètement réussi, il faut le reconnaître. La Gorelle, épouvantée, regrettait amèrement de s’être fourvoyée dans un guêpier pareil, pour nous servir de sa propre expression. Certes, elle aimait l’or. Mais elle aimait également sa précieuse personne. Et elle se disait, à juste raison, que son or ne lui servirait plus de rien dès l’instant où elle serait passée de vie à trépas. Et, venue pour leur extorquer la forte somme, elle jugea plus prudent d’y renoncer. Et la voix étranglée, tant le sacrifice lui paraissait affreux, déchirant, elle larmoya :

 

– Mais je ne veux rien, ma bonne dame du bon Dieu !… absolument rien !… Je suis une honnête femme, moi ! J’ai bien compris, allez, que ce qu’on me demandait n’était pas honnête. J’ai accepté ? Oui, mais si je n’avais pas accepté, je serais morte à l’heure qu’il est… N’empêche que je me suis dit : « Thomasse, ma fille, le seul moyen de te tirer de là est d’aller tout dire au seigneur maréchal. » Et je suis venue…

 

Concini et Léonora furent stupéfaits. S’ils s’attendaient à quelque chose, ce n’était pas à du désintéressement. Ils ne furent peut-être pas tout à fait dupes. Mais malgré eux leur attitude – surtout celle de Léonora – se modifia, se fit moins menaçante.

 

Matoise, elle sentit le revirement. Elle se hâta d’en profiter pour s’efforcer, tout au moins, de sauver quelques bribes de cette fortune qui s’en allait à vau-l’eau. Et d’une voix lamentable :

 

– Je suis venue… pour vous rendre service… C’est ma ruine… car la somme que je refuse m’aurait assuré une honnête aisance jusqu’à la fin de mes jours… C’est peut-être la mort… car la duchesse de Sorrientès ne me pardonnera pas le méchant tour que je viens de lui jouer… Et, si elle ne me fait pas expédier à la douce par quelqu’un de ses gens, elle ne manquera pas de me jeter à la rue… Je perdrai l’emploi convenablement rétribué que j’occupais chez elle… C’est la misère noire… Et, à mon âge, c’est terrible, la misère !…

 

Cette fois, Léonora et Concini échangèrent un sourire entendu : ils avaient compris la manœuvre de la vieille. Léonora fit un signe à Concini. Ce fut lui qui prit la parole.

 

– À dieu ne plaise que je vous laisse vous sacrifier pour moi que vous ne connaissez pas, en somme. Voyons, combien la duchesse de Sorrientès vous a-t-elle offert ?

 

– Cinquante mille livres, monseigneur, lança La Gorelle tout d’une haleine.

 

Elle mentait impudemment. Cinquante mille livres, c’est ce qu’elle aurait demandé, si ses calculs n’avaient pas été bouleverses par l’attitude imprévue et singulièrement inquiétante de Léonora. Cinquante mille livres, cela représentait juste le double de la somme promise par Fausta.

 

Ayant lancé ce chiffre qui lui paraissait énorme, elle attendit la réponse avec une anxiété qui la faisait haleter. Et comme il lui semblait que cette réponse se faisait un peu attendre, elle se tourmentait :

 

« Il hésite !… Le ladre !… Sainte Vierge de Dieu, je suis perdue !… Sainte Thomasse, ma vénérée patronne, faites qu’il m’offre seulement la moitié, afin que je ne perde rien, et vous aurez un beau cierge d’une livre !… »

 

Elle se trompait ; Concini n’hésita pas. Seulement, le prestigieux comédien qu’il était, ne laissant passer aucune occasion de se manifester, prenait son temps pour produire son effet. Il laissa enfin tomber :

 

– Je vous donnerai le double. Soit cent mille livres.

 

On peut croire qu’il ne fut pas manqué, son effet. La Gorelle, qui s’attendait au marchandage, fut assommée par ce chiffre. Sous le coup de cette première impression, elle fléchit les genoux, avec autant de vénération que si elle avait été devant le saint sacrement. Et joignant les mains, extasiée, les yeux luisants comme des braisés, dans un élan, elle célébra :

 

– Ah ! monseigneur, Dieu lui-même ne se montrerait pas aussi généreux que vous !…

 

– À une condition, ajouta Concini.

 

Elle se redressa, et sans hésiter, avec un accent intraduisible :

 

– Que faut-il faire ?

 

Concini et Léonora sourirent, satisfaits ; ils la sentaient prête à tout, aux plus basses comme aux plus terribles besognes.

 

– Nous vous le dirons quand le moment sera venu, déclara Concini avec désinvolture.

 

Et il crut devoir ajouter :

 

– Ce moment ne saurait guère tarder : quelques jours… quelques semaines tout au plus. Nous vous ferons connaître alors ce que nous attendons de vous, et les cent mille livres promises vous seront comptées séance tenante.

XX

STOCCO ET LA GORELLE


Déjà le prodigieux effet produit par la royale générosité de Concini s’effaçait. La Gorelle se ressaisissait. Son insatiable cupidité reprenait le dessus. Un instant éblouie, elle se lamentait déjà :

 

« Ouais ! il me semble qu’ils ont plus besoin de moi que je n’ai besoin d’eux !… Je suis une sotte, une balourde !… J’aurais dû réclamer cent mille livres !… Il aurait tout aussi bien doublé la somme… pour ce que l’argent lui coûte, à ce ruffian !… Jésus ! je me suis stupidement pillée moi-même !… Cent mille livres que je perds par ma niaise discrétion !… Je ne survivrai pas à ce désastre… à moins que je ne réussisse à le réparer… tout au moins en partie !… »

 

Et, tout haut, elle gémit lamentablement :

 

– Quelques semaines, mais c’est ma mort assurée !… Vous oubliez, monseigneur, que je suis pauvre, plus pauvre que le Job des saintes Écritures !… Je vais crever de faim, attendu que je n’aurai jamais le front de retourner chez Mme la duchesse pendant ce temps.

 

– Qu’à cela ne tienne, intervint Léonora avec vivacité, vous logerez ici, chez nous. Je vous prends à mon service.

 

– Aux mêmes gages que me donnait Mme la duchesse ?

 

Toute à son idée fixe, aveuglée par son incroyable rapacité, La Gorelle ne s’apercevait pas qu’elle était en train de s’enferrer, de commettre une imprudence qui pouvait avoir les plus funestes conséquences pour elle. Pour quelques misérables centaines de livres qu’elle espérait lui extorquer, elle allait au-devant du désir de Léonora qui, tout comme Fausta, voulait la garder sous la main, et elle se livrait à elle pieds et poings liés.

 

Souriant d’un sourire inquiétant, qui eût dû la mettre en garde, Léonora, enchantée de voir qu’elle venait d’elle-même là où elle voulait l’amener, n’hésita pas plus que n’avait hésité Concini.

 

– Je ne veux pas être moins généreuse que mon époux, dit-elle. Je double les gages que vous receviez chez Mme de Sorrientès. Combien vous donnait-elle ?

 

– Le lit et la table, plus cent cinquante livres par mois, plus les hardes qu’elle m’abandonnait, plus quelques menues gratifications, par-ci, par-là, mentit effrontément La Gorelle.

 

– Eh bien, promit Léonora sans sourciller, je vous donnerai trois cents livres par mois, plus le reste. Et je veux y ajouter un petit présent : puisque vous êtes si misérable, le jour où vous prendrez votre service, vous trouverez dans votre chambre cinq cents livres que je vous donne pour que vous ne soyez pas démunie d’argent.

 

De ce coup d’œil qui était le sien, Léonora l’avait jugée. Elle avait calculé qu’elle ne saurait pas résister à la tentation de toucher le plus vite possible les cinq cents livres qu’elle lui promettait. En effet, La Gorelle donna tête baissée dans le panneau :

 

– Si vous voulez bien le permettre, madame, ce sera aujourd’hui même, dit-elle vivement.

 

– Comme vous voudrez, acquiesça Léonora d’un air indifférent.

 

– Je vais profiter d’une absence de Mme de Sorrientès pour aller chercher quelques menus objets auxquels je tiens et, dans une heure, je suis de retour, promit joyeusement la mégère.

 

– Allez, ma bonne, allez, autorisa Léonora avec la même indifférence affectée. À votre retour, vous trouverez votre chambre prête… et vos cinq cents livres sur la table.

 

La Gorelle s’inclina devant eux dans une révérence qui était presque un agenouillement et se glissa vers la sortie.

 

À peine avait-elle tourné le dos que la tête de Stocco se montrait entre les plis de la tenture écartée. Du regard, il interrogeait sa maîtresse qui, du bout des lèvres, laissa tomber cet ordre donné d’une voix si basse qu’il le devina plutôt qu’il ne l’entendit.

 

– Suis-la et ne la lâche pas d’une semelle.

 

Stocco laissa retomber la portière et se précipita. Avec un sourire étrangement équivoque, il songeait :

 

– Corpo di Cristo, je fais mieux que de la suivre : je l’accompagne !… Une femme qui, demain peut-être, sera riche de cent mille livres, Dio birbante, c’est à soigner !… J’ai peut-être eu tort de la rudoyer comme je l’ai fait !…

 

La Gorelle, dès qu’elle y mit le pied, le trouva dans l’antichambre où il paraissait attendre. Il vint à elle, empressé, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un rictus qui prétendait être un gracieux sourire, sinistre dans son amabilité intéressée. Il s’informa avec sollicitude :

 

– Eh bien, ma mignonne, il paraît que ce que vous aviez à dire était sérieux ?

 

– Comment le savez-vous ? s’étonna-t-elle.

 

Il sourit d’un air entendu. Et levant les épaules :

 

– Si vos révélations avaient été sans importance, j’aurais été appelé et chargé de vous reconduire. Du moment qu’il n’en a rien été, que vous sortez librement, c’est que monseigneur n’a pas perdu son temps avec vous.

 

– Vous pouvez même dire que je lui ai rendu un signalé service, triompha La Gorelle.

 

– Je n’en ai jamais douté.

 

Il donnait cette assurance avec un aplomb imperturbable. Malheureusement, sans s’en apercevoir, il le disait aussi avec son habituel air de sarcasme qui le rendait profondément antipathique et qui avait fini par devenir chez lui comme son air véritable. Elle crut qu’il raillait, qu’il doutait. Et prenant un air pincé :

 

– À preuve, dit-elle, que Mme la maréchale me prend à son service, que je cours de ce pas chercher mes nippes et que dans une heure au plus tard je reviens à la maison, dont je fais partie maintenant.

 

– J’en suis enchanté pour vous ! protesta Stocco. Oh ! la maison est bonne, vous verrez !… Mais puisque vous faites partie de la maison, je m’en voudrais à mort de laisser une jolie fille comme vous s’en aller par les rues, seule, sans défense, exposée aux entreprises de mauvais galants qui ne respectent ni l’innocence ni la vertu.

 

Et, retroussant sa moustache d’un geste qu’il croyait conquérant et qui n’était que bravache, lui décochant une œillade qui avait la prétention d’être assassine et qui n’était que terrifiante :

 

– Je vous accompagne, ma mignonne ! Si quelqu’un se permet de manquer au respect qui est dû à une douce colombe telle que vous, c’est à Stocco qu’il aura affaire.

 

Dire la stupeur de La Gorelle, en entendant ce langage, nous paraît impossible. Elle s’arrêta. D’instinct, elle chercha, des yeux, autour d’elle, à qui pouvaient bien s’adresser ces tendres appellations : « Ma mignonne, douce colombe. » Elle se vit seule avec Stocco qui continuait à rouler des yeux langoureux et à prendre des poses qu’il croyait irrésistibles. Il lui fallut bien admettre que tout cela : œillades, soupirs, attitudes et langage fleuri – si nous osons dire – s’adressait à elle, bien à elle seule.

 

Certes, l’idée ne pouvait pas lui venir que Stocco avait assisté, invisible, à son entretien avec Concini et Léonora et que ce qu’il se dépêchait de courtiser en elle, c’étaient les cent mille livres que Concini lui avait promises et qu’il savait bien qu’il lui donnerait scrupuleusement. Mais elle était méfiante en diable. Sans soupçonner la vérité, elle flaira d’instinct la manigance. Elle se tint sur ses gardes, et railla :

 

– Ouais ! vous chantiez sur un autre ton, tout à l’heure, quand vous menaciez de me caresser les côtes à coups de trique, que vous m’ordonniez de me tenir à quatre pas derrière vous pour qu’on ne vous crût pas en compagnie d’une mégère de mon acabit et que vous me présentiez à monseigneur comme une vieille truie !

 

– Ai-je dit truie ?… Oui ?… Disgraziato di me, je parle si mal le français !

 

– Vous l’avez dit en italien.

 

– Précisément, et c’est de là que vient l’erreur, affirma Stocco sans se déconcerter. Je vais vous expliquer : j’ai voulu traduire votre nom en italien. Par malheur, truie, goret, gorelle, tout cela qui se ressemble, ou tout au moins qui tient de la même famille, s’est mêlé dans mon esprit et j’ai confondu l’un pour l’autre.

 

Comme il la voyait suffoquée par cette explication fantastique que, par surcroît, et sans s’en rendre compte, il fournissait de son air de se moquer des gens, il crut devoir ajouter :

 

– D’ailleurs, pour parler franc, je dois vous avouer que j’étais hors de moi, et ne savais plus trop ce que je disais. Je vous le dis parce que je vois que vous êtes femme à comprendre ces sortes de choses. J’étais furieux parce que j’avais dû me distraire d’une affaire à laquelle je consacre tout mon temps et qui doit me rapporter la coquette somme de cent cinquante mille livres.

 

Ayant lancé ce chiffre d’un air détaché, il la guignait du coin de l’œil pour juger de l’effet produit. C’est que, comme Léonora, il l’avait jugée tout de suite, et il pensait bien que l’importance du chiffre lui ferait oublier tout le reste. Il ne s’était pas trompé.

 

– Cent cinquante mille livres ! s’écria-t-elle émerveillée.

 

– Pas une maille de moins.

 

– C’est une somme ! admira-t-elle. Et naïvement, en toute sincérité :

 

– S’il en est ainsi, je comprends et j’excuse votre humeur. C’est si naturel !

 

– N’est-ce pas ?

 

– Ah ! mon Dieu, oui ! Moi, si quelqu’un risquait de me faire perdre une somme pareille, je deviendrais positivement enragée… Je serais capable de l’étrangler de mes faibles mains… Dieu sait pourtant que je suis douce, point méchante, et ne ferais pas de mal à une mouche !…

 

Déjà, elle était allumée. Déjà son esprit battait la campagne. Déjà elle ruminait, en louchant sur Stocco qui souriait d’un air conquérant et frisait sa moustache avec frénésie :

 

« Je l’avais mal regardé !… Il n’est pas si mal !… Et moins mauvais diable qu’il paraît !… Si je pouvais !… Tiens, pourquoi pas ?… Pourquoi ne prendrai-je pas ma part de ce mirifique gâteau ? Essayons toujours, et sainte Thomasse me soit en aide. Si j’en tire quelque chose, si peu que ce soit, ce sera toujours autant d’attrapé ! »

 

Elle se rapprocha de lui, la bouche en cœur, roulant des yeux tout blancs. Lui, la voyant conquise, lui offrit le bras, auquel elle se suspendit amoureusement, roucoula en lui serrant tendrement la main :

 

– Je ne pourrai jamais me faire à ce nom de La Gorelle qui sent trop la porcherie… Comment vous appelle-t-on, de votre petit nom ?

 

– Thomasse.

 

– À la bonne heure ! Voilà un nom de chrétien ! Frais, pimpant, gracieux… comme celle qui le porte !… Moi, on m’appelle Amilcare. C’est un nom guerrier !

 

– Il est beau !… comme celui qui le porte !…

 

Cet aveu étant parti comme malgré elle, elle s’efforça de rougir. Il lui prit de nouveau la main, la baisa, et dans un élan de passion :

 

– O cara Tommasina mia, non posso piu vivere senza di te !… Se frottant contre lui, faisant le gros dos comme une chatte amoureuse, elle soupira :

 

– Amilcare, caro mio !…

 

– Où avais-je l’esprit que je ne vous ai pas mieux regardée ? continuait Stocco en s’exaltant de plus en plus ! Corbacco ! je ne pensais qu’à cet argent ! mais au diable l’argent maintenant ! Je ne veux plus m’occuper que de vous, ma douce Thomasse !

 

– Non pas ! protesta vivement la mégère, il faut être sérieux dans la vie !

 

Et de sa voix la plus insinuante :

 

– Si vous m’aimez vraiment, si vous avez confiance en moi, il faut me mettre au courant… Je puis vous guider… on dit que je suis de bon conseil… je puis vous aider… À nous deux, nous mènerons à bien cette affaire… Et quand vous aurez réussi, nous verrons à nous arranger pour le partage… Vous me donnerez une petite part…

 

– Une petite part ! Dites que nous partagerons en bons et loyaux associes que nous allons être… en attendant que le prêtre nous ayant unis chrétiennement, votre magot et le mien ne seront plus qu’un seul et unique magot qui appartiendra autant à l’un qu’à l’autre !… Je sens, je vois que nous sommes faits pour nous entendre, et nous nous entendrons à merveille, tous les deux ! Ah ! Thomasse, vous m’avez assassiné d’amour ! et rien qu’un bon mariage, en réunissant nos deux biens, pourra me rendre la vie ! Ne dites pas non, je vous en prie !

 

On voit qu’il menait son affaire tambour battant, avec une désinvolture qui pouvait paraître cynique, et qui n’était qu’inconsciente. Le plus beau c’est que, mue par la même pensée intéressée, elle ne fut nullement choquée par cette étrange déclaration aussitôt suivie de cette singulière demande en mariage. Poussée par le même mobile, plus inconsciente que lui encore, il lui parut tout naturel qu’il en fût ainsi. De même qu’il lui parut tout naturel qu’il ne parlât que du bien qu’ils pouvaient posséder : de leur « magot », comme il avait dit. Et cela s’explique : c’était son unique préoccupation à elle-même.

 

S’il avait mené l’affaire plus que rondement, elle ne fut pas en reste avec lui. Elle ne se fit pas prier. Tout de suite elle consentit :

 

– Moi aussi, je sens que nous sommes faits pour nous entendre. Et comment ne pas s’entendre avec un homme qui vous offre de partager cent cinquante mille livres avec lui ? Si je vous ai assassiné d’amour, vous pouvez vous vanter de m’avoir rendu la pareille… Car vous m’avez offert de partager… Ce qui fait que je ne dis pas non.

 

La réponse, comme on le voit, ne le cédait en rien à la demande. Et qu’on n’aille pas croire qu’elle l’avait fait exprès. Non, elle lui paraissait très naturelle à elle. À Stocco aussi, il faut croire, car il parut enchanté. Il crut même devoir témoigner sa satisfaction en pressant plus fortement son bras.

 

Ils s’en allèrent, lui, faisant des grâces, elle, minaudant, suspendue à son bras. Ils se croyaient aimables et gracieux. Ils étaient tout bonnement grotesques et hideux à la fois.

 

XXI

LE DÉVOUEMENT DE LÉONORA


Lorsque La Gorelle fut sortie, Léonora se leva, s’approcha de Concini en le couvant d’un regard passionné. Sans prononcer une parole, elle le saisit dans ses bras et, goulûment, elle plaqua ses lèvres sur les siennes. Ce baiser, long, à la fois très violent et très doux, il le subit d’un air excédé qu’elle ne vit pas parce qu’elle fermait les yeux pour mieux savourer l’âpre jouissance qu’elle tirait elle, de ce baiser, qu’il ne rendait pas. Aussi brusquement qu’elle l’avait saisi, elle le lâcha. Elle souffla un peu et prononça :

 

– À présent que j’ai pris des forces… je vais voir Maria. Elle le laissa et sortit.

 

Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans la chambre de la reine qui congédiait aussitôt ses femmes pour demeurer en tête à tête avec elle.

 

– Léonora, interrogea avidement Marie de Médicis, cette idée qui t’est venue, et que tu as promis de me communiquer, est-elle enfin mûre ?

 

– Oui, madame, répondit Léonora de son air grave, et c’est de cela que je viens vous entretenir, si vous le voulez bien.

 

– Si je le veux ! Je crois bien ! Il y a assez longtemps que l’inquiétude me ronge et me mine. Parle.

 

Et Léonora parla. Ce fut bref, d’ailleurs.

 

– Quoi ! toi ! s’écria Marie de Médicis, comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles, tu ferais cela, toi !…

 

– Pour Votre Majesté, oui, assura Léonora avec la même gravité.

 

– Tu es admirable ! s’exclama Marie de Médicis, qui paraissait violemment émue.

 

Et, hésitant :

 

– Un tel sacrifice !… Un dévouement pareil !… Non, c’est trop, vraiment, je ne puis accepter !

 

– Vous préférez donc vous perdre ?… Songez que c’est le seul moyen que nous ayons de vous sauver.

 

– Mais songe donc toi-même que c’est proclamer ton propre déshonneur à la face de toute la cour.

 

– Mon honneur ne compte pas quand il s’agit de sauver l’honneur de la reine. Et, d’ailleurs, mon honneur comme ma vie et comme ma fortune, tout cela appartient à la reine, répondit Léonora avec simplicité.

 

Marie de Médicis était trop égoïste pour résister plus longtemps. Il est même probable qu’elle n’avait résisté que pour la forme. Cependant, malgré sa sécheresse de cœur, elle eut un instant d’abandon et d’attendrissement sincère. Elle jeta les bras au cou de Léonora et l’embrassa sur les deux joues en disant :

 

– De ma vie je n’oublierai cette preuve de dévouement que tu me donnes si spontanément et de si grand cœur. Désormais, tu seras comme ma sœur.

 

Léonora ne manifesta aucune joie. Sceptique, un sourire un peu dédaigneux aux lèvres, elle songeait : « Belles paroles !… Autant en emporte le vent !… Seulement, je ne suis pas de celles qui se laissent oublier, moi ! Et si Maria s’avise jamais de perdre la mémoire… je me charge de la lui rafraîchir !… »

 

Ce qui ne l’empêcha pas de s’incliner en une longue révérence de cour et de remercier, comme il convenait, du grand honneur que la reine voulait bien lui faire. Après quoi, elle mit la reine au courant de la démarche de La Gorelle. Elle le fit en termes brefs. Et non seulement elle évita de prononcer le nom de la duchesse de Sorrientès, non seulement elle ne fit pas la moindre allusion à elle, mais encore, comme Marie de Médicis, toujours prompte à s’inquiéter, posait des questions au sujet de cet ennemi inconnu qui avait voulu acheter le témoignage de La Gorelle, elle se contenta de répondre :

 

– Soyez sans inquiétude, madame, quand le moment sera venu, c’est-à-dire quand vous tiendrez dans la main la foudre que je suis en train de forger pour vous, à ce moment, je vous ferai connaître le nom de cet ennemi qui vous poursuit dans l’ombre. Alors, vous n’aurez qu’à ouvrir cette main sur lui pour l’écraser. Jusque-là, fiez-vous à moi, je veille pour vous… Pour l’instant, contentez-vous de savoir que nous avons déjoué sa manœuvre qui, grâce au concours précieux de La Gorelle, se tournera contre lui et nous permettra de l’accabler. C’est un résultat fort appréciable en somme.

 

– Oui, mais qui va me coûter horriblement cher, si cette femme a proportionné ses prétentions à l’importance du service qu’elle va me rendre, soupira Marie de Médicis.

 

– Rassurez-vous, madame, cette femme ne se doute pas que la reine est en cause. Ses prétentions sont modestes…, relativement bien entendu.

 

– Combien ?

 

– Vous en serez quitte avec cent mille livres.

 

– La somme est d’importance[4], fit Marie de Médicis. Et, soulagée :

 

– Mais tu as raison ; relativement, je m’en tire à assez bon compte.

 

– Oh ! fit Léonora avec un sourire indéfinissable, vous auriez tort de croire que vous n’aurez plus à délier les cordons de votre bourse. Ce n’est là qu’une première brèche. Il faut bien vous dire qu’il y en aura d’autres… qui seront probablement plus importantes. Vous aurez, assurément, de lourds sacrifices d’argent à vous imposer.

 

Marie de Médicis, qui n’était pas très généreuse, ne put s’empêcher de faire la grimace. Elle n’hésita pas pourtant, et, très résolue :

 

– Je sacrifierai plusieurs millions s’il le faut, mais je me tirerai de l’effroyable situation où je suis acculée, et où je risque de perdre tout… à commencer par l’honneur.

 

Léonora approuva d’un signe de tête. Et elle avait encore aux lèvres le même sourire indéfinissable. Ce qui nous fait supposer que si elle avait insisté, comme elle avait fait, avec une sorte d’âpreté, sur les « lourds sacrifices d’argent » qui étaient inévitables, c’est qu’elle poursuivait une idée de derrière la tête que la reine ne soupçonnait même pas, et dont elle devait être la dupe.

 

Si elle avait voulu amener Marie de Médicis à se résigner de bonne grâce et sans marchander aux sacrifices nécessaires, nous devons reconnaître qu’elle y avait parfaitement réussi. En effet, la reine était bien décidée à jeter l’or à pleines mains, et sans compter. Ce n’est pas qu’au fond ce sacrifice ne lui fût pas pénible. Mais elle avait compris que si elle ne voulait pas tout perdre, il fallait, de toute nécessité, faire la part du feu.

 

Ayant pris bravement son parti, et c’est ce qu’elle avait de mieux à faire, elle alla à un meuble sur lequel se trouvait de quoi écrire. Elle prit une plume et griffonna quelques lignes sur une feuille de papier, qu’elle tendit ensuite à Léonora en disant :

 

– Voici un bon de deux cent mille livres que tu pourras faire toucher, quand tu voudras, chez Barbin, mon trésorier.

 

Léonora ne prit pas le précieux papier. Elle la fixa avec insistance, d’un œil qui se fit soudain très froid, et s’étonna :

 

– Deux cent mille livres !… Pourquoi deux cents ?

 

Et sans lui laisser le temps de parler, elle fit elle-même la réponse :

 

– Oh ! je comprends !… Le surplus est pour moi !…

 

Et, se redressant, le sourcil froncé, la lèvre dédaigneuse, avec un accent d’indicible raillerie :

 

– Cent mille livres !… Vous estimez à cent mille livres l’honneur de Léonora Dori, marquise d’Ancre !… Pas un denier de moins que la complaisance de cette hideuse sorcière qui s’appelle La Gorelle !… Tout juste autant !… Par la madone, voilà qui est flatteur pour l’honneur de Léonora !… Et quand je pense que j’étais assez sotte pour vous donner pour rien, par pur dévouement, une chose que vous estimez à un si haut prix !… Quelle leçon, madame !… Et quel outrage gratuit, que rien ne justifie !…

 

Dans son indignation, dans sa fière attitude, elle avait un air de majesté tel que vraiment on pouvait se demander si ce n’était pas elle la reine, et que Marie de Médicis se sentit comme écrasée. Il est certain que, ce faisant, elle croyait se montrer généreuse et n’avoir que des remerciements à recevoir. Il est non moins certain qu’elle n’avait pas eu un instant la pensée que son présent pouvait constituer une offense. L’attitude de Léonora, en lui révélant qu’elle le considérait comme tel, lui fit comprendre et quelle fâcheuse erreur elle venait de commettre, et quelles conséquences, plus fâcheuses encore, cette erreur pouvait entraîner. Elle lui saisit les deux mains qu’elle garda affectueusement entre les siennes et, de toute la force de sa sincérité, elle se récria :

 

– Oh ! cara mia, comment peux-tu croire que j’ai voulu t’humilier, te faire injure !… Quoi, j’irais sottement t’outrager au moment où j’ai le plus besoin de toi, au moment où, par ton admirable dévouement, tu me sauves plus que la vie !… Mais voyons, ce ne serait plus de l’ingratitude, cela, ce serait de la folie pure !… Et Dieu merci, je ne suis pas folle !… Ni ingrate !… Et tu le sais bien !…

 

Il n’y avait pas moyen de tenir rigueur devant de telles excuses, faites si spontanément et sur un ton si affectueux. Léonora le comprit. Elle se radoucit.

 

– Je me suis donc trompée ? dit-elle.

 

– Certes.

 

– Alors, veuillez me dire, madame, à quel usage vous entendez que soit employé cet argent ?

 

– N’as-tu pas dit qu’il me faudra plus d’une fois délier les cordons de ma bourse ?

 

– Je ne m’en dédis pas, madame.

 

– Eh bien, j’ai pensé que puisque tu voulais bien te charger de tout, et que je ne puis te seconder en rien, puisque je suis censée ignorer tout de cette misérable affaire, j’ai pensé, dis-je, que je devais au moins t’épargner l’embarras de faire pour moi des avances qui peuvent être considérables et te causer une certaine gêne. C’est uniquement pour t’éviter cet ennui que je te donnais ces cent mille livres. Tu vois qu’il n’y a là rien d’humiliant pour toi. Or, puisque cet argent est destiné à être dépensé pour moi, j’espère que tu ne vas pas t’obstiner à le refuser.

 

– Non, certes, fit Léonora en empochant d’un air détaché le bon qu’elle lui tendait de nouveau.

 

Et, avec un soupir :

 

– Si seulement c’était le dernier !… Malheureusement, je crains fort que cet argent ne soit bientôt parti jusqu’à la dernière livre, et qu’il ne me faille venir prochainement vous en demander d’autre.

 

En disant ces mots d’un air navré, elle l’observait en dessous pour juger de l’effet qu’ils produisaient. Mais, nous l’avons dit, Marie de Médicis en avait pris son parti. Elle ne fit pas la grimace. Ce fut même avec une certaine désinvolture qu’elle répondit :

 

– Eh bien, je t’en donnerai d’autre, voilà tout. Il faut savoir faire les sacrifices nécessaires.

 

Un mince sourire passa sur les lèvres de Léonora. Alors elle eut l’effronterie de reprocher :

 

– Si vous vous étiez expliquée tout de suite, vous nous auriez épargné à toutes deux un malentendu pénible.

 

– Tu ne m’as pas laissé le temps de placer un mot ! protesta Marie de Médicis. Tu t’es emportée tout de suite. Et tu allais, tu allais, il fallait voir !… Soit dit sans reproche, ma bonne Léonora, tu t’es montrée d’une susceptibilité un peu excessive.

 

– C’est vrai, madame, avoua Léonora d’un air contrit, et je vous prie de m’excuser. Mais, voyez-vous, je suis nerveuse aujourd’hui… très nerveuse.

 

– Pourquoi ? demanda étourdiment Marie de Médicis.

 

– Pouvez-vous le demander ?… Croyez-vous que le sacrifice que je m’impose pour vous n’est pas affreusement douloureux pour moi ?…

 

Et avec une fureur concentrée :

 

– Cette petite, madame… c’est la fille à Concini… sa fille, à lui !… à qui je suis obligée de faire bon visage… moi ! C’est dur, madame, c’est très dur !…

 

– C’est vrai !… Et moi, sotte, qui n’avais pas pensé à cela !… Ah ! pauvre Léonora, je te plains de tout mon cœur !

 

Ceci, la reine le disait d’un air faussement apitoyé. Par exemple, sa sincérité éclata, toute, quand elle s’inquiéta :

 

– J’espère pourtant que tu auras la force de surmonter ton aversion… légitime… oh ! très légitime… Sans cela… si tu ne le pouvais pas… si tu reprenais ta parole… ce serait un bien grand malheur pour moi !… un grand malheur pour nous tous… car enfin, si je succombe…

 

– Vous nous entraînez dans votre chute, voulez-vous dire ? interrompit Léonora, dans l’œil de qui passa une lueur menaçante.

 

– Hélas ! oui, gémit Marie de Médicis, qui n’avait rien vu.

 

Au fond, elle triomphait. Elle croyait l’avoir réduite à merci par cette menace déguisée qu’elle tenait suspendue sur elle. L’imprudente ! Elle aurait dû savoir à quelle terrible lutteuse elle se frottait et que la Galigaï n’était pas femme à se laisser intimider ainsi. Léonora songeait :

 

« Ah ! tu crois m’effrayer !… Ah ! tu te dépêches de me rappeler qu’en travaillant à ton salut je travaille en même temps pour nous !… Ce qui, apparemment, te dispensera de toute obligation envers nous !… Per Dio, je ne le sais que trop que ta chute, à toi, c’est notre mort, à nous !… Mais si tu crois que je vais l’avouer !… Attends un peu !… »

 

Et tout haut, avec un calme sinistre, qui glaça la mal inspirée Marie de Médicis :

 

– Je le sais, madame. Je sais qu’à la cour tout le monde nous hait… à commencer par le roi. Je sais que vous êtes notre seul appui, et que si cet appui vient à nous manquer, nous sommes perdus… Mais vous devez bien penser que sachant cela… et depuis longtemps… j’ai dû prendre mes petites précautions, et depuis longtemps aussi. Si vous tombez, madame… et vous tomberez si je vous abandonne… (Marie de Médicis frissonna d’épouvante), si vous tombez, vous êtes irrémissiblement perdue… on ne sort pas vivant d’une tourmente pareille à celle qui vous aura emportée dans son tourbillon… Nous, au contraire, nous fuyons devant la tempête avant qu’elle soit arrivée jusqu’à nous… Et soyez tranquille, on sera si heureux d’être débarrassé de nous, que personne ne s’opposera à notre départ. Tout au contraire, on s’empressera de nous le faciliter. Nous laisserons, il est vrai, quelques plumes dans la tourmente. Mais vous l’avez dit vous-même, il y a un instant : Il faut savoir faire les sacrifices nécessaires. Nous retournerons en Italie, madame. Et malgré ce que nous aurons perdu ici, soyez sûre qu’il en restera toujours assez à Concino pour acheter une petite principauté où nous finirons tranquillement nos jours, en faisant encore figure fort honorable. Vous voyez donc bien que le sort qui nous attend ne saurait être comparé en rien à celui qui serait le vôtre… si vous veniez à tomber.

 

Elle parlait avec tant d’assurance, elle paraissait si sûre de son affaire, et, par surcroît, ce qu’elle disait rentrait si bien dans son caractère prévoyant et avisé que Marie de Médicis la crut sur parole. Elle eut une peur horrible de se voir abandonnée, livrée à ses seules ressources sur la valeur desquelles elle ne s’illusionnait pas. Elle implora :

 

– Léonora, tu ne vas pas m’abandonner, au moins !… Que veux-tu que je fasse, poveretta, sans toi ?…

 

Léonora l’étudia d’un coup d’œil rapide. Elle la vit au point où elle avait voulu l’amener : affolée, prête, sous le coup de la terreur, à toutes les capitulations. Un sourire blafard vint à ses lèvres. Après lui avoir donné le vertige en lui montrant l’abîme au fond duquel, si elle lui retirait l’appui de cette main puissante qui la guidait et la soutenait, elle irait infailliblement rouler et se briser, elle voulut bien la rassurer :

 

– À Dieu ne plaise, madame. Je vous ai donné ma parole et, c’est une chose que vous devriez savoir mieux que personne, je tiens toujours scrupuleusement mes promesses. Rassurez-vous donc ; je ferai ce que je vous ai dit… si pénible, si douloureux que cela soit pour moi.

 

Marie de Médicis respira, soulagée du poids énorme qui l’oppressait : c’est qu’elle savait, en effet, qu’elle tiendrait sa parole. Quant au reste : que cela lui fût pénible et douloureux, nous devons à la vérité de dire que, dans son égoïsme monstrueux, elle ne s’en souciait guère. Rassurée donc, elle n’en continua pas moins de gémir :

 

– Crois-tu donc que je ne sais pas que je suis irrémédiablement perdue, si tu ne viens à mon aide ?… Alors, pourquoi me faire ces affreuses menaces ?

 

– Je ne vous ai pas menacée, madame… Pas plus que je n’ai eu l’intention de vous abandonner… Mais, puisqu’il vous convenait, contre toute évidence, de nier mon dévouement sincère et désintéressé… puisqu’il vous plaisait de me jeter à la tête que, en m’employant à votre salut, comme je le fais, de toutes les forces de mon corps et de mon esprit, je n’envisageais que mon propre intérêt, j’ai dû, à mon grand regret, croyez-le bien, vous montrer que vous vous trompiez grandement.

 

– Je n’ai rien dit de pareil. Ce sont des imaginations que tu te fais ! se déroba Marie de Médicis, d’ailleurs de mauvaise foi.

 

– Vous ne l’avez pas dit, en effet : vous l’avez insinué. Et en tout cas, vous le pensiez, je l’ai bien compris.

 

Jusque-là, Léonora avait parlé avec une froideur un peu dédaigneuse. Brusquement, elle s’attendrit. Et ce fut avec une émotion qu’elle paraissait impuissante à contenir qu’elle ajouta :

 

– Je l’ai compris, madame, et cela m’a causé une peine affreuse, que je ne saurais dire.

 

Cette émotion, feinte ou réelle, gagna Marie de Médicis. Cette fois, ce fut en toute sincérité qu’elle déplora :

 

– Je joue vraiment de malheur !… Tout à l’heure, je t’ai humiliée et outragée, sans le vouloir. Maintenant, je te fais de la peine… Oui, décidément, je n’ai pas de chance !

 

– Pourquoi douter ainsi de nous ? reprit Léonora, comme si elle n’avait pas entendu, et avec une émotion qui allait croissant. Vous savez bien pourtant que nous ne restons ici, Concini et moi, que par affection et dévouement pour votre personne. Si nous n’écoutions que notre intérêt personnel, il y a beau temps que nous serions partis… Nous restons, cependant, et au risque de notre vie qui est menacée un peu plus de jour en jour… et je ne parle pas des injures de toutes sortes qu’on nous jette à la face, ni des humiliations cruelles dont on nous accable… Nous restons malgré tout et malgré tous. Pourquoi ? Vous le savez bien… ou du moins je pensais que vous le saviez ? Parce que nous vous sommes profondément attachés… attachés à ce point que nous préférons braver la mort même plutôt que de nous séparer de vous.

 

Par un puissant effort de volonté, Léonora surmonta son émotion. Mais elle prit une attitude de victime résignée et ce fut sur un ton désabusé qu’elle acheva :

 

– Je pensais, et toute notre conduite passée, faite de dévouement inaltérable, de fidélité absolue, me donnait, je crois, le droit de penser qu’aucun doute ne pouvait exister dans votre esprit au sujet de nos sentiments pour vous. Il paraît que je me trompais… N’en parlons plus.

 

Après avoir prononcé ces paroles, Léonora se levait, exécutait une savante révérence, et se figeait dans une attitude de respect outré : l’attitude raide et compassée exigée par le cérémonial.

 

C’était la une manœuvre dont elle usait lorsqu’elle voulait amener sa maîtresse à faire une chose devant laquelle elle se dérobait, ou qu’elle voulait lui arracher une faveur ou un présent dont l’importance faisait hésiter son ordinaire parcimonie. Fréquemment employée, la manœuvre lui avait toujours réussi. Et cela s’explique : depuis tant d’années qu’elle l’avait à son service, Marie de Médicis s’était habituée à ces entretiens familiers avec Léonora, qui avaient lieu, le plus souvent, dans leur langue maternelle. Elle s’y était si bien habituée qu’ils étaient devenus un besoin pour elle. De plus, ils étaient un indispensable repos à l’insupportable contrainte que lui infligeait l’étiquette. Aussi, préférait-elle encore ses mauvaises humeurs et ses rebuffades à cette manière de bouder qui était un vrai cauchemar pour elle. Le résultat était inéluctable : après avoir résisté plus ou moins longtemps, Marie de Médicis finissait par céder pour faire cesser l’assommante bouderie.

 

Dans ces conditions, on comprend que ce ne fut pas sans un profond dépit qu’elle lui vit prendre cette attitude significative, qu’elle connaissait trop bien.

 

« Allons bon, songea-t-elle, voilà qu’elle va bouder maintenant ! Il ne manquait plus que cela ! Ohime ! il ne va plus y avoir moyen de lui arracher quatre paroles ! »

 

Selon son habitude, elle feignit de ne pas remarquer ce changement d’attitude. Elle continua la conversation comme si de rien n’était. Mais elle eut beau multiplier les avances, prodiguer les bonnes paroles et les cajoleries, elle n’en put tirer autre chose que des monosyllabes respectueux, accompagnés de révérences plus respectueuses encore.

 

Marie de Médicis en eut vite assez. Elle connaissait la terrible boudeuse et savait par expérience que cela pouvait durer plusieurs jours. Plusieurs jours ! Elle frémit. Quelles catastrophes pouvaient fondre sur elle durant ces quelques jours ! Elle sentit l’impérieuse nécessité de ramener Léonora à elle à tout prix. Alors, et tout naturellement, cette pensée lui vint :

 

« Si je lui faisais un cadeau ?… Je le lui dois bien, il faut le reconnaître… Quel cadeau pourrai-je lui faire qui soit assez important pour lui rendre sa bonne humeur ? »

 

S’étant posé la question, elle chercha.

 

Il nous faut dire qu’entre la reine et sa dame d’atour se dressait une table aux pieds tors, recouverte d’un tapis de velours rouge sombre, encadré d’un galon d’or. Sur cette table, parmi les menus objets, se trouvait un écrin assez grand. C’était une petite merveille, d’un travail précieux, en cuir gaufré, blanc, orné du chiffre en or de la reine, et qui, se détachant sur le rouge du tapis, accrochait à l’œil.

 

Maintenant, ajoutons ceci : de par une des nombreuses prérogatives de sa charge, ou de par une des prérogatives, plus nombreuses encore, qu’elle s’était tout bonnement arrogées, c’était à Léonora qu’appartenait le soin de ranger dans un coffre spécial les joyaux de la reine. Donc, si cet écrin se trouvait sur cette table, à cette heure matinale, ce ne pouvait être que par suite d’une négligence de Léonora. Cette négligence de sa part, à elle toujours soigneuse, était-elle volontaire ou involontaire ? Nous nous garderons bien de répondre à cette question. Ce qui est certain, c’est que Léonora, dès son entrée dans la chambre, avait tout de suite vu cet écrin. Et elle n’avait pas bronché. Surtout, elle n’avait pas, comme c’était son devoir, pris aussitôt l’écrin pour le ranger et réparer ainsi sa négligence… Il est vrai qu’à ce moment-là elle avait l’esprit si préoccupé par tant et de si graves affaires que cette nouvelle négligence pouvait s’expliquer et s’excuser.

 

Quant à Marie de Médicis, il est probable qu’elle aussi, elle avait vu l’écrin. Il est également probable qu’elle l’avait oublié… Tout comme Léonora l’avait, ou paraissait l’avoir oublié.

 

Marie de Médicis cherchant, dans son esprit, quel cadeau assez important elle pourrait faire à Léonora, il arriva que, par hasard, ses yeux tombèrent sur l’écrin. Nous disons « par hasard ». En réalité, la reine, fixant le visage de Léonora comme si elle cherchait à y lire quelle chose lui serait agréable, la vit tout à coup tressaillir et fixer l’écrin d’un air visiblement contrarié. Machinalement, elle suivit la direction de son regard. Et ce fut ainsi que son attention se trouva portée sur cet écrin qu’elle avait oublie. Au fait, nous avions bien dit : c’était un simple hasard.

 

« Si je lui donnais cette parure ? songea la reine. Je sais qu’elle la convoite depuis longtemps. »

 

Elle réfléchit :

 

« Disgrazia ! elle vaut cent mille écus, cette parure !… »

 

Avec une grimace douloureuse :

 

« Ohime ! voilà une bouderie qui va me coûter cher !… »

 

Comme par un fait exprès, une crainte nouvelle vint l’assaillir au moment où elle faisait cette réflexion :

 

« Et puis… de l’humeur que je lui vois, qui sait comment elle prendra la chose ?… Qui me dit qu’elle ne va pas me rabrouer vertement, comme elle l’a fait tout à l’heure, quand j’ai eu la malencontreuse idée de lui offrir cent mille livres… C’était cependant un assez joli denier !… Signor mio, que tout cela est donc ennuyeux !… Voyons, réfléchissons encore un peu !… »

 

La vérité est qu’elle ne pouvait se résigner à lâcher un cadeau qu’elle estimait énorme, et elle cherchait si elle ne pourrait pas s’en tirer à meilleur compte. Sans le vouloir, nous voulons le croire, Léonora ne lui laissa pas le temps de trouver. Sortant de l’immobilité qu’elle s’imposait, elle s’approcha vivement de la table, mit les mains sur l’écrin et d’une voix altérée :

 

– Malheur de moi, j’ai oublié de ranger cet écrin ! Je ne sais vraiment où j’avais l’esprit hier soir… ou plutôt ! je ne sais que trop quels soucis m’assiégeaient et m’assiègent encore… N’importe, c’est un manquement grave que je prie humblement Votre Majesté d’excuser, en l’assurant qu’il ne se renouvellera plus. En attendant, je vais réparer cet inconcevable oubli.

 

Depuis un quart d’heure qu’elle boudait, c’était la première fois qu’elle en disait si long. Tout aussitôt, elle saisissait le précieux écrin et, faisant demi-tour, se mettait en mouvement pour aller l’enfermer sous clef, avec les autres joyaux. Or, ce fut précisément ce geste imprévu de Léonora qui fit tomber les hésitations de la reine et l’amena à prendre une décision.

 

Elle appela :

 

– Léonora !

 

Léonora s’arrêta sur-le-champ, pivota sur les talons et, reprenant son rôle, attendit respectueusement qu’on l’interrogeât. Voyant cela, Marie de Médicis soupira et se résigna à interroger :

 

– Tu sais ce que contient cet écrin ? Évidemment, elle voulait lui faire dire ce qu’il contenait. Léonora le comprit très bien. Elle aurait pu lui donner cette satisfaction, attendu qu’elle le savait aussi bien qu’elle. Elle se garda bien de le faire et, revenant à ses réponses laconiques, rigoureusement protocolaires qui avaient le don – elle le savait bien – d’exaspérer sa maîtresse :

 

– Oui, madame, dit-elle.

 

– Tu sais que c’est ma parure de rubis ? soupira de nouveau Marie de Médicis.

 

– Oui, madame, répéta l’imperturbable boudeuse.

 

– Elle te plaît, cette parure ?

 

– Oui, madame.

 

– Il y a longtemps que tu en as envie ?

 

– Oh ! madame !…

 

Et sur ce oh ! de protestation respectueuse, Léonora fit un mouvement comme pour aller au coffre où elle enfermait les bijoux de la reine.

 

– Attends un peu, commanda Marie de Médicis. Léonora s’immobilisa de nouveau. Marie de Médicis eut une suprême hésitation. Finalement, elle se décida. Et de sa voix la plus insinuante, cherchant ses mots, tant était grande sa crainte de laisser échapper un terme qui, mal interprété, pouvait déchaîner une nouvelle tempête :

 

– Ma bonne Léonora, le service que tu vas me rendre est un de ces services qu’on ne saurait oublier… Je crois te l’avoir dit… Je voudrais… comprends-moi bien… je voudrais t’exprimer ma reconnaissance autrement que par de vaines paroles… je voudrais te l’exprimer d’une manière… comment dirai-je ?… d’une manière positive.

 

Et vivement :

 

– Il ne s’agit pas d’un don d’argent. Fi ! tout l’or du monde ne saurait payer un service comme celui que tu veux bien me rendre !

 

Et, reprenant son ton hésitant :

 

– Non, il ne peut pas être question d’argent… Mais, si je t’offrais… par exemple, un objet… un joyau… un joyau que j’aurais porté… que tu pourrais porter à ton tour… un souvenir enfin… un souvenir de celle qui t’aime comme une sœur… Si je t’offrais cela, voyons, que dirais-tu ?

 

Cette fois, Léonora daigna s’humaniser, parler, sourire :

 

– Je dirais, madame, qu’un souvenir de vous me serait doublement précieux, ayant été porté par vous. Et je ne pourrais qu’accepter avec reconnaissance, de tout mon cœur, ce qui me serait donné avec tant de délicatesse et de cœur.

 

– Enfin, je te retrouve ! s’écria Marie de Médicis en frappant joyeusement dans ses mains. Tu ne saurais croire le plaisir que tu me fais. Voyons, avoue qu’il y a longtemps que cette parure te fait envie et que tu serais heureuse de la posséder.

 

– Je l’avoue volontiers, si cela peut vous faire plaisir. Mais je vous prie de croire que je n’ai jamais été assez folle pour penser un seul instant que je pourrais posséder une parure pareille.

 

– Pourquoi donc ? Le prix de cette parure n’est pas au-dessus de ta bourse.

 

– Je ne dis pas non. Mais il n’y en a pas deux pareilles. Quant à celle-ci, elle n’est pas à vendre et je sais que vous y tenez comme à la prunelle de vos yeux.

 

– Eh bien, tu te trompes, fit lentement Marie de Médicis. Je tenais beaucoup à cette parure, c’est vrai. Pour rien au monde je n’aurais voulu m’en séparer. Pour rien ni pour personne. Mais toi, ma bonne Léonora, tu t’es, par ton inaltérable dévouement, mise au-dessus de tous. Ce que je n’aurais voulu faire pour personne, je suis heureuse de le faire pour toi. Cette parure te plaît, tu la tiens dans tes mains, emporte-la et garde-la… Je te la donne.

 

Marie de Médicis jouissait intérieurement de l’effet qu’elle allait produire. Cet effet fut encore au-dessus de ce qu’elle attendait. En effet, Léonora se rapprocha précipitamment de la table sur laquelle, comme s’il fût devenu soudain trop pesant, elle posa soudain l’écrin. Et comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles :

 

– Vous me donnez votre belle parure ?… À moi ?

 

– Je te la donne, sourit Marie de Médicis.

 

– Vous n’y pensez pas !… Cette parure vaut au moins cent mille écus !… Trois cent mille livres !… s’étrangla Léonora.

 

– Peut-être un peu plus.

 

– Oh ! madame !… Un tel présent !… à moi !… Je ne peux pas… Non, c’est trop, c’est vraiment trop de générosité !… Je ne peux pas accepter que vous vous dépouilliez ainsi pour moi !…

 

Mais, tout en protestant ainsi, Léonora caressait doucement de ses doigts tremblants le précieux écrin, et le couvait en même temps d’un regard d’ardente convoitise rayonnant d’une joie quasi puérile. En sorte qu’on ne pouvait en douter : elle mourait d’envie d’accepter et n’était retenue que par un scrupule excessif, mais qui faisait honneur à sa délicatesse. Puis elle levait son regard sur Marie de Médicis qui l’observait. Et ce regard, chargé d’une admiration muette, était mille fois plus flatteur que n’aurait pu l’être le compliment le plus délicatement tourné.

 

Si cette attitude était sincère, nous n’avons rien à dire. Si c’était une comédie – et Léonora était bien de force à l’avoir imaginée, cette comédie, et à la jouer avec un art incomparable –, c’était un chef-d’œuvre d’habileté et qui dénotait une connaissance approfondie du caractère de la reine. Or, ce caractère était un composé de lésinerie bourgeoise, combattue par une vanité sans bornes. Il ne s’agissait que de savoir chatouiller cette vanité et de l’exciter convenablement pour obtenir d’elle plus que sa lésinerie naturelle n’aurait consenti à donner.

 

Le fait certain, c’est que Marie de Médicis, qui ne s’était résignée qu’en rechignant à faire ce cadeau trop important, selon elle, qui eût peut-être été enchantée si on l’avait refusé, ne regrettait déjà plus le sacrifice. Non seulement elle ne le regrettait plus, mais encore, pour un peu, elle y eût ajouté, tant sa vanité se trouvait satisfaite. Et elle insista, s’efforçant très sincèrement de faire accepter ce qu’elle espérait voir refuser l’instant d’avant. Et ce fut Léonora qui eut l’impudente audace de se faire tirer l’oreille. Tant et si bien que la reine dut implorer :

 

– Je t’en conjure, accepte… Ou je croirai que c’est de l’orgueil !… que tu ne m’aimes plus… sans compter que c’est me faire injure !… Voyons, ma bonne Léonora, je t’en supplie… prends, pour l’amour de moi !… Tu me feras tant plaisir !…

 

Et Léonora, magnanime, consentit enfin :

 

– Soit, dit-elle d’une voix émue, j’accepte, pour l’amour de vous !… Pour l’amour de vous, je porterai cette parure dont je ne me dessaisirai jamais, je vous le jure !

 

Le plus beau, c’est que ce fut Marie de Médicis qui la remercia et qui l’embrassa avec effusion.

 

La paix étant faite, le calme revenu avec la bonne humeur de Léonora, la reine put satisfaire la curiosité qui la labourait en posant une multitude de questions auxquelles Léonora répondit avec une complaisance qu’elle ne montrait pas toujours pareillement. D’autant que la plupart de ces questions lui avaient été déjà posées et qu’elle y avait déjà répondu. Quand la reine n’eut plus de questions à poser, Léonora faisant observer que le temps passait, elle consentit à la congédier enfin, non sans lui avoir fait promettre de revenir la mettre au courant, dès qu’elle aurait terminé ce qu’elle allait faire.

 

Léonora partit, emportant sous le bras le fameux écrin qui contenait une parure que la reine estimait à plus de cent mille écus ou plus de trois cent mille livres.

 

La reine la suivit du regard jusqu’à ce que la porte se fût fermée sur elle. Alors, elle soupira :

 

« Quel dommage que cette pauvre Léonora ait un si mauvais caractère ! Basta, au fond, c’est une brave femme !… Et puis, elle m’aime vraiment d’un amour profond, sincère !… Et elle m’est dévouée jusqu’à la mort !… Cela mérite bien un peu d’indulgence. »

 

XXII

LÉONORA À L’ŒUVRE


Pendant que Marie de Médicis songeait que l’affection « sincère » et le dévouement « jusqu’à la mort » que Léonora lui témoignait méritaient bien qu’elle lui accordât quelque indulgence, Léonora s’acheminait à petits pas vers son hôtel, tout proche. Elle montrait un visage fermé sur lequel il était impossible de lire. Elle aussi, elle songeait en marchant.

