Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

FIORINDA-LA-BELLE

 

 

 

(1920)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LES FIANÇAILLES DE FERRIÈRE ET DE FIORINDA.. 4

II  AU LOUVRE.. 9

III  LES GUISES. 16

IV  OÙ BEAUREVERS INTERVIENT.. 22

V  OÙ BEAUREVERS S’INTRODUIT DANS L’HÔTEL DU VIDAME DE SAINT-GERMAIN   29

VI  OÙ LES CHOSES SE GÂTENT.. 37

VII  OÙ FERRIÈRE APPREND QU’IL ÉTAIT SANS LE SAVOIR, FIANCÉ À UNE AUTRE QUE CELLE QU’IL AIME.. 45

VIII  FERRIÈRE CHERCHE FIORINDA ET TROUVE ROSPIGNAC.. 58

IX  UN BON PARENT.. 62

X  FERRIÈRE ET FIORINDA.. 67

XI  PREMIÈRE MANŒUVRE DE CATHERINE.. 72

XII  BOURG-LA-REINE.. 76

XIII  ABOUTISSEMENT DE LA MANŒUVRE DE CATHERINE.. 81

XIV  DEUXIÈME MANŒUVRE DE CATHERINE.. 83

XV  OÙ BEAUREVERS FAIT AUSSI SA PETITE MANŒUVRE.. 87

XVI  OÙ BEAUREVERS MONTRE LES DENTS. 93

XVII  OÙ CATHERINE SIGNE UN ORDRE À LA DEMANDE DE BEAUREVERS. 101

XVIII  UN POINT ET UNE VIRGULE.. 109

XIX  CATHERINE DIT CE QU’ELLE VEUT.. 115

XX  LA RÉCOMPENSE.. 121

XXI  LA CLÉMENCE DE CATHERINE.. 200

XXII  ENCORE LA TRAPPE.. 213

XXIII  OÙ LE VIDAME APPREND DES CHOSES QU’IL IGNORAIT.. 224

XXIV  ROSPIGNAC ENTRE EN SCÈNE.. 234

XXV  TRINQUEMAILLE, BOURACAN, CORPODIBALE ET STRAPAFAR.. 246

XXVI  LA PLANCHE.. 256

XXVII  AUTOUR DE ROSPIGNAC.. 267

XXVIII  LE BASTILLON DU PRÉ-AUX-CLERCS. 277

ÉPILOGUE.. 298

À propos de cette édition électronique. 302

 

I[1]

LES FIANÇAILLES DE FERRIÈRE ET DE FIORINDA


La Réforme est inséparable de la Renaissance ; elle fut une révolution à la fois politique et religieuse. Prêchée en France par Calvin dès 1534, la Réforme provoqua, entre catholiques et protestants, une longue série de guerres.

 

Déjà sous François Ier et Henri II, des persécutions avaient été dirigées contre les non-catholiques : extermination des Vaudois, supplices d’Etienne Dolet et d’Anne du Bourg.

 

Mais, sous François II, la lutte ouverte éclata. Marié à Marie Stuart, nièce de François de Guise et du cardinal de Lorraine, François II est peu aimé de sa mère, Catherine de Médicis. Elle lui préfère son fils cadet, Henri – futur Henri III. À tout prix, elle veut écarter François II du trône et, pour servir ses sombres desseins, la reine mère n’hésite pas à s’entourer de bretteurs sans scrupules, dont le baron de Rospignac est le chef.

 

Dans ces sombres conjonctures de guerre civile, François II se lie d’amitié avec le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière. Ils mettent leur courage et leur épée au service du roi, jeune et inexpérimenté, pour protéger sa vie, menacée par les entreprises criminelles de Catherine II et de sa clique.

 

C’est au cours d’une mission que le vicomte de Ferrière rencontre par hasard Fiorinda-la-Belle, diseuse de bonne aventure. Il s’éprend d’elle, mais sa passion ne lui fait pas oublier le devoir qu’il s’est tracé : protéger la vie du roi ; celui-ci partage les dangers de ses amis, affublé sous un nom d’emprunt : le comte de Louvre.

 

La reine mère Catherine II est rapidement mise au courant par Rospignac de l’amitié qui unit son fils au chevalier de Beaurevers, au vicomte de Ferrière et à leurs amis : Trinquemaille, Strapafar, Corpodibale et Bouracan. Elle voue à ses adversaires une haine farouche, mais les deux gentilshommes veillent et se tiennent sur leurs gardes. Pourtant, l’image de celles qu’ils aiment – le chevalier de Beaurevers est fiancé à Mlle Florise de Roncherolles – ne quitte pas leurs pensées. Le vicomte de Ferrière, qui n’avait pas revu Fiorinda depuis plusieurs jours, se décide à aller la voir.

 

Ce jour-là, Ferrière sortit de chez lui vers onze heures du matin. Il avait vainement attendu jusque-là la visite promise de Beaurevers. Il se rendait bien compte qu’il était encore de bonne heure, qu’il aurait pu attendre encore un peu, mais l’impatience le rongeait. Et il était parti.

 

Il jouait de malheur décidément : il ne trouva pas Fiorinda. La maison de la rue des Marais, où il alla tout d’abord, n’était plus qu’un amas de décombres.

 

Ce ne fut que tard, dans la soirée, que, sur une indication un peu plus précise, il finit par la trouver dans les environs de la croix du Trahoir.

 

« Je vous cherchais, Fiorinda… Je vous cherche depuis ce matin, onze heures. »

 

Elle s’inquiéta :

 

« Jésus Dieu ! serait-il arrivé malheur à M. de Beaurevers ou à M. de Louvre ? »

 

Il la rassura d’un signe de tête et, tout à son idée, il déclara sans plus tarder :

 

« Il faut que vous sachiez que je vous aime. Ne protestez pas… Ne me fuyez pas… Je vous en prie. Je n’ai rien oublié de ce que vous m’avez dit sous l’orme de Saint-Gervais… Et si je vous dis que je vous aime, Fiorinda, je vous aime depuis la première seconde où vous êtes apparue dans ma vie ; si je vous dis cela, c’est que je veux ajouter ceci : Fiorinda, voulez-vous faire de moi le gentilhomme le plus heureux de ce monde en consentant à devenir ma femme ? Dites, le voulez-vous ?… »

 

C’était l’amour pur, vibrant de sincérité, qui s’exprimait ainsi.

 

Fiorinda le vit et le comprit bien ainsi. Et ce fut comme un flot de lumière vivifiante qui pénétrait en elle. En même temps elle vit aussi avec quelle inexprimable angoisse il attendait sa réponse. Et elle dit simplement :

 

« Oui, monseigneur. »

 

Il respira fortement comme un homme trop longtemps oppressé. Il se courba sur la main qu’elle lui tendait dans un geste charmant d’abandon spontané, et déposa un baiser d’adoration fervente sur les doigts fuselés.

 

Il retint doucement cette main entre les siennes et glissa au doigt un cercle d’or très simple, serti d’une perle du plus pur orient : l’anneau des fiançailles. Et il dit d’une voix profonde, infiniment douce :

 

« C’était l’anneau de fiançailles de madame ma mère… Acceptez-le comme un gage d’amour ardent et fidèle jusquà la mort. »

 

Elle considéra un instant l’anneau symbolique avec des yeux embués de larmes. Elle leva lentement la main jusqu’à sa bouche et posa ses lèvres sur la perle dans un baiser de dévotion émue. Et se courbant devant Ferrière, d’une voix grave, changée, une voix harmonieuse si douce, si prenante quelle le remua jusquau fond des entrailles, elle prononça, comme on profère un serment solennel :

 

« Fidèle jusque par-delà la tombe, telle est ma devise, monseigneur, à laquelle je ne faillirai pas, je vous le jure. »

 

Et c’est ainsi que, par une belle soirée de mai, au milieu des rumeurs de la rue agitée, sous la croix du Trahoir qui étendait au-dessus d’eux ses longs bras qui semblaient bénir après avoir enregistré le serment de fidélité, ce fut ainsi que se fiancèrent très haut et très noble vicomte de Ferrière, futur comte de Chambly, baron de Follembray, seigneur d’une foule d’autres lieux, et Fiorinda, diseuse de bonne aventure, pauvre fille du peuple, sans nom, sans titres, sans fortune.

 

Ils se prirent la main et côte à côte, lentement, ils se perdirent au hasard dans le dédale des petites rues qui avoisinaient les Halles et sur lesquelles s’étendait peu à peu le voile de la nuit qui tombait.

 

Ce fut une longue heure de rêverie heureuse qui leur parut brève comme une seconde.

 

Et ce fut Ferrière qui le premier revint au sentiment de la réalité.

 

« La nuit tombe, dit-il, les rues ne sont pas sûres. Cette agitation populaire, que vous avez pu remarquer et qui a duré une bonne partie de la journée, semble s’être apaisée, mais je ne m’y fie point. Il faut rentrer. J’ai maintenant pour devoir de veiller sur vous. Devoir précieux et bien doux. Souffrez donc, mon joli cœur, que je vous accompagne jusqu’à la porte de votre logis.

 

– Je n’ai plus de logis, fit-elle en souriant tendrement, j’ai dû accepter l’hospitalité que m’offrit ma belle et bonne Myrta, la sœur de M. de Beaurevers. C’est donc à la petite maison des Petits-Champs que je demeure, en attendant d’avoir trouvé un autre logis.

 

– En attendant le jour où vous entrerez tête haute dans la maison de votre époux, où vous serez souveraine maîtresse. Dès ce soir avant de me coucher, je parlerai à monsieur mon père et lui demanderai de vouloir bien bénir notre union. »

 

Aussi naturellement, elle répondit :

 

« Je vous attendrai ici, dans cette maison amie. La fiancée du vicomte de Ferrière ne saurait plus courir les rues en disant la bonne aventure. Allez, monseigneur, vous avez tout Paris à traverser et mieux vaut le faire avant que la nuit ne soit complètement venue. Dieu vous garde. »

 

Elle lui tendit le front. Il posa ses lèvres brûlantes sur les fins cheveux, d’un beau châtain foncé, ondulés naturellement, en disant :

 

« À demain, mon cœur.

 

– À demain, mon seigneur et mon maître. »

 

Il partit brusquement. Fiorinda, sans sen rendre compte, s’était avancée de quelques pas au milieu de la chaussée, afin de le voir plus longtemps. Elle soupira, extasiée :

 

« Ce n’est pourtant pas un rêve ! »

 

À ce moment, répondant à ces paroles qu’elle avait prononcées tout haut, une voix à la fois railleuse et menaçante gronda à son oreille :

 

« Il y a loin de la coupe aux lèvres ! »

 

Elle se retourna tout d’une pièce, et elle reconnut, penché sur elle, le masque grimaçant, avec ses yeux où luisait la flamme du désir, du baron de Rospignac.

 

Elle jeta les yeux autour d’elle et elle se vit encadrée par quatre individus armés jusqu’aux dents, immobiles comme des statues de marbre.

 

Rospignac n’ajouta pas un mot. Il fit un signe.

 

Elle se vit prise, soulevée à bout de bras. Elle n’essaya pas de résister. Elle cria. Elle appela de toutes ses forces :

 

« À moi !… Ferrière !… Beaurevers !… À moi !…

 

– Le bâillon, drôles ! » commanda la voix rude de Rospignac.

 

L’ordre fut exécuté avec une promptitude qui tenait du prodige.

 

Leur précieux fardeau sur l’épaule, les quatre sinistres porteurs séloignèrent vivement. Ils savancèrent ainsi dans la direction de la rue Coquillère. Rospignac marchait silencieusement à côté d’eux. Une litière, dissimulée dans un renfoncement, attendait à une vingtaine de toises de là. Quelques enjambées suffirent pour les amener jusquau véhicule.

 

Fiorinda fut doucement étendue sur les coussins de la litière, dont les mantelets étaient rabattus.

 

« Allez ! », ordonna Rospignac.

 

Et la lourde machine s’ébranla, conduite en main par un palefrenier, escortée par les quatre porteurs.

 

Cet enlèvement s’était accompli avec une incroyable rapidité. Depuis l’instant où Rospignac était apparu à Fiorinda, stupéfaite mais non effrayée, jusqu’au moment où, la litière s’étant éloignée, il fit demi-tour et s’enfonça dans la nuit, une minute tout au plus s’était écoulée.

 

Cette minute venait à peine de finir, Rospignac venait à peine de disparaître, lorsque la porte de la petite maison de la rue des Petits-Champs s’ouvrit brusquement. Un homme bondit dans la rue. C’était Beaurevers. Sur le seuil de la porte demeurée ouverte, deux hommes, deux colosses, dagues et rapières aux poings, se tenaient immobiles.

 

Beaurevers avait bondi dans la rue. Il parut tout étonné de n’y trouver personne. Il inspecta les environs immédiats de la porte.

 

« C’est étrange, se dit-il en lui-même, il m’avait pourtant bien semblé avoir entendu mon nom. »

 

Il revint à la porte. Les deux colosses armés n’avaient pas bougé.

 

« Je me serai trompé », leur dit-il d’un air soucieux. Et sur le ton bref du commandement :

 

« Faites bonne garde. Faites en sorte de ne pas laisser se morfondre dehors cette jeune fille quand elle viendra heurter à l’huis. Et veillez sur elle comme sur ma propre sœur. Bonsoir. Fermez tout. »

 

Sur cette dernière recommandation, et pendant que les deux colosses obéissaient passivement, il s’éloigna à grandes enjambées. En marchant, il grommelait :

 

« C’est tout de même extraordinaire et inquiétant que cette petite Fiorinda ne soit pas encore rentrée !… Après cela, c’est une fille si étrange, si éprise de son indépendance !… Peut-être s’est-elle sentie en cage dans cette maison et a-t-elle cherché un nid plus à sa convenance… Si ce n’était que cela !… Mais c’est qu’il m’a bien semblé reconnaître sa voix !… Au diable ! J’ai d’autres chiens à fouetter pour le quart d’heure et je n’ai que trop perdu de temps déjà ! Il sera temps, demain, de m’occuper de Fiorinda. »

 

II

AU LOUVRE


Raide dans son fauteuil, Catherine, livide, les lèvres pincées, sans un mot, sans un geste, fixait Rospignac, venu pour rendre compte, qui s’inclinait devant elle. Et sous la menace de ce regard de feu, le baron sentait un frisson d’épouvante l’étreindre à la nuque.

 

« Eh ! madame, avant de me poignarder du regard comme vous le faites, il serait juste de savoir d’abord si je suis coupable !… L’affaire a échoué, c’est certain. Il n’y a point de ma faute, c’est non moins certain.

 

– Expliquez-vous.

 

– Tout le mal vient de MM. de Guise, qui se sont avisés de venir déranger les dispositions que j’avais prises, que vous connaissez et que vous aviez approuvées, madame.

 

– C’est bien, dit-elle froidement, faites votre rapport. »

 

Rospignac comprit qu’il avait réussi à tirer son épingle du jeu. Malgré son calme apparent, il se sentit soulagé du poids énorme qui l’oppressait. Il fit le rapport qu’on lui demandait. Il le fit rigoureusement exact dans ses plus petits détails. Seulement, il mit bien en évidence la faute commise par les Guises en retardant par des questions oiseuses la marche des troupes qui étaient ainsi arrivées trop tard.

 

Quand il eut terminé, Catherine garda un instant le silence. Rospignac, dans une attitude respectueuse, l’observait du coin de l’œil, cherchant à lire sur son visage l’effet produit par ses paroles, et à deviner ses intentions. Peine parfaitement inutile d’ailleurs, car aucun visage humain ne savait se montrer plus indéchiffrable que celui de Catherine.

 

Comme si de rien n’était, elle prononça enfin :

 

« C’est ce soir, je crois, que MM. de Guise doivent avoir un entretien secret avec M. le vidame de Saint-Germain ?

 

– Oui, madame.

 

– Vous serez là ?

 

– Oui, madame.

 

– Bien. Vous viendrez me rendre compte demain matin. Je vais réfléchir… Demain, peut-être, je pourrai vous donner de nouvelles instructions. Allez. »

 

Rospignac s’inclina profondément et se dirigea vers la porte en se disant :

 

« Elle n’est pas contente… Mais elle n’a rien à me reprocher… et c’est l’essentiel pour moi. »

 

Comme il atteignait la porte, elle l’arrêta en disant :

 

« À propos, il faut connaître le nom de la personne qui a fourni à Beaurevers le moyen de descendre de la maison incendiée.

 

– J’y pensais, madame.

 

– Oui, mais il faut trouver… et trouver vite… Ne serait-ce pas des fois le vicomte de Ferrière ? »

 

En disant ces mots, elle le fouillait de son regard aigu. Il ne sourcilla pas. Et ce fut d’un air très naturel qu’il répondit :

 

« Cette idée m’est venue à moi aussi. Ferrière et Beaurevers, depuis quelque temps, sont devenus inséparables.

 

– Eh bien, il faut vous en assurer.

 

– Ce sera fait, madame.

 

– Ce n’est pas tout : il faut me trouver et m’amener cette jeune fille, cette diseuse de bonne aventure, cette Fiorinda, puisque c’est ainsi qu’elle se fait appeler. Il me la faut aujourd’hui même. »

 

Il sortit. Il exultait. Il était bien résolu à obéir et à s’emparer de Fiorinda le jour même.

 

Il eût été moins décidé, et surtout moins pressé, s’il avait connu le rôle joué par la jeune fille dans cette aventure. Et la joie qui le soulevait eût fait place séance tenante à l’inquiétude la plus vive s’il avait su que Catherine, elle, était au courant.

 

Mais Rospignac ignorait encore ces détails. Et c’est pourquoi, s’en tenant à la promesse de Catherine, il nageait dans la joie et prenait ses dispositions pour exécuter au plus vite l’ordre qu’elle lui avait donné.

 

Quant à Catherine, après le départ de Rospignac, elle se leva et se dirigea d’un pas lent et majestueux vers les appartements du roi où elle entra d’autorité.

 

Seule la reine mère pouvait se permettre dentrer de cette manière. À cet instant, François était en compagnie de la reine Marie Stuart. Ils n’eurent donc pas besoin de se retourner pour savoir qui venait les déranger. Comme deux enfants qu’ils étaient, ils s’écartèrent vivement l’un de l’autre et prirent une attitude cérémonieuse, conforme au cérémonial.

 

« Vous filez le parfait amour, François, c’est fort bien. Mais, vrai Dieu, il y a temps pour tout cependant. Et il faut convenir que vous choisissez bien mal ce temps. Quoi ! les événements les plus graves se déroulent autour de vous et vous n’en avez cure !

 

– Eh ! madame, s’écria François impatienté, que se passe-t-il donc de si grave, selon vous ?

 

– Se peut-il que vous ne sachiez rien ! Heureusement que je suis là et que je veille, moi ! »

 

Elle le prit par la main et l’entraîna vers une fenêtre qu’elle ouvrit d’un geste brusque et tendant la main :

 

« Tenez, dit-elle, regardez, écoutez.

 

– Je vois, dit François sans s’émouvoir, je vois des bandes de vile populace, qui semblent échappées de la Cour des Miracles, parcourir les rues armées de bâtons. J’entends que ces truands – car ce sont là de vulgaires truands, madame, qui n’ont rien de commun avec mon peuple que je connais et qui est un brave peuple – je les entends, dis-je, hurler : « Mort aux huguenots !… » Je ne vois pas qu’il y ait là de quoi s’émouvoir. »

 

Ceci dit avec le plus grand flegme, François ferma lui-même la fenêtre et revint s’asseoir le plus tranquillement du monde.

 

« Quand vous entendrez ce peuple tourner ses menaces et ses hurlements contre vous, peut-être alors vous émouvrez-vous. Fasse le Ciel qu’il ne soit pas trop tard !

 

– Alors, j’enverrai contre eux une compagnie de mes gardes. On se saisira de ceux qui brailleront le plus fort, on les pendra sans autre forme de procès aux différents carrefours… et je vous réponds que tout rentrera dans l’ordre. »

 

« Oh ! rugit Catherine dans son esprit, ceci n’est pas de toi !… Ceci t’a été soufflé par ce misérable aventurier, par ce Beaurevers de malheur !… Mais il ne sera pas dit que je m’avouerai vaincue sans avoir lutté jusqu’au bout !… »

 

« Mon fils, si vous ne vous teniez pas éloigné des affaires comme vous le faites, vous comprendriez que la situation est grave et mérite toute votre attention. Souffrez que votre mère qui, heureusement pour vous, se tient au courant, elle, vous fasse part de ce qu’elle sait.

 

– Mais, madame, je ne demande pas mieux que de m’instruire. Parlez donc, je vous écoute avec la plus grande attention.

 

– Nous sommes en présence d’un vaste complot ourdi de longue main par les réformés que le populaire appelle huguenots. Leur but ? Rejeter l’autorité royale, se séparer du reste de la nation, ériger un État distinct dans l’État. Et, comme leur élément est essentiellement guerrier, absorber ensuite par la force l’État dont ils seront séparés, l’asservir, devenir les maîtres absolus du royaume. Ce qui revient à dire que vous seriez dépossédé de vos États, renversé et probablement occis.

 

– Voyez-vous cela ?… Je m’étais laissé dire que les réformés demandaient tout simplement le droit de prier Dieu à leur manière. Et bien que cette manière ne soit pas la nôtre, je ne vous cache pas, madame, que je ne trouve pas, quant à moi, cette prétention si exorbitante.

 

– Prétexte, mon fils, simple prétexte.

 

– Soit. Mais ne pensez-vous pas que, si on leur accordait ce qu’ils demandent, ces gens-là se tiendraient tranquilles ensuite ? Je ne sais si c’est un effet de mon ignorance des affaires, mais je ne les vois pas aussi noirs qu’on les fait. J’ai peine à croire à tant de scélératesse. En tout cas, on ne risquerait pas grand-chose d’essayer.

 

– Erreur, mon fils, quand nous leur aurons accordé cela, ces gens-là demanderont autre chose.

 

– Quoi, madame ? Précisez, je vous prie.

 

– Par exemple, l’obligation pour tous les catholiques d’aller au prêche comme eux.

 

– Peuh !

 

– Soit, dit-elle, mais vous êtes trop bon, François. En attendant, à tort ou à raison, voici les Parisiens qui crient.

 

– Laissons-les crier, madame. Quand ils seront las, ils s’arrêteront. »

 

Battue sur ce point, Catherine voulut une revanche. Et elle se rabattit sur sa bru.

 

« Ma fille, dit-elle soudain, il est vraiment fâcheux que vous ayez si peu conscience de vos devoirs de souveraine.

 

– Moi, madame ! balbutia Marie Stuart interloquée. En quoi ai-je manqué à mes devoirs, selon vous ? Je vous serai très obligée de me l’apprendre.

 

– Comment pouvez-vous supporter que le roi, votre époux, s’efface ainsi qu’il le fait ? s’écria Catherine avec aigreur. Je sais bien que cet effacement profite à votre famille. Il y a des limites à tout, cependant. Le roi passe la plus grande partie de son temps hors de sa maison. Que cela ne vous inquiète pas, cela démontre de votre part une confiance admirable. Songez cependant que les méchantes langues pourraient être tentées de remplacer le mot confiance par le mot indifférence, et avec une apparence de raison… Ne m’interrompez pas, je vous prie… Quand par hasard le roi reste chez lui, vous le chambrez, personne ne le voit. Savez-vous que, si cela continue, on finira par oublier complètement au Louvre, comme dans tout le royaume, qu’il y a un maître, un seul et unique maître, et que ce maître n’est pas M. le duc de Guise, votre oncle. »

 

Marie Stuart, douce et bonne, n’était cependant pas femme à accepter les perfides insinuations de sa belle-mère sans y répondre.

 

Elle allait donc les relever vertement.

 

François ne lui en laissa pas le temps. D’un geste à la fois doux et impérieux, il imposa le silence à Marie Stuart qui allait répliquer et, avec une violence quil ne pouvait pas maîtriser complètement :

 

« Puisque vous y tenez absolument, je vais montrer que le jour où il me conviendra d’agir en maître, ce sera pour tout de bon. Il faudra que tout le monde plie sous ma volonté. Vous entendez, madame : tout le monde. Vous vous en prendrez à vous-même : c’est vous qui l’aurez voulu. »

 

Ces paroles, et surtout le ton résolu sur lequel elles étaient prononcées, firent dresser l’oreille à Catherine. Un commencement d’inquiétude se coula dans son esprit. Mais elle se rassura en se disant que ce n’était là qu’une menace vaine que François n’aurait jamais lénergie de mettre à exécution.

 

Nous avons dit qu’elle connaissait mal son fils.

 

François frappa sur un timbre et donna un ordre à voix haute.

 

À voix basse, il en donna un autre. Catherine eut beau tendre l’oreille, elle ne put entendre ce qu’il venait de commander. Elle avait pourtant l’oreille fine. Et l’inquiétude fit de nouveau irruption en elle.

 

En exécution de l’ordre donné tout haut, les portes furent ouvertes. Un héraut annonça d’une voix tonitruante que le roi accordait audience générale.

 

C’était presque un événement : le roi était fréquemment hors du Louvre et, quand il restait chez lui, comme ce jour-là, il se tenait volontairement à l’écart, ne recevait que ses intimes et n’accordait que les audiences particulières qu’il lui était impossible de remettre.

 

C’était donc assez rarement que la cour se réunissait. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et bientôt le vaste cabinet fut envahi par la foule des courtisans empressés à faire leur cour au roi et aux deux reines.

 

Beaurevers entra.

 

Le roi le vit dès qu’il mit le pied dans le cabinet. Il ne lui dit pas un mot, ne lui fit pas un geste. Seulement, il lui adressa un long regard. Beaurevers comprit la signification de ce regard. Il y répondit par un geste qui disait :

 

« Je ne bouge pas d’ici. »

 

Il voulut aller se placer modestement à l’écart. Mais Catherine l’avait vu, elle aussi. Elle lui adressa un gracieux sourire. Et il dut venir s’incliner devant elle.

 

Il pensait en être quitte ainsi. Mais alors ce fut Marie Stuart qui, de sa voix harmonieuse, avec son plus doux sourire, prononça au milieu de l’attention générale :

 

« Ah ! monsieur de Beaurevers, je suis heureuse de vous voir. »

 

Elle lui tendit la main. Le chevalier se courba sur cette main avec cette grâce altière qui avait un charme spécial chez lui, et l’effleura de ses lèvres.

 

Elle mit cet instant à profit et, pendant que le chevalier se courbait, elle laissa tomber dans un souffle, en désignant du regard François, à deux pas d’elle :

 

« Veillez, chevalier, veillez. »

 

Beaurevers répondit par un coup d’œil expressif qui disait clairement quelle pouvait compter sur lui. Et il alla se perdre dans la foule. Seulement, il se plaça de manière à ne pas perdre de vue François et à être vu de lui. Ainsi il pouvait accourir au premier signe.

 

En même temps que MM. de Guise et derrière eux, était entré un personnage auquel nul ne fit attention. Ce personnage, qui paraissait inquiet et se faisait tout petit, c’était le concierge du Louvre, l’espion de Catherine.

 

Nous avons dit que personne n’avait fait attention à lui. Nous nous sommes trompés. Le roi, qui l’avait fait appeler et le guettait, l’aperçut dès qu’il eut franchi la porte, malgré la précaution qu’il prenait de se dissimuler derrière le chancelier Michel de l’Hospital qui, lui, suivait les Guises.

 

Donc, François aperçut le concierge. Et il l’apostropha aussitôt :

 

« Venez çà, monsieur le concierge. »

 

La voix était grosse de menace. Pâle comme un mort, la sueur de l’angoisse au front, le malheureux, au milieu de l’attention générale, traversa le cercle d’un pas chancelant et vint se courber en deux devant le roi qui fixait sur lui un regard glacial.

 

« Monsieur, dit le roi d’une voix tranchante, je vous avais avisé moi-même qu’il se pourrait qu’on vînt demander mon valet de chambre Griffon de la part de deux personnages dont je vous avais fait connaître les noms. Je vous avais expressément recommandé de faire appeler Griffon, sans perdre une seconde, sans demander d’explications au messager, quel qu’il fût. Hier, comme je prévoyais, on est venu vous demander de faire appeler Griffon. Voulez-vous m’expliquer comment il se fait qu’il a fallu plus d’une demi-heure pour faire une commission qui pouvait, qui devait être faite en moins de cinq minutes ?

 

– Sire, bredouilla le malheureux, j’ai envoyé séance tenante un laquais vers M. Griffon… Je ne m’explique pas…

 

– Vraiment, vous ne vous expliquez pas !… Et comment se fait-il que vous vous soyez permis, malgré mes ordres formels, de faire subir au messager un interrogatoire qui n’a pas duré moins d’un quart d’heure ?… Il n’est plus question là de la négligence d’un misérable laquais. C’est bien vous qui êtes coupable. De quoi vous mêlez-vous ?… Ah çà ! les ordres que je donne ne comptent donc pas pour vous ?… »

 

Il s’était animé. La colère qu’il avait refoulée jusque-là, maintenant qu’il avait un prétexte plausible, éclatait dans toute sa violence. C’était la première fois que cette colère royale se manifestait ainsi en public. Elle parut d’autant plus effrayante que, dans les rares moments où le roi s’était montré au milieu de sa cour, on l’avait toujours vu d’une humeur douce, égale, un peu timide, volontairement effacé, comme le lui reprochait Catherine. Il reprit, et maintenant il paraissait très calme, très maître de lui, mais si froid, si résolu qu’il parut plus effrayant encore que dans l’éclat de sa colère.

 

« Il est temps que ces agissements cessent. Il est temps qu’on sache qu’il n’y a pas d’autre maître ici que moi. Qu’on se le tienne pour dit. »

 

Ceci, qui s’adressait à toute l’assemblée, était accompagné d’un regard circulaire. Et il fut remarqué que ce regard s’était arrêté un instant sur Mme Catherine et sur MM. de Guise.

 

Le roi revint à l’infortuné concierge, plus mort que vif :

 

« Quant à vous, monsieur, fit-il de sa voix glaciale, je ne veux pas autour de moi de serviteur en qui je ne puis avoir confiance. Je vous donne quarante-huit heures pour vous démettre de votre charge. »

 

Le concierge plia sous le coup. Instinctivement, il jeta sur Catherine un regard désespéré qui implorait assistance. Mais Catherine, pestant intérieurement contre le maladroit, se hâta de détourner les yeux.

 

Le roi surprit ce coup d’œil. Il acheva :

 

« … Et vous retirer dans vos terres. Allez… Et si vous tenez à votre tête, faites en sorte que je ne vous rencontre jamais ni à la cour ni à la ville. »

 

Pendant que l’espion se retirait d’un pas chancelant, un murmure approbateur saluait cette exécution sommaire. Le roi avait parlé en maître et tout naturellement la foule des courtisans se déclarait pour lui.

 

III

LES GUISES


Le duc François de Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, avaient dû s’immobiliser, attendre la fin de cette scène. Ils étaient aussi troublés, aussi inquiets l’un que l’autre.

 

Après avoir échangé quelques réflexions à voix basse et s’être concertés, ils s’avancèrent vers le roi. Et leur inquiétude se manifesta d’une manière dissemblable qui marquait d’une façon criante la différence de caractère des deux frères.

 

Le duc, dans la force de l’âge (il avait à peine quarante et un ans), de haute taille, de carrure puissante, le visage congestionné, la cicatrice du front qui lui valait son surnom de Balafré, d’un rouge sanglant, accentuait la rudesse de sa démarche, la dureté du regard, le port de tête insolent, le pli dédaigneux des lèvres. Et il alla droit devant lui, sans un sourire, sans détourner un instant son regard qu’il tenait obstinément fixé sur le roi. C’était le chêne puissant qui redresse son front altier et brave la tempête.

 

Le cardinal, plus petit, plus mince, plus élégant, l’œil voilé, le teint pâle, l’allure souple, ondulante, glissait sur le tapis, courbé en une interminable révérence ; il prodiguait à droite et à gauche des sourires mielleux et il interrogeait anxieusement du regard sa nièce, Marie Stuart. C’était le roseau qui plie pour mieux se redresser.

 

Et ce fut ainsi qu’ils vinrent faire leur révérence au roi et que le duc débita son compliment.

 

Se croyant sûr de son pouvoir, le duc demanda au roi la faveur d’un entretien particulier, ayant amené M. le Cardinal et M. le Chancelier, dit-il, à seule fin de l’entretenir d’affaires urgentes et de la plus haute gravité.

 

C’était une satisfaction platonique qu’il donnait ainsi au jeune souverain, en ayant l’air de le consulter. Ordinairement, le roi ne faisait aucune difficulté d’accorder l’audience demandée et approuvait toutes les décisions qu’on lui soumettait.

 

Le duc était fermement convaincu que les choses se passeraient cette fois-ci comme elles se passaient toujours en pareil cas. Il fut stupéfait lorsqu’il entendit le roi déclarer d’une voix grave :

 

« Parlez, monsieur le Duc, je vous écoute.

 

– Quoi ! fit le duc assez interloqué, Votre Majesté veut que je traite ici, devant tout le monde, des affaires qui ne doivent être révélées qu’en conseil ?

 

– Pardon, répliqua François qui prit un air naïf, ne m’avez-vous pas dit, duc, que vous vouliez m’entretenir des agissements de MM. les Réformés, de certains événements qui se sont déroulés hier sur le Pré-aux-Clercs, et enfin de cette petite effervescence qu’on voit aujourd’hui dans les rues de la ville ?

 

– En effet, Sire, c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais je ne me souviens pas d’en avoir parlé à Votre Majesté.

 

– Vraiment !… Il me semblait cependant vous l’avoir entendu dire… Au surplus, peu importe. C’est bien de cela que vous désiriez nous entretenir ? Oui. Eh bien, parlez, en ce cas. J’estime que ce sont là affaires sans conséquence qui peuvent être traitées au su et au vu de tout le monde. »

 

Il fallait voir de quel air détaché François venait de prononcer ces paroles.

 

Malgré les signes discrets que lui adressait son frère le cardinal, le duc ne voulut pas céder sans avoir résisté jusquau bout.

 

« Sire, dit-il en baissant de plus en plus la voix, il est impossible de traiter d’aussi graves questions en public.

 

– C’est votre opinion, déclara froidement le roi, ce n’est pas la mienne. Parlez donc, duc. Parlez à haute et intelligible voix. Je le veux. »

 

Le roi ayant dit : « Je veux », il n’y avait plus quà s’incliner.

 

C’est ce que fit le duc, la rage au cœur. Mais, au moment où il allait prendre la parole, le cardinal lui ferma la bouche par un coup d’œil d’une éloquence irrésistible, et prenant les devants :

 

« C’est un long discours qu’il faut faire. Ceci rentre dans mes attributions plus que dans celles de M. le Duc qui est un soldat d’abord et avant tout. Votre Majesté veut-elle me permettre de prendre la parole ?

 

– Peu importe celui de vous deux qui parlera. Je vous écoute, cardinal… Et surtout soyez bref. »

 

C’était sec. Le duc se mordit les lèvres jusqu’au sang. Mais un nouveau coup d’œil de son frère lui recommanda la prudence et la modération. Et comme, nous croyons lavoir dit, il avait une confiance illimitée dans l’esprit subtil de son frère qui était la forte tête de la maison, il se contint.

 

Quant au cardinal, il se courba profondément, comme devant un compliment flatteur. Mais son dépit était violent. De plus, il était cruellement embarrassé. Et ceci nécessite une explication :

 

Forts de la confiance royale, les Guises n’avaient pas attendu cette audience pour prendre des mesures violentes. Ces mesures pouvaient déchaîner la guerre civile dans le royaume. Ils le savaient. C’était ce qu’ils voulaient. Ces mesures, ils comptaient les faire approuver par le roi, après qu’elles auraient été mises à exécution, en partie du moins, c’est-à-dire lorsqu’il serait trop tard pour revenir là-dessus. C’était leur manière de faire dans les coups de force.

 

Mais voici que tout à coup le roi paraissait se tourner contre eux. Cela changeait complètement la face des choses. Dans la disposition d’esprit qu’ils voyaient au roi, il eût été souverainement dangereux de lui révéler qu’ils avaient donné des ordres avant d’avoir obtenu son assentiment. C’était cela surtout qu’il fallait lui cacher et c’est pour cela que le cardinal avait demandé la parole.

 

Voilà pourquoi le cardinal de Lorraine était embarrassé et s’était accordé un bref instant pour se recueillir.

 

Il commença enfin son discours. Ce fut la répétition amplifiée des accusations que Catherine, l’instant d’avant, avait portées sur les réformés.

 

Il ne put en dire guère plus long qu’elle, car le roi l’interrompit presque aussitôt :

 

« Inutile de pousser plus loin, dit-il. Je suis fixé sur ce sujet… Je m’étonne de voir un esprit aussi éclairé, un savant comme vous, monsieur le Cardinal, se faire écho d’accusations aussi ridicules… Je dis bien : ridicules. Sachez, monsieur, que je suis renseigné sur cette affaire plus et mieux que vous ne pouvez l’imaginer. C’est ce qui me permet de constater que vous êtes dans l’erreur. C’est pourquoi je vous dis : Non, monsieur, les réformés n’en veulent pas à ma vie et ne complotent pas contre la sûreté de l’État… Mais ce qu’ils feront certainement si on les pousse à bout… Peut-être est-ce là ce qu’on cherche. Je finirai par le croire… Vous êtes venu me proposer des mesures. Je présume qu’elles sont violentes. S’il en est ainsi, je vous dispense de les formuler. La violence serait la pire des fautes. Elle nous mènerait fatalement à la guerre civile… Je vois très bien que c’est là précisément le but poursuivi par certains fauteurs de désordres qui, pour l’assouvissement d’ambitions effrénées, n’hésiteraient pas à noyer le pays dans des flots de sang… Mais je ne serai point leur dupe, et leurs abominables projets ne se réaliseront pas, je vous en donne ma parole royale. Inutile donc de prêcher ici la violence. Ce qu’il faut, c’est un large esprit de tolérance, calmer les esprits au lieu de les exciter sans trêve comme on le fait, leur prêcher l’amour et la concorde et non pas la haine et la discorde, leur faire comprendre, enfin, que les sujets d’un grand et beau royaume comme celui-ci sont comme les membres d’une même et vaste famille qui doivent s’entraider fraternellement et non pas se dévorer mutuellement comme des chiens enragés. Voilà ma politique, à moi. Vous la jugerez peut-être un peu simple. Je la crois bonne. Et si on l’applique comme je l’entends – et je veillerai à ce qu’il en soit ainsi – vous verrez bientôt renaître l’ordre et la prospérité dans ce pays. Alors, si Dieu me prête vie, il sera temps de rechercher ces criminels auxquels j’ai fait allusion. Et je vous jure Dieu qu’ils seront démasqués, saisis, jugés, condamnés et jetés pantelants sous la hache du bourreau. J’ai dit. »

 

Ce petit discours, auquel personne ne s’attendait, produisit une impression énorme. D’autant qu’il avait été prononcé sur un ton modéré, mais avec une fermeté que personne ne soupçonnait chez ce jeune homme d’aspect maladif, qui passait pour très indolent. Ce fut aussi une stupeur prodigieuse de le voir discuter, avec tant de bon sens et une réelle compétence, des affaires dont on croyait bien qu’il ignorait le premier mot.

 

Au milieu du silence, une voix grave s’éleva soudain qui approuva courageusement :

 

« Et c’est fort bien dit, Sire. C’est là un noble langage. Un langage de roi. »

 

C’était le chancelier Michel de l’Hospital qui prenait ainsi position contre les Guises.

 

Cette intervention fut agréable au roi. Avec son plus gracieux sourire, il remercia :

 

« L’approbation de l’homme intègre que vous êtes, monsieur le Chancelier, m’est infiniment précieuse. Elle ne saurait me surprendre cependant, connaissant la noblesse et l’élévation de votre caractère. »

 

Le chancelier se courba sous le compliment. Et redressant sa noble tête avec une gravité douce :

 

« Paroles inoubliables, qui me comblent de joie et d’orgueil, Sire. Si Dieu vous prête vie, vous serez un grand roi, Sire.

 

– Ce n’est pas là le titre que j’ambitionne, fit le roi avec la même gracieuseté. Que mes sujets disent de moi que je suis un roi juste et bon, je n’en demande pas plus. En tout cas, c’est ce que je m’efforcerai d’être et, avec les conseils d’hommes vénérables tels que vous, monsieur le Chancelier, j’espère y arriver sans trop de peine. »

 

Et, avec un accent d’inexprimable mélancolie qui trahissait la crainte secrète qui était au fond de lui-même, il ajouta, pour la deuxième fois :

 

« Si Dieu me prête vie, toutefois. »

 

Cette diversion, quoique très brève, avait permis aux Guises de se ressaisir. Le duc reprit la parole.

 

« Le roi, fit-il en s’inclinant profondément, repousse, sans les connaître, les mesures que nous étions venus lui soumettre. Le roi est le maître… Je m’incline devant sa volonté. Le roi refusera sans doute également d’entendre la relation des événements qui se sont produits hier… Sur le vu de rapports vagues, émanés on ne sait de qui et d’où, le siège du roi est fait…

 

– En effet, duc, interrompit vivement le roi, mon siège est fait, comme vous dites. Mais ce n’est pas d’après de vagues rapports, comme vous dites encore. J’étais là, duc, comprenez-vous ?… J’ai vu de mes propres yeux, j’ai entendu de mes propres oreilles. »

 

Si maître de lui qu’il fût, le duc plia sous le coup. Il fit précipitamment deux pas en arrière. Il croyait que le roi connaissait la terrible vérité et qu’il allait l’accuser devant toute la cour d’avoir voulu le faire assassiner…

 

« Votre Majesté était là !… dans cette échauffourée !… » bégaya le duc sans trop savoir ce qu’il disait.

 

Le pis est que le roi semblait jouir de leur trouble et de leur embarras. Il les fixait d’une manière inquiétante et ne se pressait pas de répondre. Enfin, il prononça avec une lenteur calculée :

 

« Oui, duc, j’ai vu et entendu par moi-même. Vous, vous n’étiez pas sur les lieux où se sont passés les événements dont nous nous entretenons. Donc, vous ne pouvez en parler que d’après les rapports qu’on vous en a faits. Oh ! je ne mets pas en cause votre bonne foi… Je sais que ces rapports-là ne sont pas vagues, et qu’ils émanent de M. le Lieutenant criminel et de M. le Chevalier du guet. Je ne dis pas qu’ils sont mensongers, ces rapports, et que vous ne devez pas avoir foi en eux. Mais je sais qu’ils disent des choses qui sont contraires à celles que j’ai vues et entendues moi-même. En sorte qu’il faudrait chercher comment ces deux officiers royaux ont pu se tromper aussi grossièrement. Et s’ils sont coupables, il faudra les frapper impitoyablement. Comprenez-vous, duc ?

 

Ce que le duc et le cardinal comprenaient surtout, c’est que la mortelle accusation ne se produisait pas. Bien mieux, le roi semblait les mettre hors de cause, puisqu’il disait qu’il ne doutait pas de leur bonne foi. Ils se sentirent revivre tous les deux, et un vaste soupir de soulagement souleva leurs deux poitrines. Seulement la secousse avait été trop forte. Ils avaient sondé l’abîme, ils connaissaient maintenant les effets hallucinants du vertige. Et ils n’avaient pas envie de les éprouver à nouveau. C’est pourquoi le duc, qui allait tenir tête au roi, jugea prudent de louvoyer, d’avoir l’air de s’incliner.

 

C’est ce qui fait que, au grand étonnement de ceux qui le connaissaient, le duc déclara :

 

« Qui donc serait assez osé de mettre en doute la parole royale ? Si le roi affirme que les rapports qui m’ont été faits sont inexacts, c’est que cela est ainsi. L’enquête sera faite, Sire, et menée rondement, je vous en réponds. De même, je vous réponds que ceux qui m’ont mis dans cette fâcheuse posture aux yeux de Votre Majesté seront châtiés sans pitié, comme ils le méritent. »

 

Le roi se contenta d’approuver d’un léger signe de tête. Le duc reprit, achevant sa soumission :

 

« Il importe cependant que des mesures soient prises sans tarder au sujet de cette émotion qui s’est manifestée aujourd’hui dans la rue. Plaise à Votre Majesté de me donner ses ordres à ce sujet. »

 

IV

OÙ BEAUREVERS INTERVIENT


Ce fut une stupeur dans la noble assemblée.

 

Quoi, l’orgueilleux, le tout-puissant François de Guise, acceptait sa disgrâce sans mot dire !… Quoi ! lui qui, jusque-là, avait dirigé les affaires de l’État en maître absolu, il se laissait évincer, chasser presque, sans demander une explication ! Il se courbait, il sollicitait humblement des ordres !

 

C’était plus qu’une reculade, c’était un effondrement.

 

Voilà ce que se disaient les gens qui ne s’en rapportaient qu’aux apparences, oubliant que les apparences sont souvent trompeuses.

 

Ainsi dut juger le roi. Car une fugitive lueur de triomphe passa dans ses yeux.

 

Mais Catherine ne jugea pas ainsi, elle. Car un sourire énigmatique passa comme une ombre sur ses lèvres pincées.

 

Beaurevers non plus ne jugea pas ainsi. Car il quitta sa place et vint s’incliner devant le roi.

 

François comprit qu’il avait quelque chose d’important à dire. Il lui adressa un gracieux sourire – ce jour-là décidément, il souriait à tout le monde, hormis à ses oncles, remarquèrent les courtisans plus attentifs que jamais. Et il autorisa :

 

« Parlez, chevalier. »

 

Le duc toisa le nouveau venu d’un air souverainement dédaigneux. Et il tourna la tête de lautre côté. Et pour mieux marquer le peu de cas qu’il faisait du personnage et de ce qu’il allait dire, il affecta de s’entretenir à voix basse avec son frère.

 

À part cela, tout le monde, même le roi, même Catherine, même les Guises, malgré leur air détaché, attendait avec la curiosité la plus vive ce qu’allait dire le chevalier.

 

Sans paraître remarquer lattitude impertinente du duc, nullement gêné par lattention générale concentrée sur lui, Beaurevers commença de sa voix claironnante :

 

« Sire, dit-il, il me semble qu’un malentendu s’est élevé entre Votre Majesté et M. le duc de Guise. Étant donné la gravité des circonstances, il importe de faire cesser ce malentendu. »

 

Le duc tressaillit. D’après le préambule de Beaurevers, il lui semblait que c’était un secours inespéré qui lui arrivait là. Dans la situation difficile où il se trouvait, il se dit qu’il avait eu tort de se montrer aussi hautain vis-à-vis d’un homme qui sannonçait comme un allié, momentané tout au moins. Il craignit de lavoir froissé par son attitude. Et il se tourna franchement vers lui. Et il lui accorda ouvertement une attention qu’il avait voulu dissimuler jusque-là.

 

Moins fier, son frère, le cardinal, fit mieux. Il lui adressa son plus gracieux sourire.

 

Devant ce changement à vue, une lueur salluma dans l’œil de Beaurevers. Mais il ne sourcilla pas, ne parut pas avoir remarqué ce changement et reprit :

 

« Votre Majesté veut-elle autoriser un entretien particulier entre MM. de Guise et moi-même ? Ici même, nous trouverons bien un coin où nous isoler… lembrasure de cette fenêtre, par exemple. Je réponds qu’après cet entretien, qui sera très bref, MM. de Guise, convaincus par les arguments que je leur ferai valoir, seront complètement d’accord avec Votre Majesté. J’en réponds sur ma tête. »

 

Sans hésiter, le roi autorisa séance tenante :

 

« Allez, chevalier. Je m’en rapporte à vous. »

 

Beaurevers se tourna alors vers le duc, attendant sa décision. Il vit qu’il allait refuser. Il fit deux pas en avant qui l’amenèrent presque poitrine contre poitrine avec le duc et, dans un souffle à peine perceptible, il lui jeta dans la figure :

 

« Si vous préférez que je parle tout haut, devant tout le monde, dites-le. Mais, croyez-moi, duc, pour vous, il vaut mieux que ce que j’ai à vous dire reste entre nous. »

 

Il souriait en disant cela. On pouvait croire, en le voyant, qu’il venait de dire une banalité. Mais le regard qu’il fixait sur le duc était tel que celui-ci comprit aussitôt qu’une menace effroyable était suspendue sur lui.

 

Son frère ne lui laissa pas le temps de faire un coup de sa tête. Il avait deviné ce que Beaurevers avait dit, plus quil ne l’avait entendu. Lui aussi, il comprit. L’imminence du péril lui dicta les paroles propres à sauvegarder l’amour-propre de son frère :

 

« Allons, mon frère, dit-il, puisque c’est l’ordre du roi. »

 

En même temps, il lui saisissait le bras comme pour s’appuyer dessus et, d’une pression impérieuse de la main, lui recommandait la prudence.

 

Heureux d’avoir une raison de céder sans paraître se courber devant la menace, le duc accéda.

 

« C’est juste. On ne résiste pas à un ordre du roi… Allons. »

 

Les trois hommes se trouvèrent en présence derrière le rideau.

 

Ils s’observèrent une seconde en silence.

 

Et ce fut le duc qui attaqua sur un ton railleur :

 

« Vous prétendez avoir des choses à dire qui doivent nous mettre pleinement d’accord avec Sa Majesté. Voyons ces choses. Je vous écoute.

 

– Je dois vous dire que c’est moi qui ai suscité le conflit qui vient d’éclater entre le roi et vous. C’est moi qui ai ébranlé fortement votre crédit, rendu votre disgrâce imminente. »

 

Hors de lui, le duc gronda furieusement :

 

« Ah ! c’est vous qui nous avez desservis ! Et vous le dites en face !… Par le Dieu crucifié, j’admire votre impudence, mon maître !

 

– Impudence, non. Loyauté, oui. Il n’est pas dans mes habitudes de prendre les gens en traître… je ne suis pas assez grand seigneur pour me permettre de tels procédés. C’est ici, entre nous, une manière de duel d’où je suis sûr de sortir vainqueur. Il me répugnait d’user contre vous d’avantages que vous ignoriez. C’est pourquoi je vous ai avertis. Il me reste de vous faire connaître ce que je puis faire de plus.

 

– Quoi ! railla le duc, vous pouvez faire plus encore ! Et quoi donc, bon Dieu ?

 

– Je puis achever de consommer votre ruine. Je puis faire tomber vos têtes… »

 

Le duc se redressa de toute sa hauteur et, sur un ton de dédain écrasant :

 

« Monsieur, dit-il, par l’intrigue, par de tortueuses manœuvres, on peut faire disgracier, ruiner, empoisonner un prince de sang royal… On peut à la rigueur se défaire de lui par le poison ou le poignard d’un assassin… Mais, en aucun cas, on ne le frappe à la tête. »

 

Le cardinal avait observé Beaurevers et il avait abouti à une erreur. Celle-ci : Beaurevers après leur avoir nettement prouvé qu’il jouissait d’une influence réelle – et ceci lui paraissait évident – voulait tout simplement se faire acheter le plus cher possible l’influence dont il disposait.

 

Ayant cette idée en tête, le cardinal se jetait dans la discussion.

 

« Ne prononçons pas d’inutiles et surtout d’irréparables paroles, fit-il d’un air conciliant. Monsieur de Beaurevers, vous avez voulu nous montrer que votre crédit est assez considérable pour faire échec au nôtre. J’aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, puisque, grâce à vous, nous sommes sur le chemin de la disgrâce. Ensuite, vous nous avez assuré que vous étiez assez fort pour achever de nous perdre dans l’esprit du roi. Ceci me paraît moins prouvé. Mais n’importe, je le tiens pour admis. Vous nous avez dit que vous pouviez achever de nous perdre. Mais vous ne nous avez pas dit que vous le feriez… D’où je conclus que vous avez, monsieur de Beaurevers, certaines propositions à nous faire. Et vous agirez selon que nous aurons accepté ou repoussé ces propositions. »

 

Beaurevers s’inclina.

 

« J’admire, monseigneur, la pénétration de votre esprit, fit-il.

 

– Bah ! dit le cardinal avec un air de fausse modestie, je vous ai dit que c’était là un jeu d’enfant. Parlez donc, monsieur de Beaurevers, parlez… Et ne craignez pas de trop demander. Nous ne demandons qu’à nous entendre avec vous.

 

– Nous vous écoutons, monsieur », encouragea le duc.

 

Froidement, avec un air sérieux qui indiquait qu’il ne songeait plus à s’amuser, Beaurevers commença :

 

« Faire la paix avec les réformés.

 

– Mais, monsieur, s’écria le cardinal, n’avez-vous pas entendu monseigneur le duc déclarer au roi qu’il était prêt à exécuter ses ordres à ce sujet ? Il me semble que nous sommes d’accord.

 

– Sans doute, sans doute, monsieur le cardinal. Mais c’est qu’il ne faudrait pas qu’on défit d’une main ce qu’on aurait fait de l’autre.

 

– Qu’est-ce à dire ? gronda le duc. Oseriez-vous nous soupçonner de mauvaise foi ? » Avec une froideur terrible, Beaurevers répliqua :

 

« Oui, duc !… »

 

Et ce oui tombait sec et tranchant comme un coup de hache.

