Georges Riat

(1870-71 – 1905)

 

 

 

L'ÂME DU PAYS

 

 

 

Mœurs comtoises

 

 

 

(1903)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Matinée de neige. 3

PREMIÈRE PARTIE.. 7

Pâques des cloches. 8

Le buis des Prés-de-Vaux. 12

Le bon ami de Julie. 15

Les naïvetés de Jôsette. 19

Les poires de M. Nicot. 22

Le poulain Rubis. 25

Le barelot de la Maltière. 28

Épiphanie. 31

La route du Lomont. 35

La faine. 38

La galerie d’Entrevernes. 41

Les voilettes blanches. 44

Watteau dans les champs. 48

Les bruyères d’Anson.. 51

La politesse du garde général 54

DEUXIÈME PARTIE.. 58

Le jujubier de Mlle Othilie. 59

Fleurs pascales. 63

Ciels bleus. 66

La chanson des arbres. 69

L’invitation au château.. 73

La réception de Monseigneur. 76

La chicorée des Quatre-Vents. 79

Lait de montagne. 82

Pluie du matin….. 86

Les « kyrie » du père Daclin.. 90

Élection de campagne. 94

Vêpres dans une grange. 97

L’émotion de Françoise. 100

Premier livre au village. 104

La monnaie de Septime-Sévère. 108

À propos de cette édition électronique. 114

 

Matinée de neige

 

Il a neigé, cette nuit, sur la ville. Entrouvrant ses rideaux, Jean Loriot contemple les toits tout blancs, sous l’air blême, la masse du Bois de Boulogne, qui grisaille dans le lointain, et, sur les trottoirs, les balayeurs empressés à leur travail. Mal réveillé encore, dans un fauteuil, près du feu, il rêve au pays.

 

Voici la mansarde, sous les bardeaux, avec son papier bariolé de chasses, qui répètent à l’infini l’image d’une contrée où les arbres sont rouges, les animaux verts, les chasseurs bleus. Devant les petites vitres, serties de plomb, les géraniums, robustes contre la froidure, s’enlèvent en vigueur sur la lumière pâle. Soudain, la cloche, d’ordinaire si claire, tinte la messe en notes assourdies, comme ouatées. Sûrement il y a du nouveau.

 

Du nouveau prévu… Hier, toute la journée, la bise a sifflé sur les Lomonts. La terre résonnait sous le pas des chevaux ; et les gens de s’empresser, grelottant dans leurs passe-montagne, les joues cramoisies, les narines collées. Puis, au soir, le vent est survenu, annonçant la neige. Elle est là !

 

Elle est sûrement là, sur la ferme, dans les champs, partout. Et le rêveur aurait tôt fait de s’en assurer s’il ne faisait pas si bon, au chaud, dans le lit moelleux, que la vieille matelassière Adélaïde a refait tout à neuf, cet automne, en racontant pour la centième fois l’histoire de ses amours avec le grand Zéphyrin, de la Malecombe.

 

Il est si agréable de se recroqueviller sous le plumon, qui est bien la plus magnifique invention des montagnards ! À quoi leur serviraient, en effet, les couvertures de laine, tissées ou même cardées, contre la gelée à pierre-fendre ? C’est pourquoi, au long de l’année, ils mettent en réserve les plumes de poulets ou de canards, les entassent dans des taies de toile, bise par-dessous, quadrillée de couleurs au-dessus, et, les frimas survenus, au lit, narguent l’hiver.

 

La masse du plumon s’arrondit sur le corps, épouse toutes ses lignes, le clôt sans issue, pesante et légère à la fois. Elle développe sous elle une chaleur méridionale, alors que, certaines nuits, l’air étreint la figure, non protégée, et la crispe.

 

* * *

 

Au matin, c’est un crève-cœur de quitter une pareille compagnie. Clélie, la servante, s’en doute bien. Toc ! toc ! !… Elle paraît dans l’entrebâillement de la porte, avec des ételles, des copeaux, du rondin, de quoi faire un bon feu, flambant au poêle.

 

– Bonjour, monsieur Jean ! avez-vous bien dormi ? » (Elle ne se croit plus permis, maintenant de dire : Jean, tout court, et de le tutoyer !)

 

– Oui, très bien ! mais, c’est drôle, je dormirais bien encore !

 

– Ah ! ah ! ah ! Alors, vous trouvez que ce n’est pas assez, de neuf heures du soir à huit heures du matin ? Vous serez donc toujours le même feignant ?

 

– Mon Dieu, Clélie, tu sais, on fait ce qu’on peut… Dis donc, est-ce qu’il a bien neigé ?

 

– Je vous crois ; il y en a bien un mètre devant la porte… Là, votre feu ronfle. Dépêchez-vous de descendre ; il y a de la soupe à la farine ! »

 

Bigre ! un mètre de neige devant la porte !

 

Mettons qu’elle exagère de moitié ; c’est déjà joli !… Br ! br ! Il faut se renfoncer dans le plumon, bien vite !… Minute adorable : le fourneau s’échauffe ; au plafond, une lumière, plus blanche, se diffuse ; le soleil, en face du lit, rose la fenêtre, et l’arôme de la soupe promet des délices.

 

C’est que la soupe à la farine est le triomphe de Clélie. Sa recette est celle de chacun : de la farine roussit dans une « casse » avec du beurre et des oignons ; elle y jette de l’eau, verse le tout dans la soupière, ajoute le poivre, le sel, de la crème ; peu de chose, comme on voit ; mais il y a la manière !… une manière qui finit toujours par faire lever le plus incorrigible des paresseux …

 

Quelle sensation exquise, par surcroît, près de la fenêtre, dans l’atmosphère moite de la chambrette, que de contempler la campagne blanche, blanche jusqu’à l’infini…

 

Au premier plan, les deux sapins, dont les branchettes, semblables à des manipules, chatoient comme des prismes. Plus loin, parmi la combe, les foyards paraissent des lampadaires, enveloppés de gaze ; dans le vallon, les toits du village tapissent des bosses ouatées ; et, tout au fond, c’est Roche-d’Or, encapuchonnée d’hermine, la Faux-d’Anson, qui recourbe sa ligne mate, le Lomont, enfin, balayé par la bise, et où s’amoncellent les « menées » de neige. Par-dessus, le silence, et le ciel bas, d’un bleu comparable à celui des vieilles soies…

 

Tac ! tac ! tac !… Allons ! bon ! c’est cette énervante Clélie, qui frappe au plafond avec une canne pour annoncer que la soupe est sur la table. Ah ! si elle ne faisait pas de si bonne soupe !… Tac ! tac ! tac !… La peste soit de cette « chipie » !… Voilà ! voilà ! on y va !… Loriot dégringole parmi le froid de l’escalier, et s’engouffre dans la cuisine, où le fourneau ronfle, sous le manteau de la cheminée.

 

Eh bien ! ce n’est pas malheureux ! s’écrie la servante. Un peu plus, on allait vous chercher en procession, avec la croix et la bannière !

 

Mais le moyen de remettre à sa place une pareille impertinente, quand un fumet aussi délicieux dilate les narines !… Il s’installe, sans réplique, au bout de la table, déplie sa serviette, non sans gravité, plonge le « Pochon » dans le brouet, emplit son assiette, et déguste… Brave Clélie ! Pour faire plaisir au gourmand, elle a grillé et beurré le pain… Certes, il est impossible de trouver dans le pays une meilleure cuisinière… Pour lui faire honneur, une deuxième assiettée n’est pas de trop.

 

– J’espère que tu m’en laisseras ! sourit la tante du poète, en entrant, les yeux gros d’une bonne nuit.

 

– Et à moi aussi, n’est-ce pas ? interroge, narquois, l’oncle Denisot.

 

– Quant à moi, poursuit le domestique Arthur, j’ai idée que j’y goûterais avec plaisir, s’il en reste !

 

– Et moi, je meurs de faim ! affirme la servante.

 

Tous quatre s’esclaffent devant la mine déconfite de l’accapareur, qui, son assiette d’une main, le pochon de l’autre, semble pétrifié par tant d’appétits… Vite, on le rassure ; Clélie, pleine de prudence, a prévu le cas et doublé la dose. Dieu soit loué !…

 

La digestion d’aussi bonnes choses est douce, dans le vieux fauteuil de famille, près du poêle, parmi la chaleur. Dehors, le silence ou des bruits étouffés. Le poète écoule des heures lentes, tièdes, monotones, à peine intéressé par le va-et-vient de la ferme, par Ie « triangle », traîné par quatre chevaux, qui s’efforce de frayer un chemin, par les moineaux transis, qui butent aux fenêtres, ou piaillent leur misère sous le ciel morose…

 

Quelqu’un, au pas pesant, racle ses sabots à la porte et s’ébroue sur le perron. C’est le garde général Aubier, auquel l’hiver crée des loisirs.

 

–Quelle neige, les enfants, quelle neige ! Je n’en ai jamais tant vu, depuis que je suis à Entrevernes. Le « courrier » n’est pas encore arrivé, et voilà qu’il va être dix heures…

 

Dix heures !… Le rêveur sursaute. Réveil douloureux : c’est pourtant vrai qu’il est dix heures ; juste, il devrait entrer dans son bureau ! Adieu, le calme, la quiétude du foyer, la neige qui ne disparaîtra qu’à loisir dans les champs, s’obstinant jusqu’aux premières chaleurs, parmi les replis de la montagne, à l’ombre des buissons… Un train de la « Ceinture », de cette compagnie qui entoure Paris de bruit et de fumée, rugit sous la fenêtre du poète ; des voituriers et cochers s’injurient ; à grand renfort de sel, les cantonniers transforment la neige en une boue noirâtre, où il va falloir patauger ; car la vie réclame l’effort de chaque jour… Pauvre du rêve et de la fantaisie !

 

Ce fut le rêve qui l’emporta. Jusqu’au soir, Jean Loriot ne fit que songer au pays. Au long des heures, accomplissant comme une machine sa besogne, agréable pourtant, à l’ordinaire, il revécut ses trente années de vacances au Lomont, en ce coin perdu de la montagne comtoise, qui lui était si chère. Souvent Noël et Pâques, toujours l’été et l’automne, l’y ramenaient, l’âme pleine d’allégresse.

 

Il retrouvait là de braves gens : l’oncle Denisot, sa femme, leur nièce Lucette, le domestique Arthur, Sinet le berger, le garde général Aubier, M. Naudet le vétérinaire, M. le curé Barberet, etc., et cette bonne ferme du Lomont, allongeant son corps de logis, ses hébergeages et le « charrit » devant le jardin planté de sorbiers, dans une sorte d’oasis verdoyante, rendue plus intime par le rideau d’arbres, qui l’environne de toutes parts. Autour, c’est le communal, violet de bruyères ; des « crâtans », d’où la vue porte jusqu’aux crêtes de Suisse et d’Alsace ; le village, à gauche, avec ses toits rouges blottis dans la verdure ; et, à droite, la vallée du Doubs, accompagnée de rochers à pic.

 

Les pâturages, le moindre buisson, les chemins et les sentiers, les campaines des troupeaux, les cloches de l’église, tout lui redisait son enfance et sa jeunesse ; les hommes et les choses étaient ses amis. Or, les circonstances de la vie l’empêchaient désormais de les revoir aussi longtemps qu’il l’aurait voulu. Donc, pour compenser cette absence, il résolut de les décrire, avec cette réserve, que commande la simple discrétion, comme dit Renan, et, ce soir d’hiver, il commença d’évoquer L’ÂME DU PAYS.

 



PREMIÈRE PARTIE

 

Pâques des cloches

 

Le fermier du Lomont, Louis Denisot, « faisait » du bois dans la hêtraie d’Entrevernes. C’était le jeudi saint, par une après midi claire et glacée. Contre la bise, il avait rabattu sur ses oreilles les bords de sa casquette poilue, et, pour se réchauffer, cognait dur sur un foyard (hêtre). Les « ételles » volaient, puis retombaient dans la broussaille. Par instant, il prêtait l’oreille aux bruits des halliers, comme s’il attendait quelqu’un… Soudain :

 

– Oncle ! oncle ! où es-tu ?

 

– Par ici, Jean, par ici ! viens vite !

 

Des froissements de feuilles ; l’envolée brusque d’oiseaux ; une branche cassée ; et son neveu, Jean Loriot, un gamin de sept ans, l’embrassait.

 

– Tiens, voilà tes « quatre heures ». Je suis un peu en retard, parce que nous sommes allés annoncer la prière avec nos crécelles, à travers le village. Ça en faisait du tapage ! Milot, de chez Beucler, tapait sur une caisse avec un marteau.

 

– Oui, je vous ai entendus d’ici. Je pensais bien que tu y étais.

 

– Les cloches vont partir pour « faire leurs Pâques » à Rome. Ma tante m’a dit qu’elles passent sur le Bois-Juré. Je voudrais bien les voir.

 

– Eh bien ! allons-y, c’est le moment.

 

Il rajusta sa ceinture rouge, passa la serpe dans la gaine pendue aux reins, et, la hache sur l’épaule, emboîta ses longues jambes aux pas de l’enfant.

 

Comme celui-ci l’interrogeait sur les Pâques des cloches, il prit l’air grave des grandes personnes racontant à des gamins Geneviève de Brabant ou Peau d’Âne, et lui expliqua que, vers la fin de la semaine sainte, pour remplir « leurs devoirs » comme de bonnes chrétiennes, les cloches quittent le village, et, rendues à Rome, se confessent à Notre Saint-Père le Pape, communient au Vatican dans la nuit du vendredi, après l’office des Ténèbres, puis allégées par l’absolution pontificale, se dépêchent de revenir pour carillonner la Résurrection.

 

– Oui, mais, qu’est-ce qui les porte ?

 

– Ça, mon petit, tu m’en demandes de trop ; peut-être des nuages, peut-être des anges…

 

– Et quels péchés, qu’elles peuvent commettre ?

 

– Eh bien ! elles sont souvent paresseuses. Le matin, pour la messe de six heures, la petite dort encore ; il faut la réveiller et elle gronde. Dans la journée, elle bavarde, elle cancane avec la grosse ; du haut de la tour, elles voient tout, elles savent tout, et elles en débitent ! Et puis, par la chaleur, elles s’assoupissent comme des lézards dans la vigne d’Écurcey. C’est le diable quand il faut sonner un baptême, un enterrement !

 

– Tiens ! je n’aurais jamais cru ça !

 

– Tu te souviens aussi, à Noël : tout était blanc de neige, l’église, le clocher, tout ; il faisait froid ! Les cloches gelées rechignaient à annoncer la messe de minuit ; on les entendait à peine, comme s’il y avait de « la » ouate dans les oreilles ; et le petit Jésus n’était pas content ; il aime les sonneries qui emplissent les Lomonts. À cause de ça, je crois que le Pape va les saler nos cloches, cette année ; gare la pénitence ! Mais, viens vite ! regarde fixement là-bas, vers la Faux-d’Anson ; elles doivent passer en ce moment.

 

Les coudes appuyés sur un vieux mur, la tête dans ses mains, l’enfant dévorait du regard la montagne qui incurvait sa ligne bleue à l’horizon ; et Denisot, assis auprès, silencieux, à suivre sur la petite figure l’œuvre de la légende, re-vivait ses émotions d’autrefois. Tout à coup, un sursaut :

 

– Regarde, mon oncle, regarde vite, au dessus de la coupe, vers Réclère ; les voilà !

 

Poussées par la bise vers la crête, des nuées glissaient, diaphanes, sur l’azur, comme des mouettes ; le soleil, à son déclin sur les plaines d’Alsace, ourlait d’or leurs contours, et tandis qu’elles disparaissaient par-delà les sapins, une mélodie sembla traîner dans l’espace : gazouillis du vent dans les foyards, tintinnement de grelots sur la route, ou simple effet d’imagination.

 

– Tu as entendu ! s’écria le gamin, extasié, elles sonnent pendant le voyage. Oh ! je les ai bien reconnues, nos cloches ; c’étaient les premières.

 

– Oui. Avec, il ‘y avait celles de Chamesol, de Villars, de Blamont, et, en queue, le gros bourdon de Saint-Ursanne. Tu es content ?

 

– Oh ! oui.

 

– Bon ! Eh bien ! maintenant, il faut rentrer ; le froid pince ; la nuit vient.

 

– Dis, mon oncle ; comment que tu crois qu’elles ont pu sortir du clocher ; elles sont plus grosses que les fenêtres !

 

– Mon Jeannot, pour faire des questions, il n’y en a pas deux comme toi. Tu as vu les cloches en route, c’est l’essentiel. En quoi ça t’intéresse-t-il de savoir comment elles ont pu sortir ? Allons-nous-en vite ; j’ai l’estomac dans les talons ; et il me tarde de manger du fricot.

 

* * *

 

La réponse était évasive, et Jean réfléchit ; Jean songea, puis, au lit, rêva. Pendant son sommeil, des merveilles défilèrent devant ses yeux clos.

 

Parmi la clarté blême de la lune, une théorie d’anges envahissaient le clocher, vêtus de robes blanches, les cheveux blonds ruisselant sur leurs épaules, ailes éployées, semblables aux séraphins du cortège virginal, à la chapelle des catéchismes…

 

Un, deux, trois… dix, onze, douze !… C’est minuit, le glas sinistre douze fois gémit. Perchés sur les portants, des anges déboulonnent les cloches, et leurs outils éveillent dans le bronze des sonorités de clavecin ; d’autres descellent les dalles, pour élargir la baie de la fenêtre…

 

Plus qu’une pierre, énorme ; elle grince sous l’effort des pics, vacille, penche, glisse, et, avec un fracas d’enfer, s’écroule sur le lit du rêveur…

 

Les yeux lourds d’épouvante, le gamin jaillit des couvertures : par la mansarde, sous les bardeaux, un clair soleil d’avril inonde la chambrette, et, sur le plancher, les sapins de l’enclos, caressés par la brise du matin, balancent leur ombre.

 

Sans prendre le temps de manger sa soupe à la farine, régal de son lever, Jean courut à l’église. Nul changement :

 

La fenêtre ogivale était intacte, avec ses chambranles bien d’aplomb, barrée, de distance en distance, comme à l’accoutumée, par les lignes vertes des auvents. Les moineaux, la tête sous l’aile, ourlaient de bistre la saillie des corniches. Et comme le soleil, apparaissant soudain au-dessus de la sapinière, illuminait la nuit de la tour, il en vit qui faisaient grasse matinée sur… mais oui… sur le rebord de la grosse cloche…

 

– Eh bien ! billot, tu es déjà debout ? fit derrière lui le vieux sacristain Jean-Baptiste. Ce n’est pourtant pas ton tour de servir la messe !… Mais, tu es tout pâle ; qu’est-ce, qui te contrarie ?

 

– Ce n’est rien ; je jouais à la paume contre le clocher, et elle a sauté dedans. Vous seriez bien gentil de me prêter vos clefs, pour aller la rechercher.

 

– Tu n’as pas besoin de rougir pour ça ; c’est bien facile. Viens avec moi ; tu aurais peur tout seul, là-haut. Dans l’escalier de pierre, l’enfant se prit à trembler : son mensonge, l’obscurité, des effarements de chauves-souris augmentaient son émoi, comme le cliquetis des clefs qui, à chaque pas, s’entrechoquaient. Surtout l’inquiétaient de rythmiques grincements le long de la rampe, comme des « piquots » de sittelle sur un tronc d’arbre. Mais, dans la pénombre du premier étage, il distingua les poids de l’horloge, suspendus à de longs câbles, et qui, depuis des siècles, dévidaient les secondes avec ce tapage ; et sa peur diminua. Encore quelques marches…

 

Soudain, la porte de la sonnerie s’ouvrit : les cloches se prélassaient sous les caresses du soleil, au milieu d’un fourmillement de poussières, qui tourbillonnaient dans la lumière blonde… Et de grosses larmes perlèrent aux yeux du pauvre gamin…

Le buis des Prés-de-Vaux

 

La veille des Rameaux, après-dîner, dans le « charrit » du Lomont, Jean Loriot et sa cousine Lucette, gamins de dix ans, s’employaient fort à détraquer tout ce qui était à leur portée.

 

L’un, perché sur le banc de menuisier, sous les harnais, claquait du fouet, sa folie, ou sonnait, avec un bruit d’enfer, les grelots et campaines du troupeau ; l’autre n’avait rien trouvé de mieux que de tourner violemment dans son auge la pierre à aiguiser, éclaboussant ainsi d’eau sale les bâches étendues aux murs pour sécher ; tant qu’enfin, tout ce vacarme attira sur la porte l’autorité vengeresse, sous les espèces de l’oncle Denisot.

 

– Allons ! les enfants, il ne faut plus vous gêner ! Démolissez la maison pendant que vous y êtes ! Il n’y a donc pas classe, aujourd’hui ?

 

– Non, mon oncle. Nous avons vacances pour aller aux buis.

 

– Allez-y donc tout de suite ; comme ça nous aurons la paix. Justement on m’a dit qu’il y en avait un énorme, dans les Prés-de-Vaux. Celui qui le trouvera le vendra facilement quarante sous, par le village.

 

Quarante sous ! Quelle aubaine pour des enfants ! Avec cette somme, Jean pensait s’acheter un fouet, imitation de Perpignan, qu’il guignait depuis longtemps pour conduire les bêtes à la pâture ; et Lucette, une broche en doublé, entrevue un jour de foire, à Blamont, dans l’étalage de l’horloger Braidaistein.

 

Mais l’entreprise n’était pas facile, car les Prés-de-Vaux s’élargissent sur une vaste étendue, entre la hêtraie du Bois-Juré et les collines du Doubs. Seul pouvait faciliter la recherche le berger Sinet, qui passait sa vie à rôder à travers le finage, avec son troupeau, du printemps à l’automne, et qui n’avait pas son pareil pour indiquer les places de chanterelles, de fraises, de mûres ou de framboises.

 

Donc, ses guêtres enfilées, Jean descendait de sa chambre pour lui demander des renseignements, quand il le vit en grande conférence avec Lucette, dans l’arrière-cuisine. La mèche était éventée !

 

– Oh ! tu n’as pas besoin de m’attendre, lui dit la gamine. Je ne suis pas encore prête ; j’irai bien toute seule.

 

– Comment, toute seule ! s’écria l’oncle. Tu n’y penses pas ? Vous irez ensemble ou pas du tout !

 

Elle obéit en maugréant, et, le long du chemin, se joua la plus amusante comédie. Certes, Lucette aimait bien son cousin, compagnon de ses jeux et de ses sottises. Mais l’appât du gain, qu’elle désirait pour elle seule, fut plus fort que son amitié, et elle se mit à ruser.

 

Prétextant la fatigue, elle s’assit sur un murger, et assura Jean qu’elle le rejoindrait tout à l’heure ; le bon apôtre s’installa tout aussitôt auprès d’elle, alléguant le même motif. Soudain ravisée, celle-ci de se lever du tas de cailloux, et de courir à toutes jambes, hors d’haleine, dans la sente ; et le gamin, d’oublier son éreintement et d’emboîter le pas.

 

– C’est agaçant, à la fin, de t’avoir toujours sur mes talons !

 

– Je suis bien libre, peut-être !

 

– Tu voudrais me prendre mon buis, mais je t’avertis que tu n’en auras pas !

 

– Nous verrons bien ; en tout cas, si tu ne m’en donnes pas la moitié, tu n’en auras pas non plus, c’est moi qui te le dis !

 

Lucette, sachant la ténacité de son cousin, finit par accepter, à contrecœur, cet arrangement ; et ils pressèrent le pas, car il se faisait tard. À l’horizon, au-dessus de l’Alsace, le soleil violaçait peu à peu ses rayons, et l’étoile du berger falotait déjà dans le ciel. C’est l’heure où les loups-garous sortent du bois, où les fées descendent sur terre, parmi les voiles du crépuscule. Tout près du but, les deux gamins, dans la nuit naissante, commençaient à perdre de leur assurance.

 

Depuis un instant, sans qu’il en dise rien, Jean avait perçu du bruit vers les Auges ; même une lueur avait jailli, là-bas, entre les branches. Mais à quoi bon s’inquiéter ? Sans doute le vent agitait les coudriers, et l’éclair d’un rayon flambait sur une feuille humide.

 

Cependant, des voix percèrent le silence ; un panache de fumée s’arrondit au-dessus d’un buisson, et la combe, soudain, s’illumina.

 

Vite, ils se blottirent derrière un chêne, et leur sang se glaça d’épouvante, quand, glissant de furtifs regards, ils virent passer devant le feu de grands diables aux manières étranges, dont les yeux étincelaient dans le noir.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, protégez-nous ! murmura Lucette qui avait saisi son chapelet.

 

– Tais-toi donc ! tu vas les faire venir !

 

Pater noster qui es in cœlis… Oh ! Jean, ne me quitte pas ! Tu auras le buis tout entier ! Adveniat regnum tuum… Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous !

 

Firent-ils du tapage dans la feuillée ? et la bise, qui se levait, conduisit-elle à la combotte la saccade de cette prière ?… Soudain, un des personnages terrifiants prêta l’oreille, dévala vers le chêne et découvrit nos deux héros, dont la figure était blême, et dont les dents claquaient de terreur.

 

– Ah ! ça ! les petits, qu’est-ce que vous fichez là, à cette heure ?

 

– Tiens ! c’est toi, Arsène ! répondit Jean. Nous venions chercher du buis, un gros buisson de buis, que le berger nous avait indiqué dans les Prés-de-Vaux.

 

– Comme ça se rencontre ! Eh bien, vous allez le voir, votre buisson ; nous venons de le trouver.

 

Ils le virent, en effet, sur le tertre, détaillé en petits morceaux que Jôsely alignait sur l’herbe, par rangs serrés, près du feu. Les enfants se mirent à pleurer.

 

– Eh ! les petits, qu’est-ce qui vous arrive ? Est-ce parce que vous n’avez pas de buis ? Tenez, prenez-en ; il nous en restera toujours assez pour vendre demain, devant l’église. Ou, si vous avez peur de rentrer tout seuls, nous vous accompagnerons.

 

Ils acceptèrent avec reconnaissance, et rentrèrent à la ferme, le cœur gros…

 

Adieu, le fouet de Perpignan dont la « chasse » devait claquer, joyeuse, à la pâture ! Adieu la broche en doublé, qui aurait produit si bel effet, épinglée au corsage de Lucette, adieu !…

Le bon ami de Julie

 

Encore tout petit bonhomme, Jean Loriot, à peine âgé de dix ans, commençait à avoir déjà, comme on dit, des idées. Il est vrai qu’il ne les débrouillait guère, et s’abandonnait plutôt à son tempérament. C’est ainsi qu’il se sentait pour Julie Blanche une inclination de plus en plus vive.

 

Elle entrait dans sa seizième année. C’était la plus belle fille du pays, grande, bien faite, avec une jolie figure ovale, des yeux bleus et une abondante chevelure châtain.

 

On ne s’expliquait pas comment son père, le garde forestier, et sa mère, la grosse Clotilde, tous deux laids et frustes, avaient pu mettre au monde un être aussi exquis. Les sœurs de Blamont s’étaient chargées de sa première éducation. Puis, elle avait appris la couture à Pont-de-Roide, et, depuis un an, elle allait en journée, un peu coquette, trop même, au dire des gens graves, vivement appréciée partout où on l’occupait.

 

Tous les lundis, elle était retenue chez les Denisot, à la ferme du Lomont. Ce jour-là, leur neveu, Jean, pour elle renonçait à ses occupations favorites : on ne le voyait plus flâner autour de la maison, en quête d’un objet à briser ; les chats avaient libre pratique ; il ne condescendait pas à accompagner le domestique Arthur dans les champs ; et le chien Rustaud avait beau japper pour l’inviter aux cabrioles ; le gamin devenait casanier, le lundi.

 

De bonne heure, il était sur le banc, sous les tilleuls, attentif au chemin d’Entrevernes. Le « barelot » s’entrouvrait.

 

– Bonjour, Julie ! Ça va bien, aujourd’hui ?

 

– Mais oui, Jean, faisait la jeune fille, en l’embrassant. Tu n’es pas allé te promener, ce matin ?

 

– Non ! Je resté pour dévider ta laine ; tu veux bien ?

 

– Ça, c’est gentil. Mais tu vas en avoir du travail ! Tiens, voilà quatre pelotons d’une livre ; tu peux t’en donner.

 

Elle s’installait au « poêle », près de la fenêtre, son « nécessaire » à portée, sur le rebord, et elle travaillait sans répit, jetant à peine, de temps à autre, un coup d’œil sur les passants, ou, sur le jardin tout proche, bordé de sorbiers.

 

Le gamin ne la quittait pas des yeux. Tantôt, il dévidait sa laine ; tantôt il essayait de lire ; mais le plus souvent il la questionnait jusqu’à lassitude. Pour cette fidélité on l’avait surnommé : le bon ami de Julie. Les lundis se passaient en cette quiétude ; une conversation vint la bouleverser.

 

* * *

 

– Eh ! il y a du nouveau ! dit, un dimanche soir, à la cuisine, le domestique Arthur. Devinez qui j’ai rencontré tout à l’heure, après les vêpres, dans les Prés-de-Vaux ?

 

– Ma foi ! Je ne sais pas, fit la servante. Je donne ma part au chat.

 

– Eh bien ! Julie, bras dessus, bras dessous avec le grand Milot de chez Garessus. Et ils s’embrassaient ! Je vous garantis qu’ils n’avaient pas l’air de s’embêter !

 

– Tiens ! tiens ! Ma foi, ça ne m’étonne pas. Cette mijaurée a des façons qui ne me disent rien qui vaille. Ça devait arriver. Eh bien ! Jean, qu’en dites-vous ? vous voilà remplacé ; vous n’êtes plus son bon ami. C’était bien la peine de passer toute la sainte journée du lundi auprès d’elle.

 

Jean alla se coucher, fort triste. Longtemps, il se retourna dans son lit, pensant à cette trahison. Jamais il n’avait eu de chagrin semblable, et la nouveauté de cette douleur la lui faisait paraître d’autant plus grande.

