Robert-Louis Stevenson

 

 

 

LE MAÎTRE DE BALLENTRAE

 

 

 

(1889)
Traduction Théo Varlet

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

DÉDICACE DU « MAÎTRE DE BALLANTRAE » À SIR PERCY FLORENCE ET LADY SHELLEY   3

I  Ce qui se passa en l’absence du Maître. 4

II  En l’absence du Maître. 20

III  Les pérégrinations du maître. 40

IV  Persécutions que subit Mr. Henry. 77

V  Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757. 119

VI  Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître. 148

VII  Aventures du chevalier Burke dans l’Inde. 172

VIII  L’ennemi dans la place. 177

IX  Le voyage de Mr. Mackellar avec le Maître. 205

X  Ce qui se passa à New York. 226

XI  L’expédition dans le désert. 247

XII  L’expédition dans le désert (Suite). 273

À propos de cette édition électronique. 291

 

DÉDICACE DU « MAÎTRE DE BALLANTRAE » À SIR PERCY FLORENCE ET LADY SHELLEY

Voici une histoire qui s’étend sur de nombreuses années et emmène le lecteur dans bien des pays. Grâce à des circonstances particulièrement favorables l’auteur la commença, la continua et la termina dans des décors éloignés les uns des autres et très différents. Avant tout, il s’est très souvent trouvé en mer. Le personnage et le destin des frères ennemis, le château et le parc de Durrisdeer, le problème du drap de Mackellar et de la forme à lui donner pour les grandes migrations ; tels furent ses compagnons sur le pont, dans bien des ports où l’eau reflétait les étoiles, telles furent les idées qui traversèrent souvent son esprit au chant de la voile qui claque et furent interrompues (quelquefois très brutalement) à l’approche des requins. Mon espoir est que l’entourage ayant ainsi présidé à la composition de cette histoire réussisse dans une certaine mesure à lui assurer la faveur des navigateurs et des amoureux de la mer que vous êtes.

 

Et au moins, cette dédicace vient de très loin : elle a été écrite sur les rivages hauts en couleur d’une île subtropicale à près de dix mille milles de Boscombe Chine et du Manoir : décors qui m’apparaissent tandis que j’écris, en même temps que je crois voir les visages et entendre les voix de mes amis.

 

Eh bien, me voilà une fois de plus reparti en mer ; sans aucun doute il en est de même de Sir Percy. Envoyons le signal B.R.D. !

 

R. L S

 

Waikiki, 17 mai 1889.

I

Ce qui se passa en l’absence du Maître
[1]

 

Tout le monde aspire depuis longtemps à connaître la vérité vraie sur ces singuliers événements, et la curiosité publique lui fera sans nul doute bon accueil. Il se trouve que je fus intimement mêlé à l’histoire de cette maison, durant ces dernières années, et personne au monde n’est aussi bien placé pour éclaircir les choses, ni tellement désireux d’en faire un récit fidèle. J’ai connu le Maître. Sur beaucoup d’actions secrètes de sa vie, j’ai entre les mains des mémoires authentiques ; je fus presque seul à l’accompagner dans son dernier voyage ; je fis partie de cette autre expédition d’hiver, sur laquelle tant de bruits ont couru ; j’assistai à sa mort. Quant à mon feu Durrisdeer, je le servis avec amour durant près de trente ans, et mon estime pour lui s’accrut à mesure que je le connaissais mieux. Bref, je ne crois pas convenable que tant de témoignages viennent à disparaître : je dois la vérité à la mémoire de Mylord, et sans doute mes dernières années s’écouleront plus douces, et mes cheveux blancs reposeront sur l’oreiller plus paisiblement, une fois ma dette acquittée.

 

Les Duries de Durrisdeer et de Ballantrae[2] étaient une grande famille du Sud-Ouest, dès l’époque de David Ier[3] Ces vers qui circulent encore dans le pays :

 

Chatouilleuses gens sont les Durrisdeer,

Ils montent à cheval avec plusieurs lances[4],

 

portent le sceau de leur antiquité. Le nom est également cité dans une strophe que la commune renommée attribue (est-ce avec raison, je l’ignore) à Thomas d’Ercildoune lui-même, et que certains ont appliquée (est-ce avec justice, je n’ose le dire) aux événements de ce récit :

 

Deux Durie à Durrisdeer,

Un qui harnache, un qui chevauche.

Mauvais jour pour le mari

Et pire jour pour l’épousée[5].

 

L’histoire authentique est remplie également de leurs exploits, lesquels, à notre point de vue moderne, seraient peu recommandables ; et la famille prend sa bonne part de ces hauts et bas auxquels les grandes maisons d’Écosse ont toujours été sujettes. Mais je passe sur tout ceci, pour en arriver à cette mémorable année 1745, où furent posées les bases de cette tragédie.

 

À cette époque, une famille de quatre personnes habitait le château de Durrisdeer, proche Saint-Bride, sur la rive du Solway[6], résidence principale de leur race depuis la Réforme. Le vieux Lord huitième du nom, n’était pas très âgé, mais il souffrait prématurément des inconvénients de l’âge. Sa place favorite était au coin du feu. Il restait là, dans son fauteuil, en robe de chambre ouatée, à lire, et ne parlant guère à personne, mais sans jamais un mot rude à quiconque. C’était le type du vieux chef de famille casanier. Il avait néanmoins l’intelligence fort développée grâce à l’étude, et la réputation dans le pays d’être plus malin qu’il ne semblait. Le Maître de Ballantrae, James, de son petit nom, tenait de son père l’amour des lectures sérieuses ; peut-être aussi un peu de son tact, mais ce qui était simple politesse chez le père devint chez le fils noire dissimulation. Il affectait une conduite uniment grossière et farouche : il passait de longues heures à boire du vin, de plus longues encore à jouer aux cartes ; on le disait dans le pays « un homme pas ordinaire pour les filles » ; et on le voyait toujours en tête des rixes. Mais, par ailleurs, bien qu’il fût le premier à y prendre part, on remarquait qu’il s’en tirait immanquablement le mieux, et que ses compagnons de débauche étaient seuls, d’ordinaire, à payer les pots cassés. Ce bonheur ou cette chance lui suscita quelques ennemis, mais, chez la majorité, rehaussa son prestige ; au point qu’on augurait pour lui de grandes choses, dans l’avenir, lorsqu’il aurait acquis plus de pondération. Une fort vilaine histoire entachait sa réputation ; mais elle fut étouffée à l’époque, et la légende l’avait tellement défigurée dès avant mon arrivée au château, que j’ai scrupule de la rapporter. Si elle est vraie, ce fut une action atroce de la part d’un si jeune homme ; et si elle est fausse, une infâme calomnie. Je dois faire remarquer d’abord qu’il se targuait sans cesse d’être absolument implacable, et qu’on l’en croyait sur parole : aussi avait-il dans le voisinage la réputation d’être « un homme pas commode à contrarier ». Bref, ce jeune noble (il n’avait pas encore vingt-quatre ans en 1745) était, pour son âge, fort connu dans le pays. On s’étonnera d’autant moins qu’il fût peu question du second fils, Mr. Henry (mon feu Lord Durrisdeer), lequel n’était ni très mauvais, ni très capable non plus, mais un garçon de cette espèce honnête et solide, fréquente parmi ses voisins. Il était peu question de lui, dis-je ; mais il n’y avait effectivement pas grand-chose à en dire. Il était connu des pêcheurs de saumon du firth[7], car il aimait beaucoup à les accompagner ; il était en outre excellent vétérinaire et il donnait un bon coup de main, presque dès l’enfance, à l’administration du domaine. Combien ce rôle était difficile, vu la situation de la famille, nul ne le sait mieux que moi ; et non plus avec quelle faible apparence de justice un homme pouvait y acquérir la réputation d’être un tyran et un ladre. Le quatrième personnage de la maison était Miss Alison Graeme, une proche parente, orpheline et l’héritière d’une fortune considérable que son père avait acquise dans le commerce. Cet argent était fort nécessaire aux besoins de Mylord, car les terres étaient lourdement hypothéquées ; et Miss Alison fut en conséquence destinée à être l’épouse du Maître, ce qui lui plaisait assez, à elle ; mais quel bon vouloir il y mettait, lui, c’est une autre question. C’était une fille avenante et, en ce temps-là, très vive et volontaire ; car le vieux Lord n’avait pas de fille à lui, et, sa femme étant morte depuis longtemps, elle avait grandi au petit bonheur.

 

La nouvelle du débarquement du prince Charles[8] parvint alors à ces quatre personnes, et les divisa. Mylord, en homme de coin du feu qu’il était, inclinait à temporiser. Miss Alison prit le parti opposé, vu son allure romanesque, et le Maître (bien que j’aie entendu dire qu’ils ne s’accordaient pas souvent) fut pour cette fois du même avis. L’aventure le tentait, j’imagine : il était séduit par cette occasion de relever l’éclat de sa maison, et non moins par l’espoir de régler ses dettes particulières, excessivement lourdes. Quant à Mr. Henry, il ne dit pas grand-chose, au début : son rôle vint plus tard. Tous trois passèrent une journée entière à discuter, avant de tomber d’accord pour adopter un moyen terme : l’un des fils irait se battre pour le roi Jacques ; l’autre resterait avec Mylord, pour conserver la faveur du roi Georges[9]. Sans nul doute, cette décision fut inspirée par Mylord ; et, comme on le sait, maintes familles considérables prirent un parti analogue. Mais cette discussion terminée, une autre commença. Car Mylord, Miss Alison et Mr. Henry étaient tous d’un même avis : c’était au cadet de partir ; et le Maître, par impatience et vanité, ne voulait à aucun prix rester au château. Mylord argumenta, Miss Alison pleura, Mr. Henry fut plein de franchise. Rien n’y fit.

 

– C’est l’héritier direct de Durrisdeer qui doit chevaucher aux côtés de son roi, dit le Maître.

 

– Si nous jouions franc jeu, répliqua Mr. Henry, ce que vous dites serait plein de sens. Mais que faisons-nous en réalité ? Nous trichons aux cartes !

 

– Nous sauvons la maison de Durrisdeer, Henry ! reprit son père.

 

– Et puis voyez, James, dit Mr. Henry, si je pars et que le Prince ait le dessus, il vous sera facile de faire votre paix avec le roi Jacques. Mais si vous partez, et que l’expédition avorte, nous séparons le droit du titre. Et que serai-je, alors ?

 

– Vous serez Lord Durrisdeer, dit le Maître. Je mets sur table tout ce que je possède.

 

– Je ne joue pas un pareil jeu, s’écria M. Henry. Je me trouverais dans une situation que pas un homme d’honneur ne consentirait à supporter. Je ne serais ni chair ni poisson ! – ajouta-t-il. Et, peu après, il eut une autre expression, peut-être plus claire qu’il ne voulait : – C’est votre devoir d’être ici auprès de mon père, dit-il. Vous savez bien que vous êtes le favori.

 

– En vérité ? dit le Maître. Voilà l’envie qui parle ! Prétendriez-vous me supplanter… Jacob ? dit-il, en appuyant sur le mot avec malice.

 

Mr. Henry se leva sans répondre, et arpenta le bas bout de la salle, car il avait une faculté de silence admirable. Puis il s’en revint.

 

– Je suis le cadet, et je dois partir, dit-il. Mylord ici présent est le maître, et il dit que je partirai. Qu’avez-vous à répondre, mon frère ?

 

– J’ai à répondre ceci, Harry, répliqua le Maître. Lorsque des gens très obstinés se heurtent, il n’y a que deux moyens d’en sortir : se battre – et je crois bien que ni l’un ni l’autre ne voulons aller jusque-là – ou s’en rapporter au sort. Voici une guinée. Acceptez-vous la décision de la pièce ?

 

– J’en accepte le risque, dit Mr. Henry. Face, je pars ; pile, je reste.

 

La pièce fut jetée. Elle retomba pile.

 

– Voici une leçon pour Jacob, dit le Maître.

 

– Toute notre vie, nous nous en repentirons ! dit Mr. Henry.

 

Et il quitta aussitôt la salle.

 

Quant à Miss Alison, elle ramassa la pièce d’or qui venait d’envoyer son fiancé à la guerre, et la projeta au travers du blason de la famille qui décorait la grande verrière de la fenêtre.

 

– Si vous m’aviez aimée autant que je vous aime, vous seriez resté ! s’écria-t-elle.

 

– Je ne vous aimerais pas autant, ma très chère, si je n’aimais l’honneur encore plus, déclama le Maître.

 

– Oh ! s’écria-t-elle, vous n’avez pas de cœur !… Je souhaite que vous soyez tué !

 

Et quittant la pièce, toute en pleurs, elle s’enfuit dans sa chambre.

 

Le Maître alors se tourna vers Mylord et, de son air le plus drôle, lui dit :

 

– En voilà une diablesse de femme !

 

– C’est plutôt vous qui êtes pour moi un diable de fils, répliqua son père ; vous qui avez toujours été mon favori, soit dit à ma honte. Jamais vous ne m’avez fait passer une heure agréable depuis votre naissance ; non, jamais une heure agréable, – et il le répéta une troisième fois.

 

Si ce fut la légèreté du Maître, ou son insubordination, ou le mot de Mr. Henry concernant le fils favori, qui troubla ainsi Mylord, je ne sais ; mais je croirais volontiers que ce fut ce mot, car tout démontre qu’à partir de cette heure Mylord fit plus de cas de Mr. Henry.

 

Bref, ce fut en très mauvais termes avec sa famille que le Maître partit pour le Nord, – et le souvenir de son départ en devint d’autant plus amer, lorsqu’il fut trop tard. Tant par menaces que par promesses, il avait rassemblé près d’une douzaine d’hommes, principalement fils de tenanciers. Tous avaient beaucoup bu lorsqu’ils se mirent en route, et leur cavalcade monta la côte et dépassa la vieille abbaye avec des cris et des chants, la cocarde blanche à tous les chapeaux. C’était une entreprise désespérée, pour une aussi faible troupe, que de traverser isolément la plus grande partie de l’Écosse. Et chacun le crut d’autant plus que, tandis que cette pauvre douzaine de cavaliers trottait sur la colline, un grand vaisseau de la marine royale, dont une seule embarcation aurait pu les anéantir, était mouillé dans la baie, enseigne déployée. L’après-midi, ayant donné au Maître une bonne avance, ce fut le tour de Mr. Henry. Il partit à cheval, tout seul, offrir son épée et porter une lettre de son père au gouvernement du roi George. Miss Alison resta enfermée dans sa chambre et ne fit que pleurer jusqu’après leur départ à tous deux ; seulement, elle cousit la cocarde au chapeau du Maître, et (comme le dit John-Paul) la cocarde était toute mouillée de pleurs lorsqu’il la lui porta.

 

Par la suite, Mr. Henry et Mylord s’en tinrent fidèlement à leur marché. Qu’ils accomplirent quelque chose, c’est plus que je n’en sais ; et qu’ils furent bien fermement attachés au roi, plus que je n’en saurais croire. Mais ils observèrent la lettre de la loyauté, correspondirent avec le Lord Président, se tinrent tranquilles chez eux, et n’eurent que peu ou point de rapports avec le Maître, tant que dura la lutte. Lui, de son côté, ne fut guère plus communicatif. Miss Alison, il est vrai, ne cessait de lui envoyer des exprès, mais je doute qu’elle reçut beaucoup de réponses. Macconochie fit le voyage une fois pour elle, et trouva les Highlanders devant Carlisle[10] et, non loin du Prince, le Maître à cheval et en haute faveur. Il prit la lettre (raconte Macconochie), l’ouvrit, la parcourut en pinçant les lèvres comme pour siffler, et la mit dans sa ceinture. Son cheval fit un écart ; elle tomba sans qu’il s’en aperçût, et Macconochie la ramassa par terre : il l’a toujours gardée, et je l’ai vue entre ses mains. Des nouvelles, pourtant, arrivaient à Durrisdeer, par cette rumeur publique qui va se répandant à travers un pays, – ce qui m’a toujours émerveillé. Par ce moyen, la famille en sut davantage concernant la faveur du Maître auprès du Prince, et sur quel pied il était censé être. Par une condescendance singulière chez un homme aussi orgueilleux – mais plus ambitieux encore – il avait, paraît-il, gagné de la notoriété en flagornant les Irlandais. Sir Thomas Sullivan, le colonel Burke, et les autres, étaient ses amis de chaque jour, et il s’éloignait de plus en plus de ses compatriotes. Il prenait part à la fomentation des moindres intrigues ; il raillait Lord George[11] sur mille détails ; toujours de l’avis qui semblait bon au Prince, bon ou mauvais, il n’importe. En somme, – joueur comme il ne cessa de l’être toute sa vie, – il se souciait moins du succès de la campagne que de la haute faveur où il pouvait aspirer, au cas où par chance elle réussirait. D’ailleurs, il se comporta fort bien sur le champ de bataille ; personne ne le contestait, car il n’était pas lâche.

 

Ensuite vinrent les nouvelles de Culloden, apportées à Durrisdeer par un des fils de tenanciers, – l’unique survivant, affirmait-il, de tous ceux qui étaient partis en chantant sur la colline. Par un malheureux hasard, John-Paul et Macconochie avaient, le matin même, découvert la guinée – origine de tout le mal – enfoncée dans un buisson de houx. Ils s’en étaient allés « haut le pied » comme disaient les serviteurs à Durrisdeer, chez le changeur ; et il leur restait peu de chose de la guinée, mais encore moins de sang-froid. Aussi John-Paul ne s’avisa-t-il pas de se précipiter dans la salle où la famille était en train de dîner, en s’écriant que « Tam Macmorland venait d’arriver et – hélas ! hélas ! – il ne restait plus personne pour venir après lui ! »

 

Ils accueillirent ces paroles avec un silence de condamnés. Seulement, Mr. Henry se mit la main devant le visage, et Miss Alison cacha entièrement sa tête entre ses bras étendus sur la table. Quant à Mylord, il était couleur de cendre.

 

– J’ai encore un fils, dit-il. Oui, Henry, et je vous rends cette justice : c’est le meilleur qui reste.

 

C’était là une chose singulière à dire en pareil temps ; mais Mylord se souvenait toujours des paroles de Mr. Henry, et il avait sur la conscience des années d’injustice. C’était néanmoins une chose singulière, et plus que Miss Alison n’en pouvait supporter. Elle éclata, blâmant Mylord pour ce mot dénaturé, et Mr. Henry parce qu’il était assis là en sécurité, alors que son frère était mort, et elle-même parce qu’elle avait parlé durement à son fiancé lorsqu’il était parti, l’appelant à présent la fleur des hommes, se tordant les mains, protestant de son amour, et criant son nom à travers ses larmes, – au point que les serviteurs en demeuraient stupéfaits.

 

Mr. Henry se leva, tenant toujours sa chaise. C’était à son tour d’être couleur de cendre.

 

– Oh ! s’écria-t-il soudain. Je sais combien vous l’aimiez.

 

– Tout le monde le sait, grâce à Dieu ! s’exclama-t-elle ; puis, à Mr. Henry : – Il n’y a personne autre que moi à savoir une chose, c’est que vous le trahissiez du fond du cœur.

 

– Dieu sait, gémit-il, ce fut de l’amour perdu des deux côtés.

 

Après cette scène, le temps s’écoula sans amener grand changement dans le château, sauf qu’ils étaient désormais trois au lieu de quatre, ce qui leur rappelait sans cesse leur perte. L’argent de Miss Alison était grandement nécessaire pour le domaine, et, l’un des frères étant mort, Mylord résolut bientôt qu’elle épouserait l’autre. Jour après jour, il agissait sur elle, assis au coin du feu, le doigt dans un livre latin, et les yeux fixés sur son visage avec une sorte d’attention aimable qui seyait fort bien au vieux gentilhomme. Pleurait-elle, il la consolait comme un vieillard qui a vu de pires temps, et qui commence à ne plus faire grand cas même du chagrin. S’irritait-elle, il se remettait à lire dans son livre latin, mais toujours en s’excusant avec politesse. Offrait-elle – comme elle le faisait souvent – de leur faire donation de tous ses biens, il lui démontrait combien cela s’accordait peu avec son honneur à lui, et lui rappelait que même si elle y consentait, Mr. Henry refuserait à coup sûr. Non vi sed saepe cadendo[12], tel était son mot favori ; et nul doute que cette persécution débonnaire n’emportât beaucoup de sa résolution ; nul doute encore qu’il n’eût sur la demoiselle une grande influence, car il avait servi de père et de mère ; et, sur ce point, elle-même était pleine de l’esprit des Duries, et aurait fait beaucoup pour la gloire de Durrisdeer, sauf toutefois, je pense, d’épouser mon pauvre maître, n’eût été – assez singulièrement – le fait de son extrême impopularité.

 

Celle-ci fut l’œuvre de Tam Macmorland. Tam n’était guère méchant ; mais il avait une fâcheuse faiblesse : la langue trop longue ; puis, en sa qualité de seul homme du pays qui fût parti – ou plutôt qui fût revenu –, les auditeurs ne lui manquaient pas. Ceux qui ont eu le dessous dans une lutte, je l’ai remarqué, tiennent toujours à se persuader qu’on les a trahis. D’après le récit de Tam, les rebelles avaient été trahis à tout bout de champ et par chacun de leurs officiers : trahis à Derby, trahis à Falkirk ; la marche de nuit fut un coup de traîtrise de Mylord George ; la bataille de Culloden fut perdue par la trahison des Macdonalds. Cette habitude d’accuser de trahison se développa chez l’imbécile, au point qu’il finit par y faire entrer Mr. Henry lui-même. Mr. Henry (à l’entendre) avait trahi les garçons de Durrisdeer : il avait promis de suivre avec des renforts ; et, en place, il avait été trouver le roi George.

 

– Oui, et dès le lendemain ! geignait Tam ; le pauvre bon Maître, et les pauvres chers gars qui l’accompagnaient, ne furent pas au haut de la côte, qu’il était en route, le Judas ! Ah ! oui ! il a réussi ; il va être Mylord, à présent, mais il y a bien des cadavres refroidis sur la bruyère du Highland !

 

Après quoi, s’il avait bu, Tam se remettait à larmoyer.

 

Parlez assez longtemps, vous trouverez des gens pour vous croire. Cette manière d’envisager la conduite de Mr. Henry se répandit peu à peu dans le pays : des gens l’affirmaient, qui savaient le contraire, mais se trouvaient à cours de sujets ; quant aux ignorants et aux malintentionnés, ils y prêtaient l’oreille, y ajoutaient foi, et redisaient ensuite cette parole d’Évangile. On s’écarta de Mr. Henry ; bientôt même, le populaire murmura sur son passage, et les femmes (toujours plus hardies parce qu’elles n’ont rien à craindre) lui criaient des reproches en pleine figure. Le Maître fut proclamé saint. On rappela qu’il n’avait jamais rien fait pour pressurer les tenanciers ; – et, en effet, il se contentait de dépenser l’argent. Il était un peu sauvage, peut-être, disaient les gens ; mais combien un garçon naturellement sauvage, qui se serait bientôt amendé, valait mieux qu’un fesse-mathieu et un étrangleur, toujours le nez dans ses registres de comptes, à persécuter les pauvres tenanciers ! Une vulgaire traînée, qui avait eu un enfant du Maître et qui, d’un commun accord, avait été fort mal traitée par lui, se posait néanmoins en une sorte de champion de sa mémoire. Un jour, elle jeta une pierre à Mr. Henry, en criant :

 

– Où est le brave garçon qui s’est fié à vous ?

 

Mr. Henry arrêta son cheval et la considéra, tandis que le sang lui coulait de la lèvre.

 

– Comment, Jess ? dit-il, vous aussi ? Vous devriez pourtant mieux me connaître.

 

Car c’était lui qui l’avait secourue pécuniairement.

 

La femme tenait prêt un autre caillou, qu’elle fit mine de jeter ; et lui, par un geste défensif, leva la main qui tenait la cravache.

 

– Quoi ! vous iriez battre une femme, vous vilain… s’écria-t-elle ; et elle s’enfuit en hurlant comme s’il l’avait frappée.

 

Le lendemain, le bruit courait dans le pays, comme un feu de bruyère, que Mr. Henry avait battu Jessie Broun qui en était à deux doigts de la mort. Je cite ce fait comme un exemple de la façon dont grossissait la boule de neige, une calomnie entraînant l’autre. À la fin, mon pauvre maître fut si perdu de réputation qu’il se mit à garder la maison comme Mylord. Cependant, soyez sûr qu’il ne prononça pas une plainte chez lui : le fond même du scandale était un sujet trop scabreux à traiter ; et Mr. Henry était très fier et singulièrement obstiné dans son silence. Mon vieux Lord en apprit sans doute quelque chose par John-Paul, ou par un autre ; à tout le moins dut-il remarquer à la fin le changement survenu dans les habitudes de son fils. Mais il est probable que lui-même ignorait à quel point l’opinion publique était montée. Quant à Miss Alison, elle était toujours la dernière à écouter les nouvelles, et ne s’y intéressait guère.

 

Au plus fort de ces mauvaises dispositions (car elles se dissipèrent comme elles étaient venues, personne n’eût su dire pourquoi) une élection se préparait dans la ville de Saint-Bride, qui est la plus proche de Durrisdeer, et se trouve sur l’Eau-de-Swift. On réclamait contre un abus, j’ai oublié lequel, si je l’ai jamais su ; et l’on disait couramment qu’il y aurait des têtes cassées avant le soir, et que le shérif[13] avait fait venir de la troupe d’aussi loin que Dumfries. Mylord émit l’idée que Mr. Henry devait s’y montrer, lui affirmant que cette apparition était nécessaire pour l’honneur de la maison :

 

– L’on finira par dire, ajouta-t-il, que nous n’avons pas d’influence, même dans notre voisinage.

 

– C’est une singulière influence que la mienne, répliqua Mr. Henry ; – et, quand on l’eut poussé encore un peu : – je vous dirai la simple vérité, ajouta-t-il, je n’ose montrer mon visage.

 

– Vous êtes le premier de notre maison qui ait jamais dit cela, s’écria Miss Alison.

 

– Nous irons tous les trois, dit Mylord.

 

Et en effet, il mit ses bottes (pour la première fois depuis quatre ans, ce fut pour John-Paul toute une affaire de les lui enfiler), Miss Alison revêtit son amazone, et tous trois montèrent à cheval et gagnèrent Saint-Bride.

 

Les rues étaient pleines de la racaille de tout le pays, et l’on n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur Mr. Henry, que les sifflets partirent, et les huées, et les cris : « Judas ! – Où est le Maître ? – Où sont les pauvres gars qui s’en sont allés avec lui ? » Une pierre même fut lancée ; mais la plupart se récrièrent que c’était une honte, à cause de Mylord et de Miss Alison. Il ne fallut pas dix minutes pour persuader à Mylord que Mr. Henry avait raison. Sans dire un mot, il fit faire volte-face à son cheval et s’en retourna, le menton sur la poitrine. Miss Alison non plus ne dit pas un mot ; elle n’en pensait pas moins, sans doute ; sans doute elle eut sa fierté piquée, car c’était une Durie de la vraie sorte ; et sans doute elle fut touchée au fond du cœur de voir son cousin traité aussi indignement. Cette nuit-là, elle ne se coucha pas. J’ai souvent blâmé Mylady ; mais, au souvenir de cette nuit, je suis prêt à lui tout pardonner ; et, dès le matin, elle s’en alla trouver le vieux Lord à son fauteuil habituel.

 

– Si Henry veut toujours de moi, dit-elle, il peut m’avoir à présent.

 

À lui-même, elle parla différemment.

 

– Je ne vous apporte pas d’amour, Henry ; mais, Dieu le sait, toute la pitié du monde.

 

Le 1er juin 1748 eut lieu leur mariage. Ce fut en décembre de la même année que je vins frapper à la porte du château ; et depuis lors j’ai consigné l’histoire des événements à mesure qu’ils se déroulèrent sous mes yeux, comme un témoin en justice.

 

II

En l’absence du Maître


 

J’accomplis ma dernière étape, en cette froide fin de décembre, par une journée de gelée très sèche, et mon guide n’était autre que Patey Macmorland, le frère de Tam. Ce gamin de dix ans, à cheveux d’étoupe et à jambes nues, me débita plus de méchants contes que je n’en ouïs jamais ; car il avait bu parfois au verre de son frère. Je n’étais pas encore bien âgé moi-même ; ma fierté n’avait pas encore la haute main sur ma curiosité ; et, d’ailleurs, n’importe qui eût été séduit, par cette froide matinée, d’entendre tous les vieux racontars du pays et de se voir montrer au long du chemin tous les endroits où s’étaient passés des événements singuliers. Il me servit les contes des Claverhouse quand nous fûmes aux fondrières, et les contes du diable quand nous arrivâmes au haut de la côte. En longeant la façade de l’abbaye, ce fut le tour des vieux moines, et plus encore des contrebandiers, à qui les ruines servent de magasins, de qui, pour ce motif, débarquent à une portée de canon de Durrisdeer ; et tout le long de la route, les Duries et le pauvre Mr. Henry occupèrent le premier rang de la calomnie. J’étais donc grandement prévenu contre la famille que j’allais servir, et je fus à moitié surpris de voir s’élever, dans une jolie baie abritée, le château de Durrisdeer lui-même, construit à la mode française, ou peut-être italienne, car je ne suis guère compétent là-dessus ; et le lieu que j’aie jamais vu le plus embelli de jardins, de pelouses, de charmilles et de grands arbres. L’argent improductif absorbé dans tout cela eût rétabli entièrement la famille ; mais, en réalité, l’entretien seul du domaine coûtait une fortune.

 

Mr. Henry en personne m’accueillit dès la porte. C’était un grand jeune homme brun (comme tous les Duries), au visage franc et sans gaieté, très robuste de corps mais non de santé. Il me prit par la main sans la moindre morgue et me mit à l’aise par des propos simples et cordiaux. Il m’introduisit dans la salle, tout botté que je fusse, pour me présenter à Mylord. Il faisait encore jour ; et la première chose que je remarquai fut un losange de verre incolore au milieu des armoiries de la verrière, à la fenêtre. Je m’en souviens, je trouvai que cela déparait une salle autrement si belle, avec ses portraits de famille, le plafond de stuc à pendentifs, et la cheminée sculptée, où mon vieux Lord était assis dans un coin, à lire son Tite-Live. Il ressemblait à Mr. Henry, avec le même air franc et simple, quoique plus fin et agréable, et d’une conversation cent fois plus intéressante. Il me posa beaucoup de questions, sur l’Université d’Édimbourg où je venais de passer maître ès arts, et sur les différents professeurs, dont il paraissait bien connaître les noms et les qualités. Et ainsi, parlant de choses familières, je pris vite mon franc-parler dans ma nouvelle demeure.

 

Nous en étions là, quand Mme Henry entra dans la salle. Elle était dans un état de grossesse avancée, car elle attendait dans moins de six semaines la naissance de Miss Katharine et, à première vue, sa beauté me sembla médiocre ; de plus, elle me traita avec plus de condescendance que les autres ; aussi, sous tous rapports, je la plaçai au troisième rang dans mon estime.

 

Au bout de très peu de temps, j’avais cessé de croire un mot de toutes les histoires de Patey Macmorland, et j’étais devenu, ce que je suis toujours resté, un fidèle serviteur de la maison de Durrisdeer. Mr. Henry possédait la meilleure part de mon affection. C’est avec lui que je travaillais, et je trouvai en lui un maître exigeant, qui gardait toute sa bonté pour les heures où nous étions de loisir. Dans le bureau du régisseur, non seulement il me chargeait de besogne, mais il me surveillait avec sévérité. Un jour, cependant, il leva de son papier des yeux presque timides, et me dit :

 

– Mr. Mackellar, je crois devoir vous déclarer que je suis très satisfait de vous.

 

Ce fut son premier mot d’éloge ; et, de ce jour, son espèce de méfiance au sujet de mon travail se relâcha ; bientôt ce furent des Mr. Mackellar par-ci, Mr. Mackellar par-là, de toute la famille ; et pendant la plus longue durée de mon service à Durrisdeer, j’ai accompli toute chose à mon loisir et à ma fantaisie, et sans qu’on me chicanât d’un farthing. Alors même qu’il me tenait sévèrement, j’avais senti mon cœur se porter vers lui, en partie par pitié sans doute, car c’était un homme évidemment malheureux. Au beau milieu de nos comptes, il lui arrivait de tomber dans une profonde rêverie, les yeux fixés sans voir sur la page ou par la fenêtre, au-dehors ; et, à ces moments-là, l’air de son visage et les soupirs qu’il laissait échapper éveillaient en moi de vifs sentiments de curiosité et de commisération. Un jour, je me souviens, nous nous étions attardés à quelque affaire dans la chambre du régisseur. Cette pièce est au haut de la maison, et a vue sur la baie, et sur un petit promontoire boisé, au milieu des vastes grèves ; et là, se découpant en plein sur le soleil, qui s’enfonçait à l’horizon, nous aperçûmes les contrebandiers, un grand nombre d’hommes et de chevaux qui couraient sur le sable. Mr. Henry venait de regarder fixement vers l’ouest, et je le croyais ébloui par le soleil, lorsque tout à coup le voilà qui fronce les sourcils, se passe la main sur le front, et se tourne vers moi en souriant :

 

– Vous ne devineriez pas à quoi je pensais, dit-il. Je pensais que je serais plus heureux si je partais à cheval pour courir des dangers de mort avec cette troupe de bandits.

 

Je lui répondis qu’en effet il m’avait paru jouir de peu de gaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier les autres et de croire que le changement nous serait profitable ; et je citai Horace, en jeune émoulu de collège.

 

– C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nous remettre à nos comptes.

 

Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse. D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombre pesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif (on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de son frère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonne parole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait le Maître ; et son rival dans le château, non seulement auprès de son père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes.

 

C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle. John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grand professeur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraiment fidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait aller aussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement son dédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante. Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussi résolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrer son visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître, – « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire tout pardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose en silence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre. Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quant à blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’y songeait même pas. Sa langue en eût été incapable.

 

Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne mal embouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujours considéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait que chacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le champion de son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bon marché de ses vertus, lorsqu’il les retrouvait chez un de ses maîtres. Macconochie eut vite fait de flairer mon inclination secrète, il me mit dans ses confidences, et déblatéra contre le Maître, des heures d’affilée, au point que mon travail en souffrait.

 

– Ils sont toqués, ici, s’écriait-il, et qu’ils soient damnés ! Le Maître… le diable les étouffe, de l’appeler ainsi ! c’est Mr. Henry qui doit être le maître, à cette heure ! Ils n’étaient pas tellement férus du Maître, quand ils l’avaient ici, je vous le garantis. Malheur sur son nom ! Jamais une bonne parole ne sortait de ses lèvres, pour moi ni pour personne ; rien que railleries, réprimandes et jurons profanes, – le diable soit de lui ! Personne n’a connu toute sa méchanceté : lui un gentilhomme !… Avez-vous jamais entendu parler, Mr. Mackellar, de Willy White le tisserand ? Non ? Eh bien, Willy était un homme singulièrement pieux ; un assommant individu, pas du tout dans mon genre, et je n’ai jamais pu le supporter ; seulement, il avait beaucoup de savoir-faire dans sa partie, et il sut tenir tête au Maître et le gourmander à plusieurs reprises. C’était un haut fait, pour le Maître de Ballantrae, d’entretenir une bisbille avec un tisserand, n’est-ce pas ?

 

Et Macconochie ricanait. En fait, il ne prononçait jamais le nom tout entier sans une espèce de râle haineux.

 

– Eh bien, il le fit. Jolie occupation ! d’aller beugler à la porte de cet homme, lui crier : Boû ! dans le dos, mettre de la poudre dans son feu, et des pétards sur sa fenêtre ; tant que notre homme se figurait que c’était le vieux Cornu[14] qui venait le chercher. Eh bien, pour abréger, Willy s’affecta. En fin de compte, on ne pouvait plus le faire lever de ses genoux, il ne cessait de prier avec de grands éclats, jusqu’à ce qu’il en mourût. Ce fut un meurtre véritable, de l’avis de chacun. Demandez à John-Paul : – il était franchement honteux d’un pareil jeu, lui, le bon chrétien ! Quel haut fait pour le Maître de Ballantrae !

 

Je lui demandai ce que le Maître lui-même en pensait.

 

– Comment le saurais-je ? dit-il. Jamais il ne disait rien.

 

Et il revint à sa manière habituelle de sacrer et maudire, répétant à tout coup : « Maître de Ballantrae », avec un ricanement nasillard. Ce fut au cours d’une de ces confidences qu’il me fit voir la lettre de Carlisle, qui portait encore l’empreinte du fer à cheval. En fait ce fut là notre dernière confidence ; car il s’exprima d’une façon tellement inconvenante sur Mme Henry, que je dus le réprimander vertement et, par la suite, le tenir à distance.

 

Mon vieux Lord était d’une amabilité uniforme envers Mr. Henry ; il avait même de jolies façons de gratitude, et parfois lui donnait une tape sur l’épaule, en disant, comme si tout le monde devait l’entendre : – « J’ai là un bon fils ! » Et, certes, il était reconnaissant, vu son grand sens de justice. Mais je crois que c’était tout, et je suis sûr que Mr. Henry pensait de même. Tout son amour allait au fils défunt. Non qu’il y fît guère allusion ; en ma présence, du moins, une seule fois. Mylord m’avait demandé en quels termes j’étais avec Mr. Henry, et je lui avais répondu la vérité.

 

– Oui, dit-il, en regardant brûler le feu, Henry est un bon garçon, un très bon garçon. Vous savez sans doute, Mr. Mackellar, que j’avais un autre fils ? Il n’était pas, je le crains, aussi vertueux que Mr. Henry ; mais, mon Dieu, il est mort, Mr. Mackellar ! et tant qu’il vivait, nous étions tous fiers de lui, très fiers. S’il ne fut pas tout ce qu’il eût dû être, sous certains rapports, ma foi, peut-être ne l’en aimions-nous que davantage !

 

Ces derniers mots, il les prononça en regardant pensivement le feu ; puis s’adressant à moi, avec une grande vivacité :

 

– Mais je suis enchanté que vous vous accordiez si bien avec Mr. Henry. Vous trouverez en lui un bon maître.

 

Là-dessus, il ouvrit son livre, ce qui était sa manière habituelle de congédier. Mais il ne dut guère lire, et moins encore comprendre : le champ de bataille de Culloden, et le Maître, voilà sans doute ce qui occupait son esprit ; et ce qui occupait le mien, c’était une jalousie mauvaise contre le défunt, à la pensée de Mr. Henry, jalousie qui dès alors avait commencé de m’envahir.

 

J’ai réservé Mme Henry pour la fin ; c’est pourquoi l’expression de mes sentiments paraîtra naturellement plus forte : le lecteur en jugera. Mais je dois parler d’abord d’une autre affaire qui rendit plus étroite mon intimité avec mon maître. Je n’étais pas encore de six mois à Durrisdeer, que John-Paul tomba malade, et qu’il dut s’aliter. À mon humble avis, la boisson était l’origine de son mal ; mais il fut soigné, et se comporta lui-même, comme un saint dans le malheur ; et le ministre qui vint le voir se déclara fort édifié en se retirant. Le troisième matin de sa maladie, Mr. Henry vint me trouver avec une mine quasi patibulaire.

 

– Mackellar, dit-il, je vais vous demander un petit service. Nous payons une pension ; c’est John qui est chargé de la porter et, à présent qu’il est malade, je ne vois personne autre que vous à qui m’adresser. Il s’agit d’une commission très délicate : je ne l’exécute pas moi-même, et pour cause ; je n’ose envoyer Macconochie, car c’est un bavard, et je suis… j’ai… je suis désireux que cela n’aille pas aux oreilles de Mme Henry, ajouta-t-il, en rougissant jusqu’au cou.

 

À vrai dire, quand je sus qu’il me fallait porter de l’argent à une Jessie Broun, qui ne valait pas mieux qu’il ne fallait, j’imaginai que Mr. Henry avait là quelque farce de jeunesse à dissimuler. Je fus d’autant plus impressionné quand la vérité se fit jour.

 

C’était au haut d’une allée, donnant sur une petite rue de Saint-Bride, que Jessie avait son logement. L’endroit était fort mal peuplé, surtout de contrebandiers. Il y avait à l’entrée un homme au crâne fendu ; un peu plus haut, dans une taverne, des gens criaient et chantaient, bien qu’il ne fût pas neuf heures du matin. Bref, je n’ai jamais vu pire voisinage, même dans la grande ville d’Édimbourg, et je fus à deux doigts de m’en retourner. L’appartement de Jessie comprenait une pièce avec ses dépendances, et elle-même ne valait guère mieux. Elle refusa de me donner un reçu (que Mr. Henry m’avait dit de réclamer, car il était fort méthodique) avant d’avoir envoyé chercher des alcools, et sans que j’eusse trinqué avec elle ; et tout le temps elle ne cessa de se comporter d’une manière folâtre et détachée, – singeant parfois les manières d’une dame, parfois éclatant d’une gaieté sans cause, ou bien me faisant des agaceries et des avances qui me remplissaient de dégoût. Sur le chapitre de l’argent, elle fut tragique.

 

– C’est le prix du sang, dit-elle ; c’est ainsi que je le reçois ; le prix du sang de celui qui fut trahi ! Voyez à quoi j’en suis réduite ! Ah ! si le bon petit gas[15] était de retour, cela marcherait autrement. Mais il est mort, – il est couché mort dans les montagnes du Highland, – le bon petit gas ! le bon petit gas !

 

Elle avait une telle façon inspirée de larmoyer sur le bon petit gas, mains jointes et yeux au ciel, qu’elle devait, je pense, l’avoir apprise des comédiens ambulants. Je crus voir que son chagrin était pure affectation et qu’elle insistait sur sa dégradation uniquement parce que c’était alors la seule chose dont elle pût se glorifier. Il serait faux de dire que je ne la plaignais pas, mais c’était avec un mélange de dégoût, et sa dernière façon d’agir balaya entièrement cette pitié. Lorsqu’elle en eut assez de me donner audience, elle apposa son nom au bas du reçu. « Voilà ! » dit-elle, et, lâchant une bordée de blasphèmes les moins féminins, elle m’enjoignit de partir et de porter cela au Judas qui m’avait envoyé. C’était la première fois que j’entendais qualifier de la sorte Mr. Henry ; je fus en outre déconcerté par la soudaine brutalité de sa voix et de ses allures, et sortis de la chambre sous une grêle de malédictions, comme un chien battu. Même dehors, je n’en fus pas quitte : la mégère ouvrit la fenêtre et, se penchant, continua de me vitupérer, tandis que je descendais l’allée. Les contrebandiers, sortant sur le seuil de la taverne, joignirent leurs sarcasmes aux siens, et l’un d’eux eut la cruauté de lancer à mes trousses un petit roquet féroce, qui me mordit à la cheville. C’était là un bon avertissement, au cas où j’en aurais eu besoin, d’éviter les mauvaises fréquentations ; et je tournai la bride vers le château, souffrant beaucoup de la morsure, et considérablement indigné.

 

Mr. Henry m’attendait dans le bureau du régisseur, simulant d’être occupé ; mais je vis bien qu’il était uniquement impatient de savoir les nouvelles de mon expédition.

 

– Eh bien ? dit-il, dès mon entrée.

 

Je lui racontai une partie de ce qui s’était passé, ajoutant que Jessie me paraissait loin de mériter ses bontés, et incapable de reconnaissance.

 

– Elle n’est pas mon amie, dit-il. En fait, je n’ai guère d’amis, et Jessie a quelque raison d’être injuste. Je ne dissimulerai pas ce que tout le pays connaît : elle fut assez mal traitée par un membre de la famille.

 

C’était la première fois que je l’entendais faire une allusion, même lointaine, au Maître ; et il me parut que sa langue se refusait presque à en dire autant. Mais il reprit :

 

– Voilà pourquoi je voulais qu’on n’en sût rien. Cela ferait de la peine à Mme Henry… et à mon père, ajouta-t-il, en rougissant de nouveau.

 

– Mr. Henry, dis-je, si vous m’en laissez prendre la liberté, je vous conseille de ne plus vous occuper de cette femme. De quelle utilité peut être votre argent à quelqu’un de son espèce ? Elle n’a ni sobriété, ni épargne, – et pour la reconnaissance, vous tireriez plutôt du lait d’une meule de rémouleur ; et si vous voulez mettre un terme à vos bontés, cela n’y changera rien, si ce n’est d’épargner les chevilles de vos messagers.

 

Mr. Henry eut un sourire.

 

– Mais je suis désolé pour votre cheville, dit-il l’instant d’après, avec le sérieux voulu.

 

– Et remarquez, continuai-je, que je vous donne cet avis après réflexion, et bien que mon cœur fût ému par cette femme, tout d’abord.

 

– N’est-ce pas ? vous voyez bien ! dit Mr. Henry. Et il faut vous souvenir que je l’ai connue jadis très convenable. Outre cela, bien que je ne parle guère de ma famille, sa réputation me tient à cœur.

 

Là-dessus, il coupa court à cet entretien, le premier que nous eûmes ensemble sur ce genre de sujet. Mais l’après-midi même, j’acquis la preuve que son père était parfaitement au courant de l’histoire, et que c’était seulement pour sa femme que Mr. Henry désirait le secret.

 

– J’ai bien peur que vous n’ayez fait aujourd’hui une commission pénible, me dit Mylord. Et, comme elle ne relève en aucune façon de vos attributions, je tiens à vous en remercier, et à vous rappeler en même temps (au cas où Mr. Henry l’aurait oublié) qu’il est fort à désirer que pas un mot n’en soit prononcé devant ma fille. Les réflexions sur les défunts, Mr. Mackellar, sont doublement pénibles.

 

La colère me remplit le cœur, et je faillis dire en face, à Mylord, combien peu c’était son rôle, de grandir l’image du défunt aux yeux de Mme Henry, et qu’il aurait beaucoup mieux fait de détrôner cette fausse idole ; car dès cette époque, je voyais très bien sur quel pied se trouvait mon maître vis-à-vis de sa femme.

 

Ma plume possède la clarté nécessaire pour raconter simplement une histoire ; mais rendre l’effet d’une multitude de petits détails, dont pas un seul ne mérite d’être rapporté ; traduire le langage des coups d’œil, et l’intonation de voix qui ne disent pas grand-chose, et condenser en une demi-page l’essentiel de presque dix-huit mois, – je désespère d’y arriver. La faute, pour parler net, fut toute à Mme Henry. Elle s’estimait fort méritante d’avoir consenti à ce mariage qu’elle supportait comme un martyre ; à quoi Mylord, à son insu ou non, l’excitait encore. Elle se faisait aussi un mérite de sa constance envers le défunt, quoique le simple prononcé de son nom fût apparu à une conscience plus droite comme une déloyauté envers le vivant. Là-dessus, également, Mylord lui donnait l’approbation de son attitude. Je suppose qu’il était heureux de parler de sa perte, et répugnait à le faire devant Mr. Henry. En tout cas, ils formaient une petite coterie à part dans cette famille de trois personnes, et c’était le mari qui en était exclu. Il semble que ce fût une vieille coutume, lorsque la famille se trouvait seule au château, que Mylord bût son vin au coin de la cheminée, et que Miss Alison, au lieu de se retirer, apportât un tabouret auprès de ses genoux, pour bavarder privément avec lui. Lorsqu’elle fut devenue l’épouse de mon maître, la même manière d’agir continua. Il m’eût semblé agréable de voir ce vieux gentilhomme si aimant avec sa fille, si je n’avais été partisan de Mr. Henry au point d’être fâché de son exclusion. Maintes fois, je l’ai vu prendre une résolution évidente, quitter la table et aller se joindre à sa femme et à Mylord Durrisdeer. Eux, de leur côté, ne manquaient jamais de lui faire bon accueil, se tournaient vers lui en souriant comme à un enfant intrus, et l’admettaient dans leur conversation avec un effort si peu dissimulé qu’il revenait bientôt s’attabler auprès de moi, et la salle de Durrisdeer était si vaste que nous entendions à peine le murmure des voix auprès de la cheminée. Il restait à les regarder, et moi de même ; et de temps en temps, à voir Mylord hocher tristement la tête, ou poser sa main sur le front de Mme Henry, ou elle la sienne sur son genou, en un geste consolateur, ou encore d’un échange de regards pleins de larmes, nous tirions la conclusion que l’entretien était retombé sur l’éternel sujet, et que l’ombre du défunt planait dans la salle.

 

À certains jours, je blâme Mr. Henry d’avoir pris le tout avec trop de patience ; mais nous devons nous rappeler qu’épousé par pitié, il avait accepté sa femme sous cette même condition. Une fois, je m’en souviens, il annonça qu’il avait trouvé quelqu’un pour remplacer le vitrail de la verrière, – ce qui rentrait clairement dans ses attributions, puisqu’il dirigeait toutes les affaires du château. Mais, pour les fervents du Maître, ce vitrail était une espèce de relique ; et au premier mot de remplacement, le sang monta à la face de Mme Henry.

 

– Vous m’étonnez ! s’écria-t-elle.

 

– C’est moi qui m’étonne, répliqua Mr. Henry, avec plus d’amertume que je ne lui en connus jamais.

 

Là-dessus, mon vieux Lord intervint avec ses discours apaisants, de sorte qu’avant même la fin du repas tout parut oublié. Néanmoins, après le dîner, lorsque le couple se fut retiré comme d’habitude au coin de la cheminée, nous vîmes la jeune femme pleurer, la tête sur le genou du vieillard. Mr. Henry soutint la conversation avec moi, sur quelque matière concernant le domaine, – car il ne savait guère parler que d’affaires, et sa société manquait un peu d’intérêt ; – mais il conversa ce jour-là avec plus de continuité, lançant à tout moment des regards vers la cheminée, et modifiant sans cesse l’intonation de sa voix, mais sans faire mine de s’arrêter. Le vitrail, en tout cas, ne fut point remplacé, et je pense qu’il y vit une grande défaite.

 

J’ignore s’il était ou non assez ferme ; mais Dieu sait qu’il était trop bon. Mme Henry affectait envers lui une sorte de condescendance qui, venant d’une femme, eût piqué mon amour-propre jusqu’au sang ; lui, acceptait cela comme une grâce. Elle le tenait à distance ; faisait mine de l’oublier, puis de se souvenir de lui, et se déridait un peu, comme on fait avec les enfants ; l’accablait d’une froide amabilité ; le reprenait en changeant de couleur et se mordant les lèvres, comme quelqu’un regrettant son malheur ; lui donnait des ordres avec un regard mauvais, lorsqu’elle ne se surveillait pas ; lorsqu’elle faisait attention, lui demandait humblement, comme s’il se fût agi de faveurs inouïes, les services les plus naturels. Il n’opposait à tout cela que la plus inlassable complaisance ; il eût, comme on dit, baisé la trace de ses pas, et portait cet amour dans ses yeux comme l’éclat d’une lampe. Juste avant la naissance de Miss Katharine, il voulut tenir lieu de tous les serviteurs, et ne bougea plus de la chambre. Il était assis derrière le chevet du lit, aussi blanc (me dit-on) qu’un drap, et le front baigné de sueur ; et le mouchoir qu’il tenait à la main était tordu en une petite boule pas plus grosse qu’une balle de fusil. Durant plusieurs jours, il ne put supporter la vue de Miss Katharine ; et je doute même qu’il fut jamais ce qu’il eût dû être envers ma jeune Lady : – défaut de sentiment paternel dont on le blâma beaucoup.

 

Tel fut l’intérieur de cette famille jusqu’au 7 avril 1749, date où arriva le premier de ces événements destinés par la suite à briser tant de cœurs et perdre tant d’existences.

 

Ce jour-là, un peu avant l’heure du souper, j’étais assis dans ma chambre, lorsque John-Paul ouvrit brusquement la porte sans se donner la peine de frapper, et me dit qu’il y avait en bas quelqu’un désirant parler au régisseur ; – et il ricana en prononçant le mot.

 

Je demandai quel genre de personnage c’était, et son nom. Mais je compris alors d’où venait la mauvaise humeur de John, car le visiteur avait refusé de se nommer, excepté à moi, – affront pénible pour l’importance du majordome.

 

– Eh bien, dis-je, en riant sous cape, je vais voir ce qu’il me veut. Je trouvai dans le vestibule un gros homme, très simplement vêtu, et enveloppé d’un manteau de marin, comme un nouveau débarqué, et c’était d’ailleurs son cas. Non loin, Macconochie était aux aguets, la langue hors de la bouche, et la main au menton, comme quelqu’un d’obtus qui réfléchit profondément ; et l’étranger, qui avait ramené son manteau sur son visage, paraissait mal à l’aise. Il ne m’eut pas plus tôt aperçu, qu’il s’avança à ma rencontre avec des manières démonstratives.

 

– Mon cher garçon, dit-il, un millier d’excuses pour vous avoir dérangé, mais je suis dans la plus gênante situation. Et il y a là un écouteur dont je connais trop bien la mine, et qui me regarde je voudrais savoir pourquoi. Les fonctions que vous remplissez dans cette famille, Monsieur, impliquent une certaine responsabilité (c’est d’ailleurs pourquoi j’ai pris la liberté de vous faire appeler) et vous êtes sans doute du parti honnête ?

 

– Je puis du moins vous affirmer, dis-je, que tous les gens de ce parti-là sont en parfaite sécurité à Durrisdeer.

 

– Mon cher garçon, dit-il, c’est bien ainsi que je l’entends. Voyez-vous, je viens d’être déposé à terre ici près par un très honnête homme, dont je ne me rappelle pas le nom, et qui va louvoyer et m’attendre jusqu’au matin, non sans danger pour lui ; et, à parler franc, j’ai mes raisons de croire que ce danger me concerne également. J’ai sauvé ma vie si souvent, Mr…, j’ai oublié votre nom, cependant très honorable, – que ma foi, je répugne assez à la perdre. Et cet écouteur là-bas, que je suis sûr d’avoir vu devant Carlisle…

 

– Oh, monsieur, dis-je, vous pouvez vous fier à Macconochie jusqu’à demain.

 

– Bon, et c’est un plaisir de vous entendre parler de la sorte, dit l’étranger. Le fait est que mon nom n’est guère convenable à porter dans cette région de l’Écosse. Avec un gentleman comme vous, mon cher garçon, je ne veux rien cacher ; et si vous le permettez, je vais vous le glisser dans l’oreille. Je m’appelle Francis Burke, – le colonel Francis Burke ; et je suis venu ici, à mon plus grand péril, pour voir vos maîtres – vous me pardonnerez, mon brave garçon, de leur donner ce nom, car c’est là un détail que je n’aurais à coup sûr jamais deviné, au premier abord. Et si vous voulez bien avoir l’extrême obligeance d’aller leur dire mon nom, vous pourriez ajouter que je leur apporte des lettres dont j’aime à croire que la lecture leur fera très grand plaisir.

 

Le colonel Francis Burke était un de ces Irlandais du Prince, qui firent tant de mal à sa cause, et que détestaient tellement les Écossais, à l’époque de la révolte ; et je me rappelai aussitôt que le Maître de Ballantrae avait étonné tout le monde en se liant avec ces gens-là. À l’instant même, un vif pressentiment de la vérité envahit mon âme.

 

– Si vous voulez entrer ici, dis-je, en lui ouvrant la porte d’une chambre, je vais avertir Mylord.

 

– Et ce sera fort bien à vous, Mr. Quel-est-donc-votre-nom, dit le colonel.

 

Je gagnai à pas lents l’extrémité de la salle. Ils étaient là tous trois : – mon vieux Lord à sa place, Mme Henry travaillant auprès de la fenêtre ; Mr. Henry (selon sa coutume) arpentant le bas bout. Au milieu, la table était dressée pour le souper. Je leur dis brièvement ce que j’avais à dire. Mon vieux Lord se laissa aller dans son fauteuil, Mme Henry se mit debout, d’un mouvement machinal, et elle et son mari se regardèrent dans les yeux, d’une extrémité à l’autre de la salle : ce fut le plus singulier regard de défi qu’ils échangèrent tous deux et, en même temps, leurs visages pâlirent. Puis Mr. Henry se tourna vers moi, non pour parler, mais pour me faire un signe du doigt. Mais cela me suffit, et je redescendis chercher le colonel.

 

À notre retour, tous trois étaient encore dans la situation où je les avais laissés ; ils n’avaient pas dû prononcer un mot.

 

– Mylord Durrisdeer, je pense ? dit le colonel en s’inclinant, et Mylord s’inclina en guise de réponse. – Et Monsieur, continua le colonel, est sans doute le Maître de Ballantrae ?

 

– Je n’ai jamais pris ce titre, dit Mr. Henry ; je suis Henry Durie, pour vous servir.

 

Puis le colonel se tourna vers Mme Henry, et la salua, en portant son chapeau sur son cœur, et avec la plus parfaite galanterie.

 

– On ne peut s’y méprendre devant une aussi exquise lady, reprit-il Je m’adresse à la séduisante Miss Alison, dont j’ai si souvent ouï parler ?

 

De nouveau, mari et femme échangèrent un regard.

 

– Je suis Mme Henry Durie, dit-elle ; mais, avant mon mariage, mon nom était Alison Graeme.

 

Alors, Mylord parla.

 

– Je suis vieux, colonel Burke, dit-il, et d’une santé délicate. Ce sera de votre part une grâce que d’être prompt. M’apportez-vous des nouvelles de… Il hésita, puis, avec un changement de ton singulier, il laissa échapper : – mon fils ?

 

– Mon cher Lord, je serai franc avec vous, comme un soldat, dit le colonel. J’en apporte.

 

Mylord leva la main ; il semblait faire un signe, mais était-ce pour lui donner du temps ou pour le faire parler, nul n’eût pu le deviner. À la fin, il prononça ce seul mot :

 

– Bonnes ?

 

– Mais oui, les meilleures du monde ! s’exclama le colonel. Car mon excellent ami et honoré camarade est à cette heure dans la belle ville de Paris et vraisemblablement, si je connais ses habitudes, il se met à table pour dîner… Mais parbleu, je crois que Mylady va s’évanouir !

 

Mme Henry, en effet, pâle comme la mort, s’était accotée à l’appui de la fenêtre. Mais quand Mr. Henry fit un mouvement comme pour l’élancer, elle se redressa avec une espèce de frisson.

 

– Je suis très bien, dit-elle, les lèvres blanches.

 

Mr. Henry s’arrêta, et une expression de colère passa sur ses traits. Au bout d’un instant, il se retourna vers le colonel.

 

– Vous n’avez pas de reproches à vous faire, dit-il, au sujet de ce malaise de Mme Durie. C’est trop naturel : nous avons tous ici été élevés comme frères et sœur.

 

Mme Henry lança à son mari un regard mêlé de soulagement et de reconnaissance. Dans ma façon de penser, cette phrase lui fit faire son premier pas dans les bonnes grâces de sa femme.

 

– Il faut tâcher de me pardonner, Mme Durie, car, en fait, je ne suis qu’un brutal d’Irlandais, dit le colonel ; et je mériterais d’être tué pour n’avoir pas su présenter la chose avec plus d’art devant une lady. Mais voici les propres missives du Maître ; une pour chacun de vous trois ; et à coup sûr (si je connais tant soit peu l’esprit de mon ami) il vous raconte son histoire avec meilleure grâce.

 

Tout en parlant, il tira de sa poche les trois lettres, les arrangea par ordre d’après leurs suscriptions, offrit la première à Mylord, qui la prit avidement, et s’avança vers Mme Henry, en lui tendant la deuxième.

 

Mais elle le repoussa d’un geste.

 

– À mon mari, dit-elle, d’une voix troublée.

 

Le colonel était prompt, mais ceci le démonta un peu.

 

– Bien entendu, dit-il ; sot que je suis ! Bien entendu ! Mais il tenait toujours la lettre.

 

Enfin, Mr. Henry avança la main, et il ne lui resta plus qu’à la donner. Mr. Henry prit les lettres (la sienne et celle de sa femme) et considéra leurs enveloppes, les sourcils froncés, comme s’il réfléchissait profondément. Il venait de m’étonner par son attitude parfaite ; mais à ce moment, il se surpassa.

 

– Permettez que je vous reconduise chez vous, dit-il à sa femme. L’événement a été un peu brusque, et, d’ailleurs, vous souhaitez sans doute lire votre lettre en particulier.

 

De nouveau elle lui lança le même regard de surprise ; mais sans lui laisser de temps, il s’avança vers elle.

 

– Cela vaut mieux ainsi, croyez-moi, dit-il ; et le colonel Burke est trop intelligent pour ne pas vous excuser.

 

Là-dessus, il lui prit le bout des doigts et l’emmena hors de la salle.

 

Mme Henry ne reparut plus de la soirée ; et lorsque Mr. Henry alla lui rendre visite le lendemain matin, comme je l’ai su longtemps après, elle lui rendit la lettre, non décachetée.

 

– Oh ! lisez-la, et que ce soit fini ! s’écria-t-il.

 

– Épargnez-moi cela, dit-elle.

 

Et par ces deux phrases, à mon idée, chacun défit une grande part de ce qu’ils avaient si bien commencé auparavant. Mais la lettre, pour finir, parvint entre mes mains, et fut brûlée par moi, non décachetée.

 

 

Afin de relater avec une exactitude parfaite les aventures du Maître, après Culloden, j’écrivis dernièrement au colonel Burke, aujourd’hui chevalier de l’ordre de Saint-Louis, pour lui demander quelques notes écrites, car je ne pouvais guère me fier à ma mémoire après un si long intervalle. Sa réponse, je l’avoue, m’embarrassa un peu ; car il m’envoyait les mémoires complets de sa vie, n’ayant trait au Maître que çà et là ; s’étendant sur une période beaucoup plus longue que mon histoire entière, et dont certains passages me semblaient peu édifiants. Il me priait dans sa lettre, datée d’Édimbourg, de lui trouver un éditeur pour le tout, après en avoir fait l’usage que bon me semblerait. Je pense mieux servir mon dessein personnel et répondre à son désir, en imprimant tout au long certains passages. Mes lecteurs y trouveront un récit détaillé et, je crois, véridique, de quelques épisodes essentiels ; et si le style du chevalier séduit quelque éditeur, il sait à qui demander le reste, que je tiens à sa disposition. J’insère ici mon premier extrait, qui tiendra lieu du récit fait par le chevalier, après souper, dans la salle de Derrisdeer. Vous supposerez toutefois qu’il offrit à Mylord non pas le fait brutal, mais une version très expurgée.

 

III

Les pérégrinations du maître


 

(Extrait des Mémoires du Chevalier de Burke)

 

Je quittai Ruthven (est-il besoin de le dire ?) avec beaucoup plus de satisfaction que je n’y étais arrivé ; mais soit que je me trompai de chemin dans les solitudes, ou soit que mes compagnons m’abandonnèrent, je me trouvai bientôt seul. Ma situation était fort désagréable ; car je n’ai jamais rien compris à cet affreux pays ni à ses sauvages habitants, et le dernier coup de la retraite du Prince nous avait rendus, nous autres Irlandais, plus impopulaires que jamais. Je réfléchissais à mes tristes perspectives, lorsque je découvris sur la colline un autre chevalier, que je pris d’abord pour un fantôme, car le bruit de sa mort, en plein front de bataille, à Culloden, avait couru dans l’armée entière. C’était le Maître de Ballantrae, fils de Mylord Durie, un jeune gentilhomme exceptionnellement brave et doué, et destiné par la nature aussi bien à faire l’ornement d’une cour, qu’à moissonner des lauriers sur le champ de bataille. Cette rencontre nous fit grand plaisir à tous deux, car il était de ces rares Écossais qui avaient traité les Irlandais avec bienveillance, et il pouvait à présent m’être des plus utiles en favorisant mon évasion. Toutefois, notre amitié ne devint plus intime qu’après une aventure romanesque comme une légende du roi Arthur. C’était le second jour de notre fuite. Nous venions de passer la nuit sous la pluie, au flanc de la montagne. Il se trouva qu’un homme d’Appin, Alan Black Stewart[16] (ou quelque nom de ce genre, mais je l’ai revu depuis en France), suivait aussi notre chemin, et qu’il eut une pique avec mon compagnon. Des paroles fort inciviles furent échangées, et Stewart somma Ballantrae de mettre pied à terre et de lui rendre raison.

 

– Non, Mr. Stewart, dit le Maître, j’ai plutôt idée, pour l’heure, de faire la course avec vous.

 

Et il donna de l’éperon à son cheval.

 

Stewart courut derrière nous durant près d’un mille ; et – ce qui était un vrai enfantillage – je ne pus m’empêcher de rire lorsqu’en me retournant pour la dernière fois je le vis dans une montée, qui se tenait le flanc et n’en pouvait plus de courir.

