Charles Toubin

 

 

 

LA FERME DE
CHAMP-DE-L’ÉPINE

 

 

 

Présentation de l’auteur par Nicolas Delacroix

 

 

 

(1855)

 

 

 

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Table des matières

 

CHARLES TOUBIN  par Nicolas Delacroix. 3

I. 4

II. 7

III. 9

IV. 11

V. 14

LA FERME DE CHAMP-DE-L’ÉPINE.. 15

I. 16

II. 25

III. 29

IV. 33

V. 46

À propos de cette édition électronique. 48

 

CHARLES TOUBIN

par Nicolas Delacroix.

I.

 

Les bibliographes, gens avisés, ont inventé le mot « polygraphe » pour désigner les auteurs difficiles à classer par le nombre et la variété des sujets auxquels ils ont touché. Je me vois forcé de leur emprunter ce terme pour en faire application à M. Ch. Toubin. Romancier et conteur jurassien d’un rare talent, poète à ses heures, plus tard archéologue et historien, il s’est révélé, dans ces dernières années, érudit, solide et pénétrant. S’il nous est surtout cher au premier titre, si c’est à ses premiers ouvrages qu’il doit sa célébrité de clocher et de province, c’est aux derniers qu’il devra la notoriété réservée tôt ou tard, ici ou en pays étranger, aux œuvres d’érudition de premier ordre.

 

Voyons d’abord le conteur et le poète : aussi bien, c’est assurément le personnage le mieux connu de nos lecteurs. Son début remonte à 1856. Début modeste, s’il en faut croire l’auteur lui-même, puisque les Scarabées ou Récits des champs (Arbois, Javel, 1856), ne furent tirés qu’à cinquante exemplaires. Me trompé-je ? j’imagine que M. Toubin tient fort à ce premier volume, malgré l’humilité de sa « vesture ». On imprimait alors assez mal en province, et le papier des Scarabées n’est pas fort magnifique. Mais ce modeste écrin contient quelques petits bijoux ciselés avec amour et tout scintillants de jeunesse, de fine observation, de bonne humeur et de gaieté. Dans ce temps-là, les bêtes parlaient (n’ha pas trois jours, dit ce bon raillard de Rabelais), non toutes bêtes, mais les plus mignonnes et les mieux parées de toutes, les insectes et les bêtes de l’herbe. M. Toubin, j’imagine, était alors à l’âge heureux où l’on entend à merveille le langage des moindres bestioles ; mieux encore, il a su les observer, et s’il entreprend de nous conter par le menu l’ » Histoire et fin lamentable de Sérénias le vaillant » ou l’ » Histoire de Giles le Scarabée et de Fleur d’Aubépine », soyez sûrs, qu’il ne prêtera pas au hanneton (c’est Sérénias) les mœurs guerrières du carabe, ni au grillon celle de la coccinelle. Tout au plus prêtera-t-il à ses petits héros le langage que lui inspire une imagination très fraîche et que le moindre des spectacles de la nature suffit encore à exciter. Il saura s’apitoyer sur les douleurs de ses héros minuscules ; il nous dira leurs joies d’une demi-seconde ; il éveillera notre sympathie pour ces infiniment petits. J’espère qu’on me saura gré de faire connaître ici, par ce fragment, la toute prime manière de M. Toubin ; c’est le début du « Voyage pittoresque d’un carabe doré raconté par lui-même. »

 

 

« Comment Jean Carabe quitta le champ paternel et rencontra un escargot. »

 

« Le besoin de voyager me tourmentait depuis longtemps. J’avais soif d’aventures ; je voulais voir et connaître. Je quittai le carré de sainfoin qu’habite ma tribu, par une belle matinée du commencement de mai. Quelques-uns de mes amis me firent la conduite jusqu’au bout du champ de sainfoin… Rien de bien curieux ne s’offrit à moi les premiers jours.

 

« Je trouvai un champ de jeune blé et un autre de navette. Le champ de blé touchait au carré de sainfoin : j’y avais déjà fait plusieurs excursions. Quant à celui de navette, c’était pour moi un pays tout nouveau : je le parcourus avec intérêt. La navette est un grand végétal double en hauteur du sainfoin. Sa fleur, d’un beau jaune tendre, à quatre pétales en croix finement découpées, répand une odeur agréable, quoique bien forte.

 

« Rien de plus riant à l’œil que ces jolies petites étoiles coquettes et fraîches qui s’épanouissent au premier printemps. Je cheminai deux jours sous ces agréables ombrages. Le pays était giboyeux : ce n’était que mouches, moucherons, pucerons, fourmis : on ne voyait que piétiner, trottiner, voleter. De ma vie, je n’ai fait de meilleurs repas. De bêtes scarabéivores, pas une : ni salamandres, ni vipères. Déjà, je ne croyais plus à tous ces monstres dont mes amis avaient cherché à m’épouvanter.

 

« Comme je me reposais un instant dans une clairière produite par une poussée de taupe, j’aperçus un objet des plus singuliers. C’était une sorte de cône jaune-gris bizarrement contourné en spirale. Je ne sais quelle fantaisie me prit de grimper dessus, ce que je fis avec assez de peine, car la pente était rapide non moins que glissante. À peine venais-je d’atteindre le dernier tour de spire, grand Dieu ! le cône s’agite sous moi : je me sens soulevé, emporté en avant. Je perds l’équilibre, me voilà par terre. J’eus peur, je l’avoue, mais ma peur fit bientôt place à la surprise. Devant moi, gisait une longue masse de chair grisâtre sans forme ni contour ; le cône, d’où je venais si lestement d’être jeté à bas, y était superposé. Est-ce un animal ? On lui verrait des pattes, une tête, des organes. Mais le voilà qui remue ; à force de regarder, je finis par découvrir une sorte de tête, tête abêtie, sans traits arrêtés, informe, surmontée de quatre tentacules pareils à ceux du limaçon. Les deux de devant sont doubles en longueur des autres et portent à leurs extrémités de petits yeux gris. »

 

Et Jean Carabe entame la conversation avec l’Escargot. Puis il continue sa route et arrive à une prairie :

 

« De suaves senteurs embaument l’air. Des milliers d’insectes volent à la miellée à grand tire-d’ailes. Ils se sont éveillés aux premières blancheurs du matin et ils semblent, tant ils vont vite, se reprocher du temps perdu. Bientôt, chaque fleur a le sien : ils volent de l’une à l’autre et font mille chassés-croisés. Une fois rassasiés de pollen savoureux, l’abeille en remplit ses corbeilles profondes, puis butine diligemment le suc résineux qui lui servira à boucher les fentes de ses cellules. À côté d’elle, le papillon déroule la longue spirale de sa trompe, qu’il plonge avec délices au sein frémissant des fleurs. Le reste du monde lui est indifférent : à chaque gorgée, il agite de plaisir ses ailes : c’est le seul mouvement qu’il fasse. La tige oscille doucement sous lui et lui fait une charmante balançoire. Heureux, ô bienheureux insectes ? Pour coupes des festins, de délicieuses corolles ; pour ambroisie, leur miel ; pour nectar, la pure et fraîche rosée. Tout en savourant ces mets divins, ils s’enivrent encore de parfums ; las du miel d’une plante, ils n’ont qu’à se laisser glisser dans l’air vers le miel de la plante voisine. Leurs ailes luttent d’éclat avec les pétales brillants et ne font avec eux qu’une seule fleur plus riche et plus variée. Sur la marguerite, blanche comme neige, c’est le paon de jour aux ailes de satin brun splendidement ocellées ; le Vulcain bariolé se dessine, comme une charmante broderie, sur le fonds d’or de la renoncule. La grappe rose du sainfoin se réjouit du beau Machaon jaune à queue de fenouil tacheté de bleu et de rouge. Plus impétueux, plus ardent, le bourdon brun et velu se rue avec fureur aux corolles et y entre de tout son corps… »

 

Mais laissons Jean Carabe continuer sa route et soyons sans inquiétude à son endroit : il aura des aventures comme tout héros qui se respecte, et ces aventures seront, en tout petit, ce que sont les nôtres ; mais il reviendra sain et sauf au gîte où l’attend Fleur d’Aubépine ; ce n’est pas toujours ce qui nous arrive, à nous autres gros insectes.

 

II.

 

Un an avant la publication des Scarabées, la Revue des Deux-Mondes avait publié La ferme de Champ l’Épine (15 mai 1855). En 1858, les Contrebandiers du Noirmont paraissent dans le même recueil, qui donna encore, en 1861, le Paysan d’Alaise. M. Toubin ajouta à ces trois nouvelles Mariette et le Vigneron Jean-Denis, et les publia en un volume entièrement épuisé aujourd’hui. (Salins, Billet, 1869.)

 

Je ne dirai rien de ces nouvelles. La plupart de mes lecteurs en ont apprécié la simplicité ; ils ont goûté le charme de ces peintures rustiques, la fraîcheur de ce style : là encore on retrouve la qualité maîtresse de M. Toubin, la parfaite simplicité et, si j’ose dire, l’appropriation de l’expression.

 

Un an auparavant, un autre conteur salinois, à la touche plus rude, à la couleur plus crue, et que je ne puis m’empêcher de trouver parfois un peu exagérée et criarde, mais peintre très fidèle aussi, avait fait paraître dans la même revue (1854), le Gouffre Gourmand, puis cet autre récit si plein de saveur, si particulièrement salinois, le Matachin, le meilleur à mon sens de l’œuvre de Buchon.

 

Il y a aussi, ai-je dit, un poète en M. Charles Toubin, mais un poète discret, qui semble tenir à n’être connu que d’un petit nombre de lecteurs. Les pièces du Chansonnier Salinois (Salins, Bouvier), « qui ne sont pas signées, » c’est-à-dire celles qui sont de M. Ch. Toubin, tenues volontairement dans la note populaire, sont certainement parmi les plus jolies du recueil.

 

Le volume se clôt sur les stances aux « Enfants de Salins » morts pour la patrie, qui donnent une belle note patriotique.

 

Mais ce serait très mal connaître le talent de M. Charles Toubin que de le juger sur ces pièces seulement. En 1887, il a publié (Mâcon, Protat frères) : La Fête des Myrtes, drame semi-lyrique en trois actes. L’action s’ouvre par le chœur des marchands ; je ne résiste pas au plaisir de le citer dans son entier :

 

 

« La scène représente l’Agora ou marché d’Athènes. »

 

CHOEUR DES MARCHANDS

 

Nous sommes les marchands d’Athènes ;

Chaque matin, à l’Agora,

Nous vendons, à mesures pleines,

Les glands doux venus de l’Œta,

L’huile de nos coteaux attiques,

Le lait durci du Cythéron,

Le blé des champs asiatiques,

Le sel d’Égine et de Coron.

 

CHOEUR DES MARCHANDES

 

Et nous, les marchandes d’Athènes,

Également à l’Agora,

Nous vendons figues de Trézènes,

Roses, jasmin et réséda,

Le miel parfumé de l’Hymette,

Les raisins dorés de Lemnos,

Et les dictames de la Crète,

Et les couronnes de Paphos.

 

CHOEUR DES MARCHANDS

 

Lin, chanvre, voiles et cordages,

Tout ce qui sert pour les vaisseaux ;

Poissons, corail et coquillages,

Tout ce qui sort du sein des eaux ;

Les beaux fruits des vertes vallées,

Les blanches toisons de Samos

Et les outres toutes gonflées

Des vins de Chypre et de Paphos.

 

CHOEUR DES MARCHANDES

 

Écrins de fines ciselures,

Bracelets d’or, agrafes d’or,

Tout ce qui sert pour la parure

Et nous rend plus belles encor ;

Voiles brodés, riches dentelles,

Myrrhe et benjoin et nard exquis,

Parfums dignes des Immortelles

Et de tes temples, ô Cypris.

 

On ne niera pas que ces vers soient d’un poète auquel la Grèce est certainement très familière, et je ne saurais mieux les louer qu’en disant qu’ils rappellent, par leur alerte bonne humeur, par la douceur facile de leur harmonie, tel chœur de la Paix ou des Chevaliers d’Aristophane.

 

Je ne puis m’empêcher d’en faire le curieux rapprochement : vingt-cinq ans avant de publier la Fête des Myrtes, M. Ch. Toubin débutait au théâtre de Salins par une pièce intitulée Salins en 1850, qui eut quatre représentations en douze jours ; le prologue seul en a été conservé ; il se trouve dans le Chansonnier salinois, pages 30 et 31.

 

III.

 

Ce n’est qu’en tremblant que je m’aventure sur le terrain archéologique, où M. Ch. Toubin se sent si à l’aise ; terrain mouvant, terrain plein de fondrières. Je n’ai d’ailleurs point de honte à l’avouer : je ne suis pas grand clerc en la matière.

 

Je doute que beaucoup de mes lecteurs se souviennent d’une querelle qui émut vivement, il y a plus de trente ans, tout le monde historique et archéologique. Il s’agissait de fixer l’emplacement d’Alésia, où on sait assez que Vercingétorix tenta, par un dernier et malheureux mais héroïque effort, de s’opposer à la conquête définitive de la Gaule par César. La question avait sommeillé durant tout le moyen âge, qui en avait en vérité bien d’autres à résoudre. Plus tard, quelques écrivains spéciaux, comme l’honnête chevalier de Folard, dans son énorme commentaire sur Polybe, avaient bien mesuré pouce à pouce la largeur du fossé creusé par César, ils en avaient fait de fort belles figures, mais de savoir où avait bien pu être cette Alésia (Folard dit Alexia) qu’ils décrivaient par le menu, ils ne s’en inquiétaient guère.

 

Quoi qu’il en soit, et sans que je voie bien sur quels titres Alise Sainte-Reine ou Alise en Auxois passait depuis un temps immémorial pour être l’Alésia de César ; ce fut, je crois, M. Delacroix, de Besançon, qui s’avisa le premier que cette gloire pouvait bien être usurpée et que notre Alaise pourrait bien avoir été le dernier rempart de l’indépendance gauloise. Il publia un premier mémoire dans ce sens. MM. Dey et Rossignol répliquèrent vivement et maintinrent les droits d’Alise. La querelle s’envenima. C’est alors que M. Toubin s’y jeta pour soutenir l’opinion de M. Delacroix. Il le fît avec toute la vivacité d’un homme devant lequel on nierait l’évidence même. Malheureusement, les rares textes sur lesquels on pouvait s’appuyer n’étaient pas d’une précision suffisante pour s’imposer. Tel passage de César, interprété par M. Rossignol, semblait péremptoire en faveur d’Alise ; le même passage, repris par M. Toubin, semblait une preuve sans réplique en faveur d’Alaise. M. Toubin avait cependant sur ses adversaires un avantage dont il sut habilement profiter ; il connaissait à merveille le pays dont il parlait ; il avait exploré dans ses moindres replis et il était en mesure d’en appliquer exactement la topographie au texte de César.

 

Je l’avoue à ma honte, j’ignore si la victoire lui resta. Je crois me rappeler cependant que M. Henri Martin finit par jeter dans la balance le poids de son érudition plus étendue peut-être que pénétrante et la fit ainsi trébucher en faveur d’Alise.

 

À la fin de ce premier mémoire, M. Toubin faisait un premier et à mon sens fort heureux usage des lieux-dits. Il y devait revenir dans un mémoire qui était comme la conséquence naturelle du premier : Le Champ sacré des Séquanes, qu’il plaçait avec toute sorte de vraisemblance, à Molain. M. Édouard Toubin devait poursuivre les recherches commencées par son frère et y revenir à deux reprises, jetant ainsi une lueur parfois singulièrement vive sur l’histoire archéologique du Jura.

 

Se rend-on un compte suffisant de l’importance de ces lieux-dits ? Ce sont, pour parler grammaire, les plus anciens noms, partant, ce sont, de toutes les dénominations dont nous nous servons, celles qui dépeignent le mieux l’aspect et l’histoire d’un pays aux époques reculées, sur lesquelles il ne nous reste bien souvent pas d’autre témoignage. Malheureusement, leur origine se perd le plus souvent dans la nuit des temps, et il est parfois bien difficile d’en fixer le sens avec assez de précision ; il faut, pour y réussir, une pénétration et une connaissance de l’histoire qui n’ont jamais manqué à MM. Toubin.