 

Profitant de leur stupeur, il reprit aussitôt :

 

« Je vous ai devinés, moi, messieurs… Vous, cardinal, vous rêvez de poser sur votre front la tiare de saint Pierre, et vous, duc, de changer votre couronne ducale contre une couronne royale. Ambition grandiose, au travers de laquelle les réformés viennent se jeter. Et c’est de là, uniquement de là, que vient votre haine contre eux. Que demain ces réformés unissent leurs forces pour favoriser votre ambition, comme ils les ont unies pour la contrarier, et vous irez au prêche et vous crierez très haut et ferez crier aujourd’hui : Mort aux huguenots ! Que vous soyez roi, je n’y verrais pour ma part aucun inconvénient. Mais vous rêvez de dépouiller le roi François II… Et moi j’ai mis dans ma tête que, tant qu’il sera vivant, et moi aussi, nul ne portera la main sur son bien. Voilà pourquoi je me dresse sur votre route, prêt à défendre du bec et des ongles le bien de ce pauvre petit roi à qui vous avez juré fidélité et que vous voulez dépouiller. Et pour commencer, comme le seul obstacle sérieux à vos projets vient des réformés, je vous empêche d’écarter cet obstacle en vous mettant dans l’impossibilité de les anéantir comme vous vouliez le faire. Ceci est élémentaire, et c’est de bonne guerre aussi. Donc, duc, vous céderez sur ce point, sur lequel le roi ne transigera pas, je vous en avertis, et votre situation demeurera intacte, ou bien vous résisterez… et alors vous êtes perdu. »

 

La rage de se voir si bien et si complètement pénétrés les avait laissés sans voix. Pendant que le cardinal tremblait, le duc se redressait et dardait sur Beaurevers un regard étincelant, chargé de menaces. Un instant le chevalier put croire que le duc allait se ruer sur lui et lui plonger sa dague dans la gorge, tant la colère le transportait.

 

Mais il n’en fut rien. Brusquement, le duc se calma. Il sourit même, d’un sourire suprêmement dédaigneux. Et d’un air détaché, s’adressant à son frère :

 

« Dieu me pardonne, je crois que j’ai failli me fâcher !… Partons, cardinal. »

 

Beaurevers sourit. Il allongea le bras et souleva un coin de rideau. Et avec le même calme terrible :

 

« Avant de rompre cet entretien qui n’est pas achevé, jetez, duc, un coup d’œil sur les portes de cette salle, et voyez si sortir d’ici vous paraît chose facile à accomplir. »

 

Malgré eux, les Guises obéirent à l’invitation de Beaurevers et jetèrent un coup d’œil sur les portes. Et ils demeurèrent pétrifiés :

 

Devant chaque porte se tenait, sur deux rangs, un fort piquet de gardes, la pique à la main.

 

Le cardinal verdit. Il dut s’appuyer au mur : ses jambes se dérobaient sous lui.

 

Le duc tint tête et d’une voix rauque gronda :

 

« C’est pour nous qu’on a pris ces dispositions extraordinaires ?

 

– Parbleu !… Pour qui voulez-vous que ce soit ? » Ayant dit ces mots d’un air railleur, Beaurevers laissa retomber le rideau.

 

« Qu’est-ce que cela signifie ? murmura machinalement le duc.

 

– Cela signifie que vous êtes mes prisonniers, révéla Beaurevers. Vous l’êtes depuis l’instant où vous êtes venus vous mettre dans cette embrasure.

 

– Soit, dit le duc qui, à force de volonté, parvenait à conserver un calme apparent, nous avons été attirés dans un traquenard, nous sommes pris, c’est fort bien… Le roi nous doit une explication, et je jure Dieu donnera satisfaisante. Venez, cardinal.

 

– Un instant encore, répliqua Beaurevers sans bouger d’une semelle ; croyez-moi Duc, vous avez un intérêt capital à connaître mes explications avant que je ne les fournisse au roi, devant la cour assemblée. Ces explications sont très simples, elles sont terribles pour vous. Voici ce que je dirai au roi : « Sire, vous avez été, hier, pourchassé, traqué, assailli, malmené par une meute d’assassins, parmi lesquels se trouvaient des archers conduits par le lieutenant criminel et le chevalier du guet et aussi des gardes de M. de la Roche-sur-Yon ? C’est miracle vraiment que vous ayez pu vous tirer sain et sauf de cette formidable aventure. Vous avez voulu savoir, Sire, quels étaient les instigateurs de ce lâche attentat. Je les ai cherchés… Je les ai trouvés… Et connaissant leur puissance et leur astuce, pour qu’ils ne puissent échapper au supplice des régicides qui les attend, j’ai pris sur moi de faire garder les portes. Sire, ces assassins en chef, les voici, je les livre à votre justice. »

 

Beaurevers, implacable, continua sans leur laisser le temps de protester :

 

« Vous me direz, monsieur, qu’il ne suffit pas de porter une accusation, il faut l’appuyer par des preuves. C’est très juste. Ces preuves, je les ai là, dans mon pourpoint, et je les remettrai au roi. Cela va sans dire. Vous me direz encore qu’on peut discuter sur des preuves. Soit. À l’appui des miennes, viendront s’ajouter le propre témoignage du roi, le mien et celui de quelques autres personnes… parmi lesquelles le baron de Rospignac… le baron de Rospignac que j’ai aperçu dans cette salle, qui se trouve pris comme vous, par conséquent. Et soyez tranquille, Rospignac parlera. Il faudra qu’il parle et qu’il dise : premièrement, ce qu’il est allé faire mardi dernier à l’hôtel de Cluny. Secondement, comment et pourquoi, à la suite d’un long entretien avec M. le cardinal, il s’est trouvé muni de certains ordres plaçant sous son obéissance directe M. le grand prévôt et M. le gouverneur de la ville. Troisièmement, à quel titre il a touché une somme importante chez votre trésorier. Quatrièmement, enfin, ce qu’il faisait au moment de l’attentat dans certaine maison de la rue de Buci, dans le grenier de laquelle il se dissimulait et d’où, tel un commandant d’armée, il envoyait ses ordres aux deux archers, aux gardes et surtout à certains hommes de sac et de corde déguisés en écoliers et en truands, ce qui ne les changeait guère. »

 

Ayant achevé cette manière de réquisitoire, Beaurevers n’ajouta pas un mot de plus. Simplement, il s’écarta, s’effaça, livra passage aux Guises, signifiant ainsi tacitement que, s’ils voulaient rendre le débat public, ils étaient libres de le faire.

 

Et il eut l’immense satisfaction de voir que les Guises ne bougeaient pas.

 

Son audacieuse manœuvre avait pleinement réussi. Et ce fut le cardinal qui parla :

 

« Monsieur, dit-il de sa voix la plus insinuante, ce n’est pas le lieu de discuter avec vous les formidables accusations que vous ne craignez pas de lancer contre la maison de Guise. Quoique, à bien considérer les choses, il me paraît que vous n’êtes pas bien convaincu vous-même de la valeur de ces accusations. Sans quoi vous n’eussiez pas hésité, je crois, à les produire en plein public.

 

– Oui, répliqua sèchement Beaurevers, mais en agissant ainsi je vous envoyais à l’échafaud… Et je ne suis pas un pourvoyeur de bourreau, moi, monsieur !… Je m’étonne que vous ne l’ayez pas compris…

 

– Soit, grinça le cardinal, vaincu, faites vos conditions. »

 

Beaurevers ne triompha pas. Froidement, mais très simplement, il répondit :

 

« Je vous ai fait connaître ces conditions. Je n’ai rien à ajouter.

 

– Vous voulez que nous fassions la paix avec les réformés ? insista le cardinal.

 

– J’y tiens absolument… Écoutez donc : en vous imposant cette paix, le roi éloigne de vous sa couronne sur laquelle vous étendiez déjà la main. Tout est à recommencer pour vous. Vous recommencerez, je n’en doute pas. Alors, nous aviserons… car n’oubliez pas, messieurs, que vous me trouverez constamment sur votre chemin.

 

– C’est bien, allons retrouver le roi. »

 

Ayant ainsi effectué sa soumission, le cardinal allongea la main vers le rideau.

 

À ce moment, le duc se plaça devant Beaurevers et, le visage convulsé par la haine, le regard flamboyant, il gronda d’une voix indistincte :

 

« Par ton astuce infernale, tu triomphes aujourd’hui. C’est bien. Mais j’aurai mon tour. Garde-toi bien, Beaurevers, c’est désormais entre nous un duel à mort, et je jure Dieu que je ne te ménagerai pas.

 

– Je m’en doute, sourit Beaurevers. Mais, tout-puissant duc de Guise que vous êtes, vous ne me faites pas peur. »

 

D’un pas rude, le duc rentra dans la salle, suivi du cardinal.

 

V

OÙ BEAUREVERS S’INTRODUIT DANS L’HÔTEL DU VIDAME DE SAINT-GERMAIN


Beaurevers, attiré par l’appel lancé par la jeune fille, était sorti précipitamment de la petite maison, avait inutilement fouillé les alentours et, n’ayant pas un instant à perdre, avait-il dit, s’était dirigé vers le quai du Louvre et avait sauté dans un bachot dans l’intention de traverser la Seine.

 

Quelques minutes plus tard, Beaurevers prenait pied sur le quai des Augustins, à quelques pas de la rue Pavée-d’Andouilles[2]. Tout courant, il se dirigea vers la rue de la Rondelle et vint s’arrêter devant l’hôtel du vidame. Il ne lui avait pas fallu dix minutes pour traverser la rivière et arriver jusque-là. Mais il avait perdu un bon moment à chercher Fiorinda et il craignait d’arriver trop tard pour ce qu’il voulait faire. C’est pourquoi il avait franchi au pas de course la distance qui séparait le quai de la rue de la Rondelle.

 

Trinquemaille et Bouracan, dès qu’il s’arrêta non loin de la porte, surgirent d’on ne sait quel invisible trou et se dressèrent à ses côtés.

 

À voix basse, et avec une pointe d’inquiétude, le chevalier interrogea :

 

« J’espère qu’ils ne sont pas entrés déjà ?

 

– Non, Monsieur, personne n’est entré, rassura Trinquemaille.

 

– Tout va bien », murmura Beaurevers avec un soupir de soulagement.

 

Et il repartit, toujours courant.

 

Il vint s’arrêter devant la porte basse du quai, comme il s’était arrêté devant la grande porte de la rue de la Rondelle. Là ce furent Strapafar et Corpodibale qui se dressèrent soudain devant lui. Et ce fut Strapafar qui, avant d’être interrogé, renseigna :

 

« Il vient d’entrer, il y a quelques minutes à peine.

 

– Qui lui a ouvert ? » demanda Beaurevers.

 

Et Corpodibale répondit :

 

« Personne. Il avait une clef. »

 

Complètement rassuré, Beaurevers murmura pour lui-même :

 

« Allons, tout est pour le mieux et j’arrive à temps. »

 

Il s’approcha de la porte du jardin de Ferrière en faisant signe à Corpodibale et à Strapafar de le suivre.

 

 

Une demi-minute plus tard, ayant escaladé le mur avec l’aide de ses deux compagnons, comme nous lui avons vu faire une fois déjà, il se laissait tomber sans bruit dans le jardin du vicomte.

 

Maintenant, il connaissait les lieux jusque dans les moindres recoins. Il eut vite fait de passer du jardin du vicomte dans celui du vidame.

 

Il alla au perron, monta les degrés de marbre blanc et s’approcha de la porte. C’était une porte-fenêtre. À travers les vitraux multicolores enchâssés de plomb, il jeta un coup d’œil dans l’intérieur de la pièce. Elle était brillamment éclairée par une profusion de cires. Il n’eut aucune peine à reconnaître le vidame qui s’entretenait avec Rospignac.

 

Seulement, il se rendit compte que, la porte fermée, pas une des paroles prononcées à l’intérieur ne parvenait jusqu’à lui. Et il avait l’ouïe particulièrement fine.

 

Il n’hésita pas : avec des précautions infinies, il saisit le loquet et le souleva sans bruit. Il eut la joie de sentir que la porte cédait. Il se garda bien d’ouvrir et laissa retomber le loquet. Il savait maintenant que la porte s’ouvrirait au bon moment. Cela lui suffisait pour l’instant.

 

Il attendit patiemment. Au bout de quelques minutes, Rospignac, qui était debout, disparut tout à coup.

 

« Voilà ce que j’espérais ! murmura Beaurevers, joyeux. M. le baron va faire l’office de portier et introduire lui-même les illustres visiteurs… Quant à Mgr le vidame, j’espère qu’il comprendra que le moins qu’il puisse faire pour de tels visiteurs, c’est d’aller les recevoir sur le perron. Ce qui me permettra d’entrer sans difficulté. »

 

Il ne s’était pas trompé dans ses conjectures. Rospignac avait bien voulu se charger d’ouvrir la porte aux Guises, en l’absence du portier éloigné pour la circonstance, comme tous les autres serviteurs.

 

Demeuré seul, le vidame jeta un coup d’œil circulaire autour de lui pour s’assurer que tout était en ordre, et jugeant le moment venu, il sortit et alla se placer au haut du grand perron. Et il attendit l’arrivée de ses visiteurs dans une de ses attitudes de suprême majesté qui semblaient naturelles chez lui.

 

Il était évident que son absence ne pouvait être longue.

 

Beaurevers ne perdit pas une seconde. Il ouvrit doucement la porte et entra. Il se dirigea résolument vers une portière et ouvrit la porte qui se trouvait derrière. Il se trouvait sur le seuil d’un petit cabinet obscur. Il maintint un instant la portière écartée pour permettre aux lumières de la grande salle d’éclairer le cabinet. Et il étudia la position des lieux. Sa décision fut vite prise :

 

« Je serai à merveille pour voir et pour entendre là-dedans », se dit-il.

 

Il entra, laissa retomber la portière derrière lui et se trouva dans les ténèbres. Il poussa la porte sans la fermer complètement, écarta imperceptiblement la portière, se ménagea un jour suffisant pour voir et entendre sans trahir sa présence.

 

Et toujours aussi calme, extraordinairement froid, il attendit, l’œil et l’oreille au guet.

 

Il avait eu raison d’agir sans précipitation, car une ou deux bonnes minutes s’écoulèrent encore avant que le vidame revînt avec ses visiteurs.

 

Ces visiteurs étaient au nombre de trois : le duc François de Guise, le cardinal Charles de Lorraine et le duc de Nemours.

 

Quelques minutes furent consacrées à l’inévitable échange de politesse banales. Puis le duc, qui témoignait une déférence visible à son hôte, attaqua avec une certaine solennité :

 

« Monsieur le vidame, j’ai voulu vous dire moi-même que je tiens pour très honorable pour nous une alliance avec l’illustre maison dont vous êtes le chef très respectable et très respecté.

 

– Monseigneur, fit le vidame en s’inclinant, si illustre qu’elle soit, ma maison ne saurait marcher de pair avec la vôtre. C’est vous dire que je considère que tout l’honneur est pour moi et ma maison. »

 

Ce fut au tour du duc de s’incliner en signe de remerciement. Et il reprit :

 

« Le mariage projeté du vicomte de Ferrière, votre fils, avec Claude de Guise, notre jeune sœur, doit être célébré le plus tôt qu’il sera possible. »

 

Le vidame se recueillit un instant et commença :

 

« Vous savez, messeigneurs, que je suis un croyant convaincu, sincère, irréductible. Je ne veux pas vous faire un sermon. Je veux simplement vous dire que j’ai la foi, la foi aveugle, absolue… et je crois fermement que la foi seule sauvera et régénérera le monde.

 

– Nous savons, complimenta le cardinal, quels sont vos sentiments à ce sujet. Ils sont connus de tous. Ils vous ont valu l’estime de vos ennemis mêmes. »

 

Le vidame salua et continua :

 

« Je suis venu à vous… Mais avant de dire si je suis à vous, laissez-moi vous dire en quoi je puis être utile à votre parti, si ce parti devient le mien. »

 

Il se recueillit une seconde et sans la moindre hésitation, en homme qui connaît à fond le sujet qu’il va traiter :

 

« Les hésitants, les timorés, les mécontents religieux et politiques, ceux enfin que l’ambition, vraie ou prétendue, de votre maison inquiète, forment une masse imposante. Cette masse n’attend plus qu’un chef pour devenir un parti assez puissant pour vous créer de réelles difficultés, de nombreux embarras.

 

– Oui, fit le duc assombri, et Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, roi de Navarre, par sa femme, Jeanne d’Albret, Antoine, je le sais, ne se fera pas trop prier pour accepter de se mettre à la tête de ce parti. C’est là, je le reconnais, une menace qui n’est pas sans me causer quelque souci.

 

– Sa majesté de Navarre, fit le vidame avec une assurance impressionnante, n’hésitera pas un instant à prendre la direction de ce parti. Et quand il l’aura prise, qu’il le veuille ou non, c’est contre vous qu’il lui faudra marcher. Vous aurez à lutter contre deux partis : les religionnaires dirigés par le prince de Condé, et les mécontents ou politiques, dirigés par le roi de Navarre. Chacun de ces deux partis, pris isolément, pourrait être battu, non sans difficulté, croyez-le bien. Réunis, et ils se réuniront fatalement pour vous accabler, réunis, dis-je votre perte est assurée. Tout ce que vous pourrez faire sera de prolonger la lutte, de tomber glorieusement… Mais tenez pour assuré que vous tomberez inévitablement. Vous n’ignorez pas, messeigneurs, que je dispose de quelque influence. Il va de soi que cette influence passe toute à votre service… si je suis des vôtres. D’autre part, je crois vous en avoir assez dit pour que vous pressentiez que si, à mon âge, je me suis décidé à descendre dans la mêlée, ce n’est pas pour y demeurer inactif. J’entends agir avec la plus grande activité, sans ménager ni ma peine ni mes forces. Le résultat de cette activité que je déploierai à votre service sera que, avant longtemps, j’aurai rallié à vous la plus grande partie des mécontents que vous voyez prêts à se dresser contre vous. Je ne dis pas que tous viendront. Non. Mais leur nombre sera tellement diminué qu’ils n’existeront plus en tant que parti. Sa majesté de Navarre ne consentira jamais à se mettre à la tête d’une poignée de mécontents sans argent, sans forces, sans cohésion, sans rien de ce qui peut constituer un parti. Voilà, d’abord, ce que je puis, ce que je suis sûr de faire pour vous qui me paraît déjà appréciable.

 

– Dites que c’est énorme, s’écria le duc transporté. Grâce à vous, monseigneur, le terrain sera notablement déblayé. Il faudrait que nous fussions vraiment maladroits pour ne pas tirer profit d’un avantage aussi considérable.

 

– Vous avez dit, monseigneur, intervint le cardinal qui était tout sourire, vous avez dit que vous pouviez faire cela « d’abord ». C’est donc qu’il y a un « ensuite » ?

 

– En effet, continua le vidame. Réduire les hérétiques à leurs propres forces, c’est beaucoup. C’est insuffisant cependant, parce que ces forces, même réduites à elles seules, demeurent encore imposantes. Diviser ces forces, c’est encore mieux. Et détacher une notable partie pour l’amener à vous, voilà le couronnement de l’œuvre. Si vos forces à vous augmentent au fur et à mesure que diminuent celles de l’ennemi, l’issue de la lutte ne peut pas être douteuse. Y aura-t-il lutte sérieuse, seulement ? On peut en douter.

 

– Ce serait merveilleux, en effet, soupira le duc un peu sceptique. Malheureusement, pour réaliser ce programme, il faudrait une bonne et solide alliance entre les Bourbons et moi. Et ceci ne me paraît pas réalisable.

 

– Monseigneur, dit le vidame avec force, vingt-quatre heures après que j’aurai adhéré à votre parti, Mgr le cardinal de Bourbon se déclarera pour vous.

 

– C’est un effet moral dont je ne conteste pas la valeur, mais ce n’est qu’un effet moral, interrompit le duc.

 

– Et, continua imperturbablement le vidame, un mois après, un traité en bonne et due forme sera signé entre vous et Antoine de Bourbon, roi de Navarre.

 

– Ah ! ah ! fit vivement le duc, voilà qui change la question du tout au tout. Si vraiment vous croyez…

 

– D’ici un mois, interrompit le vidame avec plus de force, le traité sera signé. Je m’en charge. J’en réponds sur ma tête. »

 

Et s’expliquant :

 

« Antoine de Bourbon est un homme sans caractère. Ce n’est pas un indécis, c’est l’indécision même. Il pouvait être dangereux s’il avait consenti à se laisser diriger par sa femme, Jeanne d’Albret. Mais le voilà brouillé avec elle, précisément. Brouille sérieuse qu’on peut, qu’on doit entretenir soigneusement. Qu’il vienne à vous – et je répète que je m’en charge – et vous aurez entre les mains un instrument docile que vous manœuvrerez à votre gré. Pour cela, vous n’aurez qu’à lui parler de son cadet, le prince de Condé. Son cadet qu’il jalouse, monseigneur, parce qu’il se montre aussi actif, aussi remuant, et ajoutons aussi ambitieux qu’il est, lui, indécis, nonchalant et dénué d’ambition. Son cadet qui l’inquiète et l’effraie, qui l’offusque de sa supériorité. Supériorité réelle, au surplus.

 

– Mon frère, dit le cardinal en insistant d’une manière significative. Écoutez la voix de Mgr le vidame. Ce qu’il vous dit est plein de bon sens.

 

– Eh ! fit le duc, avec une certaine brusquerie, croyez-vous que je ne le comprenne pas !… Mais c’est que tout cela me paraît si beau que je n’ose y croire.

 

– Monseigneur, répéta le vidame avec une force de conviction communicative, il en sera ainsi si vous le voulez.

 

– Si je le veux ! Vive Dieu, pouvez-vous le demander ! »

 

Ceci avait été une explosion. Il rayonnait, le brave duc. Ainsi que ses deux compagnons, du reste. Aussitôt après, il se ressaisit et très froid :

 

« Cependant, je vois très bien que vous ne vous déclarerez pas franchement pour nous, tant que vous n’aurez pas dit certaines choses que vous avez à dire. Voyons donc quelles sont ces choses. Je serai fort déçu si nous n’arrivons pas à nous entendre.

 

– En effet, monseigneur, je désire vous poser simplement une question. Et suivant la réponse que vous y ferez, je serai vôtre ou ne le serai pas. »

 

Il y eut un instant de silence presque solennel.

 

Enfin le vidame prononça :

 

« On parle beaucoup de l’ambition de votre maison. D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que…

 

– D’aucuns prétendent que je rêve de confisquer la couronne de France à mon profit. C’est là ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, monsieur le vidame ? fit le duc.

 

– Oui, monseigneur, dit nettement le vidame, c’est là la question que je désirais vous poser. Et ce n’est que lorsque vous y aurez répondu que je vous dirai si vous pouvez compter sur moi, oui ou non.

 

– Et si je vous disais, monsieur, qu’on ne se trompe pas, que j’ai fait réellement ce rêve de prendre cette couronne royale que je tiens dans ma main et de la poser sur mon front, que répondriez-vous ?

 

– Je répondrais : en ce cas, monseigneur, je ne serai jamais votre homme. »

 

Ces paroles tombèrent fortes et tranchantes.

 

Le duc, très sûr de lui, fouilla dans son pourpoint et en sortit un parchemin qu’il déroula en expliquant :

 

« J’ai fait poser au pape actuel la même question que fit poser, autrefois, le duc Pépin au pape Zacharie : « Celui qui a le pouvoir royal de fait, doit-il « l’avoir de nom et porter la couronne ? » Et voici la réponse du pape Pie IV, voici le jugement rendu par le représentant de Dieu, après avoir délibéré avec ses cardinaux… Prenez, lisez, monsieur, et vous verrez que ce jugement est en tous points conforme à celui rendu jadis. Il va même plus loin… J’espère que vous me ferez la grâce de croire que ce n’est pas moi qui ai demandé de pousser les choses aussi loin. »

 

Il tendit le parchemin ouvert en expliquant :

 

« Au jour fixé par moi, cette bulle sera lue en chaire aux fidèles assemblés, à la même heure, dans les cent cinquante-deux mille églises ou chapelles de France. »

 

Comme si de rien n’était, le duc reprit :

 

« Eh bien, monsieur, dit-il, vous ne pouvez contester maintenant que le roi favorise secrètement l’hérésie.

 

– Hélas ! non, monseigneur.

 

– Je vais plus loin : je soutiens que le roi est un hérétique lui-même. Et je vais vous le prouver.

 

« Vous n’êtes pas sans avoir entendu chuchoter que le roi passe la plus grande partie de son temps hors du Louvre, à courir la ville sous un déguisement.

 

– En effet, monseigneur, cela se chuchote. Mais comme on n’a jamais pu découvrir une preuve certaine, les gens raisonnables ont fini par se persuader que ce bruit vague était sans fondement.

 

– C’est ce que nous avons cru nous-mêmes fort longtemps. Le roi avait admirablement pris ses précautions. Mais je puis vous dire en toute assurance que le fait est rigoureusement exact. Avez-vous entendu parler du scandale inouï qui s’est produit, pas plus tard qu’hier, sur le petit Pré-aux-Clercs ?

 

– Hélas ! non, monseigneur, s’excusa le vidame contrit. Je n’ai pas bougé de chez moi… Mais le petit Pré-aux-Clercs est sous la juridiction de monseigneur l’abbé… de la mienne par conséquent, et je compulserai, à ce sujet, les rapports qui n’ont pas manqué d’être faits et que je n’ai pu encore étudier.

 

– Vous y trouverez des choses fort intéressantes dont je vais vous dire l’essentiel. »

 

Ici, le duc, en l’arrangeant toujours à sa manière, fit le récit des événements qui s’étaient passés sur le Pré-aux-Clercs.

 

« Et savez-vous, dit-il en terminant, qui est en réalité ce comte du Louvre ?

 

– J’attends que vous me fassiez l’honneur de me l’apprendre. »

 

Le duc ne répondit pas tout de suite. Il préparait son effet.

 

« Le comte de Louvre, c’est le roi François II, dit-il enfin.

 

– Le roi ! s’écria le vidame, qui se leva bouleversé, le roi parmi les hérétiques, chantant avec eux leurs exécrables cantiques ! Oh !…

 

– Oui, monseigneur, fit le duc avec force, le roi lui-même. Vous voyez donc bien que c’est à juste raison que je puis dire : le roi est un hérétique. Il est indigne de régner sur la France catholique. »

 

À ce moment, une voix claire et vibrante lança à toute volée, comme un formidable soufflet :

 

« Eh bien, vous mentez, duc ! »

 

La foudre tombant avec fracas au milieu de la noble assistance n’eût pas produit un effet comparable à celui que produisirent ces paroles tombant soudain au milieu d’un silence attentif.

 

Ce furent d’abord trois cris, trois hurlements plutôt, qui se fondirent en un seul :

 

« Beaurevers !…

 

– L’infernal Beaurevers !…

 

– Le damné Beaurevers !… »

 

C’étaient le duc, le cardinal et Rospignac qui venaient de pousser ces cris. Au même instant, tous étaient debout, la rapière au poing. Sauf le vidame qui n’avait pas d’épée au côté.

 

Ce fut là le premier mouvement ; ce furent aussi les seules paroles prononcées, et cela en un temps qui ne dura pas la dixième partie d’une seconde. Aussitôt après, un autre cri, un cri terrible, de désespoir farouche, poussé par le cardinal :

 

« La bulle !… la bulle !… »

 

Ils se tournèrent tous vers la table sur laquelle le vidame avait déposé ce papier. Et ce fut un autre coup de foudre, plus effroyable que le premier, qui les assomma.

 

La bulle n’était plus là.

 

VI

OÙ LES CHOSES SE GÂTENT


En les voyant dégainer, Beaurevers les avait imités. Il avait donc, lui aussi, l’épée à la main, et il les surveillait de son œil étincelant. Il profita de l’espèce d’hébétude dans laquelle les plongeait sa soudaine apparition et – catastrophe effroyable – la disparition du précieux parchemin, pour se placer de manière à pouvoir évoluer à son aise. En même temps, il expliquait de sa voix mordante et railleuse :

 

« Rassurez-vous, messieurs, ce parchemin n’est pas égaré… il est entre mes mains… C’est vous dire qu’il est en bonnes mains. »

 

Sa voix cinglait. Toute son attitude était une insulte et une bravade.

 

Mais, tandis qu’il parlait, les autres se remettaient.

 

Bien qu’il fût désarmé, le vidame s’était jeté devant le duc et lui faisait un rempart de sa poitrine.

 

Rospignac, Nemours, le cardinal lui-même, bien qu’il ne brillât pas précisément par la bravoure, s’étaient rangés aux côtés du futur roi.

 

Le duc, d’une voix rauque, indistincte, gronda :

 

« Nous sommes tous perdus si cet espion sort d’ici vivant ! »

 

Le cardinal, que la peur talonnait, déplora :

 

« Quel malheur que nous n’ayons pas amené nos gens ici ! »

 

Rospignac rassura avec un sourire livide :

 

« Heureusement, moi je suis un homme de précaution : d’un coup de sifflet, je peux faire accourir vingt hommes ici. »

 

Ceci était murmuré entre haut et bas pendant que Beaurevers parlait. Déjà Rospignac portait la main à sa poitrine pour y prendre son sifflet. Le vidame avait entendu. Il se tourna vers le groupe qui encadrait le duc et, comme Beaurevers achevait en réitérant son démenti, il prononça à haute et intelligible voix :

 

« Que personne ne bouge. Que personne n’appelle. Vous êtes ici chez moi. Je me tiens pour responsable de ce qui vous arrive. C’est à moi, à moi seul qu’il appartient de régler cet incident. »

 

Il avait parlé avec un si grand air d’autorité que personne ne bougea et que Rospignac n’acheva pas son geste. Tous, même Beaurevers, se figèrent dans l’attente curieuse de ce qu’allait faire le vieillard.

 

« Monsieur, dit le vidame de sa voix grave, très ferme, vous vous êtes introduit chez moi comme un malfaiteur… »

 

Et comme Beaurevers avait un geste de protestation :

 

« Le mot vous semble dur ? Je n’en vois pas d’autre pour qualifier l’action honteuse dont vous vous êtes rendu coupable, jeune homme. Je répète donc : Vous vous êtes introduit ici comme un malfaiteur. En l’absence de mes gens je pourrais vous traiter comme tel et vous abattre sans pitié. Ma conscience ne me reprocherait pas ce meurtre. Mais j’ai pitié de votre jeunesse, et je vous dis : Rendez, jeune homme, le parchemin que vous vous êtes… indûment approprié. Et nous oublierons que vous avez surpris ici des secrets mortels, que nul ne doit connaître. Et vous pourrez vous retirer librement. Je vous en donne ma parole. »

 

Beaurevers considéra le vidame avec une étrange ex-pression où il y avait comme du respect, de l’admiration et de la pitié. Et très doucement :

 

« Et si je refuse ? dit-il.

 

– En ce cas, dit le vidame, en montrant son épée, j’en appellerai au jugement de Dieu. Et comme ma cause est juste, Dieu me donnera la victoire. Je vous tuerai, jeune homme, n’en doutez pas. Et à tout prendre, il vaut mieux qu’il en soit ainsi. »

 

Il avait dit cela avec une imperturbable confiance. On voyait qu’il était très convaincu.

 

Pour la deuxième fois, Beaurevers lui jeta un long regard apitoyé. Puis ses yeux se portèrent sur le groupe formé par le duc et ses compagnons. Et une lueur de colère passa dans son œil clair. Il se disait :

 

– Ah ! les misérables qui abusent ainsi de la candide honnêteté de ce galant homme ! »

 

Le vidame surprit ce coup d’œil. Et, se méprenant sur sa signification, il dit, s’adressant à ses hôtes, sur un ton d’irrémédiable autorité :

 

« Rengainez, messieurs, et nous livrez du champ. Il ne faut pas que monsieur puisse supposer un seul instant que nous avons l’intention de l’assassiner. »

 

Les quatre à qui il s’adressait eurent une seconde d’hésitation. Mais le duc le premier, et avec un regret visible, ayant obéi, les autres firent comme lui. Et ils reculèrent de quelques pas après avoir remis les épées au fourreau.

 

Le vidame se retourna alors vers Beaurevers, et avec une politesse hautaine :

 

« Quand vous voudrez, monsieur », fit-il.

 

Beaurevers secoua la tête, et répéta avec la même douceur.

 

« Et si je refuse de me battre avec vous, monsieur ?

 

– Monsieur, dit sèchement le vidame, par respect pour mes hôtes et pour moi-même, j’ai bien voulu vous traiter comme un homme de cœur. Ne m’obligez pas à me souvenir que vous vous êtes coulé dans une honnête maison dans une intention de vil espionnage. Ne m’obligez pas à vous dire… »

 

Beaurevers vit venir l’insulte. Il n’était pas très patient de son naturel. Il interrompit assez brutalement :

 

« Ah ! mordiable, puisque vous ne voulez pas comprendre qu’il me répugne de croiser le fer avec un vieillard débile… finissons-en. Et ne vous en prenez qu’à vous-même de ce qui vous arrivera de fâcheux. »

 

D’un geste vif, il écarta deux fauteuils et la table. Ces meubles ne le gênaient aucunement. Mais il avait l’œil à tout. Les autres témoins rangés derrière le vidame ne lui inspiraient aucune confiance. Il les voyait très bien, quoi qu’en eût dit le père de Ferrière, le chargeant traîtreusement tous les quatre ensemble. Cette table et ces fauteuils rangés adroitement, sans en avoir l’air, devaient constituer un rempart derrière lequel, si fragile qu’il fût, il pourrait au besoin s’abriter, le temps de souffler.

 

Les deux hommes tombèrent en garde. Les fers s’engagèrent. Beaurevers surveillait attentivement le duc et ses compagnons. Il ne regardait pour ainsi dire pas son adversaire qui ne comptait pas pour lui.

 

De fait, jamais passe d’armes ne fut plus brève. Quelques froissements de fer suffirent. Et l’épée du vidame, comme arrachée par une force irrésistible sauta, décrivit une courbe dans l’air, et alla tomber sur le tapis à dix pas de là, au grand effarement du vidame qui ne s’attendait pas à pareille mésaventure, et Beaurevers, avec un respect visible, s’excusa :

 

« Dieu m’est témoin, monsieur, que je voulais vous épargner cette humiliation. Mais vous l’avez absolument voulu.

 

– Recommençons », dit froidement le vidame.

 

Et il alla ramasser son épée.

 

« Autant de fois qu’il vous plaira, monsieur, je suis à vos ordres », dit poliment Beaurevers.

 

Et il attendit, très froid, la pointe de la rapière fixée sur le bout de la botte.

 

Mais tandis que le vidame allait ramasser son épée, le duc grondait :

 

« Parbleu, c’était prévu ! Nous perdons un temps précieux et cet espion risque de nous échapper. Appelez vos hommes, Rospignac, et, en attendant qu’ils arrivent, chargeons tous les quatre et tuons. »

 

À peine avait-il achevé qu’un coup de sifflet strident déchirait l’espace. Et le vidame, effaré et indigné, les vit se ruer en trombe, en hurlant.

 

« Tue ! tue ! »

 

Seulement Rospignac s’était attardé un instant très court pour lancer son coup de sifflet. Le cardinal s’était volontairement attardé un instant un peu plus long. Il en résulta que le duc et Nemours partirent seuls en même temps. Le duc, violent et emporté de tempérament, mis hors de lui par l’extraordinaire mésaventure qui lui arrivait, le duc, aux trois quarts enragé, incapable de réfléchir, ne mesura pas son élan et distança ses trois compagnons.

 

Nous avons dit que Beaurevers se méfiait. L’attaque ne le surprit donc pas. Il cingla :

 

« À la bonne heure, duc, au moins aujourd’hui vous faites vous-même votre besogne d’assassin !

 

– Misérable espion ! hurla le duc fou de rage, tu mourras de la main du bourreau !

 

– C’est donc que vous espérez me frapper vous-même ? » railla Beaurevers.

 

Cependant le duc, en quelques bonds prodigieux, arrivait sur lui l’épée haute. Car les gestes s’accomplissaient avec une rapidité extraordinaire. Mais si rapides qu’ils fussent, cette pensée, plus rapide encore, traversait l’esprit exorbité de Beaurevers qui avait compris la signification du coup de sifflet de Rospignac :

 

« J’aurai dû prévoir que Rospignac ferait garder la maison !… Ses acolytes vont me tomber dessus de tous les côtés. Et, à moins d’une manœuvre exceptionnelle, je vais être pris comme un renardeau inexpérimenté au terrier. »

 

Quelle manœuvre exceptionnelle ? Il ne savait pas. Mais, dans le même moment, il remarqua que le duc distançait ses compagnons de deux ou trois pas. Et ce fut une révélation.

 

Jusque-là il avait attendu le choc. Il s’ébranla à son tour. Il partit brusquement avec la force impétueuse d’un ouragan. Et ce fut la foudre qui tomba sur le duc.

 

Un coup de fouet formidable releva violemment l’épée du duc au moment où il croyait engager le fer. Au même instant, une poigne, une tenaille d’acier, le saisissait à la gorge, le happait, l’attirait, le soulevait comme un fétu.

 

À moitié étranglé, le duc fit entendre un sourd gémissement, lâcha son épée. Alors, plus rapide que la pensée, Beaurevers prit sa rapière entre les dents et, de sa main devenue libre, empoigna le duc à la ceinture. Un bond fantastique ramena Beaurevers emportant François de Guise en arrière.

 

« Un pas de plus, un mouvement suspect, et j’enfonce, et j’envoie votre duc dans l’autre monde, voir s’il s’y trouve des couronnes à larronner. »

 

Cela s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Ils n’eurent pas le loisir de s’opposer à l’herculéenne manœuvre : ils ne la virent que lorsqu’elle était achevée. Écumant, grinçant, grondant d’intraduisibles injures et d’effroyables menaces, ils demeurèrent cloués sur place. Car ils comprirent que, s’ils faisaient un mouvement, l’enragé Beaurevers n’hésiterait pas à mettre sa menace à exécution et poignarderait le duc sous leurs yeux.

 

Le vidame regardait comme un homme qui ne comprend pas. Il n’était pas encore revenu de la stupeur et de l’indignation que lui avait causées cette attaque traîtresse.

 

Le duc, à demi privé de sentiment, se tenait immobile, rigide comme un cadavre.

 

Beaurevers était maître de la situation. Et comprenant que le duc était incapable d’esquisser un mouvement dans l’état où il était, il relâcha son étreinte et lui permit de respirer. Mais la pointe de sa rapière ne cessa pas de peser sur sa gorge.

 

À ce moment, Guillaume Pentecôte et ses hommes parurent sur le petit perron. Beaurevers les aperçut aussitôt. Et il songea :

 

« Il était temps ! »

 

Et tout haut, avec un sourire aigu, sur un ton inquiétant :

 

« Rospignac, dit-il, je te conseille de ne pas laisser entrer ces drôles ici. »

 

Et Rospignac, qui comprit la menace, voulut s’élancer, dans l’espoir de donner quelque ordre secret qui, peut-être, les tirerait de ce mauvais pas.

 

Mais Beaurevers ne se laissait pas aussi facilement jouer. Il le cloua sur place en ordonnant de son air froid :

 

« Inutile de bouger pour cela. Tes sacripants connaissent ta voix, je suppose. Parle-leur. »

 

Et Rospignac, furieux, dut s’exécuter. Il commanda d’un ton rude :

 

« N’entrez pas, drôles. Attendez mes ordres dans le jardin. »

 

Et Guillaume Pentecôte et ses séides plongèrent aussitôt dans l’ombre.

 

Beaurevers eut un mince sourire de satisfaction. Et, d’un air glacial :

 

« Traitons, maintenant, dit-il. Mais je vous avertis : je ne me fis qu’à la parole de M. le vidame. »

 

Le cardinal se tourna vers le vidame et l’implora du regard. Écartant la pénible impression produite sur lui par cette succession rapide d’événements fâcheux, celui-ci accéda à cette prière muette. Il se hâta de déclarer :

 

« Faites vos conditions, monsieur. Au nom de ces messieurs et en mon nom personnel, je déclare qu’elles sont acceptées d’avance, sans discussion. Je vous en donne ma parole d’honneur.

 

– Cela me suffit, dit Beaurevers de son même air glacial. Je vous rends votre duc sain et sauf. En échange, je sortirai librement d’ici. M. le vidame voudra bien me faire l’honneur de m’accompagner jusqu’à la porte du jardin.

 

– C’est tout ? s’étonna le vidame.

 

– C’est tout. Est-ce oui ? Est-ce non ?… Répondez, monsieur.

 

– C’est oui, cent fois oui.

 

– C’est bien, répliqua Beaurevers. Je m’exécute le premier. »

 

Il lâcha le duc, rengaina tranquillement et s’écarta de la table, sans plus s’occuper du duc qui soufflait, se redressait péniblement, promenait un regard atone autour de lui, revenait lentement au sentiment des choses.

 

Tranquillement, de son pas ordinaire plutôt lent, le vidame traversa le jardin en compagnie de Beaurevers impassible. Et, montrant le quai désert :

 

« Vous voici libre, et j’ai tenu parole. Allez, jeune homme, et gardez-vous bien, car vous allez avoir affaire à des ennemis puissants qui ne vous ménageront pas. En ce qui me concerne, ne tombez jamais entre mes mains, car je vous préviens loyalement que vous n’en sortirez pas vivant.

 

– Mille grâces, monsieur, fit Beaurevers en s’inclinant courtoisement, et de votre courtoisie et de votre loyauté. »

 

Et, avec une certaine rudesse dans la voix :

 

« Je regrette seulement, pour vous, que vous ne croyiez pas devoir user de la même loyauté envers votre prince, à qui cependant vous avez juré un loyal et fidèle service.

 

– Ceci, jeune homme, fit sèchement le vidame, est affaire entre ma conscience et moi. Allez, maintenant.

 

– Un instant encore, s’il vous plaît, monsieur le vidame. Avant que de franchir le seuil de cette porte. Il est des choses que je dois vous faire entendre. Je serai bref, d’ailleurs, ne voulant pas abuser de votre patience.

 

– Monsieur, vous êtes encore chez moi, sous la foi de ma parole ; par conséquent, il me faut donc bien subir ce que je ne puis empêcher.

 

– Par conviction religieuse, vous vous êtes mis au service des Guises. Moi, par pure amitié, je suis au service du roi… de ce roi qu’on a odieusement noirci à vos yeux, à seule fin de vous faire accepter une trahison que votre honnêteté naturelle eût repoussée avec indignation sans cela. Ce roi, je le défends de mon mieux. Et vous avez pu voir que je ne crains pas de m’exposer pour lui. J’ai mis dans ma tête de lui conserver son trône tant qu’il vivra. Cela sera ainsi. C’est vous dire que votre duc ne sera jamais roi de France… Il ne faudrait pas croire, monsieur, que j’agis ainsi sur l’ordre du roi. J’agis ainsi parce que cela me plaît ainsi. Et le roi ignore ce que je fais pour lui. Il me déplairait souverainement – parce que je tiens à votre estime – que vous puissiez croire que j’irai vous dénoncer. Je vous donne ma parole que le roi ne saura rien par moi. Vous ne me croyez pas ? Je vais vous en donner une preuve. »

 

Il fouilla dans son pourpoint et en sortit la bulle. Il l’étala sous les yeux du vidame en disant :

 

« Vous reconnaissez ce parchemin ?

 

– Hélas ! oui… »

 

Beaurevers se baissa et ramassa une pierre. Il mit cette pierre au milieu du papier et fit une boule du tout.

 

Le vidame, très intrigué, le regardait faire sans mot dire.

 

« Vous plaît-il d’approcher avec moi du bord de l’eau ? » demanda Beaurevers quand sa boule fut terminée.

 

Et, sans attendre la réponse, il sortit. Plus intrigué encore, commençant à prévoir ce qui allait se produire, le vidame le suivit sur le quai.

 

D’un bras vigoureux, Beaurevers lança la boule à toute volée. On entendit un « plouf », l’eau jaillit et la bulle, lestée par la pierre, disparut dans la rivière.

 

« Voilà, monsieur, dit froidement Beaurevers, cette bulle ne pourra pas servir au duc de Guise, et c’est ce que je voulais. Vous êtes sûr maintenant que nul ne la verra… pas plus le roi que d’autres. Adieu, monsieur. »

 

Et il partit d’un pas rude et allongé, laissant le vidame tout interloqué au milieu du quai.

 

VII

OÙ FERRIÈRE APPREND QU’IL ÉTAIT SANS LE SAVOIR, FIANCÉ À UNE AUTRE QUE CELLE QU’IL AIME


Tout pensif, le vidame de Saint-Germain s’achemina vers sa maison. Malgré lui, les paroles de Beaurevers repassaient dans son esprit. Et il se sentait troublé, plus qu’il n’eût voulu.

 

Comme il passait à proximité d’une des trois portes qui faisaient communiquer son jardin avec celui de son fils, cette porte s’ouvrit et une ombre parut dans l’encombrement.

 

« C’est vous, vicomte ? demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur », répondit la voix de Ferrière.

 

Le jeune homme aborda respectueusement son père. Celui-ci, d’un rapide coup d’œil, l’inspecta des pieds à la tête. Et ce regard trahissait l’inquiétude paternelle.

 

Ferrière paraissait préoccupé, inquiet. Rien chez lui ni dans sa tenue n’indiquait qu’il eût soutenu une lutte récente. Il paraissait en excellente santé. Et le père se rasséréna. Seulement, ce sentiment d’inquiétude avait passé si rapidement sur le visage du vidame que le comte, d’ailleurs visiblement absent, ne le remarqua pas.

 

« Eh bien, vicomte, prononça le vidame, c’est à cette heure-ci que vous venez… quand je vous avais recommandé d’être là à huit heures au plus tard.

 

– Monsieur, répondit Ferrière troublé, accablez-moi.

Je le mérite. J’avoue que j’ai totalement oublié l’ordre que vous m’avez donné. J’avoue que cet ordre me revient à la mémoire à l’instant… parce que vous me le rappelez.

 

– Il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque chose de bien grave. Je reconnais que vous êtes ordinairement respectueux des ordres paternels.

 

– En effet, monsieur.

 

– Rien de fâcheux, j’espère.

 

– Non, monsieur, rassurez-vous. Et c’est pour vous entretenir de ces choses que, malgré l’heure tardive, je venais vous supplier de m’accorder la faveur d’un entretien particulier.

 

– Soit, vous pourrez parler tout à l’heure, quand les visiteurs qui sont chez moi seront partis. Car j’ai reçu la visite d’illustres personnages. Et c’est en prévision de cette visite que je vous avais recommandé d’être là… Venez, vicomte. »

 

Et il entraîna Ferrière, à la fois intrigué et ennuyé.

 

L’entrée de Ferrière dans les circonstances présentes passa complètement inaperçue. Et cela se conçoit.

 

Le duc de Guise paraissait complètement remis de la furieuse secousse que Beaurevers lui avait infligée.

 

« Monsieur, dit-il dès que le vidame parut dans la salle, nous attendions votre retour pour nous concerter sur les mesures qu’il convient de prendre.

 

– À quel sujet, monseigneur ?

 

– Mais, au sujet de ce truand, que l’enfer engloutisse. Vous devez bien penser qu’il n’aura rien de plus pressé que d’aller nous dénoncer. Et comme malheureusement, il a emporté la bulle du pape, il possède une arme terrible contre nous.

 

– Rassurez-vous, monseigneur, cette arme n’existe plus.

 

– Vous la lui avez reprise ? s’écria vivement le duc, étonné.

 

– Non, monseigneur, mais ce jeune homme s’en est dessaisi lui-même », répondit le vidame.

 

Et il raconta brièvement comment Beaurevers avait jeté la bulle dans la rivière.

 

En apprenant que Beaurevers ne possédait plus la bulle, preuve indéniable de leurs menées tortueuses pour extorquer la couronne de France, les Guises s’étaient sentis soulagés du poids énorme qui les oppressait. Le duc reprit son air aimable. Alors seulement, il parut remarquer la présence de Ferrière.

 

« N’est-ce pas le vicomte, votre fils, que je vois là ?… dit-il avec un gracieux sourire. Et pourquoi, diable, se tient-il à l’écart ?

 

– J’ai laissé le vicomte à l’écart parce que j’ai compris que vous attendiez de moi des renseignements qui, dans l’incertitude où vous étiez, avaient une importance qui prime tout.

 

– Et je vous remercie, Monsieur. Mais, maintenant, je crois que nous pouvons en toute quiétude d’esprit régler cette affaire de famille qui vous tient particulièrement à cœur, m’avez-vous dit ? »

 

Le vidame, avec cette franchise si remarquable chez lui, ne se donna pas la peine de dissimuler la joie que lui causaient ces paroles et, s’adressant à son fils :

 

« Vicomte, dit-il, faites votre compliment à Mgr le duc de Guise qui, bientôt, sera reconnu pour légitime roi de France. Et remerciez-le de l’insigne honneur qu’il veut bien vous faire en vous accordant la main de Mme Claude de Guise, sa sœur. »

 

Ces paroles tombèrent sur l’amoureux Ferrière comme un formidable coup de massue.

 

Et le duc, qui avait hâte d’en finir avec une affaire de minime importance pour lui, s’empressa d’annoncer sa « surprise ».

 

« En plus de ce qui est et demeure entendu entre nous, notez, je vous prie, que je donne au jeune ménage, en toute propriété, pour eux et leurs hoirs, ma terre de Nanteuil, qui compte cinquante et quatre fiefs et qui a titre de comté. Plus tard, nous verrons à faire mieux.

 

– Et moi, déclara le cardinal, je donne pareillement ma terre de Chevreuse, qui a rang de duché.

 

– Messeigneurs, fit le vidame radieux, vous êtes d’une générosité vraiment royale. »

 

Ayant dit, le duc s’empressa de revenir à ses propres affaires, qui lui paraissaient autrement importantes. Des questions diverses furent débattues, des plans dressés, des résolutions prises. Tout cela, naturellement, tendait à la destruction de l’hérésie et au triomphe de la cause des Guises.

 

On parla à peine du roi. Le duc comprenait confusément que, sur ce sujet scabreux, il eût été imprudent de demander le concours du vidame. On l’avait amené à considérer comme naturel ce qui, pour nommer les choses par leur nom, était un assassinat. Il eût été dangereux de lui demander de participer à cet assassinat.

 

Le duc se contenta de dire incidemment :

 

« Quant à François II et à ses héritiers directs, ainsi que vous avez pu vous en assurer par la lecture de la bulle que ce misérable aventurier a détruite, ils ont été condamnés par le souverain pontife qui, pour nous bons catholiques, est le représentant de Dieu. (Et il insistait sur ces mots qu’il savait de nature à impressionner son auditeur.) Ils sont morts. N’en parlons plus. »

 

Ferrière, qui s’était de nouveau mis à l’écart, entendait tout cela avec un effarement grandissant. Il n’était pas au bout de ses surprises.

 

Tout étant réglé, les Guises se levèrent pour se retirer.

 

Au dernier moment, se souvenant tout à coup, le duc s’écria :

 

« À propos, monsieur, ne manquez pas de m’aviser si vous découvrez le nom de l’homme qui, hier, s’est si malencontreusement avisé de favoriser la fuite du comte de Louvre et de ce Beaurevers. »

 

Ces deux noms, jetés brusquement, retentirent dans l’esprit de Ferrière comme un coup de tonnerre. Il n’y avait pas à se méprendre sur les intentions du duc : elles étaient loin d’être bienveillantes. Ferrière entrevit soudain la possibilité de se soustraire à une union qui lui paraissait de plus en plus odieuse. Et il n’hésita pas :

 

« Pardon, monseigneur, dit-il, intervenant tout à coup, vous parlez sans doute de l’algarade de la rue des Marais ?

 

– En effet.

 

– L’homme que vous cherchez, si je ne m’abuse, est celui qui a réussi à faire passer aux deux personnes que vous venez de nommer une corde qui leur a permis de se tirer de la dangereuse situation où ils se trouvaient ?

 

– Celui-là même ! s’écria vivement le duc. Le connaîtriez-vous, d’aventure ?

 

– Je le connais, déclara froidement Ferrière. C’est moi. »

 

Et bien qu’il comprît que la situation était grave, il ne put réprimer un sourire en voyant l’ahurissement profond des personnages qui l’écoutaient.

 

Le duc revint sur ses pas et considéra le vidame avec un air soucieux. Celui-ci retrouvait déjà son calme habituel. Seulement son visage conserva une expression de contrariété assez vive. Et, répondant à la muette interrogation du duc :

 

« Si vous le voulez bien, monseigneur, nous allons tirer cette affaire au clair, sans plus tarder.

 

– J’allais vous le demander. »

 

Le vidame se tourna vers Ferrière qui attendait impassible et, d’un air sévère :

 

« Comment, vicomte, vous fréquentez les hérétiques, vous leur venez en aide, vous leur donnez les moyens de se soustraire à la poursuite des archers qui les veulent appréhender au corps ? Voilà qui est étrange.

 

– Je ne comprends rien à ce que vous me faites l’honneur de me dire, monsieur. Je suis venu en aide à M. le comte de Louvre et à M. le chevalier de Beaurevers, qui sont de mes amis. Voilà tout.

 

– Vous connaissez le comte de Louvre ? s’écria vivement le vidame.

 

– J’ai eu l’honneur de vous dire que c’est un de mes bons amis.

 

– Quel homme est-ce que ce comte de Louvre ?

 

– Mais… c’est un gentilhomme de mon âge à peu près, d’excellente maison, fort riche, un brave et gentil compagnon. D’ailleurs, je puis vous assurer que, comme nous, il est de religion catholique. Ainsi que M. de Beaurevers, du reste.

 

– Soit, je n’ai rien à dire contre le comte de Louvre qui, en effet, est de fort bonne maison. Mais ce Beaurevers ? Savez-vous, vicomte, que c’est un aventurier redoutable, équivoque, et qu’on dit sans scrupules ?

