Michel Zévaco

 

 

 

DON JUAN

 

 

 

14 mars – 14 août 1916 – Le Matin
1916 – Tallandier, Le Livre national n°102

 

 

 

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Table des matières

 

I  LA VOIX.. 5

II  TÉMOIGNAGE DU COMMANDEUR.. 16

III  DON JUAN ENTRE EN SCÈNE.. 19

IV  LA FOUDRE TOMBE SUR LE PALAIS. 26

V  L’ASCENSION DE CHRISTA.. 33

VI  LE JOYEUX REPAS OFFERT PAR LES QUATRE TÉMOINS. 36

VII  LA CHAPELLE DU COUVENT DES FRANCISCAINS. 50

VIII  D’ULLOA MARCHE À SON DESTIN.. 65

IX  LA MAISON DU CHEMIN DE LA CORDERIE.. 70

X  AMAURI ET BÉRENGÈRE.. 79

XI  LE ROI. 82

XII  LES DERNIÈRES PAROLES DE PHILIPPE DE PONTHUS. 95

XIII  L’ÉPÉE DE PONTHUS. 107

XIV  LES DOUZE CAROLUS D’OR.. 126

XV  LA MÉMORABLE BATAILLE QUE SE LIVRÈRENT MAÎTRE FAIRÉOL ET DON JUAN   141

XVI  LA GRAND’ROUTE.. 156

XVII  « LA GRÂCE DE DIEU ». 165

XVIII  LE MÉDIUM... 189

XIX  PRIÈRE D’AMOUR.. 203

XX  L’AUBERGE DE LA DEVINIÈRE.. 210

XXI  LES FIANÇAILLES DE JACQUEMIN CORENTIN.. 230

XXII  LE COMMANDEUR.. 240

XXIII  LE SOIR DU 1er JANVIER 1540.. 256

XXIV  DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR NE POURRA JAMAIS ÉTOUFFER DON JUAN ! 271

XXV  LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN.. 287

XXVI  L’HÔTEL DE LORAYDAN.. 304

XXVII  LA FORTUNE DE LORAYDAN.. 312

XXVIII  LE FIANCÉ DE LÉONOR.. 324

XXIX  LE CHAPITRE DE BEL-ARGENT.. 340

XXX  PUISQU’IL EST QUESTION DE BEL-ARGENT….. 358

XXXI  DUEL DE CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS Ier 371

XXXII  LE LOGIS TURQUAND.. 387

XXXIII  SUITE DE LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN.. 403

XXXIV  LE ROI S’AMUSE.. 423

XXXV  AUX ABORDS DU LOGIS TURQUAND.. 440

XXXVI  LORAYDAN ARRANGE SON MARIAGE AVEC LÉONOR D’ULLOA.. 454

XXXVII  LA RIBAUDE.. 473

XXXVIII  LA DUCHESSE.. 488

XXXIX  CONCLUSION DE L’AVENTURE DE LA DUCHESSE ET DE LA RIBAUDE.. 499

À propos de cette édition électronique. 515

 

I

LA VOIX


Ce fut le soir du 19 novembre 1539 que ceci arriva, ce fut vers l’heure où l’obscurité rampe et s’amasse autour des choses. Qu’on imagine ce sauvage recoin de la rive espagnole de la Bidassoa et ce vaste silence au fond duquel s’égrenèrent les dernières notes du pipeau d’un chevrier en retraite vers son aire. Parmi ces genêts immobiles, qu’on évoque le groupe impressionnant de ces vingt seigneurs rigides dans leurs armures ; et, tout seul au bord du fleuve, fixant par delà la frontière un avide regard d’interrogation, ce cavalier vêtu de velours noir comme nous le montrent les portraits du temps, la poitrine chaînée par les insignes de la Toison d’Or.

 

Dans les ténèbres qui descendaient des Pyrénées, il semblait de bronze.

 

Mais, sur l’écran de la nuit, en saisissant relief, se dessinait sa face pâle qu’encadrait une barbe courte et touffue, une face au sourire glacial figé sur des lèvres sans pitié, la face volontaire et obstinée, la face indéchiffrable de l’empereur Charles-Quint !

 

Il jeta une brève question au passeur du bac invisible dans les buées de l’autre rive. Et comme on lui répondait négativement, il eut un furieux geste, et son tourment lui monta à la gorge en rudes paroles métalliques :

 

– Donc, ce soir, messieurs, nous ne verrons pas le Commandeur Ulloa. Huit jours ! huit mortels jours que j’attends la réponse du roi François ! Et cependant les Flandres s’organisent, les Flandres vont nous échapper, les Flandres m’échappent – mais je veux, par l’enfer…

 

Il se courba soudain : la cloche grêle d’un monastère, au loin, tintait l’angélus – et il murmura :

 

– Ave Maria, gratia plena… Oh ! gronda-t-il en se redressant, pouvoir m’élancer et tomber sur ces imposteurs, qui parlent de liberté ; leur rentrer leur blasphème dans la gorge ; fondre au feu du bûcher la maudite Roelandt (le fameux tocsin de Gand) qui les affole, et transformer en lac de sang leur terre de révolte depuis Gand jusqu’à Liège ! Oui, mais il faut arriver à temps. Il faut que François me laisse traverser la France ! Ulloa, Ulloa, que vas-tu m’apporter ?

 

Charles-Quint frémissant et songeur, contemplait le fleuve muet. Quelques minutes encore, il attendit. Puis, tournant bride :

 

– À nos logis, messieurs. Ce soir encore, le Commandeur ne reviendra pas !

 

– Ho, ho, là-bas ! envoya à ce moment le passeur. Holà, ho !

 

Tous tressaillirent et, de nouveau face au fleuve, entendirent un galop qui, l’instant d’après, s’arrêta net au bord de la Bidassoa ; aussitôt, du fond des brumes, surgit le large bac que le passeur manœuvrait à la corde.

 

Sur le plateau d’avant, monté sur un solide cheval, son athlétique stature, silhouettée de rouge par la lumière d’une torche, apparut un homme à barbe blanche, majestueux d’attitude, redoutable d’aspect comme les chevaliers de ces âges de fer : don Sanche d’Ulloa, Commandeur (Gouverneur) de Séville et d’Andalousie, ambassadeur secret de Charles-Quint auprès de François Ier.

 

L’ardente anxiété de l’empereur se fit jour et jaillit :

 

– Un mot, Ulloa, un seul : est-ce non ?

 

– C’est oui, sire !

 

Instantanément, tout signe d’agitation disparut en Charles-Quint.

 

– Soyez le bienvenu, mon brave messager ! dit-il simplement.

 

Mais sans doute en ces quelques paroles passa le souffle de la vengeance, car un frisson menaçant secoua l’escorte, entrechoqua les armures d’acier, et une frénétique clameur monta dans la nuit :

 

– Mort aux bourgeois de Flandre !

 

Le commandeur prit terre.

 

Alors, on eût pu voir qu’il était livide et qu’un tremblement convulsif l’agitait. Sûrement, la peur écrasait ce guerrier qui, en dix batailles rangées, autant d’escarmouches et d’assauts, sans compter les duels, avait tranquillement regardé la mort en face. Vers le ciel, vers un point précis du ciel, il levait des yeux hagards.

 

– J’attends ! dit l’empereur.

 

D’un violent effort, Ulloa reprit son sang-froid, et s’inclinant avec ce hautain respect des grands d’Espagne :

 

– Sire, la route est libre. Avec telle suite qui vous conviendra, vous pouvez entrer en France, et Sa Majesté le roi de ce royaume vous prépare d’inoubliables réceptions. Pour atteindre la Flandre, sire, vous allez passer par la voie triomphale.

 

– Ah ! fit l’empereur. C’est un bon frère que mon frère François !

 

– Honneur au roi de France ! souligna l’escorte, pareille au chœur antique.

 

– Ce n’est pas tout. Pour ôter à Votre Majesté toute arrière-pensée d’inquiétude, le roi a envoyé à Bayonne le connétable de Montmorency avec le dauphin Henri et le jeune duc d’Orléans ; en même temps que vous toucherez le sol de France, les deux fils du roi entreront en Espagne pour y être otages jusqu’à ce que vous ayez atteint une des villes de l’empire.

 

– Louée soit Notre-Dame ! dit l’empereur. Ulloa, merci ! Demain, messieurs, nous franchirons la Bidassoa pour courir d’une traite à Bayonne. Mais je ne veux pas d’otages. Les deux princes resteront parmi nous et seront nos compagnons de voyage ; je ne me laisserai pas vaincre en magnanimité. Quant à vous, Ulloa, vous avez réussi au delà de mon espoir… Eh bien, qu’avez-vous donc, Commandeur ?

 

Ulloa sursauta, comme ramené d’un rêve lointain.

 

Il essuya la sueur froide qui ruisselait à ses tempes.

 

Mais, se remettant promptement :

 

– Sire, dit-il, si j’ai pu mener à bonne fin l’ambassade dont vous m’aviez honoré, c’est grâce à un brave et loyal gentilhomme français qui a eu le courage de faire entendre à la Cour de France la voix de la justice…

 

– Venant de vous, c’est là le plus beau des éloges. Qui est cet homme de cœur ?

 

– Homme de cœur : vous l’avez dit !… Il se nomme le comte Amauri de Loraydan.

 

– Ah ! Le nom ne m’est pas inconnu. Les Loraydan, sur tous les champs de bataille, nous ont été de rudes adversaires. Il y a eu un Loraydan tué à Pavie, je crois. Mais plusieurs des nôtres, d’abord, succombèrent sous ses coups. Race fière, mais pauvre.

 

– Celui dont je vous parle est le fils de Loraydan de Pavie. J’ignore s’il est riche autrement qu’en vaillance. Mais, malgré sa jeunesse, c’est un des conseillers les plus écoutés du roi François. En bonne part, c’est à lui que vous devez de pouvoir entrer en France sans conditions. Au Louvre, il a été mon plus ferme, je devrais dire mon seul soutien. Lorsque j’ai quitté Paris avec M. de Montmorency et les princes, il a voulu m’accompagner jusqu’à Angoulême, agissant encore sur le connétable, comme il avait agi sur le roi…

 

– Amauri de Loraydan. Bien. Je me souviendrai. S’il ne tient qu’à moi, sa fortune est faite. Car, non seulement, je parlerai de lui au roi de France dans les termes qui conviennent, mais moi-même je saurai lui faire accepter les preuves de ma reconnaissance.

 

– L’empereur me comble d’aise, dit vivement Ulloa. L’attitude de ce gentilhomme a été si franche, son respect si touchant pour ma vieillesse, et son amitié si prompte, si cordiale, que, je l’avoue, je me suis pris pour lui d’une profonde affection. La faveur que vous voulez bien me témoigner, sire, je serai heureux de la voir se reporter entière sur Amauri de Loraydan – et je me trouverai largement payé.

 

– Je ne l’entends pas ainsi, dit gravement Charles-Quint. Le service que vous venez de rendre à l’empire est de ceux qui veulent qu’éclatante et publique soit la récompense. Or… est-ce que vous n’avez pas deux enfants ?…

 

– Deux filles, Majesté : ma raison de vivre encore depuis que la marquise d’Ulloa est allée reprendre sa place parmi les anges de Dieu.

 

– Oui… je sais combien elle vous fut chère et je sais combien vous aimez les deux filles qu’elle vous a laissées. Mais, dites-moi, elles sont en âge d’être pourvues, je crois ?… Et belles, m’assure-t-on ?

 

Le commandeur parut alors tout à fait oublier cette terreur qui l’avait opprimé.

 

Un sourire de fierté paternelle illumina ses traits.

 

– Reyna-Christa, dit-il, a vingt ans, Léonor en a dix-huit. Et quant à leur beauté, sire, à Séville, on les appelle les deux roses du jardin d’Andalousie…

 

– C’est bien, fit l’empereur avec une sorte d’attendrissement. Trouvez-leur des maris dignes d’elles. Mais aux filles de celui qui vient de mener à bien une telle mission, de gagner une telle bataille, messieurs, à de telles filles, dis-je, il faut une dot princière : ne vous en inquiétez pas, Ulloa, ce sera à l’État d’y pourvoir.

 

Il y eut dans l’escorte un murmure d’admiration.

 

Ulloa se courba, le cœur ému et joyeux : Commandeur d’une opulente province. Il était resté pauvre à la source de la fortune – pauvreté relative, d’ailleurs, qui, si elle avait pu jusqu’alors rendre assez difficile l’établissement de ses filles, ne l’empêchait pas, du moins, de paraître avec honneur dans les fonctions de sa charge.

 

– Sire, dit-il, votre impériale munificence me soulage du plus cruel souci de mes vieux ans, et c’est de toute mon âme paternelle que je remercie votre généreuse Majesté. Quant à des maris… pour Reyna-Christa, mon choix était déjà fait, sauf l’agrément de ma fille. Pour Léonor, sire, si l’empereur n’y voit pas d’obstacle…

 

– Eh bien ?… Parlez sans crainte…

 

– Eh bien ! sire, j’ai songé en revenant, le long de la route… j’ai songé que cet accompli gentilhomme dont je vous ai parlé… oui, j’ai entrevu que, peut-être, Amauri de Loraydan… mais c’est un Français !…

 

– Au contraire ! dit Charles-Quint d’un accent chaleureux. Je serai satisfait de voir des unions entre Espagnols et Français ! Votre pensée m’est agréable, Ulloa : elle est politique, elle sert mes desseins, et si vous croyez que Loraydan convienne à votre fille Léonor…

 

– Ah ! sire, j’en ai le ferme pressentiment, le bonheur de ma fille est là !

 

– Je me charge de faire ce mariage, Ulloa ! Vous avez ma parole : votre Léonor, dotée par moi, épousera Amauri de Loraydan. Et, quant à l’avenir de ce digne gentilhomme, je m’en charge.

 

– Je suis vieux, sire… S’il m’arrivait malheur…

 

– C’est dès notre arrivée à Paris que j’arrangerai tout cela, rassurez-vous. Et même, si le ciel, d’ici là, vous enlevait à notre affection, soyez encore rassuré : plus que jamais, je me croirais obligé de tenir ma parole en ce qui concerne le mariage de votre chère Léonor avec le sire de Loraydan. Et maintenant, en route, ajouta joyeusement l’empereur.

 

Mais, dans le même moment, Ulloa, vers le ciel, vers ce même point précis du ciel, leva un regard qui était effrayant de son propre effroi, un regard qu’emplissait le farouche effarement du mystère.

 

– Sire !… messieurs !… écoutez !… bégaya-t-il de cette voix bizarre, sèche et saccadée qu’on a dans les rêves de fièvre.

 

– Ulloa ! Ulloa ! Quel vertige vous saisit ? s’exclama Charles-Quint.

 

– La peur, sire ! Je sais aujourd’hui ce qu’on appelle la peur ! La peur est sur moi !

 

Le Commandeur écoutait, ou semblait écouter… mais quoi ? Le silence qui pesait sur la côte s’était fait plus lourd… Qu’est-ce que don Sanche d’Ulloa pouvait bien écouter dans ce silence où il n’y avait rien… rien que le battement d’ailes de deux vautours dont l’envol presque aussitôt se perdit dans l’espace ?

 

– Fini ! dit-il tout à coup dans un soupir. C’est fini… La voix… la voix morte… la voix s’est tue !

 

Tous, avec une surprise attristée, considéraient Ulloa, et la même pensée leur venait. L’un de ces gentilshommes, furtivement, se toucha le front.

 

– Non, ce n’est pas de la démence ! dit le Commandeur avec une dignité solennelle. Que cet appel vous ait échappé, nobles seigneurs, voilà qui dépasse mon imagination ; mais moi, je jure que j’ai entendu !

 

– Vaine illusion de votre esprit fatigué, mon brave Ulloa.

 

– Réalité, sire ! Réalité d’autant plus indéniable que là, à l’instant même, j’ai reconnu la voix qui m’appelle. Ah ! comprenez-moi ! Je suis appelé, je dis bien appelé !… Appelé par quelqu’un qui implore mon aide… et je sais qui m’appelle !

 

– Eh bien ! qui est-ce ? murmura Charles-Quint, emporté par une curiosité dont il n’était plus maître.

 

– Ma fille aînée, sire !… C’est Reyna-Christa qui crie au secours !

 

– Mais, mais !… De par les saints, vos enfants sont à Séville, à deux cents bonnes lieues d’ici !

 

– Je sais que cela peut paraître inconcevable. Mais cela est !

 

Lentement, don Sanche d’Ulloa se signa. Les seigneurs de l’escorte se regardaient frappés d’étonnement. Tout se taisait sur la terre et dans l’air. Le mystère planait.

 

L’empereur s’arracha à cette dangereuse rêverie qui se saisit des hommes les plus forts, lorsque, par un insigne hasard, ils en viennent à côtoyer un instant les gouffres de l’inconnaissable.

 

– N’y pensons plus, dit-il. Un homme tel que vous, Ulloa, doit repousser avec mépris ces songes creux que, demain, le grand soleil aura dissipés comme les fumées de ce fleuve. Je veux vous avoir près de moi pendant toute la traversée de la France, et prétends vous faire oublier…

 

D’un geste impulsif, Ulloa interrompit l’empereur.

 

– Sire, dit-il, je suis appelé. Il y a un malheur sur ma maison. Sans perdre une minute, je dois retourner à Séville. Daigne donc Votre Majesté m’accorder mon congé !

 

Charles-Quint fronça le sourcil. La présence à ses côtés du Commandeur, à qui le connétable de Montmorency et le roi François témoignaient une franche amitié, c’était sa sauvegarde !

 

– Votre congé ! dit-il durement. Quand vous savez combien j’ai besoin de vous !

 

– Sire, par grâce et merci, laissez-moi aller au secours de mon enfant !

 

– Eh quoi ! Pour une telle chimère ! En un pareil moment !… Reprenez votre bon sens, commandeur !

 

– Sire, je dois partir. Il le faut !

 

– Ha ! gronda l’empereur, voilà ce glorieux survivant d’Aversa et de Pavie !

 

– Sire ! Sire ! Mon congé ! éclata Ulloa dans une explosion de détresse.

 

Charles-Quint se redressa dédaigneusement. Un sourire de froide cruauté plissa ses lèvres.

 

– Votre congé ?… Vous l’avez !… Courez à Séville, tandis que nous courons aux arquebuses flamandes, si toutefois nous échappons au poison ou au poignard que nous réserve peut-être votre ami le connétable. Allez. Rien ne vous force à exposer votre vie comme nous – nous qui n’avons entendu qu’une voix : celle de l’honneur !

 

– Majesté !… Ce sang que vous outragez, vingt fois, pour vous, a vu le jour !

 

– Non, non, s’écria l’empereur dans un de ces impétueux retours dont il avait l’art. Non, de par saint Jacques, je n’ai pas voulu t’offenser, Ulloa ! Mais songes-y : nous sommes à une heure où tout ce qui est Espagnol doit oublier famille, parents et enfants. Décide toi-même : je t’en laisse le soin !

 

Une altière expression de sacrifice s’était étendue sur le visage du Commandeur : au risque de tout malheur, il ne supporterait pas qu’il pût donner prise au soupçon… Jamais un Ulloa n’avait fui le danger !

 

– Je reste ! dit-il avec fermeté. En France ou dans les Flandres, sire, si vous êtes menacé, on saura qu’Ulloa était à son poste et qu’il est mort comme il a vécu : pour la gloire de l’Empire.

 

En même temps, il se découvrit. Vers le ciel, vers le même point précis du ciel, il darda un étrange, un inexprimable regard de désespoir et d’orgueil, et d’un accent terrible cria :

 

– Vive l’empereur !…

 

II

TÉMOIGNAGE DU COMMANDEUR


Ulloa n’a pas laissé de mémoires, comme quelques hommes de guerre de son temps, Montluc, par exemple. Mais, dans ses papiers, parmi des rapports relatifs au voyage de Charles-Quint et aux conditions possibles d’un traité de paix définitif avec François Ier, on retrouva nombre de notes à lui personnelles pour la plupart écrites en français, datées et numérotées en bon ordre. De ces notes, nous extrayons le bref et curieux fragment qui suit. Pour la commodité de la lecture, nous en avons légèrement arrangé le texte, en le respectant dans son essence.

 

« Au 19e de novembre, jour de Sainte-Isabelle. – Revenant de Bayonne où j’avais laissé monsieur le connétable qu’on peut dire aussi brave que l’était le fameux Bayard, mais avec plus de subtilité dans l’esprit ; me trouvant à une bonne demi-lieue du bac de la Bidassoa, tout joyeux de l’heureuse nouvelle que j’apportais à Sa Majesté, d’ailleurs sain de corps et d’âme, j’ai été étonné par une pesante tristesse qui, à l’improviste et sans raison aucune, est tombée sur moi comme un coup d’estramaçon, et j’ai pensé que mon heure de mourir était venue.

 

« J’ai donc arrêté mon cheval, beau destrier, par ma foi, noble présent de monseigneur le Dauphin, car ce jeune prince est digne de son valeureux père, pour les caresses et les cajoleries. Or j’ai pu, grâce à Dieu, vérifier que j’étais plein de vigueur et de santé. Voyant que la nuit noire m’allait surprendre dans ce chemin du diable où les charrettes à bœufs ont creusé des ornières à s’y briser les os, j’ai voulu me remettre à un bon galop, et c’est alors que j’ai entendu la voix.

 

« Je suis resté sur place, frappé d’horreur, tout couvert d’une sueur glacée, ayant bien compris dès le premier instant que ce n’était pas là une voix vivante.

 

« Elle s’est élevée d’abord comme une pauvre plainte qui hésite et doute de l’accueil qui lui sera fait. Puis elle s’est affermie et est devenue un gémissement, mais non conforme à l’idée que, d’après les livres, je me faisais du gémissement des âmes en peine. Elle semblait venue du dehors, je veux dire d’en dehors ce monde d’ici. Et elle suivait une route, comme ces étoiles qui, parfois traversent le ciel : au lieu d’une étoile qu’on voit, une étoile qu’on entend. J’ai compris qu’elle cherchait quelqu’un parmi les vivants. Les saints me soient en aide, c’est moi qu’elle cherchait. Bientôt elle s’est éteinte. Mais, plus triste, plus faible, cet appel est venu me frapper encore comme je débarquais du bac.

 

« Une troisième fois, dans le moment où le Sanche d’Ulloa qui est moi et que je connais écoutait les bonnes promesses de Sa Majesté, un autre Ulloa qui est dans moi et que je ne connaissais pas. – Dieu juste ! est-ce bien moi qui écris ceci ? est-ce bien moi qui ose soutenir que j’ai été deux en un ? Mais comment pourrais-je m’exprimer autrement – oui, par le ciel, j’ai bien senti qu’il y avait en moi deux Ulloa, et que l’autre, celui que jamais je ne connus, l’autre, dis-je, l’autre Moi écoutait la Voix… la voix si faible alors, si tenue, et de si loin venue… elle semblait agoniser, et c’est là que je l’ai reconnue, et j’ai cru que la terre s’effondrait. Ô ma fille, vivant portrait de ta mère, ô ma chère Christa, c’est toi qui m’appelais !

 

« Fasse la Vierge que Sa Majesté ait dit vrai et que ceci ait été seulement une illusion venant de la grande fatigue que j’ai éprouvée en cette difficile ambassade. Je veux, je dois le croire. L’empereur ne saurait se tromper.

 

« Pourtant j’ai fait partir mon écuyer à franc étrier pour Séville. Diego est brave. Il a de la ruse. S’il y a un danger, il saura le découvrir et l’écarter. Mais je dois faire mieux ; si le bienheureux saint François daigne s’interposer et protéger mes enfants, je promets cinq cents carolus d’or à son couvent situé proche mon palais et dans lequel se trouve le tombeau de mes pères où m’attend ma bien-aimée femme.

 

« Et que Notre-Dame de Santa Ierusalen soit témoin de ce vœu ! »

 

III

DON JUAN ENTRE EN SCÈNE


Franchissant l’espace et le temps, transportons-nous maintenant à Séville, en la matinée de ce jour où le commandeur d’Ulloa devait éprouver l’étrange phénomène que nous avons exposé tel qu’il se produisit. Nous sommes donc à l’aube de ce 19 novembre 1539, et voici, encore endormie, l’antique demeure des Ulloa que de beaux jardins entourent de toutes parts, excepté sur la façade qui borde la rue de las Atarazanas. Les étoiles pâlissent. Le frisson de l’aurore palpite dans l’air diaphane. Tout est silence, paix et douceur dans la pure atmosphère et dans Séville assoupie, déserte.

 

C’est à cette indécise et charmante minute où naissait un jour nouveau qu’une porte s’ouvrit sur l’arrière du palais, et qu’ils apparurent, lui et elle, marchant du pas languide et léger des amants, en se tenant par la main.

 

Certes, elle était noblement et harmonieusement belle ; mais ce qui faisait qu’on n’eût pu la voir sans être frappé d’admiration, c’était l’amour qui nimbait son front, le rare et précieux amour qui chantait dans sa voix, dans son geste, dans son attitude… le pur amour définitif et parfait dont tu étais comme resplendissante, ô Christa !

 

Il était plutôt de petite taille, mais il eût été impossible à un artiste de lui trouver une faute de proportion. Le plus fin raffiné des jeunes seigneurs de la cour eût voulu copier sa sobre élégance, à la fois nonchalante et nerveuse, mais l’eût vainement tenté. Sa figure, qui n’offrait rien de remarquable, était loin de cette impeccable beauté que, d’après la légende, on serait porté à lui attribuer ; elle était régulière, pourtant, éclairée par deux beaux yeux bruns passionnés, qui semblaient naïfs. Mais ce qui étonnait en lui, c’était cette évidente, sincère et prodigieuse volonté de vivre, qui rayonnait sur ses traits. Il paraissait, dans chaque minute, surpris et ravi que la vie fût si bonne, si indulgente, si merveilleuse ; et il portait dans son cœur cette inconsciente certitude qu’elle lui réservait toutes les félicités. À le voir aspirer l’air, les parfums, l’amour, jetant aux étoiles, aux parterres fleuris comme en été, aux oliviers tors, à son amante, indifféremment, le même regard avide et caressant, on eût deviné son indomptable assurance que tout ce qu’il y avait été mis pour lui, son inextinguible soif de joie et de bonheur, sa foi irréductible dans l’universelle beauté saisie, prise au vol, étreinte, dans chaque instant, dans tout et partout : et tu marchais avec une suprême confiance comme si le monde eût été ton bien, ô Juan Tenorio, ô don Juan !

 

– Et je ne m’en repens pas, disait Reyna-Christa. Le pourrais-je ? Est-ce que je sais seulement si j’ai une pensée à moi, un rêve où tu ne sois pas, une volonté qui ne soit pas la tienne ? Tu es venu, Juan, et tu m’as pris mon âme. Est-ce que je puis me repentir ?

 

– Il ne faut pas, vois-tu. Et pourquoi te repentirais-tu ? Quel blasphème ce serait, Seigneur !

 

– Mais, mon père ? soupira-t-elle en tremblant.

 

– Ton père ? Eh ! ton père te dira devant moi : « Tu as bien fait, chère Christa, tu as très bien fait d’aimer ce bon Tenorio qui t’aime tant ! »

 

– Est-ce bien sûr ? fit-elle, palpitante. Oh ! dis, es-tu bien sûr que Sanche d’Ulloa ne mourra pas du déshonneur que j’ai apporté à son nom ?

 

– Quel déshonneur ?… Tenorio vaut Ulloa, je pense, pour l’antiquité de la race et les hauts faits !

 

– Ce n’est pas cela, cher Juan. Je suis en faute. C’est un crime, tu le sais !

 

– Quelle enfant ! Quelle enfant tu fais ! Mais c’est qu’elle frissonne !…

 

– J’ai peur, murmura-t-elle, défaillante.

 

Il la saisit dans ses bras, la réchauffa de ses baisers, puis se recula pour la contempler.

 

– Comme tu es belle ! Mais vrai, comme tu es enfant ! Eh bien, écoute : Tu connais bien ce bon père franciscain, le révérend Dominique ? Je l’ai conquis, ce digne moine, et demain… demain il consent à nous unir. Ha ! Que dis-tu de cela ? Allons bon ! Voilà qu’elle pleure !

 

Elle était toute blanche de son bonheur : elle se tenait toute droite, sans un geste, et de ses yeux levés vers le ciel, les larmes, les douces larmes de ravissement, une à une, tombaient, et une à une, son amant les buvait. Et elle balbutiait :

 

– Demain ! Oh ! cher, cher Juan, comme tu es bon d’avoir pitié de moi ! Tu dis demain ? Quel jour béni ce sera demain ! Demain, je naîtrai une deuxième fois à la vie ! Oh ! le beau matin, mon cher Juan, cher époux de mon cœur ! oh ! tant de joie dans ce ciel pur et dans le ciel de mon âme !

 

– Mais… mais… mais, calme-toi ! disait-il en riant. Demain, sur le coup de midi, dans la chapelle de Saint-François, si révérée de ton vieux père, tu seras mon épouse devant les hommes, comme tu l’es déjà devant Dieu…

 

– Demain ! Mais, seigneur ! D’ici à demain, nous n’aurons jamais le temps de tout préparer ! s’écria-t-elle en riant à travers ses larmes. Comment trouver des témoins ? Y songes-tu, mon Juan ? Il faut des témoins…

 

– D’abord, dit-il gravement, nous en avons déjà un, le plus doux, le meilleur, Christa : ta mère ! Ta mère qui dort dans la chapelle de Saint-François, ta mère qui nous regarde et nous bénira…

 

Elle jeta un cri, tomba à genoux, et l’ineffable prière qu’elle murmura eût fait frissonner cette mère qu’elle invoquait… mais sa mère n’était pas là !

 

Et lui ?…

 

Lui !… Eh bien, il était sincère. Tout ce qu’il disait était scrupuleusement vrai !

 

Sa prière finie, Christa saisit les deux mains de Juan et les couvrit de baisers. Il la releva et la tint dans ses bras.

 

– Ensuite, dit-il, écoute : ils ne savent pas qui j’épouse. Ah ! je te jure que leur curiosité est à vif. Qui diable peut consentir à épouser cet écervelé de don Juan ? Je veux leur donner une bonne leçon. Vois-tu leur ébahissement, demain, quand ils te verront, quand je leur dirai : voilà, seigneurs, Juan Tenorio épouse la plus noble, la plus pure, la plus belle !

 

– Et qui sont-ils ? fit-elle avec une adorable impatience.

 

– Rodrigue Canniedo, le fils du sénéchal ; Luis, seigneur de Zafra ; Fernand, comte de Girenna ; don Inigo de Veladar, voilà les témoins. Les quatre plus beaux noms de Séville. Les fous veulent absolument me fêter aujourd’hui, et, une heure après midi, je dois dîner avec eux, chez Canniedo.

 

– Et je veux, dit-elle, que ma nourrice, ma bonne Nina, soit présente demain. Et aussi dona Elvira, ma duègne. Et ma chérie, ma Léonor !… Canniedo est notre cousin, réfléchit-elle ; je suis surtout contente que celui-là assiste à notre union.

 

Au nom de Léonor, Juan Tenorio avait tressailli. Mais il dit :

 

– C’est pour cela que j’ai choisi Rodrigue le premier. Mais enfin, enfin ! je connaîtrai donc ta chère Léonor ! Dire que je n’ai pu la voir encore ! Comme, par tout ce que tu m’en dis, elle doit être aimable… et si belle !

 

– Belle ? fit Christa dans un sourire. Figure-toi l’aurore un jour de printemps, voilà le teint de Léonor. Figure-toi l’harmonie de nos harpes, voilà la voix de Léonor. Figure-toi le sourire d’un bouquet des plus jolies fleurs de prairie, voilà l’esprit de Léonor…

 

Juan Tenorio avait baissé la tête… Il écoutait…

 

– Que rêves-tu, cher Juan, que rêves-tu ? Dis-le-moi.

 

Il tressaillit encore et dit :

 

– Quant à ton père, voici : demain, après la cérémonie, je monte à cheval… Nuit et jour, autant que mes forces me le permettront, je voyagerai jusqu’à ce que j’aie rejoint Sanche d’Ulloa.

 

Une ombre voila le bonheur de Christa, comme ces nuages qui passent sur le soleil. Mais c’était une vaillante fille et le repos de son père passait, dans son cœur, avant ses propres joies.

 

– Nous séparer si longtemps ! dit-elle. Quelle douleur ce sera pour toi, mon Juan ! Et pour moi ! Mais va, je te comprends. Dieu te conduise et t’inspire les paroles qu’il faudra !

 

Ils étaient arrivés à une petite porte percée dans le mur d’enceinte et ouvrant sur une ruelle. Don Juan reprit :

 

– Tu as compris ? Quand je serai resté huit jours seulement près d’Ulloa, il m’aimera, j’en réponds ; il ne pourra plus se passer de moi. Alors, je lui avouerai tout : notre amour, notre faute, notre mariage. Et, m’agenouillant devant lui : « Noble seigneur, lui dirai-je, n’effacerez-vous pas la faute en bénissant votre fils ?… » Et il nous pardonnera, c’est sûr.

 

Et don Juan ne mentait pas.

 

C’est bien ainsi qu’il voulait agir. Tel était bien le plan qu’il était résolu à exécuter.

 

– C’est sûr, répéta Christa, toute frémissante de joie. Cher fiancé, ta résolution est comme ces baumes qui brûlent et font souffrir, mais qui guérissent la plaie. Je serai digne de ton courage, tu ne me verras pas pleurer à ton départ. Va, maintenant, car voici le jour… Non… reste encore… Oh ! ne pas te voir jusqu’à ce soir !

 

– Mais, tu sais, à midi, comme tous les jours, tu me verras passer sous tes fenêtres…

 

– Te voir un instant, de loin, c’est si peu ! Mais c’est égal, n’oublie pas. J’attends toujours midi avec tant d’impatience ! Allons, pars. On sonne la cloche pour le réveil des serviteurs. Adieu, cher Juan, Sainte Madone, dit-elle en joignant les mains. Notre-Dame de la Miséricorde, soyez assez bonne pour toujours donner bonheur, force et prospérité à Juan Tenorio, mon noble époux ! Et que béni soit-il pour tant de félicité qu’il daigne m’apporter en cette douce matinée, aube de ma vie !…

 

IV

LA FOUDRE TOMBE SUR LE PALAIS


Onze heures sonnèrent à l’horloge de la chambre de travail, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue de las Atarazanas. C’était une très belle salle ornée de fauteuils à grands dossiers, de vastes armoires, de riches bahuts, magnifiques meubles sculptés dans ce goût imaginatif et brillant de la renaissance espagnole.

 

Au fond, dona Elvira, assise sur un tabouret de bois incrusté de nacre, tournait une à une les pages de son missel, en remuant les lèvres bien qu’elle ne sût pas lire.

 

Dans l’embrasure de la fenêtre du milieu, à l’ombre de la jalousie baissée, Christa filait au rouet et le léger bruit cotonneux de la roue précieusement ouvrée faisait dans la paix de cette salle un vague murmure plus apaisant encore. Et elle songeait :

 

« Encore une heure et il passera… il faut que d’ici là, j’aie tout dit à Léonor… Il le faut… Je ne dois pas attendre plus longtemps… Seigneur, donnez-moi le courage d’oser ! »

 

Assise à une table, Léonor s’appliquait à remplir une grande feuille de parchemin d’une malhabile et laborieuse écriture. Et, mêlés au cri guttural des limonadiers, à la joyeuse invite des marchandes d’oranges qui parcouraient la rue, on entendait parfois le grincement soudain de la longue plume d’oie, ou un soupir d’écolière au travail, ou une exclamation dépitée.

 

– Santa Virgen ! Comment fais-tu pour écrire une lettre en moins de deux heures, Christa savante ? Moi, il me faut trois jours, et je ne trouve que des pauvretés à dire à notre aimé seigneur père ! Ah ! pauvre Léonor, tu es sotte, va, plus sotte que l’alcade mayor de Séville, avec son nez rouge et ses lunettes !

 

– Écoute, Léonor, approche, murmura Christa. Tout à l’heure, il va passer quelqu’un dans la rue… quelqu’un que je veux que tu regardes…

 

– Et quand ? s’écria Léonor.

 

– Dans une demi-heure, dit Christa, en jetant un coup d’œil à l’horloge.

 

– Et qui ? interrogea Léonor.

 

Elle s’était penchée, et dans son regard rayonnait la profonde tendresse qu’elle portait à Christa. Ah ! comme elle l’aimait ! C’est que Christa, pour elle, était à la fois la plus douce des compagnes, la plus aimante des sœurs, la plus indulgente des mères…

 

Léonor avait saisi les deux mains de Christa, et toute son attitude disait son infinie affection.

 

Et c’était une adorable créature, d’une merveilleuse richesse de cœur ; dans ses grands yeux, tout ensemble rieurs et pensifs, ce qui éclatait et forçait le respect et emportait l’admiration émue, c’était la splendide, la radieuse innocence d’une âme immaculée, c’était l’intrépidité d’un esprit ferme et lucide, c’était la souveraine loyauté d’un être pétri de courage et de fierté… Elle reprit :

 

– Et qui donc, Christa chérie, qui donc, sinon ce beau gentilhomme qui, depuis un mois, tous les jours, à midi, passe lentement et lève les yeux sur cette fenêtre ? Ah ! je t’étonne ? Mais j’ai tout vu tout de suite, moi !

 

– Tu as… tout vu ! bégaya Christa épouvantée.

 

– Sans doute, et je me disais : jamais ma douce Christa n’osera, à elle seule, s’enquérir du nom et de la famille de ce bel amoureux, et lui, si discret, si timide, n’osera jamais s’aventurer jusqu’à notre père, il faut donc que je m’en mêle… Et voici que tu vas enfin t’ouvrir à moi ! Tu l’aimes donc ? Tu sais donc qui il est ? Comment le sais-tu ? Dis  ! Parle, ma Christa adorée, dis-moi ton amour, à moi, puisque notre mère n’est plus, puisque notre père est loin…

 

Pâle, mais résolue, Christa se leva.

 

– Ce moment m’est terrible, dit-elle, mais je dois le subir, Léonor, c’est tout mon secret que tu vas savoir…

 

– Comme tu trembles ! Tu me fais peur ! Ne parle pas, ne me dis rien ! Léonor t’aime assez pour consoler ta peine sans vouloir la connaître.

 

– Je dois tout dire, ma Léonor ! Ah ! voici la Nina. Venez, Nina. Venez aussi, Elvira. Asseyez-vous, Elvira, vous m’avez vu naître ; autant qu’il fût en vous, vous avez remplacé ma mère. Nina, depuis mon enfance, vous connaissez toutes mes pensées. Et toi, Léonor, pour mon cœur, tu es la rosée du ciel. En l’absence du père, c’est vous qui êtes ma famille et devez m’entendre…

 

Bouleversées par ces apprêts, elles la contemplaient, la soutenaient de toute la force de leur tendresse.

 

– Cette histoire, depuis sa première minute jusqu’à l’instant où nous sommes, dit-elle avec une touchante dignité, vous la saurez toute… et vous jugerez. Il le faut, car demain…

 

Son angoisse, subitement, s’évanouit. Son visage s’illumina.

 

– Car demain, continua-t-elle d’une voix altérée par un afflux de joie puissante, demain, toutes trois, dans la chapelle de Saint-François, vous devez assister au plus grand événement de ma vie…

 

L’intuition de ce que serait l’événement fit irruption dans leurs esprits. Mais parmi le conflit des espérances et des alarmes suscitées domina la certitude que ce qui attendait demain la fille aînée d’Ulloa, c’était une félicité définitive et sûre.

 

Christa leva les yeux sur l’horloge et sourit ; dans quelques minutes, ce serait midi ! Par une gracieuse superstition d’amour, elle avait voulu que le solennel aveu de sa faute coïncidât avec le passage de Juan sous cette fenêtre. Son sein palpita. Et, d’un accent de simple, de fière franchise, elle commença :

 

– C’est une histoire à laquelle j’ose à peine croire moi-même. Voici donc… Je… non : avant tout, parlons de Lui ! Sachez d’abord que son nom est don Juan Tenorio…

 

La grande porte de la salle s’ouvrit soudain à deux battants. L’intendant du palais parut. Et il prononça ceci :

 

– Faveur d’un pressant entretien est demandée à Christa d’Ulloa par dona Silvia, ÉPOUSE DE TRÈS NOBLE JUAN TENORIO.

 

Le formidable coup de foudre frappa Christa en plein cœur. Tout s’abolit en elle en un fracas de cataclysme. Elle resta debout. Mais elle n’eut ni un soupir, ni un frisson, ni rien qui laissât l’illusion de la vie. Seulement, cette sensation s’installa en elle qu’une cloche, dans sa tête, sonnait à toute volée, et, parmi les sanglots de l’airain, elle ne distinguait que ces mots : Épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio !

 

De son regard étrangement dilaté, en une brume de rêve, avec la subconscience qu’elle allait s’éveiller à une réalité consolatrice, elle vit là Nina et Elvira, livides apparences reflétant sa propre horreur, elle vit Léonor toute blonde dans une nuée de feu… et, surgissant de la porte, cette funèbre chose noire, ce spectre vêtu de deuil… la mort !… l’épouse qui venait… s’avançait… s’arrêtait près d’elle.

 

– Épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christa rigide.

 

Léonor, vaillante et prompte, se jeta devant elle, et déjà son cœur intrépide tentait désespérément d’espérer que peut-être… ah ! peut-être le Juan de l’épouse n’était-il pas le Juan de la fiancée.

 

Dans les yeux limpides de la vierge, Silvia lut cette vacillante pensée.

 

– Il n’y a pas deux Juan Tenorio !… dit-elle lentement.

 

Avec une irrésistible douceur, elle écarta Léonor.

 

– S’il y a doute, ce doute tombe, car voici midi. Voici l’heure où, tous les jours, don Juan passe sous ses fenêtres… Regardez… voyez… le voici !… Christa d’Ulloa, reconnaissez-vous celui que, demain, dans la chapelle du couvent de Saint-François, vous devez épouser ?

 

Juan Tenorio apparaissait dans la rue. Et tandis que l’horloge, un à un, dans l’effroyable silence, laissant tomber ses douze coups graves et lents, il passait, léger, gracieux, étincelant de jeunesse et de vie… Un instant, moins d’un instant, il s’arrêtait, levait les yeux ; et nul, sinon l’amante, n’eût pu comprendre que son sourire à peine esquissé murmurait : Je t’aime !…

 

– Moi, je le reconnais, achevait dona Silvia. C’est lui l’époux qu’il y a un an je me suis donné dans Santa-Maria de Grenade.

 

Léonor se couvrit le visage de ses deux mains. Elvira, avec un grand cri, s’enfuit en courant, sans savoir. La Nina, dans un coin, s’effondra sur ses genoux et se mit en prières.

 

– Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christa rigide.

 

Quelques jeunes filles passèrent en chantant et on entendit leurs frais éclats de rire.

 

Don Juan n’était plus là…

 

Léonor se sentit touchée au bras. Elle ouvrit les yeux et vit que dona Silvia lui présentait un parchemin.

 

Brave jusqu’au bout, obstinée à elle ne savait quel suprême espoir, elle le saisit, et mot par mot, avec une attention concentrée, elle se mit à le lire.

 

Et, authentifiée par le sceau de l’archidiacre de Santa-Maria, portant la signature de sept gentilshommes de Grenade, c’était l’attestation du mariage de don Juan Tenorio avec Silvia Flavilla, comtesse d’Oritza, célébré en toute intimité à l’autel de San-Pedro, le 14 octobre de l’an 1538.

 

Léonor baissa la tête… elle était vaincue. De ses doigts tremblants, la feuille s’échappa, tomba et resta là, sur les dalles…

 

Alors, dans un geste d’une indicible noblesse, dona Silvia leva le long voile de crêpe qui la couvrait, et l’auguste beauté de ses traits apparurent parmi les dévastations de la douleur. Dans les yeux qu’elle fixa sur Christa, il n’y avait pas d’autre sentiment que l’aube d’une sublime pitié…

 

– Ce n’est pas moi que je suis venue défendre… ni vous, Christa d’Ulloa… c’est lui ! c’est lui que j’ai voulu défendre… le défendre du sacrilège que demain il eût consommé… le défendre des supplices qui l’attendaient en ce monde et de l’éternel châtiment qu’il se préparait dans l’autre…

 

Elle s’arrêta. Puis, dans un effrayant sourire, exhalant sa détresse et son amour… oui, son indestructible amour tout-puissant dans l’agonie de son cœur :

 

– Il est sauvé… Adieu, Christa d’Ulloa ! Pardonnez-lui comme je lui pardonne !

 

Elle laissa retomber son crêpe et se retira lentement. Arrivée à la porte, elle se retourna un instant. Et ce fut étrange : ce n’est pas à Christa, mais à Léonor !… c’est à Léonor qu’alla son dernier regard où se levait, cette fois, l’aube d’une sorte de curiosité farouche… et elle disparut.

 

D’un plus mortel accent, l’implacable cloche, dans la tête de Christa, debout et rigide, à toute volée, répétait : « Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! »

 

V

L’ASCENSION DE CHRISTA


Il était deux heures… Depuis midi, depuis la minute de la catastrophe, elle n’avait eu ni un mot, ni un geste, ni une plainte, ni une larme. Deux heures déjà qu’elle sentait peser sur son cœur l’épouvantable poids du désespoir… et lorsqu’en de rares et fugitifs instants elle parvenait à prendre conscience d’elle-même, la catastrophe lui apparaissait incroyablement lointaine et inexistante ; elle se voyait soi-même, illusoire apparence étrangement paisible, de beaucoup moins réelle que les décevantes créations d’un rêve.

 

Elle était étendue dans son lit, immobile, les yeux grands ouverts.

 

Les détails familiers de sa chambre se montraient clairement à ses yeux attentifs : ce fauteuil antique, cette petite table mauresque, ce beau portrait de sa mère (une des premières toiles de Luis de Vargas), ce prie-Dieu, dans un angle sous une madone d’albâtre, ces personnages héroïques des tentures…

 

C’est avec indifférence qu’elle voyait d’innombrables figures inconnues s’agiter autour d’elle, apparaître et s’en aller avec la même soudaineté, les unes tout en pleurs, d’autres souriant d’un air bizarre et contraint.

 

Dans cette foule qui, minute par minute, se renouvelait constamment, elle ne s’étonna pas de remarquer son père et sa mère animés à une vive conversation. Elle leur parla. Ils ne répondirent pas. Elle en éprouva une légère contrariété, puis s’attentionna à suivre les ébats d’un groupe de jeunes filles dansant la volta.

 

Par intervalles réguliers, elle entendit tonner le canon comme le jour de la fête du Saint-Sacrement ; elle pensa qu’elle devait se lever pour suivre la procession et voulut s’en expliquer à Léonor qu’elle voyait penchée sur elle ; mais elle s’épouvanta de l’épouvante qu’elle lisait sur ce cher visage, et elle se tut.

 

Sa mère sortit en lui faisant un signe qu’elle ne comprit pas, et aussitôt, une femme en grand deuil, d’une voix éclatante, cria :

 

– Faites venir l’épouse !…

 

Elle en fut passagèrement agitée de compassion, puis s’appliqua à écouter Amarzyl, le célèbre médecin maure, qui disait :

 

– La cruelle vérité, Léonor d’Ulloa, je vous la dois, car vous seule… voici : il faut qu’elle pleure. Cela seul peut la sauver… Essayez, pauvre enfant… faites-la pleurer… et peut-être…

 

Les brouillards s’épaissirent. Elle commença à descendre, et la chute se précipita. Elle esquissa quelques mouvements des mains pour se retenir aux draps. Les bruits s’éloignèrent, et il n’y eut plus que la déchirante prière de Léonor dont elle percevait les sanglots et les supplications, et voici l’ultime forme que prit son désespoir :

 

– Comme elle pleure, Dieu puissant ! Oh ! pleure, pleure, ma Léonor bien-aimée, pleure puisqu’il a dit que les larmes vont te sauver, pleure sur mon front flétri, pleure sur le secret de mes lèvres, pleure sur mes yeux sans larmes, pleure sur la rose fanée de ton jardin… pleure puisque cela ne m’est pas permis, à moi… pleure puisque jamais, plus jamais je ne dois pleurer… ô chère Léonor, ô anges !… ô heureux demain béni du Seigneur… ô douce aurore…

 

Et sans doute vous eûtes pitié, ô archanges, ô Nature miséricordieuse, car, comme trois heures sonnaient, ses mains, doucement, se joignirent ; plus doucement encore son sein se souleva, et son dernier souffle s’envola…

 

Alors, alors seulement, tandis qu’on emportait Léonor, tandis qu’une sourde rumeur de gémissements secouait le palais, alors, ô Christa ! les larmes jaillirent de ton cœur comme d’une urne brisée, alors seulement tes yeux de morte laissèrent rouler sur les lis de tes joues, ces purs diamants de ta honte sacrée que tu avais été trop fière pour verser vivante…

 

VI

LE JOYEUX REPAS OFFERT PAR LES QUATRE TÉMOINS


Accompagnées de deux guitaristes, les six danseuses entrèrent, vives, légères, pareilles à des sylphes rieurs, et tout aussitôt, castagnettes aux doigts, s’entraînant, s’excitant de leurs cris, elles commencèrent une merveilleuse, une étincelante sarabande qui fut un tourbillon de poses lascives, têtes renversées, reins cambrés, hanches désordonnées…

 

Ils battirent des mains, crièrent bravo, trépignèrent, enfiévrés d’admiration, et quand ce fut fini, Canniedo leur fit présent de six beaux bracelets d’argent. Veladar, Zafra, Girenna vidèrent leurs poches dans leurs petites mains frémissantes, mais Juan Tenorio leur donna à chacune un baiser, et l’une d’elles lui dit :

 

– Il n’y a que vous, seigneur Juan, pour payer royalement des ballerines telles que nous…

 

Et les folles disparurent dans un bruissement de soie, gazouillant et riant.

 

Ils reprirent leurs places, Canniedo, Girenna, Veladar, Zafra, tous les quatre à un même côté de la table, Juan Tenorio tout seul sur l’autre bord – singulière disposition imaginée peut-être pour lui faire honneur. Et maintenant, une invisible musique versait ses langoureuses harmonies dans la salle, la grande salle à manger du palais Canniedo, imposante avec ses luxueux dressoirs en citronnier incrusté d’orfèvreries, ses aiguières de vermeil, ses tapisseries à fil d’or, ses cristaux taillés à Venise, ses statues de marbre portant des corbeilles de fleurs et de fruits rares. Sous la direction d’un majordome armé de sa baguette d’ébène, des valets chamarrés s’activaient silencieusement au service.

 

Il était plus de quatre heures, et voici qu’elle touchait à sa conclusion, cette fête donnée à Juan Tenorio pour honorer le dernier jour de son aventureuse indépendance, pour magnifier son abdication, pour célébrer son renoncement à une royauté d’amour que nul n’avait pu songer à lui contester. Et don Juan disait :

 

– Rodrigue, l’officier qui a élaboré l’impériale ordonnance de ce festin, est un pur artiste ! il faut que tu l’appelles ici : ma chaîne d’or est à lui ! Mais…

 

– Tu fais erreur, interrompit Canniedo. Penses-tu donc que nous aurions confié à un subalterne le soin de dresser le plan d’une telle journée, quand c’est de toi qu’il s’agissait… de toi !

 

– C’est donc à ton génie que je bois, Rodrigue ! Sois fier : tu as étonné don Juan ! Mais…

 

– Tu n’y es pas, interrompit encore Canniedo. J’établis ici une vérité historique : mes nobles compagnons ne m’eussent pas laissé agir seul, cette fête est notre œuvre commune… est-ce vrai, seigneurs ?

 

Girenna, Veladar, Zafra s’inclinèrent avec une gravité cérémonieuse. Mais reprenant vite leur gaie insouciance :

 

– Tu es notre hôte à tous les quatre ! dit Veladar en riant. À ta santé, Juan Tenorio !

 

– Tu nous appartiens à parts égales, ajouta Zafra en riant plus fort. À ta santé, Juan Tenorio !

 

– Ma part contre une galiote chargée d’or je ne la cède pas ! conclut Girenna. À ta santé, Juan Tenorio !

 

– À vos santés, mes chers hôtes, princes en élégante magnificence ! Donc, je dis bien, j’ai admiré les romances de vos chanteurs, et la grâce de vos ballerines, et ces musiques me charment parce qu’elles m’évoquent d’irréalisables songes. Honneur à ces divines grappes de muscat glacé, et gloire, mes hôtes, gloire à la fée inconnue qui fut capable de pétrir ces voluptueuses pâtisseries, gloire à la seigneuriale cave qui recèle ces alicantes parfumés, ces lumineux xérès, mais… mais… si j’osais…

 

– Ose. Tenorio, dis-nous la faute que nous avons pu commettre…

 

Les yeux brillaient. Les visages prenaient des teintes de rose vif. Et les cervelles s’échauffaient…

 

– Une faute, vous l’avez dit ! reprit don Juan d’un accent de conviction et comme s’il eût parlé d’un dogme ; une faute impardonnable que je n’ai jamais commise, moi, toutes les fois que j’ai eu à traiter de vrais amis – et que pourtant je vous pardonne, car le plaisir est une difficile science à laquelle bien peu sont en état de prétendre. À vos santés, chers seigneurs… Voici ce qui manque ici : le soleil ! le soleil des yeux féminins qui eût dû illuminer votre œuvre !

 

Ils éclatèrent de rire, et les coupes, joyeusement, se touchèrent. Zafra s’écria :

 

– Eh quoi, Juan ! La veille même de ton mariage ?…

 

– Et pourtant, ajouta Canniedo, tu aimes sûrement celle que demain tu épouses ?…

 

– Je l’adore, répondit don Juan avec exaltation. Par ce qu’il y a de plus sacré au monde, son bonheur m’est plus cher que la vie. Mais comment un cœur d’homme pourrait-il n’avoir qu’une fenêtre ouverte sur le ciel ? Dites, mes hôtes, dans la rue, dois-je détourner mon regard de cette duchesse qui passe, belle comme une déesse du mont Ida, ou de cette servante qui, sur la tête, porte sa jarre d’eau fraîche, avec un geste arrondi de son bras nu, qui la fait pareille à une canéphore de cette fête athénienne ?

 

– Juan ! Juan Tenorio, serais-tu païen ?

 

– Païen ou chrétien, qu’importe ? Une minute, elles sont à moi, elles appartiennent à mes yeux qui savent… qui ont appris à regarder. Sans elles, la rue était grise et triste. Elles paraissent et tout est lumière…

 

– Ah ! Juan Tenorio, cher Juan ! De nous tous, c’est toi le plus sage !

 

– Le plus sage ou le plus fou, qu’importe ? Mais pensez, chers seigneurs, pensez au rêveur qui atteint la chimère et, parce qu’elle se brise entre ses doigts, s’élance vers une autre chimère. Pensez au demi-dieu à la recherche d’un nouveau fruit d’or toujours plus suave que le dernier cueilli et dérobé au jardin des Hespérides. Pensez au chevalier qui, à peine un horizon franchi, se met en marche vers le mirage d’un plus lointain horizon…

 

– Juan ! Juan ! C’est une légende que tu nous contes-là !

 

– Légende ou réalité, qu’importe ? Mais avouez, mes nobles hôtes, avouez que tout homme est un peu ce chevalier, ce demi-dieu, ce rêveur. Avouez que nul ne baisse les yeux pour ne pas voir la beauté qui passe. Avouez que le rêve qui se lève alors est le même dans tous les cœurs des fils de la terre. Avouez que ce qui me distingue de vous, et cela seulement, c’est que j’ose, moi, ce que vous n’osez pas oser, c’est que j’engage mon effort à tenter de faire vivre ce rêve que vous cachez, vous, parce que vous en avez peur !

 

Les rires fusèrent plus joyeux. Les exclamations se croisèrent en feu d’artifice. Les applaudissements crépitèrent. Et le majordome impassible désigna les nouveaux flacons qu’il fallait apporter sur la table.

 

– Juan, tu dois nous dire combien de ces rêves tu as fait vivre !

 

– On prétend que tu as dressé une liste, une fabuleuse liste où noblesse, peuple et bourgeoisie figurent sans se jalouser, où se mêlent à l’aventure Navarraises, Madrilènes, Andalouses !

 

– La liste existe. C’est un fait. Mais Juan la cache en un meuble secret !

 

– Juan, à défaut de la liste, il faut que tu nous montres ce fameux meuble !

 

Don Juan posa la main sur son cœur, et dit :

 

– Le voici…

 

Il y eut un tressaillement. Les quatre se jetèrent un regard bizarre. Mais les rires éclatèrent de plus belle.

 

– Juan ! Juan ! Nous devrons donc t’ouvrir le cœur pour y lire la liste ?

 

– Non, non ! Juan lui-même va nous la détailler, et nous dire les noms !

 

– Les noms ? fit don Juan ! Oh ! les noms sont morts, les noms sont descendus à l’éternel oubli. Il n’y a là de vivantes que leurs chères figures… vivantes tant que je vivrai.

 

– Mais, au moins, dis-nous combien elles sont ! Le nombre qui se chuchote est incroyable !…

 

– Oui, oui ! Juan, tu vas nous avouer le vrai nombre !

 

– Silence ! cria Canniedo. Vous allez savoir !

 

Il frappa sur un timbre, et la musique, aussitôt, entra dans une ritournelle très douce, développée sur un thème de plaintes. Invisible comme l’orchestre, d’une voix passionnée, une femme se mit à chanter des stances dont voici l’approximative traduction :

 

« – … Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qu’il a suivies, par les tièdes soirées – qui l’avons vu se mettre à deux genoux – qui avons entendu ses serments ? – Heureuses folles enivrées de son amour – sommes-nous dix, sommes-nous vingt ?

 

« – … Sommes-nous vingt, sommes-nous cent – qui lui avons donné lèvres et âmes – qu’il a brûlées du feu de ses baisers – qui avons cru voir le ciel en ses yeux ? – Pauvres folles trop sûres de son amour. – Sommes-nous vingt, sommes-nous cent ?

 

« – … Sommes-nous cent, sommes-nous mille – qu’il a damnées et puis rejetées – qui fouillons en vain nos cœurs. – Et nous n’y trouvons plus même une larme ? – Funèbres folles, spectres de son amour. – Si l’on nous compte, nous sommes mille… »

 

Don Juan, la figure dans les deux mains, écoutait, dans le ravissement de son émotion, courbé sous les accents de la cantatrice, extasié en un tel charme que des pleurs glissaient entre ses doigts, tandis que sur ses lèvres errait un sourire à demi railleur.

 

Le silence, l’effrayant silence de la salle, tout à coup l’étonna. Il ouvrit les yeux et vit que les valets avaient disparu. Il n’y avait plus que les quatre seigneurs, devant lui, qui le regardaient fixement. Il se sentit frissonner.

 

– Elles sont mille, dit Canniedo. Toi-même, tu le répètes, Juan. Mille, ce n’est pas assez : pour couronner cette fête, nous t’offrons la mille et unième. Oh ! rassure-toi, c’est une amante digne de toi, et qui manquait à la liste, et il n’y a pas au monde de nom plus illustre que le sien.

 

– Elle s’appelle la mort ! dirent les trois autres.

 

À ce moment précis, les rideaux de la fenêtre placée derrière don Juan se gonflèrent comme si quelqu’un, caché là, les eût repoussés devant lui en marchant… mais, en réalité, il n’y avait pas un souffle d’air, et la fenêtre était fermée, bien fermée.

 

Les cinq convives, intensément absorbés par la tragique minute qu’ils vivaient, ne prêtèrent aucune attention à ce geste, ce véritable geste des rideaux qui, doucement, revinrent à leur position naturelle.

 

Canniedo se leva. Son visage était dur et sombre. Il prononça :

 

– Lorsque le Commandeur d’Ulloa reviendra dans Séville et qu’il m’interrogera, il faut bien que je puisse lui répondre, moi, son parent. Je lui dirai : « J’ai mal veillé, ou j’ai veillé alors qu’il était trop tard… Mais vous devez me pardonner, car j’ai vengé votre honneur. » Et Christa, peut-être, oubliera elle-même sa faute et ton souvenir quand ils seront scellés sur ta pierre tombale… Je bois à toi, Juan Tenorio, et te dis adieu !

 

Il vida son verre d’un trait et, dégainant son poignard, le planta devant lui dans la table.

 

Don Juan se croisa les bras et dit :

 

– Christa m’oublier !… Allons donc, Rodrigue ! Quand tu auras scellé ma tombe, je n’en serai que plus vivant en son cœur !

 

Veladar se leva et prononça :

 

– Comme allié des Flavilla d’Oritza, je représente ici dona Silvia, ton épouse, Juan ! Je pense que ceci doit te suffire. Je bois donc à toi, Tenorio, et te dis adieu !

 

– Inigo, cher Inigo, cria don Juan, tu te vantes ! Tu ne représentes que toi-même, et non ma vaillante Silvia, qui accourrait à mes côtés si elle savait que tu vas m’assassiner !

 

Le marquis de Veladar tira son poignard pour s’élancer. Mais il se contint, et d’un rude coup, enfonça la lame d’acier dans la table, près de celle de Canniedo.

 

Zafra se leva et prononça :

 

– J’agis pour le compte de mon frère Carlos tué raide par la lecture d’une lettre que tu adressais à sa femme. Paix à la mémoire de cette malheureuse, morte ensuite, morte de l’horreur que lui inspirait sa trahison ! Mais tu ne me dénieras pas, je pense, le droit de parler en leur nom ? Je bois donc à toi, Juan, et te dis adieu !

 

Il vida sa coupe et enfonça sa dague non loin des deux premières.

 

Don Juan essuya quelques gouttes de sueur qui pointaient à son front, puis s’écria :

 

– Cher Luis, tu as le droit d’essayer de m’égorger, mais ne dis pas que ma chère Laura a eu l’horreur de mon amour. En ceci, tu te trompes, Zafra, je te jure que tu te trompes !

 

Girenna se leva. C’était un beau gentilhomme, en pleine jeunesse. Avec une sorte de douceur, il prononça :

 

– Vous n’ignorez pas, chers seigneurs, que ma fiancée a pris le voile, voici deux mois, malgré mes supplications et celles de sa famille. Vous saurez qu’il y a trois jours, la mère de Rosa a été admise à pénétrer dans le couvent des dominicaines jusqu’auprès de sa fille. Quand elle en est sortie, elle m’a fait appeler. Ainsi j’ai appris que Rosa allait mourir. Ainsi j’ai su enfin pourquoi elle s’était enterrée vivante… tu le sais aussi, Juan Tenorio. Une chose que tu ne sais pas, c’est que j’ai juré de venger Rosa… une enfant de dix-sept ans… comment n’as-tu pas eu pitié d’elle !… je ne parle pas de moi, moi ton ami, moi qui t’avais présenté à elle, moi dont tu as détruit la vie… Et moi aussi donc, je bois à toi, Juan, et te dis adieu !

 

– Tue-moi, tue-moi ! cria don Juan dans un sanglot ! Tue-moi, Fernand, cher Fernand ! Mais n’insinue pas que Rosa a pu demander qu’on la venge en me faisant du mal, je ne te croirais pas, et si tu l’affirmes, je t’en donne le démenti !

 

Le comte de Girenna tira lentement son poignard et le planta à la suite des trois autres.

 

Ces quatre dagues, avec leurs poignées, faisaient des croix : devant les croix, les quatre seigneurs s’inclinèrent, puis fléchirent le genou, puis, se relevant, étendirent la main en signe d’irrévocable résolution. Cela se fit avec la gravité du geste espagnol, avec cette solennité d’attitude que leur donnait leur foi puissante.

 

– Donc, nous sommes d’accord ? dit alors Canniedo.

 

– D’accord ! répondirent les trois.

 

– Juan, reprit Canniedo, nous ne t’offrons pas le duel, il s’agit ici d’une exécution. Nous avons longuement pesé la chose : elle est inévitable. Il y a trop de malheurs sur ton passage. Toi-même tu dois convenir que cela ne peut durer. Nous allons donc te tuer… As-tu l’intention de te défendre ?

 

– Jusqu’à mon dernier souffle ! répondit don Juan. Je bois à vous, chers seigneurs – et, ayant lui-même rempli sa coupe, il la vida avec une amoureuse lenteur. Ma dague, ma bonne dague, forgée pour moi à Milan par l’illustre Negroll en personne, la voici !

 

Et il la planta dans la table en face des autres.

 

– Elle vaut à elle seule ces quatre qui la regardent. J’ai vingt-deux ans, mes nobles hôtes. Longue est la route qui s’ouvre à mes yeux éblouis, bordée de fleurs, embaumée de parfums, éclairée par les magiques soleils de l’amour… Ô vie, ô vie si douce, tu me souris encore, et si je meurs, c’est en te bénissant, c’est en te donnant mes derniers regrets que je fermerai mes paupières… Attaquez, chers amis, attaquez bravement, et vous verrez comment Juan Tenorio sait défendre son rêve.

 

– Un instant ! dit Canniedo en contenant ses compagnons. Tu fais bien de te défendre, Juan. Mais l’issue ne saurait être douteuse : tu ne sortiras pas d’ici vivant. Or nous sommes chrétiens, par le ciel ! Donc, si tu as une volonté dernière, dis-la sans crainte. Sur le salut de nos âmes, elle sera accomplie. Est-ce vrai, seigneurs ?

 

Les trois étendirent la main sur la croix de leurs dagues comme pour s’engager par un serment.

 

– Une volonté dernière ? dit don Juan. Certes. Et la voici : que ma mort soit tenue secrète. Inventez un long voyage, ou ce que vous voudrez… mais qu’elles ignorent ! qu’elles ne sachent jamais ! que toujours elles espèrent ! Ô Christa, ô Silvia, ô Rosa, ô Flor, ô Pia, ô Carmen, ô Laura… ô toutes… Qui sait quel désespoir frapperait vos chères âmes si vous veniez à savoir que Juan Tenorio n’est plus !

 

– C’est bien ! dit Canniedo. Il en sera ainsi. Tu peux mourir tranquille. Maintenant, défends-toi, Juan Tenorio, car nous venons à toi !

 

Ils arrachèrent leurs poignards de la table, et don Juan saisit le sien.

 

Canniedo et Girenna s’avancèrent en contournant la table par la gauche ; Veladar et Zafra exécutèrent le même mouvement par la droite.

 

Juan Tenorio s’était reculé jusqu’au mur auquel il s’adossa. Et là, le poignard au poing, ramassé sur lui-même, il attendit, affreusement pâle, tandis que de grosses gouttes de sueur se détachaient de son visage et tombaient jusque sur ses mains.

 

Les quatre s’assemblèrent au milieu de la salle, ayant la table derrière eux. Là, ils eurent un arrêt. Un arrêt, non sans une hésitation. Sur leurs figures, pas de haine, mais quelque chose de plus terrible : la conviction qu’ils allaient détruire une sauvage, atroce, monstrueuse et venimeuse bête. Le groupe était sinistre, l’instant funèbre, le silence formidable.

 

Tout à coup ils se mirent en marche…

 

… Et la stupeur les pétrifia ! Là ! derrière eux, un fracas ! un retentissant fracas ! Verres, cristaux se brisent ! Assiettes, flacons s’entre-choquent ! Tout le service de la table houle, roule, s’écroule !…

 

Une même impulsion les retourna, et ils virent – effarés d’horreur, ils virent ! – oui, de leurs yeux, bien éveillés, tous les quatre, ils virent, ils virent que la table se dressait debout !…

 

Tout debout dressée, dressée sur deux de ses pieds, dressée d’un air farouche, cabrée comme une furieuse cavale ! Elle retomba sur ses pieds de devant pesamment, se redressa, retomba, frappa, frappa des pieds à coups redoublés, frappa comme piaffe la cavale… Soudain elle se tint tranquille… On eût dit un être qui souffle pour un nouvel effort…

 

Comment ils se retrouvèrent tous les quatre en tas contre la porte, pauvres tremblantes feuilles d’humanité happées dans le cyclone du mystère, ils ne savaient. Le fait, c’est qu’ils étaient là, en tas, contre cette porte, cheveux hérissés, faces convulsées, les yeux fous rivés à la table, puis à Juan Tenorio, puis encore à la table, et encore à Juan tout raide, appuyé au mur, spectre lui-même, immobile spectre d’épouvante. Et soudain…

 

… La table ! la table tressaille, elle frémit, elle frissonne, elle s’anime ! Quelque part en elle, ni dessus ni dessous, mais en elle ! Des coups résonnent en elle ! des coups secs ou violents, timides ou impérieux, des coups ! et puis… et puis… et puis, d’une secousse elle s’ébranla ; elle se mit en route ! elle s’avança !… elle s’avançait par son travers, d’une marche oblique, alors semblable par l’allure à quelque titanesque crabe… elle s’avançait… elle venait… elle courait…

 

… La table se ruait sur don Juan !…

 

Contre la porte, parmi des râles, des soupirs, des mots brefs, c’était l’horrible lutte des quatre qui unissaient leurs forces désespérées, qui, des épaules, des coudes, des genoux poussaient… Ah ! de quelle poussée forcenée ils poussaient cette porte… cette porte qui n’était pas fermée ! qu’ils n’avaient qu’à tirer en dedans ! cette porte qu’à la fin, Seigneur ! ils parvinrent à défoncer pour, d’un frénétique élan, se jeter hors le mystère infernal, hors la salle possédée, hors le palais maudit !… jusque dans la rue, jusque dans l’église du Refugium peccatorum, où on les trouva évanouis près de la grille du maître-autel…

 

Ce ne fut qu’un mois plus tard que, sauvés de la fièvre, guéris de l’énorme choc mental, ils purent raconter l’incroyable aventure. On dut les croire pourtant : interrogés séparément par l’Official de la Suprema Inquisicion, ils refirent le même récit et donnèrent les mêmes précisions, ainsi qu’il appert des procès-verbaux qui en furent dressés.

 

En conséquence de leurs déclarations, la table fut solennellement brûlée par la main du bourreau sur la place ordinaire des exécutions, en présence des confréries et du clergé, au milieu d’un immense concours de peuple. Le logis Canniedo fut démoli. Sur son emplacement, de par la sentence intervenue, les quatre, à frais communs, firent élever un monument expiatoire.

 

Don Juan Tenorio avait disparu.

 

Jamais plus on ne le revit dans Séville…

 

Et longtemps, bien longtemps encore, les gens se signèrent et frissonnèrent en passant devant l’inscription commémoratrice, et, de père en fils, se répétèrent :

 

– C’est ici le lieu où se trouvait la table sur laquelle don Juan signa son pacte avec le démon…

 

VII

LA CHAPELLE DU COUVENT DES FRANCISCAINS


C’était le septième jour après l’événement – Canniedo, Zafra, Veladar et Girenna étaient encore en plein délire – c’était donc un matin, le septième jour après la mort de Christa d’Ulloa.

 

Dans une cour du palais, deux solides écuyers, fortement armés, montés sur de vigoureux chevaux, attendaient, entourés d’officiers dont chacun donnait une dernière instruction, apportait une suprême recommandation.

 

– Bon, bon, disaient les deux braves, nous en répondons sur notre vie, et nous avons fait l’Artois et l’Italie !

 

– Gare à qui s’approche ! Bonsoir, camarade : la pointe de nos rapières à la disposicion de usted !

 

Un valet d’écurie tenait en bride un de ces fins et nerveux jinietes andalous que si fort, en France, on appréciait sous le nom de genêts. Ce cheval portait une selle munie d’une corne d’arçon et d’un unique étrier : c’était la selle de dame – usitée encore telle quelle par la moderne chasseresse – qui ne fut introduit chez nous que par Catherine de Médicis, mais qui, dès la fin du quinzième siècle, avait supplanté, en Espagne et en Italie, l’antique et peu gracieuse sambue. Un homme d’armes inspectait et vérifiait toutes les pièces de ce harnachement.