 

Elle pénétra dans sa chambre et enferma aussitôt, dans un meuble dont elle avait seule la clef, le bon de deux cent mille livres et l’écrin qu’elle n’ouvrit même pas, pour admirer, ne fût-ce qu’une seconde, la splendide parure qu’il contenait. Ceci fait, qui ne lui prit guère plus d’une minute, elle se rendit dans un cabinet, prit place dans un large fauteuil et fit appeler Rospignac.

 

Rospignac avait repris son service un instant interrompu par suite de la blessure qu’il avait reçue lors de l’algarade de la rue Saint-Denis. MM. de Montreval et de Chalabre avaient été promus chefs dizainiers en remplacement de Longval et de Roquetaille. Ce qui fait qu’ils avaient béni la fin malheureuse et prématurée de ces deux braves, assommés, si on s’en souvient, par le rancunier Landry Coquenard. Les éclopés se remettaient les uns après les autres, les morts avaient été remplacés, en sorte que les « ordinaires » de Concini se retrouvaient au complet, plus décidés que jamais à tirer une vengeance éclatante de leur dernière défaite, plus enragés que jamais contre Pardaillan et Valvert qui les avaient si fortement étrillés.

 

Malgré sa mésaventure du Louvre, Rospignac avait eu l’audace de se représenter à la cour, à la suite de son maître. Il n’était pas sans se douter un peu de l’accueil qui lui serait fait par certains courtisans, ennemis plus ou moins déclarés de Concini. En effet, dans la cour même du Louvre, il s’était heurté à un groupe de jeunes seigneurs qui s’étaient mis à rire aux éclats en le voyant. Rospignac s’approcha du groupe et, s’adressant a celui qui riait le plus fort, le chapeau à la main, avec une politesse exquise :

 

– Monsieur, lui dit-il, serait-il indiscret de vous demander de qui ou de quoi vous riez ainsi ?

 

– Monsieur, répondit l’interpellé avec hauteur, je ris parce qu’il me plaît de rire, et voilà tout.

 

– D’abord, monsieur, répliqua Rospignac, sans se départir de son inquiétante politesse, d’abord, je vous ferai remarquer que vous ne riez plus… Ni ces messieurs non plus… Ce qui est bien fâcheux pour moi qui avais une envie folle de rire avec vous… Ensuite, vous ne répondez pas à la question que j’ai eu l’honneur de vous poser.

 

– C’est qu’apparemment il ne me plaît pas de vous faire cet honneur, fit l’autre du bout des lèvres singulièrement dédaigneuses.

 

– Vous avez tort, monsieur, parce que je vais croire que c’est de moi que vous riiez ainsi.

 

– Croyez ce que vous voudrez. Peu importe.

 

– Il vous importe beaucoup, au contraire. Parce que, si c’est de moi que vous avez ri, je vous demanderai de m’accompagner ici près, sur le quai… Je serais curieux de voir si vous rirez aussi fort quand je vous tiendrai au bout de mon épée.

 

– Monsieur, tant que vous n’aurez pas réglé vos comptes avec celui qui vous a infligé une correction déshonorante devant toute la cour, vous n’aurez droit à aucune réparation d’honneur. Jusque-là, on ne se bat pas avec vous.

 

Ayant signifié ce refus d’un air souverainement impertinent, le gentilhomme tourna les talons en haussant les épaules.

 

Mais il ne put pas s’éloigner comme il avait l’intention de le faire. D’un geste rapide, Rospignac avait remis son chapeau sur la tête et, saisissant le rieur aux épaules, il l’avait immobilisé sans effort apparent. Ce fut également sans effort apparent qu’il le retourna. Et le maintenant solidement, avec un calme effrayant, il prononça :

 

– Monsieur, vous m’avez insulté. J’estime, moi, que vous me devez une réparation immédiate. Oui ou non, voulez-vous vous couper la gorge avec moi ?

 

– Non, fit sèchement le rieur qui s’efforçait maintenant de se dégager.

 

– Très bien, dit Rospignac.

 

Avec une vivacité extraordinaire, une force irrésistible, il le retourna de nouveau, lui donna une légère poussée et le frappa du pied, tout comme Valvert l’avait frappé lui-même dans la salle du trône. Le rieur ainsi traité poussa un hurlement. Non de douleur : c’est à peine si Rospignac l’avait touché, estimant que le geste suffirait, mais de rage et de honte.

 

– Maintenant que vous voilà logé à la même enseigne que moi, libre à vous de ne pas vous battre, railla Rospignac.

 

– Sang et massacre, il faut que je vous mette les tripes au vent ! rugit l’insulté.

 

Une sortie en tumulte suivit. Moins de deux minutes plus tard, sous les fenêtres mêmes du Louvre, les deux hommes, pourpoint bas, croisaient le fer. Les compagnons du rieur, quelques curieux, témoins de l’altercation, avaient suivi et formaient la galerie.

 

La passe d’armes fut d’une brièveté rare. Certes, l’adversaire de Rospignac était un escrimeur d’une force respectable. Mais la colère folle qui l’animait lui enlevait une partie de ses moyens, tandis que Rospignac, qui gardait le même sang-froid dont il avait fait montre jusque-là, restait en possession de tous les siens. Sur un coup droit foudroyant du baron, le malheureux tomba comme une masse, en rendant des flots de sang. Ses amis se précipitèrent, dans l’intention de lui donner des soins.

 

– Inutile, dit froidement Rospignac, j’ai visé le cœur… Je vous réponds qu’il est mort.

 

Il ne se trompait pas : l’infortuné avait été tué raide. Ses amis se regardèrent, effarés de la rapidité déconcertante avec laquelle ce résultat avait été obtenu. Ah ! ils n’avaient plus envie de rire ! D’autant plus que Rospignac, qui avait son idée qu’il poursuivait implacablement, leur montra tout aussitôt qu’ils n’en avaient pas encore fini avec lui.

 

Ils étaient trois qui l’avaient insulté de leurs rires. Trois jeunes hommes, beaux, vigoureux, riches, devant qui la vie s’ouvrait, riante et belle, et qui, raisonnablement, pouvaient escompter qu’ils avaient devant eux une longue suite d’années heureuses à vivre. L’un d’eux, déjà figé dans l’immobilité de la mort, se trouvait étendu, raide et sanglant, sur les dalles du quai Rospignac s’adressa aux deux autres. Et de cette même voix effrayante :

 

– Messieurs, vous m’avez insulté, comme celui-ci (de l’épée, rouge de sang, il montrait le corps inerte de son précédent adversaire). Dégainez, s’il vous plaît, et me rendez raison.

 

Et, avec un sourire terrible :

 

– L’un après l’autre, ou tous les deux ensemble, comme vous voudrez.

 

Les deux jeunes gens se consultèrent du regard. Ils hésitaient. Rospignac marcha sur eux en faisant siffler son épée, et ce geste fit pleuvoir sur eux une horrible rosée rouge : le sang de leur ami.

 

– J’ai décidé que tous ceux qui m’insulteront et qui refuseront de m’accorder réparation subiront le même traitement que j’ai subi devant toute la cour et que j’ai infligé à votre ami, dit-il. Ne comptez pas m’échapper. Choisissez : ou vous aligner avec moi ou faire connaissance avec ceci.

 

Et, de la pointe de l’épée, il désignait le bout de sa botte.

 

Les deux jeunes gens comprirent qu’en effet ils ne pouvaient lui échapper… À moins de prendre la fuite, ce qui était une autre manière de se déshonorer. Et comme Rospignac bravait encore :

 

– Décidez-vous, messieurs !… Et si le cœur vous manque, je vous répète que vous pouvez vous mettre à deux…

 

– Ce spadassin va nous assassiner froidement, l’un après l’autre, si nous le laissons faire, dit tout bas un des deux jeunes gens.

 

– Devant un fauve déchaîné, comme celui-ci, les scrupules ne sont pas de mise. Chargeons ensemble, dit l’autre.

 

En effet, ils dégainèrent, se campèrent devant Rospignac et l’attaquèrent tout aussitôt ; tous les deux à la fois. Un sourire satisfait aux lèvres, le baron reçut le choc sans broncher et railla :

 

– Vous êtes prudents, à ce que je vois ! N’importe, je me sens de taille à vous tuer proprement tous les deux.

 

Cette fois, la passe d’armes fut longue. Les deux jeunes gens possédaient à fond la science de l’escrime. Ils montraient un sang-froid égal à celui de leur redoutable adversaire. Et comme l’intention avouée de celui-ci était de tuer, ils jouaient serré. Rospignac, très sûr de lui, se contenta d’abord de parer les coups qu’ils lui portaient, étudiant leur jeu avec une attention pénétrante, attendant patiemment l’occasion de placer son coup qu’il voulait mortel.

 

Cette occasion finit par se présenter : un des deux jeunes gens commit la maladresse de se découvrir un inappréciable instant. Si bref que fût cet instant, Rospignac ne le laissa pas passer. D’un coup de revers formidable, il écarta la seconde épée et allongea le bras dans un geste rapide comme la foudre. En même temps, il lançait cet avertissement :

 

– À vous, monsieur ! Je vise au cœur !

 

Le coup était porté avant qu’il eût fini de parler. Le jeune homme laissa échapper son épée et, sans un cri, sans une plainte, tomba foudroyé. Ainsi qu’il l’avait dit, Rospignac, froidement et implacablement féroce, avait encore visé le cœur. Et il ne l’avait pas manqué.

 

Il n’avait plus qu’un adversaire devant lui. Il avertit celui-là comme il avait averti l’autre.

 

– Tenez-vous bien, monsieur, je veux vous tuer !

 

Comme si la fatigue n’avait pas de prise sur lui, il reprit la lutte avec plus d’ardeur. Et, cette fois, c’était lui qui attaquait et qui menait rudement le jeu qu’il voulait encore mortel.

 

Et il gagna cette épouvantable partie comme il avait gagné les deux précédentes. Atteint en plein cœur, comme les deux autres, ce troisième adversaire tomba en rendant l’âme dans un flot de sang. Et les curieux qui avaient assisté à ces duels successifs, purent voir, avec un effarement indicible, trois cadavres étendus dans des flaques de sang.

 

Tous ces curieux étaient des gentilshommes ou des officiers qui se trouvaient dans la cour du Louvre au moment où la provocation avait eu lieu. Rospignac le savait. S’il n’était pas lié avec eux, du moins il les connaissait tous et savait leurs noms, comme il était connu d’eux. Il les prit à témoin.

 

– Messieurs, leur dit-il, vous avez pu voir que ces rencontres, dont une était inégale avec moi, se sont déroulées en toute loyauté. J’ose espérer que vous voudrez bien l’attester.

 

Certes, en cette circonstance, on ne pouvait douter ni de sa loyauté ni de sa bravoure. Ceux à qui il s’adressait le reconnaissaient en leur for intérieur. De même qu’ils reconnaissaient qu’ils ne pouvaient pas refuser un témoignage qu’on leur demandait poliment, en somme. Mais tous, ils méprisaient Rospignac. De plus, ils étaient tous outrés de la férocité avec laquelle il s’était acharné à porter des coups mortels et du cynisme révoltant avec lequel il avait proclamé son intention. Aucun d’eux ne lui fit l’honneur d’une réponse. Les plus polis se contentèrent d’un signe de tête affirmatif, assez dédaigneux.

 

La susceptibilité ombrageuse du spadassin faillit prendre de nouveau la mouche. Mais Rospignac qui, c’est une justice que nous devons lui rendre, venait de faire preuve d’une bravoure qui pouvait passer pour de la témérité, Rospignac savait aussi se montrer prudent, quand il le fallait.

 

« Ne tentons pas le diable, se dit-il. Après ce que je viens de faire, j’ai le droit de ne pas me montrer trop chatouilleux. Au surplus, je suis sûr qu’ils diront la vérité. C’est tout ce qu’il me faut. »

 

Et à son tour, pour ne pas être en reste avec eux, il remercia d’un signe de tête assez cavalier et tourna les talons. Pendant qu’ils s’occupaient à enlever les trois corps inertes, il ramassa son pourpoint qu’il endossa et agrafa lentement, méthodiquement, sans s’occuper d’eux. Quand il fut habillé, il s’en alla, sans se presser, vers un des escaliers qui plongeaient dans la rivière. Tenant à la main son épée, rouge de sang jusqu’à la garde, il descendit posément les marches gluantes et lava cette épée dans l’eau courante qui se rougit à l’instant.

 

Il remonta, essuya soigneusement la lame, la remit au fourreau et partit enfin d’un pas nonchalant, en homme que rien ne presse. Il ne rentra pas tout de suite au Louvre : il voulait laisser à ceux qu’il venait de quitter le temps de colporter dans la royale demeure le récit de cette rencontre tragique, qui s’était terminée par la mort de trois jeunes hommes, frappés, coup sur coup, par la même main.

 

Il flâna un instant dans le quartier. Quand il jugea que la nouvelle devait être connue, il se dit :

 

« Retournons au Louvre !… Je suis bien sûr qu’on y regardera à deux fois maintenant, avant de ricaner sur mon passage… Et si la leçon ne suffit pas… nous recommencerons. »

 

Il ne s’était pas trompé : la terrible leçon avait porté ses fruits, et il n’eut pas besoin de recommencer. Seulement, si on ne souriait plus sur son passage, personne, à part les partisans avérés de Concini, ne frayait avec lui. Dès qu’il paraissait, on s’écartait de lui, comme on eût fait d’un pestiféré. Au reste, il faut croire que cette espèce de mise à l’index ne le touchait guère, car il n’avait encore rien fait pour la faire cesser au moment où nous le retrouvons s’inclinant devant Léonora, qui venait de le faire appeler, avec cette grâce élégante qui lui était personnelle.

 

Après avoir répondu à sa galante révérence par une légère inclination de tête, Léonora, comme si elle ne le connaissait pas, se mit à le détailler des pieds à la tête, de ce regard rapide et sûr que possèdent, en général, les femmes, quand il s’agit d’élégances. Car il ne faut pas oublier que c’était un cavalier d’une suprême élégance, et un fort joli garçon, que le baron de Rospignac. Et il le savait bien. Peut-être même, à force de l’avoir entendu dire à maintes jolies femmes, le savait-il trop bien.

 

Peut-être cet appel inusité de sa maîtresse, avec qui il avait rarement affaire, ne laissait-il pas que de l’inquiéter un peu, au fond de lui-même. Mais il n’en faisait rien paraître et soutenait l’examen minutieux sans sourciller. Même, emporté par une habitude galante sans doute, il faisait des grâces, bombait le torse, tendait le jarret qu’il avait fin et nerveux, caressait sa soyeuse moustache d’un geste fat.

 

Satisfaite de son examen, Léonora sourit. Sourire qui répondait sans doute à la pensée secrète qui avait dicté cet examen, mais que Rospignac put prendre, et prit en effet, pour lui. Après avoir souri, Léonora parla. Et d’un air détaché, de sa voix chantante et un peu zézayante d’Italienne, elle dit ceci :

 

– Rospignac, êtes-vous toujours amoureux de cette petite bouquetière des rues qu’on appelle Muguette, ou Brin de Muguet, je ne sais pas au juste ?

 

Cette question, qu’elle posait ainsi à brûle-pourpoint, c’était un véritable coup de boutoir qui faillit renverser Rospignac, lequel était loin de s’y attendre, et qui ne sut que bégayer :

 

– Madame… je ne sais pas ce que vous voulez dire.

 

Il nous faut dire ici que la présence de Florence à l’hôtel de Concini n’était ignorée d’aucun des serviteurs de la maison : Léonora n’avait pas jugé à propos d’en faire un mystère. Tout comme le maréchal d’Ancre avait « ses officiers et gentilshommes », la maréchale avait « ses filles et damoiselles » – qu’il ne faut pas confondre avec les femmes de chambre, ouvrières et filles de service – ainsi qu’il convenait à la très grande dame qu’elle était. Florence pour la « maison » était devenue une de ces « damoiselles » – et ajoutons : une damoiselle quelque peu jalousée à cause de la faveur toute spéciale dont elle paraissait jouir – tout comme La Gorelle allait devenir une de ces ouvrières.

 

Rospignac savait cela comme tout le monde. Il ne savait pas que cela, sans nul doute : de par ses fonctions et de par la faveur dont il jouissait auprès de son maître, il était à même d’apprendre bien des choses ignorées des autres.

 

Donc, Rospignac avait pénétré pas mal de petits secrets de ses maîtres. Quant à dire ce qu’il savait au juste, nous serions bien embarrassés de le faire : quand il avait flairé qu’il pouvait être mortel, ou simplement nuisible, de se montrer trop bien renseigné, Rospignac était l’homme qui savait le mieux du monde faire semblant d’ignorer ce qu’il savait très bien, au fond. On pouvait alors le tourner et le retourner, le prendre par tous les bouts et par tous les moyens, il demeurait impénétrable.

 

Il s’était ressaisi, s’était cuirassé d’indifférence, s’était fait impénétrable au moment où Léonora le rassurait en souriant :

 

– Vous pouvez parler sans crainte, Rospignac… M. le maréchal n’est nulle part aux écoutes… Et vous devez comprendre que ce n’est pas moi qui lui répéterai jamais ce que vous m’aurez dit.

 

Et comme, malgré cette assurance qu’elle lui donnait, il demeurait muet, elle ajouta :

 

– Au surplus, sachez que, même s’il vous entendait, M. le maréchal ne se fâcherait pas, ne vous en voudrait pas le moins du monde, pour l’excellente raison qu’il a complètement renoncé à cette jeune fille. Je vous dirai pour quelles raisons… si nous nous entendons, toutefois.

 

Ces derniers mots firent dresser l’oreille à Rospignac. Mais les promesses les plus éblouissantes n’avaient pas plus de prise sur lui que les menaces les plus effroyables. Pour lui délier la langue, il eût fallu que Léonora abattît franchement son jeu et qu’il vît clairement à quoi elle tendait, et s’il avait intérêt à la suivre. Mais Léonora avait ses raisons pour agir autrement. Et il répondit respectueusement :

 

– Excusez-moi, madame. Je ne comprends rien à ce que vous me faites l’honneur de me dire.

 

– Je vais me faire comprendre, dit Léonora avec une certaine gravité. Regardez-moi bien, Rospignac, et lisez dans mes yeux que c’est en amie et en toute sincérité que je vous parle. Je suppose que vous aimez cette fille des rues… que diriez-vous si je vous la donnais, moi ?…

 

Cette fois, Rospignac comprit qu’il pouvait parler. Et tombant sur les genoux, dans une explosion passionnée :

 

– Si vous faisiez cela, madame, vous seriez plus que Dieu lui-même pour moi !

 

– Je ne m’étais donc pas trompée ?… Vous l’aimez réellement ?…

 

– À en devenir fou, madame !

 

Léonora sourit doucement. Elle était satisfaite. Elle ne pouvait pas douter de sa sincérité en voyant ce visage bouleversé par la passion. Car il ne jouait pas la comédie, en ce moment. Elle prit un temps et :

 

– Que feriez-vous, voyons, pour la posséder ?

 

Elle posait la question d’un air enjoué, sans paraître y attacher autrement d’importance. Mais l’insistance avec laquelle elle le fouillait au fond des yeux disait assez et le sens particulier et la valeur qu’elle lui donnait. Rospignac ne s’y trompa pas. Il se releva, et la fixant à son tour, avec une résolution froide, terrible, en appuyant sur ses mots :

 

– Tout, madame, tout !… Pour l’avoir à moi, cette fille, j’irais jusqu’au crime le plus abominable ! jusqu’à l’action la plus vile, la plus infâme ! jusqu’à la lâcheté !…

 

Léonora sourit de nouveau. Elle avait compris. Et, du même air enjoué :

 

– Dieu merci, vous n’aurez pas besoin d’en venir à des extrémités indignes du bon gentilhomme que vous êtes. Je m’intéresse à vous, Rospignac, je veux votre bonheur. Et puisque vous aimez passionnément cette fille, puisque c’est celle-là, et aucune autre, qu’il vous faut pour vous rendre heureux, eh bien… épousez-la… Je me charge, moi, de la doter convenablement.

 

Maintenant c’était à la dérobée qu’elle l’observait. Mais cette attention dissimulée était plus aiguë encore que la précédente. Et en l’épiant ainsi, elle songeait :

 

« S’il accepte, c’est qu’il sait !… S’il sait… il faudra que le poignard de Stocco nous débarrasse au plus vite de M. le baron ! »

 

Mise en défaut, sans doute, par des apparences auxquelles elle avait eu le tort de trop se fier, elle commettait la faute de ne pas évaluer à sa valeur réelle l’homme avec qui elle était aux prises. Elle ne se doutait pas qu’elle avait affaire à forte partie et que Rospignac était de taille à la battre avec ses propres armes. En effet, à la seconde même où elle faisait cette réflexion inquiétante pour lui, Rospignac se disait de son côté :

 

« Si j’accepte, je suis mort !… »

 

Et tout haut, sans la moindre hésitation :

 

– Moi ! épouser une bouquetière des rues !… Pardonnez-moi, madame, mais la plaisanterie me paraît si extravagante que je ne puis me tenir de rire.

 

Et Rospignac, en effet, éclata d’un rire fou, irrésistible. Léonora le considérait d’un air grave, attendant patiemment que cet accès d’hilarité fût tombé. Alors, elle prononça, avec la même gravité :

 

– Que voyez-vous de si extravagant là-dedans ? N’est-elle pas honnête ?

 

– Oh ! pour cela, irréprochable, madame !… J’en sais quelque chose.

 

– Jolie, jeune, honnête, riche… Ou presque puisque je me…

 

– De grâce, madame, ne parlons pas de cela, interrompit vivement Rospignac. Je suis pauvre, c’est vrai. Je rêve de m’enrichir… par n’importe quel moyen… vous voyez que je suis franc… cynique, si vous voulez. Je rêve de m’enrichir par tous les moyens… tous !… hormis celui-là. Je préférerais cent fois vivre et mourir plus gueux que le dernier des gueux, plutôt que de devenir millionnaire grâce à un mariage pareil ! Ceci, il le disait avec une force et une indignation telles que Léonora commença à ne plus douter de sa sincérité. Et peut-être l’était-il en effet. Cependant, elle voulut pousser l’épreuve jusqu’au bout.

 

– Vous vous disiez prêt à tout, même à commettre une infamie, pour posséder cette jeune fille, dit-elle, et vous refusez quand je vous offre de vous la donner en mariage. J’avoue que je ne vous comprends pas.

 

– C’est que ce mariage m’apparaît à moi comme la pire des infamies. La seule, précisément, que je ne commettrai à aucun prix.

 

– Je commence à croire que vous êtes un peu fou, mon pauvre Rospignac, dit-elle en haussant les épaules.

 

Et, avec une pointe d’impatience :

 

– Pour Dieu, expliquez-moi une bonne fois ce qui vous répugne dans ce mariage avec une jeune fille que vous prétendez aimer à la folie, et qui est irréprochable, vous en convenez vous-même.

 

Il la considéra un instant, comme pour s’assurer si elle parlait sérieusement. Il la vit attentive, attendant avec une curiosité manifeste sa réponse qu’elle ne semblait pas soupçonner. À son tour, il haussa les épaules et, assez irrespectueusement et d’une voix mordante, il railla :

 

– Avec tout le respect que je vous dois, permettez-moi de vous dire, madame, que voilà une question qui me suffoque !… Se peut-il vraiment que vous n’ayez pas compris la raison de ce refus qui paraît vous étonner ?

 

Et s’animant, avec une intraduisible expression de dédain :

 

– Sangdieu ! madame, faut-il donc vous dire qu’un gentilhomme n’épouse pas une fille de basse extraction, comme celle-là ?… Qu’il en fasse sa maîtresse, à la bonne heure !… Et je n’ai jamais, quant à moi, eu d’autre intention que celle-là !… Et j’estime que c’est encore lui faire beaucoup d’honneur !… Mais l’épouser !… Halte-là ! Je suis de bonne maison, madame, si vous l’oubliez, je ne l’oublie pas, moi.

 

– Quoi, c’est pour cela ! se récria Léonora, en ouvrant de grands yeux étonnés.

 

Et avec une pointe de dédain qui perçait malgré elle :

 

– Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à trouver ce sot préjugé de la naissance chez un homme qui se vante de s’être, depuis longtemps, débarrassé de tout vain scrupule.

 

– Hélas ! oui, madame, avoua-t-il tout confus, c’est le seul scrupule dont je n’ai pu me défaire. J’en suis moi-même tout étonné et quelque peu honteux. Mais, que voulez-vous, je n’y puis rien. Et puis… soyez-moi indulgente, madame : c’est peut-être tout ce qui me reste des excellents principes que madame ma mère s’efforçait de m’inculquer au temps heureux de mon insouciante jeunesse.

 

« C’est qu’il est tout ce qu’il y a de plus sincère ! » songeait Léonora en l’observant.

 

Elle s’émerveilla en elle-même :

 

« Ce spadassin à gages, ce ruffian sans vergogne, ce truand titré, qui ne recule devant aucune basse besogne, pourvu qu’elle soit convenablement payée, se croirait vraiment déshonoré en épousant une femme qui n’est pas “née”… ce qu’il appelle dédaigneusement : une fille de basse extraction !… C’est incroyable, inimaginable… et c’est ainsi, pourtant !… »

 

Nous devons dire que Léonora ne se trompait pas. Si extraordinaire que cela puisse paraître, étant donné la moralité du personnage, Rospignac n’avait nullement joué la comédie. Rospignac s’était montré sincère : même s’il n’avait pas été guidé par une arrière-pensée que nous avons fait connaître, il aurait obstinément refusé ce mariage qui lui paraissait « indigne » du gentilhomme qu’il croyait être.

 

Sincère, il avait tout naturellement trouvé des accents qui ne pouvaient pas ne pas convaincre la méfiante Léonora, et qui la convainquirent en effet. Ce qui fait qu’elle crut pouvoir conclure, non sans satisfaction :

 

« Quoi qu’il en soit, il ne sait rien, et c’est l’essentiel ! »

 

Ce qui, nous le savons, était une erreur de sa part.

 

Elle parut réfléchir un instant. Rospignac, de son côté, songeait, en l’observant à la dérobée :

 

« J’espère que la voilà convaincue de mon ignorance !… Mais pourquoi ne me congédie-t-elle pas, maintenant ? Que peut-elle me vouloir ?… »

 

Et une flamme au fond des prunelles, haletant d’espoir :

 

« Oh ! est-ce qu’elle voudrait ?… Qui sait ?… Oh ! si je pouvais avoir cette chance !… »

 

Enfin Léonora releva la tête. Son attitude se fit plus bienveillante, presque maternelle. Elle parla. Et cette fois, elle alla droit au but :

 

– Eh bien, vous vous trompez, Rospignac, la petite bouquetière n’est pas une fille du commun. Elle est de bonne maison, et vous pourrez l’épouser sans crainte de vous mésallier.

 

Si maître de lui qu’il fût, Rospignac ne put pas réprimer tout à fait le tressaillement de joie folle qui le secouait, tandis que, dans son esprit retentissait cette clameur de triomphe :

 

« Sangdieu ! c’était bien cela !… Elle y vient d’elle-même !… Je n’aurais jamais osé l’espérer !… Attention, Rospignac, c’est la fortune qui passe !… Il s’agit de ne pas la manquer. »

 

Se méprenant sur le sens de ce mouvement qui lui avait échappé, Léonora continuait, d’une voix à la fois impérieuse et persuasive :

 

– Il faut que vous l’épousiez, il le faut, entendez-vous ?

 

– J’entends, madame, dit Rospignac, avec une froideur voulue. Mais diantre, je n’avais pas envisagé le mariage, moi !… Je ne vous cache pas que le sacrifice me paraît dur… très dur…

 

– Voici qui vous le fera trouver moins dur : la future vous apportera en dot la terre de Lésigny qui sera érigée en comté pour elle. Il faut que vous sachiez, Rospignac, que le château et la terre de Lésigny nous ont coûté cent mille écus. C’est quelque chose, il me semble.

 

– En effet, madame. Et je sens déjà que le sacrifice sera moins pénible que je ne pensais. Cependant…

 

– Ajoutez à cela les cadeaux, que j’estime, au bas mot, à cent mille livres… ajoutez que votre traitement de capitaine des gardes du maréchal d’Ancre sera porté à douze mille livres… en attendant que vous preniez la place de Vitry comme capitaine des gardes du roi. Qu’en dites-vous ?

 

– Je dis, madame, que vous faites les choses avec une munificence telle que je suis comme assommé !

 

– Vous acceptez donc ? gronda Léonora.

 

– Si j’accepte ?… Je crois bien ! exulta Rospignac.

 

– Tripes du diable !… Et monseigneur que j’oubliais !… Excusez-moi, madame… Je tiens à la fortune, c’est vrai… Mais je tiens encore plus à ma peau… Or, si j’acceptais, je serais mort avant huit jours… Ainsi, vous comprenez…

 

Il paraissait réellement désespéré et fort embarrassé. En réalité, il l’observait en dessous, avec un pétillement de triomphe au fond de ses yeux.

 

« Décidément, il ne sait rien », songea Léonora.

 

Et tout haut, elle sourit :

 

– Rassurez-vous, Rospignac, vous n’avez rien à craindre de monseigneur.

 

Et comme Rospignac, jouant son rôle jusqu’au bout avec une perfection qui confinait au grand art, secouait la tête d’un air d’incrédulité inquiète, Léonora, dupe une fois de plus de l’incomparable comédien, reprit avec plus de force :

 

– Je vous dis que vous n’avez rien à craindre !

 

Et, lui faisant signe d’approcher, baissant la voix, d’un air mystérieux :

 

– Sachez, Rospignac, que Concino est le propre père de cette enfant.

 

– Que me dites-vous là, madame ? bégaya Rospignac, jouant la stupeur.

 

– La vérité pure, dit Léonora.

 

Et, baissant la tête, comme accablée par la honte, d’une voix plus basse, plus mystérieuse :

 

– Et je suis, moi… sa mère !

 

– Vous, madame ! s’écria Rospignac avec une stupéfaction qui, cette fois, n’était pas simulée.

 

Et, en lui-même, il admirait :

 

« Elle a trouvé cela !… Tripes du diable, elle est vraiment forte !… très forte !… »

 

– Oui, fit Léonora dans un accent douloureux, je comprends votre étonnement… je comprends ce que vous pensez, allez !… Vous faites la même réflexion qui viendra à l’esprit de tous ceux qui me connaissent… Vous vous dites que Florence ayant dix-sept ans passés… elle est née avant le mariage… Hélas ! oui, c’est vrai !… J’ai commis cette faute, moi, Léonora Dori, dont l’irréprochable conduite est reconnue même de ceux qui la couvrent des plus odieuses insultes !… À présent que je considère la chose à travers le recul des ans, je me demande moi-même comment j’ai pu m’oublier à ce point !…

 

Et se redressant :

 

– Du moins ai-je cette consolation de pouvoir dire qu’il y a eu réparation, puisque je suis l’épouse de mon Concino ! Vous me demanderez peut-être pourquoi l’enfant, pourquoi Florence ne fut pas reconnue par nous à l’époque du mariage ? C’est une histoire aussi pénible que douloureuse. Cette histoire, vous avez le droit de la connaître, puisque vous allez faire partie de la famille. Écoutez donc, Rospignac, et vous verrez comment la fatalité s’acharnant sur moi m’a fait cruellement expier une malheureuse erreur de jeunesse.

 

Ici Léonora, avec la physionomie, les attitudes, les accents qui convenaient, en quelques mots, fit le récit de sa prétendue faute, et des événements qui la mirent dans l’impossibilité de reconnaître une fille disparue, volée sans doute, morte, peut-être. Ce récit, inventé de toutes pièces, faisait honneur à son imagination. Mais comme il côtoyait de près la vérité, il avait cet avantage de paraître très vraisemblable et de répondre d’avance à toutes les objections des esprits les plus malveillants.

 

Rospignac l’écouta avec une attention soutenue. Il ne croyait pas un mot de ce qu’elle disait. Mais il comprenait que, sans en avoir l’air, elle lui signifiait ce qu’il devait répéter et, au besoin, soutenir jusqu’à la mort. Et il notait soigneusement dans sa mémoire les moindres détails. Au reste, il eut bien soin de ne pas laisser voir son incrédulité, et Léonora put croire qu’il tenait pour parfaitement véridique tout ce qu’elle venait de lui raconter.

 

Quand elle eut fini, sans s’attarder à des remerciements qu’il sentait qu’on n’attendait pas de lui, Rospignac trouva d’instinct les seules paroles qui convenaient. Et, redressé dans une attitude de défi, le poing crispé sur la garde de l’épée, l’œil sanglant, les crocs en bataille, dans un grondement formidable :

 

– Que faut-il faire ?… Donnez vos ordres, madame.

 

Un sourire livide passa sur les lèvres de Léonora. Et le tenant sous le feu de son regard de flamme, avec un accent intraduisible :

 

– Quand on connaîtra cette histoire… et il faudra bien qu’on la connaisse… je vais être, plus que jamais, déchirée à belles dents… traînée dans la boue…

 

– Compris ! interrompit Rospignac, je dirai deux mots aux insulteurs, avec ceci, et il frappait rudement sur le pommeau de sa lourde épée.

 

– Mon Dieu, fit Léonora avec un indéfinissable accent de raillerie dédaigneuse, si vous y tenez… Quant à moi, je ne suis pas si susceptible…

 

– Je ne comprends plus, madame.

 

– C’est pourtant bien simple : je vous laisse le soin de décider si vous devez dédaigner l’injure ou en tirer vengeance. Non, ce n’est pas cela qui me tient à cœur… Ce qui serait fâcheux… très fâcheux… c’est s’il se trouvait des gens qui, avec les meilleures intentions du monde, peut-être, s’aviseraient d’insinuer que Florence n’est pas… ne peut pas être la fille de la maréchale d’Ancre…

 

Elle fit une pause, souriant toujours du même sourire indéfinissable, le fixant toujours avec une insistance étrange.

 

Cette fois, Rospignac tressaillit : il avait compris. Mais, toujours sur une prudente réserve, toujours impénétrable, de son air le plus naïf :

 

– Eh bien ? dit-il.

 

– Eh bien, dit Léonora d’un accent qui tomba rude et tranchant comme le coup de hache du bourreau, ceux-là, vous leur ferez rentrer leurs insinuations dans la gorge, en les traitant comme on m’a dit que vous avez traité ceux qui se sont permis de ricaner sur votre passage. Comprenez-vous, Rospignac ?

 

– À merveille, madame, dit Rospignac. Et, avec un sourire terrible :

 

– J’en fais mon affaire. N’en parlons plus, madame. Léonora n’ajouta pas un mot sur ce sujet. Elle savait qu’elle pouvait compter sur lui. Comme si tout était dit, elle congédia :

 

– Allez, Rospignac, et dites-vous bien que votre fortune est faite : une fortune éblouissante, telle que vous n’avez jamais osé en rêver une pareille… Ah ! j’oubliais !… Tenez-vous prêt. Ce mariage sera célébré prochainement… dans quelques jours.

 

– Me sera-t-il permis, d’ici là, de présenter mes hommages à ma future ? demanda Rospignac, dont les yeux étincelaient.

 

– Non, dit simplement Léonora. Et, avec un mince sourire :

 

– Je ne vous cache pas, Rospignac, que je m’attends à rencontrer quelque résistance de la part de votre future… Je crois que vous n’êtes pas aimé, mon pauvre Rospignac.

 

Et, dans un grondement de menace effrayant :

 

– Je le sais, grinça le baron avec une grimace de fureur jalouse, et je sais aussi qui on me préfère.

 

« Mais patience, nous réglerons nos comptes, de ce côté-là ! »

 

– J’estime qu’il vaut mieux que vous vous teniez à l’écart jusqu’au moment de la cérémonie, continua Léonora, comme si elle n’avait pas entendu. Et même, évitez, autant que possible, de la rencontrer. Évitez, surtout, de lui parler. Ce sera plus prudent.

 

Et, d’un accent rude, impérieux :

 

– Il faut que ce mariage se fasse. Ne risquons pas de le compromettre.

 

– J’obéirai, madame, fit docilement Rospignac.

 

– Allez donc, Rospignac, et fiez-vous à moi.

 

Rospignac s’inclina devant elle et sortit. Dehors, il laissa éclater la joie délirante qui le soulevait.

 

« L’affaire est dans le sac ! songeait-il en exultant. Quand je pense que je me creusais la cervelle pour trouver le moyen de leur imposer ce mariage… sans risquer ma tête… et qu’elle y est venue d’elle-même !… Cornes du diable ! tripes du diable ! ventre du diable !… Riche ! enfin je vais être riche !… Ce que j’appelle riche !… Car si Mme Léonora se figure que je vais la tenir quitte avec ce qu’elle m’a promis, elle se trompe singulièrement !… La terre de Lésigny, le titre de comte, trois ou quatre cent mille livres, tout cela, qui est fort appréciable, est bon à prendre, en attendant mieux !… Et c’est mieux qu’il faudra qu’on me donne plus tard !… Que diable ! quand on a la chance d’être en possession d’un secret aussi formidable que celui que je détiens… quand on tient dans sa main l’honneur d’une reine… une reine dont on est le gendre… car c’est bel et bien cela : moi, Rospignac, simple gentilhomme, sans feu ni lieu, je vais devenir le gendre de la reine régente de France !… Quand on tient dans la main un levier pareil, on est le dernier des imbéciles si on se contente de quelques centaines de mille livres !… Et, Dieu merci, je ne suis pas un imbécile… Il est vrai qu’on risque de se heurter au poignard d’un bravo… ou à quelque drogue mortelle de quelque marchand d’herbes !… Mais bah ! qui ne risque rien n’a rien !… Et puis, je ne suis ni aveugle, ni sourd, ni manchot, et je ne me laisserai pas meurtrir par traîtrise sans me mettre un peu en travers. »

 

Insatiable comme tous les ambitieux, Rospignac ne se contentait déjà plus d’une fortune que, dans ses rêves de pauvre hère, il n’avait jamais osé espérer si belle : il ne la possédait pas encore, et déjà il songeait à l’augmenter, par des moyens inavouables, bien dignes du sacripant qu’il était. Et il se croyait bien sûr d’arriver à ses fins.

 

Cette belle assurance eût été quelque peu ébranlée s’il avait pu voir le long regard que Léonora avait fait peser sur son dos, pendant qu’il se retirait, et le sourire inquiétant qui accompagnait ce regard. C’est que s’il avait réussi à la persuader de son ignorance, elle n’était pas femme à se fier complètement à lui. Et tandis qu’il méditait de tirer tout le parti possible du terrible secret qu’il avait surpris, elle se disait de son côté :

 

« Ce misérable ruffian ne se doute pas que mes précautions sont prises, que je le tiens dans ma main… et que s’il ne marche pas droit, comme je l’entends, je n’aurai qu’à fermer cette main pour le broyer… »

 

Ayant fait cette réflexion menaçante pour Rospignac, elle ne s’occupa plus de lui. Une longue minute, elle demeura rêveuse. Elle songeait à Florence. Et il faut croire que la question qu’elle débattait dans son esprit était d’une gravité exceptionnelle, redoutable, peut-être, car, elle, toujours si sûre d’elle-même, et si prompte à prendre ses décisions, elle paraissait singulièrement indécise, hésitante. Et même lorsqu’elle se leva et partit pour se rendre près de la jeune fille, le pli profond qui barrait son front, la lenteur de sa démarche, les arrêts fréquents qu’elle fit en cours de route, tout indiquait qu’elle n’avait pas encore pris une résolution.

 

XXIII

À QUOI TENDAIT LA MANŒUVRE DE LÉONORA


Florence, après le départ de La Gorelle, s’était retirée sur la pointe des pieds, avait regagné sa chambre. Elle avait eu cette chance de ne rencontrer personne, en sorte qu’elle pouvait se dire en toute quiétude que l’indiscrétion qu’elle venait de commettre n’avait pas été éventée et ne pouvait plus être connue maintenant.

 

Si jamais elle avait douté de la parole de Léonora lorsque celle-ci lui avait affirmé qu’un danger effroyable menaçait sa mère, l’entretien qu’elle venait de surprendre eût suffi à dissiper ses doutes, en même temps qu’il lui eût fait connaître en quoi consistait exactement ce danger. Mais elle n’avait jamais eu le moindre doute à ce sujet, ayant compris dès le premier instant que la révélation de sa naissance c’était la perte assurée, complète, irrémédiable, de cette mère qui se souciait si peu d’elle, qu’elle s’était mise à adorer de toute la force de son cœur généreux.

 

Cet entretien ne lui avait donc appris que deux choses qui avaient bien leur importance : premièrement, le nom de cet ennemi acharné qui poursuivait dans l’ombre la perte de sa mère ; secondement, que le péril était imminent et menaçait à chaque instant de s’abattre et de foudroyer celle sur qui il était suspendu.

 

Rentrée dans sa chambre, Florence s’était mise à chercher le moyen d’arracher sa mère, et pour toujours, à cette menace d’un déshonneur public, plus terrible, certes, qu’une menace de mort.

 

Affolée peut-être par l’imminence du péril, elle avait abouti à cette conclusion épouvantable, mais qui, à ses yeux, ne manquait pas d’une certaine logique : sa disparition, elle, pouvait, seule et pour toujours, assurer la sécurité de sa mère.

 

Remarquons en passant qu’elle se trompait, que son moyen ne valait rien.

 

Et le terrible était que cette erreur pouvait avoir des conséquences effroyables pour elle.

 

Léonora entra. Et sur le visage calme de la jeune fille qui, chaque fois qu’elle la voyait, se tenait prudemment sur la réserve, elle ne découvrit pas combien elle arrivait à propos. Il est certain qu’elle n’avait pas réussi à trouver la solution de la grave question qu’elle débattait dans son esprit au moment où elle s’était mise en marche, car elle paraissait tout aussi indécise, étrangement préoccupée.

 

Cette préoccupation n’échappa pas à l’œil attentif de la jeune fille qui s’inquiéta, au fond d’elle-même. Elle s’inquiéta, mais elle se tint plus que jamais sur la réserve.

 

– Mon enfant, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre mère se trouve menacée encore… Et, cette fois, le péril est imminent… Si imminent qu’il peut éclater d’un instant à l’autre… et la briser implacablement.

 

Léonora parlait avec un calme sinistre, mais avec la lenteur, les hésitations de quelqu’un qui n’est pas sûr du terrain sur lequel il s’aventure et qui sonde ce terrain avant de poser le pied dessus. Elle n’agissait pas ainsi par calcul, dans le but d’impressionner sa victime et de l’amener à plier devant elle. Non, elle agissait ainsi simplement parce qu’elle ne savait pas encore ce qu’elle allait dire.

 

Cette attitude, bien qu’involontaire, produisit une impression terrible sur Florence qui pâlit d’angoisse, comme si elle eût senti passer sur sa nuque le souffle du malheur. Et, ne trouvant pas la force de parler, elle leva sur Léonora un regard d’interrogation muette, chargée d’une détresse infinie.

 

– Oui, reprit Léonora, cette fois-ci, j’ai bien peur que votre pauvre mère ne soit irrémédiablement perdue.

 

Après avoir porté froidement ce coup qu’elle savait rude, elle mit du baume sur la blessure :

 

– Cependant, il est un moyen de la sauver… Un moyen… infaillible… oui, je dis bien : infaillible. Mais ce moyen dépend de vous… Et je ne sais si vous vous sentirez la force de l’employer… Le sacrifice sera pénible… douloureux… pour vous.

 

Florence crut comprendre à quoi tendait cet exorde inquiétant. Elle crut que la maréchale était arrivée à la même conclusion qu’elle, et qu’elle allait lui demander de s’immoler elle-même. Elle chancela, saisie de nouveau, par le vertige de l’épouvante : l’épouvante indicible de la mort… la mort à dix-sept ans… Son pauvre visage douloureux se crispa. Ses lèvres se décolorèrent. Son regard vacilla. Et, dans son esprit aux abois, une lutte suprême, atroce, s’engagea.

 

Mais, sans doute, l’idée de sacrifice avait déjà fait de rapides progrès dans son cœur, car elle ne se débattit pas longtemps. Et avec un indéfinissable accent, à la fois résolue et désespérée :

 

– Peu importe que je souffre, dit-elle, pourvu que ma mère soit sauvée ! Dites donc sans crainte, madame, ce que je dois faire.

 

En même temps, elle se raidissait de toutes ses forces et, d’instinct, pliait les épaules, tendait le cou… comme le condamné à mort devant la hache du bourreau qui va s’abattre sur lui dans un éclair blafard de l’acier.

 

Sans soupçonner ce qui se passait dans son esprit et quelle effroyable méprise était la sienne, Léonora ne put s’empêcher de l’admirer un instant. Elle répondit et, cette fois, ayant enfin pris une décision, elle alla droit au but :

 

– La menace suspendue sur votre mère vient de l’irrégularité de votre naissance. Que cette irrégularité disparaisse, et la menace tombe du coup. Que faut-il pour obtenir ce résultat ? Simplement qu’une femme consente à déclarer que vous êtes sa fille… et que vous consentiez, vous, à reconnaître cette femme pour votre mère. Voilà.

 

Un soupir de joie puissante souleva le sein de Florence, un soupir de joie et de délivrance, pareil à celui que doit pousser le condamné lorsque, la tête sur le billot, il apprend qu’il y a grâce pour lui. Elle fut instantanément debout. Et, toute droite, toute blanche, elle haleta :

 

– N’est-ce que cela ?

 

– C’est beaucoup, dit Léonora avec une lenteur calculée. Vous perdrez ainsi tout espoir d’être jamais reconnue par votre vraie mère.

 

– Je n’ai jamais espéré cela !

 

– Vous serez sous la seule dépendance de vos parents d’adoption, que vous serez tenue de respecter comme s’ils étaient votre vrai père et votre vraie mère.

 

– Je me montrerai fille soumise et respectueuse. Pouvez-vous en douter, madame ? De grâce, ne craignez rien de moi, et nommez-moi plutôt celle qui consent à faire de moi sa fille.

 

– C’est moi, dit Léonora avec une majestueuse simplicité.

 

– Vous, madame !

 

– Moi !… Et je ne mentirai qu’à moitié en disant que vous êtes ma fille, puisque vous êtes la fille de Concino, qui est mon époux.

 

En quelques minutes, toute cette affaire fut réglée, au gré de Léonora, et telle qu’elle l’avait arrangée dans son esprit. Florence, sans hésiter, souscrivit à tout ce qu’elle voulut. Et Léonora savait qu’elle pouvait avoir une confiance absolue en sa parole.

 

Tout fut réglé rapidement, seulement Léonora n’eut pas un mot, pas un geste, de nature à faire croire à la jeune fille qu’elle entendait prendre au sérieux cette maternité qu’elle imposait. Florence comprit qu’elle ne trouverait aucune affection chez cette femme, pour qui elle n’éprouvait elle-même aucune affection. Elle comprit également que la maréchale d’Ancre ne jouerait son rôle de mère qu’en public et que, dans l’intimité, toutes deux redeviendraient des étrangères.

 

Elle comprit tout cela.

 

Mais elle ne comprit pas qu’elle venait de se livrer pieds et poings liés.

 

Léonora partit, satisfaite de la docilité de la jeune fille, mécontente d’elle-même. En effet, en s’en retournant vers le cabinet où elle venait de s’entretenir avec Rospignac, elle songeait :

 

« Il est certain que, pour bien faire, j’aurais dû prendre cette enfant, dans mes bras, la couvrir de caresses, lui dire : “C’est moi qui suis ta mère !” Et le lui dire avec des accents qui, jaillis du cœur, n’eussent pas manqué d’aller droit à son cœur, à elle… Oui, voilà ce qu’il eût fallu faire… ce que j’avais bien l’intention de faire… Mais j’ai eu beau me raisonner, je n’ai pas pu… Non, je n’ai pas pu… je ne pourrai jamais caresser la fille de mon Concino !… C’est déjà bien assez que je ne l’étrangle pas de mes propres mains !… Et puis, plus je vais, plus je me persuade qu’elle sait très bien qui est sa mère… Elle ne m’aurait pas crue, tout en feignant de me croire… Je n’aurais donc réussi qu’à nous imposer, à toutes deux, une insupportable contrainte… Tout bien considéré, les choses sont bien ainsi. Cette petite, je ne puis en douter, n’entreprendra jamais rien contre Maria. Au bout du compte, c’est l’essentiel. »

 

L’esprit en repos sur cette question qui l’avait laissée si longtemps indécise, elle revint dans son cabinet, s’installa dans son fauteuil. Elle songeait toujours à Florence. Un sourire effroyable errait sur ses lèvres, tandis qu’elle calculait :

 

« Pour ce qui est de son mariage avec Rospignac… quand toute cette affaire sera bien réglée, dans les formes voulues : quand elle sera dûment reconnue comme la fille légitime de Concino Concini, marquis d’Ancre et de Léonora Dori, son épouse : quand elle sera devenue officiellement demoiselle Florence Concini, comtesse de Lésigny… c’est-à-dire dans quelques jours…, il sera temps de lui signifier la volonté de son père… Alors, si elle résiste… comme je l’espère bien… nous l’enfermerons dans cette tombe anticipée qu’on appelle un cloître… Là, jusqu’à la fin de ses jours, elle pourra méditer à loisir sur les inconvénients qu’il y a à se mettre en révolte ouverte contre cette chose sacrée qu’est l’autorité paternelle… Ainsi, à la douce, sans recourir à des moyens extrêmes, nous serons débarrassés d’elle à tout jamais, et cela vaudra infiniment mieux qu’une mort qui pourrait paraître suspecte, et sera tout aussi sûr… Rospignac ne sera pas content, c’est certain, mais quoi, est-ce ma faute, à moi, si cette petite s’obstine à ne pas le vouloir pour époux ?… Si elle accepte – cela m’étonnera bien, mais c’est possible, après tout, et il faut tout prévoir – si elle accepte, ce sera fâcheux évidemment, mais elle sera au pouvoir de Rospignac… qui sera heureux… enfin… Et Rospignac est dans ma main, à moi. Donc, voilà une affaire qui, d’une manière ou de l’autre, est définitivement réglée. N’y pensons plus. »

 

Ainsi nous est révélé, dans toute son implacable rigueur, le plan monstrueux de l’infernale Léonora Galigaï. Ainsi, nous savons maintenant que ce mariage avec Rospignac, qu’elle savait savamment préparé, comme si elle y tenait réellement, n’était qu’un pis-aller dont elle se contentait, faute de mieux.

 

Ce qu’elle voulait, en réalité, c’était avoir un prétexte plausible qui lui permît de se débarrasser « à tout jamais » de la fille de Marie de Médicis, en l’enfermant dans un cloître : ce qu’elle avait justement appelé « une tombe anticipée ».

 

La malheureuse Florence qui, en ce moment même, à genoux, et les mains jointes, avec toute la ferveur de sa foi naïve et sincère, remerciait Dieu et Madame la Vierge Marie, « de lui avoir accordé la grâce de sauver sa mère, tout en préservant ses jours », ne se doutait pas que mieux eût valu, cent fois, pour elle, une fin foudroyante, par un bon coup de poignard appliqué en plein cœur, que cette mort lente, sombre, désespérée, au fond d’un cloître, qui l’attendait.

 

L’esprit infatigable de Léonora travaillait déjà à autre chose. Cette autre chose, cependant, la ramenait encore à la malheureuse enfant qu’elle venait de condamner froidement. Après avoir médité un assez long moment, elle murmura :

 

« La Gorelle, c’est bien !… La Gorelle et Landry Coquenard ce serait mieux ! »

 

Elle réfléchit encore, puis, se décidant, elle frappa sur un timbre. Elle fit appeler Stocco. Il n’était pas à l’hôtel. Elle savait qu’il devait être sur la piste de La Gorelle, qu’elle lui avait ordonné de suivre. Elle attendit patiemment son retour. Quand il se présenta enfin et qu’il vint se courber devant elle avec ce respect exorbitant et quelque peu gouailleur qu’il affectait, elle prononça à brûle-pourpoint :

 

– Stocco, il faut, d’ici quatre ou cinq jours au plus, trouver et m’amener ici Landry Coquenard, l’ancien valet de chambre de monseigneur.

 

– Disgrazia ! sursauta le bravo en roulant des yeux effarés, comment voulez-vous qu’en quatre ou cinq jours ?…

 

– Il le faut !… interrompit Léonora, d’une voix rude. Et doucement :

 

– Tu vois ce sac, là, sur ce meuble ?…

 

– Je le vois, signora, dit Stocco, les yeux étincelants, la lèvre tordue par une grimace de jubilation.

 

– Il est plein d’or… Combien penses-tu qu’il y ait là-dedans ? Stocco, d’un regard expert, soupesa, pour ainsi dire, le précieux sac.

 

Et, sans hésiter :

 

– De dix à douze mille livres, dit-il avec un large sourire.

 

– Douze mille, précisa Léonora, je viens de les compter à l’instant. Tu prendras ce sac et ce qu’il contient le jour où tu me livreras Landry… À condition, bien entendu, que ce sera avant cinq jours écoulés.

 

– Misère de moi, gémit le bravo, c’est bien court, signora !… Léonora sourit. Et ce sourire était si inquiétant que l’éternel rictus sardonique qui crispait les lèvres de Stocco se figea instantanément.