 

– Vous êtes mal informé, monsieur, protesta Ferrière, avec une chaleur communicative. Beaurevers ! mais c’est la loyauté, c’est la bravoure, c’est la générosité même ! Je ne connais pas de caractère plus noble, plus élevé que le sien !

 

– C’est donc le même que celui dont vous m’avez parlé et que vous désirez me présenter ?

 

– Le même. Oui, monsieur. Et je m’étonne que vous paraissiez l’avoir oublié, car je sais que vous avez bonne mémoire, Dieu merci.

 

– Je ne l’avais pas oublié, mais je pensais qu’il s’agissait d’un autre Beaurevers. Le portrait que vous en aviez fait ressemble si peu à ce que nous savons, à ce que nous avons vu !

 

– Dans tous les cas, il ne vous appartient pas d’en dire du mal, car, sachez, monsieur, que si votre fils est encore vivant, c’est à Beaurevers que vous le devez.

 

– Vous ne m’aviez pas dit cela ! s’écria le vidame d’une voix émue.

 

– J’ai jugé inutile de vous inquiéter, monsieur, expliqua Ferrière avec une grande douceur.

 

– Et, reprit le vidame, êtes-vous redevable d’un service aussi signalé envers M. le comte de Louvre ?

 

– Non, monsieur, sourit Ferrière. C’est tout le contraire.

 

– Voulez-vous dire que c’est vous qui avez sauvé la vie à M. de Louvre ?

 

– Je lui ai rendu un léger service, fit Ferrière embarrassé.

 

– Quel service ? Ne pouvez-vous préciser ?

 

– À quoi bon, monsieur ?

 

– J’y tiens, vicomte. Vous devez bien penser que j’ai de bonnes raisons pour exiger de vous la vérité dans ses moindres détails. »

 

Ferrière comprit qu’il ne pouvait pas esquiver le récit qu’on lui demandait avec tant d’insistance. Et il raconta comment il avait lié connaissance avec le comte de Louvre en venant à son secours au moment où il allait succomber dans le guet-apens que Rospignac lui avait fait tendre à la porte de Nesle.

 

Seulement il fit ce récit très sobrement, glissant avec une modestie charmante et qui flatta doucement son père, sur le rôle qu’il avait joué dans cette affaire. Par contre, il s’étala complaisamment sur l’intervention de Beaurevers dans cette même affaire.

 

On pense que ce récit fut écouté avec une attention passionnée par tous. Mais plus particulièrement par Rospignac. Quand il fut terminé, le duc, d’un air sombre, prononça :

 

« En sorte que deux fois en quelques jours, le comte de Louvre vous aura dû son salut. »

 

En fixant le vidame avec une insistance significative : « Il y a de ces fatalités, fit-il entre haut et bas.

 

– Monseigneur, dit le vidame respectueusement mais avec fermeté, il faut bien reconnaître que, en ces deux circonstances, le vicomte a agi en brave et loyal gentilhomme qu’il est. »

 

Ferrière attendit avec anxiété la réponse du duc. Il espérait, après les aveux qu’il venait de faire, que les Guises allaient se dégager, rompre l’union projetée.

 

Il remarqua bien que les Guises lui décochaient des regards furieux, presque haineux. Mais il fut déçu dans son attente, car le duc reconnut :

 

« En effet, monsieur, et si déplorable que soient ces événements nous ne saurions en rendre responsable le vicomte, ni lui en vouloir. »

 

Du mariage, il ne fut pas dit un mot. Il était bien décidé que tout ce que venait de dire Ferrière n’y changeait rien.

 

Les Guises n’avaient plus rien à faire chez le vidame. Ils prirent congé. Le vidame lui-même, un flambeau à la main, les précéda.

 

Le vidame revint dans la salle, prit place posément dans son grand fauteuil et considéra un instant son fils en silence.

 

« Ah, çà ! vicomte, dit-il enfin, savez-vous qu’à vous voir aussi sombre on croirait que ce mariage n’est pas de votre goût.

 

– On ne se tromperait guère, monsieur, avoua nettement Ferrière.

 

– Ce mariage ne vous convient pas ? s’écria le vidame stupéfait.

 

– Pas le moins du monde, répéta Ferrière avec plus de force.

 

– En quoi ? Voyons, parlez, expliquez-vous.

 

– Une bâtarde, monsieur, car Mme Claude n’est qu’une bâtarde.

 

– Légitimée, vicomte, ne l’oubliez pas, légitimée par le feu duc Claude avant sa mort.

 

– Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue, je ne l’aime pas… et je sens que je la détesterais si j’étais obligé de la prendre pour femme. »

 

Le vidame regarda son fils avec cet air de commisération un peu étonné qu’on prend devant une personne qui divague.

 

« Vous parlez comme un enfant qui ne sait rien de la vie, dit-il. Est-il besoin de se connaître et de s’aimer ? Mais moi non plus je n’aimais pas madame votre mère. Nous ne nous étions jamais vus quand on nous a mariés. Nous nous sommes inclinés devant la décision de nos parents. Et nos parents n’ont pris cette décision qu’à bon escient et en toute connaissance de cause. L’amour est venu plus tard.

 

– Mon cœur est pris, monsieur, il s’est donné une fois et ne se reprendra jamais. J’aime, monsieur, comprenez-vous ? Et c’était pour vous dire cela que je vous avais prié de m’accorder un entretien. J’aime, monsieur, et dans cet amour j’ai mis l’espoir de toute ma vie. J’aime et, malheureusement, je suis, je le sens, de ceux qui ne se donnent qu’une fois dans leur vie. Et je me suis donné, monsieur, cœur, corps, âme, esprit, tout, tout. Voudrez-vous faire le malheur de ma vie en m’imposant une union qui m’est odieuse ? Non, vous ne le voudrez pas, mon père, car vous m’aimez. Or, sachez-le, et vous pouvez me croire, vous savez que je ne mens jamais, si je ne puis prendre pour femme celle que j’aime, nulle autre ne m’aura, car je mourrai, monsieur. »

 

Il s’était animé. Le désespoir lui avait donné le courage de tenir tête à son père. La passion avait été plus forte que la crainte et le respect, et il avait dit ce qu’il avait sur le cœur tout d’une traite.

 

Le vidame ayant baissé sa tête vénérable, son opulente barbe blanche étalée en flots d’argent sur le velours sombre du pourpoint, se disait avec horreur que ce serait lui, le père, qui serait cause et de la mort et de la damnation de son fils. Et cela pour avoir ambitionné un accroissement de puissance et de grandeur de sa maison. Il se dit cela et il n’hésita pas. Et redressant sa belle tête attristée :

 

« J’avais rêvé, dit-il, de voir notre maison s’allier à une maison royale. Vous ne le voulez pas. C’est bien, n’en parlons plus. J’irai trouver Mgr le duc, je lui expliquerai… C’est moi qui lui avais pour ainsi dire imposé ce mariage… J’espère qu’il ne fera aucune difficulté pour me rendre ma parole… d’autant plus que je n’en demeurerai pas moins un de ses partisans… Êtes-vous satisfait, vicomte ? »

 

Ferrière était stupéfait de la facilité de sa victoire. Il regardait son père avec des yeux fous. Et comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles, il balbutia :

 

« Quoi, monsieur, vous avez cette bonté de consentir ?…

 

– Eh ! fit le vidame avec une brusquerie affectée, je ne veux pas que vous mourriez, moi. »

 

Ferrière se précipita aux genoux de son père et saisit sa main, qu’il porta respectueusement à ses lèvres :

 

« Ah ! mon père ! s’écria-t-il d’une voix que la joie faisait trembler, c’est maintenant que je vois combien vous m’aimez ! Car, je le sens, vous me faites un grand sacrifice en renonçant à cette union.

 

– Dites un sacrifice immense, vicomte, fit le vidame avec une pointe d’amertume. Mais il faut bien que nous, les vieux, nous sachions nous sacrifier à nos enfants puisqu’ils refusent d’entendre la voix de la raison. »

 

Il demeura un moment pensif, poussant des soupirs.

 

Ferrière, qui s’était redressé et se tenait respectueusement debout devant lui, se garda bien de troubler sa méditation.

 

Au bout d’un instant de silence, le vidame reprit la conversation.

 

« Voyons, vicomte, parlez-moi maintenant de celle que vous avez choisie et sans qui la vie, pour vous, serait sans charme. »

 

On pense bien que notre amoureux ne se fit pas prier. Et il entama un interminable couplet de louanges dithyrambiques en l’honneur de Fiorinda.

 

Le vidame l’écouta avec une patience inaltérable.

 

« Allons, dit-il quand il put placer son mot, vous la voyez parée de toutes les perfections.

 

– C’est qu’elle les a toutes, mon père ! interrompit Ferrière avec une chaleureuse conviction.

 

– Soit, je ne demande pas mieux que de vous croire. Mais voyons à quelle maison appartient cette perle rare ? A-t-elle du bien ? Comment s’appelle-t-elle, enfin ?

 

– Elle est seule au monde, monsieur. Elle est pauvre. Elle se nomme Fiorinda. »

 

Ici, le vidame commença à froncer le sourcil. Son attitude cessa d’être paternelle. Il reprit cet air sévère, quelque peu distant, qu’il affectait vis-à-vis de son fils. Il réfléchit une seconde, et en soupirant :

 

« C’est regrettable », dit-il enfin.

 

Et il insista :

 

« Très regrettable… Quand je pense que vous refusez… Oui, vous avez raison ; ne récriminons pas. Eh bien, vicomte, il ne sera pas dit que je me serai arrêté plus longtemps sur une misérable question d’argent. Cette jeune fille n’a pas de biens. Nous nous en passerons, voilà tout. Heureusement, vous en possédez, vous, pour deux.

 

– Ah ! monsieur, murmura Ferrière, très ému, vous êtes la bonté même ! Je ne sais pas comment vous remercier…

 

– Ne parlons pas de cela. Vous êtes en train de me faire faire une folie. Ne la faisons pas à moitié. Comment m’avez-vous dit déjà que se nomme cette jeune fille ?

 

– Fiorinda, monsieur.

 

– Fiorinda ! Joli nom, ma foi. Quelque étrangère… Sans doute quelque dame de la suite de la reine Marie Stuart ou de la reine Catherine de Médicis… Vous dites Fiorinda… Fiorinda comment ?

 

– Fiorinda tout court, monsieur. Elle ne se connaît pas d’autre nom… Elle n’est de la suite d’aucune reine… Elle n’est ni noble ni bourgeoise. C’est une humble fille du peuple et elle vit de son travail… Et ce travail consiste à dire la bonne aventure sur les places et les carrefours. »

 

Il n’était jamais entré dans la pensée de Ferrière de dissimuler la moindre des choses sur la situation de Fiorinda. Ayant dit d’une traite ce qui était le plus dur à dire, il souffla fortement, se sentit soulagé, et retrouva tout son calme, tout son sang-froid.

 

D’une voix blanche le vidame prononça :

 

« Je me disais aussi : Voilà un nom qui ne m’est pas inconnu. L’idée ne me serait jamais venue qu’il pouvait être question de cette bohémienne qu’on voit courant les rues du matin au soir… Une coureuse des rues !… Mais, monsieur, un gentilhomme qui se respecte ne donne pas son nom à une fille de cette espèce. Il la prend pour maîtresse et c’est encore beaucoup d’honneur qu’il lui fait. Celle-ci vous plaît ?… Prenez-la et n’en parlons plus. »

 

Ces paroles et le ton souverainement dédaigneux sur lequel elles étaient prononcées amenèrent la rougeur de l’indignation au front de Ferrière. Peu s’en fallut qu’il n’éclatât. Il se contint cependant, mais ce ne fut pas sans peine. Et ce fut d’une voix où l’on sentait gronder la révolte qu’il répondit :

 

« Prenez garde, monsieur, vous vous trompez, Fiorinda n’est pas ce que vous lui faites l’injure de croire qu’elle est. Et si vous n’étiez mon père, j’aurais… Fiorinda est une honnête fille, digne de tous les respects. Ne l’oubliez pas, monsieur, je vous en supplie…

 

– Allons donc ! Montrez-lui une bourse convenablement garnie, à cette honnête jeune fille, et vous la verrez vous suivre partout où il vous plaira de la mener. C’est une aventure qui a dû… »

 

Il n’acheva pas la phrase. Ferrière, livide, la mâchoire contractée, l’œil injecté, les poings crispés, interrompit brusquement, d’une voix rauque :

 

« Pas un mot de plus, monsieur, pas un !… Si vous laissiez tomber l’insulte que je lis dans votre pensée, je crois, oui, je crois que j’oublierais que vous êtes mon père. Je serais capable !…

 

– Dieu me pardonne, interrompit à son tour le vidame avec une inexprimable majesté, je crois que vous menacez votre père, monsieur !

 

– Monsieur, reprit Ferrière d’une voix blanche, méconnaissable, avec un calme plus effrayant que les éclats de la plus violente colère, j’insulterais, je menacerais, je tuerais le Christ lui-même si, descendu de sa croix, il osait proférer l’injure que je viens d’arrêter sur le bout de vos lèvres.

 

– Horrible blasphème ! » lança le vidame, qui se signa dévotement.

 

Seulement, il comprit que son fils était dans un état voisin de la folie, que sur un mot de plus de lui cet enfant, qui jusque-là s’était toujours montré respectueux et obéissant, oublierait tout pour se dresser devant son père la menace à la bouche, et qui sait ? l’arme au poing.

 

Et il eut peur de cela, il voulut éviter cet irréparable malheur. Et il n’insista pas. De ce même air froid, il déclara :

 

« Vous êtes fou, monsieur, fou à lier. C’est ce qui fait que je veux bien oublier les inqualifiables paroles que vous venez de m’adresser. Mais n’attendez pas de moi que je prolonge cette discussion : on ne discute pas avec les fous. Allez, vicomte, rentrez chez vous. Demain, dans quelques jours, quand vous serez revenu à la raison, nous reprendrons cette conversation. »

 

Ferrière comprit que son père ne voulait pas le pousser à bout. Il lui sut gré de sa longanimité. Mais il comprit aussi qu’un semblable entretien, qui du premier coup s’était élevé à un diapason si aigu, ne pouvait être repris. C’était sur l’heure qu’il fallait liquider.

 

« Monsieur, dit-il respectueusement, excusez-moi si je résiste à votre ordre. Mais je crois que le mieux est d’en finir au plus vite. »

 

Le vidame fut dupe de ce calme apparent. Il réfléchit une seconde, et, croyant qu’il pourrait lui faire entendre raison :

 

« Soit, dit-il, peut-être avez-vous raison. »

 

Il allait entamer une sorte de sermon. Ferrière lui coupa la parole :

 

« Monsieur, dit-il d’une voix émue, je vous supplie humblement de me donner votre consentement. Je vous en supplie à deux genoux. (Effectivement, il se laissait tomber rudement sur les deux genoux.) Je vous ai gravement offensé, monsieur, je vous en demande pardon… Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir à quelles violences peut se porter un homme que la passion étreint.

 

– Dites : que la passion aveugle, interrompit le vidame.

 

– Si vous voulez, monsieur, consentit docilement Ferrière. Vous avez toujours été d’un tempérament calme, pondéré, presque froid. C’est fort heureux pour vous. Moi, monsieur, je suis un exalté !… Je vous dis cela, non pour excuser, mais pour expliquer un oubli involontaire. Voyons, monsieur, ne vous laisserez-vous pas attendrir ? Vous êtes mon père, pourtant. Et si je vous dis que la vie ne m’est plus rien si je ne dois avoir la compagne que je me suis choisie, demeurerez-vous inflexible ? Ne m’avez-vous donné le jour que pour faire de moi ma vie durant le plus misérable des humains ? Ce n’est pas possible. Je vous jure, monsieur, que Fiorinda est plus pure que ne sont les nobles dames que vous voudriez me voir épouser… Elle est pauvre, elle n’a pas de nom, pas de titres, pas de terres… Eh ! mon Dieu, n’ai-je pas de tout cela à revendre moi ? »

 

Le pauvre Ferrière, un long moment, laissa déborder son cœur aux pieds de son père. Il fut éloquent, de cette éloquence simple et forte qui vient du cœur.

 

Malheureusement, il s’attaquait à un préjugé, le plus redoutable de tous, que son père avait au plus haut point : le préjugé de caste. Car, au fond, c’était cela : Fiorinda n’était pas « née ».

 

Ferrière finit par comprendre que son père ne se laisserait pas fléchir. Et il se releva péniblement, le désespoir dans l’âme.

 

Le vidame quitta son fauteuil. Il se tint debout devant Ferrière. Et il parla, de sa même voix douce, sans éclats, sans gestes, le visage figé dans une immobilité de marbre. Et ce calme apparent soulignait encore l’outrance des mots, indiquait que ni prières ni menaces, rien ni personne au monde ne le ferait revenir sur l’implacable décision qu’il signifiait :

 

« Monsieur, dit-il, sachez-le – et que Dieu me juge et me condamne si je blasphème – je vous tuerais de ma propre main, plutôt que de consentir à cette union honteuse qui déshonorerait à tout jamais un nom qui, jusqu’à ce jour, est demeuré sans tache. Vous m’entendez, monsieur ? Je vous tuerais de ma main. »

 

Mais il arriva que ces horribles paroles dépassèrent le but qu’il se proposait d’atteindre. La menace ne pouvait pas effrayer Ferrière. Elle ne fit que le confirmer dans sa résolution. Et alors, pour la première fois, il songea que puisque son père le prenait sur ce ton, il était une autre solution, pénible, certes, mais beaucoup plus pratique et plus sage que de se passer stupidement son épée au travers du corps. Et cette résolution, c’était de se passer du consentement paternel. Et ce fut avec un calme qui n’avait plus rien de forcé qu’il répondit tranquillement :

 

« J’entends, monsieur. »

 

Le vidame reprit, sans élever la voix :

 

« J’ai eu la faiblesse de discuter avec vous. J’ai eu tort. C’est une erreur que je ne commettrai plus. Voici quelle est ma volonté formelle que je vous signifie : Je vous accorde la journée de demain pour réfléchir. Demain soir, à pareille heure, vous viendrez m’engager votre parole que vous acceptez l’union que je vous propose. À ce prix-là, seulement, j’oublierai que vous avez été assez dénaturé pour vous révolter contre l’autorité paternelle. Allez, monsieur.

 

– Un instant encore, s’il vous plaît, monsieur, fit Ferrière d’une voix douce et attristée. Et si demain je viens vous dire que je persiste dans ma rébellion, qu’arrivera-t-il ?

 

– Je considérerai que je n’ai plus de fils.

 

– C’est le plus grand malheur qui pourrait s’abattre sur moi. Mais, monsieur, il est bien inutile d’attendre jusqu’à demain. Rien ne me fera changer de résolution. Je préfère vous le déclarer tout de suite : je n’aurai pas d’autre épouse que celle que mon cœur a élue.

 

– Vous oubliez que je ne changerai pas non plus de résolution : vous n’aurez jamais mon consentement. Alors ?

 

– Alors, monsieur, je viens de penser que je n’ai que vingt-deux ans. J’ai de longues années devant moi. Je réfléchis qu’il serait abominable vraiment de me condamner à passer ces années dans le désespoir et la douleur, tout cela pour un préjugé de caste respectable si on veut, mais qui ne vaut pas qu’on lui sacrifie deux existences. Je trouverai, n’en doutez pas, un prêtre qui consentira à nous unir sans exiger le consentement paternel. »

 

Cette fois, ce fut le vidame qui chancela, et qui, d’une voix troublée, s’écria :

 

« Quoi ! vous oserez passer outre ma volonté ?

 

– J’aurai ce regret, monsieur.

 

– Ah ! fit le vidame qui déjà se remettait, j’aurais dû penser que vous n’auriez jamais le courage de vous meurtrir vous-même. Par Dieu, les jeunes gens d’aujourd’hui tiennent étrangement à leurs précieuses personnes. C’est si simple, en effet, de se passer du consentement paternel. Eh bien, monsieur, voilà un arrangement auquel je n’aurais pas songé, je l’avoue. Et comme tout s’arrange : vous ne vous tuez pas, je ne vous tue pas. Nous sauvons tous les deux notre âme dont le salut se trouvait compromis par ce meurtre. Mais c’est parfait. Allez, courez vous faire unir clandestinement par un prêtre complaisant, allez donc, vous dis-je, et que ma malédiction vous accompagne. »

 

Il s’était animé peu à peu, sa voix s’était enflée et c’était dans un grondement sauvage qu’il avait lancé sa malédiction.

 

« Mon père !… supplia Ferrière ému jusqu’au fond des entrailles.

 

– Je ne suis plus votre père ! interrompit le vidame d’une voix tonnante. Je n’ai plus de fils !… Hors d’ici !… Hors d’ici, vous dis-je, ou j’appelle mes laquais et je vous fais jeter dehors comme un ribaud, comme un truand que vous êtes. Dehors ! »

 

Ferrière comprit qu’il n’y avait rien à dire. Il était bouleversé. Mais pas un instant sa résolution ne fut ébranlée. Il s’inclina silencieusement devant son père et se dirigea lentement vers la porte du petit perron.

 

Avant de franchir le seuil, il se retourna et jeta sur son père un regard suppliant.

 

Le vidame était demeuré debout au milieu de la vaste salle. Il se tenait droit, raide, comme pétrifié. Il leva le bras, l’allongea dans un geste impérieux et gronda une dernière fois :

 

« Hors d’ici !… »

 

Longtemps après que la porte se fut fermée sur son fils, le vidame demeura figé dans son attitude. Enfin il se laissa tomber, accablé, dans son fauteuil. Deux larmes brûlantes jaillirent de ses paupières rougies, glissèrent lentement sur ses joues pâles, allèrent se perdre dans son opulente barbe blanche. Et il murmura dans un sanglot :

 

« Je n’ai plus de fils. »

 

Il resta ainsi un long moment. Puis il se redressa péniblement et, courbé, voûté, il se tint debout au milieu de la pièce, promenant un œil rêveur sur les tableaux qui la garnissaient et qui étaient tous les portraits des Ferrières disparus. Il leva vers eux ses mains tremblantes comme pour les prendre à témoin et, d’une voix plus ferme, il prononça tout haut :

 

« Vous avez vu, vous avez entendu. Je suis sûr que vous m’approuvez. »

 

D’un pas lourd, chancelant, il se dirigea vers sa chambre, où il s’enferma.

 

VIII

FERRIÈRE CHERCHE FIORINDA ET TROUVE ROSPIGNAC


Ferrière s’éloigna lentement et revint tristement chez lui. Il était sombre, inquiet, abattu. Il finit par se coucher. Le sommeil ne venait pas. Et tout à coup il songea :

 

« Charbieu ! comment n’ai-je pas pensé à cela plus tôt !… Pardieu, j’irai demain raconter la chose à Beaurevers. Et du diable si, par lui-même ou par l’entremise du comte de Louvre qui me fait l’effet d’être un personnage beaucoup plus considérable que je ne le croyais, c’est bien le diable s’ils n’arrivent pas à me raccommoder avec monsieur mon père ! »

 

Cette pensée lui rendit un peu de sa tranquillité d’esprit et il réussit à s’endormir.

 

La matinée était assez avancée lorsqu’il se réveilla le lendemain. Il fit rapidement sa toilette et partit pour aller voir Beaurevers. Sur le seuil de sa porte, il s’arrêta indécis. Il touchait sur l’énorme porte cochère de l’hôtel voisin : l’hôtel de son père. Et il se demandait s’il ne devait pas tenter une suprême démarche près de lui.

 

À ce moment, la porte s’ouvrit avant qu’il n’eût frappé, et le vidame de Saint-Germain parut sur le seuil. Le père et le fils se trouvèrent inopinément face à face, l’un à l’intérieur, sous la voûte, l’autre dans la rue. Ils se considérèrent une seconde, aussi interloqués l’un que l’autre.

 

Ce fut le vidame qui se remit le premier et sur un ton sec :

 

« Que venez-vous faire céans ? Nous n’avons rien de commun. À moins que vous ne veniez faire amende honorable. Est-ce cela ? »

 

Ferrière était trop bouleversé pour répondre. Néanmoins il lui répugnait de laisser se créer une équivoque en ne répondant pas. Et de la tête il fit un « Non » farouche.

 

Le vidame appela, sans se retourner :

 

« Pernet ! »

 

Le suisse sortit de sa loge et vint s’incliner devant lui.

 

« Pernet, dit le vidame froidement en montrant Ferrière, vous voyez cet homme ?

 

– Monseigneur ! s’effara le suisse qui reconnaissait le fils de son seigneur.

 

– S’il se présente ici, continua le vidame avec la même froideur glaciale, vous lui direz toujours que je suis absent. S’il insiste, s’il vous importune, vous le saisirez par les épaules et le jetterez dehors. Vous avez compris ?

 

– Oui, mon… monseigneur, bégaya le suisse qui ne savait quelle contenance garder.

 

– Pendant que j’y pense, reprit le vidame, vous ferez murer les trois portes qui font communiquer le jardin de monsieur avec le mien. Nous n’avons plus rien de commun ensemble. Fermez bien la porte sur moi, Pernet. »

 

Il sortit, passa devant Ferrière anéanti et s’éloigna de son pas lent et tranquille, sans se retourner une fois.

 

Ferrière, les yeux humides, regarda un instant la silhouette courbée de son père qui s’éloignait doucement.

 

« Allons, je crois que c’est fini. Il ne me pardonnera jamais. Il n’acceptera jamais ce mariage… Eh bien, tant pis, mort du diable ! Je n’aurai plus de père, soit… Du moins ne ferai-je pas une existence d’enfer pour l’unique satisfaction d’ajouter quelques titres et quelques terres de plus à ceux que je possède. »

 

Il partit à son tour, dans la direction des ponts. Il était bien résolu à se rendre d’abord rue Froidmantel. Mais plus que jamais dans les circonstances pénibles où il se trouvait, il éprouvait l’instinctif besoin d’un réconfort puissant. Ce réconfort ne pouvait lui venir que de la femme aimée. C’est pourquoi sans s’en rendre compte, parvenu dans la rue Saint-Honoré, au lieu de continuer jusqu’à la rue Froidmantel qui se trouvait au bout de la rue, sur sa gauche, il tourna brusquement à droite et fut sincèrement étonné de se reconnaître tout à coup devant la petite maison de la rue des Petits-Champs.

 

Parvenu jusque-là, il ne pouvait avoir la force de s’en retourner. Il frappa.

 

Et la mauvaise nouvelle s’abattit sur lui comme un coup de massue qui l’assomma : Fiorinda n’était pas rentrée la veille, on ne l’avait plus revue, on ne savait ce qu’elle était devenue, ni ce qui lui était arrivé.

 

Ferrière se raidit, fit appel à tout son sang-froid, interrogea les uns et les autres. Il ne put en apprendre plus que ce qu’il savait déjà. On lui dit que Beaurevers, la veille, vers les huit heures du soir, avait cru entendre un appel, qu’il était sorti précipitamment et n’était plus revenu. On pensait qu’il ne tarderait pas à venir s’informer de la jeune fille qu’il affectionnait comme une sœur. Et il partit comme une flèche vers la rue Froidmantel.

 

Là, nouveau contretemps : Beaurevers était absent. Du moins on put lui dire qu’il était allé au Louvre donner sa leçon d’armes au roi. Il y alla.

 

Il s’informa auprès de l’officier de garde à la porte qui lui apprit que M. de Beaurevers venait de sortir à l’instant et s’était dirigé vers le quai, du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois. En se dépêchant, M. de Ferrière le rattraperait sans peine.

 

Ferrière reprit sa course ventre à terre. Au tournant de la rue des Fossés-Saint-Germain, il heurta violemment un gentilhomme qui se trouvait sur son chemin. Il passa sans s’arrêter, sans reconnaître celui qu’il venait de heurter ainsi qui n’était autre que Rospignac. Il se contenta de lancer un mot d’excuse et courut d’autant plus vite qu’il venait enfin de reconnaître Beaurevers qui s’en allait de ce pas vif qui lui était particulier.

 

Rospignac, en se sentant bousculé, avait lancé un énergique juron. Voyant que le passant pressé ne s’arrêtait pas pour lui faire des excuses auxquelles il avait droit, il avait eu un mouvement en avant pour s’élancer à sa poursuite. Il avait alors reconnu Ferrière. Il s’arrêta et le regarda courir en souriant d’un sourire mauvais.

 

Il ramena le pan du manteau sur le visage, et pressant le pas, il se mit à son tour à la poursuite de Ferrière.

 

Le vicomte, pendant ce temps, rattrapait enfin le chevalier.

 

Du premier coup d’œil Beaurevers comprit qu’il lui arrivait quelque chose de fâcheux.

 

« Entrons là, dit-il ; nous serons mieux pour causer. »

 

Et il entraîna Ferrière, qui se laissa faire sans résister.

 

Derrière eux, Rospignac vint s’arrêter devant la porte du même cabaret. Ce cabaret, situé à l’angle de la rue des Fossés, avait une deuxième entrée sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Ce fut par là qu’il entra. Une pièce d’or distribuée à propos fit le reste. Sans avoir été vu lui-même, il se trouva de façon à pouvoir entendre et voir ce que diraient et feraient les deux jeunes gens.

 

Ferrière entama le chapitre des confidences sans plus tarder. Il raconta la scène qu’il avait eue avec son père.

 

Beaurevers l’avait écouté avec une patience inaltérable et avait répondu à toutes les questions avec une complaisance sans bornes.

 

Et il arriva ce que Ferrière avait espéré : que Beaurevers, par son assurance, lui rendit un peu de cette tranquillité d’esprit qui l’abandonnait, et, par ses exhortations, le soulagea des remords qui l’accablaient.

 

Mais ce fut surtout au sujet du vidame que Beaurevers se montra le plus sûr de lui.

 

« Tout cela s’arrangera. Ne brusquez rien, ne vous faites pas de mauvais sang, restez tranquille chez vous, puisque le vidame vous a interdit sa porte. Il finira par s’apercevoir que son fils lui manque. D’ailleurs, j’en fais mon affaire.

 

– Ah ! chevalier ! s’écria Ferrière radieux, vous me rendez à la vie ! C’est vraiment ma bonne étoile qui vous a mis sur mon chemin.

 

– Vous épouserez votre Fiorinda, vous vous réconcilierez avec votre père. J’en réponds. Il ne faudrait pas croire pourtant que cela sera dès demain. Non, il faudra de la patience.

 

– Hélas ! soupira Ferrière, si seulement je retrouvais celle que j’aime !

 

– Si j’ai un conseil à vous donner, fit-il, voyez du côté de Rospignac. Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée qu’il doit savoir, lui, ce qu’est devenue votre fiancée.

 

– Bon ! fit Ferrière qui se leva résolument, je vais me mettre à la recherche de Rospignac. Et il faudra bien…

 

– Ne brusquez rien, conseilla Beaurevers qui se leva lui aussi, Rospignac est un homme très fort, très dangereux. Jouez serré avec lui, sans quoi vous n’en tirerez rien. Si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée : N’usez pas de violence, gardez-vous comme de la peste d’user de franchise… oui, cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, mais depuis pas mal de temps je me suis aperçu que le meilleur moyen de battre les gens, c’est de les combattre avec leurs propres armes. Avec Rospignac, il faut savoir louvoyer et ruser.

 

– Je tâcherai », promit Ferrière avec une moue qui indiquait que le conseil n’était pas trop de son goût.

 

Ils sortirent et se séparèrent devant la porte du cabaret.

 

IX

UN BON PARENT


Comme Ferrière faisait les cent pas à l’angle de la rue, il aperçut soudain Rospignac qui, couvert de poussière comme quelqu’un qui vient de faire un longue route, se hâtait vers son logis.

 

Il se campa au milieu de la rue et l’attendit.

 

« Tiens, Ferrière, fit-il le plus naturellement du monde, que diable, ou qui diable attendiez-vous ainsi planté au milieu de ce carrefour ? Serait-ce une femme ?…

 

– Non, dit Ferrière avec une froideur manifeste, c’est vous que j’attendais.

 

– Moi !… Aurais-je cette bonne fortune de pouvoir vous être utile ? Disposez de moi. Si c’est à ma bourse que vous voulez faire appel, elle est justement bien garnie… Si c’est un second qu’il vous faut, mon épée ne demande qu’à sortir du fourreau… Usez de tout comme vous appartenant. »

 

Cela était dit avec cordialité et bonne humeur. Ferrière comprit qu’il eût été ridicule de garder sa raideur vis-à-vis d’un homme qui se montrait si aimable. Et il adoucit son attitude.

 

« Je vous rends mille grâces, dit-il, mais ma bourse est aussi convenablement garnie, et, n’ayant pas de duel sur les bras, je n’ai pas besoin de second.

 

– Tant pis, tant pis ! Dans tous les cas, si l’occasion se présente, n’oubliez pas que je suis tout vôtre.

 

– Vous me comblez, baron. Eh bien donc, puisque je vous trouve si bien disposé à mon égard, permettez-moi d’en profiter. Baron, j’ai besoin d’un renseignement que vous pouvez peut-être me donner. C’est au sujet d’une femme à laquelle je m’intéresse et qui a disparu.

 

– Une femme ! dit Rospignac en plaisantant, comment vous, Ferrière, vous courez après les femmes ? Et de quelle femme voulez-vous parler ?

 

– De Fiorinda ! gronda Ferrière qui se fit franchement menaçant.

 

– La petite diseuse de bonne aventure ?

 

– Elle-même.

 

– Et vous voulez que je vous dise ?…

 

– Ce qu’elle est devenue… Ne le sauriez-vous pas par hasard ?

 

– Si fait, bien, pardieu !… Mais par exemple, vous pouvez vous vanter d’avoir une fière chance !

 

– Pourquoi ?

 

– Tiens ! Je suis peut-être le seul qui puisse vous renseigner au sujet de cette petite, vous vous adressez justement à moi, et vous croyez que ce n’est pas de la chance cela ?

 

– Et vous allez me dire où elle est ?

 

– Si cela peut vous être agréable, je ne demande pas mieux.

 

– Parlez, je vous en prie.

 

– Fiorinda, dit Rospignac avec une belle indifférence, est au Louvre. »

 

Et se reprenant vivement :

 

« Du moins, c’est là que je l’ai conduite.

 

– Au Louvre ! s’effara Ferrière. Et c’est vous qui l’y avez conduite ?… Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

– Écoutez, vicomte, je vous dis là des choses que je ne devrais dire à personne, mais mordieu, pour rendre service à un parent, on peut bien transiger un peu avec le devoir. La vérité est très simple. La voici : Mme Catherine m’a ordonné de lui amener la petite diseuse de bonne aventure. Je l’ai fait enlever l’autre soir, dans la rue des Petits-Champs, et je l’ai fait conduire au Louvre. Voilà la vérité toute nue.

 

– Vous ne l’avez pas fait enlever pour votre compte ? demanda Ferrière pris d’un vague soupçon.

 

– Moi ! se récria Rospignac, que voulez-vous que je fasse de cette petite bohémienne, mon Dieu ?

 

– Ainsi, Fiorinda serait au Louvre ? reprit Ferrière qui n’en revenait pas.

 

– Écoutez, il y a un moyen bien simple de savoir ! c’est d’aller le demander à Mme Catherine.

 

– Et si Mme Catherine ne veut pas me renseigner ! fit-il. Si elle refuse de me recevoir ? »

 

Avec une belle assurance, Rospignac le rassura :

 

« Pour ce qui est de vous renseigner, fit-il, je ne vois pas pourquoi elle s’y refuserait. Moi, je suis à son service. Elle me donne un ordre. Je l’exécute. Je n’ai pas d’explications à demander quand on ne m’en fournit pas spontanément. Vous, c’est différent. Vous vous intéressez à cette jeune fille. C’est votre droit. La reine m’a dit qu’elle ne lui veut aucun mal, alors pourquoi ne parlerait-elle pas ?

 

– Oui, c’est bien ce que je me dis. Mais si elle ne me reçoit pas ?

 

– Allons, vous n’avez pas votre tête bien à vous, à ce que je vois. Vous devriez bien penser pourtant que, si je prends la peine de vous accompagner, c’est que je sais que je pourrai vous être utile. J’ai l’honneur d’être admis auprès de Sa Majesté à n’importe quelle heure. Je serai votre introducteur. J’irai demander audience pour vous. Et je réponds de l’obtenir.

 

– Quoi ! Vous consentiriez !… »

 

Rospignac haussa les épaules d’un air détaché et bougonna :

 

« Ma parole, vous êtes stupide, vicomte. Y a-t-il là de quoi s’émerveiller comme vous le faites ? »

 

Ferrière contempla Rospignac d’un œil ému. Et lui prenant la main :

 

« Rospignac, fit-il avec douceur, il faut que je vous demande pardon. Je ne vous aimais pas…

 

– Je le sais, interrompit Rospignac en souriant. Je sentais bien qu’il y avait un malentendu entre nous. Vous êtes mon parent, Ferrière. Parent très éloigné, je le sais bien. Mais vous êtes aussi le fils du vidame de Saint-Germain, l’homme que j’aime et respecte le plus au monde. Et je m’étais juré de faire tomber les injustes préventions que vous aviez contre moi. L’occasion s’est présentée. Je l’ai saisie avec joie. Je regrette seulement que ce soit si peu de chose.

 

– Quelle erreur ! protesta Ferrière avec chaleur. Vous ne pouviez pas me rendre de service plus signalé que celui que vous êtes en train de me rendre. Car, je puis vous le dire maintenant, Fiorinda est ma fiancée. Bientôt elle sera ma femme. »

 

Rospignac eut le bon goût de ne pas montrer un étonnement excessif qui pouvait être froissant.

 

Ils se prirent par le bras, comme deux excellents amis, entrèrent ensemble au Louvre et se dirigèrent vers les appartements de la reine mère.

 

Rospignac fut introduit auprès de sa redoutable maîtresse.

 

Ferrière resta dans l’antichambre où il se tint à l’écart. Au bout d’un quart d’heure, Rospignac reparut. Rien qu’à voir son attitude triomphante, Ferrière comprit qu’il avait réussi dans sa démarche. Il respira plus librement.

 

« Sa Majesté, dit Rospignac, a été on ne peut plus aimable. Dans un instant, elle vous fera appeler. Fiorinda est ici. Elle est traitée fort convenablement. La reine, qui a entendu parler d’elle, a eu cette curiosité de vouloir la voir et de la consulter. Voilà tout le secret de cette disparition qui vous inquiétait. Dans quelques jours, demain peut-être, on lui rendra sa liberté en lui faisant un opulent cadeau pour la dédommager de ses ennuis et de son temps perdu.

 

– Pensez-vous qu’il me sera permis de la voir ? demanda Ferrière qui se sentait de plus en plus réconforté.

 

– La reine, assura Rospignac, m’a paru très bien disposée à votre égard. Elle vous accordera, je crois, tout ce que vous lui demanderez. »

 

Enfin, on appela le vicomte de Ferrière.

 

Ferrière et Rospignac se donnèrent l’accolade et, après l’avoir remercié avec effusion une dernière fois, le vicomte disparut, suivi du regard par le baron qui avait un sourire énigmatique aux lèvres, et qui sortit à son tour des appartements de la reine.

 

Catherine répondit par une inclinaison de tête et un gracieux sourire au profond salut de Ferrière qui se courbait respectueusement devant elle.

 

« Votre parent, Rospignac, fit-elle, m’a dit que vous étiez inquiet du sort de cette petite diseuse de bonne aventure, et je tiens à vous déclarer, vicomte, qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux.

 

– C’est ma fiancée, madame !

 

– Votre fiancée !… Mais… pardonnez-moi, vicomte, une reine est un peu comme la mère de ses sujets et je m’intéresse particulièrement à vous… Cette petite n’a ni nom, ni biens, ni titres.

 

– C’est vrai, madame. Mais j’ai de tout cela plus qu’il n’en faut pour deux.

 

– Et monsieur le vidame connaît-il vos intentions ? » dit-elle.

 

Avec la plus entière franchise, Ferrière confessa :

 

« Je les lui ai fait connaître, madame.

 

– Et ?…

 

– Mon père s’oppose formellement à cette union.

 

– Alors, que comptez-vous faire ?

 

– J’attendrai que mon père cède.

 

– Il ne cèdera pas, dit Catherine en secouant la tête d’un air soucieux.

 

– Alors, j’aurai le regret de me passer du consentement paternel.

 

– Vous ferez cela ?…

 

– Oui, madame… Et rien ni personne au monde ne pourra m’en empêcher.

 

– Pauvre enfant ! Je comprends votre inquiétude maintenant. Mais cette enfant, pourquoi n’a-t-elle pas parlé, la sotte ? Je vous eusse fait prévenir… Vite, vicomte, il faut rassurer cette pauvre enfant !…

 

– Quoi, madame, vous daignez permettre ?…

 

– Certainement que je permets !… Et je m’excuse de tous les ennuis que je vous ai involontairement causés. »

 

Elle avait déjà frappé sur le timbre. Ce fut Mme de Fontaine-Chalandray qui parut aussitôt.

 

« Torcy, ma belle, dit vivement Catherine, conduisez, je vous prie, M. le vicomte de Ferrière auprès de la jeune fille que vous trouverez dans le petit cabinet attenant à ma chambre à coucher. »

 

Et se tournant vers Ferrière :

 

« Allez, vicomte, et ne m’en veuillez pas trop.

 

– Comment vous en voudrais-je ? madame, alors que vous me traitez avec tant de bonté ? »

 

Elle se pencha sur lui et confidentielle :

 

« Vous me plaisez, vicomte, dit-elle, et je vous dois une compensation ; je parlerai à M. le vidame… je tâcherai de lui faire entendre raison… Et comme je suis assez éloquente quand je parle pour ceux que j’aime, je crois que je réussirai… Chut ! Vous me remercierez plus tard. Allez ! »

 

X

FERRIÈRE ET FIORINDA


En voyant paraître son fiancé, la jeune fille avait eu un petit cri de joie et son premier mouvement, tout impulsif, avait été de courir à lui les bras tendus. Et il avait refermé les siens sur elle dans une douce et chaste étreinte, appuyant la chère tête contre son cœur qui battait la chamade, frôlant du bout des lèvres l’opulente chevelure, se grisant du parfum subtil qui s’exhalait de toute sa personne.

 

Un long moment, ils se tinrent ainsi étroitement enlacés.

 

Ce fut elle qui revint la première au sentiment de la réalité.

 

« J’étais sûre que vous me trouveriez ! dit-elle.

 

– Charbieu ! Fussiez-vous cachée au plus profond des enfers que j’aurais tôt fait de vous y découvrir ! »

 

Ils riaient tous les deux. Cependant ils sentaient que leurs paroles étaient très sérieuses. Ils devinaient que chacun d’eux avait en l’autre une confiance absolue, que rien ne pouvait entamer.

 

Rêveur, il murmura, comme se parlant à lui-même :

 

« C’est curieux, il n’y a cependant pas longtemps que je vous connais, et il me semble que c’est loin, loin… Si loin que je finis par me persuader que je vous ai toujours connue… Je ne peux pas admettre que j’ai vécu si longtemps sans vous, ai-je vécu seulement ?… Eh ! non, par la chair de Dieu ! En réalité, ma vie ne date que du jour où je vous ai vue. Avant, je n’étais qu’un corps sans âme.

 

– C’est tout à fait comme moi, dit-elle. Si je vous perdais maintenant… je mourrais. »

 

Ils étaient redevenus sérieux tous les deux. Ils se regardèrent un inappréciable instant. Et leurs mains s’étreignirent dans un geste spontané.

 

Catherine, adroitement dissimulée derrière une tenture voyait et écoutait les fiancés. Elle songea :

 

« Ils s’adorent, c’est certain… En jouant adroitement de leurs sentiments que je connais maintenant, j’obtiendrai d’eux une soumission passive à mes volontés… »

 

Pendant qu’elle se faisait cette réflexion, Ferrière prenait Fiorinda par la main et la conduisait à un siège où elle s’asseyait pendant que lui-même demeurait respectueusement debout devant elle. Et ils se mirent mutuellement au courant de ce qui leur était arrivé.

 

Ce fut Fiorinda qui parla la première. Elle raconta comment elle avait été enlevée au moment où elle se disposait à frapper à la porte de l’hôtel de la rue des Petits-Champs.

 

« Comme vous avez dû avoir peur quand vous avez été saisie », s’apitoya Ferrière.

 

Elle avoua franchement :

 

« Oui, j’ai eu peur… très peur même… »

 

Elle réfléchit un instant, l’œil perdu dans le vague. Et fixant son regard sur lui, très sérieuse, elle expliqua :

 

« Mais cela n’a duré qu’un instant très court. Et je n’ai pas perdu un seul instant la tête… »

 

Elle fouilla dans son sein et en sortit un mignon petit poignard qu’elle présenta à Ferrière en souriant :

 

« Avec cette arme qu’on avait eu le tort de me laisser, dit-elle, je ne crains personne. »

 

Elle disait cela très simplement, sans forfanterie aucune, en personne qui connaît la valeur exacte de sa force physique et de son courage.

 

Il dit en hochant la tête d’un air soucieux :

 

« Même avec cette arme, vous ne pèseriez pas lourd entre les mains d’un homme résolu et dénué de scrupules.

 

– Ne vous y fiez pas trop, dit-elle en riant. Il m’est arrivé d’en tenir avec cela plus d’un en respect… que je n’eusse pas hésité à frapper sans pitié… qui l’a très bien compris… et qui a jugé prudent de se défiler et de me laisser tranquille.

 

– Une brute aurait eu tôt fait de vous enlever ce joujou. »

 

Elle reprit son poignard, le remit dans son sein et, très sérieuse :

 

« C’est possible, dit-elle, quoique ce ne soit pas très sûr. Mais j’ai autre chose : certains grains que je porte toujours sur moi, que je défie bien qu’on me prenne, attendu qu’on ne les trouvera pas. Si quelqu’un, après avoir réussi à me désarmer, pensait avoir raison de moi par la violence, je suis bien résolue, allez. J’absorberais ces grains – deux suffisent – et ce quelqu’un se trouverait en présence d’un cadavre. L’effet de ce poison est foudroyant. Vous voyez bien donc que de toute manière je suis tranquille. »

 

Il ne put s’empêcher de frissonner tant elle avait montré de résolution froide dans sa détermination. Il se courba, prit sa main, la porta à ses lèvres avec une sorte de ferveur dévote et murmura :

 

« Heureusement, je suis là, maintenant. Vous n’avez plus rien à redouter.

 

– Qui sait ? dit-elle d’un air rêveur. En attendant le jour heureux où vous serez mon époux, je garde mon poignard… et mes grains. »

 

Puis ce fut au tour de Ferrière à expliquer comment il avait réussi à la découvrir si rapidement. Quand elle sut que c’était Rospignac qui avait conduit Ferrière près d’elle, Fiorinda se sentit prise d’une secrète angoisse. Une sorte d’instinct lui faisait pressentir un piège caché dans cette intervention. Elle fut d’autant plus inquiète que Ferrière ne tarissait pas d’éloges à l’égard de Rospignac, comme il avait fait pour Catherine.

 

Un instant, Fiorinda se demanda si elle ne ferait pas bien de lui dire la vérité. Elle craignait d’inquiéter inutilement le jeune homme. Elle voulut cependant le mettre sur ses gardes :

 

« Méfiez-vous de M. de Rospignac, dit-elle.

 

– Pourquoi ? » fit-il, étonné.

 

Et tout à coup, illuminé par une pensée subite : « Vous aurait-il importuné de ses assiduités ?

 

Fiorinda n’avait pas voulu dénoncer Rospignac. Mais, dès l’instant que Ferrière entrevoyait la vérité, elle ne voulut pas mentir.

 

« Oui », dit-elle franchement.

 

Ferrière fronça le sourcil et se mit à réfléchir.

 

Fiorinda poursuivit :

 

« M. de Rospignac ayant cru devoir me parler de son amour, vous comprenez que j’ai lieu de m’étonner et de m’inquiéter de le voir si complaisant envers un rival qui lui est préféré… qu’il doit détester, par conséquent.

 

– Tranquillisez-vous, je vois ce qu’il en est. Rospignac est un galant homme. Il a vu que vous ne l’aimiez pas. Il se l’est tenu pour dit. C’est très simple et très naturel. D’autant que le sentiment qu’il avait pour vous n’était pas très profond, sans doute. Puis Rospignac est un peu mon parent. Je vous assure que maintenant qu’il sait que vous allez être ma femme, il renoncera sans arrière-pensée à toute idée sur vous.

 

– N’importe, croyez-en mes pressentiments qui ne me trompent jamais : méfiez-vous de Rospignac… Et gardez-vous. Gardez-vous bien. »

 

Et, à partir de ce moment, Ferrière eut beau dire et beau faire, il ne parvint pas à chasser cette sourde angoisse qui était entrée en elle. Son instinct de femme aimante ne la trompait pas.

 

Catherine avait assisté, invisible, à cet entretien. Quand elle vit que les deux amoureux ne parlaient plus que du vidame qui refusait son consentement à cette union qu’il jugeait déshonorante, elle jugea qu’elle n’apprendrait plus rien d’intéressant. Elle revint dans sa chambre et sortit encore une fois.

 

Elle prit un autre chemin que celui qu’elle avait pris pour venir. Elle entra dans une espèce d’antichambre. Un officier se tenait là avec huit gardes.

 

« Allez », commanda laconiquement Catherine.

 

Et elle passa lentement, sans ajouter une syllabe.

 

Aussi laconique qu’elle, l’officier commanda à ses hommes :

 

« Allons. »

 

Et il partit, suivi par ses soldats, la pique à la main.

 

Ferrière prenait congé de Fiorinda après lui avoir dit tout ce qu’il croyait de nature à la rassurer et sur sa situation présente et sur leur mariage qui se ferait avant longtemps, malgré l’opposition paternelle.

 

Fiorinda n’avait aucune appréhension sur son propre sort. Par contre et malgré elle, elle tremblait pour Ferrière. Elle aurait été embarrassée de dire pourquoi, ni de préciser ce qu’elle craignait. Mais c’était plus fort qu’elle : elle avait peur pour lui.

 

Elle s’était levée. Elle allait avec lui vers la porte.

 

« Vous reverrai-je bientôt ? dit-elle d’une voix angoissée.

 

– Je reviendrai demain. Du moins, je l’espère. Mme Catherine ne me refusera pas, je pense, cette faveur. Vous savez que je vous ai dit qu’elle m’a promis spontanément d’intercéder pour nous auprès de M. mon père.

 

– Mme Catherine est bien bonne », murmura Fiorinda.

 

À ce moment, on frappa discrètement à la porte devant laquelle ils se tenaient.

 

Elle s’arracha de son étreinte en disant :

 

« On vient vous chercher. Partez. »

 

Ils n’eurent pas le temps de faire un mouvement. La porte s’ouvrit.

 

Et ils demeurèrent interdits tous les deux : au lieu de la dame d’honneur qu’ils s’attendaient à voir, ce fut l’officier à qui Catherine avait dit ce seul mot : « Allez ! » qui parut sur le seuil. Cet officier fit deux pas, se découvrit poliment et, sur un ton courtois prononça :

 

« Monsieur le vicomte, j’ai le regret d’être chargé d’une mission pénible : veuillez me remettre votre épée. »

 

Et, prenant un parchemin passé à sa ceinture, il le présenta tout ouvert en ajoutant de sa voix la plus rude :

 

« Ordre du roi… Signé de sa propre main.

 

– Vous m’arrêtez ! dit Ferrière avec une froideur effrayante. Pourquoi ? »

 

Une voix doucereuse prononça, au fond de la pièce : « Je dois vous le dire, monsieur de Ferrière. »

 

Ferrière et Fiorinda se retournèrent d’un même mouvement, tout d’une pièce. Et ils se trouvèrent en présence de Catherine qui venait d’entrer sans bruit par une petite porte perdue dans la tapisserie, à laquelle ils n’avaient pas fait attention.

 

XI

PREMIÈRE MANŒUVRE DE CATHERINE


« Monsieur, dit Catherine en s’adressant à l’officier toujours impassible dans l’accomplissement de sa consigne, veuillez vous retirer un instant. M. de Ferrière vous appellera lui-même quand il en sera temps. Ne vous éloignez donc pas trop. »

 

L’officier s’inclina respectueusement et sortit aussitôt.

 

Catherine se tourna alors vers Fiorinda et, gracieusement :

 

« Tout à l’heure, je m’occuperais de vous, mon enfant. En attendant, vous pouvez demeurer. Les affaires de famille dont je vais m’entretenir avec M. de Ferrière vous intéressent jusqu’à un certain point, puisque vous allez être sa femme. »

 

Elle s’assit posément et, revenant à Ferrière qui attendait toujours son bon plaisir :

 

« Il me paraît, vicomte, dit-elle avec amabilité, que je suis intervenue à temps pour vous empêcher de commettre une folie. Vous alliez, je crois, faire rébellion armée à un ordre du roi ? »

 

Ferrière eut une imperceptible hésitation et avoua franchement :

 

« En effet, madame. J’avoue qu’il me serait particulièrement pénible de me voir emprisonné en un moment où j’ai le plus besoin de toute ma liberté.

 

– Enfant ! sourit Catherine indulgente. Pensez-vous que cet officier, qui accomplissait son devoir, était seul ? Pensez-vous que vous seriez venu facilement à bout des soldats qu’il avait laissés dans le couloir ? Pensez-vous qu’on sort ainsi du Louvre lorsque certaines précautions élémentaires ont été préalablement prises ?

