Rodolphe Töpffer

 

 

 

VOYAGES ET AVENTURES DU DOCTEUR FESTUS

 

 

 

(1840)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PRÉFACE.. 6

LIVRE PREMIER.. 7

I. 8

II. 9

III. 10

IV.. 11

V.. 12

VI. 13

VII. 14

VIII. 15

IX.. 16

X.. 17

XI. 18

XII. 19

XIII. 20

XIV.. 21

XV.. 22

XVI. 23

XVII. 24

XVIII. 25

XIX.. 26

XX.. 27

XXI. 28

LIVRE DEUXIÈME.. 29

I. 30

II. 31

III. 32

IV.. 33

V.. 34

VI. 35

VII. 36

VIII. 37

IX.. 38

X.. 39

XI. 40

XII. 41

LIVRE TROISIÈME.. 43

I. 44

II. 45

III. 47

IV.. 48

V.. 49

VI. 50

VII. 51

VIII. 53

IX.. 54

X.. 55

XI. 57

XII. 58

XIII. 59

XIV.. 60

LIVRE QUATRIÈME.. 61

I. 62

II. 63

III. 64

IV.. 65

V.. 66

VI. 67

VII. 68

VIII. 69

IX.. 70

X.. 71

XI. 72

XII. 73

XIII. 75

XIV.. 76

XV.. 77

XVI. 78

XVII. 79

XVIII. 80

XIX.. 81

XX.. 83

XXI. 84

XXII. 85

XXIII. 86

LIVRE CINQUIÈME.. 87

I. 88

II. 89

III. 90

IV.. 91

V.. 93

VI. 94

VII. 95

VIII. 96

IX.. 97

X.. 98

XI. 99

XII. 100

XIII. 101

XIV.. 102

XV.. 103

XVI. 105

LIVRE SIXIÈME ET DERNIER.. 107

I. 108

II. 109

III. 110

IV.. 111

V.. 113

VI. 115

VII. 116

VIII. 118

IX.. 119

X.. 120

XI. 121

XII. 122

XIII. 123

À propos de cette édition électronique. 125

 

PRÉFACE

Si ce petit livre est lu de quelques personnes, ces personnes se demanderont peut-être comment et pourquoi il advient que l’on écrive des petits livres comme celui-ci.

 

En ce qui nous concerne, le fait est simple et de brève explication. Dans un siècle aussi sérieux que l’est le nôtre, il y a des heures où l’esprit éprouve un irrésistible ennui ; il y en a même où tout ce sérieux lui semble folie, tant c’est peu récréatif, et où une folle gaîté lui semble raison, tant il y entrevoit de charme et d’amusement. C’est dans une de ces heures-là que le nôtre s’étant mis en campagne, fit tout d’abord la rencontre du docteur Festus, du Maire, de la force armée, et qu’il se plut infiniment dans la société de ces personnages. Cela étonnera bien ceux qui ne s’y plairont pas du tout.

 

Au surplus cette histoire extraordinaire a été composée d’après des procédés extraordinaires aussi. Figurée d’abord graphiquement dans une série de croquis, elle a été traduite ensuite, de ces croquis, dans le texte que voici. Aujourd’hui nous publions à la fois et séparément le texte et les croquis[1]. C’est donc la même histoire sous une double forme, mais, comme l’observe finement l’Abbé de Saint-Réal, dans deux choses d’ailleurs semblables, ce qu’elles ont de différent change beaucoup ce qu’elles ont de semblable.

 

Nous ne sommes pas éloigné de penser que c’est communément l’auteur d’un ouvrage qui en sait le plus long sur les défauts et les imperfections de cet ouvrage-là : seulement il se garde bien de rien laisser transpirer de ce qu’il sait à ce sujet. Sans nous départir tout-à-fait de cette honorable discrétion, nous dirons pourtant qu’on trouvera dans ce livre des fictions d’une surprenante absurdité, quelques incongruités que le bon goût réprouve, et des incorrections de langage tout-à-fait propres à faire frémir les puristes dont notre ville abonde.

 

Va donc, petit livre, et choisis ton monde ; car, aux choses folles, qui ne rit pas, bâille ; qui ne se livre pas, résiste ; qui veut raisonner, se méprend ; et qui veut rester grave, en est maître.

 

LIVRE PREMIER

 

Où le docteur Festus commence son grand voyage d’instruction, et où sont introduits plusieurs personnages de cette histoire, à savoir : Milady, Milord et l’Hôtel du Lion-d’Or, Jean Baune et Pierre Lantara, le Maire, l’Habit et la Force armée. – Comme quoi, de nuit, le Syllogisme trompe. – Le grand rêve du docteur Festus. – Comment le Maire, après avoir verbalisé, harangua la Force armée. – Milord est laissé en chemise par Jean Baune et Pierre Lantara et Milady ; aussi, par le fait des devoirs administratifs du Maire.

 

I

Ce fut par un temps radieux que le docteur Festus mit ses gants de peau de daim pour commencer son grand voyage d’instruction. Le gant de la main gauche péta au moment où le pouce en forçait les parois ; aussitôt le docteur Festus en tira un présage, selon la pratique des anciens dans laquelle il était très-versé.

 

En effet, le docteur Festus savait tout ce qui s’apprend au moyen des livres, qu’il lisait dans vingt-deux langues, à l’instar de Pic de la Mirandole. Il ne lui manquait donc plus, pour mourir parfaitement savant, que d’avoir vu le monde, et c’est ce qui le porta à entreprendre son grand voyage d’instruction.

 

Ce projet datait de treize mois, et le docteur serait parti immédiatement après l’avoir formé, sans un doute qui le prit au sujet de l’âne et du cheval, à savoir lequel lui était préférable à enfourcher pour courir le monde : car il craignait la voiture, en ce qu’elle est sans emploi pour passer les rivières ; et le bateau, en ce qu’il est le plus mauvais véhicule connu, en terre ferme.

 

Le cheval le tentait, soit parce qu’il avait lu l’article de Pline, soit parce qu’il possédait dans son écurie une haute jument poulinière ; d’autre part, l’âne l’attirait, soit que cet animal lui parût plus philosophique, soit encore parce qu’il avait dans son écurie un magnifique âne de Provence. Toutefois, dans l’un et dans l’autre il redoutait la fougue des passions, le manque d’usage et le dérangement des mœurs. Il resta donc en état de doute pendant treize mois, au bout desquels, étant entré un soir dans son écurie, il y trouva un fort joli petit mulet.

 

II

Ce phénomène le frappa. Il y vit une invitation surnaturelle à enfourcher un mulet pour son grand voyage d’instruction, et, sortant de l’état de doute, il se décida à attendre quatre ans encore, pour laisser grandir le mulet jusqu’au jour radieux où nous voici arrivés.

 

Les gants mis, le docteur enfourcha, tout en pensant en lui-même qu’il penchait en faveur des Réalistes contre les Nominaux ; après quoi, sur de nouvelles réflexions, il pencha en faveur des Nominaux contre les Réalistes, et s’en allait oscillant de l’esprit et de l’épine, sur son mulet, lequel avait le trot dur, défaut qu’il tenait de son père.

 

Pendant ce temps, une mouche bovine qui cherchait pâture, ayant aperçu le quadrupède qui cheminait sur la grande route, vola droit à la queue, sous laquelle elle s’insinua jusqu’à ce qu’elle eut atteint l’intestin rectum, juste au moment où le docteur arrangeait la majeure d’un syllogisme dont il tenait la mineure.

 

Le mulet se sentant buriné dans sa pellicule intestinale, fit trois sauts et quatre pétarades, défaut qu’il tenait de sa mère ; après quoi, n’éprouvant aucun soulagement, il prit le mors aux dents, et galopa pendant cinq heures d’horloge. Néanmoins, au bout de la seconde heure, la transpiration venant à détremper les sangles de la selle, celles-ci s’étaient élargies de huit pouces, d’où la selle avait fait mine de tourner, juste au moment où le docteur liait la majeure à la conséquence, au moyen de la mineure.

 

Dans cet instant critique, le docteur Festus délibéra s’il tournerait avec la selle, ou s’il maintiendrait son centre de gravité dans la verticale qu’il occupait ; car il voyait des avantages particuliers aux deux alternatives. Toutefois, après avoir soumis la question à des procédés de haute dialectique, il arriva à cette solution, qu’il devait rester dans la verticale. Malheureusement, dès le commencement du problème, il avait tourné avec la selle, et il se trouvait collé au ventre du mulet qui continuait à galoper.

 

III

C’est dans cet état qu’ils arrivèrent devant l’hôtellerie du Lion-d’Or. La mouche bovine ayant alors évacué la place, pour se porter sur une truie qui se vautrait dans la cour, le mulet s’arrêta, et le docteur Festus prit terre : Excellente bête ! dit-il, et bien plus forte que je n’aurais cru. Et quelque idée de Bucéphale venant à traverser son cerveau, il sourit légèrement, pendant qu’il ôtait ses gants de peau de daim.

 

Après que l’hôte du Lion-d’Or eut rentré la bête, le docteur Festus entra dans l’hôtellerie, où, ayant pris chambre, il se disposa à tenir note de ce qu’il avait vu et observé durant cette première journée.

 

IV

Le docteur ayant tiré son carnet et taillé son crayon, resta immobile pendant deux heures d’horloge. Il faisait un travail d’esprit, récapitulait tout ce qu’il avait vu ; ce qui le conduisit à réfléchir qu’au fait il n’avait rien vu que le poitrail de son mulet. Sur quoi, désireux pourtant d’avoir vu quelque chose dans un voyage de pure instruction, il prit sa bougie (il était 11 heures), et s’étant rendu auprès de l’hôte qui était assis dans la cuisine, il lui dit : Indiquez-moi, je vous prie, où sont les curiosités ?

 

L’hôte n’avait ni une intelligence supérieure, ni une ouïe très-fine, et de plus il sommeillait à moitié lorsque cette question parvint à son entendement, extrêmement altérée, à ce qu’il paraît ; car s’étant levé en sursaut : Vous montez, dit-il, cet escalier ; après quoi vous tournez sur la gauche, jusqu’au fond du corridor, et vous les avez là devant vous. Et il se remit à dormir au coin du feu.

 

Le docteur suivit l’indication prescrite, et arriva auprès d’une petite porte suspecte. Là, des miasmes alcalins, en frappant son odorat, irritèrent sa curiosité ; par malheur, à peine entr’ouvrait-il la porte, qu’un violent courant atmosphérique, tout chargé de particules odorantes, éteignit sa bougie, et le laissa dans une obscurité profonde. Il n’avait eu que le temps d’entrevoir trois illusions circulaires d’inégale grandeur, et ces deux vers charbonnés sur la muraille du fond :

 

Il n’y a que la canaille

Qui mette son nom sur les murailles.

 

V

Le docteur trouva ces deux vers frappants de pensée et d’expression, surtout très-neufs ; car lui, qui avait lu soixante-deux mille volumes en vingt-deux langues, ne les avait jamais rencontrés. Il s’occupa aussitôt de les fixer dans sa mémoire, après quoi il songea à retourner dans sa chambre, ce qui était devenu difficile dans l’obscurité où il était plongé. Après y avoir réfléchi, il formula le syllogisme suivant, qui devait inévitablement l’y conduire.

 

Je vais au n° 8, mais le n° 8 est ma chambre ; donc, en allant au n° 8, je vais dans ma chambre. Et il se mit à aller hardiment, jusqu’à ce qu’ayant trébuché, il descendit un étage sur les reins.

 

VI

La première chose que fit le docteur, arrivé au bas de la pente, fut de remanier son syllogisme, pour voir en quoi il péchait ; car il ne pouvait se dissimuler, d’après les sensations qu’il éprouvait à chaque anneau de sa colonne vertébrale, que son syllogisme renfermait quelque vice interne ou externe. Après l’avoir remanié par parties, il le trouva de nouveau excellent ; toutefois, pour plus de sûreté, il le modifia ainsi :

 

Je vais à ma chambre, mais ma chambre est au n° 8 ; donc, en allant à ma chambre, je vais au n° 8. Et il se remit en marche, avec moins de vigueur pourtant, car il avait l’os pubis influencé.

 

Après une longue promenade sur un parquet de brique, le docteur s’aperçut au son de ses pas qu’il entrait sur le plancher d’une chambre, et lui et son syllogisme se sourirent mutuellement. Il ne lui restait plus qu’à trouver son lit, et après avoir délibéré s’il le ferait par la voie a priori, ou par la voie de tâtonnement, il se décida pour ce dernier parti, se souvenant dans ce moment que Bacon, dans son Novum Organum, recommande fortement la méthode d’observation.

 

Du premier coup de sa méthode le docteur renversa un objet qui lui parut au bruit être du genre table ; mais, à une abondante aspersion qui humecta ses jambes et le plancher circonvoisin, il revint de cette opinion, et tomba dans l’incertitude. Toutefois, s’étant baissé, il reconnut un liquide parsemé d’éclats de faïence, ce qui lui fit juger que le corps était d’une nature complexe. Alors, employant la méthode d’exclusion, il se borna à conclure que ce n’était pas son lit et passa outre, les deux bras en avant.

 

Il arriva ainsi contre les vitres, où ses deux bras se frayèrent un passage. Ce n’était pas son lit. Il revint sur ses pas et donna dans la lampe, qui donna dans la glace, qui donna dans la pendule, qui lui donna sur le nez. Ce n’était pas son lit. Ayant encore rebroussé, il donna dans un paravent, où il demeura engagé jusqu’aux omoplates, en telle façon que ses deux mains erraient dans le vide ultérieur. C’était justement son lit.

 

VII

Du moins il dut le croire ; car outre la garantie qu’il trouvait dans l’emploi simultané de deux méthodes à la fois, ce qui ne permettait presque pas d’erreur appréciable, il touchait réellement un lit. Mais ce qui introduisit quelque confusion dans l’observation, c’est que sa main gauche avait attrapé le nez très-distinct d’une personne quelconque. À ce nez, le docteur revint à la méthode du tâtonnement, et palpa cette tête avec le plus grand soin, jusqu’à ce qu’ayant reconnu la présence de cent quatre-vingt-deux papillotes, il fit plusieurs syllogismes, dont le dernier fut ce dilemme : Ou c’est un homme, ou c’est une femme ; mais c’est une femme, donc ce n’est pas un homme… et il en resta là ; car le dilemme était bon, à la vérité, mais ne conduisait à aucune solution prochaine.

 

VIII

Au bout d’une heure et demie d’horloge, la personne bougea, s’assit sur son lit, se leva, et se mit à marcher dans la chambre ; sur quoi plusieurs solutions alternatives, également possibles, se présentèrent à l’esprit du docteur, qui résolut d’attendre les données que lui fourniraient les faits.

 

La personne entrant les pieds nus dans les flaques de liquide, articula indistinctement des paroles de surprise désagréable, et mania les briques de faïence avec désappointement ; ensuite elle revint avec l’intention apparente de retrouver son lit. Mais le docteur s’étant déshabillé, venait de s’y établir.

 

IX

Du moins le croyait-il ainsi ; car, d’après les données que lui avaient fournies les faits, le docteur s’était déterminé à tourner le paravent, et là, ses mains avaient rencontré un obstacle.

 

C’était la grande malle de Milady, posée par les bouts sur deux chaises, en avant du lit. Elle se trouvait ouverte et garnie de moelleuses pelisses, de vêtements soyeux, en telle sorte que le docteur y fourrant les mains avait conclu aussitôt que c’était le lit, et s’y était étendu, tout en souriant à l’idée qui lui vint d’un passage de l’Apolokintosis.

 

Milady, revenant des flaques, mit le pied dans la malle pour remonter sur son lit, et aussitôt le docteur Festus entra en cauchemar.

 

En effet, le pied de Milady s’étant fixé sur le sternum du docteur, à l’endroit où le diaphragme sépare la cavité thoracique de la région abdominale, il en résulta sur cet endroit une pression de cent soixante-quinze livres (poids de seize), qui influença péniblement le docteur.

 

X

Aussi, comme il était à rêver paisiblement que, couché dans un pré, il voyait sur la croupe de son mulet la formule du Binome, tout à-coup il rêva de plus qu’un énorme syllogisme, sous la figure d’un taureau à qui on aurait bandé les yeux, lui labourait les côtes à coups de sabot, dans le but de lui imposer une conviction absurde au sujet du dit Binome. Pendant ce temps, il voyait le grand Mégalosaurus fossile qui se mordait la queue par façon symbolique, figurant par là un immense cercle vicieux ; puis il lui sembla que ce cercle vicieux, se réduisant peu à peu en boule oblongue, se mettait à danser la bourrée sur sa cavité pulmonaire ; et à chaque fois que la boule retombait, il voyait au firmament trois cents séries de dix lieues de longueur, exprimant le nombre complet des permutations qui se peuvent faire avec les lettres de l’alphabet sanscrit, combinées deux à deux et quatre à quatre, tandis que sept mille trois cent quarante-neuf Néoplatoniciens chantaient, en se pinçant le nez, l’air de la Pyrrhique macédonienne sur le mode phrygien.

 

XI

C’était un rêve plein d’intérêt, mais très-fatigant. Aussi le docteur, en proie à une oppression excessive, se livrait à des efforts pulmonaires immenses, aspirant et respirant avec l’intensité d’un fort soufflet de forge. À la fin, une aspiration gigantesque fit un vide si considérable dans le coffre, que le couvercle, poussé par la colonne atmosphérique, se referma violemment, et Milady éternua.

 

XII

En ce moment, Jean Baune, le repris de justice, et Pierre Lantara, vagabond, tous deux malfaiteurs de la commune, cherchaient un coup à faire à propos de Milady qui avait bagues et joyaux. Ils avaient dressé l’échelle contre la fenêtre, et trouvant les trous faits dans les vitres par le docteur, ils y avaient passé les bras pour lever l’espagnolette. Parvenus dans la chambre, ils jugèrent au poids de la malle que c’était tout juste leur affaire. S’étant donc mis à l’œuvre, ils furent bientôt en bas, et l’emportaient à travers champs, sans autre témoin que la lune, qu’ils craignaient bien moins que le plus exigu roquet qui aurait jappé contre eux.

 

C’est de cette manière que, dès le second jour, le docteur continua son voyage d’instruction, de fort grand matin. Cependant le balancement du transport, agissant sur son rêve, y apporta de grandes modifications, qu’il importe de faire connaître. Il vit Pythagore à cheval sur l’anneau de Saturne, qui s’y balançait comme sur une escarpolette, tandis que les sept mille trois cent quarante-neuf Néoplatoniciens dansaient le pas de basque. Non loin, Lucifer battait la mesure en lançant, par un tuyau d’orgue, des aérolithes sur un tambourin : le tout formait une danse oscillatoire dans laquelle le docteur s’absorbait en une contemplation harmonique.

 

XIII

Milady, en se réveillant, aperçut le désordre de sa chambre, les habits du docteur et la place où n’était plus la malle, sur quoi elle fit venir le Maire pour verbaliser.

 

Le Maire verbalisa pendant cinq heures d’horloge. Il fit ensuite un plan graphique des lieux, tels qu’ils avaient été laissés par l’auteur du crime, avec les débris de la lampe, de la glace, de la table et du pot ; ayant soin aussi de bien s’assurer du contour géographique de la flaque d’eau, avec ses golfes, ses isthmes et ses îlots de faïence, ce qui lui prit neuf heures d’horloge ; après quoi il inventoria les objets volés, les objets laissés, les objets qui n’étaient ni volés ni laissés, puis ceux qui étaient à la fois volés et laissés ; faisant du tout trois classes, avec appendice et renvois apostillés, ce qui lui prit encore sept heures d’horloge, et enfin il conclut :

 

1° Que le voleur devait être en chemise, puisque des habits d’homme étaient restés dans la chambre ;

 

2° Que telles étaient les conséquences fatales d’une philosophie orgueilleuse ; que le crime prenait presque toujours sa source dans des pensées coupables ; que la jeunesse devait bien se pénétrer de ceci, que, hors de la vertu, il n’y a que vice et crime, et s’appliquer à remplir ses devoirs d’époux et de père, afin d’être un jour des citoyens utiles à l’État et à la patrie, qui avaient les yeux sur eux. Qu’au surplus, il convenait de rassurer la morale menacée, et l’ordre social ébranlé, en arrêtant promptement le coupable, et en le livrant instantanément à la justice, pour qu’il fût puni immédiatement. Après quoi le Maire alla dîner.

XIV

Le dîner dura deux heures d’horloge, et la sieste autant, ce qui, avec les précédents, donna aux malfaiteurs vingt-cinq heures d’horloge pour se reconnaître un peu. Après quoi, le Maire, revêtant son habit de fonctions, fit appeler la force armée pour aviser aux mesures.

 

La force armée se composait de Georges Blême, dit La Mèche, fils de Louis Blême, quand vivait, garde-champêtre et taupier de la commune, mort pour avoir guetté une taupe durant huit jours et sept nuits dans un chemin creux.

 

Plus de Joseph Rouget, dit l’Amorce, fils de Gamaliel Rouget, quand vivait, marguillier de la commune, et mort pour avoir voulu, pendant que son fils sonnait l’angelus, regarder de trop près au batail de la grand’cloche.

 

C’était tout. On les avait équipés de neuf à la Saint-Martin ; à savoir : d’un fusil à baïonnette, et d’un pompon. La giberne pour l’autre année.

 

XV

Ayant avisé aux mesures, le Maire se mit à leur tête pour faire une battue dans le bois. Toutefois, observant qu’ils manqueraient d’ensemble par défaut d’accord, il leur fit marquer le pas pendant trois heures et demie d’horloge, en disant : gauche, droite ; droite, gauche, ce qui les faisait trébucher.

 

Remarquant cela, le Maire se fâcha, prétendant qu’ils gâtaient la manœuvre en voulant faire à leur tête ; il leur rappela que le soldat doit être passif, ne pas écouter sa propre voix, et n’obéir qu’à celle de ses supérieurs. Après quoi il recommença en disant : droite, gauche ; gauche, droite, ce qui les fit encore trébucher.

 

Alors le Maire les prévint qu’il n’écouterait plus que les inspirations de sa conscience, dictées par le texte de la loi, et qu’il y aurait huit heures d’arrêts pour le premier, comme aussi pour le second qui trébucherait. Après quoi il commanda : fixe ! puis : gauche, droite ; droite, gauche, et Blême et Rouget tombèrent ensemble sur le nez. Le Maire leur intima huit heures d’arrêts à chacun.

 

XVI

Cependant, Milord, qui avait passé sur le continent pour rejoindre Milady, n’était plus qu’à une journée de l’hôtellerie du Lion-d’Or, lorsqu’il rencontra un homme à qui il dit : Do you speak english ?