 

– Tu vois cette corde, là, près du sac ? dit Léonora.

 

Stocco loucha de ce côté. Il vit alors ce qu’il n’avait pas encore aperçu, ébloui qu’il était par la présence du sac pansu qui, seul, lui tirait l’œil : une corde, toute neuve, qui paraissait diablement solide, proprement rangée en spirale, avec un beau nœud coulant tortillé par une main experte, qui se balançait mollement et semblait lui faire de sinistres agaceries.

 

Il vit cela et il pâlit légèrement, et il détourna vivement les yeux.

 

– Tu la vois ?… Réponds, per la madonna ! gronda Léonora.

 

– Je la vois, signora, s’étrangla Stocco.

 

– Eh bien, dans cinq jours, tu auras réussi ou tu auras échoué… Si tu as réussi, tu prendras le sac. Si tu as échoué, la corde te pendra. Va, maintenant, tu n’as pas de temps à perdre.

 

Il y avait un tel grondement de menace dans sa voix, que Stocco, sans souffler mot, courba l’échine le long de laquelle il sentait courir un frisson glacial. Et il partit, oppressé, passant machinalement ses doigts crochus autour de son cou maigre… comme s’il avait déjà senti le mortel enlacement du nœud coulant fatal.

 

XXIV

PARDAILLAN AGIT ENCORE POUR LES AUTRES


Après avoir fait ses dernières recommandations à maître Jacquemin – cet hôtelier de Saint-Denis chez qui il laissait Fausta, sous la garde de Gringaille et d’Escargasse –, Pardaillan se mit en selle et reprit le chemin de la capitale. Il n’était guère plus de neuf heures du matin, lorsqu’il y rentra par la porte Saint-Denis.

 

Et, tranquillement, il s’en alla mettre pied à terre devant le perron du Grand Passe-Partout.

 

Dame Nicole, accourue, le reçut. Et, radieuse, elle le conduisit aussitôt à sa chambre, qu’elle tenait toujours prête à recevoir l’éternel aventurier, toujours par vaux et par chemins, quand il lui était possible de venir se reposer un instant.

 

Ce fut elle qui, de ses blanches mains, prépara rapidement un plantureux et délicat déjeuner.

 

Elle encore qui le servit à table, avec les soins tendres et attentifs d’une bonne mère veillant sur son grand fils, de retour d’un lointain et fatigant voyage. Manière de parler, s’entend, car, Dieu merci, dame Nicole, dans le grassouillet épanouissement de ses trente-cinq ans, pouvait paraître tout ce qu’on voulait, sauf la mère de M. le chevalier.

 

Il va sans dire que, tout en le servant, tout en prévenant ses moindres désirs avec une attention vraiment touchante, dame Nicole, enhardie par la satisfaction qu’elle lisait dans son œil clair, n’arrêtait pas de faire marcher sa langue et posait une multitude de questions, auxquelles il répondait par deux ou trois mots… quand il y répondait.

 

Son repas expédié avec une lenteur gourmande, Pardaillan parla à son tour. Ce fut pour dire qu’il ne faisait que passer et que, le soir même, il réintégrerait cette retraite qu’elle seule connaissait, en dehors des compagnons qui la partageaient avec lui.

 

Puis, en quelques phrases brèves mais claires, précises, il lui donna ses instructions. Elle l’écouta avec cette attention recueillie de la femme qui aime et qui, sachant que le salut de l’homme aimé peut dépendre de la façon dont elle exécutera ses ordres, note soigneusement dans sa mémoire jusqu’aux moindres détails.

 

Sûr qu’elle avait compris et qu’elle le seconderait avec cet inlassable et intelligent dévouement dont elle lui avait donné mainte preuve, Pardaillan qui, il faut croire, avait du temps devant lui, déclara qu’étant fatigué il allait faire un somme d’une couple d’heures, ce qui le conduirait aux environs de deux heures de l’après-midi. Et, en effet, il s’accommoda de son mieux dans le large fauteuil, avec des piles de coussins.

 

Merveilleusement dressée, dame Nicole mit la table à portée de sa main, plaça sur cette table une assiette de pâtisseries sèches, un verre de fin cristal et, près du verre, un flacon intact de vouvray. Puis, voyant qu’il avait déjà fermé les yeux, elle se retira doucement, sur la pointe des pieds.

 

Dès qu’elle fut partie, Pardaillan ouvrit les yeux. Il allongea la main, prit le flacon et remplit le verre de la liqueur blonde et pétillante. En suite de quoi, il leva le verre plein à la hauteur de ses yeux. Il semblait admirer les bulles qui, du fond du verre, montaient à la surface, pareilles à des perles minuscules. En réalité, il ne voyait pas son verre : il réfléchissait, l’œil perdu dans le vague.

 

Sans y avoir trempé les lèvres, machinalement, comme il l’avait pris, il reposa le verre sur la table. Et il grommela avec humeur :

 

« En somme, ce que je vais dire au petit roi se résume à ceci : « Sire, M. de Valvert vous apporte quatre millions, que nous avons pris à votre ennemi, l’Espagnol. Donnant donnant, vous pouvez bien, là-dessus, lui faire sa petite part et lui donner deux cent mille livres, qui lui permettront d’épouser celle qu’il aime et qui, comme lui, ne possède pas un sou vaillant. » J’aurai beau entortiller la chose dans de belles phrases – si tant est que je sache faire de belles phrases, ce dont je ne suis pas bien sûr –, au fond, c’est cela que je dirai… pas autre chose. À cela, que répondra le roi ?… Pardieu, il s’empressera d’accepter, comme dit l’autre, le jeu en vaut la chandelle… Oui, mais, moi, de quoi aurai-je l’air ?… Heu !… hou !… ha !… »

 

Machinalement, nerveusement, du bout des doigts, il tambourinait le bord de la table. Et avec un accent cinglant, comme s’il voulait se fouailler lui-même :

 

« De quoi j’aurai l’air ?… Par Pilate, cela crève les yeux !… J’aurai l’air d’un de ces usuriers juifs, qui ne prêtent pas à moins du denier cent[5] !… Malepeste, pour une fameuse idée, je puis dire que c’est une fameuse idée que j’ai eue là !… »

 

Il allongea de nouveau la main, sans savoir ce qu’il faisait, assurément, prit le verre et le vida lentement. Il le reposa sur la table, si brutalement que le verre, avec un claquement sec, se brisa au ras du pied. Il ne s’en aperçut pas. Et faisant claquer ses doigts avec impatience :

 

« Pourtant, morbleu, il est de toute justice qu’Odet reçoive la récompense qui lui est due !… Et comme je sais, à n’en pas douter, qu’il ne songera pas à demander quoi que ce soit, lui !… comme, d’autre part, c’est moi qui l’ai entraîné dans cette formidable aventure où il a failli vingt fois déjà laisser sa peau… où ce sera miracle s’il s’en tire entier… il est également de toute justice que j’y songe pour lui !… Oui, mais, mille diables, que faire ?… Par Pilate, il doit tout de même y avoir un moyen un peu plus… décent que celui que j’avais imaginé !… Il s’agit donc de trouver ce moyen… Cherchons, mordieu, cherchons ! Et, puisque j’ai toujours vu que les bonnes idées me viennent en dormant… dormons ! »

 

Là-dessus, Pardaillan ferma les yeux et demeura longtemps sans les rouvrir, sans bouger. Dormait-il ? Nous n’oserions pas l’affirmer. Dans tous les cas, il avait bien l’air de dormir. Cela dura près de deux heures. Au bout de ce temps, il se leva brusquement, et tout joyeux, il s’écria :

 

« Pardieu, voilà la solution la plus simple, la plus juste aussi ! Et je ne suis qu’un bélître de n’y avoir pas songé plus tôt !… Les deux cent mille livres ?… Eh ! c’est Concini qui doit les donner, mordiable !… D’abord, il peut le faire sans se gêner… il est assez riche !… Ensuite, il s’agit de sa fille, après tout !… Que diable, il peut bien la doter !… Il lui doit bien cela, à elle aussi ! Décidément, voilà la bonne idée !… Je savais bien qu’elle me viendrait en dormant !… Maintenant, je peux aller voir le petit roi. »

 

Et Pardaillan, tout guilleret, l’œil pétillant, comme lorsqu’il méditait quelque bon tour de sa façon, procéda aussitôt à sa toilette. Et il partit, à pied, le poing sur la hanche, le jarret tendu, le nez au vent, la moustache conquérante, comme à vingt ans et fredonnant un air de fanfare qui datait du temps de Charles IX… Le temps où, précisément, il avait vingt ans.

 

Il s’en alla tout droit au Louvre.

 

Des ordres avaient été donnés à son sujet, en vertu desquels il fut immédiatement introduit dans la petite chambre du roi. Et, faveur qui ne fut pas sans susciter quelque sourde jalousie, Louis XIII congédia aussitôt ceux de ses intimes qui lui tenaient compagnie, pour demeurer seul avec lui.

 

Pardaillan resta un bon quart d’heure en tête à tête avec le roi. Au bout de ce temps, il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Il avait obtenu aussi ce qu’il voulait, car il paraissait très satisfait. Alors, dédaigneux, selon une vieille habitude des usages de la cour, qui voulaient qu’il attendît que le roi lui donnât congé, il se leva et dit :

 

– Maintenant, Sire, je vous demande la permission de me retirer, ayant fort à faire pour le service de Votre Majesté.

 

– Allez donc, chevalier, puisque mon service l’exige. Allez et comptez que, quoi qu’il arrive, je tiendrai la double promesse que je viens de vous faire, d’assister en personne au mariage du comte de Valvert et d’exiger de M. d’Ancre qu’il fasse une dot de deux cent mille livres à la mariée.

 

Et, avec un sourire aigu :

 

– Je le ferai d’autant plus volontiers que je jouerai un mauvais tour au maréchal, tout en rendant service au comte à qui je dois bien cela.

 

Et, pris d’une inquiétude subite :

 

– Vous êtes sûr qu’il s’exécutera, le maréchal ?

 

– Tout à fait sûr, Sire.

 

– Cependant, s’il refuse ?

 

– Il ne refusera pas, Sire.

 

– Mais encore ?

 

– Eh bien, Votre Majesté n’aura qu’à lui répéter les paroles que je viens de lui dire, et elle le trouvera aussitôt souple comme un gant.

 

– Pardieu ! dit le roi avec un sourire plus acéré encore, rien que pour voir l’effet que produiront ces paroles, je souhaiterais presque qu’il refusât.

 

– Vous n’aurez pas cette satisfaction, Sire, je vous réponds qu’il acceptera sans piper mot.

 

Ayant donné cette assurance avec un accent d’inébranlable confiance, Pardaillan serra la main royale qu’on lui tendait, fit sa révérence et se dirigea vers la porte.

 

Louis XIII l’accompagna jusque-là. C’était une troisième faveur plus haute, plus rare encore que les précédentes. Mais Pardaillan qui, une lueur malicieuse au fond des prunelles, le guignait du coin de l’œil, comprit que cette faveur-là était intéressée, que le petit roi grillait d’envie de dire quelque chose qu’il n’osait ou ne savait comment dire, et qu’il retardait, d’instinct, autant qu’il le pouvait, l’instant de la séparation.

 

Il ne se trompait pas. Parvenus devant la porte, le roi posa sa main d’enfant sur le bras du chevalier, l’arrêta, et les yeux brillant d’une curiosité puérile, non sans quelque hésitation, comme s’il avait honte lui-même de sa curiosité :

 

– Ainsi, chevalier, vous vous en allez… sans me dire en quoi consiste cette agréable… cette heureuse surprise – ce sont vos propres termes – que va me faire le comte de Valvert ?

 

Pardaillan se mit à rire de son rire clair.

 

– Voyons, Sire, dit-il, si je vous le dis d’avance, ce ne sera plus une surprise.

 

– C’est juste, dit le roi, moitié riant, moitié dépité.

 

– Et puis, reprit Pardaillan, qui redevint sérieux, et puis, le comte de Valvert qui a déjà risqué sa vie, qui la risque peut-être encore au moment où je parle, uniquement pour vous faire cette riche surprise, le comte serait en droit de me vouloir la malemort, si je le privais du plaisir de vous dire lui-même ce qu’il a fait pour votre service. Mettez-vous à sa place, Sire, et songez à ce que vous diriez et feriez à celui qui vous jouerait un méchant tour pareil.

 

– Vous avez raison, chevalier, dit le roi, sérieux à son tour. Et il soupira :

 

– Mais c’est bien ennuyeux !… Je vais trouver le temps mortellement long jusqu’à ce soir.

 

– Eh bien, puisque la curiosité vous démange à ce point, descendez sur le quai un peu avant la tombée de la nuit. Vous gagnerez quelques minutes… Et, peut-être, assisterez-vous à quelque spectacle intéressant.

 

– Ma foi, je ne dis pas non !… Allez, chevalier, et que Dieu vous garde.

 

– Amen ! dit Pardaillan avec un sérieux imperturbable. Et, cette fois, il partit.

 

Et Pardaillan s’en alla frapper à la porte du capitaine des gardes, qui se montra particulièrement touché et flatté de la démarche, et qui l’accueillit avec tous les égards qu’il méritait. Cette visite lui permit, selon son expression, de « tuer une heure ». Au bout de ce temps, il se retira, reconduit par Vitry qui tint à honneur de l’accompagner jusqu’à la grande porte du Louvre.

 

Durant une heure encore, Pardaillan flâna dans les environs du Louvre. Puis, il s’achemina tout doucement par les quais. Il longea la galerie du Louvre, franchit le rempart de Charles V, refait à neuf, en passant par la Porte Neuve, passa le long du château des Tuileries non achevé, et se trouva entre la rivière, qu’il avait à sa gauche, et le mur d’enceinte du jardin des Tuileries, qu’il avait à sa droite.

 

Entre la Seine et le bastion, il y avait une porte qui, reconstruite et agrandie, devait, quelque vingt ans plus tard, s’appeler la porte de la Conférence.

 

Pardaillan alla jusqu’à cette porte. Il ne la franchit pas. De son œil perçant, il interrogea la rivière et le chemin qui longeait cette rivière, aussi loin que sa vue pouvait aller. Il ne découvrit pas ceux qu’il attendait. Il ramena les pans du manteau dans lesquels il s’enfouit le visage, monta sur le parapet, s’assit tranquillement et, les jambes pendantes au-dessus du fossé rempli d’une eau bourbeuse, il attendit patiemment, surveillant attentivement la rivière, le chemin qui la longeait, et un autre chemin qui, un peu plus sur sa droite, aboutissait tout droit à la rue Saint-Honoré, près du couvent des Capucines.

 

Réflexion sombre, désabusée, sinistrement inquiétante chez un homme de sa trempe…

 

XXV

CE QUE N’AVAIT PAS PRÉVU PARDAILLAN QUI CROYAIT AVOIR PENSÉ À TOUT


– Tripes du pape !… Tripes du diable !…

 

– Cornes de Dieu !… Cornes de tous les diables !…

 

C’était Escargasse et Gringaille qui, après que Pardaillan les avait quittés, sans élégance, mais avec une furieuse énergie, traduisaient ainsi l’émotion violente que ses dernières paroles venaient de leur causer.

 

Et ils roulaient des yeux terribles, montraient des crocs formidables, brandissaient un poing menaçant vers la porte du caveau. La porte derrière laquelle Fausta, d’Albaran et ses deux hommes étaient enfermés.

 

– Tu as entendu, Gringaille, ce qu’il a dit, M. le chevalier ? grogna Escargasse.

 

– Palsandieu, crois-tu donc que je suis sourd ? mugit Gringaille. Et, pour prouver qu’il n’était pas sourd, il répéta :

 

– C’en est fait de notre Jehan, qu’il a dit, si nous laissons échapper la damnée princesse habillée en homme… Ce qui prouve qu’elle doit avoir des accointances avec le diable, car enfin, chacun sait qu’une femme qui s’habille en homme risque son salut éternel.

 

– Puisse-t-elle griller au plus profond des enfers, jusqu’à la consommation des siècles !… Mais, millodious de millodious, ouvrons l’œil, Gringaille !… Et si la damnée princesse, comme tu dis, et ses suppôts essayent de nous entortiller…

 

– Ils trouveront à qui parler ! N’aie pas peur, Escargasse, ce ne sont pas encore ces mangeurs d’oignon cru et de pois chiches qui dameront le pion à un Parisien de Paris comme moi !

 

– Ni à un vieux renard comme moi. Allons-y, Gringaille.

 

– Allons-y, Escargasse.

 

Ils rentrèrent dans le caveau. Ils fermèrent la porte à double tour derrière eux. Gringaille mit la clef dans sa poche. Ils avaient des gueules terribles de dogues féroces, prêts à tout dévorer. La porte était solide, et ils venaient de la fermer à clef. Néanmoins, comme si cela ne leur suffisait pas, ce fut entre la table et cette porte, comme s’ils voulaient en interdire l’approche, qu’ils s’assirent.

 

D’un geste rude, ils mirent la rapière entre les jambes, crispèrent le poing sur le lourd pommeau de fer. Geste qui, s’adressant à des gens désarmés, prenait une signification d’une éloquence terrible. L’émotion leur avait donné soif. Ils remplirent deux gobelets à ras bord, les vidèrent d’un trait, les remplirent de nouveau pour les vider encore, d’une seule lampée, et, à toute volée, les déposèrent violemment devant eux. Ils étaient en étain, heureusement, ces gobelets, sans quoi ils eussent éclaté en mille morceaux. Ils se contentèrent de se bosseler.

 

Comme si ces gestes violents, par quoi se traduisaient leur appréhension et leur mauvaise humeur, ne leur suffisaient pas, ils promenèrent des regards sanglants autour d’eux. Des regards de défi qui semblaient dire, qui disaient clairement à ceux qu’ils devaient garder : « Venez-y un peu ! »

 

Fausta s’était assise près d’Albaran. De là, silencieuse, sans un geste, sans un mouvement, comme pétrifiée, elle les observait, sans en avoir l’air. Tant que Pardaillan avait été là, elle n’avait guère fait attention à eux. Malgré tout, cependant, elle ne leur avait pas vu ces airs de brutes féroces qu’ils avaient maintenant.

 

– Pardaillan les a prévenus contre moi, se dit-elle. Et ils me signifient, à leur manière, qu’ils se tiennent sur leurs gardes.

 

Et c’était bien cela.

 

Durant quelques minutes, elle les tint sous le feu de ce regard pénétrant, qui semblait doué du pouvoir magique de lire jusqu’au fond des consciences les plus fermées. Elle avait certainement son idée à leur sujet, car elle ne cessait de les étudier. On eût dit qu’elle pesait du regard ce qu’ils pouvaient valoir au physique comme au moral.

 

Eux, ne semblaient pas s’apercevoir de l’examen attentif dont ils étaient l’objet. Maintenant que leur premier mouvement d’humeur était tombé, ils avaient repris leur physionomie et leurs manières ordinaires. Ils s’entretenaient entre eux, sans élever la voix, ainsi qu’il convient à des gens qui ne sont pas sourds et qui, Dieu merci, savent se tenir en haute et noble compagnie.

 

Enfin Fausta se leva. Elle souriait. Non pas de ce sourire terrible qu’elle avait à de certains moments, non pas de ce sourire d’une angoissante douceur, ou de ce sourire voluptueux, d’irrésistible séduction qui affolait et ensorcelait les cœurs les plus rebelles. Non, elle souriait d’un sourire bon enfant, un peu railleur, un peu naïf aussi.

 

Elle vint à eux. Et sa démarche s’était faite légère, désinvolte, cavalière. Elle avait certains mouvements de hanches, certains roulements des épaules, qui faisaient que l’impeccable correction, l’incomparable élégance du somptueux costume s’atténuait, s’estompait, prenait des allures presque débraillées. C’était une métamorphose aussi complète qu’instantanée.

 

À deux mains – de ses deux petites mains blanches et délicates – elle saisit un lourd escabeau de bois rugueux et le déposa rudement de l’autre côté de la table, en face d’eux. Lourdement, elle se laissa tomber à cheval sur l’escabeau. Elle prit un gobelet d’étain, le leur tendit sans façon et souriant, toujours familière au possible, d’une voix métallique :

 

– J’ai soif aussi, moi !… Versez-moi donc à boire, voulez-vous, compagnons ?

 

Ils s’émerveillèrent. Outre !…

 

– Cornedieu !…

 

Et ils se poussèrent du coude. Ce qui voulait dire :

 

« Attention !… Ouvrons l’œil !… »

 

Mais Pardaillan leur avait expressément recommandé d’avoir les plus grands égards pour leurs prisonniers – surtout pour celui-là –, et de ne rien leur refuser… hormis de leur ouvrir la porte avant l’heure fixée. Ils s’exécutèrent donc de bonne grâce : ils remplirent le gobelet qu’elle leur tendait. Ils le remplirent à ras bord, selon leur habitude. Comme de juste, ils ne s’oublièrent pas.

 

– À votre santé, mes braves, dit Fausta, en approchant son gobelet des leurs.

 

Ils choquèrent les gobelets et, poliment, répondirent :

 

– À votre santé, monsieur.

 

Ils vidèrent leur gobelet d’un trait. Sans sourciller, Fausta vida le sien jusqu’à la dernière goutte. Comme eux, elle fit claquer sa langue d’un air satisfait. Comme eux, elle mit les coudes sur la table. Comme eux, enfin, elle puisa, dans l’assiette qu’ils avaient poussée entre eux, des pâtisseries sèches qu’elle se mit à croquer de bon appétit.

 

Ils causèrent.

 

Pour mieux dire, Fausta, qui jouait son rôle de jeune seigneur mal élevé et dénué de préjugés, avec une fantaisie étourdissante, les interrogea adroitement.

 

Oui, mais les deux compères jouèrent le leur avec un entrain et un naturel au moins égal au sien. Avec des airs de bonnes brutes intelligentes, ils se prêtèrent de la meilleure grâce du monde à l’interrogatoire qu’elle leur faisait subir, et auquel ils ne semblaient pas prendre garde.

 

En réalité, ils se tenaient plus que jamais sur leurs gardes. Et il ne pouvait en être autrement. Ils savaient qu’ils avaient affaire à une femme. Et qui mieux est, une grande dame, une princesse. Ils étaient loin d’être des sots. Eussent-ils été les balourds qu’ils affectaient d’être, qu’ils eussent compris quand même qu’une dame ne pouvait pas avoir les manières qu’elle affichait devant eux. Les plus bornés eussent compris que la dame qui agissait ainsi, jouait la comédie… si bien jouée que fût cette comédie.

 

Fausta, elle, ne les connaissait pas, ne savait d’eux que ce qu’ils venaient de lui apprendre. Et on peut croire qu’ils ne s’étaient pas fait faute de mentir à qui mieux mieux. Elle se fiait beaucoup plus à la sûreté de son coup d’œil qu’à leurs dires, c’est entendu. Il n’en est pas moins vrai qu’elle ne pouvait les juger que sur les apparences. Or, comme ces apparences étaient fausses, elle devait fatalement aboutir à une erreur. Ce fut ce qui arriva, en effet.

 

« Deux pauvres diables, qui ont passé toute leur existence au service des autres », se dit-elle. (Elle ne se trompait pas sur un de ces points).

 

« En leur offrant cent mille livres, j’ai des chances de les éblouir et de me faire ouvrir cette porte. Faisons-les boire, et quand les fumées du vin auront suffisamment obscurci leur cerveau, je pourrai me risquer. »

 

Elle se mit à leur verser rasade sur rasade. Eux, ils entonnaient imperturbablement, et ils jubilaient intérieurement. Ils croyaient qu’elle cherchait à les griser. Ah ! ils étaient bien tranquilles ! Ils savaient, eux, quelle effrayante quantité de liquide ils étaient capables d’absorber, avant d’être seulement mis en gaieté. Et elle, bonne joueuse, buvait à peu près autant qu’eux. Ils étaient sûrs d’avance qu’à ce jeu-là, c’est elle qui ne tarderait pas à rouler sous la table.

 

Ils se donnèrent même le malin plaisir de faire semblant d’être un peu étourdis et de commencer à battre la campagne. Le nombre respectable de flacons vides pouvait justifier ce commencement d’ivresse. Fausta crut que le moment était venu. Et, se penchant sur eux, de sa voix la plus insinuante :

 

– Écoutez, dit-elle, vous êtes pauvres… Je puis vous enrichir d’un seul coup, moi. Que diriez-vous si je…

 

Ils ne la laissèrent pas achever. Ils avaient compris qu’ils s’étaient trompés : elle ne voulait pas les griser, elle voulait les acheter. Il devenait inutile de jouer l’ivresse. Ils se redressèrent. Ils l’interrompirent par un éclat de rire formidable. Et, en pouffant à qui mieux mieux, en s’administrant d’énormes claques qui eussent renversé un bœuf, ils s’amusèrent à ses dépens.

 

– Dis donc, Gringaille, tu entends le jeune monsieur, qui dit que nous sommes pauvres ! Eh ! zou ! qu’est-ce que tu dis de cela, toi ?

 

– Pauvre homme, quelle erreur est la sienne !… Par saint Eustache, mon vénéré patron, vous errez, monsieur… Vous errez profondément, lamentablement, pitoyablement.

 

Et tous les deux, avec un orgueil démesuré, en l’écrasant d’un regard de dédaigneuse commisération :

 

– Pauvres, nous !…

 

– Mais nous avons cent mille livres chacun !…

 

– En bonnes terres au soleil !…

 

– Qui nous rapportent bon an mal an, le denier six !…

 

– Ce qui nous fait six mille livres de rente à chacun !… Et ensemble :

 

– Vivadiou !… Cornedieu !… Peut-on dire qu’on est pauvre avec six mille livres de rentes !…

 

Fausta ne souriait plus. Elle jouait de malheur, décidément ! Ses lèvres tremblantes se crispèrent pour refouler l’imprécation de rage qui allait jaillir. Cependant, toujours souverainement maîtresse d’elle-même, elle se ressaisit vite. Elle prit son parti avec cette rapidité de décision qui faisait sa force. Le sourire bon enfant reparut sur ses lèvres. Et elle tenta :

 

– Vous êtes riches ? Tant mieux !… Mais qu’est-ce que cent pauvres mille livres auprès d’un million ?… Un million que je vous offre !…

 

Ils sursautèrent éblouis. Et, d’une même voix étranglée :

 

– Un million !… Outre !… Cornes de Dieu !…

 

Elle se pencha davantage sur eux, se fit plus enveloppante, les tint sous le feu de son regard chargé de puissants effluves magnétiques. Et, d’une voix captivante, ensorcelante, telle que devaient en avoir les sirènes de la fable lorsqu’elles s’efforçaient, par la douceur de leur chant, d’attirer le voyageur :

 

– Un million, oui !… Un million, entendez-vous ?… Ouvrez cette porte… et ce million est à vous. Je vous le donne, ce million !…

 

Pâles, les lèvres pincées, le regard trouble, les pauvres diables plièrent les épaules, assommés par la puissance de ce mot éblouissant, magique : « million », dont avec une insistance acharnée, elle se servait comme elle eût fait d’une pesante massue, pour leur marteler le crâne à coups redoublés.

 

Et ils se regardèrent.

 

Ils n’échangèrent qu’un regard. Un seul regard furtif. Et cela suffit : ils s’étaient compris, entendus.

 

Fausta, haletante sous son masque souriant, les vit soudain se dresser d’un même mouvement mécanique, comme deux automates mis en mouvement par le brusque déclenchement d’un puissant ressort. Et d’un bond pareil, ils furent sur la porte, tous les deux en même temps. Et dans l’esprit de Fausta, cette clameur éclata comme une fanfare de triomphe :

 

« Ils sont à moi !… Ils vont ouvrir !… Ils ouvrent !… »

 

Instantanément, elle fut debout, agitée d’un frémissement de joie délirante. Et déjà, dans sa pensée, retentissait ce grondement de menace :

 

« Ah ! Pardaillan, tu ne les tiens pas encore, mes millions !… À nous deux, maintenant !… »

 

Et d’un bond de félin, souple et léger, elle s’élança pour passer par la bienheureuse porte que Gringaille, à ce moment même, ouvrait toute grande.

 

Elle s’élança sur la porte qui était grande ouverte. Oui… mais…

 

… Sur le seuil, elle rencontra la pointe de la rapière d’Escargasse qui, pendant que Gringaille ouvrait, avait dégainé. Et sur cette pointe acérée qui déchira le velours du pourpoint, effleura le satin de la peau parfumée, son élan se brisa net. Il était temps : quelques lignes de plus et Fausta se fût enferrée elle-même. Le long et tragique duel entamé entre elle et Pardaillan eût été terminé d’un coup.

 

– Arrière, sandiou ! commanda Escargasse d’un accent de formidable rudesse.

 

Et comme elle demeurait stupide, anéantie, dans l’écroulement retentissant de son espoir déçu, il fit un pas en avant, poussant la pointe menaçante, et répéta :

 

– Arrière, coquine dé Diou, arrière ! Ou je vous saigne comme un poulet !…

 

Et Fausta, grinçant, écumant, grondant, recula devant la pointe d’acier flexible qui la menaçait, tantôt à la gorge, tantôt au sein, comme le fauve recule devant la fourche du belluaire. Elle recula jusqu’à ce qu’elle fût revenue à la place qu’elle avait quittée, de l’autre côté de la table.

 

Alors Escargasse abaissa la terrible pointe et l’appuya sur le bout de sa botte. Et il demeura immobile, pétrifié : figuration effrayante de la Méfiance aux aguets.

 

Alors, Fausta leva vers la voûte deux poings crispés, qui semblaient anathématiser, mâchonna une sourde imprécation et, pivotant brusquement sur les talons, retourna s’asseoir près de d’Albaran, s’enfermer dans un silence farouche.

 

Pendant ce temps, dans le couloir de la cave, Gringaille menait un vacarme infernal, hurlait à plein gosier :

 

– Holà ! maître Jacquemin !… Jacquemin !… aubergiste du diable !… Ohé ! Jacquemin ! que l’enfer t’engloutisse !…

 

Tant et si bien que l’aubergiste, croyant que le feu venait d’éclater dans sa cave, descendait précipitamment, s’informait avec inquiétude de ce qui se passait.

 

– Venez ici, maître Jacquemin, commanda Gringaille, qui rentra aussitôt dans le caveau et s’arrêta devant la porte, ce qui obligea l’hôtelier, qui l’avait docilement suivi, à demeurer en dehors dans le couloir.

 

– Maître Jacquemin, reprit alors Gringaille, sur un ton impérieux, vous allez prendre cette clef, vous nous enfermerez tous à double tour, et vous ne descendrez ici que pour nous délivrer tous, ce soir, à l’heure fixée par M. le chevalier. Vous avez compris ? Allez… Et surtout fermez soigneusement.

 

Ahuri, maître Jacquemin prit machinalement la clef qu’on lui tendait, et :

 

– Vous voulez que je vous enferme avec vos prisonniers ? dit-il. Voilà une singulière idée, au moins !

 

– Singulière ou non, faites ce que je vous dis… Et dépêchons, je vous prie.

 

L’hôtelier leva les épaules comme pour dire : « Après tout, si vous y tenez, moi, ça m’est égal ! » En même temps, ses yeux tombèrent sur la table. Il vit que les provisions qui s’y trouvaient avaient été entamées. Que le nombre des bouteilles avait notablement diminué. On se souvient que Pardaillan l’avait payé d’avance. Il n’avait donc aucun intérêt à pousser à la consommation. Au contraire, il eut une seconde d’hésitation. C’était un honnête homme, décidément :

 

– Monsieur, dit-il, je suis là pour obéir à tout ce que vous me commanderez. En conséquence, je vais vous enfermer et ne reviendrai que pour vous délivrer à l’heure convenue. Mais laissez-moi vous faire remarquer que, d’ici à ce que cette heure sonne, il se passera pas mal de temps. Et désignant les bouteilles vides, il conclut :

 

– Je crains que vous ne soyez réduits à tirer la langue.

 

– Palsandieu, je n’avais pas pensé à cela ! murmura Gringaille perplexe.

 

Et, du coin de l’œil, il consulta Escargasse qui, sans bouger, sans même tourner la tête, grommela :

 

– Outre ! nous ne pouvons pourtant pas nous laisser crever de faim et de soif !

 

– C’est déjà bien assez que nous allons crever d’ennui ! appuya Gringaille.

 

Et, revenant à l’hôtelier :

 

– Vous êtes un brave homme, maître Jacquemin, et je vous remercie. Descendez-nous donc, tout de suite, des victuailles et du vin en quantité suffisante pour faire trois repas. Ce que-vous voudrez, je m’en rapporte à vous. À moins…

 

Et, s’adressant à Fausta :

 

– À moins que vous ne désiriez indiquer vous-même ce que vous aimez le mieux ?

 

Et comme Fausta levait les épaules d’un air de dédaigneuse indifférence :

 

– Non ?… À votre aise… Allez donc, maître Jacquemin, et faites vite.

 

Comme s’il n’avait pas confiance en son compagnon, Gringaille sortit sur les talons de l’hôtelier, lui reprit la clef et ferma la porte, sur laquelle il s’appuya nonchalamment.

 

– Voici toujours de quoi ne pas mourir de soif, dit maître Jacquemin.

 

Et il déposa aux pieds de Gringaille deux paniers qui contenaient chacun une douzaine de flacons. Et il remonta chercher les provisions. Il ne fut pas long. Au bout de quelques minutes, il revint chargé de deux énormes paniers. La porte du caveau fut entrouverte. Gringaille introduisit les quatre paniers que l’hôtelier lui passa l’un après l’autre. Puis il entra. Derrière lui, Jacquemin ferma la porte à double tour.

 

Cette fois, comme s’il ne craignait plus rien, Escargasse rengaina posément et il vint aider Gringaille à ranger proprement les victuailles et le vin.

 

Pendant ce temps, Fausta, toujours réfugiée près d’Albaran, demeurait plongée dans de sombres méditations. Et elle était si absorbée qu’elle ne s’apercevait pas que le blessé, près d’elle, s’agitait doucement, gémissait sourdement, s’efforçait d’attirer son attention, sans éveiller celle des deux braves qui s’activaient là-bas, autour de la table.

 

Voyant qu’il ne parvenait pas à l’arracher à ses réflexions, d’Albaran fit un effort désespéré, et livide, les lèvres pincées, le front ruisselant d’une sueur glacée, refoulant stoïquement les cris de douleur que ce mouvement lui arrachait, il leva péniblement son bras blessé, réussit à saisir les basques du pourpoint de Fausta et à les tirer assez fortement pour la ramener enfin au sentiment de la réalité.

 

– Tu souffres, mon pauvre d’Albaran ? murmura-t-elle en abaissant les yeux sur lui.

 

Le blessé, épuisé par l’effort douloureux qu’il venait d’accomplir, se raidissait pour ne pas défaillir. Il n’eut pas la force de répondre tout de suite. Cependant il avait quelque chose à dire. Et il la fixait avec une insistance étrange, de son regard fiévreux en qui semblait s’être concentrée toute la vie. Fausta comprit qu’il voulait lui parler. Et du même coup, elle comprit que ce qu’il avait à dire était d’une importance capitale pour elle.

 

Doucement, avec d’infinies précautions pour ne pas le toucher, car elle le voyait à bout de forces, elle se pencha sur lui, approcha de ses lèvres une oreille dans laquelle le colosse blessé, d’un souffle vacillant, laissa tomber un mot… un seul mot !

 

Mais ce mot, paraît-il, était doué d’un pouvoir prodigieux, car, en l’entendant, l’impassible visage de Fausta s’illumina un fugitif instant. Et un éclair sinistre fulgura dans ses splendides yeux noirs.

 

Elle se redressa un peu et, visage contre visage, des yeux elle fit une interrogation muette. Il y répondit de même, en laissant tomber un regard sur lui-même. Elle tâta l’endroit qu’il venait de désigner. Il y avait une poche, là. D’une main agile et légère, elle fouilla dedans. Ce fut fait avec une rapidité extraordinaire.

 

Quand elle retira sa main, elle tenait un objet qui devait être bien minuscule, car il disparaissait complètement dans cette main fermée, si petite. Et tout au fond de ses prunelles sombres, il y avait comme une lueur de triomphe.

 

Alors, à son tour, elle plaqua les lèvres contre l’oreille du blessé et lui glissa quelques mots. D’un cillement, il fit entendre qu’il avait compris ou qu’il obéirait. Puis il ferma les yeux et parut s’assoupir. Et quelque chose comme l’ombre d’un sourire qui errait sur ses lèvres livides indiqua à Fausta que, fidèle et dévoué jusqu’à la mort, il oubliait les souffrances endurées pour se réjouir d’avoir, tout sanglant et réduit à l’impuissance qu’il était, pu rendre à sa maîtresse un dernier et, sans aucun doute, signalé service.

 

Alors Fausta se redressa tout à fait, s’écarta doucement des deux hommes qui, tout à leur besogne, n’avaient prêté aucune attention à ce minime incident qui, d’ailleurs, n’avait peut-être pas duré une minute. Au surplus, l’eussent-ils remarqué, qu’ils n’y eussent attaché aucune importance : le blessé se plaignait, elle se penchait sur lui, l’arrangeait, le réconfortait par quelques douces paroles. Quoi de plus naturel ?

 

Seulement, maintenant, en se rapprochant d’eux, Fausta avait repris les mêmes allures un peu débraillées, le même sourire bon enfant, un peu railleur et un peu naïf aussi, qu’elle avait l’instant d’avant, lorsqu’elle était attablée avec Escargasse et Gringaille et qu’elle choquait familièrement son gobelet contre le leur.

 

Et ceci était terriblement inquiétant pour eux…

 

Gringaille et Escargasse la virent soudain près d’eux. Gravement, elle s’occupait à vérifier les vins.

 

– Hé bé ! plaisanta Escargasse, vous avez fini de bouder contre votre ventre ?

 

– Si vous avez encore quelques millions à nous offrir, ne vous gênez pas, railla Gringaille. Maintenant, nous n’avons plus la clef.

 

– Nous ne risquons plus de nous laisser tenter, insista Escargasse. Fausta tourna vers eux un visage contrarié. Et, comme si elle n’avait pas entendu, elle protesta avec aigreur :

 

– J’en étais sûre !… Cette brute d’hôtelier ne nous a pas mis un seul flacon d’anjou… Et c’est précisément le vin que je préfère !

 

– C’est de votre faute, aussi ! reprocha Gringaille. Pourquoi ne l’avez-vous pas dit quand je vous ai demandé de dire ce que vous aimiez le mieux ?

 

– Est-ce que j’y pensais à ce moment ! gronda Fausta, furieuse. Et désignant Escargasse :

 

– Celui-ci avait failli me passer son épée au travers du corps !… Si vous croyez que j’avais la tête à choisir du vin !…

 

Et se calmant soudain, sur ce ton d’irrésistible autorité qui était le sien :

 

– Voyons, l’hôte n’est peut-être pas encore remonté… il me semble que je l’entends… appelez-le, dites-lui qu’il vienne de temps en temps s’assurer si nous n’avons besoin de rien…

 

Et comme ils esquissaient un geste, sans leur donner le temps de formuler leur refus, avec un air de bonhomie admirablement joué :

 

– Vous êtes ridicules avec votre excès de précautions, reprit-elle en levant les épaules.

 

Et s’animant un peu :

 

– Croyez-vous vraiment que, sans armes, comme me voilà, je vais passer sur le ventre de deux gaillards comme vous, qui ont au côté les deux immenses colichemardes que vous y avez ?… Vous ne le pensez pas, n’est-ce pas ? Et vous avez bien raison… Croyez-moi, il ne faut rien exagérer. Et puisque nous avons une dizaine d’heures à passer ensemble dans cet affreux cachot, corbleu, passons-les le moins désagréablement possible !… Allons, appelez l’hôte !…

 

Au fond, ils trouvaient qu’elle n’avait pas tort. Ils reconnaissaient qu’ils avaient, dans le premier moment d’émotion, quelque peu exagéré, en effet.

 

– Au fait, insinua Escargasse, puisque nous n’avons plus la clef, nous ne risquons pas de nous laisser entortiller par monsieur…

 

– Et puisque nous sommes armés et qu’ils ne le sont pas, nous ne craignons pas qu’ils nous passent sur le ventre, comme dit monsieur, renchérit Gringaille.

 

– Alors, puisque nous sommes logés à la même enseigne…

 

– Monsieur a raison : autant vaut passer le temps le plus agréablement possible.

 

Fausta écoutait cette discussion d’un air détaché. Mais sous son apparente indifférence, elle haletait. Et quand elle vit qu’ils martelaient la porte à coups de pommeau et qu’ils appelaient en même temps à pleine voix, elle eut cette même lueur de triomphe au fond des yeux, et un sourire indéfinissable passa sur ses lèvres.

 

S’ils avaient pu le voir, ce sourire, il est hors de doute qu’ils eussent instantanément compris qu’elle était en train de les « entortiller », comme disait Escargasse. Malheureusement, ils lui tournaient le dos et ils ne le virent pas.

 

Fausta ne s’était pas trompée : l’hôtelier était encore dans ses caves. Il répondit dès les premiers appels.

 

– Nous avons réfléchi, maître Jacquemin, cria Gringaille à travers la porte.

 

– Vous voulez que je vous rende la clef ? répondit la voix bon enfant de l’hôtelier.

 

– Non pas, cornes de Dieu ! Gardez-la. Seulement, nous ne voudrions pas rester jusqu’à ce soir sans vous voir… Vous comprenez ? si nous avons besoin de quelque chose !…

 

– J’en étais sûr ! répondit maître Jacquemin dans un gros rire. J’ai traîné un peu dans la cave, exprès pour vous laisser le temps de réfléchir.

 

– Vivadiou, cet aubergiste est un brave homme !

 

– Je descendrai m’informer toutes les heures. Cela vous va-t-il ainsi ?

 

– À merveille.

 

– Mon vin d’Anjou, intervint vivement Fausta en élevant la voix de manière à être entendue de l’autre côté de la porte. Demandez-lui-en six flacons.

 

– Vous entendez, maître Jacquemin ?

 

– Je vais les chercher.

 

Moins de deux minutes plus tard, la clef grinça dans la serrure, la porte s’entrebâilla. Pour leur donner confiance, Fausta affecta de se retirer au fond du caveau, près des lits. Alors Gringaille laissa entrer maître Jacquemin, qui posa les six flacons sur la table. D’ailleurs, pendant ce court instant, Escargasse ne perdait pas de vue Fausta. Et, pour bien lui montrer qu’elle ne devait pas espérer leur échapper, c’était avec affectation qu’il la surveillait et qu’il tenait le poing sur le pommeau de la rapière.

 

Au moment où maître Jacquemin se retirait, Fausta qui, on peut le croire, ne faisait ni ne disait rien sans de bonnes raisons, Fausta commanda sur un ton de maître :

 

– N’oubliez pas de venir prendre mes ordres dans une heure. Maître Jacquemin comprit tout de suite qu’il avait affaire à un grand seigneur habitué à parler haut. D’ailleurs, à lui aussi, Pardaillan avait commandé d’avoir les plus grands égards pour ce personnage et de lui donner tout ce qu’il demanderait. Sauf, bien entendu, de lui rendre sa liberté avant la tombée de la nuit, c’est-à-dire vers huit heures du soir. Il se courba respectueusement et répondit :

 

– Je n’y manquerai pas, monseigneur.

 

Et il sortit, n’oubliant pas de fermer la porte à double tour.

 

Alors Fausta se rapprocha de la table. Avec une satisfaction visible, elle considéra les flacons de vin d’Anjou qui, seuls, paraissaient l’intéresser.

 

– À la bonne heure, dit-elle, voici un vin de chrétiens ! Et comme prise d’une subite inquiétude :

 

– Reste à savoir ce qu’il vaut.

 

– Il est facile de s’en assurer, dirent-ils.

 

En un rien de temps, deux flacons furent débouchés, les gobelets se trouvèrent pleins. Ils s’assirent tous les trois. Ils choquèrent les gobelets. Selon leur habitude, Escargasse et Gringaille vidèrent leur gobelet d’un trait.

 

– Fameux ! dit Escargasse.

 

– Délectable ! dit Gringaille.

 

Fausta, elle, dégusta avec la lenteur gourmande d’une fin connaisseuse. Et après avoir avalé quelques gorgées :

 

– Passable, dit-elle.

 

Et elle déposa le gobelet à demi plein devant elle.

 

Ils bavardèrent de nouveau. Escargasse et Gringaille n’avaient plus la moindre inquiétude maintenant. Fausta semblait avoir pris son parti de sa mésaventure. Ils se disaient que c’était ce qu’elle avait de mieux à faire, puisqu’elle ne pouvait plus compter sur eux pour lui ouvrir la porte. En admettant même qu’ils se fussent grisés au point de rouler sous la table – ce que d’ailleurs ils étaient bien résolus à ne pas faire – ils pouvaient être bien tranquilles. Après s’être montrés méfiants à l’excès, ils devenaient trop confiants.

 

Ils avaient sorti des cartes de leur poche, sur la demande de Fausta elle-même. Et elle s’était mise à jouer avec eux. Si Pardaillan, qui la connaissait si bien, avait pu la voir en ce moment, il eût, assurément, été saisi de stupeur et d’admiration devant ce joueur forcené et grincheux, qui disputait âprement sur les coups qui lui paraissaient douteux ; qui commettait école sur école, et s’emportait, martelait la table d’un poing furieux, lâchait des bordées de jurons à faire frémir un corps de garde à chaque coup qu’il perdait ; et qui, sournoisement, mais avec une maladresse qui, à chaque fois, le faisait prendre sur le fait, s’essayait à tricher.

 

Il va sans dire qu’elle perdait. Eux, n’entendaient pas malice, triomphaient bruyamment à chaque faute qu’elle commettait, jubilaient en voyant qu’un petit tas d’or commençait à s’amonceler devant eux, se disaient avec satisfaction qu’en somme la journée se passerait plus vite et plus agréablement qu’ils ne l’avaient pensé, à boire, à manger, à jouer et… à empocher quelques belles pistoles.

 

Cela dura ainsi environ une demi-heure. Au bout de ce temps, d’Albaran, sur son lit, commença à s’agiter et à gémir. Tout à leur partie, ils n’y prirent pas garde d’abord. Les gémissements d’Albaran redoublèrent, se haussèrent de plusieurs tons. Tant et si bien que Gringaille et Escargasse finirent par les entendre. Car – et ceci était la suprême des habiletés – elle se montrait si acharnée au jeu qu’elle oubliait tout et qu’ils durent lui faire remarquer que le blessé avait certainement besoin de soins et qu’il fallait interrompre un instant la partie. Elle y consentit, d’assez mauvaise grâce.

 

Ils se levèrent, riant de sa mauvaise humeur. Ils allèrent au blessé, le visitèrent, constatèrent que le pansement était déplacé, qu’il fallait le recommencer.

 

– Patientez un peu, dirent-ils, nous en avons pour cinq minutes.

 

Ils s’activèrent en conscience, sans plus s’occuper d’elle, sans méfiance aucune.

 

Elle se leva, et, comme pour se donner une contenance, elle remplit les trois verres. Elle tourna légèrement la tête de leur côté. Elle les vit penchés sur d’Albaran, tout occupés de lui, lui tournant le dos, à elle. En gestes souples, d’une vivacité extraordinaire, et cependant méthodiquement calculés et exécutés, elle se pencha sur leurs deux verres et leva la main au-dessus de ces verres.

 

Dans cette main, elle tenait l’objet qu’elle avait pris dans la poche d’Albaran : un minuscule flacon rempli d’une liqueur blanche, claire comme de l’eau. Au jugé, elle laissa tomber environ la moitié du contenu du flacon dans un verre et vida le reste dans l’autre.

 

Posément, avec un calme qui avait on ne sait quoi de formidable et de sinistre, elle se redressa, recula de deux pas, remit tranquillement dans sa poche le minuscule flacon vide, pivota sur les talons, s’approcha d’eux. Elle avait repris ce masque d’étourneau qui les avait si bien dupés jusque-là. Elle adressa, d’un air enjoué et comme distrait, quelques banales paroles d’encouragement. Seulement, sur leur dos, elle lui avait adressé un léger signe de tête qu’il avait très bien compris. Et il avait ébauché un sourire.

 

Le pansement achevé, tous les trois reprirent leur place autour de la table. Et tous les trois avec la même satisfaction qui, chez Fausta, n’était pas feinte cette fois.

 

Dès qu’ils furent assis, Fausta saisit son gobelet, le choqua contre le leur, porta leur santé : ce qui était une manière de les obliger à vider leur verre. Ce qu’ils firent en effet. Seulement, après avoir bu, ils firent la grimace. Et ils regardèrent le fond du gobelet avec une lippe de dégoût. D’ailleurs ils faisaient cela machinalement. Ils n’avaient aucun soupçon.

 

– Qu’est-ce que c’est que cette affreuse piquette ? dirent-ils.

 

– Sans doute un fond de bouteille qui s’est aigri, expliqua Fausta le plus naturellement du monde.

 

Elle prit une autre bouteille, remplit de nouveau les gobelets, en disant :

 

– Voyons s’il en est de même de celle-ci.

 

Ils se méfiaient maintenant, non pas d’elle, mais du vin. Au lieu de vider le verre d’un trait, selon leur habitude, ils goûtèrent avec circonspection. Ils se rassérénèrent.

 

– Va bien ! sourit Escargasse qui reprit les cartes.

 

– À la bonne heure ! dit Gringaille. Et, prudent :

 

– Évitons les fonds de bouteille, désormais.

 

L’incident n’eut pas d’autre suite. Ils reprirent la partie. Au bout d’une dizaine de minutes, Fausta, qui les observait à la dérobée, eut la satisfaction de constater que la drogue qu’elle leur avait fait prendre commençait à produire ses effets : ils vacillaient comme s’ils avaient été ivres, ils dodelinaient de la tête, bâillaient à se démonter la mâchoire, ils faisaient des efforts désespérés pour maintenir ouvertes les paupières qui s’obstinaient à vouloir se fermer comme si elles étaient devenues soudain de plomb.

 

Ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas à leur aise. Ils n’eurent pas le temps de se rendre un compte exact de la nature du malaise qu’ils éprouvaient. L’effet final se produisit avec une rapidité presque foudroyante, sur Escargasse d’abord : brusquement, son buste fléchit. Il essaya de se raccrocher à la table, n’y réussit pas, glissa de l’escabeau sur lequel il était assis, roula sur les dalles et y demeura immobile.

 

Il n’était pas mort cependant, car, aussitôt, il se mit à ronfler.

 

En voyant Escargasse rouler à terre, une lueur d’intelligence s’alluma dans l’œil trouble de Gringaille. Il est probable qu’il comprit alors que la « damnée princesse » avait fini par les entortiller, tout Parisiens de Paris et tout vieux renards qu’ils se fussent proclamés. Trop tard, il fit un effort désespéré pour se redresser, ses lèvres s’agitèrent doucement, mais ne laissèrent passer aucun son. Et il tomba près de son compagnon. Et, comme lui, il se mit à ronfler.

 

Fausta se leva. Son premier geste fut pour consulter sa montre. Et elle sourit. Elle fit un signe aux deux estafiers qui, jusque-là, s’étaient tenus étendus sur leurs paillasses, dormant… ou faisant semblant de dormir. Ils sautèrent sur les deux ronfleurs et commencèrent par les désarmer. Pendant ce temps, Fausta interrogeait avec son calme immuable :

 

– Combien de temps vont-ils dormir ainsi ?

 

– Ils en ont au moins jusqu’à quatre heures de l’après-midi, précisa d’Albaran.

 

– Il est à peine neuf heures, calcula Fausta ; à quatre heures, j’aurai depuis longtemps terminé ma besogne, je l’espère. N’importe, il faut tout prévoir, même l’impossible. Tu les garderas jusqu’à huit heures du soir.

 

Les deux estafiers lui présentèrent respectueusement les deux rapières qu’ils venaient d’enlever à Gringaille et à Escargasse, ainsi que deux solides poignards qu’ils avaient trouvés dans une poche intérieure du pourpoint. Elle choisit celle des deux rapières qui lui parut la meilleure et la ceignit sur-le-champ, sans que, sur son visage impassible, il fût possible de découvrir la moindre trace d’émotion ou de satisfaction. Et elle leur demanda s’ils se sentaient assez solides pour la seconder. Sur leur réponse affirmative, elle les étudia d’un coup d’œil rapide. Son choix fut aussitôt fait :

 

– Prenez cette épée, dit-elle à l’un. Vous me suivrez à Paris. Et à l’autre :

 

– Prenez ce poignard. Vous veillerez sur votre chef jusqu’à ce que la litière que je vais lui envoyer soit venue le chercher.

 

D’un geste, elle les rassembla auprès d’Albaran et elle leur donna ses instructions, claires et précises, comme toujours, qu’elle leur fit répéter pour s’assurer qu’ils avaient bien compris. Elle consulta de nouveau sa montre.

 

– Attention, dit-elle, l’hôtelier ne va pas tarder à descendre. Elle et eux se tinrent prêts à exécuter la manœuvre concertée d’avance. L’homme au poignard, son arme au poing.

 

Quelques minutes passèrent. L’hôtelier ne parut pas. Elle s’assura que, dans son impatience, elle ne s’était pas trompée d’heure. Non, elle n’avait pas fait erreur. À coups de pommeau d’épée, ils se mirent à marteler la porte. En même temps, tous les trois, ils appelaient de toutes leurs forces.

 

Maître Jacquemin ne parut pas davantage.