 

Toutes les têtes, soudain, se découvrirent : sur un perron apparut Léonor d’Ulloa, escortée de l’intendant du logis, de duègnes et d’officiers. Elle portait une robe de velours gris, jupe longue, corsage serré à la taille, en somme une amazone : à l’inverse de l’habillement masculin qui a été bouleversé, il est curieux de constater combien peu s’est modifié le costume féminin ; on retrouverait dans les âges passés le type de chaque nouvelle mode, et les Angevines portent encore le hennin d’Isabeau de Bavière.

 

Mais à la ceinture de Léonor luisait le fourreau d’une dague courte et acérée, vraie arme de bataille.

 

Elle descendait le perron, achevant de passer à ses mains des gants en peau de chamois qui lui montaient aux coudes. Et sa démarche était empreinte d’une si jolie résolution. Il y avait une si naturelle fierté en ses souples attitudes, sa pâleur mettait à son cher visage un peu maigri une si touchante expression que les larmes en venaient aux yeux des serviteurs assemblés, et que les gens d’armes en grommelaient tout bas des jurons par quoi ils tâchaient d’exprimer leur vénération admirative.

 

– Je vous prie tous, tremblait l’intendant, je vous supplie de vous souvenir que c’est malgré moi, malgré même la volonté de monseigneur le sénéchal.

 

– Calmez-vous, dit Léonor avec douceur. Ce n’est ni par lettre ni par messager que le Commandeur d’Ulloa doit être informé. Il faut que moi-même… Dieu puisse me dicter les paroles capables, sans le tuer, d’apprendre à mon père…

 

Son sein se gonfla. La voix lui manqua…

 

– Mais au moins, au nom du ciel ! qu’une suffisante escorte…

 

– Je dois aller vite. Soyez rassurés, tous. La bravoure de ces deux compagnons m’est connue – et j’ai mon vaillant Moreno, dit-elle en flattant le front du genêt. Ah ! Reno, ce n’est plus d’une galopade aux bords du Guadalquivir qu’il s’agit !… Allons, maintenant, attendez-moi ici ; venez, Elvira…

 

Elle se dirigea vers une issue donnant sur le chemin de los Anjeles, qui séparait le palais du couvent des franciscains. Les têtes se courbèrent. Les cœurs murmurèrent : Sembla una reyna hermosa…

 

Il n’y avait qu’à traverser ce chemin presque toujours désert, et on pénétrait dans la chapelle de Saint-François.

 

La symbolique ogivale y régnait, mais se paraît de l’étincelante robe arabesque. Le gothique était bien son inspiration, mais s’y drapait d’une capricieuse décoration qu’on eût dite empruntée à l’Alhambra : elle était d’un temps où l’art chrétien consentait encore à fraterniser avec l’art arabe, ayant été bâtie vers 1406. C’est en suite d’un vœu que don Ruy Melchior d’Ulloa l’avait édifiée – sous condition que lui et ses descendants y auraient leur tombeau.

 

Elle se dressait au flanc oriental de l’enceinte, et son portail regardait une avenue intérieure du monastère ; mais par une entrée de côté qui restait ouverte de six heures du matin à midi, elle permettait à tout venant d’y entendre la messe ou d’y faire ses dévotions : les pères possédaient dans le cloître une deuxième chapelle plus humble, pour y remplir les devoirs que leur imposait la règle de leur ordre.

 

Elvira s’arrêta devant le chœur et se prosterna.

 

Léonor franchit la balustrade et contourna l’autel.

 

Là, sous l’abside, s’étendait le souterrain où reposaient les Ulloa. L’entrée en était couverte par une grandiose dalle de granit au chevet de laquelle veillait un chevalier de marbre, la tête nue, son casque à ses pieds, les deux gantelets appuyés à la croix de son épée. Sur cette pierre, l’un au-dessous de l’autre, avec la date, l’âge, une brève formule résumant chaque existence, funèbres annales, se suivaient les noms de ceux qui dormaient dans ce caveau, depuis don Ruy Melchior jusqu’à Maria-Elisabeth, épouse du Commandeur don Sanche. On avait commencé à graver une inscription dernière… mais elle n’était pas terminée, et les ciseaux restés là attendaient que l’ouvrier vînt finir de signifier qu’encore un être était descendu dans la nuit… On lisait :

 

L’an 1539, le 19e jour de novembre

 

en sa vingtième année

 

très pure et très pieuse

 

Reyna-Chris

 

Et ce fut la vue de ces outils épars sur la dalle, cette inscription inachevée, ce nom tronqué comme une vie qui se brise, ce fut cela qui provoqua la crise de douleur. Léonor tomba à genoux et, la tête enfouie dans ses bras, éperdument, se mit à sangloter.

 

Debout à quelques pas derrière elle, don Juan Tenorio la contemplait…

 

 

Le coup d’épouvante l’avait terrassé d’abord, comme les quatre. Sa force d’expansion vitale et, peut-être son irréductible scepticisme, lui avaient épargné les longs pourparlers avec le délire ; le quatrième jour, la fièvre avait abandonné le champ de bataille ; le sixième il était debout. Mais, l’esprit encore assiégé de ce qu’il croyait des fantasmes, il se tint au logis, tendit sa volonté à ordonner ses souvenirs et déblayer son imagination.

 

Du méthodique et lucide travail auquel il se soumit, il résulta que Canniedo, Zafra, Girenna, Veladar avaient résolu sa mort parce qu’ils avaient appris des choses qui, sûrement, d’après tant de précautions qu’il avait prises, eussent dû leur rester à jamais inconnues. Son véritable tourment fut d’établir comment il avait pu se tromper au point que ces précautions vraiment très fortes fussent restées illusoires.

 

Cet obscur problème le retint deux heures et c’était beaucoup ; car, dès longtemps, il s’était imposé d’accepter les événements accomplis en écartant avec vigueur toute envie de rechercher leur origine… à quoi bon poser le pourquoi ? Le fait était ou n’était pas. Voici la solution qu’il adopta :

 

Le fait était que les quatre avaient voulu le tuer… Eh bien, il nia le fait ! Il le nia sans appel. Il le biffa. Mais alors… quoi ? Eh bien, le xérès et l’alicante expliquaient l’aventure ! Dans la réalité, les quatre n’avaient pas dit un mot de Silvia, ni de Christa, ni de Laura, ni de Rosa. Comme d’ordinaire, après une de leurs ivresses, il les avait quittés joyeux et paisibles, pas très sûr ni du lieu ni de l’heure. Il était rentré chez lui, sans trop savoir. Pour une cause ignorée, indifférente d’ailleurs, la fièvre l’avait saisi. La fièvre ! C’est la fièvre qui avait inventé les quatre poignards luisants et tremblotants, la pointe dans la table, et les insouciants bons amis s’érigeant en justiciers, en bourreaux, et cette formidable vision, preuve définitive de l’inanité de toute la scène : la table se dressant, marchant sur lui, prise de folie ! Est-ce qu’une table peut marcher toute seule ailleurs que dans les rêves ? Est-ce qu’une table peut devenir folle ?… C’était une suggestion des vins trompeurs, donc tout le reste…

 

Très bien.

 

Restait ceci : Christa avait dû venir dans la chapelle de Saint-François. Que pouvait penser Christa ? Et que lui pourrait-il dire, lui ? Cette question, il l’écarta, tout simplement. Il refusa de se mettre en quête de l’explication qu’il fournirait. Recherche inutile. Jamais il n’avait consenti d’avance à adopter un plan – c’est une chaîne aux mains, un boulet aux pieds. Mais sur l’instant, dans un éclair de génie, créer la manœuvre nécessaire ! Inspiré par l’événement, lancer le mot définitif ! D’une pensée libre des entraves de la préméditation, laisser jaillir, étincelant, irrésistible, vainqueur du doute, le mensonge sauveur, le sublime mensonge plus vrai que la vérité, l’unique mensonge qui est celui-là même qu’on n’eût pas trouvé si on l’eût cherché !…

 

Donc, ni l’heure abolie, aussi heureuse ou terrible qu’elle eût été, ni l’heure à venir, aussi espérée ou redoutée qu’elle pût être, ne sollicitaient ni cette tête ni ce cœur : seule la minute présente avait droit à son effort.

 

Satisfait d’avoir ainsi balayé les scories qui lui encombraient la cervelle, il s’endormit d’un bon sommeil exempt de songes, et, dès le point du jour, plein de force et de gaieté, sûr de lui, sûr de sa chance au jeu de la vie, s’en vint rôder autour du palais Ulloa.

 

Pour la dixième fois, il parcourait la ruelle de l’Escrimidor et entrait dans le chemin de los Anjeles, patient, certain que l’occasion se présenterait d’elle-même de parler à Christa… Christa ! Mais c’est à peine si ce nom se présentait encore à son esprit ! Christa ! Mais tout ce préparatif d’un mariage glissait, fuyait de son souvenir, s’évanouissait en une lointaine reculée !… Pourtant, c’est bien pour Christa qu’il était là. Il le disait. Il se l’affirmait… Tout à coup, il vit Léonor.

 

Il ne la connaissait pas. Mais, sans hésitation, il la reconnut… C’était elle !

 

Le temps de s’avancer en s’imposant une marche indifférente qui le faisait grelotter, et il fut dans la chapelle.

 

Pourquoi ? Quelle raison ? Pas d’autre que celle-ci : Léonor y était.

 

L’infaillible, le prompt coup d’œil du maître jugea la situation. Personne dans la nef – si ce n’est, là-bas, tout au fond, une forme noire écroulée sur un prie-Dieu : quelque veuve, sans doute ; cela ne comptait pas. Seule, la duègne, devant le chœur, était à éviter. Le glissement de don Juan vers l’autel, derrière lequel sûrement se trouvait Léonor, fut un chef-d’œuvre. Était-il ce pilier ? Était-il ce saint de pierre ? Était-il cette chaise ? Il fut tout cela. Et il fut le silence. Il passa, insaisissable. Au point le plus éloigné de dona Elvira, preste, souple, il enjamba la barrière… La seconde d’après, son regard avide s’abattait sur Léonor… Il balbutia :

 

– Quoi ! Tant de charme en sa virginale attitude !… Quoi ! Tant de grâce en la splendeur de ce corps harmonieux !… Quoi ! Si belle, si au delà de la beauté supposée par ma misérable imagination !… Est-ce moi qui, à d’autres qu’elle, est-ce moi qui ai pu dire : Je t’aime !… Non, non, mes lèvres ont menti, ma bouche a blasphémé, car voici, oh ! voici enfin ! voici celle que cherchait mon inquiet amour ! La voici ! C’est elle ! Et je l’aime ! Et jamais je n’ai cessé de l’adorer !…

 

Il ne voyait pas que Léonor pleurait…

 

Elle pleurait doucement, la crise apaisée. De toute l’ardeur de sa confiance, elle récitait les prières que sa mère, jadis, lui avait apprises ; mais tandis que s’égrenait le murmure des mots latins dont le sens, parfois, lui échappait, son cœur parlait à la morte…

 

La sensation qu’elle était épiée, soudain, l’oppressa.

 

Le malaise qu’elle en éprouva la fit se retourner : aussitôt elle fut debout… et lui, doucement s’agenouilla !

 

Elle le regarda…

 

Ébloui, il ferma les yeux – et dans l’instant les rouvrit, buvant à longs traits le délice de sa contemplation. Elle eut un mouvement de retraite… mais non ! Que pas un mot ne frappât cet homme et ne le marquât d’infamie, cela lui sembla un nouvel outrage au nom d’Ulloa ! La révolte de sa douleur mettait une flamme dans son regard, une flamme qui le brûlait, lui, et dont il se délectait. Et elle, amèrement, se concentrait en Christa… Christa abusée, flétrie, assassinée. Son front s’empourprait. Et lui, se jurait que jamais incarnat plus suave n’avait coloré plus pur visage. Elle cherchait, ah ! vainement, dans sa tête où s’entrechoquaient les pensées, elle cherchait la parole qui fût capable de traduire cet atroce ressentiment dont elle vibrait tout entière comme une lyre trop tendue… impulsivement, elle fit un pas… Il tendit les bras !

 

Elle vit cela !…

 

Et ce geste fut le déclenchement. Ce geste, par une obscure association d’idées, elle l’interpréta comme la supplication d’un condamné qui, dans les affres dernières, tente d’implorer sa grâce… Un condamné à mort ! Ce terme s’érigea dans son esprit sans qu’elle l’eût appelé, vraiment comme s’il y eût été mis par une volonté qui n’était pas la sienne… et elle parla.

 

Ce fut étrange. Rigoureusement, elle parla sans savoir ce qu’elle disait. Ses propres paroles ne furent pour elle que des sons. Confusément, il lui parut que ses lèvres étaient devenues le docile instrument d’une intelligence qui échappait à son contrôle. Mais cette impression veillait au plus profond de son être que ces mots, avec une suprême exactitude, énonçaient ce qu’elle aurait voulu exprimer.

 

Voici ce qu’elle disait :

 

« Juan Tenorio, vous êtes condamné. Désespéré, maudit, c’est sous la main d’Ulloa que vous succomberez… sous la main glacée du père de Christa… sous l’étreinte du commandeur… »

 

Elle se détourna alors et se retira ; et, certes, jamais souverain juge ayant édicté la sentence de haute justice n’avait pu atteindre à pareille noblesse de maintien et d’allure.

 

Don Juan, relevé d’un bond, s’élançait… Quelqu’un le saisit violemment au poignet… la forme noire entrevue au fond de la chapelle… Silvia !… L’épouse !

 

L’imprécation qui gronda sur ses lèvres se brisa net, et un imperceptible tressaillement témoigna seul de son étonnement à reconnaître, en telle minute, l’épouse légitime qu’il croyait à Grenade. Avec douceur, il dégagea son poignet, se pencha sur la main de Silvia et longuement la baisa : on eût dit un amant qui retrouve une maîtresse adorée. Et tout de suite, d’un mouvement de caresse, il souleva le voile, le lui arrangea en arrière.

 

– Laisse-moi te voir. Laisse-moi t’admirer. Dire que c’est toi ! Quelle hâte, Seigneur, j’avais de rentrer à Grenade ! Maudite soit cette mission qui me fut confiée de par l’ordre de l’empereur, puisque si longtemps elle m’a séparé de toi ! Comment as-tu su mon arrivée à Séville ? Et comment savent-elles toujours où est celui qui les adore ? Elles savent, voilà tout ! Ah ! j’ai dû parcourir Castille et Navarre, Estramadoure et Aragon… Silvia est la plus belle, Silvia reste souveraine en mon âme ! Mais… mais… pourquoi ces crêpes ? Oh ! pourquoi ce deuil ?

 

– Le deuil de ton amour, Juan !

 

Il pâlit. Mais reprenant vite sa gaieté tempérée d’émotion :

 

– Que dis-tu ! Mon amour, par le ciel, mon amour est vivant dans ce cœur qui, loin de toi, ne bat qu’à peine, et à ton seul aspect… Ah ! pose la main sur lui et vois comme il se remet à palpiter !

 

Elle se tint toute droite, sans un geste.

 

– Quand finiras-tu, dit-elle, quand finiras-tu ta carrière d’imposture ? De quel front parles-tu ainsi, et comment espères-tu que je puisse te croire ? Malheureuse, je t’aime encore ! Malheureuse ! Le voudrais-je, que je ne pourrais arracher de moi cet amour que je te garde tel que je te le jurai ! Mais ne pense pas que je sois venue implorer une affection dont je te délie. Ce qui m’enchaîne à toi, c’est ma volonté de te sauver, Juan, cette heure est solennelle, et Dieu nous entend. Écoute une pauvre femme dont la triste beauté effacée ne peut plus rien sur toi, mais dont l’âme chrétienne ose espérer et tenter de délivrer la tienne. Sois-en sûr : tu me trouveras entre tes victimes et toi. Tant que je vivrai, autant qu’il sera en mon pouvoir, je t’épargnerai de nouveaux crimes… Tais-toi, tais-toi ! tes mensonges en un tel lieu briseraient peut-être le ténu lien de miséricorde qui retient sur ta tête la justice du ciel ! Je te suivrai. Partout où tu seras, je serai ! Tu doutes ? Sache donc que, depuis six mois, je t’ai enveloppé d’un réseau de surveillance. Tes trahisons, je les connais toutes, et chacune d’elles m’a poignardée. Longtemps, j’ai pu espérer que toi-même, à la fin, tu te ferais horreur. Maintenant, c’en est trop. C’est moi qui ai prévenu Christa d’Ulloa ! Prévenu Veladar ! Prévenu Zafra ! Prévenu Canniedo ! C’est moi ! Mon seul tourment est d’avoir trop tardé à commencer, mais je dois continuer. Tu es au bord de l’abîme, je t’empêcherai d’y rouler, et par là même, je sauverai tant d’infortunées que tu condamnes au désespoir ! Frappe-moi donc du coup mortel, si tu veux te libérer de moi ! Ou, si tu m’épargnes, arrête, Juan, arrête ! Et renonce à meurtrir un cœur qui ne sait plus où trouver la force de souffrir encore !

 

Il avait écouté tête baissée, tantôt livide d’une vague terreur, tantôt rose d’une sorte de plaisir, parfois tout souriant et parfois agité d’un frisson glacial.

 

Mais quand elle se tut, il éclata d’un rire frais et sonore.

 

Puis, d’un accent de sensibilité sincère :

 

– Moi te frapper ? Moi ! frapper une femme ! Et quelle ? Silvia, ma Silvia elle-même ! Tu ne le penses pas, chère âme ! Et cela seul suffit à me prouver que tu ne crois pas un mot de ce tissu de calomnies qu’on t’aura présentées pour exciter ta jalousie. C’est égal. Penser que ma Silvia m’a suivi jusque dans cette jolie église…

 

– Tu te trompes ! dit-elle en l’interrompant d’un geste de désespoir farouche. Ce n’est pas toi que je cherchais ici ! Tous les matins, depuis trois jours qu’on l’a mise là, j’y viens pour supplier Christa…

 

Un tressaillement le secoua.

 

– Supplier Christa ?… Ici ?…

 

– Pardonnez-lui, Christa ! Pardonnez-lui comme je lui pardonne !

 

– Tu dis cela ?… À Christa ?… Ici ?…

 

Elle le reprit par le poignet, l’entraîna, éperdu, jusque devant la dalle du tombeau, et elle dit :

 

– Christa est ici !…

 

Il n’eut pas un mot, ne baissa pas la tête, demeura debout, raidi contre le choc ; mais sans qu’il y prît garde, ses bras retombèrent au long de son corps ; et de ses yeux rivés à ce nom inachevé, deux larmes roulèrent, hommage suprême à la mort, suprême insulte à la vivante, puis deux autres, et d’autres encore, sans arrêt, silencieusement. Elle s’était reculée, elle regardait pleurer don Juan !

 

Et il lui sembla que ces larmes… ah ! ces larmes que, sans même essayer de les cacher, il donnait à une autre, c’étaient des gouttes d’un poison corrosif tombant sur son cœur, à elle, son pauvre cœur de femme, d’amante trahie, d’épouse délaissée ! Et ce spectacle, aveu désormais irrévocable de la trahison, lui devint une mortelle torture ; elle éprouva qu’elle défaillait, elle en eut honte, et alors elle s’en alla, forme noire toute courbée, qui se traîna dans la nef déserte, elle s’en alla de son pas morne et découragé, comme si elle s’en fût allée de sa dernière espérance…

 

Longtemps après, Juan Tenorio, à son tour, sortit de la chapelle de Saint-François.

 

Il se dirigea, courant presque, vers la grand’porte du palais Ulloa.

 

Quoi ? Que voulait-il ? Tenter quelque audacieuse folie ? Non, non. Il voulait… Oh ! il l’avait juré à Christa ! Il voulait se jeter aux pieds de Léonor ! crier son repentir ! implorer humblement le pardon régénérateur !

 

L’officier à qui il s’adressa en disant que lui, comte d’Oritza, sollicitait, pour affaire d’importance, l’honneur d’être reçu par la fille du commandeur, répondit respectueusement – car Oritza était un nom de grandesse – que dona Léonor était partie pour un long voyage et que depuis près de deux heures déjà elle avait franchi la Macarena (l’une des quinze portes de Séville, celle qui était située au nord)…

 

Une minute, Juan demeura immobile… À quoi pouvait-il bien songer ?

 

Et tout à coup, sans transition, le sang monta à ses joues, un éclair jaillit de ses yeux, un sourire illumina sa figure. Il leva la tête, aspirant longuement. Dans un de ces ciels presque indigo des automnes andalous, voguaient de légers nuages d’un blanc d’argent. Une fraîche brise venue des lointaines sierras mettait dans l’air une exquise gaieté… Dans ce rayonnement de vie et d’amour, don Juan évoquait une image qui le faisait frémir… Et c’était la vision d’une hardie cavalière, étincelante de sa jeune beauté, infiniment gracieuse en son amazone de velours, chevauchant, vaillante et sans peur, et lui faisant signe, et le mettant au défi…

 

– Par le ciel !… murmura-t-il, haletant.

 

Il rêva un instant.

 

– Où va-t-elle ?… Eh ! par Dieu, elle va en France ! Ah ! la brave enfant qui court contre Juan Tenorio armer la vengeance du vieux Commandeur ! Quelle riche nature ! Et quelle candeur ! Quel courage ! Et quel cœur ! C’en est fait, ma destinée m’attache à elle. Je t’aime, Léonor ! Je t’aime et suis à toi pour toujours !

 

Ces mots le firent sourire : il les reconnaissait au passage, il les connaissait trop, tant de fois ils avaient servi déjà ! Mais son léger haussement d’épaules signifia qu’il n’était pas besoin d’en chercher d’autres et que ce sont ces mêmes mots qu’éternellement elles veulent toutes…

 

En hâte, il prit le chemin de son logis.

 

Il se glissait dans la foule, jetant une œillade au balcon dont une main fine soulevait le vélum pourpre, offrant l’admiration de son regard aussi bien à l’Espagnole aux yeux de feu, vêtue d’éclatantes couleurs qu’à la Moresque au pas craintif, timide, gazelle, se retournant pour la bourgeoise richement attifée, ou pour la suivante au pied mutin, portant le missel de sa maîtresse, dans lequel, peut-être, elle vient de glisser le billet d’un galant ; et Séville lui semblait tout entière vibrante sous le soleil, c’était Séville. Séville éveillée, rieuse, pimpante, la prestigieuse Séville alors dans sa gloire, c’était la joie de vivre et d’aimer, c’était la vie qui enveloppait, portait, soulevait don Juan charmé, enivré.

 

Dans cette paroisse de Santiago el Mayor où devait naître Bartholoméo Esteban Murillo, il habitait une maison célèbre pour son élégance raffinée.

 

Dans sa chambre, il ouvrit une cassette d’acier ciselé qu’il sortit d’un coffre.

 

Il la vida sur une table et compta soigneusement les pièces d’or qu’elle contenait.

 

– Oh ! fit-il, le viatique me semble un peu maigre… mais je n’ai pas le temps de le renforcer… Bast ! pour une expédition d’un mois ou deux, ceci pourra suffire… Jacquemin ! Holà, Jacquemin Corentin !…

 

Un grand efflanqué de valet se montra aussitôt et tendit à son maître un billet cacheté, en disant :

 

– C’est d’une senora qui est venue voici dix minutes. Encore une ! ajouta-t-il en aparté. Si j’avais seulement autant de ducats que j’ai tenu dans les mains de ces lettres ! Quelle rage d’écritoire possède donc les femmes ?

 

Don Juan avait coupé le fil du cachet. Ses sourcils se froncèrent. Sa main trembla légèrement.

 

L’écriture était de Silvia. Voici ce que disait le papier :

 

« Arrête, Juan ! Ne pars pas ! Renonce à Léonor ! Si tu passes outre à ce suprême avis, souviens-toi qu’elle-même t’a dit : DÉSESPÈRE, MAUDIT, C’EST SOUS LA MAIN D’ULLOA QUE VOUS SUCCOMBEREZ, SOUS LA MAIN GLACÉE DU PÈRE DE CHRISTA, SOUS L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR… »

 

Une minute, don Juan demeura songeur, les traits contractés. Puis il releva la tête, éclata de rire, et un éclair de défi jaillit de ses yeux.

 

– Donne-moi une cire allumée, dit-il, un peu pâle. Jacquemin Corentin se hâta d’obéir. Don Juan, à la flamme, présenta la lettre qui, bientôt, ne fut plus qu’une mince feuille de cendre sur laquelle, un instant, serpentèrent des scintillements.

 

– Jacquemin, dit-il alors, mes habits de voyage. Mon manteau. Ma longue rapière. Les chevaux. Et vite !

 

– Nous partons ? fit le valet avec une familiarité naïve mais non exempte de respect. Et où allons-nous, cette fois ?

 

– Au diable !…

 

– Monsieur, je vous crois. Mais par quel chemin ?

 

– Ne t’en inquiète pas, dit don Juan. Nous serons conduits par un ange !

 

VIII

D’ULLOA MARCHE À SON DESTIN


Nous avons laissé se développer normalement l’action qui se déroulait à Séville, afin de l’amener en conjonction avec d’autres actions convergentes, qui nous conduiront au carrefour où diverses destinées vont se heurter.

 

Nous pouvons maintenant, nous devons laisser Léonor d’Ulloa, serrée de près par Juan Tenorio, s’élancer vers la France, où, bientôt, nous allons la retrouver.

 

Nous devons, d’un trait rapide, indiquer la marche du Commandeur d’Ulloa vers le destin qui, de loin, le guettait, l’appelait, l’attirait.

 

Le 10 novembre 1539, Charles-Quint franchit la Bidassoa pour entreprendre cette extraordinaire traversée du royaume, qui sous les yeux du peuple ruiné par les guerres, ne fut qu’une suite d’étincelantes parades et de fêtes que les chroniqueurs du temps nous décrivent avec admiration.

 

De ce voyage, nous ne retiendrons que ce qui est relatif au Commandeur d’Ulloa, et c’est à ses notes que nous demandons les précisions nécessaires à notre récit.

 

Trois brefs extraits vont y suffire.

 

Nous leur laissons leur simplicité qui, lorsqu’on sait de quel drame l’hôtel d’Arronces devait être le théâtre, ce qu’avait été Agnès de Sennecour et quel était le personnage sauvé par d’Ulloa, près de Brantôme, s’illumine de reflets tragiques.

 

Voici ces extraits :

 

DE LA 29e NOTE :

 

Au 24e de novembre. -… Je doute qu’il y ait au monde pays plus riche et plus somptueux en son hospitalité. Ce jour, M. le connétable m’est venu voir et m’a remis des lettres patentes apportées par un messager du roi et par lesquelles ce généreux monarque me fait don et abandon perpétuel d’un logis et ses dépendances faisant partie du domaine royal privé, lequel logis, dénommé hôtel d’Arronces, est sis à Paris, proche le château du Temple.

 

Voyant combien j’étais touché par cette marque de la royale bienveillance, M. le duc de Montmorency m’a supplié d’user de mon crédit pour faire entendre raison à Sa Majesté l’empereur en ce qui concerne le duché de Milan. Je le lui ai promis, car la demande du roi de France est juste, et l’empereur se doit à lui-même de tenir son engagement au sujet du Milanais.

 

Sur quoi le connétable m’a serré dans ses bras et s’est mis à me dépeindre l’hôtel d’Arronces, qui est un riche logis autrefois bâti par Louis le douzième. Et il m’a conté que le roi François, voici vingt ans passés, avait donné ce domaine à la demoiselle Agnès de Sennecour qu’il aimait grandement. Mais cette noble dame étant morte sans postérité ni parenté aucune, l’hôtel d’Arronces a ainsi fait retour au roi, qui en dispose maintenant en ma faveur.

 

Peut-être la vieillesse me fait-elle l’esprit soupçonneux et morose. Mais dans le récit du connétable au sujet des relations du roi et de la demoiselle de Sennecour, j’ai cru deviner des choses qui m’ont donné comme un frisson d’effroi. Et dans les quelques mots embarrassés qu’il m’a dits, touchant la mort de cette infortunée qui, paraît-il, succomba en la fleur de son âge à une désespérance inconnue, il m’a semblé voir je ne sais quoi de sombre et de terrible…

 

DE LA 37 e NOTE :

 

Au Ier de décembre. – L’empereur est parti hier de Brantôme, à midi, pour se rendre à Angoulême, où de nobles fêtes lui sont préparées. J’ai dû rester pour visiter en son nom les principaux notables de cette petite cité, qui, sans tant de faste, lui avaient fait le plus touchant accueil. Et Sa Majesté a voulu que je leur laisse à chacun un présent, en souvenir de son passage. En sorte que le jour du 30e de novembre finissait quand j’ai pu, avec mes quatre suivants, quitter Brantôme pour rejoindre l’escorte. Et bientôt la nuit nous a surpris.

 

Parvenu à environ trois lieues de pays au delà de Brantôme et ayant devant moi, à cinquante pas, sise au bord de la route, une grande maison carrée dont deux fenêtres du bas étaient éclairées, un grand cri en est sorti…

 

J’ai su ensuite qu’on l’appelle l’auberge de la « Grâce de Dieu », mais qu’en vérité c’est un logis désert, un coupe-gorge où viennent se concerter ces pillards, écorcheurs, anciens arquebusiers licenciés, qui, depuis la paix, infestent ce beau royaume.

 

Ayant mis pied à terre et étant entrés, nous avons vu deux grands diables de routiers se sauver par l’une des fenêtres ; sur quoi mes gens les ont poursuivis, mais sont bientôt revenus sans les avoir rejoints.

 

Sur le sol de la salle éclairée par une torche de résine, j’ai vu, étendu de son long, la main encore serrée sur la poignée de sa rapière à demi tirée comme s’il n’eût point eu le temps de dégainer, un tout jeune gentilhomme, la poitrine déchirée d’un coup de dague, et cela m’a donné grand’pitié.

 

Comme il respirait encore, j’ai lavé et bandé la plaie pour retenir le reste de vie qu’il pouvait avoir ; et non sans peine, l’avons porté jusqu’au plus proche village où j’ai heurté la porte d’une chaumière dont les gens ont accueilli ce gentilhomme, l’ont mis en un lit, et ont fait diligence pour lui donner des soins, le tout de fort bon cœur.

 

Voyant qu’il ouvrait les yeux, je lui ai dit qui j’étais, et qu’il pouvait avoir toute confiance en moi au cas où il aurait quelque volonté à exprimer. Il n’a pu me répondre que des choses inintelligibles où j’ai seulement compris qu’il parlait d’un pont, je crois, puis il s’est affaibli.

 

J’ai pensé que ce malheureux jeune homme ne tarderait pas à trépasser ; et, ayant vu dans ses habits qu’il avait été dépouillé de tout son argent, j’ai donné deux ducats d’or à ces bonnes gens pour qu’ils aient soin de l’enterrer chrétiennement, et nous avons poursuivi notre route.

 

DE LA 43e NOTE :

 

Au 7e de décembre. – Le gouvernement de Poitiers est venu à notre rencontre escorté de cinq cents gentilshommes portant des équipements dont chacun était une fortune. Et deux mille bourgeois nous ont fait la haie, tous vêtus de satin blanc avec passements d’argent, les pourpoints à boutons d’or et les bonnets de velours tout couverts de pierreries.

 

Et j’ai eu la grande joie de retrouver en Poitiers le comte Amauri de Loraydan venu du Louvre pour me voir, sur l’ordre du roi. Ce parfait gentilhomme sera près de moi jusqu’à notre entrée dans Paris.

 

Nous arrêtons ici nos extraits. Nous en savons assez sur la marche du Commandeur d’Ulloa.

 

En fait, nous savons :

 

Que le roi de France lui a fait don de l’hôtel d’Arronces, autant pour le remercier de ce qu’il a déjà fait que pour l’inciter à de nouveaux efforts auprès de Charles-Quint.

 

Que cet hôtel d’Arronces a jadis appartenu à une demoiselle Agnès de Sennecour qui y est morte.

 

Que le Commandeur, à quelque distance de Brantôme, a donné des soins à un jeune gentilhomme dont il n’a pu tirer aucun renseignement.

 

Que le Commandeur, à Poitiers, a trouvé le comte Amauri de Loraydan, venu à sa rencontre sur l’ordre de François Ier.

 

Voilà ce que nous savons.

 

Et c’est le moment d’appeler sur notre scène certains personnages dont les faits et gestes ont essentiellement concouru à la tragédie qui, après des siècles, palpite encore dans la Légende, poétique reflet de l’Histoire.

 

IX

LA MAISON DU CHEMIN DE LA CORDERIE


Le jour même où Charles-Quint franchit la Bidassoa, c’est-à-dire le 20 novembre, vers le déclin du jour, un cavalier s’approchait rapidement de Paris.

 

Il semblait avoir à peine atteint sa vingt-quatrième année.

 

Il portait avec une altière aisance un élégant et riche costume de route. Sa mine était fière, son attitude hautaine, son regard assuré, sa figure belle et régulière. Le poing à la hanche, le manteau claquant au vent, il allait, emporté par le trot cadencé d’un magnifique alezan secouant son écume et levant haut le sabot, il allait, vision de jeunesse et de force, d’opulence et d’orgueil.

 

Le cheval, soudain, fit un écart ; un mendiant, sa besace nouée au bâton sur l’épaule, tenta de se garer, se courba, se rapetissant dans ses loques, ôtant son bonnet dans un geste éperdu d’admiration et de crainte – mais le poitrail le heurta d’un choc violent…

 

Le cavalier ne baissa pas les yeux sur cette pauvre chose qui rampait parmi les flaques d’eau, cherchant à se relever ; et il continua sa route, droit sur la selle, la tête haute, indifférent, dédaigneux, superbe.

 

Et nul, à voir la froide insouciance de ce visage, l’insolence calme de cette attitude, nul n’eût pu soupçonner le drame qui se jouait dans la pensée de ce grand seigneur aux prises avec le spectre d’une misère honteuse, de cet homme en plein éclat de sa vie, qui tranquillement discutait sa mort.

 

Car voici ce qu’il se disait, tandis qu’il se redressait, rapide apparition de morgue et de faste… voici :

 

– Demain, midi sonnant, je dois payer au comte d’Essé huit mille, au baron de Sansac six mille, en tout, si bien je compte, quatorze mille livres perdues sur parole. Demain, midi sonnant, je suis donc un homme sans parole qui ne paye pas ses dettes de jeu, et avant qu’on ne me chasse de la cour, je dois me passer mon épée au travers du corps. Pourquoi attendre à demain ?…

 

Il regardait droit devant lui, fièrement, et, sans un frémissement, songeait :

 

– Quelques bons coups d’éperon, et j’irais me briser le crâne contre ce mur…

 

Ses mâchoires se serrèrent. Ses yeux jetèrent un éclair. Il eut un rire terrible.

 

– Moi ! fit-il à haute voix. Le meilleur cavalier de Paris ! On rirait trop autour du roi de savoir que je suis mort d’un accident de cheval ! Allons ! Attendons ! Par l’enfer, que la fortune passe donc à ma portée d’ici à demain ! Qu’elle passe ! Et malheur, malheur, malheur à qui me tombe sous la main !

 

Il atteignait Paris.

 

Ayant franchi la porte de Nesle entre ses deux grosses tours mafflues, il s’arrêta un instant et darda un regard de feu sur le Louvre qui, en face, de l’autre côté de l’eau, dressait dans le ciel gris les silhouettes enchevêtrées de ses toits aigus et de ses girouettes. Parvenu sur la rive droite de la Seine par le grand et le petit pont, il gagna la rue du Temple qu’il parcourut dans toute sa longueur, et, à l’angle du chemin de la Corderie, fit halte devant un hôtel dont le portail, aussitôt, lui fut ouvert.

 

Dans la cour où il pénétra, un valet à sa livrée s’élança pour lui tenir la bride et l’étrier hors montoir. Comme il mettait pied à terre, il aperçut, l’attendant, un laquais portant le hoqueton à fleurs de lis.

 

– Hé ! Champagne, que me veux-tu ? s’écria le gentilhomme, soudain affable et souriant.

 

Le laquais, automatiquement, fit trois pas, s’inclina, et dit :

 

– M. le valet de chambre du roi informe Votre Seigneurie qu’elle est attendue ce soir à neuf heures par Sa Majesté.

 

– Tu vois, Champagne, j’arrive à l’instant d’Angoulême. Fais savoir à M. de Bassignac qu’à l’heure dite, je serai au Louvre. Mais vite, donnez-moi des nouvelles du roi !

 

– Merci bien, monsieur. Sa Majesté est mieux en santé que jamais.

 

– Ah ! que tu me fais plaisir ! Et Vulcain ?

 

– Merci bien, monsieur. Le destrier favori de Sa Majesté est en pleine vigueur.

 

– Bon, cela ! Et Fripon ?

 

– Merci bien, monsieur. Le faucon préféré de Sa Majesté tua hier deux hérons dans les marais de Pincour.

 

– C’est un oiseau bien précieux, Champagne. Et Vesta ?

 

– Merci bien, monsieur. La levrette de Sa Majesté eut la colique, voici trois jours, parce que Mme la duchesse d’Étampes lui donna trop de pâtisserie ; mais, grâce à Dieu, ce ne fut qu’une alerte.

 

– Tu m’as fait frémir, Champagne. Et ce cher ami, Bassignac ?

 

– Merci bien, monsieur. Le valet de la chambre de Sa Majesté est fort bien en cour.

 

– Oh ! que j’en suis aise ! Mais, dis-moi, est-ce que le roi m’a fait demander pendant mon absence ?

 

– C’est-à-dire, monsieur, qu’à peine fûtes-vous avec M. le connétable et ce seigneur espagnol, je reçus l’ordre de venir, deux fois par jour, voir à votre hôtel si vous n’étiez pas de retour.

 

– Tends la main, Champagne.

 

Deux pièces d’or tombèrent dans cette main tendue, et le laquais affirma :

 

– Nul, pour la générosité, n’égale le comte Amauri de Loraydan.

 

Le comte de Loraydan regardait s’éloigner le laquais royal, et songeait :

 

– C’est le fond de mon escarcelle qu’il emporte ! Ce mendiant que je heurtai sur la route est maintenant plus riche que moi. Et ce roi, ce roi égoïste, ce roi féroce qui ne s’inquiète même pas de savoir par quel miracle je puis encore paraître en son Louvre ! Demain, que faire ?… Que devenir ?

 

La sueur de l’angoisse perla à ses tempes. En une soudaine évocation, il se vit étendu dans du sang, la poitrine trouée. Il frissonna. Mais secouant rudement la tête :

 

– S’il faut en venir là, ma main ne tremblera pas !… Mais tout n’est pas perdu encore… J’ai une nuit devant moi !… Et d’abord, qui sait si ce misérable usurier de Turquand… Une fois encore… essayons !

 

Sans pénétrer dans l’hôtel, sans repos après la dure étape de la journée, il s’élança et suivit le chemin de la Corderie, voie inachevée, qu’une vingtaine de constructions espacées bordaient au midi tandis que l’autre côté n’était encore occupé que par des clôtures. À cinq cents toises du portail Loraydan et sur le même bord, s’élevait une demeure de bonne apparence, connue sous le nom de logis Turquand.

 

Face à ce logis, sur la bordure septentrionale du chemin, une muraille était percée d’une fort belle grille en fer forgé au travers de laquelle se voyait une large allée de tilleuls, et au fond, un massif bâtiment d’aspect seigneurial : mais, inhabité, fermé, il avait ce visage muet et pensif des maisons qui ont quelque secret à garder… quelque remords peut-être.

 

On l’appelait l’hôtel d’Arronces.

 

Jusqu’à ce jour, quand le comte de Loraydan avait eu besoin de messire Turquand, il l’avait fait venir en son hôtel : honorer de sa présence la demeure d’un usurier lui eût semblé une déchéance. Mais le temps pressait ! Pour l’orgueil comme pour la vertu, il faut avoir le temps et les moyens…

 

Dans ce logis Turquand où il venait pour la première fois, Amauri de Loraydan fit son entrée en duc féodal visitant un vassal ; introduit dans la salle d’honneur, il ne jeta pas un regard sur les choses somptueuses qui l’entouraient, tapis maures, meubles précieux, objets d’art, qui révélaient à la fois la richesse et le goût du maître.

 

Messire Turquand apparut, s’approcha du comte et le salua avec déférence.

 

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de haute taille, vêtu de velours noir.

 

Il était vigoureux d’aspect, imposant de physionomie, avec un visage où éclatait une claire intelligence, des attitudes où se révélait cette dignité qui distinguait les opulents bourgeois de l’époque, mais…

 

Mais il y avait une tare inguérissable à cet esprit, un mal rongeur, une lèpre dévorante :

 

Messire Turquand voulait être de la noblesse !

 

Orfèvre célèbre, cette personnalité qu’il avait créée avec du travail, de la patience, du talent, il rêvait ardemment de la noyer dans le flot trouble de la seigneurie. C’était le tourment de sa vie.

 

– Monsieur le comte, dit-il, c’est un grand honneur que vous faites à ma maison…

 

– Messire Turquand, dit le comte, pouvez-vous me donner de l’argent ?

 

– C’est impossible, répondit Turquand.

 

Loraydan reçut le mot comme une balle dans la poitrine. Mais il se raidit et d’une voix calme :

 

– Ces trente mille livres que vous m’avez remises la veille de mon départ, vous avez eu le tort de me les envoyer en or, de sorte que j’ai pu les emporter en mon voyage. À mon retour, un gentilhomme d’Orléans me les a gagnées aux dés. Je n’ai payé ni Essé, ni Sansac. Le délai de ma parole à ces messieurs expire demain à midi. Messire, prêtez-moi vingt mille livres…

 

– C’est impossible, dit Turquand.

 

Loraydan était blême. Ses yeux devinrent vitreux. Mais sa voix continua d’être ferme :

 

– Tous les usuriers de Paris m’ont fermé leurs portes. Je n’ai pas un écu. Demain, à midi, je serai un homme déshonoré et je me tuerai. Messire, prêtez-moi quinze mille livres…

 

– C’est impossible, dit Turquand.

 

Loraydan se sentit chanceler. Un peu de mousse parut au coin de ses lèvres. Il râla :

 

– Messire Turquand, vous m’assassinez. C’est sur vous que retombera mon sang.

 

Turquand se pencha sur Loraydan, et, avec un sourire contraint, la figure bouleversée d’inquiétude comme s’il eût été, lui, le solliciteur :

 

– Seigneur comte, dit-il lentement, accordez-moi ce que, par deux fois déjà, je vous ai demandé, oui, accordez-moi cette immense faveur, et je vous laisse, à pleines mains, puiser dans mes coffres…

 

– Que m’avez-vous demandé ? fit le grand seigneur en essuyant son front ruisselant. Ah ! j’y suis : d’épouser votre fille !… C’est trop cher, messire, l’usure est un peu forte. J’aime mieux périr de cette main que voici, d’un bon coup de dague au cœur, que de lentement mourir sous les rires. On voit bien que vous ne connaissez pas le Louvre, et l’accueil qu’on y ferait au gentilhomme qui aurait vendu son nom. Messire, on emprunte sur ses terres ou ses meubles, on n’emprunte pas sur son blason… Loraydan ne peut épouser la fille d’un usurier !

 

Turquand se redressa, un peu pâle, et, avec une tranquille fierté :

 

– La fille d’un maître ciseleur réputé dans Paris !… Monsieur le comte, quand, il y a quatre ans, vous m’appelâtes pour la première fois, j’acceptai sans la discuter l’estimation que vous fîtes de votre hôtel et ses meubles : trois cent mille livres. Or qu’étiez-vous pour moi ? Une espérance : je rêvais ma fille comtesse, je l’imaginais au rang que lui assignent son esprit et son cœur. Ce rêve, seigneur, vous le brisez…

 

– Oui ! fit le comte d’un accent de dédain qui atteignait au mépris. N’espérez jamais cela !

 

– Je n’espère plus !… Que devenez-vous, dès lors ? Comme MM. de Maugency, d’Essé, de Sansac, et autres : un emprunteur. En sommes diverses, je vous ai remis quatre cent mille livres…

 

– Quatre cent mille ! gronda Loraydan avec une intention d’insulte. Comment ? Je veux savoir !

 

Turquand frappa sur un timbre. Une jeune fille se montra dans l’encadrement d’une porte.

 

– Au fond de mon bénitier, tu trouveras la clef de mon tiroir secret, dit le ciseleur d’un ton bref. Dans le tiroir, il y a un cahier relié. Apporte-le-moi à l’instant. – Votre Seigneurie en croira du moins ses nobles signatures !

 

Deux minutes de silence, – et la jeune fille reparut, s’avança vers la table près de laquelle étaient assis les deux hommes. Le comte de Loraydan, alors, leva la tête, et la vit.

 

Il la vit !…

 

Et il lui parut qu’un événement énorme venait de s’accomplir, et que le monde, soudain, prenait sa vraie signification ; sa situation désespérée, sa dette écrasante, sa résolution de suicide ne lui furent plus que ces images futiles et fuyantes ; la réalité de l’univers se concrétisa en cette apparition adorablement blonde où le bleu profond des yeux mettait des reflets de ciel matinal… il se leva, interdit, se courba, sans savoir ce qu’il faisait, s’inclina comme on adore… Messire Turquand tressaillit violemment, – et d’une voix qui tremblait un peu, présenta :

 

– Ma fille Bérengère…

 

X

AMAURI ET BÉRENGÈRE


L’histoire de Bérengère tient dans ces mots : depuis six mois, elle aime Amauri de Loraydan… Un jour que le roi est passé rue du Temple avec sa brillante cavalcade, elle a vu le comte. Et cela a suffi. Deux fois, depuis, le hasard le lui a montré. Elle l’aime en secret, sachant la distance qui la sépare de ce puissant seigneur. Et rendons cette justice à Turquand, que jamais, devant sa fille, il n’a prononcé le nom de Loraydan. Elle aime donc sans le dire. Ce qu’il en adviendra, elle ne cherche pas à le prévoir. C’est simplement, au fond de son cœur, une imprécise attente. Elle aime, voilà tout.

 

Instantané avait été cet amour très pur… instantanée a été la passion du comte.

 

Le premier regard a tout fait. Comment ? Vaine recherche, illusoire débat. C’est une forme des naissances de l’amour aussi commune que les lentes cristallisations de sentiments…

 

Bérengère est un ange, Loraydan une bête féroce, et ces deux êtres s’aiment.

 

Oh ! nous savons bien que c’est là une banale aventure. Ce drame, chacun de nous, autour de soi, a pu l’observer : homme ou femme, il y a une victime. Toute la question est de savoir si le destin, dramaturge infiniment varié parce qu’il se désintéresse de ses acteurs, terminera son dernier acte sur un éclat de rire ou un hurlement de douleur…

 

Entré au logis Turquand à quatre heures, il en est sept quand le comte en sort. Sa pensée :

 

– C’est juré. C’est écrit. C’est signé de mon nom : Bérengère sera ma femme ! Et qu’importe ce qu’on en pourra dire ? Pourrais-je me détacher d’elle ? Quelle ivresse ! Et quel éblouissement ! Comment ai-je pu, jusqu’à ce jour, vivre sans elle ?

 

Aux bras de son père, Bérengère pleure doucement ; elle murmure une foule de choses qu’elle ne s’est jamais dites, qui la bouleversent d’un étonnement charmé, parmi lesquelles, toujours, reviennent les mêmes mots :

 

– Est-ce possible ? C’est vrai ? C’est bien vrai ? Il m’aime ? Je serai sa femme ? Il l’a dit ?…

 

Lentement, le comte de Loraydan suit le chemin de la Corderie ; pour atteindre son hôtel, il faut dix minutes : il y met plus d’une heure… La fièvre tombe… l’enivrement se dissipe… il songe :

 

– Deux millions ! Turquand l’a écrit et signé : Bérengère aura deux millions de dot ! Pour commencer, cent mille livres en or seront demain chez moi ! Deux millions ! Quelle arme dans mes mains !… Mais… si je suis forcé de quitter la cour ? Enfer ! J’entends déjà ce roi fourbe me dire en ricanant que le Louvre n’est pas une retraite pour filles d’usuriers !…

 

Et Turquand s’ingénie à calmer son enfant. Il rit. Il exulte. Encore et encore, il refait le récit de la demande :

 

– Puisque je te répète qu’il s’est presque mis à genoux, ce fier gentilhomme ! Allons, ne pleure plus. Trois mois encore, trois mois, pas un jour de plus, et tu seras comtesse de Loraydan… comtesse !…

 

– Le joli titre !… Oh ! c’est un grand seigneur ; mais le titre ne m’est cher qu’à cause de lui. Il est ce qu’il est. Il est celui que j’aime. Le sait-il ? Oserai-je jamais ? C’est vous qui devez le lui dire, et que ma vie, mon âme, tout ce qui est moi sera pour son bonheur…

 

Amauri de Loraydan, enfin, arrive à son portail. Rude et violente a été sa discussion avec lui-même. Tortueux ont été les sentiers parcourus par son esprit. Maintenant, c’est fait… Il y est. Il a trouvé la solution.

 

– Renoncer à elle ? Jamais ! Je l’aime ! À la seule idée de la perdre, ma tête s’égare… Je la veux, je l’aurai… Mais… pourquoi me déshonorer ? Quelle nécessité de l’épouser ? Aucune !… À moi Bérengère, et aussi ses millions !… Oh ! ce n’est pas de moi que l’on rira… Ma maîtresse adorée… et fêtée avec l’argent de sa dot !… Voilà ce qu’il faut qu’elle soit !…

 

Une dernière hésitation, ultime convulsion de conscience, et il décide :

 

– J’aurai cette fille ! J’aurai ses millions ! Et ils n’auront pas cet illustre nom de Loraydan que, par Dieu ! ils convoitent, elle et son usurier de père !… Amour et fortune !… Malheur ! Malheur ! Malheur ! à qui me tombe sous la main !…

 

XI

LE ROI


Entré dans la cour de son hôtel, le comte de Loraydan appela son valet qui accourut :

 

– Brisard, demain matin, tu te rendras chez maître Turquand, et aideras son serviteur à transporter ici dix sacs. Sois armé : chacun de ces sacs contiendra dix mille livres en or…

 

Brisard s’inclina avec une stoïque indifférence : quelle que fût la passagère opulence de son maître, il savait qu’il n’en aurait pas miette ; quelle que fût, d’ailleurs, la misère du comte, ses gages lui étaient payés avec une rigoureuse exactitude. Joie ou souffrance, confiance ou crainte, tout signe de sentiment lui était interdit. C’était une machine à exécuter des ordres. Il était dressé sans qu’il lui fût permis de laisser seulement supposer qu’il était une machine pensante. Et l’était-il ?…

 

Raide et figée, d’une voix où il lui était défendu de mettre la moindre intonation, la machine annonça :

 

– Deux gentilshommes viennent d’arriver à l’instant, et attendent M. le comte dans la salle des armes.

 

– Qui sont-ils ? demanda Loraydan. – Sansac et Essé, pensa-t-il. Ils sont bien pressés, les chers amis ! les dignes valets de ce rufian de roi !

 

– Ce sont, répondit placidement Brisard, ce sont M. de Maugency et M. le roi…

 

– Le roi !…

 

Le grand seigneur se rua, bondit, se précipita dans la salle où se trouvait son maître, avec toutes les marques de la surprise, de la confusion, de la joie, du bonheur, de l’affection, du dévouement, s’élança vers François Ier, assis dans un grand fauteuil armorié, se prosterna à demi, et, emporté par la puissante émotion qui lui faisait oublier toute étiquette, d’un accent de sensibilité débordée de son cœur fidèle, suffoqué, il bégaya :

 

– Oh ! sire !… Oh ! sire !… Jamais je ne me pardonnerai de n’avoir pas été là !… Oh ! pardon, pardon ! J’ai osé parler sans être interrogé par mon roi !…

 

– Eh ! dit gaiement François Ier, comprends donc qu’il n’y a pas de roi ici !… et tu es chez toi ?

 

– Chez vous, sire, je suis chez vous ! car tout ici vous appartient…

 

– Allons, c’est bien… dis bonjour à Maugency, puis tu me raconteras ton voyage.

 

Loraydan se jeta dans les bras de Maugency, gentilhomme très distingué de physionomie et d’allure, qui reçut assez froidement les démonstrations du comte.

 

François Ier était fort simplement vêtu d’un drap des Flandres de couleur sombre, qu’il portait avec toute l’élégance native des Valois. Il avait cette figure blafarde et fatiguée que lui donnaient les excès, mais au total, il semblait jouir d’une bonne santé ; en tout cas, Mme Ferron n’avait pas encore paru dans cette existence ; le roi n’était pas encore cet être luttant contre l’effroyable et inguérissable mal qui devait l’emporter huit ans plus tard, tel que nous l’avons présenté dans un autre ouvrage. Quant à sa visite au comte de Loraydan, il était coutumier du fait. Souvent, il lui arrivait d’aller surprendre un de ses gentilshommes favoris et de lui dire : « Allons courir les rues de Paris »…

 

– Eh bien, qu’as-tu fait depuis ton départ ?

 

– Sire, dit Loraydan, ainsi que Votre Majesté m’avait fait l’honneur de me le demander, j’ai accompagné jusqu’à Angoulême les princes et le connétable, mais je me suis attaché à la personne de M. d’Ulloa. À Angoulême, j’ai quitté le seigneur espagnol qui, avec l’escorte des princes, a continué sa route vers la Bidassoa. Rentré ce jourd’hui même, je me préparais à me rendre au Louvre… C’est tout, sire.

 

François Ier interrogea le comte du regard. Loraydan eut un geste évasif… Maugency se recula.

 

– Tu peux parler devant Roland, dit le roi en ramenant le gentilhomme d’un signe bienveillant.

 

– En ce cas, reprit Loraydan, selon les instructions que j’ai reçues de Votre Majesté, je dirai que j’ai tout mis en œuvre pour gagner la confiance et même l’affection de M. le Commandeur d’Ulloa.

 

– As-tu réussi ? demanda vivement François Ier.

 

– Au delà de mon espoir, sire. Et à tel point que ce digne seigneur m’a proposé d’aller m’établir en sa commanderie de Séville. J’ai donc mis à profit cette estime qui m’était témoignée pour essayer de décider M. d’Ulloa à intervenir auprès de Sa Majesté le roi des Espagnes dans le sens que vous m’aviez indiqué.

 

– As-tu traité la question du Milanais ?

 

– Oui, sire. Et tous les jours, j’ai entretenu le Commandeur du grand désir de Votre Majesté de rentrer en possession de ce duché. Selon vos ordres, je lui ai laissé entendre d’abord qu’une paix définitive ne serait qu’à ce prix, et ensuite que votre royale reconnaissance serait sans bornes envers qui déciderait l’empereur à cet acte de justice.

 

– Eh bien ? fit le roi qui écoutait avec une attention soutenue.

 

– Eh bien, sire, ces vieux hidalgos sont fins comme des renards. M. d’Ulloa ne m’a donné que des assurances générales, sans entrer dans le positif. Il m’a comblé des marques de son affection, mais n’a rien promis de précis…

 

Le roi se leva et commença dans la salle une promenade agitée.

 

– Je lui ai donné l’hôtel d’Arronces, dit-il, je lui en ai expédié les lettres de donation. Mais je ferai bien plus s’il veut parler à l’empereur avec la fermeté nécessaire. Il faut le décider, Loraydan, il le faut ! Je sais quelle est sa grande influence sur l’esprit de Charles. S’il le veut loyalement, le Milanais me reviendra. Le Milanais doit me revenir. Mon honneur y est engagé. Quoi ! Tu n’as pu obtenir un mot ?…

 

– Sire, dit Loraydan, vous m’aviez donné l’ordre de n’aller pas plus loin qu’Angoulême. Je crois que si j’étais resté huit jours de plus auprès de M. d’Ulloa, j’aurais fini par le décider.

 

– Rejoins-le, Loraydan, rejoins-le ! Parle-lui ! Promets-lui ce qu’il voudra demander. J’y souscris. Il faut que l’empereur soit prêt à me rendre le Milanais quand il arrivera à Paris !

 

– Si Votre Majesté le veut, je repartirai demain matin.

 

– Non ! repose-toi trois jours. Mais pas plus. Puis, tu gagneras Poitiers et tu y attendras l’arrivée de l’empereur. De Poitiers à Paris, tu auras tout le temps voulu pour achever ce que tu as commencé. Et songe que toi-même… je ne t’ai jamais rien donné parce que je te sais riche…

 

– Oh ! sire, ma fortune ne dépasse pas deux millions !… Mais elle m’est suffisante, et je ne demande à Votre Majesté que la gloire de la servir…

 

– Oui, je sais ton dévouement, ton désintéressement. Deux millions ! Je te savais riche, mais pas à ce point. N’importe, si tu réussis, Loraydan, je te donne, à la cour, la charge que tu demanderas, aussi importante qu’elle puisse être…

 

Le comte de Loraydan se courba, autant pour remercier que pour cacher sa joie terrible.

 

– La fortune ! rugit-il en lui-même. Est-ce enfin la fortune !… Les millions de Bérengère !… Une charge à la cour !… Je deviens l’un des rois de Paris…

 

– Donc, continua François Ier, tu repars dans trois jours, et vas t’embusquer à Poitiers pour achever la séduction de ce vieux fou. Ha ! ajouta-t-il en reprenant sa gaîté, il fallait voir, au Louvre, ses airs effarouchés, à cause de cette pauvre duchesse (Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier. Le royal adultère était officiel et installé au Louvre. Nul n’y voyait matière à scandale)… n’est-ce pas, Maugency ?

 

– J’avoue, dit le gentilhomme, que l’attitude de M. d’Ulloa ne m’a pas donné à rire.

 

– Oh ! toi, tu es pour la vertu, et tu es de l’ancien temps. Soyons jeune, mort diable ! et vivons la vie ! Tu vieillis, Maugency, tu vieillis… au fait, quel âge as-tu ?

 

– Quarante-cinq ans, Sire : c’est de la jeunesse, puisque c’est l’âge même de Votre Majesté !

 

– Bon ! À ton compte, j’aurais quarante-cinq ans ? Ce n’est pas possible !… Mais voilà assez parlé de futiles affaires. Songeons un peu à la chose sérieuse entre toutes… au plaisir ! Je vous emmène tous les deux.

 

– Où allons-nous, sire ?

 

– Près d’ici. Et d’abord, à l’hôtel d’Arronces. Depuis que je l’ai donné au Commandeur d’Ulloa, j’éprouve je ne sais quel désir de le revoir… j’y ai laissé un peu de ma jeunesse… tu en étais, Maugency… tu te souviens ?

 

– Oui, sire. C’est là qu’est morte la pauvre Agnès de Sennecour…

 

– Allons ! dit brusquement le roi.

 

– À l’hôtel d’Arronces ! rêva Loraydan. Je verrai la maison où dort Bérengère !…

 

Les trois gentilshommes sortirent de l’hôtel Loraydan. Le ciel était constellé et la nuit en était confusément éclairée. Il n’était guère que neuf heures. Mais le chemin de la Corderie était désert…

 

Comme ils approchaient, ils virent deux hommes immobiles, accotés à la grille que nous avons signalée.

 

– Deux truands ! dit le comte de Loraydan.

 

– Non, fit Maugency, de qui la vue était perçante, deux gentilshommes. L’un d’eux, à sa tournure, me paraît jeune. L’autre peut avoir mon âge.

 

– Que font-ils là ? pensa furieusement Loraydan. Oui, je vois. L’un de ces deux misérables est jeune. C’est pour Bérengère qu’il est venu ! Enfer ! Qui sait si… Holà, messieurs !… cria-t-il.

 

Les deux inconnus tressaillirent et semblèrent apercevoir alors seulement les trois gentilshommes arrêtés à quelques pas de la grille.

 

– Que désirez-vous, messieurs ? demanda poliment le plus âgé.

 

– Nous désirons que vous vous en alliez ! répondit Loraydan.

 

– Oh !… Et pourquoi ?…

 

– Parce que vous nous gênez !

 

– Loraydan ! Loraydan ! murmura Maugency.

 

Le comte frissonna. La jalousie le mordait au cœur. Un flot de sang monta à sa tête. L’insulte jaillit.

 

– Eh ! ne vois-tu pas que ce sont ici deux nocturnes coupe-jarrets !

 

– Vous dites ? demanda une voix cinglante, et le plus jeune des inconnus se dressa devant Loraydan.

 

– Je dis, bégaya le comte, je dis qu’à des drôles de votre espèce…

 

Il n’acheva pas. La main du jeune homme se leva, partit, s’abattit, le soufflet claqua. Au même instant, les épées sortirent des fourreaux, Loraydan, râlant de convulsives paroles de honte et de rage, l’autre, calme, ramassé, prêt à la riposte… Maugency, d’un geste, écarta les rapières, se plaça entre deux adversaires :

 

– Comte, je prends pour moi la moitié de l’outrage, mais j’aime à voir au soleil le sang que je répands. Si ces messieurs nous disent qui ils sont, demain matin, ici même…

 

– Oui ! oui ! Demain matin ! Au grand jour ! gronda Loraydan. Si Bérengère le connaît, songea-t-il, si elle l’aime… elle verra ! oui ! elle verra comment meurent ceux qui se placent sur mon chemin ! Malheur à lui ! Et malheur à elle !…

 

Le roi s’était reculé et assistait impassible à cette scène. Maugency continua avec fermeté :

 

– Messieurs, je suis le baron Roland de Maugency, et voici le comte Amauri de Loraydan. Et vous ?

 

– Mon nom est Philippe de Ponthus, dit froidement le plus âgé des inconnus, et voici mon fils : Clother, sire de Ponthus.

 

– Ponthus ? tressaillit Maugency.

 

– Ponthus. Je vous connais, Maugency. Et vous me connaissez. Tous deux, ici, jadis, mais pour des besognes différentes, nous nous rencontrâmes près de celle qui mourut en cet hôtel. Il paraît que notre destinée était de nous battre encore aux abords de l’hôtel d’Arronces…

 

– Monsieur de Ponthus, laissons le passé. Je vous tiens pour un loyal gentilhomme. Il me suffira donc que vous acceptiez de vous trouver devant cette grille demain matin.

 

– Nous acceptons !… Nous serons ici à huit heures du matin… Cela vous convient-il ?

 

– L’heure est excellente. Je vous aurai pour adversaire. Et mon ami Loraydan aura l’honneur de se mesurer avec Monsieur votre fils. Nous aurons, n’est-ce pas, rapière et miséricorde ?

 

– À merveille. Bonsoir, messieurs, et à demain huit heures !

 

Philippe et Clother de Ponthus saluèrent et se retirèrent. Bientôt, leurs deux ombres s’évanouirent dans la nuit. Loraydan mâchonnait de sourdes insultes. Roland de Maugency, pensif, baissait la tête.

 

– Je ne savais pas, murmurait-il, je ne savais pas que Philippe de Ponthus eût un fils…

 

Le roi se rapprocha et le toucha à l’épaule. Maugency eut un violent sursaut.

 

– Voilà une rencontre, dit François Ier en riant. N’est-ce pas ce Ponthus qui, un jour, derrière cet hôtel…

 

– Oui, sire… Il y eut coup fourré. Nous nous touchâmes et tombâmes ensemble. Il y a de cela vingt ans passé, continua Maugency rêveur. C’était la veille même de la mort d’Agnès de Sennecour…

 

Loraydan, tourné vers le logis Turquand qu’il contemplait ardemment et dont il se rapprochait peu à peu, ne prêtait aucune attention à ces paroles et même ne les entendait pas. Le roi était placé près de la grille, et d’une voix bouleversée par l’émotion :

 

– Voici donc l’hôtel d’Arronces !… Demeure bénie, combien douces furent les heures que je passai sous ton toit !… Vieux tilleuls, je vous reconnais, et il me semble que je vois encore ma chère Agnès se promener lentement sous vos ombrages. Ah ! jeunesse, ô ma jeunesse, où êtes-vous ? Heures de charme et de poésie, pourquoi, si tôt, vous êtes-vous envolées ?… Hélas ! Je te regarde, antique hôtel, je te regarde avec les mêmes yeux que j’avais alors, et je ne vois plus qu’un fantôme blanc qui me dit : « Sire, vous m’avez trompée, et j’en meurs ! »

 

– Les dernières paroles d’Agnès ! murmura sourdement Maugency.

 

– Oui. Ses dernières paroles. Mais, cher Maugency, pouvais-je lui dire que j’étais le roi ? Réponds ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Devais-je donc mourir d’amour ou l’épouser ? Le roi de France ne pouvait épouser Agnès de Sennecour. Il fallait donc bien que je me donnasse à elle pour un gentilhomme dont toute la fortune consistait en cet hôtel d’Arronces. Ainsi, elle put m’écouter ! Ainsi, elle put me croire quand je lui jurais que je la conduirais aux autels ! Ainsi, elle put m’aimer !…

 

– Et quand elle apprit que vous étiez le roi, son cœur se brisa !… « Sire, vous m’avez trompée, et j’en meurs ! »

 

– Tais-toi, Maugency, tais-toi, dit François Ier. C’est mon remords, j’y songe parfois jusque dans nos fêtes du Louvre… C’est étrange… J’ai eu bien des maîtresses. Quand il a fallu les quitter, les unes en ont ri, d’autres en sont mortes. C’est la loi, Maugency, la triste loi de l’amour… Eh bien, tous ces souvenirs me laissent indifférent… mais je ne puis songer à Agnès sans me sentir frissonner… Pourquoi ?

 

François Ier appuya son front brûlant au fer de la grille, et à voix basse, murmura :

 

– Peut-être est-ce parce que la mort d’Agnès tua deux êtres… elle… et l’enfant qu’elle portait dans son sein…

 

Une fois encore, Maugency tressaillit violemment. Une fois encore, il songea :

 

– Je ne savais pas que Philippe de Ponthus eût un fils !…

 

Le roi restait appuyé aux fers de la grille. Quelques larmes roulèrent sur ses joues. D’un accent assourdi, il continuait :

 

– Cet enfant allait naître… Il s’en fallait de moins d’un mois… Avec quelle impatience j’attendais sa venue !… Fille ou garçon, je l’eusse aimé… je l’aimais déjà !… Je lui eusse fait un sort royal, je l’eusse élevé aux marches du trône… et Agnès m’eut pardonné mon mensonge… Ce fut un jour affreux que celui où je revins la voir après cette absence de quinze jours… Elle était dans son lit, mourante… Elle me dit qu’elle savait qui j’étais… « Sire, vous m’avez trompée, et j’en meurs ! » Le lendemain, elle n’était plus !… elle emportait avec elle dans la tombe cet enfant que j’eusse tant aimé !…

 

– Oh ! songea Maugency, en pâlissant. Qui m’envoie cette étrange pensée ?… Oh ! qui prouve que l’enfant n’est pas venu au monde avant la mort de la mère !… Oh ! il faut que demain, pas plus tard que demain, je parle de cela au roi !… Je ne savais pas que Ponthus eût un fils !… répéta-t-il pour la troisième fois.

 

Peu à peu, le roi s’était tourné vers le logis Turquand.

 

Loraydan, alors, se rapprocha de lui.

 

– Mes chers amis, reprit François Ier, les roses croissent sur les tombes, la vie triomphe de la mort… Depuis dix ans, c’est la quatrième fois que je viens ici. Coïncidence voulue par le destin d’amour : c’est en venant pleurer sur le souvenir d’Agnès que j’ai vu celle qui, maintenant, occupe toutes mes pensées…

 

Loraydan tressaillit.

 

Maugency haussa imperceptiblement les épaules.

 

– J’aime ! j’aime encore ! J’aime comme jamais je n’ai aimé. Mes amis, mes chers amis, quand vous aurez vu cette beauté délicate, ce charme virginal, cette grâce timide, vous comprendrez que j’aie donné mon cœur à celle qui dort là… dans ce logis…

 

Loraydan chancela, frappé de vertige. Il balbutia :

 

– Quoi, sire !… Dans ce logis !… Dans le logis Turquand !…

 

– Oui, dit François Ier d’un accent passionné. C’est là !… Elle se nomme Bérengère…

 

Une effroyable imprécation retentit dans le cœur de Loraydan et vint expirer sur ses lèvres livides. Un instant, il eut la vision de sa dague arrachée du fourreau et plantée dans la poitrine du roi.

 

– Cette perle fine est à moi ! reprenait François Ier, gaiement. Pour la conquérir, j’ai un plan de bataille. Nous l’exécuterons à ton retour de Poitiers, Loraydan.

 

– À mon retour ! fit machinalement le comte, sans savoir ce qu’il disait.

 

– Oui. Pour ces amoureuses expéditions, il me faut de la tranquillité d’esprit. J’attendrai donc que tu sois revenu. J’ai déjà gagné la femme qui veille sur cet ange. Il y a un barbon de père ; nous en viendrons à bout. Moi, vous deux, Sansac et Essé ; nous serons cinq. D’ici là, Bérengère m’aura remarqué, m’aura vu rôder sur ce chemin, j’aurai pu lui parler sans doute… Elle m’aimera peut-être…

 

Loraydan éclata de rire : ce fut terrible…

 

– Elle vous aimera peut-être… mais… si elle ne vous aime pas ?…

 

– Je l’aime, moi ! Cela suffit. Si elle m’aime, elle me suivra de plein gré.

 

Loraydan sentait sa raison lui échapper. Il fit un effort suprême et râla :

 

– Et si elle ne vous aime pas ?…

 

– Eh bien, je l’enlèverai ! Et je suis sûr de réussir, puisque tu m’aideras, Loraydan !…

 

XII

LES DERNIÈRES PAROLES DE PHILIPPE DE PONTHUS


Le lendemain matin, à l’heure fixée, Roland de Maugency et Amauri de Loraydan, postés devant la grille de l’hôtel d’Arronces, virent arriver Philippe et Clother de Ponthus – le père et le fils… qu’aucune ressemblance physique ne semblait apparenter avec évidence… mais les ressemblances génériques sont si capricieuses !…

 

Les quatre adversaires se saluèrent.

 

Et sur Clother de Ponthus, Maugency et Loraydan dardèrent le même regard avide.

 

– Oh ! il faut qu’aujourd’hui même, dans une heure, il faut que je parle au roi de ce jeune homme ! songea Maugency, dont la physionomie traduisait la stupeur et le bouleversement.

 

– Comme il est beau ! se dit Loraydan, qui eut en lui-même un terrible cri de souffrance. Messieurs, fit-il d’une voix altérée, je vous prie de m’accorder dix minutes de répit.

 

Les deux Ponthus s’inclinèrent en signe d’assentiment empressé et poli.

 

– Qu’est-ce à dire, Loraydan ? fit Maugency en fronçant les sourcils.

 

– C’est-à-dire, gronda Loraydan… et son regard de haine brûlante dévorait Clother de Ponthus, c’est-à-dire qu’avant de me battre avec Monsieur, il faut que j’entre là !… dans ce logis !… Il faut que je parle à la fille de Turquand !

 

En même temps, il s’élança et heurta violemment le marteau de la porte. D’un bond, Maugency le rejoignit, le saisit par le bras, et à voix basse :

 

– Que fais-tu, malheureux ! Oserais-tu marcher sur les brisées du roi ?

 

– Sur les brisées de Satan, s’il le faut ! Malheur au roi s’il touche à Bérengère ! Malheur à ce misérable que je vais tuer ! Laisse faire, Maugency ! Ne t’inquiète pas de ce qui ne te regarde point ! Ou alors… ou alors… malheur à toi-même !

 

– C’est fort bien, dit Maugency en lâchant Loraydan. Demain, si nous sommes vivants, vous aurez à me rendre compte de ces paroles.

 

La porte du logis Turquand s’ouvrait. Amauri de Loraydan disparut à l’intérieur et se trouva en face de Turquand lui-même.