 

– C’est vrai, madame, confessa Ferrière rembruni ; mais on ne songe à ces choses-là qu’après. »

 

Catherine se fit sérieuse pour dire :

 

« C’est parce que j’ai deviné que vous êtes de ces hommes d’action qui foncent tout d’abord que j’ai voulu prévenir un malheur… Je vous ai dit, vicomte, que vous me plaisez. Ma conduite vis-à-vis de vous le prouve… Si vous n’aviez fait que vous exposer vous-même, peut-être vous eusse-je laissé faire. Mais, votre rébellion dans cette affaire, c’était la condamnation à mort du vidame, votre père. Et j’ai voulu vous épargner cet horrible crime.

 

– Puis-je vous demander, madame, en quoi et comment mon père serait tenu pour responsable de mes actes, à moi, au point de les payer de sa tête ?

 

– C’est ce que je vais vous expliquer. Je ne suis venue que pour cela. »

 

Elle s’accota commodément, en personne qui a le temps, et commença :

 

« Pendant ces deux heures que vous venez de passer ici, le roi a été avisé de choses très graves, singulièrement compromettantes pour M. le vidame de Saint-Germain, et qu’il ignorait avant. Le hasard m’a amenée juste à point dans son cabinet pour apprendre moi-même ces choses terribles et l’arrêter au moment où, dans sa colère, juste et légitime, il faut le reconnaître, il allait faire un éclat violent, irréparable peut-être. Ces choses que nous venions d’apprendre, je pense que vous les connaissez et qu’il est inutile de vous en parler.

 

« Samedi soir, M. le vidame a reçu en grand mystère la visite de M. le duc de Guise, accompagné de son frère le cardinal et de M. le duc de Nemours. C’est le baron de Rospignac, que je ne savais pas traître, qui est allé recevoir ces messieurs en l’absence du portier éloigné pour la circonstance. La conférence a été longue. Vous n’y assistiez pas, d’ailleurs. Tout se paie en ce bas monde, hélas ! même le dévouement. M. le vidame a consenti à s’employer activement à faire reconnaître le duc de Guise pour roi de France. En échange de ces services, on vous accordait à vous vicomte, la main de Mme Claude de Guise, fille légitime du feu duc.

 

« Tout cela a été rapporté par un émissaire secret du roi qui a réussi à s’introduire dans la place et qui a tout vu, tout entendu. Cet homme a même réussi à s’emparer d’un parchemin, dont vous avez dû entendre déplorer la perte par les conjurés.

 

– J’ignorais quant à moi cette histoire invraisemblable. Mon père, je le crois fermement, n’aura aucune peine à se disculper de ces sottes accusations. Pour ce qui est de mon humble personne, je ne cache pas à Votre Majesté que je ne vois toujours pas pourquoi elle a cru devoir conseiller mon arrestation… À moins qu’on ne me veuille tenir pour responsable des actes de mon père, comme tout à l’heure vous disiez que mon père serait tenu pour responsable de mes actes à moi.

 

– C’est précisément cela, affirma Catherine qui reprit son air bienveillant. Ce que vous venez de dire, je l’ai dit en propres termes au roi : M. le vidame, ai-je dit, aura tôt fait de se disculper. Mais le roi a poussé les hauts cris. Il voulait faire arrêter le vidame sans plus tarder. C’est alors que je lui conseillai de ne pas ébruiter cette triste affaire, de s’assurer à la douce, sans esclandre, de votre personne, d’aviser ensuite votre père, de le sommer de s’expliquer, et si les explications paraissent insuffisantes de lui dire : « Vie pour vie, si vous bougez, la tête de votre fils tombe sous la hache du bourreau. »

 

Sous son calme apparent, Ferrière fut atterré. Il adressa à Fiorinda un long regard éploré où se lisait toute son angoisse. Et elle, s’efforçant de sourire bravement, lui répondit en lui montrant la paume de sa main. Ce qui était une manière de lui rappeler sa prédiction : « Vous avez de longues années à vivre. Et des années heureuses. »

 

Ferrière redressa sa tête qu’il avait tenue penchée un instant et la regardant en face :

 

« Ainsi, madame, j’ai bien compris : je suis un otage entre les mains du roi ?

 

– Un otage, c’est le mot.

 

– De ma soumission, dépend la vie de mon père, comme de sa soumission, a lui, dépendra la mienne ?

 

– C’est tout à fait cela.

 

– C’est bien, madame, je ne résisterai pas. Je suis prisonnier du roi. Vous plaît-il que j’appelle moi-même l’officier et que je me remettre entre ses mains ? »

 

Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Catherine. Elle complimenta :

 

« Vous êtes bien tel que je vous avais jugé : brave, loyal et généreux. Soyez sans inquiétude, je vous tirerai de là. Je vous le promets. Mais n’oubliez pas que le roi tient essentiellement à ce qu’on ignore votre arrestation… momentanément du moins.

 

– Madame, protesta Ferrière, je vous jure que personne ne saura rien par mon fait. »

 

Catherine eut l’air de réfléchir une seconde et dit en se levant :

 

« Allez à la Bastille.

 

– J’y vais », fit simplement Ferrière.

 

Il s’inclina devant elle, lança un dernier regard à Fiorinda qui lui sourit bravement et se dirigea résolument vers la porte.

 

Lorsqu’elle se vit seule, Fiorinda se laissa tomber sur un siège, prit sa tête entre ses deux mains, et elle se mit à sangloter éperdument. Tout ce beau courage qu’elle avait montré devant Ferrière s’évanouissait brusquement à présent qu’il n’était plus là.

 

Pendant ce temps, Catherine pénétrait dans une petite antichambre où régnait un demi-jour qui lui donnait un aspect presque sinistre. Un homme se tenait là, tout seul, assis sur une banquette de chêne. Il était correctement et proprement vêtu comme un gentilhomme. Mais il n’y avait pas besoin de le regarder deux fois pour comprendre que c’était ce que l’on appelait alors « un homme fort résolu », autrement dit, un bravo, un sinistre bandit.

 

En voyant paraître Catherine, l’homme se leva précipitamment et se tint courbé devant elle dans une attitude de basse humilité.

 

« Vite, dit Catherine, il va sortir. Va l’attendre devant la porte. Tu l’as bien vu ? Tu ne te tromperas pas ? »

 

D’une voix rocailleuse qu’il s’efforçait visiblement d’adoucir, l’homme répondit avec une inconsciente familiarité.

 

« N’ayez pas peur, madame, on a son portrait là, dans l’œil. On ne se trompera pas. On connaît son métier, tripes du diable. »

 

Sans manifester ni surprise ni dégoût devant ce langage trivial, elle s’assura :

 

« Tu sais bien ce que tu dois faire ? Répète un peu. »

 

Docile, il s’exécuta :

 

« N’ayez pas peur… Voilà : Je suis l’homme pas à pas. S’il entre à la Bastille. Va bien, la besogne est toute faite… S’il s’écarte du droit chemin… V’lan ! je lui flanque six pouces de fer entre les deux épaules… Comme ça, sans crier gare, pour lui apprendre à vivre… N’ayez pas peur, on connaît la manœuvre. »

 

Elle avait écouté avec attention sans marquer la moindre impatience. Elle approuva doucement de la tête et précisa :

 

« Donne-lui le temps d’arriver cependant. Il est inutile de te presser… Puis, fais bien attention : pour aller d’ici à la Bastille, il y a plus d’un chemin. Il n’est pas obligé de prendre par le plus court… Il est probable qu’il flânera en route… Enfin, ne précipite rien. N’oublie pas que j’aime mieux le voir à la Bastille que de le voir tomber sous ton coup de poignard. Cela est très important pour moi. »

 

Elle laissa tomber une bourse convenablement gonflée qui rendit un son argentin qui parut des plus agréables à l’homme intelligent.

 

Il allongea une griffe velue et subtilisa la bourse avec une dextérité qui tenait du prodige. Après quoi, il disparut lui-même.

 

XII

BOURG-LA-REINE


En quittant Ferrière, Beaurevers avait franchi les ponts et, par la rue Saint-André-des-Arts, il était arrivé à la porte Buci qu’il avait franchie. Il continua son chemin, droit devant lui. À l’angle de la rue des Mauvais-Garçons, il aperçut Strapafar qui flânait le nez au vent. Il l’attendit.

 

Strapafar l’avait vu de son côté. Il alla à lui. Et tout de suite il annonça :

 

« Il s’est rendu à l’abbaye. Il est rentré chez lui. Il est revenu à l’abbaye.

 

– Il y est en ce moment ? demanda Beaurevers.

 

– Oui. Il vient d’y arriver seulement. Trinquemaille et Bouracan sont postés devant la porte.

 

– Et Corpodibale ?

 

– Il garde les chevaux ici près.

 

– C’est bien. Allons. »

 

Et, suivi de Strapafar, il se dirigea vers la rue de l’Échaudé où se trouvait alors la principale entrée de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, presque en face le pilori.

 

Trinquemaille et Bouracan avaient trouvé là l’inévitable guinguette à bosquets dont le propriétaire usait de cette prairie comme d’un bien lui appartenant. Ils s’étaient fait apporter à boire sur ce terrain où ils avaient entamé d’interminables parties de boules. Ce qui leur permettait de surveiller l’entrée de l’abbaye sans en avoir l’air.

 

Beaurevers et Strapafar se joignirent à eux.

 

Les parties se prolongèrent jusque vers quatre heures de l’après-midi.

 

À ce moment, le vidame sortit de l’abbaye. Il passa sans faire attention à ces joueurs.

 

Beaurevers suivit des yeux la direction prise par le vidame. Il put s’assurer qu’il rentrait en ville. Il continua tranquillement sa partie. Seulement Strapafar s’était mis sur les trousses du vidame.

 

Donc les parties reprirent de plus belle entre Beaurevers, Trinquemaille et Bouracan. Elles durèrent moins longtemps cette fois. Vers cinq heures, un moine monté sur une mule, franchit le pont-levis. Car l’abbaye avait ses ponts-levis tout comme le Louvre ou la Bastille.

 

Du coup, les parties s’interrompirent net. Beaurevers se mit à suivre le moine qui ne semblait pas pressé et laissait aller sa mule au pas. Trinquemaille demeura sur les lieux. Bouracan partit en courant vers la rue de Buci. Disons sans plus tarder qu’il y trouva, dans une auberge, Corpodibale, lequel sauta à cheval, et, sur les indications de Bouracan, eut tôt fait de rattraper Beaurevers qu’il se mit à suivre de loin, tenant un autre cheval en main.

 

Le moine fit un long détour qui l’amena sur le chemin de Montrouge.

 

Il paraît que c’était ce qu’attendait Beaurevers, car il le laissa aller et attendit Corpodibale, qui bientôt fut sur lui et lui présenta le cheval qu’il tenait par la bride. Beaurevers sauta en selle et ordonna :

 

« Je ne m’étais pas trompé : le moine va prendre la route de Chartres. Retourne d’où tu viens. Si, comme je le suppose, Trinquemaille te dit qu’il n’a rien vu qui vaille la peine d’être signalé, tu le relèveras de sa faction devenue inutile et vous rentrerez dans Paris. Seulement n’oubliez pas qu’il faut continuer à surveiller de près les faits et gestes de M. le vidame. J’ai besoin d’être renseigné là-dessus.

 

– Compris, monsieur le chevalier, promit Corpodibale, ce sera fait dans toutes les règles. Mais… s’il y a du neuf du côté de Trinquemaille ?

 

– En ce cas, Trinquemaille aura fait ce que je lui ai ordonné de faire. Tu piqueras droit vers la route de Chartres… Du train dont va ce moine, tu n’auras pas de peine à me rattraper… Et tu me diras de quoi il retourne. Mais je doute que tu aies à courir après moi. Allons, file ! »

 

Corpodibale piqua des deux et refit au galop la route qu’il venait de parcourir au pas.

 

Quant à Beaurevers, il piqua des deux lui aussi et il se lança dans un chemin de traverse. Ce chemin de traverse l’amena sur la route qu’il présumait que le moine allait suivre. D’après son calcul, ce petit temps de galop et ce détour devaient le placer à quelques centaines de toises en avant du moine.

 

Il alla jusqu’au haut d’une côte. Là, il mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre. Et il attendit patiemment, scrutant la route par où devait venir le moine.

 

Il ne s’était pas trompé. Il ne tarda pas à le voir paraître au loin, juché sur sa mule qu’il laissait toujours aller au pas.

 

Lorsque le moine arriva à son tour au haut de la côte, il aperçut Beaurevers qui descendait au petit pas, à une centaine de toises devant lui. Le moine, qui déjà s’ennuyait à mourir, l’aborda résolument et la bouche fendue par un immense sourire prononça onctueusement :

 

« Dieu vous garde en joie et santé, mon gentilhomme. Et vous allez loin de ce train ?

 

– À Poitiers, répondit négligemment Beaurevers.

 

– C’est un assez long voyage… Moins long que le mien, cependant. Je souhaite de tout mon cœur que le Ciel vous envoie un compagnon digne de votre société… Sans quoi, mon gentilhomme, vous serez mort d’ennui avant d’arriver.

 

– Mais, mon révérend, il me semble que, ce compagnon, le Ciel vient de l’envoyer en votre personne. Je serais, quant à moi, enchanté de voyager en une aussi sainte compagnie. »

 

Et se reprenant, avec bonhomie :

 

« Mais peut-être ne suivons-nous pas le même chemin ?

 

– Si fait, fit vivement le moine, je passe par Poitiers précisément. Je viens de vous le dire, je vais plus loin que vous… Je vais… en Espagne. »

 

« Bon, se dit Beaurevers, j’étais à peu près sûr de mon affaire. Je le suis tout à fait maintenant : tu vas en Espagne en passant par le Béarn et la Navarre. Une autre preuve en est qu’aucun de mes compagnons ne m’a rejoint jusqu’ici… Et pourtant ils auraient eu le temps de le faire, s’il y avait eu quelque chose. »

 

Et tout haut, d’un air réjoui :

 

« Alors, voilà qui est entendu : nous faisons route ensemble jusqu’à Poitiers. Le voyage sera des plus agréables.

 

– Si, comme je le suppose, à en juger par votre mine, votre intention est de vous loger dans les meilleures auberges…

 

– Cela oui, j’y tiens essentiellement. J’aime mes aises, j’ai besoin de soins, car je suis blessé, et je ne regarde pas à la dépense, ayant la bourse bien garnie.

 

– En ce cas, fit piteusement le moine, il ne me sera pas possible de vous suivre. Si votre bourse est bien garnie, je ne puis, hélas ! en dire autant de la mienne.

 

– N’est-ce que cela ? Je suis riche, Dieu merci ! Si vous voulez bien me le permettre, mon digne révérend, je prends à ma charge vos frais de route tant que vous me ferez l’honneur de m’admettre en votre compagnie.

 

– C’est Dieu qui vous a placé sur ma route pour me venir en aide. Que Dieu vous le rende, mon brave et généreux gentilhomme.

 

– Amen ! » fit gravement Beaurevers qui se signa dévotement.

 

Ils arrivèrent à Bourg-la-Reine vers les huit heures du soir. Le temps avait passé en somme sans trop de lenteur.

 

Fidèle à son rôle, Beaurevers se fit indiquer la meilleure auberge du pays. Il se fit donner les deux plus belles chambres. Et, dernière et suprême délicatesse, il laissa au moine le soin de rédiger le menu du souper qui devait être servi dans la chambre du moine et de choisir les vins à son gré.

 

Le moine s’acquitta de ce soin avec une minutie qui indiquait l’importance considérable qu’il attachait à cette affaire. Et on peut croire qu’il ne montra pas la moindre discrétion et ne songea pas un seul instant à ménager la bourse de celui qui allait régler la note.

 

Enfin, le couvert se trouva mis.

 

À la dixième bouteille, le moine avait roulé sous la table.

 

Beaurevers l’y laissa ronfler tranquillement un bon moment. Il n’était pas fâché de souffler un peu après un assaut aussi rude.

 

Enfin, il se mit à fouiller les poches du moine. Mais il eut beau les tourner et les retourner, à part une bourse assez maigre, il ne trouva pas ce qu’il cherchait.

 

« Diable ! fit-il réellement inquiet cette fois, je n’avais pas prévu un message verbal… Voyons, cherchons encore. »

 

Il chercha si bien qu’il finit par déshabiller le moine qui poussait parfois de sourds grognements de protestation. Il fut récompensé de sa patience, car sous la chemine, il découvrit une ceinture sanglée sur la peau même. Dans cette ceinture, il trouva trois ou quatre pièces d’or et une lettre cachetée aux armes de Bourbon.

 

Il bondit sur la lettre et gagna sa chambre, ferma la porte de communication et alluma sa lampe.

 

Il fit chauffer la lame de son poignard à la flamme de la lampe et avec cette lame brûlante il décolla assez adroitement et sans trop de peine le large cachet de cire rouge.

 

La lettre ouverte, il la lut attentivement d’un bout à l’autre. Elle était assez brève d’ailleurs. Elle était signée Charles de Bourbon, cardinal-abbé de Saint-Germain et adressée à Antoine de Bourbon, duc de Vendôme et roi de Navarre.

 

« Amorce savante, murmura Beaurevers rêveur qui résumait ainsi sa lecture. Suivant la réponse, on précisera les offres. On espère cependant que cette réponse sera favorable puisque, d’ores et déjà, le cardinal conseille à son frère de se rapprocher et de venir incognito à Blois ou à Orléans. »

 

Il réfléchit une minute. Il prit la plume posée devant lui, la trempa dans l’encre et à larges traits biffa toutes les lignes les unes après les autres. Quand ce travail, qui fut vite expédié, fut terminé, il n’y avait plus un mot de lisible sur la lettre, à part la signature. Et il calcula d’un air satisfait :

 

« Du train dont il marche, il faudra huit bons jours à ce moine pour joindre le roi de Navarre. Sa Majesté ne comprendra rien à ce barbouillage. Et pour cause. D’après ce que l’on m’a dit de son caractère, Antoine de Bourbon est homme à se fâcher à mort d’une mystification qui pourrait bien passer à ses yeux pour une insulte… Si cela est, tant mieux. Le voilà fâché pour longtemps avec son frère le cardinal. Et le fameux projet d’alliance imaginé par le vidame tombe à l’eau. S’il ne se fâche pas, il demandera des explications. En ce cas il faut compter huit autres jours pour que son messager vienne à Paris trouver le cardinal, et ce messager sera probablement ce même moine… C’est donc quinze bons jours de tranquillité que je m’assure. D’ici là j’aurai trouvé, j’espère, le moyen de faire avorter leurs combinaisons… D’autant que je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas recours à Mme Catherine… Au fait, c’est peut-être là la bonne idée… Il faudra voir cela de plus près… »

 

Il recacheta la lettre de son mieux et revint à son moine. Il remit la lettre dans la ceinture, remit le froc en place, fit disparaître toute trace des fouilles qu’il venait d’effectuer.

 

Après quoi, il s’étendit par terre à quelques pas du moine toujours endormi et ne tarda pas à faire comme lui.

 

Le lendemain matin, Beaurevers déclara qu’il était brisé, moulu, rompu. Sa soi-disant blessure était sûrement rouverte. Il était malade, incapable de fournir le moindre effort. Et pour mieux marquer son immuable décision, il se déshabilla et se glissa entre les draps de son lit.

 

Le moine dut se résigner à partir seul et, en poussant d’énormes soupirs, il prit congé de Beaurevers qui riait sous cape de sa mine désolée.

 

XIII

ABOUTISSEMENT DE
LA MANŒUVRE DE CATHERINE

Maintenant Ferrière, esclave de la parole jurée, s’acheminait lentement et tristement vers la Bastille où il allait s’enterrer vivant.

 

Comme il remontait la rue Saint-Honoré qui, à cette époque, commençait à la rue des Déchargeurs, alors qu’elle ne commence plus maintenant qu’à la rue des Bourdonnais, il reconnut au loin la haute taille de Beaurevers qui, de ce pas accéléré qui lui était habituel, venait vers lui et bientôt le rejoignit.

 

Ferrière aborda avec une hâte fiévreuse le sujet qui lui tenant le plus à cœur.

 

« Chevalier, dit-il, je suis heureux de vous rencontrer… J’ai retrouvé Fiorinda.

 

– Ah ! fit vivement Beaurevers, et où est-elle ?

 

– Au Louvre. Elle y est encore.

 

– Au Louvre ! s’ébahit Beaurevers, que diable fait-elle là ?… Et qui l’y a conduite ?

 

– Rospignac, sur l’ordre de Mme Catherine qui veut recourir à sa science de diseuse de bonne aventure.

 

– Voilà qui est bizarre, murmura Beaurevers qui réfléchissait. Mais, qu’avez-vous donc, vicomte ? s’étonna Beaurevers. Vous avez retrouvé votre fiancée. Vous devriez être aux anges… Et vous m’annoncez cela d’un air lugubre, avec une mine longue d’une aune. Mortdiable, ce n’est pas naturel. Il vous est arrivé quelque chose ?

 

– Je voudrais vous voir à ma place. J’ai retrouvé ma fiancée, c’est vrai. Mais je suis obligée de la quitter aussitôt, pour je ne sais combien de temps… Si vous croyez que c’est drôle !

 

– Bon, sourit Beaurevers, je vois ce que c’est et je comprends votre humeur : vous êtes obligé de vous absenter… Quelque voyage assez long, peut-être… Et vous enragez.

 

– Un voyage, oui, fit vivement Ferrière qui saisit la balle au bond. Et le pis est que je ne saurais dire quand je serai de retour de ce maudit voyage… Si tant est que j’en revienne jamais !

 

– Bah ! on revient toujours d’un voyage, quand on est bâti comme vous l’êtes et qu’on manie l’épée comme vous savez la manier.

 

– Qui sait ? » murmura Ferrière, qui paraissait de plus en plus sombre et déprimé.

 

Il lui prit la main, et la lui serrant d’une manière expressive :

 

« Chevalier, dit-il d’une voix émue, je pars la mort dans l’âme… à cause de Fiorinda, vous comprenez ?… Mais il le faut, n’en parlons plus… Je m’en irai moins malheureux parce que je vous ai rencontré et que je peux vous dire : Beaurevers, je compte sur vous pour veiller sur elle.

 

– Et vous avez raison, mortdiable, tudiable, ventrediable ! s’écria Beaurevers, qui sentait l’attendrissement le gagner. Ne savez-vous pas que j’aime Fiorinda comme si elle était ma propre sœur ? Mais je vois où le bât vous blesse, mon ami. Et je vous dis : Partez sans appréhension et sans regret, Ferrière. Foi de Beaurevers, je jure que vous retrouverez à votre retour votre fiancée vivante et pure, comme vous la laissez. Êtes-vous plus tranquille ?

 

– Oui. Je sais que vous tenez toujours ce que vous promettez. Je pars moins inquiet. Merci, Beaurevers.

 

– Allons donc, vous voulez rire !… Mais un instant que diable ! Vous n’êtes pas si pressé. Il y a des choses que j’ai besoin de savoir. Voyons, vous dites que Fiorinda est au Louvre. Parfait. »

 

Alors, Ferrière lui narra ce qui s’était passé, taisant toutefois le passage de sa conversation relatif à la Bastille.

 

Ferrière, redevenu plus sombre que jamais, donna l’accolade à son ami.

 

« Je compte sur vous, Adieu.

 

– Comment adieu ! C’est au revoir que vous voulez dire.

 

– Oui, au revoir », rectifia Ferrière d’un air peu convaincu.

 

Et il s’éloigna en courbant le dos.

 

Moins de dix minutes après son entrée, il était enfermé dans un cachot de la tour de la Liberté.

 

XIV

DEUXIÈME MANŒUVRE DE CATHERINE


Après avoir lancé un bravo sur la piste de Ferrière, Catherine était revenue dans sa chambre. Elle alla jeter un coup d’œil à travers le petit vasistas.

 

Fiorinda était prostrée dans son fauteuil. Elle pleurait.

 

Catherine sourit.

 

Elle revint dans sa chambre et ouvrit une porte qui donnait sur son cabinet de toilette. Au fond de ce cabinet de toilette, il y avait une autre petite porte. Elle l’ouvrit sans bruit et se trouva dans la chambre de Fiorinda.

 

« Vous pleurez ? dit Catherine avec sollicitude. Pourquoi ? »

 

Et se reprenant :

 

« C’est vrai, j’oubliais… Votre fiancé… »

 

Fiorinda sécha ses pleurs, les refoula, et ses yeux lumineux rivés sur les yeux de la reine, dressée dans une attitude irréprochable, attentive, repliée sur elle-même, elle attendit l’attaque. Car, chose curieuse, qu’elle eût été probablement fort en peine d’expliquer, elle ne doutait pas que ce ne fût le prélude d’une lutte mortelle où il lui faudrait rendre coup pour coup et – qui sait ? – tuer peut-être pour ne pas être tuée elle-même… ou celui qu’elle aimait, ce qui, pour elle, était tout un.

 

Cette fois, Catherine n’avait plus devant elle un homme confiant, parce que trop loyal, comme Ferrière. Cette fois, elle allait avoir affaire à forte partie. Elle ne s’en doutait pas, certes. Mais qui eût pu s’en douter ? Fiorinda était si jeune.

 

« Rassurez-vous, votre fiancé n’est pas en danger… pas pour le moment du moins… Et il dépendra de vous qu’il en soit longtemps ainsi. »

 

Fiorinda tressaillit. Elle ne s’était pas trompée : c’était bien la lutte qui commençait. Elle demeura calme.

 

« Tout à l’heure, vous avez dit, madame, devant moi, que la vie et la liberté de M. de Ferrière dépendaient de la justification de Mgr le vidame, son père. Maintenant, vous dites que cela dépend de moi… Il y a donc quelque chose de changé, madame ? Puis-je vous demander quoi ? Et en quoi il ne dépend que de moi que mon fiancé ne soit pas menacé ? »

 

C’était un coup droit, inattendu. Catherine fronça le sourcil.

 

« On n’interroge jamais la reine, ma petite. Si vous étiez de la cour, vous sauriez cela.

 

– Une pauvre fille des rues comme moi ne peut pas connaître les usages de la cour. La reine voudra bien excuser cette ignorance et les erreurs qu’elle peut me faire commettre. C’est pourquoi je me permets d’insister, madame. Rien ne me tient tant au cœur que le salut de mon fiancé. Si j’ai bien compris, ce salut ne dépend que de moi. En quoi ? Pourquoi ? Comment ? Voulez-vous m’expliquer cela, madame ?

 

– Plus tard, ma petite, il n’est pas encore temps. Pour l’instant, contentez-vous de savoir que j’ai besoin de vous. Et que de la façon dont vous me servirez dépendra le sort de votre fiancé.

 

– Je croyais que la reine voulait consulter en moi la diseuse de bonne aventure.

 

– Sans doute, sans doute, fit Catherine avec commencement d’impatience. Mais il y a la manière… qui ne saurait être ici la même que dans la rue. Je vous expliquerai cela en temps et en lieu. À ma convenance, à moi, et non à la vôtre. »

 

Elle avait dit cela un peu sèchement. Elle reprit immédiatement son attitude bienveillante et avec un gracieux sourire destiné à corriger l’impression pénible que pouvait avoir causé son mouvement d’humeur :

 

« Je suis venue, bien que mon temps soit précieux, parce que je m’intéresse à vous, pour vous dire : Vivez ici sans appréhension et sans inquiétude. Vous serez bien traitée et j’entends que vous ne vous priviez de rien. Si vous me servez bien, vous serez récompensée au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Je me charge de votre mariage avec M. de Ferrière. Entendez-vous : Je m’en charge… à condition que je sois contente de vous… c’est-à-dire de la façon dont vous me servirez.

 

– Votre Majesté m’a déjà fait l’honneur de me le dire, répliqua Fiorinda sans qu’il fût possible de percevoir si elle raillait ou parlait sérieusement. Je ne l’oublierai pas. »

 

Catherine approuva d’un léger signe de tête et se dirigea vers la porte.

 

Là, elle s’arrêta, et se retourna :

 

« À propos, dit-elle, je ne veux pas vous laisser croire que vous êtes prisonnière. À partir de maintenant, les portes ne seront plus fermées à clef. Vous êtes libre d’aller et de venir à votre guise.

 

– Même de sortir du Louvre ? s’écria Fiorinda dont l’œil brilla de joie.

 

– Sans doute. Quand je dis libre, je l’entends sans restriction. »

 

Catherine eut un de ces sourires énigmatiques qui inquiétaient terriblement ceux qui la connaissaient bien. Elle feignit de réfléchir.

 

« Cependant, dit-elle au bout d’un instant, je pense que je puis avoir besoin de vous à l’improviste. Il s’agit d’intérêts très graves. Il serait fâcheux… très fâcheux que vous fussiez absente au moment précis où j’aurais besoin de vous. »

 

Fiorinda continua de montrer un visage souriant. Mais sa joie tomba d’un coup. Catherine ne voulait pas lui rendre sa liberté, pensa-t-elle. Elle voulut en avoir le cœur net. Elle insinua :

 

« Je pourrais, avant de sortir, aviser la reine… lui faire connaître le lieu où elle pourrait me trouver en cas de besoin… »

 

Et le refus qu’elle attendait arriva enveloppé comme Catherine savait le faire :

 

« Oui… en effet… Mais non… Le hasard nous joue parfois de ces tours abominables… Il se pourrait que j’eusse besoin de vous juste après votre sortie… Il faudrait courir après vous, perdre un temps précieux… Non, décidément, il vaut mieux que vous ne sortiez pas… Et même, en y réfléchissant bien, il me paraît essentiel de vous avoir sous la main à toute heure de la nuit et du jour. Vous êtes libre, je ne m’en dédis pas… Mais je serai plus tranquille si vous me promettez de ne pas bouger de cette chambre. »

 

Fiorinda comprit la ruse. Elle comprit ainsi qu’elle ne pouvait pas se dérober devant cette demande qui, au fond, était un ordre déguisé. Elle se garda bien de résister, de montrer son mécontentement.

 

« C’est bien, dit-elle simplement, je vous promets, madame, de ne quitter cette chambre sous aucun prétexte et ne fût-ce qu’une minute. Est-ce tout ? »

 

Catherine aurait pu lui faire observer qu’elle continuait à se permettre d’interroger la reine. Elle avait mieux à faire pour l’instant. Et répondant à sa question :

 

« Oui, je crois… » dit-elle.

 

Et se reprenant :

 

« Il faut tout prévoir. Le hasard pourrait vous mettre en présence de quelqu’un qui n’est pas de la maison. Si l’on vous interroge… il est bien entendu, n’est-ce pas, que vous êtes ici de votre plein gré, libre d’aller et venir, à telles enseignes que la porte n’est pas fermée à clef ? »

 

Fiorinda sentit percer la menace. Elle s’inclina encore une fois de bonne grâce :

 

« Je répéterai ce que Votre Majesté vient de me dire », fit-elle.

 

Et après une courte hésitation :

 

« Si l’on s’étonne de me voir cloîtrée ici, que répondrai-je ? »

 

Catherine réfléchit une seconde et répondit :

 

« Vous direz que, ne vous sentant pas à votre place à la cour, vous préférez vous tenir volontairement à l’écart, de crainte de commettre quelque manquement à l’étiquette que tout le monde n’aurait peut-être pas l’indulgence d’excuser.

 

– Comme le fait Votre Majesté », répliqua Fiorinda, sans qu’il fût possible de percevoir qu’elle raillait. Et elle ajouta aussitôt :

 

« C’est bien, madame, j’obéirai. »

 

Catherine la regardait d’un œil soupçonneux, s’efforçant de lire sa pensée dans ses yeux.

 

Mais Fiorinda soutint ce regard de feu avec l’assurance de l’innocence.

 

Catherine dut reconnaître que ce visage souriant demeurait hermétiquement fermé pour elle. Elle eut un geste de dépit, pivota sur les talons et se dirigea vers la petite porte qu’elle ouvrit.

 

XV

OÙ BEAUREVERS FAIT AUSSI SA PETITE MANŒUVRE


Revenons à Beaurevers, maintenant.

 

Ferrière l’avait quitté d’une manière qui lui parut si étrange qu’il en demeura un instant tout saisi. Il eut un mouvement pour s’élancer, le rattraper, lui dire : « Je vous accompagne. » Mais il se dit :

 

« À quoi bon ?… Je le gênerais, c’est clair… S’il ne dit rien, c’est qu’il ne peut ou ne veut rien dire.

 

Il le regarda s’éloigner d’un œil rêveur. Et il partit d’un air résolu dans la direction du Louvre, où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers l’appartement particulier du roi, auprès duquel il fut admis séance tenante, sans avoir été annoncé. Faveur toute spéciale dont il était peut-être le seul à bénéficier au Louvre.

 

Il était environ cinq heures du soir lorsque Beaurevers quitta le roi, sans lui dire qu’il se rendait près de Catherine. Et peut-être n’avait-il tardé ainsi que parce qu’il hésitait à faire cette démarche. Ou du moins peut-être n’était-il pas bien fixé sur ce qu’il allait dire.

 

Catherine ne s’attendait pas à cette visite. Dans son esprit inquiet, les questions affluèrent. Néanmoins, elle donna l’ordre d’introduire M. le chevalier de Beaurevers dans sa chambre même, où elle se trouvait.

 

Celui-ci parut. Il semblait très calme, très maître de lui. Il était seulement un peu froid. C’est que, en effet, un entretien entre Catherine et lui était toujours comme une manière de duel où, de part et d’autre, on s’allongeait de rudes coups.

 

De son côté, Catherine était en garde. Ce qui ne l’empêcha pas de lui faire le meilleur accueil.

 

Beaurevers aborda sans détour le sujet qui l’amenait :

 

« Madame, dit-il, le hasard m’a fait surprendre une conversation particulièrement intéressante pour Votre Majesté. Et je crois de mon devoir de vous révéler l’objet de cette conversation.

 

– Je vous écoute, monsieur », fit Catherine, attentive. Et d’un air détaché :

 

« Mais d’abord, quelles sont ces personnes dont vous avez surpris la conversation que vous croyez devoir me répéter ?

 

– Je l’ignore, madame », répondit Beaurevers sur un ton péremptoire.

 

Et plus doucement :

 

« Je le saurais, d’ailleurs, que je ne vous le dirais pas… Entendons-nous bien, madame. En faisant cette démarche, j’ai conscience de rendre un signalé service à votre maison et à vous particulièrement. Il ne fallait pas moins que cette considération pour me décider à accomplir une chose qui, au fond, me répugne. Mais, je vous en prie, n’attendez pas de moi que je vous fasse l’office de délateur.

 

– Ce scrupule est trop honorable pour que je ne l’admette pas, consentit gracieusement Catherine. Parlez donc, monsieur. Je vous écoute avec la plus vive attention.

 

– La chose en vaut la peine, madame, vous ne tarderez pas à le reconnaître. En deux mots, voici de quoi il retourne. Il s’agit d’un complot destiné à renverser le roi, votre fils, et à le remplacer par le duc de Guise, qui serait proclamé roi de France.

 

– On prête des projets de bien vaste envergure à l’ambition de MM. de Guise, dit Catherine d’un air sceptique.

 

– Oui, mais cette fois la chose est sérieuse et mérite d’être prise en considération, répliqua Beaurevers avec force. J’ai tenu en main, un instant, la preuve palpable et indubitable de la réalité de ce complot et de l’adresse extraordinaire avec laquelle il a été machiné. Il réussira fatalement si on ne fait rien pour l’enrayer quand il en est temps encore.

 

– De quoi s’agit-il, voyons ? demanda Catherine, impressionnée.

 

– D’un danger qui vous menace personnellement… ou qui menace un des vôtres… votre fils Henri par exemple.

 

– Henri ! s’écria Catherine, bouleversée.

 

– Ai-je dit Henri ! fit Beaurevers de son air le plus naïf. Henri, Charles ou François, peu importe, madame ! Il s’agit de l’existence et de l’héritage de ces trois enfants, qui sont en péril.

 

– Par le Dieu vivant ! s’écria Catherine soudain redressée, mon rôle est tout indiqué dès l’instant qu’il s’agit de la vie et de l’héritage de mes enfants. Je les défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

 

– Je suis heureux, mais non surpris de vous voir si résolue, madame », déclara Beaurevers en réprimant un sourire, car il avait parfaitement compris la restriction de Catherine.

 

Il se recueillit une seconde et reprit, tandis que Catherine, prodigieusement intéressée maintenant qu’elle savait que la vie de son fils bien-aimé Henri était en jeu, écoutait avec une attention que rien ne pouvait plus distraire.

 

« Vous savez, madame, que le roi a jugé bon de ménager messieurs de la Réforme et qu’il est résolu à aller plus loin pour se les attacher et pouvoir s’appuyer sur eux.

 

– Mesure bien imprudente peut-être, dit Catherine qui sondait le terrain.

 

– Mesure très sage, au contraire, madame, répliqua Beaurevers, et vous allez être de cet avis. Les protestants sont les ennemis des Guises qui rêvent de les exterminer tous… parce qu’ils font obstacle à leur ambition. En les persécutant comme on ne cessait de le lui conseiller, le roi les poussait à la révolte, s’en faisait des ennemis enragés. Un jour prochain serait vite arrivé où, pris entre eux et les Guises, il eût été brisé comme un fétu. Il a compris ou on lui a fait comprendre ce danger. De là son changement d’attitude envers les protestants. Dès maintenant, il se trouve que le roi n’a plus contre lui que MM. de Guise. Demain, il pourra lâcher sur eux les protestants. Vous comprenez, n’est-ce pas, que les rôles seront renversés : ce sont les Guises qui se trouveront pris entre les forces du roi et celles des protestants. Je crois qu’ils ne pourront résister et qu’il leur faudra se soumettre… s’ils ne veulent pas être brisés.

 

– Peut-être… En effet… fit évasivement Catherine.

 

– Les Guises ont si bien compris ce danger que dès maintenant ils s’efforcent d’y parer.

 

– Comment ?

 

– En divisant les forces des protestants. En contractant une alliance avec le roi de Navarre. »

 

Catherine dressa l’oreille. Jusque-là il lui semblait que Beaurevers faisait allusion à ce qui s’était dit chez le vidame. Car nous n’avons pas besoin de dire que Rospignac l’avait mise au courant. Maintenant, elle commençait à en être sûre.

 

« Soit, dit-elle, mais je n’y puis rien.

 

– Erreur, madame, vous pouvez tout. Et c’est bien pour cela que je m’adresse à vous.

 

– Moi ! se récria Catherine. C’est vous qui vous trompez. »

 

Comme s’il n’avait pas entendu, Beaurevers continua, imperturbablement :

 

« Je maintiens que vous seule, madame, pouvez empêcher cette alliance de se faire. Mieux : vous pouvez rendre la brouille entre les deux partis plus complète qu’elle n’a jamais été.

 

– Je serais curieuse de savoir comment.

 

– Ceci, madame, c’est votre affaire. Quand vous aurez vu que votre intérêt personnel, ou pour mieux dire l’intérêt du véritable héritier de la couronne est en jeu, je ne doute pas que vous trouviez séance tenante le moyen infaillible d’empêcher de se rapprocher ceux qui, dès maintenant, essaient de le faire.

 

– Encore faudrait-il que cet intérêt m’apparût clairement.

 

– C’est ce que je me fais fort de vous démontrer, madame. Et pour cela, nous allons, si vous le voulez bien, revenir à cette question momentanément écartée de la succession légitime au trône de France. »

 

Catherine se fit tout oreilles. Elle comprenait qu’il allait être encore question de son fils Henri, qu’il fût nommé ou non. Beaurevers reprit :

 

« Je voudrais que vous fussiez bien pénétrée de cette pensée, madame, que, si le roi François II est renversé par les Guises, sa succession ira, non plus au duc d’Orléans, non plus à la maison de Valois, mais à la maison de Guise.

 

– Oh ! oh ! protesta Catherine, plutôt sceptique, voilà qui est bientôt dit. En admettant que ce malheur arrive à mon fils, le roi actuel, ce qui ne se produira pas d’ailleurs, pensez-vous que je sois femme à laisser dépouiller mes autres enfants, héritiers légitimes de leur frère ?…

 

– Vous défendrez les droits de vos enfants. Nul n’en a jamais douté. Mais il sera trop tard, madame… Parce qu’on ne se bat pas pour défendre des morts. »

 

Catherine fut aussitôt debout et secouée par une terreur indicible :

 

« Voulez-vous dire qu’on se débarrassera de mes autres enfants ?… On assassinera mon fils ?…

 

– Parbleu, madame, on se gênera ! » lança fortement Beaurevers qui feignit de ne pas remarquer qu’elle venait de se trahir et que toute sa terreur, toute son inquiétude allaient à un seul de ses fils : à Henri.

 

Et il ajouta avec plus de force :

 

« Mais comprenez donc, madame, que les Guises savent voir et faire grand. La race des Valois les gêne : c’est très simple. Ils condamnent toute la race qui ne pourra plus leur demander compte de leur usurpation quand elle aura disparu. Vous parlez d’assassinat. Fi, le vilain mot, madame. Une exécution, oui, et non un assassinat. L’exécution d’un jugement rendu par une puissance plus forte que la vôtre, madame, et devant laquelle s’inclineront tous vos sujets – ou à peu près tous.

 

– La bulle du pape ! » grinça Catherine, qui perdait la tête devant la menace suspendue sur son fils.

 

Beaurevers nota dans son for intérieur :

 

« Bon, j’étais bien sûr que tu connaissais cette histoire aussi bien que moi ! »

 

Et tout haut, d’un air détaché :

 

« La bulle, oui, madame. Je vois que vous êtes renseignée.

 

– Non, fit vivement Catherine, qui voyait trop tard la faute qu’elle venait de commettre. Je ne suis pas renseignée. J’ai entendu chuchoter sous le manteau que MM. de Guise avaient sollicité, ou allaient solliciter l’intervention du pape. On parlait d’une bulle. Personne ne disait, et pour cause, ce qu’elle contenait ou contiendrait. Vous le savez donc, vous, monsieur, qui parlez avec tant d’assurance ? »

 

Beaurevers sourit des explications embarrassées qu’elle s’évertuait à lui donner. Et il répliqua :

 

« J’ai eu l’honneur de vous dire en commençant que j’avais eu en main la preuve palpable du complot. En disant cela, je faisais allusion à cette bulle. »

 

Catherine le savait avant qu’il l’eût dit. Seulement elle ne voyait pas alors cette bulle du même œil qu’elle la voyait maintenant. Et de sa voix caressante :

 

« En sorte, dit-elle, que mieux que personne vous devez savoir ce qu’elle contient. Et j’espère bien que vous allez me renseigner.

 

– Je ne suis venu que dans cette intention. Le pape, madame, donne le trône de France au duc de Guise, à l’exclusion de la race des Valois qui est déclarée indigne de régner.

 

– Je savais cela, avoua Catherine. Mais la race des Valois… voilà qui me paraît assez vague. On peut…

 

– Non, madame, interrompit Beaurevers avec plus de rudesse, aucune échappatoire n’est possible. Le pape précise et nomme les trois héritiers éventuels : Charles, Henri, François. Il fulmine l’anathème contre eux… Il ordonne à tous les fidèles de leur courir sus et de les abattre comme des bêtes malfaisantes… Vous entendez, madame : des bêtes malfaisantes. Il accorde d’avance des indulgences plénières et sa sainte bénédiction à celui qui délivrera le monde de ces trois petits monstres.

 

– Vous êtes sûr qu’il y a cela ? demanda Catherine les lèvres pincées, l’œil chargé d’éclairs, redressée enfin dans une attitude de menace.

 

– Tout à fait sûr, madame », répéta froidement Beaurevers.

 

Et il ajouta, d’un air souverainement détaché :

 

« Ceci, madame, constitue le danger direct dont vous êtes menacée et dont j’ai jugé qu’il était de mon devoir de vous aviser. C’est fait. Je n’ai plus rien à ajouter.

 

– Ah ! mon fils doit être abattu comme une bête malfaisante, à seule fin que le trône puisse revenir à M. de Guise !

 

« Et M. de Guise s’imagine que je vais le laisser faire !… Le sot, le niais, l’imbécile, le misérable assassin !… Me tuer mon fils, le dépouiller !… Allons donc ! Qu’il y vienne un peu, le Lorrain !… S’il n’a pas la moindre idée de ce que c’est qu’une mère qui défend son petit et de quoi elle est capable, je me charge de le lui montrer, moi !… Et d’abord, pour commencer, cette alliance avec les Bourbons ne se fera pas… Je m’en charge… Tiens, est-ce que le Lorrain s’imagine par hasard que je vais stupidement lui permettre d’augmenter ses forces pour écraser mon fils !… »

 

Elle s’était levée, elle allait et venait dans son oratoire par bonds successifs, et les mots sortaient de sa gorge contractée, pareils à de sourds rugissements.

 

Beaurevers s’était mis à l’écart. Il voyait bien qu’elle avait totalement oublié sa présence. Il l’observait avec une attention passionnée et il se disait :

 

« Voilà la tigresse qui se réveille, qui sort les griffes et montre les crocs… Gare aux Lorrains !… Elle va bondir sur eux et ne les manquera pas. »

 

Brusquement, Catherine s’apaisa. Elle devait avoir trouvé la contre manœuvre susceptible de parer le coup qui l’atteignait et de frapper à son tour, et rudement. Elle rentrait dans l’action. Et dès lors elle retrouvait ce calme et ce sang-froid qui la faisaient si redoutable. Oubliant qu’elle venait un bref moment de mettre son âme à nu, elle reprit le masque, rentra dans son rôle.

 

« Les renseignements que vous venez de me donner, dit-elle, sont précieux… vraiment précieux… et ils changent radicalement mes vues. J’étais mal renseignée sur cette affaire. Je ne pensais pas que le roi fût menacé. Mais puisqu’il est en danger, mon rôle est tout indiqué. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Mais ce que je sais, ce que je puis vous assurer, c’est que, moi vivante, jamais, jamais, entendez-vous, les Guises ne prendront la place de mes enfants. »

 

Elle avait prononcé cela avec un air de résolution tel que Beaurevers se dit :

 

« Bon, me voilà tranquille : pendant que Catherine travaillera à défaire de ses propres mains ce qu’elle a eu tant de mal à ériger sournoisement dans l’ombre, moi, je pourrai me consacrer entièrement à la défense de la personne du roi qui, probablement après une trêve momentanée, sera plus menacé que jamais. Et c’est tout ce que je voulais. »

 

XVI

OÙ BEAUREVERS MONTRE LES DENTS


Cependant Catherine s’avisait enfin qu’elle devait au moins un remerciement à l’homme qui, elle en convenait elle-même, venait de sauver la vie à son fils Henri… Le seul qui comptait à ses yeux. Elle n’était pas chiche de belles paroles. Et, très aimable :

 

« Monsieur de Beaurevers, dit-elle, vous venez de me rendre un service que je n’oublierai pas, croyez-le bien. C’est du plus profond de mon cœur que je vous dis merci. À tout autre qu’à vous j’offrirais une récompense… Mais je sais que vous n’accepteriez pas, ce qui fait que je m’abstiens.

 

– Votre Majesté se trompe. Pour une fois, j’ai quelque chose à demander. J’ose espérer que la reine voudra bien accéder à ma prière.

 

– Je me disais aussi que ce superbe désintéressement ne pouvait durer éternellement… Parlez donc, chevalier, et s’il ne tient qu’à moi…

 

– Je tiens d’abord à vous faire remarquer, madame, qu’en somme je viens de sauver la vie à votre fils préféré… Le seul que vous aimez.

 

– Je n’en disconviens pas… Vous pouvez donc demander beaucoup. Quant à ce qui est de prétendre que mon fils Henri est le seul que j’aime, c’est là une indigne calomnie que je m’étonne de voir tomber de votre bouche. »

 

Avec un calme effrayant, Beaurevers riposta :

 

« À d’autres, madame, vous pourriez parler d’indigne calomnie… à moi, non. Je sais ce que je dis, quand je dis que votre fils Henri, que je n’avais pas nommé, est le seul que vous aimez. Et vous savez, vous, que je dis la vérité. Je suis prêt à fournir des précisions, si vous le désirez. »

 

Catherine le vit bien décidé. Elle ne comprenait toujours pas ce qui pouvait avoir motivé ce changement d’attitude. Mais elle comprit fort bien qu’il menaçait. Elle n’était pas femme à reculer. Et, agressive :

 

« Eh ! que pourriez-vous dire, mon Dieu ?… Voyons, je suis curieuse de le savoir. J’attends ces précisions.

 

– Les voici, madame, répliqua Beaurevers avec une froideur terrible. La preuve que votre fils Henri est le seul que vous aimez, c’est qu’il est l’enfant de l’amour. Le père de cet enfant…

 

– Monsieur ! interrompit Catherine dans un hurlement de rage.

 

– S’appelle Gabriel de Montgomery, continua implacablement Beaurevers. La preuve que vous n’aimez que celui-là, c’est que vous êtes allée chez Nostradamus, mon père, lui demander de consulter le destin pour savoir si cet enfant serait roi, au détriment de ses aînés, apparemment condamnés… J’étais là, madame, invisible. J’ai tout vu et tout entendu… Précisions encore : depuis qu’il est roi, on ne compte plus les attentats mystérieux dirigés contre votre autre fils, François II. L’attentat de la porte de Nesle fut organisé par Rospignac, qui vous appartient. J’en ai la preuve. Celui, plus récent, du Pré-aux-Clercs : organisé par Rospignac, sur vos ordres, et de connivence avec les Guises. J’en ai la preuve. Lorsqu’une jeune fille vint ici, au Louvre, aviser Griffon du danger couru par le roi, cette jeune fille fut retardée dans l’accomplissement de sa mission par le concierge. Une créature à vous, madame, qui n’agit ainsi que sur vos ordres. J’en ai la preuve. D’ailleurs, il a été chassé de la cour comme un vil espion qu’il était. Enfin, dernière précision : cette conspiration des Guises de concert avec le vidame de Saint-Germain – vous voyez que je joue carte sur table et que j’appelle les choses par leur nom – cette fameuse conspiration que j’avais l’air de vous révéler et que vous connaissiez aussi bien que moi, attendu que c’est vous qui l’avez machinée de toutes pièces et qui en teniez les fils dans l’ombre. J’en ai la preuve. Toute cette accumulation de crimes est votre œuvre. Et tout cela uniquement dans le but de rapprocher du trône votre fils Henri. Vous trouvez-vous suffisamment édifiée, madame ? »

 

Catherine avait écouté cette espèce de réquisitoire pour ainsi dire malgré elle. Les sentiments déchaînés en elle par les accusations qu’on lui jetait à la face l’avaient mise dans l’incapacité de dire une parole, d’esquisser un geste.

 

Pas un muscle de sa face devenue livide ne bougeait. Seuls les yeux étincelants qu’elle dardait sur Beaurevers attestaient que la vie existait encore en elle et parlaient un langage effroyablement menaçant.

 

Beaurevers avait achevé de parler qu’elle était encore immobile et muette, comme privée de sentiment. Enfin elle retrouva l’usage de la parole et, dans un grondement furieux, qui n’avait plus rien d’humain, elle hoqueta :

 

« Misérable truand, tu oses insulter la reine… la mère du roi !… Je veux… le bourreau… la question… les supplices les plus… »

 

Les mots maintenant se pressaient sur ses lèvres avec une telle impétuosité qu’elle ne parvenait pas à les assembler en phrases correctes.

 

Elle prit le temps de souffler.

 

Beaurevers, plus froid que jamais, l’observait avec une attention intense. Et il se disait :

 

« Attention, voilà le moment critique. Si j’hésite, si je m’embrouille, si je trébuche, je suis perdu… Une seule des accusations que je viens de porter suffirait à faire tomber ma tête si je ne puis la prouver. Il faut que Catherine soit persuadée du contraire. »

 

Catherine s’était remise. La colère, une colère froide, terrible, la faisait vibrer. Elle voulut appeler. Le timbre et les marteaux d’ébène se trouvaient sur une petite table. Cette table, par suite d’un oubli, n’était pas à portée de sa main.

 

Elle se leva lentement pour aller à cette table.

 

Beaurevers comprit son intention. Il n’hésita pas.

 

« Qu’allez-vous faire, madame ? » demanda-t-il avec un calme stupéfiant.

 

Et répondant lui-même :

 

« Appeler votre capitaine des gardes. Lui donner l’ordre de m’arrêter… La pire des maladresses que vous pourriez commettre en cette occurrence terrible comme celle-ci. »

 

Sans hâte, sans provocation, d’un pas ferme, aussi tranquille que s’il accomplissait le geste le plus banal, il alla à la petite table, la prit et vint la poser doucement devant Catherine stupéfaite et déjà inquiète.

 

Puis, saisissant le marteau, il le lui tendit en disant :

 

« Tenez, madame, appelez… Réfléchissez cependant avant de frapper sur ce timbre. Demandez-vous un peu si je suis un homme à être venu ici sans avoir pris préalablement mes petites précautions.

 

– Démon !

 

– Raisonnons, voulez-vous ? Vous ordonnez mon arrestation. Parfait. Votre capitaine se présente. Je ne fais aucune difficulté de lui remettre mon épée… Seulement, j’exhibe à mon tour un ordre entièrement écrit de la main du roi, prescrivant, en cas d’arrestation, de me conduire avant toute chose devant lui. »

 

Il avait dégrafé son pourpoint et mis la main dans son sein comme pour en sortir l’ordre dont il la menaçait. Mais il eût été bien en peine de le montrer, cet ordre, pour l’excellence raison qu’il n’en avait aucun, d’aucune espèce.

 

Mais Catherine ne prit toujours par le marteau. Preuve qu’elle croyait, elle, à l’existence de cet ordre.