 

– Ce misérable hôtelier aura oublié l’heure, dit-elle. Attendons. C’est à peine si on percevait une pointe de contrariété dans son accent.

 

Pourquoi se serait-elle énervée et inquiétée ? Elle avait du temps devant elle, plus qu’il ne lui en fallait. Certes, elle eût préféré se voir dehors, au grand air, et libre, mais enfin, ce n’était que partie remise. Remise d’une heure tout au plus.

 

Oui, mais cette heure passa, et la suivante et celle d’après sonnèrent également sans que l’hôtelier eût donné signe de vie. Et cependant les deux hommes de Fausta menaient, presque sans arrêt, un tapage infernal qui ne pouvait pas ne pas être perçu à l’étage au-dessus.

 

D’autres heures suivirent implacablement, tombèrent une à une dans le néant, sans apporter aucune modification à cette angoissante situation. Puis le moment vint où, selon le calcul d’Albaran, Gringaille et Escargasse devaient sortir de leur sommeil léthargique. On les attacha solidement, on leur appliqua une serviette sur la bouche, en guise de bâillon.

 

Ils se réveillèrent, en effet, demeurèrent un moment avant de se rendre compte de leur situation réelle, puis, ayant complètement repris possession d’eux-mêmes, ils se virent pris à leur tour, réduits à l’état de saucissons convenablement ficelés. Ils firent des efforts désespérés pour se débarrasser des liens qui les entravaient. Voyant qu’ils ne réussissaient pas, ils se résignèrent, avec d’autant moins de peine qu’ils avaient la satisfaction de constater que la « damnée princesse » qui s’était donné un mal infini pour se débarrasser d’eux, n’avait pas réussi à se faire ouvrir la porte. À défaut d’autre, ils se donnèrent du moins la satisfaction de faire peser sur elle un regard railleur où se lisait la joie féroce que sa déconvenue leur causait.

 

Dire l’effroyable colère qui s’était abattue sur Fausta nous paraît superflu. Cependant cette colère, chez elle, ne se manifestait pas par des signes extérieurs autres que par une certaine pâleur et une fulguration d’éclair dans ces yeux qu’elle savait rendre d’une si angoissante douceur quand elle le voulait. Elle ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste, se tenait comme pétrifiée sur le siège où elle s’était assise. Mais on sentait que si cette épouvantable colère qui grondait en elle trouvait un prétexte pour éclater, elle se manifesterait infailliblement avec la force et la puissance destructrice d’un cyclone dévastateur.

 

Enfin, vers six heures du soir, au moment où, probablement, elle avait perdu tout espoir, son oreille, tendue avec une attention exaspérée, perçut un léger bruit, lointain encore.

 

Instantanément, elle fut sur la porte, sur laquelle elle frappa deux ou trois coups.

 

– Voilà ! voilà ! répondit la voix encore éloignée de maître Jacquemin.

 

Elle lui laissa le temps d’approcher, et quand elle sentit qu’il était derrière la porte :

 

– Ah ça ! maître drôle, vous nous avez donc oubliés ?

 

Et, par un effort de volonté vraiment admirable, sa voix n’avait pas le moindre accent de menace de nature à effrayer l’homme qu’elle eût voulu poignarder de sa propre main et à lui donner l’éveil. Non, dans son accent, on ne percevait que la mauvaise humeur du client mécontent, et à juste raison, de se voir mal servi.

 

– Pardonnez-moi, monseigneur, s’excusa maître Jacquemin, j’ai dû m’absenter pour une affaire importante. Je pensais en avoir pour une heure ou deux tout au plus et…

 

– C’est bon, c’est bon !… interrompit Fausta. Je n’ai plus de vin d’Anjou et j’étrangle de soif. Apportez-m’en d’autre.

 

– Tout de suite, monseigneur, tout de suite !

 

Deux ou trois minutes passèrent qui, à Fausta, au paroxysme de l’énervement, parurent plus longues peut-être que les longues, les mortelles heures qu’elle venait de vivre.

 

Enfin, elle entendit le pas lourd de l’aubergiste qui se rapprochait, le bruit de la clef qu’on introduisait dans la serrure, le grincement du pêne, une fois, deux fois…

 

Et maître Jacquemin, sans méfiance aucune, les bras chargés de flacons, reçut en pleine poitrine le lourd battant de chêne massif, projeté à toute volée avec une violence irrésistible, poussa un hurlement de douleur, et alla, à moitié assommé, s’étaler à quatre pas de là, au milieu d’un fracas de verre cassé. Il n’en avait pas encore fini : à peine était-il tombé que l’homme armé du poignard fondait sur lui, le saisissait au collet, le traînait dans le caveau, fermait la porte à double tour, mettait la clef dans sa poche. Et profitant de son étourdissement, en un tour de main, lui liait les pieds et les mains.

 

Fausta s’était élancée sans s’occuper de ce qui se passait derrière elle. L’homme à qui elle avait remis une épée marchait sur ses talons.

 

En quelques bonds, elle franchit les marches de l’escalier, traversa la salle commune, se rua dans l’écurie. Elle ne s’attarda pas à seller son cheval. Elle lui passa simplement la bride et le mors, sauta dessus, lui ensanglanta les flancs, et partit ventre à terre, n’ayant dans l’esprit que cette unique pensée lucide :

 

« Dussé-je crever dix chevaux, il faut que j’arrive avant la nuit… avant le comte de Valvert !… J’arriverai, coûte que coûte ! »

 

XXVI

LES MILLIONS ESPAGNOLS


Pendant que se déroulaient les diverses scènes que nous avons essayé de retracer, Odet de Valvert et Landry Coquenard, ne trouvant plus d’obstacle devant eux, avaient continué leur chemin à toute bride.

 

Au bout de quelque temps, ils avaient modéré leur allure et mis leurs chevaux au trot. Ils s’étaient mis à bavarder. Ils parlaient de cet « enragé » qu’ils avaient laissé aux prises avec Pardaillan, lequel, ils n’en doutaient pas, devait avoir eu raison de lui. Ils cherchaient, naturellement, à mettre un nom sur cette physionomie étincelante qui leur était inconnue. Et ils n’y parvenaient pas.

 

– Qui sait si ce n’est pas Mme Fausta elle-même ! risqua finalement Valvert.

 

Il disait cela à tout hasard. Il n’était pas très bien convaincu lui-même. Cette supposition, qu’il ne faisait pas sans quelque hésitation, parut si saugrenue à Landry Coquenard qu’il pouffa à s’en étrangler. Et sans réfléchir, croyant avoir trouvé un argument sans réplique :

 

– Il lui serait donc poussé tout à coup du poil au menton, à Mme Fausta ? railla-t-il.

 

– Imbécile, répliqua Valvert, ne peut-on se mettre une fausse barbe ?

 

– C’est ma foi vrai ! reconnut Landry Coquenard interloqué. Et se ressaisissant, toujours sceptique :

 

– M. de Pardaillan m’a souvent assuré que Mme Fausta est d’une jolie force à l’escrime, dit Valvert. Et il ne prodigue pas ses compliments, M. de Pardaillan.

 

– Au fait, admit Landry Coquenard ébranlé, on peut s’attendre à tout d’une terrible jouteuse comme celle-là !

 

– Nous en savons quelque chose, il me semble !

 

– Ma foi, monsieur, tout bien considéré, vous pourriez bien avoir raison. Et je vous demande pardon d’avoir ri comme un sot de votre supposition qui me paraît maintenant très juste.

 

– Tu devrais cependant la connaître, conclut Valvert. Tu oublies un peu vite que tu m’as confessé que, dans les premiers temps de ton entrée à mon service, tu avais bel et bien failli devenir un instrument entre ses mains.

 

– C’est vrai, ventre de Dieu ! sacra Landry Coquenard. Et s’animant :

 

– C’est qu’elle m’avait fameusement englué, l’infernale princesse que je ne connaissais alors que sous le nom de duchesse de Sorrientès !… Elle m’avait si bien persuadé qu’elle voulait le bonheur de la « petite », je veux dire de Mlle Florence… que je la suivais en aveugle !… que la peste me mange ! que la malemort m’extermine !…, Quand je pense que sans M. le chevalier de Pardaillan qui m’a ouvert les yeux, je n’aurais rien dit… pour vous faire une bonne surprise… Ah ! elle eût été fameuse, la surprise !…

 

– Oui, mon pauvre Landry, elle t’avait ensorcelé, comme elle avait failli m’ensorceler moi-même, fit Valvert. Le bonheur de Florence ? C’était bien le cadet de son souci !… C’est la perte de sa mère qu’elle machinait… et c’est à cela que tu l’aidais, sans le savoir !

 

Et il soupira :

 

– Ma bien-aimée Florence !… Qui sait si elle n’est pas plus en péril encore près de son père !…

 

Maintenant que le nom de sa bien-aimée était tombé de ses lèvres, il va sans dire que notre amoureux ne devait plus parler que d’elle. Et comme il avait en Landry Coquenard un confident qui ne se lassait jamais quand il était question de celle qu’il appelait toujours « la petite », nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’ils n’eurent plus guère d’autre sujet de conversation que celui-là qui leur tenait également à cœur à tous les deux.

 

Cependant, tout en bavardant, ils avançaient à une allure accélérée, longeant toujours les bords de la rivière. Et Landry Coquenard qui paraissait connaître admirablement ces environs de Paris d’alors qui étaient, plus que de nos jours, un véritable enchantement, nommait les bourgs, les hameaux, les châteaux, à la hauteur desquels ils passaient. Et il donnait, à leur sujet, une foule de renseignements et de petits détails qui, sous son indifférence affectée, émerveillaient Valvert étonné de le voir si bien renseigné.

 

– Monsieur, dit tout à coup Landry Coquenard, nous voici parvenus à la hauteur de Ruel[6] où je dois me rendre pour exécuter les ordres que vous m’avez donnés. Je vais donc vous quitter. Vous plaît-il de me dire où je vous retrouverai ?

 

– C’est plutôt à toi, qui connais si bien toute cette campagne, de me dire où je pourrai t’attendre.

 

– Eh bien, nous allons, s’il vous plaît, monsieur, gagner la grande route de Saint-Germain qui se trouve sur notre gauche à environ deux cents toises d’ici.

 

Ils regagnèrent cette route de Saint-Germain. Là, Landry Coquenard, après avoir donné à son maître des indications précises, piqua des deux vers Ruel, distant de deux ou trois cents toises, à peu près. Quant à Valvert, au petit pas, il continua droit devant lui, par la grand-route, qui se rapprochait de plus en plus de la rivière. Il passa devant une maison qu’il devina plutôt qu’il ne la vit, enfouie qu’elle était au milieu des frondaisons, et que Landry lui avait dit d’être la « maison noble de la Malmaison ».

 

Un peu plus loin, la route venait longer le bord de la rivière. Il s’arrêta là, mit pied à terre et descendit sur la berge. Il attacha à un jeune bouleau son cheval qui se mit aussitôt à paître l’herbe épaisse et drue, et il alla s’asseoir au pied d’un hêtre énorme qui étendait, très haut au-dessus de sa tête, le dôme arrondi de son feuillage épais, qui le mettait à l’abri des caresses un peu trop ardentes d’un soleil rutilant.

 

Derrière lui, une petite île où ne se voyait pas la moindre habitation, et qui prenait des allures de petite forêt vierge. Sur sa gauche, une grande maison noble qu’il voyait très bien, attendu qu’elle se dressait en bordure de la route, et plus loin, à peine visibles, quelques chaumières espacées, au milieu de jardinets fleuris : le hameau de la Chaussée, lui avait dit le savant Landry Coquenard.

 

Odet de Valvert, rêvant sans doute à sa bien-aimée Florence, attendit là près de deux heures. Au bout de ce temps, Landry Coquenard, annoncé déjà depuis un moment par le galop sonore de son cheval, reparut. Et, du plus loin qu’il l’aperçut Valvert lui cria :

 

– J’espère que tu n’as pas oublié les provisions, au moins ?

 

– Je n’aurais eu garde, rassura Landry Coquenard, je meurs de faim, monsieur, je dessèche de soif rentrée !

 

– Et le chariot ?

 

– Il ne tardera pas. Vous pensez bien, monsieur, que je ne l’ai pas attendu.

 

– Et tu as bien fait, approuva Valvert, car moi aussi je tombe d’inanition, j’étrangle de soif.

 

Landry Coquenard sauta lestement à terre, débarrassa son cheval de deux paniers dont il était chargé et l’attacha à un arbre, comme avait fait son maître. Après quoi, il étala le contenu des paniers sur l’herbe et, agitant les mâchoires d’une manière significative, il prononça avec une évidente satisfaction :

 

– Voilà de quoi rendre des forces à un mort, monsieur.

 

Ils s’installèrent, comme deux égaux, et, avec un appétit égal, commencèrent le massacre des provisions. Sans doute ils avaient de bonnes raisons de croire qu’ils avaient du temps devant eux, car ils ne se pressaient pas.

 

Un grand chariot vide, traîné par deux vigoureux percherons attelés en flèche, conduit par un paysan, arriva comme ils étaient au milieu de ce repas champêtre. Le conducteur reçut l’ordre de ranger son chariot à l’ombre, le plus près possible de la berge, et d’attendre. Et pour qu’il ne s’ennuyât pas trop, Landry Coquenard, sur l’ordre de Valvert, lui remit un pain, un flacon de vin, une énorme tranche de pâté et la carcasse d’une volaille dont ils avaient expédié les ailes et les cuisses.

 

Lorsqu’ils se remirent en selle, il était deux heures passées de l’après-midi. C’était à peu près vers ce moment-là que Pardaillan s’en allait au Louvre. Ils partirent au pas, laissant le chariot vide sous la garde du paysan à qui Valvert avait donné ses ordres. Ils passèrent devant cette maison que Valvert avait pu voir de loin, de l’endroit où il s’était assis et où ils avaient dîné. Selon son habitude, Landry Coquenard ne manqua pas de la signaler à son maître.

 

– Monsieur, lui dit-il, jetez un coup d’œil sur cette maison noble.

 

– Je vois, répondit Valvert après avoir considéré un instant la maison, je vois une grande maison de briques, qui n’a rien de remarquable.

 

– C’est le château de la Chaussée, monsieur, dit Landry Coquenard. Et, comme il voyait que ce nom ne disait rien à son maître, il ajouta :

 

– C’est là, monsieur, à l’ombre de ces grands arbres touffus, que notre bon sire, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, a filé le parfait amour avec Mme la duchesse de Beaufort, au temps où elle n’était encore que la demoiselle Gabrielle d’Estrées[7].

 

– Vraiment ? fit Valvert.

 

Et sans qu’il fût possible de démêler s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement :

 

– Par ma foi, je ne suis pas fâché d’avoir vu ces arbres à l’ombre desquels notre grand roi est venu roucouler sa chanson galante avec celle que l’on appelait la Belle Gabrielle.

 

Ils continuèrent d’avancer durant un quart de lieue environ. Tout à coup, Valvert s’écria :

 

– Voilà nos gens, je crois !

 

Et il désignait un groupe de cavaliers qui, assez loin encore, s’en venaient au pas à leur rencontre.

 

– Et voilà le bateau ! répondit Landry, en désignant un bateau assez fort qui remontait lentement le courant et qui paraissait remorqué par ce groupe de cavaliers, lesquels le précédaient de quelques toises.

 

– Attention, Landry, recommanda Valvert, c’est le moment de se tenir sur ses gardes et de ne pas se trahir soi-même.

 

Sur ces mots, Valvert prit les devants, au trot. Landry Coquenard, qui jusque-là s’était tenu à son côté, le suivit à quatre pas, en valet bien stylé.

 

En tête de la petite troupe au-devant de laquelle ils allaient marchait, seul, le chef de cette troupe. C’était assurément un gentilhomme. Un gentilhomme qui trahissait son origine par cet air de morgue hautaine qui, en général, caractérisait alors les gentilshommes espagnols.

 

Quand il fut à une dizaine de pas de ce gentilhomme, Valvert mit sa monture au pas. Alors celui-ci, comprenant que c’était décidément à lui qu’on en voulait, s’arrêta et attendit, fièrement campé sur sa selle. Valvert s’arrêta à deux pas de lui et mit le chapeau à la main. L’autre en fit autant, Valvert s’inclina gracieusement sur l’encolure de son cheval – salut qui lui fut scrupuleusement rendu, dans toutes les règles – et poliment, mais sur un ton de commandement qui sentait son militaire parlant à un inférieur :

 

– Monsieur, dit-il, je suis le chef que vous attendez et à qui vous devez repasser le commandement de votre troupe. Voici ma lettre de service. Veuillez en prendre connaissance.

 

En disant ces mots, il prenait à sa ceinture le parchemin qu’il avait enlevé à d’Albaran et le lui présentait, tout ouvert. L’Espagnol prit le feuillet. Il le lut attentivement et, plus attentivement encore, vérifia les cachets et les signatures. Cet examen terminé, il rendit le parchemin, s’inclina respectueusement, et, en français, sans aucun accent :

 

– Est-ce au seigneur comte d’Albaran que j’ai l’insigne honneur de parler ? dit-il.

 

– Non, monsieur. Je suis, moi, le comte de Valvert, gentilhomme français, au service de Son Altesse la duchesse de Sorrientès.

 

– Ah !… On m’avait dit que ce serait probablement le comte d’Albaran qui me déchargerait de ma mission.

 

En faisant cette réflexion l’Espagnol fouillait Valvert d’un regard chargé de méfiance. Sans s’émouvoir, celui-ci répondit d’un air détaché :

 

– C’était, en effet, le comte d’Albaran qui devait se charger de cette mission. Mais le comte, ce matin même, a été gratifié d’un joli coup d’épée qui l’a cloué au lit pour quelques jours. C’est moi que Son Altesse a bien voulu désigner pour le remplacer… Au surplus, je vous ferai remarquer, monsieur, que la lettre de service que vous avez lue, et fort attentivement, soit dit sans reproche, ne mentionne aucun nom. Elle vous enjoint simplement d’obéir au porteur.

 

– C’est juste reconnut l’Espagnol. Et après une imperceptible hésitation :

 

– Je me mets, ainsi que mes hommes, à vos ordres, monsieur.

 

– Valvert sentit qu’il y avait comme une réticence en lui. L’Espagnol éprouvait de vagues soupçons qu’il eût été bien en peine de préciser, mais qui ne laissaient pas que le troubler quelque peu : méfiance instinctive qui, en somme, faisait honneur à son flair. Il ne voulut pas le brusquer. Et avec une grande courtoisie :

 

– Monsieur, dit-il, je suis bien votre serviteur. Et, en fait d’ordres, je n’ai que ceux de Son Altesse à vous transmettre, lesquels se résument à ceci : à compter de cet instant, la lourde responsabilité qui pesait sur vous passe sur moi. Vous pouvez considérer votre mission comme heureusement terminée et vous pouvez compter que Son Altesse ne manquera pas de vous témoigner, d’une manière éclatante, sa haute satisfaction pour l’habileté avec laquelle vous avez su amener jusqu’ici le précieux dépôt qui vous était confié.

 

À ces mots, la mine renfrognée de l’Espagnol s’illumina d’un large sourire. Le voyant sensible au compliment, Valvert l’acheva en le prenant par l’intérêt. Et avec un sourire entendu, gros de promesses :

 

– Et vous savez sans doute, monsieur, que Son Altesse se montre toujours d’une générosité plus que royale envers ceux qui la servent bien et intelligemment… comme vous venez de le faire.

 

Ayant tendu cet appât, Valvert l’observa du coin de l’œil pour juger de l’effet produit. Satisfait, comme si tout était dit, il acheva :

 

– Vous voudrez bien me faire l’honneur de m’accompagner jusqu’à la porte Saint-Honoré. Là, vous pourrez me quitter et conduire vos hommes… où vous savez.

 

L’Espagnol, dont les soupçons imprécis paraissaient momentanément écartés, s’inclina en signe d’obéissance. Ils se mirent en route, Valvert ayant à sa gauche celui qu’il pouvait considérer comme son lieutenant. Derrière eux, à quatre pas, raide, impassible, venait Landry Coquenard, qui se tenait prêt à tout. Derrière Landry, suivait la petite troupe. Et derrière cette troupe, halé par elle, le bateau, chargé de tonnelets, glissait lentement sur les flots calmes de la rivière, sous la conduite de deux mariniers taillés en hercules.

 

En route, Valvert, qui tenait à dissiper les derniers soupçons de l’hidalgo, s’il en avait encore, Valvert se mit à parler de Son Altesse la duchesse de Sorrientès. Il pouvait le faire sans crainte de commettre une erreur qui pouvait être fatale à son expédition, puisqu’il avait vécu quelque temps près d’elle, parmi ses familiers. Il put donc, sans en avoir l’air, donner des détails précis, rigoureusement exacts, citer des noms de personnages dont quelques-uns étaient connus de son interlocuteur et glisser sur ceux-là quelques précisions qui montraient jusqu’à l’évidence qu’il les connaissait fort bien. Et il eut la satisfaction de constater qu’il avait réussi à capter complètement la confiance du soupçonneux Espagnol.

 

Ils arrivèrent au château de la Chaussée, non loin duquel Valvert avait laissé son chariot vide. Landry Coquenard, le paysan qu’il avait amené, les deux mariniers et les cavaliers espagnols se mirent à l’œuvre. En moins d’une demi-heure, les tonnelets qui formaient le chargement du bateau furent enlevés et transportés sur le véhicule.

 

Les deux mariniers remontèrent sur leur bateau et s’éloignèrent à la rame. Valvert et l’Espagnol prirent la tête. Derrière eux, le véhicule, lourdement chargé maintenant, s’ébranla, conduit par le paysan à qui il appartenait, et surveillé de près par Landry Coquenard qui se tenait près du limonier. Les cavaliers espagnols fermaient la marche.

 

Au pas, la petite troupe s’en alla traverser la Seine à Neuilly, où se trouvait un pont de construction récente et qui n’était pas très solidement bâti, il faut croire, puisque, une vingtaine d’années plus tard, il devait s’écrouler en partie. À Neuilly, ils n’étaient plus qu’à une petite lieue de la porte Saint-Honoré. Pour franchir cette lieue, à l’allure lente qu’ils étaient obligés de garder à cause des chevaux qui traînaient le chariot lourdement chargé, il leur fallait compter une bonne heure.

 

Et à ce moment même, Fausta, ayant reconquis sa liberté, galopait ventre à terre sur la route de Saint-Denis, résolue à crever dix chevaux s’il le fallait, mais à arriver à Paris avant le comte de Valvert, ainsi qu’elle l’avait dit elle-même…

 

Mais Valvert ignorait même que Fausta eût été prise par le chevalier. Et comme il avait été entendu entre Pardaillan et lui qu’il arriverait à la brume, il se jugea en avance d’une bonne demi-heure, et décida de s’arrêter un instant à Neuilly.

 

Cette halte fut accueillie de tous ses hommes avec d’évidentes et bruyantes marques de satisfaction. Et cela s’explique. Elle se fit, cette halte, dans une auberge où il régala tout son monde d’une omelette fumante, d’une délicieuse friture et de quelques tranches de viande froide. Le tout arrosé de ce petit vin clairet des environs de Paris, frais tiré de la cave, qui vous grattait agréablement le palais, et se laissait boire comme du petit-lait.

 

Ce modeste souper fut expédié dans le temps qu’il avait fixé. Il se remit en route. Il arriva au hameau du Roule. Il n’avait qu’à continuer tout droit pour arriver à la porte Saint-Honoré. Mais son intention était d’aboutir à la petite porte du Louvre qui donnait sur le quai. En conséquence, après avoir franchi le pont qui, à la sortie du Roule, enjambait le grand égout bordé de saules (lequel coulait encore à ciel ouvert, et coupait la route à cet endroit pour aller se verser dans la Seine, au-dessous de Chaillot), il prit, sur sa droite, un chemin de traverse qui le ramena sur les bords de la rivière. Et il arriva enfin à cette porte, dont nous avons signalé l’existence entre le bastion des Tuileries et la Seine, et près de laquelle nous avons laissé Pardaillan aux aguets, assis sur le parapet.

 

Il ne faisait pas tout à fait nuit encore. Mais le jour tombait de plus en plus. Malgré l’ombre envahissante, l’œil perçant de Pardaillan, de loin, avait reconnu sans peine la petite troupe qui s’avançait. Il se leva, descendit de son observatoire et alla jeter un coup d’œil sur le quai, du côté du Louvre. Il constata que ce quai était désert jusqu’à la porte Neuve. Et il alla se dissimuler dans une encoignure.

 

Valvert, le chariot et son escorte franchirent la porte et s’arrêtèrent : c’était là qu’il avait décidé que les Espagnols le quitteraient. Avant de se séparer, l’hidalgo et lui échangèrent les politesses de rigueur. Après quoi, il renseigna :

 

– Longez le mur du jardin et tournez à droite dans le faubourg, vous arriverez à la porte Saint-Honoré. La soirée n’est pas encore assez avancée pour que vous ne trouviez pas dans la rue Saint-Honoré plus d’un passant complaisant pour vous indiquer votre chemin, et, au besoin, pour vous conduire.

 

Pardaillan avait entendu. Il sortit de son coin, se glissa le long du mur, fila rapidement jusqu’à la rue Saint-Honoré. Là, il laissa retomber les pans du manteau, prit le milieu de la chaussée et se donna les allures d’un bon badaud qui hume le frais avant de rentrer chez lui.

 

Ce qu’il avait prévu ne manqua pas de se produire : ce fut à lui que le gentilhomme espagnol s’adressa pour se faire indiquer le chemin de la rue du Mouton[8]. Naturellement, Pardaillan répondit qu’il se rendait, précisément, rue de la Tisseranderie[9] dans laquelle donnait la rue du Mouton. Il n’y avait qu’à le suivre, ce que firent les Espagnols.

 

À l’entrée de la rue du Mouton, un homme attendait les Espagnols. Pardaillan fut remercié comme il convenait. Et comme ceux qu’il avait conduits jusque-là attendaient à l’entrée de la rue, sans mettre pied à terre, il comprit qu’ils n’étaient pas encore arrivés à destination et qu’ils attendaient qu’il se fût éloigné pour poursuivre leur chemin. Il s’éloigna d’un air indifférent. Mais il n’alla pas loin. Il s’arrêta quelques pas plus loin, se retourna, et, perdu dans l’ombre, regarda.

 

Conduits par l’homme qui les attendait, les cavaliers entrèrent dans la rue du Mouton. Pardaillan revint aussitôt sur ses pas et se mit à les suivre de loin. Ils contournèrent l’Hôtel de Ville et l’église Saint-Gervais pour revenir, par la rue du Pet-au-Diable[10], dans cette même rue de la Tisseranderie qu’ils avaient quittée quelques instants plus tôt, et qu’ils se mirent à remonter.

 

Ils n’allèrent pas loin d’ailleurs. Presque en face de la rue du Pet-au-Diable se trouvait le cul-de-sac Barentin[11]. Ils y entrèrent. Et Pardaillan derrière eux, naturellement. Il ne s’avança pas trop : il savait que cet infect boyau était sans issue. Il n’y avait que quelques sordides masures, espacées dans ce cul-de-sac. Cependant, au fond, et complètement isolée, se dressait une maison qui, comparée à celles qui la précédaient, prenait des allures de petit palais. La porte cochère de cette maison était grande ouverte. Il les vit s’engouffrer silencieusement sous la voûte noire, les uns après les autres.

 

Il attendit que la porte se fût refermée sur eux, et il partit. Il était furieux.

 

– La peste soit de moi ! marmonnait-il en s’éloignant à grandes enjambées. Je n’avais qu’à les attendre où j’étais, rue de la Tisseranderie !… Je me serais évité la peine de les suivre dans tous les tours et détours de renardeaux inexpérimentés.

 

Mais, après avoir exhalé sa mauvaise humeur, il se consola en réfléchissant :

 

– Oui mais, pour les attendre, il aurait fallu savoir d’avance où ils allaient !… Et si je l’avais su, mordieu, je n’aurais pas eu besoin de les attendre trois heures aux Tuileries, d’abord… Ensuite je n’aurais pas eu besoin de les guider jusqu’à la rue du Mouton.

 

Et il s’admonesta consciencieusement :

 

– Je me demande un peu quelle mouche me pique d’aller me plaindre au moment même où j’ai enfin trouvé ce que je cherchais vainement depuis un mois !… Que la quartaine[12] m’étouffe, plus je vais, plus je deviens un animal grognon, grincheux, à ne pas prendre avec des pincettes !… Si je n’y mets bon ordre, il n’y aura bientôt plus moyen de vivre avec moi, et je me rendrai insupportable à moi-même !…

 

Et levant les épaules avec insouciance :

 

– Bah ! qu’importe après tout ?… Pour le peu de temps qui me reste à vivre !… Retournons dans notre terrier où m’attend, sans doute, Valvert qui doit avoir heureusement terminé son affaire.

 

Comme on le voit, Pardaillan n’avait aucune inquiétude au sujet de Valvert. L’idée ne lui venait pas qu’il pouvait, au dernier moment, se heurter à des obstacles inattendus, de nature à faire avorter cette entreprise qu’il croyait heureusement terminée.

 

Valvert était demeuré un instant à la place où il avait pris congé des Espagnols, attendant qu’ils se fussent éloignés. Quand il ne les vit plus, à peu près sûr qu’ils ne reviendraient pas, il se tourna vers Landry Coquenard, et commanda :

 

– En route, Landry… et attention à ne pas faire naufrage au port, surtout !

 

– On veillera à ce que ce malheur ne nous arrive pas, répondit Landry.

 

Ils plaisantaient tous les deux. Comme Pardaillan ils étaient sans appréhension, et ils considéraient leur expédition comme à peu près terminée. Mais, de ce qu’ils étaient sans inquiétude, il ne s’ensuit pas qu’ils allaient renoncer à toute précaution. Au contraire, ils se tenaient plus que jamais sur leurs gardes, ne voulant pas, ainsi qu’ils l’avaient dit, échouer au port par leur faute.

 

Valvert prit la tête. Et il avança au pas, tendant l’oreille, fouillant d’un regard attentif le quai désert, sur lequel le voile du soir tombait lentement. Et il tenait la main sur la garde de l’épée, prête à jaillir hors du fourreau.

 

Immédiatement derrière lui, l’attelage suivait. Près du cheval de volée, marchait Landry Coquenard. Le paysan se tenait assis, à la naissance des brancards, la lanière de son fouet autour du cou. Il n’arrêtait pas de maugréer des paroles confuses, parmi lesquelles revenait sans cesse, comme un refrain obsédant, le mot chevaux : l’attelage lui appartenait, c’était à peu près toute sa fortune, et il s’inquiétait pour ses chevaux.

 

Ils allèrent ainsi jusqu’à la porte Neuve, sous laquelle ils passèrent. Ils touchaient au but. Plus qu’une minute ou deux, et, pour le coup leur mission serait enfin terminée.

 

À ce moment, Valvert aperçut une troupe qui, à toutes jambes, venait à lui. Ils étaient une vingtaine, au moins. Et il n’y avait pas à se méprendre sur leurs intentions, attendu qu’ils avaient tous l’épée au poing. C’était Fausta. Elle était arrivée, comme elle se l’était promis. Mais il lui avait fallu passer chez elle pour y prendre les hommes qu’elle amenait. Et cela avait fait perdre quelques minutes.

 

Malgré tout, cependant, elle était en avance sur Valvert. Et si, à ce moment, elle s’était lancée sur le chemin qui longeait la rivière, à la rencontre de Valvert, bien qu’elle et ses gens fussent à pied, elle eût pu l’atteindre avant qu’il eût congédié son escorte de soldats espagnols. Alors Valvert se fût trouvé pris entre sa troupe et ces soldats espagnols, desquels elle se serait fait reconnaître. Alors son entreprise, qui consistait à reprendre son bien, eût infailliblement réussi.

 

Mais Fausta, qui attendait un bateau, n’avait pensé qu’à ce bateau. Fausta était venue droit au quai et, depuis près d’un quart d’heure, ne guettait que la rivière. Cette idée, pourtant si simple, que le chargement du bateau pouvait avoir été transporté sur un véhicule quelconque et que ce qu’elle attendait par voie d’eau pouvait très bien arriver par voie de terre, ne lui était pas venue. Elle lui était si peu venue qu’il s’en était fallu d’un rien que Valvert arrivât à la porte du Louvre sans qu’elle y prît garde.

 

Il est vrai qu’il n’en était plus qu’à quelques pas. N’importe, elle était là, maintenant, bien accompagnée, et elle espérait bien l’empêcher de franchir ces quelques pas, et s’emparer de ce chariot qui contenait ce qui lui appartenait, à elle.

 

Dès qu’il vit cette troupe armée, à la tête de laquelle il reconnut « l’enragé » à qui il avait eu affaire le matin, Valvert eut instantanément le fer au poing. Il se retourna et recommanda :

 

– Attention, Landry, il va nous falloir passer sur le ventre de ces gens-là !

 

Et, s’adressant au paysan :

 

– Fouettez à tour de bras, ou je ne réponds pas de vos chevaux !

 

– On passera, monsieur, répondit tranquillement Landry Coquenard. En donnant cette assurance, il dégainait et, de la pointe de la rapière, se mettait à piquer impitoyablement la croupe du cheval de volée, qui hennit de douleur. Quant au paysan, il grogna :

 

– On ne m’y reprendra pas de sitôt à louer mes chevaux à des enragés de cette espèce.

 

Mais, tout en protestant, il avait saisi son fouet et, à tour de bras, faisait pleuvoir une grêle de coups sur le limonier, en l’excitant encore de la voix. Les deux percherons, fouaillés, piqués jusqu’au sang, s’ébrouèrent, hennirent, tendirent les muscles dans un effort puissant. Et l’énorme masse qu’ils traînaient, roulant, cahotant, grinçant, avec un bruit de ferraille assourdissant, partit à une allure désordonnée.

 

– Halte !…

 

– On ne passe pas ! hurlèrent deux voix en même temps.

 

– Je passe !… Et j’écrase ! répondit la voix railleuse de Valvert. C’était quelque chose comme un monstre fantastique qui, dans l’ombre, prenait des proportions plus démesurées, plus fantastiques encore, et qui, dans un roulement effroyable, pareil à des grondements de tonnerre ininterrompus, s’avançait avec la force impétueuse d’un cyclone menaçant de broyer tout sur son passage. Essayer de s’opposer au passage de cette masse formidable eût été folie.

 

Fausta ne le tenta pas. À quoi bon faire écraser inutilement son monde ? Elle savait bien que tout cela n’irait pas loin. Une cinquantaine de pas et cela s’arrêterait devant la petite porte du Louvre. Alors, elle reviendrait sur ses pas, et pendant que deux de ses hommes saisiraient et entraîneraient le cheval de volée, les autres expédieraient les deux défenseurs. Ce qui ne serait pas long.

 

C’est ce qu’elle expliqua en quelques mots brefs. Et sa troupe s’ouvrit devant la monstrueuse machine qui passa, avec des grincements épouvantables qui semblaient exprimer le regret qu’elle éprouvait de ne pouvoir écraser de la chair saignante et palpitante. Elle passa, et vint s’arrêter, en effet, devant la petite porte du Louvre. À quelques pas d’un groupe qui se tenait perdu dans l’ombre.

 

Disons sans plus tarder que c’était le roi, ayant Luynes à sa droite, Vitry à sa gauche, et, derrière lui, quatre gardes taillés en hercules, qui se tenait là. Talonné par la curiosité, alléché par la vague promesse d’un spectacle intéressant, faite par Pardaillan, il était descendu sur le quai depuis un instant. Et prodigieusement intéressé déjà, il ne regrettait pas de s’être dérangé.

 

Valvert était venu s’arrêter à quelques pas de ce groupe qu’il ne vit pas : toute son attention allait à cette troupe sur le ventre de laquelle il venait de passer, et qu’il voyait, là-bas, accourir à toutes jambes. Et de cette voix étrangement calme, un peu froide, qu’il avait dans l’action, il disait :

 

– Attention, Landry, c’est ici que la véritable bataille va se livrer. Ce sera rude.

 

– Hélas ! monsieur, à qui le dites-vous ? geignit lamentablement Landry Coquenard.

 

– Tu as peur ? maître couard, gronda Valvert.

 

– Oui, monsieur, avoua sans vergogne Landry Coquenard. Et s’emportant brusquement :

 

– Je suis un homme paisible, moi ! J’ai horreur des coups, et je tiens à ma peau, moi !… Et je réfléchis que puisque nous voilà devant la demeure du roi à qui ce chargement est destiné, le plus simple est de nous en aller frapper à cette porte et de réclamer main-forte, avant qu’on ne nous tombe dessus. Et c’est ce que je m’en vais faire.

 

Ayant mugi ces paroles, Landry Coquenard poussa résolument son cheval vers la porte. Mais il s’arrêta net, devant la pointe menaçante que Valvert appuyait sur sa poitrine, en disant froidement :

 

– Un pas de plus et, Landry du diable, je te mets les tripes au vent ! Et, s’animant :

 

– Ah ! sacripant, tu veux déshonorer ton maître ?…

 

– Moi ! s’étrangla Landry. Que la foudre m’écrase si je comprends !…

 

– Comment, misérable, tu ne comprends pas que si je vais dire au roi : « Sire, je vous apporte un cadeau… mais il faut m’aider à le conquérir », tu ne comprends pas que si je fais cela, je suis déshonoré à tout jamais ?… Ventrebleu, il faut faire les choses convenablement ou ne pas s’en mêler !…

 

– S’ils n’étaient que quatre ou cinq, comme ce matin, on pourrait encore se risquer, gémit Landry Coquenard. Mais, monsieur, ils sont au moins une vingtaine. Et nous ne sommes que deux.

 

– Oui, mais deux qui en valent vingt. La partie est donc égale.

 

– Tudieu, voilà un brave ! murmura Vitry.

 

– C’est le comte de Valvert ! répondit le roi du même ton, à peu près, qu’il eût dit : « C’est Roland ou Amadis. »

 

Et, sur le même ton de respect admiratif, il ajouta :

 

– C’est l’élève de Pardaillan !

 

– Ne pensez-vous pas, Sire, qu’il serait temps d’intervenir ?

 

– Non, non, fit vivement le roi, je veux voir si vraiment ils vont tenir tête à ces vingt larrons !

 

Pendant que le roi et le capitaine échangeaient ces réflexions à voix basse, Landry Coquenard, exaspéré, glapissait d’un ton suraigu :

 

– Ah ! c’est ainsi ! Eh bien, crevons ici, puisque vous le voulez !… Mais, par le ventre de Dieu, je ne m’en irai pas seul !… Je veux en découdre le plus que je pourrai avant de faire le saut !

 

– C’est précisément ce que je te demande, animal, dit Valvert. Et, sur un ton de commandement :

 

– Passe de l’autre côté des chevaux et attention à la manœuvre… Vous entendez, l’homme ? Gare à vos chevaux. On va s’efforcer de vous les enlever… et le chariot avec, naturellement… Défendez votre bien, ventrebleu !

 

Le paysan, à qui s’adressaient ces mots, sauta à terre comme un furieux, s’arma de sa fourche qu’il brandit d’un air décidé, et menaça :

 

– Mort de ma vie ! le premier qui touche à mes bêtes, je l’enfourche. Odet de Valvert et Landry Coquenard eurent à peine le temps de se placer de chaque côté du cheval de volée qu’il s’agissait de défendre coûte que coûte, et sur lequel allait se porter tout l’effort des assaillants. Au même instant, ils furent assaillis par les acolytes de Fausta, qui, divisés en deux groupes, attaquaient Valvert d’un côté, Landry de l’autre.

 

La manœuvre de Fausta se produisait telle que Valvert l’avait prévue. Il y répondit sur-le-champ par sa manœuvre à lui, imité par Landry Coquenard. Ils firent cabrer leurs chevaux qui pointèrent, plongèrent, détachèrent de formidables ruades. Cela dura quelques secondes. Il y eut des mâchoires fracassées, des poitrines défoncées. Il y eut des plaintes, des gémissements et des jurons, des vociférations.

 

Et les deux groupes d’assaillants, réduits de moitié, reculèrent en grondant.

 

Mais avant de reculer, Fausta, qui s’était bravement exposée pour l’exécuter, avait placé son coup. Et, frappé au poitrail, le cheval de Valvert vacilla sur ses jambes et s’abattit avec un hennissement de douleur. Le coup, d’ailleurs, ne donna pas les résultats qu’elle en attendait. Valvert était trop bon cavalier pour se laisser surprendre ainsi. Il était retombé sur ses pieds. Et ce fut à la pointe de l’épée qu’il reçut ceux qui revenaient à la charge en poussant déjà des clameurs de triomphe.

 

Pour comble de malchance, le paysan – persuadé qu’on voulait lui voler ses chevaux – tomba sur eux, par derrière, à coups de fourche. Et pendant ce temps, Landry Coquenard, de son côté, continuait à manœuvrer son cheval avec une adresse et une habileté qui révélaient en lui un écuyer consommé, et réussissait à tenir les agresseurs à distance.

 

Le petit roi regardait la lutte épique avec des yeux étincelants. Vitry et Luynes le sentaient transporté d’enthousiasme, possédé de l’envie folle de se précipiter lui-même au milieu de la mêlée. Et ils le surveillaient de près, bien résolus à ne pas lui laisser commettre une imprudence pareille. Par bonheur, le roi sut se maîtriser. Et il donna enfin l’ordre attendu :

 

– Allez, Vitry.

 

Vitry s’avança avec insouciance, en tapotant son mollet de la canne qu’il tenait à la main. Il était brave, c’est incontestable. Et puis, pour tout dire, il pensait avoir affaire à des détrousseurs qui prendraient la fuite à sa première sommation. Au reste, cette erreur était partagée par le roi et par les quatre gardes, lesquels n’avaient même pas daigné sortir l’épée du fourreau, et lui emboîtaient le pas, raides comme à la parade.

 

– De par le roi, cria Vitry d’une voix rude, impérieuse, bas les armes, tous !

 

L’ordre ne produisit pas l’effet attendu. Fausta, qui peut-être n’avait pas entendu, continua de s’escrimer de plus belle. Et ses hommes suivirent l’exemple qu’elle leur donnait. Cependant ils avaient entendu, eux, car, parmi eux, une voix rocailleuse répondit :

 

– De par le diable, au large, ou gare à ta peau !

 

Cette insolente réplique laissa Vitry un instant sans voix. En même temps, elle éclaira le roi, qui se dit :

 

– Oh ! ce ne sont pas là de vulgaires détrousseurs de nuit !… Il ne faut pas les laisser échapper !…

 

– Qui donc, ici, est assez osé que de résister a un ordre du roi !

 

– Le roi ! s’exclama Fausta.

 

Cette fois, elle avait entendu, elle avait reconnu la voix de Louis XIII. Son premier mouvement, tout irréfléchi, fut de reculer de deux pas, en abaissant son fer. Ses hommes, qui l’imitaient en tout, reculèrent comme elle, répétèrent avec un effarement indicible :

 

– Le roi !…

 

– Le roi ! s’écria Valvert.

 

Et lui aussi il recula. Lui aussi, il abaissa la pointe de l’épée. Seulement il ne rengaina pas. Il savait, pour l’avoir vu à l’œuvre le matin même, de quoi était capable cet « enragé » qu’il soupçonnait de plus en plus d’être Fausta elle-même. Et il se tenait sur ses gardes. Et il surveillait tous ses mouvements avec une attention aiguë.

 

Le roi crut que tout était dit, puisque, l’ayant reconnu, ils avaient reculé. Sa colère tomba. Et, froidement :

 

– Vitry, saisissez-moi ces rebelles, et conduisez-les au corps de garde, ici près… Demain, quand il fera jour, nous verrons à qui nous avons affaire.

 

Et sans plus s’en occuper, il se tourna vers Valvert et, gracieusement :

 

– Bonsoir, comte.

 

– Sire, j’ai l’honneur de présenter mes très humbles respects à Votre Majesté, répondit Valvert en se courbant.

 

– Ça, fit Louis XIII, posant sans plus tarder la question qui lui démangeait le bout de la langue, que nous apportez-vous de si précieux, dans ce chariot que vous avez si vaillamment défendu ?

 

– De la poudre, sire, sourit Valvert.

 

– De la poudre ! s’écria le roi avec un accent où l’on sentait comme une déception.

 

Et tranquillement, comme s’il se trouvait dans son cabinet, entouré de ses familiers et de ses gardes, il s’entretint à voix basse avec Valvert qui, devinant sa déception, se hâta de lui révéler ce que contenaient réellement ces soi-disant tonneaux de poudre.

 

Fausta, sous le coup de la surprise, avait reculé malgré elle. Tout de suite elle se ressaisit. Et cette pensée, comme un éclair éblouissant, illumina son cerveau sans cesse actif :

 

– Le roi !… seul… ou à peu près… sur ce quai désert !… À portée de ma main !… Ah !… puisque le ciel me l’envoie… il ne s’en ira pas vivant d’ici !…

 

Vitry et ses gardes n’avaient pas encore esquissé un mouvement pour exécuter l’ordre du roi, et déjà elle passait, elle, de la décision à l’exécution. Elle remettait l’épée au fourreau en disant :

 

– Nous ne sommes pas des rebelles. Nous ne résistons pas à un ordre du roi.

 

En prononçant ces paroles destinées à inspirer confiance, elle fouillait vivement dans son pourpoint.

 

– Rendez vos épées, commanda Vitry, dupe de cette apparente soumission.

 

Il achevait à peine que Fausta lançait un coup de sifflet bref, étrangement modulé. En même temps, brandissant le poignard qu’elle venait de sortir de son sein, elle fondait sur le roi dont toute l’attention se portait sur le récit que lui faisait Valvert en ce moment.

 

Dans le même moment, exécutant la manœuvre que le coup de sifflet venait de leur commander, ses acolytes se ruèrent en trombe devant eux, passèrent comme des ombres le long du chariot, s’évanouirent dans la nuit noire, sans plus s’occuper d’elle que si elle n’existait plus pour eux. Et cela s’accomplit avec une rapidité fantastique.

 

Le premier bond de Fausta l’avait portée sur le roi. Sans s’arrêter, sans ralentir son élan, elle leva le poignard et l’abattît dans un geste foudroyant, avec l’intention de poursuivre sa course, de rattraper ses hommes et de disparaître avec eux.

 

Elle avait admirablement calculé son coup et l’avait exécuté avec une adresse, une sûreté et une vivacité qui devaient en assurer le succès. Mais elle avait compté sans Valvert qui, tout en s’entretenant avec le roi, ne la perdait pas de vue.

 

Le roi, comme dans une effrayante vision de cauchemar, entrevit l’éclair blafard de l’acier s’abattant sur lui avec la rapidité de la foudre. Il se vit perdu. Il eut un instinctif rejet du buste en arrière et ferma les yeux. Presque aussitôt après, il les rouvrit avec l’indicible stupeur de se voir encore vivant. Il fit un bond en arrière et tomba dans les bras de Luynes, accouru un peu tard.

 

Valvert était intervenu à temps, lui : le bras levé de Fausta avait été happé au passage et maintenu. Son élan formidable brisé net. Et maintenant elle se sentait clouée sur place, avec une force à laquelle il était inutile de résister. Maintenant, elle était prise de nouveau, comme, le matin même, elle avait été prise par Pardaillan. Et la voix de celui qui la tenait raillait :

 

– Tout beau, on ne meurtrit pas ainsi le roi !…

 

– Malédiction ! rugit Fausta.

 

– Ne lâchez pas prise, comte !… Sus, Vitry ! commanda le roi. Fausta ne s’attarda pas à essayer de s’arracher à la tenaille vivante qui l’immobilisait. C’eût été perdre inutilement son temps dans un moment où un dixième de seconde perdu pouvait consommer sa perte. D’un geste prompt comme la foudre, elle saisit le poignard de la main gauche et frappa, au hasard. Cela s’accomplit avec une rapidité telle que les deux gestes parurent n’en faire qu’un et que Valvert ne put pas esquiver le coup.

 

Le poignard tomba dans le bras qui la maîtrisait. Valvert n’eut pas un cri, pas une plainte. Mais la secousse et la douleur, malgré lui, lui firent desserrer un peu son étreinte. D’une violente saccade, Fausta se dégagea tout à fait, lui échappa. Et, d’un bond prodigieux, elle sauta dans la rivière.

 

Les quatre gardes, l’épée au poing, s’étaient lancés à la poursuite des estafiers en fuite : trop tard, du reste. Il ne restait plus autour du roi que Valvert, Vitry, Luynes, Landry Coquenard et le paysan.

 

– Prenez-le ! prenez-le ! cria le roi. Il doit être tombé sur l’un des bachots[13] qui sont amarrés là ! Et peut-être s’est-il brisé les jambes !

 

Landry, Vitry et Luynes se précipitèrent. Landry descendit même dans l’un de ces bachots sur lesquels le roi espérait que le fugitif s’était brisé les jambes et qui étaient assez nombreux en cet endroit. Mais Fausta demeura introuvable. Il en fut de même de ses hommes.

 

Le roi renonça à les faire chercher plus longtemps. Et il s’occupa de faire mettre en lieu sûr cette fortune qui lui tombait du ciel. Ce fut chose faite au bout d’une demi-heure. Après quoi, il songea à récompenser le propriétaire du chariot et Landry Coquenard, dont il avait admiré la vigoureuse défense au cours de l’assaut qu’ils avaient subi. Il leur adressa quelques paroles flatteuses et remit une bourse convenablement garnie de pièces d’or au paysan qui partit, ivre de joie et d’orgueil. À Landry Coquenard, il fit don d’une chaîne d’or que celui-ci, d’un œil expert et avec une grimace de jubilation, estima valoir de trois à quatre mille livres.

 

Ces libéralités faites, il emmena Valvert dans son petit cabinet, où il s’enferma seul avec lui. Cette audience extraordinaire dura plus d’une heure. Lorsqu’il rejoignit Landry Coquenard qui l’attendait dans une arrière-cour, Valvert paraissait radieux. Tant qu’ils furent dans le Louvre, ils ne prononcèrent pas une parole. Mais dès qu’ils se retrouvèrent loin des oreilles indiscrètes, sur le quai sombre et désert, Landry se hâta de poser la question qui lui démangeait le bout de la langue.

 

– Je vous vois bien joyeux, monsieur, dit-il. Rapporteriez-vous, de cette longue audience, la fortune après laquelle vous courez en vain depuis si longtemps ?

 

– La fortune et le bonheur, Landry ! répondit Valvert en riant. Sais-tu ce que le roi m’a promis ?… Ne cherche pas, tu ne trouverais pas : il m’a promis de demander pour moi la main de ma bien-aimée Florence à M. d’Ancre qui, a-t-il ajouté en propres termes, ne pourra pas lui refuser.

 

– Le roi sait donc ?… s’écria Landry Coquenard stupéfait.

 

– Le roi me fait l’effet d’en savoir plus long qu’il ne veut bien le dire. Et cela s’explique : il a vu M. de Pardaillan aujourd’hui même.

 

– C’est donc pour cela que M. le chevalier, après avoir préparé cette expédition, s’est déchargé sur vous du soin de l’achever ?

 

– Oui, fit Valvert avec une émotion contenue, et c’est pour cela aussi qu’il m’a tant recommandé de ne pas prononcer son nom et de dire que c’est moi qui ai tout fait. Il voulait me laisser tout le mérite de l’affaire, afin d’obtenir ce qu’il voulait demander pour moi… Car c’est lui qui a demandé au roi d’imposer sa volonté à Concini… Et il a obtenu ce qu’il voulait… Un père n’aurait pas agi autrement pour un fils tendrement chéri.

 

– C’est certain, monsieur, dit Landry d’un air convaincu. Et, hochant la tête :

 

– Mais je crains bien qu’il ne se soit trompé. Vous ne connaissez pas Concini comme je le connais, monsieur : il est homme à refuser de s’incliner devant la volonté du roi.

 

– Allons donc ! se récria Valvert, si tu connais bien Concini, tu connais mal M. de Pardaillan… Il n’est pas homme, vois-tu, à avoir poussé le roi sans lui donner le moyen de se faire obéir.

 

– C’est ma foi vrai ce que vous dites là, monsieur. Et je ne suis qu’un bélître de ne pas y avoir pensé.

 

– La preuve en est, reprit Valvert, que le roi qui, au fond, a peur de Concini, paraissait très décidé et très sûr de lui. Si décidé et si sûr de lui qu’il s’est engagé à assister à mon mariage. Que dis-tu de cet honneur, maître grogneur ?

 

– Je dis qu’il vous est bien dû, fit Landry sans se déconcerter. Et il expliqua :

 

– Somme toute, c’est sa sœur… sa demi-sœur, si vous voulez… que vous allez épouser. C’est bien le moins que le frère assiste au mariage de sa sœur !… Malheureusement, l’honneur n’est pas la fortune. Et je préférerais de beaucoup, quant à moi, une bonne dotation.

 

– Mais elle y est, la dotation, triompha Valvert. Le roi estime que le marquis d’Ancre ne peut pas donner moins de deux cent mille livres de dot à sa fille. Et il assure qu’il les donnera.

 

– Deux cent mille livres ! exulta Landry, oh ! oh !… Sans compter que le roi, assistant au mariage, ne pourra se dispenser de faire un cadeau de valeur fort appréciable. Pour le coup, je crois que vous avez raison, monsieur : c’est la fortune, la vraie, la grande fortune !

 

– Je me tue de te le dire depuis une heure ! dit Valvert. Et il soupira :

 

– Maintenant, il faudrait faire connaître l’heureuse nouvelle à Florence. Et c’est cela qui ne sera pas facile.