 

– Quand même, ne pus-je m’empêcher de dire à mon compagnon, je ne laisserais personne courir ainsi derrière moi, après de telles paroles, sans lui donner satisfaction. La plaisanterie est bonne, mais elle fleure un peu la couardise.

 

Il me regarda en fronçant le sourcil.

 

– J’ose pourtant bien, dit-il, me mettre sur le dos l’homme le plus impopulaire d’Écosse ; et le courage est suffisant.

 

– Oh ! parbleu, dis-je, je puis vous en faire voir un plus impopulaire encore, et à l’œil nu. Et si vous n’aimez pas ma société, vous pouvez vous mettre sur le dos quelqu’un d’autre.

 

– Colonel Burke, dit-il, pas de querelle entre nous et, à ce propos, je dois vous avertir que je suis l’homme du monde le moins patient.

 

– Je suis aussi peu patient que vous, dis-je, et peu m’importe qui l’entend.

 

– De ce pas, dit-il, en retenant son cheval, nous n’irons guère loin. Je propose que nous fassions sur-le-champ de deux choses l’une : ou bien nous battre et en finir, ou bien conclure un pacte ferme de supporter n’importe quoi l’un de l’autre.

 

– Comme un couple de frères ? demandai-je.

 

– Je ne dis pas semblable bêtise, répliqua-t-il. J’ai un frère, moi, et je ne l’estime pas plus qu’un chou vert. Mais si nous devons réciproquement nous étriller un peu au cours de cette fuite, que chacun ose être lui-même comme un sauvage, et que chacun jure qu’il n’aura ni ressentiment ni mépris envers l’autre. Je suis un très méchant individu, au fond, et j’estime très fastidieuse l’affectation de la vertu.

 

– Oh ! je suis aussi méchant que vous, dis-je. Francis Burke n’a pas du lait battu dans les veines. Mais que décidons-nous ? Le combat ou l’amitié ?

 

– Bah ! dit-il, le mieux sera, je pense, de jouer la chose à pile ou face.

 

La proposition était trop chevaleresque pour ne pas me séduire ; et, aussi étrange que cela puisse paraître pour deux bons gentilshommes contemporains, nous lançâmes en l’air une demi-couronne (tels deux paladins de jadis) afin de savoir si nous allions nous couper la gorge ou devenir amis jurés. Une aventure plus romanesque n’a pas dû arriver souvent ; et c’est là pour moi un de ces exemples d’où il appert que les contes d’Homère et des poètes sont encore vrais aujourd’hui, – du moins chez les nobles et les gens de bon ton. La pièce décida la paix et nous scellâmes le pacte d’une poignée de main. Ce fut alors que mon compagnon m’expliqua pour quelle raison il avait fui Mr. Stewart, raison digne à coup sûr de son intelligence politique. Le bruit de sa mort, dit-il, était sa meilleure sauvegarde. Mr. Stewart l’ayant reconnu devenait un danger, et il avait pris le chemin le plus court pour s’assurer le silence du gentilhomme.

 

– Car, dit-il, Alan Black est trop vain pour raconter de lui-même pareille aventure.

 

Dans l’après-midi, nous atteignîmes les bords de ce loch[17] qui était notre but. Le navire était là, qui venait à peine de jeter l’ancre. C’était la Sainte-Marie-des-Anges, du Havre de Grâce. Le Maître, après avoir appelé par signaux une embarcation, me demanda si je connaissais le capitaine. Je lui répondis que c’était un mien compatriote de la plus entière probité, mais, je le craignais, assez timoré.

 

– Peu importe, dit-il. Malgré tout, il faut qu’il sache la vérité.

 

Je lui demandai s’il voulait parler de la bataille ? car si le capitaine apprenait le mauvais état des affaires, nul doute qu’il ne remît à la voile aussitôt.

 

– Et quand bien même ! dit-il ; les armes ne sont plus d’aucune utilité à présent.

 

– Mon cher ami, dis-je, qui pense aux armes ? Ce sont nos amis dont il faut se souvenir. Ils doivent être sur nos talons, voire le Prince en personne, et, si le navire est parti, voilà maintes existences précieuses en péril.

 

– À ce compte, le capitaine et l’équipage ont aussi leurs existences, dit Ballantrae.

 

Il me servait là un faux-fuyant, déclarai-je ; et je ne voulais toujours pas qu’il dît rien au capitaine. Ce fut alors que Ballantrae me fit une réponse spirituelle, à cause de quoi (et aussi parce que l’on m’a blâmé pour cette affaire de la Sainte-Marie-des-Anges) je rapporte ici nos paroles textuelles.

 

– Francis, dit-il, rappelez-vous notre pacte. Je n’ai rien à objecter à ce que vous teniez votre langue, ce que je vous engage même à faire par la suite ; mais, d’après nos conventions, vous devez me laisser libre de parler.

 

Je ne pus m’empêcher de rire ; mais je persistai à l’avertir de ce qui en sortirait.

 

– Que le diable en sorte, peu m’en chaut, dit l’enragé garçon. J’ai toujours exactement suivi mes impulsions.

 

Comme chacun sait, ma prédiction se réalisa. Le capitaine n’eut pas plus tôt appris les nouvelles, qu’il coupa son amarre et reprit la mer. Avant l’aube, nous étions dans le Grand Minch[18].

 

Le navire était très vieux ; et le capitaine, encore que très honnête homme (et Irlandais en outre), était des moins capables. Le vent soufflait avec fureur, et la mer était excessivement grosse. Tout ce jour, il nous fut impossible de boire ni de manger ; nous allâmes nous coucher de bonne heure, non sans inquiétude ; et (comme pour nous donner une leçon) dans la nuit le vent passa subitement au nord-est, et se mit à souffler en ouragan. Nous fûmes éveillés par l’effroyable fracas de la tempête, et les pas précipités des matelots sur le pont ; de sorte que je crus notre dernière heure arrivée ; et ma terreur s’accrut démesurément à voir Ballantrae railler mes dévotions. C’est en des heures comme celle-là qu’un homme de pitié apparaît sous son vrai jour, et que nous découvrons (ce qu’on nous enseigne dès notre plus jeune âge) quelle faible confiance on peut mettre en ses amis profanes : je serais indigne de ma religion si je laissais passer l’occasion de faire cette remarque. Pendant trois jours nous restâmes dans l’obscurité de la cabine, sans autre chose qu’un peu de biscuit à grignoter. Le quatrième jour, le vent tomba, laissant le navire démâté et se balançant sur d’énormes lames. Le capitaine n’avait aucun soupçon des parages où nous avions été chassés ; il ignorait parfaitement son métier, et ne savait faire autre chose qu’invoquer la sainte Vierge : excellente pratique, certes, mais qui n’est pas tout le talent du marin. Nous avions pour unique espoir d’être recueillis par un autre navire ; mais s’il arrivait que ce navire fût anglais, cela ne profiterait guère au Maître ni à moi.

 

Les cinquième et sixième jours, nous fûmes ballottés sans remède. Le septième, on hissa de la toile, mais le navire était lourd, et nous ne fîmes guère que dériver. Tout le temps, en effet, nous avions porté vers le sud-ouest, et, durant la tempête, nous avions dû être entraînés dans cette direction avec une violence inouïe. Le neuvième jour se leva froid et sombre, avec une grosse mer et tous les symptômes du mauvais temps. Dans cette situation, nous eûmes le ravissement d’apercevoir à l’horizon un petit navire, et de voir qu’il s’approchait et venait droit sur la Sainte-Marie. Mais notre joie ne fut pas de longue durée, car lorsqu’il fut assez proche pour mettre à la mer une embarcation, celle-ci fut immédiatement remplie d’une tourbe désordonnée de gens qui chantaient et criaient en ramant vers nous, et qui se répandirent sur notre pont, le coutelas nu au poing, et blasphémant effroyablement. Leur chef était un odieux sacripant, le visage noirci et les favoris frisés en bouclettes : il se nommait Teach, et c’était un pirate très notoire. Il frappait du pied le pont, s’écriant qu’il s’appelait Satan, et son navire l’Enfer. Il y avait dans ses allures quelque chose de l’enfant vicieux et de l’individu timbré, qui me stupéfia. Je glissai à l’oreille de Ballantrae que je ne serais certes pas le dernier à m’engager, et que je priais seulement Dieu qu’ils fussent à court de matelots. Il m’approuva d’un signe de tête.

 

– Parbleu, dis-je à Maître Teach, si vous êtes Satan, voici un diable pour vous.

 

Le mot lui plut ; et (pour ne m’appesantir sur ces détails révoltants) Ballantrae et moi, plus deux autres, fûmes admis comme recrues, mais le capitaine et tout le reste furent précités à la mer par la méthode de « la promenade sur la planche ». C’était la première fois que je la voyais expérimenter, mon cœur défaillit à ce spectacle, et Master Teach, ou l’un de ses acolytes, fit remarquer ma pâleur, d’un air très inquiétant. J’eus le courage de leur danser deux ou trois pas de gigue, et de lâcher quelque grossièreté, ce qui me sauva pour l’instant ; mais quand il me fallut descendre dans la yole, au milieu de ces mécréants, mes jambes faillirent se dérober sous moi ; et tant par dégoût de cette société, que par effroi des lames monstrueuses, je fus à peine capable d’user de ma langue en bon Irlandais, et de lancer quelques plaisanteries durant le trajet. Par la bénédiction de Dieu, il y avait un crincrin sur le bateau pirate, et je ne l’eus pas plus tôt aperçu que je m’en emparai ; et ma qualité de ménétrier me valut la chance merveilleuse de gagner leurs bonnes grâces. Pat-le-Violoneux[19], tel fut le sobriquet dont ils m’affublèrent ; mais je me souciais peu du nom, tant que ma peau était sauve.

 

Quel genre de pandémonium était ce navire, je ne saurais le décrire, mais il était commandé par un fou, et pourrait s’appeler un Bedlam[20] flottant. Buvant, braillant, chantant, querellant, dansant, jamais tous à la fois n’étaient sobres ; à certains jours même, s’il était survenu un grain, il nous aurait envoyés au fond ; ou si un vaisseau du roi avait passé près de nous, il nous aurait trouvés incapables de défense. Deux ou trois fois, nous aperçûmes une voile et, lorsqu’on n’avait pas beaucoup bu, on s’en emparait, Dieu nous pardonne ! et si nous étions tous trop ivres, elle s’échappait, et je bénissais les saints à part moi. Teach gouvernait, si l’on peut dire, bien qu’il ne fît régner aucun ordre, par la terreur qu’il inspirait ; et je vis que notre homme était infatué de son importance. J’ai connu des maréchaux de France moins ouvertement bouffis de la leur ; ce qui jette un jour singulier sur la poursuite des honneurs et de la gloire. En fait, à mesure que nous avançons en âge, nous percevons mieux la sagacité d’Aristote et des autres philosophes de l’antiquité ; et, bien que j’aie toute ma vie recherché les distinctions légitimes, je puis, à la fin de ma carrière, déclarer, la main sur la conscience, qu’il n’en est pas une, – non, et pas même la vie non plus, – qui vaille d’être acquise ou conservée au moindre préjudice de notre dignité.

 

Je fus longtemps avant de pouvoir m’entretenir en particulier avec Ballantrae ; mais à la fin, une nuit, nous allâmes en rampant nous poster sur le beaupré, alors que les autres étaient mieux occupés, et nous causâmes de notre situation.

 

– Nul ne peut nous délivrer que les saints, dis-je.

 

– Mon opinion est tout autre, répliqua Ballantrae ; car je vais me délivrer moi-même. Ce Teach est la dernière des nullités ; il ne nous sert de rien, et nous expose sans cesse à être capturés. Je n’ai pas envie de faire le pirate goudronné pour rien, ni de me laisser pendre si je puis l’empêcher.

 

Et il m’exposa le plan qu’il avait conçu pour améliorer la discipline du navire, ce qui nous donnerait la sécurité pour le présent, et l’espoir d’une prochaine délivrance, lorsqu’on aurait gagné assez pour rompre l’association.

 

Je lui avouai ingénument que j’avais les nerfs très éprouvés par cet horrible milieu, et que je n’osais guère lui répondre de moi.

 

– Je ne me laisse pas effrayer aisément, répliqua-t-il, ni battre.

 

Quelques jours plus tard, survint un incident qui faillit nous faire pendre tous, et qui offre l’exemple le plus extravagant de la folie qui présidait à notre conduite. Nous étions tous très ivres ; et quelque bedlamite[21] ayant signalé une voile, Teach la prit en chasse, sans même y regarder, et nous commençâmes le branle-bas de combat et les vantardises des horreurs à venir. Ballantrae demeurait tranquillement au bossoir, à regarder sous sa main en abat-jour ; mais quant à moi, suivant ma politique vis-à-vis de ces sauvages, j’étais tout à la besogne avec les plus actifs, et les divertissais par mes boutades irlandaises.

 

– Hissez le pavillon ! s’écria Teach. Montrez à ces jean-f… le Jolly-Roger !

 

C’était, en l’occurrence, pure forfanterie, et qui pouvait nous coûter une prise de valeur ; mais je ne me permis pas de discuter et, de ma main, je hissai le pavillon noir.

 

Ballantrae s’en vint aussitôt vers l’arrière, avec un sourire sardonique.

 

– Vous aurez peut-être plaisir à apprendre, vous, chien d’ivrogne, dit-il, que vous donnez la chasse à un vaisseau royal ?

 

Teach brailla qu’il en avait menti ; mais il se précipita néanmoins aux bastingages, et tous l’imitèrent. Je n’ai jamais vu tant d’hommes ivres plus soudainement dégrisés. Le croiseur avait viré de bord à notre impudente démonstration ; ses voiles s’enflaient dans la nouvelle direction ; son enseigne se déployait, bien visible ; et, tandis que nous regardions, il y eut une bouffée de fumée puis une détonation, et un boulet plongea dans les vagues, à bonne distance de nous, trop court. On s’élança aux manœuvres, et la Sarah s’éloigna avec une célérité incroyable. Un matelot attrapa le fût de rhum qui était en perce sur le pont, et le fit rouler par-dessus bord. Quant à moi, je m’occupai du Jolly-Roger, l’amenai et le jetai à la mer, où je me serais volontiers précipité avec lui, tant j’étais vexé de ma maladresse. Pour Teach, il devint pâle comme la mort, et descendit sur-le-champ dans sa cabine. Deux fois seulement, de tout l’après-midi, il se montra sur le pont : il s’accouda au bordage de poupe, considéra longuement le vaisseau royal qu’on apercevait encore à l’horizon, s’acharnant après nous ; puis, sans mot dire, regagna sa cabine. On peut dire qu’il nous déserta ; et, n’eussent été un matelot fort capable que nous avions à bord, et la jolie brise qui souffla tout le jour, nous étions immanquablement pendus à la grand-vergue.

 

On imagine combien Teach fut humilié, voire inquiet pour son prestige aux yeux de l’équipage ; et la méthode qu’il employa pour regagner le terrain perdu fut tout à fait dans son caractère. Le lendemain matin, très tôt, l’odeur du soufre qui brûle s’échappa de sa cabine, et on l’entendit crier : « Enfer ! enfer ! » exclamation bien connue de l’équipage, qui remplit chacun d’appréhension. Puis il monta sur le pont, en parfait personnage de farce, le visage noirci, les cheveux et les favoris nattés, la ceinture bourrée de pistolets ; du sang plein le menton, il mâchait des fragments de verre, et brandissait un poignard. Je ne sais s’il avait emprunté ces façons aux Indiens de l’Amérique, dont il était originaire ; mais telle était sa coutume, et il préludait toujours ainsi à d’effroyables exécutions. Le premier qu’il trouva sur son chemin fut l’individu qui avait envoyé le rhum par-dessus bord, la veille. Celui-là, il lui transperça le cœur, en le traitant de mutin ; puis, sautant sur le cadavre, en beuglant et sacrant, il nous défia tous d’approcher. C’était le plus absurde spectacle ; et redoutable, aussi, car le vil personnage s’apprêtait, de toute évidence, à commettre un nouveau meurtre.

 

Soudain, Ballantrae s’avança.

 

– En voilà assez de cette représentation, dit-il. Croyez-vous nous faire peur avec vos grimaces ? On ne vous a pas vu hier, quand c’était utile ; mais nous nous sommes bien passés de vous, sachez-le.

 

Il se fit un murmure et un mouvement, parmi l’équipage, de plaisir et d’inquiétude, me sembla-t-il, en proportions égales. Teach, lui, poussa un hurlement féroce, et balança son poignard comme pour le projeter, – exercice qui lui était familier, ainsi qu’à beaucoup de marins.

 

– Faites-lui tomber cela de la main ! ordonna Ballantrae, si prompt et si net que mon bras lui obéit avant même que j’eusse compris.

 

Teach demeura stupide, sans s’aviser de ses pistolets.

 

– Descendez à votre cabine, s’écria Ballantrae. Vous remonterez sur le pont quand vous serez de sang-froid. Vous imaginez-vous que nous allons nous laisser pendre pour vous, brute d’ivrogne au visage noirci, espèce de boucher toqué ? Descendez !

 

Et il frappa du pied d’un air si menaçant que Teach s’encourut vers le capot d’échelle.

 

– Et maintenant, camarades, dit Ballantrae, un mot pour vous. Je ne sais si vous êtes des gentlemen de fortune pour la blague, mais moi pas. Je veux de l’argent, puis retourner à terre, le dépenser en homme. Et sur un point je suis bien résolu : je ne me laisserai pendre que si je ne puis l’éviter. Allons, donnez-moi un conseil ; je ne suis qu’un débutant ! N’y a-t-il pas moyen d’introduire un peu de discipline et de sens commun dans cette entreprise ?

 

L’un des hommes parla : il dit que, régulièrement, ils devraient avoir un quartier-maître ; et il n’eut pas plus tôt prononcé le mot, que tous furent de son avis. La chose passa par acclamation, Ballantrae fut fait quartier-maître, le rhum fut remis à sa discrétion, des lois furent votées à l’instar de celles d’un pirate nommé Roberts, et la dernière motion fut d’en finir avec Teach. Mais Ballantrae craignit qu’un autre capitaine plus effectif ne vînt contrebalancer son autorité, et il s’opposa fortement à la chose. Teach, dit-il, était bon assez pour aborder les navires et épouvanter les imbéciles avec sa figure noircie et ses blasphèmes ; nous ne pouvions guère trouver meilleur que Teach pour jouer ce rôle ; et, d’ailleurs, l’individu pouvant être considéré comme déposé, on diminuerait sa part de butin. Ce dernier argument décida l’équipage : la portion de Teach fut réduite à une pure dérision, – moindre que la mienne ! – et il ne resta plus à résoudre que deux difficultés : consentirait-il ; et qui irait lui annoncer les décisions prises ?

 

– Ne vous occupez pas de ça, dit Ballantrae. Je m’en charge.

 

Et il descendit par le capot d’échelle, pour aller seul affronter dans sa cabine le sauvage ivre.

 

– Voilà notre homme ! s’écria l’un des matelots. Trois hourras pour notre quartier-maître !

 

Les hourras furent aussitôt poussés avec unanimité. Ma voix ne fut pas la moins forte, et je crois bien que ces acclamations produisirent leur effet sur maître Teach dans sa cabine, tout comme nous avons vu naguère à quel point les clameurs de la rue peuvent troubler l’esprit des législateurs eux-mêmes.

 

Ce qui se passa au juste, on ne le sut jamais ; par la suite seulement, il transpira quelques détails de leur conversation ; mais nous fûmes tous aussi étonnés que contents de voir Ballantrae déboucher sur le pont bras dessus bras dessous avec Teach, et nous annoncer que ce dernier consentait à tout.

 

Je passe rapidement sur ces douze ou quinze mois durant lesquels nous continuâmes de naviguer dans l’Atlantique Nord, tirant notre eau et nos vivres des navires capturés et, bref, faisant de très bonnes affaires. Certes, nul n’aimerait lire des mémoires d’aussi mauvais goût que ceux d’un pirate, même involontaire, comme moi ! Les choses tournèrent au mieux de nos desseins, et dorénavant Ballantrae suivait sans dévier la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Je croirais volontiers qu’un gentilhomme doit nécessairement occuper la première place, même à bord d’un écumeur de mer ; mais je suis d’aussi bonne naissance que n’importe quel lord d’Écosse, et je confesse sans nulle honte que je demeurai jusqu’à la fin Pat-le-Violoneux, et que je ne valais guère mieux que le bouffon de l’équipage. En somme, ce n’était pas un théâtre propice à manifester mes talents. Ma santé souffrait pour divers motifs ; je me suis toujours trouvé mieux à ma place sur un cheval que sur un pont de navire ; et, pour être franc, la crainte de la mer, alternant avec celle de mes compagnons, affligeait sans cesse mon esprit. Je n’ai pas besoin de rappeler mon courage : je me suis vaillamment comporté en maintes batailles, sous les yeux de généraux illustres, et j’ai mérité mon dernier avancement par un haut fait des plus remarquables, exécuté devant de nombreux témoins. Mais lorsqu’il nous fallait procéder à un abordage, le cœur défaillait à Francis Burke ; la petite coquille de noix dans laquelle je devais embarquer, l’effroyable dénivellation des lames, la hauteur du navire à escalader, la pensée qu’il pouvait y avoir là-haut une nombreuse garnison en état de légitime défense, le ciel tempétueux qui (sous le climat) étalait si souvent sur nos exploits sa sombre menace, et jusqu’au hurlement du vent dans mes oreilles, étaient toutes conditions fort déplaisantes à ma valeur. En outre, comme je fus toujours de la plus exquise sensibilité, les scènes qui devaient suivre notre succès me tentaient aussi peu que les chances de défaite. Par deux fois, il se trouva des femmes à bord ; et j’ai beau avoir assisté à des sacs de ville, et dernièrement, en France, aux plus affreux excès populaires, il y avait dans le petit nombre des combattants, et dans les dangers de cette immensité de mer à l’entour de nous, un je ne sais quoi qui rendait ces actes de piraterie infiniment plus révoltants. J’avoue franchement qu’il me fut toujours impossible de les exécuter avant d’être aux trois quarts ivre. Il en allait de même pour l’équipage ; Teach en personne n’était bon à rien, s’il n’était gorgé de rhum ; et la fonction de Ballantrae la plus délicate consistait à distribuer les liqueurs en juste quantité. Cela même, il s’en tirait à la perfection, car il était sur toutes choses l’homme le plus capable que j’aie jamais rencontré, et du génie le plus réel. Il ne cherchait pas à capter les bonnes grâces de l’équipage, comme moi, par des bouffonneries continuelles, exécutées d’un cœur anxieux ; mais, dans la plupart des occasions, il demeurait grave et distant ; on eût dit un père au milieu d’une famille de jeunes enfants, ou un maître d’école avec ses élèves.

 

Ce qui augmentait les difficultés de son rôle, c’est que les hommes étaient d’invétérés mécontents ; la discipline de Ballantrae, toute minime qu’elle fût, pesait à leur amour de la licence ; et, ce qui était pis, en les empêchant de boire, il leur donnait le loisir de penser. Plusieurs, en conséquence, commencèrent à regretter leurs abominables forfaits ; l’un en particulier, bon catholique, et avec qui je me retirais parfois à l’écart pour dire une prière, surtout par mauvais temps, brouillard, pluie battante, etc., lorsque l’on ne nous remarquait pas ; et je suis sûr que deux criminels sur la charrette n’ont jamais accompli leurs dévotions avec une plus anxieuse sincérité. Mais le reste de l’équipage, n’ayant pas de semblables motifs d’espoir, se livrait à un autre passe-temps, celui des calculs. Tout le long du jour, ils ressassaient leurs parts, ou se dépitaient du résultat. J’ai dit que nos affaires allaient bien. Mais il faut remarquer ceci : que dans ce monde, en aucune entreprise de ma connaissance, les bénéfices ne sont à la hauteur de l’attente. Nous rencontrâmes de nombreux navires, et en prîmes beaucoup ; cependant bien peu contenaient de l’argent, leurs marchandises ne nous étaient à l’ordinaire d’aucun usage, – qu’avions-nous besoin d’une cargaison de charrues, ou même de tabac ? – et il est triste de songer au nombre d’équipages tout entiers auxquels nous avons fait faire la « promenade de la planche » pour guère plus qu’un stock de biscuits ou deux ou trois quartauts d’alcool.

 

Cependant, notre navire faisait beaucoup d’eau, et il était grand temps de nous diriger vers notre port de carénage, qui était l’embouchure d’une rivière environnée de marais. Il était bien entendu que nous devions alors nous séparer en emportant chacun sa part du butin, et ceci rendait nos hommes plus avides de l’augmenter encore, de sorte que la résolution était ajournée quotidiennement. Ce qui, pour finir, décida les choses, fut un banal incident, qu’un ignorant pourrait croire familier à notre façon de vivre. Mais je dois donner ici une explication. Sur un seul de tous les navires que nous abordâmes, le premier de ceux où se trouvaient des femmes, on nous opposa une résistance réelle. Dans cette occasion, nous eûmes deux tués et plusieurs blessés et, sans la valeur de Ballantrae, nous aurions été finalement repoussés. En tout cas, la défense (lorsqu’elle se produisait) était de nature à faire rire les plus mauvaises troupes de l’Europe ; en somme, le plus périlleux de notre métier était d’escalader le flanc du navire, et j’ai même vu de pauvres âmes nous jeter du bord une amarre, dans leur empressement à s’engager au lieu de passer sur la planche. Cette impunité constante avait rendu nos gens si mous, que je comprenais sans peine comment Teach avait fait une telle impression sur leurs esprits ; car, en fait, la société de ce lunatique était le plus grand danger de notre existence. Voici l’incident auquel j’ai fait allusion. Nous venions de découvrir fort près de nous dans le brouillard un petit navire toutes voiles dehors. Il marchait presque aussi bien que nous, – il serait plus vrai de dire : presque aussi mal, – et nous dégageâmes la pièce de chasse, pour voir si nous pourrions leur tirer deux ou trois coups aux oreilles. La mer était très forte, le roulis du navire indescriptible ; rien d’étonnant si nos canonniers firent feu à trois reprises sans atteindre, et de loin, leur but. Mais cependant sur l’autre navire on avait apprêté un canon de poupe, que le brouillard épais nous dissimulait ; et comme ils avaient de meilleurs pointeurs, leur premier boulet nous atteignit par l’avant, réduisit nos deux canonniers en bouillie, si bien que nous fûmes tous éclaboussés de sang, et plongea dans le gaillard où nous logions. Ballantrae voulait qu’on mît en panne ; en réalité, il n’y avait rien dans ce contre-temps[22] qui dût affecter l’esprit d’un soldat ; mais il eut une prompte intuition du désir de l’équipage, et il était clair que ce coup de hasard les avait tous dégoûtés de leur métier. Sur l’instant, nous fûmes d’un commun accord : le navire s’éloignait de nous, il devenait inutile de mettre en panne, la Sarah était trop avariée pour embarquer un verre d’eau de plus ; c’était folie de tenir la mer davantage ; et sous ces prétextes, on vira de bord immédiatement pour se diriger vers la rivière. Je vis avec surprise la joie se répandre parmi l’équipage, et tous se mettre à danser sur le pont en plaisantant, et chacun calculer de combien sa part s’était accrue grâce à la mort des deux canonniers. Il nous fallut neuf jours pour gagner notre port, tant la brise était faible et notre carène avariée ; mais le dixième, avant l’aube, par une légère brume, nous doublâmes la pointe. Peu après, la brume se leva un instant et, avant de retomber, nous laissa voir un croiseur, tout proche. Le coup était désagréable, survenant si près de notre asile. Il y eut grande discussion pour savoir si l’on nous avait aperçus, et s’il était vraisemblable qu’ils eussent reconnu la Sarah. Nous prenions grand soin, en supprimant jusqu’au dernier membre des équipages capturés, de ne laisser subsister aucune preuve contre nous, mais l’aspect de la Sarah ne se pouvait dissimuler aussi aisément ; et surtout vers la fin, une fois avariée, et quand nous eûmes poursuivi sans succès plusieurs navires, sa description avait certainement été publiée. Cette alerte aurait dû nous inciter à une séparation immédiate. Mais ici encore le génie de Ballantrae me réservait une surprise. Teach et lui (et ce fut son succès le plus remarquable) avaient marché la main dans la main depuis le premier jour de son élection. Je l’ai souvent questionné là-dessus, mais sans obtenir de réponse qu’une fois, où il me dit que Teach et lui avaient passé une convention « qui surprendrait beaucoup l’équipage, s’il l’apprenait, et qui le surprendrait lui-même encore plus, si elle se réalisait ». Eh bien, cette fois encore, Teach et lui furent du même avis ; et, de leur commun accord, l’ancre ne fut pas plus tôt mouillée, que tout l’équipage se livra à une scène d’orgie indescriptible. Dans l’après-midi, nous n’étions plus qu’une troupe de déments, jetant les choses par-dessus bord, braillant plusieurs chansons à la fois, nous querellant et nous battant, puis oubliant la querelle pour nous embrasser. Ballantrae m’avait enjoint de ne rien boire et de simuler l’ivresse si je tenais à ma vie ; et je n’ai jamais passé journée plus fastidieuse, couché la plupart du temps sur le gaillard d’avant à considérer les marécages et les buissons qui semblaient enfermer de toutes parts notre petit bassin.

 

Peu après le crépuscule, Ballantrae vint trébucher contre moi, feignit de tomber, avec un rire d’ivrogne et, avant de se relever, me chuchota de « descendre dans la cabine et feindre de m’endormir sur une couchette, car on aurait bientôt besoin de moi ». Je fis comme il me le disait et, m’en allant dans la cabine, où il faisait tout à fait obscur, me laissait tomber sur la première couchette venue. Il s’y trouvait déjà un homme ; à la façon dont il me repoussa, je ne pouvais croire qu’il eût beaucoup bu ; et pourtant, lorsque j’eus trouvé une autre place, il parut se rendormir. Mon cœur se mit à battre avec force, car je voyais qu’il se préparait quelque coup désespéré. Alors descendit Ballantrae, qui alluma la lampe, regarda autour de lui dans la cabine, hocha la tête avec satisfaction, et retourna sur le pont sans mot dire. Je risquai un coup d’œil entre mes doigts, et vis que nous étions trois sur les couchettes à sommeiller ou faire semblant : moi, un certain Dutton et Grady, deux hommes résolus. Sur le pont, les autres en arrivaient à un point d’ivresse véritablement inhumain, et nul qualificatif raisonnable ne peut décrire les sons qu’ils émettaient à cette heure. J’ai entendu pas mal de cris d’ivrognes, pour ma part, dont beaucoup à bord de cette même Sarah, mais jamais rien qui ressemblât à ceux-ci, de sorte que j’en vins à croire que la boisson avait été droguée. Il se passa longtemps avant que ces cris et ces hurlements se réduisissent à de lugubres gémissements, puis au silence ; et cela me parut long, ensuite, jusqu’à ce que Ballantrae redescendît, cette fois avec Teach sur ses talons. Ce dernier se mit à jurer en nous voyant tous trois sur les couchettes.

 

– Ta ! ta ! dit Ballantrae, vous pouvez leur tirer un coup de pistolet aux oreilles. Vous savez quelle drogue ils ont absorbée.

 

Il y avait dans le plancher de la cabine un panneau sous lequel le plus précieux du butin avait été renfermé jusqu’au jour du partage. Il se fermait à l’aide d’un anneau muni de trois cadenas, dont les clefs étaient réparties, pour plus de sûreté, l’une à Teach, l’autre à Ballantrae, la troisième au capitaine en second, un nommé Hamond. Cependant, je fus surpris de voir que toutes trois étaient à cette heure dans la même main, et plus surpris encore (toujours regardant entre mes doigts) lorsque Teach et Ballantrae sortirent l’un après l’autre quatre ballots, très soigneusement ficelés et munis d’une courroie pour les porter.

 

– Et maintenant, dit Teach, allons-nous-en.

 

– Un mot, dit Ballantrae. J’ai découvert un homme qui, en dehors de vous, connaît un passage secret à travers le marais, et le sien a l’air plus court que le vôtre.

 

Teach s’écria qu’alors ils étaient perdus.

 

– Je ne vois rien de ce genre, dit Ballantrae. Car il y a encore d’autres particularités que je dois vous révéler. Premièrement, il n’y a pas de balles dans vos pistolets que, s’il vous en souvient, j’ai eu l’amabilité de charger tous les deux pour vous, ce matin. Deuxièmement, puisqu’un autre connaît le moyen de traverser, vous pensez bien que je ne vais pas m’encombrer d’un lunatique de votre espèce. Troisièmement, ces gentlemen (ce n’est plus la peine qu’ils fassent semblant de dormir) sont tous de mon parti, et vont maintenant procéder à l’opération de vous bâillonner et ficeler au mât ; et lorsque vos hommes s’éveilleront (s’ils s’éveillent jamais, après les drogues que nous avons mêlées à leur rhum) je suis sûr qu’ils auront l’obligeance de vous délier, et que vous n’aurez aucune difficulté à expliquer l’affaire des clefs.

 

Teach ne dit mot, et se laissa bâillonner et garrotter, en nous regardant comme un bébé effrayé.

 

– Vous voyez donc à présent, espèce d’imbécile, dit Ballantrae, pourquoi nous avons fait quatre ballots. Jusqu’ici, vous vous appeliez le capitaine Teach, mais je crois que vous êtes devenu le capitaine Learn[23].

 

Il ne nous restait plus rien à faire sur la Sarah. Tous quatre, chargés de nos quatre ballots, descendîmes sans bruit dans la yole, et laissâmes derrière nous le navire muet comme la tombe, sauf quelque vagissement d’ivrogne. La couche de brume reposant sur l’eau s’élevait à hauteur de poitrine ; Dutton, celui qui savait le chemin, était obligé de se tenir debout afin de diriger notre nage, ce qui nous forçait de ramer doucement, mais aussi nous sauva. Nous étions encore peu éloignés du navire, quand l’aube commença à poindre, et les oiseaux à tournoyer au ras de l’eau. Tout à coup Dutton se laissa retomber sur son séant, et nous susurra de ne plus faire le moindre bruit, et de prêter l’oreille. Nous entendîmes, indéniable, un très léger bruit d’avirons, sur un bord, et puis, mais plus éloigné, un bruit d’avirons, de l’autre. Il était clair qu’on nous avait aperçus, la veille ; c’étaient les embarcations du croiseur qui venaient nous couper la retraite ; et nous étions pris entre les deux, sans défense. Jamais, à coup sûr, on ne vit pauvres âmes en un péril aussi imminent ; et, tandis que nous restions penchés sur nos avirons, à prier Dieu que le brouillard tînt, la sueur me ruisselait du front. Alors nous entendîmes l’une des embarcations passer si près que nous aurions pu lancer dedans un biscuit. « En douceur, les hommes », disait bas un officier ; et je crus qu’ils entendraient battre mon cœur.

 

– Ne nous occupons plus du sentier, dit Ballantrae ; à tout prix nous mettre en sûreté : nageons droit au rivage.

 

Nous lui obéîmes avec les plus grandes précautions, nageant du mieux possible, presque couchés dans le fond de la yole, et nous dirigeant au hasard dans la brume, qui restait notre unique protection. Mais le ciel nous guida ; nous allâmes toucher contre un buisson, escaladâmes la rive avec nos trésors ; et, la brume commençant à se dissiper, faute de pouvoir cacher autrement la yole, nous la chavirâmes pour la couler. À peine étions-nous à couvert que le soleil se leva ; en même temps, du milieu du bassin, une grande clameur s’éleva, et nous apprit que la Sarah venait d’être abordée. J’entendis par la suite faire grand honneur de son exploit à l’officier qui s’en empara ; et, à la vérité, il s’en était approché avec assez d’habileté ; mais je soupçonne qu’une fois à bord, la capture fut aisée[24].

 

Je rendais grâce aux saints de notre évasion, lorsque je m’aperçus que nous étions tombés en d’autres maux. Nous avions abordé au hasard sur la côte d’un marécage étendu et périlleux ; et l’entreprise d’arriver au sentier était pleine d’aléas, de fatigues et de dangers. Dutton était d’avis d’attendre le départ du croiseur, pour aller repêcher la yole ; car tout délai serait plus sage que de nous lancer à l’aveuglette dans ce marais. L’un de nous retourna donc au rivage et, regardant à travers le buisson, vit le brouillard complètement dissipé, et le pavillon anglais flottant sur la Sarah, mais nul préparatif pour son appareillage. Notre situation devenait fort inquiétante. Le marais était un lieu des plus malsains ; dans notre rage d’emporter des richesses, nous avions presque négligé les vivres ; il était nécessaire, en outre, de quitter ce voisinage et d’arriver aux colonies avant la nouvelle de la capture ; et, pour balancer toutes ces considérations, il y avait, en regard, les périls de la traversée. Rien d’étonnant à ce que nous nous décidâmes pour l’action.

 

La chaleur était déjà étouffante lorsque nous entreprîmes le passage, ou plutôt la recherche du passage, à l’aide du compas. Dutton prit l’instrument et l’un de nous trois se chargea de sa part du trésor. Je vous assure qu’il surveillait activement le porteur, car c’était comme son âme qu’il lui avait confiée. La brousse était aussi dense qu’un fourré ; le terrain absolument perfide, si bien que souvent nous nous enfoncions de la plus terrifiante manière, et qu’il fallait faire un détour ; la chaleur, du reste, était accablante, l’atmosphère singulièrement lourde, et les insectes piquants abondaient par myriades, au point que chacun de nous marchait sous sa nuée propre. Ce fait a été souvent commenté, que les personnes bien nées supportent la fatigue beaucoup mieux que les gens du commun ; en sorte que les officiers forcés de marcher à pied à côté de leurs hommes les humilient par leur endurance. La chose se vérifia une fois de plus, car nous étions là, deux gentilshommes des meilleures familles, d’une part ; et de l’autre, Grady, un vulgaire matelot, d’un développement physique quasi gigantesque. Dutton reste hors de cause, car j’avoue qu’il se comporta aussi bien que nous[25]. Mais Grady, lui, ne tarda pas à se lamenter sur son sort ; il restait en arrière, refusait de porter le ballot de Dutton lorsque venait son tour, réclamait continuellement du rhum (nous n’en avions que trop peu) et finit même par nous menacer de derrière avec son pistolet tout armé, si nous ne lui accordions du repos. Ballantrae aurait voulu le combattre ; mais je l’en dissuadai, et nous fîmes halte pour manger quelque chose. Ce repas ne fit guère de bien à Grady : il recommença tout aussitôt à rester en arrière, grommelant et murmurant contre son sort et, finalement, faute d’attention à marcher exactement sur nos traces, il trébucha dans un endroit du bourbier où l’eau était profonde, poussa quelques cris affreux, et avant que nous eussions pu le secourir, il avait disparu avec sa charge. Sa fin et surtout ses cris nous terrifièrent ; cependant, la circonstance fut en somme heureuse et contribua à notre salut. En effet, Dutton eut alors l’idée de grimper sur un arbre d’où il put distinguer et me désigner, car j’étais monté derrière lui, un boqueteau élevé, qui repérait le sentier. Il s’avança ensuite d’autant plus négligemment, je suppose, car peu après, nous le vîmes s’enfoncer un peu et retirer ses pieds, pour enfoncer de nouveau, et cela par deux fois. Alors il se tourna vers nous, très pâle.

 

– Donnez-moi un coup de main, dit-il ; je suis dans un mauvais endroit.

 

– Je m’en moque, dit Ballantrae, s’arrêtant.

 

Dutton éclata en blasphèmes violents, s’enfonçant toujours davantage, tant que la lise atteignit presque sa ceinture. Il tira un pistolet :

 

– Aidez-moi, s’écria-t-il, ou bien mourez et soyez damnés !

 

– Non, dit Ballantrae, je plaisantais. Me voici.

 

Et il déposa son ballot avec celui de Dutton, que c’était son tour de porter.

 

– Ne vous risquez pas plus près, tant que je ne vous appelle, me dit-il, en s’avançant tout seul vers l’homme enlisé.

 

Celui-ci à présent restait tranquille, mais tenait toujours son pistolet, et la terreur que décelaient ses traits m’émut profondément.

 

– Pour l’amour de Dieu, dit-il, faites vite !

 

Ballantrae était tout proche de lui.

 

– Ne bougez pas, dit-il ; et il sembla réfléchir ; puis : Tendez-moi vos deux mains !

 

Dutton déposa son pistolet, et la surface était si aqueuse qu’il fut absorbé et disparut aussitôt ; avec un blasphème, il se baissa pour le reprendre ; au même instant, Ballantrae se pencha et le poignarda entre les épaules. Ses deux mains s’agitèrent au-dessus de sa tête, – je ne sais si ce fut de douleur ou pour se défendre ; mais une seconde plus tard, il retombait le nez dans la vase.

 

Ballantrae en avait déjà par-dessus les chevilles ; mais il se dépêtra et revint vers moi. Mes genoux s’entrechoquaient.

 

– Le diable vous emporte, Francis, dit-il. Je crois après tout que vous n’êtes qu’un poltron. Je viens de faire justice d’un pirate. Et nous voici entièrement libres de la Sarah ! Qui peut dire à présent si nous avons trempé dans quelque irrégularité ?

 

Je lui assurai qu’il me faisait injure ; mais mon sens de l’humanité était si touché par cette action atroce que le souffle me manquait pour lui répondre.

 

– Allons, dit-il, tâchez d’être plus résolu. Notre besoin de cet homme cessait du moment où il vous avait montré le sentier ; et vous ne nierez pas que j’eusse été fou de laisser échapper une si belle occasion.

 

Je reconnus qu’il avait raison, en principe. Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de verser des pleurs, – nullement déshonorants ; et il me fallut boire une gorgée de rhum pour me rendre la force d’avancer. Je le répète, je suis loin d’avoir honte de ma généreuse émotion : la pitié honore le guerrier ; et cependant je ne saurais tout à fait blâmer Ballantrae, dont le geste fut réellement heureux, car nous trouvâmes le sentier sans autre mésaventure et, le même soir, vers le coucher du soleil, nous atteignîmes l’extrémité du marais.

 

Nous étions trop harassés pour aller plus loin ; sur le sable sec, encore échauffé par les rayons du soleil, et à l’abri d’un bois de pins, nous nous couchâmes et fûmes aussitôt plongés dans le sommeil.

 

Nous nous éveillâmes très tôt, fort abattus, et commençâmes un entretien qui faillit dégénérer en coups. Nous étions là, jetés sur la côte des provinces du Sud, à mille milles de tout établissement français : voyage redoutable, au cours duquel nous attendaient mille périls ; et à coup sûr, si notre amitié fut jamais nécessaire, c’était en une pareille heure. J’imagine que Ballantrae avait perdu le sens exact de la politesse ; en fait, ma supposition n’a rien d’étrange, après notre longue cohabitation avec de tels loups de mer ; mais bref, il me rabroua si grossièrement, que tout homme d’honneur s’en serait formalisé.

 

Je lui dis sous quel aspect je voyais sa conduite ; il s’éloigna de quelques pas, tandis que je le suivais, parlant toujours ; enfin, il m’arrêta d’un geste.

 

– Francis, dit-il, vous savez ce que nous avons juré ; cependant, il n’existerait pas de serment capable de me faire avaler pareilles expressions, si je ne vous étais sincèrement attaché. Il est impossible que vous en doutiez : vous en avez la preuve. Il me fallait emmener Dutton, parce qu’il connaissait le passage, et Grady, parce que Dutton ne voulait pas marcher sans lui ; mais quel besoin avais-je de vous ? Vous êtes pour moi un danger perpétuel avec votre maudite langue irlandaise. Régulièrement, vous devriez être à cette heure aux fers sur le croiseur. Et vous me cherchez noise puérilement, pour des vétilles !

 

Je considère ce discours comme un des plus désobligeants qui furent jamais et, aujourd’hui encore, je ne puis concilier son souvenir avec celui du gentilhomme qu’était mon ami. Je lui renvoyais que son accent écossais, sans avoir rien d’exagéré, suffisait néanmoins à le rendre incorrect et ridicule ; et, comme je parlais sans circonlocutions, l’affaire aurait pu aller loin s’il ne s’était produit une alerte inquiétante.

 

Nous avions fait quelques pas sur le sable. L’endroit où nous avions dormi, avec les ballots tout défaits, et de l’argent éparpillé alentour, se trouvait alors entre nous et les pins ; et ce dut être de derrière ceux-ci que l’étranger sortit. En tout cas, il y avait là devant nous un grand et solide gaillard du pays, portant une large hache sur l’épaule, qui regardait bouche bée tantôt le trésor, juste à ses pieds, et tantôt notre combat, car nous venions de tirer nos épées. À peine l’eûmes-nous remarqué, il retrouva l’usage de ses jambes, et s’éclipsa derrière les pins.

 

Cette apparition était peu propre à nous rassurer. Deux hommes armés et vêtus en marins, que l’on trouve à se quereller auprès d’un trésor, non loin de l’endroit où l’on vient de capturer un pirate, – c’en était assez pour nous amener tout le pays. La querelle ne fut pas simplement interrompue : elle nous sortit de l’esprit ; en un clin d’œil, nos ballots étaient refaits et nous repartis, courant de la meilleure volonté du monde. Mais le malheur fut que nous ne connaissions pas le chemin, et qu’il nous fallut sans cesse retourner sur nos pas. Ballantrae avait en effet tiré de Dutton tous les renseignements possibles, mais il n’est pas aisé de voyager par ouï-dire ; et l’estuaire, qui forme un vaste havre irrégulier, nous présentait de tous côtés une nouvelle étendue d’eau.

 

Nous en perdions la tête et n’en pouvions plus de courir, lorsque, arrivant au haut d’une dune, nous nous vîmes encore une fois coupés par une autre ramification de la baie. Cette crique-ci, toutefois, était très différente de celles qui nous avaient arrêtés auparavant ; elle était formée par des rochers si abruptement taillés qu’un petit navire avait pu aborder tout contre, et s’y amarrer ; même, son équipage avait disposé une planche pour accéder au rivage. Là auprès, ils étaient assis, autour d’un feu, à manger. Quant au navire, c’était un de ceux que l’on construit aux Bermudes.

 

La soif de l’or et la grande haine que chacun nourrit envers les pirates étaient bien de quoi lancer tout le pays à nos trousses. De plus, nous n’étions maintenant que trop certains de nous trouver sur une sorte de presqu’île découpée à l’instar des doigts de la main ; et le poignet, c’est-à-dire l’accès à la terre ferme, que nous aurions dû suivre tout d’abord, était à cette heure probablement gardé. Ces considérations nous firent prendre un parti des plus téméraires. Aussi longtemps que nous l’osâmes, nous attendant sans cesse à percevoir des bruits de poursuite, nous restâmes couchés derrière les buissons, sur la dune. Puis, ayant repris haleine, et un peu plus présentables, nous descendîmes enfin, affectant un air très détaché, vers la compagnie assise auprès du feu.

 

C’étaient un trafiquant et ses nègres, du port d’Albany, dans la province de New York, qui revenaient des Indes, avec une cargaison ; – je ne puis me rappeler son nom. Nous fûmes stupéfaits d’apprendre qu’il s’était réfugié ici par crainte de la Sarah ; car nous n’avions pas idée que nos exploits fussent si notoires. Dès que l’Albanien sut qu’elle avait été prise la veille, il se leva d’un bond, nous donna un gobelet de rhum pour notre bonne nouvelle, et envoya ses nègres mettre à la voile sur le bermudan. De notre côté, nous profitâmes de la goutte pour devenir plus communicatifs, et nous offrir à la fin comme passagers. Il regarda de travers nos vêtements tachés de goudron et nos pistolets, et répondit poliment qu’il n’avait pas trop de place pour lui. Impossible, ni par nos prières, ni par nos offres d’argent, de plus en plus fortes, d’ébranler sa résolution.

 

– Je vois que vous n’avez pas confiance en nous, dit Ballantrae, mais je vais vous prouver la nôtre en vous disant la vérité. Nous sommes des Jacobites fugitifs, et nos têtes sont mises à prix.

 

Ce discours toucha visiblement l’Albanien. Il nous posa sur la guerre en Écosse maintes questions, auxquelles Ballantrae répondit fort patiemment. Puis, avec un clin d’œil, et d’un ton vulgaire, l’homme conclut :

 

– Il me semble que vous et votre prince Charles en avez pris plus que vous ne désiriez.

 

– Parbleu, c’est bien ça, dis-je. Et, mon cher ami, je souhaite que vous en donniez une nouvelle preuve, en nous prenant à votre bord.

 

Je dis cette phrase à la façon irlandaise, que l’on s’accorde à trouver assez plaisante. C’est un fait remarquable et qui témoigne de la faveur avec laquelle on regarde notre peuple, que cette façon ne manque guère son effet sur les honnêtes gens. Je ne saurais dire combien de fois j’ai vu un simple soldat esquiver une punition, ou un mendiant attraper une bonne aumône, grâce à son accent. Et, en fait, aussitôt que l’Albanien eut ri de moi, je fus tout à fait tranquille. Même alors, il est vrai, il posa beaucoup de conditions et, – entre autres, – nous enleva nos armes, avant de nous admettre à son bord. Ce fut le signal de l’appareillage et, un instant plus tard, nous filions sur la baie avec une bonne brise, bénissant Dieu de notre délivrance. Presque à l’entrée de l’estuaire, nous dépassâmes le croiseur et, un peu plus loin, la pauvre Sarah avec son équipage de prise ; et la vue de ces deux navires était bien propre à nous faire trembler. Sur le bermudan, toutefois, nous étions saufs et la réussite de notre coup d’audace nous parut plus heureuse, de nous rappeler ainsi le sort de nos compagnons. Malgré cela, nous n’avions guère que changé de piège, sauté de la poêle à frire dans le feu, couru de la vergue au billot, et fui l’hostilité ouverte du vaisseau de guerre, pour nous en remettre à la bonne foi douteuse de notre marchand albanien.

 

Plusieurs circonstances nous démontrèrent bientôt que nous étions plus en sûreté qu’on ne pouvait l’espérer. Les gens d’Albany, à cette époque, s’occupaient beaucoup de la contrebande, à travers le désert, avec les Indiens et les Français. Ces trafics illégaux relâchaient leur loyauté et, les mettant en relations avec le peuple le plus policé de la terre, divisaient leurs sympathies. Bref ils étaient comme tous les contrebandiers du monde, espions et agents tout prêts pour l’un et l’autre parti. Notre Albanien, en outre, était un homme vraiment honnête et très avide ; et pour mettre le comble à notre chance, il prit beaucoup de goût à notre société. Avant d’avoir atteint la ville de New York, nous avions fait une convention ferme, qu’il nous emmènerait sur son navire jusqu’à Albany, et de là nous mettrait sur le chemin pour gagner les frontières et les établissements français. Pour tout cela, nous eûmes à payer un bon prix ; mais ce ne sont pas les mendiants qui choisissent, ni les hors-la-loi qui dictent les marchés.

 

Nous remontâmes donc la rivière d’Hudson, un très beau fleuve, à mon avis, et descendîmes aux « Armes royales » en Albany. La ville regorgeait des milices de la province qui ne respiraient que massacre contre les Français. Le gouverneur Clinton, un personnage très actif, y était aussi et, d’après ce que j’entendis, l’esprit factieux de son Assemblée le rendait presque fou. Les Indiens des deux partis étaient sur le sentier de la guerre ; nous en vîmes des troupes qui ramenaient des prisonniers et (ce qui était pire) des scalps, d’hommes et de femmes, dont ils recevaient un bon prix ; mais je vous assure que cette vue n’était guère encourageante. En somme, nous ne pouvions arriver en un temps moins propice à nos desseins ; notre situation dans l’auberge principale était terriblement remarquable ; notre Albanien nous lanternait de mille manières, et semblait sur le point d’éluder ses engagements ; rien que des dangers, semblait-il, environnaient les pauvres fugitifs ; et pendant quelques jours, nous noyâmes nos soucis dans un train de vie fort désordonnée.

 

Ceci même tourna à bien ; et l’on a trop omis de remarquer, à propos de notre évasion, la manière providentielle dont tous nos pas furent conduits jusqu’au bout. Quelle humiliation pour la dignité humaine ! Ma philosophie, le génie supérieur de Ballantrae, notre valeur, en laquelle nous étions, je crois, égaux, – tout cela n’eût servi de rien, si la bénédiction de Dieu n’eût secondé nos efforts. Et comme il est exact, selon ce que l’Église nous enseigne, que les Vérités de la Religion sont, après tout, applicables entièrement à nos affaires quotidiennes ! Du moins, ce fut au cours de nos orgies que nous fîmes la connaissance d’un jeune homme d’esprit distingué, nommé Chew. C’était l’un des plus audacieux trafiquants indiens, très familier avec les pistes du désert, nécessiteux, dissolu, et, par une dernière chance heureuse, un peu brouillé avec sa famille. Nous lui persuadâmes de venir à notre aide ; il apprêta en secret tout ce qui était nécessaire à notre fuite et, un beau jour, nous nous esquivâmes d’Albany, pour nous embarquer, un peu plus loin, sur un canot.

 

Pour raconter les fatigues et les périls de ce voyage, et leur rendre pleine justice, il faudrait une plume autrement habile que la mienne. Le lecteur doit imaginer l’effrayante solitude qu’il nous fallait parcourir : fourrés, fondrières, rochers, précipices, rivières impétueuses et cascades fantastiques. Au milieu de ces paysages barbares, nous peinions tout le jour, parfois pagayant ou bien portant notre canot sur nos épaules ; et la nuit, nous dormions auprès d’un feu, environnés des hurlements des loups et autres bêtes féroces. Notre plan était de remonter l’Hudson jusqu’à sa source, au voisinage de Crown Point, où les Français ont un fort dans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été fort dans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été trop périlleux de le faire directement ; aussi nous passâmes par un tel labyrinthe de rivières, de lacs et de portages, que la tête m’en tourne à me les rappeler. En temps ordinaire, ces chemins étaient absolument déserts, mais le pays était alors en effervescence, les tribus sur le sentier de la guerre, les bois remplis d’éclaireurs indiens. À diverses reprises nous tombâmes sur l’une ou l’autre de ces troupes quand nous nous y attendions le moins ; et, un jour en particulier, je n’oublierai jamais comment, au lever de l’aube, nous fûmes soudain entourés par cinq ou six de ces diables peinturlurés, poussant une manière de cri rauque, et brandissant leurs hachettes. Cette rencontre fut inoffensive, d’ailleurs, comme les autres ; car Chew était bien connu et très apprécié des différentes tribus. C’était, en effet, un très honnête et respectable jeune homme ; mais on peut croire que, même avec l’avantage de sa société, ces rencontres n’allaient pas sans un réel danger. En vue de prouver notre amitié, nous devions de notre part puiser à notre stock de rhum, – et d’ailleurs, au fond, sous toute espèce de déguisement, c’est toujours la véritable affaire du trafiquant indien, de tenir un cabaret ambulant dans la forêt : et quand une fois les braves ont reçu leur bouteille de scaura (comme ils appellent cet abominable liquide) il convenait de nous mettre en route et de pagayer pour sauver nos scalps. Sitôt qu’ils avaient un peu bu, adieu toute convenance ; il ne leur restait plus qu’une idée : avoir encore du scaura. S’il leur avait aussi bien pris la fantaisie de nous donner la chasse, et que nous eussions été rattrapés, je n’aurais jamais écrit ces mémoires.

 

Nous étions arrivés à la partie la plus critique de notre trajet, où nous pouvions également nous attendre à tomber aux mains des Français ou des Anglais, lorsqu’il nous arriva un grand malheur. Chew fut pris d’un mal subit offrant tous les symptômes d’un empoisonnement et, au bout de quelques heures, il expirait au fond du canot. Nous venions de perdre à la fois notre guide, notre interprète, notre batelier et notre passeport, car il était tout cela réuni ; et nous nous trouvâmes réduits tout d’un coup et sans remède à la plus sombre détresse. Chew, qui s’enorgueillissait de son savoir, nous avait fait souvent des conférences géographiques ; et Ballantrae avait dû les écouter. Mais, pour ma part, ce genre d’enseignement m’a toujours causé un ennui souverain ; et, en dehors du fait que nous étions alors dans le pays des Indiens Adirondacks, et pas très loin de notre destination, si toutefois nous en avions trouvé le chemin, je ne savais rien d’autre. La sagesse de ma méthode apparut bientôt car, en dépit de toutes ses peines, Ballantrae n’était pas plus avancé que moi. Il savait bien que nous devions remonter un cours d’eau, puis, par voie de portage, en redescendre un autre ; et puis remonter un troisième. Mais il faut se rendre compte que dans un pays de montagnes, une foule de cours d’eau ruissellent de toutes parts. Et comment un gentilhomme, un parfait étranger dans cette partie du monde, ira-t-il les distinguer l’un de l’autre ? Et ce n’était pas là notre unique souci. Nous étions très novices dans la manœuvre du canot : les portages dépassaient presque nos forces, à ce point que je nous ai vus rester accablés de désespoir pendant toute une demi-heure, sans dire un mot ; et l’apparition d’un unique Indien, depuis que nous n’avions plus le moyen de converser avec eux, aurait amené fort probablement notre perte. Il n’est donc pas trop étonnant que Ballantrae fût d’une humeur plutôt sombre ; son habitude, de rejeter la faute sur des gens tout aussi capables que lui, s’accrut de façon intolérable, et son langage devint parfois inadmissible. Auparavant déjà, il avait contracté à bord d’un bateau pirate une manière de vous parler des plus inusitées entre gentlemen ; et, à cette époque, lorsqu’il était un peu fébrile, cette façon s’accentuait chez lui à l’excès.

 

Le troisième jour de ces tribulations, tandis que nous remontions un portage au milieu des rochers, avec le canot sur nos épaules, celui-ci tomba, et fut entièrement défoncé. Le portage menait d’un lac à l’autre, tous deux fort étendus ; la piste, à peine visible, aboutissait à l’eau, des deux extrémités et, à droite comme à gauche, la forêt vierge l’entourait. De plus, les bords des lacs étaient vaseux et absolument impraticables : ainsi, nous étions condamnés non seulement à nous passer d’embarcation et de la plus grande partie de nos provisions, mais à plonger dans les fourrés impénétrables, et abandonner le dernier fil conducteur qui nous restât, – le cours de la rivière. Nous mîmes chacun nos pistolets à nos ceintures, une hache sur l’épaule, nous fîmes un ballot de nos richesses et d’autant de vivres que nous en pouvions porter ; et, abandonnant le reste de notre avoir, jusqu’à nos épées, qui nous auraient beaucoup gênés parmi les bois, nous entreprîmes cette déplorable aventure. Les travaux d’Hercule, si bien décrits par Homère, étaient une bagatelle, comparés à ceux que nous subissions. Certains endroits de la forêt étaient un parfait massif jusqu’au niveau du sol, et nous devions nous y frayer un chemin comme des vers dans un fromage. Ailleurs, le terrain était profondément marécageux, et les arbres tout à fait pourris. J’ai sauté sur un grand fût renversé par terre, et m’y suis enfoncé jusqu’aux cuisses, comme dans de l’amadou. Une autre fois, en tombant, je voulus m’appuyer contre ce qui avait l’air d’un tronc solide, lequel sous mon toucher céda comme une feuille de papier. Trébuchant, tombant, nous enlisant jusqu’aux genoux, taillant notre chemin à la hache, à demi éborgnés par les épines et les branches, les vêtements en lambeaux, nous peinâmes tout le jour, et je doute que nous ayons fait deux milles. Le pis, c’est que nous pouvions rarement jeter un coup d’œil sur les alentours, et que nous étions perpétuellement détournés de notre chemin par des obstacles, – d’où il nous était impossible d’avoir le moindre indice sur la direction suivie.

 

Un peu avant le coucher du soleil, dans une clairière au bord d’un cours d’eau et environnée de montagnes farouches, Ballantrae jeta son chargement par terre.

 

– Je ne vais pas plus loin, dit-il.

 

Puis, il m’ordonna d’allumer du feu, maudissant ma race, en termes peu propres à un homme bien élevé.

 

Je le priai d’oublier qu’il eût jamais été un pirate, et de se souvenir qu’il avait été un gentilhomme.

 

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Ne me contrariez pas aujourd’hui !

 

Puis, montrant le poing aux montagnes :

 

– Quand je songe, s’écria-t-il, que je vais laisser mes os dans ce misérable désert ! Plût à Dieu que je sois mort sur l’échafaud en bon gentilhomme !

 

Il déclama cette phrase comme un acteur, et puis il s’assit, mordant ses poings, les yeux fixés sur le sol, l’air aussi peu chrétien que possible.

 

Il m’inspira une véritable horreur, car je pensais qu’un soldat et un gentilhomme aurait dû envisager sa fin avec plus de philosophie. Je ne lui répliquai pas, néanmoins ; et comme la nuit tombait, glacée, je fus bien aise d’allumer du feu pour mon propre compte. Dieu sait cependant que, dans un lieu aussi découvert, et avec le pays plein de sauvages, c’était là presque un acte de folie. Ballantrae ne semblait pas me voir ; mais à la fin, comme je faisais griller un peu de blé, il leva les yeux.

 

– Avez-vous jamais eu un frère ? demanda-t-il.

 

– Par la permission du ciel, dis-je, pas moins de cinq.

 

– Je n’en ai qu’un, reprit-il, d’une voix bizarre ; et, aussitôt : – Il me paiera tout ceci, ajouta-t-il. – Et quand je lui eus demandé quel rôle jouait son frère dans notre malheur ? – Comment ! s’écria-t-il, il a pris ma place, il porte mon nom, il courtise ma femme ; et me voilà seul ici avec un damné Irlandais, à claquer les dents au fond de ce désert ! Oh ! quelle vulgaire dupe je fais !

 

Cette sortie était de tous points si opposée au caractère de mon ami, que la stupéfaction émoussa mon juste ressentiment. Et puis, une expression injurieuse, même vive, apparaît une bien petite affaire en des conjonctures aussi angoissantes. Mais il faut noter un point singulier. Une seule fois auparavant, il avait fait allusion à la dame sa fiancée : nous arrivions alors devant New York, et il me dit que, s’il avait joui de ses droits, il était alors en vue de sa propriété, car Miss Alison Graeme possédait dans cette province des biens considérables. L’occasion était sans doute naturelle, ce jour-là ; mais aujourd’hui qu’il nommait la dame pour la seconde fois, se produisait une coïncidence bien digne de remarque : en ce même mois de novembre 1747 et, je crois ce même jour où nous étions perdus au milieu de ces montagnes farouches, son frère épousait Miss Graeme[26]. Je suis le moins superstitieux des hommes ; mais le doigt de la Providence est ici trop visible pour n’en point faire l’observation.

 

Le jour suivant, puis l’autre, se passèrent en travaux analogues. Ballantrae décidait à pile ou face de notre direction ; et une fois, comme je lui reprochais cet enfantillage, il me fit une réponse que je n’ai jamais oubliée :

 

– C’est le meilleur moyen que je connaisse d’exprimer mon dédain de la raison humaine.

 

Ce fut, je crois, le troisième jour, que nous découvrîmes le cadavre d’un chrétien, scalpé et affreusement mutilé, gisant dans une mare de son sang ; les oiseaux du désert s’acharnaient sur lui à grands cris, aussi nombreux que des mouches. Je ne saurais dire à quel point ce spectacle nous fut odieux ; en tout cas, il me fit perdre mes dernières forces et tout espoir de ce monde. Le même jour, et peu après, nous traversions péniblement une partie de la forêt qui avait brûlé, quand je vis soudain Ballantrae, qui me précédait, se baisser derrière un tronc abattu. Je le rejoignis dans sa cachette, d’où l’on voyait aux alentours, sans être vu ; et, au fond du ravin proche, je découvris une forte troupe de sauvages armés en guerre, dont la marche allait couper notre chemin. Il y avait là peut-être l’équivalent d’un bataillon ; leurs torses étaient nus, enduits de graisse et de noir de fumée, et peinturlurés de céruse et de vermillon, suivant leur coutume barbare. Ils s’avançaient l’un derrière l’autre, à la file, comme des oies, et à un petit trot assez rapide, en sorte qu’ils mirent peu de temps à passer et à disparaître de nouveau parmi les bois. Pourtant, je crois bien que nous souffrîmes une plus forte torture d’hésitation et de suspens au cours de ces quelques minutes qu’il n’en tient d’ordinaire en toute la vie d’un homme. Ces Indiens étaient-ils Français ou Anglais ? voulaient-ils des scalps ou des prisonniers ? Devions-nous à tout hasard nous montrer, ou rester cachés pour continuer ensuite notre démoralisant voyage ? Ces questions auraient mis en échec le cerveau d’Aristote lui-même. Ballantrae se tourna vers moi. Un rictus affreux lui tordait la bouche et laissait voir ses dents, comme j’ai lu que cela se produit chez ceux qui meurent de faim. Il ne dit rien, mais toute sa personne semblait poser une question redoutable.