 

– Messire, dit Loraydan, je vais me battre…

 

Turquand sourit, conduisit son hôte en la salle d’honneur, le mena près de la fenêtre qui donnait sur le chemin de la Corderie et d’où l’on voyait le groupe des trois gentilshommes arrêtés devant la grille d’Arronces échangeant des paroles de politesse raffinée comme on en avait alors avant de s’entre-tuer.

 

– J’ai tout vu et tout compris, dit Turquand. Battez-vous, monsieur le comte, vous portez l’épée. Mais puis-je vous demander pourquoi…

 

– Je vais tuer ce jeune gentilhomme que vous voyez là, parce qu’il est venu rôder autour de ma maison… autour de votre fille, messire !

 

– C’est la première fois que je le vois, dit paisiblement Turquand. Mais si c’est à Bérengère qu’il en veut, vous faites bien de le tuer. Voyez-vous, c’est le seul moyen d’écarter la honte et la douleur. N’hésitez pas !

 

– Ha ! râla Loraydan. Et si cet inconnu était un puissant personnage ?…

 

– Je vous dirais : Tuez-le !

 

– Et si c’était un prince de sang ?

 

– Je vous dirais : Tuez-le !

 

– Et si c’était le roi ? le roi ! le roi !

 

– Je vous dirais : Tuez-le ! Et si vous étiez assez lâche pour hésiter, je le tuerais moi-même ! Ah ! continua Turquand dans un éclat de voix sauvage, croyez-vous donc que c’est pour moi que j’ai usé ma vie au travail ! que je me suis enrichi ! que je me suis fait l’usurier de la cour ! Puisque vous devez être mon fils, comte de Loraydan, connaissez-moi tout entier. Je veux une chose… une chose unique… Je la veux… elle sera : je veux que ma fille soit heureuse ! Moi vivant, le malheur n’approchera pas de ma fille. Entendez-moi. Comprenez-moi. Vous-même, si un jour…

 

Turquand n’acheva pas. Mais ses poings se serrèrent. Son visage pâlit. Il eut un long soupir. À cette seule pensée que Bérengère, un jour, pourrait souffrir, une double flamme dévorante jaillit de ses yeux.

 

– Eh bien ! reprit Loraydan, qui palpitait devant cette explosion de volonté paternelle, puisqu’il en est ainsi, je dois vous dire ; Veillez, messire, veillez ; car le roi, le roi, entendez-vous ! le roi a vu votre fille ! Le roi aime Bérengère ! Et vous ne savez pas, vous, non, vous ne pouvez savoir de quoi ce roi est capable quand l’amour l’a mordu au cœur ! Les pièges, les embûches, la trahison, voilà ses armes. Ceux qu’il rencontre autour de celle qu’il a choisie, il les écarte, les fait disparaître dans un cachot, ou les achète. Il a déjà commencé chez vous. Messire, il faut tout de suite jeter dehors tout votre domestique, et prendre des gens sûrs. Je vous les donnerai, moi !

 

– Inutile ! dit paisiblement Turquand. Je suis sûr de mes gens.

 

Loraydan éclata de rire.

 

– Je vous dis que le roi a vu votre fille ! qu’il la veut ! Vous ne comprenez donc pas ? Le roi ! Le roi rôde autour de votre maison ! Le roi ! Le suborneur ! Le parjure ! La bête féroce !

 

– Je le sais ! dit Turquand, toujours paisible.

 

– Vous le savez ! Et savez-vous qu’il a déjà acheté la femme attachée à la personne de votre fille !

 

– Je le sais ! dit Turquand avec la même tranquillité. C’est par mon ordre que dame Médarde a accepté ces présents du roi… Je veille, vous dis-je ! C’est moi qui veille !

 

– Mais… ne feriez-vous pas bien de changer de logis ?

 

– Non. Ce logis a été bâti sur mes plans. Et ces plans, je les ai travaillés, moi, en vue de la défense. Croyez-le : moi vivant, Bérengère n’a rien à craindre… ni du roi… ni de personne au monde !

 

Turquand prononça ces mots d’un accent qui fit frémir Loraydan. Il y eut un silence. Puis le maître ciseleur, d’un ton enjoué :

 

– Les dix sacs vous sont bien parvenus sans encombre ?

 

– Maître Turquand, dit Loraydan, je voudrais parler à Bérengère…

 

On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question posée… non, il ne l’avait pas entendue… L’orfèvre ouvrit une porte et donna un ordre. Quelques instants plus tard, Bérengère entrait dans la salle, si jolie en la simplicité de sa toilette matinale, si captivante par sa timidité qui lui laissait toute liberté d’allure parce qu’elle était sincère, si gracieuse en sa marche légère, que Loraydan se sentit frissonner d’amour. Elle tremblait… l’amour, dans toute son attitude éclatait malgré elle, ou plutôt sans qu’elle en eût conscience. Oui, son cœur tremblait… comme tremble tout ce qui entre dans la redoutable aventure de l’amour.

 

Loraydan répéta la scène qu’il venait de jouer à Turquand. Il la répéta parce que le nombre de gestes que comporte une passion au paroxysme est incroyablement restreint – et Loraydan était fou de passion en cette minute… fou de jalousie.

 

– Bérengère, dit-il, je vais me battre avec cet homme que vous voyez là… près de la grille… celui qui porte un manteau de velours gris… Tenez ! tenez ! il lève les yeux sur vous !…

 

– Vous battre ! murmura Bérengère toute pâle.

 

C’étaient les premières paroles qu’ils se disaient…, c’étaient des paroles d’amour.

 

– Me battre ! répéta Loraydan. Et le tuer ! Connaissez-vous cet homme ? Dites ! Le connaissez-vous ?

 

– Je l’ai déjà vu ici… fit Bérengère dans un souffle.

 

Ah ! la malheureuse qui ignorait encore le mensonge, qui ne savait pas encore que le mensonge est l’arme de défense et d’attaque dans la bataille que se livrent la femme et l’homme, arme de meurtre souvent, arme de suicide parfois, arme presque toujours nécessaire, car il y a si peu, si peu d’hommes, si peu, si peu de femmes capables de combattre par la vérité ; Il eût été si simple que Bérengère répondit : Non je ne connais pas cet homme… Il fallut qu’elle se crût obligée de dire la rigoureuse vérité… la vérité ! Oh ! c’était une pauvre petite vérité : une fois, une seule fois elle avait vu Clother de Ponthus à cette grille !…

 

– J’en étais sûr ! ricana en lui-même Loraydan.

 

– Vous battre ! balbutia Bérengère, blanche comme un lis.

 

– Elle tremble pour lui ! Me battre, et, si je puis, le tuer ! dit-il.

 

Il s’inclina, le cœur gonflé à se briser… et elle se sentit défaillir… elle se laissa tomber dans un fauteuil. Loraydan salua d’un geste bref le maître ciseleur et s’élança au dehors. L’infernale souffrance de la jalousie pétrissait son cerveau, il se rugissait :

 

– Ils s’aiment ! Enfer ! Je le savais bien, par Dieu !… Et moi qui hésitais peut-être encore !… Non, non, la belle ! Ce nom de Loraydan illustré par tant de héros, tu ne l’auras pas !… Et moi… moi… je t’aurai !…

 

Il rejoignit le groupe des trois gentilshommes et vit alors que Maugency ouvrait la grille.

 

– Que fais-tu ! dit-il. Dégainons ici !

 

Maugency haussa les épaules.

 

– Le roi m’a fait remettre cette clef. C’est un ordre. Le combat aura lieu dans le domaine. Assez de folies, Loraydan ! Tiens-toi en gentilhomme, tiens-toi ! ou je me retire !

 

Ils entrèrent, marchèrent droit sur l’hôtel d’Arronces qui semblait les regarder venir avec une sombre et mystérieuse curiosité, en firent le tour et s’arrêtèrent sous deux fenêtres jumelles qu’unissait plutôt qu’il ne les séparait un mince et élégant meneau. Sur ces vitraux enchâssés en la légère arabesque des mailles de plomb. Philippe de Ponthus et Roland de Maugency eurent un même regard pensif.

 

– C’est ici la chapelle de l’hôtel d’Arronces, dit Maugency d’une voix bizarre.

 

– C’est ici que repose Agnès de Sennecour, renvoya Philippe de Ponthus en écho de lointains souvenirs.

 

– Dégainons ! Dégainons ! coupe Loraydan.

 

Les quatre épées étincelèrent sous les pâles rayons de ce soleil d’hiver qui se levait sur Paris.

 

Philippe de Ponthus et Roland de Maugency s’attaquèrent froidement et, eût-on dit, avec de la lassitude, ou peut-être un regret. En quelques instants, soit hasard des marches et ruptures, soit tacite connivence, ils se trouvèrent assez loin du groupe impétueux formé par Amauri de Loraydan et Clother de Ponthus.

 

– Monsieur de Maugency, dit Philippe de Ponthus en poussant un coup droit, voulez-vous me dire pourquoi, tout à l’heure, vous n’avez cessé d’étudier le visage de mon fils ?

 

– Monsieur de Ponthus, dit Maugency, qui vint à la parade, voulez-vous me permettre de vous dire que j’ignorais… oui, par le ciel, j’ignorais que vous eussiez un fils !… et de cet âge… Et de cette figure !…

 

Machinalement, Philippe de Ponthus tourna la tête vers son fils… et il le vit qui mettait le pied sur l’épée de Loraydan tombée sur le sol… il sourit, salua Maugency et, joyeusement :

 

– Vous avez vu ? Votre ami désarmé !… Vous ignoriez sans doute aussi que mon fils n’a pas son pareil pour faire sauter une épée ?

 

Là-bas, Amauri de Loraydan râlait :

 

– Désarmé ! Déshonoré !

 

– Désarmé, oui. Déshonoré, non ! dit Clother avec une sincère politesse.

 

– Achevez-moi ! Tuez-moi !…

 

– Ramassez votre rapière !

 

Loraydan, fébrile, saisit son épée, en fouetta l’air et retomba en garde. La générosité de son adversaire lui poignardait le cœur. Sa haine encore imprécise devint un de ces définitifs cancers d’âme sans guérison possible. Il attaqua. Sa reprise, calculée, savante, précise et serrée, fut un chef-d’œuvre de l’art. Sa lame, contre celle de Clother, eut de rapides et secs cliquetis, et, tout à coup, il partit en grondant une imprécation. Dans le même instant, la rapière de Clother lui cingla la main d’un coup de fouet qui se traça en une longue ligne rouge… ses doigts s’ouvrirent… le fer, une fois encore lui échappa…

 

– Je pourrais vous tuer, dit Clother, mais…

 

Mais un soupir, un long soupir, un double râle, à ce moment, s’éleva derrière lui. Un sursaut le retourna… et il bondit, il se rua vers Philippe de Ponthus qui s’affaissait près de Maugency étendu sur le sol, les yeux vitreux… tous deux avaient la poitrine trouée… C’était le même coup fourré qui, jadis, les avait couchés à cette même place. Seulement, cette fois, le coup était mortel.

 

Maugency, sur qui Loraydan vint se pencher, n’avait plus besoin de secours : dans le râle qu’avait entendu Clother, il venait d’exhaler son dernier souffle. Maugency jamais, vous n’avez pu dire au roi François quelles étranges pensées s’étaient levés dans votre esprit alors qu’avec tant d’attention vous analysiez les traits de Clother de Ponthus ! Votre soupçon, vous veniez de le confier à la mort, la seule confidente, qui sache garder un secret !…

 

Clother s’agenouilla, saisit dans ses mains tremblantes la tête de son père, et murmura :

 

– Monsieur… monsieur… êtes-vous sérieusement touché ?… parlez-moi… regardez-moi…

 

Philippe de Ponthus ouvrit les yeux et eut pour son fils un long regard de tendresse…

 

– Il faut, balbutia-t-il avec effort, il faut me transporter à la maison… vite !… J’ai à te parler !… et par ma foi… je sens que je m’en vais !…

 

Clother se releva. Il était pâle. Un léger tremblement agitait ses lèvres.

 

– Monsieur, dit-il à Loraydan, voulez-vous veiller sur les blessés, tandis que je vais chercher…

 

Loraydan eut un vague geste d’assentiment. Clother s’élança.

 

Un quart d’heure plus tard, deux litières pénétraient dans l’hôtel d’Arronces. Mais lorsque Clother chercha des yeux son adversaire, il ne le vit pas. Loraydan avait disparu…

 

Clother fit placer le mort dans l’une des litières, et ayant soulevé son père dans ses bras, lui-même le coucha dans l’autre.

 

– Qui de vous sait où demeure ce gentilhomme ? demanda-t-il aux gens qu’il avait amenés, en désignant le corps de Maugency.

 

– M. de Maugency, a son hôtel au milieu de la rue Saint-Honoré, indiqua Philippe de Ponthus.

 

Les deux litières se mirent en route. Rue du Temple, elles se séparèrent, celle qui portait Maugency continuant son chemin vers la Seine, et celle de Ponthus se dirigeant vers la rue Saint-Denis.

 

Là, presque en face de l’auberge de la Devinière, dans une vieille maison, les deux Ponthus occupaient au premier étage un assez modeste appartement composé de cinq pièces, y compris une sorte de vestibule. Comme il avait déjà fait, Clother de Ponthus enleva le blessé dans ses bras nerveux, et ainsi le monta-t-il, vigoureux et tendre, comme Énée, aux temps héroïques, emporta son père Anchise ; il le coucha sur un lit, et, à la brave femme préposée à leur ménage, commanda de courir chercher un chirurgien.

 

– Pas de chirurgien ! sourit Philippe. Ferme la porte, et écoute !

 

– Vous soigner d’abord, vous écouter ensuite ! grelotta Clother.

 

– M’écouter d’abord ! Obéis à mon dernier ordre. Il me reste une heure à vivre, je ne peux pas la perdre à entendre les sornettes d’un hère qui me fera mourir en latin.

 

Une heure à vivre… Non, quelques minutes à peine. Philippe s’abaissa soudain, une écume de sang moussa à ses lèvres, et tout à coup, il vit la Mort assise à son chevet ; il ouvrit les bras et eut encore la force d’étreindre son fils en murmurant :

 

– Je m’en vais… adieu, Ponthus !… J’aurais voulu te dire… quand tu sauras la vérité, fuis, mon fils, mon bien-aimé fils, va-t’en hors de Paris, hors de France… Les cœurs comme le tien, partout, peuvent lutter et conquérir le bonheur… les épées comme la tienne, partout, sont précieuses… Trop tard !… Écoute pourtant l’ordre suprême… obéiras-tu ?…

 

– En doutez-vous, monsieur !…

 

– Eh bien, dès que je n’y serai plus, rends-toi à mon castel de Ponthus, près Brantôme… là tu trouveras ce que j’avais à te dire… à te dire parce que tu as eu hier vingt et un ans… à te dire parce que la morte m’avait commandé de parler aujourd’hui… Là-bas… dans la salle d’armes… la panoplie… l’épée du centre… la poignée est creuse… N’oublie pas… adieu… adieu… n’oublie pas l’épée de Ponthus…

 

Et il expira…

 

XIII

L’ÉPÉE DE PONTHUS


Le lendemain de l’enterrement de son père, Clother de Ponthus, obéissant à l’ordre suprême, monta à cheval à la pointe du jour et prit la route de Brantôme. C’est aux abords de cette petite ville que se trouvait le domaine de Ponthus, domaine jadis considérable alors que les Ponthus, sous les règnes de Charles VIII et de Louis XIII occupaient un rang distingué à la cour de France, maintenant domaine restreint au milieu duquel s’élevait un castel dont les deux tours rondes avaient soutenu vaillamment plus d’un assaut, au temps où des partis anglais parcouraient la province… les deux tours menaçaient ruine, le castel était délabré : sans doute Philippe de Ponthus n’avait jamais eu les ressources nécessaires pour l’entretien de ce logis, ou peut-être, dès le début de sa vie, avait-il été frappé par un de ces découragements qui font qu’un homme passe dans l’existence en voyageur qui refuse de s’intéresser au pays.

 

Clother cheminait donc vers Brantôme.

 

Il se sentait affreusement triste ; parfois une larme venait gonfler sa paupière et roulait sur sa joue, toute brûlante… Il pleurait son père… Il était aux prises avec la première douleur de sa vie.

 

Amauri de Loraydan était l’une des innombrables bêtes féroces qui, toujours, ont infesté le monde.

 

Clother était ce que la nomenclature moderne appelle un sentimental.

 

C’était un cœur, un de ces cœurs en qui palpite une jeunesse qui, dans la suite de l’âge, survit à la ruine du corps. Ce qu’il y a d’amour et de pitié en suspension dans l’atmosphère de la vie se condense sur ces cœurs prédestinés…

 

Clother cheminait sans s’apercevoir que Loraydan le suivait à distance – en route pour Poitiers où, selon l’ordre du roi, il allait attendre le Commandeur Ulloa. Ce n’est pas par suite d’un calcul que Loraydan avait quitté Paris en même temps et par la même porte que Clother : le hasard avait arrangé cette affaire… comme il en arrange tant ! D’après ses instructions, Loraydan devait faire halte à Poitiers et y attendre l’arrivée de Charles-Quint… Il ne s’y arrêta point.

 

Pourquoi ? Pourquoi continua-t-il la même route que Clother ? Il n’eût su le dire. Il n’avait aucun projet… La haine le poussait, voilà tout. Le 30 novembre, dans la matinée, Clother arriva en vue de Ponthus, et, abandonnant la grand’route, se dirigea vers le castel. Loraydan s’embusqua au coin d’une butte, et, d’un sombre regard, accompagna Clother qui trottait sur le chemin de traverse conduisant à Ponthus.

 

Maintenant, donc, nous avons à noter l’attitude de ces deux hommes qu’en cette journée du 30 novembre le destin disposa dans son jeu de façon à exercer une double influence sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa, comme un joueur d’échecs pousse deux pièces en vue de la combinaison finale… Évidemment, il est toujours facile d’établir après coup la filiation des événements passés. Aussi n’avons-nous pas la prétention d’indiquer que le drame don Juan-Léonor est issu de la rencontre Loraydan-Ponthus. Ce que nous pouvons assurer c’est que, si, le 30 novembre, Loraydan n’avait pas suivi Clother jusqu’au chemin de Ponthus, le drame don Juan-Léonor se fût présenté tout autre qu’il n’a été dans la réalité…

 

Loraydan d’abord :

 

Arrêté au détour de cette butte, il suivait Clother d’un œil mauvais et songeait :

 

– Où va-t-il ? Aurait-il quitté Paris pour toujours ?… En ce cas, il aurait vie sauve…

 

Clother disparu, enfin, Loraydan eut un long soupir et durant de lentes minutes se demanda s’il n’allait pas prendre, lui aussi, ce chemin de traverse. Mais à quelles fins ? La pensée d’une nouvelle provocation ne lui venait pas… Il entra en l’une de ces rêveries où les projets s’échafaudent et se démolissent d’eux-mêmes…

 

– Certainement, pour un millier de livres, nous nous chargerions bien d’attendre à quelque détour de route le joli cavalier qui vient de passer là… et de l’expédier tout doucement, sans trop le faire crier. Qu’en dis-tu, Bel-Argent ? Réponds franchement : mille livres pour telle besogne, serait-ce trop ?

 

– Franchement, ce serait pour rien. Moi je demanderais deux mille livres, puisque nous sommes deux.

 

– Non, non, Bel-Argent, ce serait trop. Mille suffisent. Je t’ai toujours reproché ta gourmandise.

 

– Et moi, Jean Poterne, je te reproche ta générosité qui nous mettra sur la paille…

 

Au premier mot de cette étrange conversation venant le frapper dans le profond silence de cette solitude, le comte de Loraydan avait eu le violent sursaut du malfaiteur pris sur le fait. Il comprit instantanément que les êtres quelconques qui s’entretenaient ainsi avaient dû lire sur son visage la haine qu’il portait à Clother.

 

Il se fit impassible, tourna légèrement la tête, et, à dix pas de lui, dans un fossé, à demi cachés par des ronces, vit deux hommes assis face à face, deux sortes de truands. Un flacon de cuir était posé entre eux, et chacun, à son tour, en prenait une lampée. Ni l’un ni l’autre ne semblait voir Loraydan. Gravement, ils continuaient de discuter si le meurtre de Clother pouvait valoir moins ou plus de mille livres. Finalement, ils tombèrent d’accord à douze cents livres – et ils se turent.

 

– Dites-moi, l’ami, fit Loraydan, qu’est-ce que ce castel dont je vois les deux tours ?

 

Celui qui s’appelait Jean Poterne parut apercevoir le comte pour la première fois, feignit un prodigieux étonnement, se leva avec précipitation, et s’approcha en multipliant les salutations.

 

– Monseigneur, dit-il, c’est Ponthus, la seigneurie de Philippe de Ponthus…

 

– Le domaine de Ponthus ! tressaillait Loraydan. C’est donc pour venir en sa terre qu’il a quitté Paris ?… Que vient-il y faire ?… Son père est mort, certainement, car je l’ai vu expirant du coup d’épée de Maugency… Va-t-il donc, maintenant, s’établir ici ?… Oh ! si cela était !… Mais non ! Sans doute, bientôt, il va rentrer à Paris… Il faut… Qu’est-ce que ce Philippe de Ponthus ? demanda-t-il d’une voix indifférente.

 

– Un digne seigneur qui, dit-on, a eu des chagrins. On ne le voit guère à Ponthus. En ces deux derniers ans, il n’y est venu que trois fois. Et toujours accompagné de son fils… Aujourd’hui, le fils vient seul… Je voudrais bien savoir pourquoi…

 

– Le fils ?… Quel fils ?

 

– Ce gentilhomme qui vient de passer sur le chemin. Eh quoi, vous ne l’avez pas vu ?… Un brave, assure-t-on… Mais j’en sais de plus braves qui, s’il le fallait…

 

– Ce serait douze cents livres, pas moins ! trancha Bel-Argent avec une sorte de candeur terrible.

 

Jean Poterne le foudroya du regard.

 

– Qu’est-ce que ce clocher, là-bas, à l’horizon ? demanda Loraydan toujours indifférent.

 

– C’est Brantôme, monseigneur. Une fort jolie ville. Mais les gens laissent toujours leur bourse à la maison quand ils sortent…

 

– Des ladres, dit Bel-Argent avec dédain.

 

– Et à la nuit tombante se barricadent, ajouta Jean Poterne.

 

– Des poltrons ! acheva Bel-Argent.

 

L’effrayant débat se poursuivait dans l’esprit de Loraydan. Son regard, de côté, d’une mince coulée, jugeait les deux malandrins de grande route… Bel-Argent n’avait pas l’air bien terrible… mais, de toute évidence, on pouvait faire confiance au chef. Jean Poterne, figure intelligente, audacieuse et mauvaise, œil dur, mains énormes de meurtrier.

 

Une bouffée de chaleur montait au front de Loraydan, puis il serrait son manteau à ses épaules comme s’il eût eu grand froid… Il en était à son premier crime.

 

– Comment feriez-vous ?

 

– Cela nous regarde, dit Jean Poterne.

 

– Quand ?

 

– Sous trois jours au plus !

 

Ils ne se dirent plus rien. Loraydan se redressa, livide. C’était fait. Il était maintenant dans le crime. Quelques moments, il demeura immobile, les yeux fixés sur les tours de Ponthus. Puis, froidement, méthodiquement, déboucla les courroies de l’une des fontes de sa selle, et l’ouvrit. Jean Poterne et Bel-Argent s’immobilisèrent, pétrifiés : ils entendaient sonner l’or !… Sur un signe de Loraydan, Jean Poterne tendit son bonnet et le comte y laissa tomber la somme qui, avec une rapidité fantastique, disparut, nul n’aurait su dire où, excepté toutefois Bel-Argent qui surveillait l’opération d’un œil impossible à tromper.

 

Loraydan, alors, reboucla sa fonte, et, sans jeter un regard aux deux malandrins, reprit, au pas, en sens inverse, le chemin qu’il avait parcouru en suivant Clother de Ponthus…

 

Il s’en retournait à Poitiers… bon voyageur tranquille, bon gentilhomme qui s’en va, en toute loyauté, exécuter les ordres de son roi…

 

Mais quand il fut à dix pas, il se retourna, leva le doigt, et dit :

 

– Je le saurai !…

 

Ce fut simple et bref. Mais ce dut être terrible. Geste, voix et figure durent évoquer d’effrayantes représailles, car Jean Poterne et Bel-Argent se courbèrent en pâlissant, et grondèrent :

 

– Avant trois jours !…

 

Loraydan prit le trot, et bientôt disparut vers le nord, dans la direction de Poitiers. Et alors, Jean Poterne :

 

– Je ne donnerais pas un liard de notre peau si nous manquions de parole à ce démon. Il faut y aller tout de suite, et coûte que coûte tenir le marché dès aujourd’hui… Allons… préparons notre embuscade…

 

Clother de Ponthus était arrivé au castel, et avait mis pied à terre dans une cour envahie par les herbes. Un homme d’une cinquantaine d’années, sec et vigoureux, vint prendre son cheval qu’il conduisit à l’écurie. Puis, étant revenu auprès de Clother qui, pensif, n’avait pas bougé, cet homme demanda :

 

– Le sire de Ponthus s’est sans doute arrêté en chemin ?… Il va arriver ?…

 

– Non, Agénor, mon père ne viendra pas… mon père ne viendra plus jamais à Ponthus…

 

Le serviteur des Ponthus, gardien du castel, vit que deux larmes jaillissaient des yeux de Clother. Alors il se découvrit, et, avec une émotion grave, prononça :

 

– Le seigneur de Ponthus est donc mort…

 

– Oui, dit Clother. Mort dans toute la force de son irréductible jeunesse. Mort l’épée à la main. Mort en brave. Cette âme vaillante et tendre n’est plus… et je suis seul au monde…

 

Agénor, la tête baissée, avait écouté cette sorte d’oraison funèbre. Et sans doute, en lui-même, il murmurait une prière, car, finalement, il fit le signe de la croix. Alors, il dit :

 

– C’est donc de ce jour que vous êtes seigneur de Ponthus, maître de ces plaines, avec droit de justice haute et basse… Clother, seigneur de Ponthus, je vous salue et vous promets fidélité… Mais je dois, dès cet instant, obéir à l’ordre souvent répété de monseigneur Philippe : venez donc, car je dois vous conduire en la salle d’armes…

 

– C’est pour cela que je suis venu, dit Clother.

 

Agénor entra dans un pavillon où il logeait avec sa femme et ses deux fils. Il reparut avec les clefs du castel.

 

– Voici, dit-il, la porte de la salle d’armes. Vous voyez qu’elle est en fer. Pour l’ouvrir autrement qu’avec les clefs, il faudrait employer la poudre. Voici les deux fenêtres de la salle d’armes. Vous voyez que les volets en sont fermés. Ils sont blindés en fer et ferment à l’intérieur au moyen de clefs. Pour les ouvrir, aussi, faudrait-il creuser des mines dans la muraille. Rendez-moi témoignage que, tandis que tout est ouvert au castel, car il faut bien que l’air entre, n’est-ce pas ? la porte et les fenêtres de la salle d’armes sont bien et dûment fermées, selon l’ordre. Jamais cette porte et ces deux fenêtres ne sont perdues de vue. Mes fils et moi, à tour de rôle, restons là, de garde.

 

– Je suis sûr, Agénor, que vous avez dignement observé les instructions de mon père. Entrons…

 

Non sans peine, le serviteur de Ponthus ouvrit la porte de fer, puis, avec des clefs, les deux fenêtres. Alors il sortit, et se retira en disant :

 

– J’ai l’ordre de vous laisser seul dans la salle d’armes…

 

Tout de suite, Clother se dirigea sur la panoplie qu’il connaissait bien pour l’avoir maintes fois admirée. Elle se composait de rapières, de dagues, d’épées, toutes lames portant la marque des grands armuriers de Tolède ou de Milan. Clother décrocha celle du centre et l’examina.

 

– N’oublie pas l’épée de Ponthus, murmura-t-il. Épée de Ponthus, tu ne me quitteras plus, tu seras ma fidèle compagne dans ce que mon père a appelé la conquête du bonheur.

 

Il dégrafa la rapière qu’il portait au côté et l’accrocha sur la panoplie à la place de celle qu’il venait de prendre. Puis il alla s’asseoir à une table en travers de laquelle, devant lui, il posa l’épée de Ponthus. C’était une arme solide et légère, toute simple, avec une poignée droite dont la garde était protégée par des volutes d’acier ciselé. À l’extrémité de cette poignée s’arrondissait une boule d’acier qui portait le blason de Ponthus. Cette boule, Clother essaya de la tourner à droite et à gauche, et après un léger effort, il vit qu’elle se dévissait. La boule retirée, la poignée de l’épée lui apparut comme un cylindre creux, ce qui n’ôtait rien à sa solidité, d’ailleurs. Un papier roulé de façon à occuper le creux, apparut, et Clother le retira aussitôt.

 

À la suite de ce papier, un diamant roula sur la table…

 

Ayant penché la poignée en la secouant, Clother vit tomber un deuxième diamant, puis un autre… Finalement, lorsque la poignée se trouva vide, il y eut douze diamants assemblés sur la table.

 

Clother les considéra un instant, et, avec une angoisse inexplicable venue des profondeurs de son être, murmura :

 

– Je ne savais pas que mon père possédât cette fortune… il ne m’en a jamais parlé…

 

En même temps, son regard se porta sur le papier. Il le déroula, et non sans quelque hésitation, se mit à le lire. Il était daté du 20 mai de l’an 1519. Il y avait donc plus de vingt ans qu’il avait été écrit, et l’encre en était jaunie, pâle reflet d’une passion défunte, portrait effacé par le temps, ce suprême niveleur, ultime consolateur, unique guérisseur des plaies du cœur… quand il les guérit ! Voici ce que disait Philippe de Ponthus :

 

« Clother,

 

Quand vous lirez ces lignes, vous aurez vingt et un ans révolus. Mon intention, à moi, n’était pas que vous fussiez instruit de la vérité, car la vérité, pour le malheur du monde, est souvent funeste et parfois mortelle. Mais votre mère en a décidé autrement. En mourant, trois jours après votre naissance, elle m’a fait jurer de tout vous dire. Je le fais à regret. Quand vous aurez vingt et un ans, vous lirez donc ce papier. Si je venais à mourir avant ce temps, j’aurai pris soin de léguer à quelque ami sûr le secret de l’épée de Ponthus. Mais j’espère que Dieu me fera la grâce de me laisser vivre assez pour vous élever et faire de vous un bon gentilhomme.

 

Voici donc ce que j’ai à vous apprendre, sur l’ordre de votre mère : Clother, vous n’êtes pas mon fils… »

 

Clother se leva tout droit.

 

Il était bien pâle… et ses yeux se troublèrent… et ses mains tremblèrent…

 

Il déposa le papier sur la table sans avoir la force de continuer sa lecture, et, dans la vaste salle poussiéreuse, pareille au tombeau de quelque puissant amour, se mit à se promener lentement… Et les armures dressées aux quatre angles étaient comme des chevaliers soudain sortis de la mort pour le regarder pleurer…

 

Longtemps, bien longtemps, Clother marcha ainsi dans le silence.

 

Mais c’était un cœur !

 

Et en ce cœur vivait la flamme des jeunesses impérissables.

 

Il avait donc en lui des ressources de vitalité contre les douleurs dissolvantes, et, comme un cantique d’amour filial, cette prière monta en un murmure jusqu’à ses lèvres :

 

– Ô vous que je vois me sourire au fond de ma première enfance, ô vous que je revois penché sur mon berceau sans que cet effort de mémoire m’étonne, ô vous qui avez guidé mes premiers rêves, vous qui m’avez enseigné la bonté, l’amour et la pitié, vous qui avez armé mon bras, ô vous de qui j’ai reçu tout ce qui fait l’honneur de ma vie, la beauté de la pensée, ô Philippe, seigneur de Ponthus, daignez me permettre de rester votre fils !… Un autre que je ne connais pas a pu me donner le jour. Vous m’avez donné l’âme, et vous êtes mon père, mon créateur… Vous êtes parti pour le long voyage d’où nul ne revient, et mon cœur est déchiré. Mais si loin que vous soyez, je vous vois près de moi, je vous entends, vous restez vivant et jeune de votre ardente, de votre indicible jeunesse. Souffrez donc, mon seigneur père, que je n’ambitionne en ce monde de gloire plus haute et plus pure que de faire dire de moi quand je mourrai : Celui-ci s’appelait Clother, digne fils du seigneur de Ponthus…

 

Réconforté par cette invocation, Clother revint s’asseoir et reprit sa lecture.

 

Le papier disait ensuite :

 

« Vous n’êtes pas mon fils selon la naissance…

 

Mais vous êtes mon fils selon mon cœur, et c’est à vous que, paternellement, je veux consacrer ce qui me reste de vie. Voici pourquoi, Clother :

 

J’ai aimé. Dans mon existence, il y a eu un amour unique et définitif. Mon premier amour a été aussi mon dernier amour, et je sens que jusqu’à mon dernier souffle cette affection demeurera jeune, vivante et pure, comme au premier instant où elle me pénétra… Celle que j’aimais ne pouvait être mon épouse : j’arrivais trop tard à la conquête de son cœur, mais je l’aimai assez pour l’aimer sans espoir, et elle daigna m’associer à ses douleurs…

 

Vous êtes né, Clother…

 

Trois jours après votre naissance, elle est morte…

 

Et c’est alors, mon enfant, mon fils bien-aimé, c’est alors, c’est dans ce moment terrible où elle succombait, et où il me semblait que la mort me saisissait moi-même, c’est dans cette affreuse minute que j’ai connu l’ineffable bonheur qui remplira ma vie de clarté, qui fait que je bénis Dieu de m’avoir fait naître… Elle me regarda…

 

Peut-être l’agonie avait-elle détaché déjà son âme des liens de ce monde…

 

Ce qui est sûr, je le jure, c’est que, dans son dernier regard, j’ai lu que cette âme venait de se tourner vers la mienne… Ô Dieu bon !… ô mon fils !… ce fut un regard d’amour…

 

Quand elle vit que j’avais compris et que je chancelais sous le poids de cet effroyable bonheur, elle me tendit ses pauvres mains, et elle murmura :

 

– Vous serez son père… et quand il aura vingt et un ans vous lui direz tout…

 

Elle ajouta quelques mots pour indiquer en quelles conditions elle voulait que la vérité vous fût dite, et puis elle rendit le dernier souffle… Ces conditions furent que vous seriez instruit de cette vérité dans le lieu même où elle avait souffert, et non ailleurs.

 

Ce lieu, mon cher enfant, c’est l’HÔTEL D’ARRONCES.

 

C’est là que, pour obéir au vœu de votre mère, je vous conduirai le jour même où vous aurez vingt et un ans. Cependant, il est possible que je ne puisse pas exécuter cette volonté, soit que je meure avant l’époque dite, soit qu’à cette même époque je sois séparé de vous pour quelque raison que ce soit.

 

C’est pour cela, Clother, que je vous écris la présente lettre.

 

Elle a pour but :

 

D’abord, de vous mettre en possession de douze diamants ayant appartenu en bien familial à votre mère qui les tenait elle-même de sa propre mère. Ces diamants ont été estimés au plus bas prix à trois cent mille livres et doivent servir à votre établissement dans la vie. Vous pouvez, vous devez en user ; en hésitant à vous servir de cette somme, vous iriez expressément contre la volonté de votre mère et la mienne.

 

Cette lettre a comme deuxième but de vous indiquer que vous trouverez en l’hôtel d’Arronces :

 

1° Le nom et l’histoire de votre mère, de sa main même ;

 

2° Le nom de votre véritable père, en une note écrite par moi ; j’y ai mis quelques conseils touchant l’attitude que vous devez garder par devers lui, et j’ose espérer que vous tiendrez ces conseils pour bons et valables ;

 

3° Un paquet de sept lettres, toutes de la main de votre père, constituant la preuve irrécusable de votre filiation ;

 

4° Les actes vous constituant mon fils adoptif héritier légitime de mon nom, de mon titre, de ma seigneurie de Ponthus, et de tout ce que je possède ;

 

5° Un médaillon contenant le portrait de votre mère, exécuté en miniature six mois avant sa mort par le sieur Jehan Clouet, peintre.

 

Le tout a été mis dans une cassette de fer pour être garanti de l’humidité. Vous aurez à forcer cette cassette, car j’en ai jeté la clef dans la Seine. Voici comment vous trouverez cette cassette :

 

L’hôtel d’Arronces est situé à Paris, derrière le Temple, en bordure du chemin de la Corderie, sur lequel s’ouvre sa grille d’entrée, face au terrain des Enfants-Rouges. Vous entrerez par cette grille, irez droit à l’hôtel et en ferez le tour. Une petite porte bâtarde vous permettra d’entrer dans la chapelle. Quand vous serez là, placez-vous contre la première marche de l’autel, le dos exactement tourné au tabernacle, et marchez droit au fond de la chapelle en comptant les dalles.

 

C’est sous la dix-septième de ces dalles, ou, pour préciser, sous la dalle qui est exactement le centre de la chapelle, que se trouve la cassette…

 

Avec un levier, il vous sera facile de soulever cette dalle, puis vous creuserez environ de deux hauteurs de bêche, et vous trouverez la cassette.

 

Adieu, mon enfant, mon fils, mon bien-aimé fils. Ma suprême recommandation serait de vous répéter la parole sacrée Tes père et mère honoreras… Mais je la modifie, mon fils, et voici mon dernier vœu, voici le dernier cri de mon cœur au vôtre :

 

Mon fils, quand vous saurez tout. AIMEZ ET RESPECTEZ LA MÉMOIRE DE VOTRE MÈRE !…

 

Recevez ma bénédiction, et je signe

 

PHILIPPE, seigneur de Ponthus. »

 

Le soleil venait de se coucher. Il y avait plusieurs heures que Clother était enfermé dans la salle d’armes du castel de Ponthus. La nuit venait lorsque Agénor, le serviteur gardien du logis, se décida enfin à entrer dans la salle. Il vit Clother, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux fixés sur le papier, bien que, dans l’obscurité, l’écriture n’en fût pas lisible. Il s’approcha en faisant quelque bruit pour signaler sa présence, mais Clother ne l’entendit pas. Quelques minutes, le serviteur demeura debout près du jeune homme, et alors, il l’entendit qui murmurait :

 

– Ma mère !…

 

Ce mot, maintes fois, dans cette journée, il l’avait répété. Ah ! c’est qu’une ardente curiosité s’emparait de lui peu à peu. Cette mère inconnue, il voulait savoir qui elle avait été ; il voulait connaître ce nom et cette histoire que lui promettait la lettre, il voulait contempler ce portrait que Philippe de Ponthus avait pieusement enfermé dans la cassette de fer…

 

– Seigneur, se décida Agénor, il se fait tard, et déjà voici la nuit…

 

Clother l’entendit, redressa la tête, et se leva.

 

– Seigneur de Ponthus, continua Agénor, ne daignerez-vous pas faire honneur au repas que nous vous avons préparé ?

 

– Mais oui, mon bon Agénor, dit Clother avec une sorte de gaieté nerveuse, d’autant que j’ai grand appétit, n’ayant rien pris depuis ce matin.

 

Le serviteur eut un geste de satisfaction. Clother ajouta :

 

– Et d’autant, aussi, que je dois prendre des forces, ayant l’intention de me remettre en route tout à l’heure.

 

– Eh quoi ! Dès aujourd’hui ?

 

– Dès tout à l’heure. Il me tarde d’être de retour à Paris… il le faut !… Veillez donc à ce que mon cheval reçoive, lui aussi, son repas et soit en état…

 

Agénor comprit qu’il n’y avait pas à insister. Il se retira. Aux dernières lueurs du jour mourant, Clother remit en leur place, c’est-à-dire dans le creux de la poignée, les douze diamants et le papier qu’il roula tel qu’il l’avait trouvé. Puis il revissa la boule armoriée et ceignit l’épée à ses reins.

 

– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle et sûre dans la conquête du bonheur !

 

Au bout d’une demi-heure, une porte, au fond de la salle, s’ouvrit, une clarté soudaine frappa les yeux de Clother, et il vit Agénor, transformé par une livrée aux couleurs de Ponthus, portant un flambeau à trois cires. Gravement, Agénor prononça :

 

– Le seigneur de Ponthus est servi !

 

Et il s’avança, précédant Clother, le flambeau à la main, jusqu’à une salle à manger qui conservait de beaux vestiges de son ancienne opulence. Comme il l’avait dit, Clother avait grand appétit et il fit honneur au repas qui lui fut servi par Agénor lui-même.

 

Il était près de neuf heures quand il se leva de table et demanda son cheval. Il refusa de se laisser escorter par les deux fils d’Agénor, promit de revenir bientôt pour restaurer et habiter longuement Ponthus, fit ses adieux en termes modérés, mais cordiaux et se mit en selle.

 

Il connaissait bien le chemin – et il le fallait, car la nuit était noire.

 

Clother se dirigeait de mémoire.

 

Bientôt il atteignit la grande route, et se mit à trotter prudemment. Du moins, il lui parut que c’était de la prudence. En réalité, plus d’une fois, par des nuits aussi noires, il avait aimé le galop vertigineux qui enivre parce qu’on ne voit pas le sol, parce qu’il semble qu’on soit suspendu dans les airs. Il ne se rendait pas compte qu’une pesante tristesse le paralysait… il finit par se dire :

 

« Tant que je ne saurai pas le nom de ma mère, tant que je n’aurai pas vu ses traits, je sens que je ne vivrai pas. Il faut donc qu’au plus tôt j’atteigne l’hôtel d’Arronces. »

 

Et peu à peu, il se remit au pas ; peu à peu, il laissa flotter les rênes ; peu à peu s’imposa à lui l’invincible besoin de s’arrêter, de s’asseoir, de reposer sa tête dans ses mains, et de songer…

 

Songerie ! Le plus terrible poison du cerveau !… Mais Clother ne savait pas encore cela.

 

Comme il allait se décider à mettre pied à terre, il avisa devant lui, à gauche en bordure de la route, une lumière qui rougeoyait à deux fenêtres, et il reconnut qu’il se trouvait près d’une ancienne auberge abandonnée où il s’était plus d’une fois arrêté pour laisser souffler sa monture.

 

On l’appelait dans le pays l’auberge de la Grâce de Dieu.

 

« Ici, je serai seul, se dit Clother, ici je pourrai penser à vous, ma mère ! À vous, Philippe de Ponthus, mon vrai, mon seul père !… »

 

Il sauta à terre, attacha son cheval à un anneau, poussa la porte entre-bâillée, entra, et vit que cette clarté qu’il avait observée aux fenêtres provenait d’une torche de résine et d’un reste de feu dans la cheminée. Il pensa que quelque pauvre hère avait dû s’arrêter là pour se reposer et s’assit sur un escabeau, s’accoudant à une vieille table demeurée là… Il ferma les yeux…

 

Presque au même instant, il les rouvrit à un bruit qu’il entendit… Il les rouvrit pour voir deux hommes s’élancer sur lui, la dague au poing… Il porta la main à la poignée de son épée, voulut se lever… trop tard !…

 

Une douleur aiguë lui déchira la poitrine… Il jeta un long cri d’agonie, il roula sur le sol et le sens des choses s’abolit en lui…

 

Activement, Jean Poterne, qui avait porté le coup, et Bel-Argent, tout pâle, s’occupèrent à fouiller Clother.

 

Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment, plusieurs hommes firent irruption dans la salle, vers le fond de laquelle Jean Poterne et Bel-Argent bondirent. Enjamber une fenêtre qui s’ouvrait sur les champs et disparaître dans la nuit, pareils à des chacals effarouchés, cela dura le temps de le dire.

 

L’un des étrangers, beau vieillard à stature d’athlète, se pencha alors sur Clother et eut un geste de pitié.

 

Cet homme, c’était le Commandeur don Sanche d’Ulloa…

 

XIV

LES DOUZE CAROLUS D’OR


Nous avons posé les personnages et les événements qui par la suite devaient influer sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa et en modifier la marche. Ainsi celui qui entreprend la description du cours d’un fleuve est obligé de noter l’obstacle, le rocher, l’accident de terrain qui a détourné le courant et fait dévier ce fleuve… Nous pouvons maintenant revenir à don Juan que nous avons vu sortir de Séville, escorté de son valet Jacquemin Corentin, à la poursuite de Léonor d’Ulloa.

 

Franchissons l’Espagne et une partie de la France, et le dix-septième jour de décembre, arrivons aux portes de Périgueux : nous y joignons don Juan pour assister à une de ces peu catholiques manœuvres où excellait sa hardiesse : la véritable bataille qu’il livra à maître Fairéol. Pourquoi certains auteurs ont-ils omis cet épisode ? N’écartons pas les traits qui peuvent faire pardonner beaucoup à don Juan ; mais ne cachons pas les gestes qui montrent en lui l’aventurier sans scrupules.

 

Le 17 décembre, donc, il entra dans Périgueux, comme midi sonnait.

 

À ce moment, une jeune cavalière qui chevauchait à deux cents pas devant lui tourna un coin de rue et disparut. Sur son passage, on se retournait, si frappante était sa beauté, si brûlante et si douce la flamme de son regard. Personne ne l’escortait… Elle était seule… toute seule !

 

Lorsqu’elle disparut, don Juan, qui pourtant ne semblait pas la regarder, pâlit un peu et poussa un soupir.

 

– Fini jusqu’à demain ! murmura-t-il. Le soleil est sous l’horizon… Il fait nuit dans mon âme. Quelle tristesse !…

 

– Ah ! monsieur, dit Jacquemin, ce que j’ai à vous annoncer est encore bien plus triste, allez !

 

À cause de l’extraordinaire et fameuse particularité de son visage, présentons rapidement ce Jacquemin Corentin : il était maigre et long ; avec ses longues jambes, son long cou, son long nez, il ressemblait assez au héron de la tant jolie fable de notre grand poète. Du héron, d’ailleurs, il avait l’aspect méditatif : il semblait toujours ruminer sur quelque catastrophe – et, en effet, il y avait une catastrophe dans son existence, une catastrophe permanente : c’était son nez.

 

Ce nez était d’une incroyable longueur – si incroyable qu’à trente ans Jacquemin n’y croyait pas encore, et qu’il passait sa vie à s’étonner que la nature eût pu, en sa faveur, se montrer à tel point prodigue. Ce nez qui, tout d’un jet, jaillissait du visage, ce nez effilé, terminé en pointe aiguë, ce nez qui pourtant avait on ne sait quoi de jovial et qui, chose curieuse, ne déparait aucunement la figure pour laquelle il semblait avoir été fait tout exprès, ce nez, disons-nous, Jacquemin employait les trois quarts de son temps à le contempler avec une stupeur inapaisable, et non dans des miroirs, mais sur lui-même ; c’est ce qui lui donnait cette physionomie politique et réfléchie ; de plus, comme de juste, cette perpétuelle contemplation lui avait fait prendre l’habitude de loucher, forcé qu’il était de faire converger ses prunelles sur l’objet de sa méditation.

 

Qu’on n’aille pas croire que nous nous efforçons de ridiculiser ici ce pauvre garçon. Nous n’avons parlé de ce nez que parce qu’il est célèbre à l’égal de celui de Cléopâtre immortalisé par notre Pascal.

 

Au moral, Jacquemin Corentin avait le tort d’être un peu bavard. Mais cette incontinence de langue lui allait assez bien. Il n’était pas de ces effrontés valets de comédie qui suent sang et eau pour faire de l’esprit hors de propos, mais il était bien loin d’être un niais. Il n’était ni Scapin ni Jocrisse. Il avait du bon sens, et son cœur était excellent. Nous aurons terminé cette petite esquisse quand nous aurons appris au lecteur que Corentin était de Paris. Par suite de quelles très naturelles circonstances ce Parisien avait échoué à Séville, et comment il s’était attaché à la fortune de don Juan, on va le savoir.

 

– Monsieur, reprit-il, la nouvelle est des plus fâcheuses, mais le fait est que, depuis notre départ, vous semez l’argent par les routes, vous jetez l’or par les fenêtres, vous lancez les écus à la tête de tout le monde, excepté toutefois à la mienne. En sorte qu’à la dernière étape, ayant par votre ordre payé un ducat ce dîner pour lequel on nous demandait trois livres – il est vrai que la servante était des mieux tournées et des plus accortes – ayant, dis-je, fouillé au fond de la fonte au trésor, j’ai vu qu’il ne nous reste plus qu’un écu de six livres pour gagner la France dont nous sommes encore à plus de cent lieues pour le moins.

 

– Comment, pour gagner la France ! Est-ce que nous n’y sommes pas ?

 

– Monsieur, la France, c’est Paris. Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, et même, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les ballades de ce… comment l’appelez-vous ?… un nom qui signifie que celui qui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…

 

– Tu veux dire maître Clément Marot, bélître !

 

– Oui ? Je le veux bien. Donc, vous êtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vous ne serez jamais Français ; cela se voit assez puisque vous confondez la France avec sa province.

 

– Eh ! la France, c’est la France, et nous y sommes, de par tous les diables !

 

– La France, c’est Paris ! insista Corentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici une auberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions bien de nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…

 

Jacquemin eut un geste qui voulait dire que le lendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait se charger d’assurer sa pitance et celle de son maître.

 

– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapper à cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore trop riche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…

 

– Dites-moi, monsieur, demanda fort poliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vous m’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plus noble et la mieux famée et la plus riche ?

 

– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa le bourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour de Vesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout le Périgord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grand train.

 

– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorio qui remercia et salua.

 

Dix minutes plus tard, il mettait pied à terre devant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grand air. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vint à sa rencontre en murmurant :

 

– Un seul valet. Pas de chevaux de main. Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais. Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mes devoirs.

 

À l’oreille terriblement fine de don Juan, le « monseigneur » sonna comme une pièce d’or qui a une paille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Et l’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.

 

– Monseigneur ! balbutia-t-il.

 

– À la bonne heure ! fit Tenorio, qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus belle chambre.

 

L’hôte le guida dans un large escalier de pierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers le second étage.

 

– Non, dit don Juan. La chambre d’honneur. Celle qui a balcon sur rue.

 

– C’est que… daignez m’excuser… mais, pour les chambres du premier, on paye d’avance !

 

– Là ! murmura Corentin. Que disais-je !… Oh ! que fait-il !…

 

Don Juan faisait que, délicatement, il avait saisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’au sang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et, blanc d’indignation :

 

– Monsieur, dit-il, ce sont là des façons qui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous ne voulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie… ou plutôt, non ! Vous ne partirez pas ! Je vais à l’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneur lui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fort souvent !

 

Le digne hôtelier mentait : le gouverneur de Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Mais quoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ou plutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.

 

– Jacquemin, dit doucement Tenorio, cours chez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attend d’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne me mettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.

 

– J’y vais ! dit Corentin abasourdi. Vit-on jamais pareil menteur ? ajouta-t-il en lui-même.

 

Mais il n’avait pas descendu trois marches que maître Fairéol, se précipitant, le saisissait par le bras :

 

– Ne vous dérangez pas, mon brave : M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-il en ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis de M. le gouverneur ! Quel malheur qu’il soit absent !

 

Il mentait encore : le gouverneur était à Périgueux. Don Juan souriait…

 

– Donnez-vous la peine d’entrer, acheva l’hôte.

 

Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui était fort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.

 

– À la bonne heure ! répéta don Juan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures, s’entend.

 

Et il se mit à rire.

 

– C’est ce rire ! songeait Corentin. C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement il mentait sans rire ! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, de Dieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et de moi !

 

– Et maintenant, reprit maître Fairéol, épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneur ce qu’il désire avoir à son dîner ?

 

Don Juan le toisa. Puis :

 

– Envoyez-moi votre sommelier et votre maître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.

 

Maître Fairéol se courba. Il était dompté.

 

– Oh ! fit-il en se retirant, ébloui et fort vexé. Comme on se trompe ! J’aurais juré quelque pauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pas à moi de traiter la question du dîner ! Et il me tire les oreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diable leurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à les entendre !… C’est un grand seigneur, un vrai ! Et il est à tu et à toi avec le gouverneur en personne ! Oh ! oh !…

 

– Monsieur, disait Corentin, je voudrais bien savoir…

 

– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que je t’arrache la langue pour la jeter aux chiens !

 

– Là ! fit Corentin. Si je n’ai plus de langue, qui aurez-vous pour dire la vérité ?

 

Il dit. Et il entra en méditation, louchant terriblement sur son nez.

 

La conférence avec les deux graves personnages demandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furent conquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeur parmi les casseroles ; et les marmitons avaient rarement vu pareil coup de feu pour un seul dîneur.

 

– Maintenant, tu peux parler, dit don Juan. Nous sommes maîtres de la place.

 

– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nous n’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Comme si vous n’aviez pu dîner en la salle ! Sans compter le dîner lui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, et moi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jour commettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester en affront. Comment payerez-vous ?

 

– Je n’en sais rien…

 

– Vous comptez donc vous esquiver sans payer ?…

 

– Moi ? Pour qui me prends-tu ?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin !

 

– Ha ! Vous avez donc quelque magot dont vous ne me fîtes point part ?… ou quelque diamant peut-être ?…

 

– C’est toi qui détiens ma fortune, et je n’ai rien, tu peux le croire.

 

– Alors… avec quoi…

 

– Eh ! je n’en sais rien, te dis-je ?

 

– L’hôte vous fera donc arrêter. Ciel ! Si don Luis Tenorio…

 

– L’hôte me viendra lui-même offrir le coup de l’étrier.

 

– J’enrage, monsieur, j’enrage !

 

– Oh ! tu as donc peur d’aller en prison ?

 

– Non, monsieur, non ! C’est pour vous seul que je crains l’affront. Grand Dieu ! Le fils de don Tenorio en prison ! Plût au ciel que j’y puisse aller à votre place ! Vous riez. Vous ne me croyez point ?

 

Don Juan se jeta dans un fauteuil et dit :

 

– Pourquoi te croirais-je, voyons, dis-moi cela un peu…

 

– Vous ne croyez pas au dévouement de Jacquemin Corentin ? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoi je reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’y perds.

 

– Mais… tu restes avec moi d’abord parce que je paye bien ; ensuite parce que je suis beaucoup plus indulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes, et fermant les yeux quand je vois que tu me voles effrontément ; enfin, et surtout parce que je te laisse m’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête. Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.

 

– Monsieur, dit Jacquemin Corentin, connaissez-vous Paris ?

 

– J’y fus deux fois. Belle et noble ville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…

 

– Eh ! monsieur, tout cela, ce n’est point Paris ! Je vois que vous ne connaissez ni la France, ni Paris.

 

– Comment ! Le Louvre et Notre-Dame…

 

– Paris, monsieur, c’est la rue Saint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles, c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suis né natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, ni rien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieu ait sa bonne âme !

 

– Que veux-tu que cela me fasse ?

 

– Attendez. Élevé donc dans la capitale, je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris, je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière qui est la capitale de la rue Saint-Denis…

 

– Et de ce royaume, tu fus le roi ? dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.

 

– Non, monsieur : j’en fus le tourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à servir aux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustre maréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser à moi…

 

– À cause de ton nez, sois-en sûr…

 

– C’est bien possible, soupira Corentin en louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au temps où Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville de Madrid prisonnier du roi des Espagnes ; et, comme vous le savez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu à la liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagne comme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire les deux princes jusqu’à la Bidassoa. C’est pourquoi ce grand homme de guerre me dit en propres termes : « Corentin, si tu veux voir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri, comme aide. » Monsieur, je faillis en être malade de joie et devenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.

 

– Pourquoi, Jacquemin ? La grandeur est plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bien peu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fous dangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…

 

– Eh bien ! monsieur, nous partîmes, moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, au nombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bien qu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans, voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustes petites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince me jalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussi glorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit et marri.

 

Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur son nez.

 

– Et bien tu fis, dit don Juan. On ne saurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Va toujours.

 

– Sur une grande barque, au milieu de la Bidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi, envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François à M. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deux princes à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sire embrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.

 

« Mais quand il eut touché terre, il sauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, et partit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façon terrible dont il criait : « Je suis encore roi ! Je suis encore roi ! »

 

– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa place tu aurais ainsi crié tout de ton haut…

 

– Je ne sais pas, monsieur, je ne sais pas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place les deux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leur père. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous ne pouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bien connu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref, monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deux premiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulut pas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deux princes, tout à coup, furent durement resserrés par une garde espagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniers de guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramer sur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres à Carthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vous m’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on y fabrique et que vous vouliez offrir à…

 

– La paix Jacquemin ; je t’ai cent fois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms, Jacquemin, ne les éveillons pas !

 

– Oui, monsieur, laissons dormir le nom de cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…

 

– Eh ! bourreau ! tiendras-tu ta traîtresse langue !

 

– C’est pour vous dire qu’étant arrivés à Grenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé sept morts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jours sous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nos gardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur une place mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue, regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmes tout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteurs portant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nous dit : « Mangez et buvez, pauvres victimes… »

 

Corentin s’interrompit pour s’essuyer les yeux.

 

– Tu pleures ! fit don Juan. Au fait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un être humain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à qui a soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de la nature.

 

– Monsieur, je suis ému toutes les fois que je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrant contre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huit ans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis de pitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’était monsieur votre père, le vénéré don Tenorio…

 

Jacquemin Corentin se découvrit.

 

– Et après ? demanda don Juan, qui semblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à un conte de fées.

 

– Après ? Il y a treize ans de cela, mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luis proposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazil eut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’il le porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à don Luis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état, afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Et là-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblais prêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de ma délivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus… J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mes infortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque et qu’ils furent emmenés en esclavage.

 

– Crois-tu qu’ils aient beaucoup perdu au change ? demanda don Juan.

 

– Certainement, monsieur, dit simplement Corentin. Songez donc que sur les galères espagnoles, au moins c’étaient des chrétiens qui les rouaient de coups… Quant à moi, don Louis Tenorio me fit soigner chez lui pendant trois mois, après quoi me voyant mis sur pied, et de presque mort redevenu bon vivant, il m’offrit une somme d’argent pour retourner en la rue Saint-Denis, qui est mon pays d’origine, mais je lui demandai de me garder en qualité de valet, car je ne me sentais pas le courage de me séparer de lui, et il y consentit…

 

– Et après ?…

 

– Après ?… Je vous ai dit que tous les détails de ma singulière aventure me sont restés présents… Lorsque votre généreux père racheta ma liberté et ma vie, je pus le voir compter la somme ès mains du chef d’escorte.

 

– Bah !… Eh bien, je gage que l’alguazil ne dut pas t’estimer bien cher !

 

– Douze carolus d’or, monsieur !

 

– C’était une somme !

 

– Les voici !

 

 

Ce fut si imprévu que don Juan éprouva un saisissement. De la pointe de son poignard, d’un geste rapide, Corentin avait décousu tout un pan de son pourpoint. Une à une, il retirait les belles pièces d’or et les posait sur la table, toutes rutilantes et comme frémissantes.

 

Don Juan s’était levé et regardait cela…

 

– Il m’a fallu des années pour les économiser sur mes gages, dit Jacquemin. J’aurais cru faire une mauvaise action en les offrant à don Luis. Mais je me disais que la fortune a parfois d’étranges retours, et que, peut-être, un jour, cet or qui m’avait sauvé la vie trouverait son emploi au service de Tenorio…

 

À ce moment, la porte s’ouvrit, et l’hôtelier de la Tour de Vesone, maître Fairéol en personne parut :

 

– Monseigneur, le cuissot de chevreuil est à point ! dit-il en triomphe.

 

Son regard tomba sur ce coin de table tout doré… Il se courba en deux et se retira à reculons en murmurant :

 

– Je l’avais par Dieu bien dit que c’était un grand seigneur : je m’y connais.

 

XV

LA MÉMORABLE BATAILLE QUE SE LIVRÈRENT MAÎTRE FAIRÉOL ET DON JUAN


Don Juan s’approcha et, ouvrant lui-même l’escarcelle de cuir que Jacquemin portait à la ceinture, y glissa l’un après l’autre les douze carolus.

 

– Corentin, dit-il, ce que don Luis Tenorio a donné pour toi, don Juan Tenorio ne peut pas le reprendre. Tout ce que je peux faire pour hausser ma générosité à l’égal de la tienne, c’est de te promettre que si jamais je me trouve acculé à une de ces impasses où on ne peut en appeler qu’à la bourse d’un véritable ami, eh bien, c’est à toi que je m’adresserai…

 

– Je crois que monsieur vient de dire « un ami » ! fit Corentin d’une voix qui trembla un peu.

 

– Et pourquoi pas, animal ! faquin ! bélître ! Vas-tu maintenant éplucher mes paroles comme tu le fais de mes actes ? Le diable soit de tes airs étonnés !

 

– Monsieur, dit résolument Corentin, puisque je vous vois en belle humeur, je veux me hasarder à vous prier de me faire aussi une autre promesse. Mais vous ne voudrez pas.

 

– Comment le sauras-tu, si tu ne me fais ta demande ?

 

– C’est pourtant vrai. Eh bien, promettez-moi de ne plus me donner la bastonnade quand vous serez en colère.

 

– Soit. Je te le promets. Je ne te battrai plus.

 

– Merci, monsieur, je sais que pour ce genre de promesses, vous tenez parole. Mais puisque vous ne vous croyez pas dans cette impasse dont vous parliez, puisque vous ne voulez pas de ma bourse, comment payerez-vous ?

 

– Encore ?… T’ai-je pas répété que je ne le sais pas ? Mais voici qu’on vient. Tiens ta mauvaise langue.

 

Et s’en allant tambouriner des doigts à la fenêtre, don Juan, d’un ton bizarre, murmura :

 

– Ah ! le cuissot de chevreuil est à point ? Ah ! ah !… nous disons : le cuissot de chevreuil… il y a cinq chances sur dix…

 

Une servante, cependant, entra et s’activa à disposer le couvert, puis, sur une gracieuse et brève révérence, disparut. Quand elle fut partie, don Juan se retourna et prit place à table, servi par Jacquemin qui prenait les plats à mesure qu’on les montait jusqu’à la porte : manège qui confirma maître Fairéol dans cette opinion que son hôte ne pouvait être qu’un fort aristocratique personnage : en quoi il ne se trompait nullement.

 

– Ainsi le duc de… et le prince de… au diable leurs noms qui font rougir mes oreilles… ne veulent être servis à table que par leurs propres valets. Mais si dans Périgueux on savait que mes oreilles… oh !…

 

– Monsieur, disait Jacquemin, c’est un pâté de foie gras, avec des truffes. Il n’y a qu’à Périgueux qu’on en fait de pareils. C’était du moins l’opinion de maître Grégoire, le tavernier de la Devinière en la rue Saint-Denis, le seul endroit du monde où l’on mange… la France ! Je ne veux pas médire de la noble Espagne, mais on n’y mange pas, on s’y nourrit, voilà tout. Mais, monsieur, seriez-vous malade ?

 

– Et toi, serais-tu fol ?… Pourquoi serais-je malade ?

 

– C’est que, pas une fois, vous n’avez jeté l’œil sur la servante…

 

– Est-ce que je regarde les servantes ! fit don Juan qui haussa les épaules.

 

– Oh ! Et celle de Bergerac qui vous attend pour que vous l’épousiez ? Et celle de Marmande que vous ne pûtes fuir qu’en jurant que vous alliez lui chercher un carrosse pour l’emmener à Paris ? et celle de Dax avec qui vous échangeâtes…

 

– Que chantes-tu là ? interrompit don Juan. Ce n’étaient pas des servantes : c’étaient de jolies femmes, je veux dire des princesses ayant droit au tribut d’admiration d’un homme de bon sens. De ce que le sort, par erreur ou méchanceté, les oblige à servir à l’auberge, elles n’en sont pas moins reines…

 

– Alors, pourquoi ne vous êtes-vous pas jeté aux pieds de la princesse que le sort obligea, tout à l’heure, à dresser cette table où vous mangez ? Pourquoi ne lui avez-vous pas baisé les mains en l’assurant que rien n’éteindra votre flamme et en lui jurant de l’épouser… demain ?

 

– Eh ! celle-ci n’est point une princesse. C’est une servante. N’as-tu pas vu qu’elle est un vrai laideron ?

 

– Mais vous ne l’avez seulement pas regardée !

 

– En est-il besoin pour distinguer une beauté d’un vilain museau ? Je l’ai assez vue, va.

 

– Monsieur, voici maintenant une brochette d’ortolans et mauviettes qui me paraît des plus convenables. Vous ne me croirez pas, sans doute, mais elle m’a tout le temps fixé.

 

– Cette brochette t’a fixé ?

 

– Non, monsieur : la servante. Elle n’avait des yeux que pour moi.

 

– Eh bien, il fallait l’embrasser tout d’abord.

 

– Monsieur sait bien que cela m’est impossible…

 

– Ah oui… à cause de ton impayable vertu !…

 

– Non, monsieur : à cause de mon nez trop long. Je n’ai jamais pu atteindre une joue avec mes lèvres. J’ai pourtant essayé en plaçant mon nez dans toutes les positions que j’ai pu. Même à Séville, je m’étais exercé sur un sac de toile empli de son et figurant une tête. Eh bien, monsieur, avec la pointe de mon nez j’ai percé le sac, mais je n’ai pas réussi à l’embrasser. C’est pourquoi je me suis voué au célibat.

 

Jacquemin loucha tristement sur son nez.

 

– C’est bien fait, dit don Juan. Je t’ai maintes fois proposé de t’en couper la moitié, tu n’as pas accepté sous le prétexte que cela t’empêcherait de te moucher… Ainsi, tu ne te marieras jamais ?

 

– Jamais, monsieur, vous pouvez m’en croire.

 

– Ainsi, tu es sûr de n’avoir jamais été marié ?

 

– Comment, si j’en suis sûr !…

 

Don Juan considéra un instant Jacquemin, puis, se renversant au dossier de son fauteuil, partit d’un fou rire qui parut des plus étranges au fidèle serviteur et qui le consterna.

 

– Ho ! songea-t-il tout en remplissant le verre de son maître, quelle diantre de question est-ce là ? Si j’en suis sûr de n’avoir jamais été marié ? Tiens ! Il est bien trop sûr de l’avoir été, lui ! Oh ! ce rire finira par m’obscurcir la cervelle… Monsieur, dit-il, voici maintenant le fameux cuissot de chevreuil !

 

– Superbe ! dit don Juan qui reprit aussitôt son sang-froid… Qu’est-ce que je risque si je me trompe ? murmura-t-il… Il y a bien sept chances sur dix…

 

– Eh bien ? Qu’en dit Monseigneur ? s’écria maître Fairéol, qui avait tenu à escorter la maîtresse pièce du dîner.

 

– Magnifique. Asseyez-vous, maître, et me faites raison avec ce verre de vernat.

 

– Tout comme le prince de… et le duc de… il n’y a que ces grands seigneurs pour mettre les gens à leur aise, et sans les oreilles… Monseigneur me comble, dit l’hôte en s’asseyant à distance respectueuse. Quant au chevreuil, il est en pleine chair et tué d’avant-hier. Je le ramenai dans ma carriole à onze heures du soir.

 

– Neuf chances sur dix ! tressaillit don Juan. Je voudrais bien voir la tête, dit-il.

 

– Oh ! c’est jeune et tendre, ça a le bois en dague, Monseigneur va voir ! dit maître Fairéol qui se précipita et cria un ordre.

 

On apporta sur un grand plat d’étain la tête du chevreuil dont les bois, en effet, n’avaient pas une pointe.

 

– Un brocart, fit don Juan contemplatif. Le chasseur qui a tiré cette bête est un fin connaisseur.

 

Maître Fairéol sourit avec modestie et cligna de l’œil. Don Juan l’étudiait comme le chat, de loin, la souris.

 

– C’est vous ? dit-il. Permettez que je vous félicite. À votre santé, mon hôte, et à votre adresse !

 

– Monseigneur est trop bon…

 

– Non pas !… Je gagerais bien que vous l’avez tué dans cette forêt qui… vous savez bien ?…

 

– La forêt de Saint-Laurent, monseigneur, dit maître Fairéol qui cligna encore de l’œil.

 

– C’est justement cela. J’y chassai l’an dernier. La forêt de Saint-Laurent !… Beau domaine royal, sur ma foi !

 

Et don Juan attendit sa réponse. Le digne hôte se mit à rire.

 

– Ma foi oui ! dit-il. Beau domaine royal, qui ne vaut pas cependant la grande hêtraie de Villamblard où, par les nuits de lune, on peut saluer de loin quelque beau cerf…

 

– Vous m’emplissez d’admiration, mon hôte. Aussi bien me disais-je : voici une bête qui est trop jolie pour n’avoir pas été empruntée aux forêts du roi…

 

– Oh ! s’écria en lui-même Jacquemin qui, tout à coup, eut la révélation de la manœuvre, et se sentit rougir.

 

Quant au bon Fairéol, il éclata de rire.

 

– Emprunté ! fit-il en clignant plus que jamais de l’œil. Le mot est plus joli que la bête ! Emprunté !…

 

– Aux forêts du roi ! s’éclata don Juan, riant encore plus fort que le digne hôte.

 

– Aux forêts de Sa Majesté ! répéta celui-ci en s’essuyant les yeux.

 

– Dix chances sur dix ! dit don Juan. J’ai gagné !

 

– Gagné ?… Dix chances ?… s’étonna Fairéol.

 

– Quinze ! Vingt ! ! Cent sur dix ! Ah ! mon cher, vous êtes bien l’hôte le plus facétieux que j’aie vu. Vous m’avez fait passer un bien doux moment. Et quant au cuissot, vous pouvez l’emporter. Sur mon âme, je n’y toucherai pas.

 

– Monseigneur a bien tort, c’est…

 

– Je sais, oui, oui, c’est jeune, c’est tendre, mais vous ne me ferez pas succomber à la tentation. Emportez…

 

– Mais pourquoi ? s’inquiéta Fairéol qui, vaguement, commença à comprendre.

 

– Complicité de braconnage ! dit don Juan. Peste ! C’est la prison !…

 

– Qui le saura ? dit Fairéol, cessant de sourire. Le prince de… et le duc de… mangent de mon gibier, sachant d’où il vient. Et M. le gouverneur lui-même – ici Fairéol ne mentait plus – daigne parfois accepter…

 

– Qui le saura ? dit don Juan, cessant de rire lui aussi. Ma conscience !

 

– Sa conscience ! grogna Corentin, qui suait à grosses gouttes à suivre les péripéties de ce duel.

 

– Que votre hôtellerie soit fermée, continua don Juan, vos meubles vendus, et vous-même jeté en un cachot, c’est affaire à vous. Mais moi, je ne puis me risquer en pareille algarade…

 

Maître Fairéol se sentait défaillir. On sait combien étaient féroces les règlements de chasse, encore si pleins de morgue et d’insolence, même aujourd’hui.

 

– Au moins, bégaya-t-il, au moins j’ose espérer que Monseigneur…

 

– Quoi ? fit don Juan avec un regard glacial.

 

– Rien, monseigneur, rien…

 

– Si fait !… Dieu me damne, je crois que vous alliez me prier de ne pas vous dénoncer ! Allez, bonhomme, allez, eussiez-vous massacré tout ce qu’il y a de cerfs, de daims et de sangliers dans les forêts royales, apprenez que je ne suis pas capable d’une action aussi basse… Une dénonciation !… moi !…

 

C’était une indignation réelle, et déjà don Juan considérait l’oreille de maître Fairéol d’un œil qui n’annonçait rien de bon. L’hôte jugea que le moment était venu de battre en retraite. En fait, il était rassuré, d’ailleurs, quant au principal. Tout en se maudissant d’avoir trop parlé – mais quel est le chasseur qui résiste au plaisir de se vanter ? – il se disait qu’il n’avait pas à redouter une dénonciation de ce gentilhomme si pointilleux. Saisissant donc et le plat qui contenait le malencontreux cuissot et celui sur lequel reposait la tête du chevreuil, il saluait déjà :

 

– Non ! fit tranquillement don Juan. Laissez la tête. Je veux qu’elle reste sur cette table tant que je serai en cette hôtellerie. Vous pouvez vous retirer, Maître. Et toi, Corentin, qu’attends-tu ?