 

– Bah ! fit Landry Coquenard qui ne doutait plus de rien, ce sera chose faite avant une semaine, si vous vous donnez la peine de vous en occuper sérieusement.

 

– Eh ! animal ! bougonna Valvert, c’est que, précisément, il m’est impossible de m’en occuper.

 

– Tu oublies que M. de Pardaillan a besoin de moi.

 

– M. de Pardaillan peut bien se passer de vous durant quelques jours.

 

– Peut-être !… Mais il me les accorderait, lui, ces quelques jours, que je les refuserais, moi !…

 

Ceci, Valvert le disait d’un air à la fois furieux et navré, mais avec cet accent de fermeté qui indique une résolution que rien ne saurait ébranler. Landry Coquenard était loin d’être un sot. Il saisit à merveille ces nuances. Mais il ne comprenait pas. Et il s’emporta :

 

– Pourquoi ? par le ventre de Dieu !

 

– À la suite de M. de Pardaillan, expliqua Valvert avec la même fermeté, de mon plein gré, presque malgré lui, je me suis engagé dans une aventure formidable, de laquelle dépendent la vie, l’honneur et la fortune du roi… Nous voici en pleine bataille… la bataille suprême, celle de laquelle dépend notre sort à tous. Abandonner mon poste, ne fût-ce qu’un instant, serait une véritable désertion… une de ces lâchetés qui déshonorent un gentilhomme à tout jamais, à la suite de laquelle on n’a plus d’autre alternative que de se passer son épée au travers du corps. Je tiens à mon honneur plus qu’à mon amour. Et c’est pour cela que je ne peux pas abandonner M. de Pardaillan en ce moment. Florence elle-même ne manquerait pas de m’approuver, si elle savait. Comprends-tu ?

 

– Hélas ! oui, monsieur, avoua Landry Coquenard.

 

Ils continuèrent de marcher en silence. Valvert soupirait lamentablement ; le sacrifice, qu’il n’hésitait pas à accomplir, n’en était pas moins douloureux. Landry Coquenard réfléchissait, paraissait débattre des choses pénibles avec lui-même. Ce débat ne fut pas trop long ; au bout de quelques pas, sa résolution était prise. Alors, il prononça d’un air décidé :

 

– Eh bien, monsieur, ce que vous ne pouvez pas faire sans vous déshonorer, je le ferai, moi !

 

– Toi, Landry ! s’écria Valvert.

 

– Moi, monsieur. En somme, de quoi s’agit-il ? De faire passer à la petite, je veux dire à Mlle Florence, le billet que vous aurez écrit pour elle. Si bien gardée qu’elle soit, ce ne doit pas être impossible. Dieu merci, je suis de taille à mener à bien des missions plus délicates que celle-là !

 

– Je ne doute pas de ton adresse et de ton habileté, mais je ne sais si je dois accepter, hésita Valvert.

 

– Pourquoi pas, monsieur ?

 

– Mais, malheureux, c’est ta peau que tu risqueras !… ta peau à laquelle tu tiens tant !

 

– Je suis à votre service, c’est pour vous servir, que diable ! fit simplement Landry Coquenard.

 

– Ah ! Landry, tu es un brave garçon !… De ma vie, je n’oublierai ton dévouement !

 

– Bon, pensez au billet que vous allez écrire… Moi, je vais ruminer mon affaire… Et c’est bien du diable si je n’arrive pas à trouver moyen de la mener à bien… sans y laisser cette peau à laquelle j’ai la faiblesse de tenir.

 

Tout en causant, ils étaient parvenus sans encombre à leur gîte de la rue aux Fers. Ils y arrivèrent juste au moment où Gringaille et Escargasse honteux, horriblement inquiets, racontaient à Pardaillan l’abominable tour que la « damnée princesse » leur avait joué.

 

Pardaillan poussa un soupir de soulagement en voyant Valvert sain et sauf et en apprenant de lui qu’il avait heureusement mené à bien sa mission. Sa satisfaction se communiqua à Escargasse et à Gringaille qu’il rassura en disant :

 

– Allons, tout est bien qui finit bien. Rassurez-vous, sacripants, il n’arrivera rien de fâcheux à mon fils, puisque Mme Fausta est arrivée trop tard.

 

Quant à Fausta, elle avait échappé à la noyade, comme elle avait échappé au danger de se briser les jambes en tombant sur les barques amarrées à l’endroit où elle avait sauté dans la rivière. De retour chez elle, elle avait aussitôt donné l’ordre d’enlever les éclopés qu’elle avait laissés étendus sur les dalles du quai – ces blessés que le roi n’avait pas pensé à faire saisir. Cet ordre donné – et il avait une importance capitale pour elle, après son attentat avorté –, toujours infatigable, elle s’était enfoncée dans une profonde méditation. Et le résultat de ses réflexions fut celui-ci :

 

« Puisque cet argent est perdu pour moi, il vaut encore mieux l’abandonner à la régente qui le gaspillera en futilités, plutôt que de le laisser entre les mains du roi qui s’en servira contre moi. Demain matin, j’irai voir Marie de Médicis. »

 

En effet, le lendemain matin, de bonne heure, Fausta se présenta chez la reine régente, avec qui elle eut un court entretien. Aussitôt après son départ, sans perdre une minute, Marie de Médicis se rendit près du roi. Et, sans préambule, sans le moindre détour, elle attaqua :

 

– J’apprends, Louis, que vous avez reçu, hier soir, la somme énorme de quatre millions. Au moment où le Trésor est complètement vide et où nous ne vivons que d’expédients, vous comprenez bien que vous ne pouvez demeurer en possession d’une somme pareille. Je vais vous envoyer Barbin, qui fera le nécessaire pour faire rentrer dans les coffres de l’État ces millions qui arrivent fort à propos, je vous assure.

 

Elle le tenait sous le feu de son regard. Et fort de son droit de régente, elle parlait sur un ton d’autorité qui n’admettait pas de discussion. On remarquera d’ailleurs, qu’elle n’interrogeait pas : n’ayant pas le moindre doute sur la valeur des renseignements que Fausta venait de lui donner, elle affirmait avec force.

 

Malheureusement pour elle, le roi avait été mis en garde par Valvert. La démarche ne le prit pas au dépourvu. Ses précautions étaient prises, sans doute, car il ne se troubla pas et mentit avec une assurance toute royale :

 

– Qui vous a fait ce beau conte, madame ? dit-il.

 

– Des gens bien informés. Si bien que je peux vous dire ceci : ces millions vous ont été apportés par le comte de Valvert. Ils sont renfermés dans quarante tonnelets. Et je peux indiquer le caveau dans lequel vous avez fait transporter ces tonnelets.

 

– Vraiment, madame ? Voulez-vous, s’il vous plaît, que nous allions visiter ensemble ce caveau que vous connaissez si bien ?

 

Il paraissait si tranquille, si sûr de lui, que Marie de Médicis se sentit ébranlée dans sa confiance. Mais Fausta avait été si formelle, avait donné des détails si précis, qu’elle se persuada que son fils payait d’audace et serait confondu si elle le prenait au mot.

 

– C’est précisément ce que je demande, dit-elle.

 

– Allons, fit simplement le roi, dont le regard pétillait.

 

Le caveau que la régente désigna fut ouvert. On y trouva bien les tonnelets proprement rangés. Seulement ces tonneaux contenaient de la poudre et non de l’or.

 

Marie de Médicis partit, dépitée, se demandant pourquoi Fausta lui avait fait faire cette démarche qui aboutissait à une déconvenue pareille. Pas un instant la pensée ne lui vint qu’elle avait été victime d’une mystification machinée à son intention.

 

Fausta ne s’y trompa pas. Elle comprit que Pardaillan avait prévu jusqu’à cette dernière manœuvre de sa part et qu’il avait pris ses précautions pour la faire échouer.

 

XXVII

LA MÉSAVENTURE DE LANDRY COQUENARD


Pardaillan s’était promis à lui-même de découvrir et de détruire les dépôts d’armes clandestins que Fausta avait dans la ville. Et nous savons que lorsque Pardaillan promettait quelque chose, à d’autres ou à lui-même, il tenait sa promesse.

 

Il ne doutait pas que cette maison, isolée au fond de cet infect boyau sans issue, que l’on appelait le cul-de-sac Barentin, dans laquelle, la veille, il avait vu entrer les Espagnols de Fausta, ne fût un de ces dépôts. Et si l’on s’en rapportait aux apparences, ces dépôts étaient aménagés comme des manières de petites forteresses dans lesquelles des troupes assez nombreuses pouvaient tenir garnison.

 

Mais comme il savait que Fausta était incapable de commettre la faute grave de laisser, pour l’instant, une garnison dans ces dépôts – ce qui eût inévitablement attiré l’attention sur eux –, il en avait conclu que les Espagnols entrés de nuit dans celui du cul-de-sac Barentin, en délogeraient discrètement, dès le lendemain, à la première heure.

 

Aussi, dès le lendemain, à la pointe du jour, Pardaillan rôdait rue de la Tisseranderie aux abords du cul-de-sac Barentin. Il était bien décidé à suivre les Espagnols partout où ils iraient. Et il était bien convaincu que, par eux, il arriverait à découvrir les autres dépôts. Rappelons que ces dépôts, d’après ce qu’en avait dit Fausta elle-même, étaient au nombre de quatre : un dans la ville, un dans la cité, un dans l’université, et le quatrième dans les environs de Paris. Pour ce qui est de ce dernier, Pardaillan, guidé par cet instinct particulier, qui était si remarquable chez lui, ne croyait pas se tromper en supposant qu’il devait se trouver dans le village de Montmartre.

 

Comme il ne pouvait, à lui seul, suivre plusieurs pistes à la fois, il avait emmené avec lui Valvert, Escargasse et Gringaille. Ils étaient donc quatre pour suivre dix personnes. Mais il était fort probable que les Espagnols ne s’en iraient pas isolés, mais par petits groupes de deux ou trois. Il était donc à peu près sûr qu’ils ne lui échapperaient pas.

 

Landry Coquenard, seul, était resté rue aux Fers, dans la maison du duc d’Angoulême, qui conservait toujours son apparence de maison inhabitée. Comme c’est à lui que nous avons affaire pour l’instant, nous laisserons Pardaillan et ses trois compagnons à leur affût pour nous occuper du digne écuyer de Valvert.

 

La veille, après des explications mutuelles, que Pardaillan avait abrégées autant que possible, parce qu’il était tard et qu’ils devaient se lever, le lendemain matin, avant le jour, Valvert s’était retiré dans sa chambre en faisant signe à Landry de le suivre. Là, ils avaient repris, en le développant, cet entretien qu’ils avaient eu à leur sortie du Louvre.

 

Avant de se coucher, et bien que Landry lui eût répété qu’il ne se mettrait pas en campagne avant d’avoir « ruminé son affaire », ce qui demanderait bien un jour ou deux, Valvert avait voulu écrire la lettre destinée à sa fiancée. Cette lettre écrite, il l’avait remise à Landry.

 

Seul à la maison, Landry Coquenard s’était mis à chercher le moyen de faire parvenir le billet à celle à qui il était destiné. En soi, la chose n’était pas facile. D’autant que, et cela se conçoit, il tenait à s’entourer de précautions suffisantes pour être à peu près sûr de ne pas laisser sa peau dans cette expédition. Or, pour remettre le billet à Florence, il fallait de toute nécessité entrer à l’hôtel Concini. S’il y entrait, il était sûr d’être reconnu. Et alors il était non moins sûr que c’en était fait de lui.

 

La journée s’était écoulée, le soir était venu. Pardaillan, Valvert, Escargasse et Gringaille étaient rentrés, exténués et assez maussades – ce qui indiquait que leur chasse n’avait pas donné les résultats espérés –, et Landry n’avait pas réussi à résoudre le difficile problème.

 

Ce qui ne l’avait pas empêché de répondre avec assurance à l’interrogation de son maître :

 

– Je rumine, monsieur, je rumine !… Demain, je l’espère, j’aurai trouvé.

 

Le lendemain, vers la fin de la journée, et comme il commençait à désespérer, Landry eut une inspiration :

 

– La Gorelle ! s’écria-t-il tout à coup. Comment n’ai-je pas pensé plus tôt à elle !… Avec un peu d’or, j’obtiendrai d’elle tout ce que je voudrai !

 

Dans sa joie, il se mit à esquisser un pas de danse. Mais cette joie tomba brusquement :

 

« Diable ! songea-t-il, La Gorelle est au service de Mme la duchesse de Sorrientès. Pour la voir, c’est donc à l’hôtel Sorrientès qu’il me faudra aller !… Ah ! pauvre de moi, à l’hôtel Sorrientès comme à l’hôtel Concini, c’est une bonne corde qui m’attend ! Car Mme de Sorrientès, c’est Mme Fausta. Et Mme Fausta doit être enragée après moi tout autant que le signor Concini… Décidément, mon idée que je croyais magnifique, ne vaut rien de rien ! »

 

Et il se mit à marcher avec agitation. Mais tout en marchant, il réfléchissait. Et la conclusion de ses réflexions fut celle-ci.

 

« Mais, double bélître que je suis, rien ne m’oblige à mettre les pieds dans cet antre redoutable qu’est l’hôtel Sorrientès !… Ne puis-je faire appeler la Gorelle ? Moyennant une livre que je lui bâillerai, le premier gamin venu se chargera de pénétrer dans cet antre dangereux pour moi, inoffensif pour lui, et de remettre un billet à la Gorelle. Et si ce billet contient une phrase dans le genre de celle-ci : « Si vous voulez gagner mille livres, rendez-vous dans telle auberge de la rue Saint-Honoré », je la connais, la Gorelle, elle se précipitera au rendez-vous sans tarder. Ventredieu ! voilà la bonne solution ! »

 

Le soir, Landry fit part de son idée à Valvert, qui l’approuva et qui lui remit l’argent nécessaire pour acheter le concours de la Gorelle.

 

Le lendemain matin, vers onze heures, Landry, ayant dans sa poche la lettre destinée à Florence, le billet destiné à la Gorelle et une bourse convenablement garnie, s’enveloppa dans son manteau et sortit par la rue de la Cossonnerie. Il se tenait l’œil au guet, on peut le croire. Cependant, comme la foule était grande, attendu qu’il se trouvait en plein dans les Halles, il ne fit pas attention à un homme qu’il croisa dans la rue du Marché-aux-Poirées.

 

Il eut grand tort, car cet homme qui rôdait par là à son intention, c’était Stocco.

 

Stocco était dans un état de fureur indicible : ce jour-là était le dernier des cinq jours de délai que Léonora lui avait accordés pour lui amener Landry Coquenard. On se souvient que Léonora lui avait promis qu’il serait impitoyablement pendu, s’il ne réussissait pas dans le délai fixé. Cette promesse, elle la lui avait froidement rappelée chaque jour, comme il rentrait bredouille, en disant :

 

– Tu n’as plus que quatre jours… – Tu n’as plus que trois… – Tu n’as plus que deux jours… – C’est le dernier jour… Ce soir, la corde, si tu n’as pas réussi.

 

Stocco savait qu’elle tiendrait implacablement parole. Il le savait même si bien que, désespérant de réussir dans le peu de temps qui lui restait, il avait, ce matin même, emporté tout son or et les quelques objets précieux auxquels il tenait : Stocco qui, tout comme Landry, tenait à sa peau, était bien résolu à ne pas se représenter devant sa terrible maîtresse et à fuir sa vengeance en retournant en Italie, s’il le fallait.

 

Stocco, comme bien on pense, n’avait pas eu la même distraction que Landry. Tout de suite, il avait reconnu celui qu’il guettait en vain depuis cinq jours. Et sa fureur s’était changée en une joie frénétique. Il s’était retourné et avait fait un signe à quatre ou cinq individus à mine patibulaire qui, à distance respectueuse, suivaient tous ses mouvements.

 

Vivement, il avait enfoui le visage dans les plis du manteau et s’était mis aux trousses de Landry. Ses sacripants l’avaient suivi de près.

 

Ils n’étaient pas allés bien loin ainsi. Landry avait tourné à droite dans la rue de la Chaussetterie, qui était le prolongement de la rue Saint-Honoré. Là, Stocco, avec une vivacité et une adresse qui dénotaient une grande habitude de la manœuvre, lui avait glissé le fourreau de sa longue colichemarde entre les jambes.

 

Landry Coquenard avait mâchonné un juron et était allé s’étaler au beau milieu du ruisseau. Il n’avait pas eu le temps de se relever et de se reconnaître : tout de suite, Stocco et ses coupe-jarrets avaient fondu sur lui. Landry s’était senti écrasé, maintenu, ficelé, bâillonné, roulé dans un manteau, enlevé, emporté il ne savait où ni par qui. Et cela s’était accompli avec une rapidité fantastique.

 

Au bout d’un temps qui lui parut mortellement long, Landry Coquenard se sentit déposé assez rudement sur un siège de bois. Les liens qui entravaient ses jambes furent tranchés, il fut débarrassé du manteau dans lequel il avait été enroulé. Il sentit qu’on lui enlevait son épée, que des mains brutales palpaient son pourpoint pour s’assurer qu’il n’avait pas une autre arme sur lui.

 

Mais on ne trancha pas les cordes qui lui liaient les mains. On ne lui enleva pas son bâillon. Et comme ce bâillon était une longue et large écharpe qu’on avait enroulée plusieurs fois autour de sa tête et qui lui couvrait les yeux, il en résultait qu’il ne pouvait pas voir où il se trouvait.

 

S’il ne pouvait pas voir ni parler, il pouvait entendre. Et il entendit un bruit de pas lourds, suivi du claquement d’une porte qu’on ferme. Il comprit qu’on le laissait seul. D’ailleurs, il ne demeura pas longtemps seul. Presque aussitôt, il se sentit frôlé par des mains plus légères qui, avec précaution, s’activaient à lui enlever le maudit bâillon qui l’aveuglait et l’étouffait. Il finit par tomber, ce bâillon. Alors il put voir que c’était une femme qui venait de lui rendre ce service. Il la reconnut sur-le-champ. Et, saisi de stupeur, il la nomma :

 

– La Gorelle !…

 

C’était bien La Gorelle, en effet, qui venait de le débarrasser de son bâillon, mais qui ne paraissait pas songer à lui délier les mains. Elle avait bien au fond des prunelles une lueur mauvaise qui indiquait qu’elle se réjouissait de le voir en cette fâcheuse posture. Mais elle souriait de son sourire visqueux qu’elle s’efforçait visiblement de faire engageant. En somme, elle ne paraissait pas animée de mauvaises intentions.

 

Landry Coquenard vit cela d’un coup d’œil rapide. Il jeta un autre coup d’œil autour de lui. Il se vit dans une manière d’antichambre meublée avec un luxe inouï. Il ne reconnut pas la pièce. Mais il n’avait vu un luxe pareil que chez la duchesse de Sorrientès. De plus, la Gorelle paraissait être là comme chez elle, et comme il la croyait toujours au service de la duchesse, il en conclut qu’il se trouvait à l’hôtel de Sorrientès, chez Fausta.

 

Cette découverte n’était pas de nature à le rassurer. Cependant, comme il redoutait moins Fausta que Concini, il se sentit quelque peu soulagé. Et puis, il ne manquait pas de présence d’esprit et d’imagination, et une idée lui était venue, en reconnaissant la Gorelle.

 

– La Gorelle ! répéta-t-il.

 

Et, de son air le plus naïf :

 

– Comme cela se trouve !… Figure-toi que j’étais sorti pour venir te voir, précisément.

 

Ces mots firent dresser l’oreille à La Gorelle. Mais toujours méfiante et maîtresse d’elle-même, elle ne sourcilla pas. Et simplement :

 

– Cela se trouve à merveille, en effet. Eh bien, me voilà. Que me voulais-tu ? dit-elle.

 

– T’offrir mille livres, fit Landry de sa voix la plus insinuante.

 

– C’est une bonne somme à prendre, dit la mégère, la prunelle luisante.

 

Et allongeant la griffe :

 

– Donne.

 

– Minute, railla Landry, si tu veux que je te donne ces mille livres, il faut d’abord trancher ces cordes qui me meurtrissent les mains.

 

– C’est juste !… Et après, je pense qu’il faudra te conduire hors d’ici ?

 

Elle ne raillait pas. Elle disait cela avec simplicité, comme une chose qui lui paraissait naturelle. Landry sentit qu’elle n’hésitait pas, qu’elle était prête à faire ce qu’il demandait. Il respira plus librement. Il complimenta :

 

– Je ne connais pas de femme plus intelligente et plus complaisante que toi.

 

Et il précisa :

 

– Coupe ces cordes, conduis-moi hors de ce repaire et je te donne mille livres… Et après, je t’indique le moyen de gagner mille autres livres.

 

– Cela fait deux mille, alors ? fit La Gorelle, dont l’œil luisait plus que jamais.

 

– Tu comptes admirablement.

 

La mégère parut réfléchir. Landry s’inquiéta :

 

– Est-ce que ce que je te demande est impossible ? Est-ce que tu ne peux pas me faire sortir d’ici ?

 

– C’est on ne peut plus facile.

 

– Alors ?

 

– Alors, écoute, Landry : je veux bien couper ces cordes, je veux bien te rendre ta liberté… seulement… deux mille livres pour cela, ce n’est pas assez.

 

– Combien veux-tu ? haleta Landry.

 

– Il faut y ajouter cinquante mille livres, fit froidement La Gorelle. L’infortuné Landry, qui croyait bien l’avoir décidée, plia les épaules, assommé par l’énormité de ce chiffre. Et il s’emporta :

 

– Cinquante-deux mille livres !… Vieille sorcière d’enfer, tu te moques de moi, je crois !… Où veux-tu que je les prenne, chienne enragée ?…

 

– Je pense bien que tu ne possèdes pas une somme pareille, dit-elle tranquillement, sans se fâcher. Alors, n’en parlons plus.

 

Et, comme Landry grinçait des dents, la poignardait du regard, avec le même calme imperturbable, elle expliqua :

 

– Si je te laisse aller, je perds cinquante mille livres, moi. Alors, tu comprends ?… Non ? tu ne comprends pas ?… Je t’attendais avec impatience…

 

– Tu m’attendais, moi ? sursauta Landry ébahi.

 

– Mais oui, depuis cinq jours.

 

– Tu m’attends depuis cinq jours, répéta Landry, de plus en plus ahuri.

 

Et, exaspéré :

 

– Comment ? Pourquoi ?

 

– Pour toucher mes cinquante mille livres, donc !… On m’a promis de me les donner le jour où tu serais là… Voilà pourquoi je t’attendais avec tant d’impatience… Tu comprends, maintenant ?

 

Non, il ne comprenait pas, l’infortuné Landry Coquenard ! Et comment aurait-il pu comprendre des explications que, volontairement ou non, elle entortillait si bien qu’elles devenaient incompréhensibles ? Mais ce qu’il comprenait trop bien, hélas ! c’est qu’il y avait quelque chose de louche là-dessous, quelque chose qui l’intéressait tout particulièrement, lui, qu’il devait connaître à tout prix, attendu qu’il y allait de sa tête. Et il interrogea :

 

– C’est la duchesse de Sorrientès qui t’a promis cette fortune ?

 

– Non. Je ne suis plus au service de la duchesse.

 

– Qui donc, alors ? frémit Landry.

 

– Ma nouvelle maîtresse : Mme la maréchale d’Ancre.

 

– La maréchale d’Ancre !… grelotta Landry.

 

Et se redressant d’un bond, livide, la sueur de l’angoisse aux tempes :

 

– Je suis donc ici… ?

 

L’horrible mégère, un pétillement de triomphe au fond de ses yeux mauvais, l’observait en souriant, se délectait de sa détresse, ne se pressait pas de donner le renseignement qu’il attendait avec une anxiété mortelle.

 

– Tu es, dit-elle enfin, chez Mgr le maréchal marquis d’Ancre… Et d’un air faussement apitoyé :

 

– Ne le savais-tu pas, pauvre Landry ?

 

– Misère de moi, je suis mort ! gémit Landry.

 

– Je crois que oui, sourit la hideuse vieille. À ce moment, un coup de timbre retentit.

 

– C’est monseigneur qui veut te voir, dit La Gorelle. Et se dirigeant vers une porte :

 

– Viens, ajouta-t-elle.

 

Landry Coquenard lança autour de lui ce regard désespéré du noyé qui cherche à quoi il pourra se raccrocher. La Gorelle, qui ne le perdait pas de vue, surprit ce regard.

 

– N’espère pas te sauver, dit-elle, tu es bien pris. Le mieux est de te résigner.

 

Et, avec une bienveillance sinistre, elle encouragea :

 

– Somme toute, tu ne seras jamais que pendu. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, et c’est si vite fait… Allons, entre. Ne fais pas attendre monseigneur, qui n’est pas très patient.

 

Landry Coquenard comprit qu’il était irrémissiblement perdu, qu’il n’avait qu’à obéir. On a pu voir que, malgré qu’il se montrât très prudent, il ne manquait pas de bravoure. Le premier moment de défaillance passé, il se ressaisit. Il eut cet orgueil de ne pas donner à son ancien maître le spectacle d’un homme qui tremble devant la mort. Il se raidit de toutes ses forces et ce fut d’un pas ferme qu’il franchit le seuil de la porte que La Gorelle lui ouvrait.

 

XXVIII

OÙ LA MÉSAVENTURE DE LANDRY COQUENARD DEVIENT UNE BONNE AFFAIRE


Du même pas ferme, Landry Coquenard traversa la vaste pièce et vint s’arrêter à deux pas de la table encombrée de paperasses, de l’autre côté de laquelle, Concini et Léonora se tenaient assis côte à côte. Assez cavalièrement, mais sans bravade, il s’inclina devant eux. Et, se redressant, il attendit, dans une attitude qui ne manquait pas de dignité.

 

Après un silence lourd de menaces, pendant lequel ni Léonora ni Concini ne parvinrent à lui faire baisser les yeux, Concini parla d’une voix rude :

 

– Tu sais ce qui t’attend ?

 

– Je m’en doute.

 

Et Landry sourit bravement.

 

– Une bonne corde au bout d’une potence, insista Concini.

 

– C’est une fin comme une autre, fit Landry en levant les épaules. Et, comme dit la mégère qui m’a introduit ici, ce n’est jamais qu’un mauvais moment à passer.

 

– Tu vois qu’on ne me trahit pas impunément.

 

Landry Coquenard fit deux pas qui l’amenèrent contre la table. Et le regardant dans les yeux :

 

– Si je vous avais trahi… si j’avais eu la langue trop longue, vous ne seriez pas maréchal et marquis d’Ancre… Vous seriez mort depuis longtemps.

 

Cette réponse laissa Concini un instant rêveur. Et comme il considérait Léonora en hochant la tête d’un air qui semblait approuver, elle intervint. Et, plus décidée, meilleure jouteuse que lui :

 

– Cet homme a raison, dit-elle avec force. Il faut avoir la franchise de le reconnaître.

 

Landry Coquenard tressaillit. Que signifiait cette intervention de Léonora ? Pourquoi paraissait-elle prendre sa défense ? Il était loin d’être un sot. Il comprit aussitôt qu’ils étaient en train de lui jouer la comédie. Il eut un soupir de joie puissante. Il songea à l’instant :

 

« Je suis sauvé : ils ont besoin de moi !… »

 

Et, corrigeant aussitôt :

 

« Sauvé ?… N’allons pas si vite !… Le salut dépendra de ce qu’ils vont me demander. »

 

Concini tint compte de la leçon détournée que sa femme venait de lui donner.

 

– Soit ! dit-il sans plus chercher à finasser, je conviens que tu as su garder ta langue. Mais tu sais bien de quelle trahison je veux parler.

 

« C’est de « la petite » qu’ils veulent me parler ! » s’écria Landry, en lui-même. Et tout haut, se tenant sur la réserve :

 

– Je pense que vous faites allusion à l’enfant, monseigneur.

 

– Oui. Et c’est cette trahison-là que tu vas payer de ta vie. Concini lançait cette menace de sa voix la plus rude et avec un accent qui semblait indiquer qu’il n’y avait aucune pitié à attendre de lui.

 

Landry Coquenard, dès l’instant où il avait éventé qu’il était l’objet d’une manœuvre, s’était fait un visage hermétique. Devant la menace, il ne sourcilla pas. Impassible, l’esprit tendu, il attendit, sûr que le moment était venu où ils allaient démasquer leurs batteries. Et cependant le cœur lui sautait dans la poitrine et de nouveau la sueur de l’angoisse pointait à la racine de ses cheveux. Car Landry, qui tenait tant à sa peau, Landry qui, il faut le dire, avait une peur affreuse de mourir, Landry était bien décidé à refuser d’entreprendre la moindre des choses contre « la petite ». Et il savait bien, pourtant, que, s’il refusait, Concini ne lui ferait pas grâce. C’était donc son propre arrêt que lui-même, dans un instant, allait prononcer.

 

Concini le laissa un instant sous le coup de cette menace. Peut-être attendait-il qu’il implorât grâce pour formuler sa proposition. Mais Landry, qu’il eût compris ou non, se tenait plus que jamais sur la réserve. Voyant qu’il se taisait obstinément, Concini se décida à parler, et cette fois il le fit sans détour, avec la franchise brutale de l’homme qui est sûr de sa force et n’hésite pas à en abuser.

 

– Tu serais déjà pendu, sans miséricorde, si je n’avais besoin de toi (Landry se garda bien de laisser voir qu’il l’avait deviné). Je veux donc te faire une proposition. Mais, mets-toi bien ceci dans la tête : si tu refuses, c’est le poteau. Et dis-toi bien que nulle puissance au monde ne pourra te soustraire à ton sort.

 

– Et si j’accepte, monseigneur ?

 

– Je te fais grâce, je te renvoie libre, je te donne l’assurance de ne jamais t’inquiéter. Et même je garnis tes poches de quelques centaines d’écus.

 

– Voyons la proposition, dit Landry d’une voix étranglée par l’émotion.

 

– Tu vas signer un acte rédigé en bonne et due forme, et tu te tiendras toujours prêt, si besoin est, à ma première réquisition, à confirmer ta signature, à attester, à jurer, s’il le faut, que l’enfant que je t’ai confié autrefois avait pour mère la demoiselle Léonora Dori Galigaï, devenue, depuis, mon épouse.

 

Landry Coquenard se sentit soulagé du poids terrible qui l’oppressait. Il ne voyait aucun inconvénient à faire ce qu’on lui demandait. Bien au contraire, il en était enchanté. Mais il s’attendait si peu à une proposition qu’il jugeait magnifique (parce qu’elle assurait un nom à l’enfant qu’il avait sauvée autrefois, et pour laquelle il avait, l’instant d’avant, fait le sacrifice de sa propre vie), il s’y attendait si peu, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier :

 

– Quoi, madame, vous consentez à un sacrifice pareil ?

 

– Sans doute, confirma simplement Léonora, puisque c’est moi qui l’ai offert à monseigneur.

 

– Ce que vous faites là, madame, est vraiment admirable, prononça Landry qui se courba respectueusement devant elle.

 

Il se tourna vers Concini, et avec un calme déconcertant :

 

– Et si j’accepte, monseigneur, qui m’assure que vous ne me ferez pas expédier à la douce, quand vous aurez obtenu de moi ce que vous voulez ?

 

– Je suis prêt à jurer sur ce que tu voudras, dit Concini, sans se formaliser de cette méfiance.

 

– Ne jurez pas, Concini, intervint Léonora : ce garçon n’est pas un sot, il va comprendre.

 

Et s’adressant à Landry attentif :

 

– N’as-tu pas entendu ce que monseigneur t’a dit : il aura sans doute besoin d’en appeler à ton témoignage. N’est-ce pas là la meilleure de toutes les garanties ?

 

– En effet, madame : je comprends que monseigneur ne sera pas si sot que de supprimer le témoin précieux que je suis pour lui. Mais il y a autre chose qui me chiffonne terriblement, je vous en avertis.

 

– Parle, dit Léonora avec une inaltérable patience.

 

– Voilà, reprit Landry quelque peu gouailleur. Monseigneur a parlé aussi d’attestation sous serment. Ceci est grave, madame. Je suis bon chrétien, moi, ventre de Dieu, et je ne veux pas compromettre mon salut par un faux serment.

 

– N’est-ce pas cela ? Mon frère, Sébastien, est archevêque de Tours. Il te donnera l’absolution. L’absolution d’un prince de l’Église te paraît-elle suffisante pour mettre ta conscience en repos ?

 

– Par ma foi, madame, vous avez réponse à tout !

 

– Tu acceptes donc ? fit vivement Concini.

 

– Un instant, monseigneur, fit le madré Landry qui suivait toujours son idée, puisque nous traitons une affaire, réglons tous les détails d’abord. Vous m’avez parlé de mettre quelques centaines d’écus dans ma poche. Voulez-vous, s’il vous plaît, fixer la somme exacte que vous entendez me donner ?

 

– Cinq cents écus, jeta Concini avec un commencement d’impatience.

 

– Quinze cents livres ! se récria Landry avec une intraduisible grimace. Ah ! monseigneur, je vous ai connu plus généreux !… Et vous étiez loin d’être aussi riche !…

 

– Cet homme a encore raison, dit Léonora.

 

Elle ouvrit un tiroir, y prit un sac et le plaça sur la table, devant Landry, en disant :

 

– Il y a mille pistoles, là-dedans.

 

– C’est une somme raisonnable, sourit Landry. Et, froidement :

 

– Je m’en contente… pour l’instant.

 

– Drôle ! gronda Concini avec un geste de menace.

 

– Ne vous fâchez pas, monseigneur, fit Landry avec la même tranquillité froide. Tout à l’heure, vous me remercierez. Mais ceci est une autre affaire… une affaire que je vous proposerai, moi, quand nous aurons fini de régler celle-ci. Finissons-en donc : je ferai ce que vous voudrez, monseigneur, à une condition que voici : il me sera permis de voir Mlle Florence et de m’entretenir avec elle.

 

– Pourquoi ? demanda Concini soupçonneux.

 

– Pour m’assurer qu’il n’y a pas substitution de personne, pour lui demander si elle accepte d’être reconnue pour votre fille. Sans cette condition, il n’y a rien de fait, monseigneur, et vous pouvez appeler votre bourreau.

 

– Tu vas la voir à l’instant, accepta Concini sans hésiter. Tu la verras sans témoin, pour que tu ne puisses croire que notre présence l’intimide. Et je suis sûr de mon fait, que, tiens…

 

Sur ces mots, Concini, tout joyeux, se leva vivement, vint à Landry, trancha lui-même les cordes qui lui entravaient les mains. Ceci fait, il frappa sur un timbre, et, montrant le sac rebondi :

 

– Prends, dit-il, j’ai confiance en toi, moi !

 

Un sourire narquois au coin des lèvres, Landry Coquenard escamota vivement le sac et l’enfouit au fond de sa poche.

 

Ce fut Marcella qui vint à l’appel. Concini lui glissa un ordre à voix basse. Et se tournant vers Landry :

 

– Cette femme va te conduire près de Florence. Suis-la, dit-il. En le voyant paraître soudain devant elle, Florence le reconnut aussitôt. Et tout de suite, elle devina qu’il venait de la part d’Odet. Elle se leva vivement, comme mue par un ressort. Elle allait parler, poser des questions, peut-être. Landry, d’un geste rapide, singulièrement éloquent, lui imposa silence. En même temps, il lui montrait le billet qu’il avait sorti de sa poche. D’un signe de tête imperceptible, elle fit entendre qu’elle avait compris. Et elle se tint debout, muette, immobile, un peu pâle, ses grands yeux lumineux rivés sur les siens.

 

Landry s’avança, se courba respectueusement devant elle, se redressa, et la contempla une seconde avec un inexprimable attendrissement. Le pauvre diable était profondément ému. Pour se donner une contenance, il toussa. Et, sans trop savoir ce qu’il disait, d’une voix qui tremblait :

 

– Vous ne me connaissez pas, mademoiselle… Moi, je vous connais depuis longtemps… depuis le jour de votre naissance, autant dire… Je suis Landry Coquenard… votre parrain… Car c’est moi qui vous ai fait baptiser, voici tantôt dix-sept ans, et qui vous ai donné ce joli nom de Florence.

 

– C’est donc à vous que je dois la vie ? murmura Florence, aussi émue que lui.

 

Cette phrase imprudente suffit pour rendre à Landry le sang-froid qu’il avait perdu. Il jeta un coup d’œil circonspect autour de lui et, clignant des yeux, élevant la voix, comme pour être mieux entendu :

 

– La vie ? Non pas ! Dieu merci, votre vie n’était pas menacée. Mais votre naissance devait demeurer ignorée. Si je vous en parle, ce n’est pas pour réclamer de vous une reconnaissance à laquelle je n’ai aucun droit. C’est pour que vous compreniez que je suis l’homme qui est au courant du mystère de votre naissance. C’est aussi pour vous dire ceci : Monseigneur Concini… votre père… me demande d’attester que vous êtes la fille de Mme d’Ancre… Dois-je obéir à votre père ?

 

– Oui, répondit Florence sans hésiter.

 

– Vous savez cependant que Mme d’Ancre n’est pas votre mère ?

 

– Je le sais. Mais c’est le seul moyen de sauver ma vraie mère que je ne connais pas.

 

– Ainsi, c’est pour cette mère que vous ne connaissez pas que vous vous sacrifiez ? demanda Landry que l’émotion reprenait.

 

– En admettant que sacrifice il y ait, n’est-ce pas naturel ? répliqua Florence en souriant vaillamment.

 

– Vous êtes une brave enfant et vous serez heureuse comme vous méritez de l’être, c’est moi qui vous le dis, murmura Landry.

 

Il s’inclina cérémonieusement devant elle et fit mine de se retirer. Comme s’il se ravisait, il se retourna et revenant à elle :

 

– Oserai-je vous demander une grâce ? dit-il.

 

– Tout ce que vous voudrez ! fit-elle dans un élan.

 

– Votre main à baiser, mademoiselle.

 

Dans un geste spontané, elle lui tendit les deux mains largement ouvertes. Dans ces deux petites mains blanches, il mit ses deux mains calleuses. En même temps, il lui glissait le billet de Valvert. Mais comme il s’inclinait sur ces mains pour les baiser, elle le redressa doucement et, dans un geste adorable de grâce puérile, elle lui tendit le front en disant :

 

– Un parrain a le droit d’embrasser sa filleule.

 

Landry effleura ses fins cheveux du bout des lèvres et en profita pour lui glisser à l’oreille :

 

– Ne craignez rien, nous veillons sur vous.

 

Il sortit heureux et fier, en songeant, tout attendri :

 

– La brave petite ! comme elle m’a bien appelé son parrain ! Dans l’antichambre, il retrouva Marcella qui l’attendait et qui le guida de nouveau.

 

Dans le cabinet, il retrouva Concini et Léonora, assis à la même place où il les avait laissés. On pouvait croire qu’ils n’avaient pas bougé de là. Léonora montrait un visage impénétrable comme à son ordinaire. Mais Concini, soit qu’il fût moins bon comédien qu’elle, soit, plutôt, qu’il jugeât inutile de se contraindre plus longtemps, se montrait si joyeux, que Landry se trouva fixé.

 

– C’est lui qui nous épiait, se dit-il.

 

– Eh bien ? fit Concini.

 

– Eh bien, monseigneur, répondit Landry, je suis prêt à signer tous les actes, à faire toutes les déclarations que vous voudrez, et quand vous voudrez.

 

– J’en étais sûr ! s’exclama Concini.

 

Et, reprenant ses manières insinuantes, aussi familier, aussi souriant et aimable qu’il s’était montré, avant, hautain, raide, menaçant :

 

– Cet après-midi, tout sera terminé. Dès que tu auras apposé ta signature sur les actes, tu seras libre de te retirer. Jusque-là, tu demeures mon prisonnier.

 

Et, éclatant de rire :

 

– Tu n’as pas peur, au moins ?

 

– Non, monseigneur, répondit Landry, en riant aussi fort que lui. Moi aussi, j’ai confiance en vous.

 

Et, reprenant son sérieux :

 

– Et maintenant que cette affaire est réglée à notre commune satisfaction à tous, je vais, si vous le voulez bien, vous faire une proposition qui, je crois, vous agréera.

 

– Parle, autorisa Concini assez intrigué. Mais sois bref, car j’ai fort à faire.

 

– Je serai aussi bref que possible, promit Landry. Et, l’œil pétillant :

 

– Je crois, monseigneur, que ce à quoi vous tenez par-dessus tout, c’est prouver que Mlle Florence est bien la fille de Mme d’Ancre, votre épouse.

 

– Sans doute, confirma Concini, devenu soudain très attentif.

 

– Sans quoi, une simple adoption eût suffi, appuya Léonora non moins intéressée.

 

– Eh bien, continua Landry, en approuvant d’un signe de tête, rien de ce que vous allez faire ne constituera la preuve vraiment indéniable, absolue, évidente, la preuve palpable devant laquelle même les contradicteurs les plus acharnés seront forcés de s’incliner. En somme, au lieu de preuves, vous produisez simplement des témoignages. C’est quelque chose, évidemment. Cela ne suffit pas pour vous mettre à l’abri de ce que vous voulez éviter à tout prix : une discussion publique.

 

– Eh ! corbacco ! s’emporta Concini en assénant un coup de poing sur la table, c’est bien ce que j’ai dit !… Ce qu’il nous aurait fallu, c’est l’acte de baptême de l’enfant. Mais cet acte, je n’ai pu me le procurer. Il manque une page au registre de la paroisse, et c’est précisément celle sur laquelle l’acte était inscrit.

 

– Eh bien, monseigneur, triompha Landry, c’est cette page que j’ai arrachée moi-même, il y a dix-sept ans, que j’offre de vous céder… moyennant une somme raisonnable, comme de juste.

 

À cette offre imprévue, Léonora sortit de son impassibilité de commande et se dressa toute droite. Concini, lui, bondit sur Landry.

 

– C’est toi qui as l’acte ? s’écria-t-il.

 

– Oui, monseigneur, confirma Landry, qui jouissait de l’effet qu’il produisait. Et notez, monseigneur, que l’acte ne dit pas : fille du seigneur Concino Concini et de mère inconnue.

 

– Que dit-il ?

 

– Rien, monseigneur. J’ai obtenu du prêtre qu’à la place de ces deux mots : « mère inconnue », il laissât un blanc. En sorte, que vous n’avez qu’à inscrire là ces trois mots : « Demoiselle Léonora Dori ». Et le tour est joué. Vous voilà en possession d’une preuve écrasante, contre laquelle il est impossible d’élever le moindre doute. Remarquez, en outre, qu’on ne peut même pas insinuer que l’acte est faux, attendu qu’il vous sera facile de prouver que la page s’adapte bien au registre d’où elle a été arrachée.

 

Concini exultait. Léonora ne cachait pas sa joie. Cette fois, ils étaient sûrs d’écraser Fausta, et si bien qu’elle ne s’en relèverait pas. D’un coup d’œil rapide, ils s’entendirent.

 

– Landry, lança Concini dans une explosion, si tu consens à me céder cet acte, je te donne cent mille livres.

 

– Juste la somme que je comptais vous demander ! s’écria Landry aussi radieux qu’eux.

 

– Alors, c’est dit ?

 

– C’est dit, monseigneur, et donnant donnant : étalez vos pistoles… voici le papier.

 

Et Landry, fouillant la doublure de son pourpoint, en sortit un papier plié en quatre, qu’il tendit à Concini.

 

Concini fondit sur le précieux feuillet, le parcourut d’un coup d’œil rapide et le passa à Léonora qui, après l’avoir lu, l’enferma soigneusement. Pendant ce temps, Concini allait à un coffre et l’ouvrait.

 

– Donnant donnant, comme tu dis si bien, fit-il joyeusement, voici tes cent mille livres.

 

Du coffre, il sortit, les uns après les autres, dix petits sacs pansus, qui rendirent un son argentin à mesure qu’il les laissait tomber sur le parquet.

 

– Chacun de ces sacs contient mille pistoles. Tu peux vérifier, dit-il. D’un coup d’œil expert, Landry Coquenard, qui avait un sac pareil en poche, s’était rendu compte que la somme devait y être.

 

– Fi, monseigneur, je m’en rapporte à vous ! fit-il avec un geste de large désinvolture.

 

L’après-midi même, cette affaire fut réglée devant un notaire et de nombreux témoins, soigneusement choisis, parmi lesquels se trouvait le baron de Rospignac. La petite bouquetière des rues, que les Parisiens appelaient indifféremment Muguette ou Brin de Muguet, était désormais la fille légitime du très haut et très puissant seigneur Concino Concini, maréchal et marquis d’Ancre, et de Léonora Dori, marquise d’Ancre, son épouse. Elle devait porter le nom et le titre de comtesse de Lésigny.

 

Landry Coquenard, monté sur une mule, dont Concini lui avait fait don pour transporter ses onze sacs d’or qui pesaient plus de soixante livres, était rentré rue aux Fers. Il avait déposé un de ces sacs dans un coin. Les dix autres, il les avait rangés correctement sur une petite table et les avait masqués en jetant une nappe dessus.

 

Ceci fait, il avait mis le couvert pour les quatre affamés qui allaient rentrer à la nuit, et, léger comme un sylphe, gai comme un pinson, il avait attendu leur retour avec une impatience qu’il s’efforçait de tromper, en s’activant de son mieux en apprêts d’un de ces dîners monstres, et cependant délicats, comme il en avait déjà confectionné quelques-uns, qui lui avaient valu les compliments de Pardaillan. Ce dont il était très fier, car M. le chevalier était un fin connaisseur qui ne les prodiguait pas, ses compliments.

 

Enfin, Pardaillan, Valvert, Escargasse et Gringaille étaient rentrés. Pardaillan paraissait de joyeuse humeur : preuve que son affaire allait à son gré. Pardaillan étant de bonne humeur, naturellement, tous les visages étaient épanouis autour de lui. Landry, qui était observateur quand il voulait s’en donner la peine, constata avec une vive satisfaction qu’ils étaient tous à la joie, comme lui-même.

 

Tout de suite, nos quatre compagnons étaient tombés en arrêt devant le couvert somptueux et l’amoncellement prodigieux de choses succulentes et de flacons vénérables entassés sur la table et sur les dressoirs. Pendant que Pardaillan faisait entendre un petit sifflement admiratif, que Landry, qui les guignait tous du coin de l’œil, enregistrait comme un compliment précieux, pendant que Gringaille et Escargasse roulaient des yeux luisants comme des braises et se pourléchaient déjà les lèvres, Valvert s’était détourné de ces merveilles gastronomiques pour interroger Landry.

 

Il était d’ailleurs sans appréhension aucune : la mine épanouie de Landry Coquenard disait, d’une manière éloquente, qu’il n’avait que de bonnes nouvelles à donner.

 

– Tu as réussi ? demanda Valvert.

 

– Complètement, monsieur, fit Landry avec un sourire large d’une aune. Et, monsieur, devinez qui j’ai vu ?

 

– Que sais-je, moi !

 

– J’ai vu le seigneur Concini, révéla Landry d’un petit air détaché.

 

– Tu as vu Concini ! s’inquiéta Valvert. Heureusement, il ne t’a pas vu, lui ?

 

– Pardon, monsieur, il m’a très bien vu.

 

– Il ne t’a pas reconnu, alors ?

 

– Il m’a reconnu… j’ai eu un entretien assez long avec lui… Avec lui et Mme Léonora.

 

– Tu es donc entré chez lui ? bondit Valvert.

 

– Oui, monsieur, fit Landry qui jouissait de son succès. Pardaillan, Escargasse et Gringaille s’étaient détournés de la table et suivaient cette conversation avec un intérêt des plus vifs. Et ménageant ses effets :

 

– Je ne dirai pas que j’ai pénétré dans son antre de plein gré… Mais enfin, le fait est que j’y suis entré et que je me suis entretenu avec lui.

 

Valvert leva vers le plafond deux bras stupéfaits. Et incrédule :

 

– Tu as vu Concini ?… Chez lui ?… Et il t’a laissé aller ?… Et te voilà ici ?… vivant ?… C’est impossible !… Tu veux nous en conter !…

 

– Le fait est que voilà une chose surprenante ! appuya Pardaillan.

 

– N’est-ce pas, monsieur, que c’est beau ! triompha Landry. Eh bien, voilà qui est plus beau encore : le seigneur Concini m’a accordé tout ce que je lui ai demandé.

 

– Tout ce que tu lui as demandé !… Que lui as-tu donc demandé ?

 

– D’abord, la permission de voir la pe… Mlle Florence et de m’entretenir avec elle… ce qui m’a permis de lui remettre votre lettre.

 

– Et il te l’a accordée ? s’ébahit Valvert.

 

– Puisque je vous dis que je lui ai remis votre lettre.

 

– Et ensuite ?… Puisque tu as dit « d’abord », c’est qu’il y a un « ensuite ».

 

– Ensuite, je lui ai demandé une dot.

 

– Une dot ! s’effara Valvert. Et pour qui, bon Dieu ?

 

– Pour la petite, ventre de Dieu !

 

– Tu lui as demandé une dot pour Florence ?

 

– Oui, monsieur. Une dot rondelette, ma foi… Cent mille livres…

 

– Cent mille livres !…

 

– Pas une de moins.

 

– Et il t’a donné aussi ces cent mille livres ?

 

– Parfaitement !… Je me tue de vous dire qu’il m’a accordé tout ce que j’ai voulu. Au fond, ce n’est pas un mauvais bougre, le seigneur Concini… Il ne s’agit que de savoir le prendre. Aujourd’hui, j’ai su, moi !

 

Valvert regarda Pardaillan en hochant la tête. Et Pardaillan hocha la tête comme lui. Plus expressifs et moins réservés, Escargasse et Gringaille portèrent l’index à leur front. Ce qui voulait dire : il est fou.

 

Landry vit leurs mines, surprit ce geste. Il éclata de rire :

 

– Vous ne me croyez pas ? fit-il en riant comme un bienheureux. Vous ne me croyez pas, monsieur le chevalier ?… Et vous autres, non plus ?… Eh bien, nouveaux saints Thomas, regardez… et soyez convaincus !

 

En disant ces mots, Landry Coquenard, d’un geste vif, enleva la nappe qui cachait les sacs qui apparurent, correctement alignés en bataille, deux par deux.

 

Malgré cela, les quatre compagnons ne bougèrent pas. Évidemment, ils pensaient que les sacs ne contenaient que du sable, ou des pierres… ou des feuilles sèches. Ce que voyant, Landry fit entendre une série de grognements et de braiments, imités avec ce talent qui était si remarquable chez lui. Puis, imitant la voix glapissante des huissiers de la grand-chambre, il lança :

 

– Approchez, saints Thomas, regardez et touchez et oyez…

 

Et saisissant un des sacs, il l’éleva au-dessus de la table, le renversa d’un geste brusque. Les pièces tombèrent en cascade rutilante et bruissante sur la table, d’où elles rebondirent pour rouler sur le parquet avec le même tintement clair, si agréable à entendre.

 

Alors Valvert, Gringaille et Escargasse se précipitèrent. Pardaillan lui-même s’approcha de la petite table. Tous voulurent palper les pièces fauves, les faire tinter, s’assurer qu’elles étaient réellement en bel et bon or ayant cours.

 

Ils se mirent joyeusement à table et attaquèrent les victuailles, pendant que Landry commençait son récit. Nous n’avons pas besoin de dire si ce récit fut écouté avec intérêt et si Landry fut couvert d’éloges sincères et d’ailleurs bien mérités.

 

– Mais, fit Valvert en conclusion, je ne vois pas là-dedans qu’il ait été question de la dot de ma bien-aimée Florence ! Cet argent t’appartient.

 

– Jamais de la vie ! protesta Landry avec indignation. C’est pour Mlle Florence que je l’ai arraché à Concini. C’est donc à elle qu’il appartient. Et c’est à elle, s’il vous plaît, monsieur, qu’il ira !

 

– Mais, insista Valvert, Florence n’en a pas besoin ! Florence sera riche, puisque le roi a promis de la doter… ou de la faire doter, ce qui revient au même.

 

– Le roi fera ce qu’il voudra ! C’est son affaire et non la mienne ! Moi, monsieur, j’avais mis dans ma tête que, d’une manière ou d’une autre, je ferais la dot de « l’enfant ». Il m’a fallu des années, mais enfin j’y suis arrivé tout de même. Et vous croyez que, maintenant que j’ai atteint mon but, je vais manquer au serment que je me suis fait à moi-même ? Ce ne serait pas à faire, monsieur !

 

– Mais, diable d’entêté, puisque je me tue de te dire que Florence sera riche ! Garde cet argent pour toi qui ne possèdes rien.

 

– Vous errez, monsieur, dit Landry en haussant les épaules. Il alla ramasser le sac qu’il avait déposé dans un coin, et le laissa tomber sur la table en disant :

 

– Voilà ! Il y a dix mille livres là-dedans ! Ceci, c’est ma part, largement suffisante pour moi !… que je dois à M. Concini, comme de juste… Vous voyez, monsieur, que si j’ai pensé à l’enfant, je ne me suis pas oublié non plus !

 

– Outre !… – Cornes de Dieu ! admirèrent Escargasse et Gringaille.

 

Et Escargasse ajouta :

 

– Pas moinsse, ce bougre de Landry, c’est un fameux renard !

 

– Comment, sourit Pardaillan, tu as aussi arraché ta part à Concini ?

 

– Je croyais vous l’avoir dit !… Non ?… Simple oubli, monsieur, croyez-le bien, répondit Landry.

 

Et se tournant vers Valvert :

 

– Vous voyez, monsieur, que vous vous trompez grandement quand vous dites que je ne possède rien.