 

– Ils sont peut-être du parti anglais, chuchotai-je, et songez, alors ! ce que nous aurions de mieux à espérer, ce serait de recommencer pareille évasion !

 

– Je sais… je sais… dit-il. Cependant, il faut en finir.

 

Et soudain il tira son éternelle pièce de monnaie, l’agita dans le creux de ses mains, regarda, puis se coucha la face dans la poussière.

 

 

Addition de Mr. Mackellar

 

 

J’abandonne le récit du chevalier, parce que tous deux se querellèrent et se séparèrent le même jour ; et la façon dont le chevalier rapporte les querelles me semble (je dois l’avouer) tout à fait incompatible avec le caractère des deux personnages. Par la suite, ils errèrent isolément, et connurent des souffrances indicibles. À la fin, l’un, puis l’autre furent recueillis par une patrouille du fort Saint-Frédéric. Il n’y a plus à ajouter que deux choses. Primo (et c’est ce qui importe surtout à mon récit) le Maître, au cours de ces tribulations, enterra ses richesses, en un point qui n’a pas été retrouvé, mais dont il leva la topographie, à l’aide de son propre sang, sur la doublure de son chapeau. Et secundo, en arrivant ainsi sans le sou au fort, il fut accueilli comme un frère par le chevalier, qui plus tard lui paya son retour en France. La simplicité de caractère de Mr. Burke l’induit à cet excès de louer le Maître. À des yeux plus mondainement sages, il semblerait que le chevalier seul fût digne d’éloges. J’ai d’autant plus de plaisir à citer ce noble trait de mon honorable correspondant, que je crains de l’avoir blessé, quelques lignes plus haut. Je me dispense de tous commentaires sur aucune de ses opinions si extraordinaires et (à mon sens) immorales, car je le sais fort pointilleux en matière de respect. Mais sa version de la querelle dépasse vraiment ce que je puis reproduire ; car j’ai moi-même connu le Maître, et on ne peut imaginer homme moins susceptible de crainte. Je déplore cette négligence du chevalier, et d’autant plus que l’allure de son récit (à part quelques fioritures) me frappe par sa haute ingénuité.

 

IV

Persécutions que subit Mr. Henry


 

On devine sur quelle partie de ses aventures le colonel s’étendit principalement. À coup sûr, si nous les avions ouïes au complet, il est à croire que le cours des événements eût été modifié de beaucoup ; l’épisode du bateau pirate fut très expurgé. Et je n’entendis même pas jusqu’à la fin ce que le colonel voulut bien en révéler, car Mr. Henry, qui depuis un moment paraissait plongé en de sombres réflexions, se leva de son siège et (s’excusant auprès du colonel sur ce que des affaires le réclamaient) m’ordonna de le suivre au bureau.

 

Une fois là, il ne chercha plus à dissimuler son souci, et se mit à marcher de long en large avec un visage bouleversé, et se passant la main sur le front à diverses reprises.

 

– Nous avons à faire, commença-t-il enfin.

 

Mais il s’interrompit, déclara qu’il nous fallait boire un coup de vin et envoya chercher un magnum du meilleur. Ceci était tout à fait en dehors de ses habitudes et, davantage, quand le vin fut apporté, il avala coup sur coup deux verres, comme insoucieux de tout décorum. Mais de boire le remonta.

 

– Vous ne serez pas étonné, Mackellar, dit-il, d’apprendre que mon frère – que nous sommes tous heureux de savoir en sûreté – se trouve dans un certain besoin d’argent.

 

Je lui répondis que je m’en doutais, mais que le moment était mal choisi, car les fonds étaient bas.

 

– Pas les miens, dit-il. Il y a l’argent pour l’hypothèque.

 

Je lui rappelai que cette somme appartenait à Mme Henry.

 

– J’en répondrai auprès de ma femme, répliqua-t-il violemment.

 

– Et, puis, ajoutai-je, il y a l’hypothèque elle-même.

 

– Je sais, dit-il, et c’est là-dessus que je voulais vous consulter.

 

Je lui fis voir que ce n’était pas du tout le moment de détourner ces fonds de leur destination ; et aussi que, ce faisant, nous perdions le bénéfice de nos économies passées, pour replonger le domaine dans le bourbier. Je pris même la liberté de lui faire des remontrances ; et comme il persistait à m’opposer le même hochement de tête et un sourire d’amère résolution, mon zèle m’emporta tout à fait hors de mon rôle.

 

– Mais c’est de la folie en plein, m’écriai-je ; et quant à moi, je n’y prendrai aucune part.

 

– Vous avez l’air de vous figurer que je le fais pour mon plaisir, dit-il. Mais j’ai maintenant un enfant ; et, de plus, j’aime l’ordre et pour dire la simple vérité, Mackellar, je commençais à mettre ma fierté dans le domaine. – Il réfléchit une minute. – Mais que voulez-vous, poursuivit-il. Rien n’est à moi, rien. Depuis ce que je viens d’apprendre, mon existence a perdu toute valeur. Je suis réduit au nom et à l’ombre des choses, – oui, à l’ombre ; il n’y a pas de réalité dans mes droits.

 

– Ils se trouveront assez réels devant les tribunaux, répliquai-je.

 

Il me jeta un regard enflammé, et parut sur le point de dire quelque chose ; et je me repentis de ce que je venais de dire, car je voyais que, tout en parlant du domaine, il avait aussi en vue son mariage. Et alors, brusquement, il tira de sa poche la lettre toute froissée, la lissa sur la table avec rage, et me lut d’une voix tremblante ces mots : « Mon cher Jacob… voilà comme il débute, s’écria-t-il. – Mon cher Jacob, je vous ai donné ce nom une fois, vous vous le rappelez sans doute, et vous avez à présent réalisé la chose, et m’avez envoyé par-dessus les moulins… » Que pensez-vous de ceci, Mackellar, venant d’un frère unique ? J’affirme devant Dieu que je l’aimais bien ; je lui fus toujours attaché, et voilà ce qu’il m’écrit ! Mais je ne veux pas rester sous cette imputation – (marchant de long en large) – je le vaux bien ; je vaux mieux que lui, je le prouverai devant Dieu ! je ne saurais lui donner les sommes énormes qu’il réclame ; il sait que nos biens n’y suffiraient pas, mais je veux lui donner ce que j’ai, et c’est plus qu’il n’espère. J’ai supporté tout ceci trop longtemps… Voyez ce qu’il écrit encore, lisez vous-même : « Je vous connais pour un chien d’avaricieux… » Un chien d’avaricieux ! Moi, avaricieux ! Est-ce vrai, Mackellar ? le croyez-vous ? – (Je pensai réellement qu’il allait me frapper.) – Oh ! vous le croyez tous ! Eh bien, vous verrez, et il verra, et Dieu verra. Dussé-je ruiner le domaine et aller nu-pieds, je gorgerai cette sangsue. Qu’il demande tout… tout, et il l’aura ! Tout est à lui, régulièrement… Ah ! s’écria-t-il, et dire que j’avais prévu tout ceci, et pis même, quand il refusa de me laisser partir.

 

Il se versa encore un verre de vin, et allait le porter à ses lèvres, quand je me permis de poser le doigt sur son bras. Il s’arrêta.

 

– Vous avez raison, dit-il. – Et il jeta dans l’âtre le verre avec son contenu. – Allons compter l’argent.

 

Je n’osai plus l’empêcher ; d’ailleurs, j’étais fort affecté de voir tellement bouleversé un homme d’habitude si retenu. Je m’assis à côté de lui, comptai l’argent, et l’empaquetai, pour la plus grande commodité du colonel, qui devait le prendre avec lui. Ceci fait, Mr. Henry s’en retourna dans la salle, où Mylord et lui passèrent la nuit à causer avec leur hôte.

 

Un peu avant l’aube, on m’appela pour escorter le colonel. Il eût préféré sans doute un autre convoyeur, car il s’estimait beaucoup ; mais nous ne pûmes lui en offrir un plus digne, car Mr. Henry ne devait pas se faire voir avec les contrebandiers. C’était une matinée de vent très âpre et, comme nous descendions sous la grande charmille, le colonel s’emmitoufla dans son manteau.

 

– Monsieur, dis-je, c’est une grosse somme d’argent que réclame votre ami. Je suppose qu’il a de très grands besoins.

 

– Supposons-le, dit-il (un peu sèchement, pensai-je, mais c’était peut-être à cause du manteau sur sa bouche).

 

– Je ne suis que le serviteur de la famille, repris-je. Vous pouvez causer sans détours avec moi. Je pense que nous n’avons pas grand-chose de bon à espérer de lui ?

 

– Mon cher ami, dit le colonel, Ballantrae est un gentilhomme des plus hautes capacités naturelles, et je l’admire et le révère jusqu’à la semelle de ses bottes.

 

Et alors, il me parut qu’il rencontrait une difficulté.

 

– Mais, malgré tout, dis-je, nous n’avons pas grand-chose de bon à espérer de lui ?

 

– Pour sûr, et vous avez raison de le croire, mon cher ami, dit le colonel.

 

Nous étions arrivés au bord de la crique où le canot l’attendait.

 

– Eh bien, dit-il, je reste à coup sûr votre débiteur pour vos civilités, Mr. Quel-est-votre-nom ; et pour dernier mot, et puisque vous montrez une curiosité si intelligente, je vous confierai un petit détail qui peut servir à la famille. Car je crois que mon ami a oublié de mentionner que le Secours-Écossais lui sert une pension plus forte qu’à aucun réfugié de Paris, et le plus honteux, Monsieur, ajouta-t-il en s’échauffant, – c’est qu’ils n’ont pas un traître sou pour moi !

 

Il mit son chapeau de côté en me regardant, comme s’il me rendait responsable de cette injustice ; puis il revint à son habituel excès de politesse, me serra la main, et descendit vers le canot, son argent sous le bras, et sifflant l’air pathétique de Shule Aroon. C’était la première fois que j’entendais cet air ; je devais l’entendre à nouveau, avec les paroles, comme on le verra, mais je me souviens que cette simple mesure me trotta dans la tête après que les contrebandiers l’eurent fait taire d’un : « Chut ! au nom du diable ! » Les avirons grincèrent, et je restai à regarder l’aube se répandre sur la mer, où le canot s’éloignait, vers le lougre qui l’attendait, sa voile d’avant masquée.

 

La brèche faite à notre budget nous embarrassa beaucoup, et entre autres conséquences, il me fallut faire le voyage d’Édimbourg et, là, obtenir un nouveau prêt, à des conditions fort onéreuses pour maintenir l’autre à flot ; et je fus ainsi, pendant près de trois semaines, absent du château de Durrisdeer.

 

Ce qui se passa dans l’intervalle, je n’eus personne pour me le raconter, mais à mon retour, je trouvai Mme Henry fort changée d’allures. Les entretiens de jadis avec Mylord étaient devenus rares ; elle avait parfois l’air d’adresser comme une prière muette à son mari, et il me sembla qu’elle lui parlait plus souvent ; enfin, elle était absolument férue de Miss Katharine. On croit peut-être que ce changement était agréable à Mr. Henry ? En aucune façon. Au contraire, chacune de ces innovations lui portait un coup ; il croyait y lire l’aveu des coupables désirs de sa femme. Cette fidélité constante au Maître, dont elle était si fière lorsque nous le pensions mort, elle avait à en rougir, depuis qu’elle le savait en vie, et cette vergogne était la source de sa nouvelle manière d’être. Je ne dois cacher aucune vérité ; et je le dirai ici nettement, ce fut, je crois, l’époque où Mr. Henry se comporta le plus mal. En public, il savait se contenir ; mais on percevait en lui une irritation profonde et latente. Avec moi, il prenait moins de précautions pour la dissimuler, et se montrait souvent des plus injustes. Même avec sa femme, il lui échappait des réponses acerbes : soit qu’elle l’eût froissé par quelque amabilité intempestive ; ou peut-être sans motif plausible, et par un simple épanchement spontané de l’irritation habituelle chez lui. Quand il s’oubliait de la sorte (ce qui jurait singulièrement avec les conditions de leur union), un malaise passait sur la société, et le couple se regardait avec une sorte d’étonnement douloureux.

 

Tout ce temps aussi, outre qu’il se nuisait par ce défaut d’humeur, il compromettait sa position par un silence dont je n’ose décider s’il provenait de la générosité ou de l’orgueil. Les contrebandiers revinrent à plusieurs reprises, amenant des messagers du Maître, et aucun ne s’en retourna les mains vides. Je n’osais plus discuter avec Mr. Henry ; il donnait ce qui lui était demandé, avec une sorte de noble rage. Peut-être parce qu’il se savait d’un naturel enclin à la parcimonie, il prenait un plaisir pervers à fournir sans trêve aux exigences de son frère. Peut-être la fausseté de sa position aurait aiguillonné un homme moins fier jusqu’au même excès. Mais le domaine gémissait, pour ainsi dire, sous le faix ; nos dépenses quotidiennes se restreignaient chaque jour ; les écuries se vidaient, il n’y resta plus que quatre bidets de fatigue ; les domestiques furent congédiés, ce qui fit murmurer hautement dans le pays, et raviva l’ancienne animosité contre Mr. Henry. Finalement, il fallut renoncer au voyage annuel d’Édimbourg.

 

Ceci advint en 1756. Il faut se rendre compte que depuis sept ans cette sangsue pompait le sang et la vie de Durrisdeer, et que durant tout ce laps de temps, mon maître s’était tu. C’était en effet de sa diabolique malice que le Maître s’adressait à Mr. Henry seul sur le chapitre des demandes, et qu’il n’en touchait pas un mot à Mylord. La famille avait considéré avec surprise nos économies. Elle s’était plainte, je n’en ai pas le moindre doute, que mon maître fût devenu d’une telle ladrerie, – défaut toujours méprisable, mais répugnant chez les personnes jeunes, et Mr. Henry n’avait pas trente ans.

 

À cette époque, je crois bien que mon maître et sa femme se voyaient à peine en dehors des repas. Immédiatement après la révélation du colonel Burke, Mme Henry avait fait des avances visibles à son mari ; on pourrait presque dire qu’elle lui fit alors une espèce de cour timide, en absolu contraste avec ses manières d’autrefois, indifférentes et hautaines. Je n’ai jamais eu le courage de blâmer Mr. Henry pour avoir décliné ces avances, non plus que de blâmer sa femme lorsqu’elle se piquait au vif de les voir rejeter. Mais ils devinrent de plus en plus étrangers l’un à l’autre, et finirent par ne plus guère se parler (comme je l’ai dit) en dehors des repas. Même le sujet du voyage à Édimbourg fut d’abord entamé à table, et il se trouva que Mme Henry était ce jour-là souffrante et mal disposée. Elle n’eut pas plus tôt compris où voulait en venir son mari, que le rouge lui monta au visage.

 

– C’en est trop, à la fin ! s’écria-t-elle. Je n’ai déjà pas tant de plaisirs dans l’existence, qu’on doive me priver de cette unique consolation. Il faut refouler ces honteux penchants ; nous sommes déjà la risée de tout le voisinage. Je ne souffrirai pas cette nouvelle insanité.

 

– Je n’y puis rien, répliqua, Mr. Henry.

 

– Rien ? s’écria-t-elle. Vous n’avez pas honte ! Heureusement, j’ai de l’argent à moi.

 

– Tout est mien, Madame, de par notre mariage, lança-t-il, rageusement. Et aussitôt, il quitta la salle.

 

Mon vieux lord leva les bras au ciel, et lui et sa fille se retirèrent au coin de la cheminée, ce qui me signifiait mon congé. J’allai retrouver Mr. Henry dans son refuge habituel, le bureau du régisseur. Il était assis au bord de la table, dans laquelle il enfonçait son canif, d’un air sinistre.

 

– Mr. Henry, dis-je, vous vous faites trop de tort, et il est temps que cela cesse.

 

– Oh ! s’écria-t-il, personne ne s’en aperçoit, ici. Ils se figurent que c’est tout naturel. J’ai de honteux penchants. Je suis un chien d’avaricieux (et il enfonça le canif jusqu’à la garde). Mais je ferai voir à cet individu, lança-t-il avec un juron, je lui ferai voir qui est le plus généreux.

 

– Ceci n’est pas de la générosité, dis-je, c’est simplement de l’orgueil.

 

– Croyez-vous que j’aie besoin de morale ? répliqua-t-il.

 

Je crus qu’il avait besoin de secours, et que je lui en donnerais, bon gré mal gré. Mme Henry ne fut pas plus tôt retirée chez elle, que je me présentai à sa porte, et lui demandai une audience.

 

Elle laissa voir un étonnement réel.

 

– Que désirez-vous de moi, Mr. Mackellar ? dit-elle.

 

– Dieu sait, Madame, répondis-je, que je ne vous ai jamais jusqu’ici importunée de mes libertés ; mais cette fois, la chose me pèse trop sur la conscience, et il faut que cela sorte. Peut-on véritablement être aussi aveugle que vous et Mylord ? Peut-on vivre depuis tant d’années avec un noble cœur comme Mr. Henry, sans mieux comprendre son caractère ?

 

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

 

– Ne savez-vous donc pas où va son argent ? le sien… et le vôtre… et l’argent même du vin qu’il ne boit pas à table ?… À Paris !… à cet homme ! Huit mille livres qu’il a eues de nous en sept ans, et mon maître assez fou pour n’en rien dire !

 

– Huit mille livres ! répéta-t-elle. C’est impossible : les revenus n’y suffiraient pas.

 

– Dieu sait comment nous avons usé les farthings pour faire la somme, dis-je. Mais elle est de huit mille soixante, et des shillings. Si vous pouvez croire après cela que mon maître est regardant, je ne me mêle plus de rien.

 

– N’en dites pas davantage, Mr. Mackellar, répondit-elle. Vous avez parfaitement agi de vous en mêler, comme vous le dites trop modestement. Je suis fort à blâmer, et vous devez me croire incapable d’observation (et elle me regardait avec un singulier sourire), mais je veux sur-le-champ remettre les choses au point. Le Maître a toujours été d’un naturel fort irréfléchi ; mais il a un cœur d’or, il est la générosité incarnée. Je vais lui écrire moi-même. Vous ne pouvez vous figurer combien votre communication m’a fait de peine.

 

– J’avais espéré plutôt, Madame, vous faire plaisir, dis-je, car j’étais furieux de la voir toujours penser au Maître.

 

– Et plaisir, dit-elle, plaisir aussi, bien entendu.

 

Le même jour (je ne puis dire que je ne les guettais pas), j’eus la satisfaction de voir Mr. Henry sortir de la chambre de sa femme en un état qui lui ressemblait fort peu ; car son visage portait des traces abondantes de pleurs, et néanmoins, il ne touchait plus terre. Je compris, à le voir, que sa femme lui avait fait amende honorable. – « Ah ! me dis-je en moi-même, j’ai fait aujourd’hui un beau coup ! »

 

Le lendemain, j’étais assis devant mes livres, quand Mr. Henry arriva doucement derrière moi, me saisit aux épaules et me secoua en manière de jeu.

 

– Ah ! ah ! je sais tout ; vous n’êtes donc pour finir qu’un individu sans foi, dit-il.

 

Ce fut sa seule illusion[27] ; mais il la fit d’un ton plus éloquent que toute protestation de gratitude. Et là ne se borna pas ma réussite ; car lorsqu’un nouveau messager se présenta (et ce ne fut guère longtemps après) de la part du Maître, il n’emporta rien qu’une missive. Depuis quelque temps, c’était moi qui traitais ce genre d’affaires. Mr. Henry ne mettait pas la main à la plume et, moi-même, je n’usais que des termes les plus secs et les plus formalistes. Mais cette épître-là, je ne la vis même point. Elle ne devait pas être d’une lecture fort agréable, car Mr. Henry se sentait soutenu par sa femme, – et je remarquai, le jour où il l’expédia, qu’il avait une expression très satisfaite.

 

Les choses allaient mieux dans la famille, – sans toutefois prétendre qu’elles allaient bien. Du moins n’y avait-il plus désormais de malentendu : on était aimable des deux parts ; et je crois qu’un retour d’intimité n’était pas impossible entre mon maître et sa femme, s’ils eussent pu seulement, lui, mettre son orgueil dans sa poche, et elle oublier (ce qui était l’origine du mal) ses rêvasseries sur un autre homme. C’est merveille comme une pensée cachée transpire au-dehors ; c’est merveille à présent pour moi de me rappeler à quel point nous suivions le cours de ses sentiments. Elle avait beau être d’allures paisibles, et de dispositions égales, nous savions toujours quand son imagination l’emportait vers Paris. Et qui ne se serait figuré voir l’idole abattue par ma révélation ? C’est à croire que les femmes sont possédées du diable. Toutes ces années écoulées sans jamais revoir l’homme, bien peu de tendresse à se rappeler (d’un commun accord) même du temps où il était auprès d’elle, la nouvelle de sa mort et, depuis, sa rapacité sans cœur étalée à nu devant elle ; que tout cela ne pût suffire, et qu’elle gardât toujours la meilleure place en son cœur à ce maudit individu, il y a de quoi exaspérer un honnête homme. Je n’eus jamais beaucoup de sympathie naturelle pour la passion amoureuse, mais cette démence chez la femme de mon maître me dégoûta entièrement de la chose. Je me souviens d’avoir repris une servante parce qu’elle chantait une bêtise sentimentale tandis que j’étais dans ces dispositions ; et ma sévérité me valut la rancune de tous les cotillons du château. Je m’en souciais fort peu, mais cela amusait Mr. Henry, qui me raillait souvent sur notre impopularité jumelle. La chose est singulière (car ma mère était assurément la perle des femmes, et ma tante Dickson, qui paya mes études à l’Université, une femme remarquable), mais je n’ai jamais eu grande indulgence pour le sexe féminin, ni même peut-être beaucoup de compréhension ; et comme je suis loin d’être un homme hardi, j’ai toujours esquivé leur société. Non seulement je ne vois aucun motif de regretter ma défiance, mais j’ai remarqué invariablement que les pires catastrophes frappent ceux qui ont été moins sages. C’est par crainte de m’être montré injuste envers Mme Henry que j’ai jugé utile de consigner cette mienne tournure d’esprit. Et d’ailleurs la remarque m’est venue tout naturellement, à relire la lettre qui provoqua de nouveaux événements, et qui me fut, à mon grand étonnement, remise en particulier, une semaine environ après le départ du précédent messager.

 

 

LETTRE DU COLONEL BURKE (PAR LA SUITE CHEVALIER) À MR. MACKELLAR

 

 

Troyes-en-Champagne, le 12 juillet 1756.

 

Mon cher Monsieur,

 

Vous serez sans doute surpris de recevoir une communication d’une personne si peu connue de vous ; mais cette fois où j’eus l’heureuse chance de vous rencontrer à Durrisdeer, j’ai distingué en vous un jeune homme du caractère le plus sérieux ; et j’admire cette qualité et l’estime à peine moins que le génie spontané ou la hardiesse chevaleresque du soldat. Je m’intéresse en outre à la famille que vous avez l’honneur de servir, ou plutôt, dont vous êtes l’humble et respectable ami ; et une conversation que j’eus le plaisir d’avoir avec vous, un matin de très bonne heure, ne m’est pas sortie de la mémoire.

 

Me trouvant ces jours-ci à Paris, où je m’étais rendu, de cette cité fameuse où je suis en garnison, je m’informai de votre nom (que j’avais oublié, je l’avoue) à mon ami le Maître de Ballantrae, et je saisis une occasion favorable pour vous écrire et vous mander les nouvelles.

 

Le Maître de Ballantrae (la dernière fois que nous en parlâmes, vous et moi) était titulaire, je crois vous l’avoir dit, d’une pension très avantageuse du Secours-Écossais. On lui donna ensuite une compagnie, puis bientôt un régiment. Mon cher Monsieur, je ne tenterai pas d’expliquer la chose ; et non plus pourquoi moi-même, qui ai chevauché à la droite des princes, on me berne sous divers prétextes, et on m’envoie pourrir dans un trou perdu de province. Accoutumé comme je le suis aux cours, je ne puis ne pas m’apercevoir que l’atmosphère ici n’est point faite pour un vrai soldat ; et je n’ai aucun espoir d’avancement analogue, dussé-je même m’abaisser à le solliciter. Mais notre ami a une aptitude spéciale pour réussir par les dames ; et si tout ce que l’on raconte est vrai, il jouissait d’une protection exceptionnelle. Vraisemblablement, la chose s’est retournée contre lui, car lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il sortait de la Bastille, où il s’était vu enfermer sur une lettre de cachet ; et, malgré sa mise en liberté, il a perdu son régiment et sa pension. Mon cher Monsieur, la simple franchise irlandaise me tiendra lieu ici de savoir-faire, et je suis certain qu’un gentleman de votre honnêteté sera d’accord avec moi.

 

Maintenant, Monsieur, le Maître est un homme dont j’admire le génie au-delà de toute expression et, de plus, il est mon ami ; mais j’ai pensé qu’un petit mot de la révolution survenue dans l’état de ses affaires ne serait pas de trop, car, à mon avis, il est désespéré. Il parlait, la dernière fois que je l’ai vu, d’aller aux Indes (où j’ai moi-même quelque espoir d’accompagner mon illustre concitoyen Mr. Lally[28], mais pour cela, il aurait besoin, à ce que j’ai compris, de plus d’argent qu’il n’en avait à sa disposition. Vous connaissez peut-être ce proverbe militaire : « Il vaut mieux faire un pont d’or à l’ennemi qui fuit. » Vous me comprenez, j’en suis persuadé, et je me dis, avec mes respects à Mylord Durie, à son fils, et à la charmante Mme Durie.

 

 

Mon cher Monsieur,

Votre humble et obéissant serviteur.

Francis Burke.

 

 

Je portai sur-le-champ cette missive à Mr. Henry. Nous eûmes tous deux la même pensée : elle arrivait une semaine trop tard. Je me hâtai de répondre au colonel Burke, et le priai, au cas où il verrait le Maître, de lui garantir que son prochain messager recevrait satisfaction. Mais j’eus beau me hâter, j’arrivai trop tard et je ne pus détourner le coup qui nous menaçait : la flèche était décochée, elle devait atteindre son but. Ce serait à se demander si la Providence a le pouvoir (ou plutôt la volonté) de prédéterminer le résultat des événements ; car il est étrange de songer combien chacun de nous a accumulé, pendant longtemps et avec une aveugle ignorance, tous les éléments d’une catastrophe.

 

Depuis la réception de la lettre du colonel, j’avais une longue-vue dans ma chambre, et posais des questions aux tenanciers. Comme les contrebandiers ne se souciaient guère du secret, et qu’ils exerçaient leur métier par force autant que par ruse (du moins dans nos environs) j’eus tôt fait de connaître les signaux en usage, et je sus à une heure près quand il fallait attendre un messager. Je questionnai, dis-je, les tenanciers ; car, avec les fraudeurs eux-mêmes, affreux gredins qui allaient toujours armés, j’aurais difficilement pris sur moi de me frotter à eux. En fait (et la circonstance, par la suite, fut heureuse), j’étais un objet de risée pour quelques-uns de ces bravaches. Non seulement ils m’avaient gratifié d’un sobriquet, mais ils m’attrapèrent un soir dans un chemin de traverse, et comme ils étaient tous (selon leur expression) un peu gais, ils me contraignirent à danser pour leur amusement. La méthode employée consistait à taillader les bouts de mes chaussures avec leurs coutelas nus, en criant : « Bouts-carrés ! » Je n’en subis aucun mal physique, mais n’en fus pas moins déplorablement affecté, et dus garder le lit plusieurs jours : – scandaleux échantillon de l’état de l’Écosse, sur lequel il est inutile d’insister.

 

Dans l’après-midi du 7 novembre de cette malheureuse année, il m’arriva, tout en me promenant, de remarquer un feu sur le Muckleross. L’heure de mon retour approchait ; mais j’avais l’esprit si inquiet ce jour-là que, m’élançant à travers les buissons, j’escaladai la pointe nommée Craig Head. Le soleil était déjà couché, mais il subsistait à l’occident une vaste luminosité qui me laissa voir sur le Ross quelques contrebandiers occupés à entretenir leur signal et, dans la baie, le lougre immobile sous sa voilure carguée. Celui-ci venait évidemment de jeter l’ancre, mais la yole était déjà mise à l’eau, et faisait force de rames vers le débarcadère à l’extrémité de la grande charmille. Et cela, je le savais, ne pouvait signifier qu’une chose : la venue d’un messager à Durrisdeer.

 

Oubliant mes autres craintes, je dévalai la pente abrupte – où je ne m’étais jamais aventuré – et parvins à me cacher parmi les buissons du rivage assez tôt pour voir aborder la yole. Contrairement à son habitude, le capitaine Crail lui-même tenait la barre ; auprès de lui était assis un passager ; et les hommes manœuvraient avec difficulté, encombrés qu’ils étaient par une douzaine de valises, grandes et petites. Mais l’affaire de les débarquer fut menée rondement, et bientôt le bagage fut empilé sur la rive, la yole s’en retourna vers le lougre, et le passager resta seul sur la pointe du roc. C’était un grand et svelte gentleman vêtu de noir, l’épée au côté et la canne de promenade au poignet. Il agita sa canne dans la direction du capitaine Crail, en guise d’adieu, et avec un mélange de grâce et de raillerie qui grava profondément le geste dans ma mémoire.

 

La yole ne se fut pas plus tôt éloignée avec mes ennemis jurés, que je retrouvai une partie de mon assurance, m’avançai sur la lisière des buissons, et fis halte de nouveau, partagé entre ma défiance naturelle et un sinistre pressentiment de la vérité. J’aurais pu rester là toute la nuit à balancer, mais l’étranger se retourna, m’aperçut dans la brume qui commençait à se lever, et me fit signe en me criant d’approcher. Je lui obéis, mais mon cœur était de plomb.

 

– Voici, mon brave, dit-il avec l’accent anglais, voici quelques objets pour Durrisdeer.

 

J’étais alors assez près de lui pour distinguer ses traits fins et son visage brun, mince et allongé, son regard vif, alerte et sombre, qui décelait l’homme de guerre et l’habitude du commandement. Il avait sur la joue une envie, qui ne lui seyait pas mal ; un gros diamant étincelait à son doigt ; ses habits, quoique de couleur uniforme, étaient d’une coupe et d’une élégance françaises ; ses manchettes, plus longues qu’il n’est d’usage, de dentelle très fine ; et je m’étonnais d’autant plus de le voir en si bel appareil, qu’il venait de débarquer d’un sale lougre de contrebandiers. Après m’avoir mieux examiné, il me toisa une seconde avec sévérité, et puis sourit :

 

– Je gage, mon garçon, dit-il, que je connais à la fois votre nom et votre surnom. J’avais deviné à votre écriture cette façon de vous vêtir, Mr. Mackellar.

 

À ces mots, je me mis à trembler.

 

– Oh ! dit-il, vous n’avez pas à avoir peur de moi. Je ne vous en veux pas pour vos ennuyeuses épîtres ; et j’ai l’intention de me servir beaucoup de vous. Vous m’appellerez Mr. Bally : c’est le nom que j’ai choisi, ou plutôt (car je parle à un grand formaliste) c’est ainsi que j’ai abrégé le mien. Allons, attrapez ceci, et cela – (et il m’indiquait deux des valises). – C’est tout ce que vous êtes capable de porter, et le reste peut fort bien attendre. Allons, ne perdons pas de temps, s’il vous plaît.

 

Son ton était si tranchant que je lui obéis comme par une sorte d’instinct, bien que mon esprit demeurât entièrement éperdu. Dès que j’eus empoigné les valises, il me tourna le dos et se mit en route sous la grande charmille, où déjà il commençait à faire noir, car le bois est épais et toujours vert. Je suivais, pliant sous ma charge, bien que je n’eusse pas conscience du fardeau : j’étais absorbé dans la stupéfaction de ce retour, et mon esprit oscillait comme une navette de tisserand.

 

Soudain, je déposai les valises sur le sol, et m’arrêtai. Il se retourna pour me regarder.

 

– Hé bien ? dit-il.

 

– Vous êtes le Maître de Ballantrae ?

 

– Vous me rendrez cette justice, dit-il, que je ne me suis pas caché de l’astucieux Mackellar.

 

– Et au nom de Dieu, m’écriai-je, que venez-vous faire ici ? Retournez, il en est encore temps.

 

– Non, merci, dit-il. Votre maître a choisi ce moyen, pas moi ; mais ayant fait ce choix, il doit (et vous aussi) en subir les conséquences. Et maintenant, ramassez mes affaires que vous avez déposées dans un endroit fort humide, et occupez-vous de la besogne dont je vous ai chargé.

 

Mais je n’avais plus aucune intention d’obéir ; je m’avançai jusqu’à lui.

 

– Si rien ne peut vous faire retourner, dis-je ; quoique, à tout point de vue, un chrétien ou un simple gentleman se ferait scrupule d’avancer…

 

– Voilà des expressions flatteuses, interrompit-il.

 

– Si rien ne peut vous décider à repartir, continuai-je, il y a néanmoins des convenances à respecter. Attendez ici avec votre bagage, et j’irai en avant préparer votre famille. Votre père est vieux, et… (j’hésitai)… il y a des convenances à respecter.

 

– En vérité, dit-il, ce Mackellar gagne à être connu. Mais écoutez un peu, mon garçon, et comprenez-le une fois pour toutes : vous perdez votre salive avec moi, et je vais droit mon chemin, d’une force inéluctable.

 

– Ah ! dis-je. C’est ainsi ? Eh bien, nous allons voir !

 

Et, faisant volte-face, je courus à toutes jambes vers Durrisdeer. Il tâcha de me retenir, avec un cri de colère, et puis je crois que je l’entendis ricaner, et je suis certain qu’il me poursuivit deux ou trois pas et, sans doute, y renonça. Mais le fait est que j’arrivai quelques minutes plus tard à la porte du château, hors d’haleine, et seul. Je montai l’escalier quatre à quatre, fis irruption dans la salle, et m’arrêtai en présence de la famille, incapable de parler. Mais on devait lire dans mes yeux toute l’histoire, car ils se levèrent de leurs sièges, et me regardèrent, médusés.

 

– Il est venu, haletai-je enfin.

 

– Lui ? demanda Mr. Henry.

 

– Lui-même, dis-je.

 

– Mon fils ? s’écria Mylord. Imprudent ! imprudent garçon ! Oh ! que ne restait-il où il se trouvait en sûreté !

 

Mme Henry ne prononça pas une parole ; et je ne la regardai pas, je ne sais pourquoi.

 

– Eh bien, dit Mr. Henry, après avoir longuement pris sa respiration, où est-il ?

 

– Je l’ai laissé sous la grande charmille, dis-je.

 

– Menez-moi auprès de lui, dit-il.

 

Nous partîmes tous les deux, lui et moi, sans échanger un mot de plus ; et au milieu de l’allée nous rencontrâmes le Maître, qui arpentait le gravier en sifflant et battant l’air avec sa canne. Il y avait encore assez de lumière pour reconnaître un visage, mais non son expression.

 

– Ah ! Jacob ! dit le Maître. Voici donc Esaü de retour.

 

– James, dit Mr. Henry, pour l’amour de Dieu, appelez-moi par mon nom. Je ne dirai pas que je suis bien aise de vous recevoir ; mais je vous accueillerai le mieux possible dans la maison de nos pères.

 

– Ou dans ma maison ? ou la vôtre ? dit le Maître. Lequel des deux alliez-vous dire ? Mais c’est une vieille plaie qu’il ne faut pas raviver. Si vous n’avez pas voulu partager avec moi lorsque j’étais à Paris, j’espère que vous ne refuserez pas à votre frère aîné une place au coin du feu de Durrisdeer.

 

– Voilà qui est mal parler, dit Mr. Henry. Et vous sentez admirablement la force de votre situation.

 

– Ma foi, je le pense, dit l’autre, avec un petit rire.

 

Et ce fut là, bien qu’ils ne se fussent pas donné la main, toute la bienvenue des deux frères ; car le Maître se tourna ensuite vers moi et m’ordonna de prendre son bagage.

 

Moi, de mon côté, je me tournai vers Mr. Henry pour avoir confirmation ; et non sans quelque défi, peut-être.

 

– Aussi longtemps que le Maître sera ici, Mr. Mackellar, vous m’obligerez beaucoup en regardant ses désirs comme vous feriez des miens, dit Mr. Henry. Nous ne cessons de vous importuner : voulez-vous avoir l’obligeance d’envoyer un des domestiques ? – et il appuya sur le mot.

 

Si cette phrase signifiait quelque chose, elle était à coup sûr un blâme bien mérité par l’étranger ; et cependant, sa diabolique imprudence était telle, qu’il la prit au rebours.

 

– Et aurons-nous la vulgarité d’ajouter : Baissez le nez ? interrogea-t-il doucement, en me regardant de côté ?

 

Quand bien même un royaume en eût dépendu, je n’aurais su prononcer une parole : même appeler un domestique était hors de mon pouvoir ; je préférai servir moi-même cet homme ; je me détournai en silence et descendis la grande charmille, le cœur plein de rage et de désespoir.

 

Il faisait obscur sous les arbres, et je marchai devant moi sans plus savoir ce que j’étais venu faire là, jusqu’au moment où je faillis me rompre le cou sur les valises. Ce fut alors que je fis une curieuse remarque : tout à l’heure, j’en portais deux sans presque m’en apercevoir ; à présent, une me suffisait, et au-delà. Il me fallut donc faire deux voyages, ce qui me retint un bon moment éloigné de la salle.

 

Lorsque j’y entrai, les effusions de l’accueil avaient pris fin depuis longtemps : on venait de se mettre à table ; mais, inadvertance qui me piqua au vif, ma place avait été oubliée. Je venais de voir le retour du Maître sous une face ; j’allais apercevoir l’autre. Il fut le premier à remarquer mon arrivée, et eut un léger mouvement de recul analogue au mien. Puis, il se leva avec vivacité.

 

– Voilà que j’ai pris la place du bon Mackellar ! s’écria-t-il. John, mettez un autre couvert pour Mr. Bally ; j’affirme qu’il n’est venu déranger personne ; et votre table est assez grande pour nous tous.

 

J’en crus à peine mes oreilles, et mes sens, lorsqu’il me saisit aux épaules et, tout riant, m’assit à ma place ordinaire, – tant sa voix était affectueuse et gaie. Et tandis que John mettait le nouveau couvert (il y insista encore : pour lui), il alla s’accouder au fauteuil de son père, en considérant le vieillard qui se détourna pour lever les yeux vers son fils, avec une si douce tendresse mutuelle que je faillis, de stupéfaction, me prendre la tête à deux mains.

 

Et tout fut à l’avenant. Ses lèvres n’eurent pas un mot rude, ni le moindre ricanement. Renonçant même à son roide accent anglais, il parlait la chère langue écossaise, qui donne plus de valeur aux paroles tendres ; et bien qu’il conservât une gracieuse élégance fort étrangère à nos façons de Durrisdeer, ses airs de cour se faisaient néanmoins familiers, et nous flattaient, loin de nous humilier. Il ne s’en départit point de tout le repas, buvant à ma santé avec un égard sensible, se tournant pour adresser à John un mot aimable, caressant la main de son père, contant avec gaieté des bribes de ses aventures, rappelant avec bonheur les souvenirs de passé ; – tout ce qui émanait de lui était si plein de grâce et d’accord avec sa distinction personnelle, que je ne m’étonnais pas de voir Mylord et Mme Henry avec des visages rayonnants, et derrière eux John faire son service avec des yeux pleins de larmes.

 

Sitôt le souper terminé, Mme Henry se leva pour se retirer.

 

– Tiens, ce n’était pas votre habitude, Alison, dit le Maître.

 

– Ce l’est, à présent, répondit-elle ; – ce qui était notoirement faux ; – et je vous donne le bonsoir, James, et je salue votre retour… d’entre les morts, – acheva-t-elle après une hésitation, et d’une voix défaillante.

 

Le pauvre Mr. Henry, qui avait fait durant le repas une assez piètre figure, s’assombrit encore : il aima de voir sa femme se retirer, malgré le déplaisir de songer aux motifs qui la poussaient ; et l’instant d’après, il fut confondu par la chaleur de son discours.

 

De mon côté, je sentis que j’étais de trop ; et j’allais suivre l’exemple de Mme Henry, mais le Maître s’en aperçut.

 

– Ceci, Mr. Mackellar, dit-il, n’est guère aimable. Je ne vous laisse par sortir : vous faites du fils prodigue un étranger ; et cela, laissez-moi vous le rappeler, sous le toit de ses pères ! Allons, rasseyez-vous, et buvez à la santé de Mr. Bally !

 

– Certes oui, Mr. Mackellar, dit Mylord, nous ne ferons un étranger pas plus de lui que de vous. Je disais justement à mon fils, ajouta-t-il, – en soulignant le mot avec sa complaisance ordinaire, – combien nous apprécions tous vos services amicaux.

 

Je me rassis donc, et demeurai en silence, jusqu’à mon heure habituelle ; et je me serais peut-être laissé abuser sur le caractère de cet homme, n’eût été un incident où sa perfidie apparut en plein. Voici le fait ; et le lecteur en jugera par lui-même, d’après ce qu’il sait de la rencontre des deux frères. Mr. Henry était assis, un peu morne, en dépit de tous ses efforts pour garder les apparences, vis-à-vis de Mylord. Soudain, le Maître se lève, fait le tour de la table, et va frapper sur l’épaule de son frère.

 

– Allons, allons, Hairry mon garçon, dit-il, – avec le fort accent qu’ils devaient avoir entre eux dans leur enfance – il ne faut pas vous laisser abattre par l’arrivée de votre frère. Tout est à vous, c’est certain, et je ne vous chicanerai pas sur grand-chose. Vous ne devez pas non plus me chicaner ma place au foyer paternel.

 

– C’est trop juste, Henry, dit mon vieux lord, en fronçant un peu le sourcil, chose rare chez lui. Vous avez été le frère aîné de la parabole dans le bon sens ; ne le soyez pas dans l’autre.

 

– Je me laisse facilement induire en erreur, dit Mr. Henry.

 

– Qui vous induit en erreur ? s’écria Mylord, un peu rudement, me sembla-t-il, pour un homme si doux. Vous avez mérité ma reconnaissance et celle de votre frère, mille et mille fois ; vous pouvez compter sur sa durée ; et c’est assez.

 

– Sans nul doute, Harry, vous pouvez y compter, dit le Maître ; et je crus voir une lueur féroce dans le regard que lui lança Mr. Henry.

 

Concernant les malheureux épisodes qui vont suivre, il y a quatre questions que je me suis souvent posées à cette époque, et que je me pose toujours. – L’homme était-il mû par un ressentiment particulier envers Mr. Henry ? ou par ce qu’il croyait être son intérêt ? ou par ce simple goût de la cruauté que manifestent les chats et que les théologiens attribuent au diable ? ou par ce qu’il eût appelé de l’amour ?… Je m’en tiens le plus fréquemment aux trois premières hypothèses ; – mais il est possible que sa conduite participât de toutes quatre. En effet, l’animosité contre Mr. Henry expliquerait la façon haineuse dont il le traitait lorsqu’ils étaient seuls ; ses intérêts expliqueraient son attitude très différente devant Mylord ; ses intérêts encore, plus une pointe de galanterie, son désir de bonne entente avec Mme Henry ; et le plaisir du mal pour lui-même, les peines qu’il prenait sans cesse à entremêler et opposer ces diverses lignes de conduite.

 

En partie parce que j’étais si ouvertement l’ami de mon maître, en partie parce que, dans mes épîtres adressées à Paris, j’avais souvent pris la liberté de lui faire des remontrances, je fus englobé dans son diabolique amusement. Lorsque j’étais seul avec lui, il me harcelait de sarcasmes ; devant les autres, il était tout à fait aimable et familier. Ce contraste était d’abord pénible en soi ; puis il m’induisait sans cesse en erreur ; mais surtout, il comportait un élément d’injures inexprimable. Qu’il voulût ainsi me tenir en dehors de sa dissimulation, comme si mon témoignage même était trop vil pour compter, me blessait jusqu’à l’âme… Mais ce que j’en pensais n’a pas d’importance. Je le note simplement pour mémoire, et surtout parce que cette persécution me fit deviner plus tôt le martyre de Mr. Henry.

 

Ce fut sur lui que tomba le plus lourd. Comment répondre en public aux avances de celui qui ne perdait jamais une occasion de le mortifier en particulier ? Comment sourire à qui le trompait et l’insultait ? Il était condamné à paraître malgracieux. Il était condamné au silence. S’il eût été moins fier, s’il eût parlé, qui aurait cru la vérité ? La calomnie en action avait donc réussi. Mylord et Mme Henry étaient les témoins journaliers de ce qui se passait : ils auraient pu affirmer sous serment que le Maître était un modèle de douceur et de longanimité, et Mr. Henry la jalousie et l’ingratitude incarnées. Et ces défauts, si vilains en quiconque, semblaient dix fois plus laids chez Mr. Henry ; car personne ne pouvait oublier que la vie du Maître était en danger, et qu’il avait déjà perdu sa fiancée, son titre et sa fortune.

 

– Henry, sortez-vous à cheval avec moi ? demanda un jour le Maître.

 

Et Mr. Henry, qui avait été mortifié par l’homme toute la matinée, de répondre sèchement :

 

– Non.

 

– Je souhaiterais parfois vous voir plus aimable, Henry, dit l’autre d’un air peiné.

 

Je cite cet exemple ; mais des scènes analogues avaient lieu sans cesse. Rien d’étonnant si Mr. Henry était blâmé ; rien d’étonnant si je me tourmentais, presque à en avoir la jaunisse ; et le simple souvenir de cette période me fait bouillir le sang dans les veines.

 

À coup sûr, jamais en ce monde il n’y eut plus diabolique machination : si perfide, si simple, si impossible à combattre. Et pourtant, je crois, et croirai encore et toujours, que Mme Henry était à même de lire entre les lignes ; elle aurait dû mieux connaître le caractère de son mari ; après tant d’années de mariage, elle aurait dû posséder ou capter sa confiance. Et mon vieux lord aussi, – ce gentleman si avisé, où était sa faculté d’observation ? Mais il est vrai, la ruse était pratiquée de main de maître, et aurait déçu un ange. D’autre part (en ce qui concerne Mme Henry) j’ai remarqué que deux individus ne sont jamais plus étrangers l’un à l’autre qu’en étant à la fois mariés et brouillés : on les croirait alors sourds ou parlant une autre langue. En troisième lieu (dans le cas de nos deux spectateurs) ils étaient aveuglés par une prédilection invétérée. Et quatrièmement, le risque supposé du Maître (supposé, dis-je, – on saura bientôt pourquoi) rendait toute critique des moins généreuses ; et, en leur inspirant une continuelle et tendre sollicitude au sujet de sa vie, les aveuglait encore plus sur ses défauts.

 

Ce fut à cette époque que je commençai à mieux comprendre le prestige des bonnes manières, et à déplorer profondément la vulgarité des miennes. Mr. Henry avait l’essentiel du gentleman : une fois ému, ou si la circonstance l’exigeait, il jouait son rôle avec esprit et dignité ; mais dans le commerce de tous les jours (il serait vain de le nier) il manquait d’élégance. Le Maître, au contraire, ne faisait pas un geste qui ne fût réfléchi et voulu. Et, par conséquent, lorsque l’un se montrait aimable et l’autre malgracieux, le moindre trait de leurs personnes venait confirmer leur attitude. Il y avait pis : car plus Mr. Henry s’empêtrait dans les pièges de son frère, plus gauche il devenait ; et plus le Maître jouissait de son odieux plaisir, plus il apparaissait aimable et souriant. De sorte que la trame, en s’allongeant et progressant, se développait et se renforçait d’elle-même.

 

Entre autres astuces, cet homme mettait à profit le danger (comme je l’ai dit) qu’il était censé courir. Il en parlait à ceux qui l’aimaient, sous forme d’agréable badinage, ce qui le rendait plus intéressant. Il en faisait contre Mr. Henry une arme offensive cruelle. Je le vois encore poser son doigt sur le losange incolore de la verrière, un jour que nous étions seuls à trois dans la salle.

 

– C’est par là qu’a passé votre bienheureuse guinée, Jacob, dit-il. – Et, comme Mr. Henry le regardait sombrement :

 

– Oh, ajouta-t-il, ne prenez donc pas inutilement cet air féroce, ma bonne mouche. Vous serez débarrassé de votre araignée dès qu’il vous plaira. Jusques à quand, ô Seigneur ? Quand serez-vous mûr pour me dénoncer, frère scrupuleux ? C’est une de mes distractions dans ce trou lugubre. J’ai toujours aimé les expériences.

 

De nouveau, Mr. Henry se contenta de fixer sur lui un regard sombre, et il changea de couleur. Mais le Maître, avec un éclat de rire, lui frappa sur l’épaule, en l’appelant balourd. Sur quoi mon maître fit un bond en arrière avec un geste qui me sembla fort menaçant ; et je suppose que l’autre pensa de même, car il parut un rien décontenancé, et jamais plus, à ma connaissance, il ne porta la main sur Mr. Henry.

 

Mais bien qu’il eût sans cesse à la bouche son danger, sous une forme ou l’autre, je trouvais sa conduite singulièrement imprudente, et commençais à me dire que le Gouvernement, – lequel avait mis sa tête à prix, – avait le sommeil bien dur. Je ne nierai pas quelle tentation m’effleura de le dénoncer ; mais deux considérations me retinrent. D’abord, s’il finissait honorablement sur l’échafaud, le personnage serait canonisé pour de bon dans les esprits de son père et de sa belle-sœur ; d’autre part, si j’étais le moins du monde mêlé à l’affaire, Mr. Henry n’échapperait pas aux soupçons. Et cependant, notre ennemi allait et venait au-dehors plus que je ne l’aurais cru possible, la nouvelle de son retour s’était répandue sur toute la côte, et jamais il ne fut inquiété. Parmi toutes les personnes au courant de sa présence, pas une qui fût cupide, – comme je songeais avec tristesse, – ni attachée au gouvernement ; et l’homme courait le pays à cheval, – beaucoup mieux reçu, en dépit d’un reste de l’impopularité passée, que Mr. Henry, – et, au regard des contrebandiers, bien plus en sûreté que moi.

 

Il n’était pas néanmoins sans avoir sa tablature ; et, comme il en résulta les plus graves conséquences, je dois relater l’affaire. Le lecteur n’a sans doute pas oublié Jessie Broun. Sa façon de vivre la mettait en contact fréquent avec les contrebandiers ; le capitaine Crail lui-même était de ses intimes ; et elle fut des premières à savoir la présence de Mr. Bally au château. À mon idée, elle n’avait cure depuis longtemps de la personne du Maître ; mais elle avait pris l’habitude de s’associer perpétuellement au nom du Maître : c’était le fond de toute sa comédie ; en conséquence, puisqu’il était revenu elle crut de son devoir à elle de hanter le voisinage de Durrisdeer. Le Maître ne pouvait sortir qu’il ne trouvât à l’attendre cette femme de scandale, presque toujours ivre. Elle hélait à grands cris « son bon petit gas », lui débitait des vers de mirliton, et même, paraît-il, fit semblant de pleurer sur son épaule. Je l’avoue, je me frottai les mains de cette persécution ; mais le Maître, si rude à autrui, était, pour soi-même, le moins patient des hommes. Il se passa d’étranges scènes en leur particulier. Certains disent qu’il leva sa canne sur elle, et que Jessie recourut à ses armes de jadis, – les pierres. Il est certain que pour finir il demanda au capitaine Crail d’attirer la femme dans un guet-apens, et que le capitaine repoussa la proposition, avec une chaleur inusitée. À la fin du compte, Jessie l’emporta. On réunit de l’argent, il y eut une entrevue, au cours de laquelle mon fier gentilhomme dut consentir à recevoir des baisers et des larmes ; et la femme fut installée dans un cabaret à elle, situé quelque part sur le Solway (mais où, je l’ai oublié) et, d’après le peu que j’en sais, des plus mal fréquentés.

 

Mais nous anticipons. Il y avait quelque temps que Jessie s’attachait à ses pas, lorsque le Maître vint un jour me trouver dans le bureau du régisseur, et me dit, avec plus de politesse qu’à l’ordinaire :

 

– Mackellar, il y a une maudite folle de traînée qui rôde aux alentours. Il ne m’est guère possible de m’en occuper moi-même, aussi j’ai recours à vous. Ayez l’obligeance de voir à ce que nos gens aient l’ordre strict de chasser cette traînée.

 

– Monsieur, dis-je, en tremblant un peu, vous pouvez faire vous-même vos sales commissions.

 

Sans dire un mot, il quitta la chambre.

 

Peu après arriva Mr. Henry.

 

– Voici du nouveau ! s’écria-t-il. Il paraît que tout ne suffit pas encore, et que vous voulez ajouter à mes maux. Il paraît que vous avez offensé Mr. Bally.

 

– Avec votre permission, Mr. Henry, répliquai-je, c’est lui qui m’a offensé ; et, à mon avis, grossièrement. Mais je n’ai peut-être pas assez considéré votre situation, en parlant ; et si vous le croyez aussi, lorsque vous saurez tout, mon cher maître, vous n’avez qu’un mot à dire. Pour vous, j’obéirai sur n’importe quoi, même jusqu’au péché, Dieu me pardonne !

 

Et je lui racontai ce qui venait de se passer.

 

Mr. Henry eut un sourire, – je n’ai jamais vu plus affreux sourire.

 

– Vous avez parfaitement agi, dit-il. Il boira jusqu’à la lie sa Jessie Broun.

 

Puis, apercevant le Maître au-dehors, il ouvrit la fenêtre, et lui cria, en l’appelant Mr. Bally, de monter un instant.

 

– James, dit-il, – quand notre persécuteur fut entré et qu’il eut refermé la porte derrière lui, en me regardant avec un sourire, comme s’il se figurait que j’allais être tancé, – vous êtes venu vous plaindre à moi de Mr. Mackellar. J’ai pris mes renseignements. Je n’ai pas besoin de vous dire que je le croirai toujours de préférence à vous ; car nous sommes seuls, et je vais user un peu de votre liberté. Mr. Mackellar est un gentleman que j’estime ; et vous devez tâcher, aussi longtemps que vous serez sous ce toit, de ne plus entrer en collision avec une personne que je soutiendrai quoi qu’il doive en coûter à moi ou aux miens. Quant à la commission que vous lui proposiez, vous pouvez aller vous-même vous dépêtrer des conséquences de votre méchanceté, et nul de mes serviteurs ne sera employé en pareil cas.

 

– Les serviteurs de mon père, je crois, dit le Maître.

 

– Allez donc lui raconter cette histoire, dit Mr. Henry.

 

Le Maître devint très pâle. Il me désigna du doigt.

 

– Je veux que vous renvoyiez cet homme, dit-il.

 

– Je ne le renverrai pas, dit Mr. Henry.

 

– Vous me le paierez joliment cher, dit le Maître.

 

– J’ai payé si cher déjà pour un mauvais frère, dit Mr. Henry, que j’ai fait banqueroute, même de craintes. Il ne reste plus d’endroit où vous puissiez me frapper.

 

– C’est ce que nous verrons, dit le Maître.

 

Et il se retira lentement.

 

– Que va-t-il faire, Mackellar ? demanda Mr. Henry.

 

– Laissez-moi partir, dis-je. Mon cher maître, laissez-moi partir : je vais vous attirer de nouveaux ennuis.

 

– Voudriez-vous me laisser tout seul ? demanda-t-il.

 

Notre incertitude sur le nouveau genre d’attaque ne fut pas longue. Jusqu’à cette heure, le Maître avait joué très serré avec Mme Henry. Il évitait délibérément de rester seul avec elle, ce que je pris d’abord pour un respect des convenances, mais ce que j’attribue aujourd’hui à une habileté plus insidieuse ; il ne la voyait pour ainsi dire qu’au moment des repas, et se comportait alors en frère affectionné. Jusqu’à cette heure, on peut dire, qu’il ne s’était pas directement interposé entre Mr. Henry et sa femme ; il s’était contenté de soustraire à l’un les bonnes grâces de l’autre. Or, tout ceci allait changer ; mais fut-ce par vengeance réelle, ou parce qu’il était las de Durrisdeer, et cherchait une distraction, le diable seul peut le dire.

 

Dès cette heure, en tout cas, il entreprit le siège de Mme Henry. Les opérations furent menées si habilement qu’elle-même s’en aperçut à peine, et que son mari dut y assister en silence. La première tranchée fut ouverte (semble-t-il) par accident. La conversation tomba, une fois de plus, sur les exilés de France ; puis elle dévia sur ce qu’ils chantaient.

 

– Voici une de leurs chansons, dit le Maître, si cela vous intéresse, qui m’a toujours paru très émouvante. Les vers en sont mauvais ; et cependant, peut-être à cause de ma situation, ils me sont toujours allés au cœur. Celle qui chante, je dois vous le dire, est supposée être la fiancée d’un exilé ; et les paroles expriment moins ses vraies pensées à elle que ce que lui espère d’elle, en ces terres lointaines – (et ici le Maître soupira). – Je vous assure que c’est un spectacle poignant, de voir une vingtaine de grossiers Irlandais, tous simples soldats, entonner cette chanson ; et l’on peut se rendre compte, à voir couler leurs larmes, à quel point elle les émeut. Elle commence ainsi, père – (dit-il, en prenant fort habilement Mylord pour auditeur), – et si je ne puis aller jusqu’au bout, vous songerez que c’est un cas ordinaire chez nous autres exilés.

 

Et alors il chanta cet air que j’avais entendu siffler par le colonel ; mais cette fois avec les paroles, frustes en effet, mais exprimant avec d’autant plus de force les désirs d’une pauvre fille envers son amant exilé. Je m’en rappelle ces quelques vers (si l’on peut dire) :

 

Oh ! je veux teindre en rouge mon jupon,

Avec mon cher garçon, j’irai mendier mon pain,

Dussent toutes mes amies souhaiter me voir morte

Pour Willie dans les roseaux ! Ô !

 

Il la chanta bien, mais la mima encore mieux. J’ai entendu des acteurs fameux, alors qu’il n’y avait pas un œil sec dans tout le théâtre d’Édimbourg, spectacle bien étonnant ; mais pas plus étonnant que de voir le Maître jouer de cette petite ballade, et de ceux qui l’écoutaient, comme d’un instrument. Parfois, on le croyait prêt à défaillir, puis il domptait sa faiblesse, tant que les paroles et la musique semblaient sortir de son cœur et de son passé propres, et viser directement Mme Henry. Et son art alla plus loin : car le tout fut si subtilement nuancé qu’il était impossible de le soupçonner de la moindre intention, et loin de faire étalage de son trouble, on eût juré qu’il s’efforçait de rester calme. Quand il eut fini, nous demeurâmes tous silencieux un moment. Il avait choisi l’heure du crépuscule, et personne ne distinguait les traits de son voisin ; mais il sembla que nous avions cessé de respirer ; seul, Mylord s’éclaircit la gorge. Le premier à faire un mouvement fut le chanteur, qui soudain se leva sans bruit, et se mit à marcher lentement et de long en large au bas bout de la salle, où Mme Henry se tenait d’habitude. Nous devions supposer qu’il luttait avec un reste d’émotion ; mais il revint bientôt s’asseoir, et s’embarqua dans un examen du caractère irlandais (toujours si mal interprété, et qu’il défendit) de sa voix normale ; et, par suite, les lumières n’étaient pas encore apportées, que nous causions tous comme à l’ordinaire. Même alors, toutefois, je crus remarquer une certaine pâleur sur le visage de Mme Henry ; en outre, elle se retira presque tout de suite.

 

Un nouvel indice fut l’amitié que cet insidieux démon sut inspirer à l’innocente Miss Katharine. Ils étaient toujours ensemble, la main dans la main, ou bien elle grimpait sur son genou : – on eût dit une paire d’enfants. Comme toutes ses actions diaboliques, celle-ci atteignit plusieurs buts. Ce fut pour Mr. Henry le dernier coup, de voir sa propre fille détournée de lui ; il en devint dur à l’égard de la pauvre innocente, ce qui le mit encore un cran plus bas dans l’estime de sa femme ; et (pour conclure) ce fut un trait d’union entre Mylady et le Maître. Sous cette influence, leur réserve ancienne se fondit chaque jour davantage. Bientôt, ce furent des promenades sous la grande charmille, des causeries dans le belvédère, et je ne sais quelle tendre familiarité. Je suis sûr que Mme Henry était comme beaucoup d’honnêtes femmes : elle avait la conscience en repos, mais peut-être s’aveuglait-elle un peu. Car même à un observateur aussi obtus que moi, son affection apparaissait plus tendre qu’il ne convient à une sœur. Sa voix s’enrichit de notes plus mélodieuses ; son regard s’illumina de douceur ; elle devint plus aimable avec nous tous, même avec Mr. Henry, même avec moi ; il émanait d’elle une sorte de bonheur discret et mélancolique.

 

Quel tourment pour Mr. Henry, d’assister à ces changements ! Et toutefois, notre délivrance finale en fut le résultat, comme je vais bientôt l’exposer.

 

Le but du Maître en restant au château était tout bassement (quelque dorure qu’on y mît) de soutirer de l’argent. Il avait projeté de faire fortune aux Indes françaises, comme l’écrivit le chevalier ; et c’était la somme nécessaire qu’il était venu chercher. Pour le reste de la famille, cela signifiait la ruine ; mais Mylord, dans son incroyable partialité, nous poussait continuellement à céder. La famille était à présent si réduite (elle comprenait juste le père et les deux frères) qu’il devenait possible d’entamer le patrimoine et d’aliéner une pièce de terre. À quoi Mr. Henry, d’abord par des allusions, puis par une pression directe, fut amené à consentir. Il n’y aurait jamais consenti, j’en suis persuadé, sans le faix du malheur sous lequel il succombait. N’eût été son désir passionné de voir son frère parti, il n’aurait jamais enfreint de la sorte ses propres sentiments et les traditions de sa race. Même ainsi, il leur vendit cher son acceptation. Il parla pour une fois sans détours, et fit voir la honteuse affaire sous son véritable jour.

 

– Vous remarquerez, dit-il, que c’est une injustice envers mon fils, si j’en ai jamais un.

 

– Mais il est peu probable que vous en ayez un, dit Mylord.

 

– Dieu le sait ! dit Mr. Henry. Et considérant la position cruellement fausse dans laquelle je me trouve vis-à-vis de mon frère, et aussi que vous, Mylord, êtes mon père, et avez le droit de me condamner, je signerai ce papier. Mais je dirai d’abord une chose : on m’y contraint d’une manière peu généreuse ; et ensuite, Mylord, quand vous serez tenté de comparer vos deux fils, je vous prie de vous rappeler ce que j’ai fait et ce que lui a fait. Les actes sont la vraie pierre de touche.

 

Mylord était l’homme le plus mal à l’aise que j’aie vu. Sa vieille face trouva moyen de s’empourprer.

 

– Le moment, je crois, n’est pas très bien choisi pour vous plaindre, Henry, dit-il. Cela diminue le mérite de votre générosité.

 

– Ne vous y trompez pas, Mylord, dit Mr. Henry. Ce n’est point par générosité envers lui que je commets cette injustice, c’est pour vous obéir.

 

– Devant des étrangers… commença Mylord, encore plus mal inspiré.

 

– Il n’y a ici que Mackellar, dit Mr. Henry, et il est mon ami. D’ailleurs, Mylord, comme Mackellar est le témoin fréquent de vos blâmes, il ne serait pas juste que je l’empêche d’ouïr une chose aussi rare que ma défense.

 

Pour un peu, Mylord serait revenu sur sa décision ; mais le Maître veillait.

 

– Ah ! Henry, Henry ! dit-il, c’est encore vous qui êtes le meilleur de nous tous. Rude, mais franc ! Ah ! mon ami, je voudrais avoir votre bonté.

 

À cette nouvelle preuve de la générosité de son favori, l’hésitation de Mylord cessa, et l’acte fut signé.

 

Dans le plus bref délai possible, la terre d’Ochterhall fut vendue bien au-dessous de sa valeur, et l’argent remis à notre sangsue, qui l’expédia en France par ses moyens privés. Ou du moins, il nous le fit croire, et j’ai soupçonné depuis qu’il n’alla pas aussi loin. Les manigances de l’homme avaient donc abouti heureusement, et ses poches, une fois de plus, regorgeaient de notre or ; mais nous attendions toujours la récompense de nos sacrifices, et le visiteur s’attardait à Durrisdeer. Était-ce par malignité, ou parce que le temps n’était pas encore venu pour lui de gagner les Indes, ou parce qu’il avait un espoir de réussite auprès de Mme Henry, ou bien par ordre du gouvernement, qui peut le dire ? Mais bref, il s’attarda, et durant des semaines.