 

Ballotté entre les sentiments les plus, contradictoires, aimant et, haïssant tour à tour la jeune fille, le cœur en désarroi, il finit par s’endormir dans les larmes. Julie lui apparut en rêve, plus jolie encore qu’à l’ordinaire, parée d’une robe magnifique ; elle se promenait au bras d’un amoureux, beau comme elle, qui lui souriait. Quand elle aperçut son ancien bon ami, elle éclata de rire, lui fit un pied de nez, et disparut… Le gamin se réveilla de très méchante humeur.

 

– Qu’est-ce que tu as donc aujourd’hui ? lui dit Julie en arrivant, tout étonnée de le voir triste.

 

– Je n’ai rien. Et puis, d’ailleurs, je ne veux plus que tu me parles !

 

– Tiens ! tiens ! Mais qu’est-ce qui te prend donc ?

 

– C’est bon, c’est bon ! Je sais bien ce que je sais.

 

La servante vint se camper, moqueuse, sur le pas de la porte, les deux mains sur les hanches.

 

– Mais tu ne vois donc pas, fit-elle, qu’il est jaloux ? Arthur nous a raconté qu’il t’avait vue hier, dans les Prés-de-Vaux, avec le Milot de chez Garessus.

 

– De quoi se mêle-t-il encore, celui-là ? est-ce que ça le regarde ? Ne te mets pas en peine, Jean. Vois-tu : Milot, ce n’est pas du tout la même chose que toi, et tu es toujours mon petit bon ami.

 

Il la suivit, rassuré et heureux. Mais sa tête travaillait. (Jamais elle n’avait tant travaillé !) Que voulait dire ce « pas du tout la même chose ? » Désireux d’en avoir le cœur net, et n’osant demander l’explication à l’intéressée, il s’esquiva, sous un prétexte, à la grange, où « bricolait » le domestique.

 

– Dis donc, Arthur, la Valérie a dit à la Julie ce que tu nous avais raconté.

 

– Ah ! Et qu’est-ce que la Julie a répondu ?

 

– Que ça ne te regardait pas.

 

– Et puis, c’est tout ?

 

– Elle a dit aussi que j’étais toujours son bon ami, et que le Milot, ce n’était pas du tout la même chose.

 

– Je te crois que ce n’est pas du tout la même chose ! Ah ! bien, elle est bonne, la blague !

 

– Alors, qu’est-ce qu’il est donc ?

 

– Ma parole, il n’y a plus d’enfants ! Ce qu’il est, tu n’as pas besoin de le savoir, et je te conseille même de n’en pas parler à « vos gens ». Ils ne seraient guère contents de toi.

 

Le gamin, s’en fut tout penaud et rougissant, se promettant bien toutefois d’interroger Julie dans l’après-midi, puisqu’il ne lui restait plus que cette ressource.

 

– Ah ! mes enfants ! fit tout d’un coup la fermière, vers quatre heures. Voilà ce que c’est que de vieillir. Où ai-je la tête maintenant ? J’allais oublier de faire porter le goûter à « nos gens », aux Prés-de-Vaux. Julie, vous seriez bien gentille d’y aller avec Jean.

 

– Avec plaisir, madame.

 

Jean était déjà debout. On leur remit un cabas où se trouvaient du pain, du fromage, du vin et des radis noirs avec du sel.

 

Ils marchèrent jusqu’aux Auges sans rien dire. L’air était brûlant, des nuages noirs se formaient à l’horizon, et, dans la crainte de l’orage, les paysans s’empressaient de charger le regain.

 

– Dieu ! qu’il fait chaud ! Tu ne trouves pas, Jean ? J’étouffe ; ce temps m’énerve !

 

– Eh bien ! reposons-nous un instant, à l’ombre.

 

Au tournant de la route, sous le feuillage des hêtres, parmi les menthes, les marjolaines et les ronces, une source écoulait une eau limpide en deux sapins, creusés comme des auges. L’endroit était solitaire, et le mystère de l’ombre y régnait. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre.

 

– Est-ce ici que tu étais hier avec Milot ? dit Jean, brusquement décidé.

 

– Pourquoi parler de ça ? Tu es donc vraiment jaloux ?

 

– Je ne veux pas qu’un autre soit ton bon ami !

 

– Mais puisque je t’ai déjà dit que ce n’était pas la même chose !

 

– Tu n’as donc pas assez de moi ? Tu sais, j’ai des sous dans ma tirelire. Je t’achèterai une belle poupée. Je ferai tout ce que tu voudras. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

 

À peine ces mots, que la jeune fille partit d’un éclat de rire, tandis que l’enfant, froissé, malheureux, sanglotait à chaudes larmes.

 

– Voyons ! mon petit Jean, ne pleure pas comme ça ! Je n’ai pas voulu te faire de la peine. Je t’aime bien, tu le sais !

 

Ce disant, elle lui prit la tête dans les deux mains, et le baisa sur les lèvres. Le gamin tressaillit à cette caresse nouvelle, et la lui rendit aussitôt, éperdu.

 

– Eh bien ! eh bien ! ça ne m’étonne plus que nos « quatre heures » soient en retard ! s’écria le domestique, qui apparut au tournant. C’est du propre, Julie ! Le Milot ne te suffit donc pas, que tu débauches encore notre Jean ? Tâche que je ne t’y retrouve pas, ou tu auras affaire à moi !

 

Les naïvetés de Jôsette

 

Un matin de septembre, la Jôsette s’habillait tout émotionnée, au milieu du soleil blond, qui inondait sa chambrette, sous les bardeaux. Distraite, les regards errant sur les géraniums de la fenêtre, ou sur le bleu vague de la vallée, qui grisaillait dans le lointain, elle songeait…

 

Elle songeait que ce jour était le soixante-dixième anniversaire de sa naissance, et que les deux enfants dont elle avait soigné les premières années, au Lomont, tandis qu’elle était encore servante, Jean Loriot, et sa cousine Lucette, de Dannemarie, lui présenteraient leurs meilleurs vœux, l’un de vive voix, l’autre par une lettre bourrée de tendresses.

 

Ils étaient son unique consolation, dans la vieillesse et la solitude ; elle avait perdu son mari et tous ses parents ; ses petites rentes lui suffisaient à peine, et sa santé se délabrait ; elle eût souhaité la mort, s’ils n’avaient été là.

 

Pour prendre un acompte de joie, elle ouvrit une armoire pleine de leur enfance : il y avait des cerceaux brisés, des jouets démolis, les robes et les culottes des années enfuies, avec leurs couleurs éteintes, et les accrocs des buissons. Et les yeux de la vieille se mouillaient à aimer ces dépouilles si chères…

 

– Bonjour, Jôsette, s’écria Jean, faisant irruption dans la chambre. Je viens te souhaiter ta fête. Tiens, voilà ce que mon oncle du Lomont t’envoie.

 

Ayant embrassé le petit, elle enleva la serviette, qui recouvrait son panier, et y trouva du boudin, des « côtis » et une saucisse :

 

– Tu le remercieras bien de ma part, Jeannot ; tu entends ! Me voilà des provisions pour quinze jours. Quel bon homme que ton oncle !

 

– Oh ! oui !… Dis donc, en venant, j’ai rencontré M. le curé ; il m’a dit qu’il viendrait te remercier, un de ces jours, du beau bénitier en porcelaine, que tu lui as rapporté de la fête de Vaufrey.

 

– Ça n’en vaut pas la peine ; c’était pour le remercier de ses attentions pour moi.

 

– Il m’a dit aussi de bien t’aimer, parce que tu étais une bonne personne et un modèle pour la paroisse. Tu penses si ça m’a fait plaisir ! As-tu déjà reçu la lettre de Lucette ?

 

– Non ; mais le père Célestin n’est pas encore passé. Si, tu veux, nous allons l’attendre devant la porte.

 

À peine étaient-ils installés sur le banc, sous les sorbiers, que la blouse bleue du facteur se montra au tournant du chemin vicinal.

 

– Bonjour, Jôsette. J’ai une lettre pour vous ; c’est de votre galant, y a pas de bonsoir !

 

– Vous ne pouvez donc pas être sérieux, Célestin, à votre âge ? Il est pourtant grand temps de vous y prendre !

 

– Allez donc ! on ne vit qu’une fois ! Pas besoin de se faire de la bile ! Tenez, la voilà, votre lettre.

 

– Jeannot, tu vas me la lire ; j’ai oublié mes « yeux ».

 

Le gamin déchira l’enveloppe et lut, tandis que le facteur se plantait devant eux, car il était curieux et potinier comme une vieille femme :

 

« Ma chère Jôsette,

 

« J’ai beaucoup à faire aujourd’hui ; aussi je ne t’envoie que ce tout petit mot pour te souhaiter bon anniversaire. Demain, tu auras une longue lettre, où je te dirai tout ce que j’ai fait, depuis que je ne t’ai vue. J’ai eu de tes nouvelles par la Françoise Maigret, qui est venue l’autre jour à Dannemarie, pour acheter un veau. Elle m’a dit que tu étais allée à la fête de Vaufrey. Ça m’a étonnée, car tu ne sors jamais ; il paraît que tu te débauches. T’es-tu, au moins, bien amusée ? À demain donc, ma chère Josette ; reçois, en attendant, toutes les tendresses de ta petite Lucette, qui t’aime beaucoup. »

 

– Eh bien ! elle est tout à fait gentille, votre petite Lucette, fit le facteur. Mais qu’est-ce qui vous prend donc ? Vous devenez toute pâle…

 

– Où avez-vous donc la comprenure, Célestin ? Voilà-t-il pas qu’à cause de cette « schlappe » de Françoise, la petite croit maintenant que je me débauche !

 

Le père Célestin, qui avait une réputation bien établie de farceur, pressentant une bonne histoire, repartit qu’en effet, à la réflexion, la chose était grave, que la Françoise méritait une leçon, et qu’il fallait aller la trouver aussitôt, pour en avoir le cœur net.

 

Surexcitée par ces insinuations, la vieille pria le facteur de s’en assurer avec elle, et ils prirent tous trois la route du village. Par bonheur, Françoise n’était pas au logis, et ce fut son mari, le gros Antonin, qui reçut, effaré, tout le paquet. Resté près du fumier, par prudence, Célestin, aux aguets du tapage, s’amusait comme jamais.

 

– La « charvaute » n’est pas au nid, lui cria sa compagne ; mais, ce n’est que partie remise. J’ai mon idée : allons à la cure !

 

Mademoiselle Aurélie vint ouvrir à son coup de sonnette, et les introduisit dans la salle à manger, où M. Barberet s’égosillait à chanter des psaumes, à l’harmonium. Avec une grande volubilité de paroles, Jôsette, qui ne décolérait pas, lui expliqua l’événement, et, en fin de compte, lui demanda un certificat de bonne vie et mœurs, qu’elle enverrait à Lucette le jour même, pour couper l’aile aux menteries de la Françoise.

 

Le curé ne pouvait en croire ses oreilles ; la bouche pincée, les poings aux hanches, il se tenait à quatre pour ne point éclater ; et le facteur, derrière lui, ne parvenait guère à cacher son allégresse.

 

Par considération pour cette brave femme, révérée de tous, et dans son désir de s’éviter à lui-même un rôle ridicule dans une aventure aussi plaisante, le prêtre s’efforça de montrer que la fameuse phrase : il parait que tu te débauches, n’était qu’une façon de badinage, sans aucune portée malveillante. Vains efforts : la paysanne eut son certificat en bonne et due forme, qu’il n’osa lui refuser, tellement elle en aurait été affligée.

 

Et voici la teneur du billet, qu’elle fit écrire par Jean, sous sa dictée, et qu’elle remit à la poste elle-même, pour qu’il n’y eût pas d’erreur :

 

« Chère petite Lucette,

 

« Ta lettre de ce matin m’a fait beaucoup de peine. Tu as eu tort de croire aux racontars de la Françoise, qui est une mauvaise langue. Tu sauras que je ne me suis jamais, tu entends ! au grand jamais, débauchée. Si j’avais voulu, je n’aurais pas attendu à soixante-dix ans pour le faire. Afin de te prouver que je suis toujours digne de ton estime, je t’envoie ce certificat de M. le curé. Je demanderai aussi au maire, ton oncle, de t’affirmer que je n’ai rien à me reprocher. Écris-moi tout de suite, pour me dire que tu ne crois plus à cette calomnie. Je t’embrasse en pleurant. »

 

« JÔSETTE. »

 

On peut s’imaginer les éclats de rire, qui accueillirent, à Dannemarie, cette étrange missive, et les gorges chaudes qu’on en fit au pays. Vraiment, cette excellente Jôsette dépassait les limites des naïvetés permises.

 

Les poires de M. Nicot

 

Un automne, à l’école de Dannemarie, qui préparait des élèves pour le lycée, ceux-ci furent occupés d’un objet très étranger aux programmes : les poires de M. Nicot. Qu’était-ce donc que M. Nicot ? pour employer une expression chère, à M. Mathis, le sous-maître, lequel, pour cette raison, comme on pense bien, fut baptisé : M. Qu’était-ce donc ?

 

M. Nicot était un brave homme de paysan aisé, conseiller municipal, fort estimé de tous, et qui eût été très heureux, s’il n’avait possédé, sous les fenêtres du dortoir, un verger qui lui attirait mille avanies. Chaque matin, en effet, sa serre, unique dans la région, avait des vitres cassées ; sur les couches de légumes s’étalaient les paquets les plus bizarres ; on bombardait ses arbres avec des tire-pouce, et quelques-uns même pêchaient à la ligne ses cerises.

 

Il eut surtout à souffrir des trois plus gourmands d’entre les élèves : Jean Loriot, Julien Aubier et Paul Clairet, travaillés d’une envie folle de maraude.

 

Or, escaladant le mur du dortoir jusqu’à un mètre environ de la fenêtre, un magnifique espalier, large, imposant, épanouissait un étalage de poires, comme on n’en avait jamais vu à cette altitude du Lomont, où le froid anémie tous les fruits. Elles se touchaient presque, tant elles étaient fournies, et leurs belles rotondités grasses, bien en chair, rougissaient au soleil. Le père Nicot, qui en tirait vanité, les surveillait avec un soin jaloux, et ne laissait à personne le soin de les écheniller, ou de recouvrir les plus belles de papier de soie contre les piqûres d’insectes.

 

Les trois amis les couvaient d’une attention non moins soutenue. Chaque nuit, le sous-maître une fois couché, ils venaient prendre l’air à la fenêtre, dégustant les parfums du poirier, qui s’affinaient à mesure de la maturité, et se creusaient la tête pour trouver un moyen de s’offrir une pareille aubaine.

 

Il ne fallait pas songer à se pencher au dehors pour atteindre les poires ; la distance était trop grande. Clairet, le plus acharné, tenta de les harponner avec un hameçon attaché à une ficelle ; une fois même il crut réussir, ayant adapté, tant bien que mal, une vieille casserole à la canne de M. Mathis, et s’en servant comme d’une louche. Mais la casserole dégringola au moment décisif. Leur désir s’aiguisa de la difficulté et de l’imminence de la cueillette.

 

* * *

 

– Ça ne peut pas durer comme ça, dit un jour Clairet à ses camarades. Il n’y a qu’un moyen, pas commode, c’est vrai ; mais, en s’y mettant tous les trois, on réussira. Celui qui ne tente rien, n’a rien.

 

Vers onze heures, ils s’assurèrent que le sous-maître ronflait, suivant son habitude. Ayant enfilé leurs pantalons, pieds nus, ils ouvrirent la fenêtre, parmi la complicité silencieuse du dortoir.

 

Clairet, s’étant passé au cou un sac en toile, semblable aux musettes de soldat, se coucha sur le rebord, à plat ventre. Puis, saisi solidement aux pieds, il se laissa descendre, tête en bas, le long du mur, et, pendant que les autres, arc-boutés, le maintenaient, il commença sa récolte, happant les plus belles poires, et les déposant dans son bissac qui pendait.

 

On entendait des bruits de feuilles froissées, de branchettes qui se cassaient ; la lumière de la lune entrait à pleines fenêtrés dans le dortoir ; jamais l’arôme des fruits n’avait été plus odorant, et chacun de se pourlécher à l’avance…

 

Croc ! patatrac ! crac ! crac ! patatrac ! crac !… Un bruit de verres brisés en mille morceaux crépite dons la nuit, en même temps que la voix étouffée de Clairet explique et supplie :

 

– J’ai laissé tomber mon soc sur la serre. Remontez-moi vite ; on vient ! »

 

Concertant leurs efforts, ils se roidirent, et commencèrent à hisser leur camarade, dont on entendait les jambes râper contre la muraille. Déjà les genoux apparaissaient, quand, à bout de forces, par frayeur, ou parce que le fardeau était trop lourd, leurs bras se détendirent, sans qu’ils lâchassent prise toutefois. Et le maraudeur se retrouva dans sa position première, gémissant sur le vide. Alors, Aubier et Loriot, pâles d’horreur, suant à grosses gouttes, défaillant sous l’affre de le laisser échapper, appelèrent au secours.

 

Instants d’épouvante. Les élèves se lèvent en sursaut, réveillent M. Mathis, courent à la fenêtre, et prêtent main… faible, hélas, angoissés et pleurants. Au même moment, des pas écrasent le sable du jardin.

 

– Ah ! je t’y prends, brigand ! gronde le père Nicot. Depuis le temps que je t’épie, toi et tes pareils, ce n’est pas trop tôt ! Attends ! attends ! ma patience est à bout ; je vais te montrer de quel bois je me chauffe !

 

Et, soudain, une trombe d’eau jaillit au plafond, d’où elle retombe comme d’une pomme d’arrosoir, inondant les lits, le parquet, les élèves en chemise, le sous-maître affolé, une eau sale, jaune, fétide, dont le père Nicot, armé de sa lance d’arrosage, cingle son ennemi.

 

Alors M. Mathis, prenant son courage à deux mains, se pencha sur le verger :

 

– Monsieur Nicot ! Monsieur Nicot ! Arrêtez-vous, je vous en prie, ou je vous rends responsable du malheur qui arrivera !

 

– Eh ! ce n’est pas moi qui ai commencé. Enfin, je veux bien, à cause de vous. La leçon est suffisante.

 

Le sous-maître joignit ses efforts à ceux des élèves ; peine perdue. Clairet, plus mort que vif, ne se prêtait guère à la manœuvre. Pour réussir, il eût fallu se dresser sur le rebord de la fenêtre et tirer droit ; mais personne n’osa s’y risquer à cause de l’étroitesse. Que faire ?

 

Le patient, qui ne voyait pas la fin de son supplice, se mit à gémir de plus belle. Dans cette situation critique, le père Nicot montra de la grandeur d’âme. Il dressa une échelle contre le mur et s’en fut cueillir le maraudeur ; l’ayant pris sous son bras comme un paquet, il redescendit, et le planta au pied d’un arbre, au milieu des poires tombées, et près des gens attirés par le tapage.

 

– Que je t’y retrouve, maintenant, vaurien, à marauder dans mon verger ! fit le brave homme, en manière de réprimande.

 

Clairet, ahuri, bras ballants, cheveux hérissés, le sang à la tête, et sa chemise dégouttant d’eau, avait un air tellement cocasse que toute l’assistance partit d’un éclat de rire. Séance tenante, on le surnomma La Poire.

 

Le poulain Rubis

 

Jean Loriot gardait les bêtes du Lomont aux Prés-de-Vaux. La matinée était chaude ; les mouches harcelaient, et le gamin avait fort à faire pour maintenir le troupeau.

 

Tantôt une vache s’enfuyait, poursuivie par un taurillon ; tantôt les génisses, en se grattant contre le tronc, ébranlaient les arbres, dont les fruits dégringolaient comme grêle ; et les chèvres cherchaient à trouer la haie, pour aller à la coupe, riche en pousses de frêne, dont elles sont friandes. Les coups de fouet pleuvaient dru.

 

– Eh ! vieille garce, veux-tu rester tranquille ?… Oh ! Rosette, oh ! la, oh !… Dia, Roussotte, dia !… Ks ! Rustaud, ks ! à la cabe (chèvre) ! à la cabe !

 

Le chien aboyait aux délinquants. Mais, apaisé un moment, le bruit reprenait de plus belle ; et la vieille jument elle-même, la blonde, d’habitude très douce, devenait aussi insupportable que les autres. Au lieu de brouter dans un coin avec son poulain Rubis, elle errait dans le pâturage, reniflant, s’ébrouant, inquiète.

 

Rubis en était désorienté. S’il tendait la tête pour se faire lécher, elle le mordait ; et il recevait une ruade, quand il essayait de téter. Ne s’avisa-t-elle pas, une fois, de courir dessus, tandis que, couché sur le dos, les quatre pattes en l’air, il « demandait l’avoine » ! Jean, qui suivait ce manège, allongea au cheval un maître coup de fouet.

 

– Eh, eh ! vieux ! cria le vétérinaire, au dessus de la haie. Tu n’y vas pas de main morte, aujourd’hui. Qu’est-ce qui te prend ?

 

– Eh ! on fait ce qu’on peut ! Je voudrais bien vous voir à ma place : Je ne sais pas ce que ces rosses ont ce matin, et surtout la blonde, qui maintenant en veut à son poulain.

 

– Tiens ! tiens ! voyons voir… Eh, parbleu ! vous n’êtes pas malins, tous tant que vous êtes. Tu diras à ton oncle que Rubis esquinte la jument en tétant, et qu’il est grand temps de le sevrer. Compris ?

 

– Compris. Merci bien. Je lui ferai la commission, ce soir.

 

* * *

 

Au retour du troupeau, le fermier du Lomont, Louis Denisot, se trouvait sur sa porte, averti par les sonneries des campaines ; il aimait à juger par lui-même si les panses étaient remplies. Mis au courant de la situation, il tâta le pis de la blonde, fit jaillir le lait des tétines, considéra la langue de la bête, se gratta l’oreille, et réfléchit un instant.

 

– Eh bien, oui, « l’artiste » a raison. Tu vas mettre Rubis tout seul dans le caboulot. Ça va bien ; justement je viens de voir un hérisson au verger ; nous tâcherons de le dénicher avec Rustaud.

 

– Un hérisson, mon oncle, et pour quoi faire ?

 

– Comment, tu ne sais pas ? mais pour sevrer le poulain. Tu verras comme on s’y prend.

 

Il suspendit la lanterne à un pommier du jardin, et la chasse commença. L’animal, qui se tapit le jour dans un tronc d’arbre, attend la nuit pour chercher sa subsistance. Ils fouillèrent de leur bâton tous les recoins, et le chien flairait le sol. Mais la corne de la lanterne ne laissait passer qu’une lumière indécise, et la recherche eût été vaine, si la lune, bleuissant soudain le ciel sur la sapinière, n’avait éclairé les carrés de légumes.

 

Tout à coup, Rustaud tomba en arrêt, la croupe haute, l’échine recourbée, la gueule au ras du sol, sur les pattes. Tandis qu’ils retenaient leur souffle, il bondit sous les choux, puis reparut, gémissant, l’oreille basse, le museau, ensanglanté.

 

– Viens, ici, viens, mon vieux, dit le fermier en le caressant. Ah ! le brigand t’a piqué ! N’aie pas peur ; on va lui faire son affaire.

 

Il découvrit enfin l’animal blotti sous une rhubarbe, roulé en boule, et hérissé de pointes comme une châtaigne ; sa femme lui ayant apporté les pincettes de la cuisine, il le saisit, et courut le noyer dans l’abreuvoir.

 

Pendant ce temps, Rubis menait une vie malheureuse à l’écurie. Séparé de sa mère, obligé de rester dans un caboulot étroit et obscur, où les taons le taquinaient sans relâche, il semblait songer avec mélancolie aux prés où naguère il s’ébrouait. Si d’aventure la porte s’entrebâillait, laissant passer la lumière, le poulain, posant la tête sur le barelot, ses gros yeux aux aguets, attendait le libérateur. Vain espoir : personne ne s’occupait de lui ; et le barbotage de son et d’eau, additionné de petit lait, qu’on lui apporta très tard, ne laissa pas d’accroître encore sa déception.

 

* * *

 

Au matin, tandis que le fermier découpait une large bande dans la peau du hérisson, et clouait le reste au soleil, sur la porte de la grange, à côté du tiercelet ou bête aux poules, fiché là pour servir d’exemple aux chapardeurs de son espèce, le domestique Arthur détacha le troupeau.

 

La grosse vache Rosette sortit la première, ballottant sa campagne en fer-blanc ; puis les génisses, et Roussotte, qui n’avait pas pour habitude de se presser ; la blonde, traînassant à tirer du plafond disjoint des chaumes de paille, et les chèvres, cabriolant, bégayant, rabrouées par Rustaud, maître en désordre. Rubis, enfin, fut tiré de son coin, bridé court avec un licol, et conduit à la main, malgré ses velléités d’indépendance.

 

Au pré, pendant que les bêtes se répandaient dans l’herbage, le fermier lui posa la bande de hérisson sur le museau, et noua solidement les tresses sous la mâchoire supérieure.

 

– Là, mon vieux ; maintenant, tu peux y aller ! Si la blonde se laisse téter avec ça, c’est qu’elle n’est vraiment pas chatouilleuse !

 

Libre, Rubis restait là, louchant vers cette gêne inattendue, qu’il tâcha de supprimer en se grattant contre un chêne. Comme il n’y arrivait pas, il prit son parti de la situation, et piqua un temps de galop dans la prairie, pour se dégourdir.

 

Cette frénésie de mouvement passée, il revint à la jument, arcbouta ses pattes de derrière, courba celles de devant, et leva les babines vers les mamelles ; mais la blonde, piquée à sang, hennit, se dégagea, et fila d’un autre côté.

 

– Ah ! mon gaillard, dit le fermier, te voilà bien attrapé ! C’est fini de téter à cette heure !

 

L’intéressé ne l’entendait pas de cette oreille. Il s’approcha une seconde fois, et, comme son museau frôlait la cuisse de sa mère, celle-ci, rendue furieuse, lui allongea, sans voir, une telle ruade à la tête, qu’il tomba pour ne plus se relever…

Le barelot de la Maltière

 

Valérie, la fille du sabotier, se présenta comme bergère, un jour de septembre, à la ferme du Lomont. C’était une gamine de quinze ans, dont l’air des bois et les gambades au milieu des bruyères avaient rosé le teint. Elle avait de magnifiques cheveux roux ; et des yeux pétillant de malice.

 

Il fallut du temps pour apprivoiser sa sauvagerie. Le neveu du fermier, Jean Loriot, collégien en vacances, et de même âge qu’elle, s’en acquitta fort bien, et même plus qu’il ne convenait, au dire des bonnes langues, jusqu’au jour où un éclat de rire compromit cette idylle. Ce fut sans doute la seule cause pour laquelle le verger de la Maltière, qui en avait vu de belles cependant, n’en vit pas de plus belles encore.

 

Ce verger se trouve sur la route d’Entrevernes, en plein communal. On y plante surtout des pommes de terre, qui viennent bien dans ce sol rocailleux. Des pommiers l’ombragent. Tout autour, les épines hérissent une haie épaisse, d’où émergent, par endroits, des cerisiers. À un angle, une petite barrière ou « barelot », faite de lambris cloués sur un cadre, livre passage.

 

Les deux petits bergers, Jean et Valérie, avaient la consigne de mener paître le bétail auprès de la Maltière, en l’empêchant d’y pénétrer.

 

La tâche était facile avec les deux vaches, Rosette et Roussotte, et les deux chevaux du Lomont, qui étaient la tranquillité même. Il n’en allait pas ainsi du poulain Noirot, lequel folâtrait sans cesse, s’ébrouant, piquant le galop, jouant mille tours insupportables. L’approchait-on, il attendait arc-bouté sur ses pattes de devant, les yeux fixes. Au moment d’être atteint, il hennissait, redressait la tête, et, pivotant sur place, filait comme le vent. C’était le désespoir de ses gardiens. Mais à malin, malin et demi, et comme, un certain jour, ceux-ci avaient décidé de grimper sur les cerisiers mûrs à souhait, ils attachèrent le poulain au barelot, haut et court, comme il convient à un gêneur.

 

Noirot était si drôle ainsi, penaud et rageur, que Valérie, juchée sur la fourche de l’arbre, en riait aux éclats. Son amoureux la rejoignit. Comme il faisait chaud, elle découvrit le haut de sa gorge, où le soleil, glissant à travers la ramure, inscrivit des cercles lumineux. Ils se becquetèrent. Puis, du bout des dents blanches, elle offrit à Jean des cerises ; au moment où il se penchait vers ses lèvres, un craquement se fit entendre…, et le barelot, à moitié cassé, s’abattit tandis que le poulain, auteur du dégât, s’enfuyait avec sa corde au milieu des bruyères.

 

On en fut quitte pour accuser les chemineaux de ce mauvais coup, et l’oncle Louis, le fermier, qui était la bonté même, ne poussa pas plus loin son enquête. On n’eût même jamais reparlé de cette histoire, si les délinquants n’avaient commis, peu après, une nouvelle imprudence.

 

* * *

 

Il faisait frisquet, un matin, au pâturage ; et Valérie, qui grelottait, déclara qu’un bon feu ne serait pas de trop pour attendre que le brouillard se levât sur le Doubs.

 

Son ami eut vite fait de disposer dans une encoignure de la haie, près du barelot, une brassée de sarments secs, et bientôt la flamme crépita, volatilisant la brume autour d’elle. Le chien Rustaud s’était approché, et, le museau dans le feu, immobile, contempla le brasier, dont les lueurs vacillaient dans ses prunelles.

 

La main dans la main, ils coururent aux alentours, déraciner les pommes de terre avancées, pour les faire cuire sous la cendre. À quelque cent mètres, des aboiements furieux les rappelèrent, et un cri d’effroi leur échappa. À la Maltière grillaient de proche en proche les longues herbes du pâturage ; dans la haie, les buissons d’aubépine pétillaient gaiement, et le feu, activé par le vent, gagna les planches du barelot. Malgré les mottes de terre lancées dans la fournaise, il n’y eut bientôt plus autour du verger qu’un large ruban noir, où le sol craquelé fumait, répandant une odeur de roussi, comme à l’automne, durant « l’écobuage » des champs. Qu’allait penser le fermier de cette nouvelle histoire ?

