René de Pont-Jest

LE N° 13 DE LA RUE MARLOT

Premier volet des Mémoires d’un détective

(1877)

 

 

 

Table des matières

CHAPITRE PREMIER  LES LOCATAIRES DES ÉPOUX BERNIER.. 5

II  CADAVRE INCONNU.. 12

III  OÙ WILLIAM DOW APPARAÎT POUR FAIRE EXÉCUTER UNE HORRIBLE PROMENADE AUX LECTEURS DE CE RÉCIT. 25

IV  LES ESPÉRANCES DE M. MESLIN.. 39

V  UN MARCHÉ LUGUBRE. 54

VI  LES PREMIERS PAS DE L’INSTRUCTION.. 67

VII  COMMENT WILLIAM DOW EMPLOYAIT À PARIS LE TEMPS QUE MAÎTRE PICOT PERDAIT À VERSAILLES. 72

VIII  INTERROGATOIRES. 81

IX  QUI ÉTAIT ET D’OÙ VENAIT LA VICTIME DU N° 13. 100

X  OÙ LE HASARD VIENT EN AIDE À M. DE FOURMEL. 107

XI  MAÎTRE PICOT ET WILLIAM DOW SE RETROUVENT. 124

XII  À LA PERMANENCE. 138

XIII  UNE NUIT AU DÉPÔT. 147

XIV  LES AMOURS DE M. ADOLPHE MORIN.. 160

XV  LE ROMAN DE MARGUERITE. 175

XVI  CATASTROPHE ! 183

XVII  SEULS ! 202

XVIII  À SAINT-LAZARE. 212

XIX  LA COUR D’ASSISES. 231

XX  OÙ WILLIAM DOW REVIENT, À LA STUPÉFACTION DE MAÎTRE PICOT  252

XXI  LE MORT QUI SE TUE. 262

XXII  OÙ MAÎTRE PICOT LUI-MÊME EST SATISFAIT. 282

À propos de cette édition électronique. 284

 

CHAPITRE PREMIER – LES LOCATAIRES DES ÉPOUX BERNIER

La rue Marlot, qui a changé de nom ou qui même a peut-être disparu depuis l’époque où s’y est passé le drame que nous allons raconter, était située dans le quartier le plus calme, le plus retiré du Marais, à deux pas de la place Royale, qu’on appelle la place des Vosges, comme au temps des immortels principes.

Nos révolutions, en effet, qui semblent si bien destinées, c’est du moins ce qu’affirment ceux qui les font, à apporter dans nos lois et dans nos mœurs des réformes utiles, n’ont guère servi qu’à réformer les noms de nos rues.

Celle de ces rues parisiennes où nous prions nos lecteurs de nous suivre se composait alors d’une vingtaine de maisons, et celle de ces maisons qui portait le n° 13 était de la plus modeste apparence.

Ses quatre étages étroits, éclairés chacun par trois fenêtres, atteignaient à peine la hauteur du second de deux gigantesques constructions qui, la flanquant orgueilleusement à droite et à gauche, semblaient lui disputer le peu d’espace qu’elle occupait.

On eût dit un pauvre petit bourgeois fourvoyé entre deux gros financiers prêts à l’étouffer.

En face, existait l’Hôtel du Dauphin, qui n’avait d’ordinaire pour clients que des provinciaux dont les parents habitaient dans le voisinage ou, par hasard, quelques étrangers peu soucieux du bruit et du tumulte des quartiers riches et populeux.

Le fait est que la rue Marlot était fort tranquille. Les conducteurs d’omnibus l’ignoraient et il n’y passait pas dix voitures par jour.

Dès neuf heures du soir, le silence y régnait si complètement qu’on aurait pu s’y croire dans la ville du Grand Roi, avant que les salons de Louvois fussent devenus les cabarets des citoyens représentants du 4 Septembre.

On entrait au n° 13 par une petite porte bâtarde donnant sur un couloir étroit et assez obscur, où on rencontrait, immédiatement à droite, la loge du concierge.

C’est là que, depuis plus de vingt ans, deux braves gens, les époux Bernier, veillaient sur les destinées de leur royaume. Le mari, vieux soldat tout rhumatisant, n’était plus fort ingambe, mais sa femme, quoiqu’elle approchât de la soixantaine, avaient encore bon pied, bon œil.

Il est vrai que Mme Bernier n’avait que quatre locataires.

Au premier, demeurait le capitaine Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol.

Le matin, après son déjeuner, repas frugal que lui montait son concierge, le vieil officier sortait pour faire sa promenade hygiénique sur la place Royale. Le soir, il dînait dans un petit restaurant du quartier, puis, après une courte station au café voisin, en compagnie de quelques anciens frères d’armes, il rentrait invariablement à neuf heures.