 

Beaurevers continua avec plus de force :

 

« Votre capitaine obéira à l’ordre du roi, comme il aura obéi au vôtre. De cela, vous ne doutez pas, j’imagine. On me conduira devant le roi. Il faudra que vous y veniez aussi, madame. Vous déposerez votre plainte. Moi, je préciserai mes accusations… et je fournirai mes preuves. Soyez tranquille, madame, la chose sera vite réglée, pas dans le sens que vous espériez. »

 

Catherine, qui se tenait droite devant lui, se laissa tomber lourdement dans son fauteuil. Ses jambes refusaient de la porter plus longtemps. Et une sueur glacée pointait à la racine de ses cheveux.

 

Beaurevers ne triompha pas. Il posa doucement le marteau sur la table, devant elle. Il était sûr maintenant qu’elle n’y toucherait pas. Et, les bras croisés sur la poitrine, il attendit avec confiance.

 

Catherine réfléchissait. Elle ne s’avouait pas encore vaincue. Elle cherchait. Et tout à coup ses yeux se posèrent avec insistance sur le marteau.

 

Beaurevers ne la perdait pas de vue. On eût pu croire qu’il lisait dans son esprit comme dans un livre ouvert, car il dit, froidement :

 

« Je sais, madame : à quoi bon une arrestation dangereuse ? Un misérable a osé insulter la reine dans sa chambre. Sus ! qu’on l’abatte comme un chien enragé. Et dix, vingt estafiers se ruent sur lui. Tout doux, madame. Vous savez bien qu’on ne me tue pas si aisément, moi ! »

 

Furieuse de se voir si bien devinée, Catherine gronda encore une fois entre ses dents :

 

« Ce démon a donc, comme son père, le don de lire dans les cœurs ! »

 

Beaurevers, avec un peu de rudesse, car sa résistance commençait à l’énerver, continua :

 

« On ne me tuera pas du premier coup. Il y aura bataille, du bruit… Je me charge d’en faire comme vingt à moi tout seul… Une bataille dans la chambre de Sa Majesté la reine mère, quel scandale et quelle émotion aussi… Mais tout le Louvre, le roi en tête, va se précipiter dans cette chambre. »

 

Il prit un temps, comme pour lui laisser le loisir de bien fixer dans ses yeux le tableau qu’il évoquait, et il acheva :

 

« C’est ce que je demande, moi. Du monde, beaucoup de monde autour de moi pour m’entendre dire et prouver que Catherine de Médicis, épouse, fut adultère. Mère, elle a comploté et complote encore la mort de son fils, le roi François II. Catherine de Médicis adultère et régicide… Vous savez, madame, quel est le châtiment réservé aux régicides ?… Pardieu, je vous entends : le roi ne peut pas faire dresser l’échafaud pour sa propre mère. C’est entendu, madame. Mais il y a mille moyens de se débarrasser à la douce d’un criminel… Et puis, et votre fils Henri ?… Quand vous ne serez plus là, madame, quand il connaîtra la vérité, est-ce que vous croyez que le roi tolérera la présence de cet intrus dans sa famille ?… Ah ! le pauvre petit Henri, victime innocente des fautes de sa mère, il ne sera pas long à dormir son dernier sommeil, couché entre les quatre planches d’un cercueil. Le même cercueil peut-être où vous vouliez étendre son frère, le roi, pour le rapprocher du trône.

 

– Assez !… » hurla Catherine affolée par l’épouvantable vision de son fils bien-aimé, livide, glacé, rigide, descendu au cercueil.

 

Cette fois, Beaurevers comprit qu’elle était définitivement domptée. Il n’ajouta plus un mot. Et il reprit une attitude respectueuse, telle que la lui imposait cette même étiquette qu’il venait de fouler aux pieds avec une audace qui aurait pu lui coûter cher.

 

Vaincue, Catherine ne chercha plus à louvoyer.

 

« C’est bien, dit-elle après un court silence, dites ce que vous exigez de moi. »

 

Elle insistait sur le mot.

 

Beaurevers l’accepta sans sourciller. Et, traitant de puissance à puissance :

 

« Je vais, madame, parler sans ambages, dit-il. C’est le plus sûr moyen d’arriver à une entente rapide. Vous voulez la mort du roi. Moi, je ne la veux pas. Je comprends, je trouve très naturel que vous cherchiez à me supprimer, puisque je suis l’obstacle qui menace de faire avorter vos projets. Mais je ne comprends plus, je n’admets plus, que vous cherchiez à me frapper dans mes amis, qui sont bien innocents et tout à fait ignorants de nos affaires.

 

– Eh quoi ! fit Catherine, étonnée, ce n’est pas de vous-même que vous voulez parler, c’est de vos amis ?

 

– De mes amis, oui, madame. Et puisque vous avez employé ce mot, j’exige que vous ne les teniez pas pour responsables de mes actes et que vous ne vous vengiez pas sur eux des embarras que je vous cause.

 

– Je ne prévoyais pas cette requête. Je la trouve juste, d’ailleurs. Encore faut-il me faire connaître le nom de ces amis qui vous sont chers.

 

– Je parle du comte de Ferrière et de sa fiancée Fiorinda, madame, répliqua Beaurevers qui se tenait sur ses gardes.

 

– Ferrière, Fiorinda, s’écria Catherine avec un air de surprise admirablement joué, mais je n’ai aucun motif de leur vouloir du mal !

 

– Ah ! je vous en prie, madame, s’impatienta Beaurevers, ne recommençons pas les finasseries. Ferrière m’a aidé à sauver le roi. Et vous le savez… Fiorinda a été chargée d’un message pour Griffon. Vous le savez encore. Et il se trouve que Ferrière a subitement disparu, que Fiorinda a été enlevée sur votre ordre et conduite ici, où elle est même séquestrée.

 

– Cette jeune fille est venue ici contre son gré, c’est vrai. Mais c’est de son plein gré qu’elle y demeure. Elle est si peu séquestrée qu’elle peut circuler librement, s’en aller si cela lui convient. Si elle ne le fait pas, c’est parce qu’elle sait bien que la fantaisie que j’ai de la consulter lui apportera d’un coup plus qu’elle ne gagne en plusieurs années. Où voyez-vous du mystère là-dedans ?

 

– Alors, fit Beaurevers, méfiant, vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je lui fasse une visite ?

 

– Aucun. Sortez de ma chambre, traversez l’oratoire et l’antichambre, vous serez dans le couloir. Tournez à droite et frappez à la cinquième porte que vous trouverez à votre droite. Vous serez rendu. »

 

Et comme Beaurevers la fixait avec insistance, inlassablement patiente :

 

« Que craignez-vous ? Que je mette à profit ce long détour pour exercer sur elle je ne sais quelle pression. S’il en est ainsi, passez par mon cabinet de toilette. Il donne directement sur la chambre occupée par cette jeune fille. »

 

Cruellement perplexe, Beaurevers se disait :

 

« Serait-elle de bonne foi, pour une fois ? Elle se montre bien complaisante… »

 

Catherine reprit :

 

« Pour ce qui est de M. Ferrière, il est venu me voir au sujet de cette petite. C’est un fort gentil cavalier qui m’a beaucoup plu. À telles enseignes que je lui ai séance tenante donné les mêmes explications que je viens de vous donner au sujet de sa fiancée avec laquelle il a eu un long entretien. Je lui veux si peu de mal que je lui ai spontanément offert de m’entremettre auprès de son père pour l’amener à consentir à cette union en laquelle le vicomte espère trouver le bonheur de toute sa vie. Je ne peux pas vous en dire plus long que je n’en sais. Je puis ajouter cependant qu’il est sorti libre du Louvre. »

 

Beaurevers le savait, cela, puisqu’il avait rencontré Ferrière à sa sortie du Louvre précisément. Il réfléchissait :

 

« Je ne sais rien… Il me faut bien me contenter des assurances qu’elle me donne. Mais elle se trompe si elle se figure que je vais la tenir quitte à si bon compte. Non, mortdiable, j’ouvrirai l’œil… »

 

Et tout haut, croyant l’embarrasser :

 

« Madame, me jureriez-vous sur la tête de votre fils Henri que vous n’entreprendrez rien contre Ferrière et Fiorinda ?

 

Sans la moindre hésitation, elle répéta, étendant la main :

 

« Sur la tête de mon fils Henri, je vous jure que je n’entreprendrai rien contre Ferrière et Fiorinda. »

 

Beaurevers fut stupéfait de la facilité avec laquelle elle venait de s’exécuter. Il savait qu’un serment sur la tête de son fils bien-aimé serait sacré pour elle. Il eût dû être complètement rassuré. Il se trouva plus inquiet qu’avant. Il n’aurait pas su dire pourquoi.

 

Cependant, il lui fallait bien se contenter de ce serment qu’il avait demandé lui-même et qu’elle avait répété sans l’ombre d’une hésitation dans les termes mêmes dont il s’était servi.

 

« C’est bien, dit-il d’un air soucieux. Je tiens le serment pour valable. Il me reste maintenant à vous entretenir du vidame lui-même. Ce vidame, madame, est un grand honnête homme. S’il n’avait été indignement trompé par Rospignac et par les Guises, jamais il ne serait entré dans cette conspiration.

 

– Monsieur, dit Catherine sérieuse, je vous assure que je n’en veux pas au vidame. Je vous assure que je n’ai rien fait et ne ferai rien contre lui. Si donc il peut se tirer indemne de la méchante affaire où il s’est fourré malencontreusement, je ne ferai rien pour l’en empêcher. Mieux : je réfléchis que le concours du vidame est indispensable aux Guises. J’ai donc, moi, intérêt à le détacher d’eux. Je vous promets que je vais le faire appeler. Je le catéchiserai de mon mieux, c’est mon intérêt, et si je réussis à le convaincre, c’est-à-dire s’il quitte le parti des Guises pour redevenir neutre comme il était précédemment, eh bien, il sera sauvé. Je ne peux pas promettre davantage.

 

– Cela me suffit, madame », dit Beaurevers, qui voyait qu’elle était sincère sur ce point.

 

Et il ajouta :

 

« Maintenant, madame, voulez-vous me permettre d’aller voir cette petite Fiorinda ? Je vous demanderai la permission de passer par votre cabinet. Non par méfiance, madame, croyez-le bien, mais simplement parce qu’il se fait tard et que mon temps est pris. »

 

Sans la moindre difficulté, avec le même air gracieux, elle consentit :

 

« Allez, monsieur. »

 

Beaurevers s’inclina devant elle et se dirigea vers la porte de la penderie qu’il voyait ouverte.

 

« Pas par là, avertit tranquillement Catherine ; ce cabinet est sans issue. La porte fermée que vous voyez plus loin là-bas. C’est cela. »

 

Dès que la porte se fut fermée sur Beaurevers, Catherine bondit sur cette porte et poussa le verrou.

 

Puis elle se glissa vivement dans la penderie. Le petit judas était ouvert. Elle n’eut qu’à se pencher pour voir Beaurevers qui, à ce moment même, pénétrait chez Fiorinda. Mais malgré son vif désir, elle ne put entendre la courte conversation qu’échangèrent les deux jeunes gens. Beaurevers savait combien il devait se méfier.

 

XVII

OÙ CATHERINE SIGNE UN ORDRE À
LA DEMANDE DE BEAUREVERS

Beaurevers était parti tout pensif.

 

Et comme l’après-midi était assez avancé, que la nuit tombait de plus en plus, il avait quitté le Louvre et, n’ayant rien à faire pour l’instant, il était tout bonnement rentré chez lui, rue Froidmantel, à l’hôtel Nostradamus.

 

Il se coucha et ne tarda pas à dormir comme un bienheureux. Le lendemain matin, après les ablutions, Beaurevers s’écria tout joyeux :

 

« Par Dieu, puisque c’est Mme Catherine qui a donné l’ordre d’enfermer Ferrière, c’est elle qui donnera l’ordre de le délivrer. C’est très simple. »

 

Sachant à peu près tout ce qu’il avait besoin de savoir, ayant pris ses dispositions pour éloigner les soupçons de Catherine de Fiorinda, Beaurevers se présenta avec assurance chez la reine.

 

Cette fois, Catherine, qui se relâchait un peu de la surveillance qu’elle exerçait sur Fiorinda, le reçut dans son oratoire.

 

Beaurevers débuta par un coup droit à sa manière, et de son air le plus froid :

 

« Madame, dit-il, je sais que le vicomte de Ferrière est détenu à la Bastille. Il s’y trouve depuis le jour même où j’eus l’honneur de vous parler de lui. Il s’y est rendu sur votre ordre. Il y est gardé sur votre ordre… Et cela, madame, en dépit du serment que vous m’aviez fait de ne rien entreprendre contre lui… serment que vous aviez fait sur la tête de votre fils Henri.

 

– C’est vrai, M. de Ferrière est détenu à la Bastille, sur mon ordre… Il y est depuis le jour que vous dites… Mais je ne vois pas quel rapport existe entre ce fait et le serment que vous me rappelez. Voulez-vous me dire en quoi, selon vous, j’ai manqué à ce serment ?

 

– Madame, vous avez juré…

 

– Ah ! vous êtes extraordinaire, vraiment, interrompit Catherine. Que m’avez-vous demandé, monsieur ? Je vais vous le rappeler, puisque votre mémoire vous trahit. « Jurez, m’avez-vous dit, que vous n’entreprendrez rien « contre Ferrière et Fiorinda. » Et j’ai juré sans hésiter, répétant textuellement vos paroles. Si vous m’aviez dit : « Jurez que vous n’avez rien entrepris… », je n’aurais pas juré.

 

– Ah ! ah ! murmura Beaurevers, je comprends.

 

– Un peu tard, railla Catherine. Je n’ai rien entrepris et n’entreprendrai rien contre M. de Ferrière tant que mon serment le couvrira. Mais pour ce que j’avais fait avant ce serment, vous comprendrez que c’est une autre affaire. Ce qui est fait est fait et je n’y puis rien. Pareillement tout ce qui pourra découler de ce qui aura été fait avant ce serment ne pourra pas m’être reproché.

 

– C’est juste, avoua franchement Beaurevers, je confesse que j’ai agi comme un niais. »

 

Et il la considéra un instant avec une admiration sincère. Tant de tortueuse duplicité lui paraissait dépasser les limites du possible.

 

Catherine ne triomphait pas. Elle demeurait très calme, très froide, sur la défensive. Ce qu’elle avait fait lui paraissait, à elle, très simple, très naturel.

 

« Maintenant que je vous ai montré que je n’ai manqué en rien à mon serment, dit-elle, j’espère que vous ne me parlerez plus de cette affaire. »

 

C’était dit sur un ton glacial qui eût fait reculer les plus braves. Mais Beaurevers, nous le savons, n’entendait et ne comprenait rien quand il ne voulait ni entendre ni comprendre. Ce fut donc de son air le plus naïf qu’il s’écria :

 

« Au contraire, madame, permettez-moi d’en parler. Il faut que vous sachiez qu’il m’est tout à fait insupportable de penser que ce pauvre Ferrière gémit à la Bastille parce qu’il s’est avisé d’empêcher Rospignac de nous faire griller, moi et d’autres que vous connaissez, dans certaine maison du Pré-aux-Clercs que vous savez… Car c’est pour cela, uniquement pour cela, que Ferrière est frappé. Alors je me suis dit que, puisque Ferrière est à la Bastille à cause de moi, je me dois à moi-même et je lui dois de l’en sortir. Cela ne vous semble-t-il pas juste, madame ?

 

– Tout à fait », sourit Catherine.

 

Et elle ajouta :

 

« Tirez-le de là si vous pouvez.

 

– Je vais m’y employer de mon mieux, fit Beaurevers qui paraissait peu sûr de lui. Le malheur est qu’on ne sort pas aisément de la Bastille… c’est tout une affaire. »

 

Catherine, qui le voyait indécis, flottant, eut un mouvement des épaules comme pour dire :

 

« Je n’y puis rien. »

 

« Vous y pouvez beaucoup, au contraire, madame, dit Beaurevers qui souriait maintenant d’un de ses sourires railleurs. Ferrière est à la Bastille sur vos ordres. J’ai appris que seul un ordre signé de votre main pourra faire ouvrir les portes de sa prison.

 

– Et vous avez pensé que je consentirais à signer cet ordre ? »

 

Le ton sur lequel elle disait cela signifiait très nettement que jamais elle ne consentirait à signer cet ordre.

 

Beaurevers ne s’y méprit pas un instant. Mais il feignit de ne pas comprendre et reprenant son air naïf :

 

« Précisément, dit-il. Je me suis dit : Sa Majesté la reine a bien voulu m’assurer, à différentes reprises, qu’elle serait heureuse de s’acquitter envers moi des menus services que j’ai eu le bonheur de rendre à elle ou à sa maison. Voilà l’occasion qu’elle cherche. Sûrement, Sa Majesté, qui m’a offert des récompenses splendides, fort au-dessus de mon faible mérite, Sa Majesté sera touchée de voir que je la tiens quitte à si bon compte et que je me contente d’implorer humblement la grâce d’un homme d’ailleurs innocent de tout crime et même d’un simple méfait. »

 

Il prit un parchemin qu’il avait passé à la ceinture, le déplia avec un calme extravagant et le présentant tout ouvert à Catherine, stupéfaite de tant d’audace :

 

« J’étais, reprit-il, tellement sûr de la bienveillance de Votre Majesté que je n’ai pas hésité à apporter l’ordre préparé d’avance. »

 

Il déposa respectueusement le parchemin ouvert devant Catherine effarée et expliqua complaisamment :

 

« La reine n’a que quelques mots à ajouter de sa main et à mettre sa signature au bas. Tout sera dit. »

 

Et il ajouta :

 

« Je supplie très humblement Votre Majesté de m’accorder cette faveur, insignifiante pour elle, à laquelle j’attache, moi, un inestimable prix. »

 

Il n’y avait rien à reprendre dans son attitude, pas plus que dans ses paroles et dans le ton sur lequel elles étaient prononcées. Tout cela était rigoureusement conforme à la plus stricte étiquette. Mais il y avait dans sa voix des vibrations qui résonnèrent désagréablement à l’oreille de Catherine.

 

« Et si je refuse ? » dit-elle en le regardant en face.

 

Elle bravait. Mieux : elle semblait provoquer. Peut-être le tâtait-elle pour savoir jusqu’où il était décidé à aller. Peut-être voulait-elle l’obliger à formuler nettement des menaces qui, jusque-là, demeuraient à l’état latent.

 

Mais Beaurevers devait avoir son plan tracé d’avance, qu’il suivait sans en dévier d’une ligne. Il se contenta de saluer profondément, et sans qu’il fût possible de démêler s’il raillait ou parlait sérieusement :

 

« La reine, dit-il, a bien voulu me donner sa parole royale à différentes reprises. Et je sais que la reine possède au plus haut point le respect de sa parole. »

 

Catherine prit le parchemin, le lut et le replaça devant elle. Elle allongea la main, prit la plume et médita un long moment en mordillant les barbes et la plume d’un air rêveur.

 

Brusquement, elle trempa la plume dans l’encre et écrivit rapidement quelques mots en souriant d’un sourire énigmatique. Au bas de la page et sous les mots qu’elle venait de griffonner, elle posa un double et vigoureux paraphe. Et elle tendit le papier dûment signé à Beaurevers, en disant simplement :

 

« Voilà. »

 

Beaurevers prit le parchemin et lut ce qui suit :

 

« Mettre en liberté M. de Ferrière, impossible. Le garder à la Bastille comme convenu. – Signé :

 

CATHERINE. »

 

Beaurevers ne dit pas un mot. Pas un muscle de son visage ne bougea. Seulement, si forte et si décidée qu’elle fût, Catherine sentit un frisson d’épouvante s’abattre sur sa nuque en voyant le regard qu’il lui jetait.

 

Toujours impassible, Beaurevers relut l’ordre une deuxième fois.

 

Catherine s’attendait à une explosion terrible. Elle se tenait prête à appeler.

 

Cependant, à son grand ébahissement et à sa grande satisfaction aussi, Beaurevers ne fit pas la moindre observation. Il ne dit pas un mot, rien. Le plus tranquillement du monde, il replia le papier en quatre et le passa à sa ceinture.

 

Ceci fait, il s’inclina devant Catherine qui se demandait si elle rêvait et prononça de sa voix calme :

 

« J’ai l’honneur de présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. »

 

Et il sortit.

 

Catherine demeura un instant suffoquée. Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et partit d’un éclat de rire fou, irrésistible.

 

« Et dire que ce matamore a failli me faire peur ! » s’écria-t-elle.

 

Pendant que Catherine se félicitait d’avoir résisté aux exigences de Beaurevers, celui-ci se dirigeait de son pas vif et nerveux vers les appartements du roi. Il n’entra pas, s’arrêta dans l’antichambre où veillait Griffon. Au bout d’une minute, il en sortit. Il s’en alla tout droit à la Bastille.

 

Une fois devant le gouverneur, Beaurevers prit à sa ceinture l’ordre de Catherine et le mit sous les yeux du gouverneur. Le même ordre ? Parfaitement. Beaurevers ne l’avait ni changé ni escamoté. C’était toujours le même ordre de garder M. de Ferrière à la Bastille comme convenu. Il n’y avait pas changé un mot.

 

Cependant, en lisant cet ordre, le gouverneur ne cacha pas son étonnement et grommela :

 

« C’était bien la peine de m’assommer de tant et de si minutieuses instructions au sujet de ce prisonnier pour m’ordonner de lui rendre sa liberté au bout de quelques jours. »

 

Sous son air calme et froid, Beaurevers bouillait d’impatience. Il tremblait que quelque hasard malencontreux ne vînt le faire échouer au moment où il touchait au but. Il dit :

 

« Le prisonnier doit être remis entre mes mains séance tenante. Je dois vous en donner décharge et à partir de ce moment j’en réponds sur ma tête. »

 

Comme dit l’autre, il parlait pour dire quelque chose. Peut-être espérait-il simplement amener le gouverneur à agir un peu plus vite.

 

Il arriva que le gouverneur découvrit à ses paroles un sens mystérieux auquel il n’avait certes pas songé, car il dit d’un air entendu et en baissant la voix :

 

« Je vois ce qu’il en est, la reine craint que son prisonnier ne soit en sûreté ici et elle le fait transporter ailleurs. »

 

Beaurevers saisit la balle au bond et voyant que le mystère réussissait, il prit aussi une mine de circonstance et ce fut dans un murmure qu’il dit :

 

« Je ne devrais pas vous le dire, mais puisque vous avez deviné… Je vous serai, monsieur, personnellement obligé d’abréger les formalités… J’ai une longue route à faire et je voudrais bien être arrivé avant la nuit… Je ne vous cache pas que j’ai une crainte terrible de voir le prisonnier me fausser compagnie en route.

 

– Je comprends cela, peste ! C’est que la reine y tient à ce prisonnier-là ! déclara naïvement le gouverneur. Et sinistre : Dites-lui bien cependant qu’elle aurait pu le laisser ici sans crainte aucune. On disparaît de la Bastille, sans laisser de trace, aussi bien que de n’importe quelle autre prison. Dieu merci, nous avons tout ce qu’il faut. Et en ce qui concerne ce prisonnier particulièrement, toutes les précautions avaient été prises selon les ordres reçus. Jamais on n’aurait pu savoir ce qu’il était devenu. »

 

En entendant ces paroles qui le fixaient sur le sort réservé à Ferrière, Beaurevers frémit intérieurement. Et il se dit :

 

« Diable, ce pauvre ami, je crois qu’il était temps que je vienne l’arracher aux griffes de Catherine. »

 

Beaurevers avait eu le don de plaire au gouverneur de la Bastille. Il activa les formalités.

 

Il ne fallait guère plus d’une demi-heure pour extraire Ferrière de son cachot et l’amener dans la salle où Beaurevers l’attendait en se rongeant les poings d’impatience.

 

Naturellement, en voyant le chevalier, le premier mouvement de Ferrière avait été de s’élancer vers lui. Mais Beaurevers l’avait cloué sur place en lui jetant un coup d’œil d’une éloquence irrésistible.

 

Bref, un peu plus d’une heure après son entrée à la Bastille, Beaurevers en sortit. Il tenait Ferrière par le bras non pas comme un ami sur lequel on s’appuie, mais bien comme un prisonnier sur lequel on veille jalousement.

 

Ce ne fut que lorsqu’il fut dans la rue Saint-Antoine, loin de la sinistre forteresse, qu’il respira à son aise. Et il s’écria joyeusement :

 

« Maintenant, vicomte, vous pouvez m’embrasser sans crainte. »

 

Mais Beaurevers l’arrêta en disant de son air froid :

 

« Voici qu’il est bientôt cinq heures. C’est l’heure où les honnêtes gens soupent. Si vous voulez m’en croire, vous viendrez souper avec moi, chez moi, rue Froidmantel. Là, vous pourrez sans crainte poser toutes les questions qu’il vous plaira. Est-ce dit ?

 

– C’est dit », accepta Ferrière sans se faire prier.

 

Ils se prirent par le bras, cette fois comme de bons amis, et ils se rendirent à l’hôtel Nostradamus, en causant de choses indifférentes.

 

Il était plus de six heures lorsqu’ils y arrivèrent. Beaurevers, qui voyait Ferrière, sombre, préoccupé, résolut de le garder à coucher près de lui. Il le laissa seul un instant pour aller donner des ordres.

 

Ses ordres donnés, Beaurevers rejoignit Ferrière. Son absence avait duré quelques minutes à peine. Ces quelques minutes, Ferrière les avait trouvées longues comme des heures, tant il avait hâte d’être fixé. Cependant, malgré son inquiétude, malgré son impatience, ce fut encore Fiorinda qui passa la première, ce fut d’elle qu’il s’informa tout d’abord.

 

Beaurevers le rassura. Tranquille, au moins de ce côté, Ferrière aborda sans plus tarder le sujet qui lui tenait au cœur.

 

« Chevalier, dit-il, c’est bien sur un ordre de Mme Catherine que j’ai été remis en liberté ?

 

– Oui », dit nettement Beaurevers sans la moindre hésitation.

 

Ferrière respira. Il commençait à se sentir plus à son aise. Cependant, comme il n’osait pas trop croire à son bonheur, il insista :

 

« Alors, c’est à Mme Catherine que je suis redevable de ce service ? C’est à elle que doit aller ma gratitude ?

 

– Vous ne devez rien à Mme Catherine. Vous m’entendez ? Rien. Rien de rien.

 

– Si l’ordre venait de Mme Catherine, comment pouvez-vous dire que je ne lui dois rien…

 

– Au diable ! interrompit Beaurevers embarrassé. Eh bien, la vérité est que l’ordre de la reine disait… tout le contraire de ce que je lui ai fait dire… Mortdiable, tudiable, ventrediable, fallait-il vous laisser… moisir à la Bastille ?… Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, je me suis arrangé comme j’ai pu… Voilà, êtes-vous fixé maintenant ? »

 

« Hélas ! oui », soupira Ferrière en lui-même.

 

Et tout haut, en lui serrant les mains affectueusement :

 

« Ainsi, brave et généreux ami, c’est vous qui… c’est à vous que je suis redevable…

 

– Ouais ! grommela Beaurevers agacé, savez-vous, mon cher, que vous avez l’air positivement navré d’apprendre que c’est à moi que vous êtes redevable comme vous dites, et non à Mme Catherine ! »

 

La réflexion était juste. Le pauvre Ferrière, réellement navré, se disait en ce moment même :

 

« Ce n’est pas Catherine, c’est Beaurevers qui m’a délivré !… Alors, si je ne veux pas attirer la foudre sur la tête de mon père, si je ne veux me parjurer, il faut que j’aille me mettre aux ordres de la reine et me faire réincarcérer dans telle geôle qu’il lui plaira de me désigner… Ainsi ferai-je, bien que la perspective ne soit pas précisément agréable… Mais, dussé-je y laisser mes os, il ne sera pas dit qu’un Ferrière a manqué à sa parole. »

 

À ce moment on vint annoncer qu’ils étaient servis, et ils passèrent dans la salle à manger.

 

MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Bouracan, de Corpodibale brillaient par leur absence. Ferrière eut la politesse de s’informer d’eux. Et Beaurevers lui répondit que « ces fieffés ivrognes devaient s’être attardés à boire dans quelque cabaret de bas étage, à moins que, ribauds et paillards comme ils étaient, ils ne se fussent oubliés dans les bras de quelque ribaude du Val d’Amour ou du Champ Flory ». Ce qui, peut-être, était un peu exagéré.

 

Quoi qu’il en soit, et malgré les ennuis qui l’assiégeaient, Ferrière n’en fit pas moins honneur au souper de Beaurevers. Ce souper d’ailleurs avait été particulièrement soigné et le vicomte n’exagéra nullement en le proclamant délectable.

 

XVIII

UN POINT ET UNE VIRGULE


Le lendemain matin, Ferrière entra dans la chambre de son ami. Comme il était désarmé, il pria Beaurevers de lui prêter une dague et une épée. Celui-ci choisit dans une admirable collection une longue et forte rapière ainsi qu’une excellente dague, et les lui donna en le priant de les garder pour l’amour de lui.

 

Ferrière remercia et déclara qu’il lui fallait sortir séance tenante.

 

« Sans indiscrétion, vicomte, peut-on vous demander où vous allez de ce pas ?

 

– Au Louvre, répondit simplement Ferrière.

 

– Malgré ce que je vous ai dit hier ! s’écria-t-il.

 

– Écoutez, chevalier, dit Ferrière avec douceur, supposez un instant que vous êtes à ma place… supposez que Mme Florise, votre douce et noble fiancée, soit à la place de Fiorinda… Que feriez-vous ?…

 

– C’est juste… Je ferais ce que vous allez faire… »

 

Ferrière partit.

 

Beaurevers sortit presque sur ses talons. Et il se mit à le suivre de loin.

 

Lorsque, quelques instants plus tard, on vint dire à Catherine que M. le vicomte de Ferrière sollicitait l’honneur d’une audience particulière, elle fut si stupéfaite qu’elle se fit répéter le nom et le titre, croyant à une erreur.

 

Sous son masque d’impassibilité, une colère effroyable grondait en elle. Et elle grinçait intérieurement.

 

« Ainsi, ce misérable Beaurevers a réussi à délivrer son ami !… Mais comment, comment ?… L’ordre était clair et formel… Comment s’y est-il pris ?… Comment se fait-il que je ne sois pas avisée ? Que fait donc ce gouverneur de la Bastille à qui j’avais donné mes instructions ?… Et celui-ci, que vient-il faire ici, pas plus tôt libre ?… Me narguer sans doute… Ces hommes sont vraiment extraordinaires !… Et ce Beaurevers, moi qui croyais l’avoir maté !… »

 

Et tout haut, avec une sourde menace dans la voix :

 

« Eh bien, vicomte, votre ami M. de Beaurevers vous a fait ouvrir les portes de la Bastille ?

 

– Oui, madame, dit simplement Ferrière, et, vous le voyez, je viens aussitôt prendre vos ordres.

 

– Vous dites ?…

 

– Je dis, madame, que j’ai appris que les portes de ma prison se sont ouvertes contre le gré de Votre Majesté. Alors, comme je vous ai engagé ma parole de me tenir à votre disposition, je suis venu et je vous dis : Votre Majesté veut-elle que je retourne me constituer prisonnier à la Bastille ? Préfère-t-elle me désigner une autre prison ? J’irai là où il plaira à la reine de m’ordonner d’aller, puisque je suis son prisonnier.

 

– Ainsi, monsieur, dit-elle, vous êtes venu loyalement vous mettre à ma disposition… alors qu’il vous était si facile de disparaître.

 

– Un Ferrière est l’esclave de sa parole, madame, dit Ferrière en se redressant.

 

– Oh ! complimenta Catherine, ce que vous faites là est très beau… mais ne me surprend pas de vous.

 

– J’attends les ordres de la reine, prononça froidement Ferrière.

 

– J’estime qu’on doit bien quelques égards à un gentilhomme qui agit aussi noblement que vous venez de le faire. Il ne saurait plus être question de vous incarcérer dans une geôle quelconque. Je vous ai trouvé une prison digne de vous. »

 

Elle le laissa un instant en suspens, et acheva :

 

« Vous demeurerez ici.

 

– Au Louvre ! s’écria Ferrière agréablement surpris.

 

– Au Louvre, oui, dit-elle. Je prends cela sur moi… Je m’en arrangerai avec le roi. »

 

Ferrière s’inclina en signe de remerciement. Et il fit le geste de déboucler la rapière et la dague que Beaurevers venait de lui donner. Mais Catherine l’arrêta en disant avec une certaine vivacité :

 

« Non pas, gardez vos armes, monsieur. Ici, vous êtes prisonnier sur parole… Nous savons maintenant que cette parole vous garde mieux que ne pourraient le faire les murailles les plus épaisses et les geôliers les plus vigilants du monde. »

 

Ferrière reboucla son épée avec une satisfaction visible.

 

Catherine reprit en le fixant d’un air aigu et en insistant sur les mots :

 

« Prisonnier de fait, vous devez avoir l’air d’être libre. N’oubliez pas cela qui est important. Personne, vous m’entendez, monsieur, personne ne doit soupçonner que le Louvre est votre prison, l’appartement que je vais vous faire préparer, votre cachot. C’est entendu, n’est-ce pas ?

 

– Madame, dit Ferrière, en se redressant, vous aviez déjà ma parole. Il est inutile d’y revenir. »

 

Et à son tour, la regardant droit dans les yeux :

 

« Madame, je me permets de vous faire remarquer que j’ai tenu scrupuleusement la parole que je vous avais donnée. Tenez pour assuré qu’il en sera de même à l’avenir. Oserai-je vous rappeler qu’en échange vous répondez, vous, madame, de la vie de mon père.

 

– Vous interprétez mal nos conventions, releva vivement Catherine. Je n’ai pas répondu et je ne réponds pas de la vie de votre père. J’ai répondu qu’on aurait des ménagements avec lui. J’ai tenu parole. Votre père n’a pas été inquiété et il est libre. Je réponds qu’il en sera de même tant que vous consentirez à demeurer ce que vous êtes en réalité : un otage entre les mains du roi. Mais il ne faut pas me demander plus que je n’ai promis.

 

– Je me suis mal exprimé, madame : j’ai voulu dire que je comptais sur la promesse de traiter mon père avec égards… jusqu’à ce qu’il ait fourni la preuve de son innocence… ce qui ne saurait tarder. »

 

Catherine se contenta d’approuver d’un signe de tête. Et elle reprit :

 

« Je vais vous faire préparer un appartement dans les bâtiments en construction. Vous serez assez loin de mes appartements comme vous voyez. Je vous demande, monsieur, de vous tenir volontairement enfermé chez vous. Si l’on s’étonne de vous voir demeurer au Louvre, vous trouverez une explication plausible… Eh mais, j’y songe… La voilà, l’explication : vous direz que vous y demeurez pour votre fiancée qui est momentanément à mon service. »

 

Ferrière saisit la balle au bond et d’une voix qui implorait :

 

« Votre Majesté daignera-t-elle permettre que je m’entretienne un instant avec ma fiancée ?

 

– Oui, consentit Catherine sans hésiter, cela confirmera votre explication. »

 

Encouragé par ce premier succès, insatiable comme tous les amoureux, Ferrière en profita immédiatement pour demander la permission de voir Fiorinda de temps en temps, insinuant adroitement que ce serait là une bonne manière de montrer qu’il était libre.

 

Mais cette fois Catherine se montra de moins bonne composition. Et sans refuser positivement, elle se contenta de dire qu’elle verrait, elle réfléchirait. Puis elle frappa sur un timbre. À la personne qui se présenta, elle dit en la fixant avec insistance :

 

« Voyez si la jeune fille qui loge près de ma chambre peut recevoir M. de Ferrière. »

 

Et avec un gracieux sourire, elle congédia :

 

« Allez, monsieur. »

 

Ferrière remercia, fit sa révérence et se dirigea vers la porte.

 

Sur son dos, sans qu’il y prît garde, Catherine, du bout des lèvres, donna un ordre à celui qui devait le conduire près de Fiorinda.

 

Et ce fut sans doute en exécution de cet ordre secret que Ferrière fut conduit dans un petit cabinet où on le laissa se morfondre tout seul.

 

Pendant qu’il faisait antichambre, Catherine frappait de nouveau sur le timbre et d’une voix brève ordonnait :

 

« Qu’on trouve M. le chevalier de Beaurevers et qu’on me l’amène. »

 

Beaurevers ne fut pas long à trouver.

 

Deux minutes après avoir donné son ordre, Catherine le vit entrer et venir s’incliner devant elle.

 

« M. de Ferrière sort d’ici, dit brusquement Catherine.

 

– J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

 

– Je ne crois pas. Je pense qu’il doit être en ce moment près de sa fiancée qu’il m’a demandé la permission de visiter. »

 

Et, à son tour, Beaurevers comprit que, sans en avoir l’air, elle consentait à donner des explications destinées à le rassurer. Il ne se tint pas pour satisfait et avec la même froideur menaçante :

 

« Et permettez-moi d’ajouter : j’espère qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux.

 

– Je vous entends, sourit Catherine. J’ai bien d’autres soucis en tête que de m’occuper de M. de Ferrière. Et puisque, grâce à vous, le voilà libre, eh bien, qu’il reste libre. Au bout du compte, peu m’importe. »

 

Cette fois, Beaurevers n’avait plus qu’à s’incliner. Ce qu’il fit.

 

Catherine reprit d’un air dégagé :

 

« Je vous ai fait venir, monsieur, pour satisfaire une curiosité qui me démange singulièrement, je l’avoue : que M. de Ferrière soit sorti de la Bastille, grâce à vous, c’est un fait. Mais enfin, on ne sort pas ainsi de la Bastille. Vous ne l’avez pas prise d’assaut… cela se saurait, j’imagine. L’événement eût fait quelque bruit. Vous vous êtes donc servi de l’ordre que je vous avais signé… Mais là je ne comprends plus. Cet ordre disait de garder M. de Ferrière, non de le mettre dehors… Vous avez donc arrangé cet ordre ?… Vous avez donc fait un faux ? Çà, monsieur, vous possédez donc l’art de contrefaire les écritures ?

 

– Non, madame, dit tranquillement Beaurevers, je n’ai pas contrefait l’écriture de Votre Majesté. Je me suis servi de l’ordre qu’elle m’a remis… Mais je n’ai pas changé une syllabe de cet ordre. Je n’ai donc commis aucun faux.

 

– Et pourtant, s’impatienta Catherine, le vicomte a été remis en liberté quand j’ordonnais de le garder. Il y a donc magie, sortilège ?… Expliquez-moi cela, monsieur.

 

– Ni magie ni sortilège, madame : j’ai simplement fait sauter un point qui me gênait et je l’ai mis à la place d’une virgule qui me gênait davantage encore.

 

– Une virgule, un point ? » s’ébahit Catherine en ouvrant des yeux étonnés.

 

Avec la même naïveté complaisante, avec une satisfaction intime qu’il ne se donnait pas la peine de dissimuler, Beaurevers reprit :

 

« Vous allez comprendre, madame : l’ordre portait : mettre en liberté M. de Ferrière, virgule, impossible, un point. Le garder à la Bastille, etc. J’ai fait sauter le point qui se trouvait après le mot impossible et je l’ai mis à la place de la virgule qui se trouvait avant ce mot. Et j’ai obtenu ceci : mettre en liberté M. de Ferrière, un point. Vous entendez, madame, un point. La phrase est donc finie là. Ensuite, vient la deuxième phrase qui confirme la première : impossible le garder, etc. Vous voyez comme c’est simple. Et le mot faux est bien gros pour si peu de chose.

 

– Allons, bien joué, monsieur de Beaurevers… décidément vous êtes un homme d’esprit.

 

– Compliment précieux, madame, dit-il, mais dont, en bonne justice, je dois vous retourner la meilleure part, attendu que c’est vous qui, sans le savoir, m’avez donné l’idée première de ce petit subterfuge.

 

– Moi ! s’étonna Catherine.

 

– Vous, madame, affirma Beaurevers avec force… Je n’eusse jamais songé à ces subtilités si vous ne m’aviez mis l’esprit en éveil en m’expliquant que vous en aviez usé, précisément à propos de Ferrière.

 

– Ah ! » fit Catherine rêveuse.

 

Et de bonne grâce :

 

« Eh bien, nous sommes quittes maintenant, monsieur. »

 

XIX

CATHERINE DIT CE QU’ELLE VEUT


Il y avait plus de quinze jours que Fiorinda était prisonnière au Louvre. Et Catherine n’avait pas encore jugé à propos de lui faire connaître ce qu’elle attendait d’elle.

 

Or, il faut croire que le moment était venu pour Catherine de mettre ses projets à exécution : depuis quelque temps elle passait la plus grande partie de ses journées avec la jeune fille dont elle faisait sournoisement le siège. Cette grande affection qu’elle lui avait tout à coup montrée semblait croître de jour en jour. Tous les jours, en effet, elle lui donnait de nouvelles marques de confiance.

 

Un jour, Catherine, se sentant mal à son aise, se retira dans sa chambre dans le courant de l’après-midi. Elle consigna rigoureusement sa porte à ses femmes. Elle ne voulut près d’elle que Fiorinda qui dut lui tenir compagnie. La reine n’était cependant pas couchée.

 

Vers la fin de l’après-midi, une fille de service entra. Elle tenait un broc à la main. Du contenu de ce broc, elle remplit une carafe de cristal enchâssée d’argent ciselé, laquelle était placée sur la table de nuit. La carafe pleine, la fille remit très soigneusement le bouchon, d’argent également, qui se vissait autour du goulot, après quoi elle fit ses trois révérences et sortit sans mot dire.

 

Catherine n’avait même pas regardé la fille.

 

Fiorinda avait prêté une attention distraite à son manège.

 

Ce ne fut qu’après une longue et patiente préparation et lorsqu’elle se crut assurée du dévouement et de la soumission de la jeune fille, que Catherine se décida à lui expliquer – en partie seulement – ce qu’elle attendait d’elle.

 

La reine, pour taquiner une dame qu’elle ne nommait pas, demandait qu’elle lui révélât, comme les ayant lues dans sa main, certaines particularités qu’elle lui ferait connaître en temps utile.

 

Dès qu’elle vit Beaurevers, qui venait régulièrement la voir tous les jours, Fiorinda lui répéta mot pour mot l’entretien qu’elle venait d’avoir avec la reine.

 

Beaurevers réfléchit à son tour et déclara de son air froid :

 

« Je veux que le diable m’enfourche si la dame dont il s’agit ne s’appelle pas Marie Stuart, reine de France et d’Écosse. Je ne sais malheureusement pas ce que la reine va vous demander. Tout ce que je puis vous dire et que vous ne devez pas perdre de vue un instant, c’est que, quelle que soit la machination où vous allez jouer un rôle, quelle que soit la personne contre laquelle elle sera dirigée en apparence, au fond, c’est toujours le roi qui est visé.

 

– C’est bien ce que je pensais », murmura Fiorinda.

 

Beaurevers la considéra longuement, au fond des yeux. Sut-il, mieux qu’elle-même, lire dans son cœur ? On eût pu le croire, car, après l’avoir observée avec une attention où malgré lui perçait une pointe d’inquiétude, ses traits contractés se rassérénèrent et il sourit doucement.

 

Il se pencha sur elle, effleura son front d’un baiser fraternel et sortit sans ajouter un mot.

 

Fiorinda demeura le reste de la journée inquiète, énervée dans une agitation fébrile qui la faisait aller et venir sans trêve dans sa chambre. C’est qu’elle comprenait que l’instant fatal approchait où il lui faudrait prendre la suprême décision. C’est qu’elle savait qu’elle jouait sa tête et que cette tête tomberait si la décision prise n’était pas conforme aux ordres de la reine.

 

Le lendemain, Catherine donna enfin ses fameuses dernières instructions :

 

La dame qu’il s’agissait de mystifier, c’était Marie Stuart, la reine. Beaurevers ne s’était pas trompé. Catherine précisa alors ce qu’elle devait dire.

 

En apparence, c’était très simple. En réalité, cela pouvait avoir des conséquences très graves, terribles peut-être.

 

Une dernière fois, Catherine la fouilla d’un regard soupçonneux. Et, la voyant toujours décidée, elle sourit et dit simplement :

 

« Allons. »

 

Quelques minutes plus tard, Fiorinda se trouvait en présence de Marie Stuart, sous l’œil inquisiteur de Catherine de Médicis, qui l’avait conduite jusque-là et qui ne la quittait plus.

 

Fiorinda plut à la jeune reine. Aussi l’accueil qu’elle lui fit fut-il des plus gracieux. Et si simple, si franchement cordial, si peu distant que Fiorinda, conquise elle aussi, se sentit aussitôt à son aise, comme si elle se trouvait devant une amie.

 

Et, cruellement embarrassée, elle se disait :

 

« Que faire, mon Dieu, que faire ? Obéir, c’est une action vile, méchante… c’est faire le malheur de cette gracieuse jeune femme si douce, si bonne, si peu fière… Désobéir, c’est la mort… Je ne voudrais pourtant pas mourir à l’aube de la vie… »

 

Pendant qu’elle se débattait ainsi, Catherine souriait d’un air aigu.

 

Marie tendit sa main à Fiorinda et, avec un joli rire, peut-être un peu contraint :

 

« J’espère, dit-elle, que vous ne m’annoncerez pas de malheurs ! »

 

Malgré le rire, malgré l’assurance qu’elle essayait de donner, sa voix trahissait la sourde appréhension qu’elle éprouvait.

 

Fiorinda tressaillit. Les paroles de la reine lui apparaissaient comme un avertissement qu’elle lui donnait sans le savoir. Elle prit la main qu’elle lui tendait et se mit à l’étudier attentivement.

 

En réalité, elle n’étudiait rien. Elle ne voyait même pas cette main blanche et fine, aux ongles roses, qu’elle tenait dans la sienne. Dans sa tête résonnait implacablement la même angoissante question :

 

« Que faire ? »

 

Et toujours la même effrayante solution : mourir… à dix-sept ans !

 

Pendant qu’elle hésitait, une porte s’ouvrit soudain et le roi parut.

 

Cette entrée inattendue fit froncer les sourcils à Catherine, qui jeta sur sa bru un coup d’œil soupçonneux. Mais ce coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’elle n’était pour rien dans cette visite qui la contrariait vivement, elle, et qu’elle avait tout fait pour éviter. En effet, si Marie Stuart ne cachait pas le plaisir qu’elle éprouvait à voir son royal époux près d’elle, son air surpris disait qu’elle était loin de s’attendre à sa visite. Et Catherine pinçait les lèvres.

 

En revanche, Fiorinda avait accueilli la venue du roi avec un gros soupir de soulagement : c’était un instant de répit pour elle, et elle en avait besoin. Puis, dans la situation terrible où elle était, quelques minutes gagnées pouvaient lui apporter le salut. Et elle en profita pour respirer… et pour étudier le roi. Elle s’étonna.

 

« Comment ne l’ai-je pas reconnu dans le comte de Louvre ?… C’est sa fausse moustache qui déroute et le rend méconnaissable. »

 

François ne parut pas faire attention à Fiorinda qui s’était mise discrètement à l’écart.

 

Il s’inclina cérémonieusement devant Catherine et effleura sa main du bout des lèvres. Il baisa pareillement la main de sa femme. Mais Fiorinda vit très bien qu’il ne s’acquittait pas là d’un devoir de galanterie. La lenteur gourmande du baiser indiquait que c’était un amoureux qui agissait là.

 

Cependant, si joyeuse qu’elle fût au fond, Marie Stuart éprouvait une certaine gêne. À cause de Catherine, dont la présence la glaçait toujours et qui avait particulièrement insisté pour que le roi ignorât cette escapade.

 

Quant à Catherine, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, elle ne parvenait pas à dissimuler complètement la mauvaise humeur que lui causait l’arrivée intempestive de son fils.

 

Pour ce qui est de François, on devine bien que ce n’était pas un hasard fortuit qui l’amenait là, et que c’était Beaurevers qui l’envoyait.

 

« Çà, que complotez-vous donc ? fit-il en riant. On dirait que ma présence vous importune. »

 

Catherine pinça davantage les lèvres, comprit qu’il lui fallait s’exécuter sous peine de s’attirer le mécontentement, peut-être la colère du roi. Elle fit un signe à Fiorinda qui s’avança, sans gêne apparente, avec cette grâce légère qui avait tant de charme chez elle, et prenant un air contrit :

 

« François, dit Catherine, ne me grondez pas trop… Cette jeune fille est une diseuse de bonne aventure dont la renommée en cette ville est si grande qu’elle est venue jusqu’à moi… et peut-être jusqu’à vous… On la nomme Fiorinda. »

 

Fiorinda fit une révérence qui n’avait, certes, rien des révérences de cour, mais que les trois illustres personnages qui l’observaient admirèrent en connaisseurs qu’ils étaient.

 

François salua galamment, comme il aurait salué une grande dame de sa cour et, souriant gracieusement :

 

« Fiorinda !… En effet, madame, ce nom est venu jusqu’à moi… J’en ai même souvent entendu parler. »

 

Et, s’adressant à Fiorinda :

 

« Je ne vous connaissais pas, madame (il insistait sur le mot). À présent que je vous ai vue, je m’explique l’engouement de mes bons Parisiens pour celle qu’ils nomment Fiorinda-la-Jolie. »

 

Et coupant court, il revint à Catherine qui attendait, impassible :

 

« Vous avez donc voulu consulter cette reine des diseuses de bonne aventure, madame ? dit-il.

 

– Oui, François. Et j’ai été tellement intéressée par ce qu’elle m’a dit que j’ai eu la sotte idée de l’amener ici, expliqua Catherine.

 

– Sotte idée ! releva vivement François. Pourquoi sotte ? Je trouve, au contraire, que c’est là une excellente idée.

 

– Ainsi vous n’êtes pas fâché ?… Vous voulez bien que Fiorinda lise dans la main de votre femme ?

 

– J’en suis enchanté… pourvu qu’il me soit permis d’assister à cette consultation. »

 

Catherine fit une moue significative. François comprit et à moitié dépité :

 

« Suis-je vraiment de trop ? » dit-il.

 

Catherine crut qu’elle allait se débarrasser de lui. Et avec une brusquerie affectée :

 

« Un mari est toujours de trop en pareil cas », fit-elle.

 

François n’était pas venu pour se laisser évincer. Il allait donc imposer sa volonté. Marie Stuart, qui ignorait son intention, ne lui laissa pas le temps de le faire : Saisissant la main de son époux, qu’elle serra d’une manière significative, elle implora tout bas :

 

« Restez, François… J’ai peur. »

 

Elle souriait en disant cela. Mais sa voix tremblait légèrement.

 

Il la vit réellement inquiète. D’un geste spontané, il la prit dans ses bras comme pour la protéger et, avec cette douceur enveloppante que les amants passionnément épris savent trouver pour la femme adorée :

 

« Vous avez peur, mon amour !… Et de quoi ? »

 

Il la pressait tendrement contre sa poitrine. Elle laissa tomber doucement sa tête sur son épaule, comme si elle avait honte elle-même de la puérilité de son aveu, et tout bas, avec un rire nerveux :

 

« J’ai peur des révélations de cette belle enfant.

 

– Quel enfantillage ! » rassura François.

 

Mais il n’avait pas pu s’empêcher de tressaillir, tant lui paraissait merveilleux cet instinct qui faisait deviner à la douce Marie Stuart qu’un danger la menaçait. Ses yeux allèrent chercher Fiorinda. Elle suivait cette petite scène comme haletante. Il vit qu’elle avait tout entendu.

 

Une seconde, il la fixa droit dans les yeux.

 

Il écarta très doucement sa femme, il la prit par la main, l’amena devant Fiorinda et mit cette main dans celle de la jeune fille.

 

Puis, fixant de nouveau la jolie diseuse de bonne aventure, il prononça avec la même douceur :

 

« Ne craignez rien, m’amour. Je sais, moi, que Fiorinda n’a jamais apporté le malheur à personne… Elle ne voudra certes pas commencer par vous. »

 

Il sembla à Fiorinda bouleversée que ces paroles avaient un sens caché qui était à son adresse. Elle leva sur François ses grands yeux lumineux embués de larmes et, trop émue pour parler, elle eut une légère inclinaison de tête qui semblait approuver.

 

Cet instant d’émotion violente fut très bref. Presque aussitôt, elle redressa la tête. Son visage avait repris son expression espiègle et rieuse accoutumée.

 

Et Marie Stuart, et peut-être aussi François, se sentirent complètement rassurés.

 

Fiorinda porta ses yeux sur Catherine, tout naturellement, sans crainte, sans bravade.

 

Catherine put croire qu’elle demandait une suprême confirmation de ses ordres. Elle eut un signe de tête impérieux et sec. Et le regard effroyablement menaçant qu’elle dardait sur elle disait assez clairement quel sort serait le sien si elle la trahissait.

 

Fiorinda sourit doucement.

 

Et elle se décida enfin à dire la bonne aventure.

 

XX

LA RÉCOMPENSE


Très simplement, sans pose, sans rechercher l’effet, en souriant de son joli rire réconfortant, Fiorinda dit juste tout le contraire de ce que Catherine lui avait ordonné de dire.

 

Ses prétendues révélations causèrent un tel ravissement à Marie Stuart qu’oubliant la présence de sa belle-mère elle jeta les bras autour du cou de François, aussi radieux qu’elle, et l’embrassa de tout son cœur en disant :

 

« Ah ! mon doux cœur, que je suis heureuse !… »

 

Fiorinda, pendant ce temps, observait Catherine.

 

Elle s’était assise un peu à l’écart. Elle ne sourcillait pas. Elle souriait doucement, elle hochait la tête d’un air rêveur, elle semblait se réjouir de la joie puérile de ses enfants.