 

J’ai dit, vous l’avez remarqué : par ordre du gouvernement ; car ce fut vers cette époque que le déshonorant secret de cet homme transpira au-dehors.

 

Ce qui me donna l’éveil fut le propos d’un tenancier, commentant le séjour du Maître, et surtout ma sécurité ; car ce tenancier était de sympathies jacobites, et avait perdu un fils à Culloden, ce qui aiguisait sa critique.

 

– Il y a un détail que je ne puis m’empêcher de trouver bizarre, me dit-il ; c’est le fait de son arrivée à Cockermouth.

 

– À Cockermouth ? dis-je, me rappelant alors ma surprise de voir l’homme débarquer en un tel point de vue[29], après un si long voyage.

 

– Eh bien oui, dit le tenancier, c’est là qu’il fut recueilli par le capitaine Crail. Vous vous figuriez qu’il était venu de France par mer ? Nous aussi.

 

Je retournai dans ma tête cette nouvelle, que j’allai communiquer à Mr. Henry.

 

– Voici un détail curieux, dis-je. Et je lui contai la chose.

 

– Qu’importe la façon dont il est venu, Mackellar, aussi longtemps qu’il est ici ? répliqua tristement Mr. Henry.

 

– Non, non, dis-je, pensez-y mieux. Cela ne sent-il pas la connivence gouvernementale ? Vous savez combien de fois déjà la sécurité de l’homme nous a étonnés.

 

– Attendez, dit Mr. Henry. Laissez-moi réfléchir.

 

Et peu à peu je vis naître sur son visage ce sourire féroce qui ressemblait un peu à celui du Maître.

 

– Donnez-moi du papier, dit-il.

 

Et, sans un mot de plus, il s’assit pour écrire à un gentleman de ses connaissances, – le nom est inutile, mais c’était quelqu’un de haut placé. Je fis porter cette lettre par le seul messager auquel je pusse me fier en l’occurrence, – Macconochie. Le vieil homme dut galoper, car il était revenu avec la réponse avant même que mon impatience osât commencer à espérer. En la lisant, Mr. Henry eut le même sourire féroce. « Voici le meilleur tour que vous nous ayez fait encore, Mackellar, dit-il. Avec ce document, je vais lui donner une fière secousse. Observez-nous au dîner. »

 

Au dîner donc, Mr. Henry proposa une visite où le Maître serait fort en vue ; et, comme il s’y attendait, Mylord objecta le danger.

 

– Oh ! dit Mr. Henry d’un air détaché, ce n’est plus la peine de m’en faire un secret. Je suis dans la confidence tout comme vous.

 

– La confidence ? dit Mylord. Un secret ? Que voulez-vous dire, Henry ? Je vous donne ma parole que je n’ai pas de secret dont vous soyez exclu.

 

Le Maître avait changé de contenance, et je vis qu’il était touché au défaut de la cuirasse.

 

– Comment ? lui dit Mr. Henry, d’un air fort étonné. Je sais que vous servez vos maîtres avec fidélité ; mais je me figurais que vous aviez eu pitié de notre père, et l’aviez tranquillisé.

 

– De quoi parlez-vous ? Je ne veux pas que l’on discute mes affaires en public. J’ordonne que cela cesse, s’écria le Maître, avec une folle impétuosité, plus digne d’un enfant que d’un homme.

 

– On n’attendait pas de vous semblable discrétion, je vous affirme, continua Mr. Henry. Car voici ce que m’écrit mon correspondant – (il déploya le papier, et lut :) – « Il est en effet de l’intérêt du gouvernement comme du gentleman qu’il vaut mieux continuer d’appeler Mr. Bally, que cet accord demeure secret ; mais on n’eut jamais l’intention de laisser aujourd’hui encore sa famille dans les transes que vous dépeignez si chaudement ; et je suis heureux de venir le premier apaiser ses craintes. Mr. Bally est aussi bien que vous en sécurité dans la Grande-Bretagne. »

 

– Est-il possible ? s’écria Mylord, regardant son fils avec beaucoup d’étonnement, et plus encore de soupçon.

 

– Mon cher père, dit le Maître, qui s’était déjà ressaisi, je suis enchanté de pouvoir enfin parler. Mes instructions, à moi, étaient tout autres, et m’obligeaient de garder le secret à tout le monde, sans vous excepter, et même à vous expressément désigné, – comme je puis vous le faire voir par écrit, si je n’ai supprimé la lettre. Ils ont dû changer d’avis très promptement, car la chose est encore toute récente ; ou plutôt, Henry, votre correspondant aura mal interprété ce point, comme il a mal interprété les autres. À vous dire vrai, Monsieur, continua-t-il, avec toujours plus d’assurance, j’avais supposé que cette faveur inattendue accordée à un rebelle était un effet de votre intervention ; et l’ordre de garder le secret même de ma famille, le résultat d’un désir à vous de cacher votre bonté. C’est pourquoi j’obéissais aussi strictement aux ordres. Il nous reste maintenant à deviner par quelle entremise cette faveur s’est posée sur un coupable aussi notoire que moi. Car je ne crois pas que votre fils ait besoin de se justifier de cette imputation que renferme la lettre d’Henry. On n’a pas encore ouï-dire qu’un Durie fût jamais un traître ou un espion, ajouta-t-il avec superbe.

 

Il semblait donc sortir indemne de ce mauvais pas ; mais il comptait sans une bévue qu’il avait commise, et sans la pénétration de Mr. Henry, qui allait manifester quelque chose de l’esprit de son frère.

 

– Vous dites que l’affaire est toute récente ? dit Mr. Henry.

 

– Elle est récente, dit le Maître, d’un ton très assuré, mais non sans une légère hésitation.

 

– Si récente que cela ? demanda Mr. Henry d’un air intrigué, et déployant de nouveau sa lettre.

 

Elle ne contenait pas un mot touchant la date ; mais comment le Maître l’aurait-il su ?

 

– En tout cas, la faveur est venue bien tard pour moi, dit-il, avec un rire.

 

Au son de ce rire, faux comme une cloche fêlée, Mylord le regarda encore une fois par-dessus la table, et je vis ses vieilles lèvres se pincer.

 

– Non, dit Mr. Henry, toujours examinant sa lettre, mais je me rappelle votre expression. Vous disiez que c’était tout récent.

 

Et alors, nous eûmes la preuve de notre victoire, et le plus fort exemple de l’incroyable faiblesse de Mylord, car ce fut lui qui intervint pour épargner la honte à son favori.

 

– Je crois, Henry, dit-il, avec une sorte d’empressement piteux, je crois superflu de disputer davantage. Nous nous réjouissons tous, pour finir, que votre frère soit sauf : nous sommes tous d’accord là-dessus ; et, en sujets reconnaissants, nous ne pouvons mieux faire que de boire à la santé du roi et à sa clémence !

 

Le Maître était donc hors d’affaire ; mais il avait été réduit à se défendre, il s’en était tiré sans gloire, et le prestige de son danger personnel lui était publiquement retiré. Mylord, dans son for intérieur, connaissait désormais son favori pour un espion du gouvernement ; et Mme Henry (quel que fût son avis) se montra visiblement plus froide envers le héros de roman déchu. C’est ainsi que le meilleur édifice de duplicité possède quelque point faible, et il suffit de l’atteindre, pour que tout croule ; et si, par cet heureux coup, nous n’avions pas ébranlé l’idole, qui peut dire ce qui en aurait résulté pour nous lors du dénouement ?

 

Toutefois, à l’époque, c’était comme si nous n’avions rien fait. Au bout d’un jour ou deux, il avait effacé les traces de sa défaite, et, selon toute apparence, restait aussi fort que jamais. Quant à Mylord Durrisdeer, il était plongé dans sa prédilection paternelle ; il s’agissait moins d’amour, qualité active, que d’une apathie torpide de ses autres facultés ; et le pardon (pour employer aussi mal ce terme noble) s’échappait de lui par pure faiblesse, comme des larmes séniles. Le cas de Mme Henry était très différent ; et Dieu sait ce qu’il trouva à lui dire, ou comment il parvint à esquiver son mépris. C’est l’un des pires privilèges du sentiment, que le ton de voix prenne plus d’importance que les mots, et celui qui parle, plus que ce qu’il dit. Mais le Maître dut trouver une excuse, ou peut-être même il découvrit le moyen de tourner ce scandale à son avantage ; car, après un temps de froideur, les relations se firent plus étroites que jamais entre lui et Mme Henry. Ils étaient perpétuellement ensemble. Je ne veux pas avoir l’air de jeter une ombre de blâme, en dehors de ce qui est dû à un aveuglement semi-volontaire, sur cette malheureuse lady ; mais je crois que, durant ces derniers jours, elle joua de très près avec le feu ; et que je me trompe ou non là-dessus, une chose du moins est claire et suffisante : Mr. Henry le croyait. Ce pauvre gentilhomme restait assis des journées entières dans ma chambre, avec un air si malheureux que je n’osais m’aventurer à lui parler ; cependant, il faut croire qu’il trouvait quelque réconfort dans ma simple présence et dans la conscience de ma sympathie. À d’autres fois, nous causions, et c’était une singulière causerie : personne n’était nommé, l’on ne citait aucun détail personnel ; mais nous avions le même sujet dans l’esprit, et nous le savions l’un et l’autre. C’est là un curieux exercice auquel on peut se livrer : parler d’une chose pendant des heures, sans la désigner, ni même y faire allusion. Et je me demandai si ce n’était pas à l’aide d’un artifice analogue que le Maître courtisait Mme Henry tout le long du jour (comme il était manifeste), sans jamais alarmer sa pudeur.

 

Pour montrer à quel point en étaient venues les choses, je rapporterai quelques mots de Mr. Henry, prononcés (j’ai des raisons pour ne pas l’oublier) le 26 février 1757. C’était par un temps hors de saison, un retour à l’hiver : pas de vent, un froid glacial, un monde tout blanc de givre, un ciel bas et gris, une mer noire et silencieuse comme l’ouverture d’un puits de mine. Mr. Henry était assis devant le feu, et se demandait (ce qui était devenu fréquent chez lui) si « un homme » doit « agir », si « une intervention serait opportune », et autre propositions générales, dont chacun de nous faisait l’application. J’étais à la fenêtre, regardant au-dehors, quand passèrent au-dessous de moi le Maître, Mme Henry et Miss Katharine, ce trio devenu sempiternel. L’enfant courait çà et là, enchantée de la gelée ; le Maître parlait à l’oreille de Madame avec une grâce qui semblait (même de si loin) insinuante et diabolique ; et elle, de son côté, regardait à terre comme absorbée dans son attention. Je sortis de ma réserve.

 

– Si j’étais de vous, Mr. Henry, dis-je, je m’ouvrirais franchement à Mylord.

 

– Mackellar, Mackellar, dit-il, vous ne voyez pas la fausseté de ma position. Je ne puis révéler d’aussi basses pensées à personne – à mon père encore moins ; ce serait me vouer à son plus profond mépris. La fausseté de ma situation, reprit-il, elle est en moi : ma personne n’attire pas la sympathie. Je possède leur reconnaissance, chacun me dit cela ; et je n’en suis pas plus riche ! Mais je ne figure pas dans leurs esprits ; ils ne sont tentés ni de penser comme moi, ni de penser à moi. C’est là ce qui me perd ! – (il se mit debout, et donna un coup de pied sur une bûche). – Mais il faut trouver un moyen, Mackellar, dit-il, me regardant tout à coup par-dessus son épaule ; – nous devons trouver un moyen. J’ai beaucoup de patience… beaucoup trop. Je me méprise, à la fin. Et cependant, il est sûr que personne jamais ne fut enveloppé dans une pareille trame !

 

Et il retomba dans sa méditation.

 

– Courage ! lui dis-je. Elle se rompra d’elle-même.

 

– J’ai depuis longtemps dépassé la colère, à cette heure, dit-il.

 

Et sa réponse avait si peu de rapport avec ma remarque, que je n’insistai pas.

V

Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757


 

Le soir de l’entrevue racontée plus haut, le Maître sortit du château, et ne rentra que dans la journée du lendemain, ce fatal 27 février ; mais où il alla, et ce qu’il fit, personne ne se donna la peine de le demander avant le surlendemain. Si nous l’avions fait, cependant, ce que nous fîmes alors, fut fait sans rien savoir, et doit être jugé pareillement : aussi raconté-je les événements tels qu’ils nous apparurent à l’origine, et je garde tout ce que j’ai découvert depuis pour l’époque de la découverte. Car j’en suis arrivé maintenant à l’un des épisodes les plus sombres de mon récit, et je dois réclamer pour mon maître l’indulgence du lecteur.

 

Ce temps rigoureux dura toute la journée du 27. Le froid était mortel ; les gens que l’on croisait fumaient comme des cheminées ; les bûches s’empilaient dans l’âtre spacieux de la salle ; quelques oiseaux printaniers qui s’étaient déjà fourvoyés jusque dans nos contrées du nord assiégeaient les fenêtres du château, ou sautillaient sur le gazon gelé, comme dépaysés. Vers midi, un rayon de soleil perça, éclairant un merveilleux paysage hivernal et glacé de collines et de bois tout blancs. Là-bas, derrière le cap, le lougre de Crail attendait le vent, et de chaque ferme ou cottage, les fumées montaient droit dans l’air. Avec le soir, la trouée se referma dans la brume ; la nuit tomba, sombre, sans étoiles et excessivement froide : une nuit des plus hors de saison, digne d’événements singuliers.

 

Mme Henry se retira, selon sa nouvelle habitude, très tôt. Nous nous étions mis récemment à passer les soirées en jouant aux cartes, – nouveau symptôme que notre hôte s’ennuyait profondément de l’existence de Durrisdeer ; – et nous jouions depuis peu de temps, lorsque Mylord quitta sans bruit sa place au coin du feu et partit sans rien dire se réchauffer dans son lit. Les trois personnes restantes n’avaient ni sympathie ni politesse à échanger ; pas un de nous ne serait demeuré un instant pour en obliger un autre ; néanmoins, par la force de l’habitude, et comme on venait de distribuer les cartes, nous continuâmes la partie. Je dois dire que nous nous couchions tard ; et bien que Mylord se fût retiré plus tôt qu’à son ordinaire, la pendule avait déjà dépassé minuit, et les domestiques étaient au lit depuis longtemps. Je dois dire également que le Maître, bien que je ne l’aie jamais vu influencé par la boisson, avait bu abondamment, et se trouvait peut-être un peu échauffé sans toutefois qu’il y parût.

 

En tout cas, il recourut alors à une de ses transitions ; et, sitôt la porte refermée derrière Mylord, et sans le moindre changement de ton, il passa de la conversation polie habituelle à un torrent d’injures.

 

– Mon cher Henry, c’est à vous de jouer, venait-il de dire ; – et il continua : – il est vraiment curieux de vous voir, jusque dans cette mince affaire d’un jeu de cartes, déployer une telle rusticité. Vous jouez, Jacob, comme un vieux laird[30] à bonnet, ou un matelot dans une taverne. Même pesanteur, même avidité mesquine, cette lenteur d’hébété qui me fait rager[31] ; il est bizarre que j’aie un pareil frère. Même Bouts-Carrés montre une certaine vivacité lorsqu’il craint pour son enjeu ; mais toute la fastidiosité de jouer avec vous, je manque de mots pour l’exprimer.

 

Mr. Henry continua de regarder ses cartes, comme s’il méditait longuement quelque coup ; mais il avait l’esprit ailleurs.

 

– Bon Dieu ! ce sera-t-il jamais fini ? s’écria le Maître. Quel lourdaud[32]. Mais que vais-je embarrasser d’expressions françaises quelqu’un perdu dans une telle ignorance ? Un lourdaud, mon cher frère, est comme qui dirait un colas, un benêt, un croûton, un individu sans grâce, sans légèreté ni alacrité ; aucun talent de plaire, aucun brillant naturel : celui que vous pourrez voir quand vous le voudrez, en regardant un miroir. Je vous dis cela pour votre bien, je vous assure ; et en outre, Bouts-Carrés – (et il me regarda en étouffant un bâillement) – c’est une de mes distractions en ce lieu d’ennui, de vous retourner, vous et votre maître, comme des châtaignes au feu. Je prends un vif plaisir à votre cas, et observe que le surnom, tout grossier qu’il soit, a toujours le pouvoir de vous faire faire la grimace. Mais j’ai parfois plus de difficulté avec ce cher garçon-ci, qui semble s’être endormi sur ses cartes. Ne voyez-vous pas l’application de l’épithète que je viens de vous gloser, mon cher Henry ? Je vais vous la faire voir. Par exemple, avec toutes ces solides qualités que j’ai plaisir à vous reconnaître, je ne sache pas de femme qui ne me préfère, – ni, je pense (poursuivit-il avec la plus suave délibération) – je pense, qui ne continue à me préférer.

 

Mr. Henry déposa ses cartes. Il se leva très lentement, sans cesser de paraître absorbé en de profondes réflexions.

 

– Lâche ! dit-il doucement, comme à lui-même. Et puis, sans nulle hâte ni violence spéciales, il frappa le Maître sur la bouche.

 

Le Maître bondit et sembla transfiguré. Je ne le vis jamais aussi beau.

 

– Un coup ! s’écria-t-il. Je n’en recevrais pas du Dieu Tout-Puissant !

 

– Baissez la voix, dit Mr. Henry. Voulez-vous donc que votre père intervienne de nouveau en votre faveur ?

 

– Messieurs ! Messieurs ! m’écriai-je, tâchant de m’interposer.

 

Le Maître me prit par l’épaule, me tint à bout de bras, et s’adressant toujours à son frère :

 

– Savez-vous ce que cela signifie ? demanda-t-il.

 

– Ce fut le geste le plus délibéré de ma vie, répliqua Mr. Henry.

 

– Je veux du sang, j’aurai du sang pour cela, dit le Maître.

 

– Le vôtre, s’il plaît à Dieu, dit Mr. Henry.

 

Et il s’en alla décrocher à une panoplie du mur une paire de sabres nus. Puis il les présenta au Maître par les pointes.

 

– Mackellar, veillez à ce que le combat soit loyal. Je crois la chose indispensable.

 

– Vous n’avez pas besoin de m’insulter davantage, dit le Maître, qui prit l’un des sabres au hasard. Je vous ai haï depuis toujours.

 

– Mon père vient seulement de se mettre au lit, dit Mr. Henry. Il nous faut aller quelque part en dehors du château.

 

– La grande charmille conviendrait tout à fait, dit le Maître.

 

– Messieurs, dis-je, honte sur vous deux ! Allez-vous, fils de la même mère, détruire la vie qu’elle vous a donnée ?

 

– Si fait, Mackellar, dit Mr. Henry, avec la même tranquillité d’allures qu’il n’avait cessé de manifester.

 

– C’est ce que je saurai empêcher, dis-je.

 

Il y a ici une tache sur ma vie. À ces mots que je venais de prononcer, le Maître dirigea sa lame contre ma poitrine. Je vis la lueur courir le long de l’acier ; et je levai les bras au ciel en tombant à genoux devant lui.

 

– Non ! non ! m’écriai-je, comme un enfant.

 

– Il ne nous gênera plus, dit le Maître. C’est une bonne chose que d’avoir un lâche à son service.

 

– Il nous faut de la lumière, dit Mr. Henry, comme s’il ne s’était rien passé.

 

– Ce trembleur portera une couple de bougies, dit le Maître.

 

Soit dit à ma honte, j’étais encore tellement aveuglé par l’éclat de ce sabre nu que j’offris d’aller chercher une lanterne.

 

– Nous n’avons pas besoin de l-l-lanterne, dit le Maître, en me contrefaisant. Il n’y a pas un souffle d’air. Allons, debout, prenez une couple de bougies et marchez devant. Je viens derrière vous avec ceci. Et tout en parlant, il fit étinceler la lame.

 

Je pris les flambeaux et le précédai ; – je donnerais ma main droite pour racheter cette démarche ; mais un couard ne peut être qu’esclave, et tout en marchant, mes dents s’entrechoquaient. Il en était comme il l’avait dit : l’air, sans un souffle, était saisi par une constriction glacée, et tandis que nous avancions à la clarté des bougies, les ténèbres faisaient comme un toit par-dessus nos têtes. Pas un mot ne fut prononcé : on n’entendait d’autre bruit que le craquement de nos pas sur le chemin gelé. Le froid de la nuit tombait sur moi comme une seillée[33] d’eau ; je ne tremblais pas que de terreur ; mais mes compagnons, nu-tête comme moi, et venant de la salle chauffée, ne semblaient pas même s’apercevoir du changement.

 

– Voici l’endroit, dit le Maître. Déposez les bougies.

 

J’obéis, et les flammes montèrent aussi droites que dans une chambre, au milieu des ramures givrées. Je regardai les deux frères prendre leurs places.

 

– J’ai un peu de lumière dans les yeux, dit le Maître.

 

– Je vous donnerai tous les avantages, répliqua Mr. Henry, en se déplaçant, car je crois que vous allez mourir.

 

Sa voix était plus triste qu’autre chose, mais avec une sonorité spéciale.

 

– Henry Durie, dit le Maître, deux mots avant de commencer. Vous êtes un escrimeur, vous savez tenir un fleuret ; mais vous ne savez pas quel changement cela fait de tenir un sabre ! Et à ce que je pense, c’est vous qui tomberez. Mais voyez la force de ma situation ! Si vous tombez, je m’évade de ce pays et vais rejoindre mon argent. Si je tombe, qu’advient-il de vous ? Mon père, votre femme, – qui est en galanterie avec moi, vous le savez très bien – comme ils me vengeront ! Aviez-vous pensé à cela, mon cher Henry ?

 

Il regarda son frère en souriant, puis fit un salut de salle d’armes.

 

Sans dire un mot, Mr. Henry salua aussi, et les sabres se croisèrent.

 

Je ne suis pas juge du combat ; d’ailleurs, j’avais perdu la tête, de froid, de crainte et d’horreur ; mais il me semble que Mr. Henry prit et garda le dessus dès l’engagement, pressant son adversaire avec une furie contenue et bouillonnante. Il le serrait de plus en plus près, quand soudain le Maître fit un bond en arrière et étouffa un juron ; et je crois que ce mouvement lui mit une fois de plus la lumière dans les yeux. Ensuite, ils reprirent, sur le nouveau terrain ; mais d’un peu plus près, ce me semble, et Mr. Henry avec une ardeur toujours croissante, le Maître avec une confiance sans nul doute ébranlée. Car il est sûr qu’il se sentait perdu, et goûtait quelque chose de la froide agonie de la peur ; sinon, il n’eût pas tenté son coup de traître. Je ne puis dire que je le suivais, car mon œil inexpert n’était pas assez prompt pour saisir les détails, mais il dut empoigner la lame de son frère avec sa main gauche, – pratique non autorisée. – Il est sûr que Mr. Henry ne se sauva qu’en faisant un bond de côté ; et sûr aussi que le Maître, emporté par son élan, tomba sur un genou, et, avant qu’il pût faire un geste, il avait reçu le sabre dans le corps.

 

Je poussai un cri étouffé, et accourus ; mais le corps était déjà étendu sur le sol, où il se débattit un instant comme un ver écrasé, puis resta immobile.

 

– Regardez sa main gauche, dit Mr. Henry.

 

– Elle est pleine de sang, dis-je.

 

– À l’intérieur ? demanda-t-il.

 

– Elle est coupée à l’intérieur, répondis-je.

 

– Je le pensais, dit-il, en tournant le dos.

 

J’ouvris les vêtements de l’homme ; le cœur était muet : il ne battait plus.

 

– Dieu nous pardonne, Mr. Henry ! m’écriai-je. Il est mort !

 

– Mort ? répéta-t-il, avec stupeur ; puis, élevant la voix : – Mort ? mort ? dit-il. Et tout à coup il jeta sur le sol son sabre ensanglanté.

 

– Qu’allons-nous faire ? dis-je. Soyez vous-même, Monsieur. Il est trop tard, maintenant, il faut vous ressaisir.

 

Il se retourna, les yeux fixés sur moi.

 

– Oh ! Mackellar ! dit-il, en cachant son visage entre ses mains.

 

Je le tirai par son habit.

 

– Pour Dieu, pour nous tous, soyez plus courageux ! dis-je. Qu’allons-nous faire ?

 

Il me montra de nouveau son visage avec le même regard stupide.

 

– Faire ? dit-il. Et alors son regard tomba sur le corps, et il cria : Oh ! en portant la main à son front, comme s’il ne se souvenait plus ; et, me laissant là, il s’en fut vers le château, courant et titubant.

 

Je demeurai un instant pensif ; puis il m’apparut clairement que mon devoir était du côté des vivants ; et je courus après lui, laissant les bougies sur le sol glacé et le cadavre gisant à leur clarté sous les arbres. Mais j’eus beau courir, il avait de l’avance sur moi, et il était rentré dans la maison et monté à la salle, où je le trouvai debout devant le feu, le visage une fois de plus entre les mains. Il tremblait visiblement.

 

– Mr. Henry, Mr. Henry, dis-je, ceci va causer notre perte à tous.

 

– Qu’est-ce que j’ai fait ? s’écria-t-il.

 

Puis me regardant avec une expression que je n’oublierai jamais :

 

– Qui va le dire au vieux[34] ? dit-il.

 

Le mot me frappa au cœur ; mais ce n’était pas le moment des faiblesses. J’allai lui verser un verre d’eau-de-vie.

 

– Buvez cela, dis-je, buvez tout.

 

Je le forçai d’avaler, comme un enfant ; et comme j’étais tout transi du froid nocturne, je suivis son exemple.

 

– Il faut qu’il le sache, Mackellar, dit-il, il faut qu’il sache.

 

Et il se laissa tomber dans un fauteuil – celui de Mylord, au coin de la cheminée – et fut secoué de sanglots spasmodiques.

 

Une détresse m’envahit ; il était clair que je n’avais rien à attendre de Mr. Henry.

 

– Allons, dis-je, restez ici, je me charge de tout.

 

Et prenant un flambeau à la main, je m’avançai hors de la pièce dans l’obscurité de la maison. Personne ne bougeait : il était à croire qu’on ne s’était aperçu de rien ; et j’avais à chercher le moyen d’accomplir le reste dans le même secret. Ce n’était pas l’heure des cérémonies : j’ouvris la porte de Mylady sans me donner la peine de frapper, et pénétrai directement chez elle.

 

– Il est arrivé un malheur ! s’écria-t-elle, de son lit, en se mettant sur son séant.

 

– Madame, dis-je, je vais retourner dans le corridor, et vous vous vêtirez au plus vite. Il y a beaucoup à faire.

 

Elle ne me harcela point de questions, et ne se fit pas attendre. Je n’avais pas eu le temps de préparer un mot de ce que je devais lui dire, lorsqu’elle apparut sur le seuil et me fit signe d’entrer.

 

– Madame, dis-je, si vous n’êtes pas résolue à montrer beaucoup de courage, j’irai m’adresser ailleurs ; car si personne ne m’aide cette nuit, c’en est fait de la maison de Durrisdeer.

 

– Je suis pleine de courage, dit-elle ; et elle me regarda avec une espèce de sourire, très pénible à voir, mais très brave aussi.

 

– On en est venu à un duel, dis-je.

 

– Un duel ? répéta-t-elle. Un duel ? Henry et…

 

– Et le Maître, dis-je. On a supporté si longtemps des choses, des choses dont vous ne savez rien, et que vous ne croiriez pas si je vous les disais. Mais cette nuit, cela a été trop loin, et lorsqu’il vous eut insultée…

 

– Attendez, dit-elle. Qui, il ?

 

– Oh ! Madame, m’écriai-je, donnant libre cours à mon amertume, vous me posez une telle question ? En ce cas, je n’ai plus qu’à chercher de l’aide ailleurs. Il n’y en a pas ici !

 

– Je ne sais en quoi je vous ai offensé, dit-elle. Pardon. Mais tirez-moi de cette incertitude.

 

Mais je n’osais parler encore ; je n’étais pas sûr d’elle ; et, dans ce doute, et avec la sensation d’impuissance qu’il créait en moi, je m’adressai à la malheureuse avec une sorte de colère.

 

– Madame, dis-je, il est question de deux hommes. L’un d’eux vous a insultée, et vous me demandez lequel. Je vais vous aider à répondre. Avec l’un de ces hommes vous avez passé toutes vos heures : l’autre vous l’a-t-il reproché ? Envers l’un, vous avez toujours été aimable, envers l’autre, comme Dieu me voit et nous juge, non, je ne le crois pas : vous en a-t-il moins aimée ? Ce soir, l’un de ces deux hommes a dit à l’autre, devant moi – moi, un étranger à gages – que vous étiez en galanterie avec lui. Sans que je dise un mot de plus, vous pouvez répondre à votre question : Qui était-ce ? Mais, Madame, répondez encore à cette autre : S’ils en sont venus à cet affreux dénouement, à qui la faute ?

 

Elle me regarda comme égarée. – Grand Dieu ! exclama-t-elle une première fois ; puis une seconde fois, elle se répéta tout bas : – Grand Dieu !… Par pitié, Mackellar, qu’est-il arrivé ? Je suis prête à tout entendre.

 

– Vous n’êtes pas prête, dis-je. N’importe ce qui est arrivé, il vous faut d’abord avouer que c’est par votre faute.

 

– Oh ! s’écria-t-elle en se tordant les mains, – cet homme me rendra folle ! Ne pouvez-vous me séparer de vos pensées ?

 

– Je ne pense aucunement à vous, m’écriai-je. Je ne pense à rien qu’à mon cher et infortuné maître.

 

– Ah ! s’écria-t-elle, en portant la main à son cœur, est-ce que Henry est mort ?

 

– Baissez la voix, dis-je. – L’autre.

 

Elle vacilla comme sous une rafale ; et j’ignore si ce fut par lâcheté ou par détresse, elle se détourna et regarda le parquet.

 

– Voilà de terribles événements, dis-je à la fin, lorsque son silence eut commencé à me faire peur ; – et nous avons besoin, vous et moi, de tout notre courage, si nous voulons sauver la maison.

 

Elle ne répondit rien. Je repris :

 

– Il y a miss Katharine, en outre. Si nous ne venons à bout d’étouffer cette affaire, le déshonneur sera son seul héritage.

 

Je ne sais si ce fut l’idée de son enfant, ou le simple mot de déshonneur qui la ranima ; mais je n’eus pas plus tôt parlé, qu’un soupir s’échappa de ses lèvres, un soupir tel que je n’en ouïs jamais : on eût dit qu’elle était écrasée sous une montagne, et qu’elle cherchait à rejeter ce faix. Un instant plus tard, elle avait recouvré la voix.

 

– Ce fut un combat, murmura-t-elle. Ce ne fut pas…

 

Et elle n’osait prononcer le mot.

 

– Ce fut un combat loyal du côté de mon maître, dis-je. Quant à l’autre, il fut tué tout juste comme il employait un coup de traîtrise.

 

– Impossible ! s’écria-t-elle.

 

– Madame, dis-je, la haine de cet homme flambe dans mon sein comme un feu ; oui, et malgré sa mort. Dieu sait, j’eusse arrêté le combat, si j’avais osé. J’avoue à ma honte que je ne l’ai pas fait. Mais en le voyant tomber, si ma pitié envers mon maître m’avait laissé le loisir de penser à autre chose, c’eût été pour me réjouir de cette délivrance.

 

Je ne sais si elle prit garde à mes paroles. Elle prononça :

 

– Et Mylord ?

 

– Je m’en charge, dis-je.

 

– Vous ne lui parlerez pas comme vous m’avez parlé ? demanda-t-elle.

 

– Madame, dis-je, n’avez-vous pas d’autre souci ? Remettez-moi Mylord.

 

– Et qui encore ? reprit-elle.

 

– Votre mari, dis-je.

 

Elle me regarda d’un air impénétrable.

 

– Allez-vous lui tourner le dos ? insistai-je.

 

Elle me regardait toujours. Puis sa main se posa de nouveau sur son cœur.

 

– Non, dit-elle.

 

– Dieu vous bénisse pour ce mot ! Allez donc le trouver : il est dans la salle. Parlez-lui, – peu importe ce que vous direz ; tendez-lui la main : dites : Je sais tout… et si Dieu vous en donne la grâce, ajoutez : Pardonnez-moi.

 

– Que Dieu vous fortifie, et vous inspire la pitié, dit-elle. Je vais trouver mon mari.

 

– Permettez-moi de vous éclairer, dis-je, en prenant le flambeau.

 

– Je trouverai bien ma route dans l’obscurité, dit-elle, avec un frisson ; – et ce frisson, je crois, était à mon adresse.

 

Nous nous séparâmes donc. Elle descendit l’escalier et se dirigea vers le mince rai de lumière qui filtrait par la porte de la salle, – tandis que je suivais le couloir jusqu’à la chambre de Mylord. Je ne saurais dire pourquoi, mais il m’était impossible de pénétrer chez ce vieillard comme je l’avais fait chez la jeune femme : bien à contrecœur, il me fallut frapper. Mais sa vieillesse avait le sommeil léger, ou peut-être il ne dormait pas ; et à mon premier coup, il me cria d’entrer.

 

Lui aussi, il se redressa dans son lit. Il avait la pâleur exsangue de la vieillesse ; et, malgré l’apparence d’une certaine carrure que lui donnaient ses vêtements de jour, il semblait à cette heure frêle et ratatiné, avec une tête (il avait enlevé sa perruque) guère plus grosse que celle d’un enfant. Ceci m’intimida non moins que son air égaré où se lisait le pressentiment d’un malheur. Ce fut, néanmoins, d’une voix calme qu’il me demanda ce que je lui voulais. Je posai mon flambeau sur une chaise, m’accoudai sur le pied du lit, et le regardai.

 

– Lord Durrisdeer, vous êtes bien persuadé que je suis un partisan dans votre famille.

 

– J’espère qu’il n’y a chez moi aucun parti, dit-il. Que vous aimiez mon fils sincèrement, cela j’ai toujours été heureux de le reconnaître.

 

– Oh, Mylord, ce n’est pas l’heure de ces politesses, répliquai-je. Si nous voulons faire la part du feu, il est nécessaire de voir les choses comme elles sont. Je suis un partisan, tous nous avons été des partisans ; c’est en qualité de partisan que je suis venu au milieu de la nuit pour plaider devant vous. Il faut que vous m’écoutiez : avant de sortir, je vous dirai pourquoi.

 

– C’est volontiers que je vous écouterai, Mr. Mackellar, dit-il, à toute heure du jour comme de la nuit, car je suis persuadé que vous ne direz rien sans motif. Vous avez parlé une fois très à propos, je ne l’ai pas oublié.

 

– Je suis ici pour plaider la cause de mon maître, dis-je. Je n’ai pas besoin de vous exposer sa manière d’agir. Vous savez dans quelle situation il est placé. Vous savez avec quelle générosité il a toujours accueilli les désirs de votre… vos désirs, – repris-je, arrêté par le nom de fils. – Vous savez… vous devez savoir… ce qu’il a souffert… ce qu’il a souffert à cause de sa femme.

 

– Mr. Mackellar ! s’écria Mylord, se dressant dans son lit comme un lion irrité.

 

– Vous avez dit que vous m’écouteriez ! Ce que vous ne savez pas, ce que vous devez savoir, l’une des choses dont je suis venu vous entretenir, c’est la persécution qu’il lui a fallu supporter en particulier. Vous n’avez pas le dos tourné, que celui que je n’ose vous nommer le harcèle des brocards les plus féroces ; il lui jette au nez – pardonnez-moi, Mylord, – il lui jette au nez votre partialité, l’appelle Jacob, l’appelle lourdaud, le poursuit de lâches railleries, insupportables à quiconque. Mais si l’un de vous se montre, sur l’instant tout change ; et mon maître est réduit à sourire et caresse l’homme qui vient de l’abreuver d’injures ; je le sais parce que j’ai reçu ma part de celles-ci, et je vous affirme que cette existence est insupportable. Depuis des mois il l’a subie ; elle a commencé avec la venue de cet homme ; c’est du nom de Jacob que mon maître a été salué le premier soir.

 

Mylord fit un mouvement comme pour sortir des draps et se lever.

 

– Si tout cela est vrai, … dit-il. !

 

– Ai-je l’air de mentir ? interrompis-je, l’arrêtant de la main.

 

– Vous auriez dû me prévenir tout de suite.

 

– Ah ! Mylord, sans doute, je l’aurais dû, et vous pouvez bien honnir votre infidèle serviteur ! m’écriai-je.

 

– Je vais y mettre bon ordre, dit-il, et à l’instant même.

 

De nouveau, il alla pour se lever.

 

De nouveau, je l’arrêtai.

 

– Je n’ai pas fini, dis-je. Et plût à Dieu ! Tout ceci, mon cher et infortuné patron l’a enduré sans aide ni réconfort. Vos meilleures paroles, Mylord, ont été des paroles de reconnaissance. Mais il était votre fils, en outre ! Il n’avait pas d’autre père. Il était détesté dans tout le pays, Dieu sait avec quelle injustice. Il avait fait un mariage sans amour. Il se trouvait de toutes parts sans affection ni soutien, – le cher, généreux et noble cœur, seul avec son triste sort !

 

– Vos pleurs me font beaucoup d’honneur et beaucoup de honte, dit-il avec un trouble sénile. – Mais vous êtes un peu injuste. Henry m’a toujours été cher, très cher. James (je ne le nie pas, Mr. Mackellar), James m’est peut-être plus cher encore. Vous n’avez pas vu mon James sous un jour très favorable : ses malheurs l’ont aigri ; rappelez-vous combien ceux-ci furent grands et immérités. Malgré cela, aujourd’hui encore c’est lui qui a le caractère le plus affectueux. Mais il n’est pas question de lui. Tout ce que vous dites de Henry est parfaitement exact ; cela ne m’étonne pas, je connais toute sa magnanimité. Vous allez dire que je spécule sur celle-ci ? Peut-être. Il y a des qualités dangereuses, des qualités qui exposent à voir abuser d’elles. Mr. Mackellar, je veux m’acquitter avec lui ! je veux mettre ordre à tout cela. J’ai été faible, et, pis encore, aveugle.

 

– Je ne veux pas que vous vous blâmiez, Mylord, ayant sur la conscience tout ce qui me reste à vous dire, – répliquai-je. Vous n’avez pas été faible ; vous avez été abusé par un infernal hypocrite. Rappelez-vous comme il vous a trompé sur le danger qu’il courait soi-disant ; il vous a trompé du commencement à la fin, à chaque pas. Je veux l’extirper de votre cœur, je veux tourner vos yeux sur votre autre fils. Ah ! c’est en lui que vous avez un vrai fils !

 

– Non, non, dit-il, deux fils… c’est deux fils que j’ai.

 

Je laissai échapper un geste de désespoir qui le surprit. Il me regarda en changeant de visage.

 

– Avez-vous pis encore à m’annoncer ? demanda-t-il, d’une voix défaillante.

 

– Bien pis, répondis-je. Cette nuit même, il a dit ces paroles à Mr. Henry : « Il n’y a pas de femme qui ne me préfère à vous, ni, je pense, qui ne continue à me préférer. »

 

– Je ne veux rien entendre contre ma fille, s’écria-t-il. Et sa vivacité à m’interrompre sur ce sujet me fit conclure que ses yeux n’étaient pas aussi aveugles que je l’avais cru, et qu’il avait suivi, non sans anxiété, les progrès du siège de Mme Henry.

 

– Je ne songe pas à la blâmer, dis-je. Il ne s’agit pas de cela. Ces paroles ont été dites en ma présence à Mr. Henry ; et si vous ne les trouvez pas assez claires, en voici d’autres qui vinrent après : « Votre femme, qui est en galanterie avec moi. »

 

– Ils se sont querellés ? dit-il.

 

Je fis un signe affirmatif.

 

– J’y cours, dit-il, allant une fois encore pour sortir de son lit.

 

– Non, non ! m’écriai-je, tendant vers lui mes mains jointes.

 

– Vous ne comprenez pas, dit-il. Ce sont là phrases impardonnables.

 

– Est-ce que rien ne vous fera comprendre, Mylord ? dis-je.

 

Ses yeux implorèrent la vérité.

 

Je me jetai à genoux contre le lit.

 

– Oh ! Mylord, m’écriai-je, pensez à celui qui vous reste ; pensez à ce pauvre pécheur que vous avez obtenu du ciel, que votre épouse vous a donné, que nous n’avons, aucun de nous, affermi comme il convenait ; pensez à lui, non à vous ; il souffre, lui aussi… pensez à lui ! Voici devant vous la porte des douleurs… la porte qui mène à Christ, à Dieu. Oh ! quelle est grande ouverte. Pensez à lui, de même qu’il a pensé à vous : Qui va le dire à mon père ? – Ce sont ses paroles textuelles. C’est pour cela que je suis venu ! c’est pourquoi je suis en train de plaider à vos pieds.

 

– Laissez-moi me lever, s’écria-t-il, me rejetant de côté.

 

Il fut debout avant moi. Sa voix tremblait comme une voile au vent, mais il parlait avec force ; son visage était de neige, mais il avait les yeux secs et le regard assuré.

 

– C’est trop de discours, dit-il. Où cela s’est-il passé ?

 

– Sous la charmille, dis-je.

 

– Et Mr. Henry ? demanda-t-il.

 

Et, sur ma réponse, son vieux visage se plissa de rides méditatives.

 

– Et Mr. James ? dit-il.

 

– Je l’ai laissé par terre, dis-je, – à côté des bougies.

 

– Des bougies ? s’écria-t-il ; et, courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda au-dehors. – Elles sont visibles de la route.

 

– Il n’y passe personne à cette heure, objectai-je.

 

– Peu importe, dit-il. Quelqu’un pourrait passer. Écoutez ! Qu’est cela ?

 

C’était, sur la baie, un bruit d’avirons maniés très discrètement. Je le lui dis.

 

– Les contrebandiers, reprit Mylord. Courez vite, Mackellar ; éteignez ces bougies. En attendant, je vais m’habiller ; et à votre retour, nous verrons ce qu’il convient de faire.

 

Je descendis l’escalier à tâtons, et gagnai la porte. Dans la distance, on distinguait une lueur qui faisait des points brillants dans la charmille ; par une nuit aussi noire, elle devait être visible en mer, à plusieurs milles ; et je me reprochai amèrement cette imprudence. Et combien davantage lorsque je fus arrivé sur les lieux ! Un des flambeaux était renversé, et sa bougie éteinte. Celle qui restait brûlait paisiblement, et faisait un grand rond de lumière sur le sol gelé. L’intérieur de ce cercle semblait, par contraste avec les ténèbres environnantes, plus clair que le jour. Au milieu, il y avait la flaque de sang ; et un peu plus loin, le sabre de Mr. Henry dont le pommeau était d’argent ; mais de corps, nulle trace. Mon cœur sursauta dans ma poitrine, mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, à ce spectacle inattendu, qui m’emplit d’une crainte affreuse. Je regardai de tous côtés ; la terre était si dure qu’elle ne portait aucune empreinte. Je tendis les oreilles jusqu’à me les endolorir ; mais la nuit se creusait au-dessus de moi comme une église vide ; pas la moindre vaguelette ne se brisait sur le rivage ; on eût pu entendre une épingle tomber dans le comté.

 

J’éteignis la bougie, et les ténèbres se refermèrent sur moi, absolues. Elles m’environnaient comme une foule dense ; et je retournai au château de Durrisdeer, la tête sans cesse tournée par-dessus l’épaule, en proie aux plus folles imaginations. Sur le seuil, une forme s’avança à ma rencontre ; et je faillis pousser un cri de terreur, lorsque je reconnus Mme Henry.

 

– Lui avez-vous parlé ? dit-elle.

 

– C’est lui qui m’a envoyé, dis-je. Il a disparu. Mais pourquoi êtes-vous ici ?

 

– Il a disparu ! répéta-t-elle. Qui a disparu ?

 

– Le cadavre, dis-je. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?

 

– Disparu ? dit-elle. Vous n’avez pas bien regardé. Retournez.

 

– Il n’y a plus de lumière, dis-je. Je n’ose pas.

 

– J’y verrai dans l’obscurité. Je suis restée ici longtemps, si longtemps, dit-elle. Allons, donnez-moi la main.

 

Nous retournâmes la main dans la main jusque sous la charmille, à l’endroit fatal.

 

– Prenez garde au sang ! dis-je.

 

– Au sang ! s’écria-t-elle, se rejetant en arrière.

 

– Je crois qu’il y en a. Je suis quasi aveugle.

 

– Non, dit-elle, rien ! N’avez-vous pas rêvé ?

 

– Ah ! plût à Dieu !

 

Elle aperçut le sabre, le ramassa, et, à la vue du sang, le laissa retomber en ouvrant les mains toutes grandes. – Ah ! s’écria-t-elle. Et puis, avec un réel courage, elle le reprit une seconde fois et l’enfonça jusqu’à la garde dans la terre gelée.

 

– Je vais l’emporter pour le nettoyer à fond, dit-elle, en regardant de nouveau de tous côtés. – Il n’est peut-être pas mort, ajouta-t-elle.

 

– Son cœur ne battait plus. Puis, me souvenant : Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?

 

– Ce n’est pas la peine, dit-elle ; il ne me répondra pas.

 

– Lui, ne pas vous répondre ? Oh ! vous n’avez pas essayé.

 

– Vous avez le droit de douter de moi, répondit-elle, avec une simplicité digne.

 

À ces mots, et pour la première fois, elle m’inspira de la pitié.

 

– Dieu sait, Madame, dis-je, Dieu sait que je ne suis pas si dur que j’en ai l’air ; en cette nuit de malheur, comment peser ses paroles ? Mais je suis l’ami de tous ceux qui ne sont pas les ennemis d’Henry Durie.

 

– En tout cas, il est dur à vous d’hésiter au sujet de sa femme !

 

Je découvris, comme si un voile se déchirait, avec quelle noblesse elle supportait ce cruel malheur, et quelle générosité elle opposait à mes reproches.

 

– Rentrons. Il faut aller raconter ceci à Mylord, dis-je.

 

– Lui ? je n’oserai jamais, s’écria-t-elle.

 

– Vous verrez que c’est lui le moins ému de nous tous.

 

– Et malgré cela, je n’oserai jamais.

 

– Eh bien, dis-je, retournez auprès de Mr. Henry. Je verrai Mylord. Nous retournions, moi portant les flambeaux, elle le sabre – singulier fardeau pour une femme – lorsqu’elle eut une autre idée.

 

– Devons-nous le dire à Henry ? demanda-t-elle.

 

– Mylord décidera, répondis-je.

 

Mylord était presque habillé lorsque j’entrai dans sa chambre. Il fronça les sourcils en m’écoutant.

 

– Les contrebandiers, dit-il. Mais était-il mort ou vivant ?

 

– Je l’ai cru… dis-je ; et je m’arrêtai, n’osant prononcer le mot.

 

– Je sais. Mais vous avez pu fort bien vous tromper. Pourquoi l’auraient-ils emporté, s’il n’était plus en vie ? Oh ! voilà une porte grande ouverte à l’espérance. Il faut faire courir le bruit qu’il est reparti – comme il est venu – à l’improviste. Nous devons à tout prix éviter le scandale.

 

Je vis qu’il songeait, comme nous autres, surtout à l’honneur de la maison. À présent que tous les membres vivants de la famille étaient plongés dans une irrémédiable douleur, il était singulier de nous voir tous préoccupés de cette entité abstraite, la famille en soi, nous efforçant de soutenir le rien immatériel de sa réputation : non seulement les Duries, mais jusqu’à l’intendant à gages.

 

– Allons-nous le dire à Mr. Henry ? demandai-je à Mylord.

 

– Je verrai, dit-il. Je veux d’abord lui rendre visite ; puis j’irai avec vous examiner la charmille, et je réfléchirai.

 

Nous descendîmes à la salle. Mr. Henry était assis devant la table, le front dans la main, comme un homme de pierre. Sa femme se tenait un peu à l’écart, la main sur la bouche ; évidemment, elle n’avait pas réussi à attirer son attention. Mylord s’avança lentement vers son fils ; il avait l’air grave, certes, mais un peu froid, à mon avis. Quand il fut près de lui, il avança les deux mains, et dit :

 

– Mon fils !

 

Avec un cri étouffé et inarticulé, Mr. Henry sauta au cou de son père, en sanglotant. Ce fut une scène navrante.

 

– Oh ! père, s’écria-t-il, vous savez que je l’aimais ; vous savez que je l’avais aimé au début ; je serais mort pour lui, – vous savez cela ! J’aurais donné ma vie pour lui, comme pour vous. Oh ! dites que vous le savez ! Oh ! dites que vous me pardonnez ! Oh ! père, père, qu’ai-je fait… qu’ai-je fait ? Et nous avons passé notre jeunesse ensemble !

 

Il sanglotait, caressait le vieillard, s’accrochait à son cou, comme un enfant qui a peur.

 

Puis, il aperçut sa femme (pour la première fois, eût-on dit) qui pleurait tout près de lui, et aussitôt il tomba à ses genoux.

 

– Oh ! mon amie, s’écria-t-il, vous avez aussi à me pardonner. Moi, votre mari, j’ai toujours fait le malheur de votre existence. Mais rappelez-vous quand j’étais petit ; Henry Durie était inoffensif, alors ; il ne demandait qu’à être votre ami. C’est lui, c’est le vieil enfant qui jouait avec vous… Oh ! pourrez-vous, pourrez-vous jamais me pardonner ?

 

Durant toute cette scène, Mylord semblait un froid et bénévole spectateur, ayant gardé toute sa lucidité. Au premier cri, qui eût suffi à nous attirer toute la maison, il m’avait dit à mi-voix :

 

– Fermez la porte. Et puis il hocha la tête en silence. Nous pouvons le laisser avec sa femme, maintenant, dit-il. Prenez un flambeau, Mr. Mackellar.

 

En accompagnant Mylord, je m’aperçus d’un phénomène singulier. Bien qu’il fît tout à fait noir, et que la nuit fût en somme peu avancée, je croyais sentir l’approche du matin. Il y avait un remuement parmi les ramures vertes, qui faisaient le bruit d’une mer paisible, et des bouffées d’air nous soufflant au visage faisaient vaciller la flamme de la bougie. Cette agitation qui nous environnait augmenta, je pense, notre hâte ; nous parcourûmes le théâtre du duel, où Mylord vit le sang avec stoïcisme ; et, poussant plus loin vers le débarcadère, nous découvrîmes enfin quelques indices de la vérité. Car tout d’abord, à l’endroit où une flaque s’étalait en travers du chemin, la glace avait cédé sous un poids qui devait excéder de beaucoup celui d’un homme. Ensuite, à quelques pas au-delà, un jeune arbuste était cassé, et en bas, non loin du débarcadère, où s’amarraient d’habitude les canots des contrebandiers, une nouvelle tache de sang montrait évidemment la place où les porteurs avaient déposé le corps pour reprendre haleine.

 

Nous nous occupâmes de laver cette tache avec de l’eau de mer, que nous transportions dans le chapeau de Mylord ; et, durant ce travail, une bouffée de vent passa tout à coup en gémissant, et nous laissa dans l’obscurité.

 

– Il va neiger, dit Mylord, et c’est le mieux que nous ayons à attendre. Retournons à présent ; nous ne pouvons faire plus dans l’obscurité.

 

Durant notre retour au château, comme le vent s’était calmé de nouveau, nous entendîmes autour de nous dans la nuit un fort crépitement ; et, une fois hors de l’abri des feuillages, nous vîmes qu’il pleuvait à verse.

 

La lucidité d’esprit de Mylord aussi bien que son activité physique n’avaient cessé, depuis le début de ces événements, d’exciter mon admiration. Il y mit le comble lors du conseil que nous tînmes à notre retour. Les contrebandiers s’étaient, à coup sûr, emparés du Maître, – mort ou vif, nous étions réduits aux conjectures ; – dès avant le jour, la pluie aurait effacé toutes traces de ce qui s’était passé ; et par là, elle nous serait favorable. Le Maître était arrivé à l’improviste, après la tombée de la nuit ; on pouvait maintenant faire croire qu’il était parti brusquement, avant le lever du jour ; et, pour rendre la chose plausible, il ne me restait plus qu’à monter dans sa chambre, afin de réunir et de cacher ses bagages. En fait nous demeurions à la merci des contrebandiers ; mais il n’y avait pas de remède à ce point faible de notre culpabilité.

 

Je l’écoutais, comme je l’ai dit, avec admiration, et m’empressais de lui obéir. Mr. et Mme Henry avaient quitté la salle ; Mylord alla se réchauffer dans son lit ; personne ne bougeait encore chez les domestiques ; et, lorsque je montai l’escalier de la tour, et pénétrai dans la chambre du mort, une sensation de lugubre solitude s’empara de moi. À ma grande surprise, je trouvai tout dans le désordre d’un départ. De ses trois valises, deux étaient déjà bouclées ; la troisième était ouverte et presque remplie. Aussitôt, je soupçonnai une portion de la vérité. Notre homme allait bien en effet partir ; il n’attendait plus que le capitaine Crail, comme Crail attendait le vent ; au début de la nuit, les matelots s’étaient aperçus d’un changement de temps ; le canot était venu pour en donner avis et emmener le passager à bord, et les gens du canot s’étaient heurtés à son corps sanglant. Mais il y avait plus. Ce départ prémédité jetait un nouveau jour sur son insulte inconcevable de la nuit précédente : c’était un trait du Parthe, et la politique, en lui, avait cessé de contenir la haine. Par ailleurs, la nature de cette insulte et la conduite de Mme Henry tendaient à une conclusion, que je n’ai jamais vérifiée, et qui ne peut plus aujourd’hui se vérifier avant le jugement suprême ; – la conclusion qu’il s’était à la fin oublié, qu’il avait été trop loin dans ses avances, et qu’elle l’avait repoussé. L’hypothèse est invérifiable, dis-je ; mais ce matin-là, lorsqu’elle m’apparut en présence des bagages, cette pensée me fut douce comme miel.

 

J’examinai un peu le contenu de la valise ouverte, avant de la refermer. Du linge et des dentelles admirables, plusieurs costumes complets, de ceux qu’il aimait à revêtir ; quelques livres des mieux choisis, les Commentaires de César, un volume de M. Hobbes, la Henriade de M. de Voltaire, un ouvrage sur les Indes, un sur les mathématiques, dépassant de beaucoup le niveau de mes études, – tels furent les objets que je remarquai avec des sentiments divers. Mais dans la valise ouverte, aucuns papiers d’aucun genre. Ceci me donna à réfléchir. Il était possible que notre homme fût mort : mais, puisque les contrebandiers l’avaient emporté, peu vraisemblable. Il était encore possible qu’il dût mourir de sa blessure ; mais le contraire l’était également. Et, en prévision de ce dernier cas, j’étais résolu à me pourvoir de quelques moyens de défense.

 

L’une après l’autre, je transportai les valises au plus haut de la maison, dans un galetas que nous tenions fermé à clef ; je retournai dans ma chambre, pris mes clefs ; et, remontant au grenier, j’eus la satisfaction d’en trouver deux qui s’adaptaient à merveille. L’une des valises contenait un portefeuille de chagrin, où je fis une incision à l’aide de mon canif. Désormais (autant que je pus en juger) notre homme était à ma merci. Il y avait là beaucoup de billets doux, principalement de l’époque de Paris ; et, ce qui nous était beaucoup plus utile, les brouillons de ses rapports au Secrétaire d’État anglais, avec les originaux des réponses : collection bien compromettante, et dont la publication eût déshonoré le Maître et mis sa vie en péril. Je riais tout seul en parcourant ces documents ; je me frottais les mains, je chantais tout haut, de jubilation. Le jour me surprit dans cette agréable besogne ; mais je ne me relâchai point de ma diligence, si ce n’est que j’allai à la fenêtre, jeter un coup d’œil au-dehors. Je vis la gelée disparue, la face du monde obscurcie de nouveau ; la pluie et le vent s’abattaient sur la baie ; – et j’acquis la certitude que le lougre avait quitté son mouillage, et que le Maître (mort ou vif) était à cette heure ballotté sur la mer d’Irlande.

 

Il est bon que je mentionne ici le peu que j’ai pu glaner par la suite sur les événements de cette nuit. Je mis longtemps à les rassembler ; car nous n’osions pas questionner ouvertement, et les contrebandiers me regardaient avec animosité, sinon avec mépris. Il se passa près de six mois avant que nous fussions même certains que notre homme vivait ; et des années, avant que j’apprisse d’un des matelots de Crail, devenu cabaretier grâce à son argent mal acquis, quelques détails qui ont pour moi un air de vérité. À son dire, les contrebandiers trouvèrent le Maître relevé sur un coude, promenant ses regards autour de lui, puis contemplant d’un regard stupide la bougie ou sa main tout ensanglantée. À leur venue, il recouvra ses esprits, leur ordonna de le porter à bord et de se taire ; et lorsque le capitaine lui demanda comment il avait été blessé, il répondit par un torrent d’affreux blasphèmes, et s’évanouit sur-le-champ. Ils tinrent conseil, mais comme ils attendaient le vent d’une minute à l’autre, et qu’ils étaient bien payés pour le passer en France, ils ne se soucièrent pas de tarder. En outre, il était fort aimé de ces abominables gredins ; ceux-ci se figuraient qu’il était sous le coup d’une sentence capitale, car ils ignoraient en quelle mésaventure il avait été blessé ; et ils jugèrent de bonne amitié de le mettre hors de danger. On l’emporta donc à bord, il guérit durant la traversée, et fut débarqué, en pleine convalescence, au Havre-de-Grâce. Il est encore à noter qu’il ne dit pas un mot du duel à personne, et que pas un contrebandier, aujourd’hui encore, ne sait dans quelle querelle ou par la main de quel adversaire il tomba. Chez tout autre, j’aurais attribué cette discrétion à une prudence naturelle ; chez lui, j’y vois de l’orgueil. Il ne supportait pas d’avouer, ni peut-être vis-à-vis de lui-même, qu’il eût été vaincu par celui qu’il avait outragé si longtemps et qu’il méprisait aussi cruellement.

 

VI

Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître


 

La grave maladie qui se déclara chez mon maître le lendemain matin fut le dernier malheur sans compensation qui le frappa ; et cette maladie même fut peut-être un bienfait déguisé, car nulle peine physique ne pouvait égaler les souffrances de son esprit. Mme Henry et moi veillions à son chevet. Mon vieux lord venait de temps en temps aux nouvelles, mais en général sans franchir le seuil. Une seule fois, je me souviens, alors que tout espoir était perdu, il s’avança jusqu’auprès du lit, considéra le visage de son fils, et s’en alla, avec un geste particulier de la tête et du bras levé, qui me revient à la mémoire comme quelque chose de tragique, tant il exprimait de douleur et de dédain pour les choses sublunaires. Mais la plupart du temps, Mme Henry et moi restions seuls dans la chambre, nous relayant la nuit, et, le jour, supportant notre compagnie réciproque, car ces veillées étaient plutôt lugubres. Mr. Henry, une serviette liée autour de son crâne rasé, s’agitait sans interruption dans son lit, qu’il frappait de ses poings. Sa langue n’arrêtait pas ; sa voix ne cessait de fluer, comme une rivière, à m’en donner presque la nausée. Chose remarquable, et pour moi mortifiante à l’excès, il parlait sans cesse de mesquineries vulgaires : allées et venues, chevaux – qu’il ordonnait de seller pour lui, se figurant peut-être (pauvre âme !) qu’il pouvait fuir sa maladie – jardinages, filets à saumon, et (ce qui me faisait le plus enrager) continuellement de ses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec ses fermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, à part une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crut redevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce fut d’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru un grand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avec une chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !… Oh ! sauvez Jammie ! »

 

Ceci, dis-je, nous toucha tous les deux, Mme Henry et moi, mais en général, les divagations de mon maître ne lui faisaient guère honneur. Il semblait avoir pris à tâche de justifier les calomnies de son frère et de prouver qu’il était d’un caractère sec, immergé dans les intérêts matériels. Si j’avais été seul, je n’en aurais pas levé un doigt ; mais je ne cessais, tout en l’écoutant, d’évaluer l’effet produit sur sa femme, et je sentais qu’il tombait chaque jour plus bas dans son estime. J’étais la seule personne à la surface du globe qui le comprît, et j’entendais qu’il y en eût une autre. Allait-il mourir là et périr avec ses vertus ; ou bien n’aurait-il la vie sauve que pour recouvrer ce patrimoine de chagrins, sa vraie mémoire : – je voulais qu’il fût pleuré de tout cœur, dans le premier cas, et accueilli avec simplicité, dans l’autre, par la personne qu’il aimait le plus, sa femme.

 

Ne trouvant pas l’occasion de m’exprimer librement, je m’avisai enfin de mettre ma révélation par écrit. Au lieu de me coucher, je consacrai plusieurs nuits où j’étais de loisir à préparer ce que je puis appeler mon bilan. Mais je m’aperçus que, si la rédaction en était facile, l’opération restante – c’est-à-dire de présenter la chose à Mylady – dépassait en quelque sorte les limites de mon courage. Plusieurs jours de suite, je promenai mes papiers sous mon bras, guettant le joint d’un propos qui m’eût servi d’introduction. Je ne puis nier qu’il s’en offrit plusieurs, mais à ces moments-là, je trouvais ma langue clouée à mon palais, et j’aurais pu, je crois, porter mon dossier jusqu’à l’heure actuelle, si un heureux incident n’était venu couper court à mes hésitations. Une nuit que j’allais une fois de plus quitter la chambre, sans avoir rien osé, et désespéré de ma couardise, Mme Henry me demanda :

 

– Que portez-vous donc là, Mr. Mackellar ? Voici plusieurs jours que je vous vois entrer et sortir avec ce même rouleau sous le bras.

 

Je revins sur mes pas, sans mot dire, déposai les papiers sur la table devant elle, et la laissai à sa lecture. Pour donner une idée de ce qui lui passa sous les yeux, je crois bon de reproduire ici une mienne lettre, la première du dossier, et dont j’ai gardé (suivant ma bonne habitude) le brouillon. Elle fera voir, en outre, la modestie du rôle que j’ai joué dans ces affaires, modestie qui fut contestée par certains.

 

« Durrisdeer, 1757.

 

Honorée Madame,

 

Je me flatte de ne pas outrepasser mon rôle sans juste raison, mais je vois le mal qu’a engendré dans le passé, pour votre noble maison, ce malheureux abus de la discrétion et des réticences, et les papiers sur lesquels j’ose appeler votre attention sont des papiers de famille qui méritent tous grandement d’être connus de vous.

 

J’annexe ci-après une série de notes indispensables, et suis, honorée Madame, de votre Seigneurie,

 

L’obligé et obéissant serviteur,

 

Éphraïm Mackellar.

 

Liste des documents

 

A – Brouillon de dix lettres écrites par Éphraïm Mackellar, à l’honorable James Durie, esq., par respect Maître de Ballantrae, durant le séjour à Paris de ce dernier : datées… (suivent les dates)… Nota : À lire en même temps que B et C.

 

B. – Sept lettres originales dudit Maître de Ballantrae, audit Éphraïm Mackellar, datées… (suivent les dates)…

 

C. – Trois lettres originales dudit Maître de Ballantrae à l’honorable Henry Durie, esq, datées… (suivent les dates)… Nota : À moi données par Mr. Henry pour y répondre. Les copies de mes réponses figurent ici sous les rubriques A4, A5 et A9. le contenu des communications de Mr. Henry, dont je ne retrouve pas les brouillons, peut se déduire de ce qu’écrivait ce frère dénaturé.

 

D. – Une correspondance, originaux et brouillons, comprenant une période de trois années, jusqu’en janvier de la présente année, entre lesdits Maître de Ballantrae et X…, sous-secrétaire d’État ; soit 27 lettres en tout. – Nota : Trouvé dans les papiers du Maître.

 

 

La lassitude de mes veilles et l’inquiétude m’empêchèrent de dormir. Toute la nuit, j’arpentai ma chambre, réfléchissant à ce qui résulterait de mon immixtion en des affaires aussi intimes, et, parfois, regrettant ma hardiesse. Dès la première aube, j’étais à la porte du malade. Mme Henry avait ouvert les volets et même la fenêtre, car le temps était doux. Elle regardait fixement devant elle, où il n’y avait rien d’autre à voir que le matin bleu répandu sur les bois. Au bruit de mes pas, elle ne tourna même pas la tête, – circonstance dont je n’augurai rien de bon.