 

L’homme fit signe à son camarade qui était dans le bois, et celui-ci s’étant approché, Milord lui dit : Do you speak english ? Sur quoi les deux hommes se regardèrent mutuellement, et Milord les regardait tous les deux.

 

Pour sortir de cette situation, qui devenait à chaque minute plus monotone, le premier des deux hommes (C’était Jean Baune, le repris de justice) fit un signe à l’autre, et tous deux ensemble saisirent tout-à-coup Milord, chacun par un bras. Aussitôt celui-ci, par présence d’esprit, piqua des deux, et le cheval partit au grand galop ; de façon que Milord, retenu par les deux malfaiteurs, tomba par terre. Aussitôt ils le dépouillèrent, ne lui laissant que sa chemise.

 

XVII

Jean Baune rattrapa le cheval de Milord qui s’était mis à paître dans un pré de luzerne, et l’ayant ramené dans la forêt, ils se mirent à continuer leur route, après avoir chargé sur le cheval la malle de Milady.

 

Le docteur Festus dormait toujours dans la malle ; mais son rêve avait encore subi de notables modifications. Au moment où on l’avait déposé dans le bois, il avait vu l’anneau rester fixe, Pythagore partir par la tangente, et les sept mille trois cent quarante-neuf Néoplatoniciens tomber sur le derrière. Mais lorsqu’on l’eut chargé sur le cheval de Milord, qui allait l’amble, il rêva délicieusement que, porté sur une galère liburnienne à cinq rangs de rames, il descendait le Cydnus aux pieds de Cléopâtre, à qui il formulait un binome d’amour, au son de quarante-huit basses et un flageolet. Un abyssin lui chassait les mouches avec une queue de phénix parfumée de nard d’Assyrie, et quatre Corybantes lui chatouillaient la plante des pieds avec un triangle isocèle ; en sorte qu’il éprouvait les plus délicates sensations.

 

XVIII

Au bout de huit heures d’arrêts, le Maire avait repris sa battue dans le bois à la tête de la force armée, et il avait marché au pas de charge pendant sept heures d’horloge, lorsqu’il aperçut Milord en chemise, assis sur une fourmilière. Certain, d’après son procès-verbal, que le voleur devait être en chemise, il s’occupa aussitôt des dispositions d’attaque.

 

Il donna ordre à l’aile gauche (c’était Rouget), de faire un grand contour pour prendre Milord en flanc droit ; et à l’aile droite (c’était Blême), de faire un grand contour pour prendre Milord en flanc gauche : lui-même devait former le centre, et se porter en droite ligne sur le voleur.

 

Après avoir combiné cette manœuvre, le Maire s’essuya le front ; puis, sûr de son affaire, il commanda : Marche !

 

Les deux ailes partirent ; mais Rouget ayant pris le contour trop petit, se trouva en arrière de Milord, tandis que Blême l’ayant pris trop grand se trouva à vingt pas de Milord, qui lui cria : Do you speak english ?

 

Le Maire, voyant sa manœuvre compromise, sans bien comprendre pourquoi, rappela les ailes à son centre ; puis, s’étant replié pour prendre du terrain, il se plaça derrière la force armée, à qui il commanda une charge à la baïonnette.

 

Milord ne comprenant pas d’abord l’intention de ces gens, leur cria : Do you speak english ? mais il ne lui fut fait aucune réponse ; en sorte que jugeant l’intention hostile décidément, il se plaça derrière un gros mélèze. Aussitôt le Maire dirigea sur le mélèze, en disant : Ferme ! et les troupes, pleines d’ardeur, poussèrent droit à l’arbre, dans le bois duquel elles s’enferrèrent de neuf pouces trois lignes et un douzième, et restèrent prises, quoique chargeant toujours.

 

XIX

Voyant le cas, Milord, qui avait déjà ramassé un sauvageon noueux, se mit aussi à exécuter une manœuvre. Pendant que les ailes étaient engagées, il poussa droit au centre, qu’il culbuta au moyen d’un moulinet très-nourri ; puis, revenant sur les ailes, il les attaqua chacune de flanc avec le sauvageon, leur en caressant les reins durant trois quarts d’heure d’horloge. Il rebroussa ensuite sur le Maire qui cherchait ses dents parmi le gazon, et, l’ayant dépouillé de son habit de maire, il s’en revêtit et le laissa en chemise sur le pré ; après quoi il s’éloigna.

 

La force armée, voyant l’habit s’éloigner, se livra à des mouvements inquiets, comme font les hirondelles en cage au temps des migrations, et se trouvant dégagée par suite de ces mouvements, elle suivit l’habit, et reprit sa discipline.

 

XX

Cependant Milady, que nous avons laissée à l’hôtellerie du Lion-d’Or, ne voyant pas arriver Milord, en éprouvait une extrême inquiétude. Au cinquième jour, ayant eu un pressentiment, elle se décida à aller à sa rencontre sur le mulet que le docteur Festus avait laissé dans l’écurie. Elle dit donc à l’hôte de lui donner un fort picotin d’avoine, et de le tenir prêt pour le lendemain, vers six heures du matin.

 

Vers cinq heures, l’Hôte était dans la cuisine, épluchant une cuisse d’ail de Provence. Quand elle fut épluchée, il alla l’insérer proprement au coin d’où était sortie la mouche bovine, ayant éprouvé, durant une longue pratique, que ce procédé donnait aux bêtes chevalines un feu et une vigueur que l’avoine ne leur donnait certainement pas. Seulement, pour ne pas contester avec les préjugés des gens, il leur portait en compte l’avoine, comme tout autre hôte, ne voulant se particulariser en rien.

 

À six heures Milady enfourcha. L’Hôte tenait à deux mains le mulet, qui manifestait une étonnante disposition au saut et à la pétarade (défaut qu’il tenait de sa mère). À peine l’eût-il lâché, qu’il fit trente-six bonds, douze écarts et huit ruades, et l’Hôte cria à Milady : Ce n’est rien, bonne dame, c’est l’avoine qui le rend gai ; allez toujours, la bête ne veut pas vous rien faire ! Alors le mulet galopa pendant sept heures d’horloge, faisant quatre lieues à l’heure, jusqu’à ce que, arrivé à l’endroit où nous avons laissé le Maire, il s’arrêta par le fait de la cuisse d’ail qui venait de tomber.

 

XXI

Milady voyant un homme en chemise le prit d’abord pour son voleur ; ensuite elle le prit pour un homme en chemise, ce qui lui fit baisser les yeux ; enfin elle le prit pour le Maire, ce qui lui fit faire un éclat de rire très-pénible pour celui-ci, qui avait l’air extrêmement déchu et mortifié.

 

Mais, pendant que Milady riait, il venait au Maire une détestable pensée, qui se parait à ses yeux des couleurs séduisantes de la justice et du devoir. Pressé par ses devoirs administratifs, il se figurait avec angoisse l’état affreux de sa commune, depuis quatre jours privée de maire ; et considérant d’autre part que sa dignité lui défendait de s’y présenter en chemise, l’idée d’y rentrer déguisé sous les habits de Milady lui souriait infiniment. À la fin, fortement sollicité, il saisit le sauvageon noueux, imita de son mieux le moulinet de Milord, abattit Milady, et la dépouilla, tout en l’assurant qu’en tout ceci il n’agissait que par des motifs respectables, en vue seulement du bien public, et sans aucune intention de lui déplaire ou de lui faire le moindre mal. Après quoi il s’habilla et reprit le chemin de sa commune en méditant trois procès-verbaux, deux ordres du jour et cinq battues, soit contre Milord, soit contre la force armée.

 

FIN DU PREMIER LIVRE.

LIVRE DEUXIÈME

 

Où le docteur Festus continue son grand voyage d’instruction. – Mort de Pierre Lantara, et comme quoi le docteur entre dans la meule de foin de George Luçon, où il est en butte à un dilemme captieux et insoluble. – Comment l’Habit, après avoir commandé la Force-Armée, passe de dos en dos, et finit par rester sur celui du docteur. – Comment fut fondée la grande fourmilière du roc de Mortaise. – Comment la Force armée perd sa discipline. – Comment le Maire fit une apostrophe qui ne réussit pas. – Le grand rêve normal du Maire. – Milady retrouve ses habits et poursuit dans la direction de l’ouest.

 

I

Pendant que ces choses se passaient, le docteur Festus continuait son voyage d’instruction dans la malle de Milady. Il n’avait pas tardé à se réveiller, mais se trouvant dans l’obscurité, il en avait conclu qu’il ne faisait pas encore jour, et s’était mis à sophistiquer mentalement, en attendant l’aurore aux doigts de rose. À propos de l’aurore, il vint à songer aux deux vers qui l’avaient frappé la veille, et dans l’état de satisfaction où il se trouvait, une velléité poétique se vint loger comme une mouche bovine dans un recoin de son cerveau. Il jugea opportun d’ouvrir son grand voyage d’instruction par un à propos versifié, et, tout en attendant l’aurore pendant treize heures d’horloge, il fit le quatrain suivant :

 

Sur un mulet courir la terre,

Courir la terre sur un mulet ;

Et du mulet sauter à terre,

Et remonter sur son mulet…

 

Le docteur fut très-content de ce quatrain. En effet, y appliquant toutes les règles des meilleurs traités connus de versification, il le trouvait avec raison sans défaut ; la rime riche, la mesure exacte, le sens clair et complet, et l’expression poétique ; car il se rappelait que le mot mulet est employé par Homère dans le premier chant de l’Iliade, vers 48. Aussi, après l’avoir composé de verve en français, il le traduisit dans les vingt et une autres langues, éprouvant le sentiment délicieux que personne autre que lui, dans le monde, n’était en état de faire un pareil travail, depuis la mort de Pic de la Mirandole.

 

II

Cependant Jean Baune, le repris de justice, tout en fouettant le cheval de sa gaule, songeait en lui-même qu’il n’avait plus besoin de Pierre Lantara, si ce n’est pour partager, ce à quoi il ne tenait pas. De façon que s’étant laissé devancer de trois pas, il lui déchargea son pistolet dans l’occiput. La balle perça le crâne, coupa l’os hyoïde, perfora le palais, effleura les papilles nerveuses du cartilage nasal, puis faisant un ricochet contre les os frontaux, s’arrêta dans le lobe gauche du cervelet ; et Pierre Lantara tomba par terre, exhalant sa scélérate vie sous le coup d’une main plus criminelle encore que la sienne.

 

À l’ouïe du coup de feu, le docteur Festus y appliqua aussitôt toutes les lois de l’acoustique pour reconnaître à quelle distance et dans quelle direction le coup était parti : si c’était dans la cuisine de l’hôte, dans le grenier de l’auberge, ou dans la cour, ou enfin dans la chambre aux curiosités ; et il allait formuler une conclusion, lorsqu’à l’ouïe d’un nouveau bruit, il se décida à attendre les nouvelles données que lui fourniraient les faits.

 

Ce bruit était celui que faisait Jean Baune, le repris de justice, pour ouvrir la malle. À peine eut-il levé le couvercle, que, voyant un homme bien éveillé qui le regardait faire, il lui braqua dessus son pistolet, par bonheur déchargé récemment ; tandis que le docteur Festus, se croyant encore dans son rêve, le prenait pour un Néoplatonicien de mauvaise mine. Mais à la vue de Jean Baune qui rechargeait son pistolet, le docteur crut rêver qu’il se sauvait à toutes jambes, et effectivement, après une course impétueuse de deux heures d’horloge, voyant dans une prairie des meules de foin, il s’y cacha, suspendant ainsi pour cause majeure son grand voyage d’instruction, jusque là si heureusement commencé.

 

III

Le docteur, enfoui si subitement dans sa meule, ne savait trop que penser. Il croyait veiller ; mais d’autre part il croyait rêver, ce qui le conduisit à faire une série de syllogismes dont le dernier fut un dilemme continu, indéfini, insoluble qui lui donna beaucoup de mal (le dilemme lui était en général funeste), et qui lui faisait tourner la tête, comme la rivière, une roue de moulin. C’était celui-ci : ou je dors ou je veille ; mais si je veille, je ne dors pas, donc je veille ; mais si je dors, je ne veille pas, donc je dors (et il s’embrouillait) ; donc je veille ; donc je dors ; mais je veille, donc je ne dors pas ; et ainsi de suite durant trois heures d’horloge.

 

Au bout de ce temps, une sensation le tira de là. C’était comme un objet terminé par trois pointes dures et lisses comme des dents œillères d’un sanglier. Cet objet, s’insérant de part en part dans la région postérieure de sa culotte, la souleva, lui fit décrire on arc de cercle, et la déposa, lui inclus, sur une surface élastique et molle.

 

C’était George Luçon, dit le Trèfle, qui faisait ses foins avec les ouvriers de la ferme, afin de profiter du sec, et serrer pour l’hiver. Il avait planté sa fourche dans la meule et chargé le docteur tout empaillé sur le char, se disant : Le foin est lourd c’tte année ; cinquante livres feront le quintal. Quand ils eurent tout chargé, l’on piqua les deux bœufs, et le docteur recommença à voyager pour son instruction jusqu’à la fenière de George Luçon, où il fut hissé avec le foin.

 

IV

Nous avons laissé Milord s’acheminant vêtu de l’habit du Maire, et la force armée suivant l’habit par instinct de discipline. Tout en cheminant, il éprouvait de grandes migrations sur le ventre, sur le dos, sur le flanc, sous l’épaule et par les reins. Alors il se souvint de la fourmilière, et comme il était arrivé au bord du grand canal, il forma le projet de s’y baigner pour noyer les fourmis. S’étant déshabillé au pied d’un saule, il se trouva couvert de soixante-trois mille fourmis ; dont treize mille huit cent vingt-neuf portant leurs œufs, et les autres des brins de paille, à dessein de former une société nouvelle dans le local de son individu. Aussitôt Milord se jeta à l’eau ; mais auparavant il avait appendu à une branche du saule l’habit de maire surmonté du chapeau, ce qui formait une espèce de Maire aérien assez semblable à ces magistrats, qui, dans les champs, gardent le blé mûr contre les moineaux.

 

Aussi la force armée voyant Milord d’un côté, le Maire de l’autre, ne s’y trompa pas. Elle sentit bien (il y a un instinct dans les masses) que son chef véritable était au saule, et au lieu de se jeter à l’eau, elle s’aligna à dix pas, et garda une exacte discipline. En ce moment, un souffle de vent ayant soulevé là manche droite de l’habit, la force armée fit demi-tour à gauche, pas accéléré ; et, sur un nouveau mouvement, fit halte, et présenta armes avec une étonnante précision. Puis, le vent ayant beaucoup fraîchi et livrant l’habit à des mouvements désordonnés, la force armée, toute tremblante de bonne volonté, fit la charge en douze temps, reprit l’arme au bras, croisa baïonnette, et s’avança au pas de charge, fixant du coin de l’œil le terrible Maire qui continuait à montrer une extrême irritation ; jusqu’à ce que le chapeau étant tombé, la force armée se jeta contre terre et demanda quartier.

 

V

Cependant, Milady dépouillée par le Maire errait en chemise dans le bois, et dans sa douleur elle se trouvait malheureuse d’être une Milady. Elle n’avait aperçu par les taillis que des charbonniers, auxquels elle n’avait osé confier le secret de sa misère, en sorte qu’elle fut sur le point de s’évanouir de joie, lorsqu’elle aperçut de loin un habit complet suspendu à un saule, vers le bord, du grand canal. Elle accourut aussitôt pour s’en revêtir, et s’éloigna promptement avec l’intention de demander l’hospitalité dans la première maison qu’elle rencontrerait, et d’y attendre des vêtements qu’elle ferait chercher.

 

La force armée suivit, et ils arrivèrent ainsi à la ferme de George Luçon, dit le Trèfle, qui leur offrit de bon cœur son fenil et son foin. Milady épuisée s’y étendit avec délices, après avoir suspendu à la muraille l’habit auprès duquel s’aligna la force armée.

 

VI

Durant ce temps, le docteur Festus, quoique en chemise, éprouvait une chaleur délicieuse, et se fût trouvé parfaitement heureux dans son foin, sans la circonstance de son dilemme insoluble. À la fin, résolu d’en finir à tout prix, il composa un plan d’expérience auquel il ne tarda pas à donner exécution. La première chose à faire était de reconnaître le milieu ambiant. À cet effet, il entreprit avec les bras un système régulier de mouvements rotatoires ellipsoïdes qui embrassaient l’espace compris. Du premier coup de sa méthode, sa main gauche attrapa le dos d’un rat, ce qui lui causa une sensation moitié pelisse, moitié soie, tandis que sa main droite saisissait, d’autre part, le nez très-distinct d’une personne quelconque (c’était Milady). Il reprit bien vite la méthode de tâtonnement, et compta cent quatre-vingt-deux papillotes autour de ce nez. Alors tous ses doutes furent levés, et, éludant habilement un dilemme captieux qui pointait dans son entendement, il poussa droit à cette conclusion définitive, qu’il était encore couché dans sa chambre, à l’hôtellerie du Lion-d’Or, deux étages au-dessus de son mulet, un étage au-dessous de la chambre aux curiosités, et il se remit à attendre l’aurore aux doigts de rose.

 

VII

Mais lorsque l’aurore aux doigts de rose vint éclairer la fenière de George Luçon, et que le docteur s’apprêtant à revoir le plafond de sa chambre, ne vit que la grossière charpente d’une toiture champêtre, à laquelle étaient suspendues mille deux cent soixante-trois toiles d’araignées, il retomba de nouveau dans son dilemme continu, insoluble, indéfini. S’étant assis, moitié rêvant, moitié veillant, il aperçut l’habit à la muraille, les deux factionnaires auprès, Milady endormie, et un rat dans sa main. Alors il rêva que son premier soin était de classer le rat qui se trouva être une variété du mus œconomus, après quoi il rêva encore qu’il endossait l’habit du maire, et qu’il sortait dans la campagne après avoir mis son rat dans sa poche. La force armée suivit l’habit.

 

VIII

Milord s’était amusé à nager dans le grand canal, après y avoir laissé les fourmis. Celles-ci ne périrent point, mais voguant les unes sur leur brin de paille, les autres sur leur œuf, elles profitèrent du même vent qui avait agité l’habit du maire, pour atteindre à l’autre rive où elles prirent terre par le plus beau temps du monde. Là s’organisant par centuries et décuries, elles formèrent une marche régulière, et, traversant le pré de Joseph Sandoz, elles franchirent pendant la nuit la grande route de Cerlin, (passant sur le corps de Louis Renan, dit le Quarteron, qui revenant des fiançailles de Toinette Redard, s’était couché dans l’ornière pour avoir trop bu de clarette) ; puis, longeant le marais de Chédal, elles vinrent fonder la grande fourmilière qui se voit encore au pied du roc de Mortaise, sous lequel est leur grand grenier central pour les cas de famine.

 

Pour Milord, ne trouvant plus que sa chemise au saule, il était entré dans une rage concentrée qui peu à peu, s’étant creusé une issue, s’échappa en une débâcle immense de jurons, à commencer par celui de Guillaume-le-Conquérant après la bataille de Hastings, et à finir par celui de Castlereagh approchant le rasoir de son mastoïdien ; de telle façon qu’on y reconnaissait les traces de trente-six dialectes distincts, angles, pictes, saxons, normands et autres, et huit sous-dialectes avec leurs variétés distinctives. Après quoi, il cueillit un sauvageon noueux, et encore furieux il tomba sur un troupeau de moutons qui n’en pouvait mais ; imitant ainsi l’exemple d’Ajax fils de Télamon, lequel se prit des torts de l’industrieux Ulysse, à des béliers camus. Les moutons s’enfuirent à la ferme qui était celle de George Luçon, dit le Trèfle, et y arrivèrent au moment où le docteur Festus, moitié rêvant, moitié veillant, en sortait au point du jour.

IX

Milord, à la vue du docteur qu’il dut prendre pour le voleur de son habit, recourut au moulinet dans lequel il était expert, et froissa rudement le docteur ; ce qui fit grand bien à celui-ci, en retirant son attention du fond du dilemme où elle était profondément enfoncée, comme un perçoir dans un tuyau de fontaine. Mais Milord voyant la force armée qui chargeait sur lui pour défendre l’habit, revint sur elle ; pendant que le docteur Festus, moitié veillant, moitié rêvant, se dérobait pour toujours au moulinet, en se cachant dans le creux d’un arbre miné par les ans.

 

X

Milord ayant abattu la force armée, revint au docteur pour s’emparer de l’habit, mais le trouvant disparu, il se mit à sa poursuite, faisant une battue et fouillant les buissons avec son sauvageon noueux.

 

La force armée restait sur le terrain fort maltraitée par le moulinet. Au bout de deux heures d’horloge elle se releva, et ne voyant plus l’habit, elle se livra aussitôt à l’indiscipline la plus grossière ; partant du pied droit, divergeant dans sa marche, et se frappant du talon le derrière, et du genou le menton. Elle allait à travers champs, gâtant les haies, perçant les clôtures, abattant les choux, couchant les seigles, enfonçant les semis, perturbant les basses-cours, effrayant les grenouilles, disjoignant les rigoles, et rompant les gerbes ; de telle sorte que les paysans lui juraient après, et de derrière les haies lui lancèrent onze cent trente-trois carottes, et des noyaux de pêches à pleins sacs.

 

XI

C’est dans cet état qu’elle vint à rencontrer le Maire, qui, sous l’habit de Milady, regagnait sa commune. À la vue de tant d’indiscipline, ce respectable magistrat sentit le texte de la loi lui apostropher la conscience, et une bile aigrie lui remonter du foie jusqu’aux confins du gosier, où, depuis ce jour, il lui en resta toujours la mesure d’un dé à coudre, ce qui lui donnait une expression de pituite recuite. Dans son indignation, il vint se poster en face des rebelles, et à l’exemple de César qui ramena ses légions au devoir en les appelant Quirites… Gredins ! leur dit-il ; mais la force armée, ne voyant plus l’habit, lui passa sur le ventre, et alla outre.

 

Le pauvre Maire restait gisant, et dans sa douleur il se trouvait malheureux d’être maire. Il ravalait avec amertume des textes de loi tout entiers, qui, lui gonflant le cœur, cherchaient à s’exhaler au dehors ; et la seule chose dans laquelle il trouvait quelque consolation, c’était de songer que du moins il n’avait pas été insulté dans l’exercice de ses fonctions.

 

XII

Cette idée lui donnant quelque force, il se leva et se mit à errer, livré à une mélancolie profonde, pendant laquelle il rédigeait mentalement un procès-verbal de toute force. Comme il passait devant la ferme de George Luçon, il se dépêcha de parapher mentalement son procès-verbal ; puis, se rappelant qu’il était abîmé de fatigue et de faim, il demanda abri et déjeuner. Sur quoi George Luçon qui était à traire sa vache devant l’étable, lui offrit de bon cœur son lait et sa fenière. Le maire but six pots de lait chaud, après quoi George Luçon le conduisit au fenil, tenant d’une main son seau de lait plus blanc que neige, et de l’autre lui montrant l’échelle. Le Maire y grimpa, et s’étant dépouillé des vêtements de Milady, s’étendit dans le foin et s’endormit aussitôt.