 

Fiorinda songea :

 

« Prodigieuse comédienne !… Si je ne savais ce que je sais, je me laisserais prendre à ces airs d’amour maternel !… Mais je ne vous laisserai pas faire, madame Catherine, et puisque je dois payer de ma vie ce que vous ne manquerez pas d’appeler une trahison, j’irai jusqu’au bout, je mettrai le roi en garde contre vos ténébreuses menées… Condamnée pour condamnée, vous ne pourrez jamais me meurtrir qu’une fois après tout.

 

Pendant un quart d’heure environ, elle répondit avec une inlassable complaisance à toutes les questions que le roi et la reine lui posèrent. Car, maintenant que toute appréhension était bannie de leur esprit, ils se montraient insatiables.

 

Comme si elle venait de faire une découverte importante, Fiorinda s’écria tout à coup :

 

« Ah ! un point noir !… Un danger qui vous menace !… »

 

Et, comme elle voyait une ombre assombrir le front du roi, elle se hâta d’ajouter :

 

« Je le signale parce que je vois que le triomphe est assuré. »

 

Les voyant rassurés tous les deux, elle révéla, avec une gravité soudaine destinée à les impressionner et qui, en effet, les impressionna vivement :

 

« Votre amour est la chose à laquelle vous tenez le plus au monde… Je vois, fureur, haine, jalousie, suscitées par votre amour, dans votre entourage immédiat. Gardez-vous bien, gardez-vous dans votre amour, car c’est par lui qu’on veut vous frapper. Je vois, en effet, de sourdes et méchantes machinations autour de vous. Vous en triompherez, je le répète, mais veillez, gardez-vous, méfiez-vous de tous et de toutes… J’ai dit. »

 

En donnant cet avertissement, elle tenait les yeux fixés avec insistance sur les yeux de François. Il comprit que c’était surtout à lui qu’elle s’adressait et qu’elle faisait allusion à ce qu’elle aurait dû faire ou dire elle-même. D’un léger signe de tête, il marqua qu’il avait compris et remercia d’un sourire.

 

Catherine comprit qu’elle la narguait. Elle continuait de sourire d’un air énigmatique.

 

La consultation était terminée. Catherine se leva, s’approcha lentement de sa bru, et, gaiement, d’un air triomphant :

 

« Eh bien, ma fille, que dites-vous de ma petite diseuse de bonne aventure ? »

 

Radieuse, Marie Stuart déclara :

 

« Je dis, madame, que je suis enchantée et émerveillée.

 

– Je vous avais bien dit que cette petite Fiorinda est étonnante », sourit Catherine.

 

Et, fixant Fiorinda de son regard acéré, elle répéta avec une insistance étrange :

 

« Étonnante, oui, vraiment, elle est prodigieusement étonnante, cette petite ! »

 

Ceci pouvait passer pour un compliment. En réalité, ce que Catherine trouvait prodigieusement étonnant, c’est que cette humble et pauvre fille eût consenti, et avec quelle jolie crânerie, à faire le sacrifice de sa vie pour assurer le bonheur du roi… Cela la dépassait.

 

Fiorinda devina sa pensée. Et elle se mit à rire de son joli rire clair et perlé. Elle ne se doutait pas que depuis l’instant où elle avait résolu de désobéir à Catherine elle était tout bonnement admirable. Elle ne soupçonnait pas qu’en se montrant insoucieusement gaie comme à son ordinaire, alors qu’elle se savait condamnée, elle faisait preuve d’un courage rare que bien des hommes réputés courageux eussent pu lui envier.

 

François s’approcha de Fiorinda. Lui aussi, il la fixa avec insistance et, appuyant sur ses mots comme pour lui faire comprendre qu’il leur donnait une valeur plus grande que celle qu’ils paraissaient avoir, il lui dit :

 

« Vous venez d’exercer votre art, un peu inquiétant, avec un tact, une adresse que je ne saurais trop louer. Je vous en remercie et je vous en sais un gré infini. Je n’oublierai pas ce que vous venez de faire, foi de roi. »

 

Il détacha son collier et le lui passa autour du cou en disant :

 

« Gardez ce joyau en souvenir de cette scène. Et croyez que je ne me tiens pas quitte pour si peu envers vous. »

 

Marie Stuart, qui s’entretenait avec Catherine, laquelle affectait de ne parler que de sa diseuse de bonne aventure, vit le geste de son époux. Elle intervint à son tour. Et, enlevant de ses doigts deux bagues magnifiques, elle les mit elle-même au doigt de Fiorinda en disant :

 

« Je veux que vous emportiez aussi un souvenir de moi. Celle-ci (elle désignait la première bague) est un don de la main gauche… celle dans laquelle vous venez de lire… Et comme la main droite doit ignorer ce que fait la main gauche, voici pour la main droite (elle montrait la deuxième bague). »

 

Le moindre de ces joyaux représentait à lui seul une fortune. Une fortune comme Fiorinda n’avait jamais osé en espérer une pareille, même dans ses rêves.

 

Elle les accueillit cependant avec ce même air détaché avec lequel elle empochait la pièce blanche qu’on lui donnait pour prix de sa consultation.

 

Elle admira cependant le brillant des pierres, le velouté laiteux des perles. Elle les admira une seconde à peine, en artiste raffinée qu’elle était. Et elle se dit :

 

« À quoi bon ?… Catherine est là qui m’attend, qui ne s’en ira pas sans moi, et qui ne pardonnera pas… Et puis… je veux bien donner tout mon sang pour cette reine si bonne, si aimable, si douce… pour le roi qui est un ami que j’aime… Mais je veux le donner et non le vendre. »

 

Elle retira doucement les bagues et le collier et les déposa sur une petite table qui se trouvait à sa portée. Et comme François esquissait un geste de protestation, elle fléchit le genou et, de sa voix musicale très douce qui ne tremblait pas :

 

« Pardonnez-moi, Sire, ce sont là bijoux précieux dont ne saurait se parer une pauvre fille comme moi. »

 

D’un geste vif, François reprit les bijoux avec l’intention évidente de les lui remettre de force.

 

Elle joignit les mains dans un geste de supplication et, baissant la voix :

 

« Je supplie humblement Votre Majesté de ne pas insister, dit-elle. Ne croyez pas que je sois guidée par un sot orgueil. Il me serait infiniment doux de pouvoir me dire à moi-même que je n’ai agi, dans cette affaire, que par pur dévouement pour ma reine et pour mon roi. »

 

François laissa retomber précipitamment les bijoux sur la table et, la relevant avec affabilité :

 

« Je comprends, dit-il. Beaurevers n’exagérait pas quand il m’assurait que vous aviez toutes les délicatesses. Je regrette de l’avoir oublié. »

 

Très à son aise, en souriant de son sourire espiègle, Fiorinda répliqua :

 

« Ne vous y fiez pas trop, Sire. Si je refuse ces splendides joyaux… c’est que j’ai une récompense mille fois plus précieuse à solliciter.

 

– Ah ! ah ! fit François avec un sourire engageant, quelle est cette récompense ?

 

– L’honneur de baiser votre main et celle de la reine », dit Fiorinda en s’inclinant.

 

Le premier mouvement de François fut de la prendre dans ses bras et de lui donner une accolade fraternelle. Il se souvint que Catherine était là. Il se résigna à jouer son rôle de roi jusqu’au bout. Et il tendit sa main dans un geste vraiment majestueux.

 

Fiorinda se courba et effleura respectueusement cette main du bout des lèvres.

 

Mais François ne put s’empêcher alors de laisser éclater la joie intérieure qui le débordait. Il se tourna vers Marie Stuart attentive et, désignant du coin de l’œil alternativement Fiorinda et les précieux bijoux demeurés sur la table, d’un air triomphant :

 

« Eh bien, m’amour, que dites-vous de cela ? »

 

Marie Stuart était loin de soupçonner le drame secret qui venait de se dérouler devant elle et dans lequel elle avait joué son rôle sans le savoir. Elle soupçonnait encore moins le service capital que Fiorinda venait de lui rendre et qu’elle devait payer de sa vie. Elle avait été conquise par le charme prenant, par la grâce espiègle, par la gaieté communicative de la jeune fille. Elle n’avait pas les mêmes raisons que le roi de se tenir sur la réserve. Elle suivit l’impulsion de son cœur bon et généreux.

 

« Je dis, s’écria-t-elle, que cette belle enfant a les sentiments d’une princesse de sang royal… Et c’est comme telle que je veux la traiter. »

 

Et, se penchant sur Fiorinda qui, courbée devant elle, attendait qu’elle lui donnât sa main à baiser, elle la releva vivement et plaqua sur ses joues fraîches et roses deux francs baisers.

 

Alors le roi congédia et, s’adressant à Catherine :

 

« Je vous remercie, madame, de la bonne pensée que vous avez eue, et je ne l’oublierai pas. »

 

Il disait cela très sérieusement et, sans qu’il fût possible à Catherine attentive de démêler si ses paroles avaient un sens autre que leur sens apparent. Il ajouta :

 

« Allez, madame, emmenez votre protégée qui devient la nôtre à dater de cet instant. »

 

Raide, fantomatique, son sourire énigmatique aux lèvres, Catherine sortit, suivie de Fiorinda.

 

Lorsqu’ils furent seuls, François désigna du doigt les bijoux à Marie Stuart en disant :

 

« Gardez ceci, ma mie, le roi et la reine de France ne sauraient reprendre ce qu’ils ont donné. Ces joyaux que Fiorinda a si noblement refusés appartiennent à la vicomtesse de Ferrière qui ne les refusera pas, elle, j’en réponds.

 

– Et nous y ajouterons encore, n’est-ce pas, mon cher sire ?

 

– C’est bien mon intention, sourit François.

 

– Ah ! comme vous avez raison d’être bon pour vos amis, mon doux François, soupira Marie Stuart qui se suspendit à son cou et ajouta : Ils ressemblent si peu à ceux qui se disent vos amis ici. Je suis heureuse, je me sens rassurée maintenant que je vous sais entouré d’amis si francs, si braves, si noblement dévoués et désintéressés. »

 

Elle lui tendit les lèvres. Il mordit à même, en amoureux gourmand qu’il était. Mais il se dégagea presque aussitôt avec douceur et, très sérieux :

 

« Plus noblement dévoués que vous ne pensez, m’amour, dit-il en revenant à ses amis. Dévoués jusqu’à la mort… C’est pourquoi je ne dois pas les laisser dans l’embarras mortel où ils se sont mis pour moi… pour vous. Vous comprenez, mon cœur, qu’il faut que je vous quitte. »

 

Pour la première fois, elle eut l’intuition qu’il s’était passé sous ses yeux quelque chose de très grave qu’elle n’avait pas soupçonné. Elle ne fit pas la grimace. Elle lui tendit encore une fois les lèvres et, le repoussant doucement de sa blanche main, elle dit, très sérieuse à son tour :

 

« Allez, mon doux cœur, allez où le devoir vous appelle. »

 

François partit aussitôt. Dans sa petite chambre, il trouva Beaurevers qui se promenait nerveusement en l’attendant et qui se retourna tout d’une pièce en entendant ouvrir la porte.

 

Un coup d’œil jeté sur la physionomie rayonnante du roi lui suffit pour comprendre que tout s’était bien passé. Et il respira plus librement.

 

D’ailleurs, François annonça sans plus tarder :

 

« Elle n’a dit que des choses agréables, réconfortantes.

 

– La brave petite ! » murmura Beaurevers attendri.

 

Et tout haut :

 

« A-t-elle hésité ?

 

– Il me semble bien que oui, un moment. Il faut croire qu’elle se sentait menacée. Pourtant, le calme et l’aisance qu’elle a montrés me permettaient de croire que la menace suspendue sur elle ne devait pas être bien grave, car elle n’a pas manifesté la moindre inquiétude. »

 

Beaurevers se permettait parfois de rudoyer le roi tout aussi bien que le comte de Louvre. Et le roi ne s’en formalisait pas plus que le comte. S’il n’avait pas dit toute la vérité au roi, comme on a pu s’en rendre compte par les paroles qu’il venait de prononcer, maintenant que le danger était conjuré, il tenait essentiellement à ce qu’il sût exactement à quoi Fiorinda s’était exposée pour son service. S’il s’était agi de lui, il se fût cru obligé de se taire. Mais il s’agissait d’un autre et il se croyait alors obligé de faire valoir le service rendu par cet autre.

 

C’est pourquoi il bougonna assez brutalement, sans nul souci de l’étiquette :

 

« Alors, parce qu’elle n’a pas tremblé, parce qu’elle n’a pas gémi, parce qu’elle ne s’est pas évanouie de terreur, parce qu’elle n’a pas perdu la tête enfin, vous en concluez qu’elle ne s’est exposée à rien de fâcheux pour vous ?

 

– Dame ! expliqua François assez penaud, il me semble qu’une femme qui se sent réellement menacée n’aurait pas montré cet air dégagé, ce visage souriant.

 

– Il vous semble mal, voilà tout, trancha péremptoirement Beaurevers. Ou plutôt Fiorinda n’est pas une femmelette comme toutes ces mijaurées de cour qui vous entourent. C’est une vraie femme et une Parisienne, brave, vaillante, forte, sachant, quand il le faut, narguer la grande faucheuse et lui rire au nez. Car, sachez-le maintenant, pour vous, Fiorinda a risqué sa tête… et peut-être celle de son fiancé. Ceci est déjà admirable. Ce qui l’est encore plus, c’est qu’elle a su le faire très simplement et si discrètement que vous n’y avez rien vu. »

 

François croyait toujours ce que lui disait Beaurevers, parce qu’il avait eu mille fois l’occasion de remarquer qu’il ne disait jamais que la vérité. Il ne douta donc pas un instant de ce qu’il disait. Très ému, il s’écria :

 

« Je ne souffrirai pas que cette brave enfant s’expose pour moi ! »

 

Beaurevers avait dit ce qu’il avait à dire. Il savait que ses paroles ne seraient pas perdues. Cela lui suffisait pour l’instant. Et il rassura de son air un peu railleur :

 

« Là, là, ne vous agitez pas ainsi, Sire. Vous devez bien penser que, si je vous dis : Fiorinda est menacée de mort, c’est que j’espère bien conjurer le péril. Mais je n’ai pas un instant à perdre si je veux arriver à temps. Ce qui veut dire que je vous demande la permission de me retirer.

 

– Allez, chevalier, allez », fit vivement François.

 

Et il ajouta avec une insistance significative :

 

« Ne ménagez rien ni personne pour sauver Fiorinda et Ferrière. N’oubliez pas que je vous couvre en tout ce que vous jugerez bon de faire et de dire. »

 

Beaurevers partit de ce pas rude et allongé qui lui était particulier quand il allait à la bataille.

 

Et François, qui le connaissait bien, remarquant ce détail, secoua la tête d’un air soucieux et murmura :

 

« Je crois que madame ma mère va passer un mauvais quart d’heure !… Pourvu qu’il réussisse, elle ne l’aura pas volé ! »

 

Il se mit à marcher lentement, d’un air rêveur, et, répondant à une pensée secrète, il soupira :

 

« C’est ma mère !… ma mère !… c’est affreux… ! »

 

XXI

LA CLÉMENCE DE CATHERINE

Pendant ce temps, Catherine, impassible maintenant, reprenait le chemin de ses appartements et, pour la première fois, faisait entrer Fiorinda dans son oratoire.

 

Fiorinda l’avait docilement suivie jusque-là. Qu’eût-elle pu faire ?

 

Catherine prononça avec son meilleur sourire :

 

« À présent que nous sommes seules, il faut que je vous complimente, petite. Vous avez parlé comme un ange, et, foi de reine, j’admire votre vaillance tranquille.

 

– Madame, balbutia Fiorinda interdite, parlez-vous sérieusement ?

 

– Je parle sérieusement, insista Catherine. Si sérieusement qu’en témoignage de ma satisfaction je vous donne de grand cœur l’anneau que voici… »

 

Elle lui tendit une bague en souriant.

 

Et Fiorinda, plus effarée, se demandait si elle ne rêvait pas, n’osait pas la prendre, chevrotait :

 

« Ce joyau… à moi…

 

– Mais oui, à vous, s’impatienta Catherine. Je vous ferai remarquer qu’il y a déjà un moment que je vous le tends et qu’on ne fait pas attendre la reine. »

 

Fiorinda se décida à allonger la main. Et elle murmura :

« Je rêve !… Quoi ! la reine me récompense pour lui avoir désobéi… après et malgré les menaces… »

 

« Eh ! petite, interrompit Catherine en riant à gorge déployée, ne faites plus la naïve… je ne m’y laisserai plus prendre… Avouez franchement que vous aviez deviné que c’était une épreuve à laquelle je vous soumettais.

 

– Une épreuve !…

 

– Eh ! sans doute, une épreuve ! Une épreuve dont vous vous êtes tirée à votre avantage. Vous êtes libre de quitter le Louvre quand il vous plaira.

 

– Quoi ! s’écria Fiorinda qui n’en revenait pas, je suis libre de partir ?

 

– Je vous l’ai dit, sourit Catherine.

 

Tout de suite ?

 

– Si vous voulez.

 

– Avec M. de Ferrière ?

 

– Avec M. de Ferrière. »

 

Fiorinda était étourdie par cette inaltérable condescendance. Néanmoins l’insurmontable aversion que lui inspirait Catherine ne s’atténuait pas. Elle voulut battre le fer pendant qu’il était chaud et elle répondit encore par une question.

 

« Quand pourra-t-il partir, madame ?

 

– Quand vous partirez vous-même, puisque vous vous en irez ensemble. Voulez-vous aller le chercher maintenant ?

 

– Si la reine veut bien le permettre, oui.

 

– Vous êtes bien pressée de me quitter ! » fit Catherine avec une pointe d’amertume.

 

Fiorinda rougit, mais ne répondit pas.

 

Catherine hocha la tête d’un air attristé, mais ne fit pas d’observation.

 

Elle se leva et dit simplement :

 

« Allons le chercher.

 

– Oh ! madame, protesta Fiorinda confuse, je n’accepterai pas que la reine pousse la bonté jusqu’à se déranger pour moi. Je trouverai bien toute seule.

 

– Vous trouverez, je n’en doute pas. Mais M. de Ferrière, sachez-le, ne s’en ira pas si je ne lui dis moi-même qu’il est libre. Or, puisque vous voulez vous en aller séance tenante, il faut bien que j’aille le lui dire. »

 

Fiorinda ouvrit la bouche pour dire : « Il n’est pas nécessaire d’aller le trouver pour cela. Vous pouvez le faire venir devant vous. » Mais Catherine était déjà partie. Elle la suivit sans rien dire.

 

Pendant quelque temps, elle se tint sur ses gardes. Lorsqu’elles mirent le pied dans une antichambre encombrée, elle se dit : « Elle va me faire saisir et jeter dans quelque cachot. »

 

Mais Catherine passa, se contentant de répondre par un signe de tête aux profondes révérences des assistants.

 

Il apparut clairement à Fiorinda qu’elle ne voulait pas la faire arrêter.

 

Elles arrivèrent dans un couloir assez étroit, humide, où régnait un demi-jour blafard, et complètement désert.

 

Catherine s’arrêta brusquement avec un instinctif mouvement de frayeur : un homme venait soudain de lui barrer le passage, en se courbant devant elle. C’était Beaurevers qu’elle ne reconnut pas tout d’abord, tant le lieu était sombre.

 

Beaurevers se redressa. Il n’attendit pas que la reine lui adressât la parole. Il parla le premier, sans y être autorisé.

 

« Votre Majesté prend l’air avec Fiorinda », dit-il.

 

Prendre l’air dans ce lieu sombre, humide, glacial, imprégné d’une odeur de moisi qui saisissait à la gorge ! Beaurevers, assurément, voulait rire. Il n’y paraissait pas à le voir. Il montrait un sérieux imperturbable.

 

Mais l’ironie était trop criante. Et la voix avait de ces résonances de fanfare que Catherine commençait à connaître, et qui, généralement, ne lui annonçaient rien de bon.

 

Froide, hautaine, elle gronda :

 

« Je crois, Dieu me pardonne, que vous vous permettez d’arrêter votre reine ! »

 

Beaurevers se courba dans un salut exorbitant et, se redressant, de sa voix mordante :

 

« Arrêter la reine ! dit-il. Telle n’est pas mon intention !… Pas pour l’instant, du moins… »

 

Catherine tressaillit : la menace était flagrante. Elle avait la conscience trop chargée pour être absolument tranquille. Une arrestation n’était pas impossible. Le lieu, en tout cas, était des plus propices. Elle frémit. Et, instantanément, son attitude se modifia : l’amabilité remplaça la raideur hautaine.

 

On eût pu croire que Beaurevers avait pris un temps pour lui permettre de réfléchir. Il continua, ayant très bien remarqué ce changement d’attitude :

 

« Comme le doit faire tout bon sujet, j’ai voulu présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. Je n’ai pas réfléchi que ce maudit couloir est si étroit qu’en effet j’ai l’air de barrer le passage. Je prie humblement la reine de me pardonner en faveur de l’intention qui était bonne. »

 

Et il s’écarta.

 

Catherine passa. Et en souriant :

 

« Vous êtes tout pardonné, monsieur… J’ai été surprise… et je n’ai pas su maîtriser mes nerfs. »

 

Beaurevers feignit de ne pas remarquer qu’elle s’excusait, qu’elle avait hâte de s’éloigner, ne se sentant pas rassurée. Et avec une désinvolture qui redoubla son inquiétude, s’adressant directement à Fiorinda :

 

« Méfiez-vous dans ce couloir, Fiorinda. Regardez bien où vous posez le pied. Sondez le terrain et fouillez les coins d’ombre. Je me suis laissé dire qu’il existe ici une trappe mystérieuse qui s’ouvre sous le pas de certains imprudents et les précipite dans je ne sais quel abîme d’où ils ne reviennent jamais. »

 

Ce fut au tour de Fiorinda de frémir. Elle n’avait pas envisagé cette redoutable éventualité.

 

Catherine fit vivement :

 

« Qui vous a fait ce conte saugrenu ?

 

– Le roi, madame, dit froidement Beaurevers. Le roi qui doit connaître sa maison, j’imagine.

 

– Ah ! si c’est le roi, je ne dis plus rien », déclara Catherine.

 

Et elle ajouta :

 

« Puisque vous êtes si bien renseigné, montrez-nous donc cette fameuse trappe dont j’ignorais l’existence, moi qui connais bien la maison aussi, pourtant.

 

– La trappe existe, assura Beaurevers d’un air déconfit ; on l’ouvre en actionnant un ressort adroitement dissimulé… Malheureusement, le roi ignore et n’a pu me dire, par conséquent, où est caché ce ressort.

 

– Voilà qui est fâcheux ! sourit Catherine.

 

– Mais vous le savez, vous, madame.

 

– Moi !… Grand Dieu ! que de choses je suis censée connaître que j’ignore totalement !… Il en est du ressort comme de la trappe… dont je n’avais jamais entendu parler. »

 

Elle semblait le narguer. On sait qu’il n’était pas précisément patient. Il s’approcha d’elle presque à la hauteur, et plongeant dans ses yeux un regard étincelant, la voix rude :

 

« La trappe existe… elle est là à quelques pas de nous… peut-être sommes-nous dessus… Et vous seule savez comment on l’ouvre… Et je suis venu pour vous dire simplement ceci : j’espère qu’elle ne s’ouvrira pas pour cette jeune fille… je l’espère… pour vous.

 

– Vous divaguez ! lança Catherine dans un sursaut de révolte.

 

– J’espère qu’elle ne s’ouvrira pas, répéta Beaurevers avec force… Mais il faut tout prévoir… »

 

Son mouvement de colère était déjà tombé. Ce fut de son air froid, de sa voix un peu railleuse qu’il acheva :

 

« Si ce malheur arrivait, je dois vous avertir, madame, que j’aurais le regret et le très grand honneur de procéder à cette arrestation dont nous parlions il y a un instant. »

 

Cette fois, il parlait clairement. Catherine comprit qu’il avait l’ordre signé en poche et qu’il ne dépendait que de lui de le mettre à exécution. Elle grinça des dents. La colère qu’elle éprouva et contre Fiorinda, cause première de l’humiliation qu’elle subissait, et contre son fils qui avait signé l’ordre, et contre Beaurevers qui avait accepté de l’exécuter, cette colère fut effroyable. Si elle avait pu les broyer tous les trois d’un geste, c’eût été fait.

 

Elle n’était pas femme à s’avouer vaincue tant qu’une lueur d’espoir subsistait. Elle se redressa de toute sa hauteur et avec une inexprimable majesté :

 

« Qui donc, fit-elle, oserait porter la main sur la mère de son roi ? »

 

Mais Beaurevers n’était pas non plus homme à se laisser impressionner par ses grands airs. Il répondit de son air glacial :

 

« Moi, madame… S’il arrive malheur à cette enfant, cette main que voici s’abattra sur votre épaule… Et nulle force humaine ne pourra vous arracher à son étreinte. »

 

Ils se regardèrent un inappréciable instant, elle avec des yeux flamboyants, striés de sang, lui avec un regard d’une froideur mortelle.

 

Et ce fut Catherine qui détourna les yeux, baissa la tête.

 

Il la vit domptée. Sa voix s’adoucit un peu pour dire :

 

« Je vois que vous m’avez compris, madame. Je suis sûr que la trappe ne s’ouvrira pas maintenant. »

 

Il se tourna, et assez haut, pour que Catherine entendît :

 

« Allez, Fiorinda, suivez la reine sans crainte. Il ne vous arrivera rien de fâcheux. »

 

Et comme s’il répondait à une observation que lui faisaient ses yeux :

 

« Oui, évidemment, le mieux serait que je ne vous quitte plus jusqu’à ce que vous soyez hors du Louvre… Je ne peux pas faire cette injure à la reine. Ne craignez rien, vous dis-je. »

 

Il s’inclina devant Catherine et partit sans tourner la tête en se disant :

 

« Je suis sûr qu’elle n’osera pas passer outre à la menace que je viens de lui faire. »

 

Malheureusement, Beaurevers se trompait.

 

Catherine avait eu peur, horriblement peur. Mais lorsqu’elle vit que Beaurevers se retirait, elle réfléchit. Et le résultat de ces réflexions fut qu’elle se dit :

 

« S’il avait eu l’ordre de m’arrêter, il l’aurait montré, il aurait exigé de nous accompagner, tout au moins jusqu’au bout du couloir. Il ne l’a pas fait. C’est qu’il n’a rien… »

 

Elle attendit que Beaurevers fût loin, hors de la portée de la voix. Alors elle se remit en marche en disant simplement :

 

« Allons. »

 

Fiorinda la suivit. Cette scène l’avait bouleversée. Elle était maintenant aussi inquiète que lorsqu’elle avait franchi le seuil de l’oratoire de Catherine, à sa suite. Elle n’avait pas osé donner son avis. Mais s’il n’avait tenu qu’à elle, Beaurevers ne l’eût pas imprudemment quittée comme il venait de le faire.

 

Elle n’eut pas le temps de faire aucune réflexion. Au bout d’une dizaine de pas, Catherine s’arrêta et s’accota au mur, comme si elle était fatiguée.

 

Fiorinda s’arrêta comme elle et attendit son bon plaisir.

 

Tout à coup elle entendit comme le bruit d’un déclic assez fort. Et elle vit une dalle basculer à quelques pas devant elle.

 

D’une voix effroyablement calme, Catherine prononça :

 

« La trappe est ouverte. »

 

Elle saisit Fiorinda par le poignet et s’approcha avec elle du trou béant. Elle le lui montra du doigt et dit :

 

« Vous voyez qu’il n’y a pas d’abîme là… Il n’y a qu’un petit escalier, assez raide, assez étroit, j’en conviens, mais enfin un escalier n’est pas un abîme. Ce Beaurevers a la manie d’exagérer sans mesure. »

 

Elle la lâcha et, la main tendue vers le trou, les traits durcis, le regard froid, d’une voix impérieuse, elle gronda :

 

« Descendez ! »

 

Fiorinda eut un instinctif mouvement de recul. Elle avait eu beau prévoir le danger, il se présentait à elle d’une manière si imprévue qu’il la surprenait malgré tout. D’une voix faible, elle murmura :

 

« Descendre là !… C’est horrible !… »

 

Catherine la contempla un instant en silence. Elle jouissait de son trouble et de son effroi. Avec le même calme sinistre, elle expliqua :

 

« Je vous avais promis que vous seriez châtiée, si vous désobéissiez. Vous avez désobéi. Voici le châtiment… Allons, descendez ! »

 

Catherine croyait avoir étudié Fiorinda et la connaître à fond. Elle devait s’apercevoir là qu’elle ne la connaissait pas du tout, ou du moins très mal.

 

Le premier moment de surprise et de frayeur était passé. Fiorinda déjà se ressaisissait. Devant l’imminence du péril, elle retrouvait tout son sang-froid. Et la femme d’action, aux décisions promptes, qu’elle-même ne savait pas être, devait se révéler.

 

Elle regarda Catherine en face et, d’une voix qui ne tremblait pas :

 

« Je ne descendrai pas, dit-elle.

 

– Vraiment ! railla Catherine.

 

– Non, ma foi, railla à son tour Fiorinda. Il fait trop noir, trop froid là-dedans… Et puis, cela ne sent vraiment pas bon. Descendez vous-même et vous verrez… »

 

Catherine, stupéfaite, demeura un instant sans voix devant cette attitude menaçante qu’elle n’avait pas prévue.

 

Fiorinda fouilla vivement dans son sein, en sortit son poignard et, levant le bras, d’une voix changée, qu’on ne pouvait plus reconnaître, à son tour, elle commanda, impérieusement :

 

« Descendez !… Ou, aussi vrai que vous êtes une méchante et abominable femme, je débarrasse le monde d’un monstre tel que vous… je vous tue sans pitié. »

 

Catherine était brave. Elle le fit bien voir, elle aussi. Elle se mit à rire doucement, sous la menace du poignard levé sur elle. Avec le plus grand calme, elle prit une montre qu’elle avait à sa ceinture, la consulta et, la mettant sous les yeux de Fiorinda, interdite :

 

« Tenez, regardez, dit-elle tranquillement, savez-vous ce qui va se passer si dans dix minutes je ne suis pas de retour chez moi pour y révoquer certain ordre que j’ai donné avant mon départ ? »

 

Fiorinda sentit un frisson la parcourir des pieds à la tête. Elle entrevoyait quelque chose d’affreux, elle sentait que la catastrophe allait s’abattre sur elle, inévitable et inexorable. Son bras levé retomba doucement.

 

Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Catherine. Malheureusement, elle ne la vit pas. Sans quoi elle eût compris que la terrible jouteuse, jamais à court de ruses, était en train de la jouer en mentant audacieusement, comme Beaurevers l’avait jouée elle-même l’instant d’avant.

 

Voyant qu’elle ne frappait pas et se taisait, Catherine reprit avec le même air tranquille :

 

« Il se passera que M. de Ferrière sera mis à la question.

 

– La question ! lança Fiorinda, éperdue.

 

– La question, oui. La grande et la petite… Faut-il vous expliquer en quoi cela consiste ?

 

– C’est abominable ! clama Fiorinda qui sentait une sueur froide glacer ses tempes.

 

– Maintenant, continua impitoyablement Catherine, frappez-moi si vous voulez… Non ?… Attendons. Le temps passe… Ferrière aura les jambes broyées, on tenaillera ses chairs pantelantes, on y coulera du plomb fondu, on lui arrachera la langue… C’est vous, vous qui le voulez ainsi. »

 

La pauvre Fiorinda ne put en entendre davantage. Elle gémit :

 

« Grâce ! »

 

Catherine se redressa, farouche, terrible, et montrant le trou :

 

« Descendons ! fit-elle. Je n’ai plus que huit minutes pour rentrer chez moi. »

 

Fiorinda frissonna :

 

« Et si j’obéis, dit-elle en se tordant les mains, qui me dit que mon fiancé sera épargné ?

 

– Sur la tête de mon fils Henri, je jure qu’il le sera, dit Catherine. Allons, décide-toi… Dépêche-toi. »

 

Fiorinda en savait assez pour comprendre qu’elle respecterait ce serment-là. Elle n’hésita pas :

 

« Je descends », dit-elle.

 

Et elle mit le pied sur la première marche, s’enfonça dans le noir, dans l’inconnu, dans la mort…

 

XXII

ENCORE LA TRAPPE


Ne voyant pas paraître Fiorinda, Beaurevers comprit que Catherine n’avait pas tenu compte de ses menaces et avait agi.

 

Il revint dans le couloir et durant des heures, avec une patience que rien ne rebutait, il chercha la trappe et le bouton qui permettait de l’ouvrir. Il ne trouva rien.

 

La nuit vint. Ce ne fut que lorsqu’il n’y vit plus du tout qu’il se résigna à lâcher pied.

 

Il rentra chez lui. Là seulement il sentit qu’il mourait de faim. Ce qui était assez naturel puisqu’il avait oublié de déjeuner et de dîner. Il mangea un morceau à la hâte et se jeta rageusement sur son lit. Il était de nouveau furieux contre lui-même. Il avait pourtant fait tout ce qu’il avait pu.

 

Le lendemain matin, dès que la chose fut décemment possible, il faisait demander audience à Catherine.

 

Elle se douta bien de ce qui l’amenait. Elle n’hésita pas à le recevoir et lui fit même un accueil gracieux.

 

Beaurevers alla droit au but.

 

« Il paraît que la trappe s’est ouverte quand même, dit-il.

 

– C’est vrai, dit froidement Catherine, la trappe s’est ouverte.

 

– J’espère que cette enfant n’est pas morte ! » dit Beaurevers que l’angoisse étreignait.

 

Les paroles n’étaient rien. C’était le ton qu’il fallait entendre. C’était le visage livide, flamboyant, formidable, qu’il fallait voir. Ceci, Catherine le vit et l’entendit fort bien et cela lui suffit pour se rendre compte que sa vie ne tenait qu’à un fil. Aussi elle se hâta de rassurer :

 

« Pourquoi voulez-vous qu’elle soit morte ? Elle n’a pas été frappée. Si elle a descendu toutes les marches de l’escalier qui se trouve sous la trappe, elle a abouti à un cachot… assez incommode, j’en conviens, mais enfin où l’on peut très bien vivre… quelques semaines. »

 

Beaurevers vit qu’elle disait la vérité. Il devina du coup quel genre de supplice elle avait voulu infliger à Fiorinda. Et d’une voix vibrante d’indignation :

 

« On y peut vivre quelques semaines… à condition qu’on vous y apporte à boire et à manger ?

 

– Cela va sans dire.

 

– Ce qu’on eût oublié de faire pour cette malheureuse enfant ? »

 

Catherine sourit.

 

Beaurevers retint l’aveu. Et d’une voix rude :

 

« Eh bien, madame, il faut, vous entendez, il faut que la trappe s’ouvre maintenant pour que Fiorinda sorte.

 

– Eh bien… ouvrez-la…

 

– J’ai essayé, madame. Toute la journée, hier, j’ai cherché à l’ouvrir. Je n’ai rien trouvé.

 

– Je n’y puis rien, sourit Catherine.

 

– Vous pouvez tout, au contraire, gronda Beaurevers qui avait des envies folles de la saisir à la gorge et de l’étrangler. Vous avez su ouvrir une fois, vous saurez ouvrir une deuxième.

 

– Si je vous comprends bien, vous me demandez – assez cavalièrement, mais passons – de rendre la liberté à cette petite bohémienne ?

 

– C’est bien cela, madame.

 

– C’est ce que je ne ferai pas. »

 

C’était catégorique. Et cela paraissait irrévocable. Pourtant, Beaurevers ne renonça pas encore.

 

« Puis-je vous demander pourquoi, madame ? fit-il.

 

– Je veux bien vous dire ceci : cette petite méritait un châtiment. Je l’ai châtiée comme il m’a convenu. C’est tout. »

 

Elle montrait une raideur certaine parce qu’elle voyait que Beaurevers semblait s’adoucir. Il s’en aperçut très bien. Il n’eut pas l’air de le voir. Il insista :

 

« Ne trouvez-vous pas, madame, que la punition a assez duré ? Songez à la situation atroce dans laquelle se trouve cette enfant. »

 

Plus catégorique et de plus en plus froide, elle répliqua :

 

« La punition cessera quand je jugerai qu’elle a assez duré. Pas avant. »

 

Beaurevers s’approcha d’elle et, la regardant droit dans les yeux, d’une voix effrayante à force de froideur :

 

« Eh bien, madame, je jure, moi, que sa punition n’a que trop duré déjà. En conséquence, vous allez venir avec moi et vous ouvrirez la trappe. »

 

Elle vit bien que l’instant critique était venu. Elle se raidit. Et très calme en apparence, elle railla :

 

« Vraiment !… Et si je refuse, menacerez-vous de m’arrêter, comme vous le fîtes hier ?

 

– Non, madame, car aujourd’hui je n’ai pas d’ordres, comme j’en avais hier.

 

– Vous eussiez été bien embarrassé de les montrer, ces ordres que vous prétendez avoir eus. »

 

Elle triomphait en prononçant ces mots qui lui montraient qu’elle avait deviné son jeu de la veille.

 

Il dédaigna de relever. Il se contenta de sourire. Un sourire, c’est peu de chose. Pourtant, en voyant celui-là, Catherine, sans en rien laisser paraître, commença de perdre une partie de son assurance. Et il dit avec la même voix trop calme :

 

« J’irai trouver le roi, et le prierai de vouloir bien m’accompagner. Tenez pour assuré qu’il ne me refusera pas. »

 

Catherine était devenue attentive. Néanmoins elle voulut narguer encore.

 

« Et vous l’emmènerez dans le couloir où se trouve la trappe. C’est une idée. Mais je croyais que vous m’aviez dit qu’il ignorait où se trouve le bouton qui ouvre cette trappe ?

 

– J’amènerai le roi ici, devant vous, madame.

 

– Ici ! Et pour quoi faire, mon Dieu ?

 

– Pour qu’il vous prie de venir avec nous ouvrir la trappe. »

 

Catherine tressaillit. Elle se sentait prise. En effet, elle ne pouvait refuser au roi ce qu’elle refusait à Beaurevers. Malgré tout, elle essaya de résister encore.

 

« Je dirai, fit-elle, que je ne sais ce qu’il veut dire. »

 

Beaurevers la vit acculée à la nécessité de capituler. Cette fois, il avait trouvé l’infaillible moyen de la faire céder. Sûr du succès, il ne répondit que par un haussement d’épaules et, reprenant son air railleur :

 

« Vous n’ignorez pas qu’il sait le contraire », dit-il.

 

Et, avec une indifférence qui n’avait rien d’affecté parce que cette fois il ne cherchait pas à en imposer, parce qu’il savait qu’il pouvait sans scrupule mettre sa menace à exécution, attendu que le roi était fixé depuis longtemps sur les agissements de sa mère, il ajouta :

 

« Croyez-moi, madame, le mieux est de m’accorder de bonne grâce ce que je demande… Ainsi cette histoire pénible demeurera un secret entre nous… n’aura pas d’autre suite… Si cependant vous préférez laisser intervenir le roi, libre à vous… Après tout, cela vous regarde. Vous vous expliquerez avec lui… Car le roi exigera des explications, n’en doutez pas. Et de fil en aiguille, le diable sait où tout cela pourra bien nous mener… ou plutôt, je le vois très bien. »

 

Ce qu’il disait était très juste. Si juste que Catherine se l’était déjà dit tout bas. Une de ses grandes forces était de savoir plier quand la nécessité l’exigeait impérieusement et de paraître accepter sans rechigner ce qu’il lui était impossible d’empêcher. Elle ne renonçait pas à sa vengeance pour cela. Infatigable, déjà un autre plan de vengeance se dressait dans son esprit. Déjà, elle calculait froidement :

 

« Après tout, que m’importe la mort de cette fille ?… Je tiens Ferrière en mon pouvoir. Il ne s’en ira pas sans mon assentiment… Par lui, je châtierai cette péronnelle plus cruellement que si je la tuais. »

 

Son parti fut pris. Elle se leva et acquiesça :

 

« Vous avez raison. Le roi n’a rien à voir dans ces histoires sans importance… Et après tout, cette petite a été suffisamment punie. Venez, monsieur. »

 

Beaurevers la suivit sans ajouter une parole.

 

Cinq minutes plus tard, Fiorinda était tirée de son tombeau. Dès que la trappe s’ouvrit, Beaurevers la vit debout à l’entrée, où elle paraissait attendre. Elle ne paraissait pas trop déprimée. Elle sortit elle-même de son trou et ne vit pas Catherine qui se tenait à l’écart, dans l’ombre. Elle ne parut pas étonnée en voyant Beaurevers qui lui tendant les mains. Elle lui sourit gentiment et lui tendit le front en disant :

 

« Je savais bien que vous me tireriez de là. »

 

Cette naïve confiance en lui le toucha plus que n’eussent pu le faire les protestations les plus chaleureuses. Il la prit doucement dans ses bras, effleura son front pur d’un baiser fraternel et rassura :

 

« Ne craignez plus rien. Cet affreux cauchemar est fini. »

 

Elle allait répondre. Elle aperçut alors Catherine. Fut-ce la vue de son irréductible ennemie ? Fut-ce, plutôt, un effet de réaction ? Elle ferma les yeux et s’abandonna, évanouie, dans les bras de Beaurevers.

 

« Oh ! diable ! » murmura celui-ci, cruellement embarrassé.

 

Catherine intervint alors, insinua :

 

« Portez-la dans sa chambre… ce ne sera rien. »

 

Beaurevers lui jeta un coup d’œil qui n’était pas précisément bienveillant. Mais il ne tarda pas à comprendre que c’était ce qu’il avait de mieux à faire. Il hésitait cependant, et pour cause.

 

Si la jeune fille était revenue à elle à ce moment, il l’eût tout d’abord et sans plus tarder conduite hors du Louvre.

 

Mais elle ne revint pas à elle. Il fut effrayé de la voir pâle comme une morte, sa jolie tête auréolée de ses fins cheveux bruns ballottant mollement sur son épaule. Et il alla au plus pressé. Il la souleva dans ses bras vigoureux et la porta dans sa chambre.

 

Catherine se garda bien de les y suivre. Nous avons dit qu’elle avait déjà son idée, et chez elle l’exécution ne traînait jamais. Cette idée n’était pas encore bien précise. Mais elle savait qu’elle avait besoin de garder Ferrière en son pouvoir. C’en était assez pour qu’elle agît sans tarder.

 

Elle ne se montra donc pas. Et elle eut l’attention d’envoyer une de ses filles de chambre donner des soins à la malade. On comprend que cette attention était intéressée. En effet, Catherine, qui pensait bien que Beaurevers ne s’éloignerait pas avant d’être complètement rassuré sur l’état de Fiorinda, avait donné pour mission à la camériste de le retenir aussi longtemps qu’elle pourrait. Elle ne demandait pas plus d’un quart d’heure.

 

Pendant ce temps, par des chemins détournés, connus d’elle seule peut-être, elle se rendit près de Ferrière. Elle y demeura quelques minutes à peine. Mais il paraît que ces quelques minutes lui avaient suffi, car elle avait l’air très satisfaite en s’en retournant chez elle. Elle y arriva sans avoir rencontré personne, avant que ne fût expiré le quart d’heure qu’elle avait demandé à sa camériste.

 

Celle-ci, pendant ce temps, s’activait auprès de Fiorinda, ou faisait semblant. Car Beaurevers lui avait naturellement cédé la place et, en attendant, se promenait nerveusement dans le couloir.

 

Quand la camériste estima qu’elle avait suffisamment fait attendre le chevalier, elle s’occupa sérieusement de Fiorinda qui, sous ses soins énergiques et intelligents, ne tarda pas à revenir à elle.

 

Alors, elle appela Beaurevers qui se hâta d’accourir.

 

Il ne se rassura que lorsqu’il vit la jeune fille qui lui souriait de son lit où elle était étendue. Elle était encore bien pâle, bien faible. Mais il était clair qu’on n’avait aucune complication à redouter.

 

« Reposez-vous, dit-il affectueusement ; un bon et long repos sera pour vous le plus salutaire des remèdes. Demain, il n’y paraîtra plus. Demain matin, vous sortirez d’ici. Et c’est moi qui serai votre garde du corps. »

 

Fiorinda remercia d’une voix affaiblie. Le corps, chez cette vaillante fille, avait été terrassé surtout par la fatigue. Mais l’esprit était demeuré lucide. Et déjà cet esprit travaillait. Mais elle fit signe à Beaurevers de se pencher et, baissant la voix à cause de la camériste qui allait et venait :

 

« Je ne partirai pas, dit-elle, si M. de Ferrière doit rester. »

 

Le ton sur lequel elle disait cela indiquait que c’était là une résolution irrévocable.

 

Beaurevers trouva cela tout naturel. Et, sur un ton plaisant, afin de la remonter, il s’écria :

 

« Charbleu ! comme dit votre noble fiancé, je l’entends bien ainsi ! Nous partirons tous les trois ensemble, foi de Beaurevers ! Et pas plus tard que demain matin, je l’espère. »

 

Fiorinda sourit. Et Beaurevers ne s’aperçut pas qu’il y avait beaucoup d’incrédulité dans ce sourire. Il trancha :

 

« Reposez en paix. Je vais de ce pas chez Ferrière. Et je vous réponds que l’affaire sera vite réglée, puisqu’il ne demeure ici que pour vous.

 

– Dites-lui bien, recommanda Fiorinda, que je ne m’en irai pas sans lui… Dites-le-lui : pas sans lui !

 

– Bon ! promit Beaurevers en s’éloignant, je le lui dirai, soyez tranquille. »

 

Fiorinda, soulevée sur ses oreillers, le suivit du regard jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui. Alors, elle laissa retomber sa tête en arrière et deux larmes jaillirent de ses paupières sur ses joues pâlies sans qu’elle songeât à les essuyer.

 

 

Ce que Fiorinda redoutait se produisit : Ferrière fit à peu près la même réponse qu’elle avait faite. C’est-à-dire qu’après avoir remercié Beaurevers comme il convenait, il déclara qu’il ne quitterait le Louvre que lorsque sa fiancée en serait partie.

 

« Voilà qui est entendu, dit Beaurevers qui était à mille lieues de soupçonner la vérité et que Catherine venait de quitter son ami. Nous partirons tous les trois ensemble demain matin.

 

– Non, mon cher ami, dit Ferrière avec une douceur d’autant plus grande qu’il était plus cruellement embarrassé ; emmenez Fiorinda… moi, je suivrai… plus tard.

 

– Trente mille diables ! sacra Beaurevers exaspéré, je me tue de vous dire qu’elle ne partira pas sans vous ! »

 

Mais il eut beau faire et beau dire, Ferrière ne voulut pas en démordre. Voyant qu’il ne pouvait parvenir à le persuader, Beaurevers partit comme un furieux, en grommelant :

 

« Je veux que le diable m’étripe s’il n’y a pas de la damnée Catherine là-dessous ! Mais quoi ?… Je le saurai… il faut que je le sache… sans quoi je ne pourrai rien faire pour eux. »

 

Il revint auprès de Fiorinda. Il lui répéta tout ce qui avait été dit entre Ferrière et lui. Elle n’en fut pas surprise. Elle se contenta de dire avec une placide obstination :

 

« Je resterai donc ici. »

 

Beaurevers n’en put pas tirer autre chose.

 

XXIII

OÙ LE VIDAME APPREND DES CHOSES QU’IL IGNORAIT


Le lendemain même du jour où Beaurevers avait fait connaître à Catherine, qui l’ignorait, le contenu exact de la fameuse bulle du pape, Rospignac était parti par la route de Chartres. Guillaume Pentecôte et dix hommes de l’escadron de fer le suivaient. Ils n’avaient pas l’air de le connaître.

 

Cette absence de Rospignac – que Beaurevers n’ignorait pas – explique pourquoi il ne s’était produit aucun attentat nouveau contre le roi.

 

Le duc de Guise était également parti vers une destination inconnue.

 

Le vidame avait attendu quelques jours et, voyant que son fils ne se soumettait pas, il s’était résigné à aller trouver le cardinal de Lorraine.

 

Les Guises n’avaient accepté l’union projetée de leur sœur avec le vicomte de Ferrière que pour s’assurer le concours du vidame. Le cardinal ne fit aucune difficulté pour lui rendre sa parole, du moment que son concours leur demeurait acquis, comme il en donnait l’assurance.

 

Les jours passèrent. Un matin, on vint annoncer au vidame un envoyé du roi. Un envoyé du roi ne se pouvait éconduire. Le vidame pensa qu’on venait l’arrêter. Comme il était brave, il ne voulut pas se dérober par la fuite. Il alla lui-même au-devant de cet envoyé.

 

C’était Beaurevers. Il admira en connaisseur le calme imposant que montrait le père de cet ami. Il s’inclina respectueusement devant lui et, avec une déférence marquée :

 

« Monseigneur, le roi désire s’entretenir avec vous. Et il a bien voulu me charger de vous escorter jusqu’auprès de sa royale personne. »

 

Le vidame rendit le salut avec cet air majestueux qui lui était naturel et, sans acrimonie :

 

« Dites plus simplement que vous êtes chargé de m’arrêter, fit-il.

 

– Vous vous trompez, monseigneur, protesta Beaurevers avec vivacité. Il n’est pas question d’arrestation. Vous sortirez du Louvre libre comme vous y serez entré. Je vous en donne l’assurance formelle.

 

– Je ne demande qu’à vous croire… Cependant, vous conviendrez que je peux trouver étrange que ce soit vous précisément qui soyez chargé de cette mission. »

 

Le vidame parlait avec une grande courtoisie. Cependant, Beaurevers le sentait sinon hostile, tout au moins froid. Sans se départir du respect qu’il lui témoignait, il dit en le regardant droit dans les yeux et en insistant sur ses mots :

 

« Si je suis ici, c’est que personne que moi ne pouvait vous dire ce que je vous dis : le roi, monseigneur, n’ignore rien de ce qui a été décidé entre MM. de Guise et vous. Seulement, je vous donne ma parole qu’il ignore que vous êtes mêlé à cette affaire. Le roi n’a aucun soupçon sur vous. »

 

Son regard clair, son bon sourire, son fin profil de médaille resplendissant de franchise et de loyauté, tout en lui indiquait qu’il ne pouvait pas mentir.

 

« Je vous crois, monsieur, nous partirons quand il vous plaira. Je me tiens à vos ordres.

 

– Monseigneur, je suis ici pour recevoir vos ordres et non pour en donner. Nous partirons donc quand il vous plaira, à vous, et non quand il me plaira, à moi. »

 

Comme tout le monde, le vidame commençait à subir, sans s’en apercevoir, l’étrange ascendant que le chevalier exerçait autour de lui. À moitié conquis, il soupira :

 

« Allons, vous êtes un charmant cavalier, décidément : aussi loyal et généreux que fort et audacieux… Quel dommage que nous ayons à nous combattre… »

 

Il s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit. Et il acheva :

 

« On ne doit pas faire attendre le roi. Partons, monsieur, si vous le voulez bien. »

 

Ils se mirent en route.

 

Beaurevers n’était pas sans avoir remarqué combien le vidame, qu’il avait vu peu de jours avant si vert, si solide encore, paraissait maintenant vieux et cassé. Il en eut pitié. Et comme il se doutait bien que l’indifférence du vieillard au sujet de son fils était affectée, tout en se gardant bien de faire la moindre allusion à Fiorinda, il trouva moyen de lui apprendre, en causant avec lui, que Ferrière habitait provisoirement au Louvre.

 

Le vidame accueillit la nouvelle d’un air dégagé. Il ne posa aucune question, il ne s’étonna pas. On se souvient qu’il avait appris que son fils était très lié avec le comte de Louvre et que le comte de Louvre c’était le roi. Il pensa naturellement que c’était le roi qui avait voulu avoir son ami auprès de lui. Il laissa tomber ce sujet de conversation, comme s’il le jugeait sans intérêt.

 

Mais Beaurevers, qui l’observait, vit bien qu’il était content et comme soulagé d’un grand poids qui l’oppressait.

 

En devisant comme des amis, ils étaient arrivés au Louvre. Là, Beaurevers remit son compagnon aux mains de Griffon qui devait l’introduire près du roi. Et il prit congé de lui, déclarant que sa mission était terminée.

 

Griffon, qui avait reçu des instructions, introduisit à l’instant le vidame dans le petit cabinet de travail du roi.

 

En l’apercevant, François s’écria joyeusement :

 

« Ah ! monsieur le vidame, je suis content de vous voir !… »

 

Le compliment du vidame fut, comme son attitude, irréprochable. D’un vieux courtisan comme lui, il ne pouvait en être autrement. Cependant le roi sentit la froideur qui perçait malgré tout. Il n’en laissa rien paraître. Et, très aimable :

 

« Asseyez-vous, monsieur, nous avons à causer assez longuement. »

 

Le vidame obéit en silence.

 

François croisa les jambes, se renversa sur le dossier de son fauteuil, ferma les yeux, parut se recueillir un instant. En réalité, à travers les paupières mi-closes, il observait le vidame d’un air malicieux. Enfin, il attaqua :

 

« On ne vous voit pas souvent chez moi, monsieur, soit dit sans reproche. Quand j’ai besoin de vous, je me vois dans la nécessité de vous envoyer chercher. Pourquoi ? »

 

Et, sans lui permettre de répondre, il reprit aussitôt :

 

« Vous me boudez. Je ne sais quel malentendu s’est élevé entre nous, mais le fait est que vous êtes mécontent et que vous témoignez votre mécontentement en vous tenant à l’écart. Or, je trouve que cette situation équivoque s’est prolongée trop longtemps. Vous finirez par passer du côté de mes ennemis… Et je veux vous avoir pour ami. »

 

Le vidame s’inclina profondément. Mais il ne fit aucun remerciement, aucune protestation de dévouement, comme tout autre n’eût pas manqué de le faire à sa place, et comme le souci de sa propre sécurité conseillait de le faire.