 

– Madame, commençai-je ; et je répétai encore une fois : – Madame… Mais je ne trouvai rien de plus à dire. Mme Henry non plus ne prononça pas un seul mot pour me venir en aide. Alors je m’approchai de la table et réunis les documents épars ; mais je m’aperçus tout de suite que leur nombre avait diminué. Je les parcourus une fois, puis deux, sans retrouver la correspondance avec le secrétaire d’État, sur laquelle je comptais beaucoup pour l’avenir. Je regardai dans l’âtre. Parmi les tisons brûlants, des cendres de papiers frémissaient dans le courant d’air. À cette vue, ma timidité disparut.

 

– Grand Dieu ! Madame, m’écriai-je, d’un ton fort déplacé dans une chambre de malade, – Grand Dieu ! Madame, qu’avez-vous fait de mes papiers ?

 

– Je les ai brûlés, dit Mme Henry, en se tournant vers moi. – Il suffit, et c’est même trop, que vous et moi les ayons lus.

 

– Vous avez fait là une jolie besogne, cette nuit ! m’écriai-je. – Et tout cela, pour sauver la réputation d’un homme qui gagnait son pain en répandant le sang de ses amis, comme je gagne le mien avec de l’encre.

 

– Pour sauver la réputation de cette famille dont vous êtes un serviteur, Mr. Mackellar, répliqua-t-elle, et pour laquelle vous en avez déjà tant fait.

 

– Cette famille, je ne la servirai pas plus longtemps, m’écriai-je, car je désespère, à la fin ! Vous m’avez arraché mes armes, et vous nous laissez sans défense. J’aurais eu, en tout cas, ces lettres à lui brandir sur la tête ; mais désormais, que faire ? Notre situation est tellement fausse que nous ne pouvons mettre cet homme à la porte ; le pays prendrait feu contre nous ; et j’avais barre sur lui par ces seuls papiers… et les voilà disparus !… À présent, il peut revenir demain, et nous serons forcés de nous attabler avec lui, de sortir sur la terrasse avec lui, ou de faire sa partie de cartes, mettons, pour le distraire ! Non, Madame ! Que Dieu vous pardonne, s’il en a envie, mais pour ma part, je ne saurais.

 

– J’admire votre simplicité, Mr. Mackellar, dit Mme Henry. Quel prix cet homme attache-t-il à l’honneur ? Aucun. Par contre, il sait combien nous l’apprécions ; il sait que nous préférerions mourir plutôt que de publier ces lettres. Croyez-vous qu’il n’userait pas de cette connaissance ? Ce que vous appelez votre arme, Mr. Mackellar, et qui en eût été une, en effet, contre quelqu’un doué d’un reste de pudeur, ne servirait contre lui pas plus qu’un sabre de bois. Il vous rirait au nez si vous l’en menaciez. Il foule aux pieds sa dégradation, c’est elle qui fait sa force. Il est vain de lutter contre de tels caractères.

 

Elle lança cette dernière phrase avec une sorte de désespoir et reprit ensuite plus posément :

 

– Non, Mr. Mackellar, j’ai réfléchi toute la nuit sur cette matière, et il n’y a pas d’issue. Papiers ou non, la porte de ce château lui est ouverte, c’est lui l’héritier légitime, songez-y ! Si nous prétendions la lui interdire, tout retomberait sur le pauvre Henry, et je le verrais lapider dans la rue. Ah ! si Henry venait à mourir, ce serait une autre affaire. Ils ont entamé le capital comme ils le jugeaient bon, mais le domaine revient à ma fille, et je voudrais voir qu’on y portât la main ! Mais si Henry vit, mon pauvre Mackellar, et que cet homme revienne, nous aurons à souffrir ; seulement, cette fois, ce sera ensemble.

 

Au fond, j’étais fort satisfait de la disposition d’esprit de Mme Henry ; et je ne pouvais nier qu’il n’y eût quelque apparence de vérité dans ce qu’elle avançait au sujet des papiers.

 

– N’en parlons plus, dis-je. Je regrette seulement d’avoir confié les originaux à une dame, ce qui était à tout prendre une façon d’agir peu régulière. Quant à quitter le service de la famille, ma langue seule a parlé, rassurez-vous. J’appartiens à Durrisder, Mme Henry, comme si j’y étais né.

 

Je dois lui rendre cette justice de dire qu’elle parut extrêmement soulagée ; et nous commençâmes cette journée, comme nous devions passer tant d’années, sur un terrain solide d’indulgence et d’estime réciproques.

 

Ce même jour, qui était sûrement prédestiné à la joie, apparurent chez Mr. Henry les premiers symptômes de guérison. Vers trois heures de l’après-midi, il recouvra sa lucidité, et me salua par mon nom, avec les plus vifs témoignages d’affection. Mme Henry était également dans la chambre, au pied du lit ; mais il ne fit pas mine de s’en apercevoir. Et d’ailleurs (la fièvre ayant disparu), il était si faible qu’il se borna à cet unique effort, et retomba dans sa léthargie. Les progrès de la convalescence furent lents mais continus ; au bout de quelques jours, son appétit revint ; au bout d’une semaine, on le vit reprendre des forces et de l’embonpoint ; et le mois n’était pas écoulé qu’il se levait et se faisait porter dans un fauteuil sur la terrasse.

 

Ce fut peut-être à cette époque que Mme Henry et moi éprouvâmes le plus d’inquiétude. Nous avions cessé de craindre pour sa vie ; mais cette crainte fut remplacée par une appréhension pire. Quotidiennement nous pensions voir venir le jour où il se retrouverait lui-même ; et cependant les jours passaient, sans que rien se produisît. Mr. Henry regagnait ses forces, il avait avec nous de longs entretiens sur des sujets variés, son père venait s’asseoir auprès de lui et repartait, sans qu’il fût fait la moindre allusion au drame, ou aux incidents qui l’avaient provoqué. S’en souvenait-il, et nous cachait-il son affreuse connaissance ? ou le tout s’était-il effacé de sa mémoire ? Tel était le problème qui nous tenait en suspens et nous faisait trembler tout le jour lorsque nous étions en sa compagnie, le problème qui nous tenait réveillés la nuit dans notre lit solitaire. Nous ne savions même quelle alternative espérer, tant l’une et l’autre apparaissaient troublantes et eussent décelé un cerveau dérangé. Obsédé par cette crainte, je surveillai sa conduite avec une attention extrême. Elle avait quelque chose de puéril : une gaieté fort étrangère à sa manière d’être antérieure, un intérêt vite éveillé, et alors très soutenu, pour des bagatelles qu’il avait jusque-là dédaignées. À l’époque où le mal le terrassa, j’étais son seul confident, je puis dire son seul ami, et il était en mauvais termes avec sa femme ; après sa guérison, tout changea, le passé fut oublié, sa femme devint son principal, voire son unique souci. Assuré de sa sympathie, il lui dédiait tous ses sentiments, comme fait un enfant avec sa mère ; il l’appelait dans tous ses besoins avec un peu de cette familiarité quinteuse qui dénote la certitude d’être écouté ; et je dois dire, pour être juste envers sa femme, qu’il ne fut jamais déçu. Pour elle, en effet, ce changement de conduite était des plus attendrissants ; elle y discernait, je pense, un reproche secret ; et même je l’ai vue, dans les premiers temps, quitter la chambre afin de pouvoir pleurer sans contrainte. À mes yeux, toutefois, cette modification ne paraissait pas naturelle ; et lorsque je la considère avec le reste, j’en viens à me demander, mélancoliquement, si sa raison était tout à fait intacte.

 

Comme ce doute s’est prolongé pendant plusieurs années, qu’il a duré. en somme jusqu’au décès de mon maître, et a influé sur nos relations ultérieures, je dois l’examiner plus au long. Lorsque Mr. Henry fut en état de reprendre un soin partiel de ses affaires, j’eus maintes occasions de mettre à l’épreuve son exactitude. Il n’y avait pas défaut de compréhension, ni de volonté ; mais l’intérêt soutenu de jadis s’était entièrement évanoui ; il se fatiguait vite, et se mettait à bâiller ; en outre, il apportait dans les relations pécuniaires, où elle est certes très déplacée, une facilité qui confinait à la négligence. Au vrai, comme nous n’avions plus à lutter contre les exactions du Maître, il n’y avait plus de raison pour ériger la parcimonie en principe, ou batailler à propos d’un farthing. Au vrai encore, ce relâchement n’avait rien d’excessif, sinon j’y aurais refusé ma complicité. Mais il révélait, en somme, un changement très léger quoique fort perceptible ; et si l’on n’avait pas le droit de dire que mon maître eût perdu la raison, indéniablement son caractère s’était altéré. Il fut le même jusqu’à la fin, dans ses manières et son apparence, il lui restait dans les veines comme une chaleur de la fièvre, qui précipitait un peu ses mouvements, et faisait son discours notablement plus volubile, sans aller toutefois jusqu’à le rendre confus. Tout son être s’épanouissait aux impressions agréables, qu’il accueillait avec délices ; mais la moindre apparence de tracas ou de peine éveillait en lui une impatience visible, et il s’en débarrassait au plus vite. Ce fut à cette humeur qu’il dut la félicité de ses derniers jours ; et pourtant ce fut alors, ou jamais, qu’on eût pu l’appeler insensé. Un grand point dans la vie consiste à prévoir ce qu’il est impossible d’éviter ; mais Mr. Henry, lorsqu’il n’arrivait pas à écarter le souci par un effort mental, devait sur-le-champ et à tout prix en abolir la cause. Il imitait tour à tour l’autruche et le taureau. C’est à cette excessive lâcheté devant la douleur que je dois attribuer toutes les démarches outrancières et malheureuses de son existence ultérieure. C’est pour cette raison, à coup sûr, qu’il battit Mac Manus, le groom, chose tellement étrangère à sa manière d’agir antécédente, et qui provoqua tant de commentaires à l’époque. C’est encore à cette raison que j’attribue la perte totale de près de deux cents livres, dont la moitié eût été sauvée, si son impatience m’eût laissé faire. Mais il préférait une perte ou n’importe quel moyen désespéré, à la souffrance mentale prolongée.

 

Cette digression m’a entraîné bien loin de notre inquiétude immédiate : se rappelait-il, ou avait-il oublié son dernier geste tragique ; et s’il se le rappelait, sous quel jour le voyait-il ? La vérité nous apparut soudain, et ce fut là une des plus grandes surprises de ma vie. Il était sorti plusieurs fois, et commençait à se promener à mon bras ; il advint un jour que je me trouvai seul avec lui sur la terrasse. Il se tourna vers moi avec un sourire singulièrement furtif, comme en ont les écoliers pris en faute ; et il me dit, tout bas, et sans le moindre préambule :

 

– Où l’avez-vous enterré ?

 

Il me fut impossible de répondre un mot.

 

– Où l’avez-vous enterré ? reprit-il. Je veux voir sa tombe.

 

Je compris que mieux valait prendre le taureau par les cornes.

 

– Mr. Henry, dis-je, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous réjouira beaucoup. Selon toute vraisemblance, vos mains sont pures de sang. Je raisonne d’après certains indices ; et ils semblent démontrer que votre frère n’était pas mort, mais évanoui, et qu’il fut transporté à bord du lougre. Présentement, il doit être tout à fait rétabli.

 

Son visage me demeura indéchiffrable.

 

– James ? demanda-t-il.

 

– Votre frère James, répondis-je. Je ne voudrais pas vous donner une fausse joie, mais en mon for intérieur, je crois qu’il est très probablement en vie.

 

– Ah ! dit Mr. Henry. Puis soudain, se levant de son siège avec plus d’alacrité qu’il n’en avait montré encore, il posa l’index sur ma poitrine et me cria pour ainsi dire tout bas : – Mackellar – (je cite ses paroles textuelles) – rien ne peut tuer cet homme. Il n’est pas mortel. Je l’ai sur le dos pour toute l’éternité… pour toute l’éternité de Dieu ! – Et, se rasseyant, il s’enfonça dans un silence obstiné.

 

Un jour ou deux plus tard, avec le même sourire coupable, et regardant d’abord autour de lui, comme pour s’assurer que nous étions seuls :

 

– Mackellar, dit-il, lorsque vous saurez quelque chose, avertissez-moi. Il nous faut prendre garde à lui, sinon il nous surprendra lorsque nous nous y attendrons le moins.

 

– Il n’osera plus se montrer ici, dis-je.

 

– Oh ! si fait ! dit Mr. Henry. Où que je sois, il y sera.

 

Et de nouveau il regarda autour de lui.

 

– Il ne faut pas vous préoccuper de la sorte, Mr. Henry, dis-je.

 

– Non, dit-il, votre avis est très bon. Nous n’y penserons jamais, excepté lorsque vous aurez des nouvelles. Et puis, on ne sait pas, ajouta-t-il ; il est peut-être mort !

 

Sa manière de prononcer la phrase me convainquit entièrement de ce que j’osais à peine soupçonner : à savoir que, bien loin de se repentir d’avoir voulu tuer son frère, il regrettait seulement de n’y avoir pas réussi. Je gardai pour moi cette découverte, craignant qu’elle ne lui portât préjudice vis-à-vis de sa femme. Mais j’aurais pu m’épargner l’embarras ; elle avait d’elle-même deviné le sentiment, et l’avait jugé tout à fait naturel. En somme, je peux dire que nous étions tous trois du même avis ; et aucune nouvelle n’eût été mieux venue à Durrisdeer que celle de la mort du Maître.

 

Ceci m’entraîne à parler de l’exception, mon vieux lord. Dès que mes inquiétudes au sujet de mon maître furent un peu moins vives, je m’aperçus d’un changement chez le vieux gentilhomme, son père, changement qui devait aboutir à de fatales conséquences.

 

Il avait le visage livide et tuméfié ; tout en lisant du latin, assis au coin du feu, il tombait en des somnolences, et son livre roulait dans les cendres ; à certains jours, il traînait le pied ; d’autres fois, il achoppait en parlant. L’aménité de ses allures devint excessive ; il s’excusait sans fin du moindre dérangement, et se préoccupait de chacun, de moi en particulier, avec la plus flatteuse politesse. Un jour qu’il avait envoyé chercher son notaire[35], et qu’il était resté enfermé longtemps avec lui, il s’avança péniblement à ma rencontre dans la salle, d’un pas, et me prit cordialement la main.

 

– Mr. Mackellar, dit-il, j’ai eu maintes occasions d’estimer vos services à leur juste valeur ; et aujourd’hui, en révisant mon testament, j’ai pris la liberté de vous nommer pour un de ses exécuteurs. Je vous crois suffisamment attaché à notre maison pour me rendre ce service.

 

À cette époque, il passait la plus grande partie de ses journées à dormir, et on avait souvent de la peine à l’éveiller ; il perdait toute notion du temps, et il avait plusieurs fois (spécialement à son réveil) demandé sa femme, ainsi qu’un vieux domestique dont la pierre tombale était verdie par la mousse. Si j’avais dû en témoigner sous serment, je l’aurais déclaré incapable de tester ; et cependant jamais volontés dernières ne furent rédigées avec plus de lucidité dans les moindres détails, ou ne décelèrent un jugement plus sûr des personnes et des choses.

 

Sa décadence, qui fut très prompte, eut lieu par degrés insensibles. Ses facultés s’affaiblissaient toutes à la fois de manière continue ; la force avait presque abandonné ses membres, sa surdité devint extrême, sa parole était réduite à un marmottement confus, et cependant jusqu’à la fin il réussit à manifester quelque chose de sa politesse et de sa bonté antérieures, serrant la main de quiconque l’aidait, me faisant cadeau d’un de ses livres latins, sur lequel il avait laborieusement tracé mon nom, – et nous rappelant de mille façons la grandeur de cette perte que nous avions pour ainsi dire déjà subie. Vers la fin, la faculté d’articuler lui revint par éclairs ; on eût dit qu’il avait oublié l’art de la parole, comme un enfant oublie sa leçon, et que parfois il s’en rappelait quelque chose. Son dernier soir, il rompit brusquement le silence par ce vers de Virgile :

 

Gnatique, patrisque, aima, precor, miserere, [36]

 

parfaitement prononcé, avec l’accent voulu. Nous tressaillîmes de l’entendre, surpris dans nos diverses occupations ; chacun se tourna vers lui, mais en vain : il était retombé dans son mutisme et son apparente stupeur. Un peu plus tard, nous eûmes beaucoup de peine à le mettre au lit ; et, dans la nuit, sans souffrance physique, il rendit le dernier soupir.

 

Je vins par la suite à m’entretenir de ces détails avec un docteur en médecine, homme d’une réputation si éminente que je me fais un scrupule de le nommer. Selon lui, père et fils souffraient de la même affection – née chez le père à la suite de ses chagrins successifs – due peut-être chez le fils à l’excitation de la fièvre. L’un et l’autre s’étaient rompu quelque artère du cerveau ; et il y avait sans doute dans la famille (ajoutait le docteur) une prédisposition aux accidents de cette nature. Le père succomba, le fils recouvra toutes les apparences de la santé ; mais il est à croire qu’il avait subi quelque destruction dans ces tissus délicats où l’âme réside et remplit ses fonctions terrestres ; – car au ciel, je l’espère, elle ne saurait être entravée par des accidents matériels. Et cependant, à plus mûre réflexion, ceci n’importe pas d’un iota ; car Celui qui nous jugera, sur ce que fut notre vie, est le même qui nous créa dans la fragilité.

 

La mort de mon vieux lord fut une nouvelle occasion de surprise pour ceux qui observaient la conduite de son successeur. Pour tout esprit réfléchi, les deux fils avaient à eux deux fait mourir leur père, et l’on peut même dire qu’en maniant le sabre, l’un d’eux l’avait tué de sa main, mais il ne parut point que cette considération vînt troubler mon nouveau lord. Il montra la gravité nécessaire ; mais d’affliction, à peine, si ce n’est de l’affliction badine : parlant du défunt avec une légèreté regrettable, citant de vieux traits de son caractère, et souriant alors en tout repos de conscience ; et d’ailleurs, le jour des obsèques arrivé, faisant les honneurs dans toutes les règles. Je m’aperçus, en outre, que son accession au titre lui causa un grand plaisir, et il fut très pointilleux à l’exiger.

 

Et voici qu’apparaît sur la scène un nouveau personnage, qui joua également un rôle dans l’histoire ; je parle du présent lord, Alexander, dont la naissance (17 juillet 1757) emplit la coupe du bonheur de mon pauvre maître. Il ne lui resta plus rien à désirer. Il n’en eût pas eu le loisir, d’ailleurs, car jamais père ne montra engouement aussi passionné. L’absence de son fils lui causait des inquiétudes continuelles. L’enfant était-il dehors ? Le père guettait les nuages et redoutait la pluie. De nuit ? il se levait pour aller le regarder dormir. Sa conversation devenait fatigante pour les étrangers, car il ne parlait plus guère que de son fils. Dans les matières concernant le bien, tout était disposé particulièrement en vue d’Alexander. Et c’était : « Mettons-nous-y tout de suite, afin que la futaie soit haute pour la majorité d’Alexander. » Ou bien : « Ceci tombera à point pour le mariage d’Alexander. » Chaque jour, cette préoccupation du père devenait plus visible, à maints détails, les uns touchants, les autres fort blâmables. Bientôt l’enfant put sortir avec lui, d’abord sur la terrasse, et tenu par la main, puis en liberté dans le domaine ; et ces sorties devinrent le principal souci de Mylord. Le son de leurs deux voix (qu’on entendait de loin, car ils parlaient fort) devint familier dans le voisinage ; et pour ma part, je le trouvais plus doux que le gazouillis des oiseaux. C’était un spectacle charmant de les voir revenir tous les deux chargés de bruyères, et le père aussi animé, voire parfois aussi crotté que le fils, car ils aimaient également toutes sortes de jeux enfantins, faire des trous dans le sable, endiguer des ruisseaux, et le reste ; et je les ai vus regarder les bêtes à travers une clôture avec le même ravissement puéril.

 

Ces randonnées me font songer à une scène bizarre dont je fus le témoin. Il y avait un chemin que je ne suivais jamais sans trouble, car je l’avais pris fréquemment pour remplir de fâcheuses missions, et il avait été le théâtre d’événements funestes à la maison de Durrisdeer. Mais le sentier était trop commode pour revenir de plus loin que le Muckle Ross ; et j’étais forcé, bien à regret, de m’en servir environ tous les deux mois. Mr. Alexander avait sept ou huit ans ; j’avais eu affaire ce matin-là tout au bout du domaine, et je m’en revenais par la charmille. C’était la saison où les bois revêtent leur livrée printanière, où les épines sont en fleur, où les oiseaux déploient leurs plus beaux chants. Le contraste de cette allégresse rendait pour moi la charmille plus sombre, et les souvenirs m’y oppressaient davantage. En cet état d’esprit, je fus fâché d’entendre, un peu plus haut sur le chemin, des voix que je reconnus pour celles de Mylord et de Mr. Alexander. Je continuai d’avancer, et ne tardai pas à les apercevoir, debout dans l’espace découvert où avait eu lieu le duel. Mylord avait la main sur l’épaule de son fils, et parlait avec une certaine gravité. Mais quand il leva la tête à mon approche, je vis ses traits s’épanouir.

 

– Ah ! dit-il, voilà ce bon Mackellar. Je viens justement de raconter à Sandie l’histoire de cet endroit-ci, comment il y eut un homme que le diable essaya de tuer, et comment ce fut lui, au contraire, qui faillit tuer le diable.

 

J’avais déjà trouvé singulier qu’il menât l’enfant là ; mais qu’il l’entretînt de son action, dépassait la mesure. Toutefois, le pis était encore à venir ; car il ajouta, se tournant vers l’enfant :

 

– Vous pouvez interroger Mackellar ; il était là, et il a tout vu.

 

– Est-ce vrai, Mr. Mackellar ? demanda le petit. Avez-vous vu réellement le diable ?

 

– Je ne connais pas l’histoire, répliquai-je ; et j’ai des affaires pressantes.

 

Ce fut tout ce que je dis, un peu aigrement, pour dissimuler mon embarras, et soudain l’amertume du passé avec cette affreuse scène aux bougies me remontèrent à la mémoire. Je m’avisai que, pour une différence d’une seconde dans la rapidité de la parade, cet enfant que j’avais sous les yeux eût pu ne jamais naître ; et l’émotion qui ne manquait jamais d’assaillir mon cœur sous cette sombre charmille se fit jour en ces mots :

 

– Mais ce qui est vrai, c’est que j’ai rencontré le diable dans ce bois, et que je l’ai vu désarmer. Loué soit Dieu que nous nous en soyons tirés vivants… Loué soit Dieu qu’il reste pierre sur pierre des murailles de Durrisdeer. Ah ! Mr. Alexander, quand vous reviendrez ici, fût-ce dans cent ans, et dans la plus belle et gaie société du pays, n’oubliez pas de vous recueillir un instant pour prier.

 

Mylord hocha gravement la tête.

 

– Ah ! dit-il, Mackellar a toujours raison. Oui, ôtez votre coiffure (lui-même se découvrit et étendit la main). Ô Seigneur, reprit-il, je Te remercie, et mon fils Te remercie, pour Tes grandes et manifestes bontés. Accorde-nous un peu de répit ; défends-nous du méchant. Frappe-le, Ô Seigneur, sur sa bouche menteuse !

 

Ces derniers mots lui échappèrent comme un cri ; et là-dessus, soit que la colère remémorée lui coupât la parole, ou soit qu’il s’aperçût de l’étrangeté de sa prière, il s’arrêta court ; puis, une minute après, il remit son chapeau sur sa tête.

 

– Je crois que vous oubliez une phrase, Mylord, dis-je. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Car le Royaume est Tien, et la puissance, et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.

 

– Ah ! c’est facile à dire, répliqua Mylord. C’est bien facile à dire, Mackellar. Moi, pardonner !… Mais j’aurais l’air d’un imbécile si j’avais l’audace de le prétendre.

 

– L’enfant, Mylord ! dis-je, non sans sévérité, car je trouvais ses expressions peu convenables en présence d’un enfant.

 

– Oui, c’est juste, dit-il. Ce sont histoires un peu sombres pour un gamin. Allons chercher des nids.

 

Ce fut sinon le même jour, du moins peu après, que Mylord, me trouvant seul, se déboutonna davantage sur le même sujet.

 

– Mackellar, dit-il, je suis à présent très heureux.

 

– Je le crois bien, Mylord, dis-je, et de vous voir ainsi me dilate le cœur.

 

– Le bonheur a ses obligations, ne croyez-vous pas ? dit-il rêveusement.

 

– J’en suis persuadé, dis-je, tout comme le malheur. Si nous n’étions ici-bas pour tâcher de faire mieux, à mon humble avis, plus tôt nous serions disparus, mieux cela vaudrait pour tout le monde.

 

– Oui, mais si vous étiez dans ma peau, lui pardonneriez-vous ? La brusquerie de l’attaque me déconcerta un peu.

 

– C’est notre devoir strict, dis-je.

 

– Tu ! tu ! dit-il. Ce sont des mots. Vous-même, lui pardonnez-vous ?

 

– Eh bien… non ! dis-je. Dieu me pardonne, mais je ne peux pas.

 

– Serrons-nous la main là-dessus ! s’écria Mylord, presque gaiement.

 

– C’est une mauvaise occasion de se serrer la main, dis-je, pour des chrétiens. Je me réserve pour une autre, plus évangélique.

 

Je dis cela en souriant un peu ; mais Mylord, lui, quitta la chambre avec un grand éclat de rire.

 

Je ne trouve pas d’expression adéquate pour qualifier l’esclavage de Mylord à l’égard de l’enfant. Il était perdu dans cette pensée continuelle : affaires, amis, femme, tout était oublié, ou il ne se les rappelait que par un effort pénible, comme celui qui lutte avec une idée fixe. Cette obsession était surtout remarquable en ce qui concernait sa femme. Depuis que je connaissais Durrisdeer, elle n’avait cessé d’être le lest de ses pensées, et l’aimant de ses yeux ; mais désormais il l’ignorait entièrement. Je l’ai vu paraître sur le seuil d’une chambre, y jeter un regard circulaire, et passer devant Mylady comme devant un chien couché auprès du feu. C’était Alexander qu’il cherchait, et Mylady le savait bien. Je l’ai entendu lui parler si rudement que je faillis le lui faire remarquer : c’était pour une cause analogue, car elle avait contrarié Alexander. Sans doute, c’était là une sorte de châtiment qui pesait sur Mylady. Sans doute, la situation était renversée contre elle, comme seule la Providence sait le faire ; elle qui s’était, durant tant d’années, montrée inaccessible à toutes les marques de tendresse, c’était son tour d’être négligée ; elle est d’autant plus louable d’avoir fait bonne figure.

 

Il en résulta une situation étrange. Nous avions une fois de plus deux partis dans le château, mais j’étais à présent avec Mylady. Ce n’est pas que je perdis rien de mon affection pour mon maître. Mais, d’abord, il avait beaucoup moins besoin de ma société. Ensuite, le cas de Mr. Alexander n’était aucunement comparable à celui de Miss Katharine, pour laquelle Mylord n’avait jamais eu la moindre attention. Et, en troisième lieu, j’étais blessé par le changement qu’il manifestait envers sa femme, changement où je voyais une sorte d’infidélité. Je ne pouvais qu’admirer, d’ailleurs, la constance et la douceur qu’elle déployait. Peut-être ses sentiments à l’égard de Mylord, fondés primitivement sur la pitié, étaient-ils d’une mère plus que d’une épouse ; peut-être se plaisait-elle à voir, pour ainsi dire, ses deux enfants si heureux l’un avec l’autre ; d’autant que l’un avait autrefois souffert si injustement. Mais, malgré tout, et bien que je ne découvrisse en elle aucune trace de jalousie, elle se rejetait sur la société de la pauvre délaissée Miss Katharine ; et moi, de mon côté, j’en arrivais de plus en plus à passer mes heures de loisir avec la mère et la fille. J’attachais peut-être trop d’importance à cette division, car la famille était relativement heureuse ; pourtant le fait était là ; mais Mylord s’en apercevait-il ou non, je l’ignore. Je ne le crois pas, tant il était féru absolument de son fils ; mais nous autres le savions, et cette connaissance nous faisait parfois souffrir.

 

Ce qui nous inquiétait surtout, néanmoins, était le danger réel et croissant qui en résultait pour le petit. Mylord était son père ressuscité ; on pouvait craindre qu’à son tour le fils ne devînt un second Maître. Le temps a fait voir que ces craintes étaient fort exagérées. À coup sûr, il n’est pas aujourd’hui de plus digne gentilhomme dans toute l’Écosse, que le septième lord Durrisdeer. Touchant mon abandon de son service, il ne m’appartient pas de rien dire, surtout dans ces mémoires écrits uniquement pour justifier son père…

 

NOTE DE L’ÉDITEUR

 

On omet ici cinq pages du manuscrit de M. Mackellar. Leur lecture m’a laissé l’impression que celui-ci, dans sa vieillesse, était devenu un serviteur assez exigeant. Contre le septième lord Durrisdeer (avec lequel, en tout cas, nous n’avons rien à voir) il n’allègue aucun fait précis.

 

R.L.S.

 

… Mais nous avions la crainte, à cette époque, qu’il ne devînt, en la personne de son fils, une seconde édition de son frère. Mylady avait tenté d’instaurer un peu de saine discipline ; elle avait dû y renoncer, et laissait aller les choses, avec un secret déplaisir. Elle hasardait parfois quelques allusions ; et parfois, lorsqu’il lui revenait un exemple trop abusif de l’indulgence de Mylord, elle se trahissait par un geste, voire une exclamation. Quant à moi, cette crainte me hantait jour et nuit, moins à cause de l’enfant qu’à cause du père. Celui-ci s’était endormi, il rêvait son rêve, et un réveil trop brusque lui eût infailliblement été funeste. Je ne concevais pas qu’il pût survivre, et je me voilais la face à la perspective de son déshonneur.

 

Ce fut cette continuelle préoccupation qui me donna enfin le courage de parler : la chose mérite d’être contée en détail. Mylord et moi étions un jour assis à mon bureau, en train de régler quelque fastidieuse affaire ; il avait, je l’ai dit, perdu son intérêt d’autrefois en ce genre d’occupations ; il aspirait clairement à en avoir fini, et il avait l’air chagrin, las, et une idée plus vieux que je ne l’avais vu auparavant. Ce fut, je pense, son visage ravagé qui me fit soudain entreprendre une explication.

 

– Mylord, dis-je, la tête baissée, et feignant de poursuivre mon travail, ou plutôt laissez-moi vous appeler encore Mr. Henry, car je redoute votre colère, et je désire que vous pensiez aux jours d’autrefois…

 

– Mon bon Mackellar ! dit-il ; et cela d’un ton si doux que je faillis renoncer à mon dessein. Mais je me rappelai que je parlais pour son bien, et tins ferme mon drapeau.

 

– N’avez-vous jamais réfléchi à ce que vous faisiez ? demandai-je.

 

– Qu’est-ce que je fais ? répondit-il. Je n’ai jamais été fameux pour deviner les charades.

 

– Que faites-vous avec votre fils ? dis-je.

 

– Eh bien, dit-il, avec un ton presque de défi, et qu’est-ce que je fais avec lui ?

 

– Votre père était un excellent homme, dis-je, biaisant. Mais croyez-vous qu’il fut un père sage ?

 

Il prit un temps avant de parler ; puis répliqua :

 

– Je ne dis rien contre lui. J’en aurais beaucoup à dire, peut-être ; mais je me tais.

 

– C’est bien cela, dis-je. Vous en avez du moins sujet. Et cependant votre père était un excellent homme ; impossible d’être meilleur, sauf sur un point, ni plus sage. Où il achoppait, il est fort possible qu’un autre serait tombé. Ses deux fils…

 

Soudain, Mylord frappa violemment sur la table.

 

– Qu’est-ce ceci ? s’écria-t-il. Expliquez-vous !

 

– Je vais le faire, dis-je, d’une voix presque étouffée par les battements de mon cœur. Si vous continuez à gâter Mr. Alexander, vous marchez sur les traces de votre père. Prenez garde, Mylord, car votre fils, en grandissant, pourrait bien suivre celles du Maître.

 

Je n’avais aucunement l’intention de lui dire les choses aussi crûment ; mais une peur excessive inspire une manière de courage brutal, et même le plus brutal de tous. Je brûlai mes vaisseaux par ce simple mot. Je ne reçus pas de réponse. Quand je levai la tête, Mylord s’était mis debout ; mais l’instant d’après, il tombait pesamment sur le parquet. L’accès ne dura guère ; il revint à lui tout vertigineux, porta la main à sa tête, que je supportais alors, et dit, d’une voix entrecoupée : « Je me suis senti mal. » – Et peu après : « – Aidez-moi. » Je le remis sur ses pieds, et il resta debout, mais en se tenant à la table. – « Je me suis senti mal, Mackellar, répéta-t-il. Quelque chose s’est brisé en moi, Mackellar, ou a été sur le point de se briser, et puis tout s’est mis à tourner. J’étais, je pense, très en colère. Cela ne fait rien, Mackellar, cela ne fait rien, mon ami. Je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de votre tête. Il y a trop de choses entre nous. L’une, particulièrement. Mais j’y pense, Mackellar, je vais aller voir Mme Henry, je pense que je ferai bien de l’aller voir.

 

Et il quitta posément la pièce, me laissant accablé de remords.

 

Bientôt, la porte s’ouvrit brusquement, et Mylady entra, en coup de vent. Ses yeux lançaient des éclairs.

 

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait à mon mari ? Est-ce que rien ne vous apprendra jamais votre position dans la maison ? Cesserez-vous jamais de faire le brouillon et de vous mêler de tout ?

 

– Mylady, répondis-je, depuis que je suis dans ce château, j’ai reçu beaucoup de mauvaises paroles. Pendant un temps, elles furent mon régime quotidien, et j’ai tout avalé. Mais aujourd’hui, vous pouvez m’appeler comme il vous plaira ; vous ne trouverez pas de nom assez dur pour qualifier ma maladresse. Elle procédait cependant de la meilleure intention.

 

Je lui avouai tout avec simplicité, tel que je l’expose ici. Après m’avoir écouté, elle se recueillit, et je m’aperçus que sa colère s’apaisait.

 

– Oui, dit-elle, votre intention était bonne. J’ai eu, moi aussi, la même idée, ou plutôt la même tentation, ce qui fait que je vous pardonne. Mais, grand Dieu, ne comprenez-vous pas qu’il n’en peut supporter davantage ? Il n’en peut plus supporter !… La corde est tendue à se rompre. Qu’importe l’avenir, si le présent est supportable ?

 

– Amen, dis-je. Je ne me mêlerai plus de rien. Je suis bien aise que vous reconnaissiez la pureté de mes intentions.

 

– Oui, dit Mylady ; mais une fois le moment venu, je pense que le courage vous a manqué ; car vous avez parlé d’une façon fort cruelle.

 

Elle se tut, me considéra ; puis soudain, elle eut un léger sourire, et me dit cette phrase singulière :

 

– Savez-vous ce que vous êtes, Mr. Mackellar ? Vous êtes une vieille fille.

 

Aucun autre incident notable ne survint dans la famille jusqu’au retour de cet oiseau de mauvais augure, le Maître. Mais je dois insérer ici un second extrait des mémoires du chevalier Burke, intéressant par lui-même, et tout à fait nécessaire à mon dessein. Ces pages contiennent nos seuls renseignements sur les voyages du Maître dans l’Inde ; et on y voit pour la première fois apparaître Secundra Dass. Un fait, en outre, y est clairement indiqué, fait dont la connaissance, il y a vingt ans, nous eût épargné bien des malheurs et des chagrins ! le fait que Secundra Dass savait l’anglais.

 

VII

Aventures du chevalier Burke dans l’Inde


 

(Extrait de ses mémoires)

 

Je m’étais donc égaré par les rues de cette ville, dont j’ai oublié le nom, et je la connaissais alors si mal que j’ignorais s’il me fallait prendre au Nord ou au Sud. Vu la soudaineté de l’alerte, je m’étais précipité au-dehors sans souliers ni bas ; j’avais perdu mon chapeau dans la bagarre ; mon violon de poche était tombé aux mains des Anglais ; j’avais pour seul compagnon le cipaye, pour seule arme ma seule épée, et pas un rouge liard en poche. Bref, j’étais absolument dans la situation d’un de ces calenders que M. Galland nous a fait connaître dans ses jolis contes. On sait que ces gentlemen rencontraient sans cesse des aventures extraordinaires ; et il m’en était réservé une si étonnante que je n’en suis pas encore revenu aujourd’hui.

 

Le cipaye était un très brave homme : il avait servi des années sous les couleurs françaises, et se serait laissé couper en morceaux pour un quelconque des braves concitoyens de Mr. Lally. C’est le même individu (son nom m’échappe) dont j’ai déjà conté un exemple étonnant de générosité d’âme, lorsqu’il nous trouva, M. de Fassac et moi, sur les remparts, entièrement perdus de boisson, et nous cacha sous de la paille tandis que le commandant passait par là. Je le consultai donc en toute franchise. Que faire ? La question était délicate. Nous décidâmes finalement d’escalader le mur d’un jardin, où nous pourrions dormir à l’abri des arbres, et, qui sait, nous procurer une paire de sandales et un turban. Nous n’avions que l’embarras du choix, dans cette partie de la ville, car le quartier comprenait uniquement des jardins clos de murs, et, à cette heure de la nuit, les allées qui les séparaient étaient désertes. Je fis la courte échelle au cipaye, et nous nous trouvâmes bientôt tous les deux dans un vaste enclos plein d’arbres. Ceux-ci dégouttaient de rosée, fort nuisible en ce pays, surtout pour les Blancs ; néanmoins, comme j’étais brisé de fatigue, je dormais déjà à moitié lorsque le cipaye vint me rappeler à la réalité. À l’autre bout de l’enclos, une lumière brillante avait soudainement paru, qui continua de brûler paisiblement parmi le feuillage. La circonstance était fort insolite, en un tel endroit et à cette heure ; et, dans notre situation, elle nous incitait à n’avancer qu’avec circonspection. J’envoyai le cipaye en reconnaissance, et il revint bientôt m’apporter la nouvelle que nous étions tombés au plus mal, car la maison appartenait à un homme blanc, qui était, selon toute vraisemblance, anglais.

 

– Ma foi, dis-je, s’il y a là un homme blanc, je veux lui donner un coup d’œil ; car, grâce à Dieu, il y a plus d’une sorte de Blancs !

 

Donc, le cipaye me conduisit à un endroit d’où je pouvais bien voir la maison. Elle était entourée d’une large véranda ; il y avait à terre une lampe, bien mouchée, et de chaque côté de la lampe se tenait assis un homme, jambes croisées, à la manière orientale. De plus, tous deux étaient enveloppés de mousselines comme deux indigènes ; mais pourtant l’un était non seulement un Blanc, mais quelqu’un bien connu de moi et du lecteur. C’était en personne ce Maître de Ballantrae, dont j’ai fait connaître maintes fois le génie et la valeur. J’avais ouï dire qu’il était venu aux Indes, mais je ne l’avais pas encore rencontré, et n’en avais rien appris. En tout cas, sitôt que je l’eus reconnu, et que je me vis en présence d’un si vieux camarade, je crus mes tribulations à leur fin. Je m’avançai au clair de lune, qui était très lumineux ; et, appelant Ballantrae par son nom, lui exposai en peu de mots ma triste situation. Il se retourna, sans paraître surpris le moins du monde, me regarda bien en face tandis que je parlais, et, quand j’eus fini, s’adressa à son compagnon dans le patois barbare du pays. Ce second individu, d’un aspect singulièrement délicat, et qui avait des jambes comme des cannes et des doigts comme des tuyaux de pipe[37], se mit debout.

 

– Le sahib, dit-il, comprend pas langage anglais. Je le comprends, moi, et je vois vous faire une petite méprise… Oh ! qui peut arriver à tout le monde. Mais le sahib aimerait savoir comment vous venir dans cette jardin.

 

– Ballantrae ! m’écriai-je, avez-vous la damnée impudence de me renier en face ?

 

Ballantrae, sans qu’un de ses muscles bougeât, me regardait fixement comme une statue dans une pagode.

 

– Le sahib comprend pas langage anglais, dit l’indigène, aussi doucereux que devant. Il aimer savoir comment vous venir dans cette jardin.

 

– Oh ! le diable l’emporte ! dis-je. Il aimerait savoir comme je venir dans cette jardin, n’est-ce pas ? Eh bien, mon brave, ayez l’obligeance de dire au sahib, en lui présentant mes respects, que nous voici deux soldats qu’il n’a jamais ni vus ni connus, mais que le cipaye est un fameux lapin, et moi aussi ; et que s’il ne nous donne pas bien à manger, plus un turban et des chaussures, et la valeur d’un mohur d’or en petite monnaie comme viatique, parbleu, mon ami, je pourrais vous faire voir un jardin où il va se passer des choses.

 

Ils poussèrent leur comédie au point de converser un moment en hindoustani ; et puis l’Hindou, avec le même sourire, mais en soupirant comme s’il était fatigué de se répéter, prononça :

 

– Le sahib aimerait savoir comment vous venir dans cette jardin.

 

– C’est donc comme ça ! dis-je. Et portant la main à mon épée, j’ordonnai au cipaye de dégainer.

 

L’Hindou de Ballantrae, toujours souriant, tira un pistolet de son sein, et, bien que Ballantrae ne fît pas un mouvement, je le connaissais assez pour être sûr qu’il se tenait prêt.

 

– Le sahib pense vous mieux partir, dit l’Hindou.

 

Eh bien, franchement, c’est ce que je croyais aussi ; car un coup de pistolet nous eût, sauf intervention de la Providence, fait pendre tous les deux.

 

– Dites au sahib que je ne le considère pas comme un gentleman, dis-je. Et je me détournai avec un geste de mépris.

 

Je n’avais pas fait trois pas que la voix de l’Hindou me rappela.

 

– Le sahib aimerait savoir si vous êtes un damné Irlandais, dit-il ; et à ces mots, Ballantrae sourit en s’inclinant très bas.

 

– Qu’est-ce que c’est ? dis-je.

 

– Le sahib dire vous demander votre ami Mackellar, dit l’Hindou. Le sahib il crie quitte.

 

– Dites au sahib que je lui donnerai un remède contre la blague écossaise, à notre prochaine rencontre, lançai-je.

 

Ils souriaient encore lorsque je me retirai.

 

Ma conduite n’est sans doute pas exempte de défauts ; et lorsqu’un homme, tout vaillant qu’il soit, en appelle à la postérité comme juge de ses exploits, il peut s’attendre presque infailliblement à subir le sort de César et d’Alexandre, et à trouver des détracteurs. Mais s’il y a une chose que l’on ne pourra jamais reprocher à Francis Burke, c’est d’avoir tourné le dos à un ami !…

 

 

(Vient ensuite un passage que le chevalier Burke s’est donné la peine de raturer avant de m’envoyer son manuscrit. Sans doute s’y plaignait-il très naturellement de ce qu’il supposait être une indiscrétion de ma part ; bien que je n’aie souvenir d’en avoir commis aucune. Peut-être Mr. Henry fut-il moins réservé ; ou, plus simplement, il est possible que le Maître ait trouvé le moyen de parcourir ma correspondance, et qu’il ait ainsi lu la lettre de Troyes. Ce fut pour en tirer vengeance que cette cruelle plaisanterie fut infligée à Mr. Burke dans un aussi pressant besoin. En dépit de sa perversion, le Maître n’était pas dépourvu d’une certaine affectuosité ; il fut, je crois, sincèrement attaché à Mr. Burke dans les premiers temps ; mais cette idée de trahison tarit les sources déjà peu abondantes de son amitié, et son détestable caractère se fit voir à nu. – E. Mck.)

 

VIII

L’ennemi dans la place


 

C’est un fait singulier, que j’hésite au sujet d’une date, celle, surtout, d’un incident qui modifia si profondément ma vie, et nous envoya tous sur une terre étrangère. Mais à la vérité, toutes mes habitudes se trouvaient alors désorganisées, et je vois que mon journal est tenu à cette époque irrégulièrement, la date omise pendant une semaine et plus, et son allure générale dénote que son auteur était bien proche du désespoir. Ce fut vers la fin de mars, en tout cas, ou au début d’avril 1764. Après un lourd sommeil, je m’étais réveillé avec le pressentiment qu’il allait arriver un malheur. Ce pressentiment était si fort que je descendis en hâte, vêtu de ma chemise et de mon pantalon. Ma main, je me le rappelle, tremblait sur la rampe.

 

C’était une matinée froide et ensoleillée, avec une forte gelée blanche, les merles chantaient très suavement et très haut alentour du château de Durrisdeer, et le bruit de la mer emplissait les chambres. Je n’étais pas encore à la salle, lorsqu’un autre bruit m’arrêta : celui d’une conversation. Je m’avançai, puis m’arrêtai, croyant rêver. J’entendis à coup sûr une voix humaine, et ce dans la maison de mon maître, et cependant je ne la reconnaissais pas ; à coup sûr un langage humain, et ce dans mon pays natal ; et cependant, j’avais beau écouter, je n’y comprenais pas un mot. Un vieux conte me revint à l’esprit (d’une fée ou peut-être simplement d’une étrangère égarée) qui vint s’asseoir au foyer de mes pères, quelques générations auparavant, et y séjourna environ une semaine, parlant fréquemment dans une langue qui ne disait rien à ses auditeurs ; et elle s’en alla comme elle était venue, sous le couvert de la nuit, et sans laisser même un nom derrière elle. J’avais tant soit peu de peur, mais encore plus de curiosité ; j’ouvris donc la porte, et entrai dans la salle.

 

La vaisselle du souper garnissait encore la table ; les volets étaient encore fermés quoique le jour pénétrât par leurs interstices ; et la vaste salle était éclairée uniquement par une seule bougie et les reflets mourants du feu. Devant l’âtre, il y avait deux hommes assis.

 

L’un, qui était enveloppé dans un manteau, et qui portait des bottes, je le reconnus tout de suite : l’oiseau de mauvais augure était de retour. De l’autre, qui se tenait tout contre les tisons rouges, ramassé sur lui-même, à l’instar d’une momie, je voyais seulement que c’était un étranger, d’un teint plus foncé que n’importe quel Européen, d’une constitution très frêle, avec un front singulièrement élevé, et un œil impénétrable. Plusieurs paquets et une petite valise gisaient au milieu de la pièce ; et à en juger sur ce modeste bagage, et sur les bottes du Maître, grossièrement rafistolées par un savetier de village peu scrupuleux, le méchant n’avait guère prospéré.

 

À mon entrée, il se leva ; nos regards se croisèrent, et je ne sais pourquoi, mon courage s’éleva comme une alouette dans un matin de mai.

 

– Ha ha ! dis-je, c’est donc vous ? – Et je fus enchanté de mon ton dégagé.

 

– Moi-même en personne, digne Mackellar, répliqua le Maître.

 

– Cette fois-ci, vous avez ramené ostensiblement « le chien noir[38] » avec vous, continuai-je.

 

– Cela s’applique à Secundra Dass ? demanda le Maître. Permettez-moi de vous présenter. C’est un gentilhomme natif de l’Inde.

 

– Hum ! fis-je. Je n’aime guère ni vous ni vos amis, Mr. Bally. Mais je vais faire entrer un peu de jour, et jeter un coup d’œil sur vous.

 

Et, ce disant, j’ouvris les volets de la fenêtre de l’Est.

 

À la lumière du matin, je pus voir que l’homme avait changé. Plus tard, quand nous fûmes tous réunis, je fus frappé davantage de voir combien le temps l’avait peu éprouvé ; mais ce premier abord fut différent.

 

– Vous vous faites vieux, dis-je.

 

Une ombre passa sur son visage.

 

– Si vous vous voyiez, vous n’insisteriez pas là-dessus.

 

– Baste ! répliquai-je, la vieillesse ne me dérange pas. Je me figure que j’ai toujours été âgé ; et me voici à présent, grâce à Dieu, mieux connu et plus considéré qu’autrefois. Tout le monde ne peut en dire autant, Mr. Bally ! Les rides de votre front marquent des calamités ; votre vie se referme sur vous comme une prison ; bientôt la mort viendra frapper à la porte, et je ne vois pas trop de quelle source vous tirerez vos consolations.

 

Ici, le Maître s’adressa en hindoustani à Secundra Dass, d’où je conclus (et non sans quelque plaisir, je l’avoue) que ma remarque lui était désagréable. Cependant, on peut bien penser que j’avais d’autres soucis, alors même que je raillais mon ennemi. Avant tout, je me demandais par quel moyen communiquer en secret et vite avec Mylord. Sur ce problème, durant le bref répit qui m’était accordé, je concentrai toutes les forces de mon âme ; lorsque soudain, levant les yeux, je découvris Mylord lui-même debout dans le cadre de la porte, et selon toute apparence, parfaitement calme. Il n’eut pas plus tôt rencontré mes yeux, qu’il franchit le seuil. Le Maître l’entendit venir, et s’avança de son côté. À quatre pieds d’intervalle, les deux frères firent halte, et restèrent à échanger des regards assurés ; puis Mylord sourit, fit une légère inclination, et se retourna vers moi, vivement.

 

– Mackellar, dit-il, il nous faut faire déjeuner ces voyageurs.

 

Évidemment, le Maître était un peu décontenancé ; mais il n’en affecta que plus d’impudence de langage et d’attitude.

 

– Je suis affamé comme un faucon, dit-il. Voyez à ce que ce soit bon, Henry.

 

Mylord se tourna vers lui, avec le même sourire dur.

 

– Lord Durrisdeer, dit-il.

 

– Oh ! pas en famille ! répliqua le Maître.

 

– Chacun dans cette maison me donne le titre qui m’appartient, dit Mylord. S’il vous plaît de faire exception, je vous laisse à juger l’impression que cela fera sur les étrangers, et si l’on n’y verra pas un effet d’une jalousie impuissante.

 

J’aurais volontiers applaudi ; d’autant que Mylord, sans lui laisser le temps de répondre, me fit signe de le suivre, et sortit aussitôt de la salle.

 

– Venez vite, dit-il ; nous avons à balayer une vermine hors du château.

 

Et il se hâta le long des corridors, d’un pas si rapide que je pouvais à peine le suivre, jusqu’à la porte de John-Paul. Il l’ouvrit sans frapper, et entra. John était, en apparence, profondément endormi, mais Mylord ne fit même pas semblant de l’éveiller.

 

– John-Paul, dit-il de sa voix la plus calme, vous avez servi mon père longtemps, sinon je vous chasserais comme un chien. Si dans une demi-heure je vous trouve parti, vous continuerez à recevoir vos gages à Édimbourg. Si vous vous attardez ici ou à St-Bride, vieux serviteur, vieil homme et tout, je trouverai quelque moyen singulier de vous faire repentir de votre déloyauté. Debout ! et en route ! Que la porte par où vous les avez introduits serve à votre départ. Je ne veux plus que mon fils aperçoive votre figure.

 

– Je suis heureux de voir que vous prenez la chose aussi calmement, dis-je, une fois dehors et seuls.

 

– Calmement ? s’écria-t-il. Et il saisit avec brusquerie ma main pour la placer sur mon cœur, qui martelait sa poitrine à grands coups.

 

Cette révélation m’emplit d’étonnement et de crainte. Il n’était pas d’organisme capable de supporter pareille épreuve, surtout le sien, déjà ébranlé ; et je résolus de mettre un terme à cette situation contre nature. Je parlai :

 

– Il serait bon, je pense, que je touche un mot à Mylady.

 

Au vrai, c’était à lui de le faire, mais je comptais – et ce ne fut pas en vain – sur son indifférence.

 

– Oui, dit-il, faites. Je vais presser le déjeuner ; il nous faut paraître à table, même Alexander ; et n’ayons pas l’air troublé.

 

Je courus à la chambre de Mylady, et sans cruels préliminaires, lui révélai ma nouvelle.

 

– Je suis résolue depuis longtemps, dit-elle. Nous ferons nos paquets en cachette, aujourd’hui, et partirons en cachette la nuit prochaine. Grâce au ciel, nous avons une autre demeure ! Le premier navire en partance nous emmènera à New York.

 

– Et qu’adviendra-t-il de lui ? demandai-je.

 

– Nous lui laisserons Durrisdeer, s’écria-t-elle. Et grand bien lui fasse !

 

– Que non pas, avec votre permission, dis-je. Il trouvera un chien à ses grègues pour le retenir. Il aura le lit, la table, et un cheval de selle, s’il se conduit bien ; mais les clefs, si vous le jugez bon, Mylady, resteront aux mains du nommé Mackellar. Il en aura soin, je vous le garantis.

 

– Mr. Mackellar, s’écria-t-elle, je vous remercie pour cette idée. Tout sera laissé entre vos mains. S’il nous faut partir pour un pays barbare, du moins je vous remets le soin de nous venger. Expédiez Macconochie à St-Bride afin qu’il dispose les chevaux en secret et ramène le notaire. Mylord lui laissera une procuration.

 

À cet instant Mylord entra, et nous lui exposâmes notre plan.

 

– Je ne veux pas entendre parler de cela, s’écria-t-il ; il se figurerait que j’ai peur de lui. Je resterai chez moi, si Dieu veut, jusqu’à ma mort. Il n’est personne capable de m’en déloger. Une fois pour toutes, j’y suis, j’y reste, en dépit de tous les diables de l’enfer.

 

Je ne saurais donner une idée de la véhémence avec laquelle il s’exprimait ; nous en fûmes tous abasourdis, et surtout moi, qui venais de le voir si bien en possession de lui-même.

 

Mylady me lança un regard suppliant qui m’alla au cœur et me donna du courage. Je lui fis signe de partir, et quand elle m’eut laissé seul avec Mylord, j’allai retrouver celui-ci au bout de la salle, qu’il arpentait de long en large comme à demi fou, et lui posai avec fermeté la main sur l’épaule.

 

– Mylord, dis-je, je vais une fois de plus vous parler tout net ; si c’est pour la dernière fois, tant mieux, car je suis fatigué de ce rôle.

 

– Rien ne me fera changer, répondit-il. Dieu garde que je refuse de vous entendre ; mais rien ne me fera changer.

 

Il prononça ces mots avec décision, mais sans plus trace de violence, ce qui me rendit de l’espoir.

 

– Très bien, dis-je ; peu importe si je perds ma salive.

 

Je lui montrai un siège, où il s’assit tourné vers moi, et je commençai :

 

– Il fut un temps, je me souviens, où Mylady vous négligea beaucoup…

 

– Jamais je n’en ai parlé, tant qu’il a duré, me répliqua Mylord, tout rouge ; et c’est tout à fait changé, à présent.

 

– Savez-vous à quel point ? dis-je. Savez-vous à quel point c’est changé ? La situation est renversée, Mylord ! C’est Mylady qui mendie de vous un mot, un regard… oui, et elle les mendie en vain. Savez-vous avec qui elle passe ses journées, alors que vous êtes à baguenauder par le domaine ? Mylord, elle est bien aise de les passer avec un certain vieux régisseur du nom d’Éphraïm Mackellar ; et vous êtes, je crois, à même de vous rappeler ce que cela signifie, car, ou je me trompe beaucoup, vous avez vous-même été réduit à cette société-là.

 

– Mackellar ! s’écria Mylord, en se levant. Ô mon Dieu ! Mackellar !

 

– Ce n’est pas le nom de Mackellar, ni celui de Dieu, qui changeront rien à la vérité, dis-je ; et je vous expose ce qui est. Or, pour vous, qui avez tant souffert, est-ce le rôle d’un chrétien d’infliger cette même souffrance à autrui ? Mais vous êtes si entiché de vos nouveaux amis que vous en oubliez les anciens. Ils sont effacés de votre mémoire. Et cependant ils vous ont soutenu aux heures les plus sombres ; et Mylady la première. Mais songez-vous jamais à Mylady ? Songez-vous à ce qu’elle a souffert cette nuit-là… ou à l’époque qu’elle a été pour vous depuis ?… ou en quelle situation elle se trouve aujourd’hui ? Pas du tout ! Vous avez résolu dans votre orgueil de demeurer pour le braver, et elle doit rester avec vous. Oh ! l’orgueil de Mylord… voilà la grande affaire ! Et pourtant elle n’est qu’une femme, et vous êtes un homme grand et fort ! Elle est la femme que vous avez juré de protéger, et, par-dessus tout, la mère de votre fils !

 

– Votre langage est bien amer, Mackellar, dit-il ; mais, Dieu sait, je crains que vous ne disiez vrai. Je n’étais pas digne de mon bonheur. Rappelez Mylady.

 

Mylady était tout proche, attendant l’issue de la discussion. Lorsque je rentrai avec elle, Mylord nous prit à chacun la main, qu’il mit à la fois sur son cœur.

 

– J’ai eu deux amis dans mon existence, dit-il. Toute la consolation que j’ai jamais reçue provenait de l’un ou de l’autre. Puisque vous êtes tous les deux d’un même avis, je serais un monstre d’ingratitude… (ses mâchoires se contractèrent étroitement, et il nous regarda avec des yeux hagards)… Faites de moi ce que vous voudrez. Seulement, n’allez pas croire… (Il s’arrêta encore). – Faites ce que vous voudrez de moi : Dieu sait combien je vous aime et vous honore.

 

Et, lâchant nos deux mains, il nous tourna le dos et s’en alla regarder par la fenêtre. Mais Mylady courut à lui, l’appelant par son nom, et, se jetant à son cou, elle fondit en larmes.

 

Je sortis, fermant la porte derrière moi, et remerciant Dieu du fond de mon cœur.

 

Au déjeuner, suivant le dessein de Mylord, nous étions tous présents. Le Maître avait eu le loisir de changer ses bottes rapiécées et de faire une toilette convenable ; Secundra Dass n’était plus drapé dans ses étoffes, mais portait un habit simple et décent, qui lui messeyait étrangement. Tous deux étaient à la grande fenêtre, et regardaient au-dehors, quand la famille entra. Ils se retournèrent ; l’homme noir (comme on l’avait déjà surnommé dans le château) salua jusqu’à terre, mais le Maître alla pour se précipiter vers nous comme quelqu’un de la famille. Mylady l’arrêta, lui faisant la révérence dès le bas de la salle, et mettant ses enfants derrière elle. Mylord était un peu en avant : les trois cousins de Durrisdeer se rencontraient donc là face à face. L’œuvre du temps était inscrite sur tous les visages ; je croyais y lire un memento mori ; et ce qui m’affectait le plus, c’est que le méchant supportait mieux que tous le poids des années. Mylady était métamorphosée en matrone, bien faite pour présider une vaste tablée d’enfants et de subalternes. Mylord s’était relâché dans toutes ses articulations ; il se voûtait ; il allait à petits pas pressés, comme s’il eût réappris de Mr. Alexander ; son visage était tiré, et semblait plus allongé que jadis ; et il y errait parfois un sourire singulièrement mêlé d’amertume et de souffrance. Mais le Maître plastronnait toujours, quoique peut-être avec effort, son front se barrait, entre les sourcils, de rides impérieuses ; ses lèvres se serraient comme pour ordonner. Il avait toute la gravité de Satan dans le Paradis perdu, et quelque chose de sa beauté. Je ne pouvais m’empêcher de l’admirer, surpris d’ailleurs qu’il ne m’inspirât pas plus de crainte.

 

Mais en fait (tout le temps que nous fûmes à table) son prestige semblait évanoui et ses crocs arrachés. Nous l’avions connu pour un magicien qui dominait les éléments, nous le revoyions transformé en un gentleman ordinaire, papotant comme ses voisins à la table du déjeuner. Car, à présent que le père était défunt, et Mylord et Mylady réconciliés, dans quelle oreille eût-il pu insinuer ses calomnies ? Je compris par une sorte de révélation à quel point j’avais surévalué sa finesse. Il possédait toujours sa malice ; il était aussi faux que jamais ; toutefois, par la disparition de ce qui faisait sa force, il était réduit à l’impuissance ; la vipère demeurait, mais à présent c’était sur une lime qu’elle gaspillait son venin. Deux autres pensées m’occupèrent aussi au cours du déjeuner : la première, qu’il était stupéfait – j’allais presque dire désespéré – de voir sa méchanceté absolument inefficace ; la deuxième, que peut-être Mylord était dans le vrai, et que nous aurions tort de fuir devant notre ennemi désemparé. Mais je resongeai au cœur bondissant de mon pauvre maître, et je me souvins que nous nous faisions lâches pour lui sauver la vie.

 

Le repas terminé, le Maître m’accompagna jusque dans ma chambre, et, prenant une chaise (que je ne lui offrais pas), il me demanda ce qu’on allait faire de lui.

 

– Mais, Mr. Bally, répondis-je, le château vous restera ouvert pour un temps.

 

– Pour un temps ? répéta-t-il. Je ne sais si je vous entends bien.

 

– C’est assez clair, dis-je. Nous vous gardons par convenance. Dès que vous vous serez déconsidéré publiquement par quelqu’une de vos frasques, nous vous mettrons dehors aussitôt.

 

– Vous êtes devenu un bien impudent drôle, dit le Maître, les sourcils froncés d’un air menaçant.

 

– J’ai appris à bonne école, répliquai-je. Et vous avez pu vous apercevoir qu’avec le décès de Mylord votre père, votre pouvoir a complètement disparu. Je ne vous crains plus, Mr. Bally ; je crois même – Dieu me pardonne ! – que je prends un certain agrément à votre société.

 

Il eut un éclat de rire, visiblement feint.

 

– Je suis venu les poches vides, dit-il, après une pause.

 

– Je ne crois pas que l’argent roule de nouveau, répliquai-je. Je vous préviens de ne pas faire fond là-dessus.

 

– J’aurais cependant quelque chose à dire.

 

– En vérité ? Je ne devine pas quoi, en tout cas.

 

– Oh ! vous affectez la confiance, dit le Maître. Ma position est toujours forte, – car vous craignez tous un scandale, et j’en profite.

 

– Pardonnez-moi, Mr. Bally, dis-je. Nous ne craignons pas le moins du monde un scandale qui vous atteindrait.

 

Il se remit à rire.

 

– Vous avez étudié l’art de la repartie. Mais la parole est aisée, et parfois bien trompeuse. Je vous le dis en face : je serai pour vous du vitriol dans le château. Vous feriez plus sagement de me lâcher la somme et de ne voir plus que mes talons.

 

Là-dessus il me salua de la main, et quitta la chambre.

 

Peu après, Mylord entra, accompagné du notaire, Mr. Carlyle. On fit monter une bouteille de vieux vin, dont nous bûmes un verre avant de nous mettre à la besogne. Les actes voulus furent ensuite rédigés et signés, et les terres d’Écosse remises en fidéicommis à Mr. Carlyle et à moi-même.

 

– Il y a un point, Mr. Carlyle, dit Mylord, quand tout fut réglé, sur lequel je voudrais que vous me rendiez service. Ce brusque départ coïncidant avec l’arrivée de mon frère va sans doute provoquer des commentaires. Je voudrais que vous persuadiez aux gens qu’il n’y a aucun rapport entre les deux faits.

 

– Je m’y essaierai, Mylord, dit Mr. Carlyle. Le Maî… Mr. Bally, donc, ne vous accompagne point ?

 

– C’est ce dont je vais vous parler, dit Mylord. Mr. Bally reste à Ballantrae, sous la surveillance de Mr. Mackellar ; et je ne veux pas qu’il sache où nous allons.

 

– Mais, la rumeur publique… commença le notaire.

 

– Ah ! Mr. Carlyle, n’oubliez pas que ceci doit rester entre nous, interrompit Mylord. Personne autre que vous et Mackellar ne doit être au courant de nos déplacements.

 

– Alors, Mr. Bally demeure ici ? Très bien, dit Mr. Carlyle. Les pouvoirs que vous laissez… (Mais il s’interrompit à nouveau). – Mr. Mackellar, nous avons là une bien lourde responsabilité.

 

– Sans doute, Monsieur, dis-je.

 

– Oui, sans doute, reprit-il. Mr. Bally n’aura pas voix au chapitre ?

 

– Pas la moindre, dit Mylord ; ni d’influence, j’espère. Mr. Bally n’est pas de bon conseil.

 

– Je saisis, dit le notaire. Entre parenthèses, est-ce que Mr. Bally a de l’argent ?

 

– J’entends qu’il n’ait rien, répondit Mylord. Je lui donne la table, le feu et la bougie dans ce château.

 

– Et en fait d’allocation ? Si je dois partager la responsabilité, vous sentez combien il est désirable que je comprenne vos intentions, dit le notaire. Sur le chapitre allocation ?

 

– Pas d’allocation, dit Mylord. Je désire que Mr. Bally vive très retiré. Nous n’avons pas toujours été satisfaits de sa conduite.