 

C’est ce jour-là qu’il fit son grand rêve normal. Il fut ravi en extase dans une commune où il s’assit sur vingt-six volumes d’archives, constatant l’acquisition par ladite, de trois fontaines coulantes, vingt pieds de haie vive, et deux chemins vicinaux ; le tout par prescription ou saisie, tant sur le propriétaire que sur les hoirs. Pendant qu’il était ravi en extase, il vit un procès-verbal de huit pieds de haut, dansant la matelotte avec la déesse Thémis, qui, à lui maire, lui avait durant ces instants, confié sa balance. Tout autour, trois cents huissiers en robe courte chantaient les cinq codes sur l’air de Marlborough, avec une plume de paon sur l’oreille gauche, et un exploit en façon de jabot. Trois mille cinq cent quatre textes de loi encore inconnus cuisaient dans une marmite de parchemin, dont soixante-deux clercs léchaient les parois pour attraper la bouillie descendante. Tels étaient ces beaux lieux. Mais au milieu de la fête, il vit une force armée qui fumait la pipe près d’un magasin à poudre, pouffant la fumée dans les yeux d’un respectable caporal à chevrons. Alors ne pouvant se maîtriser, il courut sus, et les ayant touchés seulement du fléau de la balance, ils furent instantanément changés en conscrits fusillés, et il s’absorba dans une satisfaction inerte tellement vive, qu’il en transpirait des conclusions, des arrêts et des prises de corps ; tout en ronflant d’une telle véhémence, que Milady en fut réveillée en sursaut vers midi de ce jour.

 

Milady ne trouvant plus l’habit du maire que le docteur Festus avait revêtu, se prit à pleurer de détresse et de modestie souffrante, jusqu’à ce qu’ayant aperçu ses propres vêtements déposés par le Maire, elle éclata en transports joyeux, car elle avait les passions vives, défaut qu’elle tenait de son père, lequel était mort d’une allégresse rentrée. Elle fit donc huit grands sauts de joie, ignorant entièrement qu’elle bondissait droit sur le diaphragme du Maire. Celui-ci, corpulent de sa nature, était descendu sous le foin, comme un pavé chaud dans du beurre, ce qui empêchait Milady de l’apercevoir. Mais au bond qu’elle fit, il entra en cauchemar, et il se sentit tout un Hôtel-de-Ville sur le poitrail.

 

Milady s’habilla, et ayant remercié en passant George Luçon de lui avoir procuré ses habits si à propos, elle reprit sa route, et continua d’aller à la rencontre de Milord dans la direction de l’ouest.

 

FIN DU DEUXIÈME LIVRE

 

LIVRE TROISIÈME

 

Où les frères André et George Luçon ayant fait pache, l’arbre est coupé. – Des choses qui se passèrent dans l’arbre. – Comment le docteur Festus vit l’étoile polaire monter au méridien. – D’où est advenu que les Taillandier portent l’épaule basse et le dos en vire-voûte. – Comment ceux de Porelières et du hameau de Coudras trébuchèrent au nombre de neuf cent trente-huit. – Jean Baune, le repris de justice, tire sur George Luçon qui s’en trouve bien. – Comment le docteur reprend son voyage d’instruction à dos d’âne. – Du calendrier grégorien. – Comment Claude Thiolier eut du dessous. – Comment le docteur, après avoir oscillé, s’équilibre sur un éclectisme raisonnable, et sort du moulin. – Comment la Force armée reprend sa discipline. – De huit cochons d’Irlande. – Le docteur part par la tangente.

 

I

Cependant André Luçon, frère de George, scieur de long, voulant travailler de son métier pour le sieur Taillandier qui refaisait sa toiture et planchait son fenil, vint voir son frère et le mena au cabaret des trois fils Aymon. Après boire, il lui parla des pieds de chêne qui étaient dans son bois, lui conseillant de les vendre, d’autant que les fourmis étaient venimeuses cette année et que l’almanach promettait de l’humide ; après quoi, il lui proposa de les acheter, n’en ayant que faire, mais pour lui rendre service et les empêcher de pourrir, ajoutant qu’on lui en offrait de plus beaux et mieux à point, mais qu’on n’était pas frères pour rien. George Luçon, qui avait le vin généreux, se leva chancelant, et lui prit la main, disant : Tu es un beau parleur, André, c’est égal ; tout de même je te les baille pour six écus le pied de chêne… Sur quoi ils firent pache, et burent jusqu’au soir.

 

Le lendemain, André Luçon se leva dès l’aube, attela ses bêtes, et vint au bois avec ses deux apprentis, scieurs de long ; puis, ayant choisi un pied de chêne de cinq brassées de tour, ils le scièrent par le bas jusqu’à ce que le roi des forêts s’ébranlât lentement dans les airs et s’inclinât contre terre. Tel un noble éléphant à qui de lâches chasseurs ont coupé les jarrets, tombe sans se plaindre et sans disputer sa vie. Trois mille oiseaux qui nichaient dans ses branchages périrent ou s’envolèrent loin de leur chère couvée, et ce paisible lieu, qu’il abritait depuis trois siècles, présenta le triste aspect d’une clairière désolée.

 

Les scieurs de long ne firent pas ces réflexions, ni le sieur Taillandier, qui, dans ce moment toisait son fenil, se moquant des nichées. Ils coupèrent les rameaux pour en faire des fagots, ils coupèrent encore les grosses branches pour en faire du bois, et quand le malheureux chêne n’offrit plus qu’un tronçon mutilé, ils prirent des aides, et l’ayant chargé sur le char, ils l’amenèrent à deux portées de fusil du village, devant la maison du sieur Taillandier. C’est ainsi que le docteur Festus continua son voyage d’instruction, en habit de maire, traîné par huit paires de bœufs de la race de Schwitz.

 

II

Depuis le moment où, pour échapper au moulinet de Milord, il s’était réfugié dans le creux de cet arbre, il avait passé des moments délicieux, d’autres qui l’étaient moins. La retraite était profonde, mais bonne, et la vue charmante. Par le trou supérieur, que garnissait comme un riche et moelleux velours une mousse brillante, il voyait l’intérieur des branchages, le feuillage transparent, et au fond l’azur du ciel. Les oiseaux gazouillaient sous ce dôme de verdure, voletant, jouant, se croisant en tous sens, selon qu’ils allaient au nid ou qu’ils en partaient pour picorer dans la prairie d’alentour. Aussi le docteur, se livrant aux impressions qui le dominaient, se mit à classer l’arbre ; il classa ensuite les oiseaux, parmi lesquels il trouva un genre, trente-six espèces, dont deux non encore décrites, qu’il nomma Passer Festusœus, et Passer muliformis (en l’honneur de son mulet) ; enfin neuf variétés, dont sept entièrement nouvelles, qu’il désigna en latinisant les noms de chacune des sept étoiles de la constellation des Pléiades.

 

Mais quand la nuit fut venue et que les étoiles brillèrent au firmament, il se considéra comme un astronome privilégié qui occuperait le fond d’un vaste télescope. Il vit passer Jupiter, étincelant d’une clarté pure, Saturne brillant au centre de son anneau, Uranus errant dans le lointain des profondeurs, et les autres planètes de notre système solaire. Il vit les douze constellations du zodiaque, comme des diamants sur un dais d’azur qui fuirait mystérieusement dans l’espace. À cette vue, tout rempli d’impressions astronomiques, il s’assura de la parallaxe, il traça la courbe écliptique, il résolut le problème des trois corps, et il calcula en façon d’exercice mental la marche d’une comète possible, décrivant un orbite virtuel de trois milliards de millions de lieues de France, avec la réduction en stades grecs, et en milles romains ; il trouva avec consternation qu’elle couperait notre terre en deux morceaux, dont l’un décrirait une asymptote, et l’autre une spirale, tandis que notre lune se mettrait à pivoter comme une toupie et s’irait ficher au soleil, comme une verrue sur le nez d’un héros ; ce qui lui fit penser à Cicéron et à Scipion Nasica.

 

La seule chose qui troublait les hautes pensées du docteur, c’était le désordre qui régnait dans sa poche gauche où se livrait un combat à mort. L’arbre se trouvait être la retraite d’un charmant écureuil, qui s’était vu fermer toute issue par l’arrivée d’un nouvel hôte. Après une longue stupeur, le joli animal avait fait quelques essais de sortie, et à force d’agrandir les trous faits par la fourche de George Luçon, à la culotte du docteur, il s’y était introduit, fouillant le sol et grattant le terrain, au grand désagrément du docteur, qui songea aussitôt au géant Titye, mangé vif par un vautour. L’écureuil ayant reconnu qu’il se fourvoyait étrangement, avait passé de la culotte dans la poche qu’occupait le mus œconomus. Là se livra un combat si acharné et si vorace, que le lendemain le docteur n’y retrouva plus que les queues de ces deux animaux qui s’étaient mutuellement dévorés.

 

Néanmoins quand le calme fut rétabli, le docteur s’occupa d’optique à l’occasion de Syrius qui se réfractait dans la vapeur matinale au-dessus de sa tête, et il en était là lorsque le chêne scié par les bûcherons s’était incliné vers la terre. Aussitôt tout le firmament lui sembla décrire un immense arc de cercle, et l’étoile polaire monter au méridien. Il ne douta plus que sa comète possible n’eût effectué son choc virtuel, et il calcula qu’il devait se trouver sur le morceau qui décrivait l’asymptote. En même temps il éprouvait une extrême raréfaction de l’air, qu’il croyait devoir provenir de ce que la comète avait balayé l’atmosphère avec sa queue, et il sentait des exhalaisons sulfureuses, qu’il attribua à la rupture des grands volcans centraux. Mais lorsque le char se fut mis en marche, et qu’il entendit le bruit distinct d’une rotation ellipsoïde et parabolique, et le conducteur qui répétait fréquemment les mots : zouli ! froment ! il ne douta plus qu’il n’entendît l’idiome d’un habitant de Saturne, car dans ses vingt-deux langues n’entrait pas le patois roman.

 

III

André Luçon et les siens inclinèrent le chêne sur un fort chevalet, puis se mirent à l’œuvre, l’entamant par le bas avec une forte scie neuve, qu’ils avaient rapportée de la foire d’Ambresailles en juin dernier.

 

Le docteur Festus s’occupait déjà de la réforme totale du calendrier grégorien, vicié à fond par les derniers événements planétaires, lorsque la scie au trente-deuxième coup lui mordit le gros orteil. Il poussa aussitôt un cri de douleur immense qu’il traduisit à tout hasard dans ses vingt-deux langues, au cas que quelqu’une fût comprise des habitants de Saturne dont il se jugeait toujours très-voisin. À cette voix, les deux scieurs de long tombèrent à plat ventre de peur, et l’arbre continuant à parler, ils s’enfuirent avec une telle véhémence d’impétuosité, qu’arrivés au village, ils n’eurent que le temps d’annoncer un arbre parlant, après quoi ils moururent d’un épuisement pulmonaire, à l’exemple de cet Athénien qui mourut, annonçant à sa ville la défaite des Perses à Marathon.

 

IV

Le docteur Festus fortement influencé par tous ces événements, laissa là le calendrier pour sortir de l’arbre et reconnaître le pays. La première personne qu’il vit, en mettant le nez à l’air, fut le sieur Taillandier, qui, à cette soudaine apparition, se laissa choir de frayeur parmi la poutraison de son fenil, d’où il tomba sur le centre de l’échelle, d’où il fut renvoyé par ricochet dans un baquet de chaux maigre où il resta empreint, s’étant dans la chute faussé la clavicule, cassé une mandibule de la mâchoire, et démis la charnière vertébrale, d’où ses descendants jusqu’à nos jours portant l’épaule basse et le dos en vire-voûte, ont eu peine à trouver femme, et sont devenus avares faute d’affections.

 

Le docteur Festus, voyant le sieur Taillandier assis dans sa chaux maigre, le prit pour un confrère, faisant sur sa propre personne une expérience de haute chimie médicale à l’usage des maladies cutanées qui peuvent attaquer le bas des reins, et il allait entrer avec lui dans un colloque d’un haut intérêt, lorsque, ayant tourné les yeux sur la droite, il crut devoir se livrer à une fuite effrénée.

 

C’était tout le village de Porelières, avec ceux du hameau de Coudraz, qui débouchaient par le bois, sur le dire des deux scieurs de long qui avaient répandu la nouvelle de l’arbre parlant. Les uns portaient fourches, hoyaux ; aucuns, des fléaux, des échalas ; plusieurs, une bêche, un sarcloir, ou une vis de pressoir, afin d’en assommer le diable. Le curé les conduisait, exorcisant en forme et se signant à triple dose. Mais quand ils virent, à deux pas de l’arbre, le sieur Taillandier, qui, tout blanchi de chaux maigre, se relevait en hurlant, le curé pâlit et rebroussa d’une telle vitesse avec ses paroissiens, que s’étant entortillé dans sa soutane, il tomba, et tous, au nombre de neuf cent trente-huit, trébuchèrent sur lui, pendant que le sieur Taillandier se lavant à l’eau fraîche, entrait en ébullition. Et c’est de ce temps que sa maison fut dite la Maison du diable-blanc, et pour ce fait n’a jamais pu se vendre, bien que la toiture fût réparée, et le fenil planché de neuf.

 

V

Le docteur Festus, dans sa fuite effrénée, était entré de plein saut dans le grenier à blé de Samuel Porret, où s’étant un peu repris, il regarda par les fentes s’il était poursuivi. Il remarqua que les gens commençaient à se relever les uns après les autres, et à fuir aussitôt de son côté, ce qui provenait de ce que, par ignorance des localités, il s’était réfugié dans leur propre village, celui de Coudraz. Alors, les voyant ainsi revenir, il s’enfouit dans un tas de blé qui se trouvait là, et y attendit que les esprits fussent calmés, ce qui lui paraissait devoir prochainement arriver. En effet, réfléchissant que le choc de la comète possible, qu’il jugeait avoir mis ces bonnes gens en émoi, ne paraissait pas avoir apporté des changements désastreux dans notre morceau de planète, il en concluait qu’à ces premiers moments d’effroi et de confusion, succéderaient bientôt la paix et le contentement d’esprit.

 

Le malheur fut cause que Samuel Porret, voulant porter son blé au moulin, entra dans le grenier, et s’étant mis à emplir son sac, découvrit avec sa pelle la tête du docteur à fleur du tas. Sur quoi lâchant le sac, il dévala en bas en criant, comme trois légions, qu’il avait trouvé le diable dans son grenier ; de façon que le village se remit en émoi, et cerna la baraque pour l’enfourcher à sa sortie. Dans cette conjoncture délicate, le docteur se souvenant de Julia Cornelia, autrefois sauvée de Crémone à travers tous les Vitelliens, cachée dans un sac de farine, il se glissa du tas dans le sac de Samuel Porret, attendant les faits, et comptant sur les leçons de l’histoire.

 

VI

Cependant le diable ne sortant pas, on appliqua une échelle contre la lucarne, pour guetter de là ce qu’il pouvait bien faire dans le grenier de Samuel Porret. Mais l’échelle mise, nul n’y voulut monter. À la fin George Luçon, dit le Trèfle, qui était homme de cœur, dit qu’il y monterait tout de même, moyennant qu’il se fût confessé et eût reçu l’absolution, que le curé lui accorda de bon cœur. Après quoi, il but un coup de clairette, embrassa sa femme Jeanne, Nanette sa fille, et son garçon, les recommandant à André son frère ; puis il toucha la main à toute la commune, rendit à Janot Pélin trois écus patagons qu’il lui devait de l’avant-veille, et monta l’échelle fermement jusqu’au seizième échelon. Là, le cœur lui manquant, il se signa deux fois, et cria aux autres : Priez pour moi ! Adieu Nanette ! Joseph adieu ! Après quoi, il monta les sept échelons restant, pendant que les gens d’en bas s’attendaient à le voir happé et mis en broche incontinent.

 

VII

Nous avons vu que Jean Baune, le repris de justice, après avoir rechargé son pistolet, l’avait lâché sur le docteur et l’avait manqué. Au bruit du coup, et à l’odeur de la poudre, la force armée qui se trouvait par les seigles d’alentour, avait marché par amorce et attraction du côté de Jean Baune. Celui-ci voyant au-dessus des épis les deux baïonnettes s’approcher, s’était cru découvert, et sur le point d’être cerné par toute la police secrète du pays, sur quoi, abandonnant la malle, il s’était mis à fuir de toute sa force, évitant les taillis et les champs de seigle. Il était ainsi arrivé vers le hameau de Coudraz, où apercevant de loin le Maire de l’endroit, qui jouait aux quilles devant l’église, il n’avait osé fuir outre, et était entré dans le grenier de Samuel Porret, où il vint se cacher dans la toiture, enfourchant l’arrière de la lucarne, afin de n’être pas vu d’en bas, et là chargea ses armes.

 

C’est ce qui fut cause qu’à l’ouïe de l’échelle qu’on y avait appliquée, il se crut de nouveau cerné, et lorsque George Luçon, arrivé au trentième échelon, se trouva face à face avec lui, il lui lâcha son coup, puis, s’enfuyant de l’autre coté du toit, pour échapper au village, il sauta dans une mare au grand préjudice de treize canards qui s’y récréaient, puis sortant de là sans fracture, il prit la venelle et s’enfuit par les champs.

 

Au moment où Jean Baune avait fui par le toit, il avait été vu du village qui cria tout d’une voix : Le voilà qui s’en va ! croyant que c’était le diable en personne qui s’échappait sous cette figure ; aussitôt ils tournèrent la maison pour le poursuivre, ce qu’ils firent jusqu’au soir de ce jour, que, n’ayant pu l’atteindre, ils revinrent au hameau. D’où le bruit se répandit que le diable hantait le pays, et en plusieurs endroits ils mirent le feu aux greniers à blé, ou processionnèrent par les routes afin de les maintenir saintes et à l’abri de tout diableteau. Notamment ceux de la Croix-Blanche ceignirent leur village d’une ficelle qu’ils firent bénir à beaux deniers comptants, et s’en trouvèrent bien, car le diable n’y parut point.

 

George Luçon ayant reçu la balle dans le cou, à l’endroit où se bifurque le canal pour conduire, d’une part au poumon par la trachée artère, de l’autre à l’œsophage par le conduit alimentaire, était tombé au bas de l’échelle, victime de son courage. Il fut reçu par sa femme désolée et Joseph qui, le soutenant par dessous les bras, lui pleurait dessus, pendant que Nanette était allée chercher de l’eau fraîche et du linge de toile. Après quoi, George Luçon ayant rouvert les yeux, et dit : Bien obligé Nanette, tous les trois se prirent à sauter follement de joie, moitié priant Dieu, moitié le remerciant d’avoir bien voulu dans sa miséricorde sauver leur homme. En effet, au bout de quinze jours George Luçon guérit, et seulement conserva l’infirmité de ne pouvoir boire de clairette qu’aux repas, de façon que s’en portant mieux, et ayant la tête toujours saine, il fut nommé marguillier dès l’année suivante ; après quoi, il devint Ancien, et présenta la creuselette à l’église durant quatre années, tant et tant qu’à la fin il fut choisi maire de la communs de Porchères, et disait souvent que les voies de Dieu sont bonnes.

 

VIII

Le lendemain Samuel Porret retourna sans crainte à son grenier, et acheva de remplir son sac ; après quoi, il le chargea sur son âne, et prit la route du moulin. De cette façon, le docteur Festus reprit son grand voyage d’instruction, en continuant de travailler mentalement à la réforme du calendrier grégorien.

 

Ce travail était singulièrement simplifié ; car la terre n’ayant plus de lune, et décrivant une asymptote, il n’y avait plus ni mois lunaires, ni années solaires, et il restait seulement la révolution diurne et nocturne que le docteur prit pour base du grand calendrier festuscéen.

 

Mais l’âne, qui avait ses idées à lui, ne voulant pas passer le ruisseau, Samuel Porret au lieu de le tirer en arrière par la queue, ce qui est le véritable moyen de porter un âne en avant, leva son bâton, et lui en asséna huit maître coups, dont chacun se partageant entre l’âne et le sac, c’était, de compte fait, quatre pour la part du docteur. Interrompu dans son travail, il poussa de nouveau un immense cri en vingt-deux langues, tout en se crispant violemment à l’instar d’une corde à boyau que l’on jette au feu. Aussitôt Samuel Porret s’enfuit à tire de jambes, et l’âne se gardant de le suivre, s’en alla paisiblement au moulin, sans se soucier, paissant aux haies, et philosophant au soleil.

 

IX

C’était le moulin de Claude Thiolier, dit Benaîton, sis sur la hauteur de Sarlinge, en vue de toute la campagne des Bresseaux, jusqu’à la rivière du Tour d’un côté, et jusqu’aux Monts des Rocailles de l’autre, si bien qu’il servait à savoir le vent à tous les hameaux de cette plaine qui contenait dix communes et vingt-huit paroisses. Les ailes étaient neuves, à tout vent, et si fortes et grandes, qu’au moindre souffle elles auraient moulu vingt coupes de froment à l’heure.

 

Claude Thiolier, qui fumait sa pipe devant son moulin, se leva et vint décharger l’âne du sac, qu’il prit sur son dos, le soutenant à deux mains derrière sa tête, et s’acheminant vers la porte du moulin le corps en avant. Et tout en regardant d’où soufflait le vent, il appela Gamaliel son garçon, et lui dit de tout préparer pour moudre le lendemain.

 

À ces mots, le docteur Festus, éprouvant une violente crispation, donna un coup de reins qui le replaça sur ses jambes le corps en avant, en telle façon qu’il portait à son tour Claude Thiolier, dit Benaîton, lequel se prit à crier, comme cinq légions à la fois, que le diable l’emportait. Puis ayant lâché prise, le sac tomba d’un côté, et lui de l’autre, et il se mit à aller quérir du monde d’une telle vitesse qu’il s’en faussa la rotule, d’où ses descendants ont tous été jarretous, et réformés pour la cavalerie. Pour Gamaliel, à première vue d’un sac marchant, il s’était caché derrière le van du moulin, où il en était déjà à son dix-huitième ave.

