Michel Zévaco
LA FAUSTA
Les Pardaillan – Livre III
(1908)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
XVI LA VISION DE JACQUES CLÉMENT
XVII LA VISION DE JACQUES CLÉMENT (suite)
XVIII LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH
XL LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite)
XLI LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin)
XLII COMMENT L’HERCULE CROASSE ET LE CHIEN PIPEAU LIÈRENT CONNAISSANCE
XLVI LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC
XLIX OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE
L L’AUBERGE DU PRESSOIR DE FER
LI OÙ PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L’HÔTESSE EST PLUS BELLE QU’ELLE N’EN A L’AIR
LII PIPEAU, CROASSE, PICOUIC ET CIE
À propos de cette édition électronique
Décor : une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l’ombre comme un sphinx titanesque, et à l’autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère.
Au balcon gothique, sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme et de grâce, pareille à une vierge vaporeuse détachée du vitrail.
Palpitante et radieuse, elle suit des yeux dans l’obscurité bleuâtre un élégant et fier gentilhomme qui s’éloigne.
Cette jeune fille, c’est Léonore, l’unique enfant du baron de Montaigues : l’ange de pitié finale qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélemy où le vieux huguenot fut supplicié — aveuglé des deux yeux ! — lui prodigue d’inépuisables consolations.
Et ce seigneur à qui elle jette l’adieu passionné de ces baisers, c’est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers :
Son amant !
Lentement, à regret, lorsqu’il a disparu, elle rentre, ferme le balcon, et, dans cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s’écoulent aussi rapides que les irréelles minutes d’un songe éblouissant, elle évoque le dernier épisode de son amour : il y a une heure, ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et le plus redoutable des aveux… Elle va être mère !
Comme elle a tremblé alors ! car le baron de Montaigues, l’aveugle, qui, à ce moment, dormait si paisible et confiant, ce père qu’elle adore, quelle serait son agonie de honte ! Que ferait-il s’il apprenait…
Léonore a entrevu des catastrophes…
À son premier mot, Kervilliers est devenu livide… de bonheur sans doute ; car il l’a enlacée d’une plus ardente étreinte et a balbutié de formelles assurances ; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera ! Demain, elle sera sa fiancée ! Dans peu de jours, sa femme !
Voilà ce qui vient de se passer. Et maintenant qu’elle est seule dans ce réduit d’amour tout plein des souvenirs de l’amant, Léonore resplendit de félicité.
Elle est sûre de Jean comme on l’est du soleil qui rayonne. Son sein se gonfle, son front s’alourdit d’extase. Et ne sachant à qui confier le trop-plein de ce bonheur qui déborde, elle le redit au cher petit qui dans quelques mois viendra au monde. Et elle sourit à l’avenir, à demain, à cet ineffable demain, qui…
Tout à coup, un fracas retentit ! Une vitre du balcon a sauté, une pierre enveloppée d’un papier roule sur le tapis !
Léonore demeure d’abord immobile de stupeur et d’effroi… Puis, elle se rassure.
Ce papier, alors, la fascine et l’attire. Un billet ! Oh ! Elle ne le lira pas ! Elle le rejettera aux ténèbres d’où il vient ! Elle se baisse, le saisit, hésite et…
Elle le déplie : C’en est fait, d’un trait elle l’a parcouru ! Alors, elle pâlit.
Le papier tombe de ses mains glacées, son regard se voile, son cœur se serre, une plainte d’infinie détresse expire sur ses lèvres. Qu’a-t-elle lu ?… Voici :
« Monseigneur l’évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous épousera jamais… jamais ! »
Qui a jeté la pierre ? Un jaloux d’amour ? Un ennemi de race ? Simplement un envieux ? Qu’importe ! Le délateur est ici un comparse, un de ces êtres obscurs qui rampent et font un geste que nul ne voit. Seulement, le geste sème la mort…
Et pendant que cet être, quel qu’il soit, écoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir, le duc de Kervilliers, rentré chez lui, tombe à genoux devant un portrait de Léonore et sanglote :
— Qu’a-t-elle dit ? qu’elle va être mère ? J’ai bien entendu ?… Perdue ! oh ! perdue !… Et moi !… Ah ! misérable ! pourquoi n’ai-je pas fui quand cette passion m’a mordu au cœur ? Pourquoi ne suis-je pas mort, plutôt !… Dire qu’elle m’attend demain pour parler à son père !… Que faire ? Que devenir ?… Fuir ! Fuir honteusement, lâchement… Fuir dès demain !…
* * * * *
Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573 Léonore entre dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n’a jamais franchi le seuil.
Ce sont des heures d’inoubliable torture qu’elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traversé son esprit éperdu. Jean est-il marié à une autre ?
L’évêque va lui répondre !
Dans l’église, elle s’arrête défaillante, consciente à peine de ce qu’elle fait. Sa raison flotte, son regard vacille… et soudain se fixe sur le maître-autel, là-bas, par-delà l’immense nef, tout au fond où, dans la splendeur des cierges, environné d’étincelantes chasubles, couvert d’or, le prince Farnèse, légat du pape, entonne le Kyrie.
Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraye un passage. Mais quand enfin elle atteint le chœur, elle est sans forces. Elle n’est plus soutenue que par l’idée fixe : attendre que la cérémonie finisse, interroger cet évêque, lui arracher son secret, savoir s’il est vrai que son Jean l’ait ainsi bafouée !
Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers le tabernacle, il officie en des poses empreintes d’une solennelle dignité hiératique. Ah ! celui-là doit planer bien haut au-dessus des lâchetés humaines ! Celui-là ne mentira pas !
Et maintenant Léonore a peur.
Elle frissonne. L’approche de l’horrible réalité l’épouvante, elle se raccroche désespérément à son rêve d’amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore, un reste d’espérance ; elle veut reculer, s’en aller, sortir… soudain la sonnette résonne pour l’élévation !
Tout se tait, tout se prosterne… Léonore est debout, haletante, si pâle qu’il semble que la mort l’ait touchée de son aile…
Monseigneur Farnèse a saisi l’ostensoir, et flamboyant de sa majesté, il se retourne…
Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête. Terreur et délire !… Cet évêque ! L’étrange jeunesse de ce visage de prélat !… Cette flamme des yeux !… Cette éclatante beauté !… Elle les connaît !… Elle les reconnaît !… Oh ! mais c’est…
Cet évêque !… Non ! L’hallucination est par trop insensée ! Il faut qu’elle s’assure, qu’elle voie de près ! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s’élance… et alors !…
Un suprême élan la pousse. Pantelante, elle monte les degrés de l’autel ! Ses deux mains convulsives s’abattent sur les épaules de l’évêque foudroyé, anéanti, et un lamentable cri déchire le silence :
— Puissances du ciel ! Jean ! mon amant ! C’est toi ! C’est toi !…
Un geste de malédiction suprême !
Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l’évêque pétrifié, blanc comme un marbre.
Une tempête de rumeurs se déchaîne. Profanation ! Sacrilège ! On accourt. On se précipite sur Léonore, on la saisit.
Et tandis qu’on l’entraîne, qu’on l’emporte, qu’on la jette au fond d’un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l’évêque, l’amant rugit dans sa conscience :
« Damné ! Maudit ! Je suis maudit ! »
* * * * *
Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot humain houle et roule autour d’un échafaudage de poutres grossières. Contre le poteau central est assis un géant silencieux, semblable à quelque formidable cariatide de Michel-Ange : c’est maître Claude… le bourreau ! Ce sinistre squelette de madriers, c’est le gibet ! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour voir mourir Léonore condamnée pour mensonge diabolique et calomnie hérésiarque envers l’évêque.
Le procès a duré six mois.
Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de Montaigues son père s’est tué d’un coup de dague au cœur. Présumé complice du scandale — affirme le tribunal — il a ainsi échappé à la justice des hommes.
Quant à l’accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans vie, de ces regards qui donnent le vertige comme les abîmes : l’âme est morte ; l’official n’aura qu’un corps à livrer au supplice.
Elle est condamnée… Elle va mourir !
Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le De profundis : c’est le cortège.
Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt…
Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la tête renversée sur l’épaule, c’est Léonore !
Et derrière elle, entourée d’inquisiteurs qui la surveillent, morne, vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre, lui ! l’amant !… Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome : il faut que sa présence et son indifférence prouvent au monde que l’hérétique a menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu !
De profonds remous agitent la multitude : Léonore vient de s’arrêter sous la potence.
Le prince Farnèse ferme les paupières et se raidit. Tous les fronts se découvrent…
Un long murmure de compassion fait onduler la surface de la Grève. Quoi ! si jeune et si belle, mourir de cette mort hideuse.
Soudain, tout s’immobilise dans un effrayant silence : le grand prévôt fait le signe fatal !
Le bourreau s’avance. Sa large main tombe sur l’épaule nue de la condamnée. Il l’empoigne, la traîne… Il va lui passer la corde au cou… l’instant est atroce…
À cette suprême seconde, Léonore, dans un spasme qui l’arrache à la monstrueuse étreinte, s’affaisse sur le sol, ses deux mains à ses flancs !… Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, déchirantes font explosion sur ses lèvres crispées !…
Et toutes les mères présentes sur la Grève chancellent d’horreur… Car ces clameurs… Ah ! ce n’est pas là le gémissement du dernier instinct devant la mort ! C’est le cri sublime et terrible de la souffrance devant la création !
Cette femme qui va mourir, eh bien, oui ! là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l’enfantement !
Claude, le bourreau, recule ! Le médecin-juré s’élance, s’agenouille, tandis qu’une rafale de frémissements balaie la Grève ! Et lorsqu’il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit, pleure, et vaguement tend ses pauvres menottes à cette foule immense comme pour dire :
— Mais je n’ai rien fait, moi !… Je suis innocent !… Laissez-moi vivre !…
— Une fille ! C’est une fille ! crie une femme.
La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde comme un fleuve qui roulerait des flots de détresse. Alors, c’est un orage d’émotion qui monte de la place ! on supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère ! Le grand prévôt hésite… puis, convaincu par l’immense compassion du peuple, il jette un ordre : la condamnée a vie sauve. Un délire soulève la multitude en acclamations ; des hommes pleurent, des femmes qui ne se connaissent pas s’embrassent. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l’enfant…
* * * * *
L’enfant demeure ? La condamnée n’a pas le droit de nourrir sa fille en prison ! L’innocente créature est abandonnée à la merci publique : une heure durant, elle sera exposée là où elle est née : sous le gibet ! La foule s’approche, les groupes défilent, et maintenant, c’est avec une crainte superstitieuse qu’on la contemple… pauvre toute petite qui attend qu’on lui fasse la charité d’une mère. Et tous et toutes la plaignent ; des larmes de pitié coulent de tous les yeux… mais personne n’ose l’adopter. Une fille d’hérétique, de criminelle, ce serait le malheur dans la maison !
Et Farnèse ! Jean de Kervilliers ! Le père ! Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l’effroyable obéissance à d’effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l’emporter… il ne doit pas ! il ne peut pas ! Quoi ! la mère a été graciée… et la fille va donc mourir là ! Non ! oh ! non !… car voici quelqu’un, enfin !… quelqu’un qui s’approche d’elle, se penche, se baisse, avec un sourire tout mouillé de pleurs… Et celui qui donne au peuple cette leçon de pitié, très doucement, murmure :
— Pauvre petite violette poussée au pied de l’arbre d’infamie… nul ne veut, de toi… Eh bien ! c’est moi qui te prends… Viens… tu seras ma fille !…
Alors, avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu’un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l’évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l’homme, lentement, s’en va… emportant la fille du prince Farnèse… Et cet homme… c’est le bourreau !…
Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes, pareils à des oiseaux effarés qui fuient la tempête, montaient à fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s’arrêta. Pâle de désespoir, il se retourna vers Paris qu’il contempla longuement.
D’étranges rumeurs, des bruits sourds d’arquebusades lui arrivèrent par bouffées, semblables au ressac lointain d’une mer démontée ou d’un peuple déchaîné. Un rauque sanglot déchira sa gorge. Ses deux poings se tendirent dans un geste de menace ; il se raidit, se haussa sur ses étriers comme pour mieux lancer un anathème, et hurla ces paroles qu’emporta le souffle du vent et que recueillit l’Histoire :
— Ville ingrate ! Ville déloyale ! Toi que j’ai aimée plus que ma propre femme ! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche !
À cet instant, deux cavaliers apparurent : l’un paraissant avoir dépassé la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces physionomies audacieuses et railleuses, étincelantes et mordantes, glaciales et géniales, qui laissent d’ineffaçables impressions ; l’autre, dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beauté délicate et hardie.
Les cinq fidèles qui, tout blêmes, entouraient le fugitif, voyant s’arrêter ces deux inconnus, cherchèrent à l’entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel, fit entendre un lugubre gémissement et cria :
— Malédiction sur moi ! Tout m’abandonne. Oh ! qui donc à présent voudra me prendre en pitié !
— Moi ! répondit une voix sonore.
Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s’avançait… Alors une terreur subite, inexplicable, exorbita son regard affolé, ses mains frappèrent le vide comme pour repousser une affreuse vision et ses lèvres blanches bégayèrent :
— Toi ! Toi ! Charles ! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour m’accabler ?
— Vous vous trompez, répondit l’inconnu. Je ne suis pas celui qu’évoque votre remords, je ne suis pas Charles IX.
— Et qui donc es-tu alors ?…
— Je suis son fils. Je suis Charles, duc d’Angoulême.
— Ah ! gronda le fugitif, c’est toi l’enfant de Marie Touchet et de Charles ! C’est toi le bâtard d’Angoulême ! Eh ! bien, parle ! Que me veux-tu ? Que viens-tu demander à Henri III, roi de France ?
— Je vais vous le dire. J’ai quitté Orléans pour vous parler en face ! Il y a huit jours, Sire, j’ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère m’a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j’avais toujours vu voilé d’un crêpe : j’ai reconnu Charles IX.
— Mon frère ! balbutia Henri III.
— Oui, votre frère !… Alors ma mère s’est agenouillée. Elle m’a raconté comment était mort l’homme qu’elle avait adoré. J’ai su l’effroyable agonie de mon père ! J’ai su que, désespéré, lamentable, poussé à la folie, chacun des soupirs de sa dernière heure fut une terrible accusation contre trois bourreaux, trois démons qu’elle me désigna… Et je suis parti pour dire au duc de Guise : Traître et rebelle, qu’as-tu fait de ton roi ?…
— Guise ! rugit Henri, tu le trouveras dans mon palais, sur mon trône, peut-être !
— Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis : Mère infâme ! mère sans entrailles, qu’as-tu fait de ton fils ?
— La reine-mère ! sanglota Henri, tu la trouveras dans les prisons de Guise !
— Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier ce que durent crier jadis les enfants d’Abel à leur oncle… Caïn ! qu’as-tu fait de ton frère ?…
À cette dernière apostrophe, le roi, d’une violente saccade, fit reculer son cheval ; puis il s’affaissa sur lui-même, secoué d’un tremblement mortel, et sourdement répéta :
— Caïn !…
Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes qui vociférèrent :
— Le roi est toujours le roi ! Vive le roi ! À mort l’insulteur !
En même temps, ils dégainèrent… À cet instant, le compagnon du duc d’Angoulême bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière qui, au soleil levant, jeta un rapide éclair, et très calme :
— Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l’oncle et le neveu s’expliquer à la douce. Ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et dans ce cas, je serai forcé de croire que j’en suis aussi, moi !
Les cinq s’avancèrent, grinçants de fureur. Et les épées allaient s’entrechoquer, lorsque le roi fit un signe impérieux. Les gentilshommes s’arrêtèrent en grondant :
— On se retrouvera !… si toutefois monsieur ne cache pas son nom !
— Messieurs, dit froidement l’étranger sans relever cette insolence, mon épée et mon nom sont à votre disposition : je m’appelle le chevalier de Pardaillan !
Les cinq tressaillirent. Et ce nom jeté avec une glaciale simplicité leur apparut sans doute dans l’éclat fulgurant d’héroïques souvenirs, car ils répétèrent dans un murmure d’admiration et d’effroi :
— Le chevalier de Pardaillan !
Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira à l’écart, comme si cette scène violente eût cessé de l’intéresser. Et sifflotant entre les dents une fanfare de chasse du temps de Charles IX, il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s’approchait de Chaillot — sans trop de hâte, d’ailleurs.
Le duc d’Angoulême n’avait pas bougé. Sombre comme une figure du remords, Henri III se tourna vers lui.
— Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l’exil. Priez le ciel qu’au jour où je remonterai sur mon trône, je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère !
— Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône ! Je vous arracherai votre manteau royal ! Et quand je vous aurai mis à nu, je crierai encore : Voici Caïn qui tua son frère !
Henri III se mordit les poings et jeta dans l’espace un sourd gémissement.
— Jusque-là, continu Charles, je ne puis vous haïr ; vous n’avez droit qu’à ma pitié ! Paris vous chasse ; vous n’êtes plus qu’un fantôme de roi que hante le fantôme d’une victime. Allez donc, sire ! car voici qu’on se met à votre poursuite… Regardez !… Jusqu’à ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grâce !
Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros de cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l’entraînèrent. Bientôt leur troupe disparut comme un nuage de poussière que balaye l’orage.
Charles d’Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se passait-il dans cette âme ! Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d’un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels défis ?
Oui ! Pourquoi ce regard qui eût dû lancer des éclairs était-il attiré vers la grande ville comme par un aimant de tendresse ?… Un nom avec une infinie douceur vint voltiger sur ses lèvres. Et ce nom c’était :
— Violetta !…
Peu à peu, par degrés, les derniers reflets des sentiments violents qui venaient de l’agiter s’éteignirent sur son visage qui s’éclaira alors d’un sourire très doux, comme l’apaisement du crépuscule remplace à l’horizon l’incendie du soleil couchant.
D’une voix d’extase, il murmura :
— Paris !… Oui, je viens y chercher la vengeance… mais je viens y chercher aussi l’amour ! Insensé ! Ose donc t’avouer à toi-même que, si Violetta était encore à Orléans, tu ne serais pas ici !… Paris ! C’est là que je vais te retrouver, chère inconnue qui emporta mon âme, Violetta… douce violette d’amour…
À ce moment, le chevalier de Pardaillan s’approcha de lui et le toucha à l’épaule. D’un geste large, il enveloppa Paris. Et regardant le fils de Charles IX dans les yeux, jusqu’au fond de l’âme, il prononça :
— Un trône à prendre, monseigneur !…
Charles d’Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu’on arrache soudain au plus doux songe ; et il balbutia :
— Un trône !… Quoi ! Vous songeriez donc à vous emparer…
— Pas pour moi, monseigneur, dit le chevalier de sa voix paisible et mordante. J’ai autre chose à faire… deux mots à dire à un certain Maurevert que je cherche depuis une éternité… Et puis, il me faut des sièges solides à moi… Ce trône est trop lézardé… qui sait s’il ne s’effondrerait pas si l’idée me venait de m’y asseoir !
Peut-être le duc d’Angoulême, comme les gentilshommes d’Henri III, connaissait-il le formidable passé de cet homme : ses énormités lui semblèrent toutes naturelles venant de lui !
— Mais vous, reprenait le chevalier, vous pouvez, vous devez…
— Pardaillan ! Pardaillan ! que dites-vous ? murmura le jeune duc éperdu.
— Je dis simplement qu’Henri de Valois n’est plus roi de France, qu’Henri de Guise n’est encore que roi de Paris ; qu’Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois larrons pour la même couronne… et que cette couronne, il serait beau qu’elle puisse me servir, en la posant sur votre tête, à payer ma dette de reconnaissance à votre mère !
À ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre.
— Violetta ! murmura le jeune homme, que n’ai-je en effet un trône à t’offrir…
Et palpitant, ébloui de ce qu’il entrevoyait dès lors, Charles d’Angoulême se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros de cavaliers qui était sorti de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafré par l’entaille d’une ancienne blessure, on ne sait quoi de majestueux, de rude et de violent dans l’attitude. C’était Henri de Lorraine, duc de Guise.
— Messieurs, dit-il en s’arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut renoncer à l’espoir de le ramener à ses sujets…
— Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, à voix basse, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramène vif… ou mort !
— Maurevert, es-tu fou ! dit le duc sur le même ton. Laissons faire ! Laissons fuir ! Allons, Messieurs, ajouta-t-il tout haut, nous avons fait ce que nous avons pu… Holà, quelle est cette figure d’enfer ?
À ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur, par un chemin de traverse, une longue et lourde voiture à demi détraquée, grinçante, geignante, déteinte par la pluie et le soleil, une façon de roulotte poussiéreuse traînée par un squelette de cheval…
Et près de la bête poussive marchait d’un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé, enveloppée dans un manteau sur lequel retombaient ses cheveux d’un blond magnifique, une coulée d’or en lave. Avec son port de reine, sa démarche raidie, son masque rouge, son allure automatique, fantomale, sans un geste, c’était une apparition à donner le frisson.
— Qui es-tu ? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval ; sors-tu de chez Satan, ou bien retournes-tu à lui ?
La bohémienne s’arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.
— Par le ciel ! s’écria le duc, je crois que cette gitane se moque…
Il n’acheva pas : à cette seconde, de l’intérieur de cette chose innommable qu’était la voiture s’échappait une mélodie : une voix d’une incomparable pureté chantait doucement. Et elle s’accompagnait d’une guitare dont les sonorités assourdies faisaient vibrer de profondes émotions.
Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme :
— Oh ! cette voix ! C’est la sienne ! C’est elle !… Sorcière, qui chante là ? Parle ! Es-tu donc sourde, ou muette ?
Un homme, à cet instant, s’élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.
— Le bohémien Belgodère ! murmura Henri de Guise, dont le front s’empourpra.
Et cherchant à cacher la violente émotion qui l’étreignait :
— Dis-moi, bohème : quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe ?…
— Excusez-la, monseigneur ! C’est Saïzuma, une pauvre folle que j’ai recueillie un jour qu’elle sortait de prison… Sa folie c’est d’avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu’on ne puisse voir sa honte… Elle vous dira pourtant la bonne aventure.
— Inutile ! Qui es-tu toi-même ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ?…
Le bohémien se campa, se drapa :
— D’où je viens, monseigneur ? Du bout du monde ! Où je vais ? À Paris, centre du monde ! Qui je suis ? Belgodère premier et dernier du nom, bateleur jongleur, avaleur de sabres et bon à tout métier. Vous faut-il le spectacle ? Je vous montrerai…
— Il suffit, bohème !… Dis-moi, n’étais-tu pas à Orléans il y a trois mois ?
— J’y étais, monseigneur ! dit Belgodère qui dissimula un sourire. J’y étais avec toute ma troupe, y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta, qui charme jusqu’aux rochers, comme le sieur Orpheus[1], jusqu’aux bêtes sauvages, que dis-je ! jusqu’aux princes ! Monseigneur va la voir ! Violetta ! Violetta mia ! Arrive, par l’enfer ! Ah ! la voilà !…
Une jeune fille de quinze ans apparut toute tremblante sur le devant de la voiture :
— Me voici, maître… me voici !…
Un murmure d’admiration parcourut les cinquante cavaliers rangés autour de Henri de Guise. Le duc demeura ébloui.
« Oui, c’est elle ! fit-il en lui-même. J’éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints ! Qu’ai-je donc à m’émouvoir ainsi !… Cette fille de bohème sera à moi, si je veux ! »
Ah ! C’est que cette fille de bohème était vraiment une merveille, comme disait Belgodère. Elle était une magie de grâce, avec ses cheveux d’or — étrangement semblables à ceux de la bohémienne Saïzuma — épandus sur ses épaules demi-nues, ses yeux d’un bleu intense où semblait se refléter la pureté des aubes d’été, cette fierté timide qui la faisait comparer à une fleur sauvage.
Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s’effaça derrière les rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la tête près d’une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait péniblement.
— Mère ! Mère ! murmura Violetta, l’homme d’Orléans ! Il est là ! Oh ! j’ai peur ! Le malheur rôde autour de moi !
Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinée par la phtisie.
— Pauvre enfant ! râla-t-elle… bientôt… je n’y serai plus… pour te protéger… Puisse le ciel avoir pitié de toi… et te faire rencontrer… un sauveur…
— Un sauveur, mère ? Hélas ! Hélas !
— Espère. Violetta… ce jeune homme… qui n’osa jamais t’adresser la parole… je crois avoir lu dans son âme… il t’aime !…
Violetta poussa un cri, se couvrit le visage des deux mains…
— Violetta ! Violetta ! hurlait le bohémien. Attends ! je vais te chercher…
— Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodère. Et réponds-moi. Tu vas à Paris ?
— Oui, monseigneur, et dès demain, jour du grand marché aux fleurs, je serai en place de Grève… avec Violetta.
— C’est bien, ramasse !
Le bohémien happa au vol la bourse pleine d’or que le duc laissa tomber. Henri de Guise se pencha davantage :
— Cette bourse contient dix ducats[2] d’or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes fidèlement tout ce que quelqu’un viendra demain te dire de ma part.
Belgodère s’inclina jusqu’à terre. Quand il se releva, il vit le duc qui s’étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris… Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d’œil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda :
— Je tiens ma vengeance !
Au fond d’une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l’ombre d’un dais de soie brochée d’or, immobile en un fauteuil d’ébène précieusement sculpté, se tenait une femme.
Une femme !… un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale : peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale. Des yeux larges et profonds, tantôt d’une angoissante douceur de fleurs de deuil, tantôt d’un funeste éclat de diamants noirs. Dans la suprême harmonie de ses traits et de ses attitudes, la violente poésie d’une âme excessive, la majesté d’une souveraine, la noble volupté d’une hétaïre antique, la dignité d’une vierge, l’audace d’une guerrière des temps barbares.
Un homme entra : opulent et sévère costume de cavalier, tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. Il s’arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.
Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et, dans un geste d’indicible autorité, tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa et porta sa main crispée à son cœur.
— La place de Grève ! murmura-t-il, ô rêves tragiques de mes nuits, effroyables souvenirs de mes jours, il faut donc que je vous contemple face à face !
L’inconnue[3], alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de pénétration de sa voix.
— Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre. Obéissez.
Le cavalier frissonna ; et, simplement, comme s’il n’y eût rien eu dans ses paroles d’exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, oui, cet homme, à cette femme répondit :
— J’obéis à Votre Sainteté…
Votre Sainteté !… Comme au maître de la chrétienté ! Comme au souverain pontife !
— Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N’oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l’héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition… ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia : la princesse Fausta !…
Qu’était-ce donc que cette femme qui avait des gestes d’impératrice et parlait comme si elle eût porté la tiare sur sa tête superbe ! Fausta ?… Princesse Fausta ?…
Quelle mystérieuse, quelle incroyable destinée s’abritait sous ce nom ?… Et pourquoi, avec une si majestueuse autorité d’accent, évoquait-elle le nom de sa terrible, prestigieuse et sombre aïeule… Lucrèce Borgia !… Borgia !… La toute-puissance, l’incarnation de la Terreur, le Meurtre fait homme !… Lucrèce !… L’amour et les délires de la débauche ! Les poisons et les baisers ! L’éclat livide d’un météore dans les fêtes tragiques où des hommes mouraient de son sourire !…
Était-ce donc toute cette puissance, toute cette terreur, tout ce prestige qui étaient venus se réincarner en cette femme ?… Peut-être !…
Car le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu’il ne portât pas l’habit religieux et fût armé d’une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l’orgueil des vieilles races, dont les yeux s’illuminaient d’une magnifique intelligence et dont le front proclamait l’intrépide fierté, l’écouta comme la légende biblique nous montre Moïse écoutant la voix qui sortait des nuées du Sinaï. Et quand elle eut parlé, une inexprimable vénération le courba dans une attitude d’obéissance.
Alors, avec une sorte de désespoir concentré, il marcha à la fenêtre, et glacé par une secrète horreur, s’y appuya, domina la place…
C’était le lendemain de la journée des Barricades[4]. Et Paris qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose ; car de tout temps, Paris adora l’émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles, de seigneurs et de bateleurs.
Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.
Sur sa droite, c’était une fantastique guimbarde que l’imagination surmenée d’un Callot[5] eût donnée pour carrosse à ses épiques sacripants : le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève.
Sur sa gauche, c’était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l’épée de guerre aux flancs. Et au milieu d’eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris !
Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l’angoisse de cette multitude attentive à surprendre quels rêves hantaient celui qui tenait dans ses mains les destinées d’une couronne et d’un peuple. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, drapée dans son manteau, masquée de rouge, une main sur la bride du cheval, s’avançait, lente, raide, automatique, énigme vivante ; et près d’elle, Belgodère qui s’agitait, se démenait, vociférait :
— On commence ! On commence ! Chacun est libre ! Chacun est libre ! Chacun peut voir ! Voir quoi ? me direz-vous. D’abord le grand léopard empaillé qui me vient de la reine de Nubie ! Plus fort ! Vous verrez le célèbre Croasse ici présent se nourrir de cailloux ! Plus fort ! Vous verrez l’illustre Picouic se désaltérer avec des étoupes de feu !… On commence ! Suivez ! Approchez !…
Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère, l’être terrible allant vers l’être grotesque… ou infâme ! Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d’ébène, et dit :
— Ils sont venus !…
La mystérieuse inconnue qui s’appelait princesse Fausta se leva, et du pas d’une déesse de marbre qui descendrait de son socle, s’approcha.
— Violetta ! Violetta ! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.
L’enfant, pareille à un rayonnement d’aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.
La princesse Fausta darda sur le duc un regard où couvait une flamme d’incendie. Puis ses yeux se reportèrent, comme d’un pôle à l’autre de sa pensée, sur cette vision de charme intense et pur qu’était Violetta. Et alors elle sourit — comme peut sourire la foudre qui va frapper.
— Henri, murmura-t-elle au plus profond d’elle-même, Henri de Guise, tu m’appartiens ! Tu seras roi parce que je veux être reine ! Tiare et couronne, ni mon front ni ma volonté ne faibliront sous ce double poids. Maîtresse de la France et de l’Italie, avec ces deux bras puissants, j’enlacerai l’univers… Henri, périsse donc tout ce qui t’empêche de m’aimer… moi, moi seule ! Périsse Catherine de Clèves, ta femme ! Périsse cette Violetta que tu adores !
Et d’une voix brève, soudain devenue métallique et dure :
— Cardinal, voici l’heure d’agir… Voyez cet homme sur qui reposent d’immenses espérances. Croyez-vous qu’il pense à ce trône qu’il touche enfin grâce à nous ? Aux engagements qu’il a pris pour le jour suprême ? Non, cardinal : depuis trois mois, depuis qu’à Orléans il a vu une pauvre fille de bohème dont il porte partout l’image, Guise soupire, Guise hésite : il nous échappe et il est perdu pour nous… si je ne lui arrache du cœur la racine même de cette passion ! Voyez-le. À l’heure même où sur toutes les routes nos courriers volent pour annoncer la chute de la dynastie de Valois, à l’heure où le monde attend le geste que va faire cet homme… regardez-le ! Frémissant, il s’arrête devant une voiture de bohémiens, prêt à s’agenouiller aux pieds d’une petite mendiante nomade, d’une Violetta !
Le cardinal posa son regard sur l’adorable enfant, et il frissonna longuement.
— Pauvre innocente ! murmura-t-il.
— La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Je tiens dans mes mains de femme le glaive flamboyant des archanges : je frappe !… Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohémien Belgodère m’amène cette petite en mon palais de la Cité…
Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, étendit les mains et balbutia :
— Frappez-donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire ! Mais épargnez-moi l’affreuse besogne de vous la livrer ! Hélas ! vous savez combien mon cœur s’émeut pour les jeunes filles de cet âge…
— Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.
— Le bourreau ! haleta le cardinal. Madame, madame ! vous êtes la toute-puissance et la souveraineté ! Soyez généreuse. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l’homme qui m’arracha l’âme en me volant et en laissant mourir ma…
— Silence, cardinal Farnèse !…
Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l’accent, une telle fulguration d’éclair dans les yeux de la princesse, que l’homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée soudainement, paisible :
— Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et en même temps, faites tenir cette lettre au duc de Guise.
Le gentilhomme saisit le pli cacheté, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son cœur :
— Ah ! la malédiction pèse sur moi, toujours !… Marche, maudit ! Un crime de plus ! Qu’importe dans la funèbre série !…
Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère. Sur l’avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. Près du cheval, Saïzuma, immobile, énigmatique. À ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait :
— Chien de bohème, tout à l’heure, un gentilhomme t’apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus.
— Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez !
— Bien ! en ce cas, à toi les ducats… à moi la fille !… Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.
— À l’instant même. Violetta ! Violetta !
La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d’extase. Elle n’avait pas vu Guise, qui, le visage pourpre, la contemplait… Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s’avançait, les yeux fixés sur elle… Leur double regard chargé d’effluves magnétiques se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux de sa jeunesse et de son amour, c’était le fils du roi Charles IX, le duc d’Angoulême !
— Violetta ! vociféra Belgodère.
Un cri terrible l’interrompit… Un cri d’agonie ou d’épouvante qui jaillissait de la roulotte.
— Ma mère ! ma mère se meurt ! balbutia Violetta qui se rejeta dans l’intérieur.
L’agonisante, celle qu’elle appelait sa mère, les mains crispées sur le matelas pour se soulever, les yeux exorbités, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition…
— Ma mère ! ma mère ! sanglota Violetta.
— Messeigneurs ! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure !
Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants du fond du masque rouge se rivaient sur le cardinal Farnèse… sur l’homme envoyé pour préparer la mort de Violetta… La bohémienne avait aperçu ce seigneur habillé de noir qui pénétrait dans le cercle à la seconde où, dans la voiture, la clameur de la mourante avait soudain retenti… Le cardinal avait vu cette femme masquée de rouge… Et tous les deux se regardaient, pareils à deux spectres qui s’interrogent sur des choses lointaines, effrayantes et mystérieuses.
— Violetta ! Violetta ! arrive à l’instant ! hurlait Belgodère en montant les marches.
— Mère ! mère ! balbutiait Violetta à genoux près de l’agonisante. Cette femme, alors, tourna vers elle un visage empreint d’une immense pitié :
— Ta mère ! râla-t-elle. Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches… je ne suis pas ta mère !…
— Oh ! sanglota la jeune fille éperdue, c’est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère !
— Je ne suis pas ta mère !… Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude, dis ?… Tu le crois !… Eh bien, maître Claude n’est pas ton père !…
— C’est l’agonie ! murmura Violetta épouvantée. C’est le délire de la mort !…
— Ta mère, reprit la mourante dans un râle effrayant… je ne sais où elle est… Mais ton père, Violetta !… ton père !… veux-tu le connaître ?… Veux-tu le voir ?… Eh bien… tiens… regarde !…
Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l’homme sur qui elle dardait son regard.
— Saints et anges ! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère !
À cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même, serrant ses poings énormes. Il se jeta sur la jeune fille, l’empoigna par les deux épaules, et d’un geste furieux la remit debout.
— Dehors ! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse !
— Regarde ! cria l’agonisante. Regarde ! Et souviens-toi !…
— Enfer ! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s’en mêle maintenant ! Attends un peu, toi !
D’une violente poussée, il rejeta Violetta dans le fond de la roulotte et se rua sur celle qu’il appelait la Simonne — sur la mourante ! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l’autre sur la gorge…
La Simonne se débattit deux secondes… Soudain, elle eut un bref soupir, une petite secousse, et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tordu comme un sarment, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l’homme dans la foule… l’envoyé de Fausta ! le prince Farnèse ! l’amant de Léonore de Montaigues !… Le père de Violetta !
L’enfant, rudement poussée, était tombée s’écorchant le front ; elle n’avait rien vu de la hideuse tragédie : Belgodère, accroupi sur la poitrine de la malheureuse Simonne, ses doigts de fer incrustés à sa gorge… Lorsqu’elle se releva, déjà le sacripant debout, sombre, étonné de son crime, reculait et grommelait :
— J’ai serré un peu fort, peut-être ! Et puis, je n’ai rien tué, moi ! La mort était là qui rôdait, je l’ai aidée… Voilà tout !
Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne blanche comme cire.
— Morte ! râla-t-elle. Ma mère est morte !…
— Elle dort, grogna le bohémien. Allons, dors bien, la Simonne, dors ton grand sommeil…
— Morte ! répéta l’enfant dont les larmes tombaient une à une sur le cadavre.
— Et moi, je te dis qu’elle dort ! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors ! Au travail.
Violetta s’abattit sur ses genoux et se prit à sangloter :
— Ô pauvre, pauvre maman Simonne, vous n’êtes donc plus ! Vous abandonnez donc votre petite Violetta ! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras ? C’est vrai que tout est fini ? Vous me laissez donc seule devant la douleur et l’effroi ?… Quand je me réfugiais sur vos genoux et que nous pleurions ensemble, il me semblait que moins amères étaient mes larmes et que votre sourire me protégeait contre le mauvais sort de ma vie ! Et vous n’êtes plus !… Je n’avais plus de père… Voici que je n’ai plus de mère !…
À ce moment, la bohémienne Saïzuma, spectre rigide, apparut à l’entrée de la roulotte. Drapée dans les plis sculpturaux de son costume étoilé de médailles de cuivre, masquée de rouge, sa rayonnante chevelure blonde dénouée sur ses épaules, Saïzuma entra de son pas toujours égal, et sans paraître voir ni Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s’asseoir dans le fond. Alors un long frisson l’agita, et elle murmura :
— Pourquoi cet homme m’a-t-il regardée ?… Pourquoi l’ai-je regardé, moi ?… Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs fixés sur moi ? Oh ! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée ! Percer l’opaque brouillard de mes souvenirs !… Seigneur ! quelles visions d’horreur palpitent sur le cadavre de mon âme morte !…
D’un geste de folie, elle pressa son front à deux mains ; et comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, le laissa tomber sur ses genoux… son visage fut visible ! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, immuables, sa pâleur de lys qui meurt, ses yeux sans vie où brûlait seulement la flamme d’un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté qui n’était semblable à aucune autre beauté, avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d’infiniment doux et d’inconcevable…
Violetta, de sa voix pure brisée de pleurs, répandait sa douleur. Elle sanglotait doucement, sans bruit, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu’elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s’accompagnait d’habitude et grommela :
— En voilà assez ! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t’attend ! Des seigneurs, des ducs, des princes : noble compagnie, bonne récolte !
Violetta se releva, sans paraître avoir entendu.
— Adieu, murmura-t-elle, adieu, pauvre maman Simonne ! Je ne vous verrai plus ! Vous allez vous en aller toute seule au cimetière. Toute seule… Sans une fleur sur votre cercueil… puisque votre enfant n’a que des larmes à vous offrir…
Cette pensée soudaine qu’on allait dans quelques heures, emporter sa mère et qu’elle était trop pauvre pour déposer seulement un bouquet sur la tombe, cette idée du cercueil s’en allant par les rues sans une malheureuse rose de souvenir, comme un cercueil de pestiférée ou de damnée, cette vision bouleversa l’enfant, et fit déborder le deuil de son cœur : elle frémit et un sanglot plus atroce déchira sa gorge.
— Ah çà ! vociféra Belgodère. Vas-tu aller chanter, par tous les diables !
Violetta le regarda, affolée ; elle joignit les mains dans un geste d’horreur.
— Chanter ! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore ! Oh ! tuez-moi plutôt !
Le bohémien la saisit rudement par le bras, se pencha sur elle, et d’une voix blanche de fureur :
— Écoute bien, la chanteuse ! Je ne te tuerai pas…, car on t’attend… des princes, des ducs, te dis-je ! Seulement choisis ; ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix ou je me mets à fouetter… ta mère !
En même temps, le bandit saisit un fouet à chiens… Violetta jeta un cri d’épouvante insensée. Elle eut, autour d’elle, ce regard de la biche aux abois, qui exprime plus que de la douleur, plus que du désespoir… et ce regard s’arrêta sur Saïzuma !…
Belgodère, avec un sinistre ricanement, leva le fouet sur la morte !… La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et d’une voix étranglée :
— Madame ! Madame ! Défendez-la ! Protégez-la ! Elle est morte, madame ! Souvenez-vous qu’elle vous a soignée ! Oh ! elle ne m’entend pas ! Allez-vous laisser frapper une morte ?… Ma mère !…
— Qui parle ici de mère ? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu’il y a des mères ! Est-ce qu’il y a des enfants !…
— Pitié, madame ! Cet homme vous écoute et vous craint ! Un mot ! Dites un mot !
— Attention ! hurla Belgodère. Décide-toi !
Violetta se tordit les bras.
— Oh ! cria-t-elle affolée, vous n’avez pas de cœur, bohémienne !
— Pas de cœur ! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon cœur… J’en avais un… Il est resté là-bas… dans l’immense église… Jeune fille, écoute ! Prends garde à l’évêque voleur de cœurs !…
— Misérable folle ! sanglota l’enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère ! Eh bien, écoute à ton tour ! moi, la fille, je te maudis ! Entends-tu ! Maudite sois-tu ! par moi !…
Saïzuma éclata de rire !… Et lentement, elle remit son masque rouge sur son visage… Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet… Elle bondit… Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules…
— Grâce, Belgodère ! Je t’obéirai… j’irai chanter !…
— À la bonne heure ! dit froidement le sacripant qui tendit la guitare à l’enfant.
Elle la saisit lentement d’un mouvement de désespoir concentré, et le visage ruisselant de larmes, murmura :
— Chanter !… Près du corps de ma mère !… Ô ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège… Obéir !… Chanter devant cette foule pour gagner quelques pièces de monnaie… un peu d’argent !… De l’argent ! ajouta-t-elle en tressaillant soudain, illuminée par une profonde et touchante pensée. Mais avec de l’argent… je pourrais… oh ! ma mère ! … oui !… J’irai chanter !… Mais dût le bohémien me tuer, ce sera pour t’acheter un bouquet… ce sera pour fleurir ton pauvre cercueil !…
Elle s’inclina rapidement, baisa la morte au front, et s’élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents :
— Va, fille de bourreau ! Cours au piège que je t’ai tendu ! Guise t’attend ! Demain tu seras infâme ! Et ton infamie de ribaude jetée par moi dans la couche du soudard, nul autre que moi ne la dira à ton père !… Ah ! maître Claude ! Ah ! bourreau ! C’est moi qui deviens ton bourreau ! Chacun son tour !
Et alors il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant :
— Messeigneurs, voici la chanteuse ! Place, manants ! Place à l’illustre chanteuse Violetta ! Et vous, monsieur Picouic ! Et vous, monsieur Croasse ! Fainéants ! Faites ranger ce peuple…
Deux hercules qui, avec Saïzuma, diseuse de bonne aventure, et Violetta, chanteuse, complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et bientôt un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre adorable créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.
À deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise ; et en avant d’eux, le duc, pâle, agité, l’œil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler… Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet ; près de la roulotte, à laquelle il s’appuyait, le duc Charles d’Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu’Henri de Guise… Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, c’était une fatale apparition planant sur cette scène… la princesse Fausta !
Violetta ne voyait rien : son âme restée près de la morte ; ses yeux demeuraient baissés sur l’instrument ; et ses doigts fins, au dessin d’une étonnante pureté, se mirent à voltiger sur les cordes ; une ritournelle d’une grande douceur, d’un charme mélancolique de lointains pays s’exhala dans l’air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs.
— Pour toi, mère chérie, murmura l’enfant… pour mettre un bouquet sur ta tombe…
Et sa voix, mélodie vivante qui pénétrait jusqu’au cœur, sa voix d’or commença une naïve complainte d’amour… mais dès la première strophe, elle s’arrêta, brisée par un sanglot… Le duc de Guise s’avança vivement. Il oubliait où il se trouvait, et que des milliers de regards pesaient sur lui ! La passion l’emportait ! Les larmes de Violetta la lui faisaient paraître cent fois plus belle.
— Vous pleurez ? demanda-t-il d’une voix altérée.
La chanteuse leva sur lui son suave regard noyé de douleur.
— Vous ! balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi ! Oh ! par grâce, éloignez-vous !
— Tu pleures, jeune fille ! reprit le duc haletant. Si tu voulais… jamais plus tu ne pleurerais… car tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris… Écoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recules pas ainsi… Par le ciel ! il faut que tu saches que je t’aime… il faut.
À ce moment, comme Charles d’Angoulême, livide, la main à la garde de l’épée, s’avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève… Des clameurs furieuses aussitôt s’élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna…
— Les gardes du roi ! Les suisses de Crillon ! À mort !… À l’eau !…
Ces gardes, ces suisses, c’étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d’enlever les barricades élevées par le peuple !… C’étaient ceux que les bandes de Brissac, de Crucé, de Bois-Dauphin avaient refoulés jusque dans l’Hôtel de Ville où ils s’étaient enfermés, où ils avaient passé la nuit, et d’où ils venaient de sortir, trompettes en tête !…
Le duc de Guise s’élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l’épée à demi tirée… Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage… En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s’armer, cris de terreur des femmes qui s’évanouissaient…
— Aux armes ! À mort les suppôts d’Hérodes !…
— À l’eau, les gardes ! À l’eau, Crillon !…
Et ce fut dans ce tumulte de prise d’armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, ce fut dans le bouillonnement des foules autour de la roulotte, qu’eut lieu la première rencontre de Charles d’Angoulême et de Violetta…
En voyant Guise se précipiter vers Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s’était arrêté près de l’enfant… Quelque chose comme une aurore d’espérance se leva dans les beaux yeux de Violetta… Ils étaient l’un devant l’autre, tous deux d’une exquise jeunesse, d’un charme intense dans la grande rumeur d’orage qui se déchaînait. Pour la première fois, ils se voyaient de près et se parlaient… ils étaient pâles : l’extase les faisait trembler…
— De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien… Vous pleuriez… Est-ce que cet insolent gentilhomme…
— Non ! oh ! non, fit-elle avec effroi. Je pleurais… voyez-vous… parce que…
Elle inclina la tête, et d’une voix très basse, infiniment triste :
— Ma mère est morte !… Elle est là… toute seule !… Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l’aumône d’une prière.
Elle se reprit à pleurer, une main devant ses yeux.
— Votre mère est là… morte ! dit Charles en pâlissant de pitié comme il avait pâli d’amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter !… ceci est horrible !…
— Non, non ! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d’eux en grondant. Je chantais… pour acheter des fleurs à ma mère…
Le duc d’Angoulême frissonna. À cette minute, un grand silence solennel tomba sur la Grève. Les trompettes se taisaient. La multitude avait cessé ses clameurs ; Crillon et le duc de Guise échangeaient des paroles que chacun tâchait d’entendre…
Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit… Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même… Alors il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s’inclina, la tête nue, tandis que Violetta s’agenouillait…
— Veillez votre mère, dit-il avec une expression d’immense pitié. Soyez l’ange qui se penche sur cette morte. Et quant à son cercueil, c’est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre…
Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance… Alors, troublé jusqu’au fond de l’âme, les yeux mouillés, le cœur palpitant, le jeune duc sortit et se dirigea droit vers un éventaire de fleurs devant lequel se tenait une bonne grosse commère. Sans rien dire, il jeta à la marchande stupéfaite un ducat d’or, et à pleins bras, il ramassa des fleurs, des gerbes de roses blanches et rouges, des brassées d’œillets aux senteurs pénétrantes, des jasmins délicats, des jonchées de lys et de giroflées… Et chargé de son fardeau parfumé, il rentra dans la roulotte, se mit à épandre les jasmins, les œillets, les roses autour du corps, sur le corps, qui bientôt disparut sous ce linceul fleuri…
Violetta, à genoux, les mains jointes, extasiée, douloureuse et ravie, regardait, croyant faire un beau rêve.
— Ce n’est ni le lieu ni l’heure de vous parler, dit alors Charles d’Angoulême. Mais dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit… Il est impossible, ajouta-t-il avec une émotion croissante, que vous demeuriez avec ces bohémiens… Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture…
— Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre ! dit près de Charles une voix ironique et rocailleuse.
Le jeune duc toisa le sacripant courbé en deux devant lui.
— Où pourrai-je te parler, mon maître ? demanda-t-il.
— Ici près, monseigneur : rue de la Tissanderie, à l’Auberge de l’Espérance, où je remise mon cheval, mon carrosse, mon léopard et mes gens.
— C’est bien. Attends-moi donc dès demain matin.
Charles d’Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta prosternée, le visage dans les deux mains, puis sur la morte dont la pâle figure lui parut alors s’illuminer d’un sourire vague, pareil à quelque mystérieux remerciement.
— À la vengeance, maintenant ! murmura-t-il. Ô mon père, regarde ce que va faire ton fils !
Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise !… Belgodère, debout sur le haut des marches, les bras croisés, ricanait :
— Viens demain, oui, je t’attendrai de pied ferme. Imbécile !… Demain ! Où sera demain Violetta ?
Il haussa les épaules et descendit en grognant :
— Il faut pourtant que j’aille prévenir qu’on me débarrasse du cadavre. Le plus tôt sera le mieux. Aujourd’hui même tu seras partie, la Simonne. Bon voyage !…
Et il allait s’élancer, lorsqu’au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vêtu de velours noir dont le visage livide semblait celui d’un mort qui vient de se lever du fond de la tombe. Et cet homme avait une de ces glaciales voix dont l’accent fait frissonner.
— C’est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture ?
« Voilà une infernale figure », songea le bohémien qui frémit malgré lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites. À votre service bien humblement.
La « figure infernale » se contracta sous l’effort de quelque suprême combat intérieur, comme la face de certains étangs noirs se moire parfois de rides mystérieuses venues de leur profondeur, sans qu’il y ait un souffle d’air.
— C’est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune chanteuse… Violetta ?
Belgodère tressaillit, se frappa le front, s’inclina plus profondément.
« J’y suis ! songea-t-il. C’est le gentilhomme que le duc de Guise devait m’envoyer pour me transmettre ses décisions ! Ah ! ah ! je te tiens enfin, Claude ! Tu vas savoir de mes nouvelles ! Et des nouvelles de ta fille ! »
Il se redressa, se drapa, et dit brusquement :
— J’attends ce que vous avez à me communiquer.
Le gentilhomme le saisit par un bras, se pencha, hésita puis, d’une voix sourde :
— Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant… cette Violetta…
Il s’arrêta. Un terrible soupir gonfla sa poitrine. Et il murmura :
— Pauvre innocente victime ! Ah ! Fausta !… Sphinx effroyable ! Quand donc échapperai-je à ta griffe de fer incrustée sur mon âme…
— Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodère. Vos ordres ?
— Les voici. Sache d’abord que si tu les exécutes fidèlement, il y aura pour toi…
— Dix bourses de dix ducats d’or ! Que faut-il faire ?
L’homme acquiesça d’un geste hautain, pensant que le bandit venait d’indiquer là le prix de ses services.
— Ce qu’il faut faire ? reprit-il, tandis que son front s’assombrissait encore. Écoute, il y a dans la Cité, derrière Notre-Dame, tout au bout de l’île surplombant le fleuve, une maison délabrée, presque en ruine, dont les fenêtres semblent des yeux qui pleurent et dont les murs suent de la tristesse… La porte est en fer, avec un marteau de bronze : c’est là… C’est là que ce soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.
— Ce soir ! À neuf heures ! On y sera, par l’enfer !
Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie. Puis, avec un tressaillement de tout son être, d’une voix plus basse, plus tremblante, plus sourde encore, il demanda :
— Cette femme masquée de rouge… qui était là tout à l’heure… cette femme aux cheveux blonds… dis-moi, qui est-ce ?…
— Une bohémienne de ma tribu.
— Une bohémienne ?… Son nom ?…
— Saïzuma.
— Vraiment ?… Une bohémienne ?… Et elle s’appelle Saïzuma ?…
— Elle n’a pas d’autre nom.
Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulagé de quelque secrète épouvante, et son visage se détendit. Alors, il fit un signe d’adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le gentilhomme noir… le prince Farnèse !… se glissa parmi la multitude où il disparut sans bruit, comme une pierre au fond de l’eau trouble… pendant que Belgodère répétait avec une joie sombre et furieuse :
— Ce soir, à neuf heures ! Dans la maison de la Cité… On y sera, monseigneur Guise !
Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles d’Angoulême marchait au duc de Guise.
Le fils du roi Charles IX était bouleversé d’une terrible colère qui l’emportait comme malgré lui. La scène si funèbre et si douce à la fois à laquelle il venait de prendre part dans la roulotte s’évanouissait de son esprit : il ne voyait plus que le Balafré se penchant sur Violetta dans une attitude qui ne laissait aucun doute !
Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti se lever dans son cœur un sentiment qui n’y était pas encore : la haine d’amour, la plus implacable des haines… Ce fut les poings serrés, les yeux fous, la figure ravagée par la tempête intérieure, qu’il fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole !
Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement :
— Le chevalier de Pardaillan ! fit-il avec une joie farouche. Ah ! vous tombez bien !…
— Oui ! j’arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie ! dit Pardaillan. Où courez-vous de ce pas ? Insulter monseigneur le duc ?… le fils de David, comme disent nos bons badauds ! Peste ! vous êtes gourmand… Ils sont ici une armée de guisards !… Il n’y avait qu’un homme au monde capable de tenir tête à dix mille bourgeois qui n’ont rien tué depuis vingt-quatre heures et enragent du désir si doux de massacrer n’importe quoi… Cet homme est mort, mon prince : c’était mon père.
Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l’entraîner hors la foule.
— Pardaillan, gronda le jeune duc d’un ton de désespoir concentré, je veux parler à cet homme !
— Eh ! par Pilate, comme disait feu monsieur de Pardaillan, la vie est bonne, au bout du compte ! Je ne veux pas me faire égorger, moi !… Du moins, pas avant d’avoir dit ma façon de penser — tiens ! moi aussi, la langue me démange ! — à ce digne sire de Maurevert ! Et à quelques autres ejusdem farinœ… c’est du grec ; cela veut dire : de même farine… Allons, venez, mordieu !… Comment ! vous ne venez pas ?…
— Allez donc, Pardaillan ! murmura Charles, tandis que des larmes de rage perlaient à ses paupières. Allez ! Moi, je vais à Guise !
Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frère.
— Vous le voulez absolument ! dit-il en saisissant une main de Charles.
— Je hais Guise ! Jamais je n’ai eu dans la tête de tels éclairs de haine. Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin !
— Amour ! Amour ! Folie et misère ! grommela le chevalier. Tâchons de sauver ce jeune fou !
Et tout haut, il ajouta :
— Par mon père ! allons donc, puisque vous le voulez ! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle ! Giboulée, ma bonne vieille rapière, à toi la parole !…
Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d’un rapide regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait, assura d’un coup de poing son chapeau sur le coin de l’oreille, et se mit en marche !…
À coups de coude, à coups d’épaule, il se fraya un passage, et lorsqu’un bourgeois voulait protester, à la vue de cette figure étincelante de railleuse audace, de cette longue et large rapière sur le pommeau de laquelle se posait une main souple et nerveuse, le bourgeois rengainait son compliment et se rangeait. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, l’œil strié de rouge, se tenait devant Crillon et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule…
La minute était tragique… Voici ce qui venait de se passer : Crillon — celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d’Angély[6] avait surnommé le Brave — Crillon, brave et fidèle jusqu’à la mort, venait d’apprendre qu’Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de l’Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille suisses, pour rejoindre son roi ! Il commandait les gardes ; les suisses étaient sous les ordres d’un colonel dont le nom nous échappe ; mais lorsque toute cette troupe, composée surtout de blessés, d’éclopés, bandés, boîteux, sanglants, s’était formée en colonne et avait débouché sur la Grève, Crillon s’était placé en tête et avait crié :
— Gardes françaises et suisses, en avant !…
Il y eut alors de vastes remous dans l’océan populaire ; un sourd grondement monta de ses profondeurs ; puis les hurlements, les vociférations, les cris de morts se croisèrent, cinglèrent, battirent l’air, mêlés à d’effroyables insultes, à des gémissements de femmes, à des cliquetis de hallebardes. Et puis, soudain, un silence lourd, un silence de plomb…
Guise venait d’accourir ! D’un signe, il enchaînait la foule idolâtre et la muselait. Et alors le duc s’avançait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, la moustache grise, la cuirasse bosselée, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et d’un geste rude salua le duc.
— Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté…
— Vous avez vu juste, monsieur le duc, riposta Crillon d’une voix de bataille.
— C’est donc au Louvre que vous vous rendez ?
Crillon éclata de rire :
— Cette fois vous faites erreur ! C’est au roi que je me rends !
— Prenez garde, capitaine ! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une folle imprudence en sortant de l’Hôtel de Ville !
— Et vous voudriez m’en faire commettre une autre en m’y faisant rentrer ! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc : je sortirai de Paris !
— On vous a trompé ! Le roi…
— Un mot ! un seul ! interrompit violemment Crillon : le chemin est-il libre ?
— Il l’est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi…
— Vive le roi, monsieur ! hurla Crillon. Prenez garde vous-même, monseigneur ! Prenez garde à la forfaiture ! Nous avons tous deux l’ordre du Saint-Esprit ; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre grand-maître ! Pour mon serment, je sortirai, dussé-je passer sur le ventre à toute la Sainte Ligue ! Et vous, monsieur le duc ! Que faites-vous de votre serment ?
Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée de furieuses vagues humaines.
— Hosannah filio David ! Gloire au fils de David !…
— Mort à Hérodes !… (Henri III.)
— À l’eau les gardes ! À la Seine. Crillon !
Guise devenu affreusement pâle jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s’élançaient sur tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées : l’Arsenal, la Bastille, le Temple, le Louvre, le Palais, le Grand Châtelet…
Crillon leva son épée… Ce fut à cet instant que Charles d’Angoulême et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse qui tourbillonnait autour des gardes massés en un bloc impassible, hérissé de hallebardes et d’arquebuses.
Guise, l’idole de Paris, Guise, l’homme des attitudes magnifiques, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s’apaisa, écouta, avide de l’entendre, de l’admirer encore.
À ce moment, le colonel des suisses, qui jusqu’ici s’était tenu en arrière de Crillon, s’avança rapidement vers le duc, et dit à haute voix :
— Ni moi ni mes suisses ne sortirons de Paris !
— Colonel ! hurla Crillon, à votre rang ! Ou par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu’à ce qu’un de nous deux tombe !
— Monseigneur, dit le colonel sans répondre, je me rends à la Ligue !… Suisses ! sortez des rangs !…
À ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata… Et nul n’eut le temps d’exprimer sa pensée, ni Guise dont la main tendue vers le colonel s’arrêta en chemin, ni Crillon qui, prêt à se ruer, fut cloué sur place, ni les suisses qui, prêts à déserter, demeurèrent immobiles dans leurs rangs, ni la foule qui, prête à acclamer, se tut, frémissante, comprenant qu’un drame nouveau se jouait sous ses yeux… Car cette voix, à toute volée, venait de lancer ce cri :
— Traître ! tu te rends à un traître !…
Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée de rage, tira à demi sa lourde épée et chercha des yeux l’audacieux insolent qui le souffletait de ce nom de traître !
Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des suisses d’un geste de souverain mépris, et se plantait devant lui, les bras croisés. Et dans le silence énorme, dans le lourd silence d’angoisse qui pesait sur cette scène étrange, pour ainsi dire fantastique, la voix de ce jeune homme s’élevait encore :
— Henri de Lorraine, duc de Guise ! meurtrier de mon père ! deux fois traître et rebelle ! moi, Charles d’Angoulême, fils de Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ clos, soit à la dague, soit à l’épée, à l’heure, au jour, au lieu qui te plairont !…
À l’instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard levé. Mais Guise les contint d’un signe. Il haletait. Ses yeux étaient sanglants. Sa bouche écumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme à sa meute…
— Fils de Charles ! dit-il enfin avec un grincement de dogue en furie, j’accepte ton défi… Mais comme la lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu’au jour où moi, le Balafré…
— Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur ! cria un homme, qui, à son tour, s’avança, mais calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants d’une sorte de joie étincelante…
C’était Pardaillan !… D’un coup d’œil, il avait jugé la situation. De la foule houleuse, ce regard clair avait rebondi sur Guise, et de Guise sur les gardes de Crillon… Et il avait souri !… Immobile spectateur d’abord, il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d’arrestation.