 

– Et en matière d’argent, ajoutai-je, il s’est montré un ménager déplorable. Jetez un coup d’œil, Mr. Carlyle, sur cette liste où j’ai réuni les différentes sommes qu’il a tirées de nous en ces derniers quinze ou vingt ans. Cela fait un joli total.

 

Mr. Carlyle esquissa un sifflement.

 

– Je n’avais pas idée de cela, dit-il. Excusez-moi encore une fois, Mylord, si je semble vous pousser ; mais il est réellement souhaitable que je pénètre vos intentions. Il se peut que Mr. Mackellar vienne à décéder, et que je me trouve seul fidéicommis. Ne serait-ce pas plutôt la préférence de Votre Seigneurie que Mr. Bally… que Mr. Bally… hum !… quitte le pays ?

 

Mylord regarda Mr. Carlyle.

 

– Pourquoi demandez-vous cela ? dit-il.

 

– Je soupçonne, Mylord, que Mr. Bally n’est pas une consolation pour sa famille, dit en souriant le notaire.

 

Le visage de Mylord se contracta soudain.

 

– Je voudrais qu’il fût en enfer ! s’écria-t-il.

 

Et il versa un verre de vin, mais d’une main si tremblante qu’il en répandit la moitié en buvant. C’était la deuxième fois que, au milieu de la conduite la plus sage et la plus pondérée, son animosité se faisait jour. Elle surprit Mr. Carlyle, qui ne cessa plus d’observer Mylord avec une curiosité discrète. Quant à moi, elle me rendit la certitude que nous agissions pour le mieux au regard de la santé de Mylord et de sa raison. À part cet éclat, l’entrevue aboutit très heureusement. Sans doute Mr. Carlyle, comme tous les notaires, ne lâchait ses paroles qu’une à une. Mais il était sensible que nous avions amorcé un revirement d’opinion en notre faveur dans le pays ; et la mauvaise conduite même de cet homme achèverait certainement ce que nous avions commencé. Et, avant de partir, le notaire nous laissa entrevoir qu’il s’était déjà répandu au-dehors un certain soupçon de la vérité.

 

– Je devrais peut-être vous avouer, Mylord, dit-il, en s’arrêtant, le chapeau à la main, – que les dispositions prises par Votre Seigneurie dans le cas de Mr. Bally ne m’ont pas trop surpris. Quelques bruits d’une nature analogue ont transpiré, lors de son dernier séjour à Durrisdeer. On parlait d’une femme de Saint-Bride, avec laquelle vous vous êtes admirablement conduit, et Mr. Bally avec un haut degré de cruauté. La substitution d’héritier, encore, a été fort commentée. Bref, il y a eu pas mal de propos, à droite et à gauche ; et certains de nos Salomons de village ont motivé fortement leur opinion. Je restais dans l’expectative, comme il sied à mon habit ; mais la note de Mr. Mackellar m’a finalement ouvert les yeux. Je ne crois pas, Mr. Mackellar, que ni vous ni moi lui laissions prendre beaucoup de libertés.

 

La suite de cette importante journée se passa heureusement. C’était notre tactique de garder l’ennemi à vue, et je pris mon tour de guet comme les autres. Je crois que son attention s’éveilla, de se voir ainsi observé, et je sais que la mienne déclina peu à peu. Ce qui m’étonnait le plus était la dextérité singulière de cet homme à s’insinuer dans nos préoccupations. Vous avez peut-être senti (après un accident de cheval, par exemple) la main du rebouteur séparer avec art les muscles, les interroger, et appuyer avec force sur l’endroit blessé ? La langue du Maître, à l’aide de questions insidieuses, produisait le même effet ; et ses yeux, si prompts à tout remarquer. Je croyais n’avoir rien dit, et cependant tout m’avait échappé. Sans me laisser le temps de me reconnaître, il s’affligeait avec moi de ce que Mylady nous négligeait de la sorte, Mylord et moi, et de ce que Mylord gâtait aussi déplorablement son fils. Sur ce dernier point, je le vis (non sans une crainte irraisonnée) appuyer à diverses reprises. L’enfant avait manifesté à la vue de son oncle un certain éloignement ; l’idée me vint alors que son père avait été assez fou pour l’endoctriner, ce qui constituait un triste début ; et en regardant l’homme qui se tenait devant moi, toujours si aimable, si beau parleur, avec une telle diversité d’aventures à conter, je vis que c’était le vrai personnage destiné à séduire une imagination de garçon. John-Paul n’était parti que du matin ; on ne pouvait croire qu’il fût resté entièrement muet sur son sujet favori : nous avions donc ici Mr. Alexander dans le rôle de Didon, plein d’une ardente curiosité ; et là, le Maître, tel un diabolique Énée, rempli des sujets les plus agréables du monde pour une oreille juvénile : batailles, naufrages, évasions, et les forêts de l’Ouest, et (grâce à son dernier voyage) les antiques cités des Indes. Avec quelle ruse il saurait mettre en jeu ces appâts, et quel empire il s’assurerait ainsi, peu à peu, sur l’âme de l’enfant, tout cela m’apparut clairement. Il n’y avait pas de défense, aussi longtemps que l’homme serait au château, assez forte pour les éloigner l’un de l’autre ; car, s’il est malaisé de charmer les serpents, il n’est pas très difficile de fasciner un petit bout d’homme qui commence à peine à porter des culottes. Je me souvins d’un vieux marin qui habitait une maison isolée (il la nommait, je crois, Portobello) au-delà du faubourg de Figgate-Whins, et autour de qui les enfants de Leith se rassemblaient le samedi, pour écouter ses histoires émaillées de jurons, aussi nombreux que des corbeaux sur une charogne : – spectacle que j’ai souvent remarqué en passant, à l’époque où j’étais étudiant, au cours de mes promenades. Beaucoup de ces gamins allaient sans doute à rencontre d’une défense expresse, beaucoup craignaient et même haïssaient la vieille brute en qui ils voyaient un héros ; et je les ai vus s’enfuir devant lui lorsqu’il était éméché, et lui jeter des pierres lorsqu’il était ivre. Et néanmoins ils venaient chaque samedi ! À plus forte raison un garçon comme Mr. Alexander devait tomber sous le charme d’un gentilhomme-aventurier à la belle prestance, au beau langage, à qui viendrait la fantaisie de l’enjôler ; or, ce prestige obtenu, comme il l’emploierait volontiers à pervertir l’enfant !

 

Notre ennemi n’avait pas encore nommé trois fois Mr. Alexander, que je pénétrais son dessein. Toutes ces réflexions et ces souvenirs me traversèrent en une seule onde, et je faillis reculer comme si un gouffre béant venait de s’ouvrir sur mon chemin. Mr. Alexander : là était le point faible, là était l’Ève de notre paradis éphémère ; et déjà le serpent sifflait et s’était mis en chasse.

 

Je poussai activement les préparatifs, je vous le garantis ; mes derniers scrupules avaient disparu, le danger de l’attente s’inscrivait devant moi en gros caractères. De cet instant je n’eus plus ni repos ni trêve. Je ne quittais mon poste auprès du Maître et de son Indien, que pour aller dans le grenier, boucler une valise ; j’envoyais Macconochie la porter au rendez-vous, par la poterne et le sentier sous bois ; et je retournais chez Milady pour un bref conciliabule. Tel fut le verso de notre vie à Durrisdeer, ce jour-là. Quant au recto, parfaite tranquillité apparente, comme il sied à une famille occupant le logis de ses aïeux ; quant au peu de trouble que nous laissâmes voir, le Maître ne put que l’attribuer au coup de son arrivée inattendue, et à la crainte qu’il avait accoutumé d’inspirer.

 

Le souper se passa correctement ; on échangea de froides civilités, et chacun se retira dans sa chambre respective. Je conduisis le Maître à la sienne. Nous l’avions mis porte à porte avec son Indien, dans l’aile nord, car cette partie du château était la plus éloignée, et susceptible d’être isolée par plusieurs portes du bâtiment principal. Je m’aperçus qu’il était un ami affectueux, ou un bon maître (au choix) pour son Secundra Dass : – il veillait à son bien-être ; il lui arrangea son feu, de sa main, lorsque l’Indien se plaignit du froid ; il surveilla la cuisson du riz qui faisait la nourriture de l’étranger ; il parlait aimablement avec lui en hindoustani, cependant que je restais avec mon bougeoir à la main, affectant d’être accablé de sommeil. À la fin, le Maître s’aperçut de mes bâillements.

 

– Je vois, dit-il, que vous avez conservé toutes vos anciennes habitudes : tôt couché, et tôt levé. Allez bâiller chez vous !

 

Une fois dans ma chambre, j’accomplis les rites du déshabillage, afin de gagner du temps ; et lorsque j’eus achevé le cycle des opérations, j’apprêtai mon briquet, et soufflai ma bougie. Une heure plus tard environ, je la rallumai, passai à mes pieds les chaussons de lisière que j’avais portés au chevet de Mylord, durant sa maladie, et m’en allai par la maison, avertir les voyageurs. Ils m’attendaient, tout habillés, – Mylord, Mylady, Miss Katharine, Mr. Alexander, et Christie, la femme de chambre de Milady ; – et je remarquai que, par suite du secret exigé, et en dépit de leur innocence, toutes ces personnes avançaient tour à tour dans l’entrebâillement des portes un visage blanc comme du papier. Nous nous glissâmes par la poterne dans une nuit de ténèbres où ne luisaient qu’une ou deux étoiles ; en sorte qu’au début nous allions à l’aveuglette et trébuchant parmi les buissons. À quelques cents yards plus haut sur le sentier, Macconochie nous attendait avec une grosse lanterne, et le reste du chemin s’accomplit assez facilement, quoique toujours dans un silence de mort. Un peu au-delà de l’abbaye, le sentier débouchait sur la grand-route ; et un quart de mille plus loin, au lieu dit Engles, où commence la lande, nous vîmes briller les lumières de deux voitures arrêtées au bord de la chaussée. On n’échangea que peu de mots, lors de la séparation, et sur des seuls sujets pratiques, une poignée de main silencieuse, des visages détournés, et ce fut tout ; les chevaux se mirent au trot, la lumière des lanternes s’éloigna sur la lande déserte, puis s’enfonça derrière Stony Brae ; et Macconochie et moi restâmes seuls avec notre lanterne sur la route. Mais nous attendîmes la réapparition des voitures sur la côte de Cartmore. Les voyageurs durent faire halte au sommet pour regarder une dernière fois en arrière, et voir notre lanterne demeurée sur le lieu de la séparation ; car une lampe fut prise à une voiture, et agitée par trois fois de haut en bas, en guise d’adieu. Après quoi ils repartirent, pour ne plus revoir le toit familial de Durrisdeer, en route vers une contrée barbare. Je n’avais jamais senti jusqu’alors l’étendue démesurée de cette voûte nocturne sous laquelle deux pauvres serviteurs – l’un vieux et l’autre déjà sur l’âge – se trouvaient pour la première fois délaissés ; je n’avais jamais senti auparavant à quel point mon existence dépendait de celle des autres. Une sensation d’isolement me brûla les entrailles comme du feu. On eût dit que les vrais exilés étaient nous qui demeurions au pays ; on eût dit que Durrisdeer et les rives du Solway, et tout ce qui constituait mon pays natal, son air si doux, sa langue si familière, s’en étaient allés bien au-delà des mers avec mes vieux maîtres.

 

Durant la fin de cette nuit-là, je me promenai de long en large sur le palier de la route, songeant au futur et au passé. Mes réflexions, qui d’abord se posaient tendrement sur ceux qui venaient de nous quitter, prirent peu à peu un tour plus viril en considérant ce qui me restait à faire. Le jour se leva sur les sommets de l’intérieur, les oiseaux se mirent à pépier, et la fumée des chaumières s’éleva parmi les creux de la rousse bruyère. Alors, me retournant vers les toits de Durrisdeer, qui étincelaient au bord de la mer dans le matin, je descendis le sentier.

 

À l’heure habituelle, je fis éveiller le Maître, et attendis paisiblement qu’il entrât dans la salle. Il regarda autour de lui, étonné de voir la pièce vide et trois seuls couverts dressés.

 

– Nous sommes en petit comité, dit-il. D’où vient cela ?

 

– C’est le comité auquel il faudra vous habituer, répondis-je.

 

Il me regarda avec une soudaine rudesse.

 

– Que veut dire tout ceci ?

 

– Vous et moi, avec votre ami Mr. Dass, formons à présent toute la compagnie, répliquai-je. Mylord, Milady et les enfants sont partis en voyage.

 

– Ma parole ! dit-il. Est-ce possible ? Voilà donc que j’ai fait fuir vos Volsques à Corioles ! Mais ce n’est pas une raison pour laisser refroidir notre déjeuner. Mr. Mackellar, veuillez vous asseoir – (et il prit, tout en parlant, le haut bout de la table, que j’avais l’intention d’occuper) – et tandis que nous mangerons, vous nous donnerez des détails sur cette évasion.

 

Il était plus troublé que son langage ne l’indiquait, je le voyais bien ; et je résolus d’imiter son sang-froid.

 

– J’allais vous prier d’occuper le haut bout de la table, dis-je, car, si je me trouve placé dans la situation d’un hôte vis-à-vis de vous, je ne puis oublier que vous êtes, tout compte fait, un membre de la famille.

 

Durant quelques minutes, il joua le rôle d’amphitryon, donnant à Macconochie des ordres que celui-ci recevait de mauvaise grâce, et s’occupant principalement de Secundra Dass, puis, d’un air détaché, il me demanda :

 

– Et où donc est allée ma chère famille ?

 

– Ah ! Mr. Bally, ceci est une autre question. Je n’ai pas reçu l’ordre de communiquer leur adresse.

 

– Mais à moi ?

 

– À quiconque.

 

– C’est moins direct ainsi, dit le Maître ; c’est de bon ton[39] : mon frère ira loin s’il continue. Et moi, cher Mr. Mackellar ?

 

– Vous aurez le vivre et le couvert, Mr. Bally. J’ai l’autorisation de vous confier les clefs de la cave, qui est très honnêtement garnie. Il vous suffira de rester bien avec moi, ce qui n’est pas difficile, pour ne manquer ni de vin ni de chevaux de selle.

 

Il renvoya Macconochie sous un prétexte.

 

– Et de l’argent ? demanda-t-il. Dois-je aussi rester bien avec mon bon ami Mackellar pour avoir de l’argent de poche ? Voilà un plaisant retour aux principes de l’enfance.

 

– On n’a pas fixé d’allocation, dis-je. Mais je prendrai sur moi de veiller à ce que vous soyez modérément pourvu.

 

– Modérément, répéta-t-il. Et vous le prendrez sur vous ? – (Il se redressa, et considéra la sombre série des portraits suspendus autour de la salle). – Au nom de mes ancêtres, je vous remercie, dit-il ; et puis, avec un retour d’ironie : – Mais on a dû certainement fixer une allocation pour Secundra Dass ? Il n’est pas possible qu’ils aient oublié cela ?

 

– Je vais en prendre note, et demander des instructions quand j’écrirai, dis-je.

 

Mais lui, changeant soudain d’allures, se pencha vers moi, un coude sur la table.

 

– Croyez-vous ceci entièrement sage ?

 

– J’exécute mes ordres, Mr. Bally.

 

– Profondément modeste, dit le Maître ; mais peut-être pas aussi exact. Vous me racontiez hier que mon pouvoir était tombé avec le décès de mon père. D’où vient alors qu’un pair du royaume s’enfuit sous le couvert de la nuit, loin d’un château où ses aïeux ont soutenu plusieurs sièges ? qu’il cache son adresse, ce qui pourrait causer des ennuis à Sa Gracieuse Majesté et au pays tout entier ? et qu’il me laisse en possession et sous la garde paternelle de son inappréciable Mackellar. Je flaire là-dessous une crainte très considérable et très réelle.

 

Je cherchai à placer une dénégation peu convaincue ; mais il poursuivit sans m’écouter :

 

– Je la flaire, dis-je ; mais j’irai plus loin, je crois cette appréhension bien fondée. Je suis venu dans ce château avec une certaine répugnance. Considérant de quelle façon j’en suis parti la dernière fois, la nécessité seule était capable de m’y faire rentrer. De l’argent, voilà ce qu’il me faut. Vous ne voulez pas m’en donner de bon gré ? Hé bien, je saurai l’obtenir de force. Avant une semaine, sans quitter Durrisdeer, j’aurai découvert où ces imbéciles se sont enfuis. Je les poursuivrai ; et quand je les tiendrai, je torturerai cette famille de façon à la faire une fois de plus éclater en sanglots. Je verrai alors si Mylord Durrisdeer – (il prononça le nom avec une fureur et un mépris indicibles) – n’aimera pas mieux acheter mon départ ; et vous verrez tous, à ce moment, si je me décide pour le profit ou pour la vengeance.

 

J’étais stupéfait de l’entendre se découvrir ainsi. Mais il était exaspéré de l’heureuse fuite de Mylord ; il se sentait faire figure de dupe ; et il n’était pas d’humeur à mâcher ses paroles.

 

– Considérez-vous ceci comme entièrement sage ? lui dis-je, en copiant ses mots.

 

– Voilà vingt ans que je vis sur mon humble sagesse, répondit-il avec un sourire presque niais à force de fatuité.

 

– Pour aboutir enfin à être mendiant, dis-je ; si toutefois mendiant est un terme assez fort.

 

– Je vous ferai remarquer, Mr. Mackellar, s’écria-t-il, avec une chaleur impérative qui força mon admiration, que je suis d’une politesse scrupuleuse. Tâchez de m’imiter là-dessus, nous en serons meilleurs amis.

 

Au cours de tout ce dialogue, j’avais été gêné par les regards observateurs de Secundra Dass. Personne de nous, depuis le premier mot, n’avait fait mine de manger ; nous nous regardions dans le blanc des yeux – pour ainsi dire jusqu’au fond de l’âme ; et ceux de l’Indien me troublaient par certaines lueurs changeantes, comme s’il eût compris. Mais je rejetai cette idée, me répétant qu’il ne comprenait pas l’anglais, mais que, d’après le sérieux de nos inflexions, et les éclats de colère et de mépris du Maître, il devinait un entretien sur des sujets d’importance.

 

Durant une période d’environ trois semaines, nous continuâmes à vivre en commun dans le château de Durrisdeer. Ce fut là le début du plus singulier chapitre de ma vie, – celui que j’intitulerai mon intimité avec le Maître. Au début, son humeur était assez changeante : ou bien poli, ou bien recourant à son ancienne habitude de me bafouer en face ; mais, dans l’une ou l’autre manière, je lui rendais la pareille. Grâce à la Providence, je n’avais plus de mesure à garder avec lui ; et ce qui me fait peur, ce ne sont pas les sourcils froncés, mais les sabres nus. Je prenais même un certain plaisir à ces passes d’incivilité, et mes répliques n’étaient pas toujours mal inspirées. À la fin (nous étions à souper), j’eus une expression dont la drôlerie le séduisit tout à fait. Il se mit à rire aux éclats, puis s’écria :

 

– Qui donc aurait jamais cru que cette vieille femme pût avoir de l’esprit sous ses jupes !

 

– Ce n’est pas de l’esprit, Mr. Bally, dis-je : c’est de simple humour écossais, voire du plus sec. Et, en réalité, je n’ai jamais eu la moindre prétention à passer pour un homme d’esprit.

 

À partir de cette heure il cessa d’être grossier avec moi ; et tout se passa entre nous sous forme de facétie. Nos principales occasions de badinage étaient lorsqu’il lui fallait un cheval, ou une autre bouteille, ou de l’argent. Alors il s’en venait vers moi à la façon d’un écolier, et je faisais semblant d’être son père : cette comédie nous amusait beaucoup tous les deux. Je m’apercevais bien qu’il m’estimait davantage, ce qui chatouillait en moi ce triste privilège de l’homme : la vanité. Il lui arrivait même de se laisser aller (inconsciemment, je suppose) à un abandon mieux que familier, amical ; et, venant de l’homme qui m’avait détesté si longtemps, ce fut là le plus insidieux. Il ne sortait guère, et voire refusait parfois les invitations. « Non, disait-il, peu me chaut de ces épaisses cervelles de lairds à bonnet. Je resterai chez nous, Mackellar, nous boirons à nous deux une bouteille, en bavardant tranquillement. » Et, ma foi, n’importe qui eût trouvé parfaite l’heure des repas à Durrisdeer, tant la conversation était brillante. Maintes fois, il m’exprima sa surprise d’avoir pu dédaigner si longtemps ma société. « Mais voyez-vous, ajoutait-il, nous étions dans le camp opposé. Nous le sommes encore aujourd’hui ; mais ne parlons jamais de cela. Je ne vous estimerais pas à beaucoup près autant, si vous n’étiez aussi fidèle à votre maître. » Il faut considérer qu’il me semblait tout à fait hors d’état de nuire ; et que c’est pour nous une des formes les plus attrayantes de la flatterie que de voir rendre (après de longues années) une justice tardive à notre caractère et à notre rôle. Mais je ne songe pas à m’excuser. J’étais en faute, de me laisser cajoler par lui, et je crois bien que le chien de garde allait s’assoupir tout à fait, lorsqu’il eut un brusque réveil.

 

Je dois dire que l’Indien ne cessait de frôler çà et là par la maison. Il ne parlait jamais, sauf dans son patois, et avec le Maître ; il marchait sans bruit ; et on le rencontrait toujours où on l’attendait le moins, absorbé dans ses méditations ; il sursautait à votre approche et avait l’air de se moquer de vous par une de ses révérences jusqu’à terre. Il paraissait si paisible, si frêle, et tellement perdu dans ses pensées, que j’avais fini par le croiser sans faire attention à lui, voire en m’apitoyant sur le sort de cet innocent exilé si loin de son pays. Cependant il n’est pas douteux que l’individu ne cessait d’être aux écoutes ; et ce dut être grâce à son habileté et à ma confiance que notre secret fut connu du Maître.

 

C’était par une nuit tempétueuse, après souper, et nous étions plus gais qu’à l’ordinaire, lorsque le coup tomba sur moi.

 

– Tout cela est très joli, dit le Maître, mais nous ferions mieux de boucler nos valises.

 

– Hé quoi ! m’écriai-je. Allez-vous partir ?

 

– Nous partons demain matin. Pour le port de Glasgow d’abord, pour la province de New York ensuite.

 

Je poussai un gémissement.

 

– Oui, reprit-il, je me vantais, j’avais dit une semaine, et il m’en a fallu près de trois. Mais peu importe, je me rattraperai ; je voyagerai d’autant plus vite.

 

– Mais avez-vous l’argent nécessaire ?

 

– Oui, cher et ingénu personnage, je l’ai, dit-il. Blâmez-moi si vous voulez pour ma duplicité, mais cependant que je soutirais des shillings à mon papa, j’avais mis à part une réserve en prévision des mauvais jours. Vous paierez votre passage, si vous tenez à nous accompagner dans notre mouvement tournant ; ce que j’ai suffira pour Secundra Dass et pour moi, mais tout juste ; – j’ai assez pour être dangereux, pas assez pour être généreux. Il y a, du reste, à notre chaise un strapontin extérieur, que je vous céderai moyennant une modeste compensation ; de sorte que toute la ménagerie fera route ensemble : le chien de garde, le singe et le tigre.

 

– Je vous accompagne, dis-je.

 

– J’y compte, dit le Maître. Vous m’avez vu battu ; je veux que vous me voyiez victorieux. Dans ce but, je hasarderai de vous faire tremper comme une soupe par ce mauvais temps.

 

– Et d’ailleurs, ajoutai-je, vous savez très bien que vous ne pourriez vous débarrasser de moi.

 

– Pas aisément, non, dit-il. Vous avez mis le doigt dessus avec votre parfait bon sens habituel. Je ne lutte jamais contre l’inévitable.

 

– Je suppose que les prières seraient inutiles avec vous ?

 

– Tout à fait, croyez-m’en.

 

– Et pourtant, si vous consentiez à me donner le loisir d’écrire… commençai-je.

 

– Et que répondrait Mylord Durrisdeer ?

 

– Oui, dis-je, c’est là le hic.

 

– Et en tout cas, voyez combien il sera plus expéditif que j’y aille moi-même ?… Mais nous perdons notre salive. Demain matin à sept heures, la chaise sera devant la porte. Car je pars de la porte, Mackellar ; je ne me faufile pas à travers bois pour retrouver ma chaise sur la route – dirai-je à Engles ?

 

J’étais alors tout à fait décidé.

 

– Voulez-vous m’accorder un quart d’heure à Saint-Bride, dis-je. J’ai quelques mots indispensables à dire à Carlyle.

 

– Une heure si vous préférez. Je ne vous cacherai pas que l’argent de votre strapontin est pour moi de quelque importance, et vous arriveriez toujours premier à Glasgow en allant à franc-étrier.

 

– Ma foi, dis-je, je ne me serais jamais attendu à quitter la vieille Écosse.

 

– Cela vous dégourdira, dit-il.

 

– Ce voyage sera funeste à quelqu’un, dis-je ; à vous, monsieur, j’espère. Quelque chose me le dit ; et ce quelque chose ajoute, en tout cas, que ce voyage est de mauvais augure.

 

– Si vous croyez aux prophéties, dit-il, écoutez cela.

 

Une bourrasque violente s’abattait sur le golfe de Solway, et la pluie fouettait les hautes fenêtres.

 

– Savez-vous ce que cela présage, sorcier ? dit-il, en patoisant : qu’il y aura un certain Mackellar malade comme pas un, en mer.

 

Une fois rentré dans ma chambre, je m’assis en proie à une pénible surexcitation, prêtant l’oreille au tumulte de la tempête, qui battait en plein ce mur du château.

 

L’inquiétude de mes esprits, les miaulements diaboliques du vent autour des poivrières, et la trépidation continuelle de la maçonnerie du château, m’empêchèrent absolument de dormir. Je restais devant mon bougeoir à contempler les ténébreux carreaux de la fenêtre, par où la tourmente paraissait devoir faire irruption à chaque instant ; et sur ce tableau noir je voyais se dérouler des conséquences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. L’enfant corrompu, la maisonnée dispersée, mon maître mort ou pis que mort, ma maîtresse plongée dans la désolation – voilà ce que je vis se peindre vivement sur l’obscurité ; et la clameur du vent paraissait railler mon impuissance.

 

IX

Le voyage de Mr. Mackellar avec le Maître


 

La chaise arriva devant la porte au milieu d’un brouillard épais et humide. Nous prîmes congé en silence du château de Durrisdeer qui apparaissait avec ses chéneaux crachants et ses fenêtres closes comme un lieu voué à la mélancolie. Le Maître garda la tête à la portière, pour jeter un dernier regard sur ces murs éclaboussés et ces toits ruisselants, jusqu’à leur brusque disparition dans le brouillard ; et je pense qu’une tristesse réelle envahit cet homme à l’instant du départ ; à moins qu’il ne pressentît le dénouement ? Quoi qu’il en fût, lors de la longue montée sur la lande au partir de Durrisdeer, que nous fîmes en marchant côte à côte sous la bruine, il se mit à siffler, puis chanter, le plus triste de nos airs rustiques, celui qui fait pleurer les gens dans les tavernes, « Willie-le-Vagabond[40] ». Les paroles qu’il y appliqua, je ne les ai jamais entendues ailleurs, ni ne les ai vues imprimées ; quelques vers seulement, mieux appropriés à notre exode, me sont restés à la mémoire. Un couplet commençait :

 

Le home était le home, alors, ô mon ami, tout plein de chers visages ;

Le home était le home, alors, ô mon ami, heureux pour les enfants,

 

et finissait à peu près ainsi :

 

Aujourd’hui quand l’aurore se lève au front de la lande,

Déserte est la maison, et la pierre du foyer est froide ;

Qu’elle reste déserte, aujourd’hui que ses habitants s’en sont tous allés,

Les chers cœurs, les cœurs fidèles, qui aimaient le lieu d’autrefois.

 

J’ai toujours été incapable d’apprécier le mérite de ces vers, car ils furent auréolés pour moi par la mélancolie de l’air, et ils m’étaient alors chantés (ou plutôt modulés) par un maître chanteur, et en un temps si propice. Il me regarda quand il eut terminé, et vit mes yeux humides.

 

– Ah ! Mackellar, dit-il, croyez-vous donc que je n’ai jamais un regret ?

 

– Je ne crois pas que vous seriez un aussi méchant homme, si vous n’aviez toute l’étoffe voulue pour être bon.

 

– Non, pas toute, dit-il, pas toute. Vous vous trompez là-dessus, mon évangéliste. La manie de ne pas vouloir de lacunes ! – Mais je crus l’entendre soupirer en remontant dans la chaise.

 

Tout au long du jour nous voyageâmes par ce même temps déplorable : le brouillard nous enserrait étroitement, les cieux ne cessaient de pleurer sur ma tête. La route parcourait des ondulations marécageuses, où l’on n’entendait d’autre bruit que le cri des oiseaux sauvages dans la bruyère mouillée et le déversement des torrents gonflés. Parfois, je me laissais aller au sommeil, et me trouvais plongé presque aussitôt dans quelque sinistre cauchemar, dont je m’éveillais strangulé d’horreur. Parfois, quand la côte était dure et que les roues tournaient lentement, je surprenais les voix de l’intérieur, parlant dans cet idiome tropical, pour moi aussi peu articulé que le gazouillis des oiseaux. Parfois, lors des montées plus longues, le Maître mettait pied à terre et marchait à mon côté, presque sans rien dire. Et tout le temps, éveillé comme endormi, je voyais la même perspective funèbre de catastrophe imminente ; et les mêmes tableaux se déroulaient à mes yeux, mais ils se peignaient alors sur un flanc de colline embrumé. L’un de ces tableaux, il m’en souvient, m’apparut avec les couleurs d’une hallucination authentique. Il représentait Mylord assis à une table dans une petite chambre ; sa tête, d’abord cachée entre ses mains, se releva lentement, et il tourna vers moi un visage que toute espérance avait déserté. J’avais vu cette scène d’abord sur le noir de la fenêtre, ma dernière nuit de Durrisdeer ; elle revint me hanter durant la moitié du voyage ; mais il ne s’agissait pas là d’un symptôme de démence, car je suis arrivé à la maturité et à la vieillesse sans que ma raison ait décliné ; il ne faut y voir non plus (comme je fus alors tenté de le croire) un avertissement céleste, car tous les malheurs survinrent, sauf ce malheur, – et j’ai vu maints spectacles navrants, mais pas celui-là.

 

On avait décidé de voyager toute la nuit ; et, fait singulier, une fois le crépuscule tombé, je repris courage. Les lanternes allumées éclairant devant nous le brouillard, les croupes fumantes des chevaux et le postillon au trot, me faisaient voir intérieurement les choses sous un aspect plus aimable que durant le jour ; ou peut-être mon esprit était-il las de sa mélancolie. Du moins, je passai plusieurs heures éveillé, l’esprit assez dispos, quoique mouillé et mal à l’aise de corps ; après quoi je tombai dans un sommeil sans rêves. Cependant il est à croire que je conservai un reste d’activité, même au plus profond de mon sommeil, activité au moins en partie intelligente. Car je me réveillai tout à coup en plein, juste comme je déclamais :

 

Le home était le home, alors, ô mon ami,

heureux pour les enfants.

 

frappé d’y voir une adaptation, que je n’avais pas remarquée la veille, au but détestable que le Maître se proposait dans le voyage actuel.

 

Nous étions alors près de la ville de Glasgow, où nous fûmes bientôt pour déjeuner ensemble à l’auberge, et où (comme si le diable s’en mêlait) nous trouvâmes un navire prêt à mettre à la voile. Nous retînmes nos places dans la cabine, et deux jours plus tard, nous apportions nos effets à bord. Ce navire, qui s’appelait le Nonesuch[41], était très vieux et trop bien nommé. Au dire de chacun, ce voyage devait être son dernier ; les gens hochaient la tête sur les quais, et plusieurs étrangers m’arrêtèrent dans la rue pour m’avertir que ce bateau était pourri comme un fromage, beaucoup trop chargé, et qu’il sombrerait infailliblement à la première tempête. Nous fûmes en conséquence les seuls passagers. Le capitaine Mac Murtrie était un homme taciturne et méditatif, avec l’accent gaélique de Glasgow ; les matelots, des hommes de mer grossiers et ignorants ; aussi le Maître et moi en fûmes-nous réduits à notre compagnie réciproque.

 

Le Nonesuch sortit de la Clyde par un bon vent. La première semaine, le beau temps nous favorisa, et nous progressâmes heureusement. Je me découvris (et cela m’étonna) les qualités d’un marin né, en ce sens que je n’avais pas le mal de mer ; toutefois, j’étais loin de jouir de ma santé habituelle. Grâce au balancement du navire sur les lames, ou bien à l’air confiné, ou aux salaisons, ou au tout réuni, je me sentais l’âme assombrie et l’humeur péniblement irritée. La nature de la mission que je remplissais sur ce navire devait y contribuer ; mais pas plus ; car le mal (quel qu’il fût) provenait de mon entourage ; et si le navire n’en était pas responsable, c’était donc le Maître. La haine et la crainte sont de mauvais compagnons de lit ; mais (soit dit à ma honte) je les ai savourées en d’autres lieux, je me suis couché et levé, j’ai mangé et bu avec elles, mais jamais, auparavant ni plus tard, je n’ai été si complètement empoisonné, corps et âme, que je le fus à bord du Nonesuch. J’avoue sans fard que je reçus de mon ennemi l’exemple de la longanimité ; dans nos pires jours il déploya la patience la plus allègre, entretenant la conversation avec moi aussi longtemps que je le supportais et, lorsque je rebutais ses avances, allant se coucher sur le pont pour lire. Le volume qu’il avait apporté à bord était la fameuse Clarissa de Mr. Richardson, et, entre autres petites attentions, il m’en lisait tout haut des passages ; et aucun diseur n’eût su donner plus de force aux parties pathétiques de l’œuvre. Je lui répliquais par des extraits de la Bible, qui constituait toute la bibliothèque – et qui était toute nouvelle pour moi, car mes devoirs religieux (je l’avoue à regret) ont toujours été et sont encore aujourd’hui des plus négligés. Il goûta les mérites du livre en connaisseur qu’il était ; et parfois il me le prenait des mains, le feuilletant en homme familiarisé avec le texte, et l’habile déclamateur me donnait un Roland pour mon Olivier. Mais il était curieux de voir combien peu il se faisait à lui-même l’application de sa lecture ; elle passait loin au-dessus de sa tête comme le tonnerre d’été : Lovelace et Clarissa, les récits de la générosité de David, les psaumes de la Pénitence, les solennelles questions du Livre de Job, la poésie touchante d’Isaïe n’étaient pour lui qu’une source de divertissement, comme un raclement de crincrin dans un cabaret. Cette sensibilité superficielle et cette obnubilation intime m’indisposèrent contre lui ; elles s’accordaient trop bien avec cette impudente callosité que je savais cachée sous le vernis de ses belles manières ; et tantôt il m’inspirait le même dégoût que s’il eût été difforme – et d’autres fois la même répulsion qu’un être à demi spectral. À certains moments je me le figurais tel qu’un fantoche de carton – comme si un coup sec frappé dans ce modelage superficiel n’eût rencontré par-dessous que le vide. Cette appréhension (pas uniquement imaginaire, je crois) me fit détester encore plus son voisinage ; il m’arrivait à présent de me sentir parcouru d’un frisson à son approche ; j’ai failli plusieurs fois pousser un cri ; d’autres jours, j’avais envie de le battre. À cette disposition d’esprit contribuait sans doute le remords de m’être laissé aller, durant nos derniers jours à Durrisdeer, à une certaine tolérance à son égard, et si quelqu’un était venu me dire alors que j’y retomberais de nouveau, je lui aurais ri au nez. Il se peut qu’il n’eût pas conscience de cette ardeur extrême de mon ressentiment ; je crois néanmoins qu’il était trop subtil pour cela ; il en était arrivé plutôt, après une longue vie d’oisiveté, à un impérieux besoin de compagnie, qui l’obligeait à tolérer mon aversion non dissimulée. Il est certain, en tout cas, qu’il aimait s’écouter parler, comme d’ailleurs il aimait toutes les facultés et les parties de son individu : – genre de faiblesse qui s’attache presque fatalement aux méchants. Je l’ai vu, lorsque je me montrais récalcitrant, s’embarquer en de longs discours avec le capitaine ; et ce, nonobstant que l’autre ne dissimulât point son ennui, tambourinant des doigts et battant du pied, et répliquant par de simples grognements.

 

La première semaine écoulée, nous trouvâmes des vents contraires et du mauvais temps. La mer était grosse. Le Nonesuch, bateau de construction ancienne, et mal arrimé, roulait au-delà de toute expression. Nous ne faisions aucun progrès sur notre route. Une insupportable mauvaise humeur s’abattit sur le navire : hommes, quartiers-maîtres et officiers se querellaient tout le long du jour. Un gros mot d’une part, et un coup de l’autre, était pain quotidien. À certains moments, tout l’équipage à la fois refusait l’obéissance ; et nous autres de l’arrière prîmes deux fois les armes – c’était la première fois de ma vie que j’en portais – crainte d’une mutinerie.

 

Au pis de cette fâcheuse période survint une bourrasque de vent telle que nous nous attendions à sombrer. Je fus enfermé dans la cabine depuis un certain midi jusqu’au lendemain soir ; le Maître s’était amarré quelque part sur le pont ; Secundra Dass avait absorbé quelque drogue et gisait inerte ; et l’on peut dire que je passai toutes ces heures dans une entière solitude. Tout d’abord je fus paralysé par l’effroi, presque incapable de penser, et mon cerveau me semblait être congelé. Puis j’entrevis un rayon d’espérance. Si le Nonesuch sombrait, il entraînerait avec lui dans les abîmes de cette mer insondable l’être que nous craignions et haïssions tous, il n’y aurait plus de Maître de Ballantrae, les poissons joueraient à la poursuite au travers de ses côtes ; ses plans réduits à néant, ses innocents ennemis seraient en paix. Au début, comme je l’ai dit, ce n’était qu’un simple rayon d’espérance ; mais il ne tarda pas à s’épanouir en jour éblouissant. La mort de cet homme, sa suppression d’un monde qu’il rendait si cruel à beaucoup, – ces idées s’emparèrent de mon esprit. Je les dorlotais, je les savourais. J’imaginais le plongeon suprême du navire, les flots se refermant de toutes parts sur la cabine, ma brève lutte contre la mort, là, tout seul dans cet espace clos ; je dénombrais ces épouvantements, j’allais dire avec joie ; je sentais que je les supporterais tous, et davantage encore, si le Nonesuch abîmait avec lui sous les flots, dans la même catastrophe, l’ennemi de la famille de mon maître infortuné. Le second jour, vers midi, les hurlements du vent diminuèrent ; le navire donna une bande moins inquiétante, et je compris que le plus fort de la tempête était passé. J’ose espérer que je fus simplement déçu. Absorbé dans le vil égoïsme de ma passion haineuse, j’oubliais mes innocents compagnons de bord, et ne pensais qu’à moi et à mon ennemi. Pour moi, j’étais déjà vieux ; je n’avais pas eu de jeunesse, je n’étais pas fait pour les plaisirs du monde, j’avais peu d’attaches ; il n’importait pas le pile ou face d’un teston d’argent si j’étais noyé sur-le-champ dans l’Atlantique, ou si je survivais quelques années, pour mourir, peut-être de façon non moins affreuse, de maladie, sans personne à mon chevet. Je tombai à genoux – me retenant à un anneau, sans quoi j’eusse été précipité à l’instant par le roulis de la cabine – et, élevant la voix parmi les bruits de la tempête déclinante, je fis une prière impie afin d’obtenir ma propre mort. – « Ô Dieu ! m’écriai-je, je ressemblerais davantage à un homme, si je me levais pour abattre cette créature ; mais Tu m’as fait lâche dès le sein de ma mère. Ô Seigneur, Tu m’as fait tel, Tu connais ma faiblesse, Tu sais que tout visage de la mort me fait trembler. Mais voici que Ton serviteur est prêt, il dépouille sa cruelle faiblesse. Ô ! Que je donne ma vie pour celle de cette créature ; prends-les toutes deux, Seigneur ! prends les deux, et aie pitié de l’innocent ! » Telles furent à peu près les paroles, plus irrévérencieuses toutefois, et accompagnées de plus sacrilèges supplications, où je continuai à déverser mes sentiments. Dieu ne m’écouta pas, il me fit cette grâce : mais j’étais encore perdu dans ma détresse suppliante lorsque, soulevant la bâche goudronnée, quelqu’un fit entrer dans la cabine la lumière du couchant. Je me relevai plein de confusion, et fut tout surpris de m’apercevoir que je titubais et que j’avais les membres brisés comme si l’on m’eût roué. Secundra Dass, ayant cuvé sa drogue, se tenait dans un coin, à me considérer avec des yeux hagards, et par le vasistas ouvert, le capitaine me remerciait pour mes prières.

 

– Vous avez sauvé le navire, Mr. Mackellar, dit-il. Toute l’habileté nautique du monde n’eût pu le maintenir à flot ; nous pouvons bien le dire : La cité que le Seigneur ne garde pas, les sentinelles la gardent en vain.

 

J’étais abasourdi de l’erreur du capitaine, et aussi de la surprise craintive que l’Indien me manifesta d’abord, et des obséquieuses politesses dont il ne tarda pas à m’accabler. Je sais aujourd’hui qu’il dut m’entendre et saisir mon singulier genre de prières. En tout cas, il les avait certainement révélées aussitôt à son patron ; et, sachant tout ce que je sais aujourd’hui, je comprends aussi un mot qui lui échappa au cours de la conversation, ce soir-là, lorsque, levant la main et souriant, il dit : « Ah ! Mackellar ! chacun n’est pas un aussi grand lâche qu’il ne croit, – ni un aussi bon chrétien. » Il ne se doutait pas à quel point il disait vrai ! Car les pensées qui m’avaient envahi au fort de la tempête gardaient leur emprise sur moi ; et les paroles involontaires qui m’étaient montées aux lèvres sous forme de prière continuaient à me tinter aux oreilles : – avec les humiliants résultats dont il convient de faire l’aveu loyal ; car je n’admettrais pas de jouer le rôle perfide qui consiste à dévoiler les péchés d’autrui en dissimulant les siens propres.

 

Le vent tomba, mais la mer restait grosse. Toute la nuit, le Nonesuch roula outrageusement ; le lendemain se leva, puis le surlendemain, sans apporter aucun changement. Traverser la cabine était quasi impossible ; de vieux matelots pleins d’expérience furent renversés sur le pont, et l’un d’eux cruellement meurtri dans sa chute ; on entendait gémir chaque membrure, chaque poulie du vieux bateau, et la grosse cloche des bossoirs d’ancre ne cessait de sonner lugubrement. Un de ces jours-là, le Maître et moi étions assis tout seuls à la coupée de l’arrière. Je dois dire que le Nonesuch avait une poupe surélevée. Tout autour de celle-ci couraient de hauts bastingages, qui donnaient prise au vent et alourdissaient le navire. Or, ces bastingages, vers les deux extrémités latérales, s’abaissaient en une belle volute sculptée à la vieille mode qui rejoignait la lisse de coursive. De cette disposition, mieux faite pour l’ornement que pour la commodité, il s’ensuivait que le garde-fou était interrompu ; et ce, précisément au bord extrême de la partie haute où (lors de certains mouvements du navire) elle eût été plus nécessaire. Ce fut là que nous nous assîmes, les jambes pendantes, le Maître situé entre moi et le bordage, et moi me retenant des deux mains à la grille du vasistas de cabine ; car je voyais le danger de notre position, d’autant que j’avais sans cesse sous les yeux un moyen d’apprécier l’amplitude de nos oscillations, en la personne du Maître, qui se détachait à contre-soleil dans la coupée des bastingages. Tantôt son front touchait au zénith et son ombre s’allongeait bien en dehors du Nonesuch, du côté opposé ; tantôt il redescendait jusqu’au-dessous de mes pieds, et la ligne d’horizon surgissait bien au-dessus de lui comme le plafond d’une chambre. Je considérais ce jeu, qui me fascinait de plus en plus, comme les oiseaux regardent, dit-on, les serpents. J’avais d’ailleurs l’esprit confondu par une étourdissante multiplicité de bruits : car on avait déployé toutes les voiles dans le vain espoir de tenir tête à la mer, et le navire retentissait de leurs claquements, comme une manufacture. Nous parlâmes d’abord de la révolte dont nous avions été menacés ; sujet qui nous conduisit à celui de l’assassinat ; et ce dernier offrit au Maître une tentation à laquelle il ne put résister. Il lui fallut me raconter une histoire, et me montrer par la même occasion toute l’étendue de sa méchanceté. C’était un exercice auquel il ne manquait pas de se livrer avec un grand déploiement d’affectation ; et d’ordinaire avec succès. Mais cette histoire-ci, racontée sur un diapason élevé au milieu d’un fracas aussi intense, et par un narrateur qui un instant me regardait du haut des cieux et l’instant d’après levait les yeux vers moi de plus bas que les semelles de mes souliers, – cette histoire-ci, dis-je, m’impressionna singulièrement.

 

– Mon ami le comte (ce fut ainsi qu’il débuta) avait pour ennemi un certain baron allemand, nouveau venu dans Rome. Peu importe sur quoi reposait l’inimitié du comte ; mais, comme il avait la ferme intention de se venger, et cela sans nuire à sa sûreté, il n’en laissait rien voir, même au baron. Car c’est le premier principe de la vengeance qu’une haine avouée est une haine impuissante. Le comte était un homme de goût délicat et scrupuleux ; il y avait de l’artiste en lui ; tout ce qu’il exécutait, il voulait que ce fût fait avec une exacte perfection, non seulement de résultat, mais de moyens et d’instruments. Sinon, il jugeait la chose manquée. Un jour qu’il errait à cheval en dehors des faubourgs, il rencontra un chemin de traverse peu fréquenté qui s’enfonçait dans les maremmes avoisinant Rome. D’un côté, il y avait un vieux tombeau romain ; de l’autre, une maison abandonnée dans un clos de chênes verts. Ce chemin le conduisit bientôt parmi les ruines. Au milieu, dans le flanc d’un monticule, il vit une porte béante, et, non loin, un pin isolé et rabougri, pas plus haut qu’un groseillier. L’endroit était désert et fort écarté ; une voix intérieure avertit le comte qu’il s’y trouvait quelque chose d’avantageux pour lui. Il attacha son cheval au pin, prit en main son briquet pour faire de la lumière, et pénétra dans le monticule. La porte donnait accès à un corridor de vieille maçonnerie romaine qui, un peu plus loin, se bifurquait. Le comte prit le boyau de droite, le suivit à tâtons dans les ténèbres, et s’arrêta contre une espèce de clôture à hauteur d’appui qui barrait entièrement le passage. En sondant avec le pied, devant lui, il trouva une arête de pierre polie, et au-delà, le vide. Alors, toute sa curiosité en éveil, il ramassa quelques bouts de bois épars sur le sol, et alluma du feu. Il avait devant lui un puits profond. Sans doute quelque paysan du voisinage s’était servi de son eau, jadis, et avait installé le garde-fou. Longtemps le comte resta penché sur la rampe à regarder au fond du puits. Celui-ci était de construction romaine, et, comme tout ce qui sortit des mains de ce peuple, bâti pour l’éternité : les parois étaient encore d’aplomb et les joints unis. À quiconque y tomberait, pas de salut possible. « Voyons, pensait le comte, une forte impulsion m’a conduit à cet endroit. Dans quel but ? Qu’y ai-je gagné ? pourquoi ai-je été amené à regarder dans ce puits ? » Soudain, le garde-fou céda sous son poids, il s’en fallut d’un rien qu’il ne fût précipité. Dans le bond qu’il fit en arrière, il écrasa le dernier brandon du feu, qui ne donna plus, au lieu de lumière, qu’une fumée infecte. « Ai-je été envoyé ici pour mourir ? » se dit-il, en tremblant de la tête aux pieds. Mais alors une idée l’illumina. Il s’avança, rampant sur les mains et les genoux, jusqu’à l’orifice du puits, et tâtonna dans l’air, au-dessus de lui. La rampe avait été assujettie à une paire de montants ; elle s’était arrachée d’un seul, et tenait encore par l’autre. Le comte la rajusta comme il l’avait trouvée ; de sorte que c’était la mort assurée pour le prochain visiteur. Puis il s’évada de la catacombe, pareil à un malade. Le lendemain, comme le baron et lui parcouraient à cheval le Corso, il affecta une vive préoccupation. L’autre (comme il le prévoyait) en demanda la cause ; et lui, après quelques feintes, avoua qu’il avait eu l’esprit frappé d’un songe extraordinaire.

 

« Il comptait avec cela tenir le baron, homme superstitieux, qui affectait de mépriser la superstition. Après quelques railleries, le comte parut tout à coup céder à une impulsion et avertit son ami de prendre garde, car c’était de lui qu’il avait rêvé. Vous connaissez suffisamment la nature humaine, mon excellent Mackellar, pour être certain d’une chose : à savoir que le baron n’eut pas de cesse qu’il n’eût ouï le songe. Sûr qu’il n’en démordrait pas, le comte le tint en suspens, afin de mieux enflammer sa curiosité ; puis, avec une répugnance affectée, il parut se laisser vaincre, et commença :

 

« Je vous préviens, il en résultera un malheur : quelque chose me le dit. Mais comme nous n’aurons de trêve, ni vous ni moi, qu’à cette condition, la faute en retombe sur votre tête !… Voici le songe. Vous étiez à cheval, je ne sais où, mais je suppose que c’était près de Rome, car vous aviez d’un côté un tombeau antique, et de l’autre un clos de chênes verts. Il me semblait vous crier, avec une terreur angoissée, de vous en retourner. Je ne sais si vous m’entendiez, mais vous vous obstiniez à aller de l’avant. La route vous conduisit parmi des ruines, en un lieu désert, où il y avait une porte dans le flanc d’un monticule, et tout près de la porte un pin rabougri. Là, vous mîtes pied à terre (je vous criais toujours de prendre garde) et, attachant votre cheval au pin, vous passâtes résolument la porte. À l’intérieur, il faisait noir ; mais, dans mon rêve, je continuais cependant à vous voir, et, prenant un embranchement vers la droite, vous arrivâtes à une petite chambre où il y avait un puits avec un garde-fou. Alors – je ne sais pourquoi – ma frayeur s’accrut démesurément, et je m’égosillai à vous appeler : il était encore temps, criais-je ; et je vous adjurais de fuir à l’instant hors de ce vestibule. Tel fut le mot que j’employai dans mon rêve, et il me parut alors avoir un sens clair ; mais aujourd’hui, éveillé, j’avoue ne plus savoir ce qu’il veut dire. Vous, sans faire la moindre attention à tous mes appels, restiez accoudé sur la rampe à regarder attentivement dans l’eau. Et alors, une communication vous fut faite. Je ne crois pas l’avoir comprise, mais l’épouvante me tira net de mon sommeil, et je me réveillai tremblant et sanglotant. Et maintenant, poursuivit le comte, je vous remercie de tout cœur pour votre insistance. Ce rêve me pesait comme un fardeau ; mais une fois raconté clairement et en plein jour, ce n’est plus une telle affaire. – Je ne sais, dit le baron. Certains points en sont étrangers. Une communication, dites-vous ? Oui, c’est un rêve singulier. Cela fera un conte pour amuser nos amis. – Je n’en suis pas si sûr, dit le comte. Il m’inspire quelque appréhension. Oublions-le plutôt. – Certainement », dit le baron. Et, de fait, il ne fut plus question du rêve. Quelques jours après, le comte proposa une randonnée dans la campagne et, comme leur amitié devenait chaque jour plus étroite, le baron accepta aussitôt. Lors du retour, le comte le mena, à son insu, par une route déterminée. Soudain, il arrêta son cheval et, poussant un cri, se mit la main devant les yeux. Quand il découvrit son visage, il était très pâle (car c’était un comédien achevé), et regardait fixement le baron. « Qu’avez-vous ? s’écria celui-ci, que vous arrive-t-il ? – Rien, dit le comte, ce n’est rien. Un étourdissement, je ne sais. Retournons vite. » Mais entre-temps le baron avait regardé autour de lui ; et là, sur la gauche de la route en regardant vers Rome, il vit un chemin de traverse poussiéreux, avec un tombeau d’un côté et un clos de chênes verts de l’autre. « Oui, dit-il d’une voix altérée, c’est cela, retournons vite à Rome. Je crains que vous ne soyez pas bien. – Oh ! pour l’amour de Dieu, s’écria le comte en frissonnant, vite à Rome, et que je me mette au lit ! » Ils s’en retournèrent presque sans mot dire ; et le comte, bien qu’il fût attendu dans le monde, s’alita en faisant croire à un accès de fièvre du pays. Le lendemain, on trouva, attaché au pin, le cheval du baron ; mais du baron lui-même, plus de nouvelles jusqu’à cette heure.

 

– Et maintenant, dites-moi, était-ce un assassinat ? conclut le Maître en s’interrompant brusquement.

 

– Êtes-vous sûr que c’était un comte ? demandai-je.

 

– Je ne suis pas certain du titre, dit-il ; mais c’était un gentilhomme de naissance ; et que le Seigneur vous préserve, Mackellar, d’un ennemi aussi subtil !

 

Il m’adressa ces derniers mots en souriant, de bien au-dessus de moi ; l’instant d’après, il était sous mes pieds. Je suivais ces évolutions avec une fixité puérile ; elles me rendaient vertigineux et absent, et je parlais comme dans un rêve.

 

– Et il haïssait le baron d’une grande haine ? demandai-je.

 

– Il en avait des sursauts dans le ventre, à son approche, dit le Maître.

 

– J’ai ressenti cela, dis-je.

 

– Réellement ! s’écria le Maître. En voilà des nouvelles ! Je me demande – mais je me flatte peut-être – si je ne suis pas la cause de ces perturbations gastriques ?

 

Il était fort capable d’affecter une posture gracieuse, même sans autre témoin que moi, et d’autant plus s’il avait un élément de péril. Il était alors assis un genou passé par-dessus l’autre, les bras croisés, suivant les oscillations du navire avec un parfait équilibre, que le poids d’une plume eût rompu. Tout à coup j’eus la vision de Mylord à la table, sa tête entre ses mains, avec la différence que cette fois, lorsqu’il me laissa voir son visage, celui-ci était lourd de reproche. Les mots de ma prière : – Je ressemblerais davantage à un homme si j’abattais cette créature. – frappèrent en même temps ma mémoire. Je rassemblai mes énergies, et (le navire penchant alors vers mon ennemi) lui décochai un coup de pied rapide. Il était écrit que j’aurais la honte de cette tentative mais non le profit. Soit indécision de ma part, soit promptitude incroyable de la sienne, il esquiva le coup, se remettant sur pieds d’un bond, et se rattrapant aussitôt à un étai.

 

Je ne sais combien de temps s’écoula. Je restai étendu à ma place sur le pont, accablé de terreur, de remords et de honte, lui debout, l’étai en main, adossé aux bastingages, et me regardant avec un singulier mélange d’expression. À la fin, il parla :

 

– Mackellar, je ne vous ferai pas de reproches, mais je vous offre un marché. De votre côté, je ne crois pas que vous désiriez voir publier cet exploit ; du mien, j’avoue franchement que je ne tiens pas à vivre dans une crainte continuelle d’être assassiné par mon voisin de table. Promettez-moi… mais non, dit-il, en s’interrompant, vous n’êtes pas encore en pleine possession de vous-même ; vous pourriez croire que je vous ai extorqué la promesse par intimidation ; et je ne veux laisser aucune porte ouverte au casuisme – cette malhonnêteté des consciencieux. Prenez le temps de réfléchir.

 

Là-dessus, il s’éloigna, vif comme un écureuil, le long du pont glissant, et disparut dans la cabine. Une demi-heure plus tard environ il reparut. J’étais toujours couché à la même place.

 

– Maintenant, dit-il, vous allez me donner votre parole, comme chrétien et fidèle serviteur de mon frère, que désormais je n’aurais plus rien à craindre de vous.

 

– Vous avez ma parole, dis-je.

 

– Votre main pour la ratifier, je l’exige.

 

– Vous avez le droit de faire vos conditions, répliquai-je ; et nous nous serrâmes la main.

 

Il se rassit à la même place et dans la même attitude périlleuse.

 

– Arrêtez ! m’écriai-je, en me cachant les yeux. Je ne supporte pas de vous voir dans cette posture. La moindre irrégularité de la mer vous jetterait par-dessus bord.

 

– Vous êtes bien incohérent, répondit-il avec un sourire, mais faisant comme je le lui demandais… Avec tout cela, Mackellar, sachez que vous avez haussé de quarante pieds dans mon estime. Me jugez-vous incapable d’apprécier à sa valeur la fidélité ? Mais pourquoi croyez-vous que je traîne Secundra Dass par le monde après moi ? Parce qu’il mourrait ou tuerait pour moi demain ; et je l’aime à cause de cela. Eh bien, vous trouverez peut-être ceci bizarre, mais je vous aime davantage pour votre geste de tantôt. Je vous croyais magnétisé par les dix commandements ; mais non – Dieu me damne ! – s’écria-t-il, la vieille femme a du sang dans les veines, après tout ! Ce qui ne change rien au fait, continua-t-il, souriant de nouveau, que vous avez bien fait de me donner votre parole ; car je ne crois pas que vous auriez jamais brillé dans votre nouvelle carrière.

 

– Je pense, dis-je, qu’il me faut demander pardon à vous et à Dieu pour cet attentat. Du moins, vos avez ma parole, que j’observerai fidèlement. Mais quand je songe à ceux que vous persécutez…

 

– La vie est bien singulière, dit-il ; et l’humanité aussi. Vous vous figurez que vous aimez mon frère. Je vous affirme que c’est là pure habitude. Interrogez votre mémoire ; et vous trouverez qu’en arrivant à Durrisdeer, vous n’avez vu en lui qu’un jeune homme ordinaire et borné. Il est aussi ordinaire et borné à présent, quoique moins jeune. M’eussiez-vous rencontré à sa place, c’est à moi que vous seriez aujourd’hui fermement attaché.

 

– Je ne dirai pas que vous étiez ordinaire, Mr. Bally, répliquai-je ; mais ici vous vous montrez borné. Vous venez de dire que vous vous fiez à ma parole. En d’autres termes, je l’appelle ma conscience, – la même qui se détourne instinctivement à votre approche, comme l’œil blessé par une lumière trop vive.

 

– Ah ! dit-il, mais c’est autre chose que je veux dire. Je veux dire, si je vous avais rencontré dans ma jeunesse. Il vous faut considérer que je n’ai pas toujours été comme aujourd’hui ; et même (si j’avais rencontré un ami dans votre genre) je ne le serais peut-être pas devenu.

 

– Mais, Mr. Bally, dis-je, vous vous seriez moqué de moi ; vous n’auriez jamais consenti à échanger dix mots de politesse avec ce Bouts-Carrés !

 

Mais il était alors trop bien parti sur cette nouvelle méthode de réhabilitation, avec laquelle il m’assomma tout le restant du voyage. Sans doute, dans le passé, il avait pris plaisir à se montrer plus noir que nature ; il faisait étalage de sa perversité, s’en revêtant comme d’une cotte d’armes. Et il n’était pas non plus assez illogique pour retrancher un iota de ses confessions. « Mais à présent que je vous connais pour un être humain, disait-il, je veux bien prendre la peine de m’expliquer. Car je vous assure que je suis sensible, et que j’ai mes vertus, comme mes voisins. » Je le dis, il m’assommait, car je n’avais qu’une réponse à lui faire, et vingt fois je la lui fis : « Abandonnez votre présent dessein, et retournez avec moi à Durrisdeer : alors, je vous croirai. »

 

Là-dessus, il hochait la tête. « Ah ! Mackellar, vous pourriez vivre mille ans sans comprendre mon caractère, disait-il ; ce combat est désormais inévitable, l’heure de la réflexion passée depuis longtemps, et celle de la pitié encore loin. Les hostilités ont commencé entre nous lorsque fut jetée en l’air cette pièce, dans la salle de Durrisdeer, il y a vingt ans ; nous avons eu nos hauts et nos bas, mais jamais aucun de nous deux n’a songé à capituler ; et, quant à moi, lorsque mon gant est jeté, ma vie et mon honneur en dépendent.

 

– Foin de votre honneur ! disais-je. Et, avec votre congé, ces comparaisons guerrières sont de trop haut vol pour l’affaire en question. C’est un peu de vil métal que vous voulez ; tel est le fond de votre dispute ; et quant aux moyens, lesquels employez-vous ? susciter le chagrin dans une famille qui ne vous a jamais fait de mal, débaucher (si possible) votre propre neveu, et crever le cœur de votre frère ! Un chemineau qui assomme à coups d’ignoble trique une vieille, en train de filer sa laine, et cela pour une pièce de un shilling et un cornet de prise… voilà un guerrier de votre espèce.

 

Lorsque je l’attaquais ainsi (ou dans le même genre) il se prenait à sourire, et à soupirer comme quelqu’un d’incompris. Une fois, je me souviens, il se défendit plus au long, et me servit quelques sophismes curieux, dignes d’être rapportés, comme éclairant son caractère.

 

– Vous ressemblez fort à un civil qui se figure que toute la guerre consiste en tambours et drapeaux, dit-il. La guerre (comme les Anciens disaient très justement) est l’ultima ratio. Profiter implacablement de nos avantages, voilà la guerre. Ah ! Mackellar, vous êtes un diantre de soldat, dans votre bureau de régisseur à Durrisdeer, où les tenanciers vous font grave injure !

 

– Je me soucie peu de ce que la guerre est ou n’est pas, répliquai-je. Mais vous m’assommez, de prétendre à mon respect. Votre frère est un homme bon, et vous en êtes un mauvais, – ni plus ni moins.

 

– Si j’avais été Alexandre… commença-t-il.

 

– Voilà comme nous nous leurrons nous-mêmes, m’écriai-je. Si j’avais été saint Paul, c’eût été tout un ; j’aurais de même gâché ma carrière comme vous me le voyez faire à présent.

 

– Je vous dis, s’écria-t-il, après m’avoir laissé parler, que si j’avais été le moindre petit chef des Highlands, si j’avais été le dernier des rois nègres au centre de l’Afrique, mon peuple m’eût adoré. Un mauvais homme, moi ? Mais j’étais né pour faire un bon tyran ! Demandez à Secundra Dass ; il vous dira que je le traite comme un fils. Mettez votre enjeu sur moi demain, devenez mon esclave, ma chose, une dépendance de moi-même, qui m’obéisse à l’instar de mes membres et de mon esprit, – et vous ne verrez plus ce mauvais côté que je tourne vers le monde, dans ma colère. Il me faut tout ou rien. Mais si c’est tout que je reçois, je le rends avec usure. J’ai le tempérament d’un roi, c’est ce qui fait ma perte.

 

– Ce qui fait plutôt la perte des autres, observai-je ; et c’est là le revers de la médaille avec la royauté.

 

– Vétilles ! s’écria-t-il ; aujourd’hui encore, sachez-le, j’épargnerais cette famille, à laquelle vous prenez si grand intérêt ; oui, aujourd’hui encore – et dès demain je les laisserais à leur petit train-train, et m’enfoncerais dans cette jungle de larrons et de coupe-jarrets qui se nomme le monde. Oui, je le ferais demain !… mais… mais…

 

– Mais quoi ? demandai-je.

 

– Mais j’exige qu’ils viennent m’en supplier à genoux. En public aussi, il me semble, ajouta-t-il avec un sourire. Du reste, Mackellar, je doute qu’il existe une salle assez grande pour donner la publicité que j’entends à cette cérémonie expiatoire.

 

– Vanité, vanité ! moralisai-je. Et dire que cette puissance pour le mal procède de ce même sentiment qui pousse une fille à minauder devant sa glace !

 

– Oh ! il y a deux mots pour tout : le mot qui amplifie, le mot qui rapetisse ; vous n’avez pas le droit de me combattre avec un mot ! s’écria-t-il. Vous avez dit l’autre jour que je spéculais sur votre conscience ; si j’étais en votre humeur de dénigrement, je dirais que je table sur votre vanité. Vous avez la prétention d’être un homme de parole[42] ; la mienne est de n’accepter point la défaite. Appelez-la vanité, appelez-la vertu, grandeur d’âme, – qu’importe le terme ? Toutefois, reconnaissez en nous deux un trait commun : savoir, que nous vivons pour une idée.