 

* * *

 

La journée se passa sans incident, et, comme on se réunissait au poêle pour la prière du soir, qui la clôturait, les bergers reprirent confiance. Chacun s’agenouillait autour de la table ronde, où une bougie était allumée, près d’un christ.

 

L’oncle Louis, de sa voix grave, récita les prières habituelles, l’Angelus, le Confiteor, et les litanies de la Sainte-Vierge : rosa mystical…, turris eburnea…, janua cœli…, stella matutina… L’assistance répondait : ora pro nobis, dans un brouhaha de latin incohérent.

 

Puis, il fit les « recommandations » d’usage pour les défunts de la famille, ceux de la paroisse, pour les biens de la terre, les moissons et les foins.

 

– Nous allons dire, fit-il en terminant, deux pater et deux ave à l’intention de nos prés, et, en particulier, pour le verger de la Maltière et son barelot, que des « camps-volants » viennent de saccager pour la deuxième fois.

 

À peine ces mots, que, du coin, où Valérie essayait de prier, un éclat de rire strident, incoercible, retentit, et la gamine, se levant d’un bond, filait à la cuisine pour donner libre cours à ses transports.

 

Ce fut un scandale dans la maisonnée. Le fermier interrompit ses oraisons, et, très interloqué, alla rejoindre la bergère, pour savoir le motif de son hilarité. Il finit par tout apprendre, et même, sur le rapport de la servante, les médisances du village. Scandalisé, il envoya en disgrâce, Valérie dans la cahute paternelle, et son neveu chez une parente de Cheveney : une hécatombe pour un barelot !

 

Épiphanie

 

Depuis un an, aux veillées d’Entrevernes, les amours de la Juliette « de chez » Verdot, et du Timothée de chez Baugart, faisaient l’objet des conversations.

 

On savait que le père de la jeune fille, maire de la commune, gros paysan parvenu, s’opposait de toutes ses forces à leur mariage, honteux de voir sa fille, une demoiselle élevée chez les sœurs, préférer aux beaux partis le fils d’un simple fermier. Aussi personne ne fut étonné d’apprendre, un matin, qu’il s’était décidé à l’envoyer à Dannemarie, au couvent des Ursulines, pour lui changer les idées.

 

C’était le 5 janvier, veille des « Rois ». Timothée s’en fut trouver, au Lomont, Jean Loriot qui était en vacances, et réclama de son amitié un grand service. Le collégien accepta, sans demander, par discrétion, de quoi il s’agissait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain, vers deux heures, à la grange des Maillot.

 

Située sur la côte, à un kilomètre du village, cette « loge » sert aux Maillot, dans les bonnes années, pour y entreposer le surcroît de leurs récoltes. Pendant les nuits d’hiver les bohémiens et camps-volants ont l’habitude de s’y abriter ; aussi est-elle assez mal famée.

 

À l’heure dite, Jean y arriva ; sa surprise ne fut pas moindre de voir son ami, vêtu d’un long jupon blanc, et qui se faisait des moustaches avec du charbon, devant un petit miroir fiché au mur.

 

– Eh ! dis donc, tu n’es pas fou ? Qu’est-ce que ce costume-là ? Nous ne sommes pourtant pas en carnaval !

 

Timothée éclata de rire devant son air ébaubi, puis il s’expliqua. Désirant passer ensemble cet après-midi les deux amoureux, après avoir beaucoup réfléchi, n’avaient trouvé qu’un seul moyen : « faire les rois mages », à Réclère, avec Jean Loriot… Pour s’absenter, Juliette prétexterait ses visites d’adieu au Lomont : figurant le roi éthiopien, elle serait « méconnaissable sous son masque noir et la grande pèlerine, prêtée par le berger Sinet, qui leur était dévoué. Ainsi pourraient-ils se promener tous trois, sans que le père Verdot se doutât de rien, et, le soir venu, Jean reconduirait la jeune fille chez ses parents, comme si elle revenait du Lomont.

 

– Bien combiné, mon vieux Timothée. Je suis heureux de te rendre service. Espérons qu’il n’y aura pas d’anicroche.

 

En un tour de main, Loriot revêtit les oripeaux carnavalesques, apportés par son ami ; il se drapait, par-dessus son jupon blanc, dans un antique châle de mariage, quand Juliette entra par une porte de derrière. Elle avait les yeux rouges et l’air soucieux, mais la vue de ces costumes étranges, et leurs physionomies de brigands la déridèrent, et c’est en riant qu’à son tour elle se déguisa.

 

* * *

 

Jean sortit le premier, portant au bout d’un bâton une étoile en carton blanc, pour représenter celle qui guida les rois Gaspard, Melchior et Balthazar, vers l’étable de Bethléem. Les deux amoureux venaient ensuite, chacun ayant au bras un panier, destiné à recevoir les bonnes choses, que les villageois ne manquent pas de donner aux mages, en pareille circonstance.

 

Sur la route, les gamins vinrent se joindre au cortège ; des chiens aboyèrent autour d’eux, et c’est en cette compagnie bruyante qu’ils firent leur entrée à Réclère. S’arrêtant à chaque porte, ils bredouillaient une strophe de la chanson traditionnelle :

 

Trois rois nous sommes rencontrés.

Venant de diverses contrées.

Sommes ici tous trois venus

Pour adorer l’enfant Jésus.

 

En poursuivant notre chemin,

Avons trouvé en cherchant bien ;

Une étoile nous a conduits,

Qui nous éclaire jour et nuit,

 

À Bethléem, ce pauvre lieu,

Où était né le fils de Dieu

Un âne, un bœuf sont à l’entour,

Qui le réchauffent nuit et jour.

 

Le roi Hérode, ce roi méchant,

Nous a demandé cet enfant,

Pour l’adorer ainsi que nous :

Ce méchant traître en fut jaloux.

 

Les gens entrouvraient leur logis ; la ménagère prenait dans le dressoir un œuf, ou une saucisse, ou un morceau de gâteau, qu’elle remettait aux mages, et ceux-ci, en manière de remerciement, chantaient une deuxième strophe, tandis que les portes se refermaient frileusement sur la chaleur des poêles.

 

Le froid pinçait ; de temps à autre, un gamin, la figure violetée sous la casquette de poil, se détachait du groupe et courait se réchauffer à la maison. Au bout du village, les mages se retrouvèrent seuls, et prirent le chemin de la forêt pour rentrer.

 

Le sol, gelé et rugueux, résonnait sous leurs pas ; du givre pendait aux arbres en festons argentés, qui scintillaient comme des prismes, aux rayons du couchant. Dans la vallée, les cloches tintèrent le crépuscule, et des chiens de ferme leur répondirent, au loin, sur les étendues blanches. Jean et Timothée claquaient des dents.

 

– Mais vous grelottez, s’écria Juliette. Attendez ; je m’en vais bien vous arranger pour que vous ayez moins froid.

 

Elle se plaça entre eux, et, d’un joli mouvement, jeta sur leurs épaules les pans de son ample pèlerine. C’est ainsi, tout transis et bien déchus de leur grandeur, que les trois rois, abandonnés de leur cour, réintégrèrent la grange des Maillot.

 

Leur premier soin fut de faire du feu entre deux pierres, disposées à cet effet par les bergers. La flamme, alimentée d’étoiles de sapin, s’éleva bientôt, éclairant la loge de lueurs fantastiques ; et Timothée, pour la dînette, plaça sous la cendre des œufs, une saucisse et des pommes de terre.

 

– Je commence à avoir faim, déclara-t-il. J’ai apporté ce matin une bonne bouteille d’Arbois. Nous ferons une petite noce, et j’espère que ce ne sera pas la dernière. Qu’en dites-vous, Juliette ?

 

Celle-ci, que la pensée de la séparation imminente attristait de plus en plus, ne répondit pas ; elle vint s’asseoir près de son ami, appuya sa jolie tête sur son épaule, et, à la clarté du brasier, ils virent de grosses larmes perler dans ses yeux.

 

– Oh ! il ne faut pas pleurer ! dit Jean, qui était devenu tout « drôle » devant ce chagrin. Ça finira bien par s’arranger, j’en suis sûr ; et, ce matin encore, mon oncle me le disait. Je crois même qu’il en a parlé à votre père…

 

À peine ces mots qu’ils tressaillirent. Des voix montaient du sentier jusqu’à la grange, s’approchaient, et la porte s’ouvrit avant que, cloués sur place par la peur, ils eussent songé à se sauver. Un formidable juron retentit.

 

– Ah ! Je t’y prends, sacrée garce ! cria le père Verdot. Tu n’as pas pu te retenir ; il a fallu que tu viennes le retrouver. Tiens ! tiens ! Voilà qui t’apprendra à faire la gueuse avec un amoureux de quatre sous !

 

Il l’avait attirée en pleine lumière, et, devant les paysans ébaubis, la giflait sur les deux joues. Rouge de honte, défaillante, la jeune fille s’affaissa près du feu. Les deux amis se précipitèrent à son secours, menaçant le maire, qui les arrêta d’un geste.

 

– Quant à vous, je vous engage à rester tranquilles, ou vous aurez de mes nouvelles. Non seulement vous avez fait du feu dans une grange où il y a des récoltes, mais vous venez encore de m’injurier dans l’exercice de mes fonctions. Votre affaire est bonne ; un mot de plus, et je vous fais coffrer ! D’ailleurs, je ne sais pas si… Enfin, je me comprends !…

 

Ce fut un scandale énorme. Le lendemain, à vingt kilomètres à la ronde, on sut que le maire d’Entrevernes, ayant aperçu du feu dans une grange isolée, y courut avec les gens du village, croyant « pincer » des camps-volants, et qu’à sa grande confusion, il y trouva sa fille en train de « godailler » avec deux garçons.

 

M. le curé Barberet, qui aimait beaucoup Juliette, menaça de la rayer de la conférence, en pleine grande messe, si elle ne se mariait pas, et s’entremit auprès du père Verdot. Celui-ci finit par s’exécuter, la mort dans l’âme… L’étoile de carton, qui servit à l’équipée des rois mages, repose maintenant, en place d’honneur, à côté de la couronne d’oranger, sous un grand globe qui orne la commode, dans la chambre à coucher du jeune ménage…

 

La route du Lomont

 

Le village d’Entrevernes, qui compte quelques centaines d’habitants à peine, est plus difficile à gouverner qu’une ville. Deux partis s’y disputent la mairie avec un acharnement égal : les Noirs, dont le chef fut longtemps Mathurin Déliot, et les Rouges, sous la direction de Louis Denisot, fermier du Lomont.

 

Ceux-ci, aux dernières élections municipales, réussirent à faire « passer » six des leurs, et Denisot fut nommé maire, à la grande mortification de ses rivaux. Mais, en homme juste et soucieux de ne couvrir aucune faute de son estampille, il contresigna deux procès-verbaux dressés par le garde champêtre contre deux « rouges », dont l’adjoint, et qui, se croyant sûrs de l’impunité, commençaient à empiéter sur le terrain de la commune.

 

Les délinquants passèrent aussitôt dans le camp adverse, et la nouvelle majorité, six contre quatre, afin d’humilier le maire, et de rendre sa gestion difficile, élut, à la place de l’adjoint démissionnaire, Fifine, le maréchal.

 

L’affront était cruel. À dix lieues alentour, le nouvel adjoint se trouvait avoir une réputation bien établie d’ivrogne fieffé et de paresseux sans pareil. Son élection au conseil municipal avait été déjà une gageure. On le rencontrait le plus souvent « dans les brindezingues », titubant, chantant, ânonnant des incohérences. Quand il était « cuit », un désir de travailler le prenait soudain ; il rentrait à la forge cahin-caha, et son fils avait fort à faire pour l’empêcher de battre l’enclume à tort et à travers.

 

En signe de sa nouvelle dignité, les noirs coupèrent dans la sapinière un beau « mai », qu’ils plantèrent devant sa maison, et, du Lomont, on apercevait le drapeau qui flottait à son faîte. Ce fut un gros crève-cœur pour le maire, et son neveu, Jean Loriot.

 

– Patience ! patience ! répondait-il aux consolations de celui-ci ; ils ont voulu se moquer de moi, mais je leur jouerai un tour de ma façon. Rira bien qui rira le dernier.

 

Pour le moment, il ne riait point ; mais il avait une façon de cligner de l’œil, qui n’annonçait rien de bon pour ses adversaires. Il « mijotait quelque chose », selon l’expression de sa femme, Adélaïde.

 

* * *

 

– Dis donc, Jean ! fit-il un après-midi. Descends-tu avec moi au village ? Il faut que je passe à la Couronne.

 

Son neveu d’accepter aussitôt, bien étonné d’une pareille proposition ; jamais il n’avait vu son oncle à l’auberge, en semaine ! Mais tout s’expliqua : Fifine était attablé devant un verre de « goutte », suivant son ordinaire ; c’est à lui sûrement que Denisot en voulait !

 

– Eh ! salut, Fifine ! quoi de neuf ? ça roule, le commerce ?

 

– Tout bôlement (doucement), maire. L’ouvrage ne presse guère ces temps-ci.

 

– Ça te permettra de t’occuper de tes fonctions d’adjoint. Car te voilà dans les légumes maintenant !

 

– Oh ! en fait de légumes, ça ne met guère de beurre sur mes épinards ! Je ne sais pas quelle idée ils ont eue de me nommer adjoint !

 

Denisot ne « fait semblant de rien », et commence à feuilleter l’almanach, son grand nez crochu dans les pages du Petit messager boiteux de Strasbourg. Puis, au bout d’un instant :

 

– La foire de Pont-de-Roide est de demain en huit ; j’ai envie d’y conduire mes deux veaux… Mais, ce n’est pas tout ça, Fifine, puisque te voilà mon adjoint, nous allons boire un coup ensemble. Euphrasie, donnez-nous une bonne bouteille.

 

– Tout de suite, monsieur le maire.

 

– Ça me rappelle, quand je l’ai été pour la première fois, il y a dix ans. Ah ! c’était le beau temps : Louis, que je me dis, te voilà adjoint. Il va falloir te distinguer par quelque chose d’éclatant. Et j’ai proposé la captation des sources du Bois-Juré ; de sorte que nous avons maintenant de la bonne eau, au lieu de l’eau pleine de calcaire du Perchet. Tu devrais bien trouver quelque chose dans ce genre-là.

 

– Eh ! maire, je ne demande pas mieux ; mais quoi, quoi ?

 

Denisot réfléchit un moment, puis déclara qu’il y avait encore beaucoup à faire dans la commune, pour les fontaines, les pâtures, l’harmonium de l’église. Mais il lui paraissait plus urgent de rectifier la vieille route du Lomont. Tout le monde accueillerait bien ce projet. Quant à lui, il y ferait opposition, pour qu’on ne le soupçonne pas de l’avoir inspirée à son adjoint.

 

– Ah ! maire, pour une bonne idée, c’est une bonne idée ! Je te dirai d’ailleurs que j’y avais déjà pensé. Ce soir même, puisqu’il y a conseil, je la proposerai.

 

* * *

 

La réunion avait lieu chez le maire, au « poêle » du Lomont. Arrivèrent d’abord les trois rouges, avec lesquels Denisot s’était entendu, puis les deux transfuges, un peu gênés, les trois noirs, goguenards, et, en serre-file, Fifine, moins « éméché » que de coutume. Ils prirent place autour de la table, acceptèrent un verre ; et l’on expédia les affaires courantes.

 

Soudain, l’adjoint, qui ne se tenait plus d’impatience, demanda la parole, et, avec de grands gestes, qui précédaient ses mots et même ses pensées, formula sa proposition. En quelques phrases brèves, le maire, tout en constatant que l’idée était bonne, proposa d’ajourner le projet, car d’autres travaux étaient plus urgents.

 

– Il n’y en a pas de plus urgent que celui-là ! fit le gros Déliot, noir ardent. Hier, en revenant des Prés-de-Vaux, j’ai failli me casser le cou, avec mon cheval, sur la vieille vie (route).

 

– Réfléchissez, avant de voter, repartit le maire. La commune est endettée, et cette rectification coûterait gros.

 

– C’est tout réfléchi, maire. Ta politique est de tout ajourner ! Nous voulons que les choses se passent autrement, maintenant. Je vote pour la rectification.

 

– Et nous aussi ! dirent en chœur ses quatre partisans.

 

– Moi, déclara Fifine, je voterais pour plutôt deux fois qu’une.

 

– Ça fait six oui, récapitula le maire. Neuf, avec les trois nôtres, ajouta un des rouges.

 

– Et comme je vote oui aussi, conclut Denisot, la proposition est admise à l’unanimité. Voilà longtemps que ce n’était pas arrivé ; mieux vaut tard que jamais. Personne ne demande plus la parole ? Bon ; la séance est levée.

 

Comprenant, mais un peu tard, qu’ils venaient d’être joués, les noirs s’esquivèrent, consternés et furieux. Il y eut des clameurs dans les auberges du village, et des imprécations contre le maire.

 

Quant à celui-ci, bien attablé avec ses amis, en train de déguster un « doigt » de kirsch, clair comme du cristal, il riait à gorge déployée.

 

– Enfin, lui dit son neveu, dans son ignorance des affaires communales, je ne vois pas pourquoi les noirs sont partis furieux ; c’est une excellente chose pour tout le monde que cette rectification !

 

– Eh ! eh ! petit, personne ne te dit le contraire. Mais elle est surtout bonne pour nous autres, au Lomont. Dans deux mois, s’il fait beau, grâce à l’adjoint des noirs, et aux noirs, nos ennemis, au lieu du vieux chemin raviné, rapide, glissant, d’où l’on n’était jamais sûr de sortir, nous aurons, pour aller au village, une belle route bien ferrée, bien groisée, en pente douce, et qui ne nous coûtera pas un sou ! Comprends-tu maintenant l’embêtement des noirs ?…

 

La faine

 

L’après-midi s’avançait ; le soleil d’octobre, à peine au-dessus de l’horizon, allongeait sa rougeur sur le communal d’Entrevernes, que traversaient le garde forestier Noblet, et son compagnon de courses, pendant les vacances, Jean Loriot, étudiant et poète en herbe. Comme ils approchaient du Chaufour, ils perçurent des bruits secs, entremêlés d’appels joyeux, dans la hêtraie.

 

Je vois ce que c’est, fit le garde. On abat la faine chez les Roserot. Il parait que la récolte sera bonne. Si tu veux, nous passerons à la ferme ; je voudrais bien qu’ils me gardent quelques litres de leur huile de faine ; c’est la meilleure du pays.

 

– Comment la fait-on ?

 

– C’est bien simple. Tu ramasses la faine qui tombe des foyards (hêtres), à l’automne ; puis tu la ribes, comme les pommes pour le cidre. Il en sort une huile couleur noisette, bien plus parfumée que l’huile d’olive conservée dans des pots de grès, elle n’a pas sa pareille pour assaisonner la salade, ou rissoler la friture.

 

Chemin faisant, ils étaient arrivés devant la ferme des Roserot, sur le Chésal. Comme ils poussaient le « clédart », qui fermait la cour, le chien aboya, et le fermier parut sur le seuil.

 

– Bonjour, messieurs. Ça va-t-il comme vous voulez ?… Oui… Allons, tant mieux ! Tu arrives bien, Noblet. Justement, je voulais te faire chercher. Mais, entrez donc. Nous allons prendre un verre.

 

Ils entrèrent au poêle, s’assirent à la grande table, où mangent les gens de la ferme, et dégustèrent un petit vin d’Arbois, clair, pétillant, joyeux, que leur apporta la servante Mathilde.

 

– Voici de quoi il retourne, continua le vieux, clignant de l’œil pour voir s’ils appréciaient son piccolo. Tu sais que ma fille Hedwige se marie dans huit jours avec l’Aimable de chez Poinsot. J’aurais voulu que la faine soit toute ramassée pour ce moment-là. Crac ! notre Louis m’annonce ce matin qu’il s’en va samedi. Peux-tu venir nous donner un coup de main ?

 

– Avec plaisir, père Roserot ; l’après-midi, je suis libre. Je viendrai dès demain. Pour le Louis, il fallait vous y attendre.

 

– Oui ! c’est bien malheureux qu’il se soit mis ces idées-là en tête. Enfin, c’est comme ça. Je ne le remplacerai pas facilement. Alors, à demain, Noblet, et merci !

 

Dans la cour, ils rencontrèrent le domestique en question, qui revenait des champs. C’était un grand garçon bien découplé, l’air un peu sauvage, et qui répondit à peine à leur salut.

 

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là, Noblet ? interrogea Loriot.

 

– Comment ? on ne te l’a pas racontée ? c’est étonnant ; tout le pays en parle. C’est cet hiver que ça s’est passé. Tu sais que le Louis est chez les Roserot, depuis huit ans. Il a fini par s’amouracher d’Hedwige, mais il ne s’est déclaré que quand on a commencé à causer du mariage de celle-ci avec l’Aimable. Éclats de rire de la fille, rebuffades du père, moqueries du village, rien ne lui a manqué.

 

– Dans ces conditions, ce n’était pas malin de prévoir qu’il ferait ses paquets.

 

– Parbleu ! D’ailleurs, entre nous, je crois que les Roserot font un fichu marché. Ils perdent un excellent domestique, et trouvent, un mauvais gendre. Mais je plains le Louis ; il est atteint ; son air de tout à l’heure ne me dit rien qui vaille !

 

* * *

 

Le lendemain, vers deux heures, le garde et Jean s’acheminèrent vers le Chaufour, qui est peuplé de hêtres séculaires, les vieillards, comme on les appelle là-bas, et que les anciens de la commune ne se rappellent pas avoir vu planter. Les gens des Roserot étaient au bout de la hêtraie, près du ravin où s’écoulent les eaux, en temps d’orage, et quand fondent les neiges. Des draps entouraient le pied des foyards ; du revers de la hache, Louis et Aimable « coutaient » les troncs et les maîtresses branches ; la faine tombait comme grêle ; et des jeunes filles la recueillaient, puis en emplissaient les sacs.

 

– Bonjour, messieurs, fit Hedwige, souriante. Merci de venir nous aider. Il y a tant de faine, cette année, que nous ne serons pas de trop.

 

– D’autant que j’ai bien peur qu’il pleuve avant la fin de la semaine. Le coq du clocher est du côté de Blamont, et les maisons de Roche-d’Or sont grises. Il est vrai que s’il pleut, vous serez plus sûre d’avoir du beau temps pour le jour de la noce.

 

Le domestique, tout proche, blêmit, et Noblet, prenant conscience de sa bévue, ne savait plus « où se fourrer ». Hedwige sauva la situation.

 

– Puisque le temps n’est pas sûr, il faut nous dépêcher. Louis, tu devrais bien monter sur ce foyard pour le finir. Il n’y a que toi d’assez leste pour ça ; veux-tu ?

 

Sans répondre, il grimpa sur l’arbre qui était immense, et dont les branches, comme des arcs-boutants, atteignaient presque l’autre versant du ravin. On transporta les draps. La fille du fermier et ses compagnes couraient à gauche, à droite, pour les fixer, se heurtant dans leur empressement, et éclatant de rire pour un rien. Le soleil traversait la frondaison du foyard, et la faine, en tombant, semblait une pluie d’or.

 

Louis, ayant achevé de secouer les branches inférieures, se mit à monter au faîte de l’arbre, à la « coupote ».

 

Ne va pas trop haut, lui cria le garde. Tu sais, avec ces vieillards, il n’y a pas de fiance !

 

Soudain, un cri terrible retentit, parmi le fracas d’un arbre qui casse et s’effondre. Le domestique gisait tout de son long, immobile, face contre terre, dans une mare de sang, près d’une roche où il avait buté.

 

– Mon Dieu, mon Dieu ! quel malheur ! s’écria la jeune fille, consternée. Courez vite chercher le médecin !

 

Hélas ! Tout fut inutile. Noblet fit une civière de branchages ; et on y coucha le malheureux garçon, qui expira avant de revoir le Chésal.

 

– Tu me croiras si tu veux, dit le garde à Loriot, en rentrant le soir. Il s’est tué exprès, à cause d’Hedwige. Si j’étais d’elle, je ne me marierais pas de sitôt. C’est une mauvaise entrée en ménage !

 

Elle se maria le jour fixé, au grand scandale du pays. L’Aimable est devenu ivrogne ; il rosse sa femme comme plâtre ; et, depuis cet automne, la ferme du Chésal est en vente, par autorité de justice.

 

La galerie d’Entrevernes

 

– Au lieu de flâner comme ça toute la sainte journée comme une âme en peine, dit un jour le fermier du Lomont à sa nièce Lucette, tu devrais prendre exemple sur ton cousin Jean.

 

– Qu’est-ce qu’il fait de mieux ?

 

– Eh bien ! quoiqu’il soit en vacances comme toi, il sait réserver quelques heures pour la lecture. Tiens ! le voilà qui revient des champs. Tu vas voir…

 

Jean Loriot entra dans la cuisine, guêtré, les souliers lourds et jaunes de glèbe.

 

– Où vas-tu, Jean ? interrogea Denisot.

 

– Ma foi ! je suis un peu fatigué de ma promenade ; je vais me reposer sur la galerie, en lisant…

 

– Avec ça que tu lis beaucoup ! interrompit la jeune fille.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– C’est bon ! piqua-t-elle en se sauvant, je me comprends !

 

– Je ne sais pas ce que ça signifie ; qu’est-ce qu’il y a donc ? fit Loriot interloqué.

 

– Oh ! ne t’en inquiète pas ! Je viens de la taquiner à ton propos ; et elle se venge. Ça n’a pas d’importance.

 

Loriot monta sur la galerie, plus troublé qu’il ne voulait le paraître. Il affectionnait cette retraite. Dans la montagne, sur le flanc des maisons comtoises, s’allonge et s’avance, en encorbellement, une construction en bois, formant loggia. Sous les nombreuses fenêtres et entre celles-ci s’imbriquent des bardeaux ou fines planchettes de sapin, qui, prennent des tons argentés, à cause des intempéries. Des cordes y sont tendues d’un bout à l’autre, sur lesquelles on fait sécher la lessive en hiver. On entrepose sur les rayonnages les ails, oignons et échalotes, récoltés à l’automne ; certains mêmes y suspendent le salé : jambon, bandes de lard, saucisses, bresil, après qu’ils ont été bien fumés. Mais, en été, la galerie ne contient presque rien, et Loriot ne se sentait pas d’aise dans celle du Lomont, qu’on lui abandonnait.

 

Le lendemain de son arrivée, il y plaçait une petite table, quelques livres, un vieux fauteuil en cuir, avec accoudoirs et appuis-tête. Il lisait à peine (n’avait-il pas tout le temps de lire à Paris, et la nature n’était-elle pas, en vacances, le seul livre à feuilleter ?) ; surtout il y rêvait et dormait, des après-midi entières.

 

De son fauteuil, placé devant une fenêtre, il embrassait du regard la prairie, de la sapinière jusqu’aux Roches, à pic sur le Doubs. Dans cet espace, il assistait, sans se déranger, aux différents travaux de la campagne ; ou bien sa pensée s’évadait au delà, par dessus les Franches-Montagnes, très loin, vers les glaciers des Alpes.

 

Peu à peu, parmi le silence, dans la fraîcheur que lui distribuaient les poiriers voisins, ses paupières s’abaissaient sur un sommeil bercé de chimères, d’où il ne sortait qu’au soir, quand les troupeaux, aux campaines bruyantes, revenaient de la pâture.

 

« C’est un « sciençou », disaient de lui les gens du village ; il ne sort pas de ses livres. » Son oncle en était fier ; et Loriot s’accommodait de cette réputation usurpée, parce qu’il y trouvait la quiétude. Or, voilà que cette petite pimbêche de Lucette la menaçait par jalousie ! Il fallait veiller au grain, sans retard.

 

Sûrement, elle l’avait surpris plusieurs fois à sommeiller. Jean, par crainte de récidive, commença par verrouiller sa porte. La précaution ne fut pas vaine ; quelques instants après, des pas légers s’approchaient…, qui s’éloignèrent aussitôt…

 

« Attrapée ! pensa-t-il. Elle est venue m’épier, pour me dénoncer ensuite à mon oncle. Elle en est pour sa malice, et, maintenant, je puis dormir en toute sécurité. »

 

Bien enfoncé dans son fauteuil, les jambes étendues sur une chaise, en un coin plein d’ombre, il s’endormit et fit des rêves d’or. Il imagina qu’il sommeillait, depuis des siècles, dans un château, au milieu d’une forêt, où une fée l’avait conduit autrefois. Vêtu d’habits magnifiques, il reposait sur un lit étincelant de pierreries, quand ses yeux, s’ouvrant, un jour, à la lumière, il aperçut devant lui une ravissante princesse qui lui souriait…

 

Des rires étouffés interrompirent la légende, et, entre-bâillant à peine les paupières, il se crut halluciné, quand il vit sur la maîtresse branche du poirier deux jeunes filles, une main sur la bouche pour s’empêcher de pouffer.

 

Reprenant peu à peu ses esprits, il reconnut sa cousine Lucette, et Odile Renaud, pour laquelle il avait une vive inclination. Ainsi encadrées par les feuilles et les fruits, l’une avec ses cheveux bruns, l’autre blond cendré, elles étaient jolies à ravir.

 

– Tenez ! murmura la servante Clélie, au-dessous du poirier. Voilà tout ce que j’ai trouvé de plus long, dans la grange.

 

En même temps, elle montait à l’échelle, et elle apparut, portant des chaumes de paille d’une belle venue.

 

– Si vous ne pouvez pas le chatouiller avec ça, ajouta-t-elle, il faudra y renoncer.