— Sauvons mon petit louveteau ! grommela-t-il.
Il marcha sur le duc de Guise à qui, d’une voix cinglante, il jeta ces mots :
— Pardon : vous ne vous appelez pas le Balafré !…
— Votre nom, à vous ! rugit Guise. Qui êtes-vous ?…
Pardaillan tendit son poing et dit :
— Ce n’est pas mon nom qui importe, c’est le vôtre, monseigneur ! Il y a seize ans, dans la cour d’un hôtel de la rue de Béthisy…
— La rue de Béthisy ! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent avec épouvante sur Pardaillan. Oh ! si tu es celui que je crois… malheur à toi !… continue !…
— Je continue ! Donc, vous veniez d’assassiner l’amiral Coligny… Au moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voilà, monseigneur…
Pardaillan ouvrit sa main toute large…
— Cette main s’appesantit sur votre face, à vous, et depuis lors, vous vous appelez le Souffleté !…
— C’est toi ! rugit Guise tandis qu’une terrible clameur de mort jaillissait de la foule… À moi ! À moi ! Arrêtez-les tous deux ! Prenez-les ! Vivants ! Il me les faut vivants !…
Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l’océan populaire se rompirent… Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté comme par un mascaret. Le colonel des suisses, le premier, mit rudement sa main sur l’épaule du duc d’Angoulême… Au même instant, il s’abattit comme une masse : Pardaillan venait de tirer sa rapière, et d’un coup de pommeau violemment asséné, lui avait fracassé le crâne…
— Guise ! Guise ! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi !
— À mort ! À mort ! hurlait le rauque rugissement de la foule.
— Vivants ! Je les veux vivants ! vociférait Guise.
Ces cris, ces gestes, cette effroyable mêlée d’expressions sauvages, de figures sans humanité, de fauves hurlements, de regards pareils à des éclairs, de voix pareilles à des tonnerres, tout ce tableau de furie où fulgurait l’éclat livide des hallebardes, des épées et des poignards, toute cette scène convulsée que, de loin et de haut, dominait l’ardente et fatale figure de Fausta, penchée à sa fenêtre, tout ce vertigineux ensemble d’attitudes intraduisibles se développa dans la seconde même où le chevalier de Pardaillan avait jeté au roi de Paris cette formidable insulte :
— Tu t’appelles le Souffleté !…
Au moment où d’un coup de pommeau le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des suisses, il saisit Charles, son louveteau, à pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pâles… Il tenait sa rapière par la lame, et se servait du pommeau comme d’une massue. Et cette massue, dans cette main puissante, tourbillonnait, bondissait, frappait, enveloppée des éclairs de l’acier… Ce fut ainsi qu’il se fraya un passage jusqu’à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur lui…
— Rendez-vous, Crillon ! vociféra Maineville, un des fervents de Guise.
— Livre-moi ces deux sangliers ! hurla Guise. Et tu sortiras avec tes hommes d’armes !
À ce moment, Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son bras tendu, sa rapière vers le ciel. Il apparut ainsi, un inappréciable instant, les vêtements déchirés, du sang au front, étincelant, prodigieux d’audace et d’ironie, dans les rayons du soleil qui l’enveloppaient d’une gloire… Et alors, d’une voix qui résonna comme du bronze, à l’instant où Crillon éperdu se voyait débordé, où les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna :
— Trompettes ! sonnez la marche royale !…
Électrisés, soulevés par l’enthousiasme des grands chocs, les hommes d’armes hurlèrent dans un grand élan tragique :
— Vive le roi !…
Et se mirent en marche tandis que la fanfare royale éclatait, rebondissait, envoyait ses échos claironnants aux horizons de la Grève et dominait l’épouvantable tumulte…
Et en avant, l’épée haute, près de Charles qu’il entraînait, près de Crillon stupéfait qui l’admirait, en avant, pareil à quelque héros des antiques épopées d’Homère, le chevalier de Pardaillan marchait, fonçant dans la foule, entraînant les hommes d’armes, creusant un sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort…
Des coups d’arquebuse éclataient ; des groupes de bourgeois armés de piques se lançaient sur la troupe de Crillon… mais la fanfare, la marche royale couvrait tous les bruits, et la voix de Pardaillan retentissait :
— En avant ! En avant !…
— Mes hommes d’armes ! Mes ligueurs ! balbutiait Guise ivre de rage et de honte, chancelant de fureur…
Les hommes d’armes de la Ligue étaient disséminés aux quatre coins de Paris et n’apparaissaient pas encore ! Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ce long serpent hérissé de fer, devant ces blessés qui s’avançaient d’un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s’ouvraient, fuyaient, les uns courant s’armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard de l’affolement…
Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d’un pas rude, et criait :
— Place au roi ! Place au roi !…
Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l’entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c’était vraiment pour le service d’un roi que flamboyait le regard de cet homme ! En quelques minutes, les hommes d’armes de Crillon furent hors la Grève, et déjà, par les quais, ils marchaient droit à la Porte-Neuve, tandis que le tumulte grandissait, que les profondeurs de la ville mugissaient, et qu’il y avait dans l’air comme un formidable frisson de bataille et d’assaut.
* * * * *
À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d’arquebuses toutes chargées et prêtes à faire feu, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.
— Enfin ! enfin ! rugit le duc de Guise avec un indescriptible accent de joie sauvage.
Il allait s’élancer vers Bussi-Leclerc ; une main, tout à coup, se posa sur son bras.
— Que voulez-vous ? gronda-t-il d’une voix rauque à celui qui venait d’arrêter son élan — un gentilhomme vêtu de velours noir qui, silencieux et sinistrement paisible dans toute cette rumeur, semblait un roc sévère autour duquel roule et gronde la mer furieuse.
— Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.
— Hé, monsieur ! vociféra Guise. Tout à l’heure… demain !
— Demain, il sera trop tard ! dit l’homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta !…
Le duc qui s’élançait s’arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, d’un geste où il y avait comme du respect et une sourde terreur… Il brisa le cachet… Et il lut !… L’effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela… Son visage devint couleur de cendres. Ses yeux prirent une expression égarée. Un rauque soupir déchira sa gorge, et du revers de la main, il essuya son front couvert d’une sueur froide.
— Vos ordres, monseigneur ! cria Bussi-Leclerc en s’arrêtant devant lui.
— Mes ordres ! balbutia le duc dont les mains convulsives froissaient la lettre terrible.
Il jeta sur tout ce qui l’entourait un regard où luisait une folie de désespoir et peut-être de meurtre ; puis, d’une voix basse, pareille à un gémissement :
— À l’hôtel, messieurs ! Suivez-moi à l’hôtel de Guise !…
Et il s’élança d’un pas chancelant, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, oubliant Crillon, oubliant Pardaillan et le duc d’Angoulême, oubliant tout au monde, jusqu’à Belgodère à qui il voulait faire transmettre ses instructions, jusqu’à sa passion, jusqu’à Violetta !
* * * * *
Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Crillon et ses hommes d’armes. À travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n’osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l’Arsenal, s’élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues… La porte fut franchie… et lorsque les dernières gardes-françaises furent de l’autre côté du pont-levis, il y eut dans les masses profondes des bourgeois de longs cris de rage impuissante. Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.
— Mon surnom de Brave n’est plus à moi, dit-il : il vous appartient !
— Partez vite, si vous m’en croyez, fit le chevalier, nous échangerons les salamalecs de rigueur un jour qu’il fera moins chaud…
— Oui ! mais de quel côté me diriger ?… J’ignore où est le roi !…
— Je l’ai vu hier fuyant et fort pâle… un triste sire, entre nous, monsieur de Crillon ! Quoi qu’il en soit, il prit la route de Chartres…
— Venez avec moi, monsieur, s’écria Crillon en admirant l’étincelante et fine physionomie de son sauveur ; le roi vous fera colonel !
— Eh ! monsieur ! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal moi-même, et c’est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres ?
Crillon secoua sa crinière :
— Je ne vous comprends pas, dit-il ; n’importe, vous êtes un rude compagnon. Mort de ma vie ! Le roi, s’il avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, serait demain sur son trône !… Allons, adieu !… Votre main ?
— La voici !
— Votre nom ?…
— Chevalier de Pardaillan ! Adieu, monsieur de Crillon. Dites au roi qu’il ne m’oublie pas dans ses prières à sa prochaine procession !
Le brave Crillon, ébahi, ne sachant si le chevalier avait parlé sérieusement, se tourna vers ses troupes, commanda : « En avant ! » et se mit en route en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l’intrépidité l’avait émerveillé et dont chaque parole le stupéfiait comme une énigme d’ironie.
Pardaillan prit le duc d’Angoulême par le bras, et simplement, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé :
— Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne Dame Huguette Grégoire… une vieille connaissance à moi ! Le vin de la Devinière, monseigneur, a pour moi un grand charme : c’est que mon père l’aimait… Et quant à Huguette… elle m’aime !… Et cela me rappelle les temps radieux d’espérance ou j’aimais… moi aussi !…
Sur ces mots prononcés avec une mélancolie poignante qui ne lui était pas habituelle, Pardaillan entraîna Charles d’Angoulême tout étonné de surprendre dans le clair regard de son compagnon quelque chose comme une buée vite évaporée au soleil.
Laissons Pardaillan et Charles d’Angoulême rentrer dans Paris et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s’élancer vers son hôtel, laissant Bussi-Leclerc, sans ordres, tout stupéfait au milieu de la place de Grève.
Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l’ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de bohème, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l’immense désir de la Ligue — vaste œuvre qui avait étendu ses tentacules sur tout le royaume — cet homme, donc, sous des dehors de prospérité inouïe, poussé ou plutôt conduit par la main de la Fortune, prêt à monter sur le trône, cet homme qui faisait trembler des rois portait au cœur un mal terrible, un ulcère rongeur, qui, peut-être, fut un obstacle décisif à sa volonté d’entreprises politiques : la jalousie !
Guise faillit à sa propre fortune. L’Histoire, qui s’arrête aux gestes extérieurs, montre un étonnement naïf de ses hésitations ; elle constate avec stupeur ses brusques arrêts, ses reculs inconcevables… Sur la place de Grève, au lieu de se mettre à la tête des mille ligueurs que lui amène Bussi-Leclerc, il tremble, il abandonne la foule qui l’acclame, se retire, se sauve presque en son hôtel, et laisse sortir de Paris les trois mille hommes de Crillon qui allaient être le premier noyau de l’armée avec laquelle Henri III devait assiéger Paris !
Que s’était-il donc passé d’effroyable ? Quelle catastrophe s’était abattue sur cet esprit violent et le paralysait ? Tout simplement, Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Tout simplement, cette lettre contenait ces lignes :
« Le comte de Loignes n’est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d’Hérodes. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours, jusqu’à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu’un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double événement. »
Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule, Paris gardait encore de profonds tressaillements. L’échauffourée du matin en place de Grève semblait se prolonger par des grondements qui parfois se répercutaient, on ne savait pourquoi ; des groupes de bourgeois cuirassés, casqués, la pique, la hallebarde ou l’arquebuse aux poings, s’entretenaient aux carrefours ; des patrouilles d’hommes d’armes passaient lourdement ; par moment, quelque seigneur suivi de son escorte de cavaliers trottait au long des chaussées. Bourgeois, soldats, seigneurs avaient la croix blanche de la Ligue sur la poitrine ou bien, autour du cou, le chapelet signal de ralliement ; car on venait de fonder la confrérie du Chapelet et tout Paris en était ; malheur à ceux qui ne portaient aucun de ces deux signes.
Il ne faisait plus jour, pas encore nuit ; peu à peu les bruits s’éteignaient, et du ciel, mêlées aux dernières clartés tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris, ses toits aigus, ses ruelles étroites et tortueuses, ses hérissements de tourelles, de cloches et de girouettes, ce grand lac de tuiles verdies par les mousses, parsemé de ces îlots formidables, sombres et menaçants qui s’appelaient le Temple, le Louvre, le Grand Châtelet, la Bastille…
Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s’approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.
Dans la roulotte, une torche de résine était allumée ; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne étendue toute raide sur sa couchette et, se jouant parmi les fleurs épandues, allaient lécher de leurs rapides et funèbres caresses le visage livide de la morte. Près de la torche, Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu’elle appelait sa mère ; parfois sa main, doucement, arrangeait les fleurs ou les cheveux, ou bien touchait le front glacé, comme d’un furtif baiser ; elle ne pleurait pas, n’ayant plus de larmes…
L’ombre, lentement, grimpait aux coins de la roulotte. Dans cette ombre, au fond, Saïzuma la bohémienne, assise, immobile, muette statue de l’indifférence, loin, bien loin de ces choses, perdue dans le chaos de ses douleurs obscures. Près d’elle debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, l’œil rivé sur Violetta, avec d’étranges et brusques lueurs rouges, Belgodère guettait…
Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte.
— Voilà ! fit l’un ; nous venons enlever cette hérétique de bohème…
— Bien entendu, ajouta un autre, il n’y a pas de prêtre ; la défunte s’en est passée pendant sa vie : elle s’en passera pour sa dernière promenade.
Belgodère approuva d’un signe de tête et dit simplement :
— Hâtons-nous…
— Oh ! ricana un porteur, vous êtes pressé, mon compère ! Il paraît que vous ne voulez pas faire attendre messire Satan !… Allons, la belle enfant, gare !…
Violetta, secouée d’un long frisson, s’était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui parlait, lui disait l’éternel adieu… Rudement, Belgodère l’arracha à la funèbre étreinte : Violetta se releva, recula, les mains sur les paupières, le cœur défaillant, balbutiant encore :
— Adieu, maman… ma pauvre maman Simonne… adieu pour toujours…
Lorsqu’elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil !… Alors l’enfant eut un grand cri. Sa douleur jaillit, fusa, éclata… Elle retomba à genoux, toute palpitante, les lèvres tremblantes, et se mit, à pleines brassées, à entasser des roses dans la bière. L’instant d’après, ce fut fini ! Le couvercle était jeté sur la morte. La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta était cloué avec elle dans la bière !…
D’eux-mêmes, les porteurs placèrent le reste des fleurs sur le cercueil. Ils le descendirent… le déposèrent sur la civière. Et déjà, ils se mettaient en route.
— Viens, dit alors Belgodère d’une voix étrange.
Violetta jeta sur lui des yeux égarés par le désespoir de cette minute affreuse.
— Viens donc ! reprit le bohémien avec un sourire effrayant. Tu ne veux pas laisser ta mère s’en aller toute seule !… Allons, je te permets de l’accompagner…
Ce fut presque un cri de joie qui râla dans la gorge de la jeune fille. Pour la première fois depuis de longues années, elle leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée…
— Je ne suis pas aussi mauvais diable que tu le penses ! grommela le bohémien en haussant les épaules.
Violetta s’élança…
Accompagner sa mère jusqu’au cimetière ! Pour cette pauvre enfant, c’était une consolation… triste consolation ! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir avec un frisson d’étonnement et de pitié ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s’en allait par les rues déjà obscures, suivi seulement par une jeune fille qui marchait en pleurant…
Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches :
— Ramenez la voiture à l’auberge. Peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit… Et quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais !…
Il s’éloigna alors à grandes enjambées, et d’assez loin, sombre, oblique, rasant les murs, se mit à suivre Violetta qu’il couvait de son œil luisant, comme la bête de proie suit sa victime à la piste, sans bruit, dans la nuit des grands bois solitaires.
* * * * *
Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme abrité sous l’auvent d’une maison de la place, la tête couverte d’une cape noire qui retombait sur son visage, à demi penché, palpitant, la suivit d’un morne regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu.
— La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur ! Effroyable besogne !… Pauvre infortunée ! Le hideux bohémien te mène… et là-bas, t’attend Fausta, l’implacable Fausta !…
Cet homme frissonna comme s’il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d’où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta, se dirigea vers le pont de Notre-Dame qu’il franchit, et pénétra dans le dédale de la Cité.
* * * * *
Entre la cathédrale, formidable de son silence, et le Palais d’où sortaient les sourdes rumeurs du Parlement assemblé en séance de nuit, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s’élevait une maison basse, honteuse, un logis écarté, en quarantaine parmi les logis voisins.
Le jour, les hommes s’écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes qui passaient par là pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s’ornaient seulement d’une grande croix d’ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le coude sur une table servie, le front dans la main, tandis qu’une vieille servante allait et venait à pas furtifs.
— Vous ne mangez donc pas, maître Claude ? demanda la femme en s’arrêtant.
Le géant fit un geste d’indifférence et de lassitude.
— Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle au bout d’un silence.
— Non, dit sourdement Claude en secouant la tête.
— Oh !… alors, c’est que vous pensez à l’enfant !…
— Toujours ! soupira Claude comme s’il se fût parlé à lui-même. Les minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m’assiéger sont encore, peut-être, les plus terribles pour moi… Car alors, c’est son image, à elle, qui se dresse devant mes yeux. Huit ans, dame Gilberte ! huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu’elle disparut comme un beau songe qui s’évanouit… Ô mon enfant, ma suave violette qui embauma ces trop courtes années de ma terrible existence, qu’es-tu devenue ?… Où sont tes jolis yeux d’azur ?… Où est le radieux sourire de tes lèvres ?… Tout en moi, autour de moi, n’est plus que ténèbres depuis que tu ne jettes plus tes petits bras autour de mon cou en gazouillant ce nom de père qui me faisait frémir de bonheur jusqu’au fond des entrailles.
Maître Claude laissa lentement retomber son poing noueux, pareil à une masse. Un soupir gonfla et souleva son vaste poitrail. Et cet homme, qui semblait l’incarnation de la force animale, reprit avec une étrange douceur :
— Il paraît que je n’étais pas fait pour tant de bonheur, et que j’étais condamné aux solitudes maudites ! Pourtant… rappelez-vous, dame Gilberte, je n’en abusais pas de ce bonheur !… Je n’allais voir l’enfant que deux fois par semaine… c’étaient mes grandes fêtes à moi !… Mais quelles fêtes que ces jeudis et ces dimanches ! ajouta-t-il avec un rayonnement sur sa physionomie fatale… Avec quels délices j’abandonnais la sinistre livrée ! Avec quelle joie, dès l’aube, je mettais les habits de bourgeois sous lesquels elle me connaissait !…
— Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs qui vous tuent !…
— Avec quel enivrement, continua Claude, sans entendre, je courais à Meudon !…, Le cœur palpitant, j’entrais dans le jardin. La bonne Simonne venait au-devant de moi… Et l’enfant ?… Ah ! la voici ! Ses jolis bras tendus, elle accourt, je la saisis, je la hisse, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant, en me tirant les cheveux, et en criant comme une petite folle : Mère Simonne ! voici papa !… Ah ! quel bon rire…
Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains… Il pleurait doucement, sans bruit…
— À quoi bon vous mettre le cœur à l’envers ? dit dame Gilberte.
— Mon cœur !… L’enfant l’a emporté dans ses petites menottes qui si souvent ont caressé mon front !… Un matin… jour d’épouvante, jour de malédiction ! C’était un jeudi… toute la vie, je m’en souviendrai… il faisait beau… cela sentait bon la fraîcheur, sous les ombrages de Meudon… j’arrive, j’appelle… pas de réponse… Bon ! elles sont descendues à la Seine, sans doute ? Et pourtant !… Enfin, je ne voulais pas avoir peur… J’entre dans le jardin ! Pas de Simonne ! Encore moins d’enfant ! Je pénètre dans la maison… tout est bouleversé comme par une lutte… je veux appeler, ma voix s’étrangle… je me sens devenir fou. … je sors, je crie, je hurle… rien, toujours rien !… Je cours à la Seine, je bondis dans le bois, je reviens à la maison… rien ! toujours rien ! L’effroyable journée !… Je tombe, le soir, sans connaissance… et lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne… Mon enfant ! Où est mon enfant !… Oh ! on ne sait pas ? Nul ne sait !… Tout ce qu’on sait dans le voisinage, c’est que la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens… Comment ne suis-je pas mort !
— Vous avez bien failli mourir, maître Claude, fit dame Gilberte ; et lorsque vous m’êtes revenu huit jours après, tremblant la fièvre… j’ai bien cru…
Un coup frappé à la porte interrompit la vieille servante et réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur… Claude se redressa violemment, le poing sur la table, le cou tendu, les yeux hagards.
— Qui peut venir ici ? murmura la vieille en pâlissant.
— Depuis huit ans, nul n’a frappé à cette porte ! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe ?…
Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit, sourdement. Maître Claude retomba pesamment dans son fauteuil et fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Et il demeura les yeux fixés sur la porte de la salle. L’instant d’après il entendit le bruit de la barre de fer qu’on décadenassait, de la chaîne qu’on laissait tomber, des verrous qui grinçaient… Puis il y eut un silence…
Tout à coup, dans l’encadrement de la porte, un homme parut la tête couverte d’une cape noire… Claude se leva, et d’un ton raide et craintif à la fois, demanda :
— Qui êtes-vous ?… Homme ou spectre… que voulez-vous de moi ?…
L’inconnu s’avança lentement de quelques pas… Un tremblement convulsif l’agitait… Il demeura une minute sans parler ; puis d’une voix basse et rauque, il prononça :
— Maître, je viens requérir les services de ta profession…
Claude fut secoué d’un tressaillement terrible. Un sourire livide crispa ses lèvres. Il se secoua comme pour rejeter le fardeau de ses souvenirs et il dit :
— Du temps que j’exerçais mon sinistre métier, l’official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n’êtes ni l’official[7], ni le grand prévôt… sans quoi vous sauriez que depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions… Allez en paix, qui que vous soyez, vous qui cachez votre visage à l’ancien bourreau de Paris !…
L’inconnu ne broncha pas. D’une voix plus basse, plus rauque, il laissa tomber ces mots :
— Pour moi, pour celle qui m’envoie, tu n’es pas relevé de ta fonction. Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau… regarde !
Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite qu’il tendit. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d’œil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler !
Alors aussi, il s’inclina, se courba très bas, dans une attitude de profonde humilité !…
— Tu obéis ?… demanda l’inconnu.
— J’obéis monseigneur !… répondit Claude d’une voix étranglée.
— Bien. Rends-toi à la maison du bout de l’île, derrière Notre-Dame. L’exécution est pour dix heures… Y seras-tu ?
— J’y serai, monseigneur !… fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient que je suis las, bien las… que l’horreur pèse sur mes nuits d’un poids trop lourd… que dussé-je être tué moi-même, je ne veux plus tuer… et que je déchirerai demain le pacte qui m’enchaîne.
Il se redressa de toute sa hauteur et ajouta :
— Cela dit, monseigneur, ne comptez plus sur moi… cette exécution sera la dernière !…
— La dernière ! fit l’homme. Soit !… Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu me reprochais de tenir caché…
— Qu’importe votre visage ! gronda Claude. Puisque j’ai vu votre main… puisque j’ai vu l’effroyable anneau de fer, cela suffit !… Allez en paix, monseigneur !…
— Il faut pourtant que tu me voies face à face, dit l’inconnu dans un sanglot. Car maintenant ce n’est plus au bourreau que je parle ! Ce n’est plus l’envoyé de la souveraine qui te parle !…
D’un geste rapide, il fit tomber sa cape et son visage apparut, pâle d’une pâleur spectrale. Claude recula, haletant, et murmura avec un indicible accent où il y avait de la terreur, du défi, du remords peut-être :
— L’évêque !… Le prince Farnèse !… Le père de l’enfant !…
— De l’enfant que tu me volas ! gronda Farnèse. Oui, c’est moi ! Moi qui t’ai maudit ! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n’as pas eu pitié de mon malheur ! Ou plutôt, non ! je ne te maudis pas. Une espérance insensée m’a soutenu jusqu’à ce jour. Oui, j’espère encore ! C’est en suppliant que je viens… Écoute ! Dis-moi la vérité ! Sois homme une fois dans ta vie !
Claude hésita un instant… puis secoua la tête. Farnèse attendait, pantelant.
— La vérité ! gronda enfin Claude. Je vous l’ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans !
Farnèse baissa la tête, comme écrasé, et chancela…
— Elle est morte ! reprit Claude d’une voix glaciale. Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet… morte dans les bras de la femme à qui je la confiai…
Le cardinal prince Farnèse ne dit plus rien. Il leva les bras au ciel et les laissa lourdement retomber. Puis il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue. Il le toucha au bras, et d’un accent de timidité farouche :
— Pardon… un mot encore…
Farnèse frissonna, violemment arraché à sa pensée d’insondable amertume :
— Que veux-tu ?
— Vous ne m’avez pas dit qui je dois exécuter ce soir !…
— J’ignore !… dit Farnèse, morne et glacé.
— Est-ce un homme ?… Une femme ?…
— Une femme !… Une jeune fille !…
Claude frémit d’angoisse… Une jeune fille… Un être de grâce et de faiblesse qu’il allait supprimer !…
— L’infortunée ! murmura-t-il.
À ce moment, le bronze de Notre-Dame tinta dans la nuit, et les ondulations sonores s’épandirent sur la Cité endormie en hululements d’une infinie tristesse… Les deux hommes, le cardinal et le bourreau, demeurèrent immobiles, comptant les coups. Et quand la voix de la cathédrale se tut, celle du cardinal s’éleva :
— L’heure de l’exécution ! dit-il sourdement.
Puis, Farnèse leva la main comme pour jeter un ordre suprême, et lentement, de son pas silencieux, la tête penchée, les épaules frissonnantes, il s’en alla dans la direction du Petit-Pont. Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front… Et il s’élança vers Notre-Dame, vers l’extrémité de l’île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant :
— La dernière exécution… La dernière victime !…
La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c’est-à-dire aux Innocents. Comme de juste, elle fut jetée dans le coin des hérétiques ; et aucune croix ne surmontait l’endroit où elle reposait, vu qu’elle avait fait partie d’une troupe de baladins, bohèmes, faiseurs de tours, gens excommuniés de plein droit, mécréants et damnés.
Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta par la main et l’entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance. Elle était mortellement triste. Sa main glacée tremblait dans celle du bohème. Il faisait nuit noire. La ville lui apparaissait comme une solitude affreuse. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu’elle accomplissait. Pourtant, au fond de son cœur empli de ténèbres rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait l’escorter pour la protéger, et lui murmurer qu’elle n’était pas seule au monde.
Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante… reviendrait-il ? Hélas ! Elle ignorait jusqu’à son nom… Mais il l’avait regardée avec une si fraternelle expression de pitié, elle l’avait vu si beau, si touchant, lorsqu’il était entré dans la roulotte, les bras chargés de fleurs, que son sein de vierge palpitait à ce souvenir, et qu’à son deuil filial se mêlait un émoi inconscient et très pur…
Oui, il reviendra !… puisqu’il l’a dit !… Demain !… Demain matin, elle le reverra !… Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurent à son cœur une consolation :
— Ce jeune homme… ce sera ton sauveur… car il t’aime !…
Être aimée de lui !… Quel rêve !…
Tout à coup, elle s’aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la place de Grève, ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l’Auberge de l’Espérance.
— Où me conduisez-vous ? balbutia-t-elle, prise d’un nouvel effroi.
Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d’un pont et, le fleuve franchi, tourna à gauche : l’endroit était sinistre ; c’étaient les noires et tortueuses ruelles des Ursins, d’Enfer, et enfin du Cloître… C’était la Cité !…
La Cité — l’île du Palais — se terminait par deux promontoires : l’un à l’ouest, c’était le terre-plein sur lequel s’appuyaient alors les premières constructions d’un nouveau pont inachevé où vingt-six ans plus tard devait s’élever le cheval de bronze portant la statue d’Henri IV, et qui continue encore, nous ne savons pourquoi à s’appeler le Pont-Neuf ; à l’est, c’était, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, une langue de terre sur laquelle se dressaient côte à côte deux constructions pareilles à deux sœurs se tenant par la main… mais deux sœurs dont l’une était une mignonne créature, et l’autre un monstre de hideur.
La première, petite, accorte, plaisante, ses fenêtres ornées de jolis vitraux, portait au-dessus de son perron une enseigne pimpante, enguirlandée, sur laquelle on pouvait lire ces mots assez bizarres qui peut-être faisaient allusion à la cuve où l’on presse le raisin… ou peut-être à quelque événement passé :
AUBERGE DU PRESSOIR DE FER
tenue par la Roussotte et Pâquette
L’autre maison, très grande, avait une face muette, effrayante, des murs pourris, lépreux, lézardés, de rares fenêtres clignotantes ; elle paraissait prête à s’effondrer de vétusté, d’abandon, de ruine ; elle suintait la tristesse, elle suait l’épouvante ; et son portail de fer, avec son énorme marteau de bronze, lui donnait une apparence de forteresse… une forteresse qui eût gardé des morts, des secrets monstrueux.
Le promontoire a disparu, rongé par les eaux patientes ; la maison terrible n’existe plus ; à sa place — ou presque — émerge timidement aujourd’hui un bâtiment humble et bas aux pieds duquel la Seine se lamente, comme alors, en clapotis d’effroi, et qui semble perpétuer l’horreur dans ce coin de Paris… La morgue !…
Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, s’arrêta un instant devant l’Auberge du Pressoir de Fer ; mais, secouant la tête, il marcha droit au formidable portail de la construction voisine.
— Où sommes-nous ? bégaya Violetta en jetant autour d’elle un regard éperdu.
Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze.
— J’ai peur ! Oh ! j’ai peur !…
La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière ; le bohémien la harponna solidement ; dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.
— Où suis-je ! Où suis-je !… palpita la jeune fille.
— Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener ici. C’est bien ici ? fit le bohémien.
— C’est ici ! dit l’un des deux gardes.
Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu’il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée par une de ces terreurs extraordinaires comme on n’en a que dans certains hideux cauchemars, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où !… L’autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée :
— Voici les cent ducats d’or que tu as demandés…
— Ce n’est pas moi qui les ai demandés, grommela le sacripant. C’est monseigneur le duc qui m’a dit la chose : dix bourses contenant chacune dix ducats…
— Monseigneur le duc ? demanda l’homme avec étonnement. Tu veux dire : le prince ?…
— Duc, prince si vous voulez. Peu importe. L’essentiel est que ma besogne est faite.
— C’est vraiment l’essentiel. Prends ton or, et file ! Un instant, l’ami : si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n’as qu’à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire… Encore un conseil : tâche d’oublier si bien cette maison que jamais on ne te voie rôder par ici… Et maintenant, au large !
Le bohémien s’inclina jusqu’à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons, s’évanouit dans la nuit.
* * * * *
Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude, s’approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze, comme avait heurté le bohémien.
Comme pour le bohémien… comme pour Violetta ! La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Après la victime, le bourreau !… Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l’un d’eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l’intérieur de la maison. Et sans doute, aussi, maître Claude connaissait cet intérieur… car il ne manifesta aucun étonnement de ce qu’il voyait.
Et pourtant, il y avait là de quoi stupéfier l’esprit, et affoler l’imagination !
Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse dont la façade branlait, dont les murs extérieurs poussiéreux, noircis et rongés par la lèpre des siècles tombaient en ruine, oui, cette maison devenait un fabuleux palais de monarque asiatique, une succession de pièces vastes et ornées avec une magnificence inouïe, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s’élevait un trône d’or, merveille de sculpture et de ciselure…
Les plafonds de ces pièces peints à fresque, les hautes murailles couvertes des toiles du Primatice, du Tintoret, d’Annibal, Carrache, de Raphaël, du Corrège, de Véronèse, les dressoirs de chêne précieusement fouillé, les admirables tapisseries des fauteuils, les mosaïques prestigieuses des parquets, les somptueuses tentures, les panoplies d’armes étincelantes, formaient un prodigieux ensemble d’un luxe écrasant, d’une beauté sévère, d’un goût très pur…
Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rose, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d’énormes vases de porphyre contenant de gigantesques bouquets aux fleurs radieuses, des tapisseries d’Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d’une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques, les statues de marbre entre les colonnes, constituaient un décor fantastique, exorbitant, qui tenait du rêve et que semblaient garder, comme un trésor des Mille et une Nuits, vingt-quatre hommes d’armes vêtus d’acier, silencieux, immobiles, hallebarde au poing, douze à gauche du trône, douze à sa droite…
Et ce décor, dans sa splendeur, gardait on ne savait quoi de menaçant et de formidable, comme s’il eût été fait pour quelque souveraine orientale, pour quelque antique impératrice, distribuant autour d’elle selon son caprice l’amour ou la mort.
Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu’à une pièce qui devait se trouver aux confins de ce palais, vers la Seine, et faisait pendant au lugubre vestibule de l’entrée. Elle était nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble ; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer, comme si d’une enchanteresse résidence de fée magicienne, on fût soudain passé dans un cachot servant d’antichambre au condamné qui va marcher au supplice !
Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d’une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage ; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse, avec les mêmes signes ; seulement, tandis que l’anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur ; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.
Cette femme, c’était celle-là même que nous avons entrevue place de Grève, c’était celle que Farnèse avait appelée Sainteté… C’était Fausta !
Du premier coup, les yeux de Claude se portèrent sur l’anneau, comme s’il l’eût avidement cherché. Alors il frissonna et tomba à genoux en murmurant :
— La Souveraine !…
Et tremblant d’une terreur mêlée de vénération, il se prosterna, courba le front jusqu’à lui faire toucher les dalles. De cette voix qui berçait comme une mélodie d’amour et suscitait l’effroi comme le verbe d’un archange exterminateur, Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité :
— Bourreau ! Nous, grande-prêtresse de l’ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau ! vous avez accepté d’être l’exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice… Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre œuvre…
Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.
— Vous avez à Nous parler !… Nous vous le permettons… dit Fausta. :
— Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, moi chétif et humble, j’ose adresser une supplique à l’éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne…
— Parlez, bourreau : Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler…
— Consoler !… Oui ! C’est de consolation dont j’ai besoin… Mes nuits sans sommeil sont peuplées de spectres. Le vent qui passe m’apporte les larmes et les malédictions de ceux que j’ai tués… En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine ! En vain j’implore de Dieu tout-puissant de rendre un peu d’apaisement à mon cœur ! Je vois la Mort avec une inexprimable terreur… sans quoi je me fusse tué !… J’ai peur, Souveraine ! J’ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé !… Depuis deux ans que j’ai juré obéissance, par trois fois j’ai dû venir ici exercer mon terrible ministère… et la Seine n’a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés !…
Un effroyable sanglot râla dans la gorge de Claude, et cette figure monstrueuse parut bouleversée par toutes les affres d’une superstition délirante. Il frappa son vaste front sur les dalles, et, avec un désespoir insensé :
— J’ai consulté vingt docteurs, reprit-il. Et, en apprenant qui j’étais, aucun n’a voulu me répondre ! J’ai imploré la pitié de plus de cent prêtres : et aucun n’a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m’eût rendu le repos !…, À votre envoyé, Souveraine, j’ai refusé l’or qu’il m’offrait… mais lorsqu’il m’a promis la sainte absolution, j’ai signé le pacte !… Par trois fois, dis-je, j’ai obéi, Souveraine ! Maintenant, je ne peux plus ; l’horreur me submerge, et je vois s’ouvrir devant moi les effroyables mystères de la damnation éternelle… Souveraine, ayez pitié de moi !…
— Vous avez bien fait de m’ouvrir votre âme, dit Fausta d’un accent de douceur pénétrante. Bourreau, l’épreuve est terminée. Allez demain dans Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale, non pas par un simple prêtre, mais par un prince de l’Église muni, à votre seule intention, des pleins pouvoirs de Sa Sainteté… C’est donc Sa Sainteté elle-même qui répandra sur votre front le trésor des indulgences qui feront de vous un homme semblable aux autres, vous rendront le sommeil, écarteront de votre esprit les terreurs infernales, et vous berceront dans la sérénité des apaisements paradisiaques…
Et d’une voix de commandement suprême, tandis que son bras tendu désignait une porte, elle ajouta :
— Maintenant, bourreau, va !… Éteins cette vie encore !… À ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes spectres…
Claude se releva d’un bond, le visage resplendissant d’une épouvantable extase. Un changement terrible dans sa soudaineté se fit sur cette physionomie où domine une implacable et sauvage résolution.
— Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé ?…
— Tu seras absous !…
— Et que cette exécution est la dernière… qu’après cette femme, je ne tuerai plus personne ?…
— Cette femme sera ta dernière victime !
— Qu’elle meure donc ! rugit maître Claude, en se dirigeant vers la chambre des exécutions.
C’était un homme qui s’était prosterné aux pieds de Fausta : celui qui marchait maintenant vers la porte qu’on lui avait désignée, d’un pas rude de fauve, c’était le bourreau !… Il entra brusquement, refermant la porte derrière lui… Alors Fausta s’approcha, colla son visage à un invisible treillis, et regarda ce qui allait se passer dans la chambre des exécutions…
C’était une large pièce qui, greffée sur les murs de la maison, était suspendue au-dessus de la Seine. Il n’y avait pas de fenêtres. La lampe suspendue au plafond très élevé, au lieu d’éclairer ne faisait qu’accentuer les ténèbres, et, pour ainsi dire, donner un relief aux ombres entassées dans cet antre. Les parois étaient en bois mal équarri. De même le plancher…
Seulement, au milieu de ce plancher, apparaissaient les rainures d’une trappe fermée. Il y avait un anneau à cette trappe. Une corde y était adaptée ; elle montait droit au plafond, puis, par un système de poulies, descendait le long d’une paroi où elle était fixée à un gros clou par un nœud. Il n’y avait qu’à défaire ce nœud : la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n’étant pas soutenu par elle, s’abaissait, retombait…
Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité… En bas, la Seine coulait, avec de sourdes lamentations, des froissements d’eau qui ressemblaient à des plaintes, des clapotis qui étaient pareils à des malédictions.
Le bourreau, en entrant, saisit un paquet de cordes… Il s’agissait de lier la victime, de l’étrangler d’un coup sec, puis de pousser le cadavre sur la trappe, et de laisser retomber le couvercle !… C’était là sa besogne !…
* * * * *
En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide clarté diffuse, celle qu’il allait tuer. Elle était étendue sur le plancher, évanouie de terreur sans doute ; sa tête enveloppée d’un sac noir touchait au couvercle même de la trappe. Elle ne bougeait pas… Peut-être ne respirait-elle plus… Le bourreau eut comme un geste de déception… ou de honte !… Sa résolution tomba.
— Qui est cette malheureuse ? murmura-t-il. Qu’a-t-elle fait ? Pourquoi faut-il qu’elle meure ?… C’est moi qui vais la tuer !…
Il frissonna longuement. Aux trois exécutions précédentes, c’étaient des hommes, et la lutte… l’effroyable lutte réveillait en lui les instincts du carnassier, du fauve qui ne pardonne pas… mais là ! une femme… jeune, belle peut-être… innocente… qui savait ?… une malheureuse créature qu’il n’était même pas besoin de tuer !… qui se livrait, la tête déjà sur la trappe fatale… comme s’il n’y eût qu’à la pousser dans la mort !… Claude détourna la tête… ses yeux vacillèrent de pitié… Non ! jamais il n’aurait le courage de porter la main sur sa dernière victime !…
Il se dirigea vers le clou auquel était accrochée la corde qui soutenait la trappe !… Mais pour y aller, il fit un long détour, rasa les parois de bois, sans regarder la victime. Il marchait courbé, sur la pointe des pieds, haletant, formidable et pitoyable… la sueur coulait à grosses gouttes sur son visage… Et ce fut ainsi qu’il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le nœud, qu’il commença à défaire… À ce moment, la condamnée, la victime poussa un soupir qui résonna dans la tête du bourreau comme la clameur des trompettes du jugement dernier. Il eut un violent recul en arrière… et il demeura immobile, ramassé sur lui-même, écoutant, luttant contre cette pensée épouvantable :
— Elle se réveille… il faut que je la tue avant de la précipiter… Elle pourrait se sauver !…
Il ajouta en grelottant :
— Et puis… elle souffrirait trop… si elle se noyait tout de même… je dois tuer, non faire souffrir !…
Alors il se retourna, avec un rauque grondement, une violence, par quoi il cherchait à s’exciter, bondit jusqu’à la condamnée, et s’agenouilla ou plutôt s’accroupit près d’elle, disposant les cordelettes de l’étranglement !…
— Il faut qu’elle meure ! grogna-t-il, je dois agir… Encore celle-là !…
La victime fit un mouvement… Des paroles à peine bégayées parvinrent jusqu’à l’oreille du bourreau.
— Adieu, mère… ma mère chérie… Père ! Père !… Où es-tu ?…
— Elle appelle sa mère, haleta le bourreau, livide d’angoisse… elle appelle son père… Comme sa voix est douce et triste… et comme elle me remue le cœur !…
Une irrésistible curiosité s’emparait de lui ! Voir ! oh ! voir le visage de cette victime… de cette enfant étrangement vêtue comme une bohémienne… Oui… la voir !… lire peut-être sur sa figure le crime qui la condamnait. Il résistait encore à la tentation, que déjà ses doigts avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou, déjà il soulevait l’étoffe, déjà lui apparaissait l’adorable visage, les paupières closes sous ses longs cils, le front pur et la radieuse chevelure de Violetta… Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement devant cette parfaite harmonie de grâce, d’innocence et de beauté.
— Qu’elle est belle ! fit-il dans un souffle rauque. Et elle va mourir !…
Il devint pensif… Peu à peu, il oubliait ce qu’il faisait là et pourquoi il y était !…
Puis, à force de la regarder, il sentit tout à coup comme un battement sourd et profond de son cœur, quelque chose qui pleurait et riait en lui, une joie délirante et une douleur prodigieuse, un bouleversement de son âme qui — si les âmes ont des yeux ! — fermait ses yeux, éblouie par un jet d’aveuglante et surhumaine clarté !…
— Ah çà ! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains crispées, mais je deviens fou, moi !… Que vais-je imaginer là !… Seigneur Dieu ! Est-ce le châtiment suprême ! Vais-je sombrer dans la folie !… ce visage… oh ! ce visage !… il me rappelle… non !… c’est insensé !… l’enfant aurait cet âge-là ! elle aurait cette figure-là !… (Il eut un sanglot et un éclat de rire.) Ce sont bien ses cheveux, tout de même, ses beaux cheveux d’or… il n’y a pas à dire… c’est sa bouche… oh ! si je pouvais voir ses yeux ! (Le sanglot devint un rugissement, et le rire un râle.) Si c’était elle !… Ma fille ! hurla-t-il dans un cri terrible, en secouant la victime. Ma fille !… mon enfant !… Violetta ! Violetta !…
Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau… Ce fut une seconde indescriptible, où l’on n’eût pu entendre que le souffle tragique du colosse agenouillé. Les yeux de l’enfant, soudain, s’emplirent de lumière… Elle tendit vaguement les bras, comme jadis, au pied du gibet, et avec un infini ravissement, murmura :
— Mon père !… Mon bon petit papa Claude !…
Claude jeta une déchirante clameur qui fit trembler les parois de la chambre.
— Seigneur Dieu ! c’est elle ! c’est mon enfant !…
Il se redressa et recula, comme si la joie furieuse et le doute encore l’eussent enveloppé d’un tourbillon. Ses mains énormes, secouées d’un tremblement convulsif, se tendaient vers elle, puis se reculaient vivement. Il n’osait la toucher ! Il riait et pleurait. Et il grommelait :
— Comment, comment ! C’est mon enfant ?… Je ne suis pas fou ?… Oh !… Est-ce bien toi ?…
L’enfant sourit divinement :
— C’est moi, père !… C’est moi !
Puis il se rapprocha tout d’un coup. Alors, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, la souleva comme une plume, l’emporta dans l’angle le plus éloigné de la trappe fatale, s’assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.
Il pleurait à grosses larmes ; ses lèvres barbouillées de pleurs, tremblotantes, bégayaient des choses incompréhensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur inouï, de prodigieux étonnement et de suprême extase… Violetta souriait et répétait :
— Mon père… mon bon père Claude… c’est vous… c’est bien vous… mon père…
Et quand elle put comprendre quelques mots de ce qu’il balbutiait, elle l’entendit qui disait :
— Oui… c’est ça… appelle-moi encore ainsi… encore… que j’entende ta voix… comme tu es belle !… mets-moi ton bras autour du cou… tu sais bien… Ah çà ! que s’est-il passé ? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard… Dire que c’est toi !… Je ne rêve pas, dis !… C’est toi ! Ce sont bien toujours tes chers yeux… tes beaux cheveux… mon enfant… ma vie… ma Violetta… Dire que ce que je tiens là dans mes bras… c’est mon enfant !…
Il sanglotait, ses énormes épaules toutes secouées… il oubliait le monde, le lieu où il se trouvait, et pourquoi il y était, et ce qu’il était venu y faire…
— Ah çà ! fit-il en riant avec délices, rentrons chez nous… Comprends-tu cela ?… chez nous ?…
— Dans notre bonne petite maison de Meudon…
— Non… c’est-à-dire, si fait… c’est là !… Que diable faisons-nous ici ?… Viens, rentrons…
— Ici ! murmura Violetta reprise par un frisson d’épouvante. Oh ! Père… qu’est-ce donc, ici ?…
— Ici !…
Claude jeta ce mot comme une clameur d’enfer. Son visage se convulsa Ses regards eurent des lueurs de folie. Il répéta en grelottant :
— Ici !… Nous sommes ici !…
— Père, père ! quelle horrible angoisse vous saisit ! Oh ! j’ai peur ! Qu’est-ce donc que cette maison ?…
— Ce que c’est ! gronda Claude qui tressaillit, passa une main sur son front et jeta autour de lui des yeux hagards. Ce que c’est !… Oh !… je me souviens !… Damnation ! Fuyons… vite, fuyons !…
Il se releva d’un bond, saisit par un bras la jeune fille terrifiée par cette expression d’horreur qui éclatait soudain dans la voix de son père… À ce moment la porte s’ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.
* * * * *
Fausta fixa sur Violetta un regard d’ardente curiosité.
— C’est donc là, murmura-t-elle, l’enfant que recueillit le bourreau ! C’est donc la fille de Farnèse ! Nouvelle raison, plus puissante encore, pour qu’elle disparaisse !… qu’elle meure !
Claude s’était arrêté pétrifié. Fausta étendit les bras et dit avec une funèbre simplicité :
— Qu’attendez-vous ?…
Claude eut un recul de bête sauvage à l’instant de l’égorgement. Un soupir de damné s’exhala de sa vaste poitrine. Violetta, tremblante, fixait un regard éperdu sur cette femme vêtue de noir qui parlait si étrangement à son père. Fausta, de sa même voix affreusement simple, répéta :
— Qu’attendez-vous ?
Alors Claude frémit. D’un geste violent, il repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia d’une voix très basse :
— Mon enfant, madame, c’est mon enfant… ma fille ! Figurez-vous que je l’avais perdue… et je la retrouve ici !… Figurez-vous que vous avez perdu le paradis… et que vous le retrouvez dans l’enfer… Vous ne voudriez pas, n’est-ce pas ? maintenant que vous savez. Allons… laissez-nous passer…
— Maître Claude, dit Fausta, qu’attendez-vous pour faire votre besogne ?… Bourreau, qu’attends-tu pour exécuter la condamnée ?…
À ce mot de bourreau, Violetta regarda la femme noire avec stupeur… puis son père… avec épouvante ! Et un cri d’angoisse et d’horreur jaillit de sa gorge tandis qu’elle reculait en cachant son visage dans ses mains :
— Mon père !… Bourreau !… Mon père est bourreau !…
Claude entendit ce cri ! Et son visage devint couleur de cendres… Et il se replia, se tassa, les épaules basses, la tête tombée sur le poitrail, avec des soupirs affreusement tristes… Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de désespoir s’étendit sur sa physionomie. Et d’un accent indiciblement navré, avec une immense lassitude de résignation :
— Ne t’effraye pas… je ne te toucherai plus, si tu veux… je ne te parlerai plus… je ne t’appellerai plus ma fille… mais ne t’effraye pas, allons… tu peux bien encore faire cela pour moi… Je t’en supplie, n’aie pas peur… Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime ; vous avez brisé le lien d’affection qui rattachait cette enfant à l’infortuné que je suis. Or, je vous le dis en face : ceci est une chose abominable que d’avoir révélé mon ignominie au seul être qui m’ait aimé en ce monde ! Et je vous le déclare : prenez garde, maintenant…
— Prends garde toi-même, bourreau ! interrompit Fausta sans colère, pareille à la Fatalité qui tue parce que c’est sa fonction de tuer. Finissons vite. Es-tu en rébellion ? Obéis-tu ?
— Obéir ! Ah çà ! vous ne comprenez donc pas ? Ma fille ! Je vous dis que c’est ma fille !… Ne crains rien, ma petite Violetta, ne crains rien, va… Je dis que tu es ma fille, mais je ne t’importunerai pas… tout ce qu’il faut, c’est que tu vives… Sortons d’ici !
— Bourreau ! dit Fausta d’une voix éclatante, choisis : de mourir avec elle, ou d’obéir !…
— Obéir, moi ! hurla Claude d’un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi !… Vous êtes folle, ma Souveraine ! Place ! place, par l’enfer ! Ou ta dernière heure est venue !…
De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu’il souleva, qu’il emporta… Et levant son bras droit, balançant dans l’espace son poing formidable, flamboyant il marcha sur Fausta…
Fausta vit venir sur elle l’homme, effroyable, pareil à quelque fauve des forêts. Elle ne recula pas, ne fit pas un mouvement de défense, mais d’un sifflet qu’elle portait à la ceinture elle tira un son bref et aigu… À l’instant même, quinze gardes armés d’arquebuses firent irruption dans la funèbre salle, et se rangèrent sur une seule ligne devant Fausta… Cette manœuvre s’était accomplie avec une foudroyante rapidité…
Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en grondant, montrant les dents comme un dogue furieux ; il s’accula à la paroi du fond, darda des yeux sanglants sur les gardes, et grogna quelques sons incompréhensibles, qui sans doute signifiaient :
— Venez-y donc ! Touchez-la, si vous osez…
Mais les gardiens n’avançaient pas : sans doute, Fausta leur avait donné ses ordres avant d’entrer. Ils n’avançaient pas !… Mais Claude les vit apprêter leurs armes !
— Comment ! comment ! Ils vont arquebuser ma fille ?… bégaya-t-il.
Les cheveux hérissés, le regard fou, les veines du front gonflées à éclater, il sentait craquer son cerveau, il entendait son cœur se briser, ses muscles se tordre et ses nerfs pleurer. Dans une effrayante tension d’esprit, il cherchait encore à cette minute définitive le moyen de sauver Violetta !…
— Attention ! commanda une voix rude.
À cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement qui se termina par un éclat de rire de tempête ; ils virent une ombre géante qui bondissait, d’un bond prodigieux ; dans la même seconde, ils firent feu ! Le tonnerre des quinze arquebuses éclata ! La sinistre chambre s’emplit d’une fumée noire !… Et les gardes, alors, sortirent…
Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres. Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent… Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta… du bourreau et de la condamnée ! Et elle ne les vit pas !… Violetta et Claude avaient disparu !…
Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres… et enfin, s’arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce… la trappe était ouverte !… Il y avait là comme l’ouverture béante d’un puits au fond duquel la Seine se lamentait… Fausta eut un imperceptible tressaillement : elle venait de comprendre ce cri et cet éclat de rire sauvage, et ce bondissement furieux de Claude !…
Fausta s’approcha de la trappe, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les deux cadavres enlacés… Et ce gouffre était moins noir, moins terrible que le gouffre de ses pensées !
En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries qui s’étendait au-delà de la Porte-Neuve, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême passèrent au pied du moulin qui virait ses grands bras sur la butte Saint-Roch, longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Mais au lieu de se diriger à la Devinière comme l’avait proposé Pardaillan, ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.
Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d’une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélemy.
Ces souvenirs, portraits, armes, cors de chasse, une toque et un pourpoint oubliés, un panneau de tapisserie qui portait en broderie la devise « Il charme tout », quelques livres des poésies de Ronsard annotés de la main royale, un gobelet de vermeil et d’autres menus objets, Charles d’Angoulême les contemplait, les touchait, avec des soupirs de mélancolie.
Si Charles avait entraîné Pardaillan jusque chez lui, c’est qu’il avait à lui raconter mille et mille choses qui pouvaient se résumer en une seule petite phrase :
— Je suis amoureux.
Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l’Orléanais et l’Île-de-France, ne se savait qu’un ami : Pardaillan. Et pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours : un soir, le chevalier, venant on ne savait d’où et allant à Paris, était passé par Orléans et avait fait visite à l’amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait pleuré en revoyant le chevalier dont la dernière visite remontait à plusieurs années, et qui, sans doute, faisait revivre en elle un passé d’une enivrante poésie. Elle l’avait accueilli comme un demi-dieu. Puis, elle avait raconté à son fils ce qu’elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l’avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d’un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d’Angoulême s’était mis en route, Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire :
— J’hésitais à laisser partir mon enfant… mais je n’aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.
— Madame, avait dit Pardaillan en baisant la main toujours belle de Marie Touchet, je vais à Paris où je compte séjourner quelque temps. J’espère que monseigneur le duc d’Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis…
La mère de Charles avait compris ce qu’il pouvait y avoir de promesses dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s’était pris d’une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d’admirer l’allure insoucieuse, le rire sonore, les attitudes à la fois si aisées et si nobles, si simples et si éloquentes, la parole mordante, le calme et fin profil, les yeux audacieux et ironiques, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu’il est impossible de ne pas remarquer.
Enfin, la bagarre de la place de Grève, le geste étincelant du chevalier, le flamboiement de sa rapière devant la foule hurlante, l’éclat de cuivre de sa belle voix tonnant : Trompettes, sonnez la marche royale ! cet épisode de Pardaillan faisant sortir de Paris par un coup d’audace les blessés de Crillon, les restes de la défaite des Barricades avait inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l’étonnement émerveillé, du respect, de la timidité et aussi de la reconnaissance — puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.
Donc, Charles considérait Pardaillan comme son unique ami — autant qu’il pouvait se dire l’ami de celui en qui il voyait un héros digne du temps de la Table ronde.
Or, lorsque après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu’il eut raconté la scène du matin dans la roulotte de Belgodère, lorsqu’il eut dit sa formelle intention d’aller le lendemain à l’Auberge de l’Espérance, lorsqu’il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus fraternel, le plus spirituel, le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux. C’est-à-dire que cinq heures durant, avec une patience inaltérable, Pardaillan l’écouta sans l’interrompre, sans arrêter d’un seul mot les effusions de son cœur. Et lorsqu’il eut enfin terminé, et que timidement il demanda un conseil, le chevalier répondit en vidant son verre :
— Aimez-la, morbleu ! et faites-vous aimer ! Et soyez heureux, tous deux ! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l’aimez, elle est l’étoile qui vous guidera. L’amour, voyez-vous, monseigneur, c’est encore ce que les hommes ont trouvé de mieux pour faire semblant de s’intéresser à la vie !
Sur ces mots tant soit peu amers, Pardaillan s’alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu’il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue Saint-Denis, où il l’attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.
Quant à Charles transporté de joie, il regagna également son lit où, bien entendu, il ne put fermer l’œil de la nuit, en sorte qu’à l’aube, il était debout, et que vers sept heures il sortait… Le jeune duc sentait son cœur battre avec une douce violence… Une sorte de frémissement le secouait lorsqu’il évoquait l’image si pure et si harmonieuse de celle qu’il aimait de toute son âme…
— La revoir ! murmura-t-il en s’élançant enivré, la revoir et lui dire… oserai-je ?…
Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui pour l’instant n’a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit, comme il l’avait dit, à la Devinière, célèbre rôtisserie où jadis Rabelais avait fait des siennes, où plus tard avaient fréquenté les poètes de la Pléiade, et qui était alors le rendez-vous de la haute société galante qu’attiraient la solide réputation des petits pâtés de la maison et la beauté de l’hôtesse.
Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu’il s’assit dans un coin obscur de la grande salle commune, cette hôtesse, les bras nus jusqu’aux coudes, le visage tout rose devant la haute flamme claire de la cuisine, le teint animé, les yeux brillants, surveillait justement deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu, tandis qu’un chien de berger à poil rude et fauve, couché en rond non loin de l’âtre, considérait lesdites volailles d’un œil rêveur. Ce chien avait d’ailleurs un air de béatitude et de satisfaction qui sentait son chien gras, poli, revenu des illusions, philosophe, n’aspirant plus qu’au repos.
Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, ce qui est l’âge où les beautés à la Rubens sont dans le plein épanouissement de leur splendeur ; mais soit que son heureuse nature l’eût garantie de cet embonpoint qui fait que la plus jolie femme se transforme en commère, soit que sa notoire sagesse lui eût conservé cette fleur de la deuxième jeunesse plus charmante peut-être que la première, soit enfin pour tout autre motif, Huguette paraissait à peine vingt-six ans ; sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d’une grande dame leur eût enviée, et ses yeux veloutés, naïfs et tendres s’éclairaient d’un lumineux sourire.
Tout à coup, le chien roux leva le nez, avec un tressaillement ; puis ses yeux bruns dorés s’emplirent d’une sorte d’angoisse, et il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant…
— Eh bien, vieux Pipeau, fit Huguette, que se passe-t-il donc ?
Le chien répondit par un jappement où il y avait une joie folle, de l’étonnement, et du doute encore, puis, remuant avec frénésie son moignon de queue, se précipita comme une flèche dans la salle commune. Huguette saisit dans ses deux bras une pile d’assiettes et pénétra à son tour dans la salle pour commencer à disposer le couvert sur quelques tables destinées à des gentilshommes…
Au même moment, elle entendit Pipeau — le chien de berger — qui se répandait en gémissements brefs, en plaintes délirantes de joie.
Et Huguette le vit qui se roulait, tourbillonnait sur lui-même, exécutait mille extravagances, et enfin, avec un profond soupir, reposait sa tête sur les genoux d’un homme qui lui parlait doucement et lui prodiguait des caresses. Huguette s’arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur l’étranger. Elle pâlit.
— Jésus ! murmura-t-elle, est-ce que ce serait…
À l’instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.
— C’est lui !…
On entendit un grand bruit de vaisselle brisée qui fit accourir les servantes : c’était Huguette qui, pour porter la main à son cœur, venait de lâcher sa pile d’assiettes. Elle s’avança, le sein palpitant, et d’une voix faible :
— Mon Dieu ! monsieur le chevalier… est-ce bien vous ?…
Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l’hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et au grand ébahissement des servantes qui n’avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l’embrassa sur les deux joues.
— Il est écrit que toutes mes revenues en votre bonne hôtellerie vous coûteront deux ou trois douzaines d’assiettes ! fit le chevalier en riant, tandis que du coin de l’œil il désignait les débris qui jonchaient le carreau.
Huguette se mit à rire nerveusement.
— Il est de fait, dit-elle, que vous et monsieur votre père avez causé de grands ravages ici… en sorte que M. Grégoire, mon digne mari, ne vous voyait jamais arriver sans terreur…
— Et comment va-t-il, ce bon Grégoire ? demanda le chevalier pour essayez de donner le change à l’émotion visible de l’hôtesse.
— Dieu ait son âme, le pauvre cher homme ! il est mort, voici tantôt sept ans…
Et avec cette spéciale hypocrisie qu’on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières. Mais il eût été impossible de préciser si c’était bien la mort de son mari qui la faisait pleurer, ou la joie de ce retour imprévu du chevalier de Pardaillan.
— Et de quoi diable a-t-il pu mourir ? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante…
— Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter…
— Ah ! oui… il était bien gras… je lui disais toujours que cela lui jouerait un mauvais tour tôt ou tard…
Ils parlaient, comme on dit, pour parler. Huguette examinait le chevalier à la dérobée ; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu’il n’avait pas dû faire fortune : à certains détails perceptibles seulement au coup d’œil sûr et profond de la femme qui aime, à ce pourpoint un peu fatigué, aux plumes du chapeau qui n’étaient pas de première fraîcheur, elle jugeait que si Pardaillan n’était plus le pauvre hère qu’elle avait connu jadis, il était loin d’être le magnifique seigneur qu’il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.
—Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière ?… Quinze ans, presque… c’était en septante-trois… vous étiez triste… oh ! si triste !… et vous ne voulûtes pas me dire la cause de votre grand chagrin…
Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d’une vieille maison sise vis-à-vis l’auberge.
— C’est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur ! c’est là que je la vis pour la première fois…
« Loïse !… » murmura l’hôtesse en elle-même.
Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire de son bon rire sonore :
— Ah çà, dame Huguette, vous n’avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu’affectionnait mon père ?…
L’hôtesse fit un signe ; une servante se précipita ; bientôt Huguette remplit à ras bord un gobelet que le chevalier lampa d’un trait.
— Fameux ! dit-il. Quand on en a trop bu, on n’en a pas assez bu…
Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l’hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions et serrait de près l’esprit du chevalier, poussée par la curiosité… ou peut-être par cette arrière-pensée que nous avons signalée. L’œil de Pardaillan se troublait, ce regard si limpide devenait sombre ; ce front d’une si insoucieuse audace se voilait, et ces lèvres ironiques se crispaient.
— Tenez, Huguette, dit-il soudain en posant ses coudes sur la table, je n’ai plus personne au monde qui m’aime… que vous…
Le chien, à ce moment, fit entendre une plainte, comme s’il eût compris…
— Et toi ! fit Pardaillan qui caressa la belle tête expressive de Pipeau. Donc, puisque vous êtes tous deux seuls à m’aimer, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon cœur. Et puis, je ne sais si c’est ce brave vin, ou les souvenirs qui se lèvent en foule sous mes pas… enfin, sachez donc, dame Huguette, que si j’étais si triste à mon dernier passage à Paris, c’est que je venais de perdre Loïse…
— Morte ! fit l’hôtesse avec une sincère et profonde douleur ! Morte ! Loïse de Montmorency !…
— Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m’avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte… Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d’horreur où nous marchions dans du sang, où nous étions comme fous dans la fournaise de la hideuse bataille…
— La Saint-Barthélemy ! murmura Huguette avec un frisson.
— Oui… Ce fut ce jour-là, cela du moins je vous l’ai dit, que mon père succomba à ses blessures… là-haut… sur la colline de Montmartre. Et ce fut à ce moment, à cette minute d’angoisse où je me penchais sur mon père étendu dans l’herbe, ce fut alors qu’un démon bondit et frappa Loïse d’un coup de poignard… Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette.
— Oh ! c’est affreux ! fit l’hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et… celle que vous adoriez !…
— Non ! dit Pardaillan, qui se versa lui-même une rasade. Elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement…
— Alors ? balbutia l’hôtesse.
— Alors, je l’épousai… à Montmorency. Alors j’entrevis le parfait bonheur. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l’avez dit (Huguette baissa les yeux), j’adorais Loïse comme j’adorerai jusqu’à mon dernier souffle le dernier souvenir que je garde d’elle… Je l’aimais, voyez-vous, comme l’ange qui se penche sur la vie d’un malheureux… Je l’avais conquise avec mon cœur et mon épée… elle était mon âme…
Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé…
— Pauvre chevalier ! Pauvre Loïse ! dit Huguette, oubliant son propre amour par un miracle d’amour.
— Oui !… Trois mois après notre union, l’ange s’envola… Depuis quelques jours déjà, je voyais bien que Loïse dépérissait. Mais je me disais que je l’aimais tant… que la mort n’oserait la toucher !… Un soir, une fièvre ardente la prit… Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement, ses beaux yeux bleus fixés sur mes yeux…
Un long silence suivit ces paroles.
— Pauvre chevalier ! Pauvre Loïse ! répéta l’hôtesse avec une de ces voix de caresse qui sont aux douleurs de l’âme ce qu’un baume rafraîchissant est aux brûlures du corps.
Et comme le chevalier se taisait, elle reprit timidement :
— Elle a donc succombé à cette fièvre ?
Pardaillan la regarda avec une expression hagarde et secoua la tête :
— Si elle était simplement morte d’une fièvre, dit-il d’une voix étrangement rauque, n’ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi !… Or, j’ai vécu… et je vis… ajouta-t-il avec un accent terrible.
Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit :
— Loïse est morte assassinée…
— Assassinée ! balbutia Huguette.
— Oui : ce coup de poignard… sur la colline de Montmartre…
— Mais vous disiez, chevalier…
— Que la blessure était insignifiante. C’est vrai : une égratignure bientôt cicatrisée. Seulement, le poignard…
— Eh bien ?
— Eh bien !… le poignard était empoisonné !…
L’hôtesse frissonna.
— Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l’homme. C’est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette, et que je vous confiai mon dernier ami… mon chien, mon brave Pipeau.
— Et… vous l’avez rejoint… l’homme ?…
— Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j’avais réussi à l’acculer… je le tenais ! Mais la peur, Huguette, est une rude maîtresse, qui vous apprend tous les tours et détours du métier : l’homme, à chaque fois, m’a glissé dans les mains au dernier moment… Mais je le suis… il ne m’échappera pas… J’ai parcouru sur sa piste l’Italie, la Provence, la Bourgogne, tous les pays de France… J’ai vécu de la vie que m’avait enseignée mon père… J’étais parti de Montmorency fou de désespoir, abandonnant mes titres à la comté de Margency, n’emportant pas un écu. J’ai connu la misère des grandes routes, les étapes sans fin sous le ciel propice ou inclément, et souvent, Huguette, bien souvent, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j’ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs…
— Hélas ! murmura Huguette toute pâle de ce qu’elle venait d’entendre, ce n’est pas souvent que l’hôtesse a pensé à vous… c’est toujours !… Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, se reprit-elle avec un soupir et un sourire, j’ose espérer…
— Comment donc, ma bonne Huguette ! Je fais plus que d’espérer : je réclame !… Que voulez-vous, ajouta le chevalier en éclatant de rire, il n’y a rien qui creuse l’estomac comme les souvenirs de jeunesse…
Et tandis que l’hôtesse, légère comme à ses vingt ans, courait à la cuisine pour préparer de ses mains un succulent dîner pour M. le chevalier, il achevait en lui-même :
« Oui, cela creuse l’appétit… appétit de vengeance… dîner sublime qui se mange froid et n’en est que meilleur… Or çà, je finira bien par rencontrer mon convive… À votre santé, monsieur de Maurevert !… »
Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l’un dit :
— Holà, l’hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l’avenant !
Huguette conduisit les deux gentilshommes dans le cabinet demandé et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant :
— Dans un instant vous allez être servis, monsieur Maineville et monsieur de Maurevert !…
— Comme deux bons clients ! cria la voix de Maineville tandis que l’hôtesse fermait la porte du cabinet.
Puis elle rentra dans la grande salle et se mit à dresser le couvert de Pardaillan. Comme elle achevait, un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d’un coup d’œil, et apercevant le chevalier, courut à lui.
— Deux couverts, madame Grégoire ! dit Pardaillan en reconnaissant Charles d’Angoulême dans le nouveau venu.
Le jeune duc, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.
— Pardaillan, mon cher Pardaillan ! murmura-t-il, je suis perdu !
— Bah ! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il ? Êtes-vous traqué par les ligueurs de M. de Guise ? La bonne reine Catherine vous aurait-elle invité à déjeuner chez elle ?
— Vous jouez avec ma douleur, Pardaillan !…
L’œil ironique du chevalier s’emplit d’éclairs. Il saisit une main de Charles, et baissant la voix :
— Jamais je n’ai plaisanté avec la douleur humaine. Jeune homme, prenez mes avis pour ce qu’ils valent. Mais faites bien attention que Guise poignarde et que la reine-mère empoisonne ! Faites attention que nous vivons dans une époque mystérieuse et terrible où la face du monde se renouvelle, où la mort en rut se promène dans Paris, où le poison sature jusqu’à l’air qu’on y respire, où dans tous les recoins d’ombre luisent des dagues, où les ruisseaux dans un instant peuvent se remettre à charrier du sang, comme j’ai vu, où nul ne peut se flatter de vivre plus que la seconde qu’il vit, où la farce devient tragédie, où les princes déchaînés aboient autour d’un trône, où le peuple hurle en demandant le maître qui demain posera sa botte sur sa tête, ou l’épouvante escorte chaque passant… et où les gens comme moi, enfin, ne peuvent s’empêcher de rire, ce qui est peut-être une façon de pleurer !… Et maintenant que vous êtes averti, mon prince, racontez-moi votre malheur…
— Eh bien, dit le jeune duc dont les yeux s’emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé… cette enfant sans laquelle je ne puis vivre… celle que j’aime, Pardaillan !… elle a disparu !…
— Pauvre petit duc ! murmura le chevalier avec ce singulier attendrissement. Et que dit le bohémien ?
— Belgodère ? introuvable ! On ne l’a pas revu à l’Auberge de l’Espérance.
— Et que dit l’aubergiste ?
— Il jure ses grands dieux qu’il ne sait rien !
— Il fallait le rosser. Cela lui eût délié la langue. Après ?
— Après, Pardaillan ?… Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j’ai exploré les rues qui avoisinent la Grève, je suis revenu à l’auberge, je suis reparti, et enfin, me voici… désespéré à la mort…
Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait, caressant d’une main distraite la tête du chien posée sur ses genoux.
— Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c’est bien le temps des rapts, des viols, des vols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne ? Qui sait ?… Et qui sait aussi qui peut bien être cette enfant ?… Et qui sait les accointances que peut avoir ce Belgodère ?… J’ai vu sur les plages de la Méditerranée les crabes s’en aller, louches et tortueux, vers de noires tanières. Le bohémien ressemble à ces crabes… il a leur allure oblique, leur indéchiffrable physionomie…
— Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir !
Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup, ses yeux se fixèrent avec plus d’attention sur le chien. Il tressaillit, médita un instant, et relevant la tête :
— Auriez-vous d’aventure un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille ?…
Le duc d’Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.
— Je l’ai… ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.
— Dites donc que vous l’avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l’écharpe dans sa poche, se leva, reboucla sa rapière et ajouta : rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles… car j’ai un guide sûr.
— Un guide ?…interrogea Charles.
— En route, Pipeau ! commanda Pardaillan au chien qui poussa un aboi sonore. Te voilà bien vieux et goutteux, et sage, tel un bedeau, mon pauvre camarade ; mais je pense qu’il te reste assez de nez pour conduire encore ton maître… bien que ton maître ne soit ni aveugle, ni manchot, ni boîteux, ajouta-t-il en grommelant.
Pipeau remua gravement la queue. À ce moment, l’hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d’un dîner qui devait être une merveille, petits pâtés de la maison, éperlans de Seine, bécassines lardées, jeunes canards à la casserole, cuissot de chevreuil des forêts de Compiègne, flans à la Devinière, gelées de fruits confits, sans compter mainte autre friandise, enfin, un repas comme on n’en eût préparé dans cette rôtisserie ni pour Sa Majesté le roi de France ni même pour cette autre Majesté Henri de Guise, lieutenant général de la Sainte Ligue.
— Eh quoi ! demanda Huguette d’une voix tremblante, vous partez ? Sans faire honneur à mon dîner ?…
— Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d’où montaient des parfums délectables.
— Hélas ! il ne fut ordonné qu’à votre intention… Qui va être digne de le manger ?…
— Qui, ma chère Huguette ? Par Dieu ! s’écria Pardaillan dont l’œil s’illumina d’une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd’hui faire deux empereurs ! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même… pour l’amour de moi !
— Je vous le promets, monsieur le chevalier, dit l’hôtesse tout étourdie.
Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s’emplir de buveurs : officiers, gentilshommes, écoliers, élégante et tapageuse clientèle ordinaire de la Devinière. Sur le perron, il s’arrêta et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux invités dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d’Huguette.
— Hola ! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs… Oui, vous… vous, le grand noir au nez de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille… c’est bien à vous que ce discours s’adresse ! Faites-moi l’honneur de venir dîner céans : je vous invite !
Les deux hères auxquels s’adressait le discours en question s’arrêtèrent stupéfaits, se regardèrent, puis timidement, redoublant les salutations à chaque marche, gravirent le perron.
C’étaient deux grands diables qui n’en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d’une extravagante maigreur, faméliques, semblant s’être exclusivement nourris de cailloux depuis le jour de leur naissance, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, effrangés, leurs semelles acculées, rapiécées, leurs plumes grotesques, détrempées et déchiquetées, vêtus d’emphatiques guenilles de baladins dans la misère.
À leur entrée dans la salle, il y eut des grognements de protestation. Mais Pardaillan fit circuler autour de lui un regard si étincelant que les grognements se changèrent en murmures de satisfaction, et les grimaces en sourires.
Alors il conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s’asseoir devant le féerique repas qu’elle supportait. Effarés, muets d’émotion, les narines larges ouvertes et l’œil obliquement braqué sur les chefs-d’œuvre d’Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s’assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur leurs sièges. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.
— Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille ? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux : figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.
L’homme répondit en se courbant :
— Monseigneur, on m’appelle Picouic…
— Picouic ?… Jolivet mélancolique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s’il vous plaît !… Et vous, monsieur du Corbeau ?
L’autre, en effet, était une caricature de corbeau : cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux, menton fuyant, attitudes balourdes, allure un peu pédante et bégueule. Il répondit d’une voix lugubre :
— Monseigneur, on m’appelle Croasse…
— Croasse ? Admirable, par Pilate !… Mais ne me monseigneurisez donc pas !… Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, attaquez-moi hardiment ces bécassines et ces pâtés… Mangez et buvez, vous êtes aujourd’hui les hôtes du chevalier de Pardaillan… Madame Grégoire, voici l’écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d’or dans la main de l’hôtesse.
Et sur un geste de refus esquissé par Huguette :
— Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n’ai jamais permis à personne de s’en emparer, pas même à M. Grégoire, qui était de mes amis.
— Soit ! dit la belle hôtesse avec un soupir. Mais l’écot dépasse de beaucoup…
— Eh bien, vous rendrez le surplus à mes invités, dit Pardaillan.
Et saluant les deux hères d’un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d’Angoulême qui l’attendait dans la rue : cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux « hercules » de Belgodère, hébétés d’admiration et doutant encore s’ils étaient éveillés, commençaient timidement l’attaque, qui bientôt devint une charge à fond…
À l’instant où Pardaillan, suivi d’un regard rêveur de la bonne hôtesse, franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d’un cabinet qui s’ouvrait sur la cuisine et la salle tout à là fois, se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron… Et cette figure, convulsée de haine, livide d’épouvante, c’était celle de Maurevert, l’homme au poignard empoisonné, l’assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.
S’il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s’appelait Orgueil. L’orgueil dominait ses pensées de cœur et ses sentiments de cerveau ; l’orgueil était sans doute son attitude morale ; Guise, comme Achille, n’avait qu’un point vulnérable dans son âme cuirassée : on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.
Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l’époque écrivaient des lettres passionnées, à qui les bourgeoises jetaient des baisers et les femmes du peuple des fleurs dès qu’il paraissait dans la rue, cet homme qui fut plus idolâtré que Richelieu, plus admiré que Lauzun, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé…
Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des fureurs que ne connut pas Othello. Il eut des désespoirs d’orgueil — car, naturellement, il n’aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité : il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L’assassinat de Saint-Mégrin n’arrêta pas l’outrage : Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d’autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage. Cette pensée qu’il était architrompé empoisonna sa vie. Cela le stupéfiait, cela lui était la plus cruelle et la plus invraisemblable des humiliations. Jolie plutôt que belle, vive, légère, spirituelle, parfaitement dévergondée, Catherine de Clèves, duchesse de Guise, continuait ses fredaines avec une sérénité que rien ne parvenait à émouvoir…
Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l’amant de Catherine : pourtant, il était bien sûr qu’elle en avait un et il ne pouvait en être autrement. Mais qui était celui-là ?… Résolu à garder toute sa lucidité d’esprit, au moment où Paris commençait à gronder et où l’on pouvait prévoir l’orage qui allait éclater, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d’une duègne dont il se croyait sûr… On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre… Mais là devait s’arrêter la comédie… C’est sur un drame que le rideau allait se relever !…
Rentré en son hôtel, vaste et somptueuse forteresse qui occupait par ses bâtiments et ses jardins tout le quadrilatère formé par la Vieille Rue du Temple et la rue du Chaume, la rue de Paradis et la rue des Quatre-Fils, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta.
Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres ; il nomma colonel de la Ligue Bois-Dauphin qui avait combattu sur les barricades, et fit de Bussi-Leclerc un gouverneur de la Bastille. Il dépêcha des ambassadeurs à la vieille reine-mère, bravement restée à Paris malgré l’émeute et la fuite de son fils, et à M. de Harlay, premier président du Parlement, pour les prévenir qu’il les irait voir. Il était inquiet, nerveux ; et sur son front qui eût dû rayonner, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.
* * * * *
Le soir de ce même jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Devinière dans l’intention de lancer le chien d’Huguette sur la piste de Violetta, vers la nuit close, deux hommes aux manteaux hermétiques s’arrêtaient à l’extrémité de la Cité, devant la maison lépreuse dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.
L’un d’eux frappa, et lorsque la porte de fer se fut ouverte, s’effaça devant son compagnon qui entra. À l’intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.
Comme on avait fait la veille pour le bourreau, on fit traverser au duc la somptueuse enfilade de salles ornées avec un luxe délirant ; pas plus que maître Claude, Guise ne s’étonna de ces richesses auxquelles son regard était sans doute accoutumé. Mais au lieu d’être dirigé vers la sinistre antichambre de la mort, vers la pièce fatale qui surplombait la Seine, celui qu’on appelait le roi de Paris et que Paris eût voulu appeler roi de France fut conduit vers la gauche de ce palais, c’est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l’Auberge du Pressoir de Fer entraient en conjonction.
Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, plus féminine, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d’un costume de laine blanche aux plis hiératiques, semblable à une magnifique statue de marbre, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche ; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc ; le dais qui surmontait le siège était en satin blanc, avec l’F et les clefs brochées blanc sur blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait en un saisissant relief, et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d’un éclat étrange, hallucinant. De chaque côté du fauteuil, une femme debout manœuvrait en gestes lents et doux un immense éventail de plumes…
Henri de Guise entra brusquement, de cette allure violente, de ce pas rude et pesant par quoi il cherchait à imposer l’étonnement et presque la terreur dès son seul aspect. Mais devant Fausta, il s’arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s’inclina très bas. Lorsqu’il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d’un rouge sanglant. Ses yeux vacillants se posèrent un instant sur les deux femmes qui, impassibles, continuaient leur besogne.
— Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce ; Myrthis et Léa n’entendent ni le français ni aucune langue d’Europe… et d’ailleurs, elles savent qu’elles n’ont le droit ni de rien écouter, ni de rien voir…
— Madame, dit alors Henri de Guise d’une voix rauque, vous le voyez, je me rends à votre appel, et je…
Il s’arrêta un instant, suffoqué, grinçant, écumant.
— Votre émissaire, reprit-il, m’a tout dit. J’ai souffert depuis hier comme un damné… Des preuves, madame !… Je veux des preuves !…
— Vous… voulez ? dit Fausta d’un ton de suprême hauteur qui glaça Guise soudain courbé.
— Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J’ai la tête perdue… Oh ! tenir ce comte de Loignes comme j’ai tenu Saint-Mégrin !… Vous ne savez pas que je n’ai pas d’ennemi plus cruel !… Vous ne savez pas que c’est l’un des Quarante-Cinq d’Henri III… le plus féroce, le plus hideux de ces chiens dressés par Valois à chasser dans l’ombre les meilleurs de mes amis !… Vous ne savez pas que je le haïssais déjà de toute mon âme, et que maintenant, cette haine est devenue de la frénésie !…
— Ainsi, dit doucement Fausta, si… on vous donnait… des preuves…
— Oh ! malheur à lui !… gronda Guise dont les yeux s’injectèrent.
— Mais elle ?… reprit Fausta en jouant avec la cordelière de sa robe. Elle ?… Pauvre femme ! Pauvre affolée d’amour !… J’espère que ce n’est pas sur elle que retomberait votre vengeance ?…
— Assez, madame, rugit Guise hors de lui, assez, par pitié !… Si la duchesse a poussé l’abjection jusqu’à aimer un Loignes, si elle m’a infligé cette honte suprême, il faut qu’elle meure !… il faut qu’ils meurent ensemble !…
La Fausta tressaillit ; une imperceptible rougeur monta à son front pur.
— Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France !…
Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur :
— Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…
Guise haletant, ivre de vengeance, gronda :
— Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône !
À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.
Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine !
L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer. L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par « La Roussotte et Pâquette ».
Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.
— Qui êtes-vous, ribaudes ? gronda Guise dont la main tourmentait le manche de sa dague.
— Moi, dit l’une, qui malgré les cosmétiques paraissait la quarantaine, je suis la Roussotte, pour vous servir.
— Et moi, dit l’autre, d’une voix plus jeune et plus douce, on m’appelle Pâquette.
Le duc jeta autour de lui de sanglants regards ; toutes les fureurs de l’amour-propre ulcéré, de l’orgueil blessé à mort convulsaient son visage. Il cherchait comment il questionnerait les deux femmes sur le sujet qui le bouleversait ; mais il n’eut pas le temps de formuler sa pensée…
La Roussotte, toujours souriante et toujours révérencieuse, s’approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors soit en voyage soit à la promenade, pour se garantir du soleil, soit enfin lorsqu’ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, Pâquette lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.
— Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au visage, dit la Roussotte.
— Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au costume, dit Pâquette.
Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu’elles savaient ce qu’il venait chercher à l’auberge du Pressoir de Fer. Une flamme, sous son masque, empourpra son visage ; la honte le fit chanceler, et des pensées de meurtre flamboyèrent dans sa tête. Mais déjà la Roussotte saisissait le duc par la main gauche, tandis que Pâquette le prenait par la main droite. Et elles l’entraînèrent dans la salle qui s’ouvrait sur le cabaret.
Là régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d’élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte ; mais de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d’orgie… Et Guise comprit alors que cette jolie maison, cabaret sur le devant, était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité… de même que la grande maison attenante, ruine en façade, était un palais à l’intérieur… Et il entrevit que Fausta était une formidable organisatrice qui avait tout prévu…
— Monseigneur n’a qu’à entrer, murmura la Roussotte, on n’attend plus qu’un convive… ce convive ne viendra pas… c’est monseigneur qui vient à sa place…
— La partie de plaisir, dit Pâquette, consiste ce soir à garder son masque ; seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber…
— Que monseigneur regarde ! reprit la Roussotte.
— Et que monseigneur écoute ! acheva Pâquette.
Elles poussèrent une porte, s’effacèrent et Guise entra. Tout d’abord, il demeura ébloui par l’éclat des lumières. Il sortait de l’ombre : il entrait dans une aveuglante clarté, il était brusquement poussé dans l’orgie la plus radieuse et la plus impudique. Et il lui apparut que tous ces personnages muets ou bruyants n’étaient que les inconscients comparses du drame dont il était, lui, l’acteur protagoniste et dont Fausta était la sombre, fatale et géniale metteuse en scène.
La pièce était vaste. Aux quatre angles, d’énormes brûle-parfums en bronze laissaient monter dans l’atmosphère alanguie des fumées pâles et capiteuses ; des flambeaux d’or supportaient des cires dont les flammes ardentes pétillaient et crépitaient, des statues de marbre ou de bois précieusement travaillé, figurant de lascives chimères, aux poses exorbitantes, portaient sur leurs têtes des fleurs mourantes telles que Guise n’en avait jamais vu ; aux murs, des tentures à reflets soyeux, parmi lesquelles s’encadraient des tableaux où l’imagination de peintres en délire avait représenté des bacchantes furieuses d’amour.
Au milieu de la pièce, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d’or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses ; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et ces vins, c’était des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d’or des convives. Ces convives, le duc de Guise les compta, la tête en feu, la gorge angoissée. Ils étaient neuf : quatre hommes et cinq femmes.
Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes, quatre couples dont les yeux flamboyaient ou se mouraient sous les masques, dont les lèvres bégayaient et riaient. C’est à peine s’ils firent attention à Guise qui entrait : un geste de bienvenue de l’un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout… Seulement, la cinquième femme, celle qui était seule, s’avança vivement vers lui, l’enlaça de ses deux bras nus et murmura :
— Enfin, vous voici, cher seigneur… vous venez bien tard…
Guise se sentit devenir insensé… Une irrésistible fureur fit craquer ses muscles… une seconde il eut la vision foudroyante de ce qu’il allait faire ; se ruer sur ces hommes, sur ces femmes, leur arracher leurs masques, les déchiqueter à coups de poignard… D’un geste fou, il voulut repousser la femme… mais plus étroitement, elle l’enlaça, le lia, le paralysa… une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur… et de l’autre, elle lui indiquait un objet qu’il n’avait pas vu encore.
C’était une grande horloge qui scandait l’orgie d’un tic-tac ironique et dont les aiguilles figuraient des salamandres jetant du feu par leurs gueules. Guise jeta sur l’horloge un regard vacillant et vit qu’elle allait marquer dix heures !…
— Dix heures ! murmura la femme. L’heure où les masques vont tomber… Attendez, cher seigneur… Regardez !…
Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et sous son masque, il sentit la sueur couler, abondante et froide, sur son visage. Une servante lui tendit une coupe qu’il vida d’un trait… Les quatre couples, dans une sorte d’apaisement précédant de nouveaux délires, demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses… Tout à coup, l’horloge sonna… Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres, dans cette atmosphère de rêve…
Les couples tressaillirent, se détirèrent, parurent se réveiller… Un grand rire fusa, un rire où il y avait de l’hésitation, de la honte, comme s’ils eussent hésité maintenant à se découvrir !…
— Tant pis ! cria soudain une voix de femme, cristalline et balbutiante. Nous avons gagé de nous montrer !… Moi, je commence !…
Et brusquement, elle laissa tomber son masque, et arracha celui de l’homme au cou duquel elle était comme suspendue.
— La reine Margot ! murmura Guise, dont la fureur un instant, se nuança de stupéfaction.
— Puisque c’est convenu ! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.
Et d’un geste plus hardi encore, elle imita Margot.
— Claudine de Beauvilliers ! gronda en lui-même Guise qui se sentait entraîné au vertige des étonnements prodigieux.
L’homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais déjà la troisième femme venait de retirer son masque. Et celle-là riait d’un rire gamin plus frais, plus sonore… plus inconsciente et plus amusée que les autres, peut-être. Et cette fois, Guise fut secoué d’un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre sœur !… La duchesse de Montpensier !…
Toute rieuse et s’efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon : mais l’homme résistait, son ivresse dissipée soudain… tout à coup, elle y parvint… le visage de l’amant de la duchesse apparut… Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent… Car c’était une sombre et fatale figure qui venait de se montrer… l’amant de la duchesse de Montpensier s’était relevé soudain, les yeux hagards, le front empourpré…
C’était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsés, comme s’il eût porté la marque de quelque grand malheur… Il passa sur son front une main pâle, d’une pâleur d’ivoire et gronda.
— Qu’ai-je fait ? Que suis-je venu faire ici ?… Oh !… je meurs de honte !…
En même temps, il recula, tandis que la duchesse de Montpensier riait seule aux éclats ; il bondit vers la porte et, le visage dans les mains, titubant, avec un cri d’horreur, s’en alla, se sauva… Guise qui, d’un œil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura :
— Jacques Clément !… Le moine Jacques Clément, amant de Marie !…
— À mon tour ! cria la quatrième femme d’une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt d’un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant… Et alors Guise sentit sa tête tourner, ses yeux se fermer comme devant un hideux spectacle auquel il ne se fût pas attendu… Cet homme… c’était le comte de Loignes, son ennemi mortel ! Et cette ribaude impudique, au sourire provocateur, aux yeux chargés d’amour et de défis, c’était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme !…
Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, la prévint que la terreur allait s’emparer d’elle… Elle sourit pourtant et, hardie, demanda :
— Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure ? Bas le masque, messire !… Allons vite… qu’on voie…
Elle s’arrêta net, la voix étranglée soudain : Guise venait de rejeter le manteau de soie qui cachait son costume. La duchesse devint très pâle.
— Eh ! monsieur, ricana le comte de Loignes, ôtez donc votre masque, puisque madame vous en prie.
Guise laissa tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte ; la duchesse de Montpensier se sauva ; Claudine de Beauvilliers s’évanouit, et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.
Guise en effet, Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole ; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu’elle allait mourir…
Le duc était d’un côté de la table ; de Loignes, en face, de l’autre côté. Ce furent deux ou trois secondes d’horreur dans ce funèbre silence.
— Monsieur, dit enfin le comte de Loignes, je dois vous dire que certaines apparences ne doivent… ne peuvent…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus long. Sa voix avait pour ainsi dire brisé le charme qui, pour quelques instants, enchaînait Henri de Guise.
Au premier mot de Loignes, le duc se ramassa sur lui-même ; sa figure prit une expression à la fois lamentable et tragique, une sorte de rugissement sur ses lèvres ; d’un effort énorme, il écarta, renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide, insaisissable d’un bras qui se lève et qui retombe… Un jet de sang inonda le parquet. Loignes tomba comme une masse, sans un cri.
Guise se baissa, hagard et, d’un geste violent, retira le poignard enfoncé jusqu’à la garde. Alors sa fureur se déchaîna ; la vue du sang, le meurtre accompli, ces parfums d’ivresse et d’orgie, la rage concentrée en lui-même, tout cela, en un inappréciable instant, le transforma en une bête sauvage… Il se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s’enfuyait.
Il se rua…
Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, avec un long gémissement d’épouvante mortelle, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l’ouvrit, se jeta au-dehors… Guise, avec les mêmes insultes proférées d’une voix de fauve, la poursuivit jusque dans la salle du cabaret ; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas, et il s’affaissa, évanoui, assommé par le coup de fureur, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.
* * * * *
Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète, masquée par des tapisseries… une porte qui faisait communiquer l’auberge avec le palais… s’ouvrit sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes, traversa rapidement, et parvenue dans la salle de cabaret, vit la porte ouverte.
— Catherine de Clèves est morte ! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine !…
Un sourire terrible illumina son visage… Mais soudain, comme elle marchait à la porte, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt… Son œil se dilata… Cette figure impassible, marmoréenne, parut un instant bouleversée ; mais, presque au même moment, elle s’apaisa.
— Catherine de Clèves a échappé ! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose !…
Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. La reine Margot et Claudine de Beauvilliers avaient disparu. La salle, avec ses lumières, ses parfums violents, sa table renversée, ce blessé sur lequel se penchait quelqu’un, la salle était lugubre. Fausta s’approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l’épaule. Le quelqu’un se redressa.
— Est-ce qu’il est mort ? demanda Fausta.
— Non, madame… et même, il ne mourra pas…
Fausta demeura pensive, roulant dans sa tête des combinaisons lointaines, indéchiffrables.
— Maître Ruggieri… reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure ?
— Vous pouvez le faire achever madame, dit avec une effrayante simplicité l’homme qu’on venait d’appeler Ruggieri.
Fausta secoua la tête.
— Maître, dit-elle, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m’en mêle…
— Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d’entretenir la fièvre qui va se déclarer. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.
Fausta approuva d’un signe de tête et disparut par la porte qui faisait communiquer l’auberge et le mystérieux palais. Ruggieri la suivit d’un sourire qui peut-être eût glacé cette femme que rien n’effrayait.
« Sois tranquille, gronda-t-il alors en lui-même. Tu ne te doutes pas, Fausta, que j’ai deviné ta pensée !… Va-t-en rassurée et paisible, confiante en ma science !… »
Il ramena son regard sur le blessé.
— Moi aussi, continua-t-il, j’ai confiance en ma science !… Loignes vivra !… Et lorsque Guise et toi le croiront mort, c’est alors que vous le verrez se dresser sur votre route… et alors… qui sait ?…
À ce moment six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l’emportèrent hors de l’Auberge du Pressoir de Fer, guidés par Ruggieri.
* * * * *
Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l’auberge, en proie à une terreur insensée. Elle entendait le pas lourd de son mari derrière elle. Elle croyait sentir sur sa nuque le froid de l’acier, et d’un geste instinctif, elle cherchait à garantir son cou, tandis qu’elle bégayait :
— Grâce ! Henri. Ne me tue pas !
Ses forces tout à coup défaillirent. Elle comprit qu’elle allait rouler sur le pavé. À ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. D’un effort suprême, elle se traîna jusqu’à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant :
— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !… On veut me tuer !
— Mordieu ! grommela l’homme, il pleut des femmes par ici ! Voyons si la pluie est seulement jolie.
Soutenant la fugitive tremblante comme une feuille, il s’approcha d’un rayon de lumière qui tombait de l’une des fenêtres de la maison Fausta.
— Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi, sauvez-moi !…
La duchesse put encore balbutier ces mots, et elle s’évanouit tout à fait… L’homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu’un prompt secours était nécessaire à cette femme dont la jolie voix terrifiée l’avait ému, regarda autour de lui, et avisant la porte de la maison Fausta, souleva le heurtoir de bronze…
— Hum ! fit-il au bout de quelques instants, on ne répond pas ?…
Pourtant la maison est habitée, puisqu’il y a de la lumière…
Il frappa plus violemment et cria :
— Ouvrez donc, par Pilate ! Êtes-vous Turcs, êtes-vous Maures, vous qui laissez une femme se mourir sur votre seuil ?…
Cette fois la porte s’ouvrit… Et Pardaillan, sans d’ailleurs demander la moindre permission, entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison Fausta se referma sur lui !… Dehors un chien poussa dans la nuit un hurlement plaintif.
Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière, escorté par Charles d’Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l’attendre rue des Barrés. Pardaillan n’eut pas de peine à trouver l’Auberge de l’Espérance, et il y établit son quartier général pour la journée.
Il se mit en observation, interrogeant l’hôte, faisant bavarder les gens de basse mine, qui hantaient l’auberge. Quoi qu’il fît et qu’il dît, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition de la petite chanteuse de bohème. Il se décida donc à attendre la nuit pour entreprendre l’expédition qu’il méditait, et tua le temps en une longue conversation tantôt avec lui-même, tantôt avec le chien. Il sommeilla même quelque peu, le coude sur une table, devant un flacon qu’il vidait peu à peu.
Pardaillan n’était ni triste ni gai. Sa physionomie respirait le calme de la force et de la confiance en soi-même. Cette histoire de la petite bohémienne ne l’intéressait que relativement à Charles d’Angoulême. C’était en somme pour lui une banale aventure. Mais la douleur et l’affolement du jeune duc l’avaient touché plus qu’il n’eût voulu l’avouer… Il aimait la jeunesse. Les chagrins de cœur et les vicissitudes de sa vie errante ne lui avaient donné aucune amertume : ne pouvant plus ou ne voulant plus aimer puisque, selon ses propres paroles, il gardait un culte inviolable à celle qu’il avait perdue, il se plaisait tout de même à voir l’amour autour de lui.
La nuit venue, Pardaillan se secoua, s’ébroua, assura le ceinturon de sa rapière autour de ses reins, posa son chapeau à plumes sur le coin de l’oreille, selon sa manière, et il sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons.
Dehors, le chevalier présenta au chien l’écharpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considéra l’écharpe d’un œil torve, la renifla un instant, et aboya avec une certaine mélancolie. Il avait tout de suite compris ce qu’on attendait de lui. Mais c’était un chien hypocrite, et il passa un quart d’heure à flairer, à examiner, à étudier, pourrait-on dire, l’écharpe de soie — dans l’espoir que le chevalier renoncerait à son entreprise. Il se mit alors à quêter, et bientôt, sans doute, il retrouva la voie, car son moignon de queue s’agita.
— Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant !
Au premier croisement des rues, Pipeau fit une tentative désespérée : il feignit de prendre le change et fila comme une flèche dans la direction de la Devinière. Rappelé par un coup de sifflet énergique et menaçant, il revint en rampant. Alors, Pipeau quêta, chercha avec rage, avec frénésie, le bout du nez de travers.
* * * * *
À vingt pas derrière Pardaillan, dans l’ombre, se glissant le long des murs, trois hommes s’avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d’entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé ; le troisième les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur Pardaillan.
Cet homme, c’était Maurevert.
Les deux autres, c’étaient les deux hercules de la troupe Belgodère : Croasse et Picouic.
Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière, s’était lancé sur ses traces et l’avait suivi jusqu’à la porte de l’Auberge de l’Espérance. Et tandis que Pardaillan guettait à l’intérieur l’arrivée espérée de Belgodère, Maurevert, dehors, avait guetté la sortie de Pardaillan.
Il était patient. Il eût attendu jusqu’au lendemain, s’il l’eût fallu. Mais, pour un empire, il ne fût pas entré dans la salle où se trouvait le chevalier. La seule pensée de se trouver face à face avec lui faisait pointer une sueur froide à son front.
Pardaillan à Paris !… C’était la mort assurée !… Et quelle mort ! Il imaginait un supplice raffiné, supposant au chevalier les mêmes pensées qui l’agitaient lui-même.
Où fuir encore !… Il faudrait donc recommencer cette course éperdue qui avait duré des années !… Où se cacher !… Vers quels confins du monde chercher enfin l’apaisement de cette épouvante qui le faisait vaciller à la seule évocation de l’image de Pardaillan, à son nom murmuré tout bas par sa conscience !
Que voulait-il ?… Il ne savait pas au juste. Il avait quitté précipitamment Maineville et s’était élancé derrière Pardaillan, fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-être !…
Oh ! s’il pouvait le tuer !… Non pas qu’il désirât la mort du chevalier ; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d’affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine… C’était la peur… une peur de tous les instants… une peur qui, cent fois dans les rues, le faisait se retourner subitement avec la sensation que Pardaillan marchait derrière lui, qui, la nuit, l’éveillait brusquement et le tenait haletant, l’oreille aux écoutes, les yeux élargis…
Tuer Pardaillan, pour Maurevert, ce n’était donc plus assouvir une haine, se débarrasser d’un ennemi ; c’était se décharger de l’épouvante : tant que le chevalier vivrait, lui n’oserait vivre !…
Devant l’Auberge de l’Espérance, il se disait donc simplement que peut-être l’occasion se présentait enfin. Aurait-il la force de frapper lui-même ! le courage nécessaire pour s’approcher de Pardaillan ?… Voilà ce qu’il se demandait en frissonnant. Et il se disait sourdement qu’il n’oserait pas !… Brave, féroce même, il eût tenu tête à dix assaillants… mais attaquer Pardaillan !… Non, non, il n’oserait pas !…
La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu’il aperçut deux hommes qui, se tenant par le bras, s’approchaient de l’auberge. Avec sa sûreté de coup d’œil expert en la matière, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands, deux gueux capables de tout moyennant honnête rétribution, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors et qui, pour quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se rendirent aussitôt.
— Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées ? demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l’œil la porte de l’auberge.
Les deux malandrins se poussèrent du coude.
— C’est le jour des heureuses fortunes ! dit l’un d’eux d’une voix aiguë.
— Nous allons devenir trop riches ! fit l’autre d’une voix lugubre.
— Que faut-il faire ? reprirent-ils en chœur.
Maurevert s’assura que les deux truands étaient armés d’une bonne dague, et ce, malgré les édits répétés : la vue des poignards amena un sourire livide sur ses lèvres décolorées.
— Comment vous appelez-vous, mes braves ? demanda-t-il.
— Moi, Picouic, et mon compagnon Croasse, répondit avec un salut le plus maigre, le plus décharné des deux.
— Noms de guerre, grommela Maurevert. Ce sont bien des tire-laine. Écoutez, mes braves ; ce qu’il faut faire, le voici : il y a là, dans cet auberge, un homme…
— Qui vous gêne, peut-être ? dit Picouic, voyant que Maurevert s’arrêtait.
— Tu es intelligent, l’ami, dit Maurevert.
— Et cet homme, reprit Picouic, il s’agirait de…
— Oui ! gronda Maurevert.
— Bon ! Ça nous va, dit Picouic. Cent livres pour nous deux, après l’opération : c’est entendu.
— Qu’est-ce qui est entendu ? demanda Croasse.
— Tu le sauras. Un instant, mon gentilhomme : le nom de votre… gêneur ?
— Qu’importe son nom… pourvu que tu le tues !…
— Au fait !… Pourvu que nous soyons appuyés !…
— Voici l’argent, dit Maurevert : je suis beau joueur, moi !
Picouic fit disparaître la bourse, s’inclina jusqu’à terre, et dit :
— Monseigneur va être servi à l’instant… Prépare ta dague, Croasse !
— Silence !… fit Maurevert.
La porte de l’auberge s’ouvrait. Les trois hommes s’aplatirent contre un mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blêmir… Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions :
— Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai : « Allez ! » il sera temps. Vous vous jetterez sur l’homme. Mais ne le manquez pas du premier coup : sans quoi il ne vous manquera pas, lui !
Pour toute réponse, Picouic tira son poignard, et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s’agissait, l’imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient, le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eût pu donner le signal ; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n’osa pas !…
« S’ils le manquent !… s’il ne tombe pas du premier coup !… je suis perdu, moi !… »
C’est en roulant ces pensées de peur mortelle que combattait la haine que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit le cimetière des Innocents… Puis, après de longs pourparlers avec son chien, Pardaillan revint sur ses pas… Les trois hommes le virent passer à trois pas et le suivirent encore jusque dans la Cité… au bout de l’île…
Là, Maurevert vit le chevalier s’arrêter devant une maison. Il ne se demandait pas ce que signifiait l’étrange allure de Pardaillan. Il cherchait seulement comment il pourrait fuir dès que ses deux acolytes se rueraient sur le chevalier. Dans la Cité, devant la mystérieuse maison, il crut enfin que l’occasion était propice, et il allait s’effacer, donner le signal, lorsqu’une femme échevelée sortit de l’auberge voisine et alla tomber dans les bras de Pardaillan… Quelques instants plus tard, le chevalier disparaissait avec l’inconnue dans la maison à laquelle il venait de frapper.
— Il nous échappe, dit Picouic. C’est de votre faute, mon gentilhomme !
— Attendons, répondit Maurevert…
Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s’était jeté dans la trappe. Il tomba. Et pendant les deux secondes que dura la chute, sa pensée suprême ne fut pas qu’il allait sans doute mourir.
« Elle sait que j’ai été bourreau !… »
Voilà ce qu’il songea en ce laps de temps si court où la pensée pouvait à peine prendre une forme.
En atteignant l’eau, Claude se sentit d’abord entraîné au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d’un rigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors, tout ce qu’il avait de force et d’instinct vital fut employé à soutenir la tête de la jeune fille hors de l’eau. Tout à coup, il eut aux genoux la sensation d’un raclement et d’une écorchure ; d’un effort furieux, il se redressa… il avait pied !… Alors, il éleva l’enfant tout entière hors de l’eau et se prit à sangloter… Il la portait à bras tendus, la soulevant vers le ciel… et il marchait, soufflant fortement.
Quand il fut monté sur le haut de la berge, il vit qu’il se trouvait à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. Et comme, à ses coups redoublés, à ses appels, dame Gilberte, sa vieille gouvernante, n’arrivait pas assez vite, il appuya son épaule massive à la porte, qui craqua… À ce moment, la porte s’ouvrit ; dame Gilberte apparut une lampe à la main, tout effarée.
— Du feu ! haleta Claude d’une voix rauque : des linges chauds… vite, plus vite !…
Dans l’affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu’à sa chambre, déposa Violetta sur son lit, et se pencha sur elle, hagard, grondant à mots entrecoupés :
— Est-elle morte ?… Faut-il que je la perde pour toujours quand je la retrouve ?… Eh bien, je mourrai, voilà tout !… Dame Gilberte, par l’enfer ! hâtez-vous !…
Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu…
Or, à l’instant où Claude pénétrait dans la maison, soit qu’il eût défoncé la porte, soit que dame Gilberte l’eût ouverte, un homme qui venait d’entrer dans la rue Calandre s’arrêtait devant le logis de l’ancien bourreau de Paris. C’était Belgodère…
La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, quelque chose comme le reflet blafard d’une joie hideuse… Il vit la porte ouverte et s’arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et grommela :
« Tant mieux, après tout !… On dirait que Claude n’attend que moi !… Entrons !… Voyons, que vais-je lui dire ? Il faut que je dose la souffrance… il faut qu’il en meure sous mes yeux !… Comment, maître Claude ! vous ne me reconnaissez pas ? Vous avez roué et fouetté tant de gens dans votre vie !… Regardez-moi bien ! C’est moi que vous attachâtes au pilori, alors qu’il vous était si facile de me laisser fuir !… Maintenant, attention : c’est moi qui enlevai votre petite Violetta… Attendez, je vais vous raconter la chose !… Et savez-vous ce que j’en ai fait, de votre pure et chaste enfant, votre orgueil, votre joie, votre vie !… J’en ai fait une ribaude ! Allez la chercher dans le lit de Mgr de Guise !… Ah ! Ah ! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude ?… »
Le bandit ricanait et rugissait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra, se redressant, l’œil mauvais, la lèvre crispée prête à l’insulte. Il vit des portes ouvertes devant lui, et continua à marcher… Tout à coup, il s’arrêta ; il venait d’apercevoir au fond d’une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui, les épaules secouées de sanglots, râlait :
— Elle vit !… Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez donc eu pitié de moi aussi !… Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux… Allons, allons, ne t’effraie pas… c’est fini… te voilà sauvée… Dès la pointe du jour, nous fuirons… mais ouvre tes yeux, un peu seulement…
Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger. Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la salle à manger, puis la porte extérieure, et il s’éloigna rapidement. D’instinct, et sans savoir au juste ce qu’il voulait faire, il se dirigea vers la maison Fausta. Là, il s’arrêta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l’étonnement plus que de la fureur.
— Voilà qui est étrange, grommela-t-il. Voyons, tâchons de voir clair en tout ceci… Guise m’envoie le gentilhomme noir. Bon. Je conduis la petite à l’endroit qui m’est indiqué. Il n’y a pas à dire, je l’ai conduite ; à preuve les ducats ; preuve indiscutable. Très bien. Je rôde tout joyeux dans l’île. Je me dis que j’irai demain raconter au bourreau ce que j’ai fait de sa fille… Bon. Puis, voici que je suis pris d’une fringale de vengeance. Attendre à demain ? Pourquoi faire ?… J’y vais ; je trouve la porte ouverte, j’entre et je vois qui ? Violetta sur un lit, toute mouillée… et le bourreau… Que s’est-il passé ?… Il a dit que, demain, ils fuiraient…
À force de se creuser la cervelle, Belgodère finit par imaginer cette scène : Violetta, pour échapper à Guise, avait dû fuir et se jeter à la Seine. Claude avait dû se trouver là par quelque fantastique hasard, et plonger pour sauver la petite.
En roulant ces pensées et ces suppositions dans sa tête, Belgodère s’était approché de la porte de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes plus tard, après de confuses explications dans le vestibule, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé d’un petit marteau d’or sur un timbre, donna cet ordre à l’homme accouru :
— Qu’on aille à l’instant me chercher le prince Farnèse…
L’entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s’attendait à cet emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne témoignait ni surprise ni terreur.
* * * * *
Grâce aux soins de dame Gilberte qui l’avait déshabillée, couchée et frictionnée, Violetta revint à elle. Et lorsque maître Claude put rentrer dans la chambre, il trouva l’enfant les yeux grands ouverts, pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et graves.
— À quoi songe-t-elle ?
Claude, qui avait fait deux pas dans la chambre, en fit trois en arrière, et, tout pâle, frissonnant, avec un sourire d’une mortelle tristesse, murmura :
— Elle songe que je suis le bourreau !…
Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et de loin, d’une voix humble et enrouée :
— Tâche de dormir ; ne pense plus à tout cela ; c’est fini, je te dis… Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première heure nous puissions partir… non, non, ne dis rien… tais-toi… ta voix me ferait trop de mal si… enfin… Sache seulement que lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en sûreté… eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir…
Violetta voulut prononcer quelques mots… Mais déjà Claude avait disparu. Elle entendit seulement comme un soupir qui ressemblait à un sanglot.
Violetta ne s’endormit pas. Toute cette nuit, elle la passa les yeux ouverts, songeant toujours, immobile, ses petites mains pâles croisées sur sa poitrine, suivant l’une après l’autre les pensées qui évoluaient dans sa tête.
Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la chambre, elle se leva, s’habilla et s’assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître Claude entra. Il était en habit de voyage. Il s’efforçait de montrer une sorte de gaieté, et souriait.
— Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte… Tu ne te souviens pas de dame Gilberte ?…. Suis-je bête ! Tu ne l’as vue qu’une fois, et tu étais si petite… Enfin, tu voyageras avec elle. Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur… tiens, regarde-moi ces bons pistolets pour mettre dans les arçons… et cette dague… Malheur au premier qui…
— Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une émotion qui la faisait trembler.
Claude pâlit.
— Ah !… tu voudrais me parler ?…
Violetta fit oui de la tête.
« J’en étais sûr ! gronda Claude en lui-même. Pardieu ! C’eût été trop beau que cela finisse ainsi… Que veut-elle me dire ?… que je lui fais horreur, c’est bien simple, et qu’elle aime encore mieux mourir que de s’en venir avec moi… Qu’est-ce que je vais devenir, moi ?… Mourir ?… Me tuer ? Je n’ose pas !…Oh ! j’ai peur !… Peur de ce qu’il y a derrière la mort !… »
Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir, souriait.
— Voyons, dit-il d’une voix qu’il crut très naturelle et qui était en réalité une sorte de grondement inarticulé ; voyons, parle, puisque tu as quelque chose à me dire… moi, vois-tu, je crois… je…
Brusquement, il tomba à genoux. Violetta frémit à voir cette face énorme bouleversée par une crise effrayante de désespoir.
— Écoute-moi, dit Claude dans un rugissement de sa douleur. Moi aussi, j’ai à te parler. Au fait, il vaut mieux que cela soit tout de suite… et que je t’explique… ou du moins, que je tâche… Tais-toi, ne bouge pas !… Eh bien, oui, j’ai tué… tué par ordre ! Ne pâlis pas ainsi, je t’en supplie… écoute-moi jusqu’au bout… Tu sais ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? que je ne te parlerai plus, que je ne t’approcherai plus si tu veux… je serai simplement le chien de garde qui veille à la porte d’une maison… Donc, ma petite Violetta, avant que la bonté du Seigneur ne t’eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j’exerçais mon métier sans savoir. L’official venait ou m’envoyait un ordre. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j’allais… on me livrait le condamné, la condamnée… Est-ce que je savais, moi ?… La corde ou la hache, pour moi, ce n’étaient que deux instruments ; moi, j’étais le troisième instrument, voilà tout… Que veux-tu que je te dise ? Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J’ai fait comme eux. C’était le métier de la famille…
Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu’il lui eût été impossible de faire un geste. Claude fronça violemment ses énormes sourcils comme pour rassembler ses idées. Il pleurait. Les larmes coulaient sur son visage sans qu’il parût s’en apercevoir.
— C’était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu’un jour, je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie… Tu ne sauras jamais ce qui s’est passé dans mon cœur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule…
— Je tendais… mes mains… à la foule ?… murmura Violetta.
— Bien sûr ! Et c’est moi qui te pris, puisque tu n’avais pas de père…
— Pas de père ! cria Violetta secouée d’un tressaillement éperdu.
— C’est vrai… tu ne sais pas… je t’ai toujours menti…
Et avec un soupir atroce, tandis que Violetta, les yeux agrandis, le sein palpitant, le regardait avec une sorte d’épouvante, Claude, humblement, prononça :
— Je ne suis pas ton père…
Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d’une lumière trop vive et murmura :
— Ô Simonne, ma pauvre mère Simonne, ton agonie a donc dit la vérité…
Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait :
— Voilà. Je ne suis pas ton père. Tu vois que tu peux me quitter quand tu voudras. Maintenant, écoute. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t’eusse ramassée, pauvre petite abandonnée (Violetta frissonna), j’ignorais ce que c’est que la vie. Avais-je un cœur, une âme ? Je ne savais pas… Mais quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m’aperçus que je n’étais plus le même… J’eus horreur de tuer… Il y avait en moi quelque chose qui n’y était pas auparavant… La vue d’un gibet me fit trembler… Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l’affreuse vérité t’était révélée… Je commençai à souffrir… Je vis des spectres qui me maudissaient… Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions… Ah ! bien, oui ! Plus que jamais, les spectres rôdèrent autour de moi… En vain je multipliai les aumônes ; en vain, je fus assidu aux offices ; mon cœur portait dès lors une plaie qui jamais ne se guérira… Et ce n’est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir un homme… Alors, Violetta, quand tu me souriais, je n’étais plus le malheureux qui tremble et frissonne, qui a peur de s’aventurer la nuit dans une pièce sans lumières… Une extase m’envahissait… et… pardonne-moi… il y avait des moments où je me figurais que tu étais vraiment ma fille…
Un râle déchira la gorge de Claude. Mais avant que Violetta eût pu dire un mot, il se hâta de continuer :
— C’était trop de bonheur encore pour moi… je te perdis : Ce que j’ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire… Et voici qu’à l’heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore… voici que tu apprends ce que j’ai été !… Je comprends bien maintenant que je n’ai pas assez expié, et que l’heure de l’absolution n’a pas sonné pour moi… Voilà… tu sais tout… Ce que je voulais te demander seulement, c’est de me permettre de te sauver… de te mettre en sûreté… Et puis, après, tu me renverras. Je pense bien que maintenant… maintenant que tu sais… je n’ai plus le droit de regarder… et que vraiment, tu ne peux plus m’appeler ton père !…
Claude baissa la tête. À genoux, affaissé sur lui-même, il était semblable à ces infortunés qu’il avait vus sur l’échafaud, tendant leur cou à la hache. Violetta laissa tomber ses mains ; elle ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d’aurore, et, de sa voix douce, câline et pure, de sa voix de jadis quand elle était toute petite, elle dit :
— Père… mon bon petit papa Claude… embrasse-moi… tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin…
Claude releva brusquement le front. Il se mit à trembler.
— Q’as-tu dit ? bégaya-t-il.
Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever avec l’irrésistible puissance d’une fascination de douceur et d’infini bonheur, et lorsque Claude, éperdu, balbutiant, transfiguré, livide de joie fut tombé dans le fauteuil, elle s’assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta :
— Père… mon bon père… embrassez votre fille !…
Renversé en arrière, les yeux fermés, l’âme noyée d’extase, Claude sanglotait.
L’heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé d’un trait. Cette heure valait une existence de joie. Il y eut en lui une transformation de son être. Une éblouissante lumière inonda cette âme obscure, et sa figure si sombre prit cette expression de franchise, de bonté, de bonne humeur riante qu’on voit aux gens dont on peut dire avec certitude :
— Celui-ci est un brave homme et c’est un homme heureux.
— Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j’oublie tout, moi ! Ce n’est pas qu’il y ait du danger… car sûrement on nous croit morts… Ah ! ah ! crois-tu que c’est une bonne farce ! ajouta-t-il en riant aux éclats. Mort ? Plus vivant que je ne l’ai jamais été… Donc, nous pourrions d’autant mieux rester ici, que même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici-même… On nous cherchera partout, excepté dans cette maison… Mais elle me fait peur à présent cette maison ! J’y ai tant souffert !
— Pauvre père !… Vous ne souffrirez plus.
— Certes ! finie, la torture ! continua maître Claude. Ah ! ma Violetta, mon cœur saute dans ma poitrine… Qui m’eût jamais dit que je connaîtrais un tel bonheur… moi !… Mais assez bavardé… Partons !…
Violetta secoua doucement la tête.
— Comment ? Tu ne veux pas partir ?…
— Père, vous l’avez dit vous-même : il n’y a ici aucun danger ; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu’on nous croit morts…
— C’est vrai… mais pourquoi ?…
— Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.
— Tant que tu voudras. Elle est charmante, cette maison. Je te disais qu’elle me faisait peur… Ne fais pas attention, je dis des folies, c’est la joie, vois-tu !… Donc, nous restons, c’est entendu !… Dame Gilberte ! renvoyez cette litière et ce cheval. Quand je vous dis que l’enfant veut rester !…
La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et Violetta, s’empressa d’obéir.
— Ce n’est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons ; mais ce matin il faut que je sorte.
— Sortir ! toi ! fit Claude stupéfait.
— Pour aller à l’Auberge de l’Espérance… dit la jeune fille tout d’une voix.
— Ah bah !… Voyons… tout à l’heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m’as raconté une foule de choses que j’entendais à peine… la pauvre Simonne morte… et puis… et puis ! Ah ! par la mort-dieu, j’y suis ! Le jeune homme qui a apporté des fleurs ?… C’est ça, hein ?… Voyons, dis-moi cela, un peu !… Son nom, d’abord… Tu rougis ? Pourquoi ?… Je l’aime ce jeune homme qui t’aime.
— Je n’ai pas dit ça, murmura la jeune fille en pâlissant.
— Mais moi, je devine ! Digne jeune homme ! Allons, comment s’appelle-t-il ?
— Je ne sais pas ! fit Violetta dans un souffle.
Claude éclata d’un bon rire qui fit trembler les vitraux. Il était exubérant. Il allait et venait, prenait la main de la jeune fille pour la baiser, s’asseyait, se relevait.
— Dépeins-le moi, au moins !…
Violetta, toute heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.
— Je vais le chercher, dit-il. Dans une heure je te l’amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lui parle, que je lise dans ses yeux s’il est capable d’aimer assez pour… Mais suffit, je m’entends. Toi, tu ne bouges pas… Dame Gilberte, en mon absence, portes et fenêtres closes ! Si l’on frappe, ne répondez pas ! la maison est déserte !
Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n’ayant pas eu le temps de faire une objection. Et par la pensée, elle le suivait jusqu’à l’Auberge de l’Espérance, elle le voyait abordant le duc d’Angoulême, et le cœur battant, se demandait :
« Viendra-t-il ?… Oui ! il viendra !… Mais moi, que lui dirai-je ?… »
À ce moment, les vitraux d’une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats ; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots :
— Si l’homme résiste, tuez-le !… Mais pas une égratignure à la petite !…
* * * * *
Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules pour cacher son visage, s’était élancé vers la rue de la Tisseranderie et n’avait pas tardé à atteindre l’Auberge de l’Espérance. C’était le matin même où Charles d’Angoulême devait aller lui-même parler à Belgodère.
Claude ne se rencontra pas avec Charles d’Angoulême. L’aubergiste, truand de bas étage lui-même et tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d’une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas, et il frémit de la douleur qu’allait éprouver Violetta. Puis il se dit que la chose n’avait peut-être pas une importance réelle, que Violetta ne pouvait être attachée sérieusement à cet inconnu dont elle ignorait même le nom… enfin, il partit, se promettant de revenir.
Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l’auberge, après avoir inutilement exploré les environs…
Maître Claude, en somme, n’éprouva qu’une contrariété passagère. La joie immense qui submergeait son cœur ne laissait en lui place pour aucune autre émotion. Il allait revoir Violetta et il saurait bien la consoler. On le retrouverait, ce gentilhomme ! Il se faisait fort de bouleverser Paris. Mais, que diable, après tant d’années de douleur, il pouvait bien un seul jour connaître le bonheur ! Il souriait largement. Il donna un écu à une mendiante qu’il rencontra. Il allongeait le pas en fredonnant… Il eût voulu ne voir que du bonheur autour de lui…
Tout à coup, comme il venait de franchir le pont et qu’il rentrait dans Notre-Dame, il s’arrêta court. Un homme venait au-devant de lui… Et c’était une figure de malheur, une tête ravagée, vieillie, un corps courbé malgré la force et l’évidente noblesse des attitudes, comme si le poids des douleurs eût été trop lourd.
Une immense pitié envahit l’âme du bourreau qui murmura en pâlissant :
— Le père de Violetta !