 

X

Cependant Anne Thiolier, née Ducret, la meunière, revenant d’en champ avec ses huit cochons d’Irlande, et voyant le sac à terre, se mit à le rentrer, le prenant par les deux bouts d’en bas pour le traîner par terre jusque dans le moulin à grand effort de muscles. Et tout allait bien, lorsqu’à l’autre bout le sac s’étant fortuitement dénoué, le docteur Festus mit le nez à l’air, admirant la beauté du paysage, tandis que, faute de résistance, la meunière tombait sur le nez, et se cassait trois dents, dont deux incisives et une œillère.

 

C’est dans ce moment même que le docteur Festus vit, du côté de Porelières, le meunier qui débouchait avec trois cent trente-deux paysans, poussant droit au moulin. Soit que ce fût un rêve, une réalité, ou seulement une illusion, il sortit promptement du sac, et, enjambant la meunière, il entra dans le moulin. Là, grimpant de tas en tas et de poutre en poutre, il se vint cacher dans le comble, où il reprit aussitôt la réforme du calendrier grégorien.

 

Le village arrivant tout essoufflé, voulait qu’on lui montrât le diable, et vite, pour en finir ; et disait à Claude Thiolier, dit Benaîton : Montre-le, où est-il ? Sur quoi celui-ci, voyant le sac ouvert et du blé épars, dit à sa femme : Dis-le, toi. Anne Thiolier lui répondit : Le diable ? es-tu fou ? Le diable n’y est pas. Alors Gamaliel sortant de dessous son van : Oui qu’il y est ! je vous dis qu’il y est, là dans le sac ! je l’ai vu ! Alors ceux du village, ayant vidé le sac et n’apercevant point de diable, s’en prirent à Claude Thiolier et à son garçon, et les cognèrent de leur fourche contre la muraille, comme poltrons et couards, ayant peur de leur ombre, prenant les sacs pour démons, et le blé pour charbons d’enfer ; ajoutant qu’ils devaient pendre la quenouille, et laisser à la meunière la garde de leur moulin. Après quoi ils retournèrent chez eux, et de ce jour aucun ne voulut boire avec Claude Thiolier, qu’ils appelèrent depuis Thiolier où est ton diable ?

 

Thiolier, rongé de vergogne, dès qu’il ne fut plus en vue de ces gens, battit vertement la meunière, pour avoir dit qu’elle n’avait rien vu, ajoutant par façon de sarcasme, que pour lui il voyait une diablesse tous les jours ; et il rentra le sac.

 

La meunière, quand il fut dedans, prit un balai, et voyant le pauvre Gamaliel qui ramenait l’âne échappé, courut sus, et le rossa de la tête et du manche pour avoir dit qu’il avait vu quelque chose ajoutant par façon de promesse, qu’à la première elle le lui casserait les reins.

 

Gamaliel, quand la meunière fut rentrée au moulin, cueillit une gaule d’églantine, et prenant court le licou, en fustigea l’âne sur le dos et sous le ventre, en tête et en queue, pour avoir causé tout ce mal. Après quoi, la paix revint dans le moulin, et tous s’allèrent coucher, après avoir fermé la porte à double tour.

 

XI

Cependant le docteur Festus, caché dans le comble, s’y serait trouvé fort bien s’il eût été certain qu’il fût réellement dans un comble. Mais récapitulant, dans une suite de propositions générales, les événements qui s’étaient succédé depuis qu’il avait mis ses gants de peau de daim, il arrivait à douter de son sens intime, et au lieu de partir, avec Descartes, de l’axiome : Je sens, donc j’existe ; il partait de ce principe : Je suis dans le comble d’un moulin à vent, donc je ne suis pas chez moi ; et poursuivait ainsi : mais je puis être chez moi, et cependant rêver que je suis dans le comble d’un moulin à vent ; donc il n’est pas prouvé que je sois dans le comble d’un moulin à vent. Je puis encore n’être ni chez moi, ni dans le comble d’un moulin à vent, et néanmoins rêver que je suis chez moi, où je rêve que je suis dans un comble de moulin à vent, où je rêve que je suis chez moi, et ainsi de suite jusqu’à la neuvième puissance d’un rêve primitif, multiplié par le comble d’un moulin à vent, et divisé par

 

 

Il craignit alors d’être tombé dans un idéalisme blâmable, et rebroussa avec une telle vigueur, qu’il tomba dans un matérialisme complet, voyant sa propre âme comme une bouillie, ses idées sous la forme de noyaux de pêche, et la morale comme une idéalité creuse, semblable à une bulle de savon. Il craignit alors d’avoir trop dépassé le sensualisme, et rebroussant de nouveau vers un éclectisme raisonnable, il s’arrêta à l’idée qu’il n’était ni chez lui, ni dans le comble d’un moulin à vent, mais toujours dans l’auberge du Lion-d’Or, où il rêvait sagement dans son lit, en attendant l’aurore aux doigts de rose. Puis, revenant à la morale, il comprit que même dans un rêve, elle lui ordonnait de veiller à sa propre conservation, et de s’échapper au plus tôt d’un moulin où il était pris pour le diable. Sur quoi il souleva quelques tuiles et mit le nez à l’air, juste au moment où le soleil mettait le nez sur l’horizon. Faute d’échelle, il se décida à descendre dans la campagne, le long de l’aile du moulin à laquelle il vint s’accrocher.

 

XII

Nous avons laissé la force armée marchant sans ordre parmi les seigles, et recevant des carottes sur la tête, faute de discipline. Elle avait continué ainsi plusieurs jours. Mais déjà vers minuit de celui où nous sommes, se trouvant sous le vent du moulin où était l’habit, elle avait poussé de ce côté, montrant déjà sous cette influence quelques symptômes de discipline, qui prenaient un caractère beaucoup plus tranché à mesure qu’elle avançait dans cette direction. À la fin, ayant aperçu le plumet du chapeau du Maire qui sortait par les tuiles du comble, elle avait pris le pas de course, et était arrivée au moment où le docteur venait de s’accrocher à l’aile du moulin dans l’intention de prendre terre.

 

XIII

Mais le docteur se trouvait dans un grand embarras. Pendant qu’il enfourchait son aile, un léger vent d’ouest s’élevant, l’avait mise en mouvement avec les trois autres, de façon que le docteur tournait avec tout le système, en songeant aux tourbillons de Descartes.

 

Voyant cela, la force armée s’accrocha aux deux ailes suivantes pour courir après l’habit, espérant l’atteindre avant midi ; ce qui lui semblait toujours plus probable, car les ailes allaient toujours plus vite.

 

En effet, le vent ayant excessivement fraîchi, et, rencontrant au bout des ailes une surface qui lui donnait plus de prise, il en était résulté une vitesse telle, que les ailes n’étaient déjà plus visibles pour un observateur placé en face. C’est ce qui fit que les huit cochons d’Irlande, venant sans crainte paître l’herbe qui avait crû dessous, furent très-surpris de se trouver lancés par une courbe parabolique jusqu’au pays de Ginvernais, où ils tombèrent, au bout de trois semaines, dans des filets de pêcheurs qui séchaient au bord du lac d’Eaubelle, appelé depuis le lac des cochons, au grand déplaisir des poètes du pays. C’est là qu’ils furent recueillis au nombre de vingt-huit, car les femelles avaient mis bas durant la traversée. De ce jour date l’introduction du cochon rouge d’Irlande en Ginvernais, où ils se sont tellement multipliés que les races bovine et moutonnière y ont dépéri, faute d’espace. D’où résulte que ceux du Ginvernais, pour manger trop de saucisses, ont le sang échauffé et le visage pustulent, battant leurs femmes, et crevant de colère avant l’âge.

 

XIV

Le vent fraîchit encore de telle sorte, que les ailes faisaient déjà six cent quarante-trois tours par seconde, comme l’a calculé depuis Jean Renaud, arpenteur assermenté, descendant de Ticho-Brahé, par les femmes. Aussi le docteur était-il soumis depuis longtemps à une lutte entre les forces centripète et centrifuge, craignant à chaque instant que cette dernière ne l’emportât. À la fin, l’ouragan étant devenu irrésistible, le docteur Festus fut lancé par la tangente à une élévation où aucun docteur n’est parvenu, ni avant ni après lui.

 

La force armée ne s’aperçut pas d’abord que l’habit, après lequel elle courait, était parti pour le haut des airs ; mais quand le vent se fut un peu calmé et qu’elle eut vu l’aile libre et l’habit aux nuages, elle partit aussi par la tangente, afin de le rattraper. Mais lancée par une force moindre, et retardée par le poids des armes, elle n’avait pas l’essor nécessaire pour l’atteindre.

 

FIN DU TROISIÈME LIVRE.

 

LIVRE QUATRIÈME

 

Où le docteur Festus ayant été lancé par la tangente on le perd de vue. – Comment toute la commune, après avoir passé sur le ventre du Maire, s’alla noyer dans le grand canal. – Milord rejoint Milady, et tous les deux sont écroués sous le n° 36, où ils retrouvent le Maire. – Gouvernement paternel du Royaume de Vireloup. – Comment le Maire, Milord et Milady, se trouvent être à la tête d’une vaste conjuration ramifiée. – Des interrogatoires et de la procédure. – Histoire sinistre d’une requête en grâce. – Retour imprévu de la force armée, mort de Jean Baune, le repris de justice, et délivrance presque miraculeuse du Maire, de Milord et de Milady.

 

I

Le docteur Festus, lancé par la tangente, traversa un vol de corbeaux criards, dont soixante-huit, culbutés par le choc, vinrent tomber sur le champ de Jean Renaud, l’arpenteur assermenté, au moment où il triangulait son propre champ, par façon de récréation digestive, ce qu’il pratiquait tous les jours après son dîner. À la vue des volatiles, Jean Renaud culbuta son niveau, et cassa sa planchette, tant il fut surpris, croyant que ce fût toute une plaie d’Égypte. Puis, s’étant remis, il alla quérir des témoins, comme quoi il avait été favorisé d’un grand phénomène, qu’il nomma une pluie de corbeaux.

 

Jean Renaud procéda ensuite à écrire un beau mémoire pour l’académie royale de Vireloup. Il détailla d’abord le fait, puis, passant aux recherches explicatives, il en trouva la cause dans la rencontre fortuite de particules organiques, agissant en vertu d’une force vitale propre à chacune d’elles séparément, mais qui se détruisait par leur agglomération sous forme de corbeaux ; ce qui était prouvé par l’inspection même des corbeaux, trouvés morts à l’instant de la chute. S’élevant ensuite aux lois générales, il tira de là sa grande théorie des formations aériennes, à laquelle il rattacha le phénomène des aérolithes, des pluies de sauterelles, des pluies de grenouilles, des grêles printanières, et aussi, en allongeant un peu le bras, des étoiles filantes ; d’où il fut nommé à l’unanimité membre correspondant de l’académie royale de Vireloup, et reçut son diplôme doré sur tranche et paraphé au revers, de manière qu’il mourut insolvable, ne voulant plus arpenter, crainte de s’avilir et dégrader son diplôme.

 

II

Le docteur Festus traversa ensuite la région des nuages où il ne trouva personne, mais regretta souvent son parapluie ; et il aurait certainement contracté un rhumatisme goutteux, suivi de paralysie, sans les étincelles électriques qui le piquaient au flanc, au dos, à la tête et sur tous les membres, selon la méthode des plus fameux médecins. Par ce fait, furent préservés de la foudre, ce jour-là, trois communes et deux paroisses, portant sept cents meules de foin, dont vingt-cinq à George Luçon.

 

Mais aussitôt qu’il eut franchi la région des nuages, le docteur fut obligé de mettre ses lunettes vertes, inondé qu’il fut tout-à-coup des flots d’une clarté pure qui étincelait au ciel, à l’horizon, et sur la croupe blanche des nuées qui ondulaient à ses pieds. Vers le nord, quelques cîmes bleuâtres, appartenant aux grandes chaînes centrales, formaient comme des îlots d’azur sur une mer d’argent, ajoutant par leur immobilité à la majesté imposante de ces resplendissantes solitudes. Bientôt l’effort du vent déchira ces nuées, et d’immenses paysages apparurent, dont l’éloignement l’empêchait de distinguer les détails ; mais il voyait comme un vaste tapis embelli de mille teintes d’une richesse et d’une pureté extraordinaires, tantôt sombres, tantôt riantes, et sillonnées par un filet de pur cristal. C’était la rivière d’Eaubelle, au-dessus de laquelle il se trouvait alors.

 

III

Ce fut bien autre chose lorsque, vers le soir, ayant tourné la tête, il vit la lune grande comme l’hippodrome, qui s’avançait majestueusement dans l’espace avec le bruit lointain d’une bombe qui fend l’air, et présentant à ses regards d’immenses montagnes, de profondes vallées, des continents, des mers resplendissantes. Il reconnut que cet astre est composé d’une croûte métallique sans cesse renouvelée ; qu’au centre de cette coque extérieure bouillonnent sans cesse trente-six métaux en pleine fusion, lesquels venant à se faire un passage par le sommet des monts, découlent ensuite sur leur croupe en larmes brillantes qui se refroidissent à leur tour ; qu’ainsi les profondes vallées de cet astre forment comme d’immenses miroirs concaves, à l’instar de ceux avec lesquels Archimède brûla la flotte des Romains, et que ce sont ces miroirs qui, réfléchissant la lumière du soleil, éclairent nos nuits d’une douce lumière. Enfin, il s’assura que cette planète n’est pas habitée, contrairement à l’opinion de ce savant Allemand qui prétend y avoir distingué, avec sa lunette, un marquis valsant avec une douairière.

 

Du reste, le docteur Festus ne se débattait plus entre le rêve et la veille, bien convaincu que, dormant encore à l’hôtel du Lion d’Or, il était favorisé d’un rêve aussi unique qu’admirable.

 

IV

Il est temps de retourner à Milord, que nous avons laissé en chemise vers les rives du grand canal, faisant une battue pour retrouver l’habit du Maire, dont le docteur Festus se trouvait vêtu à son préjudice.

 

En faisant sa battue, Milord, en chemise, était arrivé à l’endroit où restait gisant Pierre Lantara le vagabond, tué récemment par Jean Baune. Croyant que c’était un brave paysan qui sommeillait, il lui avait dit d’une voix forte : Do you speak english ? À quoi Pierre Lantara ne répondit rien. Milord s’étant alors approché, reconnut parfaitement un des deux brigands qui l’avaient dévalisé. Sur quoi il entra en humour, et fit, en bon anglais, quatre-vingt-deux plaisanteries diverses sur cette idée très-simple que le drôle avait attrapé ce qu’il méritait, riant si prodigieusement entre chacune d’elles, qu’il se creva la peau du diaphragme ; d’où sa voix devint creuse, et son rire abdominal.

 

Du reste, pour ne pas rester en chemise, Milord se vêtit des habits de Pierre Lantara, et put reprendre sa route vers l’hôtellerie, où Milady devait l’attendre. Mais à sa grande stupeur, il ne trouva dans la commune, dans le village, dans l’hôtellerie, pas une âme vivante, si ce n’est l’âne de Julien le borgne, qui léchait la boîte à sel. Milord l’enfourcha, et repartit, aussitôt, extrêmement inquiet du sort de son épouse.

 

V

C’est qu’en effet, depuis le départ du Maire et de la force armée, il s’était passé des choses affligeantes dans cette déplorable commune.

 

Les règlements avaient été enfreints, les bans levés, les bois communaux brûlés, et l’Hôtel-de-Ville mis en cabaret, où se buvait le vin communal. D’autre part, Louis Frelay avait chassé par les seigles sans permis, disant avoir le droit de tirer sur les moineaux ; d’où Claude Roset lui avait entamé le mollet de sa faucille, disant avoir le droit de couper son seigle ; sur quoi, Louis Frelay lui avait tiré son coup de petit plomb dans l’épaule, disant avoir le droit de décharger son fusil ; sur quoi, le garde-champêtre survenant leur avait pris à chacun leur bonnet, disant qu’il avait le droit de les mettre à l’amende ; sur quoi, les Roset et les Frelay étant accourus, avaient foulé le garde-champêtre, disant qu’ils avaient le droit de défendre leurs parents ; ce dont les autres de la commune s’étaient fâchés, disant qu’ils avaient le droit d’avoir un garde-champêtre qui ne fût pas foulé ; tant et tant que ceux du hameau de Bellecombe ayant pris parti, les uns pour les Roset, les autres pour les Frelay, il s’en suivit une roulée universelle dans ledit champ de seigle, au grand détriment de la récolte, qui promettait deux mille coupes, sans compter la paille.

 

VI

Ils en étaient là, lorsque du haut des airs, où cheminait le docteur Festus, vint à choir, droit au milieu du champ, le chapeau du Maire, et son plumet ; d’où ils entrèrent en grande épouvante, et ayant incontinent levé les yeux, ils virent la force armée et l’habit cheminant par en haut d’orient en occident. Toute la commune cria aussitôt : C’est le Maire ! et, rentrant en elle-même, se mit à le suivre, sans le perdre des yeux, ce qui était cause que faute de voir leur chemin ils trébuchaient par centaines.

 

C’est ainsi qu’ils coururent durant deux jours à travers champs, roulant, sautillant, boitant, culbutant, et faisant de grandes dévastations. Devant eux, fuyaient effrayées toutes les basses-cours des lieux circonvoisins, notamment trois cent trente dindons alarmés, une multitude de poulets, de cochons, de coqs d’Inde, plus une foule de moutons, cavales, génisses, plus soixante chiens de garde, dix-sept gardes-champêtres, quinze municipaux, vingt-neuf marguilliers, douze maires et leurs adjoints qui, ayant voulu les arrêter, se trouvèrent au contraire entraînés par le tourbillon ; d’où, faute de pouvoir se faire entendre, plusieurs périrent de catastrophes bilieuses, provenant d’apostrophes rentrées.

 

Heureusement, le Maire, le véritable Maire, que nous avons laissé en chemise dans ces parages, les aperçut de loin, et reconnut sa commune. Sur quoi, il dit aux paysans désolés qui l’entouraient : Ne bougez pas, et laissez-moi faire. Puis s’étant placé sur un tertre en face de la colonne qui arrivait, il commença à la haranguer en disant : Administrés… Il ne put achever. La commune, toujours les yeux en l’air, lui passa sur le ventre et alla outre jusqu’au grand canal, où faute de voir leur chemin, et s’arrêter à temps, ils tombèrent tous, au nombre de trois mille sept cent vingt-deux âmes, non compris les dindons, les municipaux, et animaux domestiques ci-dessus mentionnés. Et c’est depuis ce temps que l’autorité a fait mettre, dans cet endroit du grand canal, une forte barrière qui s’y voit encore dans les basses eaux.

 

VII

Le Maire s’étant relevé s’assit au soleil pour faire d’amères réflexions sur le sort des grands ici-bas, sur l’ingratitude des peuples, et sur la mauvaise tendance des masses, dans un siècle corrompu. Il se plaisait à reconnaître qu’en tout temps son administration avait été juste, paternelle, habile, exemplaire, irréprochable ; il se plaisait encore à reconnaître qu’il n’avait jamais voulu que le bien et le bonheur de ses administrés ; et songeant que toutefois sa commune lui avait passé sur le ventre, sans seulement lui dire gare, il était près de douter de la vertu.

 

Il se leva bientôt, afin de poursuivre sa commune, se promettant au surplus d’acheter au premier endroit du papier timbré, pour rédiger un procès-verbal de deux cent quatre-vingt-quatorze articles, qu’il ébaucha pendant la route.

 

VIII

Toujours en chemise, le Maire arriva ainsi à la frontière du royaume de Vireloup, où les douaniers royaux lui demandèrent s’il n’avait rien à déclarer. Le Maire leur ayant répondu que non, à sa connaissance du moins, il le fouillèrent néanmoins sévèrement, examinant sa chemise, dessus dessous, dehors et dedans. Ils n’y trouvèrent rien de prohibé ; en sorte qu’ils lui dirent qu’il pouvait passer outre, moyennant deux croquelus de droit (argent de Vireloup), pour sa chemise qui leur paraissait neuve.

 

Le Maire trouva la demande juste et conforme aux lois ; seulement il argua de son manque provisoire de numéraire. Mais, sur ces entrefaites, le chef du poste lui ayant demandé d’exhiber ses papiers, le Maire pâlit de la tête aux pieds, car il se sentait pour la première fois de sa vie en état de contravention. Aussi, avant même qu’il eût eu le temps de dépâlir, il fut livré à un gendarme qui, lui ayant mis les poucettes royales, le conduisit dans la prison royale de Balabran, où il fut écroué sous le n° 36, et reçut une cruche d’eau et une livre de pain qui lui firent grand bien.

 

IX

D’autre part Milady, que nous avons laissée sortant de la ferme de George Luçon, avait repris le chemin de l’hôtellerie, dans l’idée que durant ses dernières aventures elle pouvait s’être croisée avec son époux. C’est ce qui fut cause qu’effectivement, après deux jours de marche, elle vit de loin sur la route un homme sur un âne, et que peu à peu s’approchant, elle reconnut, sous l’habit de Pierre Lantara le vagabond, son propre époux et maître, Milord Dobleyou, qui lui criait de toute sa force sans la reconnaître encore : Do you speak english ? puis, l’ayant reconnue, il lui dit tranquillement : Good bye, Clara.

 

Mais Milady qui avait les passions vives (comme nous l’avons dit), tomba en faiblesse, et s’évanouit comme enivrée de joie. Milord la regarda faire avec une grande force d’âme ; seulement, ayant tiré sa montre, et prévoyant que l’évanouissement les mènerait bien tard, d’autant plus que son âne avait le pas lent, il tira du sac de Milady son carnet, sur lequel il écrivit en anglais qu’il prenait les devants, sans se presser, et qu’elle le rattraperait en allant d’un bon pas ; puis, lui ayant inséré le carnet dans la main, il s’éloigna, rempli de satisfaction.

 

Il avait cheminé deux heures, lorsqu’il se trouva cerné tout-à-coup par un détachement de huit gendarmes qui le mirent en joue à bout portant ; sur quoi Milord leur dit : Do you speak english ? Mais eux, certains, d’après le signalement, que c’était Pierre Lantara le vagabond, qui contrefaisait l’anglais pour les déjouer, lui répondirent en lui mettant les poucettes royales, et le conduisirent à la prison royale de Balabran, où il fut écroué sous le n° 36. C’est là qu’il trouva le Maire, et rentra incontinent en humour, lorsqu’il eut reconnu ce même drôle qui l’avait fait charger à la baïonnette dans la forêt. Il lui assena vingt-huit plaisanteries en bon anglais, riant si copieusement qu’il s’en crevait toujours plus la peau du diaphragme, et ne rendait plus que le son d’un tambourin percé. D’autre part, le Maire était si bilieusement affecté, que son foie lui remontait au gosier, d’où il contracta une jaunisse dont il ne guérit jamais bien.