 

– Moi ? Mais j’attends que monsieur ait fini de dîner pour… à mon tour…

 

– T’ai-je pas dit d’aller informer mon ami Montpezan que je suis arrivé ?

 

– J’y vais, dit Corentin, j’y vais !

 

Et il se contenta de changer de place. L’hôte qui s’en allait revint vivement après avoir fermé la porte. Il recommençait à trembler.

 

– Mais, monseigneur, cette tête… là… sur la table !…

 

– Eh bien ? La tête est là, et nul n’y touchera. Quoi ? Ah ! oui, vous avez peur que Montpezan ne la voie ? Mais il peut fort bien ne pas la voir. En tout cas, ce n’est pas moi qui la lui montrerai… Et puis, quoi d’étonnant à voir une tête de chevreuil dans une hôtellerie ?

 

– Ah ! s’écria l’hôte désespéré. Monseigneur sait bien que quand nous achetons la bête, on nous la vend sans la tête !… La tête ! La tête ici ! C’est la preuve, justement…

 

– C’est vous qui perdez la tête, mon hôte. Buvez pour vous remettre. Et toi, Corentin…

 

– J’y cours ! dit Corentin qui changea encore de place.

 

– M. le gouverneur est absent ! cria Fairéol éperdu.

 

– Oh ! fit don Juan. Sûrement il est en son hôtel, puisque c’est lui-même qui m’a écrit de venir l’attendre, ce jour, en cette hôtellerie, pour m’y apporter ces cent écus d’or qu’il me doit… bon ! que vais-je raconter là !… Hâte-toi, Corentin, car je veux repartir tout à l’heure, étant fort pressé.

 

– Est-il donc descendu si bas ! se dit Corentin. J’y cours, monsieur, j’y vole ! Sa conscience ! Sa conscience !

 

– Restez, monsieur de Corentin, restez ! bégaya l’hôtelier. En lui-même, il fit un prompt calcul et mit en balance les cent écus d’or avec la certitude de la prison et de la ruine : il n’y avait pas d’hésitation possible. Et, tout d’une traite :

 

– Au nom du ciel, renoncez à faire venir M. le gouverneur qui n’aura rien de plus pressé que de mander ici le louvetier royal, lequel fera venir les gardes ! Puisque vous devez repartir sans délai, daignez me permettre de me substituer à M. de Montpezan pour ces cent écus d’or. Vous me les rendrez à votre prochain passage…

 

– Soit, dit don Juan. Je veux bien vous rendre ce service, car vous me paraissez honnête homme.

 

– La peste soit du truand d’enfer ! murmura Corentin. Ô don Luis Tenorio, où êtes-vous !…

 

Maître Fairéol s’était précipité. Dix minutes plus tard il rentrait, porteur d’un sac, et sans un soupir, mais l’œil hagard et le teint blême, il comptait sur la table les cent écus d’or qui, à coup sûr, représentaient son bénéfice d’une année.

 

– C’est un mauvais rêve, je vais m’éveiller, se disait-il. Puis-je emporter la tête ? fit-il timidement.

 

– Eh ! dit don Juan, il y a une heure que je vous prie d’en débarrasser ma table ! Non, non : laissez-moi le cuissot ! Je n’y ai pas encore touché !

 

– Mais, monseigneur avait dit… la complicité… la tête…

 

– Oui bien, je vous ai répété d’emporter la tête et de laisser le cuissot. Allez. Maître, faites bassiner votre lit et vous y glissez sans retard, car vous me semblez mal en point.

 

Et il attaque le cuissot, pendant que l’hôte se retirait, emportant la fameuse tête, et disant :

 

– Puisque monseigneur nous quitte, je vais préparer la note… Don Juan approuva d’un signe. Corentin, étourdi par cette scène, se taisait et méditait, perché sur ses longues jambes, les yeux fixés sur la quadruple pile de pièces d’or.

 

Une bonne heure se passa.

 

Puis maître Fairéol reparut, solennel, et sur son plat d’argent, présenta sa note. Don Juan y jeta un coup d’œil à peine ; mais ce coup d’œil lui suffit. Il sourit :

 

– Total : cent écus d’or. Eh bien, ce n’est pas trop cher. Payez-vous !

 

– Cent écus d’or ! s’exclama en lui-même Corentin. Oh ! le digne hôte ! C’est bien fait, seigneur Juan ! Vous trouvez votre maître !… Et la tête n’est plus là !

 

– C’est un trait de génie, dit doucement don Juan. Je m’en souviendrai longtemps.

 

Maître Fairéol s’inclinait, clignait de l’œil, souriait, et en somme faisait la roue. Avec une lenteur savamment calculée, il remettait les écus dans le sac, un à un, pendant que don Juan ravi, comme extasié, avec des exclamations admiratives, lisait et détaillait la note à haute voix.

 

– Il y gagne son dîner, le mien et l’avoine des chevaux, songeait Corentin. Tant de mensonge et de fourberie pour si peu ! Ô mon maître !…

 

– Ce qu’il y a d’admirable, disait don Juan, c’est que vous avez bien compris que je ne pourrais rien dire contre ces prix que vous me faites… Vous vous êtes bien douté que je ne tiens pas à attirer l’attention et que je me laisserais écorcher tout vif, sans crier… Monsieur Fairéol, vous êtes un grand homme !

 

Fairéol s’inclina modestement… Il n’avait pas dit un mot depuis sa triomphale entrée… Il se retirait à reculons, multipliant les salutations… Il atteignit la porte, son sac sous le bras…

 

– Mais, dit tout à coup don Juan, vous avez oublié une chose fort importante… Oh ! oh ! je tiens à tout payer, moi !… Venez ici, maître, et complétez votre note. Corentin, une plume et de l’encre, vite !

 

– Qu’est-ce ?… balbutia l’hôte en se rapprochant.

 

– Asseyez-vous… Là… Maintenant écrivez : Pour avoir tiré les oreilles de maître Fairéol… six livres !…

 

– Monseigneur, dit Fairéol tout pâle, je ne fais jamais payer cet article-là !

 

– Corentin, ne m’as-tu pas dit qu’il te restait un écu de six livres ? Donne-le à notre hôte… là !… Maintenant, écrivez… je tiens à payer, moi. Je ne suis pas de ces insolents qui tirent les oreilles aux gens sans payer… Écrivez !

 

À la manière dont ces mots furent dits, Fairéol comprit qu’il n’y avait pas de résistance possible. Et puis, que risquait-il ? Qui lirait jamais cette note ?… Il écrivit !

 

– Vous voilà satisfait… et moi aussi ! dit-il avec un sourire goguenard.

 

Et, content d’avoir sauvé ses cent écus d’or – une petite fortune ! – content d’avoir montré plus d’esprit et de finesse que cet orgueilleux gentilhomme – un gentilhomme de grand chemin, songeait-il – maître Fairéol regagna la porte, salua une dernière fois, et sortit en fermant. À ce moment, il entendit don Juan qui, distinctement, disait :

 

– Corentin, va donc me chercher le crieur public de la ville et me l’amènes ici…

 

– Qu’est-ce à dire ? murmura Fairéol qui s’arrêta court.

 

Et il rouvrit la porte !…

 

– J’y vais ! dit Corentin. Mais c’est fatigant. Vous m’avez fait aller trois ou quatre fois chez le gouverneur, déjà…

 

– Monseigneur, commença Fairéol, le crieur…

 

– Non, non ! s’écria don Juan, qui éclata de rire. Ne le dites pas ! Le crieur public est en tournée, en voyage, je sais, je sais ! Mais il n’en viendra pas moins ici ! Il n’en recevra pas moins, au prix ordinaire, mon ordre, qui est de crier cette note de porte en porte, la note entière, par toute la ville, dût le cri durer huit jours ! Je veux qu’on sache qu’il n’en coûte que six livres pour vous tirer les oreilles. Va, Corentin, va donc !

 

Sans rien dire, maître Fairéol, morne et courbé, Fairéol tremblant et livide, Fairéol vaincu, s’approcha de la table et y déposa son sac. Et à côté du sac, il laissa tomber le pauvre écu de six livres.

 

– Maître, dit don Juan, je vous rendrai cette note quand vous viendrez tout à l’heure, m’offrir le coup de l’étrier. En attendant, reprenez ces six livres, et vite : vous les avez bien gagnées !

 

Chose étrange et qui montre bien que les plus fermes caractères ont leur moment de faiblesse, maître Fairéol saisit, avec une sorte d’âpreté, le malheureux écu, et l’enfouit dans sa poche en disant :

 

– C’est toujours cela que je lui reprends !

 

Une heure plus tard, lorsque Corentin eut, à son tour, dîné à la cuisine, lorsque don Juan eut distribué dans l’hôtellerie de nombreuses et riches gratifications qui lui valurent d’enthousiastes acclamations, il monta à cheval, et l’hôte vint lui donner le coup de l’étrier. En lui rendant le gobelet de vermeil, don Juan glissa à maître Fairéol la note en question. Puis, saluant de la main les gens de l’hôtellerie assemblés, il s’éloigna, suivi de Jacquemin Corentin.

 

Au moment de tourner le coin, Corentin se retourna vers la Tour de Vesone, et, sur le perron, il vit maître Fairéol qui, par poignées, s’arrachait les cheveux, au grand ébahissement de ses gens.

 

– Tu vois bien, disait don Juan. Tu t’affoles toujours pour un rien. J’ai payé, largement payé. Et l’hôte est venu en personne au coup de l’étrier. Et tu as cent écus d’or dans la fonte !

 

– Nonante et huit, monsieur ; vous en distribuâtes deux que vous me fîtes convertir en pièces blanches.

 

– Déjà ? Eh bien, je t’engage à devenir plus ménager de mes deniers. À propos, dès que nous aurons regagné Séville, tu me rappelleras que j’ai à faire tenir deux cents écus d’or à maître Fairéol, hôtelier de la Tour de Vesone en Périgueux.

 

XVI

LA GRAND’ROUTE


Ils allaient au pas, rênes flottantes, donnant du repos à leurs bêtes qui venaient de fournir un rude temps de trot, et ils avaient Brantôme devant eux à plus d’une lieue encore.

 

Le soir venait. Au ciel s’échafaudaient et se disloquaient de tragiques décors de nuées échevelées. Les bises de décembre sifflaient au ras des bruyères et leurs folles rafales dansaient sur ces arides plateaux du haut Périgord, coupés de vaux escarpés et, par places, couverts de châtaigneraies ou de bouquets de bouleaux dont les fines ramures éployaient, gris sur gris, leurs ténues dentelles compliquées.

 

Don Juan était pensif. Jacquemin Corentin bavardait à tort et à travers.

 

– Monsieur, disait-il, voyez ces arbres dont les pieds sont jonchés de feuilles. Quelle ruse est la leur ! Et quelle intelligence ! Pouvez-vous me dire pourquoi, l’été, ils se couvrent de feuillage, et pourquoi, l’hiver venu, ils s’en dépouillent et le laissent tomber ?… Vous ne répondez pas ?… Vous ne savez pas ! Je sais, moi. Et pourtant je n’étudie pas les livres comme vous. Les arbres, monsieur, madrés et retors plus qu’on ne pense, les arbres se couvrent de feuilles l’été, pour garantir leur tête des ardeurs du soleil. L’hiver, ils ont froid aux pieds, et, du même feuillage, se font une couverture pour les réchauffer… Il y a aussi une chose que je voudrais savoir…

 

– Tu m’ennuies. Parle à ton nez, s’il faut absolument que ta langue marche.

 

Corentin loucha sur son nez, d’un air aimable, comme pour le saluer, et reprit :

 

– Monsieur mon nez, je voudrais bien savoir pourquoi nous sommes partis de Périgueux, les premiers ? Depuis Séville, nous ne perdions pas de vue la noble demoiselle…

 

Don Juan tressaillit et regarda Corentin de travers. Celui-ci continua :

 

– Pourquoi, aujourd’hui, la laissons-nous en arrière ? C’est à vous que je parle, monsieur mon nez. Aurions-nous renoncé à cette poursuite indigne d’un vrai gentilhomme ? Serions-nous touché enfin du courage et de la fermeté de cette malheureuse enfant ?

 

Don Juan poussa un long soupir et frissonna…

 

– Répondez-moi, nez sans scrupule ! Quand nous partîmes de Séville, cette vaillante fille d’Andalousie était accompagnée de deux serviteurs. Lorsque nous traversâmes les gorges de la Sierra-Morena, une nuit, vous vous éloignâtes seul… c’est à vous que je parle, mon nez ! Le lendemain, la demoiselle n’avait plus qu’un écuyer près d’elle. Pourquoi ?… Pourquoi ?…

 

– Corentin !…

 

– Taisez-vous, mon nez ! Et lorsque nous eûmes passé la Bidassoa, une fois encore, par un soir sans lune, vous me laissâtes seul. Quand nous entrâmes à Bayonne, la noble demoiselle était seule ! Seule !… Pourquoi ? Pourquoi ? Ah ! pourquoi y avait-il du sang à notre rapière, à telles enseignes que je dus passer une heure à la fourbir et faire reluire comme devant ?

 

– Eh ! fit don Juan, Que de bruit pour deux malheureux coups d’épée !

 

– C’est à vous, à vous seul que je parle, mon nez ! Je ne vous reproche pas ces deux coups d’épée, car je vous connais : sous ce rapport, du moins, vous êtes incapable de traîtrise…

 

– Tu peux le croire ! Le combat fut loyal. Et j’aurais pu les tuer : je me contentai de les mettre hors d’état de continuer leur route.

 

– Taisez-vous, nez scélérat ! La déloyauté de ces coups d’épée gît justement en ce que vous vouliez que la pauvre demoiselle fût seule ! Seule ! À votre merci !… Mais mal vous en prit, c’est de vous que je parle, mon nez !… Par trois fois, vous voulûtes aborder cette enfant… toute seule !… sur ces routes désertes !… Et il lui suffit de vous regarder de la tête aux pieds, comme ceci, lentement, sans même daigner montrer de la colère… elle vous regarda ! Et vous demeurâtes court, sur la route déserte !… Ah ! mon nez, mon nez ! J’en ris encore ! Comme vous vous êtes allongé ! Dieu sait pourtant que vous étiez déjà assez long ! Corentin loucha joyeusement sur la pointe de son nez.

 

– Hélas ! soupira don Juan. Tu as bien raison, va ! La cruelle n’eut point pitié de mes larmes. Elle s’obstina à ne point voir cet amour qui me consume. Ah ! Léonor, lui eussé-je dit si elle eût daigné m’entendre… mais, par le Ciel, elle m’entendra ! Il le faut. Cela sera, et avant peu, dussé-je…

 

– Monsieur, interrompit Corentin, elle vous entendra… c’est à vous, maintenant, que je m’adresse. Mais peut-être ne vous croira-t-elle pas !

 

– Et pourquoi, Corentin ? L’amour véritable trouve de sincères accents auxquels ne se trompe jamais l’oreille d’une femme. Il faudrait un cœur de roche pour ne pas écouter le cri de ma passion !

 

– Oui, mais elle ne vous croira pas si elle sait comment on vous appelle à Séville… et elle doit le savoir.

 

– Eh ! Comment m’appelle-t-on ? Tu le sais donc, toi ?

 

– Sans doute. Comme tout le monde. On vous nomme Don Juan el Burlador…

 

– Ciel ! Est-ce possible ! Peut-on à ce point travestir la vérité ! Moi ! Un trompeur !… Arrête, Corentin ! Faisons un peu halte en cet endroit… Mets pied à terre… Vois-tu cet arbre dont le tronc se hérisse de branches fines, presque jusqu’au sol ?… Là, au bord de ce ruisseau…

 

– Un peuplier, dit Corentin.

 

– Peu importe. Va, Corentin, va, et coupe une de ces branches.

 

Jacquemin obéit.

 

– Non, pas celle-là ; elle est trop maigre… là ! tu y es… celle-ci fera l’affaire… élague-la un peu… très bien !

 

– Voici, monsieur. Qu’en voulez-vous faire ?

 

– Moi ? Qu’en ferais-je ? Elle est pour toi. Rosse-toi, Corentin, et de bon cœur donne-toi la bastonnade.

 

– Quoi ! Vous voulez que moi-même…

 

– Ne m’as-tu pas fait promettre de ne plus te battre ? Qui châtiera donc ton crime, sinon toi-même ?

 

– Mon crime ? fit Corentin.

 

– Sans doute. Tu sais que je suis l’un des Vingt-Quatre de Séville. Tu as blasphémé l’un des Vingt-Quatre en l’appelant trompeur. C’est un crime que la justice andalouse punit de prison. Mais je te veux du bien et me contenterai d’une vingtaine de coups de bâton que tu vas t’appliquer d’une main ferme… Très bien ! Continue ! Hardi ! Oh ! ne crie pas si fort, tu m’assourdis !

 

En effet, Jacquemin criait, et il en avait bien le droit, car c’est en toute conscience qu’il obéissait, s’administrant à lui-même sur les jambes et les épaules une rude volée de ce bois vert.

 

– Assez ! dit enfin don Juan. Pardonne-toi le reste, va, ne sois pas impitoyable.

 

– Monsieur, dit Jacquemin en geignant, je vous rends votre promesse. Une autre fois, j’aime mieux que ce soit vous qui me rossiez : vous frappez moins fort.

 

– Je le veux bien, puisque cela te rend service. Maintenant, dis-moi, comment m’appelle-t-on à Séville ?

 

– C’est un nom bien connu, monsieur. Il n’y a qu’une voix. Toute l’Andalousie vous appelle don Juan le Véridique.

 

– Ha ! Tu vois bien ?… Tu l’avais donc oublié ?

 

– Heu… oui ! Mais que je sois damné si votre vrai nom me sort plus de la tête !

 

Ils s’étaient remis en route, trottant dans le vent.

 

Le chemin, défoncé par les pluies d’automne, se moirait de flaques frissonnantes.

 

Brusquement, il s’encaissa entre deux hauts talus aux flancs desquels rampaient des ronces.

 

Comme ils débouchaient sur une vaste lande, deux cavaliers débusquèrent du détour, l’un armé d’une lourde épée, l’autre d’une arquebuse et portant la mèche allumée toute prête. Le premier leva le bras et cria :

 

– Halte ! La bourse ou la vie ! Choisissez ! Et vite !

 

– Oh ! fit don Juan, laissez-nous une minute de réflexion !

 

– C’est ainsi ? Feu, Bel-Argent, feu donc !

 

Corentin s’aplatit sur l’encolure de son cheval. Don Juan tira sa rapière. La balle siffla et se perdit au loin. L’homme qui avait crié se rua. Il y eut un choc violent. Une vision de chevaux mêlés et cabrés, des éclairs d’acier, un sourd juron. Et tout à coup, le malandrin se renversa sur la croupe de sa monture qui s’emporta dans la lande et s’arrêta à cent pas… le blessé glissa, tomba lourdement sur le sol et demeura immobile – cela n’avait pas duré une minute. Don Juan s’avança vers le truand qui se mourait, et mit pied à terre, laissant Corentin face à face avec l’homme à l’arquebuse qu’il avait jugé d’un coup d’œil.

 

Ce pauvre diable n’avait l’air ni méchant, ni bien terrible ; il vous avait plutôt une de ces figures narquoises de bon drille toujours prêt à rire ; seulement, il semblait stupéfait, et pour le moment s’occupait uniquement à contempler Corentin avec une attention soutenue.

 

– Je lui fais peur, pensa Jacquemin. Alors, dit-il, tu te nommes Bel-Argent ?

 

L’homme fit oui de la tête. Puis, sans doute enhardi tout à coup :

 

– Est-ce qu’il est vrai ? demanda-t-il.

 

– Quoi donc ? sursauta Corentin.

 

À ce moment revenait don Juan qui, ayant toisé le routier, lui dit :

 

– C’est fini. Tu peux aller l’enterrer.

 

– Jean Poterne est donc trépassé ? fit Bel-Argent, sans tressaillir. Eh bien, le voilà content, lui qui disait toujours qu’il aimait mieux périr dix fois d’un coup de dague ou d’épée en rase campagne qu’une seule fois avec une cravate de chanvre au cou. Je l’enterrerai, oui, et les corbeaux que voici n’en auront mie.

 

Telle fut l’oraison funèbre de celui qui gisait sur la lande obscure, la gorge ouverte.

 

– Tu auras pour toi son cheval et ses dépouilles, reprit don Juan. Va, et, désormais, regardes-y à deux fois avant de te jeter à la tête des gens, ou bien tâche d’être plus adroit de ton arquebuse.

 

Bel-Argent haussa les épaules, et après un dernier coup d’œil à Corentin, se dirigea vers son compagnon étendu là-bas près du cheval… À dix pas, il se retourna :

 

– Alors, il est vrai ? répéta-t-il.

 

– Quoi ! cria furieusement Corentin. Quoi donc ?…

 

– Eh, l’ami ! dit soudain don Juan.

 

Il hésita, se débattit peut-être contre la pensée qui venait de surgir en lui, puis :

 

– Écoute ici… ou plutôt non, je vais à toi, se reprit-il en jetant vers Corentin un étrange regard.

 

Il eut un geste rude et violent, Jacquemin Corentin s’immobilisa.

 

– Oh ! songea-t-il. Pourquoi s’éloigne-t-il ? Pourquoi ne veut-il pas que je l’entende ? Il a cette figure de bête mauvaise et déchaînée que je lui ai vue deux ou trois fois… Que médite-t-il ?…

 

Don Juan et le malandrin s’étaient écartés…

 

Ils s’arrêtèrent près du cadavre de Jean Poterne.

 

Sous le ciel tragique, dans l’obscurité d’instant en instant plus dense, c’était un sombre et sinistre groupe – le cheval sans cavalier allongeant les naseaux vers le sol en soufflant, puis brusquement, redressant la tête pour jeter au vent un hennissement semblable à une plainte stridente – le corps immobile, vague silhouette, pauvre tas de loques à peine visible – don Juan qui parlait d’une voix sourde, tout droit, tout raide, sans un geste – et le truand qui écoutait, drapé dans un manteau effrangé…

 

Il se débattait là quelque hideux marché.

 

Cela ressemblait au prologue d’un guet-apens.

 

Peu à peu la nuit se faisait tout à fait noire et achevait d’engouffrer ces choses.

 

XVII

« LA GRÂCE DE DIEU »


C’était le 18 de décembre.

 

C’était à une demi-lieue au delà de Brantôme, au croisement d’un chemin de traverse.

 

Léonor d’Ulloa venait de s’arrêter là, mais sans mettre pied à terre. Elle venait de Périgueux et avait résolu d’atteindre Angoulême en une étape.

 

Vers dix heures du matin, les gens de Brantôme l’avaient vue traverser leur petite ville, caressant et excitant son beau genêt d’Espagne, – et les bonnes dames s’étaient étonnées à voir une noble demoiselle voyager sans escorte… mais Léonor n’avait pas peur de se trouver seule par les routes désertes, et la solitude ne pesait point à son fier esprit.

 

Qu’elle était jolie et gracieuse, hardiment campée sur sa selle, silhouette d’élégance et de poésie en ce sauvage coin de terre !

 

Toute la puissance de rêve qui fait l’immortelle force, et la gloire, et l’impérissable charme de la femme était en Léonor. Sa seule présence pouvait suffire à verser de l’espérance dans un cœur. Et qu’est-ce que la vie, sinon une espérance ?

 

Et sa présence, aussi, suffisait à éclairer la nature. Elle venue, l’âpre tristesse de ce canton s’évanouit, et toutes choses prirent leur aspect de douceur et d’amour.

 

Elle s’intéressa à ces paysages d’où se dégageait une sévère mélancolie ; et son regard, curieusement, interrogea les deux tours rondes d’un castel contre lequel des châtaigniers plaquaient l’armature de leurs branches sans feuilles, et elle songeait :

 

« Comme tout est calme en ce joli domaine !… Je suis la voyageuse qui passe et n’a pas le droit de s’arrêter tant que sa mission ne sera pas remplie… Je suis l’annonciatrice du malheur, et c’est de la douleur que je porte avec moi… Paisible castel, combien j’aimerais me reposer au pied de tes tours qui, sans doute, abritent du bonheur, loin des villes, loin des tumultes, loin des conflits d’âme, loin des pervers, loin des méchants… Ô Christa ; ô ma pauvre chère Christa… tu les as connus, toi, ces méchants… tu en es morte ! »

 

Et ce qu’elle regardait en rêvant ainsi, c’était le domaine de Ponthus…

 

Elle se remit en route, et bientôt, devant elle, assise au bord du chemin, aperçut la maison solitaire, la maison abandonnée… la maison où le Commandeur Ulloa s’était arrêté pour porter secours à Clother de Ponthus blessé… l’auberge de la Grâce de Dieu.

 

Et comme elle passait au pas devant cette maison, elle entendit un faible gémissement et s’arrêta.

 

Aussitôt un homme parut, qui s’avança en gémissant :

 

– Ma pauvre mère ! Blessée, mourante, peut-être ! Et personne pour m’aider ! Elle va donc périr faute de soins !…

 

Léonor, légèrement, sauta à terre. De la fonte de sa selle, elle tira un flacon qui contenait un baume, et des bandes de linge, objets qui faisaient partie du portemanteau de toute noble dame.

 

– Ne pleurez pas, dit-elle, allons soigner votre mère…

 

Bel-Argent la considéra une seconde. Peut-être tant de promptitude à la compassion active lui inspira-t-elle quelque remords. Au fond, ce n’était pas un méchant homme. C’était un de ces pauvres hères qui gagnaient leur vie moyennant les plus bizarres besognes. Son hésitation dura peu.

 

– Quoi ! s’écria-t-il, vous daigneriez consentir…

 

– Ne perdons pas de temps… montrez-moi le chemin…

 

– Laissez-moi au moins attacher votre cheval à cet anneau…

 

– Non, non. Reno est habitué. Il ne bougera pas. Vite, allons à votre mère…

 

– Venez donc, et que la Vierge vous bénisse !

 

Bel-Argent ouvrit la porte de la maison et s’effaça pour laisser passer Léonor.

 

Elle entra.

 

– Eh bien ? dit-elle. Où est votre mère ?

 

Elle se retourna et vit que la porte était fermée. L’homme n’était pas là… elle comprit le piège !

 

D’un rapide regard, elle inspecta cette salle délabrée au fond de laquelle se trouvait une vaste cheminée flanquée de deux portes : l’une d’elles s’ouvrit…

 

Don Juan parut.

 

Léonor pâlit un peu, sa lèvre frémit, mais aussitôt elle reprit son sang-froid et fut impassible.

 

Grâce à quelque étrange et obscur phénomène d’âme, cette haine que lui avait d’abord inspirée Juan Tenorio s’était abolie. Et elle ne le craignait pas plus qu’elle ne le haïssait. Ni peur ni haine. Son état d’esprit était d’une simplicité étonnante ; c’était, en fait, l’absence de tout sentiment à l’égard de don Juan. En vérité, Juan Tenorio, pour elle, était : Néant… Il n’existait pas. Ou du moins, elle se situait à une si prodigieuse distance de lui qu’il pouvait être considéré comme inexistant pour elle…

 

Cette distance, au bout du compte, est tout simplement celle qui sépare un cœur vivant d’un cœur putréfié.

 

Qu’est-ce que don Juan pour Léonor ?

 

Léonor, c’est la loyauté. Don Juan, c’est le mensonge.

 

Que peut-il y avoir de commun ? Le mensonge ignore la loyauté et en est ignoré. Aucun point de contact possible…

 

Léonor, en voyant s’avancer sur elle Juan Tenorio, n’éprouva donc que la rapide émotion qu’on a toujours, si brave soit-on, devant la possibilité d’un danger immédiat.

 

Juan Tenorio lui fit la plus gracieuse, la plus touchante révérence qui se pût voir. Il était passé maître en l’art de saluer une femme. Cette fois, sa salutation fut passionnée, elle fut à elle seule une déclaration d’amour exalté, elle fut presque un agenouillement. Et, s’il ne s’agenouilla pas tout à fait, ce fut simplement qu’il avait à parler, et il avait déjà éprouvé combien l’agenouillement est une posture difficile quand il s’agit de faire un discours… Et il parla.

 

Sa voix chantait. Il avait de ces accents de captivante harmonie auxquels les femmes ne résistent guère – nous entendons celles dont le sentiment est à fleur de nerfs…, à fleur de peau. Et il disait :

 

– Soyez rassurée, Léonor. Je jure Dieu qui m’entend et me juge, oui, je jure que vous êtes en sûreté ici, près de moi, autant que si votre mère sortie du tombeau fût venue assister à cet entretien. Quand j’aurai fini de parler, vous serez libre de partir. Mais je dois parler. J’ai voulu vous parler. La volonté de Juan Tenorio, vous ne la connaissez pas, vous apprendrez à la connaître… et aussi sa patience… et aussi… son amour…

 

Sa voix se brisa : il venait d’entrer dans la sincérité !

 

Venu pour débiter une harangue longuement méditée, préparée mot par mot, étudiée devant la glace pour les gestes, maintes fois récitée pour les intonations, répétée même à diverses reprises devant des servantes, des maritornes quelconques, oui, quand il eut prononcé le mot amour, don Juan, de plain-pied, entra dans la sincérité. Son discours, il l’oublia. Les gestes appris, les savantes intonations, tout ce fatras s’évanouit. Il ne fut plus qu’un amoureux, un pauvre amoureux emporté au tourbillon des sentiments qui prirent son cœur et le firent danser, valser, virevolter, comme les vents d’orage font danser une fleur, une feuille.

 

– J’ai voulu vous parler. Et vous n’avez pas voulu m’entendre. Depuis Séville, je vous suis pas à pas, et chaque fois que j’ai tenté de vous aborder, d’un regard vous m’avez balayé de votre chemin. Pourtant, j’avais décidé que je vous dirais ce que c’est que l’amour de Juan Tenorio. J’ai pris ce moyen, je vous ai tendu un piège, il faut maintenant que vous m’écoutiez… Voulez-vous m’écouter ?

 

Léonor ne détournait pas de lui son regard pur… elle n’avait pas à feindre l’indifférence puisqu’elle était toute l’indifférence. Elle écoutait don Juan, nous pouvons même dire qu’elle écoutait avec attention… mais c’était l’attention qu’on a devant la possibilité d’un danger qu’il faut surveiller.

 

Juan Tenorio eut-il l’intuition de cette indifférence ? Comprit-il alors combien lointaine de lui se trouvait Léonor ? Peut-être, car un soupir désespéré gonfla sa poitrine, et deux larmes brillèrent à ses paupières… Il était pris dans les tourbillons de la sincérité, autrement redoutable que ceux de comédie d’amour.

 

Sa parole trembla. Ses lèvres pâlirent. Un frisson l’agita.

 

– Vous ne me répondez pas, Léonor. Je sens que vous ne me répondrez jamais. Et moi, malheureux, je sais trop que je vous aimerai toujours. Quelle vie va être la mienne maintenant ? Quoi ! Ce cœur qui vit en moi avec tant de force va se briser ! Quoi ! Je ne serai pas aimé par celle que j’aime ! Quoi ! Chaque heure, chaque instant de ma triste existence ne sera plus qu’un soupir de regret, une plainte désespérée !…

 

Il s’écroula sur les genoux, et, le front dans les mains, se prit à sangloter.

 

Et soudain, la douce et plaintive ritournelle s’éleva dans son esprit, de la romance que, dans la salle à manger du palais Canniedo, une femme invisible lui avait chantée :

 

« Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qui l’avons vu se mettre à deux genoux… »

 

Il se releva lentement.

 

Léonor n’avait pas un geste, pas un mouvement. Elle le regardait. Elle l’écoutait ! Elle le surveillait.

 

– Non, non ! dit-il. Ce cœur que vous ne connaissez pas, Léonor, veut vivre encore. Il veut aimer encore. Il faut qu’il aime jusqu’à son dernier battement. Jusqu’à son dernier souffle, Juan Tenorio veut adorer Léonor. Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que l’amour de Tenorio ! Mes fautes, mes crimes, je vous les ferai oublier ! Vous saurez ce que vaut cet amour que vous méprisez. Vous connaîtrez combien il est grand, et pur, et noble, et si loin de ce que les hommes osent appeler l’amour !… Ah ! ne me reprochez pas d’avoir causé la mort de celle que vous pleurez… de celle que je pleure… de celle qui dort dans la chapelle de Saint-François son paisible et innocent sommeil… Ne me reprochez pas de l’avoir trompée, trahie… Non, Léonor, je ne l’ai pas trompée ! Elle a été victime du destin qui a voulu que je vous aime ! Je le jure sur Dieu, à travers Christa, c’est vous, c’est vous seule que j’aimais !…

 

Léonor n’avait pas bougé. Seulement, au nom de Christa, elle était devenue un peu plus pâle.

 

Il se rapprocha d’un pas, joignit les mains, sa voix se fit ardente :

 

– Je vous aime. Vous êtes mon premier amour. Vous êtes mon unique amour. Vous êtes celle que j’attendais. Vous êtes celle que j’espérais, Que de fois j’ai prononcé le mot amour ! Et combien il était vide de sens !… Que de fois j’ai dit : Je t’aime ! Et combien mes lèvres mentaient ! Ou plutôt, comme elles se trompaient !… Savais-je, alors, ce que c’est qu’aimer ? Comment l’aurais-je su puisque c’est vous que j’attendais ! Tout ce que j’ai dit à Christa, c’est à vous, à vous seule que je le disais. Mes yeux la voyaient, et c’est vous que mon cœur cherchait. Quand je voyais Christa, j’étais heureux, certes, mais dès qu’elle prononçait votre nom adoré, je me sentais mourir d’amour, un étrange frisson me faisait palpiter tout entier, et bientôt j’ai dû reconnaître la douce et terrible vérité : à travers Christa, c’est Léonor, ah ! c’est Léonor seule que j’adorais, c’est aux pieds de Léonor que je jetais mon cœur !…

 

Un fugitif sourire passa sur sa physionomie lorsqu’il prononça cette phrase maintes fois répétée à d’autres. Il sortit de la sincérité avec la même soudaineté qu’il y était entré… il redevint don Juan… le sophisme jaillit :

 

– La morale des hommes ne peut ni me comprendre, ni me pardonner. Les conventions établies me condamnent. Mais mon amour se hausse au-dessus de toute morale. Mon amour est ce qu’il est. Mon amour fût-il même criminel, que puis-je contre sa puissance ? Répondez-moi, Léonor !… Quoi !… Pas un mot ?… Pas un regard ?… Un seul mot… M’écoutez-vous ?… M’entendez-vous ?…

 

Il fit un pas encore.

 

La passion lui montait au cerveau avec de soudaines pensées de violence. Don Juan ! Il était don Juan, maître de l’amour, maître des femmes ! Il se reprochait d’avoir humilié don Juan. Il s’affirmait que la manière suppliante est la mauvaise manière, qu’elles n’ont pas de pitié pour qui souffre et pleure, qu’elles ont seulement de l’admiration pour qui ose, qu’elles adorent leur propre défaite, et qu’il faut les dompter, et que celles qui se réfugient dans le silence et l’impassibilité sont tout près de succomber. Il faut vouloir ! Il faut oser être le maître. Alors, elles trouvent leurs délices à se soumettre.

 

Ces délirantes pensées traversèrent comme des éclairs le fond de son imagination chargée de nuées noires. Une sorte de fureur le fit gronder :

 

– Répondez-moi, Léonor !…

 

Des mots inintelligibles lui vinrent ensuite. Il était temps. Il allait oser. Il allait montrer qu’il était le maître. Il s’avança, éperdu, la figure mauvaise, il dit :

 

– Par le ciel, vous ne sortirez pas avant d’avoir répondu ! Léonor, Léonor, je jure que vous me répondrez !

 

– Non ! dit derrière don Juan, une voix calme et ferme. Tenorio eut un sursaut et se retourna violemment, furieux et désespéré.

 

Les traits de Léonor, un instant crispés par l’imminence du danger, se détendirent…

 

Et tous deux virent s’avancer au fond de la salle délabrée un jeune homme d’allure un peu timide, eût-il semblé, très gracieux dans sa marche et ses gestes, la figure très douce éclairée par des yeux où, à livre ouvert, se lisait la franchise, la bravoure, la loyauté…

 

Juan Tenorio le jugea d’un regard et respira : celui-là ne pèserait pas lourd !

 

Le jeune homme salua Léonor avec infiniment de respect, puis, se retournant vers Tenorio, doucement, paisiblement, avec un sourire, il lui dit :

 

– Vous voyez bien, monsieur, que cette dame ne veut pas vous répondre. Pourquoi diable insistez-vous ?

 

– De quoi vous mêlez-vous ? fit don Juan avec un suprême dédain.

 

– Mais… Je me mêle de ce qui me regarde, il me semble. Vous outragez une femme, c’est mon droit de m’interposer. Il me déplaît que vous imposiez votre présence à une dame qui, de toute évidence, ne peut la supporter. Je vous prie donc de sortir…

 

Don Juan se redressa. Un éclair jaillit de ses yeux. Mais, secouant la tête comme s’il se fût refusé à la colère comme étant disgracieuse, il salua d’un joli geste et dit :

 

– Monsieur, on me nomme Juan Tenorio, noble espagnol, l’un des vingt-quatre de Séville. Et vous ?

 

– Clother, seigneur de Ponthus… dit le jeune homme en rougissant un peu.

 

Léonor, curieusement, regarda ce jeune inconnu qui, avec tant de grâce et d’à-propos, tant de simplicité aussi, venait à son secours. Chose étrange : elle lui en voulait presque de cette intervention qu’elle n’avait pas désirée. À sa ceinture, elle avait sa bonne dague : elle se jugeait capable de se défendre soi-même.

 

Cependant, elle fit un léger signe de tête, comme pour remercier Ponthus.

 

– Monsieur, reprenait don Juan, vous avez agi comme un bon gentilhomme et je vous supplie de permettre que je vous en félicite. Mais si vous paraissez connaître les devoirs du gentilhomme, en revanche, vous semblez ignorer ou dédaigner les droits de l’amour. Ces droits, vous m’empêchez de les exercer. À mon tour, donc, je vous prie de me laisser le champ libre. J’ai encore bien des choses à dire à cette noble dame. De grâce, monsieur, veuillez sortir d’ici, je vous en serai reconnaissant toute la vie.

 

– Seigneur Juan Tenorio, dit froidement Clother, je n’entends pas la plaisanterie espagnole. Je vais donc vous répondre par une plaisanterie française.

 

En même temps, il tira sa rapière et, tout au fond de lui, murmura :

 

– Épée de Ponthus, sois-moi fidèle !…

 

– Voilà, dit Tenorio, une manière de parler qui a cours dans toutes les langues du monde et qui me plaît.

 

Aussitôt, il dégaina…

 

À ce moment, Léonor s’avança vers Clother de Ponthus. Don Juan s’assombrit et frissonna… la jalousie venait de le mordre.

 

Clother baissa son épée.

 

– Monsieur, dit Léonor, vous allez vous battre pour moi que vous ne connaissez pas. Il est juste que vous sachiez au moins qui je suis. On me nomme Léonor et je suis la fille de don Sanche d’Ulloa, noble espagnol, Commandeur de Séville et Andalousie.

 

Ponthus tressaillit et une pâleur s’étendit sur son visage. Ce fut avec une sorte d’attendrissement qu’il s’inclina devant Léonor.

 

– Madame, dit-il, je me suis déjà arrêté dans cette triste maison, un soir… le soir du Ier décembre, il y a de cela dix-huit jours. J’y fus assailli par deux malandrins et l’un d’eux me porta à la poitrine un coup de dague qui m’abattit mourant. Un homme passait sur la route. Il entendit ma plainte. Il entra, me soigna, me fit transporter au proche village où je suis resté douze jours couché dans une maison hospitalière. Je n’en suis sorti que ce matin, à peu près guéri, et avant de regagner Paris, j’ai eu le désir de revoir mon castel de Ponthus. Désir ?… Pressentiment, sans doute. Car pourquoi me suis-je arrêté ici ? Qui sait si quelque volonté supérieure ne m’a pas conduit là où je devais aller pour mettre mon bras au service de la fille du Commandeur d’Ulloa, mon sauveur ?…

 

– Votre sauveur ? interrogea Léonor étonnée.

 

– Oui, madame, les bonnes gens qui ont consenti à me soigner m’ont répété le nom de l’homme généreux à qui je dois la vie : c’était don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville. En tirant l’épée pour Léonor d’Ulloa, ce n’est donc plus un devoir que je remplis, c’est un droit que j’exerce… le droit que j’ai d’offrir mon sang au Commandeur d’Ulloa et à tous ceux qui lui sont chers.

 

– Faites donc, monsieur, dit Léonor avec une émotion contenue.

 

Juan Tenorio avait écouté cette explication avec une sombre impatience.

 

– Voilà qui est fort galant, fit-il d’une voix altérée. Je pourrai fournir ce beau sujet à l’un de ces faiseurs de comédies qui infestent la noble Espagne : le brave Commandeur sauve des damnés malandrins le digne gentilhomme français qui, à son tour, sauve la fille du Commandeur et l’arrache au damné Tenorio !

 

– Défendez-vous, monsieur ! dit Ponthus.

 

– Vous avez raison ! s’écria don Juan dans une explosion de douleur. Je viens de prononcer des paroles indignes de moi. Mais c’est qu’aussi j’ai la tête perdue et mon cœur se brise. Ah ! Léonor, Léonor cruelle ! Puisse l’épée de ce brave gentilhomme traverser ce cœur qui souffre tant ! Puissé-je expirer à vos pieds ! Mourir sous vos yeux, Léonor, ce sera le dernier délice de ma triste vie !…

 

Malgré ces paroles qui annonçaient presque une intention de se laisser tuer, ce fut avec beaucoup de méthode et de sang-froid que Tenorio attaqua Clother de Ponthus.

 

Quelques instants suffirent aux deux adversaires pour se reconnaître d’égale force et s’apprécier à leur valeur. Tous deux possédaient ce jeu sobre, fin, serré, qui distingue les maîtres. Tous deux avaient même courage. Par-dessus tout, ils possédaient au même degré la qualité essentielle de l’escrime : le sang-froid qui permet la sûreté du coup d’œil, la promptitude de la riposte, la logique de l’attaque.

 

Léonor s’était écartée.

 

Bravement, elle regardait ce duel qui se jouait en son honneur.

 

Et ce fut une brillante, une étincelante passe d’armes qui, en plusieurs reprises, dura vingt longues minutes au bout desquelles Clother de Ponthus se mit à attaquer par une série vertigineuse de coups droits poussés à fond que Tenorio n’arrivait à éviter qu’en rompant… Ponthus attaquait et marchait… Juan Tenorio rompait… bientôt il se trouva acculé à un angle de la salle.

 

– Monsieur, dit Clother, voulez-vous sortir ?

 

– Vous êtes fou, dit don Juan qui râlait de honte et de rage.

 

En même temps, d’un bond furieux, il se jeta hors de l’angle où il se trouvait pris, et retomba en garde en éclatant de rire… à la même seconde, il vit sa main rouge de sang, ses doigts se détendirent, sa rapière lui échappa… il eut un cri de douleur : la douleur d’avoir été vaincu devant Léonor.

 

– Je crois que vous êtes hors de combat, dit Clother. Je vous ai maladroitement blessé à la main, alors que mon coup devait vous tuer… veuillez m’en excuser.

 

– Nous nous reverrons, n’est-ce pas ? dit don Juan.

 

– Ce me sera toujours un honneur de me mesurer avec un aussi rude jouteur. Donc, où et quand vous voudrez, monsieur, je suis à votre disposition. Je vais à Paris, mais s’il vous plaît de me désigner un autre endroit…

 

– Paris me convient. Mais Paris est grand…

 

– Je loge rue Saint-Denis, en face l’auberge de la Devinière que tout le monde vous indiquera.

 

– Ciel ! dit une voix. C’est un compatriote ! Comme moi, un habitant de la rue Saint-Denis !

 

Et Jacquemin entra dans la salle, s’avança vers Clother.

 

– Moi aussi, monsieur je suis de la rue Saint-Denis ! Moi aussi je suis de la Devinière !

 

En même temps, le digne serviteur se mit à panser et à bander activement la blessure de son maître.

 

– Ah ! monsieur, disait-il, si j’avais pu deviner que ce gentilhomme était de la rue Saint-Denis, je vous eusse prié de renoncer à ce duel. Vous vous êtes heurté à un vrai Parisien… c’est toujours dangereux !

 

Juan Tenorio ne répondit pas. Il n’avait même pas entendu, sans doute. Il éprouvait, pour la première fois de sa vie, les terribles affres de l’humiliation. Vaincu ! Il était vaincu ! Devant une femme ! Devant Léonor !… Il souhaitait d’être mort, et il se sentait mourir. Mais au fond de lui-même s’élevait l’impétueux désir de vivre ; vivre encore, aimer, se faire aimer, et cette fois, bientôt peut-être, obtenir quelque éclatante revanche.

 

Son regard errant évitait de se poser sur Léonor, et finit par se fixer sur un homme qui, debout près de la cheminée, considérait Clother de Ponthus avec une sorte d’effroi.

 

C’était Bel-Argent…

 

– Approche ! lui cria-t-il.

 

Bel-Argent obéit, mais sans cesser d’examiner Ponthus.

 

– Tu es payé ? fit Juan Tenorio.

 

– Certes ! répondit Jacquemin. J’ai payé ce drôle en beaux écus, alors qu’il n’eût mérité que soufflets et coups de pied pour la besogne qu’il a consentie. Ah ! monsieur, que ceci vous serve de leçon au moins !

 

– Puisque tu es payé, dit don Juan, disparais ! Va-t’en !…

 

Bel-Argent fit la révérence, et, se dirigeant sur Clother de Ponthus, s’inclina profondément.

 

– Seigneur de Ponthus, dit-il, je suis l’un de ces deux vilains drôles qui vous attaquèrent ici même, voici près de vingt jours, un soir que vous étiez assis près de cette table…

 

– Je te reconnais, fit Clother, que veux-tu ?

 

– Vous dire que je n’ai pas frappé, moi ! En rase campagne, oui ! Par traîtrise, jamais. C’est Poterne, monsieur, c’est Jean Poterne qui a porté ce coup qui devait vous tuer et dont vous êtes revenu, par ma foi ! Il faut que vous ayez l’âme chevillée au corps.

 

– Et qu’est-il devenu, ton misérable compagnon ?

 

– Il est mort, monsieur. Ce noble Espagnol que voici l’a proprement occis d’un coup de pointe.

 

– C’est bon. Tu peux t’en aller.

 

– Non, monsieur. Car j’ai autre chose à vous dire. En essayant de vous envoyer dans l’autre monde, Jean Poterne faisait son devoir d’honnête homme…

 

– D’honnête sacripant, veux-tu dire. Son devoir ! Quel devoir ?

 

– Dame, il avait été payé pour vous meurtrir !

 

– Et par qui ? fit Clother en tressaillant d’étonnement, car il n’entrait pas dans sa pensée qu’il eût un ennemi capable de vouloir sa mort, et que cet ennemi fût assez vil pour employer un aussi lâche détour…

 

– Par qui ? reprit Bel-Argent. Je vous le dirai, seigneur le Ponthus, je vous le dirai…

 

Bel-Argent se jeta à genoux et continua :

 

– Seigneur, ayez pitié de moi. Je vis une vie qui ne me convient guère. Guetter le voyageur au tournant du chemin, envoyer une balle d’arquebuse ou décocher un trait à un inconnu qui ne m’a rien fait, cela m’a toujours causé une espèce d’horreur que maintenant je ne puis plus surmonter. Seigneur de Ponthus, je ne puis plus ! Maintenant que Poterne est mort, je suis libre. Il me domptait, seigneur, il me battait. Libre, je veux être un homme comme tous les hommes, et les jours où je n’aurai pas de pain à manger, au moins ce pain ne me semblera-t-il pas amer et mouillé de sang…

 

Corentin pencha sur Bel-Argent son long corps d’échassier et, goguenard :

 

– Comment le pain que tu n’auras pas à manger pourra-t-il te sembler amer et désagréable ?

 

– Il suffit, fit Bel-Argent. Ce noble seigneur me comprend. Le pain est amer quand…

 

– Mais puisque tu ne le manges pas ! insista Jacquemin. Les jours où tu ne mangeras pas de pain, comment pourra-t-il te sembler moins amer, si tu ne le manges pas ?

 

Bel-Argent se releva, considéra froidement Corentin et prononça :

 

– Je suis bien sûr qu’il n’est pas vrai !

 

Jacquemin pâlit, rougit, loucha sur son nez et, furieux :

 

– Qui ? Mais qui donc ? Par la mort diable, qui donc n’est pas vrai ?

 

Bel-Argent lui tourna le dos.

 

– Seigneur de Ponthus, dit-il, vous pouvez me sauver de toute cette misère d’amertume et de sang. Vous pouvez faire de moi un homme, car je lis dans vos yeux le courage et la bonté, qui ne vont jamais l’un sans l’autre.

 

– Je le veux de grand cœur, dit Ponthus, ému par l’accent désespéré du pauvre diable. Mais comment ?

 

– En me prenant à votre service. Je vous serai fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

 

– Surtout dans la bonne, dit Corentin.

 

– Mes veines, dans le danger, je suis prêt pour vous, à les vider de leur sang, reprit Bel-Argent.

 

– Et surtout à vider les fonds de bouteille, dit Corentin. Bel-Argent se tourna vers son adversaire :

 

– Maintenant, dit-il, j’en suis sûr : il est en carton !

 

– Qui cela ? Qui cela ? hurla Corentin qui devint écarlate.

 

– Allons, c’est assez, dit Clother de Ponthus. Bel-Argent, je te prends à mon service. Sois brave et fidèle, et moi je tâcherai de faire de toi un homme, car il me semble que tu as encore du cœur. Mais tu me diras le nom de cet homme qui a voulu ma mort et a payé mon sang qu’il ne fut pas assez brave pour essayer de répandre lui-même.

 

– Je vous le dirai, seigneur, quand le moment sera venu. À cette heure, je veux seulement vous remercier. Oui, j’ai encore du cœur, et je le montrerai…

 

– Ho ! fit Corentin, tu veux donc t’ouvrir la poitrine ?

 

– Moi ! Et pourquoi ?

 

– Dame ! Pour montrer ton cœur, il faut bien que tu ouvres ta poitrine. Si tu veux, je t’aiderai.

 

– Si tu veux, grogna Bel-Argent, je t’aiderai à te couper…

 

– Quoi ? rugit Corentin.

 

– Je croirai qu’il est vrai quand seulement, l’ayant coupé, je le tiendrai au bout de ma dague. Jusque-là, je croirai qu’il est en carton !

 

Et, fièrement, Bel-Argent alla se poster à trois pas derrière son nouveau maître.

 

Cependant, Corentin avait fini de bander la main de Juan Tenorio, et disait :

 

– Dans trois jours, il n’y paraîtra plus, monsieur. La recette du baume que je viens de vous appliquer, je la tiens de monsieur votre père, l’illustre don Luis Tenorio lui-même. Ainsi peut-il vous sembler que ce soit votre noble père lui-même qui vous ait pansé. Est-ce que cela ne vous inspire pas quelque attendrissement, monsieur ? Ne prendrez-vous pas, en cet instant, la bonne résolution de retourner à Séville ?

 

Don Juan, depuis quelques minutes, cherchait un moyen de sortir honorablement de cette salle. De sa voix la plus émue, de sa voix d’acteur consommé, en cette seconde où il n’y avait plus en lui d’émotion, il s’écria :

 

– Non Jacquemin ! Non, digne serviteur de mon vieux père ! Non, je ne retournerai pas à Séville ! Je vais où m’entraîne mon destin. Je vais à l’amour. Je vais à la mort. Et je n’aurai que toi pour fermer mes paupières…

 

– Hélas ! monsieur, dit Corentin, sincèrement affligé, que deviendrai-je si vous mourez ?

 

– Retourner à Séville ! Et quel lieu du monde ne me semblera pas affreusement triste ! Il n’y a qu’une ville où je puisse me rendre de ce pas : c’est celle où se rend Léonor… Elle me verra du moins expirer d’amour et de douleur, et peut-être alors, ah ! peut-être aura-t-elle pour moi un pleur de pardon… de pitié…

 

Et à ces mots, les larmes jaillirent de ses yeux.

 

Et, tout en pleurant, il se dirigea vers la porte ; et cette fugitive émotion qui venait de s’emparer de lui fit ce que n’aurait pu faire la plus habile mise en scène : il ne fut pas ridicule… il fut touchant. Il ne s’en alla pas comme le vaincu d’un duel, il se retira comme un vaincu d’amour…

 

Un instant plus tard, Clother de Ponthus entendit le galop de deux chevaux sur la route : c’étaient Juan Tenorio et Jacquemin Corentin qui s’élançaient vers le nord… vers Paris !

 

Alors, il s’approcha de Léonor et s’inclina silencieusement, avec une sorte de timidité qui lui donnait tant de charme. Lorsqu’il se redressa, son regard se croisa avec celui de Léonor. Quelques instants, elle le considéra. Avec cet instinct sûr et profond de sa loyauté, elle l’étudiait…

 

– Monsieur de Ponthus, dit-elle, à un gentilhomme tel que vous, je n’offrirai pas quelque banal remerciement, mais vous me permettrez de vous assurer que votre chevaleresque attitude m’a été au cœur. Je ne vous oublierai pas dans mes prières, et lorsque mon père me demandera comment j’ai été assez folle pour entreprendre seule ce long voyage, je pourrai lui répondre que j’ai bien fait, puisque Dieu devait vous mettre sur mon chemin…

 

– Madame, dit Clother, vous récompensez trop généreusement une action bien simple. Et d’ailleurs, peut-être n’ai-je eu aucun mérite à intervenir au moment où ce gentilhomme vous voulait imposer sa présence.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– C’est une assez étrange histoire, et je doute que vous puissiez me croire. Cependant, je vous assure sur l’honneur qu’elle est vraie. Ce matin, donc, ayant offert mes remerciements et une suffisante récompense aux bonnes gens chez qui le Commandeur d’Ulloa m’avait transporté blessé et mourant, je montai à cheval avec l’intention de continuer mon chemin vers Paris. Mais à peine eus-je fait cent pas que je m’arrêtai court, et bientôt je fis demi-tour, pour me diriger vers la Grâce de Dieu… c’est la maison même où vous êtes. J’étais fort étonné de cette résolution soudaine et j’essayai même de résister. Je n’avais rien à faire ici. Et pourtant, une véritable force m’y poussait. Je vous l’assure : c’est malgré moi que je suis venu…

 

– Malgré vous ? tressaillit Léonor.

 

– Comment pourrais-je vous expliquer ce qui s’est passé en moi ? De grands intérêts m’obligent à me trouver à Paris aussitôt que possible. Une ardente, une inapaisable curiosité dont je suis obligé de vous taire la cause me pousse à Paris… et pourtant, malgré moi, je tournais le dos à Paris… c’est vers cette maison que je me dirigeais. Dans le temps même où je me reprochais de perdre un jour, je me disais à moi-même : Il faut aller à la « Grâce de Dieu… » il le faut !… Vous voyez, madame, que si mérite il y a, ce mérite revient tout entier à la force inconnue qui m’a conduit jusqu’à vous.

 

– C’est étrange, en effet, dit Léonor pensive. Mais je vous crois, monsieur. Je vous crois d’abord parce que vous me semblez digne de toute confiance ; ensuite parce que moi-même… un jour… un triste jour qui n’est pas encore très éloigné… j’ai prononcé des paroles que ne me dictait pas ma volonté… j’ai parlé comme si cette force inconnue qui vous a guidé se fût substituée à moi dans ce que j’avais à dire.

 

– Peut-être est-ce la même force, murmura Clother.

 

– Peut-être ! dit Léonor.

 

Il y eut un moment de silence pendant lequel ils se regardèrent avec une sorte de sympathie irraisonnée. Il leur sembla, à tous deux, qu’ils se connaissaient bien et qu’ils étaient amis. Et Clother reprit :

 

– Maintenant, madame, que prétendez-vous faire ?…

 

– Mais… continuer ma route vers Paris où il faut que je parvienne le plus tôt possible.

 

Clother hésita quelques instants, puis ce fut tout naturellement et tout simplement qu’il offrit :

 

– Vous avez pu voir, madame, quels dangers vous peuvent menacer, ou tout au moins à quelles importunités vous pouvez être exposée en voyageant seule. Daignez donc me permettre de vous escorter jusqu’à Paris. Je vous servirai de garde du corps jusqu’au jour où vous serez en parfaite sécurité auprès du Commandeur.

 

Léonor fit un mouvement, et son beau sourcil fin se contracta. Ce fut presque sèchement qu’elle répondit :

 

– Je dédaigne les importunités, et quant au danger, j’aime à le braver. J’aime mieux être seule sur la route, monsieur : je vous remercie de votre offre courtoise.

 

– Et moi, dit Clother avec douceur, je ne permettrai pas que vous vous exposiez, je respecte votre volonté de voyager seule. Je vous suivrai donc à distance, prêt à accourir à votre premier appel.

 

Elle eut un joli geste d’impatience. Tout ce qu’il y avait encore en elle d’enfant gâté et volontaire se révolta contre cette protection qui s’imposait. Elle entendait ne pas être protégée… À ce geste, Clother se recula de deux pas, comme pour prendre congé. Il paraissait mortifié, et sa timidité lui revenait.

 

Léonor s’avança vivement sur lui et tendit une main adorable sur laquelle il se pencha, sur laquelle il déposa un baiser léger comme un souffle, respectueux comme un hommage.

 

– Vous serez près de moi, dit-elle gaiement. Je suis une tête un peu folle, voyez-vous, et habituée à satisfaire tous mes caprices. Une irrésistible confiance m’entraîne vers vous. Soyez donc mon compagnon de voyage jusqu’au moment où j’aurai rejoint mon père.

 

– Madame, dit Clother, vous êtes toute la générosité.

 

Ils sortirent. Léonor trouva son genêt attaché au contrevent d’une fenêtre. Ponthus l’aida à se mettre en selle, monta lui-même à cheval, et tous deux se dirigèrent dans la direction d’Angoulême.

 

Bel-Argent les suivait.

 

Ils se parlaient peu. Clother était timide. Léonor d’esprit fier, était tout à ses pensées. Tous deux étaient des affligés : l’un ne songeait guère qu’à cette mère dont il allait trouver le portrait et l’histoire en l’hôtel d’Arronces, et l’autre évoquait l’image de la morte chérie dont elle portait le deuil en son cœur.

 

Mais, parfois, à la dérobée, ils se jetaient un regard.

 

Entre eux, il n’y avait qu’un commencement de sympathie. Mais au fond de chacun d’eux, dans ces profondeurs de conscience où l’esprit pénètre si rarement, et avec quelques difficultés !… oui, tout au fond de l’être ignoré qu’ils portaient dans leur être visible, doucement, se levait, bien pâle, bien timide encore, l’aube de leur mutuelle admiration… C’était une aurore, une douce aurore à l’horizon de leur vie.

 

XVIII

LE MÉDIUM


C’était dans une pauvre chambre d’une assez mauvaise auberge d’un faubourg d’Angoulême : la première que Juan Tenorio eût trouvée en entrant dans la ville. Il s’y était arrêté, brisé de fatigue, lui semblait-il ; en réalité, terrassé par le chagrin. Don Juan souffrait. Don Juan pleurait en son cœur. Don Juan connaissait-il donc le véritable amour ?

 

– Monsieur, disait Jacquemin, quand vous n’avez pas d’argent, vous descendez dans l’hôtellerie la plus riche ; quand l’escarcelle est bien garnie, vous prenez nos logis dans un taudis. Je m’y perds. Jamais je n’arriverai à comprendre le diable d’homme que vous êtes.

 

– N’essaye pas, Corentin, répondit Tenorio, n’essaye pas. Moi-même je ne saurai jamais…

 

– Oui. Mais j’ai fait un tour à la cuisine. C’est bien pauvre, monsieur.

 

– Je n’ai pas faim, Corentin. Je ne dînerai pas.

 

– Et quant à la cave, elle est tout simplement ignoble, monsieur.

 

– J’ai soif, il est vrai. Mais je ne veux boire que de l’eau.

 

– Mais moi, monsieur, j’ai grand’faim et j’ai soif de bon vin.

 

– Aurais-tu le cœur de t’empiffrer et de te griser sous les yeux de ton maître désespéré ?

 

– Ah ! monsieur, jamais ! C’est à la cuisine, et non sous vos yeux, que je ferai cette double opération que vous venez de dépeindre en deux mots bien expressifs.

 

– Non, non Jacquemin. Tu ne me quitteras pas. Reste avec moi. Ta présence m’est pénible. Ton bavardage m’est insupportable, mais enfin tu es quelqu’un, et la solitude m’effraye.

 

– Comment, monsieur ! Je ne dînerai donc pas ?

 

– Et tu boiras de l’eau, comme moi.

 

Un nuage assombrit la physionomie joviale et bénigne de Jacquemin Corentin. Car, nous avons omis de le dire lorsque nous traçâmes le portrait de ce charmant garçon, il avait horreur de l’eau comme la nature, dans les conceptions cartésiennes, a horreur du vide, comme le bon mahométan a horreur du vin. On peut lui pardonner cette faiblesse compensée par tant de vertus. Corentin, donc, ne songea pas une minute à se soustraire à cette obligation de boire de l’eau, mais il en fut profondément affecté et loucha terriblement sur son nez.

 

Don Juan éclata de rire.

 

– Eh quoi ! s’écria Jacquemin, vous pleuriez à l’instant, et maintenant vous riez ! Vous ne croyez donc même pas à votre propre chagrin auquel je croyais si bien, moi, que je vous plaignais de tout mon cœur. Votre rire, monsieur, votre rire me rendra fou. À quoi croyez-vous donc en ce monde ? Croyez-vous en Dieu ?

 

– Non, Corentin ; car si j’y croyais, je me tuerais à l’instant pour me trouver en sa présence et lui demander de quel droit il m’a mis au monde, et pourquoi il m’a donné un cœur pour souffrir. Dieu, Corentin ! Il lui était si facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le faire capable de malheur ! Et mieux encore : il lui était si facile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout ! la seule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pas croire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas !

 

Jacquemin Corentin se signa et murmura une fervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut, mais sincère et profonde. Puis il reprit :

 

– Croyez-vous donc au diable ?

 

– Oh ! Ce serait toujours plus gai que de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse à nos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or, l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seule raison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’ai invoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.

 

Corentin frémit et multiplia les signes de croix.

 

– Croyez-vous à vous-même ? dit-il.

 

– À peine, Corentin, à peine. Comment veux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-être je serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus ; l’instant qui va venir n’est pas encore ; et j’aurais la prétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suis entre ces deux néants ?

 

– Je ne comprends pas, dit simplement Corentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vous pensez ?

 

– Certes, à ce que je pense à la minute même où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la pensée que j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore ?

 

– Je ne sais trop ce que vous voulez dire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, une question encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire un verre de vin…

 

– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyons ta question.

 

– Croyez-vous à l’amour ?

 

Juan Tenorio était assis près d’une misérable petite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mit à parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Les larmes ruisselaient sur ses joues.

 

– Je crois au soleil qui m’éclaire et me chauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde qui enchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur le chemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies taches de couleur ; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres, terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvre ver ; je crois à toi ! amour, soleil de l’âme, je crois à toi ! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique du cœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommes seulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire des hommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleur d’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour qui me transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Mais qu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas ! Ils l’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans une geôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leurs barbares conventions. Quoi ! Je n’ai pas le droit d’aimer dans une heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore ? Et pourquoi, par le ciel ! Suis-je donc maître des impulsions de mon cœur ? N’en suis-je pas plutôt l’esclave ? J’adore Léonor. Oh ! je l’adore ! Tout ce qui est en moi de force et d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autre amour ne fera pas irruption dans mon âme ? Et je serais condamné pour cela ? Il faudra que je repousse ce bonheur qui s’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, me devienne un boulet que je traîne misérablement ? J’aime ! Oh ! J’aime ! Mon être tout entier n’est qu’amour. Mais qui aime-je ? Ah ! Je les aime toutes, car toutes sont dignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, mon cœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les larges éthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour. J’aime ! Je veux aimer ! Je ne vis que d’amour ! Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pour la seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître une nouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suis prêt à mourir pour elle !…

 

Nous avons répété aux lectrices qui nous ont fait l’insigne honneur de suivre nos ouvrages que nous ne voulions pas nous interposer entre elles et nos personnages. Nous ne sommes et ne voulons être que le narrateur de ces drames. La pensée de nos héros, nous l’exposons sans la commenter.

 

Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer ici combien fausse était la théorie de Juan Tenorio, combien profonde était son erreur, comme effroyable son égoïsme insensé.

 

Nous devons aussi faire remarquer que, sans aucun doute, cet état de surexcitation où se trouvait don Juan prépara et rendit possible la scène qui va suivre.

 

Pour revenir à l’étrange et complexe personnage que nous essayons de faire revivre, don Juan, accablé de douleur, alla tomber sur le misérable escabeau qu’il venait de quitter, et éclata en sanglots.

 

– Léonor ! cria-t-il d’un accent de déchirant désespoir, Léonor, où êtes-vous ? Léonor, je vous adore, et vous me méprisez ! Pour la première fois de sa vie, Juan Tenorio, maître de l’amour, éprouve l’affreuse humiliation d’une défaite d’amour ! Léonor ! Léonor ! Venez à moi ! Léonor, je me meurs d’amour !

 

Tout don Juan apparaissait dans ces mots : au fond, c’est surtout de l’humiliation éprouvée qu’il souffrait.

 

Cette scène se déroulait vers neuf heures du soir.

 

Une chandelle posée sur la table éclairait vaguement la chambre.

 

Jacquemin Corentin bâilla longuement et dit :

 

– Monsieur, vous vous mourez d’amour. Mais moi, qui ne suis pas amoureux, je meurs de faim.

 

– Que veux-tu que j’y fasse ? dit don Juan.

 

– Laissez-moi descendre à la cuisine pour dîner.

 

– Non, Corentin, non, je ne veux pas que tu me quittes, et tu n’en aurais pas le cœur. Il faut que tu sois là pour que j’aie quelqu’un à qui raconter ma douleur.

 

– Ah ! monsieur, tout à l’heure, vous vous êtes plaint des conventions humaines qui vous empêchent d’aimer à la fois dix duchesses et vingt maritornes d’auberge. Que dirai-je de ces mêmes conventions humaines, ou bien plutôt inhumaines, qui condamnent le valet à se passer de dîner parce que le maître n’a pas faim ?

 

– Ce n’est pas la même chose, Corentin. Mais tais-toi, il me semble que je vais m’endormir…

 

– Mettez-vous au lit, monsieur, et moi, pendant que vous dormirez…

 

– Non ! non ! C’est sur cet escabeau que je veux dormir. Mais je ne dors que d’un œil. Si tu me quittes un seul instant, je te ramènerai ici à coups de bâton. Corentin, tu n’auras pas le cœur de m’obliger à me fatiguer encore à te donner la bastonnade.

 

– Le diable soit de l’amour et des amoureux, et des maîtres tyrans ! gronda en lui-même Corentin fort triste.

 

Et il se mit à considérer don Juan avec une expression d’indulgence très touchante. Il y avait comme une fraternité dans son regard, mais une fraternité voilée par le respect que lui imposaient ces mêmes conventions dont il se plaignait non sans quelque raison. Il y avait surtout de l’admiration. Don Juan lui apparaissait comme un être exceptionnel qui planait au-dessus des lois par quoi le monde moral est régi, une espèce de demi-dieu en qui le bien et le mal s’étaient également abolis pour lui laisser la plus large indépendance.

 

Un léger craquement se fit entendre dans la table, mais Jacquemin n’y prêta aucune attention.

 

Don Juan, appuyé au dossier de l’escabeau, les mains sur la table, les yeux fermés, semblait dormir. Mais il ne dormait pas. Il lui paraissait, au contraire, que son esprit vivait d’une vie plus intense. Il était en proie à une étrange surexcitation mentale qui décuplait la valeur mathématique de sa faculté de penser. C’était un état semblable à de l’éréthisme, et ses nerfs se tendaient sans qu’il en eût vraiment conscience, comme dans les minutes où s’accomplit quelque effort extraordinaire.

 

Des afflux et des reflux d’images et d’idées déferlaient dans son esprit.

 

Par un bizarre phénomène, ses pensées, sous l’analyse à laquelle il se livrait avec une prodigieuse activité, perdaient leur apparence normale qui est d’être impossibles à comparer avec de la matière : elles prenaient une consistance à demi matérielle et se présentaient sous forme de couleurs :

 

Des pensées blanches, des pensées noires, des pensées d’azur, des pensées d’un rouge sanglant…

 

Parfaitement éveillé, maître de ses sens et de son esprit, don Juan, avec une sorte de curiosité étonnée, assistait à ces phénomènes de sa conscience comme à quelque spectacle intéressant. Il semblait se pencher sur soi-même et s’étudier comme s’il se fût agi d’un autre.

 

Seulement la tension de ses nerfs l’importunait, le faisait presque souffrir, et, par intervalles, au grand effroi de Corentin, il était haletant, un faible gémissement lui échappait.

 

Quelques coups secs et rapides furent frappés dans la table.

 

Corentin sursauta et, avec stupeur, considéra ce meuble banal qui semblait frissonner et s’animer. Puis son regard se posa sur les mains de don Juan posées sur la table, et il s’affirma qu’un mouvement des doigts de son maître avait produit ces coups.

 

Soudainement la pensée de don Juan évolua sans qu’il l’eût voulu. Les couleurs disparurent et furent remplacées par des images. Mais ce n’étaient pas de ces formations de rêve qu’on a lorsqu’on évoque les traits d’une personne absente. C’étaient des jets de pensée, des fulgurations de création, des expansions d’effort qui, sur l’écran de son imagination, projetaient des êtres réels. S’il eût étendu les mains, il eût eu la sensation de toucher, de palper des êtres véritables et parfaitement matériels…

 

À son tour, cet état d’esprit s’abolit avec la même soudaineté, sa pensée redevint normale.

 

Don Juan pensa…

 

Don Juan pensa à Léonor sans que sa pensée prit la forme d’une clameur de passion, et il en fut stupéfait, certain qu’il était d’adorer Léonor.

 

Il pensa à cette poursuite acharnée qui durait depuis Séville.

 

Mais là encore intervint un étrange renversement des possibilités de la pensée. Cette poursuite depuis Séville jusqu’à l’auberge de la Grâce de Dieu, il la reconstitua mais à l’envers. Et ce fut malgré sa résistance que fut inversé l’ordre chronologique. Il remonta le temps. Il ne rétablit pas les faits depuis Séville jusqu’à l’auberge, mais depuis l’auberge jusqu’à Séville.

 

Il résistait de toutes ses forces, et Corentin lui vit un visage convulsé, inondé de sueur, et il l’entendit gémir à diverses reprises, il l’entendit murmurer : « Non, non, je ne veux pas ! »

 

Don Juan résistait, mais il ne pouvait empêcher la reconstitution inversée ; il arriva à Séville, il arriva à la scène de la chapelle de Saint-François, il arriva au dîner que lui avaient offert les quatre amis, les quatre justiciers… il arriva… oh ! il arriva à Christa !

 

Et là, il s’arrêta.

 

Sa pensée se concentra sur Christa.