C’était en effet le prince Farnèse !… Or, d’où venait-il ?… Il sortait du logis de Claude…
Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie… Farnèse n’avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l’homme qui lui avait pris sa fille…
— Il pense à son enfant ! se dit Claude en l’apercevant. Pauvre homme ! Comme il a l’air triste !… Voyons !… En ce jour de si radieux bonheur, pour moi, est-ce que je ne puis pas faire une bonne action ?… Est-ce que je ne puis pas tout au moins lui dire… qu’elle est vivante., et qu’il espère !…
Soudain, la pensée lui vint que Farnèse était l’émissaire de la Fausta !… que si cet homme le voyait, Violetta était perdue peut-être !… Il voulut s’effacer, s’enfoncer dans une ruelle… trop tard ! Farnèse l’avait vu ! Farnèse l’avait reconnu ! Farnèse venait à lui !…
Mais tout de suite, Claude se rassura… Non ! Cet homme ne le menacerait pas ! Cet homme ne portait en lui que le deuil et le désespoir… Farnèse s’était arrêté devant lui. Claude se taisait, humble devant cette tristesse qui écrasait son bonheur.
— J’ai reçu hier l’ordre de vous entendre en confession générale, fit Farnèse.
Claude tressaillit. Une bouffée de honte monta à son cerveau.
— Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c’est lui qui devait me donner l’absolution !… Pour le malheur que je lui apporte, il m’offre la réconciliation suprême avec le ciel !… Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu !…
Il s’inclina très bas.
— Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper… Depuis hier… cette nuit même… il s’est passé un événement qui fait que… peut-être… je n’ai plus droit à votre bénédiction !…
— Je dois vous entendre, dit Farnèse d’une voix étrange ; peu importe ce qui a pu se passer. Puisque je vous trouve, venez !…
— Ô justice profonde du Seigneur qui nous voit et nous écoute ! murmura Claude. Serai-je moins généreux, moi ?… Ne ferai-je pas descendre un rayon de joie dans ce cœur ?… Je recevrai ta bénédiction, cardinal ! Et en échange, je transformerai ton deuil en allégresse : tu sauras que ta fille est vivante !…
Un inexprimable attendrissement noyait sa pensée…
Farnèse s’était mis en marche, comme s’il eût eu la certitude que Claude le suivrait, et, en effet Claude marchait à trois pas derrière lui, docile comme un enfant, songeant que, vraiment, la fin de ses malheurs et de ses terreurs était venue.
Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu’à un confessional et dit :
— Attendez-moi là… préparez votre conscience au grand acte…
Claude tomba à genoux et murmura :
— Mon Dieu, Seigneur ! N’est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon enfant ! N’est-ce pas que je puis la garder !… N’est-ce pas que c’est assez que je dise à votre ministre qu’il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l’enfant !… Seigneur, laissez-la moi pour quelques années… quelques mois seulement !…
Farnèse avait disparu dans la sacristie, il y était entré cavalier ; il en sortit cardinal… Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot : un prince de l’Église… Il portait, avec une dignité gracieuse et hautaine à la fois, la robe rouge aux plis harmonieux ; son attitude, sa démarche, son port de tête imposaient le respect et l’étonnement. Il semblait que ce cadre énorme, sévère et grandiose des voûtes de Notre-Dame eût été fait pour lui. Il était l’acteur prestigieux qui se meut dans un prodigieux décor.
Claude le reconnut à peine. Il trembla. Le sens de la religiosité s’élargit en lui, le domina, et il éprouva à l’approche du cardinal un trouble profond fait de crainte et de vénération.
Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gémissement sourd s’échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux, n’osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée Léonore…
« Ah ! cette horrible matinée du jour de Pâques de l’année 1573 !… »
Il la revécut, en cette seconde, avec l’effroyable intensité d’un cauchemar… Il se revit devant cet autel, faisant les gestes imposés par la tradition, mais songeant uniquement à elle… Son cœur brûlait d’amour, et son âme, avec une terreur insurmontable, envisageait la catastrophe.
Léonore allait être mère !… Léonore comptait que dans ce jour même il parlerait au vieux baron de Montaigues !… Et tandis que la noble assemblée silencieuse suivait ses mouvements, lui se demandait comment il allait fuir…
Fuir ! Gagner Rome ! Abandonner sa mission de légat ! S’ensevelir à jamais dans quelque couvent !… Et comme cette pensée l’apaisait, il se retournait pour présenter l’ostensoir d’or à la foule recueillie. Et il voyait Léonore !…
Livide de ces souvenirs, avec un rauque soupir, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas, dans le grand confessionnal à la vaste architecture… Et alors, ce fut un autre sentiment qui se déchaîna en lui ! Ce fut une autre scène qui se présenta à son imagination !… Il revit le gibet de la place de Grève !… Il revit le bourreau s’emparant de son enfant !…
Une enfant… une fille ! C’est-à-dire la possibilité de vivre, d’aimer encore, de réparer peut-être… Non ! rien de tout cela n’avait été… Il se revit courant chez Claude, le suppliant, sanglotant à ses pieds… Il entendit le bourreau lui répéter :
— Votre fille n’a vécu que trois jours…
Et l’affreuse parole de mort, Claude l’avait répétée la veille. Cet homme avait laissé mourir sa fille… l’avait tuée peut-être ?… Qui savait !… Et ce sentiment qui grondait dans l’âme de Farnèse au moment où majestueux dans les plis de sa robe rouge, il marchait vers Claude prosterné, c’était la haine…
Oh ! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui… Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir. Le tenir pantelant, sanglotant, suppliant à ses pieds, comme lui-même avait supplié et sangloté…
Il s’assit près de Claude, non pas à la place ordinaire du confesseur, de l’autre côté du grillage, mais près de lui, le touchant presque… Claude ne remarqua pas ce détail. Son visage rayonna lorsqu’il vit le cardinal Et même une sorte de malice joyeuse pétilla dans ses yeux.
« Si triste et sombre maintenant, comme il va être heureux tout à l’heure ! » songea-t-il.
— Je vous écoute, dit Farnèse, glacial.
Un frisson secoua les larges épaules de Claude. Mais il l’attribua à l’impression que dégageait l’immense église déserte et silencieuse où, si formidable, il se sentait si petit… Alors, il commença le hideux récit… ! sa confession de bourreau qui a horreur de tant de meurtres froidement accomplis.
Ce fut effroyable ; Farnèse vit couler du sang, entendit des os craquer, écouta des gémissements d’épouvante… et toute cette fantastique évocation, c’était la confession du bourreau qui, les cheveux hérissés, les yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et parfois levait un regard de détresse sur le cardinal…
Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot, pas un geste ; Farnèse attendait que ce fût fini… Claude, enfin, s’arrêta, haletant.
— Ce sont bien là tous vos meurtres ? demanda Farnèse au bout d’un long silence.
— Tous, monseigneur, répondit Claude humblement. Je n’ai rien oublié…
Farnèse avait fermé les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il darda un tel regard, et si aigu, si pareil à un coup de poignard, que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-même comme à l’approche d’un malheur.
— Tu as oublié le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnèse. Tu as pendu des infortunés, ce n’est rien, cela ! Tu as fait voler la tête de quelques gentilshommes ; ce n’est rien, cela ! Tu as roué, tu as fouetté, tu as fait crier de la chair ; ce n’est rien cela ! Monstre, descends en toi-même, et cherche le véritable crime de ton existence abjecte !…
Claude, avec un frémissement d’épouvante et d’horreur, se releva… Au même instant, le cardinal fut debout et lui saisit la main.
— Ton crime, gronda-t-il d’une voix où il n’y avait plus d’intonation humaine, ton crime, Claude, n’est pas dans ces meurtres. Car tu n’étais qu’un instrument ! Tu n’étais pas plus coupable que ta hache ou ta corde ! Ton crime, c’est d’avoir tué un cœur d’homme, le mien !…
Claude voulut balbutier quelques mots. Mais déjà le cardinal poursuivait :
— Tu m’as volé ma fille ! Tu l’as laissée mourir ! Tu l’as tuée, dis-je ?… Réponds !… Non ! Tais-toi !… Misérable démon, moi, t’absoudre !… Écoute, écoute, puisque tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un cœur de père !…
Claude devint pâle comme un mort. Il sentit passer sur sa nuque le souffle terrible de l’Inévitable… Les yeux dilatés, la bouche ouverte, il considérait Farnèse sans pouvoir énoncer un mot… Le cardinal eut un rire effrayant et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude.
— Ah ! tu as une fille, toi aussi ! Ah ! tu aimes, toi aussi !… Ta fille, monstre, c’est moi qui l’ai conduite dans la chambre des exécutions !… Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux ! Tu veux dire que tu l’as sauvée ? que tu as plongé dans la trappe !… que tu…
Un hurlement l’interrompit :
— Vous saviez ce qui s’est passé cette nuit !… rugit Claude.
— Oui, je le savais !… Et c’est pour cela… c’est pour te dire… écoute !… ta fille… en ce moment… tu m’entends ? démon !… Ta fille… elle est reprise ! Elle est aux mains de Fausta !… On la tue !… Et c’est moi qui ai fait cela !…
Farnèse, d’un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras, attendant, espérant peut-être que le formidable poing de Claude allait l’assommer. Mais Claude sous l’épouvantable parole, avait fléchi, ses deux mains à son visage, et demeurait sans un geste, sans une parole… On ne voyait rien de sa physionomie, on n’entendait rien de lui, sinon une sorte de râle très rauque.
Ce silence funèbre dura une seconde…
Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il était méconnaissable… il était hideux… il était sublime… il était la personnification de la stupeur dans la douleur… D’abord, il ne regarda pas le cardinal… son regard tragique et sanglant alla jusqu’à l’autel, jusqu’à la Croix, jusqu’à Christ, jusqu’à Dieu… Et ce regard contenait une malédiction, une révolte de tout son être stupéfié par tant d’injustice… Et alors, seulement, il le ramena sur Farnèse… Et il dit… ou du moins, il grogna quelques mots… Farnèse seul pouvait comprendre, en un tel moment, une telle voix… Il dit ceci :
— Tu as fait cela, prêtre ?… Tu l’as fait ?…
— Oui, bourreau ! J’ai fait cela !…
— Tu as livré cette enfant ?… Dis ? C’est bien toi qui l’as livrée ?
— Oui ! Je l’ai livrée !…
— Et tu dis qu’on la tue ?…On la tue, n’est-ce pas ?… Elle est morte !…
— Morte !
Un gémissement, une plainte d’une étrange douceur monta jusqu’aux voûtes de la cathédrale. Puis ce gémissement s’enfla, se transforma, grandit, devint un grondement furieux, et Claude tonna :
— Cette enfant, prêtre !… Cette enfant que tu as fait assassiner !… sais-tu qui elle est ?
— Cette enfant ! balbutia Farnèse qui, à son tour, sentit son cœur défaillir, et ses cheveux se hérisser… Eh bien ?… cette enfant…
— Eh bien… hurla Claude, d’une voix déchirante, d’une voix mugissante, terrible et lamentable… Eh bien… cette enfant !… c’était ta fille !…
Et il s’en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans regards derrière lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal s’était affaissé avec un râle bref, comme un bœuf à l’abattoir, assommé net, plus sûrement assommé que par le coup de massue du poing du bourreau ! Un jeune moine qui priait non loin de là s’approcha alors de lui, et ayant constaté qu’il vivait se mit à le soigner activement.
Ce moine s’appelait Jacques Clément.
Claude sortit de Notre-Dame. D’instinct, il contourna la cathédrale, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.
La porte ne s’ouvrit pas. La façade demeura muette, rigide et triste.
— On m’ouvrira bien, grognait Claude ; il faudra bien qu’on m’ouvre, il faudra bien qu’on me dise ce qu’est devenu mon enfant… Malédiction !… Ouvrirez-vous ?…
Des deux poings, il frappait… Cela résonnait sourdement, cela réveillait à l’intérieur de longs échos de bourdon en branle.
— Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est déserte ?
C’était une femme du peuple qui passait et donnait ce charitable avis. Claude se retourna et dit :
— Je veux ma fille !… Je vous dis qu’ils ouvriront, moi !…
La femme recula, épouvantée de cette monstrueuse physionomie. Claude se remit à frapper avec rage ; parfois, il s’arrêtait et s’appuyait de tout son poids à la porte ; alors ses muscles saillissaient ; les veines de ses tempes gonflaient ; un râle s’échappait de ses lèvres tuméfiées ; arc-bouté des épaules géantes, les talons plantés aux pavés, il apparaissait comme un de ces colosses de pierre que la rude imagination des architectes de cette époque tourmentée plaçait aux contreforts des murailles, et les gens qui l’entouraient frémissaient.
Car un rassemblement s’était formé autour de lui. Bien peu reconnurent l’ancien bourreau, et ceux-là se gardèrent bien de dire son nom, car il ne faisait pas bon s’attirer la colère d’un tel personnage.
— C’est un fou…
Des gamins se mirent à huer… Maintenant, Claude essayait, de ses ongles, de trouver un joint… Ses ongles saignaient… et comme il ne réussissait pas il frappa de sa tête… Son front ruissela de sang…
— C’est un fou…
— Il faut aller chercher le guet.
Claude était tombé à genoux. Il appelait, criait, suppliait… Les gens s’écartaient à chacun de ses mouvements ; Claude sanglotait… Il disait des choses qu’on ne comprenait pas, mais sa voix faisait passer des frissons sur la nuque des femmes…
Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d’un pas égal et rapide, et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l’Auberge du Pressoir de Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas…
Après l’abattement et les supplications, Claude eut une nouvelle crise de fureur… Longtemps encore, il se débattit, frappa, poussa ; et c’était effrayant cette lutte du géant contre la porte de fer immuable, impassible. Enfin, il s’en alla, la tête basse, toujours avec ce même râle qui gonflait son vaste poitrail et s’exhalait en un souffle rauque de fauve qui souffre.
Claude rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu ; toutes les portes étaient ouvertes : dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte, des sièges renversés, un rideau arraché. Machinalement Claude se mit à tout remettre en place.
Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta… Cela dura deux ou trois heures… Parfois, il allait jusqu’à la porte extérieure qu’il avait laissée ouverte, et regardait dehors ; puis il rentrait précipitamment à l’intérieur, et courait jusqu’à la chambre… Il ne pleurait plus. Il finit par se jeter dans le fauteuil où s’était assise Violetta et ferma les yeux, essaya de réfléchir… Quelles pensées traversèrent alors cette tête douloureuse ?… Quels projets s’y agitèrent ?… Quelles résolutions suprêmes ?…
— C’est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire ; c’est cela pardieu !… Mourir !… Quelle bonne idée !… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?…
Il se releva avec une sorte d’empressement joyeux, et courut à une salle où il n’avait pas dû entrer depuis bien longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées, des masses, des maillets de bois, des couteaux, tout cela soigneusement accroché aux murs en bon ordre… Cette salle… c’était la salle aux outils… les sinistres outils de son ancien métier !…
Dans un coin des paquets de cordes toutes neuves ; quelques-unes de ces cordes étaient toutes préparées, avec le nœud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta…
Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas ; tous les détails de son métier lui revenaient d’instinct et, avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du nœud coulant ; il s’assura que cela glissait bien, puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde… Alors, monté sur l’escabeau qui lui avait servi pour planter son clou, il jeta autour de lui un dernier regard ; un soupir gonfla sa poitrine, il murmura un mot, sans doute le nom de Violetta, et passa le nœud coulant autour de son cou.
Alors, d’un coup de pied, Claude fit basculer l’escabeau… Il tomba dans le vide.
* * * * *
Au même instant, quelqu’un parut au seuil de la chambre. Ce quelqu’un vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête, trancha la corde… Claude s’affaissa au long du mur… L’homme, avec la même résolution, desserra le nœud coulant et se mit à frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit les yeux… Cet homme, c’était le cavalier noir qui, trois heures auparavant avait pénétré dans l’Auberge du Pressoir de Fer, pendant que Claude essayait de défoncer la porte de la maison Fausta. Et ce cavalier noir, c’était le père de Violetta, le cardinal prince Farnèse…
* * * * *
Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Une bouffée de sang monta à sa tête. Un grognement bref s’échappa de ses lèvres, il se releva, repoussa rudement Farnèse, et avec un éclat de rire infernal, s’élança hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n’avait pas bougé. Il était immobile à la place même où l’avait laissé Claude…
Dans cet instant où l’œil perçoit plus complètement et plus soudainement les choses. Claude s’aperçut alors d’une chose qu’il n’avait pas remarquée tout d’abord… Le matin dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs… Maintenant, cette barbe et ces cheveux étaient blancs… Le cardinal Farnèse avait vieilli de vingt ans en quelques heures…
Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s’avança sur Farnèse en grondant :
— Merci, prêtre ! Je t’avais oublié, tu viens me rappeler qu’avant de mourir !…
— Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit Farnèse d’une voix étrangement calme.
La hache qui se levait demeura suspendue… La folie du meurtre fut enrayée un instant.
— Qu’ai-je donc à faire ? rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Dis ! Parle ! Souffrir ? Pleurer ? Te tuer avant de mourir ?…
— Tue-moi si tu veux : je venais te dire qu’il nous reste à venger l’enfant…
— La venger ? bégaya Claude qui trembla de la tête aux pieds dans un terrible tressaillement.
— Cette femme, dit Farnèse sans hausser ni baisser le ton ; cette femme qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, cette femme qui m’a employé, moi, au meurtre de l’enfant… cette femme que j’appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l’assassin de ma fille… bourreau, veux-tu donc qu’elle vive ?…
Claude jeta sa hache, saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.
— Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci : veux-tu m’aider à frapper cette femme ? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d’elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l’enfant pour devenir mon aide ? mon aide pendant une seule année… Non seulement mon aide, mais mon esclave ? Car seul je sais les voies secrètes qui nous permettront de la frapper ?… Quand ce sera fait, tu cesseras d’être mon esclave, tu redeviendras le bourreau et je te dirai : Maintenant, tu peux me tuer… Le veux-tu ?
Claude haletant, sanglant, la figure dans la figure de Farnèse, avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s’alluma dans ses yeux éperdus. Et, dans un souffle, il répondit :
— Monseigneur, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, comme vous m’appartiendrez corps et âme quand ce sera fait ! Elle d’abord ! Oui !… Vous avez raison ! Vous ensuite !…
— Bien, dit froidement Farnèse. Voici ma main. La tienne !
Claude eut une imperceptible hésitation. Puis il ferma ses yeux chargés d’une haine sauvage contre cet homme. Il ferma les yeux, et sa main tomba dans celle du cardinal… Alors le cardinal avisa une table sur laquelle se trouvaient des feuilles de parchemin, des plumes, une écritoire.
Avec une effroyable sérénité, Farnèse s’assit à la table et dit :
— Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue.
Sur une feuille de parchemin, il écrivit :
« Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie : Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira : à telle heure qui lui conviendra ; m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande ; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe ; Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu. »
Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, approuva d’un hochement de tête, plia le parchemin, et le mit dans sa poche.
— À ton tour ! dit alors le cardinal.
Claude s’assit à table, prit une feuille, et, de son énorme écriture irrégulière, traça ces mots :
« Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie : Pour atteindre la femme nommée Fausta, m’engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse ; ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe… »
À ce moment, comme le front de Claude continuait à saigner, une large goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot. Claude tressaillit, sursauta, se recula… puis se pencha de nouveau. Et de son pouce il écrasa la goutte de sang ; et il en traça une croix rouge.
Alors il gronda :
— Ma signature, à moi !…
— Je la tiens pour valable ! dit Farnèse.
Le cardinal prit le papier, le relut, le plia, et le fit disparaître comme avait fait Claude. Un instant, les deux hommes, debout, face à face, livides, effrayants, se regardèrent. Puis le cardinal, sans un geste d’adieu, se retira, lent et silencieux, glissant comme un spectre, pendant que le bourreau appuyé du poing sur la table, les yeux exorbités, la tête penchée en avant, le regardait s’en aller et murmurait sourdement :
— La Souveraine… d’abord !… Et vous, ensuite… Monseigneur !…
Nous ramenons maintenant le spectateur de ces drames, notre lecteur, au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d’entrer, c’est-à-dire quelques minutes après la scène d’orgie que nous avons essayé de retracer, c’est-à-dire le soir même du jour où Violetta a été saisie dans le logis de Claude, c’est-à-dire enfin quelques heures après le pacte qui vient de se conclure entre Farnèse et l’ancien bourreau.
Dehors, dans l’ombre, Maurevert guette la sortie du chevalier, avec Picouic et Croasse. Quant au chien Pipeau, soit paresse, soit tranquillité instinctive sur le sort de son maître, après avoir stationné et aboyé juste le temps nécessaire pour acquitter sa conscience, il a repris sournoisement le chemin de la Devinière.
Quant aux acteurs principaux que le lecteur a entrevus pendant l’orgie, ils sont au nombre de sept qui nous intéressent : trois hommes et quatre femmes.
Le duc de Guise : nous l’avons laissé évanoui de rage dans le cabaret où il est tombé en poursuivant Catherine de Clèves, duchesse de Guise…
Le moine Jacques Clément… celui-là même qui, dans Notre-Dame, a rappelé le cardinal Farnèse à la vie : nous avons vu qu’il s’est enfui dans la salle d’orgie — et nous le retrouverons.
Le comte de Loignes, amant de la duchesse : il a été transporté mourant au logis de Ruggieri.
Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur des Guise : par la porte de communication, elle a pénétré dans la maison Fausta.
Claudine de Beauvilliers (qu’est-ce que Claudine de Beauvilliers ? Nous le saurons bientôt) : elle a suivi le même chemin que la duchesse de Montpensier, c’est-à-dire que du cabaret de la Roussotte elle est passée dans le palais Fausta.
Marguerite, reine de Navarre, qu’on appelle encore la reine Margot : elle s’est élancée au-dehors et a disparu.
La duchesse de Guise enfin : elle est allée tomber dans les bras de Pardaillan, qui a frappé à la porte de fer, et qui vient d’entrer dans le sinistre vestibule où deux gardes veillent incessamment.
Fausta vient d’avoir un bref entretien avec Ruggieri, et elle rentre chez elle persuadée que le comte de Loignes va mourir. L’intérêt qu’elle peut avoir à la mort de l’un des plus redoutables séides d’Henri III se dégagera de lui-même dans la suite de ce récit.
La voici maintenant dans cette sorte d’élégant boudoir où elle a reçu Henri de Guise. Ses suivantes préférées : Myrthis et Léa sont là, guettant anxieusement un regard, un sourire de leur maîtresse. Mais le front de l’étrange princesse se couvre de nuages ; ses sourcils d’un beau noir se froncent, son sein palpite… et les deux femmes tremblent.
— Ah ! le misérable lâche ! gronde celle qu’on appelle tantôt Sainteté, tantôt Souveraine. Être l’homme qui fait trembler la France, s’appeler Guise, voir sa femme sur les genoux de son mortel ennemi… et s’évanouir !… Ce soudard a des faiblesses de ribaude…
Elle médita plus profondément.
— Qui sait, murmura-t-elle, si pour moi il ne vaut pas mieux que le futur roi de France soit ainsi ?… Mais cette femme… cette Catherine de Clèves… comment la ramener dans le vaste filet que j’avais tendu ?…
Elle sortit en adressant à ses deux suivantes quelques mots en une langue étrangère.
Le palais se divisait en trois parties bien distinctes. À droite, c’étaient les somptueuses pièces officielles entourant la salle du trône. À gauche, c’étaient les appartements privés, plus féminins, plus élégants, moins sévères. Au fond, c’étaient des logis de gardes et d’officiers et de serviteurs, et puis la chambre des exécutions… C’était plus qu’un palais… c’était une ville, un organisme complet… une sorte de Vatican… c’était Rome au cœur de Paris…
C’est dans la partie privée que se trouvait alors Fausta. Elle longea lentement un long couloir. Elle semblait avoir repris toute sa sérénité. Elle s’arrêta devant une porte et murmura, pensive :
— Ici, la petite bohémienne… nous verrons !
Plus loin, devant une autre porte, elle songea :
— Ici, Claudine de Beauvilliers… la solution, peut-être !
Plus loin encore, devant une troisième porte, elle dit :
— Ici, Marie de Lorraine m’attend… J’ai à lui parler du moine !…
Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes :
— Ici, le bohémien Belgodère… Un bon limier à lancer sur Farnèse…
Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait pour ainsi dire sa multiple pensée ; son esprit se mouvait à l’aise dans le tourbillon de la vaste intrigue ; elle semblait dominer les événements, et d’avance assignait son rôle à chacun des personnages qu’elle avait sous la main et qui, sans se connaître, allaient manœuvrer sur la même scène, dans le formidable croisement des drames qu’elle agençait…
Comme elle revenait sur ses pas et qu’elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu’à elle. Chaque porte de ce palais était truquée ; chacune possédait un judas, un œil invisible… Fausta n’eut qu’à s’approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie et d’étonnement.
— Dieu est avec moi ! murmura-t-elle.
Au même instant elle fit un signe : et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes et leur reprochait leur inhospitalité…
— À Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu’un ait frappé à ce logis et qu’il n’y ait pas trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur : vous êtes le bienvenu… Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée…
Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui s’avançaient et qui, à l’instant, disparurent dans l’intérieur, entraînant ou plutôt portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit, salua de l’un de ses gestes où il y avait une charmante et naïve emphase, une politesse royale et une aisance cavalière de routier.
— Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n’est point mienne…
— Cela se peut-il ? dit Fausta, qui considérait le chevalier avec une attention soutenue.
— Voici l’histoire en deux mots : je passais, par hasard, devant cette maison, lorsque je vois accourir vers moi une femme qui crie et, fort effrayée par je ne sais quel danger, s’évanouit dans mes bras en implorant aide et assistance. Je vois ici une fenêtre éclairée. Je frappe. On m’ouvre enfin. J’explique la situation à deux dignes serviteurs que je m’excuse d’avoir quelque peu ébaubis. Et ladite situation, cette dame dans mes bras, vos deux domestiques effarés et complotant entre eux, moi réduit à l’impuissance et commençant à me trouver ridicule, la situation, dis-je, menaçait de devenir gênante, lorsque votre bonne grâce est venue tout arranger d’un mot et d’un sourire, ce dont le chevalier de Pardaillan a l’honneur de vous présenter sa gratitude émerveillée.
Ceci fut débité avec cette élégance de geste et de voix et cette imperceptible émotion comme poudrée de raillerie, qui n’appartenaient qu’à Pardaillan.
— Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta de cette voix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux que par l’échafaudage de quelques politesses. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s’y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française…
Le chevalier jeta autour de lui ce rapide, profond et sûr coup d’œil de l’homme habitué à la prudence que donne le courage poussé à ses dernières limites.
« Qu’est ceci ? grommela-t-il en lui-même. Un lieu d’amour ?… Bien sinistre en tout cas !… Un coupe-gorge, peut-être ?… Hum !… Voilà aussi, par la mortdiable, une créature par trop délicieuse, et d’invraisemblable beauté pour un tel cadre… Ma foi, je me laisse tomber ! Tant pis s’il y a un précipice sous les fleurs !… »
Et s’inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir une longueur démesurée de sa rapière, et appuyant sur la garde :
— Madame, dit-il, l’illustre nom de Borgia m’est garant qu’en fait d’arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Et quant à l’élégance, je ne pourrai guère vous offrir que celle d’un bon routier, qui n’a eu pour maîtres que la nécessité de l’heure, le hasard du jour, la tristesse et la joie de la solitude. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.
Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre, et pénétra dans l’intérieur. Pardaillan entra derrière elle.
« Oh ! oh ! songea-t-il par les magnificences au milieu desquelles il se trouvait soudain transporté, est-ce ici le Louvre royal ?… Non, car le roi de France n’est pas assez riche pour entasser de tels trésors… Est-ce la demeure d’une guerrière ?… Non, car ces parfums énervants sont plutôt ceux d’une magicienne d’amour. Est-ce le logis d’une courtisane ? Non, car ces panoplies d’armes que je vois rutiler aux murs sont l’ornement d’une combattante et non d’une amoureuse ! Que vois-je dans cette salle immense ?… Un trône ! Un trône d’or !… Oh !… Est-ce donc une reine ?… Oui, par le ciel ! car il y a une couronne au-dessus du trône !… Une couronne ?… Non pas !… par tous les diables… une tiare ! une tiare papale !… »
Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait. Pourquoi un trône ? Pourquoi une tiare ? Qu’était-ce que cette femme dont il admirait devant lui la démarche onduleuse et souple ?… Cependant, il ouvrait l’œil. Il avait maintenant la vague intuition qu’il se trouvait en présence d’une redoutable énigme.
Fausta s’arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destinée aux étrangers. Elle s’assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille comme patinée par la douleur ambiante. Et avant que Pardaillan fût revenu de cet étonnement qui le subjuguait :
— Monsieur le chevalier, dit-elle, c’est vous qui, sur la place de Grèves, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et lui avez joué ce tour dont tout Paris a parlé et s’est émerveillé…
— Moi, madame ? s’écria Pardaillan jouant la stupéfaction et se demandant déjà s’il ne ferait pas mieux de s’en aller purement et simplement sans autre explication…
— C’est vous, monsieur le chevalier, qui avez entraîné Crillon à travers la foule des bourgeois, et avez conduit sa troupe jusqu’au-delà de la Porte-Neuve…
« Que la peste m’étouffe ! songea Pardaillan. Qu’avais-je besoin de secourir cette mijaurée qui m’est tombée dans les bras ! Madame, reprit-il tout haut, êtes-vous bien sûre que ce soit moi ?… »
— J’ai tout vu ; du haut d’une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands… j’ai tout vu, et je viens de vous reconnaître. Oui : c’est bien vous.
— En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait en effet vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.
Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Il regardait en face la princesse Fausta et n’en paraissait pas troublé. En réalité, il étudiait avec cette rapidité et cette sûreté que donne seule l’intuition et qu’aucune science ne peut faire acquérir. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu’elle pensait. Mais pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d’une impassible ironie… Et, à un battement plus rapide des cils, à un mouvement plus accentué du sein de marbre, peut-être eût-on pu deviner que pour la première fois elle était émue, et que la statue s’animait, à son insu sans doute…
— Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré…
— Parole précieuse, madame, car je vois à votre air que vos admirations doivent être rares.
— Votre épée est sûre, monsieur, dit Fausta surprise de tressaillir ; mais votre coup d’œil est encore plus sûr. En effet, je n’admire qu’à bon escient. Venons donc au fait. Je vois que vous êtes un de ces hommes avec qui la franchise devient l’habileté suprême…
— Que va-t-il m’arriver ? se dit Pardaillan.
— Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l’œuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j’ai pris aussitôt la résolution de m’enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, et maintenant que je vous ai vu de près, je me confirme dans mes résolutions.
— Ah ! madame, vous m’aviez fait l’honneur de prendre des résolutions à mon égard ?…
— M. de Guise doit vous haïr de haine mortelle, dit lentement Fausta.
— De haine, oui ! fit le chevalier froidement ; de haine mortelle, non ; car si la haine de M. de Guise était mortelle, il y a longtemps que je serais mort…
— S’il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui…
— Vous voulez dire, madame, qu’il serait sage à lui de faire sa paix avec moi ?
Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure étincelante de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris. Dans ces yeux d’acier, elle ne vit aucune fanfaronnade. Sur ce front calme, elle lut une sereine intrépidité…
— Monsieur, dit-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu’il fera de vous un puissant seigneur…
— Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu’il touche cette main que voici ?…
Et il tendit sa main droite.
— Il la touchera, fit-elle en souriant.
— Permettez-moi, madame, d’avoir meilleure opinion que vous d’un homme qui sera, demain peut-être, roi de France, dit Pardaillan avec cette tranquillité qui était son élégance, à lui. M. de Guise ne peut toucher la main qui l’a touché au visage…
Fausta éprouva un des ces frémissements qui venaient de l’agiter déjà deux ou trois fois.
— Vous avez fait cela ! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise !…
— Dans une circonstance qu’il vous racontera lui-même, si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n’a pas hésité à pénétrer avec une troupe armée et nombreuse dans la maison d’un vieillard sans défense, blessé, presque mourant. Il vous confessera qu’il a eu ce courage, lui, Henri Ier de Lorraine, de faire assassiner dans son lit ce malheureux. Il vous dira qu’il poussa la magnanimité jusqu’à jeter par la fenêtre le cadavre sanglant de l’amiral Coligny. Il vous dira enfin que sur ce front livide du mort, lui, l’homme de la chevalerie élégante, posa son talon ; rude victoire, madame ! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j’ose dire, de la main que voici !…
— Le duc défendait la cause de l’Église ! dit sourdement Fausta.
— De quelle Église, madame ?… Il y en a au moins deux…
Pardaillan avait prononcé ces derniers mots sans autre intention qu’une innocente raillerie. Mais Fausta pâlit soudain.
— Comment savez-vous qu’il y a deux Églises, vous ? gronda-t-elle de cette voix si dure qu’à peine pouvait-on concevoir qu’elle sortît de cette bouche si délicate.
— Deux Églises ! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela ?… »
Est-ce que cet homme serait un espion ! » songeait Fausta.
« Oh ! oh ! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue… Est-ce que Guise ne serait qu’un instrument !… Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Église !… Ce merveilleux palais, ce trône surmonté d’une tiare… ces clefs symboliques brodées sur les tentures… Oh ! mais, c’est fabuleux ce que je vais penser là !… Ce palais… ce serait donc… le palais d’un pape !… un autre pape que Sixte Quint !… Un pape installé à Paris !… Allons, allons, sornettes et visions !… »
Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s’étaient regardés, plus profondément étudiés, tâtés comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un de ces routiers comme il y en avait tant alors, s’attachant au plus offrant, et mourant pour le dernier enchérisseur… mais un routier héroïque, capable d’entreprises extraordinaires : une épée invincible qu’il s’agissait d’acheter à tout prix.
— Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître ?
— Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Qu’est-ce que je suis, moi ? Un homme qui ne demande qu’à s’amuser, et qui s’ennuie dans la vie… J’avoue d’ailleurs que si je m’ennuie, c’est un peu par ma faute. J’ai rêvé jusqu’ici les hommes plus grands qu’ils ne sont. Ah ! si je tombais sur quelque terrible chevalier au cœur indomptable, à l’esprit de diamant, aux pensées vastes, qui me demanderait de l’aider à renouveler le monde !… Oui, cela m’amuserait… Mais je dois confesser que, comme Diogène, j’ai pris en vain ma lanterne. J’ai vu de très près des gens qui de loin me semblaient formidables soit par leur méchanceté, soit par leur générosité. Or, il s’est passé un phénomène bien curieux, madame… À mesure que je m’approchais, ces géants perdaient de leur taille et de leur envergure. Et quand enfin, arrivé près d’eux, j’ai levé la tête en tremblant, je ne les ai plus vus ! Je regardais trop haut, madame… Il m’a fallu baisser les yeux jusqu’à hauteur des miens… quand je n’ai pas dû les baisser plus bas… Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu’attend le monde ?…
Pardaillan parlait avec cette large poésie qui lui était naturelle. Son visage gardait son habituelle expression d’ironie à froid ; parfois seulement, elle s’illuminait d’un rapide éclair. Et ce n’était pas seulement sa parole souple et nerveuse qui donnait cette impression d’étrangeté de force et en même temps de raillerie qui séduisait, étonnait et frappait l’imagination ; c’était toute son attitude, la noblesse de la physionomie, la sobriété du geste ; la beauté de cet homme si peu pareil aux autres hommes.
Fausta le regardait, l’écoutait. Et quand il eut fini de parler, quand elle s’interrogea, stupéfaite de sentir au fond d’elle-même elle ne savait quoi qui palpitait, elle gronda presque avec rage :
« Émue ! Moi ! Moi, émue !… Allons donc !… Par le ciel ! Fausta la Vierge ne connaîtra pas un homme capable de troubler sa pensée !… »
Et pourtant cette pensée, entraînée comme d’un coup d’aile par la pensée du chevalier, s’élevait soudain. Fausta se mettait au diapason de celui qui faisait vibrer en elle ces sensations inconnues…
— Le maître que j’ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu’elle devait à une longue étude, a rêvé ce que vous avez rêvé, chevalier…
— Ah ! pardieu, madame, je serais bien aise de connaître un tel personnage !
— Vous l’avez devant vous, dit Fausta.
— Vous, madame !…
— Moi !… Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l’exécution de vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux… Voulez-vous être l’un de ces hommes ?… Je devine en vous la grandeur d’âme, la force d’un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer l’humanité… Si je vous disais, chevalier, tout ce que je porte dans ma tête ! Pourquoi suis-je entraînée à vous parler, à vous que je ne connais pas ?… Je ne sais… mais je crois, je vois que vous êtes celui que j’ai souhaité !…
« Malheur de moi ! songea le chevalier. Me voilà bien loti ! Il n’y a donc pas moyen de vivre en paix sa pauvre vie ?… »
— Sachez donc, continua Fausta d’une voix devenue ardente, sachez donc, ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve !… Sachez que je suis celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue pour conduire l’Église à ses destinées suprêmes !… Sachez que devant l’œuvre vertigineuse mon âme n’a pas tremblé. Aux princes qui m’offraient la plus éblouissantes des royautés, j’ai dit que je serais…
Elle s’arrêta palpitante… Soudain elle porta la main à son front. Et en elle-même, elle balbutia :
— Quoi ! Émue à ce point par ce routier ! Quoi ! Moi qui parle aux rois de France en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier !… Malheureuse ! qu’ai-je dit ! qu’allais-je dire !…
Mais Pardaillan avait compris !… le voile de mystère qui enveloppait Fausta se déchirait en partie !… Il demeura un instant ébloui de ce qu’il entrevoyait, en proie à cet étonnement fabuleux qui saisit l’homme devant l’impossibilité réalisée, …
— Oh ! murmura-t-il, c’est donc vrai ! C’est bien le Vatican dans Paris !… Et ce trône que j’ai aperçu, s’il n’est pas pour un pape… eh bien !… il est donc pour la Papesse !
La Papesse !
Pardaillan frissonna. Une femme !… Oui, une femme qui se dressait devant Sixte Quint !… Une femme qui, devant le trône de l’implacable et terrible vieillard, dressait le trône où elle asseyait sa beauté radieuse !… Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle démence apparente que Pardaillan haussa violemment les épaules et, presque à haute voix, prononça :
— Impossible !…
« Il m’a devinée ! murmura Fausta au fond d’elle-même. Il faut que cet homme devienne sur l’heure un de mes serviteurs… ou qu’il ne sorte pas vivant de ce palais !… »
Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec plus de curiosité que d’effroi ou de vénération qu’il considéra l’étrange princesse.
— Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m’expliquer votre pensée, daignez achever… Je vois que vous êtes en France pour une œuvre que je ne connais pas, mais qui doit être terrible…
— Cette œuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d’elle-même, vous en avez vu les premiers actes… Henri de Valois a succombé à nos premiers coups… il est en fuite… Le trône de France est inoccupé… Chevalier, que pensez-vous d’Henri III ?…
— Moi, madame ?… Mais je n’en pense rien, sinon qu’il est en fuite, comme vous venez de le dire.
— Oui… Mais avez-vous un motif quelconque de lui être dévoué ?… Parlez franchement…
— Je connais à peine le roi, madame. Je ne l’ai vu qu’une fois ou deux, alors qu’il s’appelait le duc d’Anjou, et j’avoue que je le tiens en médiocre estime…
Le visage de Fausta s’éclaira.
— Bien, dit-elle. Maintenant, tout ressentiment à part, que pensez-vous d’Henri de Guise ?
— Je pense, dit nettement le chevalier, qu’il est tout désigné pour monter sur le trône de France… C’est du moins l’opinion de tous les Parisiens.
— Oui ! dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu’il est plus digne de la couronne que n’importe quel gentilhomme de ce pays ? N’a-t-il pas la force d’âme, le courage, la générosité de pensée, l’intrépidité naturelle qui peuvent faire accomplir de grandes choses ?…
— Mon Dieu, madame, fit Pardaillan avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu’on ne savait jamais s’il plaisantait, je crois que vous voulez me demander si Henri de Guise sera un roi capable de mériter autour de lui les dévouements héroïques ?
— C’est bien ce que je vous demande, me faisant fort d’obliger le roi de France à oublier les insultes faites au duc de Guise…
— Mille grâces, madame ! dit Pardaillan qui s’inclina. Je souhaite et espère au contraire que Guise se souviendra. Quant à mon avis, le voici tout franc : j’estime d’abord que le trône de France serait admirable si aucun roi ne s’y asseyait. Que voulez-vous ! C’est une folle idée que j’ai ramassée le long des routes, en regardant le soleil qui est fait pour éclairer tout le monde, et en voyant que peu sont appelés à se chauffer à ses rayons !… Ensuite, s’il faut absolument qu’il y ait quelqu’un dans ce pays pour continuer à lever des impôts, occupation charmante, j’en conviens, il faudrait au moins que ce quelqu’un fût aimable, beau et généreux entre tous…
— N’est-ce pas le portrait d’Henri de Guise ? dit Fausta avec un regard aigu.
Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.
— Comment, madame, n’avez-vous donc pas entendu ce que j’ai eu l’honneur de vous dire ?… Comment l’homme qui pose son pied sur la tête d’un ennemi vaincu peut-il être généreux ?… Comment peut-il m’apparaître brave et beau, à moi qui l’ai souffleté !…
Pardaillan se leva et s’appuya sur sa rapière.
— Tenez, madame, jusqu’ici j’ai plaisanté, je crois… je vous supplie de me pardonner… c’est plus fort que moi, je ne puis prendre au sérieux ce que font les hommes. Je me contente de les aimer quand ils sont aimables, de les admirer quand ils agissent en véritables hommes, et de les mépriser et encore !… plus simplement, de m’écarter d’eux quand ils agissent en fauves… Guise est un fauve, madame. Je ne le blâme pas ; seulement, je le trouve hideux… Et puis… et puis…
— Achevez donc, chevalier, dit Fausta avec un sourire mortel.
— Soit ! Je voulais vous dire ceci : que faites-vous, vous-même ? Si belle, madame, si admirable de beauté, femme, admirablement femme, vous ne songez à rien de sérieux, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur… Vous songez à des choses qui, d’avance, me font bâiller d’ennui… c’est-à-dire à des histoires de trône… Excusez-moi… Je vous le disais bien qu’avec moi vous ne connaîtriez pas les belles pensées de la gentilhommerie…
— Jamais je ne fus autant intéressée… continuez ! reprit Fausta dont le regard lança un sombre éclair.
— Merci, madame !… Je continue… Encore si ces histoires de trône offraient un amusement quelconque… Mais non. Cela se complique… Ce sont des choses assez laides que j’entrevois… Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France !…
— Pourquoi ?… Voyons… pourquoi ?…
— Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. De grâce, madame, laissez-vous parler à cœur ouvert. Vous êtes venue en France pour accomplir cette œuvre. Eh bien, voyez-vous, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en retourner dans l’admirable pays où l’on respire l’amour et la joie, où chaque passant est peut-être un grand peintre ou un beau poète, où les femmes ont des sourires de déesses… Ici, madame, vous ne réussirez pas !
— Pourquoi ? gronda Fausta… pourquoi ?…
— Parce que je vous ai devinée, madame ! Parce qu’une femme qui rêve de s’appeler Papesse au lieu de s’appeler la Joie et l’Amour (Fausta pâlit horriblement) est une chose qui me blesse, moi, et me paraît extravagante ! parce que vous voulez, enfin, monter sur le trône auprès d’un homme que j’ai résolu d’écarter du trône !…
— Mais pourquoi ne réussirais-je pas ? dit Fausta d’une voix caressante.
— Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame !
Sur ces mots, Pardaillan s’inclina profondément. À ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et en se redressant, le chevalier put croire qu’il avait fait un rêve fantastique, car la mystérieuse Fausta avait disparu !… Il se retourna vivement.
— Ah ! ah ! s’écria-t-il en éclatant de rire, il paraît que la Papesse n’aime pas plus la vérité que le Pape ! Peste ! Trois… sept… douze !… Ça, messieurs, qu’êtes-vous ? Évêques ou cardinaux, ou marguilliers ?…
En parlant ainsi, Pardaillan, de ce geste qui le faisait si terrible dans l’action, avait tiré sa longue et large rapière, et s’acculant d’un bond à l’angle gauche de la pièce, était tombé en garde… En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais, une douzaine d’hommes masqués s’étaient rués, l’épée où le poignard à la main… Ils ne disaient pas un mot, ne jetaient pas un cri…
À l’instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et choqués ; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un hurlement prolongé : le gémissement venait de l’un des assaillants qui venait de tomber raide mort ; le hurlement venait d’un blessé qui se retirait de la bagarre.
Pardaillan, acculé à son angle, ramasse sur lui-même, l’œil calme et brillant, la physionomie étincelante d’une sorte de griserie, ne faisait que peu de gestes ; seulement chacun de ses gestes était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur coup sans s’inquiéter de leurs blessés… Un instant le chevalier fit trois pas en avant et s’enveloppa d’un tel flamboiement d’acier qu’il y eut un recul…
— Messieurs, un conseil ! Voulez-vous ?
Les assaillants se taisaient ; ils frappaient seulement avec plus de rage, et si leurs visages n’eussent été couverts, on eût pu lire sur ces visages l’étonnement prodigieux que leur inspirait cet homme.
— Exorcisez-moi ! cria Pardaillan en portant un nouveau coup suivi d’un cri.
— Tue ! Tue ! crièrent les assaillants oubliant toute recommandation de silence.
— Arrière, messieurs les marguilliers ! cria Pardaillan.
Il n’avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts ou blessés. À ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets !… Pardaillan était perdu !
— J’aurais pourtant bien voulu dire un mot à Maurevert, avant de rejoindre Loïse dans le pays des rêves éternels ! murmura le chevalier.
À cet instant précis, et avant qu’un seul des pistolets eût fait feu, une porte s’ouvrit !… Dans l’encadrement de cette porte, un homme parut !… Pardaillan, échevelé, bondit comme un lion. D’une poussée terrible, il envoya l’homme rouler à dix pas, et il franchit la porte !
* * * * *
Cette porte, c’était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l’Auberge du Pressoir de Fer ! Cet homme c’était le duc de Guise, que la Roussotte et Pâquette avaient rencontré et conduit jusque-là !…
Pardaillan se trouva dans la salle de l’orgie…
— Arrête ! Arrête, vociférèrent les bravi de Fausta.
En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva dans le cabaret : la porte par où avait fui la duchesse de Guise était entrouverte…
— Malédiction ! clama une voix que Pardaillan reconnut.
— Et moi, je vous bénis, madame ! fit le chevalier dans un cri éclatant.
Il se trouvait dans la ruelle… L’instant d’après, il s’effaçait dans l’ombre…
— Ouf ! dit-il en s’arrêtant au bout d’une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fâché d’avoir vu cela, moi !… Mais qu’est devenu maître Pipeau ?… Il a fui, le lâche !… Ce chien-là finira mal.
Il fit dix pas encore et s’arrêta soudain.
— Ah çà ! grommela-t-il, et la jeune personne qui s’est pâmée dans mes bras ?… Que devient-elle ?… Si j’allais la chercher ?… Au fait, je suis son cavalier ?… C’est peut-être une impolitesse de la planter là ! Tout de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue… Ce serait une bonne amie… une Huguette, par exemple, je ne dirais pas non… Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable !… Et la petite bohémienne ? Où vais-je reprendre sa piste ?…
Il se secoua et se remit tranquillement en route.
— Allons dormir, fit-il. J’ai toujours vu que mes bonnes idées me sont venues en dormant.
Et, ayant franchi le pont, il se dirigea, en remontant le fleuve, vers la rue des Barrés où l’attendait Charles d’Angoulême…
Depuis qu’il était sorti de l’Auberge du Pressoir de Fer, trois ombres le suivaient, s’attachant à ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C’étaient Picouic et Croasse. C’était Maurevert qui avait guetté avec la terrible patience de la haine et de la peur combinant leurs suggestions hideuses. Maurevert avait entendu le tumulte qui se déchaînait dans la maison, et il avait dressé l’oreille, reconnaissant au bruit une de ces bagarres comme la seule présence de Pardaillan semblait en provoquer.
— S’il pouvait crever là ! se dit-il, les dents serrées… Non ! le voilà ! Attention, vous deux !… Et vous savez, si l’homme succombe, vous aurez en moi un protecteur qui ne regarde ni aux coups ni à l’argent !
— Notre fortune est faite, alors ! dit Picouic.
Les trois hommes franchirent la Seine derrière Pardaillan et comme lui, tournèrent le long des berges désertes. Arrivé au port Saint-Paul le chevalier s’enfonça à gauche dans une sorte d’étroit boyau qui allait s’ouvrir à son autre extrémité sur la rue des Barrés.
— Voici le moment ! gronda Maurevert en s’arrêtant. Hardi !… Sus !… Sus !…
Les deux « hercules » s’élancèrent… Maurevert tira sa dague et s’apprêta à se ruer sur Pardaillan dès qu’il serait à terre ; il voulait lui porter le dernier coup, qui serait le bon !…
Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement, sa longue rapière lui battant les talons, les plumes de son chapeau au vent de la nuit… Tout à coup, il entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit deux hommes qui arrivaient sur lui. Sa main se porta vivement à sa rapière.
— Oh ! dit-il, c’est une nuit de travail pour Giboulée !… Bon ! ajouta-t-il en renfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands !…
À l’instant, ils furent sur lui.
— La bourse ou la vie ! cria Picouic d’une voix glapissante.
— La bourse ou la vie ! dit Croasse lugubrement.
En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings, l’un à droite l’autre à gauche… Le poing droit écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement un œil de Picouic.
— À genoux, truands ! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan…
Les deux hommes, malgré la douleur et l’effarement de cette réception à laquelle ils étaient loin de s’attendre, s’apprêtaient à porter quelque traître coup au chevalier ; mais à ce nom ainsi brusquement prononcé, ils s’arrêtèrent stupéfaits… Croasse jeta son poignard… Picouic rengaina le sien…
— Ah çà ! gronda le chevalier ; à genoux, vous dis-je !…
En même temps, il les saisit l’un et l’autre par le cou, selon une manœuvre qui lui était familière, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l’on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.
— Grâce, monsieur le chevalier, gémit l’un… je vous dirai tout !… Sachez seulement que je suis Picouic !…
— Et moi, monseigneur, dit l’autre, plutôt que de toucher à un de vos cheveux, j’aimerais mieux jeûner un mois de suite : Croasse a la reconnaissance du ventre !
— Croasse ? Picouic ? fit Pardaillan ; où ai-je entendu déjà ces deux noms de porte de grince et d’oiseau qui demande à boire ?… Çà ! levez-vous, mes drôles !… D’où sortez-vous ? Où vous ai-je vus ?
— Ce matin, monseigneur ! dit Picouic. En l’auberge de la Devinière…
— Auberge du paradis, monseigneur ! ajouta Croasse. Auberge où vous nous fîtes manger et boire comme doivent boire et manger les bienheureux au ciel !…
— Hum ! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d’Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir ?
Picouic et Croasse répondirent ensemble :
— Ah ! si j’avais su que ce fût vous, monseigneur !…
— Qu’eussiez-vous fait ? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction ; mais soyez francs !
— Monseigneur, dit Picouic à voix basse, nous vous suivons depuis la rue de la Tisseranderie…
— Bah ! Eh bien, mordieu, vous y mettez de la constance ! Ceci mériterait une plus belle réussite.
— Éloignons-nous, monseigneur ! dit à son tour Croasse ; éloignons-nous, car il pourrait tomber sur vous à l’improviste…
— Qui ça !… Il ?… Vous étiez donc trois ?…
— Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal ! Ah ! je vous jure que si nous avions su…
Mais déjà Pardaillan n’écoutait plus. Il s’était élancé vers la Seine… Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n’était rien… mais que quelqu’un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c’était plus grave. Un ennemi que l’on ne connaît pas, c’est la menace perpétuelle… Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne… Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place — preuve évidente qu’ils étaient de bonne foi.
— L’homme a disparu, dit-il ; dépeignez-le moi un peu… c’est peut-être un de mes amis qui voulait m’amuser !…
Picouic et Croasse se regardèrent stupéfaits. Ils n’étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l’homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s’agissait, car peu à peu son visage s’enflamma, et un sourire crispa ses lèvres :
— Lui !… murmura-t-il. Ah ! il sait déjà que je suis à Paris !…
Il demeura rêveur quelques instants ; puis, redressant la tête :
— C’est bien, allez-vous-en vous faire pendre où vous voudrez…
— Monseigneur ! supplia Croasse de sa voix lugubre.
— Qu’y a-t-il ? fit Pardaillan qui déjà s’éloignait.
— Si monseigneur voulait nous permettre…, reprit Picouic.
— Quoi donc ?… Êtes-vous devenus muets ?…
— Voilà, fit Croasse : que nous puissions seulement escorter monseigneur…
Pardaillan éclata de rire.
— C’est-à-dire que vous avez peur !
— Heu !… Il y a un peu de cela, dit Picouic.
— C’est que cet homme avait vraiment une allure sinistre…, ajouta Croasse…
— Et vous craignez qu’il ne coure après vous. Ainsi c’est moi qui suis obligé d’escorter ceux qui me voulaient tuer ? Eh bien ! la chose me va… Par la mort-dieu, c’est trop drôle pour que je manque l’occasion… Marchez devant, mes braves ! Et ne redoutez rien : le chevalier de Pardaillan vous escorte…
Et Pardaillan, gravement, tira sa rapière et se mit à marcher derrière les deux malandrins…
— Pour cette nuit, dit-il, je vous offre l’hospitalité…
Pardaillan servit donc d’escorte aux deux truands qui avaient voulu l’occire. Par-dessus le marché, et comme pour jeter un dernier défi à toute morale, il les voulait héberger. La petite troupe, Pardaillan en tête, la rapière au vent, les deux gueux en serre-file, arrivèrent sans encombre à la maison de la rue des Barrés.
Dans un vaste et sombre oratoire de l’hôtel de la reine, une femme, assise dans un fauteuil de vieux chêne, accoudée à une table d’ébène, feuilletait avec une profonde attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on pouvait lire ce titre :
STEMMATA LOTHARINGIAE ET BARRI DUCUM
Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar[8] !… C’était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives. Le volume, grossièrement relié, comme un livre destiné à être répandu à un très grand nombre d’exemplaires, portait la signature de messire François de Rosières, archidiacre de Toul.
La liseuse parut s’absorber, les sourcils froncés et les lèvres pincées, dans les conclusions du livre qu’elle referma enfin d’un geste lent. Alors, sa tête pâle appuyée sur la main, elle murmura sourdement :
— Oui, René, voilà l’audace des Guise et de leurs partisans !… L’avocat David que j’ai fait tuer faisait remonter l’ascendance de Guise jusqu’à Charlemagne… Que ferai-je à ce Rosières à qui la ligne des Carlinges paraît insuffisante et qui donne Chlodion le Chevelu[9] pour père à Henri de Lorraine ?…
— Ne vous plaignez pas, madame, dit l’homme à qui ces mots s’adressaient, et qui, debout, appuyé à un bahut, immobile, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas : c’est vous qui avez couvé ce vautour ; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l’ai dit…
— Mon fils est un usurpateur ; les Valois sont des usurpateurs, reprit la femme comme si elle n’eût pas entendu ; la vraie race royale, c’est la race des Lorrains… le vrai roi de France, c’est Henri de Guise !…
— Songez au passé, Catherine ! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise pendant les journées de massacre que ce livre appelle les pieuses matines de Saint-Barthélemy…
Cette fois la femme tressaillit et redressa la tête. Un éclair jaillit de ses yeux. Un rayon de soleil filtrant à travers les épais vitraux de la fenêtre vint accentuer le relief de cette tête énergique et sombre, et le visage de Catherine de Médicis, mère d’Henri III, avait à cette époque bien près de soixante-dix ans. Elle paraissait très fatiguée ; il y avait dans ses gestes une lassitude de la vie, comme si vraiment elle eût vécu soixante-dix siècles, ou comme si ses pensées fussent devenues trop lourdes pour sa tête.
— La Saint-Barthélemy ! fit-elle dans un souffle.
— Oui, dit l’homme qu’on avait appelé René, d’une voix terriblement calme, la mort de mon fils !…
La vieille reine n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre.
— Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélemy est la grande faute de ma vie…
— Avez-vous des remords, ma reine ?…
Une sinistre ironie éclatait dans ces mots. Catherine de Médicis ne la releva pas.
— J’eusse dû, continua-t-elle, me débarrasser des Guise d’abord. Et quand aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante pitié du peuple… Mais n’en parlons plus, René… Voici Guise maître de Paris… Mon fils a fui : le pauvre enfant n’a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricadiers… Ah ! qu’il me connaît bien ! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle !
Elle frappa violemment sur le volume de l’archidiacre Rosières.
— Qu’ils prouvent donc tout ce qu’ils voudront ! Qu’ils tentent, qu’ils essaient la grande révolte ! La vieille est là toujours. Et par le sang du Christ, tant que je serai debout, le trône de France est à nous. Il y a là, ajouta-t-elle en se frappant sur le front, de quoi répondre à toutes les malices.
Elle s’était redressée ; une flamme de haine mettait une auréole tragique sur ce front vieilli… Mais bientôt, elle retomba dans son fauteuil et demeura méditative, les mains jointes. Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.
— Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu’il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René… À propos, ce Loignes, comment est-il ?… En réchappera-t-il ?…
— Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout…
— Tu me l’amèneras alors, que je sache ce qu’on peut tirer de cet homme. Va, et occupe-toi d’une digne réception pour celui qui doit venir… Veille surtout que pas un mot, pas un geste ne trahisse le nom de l’auguste vieillard qui a voulu voir et entendre par lui-même…
Ruggieri, au lieu de sortir, s’approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu’avec précaution il déposa sur la table devant Catherine.
— Qu’est-ce que cela ? fit la reine dont les yeux se mirent à briller d’une joie enfantine. Un nouveau talisman ?…
— Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J’ai pensé qu’en ces effrayantes conjonctures, Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort. Je tenais ce talisman en réserve pour quelque suprême occasion ; je vous l’offre… il vous sera d’un grand secours.
— Ah ! René, tu me sauves ! s’écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l’examina.
C’était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot…
— Publeni… épela la vieille reine, qui d’un regard interrogea Ruggieri.
— Un mot de cabale que j’ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l’astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l’idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse…
— Publeni ! répéta Catherine de Médicis. Merci, mon bon René. Tu es vraiment une Providence pour la pauvre reine abandonnée…
Déjà Ruggieri avait sorti d’une trousse des pinces d’acier pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu’elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L’astrologue y joignit l’onyx qu’il venait d’offrir, et le bracelet se trouva ainsi composé :
1° Une pierre d’aigle ovale sur laquelle était gravé en creux un dragon ailé, avec cette date : 1559.
1559, c’était l’année où Henri II avait été tué dans un tournoi par le coup de lance de Montgomery.
2° Une agate à huit pans, percée de trous en forme de petits tubes.
3° Un bel onyx ovale de trois couleurs sur lequel étaient gravés ces noms : Gabriel, Raphaël, Michaël, Uriel.
4° Une turquoise ovale arrêtée par une bande d’or transversale.
5° Un morceau de marbre noir et blanc.
6° Une agate brune, ovale. Sur l’une des faces de cette pierre étaient gravés un croissant, une caducée et une étoile ; sur l’autre face la constellation du Serpent, entre le Soleil et le signe du Scorpion, le tout entouré de six planètes ; sur la tranche, la figure de Jéhovah avec plusieurs signes de cabale.
7° Un morceau de crâne humain carré.
8° Une crapaudine ovale.
9° Une morceau d’or arrondi ; sur la face convexe était représentée en relief une main de gloire sur un ombilic : la face concave représentait la Lune et le Soleil en conjonction.