 

Lucette s’avança sur la branche et s’escrima du mieux qu’elle put. Elle était vêtue d’un peignoir aux manches très évasées. Celle de droite tomba sur l’épaule, découvrant un bras magnifique et la naissance de la gorge.

 

« Peste ! Je ne savais pas ma cousine aussi bien bâtie ! se dit-il. Vais-je la taquiner maintenant sur ses « appâts », comme dit l’instituteur ! »

 

Elle s’énervait de n’aboutir à rien, car si elle avait le bras beau, elle ne l’avait pas assez long.

 

– Ma foi ! j’y renonce. Essaie, si tu veux ; j’en ai assez !

 

– Es-tu sûre qu’il dorme ? Il me semble qu’il nous regarde…

 

– Tu ne l’entends donc pas ronfler ? Il n’y a que les lièvres, qui dorment les yeux ouverts.

 

– Je m’étais trompée. Tiens, j’ai envie de monter sur cette branche-ci ; je l’atteindrai plus facilement.

 

– Oui ; mais, fais attention !

 

Odile arc-bouta un de ses pieds sur la fourche, et, se tournant vers la galerie qu’elle dominait, essaya de poser l’autre un peu plus haut… Un éclat de rire arrêta son mouvement.

 

– Eh bien ! dites donc, tout de même, quand on grimpe aux arbres, il faut s’habiller plus complètement que ça !

 

Tandis que la figure de Loriot, brusquement apparue à la fenêtre, s’épanouissait, la jeune fille, rouge de honte, s’était rejetée en arrière, serrant ses jupes autour d’elle, ne sachant que faire.

 

– Là ! je vous tiens toutes les deux, maintenant. Si vous ne m’embrassez pas, je dis tout !

 

La condition de son silence ne leur paraissant pas exorbitante, il avança la tête, entre les feuilles, et Lucette lui claqua un baiser sur les deux joues. Odile, mal remise encore de son émotion, approchait sa bouche à son tour…

 

– Allons ! mes enfants, fit M. le curé Barberet, dans le chemin ; ne vous gênez pas ! continuez…

 

Un cri, le craquement d’une branche, lui coupèrent la parole, et Odile tombait sur un tas de foin, sans se faire, d’ailleurs, aucun mal, mais de telle façon qu’on la surnomma dès ce jour Mlle Sans-Culotte…

 

Les voilettes blanches

 

Lucette était arrivée la veille, à la ferme du Lomont, pour y passer les vacances, comme chaque année.

 

« Comment va-t-elle s’habiller aujourd’hui, dimanche, pour la messe ? » s’interrogeait son cousin, Jean Loriot, assis sous la tonnelle, devant la porte.

 

Et, songeant à la malle énorme, que le voiturier Châtelain avait amenée, il pensait que le curé, cette fois encore, se ferait du mauvais sang. Car la jeune fille avait la spécialité, qui l’amusait beaucoup, de lancer les nouvelles modes au village.

 

Or, M. Barberet prenait à cœur sa fonction ; il catéchisait à chaque prône, et n’avait pas d’invectives assez virulentes pour blâmer la recherche de la toilette. Ses leçons portaient leurs fruits jusqu’aux vacances. Mais la citadine une fois installée, adieu les couleurs sombres, la modestie de la contenance, la façon honnête de retrousser sa robe ! Et le brave prêtre, qui aimait bien cependant sa nouvelle paroissienne, de se lamenter, comme Jérémie…

 

Lucette mettait du temps à se pomponner. Sa chambre était à l’étage, sur la route, abritée des curieux par un sapin ; aussi vaquait-elle, fenêtre ouverte, à ses « occupations ». Comme « le second » de la messe, venait de sonner à l’église, Loriot s’impatienta.

 

– Dis donc ! Il faudrait te presser un peu. Nous arriverons à l’Évangile, de ce train-là ! Il n’y a plus qu’un quart d’heure !

 

– Un quart d’heure ! dix minutes de trop ; je n’ai plus à mettre que ma voilette.

 

Elle descendit enfin, quand la grosse et la petite cloche annonçaient que M. le curé sortait de la sacristie, en chasuble, barrette en tête, précédé de quatre petits cardinaux.

 

– Bigre ! je m’explique le retard ! Sais-tu que cette robe te va à merveille !

 

– Et tu es tout à fait jolie ! compléta le fermier, l’oncle Denisot.

 

– Alors, vous me trouvez bien ?

 

– Charmante. Ton chapeau et ta voilette blanche vont faire rêver le pays à dix lieues à la ronde !

 

* * *

 

Les kyrie, clamés au son de l’harmonium par des gosiers solides, ébranlaient les vitraux de la vieille église, quand ils pénétrèrent dans la nef. Denisot et Lucette se hâtèrent vers le « banc de la famille » au milieu de la curiosité générale ; et Jean grimpa près des chantres, à la tribune, d’où l’on pouvait mieux « voir les filles ». Le garde champêtre, placé à l’entrée, en défendait l’accès aux garçons de moins de trente ans ; mais Loriot n’était pas de la commune, et il en imposait à l’autorité.

 

Aussitôt à sa place, il put constater que la toilette de sa cousine avait produit l’effet accoutumé. Ce n’étaient, derrière elle, que murmures, furtifs regards, échanges d’observations. Et, quand le sacristain Jean-Jacques, pour améliorer la recette, vint prier la jeune fille de quêter, et lui présenta une boite en fer-blanc, où quelques sous s’entre-choquaient, les commentaires furent à ce point bruyants, que M. Barberet s’interrompit en pleine Préface pour réclamer le silence. Le billon tombait comme pluie dans l’escarcelle ; même le fils d’un fermier, faraud, y glissa une pièce de cinquante centimes, après l’avoir bien montrée ; et le sacristain calculait déjà le nombre de bougies que l’aubaine procurerait.

 

À la sortie de la messe, les paysans forment des groupes, devant l’église sous les tilleuls. C’est le seul moment de la semaine où ils peuvent s’entretenir des nouvelles : foires prochaines, ventes, affaires publiques. Le garde champêtre y vient ânonner, après un roulement de tambour, les communications administratives. Les langues vont leur train, on potine ferme ; puis chacun se rend à la Couronne, pour déguster l’absinthe obligatoire, sans laquelle il n’y a pas de bon dimanche.

 

Ce jour-là, il ne fut guère question d’affaires, et c’est entre des paysans et des paysannes, uniquement occupés d’elle, que passa Lucette avec son oncle et son cousin.

 

– Eh, eh ! mademoiselle, fit Déliot, l’adjoint ; vous devenez de plus en plus belle.

 

– Vous trouvez, monsieur Déliot ?

 

– C’est comme je vous le dis. Je ne plains pas celui qui vous mariera.

 

– Oh ! monsieur Déliot, à quoi allez-vous penser ! J’ai bien le temps !

 

Dans toutes les familles, durant le « dîner », on ne parla que de la nouvelle venue et de sa voilette blanche, la première qu’on voyait au pays.

 

* * *

 

Pendant l’après-midi, ce fut sur la route, qui longeait la ferme du Lomont, un défilé incessant des demoiselles du village. Trois par trois, bras dessus, bras dessous, elles passaient près du jardin, où la famille prenait le frais, écarquillaient les yeux, causaient un instant, puis reprenaient leur promenade. Lucette retint quelques amies pour le thé. Aussitôt, elles lui demandèrent à voir ses toilettes. Vite, on ouvrit les malles, et ce furent des « oh ! » et des « ah ! », qui n’en finissaient plus.

 

– Vous aviez une bien jolie voilette blanche, ce matin, fit Hedwige Blondel, la fille de l’instituteur. C’est donc la mode, maintenant ?

 

– Comment ; vous ne savez pas ? Mais oui, depuis le commencement de la saison. On n’en voit plus de violettes ; et les noires, c’est pour les mamans.

 

Le jeudi suivant, le représentant de la maison Ecabert, de Delémont, vint faire ses offres de services. Jean lui demanda si le « commerce roulait ».

 

– Oh ! cent fois mieux qu’à mon dernier voyage ! Mais vous ne vous figureriez pas ce que je vends le plus…, des voilettes blanches, tant que je veux, à, pois, à fleurs, à grains. C’est une vraie maladie dans le village et les environs. Et il les faut pour samedi soir, sans faute. Je serai obligé d’envoyer un exprès !

 

Loriot se promit foule de délices pour le dimanche suivant ; mais une crainte l’inquiéta :

 

– Tu sais, Lucette, il y aura plus de cinquante voilettes comme la tienne, à l’église. À ta place, je me méfierais ; je parie que le curé fera du boucan.

 

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, mon pauvre Jean ?

 

– Enfin, te voilà avertie. Je suis sûr qu’il y aura du grabuge.

 

Il y en eut. Lucette n’en finissait plus de s’habiller ; aussi, dans son désir de voir plus vite la métamorphose, Loriot prit les devants et se plaça « sous les cloches », à l’entrée de l’église. Ce fut une procession inénarrable de voilettes blanches sur des figures de paysannes, la plupart hâlées par le grand air, rubicondes, et qui ressemblaient à celles des mariées, dans les jeux de massacres des foires.

 

Quand M. le curé descendit de l’autel, à l’Introït, il se crut halluciné, quand il aperçut sur les bancs des filles, à droite, devant l’autel de la sainte Vierge, ces rangées de têtes enveloppées de blanc. Au premier Dominus vobiscum, puis, au second, il les regarda de nouveau, n’en croyant point encore ses yeux. Enfin, monté en chaire, il donna libre cours à son indignation.

 

« Pourvu que Lucette n’arrive pas en ce moment, pensa Loriot. Ce serait le bouquet ! »

 

Or, à cet instant précis, la porte s’entrebâilla et la jeune fille parut, toute gracieuse, le teint rose, en robe simple, et sans voilette… Et M. Barberet, de conclure, cramoisi :

 

« Mes chères enfants, malgré toute l’affection que je leur porte, souvent je vous ai tenues en garde contre la toilette de personnes étrangères à la paroisse. Aujourd’hui, je suis obligé de vous les donner en exemple. C’est une honte pour notre catéchisme de persévérance ! »

 

Malgré la sainteté du, lieu, un éclat de rire formidable souleva toutes les poitrines. On s’en esclaffe encore, à Entrevernes.

 

Watteau dans les champs

 

Pendant ses vacances d’étudiant, au Lomont, Jean Loriot étonnait les gens de la ferme par son ardeur à faire des promenades matinales. Sur le coup de cinq heures, souvent on l’entendait traverser la cour, détacher le chien Rustaud, et se diriger vers le Bois-Juré. Il y gagnait l’ivresse de musarder, parmi les fraîcheurs de l’aurore.

 

Musarder… mot vulgaire, jolie chose. C’est flâner à l’aventure, sans rime ni raison ; écarquiller les yeux à la lumière, ou les fermer sur un rêve, écouter l’harmonie des campaines, du ruisseau jasant, du vent qui chantonne dans les arbres, ou allonger sur l’herbe une paresse qui enlise dans le néant, au milieu de la vie.

 

Donc, un matin d’octobre, Loriot musardait aux Prés-de-Vaux, sur la lisière de la hêtraie, quand un hennissement de cheval, des bruits de voix, un tapage inaccoutumé attirèrent son attention vers le chemin. Au bout du champ stationnait une voiture, capote et tablier relevés.

 

« Eh bien ! pensa-t-il, voilà qui n’est pas ordinaire ! qu’est-ce que ce panier fait par ici, à cette heure, dans la campagne ? »

 

Son étonnement fut à son comble, quand, s’étant avancé, il vit un berger et une bergère Watteau. La jeune femme avait une figure ovale, toute menue et rose. Son corsage bleu pâle, fortement échancré à l’encolure, et sa robe crème, bordée de galons mauves, composaient une synchromie tendre, qui contrastait avec le costume plus crû de son compagnon : béret carmin sur l’oreille, veston et culotte azur, bas blancs, et souliers mordorés, enrubannés de rouge.

 

Sentant le frais, la bergère prit dans la voiture une mante brune, relevée de fleurs, et une fanchon de dentelle où son minois disparut. Puis, pour se réchauffer, pinçant sa jupe sur la hanche droite, elle esquissa un pas de menuet ; le berger lui fit vis-à-vis ; et tous deux, en riant, se dandinèrent.

 

« Singulière façon de battre la semelle ! » se dit Loriot, s’approchant, sans qu’on l’aperçût, derrière la haie.

 

Arrivé à une vingtaine de mètres, il ne fut pas peu surpris de reconnaître son ancien camarade de lycée, le docteur Maurice Thouveret, de Lavaux, marié à une parisienne depuis peu.

 

– Ah ! çà ! vous vous croyez donc en carnaval ! cria-t-il soudain au couple interdit. Qu’est-ce que cette plaisanterie-là ?

 

– Tiens ! c’est toi ! quelle rencontre !

 

– D’abord, il faut que je te présente ma femme…, et que je te présente : Jean Loriot, songe-creux, poète et étudiant…

 

– Madame… Oui, mais tout ça ne m’explique pas que vous soyez ici en cet équipage !

 

Le médecin lui apprit qu’ils avaient été invités à un bal costumé chez de bons amis, en villégiature à Vaufrey : on les avait retenus jusqu’au matin. Les chemins étaient si mauvais qu’une roue s’était déboîtée ; et leur domestique, Joseph, était allé chercher un ouvrier à Rocourt, pour la remettre d’aplomb.

 

Le charron arriva pendant ces explications, et avertit qu’il en avait pour une bonne demi-heure de travail.

 

Alors les trois amis, pour se dégourdir les jambes, s’en furent se promener, dans la tiédeur du soleil, monté au-dessus de Roche-d’Or.

 

* * *

 

Les fraîcheurs de la nuit avaient lustré les herbages, qui reluisaient à la lumière, et l’arôme des ronces bleues, des genévriers et des sapins s’exhalait sous la chaleur naissante. Ravie devant cette nature qu’elle contemplait pour la première fois, la bergère avançait à petits pas, timide, fort occupée à retrousser sa robe, ou à cueillir aux buissons les prunelles bleutées, le troène noir, les « poirottes » de l’aubépine, et les fusains chargés de barrettes roses.

 

Jean, sur un murger, jouissait de ce spectacle gracieux, songeant aux tableaux du Louvre, où la fantaisie de Watteau, de Pater et de Lancret imagina des scènes charmantes, qu’un hasard faisait revivre là, devant, lui, en pleins champs. Les campaines, qui commençaient à carillonner leurs notes gaies dans la pâture, augmentaient encore la poésie de cette heure exquise.

 

Soudain, à quelque cent mètres, sur le chemin, un bruit de voix monta, et Joseph vint avertir qu’une troupe de gamins s’avançait, des bergers, sans doute, attirés par les coups de marteau du charron. Pour ne point être surpris en ce costume, ils se hâtèrent vers la voiture prête à point, et le domestique enleva Bichette, qui fila.

 

Au tournant, les gamins apparurent. Dans un éclair, ils aperçurent des personnages étranges, costumés comme en carnaval et comme au mardi-gras ; d’instinct, avec un vacarme de cris et de quolibets, ils poursuivirent le panier, secouant les ressorts, bombardant de cailloux la capote, affolant le cheval.

 

La route était zigzaguée d’ornières. Les roues plongeaient dans la boue, puis émergeaient sur des rocs ; le train de devant piquait à gauche, à droite, et un malheur paraissait inévitable, quand une montée opportune se présenta. Les cris ayant cessé, Bichette s’arrêta d’elle-même.

 

Il était temps. Le docteur et Jean transportèrent sur l’herbe la jeune femme évanouie, qui reprit ses sens après avoir respiré du soleil.

 

– Merci, murmura-t-elle. J’ai cru que j’allais mourir ! Ce sont donc des sauvages, les enfants de ce pays-ci… Je me souviendrai longtemps de ce retour de bal !

 

– Il eût mieux valu ne pas s’enfuir, dit Loriot. Les bergers nous auraient vus à leur suffisance. Je ne sais pas ce qu’ils se sont imaginés. C’est une méprise.

 

– Enfin, tout est bien qui finit bien. Mais voyez donc Joseph devant sa voiture !

 

Ils éclatèrent de rire : le domestique, bras ballants, consterné, contemplait la capote tachée de boue, les fêlures des cercles, les garde-crotte et les marchepieds déjetés et tordus :

 

– Allons ! console-toi, fit le docteur. Le panier était vieux ; tu en auras un neuf, cet hiver.

 

– Et maintenant, s’écria Jean, je vous garde. À quelque chose malheur est bon. Faits comme vous êtes, vous ne pouvez pas rentrer de jour, à Lavaux. Qu’est-ce qu’on dirait ?

 

– Vous êtes bien aimable, mais nous avons peur de vous déranger…

 

– Il n’y a pas de dérangement. Ma cousine, Lucette, est au Lomont, depuis huit jours ; elle sera bien contente de faire votre connaissance.

 

– C’est égal, conclut le docteur, voilà une aventure qui peut compter ! Cette nuit, l’amusette de Trianon et du village suisse ; ce matin, le chambardement de la Révolution ; toute une fin de siècle, en quelques heures. Tu as raison, nous pouvons nous reposer !…

 

Les bruyères d’Anson

 

Au poêle du Lomont, un après-midi d’automne, le fermier, Louis Denisot, maire du village, son neveu, Jean Loriot, et le garde champêtre, Baptistin, prenaient un verre.

 

Contre le soleil qui tapait ferme au dehors, on avait tiré les « lades » des fenêtres ; et, comme dans les intérieurs de Rembrandt, une demi-obscurité noircissait toutes choses : les physionomies, la table, les assiettes en étalage sur le dressoir, la « suspension », et le gros fourneau en porcelaine d’Alsace. Ici et là, par les jointures, des rayons se glissaient, vibrant d’un monde de poussières tourbillonnantes ; et les mouches, prises à la glu des tresses, bourdonnaient leur colère. Sur la route, un pas précipité troubla cette quiétude.

 

– Tiens ! dit Baptistin, qui avait entrouvert un volet, c’est le berger ; il a l’air tout affairé. Qu’est-ce qu’il peut y avoir ?

 

–Venez vite ! monsieur le maire, s’écria Sinet, en faisant irruption dans la salle. Il y a une femme, qui est en train de « tourner de l’œil » dans les bruyères d’Anson. Pas une minute à perdre ! M. le curé et le médecin vous attendent aux Auges.

 

Un instant après, ils étaient tous réunis, et se hâtaient vers les Prés-de-Vaux.

 

– C’est tout à l’heure que je l’ai aperçue, reprit le berger. Pendant que mes bêtes pâturaient au Cras, je cherchais des chanterelles sous les foyards. Tout d’un coup, Rustaud aboie, et fonce sur un chêne. J’y cours, et je vois cette femme, une belle, allez ! qui flanchait. Elle reste depuis six mois au Poil-de-Chien. Son mari fait des paniers, un avare et un chapardeur comme je n’en ai vu. Le Désiré de chez Tastu a couru le chercher…

 

Soudain Rustaud, qui faisait le guet, accourut à leur rencontre, et « hurlant à la mort », les conduisit vers la femme, étendue tout de sons long, la tête sur son bras recourbé.

 

– Mâtin ! Sinet, murmura le docteur, tu as raison ; elle est superbe !

 

Il fit sauter les boutons du corsage, et la gorge jaillit de la chemise sous les rayons du soleil, qui en irisaient la blancheur.

 

– Rien à faire, dit-il en se relevant, avec un geste vague ; rupture d’anévrisme ou autre chose ; on ne sait jamais !

 

Alors, M. le curé Barberet s’approcha : ayant ramené la toile sur la poitrine, il rabattit les paupières sur les prunelles, et ferma les lèvres, qui souriaient à la vie. Puis il récita les prières des morts, auxquelles les autres répondaient, genoux en terre, chapeau bas.

 

« De profundis clamavi ad te, Domine…, Domine, exaudi vocem meam. – Sustinuit anima mea in verbo ejus…, speravit anima mea in Domino… »

 

Le chien, effaré, reprit ses hurlements ; sa plainte, accompagnant les saintes paroles, allait se perdre dans les fourrés en notes interminables, comme le son du cor, qui expire, le soir, dans les lointains d’ombre et de silence…

 

Ce n’est pas tout ça, dit le maire, l’oraison terminée. Nous allons retourner au village avec M. le Curé, pour chercher la civière et la croix. Quant à toi, Jean, tu pourrais rester ici, près de cette malheureuse, jusqu’à ce que nous revenions.

 

* * *

 

Loriot s’installa sous un arbre voisin. N’eût été la mort tout proche, il aurait goûté une joie des yeux sans mélange.

 

Autour du chêne, dont la masse s’arrondissait en coupole d’un vert sombre sur le bleu pâle du ciel, moutonnait un champ immense de bruyères ; leurs clochettes, pressées les unes contre les autres, se coloraient de nuances à l’infini : violet épiscopal, mauve des tapisseries passées au soleil, pourpre veloutée, rouge éteint des halliers en hiver, ou des crépuscules automnaux sur les roches à pic des vallées…

 

Çà et là, des genévriers émaillaient de turquoise cette améthyste, avec leurs feuilles vert-de-grisées, et leurs baies suspendues aux ramilles, à la façon des pompons du mimosa.

 

Parmi ces splendeurs, la morte, au visage hâlé et gracieux, semblait quelque bergère lasse, sommeillant, ou rêvant, telle qu’aimaient à en peindre Millet ou Corot, à l’orée des bois…

 

Des bruits de pas et de bavardages montent du sentier. Rustaud grogne et court à l’entrée : le curé, en surplis, paraît, puis, les chantres, en blouse, le servant qui agite sa clochette, des hommes avec la civière et la croix, et les femmes chuchotant.

 

– C’est bien la femme du Poil-de-Chien, murmure Adélaïde, la matelassière. Voire même que je l’ai trouvée, il n’y a pas longtemps, à la Combotte, avec le contrôleur. Ils se sont cachés quand ils m’ont vue…

 

– Eh bien, risqua un garçon, il n’a pas dû s’embêter, celui-là !

 

Comme pour racheter ces inconvenances, Lucette, la nièce du maire, par une inspiration délicate, arracha quelques touffes de bruyères, et en fleurit la morte, tandis que les filles de la conférence déployaient le drap noir.

 

Après la levée du corps, le cortège s’apprête à redescendre, quand une forme vague apparaît au bout du communal, accourt, gesticule, se précise… C’est le mari, la blouse gonflée par l’air, qui se précipite à toutes jambes, hors d’haleine, tremblant et pâle, au milieu de la sympathie générale vite éclose.

 

Et lui…, lui, brutalement relève le voile mortuaire, jette loin les fleurs, fouille dans la poche de sa femme, en retire un porte-monnaie, l’ouvre, regarde, et, avec un soupir de soulagement, s’effondre auprès de la civière :

 

– Eh bien ! s’écrie-t-il, il y a encore de braves gens ! Elle venait pour payer notre loyer ; je ne croyais guère revoir mes cinquante francs, au milieu de tout ce fourbi-là. Vous comprenez, on y regarde ; les temps sont durs…

 

La politesse du garde général

 

À peine sorti de l’école forestière, Julien Aubier venait d’être nommé garde général dans un poste de début, à la Seigne, sur les Lomonts. Comme ce bourg n’est pas loin d’Entrevernes, il avait prié son vieux camarade de lycée, Jean Loriot, de l’accompagner à sa nouvelle résidence.

 

Le nouveau fonctionnaire était mélancolique. On lui avait dépeint le village sous les plus sombres couleurs : perdu dans la montagne à une grande altitude, la vie y était pénible ; ses communications avec la plaine présentaient une grande difficulté, et l’hiver même les supprimait en partie. Les habitants étaient enclins à boire, vindicatifs, de relations nulles ; les rares fonctionnaires, tous mariés, se terraient dans leur trou, attendant un changement problématique. Bref, l’exil aurait paru odieux, n’eût été la magnificence du paysage.

 

– Regarde ! s’écria Julien ; ce spectacle me raccommode avec mes futurs administrés !

 

Les yeux brillant d’émotion, il montrait le panorama qui se déroulait devant eux, à un tournant de la route. Sous le soleil pâle d’automne, une masse de feuillages roux, d’où se détachaient, par places, les sapins sombres, les cerisiers écarlates, la frondaison jaune d’or des bouleaux et des trembles, escaladait la côte, et venait border la cime de roches, qui servent d’assise au village ! À pic sur la vallée, les maisons et le clocher, coiffé du dôme comtois, s’estompaient en violet sur le fond oranger du couchant.

 

– Oui, c’est vraiment beau ! reprit Loriot. Toi qui aimes tant la nature, tu pourras t’en régaler à l’aise. D’ailleurs, tu n’es guère ici que pour un an. Le garde général d’Entrevernes, le père Hallier, va bientôt prendre sa retraite, et mon oncle me disait encore hier qu’il ferait toutes les démarches pour que tu sois nommé à sa place.

 

– Tu le remercieras encore de ma part. Évidemment, être nommé à Entrevernes, au milieu d’amis, c’est le rêve. Espérons qu’il se réalisera.

 

– J’en suis sûr… Ce cheval marche bien ; nous voici bientôt rendus.

 

Un instant après, le char-à-bancs s’arrêta sur le seuil du Lion d’Or. Le crépuscule tombait ; de vagues lumières falotaient aux fenêtres ; une place immense, plantée d’arbres, disparaissait presque dans la pénombre. La porte de la cuisine, donnant sur la route, s’ouvrit, et une, grosse commère s’avança.

 

– Bonsoir, messieurs, bonsoir ! J’ai reçu votre lettre ; le souper est prêt. Thiaudule ! Thiaudule ! va vite dire au maire et au brigadier forestier que ces messieurs sont arrivés.

 

– Vous les prierez, interrompit Julien, de venir prendre le café avec nous, dans une demi-heure.

 

Les deux amis avaient à peine achevé de faire fête à un plat de choucroute, bardé de saucisses, de jambon et de « bresil », que leurs invités se présentèrent : d’abord Breniquet, le maire, engoncé en sa belle blouse neuve, au bleu luisant, avec des broderies blanches sur les coutures ; puis le brigadier Matrat, « tiré à quatre épingles », et bombant la poitrine sous sa tunique vert sombre, ourlée de liseré jaune.

 

Pendant qu’ils échangeaient des compliments, un paysan entra, et plusieurs autres se succédèrent. Comme s’ils s’étaient donné le mot, la salle à manger fut bientôt pleine de gens accourus pour voir le garde général, dans leur désir de deviner sans retard, sur sa figure, s’il serait indulgent, ou gênerait leurs trafics de bois plus ou moins clandestins.

 

Devant une si belle chambrée, Mme Thévenot, l’hôtesse, rayonnait. Bousculant Thiaudule, elle circulait entre les groupes, versait la « gnaule », plaisantait avec celui-ci, gloussait quand on la pinçait aux hanches, joyeuse à la pensée que cette soirée lui rapporterait au moins autant que la dernière foire.

 

Pour se faire bien venir, Julien paya le vin chaud, qui se mit à flamber sur les tables, dans des saladiers ; puis, on apporta les cartes, que des mains calleuses, au milieu des jurons et des plaisanteries salées, abattirent avec des gestes pesants.

 

L’atmosphère était lourde ; la fumée sale du tabac de zone à six sous le paquet se traînait sous le plafond bas ; des relents de vinasse, de salives, et de sabots saturaient l’air, que des lampes à pétrole contribuaient encore à empuantir.

 

Après avoir absorbé nombre de gloria, rincettes et pousse-café, Julien et Jean, l’esprit et l’estomac en désarroi, demandèrent la permission de se retirer.

 

– Au revoir, monsieur le maire, balbutia le garde général ; merci d’être venu ; présentez de ma part tous mes respects à Madame…

 

Des rires étouffés coururent l’assistance.

 

– Et vous, mon cher brigadier, je suis heureux d’avoir passé cette première soirée avec vous. Mes meilleurs compliments à Madame, en attendant que j’aille la voir un de ces jours…

 

Cette fois, ce fut une stupéfaction. Breniquet et Matrat, eux-mêmes, parurent ahuris de tant d’honneurs. Pensant alors que ces formules de politesse n’avaient pas cours à La Seigne, Julien s’en abstint avec les autres ; et il quitta la salle avec son camarade, au milieu d’une hostilité subite, qu’ils furent seuls à ne pas deviner.

 

* * *

 

L’aménagement leur prit le reste de la semaine. Ils en coupèrent l’ennui par des promenades dans les prés-bois avoisinants. La bise du Lomont amoncelait les feuilles autour des buissons ; seuls, les bouleaux gardaient encore leur frondaison haute, semblable à une poudrée jaune, née la première, la dernière à mourir, comme si le soleil, l’éclairant davantage, lui communiquait une vitalité plus grande. Sur les haies, la clématite enroulait ses vrilles de soie, et les baies automnales mûrissaient pour les repas des oiseaux, en hiver.

 

Le garde général s’éprenait de plus en plus du pays, sinon des habitants. Ceux-ci l’évitaient avec affectation. Les commères, sur le pas de leurs portes, le dévisageaient d’un regard malveillant, et la patronne du Lion d’Or, elle-même, pourtant si accueillante, semblait lui marquer une certaine froideur. Seuls, le maire et le brigadier étaient « aux petits soins » pour leur prêter un « coup de main » dans l’installation.

 

– On dirait que nous sommes des pestiférés, ma parole ! dit un jour Julien à son ami. Cependant nous ne gênons personne ; nous sommes ultra polis ; qu’est-ce que ça signifie ?

 

L’après-midi même ils furent renseignés. La pluie les privant de leur promenade dans les bois, ils s’attablèrent au Lion d’Or, et essayèrent de s’intéresser à des parties de rams. Parfois, pris d’ennui, l’un se levait, effaçait la buée de la vitre, et consultait le ciel morose. Devant l’auberge, la place s’allongeait sous les tilleuls, silencieuse, morte…

 

Soudain, des cris traversèrent cette tristesse, et le spectacle le plus inattendu s’offrit à leurs regards. Au milieu d’une ribambelle d’enfants et de chiens, deux énormes matrones dansaient une gigue, les poings aux hanches, la face en feu, dépoitraillées, hurlant la vieille Chanson des Aijoulats, dont le cortège braillait le refrain :

 

Que le mà temps n’tuait les Peupeupeu,

Que le mà temps n’tuait les Petignats !

