Anton Pavlovitch Tchekhov

 

 

 

CE FOU DE PLATONOV

 

 

 

Drame en quatre actes

 

 

 

(1880)

 

 

 

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Table des matières

 

PERSONNAGES. 4

ACTE PREMIER.. 7

SCÈNE PREMIÈRE.. 8

SCÈNE II. 11

SCÈNE III. 12

SCÈNE IV.. 15

SCÈNE V.. 17

SCÈNE VI. 19

SCÈNE VII. 20

SCÈNE VIII. 21

SCÈNE IX.. 23

SCÈNE X.. 24

SCÈNE XI. 25

SCÈNE XII. 29

SCÈNE XIII. 31

SCÈNE XIV.. 32

SCÈNE XV.. 34

SCÈNE XVI. 36

SCÈNE XVII. 37

SCÈNE XVIII. 40

SCÈNE XIX.. 42

SCÈNE XX.. 43

SCÈNE XXI. 44

SCÈNE XXII. 45

SCÈNE XXIII. 47

SCÈNE XXIV.. 49

ACTE II. 52

SCÈNE PREMIÈRE.. 53

SCÈNE II. 56

SCÈNE III. 57

SCÈNE IV.. 60

SCÈNE V.. 61

SCÈNE VI. 64

SCÈNE VII. 66

SCÈNE VIII. 67

SCÈNE IX.. 68

SCÈNE X.. 69

SCÈNE XI. 70

SCÈNE XII. 71

SCÈNE XIII. 72

SCÈNE XIV.. 73

SCÈNE XV.. 75

SCÈNE XVI. 77

SCÈNE XVII. 78

SCÈNE XVIII. 79

SCÈNE XIX.. 80

SCÈNE XX.. 81

SCÈNE XXI. 82

ACTE III. 83

SCÈNE PREMIÈRE.. 84

SCÈNE II. 85

SCÈNE III. 89

SCÈNE IV.. 90

SCÈNE V.. 92

SCÈNE VI. 93

SCÈNE VII. 98

SCÈNE VIII. 99

SCÈNE IX.. 102

SCÈNE X.. 103

SCÈNE XI. 106

SCÈNE XII. 107

ACTE IV.. 109

SCÈNE PREMIÈRE.. 110

SCÈNE II. 111

SCÈNE III. 113

SCÈNE IV.. 114

SCÈNE V.. 117

SCÈNE VI. 119

SCÈNE VII. 120

SCÈNE VIII. 121

SCÈNE IX.. 122

SCÈNE X.. 123

SCÈNE XI. 124

SCÈNE XII. 125

SCÈNE XIII. 126

SCÈNE XIV.. 128

SCÈNE XV.. 130

SCÈNE XVI. 132

SCÈNE XVII. 133

SCÈNE XVIII. 134

SCÈNE XIX.. 136

À propos de cette édition électronique. 137

PERSONNAGES

 

ANNA PETROVNA VOINITZEV, veuve du général Voinitzev.

 

SERGUEY PAVLOVITCH VOINITZEV, son beau-fils.

 

SOFIA EGOROVNA, sa femme.

 

MICHEL VASSILIEVITCH PLATONOV, maître d’école.

 

IVAN IVANOVITCH TRILETZKI, colonel en retraite.

 

NICOLAS IVANOVITCH TRILETZKI, médecin, son fils.

 

SACHA IVANOVNA, sœur de Nicolas Triletzki et femme de Platonov.

 

PORFIRY SEMEONOVITCH GLAGOLAIEV, vieux banquier fort riche.

 

KIRYL PORFIRITCH GLAGOLAIEV, son fils.

 

ABRAM ABRAMOVITCH VENGEROVITCH, usurier juif.

 

PETRIN, BOUGROV[1], prêteurs sur gage habitant la région.

 

MARIA EFIMOVNA GREKOVA, jeune femme, propriétaire des environs.

 

OSSIP, un moujik.

 

YAKOV, VASSILY, KATIA, serviteurs de Voinitzev.

 

MARKOV, huissier.

 

L’action se déroule en Russie vers 1880, dans le petit village de Voinitzevka.

 

ACTE PREMIER

La scène : un jardin chez Anna Petrovna Voinitzev.

 

Au premier plan, un massif avec un sentier circulaire. En son centre, une statue porte une lanterne allumée. Chaises et tables de jardin. À gauche, la façade d’une grande maison. Un large escalier aboutit à des portes-fenêtres ouvertes. Perron et marches. Rires et brouhaha de conversations animées arrivent par vagues. Musique de danse. Piano et violon. Quadrilles et valses. Dans le fond du jardin, un pavillon d’été chinois décoré de lanternes. Au-dessus de son entrée, un monogramme marqué « S. V. ». À côté du pavillon d’été, on joue aux boules. On entend des cris du jeu : « cinq bonnes ! quatre mauvaises ! ». Le jardin et la maison sont illuminés. Des invités se promènent dans les profondeurs du jardin. Les serviteurs, Vassily et Yakov, en redingotes noires, suspendent des lampions puis les allument. C’est le crépuscule d’une belle journée d’été. Descendant de la terrasse, invités et serviteurs passent de temps en temps.

 

SCÈNE PREMIÈRE

NICOLAS TRILETZKI, BOUGROV, LE VIEUX GLAGOLAIEV

 

Bougrov et le vieux Glagolaiev viennent par l’escalier, suivis de près par Triletzki qui est légèrement gris.

 

TRILETZKI, qui a réussi à attraper Bougrov par le bras. – Allons, allons, Pavel Petrovitch, exécutez-vous.

 

BOUGROV – Ne m’humiliez pas, docteur, en me forçant à vous répéter que cela m’est impossible.

 

TRILETZKI, se raccrochant à Glagolaiev. – Et vous, mon cher ami ? me refuserez-vous ce service ? Je vous le jure devant Dieu, je ne vous demande presque rien. J’en prends Bougrov à témoin.

 

BOUGROV, levant les bras au ciel. – Je ne suis témoin de rien. On m’appelle dans le jardin.

 

Il s’éloigne.

 

TRILETZKI, passant son bras sous celui de Glagolaiev. – Allons, un bon mouvement. Vous avez des monceaux d’or. Vous pourriez acheter la moitié du monde si vous le vouliez. Vous allez me dire que vous réprouvez les emprunts ? Que je vous rassure, il ne s’agit pas d’un prêt car je n’ai aucune intention de vous rembourser. Je le jure.

 

GLAGOLAIEV – C’est sur cet argument que vous comptez pour me décider ?

 

TRILETZKI – Ah ! vous manquez de générosité, homme de bien ! (Comme Glagolaiev veut s’éloigner :) Allons, Glagolaiev, dois-je me mettre à genoux devant vous ? Vous avez sûrement un cœur quelque part.

 

GLAGOLAIEV, soupirant profondément. – Docteur Triletzki, vous ne me soulagez jamais de mes maux, mais quelle science par contre pour m’extorquer de l’argent !

 

TRILETZKI – C’est ma foi vrai.

 

Il soupire lui aussi.

 

GLAGOLAIEV, tirant son portefeuille. – Vous me désarmez. Allons, combien vous faut-il ?

 

Il sort son portefeuille.

 

TRILETZKI, dévorant des yeux la liasse de billets. – Mon Dieu ! Et on voudrait nous faire croire que la Russie manque d’argent ! Où avez-vous pris tout cela ?

 

GLAGOLAIEV – Tenez. (Il lui donne de l’argent.) Voilà cinquante roubles. Et n’oubliez pas que c’est la dernière fois.

 

TRILETZKI – Mais vous avez bien plus ! Regardez. Cela ne demande qu’à être dépensé. Donnez-le moi.

 

GLAGOLAIEV – Prenez-le. Prenez tout, sinon, vous partirez avec ma chemise. Quel voleur vous faites, Triletzki.

 

TRILETZKI, comptant toujours. – Soixante-dix… soixante-quinze… tout en billets d’un rouble. À croire que vous les avez ramassés à la quête ! Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas faux ?

 

GLAGOLAIEV – Si oui, rendez-les-moi.

 

TRILETZKI, faisant hâtivement disparaître la liasse. – Je le ferais si cela pouvait vous être utile. Dites-moi, Porfiry Séméonovitch, pourquoi menez-vous une vie aussi anormale ? Vous buvez, vous discourez, vous transpirez, vous passez vos nuits debout, alors que nécessairement vous devriez vous coucher tôt. Vous êtes sanguin, apoplectique même. Regardez vos veines saillantes. Et vous êtes là ce soir ! Franchement, voulez-vous vous suicider ?

 

GLAGOLAIEV – Mais, docteur…

 

TRILETZKI – Il n’y a pas de « mais ». Je ne veux pas vous alarmer. Vous pouvez, bien sûr, vivre encore quelques années. Avec des soins. Dites-moi : vous avez vraiment beaucoup d’argent ?

 

GLAGOLAIEV – Suffisamment.

 

TRILETZKI – Alors vous êtes doublement impardonnable. Des soirées comme celle-ci, voilà votre mort.

 

GLAGOLAIEV – Je refuse de…

 

TRILETZKI – À présent, parlons entre amis. Plus en médecin ! Ne croyez pas que je sois aveugle. Je sais ce qui vous retient ici. La jolie veuve, n’est-ce pas ? Mais vous feriez cependant mieux d’aller vous coucher.

 

GLAGOLAIEV – Vous êtes une canaille, Triletzki. Vous m’amusez parfois, mais vous n’en êtes pas moins une canaille.

 

Il a une quinte de toux.

 

TRILETZKI – Là. Vous voyez. Vous voyez. Pitié pour vous. Je vous en supplie amicalement. Allez faire un petit somme dans le Pavillon d’Été. Vous vous sentirez beaucoup mieux après.

 

GLAGOLAIEV, s’éloignant. – Oui, vous avez raison. Mais vous êtes tout de même une canaille.

 

Il sort.

 

SCÈNE II

NICOLAS TRILETZKI, YAKOV, VASSILY, VOINITZEV, ANNA PETROVNA

 

NICOLAS TRILETZKI, regardant son argent. – De l’argent de banquier, ça pue le paysan ! Et maintenant, pour l’amour du Ciel, à quoi vais-je le dépenser ?

 

Deux domestiques traversent la scène. Tandis qu’ils sortent, Voinitzev descend l’escalier. Anna Petrovna paraît derrière lui à la fenêtre.

 

VOINITZEV – Mais, maman ! je l’ai cherchée dans toute la maison. Je ne l’ai trouvée nulle part.

 

ANNA PETROVNA, gentiment. – Regarde dans le jardin, bêta !

 

Elle rentre dans la maison.

 

VOINITZEV, appelant. – Sofia ! Oh ! Sofia ! (À Triletzki :) Docteur, je ne trouve pas ma femme. L’auriez-vous vue par hasard ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Non. Je ne crois pas. Mais j’ai quelque chose d’autre pour vous. Trois adorables roubles. (Il met les billets dans la main de Voinitzev qui les range automatiquement dans sa poche, puis les rejette dans un geste d’impatience et s’enfuit vers le jardin.) Pas même un remerciement ! (À lui-même :) Écœurant ! Telle est l’humanité actuelle. Pas de gratitude. Aucun sentiment de gratitude.

 

Il se penche en titubant pour ramasser les billets.

 

SCÈNE III

SACHA, IVAN TRILETZKI, NICOLAS TRILETZKI

 

Sacha entre, venant de la maison en poussant son père.

 

SACHA – Allons-nous-en maintenant.

 

IVAN TRILETZKI – Mais pourquoi, ma jolie, ma fleur ?

 

SACHA – Il n’est pas encore l’heure de dîner et déjà tu es soûl comme un cocher. Tu n’as pas honte de m’humilier de cette façon ?

 

IVAN TRILETZKI – Mon enfant, tu es naïve ! Tu ne pourras jamais comprendre un homme comme moi ! Ta mère était pareille ! Mêmes cheveux, mêmes yeux. Tiens, tu marches comme elle, comme une petite oie. Dieu ait son âme.

 

SACHA – Père !

 

IVAN TRILETZKI – Et je ne suis pas le seul. Regarde comme ce digne individu se vautre par terre.

 

SACHA, c’est une femme douce, mais elle est à bout. – Mon Dieu, cela ne finira donc jamais ? Lève-toi, Nicolas. N’est-ce pas assez que ton père soit un ivrogne ? Qu’est-ce que tu fais ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Patience. Patience. Je suis en train de mettre de l’argent de côté.

 

SACHA – Nicolas, ne te souviendras-tu jamais que tu es le médecin du pays ? Tu devrais donner le bon exemple.

 

IVAN TRILETZKI – Très juste ! Très, très, très juste !

 

SACHA – Et toi, père, à ton âge ! Même si tu ne te soucies pas de ce que les gens pensent de toi, tu devrais avoir au moins honte envers Dieu !

 

IVAN TRILETZKI – Sacha, ma fleur, tu perds la tête. Qui crois-tu donc être ? Portes-tu le courroux divin dans ta poche ? – Ssh… sh, je le reconnais. Je n’essaierai pas de te mentir, mon petit. J’ai goûté à l’alcool. Goûté simplement. Et pourquoi pas ? Je suis un militaire. Dans l’armée, on comprend ces choses-là. Mais toi, tu ne comprends rien. Rien du tout. Ah ! si seulement j’étais encore dans l’armée. C’était la vie. Si j’y étais resté un peu plus longtemps, un an seulement, je serais devenu général. Penses-y.

 

SACHA – Rentrons à la maison !

 

IVAN TRILETZKI – J’ai dit : général !

 

SACHA – Les généraux ne boivent pas autant. Allez, rentrons maintenant.

 

IVAN TRILETZKI – Que dis-tu ? Tu t’imagines que les généraux ne boivent pas ! Ils boivent toute la journée. À l’armée tout le monde boit par simple « joie de vivre ».

 

SACHA – Comme tu veux.

 

IVAN TRILETZKI – Chut. Tais-toi ! Fais-moi la grâce d’écouter ce que j’ai l’intention de te dire. Mon enfant, tu es comme ta pauvre mère. Bzz, bzz, bzz, voilà le bruit familier qui l’annonçait. Tu te souviens, Nicolas ? Bzz, bzz, bzz. Je jure devant Dieu qu’elle passait sa journée à bourdonner, et la nuit aussi. Si elle ne prenait pas la boisson pour prétexte, c’était autre chose. Aucune de vous deux ne m’a jamais compris. Bzz, bzz, bzz, bzz. Oh ! enfant, tu es la vivante image de ta mère. Quand je pense que je ne verrai plus jamais son visage, j’ai envie de pleurer. Oh ! comme je l’aimais. Mais le Seigneur me l’a donnée, et le Seigneur me l’a ôtée. (S’agenouillant :) Oh ! pardonne-moi, pardonne-moi, petite Sacha. Je suis un vieillard faible et insensé, mais tu es ma fille. Dis-moi que tu me pardonnes.

 

SACHA – Naturellement je te pardonne. Je te pardonne. Mais relève-toi.

 

IVAN TRILETZKI – Jure-le-moi.

 

SACHA – Oui, je te le jure. Mais tu vas me promettre quelque chose à ton tour.

 

IVAN TRILETZKI – Quoi donc ?

 

SACHA – Cesse de boire. Si Nicolas veut se conduire comme un pourceau, à son aise ! Mais c’est indigne d’un vieillard comme toi.

 

IVAN TRILETZKI – Ma petite fille, l’ombre de ta mère disparue vit en toi comme un avertissement. À partir de cette minute, pas une goutte d’alcool ne franchira ces lèvres. Je le jure sur mon honneur de soldat. Je le jure. Sauf comme médecine. Si c’est indispensable.

 

Triletzki a ramassé ses billets et s’approche.

 

NICOLAS TRILETZKI – Il y en a pour cent copecks, Excellence. Permettez-moi de les consacrer à votre médication.

 

IVAN TRILETZKI – Cent copecks ? Ah ! jeune homme, seriez-vous, par le plus grand des hasards, le fils du colonel Ivan Ivanovitch Triletzki, qui servit dans la Garde impériale ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Je le suis.

 

IVAN TRILETZKI – Dans ce cas, je les recevrai volontiers. (Il rit.) Merci. Je refuse la charité mais je l’accepterai de mon fils. Je suis honnête, mes enfants ! Je vous jure que j’ai toujours été honnête. Je n’ai jamais dévalisé un camarade, même lorsque je tenais un emploi élevé au gouvernement. Et pourtant, ç’aurait été facile. J’ai été le témoin de corruptions telles qu’on ne pourrit même pas les qualifier de babyloniennes. Mais partout j’ai gardé les mains nettes. Hors ma solde, je n’aurais pas touché à un seul copeck.

 

NICOLAS TRILETZKI – C’est très louable, père. Mais il n’est pas indispensable de s’en glorifier.

 

IVAN TRILETZKI – Je ne m’en glorifie pas, Nicolaï. Je vous fais un sermon, simplement ! N’aurais-je pas à répondre de vous devant Dieu ? Sur ce, bonsoir.

 

NICOLAS TRILETZKI – Où vas-tu ?

 

IVAN TRILETZKI – À la maison ! Cette coccinelle m’a demandé de la laisser partir. Je vais l’escorter. Les soirées la terrorisent. Je vais la ramener à la maison et je reviendrai seul.

 

NICOLAS TRILETZKI – Tiens, prends trois roubles pour le voyage.

 

IVAN TRILETZKI, en furie subite. – Ne me suis-je donc pas fait comprendre ? Cette main n’a jamais connu la couleur de la corruption ! Mon fils, mon fils, quand je servais pendant la guerre contre les Turcs…

 

NICOLAS TRILETZKI – Bravo, colonel. Allez, à droite, droite et en avant marche !

 

IVAN TRILETZKI – Non. À gauche. Demi-tour, et en avant marche.

 

SACHA – Allons, viens, cela suffit. Partons !

 

IVAN TRILETZKI – Dieu te protège, Nicolaï. Oui, oui, tu es un homme juste, Nicolas ! Ton beau-frère, Platonov, est un libre penseur mais c’est aussi un homme juste ! (À Sacha :) Je viens, je viens.

 

SACHA, en partant. – Tu es un véritable enfant.

 

IVAN TRILETZKI – Oui, c’est vrai.

 

Ils sortent.

 

SCÈNE IV

PETRIN, BOUGROV, NICOLAS TRILETZKI, ANNA PETROVNA

 

Entrent Petrin et Bougrov, bras dessus bras dessous.

 

PETRIN – Tu n’as qu’à poser cinquante mille roubles, là devant moi, et je le jure, je les volerai. Mais j’ai peur de me faire prendre. Et n’importe qui en ferait autant. Toi aussi. Ne dis pas le contraire !

 

BOUGROV – Oh ! non, non, Petrin. Pas moi.

 

PETRIN – Je volerai même un seul rouble ! L’honnêteté ? Peuh ! L’honnête homme est un fou.

 

BOUGROV – Alors je suis fou !

 

NICOLAS TRILETZKI, surgissant. – Voilà un rouble pour votre honnêteté, mes amis !

 

Il donne un billet à Bougrov.

 

BOUGROV, l’empochant. – Oh ! merci, docteur.

 

PETRIN – Eh ! Tu t’en es emparé assez vite, honnête Bougrov !

 

NICOLAS TRILETZKI – Dites-moi, vous avez biberonné, estimés gentlemen !

 

PETRIN – Un tantinet. Mais je suis prêt à parier que je ne me suis pas gavé moitié autant que vous.

 

NICOLAS TRILETZKI – En toute justice je devrais vous tourner le dos, car j’ai horreur des ivrognes. Mais je serai généreux, voilà encore un rouble pour chacun de vous.

 

Il leur donne. Anna Petrovna apparaît à la fenêtre.

 

ANNA PETROVNA – Triletzki, donnez-moi un rouble à moi aussi.

 

Elle se retire de la fenêtre.

 

NICOLAS TRILETZKI – Non pas un, mais cinq, puisque vous êtes la femme d’un major-général ! Et je vous l’apporte moi-même.

 

Il entre dans la maison.

 

SCÈNE V

PETRIN, BOUGROV

 

PETRIN – La fée s’est retirée.

 

BOUGROV – Oui.

 

PETRIN – Je ne peux pas supporter cette femme. Trop d’orgueil pour moi. Et trop éclatante ! J’aime que les veuves soient discrètes et tranquilles. Elles n’ont pas lieu de se vanter. – Je me demande ce que ce vieux hibou de Glagolaiev peut lui trouver…

 

BOUGROV – Qui sait ?

 

PETRIN – Le vieux est fou, malgré tout son argent.

 

Ils se promènent dans le jardin.

 

BOUGROV – C’est vrai ! Il se précipite à toutes les soirées chez la veuve. Il s’assied, bouche bée, et la contemple. Je te le demande, Petrin : est-ce ainsi qu’on fait la cour aux dames ?

 

PETRIN – On dit qu’il veut l’épouser.

 

BOUGROV – À son âge ! (Il ricane.) Enfin, il n’a pas loin de cent ans.

 

PETRIN – C’est possible, mais moi j’aimerais assez les voir se marier.

 

BOUGROV – Pourquoi ?

 

PETRIN – Depuis que son mari est mort la veuve a englouti tout l’argent de la famille. La maison et la propriété sont hypothéquées. Rien à espérer. (Un temps.) Si elle épouse le vieux Glagolaiev, je récupère aussitôt mon argent. Je réalise mon hypothèque, je commence par faire opposition, puis saisie ! C’est qu’elle me doit seize mille roubles !

 

BOUGROV – Et trois mille à moi. Ma femme m’ordonne de les récupérer. Mais je ne peux pourtant pas entrer tranquillement dans la maison et dire : « Chère Anna Petrovna, j’ai besoin de mon argent. Veuillez me payer immédiatement. » Après tout, nous ne sommes pas des moujiks ! Non, non, si ma femme veut l’argent elle n’a qu’à aller le réclamer elle-même. Moi je ne peux pas. C’est là une question d’éducation.

 

Ils sont entrés maintenant dans la maison.

 

SCÈNE VI

SOFIA, VOINITZEV

 

Le rythme de cette scène est assez rapide.

 

SOFIA, sans colère. – Sincèrement, je n’ai rien à te dire.