10° Enfin, l’onyx que Ruggieri ajoutait aux neufs premiers chatons.
— Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l’astrologue quand il eut terminé son travail et que Catherine eut remis le bracelet talismanique à un poignet. Voici une pierre d’aigle qui vous assure la puissance et la haute envolée d’un puissant affranchi de tutelle ; voici les tubes de l’agate qui absorbent les pensées de faiblesse ; voici Uriel, Michaël, Raphaël et Gabriel conjurés de vous secourir et tenus de vous entourer de leurs quatre épées invisibles ; voici la turquoise à bande d’or qui vous a donné la richesse ; voici le marbre qui vous assure la somptuosité du logis ; voici sur l’agate les signes du zodiaque invités à préparer la réussite de vos projets ; voici la crapaudine qui vous garantit contre les vices du sang ; voici l’or qui fait de vous une puissance égale aux puissances occultes ; voici enfin l’onyx qui doit vous inspirer dans les entretiens périlleux…
— Et ce morceau de crâne humain ? demanda Catherine palpitante.
— Je vous dirai plus tard d’où je l’ai tiré, répondit Ruggieri d’une voix sombre. Il suffit que vous soyez secourue par toutes les forces célestes.
— Et par les forces infernales ! dit Catherine. Tu oublies ce talisman que tu me donnas l’an dernier… le meilleur peut-être.
En même temps, elle tira de son sein une sorte de médaillon suspendu à une chaîne d’or…
— Oui, dit l’astrologue pensif, c’est peut-être là la meilleure de vos sauvegardes ; car peut-être les puissances d’enfer sont-elles plus fortes que les puissances du ciel… J’ai fait cette œuvre sous les constellations en rapport avec votre naissance, j’y ai fait entrer du sang humain et du sang de bouc ; j’y ai gravé votre image toute nue, afin que vous fussiez en communication plus directe avec les démons que j’ai invoqués et dont les noms magiques vous entourent…
Catherine, avec la même ferveur qu’elle eût mise à prier les saints, relut ces noms de démons et murmura :
— Elubeb, Asmodel, Haciel, Haniel, soyez-moi propices, et aidez-moi à convaincre celui qui va regarder et écouter.
Presque aussitôt, elle remit le talisman dans son sein et alla s’agenouiller sur un prie-dieu, continuant au Christ la prière qu’elle avait commencée aux quatre démons. Ruggieri était sorti…
— M. Peretti est-il arrivé ? demanda-t-il à un laquais.
— Il attend depuis dix minutes dans la salle des Nymphes.
Ruggieri s’avança précipitamment vers cette salle, ainsi nommée parce que Catherine de Médicis, demeurée artiste passionnée jusqu’à la fin de sa vie, avait entassé là une vingtaine de toiles italiennes représentant toutes les demi-déesses de la mythologie grecque.
Là, un homme vêtu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins, examinait ces peintures d’un regard de souverain mépris. C’était un vieillard à cheveux gris ; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans ; mais sa taille élevée se tenait droite dans une attitude de force et d’orgueil ; il y avait du défi dans son port de tête ; ses yeux violents et sa bouche amère donnaient à son masque une formidable physionomie de reître ou de condottiere qui ne ménage ni le stylet ni le poison, tandis que son front vaste indiquait l’ampleur des pensées et que ses maxillaires énormes dénotaient l’astuce poussée à ses dernières limites.
Tel était M. Peretti.
Au moment où Ruggieri entra, cette magnifique tête de vieillard, flamboyante et rude, s’adoucit ou, si nous osons dire, s’éteignit soudain. Son buste s’affaissa. Il se leva en gémissant, comme s’il eût eu beaucoup de peine à se mouvoir et, courbé, s’appuya sur une canne de sa main droite, tandis que de la gauche il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.
L’astrologue, sans prononcer un mot, conduisit le visiteur jusqu’à une pièce qui communiquait avec l’oratoire de la reine. De la place où il s’assit, M. Peretti pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui, dans l’oratoire, était dissimulée par une tapisserie.
Catherine de Médicis venait à peine d’achever la fantastique prière où les anges Gabriel et Michaël se mêlaient si étrangement aux démons Asmodel et Elubeb, lorsque des acclamations du peuple retentirent au loin dans les rues. Elle se releva les poings serrés, et haletante, l’oreille tendue vers ces bruits de joie qui venaient de souffleter sa tristesse, gronda :
— Voici Henri de Guise qui vient ! On l’acclame, lui !… Il est le fils de David… Et mon fils à moi n’est plus qu’Hérode, le vilain Hérode contre qui les pierres se dressent en barricades !… Mais patience… Encore patience ! Tout n’est pas fini… Je suis venue à bout des huguenots, de Coligny, du Béarnais… je viendrai bien à bout des Lorrains !…
La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s’affaissa presque tout à coup : Henri de Guise venait de pénétrer dans l’hôtel de la reine. Quelques instants plus tard, Catherine entendit le bruit d’une nombreuse escorte, le cliquetis des éperons sur les parquets ; la porte de l’oratoire s’ouvrit ; un valet de chambre, sorte de majordome dans l’hôtel, apparut. Mais avant même qu’il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix :
— Allez dire à M. le duc qu’il nous plaît lui donner audience comme au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi…
— Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidèle sujet qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un loyal gentilhomme…
La porte s’était refermée. La suite de Guise était demeurée dans la pièce voisine.
La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu’il était difficile de savoir s’il venait en sujet du roi ou en conquérant qui va dicter ses conditions.
Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité qu’elle adaptait comme un masque sur son visage mobile. Guise s’attendait à la voir humiliée, abattue, prête à demander grâce pour son fils…
— Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand art, quelles sont vos intentions ? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Reine sans trône, épouse de l’époux qui m’attend au ciel, mère dont tous les enfants sont tombés l’un après l’autre et dont le dernier survivant vient de subir la plus effroyable catastrophe qui puisse atteindre un roi, vieille enfin et ne trouvant plus de repos que dans la prière, je suis peut-être la seule à qui vous puissiez parler franchement… Que vous ayez ou non voulu les barricades, vous n’en êtes pas moins le vainqueur des Valois. Duc, je vous le demande : jusqu’où prétendez-vous pousser la victoire ?
Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait préparé ses batteries en conséquence. Cette noble simplicité, cette netteté absolue des paroles de Catherine, cette tranquillité d’âme en pareil moment le déroutèrent, le déconcertèrent. Il chercha les motifs de cette attitude extraordinaire.
Sa véritable pensée fut celle-ci :
« Je suis le plus fort. La vieille reine épuisée par vingt ans de guerres sourdes ou déclarées abandonne la lutte. Si je fléchis, je perds tout le bénéfice de ma position. Si je parle en vainqueur, j’obtiens tout… et le reste ! »
— Madame, dit-il alors, ce n’est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C’est le peuple de Paris qu’en vain j’ai essayé d’enchaîner. Ce qui a fait lever ce peuple, madame, vous le savez aussi : c’est la folie de votre malheureux fils livrant à M. d’O et à M. d’Épernon le droit de lever d’exorbitants impôts… les bourgeois étaient las de payer, madame.
La reine approuva d’un geste.
— Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s’échauffant, c’est, pardonnez-moi, madame, d’obéir complètement à l’ordre que vous m’avez donné d’être franc, c’est l’hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux huguenots, c’est sa dépravation incroyable qui le fait s’entourer de mignons, c’est enfin l’immense souffle du royaume indigné réclamant un roi, un vrai roi…
— Et ce vrai roi… c’est vous !…
— Moi, madame !… Moi ou un autre ! gronda Guise perdant toute mesure. L’hérésie nous envahit. Il faudra recommencer la Saint-Barthélemy !… le peuple n’a plus d’argent ; les libertés des bourgeois sont supprimées, les seigneurs sont humiliés ; il faut sauver la France…
— Et le sauveur… c’est vous !…
— Moi, madame… Moi… ou un autre ! Qu’importe, pourvu que l’antique renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies entremêlées de processions hypocrites !…
La reine fit ce même geste d’approbation qui venait d’étonner Guise et l’avait incité à dire toute sa pensée.
— Tout ce que vous venez de dire, fit-elle, je le pensais. Mille fois j’ai prévenu mon fils. Mille fois je l’ai supplié de renvoyer ce d’Épernon et ce François d’O. Hélas ! on ne m’a pas écoutée… N’en parlons plus : je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais j’avoue que je mourrais le désespoir dans l’âme si cette affreuse calamité m’était réservée de voir passer le trône à un hérétique… à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble à La Rochelle une formidable armée…
Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter tout en levant au ciel ses yeux mouillés de larmes. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui pût lui tenir tête. C’était son cauchemar.
La reine, qui avec une prodigieuse habileté semblait admettre que le trône de France était dès lors vacant, assomma donc Henri de Guise d’un vrai coup de massue en lui rappelant soudain ce redoutable compétiteur.
— Hélas ! continua-t-elle, qui donc est capable d’arrêter le huguenot dans sa marche à la couronne ?… Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien… Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Béarnais ? Vous n’avez pas de troupes suffisantes, et pas d’argent pour en lever !…
Ainsi, la question n’était plus de discuter les intérêts de Guise et d’Henri III… elle était d’empêcher le Béarnais de devenir roi de France !…
— Ah ! madame, s’écria Guise, je mettrai le royaume à feu et à sang… mais Henri de Navarre n’arrivera pas à Paris !…
— Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise ? dit Catherine. Il faudrait donc tout d’abord vous faire proclamer roi ! C’est-à-dire déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable…
— Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame !…
Et le duc de Guise frappa du talon le parquet. Son visage s’enflamma. Ses yeux jetèrent de sombres éclairs.
— C’est la guerre civile déchaînée, dit Catherine, et Dieu sait au profit de qui elle tournera…
Une fois encore, elle semblait abandonner son fils !… Elle admettait la royauté de Guise !
— Voyez-vous un autre moyen d’arrêter le Béarnais ? demanda le duc avec une insolente ironie.
— Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul… c’est d’attendre la mort de mon fils…
Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste de douleur et de majesté. Elle poussa un profond soupir.
— Vous savez, dit-elle d’une voix infiniment douce et triste, que le pauvre enfant est condamné ; vous savez que les médecins les plus experts ne lui accordent pas plus d’un an à vivre maintenant… Duc, écoutez-moi… Ne voyez en moi qu’une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu’au bout son devoir… Henri est mon dernier enfant… tous les autres sont morts… Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.
Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau qu’il tenait à la main lui glissa des doigts et roula jusqu’aux pieds de Catherine sans qu’il s’en aperçût… Sur ce chapeau, la reine posa le bout de son pied…
Un imperceptible sourire, rapide et livide comme un éclair d’orage, balafra ses lèvres minces.
— Mon fils meurt dans quelques mois, reprit-elle avec ce calme terrible d’une mère qui a renoncé à tout au monde en présence de la catastrophe attendue, qui va succéder à la race des Valois éteinte ?… Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura désigné lui-même ?…
— Achevez, madame, balbutia Guise en prenant une attitude plus respectueuse.
— Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai nommé moi-même ? car grâce à Dieu, si je ne suis plus reine, je suis encore mère ; si je n’ai plus de pouvoir à la cour, j’ai gardé tout mon pouvoir sur le cœur de mon enfant… Il reste donc uniquement à savoir qui est celui que je désignerai !… Vous voyez, duc, que je puis encore beaucoup… et que moi morte… car je mourrai de la mort de mon fils… c’est encore celui qui m’aura agréé qui aura le plus de chance de régner sur ce pays…
— Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il ?…
À ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Elle vit tout le travail qui venait de s’accomplir dans l’esprit de Guise, et qu’il se rendait à discrétion.
— Celui-là, dit-elle avec cette sorte d’indifférence qu’elle avait adoptée, celui-là, c’est celui qui m’aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour toujours le Béarnais… Par la naissance, la force, l’énergie et la grandeur, je ne vois qu’un homme capable de remplir ce rôle : c’est vous, mon cousin.
Guise s’inclina profondément, prêt à s’agenouiller devant cette femme si vraiment supérieure par sa connaissance du cœur humain. Le duc frémissait d’espoir et d’orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c’était la royauté assurée, la royauté sans la conquête, sans la guerre avec Henri III, sans la guerre avec les huguenots, la victoire sûre, la reconnaissance de ses prétentions par le roi légitime !… Et pour cela, que lui demandait-on en revanche ?…
D’attendre que le roi fût mort.
Pas d’avantage. Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Un an ?… Qui savait ?… Et si la mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter ?…
Voilà les effroyables pensées qui s’agitaient à cette minute dans l’esprit de Guise. Et il éprouvait un immense soulagement à se dire que l’intervention de la vieille reine arrangerait la situation d’un seul coup. Ainsi le duc de Guise, qui une heure avant était résolu à pousser sa victoire, à se faire sacrer roi et à commencer la guerre, songeait maintenant à faire de la diplomatie.
Guise était un loup : il oublia qu’il devait agir en loup… En cette minute, peut-être, il consentit sa perte ! Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant :
— Madame, quand voulez-vous que j’aille chercher le roi pour le ramener triomphant à son Louvre ?
Catherine ferma un instant les paupières comme pour réfléchir, en réalité pour voiler l’éclair de malice et de gaieté sinistre qui pétillait dans ses yeux.
— Mon cousin, dit-elle, nous irons ensemble. Mais pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit précédée de quelque discussion. Ne craignez pas de demander beaucoup… pour vous et pour vos amis : il ne faut pas que vous ayez eu l’air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles au jour… prochain hélas ! où vous serez sacré Majesté…
— Madame, dit Guise ébloui, j’admire la profondeur de votre génie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la Ligue… et non…
— Et non en sujet par trop fidèle ! acheva Catherine avec un sourire aigu. Seulement, prenez-y garde : vous aurez à combattre de redoutables malveillances… À propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le concours de Rome…
Le duc de Guise haussa les épaules.
— Rome ! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s’occupe un peu plus des affaires de l’Église et un peu moins des affaires de la France. Le roi votre fils a montré jusqu’ici une incroyable faiblesse vis-à-vis de Sixte…
— Le roi de France est le fils aîné de l’Église…
— Soit ! Mais à condition que le pape se montre bon père. Sixte est envahissant. Ce vieillard ombrageux, hypocrite et ambitieux à l’excès, rêve peut-être je ne sais quel asservissement du royaume. Il faudra compter…
— Prenez garde, mon fils… Sixte est puissant…
— Il l’a été, madame !… Nous pouvons aujourd’hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s’est attiré la haine d’une foule de cardinaux. Qu’il prenne garde lui-même ! le gardeur de pourceaux a lassé la patience des princes : et je sais qu’un conclave secret…
Guise s’arrêta soudain.
— Eh bien ? fit Catherine. Achevez, duc, puisque nous sommes alliés !
— Ce que je pourrais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j’ose à peine le croire moi-même… Seulement sachez ceci : c’est que si la chrétienté a comme chef visible Sixte Quint, elle a aussi un chef occulte… Et c’est à ce dernier qu’obéira la Ligue, madame !… Sixte m’avait promis deux millions. Où sont-ils ? Sixte m’avait promis l’appui de Philippe d’Espagne, et Philippe me boude. Sixte joue double jeu. Quand je le voudrai… quand je le pourrai, du moins…
— C’est-à-dire quand vous aurez succédé à mon fils…
— Oui, madame ! dit Guise enivré. Eh bien, ce jour-là, Sixte verra se dresser devant lui un autre pape plus puissant.
— Oh ! ceci est impossible !… Un schisme !… Vous songeriez à un schisme !…
— Pourquoi pas, madame ! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir royal !
— Hélas ! dit Catherine en secouant la tête. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m’annoncez là… je ne souhaite plus qu’une seule chose au monde… C’est que mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui reste à vivre… après quoi je m’éteindrai, n’ayant plus rien à faire sur cette terre.
Guise s’inclina avec une apparente émotion. Puis il alla lui-même ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine… une quarantaine de seigneurs armés en guerre, cuirassés et prêts à monter à cheval.
— Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a bien voulu me promettre en ce jour mémorable d’employer son crédit à faire cesser la guerre qui désole Paris et le royaume… Messieurs, vive la reine !…
Et Guise accompagna ces paroles d’un regard si impératif que ces gentilshommes, malgré leur stupéfaction, crièrent d’une seule voix :
— Vive la reine !…
— La reine, messieurs, reprit alors Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue. Chacun de nous ne peut trouver qu’honneur et profit à la paix qu’elle va nous préparer !
Cette fois, la stupéfaction s’accentua. Cette escorte qui était venue pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, assistait avec stupeur et presque avec angoisse à cette réconciliation imprévue.
— Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos désirs : je réponds de le faire accepter par le roi. Je réponds de faire convoquer au plus tôt les états généraux.
— Vive la reine ! répéta le duc.
— Vive la reine ! crièrent les gens de Guise qui commencèrent aussitôt à se retirer.
La reine mère debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s’éloigner en souriant. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu, elle abaissa lentement son regard sur le bracelet talismanique qu’elle portait au poignet gauche et murmura :
— Ruggieri n’a pas menti. Ces pierres diaboliques m’ont vraiment inspiré les paroles nécessaires… Oui, ajouta-t-elle avec un grondement de haine… les paroles qui tuent ! mon fils vivra !… mon fils régnera !… Et toi, misérable Lorrain, orgueilleux imbécile… prépare-toi à mourir !…
Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie par où M. Peretti invisible avait assisté à cette scène ; elle le trouva assis sur son fauteuil, à la même place où Ruggieri l’avait conduit. La reine Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise était demeuré debout devant elle.
— Votre Sainteté a vu et entendu ? demanda la Reine.
— Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout entendu…
— Monsieur le duc de Guise, continua le pape, vous a rappelé que dans ma première jeunesse j’ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez qui j’étais domestique me jugeait tellement faible d’esprit et si peu apte à tout gouvernement qu’il n’avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux à conduire à la pâture : c’est là, ma fille, que j’ai appris à conduire les hommes…
Sur cette parole d’une formidable amertume, Sixte Quint laissa un instant retomber son front sur sa poitrine.
— Devenu prêtre, continua-t-il comme s’il se fût parlé à lui-même, devenu cardinal, plus je montais, plus je m’apercevais que les hommes sont des pourceaux qu’il faut mener à coups de gaule. Lorsque Grégoire XIII mourut et qu’il s’agit de le remplacer, je me rappelai soudain que l’un des pourceaux que je gardais dans la campagne de Grotte-à-Mare était parvenu à imposer une sorte de despotisme sur tout le troupeau. Pourtant, il n’était ni le plus fort ni le plus violent. Au contraire, il tâchait de passer inaperçu, et même simulait la faiblesse : tandis que les autres se battaient, lui accaparait la meilleure place. Seulement quand ses camarades voulaient l’en déloger, alors il montrait un groin si terrible qu’aucun n’osait l’approcher. C’est ainsi que je suis devenu pape, ma fille !…
Il se mit à rire doucement, mis en gaieté par ces malicieux souvenirs.
— Savez-vous comment m’appelaient les cardinaux du conclave ?… Ils m’appelaient l’Âne !… Oui, ma fille, l’Âne de la Marche. Et c’est pour cela qu’ils m’ont élu… Et puis, ils croyaient que j’allais mourir, tellement j’étais courbé, penché vers la terre… Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu !… Ce fut une bonne farce, ma fille. Cajetan seul me devina : « Sang du Christ, s’écria-t-il, l’Âne cherchait à terre les clefs de Saint-Pierre !… » Aussi j’aime bien Cajetan. C’est un homme. Votre Guise est pleutre, madame ! Votre Guise est un pourceau, madame !
Sixte Quint s’accommoda dans son fauteuil et répéta en grognant :
— Un pourceau…
Il parlait sans colère, sans tristesse, et peut-être même sans mépris. Il faisait des constatations, c’était tout.
— Les cardinaux ! reprit-il au bout d’un silence. Beau troupeau, oui ! Savez-vous pourquoi ils me haïssent ? Parce que j’ai voulu leur rappeler la doctrine du Christ, parce que j’ai dit aux prêtres que Pierre était pauvre. Je suis un mauvais pape, puisque je ne veux pas que les vicaires du Christ vivent comme des pourceaux…
Le vieillard eut à ce moment un éclair de malice dans les yeux.
— À des pourceaux, dit-il, il faut une Circé : ils en ont choisi une ! Les imbéciles ! Ils se figurent que je ne sais rien ! Ils me veulent la malemort, et pas un n’a eu le courage de sa haine ; pas un n’a accepté la redoutable mission de lutter contre Sixte Quint !… Il a fallu qu’une femme s’en mêlât, et c’est dans les ténèbres que la bataille est commencée…
Il ajouta avec une majesté violente, presque terrible, en levant son doigt dans un geste de menace…
— Je ne crains rien, puisque Dieu est avec moi !…
À ces mots, Sixte se leva — cette fois sans aucun gémissement, et sans le secours de sa canne. La taille droite, le pas assuré, il se mit à se promener lentement, les mains au dos. Catherine le contemplait avec une apparente vénération ; mais un mince sourire de scepticisme crispait sa lèvre.
— Une des plus fortes causes de la haine qui m’enveloppe, continua le pape, c’est que je suis parti des plus basses régions où croupit dans la misère la multitude de ceux qu’aimait Jésus. Le monde hait la pauvreté. Le monde adore la richesse. Il en sera longtemps ainsi : c’est vainement que le Christ a voulu naître dans une étable ; c’est vainement qu’il a choisi ses apôtres parmi des pêcheurs et des cordonniers. La multitude, ma fille, veut des maîtres d’opulente apparence. Ils me reprochent surtout d’avoir été valet de ferme… Comme s’il y avait vraiment une différence entre un conducteur d’hommes et un conducteur de porcs !…
Sixte se mit à rire doucement, mais si doux que fût ce rire, il était encore formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape tout à coup, se tourna vers elle :
— Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré sa défense, est venu à Paris, lorsqu’il est allé le braver jusque dans le Louvre, c’était le moment pour le roi de se défaire d’un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors…
Il s’arrêta brusquement… Catherine s’était penchée comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise. La parole ne tomba pas, mais la vieille reine avait compris !
— Guise, reprit le pape, m’a demandé de l’argent pour exterminer l’hérésie en France. Cet argent, je l’ai apporté, madame ; Cajetan vous dira que trente mules chargées d’or arrivent sur Paris.
La reine frémit.
— Je vous remercie, continua Sixte, de m’avoir révélé un Guise que je ne connaissais pas ; les millions qui viennent s’en retourneront à Rome.
La reine respira.
— C’est vrai, poursuivit le vieillard, j’ai eu peur d’Henri de Béarn. J’ai eu peur de voir l’hérésie s’asseoir avec cet homme sur le trône de France. J’ai vu que votre fils tout entier à l’orgie ne pouvait lutter avec le Huguenot. La France, perdue pour l’Église, madame, c’était une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte. Malgré toute mon affection pour vous, j’ai donc dû abandonner Henri III. Je l’ai fait en pleurant du chagrin que j’allais vous causer. Et je me suis tourné vers Guise… J’avoue que le duc m’apparaissait avec la Ligue comme le champion des destinées de l’Église. Je me suis trompé… vous venez de me le prouver… Et que dois-je faire à présent ?… Votre fils est faible… Qui donc va nous sauver de l’hérésie !…
Catherine, alors, se redressa lentement ; et elle qui n’avait encore rien dit, elle qui avait écouté en silence cette sorte de monologue du pape, répondit :
— Moi !… Me, me adsum !… Je suis là, moi !… Ce qui m’épouvantait, Saint-Père, ce qui me paralysait, c’était de savoir que Votre Sainteté n’était pas avec nous. Que dis-je !… Vous étiez contre nous ! Vous étiez avec l’ennemi mortel de ma maison, avec Guise !… Ah ! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre neutralité, je n’en demande pas plus, et vous me verrez à l’œuvre !… Est-ce que mon fils compte ? Ce qui compte, c’est moi ! J’ai de l’argent : je trouverai des hommes. Je me charge, à moi seule, vieille combattante, de fomenter la destruction de l’hérésie, de rétablir toute l’autorité de l’Église, et de cimenter l’autorité royale… Par le sang de mon père, mes mains ne tremblent pas… Quant à Guise, j’en fais mon affaire !
— Et que faut-il pour tout cela ? demanda Sixte en souriant.
— Votre neutralité, d’abord !…
— Elle vous est acquise : je ne me mêlerai des affaires de France que lorsque vous m’appellerez… Ensuite ?
— L’appui de Philippe d’Espagne !…
— Dès aujourd’hui j’enverrai Cajetan au roi Philippe et le sommerai de vous venir en aide… Ensuite ?…
— Votre bénédiction, Saint-Père ! dit Catherine en tombant à genoux.
Sixte Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine prosternée. Et en même temps que la bénédiction, tombait sur Catherine le sourire énigmatique du vieillard.
— Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, pendant toute votre secrète présence à Paris, mon hôtel est à vous. Daignerez-vous accepter l’humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles ?
— Oui, dit gaiement Sixte Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos. Mais je ne serai votre hôte qu’à la condition expresse que vous continuerez à demeurer dans votre hôtel. Je me contenterai d’un appartement pour moi et ma suite…
Catherine s’inclina dans la plus majestueuse et la plus servante des révérences. Lorsqu’elle fut sortie, Sixte Quint s’assit à une table, demeura rêveur pendant quelques minutes, puis se mit à écrire longuement. Quant il eut terminé, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.
— Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l’instant. Hors Paris, vous lirez avec attention ce papier qui renferme des instructions précises, puis vous le détruirez quand vous aurez compris…
— Où dois-je aller, Saint-Père ? demanda le cardinal.
— Il s’agit, mon bon Cajetan, de déployer toute votre diplomatie, tout cet esprit de finesse et de force qui fait de vous le plus ferme soutien de mon trône… Il s’agit de conquérir, d’amener à nous… le seul homme capable de tout entendre et de tout comprendre, capable de sauver l’Église et de restaurer l’autorité royale en France…
— Et qui est cet homme, Saint-Père ?…
Sixte Quint regarda fixement le cardinal et répondit :
— C’est un huguenot. Il s’appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d’être roi de France… Allez, Cajetan !…
Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d’Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain. Pipeau lui-même, que le chevalier alla chercher à la Devinière, n’indiqua aucune piste, soit que les traces fussent inventées, soit que le chien eût perdu le flair.
— C’est fini, dit Charles avec abattement. Je ne la retrouverai plus.
— Pourquoi cela ? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m’en croire.
— Pardaillan, je suis au désespoir, reprenait le jeune homme, qui en effet avait toutes les peines à dissimuler ses larmes.
Le chevalier le regarda avec une expression de fraternelle pitié. Et il soupira, comme s’il eût bien voulu, lui aussi, être à l’heureux âge où l’on pleure parce qu’une jolie fille a disparu.
— Ah ! çà, s’écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi ! Lorsque madame votre mère me fit l’insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d’ambition… Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant…
— Le trône ! murmura le duc d’Angoulême en tressaillant.
— Eh ! oui, par tous les diables ! Pourquoi ne seriez-vous pas roi ? N’êtes-vous pas de sang royal ? Que manque-t-il à votre tête pour que vous ayez une figure de Majesté ? Une couronne, voilà tout !
Pardaillan examinait son jeune ami avec une sorte d’inquiétude.
— Non ! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n’est pas pour cela que je suis venu à Paris !
Le visage du chevalier s’éclaira.
— Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté ?…
— Non, mon ami…
— Vraiment ! vous n’avez pas fait ce joyeux rêve ?…
— Peut-être, Pardaillan. Mais je me suis éveillé.
Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.
— Alors ! reprit-il tout à coup, qu’êtes-vous venu chercher à Paris ?… Simplement la vengeance ?…
Cette fois, l’œil du jeune duc s’alluma ; et Pardaillan qui l’examinait en dessous fut repris de cette bizarre anxiété que nous venons de signaler. Mais presque aussitôt, cette flamme s’éteignit sur le visage charmant de jeunesse, de grâce et d’abandon, et Charles répondit d’une voix tremblante :
— En vain je voudrais me parer à vos yeux d’un sentiment de force qui n’est pas dans mon âme… Méprisez-moi, Pardaillan : je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré lorsque vous avez cru que l’ambition de régner me poussait à Paris, ni l’homme de violence que votre esprit d’entreprise a souhaité sans doute lorsque d’après mes propres paroles et mon attitude vous avez pu croire que je cherchais la bataille et la vengeance… Pardaillan, vous êtes un héros, vous. Ce que vous allez penser de moi, je ne le pressens que trop ; mais justement parce que j’admire votre force d’âme qui vous emporte bien loin des pauvres sentiments que je puis éprouver, je ne mentirai pas ; cela m’étouffe, il faut que je parle… Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.
Le chevalier s’était jeté dans un fauteuil, avait croisé les jambes l’une sur l’autre, sa grande rapière en bataille sur les genoux, la tête renversée sur le dossier, — et à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc d’Angoulême qui, debout, appuyé à un antique dressoir, laissait déborder son cœur en paroles de douceur.
— Chevalier, continuait le duc d’Angoulême, je dois l’avouer. Lorsque d’un mot qui retentit encore dans mon esprit, vous m’avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu’assiègent de si formidables appétits, j’ai eu un instant d’éblouissement. J’ai cru une minute que j’étais un prince, et j’ai oublié que je suis simplement le Bâtard d’Angoulême.
Pardaillan fit un geste de large et bienfaisante indifférence.
— Vous êtes fils de roi, dit-il ; M. de Guise n’en peut dire autant, il a des merlettes sur son écu et vous y portez la fleur de lis.
— Fils de roi, oui, répondit Charles dont le front se voila, mais non fils de reine… Oh ! je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas ? Vous me comprenez ? J’ai pour ma mère une affection et une vénération qui touchent à l’idolâtrie ; je mourrais plutôt que de lui faire un chagrin sérieux. J’aime mieux que ma mère s’appelle Marie Touchet, plutôt que de tel nom de reine. Je ne conçois pas de mère plus tendre, plus vraiment mère que n’a été, que n’est encore la mienne. Mais Marie Touchet n’était pas l’épouse de Charles IX et si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier… Voilà ce que vous m’avez fait oublier, chevalier, avec votre généreuse et ardente parole… Je suis rentré en moi-même, et j’ai vu l’inanité du fol espoir qui s’y levait…
— Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais, que je vous offre encore ? demanda le chevalier qui regarda fixement le jeune homme.
Charles baissa les yeux. Une fugitive rougeur empourpra ses joues.
— Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis… Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j’ai cru que la vengeance seule occupait mon cœur. Et pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. Pardaillan, je dois vous le déclarer ; je me jugerais lâche et félon si je renonçais à punir ceux qui ont fait mourir mon père. Mais la vengeance n’est chez moi qu’un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme…
— Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise ? interrogea Pardaillan avec un malicieux sourire.
Le jeune prince pâlit.
— Ah ! fit-il sourdement, là, j’ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans un cœur humain ce redoutable sentiment qui s’appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie… mais je ne le hais pas ! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis… ma grand-mère ! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir… mais je ne la hais pas ! Et je hais Guise, le moins coupable des trois… Et si je le hais, chevalier, si j’ai commencé à le haïr à l’instant où je l’ai vu, c’est qu’à cet instant il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j’aime, moi !… Maintenant, vous savez tout, Pardaillan. Ce n’est ni l’ambition ni la vengeance qui sont vraiment au fond de mon cœur : c’est l’amour…
Le duc d’Angoulême alla ouvrir la fenêtre toute grande.
— On étouffe ici, dit-il. Maintenant, chevalier, je vais vous dire une chose : quand j’ai quitté Orléans, j’étais sincère, je croyais vraiment que Violetta ne pouvait occuper toute ma vie et que d’autres soins plus sérieux, que d’autres pensées plus fortes me sollicitaient… Je me suis trompé, Pardaillan ; je vois clairement qu’il n’y a qu’une pensée qui compte pour moi : c’est mon amour ; il n’y a qu’une image qui se précise dans mon esprit : c’est celle de Violetta… Vous voyez que je ne suis pas du tout ce que vous pouviez penser, et que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’abandonner…
Charles avait prononcé ces derniers mots d’une voix de plus en plus basse. À la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.
— Pauvre petit ! murmura Pardaillan en le contemplant avec un admirable attendrissement.
Et il croyait se revoir lui-même, dans la fleur de sa jeunesse, pleurant et soupirant après celle qu’il aimait. Un sourire très doux vint voltiger sur ses lèvres. Car rien n’est cher au cœur de l’homme comme le souvenir inoubliable de ce qui fut son premier amour.
— Je vous fais honte, n’est-ce pas ? reprit Charles avec une sorte de fierté timide.
Pardaillan se leva, marcha au jeune homme et lui prit la main.
— Non, mon enfant, dit-il simplement. Et à ce mot « mon enfant », Charles se sentit frémir, tant il y avait de douceur consolatrice et puissante dans ce mot. Pourquoi vous mépriserais-je ? Pourquoi jugerais-je que vos pensées sont pauvres ?… De toutes les occupations, l’amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c’est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. L’ambitieux est un fauve. Un jour viendra où les hommes condamneront le crime d’ambition comme ils condamnent le crime de meurtre ou de vol…
— Pardaillan ! Pardaillan ! s’écria Charles éperdu, quelles sont ces pensées que je ne comprends pas ?…
— Quant à la vengeance, poursuivit le chevalier, j’avoue qu’elle peut procurer quelque satisfaction aux esprits inquiets. Mais l’amour, voyez-vous, mon prince, c’est la vie elle-même. Le reste est malfaisance ou néant. Par la mort-dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d’un trône ! Vivez votre vie, morbleu ! Vivre ! c’est aimer tout ce qui est aimable. Le soleil et la pluie sont aimables. L’air pur des grandes plaines, les forêts vertes l’été, couvertes de neige l’hiver, la terre, la bête qui vous regarde d’un œil craintif et suppliant, le pauvre hère qui passe, mon camarade, mon ami… j’aime tout cela, moi ! Aimez donc, si vous voulez savoir la vie, aimez la vie partout où elle se trouve et, par-dessus tout, aimez votre Violetta, qui est bien, après celle que j’aimais, la créature la plus exquise que j’aie jamais vue dans le rayonnement de la lumière du jour…
Le fils de Charles IX frémissait. Son cœur se gonflait d’amour et de désespoir. Et c’était bien l’enfant de ce bon bourgeois un peu poète, un peu musicien, un peu fou qu’avait été Charles IX, lequel n’avait qu’un bonheur : c’était de fuir le Louvre et de venir reposer sa tête sur le sein de Marie Touchet.
— Pauvre petit ! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi. Il n’y a qu’une chose au monde qu’il n’y ait vraiment pas moyen de réparer : c’est la mort. Tout le reste s’arrange. Ah ! si votre Violetta était morte, je concevrais votre désespoir, mais…
— Qui sait si elle n’est pas morte ! fit sourdement Charles. Ou pis encore, Pardaillan ! qui sait si elle n’est pas au pouvoir de cet homme !…
— Bon ! Supposons même cela ! Eh bien, vous pouvez m’en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu’elle a élu. Si Violetta vous aime, vous pouvez être assuré que vous la reverrez…
Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton. Et pour ceux qui ne le connaissaient pas, qui ne l’avaient jamais vu que dans le flamboiement de l’épée, dans le tumulte des bagarres, c’était une chose étonnante que les paroles si bonnes et si simples par quoi il berçait la douleur de celui qu’il appelait pauvre petit.
Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s’était jeté dans un fauteuil. Peu à peu ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre, jeta un dernier regard de pitié sur son compagnon ; puis, ce regard de pitié, si nous pouvons dire, rejaillit sur lui-même :
— Et moi ? murmura-t-il, qui me consolera ?… Bah ! je n’ai pas besoin d’être consolé, moi !
Et il sortit sur la pointe des pieds.
Sur la gauche de l’hôtel de la rue des Barrés se trouvait une petite cour. Là, s’ouvrait l’écurie qui jadis avait abrité les mules de Marie Touchet et où maintenant les chevaux de Pardaillan et du duc d’Angoulême mâchonnaient du foin côte à côte. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux assez mélancoliquement.
C’étaient Picouic et Croasse. Ils se levèrent ensemble à la vue de celui qu’ils avaient failli assassiner ; Pardaillan leur avait bien offert l’hospitalité pour une nuit. Mais au cours des journées qui venaient de s’écouler, il les avait oubliés, et les croyait envolés vers d’autres gîtes.
— Que diable faites-vous là ? demanda-t-il.
— Comme monseigneur peut voir, dit Picouic, nous prenons le frais.
— Je vois bien. Mais pourquoi ici plutôt que n’importe où ailleurs ?…
Picouic et Croasse parurent saisis d’une douloureuse stupéfaction.
— Monseigneur, fit Croasse en courbant sa longue échine, oublie-t-il donc qu’il a daigné nous inviter à nous reposer dans cette demeure ?
Pardaillan se mit à rire.
— En sorte que vous continuez à vous reposer, mes drôles ?… Il paraît que vous étiez bien fatigués !
— Monseigneur peut le croire ! Voilà du temps et du temps que nous menons une existence d’enfer. Coucher sur la dure, pousser aux roues de la voiture dans les montées, des travaux d’Hercule, monseigneur, et pour toute récompense, le bâton du maître ; pour toute nourriture, avaler des sabres et des cailloux : pour toute boisson, nous rafraîchir avec des étoupes enflammées… Nous en avions assez et nous avions juré qu’en arrivant à Paris, notre premier soin serait de chercher un maître qui eût autre chose à nous offrir que des coups de trique et surtout une nourriture…
— Moins indigeste ? fit Pardaillan.
— Oh ! nous digérons tout, dit Picouic. L’estomac est bon, Dieu merci. Je voulais dire une nourriture plus agréable.
— Je conçois en effet ce désir, si ambitieux qu’il paraisse d’abord, fit gravement le chevalier. Mais dites-moi, où avez-vous dormi, depuis que je vous ai introduits dans cette maison où je ne suis d’ailleurs moi-même qu’un hôte ?
— Ici ! dit Croasse en désignant l’écurie. Messeigneurs vos chevaux ont bien voulu nous céder quelques bottes d’excellent foin…
— C’est donc aussi de foin que vous vous êtes nourris ?…
— Ce ne serait pas la première fois, reprit Picouic. Mais grâce aux ordres que vous avez donnés l’autre nuit à ce digne serviteur, excellent homme, la perle des honnêtes gens… cet homme, dis-je, sur vos ordres…
— Je n’ai donné d’autre ordre que celui de vous héberger une nuit…
— Cet homme, continua Picouic froidement, nous a, matin et soir, apporté à dîner de fort honorable façon.
— En sorte que vous voilà installé ? Vous avez trouvé une maison de cocagne, et tout simplement, vous y restez ?
— Oh ! monseigneur, dit Croasse, nous comptions bien nous en aller, un jour ou l’autre. Il faut bien que nous nous mettions à la recherche d’un maître moins rude que Belgodère.
— Belgodère ? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tisseranderie, à l’Auberge de l’Espérance !…
— Celui-là même !… Nous avons, l’autre jour, profité d’une absence qu’il a faite pour nous éloigner à l’aventure. Mais pour tout dire, nous étions fort embarrassés de notre personne et nous commencions à regretter la pâtée de Belgodère, si mauvaise qu’elle fût, lorsque notre bonne étoile nous a fait passer devant la Devinière… Maintenant, continua Picouic, si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m’est venue en dormant sur le foin de cette écurie…
— Voyons l’idée, dit Pardaillan.
— Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, ou qui, du moins, après la rossée, nous sustente autrement qu’avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre courage…
— Votre courage ?… Hum !…
— Notre intelligence, notre habileté, enfin toutes les qualités qui, comprimées en nous par une existence pitoyable, ne demandent qu’à prendre leur essor… Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître ?…
— Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée… comment donc ?…
— Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta ?
— C’est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu’elle pouvait être et de l’intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui ?…
— Nous ne la connaissons pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés il y a cinq ans et nous a engagés dans sa troupe en nous promettant une vie princière, voyages en voiture, travail facile, nourriture exquise, à ce moment Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.
— Saïzuma ? demanda Pardaillan.
— Oui : la diseuse de bonne aventure… une folle.
— Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi avec Belgodère ?
— Je l’ignore, monseigneur ; nous n’avons pas remis les pieds à l’Auberge de l’Espérance… Mais monseigneur n’a pas répondu à la demande que j’avais honneur de lui soumettre humblement.
— Ah ! oui… vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi ?… Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore, et nous verrons… Mais dites-moi, cette Saïzuma… vous dites que c’est une folle ?…
— Du moins, elle paraît telle. D’ailleurs, elle parle fort peu, si ce n’est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.
— Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse ?
— Qui peut savoir ce que pense Saïzuma ? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque. Si elle connaissait Violetta, si elle avait pour elle de l’affection ou de la haine, voilà ce qu’il est impossible de dire. La Simonne eût pu seule vous parler de Violetta, qu’elle appelait sa fille. Mais la Simonne est morte…
Pardaillan demeura silencieux et pensif. Cette mystérieuse bohémienne surexcitait sa curiosité. Qui était-elle ? Sans aucun doute, une complice de Belgodère… La pensée lui vint tout à coup que peut-être cette femme était encore à l’Auberge de l’Espérance. Il songea à la douleur de Charles d’Angoulême. Il se dit que s’il pouvait retrouver la piste de la disparue, s’il pouvait créer près de lui ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.
Il se mit donc en route pour l’Auberge de l’Espérance et y pénétra au moment même où l’hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais pour certains cabarets borgnes de Paris, alors comme aujourd’hui, la fermeture n’était qu’apparente. Au contraire, c’est une fois le couvre-feu sonné que le patron faisait ses meilleures affaires, grâce à la spéciale clientèle nocturne qui se glissait à ce moment dans la salle commune.
En entrant, le chevalier vit que cette salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s’installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l’hôte. L’honorable assemblée qui s’abreuvait d’hypocras et de liqueurs pimentées se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L’une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l’ornement pour s’approcher de Pardaillan. Elle s’assit devant lui, les coudes sur la table et se mit à rire.
Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible. Alors la ribaude jugea que le moment était venu d’employer un discours qu’elle savait par cœur, attendu qu’il avait servi en des milliers d’occasions déjà.
— Beau gentilhomme, dit-elle, vous ne m’offrez rien à boire ?…
Admirable discours, en vérité, si complet, si éloquent si expressif, qu’il s’est transmis de génération en génération.
— Par la tête et le ventre ! cria à ce moment l’un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson !
Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom brusquement jeté par une voix avinée à une fille de basse galanterie fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.
— Tu t’appelles Loïson ? demanda-t-il à la ribaude.
— Loïse, mon prince…
— Loïse ! répéta sourdement le chevalier qui, d’un trait, avala le gobelet de vin qu’on venait de placer devant lui.
Un instant, il ferma les yeux. Puis, rudement, il secoua la tête.
— Ah çà ! gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, aux yeux sanglants, faudra-t-il que je vienne te chercher ?
— C’est bon, Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie… et la tienne !
— Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu, et allez boire avec votre ami le Rougeaud…
Loïson fut stupéfaite. Elle prit l’écu que le chevalier lui tendait, baissa la tête, et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Et comme elle ne trouvait pas, elle se contenta de murmurer :
— Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret…
La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Loïson n’ayant à donner aucune belle parole, se donnait elle-même ; ce lui était plus court et plus facile. Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l’écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan.
Celui-ci fit signe au patron du cabaret de venir à lui. L’hôte s’approcha avec empressement de ce client peu ordinaire, et le chevalier s’apprêtait à l’interroger sur Saïzuma, lorsque, de différents côtés, des cris s’élevèrent.
— Et la bohémienne ? disait l’un.
— Ohé ! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge ? grognait un autre.
— La bonne aventure ! glapissaient des femmes.
— C’est bon, c’est bon, mes agneaux, répondit l’hôte, je vais chercher la femme au masque !… Tenez-vous en repos, et qu’on boive !… En payant d’avance, bien entendu !
— Qui est cette bohémienne qu’on vous réclame ? demanda Pardaillan.
— Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme ! On me l’a laissée en gage.
— En gage ? Une femme ?…
— Figurez-vous qu’il y a quelques jours s’est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre et buvaient comme six. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu… Alors, vous comprenez ?…
— Je comprends, mais faites comme si je ne comprenais pas, dit Pardaillan.
— Eh bien, mes bateleurs ont oublié d’emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j’oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu’elle lit dans les mains : il en coûte deux deniers[10] par personne, et comme de juste…
— Vous empochez les deniers. C’est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s’impatiente.
En effet, les cris et les jurons redoublaient d’intensité. Le cabaretier fendit la foule, disparut par une porte de derrière et revint bientôt accompagné de la bohémienne. À son aspect, le silence s’établit soudain et un frisson parcourut cette assemblée de ribaudes et de tire-laine.
Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de ce pas majestueux et spectral que nous avons déjà signalé. Elle passa à travers les tables, tandis que les buveurs s’écartaient pour ne pas être frôlés par sa robe, et elle s’arrêta au milieu de la salle, dans un silence d’épouvante.
— Allons, bohémienne, dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire…
— Non, non ! grommela le Rougeaud, qu’elle nous dise la bonne aventure !…
— Qu’elle dise l’une et l’autre ! cria un truand.
Puis le silence se rétablit plus profond : Saïzuma venait de faire un geste. Elle avait levé lé bras, lentement, puis ramenant la main à ses cheveux, elle en caressait doucement les boucles opulentes.
— Vous tous qui m’écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi ? J’ai dit la vérité. L’imposture est sur les lèvres de l’évêque et non sur les miennes… Malheureuse ! Pourquoi l’ai-je aimé ?…
Elle parlait d’une voix morne et dont pourtant chaque syllabe se détachait par saccades. Cette voix d’une infinie douceur secouait des frissons dans l’air. Pardaillan l’écoutait avec l’étonnement qu’on éprouve en présence de ce qui est mystère.
— Écoutez, reprenait Saïzuma qui pressa son front dans ses deux mains Écoutez, puisque vous voulez savoir l’histoire du malheur. Cette histoire, qui me l’a contée à moi-même ? Je ne sais. Il y a une voix qui parle et que j’écoute. Que dit la voix ?
Elle pencha la tête comme pour écouter en effet. L’assemblée de sac et de corde haletait. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.
— C’est le soir, dit lentement la bohémienne. Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille… L’insensée ! C’est là, dans cette église, que le malheur devait se consommer. Pourquoi la jeune fille regardait-elle la face muette et menaçante de la cathédrale ?… La voici qui sourit doucement… Comme elle est heureuse !… Près d’elle, celui qu’elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur… Et cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose…
Saïzuma s’arrêta court. Ses yeux, à travers les trous du masque rouge, regardaient au loin, on ne savait quoi…
— Le vieux père aveugle se repose, reprit-elle en hochant la tête : confiant dans sa fille, il dort… Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l’un près de l’autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s’unir dans un baiser lorsque la porte s’ouvre…
— Malheur !… gronda une ribaude toute pâle.
— Qui a ouvert la porte ?… C’est le père… le vieux père aveugle qui s’avance, les mains étendues et appelle sa fille… L’amant s’est redressé… la fille tremble de terreur… « Ma fille, mon enfant… avec qui parlais-tu ?… — Avec personne, père !… Non, bien certainement, il n’y a personne dans la chambre de votre enfant… » Et l’amant ?… Ah ! comme il est adroit, silencieux et furtif !… Il s’est reculé jusqu’au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer… La jeune fille n’a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l’aveugle… C’est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin, il saisit ses mains… « Comme tes mains sont glacées, mon enfant ! — Père, c’est le soir… c’est le vent… c’est l’ombre qui tombe de cette cathédrale… — Comme ta voix tremble ! — Père, c’est la surprise, l’émotion de vous voir tout à coup… » Et les yeux de la jeune fille mourante d’effroi se portent sur l’amant immobile. Elle cherche un autre mensonge, toujours des mensonges.
— Pauvre demoiselle ! dit la ribaude qui s’appelait Loïson.
Saïzuma n’entendit pas. Et elle continua sa triste cantilène, car vraiment elle racontait comme elle eût chanté…
— Le front du père se voile : l’aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s’il espérait voir… Voir ! oh ! s’il avait vu !… « Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu’il n’y a personne ici ?… — Sûre, mon père ! oh ! tout à fait sûre !… — Jure-le, mon enfant !… Jure-le, sur mes cheveux blancs… jure-le sur la sainte Bible, et alors, je croirai seulement que tu étais seule… Car je sais que tu as l’âme haute et pure, et tu ne voudrais pas te charger d’un tel parjure !… » La jeune fille se débat… Il lui semble qu’elle va mourir… Jurer ! Jurer cela ! sur les cheveux blancs de l’aveugle !… Son regard va chercher le regard de l’amant, et le regard de l’amant répond : Jure, mais jure donc !… « Eh bien, ma fille ? » La voix du père, la voix de l’aveugle contient une affreuse angoisse. Et alors, sous le regard de l’amant, la jeune fille dit : « Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu’il n’y a personne ici que nous deux… » Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, oh ! elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir et l’emporter aux abîmes…
— Pauvre fille ! répéta Loïson.
Saïzuma se tut.
— Encore ! demanda une autre ribaude. Qu’arriva-t-il ensuite ?…
Mais peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l’esprit de Saïzuma. D’une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s’écria :
— À force de regarder en moi-même au fond du cachot j’ai appris à regarder dans l’âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, voit tout, et l’avenir pour elle n’a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir ? Qui veut la bonne aventure dite par l’illustre bohémienne Saïzuma ?…
Ces dernières paroles lui avaient sans doute été apprises par Belgodère, car elle les débitait comme une leçon.
— Approchez, dames et seigneurs, continua-t-elle sur le même ton.
— Moi, moi ! cria une ribaude qui tendit sa main dans un geste de résolution et de crainte.
— Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche, ni heureuse.
— Malédiction ! gronda la ribaude. Madame la bohémienne, ne pourriez-vous me donner quelque richesse en échange de quelques ans de vie ?
Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d’œil.
— Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.
— Bon ! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.
Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l’avenir révélé par la bohémienne. Elle disait à chacun son fait en une phrase brève… peut-être selon l’inspiration du moment, au hasard.
— Bientôt, dit-elle à un truand, tu porteras autour du cou une cravate de chanvre.
Et le truand devint livide en murmurant :
— Mon père et mes frères sont morts ainsi. Je sais bien que ce sera bientôt mon tour.
Le Rougeaud, lui aussi, tendit sa main.
— Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde à une épée plus subtile que ta dague.
— Bah ! tu mens, sorcière ! Ou tu te trompes. Lis donc mieux.
— J’ai dit ! fit Saïzuma.
— Et tu prétends qu’il y a dans Paris une épée plus subtile que ma dague ? gronda le truand en abattant son poing sur la table qui trembla.
— Ton sang va couler, te dis-je !…
Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Ou peut-être, sous ses airs, était-il plus vivement frappé par la prophétie. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s’enflamma. Il se leva, saisit la bohémienne par le bras et gronda :
— Sorcière de malheur, si tu ne conjures à l’instant le mauvais sort, si tu ne déclares que tu as menti, c’est ton sang à toi qui va couler, et tu ne porteras plus malheur à personne !
Alors, il y eut un grand tumulte dans le cabaret. Ce Rougeaud était parmi ces gens une façon de terreur. On le redoutait pour sa sauvage violence, et nul n’eût osé lui tenir tête dans aucune truanderie. C’était une bestiale physionomie. En ce moment, il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l’avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.
— Déclare que tu as menti ! rugit le truand, tandis que les ribaudes s’écartaient épouvantées.
— J’ai dit ! répéta Saïzuma de sa voix morne.
Le Rougeaud leva le poing.
Au moment où ce poing, véritable massue, allait s’abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.
— Ah ! ah ! fit-il en ricanant, l’amoureux de Loïse !…
Ce mot dont le truand ne pouvait soupçonner le sens profond, répercuté dans l’âme du chevalier, fit pâlir Pardaillan, qui demeura un instant suffoqué, et dont la main crispée à l’épaule du Rougeaud retomba alors.
— Eh ! Loïson ! cria le truand, voici ton amoureux qui t’abandonne pour la bohémienne !
Pardaillan haussa les épaules, prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu’il venait de quitter. Le Rougeaud fut tellement stupéfait de cet acte d’audace qu’il en resta cloué sur place pendant une longue minute. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s’appelait l’Auberge de l’Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n’avaient qu’à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle ; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d’ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s’était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l’orage qui s’amassait sur sa tête :
— Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire, à moi aussi, ma bonne aventure ?
— Madame ! fit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m’a-t-on appelé ainsi ?… Oh ! il y a longtemps, bien longtemps…
— Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s’avançant alors.
Pardaillan redressa lentement la tête, toisa le truand et dit :
— Voulez-vous un bon conseil, l’ami ?…
— Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici ? Messieurs de la gentilhommerie n’ont pas le droit d’entrer dans ce cabaret, si ce n’est avec ma permission. Sortez donc à l’instant.
Le calme relatif de Rougeaud fit frissonner l’assemblée, car ce calme dénonçait chez lui la rage portée à son paroxysme.
— Et si je ne sors pas, demanda Pardaillan avec un mince sourire, tandis que son regard commençait à pétiller.
— Alors c’est moi qui vais vous porter dehors ! rugit le truand.
En même temps ses deux poings velus se levèrent. Saïzuma demeura immobile. Loïson poussa un grand cri. Mais à l’instant même, un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.
Les poings du Rougeaud n’avaient pas eu le temps de s’abattre… Pardaillan s’était vivement levé. Ses deux poings, à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine… Et ce geste avait été si rapide, si sobre, si foudroyant qu’on put seulement voir le truand chanceler sur sa base en hurlant une imprécation et s’abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d’étain. Dans le même instant, le Rougeaud se leva d’un bond et vociféra :
— En avant la truanderie ! Mort au gentilhomme !
— À mort ! À mort ! hurlèrent les truands.
Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres dans l’obscurité. Les ribaudes, par une prompte manœuvre qui leur était sans doute familière, se massaient dans un angle, tout en jetant des cris perçants. En un clin d’œil la salle se trouva débarrassée de ses tables poussées contre les murs, et les truands, le poignard à la main, s’avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.
Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d’épouvante et d’admiration : dans l’instant même où les malandrins rués allaient atteindre le chevalier, un spectacle inouï vint les glacer de terreur… D’un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le souleva dans ses bras puissants, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d’une main, et de l’autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand…
— Un pas de plus, vous autres, dit-il froidement, et cet homme est mort !…
Sous l’étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, d’abord hébété de stupeur et d’épouvante, comprenant à peine ce qui venait de se passer et comment il se trouvait là, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.
— En avant ! hurla-t-il.
La dague s’enfonça !… Le sang jaillit !
— J’ai dit ! murmura Saïzuma.
Les truands reculèrent… Le Rougeaud fit un suprême effort, raidit ses muscles, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et d’une voix qui cette fois ne fut qu’un râle, répéta :
— En avant !… Enfer !… Je meurs !… Je…
Et cette fois, cinq ou six des plus furieux ou des moins stupéfaits s’avancèrent en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.
— En avant les grands moyens ! tonna Pardaillan.
Et alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et s’acculer au mur… Alors, cet être pantelant qui râlait et grouillait encore de ses jambes et de ses bras, le chevalier le souleva d’un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et à l’instant où les truands allaient l’atteindre, à toute volée, le jeta, le lança, vivant projectile !… Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie.
— Vive le gentilhomme ! crièrent les ribaudes enthousiasmées.
Il y eut parmi les truands un recul terrifié, une culbute désordonnée parmi des jurons furieux et des imprécations. Puis, dans ce court répit qui suivit, ils virent le chevalier debout, les bras croisés, riant silencieusement. Et avec son rire, ses yeux illuminés d’éclairs, son torse souple, dans cette attitude de force suprême et de dédaigneux défi, il leur apparut terrible, il leur sembla que c’était là un être à part contre lequel toute résistance était inutile. Plusieurs jetèrent leurs dagues.
— C’est le diable ! hurla l’un.
— Il a fait un pacte ! vociféra un autre.
— Vive le beau gentilhomme ! glapirent les ribaudes.
C’en était fait !… Pardaillan triomphait… Il s’assit paisiblement et attendit que le calme se fût rétabli. De loin, des truands le considéraient avec le respect dû à la force dans ce qu’elle a d’irrésistible et l’effroi dû à une puissance probablement d’essence magique.
— Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous ?
— Oui, dit la bohémienne : me faire sortir d’ici…
Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit :
— Ouvrez la porte.
Avant même que l’hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan ne put s’empêcher de rire. Alors il prit Saïzuma par la main et tous deux traversèrent la salle dans toute sa longueur. Les truands, sur leur passage, s’écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l’eau fraîche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé et dit :
— Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra… Vous m’en voulez, peut-être ?
La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement :
— Je ne vous en veux pas…
Le chevalier lui glissa un écu d’or dans la main.
— Parce que vous vous appelez Loïson, murmura-t-il.
Et il continua son chemin jusqu’à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d’argent mêlées, et il les jeta en pluie, en criant :
— Une autre fois, mes braves, vous y regarderez à deux fois ; pour ce soir, le chevalier de Pardaillan vous pardonne…
Et il sortit avec Saïzuma, tandis que dans la salle il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.
Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse. Les rues étroites qui formaient un réseau autour de l’Hôtel de Ville furent franchies, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne, ou plutôt guidé par elle, car il la laissait aller et tourner à sa guise. Saïzuma paraissait l’avoir oublié. Maintenant, elle se dirigeait en droite ligne vers la porte Montmartre.
— Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais où irez-vous à présent ? Si vous vouliez…
— Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J’étouffe dans cette ville… Pourquoi y suis-je venue ?…
— Mais où irez-vous ensuite !… Pauvre femme… Suivez-moi… je connais non loin d’ici une auberge, une bonne auberge, et le bon cœur de l’hôtesse pansera les plaies de votre cœur… dites, le voulez-vous ?…
— Sortir ! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh ! m’échapper de cette ville où j’ai souffert… où je souffre !… Qui que vous soyez, avez-vous pitié de moi ?… Conduisez-moi hors d’ici… Et si vous ne voulez pas, je vous maudirai, car vous m’aurez abandonnée à la souffrance…
— Eh bien, soit !… Venez… dit Pardaillan ému jusqu’au fond de l’âme par l’accent de douleur étrange qui éclatait dans la supplication de cette inconnue.
Ils atteignirent la porte Montmartre… Elle était fermée. Mais Pardaillan savait comment on vient à bout de la consigne d’un sergent d’armes, et il lui en coûta tout juste deux livres tournois pour lever les scrupules dudit sergent, et en conséquence, pour faire baisser le pont-levis. Dix minutes plus tard, il se trouvait avec la bohémienne sur cette route mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s’en allait vers le pied de la montagne.
« Les sieurs Picouic et Croasse avaient dit juste, réfléchissait Pardaillan. Cette malheureuse est folle. Que pourrai-je tirer d’elle ? »
Cependant, il entreprit d’interroger la bohémienne.
— Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère ?
— Belgodère ?… Oui : un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la dureté et la méchanceté de l’évêque ?
— Et Violetta ?… Vous l’avez connue aussi ?…
— Je ne la connais pas… je ne veux pas la connaître.
— Rappelez-vous, de grâce : Violetta… la chanteuse.
— Je ne veux pas la connaître, dit Saïzuma avec une sorte de rudesse farouche.
Pardaillan demeura perplexe.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il. Vous haïssez donc cette pauvre petite ?
— Non. Je ne la hais pas. Je ne l’aime pas… je ne veux pas la connaître… Je ne puis pas la voir.
Elle s’arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras et murmura sourdement :
— Elle a un visage qui me fait trop souffrir… qui me rappelle trop de choses… ne me parlez jamais d’elle… jamais !
Alors elle se remit en marche. Et Pardaillan comprit qu’en effet, il ne pourrait tirer aucun renseignement de la folle.
Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s’élevait l’abbaye des bénédictines qui, à cette époque, était presque en ruine, tant les nonnes qui l’habitaient mettaient peu de soin à entretenir ce couvent jadis très riche, mais qui, en pleine décadence, n’avait plus guère alors qu’un revenu de deux mille livres.