 

Je voudrais illustrer ceci par un exemple. Supposons un promeneur qui sort de Salins par le faubourg Champtave et s’engage sur la route de gauche. Au bout de dix minutes de marche, il arrive à un pont jeté sur un ruisseau, puis à un hameau ; il prend encore à gauche par un chemin étroit et rocailleux, laisse ce même ruisseau sur sa droite ; bientôt il aperçoit, toujours sur sa droite, une passerelle, jetée sur le ruisseau ; à droite et à gauche, il voit des champs, des vignes, des coteaux ; il arrive enfin à un autre hameau tout petit ; on lui fait admirer la cascade qui jaillit du haut du rocher ; sur la gauche, il remarque une excavation circulaire dans la paroi du roc… S’il est étranger au pays, c’est ainsi qu’il notera les détails de sa route, à supposer qu’il les note. Que si, maintenant, c’est un Salinois qui fasse le même chemin, et qu’à sa suite nous reprenions notre description, vous allez la voir s’animer, devenir bien plus frappante rien que par la substitution des lieux-dits, c’est-à-dire des noms propres, aux noms communs. Notre homme s’engage donc sur la route de Cernans ; il arrive bientôt à un pont jeté sur la Furieuse à l’entrée de Blégny, prend le chemin de Gouailles, laisse la Furieuse sur sa droite, arrive à la Planche de Blégny ; puis il a, à droite et à gauche, les coteaux des Naturades, des Grands-Sixtes, des Petits-Sixtes ; il passe devant la Sacristie ; enfin il arrive à Gouailles ; on lui montre le Pissou ; sur sa gauche il aperçoit le Trou du duc…

 

L’avantage des lieux-dits sur les noms communs est ici manifeste : un ruisseau est un cours d’eau quelconque : le mot Furieuse dit tout… De même pour la Sacristie ; l’abbaye n’existe plus depuis un siècle et demi, mais la vigne qui fournissait le vin des offices est toujours la Sacristie. De même si on pouvait faire un commentaire exact sur chacun de ces noms, on arriverait à reconstituer toute l’histoire de ce petit coin de terre à un moment donné.

 

Le seul inconvénient des lieux-dits, c’est que, leur sens étant beaucoup plus précis, est par cela même moins général. C’est ainsi que la première description est vague, mais intelligible à tout le monde ; la seconde est toute précise, mais un Salinois seul peut s’y reconnaître J’en aurai dit assez, je pense, pour laisser soupçonner l’importance, mais aussi la difficulté des travaux de ce genre.

 

Outre ces études d’archéologie locale, on doit à M. Toubin une « Dissertation sur le culte des arbres chez les anciens » (in-8°, Paris Dumoulin, 1862), un « Essai sur les sanctuaires primitifs », (1864, Paris, Durand), et des « Recherches sur la langue Belleau, argot des peigneurs de chanvre du Haut-Jura » (1867).

 

IV.

 

Ce pourrait bien être à ses recherches sur les lieux-dits que remonte l’idée primitive du Dictionnaire étymologique et explicatif de la langue française (Paris, Leroux, 1886). J’imagine que M. Toubin fut dès lors frappé de la persistance des formes verbales à travers les siècles, persistance singulière et qu’on ne peut guère comparer qu’à celle du sol lui-même. On a beau, en effet, varier les cultures, employer les ingrédients chimiques les plus divers, le sol n’en reste pas moins, à fort peu près, tel qu’il était il y a deux mille, trois mille ans. L’aspect a pu changer par endroits, la croûte superficielle a pu être modifiée : mais creusez à deux pieds de profondeur, et la terre vous rendra intacts les débris et les ossements qu’elle garde depuis des siècles. Tout de même pour le langage : les terminaisons des mots ont pu varier ; le sens en a pu être détourné, parfois comme tordu : la racine persiste et son identité suffit à démontrer l’origine commune de tous les idiomes européens.

 

Mais, s’il en est ainsi, d’une part, la formation des langues doit être un phénomène beaucoup plus complexe qu’on ne le pense généralement, et de l’autre, l’étude des idiomes antérieurs et extérieurs au nôtre doit être d’un puissant secours pour établir la dérivation des mots dont nous nous servons aujourd’hui. Or, si vous ouvrez la moindre histoire de notre langue, vous vous trouvez dès le début en face de deux ou trois assertions qui ne semblent laisser place à aucun doute. En voici quelques-unes : aucun mot français n’est venu directement du grec ; les traces que le celtique a laissées dans le français sont insignifiantes ; le français dérive à peu près entièrement du latin à l’exclusion des autres langues. Ces premières règles une fois posées, on voit assez ce qui en découle : il faut trouver à tous nos mots une étymologie latine ; – et on la trouve presque toujours, en effet, mais souvent combien forcée, ou même fantaisiste ! Et puis, comme le remarque si justement M. Toubin dans sa préface, c’est peu de me dire que cadavre vient de cadaver, car qu’est-ce que cadaver lui-même ?

 

M. Toubin est donc parti d’un principe opposé à ceux-là : il croit que la dénomination latine a été impuissante à déraciner le celtique, et il cite, à l’appui de sa thèse, des exemples concluants. Je crois qu’il a raison, je crois que cette persistance est en vérité plus grande qu’on ne saurait dire, et à ce point que notre prononciation actuelle même ne peut souvent être expliquée que par là. Ce n’est pas une des moindres difficultés de notre langue. Pourquoi prononçons-nous différemment fille et ville, bien qu’à l’écriture les deux syllabes soient identiques ? Parce que les Latins écrivaient et prononçaient filia et villa. De même le ch sonne k dans les mots tirés du grec (archaïque) et ch dans les autres (chapeau) ; que d’autres exemples je pourrais citer !

 

Au lieu donc de se buter à ce caillou où sont venus chopper nos étymologistes, au lieu de s’en tenir au seul latin, M. Toubin rapproche librement les langues parce qu’elles sont sœurs, compare les mots, en scrute le sens, tient le plus grand compte des idiomes populaires, des patois, et arrive à fixer nombre d’étymologies toutes naturelles et rationnelles. La plupart des rapprochements qu’il fait sont très ingénieux, et il corrige en un nombre infini de points les erreurs où sont tombés ses devanciers.

 

Est-ce à dire que toutes les étymologies qu’il propose soient indiscutables ? Je ne le crois pas ; ni lui non plus, je pense. Mais il lui suffit sans doute d’avoir montré tout le parti qu’on pouvait tirer des investigations de ce genre, d’avoir ouvert une voie nouvelle.

 

Peut-être a-t-il trop abondé dans son propre sens, trop oublié que la lutte entre le latin et le celtique n’était pas égale, ce dernier étant une langue parlée et écrite, tandis que le celtique était parlé seulement. Peut-être a-t-il mis un peu trop d’amour-propre à vouloir tout rattacher au sanscrit.

 

Je serais assez porté, pour ma part, à lui faire un certain nombre de chicanes. Ne tient-il pas trop peu de compte de l’étymologie par les noms propres ? Cette étymologie convient assez bien à toute une série de désignations, celles de la mode, par exemple. Peut-on rattacher au sanscrit le mot cadogan ? Quand la mode en est apparue, qui a bien pu s’inquiéter de la nommer autrement que du nom de son inventeur ? Nous disions de même vers 1870 se coiffer à la Bressant ou à la Capoul. Et ne disons-nous pas encore plus brièvement un chassepot, un mazagran, un panama, etc.

 

Mais ce sont des critiques de détail, de tout menu détail qui ne sauraient enlever quoi que ce soit au mérite d’une œuvre fortement voulue, patiemment exécutée, en quoi elle se distingue singulièrement des dictionnaires de toute sorte qui pullulent de nos jours.

 

On sait assez, en effet, qu’il y a deux manières de faire un dictionnaire : la bonne et la mauvaise. Celle-ci consiste à prendre les dictionnaires existant et à en éliminer le superflu ; ou bien encore à fondre ensemble deux vocabulaires. Il s’imprime en Allemagne, et en France aussi, je l’espère, quantité de lexiques français-russes rédigés par des personnes auxquelles le français est aussi étranger que le russe. Tout leur travail consiste à juxtaposer la colonne de droite d’un dictionnaire français-allemand à la colonne de gauche d’un dictionnaire russe-allemand.

 

La bonne manière, au contraire, celle de Littré ou de M. Toubin, consiste à peser chaque mot, à le rapprocher des vocables congénères, à rechercher les mutations du sens. Pour y réussir, c’est peu de connaître le français, le latin et le grec ; il y faut ajouter le celtique, l’allemand, l’anglais, le sanscrit, que sais-je encore ? Lisez la liste des références données par M. Toubin en tête de son dictionnaire, vous verrez quel travail ce peut être. Travail de longue haleine, travail qui n’a pas dû coûter à son auteur moins de vingt ans de recherches, travail de bénédictin, en un mot, dont on n’a guère d’autre récompense que la satisfaction du bon ouvrage accompli et l’estime des gens qui s’intéressent à ce genre d’études.

 

J’arrive au dernier ouvrage de M. Ch. Toubin. C’est son « Essai sur la dénomination aryenne » (Mâcon, Protat, 1888). De moindre volume que le Dictionnaire, l’Essai a peut-être une portée plus haute, en ce sens qu’il touche à la question si ardue de l’origine même des langues. Je ne sache pas qu’ici M. Toubin ait eu des modèles, et je doute qu’il ait beaucoup d’imitateurs. Dépouillée de son appareil scientifique, la question se réduit à ceci : tout le monde parle et tout le monde s’entend ; c’est que tout le monde applique aux mêmes objets les mêmes mots. Ces mots ne sont plus aujourd’hui que des sons que nous prononçons sans faire attention à leur valeur. Cependant, ils en ont une : quelle est-elle ? Bien avant Boileau, on appelait un chat un chat, mais pourquoi ce nom a-t-il été donné à cet animal-là et non à un autre ? D’où vient cette dénomination ? Et M. Toubin montre, par une série de rapprochements dont on ne saurait assez admirer la pénétration que, de même qu’à l’origine de l’alphabet écrit, on trouve les hiéroglyphes ou représentation figurée, d’abord très claire, puis de plus en plus obscure, confuse et détournée des objets ; tout de même à l’origine du langage parlé, on trouve aussi, si j’ose dire, un hiéroglyphe, une représentation parlée des choses. En d’autres termes, le nom commun n’a été d’abord qu’une périphrase désignant la qualité maîtresse de l’animal ou de la chose.

 

Quand donc nous disons chat, m, as disons l’animal fin, rusé, habile à trouver, et quand nous disons Raminagrobis, nous disons celui qui se plaît à voler. En remontant et en simplifiant de cette façon, on arrive à un assez petit nombre de racines. La langue qu’elles composent nous paraît sans doute bien enfantine aujourd’hui. Que d’efforts, cependant, quel long travail séculaire il a fallu pour amasser ce patrimoine de nos ancêtres aryens, devenu commun à toutes les nations européennes, Car c’est un mérite curieux de l’Essai qu’il rend compte des différences parfois si considérables de la nomenclature actuelle. Je me suis donné le plaisir d’appliquer au polonais et au russe les étymologies fournies par M. Toubin, et je reste convaincu que, dans le petit nombre de cas où la filiation m’a échappé, elle existe néanmoins ; mais je n’ai pas su l’apercevoir. J’en aurai assez dit pour que le lecteur puisse imaginer maintenant ce qu’il a fallu de travail pour retrouver, sous les altérations successives des siècles, la racine sanscrite des mots que M. Toubin passe en revue : accidents de la surface terrestre, animaux avec lesquels l’homme s’est trouvé en rapport, noms donnés aux membres de la famille, noms des parties du corps.

 

V.

 

Il me reste à parler d’un dernier ouvrage, tout classique celui-ci : les « Lectures Algériennes » (in-8°, Paris, Delagrave, 3e édition). C’est un simple recueil de morceaux choisis à l’usage des classes. Mais, ici encore, il a fallu que M. Toubin se distinguât par l’habile appropriation du livre à son objet. Au lieu de prendre au hasard comme tant d’autres un certain nombre de morceaux sans lien aucun, parlant, trop souvent de lieux et d’objets inconnus aux enfants, M. Toubin s’est dit qu’il serait préférable d’entretenir les enfants algériens de l’Algérie même. Oserai-je dire qu’il serait à souhaiter que son exemple fût suivi, et que la même idée fût exécutée en d’autres lieux ? Il me semble qu’un livre de ce genre à l’usage des écoles de la Comté, livre où on réunirait ce que de bons auteurs ont écrit de ses curiosités naturelles, des cultures qui y sont en usage de son histoire, de ses grands homme, des mœurs de ses habitants, aurait une utilité immédiate. Ce ne serait pas un petit avantage que de remplacer, sous les yeux de l’enfant, par de bonnes descriptions des lieux qui l’entourent, des récits qui trop souvent ne font que mettre de la confusion dans ses idées. Telles qu’elles sont, ces lectures algériennes augmentent singulièrement mon estime pour M. Toubin. Elles me rappellent qu’il a fait toute sa carrière dans l’enseignement actif et que le temps qu’il a consacré à ses ouvrages est celui de ses veilles et de ses loisirs ; c’est en travaillant qu’il s’est reposé.

 

On me permettra de terminer par une anecdote. Il y a un an, ayant besoin de renseignements sur quelques écrivains de notre province, je m’adressai à un Comtois depuis très longtemps fixé à Paris et le priai de m’envoyer tous les détails qu’il pourrait se procurer sur ce sujet. Comme je m’y attendais, il me signala tout dès l’abord les récits jurassiens. Il ajoutait, – et à ceci je ne m’attendais certes pas, – « Il y a un second Toubin qui s’appelle Charles comme l’autre et qui vient de faire paraître un Dictionnaire dont on m’a dit beaucoup de bien. Je ne sais s’il est parent du premier. » Erreur pardonnable à coup sûr : il est bien permis de ne pas reconnaître l’auteur de l’Essai paru en 1888 dans l’auteur de la « Fête des Myrthes », publiée en 1887.

 

De ces deux Charles Toubin, sera-ce celui-ci qui reprendra le plus tôt la parole ? Sera-ce l’autre ? Pour mon plaisir et pour le vôtre, ami lecteur, pour notre instruction à tous deux, je souhaite vivement que ce soit l’un et l’autre.

 

Varsovie, janvier 1889.

LA FERME DE CHAMP-DE-L’ÉPINE

I.

 

Le voyageur qui remonte, à partir de la rivière d’Ain, dont il est un des plus faibles affluens, le ruisseau poissonneux de l’Angillon, arrive, après deux heures environ de marche, au village de Chapois. Situé à distance à peu près égale entre les trois petites villes de Noseroy, Salins et Champagnole, ce village n’offre par lui-même rien de remarquable. Ôtez l’église, la maison commune, le chalet, deux vieilles tours en ruines : il ne reste plus qu’un assemblage d’habitations rustiques dont l’aspect extérieur n’a rien de très séduisant. On connaît la ferme comtoise avec sa toiture d’ancelles ou bardeaux, son appentis destiné à abriter la provision de bois, sa chambre à poêle ou plus simplement son poêle, son abeiller (rucher) et sa citerne faisant face au matras ou fumier, sur lequel caquettent deux ou trois poules sous la surveillance de Sultan Chante-Clair. Je passe sous silence le grenier à foin, la grange et l’écurie, dont une violente odeur ammoniacale trahit souvent la propreté douteuse. Tel est le type à peu près invariable de la maison de culture en Franche-Comté, et tel est aussi le tableau plus exact qu’attrayant d’une ferme à Chapois. Le village est d’ailleurs situé, comme on dit, dans un fond, ce qui indique suffisamment qu’on n’y jouit ni d’une vue bien étendue ni d’un air bien salubre.