 

VOINITZEV – Tu as déjà des secrets pour ton mari. Quels sont-ils ?

 

Ils s’asseyent.

 

SOFIA – Mais non ! Je ne sais pas ce qui m’arrive. Ne fais pas attention à moi. (Silence, puis vivement :) Partons, Serguey !

 

VOINITZEV – Partir ! Mais pourquoi ?

 

SOFIA – J’en ai besoin. – Partons à l’étranger. – Dis oui.

 

VOINITZEV – Mais pourquoi ?

 

SOFIA – Je t’en prie, ne m’interroge pas.

 

VOINITZEV, il lui embrasse la main. – Bien. Nous partirons demain. Tu t’ennuies ici au milieu de tous ces paysans ! Bougrov ! Petrin !

 

SOFIA – Personne n’est responsable.

 

VOINITZEV – Je me demande où vous, femmes, vous prenez tout cet ennui. (Il l’embrasse sur la joue.) En tout cas, réjouis-toi à présent. Vivons. Tu devrais suivre les recettes de Platonov ! Pourquoi ne pas bavarder avec lui quelquefois ? Et maman ! Et Triletzki ! Cause avec eux ! Ne les regarde pas de haut. Quand tu les connaîtras mieux, tu les aimeras toi aussi.

 

SCÈNE VII

LES MÊMES, ANNA PETROVNA

 

ANNA PETROVNA, de sa fenêtre. – Serguey ! Serguey !

 

VOINITZEV – Oui, maman.

 

ANNA PETROVNA – Veux-tu venir un instant.

 

VOINITZEV – J’arrive. (À Sofia :) Je te promets que nous partirons demain. – À moins que tu ne changes d’avis.

 

Il entre dans la maison.

 

SCÈNE VIII

SOFIA, PLATONOV

 

SOFIA, après un silence, pour elle-même. – Que dois-je faire ? Dieu miséricordieux, dites-moi ce que je dois faire ! C’est terrible. C’est si inattendu.

 

PLATONOV, sortant de la maison en s’écriant. – J’ai chaud. J’aurais dû m’abstenir de boire. – Vous ici, Sofia Egorovna ! Et toute seule ?

 

Il rit, Sofia se lève et se prépare à partir. Tout au long de cette scène, ne pas ralentir. Presto.

 

SOFIA – Oui.

 

PLATONOV – Dites-moi, est-ce que vous évitez les « humbles mortels » ?

 

SOFIA – Je n’évite personne.

 

Elle s’assied.

 

PLATONOV, s’asseyant à son côté. – Vous permettez ? – Si vous n’évitez personne, pourquoi m’évitez-vous, moi ? Quand j’entre dans une pièce, vous en sortez. Quand je mets un pied au jardin, c’est pour vous voir disparaître. Nos relations me laissent perplexe ! Suis-je à blâmer ? Suis-je répugnant ? Ai-je la peste ? (Il se lève.) Franchement, je ne me trouve pas coupable ! Je vous en prie, tirez-moi de cette stupide situation. Je ne la supporterai pas plus longtemps.

 

SOFIA, presto. – Il est exact que je vous ai évité. Un peu. Si j’avais su que je vous faisais de la peine, j’aurais agi différemment.

 

PLATONOV, la coupant. – … Ainsi vous m’évitez ! Vous le reconnaissez ! Et pour quelle raison ?

 

SOFIA, sans ralentir. Enchaîner presque continûment toutes ces petites phrases. – Ne parlez pas si fort. Je ne puis supporter les gens qui élèvent la voix. (Silence.) Dès que je suis arrivée ici, j’ai pris plaisir à vous écouter. Mais, peu à peu, cet intérêt s’est transformé en un sentiment désagréable. Je vous en prie, comprenez-moi. Je n’ai rien contre vous. Mais nous nous sommes mis à nous voir chaque jour. Vous m’avez raconté que vous m’aimiez depuis longtemps, et que ce sentiment était réciproque. « L’étudiant aimait la jeune fille, la jeune fille aimait l’étudiant. » Cela est une histoire banale et sans signification ! Mais là n’est pas la question. Quand vous me parlez du passé, vous le faites comme si vous me réclamiez quelque chose. Comme si, dans ce passé, vous aviez manqué ce que vous désirez maintenant. Le son de votre voix est tyrannique. Vous dépassez les règles de l’amitié. Vous êtes en colère. Vous criez. Vous saisissez ma main. Vous me poursuivez. Une constante surveillance ! Aucune paix ! Que voulez-vous ? Que suis-je pour vous ?

 

PLATONOV – C’est tout ? Eh bien, « merci » pour votre franchise !

 

Il s’éloigne.

 

SOFIA, fière, presque insolente. – Voilà. Vous êtes en colère. – Et ne vous vexez pas, Michael Vassilievitch !

 

PLATONOV, revenant. – Oui, je comprends ! Vous ne me haïssez pas. Vous avez peur. (Il vient tout près d’elle.) Sofia Egorovna, vous avez peur.

 

SOFIA, l’arrêtant de la main. – Éloignez-vous, Platonov. Vous mentez, je n’ai pas peur !

 

PLATONOV – Où est votre force de caractère, si chaque banale rencontre met en danger l’amour que vous avez pour votre mari ! Voyez-vous, je venais tous les jours ici parce que vous me sembliez ne pas avoir de préjugés. Mais quelle dépravation ! – En tout cas je dois être à blâmer : j’ai été tenté.

 

SOFIA – Assez, vous n’avez pas le droit de dire cela. Allez-vous-en.

 

PLATONOV, riant. – Ainsi, on vous poursuit. On vous épie. On vous saisit les mains. Pauvre petite chose, quelqu’un veut vous dérober à votre époux ! Et Platonov, cet affreux Platonov vous aime. Grotesque ! Ce n’est pas ce que j’attendais d’une femme intelligente.

 

Il s’éloigne à grands pas vers la maison.

 

SOFIA – Vous êtes un insolent, Platonov ! Vous perdez le sens. (Voyant qu’il l’a quittée :) Oh ! c’est terrible. Il faut que je le retrouve et me justifie. Je ne puis supporter cela.

 

SCÈNE IX

YAKOV, VASSILY, OSSIP

 

Sofia s’éloigne vers la maison à la recherche de Platonov. Yakov et Vassily traversent la scène en conversant, lorsque Ossip apparaît et va à leur rencontre.

 

YAKOV, assez en colère, mais sympathique. – Le diable seul sait ce que ces invités vont encore inventer. Pourquoi ne pas se contenter de jouer aux cartes comme tout le monde ?

 

OSSIP – Est-ce que Abram Abramovitch Vengerovitch est là ?

 

Arrêt subit de Yakov et de Vassily.

 

YAKOV – Dans la maison.

 

OSSIP – Alors, va le chercher. Dis-lui que je suis arrivé.

 

Yakov sort. Presque aussitôt, Ossip décroche un lampion, l’éteint et le met dans sa poche.

 

VASSILY, craintif et ferme à la fois. Il craint Ossip. – Ces lampions n’ont pas été accrochés là pour ton plaisir. Pourquoi les enlèves-tu ?

 

OSSIP – Qu’est-ce que cela peut bien te faire, imbécile ? (Il prend le chapeau de Vassily et le jette à la volée.) Eh bien, fais quelque chose ! Gifle-moi par exemple ! Non ?

 

VASSILY – J’aime mieux que quelqu’un d’autre s’en charge.

 

OSSIP – Agenouille-toi devant moi. (Il s’avance menaçant.) Tu ne m’as pas entendu ? À genoux ! Par terre.

 

Vassily s’agenouille.

 

VASSILY – C’est un péché contre vous-même, Ossip.

 

SCÈNE X

VENGEROVITCH, OSSIP, PLATONOV

 

Vengerovitch apparaît. Vassily en profite pour s’échapper. Le dialogue s’enchaîne assez vivement pendant toute la scène.

 

VENGEROVITCH – Qui m’appelle ?

 

OSSIP, insolent. – Moi, Votre Excellence.

 

VENGEROVITCH – Que veux-tu ?

 

OSSIP – Vous m’avez fait demander à la taverne. Me voici.

 

VENGEROVITCH – N’aurions nous pas pu nous rencontrer ailleurs ?

 

OSSIP – À l’homme de bien, Excellence, tout endroit est bon.

 

VENGEROVITCH – J’aurais préféré quelqu’un d’autre. Tu es une belle brute.

 

OSSIP – Vous n’avez pas demandé un infirme, n’est-ce pas ?

 

VENGEROVITCH, très craintif. – Parle bas ! Tu connais Platonov ?

 

OSSIP – Le professeur ?

 

VENGEROVITCH – Oui. Celui qui est si satisfait de lui-même, si arrogant. Combien veux-tu pour l’abîmer un peu ? Attention, pas le tuer. Tuer est un tel péché ! Mais modifier un peu sa physionomie dont il est si fier, lui casser une côte ou deux : une leçon, quoi, pour le reste de sa vie. (Platonov apparaît sur la terrasse au fond.) Attention, quelqu’un ! – Nous nous retrouverons.

 

Ossip s’éloigne et disparaît vivement ; tandis que Platonov, au lieu de s’approcher, reste immobile en haut des marches. Alors Vengerovitch fait quelques pas vers lui.

 

SCÈNE XI

VENGEROVITCH, PLATONOV

 

VENGEROVITCH – Vous cherchez quelqu’un ?

 

PLATONOV – Je cherche plutôt à m’éviter moi-même.

 

Silence.

 

VENGEROVITCH – C’est agréable, n’est-ce pas ? Boire du champagne et se promener ensuite à travers les arbres sous le clair de lune.

 

PLATONOV – Quand je suis soûl, du haut de ma Tour de Babel, j’aime à m’élancer vers le ciel ! Asseyons-nous.

 

VENGEROVITCH – Merci. (Ils s’asseyent sur les marches.) J’ai pris l’habitude de remercier pour tout. Où est votre femme ?

 

PLATONOV – Elle est rentrée.

 

Pause.

 

VENGEROVITCH, après avoir soupiré très profondément. – Quelle nuit magnifique ! Les sons lointains de la musique et des rires, le chant des grillons, le murmure de l’eau. Ah ! jardin d’Éden, auquel il manque un élément !

 

PLATONOV – Ah, oui ? – Lequel ?

 

VENGEROVITCH – L’adorable présence d’une femme que l’on désire. Il manque à la brise du soir le son de sa voix. Les murmures de la terre réclament les protestations de son amour. Ô femmes… (À Platonov :) Vous semblez surpris ! Vous vous dites que je ne parlerais pas de la sorte si j’étais sobre ? Interdisez-vous à un juif d’avoir du sentiment ?

 

PLATONOV – Nullement !

 

VENGEROVITCH – Peut-être pensez-vous que de tels propos sonnent étrangement chez un homme de ma condition ? Oui, regardez-moi ! Je n’ai pas un visage de poète ? N’est-ce pas ?

 

PLATONOV – Franchement, non !

 

VENGEROVITCH – Hm, eh bien, j’en suis heureux. Aucun juif n’a jamais été beau. Pourquoi serais-je différent ? Mon ami, notre vieille mère, la Nature, nous a joué un bon tour. Nous sommes une race d’artistes bien que notre aspect physique le démente. Or on juge toujours un homme sur son apparence. C’est pourquoi l’on prétend qu’aucun juif n’a jamais été un vrai poète.

 

PLATONOV – Qui dit cela ?

 

VENGEROVITCH – Oh ! tout le monde. C’est connu.

 

PLATONOV – Assez de niaiseries : qui le dit ?

 

VENGEROVITCH – Tout le monde. Et ce ne sont que mensonges. Regardez Salomon et David, par exemple. Voyez Heine. Voyez Gœthe.

 

PLATONOV – Pardon, Gœthe était Allemand.

 

VENGEROVITCH – Oui, bien sûr ! Un juif allemand.

 

PLATONOV – Non, non. Un pur Allemand.

 

VENGEROVITCH – Il était juif par sa mère.

 

PLATONOV – Je vous l’abandonne. Pourquoi discuter ?

 

VENGEROVITCH – Bien sûr. (Pause) De toute façon cela n’a aucune espèce d’importance. Qui donc se soucie des poètes ? Ce sont tous des parasites et des égoïstes. Est-ce que Gœthe a seulement jamais donné une malheureuse miche de pain à un ouvrier allemand ?

 

PLATONOV, il se lève et va pour partir, puis se retourne. – En tout cas, il n’en a jamais retiré une miette à qui que ce soit ! Qui peut en dire autant ? Vous ?

 

VENGEROVITCH – Alors, là, vous dites des stupidités.

 

PLATONOV – Certainement pas et j’ajoute ceci : un seul poète vaut plus qu’un millier de misérables commerçants. Plus que cent mille ! Et maintenant, assez !

 

VENGEROVITCH (ne pas prendre trop de temps). – Comment pouvez-vous vous mettre en colère par une nuit pareille ? – Asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes désarmant, Platonov. Vous auriez dû vivre à une autre époque. Oui, vous êtes né en dehors de notre siècle. Et, ne vous en froissez pas, nous sommes tous très sauvages ici. À demi civilisés. Même la veuve, Anna Petrovna. Et pourtant, quelle adorable créature ! Trop intelligente. Mais quelle poitrine ! Quelle nuque ! – Et pourquoi, dites-le-moi, suis-je réellement si inférieur à vous ? Et si, une fois dans la vie, cette chance (il fait allusion à Anna Petrovna) m’arrivait ! Imaginez-la ici près des arbres, me faisant signe de ses longs doigts transparents. Ah ! Inutile de me regarder comme cela. Je sais bien que je suis stupide.

 

PLATONOV – Mais…

 

Il commence à regarder la chaîne de montre que porte Vengerovitch.

 

VENGEROVITCH – D’ailleurs, tout bonheur personnel n’est qu’égoïsme.

 

PLATONOV, sarcastique. – Bien sûr ! Et la misère, le sommet de la vertu ! (Il poursuit :) Comme votre chaîne de montre brille au clair de lune !

 

VENGEROVITCH – Ha ? Vous aimez ces « choses » ? (Il rit.) Ces colifichets en toc attirent donc les philosophes ? Vous me parlez de l’éthique poétique et voilà que vous êtes prêt à vous faire voleur pour un peu d’or. – Prenez-la !

 

Avec mépris, il jette sa chaîne de montre par terre.

 

PLATONOV – Elle est lourde.

 

VENGEROVITCH – Et pas de son seul poids : l’or pèse comme des fers sur les cœurs de ceux qui en possèdent.

 

PLATONOV, le coupant. – Il est facile de s’en défaire.

 

VENGEROVITCH – … Combien de pauvres hères, combien d’affamés, combien d’ivrognes sont là, sous la lune ? Quand donc ces millions de semeurs qui s’acharnent au travail et qui ne récoltent jamais, cesseront-ils d’avoir faim ? – Quand ? – Je vous le demande, Platonov. Pourquoi ne répondez-vous pas ?

 

PLATONOV – Fichez-moi la paix ! L’incessante sonnerie d’une cloche m’est insupportable. Je vais me coucher.

 

VENGEROVITCH – Ainsi, pour vous, je ne suis que cela. Hm ! Vous aussi ! Mais accordée sur un ton différent.

 

PLATONOV – Oui, certes. Mais vous, n’importe quoi vous fait résonner. Bonsoir !

 

Une horloge sonne le trois quarts dans le lointain.

 

VENGEROVITCH, il regarde sa montre. – Hm ! Près de deux heures ! Si j’étais sage je rentrerais directement à la maison ! Le champagne, les soirées tardives, l’insomnie, tout cela constitue une existence anormale… et détruit l’organisme. (Il se lève.) D’ailleurs je commence déjà à avoir mal à la poitrine. Bonne nuit. (Il s’éloigne.) Je ne vous tendrai pas la main. Vous ne le méritez pas.

 

PLATONOV – Parfait.

 

Vengerovitch revient.

 

PLATONOV – Eh bien, quoi ?

 

VENGEROVITCH – J’ai laissé ma chaîne de montre ici.

 

Silence. Vengerovitch la cherche.

 

PLATONOV – Abram Vengerovitch, faites-moi une faveur.

 

VENGEROVITCH – Laquelle ?

 

PLATONOV – Donnez-moi cette chaîne. Pas pour moi ! Pour quelqu’un que je connais. Quelqu’un qui travaille mais ne récolte jamais.

 

VENGEROVITCH, il trouve la chaîne. – Je regrette. Il ne m’appartient pas de jouer avec les souvenirs de famille.

 

PLATONOV, criant. – Allez-vous-en !

 

VENGEROVITCH – Ne me parlez pas sur ce ton-là !

 

Il repart dans le jardin.

 

PLATONOV, criant. – Allez-vous-en !

 

SCÈNE XII

GREKOVA, PLATONOV

 

GREKOVA, sortant de la maison. – Pourquoi criez-vous, Platonov ? Êtes-vous ivre, ou fou ?

 

PLATONOV – Ni l’un ni l’autre. Je ne faisais qu’exprimer mon opinion sur l’incohérence humaine. Si vous le voulez – et pour votre bien personnel – je la répéterai.

 

GREKOVA – Merci ! – Vous feriez bien mieux de tenir compte de l’opinion des autres sur vous-même. Il y a un certain nombre de choses que j’aimerais vous dire, moi aussi, mais à quoi bon !

 

PLATONOV – Exprimez-vous, exprimez-vous, ma beauté !

 

GREKOVA – Je ne suis pas une beauté. – Ceux qui prétendent que je suis belle manquent de goût. (Un temps.) Me trouvez-vous vraiment belle ? – Soyez franc !

 

PLATONOV – Je vous répondrai plus tard. Dites d’abord ce que vous vouliez me révéler : l’homme que je suis.

 

GREKOVA – Vous êtes soit un être extraordinaire soit un vaurien sans scrupule. L’un ou l’autre. (Platonov rit.) Bon, riez, si vous trouvez cela drôle.

 

Et elle rit elle-même.

 

PLATONOV, riant toujours. – C’est qu’elle l’a dit, cette petite dinde ! Allons, continuez. (Il passe son bras autour de la poitrine de Grekova.) Une fille comme vous ! majeure et émancipée ! qui a des connaissances philosophiques ! du goût pour la chimie ! et qui dit de telles sottises !

 

Il l’embrasse.

 

GREKOVA, se débattant. – Mais je vous en prie ! (Elle se dégage et s’assied.) Pourquoi m’embrassez-vous ?

 

PLATONOV – C’est bien ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? et que j’ajoute : quelle fille perspicace ! (Il l’embrasse à nouveau.) Regardez comme elle est émue.

 

Il l’embrasse encore.

 

GREKOVA – Vous m’aimez ? – Oui ?

 

PLATONOV, l’imitant. – « Vous m’aimez » ?

 

GREKOVA, en larmes. – Vous ne m’auriez pas embrassée sans cela, n’est-ce pas ? (Marmottant :) Vous m’aimez ? Vous m’aimez ?

 

PLATONOV – Pas le moins du monde, ma beauté ! Mais j’aime les petites folles ! Quand je n’ai rien de mieux à faire ! Ça y est, la voilà qui pâlit de colère. Et ses yeux lancent des éclairs. Elle est prête à me gifler.

 

GREKOVA – Je suis fière, je ne voudrais pas me salir les mains. (Elle se lève.) Je vous ai dit tout à l’heure que vous pouviez être soit un être magnifique, soit un vaurien. Eh bien, je sais que vous n’êtes qu’un vaurien ! Je vous déteste ! (Elle s’en va vers la maison.) Vous me le paierez.

 

Elle se dirige vers la maison et rencontre Nicolas Triletzki sur l’escalier.

 

SCÈNE XIII

NICOLAS TRILETZKI, GREKOVA

 

NICOLAS TRILETZKI – Quel vacarme ! Les corneilles ne sont donc pas couchées ?

 

GREKOVA – Nicolas Ivanovitch, si vous avez le moindre respect pour moi, ou pour vous, vous cesserez de fréquenter cet homme !

 

Elle désigne Platonov.

 

NICOLAS TRILETZKI, riant. – Ayez pitié, Maria ! C’est mon beau-frère.

 

GREKOVA – Et un ami ?

 

NICOLAS TRILETZKI, confirmant. – Un ami !

 

GREKOVA – Alors, j’ai une bien triste opinion de vos goûts. Vous êtes un homme honnête mais qui se moque toujours. Il est des moments où la bouffonnerie n’est pas de saison ! Vous me voyez là, humiliée, et vous riez. Très bien, conservez votre ami !… admirez-le ! (Elle pleure.) Faites-lui la révérence. Craignez-le. Cela ne me regarde pas ! Je n’attends rien de vous !

 

Et elle rentre vivement dans la maison.

 

SCÈNE XIV

NICOLAS TRILETZKI, PLATONOV

 

NICOLAS TRILETZKI – Voilà ! Vous l’avez encore prise à rebours.

 

PLATONOV – Je n’ai rien fait.

 

NICOLAS TRILETZKI – Pourquoi n’arrêtez-vous pas de la tourmenter ? Vous n’êtes pas un sot, Michel Vassilievitch, et vous êtes trop âgé pour ce genre de fredaines. Ne pouvez-vous pas laisser cette pauvre fille ? (Silence.) Pensez à moi, déchiré entre vous deux. La moitié de mon cœur vous est acquise. L’autre moitié sympathise avec la fille.

 

PLATONOV – Excusez-moi, il n’est pas nécessaire de vous partager ainsi.

 

NICOLAS TRILETZKI – La veuve du général me dit toujours : « Vous n’avez pas les façons d’un gentleman. » Ils vous désignent comme l’exemple à suivre. J’ai l’impression qu’ils prennent le problème à l’envers.

 

PLATONOV – Exprimez-vous plus clairement.

 

NICOLAS TRILETZKI – Je pense que je me suis fait suffisamment comprendre. Devant moi, vous l’avez traitée de folle et vous vous dites un gentleman ! Les gentlemen n’ignorent pas que ceux qui aiment ont un certain « amour-propre[2] ». Elle n’est pas folle, beau-frère ! Elle n’est pas folle ! Oh ! Je sais, il y a des moments où il nous faut blesser quelqu’un, le blesser et l’humilier. Et n’est-elle pas toujours à votre portée ? Elle est douce. Et vous savez qu’elle ne vous rendra jamais vos coups. – Bon. – Au fond, je comprends parfaitement tout cela. – Au revoir ! Je vais prendre un verre !