 

X

Milady restée sur la route, évanouie, et le carnet à la main, fut rencontrée par Jaques Liodet qui ramenait son char du marché d’Ambresailles. Liodet, qui était bon homme, en prit pitié, et la chargea sur son chariot, bien fourni de paille fraîche ; puis, sans songer à mal, il arriva à cette même douane du Royaume de Vireloup, si fatale au Maire, disant n’avoir rien à déclarer.

 

Les douaniers piquèrent au travers de la paille, et la pointe atteignant Milady un peu au-dessous des dernières vertèbres lombaires, elle poussa un grand cri ; sur quoi, on arrêta provisoirement Jaques Liodet, comme suspect, et on confisqua l’attelage, comme servant à des transports suspects : puis l’on se mit à chercher ce qui était dedans. Alors Milady fut arrêtée comme ayant voulu s’introduire dans le royaume de Vireloup, sans passeport et cachée dans de la paille ; cas prévu par l’article 8 du règlement de police. On saisit son sac, son carnet, et elle fut livrée entre les mains d’un gendarme, qui, lui ayant mis les poucettes royales, la conduisit à la prison royale de Balabran, où elle fut écrouée sous le n° 36.

 

XI

À la vue de son épouse, qui venait le rejoindre dans sa prison, Milord, qui avait déjà repris son sérieux, entra de nouveau en humour, et fit neuf plaisanteries en bon anglais ; pendant que Milady, reconnaissant ce même Maire qui l’avait dépouillée dans la forêt, lui sautait au visage, tant elle avait les passions vives (comme nous l’avons dit). Milord, voyant la mine matagrabolisée du Maire, en redoubla d’humour à tel point, que, son rire l’épuisant, il tomba sur la cruche, la cassa, et s’assit dans l’eau ; d’où il contracta un rhume aigu, dont il ne guérit bien que sept années après, en chassant le tigre au Bengale, pour se faire transpirer.

 

Toutefois, la position de ces trois personnages, déjà fort triste, prenait au dehors un caractère bien plus triste encore.

 

XII

Le royaume de Vireloup jouit d’un gouvernement paternel. Le roi y est le père de ses sujets, qu’il traite en enfants ; veillant avec sollicitude sur leurs lectures, sur leurs conversations, sur leur manger, sur leurs vêtements, et voulant qu’ils tiennent tout de lui. C’est pour cela qu’il prohibe les livres, les idées, les marchandises, les denrées du dehors, et qu’il fait surveiller ceux qui causent ; les mettant en punition dans ses cachots royaux, s’ils causent mal, ou s’ils ne causent pas bien, ou s’ils s’obstinent à ne pas causer du tout. Comme le roi de Vireloup aime à chasser au renard, et d’ailleurs n’aurait pas le temps de suivre tous ses enfants pendant toute la journée, il se fait aider par les ministres, qui se font aider par de la force armée, des douaniers et des prêtres : en sorte que je le comparerais volontiers à un tendre père qui s’entourerait de domestiques fidèles et d’instituteurs estimables.

 

Et cependant, ce qu’on aurait peine à croire, le roi de Vireloup avait tels de ses enfants qui le chagrinaient, et bien souvent, à ce qu’on m’a rapporté, étaient cause qu’à la chasse même, où il prenait tant de plaisir, il y avait des moments où il s’asseyait sous un arbre, pour éprouver de la douleur de leur conduite, quand il était fatigué. C’étaient, pour la plupart, des enfants babillards, ergoteurs, ingrats, ricaneurs, indociles, qui, au lieu de se croire heureux sous un tel père, s’obstinaient à penser qu’ils étaient malheureux. Le roi, toujours bon et indulgent, les faisait emprisonner dans ses cachots royaux de correction ; mais s’ils babillaient là-dessus, ou en écrivaient à leurs amis, il était sans pitié, et avait des moyens de les faire disparaître sans qu’on sût bien comment. En sorte que je le comparerais à un père, tendre à la vérité, mais prudent, qui sent que la sévérité est quelquefois un devoir.

 

Or il était arrivé que ceux de Balabran, qui est une province frontière touchant au pays de Ginvernais, s’étaient beaucoup gâtés par le contact avec le voisin, faisant contrebande de culottes, de sucre, de café, et surtout d’idées prohibées dans tout le Vireloup ; car il faut savoir que, dans le Ginvernais, où autrefois le gouvernement était paternel aussi, ils se sont émancipés de telle façon, que là c’est le roi qui est l’enfant de ses sujets lesquels entendent qu’il tienne tout d’eux, son argent et son pouvoir, et ne fasse pas un mouvement de jambe, de bras ou de corps, que ceux qui sont prévus par la grande Pancarte, qui est leur pacte social. C’est ce qui rendait les Ginverniens mauvaise compagnie pour les gens de Balabran, en sorte que ceux-ci se gâtaient à vue d’œil, au grand déplaisir du roi leur père, qui avait résolu d’y mettre ordre. D’où je le comparerais à un père, tendre à la vérité, mais qui fustige une portion de ses enfants, pour le plus grand bien des autres.

 

C’est par suite des mesures prises à ce sujet, que nos trois personnages avaient été écroués sous le N° 36, et que l’on instruisait leur procédure dans le plus grand secret, selon la méthode usitée en Vireloup, où ils disent que c’est en symbole du secret des procédures, que la déesse Thémis est représentée les yeux bandés.

 

XIII

Leur affaire devenait très-mauvaise, car si, d’une part, la figure jaune du Maire avait paru éminemment conspiratrice ; de l’autre, Pierre Lantara, dont Milord avait imprudemment revêtu l’habit, se trouvait être un homme de Balabran exilé pour avoir dit en plein cabaret, en parlant du gouvernement, que tout ça sentait le mic-mac. De plus, les espions qui observaient la prison avaient rapporté que les prisonniers se connaissaient tous les trois ; en sorte qu’il n’y avait plus de doute qu’il n’y eût concert entr’eux, au sujet d’une vaste conspiration avec ramifications, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, tendant au renversement de la dynastie actuelle à celui du Ginvernais. À ces nouvelles, le roi de Vireloup, consterné d’épouvante, s’était mis au lit pour prendre des calmants, après avoir ordonné à ses ministres de veiller à ce que la chose publique ne souffrît aucun détriment dans sa personne. Les ministres avaient aussitôt dépêché des courriers pour assurer le roi du Ginvernais des intentions pacifiques de leur cour ; et en même temps ils avaient fait marcher sur cette frontière cinquante mille hommes de bonnes troupes, qui devaient se tenir prêtes à envahir le Ginvernais au premier ordre, et, en attendant, tirer sur quiconque voudrait s’introduire dans le pays. D’autre part, ils avaient créé des tribunaux tout neufs, fonctionnant plus vite et mieux que les anciens, afin de juger et pendre incontinent toutes les ramifications de la conspiration. Ils avaient en outre nommé des commissions toutes composées d’hommes respectables par leur position sociale et par leur fortune, lesquelles étaient chargées de préparer la liste de ceux qui seraient de la ramification.

 

XIV

Ces choses faites, les quatre ministres vinrent faire leur rapport au roi, qui commença à se remettre et à dire, tout en buvant sa potion et en regardant son fusil de chasse, qu’il était satisfait. Sur quoi, le premier ministre remarquant cette étonnante force de tête (car le roi faisait réellement là trois choses à la fois), ne put s’empêcher de le complimenter, en le comparant à César qui dictait quatre lettres à la fois. Le roi lui répondit : C’est bon ; allez-vous-en, je veux changer de chemise. Les quatre ministres sourirent décemment à cette brusque saillie, et s’en allèrent à reculons, en saluant jusqu’à terre. C’est ce qui fit qu’ils marchèrent tout le long sur les pieds des courtisans qui assistaient au petit lever, et qui avaient tous des durillons, pour avoir trop fait antichambre. Le roi en rit beaucoup, et les courtisans se mirent tous à rire beaucoup ; les valets qui étaient dans l’antichambre, entendant rire, rirent aussi, et ainsi de suite jusqu’au factionnaire de garde à la porte ; en sorte que la gazette annonça que le petit lever avait été embelli par l’allégresse que répandait le rétablissement de sa majesté.

 

XV

Malheureusement une circonstance inattendue vint porter un jour tout nouveau sur la conspiration, et jeter nos trois personnages dans la position la plus désespérée.

 

En effet, la commission chargée d’examiner les pièces saisies sur les conjurés, n’ayant trouvé que le carnet de Milady, s’était d’abord trouvée dans un grand embarras, car, d’une part, les tribunaux tout neufs étaient impatients de juger et de pendre ; mais, d’autre part, elle manquait pour son propre compte des preuves et documents qui lui étaient nécessaires pour confectionner la procédure. Or, en Vireloup, si les tribunaux ne pendent jamais sans procédure, les commissions de leur côté répugnent à conclure sans preuves.

 

Mais, sur un examen plus attentif du carnet, la commission n’avait pas tardé à reconnaître qu’elle tenait le fil de toute l’affaire, et les noms des principaux conjurés : c’étaient l’hôte du Lion-d’Or, Roset, Frelay, Julien le borgne, Joseph Pralin, et tous ceux avec qui Milady avait eu des comptes.

 

Elle passa ensuite à l’état des sommes reçues, montant à vingt-cinq mille croquelus (argent de Vireloup). Elle fit traduire la note qu’avait écrite Milord sur la route, note qui fixait un rendez-vous prochain ; par où elle calcula la date du jour où devait éclater la conspiration. Enfin, arrivant à dix pages consécutives remplies de chiffres (c’étaient les notes de la blanchisseuse), il ne lui restait plus qu’à trouver la clé de cette correspondance secrète. Ce travail fait, elle arriva à des révélations immenses, décisives, effroyables et propres à glacer de terreur tous les bons citoyens.

XVI

D’après cette correspondance, les conjurés avaient enrôlé vingt-huit joueurs d’orgue de barbarie, lesquels jouant pendant huit jours et sept nuits consécutives devant la caserne du palais, devaient endormir la force armée. La force armée une fois ronflant, ils tombaient sur les autorités civiles, qu’ils mettaient toutes ficelées dans des balles de coton, lesquelles seraient dirigées aussitôt sur la douane. Là, des douaniers achetés, qui auraient l’air de s’assurer du contenu, les larderaient indignement, sous prétexte de remplir leurs fonctions. Les conjurés devaient ensuite attirer toute la police d’un côté, au moyen de pétards lancés dans les poches des citoyens paisibles qui se promenaient au jardin public, et, une fois attirée, ils fermaient les grilles. Alors vingt-quatre sonnaient le tocsin, douze mettaient le feu aux poudres, trente-deux affichaient des proclamations, cent dix ouvraient le pays aux Ginverniens, deux cent vingt proclamaient un gouvernement provisoire, trois mille se déguisaient en bons citoyens pour entrer dans la capitale, s’introduire au palais, jeter les ministres par la fenêtre, s’emparer de la personne du roi et lui offrir la constitution ou la mort. Voilà ce qu’on découvrit dans le carnet. Aussi, plusieurs membres de la commission eurent besoin d’éther et de boissons chaudes, pour pouvoir achever cette lecture.

 

XVII

Il y aurait eu pourtant encore quelques chances pour que la vie au moins fût laissée à nos trois personnages, sans les résultats funestes des interrogatoires, que nous nous faisons un devoir de rapporter mot pour mot. Le Maire comparut le premier.

 

LE PRÉSIDENT. – Accusé, qui êtes-vous ?

 

– Salomon Textuel, ci-devant maire de la commune de Brinvigiers.

 

– Pourquoi êtes-vous en chemise ?

 

– Parce que je suis sans culottes. (Mouvement de surprise et d’effroi. Trois membres tirent leurs flacons, huit pâlissent.)

 

– Quels étaient vos projets ?

 

– De retrouver la force armée, afin de me mettre à sa tête, après quoi le reste me devenait facile.

 

– Qu’appelez-vous le reste ?

 

– C’était de reconstituer la commune, de déposer les autorités actuelles, et de punir les coupables.

 

UN MEMBRE DE LA COMMISSION. – Je prie M. le Président de demander à l’accusé s’il ne frémit pas d’horreur en pensant aux conséquences.

 

LE PRÉSIDENT. – Accusé, ne frémissez-vous pas d’horreur ?

 

– Oui.

 

– Cela suffit. Qu’on amène l’autre.

 

XVIII

Milord fut amené devant la Commission.

 

LE PRÉSIDENT. – Accusé, qui êtes-vous.

 

– Do you speak english ?

 

– Songez que vos tergiversations peuvent vous perdre.

 

– I do not speak durty giberish.

 

UN MEMBRE. – La commission verrait avec plaisir que M. le Président passât à une autre question.

 

LE PRÉSIDENT. – La Commission ne doit pas oublier que les pouvoirs du président l’autorisent à diriger la procédure comme il l’entend, et qu’il pourrait voir avec déplaisir l’intention d’imposer la moindre entrave à l’indépendance de ses fonctions. (Chuchotements dans la Commission. Tous protestent intérieurement contre le despotisme du président, tandis qu’extérieurement ils prennent une prise de tabac.) À l’accusé : Quels étaient vos projets ?

 

– You are a stupid man.

 

– Que signifie le rendez-vous dont il est question à la pièce saisie sous le n° 6 ?

 

– You are a donkey, a stupid fellow, a dancing master.

 

LE PRÉSIDENT. – Accusé ! puisque vous persévérez dans ce système de ruse, nous allons passer à un autre.

 

MILORD à la Cour (après avoir donné huit coups de pied dans le derrière de l’huissier qui veut le reconduire) :

 

– Tell me, what have I done ? say, fools ! Why am I your prisoner ? Finish quickly this farce, or I shall inform my government of your detestable proceedings against an English man. Tell me, what have I done, or my wife Clara ? Tell me, I say, fools, asses, donkeys, dancing masters, absurd men ! Milord s’échauffait, et, en disant ces derniers mots, il se campait comme un accusé qui boxerait volontiers ses juges ; en sorte que le Président fit un signe, et huit gendarmes l’emmenèrent sans accident.

 

XIX

Milady comparut ensuite :

 

LE PRÉSIDENT, – Qui êtes-vous ?

 

– Ce n’été pas voter affaire.

 

– Pourquoi avez-vous conspiré ?

 

– Je n’avé pas transpiré. Vos été iune malproper.

 

– Racontez les détails de votre arrestation.

 

– Je voulé iune chaise.

 

LE PRÉSIDENT. – Je vais consulter la Cour.

 

(Après deux heures de délibération) : La Cour a décidé que vous resteriez debout.

 

– La cour été iune stupide, je voulé iune chaise.

 

– Accusée ! vous manquez à la Cour. Je vous invite à rentrer en vous-même. Reconnaissez-vous ce carnet comme vous appartenant ?

 

– Uï ; c’été ma caarnet que vos avé volé.

 

– Je vais consulter la Cour pour savoir si l’interrogatoire peut être continué sur ce ton. (Après deux heures de délibération), le Président : La Cour décide que la raison d’État exige que l’interrogatoire soit continué, et que les expressions injurieuses seront considérées comme non avenues. Quels étaient vos projets ?

 

– Ma project, il a été de soortir de cette détestabel pays, où vos été tute des impeertinentes. Voter douane avé piqué moi dans le dos, et j’avé saigné beaucoup. Oh ! had I the power ! I would prove to you that an English woman is not to be insulted by such a mob as you are all, and you among the first !

 

– En supposant que vos joueurs d’orgue fussent parvenus à endormir la force armée, auriez-vous assassiné la magistrature ?

 

– Uï. Voter magistrature, il été iune beast.

 

– Avez-vous des pétards sous votre robe ?

 

– Taisez-vos, insolente ! (Ici Milady fait les cornes au président. Sur quoi l’huissier voulant l’en empêcher, elle lui donne un soufflet qui le renverse contre un membre de la commission, qui tombe sur l’autre, et de rang en rang en couche quinze sur leur banc.) Le Président pâlit et dit :

 

– Accusée, vous avez épuisé l’indulgence de la Cour. Qu’on la reconduise en prison ; et si elle se livrait à de nouvelles violences, qu’il lui soit mis le corset de force. (Deux gendarmes s’approchent.) Milady, croyant qu’on en veut à son corset, saisit successivement un encrier, trois chapeaux de juges, une escabelle, un verre d’eau sucrée, deux liasses de pièces saisies, une perruque de greffier et cinq paires de lunettes, qu’elle lance à la figure des deux gendarmes. Le Président pâlit de plus en plus, et finit par se couvrir. L’huissier va appeler le poste voisin : soixante-et-dix hommes cernent la maison, montent au pas de charge, forment le blocus de Milady, s’en emparent, et la reconduisent en prison.

 

XX

La commission, tremblante de peur, fouilla d’abord dans ses poches pour être sûre qu’il n’y avait point de pétards ; puis, quoique le président, à raison de cette pénible scène, fût atteint de violentes coliques, elle décida que l’on jugerait sans désemparer.

 

La délibération fut courte, mais les conclusions furent terribles. La Cour condamnait les trois accusés à être transférés nuitamment dans la capitale, pour y être pendus sur la grande place, au carnaval suivant, par façon de réjouissance populaire ; après quoi leurs corps seraient de nouveau transférés à Balabran, et exposés pour l’exemple à la tête du pont qui fait face au Ginvernais.

 

XXI

Cependant les formes respectueuses et légales qu’avait observées le Maire dans son interrogatoire, ayant intéressé la commission en sa faveur, elle avait décidé d’adresser pour lui au roi une requête en commutation de peine. La requête rédigée, elle fut portée à la capitale par un courrier extraordinaire, à qui les bons citoyens devaient fournir gratuitement sur sa route nourriture, rafraîchissements et chevaux (il en tuait deux à l’heure) ; que je cite, pour montrer avec quel soin le gouvernement paternel de Vireloup évite de surcharger le trésor, ce qui conduit toujours ; à augmenter les impôts. C’est d’après ce même principe qu’il loge ses troupes chez le particulier, et perce ses routes par corvées, comme l’établit dans son grand ouvrage, De itineribus et canalibus, absque œrarii, detrimento, construendis, le sieur Desperraux, architecte pensionné et économiste assermenté, membre de l’académie de Vireloup, directeur des routes et canaux, et premier fabricant de chocolat de Son Altesse Madame la duchesse de Pingoin, nièce du roi de Vireloup.

 

Au bout de six jours, le courrier descendit à l’hôtel du ministre de l’Intérieur, à qui la requête fut remise. Celui-ci se rendit aussitôt chez le roi, qui, dans ce moment, prenait du punch. Après sept salutations solennelles, il lui remit le papier ; sur quoi le roi lui dit, en posant la feuille sur un guéridon : C’est bon. Allez-vous-en.

 

En effet, le roi était occupé dans ce moment à observer les jeux de son fils aîné, jeune enfant d’une haute espérance. À peine âgé de quinze ans, il montrait les plus heureuses dispositions, et passait au palais pour devoir être l’honneur d’une dynastie toute de héros. L’on venait, en particulier, au moment où était entré le ministre, de lui découvrir une haute aptitude pour l’art nautique, sur ce que, de lui-même et sans aucun secours des personnes de l’art, il venait de faire un petit bateau de papier, et que, l’ayant posé sur le bol de punch, il avait eu l’idée de le faire cheminer en soufflant dessus. À ce trait d’une rare précocité, les courtisans avaient manifesté la plus vive admiration, au point que plusieurs s’embrassaient en forme de félicitation, étant glorieux d’avoir à servir sous un tel prince. Aussi le petit bonhomme voulant renchérir encore sur ce qu’il avait fait, prit la requête sur le guéridon, la divisa en quatre parts, dont il fit quatre nouveaux navires, et les posant sur le bol, il fit manœuvrer cette flotte en criant : tribord ! bâbord ! pendant que les courtisans en étaient à se pâmer, faute de s’être réservé des expressions assez fortes pour peindre leur délicieuse surprise. Le roi enchanté, nomma aussitôt son fils grand-amiral et commandant en chef de toutes les flottes du royaume.

 

XXII

De cette manière la requête voguait sur le bol de punch, fortement compromise. Néanmoins le roi s’étant levé pour prendre l’air dans ses jardins, ordonna que l’on mît ces papiers de côté. La requête fut donc séchée au feu, et portée dans son cabinet. Le roi l’y vit en rentrant ; mais comme le punch lui avait légèrement dérangé l’estomac, il alla se mettre au lit, d’où il fut dans le cas de se lever par trois fois, tant il avait de malaise. Le lendemain, la requête était encore dans la chambre, mais plus sur le bureau. Vers le milieu du jour, elle n’était plus ni dans le bureau, ni dans la chambre ; et Paul Farcy, dans le temps fermier des boues, m’a raconté qu’un jour, faisant travailler aux canaux du palais qui manquaient de pente, un ouvrier trouva trois morceaux de papier, qui, juxtaposés, formaient une feuille que je crois être la dite requête, me fondant principalement sur ceci, que le roi n’avait pas été bien cette nuit-là.

 

XXIII

Le terme de recours en grâce étant écoulé, les trois prisonniers furent acheminés nuitamment sur la capitale, sous la garde de quatre soldats que commandait un caporal de confiance.

 

Mais un admirable concours de circonstances devait amener leur délivrance à point nommé. À peine avaient-ils marché deux heures à la lueur des étoiles, que le caporal de confiance tomba percé de deux coups de baïonnette, dont l’un, transperçant les entrailles, lui fit pousser un horrible cri ; tandis que l’autre, traversant l’oreillette gauche, éteignait et le cri et la vie. Cet homme était Jean Baune, le repris de justice, l’assassin de Lantara, caporal de confiance en Vireloup, brigand en Ginvernais, où il allait en congé dévaliser les passants.

 

Les auteurs de ce beau coup, étaient Blême et Rouget, cette force armée que nous avons laissée au sommet des airs, à la poursuite du docteur Festus, et gardant sous l’influence de l’habit une exacte discipline. Après avoir pirouetté pendant dix jours, sans rencontrer personne qu’un mouton (j’entends un mouton enlevé par un aigle), ils avaient commencé à paraboler vers la terre, en pivotant la tête en bas, à cause du poids des armes ; puis, avec une impétuosité qui tenait plus de la gravitation que de la vaillance, ils s’étaient venus ficher dans l’impie poitrine d’un lâche scélérat. Après quoi ils se défichèrent, et reprirent leur route à travers champs sans aucune discipline. L’habit était trop loin.

 

Au cri de mort qu’avait exhalé Jean Baune, les quatre soldats, certains d’être tombés dans une affreuse embuscade, s’étaient enfuis à toutes jambes, en déchargeant leurs armes au hasard ; d’où ils tuèrent huit poules dans la basse-cour du sieur Coquard, lequel, dès le lendemain, acheta, pour trois écus patagons, une trappe à prendre les renards.