 

Malgré tous ces désavantages, que nous n’exagérons nullement, Chapois est renommé même pour les agrémens de son site, et plus d’un Jurassien y rêve une maison de campagne ; c’est que les habitations s’élèvent sur la lisière d’un des plus beaux bois de sapins qui existent au monde, – la forêt de La Joux. Tel est le charme sauvage, telle est l’imposante majesté de cette forêt, qu’elle seule tient lieu à Chapois de toutes les autres beautés de la nature. Chapois n’a ni cascades, ni rochers, ni rivières ; mais comment regretter tout cela, quand chaque habitant rencontre à quelques pas de sa maison ces grands et fiers arbres si beaux dans leur sombre parure, ces ombrages d’une fraîcheur incomparable, ces clairières sans nombre où le chevreuil broute en paix, ces prés-bois tout émaillés de narcisses et de délicieuses petites gentianes printanières d’un azur inimitable, ces calmes et profondes solitudes dont le silence n’est troublé que par le chant de la grive et le roucoulement du ramier ? Si le lecteur veut bien nous suivre à Champ-de-l’Épine, une des fermes de Chapois les plus rapprochées de la forêt, il se convaincra que ce village a d’autres titres encore à son attention, et que les vieilles mœurs du Jura y ont gardé quelques représentans caractéristiques.

 

Le 8 février 184…, l’intérieur de cette ferme de Champ-de-l’Épine présentait un singulier aspect de tristesse et de désolation. Assis à côté d’un poêle de fonte chauffé presque au rouge, le fermier, Antoine Reverchon, était occupé à quelque menu travail de charronnage. C’était un homme d’une soixantaine d’années, dont le visage, déjà grave d’habitude et sévère même, paraissait en ce moment chargé de soucis. L’honnêteté y était écrite ; mais c’était plutôt de la dureté qui s’y lisait à première vue. De temps en temps les traits du vieillard s’assombrissaient encore, sans qu’on pût dire si ce changement d’expression devait être attribué à une cause morale ou seulement aux souffrances d’une maladie aiguë, qui depuis près de deux ans tenait le brave villageois relégué au logis. De l’autre côté du poêle, Claude, sa femme, lavait, d’un air non moins préoccupé, la vaisselle qui avait servi au dernier repas. Cette vaisselle, des plus communes qui se vendent aux foires, était, ainsi que tout le reste du ménage, tenue avec une propreté irréprochable trop rare chez nos paysans. Près de la porte, Joséphine, une vive et fraîche jeune fille de vingt-deux à vingt-trois ans, manœuvrait une beurrière ou baratte en bois de sapin aussi nette et propre que si elle eût été achetée la veille au marché de Champagnole. La jeune villageoise s’efforçait de distraire par de gais propos ses parens de leurs préoccupations ; mais elle n’était pas sans quelque trouble dans l’esprit, et loin d’être en état de dissiper la tristesse d’autrui, elle eût eu besoin peut-être que quelqu’un calmât sa propre inquiétude. L’attitude silencieuse de ses parens n’était guère faite au contraire que pour l’augmenter.

 

Soit que la température de la salle fût trop élevée pour que son beurre vînt à bien, soit qu’elle ne se proposât que de mieux entendre les bruits du dehors, Joséphine ouvrait à chaque instant la fenêtre, tantôt comme pour mettre à l’air deux ou trois pots d’œillets et de giroflées auxquels elle semblait tenir beaucoup, tantôt sous le prétexte de les replacer, crainte de froid, dans l’appartement. Pas une minute ne se passait aussi sans qu’un de nos trois personnages ne jetât un coup d’œil à la dérobée sur l’aiguille de l’horloge qui se dressait dans sa luisante cage de sapin verni, près du buffet de noces de la mère Claude. Tout cela se faisait sans qu’un mot fût prononcé. Il arriva enfin que la mère Claude voulant encore furtivement interroger le cadran, son regard rencontra celui de sa fille, qui avait pris précisément la même direction. Pour le coup la pauvre femme, à qui pesait singulièrement déjà ce long silence, n’y tint plus.

 

– Cinq heures ! dit-elle d’un ton lamentable, et il n’est pas revenu !

 

– Mon Dieu, répondit Joséphine, que vous avez peu de patience, mère ! Prévalet est-il revenu ? le Carabinier est-il revenu ? Un jour comme celui-ci, par exemple, il faudrait voir que Mélan ne fît pas comme les autres. Un verre de vin par-ci, un verre de vin par-là ; il faut bien arroser ses rubans. Rentrer à Champ-de-l’Épine à cinq heures un jour de milice, on n’aurait jamais vu cela.

 

– Et moi je te dis, reprit la mère Claude, qu’il a un mauvais numéro, et que sans ça il serait déjà ici ; ce n’est pas lui qui aime déjà tant à courir les bouchons. Jeus-Maria[1] ! voilà qu’il va falloir le racheter, et encore on dit que les hommes ne se vendent pas moins de quinze cents francs cette année-ci ! Et Dragonne, qui est malade ! et ce terme en retard ! Sainte vierge Marie, qu’allons-nous devenir ?

 

– Comme vous y allez, mère ! D’abord, pour le terme, M. de Grailly a dit qu’il attendrait tant qu’on voudra ; ainsi rien ne presse. Pour un homme à acheter, vous parlez de quinze cents francs ! Combien le Carabinier s’est-il vendu ? Treize cents francs, pas un liard de plus. Et un bel homme comme ça encore, et qui a déjà servi ! Rosalie Melet m’a dit ce matin que le fils du percepteur d’Andelot en avait trouvé un pour douze cents francs ; vous voyez donc bien qu’il n’y a pas tant de quoi s’épouvanter. Nous aurons pas mal de tomes[2] à la pesée ; à quarante-huit francs le cent[3], ça fait tout de suite de l’argent. S’il manque quelques sous, on vendra les deux ormeaux[4]. Tranquillisez-vous donc, mère ; quand même Mélan en attraperait un mauvais, ce ne serait pas la mort de Turenne[5].

 

La mère Claude allait répliquer, quand un mugissement plaintif partit de l’écurie. – Pauvre Fanfan ! dit la vieille femme ; lui aussi, il est en peine de Mélan ; il n’a pas eu sa poignée de sel ce matin.

 

Fanfan était des quatre bœufs du père Reverchon celui que Mélan aimait par-dessus tous les autres. Les Reverchon se livraient peu à l’industrie du voiturage, et seulement quand il n’y avait absolument rien à faire aux champs. Depuis que Mélan avait grandi, c’était lui qui allait avec les voitures. Il fallait le voir prendre soin de Fanfan dans les écuries des auberges, lui parler le long de la route comme à un ami, l’encourager aux montées, car de fouet et de jurons, il n’en était pas question entre eux. De son côté, Fanfan n’était pas ingrat, et la mère Claude assurait que son fils n’entrait pas une seule fois à l’écurie sans que le pauvre animal ne se mît à beugler de toutes ses forces pour lui témoigner sa joie de le revoir.

 

– Fanfan n’a pas eu sa poignée de sel ? répondit Joséphine ; je la lui donnerai, moi ; j’y vais à l’instant.

 

– Et ton beurre ? dit la mère Claude.

 

– Mon beurre ! Je ne sais pas ce qu’il a, il n’avance pas.

 

– Vois-tu, Josète, si le beurre ne se fait pas, c’est que le sort nous en veut ; nous sommes au malheur…

 

– Au malheur, parce que le beurre ne se fait pas ! Vous voulez rire, mère ; il fait trop chaud ici, et voilà tout.

 

– Oui, Josète, nous sommes au malheur, c’est moi qui te le dis. N’as-tu pas vu ce matin à l’église ? le cierge que nous avons offert pour Mélan s’est éteint deux fois !

 

– Tenez, mère Claude, vous n’êtes pas plus raisonnable qu’un enfant. Je vous dis, moi, que Mélan aura un bon numéro. Je l’ai rêvé, il y a trois nuits, et vous savez bien que tout ce que je rêve arrive. Je gage pour plus de septante ; mais mettons encore qu’il en ait un mauvais, on le rachètera, et voilà tout. Plaie d’argent n’est pas mortelle, comme vous disiez, il y a un mois, à Jean-Louis Maillard, quand sa maison a brûlé.

 

Le père Antoine n’avait pris aucune part à la conversation des deux femmes. Il continuait à travailler en silence son manche d’outil ; mais lui aussi devait être absorbé par de pénibles réflexions, car tout à coup il se leva brusquement en secouant sa main gauche, qu’il venait de blesser d’un coup de sa serpe. À la vue du sang, la bonne vieille femme recommença ses Jeus-Maria et ses lamentations, tandis que Joséphine, mieux avisée, s’empressait d’apporter à son père l’eau et le linge nécessaires pour panser sa légère blessure. À peine le père Reverchon avait-il, avec l’aide de sa fille, terminé cette opération, qu’un nouveau mugissement, non plus plaintif cette fois, mais sonore et comme joyeux, partit encore de l’écurie. Tous se levèrent ; Joséphine courut à la fenêtre, et à peine l’avait-elle ouverte, qu’un bruit de voix lointaines pénétra dans l’appartement. – Les voici ! s’écria la jeune villageoise, entendez-vous ? – Elle se précipita hors de la chambre, suivie de mère Claude, qui semblait avoir retrouvé ses jambes de vingt ans. Antoine s’achemina aussi vers la porte, mais lentement, moitié par impuissance physique, moitié parce qu’ayant depuis longtemps agité dans son esprit toutes les chances de l’événement, il avait fini par ne plus croire qu’aux pires, en s’efforçant d’armer contre elles son courage d’homme et sa résignation de chrétien.

 

La troupe des conscrits venait d’atteindre les premières maisons du village. Par moment, le vent apportait des lambeaux de la chanson qu’elle lançait aux échos de La Joux ; mais l’ouïe la plus subtile n’eût pu à cette distance reconnaître les voix.

 

Jeus-Maria ! dit la mère Claude, Mélan ne chante pas avec les autres. Sainte vierge Marie, ayez pitié de nous !

 

– J’ai entendu sa voix tout à l’heure, moi, répondit vivement Joséphine, à qui il sembla qu’un mensonge dicté par une telle intention ne pouvait rien avoir de bien répréhensible. Fanfan l’a entendue aussi, bien sûr, autrement il n’aurait rien dit ; mais tenez, écoutez donc, mère : les voilà qui arrivent devant le chalet. Je n’entends plus la voix de Mélan, mais vous savez bien que ce n’est pas son affaire de chanter, et qu’à l’église il ne dit presque jamais rien, surtout depuis un an ou deux. Il suffit que je l’aie entendu tout à l’heure. Allons, mère, prenez courage ; s’il faut le racheter, on le rachètera ; on en aurait déjà bien vu autant.

 

La bande avançait toujours, chantant à tue-tête. Nos montagnards ont un bon coffre, comme ils disent, et chanter fort est pour eux un point d’honneur. On ne perdait plus une parole de la chanson.

 

Les sept ans sont passés ;

Le capitaine a dit :

Amis, prenez courage ;

Encore deux ans ;

Nous irons en Angleterre,

Tambours battans, drapeaux flottans.

 

Encore quelques pas, et la troupe enrubanée[6] allait déboucher de derrière la maison des Vasselet. Il y eut alors pour nos trois personnages un moment d’inexprimable anxiété. Joséphine s’était portée de quelques pas en avant de la ferme, tandis que son père restait appuyé à la porte, calme au moins en apparence, et que la mère Claude, debout près de lui, balbutiait un Ave Maria. Tous trois avaient le regard tendu vers la maison des Vasselet, la respiration haletante. La troupe apparut enfin, marchant aussi militairement que possible sur deux rangs. Mélan n’avait pas de plumet, ce qui était d’un heureux augure[7] ; mais il ne chantait pas et avait l’air singulièrement triste. Tout était donc perdu ! Le vieillard rentra dans la ferme, la mère Claude se mit à sangloter ; par bonheur l’œil perçant de Joséphine était allé jusqu’au chapeau de son frère, au-devant duquel s’épanouissait au milieu de flots de rubans un numéro triomphal. – Quatre-vingt-deux ! s’écria-t-elle en s’élançant vers le jeune homme. Son père l’avait entendue ; il revint sur la porte. La mère Claude refusa d’abord de croire à la bonne nouvelle, mais il fallut bien qu’à la fin elle cessât d’être incrédule.

 

Jeus, dit-elle en continuant à pleurer, mais de joie cette fois, Jeus, quatre-vingt-deux ! Qui est-ce qui aurait cru ça tout de même ? Ce n’est pas l’embarras, quelque chose m’a toujours dit qu’il en ramènerait un bon. Quatre-vingt-deux, Antoine ! notre Mélan qui a quatre-vingt-deux ! Ris donc, tu n’as presque pas l’air content !

 

La bande était arrivée devant la ferme. Nos villageois sont peu expansifs, ou s’ils le sont parfois, c’est à leur manière. On ne s’embrasse pas comme on ferait à la ville ; mais on se mêle, on s’informe des bons et des mauvais numéros, on se démanche les bras sous prétexte de poignées de mains. Une partie des conscrits continuait à chanter ; comme d’habitude, les plus bruyans étaient précisément ceux qu’avait maltraités le sort. Les enfans du village, les chiens des fermes couraient derrière la bande. Soit que la disposition d’esprit de Mélan ne fût pas tout à fait en harmonie avec la joie turbulente de ses camarades, soit que le jeune villageois n’eût voulu que dire bonjour à Fanfan, qu’il n’avait pas vu de toute la journée, il avait profité de tout ce désordre pour s’esquiver presque aussitôt après son arrivée à Champ-de-l’Épine. La troupe s’étant remise en marche pour aller se montrer dans les autres parties du village, il vint retrouver ses parens au poêle. Le père Reverchon ne s’était pas associé jusqu’alors aux transports de joie de sa femme et de sa fille, non que cette joie ne lui parût parfaitement naturelle et légitime, mais il lui semblait qu’avant de s’y abandonner, il devait d’abord payer sa dette de reconnaissance à celui qui en avait été le dispensateur. – À genoux, dit-il en voyant entrer son fils au poêle, et remercions le bon Dieu.

 

Tous s’agenouillèrent ; le vieillard prononça d’une voie émue une courte prière d’actions de grâces, après quoi on le vit un tout autre homme. – Allons, dit-il gaiement, fais-nous à souper, Josète. Une bonne soupe au lait, du brési[8], entends-tu ? Tu nous feras une omelette à la farine ; je crois que Mélan l’aime. C’est un brave garçon, ton frère, Josète ; il ne m’a jamais fait de chagrin. N’oublie pas le miel, le fromage ; tu iras au tonneau ; il doit encore rester du vin de la fête. Comme tu disais tantôt, il faut arroser les rubans du garçon ; c’est fête carillonnée aujourd’hui.

 

Joséphine se mit à l’ouvrage, et le souper fut bientôt prêt. La soupe une fois mangée, Antoine fit avec son couteau le signe de la croix sur un pain de six livres que venait d’apporter sa fille, opération qui a pour objet de mettre en fuite le diable caché au sein de la miche, d’où les enfans (on a si bonne vue à cet âge) ne manquent pas, dit-on, de le voir s’échapper. Cela fait, le bon villageois donna à Mélan, contre son habitude, l’entamon, morceau de choix, qui revient de droit au chef de la famille, quand l’état de conservation de ses dents lui permet d’user de sa prérogative. Ni Joséphine ni sa mère ne se placèrent à table ; elles mangèrent toutes deux leur soupe sans s’asseoir et se remirent tout de suite à vaquer aux soins du ménage. La mère Claude était dans le ravissement de voir son homme en si heureuse humeur.

 

– Mais regarde donc, Josète, disait-elle tout bas à sa fille ; Jeus, est-il content ! ne dirait-on pas que c’est lui qui a tiré à la milice ? Je ne me rappelle pas l’avoir vu comme ça, si fait, le jour qu’il a eu son garçon. Hein, ma pauvre Josète, qu’il fait bon au monde aujourd’hui !

 

Le père Reverchon était en effet d’une gaieté tout à fait en dehors de ses habitudes. C’est qu’il avait mesuré de l’œil, lui aussi, et mieux encore que sa femme et sa fille, toute la profondeur de l’abîme au fond duquel la pauvre famille avait couru le risque d’être précipitée. Depuis que son garçon était entré dans sa vingt-unième année, l’imagination du vieillard ne lui avait montré que les objets les plus sombres : ce terme en retard, Mélan pris par la conscription, la famille s’endettant pour le racheter, leur bétail saisi, leur mobilier vendu à l’encan, lui et les siens ruinés et déshonorés ! Et tous ces malheurs, toute cette honte, non-seulement ils venaient d’y échapper, mais grâce à Mélan, dont l’activité égalait la bonne conduite, la famille pourrait étendre sa culture, et qui sait ? entrer peut-être dans une ère, bien inespérée jusque-là, de prospérité et de bonheur domestique sans mélange. Laissons le vieux fermier faire part lui-même de ses projets à son fils.