 

Il y eut une sorte de condensation de toutes les molécules actives de son cerveau, une condensation en Christa. Plus de Léonor. Plus de chambre d’auberge. Plus de route. Plus de Séville. Plus de terre. L’univers l’abolit. Dans le vide inconcevable, dans le vertigineux abîme de l’infini, dans ce gouffre qui échappe à toute possibilité de conception et ce qu’il concevait, lui, avec une sorte de tranquillité formidable, il n’y eut qu’une entité semblable à l’entité-Dieu… il n’y eut que Christa.

 

Sa pensée fut Christa.

 

Christa, en lui, prit la place de tout ce qui est l’activité vivante d’un cerveau.

 

Son être entier appela Christa…

 

Et, dans la table, une série de coups rythmés, ayant presque apparence de langage, se produisit tout à coup. La table parlait comme elle le pouvait. Elle tâchait à s’exprimer en s’adaptant aux conventions du langage humain. Elle frappait parfois avec impatience, comme si elle se fût étonnée de n’être pas comprise. Elle semblait avoir des accès de mauvaise humeur comme peut en avoir un être humain ennuyé de n’être pas tout de suite compris de l’animal à qui il parle. Puis elle reprenait doucement. Elle semblait dire : « Essayons encore ! » Et vraiment la musique de ces coups qui résonnaient dans cette humble table, avait sa physionomie expressive. Elle révélait une poignante tristesse…

 

Mais quoi ! Cette table était prise de tristesse ? Est-ce qu’une table peut être triste ?

 

Et si ce n’était pas la table, qui donc disait son affliction ? Qui donc manifestait son impatience ? Qui donc, qui donc tentait de parler à don Juan, avec l’effort désespéré d’un être qui désire ardemment se faire entendre et qui, impuissant, se lamente, se décourage devant des difficultés insurmontables ?

 

Brusquement, les coups cessèrent, et presque dans le même instant, dans un angle obscur de cette chambre, apparut une faible lueur qui aussitôt s’évanouit.

 

La chambre était éclairée, mais comme elle pouvait l’être par une mauvaise chandelle fumeuse dont l’obscure lueur servait à donner du relief aux ténèbres rampantes.

 

Jacquemin Corentin, tout à coup, se leva, les yeux remplis d’épouvante et balbutia :

 

– Monsieur ! Monsieur ! Voyez-vous ?

 

– Oui, je vois, répondit don Juan dans un soupir. Mais tais-toi. Ta voix me fait mal. Et surtout, oh ! surtout, éteins cette lumière qui me brûle, qui met à mes yeux un fer incandescent… éteins… éteins !…

 

Machinalement, Corentin obéit… la petite chambre fut obscure.

 

Alors, la chose qu’avait vue Corentin se précisa.

 

Dans un angle, à faible distance du plafond, c’était une lueur immobile et diffuse qui, rapidement, se condensa en une flamme, puis devint un petit globe lumineux, de couleur imprécise. Mais bientôt la couleur elle-même s’indiqua : ce fut une flamme d’un vert pâle, avec des reflets très doux qui n’avaient rien de spectral.

 

Ce globe de lumière verte, soudain, se déplaça dans l’espace et vint planer sur la table, et bientôt, don Juan ne le vit plus… Le globe avait-il disparu ?… Non, il s’était modifié en toutes ses apparences… il s’allongeait, se détirait, et prenait une vague forme d’une chose indécise, et ce n’était plus une lueur, mais une chose qui semblait vaguement éclairée… et puis, cela se précisa… la chose put prendre un nom connu dans la langue des hommes… ce fut un bras… ce fut une main… une main de femme, une main fine et délicate… et don Juan, dans un souffle ardent, murmura :

 

– Ô main, ô chère main, que j’ai couverte de mes baisers brûlants, ô main parfumée si douce à mes lèvres, ô main chérie dont la caresse tant de fois me fit frissonner… ô main… ô main de Christa !…

 

Corentin s’était reculé jusqu’à la porte, et là, il tomba à genoux.

 

Il tenta de se couvrir les yeux de ses deux mains, mais n’y put réussir, et, les cheveux hérissés d’une sorte d’horreur sacrée, continua de regarder… de regarder ce fantôme de main – car, qu’était-ce donc sinon un fantôme ? – et ce fantôme prenait toutes les apparences de la réalité, que dis-je ! il devenait réalité, il devenait matière tangible et palpable, c’était une création matérielle issue d’on ne sait quelle profondeur de la matière diffuse…

 

Don Juan sentit que cette main se posait sur sa tête !

 

Un frisson le secoua tout entier – peut-être un frisson de terreur, peut-être un frisson d’amour – mais en tout cas ce ne fut à aucun degré comparable au frisson qu’on éprouve au contact d’une main morte.

 

Était-ce une main morte ? Non. Une main bien vivante, aux longs doigts fuselés, à la peau satinée.

 

Elle était froide, mais non de cette froideur glaciale des morts. Il sembla bien à don Juan qu’un sang jeune et généreux circulait dans cette main, et que si elle paraissait froide au toucher ce pouvait plutôt provenir d’une longue immobilité… d’un sommeil de cette main qui cherchait à s’éveiller et s’éveillait.

 

Vraiment, c’était comme un éveil de cette main posée sur la tête d’abord, puis sur le front de don Juan. Elle cherchait peut-être à se faire comprendre. Elle semblait avoir un cœur qui palpitait…

 

Et brusquement, à bout de forces peut-être, ce fantôme s’évapora, s’évanouit dans l’espace.

 

La chambre demeura obscure, le silence pesa, la table ne fit plus aucune tentative de communication.

 

Bientôt, il n’y eut plus que le souffle rythmé de don Juan profondément endormi d’un sommeil de fatigue.

 

Au bout d’une heure, Corentin se hasarda à se relever, ralluma la chandelle, et constata que tout était paisible. Il était bien pâle. Mais c’était un garçon plein de bon sens, et il finit par se dire :

 

– J’ai rêvé, c’est sûr. J’ai eu un cauchemar provenant de la famine à quoi m’a condamné mon maître sous prétexte qu’il n’a pas faim. Dieu soit loué de m’avoir éveillé ! Cependant, comme l’estomac me tiraille, comme je ne suis pas amoureux, comme je pourrais retrouver d’autres cauchemars plus affreux encore, profitons du sommeil de don Tenorio, et allons nous approvisionner contre les visions démoniaques engendrées par la faim…

 

Et Corentin se dirigea doucement vers la cuisine où, malgré l’heure tardive, il trouva une somnolente maritorne attardée à quelque besogne, et qui consentit à rallumer le feu.

 

Là-haut, dans la misérable chambre, les mains encore posées sur la table, épuisé, brisé, d’un lourd sommeil, dormait le médium…

 

LE MÉDIUM ?…

 

Don Juan Tenorio !… Le médium, c’était don Juan !…

 

Et quel autre nom pourrions-nous lui donner ? Médium inconscient, mais médium… C’est-à-dire un de ces êtres capables d’obtenir des manifestations d’un autre monde. Comment ? Pourquoi ? Grâce à quelles tensions nerveuses ? ou à quelles forces fluidiques ? ou à quelle spéciale réceptivité ? On ne sait.

 

Mais, à coup sûr, don Juan était un de ces êtres.

 

Lorsque, dans la salle à manger du palais Canniedo, la table se mit en mouvement, don Juan était là. C’était lui qui, sans le vouloir, sans le savoir, avait appelé des profondeurs ignorées de l’Au-Delà l’être quelconque, ou si l’on veut, la force inconnue qui avait précipité cette table.

 

Lorsque, dans la chapelle de Saint-François, Léonor se mit à prononcer des paroles qu’elle n’avait ni voulues, ni cherchées, don Juan était là ; c’est lui qui, inconsciemment, avait appelé l’être ou la force capable de dicter à Léonor les mots qu’elle avait à dire.

 

En cette chambre de l’auberge d’Angoulême, c’est sûrement don Juan qui provoqua la manifestation d’une lueur, puis la création d’une main agissante et vivante : le médium, c’était lui !

 

Il ne le savait pas.

 

Il ne devait jamais le savoir

XIX

PRIÈRE D’AMOUR


Nous avons dû reconstituer la scène qui précède parce qu’elle est d’un intérêt capital pour l’intelligence du drame final qui clôtura la vie aventureuse de don Juan. Ce drame incompréhensible, tous les auteurs qui ont écrit de Juan Tenorio le signalent sans l’expliquer autrement que par l’intervention divine. Il les préoccupe tous également, à tel point qu’ils le posent en vedette ; les sous-titres Festin de pierre ou l’Invité de la statue, qu’on voit apparaître en tête de tous les ouvrages relatifs à don Juan prouvent que l’événement dont nous parlons tenait une place énorme dans l’imagination des auteurs. Les uns, disons-nous (et notre Molière est du nombre), en appellent à une intervention de la puissance divine. Les médecins, les philosophes, toujours folâtres en leurs commentaires, se contentent d’expliquer la chose par une supercherie des moines de Saint-François.

 

Y avait-il une explication naturelle, également éloignée du scepticisme et de la foi en un Dieu vengeur ? Nous l’avons pensé. La science spirite moderne ouvre bien des fenêtres, projette bien des rayons de lumière sur certains phénomènes étranges, mais incontestables, tels que les visions des saints.

 

C’est à cette science que nous avons fait appel – et qu’on nous permette de le dire, nous croyons être le premier à établir, grâce à elle, une explication logique, naturelle, MATÉRIALISTE, de la fin de don Juan.

 

La scène qui vient d’être reconstituée prépare cette explication.

 

Sur ce, reprenons notre récit qui demeurera aussi impartial que nous le pourrons.

 

Treize jours après cette soirée où don Juan et Jacquemin Corentin assistèrent à la formation d’une main dans l’espace, le 31 décembre au soir, par un temps sec et froid, Clother de Ponthus et Léonor d’Ulloa, suivis de Bel-Argent, entrèrent dans Paris et se dirigèrent aussitôt vers la rue Saint-Denis.

 

Ce fut dans l’auberge de la Devinière qu’ils mirent pied à terre.

 

Pour la fille du Commandeur, Ponthus demanda la plus belle chambre de cette noble hôtellerie, célèbre dans les fastes du temps, honorée par les visites des poètes, fréquentée par maître Rabelais lui-même.

 

Ponthus connaissait très bien l’hôte et l’hôtesse, et les tenait pour de dignes bourgeois à qui on pouvait faire confiance. Lorsque Léonor eut pris possession de son logis, il appela Mme Grégoire et lui dit :

 

– La noble dame que j’ai eu l’honneur d’escorter jusque chez vous ne passera guère ici qu’un jour ou deux. Je pense même que, dès demain, elle pourra joindre son père qui est grand d’Espagne et accompagne l’empereur, lequel, dit-on, doit arriver demain matin. Je vous prie de veiller sur elle comme sur votre propre enfant. Je vous en serai reconnaissant. Vous me connaissez, et vous savez que ce mot a, pour moi, une signification…

 

– Soyez rassuré, monsieur, dit l’excellente Mme Grégoire. Le logis de cette dame se compose de deux pièces. Pour vous ôter toute inquiétude, je dormirai cette nuit dans la première, et nul ne pourra parvenir à la noble Espagnole sans m’éveiller. Or, vous me connaissez aussi, seigneur de Ponthus, et vous savez que je suis de taille à tenir tête aux plus hardis.

 

Ponthus, pour la première fois qu’il venait à la Devinière, considéra avec admiration, avec respect, avec attendrissement, la haute taille, les fortes proportions, les bras puissants de la digne Mme Grégoire.

 

Il sortit pleinement rassuré.

 

Devant le perron, il retrouva Bel-Argent qui se carrait dans un habillement tout battant neuf et de malandrin qu’il avait été prenait figure de bon valet. Nous laisserons au lecteur le soin d’établir si c’était là une heureuse transformation. Mais nous pouvons l’assurer qu’au moral, Bel-Argent avait beaucoup gagné à ce changement d’existence.

 

Clother lui désigna la maison qu’il habitait et qui, nous l’avons dit, se situait à peu près en face de la Devinière.

 

– Ne bouge pas d’ici, ou de la grande salle de l’auberge. Si tu aperçois quelque visage suspect, viens à l’instant me prévenir.

 

Puis il s’éloigna en se disant :

 

– Je crois bien que j’ai pris toutes les précautions nécessaires à la sûreté de la noble dame qui m’a fait l’honneur de m’accepter pour son écuyer servant. C’était mon devoir, puisque son père m’a sauvé la vie. C’était aussi mon devoir, parce que tout bon gentilhomme se doit de protéger les dames, ainsi que me l’a appris le seigneur Philippe de Ponthus… Oui, j’ai fait tout ce qu’il fallait.

 

En même temps qu’il se décernait ainsi un brevet de bonne conduite, il s’adressait de violents reproches, et une voix lui criait :

 

– Non, non, ce n’est ni dame Grégoire, ni Bel-Argent qui doivent veiller sur Léonor. C’est toi ! C’est toi seul ! Ose donc t’avouer que tu n’oses pas…

 

C’était imprécis, d’ailleurs… Cela ne se formulait pas aussi nettement… Au vrai, il éprouvait un grand chagrin à s’éloigner, et il en avait à peine conscience. Mais dans le même temps, il se sentait soulevé par quelque puissante allégresse. Et de cette joie profonde, immense, qui le pénétrait jusqu’à l’âme, il ne se rendait pas compte. Seulement, c’étaient des regards ravis qu’il jetait sur tout ce qui l’entourait, et il se disait :

 

– Comme Paris est devenu beau !… Que s’est-il passé ?… Tant de fois j’ai parcouru cette rue sans que pour cela mon cœur se mît à palpiter… C’est peut-être la joie du retour. Et puis j’ai failli mourir. C’est aussi un retour à la vie. Oui, ce doit être cela, car jamais je ne me suis senti aussi vivant, jamais les choses et les êtres ne m’ont inspiré pareille amitié… Il me semble que j’aime ces inconnus qui passent… Comme ils ont de bonnes figures souriantes !… Et combien charmantes ces Parisiennes légères, coquettes et si gracieuses ! Comme tout me semble beau ! Comme ces vieilles maisons paraissent adorablement rajeunies… Et ce ciel, ce joli ciel gris de Paris, quelle joie de le contempler maintenant !

 

Il entra dans une boutique sale, obscure, où se tenait un vieillard au regard soupçonneux ; il y était jadis venu avec Philippe de Ponthus : le maître de céans faisait trafic d’or et pierreries.

 

Clother lui offrit un de ses diamants, et le marchand lui en donna quinze mille livres en or qu’il lui compta séance tenante : il y gagnait à peu près autant, c’est-à-dire qu’il volait Clother avec impudence. Clother sortit de la boutique en se disant :

 

– Quel brave homme ! Si je puis lui rendre quelque service, je le ferai. Comme il me souriait, et comme, sans la moindre hésitation il m’a compté ces quinze mille livres qui sont une forte somme. Peut-être ce pauvre vieillard, dans sa bonté, a-t-il estimé trop cher ce diamant…

 

Oui, oui, c’était une ineffable allégresse qui le transportait ; oui, il trouvait un charme indicible à tout ce qu’il voyait, à tout ce qu’il entendait…

 

Va, va, Clother ! Cours à ta destinée. Va, gracieux et charmant chevalier, lève ton pur regard vers les sombres cieux qui te paraissent rayonnants, souris à cette foule qui t’ignore et ne comprendrait pas ton sourire si elle le voyait, écoute les pulsations violentes de ton cœur qui n’a pas encore aimé, pas encore souffert, entre dans la terrible et radieuse aventure de ton premier amour, qui pour toi, cœur d’élite, sera ton unique amour… Oui, oui, va, cours t’enfermer dans ta chambre où, tout à coup, sans rime ni raison, tu éclates en sanglots…

 

Dans sa chambre, où la nuit, depuis longtemps s’était faite, Clother de Ponthus, doucement, pleurait.

 

Ah ! comme ses larmes lui paraissaient douces ! Quelle ivresse de sentir la larme tiède jaillir et rouler lentement sur sa joue qu’elle caressait comme d’un baiser !… Pleurer !… Pleurer parce que son cœur se gonflait et semblait vouloir éclater, pleurer alors qu’il n’avait aucun sujet de peine, pleurer uniquement parce qu’il pleurait, comme les plantes laissent échapper un trop plein de généreuse sève, quelle joie de pleurer dans la solitude de la nuit !

 

Et voici quelle prière, peu à peu, se cristallisait dans la pensée de Clother :

 

– Léonor… ô Léonor… pourquoi votre nom est-il si doux à mes lèvres, et pourquoi parmi tant de douceur, mes lèvres sont-elles brûlantes parce qu’elles ont murmuré ce nom ?… Léonor… ô Léonor, est-ce de prononcer votre nom que je pleure ? Eh quoi ! Ce sont des larmes, vraiment ? Et pourquoi ? oh ! dites, Léonor, pourquoi des larmes parce que mon cœur évoque votre image ?… Léonor… ô Léonor, il y a quelques jours je ne vous connaissais pas, et voici que vous occupez ma vie aussi loin que je regarde dans mon passé… Quoi ! Tout meurt, tout disparaît, tout s’efface et s’évanouit en moi : cet ardent désir que j’avais de voir le portrait de ma mère s’est aboli… et abolie aussi l’amère douleur de la mort de mon père… ô mon père, ô Ponthus héroïque et tendre, ô père créateur de mon âme, pardonnez à votre bien-aimé fils !… Léonor, ô Léonor, il n’y a plus rien dans moi, il n’y a plus que vous et je crois que toujours je vous ai connue, je crois que toujours vous avez été l’amie de mon cœur ravi, et il m’est impossible de retrouver les jours à jamais effacés où je ne vous connaissais pas, où vous n’étiez pas venue encore, les jours sombres où je vous attendais…

 

Léonor, ô Léonor, c’est vous que j’attendais, c’est vous qui étiez cette espérance sommeillante en mon cœur, c’est vous qui étiez ce rêve par quoi mes heures étaient bercées, c’est vous qui étiez ce parfum qu’exhalaient les fleurs, et cette brise qui rafraîchissait mon front, et ce ciel d’un bleu de satin, vous étiez l’univers… Léonor, ô Léonor, recevez l’humble prière de celui qui pleure en murmurant votre nom béni, soyez-lui pitoyable, daignez lui permettre de vous offrir sa vie, et sa pensée, et son cœur, et son âme, et son être entier ; ne vous écartez pas, ne le repoussez pas hors du chemin embaumé que vous parcourez, ô Léonor. Qu’êtes-vous ? oh ! dites, qu’êtes-vous ? Êtes-vous ce lis immaculé dont la blancheur suave éclaire le jardin de mes rêves ?

 

Êtes-vous cette aube infiniment pure en ses teintes de mauve et de rose, qui se lève sur l’horizon de ma vie ? Êtes-vous cet astre d’or qui, du haut des cieux pleins de mystère, laisse tomber sur mes nuits un regard de douceur ? Êtes-vous ce songe enchanté qui m’emporte vers des pays inconnus, vers une patrie de joie et de bonheur ? Léonor, ô Léonor, vous êtes tout cela, et vous êtes bien plus encore, et, dans le langage des hommes, il n’est pas de mots capables de dire ce que vous êtes. Ô Léonor, recevez ma prière et mes larmes en humble offrande de ma vie. Ô Léonor, soyez-moi gracieuse, vous qui êtes toute grâce ; soyez-moi pitoyable, vous qui êtes toute pitié…

 

Ainsi, en des termes obscurs que nous avons – absurde et vaine tentative ! – essayé de traduire en paroles écrites, ainsi, en des pensées imprécises qui le faisaient trembler, s’élevait du cœur de Ponthus la sublime prière d’amour, le noble cantique où pas une fois le mot amour ne se formula, parce que son être entier n’était qu’un cri d’amour…

 

XX

L’AUBERGE DE LA DEVINIÈRE


On frappa violemment à la porte. Clother sursauta, courut ouvrir. C’était Bel-Argent.

 

– Monsieur, il est arrivé ! Il est dans la grande salle avec son impudent grand flandrin de valet, l’homme au faux nez !

 

Clother n’eut pas besoin qu’on lui dit de qui il s’agissait.

 

Il, c’était ce gentilhomme espagnol qu’il avait blessé en l’auberge de la Grâce de Dieu… Il, c’était Juan Tenorio !… Deux minutes plus tard, Clother de Ponthus, tout pâle, faisait irruption dans la grande salle de la Devinière, alors remplie d’écoliers et de jeunes seigneurs vidant leurs derniers pots avant le couvre-feu.

 

Du premier coup d’œil, dans la foule, il vit don Juan. Il ne vit que lui.

 

Don Juan dans un angle de la salle était assis à une table couverte d’une nappe éblouissante et chargée d’argenterie. Tout de suite, avec son autorité de vrai grand seigneur, il s’était imposé ; les garçons de salle ne s’occupaient que de lui. Maître Grégoire achevait de noter dans sa mémoire les instructions que don Juan lui donnait pour son dîner. Mme Grégoire finissait de disposer sur la nappe ses plus belles pièces d’argenterie qu’elle sortait dans les grandes occasions, et pour les clients les plus opulents. Pour tout cela, il avait suffi de quelques regards, de quelques mots de don Juan.

 

Derrière lui, immobile, perché sur ses échasses, méditatif, se tenait Jacquemin Corentin.

 

Clother de Ponthus s’approcha, et comme il atteignait la salle où se trouvait son adversaire, il l’entendit qui, d’une voix passionnée, ardente, pleine de feu, murmurait :

 

– Oui, je vous aime ! Comment ? Pourquoi ? Ne me le demandez pas. Je vous aime ! Vous ne le croyez pas ? Ah ! croyez-en du moins mes yeux : vous pouvez lire…

 

– Elle ne sait lire ni écrire, observa Corentin, à demi-voix.

 

– Ta langue, murmura don Juan, je la donnerai aux chiens ! Vous pouvez, continua-t-il, tout haut, y lire mon amour ardent et sincère, si ces yeux ne me trahissent pas en leur expression.

 

Clother demeura stupéfait. Le Juan Tenorio, qui parlait ainsi, était-il bien le même homme qui avait crié, clamé, sangloté devant Léonor une si passionnée déclaration ? Il regarda autour de lui pour admirer celle à qui s’adressait don Juan – et il vit une jeune fille portant avec une ingénue coquetterie l’élégant costume des demoiselles de la bourgeoisie aisée.

 

Il la reconnut aussitôt pour la fille de dame Jérôme Dimanche, la bonne veuve qui l’hébergeait en son logis, lequel, avons-nous dit, était sis presque vis-à-vis de la Devinière.

 

Cette petite s’appelait Denise. Le printemps de la vie fleurissait son charmant visage. Elle avait des yeux très doux, où s’allumait une toute petite flamme de curiosité émue. Et c’est avec une admiration mêlée de doute et d’espoir qu’elle écoutait ce gentilhomme qui lui parlait d’amour.

 

– Vous dites que vous m’aimez, osa-t-elle. C’est jeu de prince. Comment un grand seigneur comme vous pourrait-il aimer une petite bourgeoise telle que moi ?

 

– Grand seigneur ! s’écria Tenorio en joignant les mains. Suis-je un seigneur ? Êtes-vous noble, bourgeoise ou vilaine ?… Je suis celui qui vous aime. Et vous, oh ! vous êtes…

 

– Vous êtes, nasilla Jacquemin Corentin, vous êtes une princesse que le sort a oublié de pourvoir d’un titre et d’une couronne, heureuse encore qu’il ne vous ait pas obligée à servir à boire en cette auberge. Vous ne saviez pas que vous êtes princesse ? Voici mon maître qui vous l’apprendra. Vous pouvez croire à ses hâbleries. Au besoin il vous épousera, il en a épousé bien d’autres, allez !

 

Cette fois, don Juan ne dit rien. Mais d’un rapide et subtil mouvement du pied en arrière, il atteignit d’un coup sec la jambe du malencontreux Corentin qui jeta un cri de détresse :

 

– Juste sur l’os !…

 

– C’est bien fait ! jubila Bel-Argent qui, entré sur les talons de Clother, assistait à la scène.

 

Dans l’embrasure d’une fenêtre, une jeune et jolie lingère s’occupait à repriser des nappes. Celle-là se nommait Javotte… et à celle-là, aussi, don Juan avait déjà lancé plus d’une œillade.

 

Et Javotte écoutait tout cela, et jetait à Denise un regard de dépit et d’envie.

 

Cependant, Ponthus, ayant considéré la fille de dame Jérôme Dimanche, disait :

 

– Eh quoi ! Est-ce bien vous que je vois ici, demoiselle Denise ?

 

La figure de la pauvre enfant devint une rose empourprée.

 

Elle balbutia une vague explication à propos d’une commission que sa mère lui avait commandée pour dame Grégoire, et s’enfuit… Elle s’enfuit pour aller s’enfermer dans sa virginale chambre, et y rêver…

 

À la voix de Ponthus, don Juan s’était vivement retourné.

 

En voyant celui qui, à la Grâce de Dieu, lui avait fourni ce fin coup d’épée dont sa main souffrait encore, il se leva tout empressé et salua avec cette merveilleuse bonne grâce qui était l’une des séductions de ce maître en l’art de plaire.

 

– Quelle heureuse rencontre ! fit-il. Et quel charmant hasard !

 

– Non, pas hasard, dit Clother en rendant le salut. Je vous cherchais…

 

– Pour m’offrir ma revanche ?

 

– Pas aujourd’hui, si cela ne vous désoblige pas. Je vous cherchais pour vous tenir compagnie jusqu’à demain matin, sans vous perdre de vue.

 

– Oh ! Vous me faites prisonnier ? Venant de vous, la tyrannie est délicieuse. Mais puis-je savoir…

 

– La raison de cette surveillance ? Pas d’autre que celle-ci : vous êtes à l’auberge de la Devinière.

 

Don Juan fixa sur Clother un regard étonné. Mais soudain il pâlit. Et, d’une voix étouffée :

 

– C’est donc qu’Elle est ici !…

 

– Oui, monsieur, dit Clother.

 

– Je vous approuve, dit Tenorio. Contre don Juan, on ne saurait trop prendre de précautions. À votre place, j’eusse agi de même. Je me rends donc votre prisonnier, ou plutôt c’est vous qui devenez le mien : asseyez-vous devant moi, je vous prie, et faites-moi raison à table en attendant que nous nous retrouvions face à face sur un autre terrain.

 

L’hésitation de Clother dura peu. Il portait dans l’esprit cette aventureuse fantaisie qui fait accepter de prime abord et sans inutile surprise les situations les plus scabreuses.

 

Il prit donc place à table, et bientôt les deux convives choquèrent leurs verres comme ils avaient choqué leurs rapières… Tintements d’épée, tintements de cristal… un peu de liqueur rouge qui coule d’un flacon ou d’une veine… c’est tout.

 

Évitant de parler de leur querelle, ils firent assaut de galanterie et se renvoyèrent mille compliments aiguisés d’esprit. En fait, ils s’admiraient franchement l’un l’autre.

 

Le dîner fut somptueux. Pour de tels hôtes, maître Grégoire s’était surpassé.

 

Le couvre-feu sonna.

 

Javotte, la jolie lingère, était partie depuis longtemps.

 

Elle était partie en adressant à don Juan une belle révérence qui, malheureusement pour elle, – ou heureusement ! – demeura inaperçue.

 

Maître Grégoire expulsa les buveurs, fit mettre les volets aux fenêtres, barricada la porte et renvoya les garçons de salle. Ponthus et Tenorio ayant déclaré qu’ils entendaient passer la nuit à table, le digne hôte se contenta de placer devant eux un respectable nombre de flacons de vins d’Espagne, puis s’en fut se coucher.

 

Clother et don Juan demeurèrent donc seuls dans la grande salle de la Devinière – nous ne comptons pas Jacquemin Corentin et Bel-Argent qui, dans un coin, vidaient les fonds de bouteilles et, modelant leur conduite sur celle des maîtres, se liaient d’amitié, ou du moins y tâchaient.

 

– Seigneur de Ponthus, disait don Juan, j’aime vos façons. Votre esprit me plaît. J’avoue avoir rarement rencontré délicatesse de cœur pareille à la vôtre. Ne pourrions-nous devenir amis ?

 

– Seigneur Tenorio, répondait Clother, je vous tiens pour bon gentilhomme. Il me séduirait fort d’être toujours votre partenaire dans les joutes de la table, votre second dans les passes épineuses de la vie, cela dès que vous m’aurez donné votre parole de renoncer à celle que vous poursuivez.

 

Don Juan se rembrunit. Clother continua :

 

– Comment le noble esprit que vous êtes peut-il consentir à persécuter une jeune dame d’un amour qu’elle réprouve ?

 

Un profond soupir souleva la poitrine de don Juan.

 

– Monsieur, demanda-t-il presque craintivement, celle à qui vous faites allusion vous a-t-elle parlé de moi ?

 

– Pas un mot…

 

– Quoi ! Elle vous a laissé ignorer ce qui s’est passé à Séville ?

 

– Je n’en sais rien…

 

– Quoi ! Elle ne vous a pas fait connaître ce qui advint depuis Séville jusqu’ici ?

 

– Rien, vous dis-je !

 

– Quoi ! Pas même l’histoire de ses deux écuyers ?

 

– Eh ! je vous répète que je ne sais rien !

 

– Qu’elle est généreuse ! murmura ardemment don Juan. Mais alors, reprit-il, comment savez-vous qu’elle repousse mon amour ?

 

– Je l’ai, par le ciel, bien vu à la « Grâce de Dieu ! ». Soyons amis, seigneur Juan ; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne de vous.

 

Don Juan baissa le front. Clother le vit très ému, et poursuivit :

 

– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio, c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dame que vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à la première venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise… pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant ?

 

Alors don Juan redressa la tête, et un éclair jaillit de ses yeux.

 

– Tromper ?… dit-il dédaigneusement. Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…

 

– C’est sûr ! interrompit Corentin, de loin. À preuve : on l’appelle Juan le Véridique, et les menteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeur sont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose des plus pénibles, croyez-moi.

 

– Quand tu auras à te donner du bâton, s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi : je t’aiderai de toutes mes forces.

 

Don Juan continuait :

 

– Qui vous dit que je trompe cette adorable Denise quand je lui dis que je l’aime ? Oui, je l’aime, sur ma foi ! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heure quand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternelle beauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bien plutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viens à me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé un cœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moi une victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plus juste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurs humains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amour unique et définitif, le mien seul est dans la franchise et la pleine vérité. J’aime, monsieur ! Je l’avoue, je le dis, je le proclame : ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encore qui est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre, si elles sont également belles ? Que dis-je ! Est-ce qu’une femme a besoin d’être belle pour être aimée ? Je l’aime tout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-il besoin que je la trouve belle ? Sais-je bien au juste ce qu’est la beauté ? J’aime cette femme dans la minute où je la vois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aime peut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouent parmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pour ses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs. Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel de crépuscule ? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas son charme ? Ah ! J’aime cette femme uniquement pour le frisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi elle a provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors, je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnues j’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dans un lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regard suffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais si son sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitive minute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être ! J’en emporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah ! monsieur, ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds et que je lui offre un cœur tout brûlant de passion : c’est l’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœur qui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles de l’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, le bonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la recherche impossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe, puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamais insaisissable…

 

Et don Juan prit sa tête à deux mains.

 

Et une larme brilla dans ses yeux.

 

Il murmura :

 

– Qu’est-ce que la vie ? Amour. Qu’est-ce que le bonheur ? Amour. Qu’est-ce que le malheur ? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille des hommes ? Amour. Rien que ceci : quand elle est près de moi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh ! monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loin d’elle ? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètement de l’esprit affolé, la mort de tout votre être, quand celle que vous aimez n’est plus près de vous ? Je connais cela. C’est affreux. Un jour je me tuerai. Oui, par le ciel, je me tuerai par un soir parfumé où un tiède souffle m’aura apporté le parfum de la fleur qu’elle préfère et m’aura rappelé qu’elle n’est pas là pour respirer cette fleur… Je me tuerai un jour que chantera dans ma tête le fragment de romance qu’elle aimait à me répéter… Je me tuerai une nuit que levant mes yeux brûlés de larmes vers un ciel sans pitié, je reverrai l’étoile qu’elle aimait à contempler avec moi… Ah ! comme elle est ignorante, la pauvre foule qui répète ces mots absurdes : loin des yeux, loin du cœur ! C’est dans l’absence que le cœur se forge un amour indestructible. Quand celle que j’aime n’est plus là, quand mon cœur éclate et se brise, quand je ne sais plus si je vis encore, c’est alors que l’amour fond sur moi, c’est alors que je sens rouler dans mes moelles le torrent des regrets… et quels délices, ah ! quels délices quand je tombe à genoux, que j’appelle l’absente, et que les larmes, enfin, jaillissent de mes paupières en feu !…

 

Et don Juan éclata en sanglots…

 

Et il balbutia :

 

– Léonor ! Léonor ! Léonor ! Où es-tu ? Où donc es-tu ?…

 

Clother avait écouté avec un étonnement où il entrait un peu d’effroi.

 

Tout d’abord, don Juan lui était apparu comme un amoureux trop obstiné, importun sans doute, mais au bout de compte, sincère. Il commença à connaître ses mesures. Juan Tenorio lui inspirait une instinctive répulsion. Sa jeune âme lumineuse repoussait violemment la sombre, la désespérante théorie de don Juan. Il le vit, avec une figure de damné, pareil à ce Lucifer d’orgueil et de beauté que l’ange précipite à l’éternelle nuit.

 

Oh ! Où donc, où donc était la lumière ?

 

Le cœur de Clother la vit soudain, consolatrice et douce, semblable à la maris Stella, oui, il la vit ! Car dans cette minute même où les brûlantes paroles de Juan Tenorio l’oppressaient d’angoisse, la figure de son père se dressa dans son imagination.

 

Philippe de Ponthus !

 

L’homme qui, toute sa vie, avait adoré la même femme et n’en avait été aimé que par un seul regard d’agonie, l’homme qui, à cette femme descendue au tombeau, avait voué un culte qui n’avait péri qu’avec lui-même !

 

Oui, le bon, le noble, le sublime Philippe de Ponthus se pencha sur le front brûlant de Clother et comme dans un apaisant baiser, murmura :

 

– L’amour, mon fils, c’est la fusion de deux cœurs à jamais indissolubles, unis jusque par delà la mort ; L’AMOUR… C’EST LA FIDÉLITÉ

 

Clother tressaillit.

 

Il jeta sur don Juan un regard où il y avait de la pitié, peut-être, mais aussi du mépris ; et avec un sourire railleur :

 

– Puisque vous aimez toutes les femmes, seigneur Tenorio, il vous sera du moins facile de renoncer à une seule d’entre elles…

 

Don juan se croisa les bras, et dit :

 

– Vous me demandez, je crois, de renoncer à Léonor d’Ulloa ?

 

– Oui. C’est cela que je vous demande.

 

– C’est impossible !

 

Don Juan prononça ces mots avec un désespoir concentré. Il acheva :

 

– La mort seule peut me faire abandonner le dessein que j’ai formé de conquérir le cœur de Léonor. Même si elle me hait, je l’adore. Même si elle me méprise, je l’adore. Même si elle prend mon cœur pour le mettre sous ses pieds, je l’adore. Même si elle me bafoue en se donnant à un autre, je l’adore. Ah ! je l’adore, entendez-vous ?… Seigneur de Ponthus, pour mettre Léonor à l’abri de ma poursuite, il faudra me tuer.

 

– Je vous tuerai donc ! dit simplement Clother de Ponthus.

 

– Et quand ? demanda don Juan d’un accent d’étrange curiosité sans raillerie.

 

– Pourquoi pas tout de suite ? fit Clother.

 

En même temps, il se leva et dégaina.

 

Au même instant, don Juan fut debout, l’épée au poing.

 

Dans ce moment même, l’amitié ébauchée entre Bel-Argent et Jacquemin Corentin tournait à l’aigre, et le premier, goguenard, disait à l’autre :

 

– Ne t’en défends pas, va ! Avoue qu’il est faux !

 

– Qui cela ? Qui donc est faux ? glapit Corentin qui savait d’ailleurs très bien de quoi il était question.

 

Voyant les maîtres prêts à en découdre, les deux valets se dressèrent, hérissés… Jacquemin perché sur ses longues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.

 

– Tireur de laine et truand de grand chemin ! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.

 

Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant le nez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous, doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Et il dit :

 

– Je n’y crois pas !…

 

Le bon Jacquemin poussa un rugissement et s’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus, s’empressait, et Corentin se mit à l’aider ; en quelques instants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murs pour donner du champ aux deux adversaires.

 

Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent la garde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.

 

Les deux fers se froissèrent… l’attaque allait se produire… une porte s’ouvrit.

 

Une femme entra…

 

 

Une femme voilée de noir, qui s’avança, pareille à quelque sombre évocation de la douleur.

 

Don Juan laissa tomber son épée, qui résonna tristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé de stupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, et profondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina. L’apparition s’arrêta à deux pas et dit :

 

– Monsieur, vous ne tuerez pas don Juan Tenorio…

 

Avec l’infinie rapidité de l’imagination, Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter à l’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour la vie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui ne voulait rien promettre.

 

Mais la femme, douloureuse, levant son voile, montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elle prononça :

 

– Comprenez-moi : je ne vous prie pas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis : « Ce n’est pas vous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni à moi. »

 

– À qui appartient-elle donc ? gronda don Juan. Dis-le, Silvia ! Dis-le donc !

 

– À Maria ! À Pia ! À Rosa ! À toutes celles qui sont mortes de ton amour ! Ah ! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes ces douleurs éparses ! Ta vie, Juan, appartient à Christa ! Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui te pardonne ! Je dis : à Christa d’Ulloa, la dernière morte de ta dernière trahison ! À Christa, sœur aînée de cette Léonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’à Paris !…

 

L’horreur se déchaîna dans l’esprit de Ponthus.

 

En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Il le vit ce qu’il était : une synthèse de la trahison. Il se mit à le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il le devina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler les désespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice ; il marcha sur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage :

 

– Je ne croiserai pas le fer avec vous sous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez : je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vous vois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cette épée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, comme ce soir, se placer entre vous et moi !

 

Immobile, incomparable de majesté, Silvia jeta un long regard sur Ponthus :

 

– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. Don Juan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelle étreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu le sais !

 

– L’étreinte du Commandeur ! dit Tenorio, sourdement, comme malgré lui.

 

Et il frissonna.

 

Et aussitôt, il se prit à rire.

 

Puis, d’une voix éclatante, d’un indicible accent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse que donne l’appétit de la mort :

 

– Me voici ! cria-t-il. Je suis prêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’ai porté à ta fille Christa ! Pour l’amour que je porte à ta fille Léonor ! À toi, Commandeur ! me voici !… À vous, seigneur de Ponthus ! Léonor est la fiancée de votre cœur : à vous donc ! me voici !… à toi, Zafra ! à toi, Canniedo ! à toi, Veladar ! à toi, Girenna ! me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles que j’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est mon malheur et ma gloire ! Sachez-le, vous tous : si don Juan a le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœur assez ferme pour épouser la Mort… Silvia, chère Silvia, ma Silvia que tant j’adorai sous les bosquets de Grenade, fleur embaumée de mes amours de jadis, ô ma Silvia, qu’es-tu venue chercher ici ? Quelle cruelle vérité réclames-tu de moi ? Pourquoi me forces-tu à poser le masque ? Ah ! Silvia, ne sais-tu pas qu’il y a plus de mérite encore à feindre l’amour qu’à aimer vraiment ? Ma pitié pour toi était le dernier refuge de ton bonheur. Pour toi, en reconnaissance d’une heure de félicité, j’eusse fait ce sublime effort de te donner l’illusion de mon amour. Tu ne veux pas, Silvia ! Tu préfères l’affreuse vérité, pauvre ignorante du songe de la vie, insensée qui n’a pas compris que l’illusion, c’est la seule réalité possible !… Eh bien, sache-le donc puisque tu le veux : je ne t’aime plus ! Silvia, je ne t’aime pas ! Silvia, tu es morte pour moi !

 

Don Juan haletait. Il lança dans un cri sauvage :

 

– Léonor ! Léonor ! Léonor ! Où es-tu ! Où donc es-tu ?…

 

Son cœur se tordait sous les puissantes étreintes de l’amour au paroxysme. Pour conquérir Léonor, en cette terrible minute, il eût chargé une armée. Lui, le raffiné d’esprit, lui qui, devant toute femme, s’était imposé la loi d’une suprême élégance d’attitude, il entrait dans la violence, dans la volonté de l’outrage, du seul outrage véritable qu’un homme puisse infliger à la femme qui l’aime :

 

– Je ne t’aime pas ! Silvia, Silvia, écoute la clameur de mon être : je ne t’aime pas !… Lumière du soleil dans mon cœur… j’aime Léonor d’Ulloa !… va-t’en, Silvia, va-t’en ! J’ai horreur de tes voiles de deuil, horreur de tes larmes, horreur de tes reproches ! Tu es la mort, et j’adore la vie ! Je veux vivre encore et me donner à l’amour, maître unique de ma flamboyante destinée… Va-t’en, épouse de Juan Tenorio ! Tu reviendras…

 

Il se pencha sur Silvia courbée sous cette rafale :

 

– Tu reviendras lorsque le Commandeur m’aura une bonne fois étouffé sous son étreinte. Et comme un trophée de ta misérable fidélité, tu emporteras mon corps où il n’y aura plus de vie, plus d’amour, plus de cœur !

 

Sous la tempête de la passion déchaînée et grondante et rugissante comme, par les nuits de grand vent, sous les larges souffles invisibles grondent et rugissent les arbres de la forêt, l’épouse outragée, peu à peu, s’affaissait. En elle, la vengeresse n’était plus. Elle n’était que l’épouse… l’amante, la pauvre amante qui aime encore, ah ! qui aime de toute son âme fidèle et s’entend crier qu’elle n’est plus aimée…

 

Aux derniers mots de Tenorio, elle était à genoux.

 

Vers don Juan, elle tendit les bras, ses beaux bras, en un sublime geste par quoi elle sembla s’offrir, toute, en holocauste.

 

Vers lui, elle leva ses yeux de douceur qu’emplissait l’extase mystique du pardon chrétien.

 

Mais il demeura glacé, le regard perdu dans le vide… vers son rêve… et il n’y avait pas de dédain en son attitude, mais, chose plus terrible pour Silvia, de l’indifférence, rien que de l’indifférence.

 

Pour elle, ce fut une de ces minutes qui enferment une éternité de douleur… toute la douleur. Ce fut une de ces secondes inoubliables à jamais, où la vie se disloque dans un être, où le cœur s’effondre, où la dernière flamme vacillante de la divine espérance, tout d’un coup, s’éteint.

 

Don Juan, le regard rivé à son rêve, murmura :

 

– Léonor ! Léonor ! Léonor ! Où es-tu ? Où donc es-tu ?…

 

Et Silvia, lentement, se releva.

 

Un instant encore, elle demeura devant l’époux pétrifié en sa mortelle indifférence. Peut-être voulut-elle parler, peut-être avait-elle des choses à dire… ses lèvres s’agitèrent, mais aucune parole n’en sortit… elle se retira.

 

Ce fut à ce moment que don Juan, vers elle, ramena son regard.

 

Il tressaillit. Un frisson l’agita. Ses mains s’unirent en geste de prière…

 

Et Clother épouvanté l’entendit, oui l’entendit qui bégayait ceci :

 

– Par le Dieu vivant, jamais tu ne fus aussi puissamment créatrice d’amour, Silvia ! Reste, oh ! reste ! Silvia, je t’aime… Silvia, c’est toi seule que j’adore !…

 

Mais Silvia n’entendit pas…

 

Elle s’effaça, comme dans la chapelle de Séville elle s’était effacée. Elle s’évanouit comme s’évanouit tout rêve d’amour ; elle s’en alla, brisée, comme dut jadis, parmi les décombres de Troie incendiée, s’en aller Andromaque après la mort d’Hector.

 

Silvia regagna la chambre qu’elle occupait en l’auberge de la Devinière.

 

Cette chambre attenait à celle de Léonor.

 

La fille du Commandeur d’Ulloa, malgré les prières et les formelles assurances de dame Grégoire, avait refusé de se coucher. Assise dans un fauteuil près d’une table sur laquelle brûlait un flambeau de cire, un livre d’heures aux mains, elle songeait…

 

Elle songeait à Christa, morte d’amour, tuée par le coup de foudre de la trahison… elle songeait à son père, à la terrible mission qu’elle s’était imposée, en fille impavide… elle cherchait les paroles qu’elle aurait à prononcer… et sous le dessin en relief de ses pensées, à son insu, se tissait la trame légère d’autres songeries… elle rêvait à des choses confuses qui se levaient dans son âme pure et dans les lointains de sa pensée imprécise, sur le crépuscule de sa douleur, elle croyait voir se lever une étoile inconnue, un astre d’espoir dont elle ignorait le nom…

 

Comme elle songeait ainsi, dans la chambre proche, elle entendit une douce rumeur ininterrompue, pareille à un léger bruit de source ; et puis, parfois, soudain, des cris étouffés troublèrent le silence et la nuit, des plaintes étranges ; quelquefois, ce furent de violentes et brèves clameurs, comme des cris de bête qu’on égorge… puis le doux bruit de source reprenait sa monotone cantilène… le doux bruit de larmes que, par intervalles, dominait la rafale des sanglots.

 

Là, quelqu’un épandait dans la nuit d’affreuses lamentations… quelqu’un se mourait sous les coups de l’absolu désespoir…

 

Léonor se mit à genoux et pria.

 

Elle pria le dieu d’amour et de pitié d’accorder à ce pauvre être la paix du cœur et l’oubli consolateur. Elle pria pour cette femme qui criait sa souffrance, parfois, comme crie la femme qui enfante parmi d’augustes douleurs…

 

Et, soudain, en écoutant pleurer cette inconnue, Léonor se souvint des paroles d’Amarzyl, du médecin arabe penché sur la couche d’agonie de Christa :

 

– Essayez, ah ! essayez de la faire pleurer… et peut-être sera-t-elle sauvée !

 

Et elle songea que Christa n’avait pas pleuré, que la très pure Christa était morte de n’avoir pas voulu pleurer sa honte ! Et que les larmes, les larmes salvatrices, peut-être, sont le plus magnifique présent de la nature à la pauvre humanité… et que peut-être, ah ! peut-être, cette femme qui pleurait tant serait sauvée pour avoir tant pleuré…

 

… Dans la grande salle à demi obscure, Clother de Ponthus et don Juan Tenorio ne s’étaient plus rapprochés l’un de l’autre.

 

XXI

LES FIANÇAILLES DE JACQUEMIN CORENTIN


Lentement, la nuit s’écoula. Le jour, peu à peu, filtra dans la salle. Tout à coup, dans Paris, sonnèrent les cloches de toutes les églises en liesse, et les canons tonnèrent au Louvre, à l’Arsenal, à la Bastille-Saint-Antoine.

 

Ponthus a dit plus tard que le premier coup de canon l’arracha heureusement à cette sorte de cauchemar éveillé qu’il venait de vivre, que ce fut en lui comme une résurrection, et que dans cette terrible nuit où pas un instant il n’avait perdu de vue son adversaire, où dans chaque seconde, son être se tendait pour bondir et tuer, si don Juan tentait de sortir, il avait compris dans sa plénitude et sa puissance le mot de son père : Conquête du bonheur.

 

Et il songeait que, chose étrange, c’est ce même mot « conquête du bonheur » que don Juan, au cours de leur repas, avait employé en lui disant :

 

– Conquête !… Oui, ceux qui vont au bonheur sont des conquérants !… Oui, le bonheur, c’est la chimère sur laquelle, surgis des rangs mornes d’une humanité résignée, ceux qui sont DES HOMMES se ruent, armés de courage et de ruse, armés de résolution, armés de volonté, décidés à s’offrir en enjeu suprême dans la bataille… Oui, pour étreindre la chimère, il faut la conquérir… elle ne cède qu’à la force du vouloir !… Oui, pour posséder le bonheur, il faut se battre, se battre, seigneur de Ponthus, risquer sa pensée, son cœur, son âme, sa vie… Ah ! se battre !

 

Lorsqu’il fit jour, lorsque maître Grégoire eut rouvert portes et volets, Clother, suivi de Bel-Argent, monta au premier étage et s’arrêta devant l’appartement de Léonor d’Ulloa…

 

– Puis-je compter sur toi ? demanda-t-il.

 

– Halte ! fit Bel-Argent. N’allez pas plus loin. Je vois où le bât vous blesse. J’ai voulu vous tuer, et je vous dirai pourquoi et comment. Pour me punir, vous m’avez pris à votre service, et en quelques jours vous avez fait de moi un homme. Ma vie vous appartient. Quand je me donne, c’est pour longtemps, autant dire toujours. Quant au courage, de Périgueux à Angoulême, vous ne trouveriez pas un damné ruffian de grand chemin qui ne soit prêt à jurer par les cornes de notre Saint-Père que Bel-Argent ne craint ni dieu ni diable. Allez en paix. Ce sera ici ma revanche de la Grâce de Dieu. Celui qui voudra arriver à cette noble dame qui est plus belle encore que la propre fille du bedeau de Brantôme, laquelle devait m’épouser, celui-là, vous pouvez m’en croire, devra d’abord me manger tout cru, et il lui faudra pour cela boire plus d’une dame-jeanne de vernat.

 

Clother vit que Bel-Argent était sincère et résolu.

 

Il descendit, rassuré.

 

Comme il arrivait dans la grande salle, il vit don Juan qui sortait, tout empressé, de la Devinière. À son tour, il franchit la porte de la célèbre auberge, et se mit à descendre la rue Saint-Denis.

 

La matinée était claire et froide. Les cloches sonnaient à toute volée, le canon grondait. Et il paraît qu’on usa pas mal de poudre en ce matin du Ier janvier 1540, où l’empereur Charles-Quint fit son entrée dans Paris, car, selon ce brave Félibien qui nous décrit cette entrée avec un grand luxe de détails, on ne tira pas moins de huit cents coups de canon.

 

Du bruit ! Du bruit ! Il faut, coûte que coûte, beaucoup de bruit sur le passage de ceux qu’on appelle les grands de la terre.

 

Souvent, il n’y a que du bruit…

 

La rue s’encombrait de groupes endimanchés, joyeux sans trop savoir de quoi, simplement joyeux, peut-être, à cause du tumulte des cloches et du vacarme de l’artillerie. Et puis, Paris était curieux de voir enfin cet empereur qui faisait une si rude guerre au roi François. Avec son infaillible bon sens, Paris s’étonnait que le plus cruel ennemi du royaume eût eu permission de traverser la terre française. Mais Paris est hospitalier, et magnanime dans son hospitalité. Il se promettait donc de faire bon visage à cet ennemi devenu son hôte, ne fût-ce que pour lui bien montrer qu’on n’avait pas peur de lui. Au total, les Parisiens étaient contents comme ils le sont toujours à toute occasion de descendre dans la rue – fête ou bataille.

 

Don Juan ne s’occupait guère de cette foule.

 

En sortant de la Devinière, il alla tout droit au logis de dame Jérôme Dimanche.

 

La bonne veuve, ayant loué les deux étages et la mansarde de la maison, habitait avec sa fille le rez-de-chaussée composé d’une belle entrée sur rue, d’un parloir des plus convenables et plusieurs chambres.

 

Clother de Ponthus aperçut don Juan qui entrait chez dame Dimanche avec autant de décision et de précipitation que s’il se fût agi d’une entreprise extrêmement urgente.

 

– Oh ! songea Clother, aurait-il donc l’audace… mais je mettrai dame Dimanche en garde.

 

Il passa outre, salué respectueusement par le digne Jacquemin Corentin qui attendait son maître et, stoïquement, accueillait de bonne grâce les quolibets dont les gens, au passage, gratifiaient son nez.

 

– Voilà, murmura Jacquemin, voilà le maître qu’il m’eût fallu pour le repos de mon âme. Tandis que ce vrai gentilhomme est échu à ce misérable Bel-Argent, – un truand que, par quelque matin brumeux, je verrai pendre à la croix du Trahoir. Ainsi va le monde, et la vertu n’est guère récompensée.

 

Ponthus était loin déjà, et s’en allait où allait la foule… une heure se passa.

 

 

Dans le parloir, don Juan achevait d’éblouir la veuve, et si Jacquemin Corentin, à ce moment, fût entré dans le logis de dame Dimanche, voici ce qu’il eût entendu :

 

– Mon Dieu, bégayait la veuve extasiée, que dire de cela ? qui l’eût jamais cru ? Ma petite Denise épouser un si riche et si puissant seigneur !

 

– Pas plus tard que demain ! répondait don Juan. Je l’aime, je la veux. Elle sera comtesse, duchesse, tout ce qu’elle voudra :

 

– Et riche ! s’écria la veuve dont les yeux pétillèrent.

 

– Riche ? Elle ne saura que faire de ses richesses, à moins qu’elle ne vous en cède une bonne part que vous méritez, certes.

 

La veuve baissa les yeux, et soupira :

 

– Denise est bonne fille. J’espère que, dans la grandeur, elle n’oubliera pas sa mère. Mais, monseigneur, comment croire à ce miracle ?

 

– Miracle d’amour, ma bonne dame ! Ce sont les seuls miracles croyables.

 

– Moi, veuve d’un simple drapier, je verrais ma fille épouse d’un illustre seigneur dont le nom… je ne le sais pas, mon Dieu ! Dire que je ne sais pas encore le nom du gentilhomme qui daigne épouser ma fille !

 

– Mon nom ? fit don Juan. Je suis le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton… Connaissez-vous la Bretagne ? Corentin y est un nom célèbre.

 

 

Oui, voilà ce que le bon Jacquemin Corentin eût entendu. Mais il montait sa faction devant la porte, entouré de cinq ou six gamins qui le contemplaient, et, pouffant de rire, se faisaient part de leur émerveillement.

 

Une heure encore, le serviteur attendit.

 

Et enfin, don Juan sortit du logis, tout radieux, et lui dit :

 

– Jacquemin, tu es… c’est-à-dire, je suis bien heureux : on m’accorde l’adorable Denise, et dans trois jours, je l’épouse !

 

Corentin, tout étourdi de cette nouvelle, s’écria :

 

– Vous l’épousez ? Mais, monsieur, vous êtes déjà marié !

 

– En Espagne, Jacquemin, en Espagne ! Cela ne compte pas en France !

 

Ils s’étaient mis en marche, suivant le cours du populaire. Don Juan, railleur, l’œil vif, s’intéressant maintenant à cette foule pittoresque, admirant au passage mainte jolie fille et, parfois, s’arrêtant tout à coup, assombri, pâli soudain, pour murmurer :

 

– Fou ! Triple fou que je suis ! Est-ce que j’espère oublier Léonor ? Oublier ? Ah ! misérable cœur, comme je t’arracherais de ma poitrine pour avoir ainsi blasphémé !…

 

– Monsieur, disait Jacquemin perplexe, il est possible que vous ayez raison, vu que vous savez lire les livres, et que tel mariage espagnol vous laisse libre de contracter tel autre mariage français…

 

– Eh bien, de quoi te plains-tu, en ce cas ?

 

– Moi ? Je ne me plains pas… ce n’est pas moi qui me marie.

 

– Oh… Tu vois bien !

 

– Donc, monsieur, vous allez donner votre illustre nom – l’un des vingt-quatre de Séville – à la fille d’un drapier. J’ai connu son père quand j’étais marmiton à la Devinière. Il tenait boutique à l’enseigne des Ciseaux d’Or. C’était un homme gros et triste et qui voyait la vie en noir et disait que tout allait de mal en pis, vu que dame Dimanche le battait comme plâtre. Monsieur, j’ai remarqué une chose…

 

– Dis toujours. Aujourd’hui, tu as droit de parler… à la veille de ton bonheur…

 

– Mon bonheur ?…

 

– Je veux dire le mien, bélître ! mais parle.

 

– Eh bien, j’ai remarqué que les philosophes qui se plaignent toujours de la tristesse de la vie et soutiennent que l’existence humaine est des plus amères sont généralement cocus et battus…

 

– Cocus ? Tu crois ?…

 

– Et battus ! C’est ce qui leur fait voir le monde de travers. Pour en revenir à vos amours, vos nouvelles amours, qui eût dit au triste drapier qu’un jour sa fille porterait l’un des plus beaux noms d’Espagne !…

 

– Hé ! fit don Juan. Où diable prends-tu que je veuille donner mon nom à ma jolie Denise ? Je l’aime assez pour l’épouser, mais pas au point de lui offrir mon nom !…

 

Corentin s’arrêta net, tandis que son maître continuait d’avancer, et, tout ébahi de ce qu’il venait d’entendre, loucha anxieusement sur la pointe de son nez.

 

– Mais, monsieur ! s’écria-t-il enfin, en France, quand on épouse, on donne son nom à sa femme !

 

– Qu’est-ce qui lui prend, à ce godiche ? s’écria une belle fille qui reçut l’apostrophe en plein visage. Hohé, Martin ! En voilà un qui parle de m’épouser, qu’en penses-tu ?

 

Martin, solide gaillard, s’avança très menaçant sur Corentin, et gronda :

 

– Elle n’est pas pour ton nez, grand flandrin du diable !

 

L’infortuné Corentin se hâta d’allonger ses échasses, rejoignit don Juan, et, tenace :

 

– Monsieur, répéta-t-il, je vous jure que quand on se marie, en France, on donne son nom à sa femme qui a le droit de le porter toujours. Usage incommode pour vous, j’en conviens.

 

Don Juan fixa un étrange regard sur Corentin, et prononça gravement :

 

– Alors, toi, quand tu te maries, tu donnes ton nom à celle que tu épouses ?

 

– Moi ! Mais, monsieur, jamais je ne me marie !

 

– En es-tu bien sûr ? fit don Juan.

 

Et son rire fantastique éclata.

 

Jacquemin trembla. La bizarre question le rendit tout mélancolique. L’infernal rire lui donna le frisson. De lugubres pensées l’agitèrent. Il songea :

 

– Ce rire me tuera. Au service de don Juan, je serai damné, c’est sûr. Mais je dois risquer cela pour le fils de don Luis Tenorio… Bon ! le voilà qui pleure à force de rire !

 

Don Juan ne pleurait pas de rire.

 

Avec plus de puissance évocatrice, il contemplait Léonor. Elle était là ! Elle marchait devant lui dans cette foule ! Ses bras se tendirent. Un sanglot râla dans sa gorge. Ce n’était pas Léonor ! Elle ne vivait que dans son imagination. Il balbutia :

 

– Où es-tu, Léonor ?… Hélas ! où est mon âme ? Où est mon cœur ? Léonor, où donc es-tu ?…

 

 

Cependant, Clother de Ponthus, suivant le cours de ces ruisseaux d’humanité que formaient les rues, avait été se perdre dans ce grand fleuve qu’était la rue Saint-Antoine.

 

Une multitude chatoyante et clinquante, parmi de mouvants remous, roulait lentement sur la chaussée, bourgeois en habits de fête, grosses commères bavardes, jolies filles tâchant à se garer, avec de petites mines effarouchées, vaste bourdonnement que dominait le grondement du canon, tandis qu’au loin, vers la porte Saint-Antoine, montait l’immense clameur des vivats, foule joyeuse, curieuse, moqueuse, à travers laquelle, agitant leurs sonnettes, se frayaient un passage les marchandes d’oublies et de flans, les vendeurs de vin épicé et d’hydromel…

 

Clother de Ponthus cherchait une place d’où il pût bien voir le cortège impérial qui, à ce moment même, venait de franchir la porte Saint-Antoine.

 

C’est à peine s’il avait entrevu don Sanche d’Ulloa lorsque celui-ci l’avait relevé, mourant, à la « Grâce de Dieu » et l’avait fait transporter dans une chambre de paysans.

 

Mais l’expressive physionomie du Commandeur s’était gravée dans son esprit, et il se faisait fort de le reconnaître dans l’escorte.

 

Moyennant une pièce de monnaie, il prit place au premier rang de l’une des nombreuses estrades que d’adroits spéculateurs avaient élevées sur les deux bords de la rue.

 

Et là, dévoré d’impatience, il attendit.

 

Avec quels battements de cœur il attendit que passât devant lui le père de Léonor !

 

Son regard se porta sur cette mer humaine qui roulait des flots houleux et déferlait à ses pieds. Il écouta cet énorme et sourd grondement qui est la respiration des océans et des foules.

 

Et soudain, au loin, vers la porte Saint-Antoine, il eut la vision d’un large rang d’éblouissants cavaliers d’où s’élançait au ciel une fanfare de triomphe… Et, levant haut les instruments de cuivre aux oriflammes fleurdelisées, c’étaient les trompettes du roi qui ouvraient la marche… c’était l’impérial cortège qui entrait dans Paris, prestigieuse apparition de richesse et de grandeur, éclatante mêlée des costumes comme nous n’en voyons plus, héroïque décoration de rêve, théâtrale figuration à jamais disparue dans les brumes des siècles morts…

 

Et une formidable acclamation du peuple ébloui gronda, roula, monta dans l’air…

 

Et il sembla à Clother que les trompettes, les vivats, les rumeurs, les clameurs enfiévrées s’unissaient, se fondaient pour jeter à son cœur un cri unique :

 

– Le Commandeur ! Voici venir le Commandeur ! Voici venir le père de celle que j’aime !…

 

XXII

LE COMMANDEUR


C’était vraiment une de ces somptueuses mises en scène d’où débordait l’amour de l’art, où éclatait le sens d’élégance et de splendeur de ces âges où l’on fouillait chaque pierre de cathédrale pour en faire un chef-d’œuvre, où une serrure devenait un travail d’orfèvrerie, où les velours et la soie en leurs plus chatoyantes couleurs concouraient à vêtir les hommes, où l’inutile enfin primait l’utile, où le rêve écrasait la réalité…

 

C’était Nancey à la tête des gardes, c’était le grand-prévôt suivi de ses archers, c’étaient les Suisses de la garde du roi, à pied, et puis les hérauts d’armes.

 

Alors, traînée sur un char tout vêtu d’étoffe d’or, venait la statue d’Hercule offerte à l’empereur par la Ville de Paris ; elle avait six pieds de haut et était en argent massif.

 

Puis, les sergents de ville en robe de livrée, portant sur le bras, le symbolique navire d’argent. Défilaient alors en bon ordre, les crieurs, les vendeurs, courtiers, déchargeurs, mesureurs, briseurs, porteurs de sel, mouleurs de bois, mesureurs de charbon et de blé, tous en robe mi-partie bleu et rouge, et à pied.

 

Voici alors les cent arquebusiers de la Ville, précédés de leurs trompettes, clairons et tambours, et enseignes déployées. Ils étaient suivis de l’éblouissante apparition des soixante arbalétriers en satin blanc, sur des chevaux bardés de rouge, et des quatre-vingt-quatre nobles en casaques de velours brodées et passementées d’or, le pourpoint orné d’une profusion de pierreries.

 

Et puis les huit sergents précédant le prévôt des marchands et les échevins en robe cramoisie, et le receveur en satin, et les conseillers en soie jaune, et les seize quarteniers en satin tanné, et les audienciers, nu-tête, escortant la haquenée blanche caparaçonnée d’or qui portait le coffre où se trouvaient enfermés les sceaux de l’État.

 

Deux cents gentilshommes passèrent, chargés de diamants et rubis à leurs toques et à leurs pourpoints, troupe somptueuse qui précédait le grand écuyer de l’empereur et le grand chambellan du roi (le duc de Guise). Autre troupe non moins somptueuse, mais plus grave, flamboyante et presque sinistre : douze cardinaux ouvrant la marche au seigneur de Montmorency, connétable et grand-maître de France, tout seul, l’épée nue, dans un large espace.

 

Et enfin, l’empereur !…

 

Il était à cheval sous un immense dais de velours porté par vingt-quatre élus des corps de métiers : draperie, mercerie, pelleterie, épicerie, boutonnerie, orfèvrerie…

 

Charles-Quint, vêtu de noir, sombre tache dans l’éblouissement de l’ambiance, tout raide, tout pâle, ne semblait rien entendre des acclamations de ce Paris hospitalier, ne rien voir des splendides tapisseries appendues à toutes les maisons, qui semblaient, elles aussi, s’être vêtues de magnificence pour le saluer au passage.

 

Sur ces foules hérissées de gestes accueillants, il jetait son glacial et perçant regard de vautour habitué à juger la proie, et il était la formidable et vaine figuration de l’Orgueil… il était l’Empereur.

 

À sa droite, il avait le dauphin de France, à sa gauche, le duc d’Orléans.

 

Derrière le dais, venaient Nevers, Vendôme, Lorraine, Albe, Egmont, puis le Commandeur don Sanche d’Ulloa, puis une foule de seigneurs français entourant et fêtant de leur mieux les seigneurs espagnols de l’escorte.

 

À droite du Commandeur Ulloa, chevauchait Amauri, comte de Loraydan…

 

Nous l’avons vu, ce personnage, nous l’avons vu sortir de Paris pour se rendre à Poitiers, et suivre pas à pas Clother de Ponthus jusqu’au castel situé aux abords de Brantôme…

 

Nous avons assisté au marché conclu avec les deux sacripants de grande route : Jean Poterne et Bel-Argent…

 

Qu’avait fait Amauri de Loraydan depuis la minute où il paya douze cents livres ces deux braves qui s’étaient chargés d’occire en douceur et sans trop le faire crier, le sire Clother de Ponthus ?

 

Loraydan avait de la bravoure. Pauvre, il se fût battu avec Clother jusqu’à ce qu’il le tuât ou en fût tué… Mais Loraydan était devenu riche ! Loraydan avait reçu cent mille livres de Turquand ! Loraydan avait reçu de François Ier formelle promesse d’une haute charge à la cour… peut-être celle de Montmorency lui-même… la charge de grand-maître ! Loraydan voyait s’ouvrir devant lui une vie de luxe, de puissance et de splendeur !…

 

Il résultait de tout cela que Loraydan voulait vivre !

 

Vivre pour être admiré !

 

Vivre pour dominer !

 

Vivre pour posséder Bérengère !…

 

Richesse, gloire, amour… les pôles magnétiques vers quoi se tendent les espoirs de l’homme !

 

Ayant payé douze cents livres le meurtre de Clother, Loraydan voulut s’assurer que les deux malandrins étaient d’honnêtes gens capables de gagner scrupuleusement leur argent. Il s’éloigna, revint, repartit pour revenir encore, – bref, pendant deux jours, il rôda autour de la seigneurie des Ponthus.

 

Le soir du deuxième jour, sur la route, devant l’auberge même où avait eu lieu l’attaque, il rencontra Jean Poterne. D’un sombre regard, il interrogea le truand. Simplement, Jean Poterne répondit :

 

– C’est fait, monseigneur !

 

Loraydan tressaillit et pâlit un peu. Peut-être était-ce le remords, ou peut-être la joie d’être débarrassé à jamais de cet homme qu’il haïssait de toute son âme haineuse et qui lui avait prouvé à l’hôtel d’Arronces qu’il lui serait un redoutable adversaire. Il murmura :

 

– Donc, ce jeune gentilhomme…

 

– Clother, sire de Ponthus est mort ! dit Jean Poterne.

 

Loraydan demeura pensif une minute, puis demanda :

 

– Comment cela s’est-il fait ?

 

Poterne haussa les épaules, et d’un geste inconsciemment tragique montra sa dague… sa dague non essuyée… sa dague tachée de plaques brunes :

 

– Voici le sang de Ponthus… que vous faut-il de plus ?

 

Loraydan détourna la tête, et dit :

 

– Donc… il est mort ?

 

– Très mort. Il est impossible d’être plus mort. Le pauvre sire a déguerpi de ce monde sans avoir eu le temps de dire amen, vu que du premier coup la dague que voici l’a mordu au cœur.

 

– Qu’avez-vous fait du cadavre ?

 

Poterne, encore, haussa les épaules. Vaguement, il désigna une lande :

 

– Il dort… par là… Exactement où ? Je ne sais trop… Il faisait nuit noire.

 

Et rudement, Poterne tendit sa main dans laquelle Amauri de Loraydan laissa tomber quelques pièces d’argent, ce qui était une façon de témoigner sa satisfaction.

 

Puis ils se séparèrent, – Loraydan prenant une bonne fois la route de Poitiers, et Poterne s’en allant retrouver son compagnon Bel-Argent pour combiner quelque nouvel affût.

 

On sait ce qu’il advint plus tard de Jean Poterne qui eut le tort de se heurter à l’épée de don Juan Tenorio. On sait ce qu’il advint de Clother de Ponthus qui se trouva, tout compte fait, un peu moins mort que ne l’avait prétendu Poterne. On sait ce qu’il advint de Bel-Argent qui, de truand, se fit tout à coup honnête homme, croyant peut-être, au fond, que c’est un métier plus lucratif.

 

Quant au comte de Loraydan, il parvint sans encombre en la bonne ville de Poitiers et s’installa tranquillement pour y attendre la venue de Charles-Quint et entreprendre auprès du Commandeur d’Ulloa la besogne dont l’avait chargé le roi François Ier.

 

Loraydan ignorait le remords : c’était une de ces âmes fortement trempées qui se refusent aux sentiments inutiles. Il pensait bien parfois à Clother, mais c’était pour se dire :

 

– Quand je verrai Bérengère, je lui apprendrai tout d’abord la mort de cet homme. Elle saura aussi que tout ce qui fait obstacle à un Loraydan est condamné. Par Dieu ! Ce misérable aimait celle que j’aime !… Tant pis !… C’était un rude jouteur… Il m’eût tué…

 

Et à chaque fois qu’il songeait à ce duel du clos d’Arronces, où Clother, par deux fois, l’avait tenu à sa merci, Loraydan poussait un soupir de soulagement.

 

Plus jamais il ne reverrait la pointe de l’épée de Ponthus ! Plus jamais il ne retrouverait ce Clother aux abords du logis Turquand ! Pour toujours, il s’en était débarrassé !…

 

Mais alors, sur ce sombre esprit, s’érigeait l’image de l’autre rival… de celui qu’il ne pourrait ni tuer, ni faire tuer moyennant douze cents livres… de celui qui pouvait d’un signe l’écraser, lui, le faire jeter dans un cachot ou le livrer au bourreau… l’autre rival ! le roi François !…

 

Et alors Amauri grinçait des dents, alors la jalousie le torturait, alors des plans insensés s’échafaudaient dans sa pensée pour s’écrouler d’eux-mêmes, comme ces nuages de tempête qui escaladent un pan de ciel et retombent.

 

– S’il le faut, je le tuerai !… Oui, par l’enfer, je tuerai ce roi fourbe, ce roi félon, s’il ose…

 

S’il le faut !…

 

Pour faire tuer Clother, Loraydan n’avait pas dit : S’il le faut ! Il avait donné l’ordre, il avait payé, c’est tout !

 

– Celui-là, du moins, est pour toujours hors de mon chemin !

 

 

Charles-Quint, de même que dans toutes les villes où il s’arrêta, fut reçu en grande pompe. Il y eut des fêtes d’un luxe éblouissant, il y eut des dîners somptueux, dont s’étonnaient ces braves Espagnols habitués à de plus sobres chères, il y eut une belle passe d’armes. Amauri de Loraydan s’attacha au Commandeur d’Ulloa, et il faut lui rendre cette justice qu’il exécuta si soigneusement les ordres du roi que le vieux Sanche finit par ne plus ne pouvoir se passer de lui, et un beau soir, comme on avait quitté Poitiers depuis plusieurs jours, et qu’on approchait de Paris :

 

– Eh bien, oui, mon cher comte, dit le Commandeur, je suis de votre avis : le Milanais doit faire retour à la couronne de France !

 

Un flot de joie puissante monta au cerveau de Loraydan.

 

– Si je réussis dans cette mission, songea-t-il, la reconnaissance du roi sera telle que je pourrai lui demander de renoncer à Bérengère ! Monseigneur, dit-il, puisque telle est votre conviction, me promettez-vous de l’exposer à Sa Majesté l’empereur ?