 

On aura conclu, de ces propos familiers, et de cette patience excessive des deux parts, que nous vivions alors en excellents termes. C’était bien redevenu le cas, et cette fois plus sérieusement que la première. À part des discussions analogues à celle que j’ai tâché de reproduire, il régnait entre nous plus que de la considération, presque de la cordialité. Quand je tombai malade (peu après la grande tempête) il vint s’asseoir devant ma couchette pour me distraire par sa conversation, et il me traita par des remèdes efficaces, que je recevais en toute confiance. Lui-même insista sur ce fait. « Voyez-vous, dit-il, vous commencez à me mieux connaître. Il n’y a que peu de temps, sur ce bateau solitaire, où personne autre que moi n’a le plus petit rudiment de savoir, vous auriez été persuadé que j’avais des desseins sur votre vie. Et remarquez-le, c’est depuis le jour où j’ai découvert que vous aviez des desseins sur la mienne, que je vous ai montré plus de considération. Dites-moi donc si c’est le fait d’un esprit étroit. » – Je ne trouvai pas grand-chose à répondre. En ce qui me concernait, je croyais réellement à ses bonnes intentions ; peut-être suis-je encore plus dupe de sa fourberie, mais je croyais (et je crois toujours) qu’il me considérait avec une réelle sympathie. Fait bizarre et attristant ! dès le début de cette métamorphose, mon hostilité tomba, et ces visions obsédantes de mon maître s’évanouirent tout à fait. En sorte que, peut-être, il y avait du vrai dans la dernière vantardise qu’il m’adressa le 2 juillet, alors que notre long voyage touchait à sa fin, et que le calme plat nous retenait en mer, à l’entrée du vaste port de New York, par une chaleur suffocante, que remplaça peu après une stupéfiante cataracte de pluie. Je me tenais à la poupe, regardant les rivages verdoyants et tout proches, et les fumées éparses de la petite ville qui était notre destination. J’étais en train de réfléchir aux moyens de prendre les devants sur mon ennemi familier, et je ressentis une ombre de gêne, lorsqu’il s’approcha de moi, la main tendue.

 

– Je suis venu vous dire adieu, dit-il, et cela pour toujours. Car vous vous en allez chez mes ennemis, qui vont raviver tous vos anciens préjugés. Je n’ai jamais manqué de séduire tous ceux que j’ai voulu ; même vous mon bon ami, – pour vous appeler une dernière fois ainsi – même vous, gardez aujourd’hui en votre mémoire un portrait de moi tout différent, et que vous n’oublierez jamais. Le voyage n’a pas assez duré, sans quoi l’empreinte eût été plus profonde. Mais à présent, tout cela est fini, et nous revoilà en guerre. Jugez, d’après ce petit intermède, combien je suis dangereux ; et dites à ces idiots – (et il désigna la ville) – d’y réfléchir à deux fois, et même à trois, avant de me mettre au défi.

 

X

Ce qui se passa à New York


 

J’étais résolu, ai-je dit, à prendre les devants sur le Maître ; et cette résolution, grâce à la complicité du capitaine Mac Murtrie, fut exécutée sans peine : un canot étant à demi chargé sur un flanc du navire, et le Maître placé à son bord, cependant ma yole démarra de l’autre, qui m’emmenait seul. Je n’eus pas la moindre difficulté à me faire enseigner l’habitation de Mylord, où je me rendis en toute hâte. C’était, aux abords extérieurs de la ville, une résidence très convenable, située dans un beau jardin, avec des communs fort vastes, granges, resserres et écuries tout ensemble. C’était là que mon maître se promenait lors de mon arrivée ; il en faisait d’ailleurs son lieu favori ; car il était alors engoué d’exploitation agricole. Je l’abordai tout hors d’haleine, et lui communiquai mes nouvelles ; nouvelles qui n’en étaient pas, plusieurs navires ayant dépassé le Nonesuch dans l’intervalle.

 

– Nous vous attendions depuis longtemps, dit Mylord, et même, ces jours derniers, nous avions cessé de vous attendre. Je suis heureux de vous serrer la main encore une fois, Mackellar. Je vous croyais au fond de la mer.

 

– Ah ! Mylord, plût à Dieu que ce fût vrai ! m’écriai-je. Cela vaudrait mieux pour vous.

 

– Pas du tout, dit-il, d’un air sardonique. Je ne pouvais désirer mieux. La note à payer est longue, et, aujourd’hui, enfin ! je puis commencer à la régler.

 

Je me récriai devant son assurance.

 

– Oh ! dit-il, nous ne sommes plus à Durrisdeer, et j’ai pris mes précautions. Sa réputation l’attend ; j’ai préparé à mon frère sa bienvenue. D’ailleurs, le hasard m’a servi ; car j’ai retrouvé ici un marchand d’Albany qui l’a connu après 45, et qui le soupçonne fort d’un assassinat : il s’agirait d’un nommé Chew, Albanien également. Personne ici ne sera étonné de me voir lui refuser ma porte ; il ne sera pas autorisé à voir mes enfants, ni même à saluer ma femme ; quant à moi, j’admettrai envers un frère cette exception, qu’il puisse me parler. Je perdrais mon plaisir, autrement, – dit Mylord, en se frottant les mains.

 

Après quelques réflexions, il expédia des messagers, avec des billets convoquant les notables de la province. Je ne me rappelle pas sous quel prétexte, mais il réussit ; et lorsque notre vieil ennemi apparut sur la scène, il trouva Mylord en train de se promener à l’ombre des arbres, devant la façade de sa maison, avec le gouverneur de la ville d’un côté, et plusieurs grands personnages de l’autre. Mylady, qui était assise dans la véranda, se leva d’un air pincé, et emmena ses enfants à l’intérieur.

 

Le Maître, bien vêtu et une élégante épée de ville au côté, salua la compagnie d’une manière distinguée, et fit un signe de tête familier à Mylord. Mylord, sans tenir compte du salut, regarda son frère les sourcils froncés.

 

– Eh bien, monsieur, dit-il enfin, quel mauvais vent vous amène, ici en particulier, où (pour notre malheur commun) votre réputation vous a précédé ?

 

– Votre Seigneurie est priée d’être polie s’écria le Maître, avec un sursaut.

 

– Je tiens d’abord à être clair, répliqua Mylord ; car il est indispensable que vous compreniez votre situation. Chez nous, quand on ne vous connaissait pas bien, il était encore possible de garder les apparences ; ce serait tout à fait inutile dans cette province ; et j’ai à vous dire que de vous, je me lave les mains : j’y suis résolu. Vous m’avez déjà presque réduit à la mendicité, comme vous avez ruiné mon père avant moi, – après lui avoir brisé le cœur. Vos crimes échappent à la loi ; mais mon ami le gouverneur m’a promis aide et protection pour ma famille. Prenez garde, monsieur ! cria Mylord en le menaçant de sa canne ; si l’on vous surprend à dire deux mots à l’un de mes jeunes innocents, on saura bien étirer la loi pour vous en faire repentir.

 

– Ah ! dit le Maître, très lentement. Ainsi donc, voilà l’avantage d’une terre étrangère ! Ces messieurs ne sont pas au courant de notre histoire, je le vois. Ils ignorent que c’est moi le lord Durrisdeer ; ils ignorent que vous êtes mon frère cadet, et que vous êtes en mes lieu et place par suite d’un pacte de famille ; ils ignorent (sans quoi on ne les verrait pas aussi amicalement liés avec vous) que tout est mien jusqu’au dernier arpent devant Dieu Tout-Puissant, – et que jusqu’au dernier liard de l’argent que vous détenez à moi, vous le détenez comme un voleur, un parjure, et un frère déloyal !

 

– Général Clinton, m’écriai-je, n’écoutez pas ses mensonges. Je suis le régisseur du domaine, et il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Cet homme est un rebelle confisqué, devenu espion à gages : telle est en deux mots son histoire.

 

Ce fut ainsi que (dans réchauffement de l’heure) je laissai échapper son infamie.

 

– L’ami, dit le gouverneur en braquant sur le Maître un regard sévère, j’en sais sur vous plus long que vous ne croyez. Il nous est revenu quelques bribes de vos aventures dans les provinces, que vous ferez bien de ne pas me forcer à sonder. Il y a entre autres la disparition corps et biens de M. Jacob Chew ; il y a la question de savoir d’où vous veniez quand vous vous trouvâtes à terre avec tout cet argent et ces bijoux, alors que vous fûtes recueilli par un marchand albanien. Croyez-moi, si je laisse ces matières dans l’ombre, c’est en considération de votre famille, et par respect envers mon excellent ami lord Durrisdeer.

 

Un murmure d’approbation parcourut les rangs des provinciaux.

 

– J’aurai dû me rappeler quel prestige possède un titre dans un trou de ce genre-ci, dit le Maître, blanc comme un drap de lit : – n’importe l’injustice qui l’a procuré. Il ne me reste donc plus qu’à mourir à la porte de Mylord, où mon cadavre fera un très joyeux ornement.

 

– Assez de vos simagrées, s’écria Mylord. Vous savez fort bien que telle n’est pas mon intention ; je ne veux que nous protéger, moi contre vos calomnies, et ma demeure contre vos intrusions. Je vous donne à choisir. Ou bien je paye votre passage en Europe sur le premier bateau, et vous pourrez reprendre vos occupations auprès du gouvernement, quoique, Dieu sait ! je préférerais vous voir mendier sur les grand-routes ! Ou bien, si cela ne vous plaît pas, restez ici et soyez le bienvenu ! je me suis informé du coût minimum auquel on peut décemment ne pas mourir de faim à New York ; c’est la somme que vous aurez, payée chaque semaine ; et si vous ne connaissez pas de métier manuel susceptible de l’augmenter, il est temps de vous mettre à en apprendre un. La condition est : – que vous ne parliez à aucun membre de ma famille, sauf moi.

 

Je ne crois pas avoir vu jamais personne aussi pâle que le Maître ; mais il continua de poitriner, et sa bouche ne tremblait pas.

 

– Je viens ici d’être accueilli par des insultes fort imméritées, dit-il ; insultes auxquelles je n’ai pas la moindre idée d’échapper par la fuite. Donnez-moi votre pitance ; je la reçois sans rougir, car elle est mienne déjà – comme la chemise que vous avez sur le dos ; et je tiens à rester ici jusqu’à ce que ces messieurs me comprennent mieux. Déjà ils doivent deviner le pied fourchu, puisque, avec tout votre prétendu soin de l’honneur de la famille, vous vous faites un jeu de la dégrader en ma personne.

 

– Tout cela est très joli, dit Mylord ; mais pour nous qui vous connaissons depuis longtemps, soyez sûr que cela ne signifie rien. Vous choisissez le parti que vous croyez devoir vous être le plus avantageux. Prenez-le, si possible, en silence ; le silence vous conviendra mieux à la longue, croyez-moi, que cet étalage d’ingratitude.

 

– Oh ! gratitude, Mylord, s’écria le Maître, sur une gamme ascendante, et l’index levé de façon très ostensible. – Soyez en repos ; ma gratitude ne vous manquera pas. Il ne me reste plus qu’à saluer ces messieurs, que nous avons détournés du soin de leurs affaires.

 

Et il s’inclina devant chacun à tour de rôle, assura son épée, et se retira, laissant chacun ébaubi de sa conduite, et moi de celle de Mylord.

 

Alors, cette division de famille entra dans une nouvelle phase. Le Maître n’était en aucune façon aussi dépourvu que Mylord se le figurait, ayant sous la main, et tout dévoué à ses intérêts, un habile artiste en toutes sortes de travaux d’orfèvrerie. L’allocation de Mylord, moins réduite qu’il ne l’avait annoncé, suffisait au couple pour vivre ; et tous les gains de Secundra Dass pouvaient ainsi être mis de côté pour une occasion à venir. Je ne doute pas que ce fut fait. Selon toute apparence, le but du Maître était de réunir une somme suffisante, puis de se mettre en quête du trésor qu’il avait enfoui longtemps auparavant au cœur des montagnes. Il eût mieux fait de s’en tenir à ce projet strict. Mais, malheureusement pour lui et pour nous, il écouta sa colère. La honte publique de sa réception – je m’étonne fort qu’il ait pu y survivre – lui rongeait les moelles ; il était dans cette humeur où – selon le vieil adage – on se couperait le nez pour se défigurer ; et il en vint à s’afficher en spectacle cynique, dans l’espoir qu’un peu de sa honte rejaillirait sur Mylord.

 

Il dénicha, dans un quartier misérable de la ville, une maison en planches, petite et isolée, ombragée par deux ou trois acacias. Il y avait sur la façade un appentis ouvert, espèce de niche à chien, mais élevée à partir du sol environ comme une table, dans laquelle son humble constructeur avait jadis étalé sa marchandise. Ce fut cette niche qui séduisit l’imagination du Maître et lui inspira probablement sa tactique nouvelle. Il avait acquis à bord du bateau-pirate quelque habileté aux travaux d’aiguille, – assez, en tout cas, pour jouer le rôle de tailleur aux yeux du public ; il n’en fallait pas plus à sa vengeance. Il apposa au-dessus de la niche une pancarte avec cette inscription :

 

JAMES DURIE

Ci-devant Maître de Ballantrae

Raccommode les Habits proprement.

 

Secundra Dass

Gentilhomme déchu de l’Inde

Orfèvrerie fine.

 

Sous cette pancarte, lorsqu’il avait du travail, mon gentilhomme s’asseyait en tailleur dans la niche, et cousait activement. Je dis lorsqu’il avait du travail, mais les chalands qu’il recevait venaient surtout pour Secundra, et la couture du Maître était plutôt une toile de Pénélope. Il ne pouvait même prétendre gagner le beurre de son pain grâce à son genre d’industrie : il lui suffisait que le nom de Durie fût traîné dans la boue sur la pancarte, et que l’héritier de cette orgueilleuse famille trônât jambes croisées en public comme vivant témoignage de la ladrerie fraternelle. Et son plan réussit à un tel point qu’il y eut des murmures dans la ville et qu’un parti se forma, très hostile à Mylord. Par contre, la faveur de Mylord auprès du gouverneur devint plus apparente ; Mylady (elle ne fut jamais si bien reçue qu’alors dans la colonie) rencontrait des allusions pénibles ; dans une société de femmes, où c’est cependant le thème de conversation le plus naturel, le seul mot de couture lui était presque insupportable ; et je l’ai vue revenir toute bouleversée de ces réunions et jurant qu’elle n’irait plus dans le monde.

 

Entre-temps, Mylord demeurait dans sa belle maison, féru d’agriculture. Populaire dans son entourage, et insoucieux ou inconscient du reste, il engraissait ; sa face rayonnait d’activité ; même les chaleurs semblaient lui réussir ; et Mylady – en dépit de ses préoccupations secrètes – bénissait chaque jour le ciel de ce que son père lui eût légué un tel paradis. Elle avait contemplé, de derrière une fenêtre, l’humiliation du Maître ; et dès lors, elle parut soulagée. Je l’étais moins, pour ma part, car, avec le temps, des symptômes morbides se révélèrent dans les allures de Mylord. Heureux, il l’était sans doute, mais les causes de son bonheur étaient cachées ; même au sein de sa famille, il lui arrivait de savourer avec une joie visible quelque pensée secrète ; et j’eus enfin le soupçon (tout à fait indigne de nous deux) qu’il avait une maîtresse quelque part en ville. Cependant, il sortait peu, et ses journées étaient très occupées ; en fait, il y avait une heure unique de son temps, et cela très tôt dans la matinée, alors que Mr. Alexander étudiait ses leçons, dont j’ignorais l’emploi. Il faut bien se dire, en vue de justifier ce que je fis alors, que je gardais toujours des craintes sur l’intégrité de sa raison ; et avec notre ennemi se tenant coi ainsi dans la même ville que nous, je faisais bien d’être sur mes gardes. Donc, sous un prétexte, je changeai l’heure à laquelle j’enseignais à Mr. Alexander les principes de la numérotation et des mathématiques, et me mis en place à suivre les pas de mon maître.

 

Chaque matin, beau ou mauvais, il prenait sa canne à pomme d’or, mettait son chapeau en arrière sur sa tête – habitude récente, que j’attribuais à une excessive chaleur de son front – et partait pour faire un circuit déterminé. Son chemin passait d’abord sous d’aimables ombrages et le long d’un cimetière, où il s’asseyait un moment, s’il faisait beau, à méditer. Puis il gagnait le bord de l’eau, et revenait par les quais du port et la boutique du Maître. Arrivé à cette deuxième partie de son tour, Mylord Durrisdeer ralentissait le pas, comme pour mieux jouir du bon air et du paysage ; et devant la boutique, juste à mi-chemin entre celle-ci et le bord de l’eau, il faisait une brève halte, appuyé sur sa canne. C’était l’heure où le Maître jouait de l’aiguille, assis sur son établi. Les deux frères se considéraient avec des visages durs ; puis Mylord repartait en souriant tout seul.

 

Deux fois seulement, je dus m’abaisser à cette ingrate nécessité de jouer le rôle d’espion. Elles me suffirent à vérifier le but que poursuivait Mylord dans ses flâneries et l’origine secrète de son plaisir. C’était donc là sa maîtresse ; la haine, et non l’amour, lui donnait ce teint florissant. Des moralistes auraient peut-être été soulagés par une telle découverte ; j’avoue qu’elle m’inquiéta. Je trouvai cette situation des deux frères non seulement odieuse en elle-même, mais grosse de dangers possibles pour l’avenir ; et je pris l’habitude, pour autant que mes occupations le permettaient, d’aller, par un chemin plus court, assister secrètement à leur entrevue. Un jour que j’arrivais un peu tard, après avoir été empêché presque une semaine, je fus frappé de constater qu’il y avait du nouveau. Je dois dire qu’un banc s’adossait à la maison du Maître, où les clients pouvaient s’asseoir afin de parlementer avec le boutiquier ; sur ce banc, je trouvai Mylord assis, les bras croisés sur sa canne, et promenant sur la baie un regard satisfait. À moins de trois pieds de lui, le Maître était assis à coudre. Aucun des deux ne parlait ; et, dans cette nouvelle position, Mylord ne jetait même pas un coup d’œil sur son ennemi. Il se délectait de son voisinage, il faut croire, plus directement par cette proximité de leurs personnes ; et, sans aucun doute, il buvait à longs traits jouisseurs à la coupe de la haine.

 

Il ne se fut pas plus tôt éloigné que je le rattrapai sans me dissimuler davantage.

 

– Mylord, Mylord, dis-je, ceci n’est pas une manière d’agir.

 

– Je m’en engraisse, répliqua-t-il ; et non seulement ses mots, qui étaient déjà fort singuliers, mais l’expression de sa physionomie, me choquèrent.

 

– Je vous mets en garde, Mylord, contre ce laisser-aller aux mauvais sentiments, dis-je. Je ne sais si le péril est plus grand pour l’âme ou pour la raison ; mais vous prenez le chemin de les tuer toutes les deux.

 

– Vous ne pouvez pas comprendre, dit-il. Vous n’avez jamais eu sur le cœur pareilles montagnes d’amertume.

 

– Et à tout le moins, ajoutai-je, vous finirez sûrement par pousser cet homme à quelque extrémité.

 

– Au contraire, je le démoralise, répliqua Mylord.

 

Chaque matin, durant près d’une semaine, Mylord alla s’asseoir sur le même banc. C’était un lieu agréable, sous les acacias verts, ayant vue sur la baie et les navires, et non loin, des mariniers au travail chantaient. Les deux frères restaient là sans parler, sans qu’on les vît faire un mouvement, autre que celui de l’aiguille du Maître coupant son fil avec ses dents, car il s’obstinait à son simulacre d’industrie ; et c’est là que je me faisais un devoir de les rejoindre, étonné de moi-même et de mes compagnons. S’il venait à passer un des amis de Mylord, celui-ci l’appelait gaiement, et lui criait qu’il était en train de donner de bons conseils à son frère, lequel devenait à présent (ce qui le charmait) tout à fait habile. Et ce nouvel outrage, le Maître l’acceptait sans broncher ; mais ce qu’il avait dans l’esprit, Dieu seul le sait, ou peut-être Satan.

 

Tout à coup, un beau jour calme de cette saison dite « l’été indien », alors que les bois se nuent d’or, de rosé et de pourpre, le Maître déposa son aiguille, et fut pris d’un accès d’hilarité. Il avait dû, je crois, le préparer longtemps en silence, car la note de son rire était des plus naturelles ; mais rompant soudain un pareil silence, et en des circonstances si éloignées de la gaieté il résonna sinistrement à mes oreilles.

 

– Henry, dit-il, j’ai pour une fois fait un pas de clerc, et pour une fois vous avez le bon esprit d’en profiter. La farce du tailleur prend fin aujourd’hui ; et je vous avoue (avec tous mes compliments) que vous y avez eu le beau rôle. Il en sortira du sang ; et vous avez trouvé à coup sûr un moyen admirable de vous rendre odieux.

 

Mylord ne dit pas un mot ; c’était juste comme si le Maître n’avait pas rompu le silence.

 

– Allons, reprit le Maître, ne faites pas l’imbécile ; cela gâterait votre attitude. Vous pouvez maintenant vous permettre (croyez-moi) d’être un peu aimable ; car je n’ai pas seulement une défaite à supporter. J’avais l’intention de poursuivre ce jeu tant que j’aurais amassé de l’argent pour un certain but. Je l’avoue franchement, je n’en ai pas le courage. Vous désirez, bien entendu, me voir quitter la ville ; je suis arrivé par une autre route à la même idée. Et j’ai une proposition à vous faire ; ou, si Votre Seigneurie l’aime mieux, une faveur à vous demander.

 

– Demandez, répondit Mylord.

 

– Vous avez peut-être ouï dire que j’ai eu autrefois dans ce pays un trésor considérable, reprit le Maître ; qu’on vous l’ait dit ou non, peu importe ; – tel est le fait ; et je fus contraint de l’enfouir en un lieu sur lequel j’ai des repères suffisants. C’est à recouvrer ce trésor que mon ambition se borne aujourd’hui ; et, comme il est à moi, vous ne me le chicanerez pas.

 

– Allez le chercher, dit Mylord. Je n’y vois pas d’inconvénient.

 

– Oui, dit le Maître ; mais, pour ce faire, il me faut des hommes et des moyens de transport. La route est longue et difficile, et le pays infesté d’Indiens sauvages. Avancez-moi seulement le nécessaire ; soit une somme globale, tenant lieu de mon allocation ; ou, si vous l’aimez mieux, sous forme de prêt, remboursable à mon retour. Et alors, si vous acceptez, vous m’aurez vu pour la première fois.

 

Mylord le regarda dans le blanc des yeux ; il avait sur les traits un sourire dur ; mais il ne dit rien.

 

– Henry, dit le Maître, avec une tranquillité redoutable, et se reculant un peu, – Henry, j’ai l’honneur de vous parler.

 

– Retournons à la maison, me dit Mylord, comme je le tirais par la manche ; et, se levant, il s’étira, assura son chapeau, et, toujours sans une syllabe de réponse, se mit en route paisiblement le long du quai.

 

J’hésitai une seconde entre les deux frères, car nous touchions à une crise aiguë. Mais le Maître avait repris son ouvrage, les yeux baissés, la main en apparence aussi sûre que devant ; et je décidai de courir après Mylord.

 

– Êtes-vous fou ? m’écriai-je, dès que je l’eus rattrapé. Laisserez-vous passer une aussi belle occasion ?

 

– Se peut-il que vous le croyiez encore ? demanda Mylord, ricanant à demi.

 

– Je voudrais tant qu’il sorte de la ville ! m’écriai-je. Je voudrais le savoir n’importe où, mais pas ici !

 

– J’ai dit mon avis, répliqua Mylord, et vous le vôtre. Cela suffit.

 

Mais je tenais à faire déguerpir le Maître. L’avoir vu reprendre patiemment ses travaux d’aiguille en était plus que je ne pouvais digérer. Personne au monde, et le Maître moins que tout autre, n’était capable de supporter une telle série d’outrages. Il y avait du sang dans l’air. Et je me jurai de ne rien négliger qui fût en mon pouvoir, s’il en était encore temps, pour détourner le crime. Ce même jour, donc, j’allai trouver Mylord dans son cabinet de travail, où, il était à écrire.

 

– Mylord, dis-je, j’ai trouvé un bon placement pour mes petites économies. Malheureusement, je les ai laissées en Écosse ; il faudrait du temps pour les faire venir, et l’affaire est urgente. Y aurait-il moyen que Votre Seigneurie m’avançât la somme, sur ma signature ?

 

Il me lança un regard scrutateur.

 

– Je n’ai jamais mis le nez dans vos affaires, Mackellar, dit-il. Outre le montant de votre caution, vous ne devez pas valoir un farthing, que je sache.

 

– J’ai été longtemps à votre service, sans jamais dire un mensonge, ni vous demander une faveur pour moi, jusqu’à ce jour.

 

– Une faveur pour le Maître, répliqua-t-il tranquillement. Me prenez-vous pour un idiot, Mackellar ? Comprenez une fois pour toutes que je traite cette bête féroce à ma manière ; la crainte ni la prière ne peuvent m’en détourner ; et il faudrait pour me duper un leurre moins transparent que le vôtre. Je demande à être servi loyalement ; et non à ce que l’on manigance derrière mon dos, et que l’on me vole mon argent pour me tromper.

 

– Mylord, dis-je, voilà des expressions tout à fait impardonnables.

 

– Réfléchissez un peu, Mackellar, reprit-il, et vous verrez qu’elles s’appliquent bien à votre cas. C’est votre subterfuge qui est impardonnable. Niez, si vous l’osez, que cet argent soit destiné à éluder mes ordres, et je vous présente aussitôt mes excuses. Sinon, il vous faut avoir le courage d’entendre nommer votre conduite par son nom.

 

– Si vous croyez que mon dessein n’est pas uniquement de vous sauver… commençai-je.

 

– Oh ! mon vieil ami, dit-il, vous savez très bien ce que je pense ! Voici ma main, et de tout mon cœur ; mais d’argent, pas un patard.

 

Battu de la sorte de ce côté, j’allai droit à ma chambre, écrivis une lettre, courus la porter au port, car je savais qu’un navire allait mettre à la voile, et arrivai à la porte du Maître avant le crépuscule. J’entrai sans frapper et le trouvai assis avec son Indien, devant un bol de porridge au maïs et au lait. L’intérieur de la maison était propre et nu ; quelques livres sur un rayon en faisaient le seul ornement, avec, dans un coin, le petit établi de Secundra Dass.

 

– Mr. Bally, dis-je, j’ai près de cinq cents livres déposées en Écosse, toute l’épargne d’une existence laborieuse. Une lettre s’en va par ce bateau là-bas jusqu’au retour du bateau, et le tout est à vous, aux mêmes conditions que vous offriez à Mylord ce matin.

 

Il se leva de table, s’avança vers moi, me prit par les épaules, et me regarda au visage, en souriant.

 

– Et vous tenez beaucoup à l’argent ! dit-il. Et vous aimez l’argent plus que toute chose, excepté mon frère !

 

– Je crains la vieillesse et la pauvreté, dis-je, ce qui est tout différent.

 

– Ne chicanons pas sur les mots, et appelons cela comme vous voulez, reprit-il. Ah ! Mackellar, Mackellar ! si vous me faisiez cette offre pour l’amour de moi, avec quel plaisir je me jetterais dessus.

 

– Et toutefois, m’empressai-je de répondre, – je rougis de le dire, mais je ne puis vous voir dans cette misérable demeure sans vous plaindre. Ce n’est pas là mon unique sentiment, ni le principal ; toutefois, je l’éprouve ! Je serais heureux de vous voir délivré. Je ne vous fais pas mon offre pour l’amour de vous, loin de là ; mais, comme Dieu me voit – et j’en suis émerveillé : – sans la moindre inimitié.

 

– Ah ! dit-il, me tenant toujours les épaules, et me secouant tout doucement, vous m’estimez plus que vous ne croyez. Et j’en suis émerveillé, ajouta-t-il, en reprenant ma phrase et, je crois, mon intonation. – Vous êtes un honnête homme, et c’est pour ce motif que je vous épargne.

 

– Vous m’épargnez ? fis-je.

 

– Je vous épargne, répéta-t-il, en me lâchant et se retournant. Puis, me faisant face de nouveau : – Vous ne savez pas encore ce dont je suis capable, Mackellar ! Vous imaginiez-vous que j’avais avalé ma défaite ? Tenez, ma vie a été une succession de revers indus. Ce fou de prince Charlie, m’a fait manquer une affaire du plus bel avenir : là tomba ma fortune pour la première fois. À Paris, j’avais une fois de plus le pied sur l’échelle ; cette fois-là, il s’agit d’un accident : une lettre s’égare entre les mains qu’il ne fallait pas, et me revoilà sur le pavé. Une troisième fois, j’avais trouvé mon fait ; je me ménageai une place dans l’Inde avec des soins infinis ; et puis Clive arrive, mon rajah est par terre, et j’échappe à la catastrophe, tel un nouvel Énée, avec Secundra Dass sur mon dos. Trois fois j’ai mis la main sur la plus haute situation ; et j’ai à peine quarante-cinq ans. Je connais le monde comme bien peu le connaîtront au jour de leur mort : – la cour et les camps, l’Orient et l’Occident ; je sais où aller, j’aperçois mille détours. Me voici arrivé en pleine possession de mes moyens, robuste de santé, d’ambition peu commune. Eh bien, tout cela, j’y renonce ; peu m’importe si je meurs et que le monde n’entende plus parler de moi ; je ne désire plus qu’une chose, et je l’aurai. Faites attention, quand le toit tombera, que vous ne soyez enseveli sous les ruines.

 

 

En sortant de chez lui, tout espoir d’intervention perdu, je vis un rassemblement sur le bord du quai, et, levant les yeux, un grand navire qui venait de jeter l’ancre. Il paraît singulier que j’aie pu le voir avec une telle indifférence, car il apportait la mort aux frères de Durrisdeer. Après tous les tragiques épisodes de leur lutte, les outrages, les intérêts opposés, le duel fratricide de la charmille, il était réservé à quelque pauvre diable de Grub Street, griffonnant pour vivre, et insoucieux de ce qu’il griffonnait, de jeter un sort par-delà quatre mille milles d’océan, et d’envoyer ces deux frères en des solitudes barbares et venteuses, pour y mourir. Mais cette idée était bien éloignée de mon esprit ; et tandis que tous les provinciaux étaient mis en émoi par l’animation inusitée de leur port, je traversai leur foule pour retourner à la maison, tout occupé à me remémorer cette visite au Maître et ses discours.

 

Le même soir, on nous apporta du navire en question un petit paquet de pamphlets. Le lendemain, Mylord était invité par le gouverneur à une partie de plaisir ; l’heure approchait, et je le laissai un moment seul dans sa chambre parcourir les pamphlets. Lorsque je revins, son front était retombé sur la table, ses bras larges étalés parmi les brochures froissées.

 

– Mylord ! Mylord ! m’écriai-je en courant à lui ; car je le croyais en proie à une attaque.

 

Il se releva comme mû par un ressort, les traits défigurés par la fureur, à un tel point que, si je l’avais rencontré au-dehors, je ne l’aurais pas reconnu. En même temps, il leva le poing comme pour me frapper. « Laissez-moi tranquille ! » râla-t-il, et je m’encourus, aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettaient, avertir Mylady.

 

Elle ne perdit pas de temps ; mais quand nous revînmes à la porte, celle-ci était fermée à clef, et de l’intérieur, il nous cria de le laisser en paix. Nous nous entre-regardâmes, tout pâles, – persuadés l’un et l’autre que la catastrophe était arrivée.

 

– Je vais écrire au gouverneur pour l’excuser, dit-elle. Il nous faut garder nos amis influents. Mais lorsqu’elle prit la plume, celle-ci tomba des doigts : Je ne saurais écrire, dit-elle. Et vous ?

 

– Je vais essayer, Mylady.

 

Elle suivit des yeux ce que j’écrivais. « Cela suffit, dit-elle quand j’eus terminé. Grâce à Dieu, j’ai vous sur qui me reposer ! Mais que peut-il bien lui être arrivé ? Quoi ? quoi donc ? »

 

À mon idée, je ne voyais aucune explication possible, et je ne trouvais pas nécessaire d’en chercher une ; je craignais à la vérité que la folie de mon maître ne vînt juste d’éclater, après avoir couvé longtemps, comme un volcan fait éruption ; mais cette pensée (par pitié pour Mylady) je n’osais la formuler.

 

– Il est urgent de chercher la conduite à tenir, dis-je. Devons-nous le laisser seul.

 

– Je n’ose le déranger, répondit-elle. C’est peut-être la nature qui réclame la solitude ; et nous ne savons rien. Oh ! oui, j’aime mieux le laisser comme il est.

 

– Je vais, en ce cas, faire porter cette lettre, Mylady, et reviendrai ensuite, si vous le permettez, m’asseoir auprès de vous.

 

– Je vous en prie ! s’écria Mylady.

 

Tout l’après-midi, nous restâmes l’un et l’autre silencieux, à surveiller la porte de Mylord. J’avais l’esprit occupé de la scène qui venait d’avoir lieu, et de sa singulière ressemblance avec ma vision. Je dois toucher un mot de celle-ci, car l’histoire, en se divulguant, a été fort exagérée, et je l’ai moi-même vue imprimée, avec mon nom cité comme référence. Or, voici qu’elle fut ma vision : Mylord était dans une chambre, avec son front sur la table, et quand il releva la tête, il avait cette expression qui me navra jusqu’à l’âme. Mais la chambre était tout à fait différente, l’attitude de Mylord devant la table n’était pas du tout la même et son visage, quand il le tourna vers moi, exprimait un degré pénible de fureur au lieu de cet affreux désespoir qui l’avait toujours (sauf une fois, comme je l’ai dit) caractérisé dans cette vision. Telle est la vérité que le public doit enfin connaître ; et si les divergences sont considérables, la coïncidence suffit à m’emplir de malaise. Tout l’après-midi, je le répète, je restai à méditer sur ce sujet, à part moi ; car Mylady en avait assez de ses ennuis, et il ne me serait jamais venu à l’idée de la tourmenter avec mes imaginations. Vers le milieu de notre attente, elle conçut un plan ingénieux, fit chercher Mr. Alexander, et lui dit d’aller frapper à la porte de son père. Mylord envoya promener le gamin, mais sans aucune rudesse, et l’espoir me vint que l’accès était passé.

 

Comme la nuit tombait, et que j’allumais la lampe, la porte s’ouvrit et Mylord apparut sur le seuil. La lumière trop faible ne permettait pas de discerner ses traits ; quand il parla, sa voix me sembla un peu altérée, quoique parfaitement posée.

 

– Mackellar, dit-il, portez vous-même ce billet à son adresse. Il est rigoureusement personnel. Il vous faut le remettre sans témoins.

 

– Henry, dit Mylady, vous n’êtes pas malade ?

 

– Non, non, dit-il, d’un ton agacé, je suis occupé. Pas du tout ; je suis simplement occupé. C’est une chose singulière qu’on veuille vous croire malade, quand vous avez des affaires ! Envoyez-moi à souper dans ma chambre, avec un panier de vin : j’attends la visite d’un ami. Pour rien autre chose, je ne veux être dérangé. Et là-dessus il se renferma de nouveau chez lui. Le billet portait l’adresse d’un certain capitaine Harris, à une taverne du port. Je connaissais Harris (de réputation) pour un dangereux aventurier, véhémentement soupçonné de piraterie dans le passé, et faisant alors le dur métier de trafiquant indien. Ce que Mylord pouvait bien avoir à lui dire, ou lui à dire à Mylord, cela passait mon imagination ; et non plus comment Mylord avait ouï parler de lui, sinon à l’occasion d’un procès peu honorable dont cet homme s’était récemment dépêtré. Bref, je remplis ma mission à contrecœur, et d’après le peu que je vis du capitaine, j’en revins préoccupé. Je le trouvai dans une petite pièce malodorante, assis devant une chandelle qui coulait et une bouteille vide ; il lui restait quelque chose d’une allure militaire, ou plutôt c’était là une affectation, car ses manières étaient triviales. – Vous direz à Mylord, en lui présentant mes respects, que je serai chez Sa Seigneurie dans moins d’une demi-heure, dit-il, après avoir lu le billet ; puis il eut la vulgarité, en me montrant la bouteille vide, de vouloir me faire chercher à boire pour lui.

 

Je revins au plus vite, mais le capitaine me suivit de près, et il resta jusque tard dans la nuit. Le coq chantait pour la deuxième fois quand je vis (de ma fenêtre) Mylord le reconduire en l’éclairant jusqu’à la porte, – et tous deux, affectés par leurs libations, s’appuyaient parfois l’un sur l’autre pour confabuler. Cependant dès le matin, très tôt, Mylord sortit avec cent livres en poche. Je ne crois pas qu’il revint avec la somme ; mais je suis sûr qu’elle n’était pas destinée au Maître, car je rôdai toute la matinée aux abords de sa boutique. Ce fut la dernière fois que Mylord Durrisdeer sortit de chez lui jusqu’à notre départ de New York ; il se promenait dans le jardin, ou restait en famille, comme à l’ordinaire ; mais la ville ne le voyait plus, et ses visites quotidiennes au Maître paraissaient oubliées. Quant à ce Harris, il ne reparut plus, ou du moins pas avant la fin.

 

J’étais alors très opprimé par l’intuition des mystères parmi lesquels nous avions commencé de nous mouvoir. À lui seul, son changement d’habitudes dénotait que Mylord avait quelque grave souci ; mais quel était ce souci, d’où il provenait, ou pourquoi Mylord ne sortait plus de la maison ou du jardin, je ne le devinais pas. Il était clair, jusqu’à l’évidence, que les pamphlets avaient joué un certain rôle dans cette transformation. Je lisais tous ceux que je pouvais découvrir, et tous étaient des plus insignifiants, et contenaient les mêmes grossièretés scurriles[43] que d’habitude : voire un grand politique n’y eût pu trouver matière à offense déterminée ; et Mylord s’intéressait peu aux questions publiques. La vérité est que le pamphlet origine de tout ne cessa de reposer sur le sein de Mylord. Ce fut là que je le trouvai pour finir, après son trépas, au milieu des solitudes du Nord. C’était en un tel lieu, en d’aussi pénibles circonstances, que je devais lire pour la première fois ces phrases ineptes et mensongères d’un pamphlétaire whig déclamant contre l’indulgence à l’égard des jacobites : – « Un autre Rebelle notoire, le M…e de B…e, va recouvrer son Titre. Cette Mesure a été longtemps ajournée, car il exerçait de peu honorables Fonctions en Écosse et en France. Son frère, L…d D…r, est connu pour ne valoir guère mieux que lui en Inclination ; et l’Héritier supposé, qui va être destitué, fut élevé dans les plus détestables Principes. Selon la vieille Expression, c’est six de l’un et une demi-douzaine de l’autre ; mais la Faveur d’une semblable Restauration est trop excessive pour passer inaperçue. » Un homme en possession de tous ses moyens ne se fût pas soucié pour deux liards d’un conte si évidemment absurde ; que le gouvernement eût conçu un tel projet, était inadmissible pour toute créature raisonnable, sauf peut-être l’imbécile dont la plume lui avait donné naissance ; et Mylord avait beau être peu brillant, son bon sens était remarquable. Qu’il pût admettre pareille invention, et garder le pamphlet sur son sein et ses phrases dans son cœur, cela prouve sa folie jusqu’à l’évidence. Sans doute la simple mention de Mr. Alexander, et la menace dirigée contre l’héritage de l’enfant, précipitèrent le coup si longtemps suspendu. Ou bien mon maître était réellement fou depuis quelque temps, et nous étions trop peu perspicaces ou trop habitués à lui pour discerner toute l’étendue de son mal.

 

Une semaine environ après la journée des pamphlets, je m’étais attardé sur le port, à faire un tour jusqu’à la maison du Maître, comme il m’arrivait souvent. La porte s’ouvrit, un flot de lumière s’étala sur la chaussée, et je vis un homme prendre congé avec des salutations amicales. Je ne saurais dire l’impression singulière que cela me fit de reconnaître l’aventurier Harris. Il me fallait conclure que la main de Mylord l’avait amené ici ; et je poursuivis ma promenade, envahi des pires suppositions. Il était tard quand je rentrai, et Mylord était occupé à faire sa valise pour un voyage.

 

– Pourquoi donc arrivez-vous si tard ? s’écria-t-il. Nous partons demain pour Albany, vous et moi ; vous n’avez que le temps de faire vos préparatifs.

 

– Pour Albany, Mylord ? Et dans quel but, grand Dieu !

 

– Changement d’air, répondit-il.

 

Et Mylady, qui semblait avoir pleuré, me fit signe d’obéir sans autre réplique. Elle me conta un peu plus tard (quand nous eûmes le loisir d’échanger quelques mots) qu’il avait soudain manifesté son intention après une visite du capitaine Harris, et que toutes ses tentatives, aussi bien pour le détourner de ce voyage que pour obtenir l’explication de son but, avaient eu aussi peu de succès.

 

XI

L’expédition dans le désert


 

Nous fîmes un heureux voyage en remontant cette belle rivière de l’Hudson, par un temps agréable, entre des hauteurs singulièrement embellies par les teintes de l’automne. Arrivés à Albany, nous descendîmes à l’auberge, et j’eus vite fait de percer à jour le dessein de mon maître, qui était de m’y garder prisonnier. Le travail qu’il inventa de me faire faire n’était pas tellement urgent que nous dussions l’exécuter loin des documents utiles, dans une chambre d’auberge, et non plus de telle importance qu’on m’obligeât de reproduire la même note à quatre ou cinq exemplaires. Je me soumis en apparence ; mais je pris de mon côté mes mesures particulières, et les nouvelles locales me furent communiquées chaque jour grâce à la bienveillance de notre hôte. C’est par ce canal que j’appris enfin une nouvelle que j’avais, pour ainsi dire, pressentie. Le capitaine Harris (me dit-on) avec « Mr. Mountain, le trafiquant », étaient partis pour remonter la rivière dans une barque. Je soutins mal le regard du patron de l’auberge, tant je soupçonnais que mon maître ne fût impliqué dans l’affaire. Cependant je me hasardai à dire que je connaissais un peu le capitaine, mais pas Mr. Mountain, et je demandai qui encore faisait partie de l’expédition. Mon informateur l’ignorait ; Mr. Mountain était descendu à terre pour quelques achats indispensables ; il avait parcouru la ville en achetant, buvant et jasant ; et il paraissait bien que l’expédition était organisée en vue de rechercher un trésor ; car il avait beaucoup parlé des grandes choses qu’il ferait à son retour. On n’en savait pas plus, aucun des autres n’étant venu à terre, et ils semblaient pressés d’arriver à un certain point avant les neiges.

 

Et de fait, le lendemain il tomba quelques flocons même en Albany ; mais il n’en fut rien de plus que de nous faire souvenir de ce qui nous attendait. Je prenais la chose à la légère, étant peu au courant du rude climat de cette province : il n’en est plus de même aujourd’hui, lorsque je me reporte en arrière ; et je me demande parfois si l’horreur des événements qu’il me faut à présent raconter ne provenait pas en partie des ciels sinistres et des vents farouches auxquels nous fûmes exposés, et du froid mortel qu’il nous fallut subir.

 

Comme la barque était passée, je crus d’abord que nous allions quitter la ville. Mais il n’en fut pas question. Mylord prolongeait son séjour en Albany, où nous n’avions pas d’affaires visibles, et me gardait auprès de lui, éloigné de mon véritable devoir, sous un prétexte de travail. C’est là-dessus que j’attends et que je mérite peut-être le blâme. Je n’étais pas assez obtus pour n’avoir pas mes idées à moi. Il m’était impossible de voir le Maître se confier aux mains de Harris, sans deviner là-dessous quelque manigance. La réputation de Harris était déplorable, et il avait été soudoyé en secret par Mylord ; mes informations me firent voir dans Moutain le trafiquant un personnage du même acabit ; leur entreprise commune, la recherche d’un trésor volé, était bien faite pour les inciter à un mauvais coup ; et la nature du pays où ils s’engageaient assurait l’impunité au crime. Eh bien, il est exact que toutes ces idées me vinrent, avec ces craintes et ces pressentiments du sort réservé au Maître. Mais il faut considérer que c’était moi-même qui avais essayé de le précipiter des bastingages du navire, au beau milieu de la mer ; moi-même qui, peu auparavant, avais offert à Dieu un marché très impie mais sincère, m’efforçant d’obtenir que Dieu se fît mon séide. Il est vrai encore que ma haine envers mon ennemi s’était considérablement atténuée. Mais j’ai toujours vu dans cette diminution une faiblesse de la chair, presque coupable, car mon esprit demeurait fermement dressé contre lui. Il est vrai encore que c’était une chose d’assumer la responsabilité et le danger d’un attentat criminel, et que c’en était une autre de laisser de gaieté de cœur Mylord courir le danger de s’avilir. Mais c’était sur cette dernière considération elle-même que reposait mon inaction. Car (eussé-je été capable d’intervenir) je pouvais bien ne pas sauver le Maître, mais je ne pouvais laisser Mylord devenir la fable du public. Voilà donc pourquoi je n’agis pas ; et c’est encore sur les mêmes raisons que je me fonde pour justifier ma ligne de conduite. Nous vivions donc en Albany, mais bien que nous fussions tous deux étrangers dans la ville, Mylord avait quantité de connaissances au-delà du coup de chapeau. Mylord s’était muni de lettres d’introduction pour les notabilités de la ville et des environs ; il avait fréquenté d’autres personnes à New York : il sortait donc beaucoup, et j’ai le regret de dire qu’il était en même temps d’habitudes trop faciles. J’étais toujours couché, mais je ne dormais pas, lorsqu’il rentrait ; et il ne se passait guère de nuit où il ne trahît pas l’influence de la boisson. Le jour, il persistait à m’accabler de tâches sans fin, qu’il s’efforçait de diversifier avec une ingéniosité remarquable, telle une toile de Pénélope. Je ne m’y dérobais point, car j’étais payé pour obéir à ses ordres ; mais je ne prenais pas la peine de lui dissimuler que je le perçais à jour, et le raillais quelquefois en face.

 

– Je finirai par croire que vous êtes le diable et moi Michael Scott, lui dis-je un matin. Voilà que j’ai jeté un pont sur la Tweed et séparé les Eildons ; et maintenant vous me mettez à filer la corde de sable.

 

Il me considéra de ses yeux luisants, puis les détourna en remuant les lèvres, mais sans parler.

 

– Bon, bon, Mylord, dis-je, votre volonté est mon plaisir. Je recopierai ceci pour la quatrième fois ; mais je vous prierais d’inventer une nouvelle besogne pour demain ; car, ma foi, je suis las de celle-ci.

 

– Vous ne savez pas ce que vous dites, répliqua Mylord, en mettant son chapeau et me tournant le dos. C’est une chose singulière que vous preniez ainsi plaisir à me tourmenter. Un ami… mais il ne s’agit pas de cela. C’est une chose singulière. Je suis un homme que le mauvais sort n’a cessé de poursuivre. Je suis entouré de trames. Je ne fais que rencontrer des embûches. Le monde entier est ligué contre moi.

 

– Je ne raconterais pas de telles absurdités, si j’étais vous, dis-je ; mais je vais vous dire ce que je ferais. – Je me plongerais la tête dans l’eau froide, car vous avez bu la nuit dernière plus que vous n’en pouvez supporter.

 

– Croyez-vous ? dit-il, d’un air vivement intéressé. Cela me ferait du bien ? Je ne l’ai jamais essayé.

 

– Je me rappelle le temps où vous n’aviez pas besoin d’essayer, et je souhaite, Mylord, qu’il revienne. Mais la vérité est que si vous continuez ces excès, ils finiront par vous causer du désagrément.

 

– Il me semble que je ne supporte plus la boisson comme autrefois, dit Mylord. Je suis dompté par elle, Mackellar. Mais je ferai plus attention.

 

– C’est ce dont je vous prierais, répliquai-je. Il faut vous souvenir que vous êtes le père de Mr. Alexander : faites donc en sorte que l’enfant reçoive de vous un nom sans tache.

 

– Oui, oui, dit-il, vous êtes un homme de sens, Mackellar, et avez longtemps été à mon service. Mais je crois que vous n’avez plus rien à me dire ? ajouta-t-il, avec cette vivacité ardente et puérile qui lui était devenue si familière.

 

– Non, Mylord, plus rien, dis-je, assez sèchement.

 

– Alors, je m’en vais, dit Mylord, continuant à me regarder, tambourinant sur son chapeau qu’il avait retiré de nouveau. Je suppose que vous n’aurez pas à sortir. Non ? Je dois voir Sir William Johnson, mais je me tiendrai sur mes gardes. – Il resta une minute silencieux, puis, souriant : – Vous rappelez-vous cet endroit, Mackellar, – un peu avant Engles, – où le torrent coule très encaissé sous un bois de hêtres ? Je me rappelle y avoir été dans ma jeunesse – mon Dieu ! cela me fait l’effet d’une vieille ballade – j’étais à la pêche, et j’avais pris beaucoup de poisson. Oh ! j’étais heureux, alors. Je me demande, Mackellar, pourquoi je ne suis plus heureux, à présent ?

 

– Mylord, dis-je, si vous buviez avec plus de modération, vous pourriez le redevenir. C’est un vieux dicton que la bouteille est mauvaise consolatrice.

 

– Sans doute, dit-il, sans doute. Eh bien, je crois que je m’en vais.

 

– Au revoir, Mylord, dis-je.

 

– Au revoir, au revoir, dit-il. Et il sortit enfin de l’appartement.

 

J’offre ici comme un bon échantillon de ce qu’était mon maître dans la matinée ; et j’aurai donné de lui une idée bien fausse si le lecteur ne s’aperçoit pas d’une déchéance notable. De voir cet homme ainsi tombé, de le savoir accepté de ses compagnons comme un pauvre biberon hébété, bienvenu (s’il l’était) par simple considération de son titre ; et de me rappeler les vertus qu’il déployait jadis contre d’analogues revers de fortune, – n’était-ce pas irritant et aussi humiliant ?

 

Une fois dans les vignes, il était plus excessif. Je ne rapporterai qu’une scène, survenue peu avant la fin, qui est aujourd’hui encore fortement imprimée dans ma mémoire, et qui à l’époque me remplit d’une sorte d’horreur.

 

J’étais au lit, tout éveillé, lorsque je l’entendis monter l’escalier en titubant et en chantant. Mylord n’avait pas le don musical : son frère possédait toutes les grâces de la famille ; aussi quand je parle de chanter, il faut entendre une sorte de mélopée élevée, intermédiaire à la diction et au chant. Il sort quelque chose d’analogue de la bouche des enfants qui n’ont pas encore appris à se contraindre ; venant d’un homme mûr, cela produisait un effet bizarre. Il ouvrit la porte avec des précautions bruyantes ; jeta un coup d’œil à l’intérieur, en abritant de la main sa bougie ; crut que je dormais ; entra, déposa son bougeoir sur la table, et ôta son chapeau. Je le voyais en plein ; une vive surexcitation fiévreuse bouillait dans ses veines, et il restait à sourire devant la bougie d’une façon contrainte. Puis il leva le bras, claqua des doigts, et se mit à se déshabiller. Ce faisant, il oublia ma présence, et reprit sa chanson ; et alors je compris les paroles. C’étaient celles d’une vieille complainte, « les deux corbeaux », indéfiniment répétées.

 

Et sur ses os dénudés

Le vent soufflera pour jamais.

 

J’ai dit qu’il n’avait pas l’oreille musicale. Il n’observait aucune règle déterminée pour le ton, sauf qu’il montrait plutôt une tendance au mode mineur ; mais ses frustes modulations exerçaient un pouvoir singulier sur la sensibilité, et, d’accord avec les mots, elles exprimaient sur un mode barbare les sentiments du chanteur. Il avait débuté d’une façon vive et déclamatoire ; puis cette verve intempestive tomba, ses notes acquirent plus d’émotion, et elles s’abaissèrent, pour finir, à un diapason plaintif dont le pathétique m’était quasi intolérable. Par degrés correspondants, l’alacrité initiale de ses gestes déclina, et quand son déshabillage en fut arrivé aux culottes, il s’assit au bord du lit et se mit à larmoyer. Je ne sais rien de moins respectable que les pleurs d’un ivrogne, et je me détournai avec irritation de cette triste vue.

 

Mais il s’était arrêté de lui-même (il faut croire) sur cette pente glissante d’égoïste complaisance, laquelle n’offre à un homme, démoralisé par les chagrins et les libations répétées, d’autre terme que l’épuisement. Ses larmes ne cessaient de couler, et il restait assis là, aux trois quarts nu, dans l’air froid de la chambre. Je m’accusais tour à tour d’inhumanité et de faiblesse sentimentale, tantôt à demi relevé dans mon lit pour intervenir, tantôt m’exhortant à l’indifférence et invoquant le sommeil. Tout à coup, le quantum mutatus ab illo[44] me frappa l’esprit ; et rappelant à ma mémoire sa sagesse, sa constance et sa patience d’autrefois, je fus pris d’une pitié quasi désespérée, moins pour mon maître que pour les fils de l’homme.

 

Aussitôt je bondis de ma place, m’approchai de lui et posai ma main sur son épaule nue, qui était froide comme pierre. Il leva vers moi son visage tout gonflé et marqué de larmes comme celui d’un enfant. À cette vue, mon irritation se raviva en partie.

 

– Rougissez donc de vous-même, dis-je. Votre conduite est puérile. Je serais moi aussi à renifler, si j’avais voulu m’emplir l’estomac de vin. Mais je me suis couché en homme sobre. Allons, couchez-vous aussi, et terminez cette pitoyable comédie.

 

– Oh ! Mackellar, dit-il, j’ai le cœur navré !

 

– Navré ? Il y a de quoi, je pense. Quelles paroles chantiez-vous quand vous êtes rentré ? Ayez pitié de votre prochain, il pourra être question de pitié pour vous. Peu importe que vous soyez l’un ou l’autre, mais je ne suis pas partisan des à-moitié. Si vous voulez frapper, faites-le ; et si vous êtes un mouton, bêlez.

 

– C’est cela, s’écria-t-il soudain ; c’est cela, frapper ! voilà qui est parler ! Ami, j’ai supporté cela trop longtemps. Mais puisqu’on s’en prend à mon enfant, puisque le petit est menacé, – (sa vigueur passagère retomba) – mon petit Alexander ! – et ses larmes coulèrent de nouveau.

 

Je le saisis par les épaules et le secouai.

 

– Alexander ! dis-je. Pensez-vous jamais à lui ? Mais non ! Examinez-vous en brave, et vous verrez que vous vous leurrez vous-même. Femme, ami, enfant sont également oubliés, et vous êtes enseveli dans un égoïsme opaque.

 

– Mackellar, dit-il, avec un surprenant retour à sa manière et à son aspect d’autrefois, vous pourrez dire ce que vous voudrez de moi, mais il y a une chose que je ne fus jamais… je ne fus jamais égoïste.

 

– Je vais vous ouvrir les yeux malgré vous, dis-je. Depuis combien de temps sommes-nous ici ? Et combien de lettres avez-vous écrites à votre famille ? C’est la première fois, je pense, que vous en êtes séparé : avez-vous écrit du tout ? Savent-ils si vous êtes mort ou vivant ?

 

Je n’avais mis aucun ménagement à cette attaque : elle le rendit à sa noblesse primitive ; ses larmes s’arrêtèrent ; il me remercia, me dit ses regrets, se coucha, et s’endormit bientôt profondément. À peine levé, le lendemain matin, il s’attabla pour commencer une lettre à Mylady : lettre pleine de tendresse, mais qu’il n’acheva jamais. Car toutes communications avec New York se faisaient par mon entremise, et on a pu voir que c’était là une tâche ingrate. Quoi dire à ma maîtresse, et en quels termes, et jusqu’à quel point pousser le mensonge et la cruauté, – ces problèmes m’empêchaient souvent de dormir.

 

Cependant, Mylord attendait avec une impatience croissante les nouvelles de ses complices. Harris, sans doute, lui avait promis de faire diligence ; le temps était déjà plus que passé de recevoir un mot de lui ; et l’attente est mauvaise conseillère chez un homme d’intelligence débilitée. La pensée de Mylord, dans cet intervalle, ne fut occupée qu’à suivre à travers le désert cette expédition dont la réussite lui importait si fort. Il évoquait sans cesse leur campement, leur avance, les aspects de la contrée, la perpétration suivant mille modes divers du même acte affreux, et le spectacle consécutif des os du Maître épars dans le vent. Ces méditations cachées et criminelles, je les voyais continuellement surgir dans sa conversation, comme des lapins hors de leurs trous. Et il n’est guère étonnant que le théâtre de sa méditation exerçât peu à peu sur lui une attraction physique.

 

On sait quel prétexte il invoqua. Sir William Johnson avait une mission diplomatique à remplir dans ces parages ; et Mylord et moi (par curiosité, soi-disant) partîmes en sa compagnie. Sir William était bien accompagné et libéralement fourni. Des chasseurs nous apportaient du gibier, chaque jour on pêchait du poisson pour nous dans les rivières, et le brandy coulait comme de l’eau. Nous marchions le jour et dressions notre camp pour la nuit, à la manière militaire ; on plaçait des sentinelles ; chacun avait ses fonctions désignées ; et Sir William était le centre où tout aboutissait. Cette expédition offrait maints détails qui eussent, en autre temps, été susceptibles de m’intéresser ; mais, pour notre malheur, la saison était des plus rudes, le ciel d’abord pur, mais les nuits glacées dès le début. Un vent douloureusement coupant soufflait presque sans arrêt, et nous étions assis dans le bateau avec des ongles bleuis, et la nuit, cependant que nous nous rôtissions la figure au feu, nos habits semblaient de papier sur notre dos. Une effroyable solitude environnait nos pas ; la terre était absolument désertée, nulle fumée de feux, et, à part un unique bateau de marchands le deuxième jour, nulle rencontre de voyageurs. À vrai dire, il était tard en saison, mais cet abandon émut Sir William lui-même ; et je l’ai ouï plus d’une fois exprimer son inquiétude. « Je crains d’arriver trop tard ; ils doivent avoir déterré la hache », disait-il ; et les événements nous prouvèrent qu’il avait raisonné juste.

 

Je ne saurais dépeindre l’accablement de mon âme durant ce voyage. Je ne suis pas de ces esprits amoureux du nouveau ; voir l’hiver approcher et me trouver perdu si loin de toute habitation, cela m’oppressait comme un cauchemar ; il me semblait presque braver la puissance divine ; et cette idée, qui, je suppose, me classe parmi les lâches, s’aggravait encore de ma connaissance secrète du but que nous poursuivions. J’étais d’ailleurs accaparé par mes devoirs envers Sir William, que j’avais la corvée de distraire ; car Mylord était perdu dans un état voisin du somnambulisme, promenant sur la forêt un œil hagard, dormant à peine, et ne prononçant quelquefois pas vingt mots de la journée. Ce qu’il disait signifiait encore quelque chose ; mais cela concernait presque inévitablement cette troupe qu’il guettait avec une obstination démente. Il répétait souvent à Sir William, et toujours comme s’il s’agissait d’une nouveauté, qu’il avait « un frère quelque part dans la forêt », et il lui demandait si les sentinelles eussent l’ordre de « s’informer de lui ». « J’attends avec impatience des nouvelles de mon frère », disait-il. Et parfois, en cours de route, il se figurait apercevoir un canot au loin sur le fleuve, ou un camp sur la rive, et il montrait une agitation fébrile. Il était impossible que Sir William ne fût pas frappé de ces bizarreries ; et à la fin, il me prit à part et me découvrit ses inquiétudes. Je me touchai le front en branlant la tête ; trop heureux de nous ménager un témoignage en cas de scandale possible.

 

– Mais alors, s’écria Sir William, est-il prudent de le laisser en liberté ?

 

– Ceux qui le connaissent mieux, dis-je, sont persuadés qu’il a besoin de distraction.

 

– Bien, bien, répondit Sir William, cela ne me regarde pas. Mais si j’avais su, vous ne seriez pas ici.

 

Notre avance parmi cette contrée sauvage s’était poursuivie une semaine environ sans encombre, lorsqu’un soir le camp fut établi en un lieu où le fleuve coulait entre de hautes montagnes revêtues de bois. On alluma les feux sur un terrain plat de la rive ; puis l’on soupa et l’on se coucha comme à l’ordinaire. La nuit était d’un froid meurtrier ; la constriction du gel me saisissait et me mordait à travers mes couvertures, au point que la douleur me tint éveillé ; et je fus de nouveau sur pied dès avant la pointe du jour, m’accroupissant auprès des feux, ou trottant çà et là au bord du fleuve, pour combattre l’engourdissement de mes membres. À la fin, l’aube se leva sur la blancheur des bois et des montagnes, et je vis les dormeurs roulés dans leurs, sacs de couchage, et le fleuve tumultueux bouillonnant parmi des épieux de glace. Je restais à regarder autour de moi, serré dans mon gros paletot de fourrure de bison, et mon haleine fumant de mes narines gercées, lorsque, soudain, un singulier cri d’angoisse s’éleva de la lisière du bois. Les sentinelles y répondirent, les dormeurs se levèrent d’un bond ; quelqu’un pointa l’index, les autres suivirent des yeux la direction indiquée, et là, sur la lisière de la forêt, entre deux arbres, nous vîmes un homme qui tendait les deux bras, comme en extase. L’instant d’après il se mit à courir vers nous, tomba sur ses genoux à l’entrée du camp, et fondit en larmes. C’était John Mountain, le trafiquant, échappé aux affreux périls ; et son premier mot, quand il recouvra la parole, fut pour demander si nous avions vu Secundra Dass.

 

– Vu quoi ? s’écria Sir William.

 

– Non, dis-je, nous ne l’avons pas vu. Pourquoi ?

 

– Pas vu ? dit Mountain. Alors, c’était moi qui avais raison.

 

Et il porta la main à son front.

 

– Mais quoi donc, en ce cas, le fait retourner en arrière ? cria-t-il. Qu’est-ce qui le ramène au milieu des cadavres ? Il y a là-dessous quelque maudit mystère.

 

Cette phrase excita vivement notre curiosité, mais je ferai mieux de raconter ici les événements selon leur ordre chronologique.

 

Voici une narration que j’ai puisée à trois sources différentes, qui ne concordent pas de tous points :

 

1° Une déposition par écrit de Mountain, où les faits criminels sont habilement déguisés ;

 

2° Deux conversations avec Secundra Dass ;

 

3° Plusieurs conversations avec Mountain lui-même, dans lesquelles il voulut bien se montrer entièrement franc ; car à vrai dire il me croyait de complicité.

 

 

Récit de Mountain le Trafiquant

 

L’équipage qui remonta le fleuve sous le double commandement du capitaine Harris et du Maître comptait en tout neuf personnes, dont il n’était pas une (à l’exception de Secundra Dass) qui n’eût mérité l’échafaud. Depuis Harris jusqu’au dernier, les voyageurs étaient bien connus dans cette colonie pour de parfaits et sanguinaires mécréants ; plusieurs réputés pirates, les autres fraudeurs de rhum ; tous fanfarons et ivrognes ; tous dignes associés, tous s’embarquant à la fois sans remords dans ce dessein perfide et meurtrier. Je ne pense pas qu’il y eut beaucoup de discipline établie ou un capitaine bien déterminé dans la bande ; mais Harris et quatre autres, Mountain lui-même, deux Écossais – Pinkerton et Hastie – et un nommé Hicks, savetier ivrogne, après une délibération en commun, fixèrent la route à suivre. Au point de vue matériel, ils étaient assez bien approvisionnés ; et le Maître en particulier s’était muni d’une tente afin de pouvoir s’isoler et s’abriter un peu.

 

Ce minime privilège indisposa contre lui les esprits de ses compagnons. Mais il était d’ailleurs dans une position si entièrement fausse (et voire absurde) que son habitude du commandement et sa faculté de plaire étaient rendues inutiles. Aux yeux de tous, à part Secundra Dass, il faisait figure de vulgaire dupe et de victime désignée, allant inconsciemment à la mort ; toutefois, il ne pouvait que se croire l’organisateur et le chef de l’expédition ; c’était en cette qualité qu’il agissait ; mais au moindre signe d’autorité ou de hauteur de sa part, ses imposteurs riaient sous cape. J’étais si habitué à le voir et à l’imaginer dans un rôle autoritaire et hautain que j’étais peiné et que je rougissais presque de songer à sa position au cours de ce voyage. Tarda-t-il lui-même à en acquérir le premier soupçon, je ne sais ; mais ce ne fut pas tout de suite, et la troupe s’était enfoncée dans le désert hors de portée de tout secours, sans qu’il s’éveillât pleinement à la réalité.