 

– Tu as eu bonne main, Mélan, lui dit-il en avançant son verre pour trinquer ; à la tienne, mon garçon ! Il n’y en a pas un dans la commune qui ait ramené aussi haut que toi. Je gage qu’il était tout au fond ; j’ai toujours dit que les bons étaient tout au fond. Moi, je n’ai eu que 65 ; il y a de ça pas mal de temps. C’est égal ; tu nous restes ; allons, bois un coup. Sais-tu ce que nous ferons ? Si on marnait le pré de la Verne, hein, qu’en dis-tu ? il faudra penser à ça. Du vin, Josète. Je te disais donc que Faivre va être obligé de vendre… C’est dommage, Faivre était un brave homme ; mais ces mauvais marchés qu’il a faits, tu sais bien… Il a déjà reçu du papier timbré, à ce qu’on dit, et ce n’est pas le numéro qu’a eu ce matin le garçon qui arrangera leurs affaires. Pour lors j’ai idée que M. de Grailly ferait bien d’acheter le pré de la Malcombe ; il l’aurait à bon compte, ça nous arrondirait. Il faudra que tu ailles à Salins pour lui en parler. Tu sais que ta sœur… Elle est sortie, bon ; je gage que Simon est déjà là, et qu’ils se parlent sur la porte. Eh bien ! oui, imagine-toi, mon garçon, que quand il me l’a demandée, il y a de ça trois mois… Tiens, c’était juste le jour de la Saint-Mayeul[9]… Pour lors voilà que j’appelle Josète et que je lui raconte la chose. – Ah ça, père, me fit-elle en riant, depuis quand les oiseaux nichent-ils en hiver ? – Moi, j’appuie sur la chose, et sais-tu ce qu’elle a fini par me dire… ? Qu’elle ne voulait pas nous laisser tout seuls, ta mère et moi, et qu’on verrait quand tu aurais tiré à la milice. C’est une bonne gent, ta sœur ; Simon n’aura pas à se repentir ; on les mariera pour Pâques. Tu ne bois toujours pas ; est-ce que tu le trouverais mauvais ? Ça ne vaut pas le vin que j’ai bu un jour chez notre curé ; mais, comme on dit, faute de grives, on mange des escargots. Il faudra te marier bientôt, toi aussi. Voyons, as-tu déjà des idées ? Tu en aurais parlé à ton père, pas vrai, mon garçon ? Que dis-tu de la Jeanne Lacroix, d’Andelot ? En voilà qui n’achètent pas le pain à la livre ; mais ils sont trop farauds pour nous. Son père m’a bien dit un jour… Suffit ; je trouve d’ailleurs qu’ils n’ont pas assez de religion. La Toinette Robardet conviendrait peut-être mieux ; mais pour lors je t’avertis que si tu ne veux pas qu’elle te mène, il te faudra lui enfoncer la bague[10]. Enfin nous verrons ; je ne suis plus bon à grand’chose, c’est moi qui bercerai les petits. Allons, bois donc, Mélan ; tu as fait tout de même une bonne journée, va.

 

Sans une pointe de gaieté, à laquelle le vin de Salins n’était pas étranger, le vieillard eût remarqué dans son fils des signes non douteux d’impatience. Au moment où le père Reverchon avait déroulé devant Mélan la liste des partis auxquels il pouvait prétendre, le jeune homme avait souri amèrement. Évidemment il avait quelque demande délicate à faire à son père, et il attendait, pour la risquer, que le vieillard eût fini. À la fin cependant il se décida à parler, et vidant son verre d’un trait pour se donner du courage :

 

– Écoutez-moi, père, dit-il, j’ai quelque chose à vous demander.

 

– Parle, mon garçon, répondit le père Antoine ; je vois bien ce que c’est, tu voudrais aller rejoindre les conscrits chez Michoulier. Personne de chez nous n’a jamais mis les pieds au cabaret, mais un jour de milice … suffit, je le permets. Tu n’as peut-être plus d’argent ; dis à ta sœur qu’elle t’en donne, tu sais bien que c’est elle qui tient la bourse.

 

– J’ai encore de l’argent, père, répondit le jeune homme, et pour ce qui est des conscrits, j’estime qu’ils se passeront bien de moi pour ce soir. Je voudrais, … mais ça ne vous fâchera pas ? je voudrais…

 

– Voyons, que voudrais-tu ? Est-ce que tu te gênes avec ton père par exemple ? Il ne faut pas être comme ça, mon garçon. Je dis oui d’avance ; ainsi tu peux parler.

 

– Eh bien ! père, je voudrais me faire… soldat.

 

– Bonne idée, mon garçon, bonne idée ! s’écria le père Antoine, qui ne pouvait s’imaginer que son fils ne plaisantât pas. Soldat ! c’est ça tout de même un état ! On court le monde ; on en voit du pays. Ne me parle pas de ceux qui ne sont jamais sortis de leurs trous, autant venir au monde estropié des quatre membres. C’est dommage que je sois si vieux, je partirais avec toi.

 

– Vous voulez rire, père, mais moi, non. Tenez, voilà le grand Margillet, est-ce que ça ne fait pas plaisir, quand il raconte ses histoires à la veillée ? On entendrait voler une mouche. Il n’a cependant été qu’un an en Afrique.

 

– Un an de trop ! répondit le père Antoine, qui commençait à trouver la plaisanterie un peu longue. Margillet était un bon enfant quand il est parti, on ne l’avait jamais vu se déranger. Maintenant où est-ce qu’on le trouve ? À l’auberge, toute la sainte journée, et même on dit qu’il doit déjà pas mal d’argent à Michoulier. Sans aller si loin, qu’est-ce qu’il a fait dimanche dernier ? Il a joué aux quilles pendant une bonne partie de la messe avec le fruitier… Mais, toi, qu’est-ce que tu as voulu dire tout à l’heure, avec tes histoires de soldat ? Est-ce que tu voudrais nous quitter pour tout de bon ? Parle, explique-toi ; il faut que je sache à quoi m’en tenir.

 

Le père Antoine avait prononcé ces dernières paroles d’un ton sec, qui glaça Mélan de frayeur. Le pauvre garçon eût bien voulu n’avoir pas abordé ce terrain périlleux, mais il était trop tard pour reculer. Sommé par son père de s’expliquer, il dut obéir. – Pour lors, dit-il avec encore bien moins d’assurance qu’auparavant, voici comme la chose est venue. Je venais de tirer mon numéro, et j’étais devant la maison commune à regarder en attendant les autres, quand ne voilà-t-il pas que quelqu’un me tape sur l’épaule ! Je me retourne ; qu’est-ce que je vois ? Un monsieur, mais un monsieur bien comme il faut, habillé tout en drap, avec une chaîne en or.

 

– Ah ça ! qu’il me fit, jeune homme, est-ce qu’on ne se vend pas ? – Combien en donnez-vous ? – Treize cents francs. – Quatorze cents. – Treize cent cinquante. – Quatorze cents, pas un liard de moins. – Eh bien ! fit-il, c’est cher, mais va pour quatorze cents. Touchez là, mon garçon. – Je n’ai pas voulu toucher, parce que je ne savais pas encore si vous seriez consentant ; mais ça m’a mis tout de même la chose dans la tête. Quatorze cent francs, père, c’est un bon cheptel. On paierait ce terme en retard, et il y aurait encore de quoi acheter une bonne paire de bœufs. Bouquet et Dsouli commencent à ne plus guère tirer ; ils sont vieux…

 

– Ils sont vieux, c’est ça, dit le père Antoine, dont le visage s’était assombri de plus en plus pendant que parlait son fils. Bouquet et Dsouli sont vieux et ton père aussi, n’est-ce pas ? Et les vieux ne sont plus bons à rien ; on leur manque, on les met au rebut, on s’en débarrasse comme on peut. C’est ce que tu as voulu dire, hein donc ? Mais voyons, ces bœufs, ces fameux bœufs, que tu achèteras avec tes quatorze cents francs, qui est-ce qui les mènera à la charrue ? Moi, n’est-ce pas ? avec mes soixante- ans révolus et ma jambe, qui ne veut plus aller ! Répondras-tu ? Qui est-ce qui fera les foins ? qui est-ce qui battra le blé ? qui est-ce qui mènera le matras sur les -champs ?

 

– Simon sera votre gendre, il viendra chez vous, balbutia Mélan ; son frère ne demandera pas mieux que de rester à Bas-du-Bois.

 

– Tu as réponse à tout, s’écria le vieillard ; on t’a fait ta leçon, car enfin tout ça ne vient pas de toi, c’est la première fois que je t’entends parler de soldats et de tout ce que tu viens de me débiter. Non, non, ce n’est pas Mélan qui aurait eu tout seul l’idée d’abandonner dans leurs vieux jours son père et sa mère. Qu’est-ce qui t’a endoctriné ? Il faut que je le sache, entends-tu ? Il faut que je sache qui a voulu me débaucher mon garçon.

 

Mélan resta interdit ; peut-être dans son trouble allait-il tout confesser à son père, quand l’incident le plus heureux du monde vint le tirer d’embarras. Un des amis des Reverchon, Pierre-Claude Jacquemet, qui venait complimenter la famille sur l’événement de la journée, entra tout à coup au poêle. Le père Antoine fut vivement contrarié de cette visite importune, et bien plus encore quand il vit Mélan, après quelques mots échangés avec Jacquemet, profiter de la circonstance pour se glisser vers la porte et sortir. Le mot de l’énigme, qu’il lui importait tant de connaître, venait de lui échapper peut-être pour toujours.

 

II.

 

Comme l’avait supposé le père Antoine, Joséphine était devant la ferme, avec Simon, à causer de leur bonheur futur, sur lequel le jeune homme prélevait sans doute quelque léger et bien timide à-compte. Simon avait environ vingt-cinq ans ; sans être, comme Mélan, un des plus beaux garçons du val de l’Angillon, il avait une figure douce et honnête qui prévenait en sa faveur, et personne ne s’étonnait, après l’avoir vu, que Joséphine, qui avait cependant le droit d’être exigeante en fait d’avantages personnels, eût laissé tomber son choix sur lui. Moitié fermier, moitié propriétaire, le père de Simon jouissait d’une modeste aisance campagnarde, et vivait dans une des trois fermes isolées de Bas-du-Bois, à une heure environ de Champ-de-l’Épine. Il y avait deux ans au moins que Simon venait en blonde[11] à Chapois. Grâce à Dieu, tout obstacle était enfin levé, ou du moins Simon était autorisé à le croire ; aussi s’apprêtait-il, en apercevant Mélan qui sortait du poêle, à lui donner la plus cordiale poignée de main, quand la jeune fille tira son frère par le bras, et le menant vers la citerne : – Où vas-tu, Mélan ? lui dit-elle à voix basse ; chez cette malheureuse, n’est-ce pas ? Je n’ai rien à te dire, moi ; mais, au nom du ciel, qu’au moins notre père n’en sache rien ; tu sais comme il est, ça le tuerait.

 

Mélan ne s’était nullement attendu à cette brusque apostrophe, qu’il ne croyait que son père et sa conscience en droit de lui adresser. Il s’éloigna, sans répondre un seul mot, moitié furieux, moitié confus. Tout dormait déjà autour de la ferme de Champ-de-l’Épine, et le jeune villageois se dirigea avec une précipitation fiévreuse vers le chalet[12] qui était le but de sa course. Il n’en était plus qu’à quelques pas, quand une jeune fille, que l’obscurité l’avait empêché d’apercevoir, s’avança en hésitant vers lui. – Est-ce vous, Mélan ? lui dit-elle ; Dieu soit loué ! ce n’est pas trop tôt. Avez-vous bien pu me laisser si longtemps dans la peine ? car enfin voilà plus de trois      heures que vous êtes revenu de la ville. Est-ce que je pouvais aller aux nouvelles dans le village, moi, pour savoir votre numéro ? J’en ai eu cependant l’idée ; mais on est si méchant à Chapois ! Par bonheur, mon père est rentré au chalet, et il m’a dit la chose. Enfin vous nous restez ! J’ai bien prié le bon Dieu, allez, Mélan ; mais vous ne dites rien, qu’avez-vous donc ?

 

Mélan cherchait quelque chose à répondre, quand un bruit de pas se fit entendre du côté du chalet, et en même temps une grosse voix enrouée se mit à apostropher la jeune fille. – Ah çà ! est-ce à cette heure-ci que les filles courent après les galans ? cria l’individu qui arrivait. Si je ne me retenais, je te ferais passer un mauvais quart d’heure pour t’apprendre à guillevauder[13] comme ça, grinbelle[14] que tu es !

 

La jeune villageoise venait de se rapprocher de Mélan par un mouvement instinctif, comme pour se mettre sous sa protection. L’inconnu marcha droit vers eux ; mais tout à coup, soit qu’il vînt seulement de reconnaître Mélan, soit plutôt qu’il n’eût joué en tout cela qu’une comédie, il changea complètement de ton et de langage. – Tiens, c’est vous, Mélan ? dit-il ; pardon, excuse, je ne vous avais pas reconnu ; il fait si noir ! Vous devez me trouver un peu prompt en paroles ; mais c’est que, voyez-vous, c’est si glissant, une fille à garder ! on aurait meilleur temps avec un troupeau de chèvres. Je sais heureusement qu’avec vous c’est en tout bien tout honneur. Je vais jusque chez les Fumey, s’ils ne sont pas encore couchés. Bonsoir, mon garçon ; que je ne vous dérange pas.

 

Qu’on nous permette ici une courte digression. Le père si brutal et si accommodant à la fois que nous venons de voir apparaître n’est autre que le fruitier du village, et on comprend qu’un personnage de cette importance ne veut pas être introduit en scène avec aussi peu de cérémonie. Avant de revenir à Mélan et à la jeune habitante du chalet, nous devons faire connaître en quoi consistaient les fonctions du père de celle-ci.

 

Un village dans le Jura se compose de trois personnes et d’un nombre variable de paysans. Ces trois personnes sont le curé, le maire et le fromager ou fruitier. Le curé a le pas sur celui-ci, le maire le lui cède presque toujours. La Saint-Jean d’été est la fête du fromager, ainsi que celle du bouèbe[15] ou berger. Voyez-le ce jour-là : on décore de fleurs sa jauge, on lui offre un bouquet avec des dragées ; chaque cultivateur lui apporte son offrande, qui est en général de deux sous par tête de vache laitière. Cependant ce n’est peut-être là qu’un fait d’exception ; prenons-le donc dans sa vie de tous les jours. Le voilà installé avec sa chaudière et ses ustensiles chez le fermier pour lequel le fromage se fabrique ce jour-là. Tout au matin, le fruitier a de l’eau-de-vie à peu près à discrétion ; à huit heures, un vaste bol de café au lait ; aux repas de midi et du soir, une soupe au lard, du lard avec des choux, un saucisson de ménage, du jambon, du vin. Même convalescent, le maître de la maison ne mange guère, lui, que de la soupe, et ne boit que de l’eau.

 

D’où vient ce fétichisme pour un individu qui n’est au fond que le domestique, tout au plus le commis de l’association fromagère ? La fabrication des fromages étant la principale, presque l’unique richesse des populations agricoles du Jura, on comprend déjà que quelque chose de son, importance doive rejaillir sur celui qui en est à la fois l’âme et le bras. Néanmoins le secret de son ascendant n’est pas là encore : c’est par les femmes que le fruitier triomphe dans la commune, c’est par elles qu’il ne se connaît de supérieur en considération que le curé. Ses relations avec elles sont de presque toutes les heures. Deux fois par jour, elles apportent le lait à la chaudière ; il s’informe des malades, gens ou bétail, parle aux filles de leurs galans, aux femmes de leur train de culture ; il a le mot pour rire avec l’une, avec l’autre le mot aimable, et comme à toutes ces qualités il joint celle d’être souvent jeune, presque toujours célibataire, quelquefois beau garçon, on ne s’étonnera pas qu’on se soit vu forcé d’en renvoyer plus d’un qui semait le désordre dans les familles. En général cependant, l’usage que les fruitiers font de leur ascendant dans le village est bien plus moral, surtout depuis quelques années, et on peut dire que presque tous ne se proposent plus aujourd’hui qu’un but : « se faire aimer » dans la commune pour être continués dans leur emploi.