 

François remarqua cette réserve comme il avait senti la froideur. Comme précédemment, rien en lui ne laissa paraître qu’il eût compris. Il reprit :

 

« J’ai fait une découverte qui m’a… peiné. Oui, bien peiné : je me suis aperçu qu’on cherchait à nous faire passer, moi et les miens, pour ce que nous ne sommes pas. On ne se contente plus de murmurer que je favorise les hérétiques qu’on appelle huguenots, on dit, presque ouvertement, que je me suis converti moi-même à la religion nouvelle, que j’imposerai à ma famille. »

 

Il fit une pause. Le vidame gardait toujours un silence diplomatique. Mais François vit qu’il était tout oreilles, vivement intéressé par ce début qui promettait. Il sourit, satisfait, et continua avec force :

 

« C’est là une odieuse calomnie contre laquelle j’ai résolu de me défendre avant qu’elle ne soit répandue dans la masse. »

 

Durant un quart d’heure, le roi parla, le vidame écouta.

 

Quand il eut dit tout ce qu’il avait à dire, François frappa sur un timbre. Le chancelier, Michel de L’Hospital, fut bientôt introduit.

 

« Je vous laisse travailler », dit le roi après avoir présenté les deux hommes.

 

Il sortit.

 

Le vidame et le chancelier demeurèrent seuls. Ils se connaissaient. Ils avaient l’un pour l’autre la haute estime que méritait la noblesse de leur caractère. Ils se trouvèrent aussitôt à l’aise comme d’anciens amis.

 

Le chancelier étala sur la table de travail de volumineux dossiers qu’un commis apporta. Les deux hommes s’assirent côte à côte et se mirent à étudier ces dossiers. Le chancelier donnait des indications, fournissait des explications, répondait avec une complaisance inlassable à la multitude de questions que le vidame ne se faisait pas faute de poser.

 

Vers le soir, le roi reparut. Il était accompagné de Beaurevers.

 

À l’attitude profondément respectueuse du vidame, à son air repenti et comme honteux, ils comprirent qu’il était fixé. Et Beaurevers fixa sur François un coup d’œil qui voulait dire :

 

« Que vous avais-je dit ! »

 

François approuva d’un léger signe de tête. Tous deux d’ailleurs se gardèrent bien de montrer qu’ils avaient remarqué le changement d’attitude du vidame.

 

Le roi congédia le chancelier. Quand ils ne furent plus qu’eux trois, il se mit à parler de Ferrière. Il le fit en termes tels que l’orgueil paternel du vidame en fut délicatement frappé. Quand il le vit bien amorcé, François aborda la question du mariage du vicomte.

 

Mais le vidame continua à se montrer intraitable.

 

« Eh bien, dit rondement François, voulez-vous que je vous mette d’accord ?… Voulez-vous que je me charge, moi, de trouver au vicomte un parti honorable et qui vous conviendra à tous les deux ?

 

– Ah ! vous me rendriez la vie ! » s’écria le vidame, transporté d’aise.

 

Et, secouant la tête d’un air soucieux :

 

« Mais le vicomte n’acceptera pas.

 

– C’est à savoir ! fit vivement François. Vous, monsieur, accepterez-vous le parti que je vous présenterai ?

 

– Avec joie !… avec reconnaissance, Sire !

 

– Bien, je prends note que vous donnez votre consentement… Car vous le donnez, n’est-ce pas ?

 

– Des deux mains, Sire.

 

– En ce cas, je me charge du vicomte… Ne secouez pas la tête, j’en fais mon affaire, vous dis-je.

 

– Dieu vous entende !

 

– Je ferai en sorte qu’il veuille bien m’entendre », plaisanta François.

 

Et avec assurance :

 

« D’ici peu, nous ferons dresser le contrat. Je dis nous, parce que j’entends le signer, j’entends être de la noce, j’entends ouvrir le bal avec la mariée, tandis que le marié aura l’honneur d’être le cavalier de la reine Marie. Cela sera ainsi, foi de roi.

 

– Sire, Sire, balbutia le vidame profondément ému, tant de bontés pour moi qui les mérite si peu ! »

 

Brusquement, il se laissa tomber sur les deux genoux et, courbant sa tête vénérable :

 

« Sire, ce n’est pas un pardon que j’implore… Un aussi grand coupable que moi est indigne de miséricorde… Faites venir votre bourreau, Sire, et livrez-lui la tête que voici… ce sera justice. »

 

François ne tenta pas de le relever. Était-il content ou mécontent ? On n’aurait su le dire tant il s’était fait hermétique. Cependant, il protesta assez vivement.

 

« Relevez-vous, monsieur. L’honnête homme que vous êtes ne saurait être coupable. »

 

Le vidame s’obstina :

 

« Je suis un misérable, il faut que je confesse mon crime et que je l’expie ensuite… La seule expiation possible, c’est la mort. Je l’ai cent, mille fois méritée… »

 

Alors François se pencha sur lui, le prit par les mains et, par une douce violence, l’obligea à se mettre debout. Et avec une gravité un peu triste :

 

« Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Vous parlez de confession. Sachez, monsieur, que je ne veux rien entendre. Rien, comprenez-vous ?… Vous dites que vous avez mérité la mort. Soit. Ne vous semble-t-il pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire ?

 

– Qui donc, Sire ?

 

– Réparer le mal qui a été fait… Et que vous avez failli, inconsciemment, couvrir de toute l’autorité qui s’attache…

 

– J’ai compris, interrompit vivement le vidame. Là est le vrai devoir, et je remercie Votre Majesté de me l’avoir rappelé à temps. »

 

Et avec une émotion contenue :

 

« Vous serez un grand roi, Sire, grand par la magnanimité et la noblesse du cœur.

 

– Si Dieu me prête vie ! » fit François avec cette pointe de scepticisme mélancolique dont il ne pouvait se défendre chaque fois qu’il envisageait un avenir qu’une sorte de prescience lui disait qu’il n’atteindrait pas.

 

Et il ajouta :

 

« Puisque vous avez compris, puisque vous êtes résolu à agir… »

 

Il suspendit sa phrase, semblant attendre la confirmation de ce qu’il avançait. Le vidame protesta :

 

« De toutes mes forces, de tout mon cœur, et je vous réponds que je ne ménagerai ni mon temps ni ma peine. »

 

François approuva d’un léger signe de tête et acheva :

 

« Il faut que je vous donne mes instructions. »

 

Durant près d’une demi-heure, François donna ses instructions au vidame attentif. Il y ajouta un certain nombre de documents secrets que le vidame devait emporter.

 

*

* *

 

Or, après le départ du vidame, Beaurevers, qui avait son idée, s’en alla trouver Ferrière et lui raconta mot pour mot tout ce qui venait de se passer entre le roi et son père. Et il arriva ce qu’il espérait : Ferrière s’aperçut alors qu’il avait été magistralement joué par Catherine. Il ne se fit plus scrupule de parler.

 

Le résultat de cette explication que Beaurevers avait eu tant de mal à obtenir fut que, dès le lendemain matin, Ferrière et Fiorinda quittèrent le Louvre. Fiorinda fut conduite à la maison de la rue des Petits-Champs où Beaurevers répondait qu’elle serait bien gardée et où Ferrière pourrait venir la voir quand il voudrait et tant qu’il voudrait.

 

Quant à Beaurevers, il se donna la satisfaction d’aller annoncer la nouvelle à Catherine qui, devant lui, reçut le coup sans trop faire la grimace, mais qui, quand il fut parti, faillit en étouffer de rage.

XXIV

ROSPIGNAC ENTRE EN SCÈNE


Il est temps de revenir à Rospignac, que nous avons été dans la nécessité de négliger quelque peu.

 

Nous avons dit en son temps qu’il avait pris la route de Chartres en compagnie de son homme à tout faire, le truand Guillaume Pentecôte, et suivi par une dizaine de ses hommes de l’escadron de fer qui affectaient de ne pas le connaître et voyageait de leur côté par petits groupes qui semblaient s’ignorer mutuellement.

 

Avant de se mettre en route, et suivant les instructions de Catherine, il s’était rendu à l’hôtel de Cluny, où il avait eu un long et sérieux entretien avec le cardinal de Lorraine. De cet entretien, il était sorti nanti de pouvoirs étendus et porteur d’ordres en blanc. Il va sans dire que, dans l’esprit du cardinal, ces ordres devaient être utilisés dans l’intérêt de sa maison. Tandis que, dans l’esprit de Rospignac, ils devaient l’être au profit de Catherine.

 

Rospignac partit. Il s’arrêta à Orléans. Là, il s’était mis en relation directe avec le roi de Navarre, à qui il avait fait parvenir un sauf-conduit en règle, signé de la main du duc de Guise et contresigné de la main du cardinal. Il invitait en outre Sa Majesté à se rendre à Orléans où le duc François viendrait s’entendre personnellement avec elle.

 

Jusque-là il avait suivi fidèlement les instructions du cardinal. Parce qu’elles concordaient avec celles de Catherine.

 

Le roi de Navarre eut le tort de poursuivre les négociations avec Rospignac, représentant attitré des Lorrains, alors que le silence de son frère, le cardinal de Bourbon, lui commandait la prudence et la réserve. Il eut le tort plus grand de se fier au sauf-conduit des Guises, de quitter ses États. Et il avertit Rospignac qu’il consentait à se rendre à Orléans, comme on le sollicitait de faire.

 

Rospignac abandonna alors les instructions du cardinal pour suivre celles de Catherine. Sans l’ombre d’un scrupule, il trahit délibérément les Lorrains au profit de sa maîtresse.

 

Il se garda bien d’aviser le cardinal de la prochaine arrivée du roi de Navarre. Quand celui-ci fut à Orléans, il le leurra, sous des prétextes plausibles, durant plusieurs jours. Puis, brusquement, il lui mit la main au collet et le fit bellement enfermer et garder à vue au château. Tout comme s’il se fût agi d’un simple gentilhomme.

 

Rospignac avait si habilement machiné ce coup de force que tout le monde crut qu’il s’accomplissait sur l’ordre des Guises. Le roi de Navarre le crut tout le premier et nous laissons à penser s’il cria à la trahison et si la colère fut grande contre les faux traîtres qui l’avaient attiré dans ce guet-apens où il avait donné tête baissée.

 

Du fait de cette arrestation, le projet d’alliance destiné à diviser les forces des religionnaires au profit de MM. de Guise, tombait à l’eau. C’était encore un échec, et des plus graves, pour eux. Le pis était qu’ils ne pouvaient la désavouer, cette arrestation : c’eût été l’aveu implicite de leurs sourdes menées.

 

Son coup fait, Rospignac avait repris à franc étrier le chemin de Paris. Il ramenait avec lui Guillaume Pentecôte et sa bande de sacripants.

 

À Paris, le baron avait pris tout juste le temps de changer de costume et il était allé rendre compte de sa mission. Catherine l’avait écouté avec la plus grande attention, et lorsqu’il eut achevé de raconter avec force détails ce que nous venons de résumer, elle n’avait pas caché sa satisfaction. Et elle avait daigné féliciter :

 

« Allons, voilà une affaire qui a été menée avec une adresse dont il convient de vous féliciter, baron. »

 

Et avec un mince sourire :

 

« Ce succès vient à propos pour faire oublier vos précédents échecs… Depuis quelque temps, baron, vous jouiez vraiment de malheur.

 

– Aussi, madame, je tiens à prendre ma revanche. Et cette fois, je crois avoir trouvé l’infaillible moyen de vous livrer Beaurevers pieds et poings liés… »

 

Rospignac semblait sûr de lui. Une lueur sanglante passa dans l’œil de Catherine. Et très calme en apparence :

 

« Parlez, Rospignac, je vous écoute », dit-elle. Rospignac parla. Catherine écouta. Quand il eut fini, elle approuva :

 

« Soit. Agissez, Rospignac. Mais pour Dieu ! faites vite.

 

– Madame, dit froidement Rospignac, une affaire pareille ne peut aboutir qu’à la condition d’être préparée de longue main, menée lentement, sans rien laisser au hasard. Trop de précipitation nous conduirait à un échec certain… dont je décline la responsabilité. »

 

Catherine fronça le sourcil. Mais elle dut s’avouer qu’il avait raison car après avoir réfléchi une seconde elle consentit :

 

« Vous avez raison, Rospignac. Allez, et faites pour le mieux. »

 

Rospignac s’inclina devant elle et sortit.

 

Une huitaine de jours s’écoulèrent.

 

Ferrière partageait son temps entre sa fiancée, à qui il faisait d’interminables visites qui lui paraissaient toujours trop brèves, et Beaurevers. De son côté, celui-ci lui consacrait tout le temps qui n’était pas pris par son service secret de chevalier du roi.

 

On pouvait presque dire que Ferrière avait pris gîte à l’hôtel Nostradamus. Il y mangeait et couchait plus souvent que chez lui. Et c’était entre Beaurevers et lui de longues causeries où revenaient sans cesse ces deux noms : Fiorinda, Florise. Car le moment approchait de plus en plus où le brave chevalier serait enfin réuni à sa fiancée bien-aimée. Et plus le moment approchait, plus son impatience grandissait.

 

Cependant il ne s’était encore produit aucun incident. Catherine et son bras droit, Rospignac, ne s’étaient pas encore manifestés. On eût pu croire qu’ils avaient renoncé à poursuivre le roi et ses défenseurs, car de tous les côtés c’était le calme plat.

 

Beaurevers ne s’y fiait pas. Ce calme apparent lui présageait la tempête. Et il veillait au grain. Il veillait et avait su amener Ferrière à veiller comme lui. Ils s’attendaient à tout, se tenaient prêts à tout.

 

Un jour, un quart d’heure à peine après le départ de Ferrière et de Beaurevers, un homme d’un certain âge vint frapper à la porte de la petite maison. Selon les instructions du chevalier, on ne lui ouvrit pas. Mais on le dévisagea à travers le judas et on lui demanda ce qu’il voulait, sur un ton qui n’était pas précisément aimable.

 

L’homme n’avait pas un aspect redoutable. Il avait une bonne figure placide, et sinon le costume, du moins la tournure et les manières d’un vieux serviteur de bonne maison. D’ailleurs, il ne demanda pas à entrer. Il fit passer un billet à travers le judas et déclara qu’il attendait réponse dans la rue.

 

Le billet fut séance tenante remis à Fiorinda. Elle lut ce qui suit :

 

« Un de vos bons amis, sinon le meilleur, galant homme que j’estime, m’a fait comprendre qu’il serait injuste de m’obstiner à vous condamner sans vous connaître, et que mon devoir d’honnête homme était de vous permettre de plaider votre cause.

 

« S’il vous convient de tenter cette chance, suivez le serviteur qui vous remettra ce billet : il vous conduira rue Montmartre, dans une maison amie, où je vous attends.

 

« Je sais, par le même ami, que vous avez de sérieuses raisons de ne pas vous hasarder seule dans la rue. S’il en est ainsi, je vous engage à vous faire escorter, à seule fin qu’il ne vous arrive rien de fâcheux pendant le trajet, très court, d’ailleurs. Vos gens attendront à la porte et vous ramèneront chez vous. »

 

C’était signé : « Vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière. » Et le sceau du vidame s’étalait à côté de la signature tout pareil à celui qui se trouvait sur la suscription.

 

La collaboration de Rospignac s’avérait en ce que ce billet était rédigé de manière à donner à celle qui le lirait des espérances qui ne devaient pas se réaliser.

 

En effet, Fiorinda conçut aussitôt des espérances. Le sceau, deux fois répété, du vidame ne permettait pas de douter que la lettre fût bien de lui. Dès l’instant qu’il était établi que cette lettre venait de lui, elle ne pouvait croire à un piège, la probité bien connue du vidame le mettait à l’abri de ce soupçon injurieux. L’ami dont il parlait ne pouvait être que Beaurevers, qui peut-être, lui offrait là l’occasion de faire ses affaires elle-même.

 

Cette occasion, Fiorinda se dit qu’elle ne devait pas la laisser échapper.

 

Mais elle était prudente. Avant d’agir, elle voulut voir la figure de l’homme qui était chargé de la conduire rue Montmartre. Elle l’observa par une fenêtre. Il faisait les cent pas devant la porte, les mains derrière le dos, attendant patiemment. Et elle reconnut en lui un serviteur du vidame.

 

Son parti fut aussitôt pris et elle donna ses ordres. Ils furent exécutés sans la moindre difficulté, puisque Beaurevers avait ordonné de lui obéir en tout et pour tout. D’après ces ordres, deux des anciens truands demeurèrent pour garder la maison. Les quatre autres la suivirent, armés jusqu’aux dents.

 

L’homme, le messager, ne parut pas étonné de la voir ainsi escortée. Il dit simplement, en s’inclinant respectueusement :

 

« Venez, madame, monseigneur vous attend. »

 

Et il prit les devants. Fiorinda le suivit entre ses quatre gardes du corps.

 

Le trajet ne fut pas long. Le serviteur vint s’arrêter devant une maison située en face de l’église Saint-Eustache, à l’angle de la rue Montmartre et de la rue Comte-d’Artois, qui était le prolongement de la rue Montorgueil. Il frappa. La porte s’ouvrit. Il s’inclina.

 

« Ma mission est terminée », dit-il.

 

Et il s’éloigna tranquillement.

 

C’était une femme qui maintenait la porte grande ouverte devant Fiorinda : une servante jeune, jolie, fort avenante, souriant d’un air engageant.

 

À en juger par le vestibule, la demeure devait être somptueuse. Rien, là, qui fût de nature à éveiller le soupçon. Aussi Fiorinda n’en conçut aucun. Avant d’entrer, elle se retourna vers ses gardes du corps et leur recommanda :

 

« Attendez-moi là… Je ne sais pas si j’en ai pour longtemps, mais ne bougez pas de là. »

 

Elle pénétra dans le vestibule.

 

La servante ferma soigneusement la porte d’entrée, et, souriant de son sourire engageant, elle se dirigea vers une autre porte qu’elle ouvrit en disant :

 

« Monseigneur le vidame vous attend. »

 

Aussitôt, derrière elle, la jolie servante repoussa la porte à toute volée, donna un tour de clef, poussa le verrou. Et elle accomplit ces gestes avec une vivacité qui tenait du prodige.

 

Un quart d’heure environ après l’entrée de Fiorinda dans la maison, une fenêtre s’entrouvrit, au premier étage, et une jeune femme parut à cette fenêtre. De loin on pouvait croire que c’était Fiorinda elle-même : à peu près la même taille, le même âge. Mais ce qui, surtout, rendait la confusion possible, c’est que cette femme, qui n’était autre que la jolie petite servante, portait exactement le même chatoyant et pimpant costume, si connu de tous les Parisiens, et que Fiorinda était seule à porter.

 

Évitant de montrer son visage, déguisant sa voix, elle cria aux quatre braves qui attendaient plantés au milieu de la rue :

 

« Retournez à la maison. Vous reviendrez me chercher ici demain matin, à dix heures. »

 

Les quatre anciens truands n’étaient pas doués d’une intelligence très vive et ils n’avaient pas le sens de l’observation. Ils ne virent que le costume unique dans Paris. Quant à supposer qu’une autre avait pu endosser un costume identique, cette idée ne les effleura même pas. Ils étaient dressés à l’obéissance passive. Ils firent demi-tour avec ensemble et reprirent le chemin de leur maison.

 

La petite servante les suivit des yeux. Elle les vit tourner à gauche et s’engager dans la rue du Séjour[3]. Elle ferma tranquillement la fenêtre.

 

Rospignac se tenait derrière elle, dans l’intérieur de la pièce. Il lui donna quelques instructions brèves, en suite de quoi elle descendit au rez-de-chaussée avec le baron.

 

La maison avait une autre entrée sur la rue Comte-d’Artois. Rospignac y conduisit la petite servante et lui ouvrit la porte. Elle sortit et se tint immobile sur le seuil de cette porte, évitant adroitement de trop montrer son visage. Rospignac resta dans le couloir. Par le judas de la porte qu’il avait ouverte il la surveillait et se tenait prêt à intervenir si besoin était.

 

La jolie servante qui jouait le rôle de Fiorinda demeura deux ou trois minutes devant cette porte. Quelques passants la prirent pour celle dont elle portait le costume et la saluèrent tous sous le nom de Fiorinda. Elle leur répondit gracieusement, étouffant sa voix, dissimulant ses traits.

 

Au bout de ce temps, une litière déboucha de la rue de la Truanderie et vint s’arrêter devant elle. Elle monta délibérément dans cette litière, très simple, sans armoiries. Le véhicule s’ébranla aussitôt, remonta la rue Comte-d’Artois, prit à gauche la rue Tiquetonne, ce qui l’amena dans la rue Montmartre, et sortit de la ville par la porte de ce nom.

 

Rospignac était revenu dans le vestibule, s’était assis, attendant nous ne savons quoi.

 

Vers onze heures du soir, une autre litière vint s’arrêter devant la maison. Fiorinda, roulée dans une ample mante, fut portée dans cette litière qui partit aussitôt, entourée d’une nombreuse escorte à la tête de laquelle marchaient Rospignac et Guillaume Pentecôte.

 

Ce fut comme un voyage qui dura plus de deux heures. Seulement, et Fiorinda ne put pas s’en apercevoir, la troupe après être sortie de la ville par la porte Buci – dont le pont-levis s’abattit pour elle sur la présentation d’un ordre en règle – fit un long tour dans les faubourgs pour revenir ensuite tout près de la même porte Buci, en plein Pré-aux-Clercs. Ceci avait été évidemment calculé par Rospignac afin de dérouter sa prisonnière.

 

Nous croyons avoir parlé, au début de cet ouvrage, d’un petit chemin parallèle à la rue de Seine, qui longeait la prairie appelée petit Pré-aux-Clercs, sur le flanc, par conséquent, de la maison incendiée, ancienne demeure de Fiorinda. C’était ce chemin qui devait devenir plus tard la rue des Petits-Augustins et que nous appelons aujourd’hui la rue Bonaparte.

 

Il n’y avait qu’une maison construite sur ce chemin, à cette époque Fiorinda la connaissait très bien, attendu qu’elle avait passé maintes fois devant et qu’elle pouvait la voir de la maison de la rue des Marais qu’elle habitait. Cette maison était située, non loin de la rivière, à peu près vers la moitié du chemin. C’était une manière de petite forteresse, entourée de hautes et solides murailles qu’on appelait le Bastillon du Pré-aux-Clercs.

 

Ce fut dans cette maison que la litière et son escorte vinrent s’engouffrer. Sans le savoir, Fiorinda se trouvait ainsi ramenée à deux pas de son ancien logis, sur ce Pré-aux-Clercs qui était comme son quartier général, sur lequel elle évoluait le plus souvent.

 

Fiorinda mit pied à terre dans une petite cour qui ne lui dit rien, attendu qu’elle était de tous points pareille à une infinité de cours semblables. Rospignac ne lui laissa pas le temps d’étudier les lieux. Il la fit entrer aussitôt dans un vestibule qui ressemblait à un corps de garde.

 

Dans le vestibule se coula une vieille femme qui, après avoir reçu des ordres que Rospignac lui donna à voix basse, disparut sans qu’il fût possible de dire au juste par où elle s’était glissée. Cette vieille que Fiorinda eut à peine le temps d’entrevoir et qu’elle ne reconnut pas, c’était la même vieille qui avait attiré le roi et Beaurevers dans le guet-apens qui leur avait été tendu rue des Marais. C’était cette même vieille qui avait prétendu s’appeler la mère Angélique et que Guillaume Pentecôte avait appelée la mère Culot.

 

Précédée de Rospignac et suivie de Guillaume Pentecôte, Fiorinda fut conduite dans une chambre meublée avec un confort presque luxueux. La mère Culot se trouvait dans cette chambre. Fiorinda fut laissée là avec la vieille qui, mielleuse, s’empressait déjà près d’elle. Rospignac et Guillaume Pentecôte les laissèrent ensemble et quittèrent le bastillon.

 

Seulement, Rospignac laissait une garde de dix hommes dans le corps de garde de la petite forteresse qui se dressait entre les deux Pré-aux-Clercs et qui paraissait endormie comme la plus honnête des demeures.

 

*

* *

 

Cependant Beaurevers et Ferrière avaient appris la disparition de Fiorinda. En hâte, ils se rendirent rue Montmartre. Et Beaurevers, qui comprenait que Ferrière n’avait pas la lucidité d’esprit nécessaire pour effectuer les recherches, prit en main la direction de l’affaire.

 

Il s’informa à droite et à gauche. Et il eut vite fait de découvrir, lui, que la maison avait une autre entrée sur la rue Comte-d’Artois. Il y alla aussitôt, recommença à interroger les uns et les autres.

 

Il tenait – ou il croyait tenir – un fil.

 

Ils suivirent les traces de la litière à travers la rue Tiquetonne, la rue Montmartre, jusque hors de la porte Montmartre, mais là la piste commença à s’embrouiller. Les uns avaient vu la litière à droite, d’autres à gauche, les uns assuraient l’avoir vue se diriger vers le village de Montmartre, les autres juraient qu’elle avait fait demi-tour et était rentrée dans la ville par la même porte Montmartre. Personne n’avait vu la voyageuse qui se trouvait dans le véhicule, à ce qu’on leur disait.

 

Sans se rebuter, Beaurevers et Ferrière suivirent toutes les pistes qu’on leur signalait. Ils battirent le faubourg Montmartre, fouillèrent la Villeneuve[4], la Grange-Batelière, poussèrent jusqu’au faubourg Saint-Denis, grimpèrent la montagne jusqu’aux villages de Montmartre et de Clignancourt. Le tout sans résultat.

 

Exténués, rompus, ils rentrèrent dans la ville avant la fermeture des portes et revinrent chez eux, c’est-à-dire chez Beaurevers, rue Froidmantel.

 

Le lendemain, dès la première heure, ils reprirent les recherches.

 

Et ce fut le même résultat négatif.

 

XXV

TRINQUEMAILLE, BOURACAN, CORPODIBALE ET STRAPAFAR


Le lendemain matin, qui était le troisième jour de la disparition de Fiorinda, comme il revenait au Louvre, Beaurevers trouva un billet adressé à Ferrière ou à lui. Du premier coup d’œil, il reconnut l’écriture de Fiorinda. En l’absence de Ferrière, déjà parti, Beaurevers ouvrit et lut.

 

Et il demeura pensif.

 

Dans ce billet la jeune fille disait qu’elle était prisonnière de Rospignac et enfermée quelque part au village de Montmartre ou ses environs. Puis elle indiquait ce qu’il fallait faire pour trouver la maison où elle était séquestrée. Pour le reste, c’est-à-dire sa délivrance, elle s’en rapportait à l’amour de Ferrière, à l’amitié de Beaurevers. Elle insistait particulièrement sur la conduite à tenir vis-à-vis de la personne qui, moyennant une forte récompense, consentait à leur faire connaître où ils pourraient la trouver. Elle nommait cette personne : la mère Angélique, celle-là même qui avait attiré de Louvre et Beaurevers dans le guet-apens de la rue des Marais.

 

C’était cela qui rendait Beaurevers rêveur. Il se demandait si on ne lui tendait pas un piège dont Fiorinda se faisait innocemment la complice. Il relut attentivement le billet et réfléchit :

 

« Après tout, que nous demande Fiorinda ? de ne pas parler à cette mère Angélique, qui est une fieffée coquine à qui je connais maintenant un autre nom qui lui convient mieux, celui de mère Culot. De lui remettre une somme d’argent qu’elle me fixe… la somme est assez respectable et, à ce prix-là, j’admets volontiers que cette sorcière d’enfer trahisse son maître, Rospignac. De la suivre de loin, jusqu’à ce que je la voie entrer dans une maison de Montmartre ou des environs de Montmartre, qui sera celle où elle est prisonnière. Elle ne nous demande pas autre chose. Il ne s’agit pas de nous attirer dans cette maison : Fiorinda prend soin de nous informer qu’elle est gardée nuit et jour par dix hommes bien armés… Évidemment il est fâcheux que Ferrière ne soit pas là. Mais il ne s’agit que de reconnaître la place. »

 

Beaurevers prit deux bourses pleines d’or, les mit dans son escarcelle. Il s’enveloppa dans un manteau de teinte neutre et passa dans le couloir. Sans s’arrêter, il donna trois coups de poings dans une porte : la porte du dortoir de MM. Bouracan, Trinquemaille, Strapafar et Corpodibale. Ils sortirent aussitôt, il leur fit signe de le suivre. Et il passa, sûr qu’ils suivraient. Ils suivirent, en effet, à une distance raisonnable, et ne le perdant pas de vue.

 

Beaurevers s’en alla tout droit au cimetière des Innocents. Il y entra par la rue de la Lingerie.

 

Agenouillée sur une tombe, la mère Culot semblait prier avec ferveur. Il la reconnut aussitôt. Et il vit très bien qu’elle louchait fréquemment du côté par où il devait paraître. Dès qu’elle l’aperçut, la vieille se mit à se frapper la poitrine en des mea culpa frénétiques et elle parut secouée de frissons convulsifs. Peut-être sanglotait-elle. Peut-être était-ce la vue de Beaurevers qui lui mettait la peur au ventre.

 

Beaurevers passa sans s’arrêter. Et, en passant, il laissa tomber sur le sable de l’allée les deux bourses qu’il avait emportées.

 

Touchèrent-elles le sable seulement ? C’est ce que nous ne saurions dire, tant la vieille mit de promptitude à les escamoter. Et sa douleur immense tomba comme par enchantement.

 

Sans se retourner, il sortit par la rue Saint-Denis. Et il attendit la sortie de la vieille. Elle ne le fit pas trop attendre.

 

Beaurevers la suivit d’assez loin. Mais on peut croire qu’il ne la perdait pas de vue.

 

Les quatre suivirent Beaurevers.

 

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à la porte Montmartre. La mère Culot franchit la porte.

 

Beaurevers suivit la mère Culot.

 

Les quatre allaient suivre Beaurevers.

 

À ce moment, surgies on ne sait d’où, parurent quatre belles filles.

 

Les quatre s’immobilisèrent. Leurs yeux flambèrent. Leurs bouches s’ouvrirent en d’immenses sourires. Ils se dandinèrent, firent des grâces, tordirent leurs énormes moustaches en un geste vainqueur. Ils s’administrèrent de formidables coups de coude dans les côtes et tous les quatre en même temps, avec une sorte d’admiration fervente :

 

« Les quatre Maon !… »

 

À ce moment, Beaurevers se retourna. Il les vit de loin. Il crut qu’ils suivaient : il était si sûr de leur fidélité et de leur obéissance. Il ne s’en occupa pas davantage et continua de suivre la mère Culot qui longeait l’égout, lequel, comme on sait, coulait à découvert le long du faubourg Montmartre, sur lequel ne se voyaient alors que quelques masures espacées.

 

Non, ils ne suivaient pas, les malheureux. Béants d’admiration, ils attendaient celles qui venaient à eux en riant aux éclats, d’un rire qui, s’ils avaient eu leur raison à eux, leur eût paru un peu bien moqueur, celles qu’ils venaient d’appeler les quatre Maon.

 

Qu’est-ce que les quatre Maon ? Voici :

 

C’étaient quatre beaux brins de fille. Jolies : elles l’étaient vraiment, à faire damner un saint. À plus forte raison nos quatre compagnons qui n’avaient pas la prétention d’être des saints. Jeunes : entre dix-sept et vingt ans. Point farouches, il s’en faut, et pour cause : elles exerçaient l’honorable profession de filles galantes.

 

Mais ce n’étaient point là de ces lamentables filles galantes comme on en voyait dans les immondes ruelles qui avoisinaient Saint-Merry (telles que les rues Brise-Miche et Taille-Pain) et Saint-Leufroy (telle que la rue Trop-va-qui-Dure).

 

Pourquoi Maon ?

 

Ceci était un mot de Trinquemaille, le bel esprit de la bande : ces belles filles se nommaient – ou prétendaient se nommer – Marion, Madelon, Marton, Margoton. Quatre noms qui n’ont rien de suave ni de distingué. Trinquemaille avait remarqué que ces quatre noms commençaient par la syllabe ma et se terminaient par la syllabe on, tous les quatre. Il s’était écrié : « Les quatre Maon ! »

 

Les autres avaient trouvé le mot fort spirituel, l’avaient adopté d’enthousiasme et ne les appelaient plus autrement.

 

C’étaient des filles huppées, élégantes, bien attifées, qui pouvaient se permettre le luxe de choisir leurs galants de rencontre.

 

Nos quatre compagnons avaient rencontré ces quatre belles, il y avait de cela une dizaine de jours. Par habitude professionnelle, sans doute, elles leur avaient fait de l’œil, les avaient aguichés, allumés… Et ç’avait été le coup de foudre… un quadruple coup de foudre.

 

Et depuis ce jour, tirant la langue, riboulant des yeux, prenant des poses avantageuses, exhibant des costumes d’une élégance tapageuse, ils passaient la plus grande partie de leur temps à courir après les quatre Maon.

 

Et quand ils les avaient trouvées, le reste de leur temps se passait en parties fines, au cours desquelles ils s’efforçaient de les attendrir par des déclarations enflammées, appuyées par des présents d’un goût douteux, mais de valeur réelle. Car leur bourse était bien garnie, et quand elle était vide, Beaurevers la leur remplissait.

 

Or, voici le plus beau de l’affaire : les quatre Maon dévoraient à belles dents les repas fins et délicats qu’on leur offrait, elles acceptaient sans scrupules : fleurs, rubans, dentelles et bijoux mais elles s’étaient avisées de tenir la dragée haute à ces quatre grands enfants et ne leur permettaient que la menue monnaie de l’amour, ce que par un euphémisme charmant on appelle « les bagatelles de la porte ».

 

Ceci paraîtra bizarre, étant donné que nous avons eu l’indiscrétion de révéler tout d’abord la profession de ces belles. On commencera à comprendre quand nous aurons ajouté qu’une des quatre Maon n’était autre que cette jolie servante qui avait reçu Fiorinda, rue Montmartre, et qui, revêtue d’un costume pareil à celui de la jeune fille, avait stationné rue Comte-d’Artois… En sorte qu’on l’avait répété de bonne foi à Beaurevers et à Ferrière… En sorte que…

 

De cette résistance imprévue, savamment dosée, expliquée par un motif flatteur pour eux, il était résulté que les quatre drôlesses avaient littéralement affolé les quatre naïfs et trop inflammables amis. Et elles les menaient par le bout du nez, il fallait voir.

 

Donc les quatre Maon ayant rencontré, par hasard, nos quatre compagnons à la porte Montmartre, s’approchèrent d’eux en riant aux éclats et, en minaudant, s’informèrent :

 

« Où allez-vous ainsi, beaux galants ? »

 

Et tout aussitôt, riant de plus belle, elles firent la réponse elles-mêmes :

 

« Je gage que vous aviez deviné que nous viendrions nous promener par ici !…

 

– L’amour les a guidés !

 

– Vous nous cherchiez !

 

– L’amour vous favorise. Nous voici. »

 

Les quatre pauvres diables louchèrent du côté de la porte : Beaurevers s’éloignait de plus en plus. La tentation était puissante. Néanmoins le sentiment du devoir leur donna la force de résister. Ils avouèrent piteusement :

 

« Non, nous ne vous cherchions pas…

 

– Nous sommes en service…

 

– De service ! s’esclaffèrent les belles. En quoi consiste-t-il votre service ?

 

– Nous suivons notre maître.

 

– Par saint Pancrace, dit la première en imitant Trinquemaille, pour une fois votre maître peut bien aller sans vous avoir pendus à ses chausses.

 

– Vivadiou, nous vous tenons, nous vous gardons, dit celle à Strapafar.

 

– Madona ladra, nous vous enlevons, dit celle à Corpodibale.

 

– Sacrament, quand nous sommes là, vous n’avez pas d’autre maître que nous », dit celle à Bouracan.

 

Et toutes les quatre en chœur :

 

« C’est nous que vous devez suivre. »

 

Elles les entourèrent. Chacune prit le bras de son galant, essaya de l’entraîner en lui faisant toutes sortes d’agaceries amoureuses.

 

Ils étaient cruellement embarrassés, les pauvres bougres. Et malheureux !… Jugez donc, une si belle occasion ! Malgré tout, la discipline fut plus forte que la passion. Ils se dégagèrent doucement. Ils essayèrent d’expliquer que leur devoir était de suivre leur maître et ami… Mais ce ne serait pas long… Les quatre Maon pouvaient aller les attendre à La Devinière ; ils ne tarderaient pas à les y rejoindre.

 

Les belles avaient pincé les lèvres devant ces excuses embrouillées et cette requête presque timide. Leurs yeux s’étaient durcis, leur attitude s’était faite de glace. Elles leur lancèrent un éclat de rire au nez, leur tournèrent le dos en disant :

 

– Ils nous préfèrent leur maître.

 

– Et nous qui avions la sottise de les aimer.

 

– Ils préfèrent l’amitié à l’amour, grand bien leur fasse. »

 

Cependant, tout en ayant l’air de s’éloigner, elles louchaient pour voir s’ils ne les suivaient pas.

 

Non, ils ne les suivaient pas. Ils étaient désespérés, furieux… mais ils ne bougeaient pas. Ils regardaient leur maître qui était loin maintenant, si loin qu’ils le distinguaient à peine. En poussant des soupirs capables de renverser les remparts, ils avancèrent vers la porte.

 

Alors les quatre Maon eurent peur. Quoi, ils s’en allaient ! Elles n’avaient pas plus d’empire sur eux !… Elles allaient échouer dans une entreprise qu’elles avaient menée si adroitement jusqu’à ce jour !… Et qui devait leur rapporter une petite fortune à chacune !… Non, non, cent fois non.

 

Elles revinrent sur eux, elles les saisirent par le bras, se pendirent à leur cou, les grisèrent de baisers fous. Et chacune murmura à l’oreille du sien :

 

« Viens, mon beau gentilhomme, je t’aime !… Aujourd’hui je veux être tienne. »

 

Ce fut le dernier coup.

 

Ils se consultèrent du regard.

 

« Après tout, dit l’un, nous ne sommes pas en expédition.

 

– Nous ne nous battons plus depuis longtemps, dit le deuxième.

 

– M. le chevalier a l’air de faire une promenade. Il ne peut rien lui arriver, dit le troisième.

 

– Rien, il se promène, voilà tout », dit le quatrième.

 

Les quatre Maon virent que cette fois ils capitulaient. Elles les lâchèrent et redevenant froides, elles tournèrent encore une fois les talons, en disant :

 

« Aujourd’hui, ou jamais.

 

– Aujourd’hui, anges et archanges ! – Aujourd’hui, milodious ! – Oggi, dio birbante ! Auchourt-hui, sacrament ! »

 

Ce furent quatre rugissements qui jaillirent en même temps, qui n’en firent qu’un.

 

Ils tournèrent le dos vers la porte – au devoir. Ils bondirent sur leurs belles qui triomphaient. Chacun prit la sienne par la taille, la tint étroitement enlacée, comme une proie longtemps convoitée, enfin conquis, et qu’il n’eût pas fait bon de lui disputer.

 

Tout le jour et tard dans la soirée, ce fut la grande ripaille, l’énorme beuverie, l’or semé à pleines mains, avec la plus insouciante prodigalité.

 

Enfin, l’heure si impatiemment attendue sonna. Chacun s’enferma avec sa belle…

 

Seulement, par une incroyable malchance, aucun d’eux ne put jouir de sa bonne fortune : ils s’étaient si peu mesurés à table qu’ils s’endormirent tous les quatre comme des souches.

 

Lorsqu’ils se réveillèrent le lendemain, assez tard dans la matinée, il était trop tard : les quatre Maon avaient levé le pied.

 

XXVI

LA PLANCHE


Cette constatation les laissa indifférents. À présent qu’ils étaient dégrisés, leur trahison leur apparaissait dans toute son énormité. Ils partirent, pliant l’échine, défaillant de honte et de terreur à la pensée de l’accueil qu’allait leur faire M. le chevalier.

 

Et ils demeurèrent assommés en apprenant que Beaurevers avait disparu, qu’il lui était peut-être arrivé malheur par leur faute.

 

Or, puisque nous savons, nous, ce qui était advenu à Beaurevers, nous ne tarderons pas davantage à le faire connaître au lecteur qui, nous l’espérons du moins, s’intéresse à notre héros.

 

Après s’être retourné pour voir si ses compagnons le suivaient, Beaurevers avait poursuivi son chemin à la suite de la mère Culot, sans plus s’occuper d’eux. Le faubourg Montmartre s’étendait en ligne droite devant lui, à peu près jusqu’à la hauteur de l’actuelle rue Geoffroy-Marie. Sur sa gauche, il avait un embranchement de l’égout qui, nous l’avons dit, coulait à découvert. Sur cet embranchement, comme sur le grand égout dans lequel il allait se déverser plus loin, il y avait, de distance en distance, des planches jetées qui permettaient de le franchir et donnaient accès sur les terres qui s’étendaient de ce côté. À sa droite, enfin, il avait les quelques masures que nous vous avons signalées. Elles ne s’étendaient guère au-delà de l’actuelle rue Bergère.

 

Il avait dépassé la dernière masure. Il se trouvait donc en pleine campagne. La vieille allait de son allure sinueuse. Jamais elle ne se retournait. Il lui avait laissé prendre une avance des plus raisonnables. Mais il ne la perdait pas de vue.

 

Environ à la hauteur de la rue Geoffroy-Marie, il y avait une de ces planches dont nous venons de parler. La vieille passa sur cette planche et s’engagea sur le terrain détrempé, marécageux. Elle venait ainsi de tourner brusquement à gauche. Par suite de ce changement de direction, elle tournait le dos à la chaussée qu’elle venait de quitter et elle avait à sa droite non plus l’embranchement de l’égout, mais le grand égout lui-même. Elle ne marchait pas au bord : il coulait à une cinquantaine de pas d’elle.

 

Sur le terrain sur lequel elle s’était engagée, on voyait un vaste carré de maçonnerie clôturant plusieurs bâtiments. C’était ce qu’on appelait la Grange-Batelière. La vieille se dirigeait droit vers ce mur, qu’elle longea. Cela l’avait beaucoup rapprochée de l’égout.

 

Beaurevers franchit la planche derrière elle.

 

« Ho ! se dit-il, est-ce qu’elle me conduit à la Grange-Batelière ?… Ou est-ce qu’une embuscade m’attend au tournant de ce mur ?… Mortdiable, c’est ce que je vais voir. »

 

La vieille longeait le mur du côté qui faisait face à l’égout, à la campagne. Lui, se lança au pas de course du côté opposé, celui qui faisait face à la ville. En quelques bonds il y arriva. Le sol détrempé avait amorti le bruit de ses pas.

 

Il fut surpris de voir qu’aucune embuscade n’était dressée là. Le lieu était parfaitement désert. La grange inhabitée. Il se dit :

 

« La porte s’ouvrira quand je passerai devant et on me tombera dessus. »

 

Pour la première fois depuis sa sortie de la ville, il se souvint de ses compagnons. Il se rassura.

 

« Ils suivent par là, c’est certain. Ils accourront à mon coup de sifflet. Attendons. »

 

La vieille parut enfin. Elle ne tourna pas à gauche, comme elle aurait dû faire si elle avait voulu entrer à la grange. Elle continua son chemin, laissant la grange derrière elle.

 

Beaurevers n’avait plus qu’à s’exécuter, c’est-à-dire à passer devant la redoutable porte. Il y alla sans hésiter… Et il passa… La porte ne s’était pas ouverte, personne ne s’était montré.

 

Il avait pris des précautions pour passer. C’était assez naturel. Pourtant, en voyant que rien ne s’était produit, il se les reprocha comme une pusillanimité indigne de lui. Et il bougonna, furieux contre lui-même :

 

« Le diable m’emporte, je crois que j’ai peur… »

 

Non, il n’avait pas peur… Au fond, il savait bien qu’il se calomniait. Seulement son instinct l’avertissait qu’un danger mystérieux planait sur lui.

 

Il n’en est pas moins vrai que, pour la première fois, il s’inquiéta vaguement de ne pas voir ses fidèles compagnons. Et il grommela :

 

« Que diable font-ils donc ?… » Il haussa les épaules et se répondit : « Les drôles auront rencontré quelque drôlesse de leur acabit et ils s’attardent à la lutiner… Ils choisissent bien leur temps vraiment. »

 

Il ne croyait pas si bien dire.

 

Il n’y pensa plus, suivit des yeux la vieille, lui laissant reprendre l’avance qu’elle avait perdue.

 

La vieille s’éloignait de plus en plus de la Grange-Batelière, se rapprochait de l’égout. Il comprit qu’elle allait le franchir. En effet, elle passa sur une planche qui était jetée là et tourna encore une fois à gauche. Devant elle, assez loin encore, se dressait la masse de pierre du château des Porcherons. Autour du château on voyait quatre ou cinq maisons de campagne éparses. Elle se dirigeait directement sur ce groupe d’habitations.

 

Beaurevers comprit qu’elle touchait au terme de sa course. Il allongea le pas, ne voulant pas courir le risque de la voir disparaître tout à coup sans savoir au juste dans quelle maison elle était entrée.

 

La prairie sur laquelle il se trouvait était un ancien marais desséché. Elle était piquée d’arbres et, çà et là, on y voyait quelques haies, quelques buissons. Le terrain, encore mal asséché, était gluant, glissant. Beaurevers s’avança vers la planche, négligeant de surveiller ces quelques haies et buissons. Peut-être agit-il ainsi pour se punir lui-même « d’avoir eu peur ». Peut-être avait-il simplement hâte d’en finir.

 

Il eut tort. Près de la planche il y avait précisément un de ces petits buissons dont nous venons de signaler l’existence. Si Beaurevers avait fouillé ce buisson, il eût découvert que, derrière ce buisson, ils étaient six hommes, couchés à plat ventre dans la boue, qui suivaient attentivement tous ses mouvements. Et parmi ces six il eût reconnu Rospignac et Guillaume Pentecôte.

 

Or, après le passage de la vieille, Guillaume Pentecôte avait donné une forte secousse à une corde qu’il tenait à la main et qui plongeait dans l’égout au bord duquel il se trouvait. Cette corde était fixée, par l’autre bout, sous la planche. En sorte que cette planche se trouva ainsi légèrement déplacée.

 

Ceci s’était accompli à un moment où Beaurevers était encore trop loin pour voir cet imperceptible déplacement. Puis il avait passé la corde à deux de ses hommes qui l’avaient enroulée autour de leurs poignets et s’étaient arc-boutés comme des gens qui se préparent à donner un effort puissant et concerté. Et, rampant dans la boue, il s’était placé à l’extrémité du buisson, à côté de son maître, la main crispée sur le manche d’une courte massue.

 

Et Rospignac, sur un ton menaçant, lui souffla à l’oreille :

 

« Surtout, ne le tue pas !… »

 

Guillaume Pentecôte plia les épaules de l’air de dire qu’il ferait de son mieux.

 

Beaurevers arriva devant la planche. Par habitude, il la tâta du pied, avant de s’engager dessus. Il sentit qu’elle était assez instable. Mais comme la vieille venait de passer à l’instant dessus, il se contenta de la caler d’un solide coup de pied et mit les deux pieds dessus.

 

Alors les deux estafiers de Rospignac, réunissant leurs forces, tirèrent avec ensemble et brusquement sur la corde.

 

La planche oscilla fortement.

 

Beaurevers perdit l’équilibre. Il se vit sur le point de piquer une tête dans les eaux troubles et infectes de l’égout. D’un puissant coup de rein, il se rejeta en arrière en lançant un furieux :

 

« Tripes du diable !… »

 

Ce fut tout ce qu’il put dire et faire. La massue de Guillaume Pentecôte s’abattit à toute volée sur son crâne en un geste foudroyant.

 

Beaurevers tomba dans la fange, la face en avant.

 

Au même instant Rospignac lui sauta sur les épaules. Son premier soin fut de lui arracher sa dague et sa rapière qu’il jeta dans l’égout. Guillaume Pentecôte et ses hommes qui les avaient rejoints le ficelèrent en un tour de main, des pieds à la tête.

 

Ils respirèrent quand ils virent qu’il était si bien ligoté qu’il ne pouvait pas esquisser un geste.

 

Alors Rospignac et Guillaume Pentecôte s’occupèrent de vérifier l’état de leur prisonnier. Et ils virent qu’il ne donnait pas signe de vie. Guillaume Pentecôte s’inquiéta :

 

« La peste soit de moi, j’ai peut-être eu la main trop lourde ! »

 

Rospignac lui jeta un coup d’œil tellement chargé de menaces qu’il se sentit pâlir. Et d’une voix effrayante :

 

« Si tu me l’as tué !… Tu peux faire tes paquets pour aller le rejoindre !… Je jure Dieu que je ne te manquerai pas non plus, moi ! »

 

Guillaume Pentecôte baissa la tête, plia les épaules, comme s’il allait recevoir à l’instant même le coup mortel dont on le menaçait.

 

Cependant il ne s’agissait pas de demeurer là à se lamenter inutilement. C’est ce que se dit Rospignac. Il donna un ordre bref.

 

Les quatre hommes qui les accompagnaient se mirent silencieusement à la besogne. La corde qui avait servi à faire basculer la planche fut enlevée, enroulée autour du pavé, lancée dans l’égout. La planche fut remise en place et solidement calée. Les alentours furent nettoyés de façon à ne laisser aucune trace de l’agression.

 

Ceci était fait pour dérouter les amis de Beaurevers qui, Rospignac n’en doutait pas, ne manqueraient pas de se mettre à sa recherche et que le hasard pouvait amener là.

 

Beaurevers fut enlevé et porté dans une litière qui prit aussitôt le chemin du bastillon où Fiorinda était prisonnière. Là, il fut descendu sans bruit à la cave et déposé dans un petit caveau. Il lui fit faire un pansement sommaire par un de ses hommes qui avait quelques vagues notions de médecine et qui, après avoir considéré la blessure d’un air entendu, déclara que, s’il ne trépassait pas dans les vingt-quatre heures, il aurait des chances de s’en tirer.

 

Seulement Rospignac oublia de le faire décharger des liens qui l’enserraient. Ou peut-être que Beaurevers, même à demi mort comme il l’était, lui inspirait encore une telle crainte qu’il n’osa pas s’y fier.

 

Il faut être juste cependant : Rospignac passa toute cette nuit dans le caveau, à côté de Beaurevers. Toute la nuit il le soigna avec zèle et dévouement, comme il eût fait pour son meilleur ami. Cette sollicitude – dont nous n’avons pas besoin d’expliquer le mobile – reçut sa récompense.

 

Dans la matinée, Beaurevers donna signe de vie. Il s’agita faiblement. Ses yeux s’ouvrirent, se fixèrent sur Rospignac penché sur lui, car ses lèvres remuèrent imperceptiblement. Rospignac devina plutôt qu’il n’entendit qu’il demandait à boire. Il lui fit avaler quelques gorgées d’une potion réconfortante et renouvela ses pansements.

 

Moins inquiet, il quitta le caveau et sortit. Il alla voir Catherine à qui il rendit compte du résultat de sa mission. Il avoua que Beaurevers avait été blessé. Mais il se garda bien d’ajouter que cette blessure était grave, peut-être mortelle.

 

Il fut bien attrapé du reste, car Catherine déclara :

 

« Je veux le voir. Ce soir, à la nuit close, vous me conduirez près de lui. Prenez vos dispositions pour cela. »

 

Il n’y avait pas moyen de discuter. Rospignac s’inclina et sortit.

 

Il s’en fut chez un médecin. Il en sortit avec des fioles, des pots de pommade et des indications précises sur les soins à donner au blessé.

 

Et toute cette journée, Rospignac la passa à donner des soins à Beaurevers, comme il avait passé la nuit précédente. Le soir, Beaurevers allait mieux.

 

À l’heure fixée, Rospignac alla chercher Catherine et escorta sa litière jusqu’à la forteresse du Pré-aux-Clercs.

 

Lorsqu’elle vit dans quel état était Beaurevers, Catherine fit sur Rospignac un regard d’une froideur mortelle et d’une voix frémissante de colère contenue :

 

« Mais… il se meurt ! »

 

Rospignac comprit quelle était sa déception. Il la comprit d’autant mieux qu’il avait passé par là avant elle. Il essaya de s’excuser :

 

« La brute qui a frappé n’a pas su mesurer son coup. »

 

Et il rassura :

 

« J’ai consulté un médecin… Les blessures à la tête ont ceci de bon madame, que si on n’en meurt pas sur le coup, on a beaucoup de chances de s’en tirer, et assez vite… Voici bientôt trente-six heures qu’il a été blessé. Il vit encore… Il en réchappera, madame, je le sens, j’en suis sûr, ma haine ne me trompe pas, fiez-vous-en à elle. »

 

Comme pour lui donner raison, Beaurevers ouvrit les yeux à ce moment même. Il fixa sur eux un regard vitreux.

 

« On ne peut pas le laisser ainsi », dit vivement Catherine.

 

Et, elle ordonna :

 

« Tranchez ces cordes. »

 

Rospignac se baissa et avec son poignard trancha les liens qui immobilisaient et oppressaient le blessé, en expliquant :

 

« Je n’ai pas osé le faire avant votre ordre.

 

– Pensez-vous qu’il est à redouter dans l’état où le voilà », dit dédaigneusement Catherine.

 

Beaurevers se sentit mieux instantanément. Il ouvrit de nouveau les yeux, les regarda, soupira longuement.

 

Ils se détournèrent comme s’ils ne pouvaient supporter ce regard.