Vivent les Ai, dsai, dsai,

Vivent les Aidjoulats !

 

– Voilà un magnifique Téniers ! s’exclama Julien. Mais qui sont ces abominables pochardes-là ?

 

– Qui c’est ? répondit l’hôtesse d’un air pincé ; c’est la femme du maire et celle du brigadier, les deux seules femmes du village, à qui vous ayez envoyé « vos respects », le soir de votre arrivée !… Étonnez-vous, après ça, qu’on pétitionne pour demander votre changement ! Ah ! vous les avez bien placés, « vos respects » !

 

D’abord interloqués, ils s’esclaffèrent d’un rire qui n’en finissait plus. Firent-ils pas mieux que de gémir ? L’année suivante, les conseillers municipaux, retournés comme un gant, sollicitèrent un avancement sur place en faveur de Julien, lequel, tirant sa révérence, leur montra sa nomination pour Entrevernes, qu’il venait de recevoir.

 



DEUXIÈME PARTIE

 

Le jujubier de Mlle Othilie

 

Naguère, quand le courrier arrivait aux abords d’Entrevernes, le vieux conducteur Fritz ne manquait pas de montrer aux voyageurs, sur un crâtan, le jujubier de Mlle Othilie.

 

C’était un arbre malingre, fort mal à l’aise sur le plateau du Lomont, qui a une altitude d’environ sept cents mètres. Phénomène dans la région, les gens du pays en tiraient vanité. Le dimanche, on allait le voir par flânerie ; les jeunes filles, au printemps, aimaient à orner leurs cheveux de ses fleurs, semblables aux roses du Japon ; et, à l’automne, ses fruits étaient recherchés.

 

D’où venait-il ? Problème pour les oisifs. Le percepteur pensait que la semence avait été apportée d’Arabie dans le plumage des cigognes. M. Naudet, le vétérinaire, haussait les épaules à cette explication, prétendant qu’il y avait quelque chose là-dessous, que Mlle Othilie cachait avec le plus grand soin, mais qu’un hasard découvrirait un jour ou l’autre. Et cette controverse passionnait périodiquement les joueurs de piquet, à la Couronne.

 

Une après-midi de septembre, M. Julien Aubier, le nouveau garde général des forêts, à qui on parlait du jujubier, manifesta le désir de le voir de près.

 

– Excellente idée ! s’écria le vétérinaire. Mlle Othilie a la manie de la persécution, et croit toujours que nous lui montons des bateaux. Venant de vous, la demande paraîtra toute naturelle, et vous finirez peut-être par savoir le fin mot de l’histoire. Prenez avec vous Jean Loriot, qu’elle aime bien ; offrez-lui une prise ; tenez, voilà la tabatière, que le sacristain a laissée ici. Vous serez tout de suite très considéré.

 

* * *

 

Une heure après, les deux amis se présentaient au logis de la vieille fille ; une petite bonne vint leur ouvrir.

 

– Oh ! mademoiselle ne peut guère vous recevoir aujourd’hui ; elle régale ses amis depuis ce matin !

 

– Bigre ! fit Aubier, c’est un vrai banquet !

 

– Ce n’est pas ce que vous croyez ! pouffa la gamine ; enfin, je vais toujours voir.

 

Pendant qu’elle parlementait, Loriot expliqua que : régaler ses amis était une expression familière, employée par Mlle Othilie, pour signifier qu’elle se purgeait. Ils en riaient encore, quand ils furent introduits à la cuisine, où une vénérable dame, en crinoline et tirebouchons de l’Empire, disposait des soucoupes sur une table.

 

– Excusez-moi, messieurs, de vous recevoir ici, dit-elle avec une révérence précieuse ; mais ma chambre est en désordre…

 

– Nous ne vous dérangeons pas, au moins ? interrompit Loriot.

 

– Mais non, Jean ; tu vois, je m’apprête pour la cueillette des jujubes, qui sont mûrs. Je vous en porterai, un de ces jours, une bonne assiette, au Lomont. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite ?

 

– Voilà. Mon ami, Aubier, le nouveau garde général, que je vous présente, continue ses études d’arboriculture, et voudrait vous parler de votre jujubier…

 

– Pas un mot de plus ! tu entends ! s’exclama-t-elle, et dépêchez-vous de décamper tous les deux d’ici ! Comment ! tu te mets avec ces beaux messieurs du café pour venir me berner jusque chez moi ! Attends ! attends ! je renseignerai ton oncle sur ta conduite. Va-t’en ! va-t’en !…

 

Ils restèrent, protestant qu’ils n’avaient nulle intention de se moquer d’elle, qu’ils étaient venus en amis, et qu’ils ne comprenaient rien à cette algarade. Finalement, Aubier tendit la tabatière.

 

D’abord hésitante, Mlle Othilie accepta devant leur air innocent ; puis, rendue confiante, elle se mit à bavarder comme une pie.

 

Elle savait que les gens enviaient son jujubier, et cherchaient par tous les moyens à apprendre qui le lui avait donné. Mais c’était un secret que M. le curé était seul à connaître, et ils en seraient pour leurs frais de curiosité. Au lieu de se mêler de ce qui ne le regarde pas, « le monde » agirait mieux s’il allait à la messe le dimanche, « faisait ses pâques », et « trôlait » moins dans les lieux de perdition, que sont les cafés.

 

– C’est pourtant vrai ! opinait tantôt l’un, tantôt l’autre, pour l’inciter à poursuivre ses confidences.

 

Et la vieille parlait toujours, allant et venant dans la cuisine, boitant, nasillant, prisant, préparant du sucre en poudre.

 

– Tenez ! c’est comme les enfants ! Vous croyez qu’ils respectent encore quelque chose ! Ah ! ouate ! J’étais allée hier sur le communal ; il y avait toute une bande de garçons et de filles qui suivent encore le catéchisme. Eh bien ! Je vous garantis qu’ils en faisaient de belles ! Aussi, j’ai averti M. le curé, qui les a corrigés d’importance, je vous en réponds !…

 

Un coup de sonnette révolutionna soudain ses tire-bouchons, et Mlle Aurélie, la servante de la cure, se précipita tout essoufflée.

 

– Mademoiselle ! mademoiselle ! allez vite à votre jardin. Le garde champêtre travaillait chez nous ; on vient de l’avertir que les gamins le dévalisaient ! Dépêchez-vous !

 

* * *

 

La nouvelle courait déjà le village, et on en causait sur le pas des portes. Mais, quand on vit le garde général et Loriot avec la vieille fille, l’affaire prit aussitôt de l’importance, et un cortège nombreux emboîta le pas.

 

L’enclos était sur la côte, au tournant de la route. Comme le garde champêtre y arrivait, une bande de gamins sauta par-dessus la haie et s’enfuit par derrière. Un seul s’embarrassa dans les branches, et fut cueilli au passage par Baptistin, tandis que Mlle Othilie fondait en larmes devant le spectacle, qui s’offrait à ses yeux.

 

On eût dit que le pauvre jardin avait été dévasté par une horde de pandours : au milieu, le jujubier gisait lamentable, comme frappé de la foudre ; et, tout autour, les plates-bandes ravagées, les « trames » de haricots brisées en mille morceaux, les bancs mis sens dessus dessous, les tonnelles effondrées offraient l’image d’un véritable pillage.

 

– Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de marauder dans le jardin de Mme Othilie ? interrogea le garde champêtre.

 

– Ce n’est pas moi ! répondit le gamin tout tremblant. Je n’ai rien fait, je vous le jure !

 

– Ah ! tu n’as rien fait ! Bon ! retourne tes poches ! Qu’est-ce que c’est que ces jujubes, ces poires, ces pommes ?… Tu appelles ça n’avoir rien fait ! Ton affaire est bonne. Si tu ne me dis qui vous a tous amenés ici, je te fiche en prison !

 

– Non, Baptistin, je vous le jure, ce n’est pas moi. C’est l’Émile de chez Bouveret, qui nous a dit comme ça, cet après-midi, qu’elle régalait ses amis, et qu’il fallait en profiter pour nous venger, parce qu’elle nous avait rapportés, hier, à M. le curé.

 

– Gare à lui ! Il ne perdra rien pour attendre. Quant à toi, je vais te reconduire chez tes parents. Allons ! marche en avant !

 

Encadrant « l’autorité », la foule retourna au village, non sans avoir « grapillé », de-ci de-là, les rares jujubes épargnés. Le crépuscule tombait. Mlle Othilie sortit de sa prostration ; et, à la clarté de la lune, qui se levait sur les Lomonts, Aubier et ses amis, cachés derrière un bouquet de sapins, virent la vieille fille tirer de son corsage un médaillon qu’elle embrassa, puis replanter le jujubier avec un soin pieux, l’étayer de tuteurs, et enfin, s’enfuir, gémissante.

 

Depuis cet événement, elle languit. On la trouva morte, dans son fauteuil, près de la fenêtre, un soir d’hiver. Par son testament elle laissait ses petites rentes à M. Barberet, curé d’Entrevernes, à charge par lui de faire transporter et entretenir le jujubier sur sa tombe, et de dire une messe, chaque semaine, pour le repos de son âme et de celle de Jean-Melchior Bésuchet, enseigne de vaisseau, qu’elle devait épouser, et qui lui avait envoyé cet arbuste en souvenir d’amour, il y a bien longtemps, sentant sa fini prochaine.

 

Fleurs pascales

 

La semaine sainte s’écoulait grise et morose ; Jean Loriot, qui venait d’arriver en vacances, se morfondait au poêle du Lomont, près de la fenêtre, à regarder les nuages, ou les passants qui pataugeaient dans la boue.

 

Soudain, dans la soirée du vendredi, le ciel se dégagea, les étoiles parurent, et la bise se mit à zézayer. Sur le toit, les girouettes grincèrent.

 

– C’est le beau temps ! fit le garde général Aubier, qui tisonnait avec mélancolie. On va pouvoir se promener.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr. Quand tu te réveilleras demain, la route sera dure comme du ciment, le soleil luira, et, dimanche, il y aura des fleurs…

 

– Vous voulez rire ! interrompit Lucette.

 

– C’est comme je vous le dis ! Oh ! Je ne prétends pas qu’il y en aura des milliers, et partout. Voulez-vous que nous allions à la Faux d’Anson, dimanche, avant la messe, pour nous en assurer ? Si je me suis trompé, je paye le champagne. Mais, par exemple, au cas contraire, mademoiselle Lucette, vous me devez un gage.

 

– Accepté ! fit la jeune fille souriante. Mais ne soyez pas trop exigeant !

 

D’Entrevernes au plateau, qui le domine, un sentier grimpe par des rochers tapissés de houx et de lierres, pour aboutir à un crâs à peine incliné, que couronne un bouquet de foyards. C’est le but vers lequel se dirigeaient, après une ascension fatigante, Aubier et Lucette, puis Loriot et son oncle, le fermier du Lomont, qui, pour se dégourdir les jambes, avait tenu à être de la partie.

 

– Voilà un panorama qui dédommage de ces chemins de contrebandier ! s’écria Jean.

 

– Avais-je raison de vous affirmer qu’il ferait beau ? constata le garde général. On voit le Mont-Blanc !

 

De la main tendue, il montrait une sorte de nuage floconneux, resplendissant sous le soleil d’avril, dans le lointain, par delà les crêtes des monts Jura et des Alpes Bernoises.

 

– C’est possible, mon vieux, qu’on voie le Mont-Blanc, bien que je n’y croie guère, ricana Loriot. Mais tes fameuses fleurs, où sont-elles ? Du diable si j’en ai déjà aperçu une seule !

 

– Non ! mais, sont-ils impatients ! J’ai mon idée ; allons « au signal ».

 

Tous trois se rebiffèrent : la montée avait été éreintante ; qu’il aille en avant ; on le rejoindrait tout à l’heure, une fois reposés. Aubier s’éloigna, se moquant de leur fainéantise, et chacun de s’asseoir au moins humide qu’il put.

 

* * *

 

L’air était piquant et chaud, à la fois. La terre, imprégnée de neige, se dilatait, et des buées montaient du labour. La vue errait des hameaux tout blancs, que signalaient ici et là des fumées bleues, aux sapins noirs des coteaux, et aux solitudes, que traversait, par instants, le vol de corbeaux et de geais piaillards. L’âme éprouvait cette impression de mélancolie et de joie tout ensemble, que produisent, à l’accoutumée, les paysages d’hiver, sous les premières chaleurs du printemps…

 

« Eh, hop ! Eh, hop !… Venez vite ; il y a du nouveau ! »

 

À quelque cent mètres, près des hêtres, qui dominent le crâs, Aubier faisait des gestes d’appel. On se précipita ; et l’émerveillement ne fut pas moindre de découvrir, parmi le tapis brun clair des feuilles mortes, de frêles tiges haussant des étoiles bleues.

 

– Croyez-vous que ces seilles sont assez belles ! s’extasiait le garde général. Ce sont les premières fleurs de l’année ; c’est frais, net, comme après la pluie. Mais venez par ici ; vous n’êtes pas au bout de vos surprises.

 

Tout près, en effet, sur le versant de la colline, où le soleil l’éclaire dès l’aube, pour n’en disparaître que tard, comme à regret, un parterre de fleurettes avait poussé sous la neige, qui, pour voir le jour, s’efforçaient d’émerger sur elle.

 

Sur le tapis blanc, il y avait des violettes pâles, ponctuées de jaune au fond du calice ; un parfum, à peine sensible, en émanait ; comme elles avaient été couvées sous les frimas, elles vivaient à peine, décolorées et frileuses. À côté, les primevères jaune d’or, les vigoureuses « campenottes » de Comté flambaient en leurs feuilles d’un vert sombre. C’étaient aussi les anémones sylvies, avec leurs corolles à peine rosées, sur les nervures ; de rares pulmonaires, rouges et violacées ; des pervenches, qui pointaient, et quelques branches de daphné ou « boisjoli » complétaient le bouquet.

 

À leurs yeux, depuis l’hiver déshabitués de la parure champêtre, rien n’égalait la beauté de ces merveilles naturelles : améthystes, émeraudes, jades et saphirs des prés et des pacages, éclos sans contrainte, à leur heure, sous le ciel bleu. Loriot se pencha pour cueillir l’aubaine.

 

–Arrête ! s’empressa le garde général, en veine de sentimentalité. Voulez-vous me faire plaisir ? Laissons ces fleurs ; elles ne sont belles qu’ici. Avant d’arriver au bas de la côte, elles seraient déjà flétries à vos boutonnières.

 

Lucette se récria, désappointée. Alors Aubier, galant, se pencha sur le parterre, et, avec des précautions infinies, choisit quelques violettes, dont il fleurit le corsage de la jeune fille.

 

– Et maintenant, fit-il, en lui claquant, soudain enhardi, un baiser sur les deux joues, je prends mon gage !

 

– Eh bien ! s’écria le fermier, ne vous gênez pas, les amoureux !

 

– À quand les fiançailles ? conclut Loriot moqueur.

 

Aux églises d’alentour, mêlant leurs émouvantes harmonies, les cloches de Pâques sonnaient le renouveau.

 

Ciels bleus

 

Ah ! c’est énervant, à la fin ! s’exclama Lucette, un matin, comme elle prenait sa tasse de lait, à la cuisine, en même temps que son cousin Jean Loriot. Encore le soleil, la chaleur, ce sempiternel ciel bleu ! Depuis deux mois que ça dure, il serait bientôt temps que ça finisse !

 

– Je t’engage à ne pas manifester cette opinion à ton amoureux, Aubier ; il raffole des ciels bleus, et tu tomberais sûrement dans sa considération.

 

– Avec ça que je me gênerais ! repartit-elle, piquée…Tiens ! le voilà qui vient ; tu vas voir !

 

Le garde général entra, ne se doutant pas de l’orage. Incontinent, la jeune fille soulagea ses nerfs, et il reçut l’avanie avec calme, en habituel patient qu’il était.

 

– Mademoiselle, osa-t-il répliquer, vous me permettrez de ne pas être de votre avis. Justement, avant de venir, je consacrais une poésie à la Beauté des Ciels bleus…

 

– Aïe ! aïe ! ça se gâte, interrompit Loriot.

 

– Rassure-toi ! Je sais bien que mes vers n’ont pas l’heur de te plaire ; et je ne me proposais pas de vous les dire. C’était simplement pour vous montrer combien nous différions d’avis là-dessus…

 

– Vous ne m’en voulez pas d’être aussi franche ? fit Lucette, revenue à de meilleurs sentiments.

 

– Mais pas du tout, au contraire ! D’ailleurs, je ne désespère pas de vous convertir. Tenez ! Je suis libre, cette après-midi. Voulez-vous que nous fassions ensemble une promenade ? Je vous montrerai comment je m’y prends pour trouver du plaisir à regarder le ciel bleu.

 

– Très volontiers, fit Jean. Mais, je te ferai remarquer que, pour ma part, tu prêches un converti.

 

Rendez-vous fut pris à la Mare-aux-Champeaux, et ils se séparèrent. On ne pouvait rêver un meilleur homme que cet Aubier, fonctionnaire modèle, conciliant, aimé même des braconniers. Presque toujours par monts et par vaux, sanglé dans son éternel velours à côtes, il ne se sentait à l’aise qu’au milieu des clairières, parmi les halliers, où il s’en donnait à cœur joie de botaniser, de rêver, de taquiner la muse.

 

Hélas ! c’est par la muse qu’il choppait ! Il avait tout : santé, bonne humeur, un métier plaisant, la plus riche imagination. Mais quand il s’agissait d’exprimer ses rêves en poésie, il s’époumonait, pataugeait, se couvrait de ridicule. Et les railleries de Jean, son meilleur ami, empoisonnaient son existence.

 

– Coucou ! fit Lucette qui s’était approchée de lui, par derrière, sans qu’il s’en aperçût, tandis qu’il songeait, assis sur le bord du chemin.

 

– Mais c’est ravissant, par ici, en ce moment ! s’écria Loriot enthousiasmé.

 

Autour de l’eau marneuse, enchevêtrée de joncs, de massettes, de nénuphars et de salicaires, un rideau de trembles s’arrondissait ; leurs petites feuilles en cœur, que l’automne précoce avait jaunies, agitées d’un mouvement fébrile, fusaient sur l’azur.

 

– Il est sûr, accorda la jeune fille, que le ciel bleu, vu à travers ces peupliers, est très joli à regarder.

 

–Parfait ! parfait ! maintenant, venez par ici.

 

Sous une chênaie voisine, le feuillage vert sombre laissait apparaître, par endroits, des trouées d’azur, comme excellait à en peindre Courbet. À une certaine inclinaison, les arbres semblaient fleuris de bleu, en une synchromie émouvante.

 

Plus loin, des églantiers recourbaient sur l’écran céleste leurs baies d’un rouge luisant ; les fruits noirs des troènes et des mûres, le violet hâlé des prunelles, la sorbe en grappes rutilantes, les ombelles des arbouses, et les alises orangées offraient d’exquises gammes, complémentaires des colorations atmosphériques. Même un hêtre, mort avant l’âge, et dont les feuilles s’obstinaient à rester aux branches, nuançait l’azur d’une tache brun pâle, où l’œil se complaisait.

 

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais montré tout cela ? reprocha la jeune fille, émue.

 

– D’abord, parce que vous vous moquez toujours de moi quand je parle de la nature ; et puis, parce qu’il n’est pas toujours facile de vous faire sortir du village.

 

– Ça, c’est bien vrai ! appuya Loriot.

 

– Oh ! mais, attendez ; mademoiselle Lucette, puisque vous voilà en train, je vous promets encore mieux !

 

* * *

 

Ils escaladèrent la côte, par une « grapillotte » très roide, taillée à même le rocher. Tout au-dessus, un bouquet de sapins offrait un asile, où il faisait frais, même en plein été, dans une lumière assourdie, comme bleutée, qui vibrait.

 

À l’extrémité, une avancée de roches abruptes domine le plateau du Lomont et la vallée du Doubs. À travers les éclaircies, la vue file au loin jusqu’à la ligne bleue des Vosges, qui ourle les plaines d’Alsace. Le ciel s’élargit, immense, sur la campagne.

 

Ce jour-là, il était, au premier plan, d’un bleu profond, qui se décolorait ensuite en gris bleu, gris perle, en blanc, puis en vert d’eau, et en violacé, pour s’oranger, à l’infini, vers le couchant. Et les fines aiguilles de la sapinière enfonçaient dans cette gamme comme un pochoir sombre, qu’aurait ouvré un maître sublime.

 

– Eh bien ! voici le bouquet ! murmura Lucette. C’est tout simplement admirable !

 

– Oui, admirable, merveilleux, mon vieil Aubier ! Et maintenant, nous aimerions bien entendre ton poème de ce matin.

 

Le garde général, qui n’en croyait pas ses oreilles, déplia son manuscrit, et, avec des ravissements dans la voix, déclama ses vers. Étaient-ils meilleurs qu’à l’accoutumée ? À vrai dire, ses deux auditeurs ne s’en préoccupaient guère : l’après-midi avait été trop charmante pour qu’ils chagrinassent leur camarade de remarques intempestives. Le regard indécis, comme il convient quand on écoute la muse, ils jouissaient de leurs impressions. Les choses se violaçaient du couchant ; une fraîcheur sortait des futaies, et des chansons traînaient dans la plaine, avec la rentrée des champs, assoupissantes…

 

– Eh bien, dites donc ! vous dormez ? et moi qui m’imaginais…

 

– Mais non, mais non ! sursauta Jean. Je songeais au père Corot, qui aimait tant cette heure-ci, à Ville-d’Avray, aux Fausses-Reposes. Tu es un vrai poète comme lui…

 

– Et moi, fit la jeune fille, je pensais que j’avais toujours été une mécréante en face de la nature ; vous me l’avez découverte. Quelles belles ballades nous allons faire maintenant, avec vous !

 

Hélas ! hélas ! On propose… La pluie tomba le lendemain, et les jours suivants, qui furent gris jusqu’à l’été de la Saint-Martin. Et ainsi fut punie Lucette, pour avoir médit de l’azur…

 

La chanson des arbres

 

Un soir d’automne, quelques jours avant son mariage avec Lucette Denisot, le garde général Aubier, accoudé à sa fenêtre, rêvait… Le soleil venait de plonger derrière la côte, et les brumes violettes mettaient un crêpe sur ses dernières clartés, tandis qu’une brise légère se levait, babillant parmi les feuilles du jardin.

 

– Qu’est-ce que vous faites là, Julien ? interrogea Denisot, qui passait avec Lucette et Jean Loriot.

 

– Eh ! c’est vous ! Bonsoir, entrez donc !

 

Ils envahirent le petit salon, et se casèrent comme ils purent, dans des fauteuils, au milieu de l’obscurité, pendant que le maître du logis cherchait une allumette.

 

– Vous ne nous avez toujours pas dit à quoi vous rêviez ? réitéra, moqueur, le fermier du Lomont.

 

– Mon Dieu, c’est cependant bien facile à deviner ! fit Aubier en regardant Lucette. Et puis, j’écoutais la chanson du vent dans mes frênes.

 

– Voilà bien ces poètes !

 

– Mon oncle, interrompit Loriot, Aubier a composé une Chanson des Arbres, qui est très curieuse. Je demande qu’il nous la dise !

 

– Volontiers. Mais, puisque mademoiselle Lucette est là, ça vaudra mieux qu’elle la chante avec sa jolie voix. Je l’accompagnerai à l’harmonium.

 

Comme il est d’usage, la jeune fille se défendit d’une pareille entreprise avec des protestations d’ignorance. Mais on la pressa tant, et elle était, au fond, si heureuse de faire apprécier ses talents, qu’à la fin elle se décida, non sans réclamer l’indulgence de l’auditoire. Le garde alluma les bougies de l’harmonium, tira les registres, et s’assit sur le tabouret.

 

– Eh bien ! mademoiselle, quand vous voudrez !

 

Il préluda par quelques accords plaqués, longs, plaintifs, qui rendent le plain-chant si émouvant. Puis, la voix harmonieuse, bien qu’un peu hésitante, de Lucette, s’éleva. D’abord, elle dit la forêt calme, par un jour d’été, quand seuls les bouleaux et les trembles, que la moindre bise agite, murmurent au bord des ruisseaux. La musique était douce, parfois pressée. Il semblait qu’on entendit les petites feuilles, en forme de cœur, bruire au bout de leurs longues tiges, fines comme une lame, et aplaties de champ, pour que leur flexibilité fût extrême.

 

Puis, ce fut sur des notes aiguës et zézayantes le halètement du vent dans les foyards ; les branches s’entrechoquent, la frondaison, pressée sur elle-même, se désagrège soudain ; la tempête siffle ; la pluie d’orage cingle la ramure, tandis que crépite un coup de tonnerre.

 

Enfin, les mugissements, qui s’apaisent, viennent mourir dans la sapinière, frôlant les manipules des épicéas. C’est comme le bruit d’un barrage lointain, où s’écoule la paresse d’une rivière, ou comme le ronronnement de la mer, perçu à distance, sur les dunes.

 

– Bravo, bravo ! les enfants, c’est parfait ! s’exclama le fermier. Mais, entre nous, Aubier, c’est de la fantaisie. Vous n’allez pas me faire croire que vous reconnaîtriez un arbre, rien qu’à entendre le bruit du vent dans ses branches !

 

– Et pourquoi pas ? Je prétends que si, au contraire. Depuis le temps que je parcours les forêts…

 

– Eh bien ! mon cher ami, l’expérience est facile. Il faut que j’aille ce soir à Dammartin ; j’ai des achats à faire pour la noce. Je vous emmène tous les trois. On ne verra pas à dix mètres devant soi, et la bise se lève ; tout est donc pour le mieux.

 

– Oui, mais je connais la route…

 

– Soyez tranquille ! nous prendrons la vieille « vie » (route), où vous n’êtes sûrement jamais passé ; il n’y a plus que les vieux qui savent où elle est. Si vous déterminez les arbres qui la bordent, je paye le champagne ! Autrement, ce sera votre tournée.

 

– Accepté ! Le temps de casser une croûte, je suis à vous !

 

* * *

 

Une heure après, ils s’empilaient dans la petite voiture basse du Lomont : Denisot à droite ; au milieu, Lucette, grelottante, son fin minois ovale dans un capuchon ; de l’autre côté, le garde, cherchant à caser ses longues jambes, et Loriot, sur le strapontin. Bichette détala dans la nuit noire.

 

– Hein ! il fait frisquet, dit le fermier. Couvrez-vous bien ; ici, ça va encore ; mais, c’est tout à l’heure, au-dessus de la montée… !

 

La jument, qui avait ralenti le pas le long de la charrière, reprit son galop. On était arrivé au sommet de la colline, entre deux parois de rochers, où les grelots produisaient grand tapage. Soudain, au tournant, des sifflements rugirent, et la bise courut sus aux voyageurs, qui eurent fort à faire pour retenir leurs chapeaux.

 

– Eh bien ! Aubier, vous voilà servi à souhait ! Ils vont chanter, et même gémir, vos arbres, cette nuit ! Écoutez-moi ça !

 

– Ici, nous devons être au milieu d’une chênaie, repartit le garde général. Il n’y a que les chênes pour résister ainsi…

 

– Hum ! hum ! je veux bien. Mais j’ai idée que je boirai du champagne, qui ne me coûtera pas cher. Qu’en penses-tu, Jean ?

 

– Moi, je pense que, quoi qu’il arrive, il ne me coûtera rien du tout !

 

Leur rire se répercuta dans les prés-bois avoisinants. Puis, la conversation tomba d’elle-même. Le fermier, éreinté de sa journée, se mit doucement à somnoler dans son coin, malgré qu’il en eût. Loriot lui prit les guides des mains, et, dans la crainte de l’éveiller, ils n’échangèrent que quelques mots à voix basse. Bichette, sentant l’avoine prochaine, pressait le pas… Des lumières falotèrent dans le lointain.

 

– Eh ! mais, nous arrivons ! s’écria Denisot, qu’un cahot fit sursauter. Excusez-moi ; ça m’a fait du bien de dormir un peu. Au moins, Aubier, avez-vous déterminé vos arbres ?

 

– Oui, sauf erreur ; après les chênes, c’étaient des foyards, et maintenant, nous sommes dans les sapins.

 

– Bon ! bon ! nous verrons ça tout à l’heure. Je descends ici chez le cantonnier ; j’en ai pour cinq minutes ; je vous retrouverai à L’Aigle Noir.

 

Une demi-heure après, il entrait dans la salle d’auberge, où du feu ronflait au poêle, qu’emprisonnaient les trois jeunes gens.

 

– Ça, c’est une bonne surprise ! fit-il, tout joyeux, en se frottant les mains. Cette bise d’automne vous gèle jusqu’aux os ! Père Jôsely, dans huit jours, nous aurons de la neige !

 

– Peut-être bien, monsieur le maire. Qu’est-ce que je vais vous servir pour vous réchauffer ?

 

– Du champagne, il n’y a rien de mieux ! Mais d’abord, dites-nous quelles sortes de bois il y a sur la vieille route d’Entrevernes.

 

L’aubergiste, un peu interloqué, réfléchit un instants compta sur ses doigts, bredouilla des noms de lieux-dits, puis prononça :

 

– Il y a d’abord des sapins, puis des foyards, et, au bout, des chênes ; mais, pourquoi me demandez-vous ça ?

 

Le fermier triompha bruyamment ; sa large face tressaillait d’allégresse ; volontiers, il eût embrassé le vieux pour sa réponse.

 

– Qu’est-ce que je vous disais, Aubier ? Vous n’avez pas de chance ; c’est tout le contraire de vos prévisions. Oh ! ces poètes !

 

– Pardon ! pardon ! interrompit le garde, piqué dans son amour-propre. Laissez-moi poser une question à M. Jôsely : est-ce que vous énumérez les arbres de Dammartin à Entrevernes, ou d’Entrevernes à Dammartin ?