 

Les premiers fruitiers du Jura vinrent, comme on le sait, du canton de Fribourg, et notamment du pays de Gruyère. Rebouteux, herboristes, vétérinaires, ils savaient tout, faisaient tout, se mêlaient de tout, même de magie blanche ou noire, à volonté. Les fruitiers d’aujourd’hui ont, Dieu merci, renoncé aux sortilèges, et ils ont sagement fait. Tromper dans les comptes, comme ils le faisaient autrefois, dit-on, ne leur serait pas non plus facile, car bien que la comptabilité se fasse encore par le système patriarcal de la taille, nos jeunes villageoises savent, elles aussi, calculer, et bien habile serait celui qui pourrait les induire en erreur à leur préjudice, ne fût-ce que d’une seule raie[16].

 

Tel est le fruitier d’aujourd’hui, bien différent, comme on voit, de celui d’il y a cinquante ans. D’où venait celui de Chapois ? Il avait habité successivement tant de villages, ou, comme on dit, de pays, avait exercé tant de métiers, parlait tant de patois, soit de France, soit de la Suisse romande, qu’il eût été fort difficile d’établir auquel des deux versans du Jura revenait l’honneur (si honneur il y avait) de lui avoir donné naissance. Son nom n’était pas non plus un indice, car il signait (il savait écrire !) Isidore Gandelin, et si les Gandelin et les Isidore sont nombreux en Suisse, il n’en manque pas en Franche-Comté. Il fallait l’entendre raconter ses aventures quand il avait un doigt de vin ; ce n’était ni par mois ni par années qu’il datait alors ses récits, mais par des indications dans le genre des suivantes : quand j’étais armailli[17] au Suchet, – c’était du temps que je courais les villages la balle au dos, etc. Aucun de ces métiers ne lui ayant réussi, il était venu s établir à Ney, près de Champagnole, où il avait obtenu, on ne sait comment, un emploi de garçon farinier dans un moulin assez important, et peu de temps après la main d une villageoise dans l’été de l’âge, mais dans l’été de la Saint-Martin. Celle-ci était veuve d’un cultivateur qui ne lui avait laissé pour toute fortune qu’un champ de deux ou trois soitures[18] et une fille assez jolie qui touchait à la puberté. Isidore, ou, comme on disait, Sidore, mangea le champ, battit la fille, et maltraita si bien la mère, qu’elle mourut bientôt de chagrin.

 

Une fois veuf et ruiné, notre homme ne tarda pas en outre à perdre son emploi. Heureusement sa fille, qui avait appris l’état de couturière, commençait à avoir des journées. Chaque soir, elle remettait la modeste somme de dix sous, produit de son travail du jour, à son père, qui, de son côté, trouvait à s’employer, soit comme coupeur de bois, soit au moment des récoltes. La jeune villageoise s’appelait Floriane, nom déjà passablement prétentieux ; mais on doit savoir encore gré à ses parens de ne l’avoir pas nommée Artémie, Otilie, Herminie ou Irma, suivant une mode déplorable introduite depuis quelques années dans les montagnes du Jura, où l’on ne rencontre presque plus de Jeanne ou de Thérèse au-dessous de quarante ou cinquante ans. Ajoutons, pour ne rien omettre, que Floriane eut beau ne cesser de se conduire à Ney en digne et brave fille ; Gandelin était son père, ou du moins elle vivait avec lui sous le même toit ; personne ne voulut croire à son honnêteté.

 

Il y avait trois ans environ que Sidore habitait Ney, quand il apprit que la place de fruitier était vacante à Chapois. Il partit sur-le-champ ; deux heures après son arrivée, on lui mettait à la main le débattoir et les réseaux[19]. Gandelin sortait de l’excellente école du Suchet ; il travailla lestement, proprement, et le soir même le conseil de fruitière[20], tout disposé à l’employer, décida qu’on prendrait des renseignemens sur son compte. Ces renseignemens, comme on le pense bien, ne furent pas flatteurs pour Isidore ; mais quand ils arrivèrent, il avait déjà eu le temps de se faire des amis dans le village et même au sein du conseil de fromagerie. Chapois ne faisait que sortir d’une crise violente de dissensions intestines durant laquelle, par suite d’un vote inexplicable qui avait éliminé du conseil la plupart des notables sociétaires, ceux-ci avaient fait fruitière à part, au grand détriment des petits fermiers, qui, réduits à eux seuls, ne purent fabriquer qu’en été. En arrivant à Chapois, Isidore avait trouvé les deux fruitières réunies de nouveau ; mais les haines n’étaient pas éteintes, et une étincelle pouvait suffire à les rallumer. Des deux côtés cependant on affecta de se montrer d’abord porté à la conciliation, et il fut convenu à l’amiable qu’on attendrait la fin de l’hiver, époque ordinaire de la nomination des fruitiers, pour en choisir un, Isidore devant rester jusqu’à ce moment-là chargé du chalet. Seul, dans sa haine implacable contre le vice et les mauvaises gens, le père Reverchon s’opposa à cet atermoiement, qu’il regardait comme un abandon du devoir, et il ne cessa de répéter en toute circonstance qu’il fallait renvoyer Gandelin. Celui-ci sut bientôt quel ennemi il avait dans le père Antoine, et dès ce moment toute occasion lui fut bonne pour se venger.

 

III.

 

– Qu’avez-vous, Mélan ? reprit Floriane après le départ de son père. Vous n’avez pas l’air content. Est-ce que ça vous fâche de n’être pas soldat ?

 

Mélan tressaillit comme un homme qui a été deviné dans sa pensée la plus secrète. Le mouvement qu’il fit n’échappa point à Floriane.

 

– Comment avez-vous pu croire ?… répondit-il en balbutiant ; Floriane, vous pouvez supposer…

 

– Je ne suppose rien, je suis sûre, dit-elle d’un ton où il entrait encore plus de douleur que de dépit. Je ne croyais pas dire si juste tout à l’heure ; je le vois bien maintenant. Dites vrai, Mélan : vous êtes décidé à vous en aller ?

 

– Eh bien ! oui ; autant que vous le sachiez aujourd’hui que demain… Oui, je veux m’en aller, je veux me faire soldat ; mais je reviendrai… Sept ans sont bientôt passés… Je vous écrirai souvent.

 

– Vous le voulez, Mélan ; vous devez avoir vos raisons ; je n’ai rien à dire contre. Faites donc comme il vous plaira. Vous me promettez de m’écrire souvent, n’est-ce pas ?… Mon Dieu, que je suis malheureuse ! Sept ans ! Moi qui étais si contente quand j’ai appris que vous aviez un bon numéro ! Je vous en voulais bien un peu de n’être pas venu me le dire tout de suite ; mais je me suis dit que votre père… Quelle idée ! Votre père… Il a tout appris… C’est lui qui veut… Mon Dieu, je crois que je vais tomber…

 

La pauvre fille chancela en effet, mais son ami la soutint à temps. Une pièce de sapin était étendue au bord du chemin non loin du chalet ; il l’y conduisit et l’y fit asseoir.

 

– Pardonnez-moi, s’écria-t-il, Floriane, pardonnez-moi. Est-ce que je pourrais vous quitter, dites ? Non, non, quand je le voudrais, je ne le pourrais pas. Ne pleurez donc pas comme ça : vous voyez bien que cela me fend le cœur.

 

Floriane sanglotait. La lune depuis quelques instans s’était dégagée de l’épais rideau de nuages qui l’avait masquée jusqu’alors ; elle éclairait les joues pâles de la jeune fille, que sillonnaient d’abondantes larmes. Un instant de silence suivit, durant lequel la pauvre enfant s’efforça de maîtriser sa douleur. – Partez, Mélan, dit-elle enfin d’une voix presque assurée ; partez, il le faut. Ne faites pas attention à moi ; je ne souffre que ce que je mérite. J’aurais dû me dire dès le premier jour que votre père ne serait jamais consentant. J’en ai bien eu l’idée plus d’une fois ; un jour même, je voulais vous dire qu’il fallait nous quitter, mais je n’en ai pas eu la force ; il me semblait que je serais trop malheureuse, si je ne vous voyais plus. Votre père veut que vous partiez, il faut lui obéir. Votre mère aussi ;… on dit qu’elle est si bonne, votre mère ;… vous ne devez pas lui donner du chagrin. Nous nous reverrons encore une fois, – n’est-ce pas ? – la veille de votre départ, et nous nous dirons adieu. Fasse le ciel que ce ne soit pas pour toujours ! À bientôt, Mélan ; mon père ne tardera pas à revenir : il faut que je rentre au chalet.

 

Mélan voulait la retenir, mais elle se dégagea de ses bras et s’éloigna rapidement ; le jeune villageois n’essaya pas de la poursuivre. Resté seul, dans un état inexprimable de trouble et d’abattement, il sentait ses yeux se remplir de larmes. Le bruit des pas d’Isidore, qui revenait en sifflant, selon son habitude, quelque air grivois, le força à quitter la place. Tout en marchant, le pauvre jeune homme se mit à se parler tout haut à lui-même : – Elle croit que c’est mon père qui veut que je parte ; si elle savait ce qui en est, et que c’est de moi seul qu’est venue la chose… Qu’est-ce que je voulais ? Partir pour ne pas chagriner mes parens ; mais je vois bien maintenant que je n’aurais pas pu quitter Floriane. C’est décidé, je dirai tout à mon père.

 

Au moment même où Mélan prenait cette résolution, le bruit d’une chanson vociférée par les plus discordantes voix du monde vint frapper ses oreilles :

 

Va, va, tu t’en repentiras,

Quand il faudra monter la garde ;

Soufflant dans tes doigts, tu diras :

Cruel moment où j’ai pris la cocarde !

 

– Ils sont encore chez Michoulier ; il faut que j’y aille, ça me fera peut-être passer mes idées. – Mélan se dirigea vers l’auberge. Comme il allait y arriver, il remarqua que la fenêtre de la salle du cabaret était ouverte. Les conscrits ne chantaient plus, mais leur conversation était des plus animées. Un instant il lui sembla avoir entendu prononcer son nom ; il s’avança, à la faveur de l’obscurité, jusque sous la fenêtre, et se mit à prêter l’oreille. Pas un mot de ce qui se disait au dedans de la salle ne pouvait lui échapper.

 

– Que fait donc Mélan, qu’on ne le voit pas ? demanda une voix qu’il reconnut aisément pour celle d’un de ses amis, Désiré Prévalet. Il avait cependant bien promis de venir.

 

– C’est pour rire que vous dites ça, répondit la cabaretière, une grande femme maigre à la voix criarde qu’on appelait, par antiphrase sans doute, la Céleste. Mélan ici ! En voilà un qui ne salit pas mon plancher : ce n’est pas pour dire, mais je ne connais pas encore la couleur de son argent.

 

– Vous ne voyez donc pas qu’il est avec la Floriane ? dit un autre individu, auquel la couleur plus que blonde de ses cheveux avait fait donner le sobriquet de Rougeaud.

 

– Nous partons ensemble, n’est-ce pas, Carabinier ? reprit Désiré, qui cherchait évidemment à changer la conversation. Moi, d’abord, je devance l’appel.

 

Le Carabinier était un grand luron tout récemment revenu de l’armée, et qui s’était de nouveau vendu quelques jours auparavant. Nous n’avons pas besoin de dire que son sobriquet lui venait du corps dans lequel il avait servi. – Tu seras un brave, toi, dit-il à Désiré. À la santé des braves !

 

Tous choquèrent leurs verres avec une telle force, que dame Céleste crut devoir les prier d’y aller un peu plus doucement.

 

– Moi, dit un des jeunes gens qui n’avaient pas eu la main heureuse, je me crois aussi brave qu’un autre ; mais ça n’empêche pas que si quelqu’un voulait partir pour moi, je le laisserais faire tout de même. J’aime mieux aller avec mes bœufs ; on s’amuse toujours de temps en temps dans les cabarets.

 

– C’est ta faute alors, Marescot, si tu en as attrapé un mauvais, dit le Rougeaud ; tu devais faire comme la mère Reverchon : elle a offert un cierge…

 

– Quand elle en aurait encore offert quatre, répliqua un des amis de Mélan, est-ce que ça te regarde ? est-ce de ton argent ?

 

– Lui ! ajouta Désiré, que l’acharnement du Rougeaud à mettre les Reverchon sur le tapis commençait à fatiguer, où prendrait-il pour les payer ? Est-ce vrai, Rougeaud ? Voilà Perret qui dit que tu avais oublié ta bourse la première fois que tu as entendu le coucou[21].

 

– On sait bien, reprit Perret, pourquoi le Rougeaud est tant après Mélan : c’est parce que la Floriane n’a pas voulu de lui.

 

– Une belle dringue, ma foi, votre Floriane ! répondit le Rougeaud. Comme si on ne savait pas qu’avant de venir à Chapois, … suffit ; c’est la sage-femme qui l’a dit elle-même.

 

– Tu en as menti, s’écria du dehors Mélan avec une voix de tonnerre ; tu en as menti, mauvais Rougeaud !

 

Il avait rugi, il s’élança comme un lion. On entendit le long escalier de bois trembler sous ses bonds furieux. Une scène de violent désordre se passait pendant ce temps dans la salle. Tous s’étaient levés de leurs bancs ; la Céleste allait de l’un à l’autre, criant qu’elle n’entendait pas ça, que c’était une abomination, qu’on perdait sa maison. Le Rougeaud avait saisi une bouteille vide que Désiré cherchait à lui enlever des mains. De son côté, le Carabinier avait pris position en travers de la porte, remplissant de sa vaste stature tout l’espace. Mélan vint se heurter contre le colosse.

 

– Laisse-moi, Carabinier, criait-il avec fureur ; laisse-moi passer, que je le tue !

 

Le Carabinier demeurait impassible. – Paix, mes enfans, disait-il avec un flegme imperturbable, paix ; ne faites pas les méchans comme cela. Désiré, emmène Mélan ; toi, Rougeaud, pose ta bouteille, ou je te fais passer le goût du pain, et ce ne sera pas long. – Le Rougeaud obéit sans se faire répéter l’ordre ; mais Mélan fit plus de résistance, et ce ne fut pas sans peine qu’on le décida à quitter l’auberge et à retourner à Champ-de-l’Épine.

 

IV.

 

Le lendemain de cette pénible journée, le père Reverchon était debout de grand matin, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le commencement de sa maladie. Il profita du moment où la mère Claude était à traire ses vaches pour chercher à apprendre de Joséphine les motifs qui avaient pu pousser Mélan à vouloir se faire soldat. Joséphine fut grandement attristée à la nouvelle de l’étrange résolution prise par son frère ; mais elle garda assez d’empire sur elle-même pour ne rien laisser voir au vieillard des pénibles sentimens qui l’affectaient. Elle répondit en bonne sœur qu’elle n’avait rien entendu dire sur le compte de Mélan, que sa détermination n’était sans doute que l’effet d’un coup de tête, et qu’un peu de réflexion l’y ferait certainement renoncer. Il faut que j’en aie le cœur net, répondit le père Antoine ; donne-moi mes habits, Josète, j’ai à sortir.

 

Cet ordre contraria vivement la jeune fille, qui comprit tout de suite les fâcheuses conséquences de la démarche que son père se proposait de faire. Évidemment il allait chez le curé ; eût-il demandé ses habits de fête pour faire une visite à tout autre dans le village ? Le curé ne pouvait pas ignorer les relations de Mélan avec Floriane ; s’il parlait, tout était perdu. Joséphine tenta, quoique avec assez peu d’espérance de succès, de détourner le vieillard de son dessein. – Vous n’y songez pas ; père, lui dit-elle ; il y a plus d’un an que vous n’avez mis le pied dehors, et vous voulez sortir, malade comme vous êtes, et par ce mauvais temps-là encore ! Vous savez bien que l’humidité ne vous vaut rien.

 

– Je ne vais qu’à quelques pas, répondit- le vieillard ; je serai bientôt revenu.

 

– Attendez au moins que vous ayez déjeuné. La soupe va être prête ; je vais la tremper dans un instant.