 

Valvert demeurait indécis : d’une part, il lui répugnait d’enlever à Landry une fortune qu’il avait acquise au risque de sa vie. D’autre part, il ne pouvait pas répondre par un refus humiliant à un dévouement si touchant. Et il consultait Pardaillan du regard.

 

Mais Pardaillan, on le sait, avait pour principe bien arrêté de laisser les gens régler les affaires de sentiments selon les inspirations de leur cœur et se gardait bien de faire ou de dire quoi que ce soit pour les influencer. D’ailleurs, il attendait lui-même, avec quelque curiosité, la décision qu’il allait prendre et qui, selon lui, tardait déjà un peu trop. Ce qui fait qu’il détournait les yeux et montrait un visage fermé.

 

Voyant que son maître se taisait, Landry Coquenard reprit avec une émotion mal contenue :

 

– Monsieur, il y a des années et des années que je caresse l’espoir que cette enfant, qui me doit la vie, me devra aussi la fortune et le bonheur. Voyez-vous, je dois parler en toute franchise et en toute humilité. Ce n’est pas tant l’enfant que j’aime, monsieur… C’est à peine si je la connais, je ne l’ai vue que de loin en loin, dans la rue… Jamais je ne lui avais parlé aussi longuement que je l’ai fait aujourd’hui… Ce que j’aime surtout en elle, il faut bien le dire, c’est la représentation vivante de la seule bonne action que j’aie commise dans ma longue existence de sacripant… C’est surtout cela que j’aime, c’est surtout à cela que je tiens… Et j’y tiens, voyez-vous, plus qu’à ma peau !… Et c’est tout dire… La vie, je la lui ai sauvée… Le bonheur, j’étais bien persuadé que c’est vous qui le lui donneriez… Et c’est pourquoi je me suis attaché à vous et vous ai servi, j’ose le dire, avec zèle et dévouement… La fortune, je la lui ai assurée aujourd’hui, et, je le dis sans fausse modestie, au risque de ma peau… Allez-vous, monsieur, me faire ce gros chagrin de la refuser ?

 

– Non, Landry, rassura Valvert attendri, non. Tu es un trop brave garçon et je t’aime trop pour te faire ce chagrin.

 

– À la bonne heure, monsieur, vous faites de moi l’homme le plus heureux de la terre ! s’écria Landry radieux.

 

– Allons, conclut Pardaillan, vous êtes deux braves garçons tous les deux.

 

Ceci, il le disait de cet air de pince-sans-rire, qui faisait qu’on ne savait pas s’il raillait ou s’il parlait sérieusement. Tout de suite après, il se fit très sérieux pour ajouter :

 

– Sur ce, allons nous reposer… N’oublions pas que nous aurons encore demain un rude effort à fournir.

 

– Et nous en aurons enfin fini avec cette affaire qui commençait à devenir quelque peu fastidieuse, fit Valvert avec une satisfaction non dissimulée.

 

– Palsandieu, oui ! appuya Gringaille. Et il jubila :

 

– Après-demain matin, le bouquet, la fin finale, la dernière besogne !

 

– Une besogne qui fera quelque bruit dans Paris ! dit Escargasse.

 

– C’est le cas de le dire, fit Landry.

 

Et ils éclatèrent de rire tous les trois. Mais Pardaillan coupa net leur hilarité, en disant du même air sérieux :

 

Il sera temps de rire quand tout sera fini !… Et tout sera fini quand nous aurons découvert et détruit le dernier dépôt de Mme Fausta.

 

– Il en reste donc encore ? demanda Landry avec une grimace douloureuse.

 

– Il en reste encore un, fit Pardaillan. Et, reprenant son air figue et raisin :

 

– Et qui sera bien défendu, celui-là, je t’en réponds… Si bien défendu que ce sera miracle si nous en venons à bout… sans y laisser nos carcasses.

 

Landry Coquenard interrogea Valvert du regard. Il le vit très grave, approuvant doucement de la tête les sinistres paroles du chevalier. Un soupir douloureux déchira sa gorge contractée.

 

– Outre ! rassura Escargasse avec une confiance que rien ne paraissait devoir ébranler, ce qui serait miracle, ce serait d’échouer dans une entreprise que vous dirigerez, monsieur le chevalier.

 

– Ce serait bien la première fois ! confirma Gringaille avec la même confiance.

 

L’air convaincu de ses deux compagnons rendit un peu de confiance au désolé Landry Coquenard qui, non sans étouffer quelques soupirs, fit comme les autres et alla se glisser entre les draps blancs de son lit. Un quart d’heure plus tard, ils dormaient tous à poings fermés.

 

XXIX

LE MARIAGE DE FLORENCE


Le lendemain matin, de bonne heure, ils partirent tous ensemble, y compris Landry Coquenard qui, cette fois, était de la partie, et ils rentrèrent tard dans la soirée. Le surlendemain, ils repartirent, toujours infatigables, et, ce matin-là, de fort joyeuse humeur.

 

Tous ensemble, ils allèrent jusqu’à la rue de la Planche Mibrai (qui était le commencement de la rue Saint-Martin). Là, Pardaillan les quitta et s’en alla par la rue de la Vannerie (que le percement de l’avenue Victoria a fait disparaître). Les quatre autres franchirent le pont Notre-Dame et pénétrèrent dans la Cité. Là, nouvelle séparation : Odet de Valvert et Landry Coquenard demeurèrent dans la Cité, tandis que Gringaille et Escargasse, franchissant le Petit Pont et passant sous le Petit Châtelet, s’enfonçaient dans les ruelles étroites et sombres de l’Université.

 

Vers midi, une explosion formidable ébranlait tout le quartier de la ville, depuis la Bastille jusqu’à l’Hôtel de Ville : c’était la maison du passage Barentin que Pardaillan venait de faire sauter.

 

Les habitants de ce quartier très populeux se précipitèrent dans les rues, affolés, courant aux nouvelles. La maison était isolée et passait pour inhabitée. De fait, on ne signalait pas de mort d’homme. Malgré cette absence de victimes, rassurante en soi, l’événement parut si extraordinaire, si mystérieux, qu’il souleva une émotion énorme.

 

Comme toujours en pareil cas, la nouvelle, dénaturée et fortement amplifiée, se répandit avec une rapidité effarante, semant la panique sur son passage. En un clin d’œil, la ville entière se trouva en rumeur, jusqu’aux confins les plus éloignés du centre. Et naturellement, les bruits les plus fantastiques se trouvèrent mis en circulation.

 

Cependant, comme rien ne venait confirmer ces bruits inquiétants, les esprits commencèrent à se ressaisir, l’émotion s’apaisa, la crainte s’atténua, fit place à la curiosité.

 

Alors, quand le calme commençait à renaître, comme une traînée de poudre, le bruit se répandit qu’une deuxième maison venait de sauter dans les mêmes conditions mystérieuses, qu’on ne parvenait pas à s’expliquer. Cette deuxième maison était située dans la Cité, non loin du port Saint-Landry. Et, chose remarquable, cette maison, dont les assises baignaient dans la rivière, comme la première, était isolée et passait pour abandonnée dans le quartier.

 

Puis, un peu plus tard, on apprit qu’une troisième maison venait de sauter, dans l’Université, celle-là, et non loin du mur d’enceinte. Et comme les deux précédentes, cette troisième explosion se produisait dans des conditions inexplicables. Et, toujours comme les autres, cette maison était isolée et inhabitée.

 

Cette nouvelle, qui se répandit partout, pénétra jusqu’au Louvre, jusqu’au roi Louis XIII lui-même. Nous verrons tout à l’heure comment.

 

Elle fut portée, en toute hâte, à Fausta, qui l’accueillit sans manifester la moindre émotion, comme une chose de peu d’importance. Mais qui, lorsqu’elle se trouva seule, marqua, par l’accès de fureur terrible auquel elle se livra, combien elle était sensible à ce nouveau coup qui anéantissait ses espérances, ou, tout au moins, en reculait la réalisation pour de longs mois. Et elle maudit Pardaillan, qui lui portait ce coup fatal qui l’assommait. Car elle ne s’y trompa pas, et reconnut aussitôt sa main dans cette désastreuse affaire.

 

Elle pénétra, cette nouvelle, à l’hôtel Concini, et arriva jusqu’à Léonora. Seulement, comme elle avait à faire, pour l’instant, des choses autrement importantes pour elle, elle ne prêta qu’une oreille distraite aux rumeurs venues du dehors.

 

En ce moment, Léonora pénétrait dans la chambre de Florence, devenue sa fille légitime. Entrées derrière elle, La Gorelle et Marcella étalaient délicatement sur le lit une somptueuse toilette de cour et des écrins renfermant des bijoux précieux que la Gorelle couvait d’un regard chargé de convoitise : un de ces regards qui, s’il avait eu le don d’attirer l’or et les pierreries, comme l’aimant attire le fer, eût infailliblement escamoté le contenu des précieux écrins.

 

C’était la première fois que Florence voyait la Florentine, depuis deux jours qu’elle était devenue sa mère aux yeux de la loi. L’avant-veille, après la signature des actes et le départ des témoins, la jeune fille s’était retirée dans sa chambre, sans que Léonora, ni Concini, du reste, eussent paru s’intéresser à elle, sans qu’ils eussent songé à lui adresser une parole, même banale. Elle n’en avait été ni surprise, ni affectée, d’ailleurs : elle savait que, dans l’intimité, elle ne serait jamais qu’une étrangère pour eux.

 

Léonora s’était aussitôt rendue auprès de Marie de Médicis. Elle lui avait appris que tout était terminé, bien en règle, et que Florence était maintenant bien dûment et légalement sa fille. Ce à quoi Marie de Médicis avait répondu par des remerciements chaleureux et par des félicitations qui s’adressaient autant à elle-même qu’à sa confidente.

 

La fibre maternelle était, décidément, complètement absente chez elle, car, après avoir donné libre cours à sa joie, elle ajouta, avec un accent de menace froide.

 

– Cette petite est cause que je viens de vivre des jours d’angoisse mortelle, que je n’oublierai de ma vie… J’espère bien que tu vas t’arranger de manière à ce qu’elle disparaisse… Je ne veux plus jamais la revoir ni entendre parler d’elle. Tu m’entends, Léonora ?

 

Ceci était signifié sur un ton, tel que tout autre que Léonora se fût bien gardé d’ajouter un mot de plus, sur un sujet qui indisposait la reine à ce point. Mais Léonora se permettait ce que nul n’eût osé se permettre.

 

– J’entends, madame, fit-elle avec une froide fermeté. Il faudra cependant que je vous en parle encore, durant quelque temps. Il faudra que vous consentiez à la revoir au moins une fois encore.

 

– Tu perds la tête, je crois !

 

– Non, madame, Dieu merci, j’ai bien toute ma raison. Et je le prouve en disant ce que je dis, à savoir : qu’il est indispensable, tout à fait indispensable pour votre sécurité, que la fille du maréchal et de la maréchale d’Ancre, vous soit officiellement présentée.

 

– Pourquoi cette présentation officielle ? s’inquiéta la reine, qui, selon sa coutume, commençait déjà à battre en retraite.

 

– Parce que, expliqua Léonora, il y a toujours beaucoup de monde à une présentation officielle. Outre ceux qui s’y trouvent de par leur charge, il y a ceux à qui on accorde la faveur d’une invitation… Et c’est surtout pour ceux-là que la présentation doit se faire… Surtout si, comme je l’espère, la signora se trouve au premier rang de ces invités.

 

Ces paroles firent dresser l’oreille à Marie de Médicis.

 

– Pourquoi dois-je inviter la princesse Fausta ? interrogea-t-elle.

 

– Parce que, fit Léonora, avec une lenteur calculée, c’est surtout elle qu’il faut bien convaincre que Florence est bien la fille de Léonora Dori, marquise d’Ancre.

 

Il faut croire qu’elle se sentait assez forte pour jeter le masque et s’attaquer ouvertement à Fausta, qu’elle avait toujours paru servir jusque-là, car, allant au-devant des questions qu’elle devinait sur les lèvres de la reine, elle ajouta aussitôt :

 

– Je vous avais dit, madame, que lorsque le moment serait venu, je vous ferais connaître le nom de cet ennemi qui, dans l’ombre, s’acharne à votre perte. Ce moment est venu, madame. Cet ennemi qui, sans moi, vous eût irrémissiblement perdue, c’est la princesse Fausta.

 

Et comme Marie de Médicis, toujours engouée de celle qu’elle appelait la signora, se récriait avec force, se refusait à croire à tant de perfidie, Léonora parla, produisit des preuves morales et matérielles, et n’eut pas de peine à la convaincre. Alors, la colère de la reine éclata avec toute la violence qu’on pouvait attendre de son caractère emporté. Léonora dut la calmer, la raisonner, et eut assez de mal à l’empêcher de commettre un éclat immédiat qui n’eût servi à rien.

 

La reine étant apaisée et ayant compris la nécessité où elle se trouvait de revoir, au moins une fois encore, cette enfant, sa fille ! dont, dans son égoïsme féroce, elle venait de dire « qu’elle espérait bien que Léonora s’arrangerait de manière à ce qu’elle disparût », il fut entendu que cette présentation aurait lieu le surlendemain et que Fausta serait invitée à y assister. Invitation qui serait faite dans des termes, tels qu’elle ne pourrait la décliner.

 

Dans la chambre de Florence qui s’était levée pour la recevoir, Léonora, après avoir congédié d’un signe de tête la Gorelle et Marcella qui s’éclipsèrent silencieusement, prononça :

 

– Florence, tout à l’heure, vous allez avoir l’honneur d’être présentée à Sa Majesté la reine régente. Vous vous parerez de cette toilette de cour et de ces bijoux qui vous appartiennent. Il convient de vous hâter, car nous n’avons pas beaucoup de temps. Je vais vous envoyer Marcella et la Gorelle qui vous serviront de femmes de chambre.

 

Elle parlait toujours avec la même douceur. Cependant, l’oreille particulièrement sensible de la jeune fille perçut, sous cette douceur, un accent impérieux qu’elle n’avait jamais eu jusque-là.

 

– Bien, madame, fit-elle simplement.

 

Cependant, malgré elle, une lueur joyeuse s’était allumée dans ses grands yeux, en apprenant qu’elle allait revoir sa mère. Elle savait pourtant qu’elle n’avait rien à attendre de cette mère. Elle savait, elle était sûre que jamais elle n’obtiendrait d’elle un mot parti du cœur. N’importe, elle voulait espérer quand même. Et elle voulait d’autant plus fortement, qu’elle sentait bien que cet espoir ne se réaliserait jamais.

 

Si fugitive qu’eût été cette lueur de contentement, Léonora, toujours attentive, l’avait surprise au passage. Et toujours méfiante, elle sonda :

 

– Vous êtes contente d’aller à la cour ?

 

Elle secoua sa tête mutine, et riant d’un rire clair :

 

– Franchement, non, madame… La cour m’effraie… Je sens que je n’y serai pas à ma place.

 

Chose incroyable, et pourtant naturelle, parce que bien humaine, cette dernière raison piqua l’orgueil de Léonora. Et, redressée :

 

– Pourquoi ?… Sachez, mademoiselle, que la fille du marquis et de la marquise d’Ancre est à sa place partout… Fût-ce sur les marches d’un trône !…

 

– Dieu me garde d’en douter, madame. Mais je n’oublie pas ce que j’ai été… ce que je redeviendrai peut-être… Vous avez beau avoir fait de moi une comtesse, fille, aux yeux du monde tout au moins, d’un marquis et d’une marquise, il n’en reste pas moins que j’ai toujours vécu au milieu du peuple, dont j’ai pris, sans m’en rendre compte, les idées saines et les goûts simples. C’est ce qui fait que la cour ne me tente nullement. Et si je dois m’y rendre, comme aujourd’hui, ce ne sera pas, comme vous paraissez le croire, un plaisir que j’éprouverai, mais une gêne pénible.

 

Elle ne riait plus. Elle disait cela d’un petit air sérieux, qui ne permettait pas de douter de sa sincérité.

 

– Eh bien, fit Léonora, satisfaite, cette simplicité de goûts tombe à merveille : il ne vous sera pas pénible d’apprendre que cette présentation, nécessaire, n’aura pas de suite, et que jamais plus vous ne remettrez les pieds à cette cour qui vous tente si peu.

 

Et comme Florence accueillait cette nouvelle avec une indifférence qui n’avait rien d’affecté, mais se gardait bien de demander la moindre explication, elle crut devoir ajouter :

 

– Pour la sécurité de votre mère, il est nécessaire que vous vous teniez à l’écart le plus possible.

 

– Est-ce à dire, madame, que, toute ma vie, il me faudra demeurer enfermée dans cette maison ? s’inquiéta Florence.

 

– Non pas, rassura Léonora. L’essentiel est qu’on ne vous voie pas à la cour. Quant au reste, il n’est jamais entré dans ma pensée de vous tenir prisonnière ici, comme nous avons été dans la nécessité de le faire jusqu’à ce jour. À dater de maintenant, vous pourrez sortir et rentrer à votre gré. À condition, bien entendu, que vous vous ferez accompagner par une suivante, ainsi qu’il convient à une jeune fille de votre rang.

 

Ayant fait cette promesse que Florence accueillit avec une joie puérile, Léonora sortit en songeant :

 

– Promesse qui ne m’engage pas beaucoup : dans huit jours, elle sera mariée à Rospignac qui l’emmènera loin de Paris… ou bien elle sera enfermée dans un cloître.

 

Une heure après, devant une brillante assemblée, Concini présentait cérémonieusement sa fille, miraculeusement retrouvée, à Marie de Médicis.

 

La mère, figée dans une attitude hautaine, n’eut pas un tressaillement, pas un élan, pas un geste, pas un regard vers cette enfant qui se courbait devant elle, qui, d’une voix que l’émotion faisait trembler, débitait un compliment très court, très simple : quelques mots touchants, jaillis de son cœur aimant et dévoué, cette enfant qui était sa fille, à elle, et qu’on lui présentait comme la fille d’une autre.

 

Ce compliment qui eût attendri toute autre que la monstrueuse égoïste, elle l’écouta froidement, avec une impatience qu’elle ne parvenait pas à dissimuler complètement, et, si bref qu’il fût, elle trouva encore moyen de le couper d’un geste cassant. Et le sourire, les paroles aimables qu’elle n’avait pas eu la force de trouver pour sa fille, elle les trouva pour son amant et ce fut à lui qu’elle les adressa.

 

Et la pauvre enfant sentit s’écrouler en son cœur ce suprême, cet instinctif espoir qu’elle avait gardé jusque-là. Elle comprit alors, sans aucun doute possible, elle comprit que ce que l’abominable mère ne lui pardonnait pas, ne lui pardonnerait jamais, c’était d’être vivante. Et elle courba la tête, elle fit des efforts surhumains pour refouler les deux larmes qui brûlaient le bord de ses paupières et voulaient jaillir.

 

Pendant ce temps, Léonora, qui s’était glissée près de Fausta, se donnait la satisfaction de l’écraser en lui montrant complaisamment les « preuves irréfutables », qui faisaient de la fille de Marie de Médicis, sa fille, à elle.

 

Avec cette force de dissimulation si remarquable chez elle, Fausta accueillit la nouvelle avec son plus charmant sourire. Seulement, après les compliments qu’elle ne lui marchanda pas, elle voulut lui montrer qu’elle n’était pas dupe. Et, baissant la voix :

 

– Allons, le tour est bien joué, Léonora, et je vous félicite, dit-elle sans cesser de sourire. Je comprends maintenant pourquoi la reine m’a adressé une invitation si pressante, qu’elle devenait un ordre auquel il m’était impossible de me soustraire… Je comprends aussi l’accueil presque glacial qui m’a été fait ici… Me voilà en disgrâce presque complète, ma foi !… Cette disgrâce dont j’aurai beaucoup de peine à me relever, c’est à vous que je la dois, n’est-ce pas, Léonora ?

 

Léonora se sentait de taille à abattre la redoutable jouteuse. Elle ne voulut pas se dérober. Et dès l’instant qu’elle déposait le masque et parlait en toute franchise, elle voulut lui rendre la pareille. Elle se redressa et la fixant droit dans les yeux :

 

– Oui, dit-elle nettement. J’ai fait de mon mieux pour vous desservir. Et je crois y avoir assez bien réussi. Et remarquez, signora, que pour obtenir ce résultat, je n’ai eu qu’à dire la vérité toute nue.

 

– Vous savez que c’est la guerre entre nous ? gronda Fausta.

 

– La guerre, répliqua Léonora, vous la déclarez maintenant, signora. Mais elle existait entre nous, dès l’instant où vous vous êtes dressée sur ma route. Car, si je n’ai jamais été dupe de vos protestations, je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous avez pu vous laisser prendre aux miennes… Et cependant, je vous ai battue… Ceci dit, madame, non pour insulter à votre défaite, mais pour vous faire comprendre que je ne crains pas plus la lutte à visage découvert que la lutte sournoise que nous avons soutenue jusqu’à ce jour.

 

– Et dans laquelle vous avez eu le dessus, complimenta Fausta sans raillerie, je le reconnais. Mais tout n’est pas dit encore. Gardez-vous bien, Léonora : j’aurai ma revanche.

 

– Oh ! madame, peut-être me trouverez-vous bien présomptueuse, mais je ne vous crains pas.

 

Sur ces mots, Léonora s’inclina dans une révérence respectueuse et se dirigea vers Florence, qu’elle voulait emmener aussitôt que possible, parce qu’elle voyait que sa présence déplaisait à Marie de Médicis.

 

Quant à Fausta, ce fut vers la reine qu’elle alla, avec l’intention de lui demander l’autorisation de se retirer. Malgré l’empire prodigieux qu’elle avait sur elle-même, elle suffoquait de rage refoulée et éprouvait l’impérieux besoin de se retrouver chez elle, seule, libre de toute contrainte opprimante.

 

Réellement, ce jour était un jour néfaste pour elle. Sans compter la perte de ses millions à laquelle elle était plus sensible qu’elle ne voulait se l’avouer à elle-même, sans compter que, depuis quelque temps, rien de ce qu’elle entreprenait ne lui réussissait, elle avait, ce jour-là, reçu des coups qui eussent assommé tout autre qu’elle : d’abord la destruction de ses dépôts, coup terrible qui, en les désarmant, annihilait les troupes occultes qu’elle avait dans Paris et les environs, et dont le concours lui était indispensable. Puis, sa disgrâce auprès de la régente. Disgrâce qui pouvait avoir des conséquences désastreuses et dont, elle l’avait dit elle-même, elle ne se relèverait pas sans peine. Enfin, la reconnaissance de la fille de Marie de Médicis par Léonora, reconnaissance qu’elle avait dû accepter sans protester, ce qui lui enlevait un moyen de pression puissant, infaillible.

 

Ce dernier coup-là, auquel elle était loin de s’attendre, parce que connaissant Léonora comme elle la connaissait, jamais l’idée ne lui serait venue que la terrible jalouse consentirait à reconnaître pour sienne propre la fille de son Concino adoré et de Marie de Médicis, ce dernier coup lui était d’autant plus sensible qu’elle comprenait que c’était par sa faute à elle-même qu’elle avait perdu cette partie si importante pour elle : elle s’était absorbée dans sa lutte contre Pardaillan au point de négliger le reste. Elle comprenait maintenant, trop tard, la lourde faute qu’elle avait commise.

 

Fausta n’aspirait donc qu’à se retirer chez elle pour y réfléchir à son aise et chercher dans son imagination, jamais à court d’expédient, le moyen de relever une situation si fortement compromise, mais qu’elle ne voulait pas encore voir désespérée.

 

Ce jour-là, elle jouait de malheur décidément. Au moment où Marie de Médicis, avec une froideur remarquée, lui ayant accordé le congé qu’elle sollicitait, elle se dirigeait vers la porte, cette porte s’ouvrit à double battant. Et le roi entra.

 

Il n’était pas seul. Près de lui se tenait Valvert, Valvert couvert, des pieds à la tête, de poussière et de plâtre, les vêtements en désordre, les mains couvertes d’égratignures sanglantes, ce qui, n’était la longue épée qu’il avait au côté, eût pu le faire prendre pour un maçon qui venait d’être victime d’un accident.

 

Devant le roi, Fausta dut s’immobiliser et se courber, comme tout le monde.

 

Il paraissait assez agité, le petit roi. Tout de suite, il aperçut Fausta. Ce fut à elle qu’il alla. Dès son entrée, Valvert avait aperçu Florence qui se tenait modestement à l’écart et qui avait fort grand air, sous la somptueuse toilette de cour qui la parait, et qu’elle portait avec une aisance telle qu’on pouvait aisément croire que de sa vie elle n’avait porté autre chose. Et il était tombé en extase. Florence, de son côté, n’avait pas tardé à le voir. Leurs regards se croisèrent. Ils se sourirent avec une tendresse infinie et, oubliant où ils se trouvaient, ils se parlèrent en ce langage muet des yeux qui a tant de charme pour les amoureux et qu’ils comprennent si bien.

 

Concini, du premier coup d’œil, avait reconnu Valvert en cet homme couvert de sang et de plâtre et qui, en une tenue aussi incorrecte, était amené par le roi lui-même, au milieu de cette brillante assemblée parée des fastueux costumes de cérémonie. Ce qui prouvait que cet homme jouissait de la faveur royale d’une manière aussi complète qu’insoupçonnée. Mais Concini ne vit pas seulement que cette faveur particulière, si grande qu’elle pouvait faire envie à un tout-puissant personnage tel que lui. Il comprit aussi qu’un événement grave s’était produit. Et pratique, il voulut être le premier à en tirer profit, si profit il y avait. Et il s’était précipité au-devant du roi, courbé en deux, en une marche qui était une longue révérence.

 

Le roi s’arrêta devant Fausta. Et sa hâte de parler était si grande, qu’oubliant de répondre à la révérence qu’elle lui adressait, il attaqua aussitôt :

 

– Ah ! madame l’ambassadrice, c’est vous que je cherchais ! Et, tout de suite, avec une précipitation qui redoublait le léger bégaiement dont il était affligé :

 

– Savez-vous, madame, que trois maisons viennent de sauter, coup sur coup, dans notre bonne ville ?

 

Le silence, fait de respect, qui avait suivi l’entrée du roi, devint tragique à cette question si imprévue, que le roi posait avec une émotion, que chacun sentait être une colère violente, difficilement contenue, et qui ne demandait qu’à éclater ouvertement.

 

Fausta s’y attendait moins que tout autre à cette question. Instantanément, en voyant Valvert, elle comprit. Elle comprit qu’il avait, comme toujours, secondé Pardaillan et qu’il avait parlé peut-être. Or, s’il avait parlé, et selon ce qu’il avait dit, c’était sa tête, à elle, qui roulait sous la hache du bourreau. Et cela, malgré l’immunité qui s’attachait à son titre de représentant du roi d’Espagne.

 

Malgré l’incroyable menace qui pesait sur elle, elle ne perdit rien de son calme apparent, rien de cette majestueuse assurance qui faisait que, dans un cercle de souverains, elle dominait comme une impératrice. Et ce fut de sa voix harmonieuse, dont rien n’altérait la douceur pénétrante, qu’elle répondit :

 

– C’est par la rumeur publique que j’ai eu connaissance de ce fâcheux événement. Mais comme j’ai entendu dire à des personnes dignes de foi que, fort heureusement, on n’avait à déplorer la perte d’aucune existence humaine, je ne m’en suis pas autrement émue.

 

– Savez-vous, madame, à qui appartenaient ces maisons ? reprit le roi dans un grondement.

 

– Je l’ignore absolument, sire, répondit Fausta avec le même calme imposant.

 

– À des Espagnols ! s’écria le roi.

 

– À des Espagnols ? s’écria Fausta en un sursaut de surprise admirablement joué.

 

Et, feignant de se méprendre, avec une pointe d’émotion contenue dans la voix :

 

– Ah ! pauvres gens ! Mais alors, c’est à moi, représentant de Sa Majesté le roi d’Espagne, qu’il appartient de venir en aide à ces pauvres gens ! Je ne manquerai pas de le faire, et je remercie Votre Majesté de m’avoir appris ce détail que j’ignorais.

 

Elle jouait son rôle, en grande comédienne, avec un naturel si parfait, que le roi en fut un instant décontenancé. Il jeta sur Valvert un coup d’œil qui semblait appeler à l’aide. Mais Valvert n’avait d’yeux que pour Florence et ne vit pas l’embarras du roi. D’ailleurs, cet embarras fut bref. Presque aussitôt Louis XIII se ressaisit et, de sa même voix grondante :

 

– Parlons-en de ces pauvres gens !… Savez-vous ce qu’ils avaient fait de leurs repaires ?… De véritables arsenaux, madame !… Des arsenaux contenant des armes, de la poudre, des balles, jusqu’à des canons… De quoi armer et approvisionner grandement une petite armée… de soldats espagnols, cela va sans dire.

 

– Que m’apprenez-vous là, Sire ! s’écria Fausta, jouant la stupeur et l’indignation.

 

– La vérité, madame… Ne la saviez-vous pas ?…

 

Évitant de répondre à l’embarrassante question, Fausta, comme soulevée par l’indignation, assura :

 

– Un si inqualifiable abus de l’hospitalité, qui nous est si généreusement offerte dans ce pays ami, me paraît si monstrueux, si incroyable que… j’oserai demander au roi s’il est sûr de ne pas se tromper… S’il est bien sûr que les renseignements qu’on lui a fournis sont exacts.

 

– Le comte de Valvert, que voici, va vous dire ce qu’il en est, répondit le roi.

 

Et il ajouta :

 

– Le comte est l’un des quatre ou cinq loyaux sujets et hardis compagnons qui ont découvert et fait sauter ces nids de reptiles venimeux, au risque de leur vie… Et vous pouvez vous assurer, à l’état dans lequel le voilà, que je n’exagère pas en disant qu’il a risqué bravement sa vie pour le service de son roi… Je saisis avec joie l’occasion qui s’offre à moi, pour déclarer en public, que ce n’est pas la première fois qu’il expose sa vie pour sauver la nôtre. Et, en attendant qu’il nous soit donné de reconnaître, d’une manière éclatante, les inappréciables services qu’il nous a rendus, je tiens à proclamer ici, devant tous, que je le tiens en particulière estime et affection… Parlez, comte.

 

Ces compliments imprévus arrachèrent les amoureux à leur mutuelle contemplation. Pendant que Florence rougissait de plaisir, Valvert s’inclinait gracieusement et remerciait :

 

– Les paroles précieuses que le roi me fait l’insigne honneur de m’adresser me récompensent au-delà de mon mérite.

 

Et, se tournant vers Fausta :

 

– Les trois maisons qu’avec l’aide de quatre compagnons, dont le roi connaît les noms, j’ai fait sauter ce matin, étaient des dépôts d’armes clandestins, appartenant à des Espagnols, dont nous surveillions les agissements depuis près de huit jours. Ceci, je l’affirme sur mon honneur. Si cette affirmation ne suffit pas, si Votre Altesse doute de ma parole, je produirai des preuves… Des preuves si évidentes, qu’elles ne pourront pas ne pas vous convaincre, madame.

 

Il s’était avancé de deux pas. Il la fixait avec une insistance significative. Elle comprit la menace. Elle comprit que si elle paraissait douter de sa parole, il parlerait. Et s’il parlait, c’en était fait d’elle : elle ne sortirait de cette salle qu’au milieu des gardes de Vitry… En attendant l’arrêt qui la jetterait pantelante sous la hache du bourreau.

 

– Moi aussi, je vous connais depuis longtemps, monsieur de Valvert, dit-elle en lui adressant son plus gracieux sourire, et je suis heureuse de proclamer que je vous tiens pour un des plus braves et des plus loyaux gentilshommes de ce pays, qui compte tant de braves et dignes gentilshommes. Je ne vous ferai donc pas l’injure de douter de votre parole. Je me tiens pour dûment convaincue.

 

Et, tandis que Valvert remerciait par une révérence, reculait, se mettait modestement à l’écart, derrière le roi, elle, elle se redressait, et avec cet air d’inexprimable majesté qui n’appartenait qu’à elle, d’une voix claire, vibrante, elle prononça :

 

– Venue ici en amie, c’est comme telle que j’ai reçu à cette cour le plus flatteur, le plus inoubliable des accueils. Représentant d’un souverain, animé des sentiments de la plus fraternelle amitié envers Votre Majesté, je ne souffrirai pas que cette amitié réciproque, qui unit nos deux cours et nos deux pays, soit troublée par les agissements criminels de quelques fauteurs de désordre, misérables comparses de bas étage, rebut d’une noble nation qui se vante, à bon droit, de ne le céder à nulle autre nation en fait de chevaleresque loyauté. En conséquence, et tout d’abord, devant Sa Majesté la reine régente, devant monseigneur le maréchal d’Ancre, chef suprême de votre conseil, devant ces nobles seigneurs et ces nobles dames qui m’entendent, je flétris hautement l’inqualifiable conduite de ces scélérats, et je supplie Votre Majesté d’agréer mes très humbles excuses, au sujet de ce très regrettable incident. J’ajoute que mon premier soin, en rentrant chez moi, sera d’ordonner que les coupables soient recherchés. Je réponds que le châtiment qui leur sera infligé sera si terrible, qu’il ôtera pour jamais l’envie de recommencer à ceux qui seraient tentés de les imiter. Que si les satisfactions que je donne ici, spontanément, paraissent insuffisantes, je suis prête à accorder toutes les réparations qu’il vous plaira de demander, Sire.

 

La manœuvre qu’elle venait d’accomplir avec cette rapidité de décision si remarquable chez elle, était habile : en allant au-devant de tout ce qu’on pouvait lui demander, elle mettait le roi dans la nécessité de se contenter des satisfactions qu’elle donnait. Il est bien entendu que cette manœuvre ne pouvait réussir que si le roi ignorait qu’elle était la principale coupable et que ces manœuvres louches qu’elle venait de stigmatiser avec indignation, c’est elle qui les avait commandées. Mais, à l’attitude de Valvert, elle avait compris qu’il n’avait pas parlé, que le roi ignorait le rôle qu’elle avait joué. Peut-être avait-il des soupçons : et la colère qui l’animait le laissait supposer. Mais il n’avait pas de preuves, il reculerait devant un éclat.

 

Elle eut la satisfaction de voir qu’elle ne s’était pas trompée dans ses conjectures. Ne rencontrant pas de résistance, la colère du roi tomba d’elle-même. Et la réponse prévue par Fausta arriva, telle qu’elle l’attendait.

 

– C’est bien, dit le roi, avec un reste de froideur, allez, madame. Et si sous tenez à ce que je continue à croire à cette amitié dont vous me donnez l’assurance, faites bonne et prompte justice.

 

– Je réponds, Sire, que vous serez satisfait, promit Fausta. Fausta fit sa révérence et sortit, sans que personne s’occupât d’elle.

 

XXX

LE MARIAGE DE FLORENCE (suite)


Le roi se tourna aussitôt vers Concini. Il se montra très aimable avec lui. Il l’entretint de cette fille, perdue au berceau et miraculeusement retrouvée, dont il avait entendu parler, et il l’autorisa gracieusement à la lui présenter. Ce que Concini, radieux de ces marques de faveur qu’on lui prodiguait en public, s’empressa de faire.

 

Florence, rougissante, se vit de nouveau le point de mire de tous les regards. Et l’accueil gracieux que lui fit le roi – son frère, après tout, comme avait dit justement Landry Coquenard – la réconforta un peu de l’accueil glacial que lui avait fait sa mère. En outre, cet accueil si particulièrement flatteur eut pour résultat immédiat de déchaîner l’enthousiasme des courtisans qui, devant l’accueil de la reine avaient jugé prudent de dissimuler soigneusement l’admiration ardente, que suscitait en eux tant de grâce légère et de charme captivant, unis à tant de jeunesse éclatante et de radieuse beauté.

 

Cette présentation avait tout naturellement rapproché nos deux amoureux. Car Valvert, obéissant sans doute à un ordre donné d’avance, ne bougeait pas d’à côté du roi. Et le petit roi, coulant un regard espiègle sur Valvert, se donna le malicieux plaisir de présenter nos amoureux l’un à l’autre, et cela, devant Concini, obligé d’accepter la chose le sourire aux lèvres. Il fit mieux encore :

 

Il prit Concini par le bras et s’écarta avec lui de deux ou trois pas, sous prétexte de se faire raconter comment il avait perdu et retrouvé cette enfant. En sorte que, pendant que Concini, fier de la faveur royale et furieux de la liberté laissée à Valvert, se lançait dans un récit forgé de toutes pièces, Valvert et Florence, seuls au centre de la vaste salle, à trois pas du roi, dont nul n’osait approcher, eurent cette joie précieuse autant qu’imprévue, de pouvoir s’entretenir librement, à voix basse.

 

Cet entretien dura autant que dura le récit de Concini : quelques minutes. Mais que de choses peuvent se dire deux amoureux, en quelques minutes !

 

Le roi avait paru écouter le récit de Concini avec une attention soutenue. Quand ce récit fut achevé, il se rapprocha des amoureux, ce qui mit fin à cette espèce de tête-à-tête qu’il leur avait ménagé. Il demeura quelques minutes encore à s’entretenir avec eux, et se retira enfin, emmenant Valvert avec lui.

 

Presque aussitôt après, Léonora partit à son tour avec Florence. La jeune fille était radieuse et ne songeait pas à dissimuler sa joie. Gracieuse et légère comme un papillon, elle allait à côté de Léonora, repassant dans sa pensée jusqu’aux paroles les plus insignifiantes qu’elle venait d’échanger avec son fiancé. De son côté, Léonora était sombre, préoccupée. En sorte qu’elles arrivèrent à l’hôtel sans avoir échangé une parole.

 

Florence regagna aussitôt l’appartement qui lui avait été assigné, depuis qu’elle était devenue comtesse de Lésigny.

 

Léonora s’enferma dans son retrait. Là, assise dans son fauteuil, le coude sur une petite table placée près d’elle, la tête dans la main, inquiète, agitée, elle songeait :

 

« Un je-ne-sais-quoi me dit qu’une menace se cache sous cette extraordinaire bienveillance du roi envers cette petite et ce comte de Valvert. Mais quoi ?… Que peut-il bien méditer ?… »

 

Un long moment, elle demeura rêveuse, cherchant une réponse plausible à cette question qui la troublait. Femme de tête, comme toujours, elle finit par prendre une résolution.

 

« J’ai beau me creuser la tête, se dit-elle, je ne trouve pas. Alors, le mieux est de brusquer les choses, à tout hasard. »

 

Elle fit appeler La Gorelle et Rospignac. La Gorelle se présenta la première. Elle lui donna quelques ordres brefs. Ce fut l’affaire d’une demi-minute. Pendant que La Gorelle se coulait dehors par une porte, Rospignac entra par une autre. Elle lui dit à brûle-pourpoint :

 

– Rospignac, j’ai changé d’idée ; votre mariage, qui ne devait être célébré que dans quelques jours, doit l’être le plus tôt possible.

 

– Je suis tout prêt, madame ! assura Rospignac, le regard flamboyant d’une joie triomphante.

 

– Ce sera pour demain, trancha Léonora. À Saint-Germain-l’Auxerrois et à minuit.

 

Et comme Rospignac ne pouvait réprimer un mouvement de contrariété en entendant l’heure insolite qu’elle fixait, elle expliqua :

 

– Il faut bien vous dire, mon pauvre Rospignac, que cette petite vous a en parfaite détestation.

 

– Et qu’importe, madame ! grinça Rospignac.

 

– Il importe, en ce sens, que je la crois capable de nous faire un esclandre au dernier moment.

 

– Je comprends, madame, fit vivement Rospignac. Le jour, l’église serait pleine. La nuit, il n’y aura que les personnes que nous aurons invitées…

 

– Et nous n’inviterons, interrompit Léonora, que quelques-uns des gentilshommes de monseigneur, choisis parmi les plus sûrs et les plus dévoués.

 

– En sorte que, s’il y a esclandre, il demeurera entre nous, acheva Rospignac.

 

– J’ai toujours dit que vous étiez d’une intelligence remarquable, complimenta sérieusement Léonora.

 

D’un air détaché, elle lui donna quelques ordres, qu’il écouta attentivement et le congédia enfin par ces mots :

 

– Allez, Rospignac, et soyez prêt pour demain soir.

 

– Peste ! je n’aurai garde de manquer au rendez-vous ! ricana Rospignac.

 

Il s’inclina et sortit en retroussant sa moustache d’un air conquérant. Sans perdre une seconde, Léonora se leva et se rendit dans la chambre de Florence. Et, sans préambule, sans détour, allant droit au but :

 

– Florence, dit-elle, nous avons résolu, votre père et moi, de vous marier.

 

Elle parlait toujours avec la même douceur. Mais, plus que jamais, sous cette douceur apparente, perçait le ton impératif qui n’admettait pas de discussion. Et Florence le sentit très bien. Elle le sentit si bien, qu’avec cette décision et cette franchise qui étaient si remarquables chez elle, elle le dit :

 

– C’est un ordre que vous me signifiez, madame.

 

– Oui, dit Léonora avec un accent de froide autorité.

 

« Ce mariage que nous avons résolu, pour des raisons de la plus haute gravité, que je ne puis vous faire connaître, ce mariage sera célébré demain soir…

 

– Demain soir ! balbutia Florence qui chancela sous ce coup imprévu.

 

– Demain soir, à minuit, en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, qui est votre paroisse, comme vous le savez sans doute, acheva Léonora avec son effroyable douceur.

 

Déjà Florence s’était ressaisie : d’ici au lendemain minuit, elle trouverait bien moyen, si court que fût le délai qu’on lui accordait, d’informer Odet. Et, avec un calme qui surprit Léonora, elle interrogea :

 

– Puis-je connaître le nom de l’homme auquel vous entendez me lier par contrainte, jusqu’à la fin de mes jours ?

 

C’est le baron de Rospignac, révéla Léonora avec une lenteur calculée.

 

Ce nom, qui tombait ainsi à l’improviste, produisit sur Florence l’effet d’un coup de massue. Elle oublia les résolutions qu’elle venait de prendre, elle oublia toute prudence, et perdit en même temps tout son sang-froid. Elle se redressa, et dans un sursaut de révolte indignée, elle cria :

 

– Vous me tuerez, plutôt que de me faire accepter ce misérable époux !

 

– Je ne vous tuerai pas, et vous l’épouserez.

 

– Jamais !

 

– Vous l’épouserez, vous dis-je. Nous saurons bien vous y contraindre.

 

– Je ne vous suis rien… Je ne vous reconnais pas le droit de disposer de moi, contre ma volonté, et comme un vil bétail.

 

– Pardon, répliqua Léonora aussi calme que Florence, hors d’elle-même, paraissait avoir perdu la tête, pardon, que vous le vouliez ou non, vous êtes maintenant ma fille ! Que vous le vouliez ou non, j’ai sur vous tous les droits d’une mère. Jusques et y compris le droit de disposer de vous, malgré vous, pour votre bien.

 

Ces paroles, qu’elle prononçait sans colère, avec la même autorité froide, inexorable, que rien ne paraissait devoir fléchir, produisirent sur la jeune fille un effet terrible. Le bandeau qu’elle s’était un peu trop complaisamment laissé appliquer sur les yeux, dans son ardent désir de se sacrifier pour le salut de sa mère, ce bandeau qui l’aveuglait, tomba brusquement. Et elle vit clair, elle comprit, trop tard, qu’elle avait été odieusement abusée, qu’elle s’était livrée elle-même, pieds et poings liés, à une ennemie implacable. Elle comprit que cette ennemie la tenait maintenant et la briserait impitoyablement pour atteindre un but ténébreux qu’elle s’était fixé et qu’elle n’entrevoyait pas encore.

 

Et elle recula, effarée, comme si elle avait vu s’ouvrir soudain devant ses pas un gouffre sans fond dans lequel elle allait rouler, déchirée, meurtrie, et au fond duquel elle allait venir s’écraser. Et dans son esprit éperdu, cette clameur retentit :

 

« Oh ! dans quel infernal traquenard me suis-je laissé prendre !… »

 

Cependant, Léonora continuait avec son effroyable douceur :

 

– Que vous le vouliez ou non, nous avons sur vous toute l’autorité que tous les parents ont sur leurs enfants. Cette autorité sacrée, nous saurons la faire respecter. Dites-vous bien que si la fantaisie vous prend de vous révolter, vous serez traitée comme les gens de qualité ont coutume de traiter les filles rebelles : en les enfermant au fond d’un cloître. Et dites-vous encore que si la grille d’un cloître s’ouvre pour vous laisser entrer, nulle puissance humaine ne pourra l’ouvrir pour vous en faire sortir. Vous serez comme ensevelie vivante au fond d’une tombe. Vous n’en sortirez que clouée entre quatre planches, pour aller dormir votre dernier sommeil dans l’agreste champ de repos de la communauté où vous aurez agonisé durant des années longues comme des éternités.

 

Peut-être, en prononçant ces paroles, Léonora avait-elle, malgré elle, laissé percer que son désir ardent était de se débarrasser d’elle de l’horrible manière qu’elle venait d’indiquer. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en les entendant, ce fut comme un éclair fulgurant qui vint illuminer les ténèbres dans lesquelles se débattait son esprit aux abois. De même qu’elle avait compris l’instant d’avant qu’elle avait été attirée dans un traquenard, elle comprit maintenant pourquoi. Et ce fut d’abord comme si tout croulait en elle, autour d’elle. Et elle râla en elle-même :

 

« C’est à cela qu’elle voulait m’acculer ! C’est cela, cette chose hideuse que ma mère voulait !… Ma mère !… ma mère pour qui j’eusse avec joie donné mon sang goutte à goutte, ma mère qui m’a si bien laissé voir tout à l’heure qu’elle ne me pardonnait pas d’être vivante, ma mère qui n’a pas eu le courage d’ordonner qu’on en finisse avec moi par un coup de poignard ou une goutte de poison, ma mère a trouvé cette chose horrible : la mort lente, épouvantable, au fond d’un cloître !… Affreux !… c’est affreux !… »

 

Florence se trompait. Ce n’était pas sa mère, c’était Léonora qui avait trouvé cette abominable combinaison, et peut-être, à son insu, avait-elle été conseillée par cette insurmontable, cette féroce jalousie, pire que la plus impitoyable des haines, qui la faisait s’acharner contre tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelait une infidélité de son trop volage Concino. Cette infidélité fût-elle antérieure à son mariage.

 

Pour être juste, nous devons ajouter que si la mère n’avait pas trouvé la combinaison, elle ne devait pas manquer de l’approuver des deux mains, le jour où elle la connaîtrait. N’avait-elle pas presque mis en demeure Léonora de la débarrasser de cette petite ?

 

Pour en revenir à Florence, après ce premier moment de déchirement et d’accablement, elle se ressaisit. Et alors, ayant retrouvé toute sa lucidité, elle se révolta :

 

« Oh ! mais je ne veux pas de cette mort hideuse !… Je me défendrai !… Je me défendrai de toutes mes forces et par tous les moyens !… »

 

Ainsi la menace de Léonora qui tendait à l’affoler en la terrifiant, eut ce résultat imprévu de lui rendre, avec le sang-froid, toute sa résolution et tout son courage.

 

Léonora ne s’aperçut pas du changement qui s’était produit en elle.

 

Elle s’était levée. Elle trancha :

 

– Réfléchissez. Vous avez toute la nuit et toute la journée de demain pour cela. Je reviendrai chercher votre réponse demain soir. Selon ce que vous aurez décidé, vous sortirez d’ici pour aller à l’église recevoir la bénédiction nuptiale… ou pour aller au couvent dont vous ne sortirez plus.

 

Cette fois, Florence se garda bien de résister.

 

– Je réfléchirai, madame, dit-elle simplement.

 

Et le ton sur lequel elle disait cela indiquait si bien qu’elle était à moitié domptée que Léonora, en se retirant, songeait :

 

– Allons, je crois que la peur du couvent sera plus forte que sa répulsion pour Rospignac !

 

Demeurée seule, Florence s’assit dans le fauteuil que venait de quitter Léonora. Elle ne pleura pas, elle ne s’abandonna pas : elle sentait bien que ce n’était pas le moment de s’affoler. Et avec une force de volonté admirable, elle réussit à garder un calme, une lucidité dont elle avait besoin plus que jamais.

 

Maîtresse d’elle-même, elle envisagea froidement sa situation et se dit qu’elle devait appeler Odet à son secours. Alors elle se souvint que, le matin même, Léonora lui avait assuré qu’elle était libre désormais de sortir à son gré de l’hôtel.

 

– Si c’est vrai, se dit-elle, au lieu d’appeler Odet à mon secours, je n’ai qu’à aller le trouver… je n’ai qu’à fuir au plus vite ce coupe-gorge où je n’aurais jamais dû mettre les pieds !…

 

Elle fut aussitôt sur pied. Elle prit une mante, s’enveloppa dedans des pieds à la tête et se trouva prête à sortir. Alors, elle réfléchit :

 

« Madame Léonora a peut-être menti… Si elle n’a pas menti, elle n’est pas femme à avoir oublié de changer ses dispositions et de donner l’ordre de me garder plus étroitement que jamais ici… Cependant, cet oubli, si extraordinaire qu’il m’apparaisse, n’est pas impossible… Le plus simple, c’est d’aller y voir. »

 

Ayant pris cette résolution, elle mit la main sur le loquet avec la crainte de trouver la porte verrouillée à l’extérieur… Non, la porte s’ouvrit facilement, sans bruit. La porte de la petite antichambre qu’elle traversa s’ouvrit pareillement. C’était de bon augure.

 

Elle s’engagea dans un couloir en se disant que puisque Mme Léonora avait négligé de l’enfermer chez elle, elle pouvait avoir pareillement négligé le reste. Elle s’était mise en marche avec la presque certitude qu’elle allait à un échec. Elle commença à espérer.

 

Elle n’avait pas fait deux pas dans ce couloir, qu’elle se heurta à La Gorelle, surgie elle ne savait d’où. Obséquieuse, la mégère se courba devant elle et, de sa voix doucereuse :

 

– Est-ce que vous avez l’intention de sortir, madame ?

 

La Gorelle, comme on voit, ne la tutoyait plus, l’appelait « madame » et lui témoignait un respect excessif. Mais Florence était payée pour se méfier d’elle. Elle se tint sur la réserve et, à une autre question, elle répondit par deux questions :

 

– Suis-je prisonnière ?… Avez-vous ordre de m’empêcher de passer ?…

 

– Sainte mère de Dieu, non ! protesta la vieille plus obséquieuse et plus doucereuse que jamais.

 

Et elle ajouta :

 

– Seulement, comme il n’est pas convenable qu’une demoiselle de votre rang s’aventure seule dans la rue, j’ai reçu l’ordre de vous accompagner. C’est pourquoi je me suis permis de vous demander si vous sortiez.

 

– En ce cas, suivez-moi, car je sors, en effet, dit Florence. Elle se remit en marche. La Gorelle allait sur ses talons et la couvait d’un regard chargé de tant de cruelle ironie que si elle s’était brusquement retournée, si elle avait pu surprendre ce pétillement mauvais de chatte qui joue avec la souris prise, elle eût été fixée du coup, elle eût immédiatement fait demi-tour, jugeant inutile de pousser plus loin l’expérience.

 

Mais Florence ne se retourna pas, continua son chemin. Elles traversèrent la cour sillonnée de visiteurs, de gentilshommes de service, de laquais chamarrés. Et les gens de la maison qui reconnaissaient la jeune fille la saluaient respectueusement au passage. Personne ne fit mine de l’arrêter. Elles n’étaient plus qu’à quelques pas de la porte monumentale, grande ouverte. Le cœur lui sautant dans la poitrine, Florence, frissonnante de joie et d’espoir, sous son calme apparent, s’approchait de plus en plus de l’arche béante, en se disant que dans quelques secondes elle serait dans la rue, ayant reconquis sa liberté.

 

Derrière elle, La Gorelle souriait toujours de son sourire visqueux et plus que jamais ses yeux pétillants d’une joie mauvaise, triomphante.

 

Sur le seuil de cette porte que Florence atteignait, plusieurs des ordinaires de Concini se tenaient, groupés de telle sorte qu’ils semblaient interdire le passage. Cette disposition inquiétante n’échappa pas à la jeune fille. Elle allait quand même tenter de passer au milieu de ces gentilshommes. Elle s’arrêta interdite : parmi eux elle venait de reconnaître Rospignac.

 

Juste à ce moment, le baron l’aperçut de son côté – ou parut l’apercevoir seulement à ce moment. Il se détacha du groupe et, le chapeau à la main, s’avança vivement, s’inclina galamment devant elle, et, dans une attitude de respect irréprochable, baissant la voix :

 

– Vous désirez sortir madame ? dit-il. Et, souriant, galant, empressé :

 

– Veuillez me donner le mot de passe et j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même jusqu’à la rue.

 

– Le mot de passe ! bégaya Florence interloquée.

 

– Sans doute, madame, fit Rospignac toujours souriant.

 

Et, comme s’il remarquait alors seulement son embarras, il s’inquiéta :

 

– Mon Dieu, madame, est-ce que Mme la maréchale aurait oublié de vous le donner, ce maudit mot de passe ?

 

Comme elle se taisait, jouant la confusion, il s’excusa :

 

– Vous me voyez désespéré, madame… Vous voudrez bien comprendre qu’un soldat ne saurait manquer à sa consigne… Et la mienne, par malheur, est de ne laisser sortir personne sans le mot de passe… Mais, si vous voulez bien attendre une minute, je cours chez Mme la maréchale et…

 

– Inutile, j’ai réfléchi, monsieur, je ne sortirai pas, interrompit Florence qui n’était pas dupe de la comédie.