 

Catherine prononça froidement :

 

« Il faut lui donner des soins… Tous les soins nécessaire, tous, vous entendez !… Je n’entends pas qu’il meure ainsi… »

 

Et avec une expression indéfinissable :

 

« Je veux bien qu’il meure… mais après qu’il aura entendu ce que j’ai à lui dire… Et je veux surtout qu’il meure de la mort lente que je lui ai choisie… Mourir tel qu’il est là ! Ah ! non, cette mort serait trop douce ! »

 

S’ils avaient jeté les yeux sur Beaurevers à ce moment, ils auraient vu qu’il les regardait encore. Et dans son regard, il y avait une lueur d’intelligence. Oui, Beaurevers allait mieux, on ne pouvait en douter.

 

Beaurevers les avait vus et reconnus. Beaurevers avait entendu et compris.

 

Et la preuve en est que le regard qu’il fixait sur eux s’était fait terrible. Ses doigts se crispèrent à son côté, comme s’il cherchait l’épée absente. Et il fit un effort surhumain pour se redresser, les saisir dans ses mains de fer, les briser, les écraser tous les deux, l’un contre l’autre.

 

Il ne put même pas soulever sa pauvre tête endolorie. Et l’effort qu’il avait fait lui arracha une plainte sourde.

 

Rospignac se précipita sur lui, lui prodigua les soins.

 

Et Catherine ne craignit pas de l’aider de ses royales mains. Ensuite de quoi elle partit quand elle eut vu que le blessé s’était assoupi… ou paraissait s’être assoupi !

 

Durant plusieurs jours, Rospignac continua son rôle d’infirmier. Et jamais sœur de charité ne montra pareil dévouement. Au bout de ces quelques jours, Beaurevers était hors de péril.

 

Alors Rospignac reprit sa liberté et chargea un de ses hommes de le remplacer dans son rôle d’infirmier.

 

XXVII

AUTOUR DE ROSPIGNAC


Ferrière, auquel s’étaient joints les quatre braves qui se multipliaient avec un zèle touchant pour réparer de leur mieux les suites de leur fatal oubli, qui lui obéissaient comme ils obéissaient à Beaurevers lui-même, Ferrière s’était mis à battre la ville et ses environs, se fiant au hasard pour retrouver Fiorinda et Beaurevers.

 

Car il se refusait à admettre qu’ils fussent morts. Et sur ce point-là, du moins, son instinct ne le trompait pas.

 

Un matin, Ferrière s’avisa tout à coup d’une chose à laquelle il s’étonna de n’avoir pas songé plus tôt : surveiller Rospignac, tenir son logis à l’œil.

 

C’est par là qu’il aurait dû commencer, puisqu’il savait que c’était Rospignac qui avait fait les deux coups.

 

Rospignac comme on a pu le voir, avait plus d’un logis, soit dans le quartier de la ville, soit dans l’Université, soit dans les faubourgs. De ces différentes demeures mystérieuses, Ferrière n’en connaissait aucune. Il ne connaissait que le domicile avoué, celui que Rospignac indiquait à ses amis et connaissances.

 

Ce logis était situé rue des Étuves[5], à côté du carrefour de la croix du Trahoir. Comme la maison de la rue Montmartre où Fiorinda avait été attirée, ce logis avait deux entrées. La première, dont nous venons de parler, rue des Étuves, l’autre rue du Four[6].

 

Il y avait donc deux endroits à surveiller. Les quatre braves qui avaient l’habitude de ce genre d’opérations s’en chargèrent. Et Ferrière, qui connaissait leur expérience, qui savait qu’il pouvait compter sur eux, les laissa faire, s’en rapporta à eux.

 

Deux de ces braves se chargèrent de la rue des Étuves, les deux autres de la rue du Four.

 

Ferrière avait établi son quartier général dans un cabaret borgne d’où il ne bougeait pour ainsi dire plus.

 

Il venait d’aider le hasard de son mieux. Le hasard l’aida.

 

Pendant deux jours, ils ne découvrirent rien. Rospignac et Guillaume Pentecôte, pris à leur sortie du logis et adroitement pistés, ne firent que des courses qui ne leur apprirent rien au sujet de ceux qu’ils cherchaient.

 

Pendant ces deux jours, la mère Culot vint faire son rapport. Mais la vieille qui obéissait aux ordres de Rospignac qui prévoyait tout, entrait et sortait tantôt par la rue des Étuves, tantôt par la rue du Four. Elle passa une fois sous le nez de Strapafar et de Corpodibale, qui ne la reconnurent pas. La deuxième fois, elle passa sous le nez de Trinquemaille et de Bouracan, qui ne la reconnurent pas davantage.

 

Elle revint le troisième jour. Et cette fois le hasard se manifesta en ce sens qu’il la fit passer devant Trinquemaille et Bouracan. C’était la deuxième fois en deux jours. C’était trop. La première fois, la vieille avait échappé à leur observation. La deuxième fois, il n’en fut pas de même. Trinquemaille se mit à chercher dans sa tête :

 

« Qu’est-ce que cette femme qui vient ici tous les jours comme un soldat à l’ordre ?… Pourquoi passe-t-elle tantôt par un côté, tantôt par l’autre ?… Qu’est-ce que cette femme ?… Et… et… où diable l’ai-je vue ?… car il me semble bien l’avoir vue ailleurs. »

 

L’esprit de Trinquemaille s’était mis à travailler. Il était sur la voie. Tout à coup, il murmura :

 

« Saint Pancrace me soit en aide !… »

 

Et il avait une grimace de jubilation qui indiquait qu’il avait trouvé.

 

Il glissa quelques mots à l’oreille de Bouracan qui, conscient de la supériorité de son camarade, partit aussitôt sans demander d’explications.

 

Trinquemaille rabattit les bords du chapeau sur les yeux, remonta les pans du manteau jusqu’au nez et alla se poster sous la croix de Trahoir. Ce qui lui permettait de surveiller à la fois la rue des Étuves et la rue du Four.

 

La vieille parut. Il la laissa prudemment s’éloigner de la demeure de Rospignac et la suivit jusqu’aux Halles. Là, au milieu de la foule, il s’assura d’un coup d’œil rapide qu’il n’était pas épié lui-même.

 

Il se trouvait alors à deux pas de la rue Tirechape[7]. Il saisit la vieille dans ses bras, l’enleva comme une plume, s’engouffra dans la rue, et d’un seul bond sauta dans un cabaret borgne qui se trouvait à l’entrée de la rue.

 

En deux bonds, Trinquemaille traversa la salle commune et porta la vieille dans un cabinet. Et elle verdit, elle se mit à trembler de tous ses membres, et elle gémit d’une voix étranglée :

 

« Jésus !… je suis morte !… »

 

Elle venait de se trouver en présence de Ferrière, de Bouracan, Strapafar et Corpodibale. Il faut croire qu’elle les connaissait très bien, puisque leur vue seule suffisait à lui causer une frayeur pareille.

 

Trinquemaille ferma la porte, s’appuya des épaules dessus, laissa retomber les pans de son manteau et prononça :

 

« Voici cette vieille mégère de mère Culot… Il faut la faire parler maintenant. »

 

Le ton sur lequel il avait dit cela devait être peu rassurant, car la vieille se laissa tomber sur les deux genoux, se bourra la poitrine de coups de poing et sanglota :

 

« Grâce !… Miséricorde !… »

 

Ferrière prit sa dague d’une main, une bourse de l’autre et présenta les deux objets à la vieille prosternée, en disant :

 

« Choisis. »

 

La mère Culot s’attendait à recevoir le coup mortel. En entendant ce mot, elle leva le nez. Elle vit la bourse dans la main gauche ouverte, la dague au bout du poing droit. Elle comprit sur-le-champ ce qu’on voulait d’elle. Elle avait bien peur de Rospignac. Mais Rospignac était loin… Tandis que la dague de Ferrière était suspendue sur elle. Entre la menace immédiate et la menace lointaine, elle n’hésita pas une seconde. Elle se souleva à demi, allongea une griffe preste et subtile et escamota la bourse.

 

Ferrière remit la dague au fourreau.

 

La vieille se redressa. Elle ne gémissait plus. Ferrière n’eut même pas besoin de l’interroger. Ce fut elle qui, avec une inconscience cynique, prononça :

 

« Vous voulez savoir où est la jolie diseuse de bonne aventure ? »

 

Ferrière était si ému qu’il ne put répondre que par un signe de tête.

 

La mère Culot ne gémissait plus, mais cela ne veut pas dire qu’elle se sentait pleinement rassurée. Voulant justifier son nom, elle eut l’impudence de poser des conditions.

 

« Si je vous dis où elle est, aurai-je la vie sauve ?

 

– Foi de gentilhomme, oui, promit Ferrière. Mais tu diras tout. »

 

La vieille l’observa de son œil torve. Elle fut satisfaite : avec un visage loyal comme celui-là, elle sentait que la parole donnée serait respectée. Elle commença à se sentir rassurée. Et elle calcula aussitôt que puisque la trahison était inévitable et que cette trahison pouvait lui coûter la vie, au moins, fallait-il en tirer le plus de profit possible. Et elle larmoya :

 

« C’est ma ruine que vous me demandez là… De ce coup, je perds les sommes que l’on m’avait promises… sans compter qu’on ne me fera pas grâce… Ah ! pauvre de moi ! que vais-je devenir ? »

 

Les quatre braves firent entendre en chœur un grondement menaçant qui avertit la vieille qu’il eût été suprêmement dangereux d’insister. S’il n’y avait eu qu’eux, l’affaire eût été vite réglée. D’autant que la vieille mégère, devant cet accueil singulièrement éloquent, regrettait déjà d’avoir esquissé cette imprudente manœuvre.

 

Mais Ferrière était jeune, généreux, facile à attendrir. Et puis, il était amoureux, et pour retrouver celle qu’il aimait, il eût sacrifié sa fortune sans hésiter. Il contint du geste ses compagnons et promit encore :

 

« Je vous dédommagerai. Si vos indications me font retrouver ma fiancée, je vous promets dix bourses pareilles à celle que je viens de vous donner. »

 

L’indignation des braves éclata en protestations violentes :

 

« Dix coups de pied dans son ventre !…

 

– Dix coups de poing sur son museau de chienne !…

 

– Damnée sorcière !…

 

– Entremetteuse du diable !… »

 

Ferrière les apaisa encore une fois et confirma :

 

« Ce qui est promis est promis. »

 

Ayant obtenu plus qu’elle n’aurait osé l’espérer, la mère Culot se décida à parler :

 

« Elle est, dit-elle, dans cette maison autour de laquelle vous êtes venus rôder et qu’on appelle dans le quartier le bastillon du Pré-aux-Clercs, à cause qu’elle ressemble à une petite forteresse. »

 

Dès l’instant où elle était royalement payée – car la vieille coquine savait fort bien que Ferrière tiendrait toutes ses promesses –, elle ne trahit pas à moitié. D’elle-même elle donna toutes les indications qui pouvaient leur être utiles : description de l’intérieur de la maison, désignation exacte de la chambre occupée par Fiorinda, nombre de gardes, etc. C’est qu’elle se jugeait intéressée à ce que l’affaire réussît… puisqu’elle ne serait payée qu’en cas de réussite seulement… Sans le savoir, Ferrière avait trouvé le meilleur moyen de lui délier la langue à fond.

 

Elle alla même plus loin : elle leur remit spontanément la clef de la maison qu’elle avait sur elle. La possession de cette clef était de nature à faciliter grandement leur entreprise. Les braves, qui le comprirent, regrettèrent un peu moins l’argent promis par Ferrière.

 

Elle pensait, ayant dit tout ce qu’elle savait, en avoir fini avec eux.

 

Mais quelle que fût son impatience de voler au secours de sa fiancée, Ferrière n’oubliait pas son ami Beaurevers. Et il fallut que la vieille s’expliquât pareillement à ce sujet.

 

Elle raconta ce qui s’était passé. Mais ici elle eut des restrictions, parce qu’elle craignait la colère des quatre fidèles qu’elle savait capables d’oublier la promesse de Ferrière et de la massacrer séance tenante, s’ils apprenaient que leur maître avait été meurtri. Elle jura donc qu’elle avait entraîné Beaurevers jusqu’à la Grange-Batelière, que son rôle s’était borné à ceci et qu’elle ignorait ce qui s’était produit ensuite.

 

Pressée de questions par Ferrière et ses compagnons, elle leur dit sans s’expliquer davantage :

 

« Je ne sais rien. Vous me hacheriez menu comme chair à pâté que je ne pourrais pas vous dire autre chose… Cependant… pendant que vous y serez, ne quittez pas le bastillon du Pré-aux-Clercs avant d’avoir visité les caves… Ne m’en demandez pas davantage. »

 

Ils comprirent qu’ils avaient tiré d’elle tout ce qu’ils en pouvaient tirer. Ils avaient hâte de courir au Pré-aux-Clercs. Ils se précipitèrent.

 

« Un instant, dit Ferrière, qui nous dit que lorsque nous serons partis, elle n’ira pas aviser Rospignac ? » La vieille s’effraya :

 

« Pour qu’il m’étripe ?… Merci Dieu !… »

 

Trinquemaille avait déjà entrebâillé la porte du cabinet et fait un signe au cabaretier. L’empressement avec lequel il accourut témoignait de l’estime particulière qu’il professait pour ces clients de choix. Trinquemaille lui dit d’une voix rude :

 

« Il ne faut pas que cette sorcière d’enfer sorte de chez toi avant demain matin. Tu as compris ?

 

– Bon, grogna le cabaretier, elle ne sortira pas, soyez tranquilles.

 

– C’était bien inutile, protesta la vieille, je ne vous trahirai pas. »

 

Et naïvement cynique :

 

« Puisque vous ne me paierez que si vous réussissez, mon intérêt est de me taire. »

 

Ils ne l’écoutaient plus : ils étaient déjà partis en trombe.

 

La mère Culot passa dans la salle commune. Elle voyait que le cabaretier ne la perdait pas de vue. Elle alla d’elle-même se mettre au fond de la salle, le plus loin qu’elle put de la porte. Et elle se tint tranquille sur son escabeau, marmottant des prières. Il était clair qu’elle ne pensait pas à fuir.

 

Non, elle n’y pensait pas. Elle n’était pas si sotte. Mais le soupçon de Ferrière avait fait naître une idée dans son cerveau. Et c’était cette idée qu’elle creusait en ayant l’air de prier :

 

« Pourquoi pas ?… Pourquoi n’aviserais-je pas M. le baron ?… Je lui ferai une si belle histoire qu’il faudra bien qu’il me pardonne ma trahison… Dieu merci, j’ai l’imagination fertile et je n’ai point ma langue dans ma poche… Ainsi je ne perdrai rien de ce côté… et il paie largement, M. le baron, c’est une justice à lui rendre… Oui, ainsi si je le préviens, il accourra au bastillon, le damoiseau ne pourra pas reprendre sa tourterelle et je perdrai les dix bourses promises. Ah ! misère, qu’il est donc difficile de gagner honnêtement sa pauvre vie !… Voire… Voire… Si M. le baron arrive trop tard ?… Le damoiseau enlève sa belle et me paie… M. le baron me paie aussi… car ce n’est point de ma faute à moi s’il est arrivé trop tard ! Voilà la bonne combinaison, ainsi je touche des deux mains, ma fortune est faite. Quant à bouger d’ici, je n’aurai garde… Il ne faut pas que le damoiseau puisse me soupçonner. »

 

Ayant arrangé sa petite affaire dans sa tête, la vieille passa aussitôt à l’exécution. Elle observa ce qui se passait autour d’elle. À une table, non loin de là, elles étaient deux filles minables, lamentables, assises en face l’une de l’autre, un pot de cervoise entre elles deux. La mère Culot se glissa jusqu’à elles, et leur parla à voix basse.

 

L’entretien ne fut pas très long. Au bout de quelques minutes, les deux filles réglèrent leur pot de cervoise, se levèrent et sortirent d’un air nonchalant.

 

Le cabaretier ne s’était pas aperçu qu’elles venaient de s’entretenir avec sa prisonnière. Car il la considérait comme telle.

 

La vieille revint s’asseoir dans son coin. Elle souriait maintenant de son sourire visqueux, tandis que la main dans la poche dénombrait discrètement, sans bruit, les pièces contenues dans la bourse de Ferrière.

 

XXVIII

LE BASTILLON DU PRÉ-AUX-CLERCS


Ferrière et ses compagnons s’étaient lancés au pas de course vers le pont au Change.

 

Ce fut également au pas de course qu’ils traversèrent la Cité, l’Université, et franchirent la porte de Nesle. Ils ne modérèrent leur allure que lorsqu’ils se virent sur le Chemin-aux-Clercs : on pouvait les voir venir du bastillon, et ils ne voulaient pas donner l’éveil.

 

Ils vinrent s’arrêter devant la haute et forte muraille qui ceinturait le corps de logis. Deux portes perçaient cette muraille : une grande à double battant et une petite.

 

Ce fut dans la serrure de celle-ci que Ferrière introduisit la clef avec un serrement de cœur : la vieille pouvait avoir donné la première clef venue.

 

Non, la porte s’ouvrit.

 

Devant eux, une petite cour pavée, un perron de six marches. C’était là…

 

Deux bonds pour traverser la cour, deux autres pour franchir les six marches du perron. Les voici devant la porte d’entrée de la maison. Pourvu qu’elle ne soit pas fermée à clef !…

 

Non, on ne les a pas vus, pas entendus. Les estafiers se croyaient en sûreté derrière leur haute muraille. Ils étaient chez eux, bien à l’abri. Comment imaginer qu’une surprise pareille se produirait.

 

Elle se produisit pourtant. Malheureusement pour eux.

 

Une poussée violente rabattit la porte. Ils savaient qu’ils pénétraient dans le corps de garde, où ils étaient dix qui n’en bougeaient pas.

 

Ils foncèrent dans le tas, sans crier gare.

 

Pris à l’improviste, les estafiers n’eurent même pas le temps de se mettre en garde. Cinq d’entre eux tombèrent assommés. Les quatre autres tentèrent une résistance honorable. Mais ils n’étaient pas de force. Ils y gagnèrent chacun un coup d’épée qui les coucha sanglants sur le carreau.

 

Cela ne faisait que neuf. Le dixième manquait. Ils ne s’attardèrent pas à le chercher, pensant qu’il était probablement en course. Ils étaient maîtres de la place, cela leur suffisait. Maintenant il s’agissait de délivrer la prisonnière et d’explorer les caves à la recherche de Beaurevers.

 

Ferrière, naturellement, s’occupa de Fiorinda. La vieille mère Culot avait fourni des indications si précises qu’il ne fut pas long à trouver.

 

Ses compagnons furent moins heureux. Ils vinrent se casser le nez devant la porte de la cave qui était fermée à clef. Le pis est que cette misérable porte, bardée de fer, paraissait solide en diable. Ils s’y connaissaient, ils virent qu’il ne serait pas facile de l’abattre, et que cela demanderait pas mal de temps.

 

Et Rospignac pouvait leur tomber dessus, s’ils traînaient trop.

 

Ils se mirent à l’œuvre sans perdre un instant.

 

Mais il leur avait fallu sortir, aller jusqu’aux communs, qui se trouvaient au fond de la propriété, contre le mur de clôture, pour y trouver un tronc d’arbre qui ferait l’office de bélier. Cela leur avait demandé quelques minutes. Et quelques minutes perdues, en de certaines circonstances, cela peut avoir des conséquences terribles.

 

Ferrière et Fiorinda ne s’étaient pas livrés à de grandes effusions.

 

Ils comprenaient l’un et l’autre que ce n’était pas encore le moment. Ils quittèrent donc la chambre et s’en furent trouver les quatre braves. Ferrière apprit ainsi le contretemps qui se produisait.

 

Lui aussi, il songeait que Rospignac pouvait survenir d’un instant à l’autre, et, s’il était en force, la lutte recommencerait. Peut-être ne s’en tireraient-ils pas tous à si bon compte. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il ne songeait nullement à abandonner Beaurevers. Mais il s’inquiétait de Fiorinda et eût voulu la voir loin de là. Il lui offrit donc de la conduire à l’auberge du Pré toute proche en attendant qu’ils en eussent fini. Il reviendrait ensuite près de ses compagnons. Son absence ne durerait pas cinq minutes en tout.

 

Mais Fiorinda secoua sa jolie tête mutine et déclara :

 

« C’est pour moi que M. de Beaurevers s’est mis dans la situation critique où il est… Je ne m’en irai pas sans lui… Nous nous en irons tous ensemble. »

 

Elle disait cela de son petit air tranquille qui indiquait qu’elle n’en démordrait pas.

 

Au fond, Ferrière l’approuvait. Il n’insista pas.

 

Or, il faut expliquer ici comment il se faisait que cette porte de cave était fermée. Pour cela, il nous faut parler du dixième homme de Rospignac, celui qui ne s’était pas trouvé au corps de garde avec ses compagnons, et qui, par conséquent, n’avait pas subi le même sort qu’eux.

 

Cet homme était celui qui avait remplacé son maître dans ses fonctions de garde-malade près de Beaurevers.

 

Or, il venait de descendre peu d’instants avant l’arrivée de Ferrière et de ses compagnons. Comme il faisait toujours en pareil cas, il avait passé la clef à l’intérieur et donné un tour, s’enfermant ainsi lui-même avec son prisonnier. Pourquoi agissait-il ainsi ? Simplement parce que ses camarades lui avaient fait la mauvaise farce de l’enfermer une fois plus longtemps qu’il ne voulait. Il prenait ses précautions pour que ce mauvais tour ne se renouvelât plus. D’ailleurs, après s’être enfermé, il laissait la clef dans la serrure.

 

L’homme, bien tranquille, était entré dans le caveau de Beaurevers. Il avait planté sa torche dans un coin et s’occupait consciencieusement à étendre un onguent sur un linge avant de renouveler le pansement de son malade.

 

C’était une brute inintelligente et mauvaise. Tout en s’activant, il accablait Beaurevers d’injures. Il lui disait notamment, d’une voix rocailleuse :

 

« N’aie pas peur, fils de chien ! Encore un pansement comme celui-ci, et ce sera le dernier ; je serai délivré de cette assommante corvée. »

 

Et avec un gros rire stupide :

 

« Toi aussi, tu seras délivré, truand de petite truanderie, mais pas de la même manière. Demain, on t’enchaînera solidement et on fera venir le tourmenteur juré qui te dira deux mots… Tripes du diable, je ne voudrais pas être dans ta chienne de peau ! Ah ! peste non ! »

 

Beaurevers paraissait assoupi. Mais il ne dormait pas. Il entendait tout ce que la brute lui disait. Cette brute s’avançait peut-être un peu en disant que le lendemain il serait soumis à la question, attendu qu’elle n’en savait rien, n’étant pas dans les confidences de son maître. Mais la mauvaise bête se faisait un plaisir de tourmenter et inquiéter son prisonnier.

 

Oui, mais Beaurevers avait entendu Catherine. Beaurevers savait qu’on ne le soignait ainsi que pour le livrer effectivement au bourreau et le faire mourir de la mort lente choisie par Catherine. Beaurevers qui sentait que ses forces revenaient tous les jours et qui s’était fait plus malade qu’il n’était en réalité pour reculer l’instant fatal, dans l’espoir d’un miracle, Beaurevers crut que la brute disait vrai, que cet instant était arrivé.

 

La mort ne l’effrayait pas. Mais la torture… et une torture conçue par Catherine et appliquée par elle, sous sa surveillance… Tout fort et vaillant qu’il était, il ne pouvait réprimer un frisson en y songeant.

 

Et Beaurevers se dit qu’il fallait coûte que coûte, et au plus vite, se tirer de là. Quand même il devrait y laisser sa peau. L’essentiel était de se soustraire au supplice.

 

La brute, ayant fini de préparer sa compresse, vint s’accroupir au chevet du malade.

 

Alors, Beaurevers allongea le bras, saisit l’homme à la gorge et serra…

 

L’homme se débattit, s’agita, essaya de s’arracher à la puissante étreinte…

 

Beaurevers serra plus fort…

 

L’homme fit entendre un râle, s’affaissa lourdement, demeura immobile.

 

Beaurevers sauta sur ses pieds avec une agilité qui attestait que depuis quelque temps déjà il s’entraînait à rendre la souplesse à ses membres. Autant, du moins, qu’il était possible de le faire dans cet étroit espace. Et il se pencha à son tour sur l’homme en murmurant :

 

« Diantre, aurais-je serré trop fort ?… Après tout, ce pauvre diable m’a soigné. »

 

Il constata que l’homme n’était pas mort.

 

« Allons, dit-il, il en reviendra. »

 

L’homme avait la rapière au côté, la dague à la ceinture. Beaurevers prit le tout et le vérifia. Il sourit :

 

« On peut encore faire de la bonne besogne avec cela. »

 

Il ceignit la rapière avec une satisfaction visible. Il fouilla l’homme : il cherchait sur lui la clef des caves. Il ne la trouva pas, naturellement. Il prit la torche, sortit du caveau, s’orienta, trouva l’escalier, monta quelques marches. Et il aperçut alors la clef dans la serrure. Il se dérida. Il allongea la main vers la clef pour ouvrir et il réfléchit tout haut :

 

« Toute la question est de savoir combien ils sont là-haut pour me garder. S’ils ne sont pas trop nombreux, peut-être pourrai-je passer… alors, nous réglerons ce compte-là, baron de Rospignac… Mais s’ils sont trop ?, eh bien, je charge quand même… que diable, je recevrai bien le coup qui m’arrachera au supplice rêvé par Mme Catherine. Allons. »

 

Il allongea de nouveau la main. Il s’arrêta encore, réfléchit :

 

« Minute, ne nous pressons pas… C’est curieux, maintenant que je sors pour ainsi dire de la tombe, maintenant que je me sens une bonne rapière et une bonne dague au côté, il me semble que la vie a du bon… Esquiver le supplice par la mort, c’est bien. Mais esquiver le supplice et la mort, il me semble que c’est mieux… Je ne sais pas combien ils sont là-haut… Mais je sais bien que je suis seul… et point sûr du tout de mes forces. Dans ces conditions, il me semble que je puis sans honte chercher à éviter un combat inégal. Avant de faire un coup de folie, fouillons ces caves… Qui sait si je ne trouverai pas moyen de tirer au large sans avoir à en découdre ? »

 

Il redescendit les marches, la torche à la main, et s’éloigna.

 

S’il était resté quelques secondes de plus, il aurait entendu les voix de ses compagnons s’exclamer de dépit derrière la porte fermée. Il eût reconnu ces voix amies et il se fût empressé de leur ouvrir.

 

Il ne trouva l’issue par laquelle il avait espéré se glisser dehors. Il avait songé aux soupiraux. Ces soupiraux étaient si étroits qu’un enfant de dix ans n’aurait pas pu passer par là. Encore aurait-il fallu arracher préalablement les solides barreaux dont ils étaient garnis.

 

Mais il trouva dans un petit caveau un certain nombre de bouteilles correctement rangées sur des casiers. Il en décoiffa une et la vida d’un trait. Il se sentit mieux, plus fort, ragaillardi.

 

Dans un autre caveau où il pénétra, sa torche à la main, il vit une douzaine de petits tonnelets alignés debout, les uns à côté des autres. Il s’en approcha de très près. Mais il recula vivement, sortit du cachot et planta sa torche en terre aussi loin qu’il put. Il revint ensuite aux tonnelets et les étudia de près. Il frappa dessus. Ils rendirent tous un son mat qui indiquait qu’ils étaient pleins. Il en prit un et le souleva dans ses bras. Et, avec une moue de dédain :

 

« Peuh ! fit-il en le reposant doucement à terre, si cela pèse une vingtaine de livres, c’est tout le bout du monde. N’importe, je ne suis pas fâché d’avoir trouvé cette poudre… Qui sait ? »

 

Depuis un moment déjà, il entendait des coups violents qui lui parvenaient assourdis par la distance, car il se trouvait à ce moment assez loin de l’escalier. D’ailleurs, absorbé par la découverte de ces barils de poudre, il n’y avait prêté qu’une attention distraite.

 

Il sortit du caveau aux poudres, et alors il ne put pas ne pas être frappé par la violence des coups portés à la porte de la cave. Il se dirigea vers l’escalier en se disant :

 

« Diable ! Est-ce qu’ils s’inquiéteraient là-haut de ne pas voir remonter leur camarade ?… Ils mènent un tapage du diable… Ils sont au moins une dizaine. »

 

Et avec un sourire terrible :

 

« Chevalier, voici le moment venu de rechercher le coup mortel qui doit te soustraire au supplice de Mme Catherine… Mais, minute… Je veux bien faire le saut dans l’inconnu ; mais j’entends le faire en nombreuse compagnie… Tiens, je n’aime pas voyager seul, moi… »

 

Il écouta un instant. Les coups tombaient avec précision sur la porte qui gémissait. Il n’y fit pas attention : il réfléchissait. Il ne réfléchit pas longtemps. Il partit presque immédiatement.

 

Il revint au caveau aux tonnelets. Il en saisit un, le porta au bas de l’escalier. À coups de dague, il l’éventra. Il répandit la poudre en tas. Il en prit une partie qu’il répandit à terre en une longue traînée. Il avait un rire silencieux, formidable, en s’activant à cette œuvre de mort. Il disait, faisant allusion à la traînée de poudre :

 

« Voilà la mèche… Passons au feu d’artifice, maintenant. »

 

Il porta ainsi tous les tonnelets au bas de l’escalier, et les étagea en pyramide sur le tas de poudre. Il admira son œuvre, fit claquer la langue d’un air satisfait en disant :

 

« C’est, ma foi, une vraie chance d’avoir trouvé cette poudre !… Qu’ils descendent maintenant s’ils veulent… Je jette la torche là-dessus… Et tout flambe, saute, croule… Choses et gens… Par l’enfer, puisqu’il faut partir, je m’en irai du moins dans une apothéose de feu et de sang ! »

 

En effet, la torche au poing, il se campa près de l’infernale machine de mort qu’il venait de construire, et se tint prêt à y mettre le feu… à se faire sauter lui-même tout le premier…

 

Là-haut, sur le palier, les quatre braves s’escrimaient en conscience contre la porte qui s’obstinait à résister.

 

Ferrière, se souvenant de certaines paroles de la mère Culot, était monté dans les combles avec Fiorinda qui n’avait pas voulu le quitter : ils scrutaient l’horizon, afin de ne pas se laisser surprendre par Rospignac qui pouvait survenir d’un moment à l’autre…

 

Ni les uns ni les autres ne se doutaient qu’ils évoluaient sur une mine chargée, qui pouvait exploser à tout instant, et projeter dans l’espace leurs corps sanglants, mutilés, déchiquetés, d’où ils retomberaient en une horrible pluie de membres épars, informes, calcinés, n’ayant plus rien d’humain.

 

Et c’était leur ami le plus cher, celui pour lequel ils se dévouaient tous en ce moment même, c’était Beaurevers qui, par suite d’une effroyable méprise, pouvait et devait déchaîner l’épouvantable catastrophe, dont il serait la première victime…

 

Ferrière et Fiorinda surveillaient donc le Chemin-aux-Clercs, par où il fallait nécessairement passer pour venir de la ville au bastillon. Et voici qu’au loin, à la hauteur de la rue de Seine, un épais tourbillon de poussière leur signala l’approche d’une nombreuse troupe de cavaliers qu’ils ne pouvaient pas encore apercevoir.

 

Rien n’indiquait que ces cavaliers venaient à eux. Un pressentiment avertit Ferrière que c’était pour eux qu’ils accouraient ainsi, ventre à terre. Il jeta un regard anxieux sur sa fiancée.

 

Elle comprit ce qui se passait en lui, et qu’il tremblait pour elle. Elle le rassura d’un sourire, et, très calme :

 

« Descendez voir où ils en sont, dit-elle. Moi, je reste… Soyez sans crainte, si cette troupe vient ici, je descendrai vous avertir. »

 

Ferrière quitta le grenier, la mine soucieuse : il comprenait, lui, que lorsqu’elle pourrait se rendre compte que la troupe venait bien au bastillon, il serait trop tard pour battre en retraite. Or, à en juger par les flots de poussière qu’elle soulevait sur son passage, il était clair que cette troupe était trop nombreuse pour qu’il pût espérer la mettre en déroute avec ses quatre compagnons pour tout renfort. Si forts et si braves qu’ils fussent les uns et les autres, ils seraient accablés par le nombre.

 

Rien qu’en voyant sa mine, les quatre comprirent qu’il surgissait un nouveau contretemps. Ils interrompirent un instant leur besogne pour demander des nouvelles.

 

Ce fut cet arrêt qui les sauva tous de l’explosion imminente. Car ils parlèrent.

 

Et Beaurevers qui, ayant achevé ses préparatifs de mort, se tenait au bas de l’escalier, prêt à laisser tomber sa torche allumée sur le monceau de poudre, Beaurevers entendit et reconnut leurs voix.

 

Il franchit en deux bonds les marches de l’escalier. Comme ils reprenaient leur tronc d’arbre, en jurant et en sacrant contre cette maudite porte qui tenait encore, elle s’ouvrit soudain et Beaurevers parut sur le seuil.

 

Il était couvert de boue et de sang. Il avait la tête enveloppée de linges maculés, il était livide à faire peur, tout son corps était agité d’un tremblement convulsif.

 

Beaurevers défaillit à la pensée que c’était lui qui avait failli exterminer ses meilleurs, ses seuls amis.

 

Les quatre ne virent rien de cela. Ils ne virent qu’une seule et unique chose : c’était lui. Lui, bien vivant, Dieu merci. Et ils éclatèrent :

 

« Saints et anges !… Vivadiou, lou pitchoun !… Santa Madona… Sacrament montsir le chevalier… »

 

Ferrière vit, lui ; il fut aussitôt sur son ami qu’il prit dans ses bras et s’inquiéta :

 

« Qu’avez-vous, Beaurevers ? »

 

Le chevalier passa une main machinale sur son front ceint d’un bandeau et répondit :

 

« Rien… Je vous expliquerai… Ah ! pauvres amis, j’ai bien failli… »

 

Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage, ni de s’attendrir plus longtemps. Fiorinda parut. Elle eut un cri de joie en voyant Beaurevers. Elle oublia un instant ce qu’elle venait faire et, tout d’abord, courut lui tendre le front en disant dans un élan de joie profonde :

 

« Je suis heureuse de vous revoir vivant ! »

 

Il se mit à rire doucement et plaisanta :

 

« Ah, çà ! vous m’avez donc cru mort ?… Mortdiable ! on ne me tue pas ainsi ! »

 

On entendit un bruit étrange, caverneux : c’étaient les quatre braves qui riaient de cette idée baroque, saugrenue, à savoir que « lou pitchoun » pouvait être mort. Pourtant, ils l’avaient cru, eux aussi, un instant.

 

Beaurevers jeta un coup d’œil malicieux de leur côté. Il les vit qui se tenaient humblement à l’écart, l’air embarrassé. Il comprit :

 

« Allons, donnez-moi la main, sacripants ! »

 

Ils se précipitèrent, balbutiant de vagues excuses, entremêlées de jurons et de protestations. Il les interrompit :

 

« C’est bon, je ne veux pas savoir pourquoi vous ne vous êtes pas trouvés avec moi lorsque j’ai reçu ce maître coup de massue… Mais je vous avais bien dit de vous méfier des femmes. »

 

Ils baissèrent la tête, honteux.

 

Fiorinda les tira d’embarras en disant de son petit air calme :

 

« Il serait temps d’organiser la défense. Ils viennent. Nous ne pouvons plus sortir.

 

– Qui ça ? s’étonna Beaurevers.

 

– Rospignac. »

 

Ce nom suffit. Beaurevers comprit. L’air glacial qu’il prit à l’instant indiquait qu’il était inutile de lui donner d’autres explications.

 

Une chose qui les rassura tous, c’est qu’ils virent que ses yeux pétillaient comme si on venait de lui annoncer une bonne nouvelle.

 

Ferrière et Fiorinda échangèrent un sourire entendu. Maintenant qu’il était là, parmi eux, Rospignac et les suppôts pouvaient venir. Ils trouveraient à qui parler.

 

Dans le chemin on entendait un grondement de tonnerre, le roulement ininterrompu d’une galopade effrénée.

 

Beaurevers ne s’en occupa pas. Il souriait d’un sourire terrible. Et déjà il agissait.

 

Il glissa quelques mots à l’oreille de ses quatre fidèles. Ils partirent comme des flèches, dégringolèrent l’escalier de la cave en bonds échevelés.

 

Beaurevers passa dans le corps de garde, suivi de Ferrière et de Fiorinda qui se tenaient par la main, se souriaient avec amour, comme s’ils eussent été bien tranquilles dans la petite maison de la rue des Petits-Champs, et non point sur le point d’entamer une lutte de géants où, raisonnablement, tout indiquait qu’ils dussent avoir le dessous.

 

Beaurevers vit les corps des blessés étendus dans des flaques de sang. Il s’apitoya :

 

« Pauvres diables ! »

 

Il ouvrit la porte, sauta dans la cour, alla droit aux deux portes extérieures. Il s’assura de leur force de résistance et qu’elles étaient bien fermées toutes les deux. D’un coup de poing il poussa les verrous de la petite porte, que Ferrière avait oublié de pousser, lui.

 

Il était temps : le tonnerre de la cavalcade s’arrêtait au même instant devant ces deux portes.

 

Il tourna tranquillement les talons en murmurant :

 

« Elles tiendront un temps plus que suffisant. Inutile de se bousculer. »

 

Il revint dans le corps de garde. Il y avait là un petit arsenal : dagues, rapières, coutelas, haches, masses, et jusqu’à deux arquebuses avec leurs mèches et les pierres à feu. Pris à l’improviste, les hommes de Rospignac n’avaient pas eu le temps de faire usage de ces armes.

 

Beaurevers ne prit que les mèches des arquebuses. Et il monta au grenier, toujours suivi de Ferrière et de Fiorinda qui suivaient tous ses mouvements. Il y trouvèrent leurs compagnons… plus quatre tonnelets de poudre qu’ils venaient de monter.

 

Beaurevers leur donna les mèches et, désignant de l’œil les tonnelets, prononça, pour toute indication, ce seul mot :

 

« Activez. »

 

Et ils s’activèrent, en effet, à nous ne savons quelle mystérieuse besogne.

 

Beaurevers ouvrit une lucarne toute grande et, sans se montrer, regarda.

 

Rospignac et ses hommes avaient mis pied à terre. Ils étaient bien une cinquantaine en tout. Les hommes attachèrent les chevaux aux anneaux scellés de distance en distance dans le mur de clôture. Rospignac et Guillaume Pentecôte s’approchèrent de la petite porte. Rospignac mit la clef dans la serrure et donna les deux tours. Mais la porte ne s’ouvrit pas… Il comprit. Il eut une imprécation :

 

« Malédiction ! Ils sont maîtres de la place. »

 

Il lança un ordre bref. Quelques hommes partirent en courant.

 

Là-haut, Beaurevers et Ferrière regardaient. Et ils souriaient tous les deux d’un sourire terrible.

 

Tendrement appuyée à l’épaule de Ferrière qui la tenait par la taille, Fiorinda regardait aussi, et une expression de pitié se lisait dans son œil attristé. Mais elle ne disait rien : somme toute, ils défendaient leur vie…

 

Les quatre avaient terminé leur besogne. Ils s’étaient assis sur les tonneaux de poudre, ils riaient et plaisantaient entre eux.

 

Et à les voir tous si calmes, si insouciants, on n’eût pu croire qu’ils attendaient le choc de cinquante forcenés.

 

En bas, les hommes qui étaient partis en courant étaient revenus porteurs de forts madriers. Ils se divisèrent par équipes et attaquèrent la grande porte avec ensemble et méthode.

 

Bientôt la porte fut sur le point de céder…

 

Sur un mot de Beaurevers, ils descendirent tous, la dague et la rapière au poing. Ils se massèrent devant la porte du perron et attendirent.

 

Qu’attendaient-ils ?

 

Peut-être Beaurevers qui était resté seul là-haut dans le grenier.

 

Seul ? Non… les quatre tonnelets de poudre étaient rangés près de la brèche, surveillant les hommes qui entraient sans se bousculer, avec un ordre parfait.

 

Rospignac, en effet, se doutait bien qu’il lui fallait maintenant enfoncer la porte de la maison. Et il avait donné d’avance ses instructions que les autres suivaient à la lettre, dressés qu’ils étaient à une discipline de fer. Et ils vinrent se ranger au bas du perron, traînant avec eux les poutres qui devaient servir à enfoncer cette deuxième porte. Ils n’y vinrent pas tous : une quinzaine d’entre eux demeurèrent avec Guillaume Pentecôte qui les rangea devant la brèche.

 

Oui, Rospignac avait prévu qu’il fallait assiéger la place.

 

Mais il n’avait pas prévu ce qui allait se produire. Et voici ce qui se produisit :

 

Là-haut, Beaurevers se montra à la fenêtre. Il tenait dans ses bras un des tonnelets qui, avait-il dit avec une moue de dédain, ne pesait pas plus d’une vingtaine de livres. Il souffla à pleins poumons sur un petit point rougeoyant qui parut s’enflammer, il balança un instant le tonnelet à bout de bras et le projeta de toutes ses forces dans l’espace.

 

Cela fit comme une grosse boule noire… une boule noire que suivait une petite traînée de feu qui crépitait en s’allongeant avec une rapidité fantastique.

 

Mais personne ne le vit, pour l’excellente raison que personne ne songeait à regarder en l’air.

 

Et cela vint s’abattre en plein dans le groupe qui gardait la porte. Il y eut une explosion formidable, une gerbe de feu suivie d’une fumée noire, âcre. Un des battants de la porte disloquée fut emporté comme un fétu et projeté à cinquante toises de là, sur la prairie.

 

Des quinze ou seize hommes qui se trouvaient là la seconde d’avant, une dizaine avaient été emportés, balayés, pulvérisés, volatilisés. Parmi eux, Guillaume Pentecôte, qui ne s’attendait certes pas à finir d’aussi triste manière. Les cinq ou six survivants se regardaient d’un air hébété, ne comprenant pas ce qui s’était produit, ne sachant au juste s’ils étaient morts ou vivants.

 

Alors, ce fut une clameur énorme qui monta des rangs de ceux qui se pressaient sur et autour du perron et qui tous avaient été épargnés.

 

Alors, aussi, il se produisit ce que Beaurevers avait prévu.

 

Ne sachant pas au juste ce qui leur arrivait, ceux-là, pris soudain de panique, se ruèrent en rangs serrés vers la porte, sans réfléchir, comme des fous, hurlant et se bousculant.

 

Et le deuxième tonnelet tomba sur eux. Car il suivit aussitôt. Puis le troisième et le quatrième tombèrent à leur tour, avec une implacable précision.

 

Les survivants, qu’un hasard miraculeux avait épargnés, fous de terreur, fuyaient en hurlant à la mort. Les chevaux, effrayés par les explosions, hennissaient, ruaient, tiraient sur les longes, les brisaient, se lançaient au galop sur la prairie, renversant et foulant tout ce qui se trouvait sur leur passage.

 

La cour et les abords immédiats du bastillon se trouvèrent balayés comme par enchantement. Il n’y avait plus personne.

 

La porte de la maison s’était ouverte après l’explosion du dernier tonneau de poudre. Ferrière, Trinquemaille, Bouracan, Corpodibale et Strapafar, précédant Fiorinda, étaient sortis aussitôt, s’étaient rués vers la brèche agrandie par les explosions successives. Et ils étaient apparus, dagues et rapières au poing.

 

Mais, nous l’avons dit, il n’y avait plus personne.

 

Ils s’arrêtèrent. Ils attendirent Beaurevers qui ne tarda pas à les rejoindre. Ils s’éloignèrent sans hâte. Ils se gardèrent bien de rengainer, pensant que tout n’était peut-être pas fini.

 

Ils ne se trompaient pas.

 

Rospignac avait eu cette chance inouïe d’être épargné par les explosions. Comme ses hommes, il n’avait pas su résister à la panique. Comme eux et avec eux, il avait cherché son salut dans la fuite. Ç’avait été le premier mouvement, tout instinctif.

 

Mais il n’avait pas été loin, lui ; il s’était vite ressaisi. À demi fou, non plus de terreur, mais de rage et de honte, il s’était arraché les cheveux, courant à droite et à gauche pour rassembler ceux de ses hommes qui avaient échappé au cataclysme et qui ne songeaient qu’à s’éloigner au plus vite de ce lieu infernal où la mort fauchait par paquets sans qu’on pût savoir d’où elle venait.

 

Tout ce qu’il avait pu faire, ç’avait été de réunir une demi-douzaine de ses chenapans. De ses cinquante coupe-jarrets, c’était tout ce qui lui restait. Les autres étaient morts, éclopés ou avaient disparu. Il est vrai que ceux qui lui restaient étaient particulièrement braves, puisque, comme lui, ils consentaient à revenir vers le lieu sinistre où c’était miracle qu’ils n’eussent pas laissé leur peau.

 

Les deux troupes, celle de Beaurevers et celle de Rospignac, se rencontrèrent sur la prairie du petit Pré-aux-Clercs, non loin de la rue des Marais.

 

« Sept contre sept ! dit Beaurevers, la partie n’est pas égale… pour eux. »

 

Et désignant Rospignac de la pointe de sa rapière :

 

« Celui-là est à moi… Qu’on me le laisse. »

 

Les deux troupes se chargèrent avec une impétuosité égale.

 

Si Beaurevers s’était réservé Rospignac, Rospignac s’était réservé Beaurevers. Nous ne saurions dénier la bravoure de ce brave titré qui s’appelait le baron de Rospignac. Les deux chefs se trouvèrent donc face à face, puisqu’ils se cherchaient avec le même indomptable désir d’en finir une fois pour toutes l’un avec l’autre.

 

Les deux fers s’engagèrent. La passe d’armes fut assez brève. Beaurevers ne s’attarda pas. Tout de suite, il prépara son fameux coup par une série de feintes et se fendit à fond en lançant de sa voix claire :

 

« Le beau coup de beau revers ! »

 

Rospignac tomba à la renverse en vomissant des flots de sang. Un instant, il s’agita en soubresauts convulsifs, talonnant l’herbe de la prairie. Puis il demeura raide, figé dans l’éternelle immobilité.

 

Ainsi finit Rospignac qui avait rêvé de devenir vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière, Premier ministre de France et peut-être plus encore. Il n’eut en somme pas à se plaindre, ce fut là une fin des plus honorables pour lui.

 

La mort de Rospignac refroidit ses acolytes. D’autant plus qu’ils voyaient fort bien qu’ils avaient affaire à des escrimeurs plus forts qu’eux et qu’après s’être tirés d’affaire par miracle jusque-là, ils ne sortiraient pas indemnes de cette dernière rencontre. Aussi furent-ils très heureux de prendre au mot Beaurevers lorsque, avec sa générosité accoutumée, il leur cria :

 

« Allez-vous-en !… Nous vous faisons grâce ! »

 

Et ils se hâtèrent de gagner au pied.

 

Beaurevers, Ferrière et Fiorinda et les quatre braves se dirigèrent vers la porte de Nesles. Et personne ne se présenta pour leur barrer le passage.

 

Comme ils passaient devant la rue de Seine, ils entendirent derrière eux le bruit d’une explosion formidable. Ils se retournèrent d’un même mouvement et virent une énorme colonne de feu jaillir du bastillon du Pré-aux-Clercs.

 

Beaurevers :

 

« Il restait six barils de poudre… Quelque badaud aura laissé tomber une étincelle. Et voici le bastillon qui flambe. Demain, il n’en restera plus que des décombres fumants… comme pour votre maison, devant laquelle nous venons de passer, Fiorinda. »

 

ÉPILOGUE

Deux jours après l’explosion du bastillon, le père de Beaurevers, l’illustre mage Nostradamus, sa mère et sa fiancée elle-même, Florise, arrivèrent à Paris.

 

Fiorinda retourna à la maison de la rue des Petits-Champs.

 

La veille de l’arrivée de la famille de Beaurevers, celui-ci se présenta chez le vidame et l’emmena au Louvre où le roi, lui dit-il, voulait le voir. Ils y trouvèrent Ferrière. Le père et le fils se trouvèrent face à face pour la première fois depuis longtemps, en présence du roi et de Beaurevers.

 

« Monsieur, dit François en s’adressant au vidame, je vous rappelle que vous avez donné votre consentement au mariage du vicomte de Ferrière, votre fils, avec celle que je lui ai choisie pour épouse.

 

– Je ne m’en dédis point, Sire, répondit le vidame… à condition que le vicomte accepte.

 

– Cela va sans dire, sourit François. Mais le vicomte acceptera, j’en réponds. »

 

Et comme Ferrière esquissait un geste de protestation, il ajouta vivement :

 

« Vous parlerez tout à l’heure, monsieur… quand vous aurez vu votre fiancée. »

 

Il frappa aussitôt sur un timbre.

 

La reine Marie Stuart parut. Elle conduisait elle-même, de sa royale main, Fiorinda rougissante, en habit de cour somptueux, qu’elle portait avec une aisance incomparable, comme si elle n’avait fait que cela de toute sa vie.

 

François alla au-devant de la reine, prit Fiorinda par la main et la mena devant le vicomte en disant :

 

« Voici madame la comtesse de Chaprose, que je vous propose pour épouse. »

 

Et avec un air malicieux :

 

« Si toutefois vous voulez bien l’accepter pour telle. » Ferrière tomba à genoux, saisit la main du roi et la porta à ses lèvres en bégayant :

 

« Ah ! Sire, pouvez-vous le demander ?…

 

– Là, triompha François en se tournant vers le vidame émerveillé, que vous avais-je dit ? »

 

 

François tint la parole qu’il avait donnée au vidame : lui et la reine Marie Stuart assistèrent au mariage du vicomte de Ferrière avec Fiorinda, devenue comtesse de Chaprose, de par la volonté du roi, et ils ouvrirent le bal.

 

Le duc de Ferrière se démit de sa charge de vidame de Saint-Germain et se retira dans ses terres avec son fils et sa bru. Ce qui était le meilleur moyen de se faire oublier de la vindicative Catherine. Ils y vécurent heureux et, comme dans les contes de fées, ils eurent beaucoup d’enfants – pas le vidame, bien entendu, mais Ferrière et Fiorinda. Au bout de quelques semaines, celle-ci avait si bien fait la conquête de son beau-père qu’il ne jurait que par elle et qu’on l’eût fort étonné en lui rappelant qu’il s’était opposé de tout son pouvoir à ce mariage qui lui apparaissait comme honteux.

 

On sait que le pauvre petit François II s’alita le 15 novembre de cette même année 1560 pour ne plus se relever. Il mourut une vingtaine de jours plus tard, le 5 décembre.

 

Du moins vécut-il ses derniers jours de bonne santé à sa guise et sans qu’aucun attentat nouveau se produisît contre lui. Voici pourquoi :

 

Le lendemain de son arrivée, Nostradamus, après avoir visité François, était allé trouver Catherine et lui avait dit à brûle-pourpoint :

 

« Madame, si vous avez des dispositions à prendre en vue de la succession au trône, faites-le. D’ici un mois au plus, le roi sera mort. »

 

Catherine savait qu’il était inutile de jouer la comédie avec Nostradamus.

 

« En êtes-vous sûr, messire ? dit-elle froidement.

 

– Tout à fait sûr, madame.

 

– Pourtant, François paraît se porter à merveille.

 

– Vous avez dit le mot, madame : il paraît. Mais il paraît seulement. Dans quelques jours, quinze, vingt jours peut-être, le roi prendra le lit… Il ne le quittera plus que pour aller rejoindre ses aïeux dans les caveaux de la basilique de Saint-Denis. »

 

Catherine demeura un instant rêveuse. Et redressant la tête, fixant un regard ardent sur Nostradamus impassible :

 

« Pourquoi me dites-vous cela ? » fit-elle.

 

Froidement, Nostradamus répondit par une autre question :

 

« Ne vous semble-t-il pas, madame, qu’il serait humain de laisser ce pauvre enfant vivre en paix le peu de jours qui lui restent à vivre ?

 

– Je vous entends, messire, dit Catherine avec un sourire livide. Je vous entends et je vous approuve… si vous m’assurez que les choses iront ainsi que vous le dites.

 

– Je vous l’affirme, madame.

 

– Eh bien… nous avons attendu durant de longues années, nous pouvons bien patienter un mois encore. »

 

Nostradamus avait obtenu ce qu’il voulait. Il s’inclina de son air froid et sortit.

 

Quant à Beaurevers, si Catherine l’oublia, c’est que, après son mariage et sitôt après la mort de François, Nostradamus eut la prudence de l’emmener avec lui et toute sa famille loin de Paris, sous le ciel ensoleillé de la Provence.

 

Catherine avait d’autres soucis en tête, à ce moment, que d’aller le poursuivre jusque-là de sa vengeance. Catherine pensait qu’avec le règne de l’enfant qu’était le nouveau roi, Charles IX, c’était son règne à elle qui commençait.

 

Elle avait compté sans les Guises qui ne renonçaient pas à leurs projets ambitieux et qui le lui firent bien voir.

 

 

 

 

 


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Avril 2007

 

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[1] Les dramatiques aventures, dont les personnages de ce roman furent précédemment les héros, ont été relatées dans l’ouvrage ayant pour titre :

LE PRÉ-AUX-CLERCS

[2] Rue Séguier.

[3] Aujourd’hui, rue du Jour.

[4] Aujourd’hui, quartier Bonne-Nouvelle.

[5] Rue Sauval. Molière est né dans cette rue.

[6] Rue Vauvilliers.

[7] Rue du Pont-Neuf.