 

– Sans aucun doute, répondit paisiblement Ulloa. Au premier conseil qui se tiendra à Paris, je dirai tout franc à Sa Majesté qu’il doit rendre le duché de Milan au roi François. C’est un devoir pour moi de parler ainsi.

 

– Vous ferez cela à Paris ?

 

– À Paris, oui, mon brave ami !

 

– Dès le premier conseil ?

 

– Dès le premier conseil, je vous en donne l’assurance.

 

– Monseigneur, murmura Loraydan enivré, si vous faites cela, vous pourrez me demander ma vie !

 

Le Commandeur serra Loraydan dans ses bras avec un attendrissement tout paternel.

 

– Comme il aime son roi ! songea-t-il. Comme il se dévoue pour les intérêts de son pays ! Quel noble cœur ! Et comme ma Léonor sera heureuse auprès d’un tel époux !

 

Le digne Commandeur, ce même soir, rappela à Charles-Quint la promesse que celui-ci lui avait faite de doter Léonor et d’arranger son mariage avec le comte de Loraydan. Cette promesse, l’empereur la renouvela en termes formels.

 

Il va sans dire que le Commandeur avait présenté Loraydan à Charles-Quint. Celui-ci avait eu plus d’un entretien avec l’envoyé de François Ier, et n’avait pas tardé à le prendre en haute estime.

 

– Ce Loraydan, songeait Charles-Quint, est un homme de proie. Je dois me l’attacher. Je crois qu’il suffira d’y mettre le prix pour qu’il devienne ma créature à la cour de France…

 

Telle était la disposition d’esprit de ces divers personnages le matin du Ier janvier, jour où le cortège impérial fit son entrée dans Paris.

 

Loraydan, comme nous l’avons dit, chevauchait près du Commandeur d’Ulloa.

 

Il avait son attitude de froide insolence, le poing sur la hanche, la tête haute, le regard lointain. Il échafaudait ses rêves. Il songeait à tout ce qui l’attendait d’orgueilleux bonheur. Et par un retour où se complaisait son esprit pareil au naufragé qui, parvenu sur un sol hospitalier et riche, contemple avec ravissement la mer furieuse qui a failli l’engloutir, il se rappelait que, peu de jours auparavant, il avait résolu de se tuer faute de pouvoir payer une misérable dette de jeu. Il refaisait ce chemin vertigineux de sa rapide fortune. Il revoyait Turquand. Il revoyait Bérengère. Il assistait au duel qui l’avait mis aux prises avec Clother de Ponthus. Il eut un sourire terrible en évoquant la rude image de Jean Poterne, et à haute voix, sans savoir, il dit :

 

– Jamais plus ce Clother ne se retrouvera sur mon chemin !…

 

– De qui et de quoi parlez-vous, cher ami ? demanda en souriant don Sanche d’Ulloa.

 

Et le Commandeur jeta un amical regard sur Amauri de Loraydan.

 

Ulloa tressaillit…

 

– Par le ciel ! murmura-t-il avec sollicitude, vous allez vous affaiblir, Amauri ! Qu’avez-vous ! que se passe-t-il ?…

 

Loraydan s’était arrêté, laissant couler le flot des gentilshommes de l’escorte.

 

Il était livide. Ses lèvres blanches tremblaient. Son regard exorbité se fixait avec une sorte d’épouvante sur un point de la foule massée au bord de la rue.

 

Et le Commandeur l’entendit qui bégayait :

 

– Lui !… Lui vivant !… Là ! C’est lui !

 

Lui !… c’était Clother de Ponthus !…

 

Amauri de Loraydan passa sur ses yeux une main tremblante, comme pour effacer quelque sinistre vision. Mais la vision ne s’effaça pas. Clother ! C’était Clother de Ponthus ! Là, sur cette estrade, au premier rang de la foule, c’était Ponthus, vivant, bien vivant, et qui le regardait froidement comme pour lui dire :

 

– C’est moi ! Quand vous voudrez, nous reprendrons l’entretien commencé dans l’enclos de l’hôtel d’Arronces !…

 

Il sembla à Loraydan que son rêve de fortune, d’amour et de bonheur, s’écroulait à grand fracas, et qu’une main hostile, brusquement, le repoussait dans cet abîme de misère et de honte dont Turquand l’avait tiré. Il balbutia :

 

– Le malheur est sur moi !

 

Puis, secouant la tête, il voulut se remettre en route. Mais, d’un geste paternel, le Commandeur d’Ulloa saisit la bride de son cheval, l’entraîna hors du flot des gentilshommes et se dirigea vers la plus proche estrade en disant :

 

– Vous souffrez, Amauri… Vous ne pouvez aller plus… Arrêtons un instant…

 

Loraydan eut un violent sursaut pour reculer… trop tard ! Déjà le Commandeur l’entraînait vers l’estrade… vers Clother de Ponthus !

 

Et ce fut ainsi !…

 

Oui, ce fut ainsi que Clother vit venir à lui le Commandeur d’Ulloa !

 

Ce fut ainsi que s’opéra la conjonction du père et de l’amant de Léonor !

 

Ponthus, à l’instant même, reconnut Sanche d’Ulloa. Au même moment, Amauri de Loraydan, par un rude effort, reprenait tout son sang-froid. Il laissa tomber sur son adversaire un regard qui était une insulte et une provocation. Ce regard, Clother ne le vit pas. Clother ne voyait que le père de Léonor… Clother tremblait…

 

Il se découvrit, et prononça :

 

– Je crois, monsieur, que vous êtes bien le seigneur Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville ?

 

– Oui, mon jeune gentilhomme, dit Ulloa surpris. Et vous ?

 

– Clother de Ponthus… Ce nom ne vous dit rien, je le vois. J’ajoute donc simplement que je suis ce gentilhomme que, dans une maison isolée, sur la route de Périgueux à Angoulême, le soir du 30 novembre, vous avez sauvé de deux truands de grand chemin…

 

– Ha ! fit le seigneur espagnol tout joyeux, je vous remets à présent !…

 

– Ô destin, voilà de tes misérables coups ! gronda en lui-même Loraydan. C’est Sanche d’Ulloa qui a sauvé Ponthus !

 

– Cher Amauri, continuait Ulloa, voici un jeune gentilhomme qu’en effet j’ai eu le bonheur de pouvoir secourir à temps. Il me plaît, par la Vierge sainte ! Et je serais heureux que vous devinssiez amis…

 

Clother demeura impassible. Loraydan eut un sourire méprisant.

 

– Seigneur d’Ulloa, dit alors Clother, je crois qu’entre le comte de Loraydan et moi il n’y a pas d’amitié possible… regardez-le plutôt.

 

– Dites que nous sommes mortels ennemis, gronda Loraydan.

 

– Eh quoi ! s’interposa le Commandeur. Deux jeunes gentilshommes beaux tous deux, loyaux et braves tous deux… Qu’y a-t-il donc entre vous ?

 

– Monsieur le sait ! grinça Loraydan ivre de rage, en se faisant plus méprisant encore.

 

– Presque rien, dit Clother : un soufflet !

 

– Pour lequel j’aurai ton sang jusqu’à la dernière goutte ! Nous nous reverrons !

 

– Quand il vous plaira ! Si je vous eusse retrouvé à d’Arronces quand j’y revins avec les deux litières, nous eussions pu régler sur l’heure la question de savoir qui de nous deux fera couler le sang de l’autre. Mais vous n’étiez plus là, comte de Loraydan !…

 

– En route ! dit brusquement Sanche d’Ulloa, qui fronça le sourcil. Nous devons rejoindre l’escorte. Monsieur de Ponthus, s’il vous plaît de venir me demander demain au château du Louvre, je vous recevrai avec plaisir. Venez, Loraydan…

 

D’un geste, Clother retint le Commandeur, et d’une voix émue :

 

– Seigneur d’Ulloa, ce n’est pas demain que je dois vous parler. C’est à l’instant même !

 

– S’il s’agit de votre querelle avec mon ami le comte de Loraydan…

 

– Monseigneur, il ne s’agit ni de monsieur, ni de moi !…

 

– De qui s’agit-il donc ? Parlez vite, je suis pressé de rejoindre Sa Majesté.

 

– Monsieur le Commandeur, dit Clother, il s’agit de très haute et très noble dame Léonor d’Ulloa, laquelle a daigné me faire l’honneur de me charger pour vous d’un message qui ne souffre nul retard !

 

– Ma fille !

 

– Votre fille, monseigneur !

 

Le Commandeur devint livide. Instinctivement, il leva les yeux au ciel comme s’il se fût attendu à entendre la voix… la voix morte qu’il avait entendue sur les rives de la Bidassoa. Mais, se remettant aussitôt, d’un rapide mouvement de vieux cavalier rompu à toute la gymnastique équestre, il mit pied à terre, remit la bride de son cheval à Loraydan, et, d’un ton bref :

 

– Comte, veuillez conduire mon cheval en main. Si l’empereur me demande, vous lui direz que je le supplie de pardonner à son vieux serviteur d’avoir quitté son rang, car il est question de vie ou de mort. N’est-ce pas, monsieur de Ponthus, continua-t-il d’une voix fébrile, c’est bien de vie ou de mort qu’il est question ?

 

– Je l’ignore, monseigneur ! Je crois seulement qu’il n’est pour vous, en cette minute, plus haut service au monde que celui qui vous appelle où je dois vous mener.

 

– Allez, comte, dit le Commandeur, d’un ton d’exaltation terrible.

 

Amauri de Loraydan s’éloigna, tenant en bride la monture du Commandeur. Mais avant de partir, il jeta à son adversaire un mortel regard.

 

Alors, dans cette foule énorme qui, après le passage de l’escorte avait rompu les digues de hallebardiers et roulait au milieu de la chaussée, parmi les cris, les vivats, les rires, les chants d’allégresse, alors disons-nous, Clother de Ponthus et le Commandeur d’Ulloa se trouvèrent face à face.

 

– Vous venez au nom de ma fille ? prononça Ulloa d’une voix rauque.

 

– Au nom de votre fille !

 

– Vous arrivez donc de Séville ?…

 

– Non, monseigneur, votre noble fille est à Paris.

 

Le Commandant frappa violemment ses deux mains l’une contre l’autre. Encore, il leva les yeux au ciel. Son visage se convulsa. Et d’un accent de mortelle détresse :

 

– Léonor à Paris !… Ô ma chère Christa, c’est ta voix que j’ai entendue sur la rive de la Bidassoa ! C’est toi qui m’appelais ! Christa ! Christa ! Tu es morte !…

 

Un sanglot râla dans sa gorge.

 

Mais bientôt, se raidissant contre cette faiblesse, il saisit Clother par le bras.

 

– Venez, monsieur ! Conduisez-moi à ma fille ! Où se trouve-t-elle ?

 

– Monseigneur, elle est descendue à l’auberge de la Devinière dont je connais l’hôtesse…

 

– Allons l’y chercher, dit fébrilement le Commandeur. Je veux aussitôt la conduire au logis que votre roi me donne à Paris, et qui, m’a-t-on assuré, est tout préparé pour me recevoir, car j’ignore par quel chemin on y arrive…

 

– Comment se nomme ce logis ? demanda Clother.

 

– L’hôtel d’Arronces…

 

Clother tressaillit violemment.

 

L’hôtel d’Arronces !…

 

C’est là qu’il se rendait lui même ! C’est là que la lettre de Philippe de Ponthus l’envoyait ! C’est là ! C’est dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces qu’il allait trouver le nom de son vrai père et l’histoire de sa mère !…

 

Et, comme avait dit Loraydan, mais avec un tout autre accent, il murmura :

 

– Ô destinée ! Ô Léonor ! C’est donc vous-même qui deviez me conduire à la connaissance du secret de ma naissance et de ma vie !…

 

D’un pas plus rapide, ils s’étaient mis en route. En quelques mots brefs, Clother disait sa rencontre avec Léonor d’Ulloa dans cette salle de l’auberge abandonnée où lui-même avait été secouru par le Commandeur.

 

Et non loin derrière eux, du même pas rapide et ne les perdant pas des yeux, quelqu’un marchait.

 

Ce quelqu’un, c’était Juan Tenorio !

 

XXIII

LE SOIR DU 1er JANVIER 1540



François Ier avait résolu de parachever la séduction du Commandeur d’Ulloa. Ce digne monarque savait comment on flatte un homme, comment on conquiert une amitié. Il avait donc donné des ordres pour que l’hôtel d’Arronces fût tout aménagé, tout prêt pour recevoir son nouveau maître lorsqu’il arriverait pour en prendre possession. Pendant une dizaine de jours, une petite armée d’ouvriers avait donc travaillé dans l’hôtel qui, après une léthargie de vingt ans, s’était mis à revivre. Les maçons avaient réparé les lézardes. Les jardiniers avaient remis le parc en bon état. Les tapissiers avaient luxueusement meublé l’hôtel du haut en bas. Les écuries s’étaient garnies de chevaux, les caves de bons vins. L’argenterie flambait sur les dressoirs. De nombreux valets allaient et venaient dans le logis remis à neuf, obéissant aux ordres d’un intendant. C’était une résurrection…

 

La grande salle d’honneur, au rez-de-chaussée, avait été aménagée avec une splendeur toute royale. Les tapisseries des Flandres qui ornaient les murs, les tableaux encadrés d’or, les candélabres d’argent massif, les sièges opulents, les meubles de haut prix faisaient de cette salle une merveille de luxe, d’un goût impeccable.

 

Le roi lui-même y était venu jeter le dernier coup d’œil la veille de l’arrivée de Charles-Quint – peut-être pour avoir l’occasion d’entrevoir en passant sous les fenêtres du logis Turquand, et à l’une de ces fenêtres la virginale apparition de celle qui hantait son nouveau rêve d’amour… Bérengère !

 

Mais nous devons dire que cet espoir fut déçu.

 

Messire Turquand, sombre et pensif, avait surveillé de près ces allées et venues qui l’inquiétaient sourdement. Il s’était demandé avec angoisse pourquoi l’hôtel d’Arronces renaissait ainsi à une vie nouvelle. Par instinctive défiance et mesure de précaution, il avait ordonné à Bérengère de se confiner dans sa chambre. Embusqué derrière les vitraux coloriés d’une fenêtre, il avait vu enfin arriver une brillante cavalerie, et ses poings s’étaient serrés quand il avait vu le roi entrer dans l’hôtel. Et il avait grondé :

 

– Nous verrons ce que compte faire Amauri de Loraydan. En tout cas, je veille, moi ! Je veillerai ! Et malheur au roi de France si jamais il ose…

 

Le matin du Ier janvier, donc, l’hôtel d’Arronces était prêt à recevoir son seigneur et maître, don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville et Andalousie.

 

C’est donc cette opulente salle d’honneur que François Ier avait tenu à visiter lui-même. C’est là que nous transportons notre scène, au soir même de ce 1er janvier 1540…

 

Neuf heures tintèrent lentement au château du Temple.

 

L’hôtel d’Arronces paraissait retombé à sa léthargie. Il était muet et noir, toutes fenêtres éteintes, toutes portes closes…

 

Un grand silence pesait sur la demeure où avait aimé Agnès de Sennecour… où elle était morte… morte d’avoir été trompée.

 

Devant la grille d’entrée, depuis plus de deux heures, une ombre immobile s’accotait aux barreaux de fer forgé.

 

Le front dans la main, Clother de Ponthus songeait :

 

– Que fait-elle ? Que s’est il passé entre elle et son père depuis la minute où, ce matin, ils sont entrés ici ?…

 

Clother releva la tête ; il essaya de percer les ténèbres qui enveloppaient toutes choses. Mais, au fond de l’allée de tilleuls, il n’entrevit qu’une masse indistincte… l’hôtel silencieux qui gardait son secret.

 

Le jeune gentilhomme eut un long soupir.

 

Il se parlait à lui-même, tentant de sonder l’inconnu, d’entrevoir la vérité…

 

– Le Commandeur, ce matin, m’a suivi jusqu’à la Devinière… Je l’ai conduit à la chambre de Léonor… Longtemps ils se sont regardés sans se rien dire… Et puis, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre, ils se sont étreints en sanglotant… Alors, le vieux Commandeur a dit à Léonor : « Viens ma fille… » Et à moi : « Monsieur de Ponthus, veuillez nous guider jusqu’à l’hôtel d’Arronces… » Et j’ai marché devant eux jusqu’à cette grille… Et là, je les ai salués… Ils sont entrés en se tenant par la main… Oh ! depuis cette minute, comme tout est triste dans cet hôtel où ma mère a vécu !…

 

Il tressaillit.

 

– Ma mère ! Ô ma mère, qui êtes-vous ? Qui fûtes-vous ? Votre secret est là, dans la chapelle de cet hôtel… Quand pourrai-je entrer dans la chapelle ? Quand pourrai-je soulever la dalle qui m’est désignée ?… Oh ! Pourquoi pas ce soir même ? Pourquoi pas tout de suite ?…

 

Un frémissement l’agita. Il fit quelques pas précipités de long en large. Mais bientôt il se calma.

 

– Non ! fit-il avec fermeté. Je ne veux pas entrer ici en secret, la nuit, comme un voleur. C’est avec le consentement du Commandeur que je dois pénétrer dans la chapelle ! C’est en plein jour que je dois exhumer la cassette de fer qui contient le portrait et l’histoire de ma mère… et… et le nom… de mon père !… Ô mon père, qui êtes-vous ? Qui fûtes-vous ? De quel nom ai-je le droit de m’appeler parmi les hommes ?…

 

Quelques minutes encore, Clother de Ponthus demeura là, contre cette grille, les yeux fixés sur l’indécise masse de cet hôtel sous le toit duquel respirait Léonor d’Ulloa…

 

– Allons ! dit-il enfin. Demain, en plein jour, je viendrai… Allons !… à demain, hôtel d’Arronces !… À demain, ma mère !… À demain, Léonor !…

 

Il s’arracha brusquement à cette contemplation, et, hâtivement, s’en alla vers son logis de la rue Saint-Denis… vers le sommeil qu’il devait en vain chercher.

 

Lorsque Clother de Ponthus eut disparu dans les lointains du chemin de la Corderie, un homme qui, depuis longtemps, se tenait immobile dans la nuit, à dix pas de là, caché dans un renfoncement de la haie qui bordait le terrain des Enfants-Rouges, cet homme, disons-nous, s’approcha de la grille de l’hôtel d’Arronces.

 

– La peste soit de ce digne gentilhomme ! murmura-t-il. Ce Clother de Ponthus est obstiné. J’aurai du mal à m’en défaire. Mais, par le ciel, je suis encore plus obstiné que lui, moi ! La preuve, c’est que Ponthus s’en va, et que Juan Tenorio reste !

 

Don Juan, d’un rapide coup d’œil, inspecta la grille, et sourit :

 

– Un jeu d’enfant !… Par tous les diables, je saurai dès ce soir ce que Léonor a pu dire à son père !… Ce qu’elle a dit ?… Hé ! Ce n’est pas difficile à imaginer : l’adorable créature est venue tout exprès du fond des Espagnes pour me couvrir d’opprobre et demander au Commandeur de châtier mon crime…

 

Il eut un rire silencieux, puis soudain s’assombrit et murmura :

 

– L’étreinte du Commandeur !

 

Il regarda autour de lui avec une sorte de farouche curiosité, comme s’il se fût attendu à voir surgir Silvia… l’épouse !… celle qui lui avait répété la nuit précédente :

 

– Don Juan, tu le sais, ah ! tu sais sous quelle étreinte tu dois mourir !

 

Mais tout demeura paisible dans le chemin désert.

 

Un instant encore, il hésita… Puis, tout à coup, il se mit à escalader la grille ; en quelques secondes il se trouva dans le parc. Il l’avait dit : pour don Juan, une grille à franchir, c’était un jeu d’enfant.

 

Le long de l’allée, d’arbre en arbre, avec la silencieuse, la sûre, la souple rapidité d’un voleur habitué aux expéditions nocturnes, don Juan se glissa. La feuille sèche qui se détachait faisait plus de bruit que lui en touchant le sol.

 

À quelques pas du logis, Tenorio s’arrêta court et retint son souffle : quelqu’un, lentement, dans l’allée de tilleuls, marchait vers la maison. Don Juan l’entrevit, le devina plutôt dans la nuit noire. Et toute de suite il comprit que cette ombre de géant courbé sous le poids des pensées de malheur, c’était le Commandeur d’Ulloa.

 

L’esprit surexcité de don Juan, en rapides éclairs successifs, évoquait les divers moyens possibles pour entrer dans le logis. Il ne discutait pas. Il n’examinait pas. L’une après l’autre, il rejetait les idées qui se présentaient et fuyaient. Il n’y avait plus en lui ni crainte, ni raisonnement, ni même audace : il était la bête à l’affût qui accomplit une fonction vitale. Lorsqu’il eut reconnu le Commandeur, il ne se dit pas qu’avec lui, derrière lui, il allait pouvoir pénétrer dans l’hôtel. Mais ce fut chose entendue, soudain convenue, – et il se mit à suivre don Sanche d’Ulloa.

 

C’était de la folie, sans doute. Le Commandeur pouvait se retourner, le voir, le tuer d’un coup de dague comme un larron de nuit. Tout au moins, don Juan reconnu eût-il été obligé de renoncer à son dessein de pénétrer dans l’hôtel. Il ne se dit rien de tout cela. Impulsivement, presque sans précautions, ayant franchi les limites de l’audace, de l’impudence, il suivit pas à pas, et lorsque le Commandeur se mit à monter les degrés du perron, don Juan, derrière lui, monta !…

 

Sanche d’Ulloa ne se retourna pas. Il vivait l’heure effrayante des cataclysmes d’âme.

 

La lente et morne promenade sous les tilleuls, nu-tête dans les bises d’hiver, n’avait ni calmé ses nerfs tendus à se rompre, ni rafraîchi son front brûlant. Il était courbé comme si le poids de ses douleurs eût été infiniment lourd à porter. Don Juan n’avait pas de précautions à prendre : Sanche d’Ulloa ne l’eût entendu ni même peut-être vu… Sanche d’Ulloa n’entendait qu’une voix, celle de Christa demandant pardon. Il ne voyait qu’un fantôme, et c’était Christa… sa fille Christa qu’il maudissait… sa fille qu’il accusait d’avoir jeté l’infamie sur le nom d’Ulloa, en rapides et rauques accusations, toujours les mêmes… et parfois ses poings se crispaient comme s’il eût été prêt à la tuer, mais alors un terrible soupir gonflait sa poitrine, et tout s’affaissait en lui…

 

Le Commandeur monta les degrés, et Juan Tenorio les monta derrière lui…

 

Le Commandeur pénétra dans le large vestibule, et Juan Tenorio y entra après lui…

 

Le vestibule était silencieux. Un seul flambeau l’éclairait tristement. Immobile et raide, un homme d’âge, vêtu de noir, s’y tenait… C’était l’intendant : il se courba lentement au passage du Commandeur. Cet intendant vit don Juan qui, le manteau sur le bras, marchait derrière Sanche d’Ulloa. Oui, il vit don Juan. Mais il le vit si assuré, si familier eût-on dit, que le soupçon de la vérité lui eût semblée folie : cet inconnu était un ami du Commandeur.

 

Sanche d’Ulloa ouvrit une porte et pénétra dans la salle d’honneur.

 

Don Juan attendit que cette porte se fût refermée, et alors il alla droit à l’homme vêtu de noir et murmura :

 

– Il est bien triste, n’est-ce pas ? Quel malheur ! Pauvre d’Ulloa !…

 

C’était un pur chef-d’œuvre… un de ces coups d’audace comme il en trouvait dans les moments critiques. L’intendant s’inclina sans mot dire, flatté seulement que ce seigneur lui adressât si familièrement la parole.

 

Juan Tenorio eut un soupir. Puis, plus cordial, plus familier encore :

 

– Allez reposer, mon ami, allez… C’est moi qui dois veiller… Quand le malheur entre dans une maison, c’est aux amis intimes, c’est aux parents de veiller… allez, mon cher, allez…

 

– Un parent, songea l’intendant. C’est bien ce qu’il me semblait.

 

Il salua, fit un mouvement pour se retirer. Don Juan le retint par le bras.

 

– J’espère, dit-il, que la senora Léonor est en parfaite sûreté dans ses appartements, sous la garde de ses femmes, n’est-ce pas, et que tout est en règle de ce côté ?

 

– Les appartements de la senora sont en parfait état, et ses femmes l’y attendent, assura respectueusement l’intendant. Mais Madame est encore en la salle d’honneur où Monseigneur vient de pénétrer…

 

– Très bien, fit don Juan. Allez, mon ami, allez reposer…

 

Juan Tenorio demeura seul dans le vestibule. Sur un siège, il jeta son manteau. D’un geste, il s’assura que dague et rapière en bonne place à ses flancs, jouaient bien au fourreau : le geste préliminaire de tout larron qui sent parfaitement que, du vol à l’assassinat, il n’y a que la mince épaisseur d’une nécessité… d’une occasion !…

 

Puis il éteignit le flambeau.

 

Il n’y eut plus pour le guider que la mince barre de lumière au ras de la porte de la salle d’honneur.

 

Tout droit, tout raide, dans la nuit, il eut un étrange sourire, et songea :

 

– C’est le Commandeur qui m’a guidé ! C’est le Commandeur qui m’a fait entrer !

 

Et, comme avait dit Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, à son tour :

 

– Ô Destinée ! Voilà bien l’un de tes plus jolis coups !… Destinée ! Destinée ! Destinée !…

 

Mot vide… mot immense comme le vide insondable où s’enferme l’univers visible… mot insondable lui-même… verbe incompréhensible… parole en quoi s’enferme tout ce qu’il y a d’incompréhensible dans les événements visibles…

 

Hasard ? Coïncidence ? Oui, peut-être ! Mais le pourquoi de la coïncidence, où est-il ? Et si même on en appelle au hasard, où est le pourquoi et le comment du hasard ? La pensée humaine peut-elle concevoir un seul fait sans cause ?

 

Destinée !… Ce n’est pas fatalisme : on lutte non pas contre ou pour la destinée, mais avec la destinée. Comprenez, tâchez de comprendre votre destinée, et aidez-la, luttez avec elle…

 

Don Juan se raidit encore. Son sourire disparut. Il se fit hautain. Il y eut de l’insolence dans ses yeux pleins de défi. Il eut cette figure que le bon Jacquemin Corentin appelait sa figure de bête mauvaise.

 

Où était-il, à ce moment même, ce bon Jacquemin Corentin ?

 

Eh bien, mais lui aussi, tout bonnement, il travaillait avec sa destinée…

 

Nous verrons comment. Restons-en à don Juan pour le moment ; c’est déjà bien assez, mon cher lecteur. Oui, c’est une suffisante tâche que d’élucider l’attitude de Juan Tenorio en cette soirée du Ier janvier, en cette minute où prenant sa figure de mauvaise bête, il se disait :

 

– Mais… mais… puisque je suis dans la place… puisque le Commandeur m’y a introduit… pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ?… L’appartement de Léonor, je le trouverai… Ses femmes, je les écarterai… Ciel et terre ! C’est ce soir que doit éclater la force de don Juan ! Nous verrons si ce Clother de Ponthus va l’emporter sur moi. Nous verrons si cette petite fille va se moquer de moi à Paris comme elle fit sur tous les chemins d’Espagne et de France. Il s’agit ici, Juan, de ton triomphe ou de ta définitive défaite !… Voyons d’abord ce qu’ils disent…

 

Il s’approcha de la porte de la salle d’honneur, se pencha, écouta…

 

Don Sanche d’Ulloa, dans sa morne et longue promenade sous les tilleuls, n’avait pas retrouvé le repos de l’esprit, mais du moins avait-il assez fatigué son corps pour espérer trouver quelque oubli dans le sommeil.

 

Il entra dans la salle d’honneur de l’hôtel d’Arronces, et un pâle sourire éclaira sa physionomie quand il revit sa fille.

 

Léonor était là…

 

Elle était assise près d’une table sur laquelle brillait un flambeau à trois branches et s’appliquait à l’attentive lecture d’un livre d’heures d’où elle espérait voir surgir la consolation, mais sa pensée ne suivait qu’avec peine des lignes mystiques au long desquelles ses yeux cherchaient la prière… la prière était en elle et non dans ces pages aux majuscules enluminées.

 

Lorsque le Commandeur entra, elle ferma le livre, et vivement, s’avança au-devant de lui.

 

– Mon père, dit-elle en lui saisissant les mains, ne prendrez-vous pas un peu de repos ?

 

Il la serra tendrement dans ses bras et il dit :

 

– Laisse-moi te regarder, ma petite Léonor… Tu es une véritable Ulloa, toi… Oui, cela se voit à tes beaux yeux de loyauté… et aussi à cette dague que je vois à ta ceinture… Vienne l’occasion, tu saurais t’en servir, dis ?

 

Elle répondit avec fermeté :

 

– Oui, mon père. Et c’est pour m’en servir, vienne l’occasion, que je l’ai mise à ma ceinture…

 

Et comme il continuait à la serrer dans ses bras, comme un soupir terrible de douleur gonflait sa large poitrine, elle osa :

 

– Mon père… ô mon noble père… j’ai une grâce à vous demander…

 

– Une grâce, toi ?… Parle, ma fille… mon unique fille ! Elle se laissa glisser à genoux :

 

– Ô mon père, si vous voulez qu’un peu de joie rentre dans mon cœur, retirez la malédiction qui, ce matin, en ce matin à jamais terrible à ma pensée, vous échappa ! ô mon père, la malédiction échappa à vos lèvres… elle n’était pas dans votre cœur !… Retirez-la, retirez-la !

 

Don Sanche d’Ulloa fronça ses blancs sourcils, et, avec bonté :

 

– Relève-toi, ma fille, et parlons d’autre chose…

 

Elle obéit. En ces âges, l’obéissance de l’enfant était absolue et naturelle. Léonor ne pouvait demeurer à genoux puisque son père lui disait : relève-toi…

 

– Tiens, continua-t-il, parlons de ce magnifique hôtel que ce bon François m’a donné. Vois la splendeur de cette salle… Les beaux meubles, par ma foi !… Ces Français sont d’habiles et ingénieux artisans. Par saint François, je n’ai rien vu de plus beau, même à Madrid.

 

Léonor joignit les mains. Les larmes coulèrent de ses yeux…

 

– Ô mon père ! Dire que vous l’avez maudite !… Oh ! si, comme moi, vous l’aviez vue à son lit de mort ! Oh ! si vous aviez pu voir ce pauvre visage figé où se devinait toute la honte de son âme pure, où se lisait tant de douleur ! Oh ! si vous aviez pu voir cette blanche figure d’ange aux ailes brisées !… Amarzyl me disait : « Tâchez de la faire pleurer ! Il faut qu’elle pleure ! Et cela, peut-être, la sauvera. » Hélas, mon père, sotte et coupable que je suis, je ne pus réussir à la faire pleurer ! Je ne trouvai point les paroles qu’il fallait… que vous eussiez trouvées, vous ! Les paroles de pardon, mon généreux père !… Père, ô père ! vous l’avez maudite !…

 

Sanche d’Ulloa garda le silence. Mais, en lui-même, il admirait sa fille. Il éprouvait une sorte d’amer plaisir à se dire, à se jurer qu’il n’avait jamais eu qu’une fille unique, mais qu’en cette enfant s’incarnait toute la générosité.

 

– Mon père, continuait Léonor, on dit que près des hommes, invisible, mais sans cesse présent, rôde toujours l’ange des malédictions. On dit qu’il écoute ce qui se dit sur cette terre. On dit qu’il entend toute malédiction, si loin de lui qu’elle soit proférée… Cette malédiction, il la recueille et la porte aux pieds du trône de Dieu. Ô mon père, la malédiction reste là, dit-on, jusqu’à ce qu’elle soit retirée. On dit, mon père, on dit que tant que la malédiction n’a pas été retirée, l’âme maudite erre dans les limbes jusqu’au jour du jugement où celui qui a maudit et celle qui a été maudite comparaîtront ensemble devant celui qui juge. Quelle douleur, ô mon père ! Quel tourment de savoir qu’il n’y a pas de repos pour l’âme de Christa !…

 

Don Sanche d’Ulloa tressaillit. Et, gravement, il dit alors :

 

– Je savais tout cela, Léonor. Je savais donc bien ce que je faisais en jetant ma paternelle malédiction sur l’âme de celle que tu viens de dire. Ne prononce plus ce nom, Léonor, qu’il soit chassé de notre mémoire et de notre cœur. Qu’il soit chassé de notre maison, comme j’en eusse chassé celle qui a, dans la maison des Ulloa, introduit le déshonneur. Paix, enfant ! Obéis une bonne fois à mon ordre. Sache pour toujours que je n’ai eu, que je n’ai qu’une fille, et c’est toi…

 

Léonor essuya ses yeux, et murmura, courbée :

 

– J’obéirai, mon père !

 

Mais son cœur criait : « Christa ! Ma chérie, ma belle et pure Christa ! Je prierai tant pour toi que l’ange des malédictions aura pitié, et du haut des cieux, laissera retomber sur terre l’injuste parole qui te frappe. »

 

Et, lentement, elle alla reprendre sa place près de sa table, et elle rouvrit son livre d’heures…

 

Le Commandeur, les mains au dos, se mit à marcher dans la salle, tâchant de s’intéresser aux belles choses qu’il devait à la munificence royale.

 

Et comme il passait devant Léonor :

 

– J’ai connu jadis don Luis Tenorio de Grenade, c’était un homme de cœur. J’espère que le Tenorio dont tu m’as parlé n’est pas de sa lignée ?

 

– Je ne sais, mon père ; il se nomme Juan Tenorio, c’est tout ce que je puis vous dire.

 

– Quel qu’il soit, il mourra, sois tranquille. L’infamie sera lavée dans le sang. Et tu dis que ce Juan Tenorio est à Paris ?… Qu’y vient-il faire ?… Il n’est pas de l’escorte impériale, j’en suis sûr… Comment sais-tu qu’il est à Paris ?

 

Léonor leva vers son père ses yeux, ses beaux yeux de franchise et de bravoure, et elle dit :

 

– Je le sais, mon père, voilà tout !

 

Sanche d’Ulloa pressentit que sa fille lui cachait quelque secret. Mais il remit à plus tard de savoir quel pouvait être ce secret. Et Léonor se disait :

 

– Pauvre père ! C’est assez du rude coup qu’il a reçu aujourd’hui. Je ne dois pas lui dire que ce misérable Tenorio m’a poursuivie moi-même, que c’est moi qu’il vient chercher à Paris… moi, dis-je ! moi, sœur de Christa !… Non, non, cachons cela ! Je puis me défendre moi-même. Santa Virgen, je me suis déjà défendue toute seule !…

 

Elle rougit soudain et songea que dans la salle de la « Grâce de Dieu » un autre l’avait défendue !

 

Le Commandeur poursuivit, – et sa voix tremblait de fureur, et ses yeux jetaient un éclat sinistre :

 

– Demain, je saurai où se cache ce Juan Tenorio. Demain, je le tuerai, quelque répugnance que j’éprouve à choquer mon fer contre le fer d’un lâche… car cet homme est sûrement un lâche…

 

Et Léonor :

 

– Oui, mon père. Sûrement. Un lâche !… La porte s’ouvrit violemment.

 

Don Juan parut, livide, les traits bouleversés. Il s’avança rapidement jusqu’à don Sanche stupéfait, jusqu’à Léonor soudain debout, – et d’une voix rauque :

 

– Un lâche !… Juan Tenorio un lâche ! Par tous les saints, c’est un affreux mensonge, et je prétends le prouver sur l’heure !…

 

– Qui êtes-vous ? gronda le Commandeur. Qui es-tu, toi qui oses soutenir qu’un mensonge a été proféré par Sanche d’Ulloa et sa fille Léonor ?…

 

Tenorio se redressa, hautain, terrible, et dit :

 

– Je suis don Juan, fils de don Luis Tenorio !…

 

XXIV

DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR NE POURRA JAMAIS ÉTOUFFER DON JUAN !


Don Sanche d’Ulloa parut instantanément se calmer. Sa haute taille voûtée se redressa. La pâleur de son visage disparut, et ses joues prirent une teinte rosée. Ces éclairs qui parfois, tout à l’heure, fulguraient dans ses yeux, s’éteignirent, et même il y eut sur ses lèvres quelque chose comme un joyeux sourire. Il prit la main de sa fille, et, d’une voix paisible :

 

– Mon enfant, il faut monter à ton appartement. Va, ma chère, et repose sans souci…

 

– Non, mon père, dit Léonor avec fermeté. Je veux rester…

 

Le Commandeur ne s’étonna pas. Il ne songea pas à réprimer ces paroles comme, en toute autre occasion, il n’eût pas manqué de le faire. Il regarda sa fille un instant, et eut un rire étrange.

 

– Tu veux ? dit-il du même ton paisible. Eh bien, par saint François, je ne vois pas pourquoi je t’en empêcherais. Reste donc, ma chère enfant !

 

Léonor se recula de quelques pas.

 

Tout cela était d’un calme formidable. Don Juan qui s’était attendu à quelque véhémente apostrophe sentit un rapide frisson lui parcourir l’échine. Mais il jeta un regard sur Léonor. Et, dans le même instant, il n’y eut plus en lui que la volonté de la conquérir. L’amour se déchaîna dans son cœur. En cette seconde, il choisit l’attitude qu’il devait prendre.

 

Le Commandeur d’Ulloa marcha tranquillement jusqu’à don Juan et le regarda…

 

Lentement, don Juan s’inclina, se courba… lentement, il se mit à genoux… et alors, levant vers le Commandeur des yeux où éclatait toute la douleur humaine, d’une voix d’infinie douceur, d’un accent de tristesse ineffable, il dit :

 

– Père, maudissez-moi comme vous avez maudit Christa… Père, pardonnez-moi d’être entré ici en vous demandant compte de votre outrage… Père, dites que je suis un lâche, si tel est votre bon plaisir… Père, outragez-moi, frappez-moi, tuez-moi, mais daignez me permettre de vous ouvrir mon cœur… Père, je vous supplie de me laisser parler !…

 

– Debout ! dit rudement le Commandeur.

 

Juan Tenorio obéit. Et quand il fut debout, son attitude fut celle d’un prodigieux créateur d’émotion : son humilité rayonnait de fierté ; son orgueil était couvert de modestie. Il était impossible de ne pas voir en lui un brave capable de toutes les audaces, mais qui se prosterne volontairement devant un seul homme au monde : le père de celle qu’il aime.

 

Devant cette attitude, une sombre, une ardente, une farouche curiosité se saisit de Sanche d’Ulloa. En cette minute, ce géant accomplit un tour de force : il parvint à dominer l’effrayante fureur qui se déchaînait en lui ; il parvint à se dompter, ordonna à ses poings redoutables de ne pas s’abattre sur le crâne du séducteur, à ses doigts de ne pas le saisir à la gorge… Il râla :

 

– Vous avez à me parler ?

 

– Oui, monseigneur, dit don Juan. Et vous me tuerez après.

 

Et vers Léonor, il glissa la mince coulée de son regard, et il frémit de rage à la voir telle qu’il l’avait déjà vue en chacune de ses rencontres avec elle : suprêmement indifférente…

 

– Parlez, dit le Commandeur.

 

Chose étrange, il ne songea nullement à lui demander comment il était entré dans l’hôtel. Il le dévorait des yeux. Il se disait : Voici devant mes yeux le vivant déshonneur de mon nom, et je ne l’ai pas encore tué !…

 

Non ! Il ne l’avait pas encore tué ! Don Juan venait de réussir la manœuvre qui a sauvé tant d’hommes aux instants critiques, – tant d’hommes, tant d’empires aussi :

 

Gagner du temps !

 

Gagner une minute, c’est quelquefois sauver sa vie, c’est parfois la possibilité de passer tout à coup du malheur au bonheur. Gagner une heure ! Gagner quelques jours ! Gagner un mois !… Que d’êtres aux abois ont dû leur salut à cette difficile manœuvre !

 

Et c’est ce qu’il y eut d’admirable dans l’attitude de don Juan.

 

Logiquement, il eût dû déjà être mort. Il était vivant. Et il avait permission de parler !…

 

Il parla. Et tout ce que la voix humaine peut contenir de charme, d’attendrissement, de douceur et de loyauté, et de douleur… tout cela, il le mit dans sa voix.

 

– Monseigneur, Christa ne fut point coupable ! Monseigneur, vous n’aviez pas le droit de la maudire ! Monseigneur, Christa ne fut jamais pour moi qu’une amie… une sœur à qui je confiai le secret de mon cœur et qui daigna m’entendre !…

 

– Oh ! murmura Léonor frémissante. Que dit-il ?…

 

Ulloa jeta un long regard sur sa fille. Et déjà, il y avait un doute dans son esprit ! Déjà il se demandait si Léonor ne s’était pas trompée en lui faisant son terrible récit…

 

– Si j’hésite, songeait don Juan, je suis perdu. Mon mensonge est sacré puisqu’il nous sauve tous, peut-être ! – Monseigneur, continua-t-il avec une émotion contenue, Christa est morte pure, et moi, oh ! moi, je serais mort plutôt que de lui dire un seul mot d’amour ! Ah ! vous me croirez, oui, par le ciel, par le Dieu vivant, vous me croirez quand je vous aurai dit : Monseigneur, je ne pouvais point parler d’amour à Christa puisqu’elle était la confidente de mon amour pour Léonor !…

 

Le Commandeur eut un mouvement. Léonor allait s’élancer pour crier son indignation. Don Juan s’inclinait pour dissimuler son sourire de triomphe…

 

– IL MENT ! dit une voix.

 

Ce fut une voix très distincte bien que voilée. Juan Tenorio sursauta et frémit. Léonor se contint, sûre désormais que l’imposteur serait démasqué. Ulloa regarda autour de lui.

 

Mais il ne vit personne !…

 

Il ne vit personne… et il fut convaincu qu’il venait d’avoir une hallucination…

 

Pendant quelques longues secondes, don Juan attendit l’apparition qui, selon lui, devait suivre aussitôt l’intervention de la voix. Mais rien ne se montra.

 

Il était très pâle. Et sa parole fut moins assurée. Ce fut d’un accent contraint, comme s’il eût douté de lui-même, qu’il continua :

 

– De quoi est morte Christa, monseigneur ? C’est ce que je ne puis expliquer.

 

– Mais, continua-t-il, à diverses reprises, je l’ai entendue se plaindre de soudains étouffements, et d’étranges élancements au cœur. Mon cher et noble seigneur, ah ! laissez-moi vous dire la pensée qui me hanta dès que j’eus l’immense honneur de parler à Christa : cet ange n’était pas pour la terre ! Dieu ne pouvait permettre que cette pureté suave demeurât longtemps éloignée du ciel ! Christa, monseigneur, c’était une fleur précieuse… Son parfum s’est évanoui soudain… Christa, c’était un inestimable diamant… et ce diamant était sans doute destiné à prendre place sur la couronne de la Vierge… Ne cherchons pas pourquoi Christa est morte, monseigneur ! Étonnons-nous plutôt qu’elle ait pu si longtemps habiter la terre !…

 

Et don Juan éclata en sanglots… en sincères sanglots. Il se prenait à son émotion. Il en était victime, et son mensonge, en son esprit chaotique, s’érigeait comme une étincelante vérité.

 

Le Commandeur frémissait et songeait : ô ma Christa !… Serait-il possible !…

 

Léonor s’était mise en prières, et se défendait d’écouter, d’entendre même cet homme… elle attendait que la foudre tombât sur l’effroyable imposteur.

 

Et don Juan, dans un mouvement passionné, les mains tendues vers le Commandeur :

 

– Oh ! Laissez-moi vous appeler mon père, comme Christa m’avait permis de l’appeler sa sœur ! Oh ! daignez me permettre de vous révéler mon cœur comme je l’avais révélé à l’ange qui n’est plus ! La vérité, la délicieuse et sublime vérité, la voici : j’aime, monseigneur ! J’aime celle qui nous écoute ici ! J’aime de toute mon âme votre fille Léonor, et jamais je n’ai aimé qu’elle au monde, et je vous supplie humblement de me permettre de l’adorer !…

 

À ce moment, la voix répéta :

 

– IL MENT !…

 

Et cette voix, ah ! cette fois, la voix venait de retentir derrière Juan Tenorio ! Et cette fois, don Sanche d’Ulloa vit la porte s’ouvrir. Il vit une femme s’avancer, une femme vêtue de deuil, pareille à quelque sombre fantôme. Et, cette fois, Léonor, d’une voix éclatante, prononça :

 

– L’épouse ! Voici l’épouse de don Juan Tenorio !…

 

– Silvia ! hurla don Juan, haletant, l’œil en feu, l’écume aux lèvres.

 

– Silvia ! dit l’épouse avec une tranquillité sinistre. Sanche d’Ulloa, cet homme ment. Sanche d’Ulloa, je suis Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio ! Sanche d’Ulloa, ta fille Christa est morte de honte la veille du jour où secrètement elle devait épouser mon époux… Épouser mon époux ! Entends-tu cela, Sanche d’Ulloa ! Ta fille Christa est morte parce que ce jour-là, moi, Silvia d’Oritza, je suis venue lui dire : « Vous ne pouvez épouser Juan Tenorio parce qu’il est déjà mon époux !… » Juan, je t’ai juré que toujours tu me verrais dressée entre tes victimes et toi, Juan, le ciel est las de tes crimes et de tes impostures. Christa est morte, mais je sauverai sa sœur Léonor que tu poursuis depuis Séville. Et toi, écoute, tu le sais, Juan ! Tu as été prévenu dans la chapelle du couvent des franciscains : C’est sous la main d’Ulloa que tu succomberas… sous la main du père de Christa… sous l’étreinte du Commandeur… Sanche d’Ulloa, faites votre devoir. Accomplissez l’ordre qui vous fut dicté par Dieu dans la chapelle où repose votre fille. Sanche d’Ulloa, de votre main puissante, étouffez l’imposteur !…

 

Silvia s’inclina devant le Commandeur, et sans jeter un regard à don Juan, se retira, de son pas majestueux, funèbre apparition qui semblait rentrer à la tombe.

 

L’instant d’après, elle avait disparu sans que Sanche d’Ulloa eût eu la pensée de lui parler, de lui poser une seule question. Et que lui eût-il demandé ? Elle avait tout dit ! Seulement, telle était alors la puissance du décorum et de l’étiquette que, même en cette terrible minute, le vieux Sanche, hidalgo de pur sang, ne put oublier son devoir d’hôte ; et jusqu’à la porte de la salle, il escorta Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio.

 

Quand elle fut sortie, il referma la porte : il la ferma à clef, et marcha sur don Juan.

 

Don Juan éclata de rire, et tout en riant, il disait :

 

– L’étreinte du Commandeur ! Voici venir l’étreinte du Commandeur !

 

Sanche d’Ulloa, gravement, secoua la tête, et dit :

 

– Mes mains ne se souilleront pas. C’est par le fer que tu vas mourir !

 

– Mourir par le fer ! cria don Juan, dans son rire inextinguible. Ah ! don Juan, traître, imposteur et parjure, voici donc ici la fin de ta carrière ! Accourez, pères, maris, fiancés de toutes celles qui m’ont aimé. Venez voir comment meurt don Juan Tenorio !

 

Le Commandeur tira son épée, sa lourde, sa formidable épée, et il ajouta :

 

– Si tu sais une prière, dis-la. Homme, je te réprouve et te méprise et te hais. Chrétien, je veux te laisser la possibilité de sauver ton âme. Donc, si parmi les prières que t’enseigna ta mère, une seule a pu rester dans ta mémoire et ton cœur, dis-la. Car, par saint François, tu vas mourir !

 

– Merci, Commandeur ! dit Juan Tenorio – et son rire frénétique s’éteignit soudain, et sa voix s’attendrit. – Une prière ? Oui, par le Dieu vivant, il en reste une dans mon cœur, comme dans le vase qui se brise demeure encore un subtil atome du parfum qu’il contint. Une prière ! Je vais la dire ! Et la voici : Ô vous que j’adore, ô vous qui êtes toute la beauté, toute la splendeur, tout l’amour, toute la vie, ô vous qui, seule, parmi tant de femmes adorables, avez su d’un seul regard enchaîner à jamais don Juan Tenorio, je vous bénis, ô Léonor !…

 

– Par le ciel ! gronda le Commandeur, l’épée haute. Défends-toi ! Défends-toi !

 

Don Juan se croisa les bras.

 

– Homme, chrétien ! Tu m’as laissé le suprême loisir de la prière. Tiens ta parole ! La prière du mourant, vous l’entendrez, Léonor ! Vous saurez que jamais flamme plus pure ne s’alluma dans un cœur d’homme. Ô Léonor, vous êtes la noble rose du jardin des rêves d’amour, que dis-je ! Vous êtes tout le rêve qui hante mon esprit, vous êtes le gracieux sourire de Dieu sur mon âme, vous êtes celle que je veux emporter d’un coup d’aile aux sublimes régions des cieux lointains. Léonor, Léonor, vous m’aimerez ! Je le jure ! Rien au monde, aucune puissance divine ou infernale ne pourra faire qu’enfin touchée, enfin brûlée vous-même par le feu de l’amour, vous ne veniez à moi pour me dire : « Don Juan, je vous aime et je suis à vous !… »

 

Il s’était tourné vers Léonor, les mains jointes, et maintenant, pas à pas, il s’avançait vers elle, transfiguré, transposé vraiment en une chimérique situation, oubliant que Silvia son épouse venait de le dénoncer, oubliant tout, jusqu’à la présence du Commandeur… Une poigne, tout à coup, rudement le saisit et violemment le ramena au milieu de la salle.

 

Le visage du Commandeur était convulsé. Ses mains tremblaient. Ses yeux étaient vitreux, comme si l’afflux de la haine les eût voilés. Il grogna :

 

– Vous défendez-vous ?

 

– Non ! dit Tenorio. Tuez-moi ! Je ne me battrai pas contre le père de Léonor !

 

– Je vais donc te tuer. Mais sache-le : après ta mort, là-bas, dans Séville, dans toute l’Andalousie, je ferai proclamer par des hérauts d’armes que moi, Sanche d’Ulloa, j’ai été forcé de tuer Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, à coups de dague ; que j’ai été obligé de l’égorger comme un vil mouton, parce qu’il fut trop lâche pour accepter le combat…

 

– Par le ciel ! rugit Tenorio, la main à la poignée de l’épée.

 

– Trop lâche ! répéta le Commandeur. Et qu’avant de l’égorger, j’ai dû le souffleter de la main que voici !

 

Et la main se leva.

 

– Enfer ! râla Tenorio.

 

D’un bond en arrière, il se mit hors de portée. La main du Commandeur s’abaissa.

 

– Le soufflet, râla Tenorio, je le tiens pour valable. En garde, Commandeur ! Et que Satan juge entre nous !

 

En même temps, il tira sa rapière.

 

La fine rapière, arme de parade et de luxe, au premier contact se brisa contre la forte épée de bataille. Don Juan jeta son épée inutile. Le Commandeur laissa tomber la sienne, geste de haute générosité qui révélait la noblesse d’une âme. Dans le même instant, les deux adversaires se trouvèrent face à face, la dague au poing. La même haine les animait. Tous deux, ils avaient les mêmes visages convulsés de fureur, les mêmes éclairs aux yeux, le même silence terrible, et soudain, sans daigner prendre la moindre précaution, Sanche d’Ulloa leva son poignard sur la poitrine de don Juan…

 

Et dans la même seconde, le Commandeur Ulloa s’abattit comme une masse, tué raide, la gorge béante… le même coup qui, là-bas, dans les landes du Périgord, avait abattu Jean Poterne !

 

Le Commandeur tomba et, quelques secondes, se débattit dans le flot de sang qui coulait à gros bouillons… Livide, les cheveux hérissés, don Juan recula de trois pas ; d’un geste d’horreur, loin de lui, il jeta son poignard rouge, et il bégaya :

 

– Qu’ai-je fait !… Qu’ai-je fait !…

 

L’affreuse vision, comme à travers une triple gaze qu’estompait ces choses, se dessina dans ses yeux hagards… le Commandeur don Sanche d’Ulloa, soudain immobile, entré au néant sans avoir pu dire un mot… et près du cadavre, agenouillé dans le sang, une forme d’où il lui sembla que montaient des cris inarticulés.

 

C’était Léonor…

 

Léonor qui avait soulevé la tête de son père, la tenait dans ses bras, et parlait, sans que Juan pût saisir le sens de ses paroles d’épouvante et de douleur.

 

Il voulut fuir, il recula encore…

 

Mais, soudain, ce voile qui s’interposait entre lui et les choses parut se déchirer… il connut que le Commandeur était mort, et que cette femme agenouillée, c’était Léonor.

 

Elle lui apparut d’une fulgurante beauté.

 

Tout s’évanouit dans son esprit ; il n’y eut plus de duel, il n’y eut plus de Sanche d’Ulloa, il n’y eut plus de sang, plus de cadavre… il n’y eut que la beauté de Léonor. Et du sang tiède, de cette mare rouge qui s’élargissait, ce fut une bouffée d’amour qui monta à son cerveau, le grisa, l’affola… rapidement, il s’avança, se pencha vers elle ! Son cœur battait à se briser. Une flamme brûlait ses yeux. Un cercle de fer le serrait aux tempes. Il haletait. La nécessité lui apparut d’une suprême victoire, d’une effroyable victoire d’amour… il vit Léonor vaincue, là, près du père mort… la hideuse bête se déchaîna… sa main s’abattit sur l’épaule de la vierge… elle leva vers lui son visage !

 

Et il bondit en arrière…

 

Jamais don Juan n’avait vu la douleur dans ce qu’elle a d’auguste et de terrible.

 

Ce visage de vierge lui montra cela…

 

Ce visage lui fit peur : il connut la peur. Il sut ce que c’est que l’épouvante…

 

Lentement, vers la porte, il recula, tandis que Léonor parlait.

 

De l’anathème qui jaillissait de ces lèvres, il ne perçut presque rien – les derniers mots seuls le frappèrent violemment au cerveau, et ces mots, c’étaient :

 

– L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR !

 

Il se retrouva dehors, dans le jardin, dans la nuit glacée, immobile, courbé, écoutant encore la voix d’anathème… puis, à pas vacillants, il s’en fut vers la grille, qu’il franchit sans savoir comment, et ce fut seulement quand il se trouva dans le chemin de la Corderie, seul, bien seul, loin du cadavre, loin de Léonor, ce fut là seulement que, peu à peu, il reprit toute sa lucidité – et il s’admonesta :

 

– Est-ce bien toi, don Juan ? Si belle était l’occasion, si facile la victoire ! Est-ce bien toi qui as fui, parce qu’un peu de sang et quelques larmes ont coulé ? Du sang ? Combien de fois, en mes rencontres avec des furieux, ivres de jalousie, j’en ai fait boire à la terre ! Des larmes ? Que de belles ont pleuré devant moi, sans que mon cœur se soit ému ! Et j’ai fui ! Par le ciel, peut-être est-il temps encore ? Non, non, les cris de Léonor ont dû, dans la salle, attirer la tourbe des serviteurs. Remettons à plus tard ! En tout cas…

 

Il eut un mince sourire de triomphe.

 

– En tout cas, le Commandeur est mort… ce n’est pas sous sa main que je mourrai !

 

Il baissa soudain la tête, pensif, et murmura :

 

– Dans ses mains pâles, elle tenait la tête ensanglantée de son père, et elle me parlait, et, Dieu me damne, j’ai entendu ses derniers mots : L’étreinte du Commandeur ! qu’a-t-elle voulu dire ?

 

Il se secoua, huma l’air glacé de la nuit :

 

– Un peu de trouble dans la cervelle de la pauvre enfant. Tu es mort, Commandeur !… Mort !… oui, certes ! de la main que voici ! Il est mort, par tous les diables d’enfer !… DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR, JAMAIS, NE POURRA ÉTOUFFER DON JUAN !

 

Quelques instants plus tard, empressé, léger, se déchargeant déjà de l’inutile fardeau des sombres pensées qui, parfois, sont bien capables de conduire au remords, Juan Tenorio reprenait le chemin de la rue Saint-Denis pour rentrer en l’auberge de la Devinière où il avait établi ses quartiers, et où, étant entré non sans force coups de poing à la porte, vu l’heure tardive, il trouva Jacquemin Corentin assis devant une extraordinaire rangée de flacons vides, qui se leva en le voyant, vint à lui en titubant comme le satyre antique, et, louchant avec effarement sur la pointe de son nez, lui dit d’une voix pâteuse :

 

– Ah ! monsieur, vous arrivez bien ! J’ai une bien étrange nouvelle à vous annoncer !

 

 

En ce qui concerne la soudaine entrée de Silva d’Oritza, épouse de Juan Tenorio, dans la salle d’honneur de l’hôtel d’Arronces, et la façon dont elle avait pu s’introduire dans l’hôtel – car nous ne pouvions supposer qu’elle eût, comme don Juan, escaladé la grille – voici ce que nous avons pu établir :

 

L’entrée de Silvia dans l’hôtel fut un événement très simple, mais aussi très inexplicable.

 

Le fait, en soi, est des plus naturels.

 

Les circonstances qui entourent le fait sont parfaitement mystérieuses.

 

Voici donc, d’après les recherches que s’étaient imposées notre curiosité, comment se passa la chose :

 

L’intendant de l’hôtel d’Arronces, choisi par M. de Bassignac lui-même, s’appelait Jacques Aubriot. C’était un homme entre deux âges, plutôt robuste, un esprit froid, peu enclin aux rêveries, peu capable de terreur panique, tout juste assez croyant pour ne pas trop sentir le fagot, – un homme positif, assez dur à lui-même et à ses subordonnés, d’ailleurs incapable d’un mensonge inutile, c’est-à-dire ne déformant guère la vérité que dans l’établissement de ses comptes.

 

Ce Jacques Aubriot donc, a raconté, sous la foi du serment :

 

1° Qu’il avait vu entrer dans le vestibule de son maître le Commandeur d’Ulloa immédiatement suivi du seigneur Juan Tenorio que, vu son attitude et sa physionomie espagnole, il avait pris pour un proche parent dudit Commandeur.

 

2° Que, sur l’injonction du seigneur Juan Tenorio, lui, Jacques Aubriot, s’était retiré dans l’intention de s’aller coucher, car il se faisait tard, et la grosse horloge du Temple avait déjà sonné neuf heures.

 

3° Qu’il était donc monté à sa chambre, située dans les combles de l’hôtel, et que, fort tranquillement, il avait commencé de défaire ses aiguillettes en songeant à cette pesante tristesse qui, toute la journée, avait accablé son nouveau maître, M. d’Ulloa, lequel, dit-il, ne semblait être entré pour la première fois, ce jour-là, dans l’hôtel d’Arronces que pour y pleurer et s’y lamenter en compagnie de sa fille.

 

4° Que, tout en songeant à ces choses et en bâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de son pourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissement lointain ; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucune raison valable, il avait conclu : Il y a quelqu’un qui pleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut que j’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’était précipitamment rhabillé.

 

5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte de terreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamais ressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueur froide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que ce gémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, et qu’il s’était dit aussitôt : « Aille à la grille qui voudra ; moi, je ne bouge pas. »

 

6° Qu’ayant pris cette résolution de ne pas sortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgré lui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie de prononcer ces paroles : « Il faut aller ouvrir à celle qui attend à la grille de l’hôtel… »

 

7° Qu’il était descendu, avait longé en toute hâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avait vu une femme et lui avait demandé : « Est-ce vous, madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi ? » Et que cette dame lui avait répondu : « Non, ce n’est pas moi. Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici, ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instant auprès de Léonor d’Ulloa. »

 

8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sans essayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue la moindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût été parfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marché devant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit, en lui montrant la porte de la salle d’honneur : « Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un de leurs proches parents qui vient d’arriver… » Sur quoi, il était remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’y mettre en prières.

 

Tel est le récit que, sous la foi du serment, a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces. Et nous n’avons rien à y ajouter.

 

XXV

LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN


Le matin de ce 1er janvier, nous avons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame Jérôme Dimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine. Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèle Jacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec la petite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’en souvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation du brave Corentin.

 

En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’était marié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois – opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus, la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacquemin entrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’il devait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher ou tout au moins l’estrapade au temps de François Ier. Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré que celui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol ne pouvait empêcher un mariage français.

 

Quant à don Juan, il ne concevait aucune inquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il ne pensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rue Saint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouver Clother de Ponthus.

 

Comme Clother s’était placé au premier rang de l’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas de peine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi de Corentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi que don Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et du Commandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examiner Amauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureuse haine que le comte portait à Clother.

 

Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeur s’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.

 

Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait à marcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.

 

– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire. Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu me troublerais.

 

– Oui, dit Corentin avec amertume, à cause de ma vertu…

 

– Non, imbécile, à cause de ton nez qui me fait remarquer !

 

Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seul avec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant de Paris, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau de cet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles, si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet que d’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dans le vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pour comprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut être enfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’y incorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à une rumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Il était un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymes qui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec la foule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains, décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace, – et lorsque le dernier hallebardier du cortège fut passé, avec la foule, il demeura convaincu qu’il venait d’écrire une page d’histoire – ce qui, d’ailleurs, était exact.

 

Le cortège étant passé, Corentin se dirigea lentement vers la Grève, se demandant s’il n’allait pas maintenant se transporter au Parvis, afin d’assister, du dehors, au Te Deum qui allait se chanter à Notre-Dame, et recommencer les mêmes cris, les mêmes vivats, les mêmes gesticulations de ses longs bras.

 

Un craquement terrible, soudain, sur sa droite… et une grande clameur…

 

Une estrade noire de monde s’écroulait !…

 

Jacquemin Corentin fit un bond vers cette chose qui oscillait et s’abattait et arriva juste à temps pour saisir, dans la frénétique gesticulation de ses longs bras, une jeune fille qui, sans cette soudaine intervention, eût été s’écraser parmi les débris de madriers.

 

La fille, éperdument, se cramponna au cou et aux épaules du bon Corentin, puis tout aussitôt s’évanouit dans ses bras.

 

Il y eut un grand tumulte.

 

Des groupes fervents s’empressèrent à relever les blessés, à déblayer les ruines de l’estrade, avec cette généreuse et prompte ardeur qu’on voit toujours au peuple en ces occasions.

 

Jacquemin se retira de la multitude, assez embarrassé de son fardeau, avisa une auberge, y entra, déposa la jeune fille sur une chaise, et lui fit boire un cordial.

 

Alors seulement, comme elle rouvrait les yeux, il eut loisir de la reconnaître et eut un léger cri de surprise.

 

– La fille du drapier ! songea-t-il. La petite Denise ! Celle-là même que mon maître veut épouser sous trois jours… car il est toujours très pressé en ces sortes de besognes…

 

Et comme avait dit Amauri de Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, comme devait dire aussi don Juan le soir de ce jour, Jacquemin Corentin murmura :

 

– Ô destinée, voici de tes coups ! C’est Jacquemin Corentin qui sauve la fiancée de don Juan Tenorio !…

 

Et avec l’intonation spéciale au badaud parisien, il ajouta :

 

– Par exemple, c’en est un, de hasard !…

 

Denise, disons-nous, ouvrit les yeux, reconnut le valet de ce grand seigneur qui ne parlait de rien moins que de l’épouser, et elle le remercia avec effusion.

 

Hasard !… Jacquemin Corentin avait dit : hasard !…

 

Hasard ? Soit. Nous ne voyons pas pourquoi nous irions contredire ce brave garçon, mais… n’avait-il pas dit aussi : Destinée ?…

 

Destinée ?… Hasard ?… Le lecteur peut conclure : nous devons nous borner à conter l’aventure telle qu’elle se développa.

 

Jacquemin, donc, offrit à Denise de la reconduire jusqu’à la rue Saint-Denis, et elle accepta avec reconnaissance. Il lui proposa de s’appuyer sur son bras, et elle y consentit avec sa grâce ingénue. Il est vrai que, l’ayant regardé à la dérobée, le nez de son sauveur la fit sourire. Mais ce ne fut pas un méchant sourire de moquerie. Soit qu’elle eût trop bon cœur, soit que le service qu’on venait de lui rendre fût trop frais encore, soit pour tout autre motif enfin, il parut à Denise que ce nez, au bout du compte, n’était pas si désagréable à voir.

 

Nous croyons avoir dit que ce nez ne déparait pas le visage méditatif pour lequel la nature semblait l’avoir fait tout exprès.

 

Jacquemin s’aperçut bien vite qu’il inspirait quelque sympathie à la jolie Denise.

 

– Ah ! songea-t-il, si ce n’était mon nez !… Comme je demanderais à cette charmante demoiselle la permission de l’embrasser ! Mais mon nez me défend de telles effusions. Et puis, que dis-je ! Que dirait don Juan ! Il me rouerait ! Va, va, mon pauvre Corentin, elle n’est pas pour ton nez, comme disait ce mécréant qui me menaça de ses robustes poings.

 

Nous devons ici ouvrir une parenthèse pour informer le lecteur que dame Jérôme Dimanche, après le départ de Juan Tenorio, s’était empressée de mander par-devant elle sa fille Denise, et, la serrant dans ses bras, lui avait, non sans larmes et soupirs, appris qu’un grand seigneur, un comte breton, s’appelant le sire Jacquemin de Corentin, lui faisait l’insigne honneur de la vouloir comme épouse.

 

Denise qui, cachée derrière une porte, avait assisté à l’entretien de sa mère avec le seigneur en question, n’en fit pas moins l’étonnée.

 

Mais, fine mouche, subtile Parisienne qu’elle était, elle ne croyait qu’à demi à cet inconcevable honneur qui l’attendait. L’enthousiasme de sa mère la fit un peu sourire, et elle se répéta ce qu’elle avait dit à ce grand seigneur lui-même, en la salle de la Devinière :

 

– Ce sont jeux de prince ! Je ne suis qu’une toute petite bourgeoise, et mes visées ne doivent point porter si haut. Si c’était vrai, pourtant !

 

Son sein palpita. Elle évoqua la charmante figure de don Juan et se dit que ce serait là le plus joli mari qu’elle pût rêver, oubliant déjà la distance qui la séparait de lui.

 

Heureusement, le carillon du clocher vint l’arracher à son rêve, et elle rappela à dame Jérôme Dimanche qu’elle voulait aller voir avec deux ou trois amies de la rue Saint-Denis la magnifique entrée du roi des Espagnes. Puis, légère comme un oiseau, elle avait pris son vol vers la rue Saint-Antoine : nous avons vu comment elle échappa à une mort presque certaine, happée qu’elle fut, au passage, par les immenses bras de Jacquemin Corentin.

 

– Parlez-moi de votre maître, dit doucement Denise, lorsque ayant quitté la rue Saint-Antoine, ils se trouvèrent loin de la foule et du tumulte.

 

– Ah ! dit Jacquemin, c’est un bien noble seigneur. Il est l’un des vingt-quatre de Séville.

 

– De sept villes ? Ah ! ce sont sans doute des villes de Bretagne ?

 

– De Bretagne ?

 

– Sans doute, fit naturellement Denise, puisque le seigneur Jacquemin de Corentin est comte breton…

 

Jacquemin loucha terriblement sur le bout de son nez, et s’arrêta court.

 

Denise baissa la tête. Son rêve lui remontait au cerveau ; soit qu’elle se trouvât encore sous le coup de l’émotion, soit que le bon Jacquemin lui inspirât confiance, elle éprouva le besoin, l’irrésistible besoin d’ouvrir son cœur, et elle murmura :

 

– Je crois… oui, je crois bien que j’aime Jacquemin !

 

Jacquemin se redressa sur ses échasses, se pencha sur Denise, ouvrit toutes grandes ses oreilles, et, stupéfait, ahuri, pas très loin de croire à quelque magie, demanda :

 

– Vous dites que vous aimez… Jacquemin ?

 

– Oui, balbutia-t-elle. C’est sans doute bien osé à moi de vous le dire ?…

 

– Jacquemin Corentin ?… Vous l’aimez ? Vous dites que vous l’aimez ?…

 

– C’est mal, peut-être ?… il est si grand !

 

– Heu ! la grandeur ne fait rien à la chose, dit Jacquemin qui tenta – inutilement, d’ailleurs – de se rapetisser quelque peu. Mais, dites-moi, que pensez-vous de son nez ?

 

– Son nez ?…

 

– Oui. Je vous préviens qu’il est très chatouilleux sur la question du nez et qu’il n’aime guère s’entendre dire qu’il a le nez mal fait.

 

– Ce n’est certes pas moi qui le lui dirai, vu que je trouve son nez le mieux fait du monde !

 

Jacquemin, cette fois, loucha avec tendresse sur le bout de son nez et songea :

 

– Tiens, tiens, la petite rouée !… Elle m’aime. Et elle prend le plus ingénieux détour pour m’en faire l’aveu. Par le Ciel ! comme dirait don Juan qui m’eût dit cela ! C’est don Juan qui la demande et c’est moi qu’elle aime !… Jacquemin Corentin rival de Juan Tenorio, le bourreau des cœurs !… Par exemple, c’en est une d’aventure !…

 

– Dites-moi, reprenait Denise, est-ce qu’il est bon ?… Parlez-moi de son cœur, dites…

 

– Oui, oui, pensa Jacquemin, je vais te parler de son cœur. Quelle petite rusée ! Elle veut que je fasse semblant de croire qu’il ne s’agit pas de moi, et que je parle de moi-même comme s’il s’agissait d’un autre. Vous voulez, reprit-il, que je vous parle du cœur de Jacquemin Corentin ?

 

– Jacquemin de Corentin ! rectifia naturellement Denise.

 

– Elle m’anoblit pour me flatter, se dit Corentin. Eh bien, sachez que c’est le cœur le plus doux, le plus tendre. Un cœur. Un vrai cœur. Un cœur tout neuf et qui n’a jamais aimé…

 

– Oh ! fit Denise en souriant, cela vous plaît à dire… mais bien fait comme il est…

 

– Il est certain que Corentin n’est point désagréable à voir, j’en conviens.

 

– Et vous me dites qu’il n’a jamais aimé ? Est-ce croyable ?

 

– J’en réponds. Jamais il n’a embrassé une femme, noble ou vilaine, jeune ou vieille, c’est-à-dire jamais il n’a pu. À telles enseignes qu’il perça jadis un sac plein de son…

 

Denise considéra Jacquemin avec effarement. L’affaire du sac de son jadis percé lui fut une de ces nébuleuses histoires qu’il vaut mieux ne pas tenter d’éclaircir.

 

– C’est un bien bon garçon, se dit-elle, mais il a l’esprit bizarre. C’est peut-être à cause de son nez ?

 

– Alors, continua tendrement Jacquemin, vous ne voyez pas de mal à ce qu’il vous aime ?

 

– Oh ! non, dit naïvement Denise. Aucun mal, certes. Vous pouvez en être sûr. Mais comment croire qu’un aussi haut personnage se soit épris de ma petite personne ?

 

– Eh ! laissons là sa hauteur. Je conviens qu’il est un peu haut sur ses jambes, mais je puis vous assurer qu’il se fera petit, tout petit pour vous plaire !

 

Et Jacquemin, pliant sur ses échasses, tenta de donner sur-le-champ une idée de ce que serait cette petitesse à laquelle il se vantait de descendre à son gré.

 

– Comme il est bon ! soupira Denise. Et riche ? Dites-moi. Est-il riche ?…

 

Jacquemin fut attristé, et une inquiétude le saisit, en même temps qu’un peu de mépris lui venait :

 

– Ah ! pensa-t-il. Voilà ce qui lui tient au cœur. La richesse ? Riche ? Heu ! Il possède bien douze carolus d’or, voilà ce que je puis vous dire…

 

– Qu’est-ce qu’un carolus ? Ce doit être une bien grosse somme, dites ?… Combien d’écus faut-il pour faire un carolus ? Des milliers, peut-être ?… Et vous dites qu’il en a douze ?