 

Voici comment le fait se produisit. Harris et quelques autres s’étaient retirés à part dans les bois pour délibérer, quand ils furent mis en éveil par un froissement dans les buissons. Ils étaient tous accoutumés aux ruses de la guerre indienne. Mountain avait non seulement vécu et chassé, mais combattu et gagné quelque réputation parmi les sauvages. Il savait se glisser à travers bois sans bruit, et suivre une piste comme un chien ; et à l’occasion de cette alerte, il fut député par les autres pour sonder le fourré. Il acquit bien vite la certitude qu’un homme se mouvait dans son voisinage immédiat, avec précaution mais sans art, parmi les feuilles et les branches ; et arrivé à un endroit avantageux, il découvrit Secundra Dass qui rampait activement dans la direction opposée, en jetant derrière lui des regards furtifs. À cette vue, il demeura indécis entre le rire et la colère ; et ses complices, lorsqu’il fut revenu leur conter la chose, se trouvèrent dans la même incertitude. On n’avait plus à craindre une embuscade indienne ; mais d’autre part, puisque Secundra Dass se mettait en peine de les épier, il était bien probable qu’il savait l’anglais, et s’il savait l’anglais, il était certain que tous leurs projets se trouvaient connus du Maître. La situation était bizarre. En effet, si Secundra Dass savait et cachait qu’il savait l’anglais, Harris était familiarisé avec plusieurs langues de l’Inde, et comme ses aventures dans cette partie du monde n’avaient été rien moins que recommandables, il n’avait pas jugé utile de mentionner la chose. Chaque côté avait donc ainsi son trou de vrille sur les délibérations de l’autre. Les conspirateurs, aussitôt que cet avantage leur eut été exposé, retournèrent au camp ; Harris, entendant que l’Hindou était une fois de plus chambré avec son maître, se glissa jusque derrière la tente ; et les autres, assis à fumer autour du feu, attendirent impatiemment son rapport. Lorsqu’il revint enfin, son visage était sombre. Il en avait vu assez pour confirmer les pires de ses soupçons. Secundra Dass connaissait bien l’anglais ; il les avait durant plusieurs jours suivis et épiés ; le Maître était à cette heure informé de tout le complot, et tous deux se proposaient pour le lendemain de s’écarter de la troupe à un portage et de s’enfoncer au hasard dans les bois ; préférant tous les risques de la famine, des bêtes féroces et des sauvages, à leur position au milieu de traîtres. Que faire, donc ? Les uns étaient d’avis de massacrer le Maître sur-le-champ ; mais Harris leur affirma que ce serait là un crime sans profit, puisque le secret du trésor périrait avec celui qui l’avait enterré. D’autres voulaient abandonner l’entreprise et regagner New York ; mais le mot prestigieux de trésor, et le souvenir de la longue route déjà parcourue, en dissuada la majorité. J’imagine que c’étaient pour la plupart des cervelles épaisses. Harris, il est vrai, avait quelques talents, Mountain n’était pas bête, Hastie avait reçu quelque éducation ; mais ces trois-là eux-mêmes avaient manifestement raté leur vie, et les autres étaient la lie des ruffians coloniaux. La conclusion où ils en vinrent, finalement, fut donc le simple résultat de la cupidité et de l’espoir plutôt que de la raison. On allait temporiser, se tenir sur ses gardes et surveiller le Maître, se taire désormais et ne plus offrir d’aliment à ses soupçons, et s’en remettre entièrement (si j’ai bien compris) à la chance que leur victime fût aussi cupide et déraisonnable qu’eux-mêmes, et consentît, pour tout dire, à leur livrer sa vie et son trésor.

 

Deux fois au cours de la journée suivante, Secundra Dass et le Maître purent se figurer qu’ils leur avaient échappé ; et deux fois, ils se trouvèrent cernés. Le Maître, si ce n’est que la seconde fois il pâlit un peu, ne montra aucun symptôme de découragement, s’excusa de la maladresse qui l’avait fait s’écarter, remercia comme d’un service ceux qui le recapturaient, et rejoignit la caravane avec toute sa vaillance et son entrain habituels. Mais il avait sûrement flairé quelque chose ; car dès lors lui et Secundra Dass ne se parlèrent plus qu’à l’oreille, et Harris écouta et grelotta en vain derrière la tente.

 

Le même soir, on annonça qu’il fallait abandonner les canots et continuer à pied, circonstance qui (en mettant fin à la confusion des portages) diminuait beaucoup les chances d’évasion.

 

À partir de ce moment il y eut entre les deux partis une lutte tacite, pour la vie d’un côté, pour le trésor de l’autre. Ils approchaient de cette région du désert où le Maître devait lui-même jouer le rôle de guide ; et, saisissant le prétexte, Harris et ses hommes le persécutaient en s’asseyant avec lui chaque soir autour du feu, et tâchant de le faire tomber dans quelque piège pour lui arracher des aveux. Laisser échapper son secret, il le savait bien, équivaudrait à signer son arrêt de mort ; d’autre part, il ne pouvait éluder leurs questions, et devait paraître les aider de tous ses moyens, sinon il avouait sa méfiance. Et cependant Harris m’affirme que le front de cet homme semblait exempt de soucis. Il s’asseyait au milieu de ces chacals, sa vie tenant à un cheveu, avec l’aise d’un hôte en belle humeur au coin de son feu ; il avait réponse à tout, – voire souvent réponse plaisante, esquivait les menaces, se dérobait aux insultes ; parlait, riait, écoutait, d’un air dégagé. Bref, il se conduisit de manière à désarmer les soupçons, et faillit ébranler leur certitude. En fait, Mountain m’avoua qu’ils auraient bientôt cessé de croire au récit du capitaine, et admis que leur victime désignée était dans une parfaite ignorance de leurs desseins, n’eût été le fait qu’il continuait (ingénieusement, il est vrai) à détourner leurs questions, et la preuve encore plus grande de ses efforts répétés pour leur échapper. Sa dernière tentative, qui provoqua le dénouement, je vais la raconter. Et d’abord, je dois dire que vers cette époque l’humeur des compagnons de Harris était devenue des plus mauvaises ; toute civilité était presque oubliée ; et sur un prétexte insignifiant, le Maître et Secundra avaient été dépouillés de leurs armes. De son côté, néanmoins, le couple menacé continuait à bien jouer la comédie de la confiance ; Secundra multipliait ses saluts, le Maître ses sourires ; et le dernier soir de la trêve, il avait même poussé la complaisance jusqu’à chanter pour divertir la compagnie. On observa aussi qu’il mangeait plus qu’à l’ordinaire et buvait copieusement, – non sans intention probable.

 

Bref, vers trois heures du matin, il sortit de sa tente, avec des plaintes et des gémissements, comme s’il souffrait d’indigestion. Secundra passa une heure à soigner devant tous son maître, qui finit par s’apaiser, et s’endormit sur le sol gelé derrière la tente. L’Indien, lui, rentra dans l’intérieur. Peu après, la sentinelle fut relevée ; on lui désigna le Maître, couché dans une de ces robes dites « buffalo » : et dès lors il ne cessa plus (a-t-il déclaré) d’avoir les yeux sur lui. Au point du jour, survint une bouffée de vent qui souleva un pan de la robe ; et en même temps le chapeau du Maître s’envola et alla retomber à quelques yards. La sentinelle, trouvant bizarre que le dormeur ne s’éveillât point, s’en approcha ; et l’instant d’après, avec un grand cri, elle annonçait au camp que le prisonnier s’était envolé. Il avait laissé derrière lui son Indien, qui faillit (dans le premier moment de surprise) payer de sa vie ce stratagème, et fut, en tout cas, cruellement maltraité ; mais Secundra, sous les menaces et les coups, s’obstina avec une fidélité singulière à jurer qu’il ne savait rien du plan de son maître, ce qui pouvait à la rigueur être vrai, ni de son évasion, ce qui était manifestement faux. Il ne restait donc plus aux conspirateurs qu’à s’en remettre du tout à l’habileté de Mountain. Il avait gelé la nuit ; le sol était très dur ; et, le soleil à peine levé, le dégel fut rapide. Mountain affirme hautement que peu d’hommes auraient suivi cette piste, et que moins encore (y compris les Indiens du pays) auraient pu la relever. Le Maître était déjà loin lorsque la poursuite prit le vent, et il dut cheminer avec une vélocité qui étonne, vu son peu d’accoutumance, car il était près de midi lorsque Mountain le découvrit. Dans cette conjoncture, le trafiquant était seul, tous ses compagnons le suivant, comme lui-même l’avait demandé, à plusieurs centaines de yards ; il savait le Maître désarmé ; il était en outre échauffé par l’exercice et le feu de la chasse ; et voyant sa proie si voisine, si dépourvue de défense, et visiblement fatiguée, il voulut se donner la gloriole d’effectuer la capture de sa propre main. Un pas ou deux encore l’amenèrent à l’orée d’une petite clairière ; le Maître était de l’autre côté, les bras croisés et assis le dos contre un gros roc. Il est possible que Mountain ait fait du bruit, il est certain, en tout cas, que le Maître releva la tête et fixa les yeux droit sur ce fourré où se cachait son persécuteur ; « je n’étais pas sûr qu’il me vît, raconte Mountain ; il regardait dans ma direction avec un air si résolu que tout mon courage s’échappa de moi comme le rhum s’échappe d’une bouteille. » Aussi, quand le Maître eut détourné les yeux, et sembla reprendre la méditation où il était plongé avant l’arrivée du trafiquant, Mountain se retira furtivement et retourna chercher l’aide de ses compagnons.

 

Et ici commence le chapitre des surprises, car l’éclaireur avait à peine informé les autres de sa découverte, et ils étaient encore à apprêter leurs armes pour tomber à la fois sur le fugitif, que lui-même s’avança au milieu d’eux, d’un pas tranquille et dégagé, les mains derrière le dos.

 

– Ah ! les camarades ! dit-il, en les voyant. La rencontre est heureuse. Retournons au camp.

 

Mountain n’avait pas parlé de sa faiblesse ni du regard déconcertant dirigé sur le fourré, de sorte que (pour les autres) son retour apparut spontané. Malgré cela, une rumeur s’éleva ; des blasphèmes éclatèrent, des poings furent brandis, et des canons de mousquets le menacèrent.

 

– Retournons au camp, dit le Maître. J’ai une explication à donner, mais il faut que vous soyez tous là. En attendant, mieux vaudrait relever ces armes, dont l’une ou l’autre pourrait si facilement partir, et emporter vos espérances de trésor. Il ne faut pas tuer, ajouta-t-il en souriant, l’oie aux œufs d’or.

 

Le prestige de sa supériorité se faisait sentir une fois de plus ; et la troupe, sans suivre un ordre déterminé, se mit en route vers le camp. Chemin faisant, il trouva l’occasion de dire quelques mots en particulier à Mountain.

 

– Vous êtes hardi, et fin, lui dit-il, mais je ne suis pas aussi certain que vous vous rendiez justice. J’aimerais vous voir considérer si vous ne feriez pas mieux, et voir s’il ne serait pas plus sûr, de me suivre, moi, au lieu de servir un aussi vulgaire bandit que Mr. Harris. Réfléchissez-y, conclut-il, en lui donnant une petite tape sur l’épaule, et ne vous pressez pas trop. Mort ou vif, vous trouverez qu’il ne fait pas bon se frotter à moi.

 

Quand on fut de retour au camp, où Harris et Pinkerton étaient restés à garder Secundra, tous deux se jetèrent sur le Maître comme des harpies, et furent démesurément surpris de s’entendre ordonner par leurs camarades de « reculer et d’écouter ce que le gentleman avait à dire ». Le Maître n’avait pas bronché devant leur assaut ; à cette preuve du terrain qu’il avait regagné, il ne trahit pas la moindre suffisance.

 

– Ne soyons pas si pressés, dit-il. Le repas d’abord et le discours public ensuite.

 

On fit donc un repas hâtif ; et aussitôt après, le Maître, appuyé sur un coude, entama son discours. Il parla longtemps, s’adressant à chacun (excepté Harris), trouvant pour chacun (avec la même exception) un mot de flatterie spéciale. Il les appela « honnêtes et hardis lurons », affirma n’avoir jamais vu plus joviale compagnie, besogne mieux faite, ou peines plus joyeusement supportées. « Mais alors, dit-il, si quelqu’un me demande pourquoi diable je me suis encouru, j’ai à peine besoin de répondre, car je crois que vous le savez tous très bien. Mais il y a autre chose que vous ne savez pas : c’est un point auquel j’arrive à présent, et où vous allez me prêter votre attention. Il y a un traître ici, un double traître ; c’est assez pour l’instant. Mais ici un autre gentleman viendra me demander : Pourquoi diable je suis revenu ? Eh bien, avant de répondre à cette question, j’en ai une à vous poser. Est-ce ce vil mâtin, ce Harris, qui parle hindoustani ? » s’écria-t-il en se relevant sur un genou et désignant l’homme en plein visage, avec un geste de menace indicible ; et puis, quand on lui eut répondu affirmativement : « Ah ! dit-il, voilà donc tous mes soupçons vérifiés, et j’ai bien fait de revenir. Maintenant, camarades, vous allez savoir la vérité pour la première fois. » Là-dessus, il s’embarqua dans une longue histoire, contée avec une adresse extraordinaire, comme quoi il avait depuis longtemps suspecté Harris, comment ses craintes s’étaient trouvées confirmées, et que Harris avait sans doute faussement rapporté ses conversations avec Secundra. Arrivé là, il tenta un coup d’audace, avec pleine réussite. « Vous vous figurez, je suppose, dit-il, que vous allez partager avec Harris ; vous vous figurez que vous veillerez vous-mêmes à la répartition. Vous ne croyez naturellement pas qu’un aussi plat gredin puisse vous flouer. Mais prenez garde ! Ces demi-crétins possèdent une espèce de ruse, comme le skuns a sa puanteur ; et ce vous sera peut-être une nouvelle de savoir que Harris a déjà pris soin de lui-même. Oui, pour lui la totalité du trésor est de l’argent trouvé. Vous, il vous faut le découvrir ou vous en passer. Mais lui a déjà été payé d’avance ; mon frère l’a payé pour me faire disparaître ; regardez-le, si vous en doutez, – regardez donc sa mine embarrassée de voleur pris sur le fait ! » Puis, cette heureuse impression produite, il raconta comme quoi il s’était échappé, puis ravisé, puis avait enfin pris son parti de revenir exposer la vérité devant la compagnie, et courir la chance avec eux tous encore une fois ; persuadé qu’il était de les voir déposer Harris sur-le-champ, et élire un autre chef. « Voilà toute la vérité, dit-il : et, à une seule exception près, je me remets absolument entre vos mains. Quelle est cette exception ? C’est l’homme que voilà assis là, cria-t-il, désignant de nouveau Harris ; cet homme qui doit mourir ! Les armes et les conditions me sont égales ; mettez-moi face à face avec lui, et ne me donneriez-vous autre chose qu’un bâton, en cinq minutes, je vous ferai voir une charogne en marmelade, bonne pour les chiens. »

 

Il faisait nuit noire quand il s’arrêta ; ils avaient écouté en un silence presque parfait, à peine si la lueur du feu permettait à chacun de juger de l’effet produit sur son voisin, persuasion ou condamnation. D’ailleurs, le Maître s’était mis à la place la mieux éclairée, pour faire converger tous les yeux sur son visage, – sans doute par un calcul prémédité. Le silence dura quelques minutes, puis on entama une discussion. Le Maître s’étendit à plat dos. Les mains croisées sous la nuque et un genou passé par-dessus l’autre, comme insoucieux du résultat. Et ici, je dois dire que son goût de la bravade l’emporta trop loin, et fit tort à sa cause. Du moins après avoir oscillé deux ou trois fois de part et d’autre, l’opinion se tourna finalement contre lui. Peut-être espérait-il renouveler l’aventure du bateau-pirate, et se voir élire, même à de dures conditions, comme chef ; et les choses allèrent si loin dans cette voie, que Mountain en fit nettement la proposition. Mais l’écueil sur lequel il échoua fut Hastie. On n’aimait guère ce garçon morose et lent, d’un caractère aigre et hargneux ; mais il avait étudié quelque temps pour être d’église au Collège d’Édimbourg, avant que son inconduite eût brisé sa carrière, et il se remémora dans cette circonstance, et appliqua ce qu’il avait appris. En fait, il n’en avait pas encore beaucoup dit, que le Maître se laissa négligemment rouler sur le côté, dans le but (pense Mountain) de cacher le désespoir qui envahissait ses traits. Hastie élimina la plus grande partie de ce qu’ils avaient entendu comme n’ayant rien à faire avec la question ; ce qu’ils voulaient, c’était le trésor. Tout ce qui concernait Harris pouvait bien être vrai, et on s’en occuperait en temps et lieu. Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec le trésor ? Ils avaient écouté un déluge de mots ; mais la simple vérité était que Mr. Durie avait une peur bleue, et qu’il s’était enfui à plusieurs reprises. Il était ici, – repris ou revenu de lui-même importait peu à Hastie : mais l’urgent était de mener l’affaire à terme. Quant à cette histoire de déposer et d’élire des capitaines, il espérait bien que tous ici étaient des hommes libres, et capables de se gouverner eux-mêmes. Tout cela n’était que poudre aux yeux, comme la proposition de combattre Harris. « Il ne combattra personne de ce camp, je vous le garantis, dit Hastie. Nous avons eu assez de difficulté à lui enlever ses armes, et nous serions de fiers imbéciles de les lui rendre. Mais si c’est de l’agrément que le gentleman désire, je lui en fournirai, plus peut-être qu’il n’en a envie. Car je n’ai aucunement l’intention de passer la fin de mes jours dans ces montagnes, je n’y suis resté déjà que trop ; et je propose qu’il vous dise immédiatement où est ce trésor, ou bien qu’il soit immédiatement passé par les armes. Et voici, ajouta-t-il, en montrant son pistolet, celle dont j’entends me servir. »

 

– Allons, vous êtes ce que j’appelle un homme, s’écria le Maître, en se mettant sur son séant et regardant l’orateur avec un air d’admiration.

 

– Je ne vous demande pas comment vous m’appelez, répliqua Hastie ; lequel des deux ?

 

– La question est oiseuse, dit le Maître. Nécessité fait loi. Le vrai est que nous sommes à portée de marche de l’endroit, et je vous y mènerai demain.

 

Là-dessus, comme si tout était conclu, et conclu exactement selon ses désirs, il regagna sa tente, où Secundra l’avait précédé.

 

Je ne puis repenser sans admiration à ces derniers tours et détours de mon vieil ennemi ; c’est à peine si quelque pitié se mêle à ce sentiment, si belle était sa vaillance, si hardi le front qu’il opposait à l’adversité. Même à cette heure, où il se voyait entièrement perdu, où il s’apercevait qu’il avait simplement changé d’ennemi, et abattu Harris pour susciter Hastie, aucune trace de faiblesse ne se révéla dans son attitude, et il rentra sous sa tente, déjà déterminé (faut-il croire) à affronter les redoutables hasards de son suprême expédient, avec la même expression d’aisance assurée et la même démarche gracieuse qu’il eût pu avoir en sortant du théâtre pour aller à un souper de beaux esprits. Mais au fond de lui-même, si nous avions pu y regarder, son âme voyait la mort.

 

Tôt dans la soirée, le bruit qu’il était malade se répandit dans le camp ; et tout au matin, il fit venir Hastie à son chevet pour lui demander d’un air inquiet s’il connaissait un peu de médecine. En fait, c’était à une fatuité de ce dieu tombé d’étudiant qu’il s’adressait habilement. Hastie l’examina ; et comme il était flatté, ignorant et très soupçonneux, il ne savait plus du tout si le Maître était malade ou simulait. Dans ce doute, il alla retrouver ses compagnons, et (nouvelle qui, de toute façon, lui donnerait plus d’importance) leur annonça que le patient était en bonne voie pour mourir.

 

– Malgré tout, ajouta-t-il avec un blasphème, et dût-il crever en chemin, il faut qu’il nous mène ce matin jusqu’à ce trésor.

 

Mais ils furent plusieurs dans le camp (Mountain entre autres) que cette brutalité révolta. Ils auraient vu pistoleter le Maître, ou lui auraient eux-mêmes brûlé la cervelle, sans ressentir la moindre pitié ; mais ils semblaient impressionnés par sa vaillante lutte et sa défaite non équivoque du soir précédent ; peut-être aussi commençaient-ils déjà l’opposition à leur nouveau chef ; en tout cas, ils se hâtèrent de déclarer que (si l’homme était malade) il aurait un jour de repos, quoi qu’en pût dire Hastie.

 

Le lundi matin, il était manifestement plus mal, et Hastie lui-même commença de montrer quelque souci d’humanité, car ce simple simulacre de doctorat suffisait à éveiller sa sympathie. Le troisième jour, le Maître fit venir Mountain et Hastie sous sa tente, leur annonça qu’il allait dormir, leur donna tous les détails concernant la position de la cache, et les pria de se mettre aussitôt en quête. Ils pourraient voir ainsi qu’il ne les trompait pas, et, le cas échéant, il serait à même de corriger leur erreur.

 

Mais alors s’éleva une difficulté sur laquelle il comptait sans doute. Aucun de ces hommes ne se fiait aux autres, aucun ne consentirait à rester en arrière. D’autre part, encore que le Maître semblât extrêmement bas, que sa parole fût réduite à un murmure, et qu’il fût la plupart du temps sans connaissance, il se pouvait à la rigueur que sa maladie fût feinte ; et si tous partaient à la chasse au trésor, ils pourraient bien être partis « chasser l’oie sauvage », et trouver au retour leur prisonnier envolé. On résolut donc, invoquant la sympathie, de ne pas s’éloigner, et à coup sûr nos sentiments sont si complexes, que plusieurs étaient sincèrement (sinon profondément) affectés de voir ainsi en danger de mort l’homme qu’ils avaient froidement résolu d’assassiner. Dans l’après-midi, Hastie fut appelé auprès de sa couche pour prier ; ce qu’il fit (tout incroyable que cela puisse paraître) avec onction ; vers huit heures du soir, les lamentations de Secundra leur apprirent que tout était fini ; et avant dix, l’Indien, à la clarté d’une torche fichée dans le sol, se mettait à creuser la tombe. Le jour suivant, à son lever, éclaira les funérailles du Maître, auxquelles tout le monde prit part avec le plus décent maintien ; et le corps fut mis en terre, enveloppé d’une robe de fourrure, la face découverte. Celle-ci était d’une pâleur de cire, et les narines étaient bouchées conformément à quelque rite oriental de Secundra. La tombe ne fut pas plus tôt comblée que les lamentations de l’Indien répandirent de nouveau la tristesse dans tous les cœurs ; et il paraît que cette bande de meurtriers, bien loin d’être agacés par ces clameurs, toutes pénibles qu’elles fussent et (dans cette région) préjudiciables à leur sûreté, s’efforcèrent rudement mais amicalement de le consoler.

 

Mais si la nature humaine est à l’occasion tendre jusque chez les pires individus, elle est aussi avant tout cupide, et ils laissèrent bientôt Secundra à son chagrin pour s’occuper de leurs intérêts. La cache du trésor étant toute proche, quoique non encore découverte, on résolut de ne pas lever le camp ; et le jour se passa, de la part des voyageurs, en vaines explorations dans les bois, cependant que Secundra gisait sur la tombe de son maître. Cette nuit-là, ils n’établirent pas de sentinelles, mais restèrent couchés alentour du feu à la façon coutumière des hommes des bois, les têtes tournées en dehors, comme les rayons d’une roue. Le matin les trouva dans la même disposition ; toutefois, Pinkerton, qui était à la droite de Mountain, entre celui-ci et Hastie, avait été (durant les heures d’obscurité) secrètement égorgé, et il gisait là, encore drapé, quant au corps, dans son manteau, mais offrant, plus haut, le spectacle abominable et affreux d’un crâne scalpé. Toute la bande était ce matin-là aussi pâle qu’une troupe de spectres, car l’obstination des Indiens à la guerre ou, pour parler plus correctement, à l’assassinat, était bien connue de tous. Mais ils en attribuaient la principale responsabilité à leur défaut de sentinelles, et, enflammés par le voisinage du trésor, ils se résolurent à demeurer où ils étaient. Pinkerton fut enterré non loin du maître ; les survivants passèrent encore ce jour-là en explorations, et s’en revinrent d’une humeur mêlée d’angoisse et d’espoir, étant presque assurés de toucher au but de leurs recherches, et se trouvant par ailleurs (avec le retour de l’obscurité) envahis par la crainte des Indiens. Mountain monta la première garde ; il affirme ne s’être pas endormi ni assis, et avoir veillé avec un soin continuel et soutenu, et ce fut même d’un cœur léger que (voyant aux étoiles que l’heure était venue) il s’approcha du feu pour éveiller son remplaçant. Celui-ci (Hicks le savetier) dormait du côté sous le vent du cercle, un peu plus loin donc que ceux au vent, et en une place obscurcie par les tourbillons de fumée. Mountain se pencha vers lui et le secoua par l’épaule ; sa main rencontra une humidité visqueuse ; et (comme le vent tournait juste alors) la clarté du feu se répandit sur le dormeur et fit voir qu’il était, comme Pinkerton, mort et scalpé.

 

Ils étaient évidemment tombés entre les mains d’un de ces Indiens partisans et sans chefs, qui suivent parfois une troupe durant des jours, et, en dépit de marches forcées et d’une surveillance assidue, ne cesseront de se tenir à sa hauteur et de prélever un scalp à chaque lieu de repos. Après cette découverte, les chercheurs de trésor, déjà réduits à une pauvre demi-douzaine, furent pris de panique, s’emparèrent de quelques objets indispensables, et, abandonnant le reste de leurs effets, plongèrent tout droit dans la forêt. Ils laissèrent leur feu brûler auprès de leur camarade mort sans sépulture. Tout le jour ils ne cessèrent de fuir, mangeant sans s’arrêter, de la main à la bouche, et comme ils n’osaient dormir, ils continuèrent d’avancer, au hasard, même pendant les heures d’obscurité. Mais les limites de l’endurance humaine sont vite atteintes ; quand ils se reposèrent à la fin, ce fut pour s’endormir profondément ; et quand ils se réveillèrent, ce fut pour découvrir que leur ennemi était toujours sur leurs talons, et que la mort et la mutilation avaient une fois de plus atteint et défiguré un de leurs camarades.

 

Alors ils perdirent la tête. Ils se trouvaient égarés dans le désert, leurs provisions s’épuisaient. Quant au détail de leurs maux ultérieurs, je l’épargne au lecteur de ce récit déjà trop prolongé. Il suffit de dire que lorsque à la fin une nuit se fut passée sans malheur et qu’ils respirèrent de nouveau, dans l’espoir que l’assassin avait abandonné la poursuite, Secundra et Mountain se trouvaient seuls. Le trafiquant est intimement persuadé que leur invisible ennemi était un guerrier de sa connaissance, qui l’avait épargné par faveur. Que cette grâce s’étendît à Secundra, il l’explique par l’hypothèse que l’Oriental passait pour insensé ; à cause d’abord que, au milieu des horreurs de la fuite et alors que les autres jetaient armes et vivres, Secundra ne cessa de marcher courbé sous le poids d’une pioche ; ensuite parce, dans les derniers jours, et avec une volubilité extrême, il se parlait sans arrêt à lui-même dans sa propre langue. Mais il avait toute sa raison quand il revenait à l’anglais.

 

– Vous croire il sera parti tout à fait ? demanda-t-il, lorsqu’ils se furent si heureusement éveillés sains et saufs.

 

– Je prie Dieu qu’il en soit ainsi, je crois, j’espère qu’il en est bien ainsi, avait répliqué Mountain de façon presque incohérente quand il me décrivit la scène.

 

Et en fait il était démoralisé au point que jusqu’à cette heure où il nous rencontra, le lendemain matin, il se demandait s’il n’avait pas rêvé, ou si c’était bien un fait, que Secundra, aussitôt après cette réponse et sans dire un mot de plus, était retourné sur ses pas, face à ces solitudes de l’hiver et de la faim, par un chemin dont chaque étape avait pour jalon un cadavre mutilé.

 

XII

L’expédition dans le désert (Suite)


 

Lorsqu’il fit ce récit devant Sir William Johnson et Mylord, Mountain avait, naturellement, supprimé les détails ci-dessus, et présentait l’expédition comme s’étant déroulée sans incident, jusqu’à la maladie du Maître. Mais la dernière partie fut évoquée avec force, tandis que le narrateur frémissait visiblement à rappeler ses souvenirs ; et grâce à notre situation, là, sur la limite même du Désert, grâce aux intérêts privés de chacun, il avait un auditoire tout disposé à partager ses émotions. Car le récit de Mountain non seulement changea la face du monde pour Mylord Durrisdeer, mais modifia positivement les projets de Sir William.

 

Ces projets, il me semble que je dois les exposer au lecteur. Des bruits d’une origine suspecte avaient couru dans Albany ; on parlait d’hostilités prêtes à éclater, et le diplomate indien s’était en conséquence hâtivement mis en marche à travers les solitudes, malgré l’approche de l’hiver, pour couper le mal dans sa racine. Or, ici, sur les frontières, il apprenait qu’il était venu trop tard ; et un choix difficile s’offrait à un homme (tout compte fait) guère plus hardi que prudent. Son attitude vis-à-vis des braves peinturlurés est comparable à celle de Mylord Président Culloden au milieu des chefs de nos Highlands, en 45 ; c’est-à-dire qu’il était à peu près, pour ces hommes, un simple porte-voix, et que les conseils de paix et de modération, s’ils devaient du tout prévaloir, ne le pouvaient que par son influence. Si donc il s’en retournait, la province serait ouverte à toutes les abominables tragédies de la guerre indienne, – maisons incendiées, voyageurs égorgés, et les hommes des bois prélèveraient leur répugnant tribut de scalps humains. D’autre part, s’avancer trop loin dans le nord, risquer une si faible troupe dans le désert, porter des paroles de paix chez des sauvages belliqueux se réjouissant déjà de reprendre la guerre : cette extrémité, on le conçoit fort aisément, répugnait à son esprit.

 

– Je suis venu trop tard, répéta-t-il coup sur coup, et, absorbé dans ses réflexions, il se prit la tête à deux mains, en battant du pied sur le sol.

 

À la fin il releva la tête et nous regarda, c’est-à-dire Mylord, Mountain et moi, assis autour d’un petit feu que nous avions allumé dans un coin du camp, afin d’être seuls.

 

– Mylord, à parler franchement, je vous avouerai mon indécision. Je crois tout à fait nécessaire de pousser de l’avant, mais pas du tout convenable d’avoir plus longtemps le plaisir de votre société. Nous sommes encore ici au bord du fleuve, et j’estime que le risque n’est pas grand vers le sud. Ne voulez-vous pas, vous et Mr. Mackellar, prendre un bateau avec son équipage et vous en retourner à Albany ?

 

Mylord avait écouté Sir William avec une attention qui faisait peine à voir, et, quand il eut fini de parler, il sembla perdu dans un songe. Il y avait dans son regard quelque chose de très troublant, quelque chose à mes yeux de non entièrement humain ; son visage était émacié, hâlé, vieilli, la bouche douloureuse, découvrant les dents par un rictus continuel, et l’iris de ses yeux nageait sans toucher aux paupières sur le champ du blanc injecté. Moi-même je ne pouvais le voir sans éprouver cette irritation sourde que nous inspire trop souvent, plus que tout autre sentiment, la maladie de ceux qui nous sont chers. Les autres, je m’en apercevais bien, étaient presque incapables de supporter sa proximité : Sir William évitait son contact, Mountain fuyait son regard, ou bien, s’il le rencontrait, blêmissait et s’interrompait dans son récit. Interpellé de la sorte, néanmoins, Mylord parut se ressaisir.

 

– À Albany ? dit-il, d’une voix naturelle.

 

– Jusqu’aux environs, du moins, répondit Sir William. Vous ne seriez pas en sûreté avant.

 

– Je suis très peu désireux de m’en retourner, dit Mylord. Je n’ai pas peur… des Indiens, ajouta-t-il en tressaillant.

 

– Je voudrais pouvoir en dire autant, reprit Sir William avec un sourire ; et cependant, s’il y avait quelqu’un à même de le dire, ce serait bien moi. Mais vous devez considérer ma responsabilité, et aussi que ce voyage est à présent devenu des plus dangereux, et que votre affaire – si toutefois vous en aviez une – est arrivée à sa conclusion par la triste nouvelle de famille que vous avez reçue. Je n’ai donc plus guère le droit de vous laisser poursuivre, et je courrais le risque d’être blâmé s’il devait survenir quelque aventure regrettable.

 

Mylord se tourna vers Mountain.

 

– De quoi donc a-t-il fait semblant de mourir ? demanda-t-il.

 

– Je n’entends pas Votre Honneur, dit le trafiquant, d’un air très troublé en s’interrompant de soigner des engelures cruelles.

 

Pendant quelques minutes, Mylord sembla tout déconcerté ; et puis non sans irritation :

 

– Je vous demande de quoi il est mort. La question est claire, je pense.

 

– Oh, je ne sais pas, dit Mountain. Hastie même l’ignorait. Sa maladie a paru lui venir naturellement, et il a trépassé.

 

– Là ! vous voyez bien ! conclut Mylord, en se tournant vers Sir William.

 

– Votre Seigneurie est trop profonde pour moi, répliqua Sir William.

 

– Pourtant, dit Mylord, c’est une affaire de succession ; le titre de mon fils peut être révoqué en doute ; et si personne ne peut dire de quoi cet homme est mort, il y a là matière à provoquer de graves soupçons.

 

– Mais, Dieu me damne ! cet homme est enterré, s’écria Sir William.

 

– C’est ce que je ne croirai jamais, répliqua Mylord, tremblant à faire peur. Je ne le croirai jamais, cria-t-il en se levant d’un bond. Avait-il l’air mort ? demanda-t-il à Mountain.

 

– L’air mort ? répéta le trafiquant. Il était tout blanc. Quoi ? qu’est-ce que vous croyez ? C’est moi, vous dis-je, moi qui ai jeté les pelletées sur lui.

 

Mylord agrippa de ses doigts contractures l’habit de Sir William :

 

– Cet homme passe pour être mon frère, dit-il, mais chacun sait bien qu’il n’est pas naturel.

 

– Pas naturel ? reprit Sir William, comment cela ?

 

– Il n’est pas de ce monde, chuchota Mylord, ni lui ni le diable noir son serviteur. Je lui ai passé mon sabre au travers du corps, s’écria-t-il ; j’en ai senti la garde résonner sur son bréchet, son sang chaud m’a jailli au visage, à plusieurs reprises, répéta-t-il avec un geste fou. – Mais il n’est pas mort pour si peu, dit-il. (Et je poussai moi-même un gros soupir). – Pourquoi irais-je maintenant le croire mort ?… Non, tant que je ne l’aurai pas vu décomposé.

 

Sir William me regarda de côté, la mine allongée. Mountain en oubliait ses blessures, et nous considérait, béant.

 

– Mylord, dis-je, je vous conjure de rassembler vos esprits. – Mais j’avais la gorge tellement sèche, et la tête si perdue, qu’il me fut impossible de rien ajouter.

 

– Non, dit Mylord, il n’est pas croyable qu’il me comprenne. Mackellar, oui, car il sait tout, et il l’a vu enterré déjà une fois. Ce Mackellar, Sir William, est un très bon serviteur pour moi ; il l’a enterré de ses propres mains – avec l’aide de mon père – à la lueur de deux flambeaux d’argent. Cet autre homme est un esprit familier : il l’a ramené du Coromandel. Je vous aurais conté tout cela depuis longtemps, Sir William, si ce n’avait été un secret de famille. – Ces dernières remarques furent faites avec un sérieux mélancolique, et il semblait que son égarement fût passé. – Vous pourrez comprendre vous-même ce que tout cela veut dire, reprit-il. Mon frère tombe malade, il meurt, et est enterré, voilà ce qu’on raconte ; et cela paraît tout simple. Mais pourquoi le familier retourne-t-il sur ses pas ? Vous voyez vous-même, je pense, que ce point demande un éclaircissement.

 

– Je serai à votre service, Mylord, dans une demi-minute, dit Sir William en se levant. Mr. Mackellar, deux mots à part. – Et il m’entraîna hors du camp. Le gel grinçait sous nos pas, les arbres nous entouraient, chargés de givre, comme cette nuit de la Grande-Charmille. – Bien entendu, tout cela est de la folie pure, dit Sir William, dès que nous fûmes hors de portée d’être entendus.

 

– Oui, assurément, il est fou. La chose est, je crois, manifeste.

 

– Vais-je le faire saisir et lier ? demanda Sir William. Je m’en remets à votre avis. Si tout cela est pur délire, il faut certainement le faire.

 

Je regardai le sol devant moi, puis le camp, avec ses jeux clairs et les gens qui nous considéraient, et puis, autour de moi, les bois et les montagnes. Il y avait une seule direction dans laquelle je ne pouvais regarder, celle de Sir William.

 

– Sir William, dis-je enfin, je crois que Mylord n’est pas dans son état normal, et je le crois depuis longtemps. Mais il y a des degrés dans la folie ; et si oui ou non il doit être enfermé, Sir William, je n’en suis pas bon juge.

 

– Je le serai, dit Sir William. Je demande des faits. Y avait-il dans tout ce jargon un seul mot de vérité ou de raison ? Vous hésitez ? demanda-t-il. Dois-je comprendre que vous avez déjà enterré ce gentleman auparavant ?

 

– Pas enterré, dis-je, puis reprenant enfin courage : – Sir William, dis-je, si je ne vous raconte pas d’abord une longue histoire, qui compromettrait une noble famille (et pas du tout moi), il m’est impossible de rendre l’affaire compréhensible pour vous. Dites un mot, et je la raconte, à tort ou à droit. Mais en tout cas, je puis vous dire sans scrupule que Mylord n’est pas aussi fou qu’il le semble. C’est là une affaire singulière, dont vous subissez malheureusement le contrecoup.

 

– Je n’ai aucune envie de savoir vos secrets, répondit Sir William ; mais je serai clair, et vous avouerai, quitte à être impoli, que ma présente société me procure peu d’agrément.

 

– Je serai le dernier à vous le reprocher, dis-je.

 

– Je ne vous demande ni blâme, ni louange, monsieur, répliqua Sir William. Je désire seulement être débarrassé de vous ; et à cet effet, je mets un bateau avec son équipage à votre disposition.

 

– L’offre est honnête, dis-je, après avoir réfléchi. Mais vous me permettrez de dire un mot contre elle. Nous sommes positivement curieux d’apprendre la vérité sur cette affaire, je le suis moi-même ; Mylord (c’est bien évident) ne l’est que trop. Le retour de l’Indien est une véritable énigme.

 

– Je le crois, moi aussi, interrompit Sir William ; et je propose (puisque je vais dans cette direction) de la sonder à fond. Que l’homme soit ou non retourné pour mourir sur la tombe de son maître, comme un chien, sa vie, du moins, est en danger, et je me propose de la sauver, si possible. Il n’y a rien à dire contre lui ?

 

– Rien, Sir William.

 

– Et l’autre ? J’ai entendu Mylord, c’est vrai ; mais d’après la fidélité de son serviteur, je dois supposer qu’il avait quelques nobles vertus.

 

– Ne demandez pas cela ! m’écriai-je. L’enfer peut avoir de nobles flammes. Je l’ai connu depuis vingt ans, et je l’ai toujours haï, et toujours admiré, et toujours redouté servilement.

 

– Il me semble que je pénètre dans vos secrets, dit Sir William ; croyez-moi, c’est sans le vouloir. Il me suffit de voir cette tombe, et, si possible, de sauver l’Indien. À ces conditions, persuaderez-vous à votre maître de retourner à Albany ?

 

– Sir William, je vous dirai ce qui en est. Vous ne voyez pas Mylord à son avantage ; il peut même vous sembler bizarre que je l’aime tant ; mais je l’aime, et je ne suis pas le seul. S’il s’en retourne à Albany, ce ne sera que par force, et ce retour est l’arrêt de mort de sa raison, et peut-être de sa vie. Telle est ma sincère conviction ; mais je suis entre vos mains, et prêt à vous obéir, si vous voulez assumer la responsabilité de donner un tel ordre.

 

– Je ne veux aucune part de responsabilité ; précisément tous mes efforts tendent à l’éviter, s’écria Sir William. Vous insistez pour suivre cette expédition ; ainsi soit-il ! Et je me lave les mains de toute l’affaire.

 

Ayant dit ces paroles, il fit volte-face, et donna l’ordre de lever le camp. Mylord, qui n’avait cessé de rôder autour de nous, s’approcha aussitôt de moi.

 

– Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.

 

– Vous aurez votre volonté, répondis-je. Vous allez voir la tombe. L’emplacement de la tombe du Maître fut, entre guides, aisément déterminé ; car elle se trouvait toute proche d’un des repères principaux du Désert, une certaine rangée de hauteurs, remarquables par leur forme et leur altitude, et où prenaient leur source maints torrents tributaires du lac Champlain, cette mer intérieure. Il était donc possible de couper tout droit dans cette direction, au lieu de remonter la piste sanglante des fugitifs ; et nous couvririons en quelque seize heures de marche une distance que leurs méandres affolés avaient allongée à plus de soixante. On laissa les bateaux sous bonne garde au bord du fleuve ; mais il était probable qu’au retour nous les trouverions pris dans les glaces ; et le petit équipement avec lequel nous entreprîmes notre expédition comprenait, outre une quantité de fourrures destinées à nous protéger du froid, un arsenal de raquettes pour nous rendre le voyage possible, lorsque tomberait la neige inévitable. Notre départ fut entouré des plus grandes précautions ; la marche conduite avec une sévérité militaire ; le camp nocturne soigneusement choisi et gardé. Ce fut une considération de cette espèce qui nous arrêta, le second jour, à quelques cents yards seulement de notre but : – la nuit allait tomber, le lieu où nous nous trouvions faisait un camp très convenable pour une troupe de notre importance ; bref, Sir William se détermina soudain à nous faire faire halte.

 

Devant nous s’élevait une haute chaîne de montagnes dont nous n’avions cessé tout le jour de nous rapprocher en ligne plus ou moins directe. Dès la première lueur de l’aube, leurs pics d’argent avaient été notre point de direction dans une forêt enchevêtrée et marécageuse, coupée de torrents farouches, et parsemée de rocs énormes ; – j’ai dit les pics d’argent, car déjà, sur les hauteurs, la neige tombait chaque nuit ; mais la forêt et les terrains bas ne subissaient que l’haleine du givre. Tout le jour, le ciel avait été chargé de sinistres vapeurs à travers lesquelles le soleil blafard luisait comme une pièce d’un shilling ; tout le jour, le vent nous souffla sur la joue gauche, sauvagement froid, mais très pur à respirer. Vers la fin de l’après-midi, toutefois, le vent tomba ; les nuages, faute de recevoir de nouveaux renforts, se dissipèrent ou se résorbèrent ; le soleil se coucha derrière nous avec une splendeur hivernale, et la blanche crête des montagnes se teignit de son mourant éclat.

 

Il faisait déjà noir quand nous eûmes à souper. On mangea en silence, et, le repas à peine terminé, Mylord s’esquiva d’auprès du feu et gagna les abords du camp, où je me hâtai de le suivre. Le camp était un lieu élevé, dominant un lac gelé de peut-être un mille dans sa plus grande dimension ; tout autour de nous, la forêt tapissait les creux et les hauteurs ; dans le ciel se dressaient les blanches montagnes ; et, au-dessus d’elles, la lune planait dans l’azur sombre. Il n’y avait pas un souffle d’air ; pas une feuille ne remuait ; et les bruits de notre camp étaient silenciés et absorbés par la paix environnante. À cette heure où le soleil et le vent avaient l’un et l’autre disparu, il semblait presque faire chaud comme un soir de juillet ; – singulière illusion des sens, alors que l’air, la terre et l’eau étaient pris et contractés par l’intensité du gel.

 

Mylord (ou l’être que je continuais à appeler de ce nom bien-aimé) se tenait debout, le coude dans une main, le menton dans l’autre, considérant devant lui l’étendue de la forêt. Mon regard suivit le sien, et se reposa presque avec plaisir sur les pins chargés de givre, qui se dressaient sur les monticules illunés[45], ou s’enfonçaient dans l’ombre des ravines. Tout proche, me disais-je, était la tombe de notre ennemi, enfin parti là où les méchants cessent de nuire, et la terre recouvrait pour toujours ses membres autrefois si actifs. J’enviais presque, en songeant à lui, son bonheur d’en avoir fini avec les inquiétudes et les fatigues humaines, ce quotidien gaspillage d’énergies, ce fleuve quotidien des contingences qu’il nous faut passer à la nage, à tout risque, sous peine de honte ou de mort. Je réfléchissais à la douceur d’en être quitte avec ce voyage ; et cette idée m’entraîna par la tangente vers Mylord. Pourquoi Mylord n’était-il pas mort aussi ? Mylord, soldat mutilé, attendant en vain son congé, dérisoirement resté sur le front de bataille ? Je le revoyais doux et sage, avec son honnête fierté, fils peut-être trop respectueux, mari trop aimant, sachant souffrir et se taire, celui dont j’aimais à serrer la main. Tout à coup la pitié me monta à la gorge dans un sanglot ; j’aurais volontiers pleuré tout haut de me le rappeler et de le voir là ; et, debout auprès de lui, sous la lune éclatante, je priai avec ferveur, demandant ou bien la délivrance pour lui, ou bien pour moi la force de persévérer dans mon affection.

 

« Oh ! mon Dieu, dis-je, cet homme était tout, à mes yeux comme aux siens, et voilà qu’à présent j’ai horreur de lui. Il n’a pas fait le mal, du moins avant d’être brisé par le chagrin. Ce sont ses blessures honorables qui nous font horreur. Oh ! cache-les, mon Dieu, ou reprends-le, avant que nous le haïssions ! »

 

J’étais ainsi replié sur moi-même, lorsqu’un bruit s’éleva soudain dans la nuit. Il n’était ni très fort ni très proche ; mais, rompant ce silence profond et prolongé, il émut le camp telle une fanfare de trompettes. Je n’avais pas repris mon souffle, que Sir William était auprès de moi, suivi de près par la plupart des voyageurs, tous prêtant l’oreille attentivement. Je crus, en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, voir sur leurs joues une pâleur autre que celle de la lune : les rais de l’astre mettaient un reflet brillant sur les yeux de certains et l’ombre noire emplissait les orbites des autres (selon qu’ils levaient ou baissaient la tête pour écouter), de telle sorte que tout le groupe offrait un aspect étrange d’animation et d’inquiétude. Mylord était au-devant d’eux, à demi penché, la main levée comme pour imposer silence, – changé en statue. Et toujours les sons s’élevaient, renouvelés à perdre haleine sur un rythme précipité.

 

Soudain, Mountain parla, d’une voix haut-chuchotante et entrecoupée, comme celle d’un homme délivré.

 

– Je comprends tout, maintenant, dit-il ; et, chacun se tournant pour l’écouter, – l’Indien devait connaître la cache. C’est lui, lui en train de déterrer le trésor !

 

– Oui, c’est évident, s’écria Sir William. Quelles oies nous étions de ne l’avoir pas deviné !

 

– Pourtant, reprit Mountain, le bruit est tout proche de notre camp. Et, vrai, je ne vois pas de quelle façon il a pu y être avant nous, à moins qu’il n’ait des ailes !

 

– La cupidité et la peur sont des ailes, fit observer Sir William. Mais ce bandit nous a donné une alerte, et j’ai bonne envie de lui rendre la pareille. Que dites-vous, gentlemen, d’une chasse au clair de lune ?

 

La chose fut agréée ; on se disposa à prendre Secundra sur le fait ; quelques Indiens de Sir William partirent en avant ; et une forte garde étant laissée à notre quartier général, on se mit en marche sur le sol accidenté de la forêt. Le givre craquait, la glace éclatait parfois bruyamment sous le pied ; et nous avions sur nos têtes la noirceur de la pinède, et la clarté intermittente de la lune. Notre chemin descendit dans un creux, et à mesure que nous nous y enfoncions, le bruit diminuait, et il s’évanouit presque. L’autre versant était plus découvert, parsemé simplement de quelques pins et de gros rochers espacés, qui faisaient des ombres d’encre parmi le clair de lune. Là, le bruit recommença, plus distinct ; on discernait à présent la sonorité du fer, et on pouvait mieux apprécier la hâte frénétique que le piocheur apportait à manier son outil. Quand nous atteignîmes le haut de la montée, deux ou trois oiseaux s’envolèrent et se mirent à tournoyer, ombres noires dans le clair de lune. Un instant après, notre regard plongeait, à travers un rideau d’arbres, sur un spectacle singulier.

 

Un étroit plateau, dominé par les blanches montagnes, et enserré de plus près par les bois, étalait sa nudité sous l’irradiation de la pleine lune. Des équipements grossiers, de ceux qui constituent la richesse des forestiers, étaient épars çà et là sur le sol dans un désordre sans nom. Au milieu se dressait une tente roide de givre, dont la porte béait sur un intérieur noir. Vers une extrémité de cette scène minuscule, gisaient les restes défigurés d’un homme. Sans nul doute, nous avions atteint le campement de Harris ; c’étaient là les effets abandonnés dans la panique de la fuite ; sous cette tente, le Maître avait rendu le dernier soupir ; et ce cadavre gelé que nous voyions était le corps du savetier ivrogne. On est toujours ému d’arriver sur le théâtre d’un événement tragique : le fait d’y arriver après des jours écoulés, et de le trouver (grâce à l’isolement du désert) toujours dans l’état primitif, eût ému les plus insouciants. Et néanmoins ce ne fut pas ce fait qui nous pétrifia sur place, mais la vue (à laquelle nous nous attendions pourtant) de Secundra enfoncé jusqu’à la cheville dans la tombe de son défunt maître. Bien qu’il eût rejeté la plupart de ses vêtements, une sueur abondante reluisait au clair de la lune sur ses bras et ses épaules grêles ; ses traits étaient contractés par l’inquiétude et l’attente, ses coups résonnaient sur la tombe, lourds comme des sanglots ; et derrière lui, étrangement difforme et d’un noir d’encre sur le sol givré, son ombre répétait en la parodiant sa gesticulation précipitée. À notre arrivée, des oiseaux de nuit s’élevèrent des branches pour s’y reposer bientôt, mais Secundra, l’attention tout absorbée dans sa besogne, ne s’aperçut de rien.

 

J’entendis Mountain chuchoter à Sir William : « Bon Dieu ! c’est la tombe ! Il est en train de le déterrer ! » C’était ce que nous avions tous deviné ; mais je frémis de l’entendre formuler en paroles. Sir William sursauta violemment, et s’écria :

 

– Holà ! damné chien sacrilège ! Qu’est ceci ?

 

Secundra sauta en l’air, avec un léger cri étouffé, l’outil s’échappa de ses mains, et il resta ébahi devant son interpellateur. L’instant d’après, vif comme une flèche, il s’élança vers la forêt, mais presque aussitôt, levant les bras dans un geste de résolution véhémente, il retournait sur ses pas.

 

– Eh bien, alors, vous venir, vous aider… dit-il. Mais Mylord s’était avancé jusqu’auprès de Sir William ; la lune éclairait en plein ses traits ; et Secundra, avant même d’avoir fini sa phrase, distingua et reconnut l’ennemi de son maître. « Lui ! » hurla-t-il en se tordant les mains et se ramassant sur lui-même.

 

– Allons, allons, dit Sir William. Personne ici ne vous fera de mal, si vous êtes innocent ; et si vous êtes coupable, toute retraite vous est fermée. Répondez, que faites-vous ici, entre les tombes des morts et les cadavres sans sépulture ?

 

– Vous pas assassin ? demanda Secundra. Vous homme loyal ? Vous mettre moi en sûreté ?

 

– Je vous mettrai en sûreté si vous êtes innocent, répliqua Sir William. Je vous l’ai déjà dit ; et vous n’avez pas de raison d’en douter.

 

– Là tous assassins, s’écria Secundra, voilà pourquoi ! Lui tuer… assassin, – (et il désigna Mountain) – ces deux loue-assassins – (il désigna Mylord et moi-même) – tous assassins pour le gibet ! Ah ! je voir vous tous au bout d’une corde. Maintenant je vais sauver le sahib : il verra vous tous au bout d’une corde. Le sahib – (il désigna la tombe) – lui pas mort. Lui enterré, lui pas mort.

 

Mylord poussa un léger grognement, se rapprocha de la tombe, et ne la quitta plus des yeux.

 

– Enterré et pas mort ? exclama Sir William. Quelle stupidité nous racontez-vous là ?

 

– Voyez, sahib, dit Secundra. Le sahib et moi, seuls avec assassins ; essayer tous moyens d’échapper, aucun moyen bon. Alors essayer ce moyen : bon moyen pays chaud, bon moyen dans l’Inde ; ici dans cet endroit damnément froid, qui sait ? Je vous dis dépêchez-vous vite : vous aider, vous allumer un feu : aider frictionner.

 

– Qu’est-ce qu’il raconte là ? s’écria Sir William. La tête me tourne.

 

– Je vous dis, je enterrer lui vivant. Je enseigner lui avaler sa langue[46]. Maintenant déterrer lui, dépêchez-vous vite, et lui pas de mal. Vous allumer du feu.

 

Sir William se tourna vers les plus rapprochés de ses hommes.

 

– Allumez du feu, dit-il. Il paraît que mon sort est de ne rencontrer que des fous.

 

– Vous homme bon, répondit Secundra. Maintenant je déterre le sahib.

 

Tout en parlant il revint à la tombe et se remit à la besogne. Mylord semblait avoir pris racine, et moi, à son côté, je redoutais je ne savais quoi.

 

La gelée n’était pas encore très profonde, et bientôt l’Indien rejeta sa pioche, et se mit à retirer la terre à pleines mains. Puis il dégagea le pan d’une robe de buffle ; et puis je vis des cheveux pris entre ses doigts ; un instant plus tard, la lune brillait sur quelque chose de blanc. Alors Secundra s’accroupit sur les genoux, raclant avec ses doigts graciles, respirant les joues gonflées ; et quand il s’écarta un peu, je vis la face du Maître complètement dégagée. Elle était d’une pâleur mortelle, les yeux clos, les oreilles et les narines bouchées, les joues creusées, le nez aminci comme chez les morts ; mais, bien qu’il fût demeuré tant de jours sous terre, la décomposition ne l’avait pas atteint, et (ce qui nous fit à tous un effet étrange) ses lèvres et son menton étaient revêtus d’une barbe épaisse.

 

– Mon Dieu ! s’écria Mountain, il avait la figure lisse comme celle d’un bébé quand nous l’avons déposé là.

 

– On dit que le poil pousse sur les morts, fit observer Sir William : mais sa voix était faible et embarrassée.

 

Secundra, sans faire attention à nos remarques, creusait aussi vite qu’un chien dans la terre meuble. D’instant en instant les formes du Maître, enveloppées dans la robe de buffle, devenaient plus distinctes au fond du trou ; la lune éclairait fortement, et les ombres des assistants, selon qu’ils approchaient ou se reculaient, tombaient et passaient sur l’homme en train d’émerger. Le spectacle nous poignait d’une horreur inconnue. Je n’osais regarder Mylord au visage ; mais, tant que dura la chose, je ne le vis pas respirer une seule fois, et l’un des hommes, qui se tenait un peu en arrière (je ne sais qui), éclata en sanglots.

 

– Maintenant, dit Secundra, vous aider moi retirer lui dehors.

 

Du temps qui s’écoula, je n’ai pas la moindre idée ; ce fut peut-être durant trois heures, ou bien cinq, que l’Indien peina pour ranimer le corps de son maître. Je sais seulement qu’il faisait toujours nuit, et que la lune, non encore couchée, mais déjà très basse, barrait le plateau de longues ombres, quand Secundra poussa un léger cri de satisfaction. Je me penchai vivement, et crus distinguer une modification sur les traits glacés du déterré. Un instant plus tard, je vis battre ses paupières, puis elles se soulevèrent tout à fait, et ce cadavre d’une semaine me regarda en face durant quelques instants.

 

Qu’il ait montré ce signe de vie, je puis quant à moi en jurer. J’ai ouï dire à d’autres qu’il s’efforça visiblement de parler, que ses dents apparurent dans sa barbe, et que son front se plissa d’une sorte d’agonie douloureuse. Cela se peut, je ne sais, j’étais occupé ailleurs. Car sitôt que se furent ouverts les yeux du mort, Mylord Durrisdeer tomba sur le sol, et quand je le relevai, il n’était plus qu’un cadavre.

 

Le jour vint, sans que Secundra pût être encore dissuadé de renoncer à ses vains efforts. Sir William, laissant une petite troupe sous mes ordres, repartit dès la première aube pour accomplir sa mission et toujours l’Indien frictionnait les membres du corps mort et lui insufflait son haleine dans la bouche. On eût pensé que de tels efforts devaient donner la vie à un marbre ; mais, sauf cet unique moment (qui fut celui de la mort de Mylord), le noir esprit du Maître se refusa à rentrer dans l’argile qu’il avait abandonnée ; et vers l’heure de midi enfin, le fidèle serviteur lui-même en fut convaincu. Il accepta la chose avec une quiétude égale.

 

– Trop froid, dit-il. Bon moyen dans l’Inde, pas bon ici.

 

Puis, ayant réclamé quelque nourriture, qu’il dévora en affamé sitôt placée devant lui, il s’approcha du feu et prit place à mon côté. En ce lieu même, dès qu’il eut fini de manger, il s’étendit de son long, et s’endormit d’un sommeil d’enfant, dont il me fallut le réveiller, quelques heures plus tard, afin qu’il assistât aux doubles funérailles. Il ne se départit pas de sa conduite ; il semblait avoir oublié sur l’instant, et du même effort, son chagrin envers son maître et la terreur que Mountain et moi lui inspirions.

 

Un des hommes laissés avec moi savait un peu tailler la pierre ; et avant que Sir William fût revenu nous prendre, je fis graver sur un bloc de rocher cette inscription, dont la copie viendra tout à point clore ma narration :

 

J. D.

HÉRITIER D’UN GRAND NOM D’ÉCOSSE,

MAÎTRE DES ARTS ET EN TALENTS,

ADMIRÉ EN EUROPE, ASIE, AMÉRIQUE,

EN GUERRE COMME EN PAIX,

SOUS LA TENTE DES CHASSEURS SAUVAGES

ET DANS LES FORTERESSES DES ROIS, APRÈS AVOIR TANT

ACQUIS, ACCOMPLI ET SOUFFERT,

GÎT ICI OUBLIÉ.

 

 

H. D.

SON FRÈRE,

APRÈS UNE VIE DE SOUFFRANCES IMMÉRITÉES

BRAVEMENT SUPPORTÉES,

MOURUT PRESQUE À LA MÊME HEURE,

ET REPOSE DANS CE TOMBEAU

AVEC SON FRATERNEL ENNEMI.

LA PIÉTÉ DE SA FEMME

ET D’UN VIEUX SERVITEUR

A ÉLEVÉ UN MONUMENT

À TOUS DEUX.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Décembre 2005

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Bruno, Coolmicro et Fred

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Le Maître, Master, titre du fils aîné de certaines familles écossaises, répondant à notre mot chevalier, quand c’est le titre du fils d’un baron (Cette note et les suivantes sont – sauf indication contraire – du traducteur).

[2] La terminaison écossaise ae se prononce ée.

[3] Roi d’Écosse 1124-1153.

[4] En dialecte écossais dans le texte.

[5] En dialecte écossais dans le texte.

[6] Golfe de la mer d’Irlande, forme la limite entre l’Angleterre et l’Écosse.

[7] Nom des golfes profonds, analogues aux fjords de Norvège, qui indentent le littoral de l’Écosse.

[8] Charles-Édouard Stuart, dit le Prétendant, ou le comte d’Albany. Né en 1720. Vint en France en 1744, comptant y trouver des secours afin de reconquérir le trône d’Angleterre pour son père Jacques-Édouard (dit le Chevalier de Saint-George, qui fut nommé Jacques III à la seule cour de Louis XIV ; fils de Jacques II, exclu du trône d’Angleterre par la révolution de 1688). Il alla débarquer en Écosse, en 1745, réunit autour de lui beaucoup de chefs de clans highlanders, entra dans Édimbourg, battit l’ennemi à Preston-pans, et pénétra jusqu’à Derby, à deux journées de Londres ; Mais l’irrésolution et l’indiscipline des chefs écossais le forcèrent à la retraite. De retour en Écosse, il gagna la bataille de Falkirk, mais fut vaincu à Culloden (1746). Il se vit obligé de se cacher et ne réussit qu’avec des peines inouïes à regagner la France. Ses partisans s’appelaient les jacobites.

[9] George II, roi d’Angleterre, né en 1683, succéda, en 1727, à son père George Ier, le premier roi d’Angleterre de la maison de Hanovre, qui était monté sur le trône en 1714 à la mort de la reine Anne, comme son plus proche héritier dans la ligne protestante, à l’exclusion du prétendant catholique, Jacques III.

[10] Ville d’Angleterre, comté de Cumberland, prise par les jacobites en 1745.

[11] Lord George Murray, principal commandant de l’armée écossaise.

[12] Non par la force, mais en y revenant sans cesse.

[13] Officier civil des comtés.

[14] Auld Hernie, en dialecte écossais. – Le Diable.

[15] Sic. [Note du correcteur.]

[16] Note de Mr Mackellar – Ne s’agirait-il pas ici d’Alan Breck Stewart, connu par la suite comme le meurtrier d’Appin ? Le chevalier n’est pas très ferré sur les noms.

[17] Ce terme désigne, en Écosse, aussi bien un lac qu’un bras de mer long et étroit.

[18] Détroit situé entre la côte N.O. de l’Écosse et les Hébrides septentrionales.

[19] Pat ou Paddy, surnom générique donné aux Irlandais, en mémoire de leur patron, saint Patrick.

[20] Le Charenton anglais.

[21] Bedlam : chahut, chambard. [Note du correcteur.]

[22] En français dans le texte.

[23] Jeu de mots, qui pourrait se traduire capitaine Enseigne (to teach – enseigner, au sens actif) capitaine Apprends (to learn – apprendre, au sens passif)

[24] Note de Mr. Mackellar. – On ne doit pas confondre ce Teach de la Sarah avec le célèbre Barbe-Noire. Les dates et les faits ne concordent en rien. Il est possible que le second ait emprunté à la fois le nom et imité les allures du premier dans ce qu’elles avaient d’excessif. – Le Maître de Ballantrae eut bien des imitateurs !

[25] Note de Mr. Mackellar. – En voici, je crois, une explication concordante avec le fait invoqué : Dutton, exactement comme les officiers, avait, pour les stimuler, une certaine part de responsabilité.

[26] Note de Mr Mackellar. – Erreur absolue il n’était pas question de mariage à cette époque .Voir plus haut mon récit personnel.

[27] Sic. Il est possible que ce soit une erreur de l’édition papier, qu’il faille lire « allusion ». [Note du correcteur.]

[28] Lally-Tollendal, d’origine irlandaise, gouverneur des établissements français dans l’Inde, qu’il défendit peu habilement contre les Anglais.

[29] En français dans le texte.

[30] Titre écossais correspondant à celui de lord.

[31] En français dans le texte.

[32] En français dans le texte.

[33] Seillée : contenu d’un seau. [Note du correcteur.]

[34] L’« old man » anglais, appliqué au père, n’a rien d’irrespectueux.

[35] Je rendrai par ce mot le lawyer anglais, qui n’a pas d’équivalent exact en français.

[36] Ô douce, aie pitié et du fils et du père.

[37] Note de Mr Mackellar. – Évidemment Secundra Dass. – E. Mck.

[38] The black dog, – euphémisme familier pour le diable.

[39] En français dans le texte.

[40] Wandering Wilhe.

[41] Le Sans-Pareil.

[42] En français dans le texte.

[43] De mauvais goût, grotesque. [Note du correcteur.]

[44] Comme le voilà changé depuis autrefois !

[45] Illuné : Éclairé par la lune. [Note du correcteur.]

[46] On reconnaît ici le procédé qu’emploient les fakirs indiens pour obtenir l’espèce d’insensibilité léthargique dont l’extraordinaire prolongation fait l’étonnement des voyageurs. Il paraît bien avéré que certains fakirs, s’étant placés (à la suite d’un entraînement prolongé, il est vrai) dans cet état de vitalité ralentie (analogue au sommeil hivernal des marmottes, par exemple) se seraient fait enterrer sous une dalle dûment scellée, et auraient passé dans leur tombe momentanée les quelques mois nécessaires à laisser germer, pousser et venir à maturité la moisson du blé semé sur le terreau dont avait été recouverte la dalle. – Le réveil s’obtient par le massage prolongé, les lotions tièdes et la respiration artificielle, pratiquée de bouche à bouche.