 

Il s’éloigne et va revenir.

 

PLATONOV – Attendez… Vous ne comprenez rien du tout. Vous n’avez aucune idée de l’enfer dans lequel je vis ! Un enfer de vulgarité et de déception. Ne haïssez-vous jamais ceux chez qui vous discernez une lueur de votre propre passé ? Ne les haïssez-vous pas de vous rappeler ces jours enfuis où vous étiez jeune – et pur – et plein de rêves idéalistes ? Tout est tellement simple lorsqu’on est jeune. Un corps vif, un esprit clair, une honnêteté inaltérable, le courage et l’amour de la liberté, de la vérité et de la grandeur. (Il rit.) Mais voilà que surgit la vie quotidienne. Elle vous enveloppe toujours plus étroitement de sa misère. Les années passent, et que voyez-vous alors ? Des millions de gens dont la tête est vidée par l’intérieur. Eh bien, cependant, que nous ayons su vivre ou non, il y a quand même une petite compensation : l’expérience commune, la Mort. Alors, on se retrouve à son point de départ : pur. (Silence.) « À peine au monde, nous pleurons, car nous sommes entrés sur cette grande scène de folie. » C’est terrible, ne trouvez-vous pas ?

 

NICOLAS TRILETZKI, qui vient d’être anormalement sérieux pendant quelque temps, reprend ses esprits. – Allons, venez prendre un verre. Je suis votre médecin. C’est mon ordonnance pour le cas présent… Qu’arrive-t-il à Anna Petrovna, ce soir ? Vous n’avez pas remarqué ? Elle rit, embrasse tout le monde. Comme si elle était amoureuse.

 

PLATONOV – Qui pourrait-elle aimer ici ? Elle sans doute ! Ne croyez pas trop à son rire. Il ne faut pas faire confiance au rire d’une femme qui ne sait pas pleurer. Croyez-moi sur parole. D’ailleurs notre veuve ne désire pas tant pleurer que se brûler la cervelle. Cela se voit dans ses yeux.

 

NICOLAS TRILETZKI – Erreur ! Les femmes n’aiment pas les armes à feu. Le poison reste leur arme favorite. Mais ne parlons plus de cela. Vous ne venez donc pas avec moi ?

 

PLATONOV – Non.

 

NICOLAS TRILETZKI – Alors je vais boire seul. Ou avec le pope. (Entrant dans la maison, il bouscule le jeune Glagolaiev.) Excusez-moi, Excellence, voici trois roubles pour le coup d’épaule.

 

SCÈNE XV

LE JEUNE GLAGOLAIEV, PLATONOV

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, à Platonov – C’est indécent d’être vulgaire à ce point-là !

 

PLATONOV – Pourquoi ne dansez-vous pas ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, poli, ferme. – Danser ? Ici ? Et avec qui, permettez-moi de vous le demander ?

 

Il s’assied.

 

PLATONOV – Personne ne trouvera-t-il grâce à vos yeux ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Les avez-vous regardées ? Quelles binettes ! Des nez crochus. Et quelle affectation ! Quant aux femmes… (il rit)… criblées de petite vérole, poudrées à la chaux, et le diable sait encore quoi ! Vraiment, je préfère le buffet. – Voilà ce que nous respirons en Russie. Je ne peux pas supporter la Russie. Quelle infection ! Et quel ennui ! – Brrr ! – Avez-vous jamais été à Paris ?

 

PLATONOV – Non.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Dommage ! Il n’est pas trop tard, vous savez. Si vous y allez, prévenez-moi. Je vous révèlerai tous les secrets de Paris. Je vous donnerai trois cents lettres d’introduction et vous aurez trois cents cocottes françaises sur les bras.

 

PLATONOV – Je vous remercie. – Dites-moi, est-il exact que votre père ait l’intention de payer les hypothèques d’Anna Petrovna ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, bâillant. – Je vous avoue que je n’en sais rien. Le commerce ne m’intéresse pas. – À propos, avez-vous remarqué comment mon père tournicote autour de la veuve ? Le vieux blaireau voudrait se marier. Quant à la veuve, elle est charmante. Pas désagréable à regarder du tout. Et quelles formes ! Veinard ! (Il frappe Platonov sur l’épaule.) Est-ce vrai qu’elle porte un corset ?

 

PLATONOV – Je l’ignore. Je n’assiste jamais à sa toilette.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Ah ! – On m’avait dit… Je croyais…

 

PLATONOV, calme. – Vous êtes un imbécile.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Je plaisantais. Pourquoi vous mettre en colère ? Vous êtes un curieux homme. Dites-moi, cela est-il vrai ? J’ai entendu dire qu’elle n’était pas indifférente à l’argent. Et qu’elle buvait.

 

PLATONOV – Pourquoi ne pas l’interroger vous-même ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, se levant. – Tiens, c’est vrai. C’est une grande idée. Mille diables, je vais lui demander. Et je vous donne ma parole, Platonov, qu’elle m’appartiendra. J’ai un pressentiment.

 

Il se précipite vers la maison, et en montant l’escalier du perron quatre à quatre, il se heurte à Anna Petrovna et à Triletzki.

 

SCÈNE XVI

LES MÊMES, NICOLAS TRILETZKI, ANNA PETROVNA

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Ah ! (S’inclinant :) « Mille pardons, Madame[3] »

 

Il sort.

 

NICOLAS TRILETZKI, désignant Platonov. – Le voilà. Comme je vous le disais : un sombre oiseau de philosophie attendant sa proie.

 

ANNA PETROVNA, plaisantant. – Et il mord ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Oh non ! Une fois pris dans ses griffes, il vous récite un sermon. Pauvre garçon, je suis désolé pour lui, mais il refuse de s’enivrer comme un chrétien. (Il enchaîne :) Oh ! j’oubliais : un rendez-vous urgent ! Le pope m’attend au buffet !

 

Et il sort vivement.

 

SCÈNE XVII

ANNA PETROVNA, PLATONOV

 

ANNA PETROVNA, venant vers Platonov. – Pourquoi restez-vous à l’écart ?

 

PLATONOV – Il fait très chaud là-dedans et le ciel est plus agréable qu’un plafond de plâtre.

 

ANNA PETROVNA, s’asseyant près de lui. – Oui. – Quelle nuit adorable ! L’air est frais ! La lune ressemble à une lanterne vénitienne. Quel dommage que les femmes n’aient pas le droit de dormir sous les étoiles. Quand j’étais toute jeune, ma mère me permettait de passer la nuit sur la véranda, pendant l’été. (Silence.) … Vous avez une cravate neuve ce soir.

 

PLATONOV – Oui. Je l’ai achetée hier.

 

Silence. Toute la scène ira d’un bon rythme, désormais.

 

ANNA PETROVNA – Oh ! Je me sens d’une humeur étrange, ce soir. Tout me plaît. Pourquoi vous taisez-vous, Michael ? Je suis venue vous écouter parler.

 

PLATONOV, riant. – Eh bien, que voulez-vous m’entendre dire ?

 

ANNA PETROVNA – Je ne sais pas, du nouveau ! Il me semble que ce soir je vous aime plus que les autres jours. Vous êtes un amour, cette nuit…

 

Ils rient ensemble.

 

PLATONOV – Et vous, vous êtes une beauté ! D’ailleurs, vous êtes toujours belle.

 

ANNA PETROVNA – Nous sommes amis, Platonov, n’est-ce pas ?

 

PLATONOV – Certainement. Je vous suis profondément attaché, Anna Petrovna. Rien ne peut altérer mes sentiments à votre égard. Rien. Jamais.

 

ANNA PETROVNA – Nous sommes donc réellement de grands amis ?

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA – Bien. (Silence.) Avez-vous parfois pensé, mon cher, que l’amitié entre homme et femme conduit souvent à l’amour et qu’il n’y a qu’un tout petit pas à franchir ?

 

Elle rit.

 

PLATONOV – Eh bien, ni vous ni moi ne ferons jamais ce petit pas vers les affres de l’enfer.

 

ANNA PETROVNA – Et pourquoi ? Ne sommes-nous pas des êtres humains ? L’amour est agréable. Pourquoi rougissez-vous ?

 

PLATONOV – Vous êtes de bonne humeur, ma chère. Venez. Allons valser !

 

ANNA PETROVNA – Non ! Vous dansez trop mal ! Et d’ailleurs, je tiens à avoir une conversation sérieuse avec vous. Tenez, éloignons-nous un peu plus de la maison. (Ils vont s’installer sur un autre siège.) Ce soir, votre attitude est si étrange que je ne sais vraiment par où commencer.

 

PLATONOV – Voulez-vous que je parle le premier ?

 

ANNA PETROVNA – Oh ! Vous allez dire tant de bêtises, Platonov ! Mais tant pis, je vous écoute. Oh ! Michel, cher et insensé Michel, soyez bref !

 

PLATONOV – Je le serai. Je puis tout dire en un mot : « Pourquoi ? »

 

ANNA PETROVNA – Et « pourquoi pas ? » (Un temps.) Si vous étiez libre, vous n’hésiteriez pas à me demander d’être votre épouse et je remettais « mon Excellence » entre vos mains. (Une pause.) Qui ne dit mot consent. (Une pause.) Platonov, si vous êtes de mon avis, vous n’avez pas le droit de garder le silence.

 

PLATONOV – Oublions cette conversation, Anna Petrovna. Au nom du ciel, vivons comme si elle n’avait jamais eu lieu !

 

ANNA PETROVNA, haussant les épaules. – Je me demande parfois si vous êtes aussi intelligent qu’on le dit ! (Enchaînant :) M’expliquerez-vous au moins pourquoi ?

 

PLATONOV – Parce que je vous respecte. Parce que je ne veux pas manquer à ce respect. Je ne suis pas opposé à me donner du bon temps et je ne refuserais pas une petite aventure discrètement menée. Mais je ne pourrais supporter de vous voir vous compromettre dans des intrigues et risquer des déceptions. Nous vivrions stupidement un mois ou deux, puis nous nous séparerions honteusement. Ce n’est pas ce que je veux.

 

ANNA PETROVNA – Mais je parlais d’amour !

 

PLATONOV – Eh bien, est-ce que je ne vous aime pas ? – Vous êtes bonne, intelligente et pitoyable. Je vous aime désespérément, absolument. Je donnerais ma vie pour vous.

 

ANNA PETROVNA – Encore des bêtises !

 

PLATONOV – L’amour doit-il toujours être traité à son niveau le plus bas ?

 

ANNA PETROVNA, se levant. – Parfait, mon cher. Bonne nuit. Nous en reparlerons. Vous êtes fatigué.

 

PLATONOV – Et d’ailleurs, je suis marié.

 

Il lui baise la main.

 

ANNA PETROVNA – Cependant vous m’aimez. Allez-vous-en ! – Pourquoi parler de votre femme en ce moment ?

 

PLATONOV – Vous n’êtes pas en colère, j’espère ? Si je le pouvais, il y a longtemps que je serais votre amant.

 

Il rentre dans la maison.

 

ANNA PETROVNA – Quel être insupportable. Il sait qu’il ne peut pas vivre sans moi, mais : « Je vous respecte ! »

 

SCÈNE XVIII

LE VIEUX GLAGOLAIEV, ANNA PETROVNA

 

Le vieux Glagolaiev revient au pavillon d’été ; il apparaît.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV (rage lugubre. Ne pas ralentir). – Allons, je lui parlerai et je partirai !

 

ANNA PETROVNA – Que marmottez-vous, Porfiry Séméonovitch ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, radieux tout d’un coup. – Oh ! vous êtes là ? Je vous cherchais.

 

ANNA PETROVNA – Que vouliez-vous me dire ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, quelque peu timide. – Mon Dieu ! En fait, simplement à titre de renseignement, Anna Petrovna, qu’avez-vous l’intention de répondre à mes lettres ?

 

ANNA PETROVNA – Que voulez-vous de moi, Porfiry Séméonovitch ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Ne le savez-vous pas ? Je renonce à tous les droits d’un époux. Mon foyer est un paradis mais l’ange est absent.

 

ANNA PETROVNA – Je ne saurai que faire d’un paradis : je suis un être humain !

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Comment savoir ce que vous feriez au paradis, alors que vous ne savez pas ce que vous ferez demain. Une belle âme trouve sa place en tous lieux, sur la terre comme au ciel.

 

ANNA PETROVNA – Mais je ne vois toujours pas que le fait de vivre sous votre toit constitue pour mon état une amélioration. Excusez-moi, Porfiry Séméonovitch, mais votre proposition me surprend. Pourquoi vous marier ? Pourquoi vous faut-il un ami en jupons ? Cela ne me regarde pas, bien sûr, mais si j’avais votre âge et vos biens, votre bon sens et votre honnêteté, je ne souhaiterais rien de plus. Et si mon cœur avait quelque amour à offrir, il irait entièrement à mon prochain. « Aimer son prochain », voilà la plus belle occupation de la vie.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – C’est très mal de vous moquer de moi. Je suis incapable de m’intéresser à mes semblables. Il y faut quelque habileté et de l’obstination. Dieu ne m’a donné ni l’un ni l’autre. J’ai essayé de faire quelques bonnes actions, mais je n’ai réussi qu’à me rendre importun. Je n’étais bon à rien, sauf à aimer. Venez à moi.

 

ANNA PETROVNA – Non ! N’en parlons plus ! Et croyez-moi, ceux qui refusent ne sont pas forcément ingrats. (Elle éclate de rire. Bruit en coulisse.) Grands dieux, qu’est-ce que ce bruit ? C’est sans doute Platonov qui fait un scandale. (Sans dureté :) Quelle créature !

 

SCÈNE XIX

LES MÊMES, GREKOVA, NICOLAS TRILETZKI

 

Entrent Grekova et Nicolas Triletzki en pleine discussion. Ils sont suivis de plusieurs invités parmi lesquels Glagolaiev Jeune, Petrin et Bougrov.

 

GREKOVA, elle pleure, un peu hystérique. – Je n’ai jamais été aussi humiliée ! (À Triletzki :) Il faut être dépourvu de toute virilité pour rester là sans rien faire !

 

NICOLAS TRILETZKI – Maria Grekova, je vous le demande, que pouvais-je faire ? Vous ne vouliez pas que je le provoque avec la pelle à charbon ?

 

GREKOVA – Vous auriez dû le frapper avec le tisonnier si vous n’aviez rien d’autre sous la main. Allez-vous-en, allez-vous-en ! Moi, une femme, je ne serais pas restée indifférente si quelqu’un vous eût traité aussi abominablement !

 

NICOLAS TRILETZKI – Essayez de considérer la chose de plus haut, plus intelligemment…

 

GREKOVA – Un lâche ! Voilà ce que vous êtes. Retournez à votre sale buffet. Je ne veux plus vous revoir. Adieu.

 

NICOLAS TRILETZKI – Je vous en prie, ne prenez pas cela au tragique. Toute cette histoire me rend malade. Des larmes maintenant ! Ah, mon Dieu, j’ai la tête qui tourne ! Cœrurus cerebralis…

 

SCÈNE XX

GREKOVA, ANNA PETROVNA, LE VIEUX GLAGOLAIEV

 

Triletzki s’enfuit avec un geste d’impuissance et s’éloigne en se tenant la tête. Grekova s’écroule sur un siège et pleure bruyamment.

 

GREKOVA – Cœrurus cerebralis ! Mon Dieu ! Qu’ai-je donc fait pour mériter un tel mépris ?

 

ANNA PETROVNA, allant vers elle. – Maria Efimovna, je vous en prie. À votre place, je m’en irais. (L’embrassant :) Ne pleurez pas, chérie. La plupart des femmes ont malheureusement à souffrir bien des vexations de la part des hommes.

 

GREKOVA, criant. – Pas moi ! Je me vengerai. Quand j’aurai dit ce que j’ai à dire, on l’exclura de l’Enseignement. Demain matin, la première chose que je ferai sera d’aller voir le directeur des Écoles nationales.

 

ANNA PETROVNA – Bon. En attendant, du calme, ne pleurez plus ! J’irai vous voir demain. Que s’est-il passé ?

 

GREKOVA – Il m’a embrassée devant tout le monde, m’a traitée de folle, puis il m’a jetée sur la table. (Pleurant :) Mais il ne s’en tirera pas cette fois. Je lui montrerai !

 

Grekova sort.

 

ANNA PETROVNA, appelant Yakov à la cantonade. – Yakov ! Yakov ! Prépare la voiture pour Maria Efimovna.

 

SCÈNE XXI

ANNA PETROVNA, LE VIEUX GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV

 

ANNA PETROVNA – Oh ! Platonov, Platonov ! Un de ces jours vous allez vous brûler les doigts !

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – C’est une fille charmante. Mais on dirait que notre instituteur ne l’aime guère. Il est évident qu’il a heurté ses sentiments.

 

ANNA PETROVNA – Ce n’est pas très sérieux. Il la rudoie ce soir, demain il lui demandera pardon. C’est toujours la même chose.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, à part. – Le vieux fou ! Toujours avec elle ! (Venant vers Glagolaiev Père :) Alors ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Eh bien, que veux-tu ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Ce que je veux ? Mais, toi, bien sûr. Les gens se demandent ce qui t’est arrivé, papa.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Qui donc ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Toute la compagnie.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – J’y vais. (Il se lève. À Anna Petrovna :) Laissons les choses où elles sont pour le moment, chère madame. Quand vous m’aurez compris votre réponse sera tout autre.

 

Il sort.

 

SCÈNE XXII

LE JEUNE GLAGOLAIEV, ANNA PETROVNA

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, s’asseyant à côté d’Anna Petrovna. – Vieux gâteux ! Personne ne l’attend, vous savez. Je me suis moqué de lui.

 

ANNA PETROVNA – Quand vous serez plus âgé, vous regretterez votre conduite à l’égard de votre père.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Vous me faites rire. De toute façon, je me suis débarrassé de lui pour être seul avec vous. Voilà.

 

ANNA PETROVNA – Ah ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Je voulais votre réponse : « Oui » ou « Non » ?

 

ANNA PETROVNA – Comment ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Ne jouez pas au plus fin avec moi. Vous comprenez parfaitement. C’est oui, ou non ?

 

ANNA PETROVNA – Je vous le répète, je ne comprends pas.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Je vois. Un peu d’argent éclaircira vos idées. Parfaitement. (Sortant un portefeuille :) Si la réponse est « oui », vous pourrez garder ceci. Il y en a encore beaucoup, ailleurs.

 

ANNA PETROVNA – Vous êtes franc, en tout cas. Mais il arrive parfois au plus intelligent de recevoir un soufflet.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Une gifle ne compte jamais pour moi quand elle est donnée par une jolie femme. D’abord la gifle, puis le « oui » !

 

ANNA PETROVNA, se levant. – Prenez votre chapeau et filez. Immédiatement.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Où ?

 

ANNA PETROVNA – Où vous voudrez. Mais ne vous présentez jamais plus devant moi.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Peuh ! – Ne me faites pas croire que vous êtes en colère. Je ne partirai pas, Anna Petrovna.

 

ANNA PETROVNA – Alors, je vais vous faire jeter dehors.

 

Elle va vers la maison.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, la suivant. – Dieu, que cette femme est susceptible ! Je ne lui ai pourtant rien dit, rien qui puisse provoquer toute cette histoire en tout cas !

 

Il s’élance à sa poursuite.

 

SCÈNE XXIII

PLATONOV, SOFIA

 

Un temps. On entend la musique de danse, les rires dans le calme de la nuit et une horloge proche sonner l’heure. Entrent Platonov et Sofia.

 

PLATONOV – Je n’ai pas de place en ce monde. Sauf celle d’un instituteur. Les années dorées m’ont quitté pour toujours. J’ai tout enterré. Tout, sauf le corps. Je n’ai plus trente ans, Sofia. Alors quelles sont mes espérances ? Une existence de mannequin. Une indifférence croissante. Une vie perdue. Et puis la mort. – Que j’aille au diable, moi oui. Mais vous ? Où est la pureté de votre âme ? Votre sincérité ? Votre hardiesse ? (Il lui prend les mains.) Dites-moi franchement, ma chère, au nom de notre passé commun : qu’est-ce qui vous a fait épouser cet homme ?

 

SOFIA – C’est un homme exceptionnel.

 

PLATONOV – Ne mentez pas.

 

SOFIA, se levant. – Il est mon mari et je dois vous prier…

 

PLATONOV, la coupant et la forçant à se rasseoir. – Cela m’est égal. Et je vous dirai vos vérités. Pourquoi n’avez-vous pas choisi un travailleur ? Quelqu’un qui ait souffert. Pourquoi ce pygmée, perdu de dettes et d’oisiveté ? Pourquoi lui parmi tous les hommes ?

 

SOFIA – Arrêtez. Et ne criez pas. Nous ne sommes pas seuls.

 

Plusieurs invités sortent de la maison et passent.

 

PLATONOV – Eh bien, qu’ils entendent ! – Pardonnez ma brutalité. Je vous aimais. Je vous aimais par-dessus tout sur cette terre. (Il caresse sa joue.) Pauvre enfant ! – Pourquoi vous mettre de la poudre, Sofia Egorovna ? Otez-la. Si vous pouviez rencontrer une autre sorte d’homme que votre mari, vous vous relèveriez rapidement. Si j’avais plus de force et plus de chance, ma chère Sofia, je vous arracherais à votre boue et je vous montrerais comment vivre.

 

D’autres invités sortent. On entend du bruit dans la maison. Sofia s’éloigne de Platonov.

 

SOFIA, elle se lève et couvre son visage de ses mains. – Laissez-moi. Allez-vous-en.

 

Et elle va vers la maison.

 

PLATONOV, la rattrapant. – Promettez-moi de ne pas partir demain… Nous sommes amis, Sofia. Nous aurons encore d’autres conversations, n’est-ce pas ? Dites oui.

 

SOFIA – Oui !

 

SCÈNE XXIV

LES MÊMES, VOINITZEV, ANNA PETROVNA, NICOLAS TRILETZKI, LE VIEUX GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV

 

D’autres invités paraissent conduits par Voinitzev. Ils sont tous excités.