 

– Douze bien comptés. Et en or pur ! Il lui fallut des années pour les amasser.

 

– Il est donc riche. Mais peu m’importe. Ce n’est pas à son or que j’en veux. C’est pour lui-même que je veux l’aimer… pour sa bonté, pour sa noblesse !

 

– Quelle joie ! s’écria Jacquemin dans un transport ! Ah ! c’en est une, d’aventure ! Un conte ! Un vrai conte !…

 

– Un comte breton. Oh ! je sais qu’il est noble comme le roi. Cela se voit assez à son air et à ses manières.

 

– Vous croyez ? fit Corentin. Au fait, c’est bien possible. Comme le roi ! C’est un peu trop, tout de même…

 

– Oh ! C’est une manière de parler, dit Denise.

 

– C’est bien ainsi que je l’entends, fit modestement Jacquemin.

 

Ils étaient arrivés devant la porte de dame Jérôme Dimanche.

 

Denise, gentiment, se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et tendit sa joue :

 

– Vous m’avez sauvée, dit-elle. Et puis… vous m’avez parlé de Jacquemin en des termes qui m’ont été au cœur. Vous pouvez donc m’embrasser…

 

– Moi ? fit Jacquemin épouvanté. Que… je vous embrasse ?

 

– Oui, fit-elle toute souriante, et toute rose. Vous en avez bien le droit…

 

– Le droit ! Le droit ! songea Corentin exaspéré. Je le crois bien, puisqu’elle m’aime ! Le droit, oui ! Mais la possibilité ?…

 

– Eh bien ? acheva Denise, vous n’osez pas ? Je vous permets d’oser, allez !

 

– Remettons ! fit précipitamment Jacquemin. Remettons, je vous en supplie ! Je vous embrasserai plus tard… tenez… oui, tenez, après le mariage !

 

– Soit ! dit Denise en riant. Je vous dois donc un baiser, et vous le promets de grand cœur pour le jour du mariage… dans trois jours !

 

Là-dessus, elle eut un joli geste d’adieu qui acheva de griser Corentin, et de lui tournebouler la cervelle, – et elle disparut légèrement dans le logis.

 

Corentin demeura là un bon quart d’heure, planté sur ses échasses, méditant, louchant, soupirant, invectivant son nez qui le privait du plaisir d’embrasser sa fiancée…

 

Enfin, il entra à l’auberge de la Devinière, s’assit à une table dans le coin le plus sombre, se fit apporter un flacon de vin, et se mit à boire en méditant sur cette si jolie aventure à laquelle il n’osait croire.

 

– Ma fiancée ! se disait-il. J’ai une fiancée ! Moi, Jacquemin Corentin ! Il s’est trouvé une fille, une jolie fille pour m’aimer ! Moi !… Pour me préférer à don Juan Tenorio !… Moi !… quelle aventure !… Mais que va dire le seigneur Juan quand il saura que ce n’est pas lui qu’on épouse, mais moi, moi, dis-je ! Moi, Jacquemin Corentin ! C’est moi qu’elle veut ! Par le ciel et la terre ! par l’air et le feu ! par les saints ! par l’enfer ! par le pape ! je la veux épouser sous trois jours, au nez de mon maître !…

 

Ce mot le ramena à son propre nez sur lequel il se mit à loucher tantôt avec complaisance, tantôt avec tristesse, tantôt avec rage, tantôt avec attendrissement.

 

Vers la troisième bouteille, Jacquemin Corentin en était à plaindre don Juan.

 

– Pauvre diable ! se disait-il. Quel chagrin pour lui. Ce que je fais là n’est pas d’un loyal serviteur. Mais tant pis ! En amour, chacun pour soi, que diable !

 

La journée se passa en pensées agréables et projets d’avenir.

 

Jacquemin Corentin dîna et soupa de fort bon appétit, puis continua de boire.

 

Le soir vint.

 

Il commença à vider une nouvelle série de flacons.

 

À la cinquième bouteille de cette nouvelle série, Jacquemin se disait :

 

– Mais pourquoi m’appelle-t-elle Jacquemin de Corentin ? Pourquoi veut-elle que je sois comte breton ?… Au fait, pourquoi ne serais-je pas noble, moi aussi ?… Noble ? Soit. Mais breton ?… Pourquoi breton ?…

 

Corentin commença avec lui-même une longue et diffuse discussion sur la question de savoir si décidément il était Parisien de la rue de Saint-Denis, comme il l’avait toujours cru, ou si, par hasard, il n’était pas né en Bretagne.

 

– Et pourquoi ne serais-je pas de Bretagne ? On rencontre à chaque instant de fort honnêtes gens qui sont de ce pays, et nul ne songe à s’en étonner. Ah çà ! pourquoi m’étonnerais-je si fort d’être de Bretagne ?… Le fait est que je l’ai toujours ignoré, mais enfin ce n’est pas une raison… On peut bien être Breton sans le savoir…

 

Ce fut à ce moment que Juan Tenorio rentra à la Devinière. Ce fut, disons-nous, à ce moment que Jacquemin Corentin se leva à la grâce de Dieu, et allant tant bien que mal à son maître, lui dit en bredouillant :

 

– Ah ! monsieur, j’ai du nouveau à vous apprendre… une étrange nouvelle à vous annoncer !

 

– Qui t’a permis de t’enivrer ? dit don Juan.

 

– Monsieur, dit Jacquemin, je ne suis pas ivre ; c’est l’étonnement qui me brise les jambes, c’est la joie qui me tourne la tête. Et, d’abord, apprenez que je ne suis pas natif de la rue Saint-Denis comme je vous l’ai toujours dit, mais de la Bretagne. Je suis Jacquemin de Corentin, comte breton…

 

– Ah ! ah ! fit don Juan qui examina attentivement son digne serviteur. Qui t’a appris cela ?…

 

– Qui ?… Ma fiancée elle-même… Monsieur, je ne me connais ni père ni mère… Pourquoi ne serais-je pas de Bretagne, moi ?

 

– Au fait ! Pourquoi n’en serais-tu pas ?

 

– Pourquoi ne serais-je pas comte breton ?

 

– Je ne vois pas du tout pourquoi tu ne le serais pas.

 

– Vous voyez !…

 

– Sans doute. Mais comment sais-tu tout cela d’aujourd’hui ? Jacquemin se redressa, considéra don Juan avec quelque pitié, se pencha, et murmura :

 

– Par ma fiancée… par cette jolie petite Denise à qui vous fîtes les yeux doux. Peine inutile, monsieur, je vous en préviens : c’est moi qu’elle aime…

 

– Elle te l’a dit ?…

 

– En propres termes : « J’aime le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton. » Voilà ses paroles. Or Jacquemin de Corentin, c’est moi. Seulement, monsieur, je vous prierai de ne pas détromper cette pauvre enfant au sujet de ma seigneurie. Elle m’aime, et c’est ce qui fait qu’elle me croit… Mais qui sait si c’est elle qui se trompe ? Qui sait si elle n’a pas appris je ne sais quoi touchant ma naissance ?

 

Don Juan écoutait tout cela avec une étrange gravité. Un soupir gonfla sa poitrine et Jacquemin se dit :

 

– Il ne rit plus. C’est moi qui devrais rire. Mais le ciel ne me fit point cruel.

 

Don Juan, doucement, reprit :

 

– Puisqu’elle t’aime, Jacquemin, épouse-la.

 

– Monsieur, dit résolument Corentin, c’est ce que je compte faire, pas plus tard que dans trois jours. Vous ne m’en voulez pas, au moins ?

 

– Moi ? Au contraire. Je suis si satisfait de ce que tu m’apprends que je veux moi-même faire ton mariage.

 

– Vous voulez… vous-même ?

 

– Faire ton mariage. Ne t’en inquiète pas. Mais, dis-moi, ne m’as-tu pas informé que, quand tu te maries, il est dans ton habitude de donner ton nom à celle que tu épouses ?

 

– En France, monsieur, c’est la coutume, et je compte m’y soumettre.

 

– Bon. Je donnerai donc ton nom à cette petite intrigante de Denise, puisque tu le veux absolument. Va te coucher, Corentin, va dormir et tâche de faire d’heureux rêves.

 

– Merci, monsieur, dit Jacquemin ému du ton de douce gravité de son maître.

 

Et il s’en fut chercher les heureux rêves que, si généreusement, on lui souhaitait. Mais longtemps, avant de s’endormir, il fut tourmenté par la question de savoir en vertu de quelle lubie Denise voulait qu’il fût comte breton, et par quelle autre lubie son maître tenait à faire son mariage, à lui Corentin. Il lui semblait que de cette double lubie résultait pour lui une situation quelque peu ténébreuse. Il rêva qu’il était duc, que don Juan devenait son premier valet, et que Denise lui apportait en dot un monceau de carolus d’or.

 

Quand il se réveilla au matin, la tête lourde et les tempes serrées, il crut que son rêve continuait, car il vit don Juan debout au pied de son lit, qui le regardait toujours grave, et qui lui dit :

 

– Corentin, il faut hâter cette affaire de ton mariage… habille-toi donc au plus vite.

 

Corentin obéit, émerveillé de voir que don Juan, renversant les rôles, l’aidait de son mieux.

 

Quand il fut prêt, tous deux descendirent et montèrent à cheval.

 

Corentin tout ébahi suivit Juan Tenorio, qui sortit de Paris par la porte de Nesle. Quand il fut arrivé à une petite lieue des murs de Paris, don Juan s’arrêta et dit :

 

– Cher Corentin…

 

– Oh ! oh ! songea Jacquemin. Cher Corentin !… Il me ménage !… Ô mon rêve !…

 

– Cher Corentin, dis-moi combien te faut-il de temps pour aller à Blois ?

 

– À Blois ? Qu’ai-je à faire à Blois ?… Mettons deux jours pour aller à Blois… Mais…

 

– C’est pour l’affaire de ton mariage, imbécile ! Deux jours pour aller, un jour de repos, deux jours pour revenir. En tout cinq jours. Tâche de te trouver à l’auberge de la Devinière dans cinq jours, si tu ne veux que je te rompe les os à coups de bâton.

 

– Très bien, monsieur. Vous reprenez votre naturel. J’aime mieux cela.

 

– Eh bien ? Qu’attends-tu pour partir ?

 

– J’attends que vous me disiez ce que je vais faire à Blois.

 

– Ce que tu vas y faire ? Eh ! ne le devines-tu point, bélître ? Je te dis que c’est pour ton mariage !

 

– Ah !… alors, c’est à Blois que…

 

– Oui. Quel mal vois-tu à cela ? À Blois, tu t’arrêteras à l’hôtellerie du Soleil-d’Or. Tu y resteras un jour. Et puis, tu reviendras à Paris. Tu vois comme c’est simple. Il y a sûrement une auberge du Soleil-d’Or à Blois. S’il n’y en a pas, tu iras dans une autre : n’importe laquelle.

 

– Un jour. Et je reviendrai. C’est fort simple, dit Jacquemin ahuri.

 

– Tu vois ? Allons, pars. Et songe que tu cours à ton bonheur.

 

Jacquemin Corentin partit au pas, tout triste, tout inquiet, jugeant que sa situation devenait de plus en plus ténébreuse, et que l’affaire de ce mariage pour lequel il se rendait à Blois n’était peut-être pas aussi simple que son maître voulait bien le dire. Mais telle était l’habitude d’obéir qui s’était invétérée en lui que le bon garçon ne songea pas une minute qu’il ferait tout aussi bien de rentrer aussitôt dans Paris pour y attendre les événements. Il poursuivit bel et bien son chemin jusqu’à Blois, y trouva réellement une auberge du Soleil-d’Or (il y en avait une dans toutes les villes), y demeura une journée à boire, à s’ennuyer, à regarder d’où venait le vent, et finalement, le soir du cinquième jour, fut de retour à la Devinière.

 

Quant à don Juan, une fois que Jacquemin eut disparu à l’horizon, il rentra fort tranquillement dans Paris en murmurant :

 

– Cet imbécile eût été fort capable de me faire manquer l’affaire de son mariage avec cette petite Denise qui est bien la plus jolie fille de Paris… c’est-à-dire de la rue Saint-Denis.

 

XXVI

L’HÔTEL DE LORAYDAN


En ce matin même, et vers le moment où Jacquemin Corentin se mettait en route pour Blois, Clother de Ponthus descendit de son logis, suivi de Bel-Argent, ayant arrêté de se rendre à l’hôtel d’Arronces.

 

Comme il passait dans l’allée de la maison, devant une porte par où l’on pouvait entrer chez dame Jérôme Dimanche, il se rappela qu’il avait vu don Juan Tenorio entrer la veille chez la mère de Denise. Il se dit que ce serait grand dommage qu’il advînt quelque aventure à cette douce et si naïve Denise. Il s’était promis de mettre la vieille dame en garde contre les entreprises de don Juan. Il résolut de se tenir parole, et frappa à la porte.

 

Comme on ne lui répondait pas, il sortit dans la rue, et vit que le logis de dame Jérôme Dimanche, de ce côté-là aussi, était fermé.

 

Le logis était vide. Dame Dimanche était sortie. Et sortie sa jolie Denise !…

 

Et ce matin-là, Clother de Ponthus ne put donner ses bons avis ! Ô Jacquemin Corentin, ta destinée le voulut ainsi : dame Jérôme Dimanche ne fut pas prévenue par Clother que ton maître Juan Tenorio était un dangereux maraudeur d’amour… son imposture ne fut pas dévoilée !

 

Et où étaient donc allées la mère et la fille ?

 

Tout simplement à Saint-Merri !… Oui : à l’église Saint-Merri, où elles portaient des papiers fort en règle remis le matin même par don Juan, lesdits papiers au nom de Jacquemin de Corentin ! À l’église Saint-Merri, où tout fut entendu, convenu, arrangé pour la célébration du mariage dudit Jacquemin de Corentin avec la demoiselle Denise, fille unique de dame Jérôme Dimanche, veuve de Jérôme Dimanche, drapier.

 

Don Juan, malgré la résistance acharnée de la veuve, avait exigé que le mariage fût consommé en une simple messe basse, et sans aucune invitation. Il donna comme prétexte à cette excessive simplicité qu’il se mariait contre le gré de l’empereur Charles-Quint son maître, lequel voulait absolument lui faire épouser une noble Andalouse. Le prétexte, d’ailleurs, parut plausible. Mais en elle-même dame Jérôme Dimanche regretta amèrement de ne pouvoir éblouir tout le quartier par une cérémonie qui eût attesté la magnificence du seigneur dont sa fille allait porter le nom.

 

Clother de Ponthus, donc, s’éloigna, remettant à plus tard de prévenir la mère de la pauvre petite Denise. Il avait résolu de se rendre à l’hôtel d’Arronces, de parler au Commandeur d’Ulloa, de lui faire lire la lettre de Philippe de Ponthus, et d’obtenir permission de fouiller le sol de la chapelle pour y découvrir la cassette de fer.

 

Bel-Argent le suivait à trois pas.

 

Bel-Argent n’était plus le sacripant déguenillé qui, sur les routes du Périgord, demandait la bourse ou la vie aux voyageurs. Convenablement vêtu, couvert d’un bon manteau de drap bleu, une excellente dague à la ceinture, il ne laissait pas que d’avoir bonne mine et montrait la figure d’un chrétien revenu de ses erreurs passées, au reste fort capable encore d’user d’une arquebuse ou de la dite dague.

 

Au moment où Clother allait tourner le chemin de la Corderie, il s’arrêta court :

 

Amauri de Loraydan sortait de son hôtel !…

 

Bel-Argent le vit, lui aussi, se recula vivement, et s’éclipsa dans la rue du Temple.

 

Dans le même instant, le comte vit Clother et s’arrêta de son côté, soudain pâli par la haine. Mais aussitôt, il se remit en marche et vint à Ponthus.

 

– Où allez-vous ? demanda-t-il rudement.

 

Clother le toisa.

 

– Je crois, dit-il, que vous perdez la tête. Vos façons ne sont pas d’un gentilhomme. Livrez-moi le chemin, monsieur !

 

– Vous ne voulez pas répondre ! gronda Amauri. Je vais vous dire, moi, où vous allez : vous vous dirigez vers l’hôtel d’Arronces devant lequel se trouve certain logis…

 

– C’est vrai, dit Clother étonné, et n’ai aucun motif de le cacher : je me dirige, en effet, vers l’hôtel d’Arronces. Qu’y voyez-vous de mal ? demanda-t-il emporté par une inquiète curiosité.

 

Loraydan porta la main à la garde de son épée, et, sourdement, murmura :

 

– Il ne me plaît pas, moi, que vous alliez par là !

 

– Oh !… Ce n’est pas une suffisante raison pour m’empêcher d’y aller. Cependant, j’avoue que je désire connaître les motifs qui vous dictent votre étrange conduite à mon égard.

 

– Vous voulez les connaître ? fit Loraydan frappé d’une idée soudaine. Soit. Je vais vous les dire. Mais nous ne pouvons nous expliquer ainsi sur le chemin…

 

Et modifiant soudainement son attitude provocatrice, d’un ton de parfaite politesse :

 

– Monsieur Clother de Ponthus, voulez-vous me faire l’honneur d’entrer dans mon hôtel ? Je ne vous y retiendrai pas plus de dix minutes.

 

Clother s’inclina en signe d’assentiment.

 

Amauri de Loraydan pénétra dans la cour de l’hôtel et d’un signe impérieux renvoya son valet Brisard qui s’avançait. Suivi de Clother, il entra dans une vaste salle du rez-de-chaussée, puis passa dans une pièce plus petite, puis dans une troisième.

 

Là, ouvrant une porte, il s’effaça pour donner passage à son hôte et il dit :

 

– Veuillez entrer, monsieur ; ici, nous pourrons nous expliquer sans que personne nous écoute.

 

Clother salua d’un geste bref et passa.

 

Au même instant il entendit la porte se refermer violemment, il entendit qu’on poussait des verrous à l’extérieur, et il se trouva plongé dans les ténèbres.

 

Clother se rua sur la porte, mais aussitôt constata son impuissance et se tint tranquille. Du dehors, la voix âpre et haineuse de Loraydan lui arriva, haletante de joie :

 

– Adieu, monsieur de Ponthus, disait cette voix. Jamais plus je ne vous retrouverai sur le chemin de la Corderie, ni sur d’autres chemins. Jamais plus je ne vous verrai rôder autour du logis de Bérengère ! Adieu. Si vous voulez abréger votre agonie, n’oubliez pas que vous portez dague et rapière…

 

Clother n’entendit plus rien.

 

– Mon agonie ? songea-t-il. Vais-je donc mourir ici ? Mais comment ? De quelle mort ?

 

Et un long frisson le parcourut de la tête aux pieds.

 

Là, dans ce réduit où il lui sembla qu’il se trouvait à des milliers de lieues de Paris, du monde habité, il ne pouvait trouver qu’une mort.

 

La mort par la faim et par la soif…

 

Et aussitôt, par un choc de l’imagination, il se dit que déjà la soif le torturait.

 

Il se raidit contre cette faiblesse et s’ingénia à chercher les motifs de cette haine furieuse que lui portait Loraydan. Cette recherche inutile le fatigua bientôt, et il haussa les épaules.

 

Puis il se mit à étudier la chambre où il se trouvait enfermé, – à l’étudier à tâtons, en la mesurant de long en large, en touchant les murs. Le résultat de cet examen fut qu’il n’y avait à cette pièce d’autre issue que la porte par laquelle il était entré.

 

Son attention se concentra alors sur cette porte qu’il tenta d’ébranler, mais en vain. Il essaya ensuite de glisser la pointe de sa dague dans la rainure, mais il n’y put réussir.

 

En parcourant cette chambre, devenue sa prison en attendant qu’elle devînt son tombeau, sa main avait rencontré plusieurs sièges : il s’assit dans un fauteuil, ramena son épée sur ses genoux, et se prit à rêver… à rêver dans le profond silence, où il ne percevait que le battement de son cœur, dans cette nuit de tombe où il ne saisissait même pas ces fugitives lueurs qui, dans les ténèbres, viennent consoler l’œil de l’homme et lui disent que la vie subsiste autour de lui.

 

En une rapide succession d’images nettes et précises, il repassa sa vie depuis le moment où elle avait pris soudain toute sa signification, c’est-à-dire depuis la minute où son père, Philippe de Ponthus, était mort.

 

Il se revit au castel de Ponthus, dans la vieille salle d’armes. Il relut la lettre trouvée dans la poignée de l’épée de Ponthus, et dont les lignes, mille fois parcourues, flamboyaient dans son imagination. Il revécut la scène de son duel avec Juan Tenorio, à l’auberge de la Grâce de Dieu, et Léonor s’érigea dans son esprit enfiévré, telle qu’il l’avait vue ce jour-là.

 

Léonor ! Elle était là, présente et vivante dans son cœur, et il l’évoquait comme une amie consolatrice, et il lui semblait que toujours elle avait été ainsi présente dans ses pensées – et comme il l’appelait du fond de son âme, brusquement, des larmes vinrent à ses yeux.

 

Mourir !

 

Ne plus la voir !

 

Quelle amertume ! Quelle affreuse tristesse !…

 

Et il en venait à songer que, un mois plus tôt, dans ces temps si proches et si lointains où il n’avait pas encore vu Léonor, la mort lui eût semblé moins cruelle. Certes, il eût regretté la vie dont l’aurore lui souriait. Mais qu’était-ce la vie sans Léonor ? C’est maintenant qu’il comprenait tout ce qu’il peut y avoir de radieux dans la vie ! Et c’est maintenant qu’il lui fallait mourir… sans avoir revu celle qui vivait en son cœur… Ah ! mourir sans lui avoir dit…

 

– Jamais elle ne saura… murmura-t-il.

 

Et presque aussitôt, dans un tressaillement, il ajouta :

 

– Et moi, jamais je ne saurai le nom et l’histoire de ma mère !…

 

C’est ainsi que rêvait Clother de Ponthus, tantôt assis dans un des fauteuils, tantôt allant et venant à travers la chambre. Parfois une sombre fureur s’emparait de lui. Et alors, à nouveau, il essayait d’ébranler la porte. Parfois il tombait dans une sorte de somnolence dont il se réveillait tout à coup dans un frisson.

 

Peu à peu, toutes ces réflexions de son esprit lucide s’embuèrent, se firent moins précises, et enfin se dissipèrent. Peu à peu aussi, ces images qu’il avait évoquées devinrent plus vagues, s’éloignèrent et s’évanouirent, Léonor elle-même se retira de lui.

 

Clother ne pensait plus…

 

Clother ne savait plus si un monde vivant existait hors de cette tombe.

 

Clother ne vivait plus par le sentiment, mais seulement par la sensation d’une souffrance atroce qui, lentement, devenait son unique préoccupation…

 

La faim !… La soif !…

 

Tout s’abolit en lui, hormis cette sensation. Il lui parut alors qu’il se trouvait très faible et qu’il avait de la peine à se tenir debout. Puis, la force même de penser diminua, et il souhaita d’abréger son agonie. Quelquefois, seulement, il se disait :

 

– Il doit y avoir plusieurs heures déjà que je suis enfermé ici. Je ne savais pas que la faim et la soif, si rapidement puissent abattre un homme…

 

Abréger son agonie !…

 

Les sinistres paroles de Loraydan venaient l’assaillir, de plus en plus distinctes et impérieuses, à mesure que sa pensée s’affaiblissait.

 

Un moment vint où Clother de Ponthus, d’une main hésitante, chercha sa dague à sa ceinture… un moment vint où il la tira du fourreau, et où, du bout de son doigt, il en essaya la pointe… un moment vint où l’idée fulgura en lui qu’il devait lever cette dague sur lui-même et se frapper avant qu’il ne fût trop tard pour ses forces épuisées…

 

XXVII

LA FORTUNE DE LORAYDAN


Amauri de Loraydan ayant jeté à Clother de Ponthus le sombre adieu que nous avons dit se tint immobile près de la porte, pendant plus d’une heure. À demi penché, hagard, la sueur au front, il écouta les allées et venues de son ennemi. Lorsque Clother tenta d’ébranler la porte, Amauri, vivement, tira son épée. Mais bientôt, essayant de sourire, il la remit au fourreau : il savait bien que pour enfoncer cette solide porte de chêne épais et bardé de fer, il eût fallu plusieurs hommes armés de haches…

 

Cette pièce où il venait d’enfermer Clother avait été, en effet, au temps de la splendeur des Loraydan, le réduit où ils cachaient leur or, leurs pierreries, leurs richesses : toutes précautions avaient donc été prises pour que l’unique entrée n’en pût être forcée.

 

– Le dernier trésor des Loraydan est en lieu sûr, se dit Amauri avec un soupir.

 

Et doucement, sur la pointe des pieds, il se retira, refermant soigneusement toutes les portes dont il retirait les clefs. Ces clefs, il les porta dans sa chambre et les enferma dans un coffre.

 

Alors, il s’essuya le front.

 

Machinalement, il se regarda dans une glace, et se vit livide.

 

Il tressaillit…

 

Il lui sembla qu’il ne se reconnaissait pas. Ce visage dur, ces yeux hagards, cette bouche aux lèvres serrées, oui, tout cela offrait bien quelque ressemblance avec le Loraydan qu’il connaissait. Mais était-ce bien lui ?…

 

– Un visage d’assassin ! dit-il tout haut.

 

Puis, haussant les épaules, il se détourna. Puis il se regarda encore, se défia, s’insulta.

 

– Ose donc te regarder ! Tu dis assassin ? Pourquoi pas ? Qu’appelle-t-on crime ? Est-ce que cet homme n’était pas criminel pour moi, puisqu’il pouvait détruire mon bonheur ? Assassin, soit ! S’il le faut, d’autres périront ! Malheur ! malheur à qui me tombe sous la main !…

 

Il grinçait des dents. Ses nerfs se tendaient à le faire souffrir.

 

Peu à peu, il se calma.

 

Longtemps, il demeura pensif. Et parfois il prêtait l’oreille comme s’il eût craint d’entendre quelque appel désespéré, quelque hurlement, quelque gémissement lointain.

 

– Les murs sont épais, dit-il. Épaisse est la porte. Non, je n’entendrai rien. Nul n’entendra !…

 

Il redescendit, appela Brisard, lui jeta un louche regard, le sonda.

 

– Ce gentilhomme qui tout à l’heure est entré avec moi, dit-il, et qui… qui vient de s’en aller… car tu l’as vu s’en aller, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur, dit Brisard.

 

– Tu l’as vu ? Tu l’as vu sortir ?…

 

– Oui, monsieur ! dit Brisard.

 

Loraydan frémit… Il se sentit s’affaiblir. Il mâchonna un juron, saisit Brisard par le cou.

 

– Misérable ! gronda-t-il, tu l’as vu ?…

 

– Puisque monsieur le comte dit que je l’ai vu, c’est que je l’ai vu ! Si monsieur le comte dit que je ne l’ai pas vu, c’est que je ne l’ai pas vu…

 

Loraydan respira. Il eut un étrange regard pour le valet – la machine dressée à le servir sans penser, sans parler…

 

– C’est juste, dit-il avec une sorte de gaieté. Eh bien, tu l’as vu. S’il revient, tu lui diras de venir me rejoindre au Louvre où je l’attends.

 

Brisard s’inclina.

 

Loraydan fouilla dans sa bourse, d’un doigt hésitant. Et Brisard frémit de stupeur.

 

– Il veut me donner de l’argent ? Lui ! à moi ! quel miracle !… Loraydan, brusquement, renfonça sa bourse.

 

– Non ! murmura-t-il. Ce serait faiblesse, et ce drôle pourrait croire que j’ai peur…

 

Il s’en alla, d’un pas tranquille – trop tranquille.

 

– À la bonne heure ! fit Brisard. Je me disais bien aussi… Quant au gentilhomme en question, non, non et non, je ne l’ai pas vu sortir. Où diable peut-il être ?

 

Brisard, quelques minutes, médita sur cette question, et conclut :

 

– Qu’est-ce que cela peut me faire ? De quoi diable vais-je me mêler ? L’homme est sorti ou n’est pas sorti. Cela ne me regarde pas, moi.

 

Amauri sortit de l’hôtel, la tête baissée, songeant à des choses confuses. Devant sa porte, dans le chemin, il se heurta à quelqu’un arrêté là, et gronda : « Gare donc, manant ! » Le quelqu’un se recula sans rien dire.

 

Loraydan traversa Paris en fête, car la fête continuait : le peuple se réjouissait de la joie de ses maîtres, ne pouvant se réjouir de ses propres joies : il en a toujours été ainsi, et longtemps encore il en sera de même. Beaucoup de maisons étaient pavoisées de belles tapisseries. À un carrefour, on représentait un beau mystère sur un théâtre, qui avait été élevé tout exprès par la confrérie. En d’autres endroits, des jongleurs et bateleurs faisaient des tours d’adresse ou de force, récompensés ensuite par les pièces de menue monnaie que les spectateurs en plein vent leur jetaient. Non loin du Louvre, une fontaine avait été dressée ; elle représentait un Bacchus assis sur une tonne, et de cette tonne, le vin coulait, surveillé par deux sergents qui empêchaient qu’on en emportât dans des brocs ; seulement, en buvait qui voulait, au moyen d’un gobelet attaché par une chaînette d’acier.

 

Au Louvre, force officiers, force courtisans dans les cours, dans les escaliers, dans les antichambres, une sourde rumeur joyeuse dans le vaste palais, des gens qui s’abordaient en souriant d’un air de joie, comme si quelque grand bonheur leur fût advenu.

 

François Ier était en conférence avec l’empereur Charles-Quint.

 

Amauri de Loraydan se glissa dans les groupes, et, parvenu jusqu’à la porte du cabinet royal, avisa M. de Bassignac qui, aussitôt, lui fit signe d’approcher.

 

– Sa Majesté vous a fait déjà demander plusieurs fois, dit le valet de chambre. Je vais la prévenir de votre arrivée.

 

Dans les groupes de courtisans, on ne parlait que de la grande passe d’armes qui allait se tenir proche les vieilles Tuileries, et du beau dîner qui allait s’ensuivre.

 

Loraydan attendit une heure, après quoi il fut introduit dans une salle où il se trouva seul. Au bout de quelques minutes, une porte s’ouvrit : un instant, à travers cette porte, Amauri entrevit la sombre figure de Charles-Quint. Mais la porte se referma aussitôt, ayant livré passage à François Ier, qui vint en courant jusqu’au comte de Loraydan.

 

– Eh bien ? lui demanda-t-il anxieusement. Le Commandeur d’Ulloa ?…

 

– Sire, dit Loraydan, j’ai l’honneur et le bonheur d’informer Votre Majesté que ma mission auprès de M. le Commandeur d’Ulloa s’est terminée selon le désir du roi.

 

François Ier tressaillit de joie, saisit le bras du courtisan, et murmura :

 

– Quoi ! Le Commandeur consent ?…

 

– Il m’en a donné l’assurance formelle ; il est résolu, dès le prochain conseil, à indiquer fortement que le duché de Milan doit, selon toute justice, faire retour à la couronne de France.

 

Amauri de Loraydan s’inclina très bas, et d’une voix émue, acheva :

 

– Que Dieu protège le roi !…

 

François Ier, dans un transport, saisit le comte dans ses bras, l’embrassa avec effusion :

 

– Loraydan, dit-il, ton père fut un vaillant. Il est mort avant d’avoir pu être récompensé. Toi, tu es son digne fils en courage. Mais tu es aussi un précieux ambassadeur. En toi, je veux récompenser le père et le fils. Loraydan, tu rends à ton roi le plus signalé service…

 

– Vive le roi ! dit Loraydan d’une voix contenue.

 

– Tu me demanderas ce que tu voudras, au nom de ton père d’abord, en ton nom ensuite. Et pour commencer, viens : je veux te présenter moi-même à l’empereur.

 

Par la main, il entraîna Loraydan ébloui, enivré d’orgueil et d’espoir. Avoir été présenté à l’empereur par Ulloa, c’était un simple événement, plus ou moins heureux, selon qu’il saurait en user. Être présenté par le roi en personne, c’était la reconnaissance officielle d’une haute situation à la cour de France.

 

Charles-Quint vit venir à lui François Ier et Amauri de Loraydan. Il eut un de ces sourires pâles qui, parfois, donnaient à sa physionomie glacée une fugitive lueur indéfinissable – la lueur louche qu’on voit à la hache sur laquelle tombe un faux jour.

 

– Oui, oui, pensa l’empereur. Je vois. Je sais. Voici l’envoyé de mon bon frère François. Voici le digne sacripant qui n’a cessé d’évoluer autour de mon brave Ulloa… Il faut que je m’attache cet homme… Attention ! Il va être question du Milanais !

 

– Mon cher sire et frère, dit François Ier, voici mon meilleur serviteur qui sera aussi un bon serviteur de Votre Majesté, voici le comte Amauri, de l’illustre lignée des Loraydan. Je serais heureux qu’une part de votre impériale bienveillance revint à ce digne gentilhomme…

 

– Je connais M. de Loraydan, dit Charles-Quint. Je le connais et l’apprécie à sa valeur. Je l’ai vu à l’œuvre sur la route de Poitiers à Paris, comme, sur les champs de bataille, j’avais vu son père à sa rude besogne. Vous me plaisez, comte. J’ai plaisir à vous répéter que ma bienveillance vous est acquise.

 

Loraydan mit un genou à terre, et de la même voix émue, contenue, révélatrice d’un dévouement sans borne :

 

– Dieu protège l’empereur !… Dieu protège le roi !…

 

Et tout à coup, tandis que Loraydan se relevait, Charles-Quint, dardant sur François Ier la pâle clarté bleuâtre de son regard :

 

– Mon cher sire et frère, dit-il froidement, ne pensez-vous pas qu’il serait bon, en ce conseil que nous tenons, de nous adjoindre chacun un conseiller sûr et avisé, digne de toute notre confiance ? Ce serait pour vous le comte de Loraydan, qui me semble au fait. Pour moi, je prendrais mon cher et brave Ulloa. Qu’en pensez-vous, mon digne frère ?

 

– Sire, dit François Ier en s’efforçant de cacher sa joie, j’allais faire la même proposition à Votre Majesté. – Il est venu ! songea-t-il avec un soupir de furieuse allégresse. Je te tiens, Charles ! Je tiens le Milanais !…

 

– Oui, se disait l’empereur, réjouis-toi, mon bon François ! Tu viens de toi-même à mon piège ! Ris, va, ris de bon cœur. Rira bien qui rira le dernier. – Puisque nous sommes d’accord, dit-il, nous pourrions, séance tenante, mander Ulloa près de nous. Et il me semble que l’envoyé chargé d’appeler le Commandeur doit être, tout naturellement, M. de Loraydan. Nos deux conseillers pourront ainsi se concerter une dernière fois, en venant au Louvre…

 

Charles-Quint prononça ces derniers mots de sa voix dure et métallique, et d’un ton tel que François Ier tressaillit d’une sourde et soudaine inquiétude. Mais l’empereur acheva :

 

– Se concerter au mieux des intérêts de la France et de l’Empire qui doivent désormais s’unir et travailler à réparer leurs dissensions passées. Ah ! mon frère, ajouta Charles avec expansion, si vous le vouliez, étroitement alliés, à nous deux, nous serions maîtres du monde !

 

– Mon frère, dit François Ier, s’il ne tient qu’à moi, la paix est assurée entre nous. Quant à une alliance, elle répondrait au vœu le plus cher de mon cœur. Comme vous, j’ai souvent pensé que le monde changerait d’aspect si nos deux épées, de loyales adversaires qu’elles ont été, devenaient jamais amies et s’engageaient à une commune besogne. Si cela vous plaît, ce sont les bases mêmes de cette alliance que nous pouvons dès ce jour examiner de concert. Va donc, mon cher Loraydan, va et reviens au plus vite avec ce digne Commandeur à qui toute ma bienveillance est acquise puisqu’il a la confiance de l’empereur.

 

Charles-Quint s’inclina en signe de remerciement.

 

– Sire, dit Loraydan, où trouverai-je M. le Commandeur ?

 

– À l’hôtel d’Arronces, dit François Ier.

 

Loraydan tressaillit. Il savait pourtant que le roi avait donné l’hôtel d’Arronces au Commandeur, mais ce nom résonnait toujours en lui parce qu’il évoquait aussitôt le logis Turquand.

 

– Oui, ajouta Charles-Quint, à l’hôtel d’Arronces que le Commandeur tient en toute propriété de la munificence royale, et qui, dans l’esprit d’Ulloa, doit faire partie de la dot de sa fille Léonor. Allez, comte, et songez que le Commandeur vous aime au point qu’il vous considère comme un fils…

 

Loraydan s’inclina au plus bas, mais sans avoir compris la véritable portée de ces paroles, car le Commandeur ne lui avait jamais parlé de sa fille. Il courut aux écuries du roi, se fit seller un cheval, et sortit du Louvre au galop.

 

Aussitôt, dans les antichambres, le long des escaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations et de rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan était grand favori : plus d’un courtisan se rappela soudain qu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours été l’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelque parenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, le cœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopait vers la fortune !

 

Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut un tressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là, quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vague sentiment dura peu ; les dents serrées, le regard enflammé, Loraydan songea : Malheur à qui se trouve sur mon chemin ! Malheur à qui me tombe sous la main !

 

Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta un rapide regard sur le logis Turquand.

 

La fenêtre aux vitraux coloriés était entr’ouverte.

 

Et là, mise en valeur par la masse d’ombre du fond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut une soudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision de vierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait une tendresse passionnée…

 

Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.

 

– Qu’elle est belle ! pensa-t-il. Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect !

 

Lentement, longuement, il s’inclina, salua d’un grand geste empli de respect…

 

Quand il se redressa, Bérengère avait disparu, et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre. Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied à terre.

 

– Oui, murmura-t-il tout haletant, elle est belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais, par l’enfer, je ne serai pas sa dupe ! Et en attendant… celui qui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est à jamais perdu pour elle !… Pour le reste, nous verrons bien !

 

Il vit alors avec surprise que la grille de l’hôtel d’Arronces était ouverte.

 

Il attacha son cheval à l’un des barreaux, et s’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe de serviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vint à sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.

 

– De la part de Sa Majesté le roi ! dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que je dois l’entretenir sur l’heure même.

 

L’intendant s’inclina respectueusement, et dit avec une sorte de solennité :

 

– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéira plus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. le Commandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel. M. le Commandeur d’Ulloa est mort !…

 

Loraydan eut un mouvement de stupeur :

 

– Mort !… Le Commandeur est mort !…

 

Jacques Aubriot s’inclina. Loraydan continua :

 

– Hier encore si vigoureux !… Quel mal inconnu a pu, si rapidement…

 

– Ce mal porte un nom bien connu, dit l’intendant. Cela s’appelle une dague : M. le Commandeur d’Ulloa a été égorgé…

 

– Égorgé ! s’exclama le comte. Où ! Quand ! Par qui ?…

 

– Où ? Dans la salle d’honneur de l’hôtel. Quand ? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Par qui ? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous dira Mme Léonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vous conduise à elle, car vous venez au nom du roi !

 

Loraydan, d’un signe de tête, refusa cette offre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sauta pour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. La rage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’il en oubliait jusqu’à Bérengère. Mort ! Le Commandeur était mort !… Et morte aussi la fortune de Loraydan, peut-être ! Tout son rêve de puissance n’était-il pas échafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirs du roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appui qu’il apportait au roi ! Non, le Commandeur ne pourrait plus peser sur les décisions de Charles-Quint ! Non, Loraydan ne pourrait plus se prévaloir de ce secours puissant et inespéré !…

 

– Destinée ! grondait-il, destinée maudite, destinée jalouse de ma fortune ! Que faire ? que dire, maintenant ?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe ne croira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa ? Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier ! Ne pouvait-il attendre à demain, à ce soir !… Non ! Il a fallu… gare ! gare, par l’enfer !

 

Il y avait des cris, des menaces, des fuites éperdues devant lui. Il arriva au Louvre ayant à peine daigné s’apercevoir qu’il avait renversé deux femmes et un enfant…

 

XXVIII

LE FIANCÉ DE LÉONOR


Une heure plus tard, une cavalcade traversait Paris, se dirigeant vers le Temple ; c’étaient l’empereur Charles et le roi François, escortés d’une quinzaine de gentilshommes parmi lesquels se trouvait le comte de Loraydan. Le peuple cria « Noël » et applaudit les deux monarques, tout fier et attendri qu’il était de les voir se montrer dans les rues en aussi simple appareil. Peut-être Paris sut-il plus de gré au roi et à l’empereur de cette promenade sans apparat que de la pompe et de la magnificence du cortège de la veille. Ainsi, parfois, le hasard sert des grands de la terre, et leur octroie, sans qu’ils l’aient cherchée, cette popularité après laquelle, d’une course éperdue, ils s’élancent.

 

Cette cavalcade, disons-nous, s’arrêta devant l’hôtel d’Arronces dans lequel Charles-Quint, François Ier et Loraydan pénétrèrent seuls. Loraydan courait en avant pour prévenir les gens de l’hôtel, il y eut une rumeur, de rapides allées et venues, et les serviteurs, en double haie, vinrent se ranger sur les marches du perron.

 

Comme les deux sires arrivaient au pied de ce perron Léonor apparut.

 

Elle était vêtue de deuil, c’est-à-dire de blanc et noir, couverte du voile des orphelines ; elle était bien pâle de la terrible nuit qu’elle venait de passer, et ses yeux disaient combien elle avait pleuré. Comme elle était touchante, et si jolie, et si gracieuse en sa digne attitude de douleur contenue, de noblesse naturelle, de respectueuse déférence pour de tels visiteurs !…

 

François Ier ne put retenir un léger cri d’admiration.

 

Quant à Charles-Quint, il monta rapidement les degrés, saisit dans ses bras la fille du Commandeur au moment où elle s’inclinait, et l’embrassant paternellement :

 

– La douleur, dit-il avec une réelle émotion, la douleur est aussi forte pour moi que pour vous. Léonor d’Ulloa, vous perdez un père qui vous aimait tendrement. Je perds un ami fidèle, le plus ferme soutien de l’Empire, le plus brave sur les champs de bataille, le plus avisé dans les ambassades, le plus loyal, le plus sincère dans le conseil, et pour tout dire, presque un frère.

 

Ces hautes marques de la faveur impériale, Léonor les reçut avec une charmante dignité. « Sembla una reyna hermosa », avaient dit ses serviteurs dans le vieux palais de la Commanderie, à Séville. Et il semblait vraiment que ce fût une reine accueillant l’hommage impérial pour la mémoire de son père, beaucoup plus que pour elle-même. Elle était reine selon le sens gracieux et noble que l’imagination populaire, souvent plus généreuse que la réalité, accorde à ce mot. Elle était reine par la sincérité de sa douleur, la pureté de son âme, la splendeur de sa beauté, la lucidité de son intelligence.

 

François Ier, à son tour, avec plus de galanterie peut-être que de sincérité, mais du moins avec toute la galanterie d’un Valois, s’inclinait devant elle, baisait sa main, et disait :

 

– Je n’ose, madame, comparer mon chagrin à celui de Sa Majesté l’empereur. Mais dans le Commandeur d’Ulloa, je puis dire que le roi de France perd un brave et loyal ami…

 

– Je veux le voir ! dit brusquement Charles-Quint.

 

– Sire, dit Léonor courbée, la maison de mon père vous est ouverte…

 

Et elle entra la première, de son pas ferme et harmonieux, guidant ses hôtes sans nulle ostentation de respect ou de douleur, mais avec une sorte d’instinctive majesté.

 

Elle entra dans la salle d’honneur…

 

Et le seul geste de sujette qu’elle eut en cette circonstance fut que, de la main, elle écarta doucement le digne intendant qui, tout effaré, s’empressait, – et ce fut elle-même qui, à deux battants, ouvrit la porte. Et s’avançant vers le lit funèbre dressé au milieu de la salle :

 

– Mon père, dit-elle, c’est un grand honneur pour votre fille Léonor que de vous annoncer l’entrée dans votre maison de Sa Majesté l’empereur, roi des Espagnes, de Sa Majesté le roi de France…

 

Cette sorte d’annonce ou d’introduction fut si imprévue, elle fut prononcée d’un accent de si touchante tristesse et de si noble gratitude pour la démarche des deux rois, que Charles-Quint et François Ier, d’un même mouvement, s’inclinèrent.

 

Un lit, disons-nous, avait été dressé au milieu de la salle d’honneur afin que le corps y fût exposé, selon la coutume espagnole.

 

C’était un simple lit de camp, étroit et couvert d’une draperie de soie blanche dont les plis, de toutes parts, retombaient jusqu’au tapis qui s’étendait sur le parquet.

 

Le Commandeur don Sanche d’Ulloa reposait là, tout vêtu de son costume de velours noir, la tête sur un oreiller de soie, les mains jointes. Une écharpe entourait le cou, pour cacher la large blessure. Le visage et les mains semblaient de cire. Les yeux étaient fermés. Mais les traits gardaient une expression de calme étrange, ce calme terrible qui s’étend sur toutes les figures humaines à l’heure vertigineuse où toute passion s’éteint à jamais…

 

Quatre grands flambeaux éclairaient le corps, et au chevet du lit se dressait un crucifix d’argent…

 

François Ier s’étant incliné devant le corps, se recula de trois pas, et en reculant, se heurta à quelqu’un qui, aussitôt, se mit à multiplier les signes de respect… c’était Amauri de Loraydan qui était entré, lui aussi, entraîné par une irrésistible curiosité, plus forte que l’étiquette, et qui, fixant sur le cadavre des yeux de sombre amertume, semblait lui demander compte de ce trop prompt départ. Le roi le saisit par le bras, et, désignant le corps d’un regard :

 

– Ce n’est pas lui qui me fera rendre le Milanais, murmura-t-il.

 

– Sire ! balbutia Loraydan.

 

– Silence ! L’œuvre que tu avais entreprise auprès du Commandeur, tu dois tenter de l’achever auprès de l’empereur lui-même. Ainsi, tâche de te faire bien venir. Les récompenses que je t’ai promises sont à ce prix !

 

Loraydan tressaillit de joie…

 

Ainsi, le roi ne mettait pas en doute qu’il eût décidé le Commandeur à intervenir. Le roi avait foi en son habileté séductrice. Ainsi, pour assurer sa fortune, il ne s’agissait que de conquérir la confiance de l’empereur Charles…

 

Quant à l’empereur, il s’approcha du lit, contempla le visage du mort, et on put voir deux larmes glisser lentement sur ses joues pâles… Bien peu d’hommes ont pu voir pleurer Charles-Quint ! Sa douleur était profonde, et sincère l’émotion qui l’étreignait à la gorge. D’une voix mal assurée, il prononça :

 

– Adieu, Sanche. Adieu, mon cher compagnon. Que te dirai-je, sinon que je dormais tranquille seulement les nuits où tu veillais sur moi ? Qui me conseillera, maintenant ? Qui donc osera ce qu’osait ta pure amitié : à savoir de me dire la vérité, si cruelle qu’elle me fût ? Hélas ! je vois encore beaucoup de braves gens d’armes autour de moi, et beaucoup de bons conseillers ; je vois surtout beaucoup de courtisans, mais j’ai perdu mon ami. Adieu, donc, Ulloa. Voici le dernier gage de mon affection pour toi !…

 

En disant ces mots, l’empereur retira le collier de la Toison d’or qui étincelait sur sa poitrine, et, soulevant doucement la tête du Commandeur, le lui passa autour du cou… Ce fut une scène rapide d’où se dégagea la poignante, la rare émotion de la sincérité.

 

Et l’empereur, alors, continua :

 

– Du moins, Ulloa tu peux reposer en paix. En ce qui concerne la recommandation que tu me fis et sur laquelle je t’engageai ma promesse, tu peux être sûr que je tiendrai parole. La dot de tes enfants, c’est l’État qui la fera. Le mariage de ta chère Léonor ici présente, je le ferai selon ton vœu…

 

Charles-Quint se détourna, et reprenant soudain ce ton de commandement qui, autour de lui, courbait toutes les têtes :

 

– Approchez, comte de Loraydan. Approchez, Léonor d’Ulloa.

 

Loraydan et Léonor eurent le même tressaillement. D’instinct, ils se jetèrent un rapide regard. Du même coup, ils se sentirent ennemis. Loraydan comprit que Léonor allait devenir l’obstacle à son bonheur d’amour… qu’elle allait se dresser entre Bérengère et lui ! Et Léonor comprit que jamais elle ne pourrait être la femme de cet homme ! Dans un éblouissant éclair qui, tout à coup, incendia son esprit, elle comprit… oui ! elle comprit que jamais elle ne pourrait aimer ni Loraydan ni tout autre… ah ! tout autre que celui à qui, dans ses heures d’angoisse ou de détresse, elle en appelait dans le secret de son cœur.

 

Oui, tous deux comprirent qu’un abîme les séparait, dans la seconde même où ils comprirent le sens des impériales paroles, et pourquoi Charles-Quint, ayant parlé de mariage, venait de dire : « Approchez, Loraydan ! Approchez, Léonor !… »

 

Le comte de Loraydan eut comme un mouvement de recul.

 

Mais à son oreille, François Ier glissa ces quelques mots :

 

– Par le ciel, voici l’occasion, Loraydan ! Tu vas entrer dans la place !

 

Et Loraydan frissonna dans tout son être. Avec l’incalculable rapidité que l’esprit acquiert aux minutes décisives de la vie, il établissait :

 

– Refuser, c’est m’assurer la conquête de Bérengère. Oui, mais c’est m’assurer la haine du roi. Enfer ! Pour la conquête de la fortune, je dois tenter la conquête de la confiance de l’empereur : Accepter, c’est ma fortune faite à la cour… Damnation, c’est perdre Bérengère !…

 

Et en calculant ainsi, Loraydan s’avança vers l’empereur ! Il s’avança, l’échine courbée, le visage respectueux… il s’avança après avoir murmuré au roi :

 

– Sire, j’étais déjà fiancé. Mais périsse tout amour, soit brisé mon cœur ! La gloire de Votre Majesté passe avant ma vie même !

 

Il s’avança !…

 

Renonçait-il à Bérengère ?

 

Non : simplement, il était décidé à se laisser faire, à se laisser porter par l’événement là où l’événement voudrait le pousser… politique qui a réussi à bien des gens réputés pour leur profonde science de la vie et des hommes.

 

Nous avons dû noter la pensée qui se dressa dans l’esprit de Léonor et de Loraydan au moment où Charles-Quint leur ordonna d’approcher. En réalité, s’il y eut une hésitation chez ces deux personnages, elle ne put être remarquée, car tous deux obéirent dans l’instant même.

 

L’empereur prit la main de Léonor, et dit :

 

– Ma fille, le Commandeur d’Ulloa m’a désigné votre époux. « Le voici : un noble cœur, un esprit prompt et vif, un bras intrépide, un gentilhomme digne en tout de la fille de Sanche d’Ulloa : le comte Amauri de Loraydan. Prenez votre temps, ma fille : que demain, les funérailles du Commandeur se fassent avec toute la solennité nécessaire. Dans trois jours, avant mon départ de Paris, votre mariage se fera, et je m’en irai tranquille, ayant accompli le vœu de votre père, ayant confié votre bonheur à un loyal gentilhomme français… »

 

Léonor pâlit.

 

Elle s’inclina, se courba, et, d’une voix ferme :

 

– Sire, dit-elle, je ne saurais trouver les paroles capables d’exprimer ma gratitude pour votre magnanime Majesté. Daignez pourtant me permettre de vous dire humblement le vœu de mon cœur.

 

– Parlez sans crainte, mon enfant. Toute l’affection que j’avais pour mon brave compagnon, je veux la reporter entière sur ses enfants.

 

Léonor demeura courbée, et parla avec cette fermeté sous laquelle se percevait une violente émotion :

 

– Sire, en ce qui concerne les funérailles de mon père, je désire qu’elles se fassent en toute simplicité. Un sarcophage sera dressé dans la chapelle de cet hôtel. C’est là que reposera le Commandeur jusqu’au jour où je pourrai le faire transporter à Séville, où il prendra place dans le tombeau de nos aïeux, en la chapelle du couvent de Saint-François.

 

– Votre volonté sera respectée, mon enfant. C’est donc à Séville qu’auront lieu les funérailles solennelles de votre père. Qu’en attendant ce jour, il soit déposé au tombeau provisoire que vous lui préparez en l’hôtel d’Arronces. Est-ce tout ?

 

Léonor frissonna. Son sein se souleva. Une fugitive vision se dressa dans son imagination… et c’était un jeune cavalier qui hardiment se battait pour elle et qui, avec une sorte de timidité, lui demandait la permission de l’escorter, de la protéger…

 

Ses yeux s’emplirent de larmes.

 

– Sire, dit-elle, en ce qui concerne l’hôtel d’Arronces généreusement octroyé à mon père, je désire qu’il fasse retour à Sa Majesté le roi de France, je désire n’en conserver la propriété que jusqu’au jour où je pourrai faire transporter en Andalousie le corps de mon père…

 

– Oh ! murmura Charles-Quint, qu’est-ce donc à dire ? Le Commandeur m’a formellement indiqué qu’il voulait que cet hôtel fit partie de votre dot, Léonor. Ce sera donc à votre époux, le comte de Loraydan, de décider sur ce point. Est-ce tout ?

 

– Non, sire. Mon père m’a dit que Votre Majesté avait résolu, en récompense de ses longs services, d’assurer ma dotation pour le jour de mon mariage. Sire, je vous supplie humblement de me permettre de refuser cette offre généreuse. Sire, je n’ai besoin d’autre dot que celle qui payera mon entrée au couvent des Franciscaines de Séville. Sire, il n’y a pas de mariage possible pour moi, car j’ai résolu de me donner à Dieu…

 

François Ier eut un mouvement d’impatience. Le comte de Loraydan demeura incliné, mais réprima un tressaillement de joie. Charles-Quint fronça les sourcils.

 

– Léonor, dit-il avec une certaine rudesse, vous allez contre le vœu de votre père ; ce n’est point la coutume des filles d’Espagne. Quant à moi, par Notre-Dame, quoi qu’il puisse m’en coûter de ne pas accueillir votre désir, je tiendrai ma parole au Commandeur. Ce mariage se fera donc. Cependant, je ne veux rien précipiter. Remettons de quelques jours l’accomplissement du vœu de mon brave Ulloa. Si je suis loin de Paris, Sa Majesté le roi de France me remplacera en cette occasion et assurera une union qui répond si bien aux désirs de tous…

 

Charles-Quint se tourna vers François Ier.

 

– Certes, dit celui-ci. Je serai heureux d’assurer moi-même le bonheur de la fille du Commandeur à qui je dois une véritable reconnaissance. Le mariage projeté se fera donc, j’y engage ma parole.

 

– Votre main, comte de Loraydan ! dit Charles-Quint.

 

Amauri tendit sa main, et nul n’eût pu croire qu’il n’était pas, à cette minute, au comble du bonheur.

 

– Votre main, Léonor d’Ulloa ! ajouta l’empereur.

 

Défaillante, l’âme désespérée, Léonor tendit sa main tremblante.

 

Ces deux mains, Charles-Quint les mit l’une dans l’autre et il dit :

 

– Vous êtes fiancés. Sa Majesté le roi de France choisira et vous indiquera le jour où devra se célébrer le mariage. Dans sa haute bienveillance, il vient de consentir à veiller lui-même à cela.

 

– Je m’y engage à nouveau ! dit François Ier.

 

– Comte de Loraydan, je me charge de votre fortune, de concert avec la bienveillance royale qui, je crois, vous est tout acquise. Léonor, en obéissant au vœu de votre père et à mon ordre, soyez certaine que vous assurez votre bonheur. Adieu une dernière fois, mon brave Ulloa, ajouta l’empereur en se tournant vers le lit funèbre. Sois-moi témoin que j’ai fidèlement exécuté ta volonté…

 

Et il se dirigea vers la porte, suivi de François Ier, de Loraydan et de Léonor.

 

C’est ainsi que furent célébrées les fiançailles d’Amauri, comte de Loraydan, et de Léonor d’Ulloa.

 

 

Dans le vestibule, Charles-Quint s’arrêta et prononça :

 

– Nous avons maintenant à traiter une importante question… Conduisez-nous, Léonor. Venez, monsieur de Loraydan. Ce qui va être dit vous intéresse, puisque vous êtes de la famille.

 

Léonor, avec un empressement pour ainsi dire passif, Léonor, toute blanche de cette détresse de son cœur venant s’ajouter à sa filiale désolation, Léonor ouvrit une porte, et fit entrer ses hôtes dans un petit salon. Aucun de ces personnages ne remarqua que François Ier eut un profond soupir en entrant dans ce réduit dont on avait respecté l’ancienne décoration ; aucun ne remarqua que ses yeux se troublaient, et nul ne l’entendit murmurer tout bas un nom… un nom de femme… le nom de la femme qu’il avait aimée, jadis.

 

Charles-Quint et François Ier prirent place en des fauteuils, tandis que Léonor et Loraydan demeuraient debout.

 

– Maintenant, dit l’empereur, nous devons savoir comment les choses se sont passées. Nous devons savoir par qui le Commandeur a été tué, afin qu’un juste châtiment vienne frapper le criminel, quel qu’il soit. Parlez, dona Léonor, dites ce que vous savez. Le nom du scélérat, d’abord ?

 

– Sire, dit Léonor, mon père a été tué par Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, noble homme de Grenade et Séville…

 

– Ah ! fit l’empereur. J’ai entendu parler du père en fort bons termes. Don Luis Tenorio était un bon serviteur. Je savais qu’il avait laissé un fils, mais j’ignorais que ce fils se trouvât à Paris.

 

Et brusquement :

 

– Mais vous-même, Léonor, qu’êtes-vous venue faire à Paris ?

 

Léonor frissonna. Son fier visage pâlit encore et ses mains tremblèrent légèrement. Tout ce qu’il y avait de bravoure dans ce cœur de vierge se mit en garde. Tout ce qu’il y avait en elle de pur orgueil se révolta à la pensée qu’il faudrait raconter comment et pourquoi Christa était morte ! Et, qu’elle-même, Léonor, était persécutée par la passion de celui qui avait fait mourir sa sœur.

 

C’étaient là des secrets de famille : l’honneur du nom y était engagé. L’empereur était l’empereur : mais il n’avait rien à voir dans le secret de Christa !…

 

Simplement, elle répondit :

 

– Sire, je suis venue à Paris pour informer mon père d’un douloureux événement que je n’ai pas voulu lui apprendre par lettre : la mort de ma sœur aînée emportée en quelques heures par une fièvre que l’art même des médecins arabes fut impuissant à combattre…

 

À bout de forces, Léonor éclata en sanglots.

 

– Quoi ! murmura Charles-Quint en tressaillant, tant de malheur en si peu de temps ! Pauvre fille ! Allons, allons, remettez-vous, Léonor !… Par Notre-Dame, je vous ferai oublier tout ce deuil, autant que de pareilles infortunes se puissent oublier. Ne pleurez donc pas…

 

– Sire, dit Léonor, je demande pardon de ma faiblesse à Votre Majesté… ces larmes que je répands à toute heure dans le secret de ma maison, c’est malgré moi qu’elles ont coulé devant vous.

 

– Elle est adorable, songea François Ier.

 

– Et ce Juan Tenorio, savez-vous ce qu’il faisait à Paris ? reprit l’empereur.

 

– Belle question ! se dit Loraydan. Ce Juan Tenorio est à Paris pour Léonor, c’est clair : et il a tué le Commandeur parce qu’il lui refusait sa fille…

 

– Non, sire, dit Léonor sans hésitation. Je ne sais pas, je ne veux pas savoir pourquoi cet homme se trouvait à Paris. Mais je suis sûre que mon vénéré père avait contre lui un puissant motif de haine, car lorsque Juan Tenorio a osé pénétrer hier jusque dans la salle de cet hôtel, le Commandeur lui a dit en quel mépris il le tenait…

 

– Et c’est alors que ce Juan Tenorio a meurtri mon brave Ulloa ? Par le ciel, il sera cherché, on le trouvera, et il subira la mort des assassins…

 

Léonor tressaillit. La vaillante, la noble créature s’affirma qu’elle n’avait pas le droit de profiter de ces dispositions de l’empereur, que sa franchise immaculée ne devait pas s’abriter derrière un semblant de mensonge… Elle redressa la tête et, intrépide jusqu’au bout, se jura de dire l’exacte vérité.

 

– Sire, dit-elle, je hais cet homme. Mon mépris seul peut égaler l’horreur qu’il m’inspire. S’il fallait verser mon sang pour assurer la vengeance de… de mon père, dis-je, oui, je donnerais mon sang pour que meure Juan Tenorio. Mais devant Dieu qui m’écoute, je dois établir la vérité. Si mon père pouvait s’éveiller un instant, il dirait ce que je vais dire : Juan Tenorio n’a point assassiné… il a tué le Commandeur en combat singulier, et hormis la disproportion des âges, ce combat fut loyal d’un bout à l’autre. Je dois même proclamer que Juan Tenorio, d’abord, refusa la provocation de mon père. Je dois dire que mon père fut obligé de lever la main sur lui pour l’obliger à dégainer. Au premier contact, l’épée de Juan Tenorio se brisa contre celle de mon père. D’un accord tacite, les deux adversaires se servirent alors de leurs dagues : ce fut mon père qui tomba !

 

– Vous étiez là, dona Léonor ?

 

– J’étais là ! répondit Léonor avec une tragique simplicité.

 

Il y eut un long moment de silence funèbre pendant lequel les deux monarques, chacun à sa façon, admirèrent l’attitude de cette noble fille. Combien plus ils l’eussent admirée s’ils eussent compris tout ce qu’il y avait de pur, de brave, d’infiniment honnête dans ce récit qu’elle venait de faire, dans ce récit où elle lavait du crime d’assassinat ce Juan Tenorio qu’elle exécrait à l’égal du plus lâche, du plus vil des assassins…

 

– Ainsi, dit lentement Charles-Quint, il n’y eut point assassinat ? Il y eut duel ?

 

– Oui, Majesté ; ce fut mon père qui provoqua Juan.

 

– Et ce fut le Commandeur qui demanda ce duel ? Ce fut lui qui provoqua Juan Tenorio ?

 

– Oui, Majesté ; ce fut mon père qui provoqua Juan Tenorio.

 

Charles-Quint demeura un instant silencieux. Puis, se levant, il se tourna vers le comte de Loraydan :

 

– En ce cas, dit-il, ceci vous regarde seul, comte.

 

Et Loraydan, sous le regard de François Ier :

 

– C’est une affaire de famille, sire : ceci me regarde seul !

 

– Vous chercherez ce Juan Tenorio. Vous le provoquerez. Vous le tuerez.

 

– Je chercherai Juan Tenorio. Je le provoquerai. Je le tuerai.

 

Ce fut la fin de cet entretien où Léonor d’Ulloa fut fiancée à Amauri de Loraydan. Charles-Quint dit encore quelques mots de consolation à la fille du Commandeur, lui rappela qu’elle avait désormais un défenseur en son futur époux, refusa de se laisser escorter par elle hors la maison, et les hôtes royaux s’éloignèrent.

 

– Mon cher sire, disait Charles-Quint à François Ier, je vous serais reconnaissant d’employer votre police à veiller à ce que cette jeune fille ne quitte point Paris avant que son mariage ne soit accompli : j’y tiens.

 

– Sire, répondait François Ier, vous pouvez vous fier à moi. Cette gracieuse dame ne sortira de Paris qu’escortée par son époux, le comte de Loraydan…

 

Quelques instants plus tard, Léonor entendit le bruit sourd de la cavalcade dans le chemin de la Corderie. Alors seulement, elle se laissa tomber dans un fauteuil, et à bout de forces, s’évanouit.

 

À ce moment, voici ce qui se passait dans la salle d’honneur où reposait le Commandeur don Sanche d’Ulloa sur son lit de funèbre parade :

 

Lorsque l’empereur et le roi François avaient pénétré dans la salle, trois hommes qui s’y trouvaient s’étaient retirés sans bruit.

 

 

Au moment où les hôtes royaux sortirent de la salle, ces trois hommes y rentrèrent, et reprirent la besogne à laquelle ils s’activaient de leur mieux, pétrissant la glaise, maniant fébrilement leurs outils, modelant une longue chose encore informe, mais qui déjà prenait l’aspect d’un homme couché ; l’un d’eux s’appliquait spécialement à la figure qui, bien qu’à peine esquissée, indiquait déjà une ressemblance avec la figure du mort…

 

Ces trois hommes étaient des sculpteurs que Léonor d’Ulloa avait mandés et auxquels elle avait donné des indications précises…

 

La chose à laquelle ils travaillaient avec tant de hâte méthodique, c’était la statue du Commandeur…

 

XXIX

LE CHAPITRE DE BEL-ARGENT


Un chapitre pour ce truand, pour ce malandrin de grande route, un chapitre pour lui tout seul, c’est sans doute beaucoup d’honneur. Nous n’y pouvons rien. Dans l’histoire que nous contons, ce sacripant s’est taillé sa part ; en toute justice, nous devons lui laisser cette part intacte, et ne rien lui rogner au nom de la vertu : nous devons avouer que le métier de censeur nous a toujours paru le plus haïssable des métiers. Censure donc qui voudra le malandrin qui ose s’attribuer l’honneur d’un chapitre : nous ne voulons être que le conteur impartial.

 

D’ailleurs, Bel-Argent, déjà, n’était plus tout à fait le sacripant de grand chemin : il avait pris l’habit d’un honnête valet ; et en dépit du proverbe, nous pensons que l’habit fait tout au moins les trois quarts du moine.

 

Bel-Argent, donc, avait suivi Clother de Ponthus lorsque celui-ci était sorti de son logis de la rue Saint-Denis pour se rendre à l’hôtel d’Arronces. Bel-Argent avait assisté à la soudaine rencontre de Clother avec Amauri de Loraydan. Bel-Argent avait immédiatement reconnu l’homme qui l’avait payé aux abords du castel de Ponthus, ou tout au moins qui avait payé Jean Poterne, afin que ledit Jean Poterne, aidé de lui, Bel-Argent, expédiât le plus vite possible dans un monde meilleur ce bon M. de Ponthus. Bel-Argent avait craint d’être reconnu par le comte de Loraydan, bien que, de sacripant, il se fût fait honnête homme, car il se disait que ce changement d’état dont il se glorifiait n’avait peut-être pas amené un changement notable sur sa figure. Bel-Argent, disons-nous, au moment de la rencontre, s’était prudemment reculé jusqu’au détour du chemin de la Corderie, s’était éclipsé dans la rue du Temple, et, pour plus de précaution, s’était terré dans un cabaret borgne où les soldats de garde au château venaient boire, jouer aux dés et lutiner les pauvres filles qui, le soir venu, y cherchaient un refuge contre la morale publique représentée par le guet.

 

Bel-Argent, qui était l’ennemi déclaré de Jacquemin Corentin, avait du moins un point de ressemblance avec lui : c’était sa passion immodérée pour les flacons où s’enferme la liqueur qu’en ces temps lointains les buveurs avaient le droit d’appeler jus de la grappe – droit que nos mœurs plus raffinées et plus chimiques leur ont retiré. En effet, ce n’est plus guère que dans les romans et les chansons à boire que le jus de la grappe persiste à vivre, tout étonné de cette survivance qui ne répond plus qu’à des réalités bien pâles et, pour parler net, bien mensongères.

 

En ces temps, donc, le vin – bon ou mauvais – était du vin ; à cause de cela, sans doute, il ne coûtait pas cher. Bel-Argent se promit de vider un flacon, et tout aussitôt de courir après son maître. Il en but trois… plus d’une heure s’écoula.

 

Lorsqu’il sortit du cabaret en question, en raidissant sa marche, lorsqu’il reprit pied dans le chemin de la Corderie :

 

– C’est étonnant, dit-il. Je ne suis pourtant resté qu’une minute en ce lieu, et n’y ai bu qu’un gobelet de pauvre vin. Et déjà le sire de Ponthus a disparu. Que peut-il bien être devenu ?

 

Il était justement arrêté devant l’hôtel Loraydan dont le portail était resté entrebâillé.

 

Il méditait sur cette disparition de son maître qu’il trouvait si prompte – le temps d’un gobelet à peine !

 

Tout à coup ces mots lui parvinrent distinctement :

 

– Tu l’as vu ! Tu l’as vu sortir ! le gentilhomme qui était avec moi, tu l’as vu s’en aller ?…

 

Bel-Argent écouta sans la comprendre l’étrange conversation qui eut lieu entre Amauri de Loraydan et son valet Brisard. Et, tout à coup, comme il se grattait le menton pour s’aider à comprendre, il fut heurté par quelqu’un qui lui dit :

 

– Gare donc, manant !

 

Bel-Argent allait riposter, il se tut, et soudain se recula, l’homme qui l’apostrophait ainsi, c’était le comte de Loraydan. Amauri continua son chemin sans plus s’occuper du manant. On a vu qu’il se rendait au Louvre.

 

– Oh ! fit Bel-Argent. Il ne m’a pas reconnu ? Ce que c’est que de devenir honnête ! Mais si je deviens encore un peu plus honnête, je ne me reconnaîtrai donc plus moi-même ? Oh ! oh ! Ce serait trop, tout de même. Arrête, Bel-Argent, arrête-toi sur cette dangereuse pente de vertu… Mais si je ne me trompe, ce digne seigneur qui voulut faire occire M. de Ponthus par Jean Poterne est sorti de cet hôtel… et c’est lui qui disait : « Tu l’as vu ? Tu l’as vu sortir ce gentilhomme ?… » De qui ? De quoi était-il question ?

 

Encore sous l’influence de ses flacons, Bel-Argent, bravement, pénétra dans la cour de l’hôtel et s’avança en souriant vers Brisard qui le vit venir avec étonnement et le toisa, et l’accueillit d’un rude :

 

– Que demandez-vous céans ?…

 

– C’est un bien magnifique hôtel, dit Bel-Argent de sa voix la plus agréable.

 

– L’hôtel de mon maître, M. le comte Amauri de Loraydan. Et après ?

 

– Ce seigneur qui vient de sortir ?… C’est M. le comte Amauri de Loraydan ?

 

– Lui-même. Et après ?

 

– M. le comte Amauri de Loraydan est un bien généreux seigneur, puisqu’un jour, à Jean Poterne et à moi, il nous donna douze cents livres.

 

– Douze cents livres ! s’exclama Brisard soudain captivé, intéressé par cet incroyable événement. Eh bien, à moi qui le sers, hors mes gages, jamais il ne m’a… mais qui êtes-vous ! Et que demandez-vous ?

 

– Ce cabaret, dit aimablement Bel-Argent, ce cabaret, là, au détour de la rue du Temple, c’est un bien digne cabaret…

 

– Oui, fit Brisard… le Bel-Argent !

 

– Plaît-il ?…

 

– Quoi ?…

 

– Vous avez dit mon nom ! Vous l’avez dit ?

 

– J’ai dit : l’auberge du Bel-Argent. Après ?…

 

– Mon auberge ?

 

Bel-Argent passa une main sur son front, considéra Brisard avec attention, et se prit à rire. Brisard alla dans un angle de la cour se saisir d’un solide bâton, et revint sur l’intrus en grognant :

 

– Dehors ! Tout de suite !…

 

Bel-Argent se dandina, et plus souriant que jamais :

 

– C’est que, dit-il, Bel-Argent, c’est mon nom, à moi ! Et vous dites que ce cabaret… heu… on y boit des choses… des choses… Voilà, mon brave !

 

Brisard fit tournoyer son bâton, et réitéra :

 

– Dehors ! Ou je cogne !…

 

Et Bel-Argent, de plus en plus aimable :

 

– Alors… ce gentilhomme… tu l’as vu s’en aller ?… Tu l’as vu sortir ?…

 

– Ah ! ah ! fit Brisard qui abaissa son arme. Tu demandes après ce jeune gentilhomme ?