 

– Non, non, dépêche-toi, je n’ai pas faim ce matin.

 

Il fallut obéir. La jeune paysanne tira lentement et à contre-cœur du vieux buffet de noyer, où ils étaient précieusement renfermés depuis la Noël précédente, un pantalon et une veste de drap gris-bleu qui ne s’attendaient à être exhibés que lors de la solennité de Pâques. Le brave homme s’habilla aussi lestement que possible, et, sa toilette achevée, se mit immédiatement en route. Une amère inquiétude s’empara de Joséphine quand elle le vit s’éloigner. Elle tremblait pour Mélan ; elle tremblait pour son père, dont la santé, déjà si fortement ébranlée, ne pourrait pas résister peut-être à la terrible secousse qu’elle pressentait. De grosses larmes roulaient dans ses yeux.

 

Il neigeait. C’était pitié de voir le pauvre vieillard s’avancer avec peine par les chemins boueux du village, malade, le front chargé de soucis. Arrivé à la porte du presbytère, il sonna. La gouvernante du curé vint lui ouvrir. Cette digne femme n’avait qu’un défaut, qu’on devinera aisément après l’avoir entendue souhaiter la bienvenue au bon villageois. – Jeus, dit-elle, voilà-t-il pas le père Reverchon qui vient voir M. le curé ! Comment ça va-t-il, père Reverchon ? Ce mariage est donc décidé ? Quand va-t-on à Bas-du-Bois ? Savez-vous que c’est tout de même un beau brin de fille que votre Josète ? Ah çà, pendant que j’y pense, dites donc à Mélan de ne plus aller chez ce mauvais fruitier ; cela fait joliment causer dans le village. Tenez, pas plus tard qu’hier, est-ce qu’on ne m’a pas dit qu’il avait promis le mariage à cette Floriane ? C’est le fruitier lui-même qui le raconte partout. Mais entrez donc, père Reverchon ; ne restez pas comme cela sur la porte ; savez-vous qu’il y a de quoi attraper un bon rhume ? Notre abbé est dans le village ; il ne tardera pas à rentrer.

 

Le vieillard resta accablé par ces révélations. Il balbutia deux ou trois mots pour s’excuser de ne pas entrer à la cure, et reprit, plein de tristesse et de colère, le chemin de Champ-de-l’Épine. En le voyant revenir si tôt, Joséphine eut un instant d’espérance. Il ne devait pas avoir trouvé le curé, rien n’était perdu encore ; mais au premier coup d’œil qu’elle jeta sur le visage de son père, elle comprit clairement que toutes ses craintes ne s’étaient que trop réalisées. Mélan se rendait au poêle pour déjeuner, quand il se trouva face à face sur la porte avec le vieillard, dont les yeux flamboyèrent de colère en l’apercevant.

 

– Malheureux, s’écria le fermier d’un ton foudroyant, que viens-tu faire dans cette maison ? Oses-tu bien encore paraître devant moi ? On m’a tout dit ; je sais tout. Tu devrais te cacher, tu devrais mourir de honte. Pars tout de suite ; fais-toi soldat ; va où tu voudras, pourvu que je n’entende plus parler de toi. Tes quatorze cents francs, tu peux les garder. Je n’en veux point, je n’en veux pas un sou ; ils me feraient honte ; je les jetterais par la fenêtre… Donne-les à cette malheureuse que tu as perdue. Misérable que tu es ! ne t’ai-je pas dit que je te reniais pour mon fils ? Tu es encore là, tu oses me braver : va-t’en !

 

Mélan courba la tête sous l’anathème paternel, et se retira sans répondre un seul mot. La mère Claude était accourue au bruit ; il fallut tout lui raconter ; la pauvre femme tomba évanouie. La voyant revenue à elle, grâce aux soins empressés de Joséphine, le père Reverchon se mit à la consoler à sa manière. – Tu es bien bonne, lui dit-il, de te mettre la mort au corps pour un garnement comme ça ; moi, j’en aurais dix comme lui que je les chasserais tous.

 

Jeus-Maria ! répondit la mère Claude en sanglotant, mon pauvre garçon, mon pauvre Mélan, je ne le reverrai plus !

 

Pendant huit jours, on n’entendit plus parler de Mélan à Champ-de-l’Épine. Des gens du village prétendaient l’avoir vu errer la nuit autour du chalet ; mais personne à Chapois, sauf peut-être sa sœur, ne connaissait son asile. Joséphine, restée seule avec ses parens, dut cacher sa tristesse et s’efforcer de ranimer leur courage. Chaque jour, après avoir ri devant eux et cherché par tous les moyens à les distraire de leurs préoccupations, elle se retirait derrière le rucher ou dans quelque coin de la grange, et là, seule ou n’ayant pour témoin de ses larmes que Simon, qui, malgré la neige et les mauvais chemins, n’avait jamais été plus assidu à Champ-de-l’Épine, elle s’abandonnait à toute l’amertume de sa douleur. La mère Claude n’était pas moins désolée ; mais de toute la famille, celui qui faisait le plus de peine à voir, c’était le père Reverchon. Il ne pleurait pas, lui, ne se désolait pas ; son œil demeurait sec. Si Joséphine parvenait quelquefois à dérider la mère Claude, toute sa gaieté, bien factice, il est vrai, échouait contre la profonde douleur de son père. Le pauvre homme ne mangeait plus ; son sommeil, quand il parvenait à s’endormir, était si agité, qu’il sortait de son lit plus las qu’il n’était en y entrant. Les journées se passaient d’une manière plus calme, mais non moins triste. Assis, selon sa coutume depuis le commencement de sa maladie, le plus près possible du poêle de fonte, dans lequel il introduisait à chaque instant quelque bûche nouvelle, le fermier travaillait, sans prononcer une syllabe, presque sans lever la tête, à quelques pièces de charronnage qu’il manquait presque toutes, quoiqu’on eût vanté jusqu’alors son adresse pour ce genre de travail. Fanfan se mettait-il à beugler, le vieillard fronçait le sourcil, comme si tout ce qui lui rappelait son fils lui fût devenu insupportable. Il avait pris le pauvre animal en une telle haine, que, forcé une fois d’en parler, ce ne fut pas sous le nom de Fanfan, qu’il le désigna, mais sous celui de Brenet, qu’il avait porté jusqu’au jour où un caprice de Mélan était venu le débaptiser.

 

Telle était la situation de cette malheureuse famille, quand un dernier événement vint achever de l’accabler. On était à la mi-février. La nomination du fruitier avait été renvoyée à cette époque. Le conseil de fromagerie s’assembla. Ce conseil était composé de huit membres, dont cinq de l’ancienne fruitière des gros (notables) et trois de l’autre parti. Isidore paraissait donc n’avoir que peu de chances en sa faveur. Il ne se découragea cependant pas et tenta même, avec l’aide de quelques-uns de ses amis, l’embauchage sur le camp opposé. La séance fut orageuse. Le parti des gros y représentait la tradition, les mœurs patriarcales ; le père Reverchon n’avait pu malheureusement venir voter avec ses amis. La majorité cependant semblait encore leur être assurée, quand l’apostasie d’un paysan menacé d’être poursuivi par le cabaretier Michoulier, partisan d’Isidore, pour une dette de son fils, fit pencher la balance des voix en faveur de l’ancien fruitier. Le résultat de la délibération fut aussitôt annoncé au vieux fermier, par un des membres de ce sénat villageois, théâtre de passions et de luttes non moins ardentes souvent que celles de nos assemblées politiques. Cet officieux informateur raconta jusque dans les moindres détails, au père Reverchon, tout ce qui s’était passé. Le vieillard écouta ce récit sans aucune émotion apparente. La seule chose qui parut l’affliger, ce fut l’apostasie à laquelle Isidore devait sa nomination. Le visiteur ne quitta Champ-de-l’Épine que l’Angelus de midi déjà sonné et la soupe apportée sur la table. Le vieillard dit le Benedicite selon sa coutume, mais il ne mangea absolument rien, malgré les instances de sa fille. – Ce soir, Josète, répondit-il, je mangerai ce soir tout ce que tu voudras ; mais je n’ai pas faim maintenant, je t’assure que je n’ai pas faim.

 

Le père Antoine retomba presque aussitôt dans son silence obstiné des jours précédens, et, malgré tous ses efforts pour le faire parler, Joséphine ne put lui arracher une seule syllabe. L’expression sombre de sa physionomie, les brusques mouvemens involontaires qu’il faisait à chaque minute, dénotaient toute la violence de son émotion intérieure. À souper, il ne mangea encore rien. L’heure du repos venue, il voulut faire lui-même la prière ; mais la voix ne tarda pas à lui manquer, et Joséphine fut obligée de l’achever à sa place.         Le lendemain, il se leva dès la pointe du jour ; sa fille fut frappée de l’éclat fébrile de ses yeux. Elle ne put s’empêcher de communiquer ses craintes à Simon, qui vint dans la matinée à Champ-de-l’Épine. Comme la jeune fille se trouvait seule un instant avec son père, le vieillard mit de côté une liasse de papiers de famille, qu’il venait d’achever de mettre en ordre, et se tournant vers elle : – Tu as toujours été obéissante, toi, Josète, lui dit-il ; veux-tu faire ce que je te dirai ?

 

– Parlez, père ; répondit la jeune fille en affectant une gaieté qui était bien loin de son cœur : on fera tout ce qu’il vous plaira ; mais j’estime que sous n’allez pas me commander de me jeter dans la citerne, par exemple ?

 

– Voici donc la chose, reprit le vieillard. Je ne peux pas m’accoutumer à l’idée de ce terme en retard ; il me semble que si je venais à manquer avant qu’il soit payé, je ne serais pas mort comme un brave homme. C’est lundi la foire de Salins ; j’ai regardé tout à l’heure sur l’almanach ; il faudra que tu y mènes Rosette et Marquise. Ce n’est pas toi qui devrais y aller, je sais bien ; mais je suis vieux et je n’ai plus que toi. Il faudra aussi relever le mur de Champ-de-l’Alouette ; il était en bon état quand nous avons pris la ferme, on doit le rendre en bon état. Tu prendras ces papiers, Josète ; soigne-les bien, entends-tu ? Quand tu auras besoin de conseils, tu iras trouver notre curé ou mon ami Jacquemet, lequel tu voudras des deux. Tu me promets aussi… Je ne sais pas ce que j’ai ; c’est par là, dans la tête… Tu me promets de te marier sous peu… avec… Simon …

 

Joséphine s’était bien promis de plaider à la première occasion la cause de Mélan devant son père ; mais, voyant le pauvre homme si accablé, elle ne voulut pas ajouter encore à son ennui en abordant un sujet aussi pénible.

 

– C’est bien, père, répondit-elle ; on fera tout ce que vous dites. Mais vous avez l’air bien fatigué ; vous devriez vous coucher un peu. Et puis, regardez quel temps il fait ; la neige vient battre jusque contre nos fenêtres ; on n’a jamais vu d’orval[22] comme ça. Je vous ferai une infusion. Voulez-vous que j’aille chercher la bassinoire de M. le curé ? Croyez-moi, père, couchez-vous ; vous verrez que vous serez bien mieux.

 

– Je crois que tu as raison, Josète, répliqua le vieillard. La tête me tourne ; je ne me suis jamais vu comme ça. Oui, oui, je serai mieux dans mon lit. Dis à ta mère qu’elle vienne m’aider à me coucher. Il n’y a pas besoin de bassinoire ; tu mettras seulement un morceau de bois dans le poêle ; j’aurai assez chaud.

 

La pauvre fille avait les larmes aux yeux ; malgré ses efforts pour les cacher, le vieillard s’aperçut qu’elle pleurait.

 

– Ne fais donc pas l’enfant comme ça, Josète, lui dit-il ; tu vois bien que ce n’est qu’un peu de fièvre. Quand même mon moment serait venu, est-ce que nous ne devons pas nous soumettre ? Tu enverras chercher le curé ; je tiens à mettre ma conscience en ordre pendant que j’ai encore un peu ma tête. Je n’ai pas besoin de te dire de te conduire toujours en brave fille. Vois-tu, Josète, si tu devais jamais faire quelque chose contre l’honnêteté ou contre la religion, j’aimerais mieux te voir morte tout de suite. Ta mère est vieille ; il te faudra en avoir bien soin, lui obéir toujours et ne pas faire comme ton… Ne m’avais-tu pas dit que tu me ferais une infusion ? Mais appelle d’abord ta mère ; je sens que les jambes vont me manquer…

 

La mère Claude arriva tout éperdue. À peine le vieillard fut-il couché, que la fièvre, qui l’avait assailli depuis la veille, redoubla de violence. Dans l’étrange chaos d’idées qui se combattaient dans son esprit, le nom de Mélan s’échappa plus d’une fois de ses lèvres, mais mêlé d’une façon peu rassurante à ceux de Michoulier, d’Isidore et de ce fatal terme en retard. Une fois, il est vrai, comme Joséphine était penchée sur le lit du malade, elle l’entendit distinctement réclamer son fils, qu’il accusait l’aubergiste et le fruitier de lui avoir enlevé. La bonne fille se trouva alors dans un cruel embarras. Malgré la défense de Mélan de révéler à qui que ce fût son asile, Simon n’avait pu lui cacher longtemps que le fugitif était à Bas-du-Bois. Le manderait-elle à Champ-de-l’Épine ? D’une part elle craignait d’irriter davantage encore son père et d’aggraver par là son mal, d’autre part de le laisser mourir sans que Mélan fût pardonné. La pauvre fille ne savait quel parti prendre ; mais le vieillard ne lui avait-il pas recommandé le matin même de s’adresser au curé, quand elle aurait besoin de conseils ? Joséphine courut au presbytère ; le digne prêtre achevait, quand elle entra, la lecture d’une lettre qu’il venait à l’instant même de recevoir de Mélan ; il la communiqua à la jeune villageoise :

 

« Monsieur le curé, écrivait Mélan, c’est à vous que je m’adresse, n’osant pas envoyer même une lettre à mes parens. Vous voyez déjà que je ne suis pas heureux, puisque me voilà réduit à ne pouvoir écrire à ceux que je dois aimer par-dessus tout ; mais, la faute n’est qu’à moi, et je ne dois pas me plaindre. Cette lettre n’est pas pour chercher à rentrer dans votre estime ni dans l’amitié de mes parens : je sais bien que je n’ai plus à espérer ni l’une ni l’autre ; mais j’ai tant de chagrins, qu’il faut absolument que je les dise à quelqu’un ; il me semble que ça me soulagera. Je voulais d’abord écrire à Josète ; mais je connais son bon cœur ; elle aurait voulu parler à mon père pour moi, et je sens que je suis trop coupable, pour pouvoir être pardonné. Vous, monsieur le curé, vous pourrez raconter mon histoire aux garçons de la paroisse pour les détourner de faire comme moi. Je pense qu il n’y en a point qui en soient capables ; c’est égal, vous leur direz toujours : Ne faites pas comme Mélan, et je suis sûr qu’ils vous écouteront. Je ne rentrerai jamais à Chapois ; ainsi vous pouvez parler sans avoir peur de me faire du tort.

 

« Voici donc comment j’ai fait la connaissance de cette pauvre fille. Il y a bientôt un an, c’était le dimanche avant les foins. J’étais allé me promener après vêpres vers le communal. Les prés étaient tout en fleurs ; ils embaumaient. Vous nous aviez recommandé le matin à la messe de ne jamais passer par les champs sans remercier le bon Dieu de toutes les bénédictions qu’il avait accordées aux biens de la terre. Je n’aurais jamais cru vous désobéir si tôt. Que voulez-vous, monsieur le curé ? jamais je ne m’étais senti comme ce soir-là ; j’étais comme dans le vin ; j’estime que c’était l’odeur de la miellée[23] qui me montait à la tête. Voilà qu’au bout du champ de Faivre j’aperçois une fille qui courait vers moi de toutes ses forces : c’était cette pauvre Floriane ; le taureau de Prévalet était après elle. Dragon n’est pas méchant, mais les mouches piquaient assez, et puis Floriane avait mis son mouchoir à carreaux rouges, et vous savez que les bêtes n’aiment pas cette couleur-là. Le taureau n’était déjà plus qu’à quelques pas d’elle ; je la pris par le gros du corps, et je la jetai doucement de l’autre côté des buissons. Dragon me connaissait ; il fut bien vite apaisé. J’avais dans ma poche une bonne poignée de sel pour Fanfan que j’allais voir au communal, ce fut l’autre qui l’eut ; mais Fanfan n’y a rien perdu : il en a eu le double en rentrant à l’écurie. J’allai ensuite vers Floriane, qui était plus morte que vive. – Merci, Mélan, me fit-elle d’une voix encore tout effrayée ; sans vous j’étais perdue. -- Je voulus la reconduire jusqu’au village, mais elle me dit qu’elle s’en irait bien toute seule et qu’elle ne voulait pas me déranger. Je continuai mon chemin, mais avec bien du dépit de ce qu’elle n’avait pas voulu se laisser reconduire. Vous voyez, monsieur le curé, que je vous dis tout ; il me semble que je suis en confession. Vous savez bien aussi que je n’ai jamais aimé à mentir, je suis déjà bien assez mauvais sans cela.