 

– Je vous les ai dits d’ici à Entrevernes, naturellement…

 

Ce fut au tour du garde général à triompher, et tous quatre éclatèrent de rire devant la mine déconfite de Denisot.

 

–Mes enfants, il n’y a pas de mal, fit celui-ci, vite ravisé. Erreur ne fait pas compte ! Père Jôsely, apportez-nous du pain, du jambon, une omelette, et surtout du champagne. Nous allons enterrer la vie de garçon du garde général avec sa future, ce qui n’est pas ordinaire. C’est moi qui régale !

 

L’invitation au château

 

Une après-midi d’automne, le garde général Aubier sarclait de mauvaises herbes dans son jardin, derrière la maison, quand sa femme, Lucette, vint l’avertir que le brigadier forestier désirait lui parler.

 

– Tiens ! je ne l’attendais pas aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il a à me dire ? Veux-tu le faire venir ici, s’il te plaît ?

 

Le père Tony s’approcha, la casquette à la main. L’éloquence n’était pas son fort, et il ne savait par quel bout commencer. En lui arrachant mot par mot sa confidence, comme d’habitude, Aubier apprit enfin que son subordonné avait reçu du château une invitation « à dîner », le dimanche suivant, pour lui, sa femme et sa fille.

 

– Je le savais, fit le garde. C’est pour vous remercier d’avoir mesuré le bois de la Cude. Et puis, Mme Lavaux veut voir votre Odile, que je lui ai indiquée comme couturière.

 

– Merci bien, monsieur Aubier, c’est ce qui pourrait lui arriver de mieux. Mais, je venais vous demander conseil : nous n’osons pas accepter ; ils sont nouveaux dans le pays ; on ne les connaît pas encore bien ; c’est du trop grand monde pour nous.

 

– Je vous engage, au contraire, à y aller, dans l’intérêt de votre fille. Ce sont de bonnes gens ; leur invitation le prouve. D’ailleurs, pour vous mettre à l’aise, ils m’ont aussi invité avec ma femme. Vous serez en pays de connaissance.

 

– Alors, ça me décide. Vous comprenez : ces riches, ça gêne ; mais, du moment que vous y serez…

 

– Oui, c’est convenu. Nous vous prendrons en passant.

 

– À la sortie de la messe, c’est assez tôt, n’est-ce pas ?

 

– Comment, à la sortie de la messe ?

 

– Bien oui ; on sort à onze heures ; nous aurons le temps d’arriver pour midi, par les champs.

 

Le garde général dut expliquer au vieux, plein de confusion, qu’à la ville « déjeuner » voulait dire dîner, et « dîner » souper, et que, dans ces conditions, il serait assez tôt de partir du village vers cinq heures du soir.

 

– Alarme, Due, Jésus, Marie, Jôset ! Encore tant de chance que je suis venu vous en causer ! Nous voyez-vous arriver à midi ! Ce que c’est que de ne pas savoir !

 

Et il s’en alla, poussant des soupirs de soulagement, comme s’il venait d’éviter un grand malheur.

 

Le dimanche suivant, les Tony attendaient, en grand tralala, dès la fin des vêpres, assis sur le banc, devant leur porte. Le brigadier avait mis son uniforme des grands jours, en gros drap vert foncé à liseré jaune, et le képi n° 1, à deux galons, sur l’oreille. La Valérie s’engonçait en une robe princesse, bleu d’azur, piquée de pois violets, sous un chapeau à ramage de coquelicots. Odile était en blanc crème, ceinturée de rose, avec un canotier où des pervenches s’enroulaient. Les gens du village faisaient cercle autour, réussissant mal, pour la plupart, à déguiser leur envie.

 

– Les voilà ! les voilà ! vint crier une gamine qui faisait le guet, au bout de la rue. Dépêchez-vous !

 

Aubier et Lucette parurent, et ne furent pas peu estomaqués de voir tout ce rassemblement de badauds. Aussi s’empressèrent-ils sur la route, suivis des Tony, rouges d’émotion.

 

* * *

 

Le château est à trois kilomètres du village, parmi les sapins, sur une hauteur qui domine la vallée du Doubs. À mesure qu’on approchait, le brigadier et « ses femmes », comme il disait, sentaient s’accroître leurs appréhensions. Ce fut bien pis encore dans la salle à manger, malgré la cordialité de l’accueil que leur firent M. et Mme Lavaux. Ils se crurent dans une féerie : la nappe blanche, les lumières, les fleurs, les rangées de verres de toutes tailles, les carafes en cristal où le vin scintillait, tout leur parut merveilleux, et les intimida.

 

Aussi furent-ils d’une prudence extrême. Attentifs aux moindres gestes d’Aubier, ils calquaient leur tenue sur la sienne, partagés entre la joie de goûter à des mets exquis, et la peur de mal s’y prendre. Surtout les gênait le valet de chambre, Philippe, gourmé et roide, chaque fois qu’il offrait d’un plat, annonçait des vins aux noms bizarres, ou les regardait d’un certain air, du haut de sa grandeur.

 

Le brigadier n’osait manger à sa faim. Habitué aux potées abondantes, aux « triques » d’une livre, il avait tôt fait d’avaler les menus aliments qu’on déposait sur son assiette, et manquait toujours de pain. Comme « ses femmes » lui roulaient des yeux furibonds, il se modéra, se promettant bien, à part soi, de se confectionner une omelette, une fois rentré à la maison.

 

Mme Tony et sa fille n’étaient pas moins interloquées. Remarquant que les convives laissaient la serviette sur les genoux, elles enlevèrent vite la leur, qu’elles s’étaient accrochée au corsage. Comme d’habitude aussi, elles avaient coupé toute leur viande en petits morceaux, quand elles s’aperçurent que les autres le faisaient à mesure qu’ils mangeaient, gardant toujours leur couteau dans la main droite. Elles s’y essayèrent au deuxième plat, mais avec une telle maladresse que la sauce jaillit sur la nappe. Alors, elles s’abstinrent, malgré tous les encouragements de Mme Lavaux.

 

Pour les dérider, celle-ci fit signe au garde général, qui se chargea de leur verser d’un autre vin. C’était de l’arbois pelure d’oignon, le plus égayant des crus jurassiens. Il fut du goût des Tony, et, comme il n’y avait pas de cérémonie pour boire, leur verre se trouva souvent vide. Ils commencèrent à babiller. Le brigadier risqua des histoires de chasse ; la femme parla couture, et la maîtresse de maison, tout à fait aimable, engagea, séance tenante, Odile à son service.

 

La satisfaction des parents fut à son comble, et le champagne acheva de les mettre en joie. On dissertait sur la façon de giboyer les forêts d’alentour, quand Philippe passa les rince-bouche, au plus fort de la discussion. Soudain, le père Tony, sa femme et sa fille, cramoisis, une main sur les lèvres, se levèrent d’un bond, et, à pas précipités, coururent au jardin. Le domestique pouffait dans un coin.

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc, Philippe ? interrogea Mme Lavaux.

 

– Madame…, madame…

 

– Voyons ! répondez !…

 

– Ils ont…, ils ont bu les rince-bouche… !

La réception de Monseigneur

 

Mgr. Bélet et M. le vicaire général Bénédict se rendaient à Entrevernes, en tournée de confirmation. L’après-midi était joyeuse ; les rayons de mai blondissaient la nature nouvelle, et les deux prêtres, au fond de leur berline, respiraient les parfums des haies en fleurs.

 

L’imagination poétique du prélat se dilatait d’allégresse ; méditant d’insinuer une description du printemps dans sa lettre pastorale sur l’œuvre du Créateur, il fatiguait de son enthousiasme l’esprit sec, administratif et railleur de son compagnon.

 

– Jacques ! dit tout à coup l’évêque au cocher ; arrêtez un instant ; nous allons marcher un peu.

 

Des buissons d’aubépine épanouissaient leurs blancheurs le long du chemin, et Monseigneur se baissa pour regarder le ciel parmi les fleurettes.

 

– Comme l’azur est plus bleu entre ces pétales ! Cœli enarrant gloriam Dei, oui, rien n’est plus vrai ! Mais, à leur manière, les fleurs sont aussi magnifiques, et on a raison d’en faire le plus bel ornement du culte. D’ailleurs, la sainte Vierge n’est-elle pas la rose mystique ? N’est-elle pas toujours accompagnée de lys de l’Annonciation ?… Allons ! mon ami, pourquoi me faites-vous cette figure de carême, quand tout sourit dans la nature ?

 

– C’est que je songe à la lettre de M. Denisot, le maire d’Entrevernes, que nous avons reçue, hier, à Dannemarie. Elle ne me présage rien de bon pour notre arrivée. La commune est divisée en deux partis irréconciliables…

 

– Presque toutes le sont, si j’en crois les journaux.

 

–Oui, mais, ici, la division est plus aiguë, et M. le curé Barberet, un excellent homme pourtant, y perd son latin. M. Denisot croit devoir nous avertir qu’il a déconseillé, comme contraire à votre dignité, une cavalcade, qu’une fraction de ses administrés organise en notre honneur ; il ajoute qu’il n’a pas eu gain de cause, et qu’il tient à dégager sa responsabilité. Avouez aussi, Monseigneur, que cette idée de cavalcade est tout au moins bizarre, et de nature à troubler la fête de demain…

 

– Que voulez-vous y faire, mon, ami ? Vous remercierez de ma part M. Denisot pour avoir bien voulu nous prévenir, et, pour le surplus, Dieu y pourvoira… On nous attend ; entendez-vous les cloches ?

 

Des vibrations lointaines venaient expirer dans les champs. Sourdes, comme un ronronnement d’usine, le vent parfois les aiguisait. Par instants, au gré de la brise, des bruits plus clairs s’y mêlaient, des claquements de sabots sur les cailloux de la route, comme si une cavalerie s’approchait.

 

– Voilà des chevaux bien fâcheux, murmura le prélat ; leur tapage me gâte la poésie de ces symphonies champêtres…

 

L’invasion subite d’une horde, au tournant, lui coupa la parole, et Jacques n’eut que le temps de serrer son attelage au bord du chemin. Le tourbillon acheva son élan, puis revint à la voiture, qui stationnait. Un cavalier se détacha du groupe, et balbutia des explications confuses.

 

Les deux prêtres finirent par comprendre qu’il s’appelait Mathurin Déliot, chef du parti des « Noirs », et qu’il était venu avec ses amis pour recevoir Sa Grandeur. L’évêque sourit, remercia, bénit, et la berline reprit sa route, précédée par ce cortège d’un nouveau genre.

 

* * *

 

– Combien je regrette, soupira M. Bénédict, que notre jovial chanoine M. Pétrequin ne soit point avec nous ! Quel bon sang il se ferait à voir tous ces gens-là !

 

Le spectacle, il est vrai, ne manquait pas d’imprévu. Sur les gros chevaux de labour, à croupe large et lustrée, dodelinaient les plus extraordinaires cavaliers. Vêtus de pantalons blancs en coutil, et de vieilles redingotes de mariages à plis multiples, coiffés, de chapeaux de feutre énormes, d’où s’envolaient des flots de rubans, armés de fusils et de pistolets, quelques-uns portant des cors de chasse autour du torse, des cartouchières à la ceinture, et des poignards à la hanche, ils composaient un ensemble burlesque, du plus haut effet comique. Le vicaire général ne se sentait pas d’allégresse.

 

– Mais c’est une nouvelle procession de la Ligue ! une bordée de gardes nationaux en délire ! Je comprends que le maire se soit abstenu de paraître en une telle mascarade !

 

– Pas si haut, mauvais rieur ! répliqua l’évêque paterne. Il ne faut pas contrister ces braves gens. Rappelez-vous ce joli conte de Jacques de Voragine, dans la Légende dorée, où un novice, bateleur de son premier état, pour honorer la sainte Vierge, fait des tours de paillasse devant son autel. On doit tenir compte des bonnes intentions.

 

– Oh ! Monseigneur, rit de plus belle M. Bénédict, si c’est ainsi que vous le prenez, je veux bien !

 

– Tiens ! qu’est-ce qui se passe ? Ils s’arrêtent au rond-point et font signe à Jacques d’arrêter…

 

– Ma parole ! on dirait qu’ils s’apprêtent pour une scène de cirque, ou une fantasia…

 

Cette idée baroque avait, en effet, germé dans la tête du gros Mathurin Déliot, ancien artilleur au 5ème, à Besançon. Mais ses compagnons et lui comptaient sans leurs montures.

 

Fatigués, sans doute, de la course, qu’ils avaient déjà fournie, et dans leur inaptitude à ce genre d’exercice, les chevaux résistèrent aux coups d’éperon, aux encouragements comme aux injures. Rendus furieux par cette inertie, les cavaliers oublièrent toute bienséance, et aux oreilles des prêtres effarés arrivèrent les jurons les plus invraisemblables, où le nom de Dieu et les qualificatifs imagés des courtisanes étaient accolés à des chiffres invraisemblables de millions et de milliards. Tout le répertoire de la caserne y passa. Le charivari fut à son comble.

 

L’évêque et M. Bénédict ne riaient plus ; ils avaient pris leur bréviaire dans les poches du carrosse, et, le nez dans les pages d’une férie quelconque, avec des signes de croix précipités, psalmodiaient matines en pleine après-midi. Un cri terrible interrompit leurs répons. Couvert de sang, la jambe cassée par une formidable ruade, Mathurin, qui avait mis pied à terre, s’écroula sur le sol, geignant à rendre l’âme.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! Ayez pitié de ce malheureux ! gémit le prélat consterné. Jacques, avancez vite près de lui !

 

On coucha Déliot sur la banquette de la berline, et le cocher, sur un ordre bref, enleva ses chevaux. Ce fut ainsi, sans nul cortège, parmi les habitants interdits, que Monseigneur et son vicaire général, transformés en ambulanciers pour la circonstance, firent leur entrée peu solennelle au village d’Entrevernes.

 

La chicorée des Quatre-Vents

 

Loriot, le garde général Aubier et des amis, attablés à la Couronne, discutaient à propos du café qu’on venait de leur servir.

 

– Non ! s’écria l’un ; il n’y a plus moyen de boire du bon café. Allez dans n’importe quelle auberge du pays, on vous servira un liquide comme celui-ci, épais, âcre, sans parfum ; tout ça, parce qu’on met trop de chicorée !

 

– Trop ! vous êtes bon là, interrompit M. Naudet, le vétérinaire. On ne devrait pas en mettre du tout ! Mais que voulez-vous y faire ? C’est dans les mœurs. Vous n’arriverez pas à les changer.

 

– Il me vient une idée, fit Aubier. Allons dîner aux Quatre-Vents, dimanche, et, si mon moyen réussit, je vous jure que vous y dégusterez d’excellent café, où il n’entrera pas ça, vous m’entendez bien, pas ça de chicorée !

 

Les Quatre-Vents sont une auberge renommée, en pleine forêt, sur la route d’Entrevernes à Dannemarie. Les chasseurs des environs, qui ne voient dans leur sport favori qu’une occasion de bien banqueter, et les joyeux drilles des bourgs voisins s’y réunissent volontiers en compagnies nombreuses, qui envahissent les galeries barrant la façade, le jeu de quilles, et les tonnelles, sous les arbres séculaires du jardin.

 

–Bonjour, messieurs, dit l’hôtesse, Mme Tastu, en venant à la rencontre des amis. Cette fois-ci encore, vous ne m’avez pas prévenue. Et s’il n’y avait rien ?

 

– Mais dans une maison comme la vôtre, répliqua Loriot, il y a toujours quelque chose.

 

– Enfin, un jour, vous serez attrapés, croyez-moi. Ce n’est pourtant pas difficile d’envoyer un mot ! Aujourd’hui, je puis vous offrir une superbe truite que le pêcheur du bief d’Etoz vient de m’apporter, du gras-double roulé à la sauce mayonnaise, un beau poulet avec de la laitue aux œufs ; tout ça avec de l’arbois de 1895, du dessert et du bon café, vous m’en direz des nouvelles.

 

– C’est merveilleux ! s’écria le garde général. Mais ne faites pas de café à l’avance ; nous n’en prendrons peut-être pas ; en tout cas, il sera toujours temps de vous avertir.

 

– Tiens ! quelle drôle d’idée ! Vous en prenez toujours ; enfin, vous verrez bien. En attendant, je dresse la table.

 

* * *

 

Ce fut une véritable bombance sous la tonnelle, près du ruisseau ; et les gourmands, en manches de chemise, gilets déboutonnés, épuisaient tous les plats, prétendant qu’agir d’autre façon serait faire injure à la cuisinière. Celle-ci venait de temps à autre surveiller le service, et entendre quelques gauloiseries, qui ne lui étaient pas désagréables.

 

– Ce n’est pas tout ça, fit-elle au dessert. Voulez-vous, oui ou non, du café ? Je crois, entre nous, qu’il ne vous ferait pas de mal, en ce moment.

 

– Ça, c’est vrai, madame Tastu, s’empressa de dire Aubier. Après toutes ces bonnes choses, il nous faut du café super fin.

 

– Soyez tranquille, je m’y connais !

 

– Quelle chicorée employez-vous ? C’est très important.

 

– Oh ! de la meilleure ; j’en ai de plusieurs fabriques.

 

– Montrez-nous voir vos paquets, madame Tastu, si ça ne vous dérange pas ; nous choisirons.

 

Elle s’en fut à la cuisine, riant de cette lubie, et revint un instant après, portant dans son tablier des paquets de toutes couleurs, décorés d’appellations magnifiques : Chicorée de la Fiancée, la Reine des Chicorées, Chicorée des Alpes, la Chicorée Moka, l’Idéale Chicorée.

 

– Vous voyez, messieurs, qu’il y a le choix. Quant au café, c’est un mélange de Bourbon, de Java et de Martinique.

 

– C’est drôle ! dit Aubier, je ne vois pas celle qu’un de mes amis emploie, et qu’il prétend être la meilleure. Comment s’appelle-t-elle ?… Ma foi, je ne m’en souviens plus. Vous n’en avez plus d’autre, madame Tastu, par hasard ?

 

– Non ! je ne crois pas… Attendez donc ! si, il y a encore un paquet au poêle ; c’est peut-être celle-là…

 

Non ; ce n’était point encore, et pour cause, le paquet couleur lie de vin qu’elle rapporta, triomphante.

 

– Eh bien ! madame Tastu, fit Aubier en entassant tous les paquets dans sa serviette, vous pouvez maintenant faire votre café.

 

– Avec laquelle, alors ? êtes-vous décidés ?

 

– Avec point du tout. Nous voulons aujourd’hui du café sans chicorée. Je vous rendrai tout ça, quand il sera fait.

 

Elle avait levé les bras, en signe d’indignation ; de pitié, elle les laissa retomber.

 

– Est-ce une plaisanterie ? interrogea-t-elle d’un air ambigu, mi-sérieux, mi-rieur.

 

– C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.

 

– Alors, vous ferez vous-mêmes votre café ; ma cuisine est à votre disposition. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que je ne veux pas me perdre de réputation à dix kilomètres à la ronde. Du café sans chicorée ! jamais ça ne s’est vu, et, Dieu aidant, je n’en ferai jamais !

 

Aubier et le vétérinaire s’offrirent aussitôt à confectionner eux-mêmes le fameux moka, selon les règles nouvelles. L’hôtesse se retira d’un air digne, et les autres les accompagnèrent, histoire de se dégourdir les jambes.

 

La cuisine, qui était grande pourtant, en fut tout encombrée. Tandis que Mme Tastu s’asseyait, boudeuse, en un coin, le garde général fit chauffer de l’eau dans une « casse » ; un autre s’escrimait à tourner la manivelle du petit moulin. Bientôt l’eau bouillit, et Aubier la « coula » dans la cafetière à pleins « pochons », tant qu’enfin elle déborda et un liquide jaunâtre dégoulina de l’orifice.

 

– Eh bien ! messieurs, fit l’hôtesse, en clignant de l’œil vers la servante, je ne serai pas fâchée de goûter de votre café. Il doit être exquis.

 

– La première tasse sera pour vous, repartit le vétérinaire, galant.

 

La cafetière fut transportée sous la tonnelle, en triomphe, et le garde commença la distribution.

 

– Alors, qu’en pensez-vous, madame Tastu, et, là, en toute sincérité ?

 

– Ma foi, monsieur Aubier, je ne le dirai pas, de peur de vous influencer. Goûtez-le vous-même…

 

– Mon Dieu, se décida-t-il à dire, je concède qu’il est faible ; mais ça vaut mieux à l’estomac, c’est plus digestif !

 

Un éclat de rire énorme accueillit ces paroles ; et chacun de se tordre, de se rouler, la bouche grande ouverte, les larmes aux yeux, de grosses gouttes de sueur sur la face congestionnée. Toute la maison s’ameuta, domestiques et clients, autour de la tonnelle. L’hôtesse se pâmait d’allégresse, pourpre, gloussant, éperdue, implorant en grâce de l’eau fraîche, sous peine d’apoplexie.

 

– Ah ! bien ! vous en avez de bonnes, vous ! finit-elle par bégayer, dans une accalmie relative. Non, vrai, je ne m’attendais pas à celle-là ! C’est-à-dire que votre café, non, là, vous savez, je n’ai jamais rien bu d’aussi mauvais. C’est pis que de la « lavasse » ; c’est de la « bistrouille » !…

 

Lait de montagne

 

Jean Loriot lisait au jardin, devant la ferme, quand le petit Max, de la poste, lui remit une dépêche ainsi conçue :

 

« Arrive aujourd’hui, courrier ; prière retenir chambre hôtel pour un mois. T’expliquerai. Paul Gournay. »

 

– Voilà une nouvelle à laquelle je ne m’attendais guère, dit-il à son oncle Denisot, qui accourait, ayant vu le papier bleu. Un de mes amis, Parisien impénitent, vient passer un mois à Entrevernes.

 

– Qu’est-ce qu’il fait ?

 

– C’est un auteur dramatique applaudi. – Tu l’as invité ?

 

– Y penses-tu ? Il m’aurait ri au nez : toujours en fête, assidu des cabarets de nuit et des théâtres, coureur de jolies femmes, du diable si j’aurais deviné qu’il viendrait un jour par ici !

 

– C’est drôle tout de même. Enfin, nous verrons bien.

 

* * *

 

À cinq heures, la guimbarde de Cheveney entrait au village, parmi un vacarme de ferrailles, de grelots et de coups de fouet. Les enfants la suivaient de tous leurs sabots, tandis que les vieux quittaient leurs fauteuils, sur le pas de la porte, pour venir chercher les journaux du cru : le Jura, le Pays ou le Démocrate.

 

– Bonjour, Jean ! fit Gournay, en mettant pied à terre. C’est gentil d’être venu à ma rencontre. Mais, quelle voiture ! J’en suis tout courbaturé !

 

– Quel bon vent t’amène ? Tu ne m’avais pas dit que tu viendrais villégiaturer à Entrevernes.

 

– Et pour cause, mon vieux.

 

Gournay lui expliqua que, pris soudain de malaises, il avait consulté le docteur Bardet, qui diagnostiqua une assez grave indisposition de l’estomac, provenant d’abus, et lui conseilla de se mettre au vert, même de ne boire que du bon lait de montagne, pendant quelques semaines. C’est alors qu’il avait pensé à son ami Loriot.

 

– Tu ne vas pas descendre à l’hôtel, protesta celui-ci. À la maison, il y a de la place…

 

– Ah ! ça, non, par exemple. Tu sais mes opinions là-dessus. J’ai horreur de déranger, et je tiens à ma liberté…

 

L’hôtesse de la Couronne, Mme Rocourt, les reçut comme si la fortune entrait chez elle. Laissant le soin d’un « roux » à la servante, Catherine, elle leur fit voir, à l’étage, « la chambre bleue qu’on ne donne pas à tout le monde ».

 

– Il est de fait qu’elle est agréable, constata Gournay. Je m’y plairai beaucoup.

 

– De la fenêtre, tu découvriras tout le pays. Tiens, au bout de cette sapinière, c’est la vallée du Doubs ; et, là-bas, dans le lointain, on aperçoit la ligne bleutée des Vosges. Tu aimeras cet horizon.

 

Ils redescendirent à la cuisine, et Mme Rocourt demanda au jeune homme ce qu’il désirait pour ses repas.

 

– Ici, nous avons d’excellent beurre, des œufs, des choux, du lard, de la saucisse…

 

– Arrêtez ! arrêtez ! madame, je ne dois manger que des viandes blanches !

 

– C’est qu’il est difficile de s’en procurer, au village ; la bouchère de Dannemarie ne vient que tous les samedis. Enfin, je tuerai un poulet, et un canard, de temps en temps.

 

– Avec les œufs, ça ira.

 

– Quant au vin, j e vous recommande notre petit arbois, pelure d’oignon, qui n’a pas son pareil…

 

– Oh ! madame, je ne boirai que du lait ; mon médecin m’en recommande trois litres par jour.

 

– Pas de vin, monsieur, pas de vin ? Ce n’est pas croyable ! N’écoutez pas tous ces charlatans. Chacun vous dira ici que le vin est le meilleur des remèdes.

 

Il certifia, avec force qu’il était venu pour faire une cure de lait, et ne s’en départirait pas. L’hôtesse, qui voyait s’évanouir la meilleure part de ses bénéfices, en prit de l’irritation.

 

– Mais, monsieur, ce n’est pas si facile que ça d’avoir du lait ! Notre vache vient de faire le veau ; nous ne buvons que du lait de chèvre maintenant ; ça vous va-t-il ?

 

– Pouah ! Jamais, par exemple !

 

– Vous avez tort ; il est bien plus nourrissant que celui de vache, et plus fin…

 

– C’est embêtant, interrompit Loriot, nos deux vaches sont aussi taries. Mais, vous en aurez à la fruitière…

 

– À la fruitière ? Je ne crois pas, en ce moment-ci ; enfin, allez-y voir !

 

* * *

 

Ils sortirent de l’auberge assez déconfits, et se dirigèrent vers la fromagerie. C’était l’heure où les servantes apportent le lait dans des récipients en fer-blanc, attachés par des courroies aux épaules. Le crépuscule tissait sa gaze violette, tandis que des sonneries de campaines s’attardaient sur le communal.

 

– Brr ! frissonna Gournay. Dire qu’on étouffe, en ce moment, à Paris, sur les boulevards ! Ici il fait presque frais, et puis quel silence ! Ça me rend tout triste !

 

– C’est que tu n’y es pas habitué. Mais, puisque tu aimes le bruit, tu vas en entendre !

 

À peine la porte entrouverte, un vacarme les assourdit. Les laitières étaient là, bourdonnantes, dans une salle basse, qu’éclairait à peine un quinquet, autour du fromager impassible, qui pesait le lait, et en inscrivait la quantité sur un registre. Il lâcha son travail, et vint au-devant d’eux.

 

– Grégoire, je te présente mon ami, Paul Gournay, de Paris, qui vient faire une cure de lait ; peux-tu céder à la Couronne, pour lui, trois litres de lait, chaque jour ?

 

– Ça tombe bien mal, monsieur Jean. Beaucoup de vaches sont taries ; les autres travaillent dans les champs et ne donnent pas grand-chose. J’ai à peine pour faire ma cuvée.

 

– Alors, tu ne peux pas ?

 

– Je regrette beaucoup. Mais, tenez, voici le règlement : au-dessous de cinq cents litres, il m’est défendu, sous peine d’amende, de vendre du lait. Et, ce qu’il y a de plus fort, c’est que les fermiers eux-mêmes ne peuvent en garder que strictement ce qui est nécessaire à leur ménage. Vous ne pouviez pas tomber plus mal !

 

Or, le bruit de cet événement se répandit, le soir même, dans tout le village. Et les gens se perdirent en conjectures sur un cas aussi extraordinaire. Pour les uns, Gournay était fou à lier ; d’autres supposaient qu’il était envoyé par une société de tempérance, pour prêcher d’exemple. Mais la palme fut remportée par le garde champêtre, Baptistin, que Loriot rencontra sur la route, le lendemain, comme il se rendait à la Couronne.

 

– Paraîtrait, monsieur Jean, que vous avez un ami qui n’est pas commode sous le rapport de la boisson !

 

– Comment ? vous savez déjà ?

 

– Mais, on ne parle que de ça. Voilà ce que c’est que de faire la noce avec n’importe qui !

 

– Qu’est-ce que vous voulez dire, Baptistin ?

 

Comme des gens s’approchaient, le garde se pencha à son oreille. L’explication fut tellement cocasse que Loriot se tenant les côtes, pouffant, congestionné de rire, lui brûla la politesse, et courut à l’hôtel qui retentit aussitôt d’un double esclaffement.

 

– Ah ! par exemple ! Celle-là est bonne ! s’écria Gournay. Décidément je ne suis pas fait pour la campagne. Tu sais, c’est décidé ; je pars ce soir pour Paris. Il n’y a encore que là où on puisse suivre un régime !

 

Pluie du matin…

 

Julien Aubier et Jean Loriot, ayant projeté de faire une longue excursion sur les Lomonts, étaient venus coucher à Grandfontaine, au Cheval-Blanc, afin d’être dispos pour le lendemain. La chère y était excellente, et les lits tellement douillets qu’ils ne se réveillèrent qu’à huit heures. La pluie fouettait les vitres ; la route boueuse et les rigoles, dévalant de la montagne, témoignaient qu’elle avait dû tomber toute la nuit.

 

– Eh bien ! nous voilà frais ! s’écria Aubier. Pas moyen de marcher par un temps pareil !

 

– Ça ne durera peut-être pas, quoique le ciel paraisse bien pris. Enfin, à l’hôtel, on nous renseignera.

 

D’une humeur maussade, ils descendirent à la cuisine, où Mme Bonnétage assaisonnait une soupe à la farine, dont le fumet leur ouvrit aussitôt l’appétit.

 

– Bonjour, messieurs ; vous tombez à pic ; la soupe est prête.