 

C’est ainsi que furent merveilleusement délivrés Milord, son épouse et le Maire. Ils purent gagner avant le jour la frontière du royaume de Vireloup, d’où ils s’échappèrent comme des brochets d’une nasse, se promettant bien que jamais ils ne s’y laisseraient reprendre. Leurs infortunes les avaient réconciliés ; en sorte qu’au bout du pont ils se serrèrent la main avant de se séparer, et Milord engagea beaucoup le Maire, lorsqu’il aurait retrouvé ses habits et réglé les affaires de sa commune, à venir le voir en Angleterre, dans son grand château d’Ingleness, où ils chasseraient ensemble au renard.

 

FIN DU QUATRIÈME LIVRE.

 

LIVRE CINQUIÈME

 

Où le docteur Festus est retrouvé par sir John Guignard, dans la constellation du Capricorne. – Guignard est réfuté par Lunard, qui est réfuté par Nébulard. – Comment la Société Royale eut mal au ventre. – Le docteur Festus, voyageant en télescope, repart par la tangente, avec trois commissaires et trois perruques. – Pourquoi l’astronome Apogée fut fait comte et demanda son divorce. – Les trois commissaires s’empoignent sur l’hypothèse. – Comment Milord et Milady burent l’onde amère. – Malheurs de M. Apogée en caleçons, et de Mme Apogée en peignoir.

 

I

Le docteur Festus continuait son voyage d’instruction par le haut des airs, et il était parvenu à une telle hauteur, qu’il voyait la terre comme une grande boule, où il ne distinguait plus que les continents et les mers : celles-ci d’un beau bleu d’azur, et les terres d’une couleur lumineuse et suave. Il eut l’occasion de vérifier la justesse de l’hypothèse de J.-C. Simmes, en voyant que les pôles sont effectivement percés d’un grand trou, au fond duquel on aperçoit des matières incandescentes. Les bords du trou, fécondés par la chaleur, sont couverts d’admirables pelouses, sur lesquelles il distingua des troupeaux immenses de mammouths et de mastodontes, animaux qu’on ne trouve plus que fossiles, en-dehors de la zone glacée qui entoure cet Eden verdoyant.

 

Mais dans ce moment il lui arrivait une chose bien singulière. Il avait atteint le plan d’intersection qui sépare la sphère d’attraction de la terre, de celle de la lune ; en sorte qu’ayant le buste dans l’une, et les jambes dans l’autre, il restait immobile, également sollicité par les deux astres ; seulement il observait que son corps en prenait de l’allongement, sans que toutefois les organes vitaux en fussent altérés. Ce qui l’étonna encore, ce fut de remarquer une foule d’aérolithes arrêtés, dans la même situation et pour les mêmes causes que lui, sur cet immense plan d’intersection, où ils surnageaient comme des tronçons de bois sur un océan sans rivages ; selon qu’ils se corrodent dessus ou dessous, les débris qui s’en échappent gravitent vers la lune ou vers la terre, où ils fournissent aux hypothèses des savants. Le docteur se trouvant à portée de l’un des plus gros, voulut s’y asseoir ; mais à peine l’eût-il touché, que l’équilibre d’attraction se trouvant rompu, l’aérolithe gravita vers notre terre avec une vitesse prodigieuse, et c’est celui qui se voit encore dans l’église cathédrale du bourg d’Asnières, où ils en ont fait leur maître-autel. D’où est venu leur surnom de gobe-la-lune, parce qu’ils regardent toujours au ciel s’il leur vient des maîtres-autels.

 

Du reste, le docteur Festus n’avait jamais éprouvé un bien-être aussi grand. En même temps que son corps s’allongeait, sa pensée s’agrandissait en s’épurant, et devenait comme un miroir pur où se réfléchissait la splendeur de la création. Ces sensations célestes le confirmaient toujours plus dans l’idée que, endormi dans l’auberge du Lion-d’Or, il poursuivait le cours de son grand rêve, tout en s’élevant aux sommités d’une science surhumaine.

 

II

Cependant l’astronome Guignard, qui habitait en Rondeterre (c’est un grand royaume insulaire au nord du Ginvernais), ayant mis l’œil au bout de son télescope, qui se trouvait être par hasard braqué sur le docteur Festus, crut apercevoir à l’autre bout un corps quelconque. Il pensa d’abord que c’était un mus œconomus qui s’était logé entre les lentilles de l’instrument, qu’il fit nettoyer à fond, et garnir de mort-aux-rats et de souricières. Il crut ensuite que c’était une cataracte qui commençait à se former sur son œil, d’où il prit des bains de soufre, et s’injecta les paupières d’acétate de morphine. Changeant ensuite de traitement, il se fit faire un emplâtre de graine de lin, et ne mangea plus que des œufs cuits dur. Après quoi, la tache durant toujours, il s’astreignit à un système purgatif gradué, doublant la dose chaque jour, jusqu’à ce qu’ayant diminué de soixante-deux livres (poids de seize), et faisant la réflexion toute naturelle que, si c’était une cataracte, elle affecterait tout aussi bien l’œil nu que l’œil armé, il cessa tout traitement, et se convainquit que c’était un nouveau corps céleste. Il procéda aussitôt aux observations, et ayant écrit un mémoire de trois coudées de long, il se rendit, son rouleau sous le bras, à la Société Royale, qu’il avait fait convoquer pour une communication importante.

 

III

Après avoir bu l’eau sucrée : « Il était réservé à notre siècle, dit Guignard, de s’illustrer par des progrès de tout genre. Il était en particulier réservé à cette assemblée, dont j’ai l’honneur de faire partie, de s’élever au-dessus de toutes les autres par l’immensité de ses travaux et la grandeur de ses découvertes. (Écoutez, écoutez !) Avant que je vous communique, Messieurs, celle dont le sort a gratifié ma faiblesse, permettez que je trace un aperçu rapide des progrès qui ont signalé la marche de l’esprit humain dans la science de l’astronomie. »

 

Ici Guignard établit que les premiers hommes n’ont pu avoir des connaissances profondes en astronomie, et discute en particulier la question relative à la tour de Babel : à savoir si elle fut un phare, un clocher ou un observatoire ; et il conclut pour le doute. Avant de passer outre, il jette un coup d’œil sur l’ensemble des peuples antédiluviens, examinant en passant s’il est possible de fixer trigonométriquement la hauteur du mont Ararath, ce qui le conduit à des considérations géodésiques qui terminent son exorde. Après quoi il boit un verre d’eau sucrée ; les savants bâillent, plusieurs toussent, et cinquante-deux éternuent dans leurs jabots.

 

IV

Guignard passe ensuite à la Chaldée, à Babylone et l’Égypte. Il traite en détail des obélisques, des pyramides et du puits de Syène, qui est sans ombre à midi. Il oppose Sanchoniaton à Bérose, et conteste le voyage d’Hannon autour de l’Afrique. Il fixe en passant la position d’Ophir, d’où les vaisseaux de Salomon rapportaient de l’or, et donne son opinion particulière sur la chronologie de Newton, en ce qui concerne la dynastie des rois d’Égypte, ce qui le conduit à fixer avec précision la nature et la position du nilomètre. Après quoi il boit de l’eau sucrée ; quelques savants ouvrent un œil, trente-six changent de position sans se réveiller, deux l’écoutent attentivement et prennent des notes.

 

Guignard revient ensuite en arrière pour remonter aux Phéniciens et à leurs colonies, et fait en passant l’histoire des peuples pasteurs, ces peuples estimables qui regardent les astres au lieu de garder leurs moutons. Il fait une excursion à la Chine, revient au zodiaque de Dendirah, lit une note accessoire sur la statue de Memnon, passe à la Grèce, à Rome, et suit pas à pas les astronomes d’Alexandrie sous les Lagides. Alors il déroule tout le système de Ptolémée, il conteste l’authenticité de la phrase où Cicéron pressent le système de Copernic ; puis, revenant aux Olympiades, il passe de là au cycle de Méton, et termine son exposition par un résumé général de la connaissance des temps chez les peuples de la race pélasgienne. Après quoi, il boit un verre d’eau sucrée, et rajuste ses manchettes. Deux savants prennent des notes, cinquante-un ronflent en faux-bourdon, quatre rêvent un cheval marin qui déambule dans un gyre spiral.

 

Guignard dépeint en détail l’invasion des Barbares, et s’attache à porter la lumière dans les ténèbres du moyen âge. Il cite Charlemagne et Théodoric, consacre douze pages à Ticho-Brahé, et, avant d’arriver à Copernic, il récapitule sommairement le tableau qu’il vient de tracer. Puis il fait une énumération éloquente des travaux de ce grand homme, passe à Kepler, à Newton, et arrive au sextant de Bradley. Après quoi, il boit un verre d’eau sucrée, et s’assied quelques instants pour s’essuyer le front. Deux savants qui ne dorment que d’un œil prennent des notes avec l’autre ; cinquante-cinq rêvent des points et virgules qui processionnent sur du papier blanc.

 

Alors Guignard passe en revue le Zodiaque tout entier ; puis, arrivé au Capricorne, il annonce l’apparition d’une comète opaque qu’il place à cinq milliards de lieues de la terre, et dont la révolution solaire est de deux cent soixante et dix-huit ans, vingt jours, trois minutes, deux secondes et une tierce.

 

Tous les savants se réveillent en sursaut, et demandent l’impression, qui est votée à une majorité de cinquante-cinq voix contre deux. Ce sont celles des deux savants qui ont pris des notes, Lunard et Nébulard. La séance est levée, et Guignard reçoit d’unanimes félicitations.

 

V

Lunard et Nébulard se trouvaient être les deux autres astronomes de la Société Royale, composée d’ailleurs de tous les hommes marquants du royaume dans les diverses branches des sciences.

 

Dès qu’on fut sorti, ils s’abordèrent amicalement, quoique brouillés depuis longtemps, et, reprenant les arguments et les conclusions de Guignard, ils les réduisirent en poudre avec la plus grande facilité, poussant la réfutation jusqu’à la plaisanterie, la plaisanterie jusqu’au calembour, et le calembour jusqu’à la bouffonnerie ; au point que Lunard monta sur une borne pour contrefaire les gestes et le ton de son collègue Guignard, d’où il fut signalé à la police comme un radical qui pérorait dans les places ; en sorte qu’il ne fut relâché que sur caution.

 

Mais dès qu’il fut rentré chez lui, il s’occupa de rédiger sa réfutation, et ayant convoqué la Société Royale, il s’y présenta avec un mémoire de cinq coudées, dans lequel il reprit pas à pas l’argumentation de Guignard, à commencer par la tour de Babel, et à finir par le sextant de Bradley. Ensuite il pulvérisa ses conclusions, et, arrivant à sa propre hypothèse sur le corps céleste en question, il prouva jusqu’à l’évidence que ce n’était autre chose qu’un aérolithe ferrugineux et lunaire, qui devait être classé parmi les météores de seconde classe, et dont la distance était de vingt-huit milliards de lieues et non de cinq, comme on n’avait pas craint de le prétendre.

 

Pendant ce discours, qui dura neuf heures d’horloge, Nébulard prit des notes constamment, tandis que ses collègues sommeillaient les bras croisés. À la fin ils se réveillèrent tous pour féliciter vivement Lunard, dont ils approuvèrent tous les raisonnements sans exception ; en sorte que Guignard avait réellement du dessous.

 

VI

Nébulard avait trouvé l’argumentation de Lunard faible, et ses conclusions fausses. Il ne le cacha point à sa femme ni à sa servante ; celle-ci lui répondit que cela ne l’étonnait point, que Monsieur Lunard était un ladre, qui ne lui avait jamais donné un sou de bonne main quand il dînait chez eux, et, qu’ainsi elle était bien aise de voir qu’il ne fût qu’un sot comme elle l’avait toujours pensé. Nébulard trouva ce jour-là que sa servante avait un esprit infini, et il ne craignit pas de dire à un de ses collègues qu’elle en avait plus que Lunard, infiniment plus. Il se mit ensuite à l’œuvre, et composa une réfutation de dix coudées. Il pulvérisait d’abord Lunard ; il pulvérisait ensuite Guignard ; après quoi, il établissait et prouvait jusqu’à l’évidence que le corps céleste en question n’était autre chose que la nébuleuse déjà observée par Sosigènes sous Jules-César. Aussitôt qu’il eut achevé sa lecture, il reçut les félicitations unanimes des savants, qui approuvèrent sans exception ni réserve tous ses raisonnements, en sorte que Lunard et Guignard avaient réellement du dessous.

 

VII

Pendant que ces choses se passaient, Guignard, resté chez lui, ne perdait pas de vue son astre, dans lequel il croyait remarquer des modifications éminemment inquiétantes. Les choses en vinrent au point qu’il crut de son devoir de convoquer la Société Royale pour le jour même. Il quitta donc un moment le télescope, pour aller hâter cette convocation. Son visage était déjà tellement altéré par l’angoisse, que Madame Guignard l’inonda de vinaigre des quatre voleurs ; mais il ne fut soulagé que par des évacuations qui survinrent.

 

Il s’était en effet opéré de grands changements dans la situation du docteur Festus. Au moment où était tombé de sa tête le chapeau qui avait été si fatal à la commune, l’équilibre d’attraction avait été rompu, et le docteur avait commencé à paraboler vers notre terre. C’est ce qui avait provoqué les inquiétudes de Guignard, qui prévoyait un choc imminent ; car, ayant calculé la marche de sa comète opaque, il s’était convaincu qu’avant vingt-cinq ans révolus, elle tomberait sur sa tête, ou sur celle de ses descendants. À la vérité, n’ayant pas d’enfants, il s’inquiétait peu de ses descendants, mais il n’en tremblait que davantage pour lui-même.

 

Le docteur Festus, pendant que Guignard convoquait, avait continué de paraboler avec une vitesse qui croissait comme le carré des distances diminuait. Déjà il distinguait les montagnes, puis les prairies, les clochers, les bestiaux, les bourgeois, enfin le télescope, dans lequel il vint plonger comme une grenouille dans un puits. Par bonheur l’instrument qui était suspendu à deux bras mobiles de trente pieds de haut, bascula mollement ; de manière que la force de projection s’anéantissant contre une surface qui cédait, le docteur se trouva, sain et sauf, appliqué contre la grosse lentille du milieu, à peu près comme une salamandre contre les parois d’un bocal.

 

VIII

Guignard, après avoir donné ses ordres, revint au télescope, pour juger des progrès de sa comète opaque. À peine eut-il aperçu le corps blafard et indistinct, qu’il tomba à la renverse, en criant : Holà ! eh ! ah ! aie ! hoé ! hui ! haii ! sur quoi sa femme accourut avec une tasse de camomille, en maudissant ce télescope, qui était la cause de tous les malaises de son mari. Sir John Guignard but la camomille ; mais n’osant remettre l’œil au télescope, il engagea sa femme à le faire pendant qu’il s’éloignait à dix pas, tout tremblant et regardant si, au besoin, il y aurait un abri. Madame Guignard regarda, et lui dit qu’il n’était qu’un poltron, que le verre était sale, et voilà tout. Sur quoi Guignard lui dit : Ah ! Sara, que vous êtes heureuse d’être ignorante.

 

Dans ce moment, on vint prévenir Guignard que la Société Royale l’attendait au complet. Il s’y rendit aussitôt, sans chapeau, sans perruque, en robe du matin, et avec tous les signes d’un grand désordre physique et moral.

 

IX

Guignard étant extraordinairement ému, et de plus très-essoufflé, ne put de longtemps rien articuler ; en sorte qu’il était réduit à gesticuler. Il montrait du doigt le plafond, puis le rabaissait vers la terre, puis des deux mains figurait un choc, puis il recommençait ; jusqu’à ce que cette pantomime, ayant excité l’hilarité de l’assemblée, il s’ensuivit un rire universel si éclatant, que la maison en vibrait sensiblement, et que Guignard ravalait des lobes énormes de bile aigrie. À la fin ayant retrouvé son souffle : Riez, Messieurs ; leur cria-t-il, la comète opaque n’est plus qu’à six millions de lieues ! Riez bien ! Elle fait vingt lieues par seconde ! Riez donc ! Notre planète va être anéantie ! Riez à présent ! ! !

 

Pendant que Guignard parlait ainsi, les savants consternés de peur et saisis d’un mal de ventre aigu, s’étaient levés comme un seul homme pour aller faire leur testament. Dans leur empressement ils culbutaient parmi les chaises, et les plus forts enjambaient leurs collègues indignés, pendant qu’ils étaient eux-mêmes enjambés par d’autres collègues, effrayés de se voir les derniers. Il en résultait une telle presse à la porte, que plusieurs en sortirent aussi aplatis qu’une jonquille d’un herbier, et que tous y laissèrent leur perruque et leurs pans d’habit, entr’autres, Lunard et Nébulard, qui avaient provisoirement abandonné leur hypothèse ; en sorte que Guignard avait réellement du dessus.

 

X

Cependant de l’autre côté du détroit, les savants de Mirliflis, qui est la capitale du Ginvernais, ayant reçu communication de la découverte de Guignard, s’abîmaient les yeux sur le zodiaque, sans pouvoir rien trouver. C’est que la lettre de la Société royale leur étant parvenue après la chute du docteur dans le télescope, il leur devenait en effet impossible de vérifier l’existence de la comète opaque ; en sorte que plusieurs commençaient à concevoir une pauvre idée de leurs collègues de Ronde-Terre, dont, déjà auparavant, ils avaient une idée très-pauvre. À la fin, l’Institut fut convoqué pour délibérer sur la réponse à faire à la Société royale. Tous les savants s’y rendirent, ayant chacun un emplâtre noir sur l’œil droit, pour avoir trop regardé le zodiaque.

 

L’astronome Parallax, ayant demandé la parole, commença par faire l’éloge de la dynastie régnante en Ginvernais ; puis, passant à celui du corps savant auquel il avait l’honneur d’appartenir, il le nomma la lumière d’un pays qui était lui-même la lumière du monde, et, en quelque sorte, le cerveau de la civilisation. Il fut écouté avec plaisir, et but un verre d’eau sucrée, pendant qu’un murmure flatteur circulait par les bancs.

 

L’astronome Parallax, ayant repris la parole, prouva, en premier lieu, que le Ginvernais avait précédé toutes les autres nations dans les arts et dans les sciences. En second lieu, il établit que le Ginvernais possédait encore, en ce moment, les plus éminents astronomes. En troisième lieu, il affirma que le Ginvernais n’avait rien à envier à ses voisins ; puis, venant à l’affaire principale, il prouva jusqu’à l’évidence, qu’il n’y avait, au contraire, jamais eu moins d’astres au zodiaque que dans ce moment ; en sorte qu’il proposait d’insérer au procès-verbal que la Société royale de Ronde-Terre s’était complètement fourvoyée dans sa prétendue découverte, et cela, faute de connaissances suffisantes que l’Institut se serait fait un plaisir de lui donner, s’il en eût été requis convenablement.

 

Parallax fut vivement applaudi, et ses conclusions, votées sans discussion, furent adressées à la Société royale par l’entremise des questeurs de l’Institut.

 

XI

La lettre étant parvenue au président de la Société royale, celui-ci convoqua ses collègues ; mais ils étaient encore tellement annihilés par l’effroi qu’avait produit la découverte de Guignard, que huit seulement se rendirent à l’assemblée le jour convenu. Ils décidèrent à la hâte que les savants de Mirliflis s’étaient complètement fourvoyés faute de bons instruments, et arrêtèrent qu’on leur enverrait le meilleur télescope de Ronde-Terre, qui se trouvait être celui de Guignard. En outre, ils nommèrent, pour accompagner l’instrument, une commission de trois membres : c’étaient Guignard, Lunard et Nébulard ; après quoi, ils retournèrent chez eux en toute hâte, pour achever leurs dispositions testamentaires.

 

Le télescope fut donc chargé sur un char construit exprès, et que tramaient douze paires de bœufs conduits par douze argousins, qui leur piquaient le derrière jour et nuit pour les faire trotter. C’est de cette manière que le docteur Festus reprit son grand voyage d’instruction, jusque-là si heureusement commencé. Il aurait toutefois plus joui de cette promenade, sans la mort-aux-rats qui lui causait des éternuements indomptables. D’ailleurs il se prenait à chaque instant les doigts ou les pieds dans les souricières apposées par Guignard ; mais il prenait patience en songeant que tout cela était rêve, illusion, par conséquent passager et sans réalité.

 

Le télescope arriva, au bout de cinq jours, au bord de la mer. Là il fut chargé sur un paquebot à vapeur qui devait lui faire passer le détroit, ainsi qu’aux commissaires. Ceux-ci, ayant ordre de ne pas perdre de vue l’instrument, s’y tenaient enfourchés jour et nuit, comme des artilleurs sur leur canon. C’est ainsi que le docteur Festus voyagea sur mer pour la première fois. Mais il éternuait toujours.

 

XII

Au milieu du détroit, le paquebot, qui avait une machine de la force de trois mille six cents chevaux, un âne et un demi-poulain, vint à sauter avec une explosion terrible. Le télescope, qui se trouvait sur le pont avec les trois commissaires enfourchés, fut lancé à une hauteur immense, inférieure pourtant à celle où était parvenu précédemment le docteur Festus. Il était accompagné des trois perruques des commissaires, lesquelles, par la force de l’explosion, avaient subi un déplacement qui laissait à nu le chef des trois astronomes.

 

XIII

Dans ce moment l’astronome Apogée, savant ginvernais, se promenait à l’œil nu dans sa maison de campagne, à trois lieues de Mirliflis, lorsqu’un des vingt-huit observateurs salariés qu’il employait à regarder le ciel jour et nuit, vint lui annoncer l’apparition du nouveau corps au haut des airs. Aussitôt l’astronome Apogée, après s’être assuré de la chose, fit seller sa jument et s’armant d’une longue vue, galopa jusqu’à Mirliflis sans perdre son astre de vue. D’où il passa sur le ventre de cinq enfants, deux magistrats, trois femmes, neuf canards, cinq cochons d’Irlande et un veau gras, comme je l’ai collationné moi-même sur le procès-verbal qui fut dressé par Jean Patu, mon aïeul maternel, qui était adjoint de l’endroit.

 

L’astronome Apogée débotta à l’Institut même, qui se trouvait assemblé pour entendre un mémoire sur un nouveau moyen de faire du sucre de raisin avec des têtes de fourmis. Il fendit la presse, poussa droit à la tribune, et n’eut que la force de s’écrier : Une planète immense !… opaque !… allongée !… fortement habitée ! ! Trois satellites ! ! ! (c’étaient les trois perruques). Ici les bravos étouffèrent la voix de l’orateur, et tout l’Institut, par un mouvement spontané, se leva en criant : Trois satellites ! vivent les Barbons ! C’était le nom de la dynastie régnante en Ginvernais.