 

VOINITZEV – Ah ! Voilà ceux que nous cherchions ! (À Platonov :) Nous allons allumer le feu d’artifice ! (Criant vers les coulisses :) Yakov ! (À Sofia :) As-tu réfléchi, Sofia ?

 

PLATONOV – Elle a décidé de rester.

 

VOINITZEV – Hourra ! Serrez-moi la main, Michel ! Je savais que votre éloquence lui ferait entendre raison. Allons faire partir les fusées ! (Tout en s’éloignant et les invités le suivant, il enchaîne :) Maman, où êtes-vous ?… Platonov !

 

PLATONOV – Le diable les emporte, il faut que j’y aille. (Criant :) Je viens, Serguey Pavlovitch ! N’allumez pas, attendez-moi !

 

Il suit les autres tandis qu’Anna Petrovna sort de la maison.

 

ANNA PETROVNA, sortant de la maison avec Triletzki. – Attends, Serguey, attends. Il y a d’autres invités qui viennent. (À Sofia :) Eh bien, vous êtes pâle. Vous êtes toute triste. Avez-vous un ennui ?

 

Elle sort. Reste Sofia. Elle s’éloigne dans le jardin.

 

VOIX DE PLATONOV – Qui m’accompagne dans le bateau ? (Il appelle :) Sofia Egorovna !

 

SOFIA, perplexe. – Irai-je ?

 

VOIX DE VOINITZEV – Où est Triletzki ? Ohé ! Triletzki !

 

NICOLAS TRILETZKI, il sort en courant de la maison. – J’arrive, j’arrive !

 

Mais il voit Sofia, s’arrête et la dévisage.

 

SOFIA – Que me voulez-vous ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Rien.

 

SOFIA – Ayez alors la bonté de me laisser seule. Ce soir je ne suis pas d’humeur à écouter. Et moins encore à bavarder.

 

NICOLAS TRILETZKI, grommelant. – Je comprends, je comprends ! « Pour je ne sais quelle raison, j’ai envie sur ton front de tracer une croix. Oh ! la terrible envie. Mais de quoi est-il fait ?… Non pour t’humilier. Mais pour y graver un mot : chasteté ! »

 

SOFIA – Bouffon ! (Elle s’écarte.) Un clown !

 

NICOLAS TRILETZKI, s’inclinant. – Délicieuse ! J’ai l’honneur de m’incliner devant vous. J’aimerais rester et bavarder un peu plus, mais on me réclame. Je suis débordé. « Souviens-toi, ô nymphe, de tous mes péchés dans tes prières. »

 

Il sort. Un feu de joie s’allume.

 

VOIX DE PLATONOV – Qui vient dans le bateau avec Platonov ?

 

SOFIA – Que faire ?… (Elle crie :) Je viens !

 

Elle sort. Platonov et Voinitzev continuent à s’appeler. Les deux Glagolaiev entrent, venant de la maison.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, profondément ému mais vif. – … Tu mens, sale voyou. Tu mentais déjà quand tu n’étais qu’un enfant. Je ne te crois pas.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Demande-lui ! Pourquoi te mentirais-je ? Dès que tu es parti elle a commencé à me faire des avances. Elle m’a serré dans ses bras, elle m’a embrassé. Au début, elle en voulait trois mille. J’ai discuté ! Alors elle est descendue jusqu’à mille roubles. Donne-moi mille roubles.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Tu parles de l’honneur d’une femme, Kiryl ! Ne le souille pas. Il est sacré. Tais-toi !

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Sur mon propre honneur, je te le jure ! Tu ne me crois pas ? Donne-moi ces mille roubles et je les lui apporte.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Je ne te crois pas. Elle s’est moquée de toi, imbécile.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Je te le dis. Je l’ai enlacée. Elles sont toutes ainsi à présent. Je les connais. Et dire que tu voulais l’épouser.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Pour l’amour du Ciel, Kiryl, sais-tu ce que tu dis ?

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – Donne-moi ces mille roubles. Je les lui remettrai devant toi. Mais tu ne me crois pas quand je te dis que je sais vaincre les femmes. Donne-lui-en deux mille et elle est à toi.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, il tire son portefeuille. – Tiens, prends. (Il jette le portefeuille par terre. Son fils le ramasse et compte soigneusement les billets. Le vieux Glagolaiev s’asseyant, la tête dans ses mains :) Et dire que je priais pour elle. Ô Seigneur !

 

ACTE II

Un bois. Amorce d’un panorama. À gauche, l’école. Au lointain du panorama, des poteaux télégraphiques. La nuit.

 

SCÈNE PREMIÈRE

OSSIP, SACHA

 

À la fenêtre ouverte, Sacha assise. Ossip, un fusil en bandoulière, se tient à l’extérieur.

 

OSSIP – Comment c’est arrivé ? Très simplement.

 

SACHA – Mais comment l’as-tu rencontrée ?

 

OSSIP – Le jour même où je suis arrivé au village. Je me promène le long de la rivière, et brusquement je la vois. Elle est dans l’eau, la jupe troussée, elle boit. Je m’arrête. Je la regarde. Elle ne fait pas attention à moi. Je suis un moujik ! Alors, je lui parle. Je lui dis : « Votre Excellence, ce n’est pas possible, vous n’aimez sûrement pas l’eau de la rivière ? – Tiens ta langue, dit-elle, va faire ton travail. » Elle dit cela et ne me regarde plus. J’ai honte, honte. « Pourquoi restes-tu planté là, imbécile, me dit-elle, tu n’as jamais vu de femme ? » et elle me regarde droit dans les yeux : « ou bien est-ce que je te plairais ? » Je réponds : « Oh ! Votre Excellence, je ne peux pas me permettre de vous dire comme vous me plaisez. » Ça la fait rire, alors je dis : « Quelle chance il aurait, celui qui aurait le droit de vous embrasser. C’est un coup à faire tomber raide un bonhomme, sûr ! – Parfait, dit-elle, essaie et tu verras ! » C’est comme ça que ça a commencé. Je m’approche d’elle, elle ne bronche pas. Je la prends par les épaules et je l’embrasse. Je l’embrasse sur la bouche.

 

SACHA, riant. – Oh ! oh ! Qu’est-ce qu’elle a dit alors ?

 

OSSIP – Elle a éclaté de rire. « Et maintenant, elle dit, tombe raide mort ! » …

 

SACHA – Et c’est ce que tu as fait ?

 

OSSIP – Non, je suis resté tranquillement à me fourrager la barbe comme un idiot. Alors, elle : « Espèce de fou, retourne travailler, coupe-toi les ongles et lave-toi si tu en as l’occasion. » Elle est partie. Voilà comme ça a commencé.

 

SACHA – C’est une curieuse femme. (Elle lui tend une assiette.) Tiens. Assieds-toi, et mange.

 

OSSIP – Je peux rester debout. (Il mange.) Un jour, je vous revaudrai ça.

 

SACHA – Alors, commence tout de suite en faisant ce que je te dis. On retire son chapeau quand on mange. (Il enlève son chapeau.) Et pourquoi ne rends-tu jamais d’actions de grâce avant le repas ?

 

OSSIP, sans appuyer sur le « ça ». – Oh ! il y a bien longtemps que je n’ai pas fait ça. (Silence ; il mange.) Comme je le disais : depuis ce jour-là, je n’ai jamais été le même. Je ne dors plus et je ne mange plus. (Il mange.) Je la vois toujours, elle. Si je ferme les yeux je la vois toujours. (Il mange.) D’abord j’ai essayé de me noyer, mais je nage comme une loutre. Alors j’ai pensé tuer son mari, mais le vieux fou était mort. Dans son lit. Sans m’attendre. Après ça, j’ai fait les commissions. Je l’ai servie. Mon cœur s’est amolli et c’est très mauvais pour un homme. Mais qu’y faire ?

 

SACHA – Quand je suis tombée amoureuse de Michel Vassilievitch, je pensais qu’il ne me remarquait même pas, alors j’ai souffert le martyre. Souvent, j’ai prié pour que la mort me délivre. Et brusquement un matin, il est venu me voir chez mon père et m’a demandé : « Petite fille, que diriez-vous si nous nous mariions ? » J’ai presque pleuré de joie, j’ai perdu toute dignité et je me suis jetée à son cou.

 

OSSIP – Oui, oui ! C’est terrible. (Il rend son assiette vide.) Y a-t-il encore un peu de cette soupe au chou ? J’ai très faim.

 

Sacha entre dans la maison quelques instants. Ossip suce ses doigts. Sacha revient.

 

SACHA – Non. Mais veux-tu des pommes de terre frites dans de la graisse d’oie ?

 

Elle lui tend une grande casserole.

 

OSSIP – Merci ! (Il prend la casserole et mange avec ses doigts.) L’année dernière, j’ai trouvé un lièvre tout ce qu’il y a de plus rare. « Votre Honneur, je dis, voilà une nouveauté : un lièvre qui louche. » Elle le prend sur ses genoux et elle le caresse ! puis elle me demande : « C’est vrai ce que disent les gens ? Tu es réellement une brute ? » Je réponds : « Oui, c’est vrai », et je lui parle de mon existence de païen. « Il faut te corriger, elle me dit. Va à pied jusqu’à Kiev, de Kiev à Jérusalem, tu reviendras ici transformé et meilleur. » Alors j’ai pris une besace et je suis parti pour Kiev. (Il mange.) Et puis, voilà qu’en arrivant vers Kharkov je m’embarque dans une troupe de bandits. Après j’ai gaspillé mon argent en boisson. Je suis revenu ! (Silence.) Maintenant, elle ne veut plus me voir.

 

SACHA – Ossip, pourquoi ne vas-tu pas à l’église ?

 

OSSIP – Les gens riraient. « Il se repent », diraient-ils. Non, ce n’est pas la peine de le faire savoir à la racaille.

 

SACHA – Ossip, pourquoi méprises-tu les paysans ? Je t’ai vu parfois frapper un homme et le faire agenouiller devant toi. Pourquoi es-tu si cruel ?

 

OSSIP – Pourquoi on ne les corrigerait pas ?

 

SACHA – Parce que le Christ a dit…

 

OSSIP – Non, non ! Vous ne comprenez rien à ces choses-là. Est-ce que votre honorable mari ne bat pas les enfants ?

 

SACHA – S’il le fait, c’est par devoir. Pour leur enseigner les bonnes manières.

 

OSSIP – Mmm…

 

SACHA – Au fond de son cœur, il les aime tous. C’est un être tellement bon.

 

OSSIP – Je n’ai encore jamais rencontré une femme comme vous. Sans méchanceté.

 

Il rend l’assiette à Sacha et s’approche d’elle. Elle se lève et s’éloigne un peu.

 

SACHA – J’entends mon mari qui revient.

 

OSSIP – Mais non. Il est en conversation avec une vraie « dame du monde ». Quel homme ! Les femmes lui courent après comme des biches, elles « aiment son allure ». « Il parle si bien. » (Il rit.) Il est tout le temps après la veuve, mais elle lui est bien supérieure. Elle le remettra à sa place un de ces jours.

 

SACHA – Vous parlez trop. Allez vous coucher et que Dieu vous garde.

 

OSSIP – Oh ! Je me moque pas mal de Dieu. Vous attendez vraiment votre mari ?

 

SACHA – Oui.

 

OSSIP – Platonov devrait brûler une douzaine de cierges par semaine à tous les saints, pour les remercier de vous avoir.

 

Il sort en sifflant. Après son départ Sacha revient avec une lampe et un livre.

 

SCÈNE II

SACHA, seule.

 

SACHA – Il est tard. (Elle s’assied.) Si seulement il prenait soin de lui. Ces soirées lui font du mal (elle bâille) et je suis si fatiguée. Où en étais-je ? (Elle lit :) « Par une grise matinée d’hiver… » (Bâillant :) Je ne pourrai pas lire cela, ce sont uniquement des descriptions. (Elle tourne les pages. Écoutant :) Quelqu’un vient. C’est Michel ? Enfin. (Elle se lève et éteint la lampe.) Je suis là ! Gauche, gauche, gauche, droite, gauche !

 

SCÈNE III

PLATONOV, SACHA

 

PLATONOV, entrant. – Non, non, non ! Tu te trompes, droite, droite, droite, gauche, droite. Mon petit, comme un fait exprès, un ivrogne ne reconnaît jamais sa droite de sa gauche. Il connaît seulement : devant, derrière, au-dessus, au-dessous.

 

SACHA – Assieds-toi et je te dirai ce que j’en pense. Assieds-toi.

 

PLATONOV – J’obéis. (Il s’assied. Sacha jette ses bras autour de son cou. Silence.) Pourquoi n’es-tu pas couchée, petite fille laide ?

 

SACHA – Je n’ai pas sommeil. (Elle s’assied près de lui.) Tu as passé une bonne soirée ?

 

PLATONOV – Il y avait bal, souper et feu d’artifice. Le feu d’artifice t’aurait plu.

 

SACHA – Le petit hurlait quand je suis arrivée.

 

PLATONOV – Au fait, le vieux Glagolaiev a eu une attaque.

 

SACHA, spontanément apitoyée. – Mon Dieu ! Est-il sauf ?

 

PLATONOV – Ton frère l’a examiné.

 

SACHA – Il avait l’air en bonne santé.

 

PLATONOV – Cela l’a pris dans le jardin. Son crétin de fils s’en est à peine inquiété.

 

SACHA – Anna Petrovna et Sofia ont dû être terrorisées.

 

PLATONOV – Mm…

 

SACHA – J’admire Sofia Egorovna. Il y a quelque chose de droit et de loyal en elle. Et quelle jolie femme !

 

PLATONOV – Sacha ! Je suis stupide, je suis maudit.

 

SACHA – Quoi ?

 

PLATONOV – Oh ! J’ai encore succombé. (Cachant son visage dans ses mains :) Le diable s’est emparé de moi.

 

SACHA – Dis-moi ce que tu as fait.

 

PLATONOV – C’est insensé, honteux. Dieu seul peut en prévoir les conséquences.

 

SACHA – Viens te coucher. Tu ne tiens plus debout.

 

PLATONOV – Quand je pense que j’ai condamné ton frère. Oh ! Sacha ! Y a-t-il la moindre étincelle de sincérité en moi ?

 

SACHA, douce. – Allons, au lit.

 

PLATONOV – Je me suis conduit encore plus mal que d’habitude. Comment puis-je avoir de l’estime pour moi maintenant ? Il n’est pas de plus grand malheur que d’être privé de l’estime de soi-même. Mon Dieu, il n’y a plus rien en moi qu’on puisse aimer ou respecter… Et pourtant tu m’aimes ? Vraiment je ne comprends pas pourquoi. Tu aurais trouvé quelque chose en moi qu’on puisse aimer ? Tu m’aimerais ?

 

SACHA – Quelle question ! Comment pourrais-je ne pas t’aimer ? Tu es mon mari.

 

PLATONOV – Et tu m’aimes uniquement parce que je t’ai épousée ?

 

SACHA – Comme tu es désagréable ce soir. Il y a des moments où je ne te comprends pas.

 

PLATONOV, riant. – Garde ton bonheur et reste aveugle. (Il l’embrasse sur le front.) Que le Seigneur te préserve de jamais rien comprendre. Tu es une femme parfaite, ma chérie.

 

SACHA – Tu dis des bêtises.

 

PLATONOV – Non, tiens, réflexion faite, tu ne devrais même pas être une femme. Tu devrais être une mouche ! Ma petite idiote chérie, pourquoi n’es-tu pas née mouche ? Avec ton intelligence, tu aurais été l’insecte le plus subtil du monde. Et pourtant tu as porté notre fils ? Tu devrais fabriquer des petits soldats en pain d’épices.

 

Il veut l’embrasser.

 

SACHA, coléreuse. – Laisse-moi tranquille ! Pourquoi m’as-tu épousée si je suis sotte ? Quel dommage que tu n’aies pas choisi l’une de tes intelligentes amies. Je ne t’ai jamais demandé de m’épouser.

 

PLATONOV – Dieu me pardonne, voilà quelque chose de nouveau : tu es capable de te mettre en colère !

 

SACHA – Et toi. Tu es ivre ! Parfait, reste là et grise-toi de paroles. Je vais me coucher !

 

Elle rentre rapidement dans la maison.

 

SCÈNE IV

 

PLATONOV, seul. – Ivre ? C’est possible… Et si je le suis, toutes ces stupidités avec Sofia ne seraient-elles pas… (Il va rentrer quand on entend le galop d’un cheval arrivant vers la maison. Il s’arrête.) Qui cela peut-il être ? Anna Petrovna !

 

SCÈNE V

ANNA PETROVNA, PLATONOV

 

ANNA PETROVNA, entrant en costume de cheval et portant une cravache. – Je pensais que vous n’étiez pas couché.

 

PLATONOV – Mais…

 

ANNA PETROVNA – Dieu a créé l’hiver pour dormir, n’est-ce pas ? (Silence.) Qu’est-ce qui ne va pas ?… Tendez votre main. (Il le fait.) Vous êtes ivre ?

 

PLATONOV – Le diable seul le sait. Mais vous-même… souffrez-vous d’insomnie ? Venez prendre l’air, chère et estimée somnambule.

 

ANNA PETROVNA, s’asseyant près de lui. – Oui et non, mon très cher Michael Vassilievitch. (Elle rit.) Vous me regardez avec des yeux où l’ignorance le dispute à la crainte.

 

PLATONOV – Je n’ai pas peur. En tout cas, pas pour moi. (Un temps.) Avez-vous choisi l’incohérence ?

 

ANNA PETROVNA – Mettez cela sur le compte de la vieillesse qui commence.

 

PLATONOV – On peut pardonner ces caprices chez une femme qui vieillit, mais regardez-vous, vous êtes jeune… (Elle va parler.) Chut ! Vous êtes comme l’été en juin ! Vous avez toute la vie devant vous !

 

ANNA PETROVNA – Mais je ne veux pas avoir ma vie devant moi. Je la veux dès maintenant. Oui ! Cette nuit, je me sens diaboliquement jeune. Impitoyablement jeune !

 

Silence.

 

PLATONOV – Que voulez-vous de moi ? Je ne veux rien. Partez ! (Un temps.) Laissez-moi tranquille, je vous en implore. (Un temps.) … Cessez de me dévisager de cette façon. (Silence.) Pourquoi me traquez-vous comme vous le faites ?

 

ANNA PETROVNA, éclatant de rire. – Oui, je vous traque, oui ! Et à cheval encore ! Eh bien, il y a un moment pour l’hallali.

 

PLATONOV – Pourquoi moi, parmi tous les hommes ? Je ne suis pas capable de vous résister. Je suis la faiblesse elle-même. Comprenez-moi.

 

ANNA PETROVNA, s’approchant tout près de lui. – Orgueil d’abord puis humiliation de soi-même ! – Pourquoi vous défendez-vous, Platonov ? À quoi bon, Michel, à quoi bon ! – Il faut bien que cela finisse.

 

PLATONOV – Comment finir quelque chose que je n’ai même pas commencé ?

 

ANNA PETROVNA – Oh ! vous et votre pesante philosophie ! Vous passez votre temps à vous mentir à vous-même. – Et par une nuit comme celle-ci, Michel, si vous devez mentir, choisissez l’automne. Quand les pluies sont venues et que tout est noir et bourbeux. Mais pas maintenant ! Regardez, fou que vous êtes, regardez les étoiles ! Voyez, elles vacillent devant vos mensonges ! (Elle l’embrasse.) Il n’y a pas d’être au monde que je pourrai jamais aimer comme je t’aime. Il n’y pas de femme au monde qui pourra jamais t’aimer comme moi. Prenons l’amour et laissons le reste.

 

Elle l’embrasse encore.

 

PLATONOV – Si je pouvais seulement te rendre heureuse. (Il l’embrasse.) Mon Dieu, comme tu es belle. Comme tu es belle. Mais je ne t’apporterai pas le bonheur. Je n’attire que la misère. Je te rendrai affreusement malheureuse. Comme j’ai rendu malheureuses toutes les femmes qui se sont jetées à ma tête.

 

ANNA PETROVNA – Vous vous prenez trop au sérieux. Croyez-vous être aussi terrible que vous vous l’imaginez, Don Juan ? (Riant :) Comme vous êtes beau au clair de lune ! Très séduisant.

 

PLATONOV, sèchement. – Je ne me connais que trop. (Silence.) Ce genre de choses ne se termine heureusement que dans les romances.

 

ANNA PETROVNA, en parlant, le prend par le bras. – Asseyons-nous là. (Ils s’installent sur un tronc d’arbre mort. Un temps.) Qu’avez-vous d’autre à me dire, monsieur le philosophe ?

 

PLATONOV – Si j’étais honnête, je m’enfuirais. Maudite lâcheté !

 

ANNA PETROVNA – Fou que tu es, Micha : prends, saisis, étreins ! (Elle rit et sans absolument aucune hystérie. Puis, taquine :) Comme tu es bête, Michel, comme tu es bête ! Une femme vient à toi, elle t’aime, tu l’aimes, la nuit est belle, quoi de plus simple ?

 

PLATONOV – Anna Petrovna, je vous aime. Je vous aime et je vous respecte…

 

ANNA PETROVNA, le coupant. – Ne recommencez pas…

 

PLATONOV – … Par conséquent, je ne tolérerai pas que vous pataugiez dans une intrigue mesquine.

 

ANNA PETROVNA, s’approchant de lui. – Tu m’aimes et tu me respectes. Moi je t’aime, je te l’ai dit, et tu le sais bien toi-même. Que faut-il de plus ? (Geste de Platonov.) Mais c’est la paix que je veux. (Posant sa tête sur sa poitrine.) La paix ! Comprends-moi ! Me reposer, oublier et rien d’autre. Tu ne sais, tu ne peux pas savoir combien ma vie est difficile et je veux vivre.

 

PLATONOV, il la prend dans ses bras. – Écoutez-moi… Pour la dernière fois, je parle en honnête homme : pars.

 

ANNA PETROVNA, riant. – Je ne vous quitterai pas. Vous aurez beau crier, tempêter et philosopher jusqu’à en perdre le souffle… je ne partirai pas.