 

– Pensez-vous que cette pluie va continuer ? questionna le garde entre deux bouchées.

 

– Dame ! Je ne sais pas. Voyons voir… Roche-d’Or est tout noir ; la girouette est du côté de Chamesol ; mauvais signes. Mais, vous savez, il y a le proverbe : Pluie du matin N’empêche le pèlerin.

 

– Je suis persuadé qu’il fera beau temps, affirma l’hôtelier, qui, du poêle, avait entendu la conversation. La preuve, c’est que j’ai fait faucher mon avoine hier, et on va y retourner aujourd’hui.

 

– Ah ! et qu’est-ce qui vous y a engagé ?

 

– Voilà ! Si je l’avais vu sur notre ancien calendrier, le Messager Boiteux, je ne m’avancerais pas. Mais j’en ai acheté un nouveau à la dernière foire de Pont-de-Roide ; tout le monde en dit du bien. Voyez : il est formel.

 

L’aubergiste avait tiré de l’armoire un petit livre à couverture bleue, intitulé : Le Véritable Almanach du paysan, et montrait de son gros doigt, en regard de ce jour-là, cette mention : beau fixe.

 

– Voilà qui nous décide ! fit Aubier. À midi alors, madame Bonnétage, et vous savez, préparez-nous quelque chose de soigné !

 

* * *

 

Ils s’engagèrent sur la route vicinale, qui traverse le finage. La pluie tombait toujours, mais plus fine, plus pénétrante aussi, d’ailleurs sans qu’ils y prissent garde, aimant tous deux la marche pour elle-même, et ragaillardis par un bon verre de vin blanc.

 

– Tu comprends, fit Aubier, en allumant une cigarette, le père Bonnétage n’est pas assez bête pour flanquer son avoine par terre, s’il n’était pas sûr du temps.

 

– C’est évident. Tiens ! regarde sur Montabry ; il me semble que le ciel se découvre.

 

En effet, les nuées, poussées par le vent, s’étaient enfuies vers l’Alsace, et un coin bleuissait au-dessus de l’horizon. Mais, vite, elles se reformèrent plus loin en masses énormes, tournoyant leurs noirceurs, et rasant les crêtes du Lomont, tandis que des buées, sorties du sol, tissaient un brouillard sur les prés-bois. Soudain, comme ils arrivaient sur les Roches, un éclair zigzagua le ciel, et un coup de tonnerre roula dans la vallée.

 

– Voilà qui n’est pas ordinaire, à cette saison ! s’écria Loriot. C’est un véritable orage qui se prépare. Abritons-nous vite, n’importe où !

 

À peine ces paroles, qu’une avalanche d’eau s’abattit, cinglante, comme une rafale d’avril, et avec une telle force que les gouttes creusaient dans la terre des alvéoles. Ils se précipitèrent sous un bouquet de sapins, et s’engouffrèrent dans une opportune cabane, où les douaniers se réfugient pour surveiller les chemins de la montagne.

 

– Nous avons de la veine dans notre malheur, constata le garde, en allongeant ses jambes dans la paille. Qu’est-ce que nous aurions fait en pleins champs, par cette bourrasque ?

 

– Et ici, rien à craindre de la pluie. Crois-tu que c’est bien construit, cette cahute !

 

Elle avait la forme d’un toit en bâtière, fort aigus dont la charpente était formée par des baliveaux. Du gros papier d’emballage goudronné, et, par-dessus, plusieurs couches de branchettes de sapin, formaient une couverture impénétrable. Appuyée contre le rocher, par surcroît, et sous la voûte épaisse des arbres, elle se riait de la tempête.

 

– Tiens ! Il me semble voir des gens s’approcher, dit Loriot, qui prêtait l’oreille.

 

En effet, trempés « comme des soupes », le caban ruisselant, les souliers énormes de glèbe, deux douaniers apparurent, et, ne furent pas peu surpris de trouver le gîte occupé.

 

– Oh ! ne vous dérangez pas, messieurs, fit le brigadier. Vous n’êtes pas des contrebandiers, cela se voit. Il y a bien de la place pour quatre, en se serrant un peu… Tiens ! c’est vous, monsieur Aubier ; je ne vous remettais pas sous votre pèlerine. Que diable faites-vous par ici ?

 

Le garde général raconta les pronostics de l’hôtelier, et leur mésaventure, pour les avoir suivis.

 

– Ils sont tous les mêmes, maintenant ! interrompit le deuxième douanier. C’est la rage des almanachs nouveaux. Savez-vous celui qui a le plus de succès aujourd’hui ? C’est le Calendrier des familles de Besançon, qui donne trois colonnes de prévisions en même temps, de quoi choisir ! Il y en a pour tous les goûts !

 

Le brigadier, qui avait l’expérience de la vieillesse, expliqua qu’autrefois il en allait autrement. Les paysans se transmettaient, par tradition, des moyens faciles de reconnaître quel temps il ferait. Ainsi, à Blamont, les vitres humides, Roche-d’Or dans la brume, des nuages sur Pierrefontaine, le bruit des écluses de Montjoie, présageaient la pluie ; et c’étaient signes de beau que le rose du crépuscule, ou l’arc-en-ciel, plongeant dans le Doubs et la Saône.

 

– Tenez, le voilà ! s’écria-t-il. Eh bien ! si vous voulez m’en croire, vous avez juste le temps de retourner à l’hôtel, avant que ces nuages, sur la Faux-d’Anson, ne crèvent à leur tour…

 

* * *

 

Ils prirent congé de leurs aimables « hôtes », avec force remerciements. Le ciel s’était apaisé ; les champs et les sentiers s’égouttaient ; des perles brillaient aux buissons. Courte accalmie, car, à quelque cent mètres du Cheval-Blanc, la pluie reprit de plus belle.

 

– Comme je suis contente de vous voir rentrer ! fit l’hôtesse en leur ouvrant la porte toute large. Depuis ce matin, je m’en veux de vous avoir laissés partir ! Vous devez être percés jusqu’aux os ! Voulez-vous changer ?

 

Loriot tranquillisa la brave femme, et lui certifia qu’ils n’avaient besoin que d’un bon dîner.

 

– Tant mieux ! tant mieux ! quant à ça ; vous serez contente de moi. Mais entrez donc au poêle ; je dresse la soupe.

 

Dans la salle à manger, ils trouvèrent le père Bonnétage assis dans son fauteuil, près de la fenêtre, tout déconfit.

 

– Je n’y comprends rien, s’excusa-t-il. Ce brigand d’almanach me cause une grosse perte. Toute mon avoine est sur le terrain ; Dieu sait quand je pourrai la récolter ! Mais ça ne va pas nous empêcher de boire une bonne bouteille !

 

Hélas ! Il s’en faisait accroire. Tout le long du repas, il fut distrait, touchant à peine aux plats, tandis que ses compagnons faisaient largement honneur à la cuisine, et aux vins d’Arbois, goûtant la joie, par surcroît, d’être à l’abri des intempéries, dans une salle claire, dont les fenêtres s’ouvrent sur des perspectives d’arbres, de ciel et d’orage.

 

– C’est tout de même trop fort ! s’exclama l’aubergiste, frappant un coup de poing sur son calendrier, tandis que la pluie redoublait de violence. Attends ! Je vais te montrer de quel bois je me chauffe !

 

Il se leva d’un bond, et se précipita devant la porte, suivi des autres ; puis ouvrant l’almanach, il le tendit sous le chêneau, qui dégorgeait l’eau du toit à bouche pleine :

 

– Tiens ! brigand ! Tiens, le voilà ton beau fixe ! Bois-en jusqu’à plus soif ! Et qu’on ne te revoie plus à la maison !

 

Les « kyrie » du père Daclin

 

– Comment ? Tu ne connais pas le père Daclin, de Montabry ? s’étonnait un jour Jean Loriot, au milieu d’une conversation avec son ami Aubier, où il s’agissait de musique religieuse. C’est le meilleur chantre, et le plus franc ivrogne du pays.

 

– Première nouvelle !

 

– C’est curieux ! ses Kyrie, ses Sanctus, et ses saouleries l’ont rendu fameux à vingt kilomètres à la ronde. Il est vrai que tu peux ne pas savoir ça, n’étant pas d’ici.

 

– Je voudrais bien l’entendre. J’adore le plain-chant, quand il n’est pas saboté comme à Entrevernes.

 

– Eh bien ! c’est facile. Décide Lucette à venir. Mon oncle est libre demain, dimanche. Je suis sûr qu’il sera content de nous y conduire…

 

Le garde général et sa femme arrivèrent à la ferme du Lomont, comme Loriot et son oncle Denisot achevaient d’atteler la blonde à la calèche. Le vétérinaire, M. Naudet, à qui l’on avait aussi proposé la partie, ne tarda pas à les rejoindre.

 

– Nous voilà au complet, fit le fermier ; tout va bien. Il est sept heures ; ce serait le diable, si nous n’étions pas à Montabry pour la grande messe !

 

Sur la route, après quelque essai de causerie, chacun reprit son sommeil interrompu, sauf Denisot, attentif à son cheval, qui butait facilement…

 

– Eh ! les dormeurs, réveillez-vous ! s’écria-t-il, comme la voiture arrivait au-dessus du vallon où se tapit le village.

 

La « charnière » rocailleuse dévale presque à pic entre le gouffre et la montagne, sur laquelle elle s’appuie. Le fermier serra ferme « la mécanique », et descendit pour soutenir la blonde par le mors, tandis que les autres regardaient le pittoresque ensemble que font les toits rouges et l’église de Montabry, au fond de la gorge. Un instant après, la voiture s’arrêtait au seuil de la Balance.

 

– Entrez à l’auberge, dit Loriot à ses amis, qui s’ébrouaient. Je vais chercher notre homme.

 

* * *

 

Le père Daclin fut introduit au poêle, avec cérémonie. Il était court, trapu, ventripotent, mal enfermé dans une redingote noire élimée ; sa trogne rouge et ses yeux, qui riaient en pleine graisse, annonçaient une nature joviale et jouisseuse.

 

– Bonjour, messieurs, la compagnie. M. Loriot m’a dit que vous veniez pour m’entendre au plain-chant. C’est bien de l’honneur que vous me faites. Hum ! hum ! on tâchera tout à l’heure de vous donner satisfaction…

 

– Il va sans dire, monsieur Daclin, interrompit Denisot, que vous mangerez la soupe avec nous.

 

– Vous êtes bien honnête ; ce n’est pas de refus.

 

– Et pour vous mettre en train, vous accepterez bien de boire un verre de vin blanc, vous savez, madame Diébolt, de celui de l’Étoile, que nous avons goûté, l’autre jour, à la foire.

 

Des rayons de soleil vibraient en biais sur la table. Le chantre prit son verre entre deux doigts, et, avec de la gourmandise sur toute sa figure, le fit jouer sous la lumière. Les bulles, claires comme du diamant, pétillaient au fond, puis montaient à la surface, pour y composer des étoiles. Sa vue régalée, Daclin d’une gorgée avala sa coupe, claquant de la langue sur le palais, la fit remplir de nouveau et l’engloutissait, quand une commère se précipita dans la salle :

 

– Ah ! Je t’y prends encore, ivrogne ! s’exclama-t-elle, furieuse. On ne peut pas avoir le dos tourné, sans que tu en profites pour venir te saouler !

 

– Eh ! la vieille, laisse-nous. Ces messieurs ne sont pas là pour t’entendre beugler.

 

– Je vous demande pardon, messieurs, la compagnie. Ne lui donnez pas à boire ; le médecin le lui a défendu, depuis sa dernière bronchite, surtout à jeun ; autrement, il perdrait sa voix, et qu’est-ce que nous deviendrions !… Allons ! viens-t’en ! voilà le dernier coup de la messe.

 

Il partit, un peu titubant. On le suivit. Lucette s’installa dans les bancs des femmes, et les autres grimpèrent à la tribune, auprès de l’harmonium, d’où l’on dominait l’assistance. Une rumeur de chuchotements et de curiosité bourdonnait dans la petite église, car le bruit s’était vite répandu que des étrangers étaient venus tout exprès à Montabry pour entendre le père Daclin.

 

Mais le silence se fit soudain, comme le prêtre montait à l’autel ; le chantre se leva, important, tourna les feuillets du missel, se carra dans sa stalle, toussa un peu pour assurer sa voix, et ouvrit la bouche toute grande pour entonner le Kyrie…

 

Or, à la stupeur générale, il n’en sortit rien, ou du moins ne perçut-on que de vagues trémolos, des notes éraillées, qui finirent en sifflement, comme en produit une musette qui se crève, tandis que l’harmonium continuait tout seul sa partie. Le curé, stupéfait, s’était retourné ; sans perdre son sang-froid, il fit signe à ses paroissiens ; pareille aventure avait déjà dû se produire, car, sans entente préalable, les hommes reprirent le premier Kyrie, les femmes chantèrent le second, et les deux chœurs se donnèrent la réplique jusqu’à la fin de l’office. Le père Daclin, effondré sur son banc, la tête entre ses deux mains, piteux, réfléchissait au danger de boire du vin blanc dès le matin.

 

– Ma femme l’avait bien dit ! gémit-il, sous le porche, à la sortie, tandis que Denisot et les autres l’entouraient. Me voilà déshonoré, et vous vous êtes dérangés inutilement. Malheur de malheur !

 

– Qu’est-ce que ça peut faire ? fit Loriot. Nous reviendrons une autre fois. Après tout, c’est notre faute, puisque nous vous avons fait boire.

 

– Non ! non ! c’est la mienne. Je suis un misérable !

 

– Laissez cela, monsieur Daclin. Le dîner nous attend ; pas de temps à perdre.

 

– Ah ! ça, jamais, par exemple ! Dîner avec vous, après ce qui vient de se passer ? mais vous n’y pensez pas ?

 

Il se défendit comme un beau diable, avec l’entêtement d’un ivrogne soudain dégrisé. Mais le vétérinaire lui ayant fait observer que, par ce moyen, il échapperait aux criailleries de sa femme, cette raison le décida.

 

* * *

 

Mme Diébolt s’était surpassée. Sur la table, une superbe truite, cuite « au bleu », s’allongeait en un lit de persil, encadrée de bouteilles d’arbois, qui s’orangeaient sous les rayons du soleil. Et quand un magnifique civet de lièvre, fleurant le thym et les morilles, fit son apparition, l’enthousiasme fut à son comble ; l’hôtesse dut s’enfuir pour échapper à l’exagération même de son triomphe.

 

Le père Daclin s’acquittait de sa partie à merveille. Au fromage, deux « cadavres » de bouteilles gisaient déjà devant lui, et il s’apprêtait à « faire mieux » encore.

 

– Quel malheur, s’écria-t-il soudain, quel malheur que la messe n’ait pas lieu en ce moment ! Ce que je vous en dégoiserais des Kyrie ! Vous m’en diriez des nouvelles !

 

– Qu’à cela ne tienne ! protesta Loriot. Je vous accompagnerai à l’accordéon ; chanter fait digérer ; nous en avons besoin.

 

Le vieux se leva d’un bond, ravi, et sa voix clama le plain-chant, sans défaillance. Grave et élevée à la fois, elle eût empli une cathédrale ; les convives lui donnant la réplique verset par verset, l’auberge en tremblait. Après les Kyrie, ce fut le Sanctus, l’Agnus Dei, le Magnificat, le Domine, salvam fac Rempublicam, et ils allaient attaquer le Te Deum, quand la soutane du curé noircit la porte.

 

– Excusez-moi, messieurs, madame, fit-il, ahuri. Les vêpres sont sonnées depuis un moment ; et je viens chercher mon chantre.

 

– Eh, bien ! monsieur le curé, proposa le garde général, si vous le voulez bien, nous serons tous vos chantres aujourd’hui. Vous voyez que nous sommes en train !

 

Hélas ! Hélas ! Ils l’étaient trop ! Au grand air, l’arbois « fit des siennes » ; et les vêpres ne furent qu’une suite de scandales, au souvenir desquels se signent encore les dévotes de Montabry.

 

Élection de campagne

 

Un dimanche de septembre, Jean Loriot pédalait sur la grande route de Besançon à Bâle, quand, aux environs d’Aigrefontaine, un paysan l’arrêta.

 

– Bonjour, monsieur. Excusez-moi de vous déranger, mais j’aurais un petit service à vous demander.

 

– Si je puis vous le rendre…

 

– Voici. L’arrondissement élit aujourd’hui un député. Je tiens à voter pour M. Trutat, qui est de mon bord. Mais je suis fermier d’un partisan de M. de La Chaux. Pour que mon patron ne sache pas mon vote, je voudrais bien que vous écriviez mon bulletin. Comme vous n’êtes pas du pays, ça vous est bien égal, n’est-ce pas ?

 

– Parfaitement, répondit le jeune homme, en se mordant les lèvres pour ne pas rire. Mais je n’ai ni papier, ni encre…

 

– J’en ai apporté.

 

Ayant, au préalable, bien regardé autour de soi, pour voir si nul fâcheux ne survenait, il tira de sa poche un papier plié en quatre, un porte-plume rouillé, et un petit encrier en buis qu’il déboucha. Loriot, prêt à pouffer, se servit de sa selle comme d’un pupitre, et inscrivit le nom de Trutat sur le bulletin ; le paysan se confondit en remerciements.

 

– Là, comme ça, je suis garanti. Vous savez, monsieur, la vie est dure ; il faut se méfier. Mais j’ai tout de suite vu sur votre figure que vous étiez obligeant. Bien le bon jour, monsieur, et merci !

 

Loriot enfourcha sa bicyclette, puis fila, donnant enfin libre cours à sa gaieté.

 

« Par ma foi ! pensait-il, je ne m’attendais pas à celle-là ! J’ai déjà vu bien des paysans de tout acabit, mais cependant pas de ce calibre. Cette roublardise passe les bornes. Si cet homme ne fait pas fortune, c’est à désespérer du métier… »

 

À Aigrefontaine, comme il passait devant le perron du Cheval-Blanc, il entendit une grande rumeur de cris, d’éclats de voix, de cliquetis de verre, qui emplissaient la salle d’auberge. Mis en goût par sa rencontre, il s’arrêta.

 

– Est-ce qu’il y a une réunion électorale chez vous ? demanda-t-il au domestique.

 

– Oui ; c’est M. de La Chaux qui essaie de faire un discours, en pure perte, parce qu’on ne l’aime pas du tout ici ; il en sera pour ses frais.

 

Les paysans étaient attablés devant des verres, en blouses du dimanche, fumant, buvant, crachant, gesticulant, criant. Au milieu, un monsieur en redingote noire, gilet blanc, s’escrimait à dominer leurs vociférations. Soudain, un électeur, à la figure narquoise, se leva.

 

– Écoutez, monsieur de La Chaux, fit-il sur un ton paterne, nous savons que vous êtes un brave homme, mais votre programme ne nous plaît pas du tout ; vous n’arriverez pas à nous convertir, et je vous parie que vous n’aurez pas quatre voix dans la commune…

 

– Par exemple !

 

– C’est comme je vous le dis. Regardez bien : nous voici trente électeurs, sur trente-quatre ; pas un n’est pour vous, pas un !

 

– Je le sais, mais je comptais bien ramener quelques-uns d’entre vous dans mon parti…

 

– Inutile, croyez-moi. Il n’y a rien à faire ici. Tenez, si j’étais à votre place, j’irais plutôt à Courgenay, tout près d’Aigrefontaine. Vous y avez des partisans, et vous pourrez peut-être décider les autres, qui hésitent.

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûr, j’y étais hier. Mais dépêchez-vous ; les gens vont sortir de la messe. Pour ne pas les manquer, laissez la grande route et prenez ce raccourci, là, entre les noyers ; avec votre voiture, vous y serez dans cinq minutes.

 

À cette proposition, toutes les langues s’arrêtèrent. M. de La Chaux remercia et paya une tournée, tandis que Loriot surprenait sur la figure de ses voisins des clignements d’yeux et une folle envie de rire…

 

« Il doit se passer quelque chose de très drôle, conclut-il. Quoi ? je n’en sais rien. Sûrement, c’est une farce de paysans. Allons vite à Courgenay, pour savoir le fin mot de l’histoire. »

 

Comme le chemin des noyers était peu praticable, effondré d’ornières par les charrois et boueux, il laissa sa bicyclette au Cheval-Blanc et se dépêcha. Il arrivait aux premières maisons de Courgenay, quand passa la voiture de M. de La Chaux, qui la rangea sous les tilleuls, près de l’église. L’office était fini. Au son grêle de l’harmonium, l’assistance sortait : les femmes, empressées à retrouver leur cuisine, les hommes formant des groupes, sur la place, pour causer de leurs intérêts.

 

Le défilé achevé, le candidat, jugeant le moment propice, se leva sur son carrosse et se mit en devoir de haranguer « ses chers concitoyens ». Les paysans avaient cru d’abord avoir affaire à un charlatan, débitant ses drogues, comme il en vient souvent, le dimanche, dans les villages. La suite du discours les avisa de leur méprise, et ils pensèrent qu’ils étaient en présence d’un fou ou d’un mystificateur.

 

– Pardon, monsieur, fit un vieillard, excusez-nous si nous ne comprenons rien à ce que vous dites. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

 

– Par exemple, voilà qui est curieux. Je suis M. de La Chaux, candidat à la députation.

 

– Eh bien, alors, que voulez-vous que ça nous fasse ? Ça ne nous regarde pas.

 

– Ça ne vous regarde pas ? mais où suis-je donc ?

 

– Vous êtes à Courgenay, premier village de la Suisse, dans le canton de Berne…

 

Et chacun de s’esclaffer devant l’ahurissement de M. de La Chaux. Celui-ci se rassied, rougit, blêmit, prend ses guides d’une main fiévreuse, saisit son fouet et enlève ses chevaux, quand deux gendarmes de la Confédération, en uniforme noir à liseré vert, un cornet en sautoir, se précipitent et lui font signe de s’arrêter.

 

– Pardon, monsieur, baragouine l’un avec un accent bernois, par quel chemin êtes-vous venu ?

 

– Par celui-là…

 

– Bon ! Alors, nous vous dressons procès verbal pour n’avoir pas suivi la route qui passe devant le bureau des péages, comme le veut la loi. Pour pouvoir retourner en France, il faudra nous verser un cautionnement.

 

– Deux, s’il le faut ! s’exclame-t-il ; mais indiquez-moi d’autres chemins que ceux d’Aigrefontaine, je vous en prie.

 

– Il y a celui de la Charrière ; seulement il vous allonge de quatre kilomètres, au moins.

 

– Ça m’est égal ! J’en ferais cent pour éviter de revoir des gens aussi bêtes que ceux de ce village-là !

 

Vêpres dans une grange

 

Jean Loriot, Julien Aubier et sa femme revenaient en voiture de Dannemarie, quand la tempête les assaillit en plein plateau du Lomont. La pluie rayait le ciel de hachures semblables à des baguettes d’acier ; les éclairs violaçaient l’horizon, et le cheval s’effarait des coups de tonnerre, qui crépitaient dans l’espace.

 

– Dites donc, fit Lucette, rien moins que rassurée, nous ne pouvons pas rentrer tout de suite comme ça ; il vaut mieux attendre la fin de l’orage dans le premier village que nous rencontrerons.

 

– Si on veut, repartit Aubier. Nous ne devons pas être loin de Soyhières. Il me semble apercevoir quelques maisons. Quel temps tout de même ! Nous avons de la chance ! et dire qu’il faisait beau, ce matin !

 

Un quart d’heure après, la voiture s’arrêtait au Plat-d’Étain, tenu par Valérie Ducommun, veuve Rérat.

 

– Alarme ! Due, Jésus, Marie, Jôset ! s’écria l’hôtesse, comme vous voilà mouillés ! Venez vite vous sécher, au poêle. C’est un temps à ne pas mettre un chien dehors.

 

Le feu était allumé ; car, en automne, dans la montagne, la moindre pluie suffit à glacer l’atmosphère. Ils s’approchèrent du fourneau, tout transis ; la servante leur passa aux pieds des sabots bourrés de paille, et du café bouillant acheva de les réchauffer. Ils se laissaient aller à cette somnolence de bien-être, qui suit les tribulations, quand la sonnerie des cloches se fit entendre.

 

– Tiens, dit Loriot, ce sont les vêpres.

 

Si on y allait ? Le temps n’a pas l’air de changer ; on s’embêterait par ici…

 

– Et puis ce n’est pas banal, interrompit l’instituteur, attablé auprès d’eux. Comme l’église menace ruine, on l’a fermée, en attendant les fonds nécessaires pour la réparer ; et les offices se font dans la grange des Piquerez, par permission spéciale de l’évêque.

 

– Dans une grange ! Voilà qui me décide. Voyons, les deux paresseux, il ne faut pas perdre cette occasion de voir du nouveau ; dépêchons-nous ; vous dormirez cette nuit tout à votre aise !

 

La grange des Piquerez est immense ; cette année-là, elle se trouvait seulement à moitié pleine, à cause de la sécheresse, et le curé l’avait choisie pour cette raison. À gauche et à droite s’allongent les écuries ; au milieu, une porte énorme, par où peut passer une voiture de foin, s’ouvre par deux vantaux.

 

Étant entrés, ils ne virent d’abord que du noir ; puis, leurs yeux s’y habituant, ils aperçurent dans le clair-obscur des bancs rangés sur deux files, et, au fond, un petit autel où le sacristain commençait à allumer des cierges.

 

Lucette se plaça sur l’aire, avec les femmes ; les deux amis, suivant les garçons, grimpèrent aux soliers qui couvrent les écuries, et s’assirent sur un banc boiteux, devant le foin, où ils s’adossèrent. Auprès d’eux, des fils de fermiers lorgnaient les filles, et commençaient à se raconter des histoires.

 

Deus, in adjutorium meum intende, chanta presque aussitôt le curé, revêtu d’un surplis sans manches et de l’étole, barrette en tête. Les assistants, accompagnés par l’harmonium, clamèrent Domine, ad adjuvandum me festina, et l’office suivit son cours, tandis que la pluie, apaisée un instant, reprenait de plus belle, et pétillait sur les tuiles. On entendait parfois de grands coups de vent, passant en rafales ; la girouette grinçait au-dessus du toit.

 

Aubier, fatigué depuis le matin, ne tarda guère à somnoler. Loriot rêva. L’harmonium éveillait en son cœur des échos attendris. C’était un bon vieil instrument, démoli par les rudes mains qui le touchaient, et dont les pédales se heurtaient sans cesse, comme si l’on se battait à coups de bâtons. Mais sa mélopée naïve, mélancolique, nasillarde, était évocatrice du passé…

 

Le jeune homme se revoyait gamin encore, revêtu de la soutane rouge et du camail, accompagnant M. le curé Barberet à l’autel. C’était une occupation recherchée. Outre qu’on jouait un rôle, il y avait aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements, les petits bénéfices qui permettaient de s’acheter de belles images d’Épinal aux couleurs ardentes, et les contes de Peau d’Âne, Cendrillon, etc. Le sacristain Jean-Baptiste réservait aux acolytes une bonne part du pain bénit, et, derrière une porte de la sacristie, c’était un vrai régal que de vider les burettes, où M. le curé, paterne, s’arrangeait pour laisser un peu de ce vin blanc, réservé à la messe, et vendangé tout exprès par des vignerons d’Arbois. Puis, il y avait les joyeuses parties dans les combles, au clocher, pour attraper les chauves-souris, qui y tournoyaient, et les souvenirs de première communion, si vivaces dans le tréfonds de la mémoire…

 

Par exemple, Loriot ne se serait point attendu à trouver un tel plaisir à ces vêpres, qui, autrefois, lui paraissaient longues, monotones, endormantes. Cette fois, bien loin de l’ennuyer, les psaumes l’attendrissaient.

 

En cette paroisse pieuse, les paysans y mettaient du cœur, et ne perdaient pas une note du chant, prononçant le latin d’une façon étrange d’ailleurs, comme devaient parler les barbares frayant avec les Romains, au temps des invasions. Et les rapsodies : Dixit Dominus Domino meo…, Beatus vir qui timet Dominum…, In exitu Israël de Egypto…, Magnificat anima mea Dominum…, se déroulaient avec fougue, devançant l’harmonium essoufflé, à peine séparées entre elles par un instant d’accalmie, où les poumons reprenaient de nouvelles forces.

 

Puis, l’ambiance elle-même était impressionnante : cette grange rappelait les cérémonies de la primitive église, quand la bonne parole se distribuait n’importe où, au hasard du jour et de la rencontre, sous le ciel bleu ou l’humble toit, sans cette pompe décevante des offices d’aujourd’hui. La pénombre ennoblissait toutes choses ; ici et là, de gracieux profils d’enfants et de jeunes filles se penchaient devant l’autel, comme font les anges dans l’étable de Bethléem, aux tableaux des quattrocentistes ; et l’orage, qui grondait au dehors, contrastant avec la paix de cette scène, en accroissait encore la poésie…

 

Drelin ! drelin ! drelin !… La sonnette avertit que M. le curé va donner la bénédiction avec l’ostensoir. Vite, on se lève. Crac ! patatrac ! crac ! Le banc bascule, et Aubier, qui dormait toujours, s’effondre les jambes en l’air. Pouf ! pouf ! aïe ! aïe !

 

On se précipite à son secours, on se bouscule, on rit. Lucette, qui se doute de quoi il retourne, monte à l’échelle ; M. le curé lui-même, en chape d’or, vient voir ce qui se passe, et s’en retourne, indulgent, un peu narquois.

 

– Figure-toi, dit Aubier confus, et qui se frotte le dos, je rêvais que le tonnerre tombait…

 

L’émotion de Françoise

 

C’était la veille du retour à Paris, vacances finies. Jean Loriot allait s’occuper de ses malles, à contrecœur comme toujours, quand il s’avisa qu’il avait promis de rapporter de vieilles chansons populaires à un de ses anciens camarades de l’École des Chartes, Henri Courteheuse, féru de folklore. Incontinent, il résolut de les demander aux filles Pleujouse, octogénaires bientôt, qui rabâchaient sans cesse le bon vieux temps.