 

« La fête de Supt ne tarda pas. Mon père y fut invité chez les Maillard ; il était déjà malade. – Mélan, me fit-il, tu iras : Jean‑Claude ne serait pas content s’il n’avait pas quelqu’un de chez nous. – Je ne me le fis pas dire deux fois : je pensais qu’elle y irait avec son père. Après vêpres, on alla au jeu de quilles et de là voir danser dans la grange. Pourquoi ne suis-je pas revenu à Chapois tout de suite après vêpres ? Je serais peut-être encore aujourd’hui un honnête garçon. C’était l’aveugle d’Andelot qui faisait danser. Comme je regardais, Isidore m’aperçut. -- Tiens, me fit-il, voilà Mélan ; bonjour, Mélan ! Ah ! ça, est-ce qu’on a laissé ses jambes à Chapois, qu’on ne danse pas ? – Je répondis que je ne savais pas, que je n’avais jamais dansé. On danse tout de même, me fit-il ; les cabris sautent bien, et personne ne leur a appris. – Il prit la main de sa fille, la mit dans la mienne et nous poussa à un endroit où il manquait du monde. Floriane devint toute rouge ; je n’étais guère plus à mon aise : il me semblait à tous momens que mon père était là à me regarder, et vous aussi, monsieur le curé ! Plusieurs fois j’embrouillai toute la danse, et je vis bien qu’on se moquait de nous. Peu à peu cependant je fis moins mal, je commençais même à y aller de bon cœur, quand quelqu’un se mit à dire qu’il était déjà tard et que c’était assez pour ce soir-là. Isidore mit sa fille à mon bras : – Allez toujours devant, nous fit-il ; j’ai encore quelque chose à faire dans le village ; je vous rattraperai. – Je vous attendrai, père, répondit Floriane ; je ne vais pas en journée demain, ainsi j’ai tout le temps. – Non, non, fit-il, allez toujours ; la lune est bonne, je vous aurai bientôt rattrapés. – Ce n’était pas bien, ça, n’est-ce pas, monsieur le curé ? mais, bien sûr, Floriane n’y était pas consentante.

 

« Il faisait tout à fait doux, les cailles chantaient comme en plein midi. Nous marchions tout doucement ; Floriane ne faisait que regarder derrière elle si son père ne venait pas. La danse m’avait échauffé ; peut-être aussi le vin de la fête y était-il pour quelque chose, n’ayant pas l’habitude d’en boire. Je pris (pardonnez-moi, monsieur le curé, d’oser vous raconter cela), je pris la main de Floriane et je me mis à la serrer. – Que faites-vous, Mélan ? me dit-elle ; mon père peut nous voir. – Je ne répondis rien, mais je lâchai sa main. On marcha un bon bout de chemin sans rien se dire. Ce fut elle qui recommença : – Qu’avez-vous ? me fit-elle ; vous avez l’air tout ennuyé. – Et qui en est cause, lui fis-je, si ce n’est vous ? – C’est donc bien contre mon vouloir, me répondit-elle, car bien sûr, je serais fâchée de vous causer du chagrin. – S’il en est comme vous dites, donnez-moi donc votre amitié. – Elle regarda encore derrière elle. – Mon père ne vient pas, se mit-elle à dire ; j’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose ; si noue retournions à sa rencontre ? -- Il ne s’agit pas de votre père, mais de votre amitié. Il me la faut, je la veux ! entendez-vous ? – Il me sembla qu’elle devenait toute pâle ; sa voix se mit à trembler. – Écoutez-moi, Mélan : ce que vous demandez ne se peut pas. Nos bêtes, vous le savez bien, ne vont pas au champ avec les vôtres. Votre père a ses idées et le mien aussi, et jamais ils ne tomberont d’accord. Ne parlons donc plus de ça, je vous en prie ; vrai, vous me feriez de la peine.

 

« Pourquoi ne l’ai je pas écoutée ? Mais plus elle disait non, plus je voulais lui faire dire oui. À la fin, elle laissa sa main dans la mienne. Mon cœur battait bien fort, le sien aussi, je crois, car c’était à peine si elle pouvait parler, et elle tremblait de tous ses membres. Je suis un malheureux, monsieur le curé, je le sais bien, d’oser encore me rappeler ces choses-là après tout le mal qui en est sorti pour mes pauvres parens. C’est plus fort que moi, je voudrais n’y plus penser que je ne le pourrais pas. Tenez, j’ai de grosses larmes dans les yeux en vous écrivant ; mais je mentirais en disant qu’elles ne viennent que du repentir de ce que j’ai fait. Je ne verrai plus Floriane, plus jamais, je le jure devant vous ; mais pour lui en vouloir, pour ne plus penser à elle, pour oublier cette soirée-là, non, monsieur le curé, je ne le pourrai jamais. Je le sais pour l’avoir essayé, et plus d’une fois ; quand j’y mettrais tout mon courage, il me faudrait y renoncer au bout de deux heures.

 

« Il était bien tard déjà quand je rentrai à Champ-de-l’Épine. J’allai coucher dans le grenier à foin, moins encore pour ne pas déranger tout le monde en rentrant si tard que pour être plus seul avec mon contentement. Fanfan se mit à me dire bonsoir quand il m’entendit ; mais j’avais l’idée à bien autre chose, et je n’allai pas vers lui. Il m’est impossible de vous dire ce que j’éprouvai ce soir-là et encore les jours suivans. Je me sentais plus fort, plus vivant que je n’avais jamais été ; il me semblait que toute ma vie n’avait été jusqu’à ce moment-là que comme un sommeil ennuyeux, dont je venais seulement de me réveiller. Je fus ainsi pendant près d’une semaine ;     mais un soir, Josète étant venue à parler du fruitier, mon père se mit à dire qu’il n’avait jamais cherché qu’à lui faire du tort, que ce n’était pas un homme de droiture, et qu’on aurait bientôt à se repentir de l’avoir engagé. Quel coup pour moi ! Je connaissais le caractère du père Antoine : une fois une idée entrée dans sa tête, je savais que rien ne l’en ferait sortir. Je me rappelai d’ailleurs ce que j’avais vu faire à Isidore à Supt, quand il mit sa fille à mon bras et nous laissa revenir seuls de nuit jusqu’à Chapois. Il me sembla qu’un homme qui avait fait cela était capable de bien des choses mauvaises. Je n’en doute plus maintenant : il a poussé sa fille vers moi cette fois-là et encore bien d’autres, rien que pour faire du chagrin à mon père ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, monsieur le curé, Floriane n’en était pas : c’est une trop brave fille, et quand je me rappelle tout ce qui s’est passé, je vois bien que la conduite de son père la peinait beaucoup, quoiqu’elle ne s’en soit jamais plainte devant moi.

 

« Je n’avais pas encore perdu à ce moment-là tous mes bons sentimens. Comment ! me fis je, oserais-tu bien causer du chagrin à cette bonne Josète et à ta mère qui t’aime tant ? Serais-tu assez dénaturé pour aller contre la volonté de ton père, surtout vieux et malade comme il est ? Tu serais un sans-cœur ; non, non, tu ne le feras pas ! – Je pris le parti de ne plus revoir Floriane. Pendant huit jours, non-seulement je ne mis pas le pied au chalet, mais je me détournais pour ne pas passer devant. J’ai bien souffert cette semaine-là, allez, monsieur le curé. L’époque de la conscription approchait ; je me mis à souhaiter d’avoir un mauvais numéro. – Je partirai, me dis-je, et mon père ne saura rien. – Persuadé que je n’avais plus que quelques semaines à être à Chapois, je me mis à retourner au chalet comme par le passé. Vous savez le reste, monsieur le curé. Quand j’ai eu ramené ce maudit numéro, j’ai pleuré devant tout le monde, au beau milieu de la rue, et les gens, qui croyaient que c’était du contentement de ne pas partir ! Si le même soir mon père m’avait laissé m’en aller, tout pouvait s’arranger encore ; mais je n’avais pas réfléchi qu’il tenait trop à moi pour y consentir jamais. Et moi, comment ai-je répondu à son amitié ? Devrais-je encore oser l’appeler mon père après avoir rempli de chagrins sa vieillesse, déjà si affligée par la maladie ? Pourvu que je n’aie pas à me reprocher de lui avoir donné le coup de la mort !

 

« Voilà donc où m’a conduit ma folie ! Pourtant, monsieur le curé, j’aimais mon père. Il n’y a pas un an encore, si quelqu’un m’avait dit que je ferais contre lui la moitié seulement de ce que j’ai fait, je l’aurais cru fou. Un an ! il n’y a donc qu’un an, que j’étais encore honnête ! Quand j’y pense, comme ma vie était tranquille alors ! Je n’avais de souci que de faire plaisir à mes parens et eux de même envers moi. Quand je revenais du champ et que Fanfan se mettait à m’appeler, j’allais vers lui, je le caressais, je regardais s’il avait de la paille et du foin en suffisance. Pauvre Fanfan ! lui aussi, je ne le verrai plus ! La mère Claude m’attendait sur la porte et me souriait en m’apercevant ; Josète m’apportait du cérat[24] et du lait. Annonçais-je à mon père qu’un champ était fini, il ne me répondait qu’en me marquant l’ouvrage du lendemain ; mais je voyais bien sur sa figure qu’il était content. Le dimanche, quand j’avais mis mes habits propres, avec quel plaisir je partais pour l’église avec le père Antoine, qui m’expliquait en chemin ce qu’on devait chanter à l’office ce jour-là ! Aujourd’hui je ne sais si j’oserais entrer dans une église ; il me semble qu’elles ne sont pas faites pour des dénaturés comme moi.

 

« Pardonnez-moi, monsieur le curé, de vous en écrire si long ; mais j’avais tant besoin de raconter mes peines à quelqu’un ! Je vous en prie, ne cherchez pas à obtenir de mon père qu’il me pardonne, ce serait peine perdue ; il n y consentira jamais. Il ne le doit pas d’ailleurs, j’ai trop mal agi. Qu’il m’oublie, si c’est possible ; qu’il oublie qu’il a eu un garçon qui s’appelait Mélan, c’est tout ce que je peux demander. Dites aussi à Josète qu’elle ne prononce jamais mon nom devant lui, elle ne ferait que le fâcher davantage et peut-être le rendre encore plus malade. Voilà, monsieur le curé, ce que j’avais à vous dire. Que vais-je devenir maintenant ? Je n’en sais rien, je n’ai pas assez ma tête pour pouvoir y réfléchir. Tout ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne me ferai pas soldat ; rien que ce nom-là me rappelle des choses qui me peinent trop. Je vous répète aussi, en finissant, que jamais je ne retournerai à Chapois, et que jamais je ne reverrai cette pauvre fille, quoique cela me soit bien dur, n’ayant pas le courage de lui en vouloir, mais au contraire l’aimant, bien malgré moi, tout autant que par le passé. »

 

Après avoir pris connaissance de cette lettre, dont plus d’un passage lui arracha des larmes, Joséphine exposa au curé l’objet de sa visite. Le digne prêtre se fit rendre un compte minutieux de toutes les paroles prononcées par le père Antoine au sujet de Mélan. – Faites venir le jeune homme, dit-il ; je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Je verrai votre père d’ici là, et je tâcherai de le préparer à le recevoir ; mais il fait trop mauvais temps aujourd’hui, il y aurait folie à envoyer quelqu’un à Bas-du-Bois.

 

Fixée sur ce point, la jeune fille revint à Champ-de-l’Épine aussi lestement que le lui permit l’état des chemins, de plus en plus encombrés et par la neige tombante et par celle que remuait le vent. La poussée commençait, la poussée, terrible phénomène dont pourraient seuls se faire une idée ceux qu’aurait assaillis le simoun au milieu des sables du désert. Ici, ce n’est pas toute une caravane qui périt, mais un pauvre voyageur, un pauvre fermier, parti de chez lui quelques heures auparavant pour aller au village voisin, et que la tourmente de neige enveloppe à son retour. Je ne sais pourquoi, mais il me semble qu’il doit y avoir dans les angoisses de l’homme qui lutte contre la mort seul, sans une main à serrer d’une dernière étreinte, fût-ce même celle d’un inconnu, quelque chose de plus navrant encore que n’est l’agonie de celui qui succombe avec d’autres de ses semblables. Dans la poussée, rien de ce qui annonce la mort et y prépare : la plaine est éblouissante de blancheur, le vent souffle avec violence, mais presque sans bruit. Pour ajouter encore à l’amertume de sa dernière heure, c’est à quelques pas de son village, à quelques pas de sa maison, que l’infortunée victime, pleine de santé et de force peu d’instans auparavant, tombe pour ne plus se relever. Il ne se passe pas d’hiver sans que quelques terribles accidens de ce genre ne viennent jeter le deuil parmi les populations du Jura. Souvent on ne retrouve les corps que plusieurs jours après, et à moitié dévorés par les loups.

 

Joséphine connaissait toute l’étendue du danger ; trop de ces lugubres histoires s’étaient passées dans le voisinage depuis qu’elle était au monde. Elle n’ignorait pas que, la veille encore, le maître d’école de Valempoulières avait été trouvé mort dans les neiges sur la route de Salins à Champagnole. Simon était à Champ-de-l’Épine depuis le matin : elle savait qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour qu’il partît sans hésiter ; mais ce mot, le prononcerait-elle ? Si d’un côté elle se représentait Mélan réconcilié avec son père, la santé du vieillard subitement améliorée, rétablie peut-être par cet heureux événement, d’autre part son imagination lui montrait Simon aux prises avec la tempête et succombant à cette mort affreuse. Le curé lui avait recommandé d’attendre au lendemain, mais serait-il temps encore ? Après être restée quelques instans près de son père, la pauvre fille revint sur la porte pour interroger de nouveau l’état du temps. La poussée était dans toute sa force ; le vent prenait la neige à terre, la rejetait avec fureur contre le ciel, la balayait affreusement, comme il eût fait de la poussière des routes. Le chemin qu’elle avait frayé en revenant du presbytère était déjà complètement effacé. Si telle était la violence de l’ouragan au fond même du vallon, avec combien plus de fureur encore ne devait-il pas sévir en pleine campagne et sur les coteaux qui séparent Champ-de-l’Épine de Bas-du-Bois ! Et la journée qui s’avançait ! et la nuit qui approchait déjà ! – C’en est fait, se dit tristement la jeune villageoise ; il faut y renoncer pour aujourd’hui, pourvu qu’il ne soit pas trop tard demain !

 

Elle retourna au poêle, mais à peine venait-elle d’y rentrer, que le père Antoine se mit à prononcer d’une voix confuse d’abord, puis plus distinctement le nom de son fils. Joséphine regarda Simon ; le jeune homme avait compris.

 

– J’irai, lui dit-il tout bas.

 

– Demain, Simon, répondit la jeune fille, fâchée sans doute d’être si vite obéie ; il sera assez tôt demain. Si vous saviez quel orval il fait !

 

Mais déjà le jeune homme était hors de la chambre ; Joséphine courut après lui pour essayer de le retenir, elle n’arriva sur la porte de la ferme que pour le voir s’élancer, tête baissée, au milieu de la tourmente. La neige tombait si épaisse, elle tourbillonnait avec tant de violence, qu’à peine avait-il fait dix pas, elle le perdit de vue. – Sainte vierge Marie, dit-elle en tombant à genoux, ayez pitié de moi et sauvez-le !