 

Dès que le calme le permit, il fut arrêté, séance tenante :

 

1° Qu’il y avait planète et trois satellites avec habitants ;

 

2° Que la priorité de la découverte appartenait au Ginvernais ; soit à cause des trois satellites, qui faisaient tout le prix de la découverte, soit éventuellement, parce que Guignard était fils d’un père qui descendait d’un aïeul, dont le grand-père maternel avait épousé la nièce d’une femme du Ginvernais.

 

Après quoi, l’Institut plein de joie vota une députation au roi, pour le complimenter sur cette découverte, et s’en alla dîner. L’astronome Apogée retourna à sa maison de campagne, où il reçut le soir même la croix d’honneur et le titre de comte, pour lui et ses descendants à perpétuité ; ce qui amena son divorce deux ans après, car il n’eut pas d’enfants de sa première femme.

 

XIV

Pendant que ces choses se passaient à Mirliflis, le télescope, lancé par l’explosion, poursuivait sa course en parabole ascendante. Les commissaires qui s’étaient tenus pour morts dès le moment de l’explosion, commençaient à revivre en voyant que leurs organes vitaux n’avaient souffert aucune altération notable, et que toutes leurs idées étaient en place, en particulier leurs hypothèses respectives. Pour le docteur Festus, à force d’éternuer les siennes, il ne s’était aperçu de rien, et se croyait toujours à l’hôtel du Lion-d’Or, rêvant qu’il était voituré par les douze bœufs.

 

Néanmoins Guignard, rappelé à son hypothèse en même temps qu’à la vie, s’étant mis à soutenir de cinq nouveaux arguments sa comète opaque, il s’ensuivit une scission, dans laquelle il eut contre lui les deux autres commissaires Lunard et Nébulard, qui l’acculèrent tellement, que Guignard, faute d’être au pied du mur, se trouvait sur le fin bout du télescope, après avoir disputé le terrain pouce à pouce. Le docteur Festus entendant quelque bruit, eut d’abord l’idée que c’était son mulet qui mordait sa crèche dans l’écurie du Lion d’Or, jusqu’à ce qu’ayant vu les deux pans de l’habit de Guignard se détacher en silhouette sur le jour circulaire qui terminait sa retraite télescopique, il s’en approcha et les saisit, juste au moment où Guignard culbutait, poussé à bout dans les derniers retranchements de son hypothèse et du télescope. Guignard, hissé dans l’instrument, intenta aussitôt au docteur une kyrielle d’arguments tout neufs, tendant à établir toujours mieux son hypothèse. Le docteur prit la chose à merveille, et rétorqua syllogistiquement.

 

Après la défaite de Guignard, Lunard en avait conclu le triomphe de son hypothèse ferrugineuse et lunaire, tandis qu’au même moment, Nébulard en concluait le triomphe de son hypothèse nébuleuse. D’où résulta une scission nouvelle, qui amena un résultat identique ; en sorte que les trois savants se trouvèrent hissés dans le télescope, où ils ne tardèrent pas à s’empoigner sur l’hypothèse. Le docteur Festus fit alors sa retraite dans le fond, emportant avec lui toute sa dialectique, qu’il craignait de compromettre au milieu des gesticulations effrénées de ses trois compagnons.

 

XV

Milord et Milady, que nous avons laissés au bout du pont de Balabran, bien contents d’avoir échappé à la police de Vireloup, étaient rentrés en Ginvernais. À la première ville qu’ils purent atteindre, ils écrivirent chez eux, afin de se procurer les fonds nécessaires pour leur retour, et dès qu’ils les eurent reçus, ils se mirent en route. Après avoir traversé tout le Ginvernais, ils arrivèrent au port de Furtaye, où ils s’embarquèrent sur le paquebot le Sauteur, capitaine Rougeface, dans le temps même où le télescope parabolait dans les airs.

 

La navigation fut d’abord très-heureuse, à l’exception du mal de mer qui secoua vivement Milord, déjà malade du diaphragme. Le second jour, on aperçut en l’air un corps étranger, qui fut pris d’abord pour un nuage, puis pour un vol de grues, puis pour un ballon, et enfin pour une trombe solide qui arrivait juste dans la direction du vaisseau, et menaçait de l’abîmer dans les flots. Tous les passagers s’évanouirent. Milord seul et Milady, qui étaient gens de tête, crièrent au mécanicien de forcer la marche pour dépasser la trombe. Celui-ci, perdant la tête, jetait le charbon dans le feu par boisseaux, tandis que le capitaine Rougeface fermait à pareille intention toutes les soupapes de sûreté, les sabords et l’écoutille. Au cinquante-troisième boisseau la chaudière creva par le bas, en sorte que les éclats ayant percé la cale, le vaisseau sombra rapidement. Mais il échappa à la trombe.

 

Au moment de l’explosion, Milord et Milady allaient mettre la chaloupe à la mer, lorsque voyant le vaisseau sombrer, ils poussèrent à la mer une cage à poulets, et se jetèrent eux-mêmes dans les flots. Tous deux burent l’onde amère, et Milord, revenu le premier à la surface, attrapa Milady par ses papillotes, et nagea vers la cage à poulets, sur laquelle il parvint à s’équilibrer avec son épouse.

 

Dans ce moment même, la trombe, qui n’était autre chose que le grand télescope, tomba obliquement dans la mer avec ses quatre docteurs inclus, et ses trois perruques satellites. Milord, entendant des voix d’hommes qui partaient de l’intérieur, s’escrima de tous ses membres pour atteindre à ce bâtiment, quelque étrange que lui en parût la forme. Mais son opération était singulièrement entravée par les poulets, qui lui piquaient le ventre avec fureur, en sorte qu’au lieu d’entrer en humour, il recommençait à proférer sa liste de jurons. Il se mit donc préalablement à noyer les poulets, en leur rentrant la tête sous l’eau ; après quoi, il put avancer plus librement.

 

Dès qu’il fut à portée, il cria aux gens du télescope : Do you speak English ? puis il fit silence pour écouter leur réponse. Mais il n’entendit qu’un cliquetis d’hypothèses sonores comme des cymbales, et un carillon continu d’arguments, de formules, de parallaxes, d’orbites, de périhélies, de parasélènes, d’écliptique, de zénith, de nadir, d’axe, de tourbillons, de méridien, de Capricorne, d’attraction, de répulsion, de Pôle, de solstice, d’équinoxe, de courbe ellipsoïde, asymptote, brisée, récurrente, spirale, de courant magnétique, électrique, physique et chimique. Milord, peu satisfait de cette réponse, continua de voguer, s’aidant d’un manche à balai qu’il rencontra, et aborda enfin au télescope dont l’ouverture, obliquement inclinée, s’élevait d’environ trois pieds au-dessus de la surface des flots. Il fut saisi d’horreur à la vue des dissensions qui retentissaient dans le fond de l’instrument, où, faute de mieux, il entra néanmoins avec Milady.

 

XVI

L’astronome Apogée, après une nuit délicieuse, se réveillait au murmure flatteur de ses souvenirs de la veille, lorsqu’il entendit ses vingt-huit observateurs salariés monter l’escalier, frapper à sa porte, et demander la permission d’entrer. Madame Apogée cria aussitôt : Gardez-vous-en bien ! tandis que M. Apogée leur criait en même temps : Encore un astre ! entrez. Cette injonction contradictoire tint les vingt-huit observateurs salariés en suspens, de façon que madame Apogée eut le temps de passer un peignoir, et M. Apogée un caleçon ; après quoi il alla ouvrir. Mais il fut terrassé de frayeur à la vue de ses vingt-huit observateurs salariés, dont les vingt-huit mâchoires craquaient de consternation. – Enfin, qu’est-ce, Messieurs ? parlez-donc, leur dit madame Apogée, en peignoir. Alors, sans rien dire, ils fondirent en larmes, et ni monsieur ni madame Apogée n’osaient plus les interroger, pressentant quelque chose de sinistre.

 

À la fin, les vingt-huit observateurs salariés, ayant poussé un grand soupir, s’écrièrent : L’astre n’y est plus ! Aussitôt M. Apogée, comme il arrive souvent dans le passage brusque de l’extrême joie à l’extrême douleur, perdit momentanément l’esprit, et se mit à chanter la romance :

 

Lise, entends-tu l’orage ?

Il gronde, et l’air mugit ;

Sauvons-nous au bocage, etc. etc.

 

Puis il chanta celle-ci :

 

Je n’irai plus seulette à la fontaine,

Car j’ai trop peur du berger Collinet.

 

Puis il força madame Apogée à danser le menuet, et à la cinquième révérence, planta là sa femme, et s’alla précipiter de la fenêtre dans le jardin. Heureusement, sa chambre étant au rez-de-chaussée, il ne se fit d’autre mal que de tacher son caleçon.

 

Madame Apogée, au désespoir, courut au jardin, en peignoir, suivie des vingt-huit observateurs salariés, dont les dents craquaient toujours plus fort. Ils trouvèrent M. Apogée qui s’était perché sur le sommet d’un pommier, dont il cueillait les fruits avec une grande activité. Madame Apogée, en peignoir, supplia son mari de descendre, en même temps qu’elle ordonnait aux vingt-huit observateurs salariés d’aller chercher une échelle. Ceux-ci revinrent, et l’ayant appliquée contre le tronc, ils y montèrent pour aller enlever leur maître. Mais lorsque M. Apogée les vit tous sur les échelons, il poussa l’échelle du pied, et les vingt-huit observateurs salariés tombèrent, le dos parmi les choux et l’échelle sur le ventre. Aussitôt M. Apogée s’écria : À moi ! Ajax, à moi ! d’Assas, Condé, Achille, Pichrocole, Hector, Charles XII, Ticho-Braé ! et en même temps leur lançait des pommes sur le nez, avec une rapidité et une adresse vraiment fébriles et délirantes. Alors les vingt-huit crièrent : Sauve qui peut ! et s’enfuirent en divergeant par les prés, les vignes et les potagers, malgré les cris de madame Apogée, en peignoir, qui les suppliait de rester.

 

Pendant ce temps M. Apogée, en caleçons, riait avec une telle véhémence, qu’entrant en faiblesse, il se laissa dévaler parmi les branchages, et tomba, riant toujours, dans le terreau, où il resta moulé comme un bronze dans du plâtre frais.

 

C’est là que madame Apogée, en peignoir, retrouva son mari en caleçons, qu’elle fit aussitôt transporter dans sa chambre et attacher sur son fauteuil. La chute et la fraîcheur du terreau ayant produit une révolution dans le sang, il revint bientôt à la raison, en même temps que son rire se changeait en une tristesse amère et profonde. Insensible à tout, il ne pouvait que dire avec un lugubre accent : Ah ! mon astre ! mon astre ! Madame Apogée lui fit aussitôt avaler des boissons chaudes, pendant qu’on lui frictionnait le derrière avec un étui de lunette en peau de chagrin, et que deux aides-chirurgiens lui appliquaient les ventouses, tandis qu’un troisième lui ajustait, d’autre part, un remède rafraîchissant. Ah ! mon astre ! mon astre ! disait-il. Et madame Apogée, en peignoir, lui répétait chaque fois : Console-toi, Salomon, il en viendra d’autres.

 

Tout-à-coup M. Apogée se leva en sursaut, ce qui jeta par terre ses opérateurs, et dit : Bien ; laissez-moi. Il se rendit ensuite à son bureau, où il écrivit à tire de plume un mémoire de trois coudées, dans lequel il établissait jusqu’à l’évidence :

 

1° Que l’astre ayant un mouvement propre extraordinairement rapide (cent mille lieues par seconde), il n’était déjà plus visible pour notre terre.

 

2° Qu’ayant calculé la courbe, l’astre ne reviendrait qu’après trois mille milliards d’années, l’orbite étant extraordinairement allongée.

 

Il lut ce mémoire à l’Institut, et voyant son honneur à couvert pour trois mille milliards d’années, il rentra chez lui frais, dispos, guéri et comte.

 

FIN DU CINQUIÈME LIVRE.

 

LIVRE SIXIÈME ET DERNIER

 

Où le Maire éprouve un moment d’affaissement moral. – Comment le Télescope aborde en Ginvernais, et Milord en Angleterre. – Les Commissaires sont repêchés, réclamés, interdits, et meurent jeunes d’une hypothèse rentrée. – Histoire des pommiers de la commune de Primebosse. – Du Télescope, de la mort aux rats, et de l’Évêque de Faribole. – De trois perruques crustacées. – Comment l’âme du Maire ploie sous le faix. – La force armée retrouve l’habit et tombe dans la fosse avec le Docteur. – Dénouement de cette histoire.

 

I

Le Maire, après avoir pris congé de Milord et de Milady au bout du pont de Vireloup, avait repris la route de sa commune, après avoir acheté à crédit une main de papier timbré, pour verbaliser en temps et lieu. Mais ses pensées étaient extrêmement tristes.

 

Il cheminait pensif et tout en proie à une mélancolie sombre, songeant à tant de maux qu’il avait éprouvés, et dont le pire était, pour lui, Maire, de se trouver sans un seul administré. Il essaya bien de dresser quelques procès-verbaux fictifs, à l’occasion des objets qu’il rencontrait, en particulier lorsqu’il repassa à l’endroit où gisait Pierre Lantara ; mais dans l’état d’annihilation où il se trouvait réduit ses idées ne venaient pas, et il n’y goûtait aucun charme. Il ne se sentait plus cette abondance de considérants, ce luxe d’articles de lois, ce parfum de légalité qui s’exhalait jadis de toutes ses pensées, de tous ses mouvements, et pour ainsi dire de sa transpiration même ; en sorte qu’affaissé sous le poids de sa douleur, il lui venait à l’esprit des projets sinistres.

 

Un moment, il tomba moralement si bas, qu’ayant ramassé le poignard de Lantara, il le leva sur son sein, ayant soin de bien ouvrir sa chemise, tant il était résolu de mourir. Puis tout-à-coup il se ressouvint par habitude qu’il se devait à ses administrés ; en sorte qu’il baissa de nouveau le poignard, jusqu’à ce que s’étant souvenu aussi que désormais il n’avait plus d’administrés, il le leva de nouveau bien déterminé à périr.

 

Au moment de se frapper, le Maire jeta un regard autour de lui, et n’apercevant personne qui pût soit le retenir, soit dresser le procès-verbal de sa mort, soit remplir toutes les formalités légales relatives à la succession et aux biens des mineurs, soit apposer les scellés et constater le décès et l’inhumation, il renonça à son projet, et reprit la route de sa commune.

 

II

Cependant le télescope flottait toujours avec sa cargaison turbulente. Milord, après avoir dit douze fois aux trois commissaires : Do you speak english ? n’obtenant aucune réponse, était entré en état de colère froide pendant une heure d’horloge : état d’où il ne sortait guère qu’en boxant. Il se campa donc aussi bien qu’il le put, et commença, sur le corps des trois commissaires, un roulement de coups de poings, excessivement moelleux et nourri. Mais ceux-ci, accrochés les uns aux autres par rapport à l’hypothèse, cherchaient à se dévisager sans seulement s’apercevoir de ce nouvel incident. Milord, après avoir pris cet exercice salutaire, s’arrêta soulagé, et entra bientôt après en humour au sujet du débat qu’il avait sous les yeux. Le docteur Festus, ayant reconnu Milord pour le même personnage qui l’avait rudement maltraité dans un autre endroit de son rêve, se tenait coi pour ne pas s’exposer à une nouvelle illusion du même genre.

 

Pendant ce temps, le télescope, poussé par un fort vent nord-ouest, avait rebroussé vers les côtes du Ginvernais, où il vint échouer sur la plage, comme une grande baleine qui aurait la gueule ouverte. Aussitôt Milord et Milady prirent terre, et le docteur Festus sortit ensuite, enjambant les trois commissaires qui étaient complètement entortillés dans l’hypothèse.

 

Milord reconnut aussitôt le docteur pour ce faux maire qui lui avait enlevé ses habits trois mois auparavant, et courut sus pour le boxer. Ce que voyant, le docteur se livra à une fuite effrénée, qui le conduisit vers un plant de pois-gourmands, où il se cacha pour attendre la nuit. Il commençait à s’inquiéter de la prolongation de son rêve, et se chatouillait les côtes pour se réveiller, mais sans grand succès. Milord l’ayant perdu de vue, revint vers Milady ; ils gagnèrent ensemble le port de Fustaye en suivant la côte et se nourrissant, pendant cinq jours, de moules, d’huîtres et d’eau saumâtre ; et de là s’embarquèrent de nouveau pour leur patrie, où ils arrivèrent heureusement, jurant de ne jamais remettre les pieds sur le continent. C’est pour cela que Milord s’embarqua pour le Bengale où il mourut, fort âgé, d’un accès d’humour, en voyant des Brahmines se frotter saintement de bouse de vache. Milady, inconsolable, ne survécut qu’un an à son époux, étant morte d’un palanquin qui lui tomba sur la tête.

 

III

Les trois commissaires, restés dans le télescope, avaient continué à se cribler mutuellement d’arguments ad hominem, sophistiquant contradictoirement de la langue, des pieds, des mains, du genou et du diaphragme ; toujours aux fins d’établir chacun leur hypothèse au détriment des deux hypothèses adverses. Heureusement une énorme vague ayant pris l’instrument en queue, le souleva de telle façon, qu’il vomit sur la plage les trois savants, qui, s’étant mis sur leurs pieds, s’éloignèrent en tournoyant, par le fait de leur amalgame turbulent et rotatoire. Sur leur passage s’envolaient effrayés les plongeons, les corneilles, les mouettes et autres oiseaux marins qui peuplaient ces solitudes ; et ils ne s’apercevaient pas que d’autre part les crabes leur pinçaient les mollets avec une tendresse inexprimable.

 

Guignard avait eu un moment du dessus ; mais Nébulard lui ayant inséré le pouce au coin de la bouche, tandis que de l’index il se cramponnait au creux de l’oreille gauche, Guignard, entravé de la parole et de l’ouïe, en avait perdu ses avantages. D’autre part Lunard, tenant à brasse corps Nébulard, lui aurait coupé le souffle par la pression des côtes, si Guignard à son tour ne lui eût appliqué la main sur la face, en telle sorte que ses cinq doigts s’y trouvaient logés : deux dans le coin de l’orbite oculaire, un dans la fossette parotide, le pouce sous la lèvre supérieure, et l’index dans la narine. Les avantages étaient donc toujours très balancés.

 

C’est dans cet état que les trois commissaires furent rattrapés par la marée montante, qui les retira dans le détroit, où ils eussent été infailliblement noyés, sans la chaleur de leur discussion sur l’hypothèse, laquelle produisant à leur insu des mouvements éminemment natatoires, les soutint à la surface, où ils furent recueillis deux jours après par des pêcheurs de Ronde-Terre. Ceux-ci les prirent au filet, et les tirèrent à leur tableau ; mais ils passèrent cinq heures d’horloge à les détortiller des mailles où ils s’étaient incorporés intimement, par suite de leurs débats intestinaux. Ils avaient les poches pleines de harengs saurets.

 

Les pêcheurs, ayant ramé vers la côte, y déposèrent les trois commissaires dans le village de Lowalls, où ils continuèrent leur discussion, effrayant les troupeaux, renversant les passants, et troublant le service divin ; d’où ils furent mis au violon pour tapage diurne et nocturne, puis de là rendus à la Société royale, qui les réclama et les fit séquestrer. Mais à la première occasion, ils s’élancèrent les uns sur les autres, et recommencèrent à s’empoigner sur l’hypothèse ; en telle sorte qu’ils furent interdits et mis aux petites maisons, où ils moururent, dans un âge peu avancé, d’une hypothèse rentrée.

 

IV

D’autre part, la commune de Primebosse, qui est près de la mer, en Ginvernais, voulait refaire son clocher, par rapport aux événements politiques qui en demandaient un tout neuf ; car le gouvernement d’alors était très religieux, au rebours de celui d’auparavant, qui était très impie. Mais la commune de Primebosse avait grand peine ; car elle était pauvre pour s’être ruinée dans son procès avec celle de Loupgrand, au sujet des pommiers communaux, comme en voici l’histoire.

 

La commune de Primebosse avait ses pommiers communaux sur la lisière du roc de Milleraye, lequel, taillé à pic, asseyait sa base dans la commune de Loupgrand, servant ainsi de séparation entre les deux. De cette façon les pommiers étaient dans l’une, mais les pommes tombaient dans l’autre ; d’où vint le différend. Car ceux de Primebosse, greulant leurs arbres, faisaient tomber le fruit ; après quoi descendant le roc pour l’aller prendre, volontiers ils ne le trouvaient plus, et soupçonnaient fort ceux de Loupgrand de s’en faire des beignets à l’huile. D’autre part ceux de Loupgrand évitaient de parler beignets, mais se plaignaient fort que ceux de Primebosse greulassent le fruit sur leurs prés, à leur grand détriment, disaient-ils, le foin étant cher, et les regains manqués. Ils s’en voulaient donc, et maintes fois se querellant, ils en venaient aux coups : témoin Jaques André, qu’ils laissèrent pour mort dans un fossé, et ne se remit bien qu’au grand remède, tenant une reinette entre les dents, et tournant le dos au feu jusqu’à ce qu’elle fût cuite. Ce fut en représailles de cette affaire que ceux de Primebosse volèrent quatorze moutons, et de leur roc tuèrent deux ânes à coups de pierres ; en représailles de quoi ceux de Loupgrand vinrent de nuit et mirent le feu aux meules de Jacques André, puis poursuivis, laissèrent trois des leurs sur la place. Sur quoi, le lendemain ils revinrent en nombre, et tuèrent le bouvier de Jaques André qui voulait défendre ses vaches ; après quoi ils saccagèrent les vignes, et enlevèrent onze cochons, dont deux truies pleines, et la jument de Pierre avec son poulain qui la voulut suivre. Ces querelles durèrent neuf ans, au bout desquels ils convinrent qu’on s’en remettrait à la Justice, pour en finir.

 

La Justice fit le procès-verbal des pommiers, et exhuma tous les actes y relatifs, dont plusieurs dataient du temps de la reine Berthe. Elle revisa tous les papiers des archives des deux communes, et fit comparoir tous les grands-pères et anciens, pour témoigner. Toutes ces choses durèrent sept ans, pendant lesquels les deux communes alimentèrent la Justice par part égale, s’imposant extraordinairement pour ce fait, au point qu’elles s’endettaient à vue d’œil.

 

Au bout des sept années, la Justice déclara que les pommiers appartenaient à ceux de Primebosse, et les pommes aussi ; mais considérant que si d’une part, ceux de Loupgrand n’avaient aucun droit de manger les pommes susdites, d’autre part, ceux de Primebosse n’avaient aucun droit d’aller les prendre sur le pré de ceux de Loupgrand ; elle conclut en se les adjugeant à perpétuité, pour les frais de la procédure.