 

PLATONOV – Sur mon honneur…

 

ANNA PETROVNA – Envoyez votre honneur au diable. (Elle lui entoure le cou d’un mouchoir comme d’un licol.) Allez, venez maintenant… venez.

 

PLATONOV, riant et cédant. – Folle que vous êtes… vous ne savez pas ce que vous faites…

 

ANNA PETROVNA, riant. – Allons… (Elle le prend par le bras.) Venez ! Dépêchez-vous. (On entend Triletzki chanter à proximité.) Attendez ! Quelqu’un vient. Cachons-nous derrière cet arbre.

 

SCÈNE VI

NICOLAS TRILETZKI, SACHA

 

Nicolas Triletzki entre, ivre.

 

NICOLAS TRILETZKI, appelant à la fenêtre. – Sacha, petite sœur, Sacha. Je voudrais entrer.

 

SACHA, de l’intérieur. – Qui est là ?

 

NICOLAS TRILETZKI – C’est moi, ton frère.

 

Sacha apparaît à la fenêtre.

 

SACHA – Il est tard. Tu devrais être au lit.

 

NICOLAS TRILETZKI – Je sais. (Un temps.) C’est pour cela que je suis ici.

 

SACHA – Pourquoi n’es-tu pas chez toi ?

 

NICOLAS TRILETZKI – Ne me pose pas tant de questions, ma chérie. Je suis fatigué. Je n’arrive plus à trouver mon chemin. Laisse-moi dormir ici cette nuit.

 

SACHA – Je vais ouvrir la porte.

 

NICOLAS TRILETZKI – Sacha ! Il ne faut pas que Mikhail sache que je suis là. Il recommencerait ses éternels reproches. Je vais dormir dans la classe.

 

Il commence à grimper par la fenêtre.

 

SACHA – Ne fais pas tant de bruit. Dépêche-toi !

 

NICOLAS TRILETZKI – Cela me rappelle que, près du pont, tu sais ? j’ai voulu me moucher. Alors, j’ai sorti mon mouchoir et j’ai perdu quarante roubles ! Sois gentille d’aller les chercher demain matin. Tu regarderas bien autour. Tu pourras les garder, si tu les trouves.

 

SACHA – Quel pitre tu fais, Kolya. – Mon Dieu, j’allais oublier : la femme de l’épicier est venue te chercher. Son mari est malade. Une crise d’étouffement. Il faut y aller tout de suite.

 

NICOLAS TRILETZKI – Dieu le protège ! – Qu’y puis-je ! Je suis affreusement malade moi-même, Sacha. Douleurs dans le crâne et à l’estomac ! Laisse-moi entrer !

 

Il entre.

 

SACHA, sans méchanceté mais vive. – Oh ! fais attention ! Tu m’as donné un coup de pied avec tes bottes !

 

Elle ferme la fenêtre. Tandis que Sacha et Nicolas Triletzki disparaissent, Anna Petrovna et Platonov rejoignent le centre de la scène.

 

SCÈNE VII

PLATONOV, ANNA PETROVNA

 

PLATONOV – Le diable nous envoie encore quelqu’un !

 

ANNA PETROVNA – Ne bougez pas !

 

PLATONOV – Lâchez-moi, je ferai ce que je veux.

 

ANNA PETROVNA – C’est Petrin et Bougrov.

 

SCÈNE VIII

LES MÊMES, PETRIN, BOUGROV

 

Entrent Petrin et Bougrov, zigzaguant, ayant perdu leurs redingotes. Le premier porte un chapeau haut de forme noir, l’autre un gris.

 

PETRIN – Hourra ! Hourra ! – Où est le chemin ? Où sommes-nous ? (Il rit.) Ici, mon cher Paul, est le sanctuaire de l’Éducation nationale. Ici, on apprend aux enfants à oublier Dieu et à tricher. C’est ici qu’habite Plati-Platonov, homme civilisé. Où est-il ce Plati en ce moment ? Sans doute chante-t-il un duo avec la veuve.

 

Il chante :

 

« Glacolette, t’es fou »

« Elle te repousse et t’as une attaque. »

 

BOUGROV, pleurnichant. – Je veux rentrer, Gerasya. J’ai terriblement sommeil.

 

PETRIN – Où sont nos redingotes, Paul ? – Nous allons passer la nuit chez le chef de gare et nous n’avons pas nos vestes. – Les filles nous les ont prises. Paul, tu as bu beaucoup de champagne, n’est-ce pas ? Eh bien, tout ce que tu as bu était à moi. Ce que tu as mangé, aussi. La robe de la veuve est à moi. Les chaussettes de son Serguey. Tout est à moi. Ils me doivent tout. Et qu’ai-je reçu en retour ? Ils froncent le nez devant moi. C’est tout.

 

PLATONOV – Je ne les supporterai pas plus longtemps.

 

ANNA PETROVNA, le retenant. – Ils vont s’en aller.

 

PETRIN – Le juif, lui, inspire plus de respect. Vengerovitch a droit aux sourires et aux bons morceaux. Et pourquoi ? Parce que le juif prête encore plus d’argent ! Mais je vais exécuter mon hypothèque. Pas plus tard que demain ! Je ne supporterai pas d’être frustré. Je la ruinerai. Je la piétinerai…

 

SCÈNE IX

PLATONOV, PETRIN, BOUGROV

 

PLATONOV, surgissant. – Fichez-moi le camp, espèce de porc !

 

PETRIN – Quoi ?

 

PLATONOV – Vous avez entendu ? Filez !

 

PETRIN, obséquieux. – Pourquoi vous mettre en colère ? Ça ne sert à rien. Où est le chemin ? Adieu, monsieur Platonov. Avez-vous entendu ce que j’ai dit de la veuve ?

 

PLATONOV – Oui.

 

PETRIN – Alors, ne lui dites rien. Je plaisantais. – N’est-ce pas, Paul ?

 

PLATONOV – Bon ; mais filez. Et comprenez-moi bien, Gerasim Kouszmitch : si jamais je vous revois chez les Voinitzev, si jamais je vous entends reparler de ces seize mille roubles, je vous jette par la fenêtre.

 

PETRIN – Je comprends, jeune homme. Emmène-moi, Paul. Tu es mon seul ami.

 

SCÈNE X

ANNA PETROVNA, PLATONOV

 

ANNA PETROVNA, paraissant. – Sont-ils partis ?

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA – Alors, partons aussi !

 

PLATONOV – Je ferai ce que vous me dites, mais Dieu sait à quel point je m’en veux… Le diable m’a toujours mené. Il me pousse maintenant. Il me crie « Va ! Va ! »

 

ANNA PETROVNA, le frappant de sa cravache. – Insolent ! Et maintenant, restez ou venez… Je m’en moque.

 

Elle s’éloigne.

 

PLATONOV, la prenant dans ses bras. – Attendez. Je n’ai pas voulu vous insulter…

 

ANNA PETROVNA, se dégageant. – Vraiment !

 

SCÈNE XI

LES MÊMES, SACHA

 

SACHA, apparaissant à la fenêtre. – Michel ! Michel ! Où es-tu ?

 

PLATONOV – Le diable l’emporte !

 

SACHA – Ah ! tu es là… Y a-t-il quelqu’un avec toi ?

 

ANNA PETROVNA – Bonsoir, Sacha Ivanovna.

 

SACHA – Tiens, c’est vous, Anna Petrovna ? En costume de cheval ? Comme ce doit agréable de faire du cheval par une aussi belle nuit.

 

ANNA PETROVNA – Je ne fais que m’arrêter un instant.

 

SACHA – Comme vous voudrez. – Michel, tu viens ? Nicolas est malade… Il a trop bu. Viens, je te prie. Et vous aussi, Anna Petrovna, entrez. Je remplis le samovar et je fais du thé.

 

ANNA PETROVNA – Non merci. Il faut que je rentre. (À Platonov :) Je vous attends.

 

SACHA – Viens, Mischa.

 

Elle disparaît de la fenêtre.

 

SCÈNE XII

PLATONOV, ANNA PETROVNA

 

PLATONOV – Je l’avais oubliée. Je la mets au lit et je reviens.

 

ANNA PETROVNA – Ne tardez pas trop.

 

Il entre dans l’école.

 

ANNA PETROVNA, seule. – Après tout, ce n’est pas la première fois qu’il trompe cette pauvre fille.

 

SCÈNE XIII

ANNA PETROVNA, VENGEROVITCH, OSSIP

 

Ossip, qui était caché, apparaît soutenant Vengerovitch, soûl.

 

VENGEROVITCH – Anna !…

 

ANNA PETROVNA, effrayée. – Qui est là ? – Qui êtes vous ?

 

VENGEROVITCH, s’agenouillant violemment devant elle et saisissant sa main. – … Anna Petrovna… Anna !

 

Baisers sur la main, petit délire.

 

ANNA PETROVNA – Comment, c’est vous, Abram Abramovitch. (Essayant de se libérer :) Mais vous êtes fou !

 

VENGEROVITCH, c’est la première fois qu’il l’appelle par son prénom. – Ma chère Anna.

 

Il lui couvre la main de baisers.

 

ANNA PETROVNA, qui va parvenir à se libérer. – Voyons ! Cela suffit ! Allez-vous-en !

 

VENGEROVITCH, en s’éloignant, complètement confus, tout à coup. – Comme tout cela est stupide.

 

SCÈNE XIV

ANNA PETROVNA, OSSIP

 

ANNA PETROVNA – Alors, Ossip, tu me surveilles ?

 

OSSIP – Oh ! Votre Excellence… Vous êtes tombée bien bas.

 

ANNA PETROVNA, le prenant par le menton. – Alors, tu as écouté ?

 

Un temps.

 

OSSIP – Tout.

 

Un temps.

 

ANNA PETROVNA – Comme tu es pâle… Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

 

OSSIP – Ne me torturez pas ! (Il tombe à genoux.) Je vous ai toujours vénérée. Si vous m’aviez ordonné de me jeter dans le feu, je l’aurais fait.

 

ANNA PETROVNA – Alors, pourquoi n’as-tu pas marché jusqu’à Kiev ?

 

OSSIP – Je n’avais pas besoin d’aller jusqu’à Kiev ! Vous étiez ma sainte.

 

ANNA PETROVNA – Assez ! Viens demain : je te donnerai de quoi prendre le train jusqu’à Kiev. Bonsoir. Et ne touche pas à Platonov, tu entends ?

 

OSSIP – Je ne vous oublierai plus, à présent.

 

ANNA PETROVNA – Pourquoi ?

 

OSSIP – Parce que vous n’avez pas su conserver votre rang.

 

ANNA PETROVNA – Vraiment ! Alors tu vas m’expédier dans un couvent, n’est-ce pas ? Mais voilà qu’il pleure, à présent… Allons, allons ! – Écoute, Ossip… quand il sortira de chez lui, tu tireras un coup de fusil.

 

OSSIP – Sur lui ?

 

ANNA PETROVNA – Mais non ! En l’air !

 

OSSIP – Bon… Je tirerai…

 

ANNA PETROVNA – Tu es un bon garçon…

 

OSSIP – Mais il ne viendra pas. Il dort avec sa femme.

 

ANNA PETROVNA – Ne t’inquiète pas… Assassin !

 

Elle sort.

 

SCÈNE XV

PLATONOV, NICOLAS TRILETZKI, OSSIP

 

Ossip reste en scène et s’assied, en attente, lorsque dans un grand mouvement sort Platonov poussant Triletzki.

 

PLATONOV – Allez-vous-en… Sortez d’ici…

 

TRILETZKI, mal réveillé. – Mais pourquoi ! Dites-moi au moins pourquoi ?

 

PLATONOV – Vous le savez très bien. L’épicier est malade. Il a besoin de vous. Allez le voir tout de suite.

 

TRILETZKI, bâillant et s’étirant. – Vous ne pouviez pas attendre demain matin pour me réveiller ?

 

PLATONOV – Vous êtes un coquin, Triletzki, vous entendez ? Un coquin, une canaille !

 

TRILETZKI – Le Bon Dieu m’a fait comme cela. Il sait sûrement ce qu’il fait.

 

PLATONOV – Supposez que l’épicier meure.

 

TRILETZKI – Eh bien, s’il meurt, il ira au paradis. Et s’il ne meurt pas vous aurez gâché mon sommeil pour rien. (Bâillant :) Je ne veux pas y aller ! Je veux dormir.

 

PLATONOV – Vous êtes une bête. Vous devriez avoir honte. – À quoi servez-vous ?

 

Il le secoue.

 

TRILETZKI – Je vous en prie. Je vous en prie, ne vous mettez pas en colère ! J’ajoute que vous n’avez absolument aucun droit, sur le plan moral, de vous interposer entre un médecin et ses patients… (Platonov a un geste de menace.) Merci ! Merci ! Si vous commencez à me faire la morale, je pars. Vous me donnerez votre avis un autre jour.

 

PLATONOV, le frappant du pied. – Filez.

 

TRILETZKI – J’y vais. (Fausse sortie.) Mais je ne comprends pas pourquoi vous vous intéressez tant à un épicier ! Ne savez-vous pas que c’est un ivrogne ? Enfin, c’est votre affaire ! (Il s’éloigne et s’arrête encore.) Juste un mot encore et je m’en vais. Prenez l’avis d’un médecin digne d’estime. Appliquez vous-même vos beaux principes. Je me comprends… (Il revient.) Si j’étais loyal envers moi-même, je vous tirerais une balle dans la tête au lieu de vous écouter. Vous m’avez compris ?

 

PLATONOV, stupéfait, inquiet. – Non.

 

TRILETZKI – Non. – Il y a une certaine petite fille… Je pourrais parler plus nettement. Mais je suis un piètre duelliste. C’est votre chance. Bonsoir.

 

Il sort. Platonov demeure immobile puis crie après lui.

 

SCÈNE XVI

 

PLATONOV, seul. – Je ne suis pas seul à être de la sorte. Tout le monde ! Tout le monde l’est… Irai-je ou n’irai-je pas ? Y aller ou ne pas y aller ? (Il soupire.) Si j’y vais, va commencer une longue chanson que je connais bien mais qui n’est pas belle. Des hommes s’attaquent à des questions à l’échelle du monde. Moi c’est à une femme. Toute ma vie, une femme. César a eu son Rubicon, moi j’ai une femme. Un coureur de jupons, voilà ce que je suis. Tout cela ne serait pas si pitoyable, si je n’essayais de l’éviter. Mais je lutte. Et je suis faible. Si faible.

 

SCÈNE XVII

SACHA, PLATONOV

 

SACHA, à la fenêtre. – Michel, es-tu là ?

 

PLATONOV – Oui, je suis là, mon ange.

 

SACHA, bâillant. – Allons, viens.

 

PLATONOV – J’ai besoin d’air. Dors, petite fille.

 

SACHA – Bonne nuit.

 

Elle ferme la fenêtre.

 

SCÈNE XVIII

KATIA, YAKOV, PLATONOV

 

KATIA, à Yakov. – Attends là un instant. (Elle va vers la maison.) Oh ! C’est vous, monsieur. Comme vous m’avez fait peur ! Ma maîtresse vous envoie cette lettre.

 

PLATONOV – De qui parlez-vous ?

 

KATIA – Sofia Egorovna. Je suis sa femme de chambre.

 

PLATONOV, avec une totale mauvaise foi. – Sofia ? Vous plaisantez ? Pourquoi m’écrirait-elle ?

 

Il lui arrache le papier.

 

KATIA – Elle vous demande de venir aussitôt que possible.

 

PLATONOV – Quoi ? C’est une plaisanterie ! (Lisant.) « Je suis enfin résolue. Je vais tout sacrifier comme vous me l’avez ordonné. Nous partirons ensemble. Je vous appartiens. » Au diable ! (Brusquement à Katia :) Qu’est-ce que vous regardez ?

 

KATIA – J’ai des yeux. Je m’en sers.

 

PLATONOV – Eh bien ! Regardez ailleurs ! Cette lettre est pour moi ?

 

KATIA – Oui.

 

PLATONOV – Vous mentez ! Allez-vous-en ! (Elle sort. Platonov lisant :) « Je suis enfin résolue. Je vais tout sacrifier comme vous me l’avez ordonné. Nous partirons ensemble. Je vous appartiens. »

 

SCÈNE XIX

 

PLATONOV, seul. – Sofia ? Une vie nouvelle, des visages nouveaux, un décor nouveau… J’y vais. (Il part, revient et presse les mains sur sa tête.) Non, je n’irai pas, je n’irai pas. (Il se met en marche.) Allons, brisons tout, piétinons tout. J’y vais.

 

Il sort.

 

SCÈNE XX

OSSIP, seul.

 

Ossip réapparaît et va frapper aussitôt à la fenêtre et aux portes.

 

– Sacha Ivanovna !

 

SCÈNE XXI

SACHA, OSSIP

 

Sacha apparaît en vêtement de nuit à la porte avec une bougie.

 

SACHA – Qui est là ?

 

OSSIP – Vite ! Appelez Michael Vassilievitch !

 

SACHA – Mais il n’est pas là. Qu’y a-t-il, pour l’amour du ciel ?

 

OSSIP – Il s’est enfui avec la veuve. Elle était là il y a un instant. J’ai tout entendu. Dieu les maudisse ! Il s’est enfui avec la veuve du général.

 

SACHA, calmement. – Tu mens !

 

OSSIP – Non, je les ai vus. Ils s’embrassaient. Courez après lui, Sacha Ivanovna.

 

SACHA – Tu mens !

 

OSSIP – Il s’est enfui ! Vous comprenez ? Il a quitté sa femme ! Et vous êtes seule ! (Il prend son fusil à la main.) Anna Petrovna m’a donné un ordre. Je lui obéis. Pour la dernière fois. (Il tire.) Si je le trouve, je vous venge, Sacha Ivanovna ! Oui, je vais lui arracher le cœur. (Sacha, livide, s’affaisse tout d’un coup.) Ah ! pauvre petite âme. Ne vous inquiétez pas. Je le trouverai. Je vous vengerai. Je lui arracherai le cœur. Avec mes mains. Oui, le cœur. Ne vous inquiétez pas, Sacha Ivanovna.

 

ACTE III

Une pièce dans l’École. À droite et à gauche des portes. Un placard, un meuble à tiroirs, des chaises, un divan, etc. Complet désordre.

 

SCÈNE PREMIÈRE

PLATONOV, OSSIP

 

Platonov est couché sur le divan, le visage caché par un vieux chapeau de paille. Débraillé. Il dort.

 

Dès le lever du rideau, on voit, par une fenêtre ouverte, se faufiler Ossip. Il entre. Il vient vers le divan. Il soulève le chapeau sur la tête de Platonov. Il est sur le point de le réveiller lorsqu’il est interrompu par Sofia qui arrive et frappe à la porte d’entrée.

 

SCÈNE II

SOFIA, PLATONOV

 

Ossip se glisse dans une chambre voisine et Sofia, après avoir frappé deux fois, se précipite dans la chambre, très agitée.

 

SOFIA – Platonov ! Mikhaïl Vassilievitch ! Mischa, réveille-toi ! (Elle enlève le chapeau de Platonov.) Comment peux-tu mettre un chapeau aussi sale sur ta figure ! Michel, je te parle.

 

PLATONOV, à moitié endormi. – Ah !

 

SOFIA – Réveille-toi, je t’en prie !

 

PLATONOV – Plus tard…

 

SOFIA – Tu as assez dormi. Lève-toi.

 

PLATONOV – Qui est là ? (Se dressant sur son séant.) Ah ! c’est toi.

 

SOFIA – Regarde l’heure !

 

PLATONOV – Très bien !

 

Il se recouche.

 

SOFIA – Platonov.

 

PLATONOV – Que veux-tu ?

 

Il se relève.

 

SOFIA – Regarde l’heure !

 

PLATONOV – Et alors ? – Tu cries toujours !

 

SOFIA, au bord des larmes. – Oui, je crie. Regarde l’heure.

 

PLATONOV – Sept heures et demie exactement.

 

SOFIA – Oui, sept heures et demie. As-tu oublié ta promesse ?

 

PLATONOV – Épargne-moi tes devinettes aujourd’hui. Quelle promesse ?

 

SOFIA – Tu devais me retrouver à la villa à six heures.

 

PLATONOV, la tête dans les mains. – Eh bien ?

 

SOFIA, s’asseyant à son côté. – N’as-tu pas honte ? Tu avais donné ta parole d’honneur.

 

PLATONOV – Si je ne m’étais pas endormi, j’aurais tenu parole.

 

SOFIA – Tu n’as aucune conscience. – Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je suis venue vers toi et toi, sac à vin, tu me réponds grossièrement.

 

PLATONOV, répétant. – « Elle est venue ! »

 

Il se lève et marche de long en large.

 

SOFIA – Es-tu ivre ?

 

PLATONOV – Qu’est-ce que ça peut te faire ?

 

SOFIA – C’est charmant !

 

Elle pleure.

 

PLATONOV – Oh ! les femmes !

 

SOFIA – Ne me parle pas des femmes ! Tu m’en parles mille fois par jour ! Je ne suis pas n’importe qui et je ne permettrai pas… Oh ! mon Dieu.

 

PLATONOV – Assez ! – Penses-y toi aussi : je t’ai privée de ta famille, de ton bien-être, de ton avenir et pourquoi ? – Je t’ai volée comme si j’étais ton pire ennemi. Le nœud illégal qui nous lie est notre malheur, notre ruine.

 

SOFIA – C’est une chose sacrée ! Une…

 

PLATONOV, la coupant. – Ce n’est pas le moment de jouer sur les mots. J’ai détruit ta vie, voilà tout. Et ce n’est pas la seule : attends un peu et tu entendras l’air que chantera ton mari quand il saura tout. Il te tuera.

 

SOFIA – Il sait tout.

 

PLATONOV – Oui ?

 

SOFIA – Je lui ai tout dit cet après-midi.

 

PLATONOV – Tu plaisantes !

 

SOFIA – Tu es pâle. Tremble, oui, tremble. Il sait. Je le jure sur mon honneur. Tremble !

 

PLATONOV – Impossible ! C’est impossible.

 

SOFIA – Tout.

 

PLATONOV – Et tu ne trembles pas, toi ? – Que lui as-tu raconté ?