Pardaillan se demandait jusqu’où la fantaisie de la folle allait l’entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s’écarter de Paris. D’autre part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S’il pouvait la décider à demander l’hospitalité dans le couvent ! Non seulement, lui pourrait tranquillement regarder Paris, mais encore il saurait où retrouver cette femme pour l’interroger en des circonstances plus propices…
— Madame, dit-il alors, vous voici hors Paris.
— Oui, dit la bohémienne ici je respire. Ici j’étouffe moins sous le poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme des oiseaux funèbres… Pensées de folie, sans doute. Que suis-je ?… Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? Qui êtes-vous ?…
— Un homme qui passe. Vous avez vos douleurs. J’ai les miennes… Un ami, si vous voulez.
— Un ami ?… Qui peut être l’ami de la bohémienne… de la maudite ?
— Celui qui a pitié, madame, parce qu’il a souffert, jadis, il y a longtemps, c’est vrai, mais qui se souvient.
— Oui, votre voix me calme et me berce. Je sens, je devine que votre cœur n’est pas un cœur d’homme, car tous les hommes portent en eux la cruauté… Qui êtes-vous ? Un brave, certes ! Comme vous avez saisi ce monstre, là-bas, dans la triste auberge ! Comme vous l’avez puissamment jeté sur les loups qui hurlaient ! Votre main ! Je veux voir votre main ?
Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure. C’était un esprit lucide, comme on a pu voir. Mais il était de son temps. Et ce ne fut pas sans quelque émotion secrète qu’il attendit la sentence de la bohémienne. Saïzuma hochait la tête.
— Si j’aimais un homme, dit-elle, moi qui n’aime pas, qui n’ai jamais aimé, et qui n’aimerai jamais, si j’aimais un homme, je voudrais qu’il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Je vous plains, et je ne vous plains pas. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur…
Saïzuma laissa retomber la main de Pardaillan.
« Par Pilate ! songea le chevalier qui se secoua. Je porte en moi le malheur ?… Ouais ! C’est ce qu’il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison où c’est un devoir d’accorder l’hospitalité à ceux qui sont errants et vagabonds par le monde. Croyez-moi : il faut vous y reposer deux ou trois jours. Et puis, je viendrai vous chercher. »
— Vraiment ?… Vous me viendrez chercher ?
— Je vous le promets. Il est difficile de vous oublier, quand une fois on vous a vue, si toutefois cela peut s’appeler vous avoir vue, puisque votre visage est toujours masqué.
— Alors je consens à m’arrêter ici, dit Saïzuma, qui parut n’avoir pas entendu cette allusion à son masque rouge.
Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s’empressa d’aller agiter la grosse cloche du couvent, opération qu’il dut répéter à diverses reprises avant que la porte ne s’ouvrît. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l’inviter à entrer.
— Pardon, dit le chevalier étonné, c’est bien ici l’abbaye des bénédictines de Montmartre ? Je ne me trompe pas ?
— Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme. C’est bien ici le couvent des bénédictines que dirige très haute et puissante dame Claudine de Beauvilliers, notre sainte abbesse…
— L’abbesse Claudine de Beauvilliers ? fit Pardaillan, à qui ce nom était parfaitement inconnu. C’est possible. En tout cas, ma digne femme, ce n’est pas pour moi que je réclame d’elle l’hospitalité, mais bien pour cette infortunée bohémienne…
Il s’effaça et désigna Saïzuma. La sœur — car malgré son costume civil, fort délabré d’ailleurs, ce ne pouvait être qu’une religieuse — la sœur, donc, examina la bohémienne d’un coup d’œil rapide, et dit :
— Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où nous-mêmes, nous ne pénétrons pas. Je vais y conduire cette femme.
— Je viendrai la rechercher sous peu de jours, peut-être dès demain.
— Quand il vous plaira, mon gentilhomme.
Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma. Et Pardaillan s’éloigna, non sans réfléchir avec une inquiète curiosité à ce singulier sourire, à cette religieuse laïque, à ce couvent délabré, et enfin à cette sorte de désinvolture étrange avec laquelle, malgré le respect des termes, la sœur portière avait parlé de l’abbesse des bénédictines… Claudine de Beauvilliers.
Les nécessités de notre récit nous ramènent dans Paris, à l’extrémité de la Cité, dans le palais de la princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu la Fausta aux prises avec le génie du mal souffler d’abord au duc de Guise une pensée de meurtre, puis essayer d’entraîner Pardaillan dans l’orbite de feu qu’elle parcourt comme un météore, là, disons-nous, elle parle cette fois à une femme.
Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d’orgie que nous avons dû décrire, c’est justement Claudine de Beauvilliers, l’abbesse des bénédictines de Montmartre. L’entretien tirait sans doute à sa fin, car Claudine était debout, prête à se retirer.
— Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d’être dit, la petite chanteuse ?
— En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Et bien fin, madame, qui l’irait là découvrir. Elle est d’ailleurs gardée à vue par ce Belgodère.
— N’importe… Veillez. Vous me répondez de cette petite sur votre vie ?
— Sur ma vie, j’en réponds, madame… Mais il me reste à savoir ce que je dois en faire… il m’a semblé entrevoir… que vous désiriez…
— Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu’avez-vous entrevu ?
— Que vous avez condamné cette Violetta à mourir, madame.
— Elle est jugée. L’exécution n’est que retardée.
— Oui !… Mais ce n’est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers après un silence, il m’a semblé que si cette exécution était retardée, c’est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir… et qu’avant la mort… elle devait…
Claudine de Beauvilliers s’arrêta.
— Avant qu’elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu’elle meure de l’âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n’osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n’y a qu’une nécessité ; que cette vierge devienne une fille impure. Qu’elle soit la plus vile des malheureuses qui, là-haut, ne pouvant plus vivre de prières, vivent de leurs corps. Voilà mes ordres…
L’abbesse des bénédictines s’inclina, comme courbée par cette voix glaciale.
— Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez. Allez.
Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un agenouillement, puis se retira.
— Elles n’osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste ! Moi, vierge, qu’aucune pensée d’amour n’a jamais troublée, je sais dire ce qu’il faut, et j’emploie les mots nécessaires…
Elle s’arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux… Il y eut dans l’esprit de cette femme une effroyable lutte qui se traduisit par les convulsions qui soudain ravagèrent cette figure d’habitude immuable :
— Ah ! murmura-t-elle dans un souffle d’épouvante, est-il bien vrai que j’ignore encore le trouble d’amour auquel sont sujettes les autres femmes !… Quoi ! Moi ! Moi !… Oh ! je m’arracherai plutôt le cœur !…
Et ses deux mains, ses mains admirables qui semblaient taillées dans le marbre le plus pur, par un sculpteur de génie, se posèrent sur son sein avec une rudesse violente ; ses ongles acérés menacèrent sa propre poitrine, comme si vraiment elle eût été prête à s’arracher le cœur…
Peu à peu, elle s’apaisa. Cette physionomie reprit la majesté sereine qui la faisait si absolument remarquable. Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la servante qui se présenta.
Quelques instants plus tard, une jolie femme, légère, gracieuse, vive dans ses gestes et ses mouvements, entra souriante ; et elle était si légère dans sa marche qu’il fallait y regarder à deux fois avant de s’apercevoir qu’elle boitait quelque peu. Celle qui venait d’entrer dans le boudoir de Fausta était Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise, du duc de Mayenne et du cardinal de Guise.
— Quelles nouvelles ? demanda Fausta avec un sourire où il y avait peut-être une expression amicale qui ne lui était pas habituelle.
— Bonnes et mauvaises…
— Voyons d’abord les mauvaises…
— Parce qu’elles sont les plus redoutables ?
— Non, parce qu’elles sont généralement plus importantes…
— Eh bien, mon frère…
— Ah ! c’est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles ?
— Oui, ma reine… Là, il y a échec sur toute la ligne. D’abord Henri se réconcilie avec Catherine de Clèves, et ensuite il est plus que jamais épris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition…
Fausta tressaillit. Et la duchesse de Montpensier put se rendre compte qu’elle venait en effet de lui porter un coup dur.
— Racontez, dit la princesse d’un ton bref.
— Eh bien, voici. Tout d’abord, sachez que mon frère a eu une entrevue avec la vieille reine.
— Je sais. Passez.
— Mais savez-vous aussi ce qui s’est passé dans cette entrevue ? Eh bien ! la Médicis s’est soumise !
— Vraiment ! dit Fausta sur un ton singulier.
— Je le tiens d’Henri lui-même.
— En sorte que voilà levé l’obstacle le plus redouté par le duc. Rien ne l’empêche donc de pousser sa victoire ?
— Oui. Et la preuve, madame, c’est qu’il veut s’emparer au plus tôt de la personne du roi.
— Vous êtes sûre que Guise va déployer une telle énergie ?
S’il y avait de l’ironie dans cette question, cette ironie était du moins si bien dissimulée que la duchesse de Montpensier n’en eut pas la perception. Elle répondit donc :
— Tout à fait sûre, madame. Mon frère m’a exposé son plan qui est admirable : feindre une soumission momentanée, aller trouver Valois sous prétexte de discussion et d’états généraux à assembler : y aller d’ailleurs avec des forces… nos plus intrépides ligueurs seront de la partie… J’en serai aussi, madame. Alors, on s’emparera de Valois, et… tout simplement, on l’enfermera en quelque bon couvent… non sans l’avoir tonsuré un peu.
Marie de Montpensier éclata d’un joli rire clair. Fausta demeura grave.
— C’est vraiment admirable, dit-elle simplement.
— Oh ! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera une haute comédie. Savez-vous qui tonsurera Valois ?… Moi, madame, moi-même !… J’ai déjà les ciseaux !
Et Marie de Montpensier agita dans un geste de menace les ciseaux d’or qu’elle portait suspendus à une chaînette.
— Vous en voulez donc bien au roi ? demanda Fausta.
— Au roi ?… Quel roi !… Vous voulez dire à frère Henri, madame ?… Oui, je lui en veux !… N’a-t-il pas eu l’audace de me conseiller devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l’autre ! Le misérable ! J’en ai pleuré de rage. J’entends encore le ricanement des mignons !
Et une larme pointa, en effet, aux yeux de la duchesse.
— Comme si je boitais ! reprit-elle. Voyez, madame, est-ce que je boite ? ajouta-t-elle en faisant quelques pas rapides et légers.
— Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l’âme perverse d’un Hérodes pour soutenir une telle monstruosité…
— N’est-ce pas ?…
Ce que ne disait pas la duchesse de Montpensier, ce que savait très probablement Fausta, ce que racontait en tout cas la chronique scandaleuse de cette époque où le scandale s’épanouissait en floraisons touffues, c’est que la belle duchesse avait eu un caprice pour Henri III ; que ce caprice, étourdie comme elle était, elle n’avait pu le dissimuler ; et qu’Henri III l’avait assez rudement repoussée.
— C’est donc entendu, reprit Fausta, c’est vous qui allez affliger à Henri de Valois…
— La tonsure ! s’écria la duchesse consolée.
— Oui. Est-ce là la bonne nouvelle que vous m’apportez ?…
— Non, madame, et puisqu’il faut vous dire tout de suite, sachez que ma mère est à Paris.
— La duchesse de Nemours est à Paris ! murmura Fausta soudain intéressée.
— Oui. Et je l’ai gagnée à votre cause !… Ma mère vient de Rome où elle a vu Sixte, il y a deux mois. Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles persistent à appeler encore le pape.
— Et alors ? demanda Fausta qui suivait avec une profonde attention.
— Alors… ma mère est revenue avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite décidé à ne travailler que pour lui-même. La voyant dans ces dispositions, je lui ai parlé de ce conclave secret où les plus ardents et les plus généreux des cardinaux se sont réunis pour choisir un nouveau chef… en sorte que l’Église romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri de Valois… Et elle a accueilli l’idée de ce nouveau pape, du moment qu’il était tout acquis aux intérêts de notre maison.
— C’est vraiment là une bonne nouvelle, ma chère enfant ! dit Fausta dans les yeux de qui passa un éclair. Si la duchesse de Nemours est avec nous, je crois que de grandes choses s’accompliront avant peu…
Elle ferma les yeux, comme si, malgré toute la puissance de son caractère, elle eût été éblouie de sa vision.
— Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mère veut connaître ce nouveau pape avant de s’engager dans une aussi terrible aventure.
— Elle le connaîtra… vous pouvez le lui dire.
— Et qui le lui fera connaître ?
— Moi, dit Fausta.
Et comme si elle eût voulu échapper à de nouvelles questions elle reprit aussitôt :
— Mais vous deviez, disiez-vous, m’annoncer aussi de mauvaises nouvelles ?
— Je reprends donc mon récit : après son entrevue avec la reine mère, mon frère est rentré dans son hôtel. Il était si joyeux que nous avons tous vu qu’un grand événement avait dû arriver. Le lendemain, comme j’étais venue à nouveau à l’hôtel de Guise, mon frère me parla lui-même de la scène de l’autre soir ; il le fit sans colère… Du moment qu’il a tué, mon frère est apaisé. Loignes étant mort, Guise n’a plus de colère.
— J’ignorais, dit Fausta, que le duc fût à ce point généreux.
— Mais la duchesse de Guise ne l’ignore pas, madame !… C’est donc sans étonnement que j’ai vu tout à coup entrer Catherine de Clèves dans le cabinet de mon frère qui, d’abord, demeura stupéfait d’une pareille audace et porta la main à sa dague… La duchesse, sans un mot, se mit à genoux ; puis comme frère haletait, elle murmura :
« Loignes est mort ; morte ma folie… »
Elle savait bien ce qu’elle disait ; car la main de mon frère cessa de se crisper sur la poignée de sa dague ; la duchesse eut un sourire que seule je vis… Alors je sortis… mais de la pièce voisine j’entendis les éclats de voix de mon frère et les explications de Catherine… Cela dura deux longues heures ; puis peu à peu, cela s’apaisa. Alors je rentrai… Mon frère me dit qu’il exilait la duchesse de Guise en Lorraine, et ce fut tout.
— Ceci est un bel exemple de magnanimité, dit paisiblement Fausta.
— Je crois bien qu’il y a chez mon frère plus d’indifférence que de générosité. Ce qui le trouble, ce qui le bouleverse au point que j’ai vu des larmes dans ses yeux brûlés de fièvre, c’est la disparition de la petite chanteuse…
— Ainsi, il l’aime ?…
— C’est peu dire… Il a juré de fouiller tout Paris pour la retrouver et a fait commencer des recherches…
Un livide sourire passa sur la physionomie de Fausta.
— Ainsi, reprit-elle après un assez long silence méditatif, vous êtes sûre de tenir Henri de Valois ?…
— Je vous l’ai dit, madame, fit la duchesse de Montpensier étonnée de cette brusque saute.
— Et vous croyez que votre frère le duc de Guise va chercher à s’emparer du roi ?
— Il s’y prépare…
— Enfant ! Et si je vous disais que je suis renseignée, que je connais comme si je l’avais entendu l’entretien de Catherine de Médicis et du duc de Guise !
— Vous savez tant de choses, madame, que je ne m’étonnerais pas…
— Si je vous disais que la vieille Florentine, pétrie d’astuce, a joué votre frère !…
— Comment cela, madame ?
— Si je vous disais enfin que le duc a promis d’attendre patiemment la mort d’Henri III !…
— Oh ! madame, ce serait là une affreuse trahison de mon frère envers la Ligue et envers sa famille !
— Ce n’est pas une trahison, c’est un acte de diplomatie. Soldat, homme d’épée et de violence, Guise a voulu jouer au diplomate. Il y est enferré : Guise, pendant au moins une année, ne tentera rien contre Henri III.
— Alors… fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se convulsa, mais alors… ma vengeance m’échappe, à moi !…
— Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous m’écoutez…
— Ma confiance en vous est sans borne, madame. Qui êtes-vous ? Je le sais à peine. Ce que vous voulez, je n’ose le sonder. Et pourtant vous êtes ma reine, ma vraie souveraine. Parlez donc, car je suis décidée à tout pour frapper Henri de Valois.
La Fausta parut réfléchir quelques minutes. Alors, avec cette voix d’étrange et pénétrante douceur qui lui donnait une si grande force de persuasion :
— Marie, dit-elle, vous êtes la forte tête de votre famille. C’est grâce à vous que les Valois s’éteindront et que la dynastie des Guise montera sur le trône. De vos trois frères, l’un, Mayenne, est trop gras pour avoir de l’esprit ; il vendrait son âme pour un bon pâté ; l’autre, le cardinal, est un soudard brutal qui ne peut pas coudre deux idées ensemble ; le troisième, enfin, le duc, est stupide d’amour ; cette passion pour une malheureuse bohémienne le rend incapable de conseil et d’action. Quant à votre mère, elle en est encore à Poltrot de Méré. C’est une noble créature, mais qui depuis l’assassinat de son mari, se figure par trop que l’univers ne doit avoir d’autre but que d’occire les huguenots… Vous seule, mon enfant, vous savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse. Voulez-vous tout sauver d’un coup ?…
— Je suis prête, madame… ordonnez… que faut-il ?…
— Il faut, dit Fausta, qu’Henri de Valois meure. C’est très joli de le vouloir tondre, et vous avez une grâce infinie à agiter vos ciseaux d’or. Mais si Henri III ne meurt pas, c’est une affreuse catastrophe que vous préparera Catherine de Médicis.
La jolie duchesse écoutait en frissonnant cette femme si belle qui parlait de meurtre, comme elle eût, elle, parlé d’un bijou. La Fausta parut méditer encore. Et cette méditation, bien que son visage demeurât pur et serein, devait sembler terrible à Marie de Montpensier, car elle n’osa l’interrompre.
— Comprenez-vous bien, reprit tout à coup Fausta, qu’Henri de Valois est condamné…
— À mourir, madame, demanda sourdement la duchesse.
— Oui, dit Fausta glaciale, je le condamne à mort.
— Et qui sera l’exécuteur, madame ? balbutia la duchesse.
— Vous ! répondit Fausta.
La duchesse de Montpensier pâlit.
— Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a juré à la Médicis d’attendre patiemment la mort d’Henri III. À ce prix, on lui a promis que le roi le désignerait pour son successeur. Valois peut vivre dix ans, vingt ans, malgré toutes les apparences. Et ne vécût-il même que quelques mois, c’en est assez. La vieille reine saura mettre ce temps à profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a fomenté la destruction des Châtillon. Choisissez donc : ou de tuer, ou d’être tuée…
La belle duchesse frissonna.
— Il faut agir, continua âprement Fausta. Les temps sont révolus. Si vous reculez maintenant, prenez garde, vous allez tomber.
— Tuer ! murmura Montpensier, tuer de mes mains ! Oh ! je n’aurai jamais ce courage…
— Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tête sous la hache du bourreau ! Insensée ! Famille d’insensés qui ne veut pas voir ! Vous en avez trop fait, tous, pour que vous puissiez espérer l’oubli, lors même que vous renonceriez à vos prétentions. C’est un duel à mort que vous avez engagé. Si Henri III et la Médicis ne meurent pas, c’est la famille des Guise qui va s’éteindre dans quelque terrible aventure. Adieu, ma mignonne, allez réfléchir au dernier sourire que vous aurez lorsque vous poserez la tête sur le billot…
— Un mot, madame, s’écria la duchesse hors d’elle-même, un seul mot : je suis prête à agir ! Mais comment, moi, faible femme…
— Êtes-vous vraiment décidée ? demanda Fausta en reprenant sa place dans le fauteuil qu’elle venait de quitter.
— Je suis résolue à tout au monde pour frapper Valois, dit la duchesse avec une énergie qui contrastait avec le ton de mièvrerie qu’elle avait jusque-là conservé.
— Bien. Vous voilà telle que je vous souhaitais… Vous voilà dans l’état d’esprit nécessaire pour mener jusqu’au bout le grand œuvre. Et maintenant, je vous le demande, en quoi est-il nécessaire que vous plongiez vous-même vos jolies mains fines et délicates dans le sang du condamné ?
— Ah ! ah ! je commence à comprendre…
— Il suffit que vous inspiriez à quelqu’un la haine même qui vous anime…
La duchesse tressaillit.
— Quelqu’un ! murmura-t-elle. Où trouver l’homme en qui j’aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n’ose pas me dire à moi-même ?… Il faudrait donc que ce quelqu’un porte déjà dans son cœur une haine terrible contre Valois…
— Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta négligemment. Cet homme existe…
Cette fois, Marie de Montpensier devint livide. Son sein palpita. Ses mains furent agitées d’un tremblement convulsif.
— Jacques ! balbutia-t-elle dans un souffle.
— Oui, le moine Jacques Clément, dit Fausta avec cette forte énergie d’accent qu’elle employait dans les grandes occasions. Jacques Clément vous aime d’une passion absolue. Vous êtes pour lui l’ange de la débauche qui fait frissonner la chair, et l’ange de l’amour qui verse au cœur les charmes tout-puissants…
— Pauvre ami ! murmura la duchesse tout bas.
La Fausta se leva.
— Voulez-vous que meure celui qui vous a insultée ? dit-elle d’une voix basse et ardente.
— Oui, je le veux ! haleta la duchesse avec un indescriptible accent de haine.
— Voulez-vous que votre frère soit roi ?… Voulez-vous être la première à la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliée, triompher par le luxe et la puissance, régner peut-être sous le nom de ce frère ?…
— Oui, je le veux ! répéta la duchesse enivrée…
— Soyez donc fidèle et obéissante, dit alors la Fausta en se redressant, tandis qu’une auréole de majesté étincelait sur son front. Allez, ma fille… agissez sans discuter… obéissez à celle qui vous parle en ce moment…
— Oh ! s’écria la duchesse frappée d’une sorte d’effroi vertigineux, qui donc êtes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous déteniez la souveraine puissance ? vous qui bouleversez mon esprit ? vous dont la voix me pénètre et dont les paroles me semblent un rêve ?…
— Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de grandeur, je suis celle qui vous est envoyée par le conclave secret ; je suis celle qui a été élue pour combattre Sixte, traître aux destinées de l’Église ! Je suis celle qui parle haut parce que la parole qu’elle vous apporte est la parole même de Dieu !… Je suis la papesse Fausta Ire…
La duchesse de Montpensier, effarée, l’esprit exorbité par un immense étonnement, jeta un regard sur la femme qui parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante, si suprêmement belle et majestueuse dans son attitude, qu’elle recula, ploya les genoux et se prosterna, éblouie, fascinée… La Fausta alla à elle, la releva doucement, la baisa au front et dit :
— Allez… vous serez un de mes anges !…
Et la duchesse de Montpensier, éperdue, obéissante comme une enfant, sortit à reculons, courbée sous le geste de Fausta, geste d’irrésistible autorité, geste de bénédiction, geste terrible qui épandait de la mort et armait le bras de Jacques Clément !…
Le couvent des Jacobins était situé rue Saint-Jacques et s’adossait presque aux murs d’enceinte ; à ses pieds se creusaient les fossés Saint-Michel qui ont laissé leur nom au boulevard actuel ; non loin du couvent s’ouvrait la porte Notre-Dame-des-Champs, au-delà de laquelle s’étendaient des jardins bien cultivés parmi lesquels commençaient à s’élever quelques maisons de plaisance. L’endroit était paisible et presque triste. On n’y voyait, comme rares passants, que des moines glissant silencieusement sur l’herbe poussée à l’ombre des maisons.
Le prieur des Jacobins s’appelait Bourgoing. C’était un homme grand et de forte corpulence, au visage réjoui, fort enclin à se mêler de politique, mais au demeurant, pas méchant. Il aimait ses aises. Il avait assez d’énergie pour soutenir avec âpreté les intérêts de son monastère qui se confondaient avec ses propres intérêts. C’était d’ailleurs un fanatique partisan de Guise et de la Ligue ; il tenait Henri de Valois en profonde horreur, il avait fortement contribué à fonder la vaste congrégation du Chapelet, et c’est lui qui avait mis à la mode ce dicton populaire :
Qui n’a pas de chapelet au cou
Mérite d’y avoir un licou.
C’était par moments un homme de plaisanterie. Quelques mois avant la journée des Barricades, alors que Paris commençait à s’échauffer fort contre le favori d’Henri III — le duc d’Épernon, grand mangeur et gaspilleur d’argent s’il en fût —, le prieur Bourgoing s’était un jour rencontré avec ledit duc d’Épernon et, à mots couverts, lui avait reproché ses dépenses extravagantes. À quoi d’Épernon avait répondu qu’il avait le droit de dépenser beaucoup d’argent, ayant dépensé beaucoup de sang pour exterminer les hérétiques, ce qui était un impudent mensonge.
Bourgoing ne répondit rien, mais, peu de jours après, répandit dans Paris une forte brochure sur la première page de laquelle s’étalait en gros caractères :
« Grands faits d’armes de M. le duc d’Épernon contre les hérétiques. »
Ceux qui achetaient la brochure l’ouvraient et trouvaient toutes les pages intérieures blanches. Sur chaque page, il n’y avait qu’un mot. Et ce mot, c’était :
— Rien.
Le prieur rit beaucoup de son innocente facétie, et d’Épernon faillit en avoir la jaunisse.
Le soir où nous pénétrons dans le couvent des Jacobins, le prieur, commodément installé sur les coussins d’un vaste fauteuil, les mains croisées sur son respectable ventre, les yeux mi-clos, écoutait un de ses moines qui semblait sa vivante antithèse. Maigre, de figure ascétique, un visage pâle illuminé par deux grands yeux brûlés de fièvre, la bouche sévère, tel était ce moine qui venait d’achever un récit où il avait dû confesser quelque grave péché, car il baissait la tête, tandis que le prieur souriait.
— Hum ! fit enfin messire Bourgoing, évidemment, mon fils, vous avez eu tort d’entrer dans cette caverne où vous risquiez de rencontrer Satan, toujours prêt à emporter une âme. Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont à demi déshabillées ?… Et que leurs attitudes impudiques ont déchaîné en vous tous les démons de la luxure ?
— Hélas ! mon révérend, il n’est que trop vrai ! dit le moine d’un ton de profond désespoir.
— Souviens-toi… que la chair est faible. Mais enfin, frère Clément, vous avez résisté ?
— Oui, mon révérend.
— Et triomphé ?… En somme, vous êtes sorti victorieux de cette épreuve ? ajouta le prieur avec une curiosité peut-être un peu échauffée.
— C’est bien là ce qui me console quelque peu, mon révérend. J’ai pu fuir…
— Tel le pur et candide Joseph laissant son manteau entre les mains de l’indigne et perverse Putiphar. Savez-vous que c’est fort beau, frère Clément ?… hum ! je veux dire qu’au bout du compte, vous n’avez péché que par imprudence.
— Votre Révérence est mille fois trop bonne, dit Jacques Clément en s’inclinant avec respect.
— Vous vous abstiendrez donc pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l’eau : vous direz trois fois dans la nuit, à des heures convenablement espacées, le psaume de la pénitence, et pour le surplus je réfléchirai, mais je pense que ce pieux exercice pourra suffire à mettre en fuite les tentations périlleuses. Allez en paix…
Le moine s’inclina et sortit, les bras croisés sur la poitrine, le capuchon rabattu sur les yeux. Par les longs couloirs déserts, il regagna sa cellule. À peine fut-il sorti de chez le prieur que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et alors une femme enveloppée entièrement d’un manteau sombre entra… C’était la duchesse de Montpensier.
— Vous avez entendu ? demanda Bourgoing.
— Oui, fit la duchesse avec un soupir ; ce pauvre jeune homme a bien peur du péché… Et pourtant, ajouta-t-elle avec un sourire, le péché ne se présente pas à lui sous une forme si effrayante…
— Ah ! madame, dit le prieur avec un autre soupir, que ne m’est-il donné d’avoir à éprouver ma résistance !… Mais, ajouta-t-il en reprenant soudain le ton qui convenait à son caractère et à la dignité dont il était revêtu, à quelles extrémités faut-il que nous en arrivions pour le salut de notre sainte Église !…
Cependant, Jacques Clément était arrivé à sa cellule dont, selon la règle, il laissa la porte ouverte. Il se mit à genoux sur le carreau et, levant les yeux vers un crucifix qui était l’unique ornement de la muraille, il commença ses oraisons. Mais bientôt, il baissa la tête avec une sorte de désespoir farouche et ferma les yeux.
— Le péché est en moi ! murmura-t-il. Ce n’est pas la divine figure que je vois, c’est son image, à elle !… Seigneur, Seigneur, ayez pitié de votre humble serviteur…
Il se courba lentement jusqu’à ce que son front allât toucher le carreau. Et il demeura dans cette position, immobile, silencieux… Seulement, un râle continu s’échappait de sa gorge. Et ce râle était un sanglot…
Le moine demeura ainsi, en une longue méditation, jusqu’au moment où la cloche sonna pour l’office nocturne. Alors il se releva, sortit de sa cellule, et descendit vers la chapelle. Le long des couloirs, d’autres moines marchaient silencieusement.
La chapelle, faiblement éclairée par de rares flambeaux, se remplit peu à peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la hiérarchie.
— Oremus ! cria de nouveau le prieur. Mes frères, prions pour que le projet d’une puissante princesse favorable à notre Église soit couronné d’une pleine réussite.
Le même murmure se fit entendre à nouveau, suivi bientôt du même silence.
— Oremus ! cria pour la troisième fois le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l’un de nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession.
Jacques Clément quitta sa stalle, s’avança jusqu’au milieu du chœur, se prosterna et dit :
— Mes frères, je m’accuse d’avoir pénétré dans un lieu de perdition, et d’avoir rassasié mes yeux de la vue d’objets impurs.
Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Du fond des capuchons, les yeux luisants se braquèrent sur frère Clément. Jacques Clément tremblait. Une âpre et douloureuse volupté l’étreignait à la gorge. Mais l’impitoyable prieur avait commandé : il fallait obéir.
— Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c’étaient d’abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée et dont la vue provoqua en votre malheureux frère un trouble profond…
— Oremus ! oremus ! tonitrua Bourgoing d’une voix que plus d’un moine jugea étrange.
— Mes frères, ce fut encore une table magnifiquement servie, où on me força de m’asseoir. Je dus manger de ces mets exquis, tels que poulardes rissolées dans leur jus, confitures fondantes sous le palais, et je m’accuse surtout du plaisir que je pris à un pâté de venaison dont chaque bouchée me mettait du feu à la langue…
— Oremus ! oremus ! bégaya Bourgoing d’une voix pâteuse et pleine de salive.
Les moines qui venaient de dévorer leur portion de haricots cuits à l’eau et au sel reprirent leur oraison en se passant la langue sur les lèvres et se regardant l’un l’autre en hochant la tête.
— Quant aux vins, reprit Jacques Clément avec un sincère désespoir, il est certain qu’ils sortaient de quelque raisin démoniaque, tant ils paraissaient doux et parfumés, et tant ils répandaient une douce chaleur par tout le corps, en sorte que, et ceci est peut-être un semblant d’excuse, mes frères, en sorte, que dès le deuxième verre, j’étais vino perturbatus.
D’un mouvement machinal, le prieur Bourgoing claqua la langue. Mais se reprenant aussitôt :
— Oremus ! oremus ! cria-t-il d’une voix étranglée par un accès de toux.
Et l’oraison des malheureux moines qui venaient, sur leur plat de haricots, de boire un verre de mauvaise piquette prit cette fois une allure désordonnée, comme si vraiment les vins de la confession leur eussent monté à la tête. Quant à Jacques Clément, il frappait sa poitrine à grands coups.
— Mes frères, dit-il, c’est le plus terrible qu’il me reste à confesser.
Les moines frissonnèrent, et plus d’un maudit de bon cœur la confession publique qui déchaînait en eux toutes les tentations défendues. Mais Bourgoing avait peut-être son idée…
— Ce que je vis enfin, reprit Jacques Clément, ce que je vis dans ce lieu de perdition, ce furent des femmes, mes frères… non des femmes telles que nous les voyons dans nos églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques, d’une beauté inconcevable, bien qu’elles fussent masquées, et si peu vêtues, mes frères, que ce n’est pas la peine de parler de leurs vêtements…
Ce fut un silence glacial qui s’établit parmi les moines… un silence d’où montaient des souffles rauques.
— Une surtout, continua le pénitent, une d’entre ces femmes détestables, m’enlaça de ses caresses… et là, mes frères, ah ! si je ne commis pas l’horrible péché, si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c’est que profitant d’une dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus m’enfuir…
— Oremus ! oremus ! oremus ! balbutia le prieur en jetant des yeux hagards sur les figures congestionnées de ses moines dont plusieurs finirent par rabattre entièrement leurs capuchons sur leurs visages.
Cependant le prieur Bourgoing, ayant affermi sa voix, donnait maintenant ses ordres pour sauver l’âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés sur le pauvre frère.
— Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de la pénitence. Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des offices nocturnes ; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule. Quant à frère Clément, nous lui avons déjà indiqué en partie les actes de contrition qu’il aura à remplir. Nous lui compléterons demain sa pénitence, et en attendant, nous l’autorisons par grâce spéciale à demeurer seul au chœur de la chapelle jusqu’à ce que minuit sonne afin que seul avec lui-même, il puisse repasser les détails de sa faute et implorer son pardon.
— Amen ! dirent les moines d’une seule voix.
Alors ils sortirent en rang, les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour. Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.
Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans sa cellule. Dans ce visage pâli par le jeûne qu’il s’imposait depuis qu’il avait pénétré dans la maison Fausta, les yeux brûlés de fièvre paraissaient seuls. Parfois un frisson le secouait.
Devant lui, ce n’était pas le tabernacle qu’il voyait et l’image de Dieu qu’il appelait avec la profonde ardeur d’une foi absolue, c’était l’image d’une femme qu’en vain il essayait d’écarter. Elle était jolie plutôt que belle, avec des lèvres rieuses et des yeux moqueurs, et une attitude décidée qui la faisait plus jolie encore… Et c’était l’image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.
— Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et la prière, l’amour me dévore, l’amour me transporte… Seigneur, ayez pitié de moi !…
Il frappa les dalles de son front… Mais toujours la souriante image se balançait mollement devant lui et tendait ses bras, et il sentait sur ses lèvres la brûlure des baisers que jamais il ne pourrait oublier.
Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l’amour, commencèrent à se produire les phénomènes d’hallucination. Les ténèbres, par moments, s’emplirent de lueurs. Au fond de la chapelle, il y eut des bruits qui le faisaient violemment tressaillir…
Tout à coup, Jacques Clément, qui jusque-là avait ardemment prié, fixa son attention sur ce fait : il était seul, dans la nuit, au fond de la chapelle… Et minuit allait sonner ! Dès lors une sourde terreur commença à monter en lui.
Jacques Clément était dans cette misérable situation d’esprit, où la pensée s’envole en lambeaux, où l’énergie se dissout, où les forces vives de l’homme se disloquent et s’effondrent.
Un bruit sec, lointain, venu de quelque part, il ne savait d’où, le fit sursauter. Ce bruit, c’était celui de l’horloge, précédant l’heure qui va sonner… Et dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l’heure sonna avec une désespérante lenteur. Une sueur glaciale inonda son visage. Il compta les coups en frémissant, la gorge serrée par une inexprimable angoisse.
— Neuf !… Dix !… Onze !… Douze !…
Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête… il fit un effort pour se lever et retomba à genoux, pétrifié, convulsé par une horreur sans nom… Car à ce douzième coup… à ce coup fatal du terrible minuit… la chapelle là-bas, au fond du chœur, à l’endroit même où se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s’était éclairée d’une lueur étrange. D’une lueur que Jacques Clément comprit aussitôt ne pas être dans son imagination… une lueur réelle… extérieure à lui… Cela formait comme un nimbe très doux…
Un cri expira à ce moment dans sa gorge… La porte s’ouvrait !… Le prodige s’accomplissait… une apparition se montrait…
Mais au lieu du spectre qu’il attendait, ce que vit Jacques Clément, ce fut une éblouissante et radieuse figure… une femme jeune, adorablement belle, avec de grands cheveux blonds répandus sur ses épaules… et elle était vêtue de blanc… et elle tenait à la main une dague dont les reflets d’acier luisaient…
Jacques Clément, extasié, joignit les mains… Cette figure représentait celle de Marie de Montpensier !… celle qu’il adorait !…
Cependant l’apparition ne faisait aucun mouvement, ne s’avançait pas et regardait le moine en lui souriant d’un sourire infiniment doux, ou du moins qui semblait tel à Jacques Clément. Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles cette horreur qui le paralysait se dissipa en partie.
— Qui es-tu ? dit-il alors d’une voix haletante, à peine compréhensible. Es-tu l’image de celle que j’aime !… Es-tu d’essence divine, ou bien est-ce l’enfer qui me soumet à une nouvelle épreuve ?…
L’apparition parla. D’une voix douce, bien timbrée, ou chaque mot sonnait clair, elle dit :
— Rassure-toi, Jacques Clément… Je ne suis pas un être d’enfer… et la preuve, la voici !…
À ces mots, l’apparition trempa sa main tout entière dans une vasque contenant de l’eau bénite.
— Qui es-tu alors ?… interrogea ardemment le moine…
— Je ne suis pas non plus d’essence divine… Je suis un de ces êtres aériens qui servent de messager au ciel et font que le Seigneur peut communiquer ses ordres aux hommes qu’il a choisis pour exécuter ses volontés… je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange…
— Mais pourquoi, balbutia le moine transporté, pourquoi as-tu pris ce visage ?….
— Parce que c’est celui de l’être que tu aimes. Le Très-Haut a entendu tes prières. Il a pitié de toi… Et si j’ai pris la figure que tu me vois, c’est qu’il t’est permis d’aimer cette femme…
Jacques Clément poussa un cri rauque. Tout ce que la joie humaine peut exprimer de délices, d’étonnement, d’émerveillement, s’exhala dans ce cri :
— Il m’est permis de l’aimer ! bégaya-t-il.
— Oui… à condition que tu exécutes les ordres que je viens te communiquer…
Jacques Clément tendit ses bras raidis vers l’apparition. Ses yeux s’exorbitèrent. Sa tête pencha en arrière et son corps se plia légèrement en arc. Toute terreur avait disparu de son esprit…
— Parle ! dit-il d’une voix d’extase, parle encore, ô toi dont la vue m’enivre et dont la voix me charme…
L’ange eut un imperceptible sourire de malice et dit :
— Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des ordres divins. Jacques, Jacques ! écoute… Là-haut, la couronne du martyre se prépare pour toi… Et ici-bas, c’est la couronne d’amour qui t’est promise !…
— Que dois-je donc faire ? s’écria le jeune moine transporté, transfiguré.
— Tu dois accomplir l’acte suprême, qui délivrera le peuple de France… le peuple de Dieu : tu as été choisi pour frapper Valois… Par toi le tyran doit être mis à mort…
À ces mots, et avant que Jacques Clément eût pu faire un geste, la forme blanche de l’apparition s’enfonça dans les ténèbres.
Le moine tomba la face contre les dalles. L’épouvante le reprit comme avant la vision. Il voulut fuir, et demeura cloué aux dalles, grelottant de tous ses membres, les cheveux hérissés, le front baigné d’une sueur glacée…
Une heure se passa avant qu’il pût reprendre ses esprits. À peu près calmé, il parvint à se relever péniblement… Alors, il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Le silence profond de la chapelle, les choses habituelles à leur place, la porte des tombeaux bien fermée, tout lui prouvait qu’il avait été la proie d’une hallucination. Il en éprouva comme un regret…
— Le rêve eût été trop beau, murmura-t-il… le droit de l’aimer !…
Et comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie furieuse, de terreur aussi, expira sur ses lèvres bleues… Cet objet… c’était la dague que l’ange tenait à la main pendant l’apparition !… L’ange lui avait laissé une preuve matérielle de sa descente sur la terre !…
— Oh ! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsée, je n’ai pas rêvé ! J’ai vu ! J’ai entendu !… J’ai le droit de l’aimer !… Car voici l’arme avec laquelle je dois tuer le tyran !…
Égaré, titubant, se heurtant aux bancs, il sortit à tâtons de la chapelle, regagna en courant sa cellule, et tomba haletant sur sa couchette où il s’évanouit, la dague dans sa main crispée.
Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs sagaces efforts couronnés d’un plein succès : ils avaient été promus à la dignité de laquais de M. le duc d’Angoulême. Ce n’était pas tout à fait ce qu’ils avaient souhaité, puisque c’était surtout l’honneur de servir le chevalier de Pardaillan qu’ils avaient ambitionné. Mais Pardaillan et le jeune duc vivant d’une vie commune pour le quart d’heure, les anciens hercules de Belgodère s’étaient d’autant plus tenus pour satisfaits qu’en devenant les laquais de Charles d’Angoulême, ils espéraient être surtout les écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans bornes.
Le jour où la chose avait été discutée, le chevalier leur avait répondu que l’état de sa fortune et l’incertitude de sa vie errante lui défendaient le luxe d’un laquais, à plus forte raison de deux serviteurs.
— Mais, monseigneur, avait objecté Picouic…
— Et puis, interrompit Pardaillan, vous m’appelleriez tout le temps monseigneur, ce qui me rompt les oreilles.
— Qu’à cela ne tienne, dit Croasse, nous vous appellerons sire.
— « Monsieur » suffit, dit froidement Pardaillan.
— Comme pour le frère du roi, insinua Picouic.
— Tiens ! mais tu n’es pas bête, l’homme au nez pointu…
— J’ai fait mes humanités, fit modestement Picouic. Si monsieur veut nous mettre à l’essai, il verra qu’il n’aura pas lieu de s’en repentir.
— Mais avec moi vous n’avez que des coups à gagner. Courir les routes, coucher à la belle étoile, quand ce n’est pas à la mauvaise, s’endormir parfois le ventre vide, avoir plus souvent la rapière qu’un verre à la main, il n’y a rien là qui puisse vous séduire.
— En effet, dit Croasse avec une grimace.
— Avec vous, monsieur, reprit Picouic, en foudroyant son compagnon du regard, je risquerais volontiers de pires aventures.
Là-dessus, Charles d’Angoulême était survenu et, séance tenante, avait embauché les deux hères : ils avaient connu Violetta et ils pourraient sans doute lui donner de précieuses indications. Le jour même, les deux hercules furent installés dans la maison de la rue des Barrés et furent habillés de neuf.
— Brûlons nos vieilles hardes de baladins, proposa Croasse.
— Gardons-les, au contraire. On ne sait ce qui peut arriver. Ta nouvelle position sociale t’étouffe d’orgueil. Mais moi je sais prévoir l’avenir… J’ai le nez long.
— Oui, dit Croasse étonné.
Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, c’est-à-dire la niche et la pâtée assurées pour longtemps, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l’intention de se rendre à l’abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artabans dans leurs habits tout battant neufs, et d’ailleurs armés jusqu’aux dents, suivaient leurs maîtres à dix pas.
Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s’en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu’il était venu chercher à Paris après l’avoir cherché en Provence et en Bourgogne. Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui, accompagné d’un homme.
Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa sur la garde de sa rapière. Mais il ne fit pas un pas plus vite. Aborder Maurevert, le forcer à dégaîner sur-le-champ et le tuer… cette pensée lui vint. Mais il la repoussa aussitôt. Ce n’était pas ainsi que Maurevert devait mourir !…
— Qu’avez-vous, cher ami ? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.
— Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons à plus tard notre voyage à Montmartre.
— Soit. Que ferons-nous donc ?…
— Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous…
Et ils se mirent à suivre Maurevert et son compagnon.
* * * * *
Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante préoccupation. Car lui qui d’ordinaire avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets semblait avoir oublié tout au monde pour s’absorber dans l’audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse. Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais un œil exercé, sous ce costume, eut vite reconnu l’homme de guerre, à la marche lourde et violente, au port de tête orgueilleux. Cet homme, en effet, c’était Maineville, l’âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait :
— Le duc n’y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce la chose, il ne veut pas croire…
— Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mystérieuse…
— À laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il faudra, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.
— Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c’est elle qui lui a écrit la chose ?…
— J’ai vu la lettre.
— Si c’était vrai, Maineville !… fit Maurevert en frissonnant.
— Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc… car il ne lui manque que l’argent.
Maurevert marcha silencieusement pendant quelques pas. Et alors, regardant Maineville dans les yeux :
— Ce serait la royauté pour le duc, fit-il sourdement… ou bien… la fortune pour nous !
— Que veux-tu dire ? fit Maineville en tressaillant. Oh ! ajouta-t-il tout à coup, je te comprends, Maurevert ! Halte-là mon camarade ! Je suis dévoué au duc, à la vie, à la mort ! L’argent ? J’en ai plus que je n’en dépense… Ce que je veux, moi, ce n’est pas de l’or… c’est de l’honneur.
— Tu veux dire des honneurs, fit Maurevert avec un mince sourire.
— C’est la même chose. Tout ce que je sais, c’est que je suis connétable si Guise est roi.
— À la bonne heure, je conçois ton dévouement.
— Heu ! il faut bien qu’il y ait toujours quelque chose au bout d’un dévouement. Quoi qu’il en soit, je suis dévoué. Et s’il te prenait fantaisie de jouer un mauvais tour au duc en cette occasion, tout ton ami que je suis, je te passerais, à mon grand désespoir, mon épée à travers du corps.
— Aussi n’ai-je voulu que plaisanter, dit Maurevert. Je suis aussi dévoué au duc que tu peux l’être toi-même.
— Je le sais, hâtons-nous donc…
— Et dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai… Mais enfin, si c’est vrai ?…
— Eh bien, dit Maineville, nous courrons prévenir le duc, qui sait ce qu’il aura à faire.
Alors les deux hommes hâtèrent le pas.
Ils franchirent la porte Saint-Honoré et, laissant sur leur gauche le superbe château que Catherine de Médicis avait fait élever sur l’ancien emplacement des Tuileries, se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle. Là, de rares chaumières de maraîchers s’élevaient de place en place, sur les terrains qu’on appelait Seconde-Culture-l’Évêque, par opposition à la Première-Culture-l’Évêque sise en bordure de la Seine. Entre ces deux cultures s’élevait le hameau de la Ville-l’Évêque.
La petite chapelle que nous venons de signaler était dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d’une butte qui, en conséquence, s’appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises, en sorte que le moulin dominait la chapelle et que les ailes formaient une grande croix tournante au-dessus de la petite croix immobile du clocheton. À la chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux qui, s’enfonçant à droite dans les terrains de culture, se mettait bientôt à grimper les flancs abrupts de la butte et serpentait jusqu’au moulin. Ce sentier était fort étroit et les ânes qui portaient le blé au moulin n’y pouvaient passer qu’un à un. Or, au moment où Maurevert et François de Roncherolles, sire de Maineville, arrivaient à la chapelle, un spectacle extraordinaire s’offrit à eux.
Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d’un sabot hardi ; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du blé. Mais ce qui pouvait paraître étonnant, ce n’était pas que des mulets chargés de blé se rendissent au moulin, c’était que ces animaux — et il y en avait trente — étaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par le soleil comme s’ils eussent fait une longue étape, portaient à la ceinture de forts pistolets d’arçon et des dagues fort aiguisées que leurs manteaux jetés sur leurs épaules, malgré la chaleur, ne dissimulaient qu’à moitié.
— Ah ! ah ! fit Maineville, voilà bien la troupe de mulets signalée dans la lettre.
— Voilà du blé qui doit valoir son pesant d’or, dit Maurevert dont les yeux étincelaient.
— C’est ce dont il faut nous assurer. Suis-moi, Maurevert, et tiens-toi prêt.
Les deux hommes s’élancèrent à travers champs et, tout en courant, établirent leur plan. Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel marchait le dernier muletier de l’escorte.
— Au large ! dit le muletier d’une voix menaçante.
— Faquin ! cria Maurevert. Je vais t’apprendre le respect dû à un gentilhomme !
— Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l’un des garçons du moulin et que vous êtes, vous, l’officier des meuneries royales. Allons, l’ami, nous t’escortons jusque là-haut.
— Vous êtes garçon meunier ? fit le muletier en jetant un regard soupçonneux sur Maineville.
— Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là est préposé au droit de mouture.
— Et de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité de blé contient ce sac.
— À votre aise, mon officier, reprit Maineville. Ce brave homme ne voudra pas attirer une mauvaise affaire à mon patron, en résistant.
Le muletier jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Il vit que ses camarades avaient marché pendant cette discussion ; il parut un instant vouloir les rappeler ; mais sans doute il se ravisa à la réflexion, car il reprit d’un ton de mauvaise humeur :
— Faites donc votre office. Je vais vous montrer mon blé.
Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac jeté en travers de la mule de façon qu’il pendait à droite et à gauche sur les flancs de la bête. Le muletier ayant entrouvert le sac en tira une poignée d’orge ; mais à ce moment, comme pour l’aider, Maineville se précipita et bouscula l’homme ; le sac s’ouvrit, l’orge se répandit sur le sentier, et le sac n’ayant plus de contrepoids tomba de l’autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté, et avait constaté au fond la présence d’un deuxième sac qu’il tâta rapidement.
Il se releva comme le muletier arrivait sur lui… Maurevert était tout pâle ! Ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal… et sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l’orge ou tout autre grain… c’étaient des ducats ou des écus !…
— C’est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.
Le muletier, sans répondre, tira un de ces pistolets et l’amorça.
— Au large, mon officier ! cria Maineville ; ce muletier est fou furieux.
Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba : c’était le muletier qui venait de tirer… Maurevert et Maineville disparurent bientôt, et le muletier murmura :
— Qui sont ces deux hommes ?… Ont-ils dit la vérité ?… Je ne crois pas qu’ils aient eu le temps de…
Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s’étaient arrêtés.
— Trente mulets chargés d’or ! dit Maurevert. Car il est évident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentième.
— Oui… il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville pensif.
— Maineville !…
— Maurevert !…
Les deux agents de Guise se regardèrent. Maurevert était livide. Maineville paraissait calme. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l’épaule de Maurevert et dit :
— Je te comprends, camarade. Tu veux dire que si nous voulions, au lieu de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces sacs. Et alors, nous aurions chacun une fortune à faire envie à d’Épernon lui-même. Mais voyons, si cela était, que ferais-tu de cet or ?
Maurevert jeta autour de lui un regard inquiet ; il lui avait semblé que la haie venait de s’agiter. Mais sans doute c’était le vent qui bruissait dans les feuilles… car il n’y avait personne. Du moins, il ne vit personne.
— Ce que je ferais, dit-il alors, je partirais, Maineville ! Je commence à me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis j’ai éprouvé l’ingratitude des grands. J’ai servi Charles IX, et Charles IX m’a oublié. J’ai servi Catherine de Médicis et lui ai rendu un de ces services qui sauvent une dynastie. La vieille Médicis m’a laissé gueux comme devant. J’ai servi enfin les Lorrains. Notre grand Henri m’a promis monts et merveilles. Et toujours j’attends que ces promesses sortent du domaine des rêves pour entrer dans celui des réalités. Si j’avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je m’en irais ! Où ? Je ne sais… mais l’air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n’ose plus m’y promener par les rues, de crainte d’y rencontrer…
— Quoi donc ? fit Maineville.
— Rien : un spectre. Tu ne crois pas aux revenants ? J’y crois, moi ! J’en ai vu un…
Et Maurevert frissonna comme frissonnaient les feuilles de la haie qui à ce moment s’agitaient de nouveau.
— Des spectres ! dit Maineville en haussant les épaules, quand j’en ai rencontré, je m’en suis débarrassé d’un bon coup de dague.
— J’ai essayé ! Mais mon spectre à moi a l’âme chevillée au corps. L’autre soir, j’ai mis deux truands à ses trousses…
— Eh bien ?
— Eh bien ! il a pris les truands chacun sous un de ses bras et les a emportés…
Maurevert passa une main sur son front.
— On dirait que tu as peur ! ricana Maineville. Moi, je n’ai peur de rien !
— Peur ! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m’as vu dans vingt rencontres. Je me suis battu avec les plus terribles des Quarante-Cinq. Bussi-Leclerc déclare lui-même qu’il ne voudrait pas avoir affaire à mon épée. J’ai répandu mon sang, risqué ma vie mille fois dans les embuscades nocturnes et dans les combats au grand soleil. J’ai regardé la mort en face… Je n’ai jamais tremblé… Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer jusqu’aux moelles ; si je suis dans la rue, je me hâte de rentrer ; si je suis chez moi, je me barricade !… Oui, Maineville, j’ai peur de cet homme !… Peur au point que je me tuerais pour échapper à cet horrible sentiment.
Maineville ne riait plus.
— Il faut que je me sauve, reprit sourdement Maurevert, que je m’en aille au bout du monde, s’il le faut… que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans ; dormir tranquille, n’avoir à redouter que des batailles, des coups, ou même la mort… oublier cet homme !… Et pour cela, il me faut de l’argent !… Maineville, qu’est-ce que deux cent mille livres ?… Laisse-moi les prendre…
— Écoute, dit alors Maineville… De grandes choses se préparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration commencée il y a bien longtemps… tu en étais, Maurevert… c’était à l’époque de la grande tuerie de huguenots. Eh bien, cette conspiration va aboutir. Que manque-t-il ? Presque rien : un peu d’or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement… Cet or, le pape nous l’avait promis… puis voici que ce vieux ladre se retire de nous. Il a peur d’on ne sait quoi… Et pourtant, l’or est là !… Cet or, Maurevert, c’est la Ligue sauvée, c’est la couronne pour Guise, et pour moi l’épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse…
— Et que m’importe ! gronda Maurevert.
— Oui, mais il m’importe beaucoup, à moi !… Suis bien mon plan : nous nous adjoignons quelques hardis compagnons ; ce soir, nous revenons en force au moulin ; nous nous emparons des fameux sacs ; nous les transportons à l’hôtel de Guise. Et alors, je dis au duc : Monseigneur, l’argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous permettre de lever une armée… Crois-tu que Guise te refusera cette somme ?…
Maurevert ne répondit pas : il réfléchissait à cette proposition.
— C’est tout ce que je puis faire, dit Maineville. Si tu essayais de prendre toi-même, à mon grand regret, Maurevert, je serais forcé de te tuer…
— Eh bien, oui ! Tu as raison !…
— Ainsi, nous faisons comme j’ai dit ?
— De point en point, fit Maurevert. À ce soir, donc !…
— Bien, cher ami. Seulement, d’ici ce soir, tu ne me quittes pas, voyons ! Mon Dieu, je me mets à ta place, va, et je comprends qu’en ce moment tu aies fort envie de m’étriper, puis de courir au moulin. Mais mets-toi à la mienne, Maurevert, et tu comprendras de ton côté que je sois décidé à te couper la gorge, à toi, mon meilleur ami ; que veux-tu… je n’ai pas de faiblesse d’esprit, tu le sais bien, et s’il s’agissait de piller tout autre que Guise, je serais ton homme. Mais que suis-je, moi ? Le dogue d’Henri. Si on approche mon duc, je grogne. Si on veut toucher à sa pitance, je sors mes crocs. Restons amis, Maurevert.
Maineville venait de parler avec toute sa sincérité de reître[11] qui s’est vendu corps et âme à un maître et mourra pour ce maître, à moins qu’il n’en trouve un qui lui rachète plus cher ce corps et cette âme. Il était admirable de franchise violente. Tandis qu’il tendait sa main droite ouverte en signe d’amitié, de la gauche il serrait le manche de son poignard, prêt à frapper.
Ce genre de dévouement sauvage que Maineville professait pour son maître était commun à cette époque : un bravo était fidèle, et quand il passait au camp ennemi, il y portait la même fidélité ; seulement il prévenait le maître de la veille qu’il eût à ne plus compter sur lui.
— Eh bien, soit ! dit Maurevert. Je ne te quitterai pas d’ici ce soir ; et bien que ton soupçon m’offense, voici ma main ; restons amis, Maineville !
Les deux bandits échangèrent une poignée de main que nous n’hésitons pas à qualifier de loyale.
— Mais, reprit Maurevert, il est entendu que tu te fais fort de m’obtenir deux cent mille livres ?
— Par la barbiche du pape Sixte, qui devient malgré lui notre pourvoyeur, je te le jure, Maurevert ! Il faudra que Guise t’ouvre les cordons de l’un de ces jolis sacs de blé. En sorte que tu pourras dès demain prendre ton vol vers d’autres pays, ce qui me chagrinera dans l’amitié que je te porte, mais ce qui me réjouira pour la paix que tu y gagneras. Sur ce, allons rendre compte à mon duc, et préparer notre expédition.
Ils s’éloignèrent rapidement vers Paris. Alors, du fond de la haie touffue qui bordait un champ d’avoine, et dont les ronces s’écartèrent doucement, une tête pâle apparut avec un sourire qui eût épouvanté Maurevert, et deux yeux ardents se fixèrent sur les deux hommes jusqu’à ce qu’ils eussent tourné au premier détour du chemin. Puis le corps à qui appartenait cette tête, ou, si l’on veut, qui appartenait à cette tête, sortit en rampant, se redressa, et le chevalier de Pardaillan demeura à cette place, immobile et pensif.
— Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens !…
Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l’instant où il les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé Angoulême et ses deux nouveaux laquais qui l’attendirent en se dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis il avait vu ce dernier s’enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu’à la haie près de laquelle avait eu lieu l’entretien que nous venons de rapporter. Alors le chevalier se dirigea vers la masure où il avait laissé Charles.
— Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à monseigneur Guise ?
Charles interrogea Pardaillan du regard.
— Retournez à votre hôtel, reprit celui-ci, prenez-y des armes et des munitions. Montez à cheval avec ces deux dignes serviteurs qui brûlent du désir d’en découdre en votre honneur.
Picouic remua le bout de son nez pointu, et la mine de Croasse s’allongea.
— L’un d’eux, continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d’ici.
— Mais de quoi s’agit-il ?… demanda Charles.
— Je vous l’ai dit : de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relèvera pas.
Le petit duc n’en demanda pas davantage ; il avait en Pardaillan une confiance illimitée ; bien qu’il fût, lui, duc d’Angoulême, apparenté aux princes, neveu du roi de France, il obéissait tout naturellement au routier sans fortune et sans titres. Il partit aussitôt et Pardaillan reprit le chemin de la butte Saint-Roch.
Bientôt il s’engagea dans l’étroit sentier qui, une heure plus tôt, avait été suivi par les trente mulets. À son grand étonnement, le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été arrêté par aucune des sentinelles qu’il s’était attendu à rencontrer.
« Est-ce que les mulets portaient vraiment de l’orge ? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d’argent au fond des sacs ne serait qu’une chimère ?… Hum ! Maurevert n’est pas homme à se tromper en pareille matière ! »
Les bords du moulin ne semblaient rien annoncer d’extraordinaire. Les grands bras ailés tournaient paisiblement sous la poussée d’une forte brise d’ouest qui soulevait des arômes de thym et de menthe parmi les herbes folles. Pardaillan entendait le bruit régulier et monotone de la roue broyant le blé. Des garçons tout blancs de farine passaient avec des sacs sur leurs épaules. Un cheval en liberté paissait l’herbe près de deux grands bœufs agenouillés qui s’émouchaient lentement de la queue. Mais de mulets, pas un ; de muletiers, pas l’apparence. Il entra dans le logis du meunier, dont la porte était grande ouverte.
— Décidément, Maurevert a rêvé, grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapière sur une table.
À cet appel, une servante rougeaude apparut et, d’un air étonné, s’enquit de ce que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n’en avait jamais dû voir.
— Ma mignonne, dit à la grosse fille Pardaillan qui connaissait tout le pouvoir d’une adroite flatterie, ma mignonne, je voudrais parler à votre maître pour une affaire de farine, une véritable affaire d’or…
— Ah ! ah ! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d’or, dites-vous, mon gentilhomme ?
Et le maître meunier, qui venait de pénétrer dans la salle, fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.
— Voyons l’affaire, reprit-il.
— Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les payant dix fois le prix habituel.