 

– Sans doute, puisque c’est mon maître… Du moins, je le suppose ainsi. Car si ce n’est mon maître, le sire Clother de Ponthus, qui ce pourrait-il être ?

 

– C’est juste, dit Brisard qui, d’ailleurs, n’avait rien compris à ce raisonnement.

 

– Alors, tu l’as vu ? Dis-le-moi, et foi de Bel-Argent, je t’emmène dans mon cabaret, c’est-à-dire… le cabaret qui me vole mon nom… Tu l’as vu ? Tu l’as vu sortir ?…

 

Et tout naturellement Brisard répondit :

 

– Ma foi non : je l’ai vu entrer, mais je ne l’ai pas vu sortir. (Je ne sais pas pourquoi je me donnerais le mal de mentir à quelqu’un qui n’est qu’un valet comme moi.) Je l’ai donc vu entrer. Mais quand tous les diables y seraient, de l’avoir vu sortir, c’est une autre affaire : je ne l’ai point vu !…

 

– Je ne comprends pas, dit Bel-Argent. Tu l’as vu… et tu ne l’as point vu… Heu… pas la peine d’essayer de comprendre… c’est trop difficile.

 

Et résolument :

 

– Viens-nous-en à mon cabaret, c’est moi qui paye !

 

Irrésistible était l’invite ainsi formulée. Brisard s’avoua que ce confrère avait d’aimables façons. Il suivit, ferma le portail de l’hôtel, et bientôt les deux héros furent attablés devant un broc tout frais tiré de la cave : Brisard était un fervent habitué du lieu et l’hôtesse le ménageait.

 

La conversation qui s’engagea fut longue, nébuleuse, de plus en plus inextricable, et lorsque, longtemps après, les deux valets se quittèrent en se promettant de se revoir :

 

– Quel bélître ! pensait Brisard. Il ne comprend rien à rien. Mais il boit bien…

 

– L’idiot ! se disait Bel-Argent. Plus bête encore que Corentin. Mais il lève bien le coude…

 

Bel-Argent arriva au logis de la rue Saint-Denis où il fut fort étonné de ne pas retrouver le sire de Ponthus. Il médita longuement sur cette absence qu’il désapprouvait, puis il finit par se dire :

 

– Bon ! Il aura été boire avec le sire de Loraydan. Mais les deux maîtres boivent-ils mieux que les deux valets ?

 

Clother avait cédé à Bel-Argent une petite chambre de son appartement.

 

C’est dans cette chambre, assis au bord de son lit, que l’ancien routier méditait sur la question de savoir si le seigneur de Ponthus buvait mieux que lui. Ne pouvant arriver à résoudre cet important problème, il finit par s’allonger sur le lit, et tout aussitôt, s’endormit d’un sommeil sans rêves.

 

Bel-Argent dormit tout le reste de ce jour, toute la nuit, et se réveilla le lendemain aux abords de midi, la tête lourde, l’estomac creux, les idées confuses. Il eut vite fait de se rafraîchir la tête et de se remettre en bon état. Quand il se trouva présentable, il pénétra dans la chambre de son maître, dont il constata l’absence. Il supposa d’abord que M. de Ponthus était déjà sorti sans avoir eu besoin de ses services, mais le lit non défait démentait cette hypothèse…

 

Bel-Argent passa le reste de ce jour à attendre… mais M. de Ponthus ne revint pas.

 

La journée du lendemain, Bel-Argent erra dans la rue Saint-Denis et multiplia les stations à la Devinière. Il était inquiet. Mais nous devons dire que cette inquiétude n’allait pas jusqu’à l’émotion. Bel-Argent, parmi tant d’hypothèses, en vint à se dire que le sire de Ponthus avait été tué, peut-être.

 

– Ma foi, je le regrette, se disait-il avec la rude philosophie des routiers de cette époque. C’était un bon maître. Il payait bien. Pour lui éviter une vilaine estocade j’eusse volontiers risqué de me faire embrocher. S’il est mort, je boirai un flacon en son honneur, et ferai aussi dire une messe pour son repos. Puis, je demanderai au seigneur Juan Tenorio de me prendre à son service. Pour cela, il sera nécessaire que je me mette au mieux avec le damné Jacquemin Corentin. Mais que peut-il être devenu, celui-là aussi ?

 

Ni Jacquemin Corentin, ni Clother de Ponthus ne reparurent.

 

En revanche, Bel-Argent se trouva soudain nez à nez avec Juan Tenorio, voici comme :

 

Le matin du quatrième jour à compter du moment où Clother de Ponthus, sur l’invitation de son mortel ennemi, était entré à l’hôtel Loraydan, Bel-Argent se réveilla fort maussade, vu que la veille au soir il avait dépensé son dernier écu à l’auberge de la Devinière.

 

– Si le seigneur de Ponthus ne revient pas aujourd’hui, se dit-il, je suis condamné à mourir de soif, et je ne compte pas la faim. Jacquemin Corentin peut seul me tirer de ce mauvais pas. Il peut me faire agréer par son maître, et même me prêter quelques deniers, si je consens à avouer que son nez est vrai. Voyons donc si ce digne ami est enfin revenu.

 

Vers dix heures du matin, donc, Bel-Argent descendit, et il ne fut pas peu surpris de voir assemblées devant la porte de dame Jérôme Dimanche quelques commères au bavardage desquelles il s’intéressa aussitôt, car l’une d’elles qui n’était rien moins que l’épicière d’en face affirmait avec autorité :

 

– Et moi, je vous dis et vous redis qu’il se nomme le seigneur Jacquemin de Corentin et qu’il est comte breton, et qu’il ne connaît pas sa fortune tellement il est riche, à telles enseignes que c’est dame Jérôme Dimanche elle-même qui me l’a dit !

 

– Ah ! s’écria la tripière, en a-t-elle de la chance, cette petite mijaurée de Denise ! Ce n’est pas à ma Félicité qu’écherra jamais un lot pareil…

 

– Seigneur, pas plus qu’à ma fille Ninie, dit la marchande de flans. Et pourtant, Dieu sait que Ninie et Félicité sont plus belles que Denise, et qu’elles vont plus assidûment à messe et vêpres. Ninie surtout qui va sur ses vingt-cinq ans et a fait un vœu à sainte Catherine…

 

– Le monde va de mal en pis, reprit la tripière avec l’énergie que, de tout temps, a comporté cet aphorisme consolateur. Et le mariage se fait à Saint-Merri…

 

– Et ce noble seigneur, continua à renseigner l’épicière, a voulu que ce fût une messe basse, et que nul n’assistât à la cérémonie. Dites donc, on aurait pu nous inviter. Nous valons bien la Jérôme Dimanche, veuve d’un drapier…

 

Bel-Argent ouvrait toutes larges ses oreilles.

 

– Je continue à ne pas comprendre, se disait-il. Qu’est-ce que le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton ?… Qu’est-ce que Saint-Merri ? Et la messe basse ? Et le mariage ? Qui donc se marie ?…

 

– Les voici ! Les voici ! s’écria le chœur des commères. Bel-Argent ouvrit, cette fois, des yeux énormes, et vit arriver don Juan Tenorio donnant le bras à Denise, et suivi de dame Jérôme Dimanche qui portait les missels. Juan Tenorio était pâle, agité inquiet, et ne s’en empressait pas moins auprès de la pauvre petite à l’oreille de laquelle il semblait dire des choses merveilleuses, que Denise, les yeux baissés, toute souriante et rose écoutait avec ravissement. Quant à la digne veuve, elle rayonnait, sa large face était un soleil d’orgueil.

 

Ce groupe disparut dans le logis, suivi de près par l’assemblée des commères. Denise fut saisie, poussée de bras en bras, félicitée, complimentée, embrassée, tandis que don Juan, à l’écart, se rongeait d’impatience, et se disait :

 

– C’est audacieux certes. Mais où est le mal, après tout ? Cette petite en sera-t-elle moins heureuse parce que je fus obligé d’emprunter le nom de mon valet pour faire son bonheur ?… Je lui eusse donné mon vrai nom : par le ciel, elle le mérite, mais le nom de Juan Tenorio appartient à une autre !… Ce n’est ici qu’une agréable comédie du genre de celles qu’on fait si jolies en Espagne…

 

Il soupira. Son visage s’assombrit. De fugitives pensées de remords troublèrent cette cervelle. Mais se livrant tout entier à la folie de l’heure présente, il eut un mouvement des épaules et murmura :

 

– Je dois, par tous les moyens, assurer mon plaisir qui est ma vie. En revanche, je suis tout prêt à en courir les risques. Soyons donc heureux dans cette minute, et advienne que pourra, ma mort même !…

 

Ce fut à ce moment que Bel-Argent, à son tour, pénétra dans le logis. Don Juan le vit venir, et songea :

 

– La mort, après tout si elle vient couronner une vie bien remplie, sera la bienvenue. Mais surtout, de par tous les diables d’amour, évitons le ridicule ! Que me veut cet imbécile ?

 

Et Bel-Argent, s’inclinant très bas, disait :

 

– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-il m’apprendre ce qu’est devenu mon maître ?

 

– Que dit-il ? s’écrièrent la tripière et la marchande de flans.

 

– Où prend-il Juan Tenorio ? grommela dame Dimanche.

 

– Juan Tenorio ? balbutia Denise en qui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.

 

Don Juan qui eût accueilli le bourreau par un éclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de la prévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devant Bel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, tout naturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimable sourire :

 

– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de mon maître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrer votre valet, le bon Jacquemin Corentin…

 

– Hé ! s’écria don Juan livide, que veux-tu dire, misérable ? Ne sais-tu pas que Jacquemin de Corentin, c’est moi-même !

 

Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puis dans le grand silence qui s’appesantit soudain :

 

– Vous, monseigneur ! Allons donc, je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints ! Vous êtes le noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec son nez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passer pour vous, et l’auriez-vous chassé ? En ce cas, je suis tout prêt à le remplacer, car…

 

Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus : ni Denise qui venait de s’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche qui poussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines qui faisaient un tapage assourdissant et criaient : « Au feu ! À la hart ! À l’imposteur ! » Ni enfin don Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandait s’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ou s’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrine du misérable Bel-Argent…

 

Toutes réflexions faites, il se décida pour ce dernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, il arrangerait tout avec quelque adroit mensonge.

 

Il dégaina donc, et se rua sur l’infortuné Bel-Argent, en criant plus fort que les commères :

 

– Oui ! oui ! À la hart ! À l’imposteur ! Ah ! lâche imposteur ! Je vais t’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin de Corentin !…

 

À ce moment, la pauvre petite Denise reprenait les sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minute où se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyable tragédie, elle entendit Bel-Argent hurler :

 

– Par la tête ! Par le ventre ! Par les tripes ! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Il est assez reconnaissable à son nez ! Mesurez votre nez, seigneur Tenorio, mesurez-le ! Et dites-moi si vous avez le nez de Jacquemin Corentin !

 

– Plus de doute ! murmura Denise. Ce nez, je l’ai vu, moi ! J’en ai ri, malheureuse ! Ah ! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude de l’homme au nez ! Jacquemin Corentin, c’était lui !…

 

Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans les bras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles et griffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine qui sauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré et Bel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempart mouvant des furies hurlantes…

 

En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans la rue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à ses trousses.

 

Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière de don Juan : il en avait vu bien d’autres, il était de taille à se défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’était point pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était le cauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait les cheveux à pleines mains.

 

– Je ne comprends pas ! bégayait-il. Je ne comprends plus rien à rien ! C’est la soif, c’est la faim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou ! Je vais être enfermé !

 

Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et il constata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtait justement devant l’auberge du Bel-Argent. Il se gratta le menton, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps de souffler et conclut :

 

– Non, je ne comprends pas ce qui s’est passé. Jamais je ne le comprendrai. Autant que je puisse voir clair en cette ténébreuse affaire, ce bélître de Jacquemin Corentin a tenté de se faire passer pour son noble maître, sans doute en vue de quelque vol. Et le seigneur Juan Tenorio a cru que j’étais complice de cette imposture. Voyons. Il me semble bien que c’est cela. Heu !… Est-ce bien cela ? Mais que diable faisait en tout ceci dame Jérôme Dimanche ? Et la petite Denise ? Et les furieuses commères qui, je crois, m’ont voulu occire ? Bon. Ne pensons plus à toute cette algarade, ou j’y perdrai le sens. Tâchons de boire pour nous remettre le cœur en place. Oui. Mais qui payera l’écot ?… Hé ! Ce sera ce brave Brisard. C’est bien son tour, il me semble !…

 

Quant à don Juan Tenorio, comment il se retrouva ferraillant contre le troupeau des commères qu’il tâchait de tenir en respect, comment il se vit fuyant à toutes jambes dans la rue, vaincu, humilié, mourant de honte à la seule pensée d’être jamais remis en présence de Denise, comment, enfin, il se heurta violemment à quelqu’un qui le traita d’insolent et sur qui, tout écumant de rage, il voulut se jeter l’épée au poing, c’est ce qu’il ne comprit que trop bien, car enfin, il n’avait, lui, aucune raison de ne pas comprendre.

 

– Perdue ! se disait-il en versant des larmes de fureur et de vraie douleur. Perdue, cette adorable petite Denise ! Ah ! Je sens que je l’aime pour de bon, maintenant ! Mais quels diables cornus et maléficieux s’acharnent donc après moi depuis que j’ai mis les pieds à Paris !… Oh ! Paris me serait-il moins propice que Séville ? Ce ne sera pas ! Don Juan aura le dernier mot… Qui êtes-vous, monsieur ! Vous portez l’épée ? Dégainez, dégainez et vite !…

 

– Pas ici, monsieur ! dit l’inconnu qui l’avait appelé insolent. Ni en ce moment. Tenez-vous, on vous regarde, et on vous prend certainement pour un fou…

 

Don Juan jeta un regard autour de lui, et vit en effet que des gens le considéraient avec étonnement. Il reprit son sang-froid, assura son épée à son côté, se découvrit et salua avec toute sa grâce. Mais dans le mouvement qu’il exécuta ainsi, sa main, machinalement se porta à sa ceinture, et il pâlit, et, interrompant soudain ses évolutions, il grinça :

 

– Enfer ! J’ai l’enfer à mes trousses !…

 

– Que vous arrive-t-il donc ? demanda l’inconnu avec un sourire goguenard, exempt de toute aménité.

 

– Il m’arrive par tous les saints ! par tous les diables ! il m’arrive que ma bourse de cuir, tandis que je courais, s’est détachée de ma ceinture !…

 

– Eh bien ?… Vous la remplacerez aisément, je pense…

 

– Cette bourse contenait tout ce que je possède d’argent, et…

 

Don Juan rougit et pâlit coup sur coup.

 

– Oh ! murmura-t-il en se redressant. Est-ce toi, don Juan ? Est-ce toi qui avoues ta pauvreté au premier venu ?

 

– Tout ce que je possède en cette ville, reprit-il fièrement. Car là où est ma maison, j’ai de quoi remplacer mille et mille fois les deux cents pauvres ducats d’or que je viens de perdre. Ne parlons plus de cette misère, monsieur, et venons au fait : vous avez, en me parlant, employé un terme que je ne saurais répéter sinon pour vous le renvoyer. Retirez-vous le mot ? Faites vite et séparons-nous bons amis. Le maintenez-vous ? J’attends alors que vous me disiez votre nom et me suiviez ensuite sous ces peupliers des bords de la Seine, où nous serons très à l’aise pour nous entr’égorger loin des fâcheux…

 

– Monsieur, dit l’inconnu, à votre air, je vois que vous êtes un accompli gentilhomme. C’est donc avec infiniment de regret que je me vois dans la nécessité de ne pas retirer le méchant terme qui m’a échappé et qui vous offense justement. J’en suis marri vraiment, mais jamais le comte Amauri de Loraydan n’a retiré ni une louange, ni une offense… aussi peu justifiées qu’elles pussent être, et je me plais à reconnaître qu’en l’occurrence, l’offense que je suis forcé de maintenir me paraît aussi peu justifiée que possible.

 

Tenorio salua, sourit et, gracieux, redevenu don Juan :

 

– Par Dieu, monsieur, vous avez une façon d’offenser les gens qui sent d’une lieue son parfait gentilhomme, et je vois que don Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, grand d’Espagne, l’un des vingt-quatre de Séville, aura plaisir et honneur à être tué par le comte Amauri de Loraydan, ou à le tuer.

 

– Don Juan Tenorio ! murmura sourdement Amauri de Loraydan.

 

– Lui-même ! fit don Juan. Quoi de surprenant à cela, je vous prie ?

 

Et, fronçant le sourcil :

 

– Par l’enfer ! songea-t-il, est-ce qu’après avoir si mal réussi à faire accepter mon nom de Jacquemin Corentin, je vais maintenant me voir dénier mon nom de Juan Tenorio ?

 

– Juan Tenorio ! se disait Loraydan. Le même que, par ordre, je dois chercher, provoquer et tuer… tuer pour venger le Commandeur Ulloa !… Ne suis-je pas, toujours par ordre, de la famille d’Ulloa ? continua-t-il avec amertume. Je dois chercher Juan Tenorio : il est trouvé. Le provoquer : c’est fait. Le tuer : ceci reste à faire, mais… mais… est-ce bien utile ?… Est-ce que je tiens à épouser Léonor d’Ulloa, moi ?… Est-ce que mon intérêt, à moi, n’est pas justement de ménager la vie de Juan Tenorio qui, lui, tient à épouser la senora, comme dit Sa Majesté le roi des Espagnes ?

 

– Que diable peut-il bien méditer ? se demandait don Juan qui, de plus en plus, se redressait. Monsieur, dit-il, je dois, à mon grand chagrin, vous avouer que la patience est peut-être une vertu théologale, mais que, pour mon malheur… ou celui des autres, je n’en fais qu’un très sobre usage.

 

– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, dit brusquement Loraydan. Le fait est que notre rencontre ne saurait se terminer simplement par un coup d’épée donné ou reçu. Monsieur, ajouta-t-il avec une gravité qui donna le frisson à don Juan, j’ai à vous parler de choses qui ne sauraient être dites dans la rue. À la suite de notre entretien monsieur, ou nous serons des ennemis mortels, et il faudra que l’un de nous tue l’autre, ou nous serons unis par plus et mieux qu’une indissoluble amitié… Vous connaissez l’hôtel d’Arronces… ne vous étonnez pas, ne vous irritez pas, tout cela vous semblera très clair. Vous connaissez donc le chemin de la Corderie. L’hôtel de Loraydan monsieur, est le premier que vous trouverez dans le chemin, en débouchant de la rue du Temple. Voulez-vous me faire l’honneur de vous y trouver après-demain, à midi, pour y traiter avec moi de questions qui vous touchent infiniment ? Songez-y, monsieur, c’est de votre bonheur ou de votre malheur qu’il s’agit… de votre mort ou de votre vie…

 

Don Juan se mit à rire de ce rire frais et sonore qui semblait fait de naïveté gracieuse, et il dit :

 

– S’agirait-il d’amour ?

 

Loraydan le regarde en face, et répondit :

 

– C’est justement ce que je voulais dire !

 

– Alors je suis votre homme. Après-demain à midi, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hôtel Loraydan. – Bonheur, malheur, vie ou mort… voilà de bien grands mots ! Je n’en use qu’avec discrétion. Amour, monsieur, amour ! Voilà le mot définitif qui vaut qu’on laisse refroidir une querelle telle que la nôtre, et que je me dérange jusqu’au chemin de la Corderie. À après-demain monsieur !

 

– Je compte sur votre visite, dit gravement Amauri. Un dernier mot, seigneur Juan Tenorio, ou plutôt un conseil, si vous le permettez…

 

– Faites donc ! s’empressa don Juan. Rien n’est plus utile que le conseil d’un bon ennemi.

 

– Celui-ci, monsieur, est un conseil d’ami : Jusqu’à après-demain, enfermez-vous dans votre logis. Si vous sortez, ne le faites qu’à la nuit noire. Si on vient vous demander, faites répondre que vous êtes reparti pour l’Espagne. Surtout, oh ! surtout cela, quand vous viendrez après-demain à mon hôtel, faites que personne ne vous puisse reconnaître, que nul ne sache que Juan Tenorio est entré chez Amauri de Loraydan !

 

Sur ces mots, le comte de Loraydan salua don Juan tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Et les deux futurs alliés – ou futurs ennemis selon ce que le sort en déciderait – tirèrent chacun de son côté, Loraydan se dirigeant vers le Louvre, et Tenorio s’en retournant tout droit à la Devinière où, selon le conseil qu’on venait de lui donner, il s’enferma dans sa chambre.

 

Ce fut ainsi qu’échoua l’audacieuse tentative de don Juan sur la pauvre petite Denise. Ce fut ainsi que cette charmante enfant fut sauvée du danger de devenir l’épouse d’un polygame. Ce fut, disons-nous, grâce à l’intervention de Bel-Argent que fut démasquée l’impudente imposture.

 

Nous avions donc raison de penser que Bel-Argent méritait son chapitre à lui tout seul…

 

XXX

PUISQU’IL EST QUESTION DE BEL-ARGENT…


Et, puisque nous parlons de ce sacripant si utilement employé par le destin à sauver la vertu et à démasquer le crime, voyons un peu ce qu’il devenait.

 

Après sa halte contemplative devant le cabaret de la rue du Temple, Bel-Argent, affamé et assoiffé, s’était résolument dirigé vers l’hôtel Loraydan dans l’intention de rappeler à Brisard qu’une politesse en vaut une autre, c’est-à-dire dans l’intention de mettre ledit Brisard en demeure de le désaltérer.

 

Ayant trouvé le portail de l’hôtel entr’ouvert, il se glissa dans la cour et aperçut Brisard qui, en toute conscience et de toute sa vigueur, s’appliquait à faire reluire un harnachement de cheval.

 

Bel-Argent s’approcha et, tranquillement, demanda :

 

– Alors, tu l’as vu ? Tu l’as vu sortir ?

 

Brisard sursauta et se retourna en criant :

 

– Non ! non ! Je ne l’ai… Ah ! fit-il calmé soudain, c’est toi, mon digne Bel-Argent ?

 

– Non, dit Bel-Argent, laconique.

 

– Ce n’est pas toi ? Ce n’est pas toi ? Qui es-tu alors ?

 

– Je suis Sans-Argent. J’ai changé de nom. Cela m’ennuyait de porter toujours le même.

 

– Ah ! ah ! fit Brisard qui voyait s’évanouir le rêve d’une seconde visite au cabaret borgne et qui témoigna aussitôt une légitime défiance.

 

Bel-Argent constata immédiatement cette défiance, mais il avait plus d’une corde à son arc.

 

– Passe-moi ce harnais de bride, fit-il. Je vais te montrer comment on fait reluire un cuir… on voit bien que tu n’as pas fait campagne !

 

Et Bel-Argent se mit à cirer, à frotter, à astiquer de façon à donner à Brisard la plus haute idée de son savoir-faire. Cette haute idée, Brisard la traduisit d’ailleurs en abandonnant à Bel-Argent tout le harnachement qu’il avait charge de nettoyer. Il mit ses deux mains dans ses poches, et d’un ton connaisseur :

 

– Ma foi, dit-il, tu astiques très bien. Et le pansage, connais-tu cela ?

 

– J’y raffine. Je prends un vieux cheval de labour qui n’a vu ni étrille ni brosse depuis six mois, et en moins d’une heure j’en fais une bête de luxe dans le poil de laquelle on peut se mirer.

 

Brisard siffla longuement en signe d’admiration.

 

– Oui, reprit Bel-Argent. Seulement, ça donne soif…

 

– C’est bon, dit Brisard, nous irons tout à l’heure au Bel-Argent… c’est moi qui paye !

 

Et Brisard, tandis que Bel-Argent astiquait avec ardeur, retomba dans un mutisme mélancolique. Parfois il tressaillait et jetait un étrange regard sur le rez-de-chaussée de l’hôtel. Par moments, il soupirait lentement, et secouait la tête.

 

– Il y a quatre jours que je n’ai vu mon maître le comte Amauri de Loraydan, finit-il par murmurer. Il n’a point quitté Paris, je le sais. Pourquoi ne revient-il pas ?…

 

– Pourquoi ? Eh ! pourquoi mon maître, le sire Clother de Ponthus, est-il absent depuis quatre jours ? Pourquoi ne revient-il pas en son logis ? Pourquoi me laisse-t-il mourir de soif ?

 

Les deux valets se regardèrent en silence, et ils furent comme effarés du visage qu’ils se firent l’un à l’autre. Chacun d’eux avait dit : Mon maître est absent depuis quatre jours. Et à chacun d’eux, comme un éclair, la même pensée était venue.

 

Brisard se mit à siffler un air de chasse, et Bel-Argent reprit la besogne qu’il s’était imposée. Mais soudain :

 

– Avoue que tu ne l’as pas vu sortir !…

 

– Qui cela ! tressaillit Brisard.

 

– Je ne sais pas ; celui qui devait sortir… et qui n’est point sorti !

 

– Eh bien non ! Il n’est pas sorti ! Il est entré avec le sire de Loraydan, et depuis, il n’est point sorti ! Voilà !

 

Brisard se mit à respirer comme s’il eût été soulagé d’un poids énorme. Il était devenu très pâle et une sueur froide couvrait son visage. Il louchait terriblement vers le portail et se disait : Si Amauri de Loraydan survient à ce moment, je suis un homme mort !

 

– Où est-il ?…

 

– Qui cela ? répéta Brisard dans un même tressaillement d’épouvante et de remords.

 

– Qui cela ? Eh ! celui qui n’est pas sorti !… où est-il ?

 

– Je ne sais pas. Mais il est mort !

 

– Mort ?…

 

– Dame ! S’il n’était point mort, il serait sorti…

 

– C’est juste, dit Bel-Argent.

 

Ils n’avaient plus soif, ni l’un ni l’autre ne parlait plus d’aller au proche cabaret. Brisard étouffait. Son remords lui montait à la gorge. Ces quatre jours passés dans le silence du vaste hôtel désert… de l’hôtel où sûrement il y avait un mort !… ces quatre jours passés en tête à tête avec le fantôme, passés à étouffer les besoins de parler d’heure en heure plus impérieuse, oui, ces quatre jours avaient transformé l’homme. Ce n’était plus la machine à obéir…

 

– Il faut que je parle ou je crève ! gronda-t-il. Écoute, tu me trahiras si tu veux. Tant pis, il faut que je parle… Je n’en puis plus !…

 

– Eh ! parle donc ! Pourquoi voudrais-je te trahir ? Ton maître est un rude sacripant. Voilà tout ce que je sais. De plus, s’il me voit à Paris, je crois qu’il aura fort envie de me faire pendre. Ce n’est donc pas moi qui irai lui répéter ce que tu as à me dire.

 

– Tant pis ! grogna Brisard. Dis-lui, Dis-lui si tu veux. Il faut que je parle. Bon sang ! Je n’aurais jamais cru que c’était si dur à avaler et que ça vous étouffait à ce point. Eh bien, donc, ils sont entrés ensemble. Je les ai vus comme je te vois. Et ils n’avaient pas l’air camarades, non ! Ils sont entrés tous deux, et le comte de Loraydan est sorti tout seul. C’est donc qu’il a tué l’autre. Il l’a tué, que je te dis ! Et moi, je ne peux plus vivre sous le même toit que ce cadavre. J’ai peur ! Oui, j’ai peur, au nom de tous les diables ! Le jour, ça passe encore. Je vais, je viens, je siffle, je bois…

 

– Tu bois ? interrompit Bel-Argent, machinalement.

 

– Mais la nuit !… Quelles nuits, bon sang de bon sang ! Quelles nuits ! Je l’entends, oui, sur ma foi, il y a eu des moments où j’ai cru entendre le cadavre se lamenter ! Loraydan a tué l’autre, et l’a laissé là. Le cadavre est là ! Et il faut que je le garde, moi ! Ce n’est pas juste. Ce n’est pas à moi de le garder, l’homme mort, puisque ce n’est pas moi qui l’ai tué ! Et voilà le cadavre qui se met à appeler et à frapper comme qui dirait des coups dans une porte, comme s’il m’appelait, moi ! Est-ce juste ? Est-ce moi qui l’ai tué ? Voilà bien pourquoi mon maître ne revient pas, l’animal ! Ah ! le bougre se doute bien que le cadavre l’appellerait pendant la nuit. Pas de danger qu’il vienne ! Il faut que ça soit moi qui reste à écouter le cadavre, et à ne rien dire, et à suer de peur et à claquer des dents !… Voilà. Maintenant, ça va mieux…

 

Brisard se tut, soulagé, mais regrettant déjà d’en avoir tant dit, et examinant avec attention Bel-Argent, pour tacher d’établir quel fond il pouvait faire sur sa discrétion.

 

Et Bel-Argent, tout à coup :

 

– Où est-il ?…

 

– Qui ça ?… Loraydan ?…

 

– Eh non !… Lui !… Le cadavre !…

 

Brisard frissonna. D’un vague geste de la main, il désigna les salles du rez-de-chaussée.

 

– Par là, fit-il… je ne sais pas trop où…

 

– Allons voir ! dit Bel-Argent.

 

– Voir ! sursauta Brisard. Quoi voir ? Tu es fou ? Le cadavre est bien où il est. Laisse donc, va. Et puis, ça ne te regarde pas, dis donc ! Et d’abord, qu’est-ce que tu viens espionner ici, toi ? Dehors ! Et plus vite, encore !

 

– Non ! dit Bel-Argent.

 

– Non ? Pourquoi dis-tu non ? Puisque je te dis de sortir, tu n’as pas à dire non !

 

– Si je sors, ce sera pour crier dans la rue qu’il y a ici un homme mort et que tu l’empêches de s’en aller, vociféra Bel-Argent.

 

– Moi ! moi ! râla Brisard dont les cheveux se hérissèrent. Moi ! j’empêche l’homme mort de s’en aller ? Ça n’est pas vrai, d’abord ! Et puis, où veux-tu qu’il aille, dis ?…

 

– Mais… où il doit être… au cimetière ou au charnier…

 

Brisard essuya la sueur qui ruisselait sur ses joues. Il tremblait. Bel-Argent n’était point si ému. Des cadavres ? Il en avait assez vu dans sa vie.

 

– Alors, reprit Brisard, tu dirais cela dans la rue ?

 

– C’est sûr. Ce que tu dois faire, c’est d’ouvrir à l’homme mort, et de le laisser s’en aller si ça lui plaît… Il faut que tu n’aies ni cœur ni âme pour retenir un mort qui ne veut pas rester ici et qui veut tout bonnement rejoindre son gîte au cimetière.

 

– Bon sang de bon sang !…

 

– Au moins, quand il sera parti, tu pourras dormir tranquille.

 

Ce dernier argument frappa Brisard, et le décida. Il jeta un long regard autour de lui, parut écouter ce grand silence qui pesait sur l’hôtel désert ; puis, à voix basse :

 

– C’est que je ne sais pas ce qu’il a fait des clefs, moi !… Je crois bien qu’il les a emportées…

 

– Qui ça ? L’homme mort ?…

 

– Non. Le comte de Loraydan, trop vivant, celui-là.

 

– Pas besoin de clefs, dit Bel-Argent avec l’autorité que lui donnait sa longue expérience des serrures. Les portes, ça me connaît. Tu vas voir ! Où est-ce ?

 

D’un signe, Brisard désigna une porte.

 

Bel-Argent ayant inspecté la cour en se promenant vivement, ramassa de-ci, de-là, un long clou, une tige de fer, un ciseau. Par surcroît, il tira sa dague, et, tout aussitôt, armé de ces divers outils, commença à travailler en silence. Brisard qui le regardait faire, entendit à peine quelques légers craquements, et, tout à coup, il vit la porte s’ouvrir.

 

– Oh ! fit-il avec une admiration non exempte de crainte quant aux suites de cette effraction, tu sais donc tout faire, toi ? Moi, il me faut la clef pour ouvrir une porte.

 

Bel-Argent haussait les épaules avec cette méprisante indulgence que tout homme capable et bien au fait de ses capacités témoigne d’ordinaire aux pauvres ignorants.

 

Ils entrèrent, Bel-Argent très résolu, Brisard en faisant le signe de la croix. La vaste salle fut inspectée d’un simple coup d’œil. Le cadavre ne s’y trouvait pas.

 

– Eh bien ? fit Bel-Argent. Où diable est-il ?

 

– Là, peut-être ! dit Brisard en désignant une porte au fond de la salle.

 

Toujours grâce à cette science des portes, que Brisard admirait si fort chez Bel-Argent, les deux acolytes purent pénétrer dans une salle plus petite – et de là dans une troisième.

 

Là, ils se trouvèrent en présence d’une porte plus épaisse, plus solide, bardée de fer et munie de verrous. Et Bel-Argent ayant constaté aussitôt ces travaux de défense, conclut et proclama :

 

– Il est là !… Le mort est là !…

 

À l’instant, il tira les verrous, puis agilement il se mit à travailler cette dernière porte comme il avait travaillé les autres… Elle finit par s’ouvrir… Dans le même moment, les deux valets reculèrent, Bel-Argent stupéfait, Brisard ivre d’épouvante… Le mort était là ! L’homme mort, devant eux, se dressait, livide, à peine visible dans l’obscurité, et d’une voix… oh ! d’une voix si faible, si tenue, si lointaine, disait :

 

– Est-ce toi, Loraydan ?… Est-ce toi ?… Viens-tu voir comment un Ponthus abrège l’effroyable agonie !… Regarde donc et sois satisfait !…

 

Clother de Ponthus leva la dague qu’il tenait à la main… Il allait se frapper…

 

– Que faites-vous ? hurla Bel-Argent. Sire de Ponthus, que faites-vous ?…

 

Dans le même instant, il s’élança, saisit Clother dans ses bras, le souleva, l’emporta à demi évanoui jusque dans la cour où l’air vif, la lumière et surtout un gobelet de vin épicé ranimèrent le jeune gentilhomme.

 

– Monsieur, dit alors Bel-Argent, appuyez-vous sur moi, et fuyons !

 

– Restons ! dit Clother.

 

– Croyez-moi, seigneur de Ponthus, fuyez ! Oui, je vous entends. Vous voulez attendre ce démon qui vous enferma, vous voulez en découdre ?… Eh bien, essayez de tirer votre épée !… Ah ! vous voyez… votre main tremble… à la première passe, il vous embrocherait comme un poulet… Sire de Ponthus, savez-vous le nom de ce félon qui a voulu ici vous faire souffrir par la faim et, chose terrible, monsieur, mourir de soif ?

 

– Amauri de Loraydan !…

 

– Fort bien. Maintenant, écoutez. Vous savez que Jean Poterne fut payé douze cents livres pour vous meurtrir en la Grâce de Dieu ? J’en étais, monsieur, j’en étais ! Mais vous m’avez pardonné, moyennant quoi j’ai promis de vous dire le nom de l’homme qui paya pour vous faire mourir !… Le moment me semble venu de tenir ma promesse…

 

– Eh bien ? dit Clother. Cet homme ?…

 

– C’était le comte Amauri de Loraydan !…

 

 

Clother de Ponthus frissonna. Il éprouva cet effroi mêlé de dégoût qu’on ressent devant quelque reptile venimeux.

 

– Tu as raison, dit-il. Pour combattre cet homme, il me faut toutes mes forces. Partons d’ici !… Mais, dis-moi, tu m’accompagnais au moment où je rencontrai ce démon dans le chemin de la Corderie et où il m’invita à entrer en cet hôtel ?… Quand était-ce ?… Hier ?… Sur ma foi, j’ai perdu le sens de la mesure du temps…

 

– Hier ? Vous n’y êtes pas, monsieur ! C’est aujourd’hui le quatrième jour !

 

– Quatre jours ! murmura Clother. Comment peut-on si longtemps souffrir sans en mourir ?

 

Clother de Ponthus jeta un regard sur cet hôtel de Loraydan qui avait failli devenir son tombeau. Il se demanda ce qu’il avait bien pu faire à cet homme qui, d’abord, payait des truands pour le tuer, et qui, ensuite, l’enfermait pour lui infliger un aussi terrible supplice.

 

Longtemps, il demeura rêveur, cherchant à résoudre l’insoluble problème qui, sous l’incommensurable fatras des mensonges et des morales vainement accumulés par des siècles, forme l’inattaquable, l’inébranlable roc de l’histoire de l’humanité.

 

Pourquoi y a-t-il des méchants ?

 

Pourquoi des êtres humains, pour la satisfaction d’un appétit, d’une pauvre ambition, d’un misérable désir, d’un n’importe quoi, décrètent-ils la misère et le malheur au bout desquels ils ne trouveront même pas la félicité ou la simple satisfaction qu’ils espèrent ?

 

Et pourquoi ceux-là, précisément, aux yeux de l’humanité, sont-ils des forts ?

 

D’où vient leur imbécile cruauté ?

 

Et d’où vient, plus imbécile encore, l’admiration qu’ils inspirent ?

 

Le sire de Ponthus finit par hausser les épaules et sourire de la vanité même des questions qu’il se posait. Ce qui valait beaucoup mieux que de philosopher, il résolut de se défendre, de se mettre en garde contre la bête féroce, et tout doucement arriva à la seule conclusion raisonnable que lui imposait la plus simple sagesse :

 

– Il est évident, se dit-il, qu’il n’y a pour moi ni repos, ni bonheur, ni existence même, tant que Loraydan sera vivant. Donc, si je veux vivre, je dois tuer Loraydan…

 

Il frissonna… comme frissonne l’homme de cœur et de raison la première fois que clairement il distingue l’atroce réalité : que la vie est une bataille contre d’autres vies…

 

– Allons ! dit-il brusquement, – et lui-même, il sentit que son cœur venait de se cuirasser et que les lignes de son visage venaient de prendre plus de dureté.

 

– Oh ! fit à demi-voix Bel-Argent qui le considérait, j’aime mieux me trouver dans ma peau que dans celle du sire Amauri de Loraydan !…

 

Comme ils allaient franchir le portail de l’hôtel, Bel-Argent s’arrêta, saisi au bras par quelqu’un qui lui disait :

 

– Eh bien, et moi ?…

 

S’étant retourné, il vit le piteux Brisard qui, tout pâle, tout effaré, continuait :

 

– Si mon seigneur comte me demande ce qu’est devenu l’homme mort, que lui dirai-je ?

 

– Eh bien, tu lui diras qu’il était encore vivant et qu’il a voulu s’en aller, c’est bien simple.

 

– Oui, fit Brisard maussade, mais je connais le seigneur de Loraydan ; jamais il ne voudra se contenter de cette simplicité-là…

 

– Viens avec moi, dit Clother, je te prends à mon service.

 

– Ah ! ah ! s’écria Bel-Argent qui se voyait déjà promu au rang de majordome. Viens avec nous, va, puisque nous te prenons à notre service !

 

Brisard secoua mélancoliquement la tête :

 

– Il me chercherait et me trouverait. Je le connais : il n’oublie pas ! Et je me connais aussi : je passerais ma vie à trembler. J’aime mieux qu’il me tue une bonne fois, tout de suite.

 

– Il ne te tuera pas, imbécile ! Tu n’as qu’à lui dire que des francs-bourgeois se sont introduits dans l’hôtel pendant que tu étais à boire au Bel-Argent !…

 

– Tiens, fit Brisard tout joyeux. C’est juste. Je dirai que c’est toi !

 

Bel-Argent haussa les épaules et suivit Clother de Ponthus qui, déjà, dans le chemin de la Corderie, jetait un long regard vers l’hôtel d’Arronces. Des pensées plus douces se levèrent en lui. Son cœur se dilata. Il respira largement. Là était ce secret que bientôt il pourrait déchiffrer. Là était l’histoire de sa mère. Là se trouvait aussi celle qui vivait dans son âme… Là, tout ce qu’il aimait au monde ! Il se promit de venir à l’hôtel d’Arronces dès qu’il aurait remis un peu d’ordre à ses habits, car dans les transports de sa fureur et dans ses premiers efforts pour sa délivrance, il s’était mis en assez piteux état.

 

Mais lorsqu’il fut arrivé à son logis de la rue Saint-Denis, il comprit combien ces quatre journées de souffrance l’avaient épuisé.

 

Ce ne fut guère que cinq ou six jours plus tard que Clother se sentit redevenu à peu près ce qu’il était avant sa rencontre avec Amauri de Loraydan.

 

XXXI

DUEL DE CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS Ier


Cette matinée avait donc vu trois événements importants pour le drame que nous contons : le complet échec de l’imposture de don Juan Tenorio et de son audacieuse entreprise sur la fille de dame Jérôme Dimanche, échec dû à l’intervention de Bel-Argent ; la rencontre du même Juan Tenorio avec le comte Amauri de Loraydan ; la délivrance de Clother de Ponthus, due également à Bel-Argent, ce qui achève de démontrer que ce malandrin de grande route avait bien droit à un chapitre et même à deux chapitres pour lui tout seul.

 

Nous pouvons ajouter que cette même matinée vit d’autres événements qui ne laissaient pas que d’avoir leur importance au point de vue de cet autre vaste drame qui s’appelle l’histoire de France. Et c’est pourquoi nous prions le lecteur de nous suivre un instant au Louvre, dans le cabinet royal où François Ier et Charles-Quint, seul à seul, discutaient une fois de plus la question du Milanais. Discussion pleine d’embûches, curieux duel de paroles que nous voulons essayer d’esquisser, d’abord parce que la scène, en soi, ne manqua pas de pittoresque, ensuite parce que cette scène historique se rattache directement à certains épisodes du récit que nous avons entrepris. Côte à côte, l’empereur et le roi, se donnant familièrement le bras, déambulaient à travers l’immense et opulent cabinet royal, tout décoré de magnifiques tapisseries et de lambris sur lesquels serpentait la fameuse salamandre. Et sur un mot que François Ier venait de prononcer :

 

– Remettons, disait l’empereur, remettons, mon cher sire et frère ; la mort imprévue du Commandeur Ulloa me prive d’un conseiller que j’avais chargé d’étudier tout spécialement cette question qui tient si fort au cœur de Votre Majesté… Ah ! pauvre Ulloa ! Tu devais, à Paris, me donner ton avis, et je m’y fusse rangé sans discussion, car je savais avec quel soin tu avais préparé la solution de ce problème !…

 

– Ainsi, disait François Ier, furieux et désespéré, Votre Majesté eût adopté l’avis du Commandeur ?

 

– Sans contredit !…

 

Et l’empereur jetait au roi un sourire aigu, le sourire de la ruse triomphante.

 

Si nous étions respectueux des termes rituels, nous dirions la diplomatie triomphante. Mais les termes rituels nous effrayent, gélatineux qu’ils sont et de sens oblique.

 

Charles-Quint, donc, s’étant composé un visage de diplomate ou de fourberie, comme on voudra, poussa un soupir contrit.

 

– Sire, s’écria François Ier, il y a près de nous quelqu’un qui connaît la pensée du Commandeur Ulloa touchant le duché de Milan, quelqu’un en qui Votre Majesté a pleine confiance, quelqu’un qui possédait toute l’amitié de votre cher conseiller puisqu’il avait jugé digne d’épouser sa fille !

 

– Ah ! vous voulez parler de votre cher conseiller à vous, du comte de Loraydan ?

 

– Lui-même, sire ; vous plaît-il de l’interroger ? Je suis prêt à m’en rapporter à ses réponses.

 

– Vous en rapporter à ses réponses ?… Admirable !… Parfait !… Je n’y songeais pas !…

 

Charles-Quint paraissait frappé de la justice de cette préposition et murmurait :

 

– En effet… Ulloa lui-même m’avait dit en quelle estime il tenait ce digne gentilhomme… Il est certain que le comte de Loraydan est dépositaire de la pensée du Commandeur… Je serais heureux d’avoir son avis et, sur ma foi, j’écouterai votre Loraydan comme j’eusse écouté mon brave Ulloa… c’est-à-dire avec la même impartialité.

 

– Mon cher sire, dit François Ier déjà tout radieux, je vais mander le comte…

 

– C’est cela, mandez le comte… c’est-à-dire… un instant je vous prie…

 

Charles-Quint parut se plonger en ces vastes réflexions qui viennent toujours au secours de ceux-là mêmes dont l’opinion est arrêtée d’avance, et qui n’ont nul besoin de réfléchir.

 

François Ier se rongeait d’impatience.

 

– Un instant… un instant… répétait l’empereur. C’est-à-dire… voici, mon cher frère et sire : le comte de Loraydan est Français, je crois ?

 

– Sans doute, fit le roi étonné. Français de l’Ile-de-France.

 

– On ne peut mieux. En toute conscience, croyez-vous que le comte de Loraydan, Français de l’Ile-de-France, pourra donner un avis rigoureusement impartial sur une question qui, vous l’avouerez, touche les intérêts de la couronne d’Espagne, autant que ceux de la couronne de France ?

 

– Sire, dit François Ier avec le bon sens de sa juste cause, il ne s’agit pas de connaître l’avis de Loraydan, mais seulement, par ce truchement, l’avis du Commandeur Ulloa…

 

– Très juste ! s’écria l’empereur. Il n’en est pas moins vrai que ce bon gentilhomme ne pourra s’empêcher de faire tant soit peu pencher la balance du côté où va son cœur, c’est-à-dire vers vous, mon cher sire. Et qui pourrait lui en faire un crime ? Que diriez-vous si je vous proposais de vous en rapporter aux dires d’un tel bon Espagnol après que je vous aurai juré qu’il connaît parfaitement la pensée du Commandeur Ulloa ?

 

François Ier demeura sans réplique, mais entre ses dents il grommela :

 

– Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

 

Et tout à coup, comme Charles-Quint le considérait avec ce même sourire d’indéfinissable ruse, le roi de France fut saisi d’un accès de colère d’autant plus terrible qu’il n’en pouvait rien laisser paraître. Il se mit à se promener avec agitation à travers son cabinet et il songeait amèrement :

 

« Je suis joué !… Que faire ? Que dire ?… Jour de Dieu ! il me semble que l’heure n’est pas aux paroles, mais aux actes !… Ah ! si j’osais ! Si je ne craignais pas quelque reproche de félonie !… Et où serait après tout la félonie ?… Ruse de guerre, tout au plus !… »

 

– Sire, fit-il soudain, je vous dois des excuses…

 

Charles-Quint tressaillit. Au son de la voix de son adversaire, il comprit que les choses se gâtaient. Il cessa de sourire. Son visage se figea. Son regard devint vitreux, et, du bout des lèvres :

 

– Des excuses ?… De vous à moi ?… Et à quel sujet, sire ?

 

– Oui. On m’a conté l’algarade. Mon fils Henri est un peu écervelé. Et puis, si jeune encore !… On m’a assuré qu’hier, après le tournoi, ce maître fou sauta en croupe du cheval que montait Votre Majesté, qu’il eut l’audace de vous saisir dans ses bras, et de vous crier : « Sire, vous êtes prisonnier ! »

 

Ce petit incident était parfaitement exact. Il n’avait en soi que peu d’importance. Mais il y eut une étrange vibration dans la voix de François lorsqu’il relata les paroles de son fils.

 

Charles-Quint se raidit. Des pensées sinistres l’assaillirent. Il jeta un prompt regard vers la porte derrière laquelle on entendait le bourdonnement des centaines de courtisans, tous bien armés, et vers les fenêtres qui donnaient sur la cour dans laquelle les mille Suisses du roi étaient rangés en ordre de parade… et de bataille. L’empereur frémit.

 

– Des excuses pour si peu ! murmura-t-il, et il mit toute sa puissance d’indifférence en ces mots.

 

– Pardon, sire ! des excuses : je vous les fais de bon cœur, non pas à cause du geste inconsidéré de mon fils, mais parce que je n’ai pas encore eu le courage de lui en faire le moindre reproche.

 

– Tout reproche est inutile, dit Charles-Quint. Le prince Henri est un charmant gentilhomme. Sa plaisanterie m’a paru digne de cette cour de France où je me sens en si parfaite sûreté…

 

– Hum ! fit François Ier avec un éclat de rire. En parfaite sûreté ?… Savez-vous, sire, le conseil que m’a donné cette bonne duchesse d’Étampes à qui, si galamment, vous baisiez la main tout à l’heure ?

 

– Voyons, dit Charles-Quint, plus raide, plus impénétrable que jamais.

 

– Eh bien, elle me conseille, puisque je tiens Votre Majesté, de simplement vous garder prisonnier à Paris comme vous m’avez gardé à Madrid !… Qu’en pensez-vous, sire ?

 

– Si le conseil est bon, dit Charles-Quint glacial, il faut le suivre.

 

Cette parole que l’Histoire a recueillie eut le don d’exaspérer François Ier. Il eut un geste violent ; à son tour, il se raidit en une de ces attitudes de majesté que les Valois savaient prendre quand il leur fallait jouer leur rôle de roi ; puis, brusquement, il marcha vers la porte.

 

Charles-Quint comprit que si le roi atteignait cette porte, s’il l’ouvrait, l’irréparable allait s’accomplir : l’ordre d’arrestation allait jaillir !…

 

Et, tranquillement, Charles-Quint prononça :

 

– Mais… est-ce que le comte de Loraydan ne va pas épouser une Espagnole ?…

 

François Ier s’arrêta court… François Ier revint sur Charles-Quint, et, d’une voix altérée :

 

– Que veut dire Votre Majesté ?…

 

– Je veux dire, mon cher frère et sire, que cet excellent gentilhomme est aujourd’hui exclusivement Français et qu’à bon droit, vous l’avouerez, je puis suspecter sa parfaite impartialité. Je veux dire que lorsqu’il aura épousé Léonor d’Ulloa, la moitié de son cœur au moins sera espagnol.

 

« Tu veux dire la moitié de ses intérêts », songea le roi.

 

– Je pourrai alors tenir son avis pour digne de toute ma confiance, continua paisiblement l’empereur. Sire, voulez-vous que, d’un commun accord, nous remettions toute décision concernant le Milanais au lendemain du mariage de Loraydan, bon Français, avec Léonor d’Ulloa, excellente Espagnole ?

 

François Ier ne put s’empêcher d’éclater de rire.

 

« Bon ! pensa Charles-Quint, dont le visage se détendit, l’arquebuse ne portera pas : la mèche est mouillée ! »

 

En effet, déjà le roi de France oubliait cet ordre d’arrestation que l’instant d’avant il avait été tout près de jeter à son capitaine des gardes. François Ier, en lui-même, admira quel parti la subtile astuce de Charles-Quint tirait d’un simple projet d’union entre un Français et une Espagnole. Et il admira aussi que Loraydan fût ainsi devenu soudain l’arbitre des destinées d’un royaume et d’un empire.

 

« Si ce brave Amauri était là, songea-t-il, quel orgueil pour lui ! » Charles-Quint, à ce moment, s’approchait de François Ier, et dans un mouvement d’expansion et d’abandon, qui semblait chez lui le comble de l’émotion et qui n’était que le comble de la fourberie, d’une voix grave, il prononça :

 

– Sire, vous passez dans le monde pour le monarque le plus loyal qui existe. On a pu vous faire bien des reproches. On a pu compter vos fautes de politique ou de guerrier. Nul n’a jamais refusé de voir en vous le roi chevaleresque par excellence. Dans notre époque, où se déchaînent les appétits où la foi jurée est si souvent oubliée, où les traités se déchirent, où la ruse et la violence dominent en maîtresses, vous êtes le dernier représentant de l’antique chevalerie. Sire, vous êtes le dernier roi chevalier !…

 

François Ier, tout pâle encore et les sourcils froncés, écoutait avec défiance cet éloge qui, pourtant, peu à peu, l’apaisait et dilatait son cœur, car rien n’est plus agréable à l’homme que de s’entendre décerner la qualité à laquelle, précisément, il aspire dans le secret de sa pensée.

 

– Aussi, continuait Charles-Quint, lorsque je vous ai vu vous diriger vers cette porte, derrière laquelle veillent vos gardes, étais-je bien tranquille, sire ! Eussiez-vous même donné l’ordre de faire de votre hôte un prisonnier de guerre, ma confiance ne m’eût pas abandonné. J’étais trop certain que cet ordre, vous l’eussiez révoqué aussitôt. Mais songez, sire, songez à ce que, de vous, on eût pensé dans votre propre royaume, dans votre cœur, si l’imprudente parole vous eût échappé !

 

« En vain, continuait Charles-Quint l’instant d’après, j’en suis sûr, eussiez-vous déclaré que j’étais libre ! Vous n’en eussiez pas moins vu la honte et l’indignation des gentilshommes qui m’eussent arrêté dans le palais où je suis venu accepter votre hospitalité. C’eût été une tache ineffaçable à votre réputation de loyauté jusqu’ici pure de tout soupçon ! Notre-Dame en soit louée, je n’aurai pas à vous défendre du reproche de trahison !

 

Ces derniers mots constituaient un admirable mouvement tournant.

 

Charles-Quint se posait en suprême arbitre de la loyauté !… en défenseur de la réputation de son ennemi ! François Ier n’avait plus qu’à se confondre en remerciements ; il en était réduit à rougir d’avoir eu seulement la pensée de l’arrestation ! Hâtons-nous d’ajouter que le roi ne sentit nullement le rouge monter à son front. Mais il ne demeura pas insensible aux adroites paroles de l’empereur qui, le voyant à peu près désarmé, s’empressa de lui porter le dernier coup :

 

– Mon cher sire, s’écria-t-il, tranchons une bonne fois cette sotte et irritante question du Milanais ! Le beau duché, par ma foi ! Et voilà une vraie pierre d’achoppement sur votre chemin ! Je rougis que, pour si peu, nous ayons à réprimer la sympathie qui nous porte l’un vers l’autre !…

 

– À la bonne heure ! dit François Ier tout heureux. Tranchons, mon frère, tranchons au plus vite !…

 

Charles-Quint prit place dans un fauteuil et François Ier, pour ne pas rester debout – signe d’infériorité – dut s’asseoir également. Or l’empereur disait que l’action impulsive est plus naturelle à un homme debout qu’à un homme assis ; que le simple fait de se lever, d’abandonner un bon siège, fut souvent un obstacle à un acte violent, – obstacle précaire, il est vrai, obstacle tout de même. Nous n’avons pas eu occasion de faire des observations sur le bien ou mal fondé de cette remarque ; nous nous en rapporterons donc à ce que disait l’empereur, car un empereur, comme l’affirmait ce bon Sanche d’Ulloa, ne saurait se tromper.

 

– Sire, continua Charles-Quint, je suis tout disposé à entrer dans les vues de Votre Majesté. De vous à moi, vous pouvez tenir pour certaine ma bonne volonté de vous rendre le Milanais…

 

– Ah ! s’écria François Ier, ce serait la fin de nos discordes !

 

– Oui, mais que dira-t-on de moi si je vous fais ouvertement cet abandon, tandis que je suis votre hôte ? Sire, on dira que j’ai eu peur. Sire, il ne faut pas que quelqu’un au monde puisse dire que l’empereur Charles a eu peur ! Sire, je vous demande d’avoir de ma réputation de bravoure le même souci que je vous montre de votre réputation de loyauté… Voici donc ce que je vous propose, se hâta d’ajouter Charles-Quint avant que François Ier eût eu le temps de protester : remettons chacun nos pleins pouvoirs au comte de Loraydan… acceptez-vous ceci ?

 

– J’accepte de grand cœur, fit le roi avec empressement.

 

– Pleins pouvoirs qui ne seront valables que du jour où le comte de Loraydan sera devenu un peu Espagnol tout en restant encore un peu Français… c’est-à-dire du jour où il aura épousé la fille de mon brave Commandeur, Léonor d’Ulloa… acceptez-vous encore ceci ?

 

– Certes, dit François Ier, qui en lui-même se faisait fort d’obliger Loraydan à demeurer plus Français qu’Espagnol. Par Dieu ! sire, ajouta-t-il en riant, vous avez une singulière façon de disposer, chez ce brave Loraydan, de sa qualité de Français. Vous le faites à demi Espagnol…

 

– Non pas ! dit gravement l’empereur. C’est son mariage qui le fait à demi Espagnol. En effet, j’ai promis au Commandeur de doter sa fille Léonor. Dans cette dot figureront, pour son époux, des prérogatives importantes qui créeront à cet époux des intérêts formels en Espagne. Il suit de là que l’époux de Léonor d’Ulloa, c’est-à-dire le comte de Loraydan, désigné comme tel par le Commandeur lui-même, aura autant de cœur à ménager mes propres intérêts qu’à soutenir les vôtres.

 

– Je me rends, sire : c’est Loraydan qui sera chargé de mes pleins pouvoirs en même temps que des vôtres. C’est donc lui qui décidera. C’est lui qui tranchera la question qui nous divise. Nous n’avons donc plus qu’à hâter son mariage, afin qu’il se trouve dans cette situation… à demi française et à demi espagnole que Votre Majesté dépeignait avec tant d’esprit tout à l’heure…

 

Charles-Quint se leva, saisit la main de son royal adversaire et, d’un accent chaleureux :

 

– Mon cher frère, je vous promets de me soumettre à la décision du comte de Loraydan, c’est-à-dire à une condition dont, sous quelque prétexte que ce soit, je ne saurais me départir…

 

– Voyons la condition ! dit François Ier avec un soupir.

 

– La voici : notre commun ambassadeur, muni de nos doubles pleins pouvoirs dès le jour de son mariage avec Léonor d’Ulloa, m’apportera sa décision dès que j’aurai mis le pied en mes États…

 

– En vos États ? tressaillit François Ier.

 

– Sire, vous n’accepteriez pas vous-même que je sois obligé de signer mon renoncement au Milanais, tandis que je suis encore en France… votre hôte… un demi-prisonnier ! ajouta-t-il avec un pâle sourire. Dans mes États, au contraire, à Liège, par exemple, libre, maître de moi-même, sans apparente contrainte, mû seulement par mon désir de vous avoir à jamais pour ami et allié, poussé uniquement par l’obligation de tenir ma parole, je pourrai remettre à M. de Loraydan les signatures nécessaires, sans que je paraisse avoir cédé à la peur !… Préparez, mon frère, préparez la liste de vos revendications. Placez-y en tête mon renoncement au duché de Milan. Faites-moi apporter le parchemin revêtu de votre sceau royal. Que l’époux de Léonor d’Ulloa vienne me remettre ce parchemin en ma ville de Liège… et vous verrez, sire, oui, mon cher frère, vous verrez ce que vaut l’impériale parole de Charles !…

 

Ce dernier coup droit termina le duel : percé de part en part, François Ier n’existait plus à l’état de combattant. Il serra son adversaire dans ses bras et s’écria :

 

– Votre impériale parole, sire, vaut tous les parchemins, toutes les signatures !…

 

Il y eut effusion… Il y eut échange d’éternelles amitiés, force congratulations suivies de l’éloge que chacun des deux monarques fit de son nouvel allié. François Ier exultait. Charles-Quint souriait…

 

– Ainsi donc, reprit le roi, à Liège ?…

 

– À Liège ! dit l’empereur avec bonhomie.

 

– Oui : dès que vous aurez châtié ces insolents bourgeois des Flandres… Ainsi donc, c’est Loraydan qui vous apportera la liste… vous dites la liste ?…

 

– J’ai dit la liste, fit Charles-Quint toujours souriant. Que le comte de Loraydan me l’apporte dès le lendemain de son mariage avec Léonor d’Ulloa. – Et maintenant, mon cher sire, je veux vous demander une grâce, promettez-moi, à votre tour, de ne plus me toucher un mot de tout cela tant que j’aurai l’honneur d’être votre hôte.

 

– Plus un mot, sire, je vous le promets ! s’écria François Ier.

 

– Que ceci demeure secret entre nous. Si vous le permettez, mon cher sire, j’irai dès demain matin m’installer en ce château de Chantilly que votre hospitalière sollicitude m’a désigné comme résidence pour le jour où je voudrais me reposer loin des fatigantes joies de votre cour.

 

– Eh quoi ! Déjà quitter Paris !… Ah ! Sire, laissez-moi vous montrer Paris !… Vous ne connaissez que ces fêtes de cour que justement vous appelez fatigantes. Vous ne connaissez pas Paris… Je veux, le soir, escortés seulement de quelques bons compagnons…

 

Charles-Quint pâlit.

 

Il se vit, par un soir noir, au détour de quelque méchante ruelle, assailli par les bons compagnons dont son hôte lui faisait fête… il se vit tomber au pied de quelque borne, un poignard entre les deux épaules, – et il frissonna.

 

– Mon frère, dit-il d’un ton bref, j’ai besoin de réfléchir à bien des choses : il me faut le repos, la solitude. Rien ne m’empêchera de gagner Chantilly dès demain… rien… sinon…

 

Il allait dire : sinon quelque trahison, quelque guet-apens.

 

– Sinon un désir formel de Votre Majesté, dit-il en souriant.

 

Mais François Ier, de son côté, venait de réfléchir !…

 

En évoquant ces nocturnes randonnées qu’il proposait à son hôte comme étant l’une des joies les plus passionnantes de son cher Paris, il venait de tout à coup se souvenir du chemin de la Corderie… de l’hôtel d’Arronces… du logis Turquand !

 

L’image de Bérengère se leva en lui…

 

Libre, débarrassé de la nécessité de faire fête à son impérial visiteur, débarrassé surtout, maintenant qu’il avait la parole de Charles-Quint, de l’obsédant souci de la question du Milanais, il redevenait le François Ier des légendaires équipées d’amour, plus jeune, plus hardi, plus ardent au plaisir que le plus hardi écolier de l’Université…

 

– Sire, dit-il avec empressement, à Dieu ne plaise que je veuille entraver les nobles travaux de Votre Majesté. Le plaisir a ses alarmes, et le labeur a son charme. Sans vous, le Louvre va me sembler bien vide. Mais puisque la solitude vous appelle, je vais faire préparer votre départ pour le château de Chantilly où tout est prêt déjà pour l’honneur qui lui est réservé… Vous partirez demain puisque tel est votre désir…

 

Ainsi fut décidé le départ de Charles-Quint pour Chantilly, d’où ensuite il devait s’élancer vers ce pays des Flandres qui, donnant son sang pour la liberté, devait se battre jusqu’à son dernier souffle en affirmant le droit qu’ont les hommes de refuser le joug des potentats…

 

Tel fut cet étrange entretien de François Ier et Charles-Quint, à la suite duquel le roi de France demeura convaincu qu’il venait enfin de reconquérir le Milanais, conviction qui s’effondra plus tard lorsqu’il sut enfin, de façon exacte et précise, ce que valait l’impériale parole de Charles !

 

De cet entretien, nous, conteur, n’avons le droit de tirer d’autre conclusion que celle-ci :

 

Plus éclatante que jamais s’affirmait la fortune d’Amauri de Loraydan. Plus pressante que jamais apparut au roi François Ier la nécessité du prompt mariage de Loraydan avec Léonor d’Ulloa…

 

Le soir de ce même jour, en effet, au jeu de Leurs Majestés, dans les salles du Louvre illuminées de mille flambeaux de cire, égayées par les musiques si douces des violes et des harpes, décorées par la foule des seigneurs aux merveilleux costumes et hautes dames ruisselantes de pierreries, le comte Amauri de Loraydan allait de groupe en groupe accompagné de Sansac et Essé redevenus ses intimes depuis qu’il les avait payés avec l’argent de Turquand, Amauri, disons-nous, cherchait à se rapprocher de son roi pour faire sa cour, lorsqu’il fut entraîné dans une embrasure par Nancey lui-même qui lui dit : « Ne bougez d’ici le roi veut vous parler ! »

 

Quelques minutes plus tard, François Ier, vivement, venait le retrouver, et lui disait :

 

– Bon. Te voilà. Où en est ton mariage avec la fille du Commandeur ?

 

– Sire… balbutia Loraydan étourdi.

 

– Oui oui tu m’as déjà dit que la belle ne veut pas entendre parler de toi. C’est une mauvaise raison, jour de Dieu. Donc à quand ton mariage ?

 

– Sire dit Loraydan, il n’y a pas d’obstacle de mon côté. Donc, dès que Mme Léonor daignera m’accepter, je…

 

– Non pas ! interrompit François Ier. Je ne puis attendre qu’elle veuille bien. C’est à toi de la décider, et promptement !

 

– Je veux bien, sire. Mais comment ?

 

– Hé ! Comment décide-t-on une fille à un mariage ! Arrange-toi pour que ce mariage soit inévitable, mort-Dieu !… Et fais vite !

 

– C’est un ordre, sire ?

 

– Un ordre formel. Si, dans quelques jours au plus tard, le mariage n’apparaît pas à Léonor d’Ulloa comme l’unique salut de son honneur, je t’exile !

 

– Sire ! Sire !… murmura Loraydan qui frémit de terreur.

 

– Je t’exile ! à moins que je ne te jette dans un cachot du Temple. Eh ! Jour de Dieu, il faut que tout soit bien dégénéré ! Nos jeunes hommes tremblent devant une donzelle qui leur dit : « Je ne veux pas de vous pour époux. » De mon temps, par Notre-Dame, c’était une raison de plus pour la vouloir en épousailles. Prompts à la bataille d’amour cela prouvait que nous pouvions être aussi prompts à la bataille des épées. Vous avez peur d’une femme… qui nous prouve que vous n’aurez pas peur de l’ennemi en guerre ?…

 

– J’obéirai, sire ! fit Loraydan tout pâle.

 

– Et bien tu feras !

 

Le roi fit un mouvement pour se retirer.

 

Mais revenant soudain sur Loraydan, la figure changée, l’œil luisant, le sourire aux lèvres :

 

– Tu me fais pitié. Je veux te donner une leçon et te montrer comment, de haute lutte, on emporte la victoire. Demain soir, à dix heures, viens me chercher au Louvre avec Essé et Sansac. Nous irons en expédition.

 

De pâle qu’il était, Loraydan devint livide. Il balbutia :

 

– Quelle expédition, sire ?…

 

– Je veux vous montrer à tous trois comment un amoureux doit se comporter pour obtenir le respect et l’admiration de celle qu’il aime : demain soir, nous enlevons la fille de Turquand, la jolie Bérengère !…

 

Loraydan demeura foudroyé…

 

Le roi s’éloignait en chantant à mi-voix un lai d’amour.

 

XXXII

LE LOGIS TURQUAND


Le lendemain, Amauri de Loraydan se rendit au logis Turquand et eut avec le père de Bérengère un entretien où il lui révéla les intentions du roi.

 

Turquand écouta fort tranquillement. Puis, lorsque le comte eut fini de parler, il le regarda longtemps en silence.

 

– Que pensez-vous, messire ? finit par demander nerveusement Amauri. Enfer ! Il semble que vous n’ayez pas compris ce que je viens de vous dire !

 

– C’est pourtant assez clair : le roi veut enlever ma fille, ce soir, entre dix heures et minuit, et pour l’aider en cette honorable besogne, il compte sur vous. C’est bien cela ?

 

– Sur moi ! sur Essé ! sur Sansac !

 

– Bref, tous ceux que j’ai aidés, sauvés de la ruine, de la mort peut-être.

 

– Oui. Eh bien, que pensez-vous faire ? Vous avez entendu l’infernal projet et vous me regardez sans rien dire. Parlez donc, mort-Dieu ! Que ferez-vous ?…

 

Turquand continuait à fixer Amauri de Loraydan comme s’il eût essayé de lire dans son âme.

 

– Notez, dit-il, que la question posée par vous à moi, ce serait à moi de vous la faire. Comte, un homme veut, ce soir, enlever votre fiancée pour en faire sa maîtresse. Que ferez-vous ?

 

Et le regard de Turquand se fit plus aigu, son visage se fit plus sombre.

 

Loraydan détourna la tête pour échapper à l’implacable interrogation. Il essuya machinalement son front et, en même temps qu’il croyait ainsi apaiser une impression de brûlure, il se sentait grelotter de froid. Le démon de la jalousie faisait rage dans cette cervelle, non dans son cœur. Il finit par murmurer :

 

– C’est le roi ! De par toutes les damnations, c’est le roi ! Mais, aussi vrai que mon nom est Loraydan, s’il persiste jusqu’au bout dans son projet, je le tue et me tue après !

 

C’est peut-être la parole la plus honorable que le comte de Loraydan ait prononcée dans sa vie.

 

Turquand tressaillit. Un peu de rouge apparut à ses joues. Il eut comme un sourire et saisit les deux mains d’Amauri :

 

– Vous feriez cela ?…

 

– Oui. Je le ferais.

 

Loraydan prononça ces mots avec une sorte de simplicité tragique, et en même temps il se sentait défaillir de terreur à la seule pensée que quelqu’un avait pu l’entendre proférer un aussi formidable blasphème : tuer le roi ! Toucher à cet être plus près de Dieu que des hommes ! Concevoir le plus effroyable des crimes : le régicide !… Lui !… Un Loraydan !…

 

– Mon fils ! murmura Turquand.

 

Le comte repoussa rudement l’orfèvre… l’usurier. Hors de lui, furieusement, il bégaya :

 

– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? Pourquoi me regardez-vous avec cette fixité qui m’exaspère ?

 

– Je vous regardais, dit froidement Turquand, pour tâcher de savoir l’homme que vous êtes, et si je pouvais avoir confiance en vous. Eh bien, maintenant j’ai confiance.

 

– Confiance ?… Pourquoi confiance ?…

 

– Mon fils, dit Turquand avec sa sinistre douceur, autrefois, j’ai aimé, et j’ai été aimé… Celle que j’aimais, ajouta-t-il dans un soupir, c’était ma femme. Et ma femme, comte, c’était celle qui m’aimait. Vous entendez bien ? Nous nous aimions, nous étions l’un pour l’autre tout le bonheur, toute la vie. Un seigneur de haut parage entra dans mon existence, et l’édifice de ce double bonheur s’écroula dans la honte et la mort. Il plut à ce noble sire d’enlever nuitamment et par violence la femme qui était mienne et qui m’aimait : elle se tua…

 

Loraydan eut un geste. Turquand reprit :

 

– Tout cela parce que je n’avais pris aucune précaution contre les chacals et loups-cerviers qui rôdent de par le monde…

 

– Et lui ! Lui ! Qu’est-il devenu ? demanda Loraydan profondément remué par cette sorte de confession imprévue.

 

– Lui ? Le loup-cervier, voulez-vous dire ? Eh bien, il est mort ! fit Turquand avec un singulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter… celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais ces précautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme, instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille, au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenant que j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai fait contre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vous voir ?

 

– Oui ! dit Loraydan avec une sorte de rudesse.

 

– Eh bien, venez !

 

Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit au rez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la porte d’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur, courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement sur l’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail. Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit et livra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui, glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindre bruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.

 

– On ne peut plus passer, dit Turquand.

 

Amauri hocha silencieusement la tête en signe d’admiration.

 

– C’est moi qui ai fait ce travail, dit Turquand avec une simplicité menaçante.

 

– Mais les fenêtres ? dit Loraydan.

 

– J’ai établi la même défense à toutes les fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles du rez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreaux comme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjon de la bastille Saint-Antoine.

 

Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre et vit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte, il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était un artiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussent dû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, la faisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il y avait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique en les circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareils à une dentelle.

 

Tout l’art de la Renaissance était venu s’épanouir là.

 

Tout le génie de Turquand s’y était déployé en une volonté farouche et tendre.

 

– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.

 

Loraydan, prodigieusement intéressé et sentant s’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père de Bérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans un couloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à la fois.

 

Au fond de ce couloir, il y avait une porte.

 

Avant d’atteindre à cette porte, Turquand déplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, une espèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douze arquebuses massives et de fort calibre, en parfait état d’entretien.

 

– Elles sont chargées, dit paisiblement Turquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’une mèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudre et d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic : cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit, la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencement dont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, décharger l’une après l’autre ces douze arquebuses…

 

Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feu et l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Il murmura :

 

– Si vous vouliez montrer aux armuriers du roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortune serait faite…

 

– Ma fortune est faite ! dit Turquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je ! Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de ma fille…

 

Loraydan sentit son cœur battre à grands coups.