 

SOFIA – Je lui ai dit que j’avais déjà… ! que je ne pouvais plus.

 

PLATONOV – Qu’a-t-il fait ?

 

SOFIA – Il m’a regardée comme toi. Terrifié.

 

PLATONOV – Qu’a-t-il dit ?

 

SOFIA – Il a cru d’abord que je plaisantais. Puis il a pâli, tremblé, commencé à pleurer, rampé sur ses genoux devant moi ! Sa figure était aussi répugnante que l’est la tienne en ce moment.

 

PLATONOV – Damnée folle, tu l’as tué ! Comment pouvez-vous, comment osez-vous parler si froidement. Avez-vous dit mon nom ?

 

SOFIA – Oui. – Que faire d’autre ?

 

PLATONOV – Qu’a-t-il dit ?

 

SOFIA – Désirais-tu que toute notre vie je garde la chose secrète ? Il fallait que je m’explique. Je suis une femme honnête, moi !

 

PLATONOV – Sais-tu ce que tu as fait ? Tu as perdu ton mari pour toujours.

 

SOFIA – Pouvait-il en être autrement ? Platonov, vous êtes une canaille de me parler ainsi.

 

PLATONOV – Pour toujours ! – Et que deviendras-tu le jour où nous nous séparerons ? Et c’est toi qui t’en iras la première ! (Un temps.) Quoi qu’il en soit, fais ce que tu voudras. Je m’en remets à toi de ce qu’il faut dire et faire.

 

SOFIA – Nous partirons demain. J’ai déjà écrit à ma mère. Nous irons chez elle !

 

PLATONOV – Où tu voudras.

 

SOFIA – Michel ! Demain, nous allons commencer une vie nouvelle. Crois-moi chéri, tu vas renaître. Je ferai de toi un travailleur. Nous vivrons du pain que nous aurons gagné à la sueur de nos fronts. (Elle pose sa tête sur sa poitrine.) Je travaillerai moi-même, Mischa.

 

PLATONOV – Où ça ?

 

SOFIA – Tu verras ! Je te montrerai ce que peut une femme qui sait ce qu’elle veut ; crois-moi, Mikhaïl, j’éclairerai ton chemin. Toute ma vie ne sera que l’expression de ma gratitude. Viens à la villa à dix heures, apporte tes affaires. Réponds.

 

PLATONOV – Je viendrai.

 

SOFIA – Donne-moi ta parole d’honneur.

 

PLATONOV – Je l’ai déjà donnée.

 

SOFIA – Ta parole d’honneur !

 

PLATONOV – Je te jure que je viendrai.

 

SOFIA – Je te crois, je te crois. Demain, un sang nouveau coulera dans tes veines… (Elle rit.) Dis adieu au vieil homme. Voici ma main. Presse-la fortement.

 

Platonov lui embrasse la main. Sofia se jette à son cou.

 

PLATONOV – As-tu dit dix ou onze heures ?

 

SOFIA – Dix !

 

Elle sort enthousiaste.

 

SCÈNE III

PLATONOV, seul, puis MARKOV

 

PLATONOV, seul. – C’est une vieille chanson. Déjà entendue une centaine de fois. Il faut que je leur écrive une lettre… Elles vont pleurer un peu, naturellement, et puis elles oublieront. (Il va à la fenêtre.) Adieu, village de Voinitzevka ! Adieu à tout. Adieu, Sacha. Adieu, Anna Petrovna… (Il ouvre l’armoire à vins.) Demain je serai un homme neuf. (Il va à la table et se verse une large rasade.) Adieu, École !… (Il boit.) Adieu, enfants… Tsst, tsst, je viens encore de boire. J’avais dit : non… La veuve va rire… À propos, où est sa lettre ? (Il la trouve près de l’appui de la fenêtre. Il lit :) « Platonov, vous n’avez pas répondu à mes lettres, vous êtes un rustre. » Hm, hm !… « Si je ne reçois pas une réponse immédiatement, je viendrai moi-même et le Diable vous emporte. » (Markov entre par la porte ouverte. Il tousse pour attirer l’attention.) Une apparition !

 

Platonov se lève.

 

SCÈNE IV

MARKOV, PLATONOV

 

MARKOV – Pour Votre Honneur. (Il tend un papier à Platonov.) Une citation à comparaître.

 

PLATONOV – Et d’où vient-elle ?

 

Il rit.

 

MARKOV – D’Ivan Andreivitch, juge de paix.

 

PLATONOV – M’invite-t-il à un baptême ? Aussi prolifique qu’une sauterelle, ce vieux pécheur ! (Arrachant le papier des mains de Markov :) « Michel Platonov, cité comme accusé… affront public à Maria Efimovna Grekova, fille du conseiller d’État, et dommage causé à sa réputation… »

 

MARKOV – Voulez-vous signer le reçu, s’il vous plaît.

 

PLATONOV, s’asseyant devant la table et observant Markov. – Savez-vous, mon ami, que vous avez une tête de canard mort ?

 

MARKOV – Je suis fait à l’image de Dieu, Votre Honneur. Je suis un chrétien si vous voulez le savoir. J’ai servi Dieu et le tsar pendant plus de vingt-cinq ans. J’ai prêté serment sur les Saint Évangiles.

 

PLATONOV – Alors vous avez servi sous le tsar Nicolas ?

 

MARKOV – C’est exact. J’étais sous-officier dans l’artillerie.

 

PLATONOV – Et les canons étaient bons ?

 

MARKOV – Ceux du genre habituel. Des canons à âme lisse.

 

PLATONOV – Puis-je me servir de votre crayon ?

 

MARKOV – Bien entendu. (Désignant le papier :) C’est là : « Reçu cette citation à la date du… » N’accepteriez-vous pas de m’offrir la valeur d’un verre, Votre Honneur ? Un pourboire, Votre Honneur, c’est l’habitude, et j’ai parcouru un long chemin pour venir jusqu’ici.

 

PLATONOV – Un verre ? Pas question ! Je vais vous préparer un samovar.

 

Il fouille dans le placard pour trouver la boîte à thé.

 

MARKOV – Si cela ne vous fait rien, Votre Honneur, j’aurais plus vite fait d’emporter le thé avec moi.

 

PLATONOV – Dans le samovar ?

 

MARKOV – Non, dans ma poche ! (Il ouvre une vaste poche latérale.) Voyez ! il y a largement la place.

 

Il prend la boîte et commence à la vider dans sa poche.

 

PLATONOV, lui arrachant la boîte à thé presque vide. – Vous êtes sûr d’en avoir assez ?

 

MARKOV – Je vous remercie très humblement.

 

PLATONOV – Vieux soldat ! Vieux chapardeur !

 

MARKOV – Dieu seul est sans péché. En vous souhaitant bonne chance, monsieur.

 

PLATONOV – Attendez une minute… (Il s’assied et écrit un mot.) Tu sais où demeure Maria Grekova ?

 

MARKOV – Oui. À douze verstes environ. En passant la rivière.

 

PLATONOV – C’est exact. À Zhilkov. Porte-lui tout de suite cette lettre et elle te donnera trois pièces d’argent. Donne-lui la lettre toi-même et n’attends pas la réponse. Laisse de côté toutes les autres citations jusqu’à demain.

 

MARKOV – Je comprends. Dieu vous protège, Votre Honneur.

 

PLATONOV – Et toi de même ! Adieu, mon ami.

 

Markov sort.

 

SCÈNE V

 

PLATONOV, seul – Eh bien, Grekova, nous sommes quittes. Pour la première fois de ma vie, une femme me punit. (Il s’affaisse sur le divan.) Et Sacha ! Pauvre petite fille… Quand elle a su la vérité, elle a pris l’enfant et elle est partie.

 

SCÈNE VI

ANNA PETROVNA, PLATONOV

 

Anna Petrovna arrive et frappe à la porte d’entrée.

 

ANNA PETROVNA – Y a-t-il quelqu’un ici ?

 

PLATONOV, regardant par la fenêtre. – Anna Petrovna !

 

ANNA PETROVNA, appelant. – Inutile de vous cacher. Si vous ne vous montrez pas, je casse le carreau et j’entre.

 

PLATONOV – Comment puis-je l’empêcher… (Il tente de se coiffer devant un petit miroir.) J’aurais, au moins, dû me coiffer.

 

ANNA PETROVNA – Très bien. J’entre. (Elle entre.) Bonsoir, Michel.

 

PLATONOV – Au diable ce placard. Il ne ferme pas.

 

ANNA PETROVNA – Êtes-vous sourd ? J’ai dit bonsoir, Michel.

 

PLATONOV – Ah ! c’est vous, Anna Petrovna ? Je ne vous voyais pas. Décidément cette porte ne restera pas fermée.

 

Il laisse tomber la clef et se penche pour la ramasser.

 

ANNA PETROVNA – Venez ici et laissez cette porte tranquille. Alors ?

 

PLATONOV – Comment allez-vous ?

 

ANNA PETROVNA – Pourquoi ne me regardez-vous pas ?

 

PLATONOV – Parce que j’ai honte.

 

ANNA PETROVNA – Et pourquoi ?

 

PLATONOV – À cause de tout.

 

ANNA PETROVNA – Ah ! je vois. Vous avez séduit quelqu’un.

 

PLATONOV – Peut-être.

 

ANNA PETROVNA – C’est donc vrai ! Laquelle ?

 

PLATONOV – Je ne dirai rien.

 

ANNA PETROVNA – Fort bien. Asseyez-vous ! (Ils s’asseyent sur le divan.) Et maintenant, dites-moi, pourquoi ce mystère ? Allons, je connais vos petits péchés depuis des années.

 

PLATONOV – Je ne suis pas d’humeur aujourd’hui à subir une enquête.

 

ANNA PETROVNA – Bon. (Silence.) Avez-vous reçu ma lettre ?

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA – Et pourquoi n’êtes-vous pas venu cette nuit-là ?

 

PLATONOV – Cela m’a été impossible.

 

ANNA PETROVNA – Pourquoi ?

 

PLATONOV – Je ne pouvais pas, simplement. Au nom du Ciel, ne me posez plus de questions.

 

Il se lève.

 

ANNA PETROVNA – Répondez, Mikhaïl Vassilievitch ! Asseyez-vous ! (Il s’assied.) Pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi depuis quinze jours ?

 

PLATONOV – J’ai été malade.

 

ANNA PETROVNA – Vous mentez.

 

PLATONOV – Bon, je mens.

 

ANNA PETROVNA – Vous mentez. Vous puez le vin. Vous êtes écœurant et la pièce est une porcherie ! Vous buvez ?

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA – Alors, c’est la même histoire que l’année dernière ! Je vous défends de boire.

 

PLATONOV – Entendu.

 

ANNA PETROVNA – Votre parole d’honneur. – Oh ! à quoi bon ! Où cachez-vous ce vin ? (Platonov désigne le placard.) Vous n’avez pas honte, Mischa ? Où est votre fameuse force de caractère ? (Ouvrant le placard :) Et regardez-moi cette saleté ! Vous souhaitez que votre femme revienne, naturellement.

 

PLATONOV – Je ne veux qu’une chose : que l’on ne me pose plus de questions. Et ne me regardez pas dans les yeux. Cela surtout.

 

ANNA PETROVNA – Laquelle est votre bouteille de vin ?

 

PLATONOV – Toutes.

 

ANNA PETROVNA – De quoi enivrer la Grande Armée. Il est temps que votre femme revienne. Je vous la renverrai ce soir. Ne me croyez pas jalouse. J’admets parfaitement de vous partager. (Reniflant une bouteille débouchée :) Il est bon. Nous allons boire un verre avant de jeter le reste. (Platonov va chercher deux verres sur la table.) Vous êtes un pauvre individu, mais vous avez bon goût : ce vin me semble parfait. Droit ! (Elle boit.) Encore un, et puis je jetterai le reste.

 

PLATONOV – Comme vous voudrez.

 

ANNA PETROVNA, versant. – Alors vite : « Au bonheur ! »

 

PLATONOV – « Au bonheur ! » Dieu veuille vous l’accorder.

 

Silence. Ils boivent.

 

ANNA PETROVNA – J’espère vous avoir un peu manqué. Asseyons-nous. (Ils s’asseyent.) Vous ai-je manqué ?

 

PLATONOV – À chaque instant.

 

ANNA PETROVNA – Alors pourquoi vous obstinez vous à me fuir ?

 

PLATONOV – Je vous en prie, cessez de me questionner. Ce n’est pas parce que j’ai honte que je ne répondrai pas, c’est uniquement parce que je cours à ma ruine ! À la ruine complète ! Ma conscience me gêne. Une agonie.

 

ANNA PETROVNA – Jouez-vous le rôle d’un héros de roman ? – Spleen ? Ennui ? Conflits de passions ? Amours verbeux ? – Bon sang, vivez ! Vous prenez-vous pour un archange qui ne saurait vivre au milieu des mortels ?

 

PLATONOV – Raillez si vous voulez ! Mais dites-moi ce que vous voulez que je fasse.

 

ANNA PETROVNA – Être un homme ! Avant tout ! C’est-à-dire : ne pas se cacher pour boire. Se laver de temps en temps ! Et me rendre visite ! Ensuite : être satisfait de son sort. (Elle se lève.) Allons, venez chez moi.

 

PLATONOV, il se lève, puis. – Non ! Non !

 

ANNA PETROVNA – Allons, debout ! Vous parlerez, vous bavarderez, vous mangerez.

 

PLATONOV – Non ! Non !

 

ANNA PETROVNA – Votre chapeau ! Et venez ! Une deux, une deux, en avant, Platonov ! – Mischa, mon chéri.

 

PLATONOV, s’arrachant de son étreinte. – Je ne viendrai pas, Anna Petrovna.

 

ANNA PETROVNA – Eh bien, partez en vacances. Moscou ou Saint-Pétersbourg. Vous verrez d’autres visages, vous irez au théâtre. Je vous prêterai de l’argent et vous aurez des lettres d’introduction. Je viendrais bien, si vous voulez… Ce serait tellement amusant. Vous reviendriez ici rénové, neuf et brillant. Voilà.

 

PLATONOV – C’est la dernière fois que nous nous voyons, je vous assure. Oubliez le fou, l’entêté, le pitoyable, l’insolent Platonov. La Terre va l’avaler. Nous nous retrouverons peut-être. Alors nous rirons de tout cela. Mais aujourd’hui « que tout cela aille au diable » !

 

ANNA PETROVNA, versant à boire. – Allons, encore un verre !

 

PLATONOV, il boit. – Je me souviendrai de vous, ma fée. Riez, vous qui êtes clairvoyante. Demain, je fuirai. Je me fuirai. Un autre homme ! Une autre vie.

 

ANNA PETROVNA – Allons, dites-moi donc ce qui vous est arrivé.

 

PLATONOV – Quand vous l’apprendrez, ne me maudissez pas. Vous dire adieu est une peine suffisante. Vous souriez ? Non, croyez-moi : je dis la vérité.

 

ANNA PETROVNA, après un silence. – Vous ne voulez pas d’argent ?

 

PLATONOV – Non. – Je ne sais pas. – Votre portrait, peut-être. – Quittez-moi, Anna Petrovna ! Ou Dieu sait ce qui va se passer ! Je vais me mettre à pleurer ! Pourquoi me regardez-vous comme cela ?

 

ANNA PETROVNA – Eh bien, adieu ! (Elle lui donne sa main à baiser.) Nous nous reverrons, peut-être.

 

PLATONOV – Jamais ! (Il lui baise la main.) Il ne faut pas ! Partez maintenant !

 

Il couvre sa figure avec la main d’Anna Petrovna.

 

ANNA PETROVNA – Pauvre petit garçon. – Allons, laissez ma main ! Un dernier verre avant de partir. (Elle verse le vin.) Heureux voyage ! Et toutes les joies ! (Ils boivent.) Quel crime avez-vous bien pu commettre ? Dans un aussi petit village, il est peu vraisemblable que vous ayez pu aller très loin dans la vilenie. Un autre verre… « Au chagrin ! » …

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA, versant. – Buvez, mon âme. (Ils boivent.) Ah ! Que le diable t’emporte ! Je n’aime pas les demi-mesures ! (Versant encore du vin :) Quand on boit, on meurt, dit-on. Mais si l’on ne boit pas, on meurt aussi. Alors il est sûrement plus agréable de boire et de mourir. (Elle boit.) Je vais te confier quelque chose, Platonov. Je bois depuis longtemps et personne ne le sait. C’est vrai ! J’ai commencé du vivant du général. Et je continue. Est-ce que j’en ouvre une autre ? Non. Nous perdrions l’usage de la parole. Tu sais, il n’y a rien de pire au monde qu’une femme libre. Et pourquoi ? Parce qu’elle n’a rien à faire. Quelle est mon utilité ? Pour qui ai-je vécu ? Et attends, j’ai autre chose à te dire… Je suis une femme immorale, Platonov ! (Elle éclate de rire.) Et c’est probablement pour cela que je t’aime. (Elle se frotte le front.) Oui, il faut que je meure. Tous les gens comme moi doivent disparaître. Si seulement j’étais professeur. Ou directeur. Ou quelque chose d’autre ! Diplomate ! Intervenir dans les affaires du monde ! (Elle boit.) C’est terrible d’être une femme libre. Les chevaux, le bétail, les chiens ont un rôle sur cette terre. Moi, je n’en ai pas. Je suis superflue. – Qu’est-ce que vous dites ?

 

PLATONOV – Rien. – Nous n’avons rien à nous envier.

 

ANNA PETROVNA – Si seulement j’avais des enfants ! – Aimez-vous les enfants ? Cela occupe. (Se levant :) Restez à Voinitzevka, mon cœur. Si tu pars, que vais-je devenir ? J’aimerais tant me reposer. Il faut que je me repose. J’ai besoin de repos, Mischa. Je voudrais être encore une femme. Une mère. Parle. Mais parle. Tu vas rester, n’est-ce pas ? Parce que tu m’aimes. C’est vrai que tu m’aimes ?

 

PLATONOV – Qui pourrait ne pas vous aimer ?

 

ANNA PETROVNA – Alors pourquoi n’es-tu pas venu l’autre nuit ? Michel, dis-moi que tu restes.

 

PLATONOV – Pour l’amour du Ciel, partez. Ou je vais tout vous dire. Et si j’avoue, il faudra que je me tue. D’ailleurs, quand vous aurez découvert la vérité, vous ne voudrez plus me voir. (Il l’attrape et il l’embrasse.) Allez, pour la dernière fois, allez et soyez heureuse.

 

ANNA PETROVNA – Très bien. Voilà ma main. Je vous souhaite les plus grands bonheurs. (Platonov prend sa main.) Adieu !

 

Elle sort.

 

SCÈNE VII

PLATONOV, seul.

 

Bondissant à la fenêtre.

 

– Partie ! – Une femme délicieuse ! Mais aussi une sorcière !

 

SCÈNE VIII

OSSIP, PLATONOV

 

OSSIP – Comment allez-vous, Mikhaïl Vassilievitch ?

 

PLATONOV – Hm, à quoi dois-je l’honneur ?… Dites ce que vous avez à dire et filez immédiatement.

 

OSSIP – Merci, monsieur. Mais d’abord je vais m’asseoir.

 

PLATONOV – Je vous en prie (Silence.) Êtes-vous malade ? Sur votre visage sont inscrites les dix plaies d’Égypte. (Un temps.) … Pourquoi êtes-vous venu ?

 

OSSIP – Pour vous dire adieu.

 

PLATONOV – Vous quittez le pays ?

 

OSSIP – Pas moi, vous.

 

PLATONOV – Oui, c’est vrai, je pars. – Ossip, vous êtes le diable.

 

OSSIP – Voilà, vous voyez, je sais. Je sais même où vous allez.

 

PLATONOV – Alors, peut-être pourriez-vous me le dire ?

 

OSSIP – Vous voulez vraiment le savoir ?

 

PLATONOV – Naturellement. Comme c’est intéressant ! Où vais-je ?

 

OSSIP – Dans l’autre monde.

 

PLATONOV – Un long voyage. (Silence.) J’imagine que vous souhaitez m’envoyer là-bas vous-même…

 

OSSIP – Bien sûr. J’ai amené la charrette.

 

PLATONOV, un temps. – Et vous attendez pour me tuer.

 

OSSIP – Oui.

 

PLATONOV, l’imitant. – Insolent ! – Avez-vous reçu un ordre ? Et de qui ?

 

OSSIP, sortant un paquet de billets. – Oh ! de plusieurs personnes. Vengerovitch d’abord, puis le jeune maître Voinitzev qui vient de me donner cela pour vous couper la gorge.

 

PLATONOV – Le jeune Serguey ?

 

OSSIP, déchirant les billets. – Lui-même.

 

PLATONOV – Pourquoi déchirez-vous ces billets ? Est-ce pour prouver votre grandeur d’âme ?

 

OSSIP – Je n’ai rien à prouver. J’ai déchiré les billets pour que vous ne puissez pas dire dans l’autre monde qu’Ossip vous a tué uniquement pour de l’argent.

 

Platonov marche de long en large. Silence.

 

OSSIP – Vous avez peur, Mikhaïl Vassilievitch ? (Il rit.) C’est affreux, hein ? (Il rit. Un temps.) Vous ne me croyez pas ?

 

PLATONOV, allant vers Ossip et le dévisageant. – Étonnant ! (Un temps.) Pourquoi souriez-vous, imbécile ! (Il lui saisit le bras.) Assez ! Ne ris plus. Je te parle ! Je t’apprendrai l’éducation. Je te ferai flanquer en prison. – Rustre !

 

Il s’est éloigné rapidement d’Ossip.

 

OSSIP – Giflez-moi pour me punir d’être un rustre.

 

PLATONOV, revenant vers Ossip. – Comme tu voudras ! (Il le frappe à la joue.) Voilà. Te souviens-tu comment est mort Filka ?

 

OSSIP – Comme un chien.

 

PLATONOV – Tu es une bête répugnante. Un monstre. Je suis prêt à te tuer. Tiens ! (Il frappe Ossip à nouveau) File !

 

Il s’éloigne.

 

OSSIP – J’avais beaucoup de respect pour vous, Platonov, dans le temps… Je vous regardais comme un monsieur. À présent, je regrette d’avoir à vous tuer, mais il le faut. – Vous êtes nuisible !