— Dix fois le prix !…
— Oui, dit froidement le chevalier. Et notez qu’il m’en faut trente sacs. Vous le voyez, c’est une fortune…
— Trente sacs ? dit le meunier qui jeta sur l’étrange acheteur un regard plus perçant et plus soupçonneux que le premier.
— Oui. Et je ne mets au marché qu’une condition : c’est de choisir moi-même mes sacs.
— C’est trop juste, dit le meunier qui alors, sans avoir l’air de le faire exprès, referma la porte d’entrée.
— Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan narquois. Surtout quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à l’heure par trente mulets.
À ces mots, le meunier jeta un cri d’appel, et, de la pièce voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s’engager, lorsqu’une voix forte retentit :
— Bas les armes !…
Les muletiers s’arrêtèrent comme pétrifiés. Pardaillan, de son côté, baissa la pointe de sa rapière. Et alors il vit entrer un grand vieillard à l’attitude hautaine, aux yeux inquisiteurs, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le vieillard le considéra avec attention pendant quelques secondes, puis il dit :
— Monsieur, je suis le maître de ce moulin. Si vous avez une affaire à proposer, c’est donc avec moi que vous devez traiter.
— Ainsi, dit Pardaillan, le vrai meunier de la butte Saint-Roch, c’est vous ?
— C’est moi.
— Je le crois volontiers, monsieur, dit Pardaillan qui s’inclina avec cette courtoisie mêlée de respect qui chez lui avait tant de prix ; car ce soi-disant meunier lui apparaissait comme un homme de haute et noble envergure.
— Monsieur, dit-il alors, je crois inutile d’employer avec vous les détours. Je commence donc par vous déclarer que j’ai surpris votre secret : les mulets qui sont montés ici étaient chargés d’or.
— C’est exact, monsieur : il y en a pour trois millions…
Pardaillan fit un geste d’indifférence : l’énoncé de cette somme énorme ne semblait pas l’avoir touché, et dès lors, l’étrange maître du moulin le considéra avec plus d’attention encore.
— C’est donc vous, reprit celui-ci, qui, tout à l’heure, vous êtes donné pour l’officier des droits de mouture, et avez ouvert un de nos sacs ?…
— Non monsieur. Car jamais je ne me donne la peine de mentir. Mais j’ai surpris une conversation de cet homme, et j’ai su ainsi la vérité.
Le maître du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait examen pour examen. Il n’y avait pas sympathie. Mais chacun d’eux reconnaissait une force en son interlocuteur.
— Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces dignes muletiers de foncer sur moi ?
— Parce que votre figure m’a intéressé. J’eusse été fâché qu’il vous arrivât malheur. Et dès l’instant où je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j’ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom ?
— On m’appelle le chevalier de Pardaillan. Et vous ?
— Moi, je m’appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte hésitation. Et maintenant, dites-moi dans quelle intention êtes-vous monté au moulin ?
— Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers ?
— Je crois avoir, de loin, reconnu l’un d’eux… celui qui était vêtu en garçon meunier : c’est le sire de Maineville, qui appartient à la maison de Guise.
En parlant ainsi, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan. Le chevalier ne s’étonna pas que ce meunier exerçât une telle surveillance et qu’il connût les gens de Guise.
— Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n’êtes-vous pas au duc ?
— Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monté au moulin. C’est cela que vous me demandiez, je crois ; c’est cela qui vous intéresse. Vous saurez donc, monsieur Peretti, que je suivais justement M. de Maineville et son compagnon.
— Qui était ce compagnon ? fit vivement M. Peretti.
— Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi parce que vous me l’avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi.
— Ah ! ah !… vous devez avoir une bien vive amitié pour cet homme !… Mais continuez, je vous prie ; vous m’intéressez de plus en plus.
— J’ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise, comme vous l’avez dit. Or, ce que veut faire ce Maineville me déplaît fort, et je suis venu ici pour l’empêcher.
— Que veut-il donc faire ?…
— Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis par le pape Sixte sont arrivés…
— Briccone ! murmura M. Peretti qui, cette fois, pâlit.
— Plaît-il ? fit Pardaillan.
— Rien… Poursuivez votre récit qui a pour moi un immense intérêt.
— Je m’en doute… Il paraîtrait donc que Sa Sainteté, après avoir promis, se dédit. Pourquoi ? Je n’en sais rien, et peu m’en chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s’emparer des précieux sacs de Sa Sainteté, porter à M. de Guise tout ce blé poussé à l’ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gâteau royal. Et cela m’ennuie.
— Parce que vous voulez votre part du gâteau ? fit M. Peretti en dardant son clair regard.
Pardaillan haussa les épaules.
— Si j’eusse voulu ma part, dit-il, je l’eusse prise. Non, je vous le répète ; il me déplaît que M. de Guise mange de ce pain-là. Et je suis venu dire au meunier de céans : Brave homme, ce soir on t’enlèvera ton trésor… à moins que je m’en mêle. J’ai donc fait signe à deux ou trois hardis compères qui, avec moi, seront là pour recevoir dignement les envoyés de M. le duc de Guise.
— Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette défense que vous m’offrez, que demandez-vous ?
— Rien, répondit Pardaillan.
M. Peretti tressaillit.
— Maître d’un pareil secret, et venant offrir vos services, pouvant exiger beaucoup, vous ne demandez rien… C’est bien beau, monsieur… Trop beau, peut-être !
Si bas que le vieillard eût prononcé ces derniers mots, Pardaillan les entendit et il dit :
— Évidemment, monsieur, vous pouvez soupçonnez une trahison sous ce désintéressement qui vous paraît beau, à vous, et qui me paraît à moi très simple puisque je n’ai nul besoin d’argent. Sans doute, vous pouvez vous demander si je ne suis pas un ennemi envoyé d’avance dans la place. Aussi n’ai-je à vous offrir que ma parole pour preuve de ma sincérité.
— Et si je ne vous croyais pas ?
— En ce cas, dit froidement le chevalier, je serais forcé de vous tuer, vous et vos muletiers, afin que je puisse ensuite empêcher le trésor pontifical de tomber dans les mains de Guise.
— Quoi ! Vous me tueriez ?
— Non sans quelque chagrin, je dois l’avouer ; car votre air me plaît.
— Eh bien, par les Saints et la Vierge, votre air à vous aussi me plaît fort. Jeune homme, j’ai confiance en vous. Je veux donc commencer par vous montrer où sont cachés les sacs. Venez…
Et M. Peretti grommela en lui-même :
— Cette fois, il faudra bien qu’il se découvre !…
Mais Pardaillan demeura assis et reprit tranquillement :
— Je n’ai nul besoin de savoir où est votre trésor, maître Peretti. Et même, si j’ai un bon conseil à vous donner, ce serait de faire recharger à l’instant vos sacs sur vos trente mulets, et de les faire filer.
M. Peretti était sans doute un homme très soupçonneux car il réfléchit que ce Pardaillan pouvait bien lui avoir été expédié pour attirer ses hommes dans une embuscade. D’autre part, cette physionomie étincelante d’audace et de loyauté lui inspirait confiance. Il résolut donc de ne pas remettre en route le trésor et d’accepter les services de Pardaillan.
— Vous êtes un brave chevalier, dit-il ; excusez mes défiances, elles vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de tout cet argent. Je parlerai de vous à notre Saint-Père, vous pouvez en être assuré, et il trouvera, lui, une récompense digne de vous.
— Ma récompense est toute trouvée, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en inquiétez donc pas, je vous en prie.
M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe.
« Quel diable d’homme est-ce là ? » songea-t-il avec étonnement.
Et, pour pénétrer le mystère, il pria le chevalier à dîner avec lui, ce que Pardaillan s’empressa d’accepter, vu que la matinale promenade lui avait fort aiguisé l’appétit.
Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses : d’abord que le dîner lui-même était de beaucoup trop délicat pour un simple meunier ; ensuite que M. Peretti était entouré d’un respect étrange. Il en conclut qu’il avait affaire à quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte Quint. Quant à M. Peretti, il ne put rien remarquer chez son hôte, sinon qu’il possédait le plus robuste appétit, et qu’il avait la plus agréable causerie.
Le dîner finissait lorsque le duc d’Angoulême arriva, escorté de Picouic et Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti.
— Diable ! fit-il, je vois que vous êtes homme de précaution. Nous avons là de quoi soutenir un siège…
— Aussi bien, est-ce d’un siège qu’il s’agit.
— Quoi ! vous croyez vraiment que le duc de Guise…
— Je crois que ce soir il y aura une petite armée au pied de la butte Saint-Roch, voilà tout, fit Pardaillan, qui haussa les épaules.
Dès lors M. Peretti commença à se demander s’il ne ferait pas mieux de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais jusque-là, il s’était volontiers bercé de cet espoir que le chevalier avait fort exagéré la situation. À la vue des armes de guerre, il commença à prendre au sérieux l’aventure.
« Ouais ! se dit-il, je serais mieux à mon aise dans l’hôtel de la vieille reine… Ma présence ici est-elle indispensable ?… Non, certes… Une balle s’égare… un coup de dague est vite donné… Et qu’arriverait-il, Seigneur, si demain le monde apprenait la mort de Sixte Quint !… »
Mais M. Peretti était brave sans doute. Et puis une irrésistible curiosité lui était venue de voir à l’œuvre cet homme extraordinaire qui venait défendre un trésor et qui ne voulait rien recevoir en échange. M. Peretti demeura donc.
La journée se passa sans incident. Vers la tombée du jour, Picouic et Croasse furent envoyés en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour signaler l’approche de toute bande armée ou non. Picouic était guilleret. Mais Croasse était plus lugubre que jamais.
— Ah çà ! demanda le premier, qu’as-tu à soupirer ?
— J’ai, morbleu, que l’injustice du sort me révolte à la fin, dit Croasse.
— C’est toi qui es injuste. Comment ! tu échappes au Belgodère qui te rouait de coups, tu te trouves engagé dans une maison où l’on mange quatre fois par jour, sous un jeune maître qui te parle avec une exquise politesse, bien loin de te battre… et tu te plains ?
— Eh ! qu’importe tout cela, si je suis tué !
— Et pourquoi serais-tu tué, imbécile ?
— Mais parce que nous allons avoir bataille… Picouic, veux-tu que je te dise une idée qui me passe par la tête ?
— Voyons l’idée…
— Eh bien, ce M. de Pardaillan est un terrible homme qui ne rêve que plaies et bosses.
— Ceci me paraît assez juste. Après ?
— Après ? Eh bien, nous devrions nous en aller.
Picouic tira sa dague :
— Écoute, mon ami, dit-il. Si tu essayes de nous déshonorer en prenant lâchement la fuite avant même le combat, tu n’en mourras que plus vite, car je suis décidé à t’occire de mes propres mains.
Croasse fut immédiatement convaincu par le raisonnement limpide et frappant de Picouic ; il promit d’être brave comme un Ajax, mais tout en descendant vers la chapelle Saint-Roch où Pardaillan les envoyait en sentinelles, il soupirait fort et maugréait :
— À quoi nous servira d’être bien nourris, si nos corps doivent être percés à coups de lances, de flèche ou de balles de pistolet jusqu’à devenir des écumoires ?
— Cela nous servira toujours à mourir dignement dans la peau reluisante de deux hommes gros et gras.
Croasse estima ou fit semblant d’estimer que c’était là une consolation tout à fait digne de considération, et cessa ses plaintes. Les deux géants maigres s’installèrent donc aux abords de la chapelle Saint-Roch et se mirent à surveiller le terrain dans la direction de la porte Saint-Honoré. La nuit était venue et Croasse commençait à espérer que tout se passerait en douceur, lorsqu’une troupe sortit de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d’une quarantaine d’hommes d’armes et était suivie d’une lourde charrette que traînaient trois forts chevaux. Les hommes d’armes étaient pour intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter à l’hôtel de Guise les trente précieux sacs.
L’expédition était conduite par Maineville. Près de Maineville marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Crucé. Le reste se composait de soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrète. Mais mêlé à ces soldats, un gentilhomme masqué marchait silencieusement ; c’était le duc de Guise lui-même, qui avait voulu assister à l’opération, de crainte peut-être que l’un des sacs ne s’égarât en route.
Maineville, Bussi-Leclerc et Crucé étaient des intimes de Guise, des agents dévoués corps et âme, propres à toute besogne, et ils étaient là à l’exclusion de tous autres gentilshommes du duc.
On connaît Maineville et Maurevert.
Crucé était un bourgeois, ligueur enragé, parent de ce Crucé qui s’était distingué de si horrible façon pendant les massacres de la Saint-Barthélemy. Il avait rendu à Guise des services d’une nature spéciale en lui désignant ceux qui, au Parlement, pouvaient lui faire une opposition sérieuse. De plus, il jouait proprement à la dague.
Jean Leclerc, maître d’armes, créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de bravo qui se vantait de n’avoir pas eu un seul duel qui n’eût été suivi de mort d’homme. À son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise si misérablement assassiné par les mignons d’Henri III.
En somme, ces quatre hommes composaient le conseil secret d’Henri de Guise.
Guise, en marchant vers le moulin pour s’emparer des millions que Sixte Quint avait fait venir pour lui et qu’il lui refusait maintenant, frémissait d’espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la parole donnée à Catherine de Médicis de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde des deux ou trois régiments qui n’obéissaient plus qu’en grommelant. Il pourrait lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner : enfin, c’était la reprise du plan large, vaste, énergique, échafaudé par la Fausta !…
Le duc de Guise, en montant au moulin, marchait donc réellement à la conquête de ce trône, objet de ses convoitises depuis vingt ans. Une sourde fureur l’animait contre ce pape Sixte dont il avait reçu l’envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes d’argent, était dans l’impossibilité de le secourir… Moins de deux heures après cet envoyé, qui avait prétendu venir de Rome en ligne directe, Guise avait reçu la lettre de la princesse Fausta lui disant que l’argent était là !… Maineville, envoyé pour s’assurer du fait, revenait bientôt le confirmer !… Et Guise, dévoré de rage et d’impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque défection du pape… Car enfin, si l’argent était là, c’est pour lui qu’il était venu !…
— Eh bien, avait-il conclu, il n’y a qu’à prendre ce qu’on me refuse !… Et malheur à Sixte si un jour il me tombe sous la main !
L’expédition avait aussitôt été résolue ; le plan était d’une belle simplicité : marcher au moulin avec une troupe peu nombreuse pour ne pas donner l’éveil, tuer tout ce qu’on trouverait dans le moulin, charger les sacs sur une charrette et emporter le butin à l’hôtel de Guise.
Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s’avançait en bon ordre.
— Rentrons au moulin, maintenant, dit Picouic.
— Mais, objecta Croasse en jetant un regard terrifié sur les assaillants qui approchaient, ne vaudrait-il pas mieux laisser passer ces gens ? Nous continuerions à les surveiller par-derrière…
— Et si on se bat, ce qui va sans doute arriver, que ferions-nous, Croasse ?
— Eh bien, nous surveillerions la bataille, de loin. Monsieur le chevalier nous a envoyés pour surveiller.
— Croasse, tu me fais honte. Allons, courons prévenir que l’ennemi arrive…
Picouic s’élança, Croasse l’imita. Mais au bout de quelques pas, il buta — ou fit semblant — et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors Croasse se releva et se remit à descendre à toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais à ce moment la troupe signalée était sur le point d’atteindre elle-même cette chapelle. Croasse entendit les pas pesants des hommes d’armes cuirassés et casqués de fer. Il frémit et se vit perdu.
Mais au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle pour s’engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier instinct de défense le galvanisa ; il se releva, bondit et se hissant sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui éclairait le chœur de la chapelle. D’un coup de coude, il défonça les vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l’intérieur. La troupe conduite par Maineville passa.
Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais si Croasse ne brillait pas en général par l’imagination, à cette minute cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents : il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu’il n’y eût personne. De toute évidence, on l’avait vu, et la troupe entière, changeant de destination et de tactique, se préparait à donner l’assaut à la chapelle.
Croasse chercha, éperdu, un trou de souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l’obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges, qui dès lors devinrent des ennemis ; la chapelle avait été envahie, toute une armée aux trousses du seul Croasse… Il sentit son épouvante se décupler, et cette épouvante dépassant les limites, il devint brave, empoigna une chaise et se défendit. Alors ce fut une bataille extravagante du gigantesque Croasse contre des ennemis absents. La chaise au bout de ses longs bras faisait de terribles moulinets.
— Encore un par terre ! hurlait-il. Lâches ! Cent contre un !… Vlan ! un autre qui tombe ! À moi ! Au secours !… Grâce, messieurs ! au meurtre, au truand !…
Croasse, dans cette lutte fantastique contre rien, reculait. Soudain, il tomba tout de son long ; au même instant, une décharge d’arquebuses éclata au loin. Le bruit de l’arquebusade lointaine continua à surexciter sa terreur ; il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s’arc-bouta à cet anneau comme un noyé s’accroche au fétu de bois. Or, à force de s’arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur, Croasse constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l’anneau se soulevait.
Alors, avec la force de la panique, il acheva de soulever cette dalle ; un trou béait ; toujours convaincu qu’il avait des légions à ses trousses, affolé par le bruit de l’arquebusade, Croasse s’engouffra dans ce trou ; jamais lièvre ne se terra avec autant de précipitation ; ses pieds touchèrent les marches d’un escalier de pierre et, sans même songer à replacer la dalle pour protéger sa fuite, il descendit en hurlant ses appels et ses cris de miséricorde.
Une sorte de long boyau s’ouvrait devant lui. Il se précipita. L’obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain ? Savait-il seulement qu’il se trouvait dans un souterrain ?… Croasse courut à perdre haleine et le bruit de ses pas répercutés lui prouva que les ennemis acharnés continuaient à le poursuivre. Soudain son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d’avoir reçu sur le crâne un coup de masse d’armes. Il tomba et, s’abandonnant à son triste sort, s’évanouit…
Pendant cette mémorable bataille de Croasse dans la chapelle, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu’en arrivant au moulin qu’il s’aperçut de la disparition de son compagnon.
— Le lâche a fui ! Ah ! Croasse, tu nous déshonores !…
Et comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s’était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.
— Je fusse bien resté près de lui pour le soutenir, ajouta-t-il, mais il fallait vous prévenir de l’arrivée de l’ennemi.
Pardaillan fut convaincu que Picouic avait eu peur et que Croasse était pétri de bravoure. Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout son monde dans la grande salle : c’est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d’Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s’étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.
M. Peretti suivait de l’œil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur le visage du vieillard. La nouvelle de l’approche de cette bande armée signalée par Picouic l’avait fait pâlir. Mais cette pâleur n’était nullement provoquée par la frayeur.
Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.
« Ce jeune homme est-il un traître ? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise ?… Je vais le savoir dans un instant… Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet inconnu… Si c’est un traître, mes millions sont à Guise… Guise est roi… et moi… prisonnier, peut-être !… Quelle aventure ! En quels temps vivons-nous, Seigneur !… Par le sang du Christ, nous verrons bien !… Le vieux gardeur de pourceaux a plus d’un tour dans son sac !… »
Pensif, il alla s’accouder contre les vitraux de la fenêtre, et assombri par ses soupçons, examina dans la nuit les dispositions prises par le chevalier de Pardaillan. Toutes les lumières avaient été éteintes…
— Dans un instant, je saurai ! murmura M. Peretti. Voyons… si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je… Je lui dirai…
Une violente détonation éclata soudain, l’éclair de la décharge illumina la nuit, et dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants…
— Ils en tiennent ! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte… Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.
M. Peretti entendit ces mots, et son visage s’éclaira d’un rapide sourire, comme la nuit s’était éclairée de la décharge des arquebuses et des pistolets.
— Ce n’est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément M. de Guise n’aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi !… Que n’est-il ici, au lieu d’être à La Rochelle ?…
Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier d’une voix caressante.
— Ne craignez rien, dit Pardaillan en s’approchant.
— Je n’ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que sans doute, il n’y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure ?
— Avant une heure, peut-être ! Eh bien ?…
— Eh bien, mon cher monsieur, le moment est venu de suivre l’excellent conseil que vous m’avez donné dans la journée… c’est-à-dire de faire filer mes trente mulets. Seulement… je crains… je redoute…
— Oui, vous craignez que M. de Guise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets…
— C’est cela même, mon noble ami… Vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi ? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous… c’est que j’étais responsable, moi ! Et devant qui ? Devant notre Saint-Père lui-même !… Mais Sa Sainteté saura tout ce qu’elle doit au chevalier de Pardaillan !… Mais me voilà bien embarrassé ! si on me poursuit… il faudrait… ah ! mon digne et vaillant défenseur… il faudrait…
— Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant le moulin jusqu’au jour pour vous permettre de prendre de l’avance…
— Je n’ai jamais vu personne d’aussi intelligent que vous, dit M. Peretti avec l’accent de la plus vive admiration.
— C’est que je suis un vieux routier habitué à toutes les malices, dit Pardaillan avec un sourire. Eh bien, partez donc. Je me charge d’arrêter l’ennemi jusqu’à demain matin.
— Quoi ! vous consentez ! s’écria M. Peretti, cette fois avec une émotion sincère.
— Je vous ai dit que je voulais jouer un bon tour à M. de Guise.
— Quoi ! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée !… Car je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront m’accompagner…
— Je m’en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme je ressemble au pape.
M. Peretti tressaillit.
— Vous lui ressemblez peut-être plus que vous ne pensez… sinon par le visage, car notre Saint-Père est bien vieux, hélas… du moins par la force de caractère. Jeune homme, vous ne voulez pas de récompense, et je vois à votre air qu’il est inutile d’insister. Mais prenez cet anneau… et peut-être qu’en certaines occasions, il pourra vous être plus utile qu’une fortune…
À ces mots, M. Peretti glissa vivement une bague dans la main de Pardaillan, et sans y attacher d’autre importance, le chevalier la passa à un de ses doigts… Dix minutes plus tard, tandis que Picouic, Charles d’Angoulême et Pardaillan continuaient à tirer dans la nuit, au hasard, pour donner à l’ennemi l’impression que le moulin était bien défendu, les trente mulets rechargés de leurs précieux sacs sortaient par-derrière et se mettaient en route. M. Peretti suivait à cheval, escorté par le meunier et ses garçons transformés en gens de guerre. Quant aux servantes elles avaient pris à pied la route de Montmartre.
La caravane ayant atteint rapidement La Ville-l’Évêque, celui qui paraissait être le chef des muletiers s’approcha chapeau bas de M. Peretti et lui demanda :
— C’est bien la route d’Italie que nous reprenons ?
— Non, monsieur le comte, répondit M. Peretti : vous prendrez la route de La Rochelle…
Pardaillan, Charles d’Angoulême et Picouic étaient demeurés seuls dans le logis du meunier ; le moulin lui-même se dressait sur l’aile gauche de ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du rez-de-chaussée du logis, aboutissait à l’étage du moulin où se manœuvrait la meule, et où on pouvait mettre en mouvement les grands bras livrés à l’action du vent. De cet étage du moulin, par une simple trappe à laquelle aboutissait une échelle, on descendait à l’étage inférieur où se recueillait la farine. Tout cet ensemble était juché sur un cône de poutres solides et pouvait pivoter de façon qu’on pût profiter du vent, quelle que fût sa direction. Ce cône de poutres était recouvert d’un bâti de planches, en sorte que cela formait un réduit où on pouvait pénétrer au besoin.
Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit compte de ces diverses dispositions.
— Voici notre quartier général, dit-il en désignant le logis, et voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l’escalier qui conduisait au moulin.
— Nous allons donc nous battre ? demanda Picouic.
— Aurais-tu peur ? dit Charles.
— Non, monseigneur, mais comme les gens de céans sont partis, je supposais.
— Alerte ! cria Pardaillan.
La troupe de Guise, en effet, apparaissait à ce moment sur le petit plateau de la butte. Pardaillan ouvrit la fenêtre et cria :
— Holà messieurs ! qui êtes-vous ? que désirez-vous ?
— Qui êtes-vous vous-même ? fit dans la nuit une voix impérieuse.
— Ma foi, monseigneur duc, répondit Pardaillan, en reconnaissant la voix de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte… Qu’y a-t-il pour votre service ?
— Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout à l’heure tiré sur mes gens qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. Qui que vous soyez, je vous tiens pour responsable de cette violence, si vous êtes le chef des rebelles enfermés ici. En conséquence, je vous préviens que vous serez pendu haut et court, à moins que vous ne sortiez à l’instant. Auquel cas, il vous sera fait grâce de la vie et il vous sera permis d’emmener vos hommes.
— Un instant, monseigneur, me sera-t-il permis d’emporter aussi les trente sacs pleins d’or que vous venez piller ?
— Sortez, hurla le duc furieux, livrez-nous la place, ou nous allons vous donner l’assaut.
— Ah ! monseigneur, si vous menacez, nous allons être forcés de faire une sortie et de vous exterminer tous…
Guise qui allait jeter un ordre s’arrêta soudain avec un geste de rage.
— Ils sont peut-être cent là-dedans ! dit-il à Maineville.
Pardaillan entendit et cria :
— Nous sommes trois, monseigneur !… Trois, et c’est bien assez, savoir : M. le duc d’Angoulême, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez promise ; le sieur Picouic, baladin de son métier, actuellement laquais de M. d’Angoulême, et enfin, votre serviteur chevalier de Pardaillan.
— Il ment ! dit une voix. Ils sont nombreux.
— Ma foi, venez-y voir, cria Pardaillan. Voyons, décidez-vous, venez… ou bien retirez-vous, car voici que nous allons mettre le moulin en branle et vous gênez le vent. Retirez-vous, ou par la mort-dieu, nous allons tirer.
Il y eut une vive débandade dans la troupe, chacun étant convaincu que le logis était défendu par une centaine d’arquebusiers. La présence du chevalier était une preuve de plus qu’une véritable armée était cachée là. Pardaillan éclata de rire et lança :
— Au revoir, monseigneur !
Et il referma tranquillement la fenêtre.
— Oui, au revoir ! gronda Guise pâle de fureur.
Et il donna aussitôt ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un large cercle de surveillance autour de la butte, chaque homme avait pour mission de surveiller, et non de se battre, il devait surtout prévenir au cas où on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui ressemblerait à des sacs de blé. Puis il expédia un sergent à Paris.
Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annonçant que les ordres du duc allaient s’exécuter, c’est-à-dire qu’une troupe de mille arquebusiers allait arriver.
Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s’étaient fortement barricadés. Cependant Maineville soupçonnait que le chevalier pouvait bien avoir dit la vérité ; il soupçonna surtout que les assiégés, quels qu’ils fussent, allaient cacher l’argent dans quelque réduit où il serait difficile ensuite de le trouver. Il résolut donc de pousser une pointe avec Bussi-Leclerc. Quant à Maurevert, il demeura près du duc de Guise, frémissant de joie ; il tenait enfin l’ennemi tant redouté et disait au duc :
— Monseigneur, vous m’avez promis deux cent mille livres sur le butin que vous allez faire ?
— C’est promis, Maurevert, tu les auras, foi de Guise !
— Eh bien, monseigneur, je veux vous proposer un échange : gardez les deux cent mille livres et donnez-moi l’homme qui vient de vous parler avec tant d’insolence.
— Je te comprends, Maurevert, dit Guise d’une voix assombrie, tu hais cet homme. Mais moi aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte à régler. Cela date de l’hôtel Coligny…
— Moi, c’est plus vieux encore, monseigneur.
— Bon ! Eh bien, tu garderas tes deux cent mille livres, et moi je garde l’homme. Seulement, si tu veux te contenter de cent mille livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d’assister à l’entretien que j’aurai avec le Pardaillan dès que nous l’aurons pris dans son terrier.
— Peste, monseigneur ! Vous voulez me faire payer cent mille livres le droit d’assister à ce spectacle !… Ce sera donc bien beau !
— Je te le jure ! gronda Guise.
— C’est égal, c’est un peu cher, dit Maurevert avec une joie furieuse.
— C’est cher mais sache que ledit entretien aura lieu dans la chambre des questions du grand Châtelet…
— Ah ! ah !… Eh bien, cela vaut en effet cent mille livres ! J’accepte, monseigneur !
— Je te donnerai le cadavre par-dessus le marché, dit Guise avec un grincement qui voulait être un éclat de rire.
— Alors, monseigneur, dit Maurevert livide de joie, je paye deux cent mille livres !…
Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandés et échangeait avec Maurevert ces macabres facéties, Maineville et Bussi-Leclerc s’approchaient en rampant du moulin, résolus qu’ils étaient à connaître le nombre exact des assiégés. C’étaient deux hardis compagnons, faisant bon marché de leur vie, et jusqu’alors, ils avaient passé à travers les dangers des escarmouches et des sièges, avec l’insolent bonheur qui s’attache aux joueurs audacieux.
Tout était silencieux et obscur dans le moulin. Mais dans le logis, une fenêtre était éclairée, comme un œil narquois fixé sur les assiégeants. Ce fut donc vers l’échelle du moulin que les deux hommes se dirigèrent ; bientôt, ils eurent atteint l’étage où se trouvait la meule.
En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus qu’il ne s’y trouvait personne. Il était évident que toute la défense s’était concentrée dans le logis du meunier. Ils allaient donc redescendre, lorsque Maineville aperçut un léger rai de lumière au pied d’un mur : il saisit Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla à l’oreille :
— Il y a là une porte de communication…
Ils s’approchèrent de ce rayon de lumière pâle, dans l’intention non pas d’ouvrir, mais d’écouter. Mais en touchant la porte, Bussi-Leclerc s’aperçut qu’elle était simplement poussée. Avec des précautions infinies, il l’attira à lui : la porte s’ouvrit sans bruit… les deux hommes s’accroupirent sur le haut de l’escalier et purent alors dominer la salle sur laquelle ils jetèrent un regard plein de curiosité. Et alors ils tressaillirent d’étonnement. Un étrange spectacle s’offrit à leurs yeux :
Assis à une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême dévoraient à belles dents un superbe jambon, tandis qu’un pâté attendait son tour et que Picouic versait à boire !… Le long d’un mur étaient rangées en bon ordre une douzaine d’arquebuses toutes chargées. Sur une table voisine s’alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation déjà commencée.
— Dès demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent. Il faudra bien que la bohémienne parle, et nous finirons par savoir ce qu’est devenue votre jolie petite Violette… Allons, soyez gai, mon prince… Monsieur Picouic, versez-nous de ce flacon que vous avez mis de côté pour vous… je vous ai bien vu…
— Oh ! monsieur, dit Picouic en s’empressant de verser, croyez bien que je ne me permettrais pas de boire du même que vous…
— Pourquoi, imbécile… puisqu’il y en a !… Tiens, bois et prends des forces… Tu n’as pas peur au moins ?…
— Heu !… Ce n’est pas précisément que j’aie peur… mais…
— Mais tu trembles, poltron ! Que n’es-tu aussi brave que ton ami Croasse !
— Le fait est que Croasse est très brave, dit Picouic avec la générosité d’un ami fidèle.
— Ainsi, Pardaillan, dit le duc d’Angoulême, vous pensez que cette Saïzuma en sait plus long qu’elle n’a voulu d’abord vous en dire ?…
— J’en suis sûr, dit Pardaillan. Et voilà maître Picouic qui, ayant vécu avec elle, vous dira… tiens ! tiens.’
Ces derniers mots, le chevalier les avait prononcés au moment où il se renversait sur le dossier de son siège pour examiner à la lumière la couleur du vin qu’il allait boire. Dans ce mouvement, sa tête s’était levée, et ses yeux avaient rencontré, au haut de l’escalier de bois, Maineville et Bussi-Leclerc, qui stupéfaits contemplaient ce spectacle. Pardaillan se mit à rire et désigna les deux hommes à Charles, qui bondit sur son épée tandis que Picouic saisissait un pistolet.
— Messieurs, dit Pardaillan, si le cœur vous en dit, je vous invite !…
Maineville et Bussi-Leclerc étaient braves, nous l’avons dit ; ils se consultèrent du regard ; ils n’avaient devant eux que trois hommes ; la même idée leur vint : s’emparer de Pardaillan et de ses deux compagnons, les amener pieds et poings liés au duc de Guise et lui dire :
— Monseigneur, voici toute la garnison prisonnière : le moulin est libre !…
Quel joli coup d’audace ! Et quel beau coup de fortune !… Ils se levèrent, saluèrent, et Maineville, le chapeau à la main, dit poliment :
— Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons avec vous si vous voulez porter la santé de M. le duc de Guise et nous accompagner ensuite auprès de lui.
Charles eut un mouvement comme pour s’élancer. Mais Pardaillan le retint.
— Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je porterais la santé de votre maître si je ne craignais de désobliger M. d’Angoulême que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir les Lorrains ; quant à vous accompagner auprès de M. de Guise, c’est encore plus impossible, vu que nous n’avons pas fini de dîner.
— C’est avec désespoir que nous interrompons votre dîner, dit alors Bussi-Leclerc, mais, par la mort-dieu, morts ou vifs, vous nous suivrez ! En avant, Maineville !…
À ces mots les deux hommes, l’épée à la main, se précipitèrent. En quelques bonds, ils furent en bas de l’escalier, et Bussi-Leclerc porta sur le crâne de Picouic un tel coup de pommeau que le pauvre tomba évanoui. Entraînés par l’élan, ils se trouvèrent ainsi au milieu de la salle. Pardaillan se jeta au pied de l’escalier, leur coupant ainsi toute retraite. La porte était barricadée, comme nous croyons l’avoir dit.
Tout cela s’était passé en quelques secondes : Maineville se trouva en garde devant le duc d’Angoulême, Pardaillan devant Bussi-Leclerc… Au même instant, les épées s’engagèrent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de ses meilleures bottes : à son étonnement, elles furent parées par le chevalier, qui, tout en ferraillant, surveillait du coin de l’œil le duc d’Angoulême.
L’étonnement du fameux duelliste devint alors de la rage. Quoi !… il rencontrait donc un adversaire qui non seulement le tenait à distance, mais encore paraissait ne même pas regarder son jeu, et n’avait de regards que pour le duel voisin, comme s’il eût été simple spectateur !…
— À vous, monsieur, je vous tue ! rugit-il en se fendant à fond par un coup droit.
— Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dédaignant de lui répondre, avait vivement paré. Poussez… c’est cela… fendez-vous… touché !
Maineville, touché au bras, saisit son épée de la main gauche et murmurant :
— Je crois que nous nous sommes fourvoyés !…
Et furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage devant le dédain de son adversaire, portait de son côté à Pardaillan des coups jusqu’ici réputés mortels.
— Allons, allons ! il faiblit ! disait Pardaillan comme si Bussi-Leclerc n’eût pas existé… Ne le tuez pas, mortdiable !… j’ai une idée… liez-lui sa rapière… bon !… ah ! désarmé !… tenez-le !… ficelez-le-moi ! nous allons rire !…
En effet, Charles, à ce moment, venait de désarmer Maineville qui, glissant sur le parquet, était tombé sur un genou. Il lui mettait sa pointe sur la gorge et lui disait :
— Vous rendez-vous, monsieur ?…
— Je me rends, fit Maineville, pâle du sang qu’il avait perdu, plus pâle encore de honte et de fureur.
À ce moment, Picouic, revenu de son évanouissement, se relevait, courait à Maineville, saisissant un paquet de cordelettes à nouer les sacs de blé, et en quelques secondes le ficelait proprement. Alors seulement Pardaillan regarda son adversaire qui, écumant, bondissait autour de lui et de sa voix la plus paisible :
— Et vous disiez donc, mon cher monsieur…
— Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer à ce mur !
Pardaillan, d’un battement sec, fit dévier la rapière dont la pointe érafla son pourpoint.
— Vous parlez de clouer, répondit-il. En effet, vous manœuvrez votre épée comme un clou. Tenez, je vais vous donner une leçon… regardez bien…
— Misérable ! rugit Bussi-Leclerc…
À ce moment son épée lui sauta des mains et alla tomber à dix pas. Il voulut courir la ramasser. Mais il se heurta à Picouic qui braquait sur lui un pistolet… Bussi-Leclerc se croisa les bras, baissa la tête et pleura… Il ne pleurait pas la vie qu’il allait perdre sans aucun doute, ni la fortune qu’il perdait plus sûrement si la vie lui était laissée ; il pleurait sa réputation d’invincible maître d’armes vaincu pour la première fois !… Et c’est à peine s’il s’aperçut que Picouic lui ficelait les jambes d’abord, puis les bras… puis le portait et retendait auprès de Maineville.
— Achevons de dîner, dit Pardaillan qui, ayant rengainé sa rapière, se remit à table. Ah ! ça maître Picouic, à quoi pensez-vous… mon verre est vide…
— Mais que diable voulez-vous faire de ces deux hommes ? demanda Charles encore tout ému de la bataille, plus ému encore de sa victoire.
— Vous l’allez voir, car voici le jour qui va se lever… En attendant, porte leur à boire, s’ils ont soif.
Picouic à qui ces derniers mots s’adressaient obéit. Maineville but d’un trait le verre de vin qui fut présenté à ses lèvres et cria :
— Merci, monsieur de Pardaillan, quand je vous tiendrai prisonnier, je tâcherai d’avoir aussi du bon vin à vous offrir avant de vous passer par les armes.
Et Maineville se mit à fredonner une chanson guisarde. Bussi-Leclerc, assombri par sa défaite, désespéré d’avoir trouvé un maître, refusa de boire et, farouche, tourna vers le chevalier des yeux pleins de larmes de rage, en disant :
— Hâtez-vous de nous occire, monsieur, car tout à l’heure vous allez être assailli par plus de mille hommes d’armes de la Ligue. Vous serez pris. Et je vous jure que je ne vous ferai pas grâce.
— Eh bien, moi, je vous fais grâce tout de même, dit Pardaillan.
— Je crois, cher ami, qu’il est temps de nous en aller, dit à ce moment Charles d’Angoulême qui venait de s’approcher de la fenêtre. Voyez…
Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l’aube naissante, il aperçut au pied de la butte une troupe qui se déployait en ordre d’assaut. C’était une longue ligne d’arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un double rang d’archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient :
— Mort aux huguenots ! Vive la Ligue !…
Le bruit s’était en effet répandu dans la nuit que M. de Guise avait découvert un complot de huguenots et que les misérables parpaillots avaient pu fuir et s’enfermer dans le moulin de Saint-Roch, où le duc en personne se préparait à les enfumer. Guise, furieux de ce zèle qui lui inspirait de vives inquiétudes pour les précieux sacs, dut cependant faire bon visage et accueillir les volontaires, chacun voulant participer à l’assaut du moulin.
Il résulta de l’ensemble de ces circonstances qu’au soleil levant, il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes tant de troupes régulières que de bourgeois belliqueux sans compter une foule de populaire accouru pour voir la bataille. Un grand bruit d’armes entrechoquées et de murmures indistincts montait de cette armée.
— Diable ! fit Pardaillan, il est temps en effet de nous en aller ; mais je crois bien que pour le moment, c’est plus facile à dire qu’à faire.
— Cependant, observa doucement Charles, nous devions ce matin aller voir la bohémienne ; vous me l’avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller.
Le chevalier regarda le jeune duc avec admiration et non sans remords.
— Pauvre petit ! murmura-t-il.
— Trop tard ! reprit Charles. Trop tard ! Les voici qui montent de toutes parts !
— Bah ! nous nous en irons quand même, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants !… Holà, maître Picouic, au travail ! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd et qui sera flatté de m’avoir pour monture…
Des clameurs terribles s’élevaient maintenant de l’armée assiégeante qui se mettait en mouvement. Et cela formait autour de la butte comme un vaste cercle, qui montait, pareil à une marée d’acier, au milieu de laquelle le moulin n’était plus qu’une île. À mi-côte, les assiégeants s’arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés et s’étonnaient de leur silence.
— Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est Maineville ? Où est Bussi ?…
— Ils auront choisi quelque poste de combat, à leur idée.
Mais leurs voix furent couvertes par les cris des ligueurs qui piétinaient, tendaient le poing au moulin, vociféraient toutes les insultes qui avaient cours contre les parpaillots. Au loin, la foule augmentait. Il y avait du monde sur les remparts. Dans Paris, des cloches se mettaient à sonner le tocsin. Dans toutes les maisons, les bourgeois endossaient en hâte leurs casaques et leurs cottes de fer. Les capitaines de quartier couraient pour rassembler leurs hommes. Là-bas, autour de la butte, l’armée rugissait, indécise, attendant pour se ruer à l’assaut que l’ennemi eût fait feu le premier, ce qui était non pas de la générosité, mais simple tactique pour monter en sûreté, à cause du temps qu’il fallait pour recharger les arquebuses.
Et pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte, enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement à quelque défense désespérée, puisqu’il lui était prouvé que toute issue était fermée. Picouic était de mauvaise humeur et regrettait de n’avoir pas suivi Croasse. Charles, avec son charmant sourire, invoquait le nom de Violetta et murmurait :
— Puisqu’elle est perdue pour moi, la vie est sans charme : autant mourir ici qu’ailleurs, et maintenant que dans vingt ans…
— Mourir, mourir ! grommela Pardaillan. Vous verrez que ce n’est pas peut-être aussi commode que vous pensez. Moi, j’ai essayé cent fois, je n’ai pas encore réussi…
Sous sa moustache hérissée, il avait ce sourire tendre et narquois, sceptique et étincelant, ironique et terrible qui, en certaines occasions, lui donnait une si spéciale physionomie. Sans hâte, il avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal jointes du moulin. Et toutes les arquebuses, il les avait calées, elles étaient toutes braquées et il n’y avait qu’à y mettre le feu… Après quoi, il y avait encore les pistolets. Quand il eut ainsi rangé son artillerie, Pardaillan se recula en plissant les yeux comme pour admirer un beau tableau, et il eut un rire silencieux.
Au-dehors, au moment où le soleil se levait, Guise donna tout à coup le signal de l’assaut. Il eut bien voulu d’abord renvoyer tout ce monde, mais Guise était prisonnier de sa popularité. Au risque, donc, de perdre dans la bagarre un ou deux des sacs de Sixte Quint, il se résolut à entrer dans le moulin. Au signal qu’il donna en levant son épée, une immense clameur retentit, et l’armée se mit en marche de toutes parts ; mais presque au même instant, il y eut un arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la plaine, un silence de stupeur, devant un spectacle extraordinaire que chacun put voir :
Trois hommes sortant du moulin en portaient un quatrième solidement garrotté. Et en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l’extrémité d’une des ailes du moulin…
— C’est Maineville ! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.
Déjà les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage également garrotté et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l’aile opposée et y attachait l’infortuné.
— Bussi-Leclerc ! exclama Maurevert.
— Feu ! Feu sur ces démons ! hurla Guise.
Cent arquebuses partirent à la fois ; la pétarade se continua quelques minutes au risque d’atteindre les deux malheureux accrochés chacun à son aile de moulin ! Et lorsque l’opaque fumée se fut dissipée, on vit Pardaillan qui, sur la dernière marche de l’échelle, saluait d’un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l’échelle à terre d’un coup de talon… Au même instant, les ailes du moulin se mirent à tourner !…
— À moi ! vociférait Maineville épouvanté de se sentir entraîné dans cette ronde exorbitante dans les airs.
— Au secours ! rugissait Bussi-Leclerc.
Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l’orbite implacable tracée par les ailes du moulin, haletants, frénétiques de terreur, entraînés dans une sorte de rêve fantastique !…
— En avant ! En avant ! hurla Guise fou furieux de rage devant l’extravagant spectacle de ses deux meilleurs serviteurs cloués à cet étrange pilori qui tourbillonnait dans l’air.
Une violente décharge partit du moulin. C’étaient les dix ou douze arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l’élan était donné… moins de deux minutes plus tard, au milieu d’effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi… Pardaillan, Charles et Picouic déchargèrent les pistolets… Maintenant, autour du moulin, une foule énorme grouillait.
— À moi ! à moi ! râlaient Maineville et Bussi, entraînés toujours dans la ronde infernale des ailes du moulin.
— Tue ! tue ! vociféraient les arquebusiers, les bourgeois et les archers mêlés dans une cohue terrible dans le logis du meunier.
Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n’y avait personne ! L’escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d’armes se ruèrent et atteignirent l’étage supérieur du moulin.
Personne !…
Les trois assiégés étaient descendus à l’étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles l’épée à la main. Autour d’eux, au-dessus d’eux, c’était le déchaînement d’un effroyable tumulte fait de mille jurons, des cris frénétiques, des hurlements de ces gens qui croyaient donner l’assaut à toute une petite armée solidement installée dans une forteresse, et ne trouvaient personne, rien !… et se heurtaient, se blessaient, s’injuriaient les uns les autres.
Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de cône sur lequel était bâti le moulin, et montra le chemin à ses deux compagnons qui s’y glissèrent… C’était le dernier refuge !… Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement !… Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches tant bien que mal au-dessus de sa tête.
Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à descendre à l’étage inférieur du moulin. On les entendait qui criaient :
— Attention ! Il doit y avoir là une mine qui va sauter !…
Enfin, l’un d’eux ayant regardé, et n’ayant vu personne, une bande se précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient de quitter !… C’était la fin !… On allait découvrir dans un instant l’étroit passage par lequel ils s’étaient faufilés, et on allait ou les tuer à coups d’arquebuses, ou les prendre comme des tigres au gîte…
Ce fut à ce moment terrible que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s’il eût tremblé… Il se baissa, tâta de ses mains dans l’obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait comme si, par-dessous de l’intérieur du sol, on l’eût poussée !… Picouic jeta un cri… En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants !…
Et comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix creuse, lugubre, lointaine, leur parvint. Et cette voix disait :
— Ah ! les lâches ! Ils me bouchent la sortie ! Attendez que je vous extermine tous !…
— Croasse ! hurla Picouic. C’est Croasse !…
En une seconde, la dalle arrachée, soulevée par les trois hommes laissa voir un trou béant, où commençait un escalier de pierre moisie… Et dans ce trou, à la faible lueur du jour qui pénétrait par les planches de ce réduit, apparut la tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse…
Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d’un boyau noir, Picouic entraînant Croasse qui osait à peine se demander ce qui lui arrivait. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l’autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la chapelle Saint-Roch. À ce moment même, les assiégeants trouvaient la dalle soulevée et commencèrent à descendre avec précaution l’escalier de pierre…
L’existence de ce vieux souterrain était, sans aucun doute, ignorée des gens qui avaient habité le moulin. Il avait dû, probablement, servir plus d’une fois dans les guerres de religion d’autant mieux que quelques années auparavant le moulin était encore compris dans les dépendances de la chapelle. Quoi qu’il en soit, les quatre hommes aboutirent à la chapelle, ouvrirent la porte, en sortirent le plus paisiblement du monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris, et atteignirent sans encombre la maison de la rue des Barrés.
Là, Croasse fut interrogé sur les événements qui l’avaient amené à devenir un sauveur aussi imprévu.
— Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d’ennemis que je mis en fuite, dit-il en commençant son récit, lorsque, saisi traîtreusement par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je fus laissé pour mort. Lorsque je m’éveillai, entendant des bruits de bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors…
Longtemps, Croasse poursuivit le récit, de sa belle voix large et creuse. Et quand il eut fini, quand il eut reçu les félicitations de Charles, quand Pardaillan, avec un sourire qu’il ne comprit pas, lui eut déclaré :
— Monsieur Croasse, vous êtes étonnant…
Quand enfin, Picouic lui eut serré les mains avec émotion, Croasse demeura perplexe et se demanda :
— Est-ce que vraiment je serais brave sans m’en douter. ? Malheur à moi, alors ! Il faudra que je me surveille !…
Une litière couverte à l’extérieur de simples rideaux de cuir, mais ornée à l’intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers vêtus d’un costume sombre et bien armés escortaient cette litière. En avant marchait l’un d’eux. Les autres suivaient par-derrière à dix pas. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.
Cet homme, c’était maître Claude, l’ancien bourreau de Paris.
Cette litière, c’était celle de la princesse Fausta.
Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l’ombrage des hêtres séculaires. Enfin, elle s’arrêta devant le porche de l’abbaye des bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s’ouvrit aussitôt. Elle disparut dans l’intérieur de la vieille abbaye délabrée, presque en ruine.
Maître Claude s’était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d’approcher. L’homme rejoignit maître Claude, et soulevant alors par un geste machinal les bords du feutre sous lesquels il dissimulait à demi son visage, montra la figure pâle et immobile du prince cardinal Farnèse.
Il portait un riche costume de velours violet, et, comme s’il eût dédaigné de se mettre en défense malgré le trouble des temps, malgré la position périlleuse où il s’était mis en engageant la lutte contre Fausta, il ne portait pour toute arme qu’une fine épée de parade à la poignée enrichie de diamants. Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution…
— Elle est là ! dit maître Claude en tendant le bras vers l’abbaye.
Farnèse jeta un regard sur l’escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à terre, attendait devant la porte. Il n’eut pas un tressaillement, pas une hésitation, et dit :
— Bien. Es-tu décidé à agir ?…
— Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d’une voix sombre. Je vous appartiens, sinon de mon âme, du moins de mon corps. Ordonnez donc : j’obéirai… mais…
— Mais ?… demanda Farnèse, glacial.
Claude saisit le bras du cardinal, l’étreignit convulsivement, et gronda :
— N’oubliez pas qu’après la mort de la tigresse, vous m’appartenez, vous !…
Farnèse haussa les épaules et dit :
— Si je n’avais pour un temps raccroché ma vie à l’espoir de venger ma fille, je me livrerais à toi à l’instant, bourreau, et je te bénirais de me délivrer de la vie… Ne crains donc pas que j’essaie de déchirer le pacte qui nous lie…
— Ainsi, reprit Claude, si aujourd’hui, si tout à l’heure, la Fausta tombe sous mes coups…
— Aujourd’hui, tout à l’heure, je t’appartiendrai, bourreau !
— Bon ! commandez donc, et j’obéis !…
— Commençons par entrer dans ce couvent, dit Farnèse.
— Venez, répondit maître Claude.
Alors, à distance, et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent l’abbaye.
Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si depuis des années déjà il eût été abandonné. Les murs, lézardés, tombaient en ruine par places ; les jardins jadis si beaux n’étaient plus qu’une forêt de ronces. Le potager qui se trouvait sur les derrières du couvent demeurait seul assez bien cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement des légumes qu’elles faisaient pousser. Dans un large espace découvert, au fond duquel se dressait le rideau de verdure sombre d’un taillis de sapins, on voyait encore les ruines d’une sorte de vieille chapelle : il n’en restait plus que quelques colonnes debout : près de l’une de ces colonnes, à demi effritée, un siège en marbre, surélevé de plusieurs marches, avait résisté aux dents patientes du temps.
Ce potager était clos d’un mur d’enceinte comme le reste du couvent ; mais, à ce mur, il y avait de place en place de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.
Ce fut vers l’une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du prince Farnèse pensif.
Maître Claude était agité. Un frémissement, parfois, le parcourait. Il était pâle… Farnèse, plus pâle encore, était calme, pétrifié dans cette sorte d’indifférence glaciale qui semblait envelopper tous ses actes, ses mouvements ou ses gestes. Les deux hommes franchirent la brèche.
Non loin de cette brèche se trouvait un vieux pavillon d’élégante architecture jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, verdi par les mousses, enfoui dans les églantiers grimpeurs, son fronton jeté bas, ses colonnes branlantes, son toit éventré, n’était plus lui-même qu’une ruine. Claude, d’un coup d’épaule défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.
— Attendez-moi là, dit maître Claude.
Farnèse acquiesça d’un signe de tête et demeura immobile tandis que l’ancien bourreau s’éloignait.
* * * * *
La princesse Fausta était entrée dans le couvent, c’est-à-dire dans le corps de logis principal, le seul qui fût encore habitable. Malgré l’incroyable puissance de caractère de cette femme, malgré tout son pouvoir sur elle-même, un trouble indéfinissable paraissait sur son visage. Elle était sombre — autant que pouvait paraître sombre cette figure irradiée de beauté. Quel tourment inconnu amassait donc la tempête dans cette âme ?…
Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que dévote, aux yeux plus hardis qu’extatiques, Fausta, par de larges escaliers de pierre polie, restes d’une antique somptuosité, parvint au premier étage et sur l’immense palier où s’ouvrait un profond couloir, rencontra l’abbesse Claudine de Beauvilliers qui, prévenue, se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse.
L’abbesse eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mystérieux que nous avons vu faire à Sixte Quint sur Catherine de Médicis prosternée… la bénédiction que seule peuvent donner les successeurs de saint Pierre ! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.
Claudine déjà marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate… oratoire, peut-être, ou boudoir. Sur une table de marbre à coins rehaussés d’argent, c’était tout l’attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques alors en usage non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. Et au-dessus de cette table qui eût été mieux à sa place dans le cabinet de toilette d’une dame de la cour ou d’une riche ribaude, un Christ d’or étendait ses bras sur une croix de vermeil…
L’abbesse roula un large fauteuil, et lorsque Fausta se fut assise plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.
— Cette femme… cette bohémienne est toujours ici ? demanda alors Fausta.
— Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Mais ce n’est qu’une pauvre folle. Votre Sainteté désire-t-elle la voir ?…
Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive, la tête appuyée sur sa main.
— Claudine, dit-elle enfin lentement, le temps n’est pas encore venu où vous pourrez m’appeler comme vous venez de le faire… ne l’oubliez pas…
— Oh ! pardon, murmura Claudine de Beauvilliers.
— Ma Sainteté ! reprit Fausta après un nouveau silence… Dérision !… Vingt-trois cardinaux réunis en conclave secret dans les catacombes de Rome ont résolu la guerre contre Sixte. Et déjà, devant l’exécution, ils tremblent. Dans les catacombes !… N’est-ce pas là tout un symbole ? Ma souveraineté pontificale est destinée à s’exercer dans les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour !… Ah ! Claudine, mon cœur déborde d’amertume. Vous êtes femme ! parfaitement femme… vous êtes celle que je chéris entre toutes et tous, malgré vos fautes peut-être !… Vous m’appelez Sainteté… Et lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu’une jeune fille épouvantée de voir que la nature s’est trompée en lui donnant le sexe qui est le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir sous sa puissante pensée, sous ses aspirations insensées, la faiblesse d’une femme.
Claudine leva vers Fausta un regard d’ardente sympathie. Elle la vit pâle, agitée comme elle ne l’avait jamais vue. Elle la vit qui pressait son sein palpitant de ses deux belles mains sculptées dans le marbre le plus pur… Claudine s’agenouilla, saisit ces mains qu’elle baisa et murmura :
— Ah ! ma noble et radieuse souveraine, vous qui inspirez à la fois l’amour et le respect, vous que nul ne peut voir sans se courber sous l’intense irradiation de vos yeux, je vois qu’une douleur inconnue vous étreint… Que ne puis-je mourir pour vous éviter l’ombre d’une souffrance !…
Fausta, d’un geste plein de dignité, releva l’abbesse.
— Oui, dit-elle, vous êtes vraiment une apôtre, Claudine. Si votre chair est faible, votre âme est forte. Vous êtes la seule qui m’ayez comprise… Écoutez donc… car je suis lasse de planer dans des régions trop élevées peut-être.
Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des bénédictines de Montmartre, s’assit, et elle se prépara à écouter comme jadis, au fond de la Judée, les apôtres favoris écoutaient Jésus…
— Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve ! reprit Fausta comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend à une femme d’occuper le trône de Pierre ? Est-ce qu’il n’y a pas des saintes comme il y a des saints ? Est-ce que l’Église n’admet pas les vœux féminins et n’a pas établi une hiérarchie parmi les femmes qui portent la parole du Christ ?… Les écrits des moines compilateurs prouvent que Jeanne a régné. Je puis donc régner !… Le sexe féminin n’est pas un obstacle aux grandes conceptions, témoin la papesse Jeanne qui réforma une partie du culte. Il n’est pas un obstacle aux grandes actions, témoin la guerrière Jeanne d’Arc qui délivra le royaume de France… Est-ce qu’une femme ne peut pas être ce qu’ont été ces deux femmes ?
Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles prononcées de cette voix pleine de chaudes caresses et d’indomptable volonté. Elle comprenait qu’elle n’avait ni à approuver ni à désapprouver. S’adressant plus directement à l’abbesse, Fausta continua :
— Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte, ont résolu d’élever une Église devant son Église, un trône devant son trône… Trois ans se sont écoulés depuis… J’habitais alors Rome, le palais qu’avait habité mon aïeule Lucrèce. Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l’Église… Mais je n’avais de joie qu’à compulser les écrits du vieux temps, à relire la terrible légende des Borgia mes ancêtres, à suivre d’un regard rêveur la trace fulgurante qu’ont laissée dans le ciel de l’histoire ces trois météores qui s’appellent Alexandre Borgia, César Borgia, Lucrèce Borgia… Et j’ai senti en moi l’esprit vaste d’Alexandre, la fougue conquérante de César, le cœur de Lucrèce. Être à moi seule ce qu’ils ont été à eux trois ! Sentir le monde chrétien palpiter sous ma parole comme il a palpité sous la parole d’Alexandre, le monde guerrier trembler sous mon glaive comme il a tremblé sous le glaive de César, le monde des courtisans s’incliner devant moi comme il s’est incliné devant la force et la beauté de Lucrèce… Oui, je faisais ce rêve inouï, lorsque je rencontrai Farnèse…
Fausta, à ce moment, tomba dans une songerie que Claudine se garda d’interrompre.
— Farnèse ! répéta seulement Fausta. C’est lui que je conquis le premier, et c’est lui qui le premier m’abandonne !…
— Quoi ! madame… le cardinal Farnèse !…
— Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon rêve… Il en avait suivi le développement. Il me témoignait une sorte d’admiration… Ce soir-là, donc, l’ayant suivi, nous sortîmes de Rome et, par un antique tombeau de la Voie Appienne, nous pénétrâmes dans les Catacombes. Arrivé à un vaste carrefour éclairé de torches, je vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres… « Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut vous sauver… »
Alors les vingt-trois m’entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que j’entrevis à l’instant. Je n’eus pas peur de la proposition terrible que je devinai dans tous les yeux… Et lorsqu’elle fut enfin formulée, cette proposition, j’acceptai… Longtemps je parlai à ces hommes qui m’écoutèrent dans un effrayant silence… Et lorsque j’eus fini de parler, l’un après l’autre ils vinrent s’agenouiller devant moi et me baisèrent la main en signe de soumission… Alors l’un d’eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau…
Fausta allongea la main et montra l’anneau que nous avons signalé. L’abbesse s’inclina respectueusement et fit le signe de croix.
— Je me mis à l’œuvre, continua Fausta. En si peu de temps, j’ai bouleversé l’Italie dont presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J’ai bouleversé la France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa les épaules. Ce roi, je l’ai fait chasser. J’en ai choisi un autre…
Fausta retomba dans un morne silence.
— Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent bien selon vos plans…
— Voilà ce qui me déroute ! dit Fausta. Voilà ce qui m’épouvanterait si je pouvais l’être ! Les apparences sont telles qu’elles dépassent mes prévisions, et sous ces événements s’en trouvent d’autres qui m’arrêtent, me paralysent, me frappent d’impuissance… Les cardinaux du conclave secret ont peur devant l’acte définitif. Farnèse qui était celui sur lequel je m’appuyais vient de m’abandonner…
— Mais Guise ! Guise !…
— Guise est réconcilié avec la duchesse !… Je la tenais, pourtant !… Je l’ai renvoyée espérant qu’elle aurait assez d’audace pour se représenter une fois encore à l’hôtel de Guise, et qu’alors… Mais elle a eu l’audace prévue, elle a vu son mari… et le mari a pardonné !
Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.
— Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l’énergie violente, Guise n’est vraiment admirable que dans la bataille ; la lance ou l’estramaçon au poing, bardé d’acier de la tête aux pieds, monté sur quelque pesant destrier au poitrail de fer, à la tête d’un escadron, il est le chevalier des ruées furieuses, des grandes chevauchées à travers du sang… Guise, à la cour, est encore le gentilhomme le plus élégant ; le nœud de satin de son épée est inimitable ; il porte avec une grâce incomparable le manteau de velours cramoisi ; il a une majesté naturelle qui fait de lui la véritable figuration de la royauté… oui, ce sera dans la cérémonie un sire magnifique, et dans les combats un chef intrépide…
En parlant ainsi, Fausta, les yeux à demi fermés, semblait évoquer l’image qu’elle bâtissait… ou peut-être une autre image qui venait s’offrir en comparaison. Elle reprit avec un soupir :
— Mais une fois le casque et la cuirasse déposés, hors le champ de bataille ou le champ de cérémonies élégantes, j’aperçois dans Guise ce qu’il est en réalité : une belle statue qui parfois a un geste violent, qui jette un regard étincelant, mais qui n’est capable ni de haute pensée, ni de ferme résolution… Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise, et ceci m’a déroutée, moi qui croyais… mais n’en parlons plus ! Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduit à Henri de Valois, et ceci, c’est la guerre possible pour le roi fugitif… Il a parlé à Catherine de Médicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire écrouler l’échafaudage de résolutions que j’avais lentement élevé dans ce faible cerveau !… Enfin, pour comble, dénué d’argent, une occasion unique s’offre à lui de saisir le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume ; renseignée par mes espions, je le lui indique. Il n’a qu’à le prendre… et au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant ! Il met sur pied une véritable armée pour entrer dans un moulin où il ne trouve personne, et quand on cherche, quand on fouille, le trésor est envolé…
Fausta ferma tout à fait les yeux. Son sein se souleva. Et très bas, si bas que Claudine ne l’entendit pas, elle murmura :
— Il est vrai que sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire à forte partie… Pourquoi le duc de Guise n’a-t-il pas l’âme d’un Pardaillan ?… Avec un pareil levier, je soulèverais le monde…
Alors, comme si le secret qu’elle portait au cœur l’eût étouffée, elle reprit d’une voix qui tremblait presque.
— Ce n’est pas le corps qui doit être couvert d’acier dans les batailles, c’est l’âme. Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n’est pas un Guise à l’armure étincelante ou au pourpoint de satin… je l’ai vu, le vrai chevalier, je le vois, celui qui pourrait monter à l’assaut du trône… Son buffle est un peu râpé, ses vêtements sont fatigués, sa rapière est longue et large, son visage est maigre et sa parole sans emphase ; il y a un étrange sourire dans son regard et sa forte simplicité m’étonne et m’émeut… Qui est-il ?… Oh ! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée… être enfin…
La Fausta s’arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s’incrustèrent dans les paumes, en l’effort qu’elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu… et elle avait deviné…
— Folie ! murmura Fausta. Je n’ai pas de cœur. Je ne veux pas avoir de cœur…
— Pourquoi, ma souveraine ? s’écria Claudine palpitante. Pourquoi ne pas descendre du nuage flamboyant qui vous porte, et vous rapprocher de l’humanité ?… Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme ?…
— Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté avec son sang-froid, je veux être la vierge qui ne connaît pas les faiblesses de la femme ; parce que capable de dominer, je ne veux pas être dominée par un homme… parce que personne au monde ne peut être le maître de Fausta !…
— Ah ! madame, dit Claudine avec la profonde émotion de la sincérité, c’est un maître d’une bien douce puissance que l’amour !…
— L’amour ! balbutia Fausta en tressaillant.
Elle baissa la tête et une larme brûlante pareille à un pur diamant gonfla ses paupières. Mais cette larme s’évapora au feu dévorant de ses joues, et lorsqu’elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.
— Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement, comme si ce qui venait d’être dit n’eût pas compté pour elle. Guise a reculé de dix ans en ces quelques jours, et Farnèse, pierre angulaire de mon édifice, Farnèse m’échappe !… Voyons donc cette Saïzuma… puisque vous croyez avoir découvert…
— Je n’assure rien, madame ; mais mon devoir n’est-il pas de vous avertir de tout ce qui peut vous aider ?…
— Je connais votre dévouement, Claudine ; vous serez royalement récompensée, je vous le jure, mais voyons cette femme.
L’abbesse frappa dans ses mains. Une porte s’ouvrit et une religieuse parut :
— Qu’on amène la bohémienne, dit Claudine.
Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon que nous avons signalé, s’était éloigné en traversant le potager. Deux ou trois vieilles femmes aux costumes sordides presque en haillons travaillaient dans ce terrain. Ces femmes aux traits flétris, c’étaient des religieuses du couvent. Elles virent parfaitement Claude qui passait. Mais, chose bizarre, elles ne firent aucune observation, bien que l’entrée du couvent fût interdite aux hommes.
Mais, nous l’avons dit, tout était étrange dans cette retraite qui ressemblait aussi peu que possible à une retraite monastique. Seulement l’une des vieilles, en enfonçant sa bêche dans la terre, d’un geste rude qui rappelait beaucoup mieux la paysanne des champs que la religieuse habituée à de pieux exercices, maugréa quelques sourdes paroles contre la jeunesse dévergondée, les malheurs du temps, et la dure extrémité où étaient réduites les bénédictines.
— Heu ! grommela la sœur à qui s’adressaient ces doléances, il ne faut pas trop nous plaindre. Que deviendrions-nous, si de temps à autre, quelque riche cavalier, entré par la brèche, puisque c’est le passage convenu, ne venait…
— Fi ! ma sœur !… Ah ! nous vivons dans une bien triste époque. Il n’y a plus de frein aux passions. Le couvent réduit à la misère doit encore, par surcroît, abriter le dévergondage de nos jeunes sœurs… quand ce n’est pas l’abbesse elle-même qui leur donne l’exemple !
— Hélas ! il faut se résigner, car sans cela, nous mourrions de faim, et il nous faudrait mendier comme l’an passé.
Claude connaissait sans doute les étranges mœurs de ce couvent qui, même en cette époque, était une exception, une sorte d’anomalie. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager qui était assez bien entretenu et planté d’un certain nombre d’arbres fruitiers, maître Claude parvint aux bâtiments à demi effondrés. Il passa sous une voûte, et là se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.
Et cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, qu’on n’eût pas été surpris de voir dans une des innombrables maisons de débauche qui pullulaient dans le vieux Paris, c’était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d’une voix câline, demanda :
— Ce beau cavalier est sans doute de l’escorte qui vient de s’arrêter devant le grand porche ?
— En effet, dit maître Claude.
— Et vous avez passé… par la brèche ? fit-elle en clignant des yeux. L’entrée du porche est interdite aux hommes, mais ceux qui savent… vous saviez, sans doute ?
— Oui ; je suis passé par la brèche, parce que je savais.
— Et le beau cavalier, reprit la fille avec un sourire, vient sans doute voir une de nos sœurs ?
— Je viens voir madame l’abbesse, dit Claude.
— Oh ! quelle voix morne et quel mortel regard vous avez ! reprit la fille en frissonnant. Madame l’abbesse ? Elle est en conférence avec la noble princesse qui s’intéresse à notre pauvre maison.
— Justement. Je suis de la suite de la princesse, et j’ai ordre de venir la retrouver.
— Ah ! c’est différent. Passez, mon brave. Moi, je vais me promener un peu à la chapelle.
La chapelle, en effet, avait été transformée en une sorte de promenoir. La jolie fille, ayant esquissé une chiquenaude et pivoté gentiment, s’en alla. Mais, avant de s’éloigner, elle montra à Claude deux sœurs qui débouchaient sous la voûte, et lui dit :
— Si vous allez chez l’abbesse, vous n’avez qu’à suivre ces deux sœurs…
Celles-ci étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, chose plus fantastique encore que tout le reste, dans ce couvent, il y avait quelques sœurs demeurées pures, accomplissant avec zèle tous les exercices imposés à leur communauté par la règle. D’ailleurs, elles non plus ne parurent s’étonner ou se scandaliser de la présence d’un homme. Seulement, elles baissèrent davantage les yeux.
Entre ces deux femmes, marchait silencieuse, de son allure à la fois raide et glissante, la bohémienne au masque rouge… Saïzuma. Claude les laissa passer. Puis, quand il les vit monter un large escalier, il se mit à les suivre. Les deux religieuses longèrent un couloir et frappèrent à une porte qui s’ouvrit. Alors, elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent et s’éloignèrent lentement. Saïzuma était restée à l’intérieur. Alors, maître Claude s’approcha de la porte. Mais là il s’arrêta et passa ses deux mains sur son front. L’absence de tout obstacle, la facilité avec laquelle il marchait à l’événement terrible lui causaient une angoisse qu’il n’eût pas éprouvée s’il lui avait fallu traverser mille dangers pour arriver jusque-là… Et puis il éprouvait un sourd malaise qui ne venait pas de la situation elle-même, mais d’autre chose… de quoi ?
Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte ; il y alla, poussa et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude et cette obscurité, Claude, les bras croisés, la tête penchée, se prit à songer. Que venait-il faire là ?…
Tuer. Ou tout au moins s’emparer d’une femme qu’il allait livrer au prince Farnèse. Était-ce de cette pensée que lui venait ce malaise ?… Non ! Une haine terrible l’animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Alors, qu’avait-il vu qui eût frappé son imagination ? Il lui semblait que des souvenirs confus et lointains s’agitaient au fond de sa mémoire.
« Cette bohémienne, songea maître Claude, cette bohémienne qui marchait entre deux religieuses, a une allure que je reconnais ; il me semble que j’ai vu déjà ces cheveux ainsi dénoués et cette démarche… »
Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta.
« C’est étrange que l’aspect de cette inconnue m’ait frappé à ce point, reprit-il enfin en secouant la tête. Ah çà ! pourquoi ? Qu’est-ce que peut me faire à moi cette bohémienne ?… Allons ! »
* * * * *
Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l’abbesse. Elles s’inclinèrent froidement devant Fausta et avec tout le respect dû à une supérieure devant Claudine de Beauvilliers.
— C’est bien, mes sœurs, dit celle-ci, vous pouvez vous retirer.
— Madame, dit alors l’une des religieuses, deux hommes viennent encore d’entrer sur le territoire de la communauté.
— Hélas, fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l’Amalécite ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prier. Allez prier, mes sœurs, allez…
Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux sœurs, qui n’avaient d’ailleurs parlé que pour l’acquit de leur conscience, s’inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des mœurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les sœurs se retiraient, elle dit :
— Le jour est proche, madame l’abbesse, où vous pourrez relever les murs de Jérusalem et rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N’oubliez pas qu’un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.
L’œil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s’était tournée vers Saïzuma et l’examinait en silence. La bohémienne s’approcha d’elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne :
— Voulez-vous savoir votre bonne aventure ?…
— Non, dit Fausta. Mais si tu veux, je te dirai la tienne. Car moi aussi je sais lire dans la main les événements passés.
Saïzuma considéra avec étonnement la femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d’accent qui fondait son cœur et une autorité qui la subjuguait.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle. Es-tu de bohème comme moi ?…
— Peut-être, dit Fausta. Mais puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque ?
Saïzuma secoua la tête.
— Mon masque est rouge, mais si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Je ne veux pas qu’on voie ma honte et ma terreur… Tous ceux qui étaient dans l’église cathédrale et sur la place de Grève m’ont vue… Oh ! j’ai honte ! ajouta-t-elle en se cachant vivement le visage comme si son masque eût été insuffisant.
— L’église cathédrale ! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève !… Oh ! serait-ce bien elle ?…
Elle ajouta tout haut, en étudiant l’effet de ses paroles :
— Et puis, peut-être tu redouterais d’être reconnue par le bourreau ?
Saïzuma eut un geste d’indifférence et de dédain :
— Le bourreau n’est rien, dit-elle. Il ne m’a pas fait de mal. Il n’a pas broyé mon cœur. Que peut-il contre moi ? Il ne peut que m’enlever la vie. Celui que je redoute, c’est l’imposteur qui a tué mon âme…
Elle frissonna.
— Le nom de cet imposteur ? dit Fausta en suivant avec une attention passionnée l’effet de ses paroles. Peux-tu me le dire ?…
— Il est là ! répondit Saïzuma en posant la main sur son sein. Nul ne le saura. Pour le savoir, il faudra m’ouvrir le sein.
— Eh bien ! je le sais, moi !…
Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l’ouvrit, y jeta un regard, et d’une voix impérieuse :
— Les lignes de ta main m’ont révélé ta vie passée…
Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive.
— Trop tard ! continua Fausta. Je sais tout, maintenant ! Je sais que tu as aimé, pleuré, souffert ; je sais que c’est au pied de l’autel que ton cœur a été broyé par l’évêque…
— L’évêque ! palpita la bohémienne qui se mit à trembler.
— Oui, dit Fausta, l’évêque ! Celui que tu aimais ! Jean de Kervilliers !…
Saïzuma jeta un cri de détresse, tomba à genoux, et un long gémissement s’exhala de ses lèvres.
— C’est elle ! C’est bien elle ! murmura Fausta.
Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. À ce moment, la porte s’ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude… Elle ne frémit pas. Mais se redressant de toute sa hauteur :
— Que viens-tu chercher ici ? demanda-t-elle.
— Vous ! répondit Claude.
Claudine s’élança en disant :
— Les cavaliers de votre escorte suffiront pour vous débarrasser de cet homme.
Fausta l’arrêta.
— Un peu de patience, dit-elle. Cet homme a peut-être une supplique à m’adresser.
— En effet, dit Claude.
— Parle donc…
— Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m’accompagner jusqu’au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins de ce couvent.
— Et si je refusais, bourreau ?
— Bourreau ! murmura Claudine stupéfaite et terrifiée.
— Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite.
En même temps il tira sa dague et, du dos, s’appuya à la porte fermée comme pour couper toute retraite.
— Mon maître, reprit-il, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce moment, m’a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous amènerai, morte ou vive.
Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d’épouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui était habituelle.
— Et ton maître, dit-elle, ou celui que tu appelles ainsi, qui est-ce ?…
— Monseigneur le cardinal prince Farnèse… Vous voyez, madame, qu’il vous est presque impossible de vous soustraire à l’entretien suprême que vous devez avoir avec lui… Vous deviez un peu vous attendre à revoir le cardinal…
Fausta avait violemment tressailli.
— Tu dis que le prince Farnèse m’attend au pavillon ? demanda-t-elle.
— Je dis que je dois vous conduire à lui, et que je vous conduirai, morte ou vive.
— Je te suis ! dit Fausta.
Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par un mot, ni par un geste. Fausta, d’un signe, avait rassuré Claudine. Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son oreille avec une expression d’infinie pitié :
— Venez, pauvre femme, venez avec moi… et vous ne souffrirez plus…
Maître Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s’appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l’entraînant. L’abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant :
— Demeurez ici, madame. Sachez de plus que si vous appelez, si vous donniez l’éveil, l’unique chance de salut qui reste à la princesse Fausta s’évanouirait, et que je la poignarderais au premier cri.
Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de terreur. Quant à Fausta, elle marchait d’un pas tranquille. Claude venait derrière elle, sa main crispée à la poignée de sa dague, et la dévorant des yeux. Il ne prêtait d’ailleurs aucune attention à Saïzuma. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l’escalier, elle se tourna vers Claude et lui dit :
— Conduisez-moi…
— Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n’oubliez pas qu’au premier cri, au premier geste, je vous égorge… comme vous avez sans doute fait égorger mon enfant…
Ces derniers mots se perdirent dans un sanglot.
Fausta se mit en marche vers le point qui lui avait été désigné. Elle atteignit le pavillon et entra. Claude entra derrière elle et ferma la porte.
Farnèse, demeuré à la même place, plongé dans une méditation, n’entendit pas le bruit de la porte qui grinçait, ni le bruit des pas qui craquaient sur le plancher pourri. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement :
— Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence. Quoi que tu voies et entendes, tais-toi, ne fais pas un mouvement.
La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.
— L’homme noir de la place de Grève ! murmura-t-elle. Pourquoi sa vue me cause-t-elle une telle horreur… une horreur pareille à celle que j’ai éprouvée jadis ?…
Fausta s’était vivement dirigée vers l’extrémité opposée de cette salle. Là, quelques magnifiques fauteuils aux tapisseries déchirées, aux bois moisis demeuraient alignés comme pour attester à la fois l’antique opulence et la ruine présente de l’abbaye des bénédictines. Fausta, sans souci de la poussière, prit place dans l’un d’eux et attendit. Sa physionomie s’était faite dure, plus impénétrable ; ses yeux plus noirs, d’un noir funeste, d’un insoutenable éclat ; elle était un peu pâle ; et ainsi, elle apparaissait alors comme le génie de quelque palais enchanté, endormi depuis des siècles…
Claude avait touché Farnèse à l’épaule. Farnèse tressaillit, s’éveilla du sombre rêve qui l’avait entraîné dans les profondeurs du passé et jeta autour de lui des yeux étonnés. À quoi songeait-il donc, en cette heure où il avait résolu de punir un meurtre par un autre meurtre ?… De Fausta sa pensée était remontée à Violetta… Et de Violetta, à la mère… à l’amante… éternel remords de sa vie.
— Monseigneur, dit Claude, elle est ici.
— Elle ! Qui, elle ? haleta Farnèse en bondissant.
— Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui va mourir… la voici.
Du doigt, Claude désigna Fausta que le cardinal aperçut alors.
— Ah ! oui !… murmura-t-il, Fausta ! Ce n’est que Fausta !
Il y avait comme un soupir de soulagement dans cette constatation. Dès lors, Farnèse parut reprendre ce visage pétrifié qui formait comme un masque à l’invisible douleur qui rongeait sa vie.
— Bourreau, dit-il d’une voix sinon paisible, du moins très calme, tu attendras dehors. Quand je t’appellerai, il sera temps. Tu entreras et tu exécuteras la sentence.
Claude s’inclina avec soumission. En se dirigeant vers la porte, il vit Saïzuma, pareille à quelque statue qui eût été oubliée là. Il eut un instant d’hésitation. Puis, haussant les épaules, il murmura :
— Qu’importe, après tout, que l’exécution se fasse devant témoins ?
Et étant sorti, il s’assit sur le seuil de pierre verdi par les mousses, comme autrefois il s’asseyait au pied de l’échafaud en attendant l’heure d’aller chercher le condamné… Farnèse, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta.
— Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir que j’ai l’intention de vous tuer comme on tue une bête féroce, sans haine ni colère, uniquement pour l’empêcher de mordre. Qu’avez-vous à dire à cela ?
— Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre souveraine. J’eusse pu, d’un mot, livrer le bourreau que vous m’avez envoyé, et dont vous êtes devenu l’aide, vous, un Farnèse. Mais j’ai voulu voir jusqu’où irait votre audace. Et c’est pourquoi je suis ici. J’y suis de ma propre volonté. J’y suis seule, sans gardes, à votre entière merci. J’ai voulu venir ainsi. Car, sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touché un cheveu de ma tête. Maintenant, parlez.
Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tête. Devant cette assurance qui faisait Fausta plus mystérieuse, plus formidable que jamais, il trembla presque. Mais tout aussitôt, reprenant sa volonté, il continua.
— Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée à vos projets, c’était ma fille… ma fille, entendez-vous ; lorsque j’ai pleuré, supplié, je croyais encore parler à la Souveraine. J’ai vu alors que vous étiez seulement une femme d’une perversion un peu plus profonde que celle des scélérates que l’on pend. J’ai vu alors qu’il n’y avait en vous que de l’audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai été aveuglément dévoué. J’ai obéi sans discuter vos ordres, même en pensée. Pour vous je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Église. Et lorsque je vous ai demandé ma fille, vous m’avez dit : elle est morte… À ce moment-là je vous ai condamnée. J’ai décidé que vous mourriez aussi, vous. Rien ne peut donc vous sauver aujourd’hui, à moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n’est pas morte !
Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter :
— Elle est morte, dit Fausta avec une implacable tranquillité.
Farnèse eut un rugissement de douleur, comme si pour la première fois il entendait l’affreuse parole.
— Elle est morte, continua Fausta. J’ai voulu savoir si vous, mon premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez dévouer votre sang jusqu’à sa dernière goutte, votre cœur jusqu’à sa dernière palpitation, votre âme jusqu’à sa dernière lueur… Si je vous avais vu tel que je vous espérais, Farnèse… qui sait de quoi j’eusse été capable, et quelle magnifique récompense j’eusse trouvée pour vous ! Qui sait même si un miracle ne vous eût pas rendu celle que vous pleurez !…
— Un miracle, madame ! gronda Farnèse dont les yeux devinrent sanglants. Il n’y a plus de miracles, s’il y en a jamais eu !
— Qu’en savez-vous, cardinal ? demanda Fausta d’une telle voix d’auguste majesté que Farnèse frissonna et chancela, éperdu.
Mais recouvrant son sang-froid avec sa douleur :
— Rêves insensés ! dit-il sourdement. N’espérez pas, madame, échapper à la sentence en me berçant d’un puéril espoir. Puisque ma fille est morte, nulle puissance ne me la rendra !… Et puisque vous l’avez tuée, je vais vous tuer !…
À ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s’il allait appeler le bourreau. Mais en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le cardinal s’arrêta et qu’une secrète horreur l’envahit tout à coup. Fausta posa sa main sur le bras de Farnèse et prononça :
— Puisque votre rébellion vous damne, puisque vous n’avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, puisque, par votre révolte, celle qui pouvait être la résurrection de votre âme est à jamais perdue pour vous, eh bien… que s’accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre âme !
— Que voulez-vous dire ? balbutia Farnèse. Qui donc est celle que vous dites ?…
— Cherche en toi-même ! Tu la crois morte depuis seize ans !…
— Oui ! oui ! elle est morte !… dit Farnèse, avec un accent d’indicible terreur.
— Regarde ! dit Fausta.
Farnèse se tourna vers le point où marchait Fausta, et il vit Saïzuma.
— La bohémienne ! murmura-t-il sourdement.
Fausta, d’un geste rapide, fit tomber le masque de Saïzuma, et elle répéta :
— Regarde !…
— Léonore ! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s’avançait vers lui.
— Qui donc a prononcé mon nom ? demanda la bohémienne.
Farnèse livide, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, reculait toujours… Il recula jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur, et alors il s’y adossa, le visage dans les deux mains. Et quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux en bégayant :
— Léonore ! Léonore ! Est-ce toi ? » Es-tu un spectre sorti du tombeau ?…
À ce moment, la voix éclatante de Fausta s’éleva.
— Adieu, cardinal ! Je te mets aujourd’hui aux prises avec Léonore de Montaigues, ton amante !… Prends garde que je ne te mette un jour aux prises avec le spectre de ta fille !…
Mais Farnèse n’entendait pas. La vie était suspendue pour lui.
Il ne voyait même plus Fausta… il ne voyait que Saïzuma… Léonore… le spectre !…
Fausta s’était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide d’étonnement. Que s’était-il donc passé ?… Farnèse avait-il pardonné ?… D’un bond le bourreau pénétra dans la salle, courut à Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.
— La mère de Violetta !… murmura-t-il pétrifié.
Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié, par cette soudaine apparition de celle qu’il avait dû jadis, par un matin de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l’attitude de Farnèse, de l’amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Mais la vue de Léonore de Montaigues ne pouvait produire sur lui le même effet qu’elle venait de produire sur le cardinal. Sa haine, qui un moment avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus violente.
— Eh bien ! murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme !
Et il s’élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litière s’éloigner, entourée de cavaliers.
— Elle m’échappe ! gronda-t-il. C’est bien. Une autre fois, j’agirai seul !…
Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s’arrêta devant le pavillon où il avait laissé le prince Farnèse aux prises avec ses remords et ses terreurs personnifiés par ce spectre du passé qui s’appelait Saïzuma. Mais bientôt, haussant les épaules, il se dirigea vers la brèche. Il songeait, en marchant lentement :
« Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C’est elle qui a amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi ?… Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse… elle s’éloigne simplement. Pourquoi ?… Quelle est la pensée de cette femme ?… Pourquoi n’a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même ?… »
Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal Farnèse et s’enfonça sous les beaux châtaigniers mêlés de hêtres, qui élevaient leurs masses touffues sur la montagne aujourd’hui couverte de maisons.
Comme Claude descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il se demanda ce qu’ils venaient faire là et s’il ne devait pas les suivre jusqu’au couvent vers lequel ils paraissaient se diriger. Mais à quoi bon ?… Que lui étaient ces étrangers ? Et puis, dans le couvent, il n’y avait plus rien d’intéressant pour lui. Plus rien d’intéressant au monde, puisque Violetta était morte !…
Claude continua à descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu’il salua gravement. Ils lui rendirent son salut, le plus âgé d’un signe de la main, le plus jeune en soulevant son chapeau. Et Claude continua son chemin vers Paris.
Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c’était celui-là même qu’il avait été chercher à l’Auberge de l’Espérance pour le conduire auprès de Violetta… c’était Charles d’Angoulême.
Il rayonnait d’espoir, le petit duc ! Cette bouche d’or de Pardaillan lui avait si bien répété qu’il retrouverait Violetta, lui avait donné de si bonnes raisons, lui avait tant affirmé qu’en amour, il n’y a que la mort qui sépare pour de bon !…
Il montait donc fort allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante, Pardaillan le meilleur des compagnons, convaincu que là-haut il allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que par la bohémienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodère, et par conséquent de Violetta. Car selon toutes les apparences, Violetta devait se trouver où se trouvait le bohémien.
Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier, et ne voyant rien d’anormal et d’inquiétant, fit signe à Charles qui le suivit aussitôt. Bientôt ils furent rejoints par Croasse et Picouic… Dans le jardin, les deux vieilles religieuses continuaient à bêcher sous le grand soleil, la tête abritée par un voile, seule partie de leurs pauvres vêtements en loques qui rappelât que c’étaient là des sœurs appartenant à une communauté de bénédictines.
La même vieille, qui avait tant grommelé lorsqu’elle avait aperçu maître Claude traversant tranquillement le potager, aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Elle se redressa, s’appuya sur sa bêche et, avec un sourire amer, les désigna à sa compagne.
— Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant ! Jésus, dans un peu de temps, c’est toute une armée qui viendra s’installer au couvent !
— Allons, allons, sœur Philomène, dit l’autre religieuse plus sceptique ou plus résignée, à quoi sert-il que vous vous mettiez en colère ? Si nos jeunes sœurs se veulent damner, cela les regarde… nous n’y pouvons rien !
— Je sais que nous n’y pouvons rien, mais néanmoins, je pense, sœur Mariange, que c’est une honte, une abomination, une désolation et une extermination que des hommes puissent entrer librement dans notre communauté. Vertudieu ! — je puis bien jurer, nos jeunes sœurs font bien autre chose — vertudieu ! dis-je, aucun homme jamais ne m’adressa la parole. Ils voient bien, les sacripants, à qui ils ont affaire !
Sœur Mariange (Marie-Ange) opina d’un sourire aigre-doux.
— Ce n’est pas, reprit sœur Philomène, qu’on ait été toujours ce qu’on paraît aujourd’hui. Il n’y a pas bien longtemps encore, on avait des yeux et une taille digne d’être regardés et qui l’étaient. Mais on était sévère, selon la règle… Et même aujourd’hui, il me semble qu’on n’est pas si décatie. Mais on a de la vertu… et une langue !… Et si un homme, sœur Mariange, avait jamais l’audace de m’adresser une œillade, ou un mot, je vous jure bien qu’il en entendrait de dures…
— Le fait est, dit sœur Marie-Ange doucement, qu’en ce qui concerne la langue, Dieu vous fut prodigue de ses faveurs.
Sœur Philomène, redressée comme un coq sur ses ergots, s’apprêtait à riposter vertement à cette insinuation qu’elle jugeait malveillante et exagérée, mais l’orage qui s’amoncelait sur la tête de Mariange se dissipa soudain.
— Jésus Marie, murmura sœur Philomène, on dirait qu’ils tiennent à nous, regardez, sœur Mariange…
— Oui, vraiment, c’est à nous qu’ils en veulent… Allons-nous-en, sœur Philomène.
Sœur Philomène, d’un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et, d’un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui voltigeaient au vent.
— Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s’ils auront l’audace de ne pas nous respecter.
Pardaillan et le duc d’Angoulême s’avançaient en effet vers les deux religieuses. Sœur Mariange regarda en face les deux arrivants. Sœur Philomène baissa pudiquement les yeux.
Sœur Mariange était une petite personne grasse et replète, toute en embonpoint, avec une figure rougeaude. Elle prenait le temps comme il venait, acceptait la pluie et le soleil non pas avec indifférence, non pas avec résignation, mais en employant toutes les ressources de son esprit matois à les faire tourner à son profit.
Sœur Philomène, anguleuse et sèche comme un sarment, ne décolérait pas. Elle trouvait la vie injuste, bougonnait à propos de tout et de tous. Elle avait dû toujours être laide, et elle en gardait une rancune à tout l’univers. Elle ignorait d’ailleurs parfaitement la vie, et par certains côtés, elle était d’une innocence enfantine.
Pardaillan souleva son chapeau avec beaucoup de politesse et ouvrit la bouche pour parler.
— N’approchez pas ! Arrêtez ! s’écria sœur Philomène, en essayant de rougir.
Le bon Pardaillan, qui s’était déjà arrêté avant cette injonction palpitante, demeura interloqué. Charles d’Angoulême, à son tour, salua et dit :
— Madame…
— Ne me parlez pas ! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragée.
— Mais, madame…
— Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? s’écria alors sœur Philomène. Dites ! Parlez ! Je lis vos intentions perverses sur vos visages. En vain vous feignez un respect qui n’est pas dans vos cœurs. Jour de Dieu, je vous préviens que si faible que je paraisse, je suis de taille à défendre ma vertu. Ainsi vous feriez mieux…
— Madame, dit Charles, je vous jure bien que nous n’avons pas l’intention que vous nous prêtez…
— De vous en aller ! poursuivit sœur Philomène après avoir repris du souffle. Allez ! jeune homme, vous devriez être honteux. Mais je suis bonne personne au fond, et je veux bien oublier…
Ici Pardaillan fut pris d’un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna aussitôt le jeune duc. Les deux laquais, voyant rire leurs maîtres, crurent de leur devoir de faire chorus. Picouic se mit à rire comme une porte qui grince et Croasse rit aussi, comme il riait, c’est-à-dire lugubrement. En présence de ces quatre éclats de rire, sœur Philomène s’arrêta court, ébahie, le flux de paroles fut enrayé. Et Pardaillan en profita.
— Par tous les diables, dit-il, avons-nous l’air de Maures ou de Turcs ? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d’apparence aussi vénérables ?… Non, madame, ne redoutez de nous aucune entre prise malséante. Notre vénération vous est acquise, vous y avez tous les droits…
Sœur Philomène avala sa salive et d’une voix étranglée :
— Ainsi, vous n’avez aucune intention perverse ?
Pardaillan mit la main sur son cœur, s’inclina et répondit gravement :
— Aucune ! Je vous le jure par le jour qui nous éclaire !
Sœur Philomène poussa un soupir.
— Cette vieille est encore en enfance, murmura le duc à l’oreille de Pardaillan.
— Dites qu’elle y est déjà, répondit le chevalier. Madame, reprit-il tout haut, nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur… il aime une jeune fille — oh ! ne craignez rien, ce n’est pas une religieuse — et cette jeune fille a été enlevée.
— Pauvre jeune homme ! murmura sœur Philomène en regardant le petit duc avec un intérêt qui eût fait rougir celui-ci, si les derniers mots du chevalier n’eussent ramené son esprit à sa triste préoccupation.
— Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j’ai mené moi-même jusqu’au porche du couvent, et à qui on a bien voulu donner l’hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d’un précieux secours pour retrouver celle que nous cherchons… et nous voudrions la voir. Voilà tout le mystère.
— J’ai vu la femme dont vous parlez, dit alors sœur Mariange, qui jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.
— Une créature d’enfer ! grommela sœur Philomène.
Charles fit vivement deux pas vers la sœur Mariange.
— Madame, dit-il d’une voix émue, faites que je puisse voir la bohémienne, et vous n’aurez pas obligé un ingrat.
— Par Notre-Dame ! grommela sœur Philomène, le bel homme !…
Et en parlant ainsi, elle examinait l’un des deux laquais.
Sœur Mariange tendit sa large main ouverte et nasilla :
— La charité chrétienne nous fait un devoir d’obliger le prochain. Si seulement j’avais de quoi mettre quelques cierges à Notre-Dame des Anges, ma patronne…
Le duc tira sa bourse et la mit dans la main de la vieille femme, qui l’ouvrit sans vergogne et en examina le contenu. Ses yeux brillèrent et ses grosses joues s’enflammèrent.
— Vous voulez parler à la bohémienne ? dit-elle.
— Nous sommes venus pour cela.
— Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, là-bas, près de la brèche ?… Elle y est en ce moment : je l’ai vue y entrer. Allez, et que Dieu vous conduise, mon jeune seigneur…
Pardaillan et Charles n’en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en toute hâte vers le pavillon signalé.
— Voyons ? demanda sœur Philomène.
Mariange ouvrit la bourse et dit :
— Nous avons de quoi vivre trois mois, ma sœur. Trois mois de prières et de béatitudes sans travailler la terre !
— C’est le ciel qui récompense ma vertu, dit sœur Philomène.
Et jetant l’une sa bêche, l’autre sa serpe, elles rentrèrent dans l’intérieur du couvent. Il y avait entre ces deux femmes une sorte d’association : elles avaient mis en commun le gain et le dommage — et surtout leur misère, mais Mariange, rusée finaude et matoise, trouvait toujours à manger là où sa compagne mourait de faim ; comme dans toutes les associations possibles, l’une des deux parties était sacrifiée, l’autre s’engraissait à ses dépens. Mariange, donc, parvenue dans le réduit où deux mauvaises paillasses servaient de couchettes aux deux religieuses, s’accroupit, versa dans son giron le contenu de la bourse et se mit à compter à doigts tremblants. C’était une fortune !
Et déjà la matoise cherchait le moyen de frustrer sa compagne de la part qui en toute justice eût dû lui revenir. Mais Philomène, moins pratique, allait et venait, songeant à ces étrangers et surtout à quelqu’un dont la noble prestance l’avait vivement frappée et qu’elle n’avait cessé d’examiner du coin de l’œil. Ce quelqu’un, c’était le magnifique Croasse. Elle maugréait, grommelait, et enfin, n’y tenant plus :
— Je suis curieuse, oui ! curieuse comme une pie, puisse le Seigneur me le pardonner ! Il faut que je sache ce que ces gens sont venus faire !
— Courez-y, dit sœur Mariange. En cas pareil, la curiosité est un devoir.
Philomène ne se le fit pas répéter et, rapidement, se dirigea vers le vieux pavillon, tandis que Mariange s’empressait d’enfouir la précieuse bourse dans une cachette…
Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c’est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au dehors en sentinelles. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le second devait rester à l’entrée même du pavillon.
Croasse qui, bien à contre-cœur, était passé foudre de guerre, commença par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la main. Il appuya cette contenance belliqueuse d’un « hem ! » sonore ou plutôt caverneux.
Ce coup de voix creuse, ce regard étincelant et cette exhibition de dague étaient pour inspirer un salutaire respect aux innombrables ennemis dont il était convaincu que le couvent était rempli, et qui, dans son idée, lui en voulaient spécialement à cause de l’affaire de la chapelle Saint-Roch. Car Croasse n’avait jamais menti sciemment en racontant la terrible, mais imaginaire bataille de la chapelle. Les adversaires qu’il avait assommés avec un escabeau, il les avait réellement vus — dans son imagination, il est vrai. Il n’y avait pas en lui de mensonge. Il s’était bien battu, il en avait bien tué des douzaines : personnages fictifs créés de toute pièce par la peur… Mais que de récits historiques ont eu la même origine !
Donc, Croasse était parfaitement sincère en se figurant que le duc de Guise avait juré sa perte, et avait dû aposter contre lui des bandes d’assassins. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d’assassins et d’ennemis, ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il commença à se dire que le moment d’une nouvelle bataille n’était sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant :
— Je les verrai bien toujours venir.
En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s’exposer inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les ustensiles de jardinage : faible abri, mais abri tout de même. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s’y terrer, une ombre parut. Croasse bondit et dit :
— Les voici !…
Ce n’était pas l’ennemi : c’était sœur Philomène.
— Arrêtez, pour l’amour de Dieu, s’écria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture.
Croasse, voyant qu’il n’avait affaire qu’à une femme déjà âgée et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place. Et ayant constaté la terreur que son geste avait inspirée à cette femme, il commença à prendre lui-même une opinion exorbitante, bien que, dans le fond, il regrettât amèrement sa bravoure. Cependant sœur Philomène avait joint les mains avec admiration :
— Comme vous devez être brave ! dit-elle.
— Malheur à moi ! songea Croasse. Cela se voit donc ?… Que me voulez-vous, ma digne femme ? ajouta-t-il tout haut.
L’effet non pas de la question mais de la voix fut tel que Croasse en demeura saisi de stupeur.
— Oh ! la belle voix ! s’écria Philomène avec une admiration croissante.
— J’ai été chantre, dit modestement Croasse.
— Chantre ! Mais vous êtes d’église, alors ? palpita Philomène.
— Je l’ai été, ou presque. Maintenant, je suis homme de guerre.
— Un chantre ! répéta Philomène. J’ai toute ma vie souhaité de connaître un chantre, de voir de près et de toucher un chantre. Mais j’avoue que je n’ai jamais rêvé un chantre aussi grand…
— Le fait est que je dépasse six pieds en hauteur, dit Croasse toujours avec modestie.
— Et qui eût une voix aussi magnifique !
— Je donnais sans difficulté les plus basses notes du plain-chant.
— Oh ! soupira Philomène, comme vous avez dû être admiré lorsque vous chantiez au lutrin ! Vous avez dû en faire des conquêtes, en ce temps-là !… Où chantiez-vous ?
— À Saint-Magloire.
— Belle paroisse et bien fréquentée de jeunes et belles dames…
Croasse retroussa ses moustaches et tâcha de leur faire prendre un pli conquérant.
— Il est certain, dit-il, qu’il n’a tenu qu’à moi, à cette époque d’être un grand bourreau de cœurs. À telles enseignes que la servante du bedeau elle-même me dit un jour en termes formels : « Monsieur Croasse, si vous n’aviez pas des jambes de héron, des bras comme des échalas de vigne, un nez aussi miraculeux et une tête à donner le mauvais rêve, certainement vous seriez un bel homme… »
— Ainsi, vous vous appelez M. Croasse ?
— Oui : Croasse…
— Quelle voix ! Quelle voix ! dit Philomène. Un beau nom, foi de Philomène.
— Ah ! Vous vous appelez Philomène ?… Or ça, reprit tout à coup Croasse en devenant méchant, pourquoi toutes ces questions ? et que me voulez-vous ?
Philomène demeura interloquée. Elle n’avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle ?… Qu’était-elle venue chercher auprès de Croasse ?… Hélas ! Elle le savait à peine ; ou, plutôt, elle ne le savait pas du tout.
Philomène — sœur Philomène — vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans, et paraissait dix ans de plus ; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. En réalité, elle avait toujours enragé de ne pouvoir commettre le détestable péché, objet de ses récriminations et de ses imprécations quotidiennes.
Philomène n’était pas une dévergondée. Le langage impudique qu’elle tenait au grand Croasse, les œillades qu’elle lui décochait, toute cette manœuvre d’une naïveté excessive n’étaient que le résultat d’une profonde ignorance. Seulement, cette ignorance était enragée.
Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu’elle est jolie. C’était grotesque, c’était hideux, c’était navrant peut-être, mais c’était d’une profonde et humaine sincérité : Philomène, sœur Philomène avait reçu le coup de foudre ! Et le vainqueur de ce vieux cœur resté si jeune, c’était l’intrépide Croasse !…
— Enfin, reprit Croasse de cette belle voix qu’admirait tant Philomène, vous n’êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense ?
Philomène releva les paupières, et avec la hardiesse de son innocence répondit :
— Si fait !… vous êtes si beau !…
— Oh ! oh ! songea Croasse. Est-ce que j’étais aussi, sans le savoir, un bourreau de cœurs ?…
Croasse médita quelques instants sur cette singulière destinée qui lui avait laissé ignorer jusqu’alors de quoi il était capable en guerre et en amour. Il examina d’un œil plus bienveillant Philomène qui palpitait et la vit moins laide, moins vieille qu’elle n’était.
Voyant l’effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s’enhardit encore et murmura :
— Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins… il y a des fleurs et des fruits…
Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du jardin, Croasse comprit qu’il était de son devoir de répondre par une galanterie telle qu’on pouvait en attendre d’un bourreau de cœurs et d’un véritable héros d’armes ; il ouvrit un large bec et croassa :
— Ô Philomène ! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu !
C’était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés, Philomène confuse et palpitante de sentir qu’elle tombait enfin dans les abîmes du péché, Croasse émerveillé. Il n’avait qu’à paraître et il triomphait sur tous les champs de bataille. Ils se regardèrent et se reconnurent dignes l’un de l’autre, jeunes, beaux, aimables. Croasse, de plus en plus audacieux, et se sentant irrésistible, saisit une main de Philomène. Et, la main dans la main, ils partirent côte à côte, la tête penchée.
Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de la communauté, coin propice aux déclarations amoureuses, et dont l’approche, par surcroît, était depuis quelques jours sévèrement interdit aux religieuses. Philomène, curieuse comme une pie, selon sa propre expression, et par-dessus le marché en mal d’amour, trouvait donc double avantage à gagner ce lieu où s’élevait une petite construction entourée de palissades : d’abord satisfaire sa curiosité et savoir pourquoi l’abbesse avait fait défense d’en approcher ; ensuite, pouvoir continuer l’entretien avec Croasse à l’abri de toute indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la région désirée, avec la certitude de n’avoir pas été aperçue. Lorsqu’elle arriva enfin à la palissade, son cœur battait à rompre.
— Il ne s’agit plus maintenant que d’entrer dans l’enceinte, murmura-t-elle faiblement.
— Et une fois dans l’enceinte, que ferons-nous ? demanda Croasse.
— Eh bien ! Ne voyez-vous pas cette maisonnette ? C’est une charmante retraite où personne ne pourra venir nous épier et surprendre nos paroles…
Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus d’explication, elle l’entraîna jusqu’à la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermée.
— Quel malheur ! dit Philomène.
— Attendez, fit Croasse bouillonnant d’ardeur et d’audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l’intérieur je pourrai facilement vous ouvrir.
— Ah ! vous êtes un héros !…
Déjà Croasse entreprenait l’escalade qui, grâce à sa hauteur démesurée, lui fut facile ; quelques instants plus tard, il sautait dans l’enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à Philomène. À ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction : une jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard suppliant… une enfant adorablement belle dans sa terreur même.
— Ô monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi ! Emmenez-moi d’ici !…
— La petite chanteuse !… Violetta !… s’écria Croasse.
À cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle s’adressait et s’arrêta.
— Ah ! murmura-t-elle avec accablement, ce n’est pas un sauveur ! Ce n’est qu’un aide de Belgodère !…
Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.
— Violetta ! Ici ! répéta Croasse. Mais comment se fait-il que ?…
Croasse n’eut pas le temps d’en dire plus long ; sur le seuil de la maisonnette apparaissait à cet instant quelqu’un qu’il ne connaissait que trop bien : c’était Belgodère !…
Belgodère n’était jamais apparu à Croasse qu’une trique à la main. Et cette fois encore, pour ne pas déroger à l’habitude sans doute, le bohémien, tout en s’avançant d’un pas tranquille, faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola sur ses longues jambes.
Belgodère saisit rudement Violetta par le bras et gronda :
— Rentre, toi !… Une autre fois, ça ne se passera pas ainsi…
La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère l’accompagna jusqu’à ce qu’elle fût entrée. Alors il se retourna vers Croasse… Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s’était élancé pour franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l’œil : au moment où l’infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramené au sol. Croasse tomba à genoux. Belgodère saisit Croasse au collet de son pourpoint et le remit debout.
— Ah ça, dit-il, que fais-tu ici ?
— Maître, balbutia Croasse, mais… je vous cherchais !…
— Eh bien ! puisque tu me cherchais, tu m’as trouvé. Arrive !… Marche, ou gare la trique !…
Quelques instants plus tard, Croasse, blême d’épouvante, entrait à son tour dans la maisonnette, et il lui sembla qu’il pénétrait dans son tombeau. Philomène, à travers les planches mal jointes, avait assisté à toute cette scène, et avait tout entendu. Elle avait vu Violetta ; elle avait vu Belgodère ; elle avait vu Croasse tomber à genoux devant cet homme. Alors, saisie de crainte, elle s’était enfuie rapidement.
Elle emportait avec elle un amer regret et une profonde satisfaction. Le regret était pour l’unique aventure de sa vie, qui s’en allait à vau-l’eau. La satisfaction était pour ce secret qu’elle venait de surprendre.
Or, après la joie de surprendre un secret, il y en a une autre plus grande encore : c’est de le raconter. Et dix minutes ne s’étaient pas écoulées que sœur Philomène et sœur Mariange, installées toutes deux dans leur réduit, se préparaient l’une à raconter et l’autre à écouter de toutes ses oreilles.
— Ah ! sœur Mariange, quelle aventure !… Mais vous me promettez bien au moins de n’en rien dire ?
— Sur ma patronne, je vous le jure, dit Mariange qui cherchait déjà dans sa tête à qui elle pourrait bien répéter ce qu’elle allait entendre…
— Eh bien, il y a un homme au couvent !…
— Ceci n’est pas neuf, et si ce n’est que cela…
— Oui, mais un homme installé à demeure… ou plutôt deux hommes maintenant… et une prisonnière !…
Alors sœur Philomène fit un récit exact et détaillé de ce qu’elle venait de voir. Et lorsque ce récit fut terminé, sœur Mariange tomba dans une profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c’était une matoise, habile à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce qu’elle avait une fois compris. Et le résultat de ses réflexions fut que non seulement elle résolut de ne pas ébruiter le secret découvert par sœur Philomène, mais encore qu’elle dit à celle-ci :
— Écoutez, sœur Philomène, c’est très grave, ce que vous venez de me dire.
— Vous croyez, sœur Mariange ?
— J’en suis sûre. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons…
— Jésus ! Vous m’effrayez !…
— Ce qui est sûr, c’est que si vous parvenez à taire votre langue…
— Vous m’offensez, dame Mariange !
Elles oubliaient en effet, parfois, qu’elles étaient sœurs. Elles l’étaient si peu !
— Je sais, dit froidement Mariange, que je vous offense en vous croyant capable d’arrêter votre langue, ne fut-ce qu’une minute. Mais cette fois, pourtant, il faudra vous résoudre à vous taire.
— Et qu’y gagnerai-je ? s’écria Philomène.
— Une fortune peut-être ! La vie assurée ! Songez à cela, sœur Philomène.
— Oui, mais comment ?…
— Ceci, c’est mon secret à moi. Et comme je ne veux pas qu’il coure le couvent, je le garde.
— Cependant, je voudrais bien savoir… je suis curieuse, c’est mon seul défaut.
— Vous saurez plus tard. En attendant, si vous voulez gagner de l’or beaucoup d’or, de quoi vous vêtir comme une dame de bourgeoisie, de quoi séduire enfin ce héros dont vous m’avez parlé, eh bien, taisez-vous !
Philomène, insensible à l’appât de l’or, frémit à la pensée qu’elle pouvait retrouver et achever de séduire le beau Croasse. Elle jura de se taire… Alors, sœur Mariange sortit en toute hâte ; mais pour plus de sûreté, elle enferma Philomène dans le réduit.
Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu’elle avait elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d’Angoulême. Mais ce fut en vain qu’elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide. Elle courut à la brèche monta sur le pan de mur écroulé, et inspecta longuement les environs, mais il n’y avait plus personne.
Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s’adressant à son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre :
— Or ça, tu me cherchais, m’as-tu dit… Eh bien, me voilà. Que me veux-tu ?… Qu’as-tu à me dire ?…
— Maître… je voulais… vous nous aviez quittés… je… mai… aî… tre…
Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait éperdument ne sachant à quel saint se vouer et surtout ne trouvant pas, malgré tous ses efforts, une explication plausible.
— Cornes du diable ! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu donc mué en mouton moutonnant ?… Tu bêles et ne réponds pas !… Faut-il te délier la langue tout de suite ?…
Et le bohémien levait déjà sa matraque pour frapper… ce qu’il appelait délier la langue. Le coup n’était pas encore porté que déjà Croasse s’écroulait en faisant entendre un beuglement lugubre. Pourtant, tout en tendant le dos avec résignation, l’ancien chantre mugissait :
— Jésus !… je suis mort !… Holà !… ne frappez pas… je vous dirai tout…
Et dans son for intérieur il ajoutait : « Ah ! Philomène ! Philomène !… où m’as-tu conduit ?… Ah ! misère de moi !… »
— As-tu fini de m’écorcher les oreilles ?… Tout à l’heure tu bêlais, et maintenant tu beugles comme un veau… Ça, fleur de potence, explique-toi… et fais bien attention à ce que tu vas dire… ou, par Belzébuth, je te frictionne si bien qu’il ne restera pas un pouce de ta vilaine carcasse que mon bâton n’ait caressé d’importance.
— Hélas ! gémit Croasse, je ne sais que trop qu’il me faudra toujours en venir à cette triste extrémité… Quoi que je dise ou quoi que je fasse, je serai rossé quand même… Ah ! pauvre de moi !…
— Peut-être !… dit le bohémien ; si tu parles sincèrement, tu seras épargné… pour cette fois-ci.
Belgodère ne faisait pas cette vague promesse par bonté d’âme, ou parce qu’il s’était senti ému par les plaintes sonores de son « hercule », mais tout simplement parce qu’il importait essentiellement à ce sacripant de savoir comment et pourquoi son ancien employé se trouvait inopinément à un endroit où il était à mille lieues de s’attendre à le voir.
Quoi qu’il en soit, et si vague qu’eût été sa promesse, elle rendit, avec une lueur d’espoir, un peu de force et de courage au malheureux Croasse qui en avait bien besoin.
— Si je vous dis la vérité, vous ne me frapperez pas ? interrogea-t-il anxieusement.
— Cela dépendra de ce que tu me diras… Va !… je t’écoute.
Croasse vit bien qu’il lui fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu’il ne tirerait pas davantage de ce maître qu’il maudissait du fond de l’âme. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohémien, paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que sur un geste d’impatience de son bourreau, il résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s’inquiéter des suites qu’elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres : le sire de Pardaillan et le duc d’Angoulême qu’il regrettait amèrement en ce moment, car ceux-là du moins ne lui parlaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d’une voix mal assurée qu’il commença son récit :
— Voilà, maître… Votre disparition soudaine… car soit dit sans reproches, vous nous avez quittés brusquement, sans nous rien dire…
— Après… interrompit brutalement le bohémien… Ai-je des comptes à vous rendre ?…
— Je ne dis pas cela, dit précipitamment Croasse, je ne dis pas cela… Vous êtes bien maître d’aller où bon vous semble… et vous n’avez rien à nous dire en effet… Je veux dire simplement que votre brusque départ nous a laissés, Picouic et moi, dans un cruel embarras… l’hôte de l’auberge de l’Espérance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir !
— Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.
Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profité d’une absence du bohémien pour gagner la rue et se mettre en quête d’un maître qui eut à leur disposition autre chose que des coups de trique, et que ce maître, ils croyaient bien l’avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.
Mais si peu perspicace qu’il fût, l’ancien chantre avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s’il avait été au fait de cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que s’il ne l’avait pas fait, c’est qu’il l’ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d’assurance :
— Nous avons erré plusieurs jours autour de l’auberge et ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons… excellentes sans doute… vous aviez décidé de nous quitter… comme il nous fallait vivre quand même, nous nous sommes mis en quête d’un autre maître qui… en attendant votre retour… voulût bien nous donner le gîte et la pitance…
— Bref, dit Belgodère, vous m’avez abandonné… Et ce nouveau maître que vous cherchez, l’avez-vous trouvé ?…
— Nous avons eu cette fortune inouïe.
— Ah ! ah ! fit narquoisement le bohémien, il est donc vrai que la chance favorise les sacripants de ton espèce. Enfin !… Et comment se nomme ce nouveau maître que vous avez eu la bonne fortune de rencontrer !…
Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le désir légitime qu’il avait d’éblouir par sa nouvelle position fit qu’il donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec orgueil, en se rengorgeant :
— C’est monseigneur le duc d’Angoulême !…
Belgodère bondit, et n’en pouvant croire ses oreilles s’exclama :
— Tu dis ?…
— Je dis monseigneur le duc d’Angoulême, répéta complaisamment Croasse, qui pensait avoir abasourdi son interlocuteur.
— Peste !… fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes compliments… Il est honorable pour moi d’être remplacé par un duc… un fils de roi… Mes compliments, monsieur Croasse.
Croasse, qui n’entendait pas malice, se gonflait démesurément et oubliait presque le gourdin, cependant toujours aux mains du comédien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait :
— Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si inopinément, monsieur Croasse.
— Ah ! voilà, dit M. Croasse, qui devant cette considération soudaine qu’on lui témoignait, reprenait de plus en plus son aplomb et oubliait de plus en plus aussi la raclée en expectative, voilà… Il paraît que mon jeune maître — à ce que j’ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-là — mon jeune maître est amoureux…
— Oui da !
— D’une jeune fille qui a disparu soudainement.
— Est-ce possible !… fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton, geste inquiétant, qui n’eût pas échappé à l’œil perspicace de maître Croasse l’instant d’avant, mais qui passa inaperçu tant l’ancien chantre se croyait maintenant digne de respect, et par conséquent à l’abri de la correction promise.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, reprit-il d’un air très digne.
— Continuez, monsieur Croasse, votre récit est d’un intérêt palpitant.
Encouragé par ces louanges d’autant plus flatteuses qu’il y était moins habitué de la part de ce maître qu’il sentait décidément fasciné, ébloui, maté, Croasse, de sa voix caverneuse, reprit :
— Or il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne… Belgodère tressaillit.
— Une bohémienne qui prédit l’avenir d’une façon miraculeuse… Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu’elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu’est devenue la jeune fille… une noble demoiselle, belle comme le jour… dont il est amoureux.
— En sorte que c’est pour consulter cette bohémienne… qui se trouve dans un couvent… que le duc d’Angoulême est venu ici ? C’est très remarquable !… Mais vous ? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade… que vous aviez escaladée ?…
Croasse toussa légèrement, ce qui produisit un bruit semblable à celui de deux chaudrons fêlés qu’on heurterait violemment.
— Moi ? dit-il, j’avais été laissé dans le jardin… seul… et comme j’avais aperçu des figures… qui ne m’inspiraient aucune confiance… j’avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade… pour mieux surveiller ces figures suspectes…
— Oui da !… en sorte qu’au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave… Mais si cela continue, vous deviendrez la perfection même…
— Peuh !… fit modestement Croasse, vous m’avez toujours un peu méconnu…
— Ah ! sacripant ! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourcis son bâton sur sa squelettique échine, ah ! scélérat ! gibier de potence !… tu te moques de moi, je crois… Tiens ! tiens ! me prends-tu pour un imbécile comme toi ?
Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D’abord saisi d’étonnement. Croasse s’était laissé choir sur le sol en gémissant :
— Ah ! misère de moi !… cela devait m’arriver… Jésus Seigneur !… je suis mort…
Puis les gémissements s’étaient haussés d’un ton et enfin s’étaient changés en hurlements qui déchiraient l’air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules. Enfin le malheureux s’était relevé, fuyant son bourreau qui le poursuivait, le bâton levé, à travers la pièce, ne lui ménageant pas plus les injures que les coups, et la voix douloureusement lamentable du supplicié hurlait :
— Grâce !… Miséricorde !…
Finalement, s’étant rendu compte du néant de ses tentatives de fuite, il s’aplatit à terre en geignant :
— C’est fini !… je suis mort !…
— Debout, chien ! cria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute…
Toujours geignant et pleurant, Croasse se redressa péniblement et attendit.
— Ah ! tu es venu m’espionner ici !… Ah ! ton scélérat de maître veut enlever Violetta… Eh bien, écoute : Je vais sortir… sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici… avec Violetta… je reviens dans un instant… si je ne retrouve pas Violetta ici… si quelqu’un s’est approché de la palissade… je t’arrache la langue et t’en frotte ton bec de corbeau avec (Croasse se sentit défaillir)… je te crève les yeux et je te coule du plomb fondu à la place (Croasse verdit)… enfin je te fais rôtir à petit feu et je te force à manger ta propre chair (Croasse s’évanouit tout à fait)…
Voyant cela Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l’abbesse Claudine de Beauvilliers, à qui il raconta tout ce qu’il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d’aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu’elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l’avait laissé, avec cette différence que Croasse, étant revenu à lui claquait des dents de frayeur dans un coin où il s’était blotti, ce qui ne l’empêcha pas de pousser un hurlement à la seule vue du terrible Belgodère et de dire en joignant les mains :
— Grâce ! maître… je ferai ce que vous voudrez !
Le prince Farnèse en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d’être ramené de seize ans en arrière.
Léonore avait à peine changé. Si l’éclat de la jeunesse avait disparu de ce visage pétrifié, la fièvre des yeux agrandis, la flamme étrange de ce regard, les lignes demeurées très pures, la splendeur des cheveux dénoués en un flot d’or, lui conservaient une beauté fatale. Le cardinal avait vieilli. Léonore était restée ce qu’elle était jadis.
La sensation de stupeur et d’effroi s’effaça peu à peu de l’esprit de Farnèse. L’amour, à cet instant, triompha dans son cœur. Lentement, il se releva et murmura :
— Vous devez me haïr. Vous avez raison. Je sais que je mérite votre haine. Mais quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins. Quand je vous aurai raconté ma souffrance, peut-être vous trouverez-vous assez vengée. Léonore, voulez-vous m’entendre ?…
Il parlait d’une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu’il n’avait cessé d’aimer.
Dans le temps où il l’avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s’était étouffé. À corps perdu, il s’était jeté dans la prodigieuse aventure : opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la chrétienté… occuper son esprit avec rage, avec furie… oublier enfin, tâcher de vivre dans une paix morne avec son cœur, tandis que la grande bataille le détournerait de ses souvenirs. Maintenant, il comprenait l’inanité de ces tentatives.
Il avait vieilli… Sa longue barbe soyeuse était blanche, et blancs ses cheveux. Mais lui ne se savait pas vieilli… Il y avait en lui des réserves d’énergie refoulée, il était de la famille des grands aventuriers qui étonnaient l’Europe de leurs entreprises, cousin de cet Alexandre Farnèse qui à ce moment même préparait la colossale expédition contre l’Angleterre et devait se heurter à ce tragique épisode de la vie des peuples : la destruction de l’Invincible Armada.
Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l’amour, s’était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des cœurs : l’arrivée de Léonore dans Notre-Dame… Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voie, d’autres dérivatifs à la violente activité de son âme, décuplée par l’activité ambiante de ce siècle de fer.
Léonore retrouvée vivante, il revenait à l’amour. Il eut un espoir fou : reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle…
D’un mot, montrons-le tel qu’il était : il oublia Violetta !… Il oublia qu’il avait une fille, que cette fille était morte, et qu’il était là pour frapper la Fausta. Plus rien au monde n’exista que son amour, sa volonté d’amour…
« Léonore, voulez-vous m’entendre ? Voulez-vous que je vous dise mon crime qui fut de ne pas oser déchirer le pacte qui me liait à l’église ? Qu’ai-je fait ? J’ai eu peur. J’ai été lâche. Mais je vous ai aimée. Je vous ai adorée. Est-ce que cela ne compte pas à vos yeux ? »
Le cardinal roulait ces pensées dans sa tête sans les exprimer. Il cherchait les termes de passion qui allaient réveiller l’étincelle dans le cœur de Léonore…, Et comme il ne trouvait pas, comme ses lèvres tremblantes refusaient de formuler les sentiments déch