 

– Voulez-vous me permettre d’avoir l’honneur de vous escorter jusqu’à vos appartements ? offrit Rospignac toujours respectueusement galant.

 

– Merci, monsieur, fit sèchement Florence qui avait déjà fait demi-tour.

 

Quelques minutes plus tard, elle était de retour dans sa chambre. Elle se débarrassa de sa mante et reprit place dans son fauteuil. Une toux discrète qui se fit entendre près d’elle lui fit lever la tête. C’était La Gorelle qui toussait ainsi pour attirer son attention. Plongée dans des réflexions profondes, Florence n’avait pas remarqué que la mégère l’avait suivie jusque chez elle et était entrée dans sa chambre derrière elle.

 

Importunée, elle allait la congédier. La Gorelle ne lui laissa pas le temps de le faire. Elle se coula près d’elle, et baissant mystérieusement la voix, promenant un regard inquiet autour d’elle :

 

– Vous ne pouvez pas sortir, demoiselle, dit-elle… Mais je puis sortir, moi… En sorte que si, des fois, vous aviez besoin de faire faire quelque commission… porter quelque message… vous comprenez ?… Enfin, bref, c’est pour vous dire que… je pourrais m’en charger, moi.

 

– Vous ! s’écria Florence, méfiante.

 

– Moi !… eh ! mon Dieu, il ne faut pas me voir plus noire que je ne suis !… Je rends volontiers service… moyennant une honnête récompense, comme de juste… Et je suppose que vous ne regarderez pas à y mettre le prix.

 

Cette proposition inespérée, que la vieille faisait avec son ordinaire cynisme inconscient, laissa un instant Florence perplexe. Mais elle réfléchit qu’elle n’avait pas d’autre moyen de salut que celui qui s’offrait inopinément à elle.

 

« Après tout, se dit-elle, si cette misérable femme me trahit, que pourra-t-on me faire de plus que ce dont on m’a menacée ? Rien… alors… à la grâce de Dieu. »

 

Et tout en la fouillant de son regard clair :

 

– Vous voulez bien vous charger de porter une lettre à son adresse ?

 

– Une lettre, dix lettres, si vous voulez !… Du moment que vous y mettez le prix !

 

– Une seule lettre, répéta Florence. Pour ce qui est du prix, je n’ai pas d’argent… mais j’ai des bijoux. En voici un. Estimez-vous que ce soit suffisant ?…

 

En disant ces mots, elle lui présentait une des bagues qu’elle avait aux doigts et qui faisait partie des joyaux que Léonora lui avait fait mettre le matin même pour sa présentation à la reine – ces joyaux qui avaient excité la convoitise de La Gorelle. D’ailleurs, elle était bien décidée à les lui donner tous si elle l’exigeait.

 

Elle n’eut pas besoin d’en venir là. Les yeux étincelants, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un rictus de contentement, La Gorelle fondit sur la bague qui disparut comme par enchantement. Et sincère, une fois dans sa vie :

 

– Si c’est suffisant ?… Je crois bien !… C’est dix fois plus que je n’aurais osé vous demander !…

 

Elle eût été bien navrée si elle avait pu supposer que la jeune fille n’eût pas hésité à lui abandonner tout ce qu’elle possédait. Par bonheur, cette idée ne lui vint pas. Et sous le coup d’une satisfaction si forte qu’elle en oubliait ses habitudes de dissimulation et qu’elle la laissait éclater ouvertement, résolument :

 

– Écrivez votre lettre, demoiselle. Et pour ce prix-là, je vous jure sur ma part de paradis qu’elle sera fidèlement remise pas plus tard que demain matin.

 

Sans perdre une seconde, Florence griffonna deux ou trois lignes sur une feuille de papier qu’elle plia, cacheta et tendit à La Gorelle. Celle-ci prit le billet, l’enfouit dans son sein et réellement sincère promit encore :

 

– Il est trop tard pour faire votre commission ce soir, mais soyez tranquille, demain matin, à la première heure, ce sera chose faite. Dormez sur vos deux oreilles, madame.

 

Le premier soin de La Gorelle, quand elle se trouva dans sa chambre, porte close, verrou poussé, fut de sortir le billet de son sein et de regarder la suscription !…

 

– Tiens ! fit-elle étonnée, ce n’est pas à son galant qu’elle écrit !… Il me semblait pourtant !… Que peut-elle bien avoir à faire avec dame Nicolle, propriétaire de l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, rue Saint-Denis, à qui cette lettre est adressée ?

 

Elle demeura un moment rêveuse, sa curiosité éveillée. Puis, secouant la tête :

 

– De quoi vais-je me mêler, là ?… Pour porter cette lettre à dame Nicolle, Florence m’a donné cette bague.

 

Elle sortit la bague de sa poche et l’œil luisant, tirant la langue, elle soupesa le cercle d’or, étudia sous toutes ses faces le diamant qui y était enchâssé avec le soin minutieux et la sûreté de coup d’œil d’un orfèvre expert, et, satisfaite, reprenant son monologue :

 

– Une bague qui vaut bien, ma foi, plus de mille écus… Pour cent écus… et même moins… je l’aurais portée, cette lettre… C’est donc une magnifique affaire que je fais. Et puisque Florence se montre plus généreuse que le seigneur Concini, son père, qui pourtant est l’homme le plus généreux que je connaisse, j’accomplirai honnêtement la besogne pour laquelle je suis payée d’avance. Demain matin, cette lettre sera remise à dame Nicolle… puisque dame Nicolle il y a. Quant au reste, ce n’est pas mon affaire.

 

XXXI

LE RENDEZ-VOUS DE FAUSTA


Ce jour où La Gorelle devait porter à dame Nicolle le billet de Florence était un vendredi.

 

Ce vendredi-là, Pardaillan avait décidé de le consacrer au repos. Un repos que ses compagnons et lui avaient bien gagné, après les journées si bien remplies qui l’avaient précédé. En conséquence, ils avaient tous fait la grasse matinée.

 

Vers dix heures, laissant Landry Coquenard, Escargasse et Gringaille à la maison, Pardaillan et Odet de Valvert étaient sortis par la rue de la Cossonnerie. Ils avaient décidé de flâner un long moment par les rues, pour se rendre compte par eux-mêmes de l’effet produit sur la population par les trois explosions de la veille qui étaient leur œuvre.

 

Mais, avant toute chose, ils s’étaient rendus à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Ils trouvèrent dame Nicolle qui s’apprêtait à sortir et qui les accueillit par un sourire engageant qui mettait à découvert une double rangée de dents d’une blancheur éblouissante, et par ces mots :

 

– Vous arrivez à propos, messieurs !… Monsieur le chevalier, on vient d’apporter à l’instant un billet pour vous, que je m’apprêtais à vous porter, suivant les instructions que vous m’avez données !… Monsieur le comte, si vous voulez aller faire un tour à l’écurie, vous y trouverez quatre chevaux magnifiquement harnachés, qu’un palefrenier a amenés pour vous, hier soir… de la part du roi ! monsieur.

 

Pardaillan avait pris le billet que lui tendait dame Nicolle. Il ne paraissait pas pressé de l’ouvrir : sur le large cachet qui le scellait, il avait reconnu les armes de Fausta. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour deviner ce qu’il disait. Il le posa négligemment à sa ceinture et, après avoir remercié dame Nicolle d’un sourire, s’adressant à Valvert avec un de ces sourires indéfinissables comme il en avait parfois :

 

– Le roi s’est enfin décidé à remplacer les chevaux qu’on nous a tués au cours de cette expédition qui a été si profitable pour lui, mais qui nous a à moitié ruinés, nous. Allons voir cela, comte… Je ne vous cache pas que je crains fort que les quatre bêtes magnifiques dont parle dame Nicolle, qui n’y entend rien d’ailleurs, ne soient tout bonnement quatre courtauds vulgaires, bons tout au plus pour les laquais.

 

– Eh ! monsieur, fit Valvert en riant ! Il me semble que vous n’avez guère confiance en la générosité du roi !

 

– Aucune confiance, Odet, aucune !… C’est que je le connais, voyez-vous : il est d’une ladrerie qui dépasse, et de très loin, la ladrerie de son père, le roi Henri IV… C’est d’ailleurs le seul et unique point sur lequel il lui ressemble, à son père.

 

Ils arrivèrent à l’écurie. Ils étudièrent les quatre bêtes en parfaits connaisseurs qu’ils étaient. Dame Nicolle n’avait pas exagéré : c’étaient quatre montures superbes, dignes d’un roi. Valvert, les yeux brillants de plaisir, se répandait en exclamations admiratives, ne dissimulant pas sa joie puérile. Pardaillan se contenta de dire :

 

– Allons, il n’y a trop rien à dire. Il a fait assez convenablement les choses. Mais minute : j’ai déboursé pas mal d’argent, moi !… Voyons s’il a pensé à me rembourser.

 

Sans plus tarder, il fouilla les fontes. Dans l’une d’elles, il finit par découvrir un petit sac qu’il sortit vivement. Il le fit sauter un instant dans sa main, comme pour le peser, et avec un sourire satisfait :

 

– Il y a mille pistoles là-dedans… Nous n’en serons pas de notre poche… C’est toujours cela.

 

Il réfléchit une seconde et :

 

– Les chevaux vous appartiennent, puisque ce sont les vôtres qui ont été abattus…

 

– Vous faites erreur, monsieur, interrompit Valvert en riant. Je n’ai perdu, moi, que deux chevaux. Le troisième appartenait à Escargasse. Le quatrième que vous voyez à ce râtelier, près du vôtre, appartient à Gringaille.

 

– C’est différent, reprit Pardaillan gravement. Vous rendrez donc à Escargasse le cheval qui lui revient… Il ne perd pas au change, le drôle… Pour ce qui est de l’argent, il m’appartient… puisque c’est moi qui ai fait les frais de l’entreprise… Est-ce juste ?

 

– Tout à fait, monsieur.

 

– Cependant, je n’oublie pas que vous avez dû, de votre côté, faire l’avance de quelques menues sommes.

 

– Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.

 

– Pardon, pardon, fit Pardaillan avec la même gravité, c’est ici comme une manière d’association. Les comptes doivent être établis, honnêtes et clairs… Chacun doit avoir la part qui lui revient… Il ne faut pas, corbleu, que l’un des associés s’engraisse aux dépens de l’autre… Donc, dites-moi combien vous avez déboursé…

 

– Quelques centaines de livres… Je vous avoue, monsieur, que je n’ai pas compté…

 

– Vous avez eu tort… Voyons, mille livres, est-ce suffisant ?

 

– C’est trop monsieur, beaucoup trop ! D’ailleurs, je réalise un bénéfice appréciable avec les chevaux.

 

– Parbleu ! et moi, est-ce que vous croyez que j’ai déboursé mille pistoles, par hasard ?… Non, non, à chacun son dû… Je vais vous compter cent pistoles.

 

Pardaillan ouvrit le sac et y plongea la main. Il en sortit tout d’abord un billet qu’il déplia :

 

– Tiens ! tiens ! fit-il d’un air goguenard, le sceau particulier du roi… écrit entièrement de sa main !… À M. le comte de Valvert… Ah ! diable, quel indiscret je fais !… Prenez et lisez, Odet, ceci est à vous.

 

Valvert prit le billet et lut tout haut :

 

« Ceci n’est que le remboursement légitime de ce que vous avez déboursé pour notre service. C’est autrement que se manifestera la reconnaissance de votre obligé et bien affectionné Louis, roi ».

 

– Quel homme, monsieur ! s’écria Valvert, rouge de plaisir.

 

– Peste, je crois bien ! railla Pardaillan.

 

Et de son air de pince-sans-rire : voilà un billet qu’il faut serrer précieusement dans vos archives.

 

– C’est ce que je ne manquerai pas de faire, dit Valvert, très sérieux, lui.

 

– À la bonne heure !… Vous me direz, à la fin de l’année, si toutefois je suis encore de ce monde, de combien ce précieux parchemin aura augmenté vos revenus !… En attendant, prenez vos cent pistoles… Je vous assure qu’elles valent tout juste cent pistoles de plus que ce chiffon de papier !

 

Et Pardaillan glissa les cent pistoles d’or dans la main de Valvert ébahi. Et, avec le même flegme, puisant de nouveau dans le sac, il reprit :

 

– Maintenant, ces cent autres pistoles à partager entre Gringaille, Escargasse et Landry… Cent pistoles à ces trois drôles ? Heu !… c’est peut-être beaucoup !… En somme, dans cette affaire, ces trois coquins n’ont fait que se goberger sans vergogne… et je ne sais si ce n’est pas un peu excessif de les gratifier de pareille somme… Mais, baste, je ne veux pas lésiner !… Maintenant, une vingtaine de pistoles dans ma poche… Et voilà ce que l’on peut appeler des comptes d’associés honnêtement établis.

 

En faisant ces réflexions tout haut, Pardaillan comptait imperturbablement les sommes qu’il tirait du sac. Quand ce fut chose faite, il reprit son air sérieux pour dire :

 

– Ce n’est plus l’associé qui parle maintenant. Et l’ami vous dit : s’il vous faut davantage, puisez dans ce sac, sans compter… Si vous avez besoin de tout… prenez sans vous gêner.

 

– Merci, monsieur, fit doucement Valvert. Dieu merci, il me reste assez pour vivre toute une année sans me priver.

 

– Peste, vous êtes riche ! complimenta Pardaillan sans insister davantage.

 

Et se tournant vers dame Nicolle, qui les avait suivis et qui avait observé cette scène, un sourire amusé aux lèvres :

 

– Dame Nicolle, lui dit-il, prenez les sept cent soixante et quinze pistoles qui restent dans ce sac et allez me les mettre en lieu sûr… Et soyez mille fois remerciée, ma chère.

 

Dame Nicolle partit aussitôt, emportant le sac qu’on venait de lui confier. Alors Pardaillan prit le billet qu’il avait passé à sa ceinture, fit sauter le cachet, et d’un air détaché :

 

– Voyons maintenant ce que me veut Mme Fausta.

 

Malgré les airs indifférents qu’il affectait, il faut croire qu’il attachait une importance considérable à ce billet dont il ne s’était pas pressé de prendre connaissance, car après l’avoir lu une fois, et fort attentivement, il le relut une deuxième fois, plus attentivement, plus lentement, pesant chaque mot, cherchant visiblement à lire entre les lignes ce que le texte s’était efforcé de dissimuler.

 

Puis, silencieusement, il tendit le billet à Valvert et se plongea dans des réflexions profondes.

 

Valvert lut à son tour. Le billet disait ceci :

 

« Pardaillan, le moment est venu de tenir la promesse que je vous fis à Saint-Denis.

 

Vous connaissez, au village de Montmartre, la petite place sur laquelle se dressait le gibet des Dames qu’une explosion détruisit il y a quatre ou cinq ans[14]. Près des restes calcinés de ce gibet passe un chemin qui conduit à la fontaine du But. Sur ce chemin, en bordure sur la place, se dresse la ferme du basse-courier des Dames. C’est dans cette ferme que, demain, samedi, à dix heures du matin, j’amènerai moi-même la petite Loïse et la paysanne à qui elle était confiée et qui ne l’a pas quittée depuis que je la tiens en mon pouvoir.

 

Inutile de vous présenter avant : je ne pourrai être là qu’à l’heure que je vous fixe.

 

Libre a vous de vous faire accompagner Mais je vous jure que je viendrai sans escorte aucune, toute seule, à ce rendez-vous. Et vous savez, Pardaillan, que je ne me suis jamais abaissée à vous mentir, à vous. »

 

Après avoir lu, Valvert attendit un instant, fixant Pardaillan qui, les yeux perdus dans le vague, ne paraissait pas le voir. Et le touchant légèrement du doigt, il interrogea :

 

– Qu’allez-vous faire, maintenant ? Irez-vous à ce rendez-vous, qui me paraît singulièrement louche ?

 

Pardaillan tressaillit, arraché brusquement à ses pensées. Il prit machinalement le billet que Valvert lui tendait, le déchira, en jeta les morceaux et, ayant repris contact avec la réalité, son sourire railleur au coin des lèvres :

 

– Je ne sais encore si j’irai au rendez-vous de Fausta… Mais ce que je sais bien, c’est que nous allons nous rendre sur les terres de Mme l’abbesse de Montmartre, sans plus tarder… Et nous allons, s’il vous plaît, prendre nos compagnons en passant… Et voulez-vous que je vous dise… Je serai diantrement étonné si nous ne rencontrons pas là Mme Fausta elle-même… ou le señor d’Albaran… ou quelqu’un de ses gens !…

 

Ils partirent. Ils n’avaient pas fait cinquante pas dans la rue Saint-Denis, lorsqu’ils croisèrent La Gorelle. Ils ne firent pas attention à elle.

 

Elle, en revanche, les reconnut. Elle s’arrêta un instant et les regarda s’éloigner, un sourire équivoque aux lèvres.

 

Ils s’engagèrent dans la rue aux Fers. La Gorelle poursuivit sa route et entra au Grand-Passe-Partout. Comme on le voit, elle tenait parole et accomplissait honnêtement la besogne pour laquelle Florence l’avait royalement payée d’avance. Par malheur, dame Nicolle était occupée à ce moment-là, et comme La Gorelle, par maladresse ou par crainte de se compromettre, n’avait pas dit de la part de qui elle venait, dame Nicolle la fit attendre un instant.

 

Oh ! très peu de temps : deux ou trois minutes tout au plus. Mais à ces deux ou trois minutes vinrent s’ajouter deux ou trois autres minutes qu’elle dut perdre à écouter la mégère qui ne voulait pas déguerpir avant d’avoir obtenu une récompense, si petite fût-elle. Dame Nicolle qui, à un signe imperceptible dont La Gorelle n’avait pu saisir la signification, avait compris à qui était destiné le billet, lui jeta un écu, que la vieille rapace empocha sans vergogne, et la planta là pour courir après Odet de Valvert qui ne pouvait être loin, pensait-elle.

 

Malheureusement, Pardaillan et Valvert avaient marché pendant ce temps. Ils s’étaient arrêtés quelques secondes sous les volets clos de leur maison. Pardaillan avait sifflé d’une certaine façon. De la maison, on avait répondu par un coup de sifflet modulé de la même manière. Ils avaient repris leur chemin et étaient allés se poster près de la rue de la Cossonnerie en face de la fameuse auberge de la Truie qui file.

 

À ce moment, dame Nicolle accourait dans la rue aux Fers. Si elle avait eu l’idée de pousser jusqu’à la rue du Marché-aux-Poirées, peut-être les eût-elle aperçus. Elle n’y pensa pas. Elle sortit une clef de sa poche et, après avoir jeté un rapide coup d’œil autour d’elle pour s’assurer si on ne l’épiait pas, elle ouvrit et entra.

 

À ce moment même, Landry Coquenard, Gringaille et Escargasse, la rapière au côté, le manteau sur les épaules, sortaient par la rue de la Cossonnerie. Pardaillan leur fit signe de suivre et, tenant Valvert par le bras, s’en alla d’un pas assez allongé vers la rue Montmartre.

 

Dans le faubourg Montmartre, Pardaillan allongea le pas. Les trois suivaient à quelques pas, sans savoir où on les conduisait ainsi. Après avoir franchi le pont des Porcherons, lequel enjambait l’égout qui traversait le faubourg, son œil perçant découvrit au loin une litière qui grimpait un chemin assez raide. Près de la litière, marchait un colosse, à cheval. Derrière la litière, suivait une escorte de huit cavaliers, armés jusqu’aux dents.

 

– Regardez, fit Pardaillan, reconnaissez-vous cette taille de géant ?

 

– D’Albaran ! s’écria Valvert.

 

– Lui-même ! fit Pardaillan, à peu près remis, comme vous voyez, du coup d’épée que vous lui avez allongé il y a une huitaine de jours.

 

– Il escorte Mme Fausta ?

 

– Parbleu ! Je vous avais bien dit que je serais diantrement étonné si nous ne la rencontrions pas par là !… Et maintenant, savez-vous où mène ce chemin qui enjambe la montagne ?[15] Eh bien, il passe devant l’entrée de l’abbaye… Il traverse, du côté du levant, cette petite place sur laquelle se trouve, du côté du couchant, la ferme en question.

 

– Et vous supposez qu’elle se rend à cette ferme ?

 

– J’en donnerais ma tête à couper !… Seulement, il ne faudrait pas croire qu’elle va s’y rendre comme cela, tout droit au grand jour ! Peste ! ce serait bien mal connaître Mme Fausta !

 

Et Pardaillan se mit à rire doucement, d’un rire qui eût fort inquiété Fausta si elle avait pu le voir et l’entendre.

 

Puis, se retournant, il fit signe aux trois braves d’approcher. Ils vinrent à l’ordre, raides comme des soldats à la parade. Pardaillan commença par leur remettre les mille livres qu’il leur destinait. Ce qui prouva qu’il voulait se donner le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire. L’argent, avec des grognements de jubilation, fut partagé fraternellement, avec une rapidité et une précision qui attestaient qu’ils connaissaient à fond la manière d’évaluer cette opération d’arithmétique qu’on appelle une division.

 

– Escargasse, dit Pardaillan, tu vas prendre Landry avec toi. Et voici ce que vous allez faire.

 

Et, avec cette concision et cette netteté si remarquables chez lui, il leur donna ses instructions. Dès qu’il eut fini, Escargasse et Landry se lancèrent à la poursuite de la litière, qu’ils se mirent à suivre de loin avec cette adresse particulière qui dénote une grande expérience.

 

Quant à Pardaillan, accompagné de Valvert et suivi de Gringaille, il se lança, à grandes enjambées, dans un sentier de traverse. Après une marche assez longue, accomplie à une allure désordonnée, ils arrivèrent au pied d’une butte sur laquelle se dressaient cinq moulins. Au pied de cette éminence béait l’ouverture d’une carrière abandonnée. Un peu plus loin, vers le nord, un autre moulin agitait ses grands bras de toile dans l’espace.

 

En route, Pardaillan avait dû donner ses instructions à Valvert et à Gringaille, car il se contenta de désigner de la main ce moulin solitaire, en disant à Valvert :

 

– Gringaille va vous conduire.

 

Valvert et Gringaille repartirent, de plus belle, au pas de course. À quelques centaines de pas du moulin se trouvait la fontaine du But[16]. Entre la fontaine et le moulin se voyait l’entrée d’une carrière abandonnée, pareille à celle qui se trouvait au pied de la butte des cinq moulins, devant laquelle Pardaillan était resté seul. Ce fut dans cette carrière que Valvert, conduit par Gringaille, vint s’engouffrer. Nous les laisserons pour suivre Pardaillan.

 

XXXII

FAUSTA PREND SES DISPOSITIONS


Pardaillan avait disparu dans la carrière. Dans les ténèbres épaisses dans lesquelles il évoluait, il se dirigeait avec autant d’assurance que s’il s’était trouvé à la lumière du jour, sous le clair soleil. Il marcha assez longtemps. Il ne s’arrêta qu’une fois dans une manière de grotte spacieuse, taillée dans le gypse et où se trouvaient mille objets divers. Sans hésiter, en homme qui connaît admirablement les lieux, il alla à un endroit précis et y ramassa quelque chose qu’il mit sous son manteau. Et il repartit.

 

Il n’alla pas loin. Il se heurta à un mur. Il ouvrit ce mur, comme il en avait ouvert deux ou trois depuis qu’il se trouvait dans ces souterrains. Le mur ouvert et refermé derrière lui, il se trouva dans un couloir assez étroit. Il tourna à droite, dans ce couloir. Il fit une dizaine de pas et se trouva de nouveau arrêté par un mur. Comme dans les autres, il y avait une porte invisible dans ce mur. Il l’ouvrit comme il avait ouvert les autres.

 

Il s’arrêta et sortit de dessous le manteau l’objet qu’il avait ramassé l’instant d’avant. C’était une lanterne. Il battit le briquet et alluma sa lanterne. Et il entra.

 

Ici, c’était une cave, plutôt petite. Il y avait là quelques caisses défoncées, quelques outils hors d’usage et, juste en face la porte invisible par où il venait d’entrer, un escalier de pierre qui accédait à l’étage au-dessus. D’ailleurs, pas de porte, pas la moindre ouverture visible dans ce petit caveau.

 

Ce ne fut pas à l’escalier que Pardaillan alla. Ce fut au mur de gauche. Sur ce mur, il projeta la faible lueur de sa lanterne en murmurant :

 

– L’abbaye se trouve dans cette direction… Donc, si je ne me suis pas grossièrement trompé dans mon raisonnement, c’est par là que Fausta va venir… Et bougonnant : quand je pense que je suis venu plus de vingt fois ici et que je n’ai jamais eu l’idée d’étudier ce mur d’un peu près !… Il leva les épaules : oui, mais, pour étudier ce mur, il aurait fallu avoir des soupçons… et ces soupçons, c’est la lecture du billet de Fausta qui me les a suggérés… Et puis, à quoi bon me mettre l’esprit à l’envers : Fausta, tout à l’heure, va m’indiquer où se trouve la porte et comment on l’ouvre !… À moins qu’elle ne soit déjà arrivée ! Diable ! voilà qui ne ferait pas mon affaire !…

 

Il éteignit sa lanterne, la glissa sous le manteau et mit le pied sur la première marche de l’escalier. À mesure qu’il montait, sans que le moindre craquement trahît sa présence, une faible lueur arrivait jusqu’à lui. Il songea :

 

« La porte de la première cave doit être ouverte. »

 

En effet, au haut de l’escalier, il y avait une porte grande ouverte : une vraie porte en cœur de chêne, celle-là. Et c’était une vraie cave, le double plus grande que l’autre, où se voyaient les mille objets divers qu’un paysan entasse habituellement là, qui, d’un côté, était divisée en trois petits caveaux, fermés simplement au loquet, et que des soupiraux éclairaient et aéraient comme toutes les caves.

 

Cette cave, ces deux caves superposées plutôt étaient les caves de la ferme où Fausta avait donné rendez-vous à Pardaillan pour le lendemain matin, dix heures.

 

Au fond de cette cave, déjà beaucoup plus claire que la cave inférieure, on voyait l’escalier en spirale qui conduisait au rez-de-chaussée. Pardaillan alla droit à cet escalier et se mit à le monter avec précaution. La porte qui se trouvait au haut de ce deuxième escalier devait être ouverte comme la première, car, à mesure qu’il montait, le jour se faisait plus vif, et, en même temps, il percevait un murmure de voix : des voix masculines.

 

En effet, cette porte était aussi grande ouverte. Pardaillan redoubla de précautions et arriva, sans avoir été éventé, jusqu’au minuscule palier qui se trouvait au haut de l’escalier. Il tendit l’oreille, risqua un œil.

 

C’était l’humble cuisine d’un pauvre paysan. Au milieu, une table grossière, en bois mal équarri, assez propre pourtant. Sur la table, une bouteille entamée, deux gobelets d’étain, deux falots éteints. Autour de la table, sur deux escabeaux, deux paysans.

 

Deux paysans ? Oui, si on s’en tenait au costume. Non, si on les observait de près. Pardaillan ne s’y trompa pas un instant. D’ailleurs, en l’un de ces paysans qui buvaient et s’entretenaient en un français qui n’était certes pas celui de paysans ignorants, il reconnut l’officier espagnol qui avait amené d’Espagne les millions que Valvert lui avait enlevés et qu’il avait complaisamment guidé jusqu’à la rue du Mouton.

 

De l’autre côté de la table, debout, les servant et leur témoignant une déférence qui allait jusqu’au respect, un paysan d’un certain âge. Un vrai paysan, celui-là, et pour cause, c’était le basse-courier des religieuses, le maître de céans, en somme, qui s’effaçait ainsi devant ces deux faux paysans auxquels il aurait eu le droit de commander, attendu que, depuis peu, les religieuses les lui avaient donnés pour lui servir d’aides.

 

Dès les premiers mots, Pardaillan fut fixé : les trois hommes attendaient Fausta. Fausta qui devait arriver par les sous-sols. En effet, au bout de quelques minutes, après avoir consulté une grosse montre qui, à elle seule, eût suffi à le trahir, un des deux Espagnols prononça :

 

– C’est le moment d’aller recevoir Son Altesse.

 

Ils se levèrent, prirent les falots, se dirigèrent vers l’âtre pour les allumer.

 

Pardaillan n’attendit pas qu’ils eussent terminé. Il descendit vivement au second sous-sol. Il jeta les yeux autour de lui. Le dessous de l’escalier formait une cavité qu’obstruaient en partie des caisses à moitié pourries. Il se glissa là-dessous, derrière les caisses, en se disant :

 

« D’ici, je verrai à merveille où se trouve cette porte et comment on l’ouvre. Mais diantre, s’ils s’avisent de regarder dans cette niche, je suis pris, moi, comme un renard dans son terrier ! »

 

Et se rassurant :

 

« Bah ! Fausta ne se méfiera pas plus que ne se méfient ces deux braves hidalgos. »

 

Les hidalgos, comme il disait, arrivèrent seuls, ayant laissé le basse-courier dans sa cuisine. Leur falot allumé à la main, ils se tinrent immobiles et silencieux au milieu du caveau. Quelques minutes passèrent. Pardaillan, dans son trou, ne voyait que le mur par où il supposait que Fausta devait arriver. Brusquement, ce mur se fendit, une étroite ouverture béa. Par cette ouverture, Fausta entra. Derrière elle, d’Albaran, tenant un petit sac pansu sous le bras, un falot allumé à la main.

 

Les deux Espagnols firent la révérence avec autant de grâce élégante que si, couverts de velours et de satin, ils s’étaient trouvés au Louvre, chez le roi de France. Fausta eut une légère inclination de tête, et de sa voix harmonieuse et grave :

 

– Bonjour, messieurs, dit-elle.

 

Pardaillan ne s’occupait pas d’eux. Il n’avait d’yeux que pour d’Albaran qui fermait la porte. Ce fut très vite fait. Mais cela suffit à Pardaillan qui eut un sourire de satisfaction.

 

La porte fermée, d’Albaran monta le premier, éclairant la marche avec son falot. Derrière lui, Fausta. Derrière Fausta, l’officier espagnol, également le falot à la main. Derrière l’officier, l’autre Espagnol qui avait laissé son falot en bas…

 

Et, derrière celui-là, Pardaillan, qui souriait dans sa moustache grise…

 

Seulement, cette fois, il n’alla pas jusqu’au palier. Il s’arrêta vers le milieu de l’escalier, assez loin pour avoir le temps de déguerpir en cas d’alerte, assez près pour entendre. Évidemment, il ne verrait pas. Mais ceci n’était que secondaire pour lui, du moment qu’il entendait.

 

Fausta était arrivée à la cuisine, s’y était arrêtée, s’était assise sur un méchant escabeau de bois rugueux, et s’y tenait droite, dans une de ces attitudes d’incomparable majesté dont elle avait le secret, comme si elle avait été assise sur un trône. D’Albaran se tenait debout derrière elle. Les deux gentilshommes espagnols, sous leur accoutrement grossier de paysans, se tenaient raides, impassibles, ainsi qu’ils faisaient à l’hôtel de Sorrientès, quand ils étaient de service près de Son Altesse. Le vieux paysan, le basse-courier, se tenait courbé dans une attitude de vénération qui était presque un agenouillement.

 

Ce fut de ce pauvre diable que Fausta s’occupa tout d’abord. Elle lui fit signe d’approcher. Il s’avança, tellement courbé qu’il paraissait ramper.

 

– D’Albaran, dit-elle de sa voix la plus douce, donne à ce brave homme les dix mille livres que je lui ai promises.

 

Le colosse s’avança et mit entre les mains du paysan ce sac pansu qu’il tenait sous le bras. L’homme roula des yeux éblouis, ouvrit la bouche pour remercier et, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa joie et sa gratitude, fit une génuflexion pareille à celles qu’il faisait quand il passait devant l’autel de la chapelle des Martyrs. Alors Fausta, dans un sourire bienveillant, le congédia :

 

– Allez, brave homme, et souvenez-vous que vous me trouverez toujours prête à vous venir en aide, en souvenir des bons services que vous m’avez rendus.

 

L’homme fit une nouvelle génuflexion et se retira à reculons. Sur un signe de Fausta, un des deux gentilshommes l’accompagna.

 

– Eh bien ? interrogea Fausta quand le gentilhomme reparut.

 

– Il est parti, madame. Je crois bien qu’il est fou de joie.

 

– Les portes ? fit Fausta sans sourire.

 

– Fermées toutes les deux, à double tour. Et voici les clefs, répondit le gentilhomme en déposant deux grosses clefs sur la table.

 

– À l’œuvre, messieurs, commanda Fausta. D’Albaran, tu conduiras ces gentilshommes à la grotte. Tu les dirigeras et tu les aideras. Quand vous aurez terminé, tu viendras m’aviser. Je veux m’assurer par moi-même que tout est bien ainsi que je l’ai imaginé. Allez !

 

– Venez, messieurs, commanda d’Albaran à son tour. Pardaillan n’en avait pas écouté davantage. Il redescendit vivement.

 

Cette fois, il ne se cacha pas sous l’escalier. Vivement, il ouvrit la porte secrète et s’éloigna d’une vingtaine de pas dans le couloir. Pour plus de précaution, il se dissimula dans une anfractuosité en songeant :

 

« Quelle diable de besogne vont-ils faire ?… Et que diable Fausta peut-elle avoir imaginé pour se débarrasser de moi ? Car, tout cela c’est pour moi, pour que je laisse mes os dans cette ferme si, demain, je suis assez mal inspiré que d’y venir. »

 

Et son naturel insouciant reprenant le dessus, haussant les épaules :

 

« Attendons… et ouvrons l’œil. Je ne tarderai pas à être fixé. »

 

La porte secrète qu’il venait d’ouvrir et de fermer se rouvrit. D’Albaran et les deux Espagnols parurent dans le couloir. Ils laissèrent la porte ouverte derrière eux, le caveau demeurant faiblement éclairé par le falot qu’ils y avaient laissé. D’Albaran marchait en tête, éclairant la marche. Les deux gentilshommes le suivaient, riant et plaisantant. Seulement, maintenant ils ne s’entretenaient plus qu’en espagnol. D’ailleurs, ce n’était pas pour gêner Pardaillan, qui entendait et parlait l’espagnol et l’italien aussi bien que le français.

 

D’Albaran vint s’arrêter à une dizaine de pas de Pardaillan qui se rencogna dans son trou, devant la porte secrète qui donnait accès à cette grotte où le chevalier, quelques instants plus tôt, avait pris une lanterne. Il ouvrit. Il allait entrer. L’officier, que Pardaillan avait guidé le soir de son arrivée à Paris, l’arrêta par le bras et, avec une familiarité déférente :

 

– Seigneur d’Albaran, dit-il, où conduit donc cette galerie, par là ? Et il tendait la main dans la direction où Pardaillan se tenait aux écoutes.

 

– Nulle part, comte, répondit d’Albaran. Et il expliqua :

 

– Cette galerie, assez étroite, comme vous voyez, est assez longue. Mais c’est un cul-de-sac sans issue.

 

– Sans issue ! fit l’officier à qui on venait de donner ce titre de comte. Là-bas, elle paraissait sans issue, cette galerie. Et cependant, elle aboutit aux caves de la ferme. Ici, où nous sommes en ce moment, elle paraissait également sans issue.

 

« Tiens ! il n’est pas si bête, ce señor comte ! » songea Pardaillan. Et il ajouta :

 

« Tous ces nobles hidalgos, sans feu ni lieu, sans sou ni maille, sont pour le moins comtes ou marquis. »

 

– Je vous entends, comte, répondit le colosse. Aussi croyez bien que nous avons fait sonder cette galerie pouce par pouce, autant dire. S’il y avait eu une issue, nous l’aurions trouvée.

 

« C’est que vous avez mal cherché ! » sourit Pardaillan.

 

L’entretien ne fut pas poussé plus loin. Les trois hommes entrèrent dans la grotte. Pardaillan ne les vit plus. Ils en ressortirent presque aussitôt, d’ailleurs. Les deux gentilshommes, l’un derrière l’autre, roulaient chacun un tonnelet sur le sable blanc qui tapissait la galerie. Le colosse, sans se soucier de salir son splendide pourpoint de velours et de satin, portait dans ses bras deux de ces tonnelets, l’un sur l’autre.

 

Pardaillan, il faut croire, les connaissait, ces tonnelets, car il murmura, fortement intrigué :

 

– La poudre ! les balles !… Pourquoi diable déménagent-ils tout cela ?…

 

Et se frappant le front comme quelqu’un qui vient de trouver :

 

– Niais que je suis ! c’est à cause de moi qu’ils déménagent cette poudre ! Fausta n’ignore pas que je connais l’existence de cette grotte… elle se dit que je suis bien capable de faire sauter cet arsenal comme les trois autres… et elle prend ses précautions, ce qui est assez naturel, en somme… Malheureusement pour elle, elle ne se doute pas que je sais le moyen de pénétrer dans ces caves. En sorte qu’elle se donne une peine bien inutile… Parbleu, je ne suis pas fâché d’avoir trouvé cette explication… Car c’est bien cela !… Ce ne peut être que cela !

 

Malgré l’énergie avec laquelle il s’affirmait que « ce ne pouvait être que cela », il ne paraissait pas bien convaincu. La vérité est qu’il commençait à soupçonner la véritable raison de ce déménagement. Mais cette idée, qui s’insinuait dans son cerveau, lui paraissait si horrible, si monstrueuse, qu’il refusait d’y croire et s’efforçait de la repousser.

 

Malgré tout, elle le poursuivait si bien, cette idée, qu’il fit un mouvement pour sortir de sa cachette, s’approcher, voir…

 

Malheureusement, après un premier voyage, d’Albaran décida :

 

– Roulez les tonneaux jusqu’ici ; moi je les monterai et les rangerai là-haut.

 

Et Pardaillan, pour ne pas trahir sa présence, dut demeurer à sa place, car les deux gentilshommes espagnols, ayant établi un va-et-vient de la cave à la grotte, il eût été infailliblement découvert s’il était sorti de son ombre.

 

Il en résulta que s’il continua à voir rouler les tonnelets, s’il ne perdit pas un mot de ce que disaient les deux nobles porte-faix improvisés, il ne vit plus ce qu’on faisait dans la première cave, et encore moins ce que faisait d’Albaran à l’étage au-dessus. Il ne put pas entendre ce qu’on disait là-haut.

 

Il n’y attacha pas autrement d’importance. Et cependant…

 

Les deux gentilshommes riaient et plaisantaient en roulant leurs fûts. Ils bavardaient aussi… Et ce fut ainsi que Pardaillan apprit ce que faisait le colosse dans la cave supérieure. Ce fut ainsi qu’il apprit que cette idée qui lui était venue et qu’il avait repoussée parce qu’elle lui paraissait trop hideuse, était la vraie.

 

Il se dressa dans l’ombre, tout secoué par une de ces colères froides, terribles, qui, lorsqu’elles viennent à éclater, se traduisent par des gestes qui tuent.

 

« Une mine ! rugit-il dans son esprit. Ils sont en train de miner la maison !… pour me faire sauter demain matin !… Et c’est cela que Fausta a imaginé !… C’est cela que ces scélérats exécutent en riant… en imaginant d’avance « la tête que je ferai » demain matin, lorsque mon corps sera projeté dans l’espace et retombera déchiqueté, sanglant, calciné !… Oh ! les misérables sacripants ! »

 

Et hérissé, exorbité, flamboyant, prêt à bondir :

 

« Et si je les saisissais, ces lâches assassins, si je leur broyais la tête contre ces murs… Si je sautais sur l’infernale Fausta et si je lui tordais le cou, ou si je l’écrasais du pied comme un reptile venimeux qu’elle est… ne serais-je pas dans mon droit ?… »

 

Un instant, on eût pu croire qu’il allait mettre sa menace à exécution. Jamais les deux misérables qui portaient à eux deux, avec précaution, un tonneau dont ils venaient de briser maladroitement le fond, jamais d’Albaran, à l’étage au-dessus, et Fausta plus haut encore, ne furent si près de la mort qui agitait ses ailes funèbres au-dessus de leurs têtes.

 

Mais Pardaillan ne bondit pas. Il se calma, haussa les épaules et, grommelant des choses indistinctes, il se rencogna dans son trou, reprit sa surveillance interrompue dans cet instant de colère folle.

 

Or, pendant cet instant, si court qu’il eût été, un incident s’était produit.

 

Oh ! en vérité, un incident bien insignifiant, bien mince ! mais qui lui échappa complètement. Et qui lui eût échappé aussi bien, même s’il avait eu son sang-froid, parce qu’il était trop loin pour voir et pour entendre.

 

Voici.

 

D’Albaran remonta dans la cuisine où Fausta attendait, roide sur son escabeau, n’ayant pas fait un mouvement, plongée dans des pensées sombres, à en juger par le nuage qui obscurcissait son front.

 

– Madame, dit-il, la mine est prête, le caveau est plein… Cependant il reste encore quelques tonnelets en bas. Faut-il les faire reporter dans la grotte ?

 

– Non pas, fit vivement Fausta. Et elle expliqua :

 

– Tu oublies, d’Albaran, que Pardaillan connaît l’existence de cette grotte. Il a découvert et fait sauter mes autres dépôts… Il doit avoir reçu mon mot, maintenant. Qui sait si ce mot ne lui remettra pas la grotte en mémoire ? Qui sait s’il n’y viendra pas aujourd’hui même, dans un instant ? Il ne faut pas lui laisser de poudre là-dedans.

 

– Alors, que faut-il en faire ? On ne peut pas les laisser où ils sont, ces tonnelets.

 

– Je vais avec toi, dit Fausta qui se leva.

 

Ils descendirent. Il y avait en bas quatre tonnelets. Les deux Espagnols apportaient à ce moment même celui qu’ils avaient défoncé.

 

– Combien en reste-t-il dans la grotte ? demanda Fausta.

 

– Encore un, madame.

 

– Apportez-le, commanda Fausta. Les Espagnols retournèrent à la grotte.

 

Fausta alla au mur. Du côté même où se trouvait la porte invisible par où elle était entrée avec d’Albaran. Seulement, à l’autre extrémité du mur, presque à l’angle. Elle appuya sur un ressort. Une petite porte s’ouvrit, démasquant un petit caveau qui n’avait pas d’autre issue apparente que celle qu’elle venait d’ouvrir.

 

Le colosse rangea là-dedans les six tonnelets restants. Ce fut, pour lui, l’affaire d’une minute.

 

Fausta ferma la porte de ce caveau secret, dont Pardaillan ne paraissait pas soupçonner l’existence et commanda :

 

– Va fermer la porte de la grotte.

 

D’Albaran, à qui s’adressait l’ordre, obéit. Il revint aussitôt.

 

Sur ses pas, dans l’ombre, Pardaillan suivait : il avait compris que, puisqu’il fermait la porte, c’est que leur besogne était achevée, c’est qu’ils allaient remonter probablement. Et il voulait être là pour entendre et voir, si c’était possible. Il arriva juste à point pour entendre Fausta qui, avec un soupir de soulagement qui en disait long sur l’appréhension secrète qui l’avait tenaillée jusque-là, disait :

 

– Maintenant, Pardaillan peut venir fouiller la grotte s’il veut !… Ferme cette porte, d’Albaran, et montons voir comment tu as arrangé la mine.

 

Et elle se dirigea vers l’escalier.

 

Nous avons dit que Pardaillan avait entendu. Il attendit quelques secondes et ouvrit. La cave était encore éclairée : il aperçut le dos du dernier des personnages qui montaient l’escalier. Il ferma vivement la porte, et à son tour il s’engagea doucement dans l’escalier. Il s’arrêta presque aussitôt : Fausta parlait. Et il entendit :

 

– C’est parfait ainsi.

 

Et tout de suite après, elle interrogea :

 

– Combien de temps la mèche durera-t-elle ?

 

– Cinq minutes environ, répondit d’Albaran.

 

– C’est toi qui dois l’allumer… Tu auras le temps de fuir jusqu’à la grotte ?

 

– Rassurez-vous, madame. J’aurai même le temps de sortir de la grotte… Vous pensez bien que je ne vais pas m’attarder en route.

 

– Le moment serait mal choisi ! dit en riant l’officier.

 

Il y eut un silence. Fausta reprit, sur un ton de commandement :

 

– Remontons, messieurs. Je veux vous donner mes dernières instructions avant de partir… Pousse la porte de ce caveau, d’Albaran… on ne sait pas ce qui peut arriver.

 

Un nouveau silence. Un bruit de pas s’éloignant.

 

Pardaillan monta à son tour, mit le pied dans la cave. Malgré lui. Il loucha du côté des petits caveaux. Ils étaient fermés. Rien de suspect ne permettait de supposer que l’un des caveaux recelait dans ses flancs une quantité formidable de poudre et de balles : de quoi semer l’incendie, la dévastation et la mort dans tout un quartier… si, par bonheur, la maison minée ne s’était trouvée isolée, loin de toute autre habitation, entre cette place, où ne passaient peut-être pas dix personnes dans la journée et ce chemin, plus solitaire encore, qui dévalait de l’autre côté de la montagne. Il passa devant les caveaux et, si brave qu’il fût, il ressentit à la nuque une sensation qui ressemblait fort à un frisson.

 

Il s’engagea dans le deuxième escalier. Il s’arrêta encore quand il entendit la voix de Fausta. Et Fausta disait :

 

– Messieurs, vous allez reprendre vos occupations de braves paysans. Vous vous tiendrez dehors, toujours près de la place que vous surveillerez. Vous connaissez M. de Pardaillan. S’il se présente, vous savez ce que vous devez lui répondre : le basse-courier, votre maître, est absent et ne rentrera que demain. Vous, vous n’êtes que ses aides, vous ne savez rien… Surtout, pas de mystère. Ouvrez la porte, engagez le visiteur à entrer, avant qu’il vous le demande. Faites ainsi que je dis et vous verrez que tout ira bien… Ce soir, à la tombée de la nuit, vous fermerez tout, ainsi que faisait le maître de la maison… Demain matin, à la première heure, vous ouvrirez tout… Un peu avant dix heures du matin, vous fermerez à double tour la porte du devant… Vous laisserez la clef dans la serrure. Vous fermerez également celle de derrière dont vous emporterez la clef… À dix heures, vous partirez… votre mission sera terminée. Allez, messieurs…

 

– Oserais-je, madame, présenter une observation ?

 

– Parlez.

 

– M. de Pardaillan m’a vu, le jour de mon arrivée… C’est lui qui m’a guidé jusqu’aux environs de l’Hôtel de Ville. Je crains que, malgré ce déguisement…

 

– Il vous reconnaîtra, n’en doutez pas !… M. de Pardaillan est doué d’une mémoire prodigieuse… Eh bien, vous éviterez de vous montrer… C’est vous, marquis, vous que M. de Pardaillan ne connaît pas, qui lui répondrez… Ou bien… Après tout, il n’est plus nécessaire que vous soyez deux… Vous resterez seul, marquis… Vous, comte, partez à l’instant, retournez à Paris, c’est ce qu’il y a de plus simple. Allez.

 

Un nouveau silence. Puis la voix de Fausta reprit :

 

– Nous n’avons plus rien à faire ici. Retournons à l’abbaye. Éclaire-moi, d’Albaran.

 

– Un instant, madame, je vous en prie, implora la voix altérée de d’Albaran.

 

Encore un silence très bref. Fausta, sans doute, dévisageait son dogue. Et, avec une grande douceur :

 

– Qu’as-tu donc ?… Tu parais singulièrement agité ?…

 

– Je suis inquiet, madame !… Horriblement inquiet ! éclata le colosse.

 

– Voyons, parle… Dis-moi ce qui t’inquiète, mon fidèle serviteur, autorisa Fausta avec la même ineffable douceur.

 

– Eh bien, voilà, madame !… Vous passez la nuit au couvent… Moi, je vous accompagne jusque chez l’abbesse, Mme de Beauvilliers, et je m’en vais, je retourne à Paris… Demain matin, je reviens ici en passant par la carrière de la fontaine du But… Vous, vous y venez par le souterrain, amenant l’enfant et sa nourrice… Tout cela est très bien… M. de Pardaillan arrive, vous lui remettez l’enfant, qui s’en va avec sa nourrice… Et M. de Pardaillan reste avec vous… Ceci ne va plus !… Ceci me paraît tellement extraordinaire que je ne puis y croire… Ce que je crois, madame, c’est que lorsque vous lui aurez remis l’enfant, M. de Pardaillan s’en ira avec lui et vous échappera.

 

– Pardaillan ne s’en ira pas après le départ de l’enfant. Il restera… Et c’est lui qui demandera à rester… Comment ?… C’est mon affaire…

 

Mais je t’affirme qu’il en sera ainsi : Pardaillan restera, non parce que je le lui demanderai, mais parce qu’il lui plaira de rester.

 

Elle disait cela avec un accent de conviction tel que d’Albaran s’inclina :

 

– Soit, M. de Pardaillan restera, puisque vous le dites !… Je continue madame. À onze heures moins quelques minutes, vous partez. Vous retournez au couvent par le souterrain. Je comprends que ceci est nécessaire : vous êtes entrée au couvent au su et au vu de tout le monde, vous y avez passé la nuit, vous voulez, vous devez en sortir également au su et au vu de tout le monde. C’est une précaution nécessaire, je le comprends… Vous partez… Et M. de Pardaillan reste seul, enfermé dans la maison… Ceci encore passe mon imagination…

 

– Il restera seul, après mon départ ! affirma Fausta avec la même force.

 

– J’admets encore ceci, et j’achève, madame : À onze heures précises, pas une minute plus tôt, pas une minute plus tard, j’arrive, je mets le feu à la mine, je me sauve… et tout saute, tout flambe… Eh bien, madame, c’est ceci qui m’épouvante. Et si vous n’êtes pas partie ?… Si vous êtes encore avec M. de Pardaillan à ce moment ?… C’est donc moi qui vous aurai tuée ?… Rien que de penser à cette chose affreuse, madame, je sens la folie envahir mon cerveau !…

 

– Tu te crées des craintes chimériques, mon pauvre d’Albaran !… Je t’assure que je m’en irai à la minute que je me suis fixée.

 

– Est-ce qu’on peut savoir !… Un incident, un rien imprévu peut vous retarder ! Une minute, une seconde, et cela suffit pour que l’irréparable s’accomplisse !

 

– Eh bien, je veux te tranquilliser autant qu’il sera en mon pouvoir. Écoute : je laisserai la porte du souterrain ouverte derrière moi. Toi, tu viendras ici non plus à onze heures, mais à onze heures moins dix. Tu entends, onze heures moins dix. Tu entreras. Tu regarderas. Tu verras cette porte ouverte. Cela voudra dire que je suis encore en haut, avec Pardaillan. Tu retourneras à la grotte et tu attendras dix minutes : Ces dix minutes écoulées, tu reviendras. Tu trouveras alors la porte fermée.

 

– Et si elle ne l’était pas ?

 

– Elle sera fermée, répéta Fausta sur un ton qui interdisait toute discussion. Tu seras sûr alors que je suis partie à l’abri. Et tu pourras agir sans inquiétude pour moi, en possession du sang-froid nécessaire pour accomplir une besogne où tu risques ta vie, ne l’oublie pas. Es-tu plus tranquille ainsi ?

 

– Je serais bien plus tranquille si vous me permettiez de venir ici en même temps que vous. Et ce serait bien plus simple.

 

– Tu me l’as déjà dit. Et je t’ai répondu : j’ai promis à Pardaillan que je viendrais seule. Pour rien au monde, et quand même je devrais y perdre la vie, je ne voudrais manquer à une promesse faite à Pardaillan… Les choses sont bien ainsi que je les ai arrangées. N’en parlons plus. Ceci était prononcé sur un ton qui ne souffrait aucune réplique.

 

– Que votre volonté soit faite, murmura le colosse.

 

– Partons, trancha Fausta.

 

XXXIII

LE MARIAGE DE FLORENCE (fin)


Pardaillan descendit vivement. Il n’avait pas perdu un mot de cette édifiante conversation. Il en avait appris dix fois plus qu’il ne lui était nécessaire de savoir, pour qu’il ne s’attarde pas à suivre Fausta chez les religieuses, comme l’idée lui en était venue un instant. Il partit.

 

Vingt minutes plus tard, il retrouvait ses compagnons qui s’ennuyaient à mourir dans cette carrière où ils se tenaient aux aguets dans l’attente d’événements qui ne se produisaient pas. Escargasse et Landry Coquenard étaient là aussi ; ils avaient entendu une religieuse dire que Mme la duchesse passerait la nuit au couvent ; ils avaient vu l’escorte partir et, selon les instructions reçues, ils étaient venus là. Quant à Valvert et à Gringaille, ils n’avaient vu personne.

 

Pardaillan les emmena tous et, vingt autres minutes plus tard, ils se trouvaient tous rassemblés dans la cuisine de cette ferme que Fausta venait de faire miner. Pardaillan alla jeter un coup d’œil à une fenêtre munie de solides barreaux : il n’oubliait pas l’Espagnol à qui Fausta avait donné le titre de marquis. Il le vit dans le pré, qui feignait de s’activer à de menus travaux. Cet homme le gênait pour ce qu’il voulait faire.