 

PLATONOV – Allez ! Tue-moi si tu veux, mais vite.

 

OSSIP – Pourquoi la jeune maîtresse est-elle venue vous voir aujourd’hui ?

 

PLATONOV – Tuez-moi. Allez, tuez-moi.

 

OSSIP – Et pourquoi la veuve du général est-elle venue elle-même ? Vous vous moquez de la veuve, n’est-ce pas ? Et où est votre femme ? Laquelle des trois est la bonne ? Hein ? Eh bien, n’êtes-vous pas nuisible ? (Il fait rapidement trébucher Platonov et ils tombent sur le plancher. Ils se battent.) Vous saluerez pour moi le général Voinitzev quand vous le rencontrerez dans l’autre monde.

 

PLATONOV – Lâchez-moi.

 

OSSIP, sortant un couteau de sa ceinture. – Restez tranquille. Je vous tuerai de toute façon.

 

PLATONOV – Ma main, oh ! ma main ! Assez.

 

OSSIP – Vous feriez mieux de garder votre souffle pour dire vos prières.

 

On entend un attelage approcher. Il s’arrête.

 

PLATONOV – Lâchez mon poignet… J’ai une femme ! Un enfant ! Le couteau ! Non, Ossip ! Non !

 

Sacha suivie des deux Glagolaiev fait irruption.

 

SCÈNE IX

LES MÊMES, SACHA, LE VIEUX GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV

 

SACHA – Que se passe-t-il ? (Hurlant :) Michel ! (Aux Glagolaiev :) Arrêtez-les, séparez-les tout de suite !

 

Elle tente de séparer les combattants tandis que les Glagolaiev hésitent à s’en mêler.

 

OSSIP, bondissant. – Vous arrivez un peu trop tôt, Sacha Ivanovna. C’est sa chance. Voilà un joli cadeau pour vous. (Il lui donne son couteau.) Je ne peux pas le tuer devant vous. Je le retrouverai plus tard. On n’échappe pas à Ossip.

 

Il saute par la fenêtre.

 

PLATONOV – La brute ! (Un temps.) Et vous autres, que voulez-vous ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Excusez-nous, Michel Platonov. Je venais vous demander… Nous allons attendre, mon fils et moi, dans le jardin, pendant que vous reprenez vos esprits. Viens, Kiryl.

 

Ils vont dans le jardin.

 

SCÈNE X

SACHA, PLATONOV

 

SACHA, agenouillé auprès de Platonov. – Peux-tu te lever ? Essaie.

 

PLATONOV, gémissant. – Un démon.

 

SACHA – Tu es insupportable. Je t’avais prévenu de te garder de lui.

 

Il s’allonge et elle le panse.

 

PLATONOV – Le divan ?

 

SACHA – Allons, reste tranquille. Là, mets ta tête sur l’oreiller.

 

PLATONOV – Ainsi, tu es venue, mon trésor.

 

Il pose la main de Sacha contre sa joue. Un temps.

 

SACHA – Notre petit Kolya est malade.

 

PLATONOV – Qu’est-ce qu’il a ?

 

SACHA – Une éruption. La scarlatine, peut-être. Il n’a pas dormi ces deux dernières nuits. Il ne veut rien prendre. (Pleurant :) Oh ! Michel, j’ai tellement peur pour lui.

 

PLATONOV – Et ton frère, que fait-il ? Après tout, il est docteur !

 

SACHA – Il y a quatre jours, il est venu le voir une minute.

 

PLATONOV – Alors ?

 

SACHA – Il a simplement bâillé et m’a dit que j’étais folle.

 

PLATONOV – Une canaille ! Souviens-toi de ce que je te dis, un de ces jours il éclatera à force de bâiller.

 

SACHA – Oui, mais que faire en attendant ?

 

PLATONOV – Dieu nous préservera. Pourquoi te ferait-il souffrir, toi ? Uniquement parce que tu t’es embarrassée de ce bon à rien de Platonov ? (Un temps.) Sacha, prends bien soin du petit. Sauve-le et je te le promets, j’en ferai un homme. Car c’est aussi un Platonov ! Comme homme je suis petit, mais comme père je serai grand ! Oui, nous serons tellement heureux tous les trois. Sacha, tu ris. Bien, voilà que tu pleures à présent. (Il lui embrasse la tête.) Je t’aime, ma petite chérie, je t’aime et tu me pardonnes, n’est-ce pas ?

 

SACHA – Est-ce que cette aventure dure toujours ?

 

PLATONOV – Aventure ! Quel mot.

 

SACHA – Alors, elle continue ?

 

PLATONOV – Ma foi ! ce n’est rien qu’une accumulation de malentendus. Et même si ce n’est pas réellement terminé, ce le sera demain.

 

SACHA – Quand ?

 

PLATONOV – Oh ! très bientôt. Il y a certaines choses dans son caractère que je ne pourrais pas supporter. Sofia ne sera jamais ta rivale. (Sacha se lève et vacille.) Qu’y a-t-il ? (Il se lève.) Sacha !

 

SACHA – Ainsi tu as une intrigue avec Sofia en même temps qu’avec la veuve ?

 

PLATONOV – Tu ne le savais pas ?

 

SACHA – Sofia ? – Oh ! C’est affreux ! C’était déjà très mal de t’intéresser à Anna Petrovna, mais prendre la femme d’un autre, c’est un péché ! Tu n’as pas de conscience !

 

Elle va vers la porte.

 

PLATONOV – Tu lis trop de romans, Sacha. – Je la quitterai. Reste ici.

 

SACHA – Non. Je ne veux pas ! C’est impossible ! Oh ! Mon Dieu ! (Elle pleure. Un temps.) Je ne sais plus ce que je dois faire.

 

PLATONOV, allant vers elle. – C’est très simple : reste ! Sacha, je suis un débauché, je le sais. Mais tu me pardonnes, n’est-ce-pas ?

 

SACHA – Peux-tu te pardonner toi-même ?

 

PLATONOV – Ceci, mon enfant, est une énigme philosophique.

 

Il l’embrasse sur le front.

 

SACHA – Je suis perdue ! On ne peut pas reconstruire deux fois le même bonheur, et nous étions heureux, n’est-ce pas ?

 

PLATONOV – Tu nourris Ossip, tu recueilles tous les chiens et les chats perdus du voisinage et tu n’as pas pitié de ton époux…

 

SACHA – Tu ne comprends donc pas ? Je ne peux plus vivre avec toi, maintenant. Tu n’es plus digne de respect.

 

PLATONOV – Je sais. Je suis un scélérat. Mais qui t’aimera jamais comme je t’aime ? Qui te comprendra comme je te comprends ? Qui d’autre t’enfermera dans ses bras comme je le fais ? (Il l’étreint.) Et je suis le seul être humain qui pourra jamais manger ta cuisine. C’est vrai ! Avoue que tu sales toujours atrocement la soupe ?

 

SACHA – Laisse-moi m’en aller. Mon cœur est brisé et tu plaisantes !

 

PLATONOV – Eh bien, va. (Il la lâche.) Va-t’en et que Dieu te protège.

 

Sacha s’assied et pleure.

 

SACHA – Pourquoi nous as-tu mis dans une telle impasse ? Nous étions si heureux, Kolya et moi…

 

PLATONOV – Tu es encore là ? Je te croyais partie…

 

Sacha éclate en sanglots et s’enfuit.

 

SCÈNE XI

 

PLATONOV, seul – Sacha ! Sacha !

 

Il ouvre la porte et bute contre le vieux Glagolaiev.

 

SCÈNE XII

LE VIEUX GLAGOLAIEV, PLATONOV, puis LE JEUNE GLAGOLAIEV

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, il entre appuyé sur sa canne. – Inutile de crier. Mme Platonov est partie. Je suis navré de vous déranger. Mais je ne serai pas long. Répondez-moi en une phrase, Michel Platonov, et je partirai.

 

Il se lève.

 

PLATONOV – Je suis ivre. La chambre tourne.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Ma question est assez inattendue et vous me croirez peut-être stupide. Mais répondez-moi pour l’amour du Ciel. C’est pour moi une affaire de vie ou de mort. J’accepterai votre verdict, car je vous tiens pour un honnête homme. Je me trouve dans une situation humiliante. Vous la connaissez bien. À mon avis, elle est le plus haut point de la perfection. Quiconque connaît Anna Petrovna Voinitzev… (Il s’approche de Platonov et le soutient.) Eh là, ne vous évanouissez pas !

 

PLATONOV – Allez-vous-en ! J’ai toujours pensé que vous étiez un vieil imbécile !

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Vous êtes son ami. Vous la connaissez comme vous-même. Mikhaïl Vassilievitch, Anna Petrovna est-elle une honnête femme ? A-t-elle le droit d’être l’épouse d’un honnête homme ?

 

Un temps.

 

PLATONOV – Tout est vil, immoral et sale dans ce monde.

 

Il s’écroule inconscient contre Glagolaiev et roule par terre.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, entrant. – Franchement, papa ! vais-je passer ici toute la journée à monter la garde ? Je ne suis pas en humeur d’attendre.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV, citant les paroles de Platonov. – « Tout est vil, immoral et sale dans ce monde… »

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, voyant Platonov. – Qu’est-il arrivé à Platonov ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Soûl comme un porc ! (Pour lui :) Oui. Voilà la cruelle vérité. « Vil et immoral. » Et « sale » ! – (Silence.) Nous partirons demain matin pour Paris !

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV, riant. – Que veux-tu donc faire à Paris, toi ?

 

Dehors, la tempête commence à se lever.

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Je veux m’y conduire exactement comme cet individu s’est conduit ici.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – À Paris ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Oui, nous tenterons notre chance sous d’autres cieux. Assez de comédie. Plus d’idéal. Je n’ai plus ni foi ni amour. Nous partons. J’en ai fini avec tout cela. Je fais mes valises et je pars.

 

LE JEUNE GLAGOLAIEV – À Paris ?

 

LE VIEUX GLAGOLAIEV – Oui. S’il faut pécher, que ce soit en terre étrangère. Je ne suis pas trop vieux. Viens, mon fils !

 

Ils sortent et l’orage éclate.

 

ACTE IV

Deux jours plus tard. Un cabinet de lecture chez les Voinitzev. Deux portes. Des meubles anciens, tapis persans, fleurs. Au mur, des collections de pistolets et de poignard caucasiens. Des oiseaux empaillés. Une table submergée de brochures avec une arme comme presse-papiers[4].

 

C’est une sombre matinée : la pluie frappe lourdement les vitres et des rafales de vent secouent les fenêtres. On découvre Sofia marchant de long en large, tandis que Katia se tient près du feu.

 

SCÈNE PREMIÈRE

SOFIA, KATIA

 

KATIA – Tout est louche. Les portes sont ouvertes. Tout est sens dessus dessous. Une fenêtre est arrachée de ses gonds. Il s’est passé quelque chose de terrible. D’ailleurs, une de nos poules a crié comme un coq. C’est un signe.

 

SOFIA – À ton avis, que s’est-il passé ?

 

KATIA – Je ne sais pas, madame. Pour moi, quelqu’un a assassiné M. Platonov. Ou alors, il est parti se pendre. (Un temps.) Il n’est pas au village non plus. J’ai marché pendant près de quatre heures. (Pleurant :) Oubliez-le, madame, oubliez-le. C’est un péché. (Un temps.) Pensez au maître… C’est lui qui me fait de la peine. C’était un garçon content de vivre et voyez ce qu’il est devenu : il erre de tous côtés, comme s’il avait perdu l’esprit. Je suis triste pour lui, madame, voilà ce que je suis. Ce n’est pas bien. (Un temps.) – Qu’est-ce que vous trouvez à cet amour ? C’est un scandale, uniquement. Vous avez changé, vous aussi, ces derniers jours. Vous ne mangez plus, vous ne buvez plus. Vous ne dormez plus. Vous ne faites que tousser.

 

SOFIA, un temps. – Va, Katia. Essaie une fois encore. Retourne à l’école.

 

KATIA, partant. – J’y vais. Mais vous feriez mieux d’aller vous coucher.

 

Elle sort.

 

SCÈNE II

VOINITZEV, SOFIA

 

VOINITZEV, au-dehors. – Oui, maman. – Je vais m’allonger… (Entrant et voyant Sofia :) Toi… Ici ? Pourquoi ?

 

SOFIA – Je m’en vais…

 

Elle s’éloigne.

 

VOINITZEV, aussitôt. – Une minute, Sofia, je te prie.

 

SOFIA – Tu as quelque chose à me dire ?

 

VOINITZEV – Oui. (Un temps.) Il y a une éternité que nous ne nous sommes pas trouvés dans cette pièce.

 

SOFIA – Oui. Une éternité.

 

VOINITZEV – Tu vas me quitter ?

 

SOFIA – Oui.

 

VOINITZEV – Bientôt ?

 

SOFIA – Aujourd’hui.

 

VOINITZEV – Avec lui ?

 

SOFIA – Oui.

 

VOINITZEV – La passion et le désespoir d’un autre, voilà de quoi fonder un solide bonheur.

 

SOFIA, vivement. – Tu voulais me dire quelque chose ?

 

VOINITZEV – Je regrette ce que j’ai pu faire ces derniers jours. J’ai prononcé des paroles blessantes, brutales : pardonne-moi.

 

SOFIA – Je te pardonne.

 

Elle s’en va.

 

VOINITZEV, divaguant légèrement. – Ne pars pas encore. Je ne t’ai pas tout dit. Je deviens fou, Sofia. Je ne suis pas assez fort pour supporter ce choc. Il me reste encore un petit coin clair dans l’esprit. Quand il s’éteindra, je serai perdu. Je sais, par exemple, que je me trouve dans mon bureau. Ce bureau a appartenu à mon père, Son Excellence le major-général Voinitzev, chevalier de Saint-Georges. Un homme grand et fier. Beaucoup l’ont calomnié, naturellement. Ils prétendaient que c’était un tyran, qu’il battait ses gens, qu’il les humiliait. Mais ce qu’il avait à supporter, lui, ils refusaient de le voir. (Au portrait :) Puis-je vous présenter Sofia Egorovna, mon ex-épouse ? (Sofia essaie de partir, mais il la retient.) Non, ne t’en va pas encore. Tu m’entendras jusqu’à la fin. Après tout, c’est la dernière fois.

 

SOFIA – Nous nous sommes tout dit. Et je sais parfaitement ce que je dois penser de moi-même.

 

VOINITZEV – Tu ne sais rien. Absolument rien. Sinon tu ne me regarderais pas de cette façon. (Il tombe à genoux et lui prend les mains.) Sofia, pense à ce que tu fais… Aie pitié de moi, ne me quitte pas ! Regarde, je t’ai déjà pardonné. Je te donnerai le bonheur. J’en suis capable. Lui, ne t’apportera rien. Vous vous perdrez lui et toi. Tu vas détruire Platonov, Sofia ! Reste. Il viendra nous voir. Tu verras. Nous ne parlerons jamais du passé. Reste, je t’en supplie. Platonov sera d’accord avec moi. Il ne t’aime pas. Il t’a prise parce que tu t’es donnée à lui.

 

SOFIA – Vous êtes tous ignobles. – Où est-il ?

 

VOINITZEV, se levant. – Je ne sais pas.

 

SOFIA – Je te hais. – Où est Platonov ?

 

VOINITZEV – Je lui ai donné un peu d’argent et il m’a promis de s’en aller.

 

SOFIA, presque défaillante. – Tu mens.

 

VOINITZEV – Un millier de roubles et il a renoncé à toi. – Non. Ne me crois pas, c’est un mensonge. Tu n’as eu que de bons rapports avec lui, n’est-ce pas ? Cela n’a pas été plus loin ?

 

SOFIA, froidement. – Je suis sa femme. Pourquoi me retenir ? Qu’espères-tu ?

 

Elle s’élance pour sortir.

 

VOINITZEV, l’attrapant et criant. – Tu es sa maîtresse et tu me parles avec cette insolence ?

 

SCÈNE III

LES MÊMES, ANNA PETROVNA

 

Entre Anna Petrovna.

 

SOFIA – Laisse-moi partir…

 

Elle sort.

 

SCÈNE IV

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

 

ANNA PETROVNA – Tu sais la nouvelle, Serguey ?

 

VOINITZEV – Platonov a disparu. Je sais.

 

ANNA PETROVNA – Je parlais de l’affaire de notre propriété.

 

VOINITZEV – Quelle affaire ?

 

ANNA PETROVNA – C’est fini… complètement… Pouf ! Comme cela ! Un joli tour de passe-passe. Dieu nous l’a donnée, Dieu nous la reprend. Glagolaiev ! Qui aurait pu s’en douter ?

 

VOINITZEV – Je ne comprends pas. Excuse-moi, mais je ne suis plus tout à fait moi-même.

 

ANNA PETROVNA – Porfiry Glagolaiev avait promis de payer pour nous les hypothèques.

 

VOINITZEV – Comme il l’a toujours fait.

 

ANNA PETROVNA – Eh bien, il ne le fera pas cette fois-ci. Il a disparu. Ses domestiques disent qu’il est parti pour Paris. L’imbécile a dû se vexer… Si seulement il avait payé les intérêts, nous aurions pu nous arranger avec les créanciers au moins pendant un an. En ce monde il faut se méfier de ses ennemis et tout autant de ses amis.

 

VOINITZEV – Oui, il faut se méfier de ses amis.

 

ANNA PETROVNA, concluant. – Bon, cher seigneur féodal, que vas-tu faire maintenant ? Où vas-tu aller ?

 

VOINITZEV – Cela m’est égal.

 

ANNA PETROVNA – Certainement pas autant que tu le crois. Assieds-toi, mon enfant… Tout d’abord, garde ton sang-froid.

 

VOINITZEV – Ne fais pas attention à moi, maman. Tes propres nerfs sont à l’épreuve. Il doit bien y avoir un moyen d’en sortir.

 

ANNA PETROVNA – Les femmes ne comptent pas. Leur rôle est secondaire. Du sang-froid, d’abord. Ce que tu as devant toi, cela seul compte ! Et tu as toute la vie. Une vie d’honnêteté et de travail. Pourquoi t’attrister ? Tu pourrais prendre un poste au collège. Tu es un garçon intelligent. Tu es fort en philologie. Tu as des convictions solides, tu as du bon sens et une bonne épouse.

 

VOINITZEV – Maman…

 

ANNA PETROVNA – Tu n’as pas à te plaindre ! Tu iras loin.

 

VOINITZEV – Mais…

 

ANNA PETROVNA – Si seulement tu ne te chamaillais pas avec ta femme ! Voyons, pourquoi n’es-tu pas franc avec moi ? Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? Que se passe-t-il entre vous ?

 

VOINITZEV – Il ne se passe rien, tout est déjà passé. – Ce n’est qu’hier que j’ai appris la vérité. (Un temps.) J’ai l’honneur de te présenter un mari avec des cornes.

 

ANNA PETROVNA – Serguey ! Quelle stupide plaisanterie ! Sens-tu la gravité de cette accusation ?

 

VOINITZEV – Je la sens, mère. Et pas « au figuré » !

 

ANNA PETROVNA – Tu calomnies ta femme.

 

VOINITZEV – Je te le jure devant Dieu !

 

ANNA PETROVNA, vivement. – Ici ? à Voinitzevka ?

 

VOINITZEV – Dans ce maudit Voinitzevka.

 

ANNA PETROVNA – Qui diable dans ce hameau aurait eu cette idée bizarre !

 

VOINITZEV, aussitôt. – Platonov !

 

ANNA PETROVNA, répétant machinalement. – « Platonov » ?

 

VOINITZEV – Platonov !

 

ANNA PETROVNA, bondissant. – Il est permis de dire des bêtises, mais à ce point-là, non ! Tu devrais savoir t’arrêter.

 

VOINITZEV – Bon. Demande-leur. À elle. Et à lui. – Je ne voulais pas le croire moi non plus, mais elle me quitte aujourd’hui et il l’accompagne.

 

ANNA PETROVNA – Allons, Serguey, tu as tout inventé. Comme un enfant.

 

VOINITZEV – Crois-moi. Elle part aujourd’hui. Durant ces deux derniers jours elle n’a pas cessé d’affirmer qu’elle était sa maîtresse.

 

ANNA PETROVNA – Maintenant, je me souviens. Je me souviens. Je comprends tout maintenant. Tais-toi, que je me souvienne de tout, tais-toi…

 

Entre Vengerovitch.

 

SCÈNE V

LES MÊMES, VENGEROVITCH

 

VENGEROVITCH – Bonjour. J’espère que vous allez bien.

 

ANNA PETROVNA, pour elle-même, toujours préoccupée. – Oui… Oui.

 

VENGEROVITCH – Il pleut à verse et pourtant le fond de l’air est chaud. (S’essuyant le front :) Pouah ! Je suis trempé jusqu’aux os. J’avais cependant un parapluie. (Comme il voit qu’on ne fait pas attention à lui, il répète :) J’espère que vous allez bien ? (Personne ne répond.) Je suis venu vous voir au sujet de cette vente épouvantable. C’est honteux, bien sûr. Et c’est dur pour vous. Je… Je vous en prie, ne le prenez pas en mauvaise part. Ce n’est pas moi, à la vérité, qui a forclos les hypothèques. Vos créanciers se sont solidarisés…

 

VOINITZEV, violent, agitant la sonnette de table fortement. – Où sont les domestiques ?

 

VENGEROVITCH – Ce n’est pas moi. Ils ont forclos en mon nom.

 

VOINITZEV – Je les ferai fouetter. Je leur ai dit cent fois que je ne voulais recevoir aucune visite aujourd’hui.

 

ANNA PETROVNA – Il y a des mois qu’ils n’ont été payés.

 

VOINITZEV – Des brutes ! Il aurait fallu qu’ils soient à notre service du temps de mon père !

 

Il jette la cloche à travers la pièce et marche de long en large.