 

Jusqu’à Supt, tout alla assez bien pour l’intrépide montagnard. Il mit, il est vrai, plus d’une heure pour un trajet de quelques minutes dans des circonstances ordinaires ; mais il ne lui arriva pas une seule fois de faire fausse route. On ne voyait plus les chemins ; si par momens on pouvait les reconnaître encore, ce n’était qu’aux prodigieux entassemens de neige qu’y avait jetés le vent, entassemens qui les rendaient tout à fait impraticables. À défaut de chemin, le jeune villageois se guida d’après les haies des champs et quelques arbres épars çà et là, dans la campagne. Cinq heures sonnaient à Supt quand il y arriva ; il hésita un instant, s’il ne s’arrêterait pas quelques minutes dans le village pour se reposer, car il avait eu de la neige tantôt jusqu’au genou, tantôt jusqu’à la ceinture, et ses forces commençaient à être sensiblement diminuées, mais il lui sembla qu’il ferait mieux de profiter des quelques instans de jour qui restaient, et il continua sa route.

 

C’était au-delà du village que l’attendait le péril. À peine avait-il dépassé les dernières maisons, qu’il prit trop à droite et s’engagea dans le chemin creux qui mène à la tourbière. La neige y était profonde de plus de trois pieds ; il parvint cependant à s’en dégager après d’incroyables efforts, mais cette erreur de direction lui avait coûté des momens bien précieux. La nuit était venue, sombre, effrayante, une de ces nuits redoutées du voyageur égaré, même quand la tempête ne vient pas en accroître encore le danger et l’horreur. Pour surcroît d’infortune, la poussée sembla tout à coup redoubler de violence. La neige ondoyait autour de lui, comme les vagues d’une mer furieuse, elle marchait sous lui, elle se dressait contre lui, elle lui jetait à pleine poignée à la face sa poussière glaciale, l’enveloppant de tous côtés dans son sinistre tourbillon. Simon s’arrêta ; immobile, appuyé sur son bâton, il écoutait si quelque bruit lointain ne viendrait pas lui indiquer la direction qu’il devait suivre. Rien que les hurlemens des loups que la faim et la nuit avaient chassés de la forêt. La peur commença alors à le saisir ; il pensait à sa mère, à ses parens, à Joséphine, qu’il n’espérait plus revoir ; de grosses larmes, qu’il essayait en vain de refouler, roulaient dans ses yeux. Les hurlemens des loups semblaient se rapprocher ; il savait qu’il devait demeurer debout, s’il ne voulait pas devenir leur proie, que c’en était fait de lui, s’il s’asseyait ou tombait. De larges gouttes de sueur coulaient le long de son visage, sa vue s’était troublée, ses jambes faiblissaient ; il allait tomber quand tout à coup, ô bonheur ! un Angelus se fit entendre ; la prière de Joséphine avait été exaucée. Le sentiment revint au jeune homme ; il écouta, il reconnut le son de la cloche : c’était celle de Lemuy. Maintenant il pouvait s’orienter ; ses forces revinrent avec son courage, il se remit en marche. À mesure qu’il s’avançait, la neige diminuait de profondeur, et il marchait avec moins de peine. Il se trouva bientôt au sommet d’un monticule, et son cœur bondit de joie ; à deux grands frênes qui y abritaient une croix gigantesque, il venait de reconnaître le monticule de la Croix Girod ; il n’était plus qu’à quelques pas de Bas-du-Bois, il était sauvé !

 

À Champ-de-l’Épine cependant la soirée était bien avancée déjà. Le délire avait quitté le père Reverchon, qui semblait n’avoir plus pour tout mal qu’une extrême faiblesse ; mais Joséphine n’était pas plus rassurée. Elle savait combien perfides sont ces mieux des dernières heures qu’accorde la nature au malade, soit pour adoucir, par un peu d’espérance encore, l’amertume des instans suprêmes, soit pour ménager au moribond le temps et le calme nécessaires pour régler ses intérêts de l’âme et du corps. Le sort de Simon ne l’inquiétait pas moins. Combien de fois, depuis son départ, n’était-elle pas venue sur la porte de la ferme pour examiner l’état du temps ! La tourmente avait entièrement cessé ; de l’ouragan de tout à l’heure, il ne restait plus que quelques légers nuages, au milieu desquels se jouait capricieusement la lune, dont la clarté était augmentée encore par l’éclat de la neige. Pourquoi donc Simon n’était-il pas de retour avec Mélan ? Il y avait cinq heures au moins qu’il était parti, cinq heures pour un si court trajet ! Il avait donc succombé en route ; elle le voyait étendu dans la neige, luttant sans espoir contre des bandes de loups affamés. Cette idée l’affecta si vivement, que peu s’en fallut que sa douleur n’éclatât en présence même de son père. Elle sortit pour pleurer à son aise, mais à peine était-elle arrivée sur la porte de la grange, que deux individus se présentèrent à elle, couverts de neige, haletans, épuisés de fatigue. – Mélan, Simon ! crie-t-elle en les embrassant avec fureur tous les deux. Les deux jeunes gens la suivent au poêle. Le père Reverchon demande ce que signifie tout ce bruit.

 

– Père, lui répond la jeune fille, c’est Mélan que je vous ramène ; ne voulez-vous pas le recevoir ?

 

– Mélan ! dit le vieillard en se soulevant à moitié sur son lit ; de quel Mélan veux-tu parler, Josète ? J’ai eu un garçon de ce nom-là, mais je l’ai perdu. Je ne connais pas celui que tu veux dire. Qu’il approche cependant ; on verra bien.

 

Mélan s’approcha la tête basse du lit du malade.

 

– Non, non, ce n’est pas là mon garçon, reprit le vieillard en s’animant de plus en plus. Mon garçon était honnête ; il aimait son père, et aurait mieux aimé mourir que de lui manquer. Quelle ressemblance peut-il y avoir entre lui et celui que je vois là ? Tenez, il faut que je vous dise son histoire, à celui-ci. Il avait pour mère la meilleure des femmes et pour père un brave homme, qui l’aimait par-dessus tout. Qu’a-t-il fait, lui ? Il a accablé sa mère de chagrins et empoisonné la vieillesse de son père. Comment se trouve-t-il ici ? Qui l’a amené ? Ne serait-ce plus ici une maison d’honnêtes gens ?

 

L’œil du père Antoine était devenu étincelant de colère. Joséphine essaya d’intervenir et de parler pour Mélan.

 

– Tu as trop bon cœur, Josète, lui répondit le vieillard ; tu ne le connais pas, toi ; tu ne sais pas de quoi il est capable. Que dirais-tu d’un fils qui, voyant son père vieux et malade, voudrait l’abandonner pour se faire soldat ? Que dirais-tu d’un fils qui, sachant que son père a un ennemi, donnerait la main à cet ennemi contre son père ? Que c’est un mauvais garçon, n’est-ce pas, un enfant dénaturé ! Encore si c’était là tout ce qu’il a fait ! mais il savait que si ses parens étaient pauvres, ils tenaient tout de même à vivre en brave gens, et lui, qui s’est-il mis à fréquenter ? ce mauvais fruitier. Il savait que son père avait en horreur la débauche, et n’a-t-il pas fallu qu’il allât parler à une créature comme la fille de cet Isidore ! L’honnêteté, le salut de son âme, il ne sait pas ce que c’est. Dans quelques heures, dans quelques instans peut-être, je paraîtrai devant Dieu ; que mon mensonge se tourne contre moi, s’il n’a pas fait tout ce que je dis ! Réponds, malheureux, l’as-tu fait, oui ou non ?

 

– Je l’ai fait, répondit Mélan d’une voix si basse, qu’on l’entendit à peine.

 

– Et tu oses encore paraître devant moi ! Ne t’avais-je pas défendu de mettre le pied dans cette maison ? Que viens-tu y faire ? Sans doute t’assurer où en est ma maladie. Va chez ton fruitier ; rapporte-lui que tu m’as vu étendu sur mon lit, sans forces, n’ayant plus que quelques heures à vivre ; n’oublie pas de lui dire que c’est toi qui m’as mis dans cet état-là ; il te donnera sa fille en mariage. Vous vous valez bien, elle et toi.

 

Jeus-Maria ! mon pauvre Mélan ! s’écria la mère Claude fondant en larmes.

 

– Ne soyez pas si dur, père, dit Josète ; vous voyez combien il est repentant. Tenez, savez-vous d’où il vient dans ce moment-ci ? De Bas-du-Bois, où il était chez Simon. Il a appris que vous n’étiez pas bien, et, malgré la poussée, il a voulu venir. Il a fait un bien mauvais temps dehors, allez, père ; il y avait bien de quoi y rester, surtout par une nuit comme celle-là. Toute la faute est à ce mauvais fruitier ; c’est lui qui l’a endoctriné. Si vous saviez la lettre que ce pauvre Mélan a écrite à notre curé et comme il se repent de ce qu’il a fait ! Il y a de quoi pleurer rien que de la lire. Allons, père, pardonnez-nous ; je ne vous ai jamais fait de chagrin, moi : eh bien, je vous demande en grâce de ne plus penser à tout ça.

 

– Josète a raison, ajouta Simon ; si Mélan a eu des torts, c’est qu’à son âge, que diable … Père Reverchon, il faut pardonner.

 

Ces paroles des deux jeunes gens parurent faire quelque impression sur le vieillard.

 

– Je t’en prie, Josète, reprit-il avec moins de colère, ne me parle plus pour lui. Comme tu disais tout à l’heure, tu ne m’as jamais fait de chagrin, toi ; je n’aurais peut-être pas la force de te dire non, et vois-tu, je ne peux pas, je ne dois pas pardonner. Ce serait mal fait ; ce serait…

 

Le vieillard s’arrêta pour reprendre haleine. Soit fatigue, soit effet de son émotion, une pâleur mortelle s’était répandue depuis quelques instans sur son visage. Il s’apprêtait cependant à reprendre la parole, quand tout à coup, comme si Fanfan eût voulu, lui aussi, intercéder pour le pauvre jeune homme, un mugissement plaintif partit du fond de l’écurie et vint retentir jusque dans la chambre du poêle.

 

– Ils sont tous contre moi, dit le vieillard d’un ton dans lequel son émotion perçait malgré lui, tous jusqu’à Fanfan ! Encore si j’étais bien sûr qu’il se repente… Dis-moi ce qu’il faut que je fasse, Josète ; tiens, je ferai tout ce que tu voudras. N’as-tu pas dit qu’il fallait que je lui pardonne ? Eh bien !… je ne peux plus parler… la tête… Mon pauvre Mélan… Prenez garde, le fruitier !… Il veut me l’enlever… Les voilà qui l’emmènent…

 

Le vieillard s’était dressé par un mouvement fébrile sur son lit. Un dernier éclair jaillit de ses yeux, déjà à moitié envahis par la mort ; ses bras s’agitèrent en avant, comme s’il eût voulu défendre son fils contre Gandelin. – Mélan ! s’écria-t-il avec un accent désespéré ; ce fut sa dernière parole. Joséphine et son frère le saisirent pour l’empêcher de tomber ; mais l’âme était partie déjà, et le corps seul leur resta entre les mains.

 

– Malheur à moi ! dit le jeune homme en se précipitant hors de la chambre, j’ai tué mon père !

 

V.

 

Quelques mois après ces événemens, Joséphine et Simon se rendaient à l’église du village pour recevoir la bénédiction nuptiale. Profondément affligée encore et de la perte de son père et de la fuite de Mélan, dont on n’avait aucune nouvelle, Joséphine avait résisté jusqu’à ce moment aux vives sollicitations de son bon ami et de la mère Claude, qui ne pouvait comprendre qu’une fille refusât, quand elle trouvait, et dans des conditions aussi avantageuses ; mais M. de Grailly ayant déclaré, bien plus par intérêt pour la famille que par tout autre motif, qu’il ne permettrait pas que sa ferme restât en souffrance faute d’un homme à la tête de l’exploitation, elle dut céder et se laisser, selon la coutume, acheter par Simon le bonnet et le mouchoir de noce. Isidore n’eut pas le dépit d’être témoin du bonheur des deux jeunes époux. Le lendemain même de la mort du père Reverchon, une vive réaction s’était manifestée dans le village contre Michoulier et lui. Repoussé par tout le monde, même par ses anciens amis, Gandelin avait été forcé de quitter Chapois, emmenant avec lui Floriane. Qu’est-il devenu ? On affirme l’avoir vu contrebandier à Mouthe. Quant à Floriane, sans que nous puissions dire comment ni par quelle entremise, elle a pris, il y a quatre ans, à Poligny, le voile des sœurs du Saint-Esprit ; on a vanté son dévouement lors du dernier choléra.

 

Je montai au Suchet l’été dernier. Cette montagne est, comme on sait, une des plus élevées de la chaîne du Jura. Parti de Jougne vers une heure du matin avec un guide, j’arrivai au chalet supérieur quelques instans avant le lever du soleil. Du Faulhorn ou du Pic du midi de Bigorre, l’œil embrasse un horizon plus varié et plus étendu, mais la vue dont on jouit du sommet du Suchet ne le cède à aucune autre en grandeur et en sévère beauté. À vos pieds étincellent les lacs de Genève et de Neuchâtel, tandis que se dressent devant vous, dans leur fière et resplendissante majesté, les grandes Alpes savoisiennes et bernoises. Après avoir longtemps contemplé cet imposant spectacle, je rentrai au chalet. Les armaillis étaient à prendre leur repas du matin. Seul, l’un d’entre eux, au lieu de déjeuner comme ses camarades, était assis dans un coin de la salle, un livre à la main, et paraissait plongé dans de profondes et pénibles méditations. Sa physionomie me frappa : il me semblait avoir vu déjà ce visage, mais plus jeune, plus ouvert, moins assombri. Au bout de quelques minutes, mes souvenirs étaient fixés. Je m’approchai du jeune homme. – Mélan ! lui dis-je à voix basse. – Le pauvre garçon tressaillit, me regarda, et, se levant précipitamment, s’enfuit de la chambre. Le livre était resté ouvert ; c’était une de ces bibles suisses qu’on trouve partout dans les chalets. Je la pris, et à l’endroit même où un instant auparavant se fixaient les yeux du pauvre exilé, je lus cette malédiction du livre des Proverbes contre les mauvais fils : « Que l’œil qui insulte à son père et qui méprise l’enfantement de sa mère soit arraché par les corbeaux des torrens ! »

 

CHARLES TOUBIN.

 

 

 

 


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Octobre 2005

 

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[1] Jeus-Maria est une exclamation de douleur. – Jeus tout seul est une exclamation d'étonnement.

[2] Fromages fabriqués en hiver.

[3] Les cinquante kilogrammes.

[4] Jeunes boeufs qui n'ont pas encore été attelés.

[5] Dicton très usité encore en Franche-Comté.

[6] Sic

[7] Les jeunes gens que le tirage au sort appelle sous les drapeaux portent des plumets, les autres des rubans.

[8] Bœuf salé.

[9] Saint Mayeul, abbé de Cluny, est le patron de Chapois.

[10] Celui des deux époux qui aspire à l'autorité dans le ménage cherche, au moment de la célébration du mariage, à enfoncer aussi bas que possible l'anneau nuptial au doigt de l’autre.

[11] C'est-à-dire « venait voir sa fiancée. »

[12] On appelle ainsi des maisons construites comme les chalets des montagnes et destinées à la fabrication des fromages.

[13] Vagabonder.

[14] Grinbelle ou dringue, fille de mauvaise vie.

[15] Dérivé de l'allemand Bube, jeune garçon.

[16] Les raies, dans la taille, marquent les unités ; les croix marquent les dizaines.

[17] Celui qui soigne et qui traie le bétail dans les campagnes.

[18] Soiture, trente-cinq ares.

[19] Débattoir, bâton armé de pointes qui sert à dissoudre le lait caillé. – Réseaux, toiles claires au moyen desquelles on enlève les grains de fromage.

[20] Réunion des habitans d'un village, choisis pour administrer une fruitière ou fruiterie.

[21] N'avoir pas d'argent dans sa bourse la première fois de l'année qu'on entend chanter le coucou, c'est signe qu'on restera pauvre.

[22] Tempête.

[23] Senteur des prés.

[24] Espèce de fromage.