 

Elles habitaient au bout du village, sur la route des Aiges, en une chaumière basse, noire, percée de petites fenêtres, presque au ras du sol. Seuls les iris, qui poussaient dru sur le toit, rachetaient un peu cette misère. Entré au poêle, il eut d’abord peine à s’y reconnaître, tant il y faisait obscur. Enfin, ses yeux s’accoutumant aux ténèbres, il aperçut près du fourneau, en un fauteuil, une vague forme humaine, maigre, longue, qui essaya de se lever.

 

– Bonjour, Désirée ; ça vous va-t-il aujourd’hui ?

 

– Couci, couça. Ces brouillards ne sont guère bons pour ma sciatique. Mais, qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?

 

– C’est un de mes amis qui fait un livre sur les chansons de jadis ; j’ai pensé que vous pourriez peut-être m’en chanter quelques-unes, que je lui copierais.

 

– Alarme, Due ! Jésus, Marie, Jôset ! qu’est-ce que tu me demandes-là ? Je n’ai plus de mémoire ; ce n’est pas comme la Françoise ; mais elle est au bois, et ne rentrera qu’à onze heures.

 

– Voyons, Désirée, vous en savez bien une, pour faire prendre patience, en attendant…

 

– Ma foi ! mon pauvre Jean, je ne sais plus que la Chanson des Aijoulats, en patois, encore ; si ça te va… ?

 

– Là, vous voyez bien ! C’est juste ce qu’il nous faut !

 

Elle se gratta la tête, comme pour rappeler ses souvenirs, puis commença d’une petite voix grêle, chevrotante et cassée :

 

S’vos viai saivoi q’ment qu’on moinait

Lou paysin de Courdgenay,

Et bin, botai vos vite ai bouère ;

I vos racontrai son histouère.[1]

 

L’histoire, c’était la misère des paysans, dans l’Ajoie, vers 1740, laquelle voyant, un ajoulat de grand cœur, Pierre Petignat, de Courgenay, s’en fut trouver le prince-évêque de Bâle, à Porrentruy, pour lui exposer les doléances du pays. Il dit : « Prince, le paysan a droit comme vous d’avoir du pain. »

 

Le prélat, pensant avoir affaire à un fou, le renvoie dans son village, et y dépêche un officier, avec « cinquante kaiserliques », qui, s’étant emparés du rebelle, le pendent haut et court à une potence.

 

La complainte comporte une quinzaine de couplets, après chacun desquels revient le refrain traditionnel dont retentissent, le dimanche, toutes les auberges d’Ajoie :

 

Que le mà temps n’tuait les Peupeupeu,

Que le mà temps n’tuait les Petignats !

Vivent les Ai, dsai, dsai,

Vivent les Aidjoulats ![2]

 

Très intéressé, Loriot accompagnait la vieille, au refrain, et la baraque s’emplit, par intervalles, d’un bruit inaccoutumé. Dans leur ardeur, ils ne s’aperçurent pas que des curieux se rassemblaient devant la fenêtre, tendant le cou, à tour de rôle, pour essayer de voir ce qui se passait.

 

Soudain, la porte s’ouvrit, poussée avec violence, et la Françoise de se précipiter dans la chambre, suivie du curé.

 

– Alarme, Due ! Désirée, que t’est-il arrivé ?

 

– Mais rien du tout ! que veux-tu dire ?

 

– Dieu soit loué ! Quand j’ai vu tout ce monde devant la porte, mon sang n’a fait qu’un tour ; j’ai cru à un malheur, et j’ai couru chercher M. le curé… Ah ! je n’en peux plus, tellement je suis essoufflée !

 

– Allons, repose-toi. Voilà une chaise, monsieur le curé. J’étais en train de chanter la Chanson des Aijoulats, que Jean m’a demandée pour un de ses amis. Françoise, toi qui as bonne mémoire, dis donc une ou deux des chansons que nous avions apprises quand nous étions jeunes.

 

Françoise fit d’abord quelques manières, puis se décida pour leur « faire plaisir », en leur demandant d’être indulgents :

 

– Voici d’abord la Chanson du nouvel an, que chantent les enfants devant les portes, en s’accompagnant d’un accordéon, pour qu’on leur donne des pommes ou des noix, et même des sous :

 

Chers Chrétiens, je vous souhaite,

Dans cette nouvelle année,

Une année bien à votre aise,

Remplie de félicité.

 

Nous avons vu nos voisinages,

Qui ont été presque ruinés,

L’Allemagne et l’Alsace,

Aussi la Franche-Comté.

 

Chers chrétiens, ne soyez pas chiches

De vos biens à nous donner ;

Nous en deviendrons plus riches ;

Nous boirons à vos santés.

 

C’est aujourd’hui le dernier jour,

Le dernier jour de cette année.

En vous donnant le bon soir,

Que le bonsoir vous soit donné.

 

– Il y a bien un autre couplet, réservé à ceux qui ne donnent rien, ajouta la vieille fille en riant, mais je ne te le chanterai pas, Jean, surtout en présence de M. le curé.

 

– On m’a dit un jour, interrompit ce dernier, je ne sais plus qui, par exemple, qu’il existait de jolies chansons sur les saisons, et, en particulier, sur le printemps… Mais, qu’avez-vous, Françoise ? vous pâlissez…

 

– C’est que cette chanson lui rappelle son fiancé, Célestin Macler, expliqua Désirée. Figurez-vous qu’il s’est tué en tombant des Roches de Montjoie, quelques heures après qu’il l’eût chantée sous sa fenêtre, avec les garçons du village, comme c’était la coutume, autrefois…

 

– Alors je comprends que ça vous chagrine, Françoise, fit Loriot ; aussi ne vous demanderai-je pas que vous nous la disiez ; mais vous pourriez me l’écrire…

 

– L’écrire ? Mais tu n’y penses pas, Jean ? c’est à peine si je sais signer mon nom. J’aime mieux la chanter, puisque tu y tiens tant. La voici :

 

Rossignolet du Bois-Joli,

Vous qui chantez de jour et de nuit,

Chantez, chantez gaillardement ;

Voici le printemps ;

Fillettes, il faut changer d’amant.

 

Pourquoi changerais-je d’amant,

Moi qui en ai z’un si charmant

Je l’aime mon fidèle amant,

S’il en est content,

Je l’épouserai certainement.

 

Françoise avait sans doute trop présumé de ses forces ; sous le coup de ces souvenirs douloureux, sa voix, qui était restée claire malgré les années, s’altéra, et, c’est avec des larmes dans la gorge, qu’elle dit les deux derniers couplets :

 

Fillettes, qui êtes au lit couchées,

Dépêchez-vous de vous relever,

Pour apprêter la collation

À ces beaux garçons,

Qui jouent si bien du violon.

 

Garçons, qui êtes à la rosée,

Nous vous prions de vous retirer ;

La nuit s’en va, le jour revient ;

Vous n’y gagnerez rien.

Garçons, passez votre chemin !

 

À ce final, revivant en une minute, sa vie entière, tissée de tristesses et de regrets, elle se mit à sangloter, et s’affaissa dans un fauteuil, les mains sur les yeux…

 

Premier livre au village

 

La nuit arrivait, et, dans le train qui le ramenait au pays, Jean Loriot, songeant qu’il allait revoir bientôt Entrevernes, sentait son âme se dilater d’allégresse. « Pont-de-Roide ! » tonitrua soudain la voix d’un employé. Déjà, le garde général Aubier souhaitait la bienvenue, tandis que le domestique Arthur s’occupait des valises.

 

– Je n’ai plus besoin de vous ici, fit ce dernier, une fois les bagages reconnus. Le temps de charger et de donner une avoine à Bichette, je vous rejoins au Coq-d’Or.

 

Ils descendirent au bourg, et s’assirent à la terrasse du café, sous une tonnelle, où grimpaient des houblons. Alors, comme chaque année, en pareille circonstance, Aubier dévida son écheveau de nouvelles. Il dit l’état civil du village, les conflits, de plus en plus aigus, entre leur parti, celui des rouges, et le parti des noirs, la fuite de la Véronique Ringart avec un contrebandier, le changement du fruitier, l’état des moissons, etc…

 

– Dis donc, fit-il tout à coup, j’aurais bien pu commencer par te remercier de ton bouquin : Les Musées et Monuments de Paris. Lucette l’a déjà lu avec le plaisir que tu supposes. Ce sera mon tour cette semaine. Tu es bien gentil de l’avoir envoyé, sans attendre ton retour.

 

– Je voulais que vous l’ayez aussitôt. Alors, ça lui a plu ?

 

– Beaucoup.

 

– Mais, ton oncle a dû t’écrire ?

 

– Oui ; seulement, veux-tu que je te dise ? Il m’a semblé démêler, dans sa lettre, comme une déconvenue ; je ne sais comment exprimer cela…

 

– Ma foi ! je ne peux pas t’en dire plus long. Je ne suis pas allé au Lomont, ces jours-ci ; j’avais trop à faire. Mais, ce que tu me dis, m’étonne bien. Enfin, tu sauras bientôt à quoi t’en tenir… Voici la voiture.

 

Le domestique s’était approché, tenant le cheval par la bride. Il prit un verre avec eux, et l’on s’embarqua. Comme à chaque retour, la montée de la côte fut douce au voyageur. La lune épandait sur la montagne sa lumière pâle, qui blondissait le vallon sous la route à pic, et, quand Loriot se retournait, c’était la plaine, s’évasant dans la brume. Cher spectacle d’émotion et de rêve !…

 

– Voilà bien des années que je fais le même chemin ! dit-il tout à coup, à ses compagnons qui respectaient son silence.

 

– Dame ! fit le domestique, il y a plus de vingt ans que je vous conduis. Vous rappelez-vous la première fois ? Vous reveniez du collège ; sans y prendre garde, nous avons laissé tomber tous vos prix sur la route ; c’est le cantonnier qui les a rapportés le lendemain. Par exemple, ce que j’ai été savonné par votre oncle !… Je m’en souviens comme si c’était hier. Alors, comme ça, ça va toujours bien à Paris ? Vous avez comme d’habitude beaucoup de travail ?

 

– Je te crois. Tu penses bien qu’un livre, ça ne se fait pas en un jour…

 

– Ah ! vous avez fait un livre ? Tiens, on n’en a pas parlé à la ferme. Je serai bien content de le voir…

 

Loriot, clignant de l’œil vers Aubier, à cette réponse, laissa de nouveau tomber la conversation. Que signifiait ce silence autour de son ouvrage ? Sa première impression était-elle vraie, malgré les assurances de son ami ? Quel malentendu avait pu se produire ?… Dans sa mélancolie, il imaginait explications sur explications, et, enfin, désespéré de n’en point trouver de vraisemblables, il prit le parti d’attendre pour en avoir le cœur net.

 

La réception que la famille lui fit, plus chaleureuse que par le passé, si possible, dissipa ces légers brouillards, et c’est avec son plaisir accoutumé qu’il retrouva son excellent lit du premier, avec son plumon rouge, et les draps parfumés de lavande.

 

– Quelles belles vacances nous allons passer, cette année ! lui dit son oncle, le lendemain, comme ils faisaient un tour dans le verger, après leur café au lait. On n’annonce que fort peu de pluie. La campagne est magnifique. Tout va bien. À propos, je veux te dire combien je suis heureux et fier de ton livre… Je ne t’en ai pas parlé, hier, devant tout le monde, parce que je voulais être seul à seul avec toi…

 

– Alors, vrai, il t’a fait plaisir ?

 

– Un grand plaisir, je t’assure. Ce qui m’enrage, c’est que je ne puis pas le montrer, tu comprends ! – Tiens ! pourquoi ?

 

– Eh ! à cause des gravures ! Il y en a qui sont d’un leste… !

 

– Oh ! oh ! pas possible. Montre-moi-les donc.

 

Ils rentrèrent au poêle ; le fermier ouvrit son secrétaire, et tira d’un tiroir le volume incriminé, soigneusement empaqueté avec des faveurs roses.

 

– Tiens ! regarde-moi cette Source, d’Ingres, et ce Chanteur florentin, de Paul Dubois. Je les ai vus à Paris, pendant l’Exposition ; et je sais bien que ce sont de belles choses, admises par chacun…

 

– Alors ?

 

– Pour moi, ça ne me fait rien. Mais, figure-toi que les gens d’ici, surtout ceux de l’autre parti (tu sais combien ils ont des idées étroites), figure-toi qu’ils voient ton volume. Aussitôt, ils crieront partout que tu fais de mauvais livres, illustrés de gravures indécentes ; et c’est nous autres, les Rouges, qui en vaudrons de pis.

 

– Je n’y avais pas songé, je l’avoue, fit Loriot, qui avait bonne envie de rire. Et le curé, qu’en pense-t-il ?

 

– Je ne sais pas. Tu ferais bien d’aller le voir tout de suite. Tiens, voilà Aubier, qui arrive du bois. Fais ta visite avec lui, avant midi. Tu verras bien !

 

L’événement, si inattendu, les amusa tout le long du chemin, et ils purent à peine reprendre leur sérieux, arrivés à la cure. « Voilà ! voilà ! » répondit une grosse voix à leur coup de sonnette ; et le curé apparut dans l’entrebâillement de la porte : apoplectique, la figure bleutée de veinules, l’air bonhomme et fruste, avec le tablier de jardinage tendu sur son bedon, et sa soutane relevée jusqu’aux reins, laissant à découvert ses bas noirs, et le bas de sa culotte en fûtaine.

 

– Bonjour, mes enfants ! Vous êtes bien gentils d’être venus ! Excusez-moi de me présenter en ce costume ; mais j’étais en train de ramer mes haricots. Entrez donc !

 

Il les introduisit dans la salle à manger, pavée en briques, claire et propre ; aux fenêtres, il y avait des géraniums, devant les rideaux de mousseline ; des gravures de la Cène de Vinci, de la Vierge à la Chaise, de Raphaël, égayaient les murs ; et, dans un coin, était ouvert l’harmonium. Le curé prit dans un placard une bouteille de kirsch, et la plaça sur la table avec des petits verres.

 

– Eh bien ! comme ça, fit M. Barberet, après les politesses d’usage, te voilà devenu écrivain, mon cher enfant. Je suis très heureux d’avoir ton volume, encore bien qu’il y ait des gravures, hem ! hem ! qu’il vaut mieux ne pas montrer aux jeunes filles, n’est-ce pas ?

 

– Est-ce qu’il vous a plu ? interrogea le jeune homme, éludant la question.

 

– Tu n’as pas besoin de me le demander ; c’est convenu d’avance. Seulement, permets-moi de le dire, il y a un passage qui m’a chagriné ; je sais bien que ce n’est pas de ta faute, parbleu !

 

– Lequel ?

 

– Celui où tu décris le tympan de la porte du Jugement dernier, à Notre-Dame de Paris.

 

– Ah !

 

– Tiens ! juge plutôt : « Au deuxième registre, on voit le Pèsement des âmes. L’archange Gabriel, en longue robe, tient la balance, dont les deux plateaux supportent une âme dans l’attente, et une autre vouée à l’enfer. À droite, les damnés sont entraînés par des diables : une femme, un évêque, des coquettes, un diacre revêtu de la dalmatique, un roi, tous honteux et consternés… »

 

Eh bien ! en quoi cela vous a-t-il chagriné, monsieur le curé ?

 

– Comment ! tu ne comprends pas ? Je ne puis cependant pas voir sans peine, voués aux flammes éternelles de l’enfer, un diacre, un évêque et un roi !…

 

La monnaie de Septime-Sévère

 

Parmi le crépuscule, sur les communaux d’Entrevernes, Henri Loriot pressait le pas pour ne point se faire trop attendre, car l’heure du souper approchait. Afin de gagner du temps, il laissa la « neuve vie », qui contourne le village, et descendit une « grapillotte » très roide, mais aussi plus directe, qui passe noie loin de la chapelle Saint Sébald.

 

À son grand étonnement, il s’aperçut que la grille était entrebâillée, et, grâce à la lumière du sanctuaire, il entrevit des formes noires, qui s’agitaient.

 

« Qui diable peut être dans la chapelle à cette heure, après l’Angelus ? Si c’étaient les gueux qui ont dévalisé ces jours-ci les troncs des églises de Réclère et de Grandfontaine !… »

 

Or, au moment où il faisait cette supposition, un des bandits présumés se haussa sur la pointe des pieds vers la lampe, et une pièce brilla au bout de ses doigts… Loriot escalada sans bruit le petit tertre de la chapelle, à pas de loup s’approcha de la porte, et, se dissimulant du mieux qu’il put derrière le mur, colla son oreille près du chambranle.

 

– Oui, c’est une belle pièce, disait une voix, dont il distinguait à peine l’intonation. Milot, mon ami, nous n’avons pas perdu notre journée…

 

Plus de doute… Saisi d’une inspiration subite, Loriot, se démasquant, pousse la grille, retire la clef, et s’enfuit au village pour chercher du renfort, sans écouter les récriminations des prisonniers, d’abord interdits, et qui se démenèrent bientôt comme des diables dans un bénitier.

 

Le bruit de cet événement se répandit comme une fumée chassée par le vent, et, tandis que l’on courait chercher M. le curé Barberet au presbytère, situé au bout d’Entrevernes, une troupe d’hommes, armée de matraques, encadrée de femmes, d’enfants et de chiens, suivit Loriot, qui éclairait leur marche d’une lanterne.

 

– Méfiance ! fit au tournant du chemin le grand Mathurin Déliot, qui avait servi autrefois dans la garde nationale, et qui était présentement lieutenant des pompiers. Ils ont peut-être des armes. Vaut mieux passer par derrière ; après, on s’en tirera comme on pourra.

 

Chacun d’acquiescer, admirant à part soi le bon sens et l’ingéniosité de Mathurin. On se sépara en deux groupes, qui, par de longs circuits, arrivèrent se poster à quelque cinquante mètres de la chapelle, sur les deux côtés.

 

Ces préparatifs n’avaient pas échappé aux assiégés, qui faisaient rage derrière les barreaux.

 

– Patience ! patience !, s’écria Déliot. On va vous ouvrir. Vous ne perdrez rien pour attendre !

 

Alors, il s’avança, parmi l’anxiété de tous, et Loriot, Barnabé et Jolissaint l’accompagnèrent pour lui prêter main-forte… On les vit s’arrêter à vingt pas, écouter, se concerter, puis, contre toute prudence, courir à la grille… où ils s’effondrèrent soudain d’un rire qui, leur secouant le corps entier, les faisait défaillir…

 

À leur tour, les autres, fort intrigués, accoururent, et l’hilarité devint générale.

 

– Au lieu de vous esclaffer comme ça, vous feriez bien mieux de nous ouvrir ! fit alors M. le curé Barberet, dont la grasse figure apparaissait derrière la grille.

 

– Quant à celui qui nous a joué ce tour-là, appuya son compagnon d’infortune, Milot Walzer, le cantonnier, ce n’est vraiment pas fort de sa part.

 

Enfin, tout finit par s’expliquer, à la grande confusion de Loriot : en défrichant les entours de la chapelle, Milot avait déterré une monnaie ancienne, qu’il soumit à l’examen de M. le curé, lequel passait sur la route. Comme le crépuscule ne lui permettait pas de déchiffrer l’inscription, M. Barberet était entré dans le sanctuaire, où une petite lampe brûlait toute l’année devant l’autel ; et, c’est à ce moment qu’un mauvais plaisant ferma violemment la grille, puis, détala.

 

– Ce mauvais plaisant, c’est moi, dit Loriot, d’un air contrit. J’avais cru que des malfaiteurs s’étaient introduits pour voler, comme à Réclère et à Grandfontaine ; excusez mon erreur, je…

 

– L’intention était bonne, interrompit le prêtre bienveillant. Pour ta punition, mon cher enfant, tu vas nous dire quelle est cette monnaie.

 

– Comme vous y allez, monsieur le curé ! La numismatique est une science très difficile, et je n’y connais malheureusement pas grande chose… Tout ce que je puis vous dire, c’est que c’est une pièce impériale romaine en argent ; l’inscription n’est guère lisible, mais je crois bien reconnaître la figure de Septime-Sévère. Quant à sa valeur… »

 

Il fit une pause, soupesant la monnaie, la regardant à la lumière, et faisant traîner en longueur la consultation, pour relever aux yeux des auditeurs son prestige fortement déchu :

 

« Quant à sa valeur, reprit-il au bout d’un instant, je ne peux rien vous affirmer, comme ça, au pied levé ; ça peut valoir deux sous, comme cent francs, mille, dix mille, on ne sait pas ; il, suffirait pour ça qu’elle, fût unique ; c’est comme le diamant : il vaut cher parce qu’il est rare.

 

– Bigre ! s’exclama Milot ; dix mille francs, c’est une somme ! voilà qui mettrait du beurre dans mes épinards ! j’en aurais bien besoin.

 

– Ne vous emballez pas ! s’empressa de dire le jeune homme ; je n’en sais rien ; il me faudrait des livres spéciaux pour me renseigner. Je repars demain à Paris ; si vous voulez, je m’en occuperai…

 

– Mieux que ça, fit le cantonnier. Tenez, voilà la pièce ; si elle monte à un bon prix, je vous promets de rembourser aussitôt à votre tante les cinquante francs que je lui dois… Dix mille francs ! quelle noce on ferait au village, je ne vous dis que ça !…

 

Sur ces belles paroles, la troupe reprit le chemin du logis, chacun, malgré le dépit qu’il en eût, entourant d’égards, pour la première fois, le cantonnier devenu riche d’un simple coup de pioche…

 

Quelques semaines après cet événement, un dimanche matin, à Paris, Loriot, qu’un gai soleil d’octobre avait rendu tout guilleret, accoudé à sa fenêtre, et regardant le Bois de Boulogne, qui jaunissait dans le lointain, songeait qu’il serait agréable de faire une promenade dans les environs, quand un coup de sonnette le tira de sa rêverie.

 

Son étonnement fut grand d’apercevoir sur le palier son vieil ami d’enfance, Julien Aubier.

 

– Toi ici ! s’exclama-t-il ; pour une surprise, c’en est une belle ! Quel bon vent t’amène ? Lucette et les parents vont bien ?

 

– Parfaitement ; chacun t’embrasse. Je suis envoyé par mon directeur pour affaires de service ; il m’a fait prévenir hier soir, au dernier moment ; je n’ai pas pu t’avertir.

 

– Ça ne fait rien ; tu sais bien que je suis toujours libre pour toi. Voyons ! assieds-toi, et donne-moi des nouvelles du pays. »

 

Pour Loriot, c’était un délice que de s’entretenir avec un compatriote des menus faits qui s’étaient passés au village ; mais le plaisir était centuplé quand le compatriote se trouvait être Aubier. Celui-ci, assez bavard et potinier de son naturel, n’omettait aucun détail de ce qui pouvait intéresser son ami, et c’est toute la vie de campagne qu’il dévidait d’habitude : naissances, morts, ventes, marchés, cancans, tandis que son auditeur, prêtant une oreille moitié attentive, se transportait par la pensée dans ce coin de province qu’il chérissait tant, et où il lui semblait voir les gens accomplir les actions, que le garde général lui racontait. Cette fois, Aubier tourna court :

 

– Dis donc ! fit-il soudain ; tu ne me parles pas de la pièce de Milot. T’en es-tu occupé, au moins ?

 

– Ma foi, je t’avouerai que non ; ça m’est tout à fait sorti de l’idée.

 

– C’est que ça en fait là-bas, une révolution !

 

– Une révolution… que veux-tu dire ?

 

« Une révolution », le mot n’était pas trop fort. Depuis la fameuse découverte, le village se trouvait en pleine effervescence. Le bruit s’étant répandu qu’un connaisseur avait estimé la pièce dix mille francs, les journaux de Besançon avaient demandé des détails circonstanciés à leurs correspondants du cru, qui envoyèrent des articles dithyrambiques. Même un membre de la Société d’émulation du Doubs s’était dérangé tout exprès pour étudier la trouvaille, et avait fulminé contre la centralisation, quand on lui apprit que le « Septime-Sévère » était à Paris.

 

– Mais c’est un roman que tu me racontes là, mon pauvre Aubier !

 

– Attends ! attends ! ce n’est pas tout !

 

À la suite de ces événements, le cantonnier Milot avait pris de l’importance et s’était enhardi. Escomptant sa richesse à venir, il faisait des crédits chez tous les marchands du pays, et se « piquait le nez » plus souvent qu’à son tour. Mais le plus « drôle », c’est qu’on lui contestait depuis peu sa trouvaille : le maire, le curé et le receveur d’enregistrement avaient consulté des avocats, et le premier la revendiquait pour la commune, prétendant qu’elle avait été faite sur un terrain municipal, le second pour la fabrique, s’appuyant sur une raison contraire, et le troisième, qui faisait du zèle en vue d’un avancement problématique, jurait qu’elle devait revenir à l’État, et qu’il le prouverait, clair comme de l’eau de roche, le jour où l’affaire viendrait au tribunal de Montbéliard.

 

– Comment ! s’exclama Loriot, il s’agit de tribunal maintenant ?

 

– Parfaitement. Un avoué est déjà venu, l’autre jour, pour le compte de la mairie.

 

– Tu me fiches le trac !

 

– Pourquoi ?

 

– Dame ! C’est un peu ma faute si ces gens-là croient avoir une fortune entre les mains. Je n’aurais pas dû m’avancer comme je l’ai fait… Si par hasard la pièce n’avait pas de valeur ?

 

– Tu me fais froid dans le dos avec ta supposition ! Sais-tu que je ne te verrais pas blanc, à ton retour au pays, tellement les convoitises sont éveillées !

 

– Dieu de dieu ! Faut-il être bête pour agir comme je l’ai fait !… Cependant, ne désespérons pas ; il y a tellement de hasard dans les trouvailles !… il faut en avoir le cœur net. Aujourd’hui, dimanche, le cabinet des médailles est fermé ; mais je connais sur les quais un vieux brave homme de numismate, que nous surnommons le père Aurœus ; nous pouvons nous fier à lui. Veux-tu que nous allions le consulter ?

 

– Très volontiers !

 

* * *

 

Ils sortirent, un peu énervés par cette histoire ; mais le beau temps les rasséréna. Le ciel était pur ; les rayons pâles du soleil d’automne échauffaient à peine l’atmosphère, que rafraîchissait d’ailleurs, par instants, un air vif, soufflant du nord.

 

– Tu ne sais pas, fit Loriot, il fait trop beau pour nous enfermer dans le Métropolitain. Si nous allions à pied, par les quais ?

 

– J’allais te le proposer ; nous ne sommes pas à une heure près. Et puis, je ne suis pas fâché de voir avec toi ces berges de la Seine, dont tu me parles tant.

 

C’était la promenade favorite de Loriot. Il aimait à contempler le cours majestueux du fleuve, qui se colore, suivant les heures du jour, des nuances les plus fines et les plus variées, les monuments, nobles ou gracieux, que les âges ont construits sur ses bords, les beaux arbres qui les ombragent, le va-et-vient des bateaux, l’arrimage et le déchargement des cargaisons ; et, quand ce spectacle l’avait assez amusé, il trouvait un nouveau plaisir à fourrager dans les boîtes des bouquinistes…

 

– Je comprends maintenant ton enthousiasme, constata le garde général, comme ils arrivaient au pont des Arts. Mais, voici le bouquet !

 

– C’est, en effet, ce que je connais de plus beau en son genre. Le Louvre, la Monnaie, l’Écluse, le Pont-Neuf, la flèche de la Sainte-Chapelle, les tours Notre-Dame forment un spectacle comme il n’y en a pas beaucoup d’aussi émouvants. Viens ; nous admirerons ça tout à l’heure, plus à loisir ; voici notre homme. »

 

Ils s’approchèrent d’un petit vieillard à lunettes, qui examinait des pièces avec une loupe, et qui reconnut aussitôt Loriot :

 

– Bonjour, messieurs ! Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

– Bonjour, monsieur Ducommun ; ça va-t-il toujours bien, la santé ?… Allons, tant mieux ! Voici une pièce qu’un cantonnier a trouvée chez nous, et qu’il voudrait vendre. Combien ça vaut-il ?

 

– Oh ! simplement son poids en argent. C’est un Septime-Sévère, tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

 

– Pas possible ! Regardez bien !

 

– C’est comme je vous le dis. Enfin, parce que c’est vous, je consens à vous en donner vingt sous ; mais, vous savez, là, vraiment, pas un centime de plus !…

 

* * *

 

Ici s’arrêtait le manuscrit de l’Âme du Pays, tel qu’il plut à Loriot de le communiquer à un de ses camarades.

 

– Mais il n’y a pas de conclusion ! s’exclama celui-ci, d’un air sévère.

 

– D’abord, il n’est pas forcé qu’il y en ait. Ensuite, je suppose qu’il est tout à fait indifférent aux lecteurs de savoir que le livre s’achève, faute de combattants, puisque des cancans de village, des froissements réciproques, m’ont détourné depuis deux ans de revoir Lucette et Aubier.

 

– Je vous dis qu’il faut une conclusion, et je n’en démordrai pas !

 

Or, comme l’homme de métier prononçait ces paroles inexorables, on remit une dépêche à Loriot.

 

– Tiens ! Lucette vient d’accoucher d’un gros bébé, et Aubier me presse d’accourir pour être parrain.

 

– Et alors ?

 

– Eh bien ! Je file au pays par le rapide de ce soir.

 

La physionomie du camarade s’éclaira, car la conclusion était trouvée !…

 

 

 

 

 


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Septembre 2006

 

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– Source :

http://www.riat-serra.org/village.html – Martin Riat.

 

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[1] Si vous voulez savoir comment on menait

Le paysan de Courgenay,

Eh bien, mettez-vous vite à boire ;

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[2] Que le mauvais temps ne tue les Peupeupeu,

Que le mauvais temps ne tue les Petignats,

Vivent les Ai, dsai, dsai,

Vivent les Aidjoulats !