 

VENGEROVITCH – C’est juridiquement en mon nom que l’action a eu lieu, vous comprenez ? Mais en mon nom ils ont dit que vous pourriez vivre ici comme par le passé ! Au moins jusqu’à Noël, en tout cas. Il faudra évidemment procéder à quelques changements. Mais… enfin, cela ne vous gênera pas. Et si ça en arrivait là, vous pourriez toujours vous installer dans les dépendances. C’est chaud, c’est coquet et il y a beaucoup de chambres. (Silence.) … Ils m’ont chargé aussi de vous demander si vous seriez disposée à vendre vos carrières, Anna Petrovna, vous comprenez ? Ces mines de tourbe que vous a laissées votre mari. Vous pourriez en tirer un bon prix si vous vouliez me les abandonner…

 

ANNA PETROVNA – Je ne les vendrai à personne ! Que m’en donneriez-vous ? Un copeck ? Gardez le copeck et qu’il vous étouffe.

 

VENGEROVITCH – Ils m’ont également autorisé à vous prévenir qu’ils intenteraient une action si vous refusiez de vendre les biens qui vous restent. Il faudra bien que je me joigne à eux, car j’ai racheté vos créances à Petrin et à Bougrov. Je déplore de telles méthodes, je l’avoue. Mais que voulez-vous ! L’amitié est une chose, l’argent en est une autre. Le Commerce ! Le Commerce ! C’est une chose maudite ! Je sais.

 

VOINITZEV – Je ne laisserai pas les biens de ma mère aller à n’importe qui ! – Oh ! puis, faites ce que vous voudrez.

 

ANNA PETROVNA – Je suis désolée, Abram Abramovitch, mais il faut que je vous demande de nous laisser.

 

VENGEROVITCH, se levant. – Très bien ! Très bien ! Ne vous troublez pas, d’ailleurs vous pourrez rester ici. Jusqu’à Noël. Je reviendrai. Merci.

 

Il sort.

 

SCÈNE VI

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

 

ANNA PETROVNA, à Voinitzev. – Nous partirons demain. (Pour elle-même :) Oui, je m’en souviens maintenant. C’est pour cela qu’il s’est enfui.

 

VOINITZEV – Oh ! qu’ils fassent ce qu’ils veulent à présent !

 

SCÈNE VII

LES MÊMES, GREKOVA

 

GREKOVA, très heureuse et très gaie. – Ah ! la voilà ! (Elle tend sa main à Anna.) Comment allez-vous, Serguey Pavlovitch ? J’arrive à un mauvais moment, me semble-t-il, excusez-moi ! C’est – comment dit-on ? une visite de Tartare. Oh ! je ne reste qu’une minute. (Riant ; à voix haute :) Excusez-moi, Serguey Pavlovitch, je dois confier un secret à Anna Petrovna. (Elle prend Anna Petrovna à l’écart et lui donne une lettre.) Je l’ai reçue hier.

 

ANNA PETROVNA – Ah !

 

GREKOVA – Écoutez, c’est de lui. (Lisant aussitôt :) « Si je vous ai embrassée au cours de cette soirée, c’est parce que j’étais irrité, hors d’état de me contrôler. Pourtant vous êtes sacrée pour moi et je vous embrasse. J’ai agi comme un animal. Mais ai-je agi autrement avec les autres ? Nous ne nous rencontrerons pas dans la salle d’audience. Je m’en vais demain et pour toujours. Soyez heureuse, je vous le demande. Non, ne me pardonnez pas. » Faites-le chercher, Anna Petrovna ! Qu’il vienne !

 

ANNA PETROVNA – Est-ce nécessaire ?

 

GREKOVA – Sachez-le : Mikhaïl Vassilievitch va être déplacé ! – J’avais porté plainte auprès du directeur de l’Enseignement. – Quel gâchis j’ai fait ! N’écoutez pas, Serguey Pavlovitch. (À Anna Petrovna :) Comment se douter qu’il m’écrirait cette lettre. Si j’avais su ! Ah ! Ce que j’ai souffert.

 

ANNA PETROVNA – Passez dans la bibliothèque, ma chérie, je vous rejoins. J’ai un mot à dire à Serguey.

 

GREKOVA – Dans la bibliothèque ? Bon ! Et vous l’envoyez chercher ? Je veux voir son regard. Où est la lettre ? Ah oui ! (Elle la cache dans son corsage.) Ma chère, je vous en supplie.

 

ANNA PETROVNA, la poussant. – Je vous rejoins.

 

GREKOVA – Bien, bien. (Elle l’embrasse.) Ne soyez pas en colère contre moi, vous ne pouvez pas imaginer comme je souffre.

 

Elle sort.

 

SCÈNE VIII

ANNA PETROVNA, à Voinitzev. – Je vais voir Sofia… lui parler… Je le verrai aussi… toi, assieds-toi et pleure. Soulage-toi. Je m’occuperai de tout.

 

Anna Petrovna sort. Voinitzev pleure. Entre Platonov, le bras en écharpe.

 

SCÈNE IX

PLATONOV, VOINITZEV

 

PLATONOV – Il pleure. Mon pauvre ami. (Il s’approche de lui.) Écoutez-moi.

 

Entre Anna Petrovna.

 

SCÈNE X

LES MÊMES, ANNA PETROVNA

 

ANNA PETROVNA – Comment, il est là ? (Elle s’approche lentement de Platonov.) Platonov, toute cette histoire est-elle vraie ?

 

PLATONOV – Oui.

 

ANNA PETROVNA – Voyou !

 

PLATONOV – Vous devriez être plus polie.

 

ANNA PETROVNA, elle hausse la voix. – Vous ne l’aimez pas. Vous n’avez fait cela que par désœuvrement.

 

VOINITZEV – Demande-lui, maman, ce qu’il est venu faire ici ?

 

ANNA PETROVNA – Se jouer des gens, voilà qui est immonde ! Ce sont des êtres humains, comme vous, homme intelligent.

 

PLATONOV – Je vois que nous ne nous comprenons pas, Anna Petrovna. Oui, il a raison celui qui dans son malheur ne va pas chez ses amis mais court à la taverne. Je pensais que vous étiez civilisés, mais vous êtes comme les autres, des paysans. Mal dégrossis. Je me suis humilié pour rien. (À Voinitzev, nettement :) N’oubliez pas que j’ai moi aussi – et par votre faute – souffert de certaines blessures.

 

Il sort.

 

SCÈNE XI

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

 

ANNA PETROVNA – À quoi faisait-il allusion, Serguey ? L’as-tu vu hier ? Ne me torture pas. Parle.

 

VOINITZEV – Est-ce nécessaire ?

 

ANNA PETROVNA – Parle, qu’est-il arrivé ?

 

VOINITZEV – Aie pitié de moi.

 

ANNA PETROVNA – Parle.

 

VOINITZEV – J’ai envoyé Ossip pour le tuer.

 

ANNA PETROVNA – Et tu l’as traité de « voyou » ? – Cours après lui. Montre-lui au moins que tu es humain.

 

SCÈNE XII

LES MÊMES, PLATONOV

 

Platonov reparaît. Il va s’allonger sur le divan. Voinitzev se dresse.

 

PLATONOV – J’ai très mal à la main. J’ai froid, je grelotte. J’ai mal.

 

VOINITZEV, allant à Platonov. – Michel Vassilievitch… Il faut nous pardonner mutuellement. Je… je suis sûr que vous avez compris mes sentiments (Un temps.) Je vous pardonne. Sur mon honneur. Si je pouvais tout oublier, j’en serais heureux. Essayons de vivre en paix tous les deux.

 

PLATONOV – Oui !… (Un temps.) Je suis brisé.

 

Voinitzev s’éloigne de Platonov et s’assied.

 

PLATONOV, s’étendant sur le divan. – Une couverture… Il pleut. Je coucherai ici.

 

ANNA PETROVNA – Je vous ferai accompagner par un domestique. Je veillerai à ce que l’on s’occupe de vous mais à présent vous feriez mieux de rentrer.

 

PLATONOV – Si quelqu’un ne supporte pas ma présence, qu’il quitte la pièce.

 

SCÈNE XIII

LES MÊMES, SOFIA

 

SOFIA, entrant. – Ossip s’est pendu. On a trouvé son corps près du puits.

 

PLATONOV, se dressant, triomphant. – Enfin !

 

SOFIA, l’apercevant. – Que faites-vous ici ?

 

Un silence.

 

PLATONOV – Tout est terminé, Sofia.

 

SOFIA – Que voulez-vous dire ?

 

PLATONOV – Nous en reparlerons plus tard.

 

SOFIA – Mais pourquoi ?

 

PLATONOV – Sofia, ayez pitié de moi. Vous êtes si nombreux et je suis si seul. Je ne veux rien. La paix seulement.

 

SOFIA – Vous dites ?

 

PLATONOV – Je ne veux pas d’une vie nouvelle. Je ne saurais même pas quoi faire de l’ancienne. Je ne veux rien.

 

Il fait signe à Sofia de s’éloigner.

 

SOFIA – Vous êtes un infâme voyou.

 

Elle pleure.

 

PLATONOV – Je sais. J’ai entendu cela cent fois. (Un temps.) Ce qu’il y a de plus superflu dans le malheur, ce sont les larmes. Cela devait arriver et c’est arrivé. La nature a ses lois et notre vie a sa logique. Et tout cela est arrivé conformément à notre logique. (Criant :) Mais vous ne voyez donc pas que je suis malade ?

 

SOFIA, se tordant les mains. – Sauvez-moi, Platonov, ou je mourrai. Je le jure. Je ne survivrai pas à cette infamie.

 

VOINITZEV, s’approchant de Sofia. – Sofia !

 

SOFIA, se retournant vers Anna Petrovna. – Je sais à qui je dois tout cela. Cela vous coûtera cher.

 

ANNA PETROVNA – Vous perdez votre temps.

 

Sofia s’élance hystériquement hors de la pièce. Une discussion bruyante s’élève dans le corridor. Triletzki apparaît à la porte.

 

SCÈNE XIV

LES MÊMES, NICOLAS TRILETZKI, YAKOV

 

TRILETZKI, sur le pas de la porte, à Yakov. – Alors, tu m’annonces ?

 

YAKOV – Le maître m’a donné des instructions.

 

TRILETZKI – Va et embrasse ton maître. C’est un âne aussi grand que toi. (Il se jette sur le divan.) C’est épouvantable ! (Il sursaute en voyant Platonov.) Ô tragédien ! Votre histoire atteint son point culminant, hein ? (Un temps.) Vous vous prélassez ici, donc. Toujours en train de philosopher, n’est-ce pas ? de prêcher ?

 

PLATONOV – Parlez-moi comme à un être humain, Nicolas ! Que voulez-vous ?

 

TRILETZKI – Vous êtes certainement une bête, Platonov ! (Il s’assied et se couvre le visage de ses mains.) Quel drame ! Mais comment le prévoir ?

 

PLATONOV – Qu’est-il arrivé ?

 

TRILETZKI – Vous ne le savez pas ? Il ne le savait pas ! Oh ! bien sûr, cela vous concerne-t-il ? Vous n’avez pas le temps !

 

ANNA PETROVNA, à Triletzki. – Nicolas Ivanovitch…

 

PLATONOV – Sacha ?

 

TRILETZKI – Elle a fait bouillir une pleine casserole d’allumettes au phosphore et elle a bu.

 

ANNA PETROVNA – Quoi ?

 

TRILETZKI, criant. – Elle s’est empoisonnée avec du phosphore ! (Il bondit et brandit un papier sous le nez de Platonov. Il crie :) Tenez… lisez… lisez… Monsieur le Philosophe.

 

PLATONOV – « Se suicider est un péché, je le sais. Mais, chéri, souviens-toi de moi. Je l’ai fait parce que je n’en pouvais plus. Aime notre petit Kolya comme je l’aime. Veille sur mon frère. N’abandonne pas notre père. Vis selon les Écritures, et Dieu te bénira comme je te bénis. Pardonne-moi, je suis une pécheresse. La clef du buffet de bois est dans ma robe de laine. »… Mon trésor !

 

Il pleure.

 

TRILETZKI – Alors, on pleure à présent ? Une bonne correction, voilà ce que vous méritez. Mettez votre chapeau et filons. Vous avez détruit une femme pour rien, Platonov. Et cependant tous ces gens qui vous entourent vous aiment. Ils trouvent que vous êtes un sujet intéressant et que votre regard est obscurci d’un noble chagrin. Eh bien, allons donc contempler sur place le gâchis qu’a provoqué cet être d’exception.

 

PLATONOV – Assez, Triletzki.

 

TRILETZKI – Une chance pour vous que je sois sorti ce matin de bonne heure. Sans cela, elle serait morte. (Réaction de Platonov.) Vous comprenez ? Allons, partons. Je ne voudrais pas l’échanger contre dix esprits exceptionnels comme le vôtre.

 

PLATONOV – Vous voulez dire qu’elle n’est pas morte ?

 

TRILETZKI – Vous préféreriez qu’elle le soit ?

 

Platonov rit et embrasse Triletzki.

 

ANNA PETROVNA – Je ne comprends pas. Parlez clairement, Triletzki. Nous sommes tous ridicules et je n’aime pas cela. Que signifie cette lettre ?

 

TRILETZKI – Elle serait posthume si je n’étais arrivé à temps. Actuellement d’ailleurs elle n’est pas hors de danger. Elle a besoin de grands soins… (À Platonov :) Je vous en prie, écartez-vous de moi !

 

SCÈNE XV

LES MÊMES, IVAN TRILETZKI, puis SOFIA

 

Entre Ivan Triletzki à demi vêtu d’une robe de chambre.

 

NICOLAS TRILETZKI – Il ne manquait plus que lui !

 

IVAN TRILETZKI – Ma Sacha. Oh ! ma petite Sacha. (Il va à Platonov.) Oh ! mon cher Mischa, mon très cher Michel, je t’implore. Au nom de l’Éternel et des Saints Esprits et de tous les Anges, va vers elle ! Tu es un homme sage, intelligent, noble, honnête, généreux. Retourne près d’elle ! Vite, dis-lui que tu l’aimes. Abandonne un instant tes belles dames romantiques, je t’implore. (S’agenouillant :) Regarde, je suis à genoux ! Si elle meurt, je suis perdu pour toujours. Mischa, mon cher, viens lui dire que tu l’aimes, qu’elle est toujours ta femme ! Pour sauver quelqu’un, parfois il faut mentir ! Dieu sait que tu es un homme de bien, mais fais ce mensonge pour sauver quelqu’un qui t’est cher. Fais-moi cette charité, au nom du Christ. Je suis un vieil homme.

 

NICOLAS TRILETZKI – Père !

 

IVAN TRILETZKI – Ne te moque pas de moi, je suis un vieillard très fou, mais très bon. Plus de quatre-vingts ans, à une heure près !

 

PLATONOV, riant. – Très bien, colonel, relevez-vous ! Nous allons guérir votre enfant et nous boirons un verre ensemble.

 

IVAN TRILETZKI – Allons-y, mon noble ami ! Deux mots de toi et sa vie est sauvée. Aucun docteur ne saurait la guérir. C’est son âme qu’il faut sauver.

 

Platonov s’affaisse sur le divan.

 

NICOLAS TRILETZKI, éloignant son père. – Que vas-tu donc inventer ? Elle ne court plus aucun danger ! – Tu devrais avoir honte de venir dans cet accoutrement.

 

IVAN TRILETZKI, à Anna Petrovna. – Le courroux de Dieu vous poursuivra pour ce qui est survenu, madame. Vous avez commis des actes coupables. C’est un homme jeune et inexpérimenté. Tandis que vous, Diane au front de marbre…

 

NICOLAS TRILETZKI – Papa ! Sors !

 

IVAN TRILETZKI – Oui, oui.

 

Triletzki pousse son père dans le couloir.

 

NICOLAS TRILETZKI – Sors. (À Platonov :) Et vous, avez-vous l’intention de m’accompagner, oui ou non ?

 

PLATONOV, tentant de se lever. – Oui, partons.

 

Entre Sofia.

 

SCÈNE XVI

SOFIA, ANNA PETROVNA, PLATONOV, NICOLAS TRILETZKI, VOINITZEV

 

SOFIA, à Platonov. – Platonov, une fois encore je vous supplie…

 

ANNA PETROVNA – Sofia !

 

SOFIA, à Platonov. – Partirez-vous sans moi ?

 

PLATONOV – O… o… h… ? !

 

Il se prend la tête à deux mains.

 

SOFIA, s’agenouillant. – Platonov !

 

ANNA PETROVNA – C’en est trop, Sofia ! Levez-vous. (Elle la relève et la force à s’asseoir sur une chaise.) Il y a une ou deux choses qu’on ne doit pas faire, parce que personne n’en est digne. Pas à genoux !

 

SOFIA, pleurant. – Aidez-moi… Suppliez-le… Persuadez-le.

 

ANNA PETROVNA – Assez ! Montez à votre chambre. Et couchez-vous ! (À Triletzki :) Que peut-on faire, Nicolaï Ivanovitch ? (À Voinitzev qui pleure :) Serguey, sois un homme. Ne perds pas la tête. Je suis bien plus meurtrie que toi, mais je tiens. Allons, Sofia… Quelle journée ! (Ils emmènent Sofia.) Sois un homme, Serguey.

 

VOINITZEV – Je fais de mon mieux.

 

TRILETZKI – Ne vous attristez pas, frère Serguey. Vous n’êtes ni le premier, ni le dernier.

 

Ils emmènent Sofia, laissant Platonov seul.

 

SCÈNE XVII

PLATONOV, seul.

 

Il regarde autour de lui. Un temps.

 

– Quel gâchis ! J’ai détruit de faibles femmes. Innocentes. Il eût mieux valu les tuer carrément dans un accès de passion, à la manière espagnole plutôt que de les torturer stupidement, à la manière russe ! (Il se couvre la face de ses mains.) Honte ! J’ai honte ! Je souffre de honte. (Silence.) Je devrais me tuer. (Il prend un revolver.) Hamlet avait peur de rêver, moi j’ai peur de vivre. (Il met le revolver sur sa tempe.) Christ ! Pardonne-moi.

 

Il s’assied sur le divan. Entre Grekova.

 

SCÈNE XVIII

PLATONOV, GREKOVA

 

PLATONOV – De l’eau, de l’eau. Où est Triletzki ?… (Il voit enfin Grekova. Il se met à rire. À Grekova :) Alors, irons-nous demain au tribunal ?

 

GREKOVA – Bien sûr que non ! Après votre lettre nous ne sommes plus des ennemis.

 

PLATONOV – Je voudrais un peu d’eau…

 

GREKOVA – De l’eau ? Mais pourquoi ?

 

PLATONOV – Eh bien, j’ai essayé de me tuer. (Il rit.) Je n’y ai pas réussi. (Riant :) L’instinct ! Mais l’esprit poursuit un but, la Nature un autre ! (Il lui baise la main.) Voulez-vous m’écouter ?

 

GREKOVA – Oui, oui, oui.

 

PLATONOV – Je souffre. Emmenez-moi avec vous, chez vous.

 

GREKOVA – Bien sûr. Avec plaisir.

 

PLATONOV – Merci, mon intelligente petite fille. Une cigarette, un peu d’eau et un lit. Il pleut toujours ?

 

GREKOVA – Oui.

 

PLATONOV – Nous partirons donc sous la pluie. Et nous n’irons pas devant la cour de justice.

 

Grekova se lève et il la regarde fixement.

 

GREKOVA – Ne vous préoccupez pas de la pluie. J’ai une voiture couverte.

 

PLATONOV – Attendez. Vous êtes adorable. – Pourquoi rougissez-vous ?

 

GREKOVA – Non, non, je vous en prie.

 

PLATONOV – Je ne vous toucherai pas. Je baiserai votre main fraîche uniquement.

 

Il lui embrasse la main et l’attire vers lui.

 

GREKOVA – Quel regard étrange ! Lâchez ma main !

 

PLATONOV – Sur la joue, alors… (Il l’embrasse sur la joue.) Rien d’autre. Sur la joue. (Il l’embrasse sur la joue.) … Je délire, je sais… J’aime tous les êtres humains. Et vous aussi… Je ne voulais faire de mal à personne et j’en ai fait à tout le monde.

 

Il lui embrasse la main.

 

GREKOVA – Je comprends, c’était Sofia, n’est-ce pas ?

 

PLATONOV – Sofia, Zizi, Mimi, Macha. Elles sont toutes là. Je vous aime toutes. J’étais à l’Université et j’avais l’habitude de dire des mots gentils aux prostituées, dans le square du théâtre. Les gens allaient au théâtre. Les gens allaient au théâtre et moi j’étais dans le square.

 

GREKOVA – Reposez-vous, calmez-vous.

 

PLATONOV – Elles m’ont toutes aimé, toutes ! Oui ! Et je les ai humiliées et elles m’ont aimé tout de même. Par exemple, il y avait Grekova. Je l’ai humiliée. Ah ! oui… vous êtes Grekova, je suis désolé.

 

GREKOVA – Qu’est-ce qui vous fait tant souffrir ?

 

PLATONOV – Platonov. Le monde et Platonov… Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Vous m’aimez ? Dites oui.

 

GREKOVA – Oui.

 

Elle pose sa tête sur la poitrine de Platonov. Entre Sofia.

 

SCÈNE XIX

LES MÊMES, SOFIA

 

Sofia va à la table et cherche quelque chose.

 

GREKOVA, prenant Platonov par la main. – Chut ! Chut !

 

Sofia prend le revolver, tire sur Platonov et le manque.

 

GREKOVA, se plaçant entre Platonov et Sofia. – Que faites-vous ? (Elle se jette sur Sofia.) Au secours ! Vite !

 

SOFIA – Lâchez-moi.

 

Elle repousse Grekova et mettant le revolver contre la poitrine de Platonov, elle appuie sur la détente.

 

PLATONOV – Attendez… Attendez… Pourquoi ?…

 

Il s’effondre. Anna Petrovna, le vieux Triletzki, Triletzki et Voinitzev accourent.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Texte libre de droits.

 

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Novembre 2006

 

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[1] Dans le texte original : Chterbouk, patronyme d’une prononciation difficile auquel il a fallu renoncer pour la scène (N. d. T.)

[2] En français dans le texte russe (N. d. T.)

[3] En français dans le texte russe. (N. d. T.)

[4] Tchekhov a oublié d’indiquer : au mur ou sur un chevalet le portrait du major-général Voinitzev. (N. d. T.)