 

Il réfléchit une seconde. Il sourit : il avait trouvé. Il fit signe à ses compagnons de descendre. Lui-même descendit le dernier. Seulement, il avait pris la clef de la cave. Derrière lui, il ferma la porte à double tour, laissa la clef dans la serrure et descendit en se disant :

 

« Cet homme n’aura certainement pas l’idée de descendre dans cette cave, après la besogne qu’il y a faite… Je m’imagine même qu’il évitera autant que possible d’entrer dans la maison… et cela se conçoit quand la maison est un volcan qui peut faire éruption à tout instant… Si cependant la fantaisie lui prenait de descendre, il pensera, voyant la porte fermée et la clef disparue, que c’est sa maîtresse qui l’a voulu ainsi, et tout sera dit. »

 

Durant plusieurs heures, Pardaillan, Valvert, Landry Coquenard, Gringaille et Escargasse se livrèrent à nous ne savons quelle mystérieuse besogne.

 

Bien avant la tombée de la nuit, l’Espagnol qui, sans doute, avait à faire à Paris, avait tout fermé, ainsi que le lui avait recommandé sa maîtresse, et il était parti, emportant la clef de la porte du devant. Mais il avait laissé dans la serrure la clef de la porte de derrière.

 

Pardaillan, Valvert et leurs compagnons s’étaient trouvés maîtres de la place. Leur besogne achevée, ils n’étaient pas partis. Ils étaient tous revenus dans la cuisine. Pendant que Pardaillan et Valvert demeuraient à s’entretenir longuement, Landry Coquenard, Escargasse et Gringaille étaient partis. Tout simplement, ils étaient allés aux provisions. Et ils avaient soupé tous ensemble dans cette cuisine, comme s’ils avaient été chez eux.

 

Quand la nuit fut tout à fait venue, Pardaillan et Valvert descendirent ensemble dans les caves. Pardaillan ouvrit la porte du souterrain qui conduisait à l’intérieur du couvent, et, une lanterne à la main, suivi de Valvert, il s’engagea dans cet étroit couloir.

 

Près d’une heure plus tard, ils étaient de retour. Ils ramenaient avec eux la mère Perrine et la petite Loïse que Pardaillan portait dans ses bras. Pardaillan était déjà au mieux avec sa petite-fille. Il l’appelait Loïsette, Loïson. Elle l’appelait grand-père, tirait sa moustache grise de ses petits doigts d’enfant et l’embrassait à pleines lèvres. Seulement, elle demandait à chaque instant :

 

– Et maman Muguette ?

 

À quoi Pardaillan, avec une patience inaltérable, répondait invariablement :

 

– Tu la verras demain, ma mignonne.

 

Ils partirent. Pardaillan voulait emmener tout son monde au Grand-Passe-Partout où il était sûr que « l’enfant » trouverait un bon lit et serait gâtée et choyée en attendant d’être rendue enfin à son père et à sa mère, qui la pleuraient depuis si longtemps. Il va sans dire que Pardaillan portait dans ses bras la mignonne petite, qui dormait comme un ange sur sa large poitrine.

 

Ils s’étaient quelque peu attardés en effusions, en récits, en explications, et ils n’avaient pu marcher très vite, à cause de la mère Perrine qui n’aurait pu les suivre. En sorte qu’il était près de onze heures et demie lorsqu’ils arrivèrent à la porte Montmartre. La porte était fermée depuis longtemps. Mais elle s’ouvrit au vu d’un ordre que Pardaillan exhiba.

 

Il n’était pas loin de minuit lorsque Valvert se trouva en présence de dame Nicolle, à qui il avait bien fallu laisser le temps de passer un jupon et une camisole. Rendons-lui justice. Elle pensa aussitôt à lui parler du billet qu’elle avait porté rue aux Fers.

 

Pris d’inquiétude, Valvert partit sur-le-champ sans rien dire à personne, sans penser à avertir Pardaillan qui, retiré dans une autre pièce, s’occupait gravement à bercer la petite Loïsette, qui ne voulait ou ne pouvait plus se rendormir, et ne s’était pas aperçu de ce départ précipité.

 

Il arriva en trombe rue aux Fers, entra sans songer à prendre aucune de ses précautions ordinaires, franchit les marches quatre à quatre, alluma précipitamment une cire et fondit sur le billet placé bien en vue, au milieu de la table.

 

Il le lut d’un seul coup d’œil et, chancelant, livide, le laissa retomber sur la table. Et un cri terrible jaillit de ses lèvres :

 

– Foudre du ciel !

 

Il se rua dans l’escalier, bondit dans la rue, partit à toutes jambes.

 

Il se trouvait à la croix du Trahoir lorsque les douze coups de minuit tombèrent lentement dans l’espace, du haut de l’église même vers laquelle il volait à une allure telle qu’un bon cheval n’aurait pu le suivre. Et cependant, par un effort désespéré, il trouva encore moyen de précipiter cette allure en rugissant :

 

– Trop tard !… J’arriverai trop tard !…

 

Il arriva. Devant le porche de l’église stationnait un carrosse de voyage, attelé de quatre vigoureux chevaux. Il ne le vit pas. Il fit irruption dans l’église. Il y avait peu de monde, une vingtaine de personnes. Tous des ordinaires de Concini, parmi lesquels MM. d’Eynaus, de Louvignac, de Montreval, de Chalabre, les quatre lieutenants du marié. Cette assistance, peu nombreuse, mais choisie, comme on voit, était massée devant le petit autel d’une chapelle latérale. Cet autel, seul, était éclairé.

 

Au premier rang, d’un côté, Concini, le père, et Rospignac, le marié. De l’autre côté, Léonora, la mère, et Florence, la mariée. C’étaient d’ailleurs les deux seules femmes qui se trouvaient là. À l’autel, le prêtre, flanqué de deux enfants de chœur, venait de commencer à officier.

 

Valvert ne vit rien de tout cela. Il ne vit que Florence, pâle comme une morte, et, vaguement, ce groupe compact de gentilshommes qui le séparait d’elle. Il marcha droit à ce groupe. Et un appel puissant, frénétique, jaillit de ses lèvres :

 

– Florence !… Me voici !…

 

Une clameur de joie folle suivit cet appel :

 

– Odet !… À moi !…

 

Mais elle ne s’était pas contentée d’appeler à l’aide. Déjà elle était debout. Déjà, profitant de l’effarement général, elle s’était précipitée. Et déjà, lui, il était sur elle, il l’avait saisie dans ses bras. Déjà, la tenant enlacée, toute frémissante d’espoir et d’amour, déjà, il se dirigeait vers la porte, là, tout près, à une quinzaine de pas.

 

Jusque-là, il avait agi comme dans un coup de folie. Son cerveau exorbité était incapable de raisonner. Tous ses gestes avaient été irréfléchis, machinalement impulsifs. Il n’aurait pas su dire ce qu’il voyait, ce qu’il entendait, ni même s’il voyait et entendait, et cependant si un obstacle se présentait sur sa route, instantanément, l’obstacle était violemment écarté, franchi ou tourné sans qu’il eût pu dire au juste ce qu’il avait fait et de quelle nature était l’obstacle. Une seule pensée lucide demeurait en lui et le guidait sûrement comme une étoile : arriver, arriver coûte que coûte, avant que l’irréparable fût accompli.

 

Et, tout en se disant, à chaque foulée : « Trop tard ! j’arriverai trop tard ! » il était arrivé quand même. Il était arrivé, il l’avait saisie, la bien-aimée, et aussitôt, comme par enchantement, il avait retrouvé tout son sang-froid. Et il se mit à rire doucement. Et il rassura :

 

– Ne craignez rien !… Je vous tiens !… Je saurai vous garder !… Et elle avait répondu par un sourire qui disait et toute sa confiance et tout son amour.

 

Il desserra son étreinte, il l’entoura de son bras gauche. Maintenant qu’il raisonnait, il comprenait à merveille qu’il ne pourrait pas s’en aller ainsi, tout simplement, sans en découdre. Non, ventrebleu ! C’est de haute lutte qu’il lui faudrait la conquérir. Cependant, jusque-là, il n’avait pas songé à dégainer. Maintenant, il y pensait. Mais il ne voulut pas le faire avant d’avoir été provoqué : peut-être, sans qu’il s’en rendît compte, était-ce le respect du lieu où il se trouvait qui lui en imposait. Il ne dégaina donc pas. Mais l’épée se tenait prête à jaillir du fourreau toute seule, pour ainsi dire, au premier geste suspect. Et la tenant étroitement par la taille, d’un pas rude, violent, et cependant égal et mesuré, il marcha à la porte.

 

Dans l’assistance, ç’avait été un moment d’effarement indicible. Le prêtre, à l’autel, s’était retourné, interrompant l’office. Puis une rumeur, une clameur de menace terrible avait éclaté : la meute des assassins venait de reconnaître Valvert et elle donnait de la voix. Léonora s’était rapprochée de Concini, prête à lui faire un rempart de son corps, à donner, s’il le fallait, tout son sang goutte à goutte pour lui épargner une égratignure. Mais, toujours souverainement maîtresse d’elle-même devant le danger, elle avait glissé quelques mots à l’oreille de Concini.

 

Et Concini s’était ressaisi. D’un geste impérieux, il avait cloué sur place ses assassins à gages qui déjà s’ébranlaient, et leur avait imposé silence. Et se tournant vers Rospignac, d’une voix rude :

 

– Eh bien Rospignac, qu’attends-tu ?… Défends ta femme, corpo di Cristo !

 

Ainsi mis en demeure, devant ses hommes, Rospignac s’exécuta, non sans une imperceptible hésitation, toutefois. Il était brave, pourtant. D’où lui venait donc cette hésitation ? De ce qu’il avait reconnu Valvert. Et, l’ayant reconnu, aussitôt cette pensée s’était implantée dans son cerveau : « Je vais subir ici le même traitement qui m’a été infligé devant toute la cour ! » Et cette pensée l’affola à ce point qu’il demeura cloué sur place. Et au lieu de dégainer et de bondir, sa main alla chercher le poignard, caché sous le pourpoint, bien résolu à se le plonger dans le cœur plutôt que de subir une fois de plus une humiliation pareille.

 

Cependant, il avait dégainé et il s’avançait. Ses hommes, comprenant qu’il était dans son droit, s’étaient rangés pour lui faire place, avaient formé le cercle. Seulement, la plupart d’entre eux s’étaient placés entre les deux amoureux et la porte, leur barrant ainsi le passage. D’ailleurs, aucun d’eux n’avait dégainé. Rospignac seul, pour l’instant, avait le fer au poing.

 

Valvert, voyant venir Rospignac l’épée à la main, s’était arrêté. Instantanément il avait mis la rapière hors du fourreau. En même temps, d’un geste de douceur infinie, qui contrastait avec le geste violent de sa main droite, il avait écarté Florence. Et il était tombé en garde.

 

L’engagement fut bref, foudroyant. Sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, Valvert se fendit dans un coup droit, furieux, irrésistible, Rospignac lâcha son épée, battit l’air de ses bras et tomba à la renverse, pour ne plus se relever. Alors Valvert se retourna. Sans en avoir l’air, du coin de l’œil, il avait très bien vu la manœuvre des ordinaires, qui s’étaient massés devant la porte. C’était à travers cette bande de loups qui ne tarderaient pas à montrer les griffes, qu’il lui fallait passer. Avec une inexprimable douceur, il prononça :

 

– Suivez-moi… Ne me lâchez pas d’une semelle… Et n’ayez pas peur.

 

Vaillante, elle répondit dans un sourire :

 

– Je n’ai pas peur… Allez, je vous suis.

 

Et il alla, l’épée rouge au poing, un peu étonné de voir qu’ils ne dégainaient pas.

 

Concini se dressa devant lui. Concini, tout seul. L’épée au côté, les bras croisés sur la poitrine, il souriait d’un sourire sinistre, sûr de lui : il était le père, lui, il savait bien que le naïf amoureux n’oserait pas frapper le père de sa bien-aimée. La manœuvre lui avait réussi une fois déjà. Pourquoi, cristaccio, ne réussirait-elle pas encore ?

 

En effet, Valvert ne le frappa pas… Seulement, d’une main, il l’écarta. Une seule main, un seul geste !… Mais un geste foudroyant, d’une force telle que Concini alla rouler au milieu des chaises renversées et des bancs. Alors, meurtri, ivre de honte et de fureur, il hurla :

 

– Sus !… Tuez !…

 

– Tuez !… Tuez-les tous les deux ! rugit Léonora, laissant éclater la haine furieuse, inconsciente qui, à son insu peut-être, avait dicté tous ses gestes jusque-là.

 

Une clameur formidable, faite de vingt clameurs isolées, hurlant à la mort, répondit à ces deux excitations sauvages. Instantanément, tous ces spadassins aux faces convulsées se trouvèrent le fer à la main.

 

Alors un frisson d’angoisse et d’épouvante le secoua de la nuque aux talons. Il eut peur. Une peur horrible. Non pour lui. Mais pour elle. Et il tourna la tête de son côté. Dans ces yeux de dément qui hurlaient une imprécation farouche, elle lut comme en un livre ouvert. Et elle sourit bravement. Et d’un double geste rapide comme un éclair, elle sortit un poignard de son sein, lui jeta un bras autour du cou et le baisa sur la bouche en murmurant :

 

– Ils ne m’auront pas vivante… Nous mourrons ensemble !…

 

Électrisé par ces paroles, enivré par la sensation à la fois violente et très douce de ce baiser d’amour, le premier qu’il recevait d’elle, transfiguré, rayonnant, fort comme Samson et conscient de sa force, il brava, sûr de lui :

 

– Mourir ?… Allons donc !… Nous allons passer sur le ventre de ce troupeau de vils chiens couchants et nous vivrons ma chère âme !…

 

Aussitôt il se rua, fonça droit devant lui, frappant de la pointe du revers, à droite, à gauche, devant lui, partout, avec la rapidité et la force de la foudre. Du sang gicla, des plaintes sourdes, des râles se firent entendre. Des hommes tombèrent qui ne devaient jamais plus se relever, comme Rospignac, là-bas, et, parmi eux, Eynaus.

 

Mais il s’était heurté à un triple cordon de pointes acérées. Il frappa bien dans le tas, mais il fut lui-même ensanglanté, déchiré. Et il ne passa pas. Il ne passa pas, et derrière lui le cercle se ferma. Il se vit pris, perdu.

 

Alors, il eut une inspiration, telle qu’on n’en a de pareilles qu’en ces secondes effroyablement critiques où on vit double. Il mit son épée dans la main de Florence, se baissa, tira à lui, enleva un banc. C’était un banc en chêne massif, long de plus d’une toise, solide, pesant. Il le prit par une extrémité et s’en servit comme le faucheur se sert de sa faux. D’un geste large, pivotant sur les talons, suivi dans tous ses mouvements par Florence qui, avec une adresse et une précision remarquables, se tenait pour ainsi dire collée à son dos, il traça autour de lui un cercle large de toute la longueur de la masse qu’il maniait comme une plume.

 

Tout ce qui, par un bond agile, ne se mit pas hors d’atteinte de l’énorme masse, fut renversé, brisé, balayé comme fétus par la tourmente. Ceux qui furent épargnés reculèrent précipitamment. Alors il éclata d’un rire terrible. Et il avança, fauchant tout devant lui, à tour de bras.

 

Ils étaient braves, les spadassins de Concini, et la rage, la haine, la honte exaspéraient encore leur bravoure jusqu’à la fureur. Mais que faire contre cette masse de bois qui les tenait à distance et contre laquelle leurs épées se brisaient comme verre ? Il fallut bien qu’ils s’écartassent. La porte se trouva dégagée. Le passage était libre.

 

Qu’arriverait-il ensuite ? Ah ! pardieu, Valvert ne perdit pas son temps à se le demander. Il fallait, d’abord, sortir de cette église qui se changeait en coupe-gorge. On verrait ensuite. Et il n’hésita pas.

 

– Passez, dit-il.

 

D’un bond vif et léger, elle s’engouffra sous le porche. Elle y arriva en même temps qu’un grand diable qui, tête baissée et rapière au poing, se précipitait à l’intérieur. Ce grand diable, c’était Landry Coquenard qui, ayant entendu les paroles de dame Nicolle, s’était inquiété à son tour et s’était aussitôt rendu rue aux Fers. Landry s’arrêta net, en voyant la jeune fille. Et sans perdre une seconde, d’une voix altérée par une course rapide :

 

– Il y a un carrosse à la porte. Montez dedans, dit-il.

 

Il était temps qu’il parlât. Déjà elle levait le poignard sur lui. Si elle n’avait pas reconnu sa voix, c’en était fait du digne Landry. Elle ne s’attarda pas non plus, elle. Elle avait conservé un sang-froid admirable en une circonstance aussi critique. Elle lui glissa dans la main l’épée sanglante de Valvert, avec ce seul mot :

 

– Odet !…

 

Et elle alla droit au carrosse dans lequel elle se hissa vivement.

 

Landry avait compris. Il poussa aussitôt un hi ! han ! formidable, suivi des cris perçants du cochon qu’on saigne : il savait bien que c’était la meilleure façon de signaler sa présence à son maître.

 

Valvert, à ce moment même, lançait son banc à toute volée sur le groupe des assaillants qui, avec des clameurs épouvantables, le serraient de trop près, et il sauta sur la porte. Il tomba presque dans les bras de Landry. Le brave écuyer eut deux mouvements qu’il exécuta avec tant de rapidité qu’ils n’en firent qu’un : il lui remit son épée dans la main et, en même temps, il le saisit par le bras et l’entraîna en disant :

 

– Au carrosse, monsieur. Sautez sur le siège et ne vous occupez pas de moi.

 

Ils y furent en un bond, sur ce carrosse. Un autre bond et Landry se trouva en postillon sur un des deux chevaux de volée. Il leva le bras et tourna la tête. Il vit que Valvert avait bondi sur le siège. Il abattit le bras et, de la pointe de l’épée, se mit à piquer sans pitié le cou du cheval en même temps qu’il lui martelait les flancs à coups d’éperons furieux.

 

Il y avait un cocher sur ce siège, sur lequel Valvert venait de bondir. Il dormait à poings fermés ; tranquillement, Valvert lui arracha d’une main les guides qu’il avait passées à son bras. De l’autre main, il le saisit au collet et le secoua rudement en ordonnant :

 

– Saute !

 

Réveillé en sursaut, le pauvre diable vit ce visage flamboyant penché sur lui ; en même temps, il fut assourdi par les hurlements de la bande qui sortait de l’église en se bousculant. Effaré, il crut que sa dernière heure était venue et il obéit sans hésiter. Non seulement il sauta, mais encore, pris de terreur panique, il s’enfuit à toutes jambes.

 

Piqués impitoyablement par Landry, fouaillés à tour de bras par Valvert qui avait saisi le fouet, les chevaux s’ébranlèrent, partirent en un galop effréné, au moment précis où les estafiers de Concini sautaient dans la rue. Sans réfléchir, ils se lancèrent tous à la poursuite du carrosse en hurlant : « Arrête ! »

 

On comprend bien que Valvert n’eut garde de les écouter et, tout au contraire, stimula davantage ses chevaux. Au bout de quelques minutes, le carrosse avait disparu dans la nuit et c’eût été folie que de s’obstiner à vouloir le rattraper. C’est ce que se dirent les ordinaires, qui lâchèrent pied les uns après les autres. Et quelques autres minutes plus tard, le carrosse venait s’arrêter devant la porte charretière, d’ailleurs fermée, du Grand-Passe-Partout.

 

Valvert revenait à l’auberge moins d’une heure après son départ précipité. Personne ne s’était encore couché ou recouché. Ce qui fait qu’on répondit sur-le-champ à son appel.

 

Une heure plus tard, la porte charretière s’ouvrait de nouveau pour livrer passage au carrosse. Sur le siège se tenait, grave et les guides dans une main, le fouet dans l’autre, Landry Coquenard qui, décidément, savait tout faire. Dans le carrosse, Florence, la petite Loïse et la brave mère Perrine. Florence tenait sur ses genoux l’enfant chaudement enveloppée. Et l’enfant, ses petits bras blancs et potelés passés au cou de la jeune fille, lui glissait confidentiellement à l’oreille, avec un accent de tendresse profonde :

 

– Tu sais, maman Muguette, puisque tu le veux, j’aimerai bien maman Bertille que nous allons voir… Mais ma vraie maman, que j’aimerai toujours plus que tout, ce sera toujours toi, maman Muguette.

 

Derrière le carrosse, Gringaille et Escargasse, à cheval, armés jusqu’aux dents. Enfin, à une portière, Valvert, monté sur un des magnifiques chevaux que le roi lui avait donnés. Et, près de lui, à pied, Pardaillan.

 

Tout ce petit monde s’en allait à Saugis, à l’exception du chevalier qui restait, lui. C’était Pardaillan qui, en voyant le carrosse, avait eu l’idée de ce départ nocturne, si précipité qu’il ressemblait fort à une fuite. Et c’était bien une fuite, à peu près, puisqu’il s’agissait, en la cachant à Saugis, chez Jehan de Pardaillan, de la mettre hors de l’atteinte de Concini qui, armé de ses droits de père, ne manquerait pas de faire rechercher sa fille et de la ramener de force au domicile paternel, s’il la retrouvait.

 

Valvert, qui ne craignait rien tant que de voir sa fiancée retomber aux mains de la vindicative Léonora, s’était assez facilement laissé persuader de la nécessité de ce voyage qui, d’ailleurs, avait aussi un autre but généreux : ramener au plus vite la petite Loïse dans les bras de ses parents qui la pleuraient depuis si longtemps.

 

Il convient de dire que, la veille encore, Valvert n’eût pas hésité à confier Florence à la garde de Gringaille et d’Escargasse, en refusant de quitter le chevalier. C’est que, la veille, ils étaient encore en pleine lutte avec Fausta, et qu’il se fût cru déshonoré en désertant son poste de bataille. Mais aujourd’hui, après la besogne accomplie à Montmartre, il n’en était plus de même. Aujourd’hui, il le savait bien, ils avaient arraché les griffes et les crocs à cette tigresse qui s’appelait Fausta. Elle ne pouvait plus rien contre le roi ni contre Pardaillan lui-même. Irrémédiablement battue, elle n’avait plus qu’à fuir, et le plus promptement possible. Ce qu’elle ne manquerait pas de faire.

 

C’était donc sans scrupule, et sans inquiétude aucune qu’il laissait ce vieil ami qu’il affectionnait et vénérait comme un père. D’autant que, somme toute, il ne s’agissait que d’une séparation momentanée de quelques heures : Pardaillan avait promis de les rejoindre le jour même à Saugis et, mieux que personne, il savait que Pardaillan tenait toujours sa promesse. Néanmoins, après les dernières embrassades, voyant que le chevalier, un peu pâle, s’était fait une physionomie de glace en tortillant sa moustache grise d’un doigt nerveux – indices certains d’une émotion violente qu’il ne voulait pas laisser voir –, il fit une suprême tentative et, avec son sourire le plus engageant, de sa voix la plus insinuante :

 

– Allons, laissez-vous faire, monsieur… Il y a une bonne place pour vous, dans ce carrosse, entre votre fille Florence, qui sera aux petits soins pour vous, et votre petite-fille Loïsette, qui vous fera un collier de ses petits bras.

 

Pardaillan recula de deux pas, et imitant les gestes du prêtre qui exorcise :

 

– Arrière, tentateur ! dit-il en riant.

 

Et, subitement sérieux, dans un grondement menaçant :

 

– Après tout le mal qu’elle a fait, laisser partir Mme Fausta sans lui infliger la leçon qu’elle mérite ? Par Pilate, je ne me pardonnerais de ma vie pareille faiblesse !…

 

Et de sa voix de commandement :

 

– Fouette, Landry, fouette !…

 

Le carrosse s’ébranla, disparut dans la nuit.

 

XXXIV

L’EXPLOSION


La demie de neuf heures venait de sonner au couvent des bénédictines de Montmartre…

 

Au fond des jardins du couvent, non loin du mur d’enceinte qui, de ce côté, traversait la petite place sur laquelle se voyaient les ruines du gibet, se dressait un petit pavillon, au milieu d’un jardinet particulier, entouré d’une haie. C’était dans ce pavillon que Fausta avait caché la petite Loïse, après l’avoir enlevée. C’était là, qu’en ce moment même, elle venait la chercher pour la conduire à la ferme minée la veille, et la rendre à Pardaillan.

 

Fausta franchit les trois marches du perron, ouvrit la porte et entra délibérément, comme chez elle. Dans la pièce où elle venait d’entrer, elle ne vit pas celle qu’elle venait chercher. Elle supposa que l’enfant, sous la garde de Perrine, jouait dans le jardin, sur le derrière de la maison. Sans contrariété, sans inquiétude, elle se retourna pour sortir et alla la chercher là où elle pensait qu’elle était.

 

Elle se retourna et demeura clouée sur place, les yeux agrandis par une stupeur prodigieuse : Pardaillan, le chapeau à la main, souriant de ce sourire aigu, singulièrement inquiétant qu’il avait en de certaines circonstances, Pardaillan se dressait entre la porte et elle.

 

– Pardaillan ! murmura Fausta accablée.

 

– Moi-même ! sourit Pardaillan.

 

– Pardaillan !… Ici !… répéta Fausta, comme si elle ne pouvait en croire ses yeux.

 

– C’est ma présence ici qui vous étonne ? railla Pardaillan. Je vais vous expliquer, princesse : j’ai voulu, je vous devais bien cela, vous remercier comme il convient d’abord, et vous aviser ensuite qu’ayant repris l’enfant moi-même, vous voilà délivrée du souci de me l’amener au lieu que vous m’aviez indiqué.

 

– Vous avez repris l’enfant ?…

 

– Mais oui, princesse. Et si cela doit vous rassurer, sachez qu’elle est maintenant à Saugis, près de son père et de sa mère qui sauront bien la garder, vous n’en doutez pas, n’est-ce pas ?

 

Fausta, jusque-là submergée par l’étonnement, comprit qu’il savait tout, que tout le mal qu’elle s’était donné pour en finir avec lui devenait inutile, qu’il lui échappait encore, toujours… et que c’était elle qui, une fois de plus, se trouvait en son pouvoir, à sa merci. Ce dernier coup si imprévu, plus rude que tous les autres, l’assomma. Pour la première fois peut-être, cette femme, toujours si forte, toujours si souverainement maîtresse d’elle-même, perdit toute contenance. Et sentant ses jambes se dérober sous elle, elle se laissa tomber, accablée, sur un siège.

 

– Eh ! quoi ! fit Pardaillan de sa voix railleuse, se peut-il que ce que j’ai fait vous émeuve à ce point ?… Diantre soit de moi, je croyais bien faire. Je pensais vous être agréable, et voici que je me suis grossièrement trompé. Vous m’en voyez tout marri, princesse.

 

– Démon ! gronda Fausta.

 

– Eh ! j’y suis !… Ce qui vous désole c’est, sans doute, de ne pouvoir me recevoir dans cette ferme où vous m’aviez donné rendez-vous… Sans doute, vous aviez fait quelques préparatifs pour me recevoir avec tous ces égards flatteurs dont vous n’avez cessé de m’accabler depuis que j’ai l’honneur d’être connu de vous… Oui, je le vois, c’est bien cela !… Corbleu ! il ne sera pas dit que je vous aurai privée de ce plaisir ! Allons à la ferme, princesse, allons !

 

Instantanément, Fausta fut debout. Et elle haleta :

 

– Quoi ! tu veux ?

 

– Pourquoi pas ? Rien ne me presse… Et puis, tout vieux routier que je suis, je n’ignore pas complètement les usages… Je sais me montrer galant envers les dames… Vous ne voulez pas que vos préparatifs soient perdus. Je trouve cela très naturel, et je m’en voudrais de ne pas vous accorder cette innocente satisfaction.

 

Fausta jeta un rapide coup d’œil sur lui. Elle le vit très sérieux.

 

– Partons, dit-elle.

 

– À vos ordres, princesse, dit Pardaillan en s’inclinant galamment.

 

Avec une hâte qui trahissait l’appréhension qu’elle avait de le voir se raviser, elle prit les devants, descendit précipitamment à la cave, saisit un falot qui, assurément, avait été déposé là pour elle et se disposa à l’allumer.

 

– Laissez, fit Pardaillan en l’arrêtant, je vous dis que je suis en veine de galanterie aujourd’hui. Et je ne souffrirai pas que vous preniez tant de peine pour moi.

 

Il alluma lui-même le falot et :

 

– J’aurai l’honneur de vous éclairer, dit-il. Montrez-moi le chemin, princesse, je vous suis.

 

Il la suivit en effet, comme s’il n’avait pas connu le chemin aussi bien qu’elle. Il avait aux lèvres le même sourire inquiétant qu’il y avait quand il l’avait reçue, là-haut. Et il ne la perdait pas de vue.

 

Elle, elle marchait devant lui, vivement, et elle songeait :

 

« Orgueil ! cet homme n’est qu’orgueil !… C’est par orgueil qu’il a refusé le trône que je lui ai offert à différentes reprises !… Par orgueil qu’il a refusé les situations honorables que des rois reconnaissants lui ont offertes. Par orgueil qu’il est demeuré un aventurier, un routier sans feu ni lieu, sans sou ni maille !… C’est l’orgueil qui l’a guidé sa vie durant, et c’est l’orgueil qui aura causé sa perte… en l’amenant à m’offrir de me suivre jusque dans cette ferme où il sait cependant que la mort l’attend !… »

 

Elle arriva à la porte secrète qui donnait accès aux caves de la ferme. Elle ouvrit et s’effaça pour laisser passer Pardaillan. Celui-ci comprit à merveille que ce n’était pas là une simple politesse, mais qu’elle voulait laisser la porte ouverte derrière elle, ainsi qu’elle l’avait promis à d’Albaran. Il ne fit pas d’objection. Il passa, alla droit à l’escalier, sur la première marche duquel il mit le pied, comme pour la rassurer. Elle vint à lui, laissant en effet la porte ouverte derrière elle.

 

À son tour, il s’effaça pour la laisser monter. Et il déposa le falot sur la première marche en disant avec un naturel parfait :

 

– Je laisse cette lumière ici, ainsi que je suppose que vous n’auriez pas manqué de faire si vous étiez venue seule ici, pendant que j’aurais attendu sur la place…

 

Il fit une pause et, voyant qu’elle ne protestait pas, il ajouta d’un air détaché :

 

– Au reste, l’escalier sera suffisamment éclairé ainsi.

 

Elle monta, sans inquiétude aucune, sûre qu’il suivrait. Et, en effet, il suivit. Ils entrèrent dans la cuisine. Fausta alla s’asseoir sur un escabeau. Pardaillan ferma la porte de la cave à double tour et mit la clef dans sa poche. Il alla à la porte qui donnait sur la place, s’assura qu’elle était bien fermée, prit la clef qui était dans la serrure et la mit également dans sa poche. Puis il alla aux fenêtres munies de solides barreaux à l’extérieur et rabattit les volets de bois plein qui les fermaient à l’intérieur. Ils se trouvèrent dans une demi-obscurité. Il alluma les deux falots qui se trouvaient sur la table, à côté de Fausta.

 

Il avait accompli tous ces gestes avec un calme étrange, sans desserrer les lèvres. Fausta l’avait regardé faire sans dire un mot, sans esquisser un geste. Alors, quand il eut achevé cette espèce de mise en scène inquiétante, Pardaillan se fit de glace. Et, sans plus tarder, il fit connaître ses intentions.

 

– Inutile de vous dire, fit-il, que je sais très bien ce qui m’attend ici… Invisible pour vous, j’étais là hier ; j’ai tout vu, tout entendu… Je suis ici exactement dans la situation où vous vouliez me tenir… avec cette différence qu’il ne tient qu’à moi de renverser les rôles et de m’en aller, vous laissant enfermée ici.

 

Malgré elle, Fausta tressaillit. Malgré elle, elle jeta un coup d’œil inquiet sur la physionomie glaciale de Pardaillan qui dit :

 

– Rassurez-vous, madame, telle n’est pas mon intention. Fausta respira plus librement. Pardaillan reprit :

 

– Sachant ce que je sais, ayant repris moi-même l’innocente créature, dont vous vous serviez pour m’attirer dans un piège mortel, ce qui est assez odieux, soit dit en passant, vous conviendrez qu’il m’eût été on ne peut plus facile de ne pas me présenter ici.

 

– Qui vous a retenu ? demanda Fausta attentive.

 

– Ceci, madame : je suis vieux et las… terriblement las !… À présent que j’ai assuré aux quelques êtres que j’aime, seuls au monde, une petite fortune qui leur assurera, sinon le bonheur, du moins une honnête aisance qui y ressemble beaucoup… À présent que j’ai renversé tous vos projets, ruiné toutes vos espérances, que je vous ai acculée à une fuite qui, seule, peut sauver cette tête que vous sentez vaciller sur vos épaules, je n’ai plus rien à faire ici-bas. Je peux partir. Mourir de la mort que vous m’avez choisie ou autrement, je vous assure que cela m’est tout à fait égal. Je mourrai donc ici comme vous l’avez décidé, et à l’heure que vous avez fixée. Seulement, j’ai mis dans ma tête que vous partiriez avec moi.

 

– Moi ! s’écria Fausta en se dressant toute droite.

 

– Vous, madame, répondit froidement Pardaillan avec l’accent des résolutions irrévocables. Vous resterez ici avec moi jusqu’à ce que votre serviteur, d’Albaran, nous fasse sauter tous les deux ensemble. Maintenant, madame, parlez, implorez, rugissez, menacez, ou taisez-vous, pleurez, priez et vous repentez, si toutefois vous êtes encore accessible au repentir, rien de ce que vous pourrez dire ou faire ne pourra plus me faire revenir sur ce que j’ai décidé… Rien, ni personne au monde ne pourra vous tirer de là… Et vous n’obtiendrez plus un mot de moi jusqu’au moment que je me suis fixé à moi-même.

 

Et Pardaillan se mit à marcher de long en large, en sifflotant une fanfare.

 

Depuis qu’elle était partie du couvent pour ramener Pardaillan dans cette pièce, juste au-dessus de ces tonneaux de poudre qui devaient exploser à heure fixe, Fausta avait envisagé toutes les possibilités. Toutes, hormis que Pardaillan pouvait avoir imaginé cette chose qui lui paraissait horrible, impossible : l’entraîner avec lui dans la mort. Elle fut atterrée :

 

– C’est impossible ! s’écria-t-elle. Vous ne ferez pas cette chose affreuse, vous, l’homme le plus généreux que la terre ait porté.

 

Pardaillan, fidèle à sa promesse, ne répondit pas. Elle le connaissait bien, elle savait qu’il garderait le silence jusqu’à ce moment qu’il s’était fixé, avait-il dit. Elle comprit alors que s’il tenait parole pour ce point sans importance, il tiendrait encore plus inexorablement parole pour le reste. Elle se vit irrémissiblement perdue. Elle était femme malgré tout, elle eut un moment de défaillance.

 

Ce fut bref, d’ailleurs. Avec cette force de volonté si extraordinaire chez elle, elle se ressaisit vite, prit bravement parti de son effroyable mésaventure.

 

– Soit, dit-elle, avec ce calme souverain revenu et que Pardaillan admira sans en avoir l’air, la mort ne me fait pas peur non plus… Et puis, moi aussi, je suis lasse, tous mes rêves brisés et brisés par vous, plus rien ne me retient en ce monde maudit. Nous mourrons ensemble, Pardaillan. C’est plus que je n’aurais osé espérer.

 

Pardaillan ne desserra pas les dents. On aurait pu croire qu’il n’avait pas entendu, tant il montrait d’impassibilité. Il continua d’aller et de venir d’un pas égal, en sifflotant. Elle se tut.

 

Un silence lourd, angoissant, que troublait seul le bruit rythmé de ses talons martelant les dalles de la pièce, pesa sur eux. Et cela dura de longues, de très longues minutes… ou du moins des minutes qui lui parurent mortellement longues, à elle.

 

Car – et c’était peut-être ce que Pardaillan, qui la guignait du coin de l’œil, avait escompté – le silence obstiné de cet homme, cette marche ininterrompue, ce sifflement monotone, la lueur falote, livide, de ces deux lanternes, qui donnait aux choses un aspect fantastique, menaçant, et par là-dessus la pensée que sous ces dalles que cet homme talonnait ainsi, avec cette suprême indifférence, se trouvait un volcan, qui pouvait faire éruption à tout instant, broyer, pulvériser tout, choses et gens, tout cela réuni finit par exaspérer ses nerfs tendus à en craquer. Et si forte qu’elle fût, elle ne put y tenir plus longtemps.

 

– Écoutez, il faut que je parle, dit-elle d’une voix méconnaissable. Vous ne répondrez pas, si vous voulez, mais moi, il faut que j’entende une voix humaine. Et je parlerai… Je vous dirai… Tenez, Pardaillan, je vais me confesser à vous… Une confession ?… Oui. N’est-elle pas tout indiquée, obligée même, puisque je touche à mon heure suprême et que je suis croyante, moi ?

 

Et elle parla en effet. Elle raconta des épisodes prodigieux de son existence prodigieusement mouvementée et que Pardaillan écouta avec un intérêt extraordinaire sous son indifférence affectée. Elle parla longtemps, sans arrêt, avec, c’était certain, la plus entière, la plus absolue franchise. Et il ne pouvait en être autrement, puisque, elle l’avait dit elle-même, c’était une « confession ».

 

Mais si merveilleusement intéressé qu’il fût, Pardaillan n’oubliait aucun des détails qu’il avait réglés d’avance. Il l’interrompit brusquement pour dire :

 

– C’est l’heure !… Onze heures moins dix, madame ! En ce moment même, votre fidèle d’Albaran, qui sait qu’il ne doit agir ni une minute trop tôt ni une minute trop tard, exécute ponctuellement vos ordres : il entre, regarde, voit la porte du souterrain ouverte et se retire dans la grotte où il attendra dix minutes. Il faut nécessairement qu’il trouve cette porte fermée quand il reviendra, sans quoi, il n’oserait peut-être pas mettre le feu aux poudres. Je vais la fermer. Vous convient-il de m’accompagner ?

 

– Allons, dit Fausta, qui se leva aussitôt.

 

Pardaillan sourit. Et ce sourire, qu’elle vit, disait si clairement : « Perdez tout espoir de m’échapper » qu’elle détourna la tête comme honteuse d’avoir ainsi laissé deviner sa secrète pensée. Ils descendirent. Pardaillan ferma lui-même la porte secrète et la reconduisit jusqu’à l’escalier : car il l’avait saisie par le bras et ne l’avait plus lâchée.

 

Or, pendant qu’elle montait, Pardaillan jetait un coup d’œil rapide sur la porte secrète de ce caveau où Fausta avait fait ranger les tonneaux de poudre, qui n’avaient pu trouver place dans le caveau de l’étage au-dessus. Pardaillan connaissait-il donc l’existence de ce caveau, et qu’il contenait de la poudre ? À la lueur qui pétillait dans son regard à ce moment, nous croyons pouvoir répondre :

 

– Oui. Sans doute avait-il pris ses précautions là comme plus haut ? Qui sait ?

 

Ils revinrent dans la cuisine. Pardaillan ferma de nouveau à clef la porte de la cave et reprit sa promenade si agaçante pour Fausta. Celle-ci reprit sa place sur un escabeau.

 

Des minutes effroyablement longues passèrent. Si forte, si brave, et si résignée à sa fin qu’elle fût, Fausta sentait une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux. Elle n’avait pas peur de la mort pourtant. Fausta qui eût marché sans hésitation comme sans crainte à la poudre, qui y eût bravement mis le feu, sachant pertinemment qu’elle sauterait la première, Fausta ne pouvait supporter cette affolante attente sans un frémissement d’angoisse. Et cela se comprend en somme. Aussi, ces dix minutes qui la séparaient de l’instant fatal où elle serait projetée dans l’espace pour retomber brisée, déchiquetée, réduite à l’état de bouillie sanglante, ces dix minutes lui parurent cent fois, mille fois plus longues, que l’heure presque entière qui venait de s’écouler et qui lui avait paru longue comme une éternité.

 

Et, tout à coup, une cloche, non loin de là, laissa tomber un coup. Fausta se dit que les dix autres coups allaient suivre et que ce serait fini, tout sauterait, flamberait peut-être avant que les onze coups eussent tinté. Elle sentit que Pardaillan l’observait. Elle se raidit et, la longue habitude aidant, elle réussit à montrer un visage impassible. Seuls, les yeux démesurément ouverts – parce qu’elle craignait d’avoir la faiblesse de les fermer – trahissaient son émotion.

 

Un coup tomba. Mais les autres ne tombèrent pas. Et l’explosion ne se produisit pas.

 

Elle attendit encore un peu. Rien ne se produisait, ni ici, ni là-bas. Alors seulement, elle entrevit la vérité. Elle abattit lentement le bras sur la table et emportée malgré elle :

 

– Mais… c’est… c’est…

 

– C’est le quart d’onze heures qui vient de sonner, oui, madame, interrompit Pardaillan. Les onze heures ont pareillement sonné. Seulement vous étiez trop… absorbée, et vous ne les avez pas entendus.

 

– Mais alors ?… Que signifie ?… d’Albaran ?… Pardaillan prit un des falots et prononça :

 

– Venez, madame, vous allez comprendre.

 

Ils descendirent. Tout de suite, Pardaillan lui montra la porte du caveau miné, grande ouverte. Ils s’approchèrent. Pardaillan baissa son falot, montra qu’il n’y avait plus de mèche.

 

– Votre d’Albaran, dit-il, est venu et a allumé la mèche… vous voyez qu’il n’en reste plus vestige… Seulement, regardez…

 

D’un coup de pied, il renversa les tonneaux rangés en pyramide. Ils tombèrent, s’éparpillèrent.

 

– Vides ! s’exclama Fausta.

 

– J’ai pris la peine de les vider et de noyer la poudre hier, après votre départ, expliqua Pardaillan.

 

Maintenant, Fausta était redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même. Le calme extraordinaire qu’elle montrait n’avait rien d’affecté.

 

– Alors, là-haut, pourquoi m’avoir dit que j’allais faire le saut avec vous ? dit-elle.

 

– Parce que j’ai voulu que vous vous rendiez compte par vous-même des abominables minutes que l’on vit lorsque l’on se sait condamné et que l’on attend la mort. Maintenant que vous le savez, pour y avoir passé vous-même, j’espère que vous n’infligerez plus à d’autres ce supplice que vous vouliez m’infliger à moi.

 

– Et maintenant, qu’allez-vous faire de moi ?

 

Fausta demandait cela avec une étrange douceur. Peut-être avait-elle deviné l’intention réelle de Pardaillan. Peut-être comprenait-elle que ce n’était pas le moment de l’exaspérer par une inutile bravade.

 

– Rien, madame, répondit Pardaillan d’une voix glaciale.

 

Et, redressé, l’œil étincelant, l’écrasant de toute sa chevaleresque générosité :

 

– Allez, madame, je vous fais grâce.

 

– Vous me faites grâce ? s’écria Fausta, sans qu’on pût savoir si elle s’émerveillait de tant de magnanimité, ou si elle se soulevait contre ce mot de grâce qui la cinglait comme un coup de fouet.

 

– Oui, madame, reprit Pardaillan, je vous fais grâce. Je veux, si vous vivez, que vous vous disiez : « À chacune de nos rencontres, j’ai voulu bassement, traîtreusement, meurtrir le chevalier de Pardaillan. Et, chaque fois, lui, il a dédaigné de me frapper, alors qu’il me tenait à sa merci. » Cette fois, comme les précédentes, je vous fais grâce. Allez, madame.

 

Et Pardaillan, le bras tendu, lui montrait la porte dans un geste de si flamboyante autorité, de si écrasant dédain, que Fausta, vaincue, courba la tête, sortit lentement, sans oser répondre un mot.

 

En bas, Fausta saisit le falot que Pardaillan avait laissé sur la première marche de l’escalier. Sur cet escalier, elle jeta un coup d’œil furtif, comme si elle avait craint que, d’en haut, Pardaillan ne fût en train de l’épier. Et elle bondit.

 

Elle bondit sur la porte secrète du caveau qu’elle ouvrit et ferma derrière elle. Elle sauta sur le mur du fond de ce caveau sans issue apparente. Et une deuxième porte invisible s’ouvrit, démasquant l’entrée d’un étroit couloir. Elle posa là sa lanterne et bondit sur les tonneaux.

 

On se souvient qu’un de ces tonneaux avait été défoncé accidentellement. Elle plongea les mains dedans. Et elle eut un grondement de tigre.

 

– De la poudre !… en bon état !… Pardaillan, tu n’as pas passé par là !… Ah ! Pardaillan, tu me fais grâce !… Eh bien moi, je ne te fais pas grâce !… Quand je devrais y rester moi-même !…

 

Tout en grondant ainsi, elle s’activait fiévreusement. Elle avait saisi le tonneau, l’avait renversé. La poudre s’était répandue en tas. Dans ce tas, elle puisa à pleines mains, fit une traînée qui allait jusqu’à cette porte qu’elle venait d’ouvrir. Elle prit la lumière du falot et la laissa tomber sur cette poudre. La poudre crépita. Ce fut comme un long serpent de feu qui se mit à courir vers l’autre extrémité, où se trouvaient le gros tas de poudre et les cinq tonneaux pleins.

 

Fausta n’avait pas attendu. En même temps qu’elle laissait tomber la lumière, elle était partie à toutes jambes, s’était lancée dans le noir…

 

En haut, Pardaillan l’avait suivie un instant du regard. Il rêvait. Il songeait ceci :

 

« Que va-t-elle faire ?… Va-t-elle entrer dans ce caveau où se trouve cette poudre que je n’ai pas voulu détruire ?… Va-t-elle y mettre le feu, à cette poudre ?… Elle sait bien qu’elle risque sa peau autant que moi. Et si elle y met le feu, si elle saute la première, est-ce moi qui l’aurai tuée ?… Non, tout à l’heure encore je l’ai avertie en disant : si vous vivez… une femme comme elle comprend à demi-mot. C’est elle-même, et non moi, qui va décider de son sort… Si elle meurt, elle se sera tuée elle-même et je puis dire en toute assurance pour ma conscience que je n’y suis pour rien. »

 

Et Pardaillan, ayant fait ces réflexions qui passèrent dans son esprit avec cette rapidité prodigieuse de la pensée, descendit à son tour. En passant, il jeta un coup d’œil sur les deux portes invisibles situées à quelques pas l’une de l’autre, comme pour deviner laquelle des deux Fausta avait ouverte, et il passa de son pas ferme, très calme, comme s’il avait vraiment ignoré que la mort était penchée sur lui. Il passa, ouvrit la porte et la ferma derrière lui.

 

Presque aussitôt après, ce fut comme un formidable coup de tonnerre… Le sol trembla, les murs craquèrent. Puis un pétillement, un crépitement, une énorme colonne de feu. Et tout flamba, tout sauta, tout croula.

 

ÉPILOGUE

Pardaillan était-il mort ?

 

Jehan de Pardaillan, son fils, et Valvert, accourus sitôt que la fatale nouvelle fut arrivée jusqu’à eux, firent faire, et firent eux-mêmes les recherches les plus minutieuses. Au-dehors, tout autour du lieu où s’était dressée la ferme, et jusque très loin, on ramassa des débris de toute sorte. Mais, parmi ces débris, rien qui ressemblât à un humain. Pas le plus petit objet ayant appartenu à celui dont on cherchait les restes pour les faire inhumer chrétiennement.

 

Sous terre, ce fut une autre affaire : tout de suite, Jehan et Valvert trouvèrent le corps de Fausta. Elle n’avait pu fuir bien loin. Chose étrange, le feu et l’éboulement avaient respecté son corps, qui était demeuré intact sans une écorchure. Seule, une petite contusion à la tempe de laquelle quelques gouttes de sang avaient jailli, traçant sur sa joue un mince filet rouge. Étendue sur le sable blanc, au milieu d’un amas de pierres, elle semblait dormir : Fausta, en fuyant dans le noir, avait dû faire un faux pas, se heurter à quelque obstacle invisible. Elle était tombée, se faisant à la tempe cette petite blessure. Était-elle morte de ce choc ? Morte d’une commotion intérieure ou étouffée ?… Le certain est qu’elle était bien morte.

 

Mais, pas plus sous terre que sur terre, on ne trouva la moindre trace de Pardaillan. Vivant ou mort, Pardaillan paraissait s’être évanoui comme une ombre, volatilisé. Pendant des jours et des jours, Jehan, qui connaissait ces galeries souterraines, presque aussi bien que son père, et Valvert s’obstinèrent dans leurs pieuses recherches. Ils durent finir par y renoncer.

 

Mais, de ces recherches mêmes, ils gardèrent la ferme conviction que Pardaillan n’était pas mort.

 

Le roi tint la parole qu’il avait faite à Pardaillan et confirmée à Valvert. Il fit appeler M. et Mme d’Ancre et leur demanda la main de la comtesse de Lésigny pour « son ami » le comte de Valvert. Cette demande, cet ordre, formel, pour mieux dire, il le formula en des termes tels, que Concini et Léonora demeurèrent convaincus que le roi connaissait le terrible secret de la naissance de Florence et que ce mariage qu’il imposait était l’unique condition d’un pardon général. Ils se trompaient. Le roi répétait des paroles dictées par Pardaillan, sans en saisir le sens réel. Mais ils crurent qu’il savait, eux. Épouvantés, ils se hâtèrent de consentir à tout ce que le roi voulut. Trop heureux d’en être quittes à si bon compte.

 

C’est ainsi que, trois mois après cette terrible explosion, qui demeura toujours entourée d’un mystère impénétrable pour le populaire, Valvert, en cette même église de Saint-Germain-l’Auxerrois où il avait dû l’arracher à Rospignac, épousa sa bien-aimée Florence, en présence du roi et de toute la cour.

 

Valvert se retira dans ses terres, rachetées, agrandies, embellies, et qui touchaient aux terres du fils de Pardaillan, son cousin par alliance. Les deux familles vécurent là, côte à côte, n’en faisant qu’une.

 

Il va sans dire que Landry Coquenard, enrichi par Valvert, ne quitta pas son maître pour cela. Pour tous les trésors du monde, il n’aurait voulu se séparer de celle qu’il continuait toujours à appeler en lui-même « la petite ». Landry passait une bonne partie de son temps avec ses deux « compères », Escargasse et Gringaille, qui avaient aussi leur petit domaine par là.

 

Il va sans dire, également, que la bonne mère Perrine suivit sa chère petite Loïse, laquelle, comme on pense, ne manqua pas d’être gâtée outrageusement, ayant trois mères et quatre ou cinq pères, qui s’acquittaient à qui mieux mieux de ce soin.

 

Valvert et son cousin, Jehan de Pardaillan, parlent souvent de Pardaillan et y pensent toujours. Et quand ils en parlent, l’un des deux, religieusement approuvé par l’autre, ne manque jamais de s’écrier :

 

– M. de Pardaillan n’est pas mort !… Un homme de sa trempe demeure immortel !… La Grande Camuse elle-même n’oserait le toucher de son doigt décharné !… Non, Pardaillan le chevaleresque, le preux des preux, Pardaillan n’est pas mort !… Et, un beau jour, au moment où nous nous y attendrons le moins, nous le verrons paraître parmi nous, de retour de quelque lointaine et épique chevauchée !…

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2008

 

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[1] Aujourd’hui portion de la rue Berger (Note de M Zévaco.)

[2] Un genet est un cheval de petite taille originaire d’Espagne.

[3] La rue des Poulies et du Petit-Bourbon ont été absorbées par la place et la rue du Louvre. La rue des Fosses-Saint- Germain est devenue la rue Penault. Le quai de l’École, c’est maintenant le quai du Louvre. (Note de M. Zévaco.)

[4] De nos jours, la valeur réelle de cent mille livres serait de trois cent mille à quatre cent mille francs La valeur relative, de six cent mille à huit cent mille francs Marie de Médicis n’exagère donc pas en disant que la somme est d’importance (note de M Zévaco), environ dix millions en francs 1988.

[5] Prêter au denier cent, prêter à un intérêt énorme, environ vingt-cinq pour cent.

[6] Rueu (Note de M Zévaco).

[7] Le château de la Chaussée fut acquis, plus tard, par le marquis de Mesmes. Puis il devint la propriété d’Odilon Barrot, l’ancien ministre de Napoléon III. Aujourd’hui il appartient au comte d’Argence. D’ailleurs, de l’antique demeure où séjourna la Belle Gabrielle, il ne reste plus, depuis longtemps, qu’un corps de bâtiment où sont les communs. (Note de M. Zévaco).

[8] Absorbée par la place de l’Hôtel-de-Ville (Note de M. Zévaco).

[9] Rue de Rivoli.

[10] Rue Lobau (Note de M. Zévaco).

[11] Place Baudoyer, emplacement de la caserne Napoléon (Note de M. Zévaco).

[12] La quartaine, ou fièvre quarte, dont les accès ont lieu toutes les 72 heures, ou le quatrième jour.

[13] Le bachot est une petite barque, ou un petit bac.

[14] Le gibet des religieuses de Montmartre se dressait sur l’emplacement de l’actuelle rue de Ravignan { Note de M. Zévaco).

Le gibet des Dames a joué un rôle considérable dans les tomes précédents (Le Fils de Pardaillan) et c’est à la suite des événements qui se déroulent dans cet épisode que le gibet a été détruit.

[15] Ce chemin s’était appelé, autrefois, chemin conduisant aux Champeaux. (Les champeaux étaient les Halles) Puis on l’appela chemin des Porcherons. Puis encore chemin, rue ou chaussée des Martyrs. Puis enfin rue du Champ-du-Repos, parce qu’elle conduisait au cimetière Montmartre. Aujourd’hui, c’est la rue des Martyrs. (Note de M. Zévaco).

[16] La fontaine du But ou du Buc se trouvait à peu près où passe actuellement la rue Caulincourt. (Note de M. Zévaco).