 

V

C’est par le fait des dépenses de ce procès, que la commune de Primebosse ne pouvait refaire son clocher sans s’endetter. Il est vrai que le conseil municipal avait été d’avis qu’on vendrait les cloches pour y suffire, mais bien des gens pensaient que c’était un mauvais commencement pour un clocher.

 

Ils en étaient là lorsque Jacques André, le même que nous avons dit, menant baigner ses bêtes à la mer, vit le télescope qui lui ouvrait la gueule, et s’enfuit à toutes jambes, croyant que ce fût le grand cachalot du Malabar. Sur quoi, ayant porté l’épouvante à la commune, ils battirent la générale, et vinrent en armes au rivage, où, voyant de loin la bête, ils lui tirèrent dessus durant neuf heures d’horloge, attendant qu’elle fermât la gueule pour s’en approcher sans risque. Comme ils n’avançaient rien, quatre allèrent à deux lieues de là pour s’embarquer sans être vus du monstre ; puis, faisant un grand contour, ils vinrent l’examiner par derrière, et ayant reconnu que ce n’était pas un poisson, ils s’écrièrent : Miracle ! miracle ! c’est un clocher ! Alors la commune approcha sans crainte, le curé en tête, qui prit possession au nom de l’Église.

 

Aussitôt ils le mirent à sec, et ils se placèrent derrière pour le rouler au village, formé d’une seule rue, terminée aux deux extrémités par une porte. Mais arrivés là, ils trouvèrent une difficulté insurmontable. Ils avaient beau pousser de toutes leurs forces, le télescope ayant quarante pieds de long, ne pouvait entrer par la porte qui en avait six de large, comme leur fit observer Renaud le municipal, qui y réfléchissait depuis un bon moment, les bras croisés.

 

Pendant que trempés de sueur ils s’essuyaient le front et buvaient un coup, le Conseil municipal s’alla assembler dans la grand’chambre de la maison commune, pour aviser aux moyens. Les uns étaient d’avis qu’on le laissât là, où on en ferait une auge pour les bestiaux ; les autres disaient qu’il fallait en faire du bois, et ménager d’autant la coupe communale ; quelques-uns inclinaient à en faire une grande trappe à renards, pour y prendre ceux qui venaient la nuit au village. Ils démontraient qu’en y tenant toujours poules, renards y seraient toujours pris.

 

À la fin, Renaud leur dit : M’est avis que vous raisonnez à gauche ; c’est un clocher et rien d’autre : or d’une auge vous ne feriez pas un clocher ; ainsi ne faut-il pas faire le rebours. Un chat est un chat ; chaque chose à sa place et puis ça va ; avec de l’eau on ne fait pas du vin rouge, et Chaperon se noya qui voulut faire un bateau de sa cuve, comme vous savez tous. Je vois un moyen : entrons-le de long ; m’est avis qu’il passera. Je parierais qu’il passera.

 

Mais Prélaz, qui en voulait à Renaud par rapport à sa rigole dont il lui avait détourné partie, avec permission du Maire qui était son cousin, se prit à dire : Moi je parie que non ; il n’y a qu’un moyen : c’est d’abattre six toises de mur, et vous verrez s’il ne passe pas. N’écoutez pas Renaud, il n’a plus la tête, témoin sa vache.

 

Renaud fut atterré par ce dernier mot, qui lui donna décidément du dessous dans le Conseil municipal. En effet, quelques mois auparavant, voyant l’herbe qui avait crû sur son toit, il s’était dit : Faut que j’y monte ma vache. Trois jours après il mit une corde au cou de sa bête, et se faisant aider de Joseph son neveu, et de Perrache son filleul, ils hissèrent la vache sur le toit. Et voyant qu’elle tirait la langue, crurent que c’était de faim et appétit herbivore, et bissaient toujours plus fort, si bien que la bête arriva morte au faîte. C’est ce malheur que l’autre rappelait méchamment, par rapport à sa rigole. Aussi tout le Conseil municipal vota contre Renaud, et se rendant sur les lieux, ils firent abattre six toises de mur, au grand désappointement de Renaud, qui regardait faire, la figure jaune comme un coing, et longue d’une aune.

 

Le clocher entré, ceux de Primebosse le hissèrent sur leur église, et mirent au bout un beau coq en fer-blanc, à grande queue, laquelle queue figure leur girouette. C’est pourquoi, la queue étant fixe, ceux de Primebosse disent que depuis leur nouveau clocher, le vent n’a pas changé, et ils mènent les étrangers voir leur girouette du monticule de Penay, qui est la place d’où elle se voit le mieux.

 

C’est ainsi que finit le beau télescope de Guignard, lequel a encore un miracle dont les gens de l’endroit font grand cas, et le curé s’en fait gloire. Aussitôt qu’on sonne vêpres, l’angelus ou matines, la vibration fait sortir la mort-aux-rats, de façon que les fidèles qui sont au chœur éternuent tant que le batail est en branle ; d’où ils croient que cela tient au batail, et ont refusé jusqu’à vingt mille écus patagons qu’offrait l’évêque de Faribole, pour avoir ce miracle dans son diocèse.

 

VI

Cependant les pêcheurs qui avaient repêché les commissaires, revinrent à quelques jours de là jeter leurs filets dans le même endroit. Au second coup, les filets amenèrent les trois perruques satellites, que les pêcheurs mirent aussitôt dans un panier à part, pour les porter au maire de leur village, et lui demander ce que ça pouvait bien valoir.

 

Le maire leur dit que c’étaient des bêtes d’eau salée, et qu’il y avait quelque chose à gagner ; mais il ne leur en offrit rien, les invitant à aller trouver Prévôt, l’écrivain public, lequel avait des connaissances dans la marine (désignant par-là l’Ichthyologie).

 

Prévôt, l’écrivain public, leur dit que c’étaient des fausses couches de baleine, leur assurant que ça ne vaut rien à manger, par rapport à ce que ça n’a pas eu son excroissance, et qu’on ne mange le veau qu’après huit mois. Du reste, pour trois sous qu’il leur fit payer, il leur écrivit une lettre pour Favras, le botaniste, qui demeurait à huit lieues de là.

 

Favras, le botaniste, leur dit que c’était une pulpe filamenteuse qui avait recouvert une noix du Micicispi, et leur en offrit deux écus patagons. Les pêcheurs firent la pache, et allèrent au cabaret, où ils s’enivrèrent, pour avoir eu trop d’argent sur eux ; en sorte que le soir, s’en retournant, ils tombèrent dans un puits, et périrent d’eau et de vin.

 

Favras, le botaniste, partit pour Mirliflis dès le lendemain, et alla droit à M. Dubalay, conservateur en chef des musées royaux, lui disant tenir sa pulpe d’un capitaine de vaisseau, qui la tenait du Caraïbe même qui avait mangé la noix ; sur quoi M. Dubalay lui donna douze écus patagons de chacune ; puis, les ayant examinées de près, il trouva que Favras était une bête, et que c’étaient au contraire trois magnifiques crustacés non encore décrits. Il fit aussitôt un mémoire de deux coudées, qu’il lut à l’Institut, et reçut la croix d’honneur ; après quoi il conseilla au Musée d’acheter cette rareté pour mille écus patagons la pièce, et le Musée, qui était bonhomme comme un Musée, la lui acheta au comptant. Tel fut le sort des trois perruques.

 

VII

Nous avons laissé le Maire cheminant vers sa commune, la tristesse dans l’âme, et pas un texte de loi dans le cœur. Il y était arrivé au bout de cinq jours, et là, s’étant convaincu par ses propres yeux qu’il ne lui restait pas un seul administré, il s’assit sur une auge, et pleura de la bile pure, qui, tombant sur sa chemise, la jaunit amèrement.

 

Comme il arrive dans les grandes afflictions, la force d’âme du Maire vint à ployer sous le faix et il se démoralisa, perdant toute dignité, et cherchant à se distraire de ses maux dans un tourbillon de plaisirs. D’abord il se livra à la danse, et se donna à lui-même un grand bal dans la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, ayant pris les rafraîchissements dans la boutique de Frelay, l’oncle, qui vendait de l’anisette et du pain d’épice. De cette manière le Maire s’étourdit dans les fêtes qui durèrent huit jours : dansant sans cesse et ne s’épargnant aucun rafraîchissement.

 

Ensuite il se livra à la boisson, s’étant établi dans le cabaret de Roset, au grand pressoir, où il mit tous les tonneaux en perce, et but aussi du bouché ; de façon qu’il chancelait par la rue, tombant sur les bornes, s’acculant aux murailles, se choquant aux tombereaux, et du derrière enfonçant les pavés. Cela dura trois semaines pleines.

 

Ensuite le Maire se livra à l’extrême dévotion, se faisant ermite dans le fond d’une tonne défoncée, où il se macérait la chair : s’arrachant les cheveux, se laissant croître la barbe, et se fustigeant d’un trousseau de clés, par trois fois le jour. Et il fit ce train de vie un bon mois entier.

 

Ensuite le Maire s’amollit, se traitant au vin chaud et aux pigeons en sauce, s’habillant de ouate fine, et dormant sous l’édredon, de neuf heures du soir à deux heures après midi ; se mettant alors des papillotes et se graissant de pommade au jasmin, pour aller s’étendre sous l’ombrage efféminé des platanes. Et il suivit cette méthode durant neuf jours.

 

Ensuite le Maire se livra à l’amour des richesses, et prévariqua dans l’exercice de ses fonctions ; appelant à lui des causes fictives au sujet des meubles et immeubles de sa commune, et s’adjugeant à tout bout de champ les propriétés de ses administrés, tant par prescription que par défaut. Cela dura quinze jours.

 

Enfin, le Maire, toujours plus démoralisé, et s’ennuyant de posséder toute sa commune immobilière, mit le feu à trois granges, après avoir malignement jeté la pompe à feu dans un puits ; après quoi il alla hypocritement sonner le tocsin pendant trois jours consécutifs, et enfin, au bruit de la cloche, revint à la raison ; d’où il fut sur le point de perdre l’esprit, tant il eut de repentir d’avoir ainsi profané son caractère. Aussi, s’étant choisi une cave en façon de catacombe, il y passa quinze jours dans la douleur puis, s’étant levé, il alla prendre une bêche et se dirigea sur la grande route.

 

VIII

Arrivé sur la grande route, le Maire s’y choisit un espace bien au milieu ; puis il se mit à creuser une fosse de sept pieds de profondeur, sur cinq de largeur. Quand elle fut creusée, il déblaya le terreau qu’il porta sur son champ, n’en gardant que juste de quoi recouvrir légèrement un treillis d’osier qu’il avait ajusté sur la fosse. Cela fait, le Maire s’embusqua sur un arbre voisin, pour voir venir et être tout prêt. Il voulait se procurer ainsi des administrés pour reconstituer sa commune.

 

IX

Nous avons laissé le docteur Festus caché dans son plant de pois, où, tout en attendant que Milord se fût éloigné, il s’étonnait de la prolongation de son rêve, et tâchait de se réveiller en se fustigeant avec une des gaules du plant de pois. Quand la nuit fut venue, il se remit en route ; mais bientôt, croyant s’apercevoir qu’il était poursuivi par deux hommes armés, il prit la fuite, faisant trois lieues à l’heure, ce qui dura trois jours.

 

Ces deux hommes n’étaient autres que Blême et Rouget, cette force armée que nous avons laissée au moment où elle se défichait de l’estomac de Jean Baune, le repris de justice. Dès lors elle n’avait pas cessé de continuer sa marche indisciplinée, jusqu’à ce qu’ayant flairé l’habit, que le docteur Festus avait toujours sur son dos, elle s’était rapprochée instinctivement du plant de pois, d’où elle venait de débusquer le docteur.

 

Au troisième jour, le docteur Festus vint tomber dans la fosse du Maire, et bientôt après, la force armée. Le Maire, voyant que d’un seul coup il avait attrapé un administré et une force armée, passa d’une tristesse sombre à une extrême joie, mais ayant voulu faire un saut de joie, il tomba de son arbre, et roula dans sa propre fosse ; car il était peu heureux dans ses entreprises.

 

La première chose que fit le Maire, ce fut de sommer le docteur de lui rendre son habit. Celui-ci, qui se voyait pris dans un cul de basse-fosse, et cerné par trois individus qu’il jugeait devoir être des brigands de la bande de Jean Baune, se laissa dépouiller sans résistance, ne gardant que sa vie et sa chemise. Puis, pendant que le Maire se baissait pour mettre ses bottes, il lui posa le pied sur l’échine, et d’un bond s’élança hors de la fosse, en trouvant que son rêve prenait une meilleure tournure.

 

X

C’est ainsi que le Maire retrouva son habit et sa force armée, qu’il fit manœuvrer dans la fosse même pendant douze heures d’horloge, tant il avait besoin de se dédommager de ses longues privations. Après quoi il déplora amèrement la perte de son administré, ce qui le privait de l’élément le plus essentiel d’une commune. Puis, réfléchissant qu’également avec trois célibataires sa commune aurait eu bien peu de chances d’accroissement et de durée, il prit le parti de se vouer à la carrière militaire, et il sortit de la fosse, aidé de ses deux soldats, qu’il aida ensuite à s’en sortir eux-mêmes. Cela fait, ils partirent en marquant le pas.

 

Le Maire continua trois années encore à parcourir le pays à la tête de ses forces, exerçant continuellement ses soldats, leur faisant porter des fardeaux, creuser des fossés, jeter des ponts, coucher à la belle étoile, et marchant toujours à leur tête, le chef nu, comme Trajan, car il avait perdu son chapeau. Et il serait mort dans un âge très-avancé, sans sa grande manœuvre normale, dans laquelle, après neuf heures de marches et de contre-marches en marquant le pas, il commanda tout-à-coup le pas de course au bord du grand canal ; de façon qu’ils y tombèrent tous les trois. Le Maire continua de commander sous l’eau, buvant vingt pintes à chaque exclamation, en sorte que, huit jours après, on le retrouva aussi ballonné que la grande tonne de Heidelberg. La force armée était morte l’arme au bras, tenant l’habit avec les dents, et ils furent ainsi enterrés sous les peupliers qui font face au roc de Mortaise.

 

Thomas, dit le Fauve, m’a raconté qu’un jour, creusant par là à la poursuite d’une taupe qu’il guettait depuis quinze mois, il découvrit trois squelettes, et fut frappé de voir que deux de chaque côté, présentaient armes à celui du milieu, ayant chacun un bouton d’habit serré entre les os de la mâchoire ; et qu’ayant voulu les déranger, ils se replaçaient toujours de même, ainsi qu’un bâton flottant sur lequel on presse, se relève dès qu’on cesse de le presser. Ce que je rapporte, parce que Thomas me l’a dit, mais sans le certifier véritable, comme je certifie le reste de cette histoire.

 

XI

Cependant le docteur Festus, parti de la fosse, s’était mis à courir droit devant lui, jusqu’à ce qu’étant arrivé le soir de ce jour dans le village désert de Brinvigiers, il s’arrêta tout-à-coup pour tomber à la renverse de surprise. C’est qu’il venait d’apercevoir, à la clarté de la lune, un lion d’or qui brillait sur une enseigne.

 

Nous avons vu en effet qu’à l’époque de son séjour dans le comble d’un moulin à vent, le docteur, après s’être débarrassé non sans peine d’un dilemme captieux sur lequel basculait son entendement, avait fini par s’équilibrer sur cette conclusion-ci, que, couché au n° 8, à l’hôtellerie du Lion-d’Or, il rêvait sagement dans son lit en attendant l’aurore aux doigts de rose ; et c’est bien à cause de cela que plus rien ne l’avait étonné dans le cours de son surprenant voyage. Mais en se voyant ce soir-là replacé en face de cette même hôtellerie dans laquelle il s’était tenu pour couché, endormi, et rêvant en attendant l’aurore aux doigts de rose, sa conclusion lui manqua tout-à-coup sous les pieds, il perdit l’équilibre et tomba sur le dos. Alors doutant plus que jamais de son sens intime, et repassant par toutes les phases de l’idéalisme le plus effréné, le docteur enveloppa dans une même et absolue négation, substance, matière, univers extérieur, hôtellerie, Lion-d’Or, et jusqu’à cette voie publique sur laquelle il demeurait étendu. Surpris ensuite par le sommeil, il s’endormit sur place, passant ainsi, d’une veille qui lui avait semblé un rêve, à un rêve qui ne lui semblait pas une veille, ce qui était bien peu propre à retirer son esprit des espaces diaphanes et incolores, au sein desquels il tournoyait en décrivant une spirale sans commencement et sans terme. Après avoir dormi sans s’en douter, il se réveilla sans s’en apercevoir, pour reprendre sa route sans y songer ; jusqu’à ce qu’ayant vu en face de lui un mulet attaché par la queue à un saule, il ne put s’empêcher de le reconnaître pour le sien propre.

 

XII

Effectivement le mulet du docteur, que nous avons laissé dans le bois, abandonné par Milady, s’était infiniment complu dans ces verdoyantes solitudes, et, rien qu’avec de l’herbe fraîche et de l’eau claire, il s’y était fait une existence à son gré, évitant les humains et ne souffrant l’approche d’aucun sans lui ruer au nez, défaut qu’il tenait de sa mère.

 

Après quatre mois et demi de cette bonne vie, le mulet s’était décidé à faire une excursion du côté de la grande route : son dessein était de s’y vautrer dans la poussière, plaisir dont il était privé depuis longtemps. C’est là qu’il avait été vu, le matin même de ce jour, par Jean Pécot, qui, voulant s’emparer de cette bête sans maître, lui avait lancé un grand nœud coulant. Mais tout en visant à la tête, il avait attrapé la queue, et c’était pour se donner le temps d’aller quérir des aides, qu’il venait d’amarrer le bout de sa corde au tronc d’un saule noueux.

 

Le docteur ayant reconnu son mulet lui sauta sur le dos, au moment même où Jean Pécot, arrivant avec quatre aides, le prenait de loin pour un larron qui voulait lui disputer sa proie. Aussi, tout en accourant, Jean Pécot se mit à hurler d’affreux jurons, les quatre aides se mirent à lancer des pierres, et le mulet, épouvanté par ces gens, donna un coup de reins si terrible, que le saule, déraciné, suivit la corde ; balayant la route, comblant les ornières, et amassant devant lui un tas de fientes bovines et chevalines haut de trois coudées. À la fin la corde rompit, et le mulet dégagé galopa d’une telle vitesse, qu’au bout de deux heures d’horloge, le docteur vit, à quelques portées de fusil en avant de lui, l’avenue de sa propriété et les girouettes de sa maison.

XIII

Pendant que le docteur apercevait sans s’en apercevoir les girouettes de sa maison, le mulet, de son côté, venait d’entrevoir, au beau milieu d’une pelouse fleurie, l’âne de Provence son père, et la haute jument poulinière sa mère, qui paissaient en liberté. À ce spectacle, il fit une telle pétarade de joie, que le docteur, après avoir tourné sur lui-même cent soixante-neuf fois, se trouva lancé à une hauteur de vingt-huit coudées. À la vingt-septième coudée, il avait perdu connaissance, mais en retombant, il rasa la branche maîtresse d’un noyer de douze ans, où sa chemise s’étant par bonheur accrochée, il demeura suspendu, après avoir oscillé longtemps, par le fait de l’élasticité de la branche. Quand il n’oscilla plus du tout, des corbeaux, qui s’étaient enfuis au moment de la chute, revinrent en foule, et s’étant perchés sur les branches voisines, ils ressemblaient à une société d’hommes graves, qui préludent à un grand banquet, en savourant des yeux le mets principal.

 

Cependant Antoine, le fermier du docteur, et son fils Bénedict, qui faisaient leurs semailles de l’autre côté de la haie, entendant l’âne de Provence braire plus mélodieusement que de coutume, tournèrent la tête, et ils virent les trois bêtes chevalines jouant, ruant, pétaradant à qui mieux mieux ; en particulier le mulet, qu’ils reconnurent tout de suite, malgré la corde de Pécot qui lui pendait à la queue. Alors, inquiets de le voir ainsi revenir au logis sans y rapporter son maître, ils quittèrent leurs semailles, et ils s’en allaient à travers champs du côté de la grande route, comme pour s’assurer par leurs propres yeux si le docteur n’arrivait point à la suite de sa monture, lorsqu’ils le virent qui pendait à la branche maîtresse du noyer de douze ans. Aussitôt, montant sur l’arbre, ils décrochèrent le docteur avec précaution, et ils le descendirent à terre ; puis, après s’être assurés qu’il respirait encore, ils le transportèrent au logis, où ils bassinèrent son lit, le placèrent dedans et attendirent qu’il plût au bon Dieu de le rappeler à la parole et au mouvement.

 

Le docteur Festus revint à lui dès cette nuit même, vers une heure du matin, mais ce fut pour tomber immédiatement dans un profond sommeil, qui dura vingt jours et vingt nuits consécutifs, car il avait grand besoin de repos. Durant ce sommeil, il rêva par deux fois toute l’histoire babylonienne, sept cents généalogies polyglottes et synchronistiques, quatre-vingts thèses insoutenables et néanmoins démontrées, trente-six possibilités philosophiques, huit cosmogonies et des lieux intrinsèques et extrinsèques par centaines. Mais à la fin, ayant rêvé que, monté sur la biche de Sertorius et armé de l’épée de Charlemagne, il pourfendait un alchimiste barbu, armé d’une cornue massive et monté sur un in-folio bucéphalique, il se réveilla en sursaut, juste au moment où l’aurore aux doigts de rose répandait ses timides clartés sur les coteaux baignés de rosée, et sur les pommiers chevelus du paisible verger.

 

Le docteur Festus, en voyant à son réveil le verger, son cabinet, son lit, ses livres et toutes choses dans l’état où il les avait laissées cinq mois auparavant en s’allant coucher, eut enfin la preuve palpable qu’il avait réellement rêvé, dans les moments même où il avait le plus douté qu’il rêvât. Aussi, rafraîchi par le sommeil, et définitivement délivré de son dilemme captieux, il se leva parfaitement dispos, fit seller son mulet, et partit le matin même pour le voyage d’instruction qu’il pensait n’avoir pas accompli.

 

S’il y a lieu, et si le Ciel nous conserve vie et santé, nous raconterons quelque jour les choses qui advinrent au Docteur dans ce second voyage.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Octobre 2007

 

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[1] A savoir ce volume-ci, et un volume oblong de même sorte que les Histoires de MM. Jabot, Vieuxbois, Crépin, Pénal qui forment, avec l’Histoire du docteur Festus, les seules autographies du même auteur. Les éditions originales de ces autographies ne se trouvent qu’à Paris chez Cherbuliez et Cie rue de Tournon, n° 17 ; et à Genève, chez les principaux libraires.