Au second, c’étaient M. et Mme Chapuzi, Philémon et Baucis ; à eux deux près d’un siècle et demi.

Philémon Chapuzi s’était retiré des contributions indirectes avec une de ces modiques pensions que l’on sait, et Baucis l’administrait en ménagère si industrieuse que les petits rentiers pouvaient recevoir quatre ou cinq fois l’an une douzaine d’amis.

L’appartement du troisième était occupé, mais depuis quatre mois seulement, par une jeune femme blonde et frêle, Mme Bernard, à qui la mère Bernier avait fait d’abord assez mauvais visage.

Lorsque Mme Bernard s’était présentée pour louer dans la maison, elle était vêtue de noir, avait l’air souffrant et malheureux ; de plus, elle paraissait dans un état de grossesse assez avancé.

Tout cela avait effrayé l’honorable concierge du n° 13. Égoïste comme presque toutes les vieilles gens, elle avait craint que cette femme ne lui occasionnât, à un moment donné, quelque dérangement, soit à cause d’elle, soit à cause de son enfant, et elle avait hésité à l’accepter pour locataire ; mais le curé de la paroisse Saint-Denis était venu lui recommander l’étrangère ; il avait affirmé que Mme Bernard était une jeune veuve digne de tout respect, de plus, orpheline, et Mme Bernier avait alors disposé de son logement en sa faveur.

Elle n’avait pas eu, d’ailleurs, à s’en plaindre. Sa nouvelle locataire était douce et bonne, ne sortait que rarement et ne recevait jamais personne.

Au moment où nous commençons ce récit, elle venait de mettre au monde, cinq ou six jours auparavant, une charmante petite fille qu’elle nourrissait elle-même, et elle était soignée par une digne sœur de charité que le brave prêtre, son protecteur, lui avait envoyée.

Quant au dernier étage de la maison, étage mansardé, la moitié en était louée à un employé ambulant des postes, M. Tissot, qui ne couchait chez lui que deux ou trois fois par semaine. L’autre moitié servait de grenier au ménage Bernier.

M. Tissot était le seul locataire pour lequel la porte s’ouvrît à tous moments de la nuit, car ses heures de rentrée étaient forcément irrégulières.

Aussi avait-il une façon particulière de se faire reconnaître de ses concierges, afin que ceux-ci ne pussent être induits en erreur par quelque polisson du quartier. Il sonnait lentement trois coups, et frappait en même temps deux fois au volet de la loge.

M. et Mme Bernier savaient ainsi toujours à qui ils avaient affaire, et l’un ou l’autre, au signal convenu, tirait le cordon, sans s’inquiéter davantage de celui qui rentrait, certains qu’ils étaient d’avance de son identité.

Un seul escalier, on le comprend, desservait toute la maison. Il commençait au fond du couloir, à droite, en avant de la porte vitrée d’une cour intérieure de dix mètres carrés, où le soleil ne pénétrait jamais, grâce à l’élévation des constructions voisines, qui n’avaient sur le n° 13 que les jours de souffrance légalement autorisés, et cet escalier grimpait, raide et tortueux, du rez-de-chaussée aux combles, mais aussi luisant à la dernière marche qu’à la première.

Sur ce point-là, comme sur tous ceux qui tenaient à la propreté de son domaine, Mme Bernier était impitoyable.

À chaque étage, il existait un palier de quelques pieds de largeur, orné d’un porte-manteau fiché dans le mur, comme on en voit encore dans quelques vieux hôtels.

Le n° 13 de la rue Marlot était donc, on le voit, malgré son numéro fatidique, la plus paisible et la plus calme des habitations. Les couches de Mme Bernard étaient le seul événement intéressant qui, depuis dix ans, en eût troublé le repos.

Quoiqu’elle n’aimât que médiocrement les enfants, la brave concierge s’était sentie néanmoins émue à la vue de ce petit être dont le père n’était déjà plus.

Elle avait alors offert spontanément ses services à la jeune mère, auprès de laquelle elle se rendait à chaque instant pour s’assurer qu’elle ne manquait de rien.

Le sixième jour de sa délivrance, le 3 mars 18…, Mme Bernard fut atteinte d’une fièvre de lait assez intense, et Mme Bernier ne voulut se coucher qu’après avoir rendu une dernière visite à la malade.

Le lendemain matin, au point du jour, la bonne femme venait de se lever, car elle était toujours debout la première, et elle avait ouvert pour le laitier dont c’était l’heure, quand elle entendit tout à coup pousser au second étage un cri perçant.

Reconnaissant la voix de Mme Chapuzi, elle se hâta de gravir l’escalier, mais en arrivant sur le palier, elle recula d’horreur.

Appuyée contre le chambranle de sa porte ouverte et ne pouvant plus prononcer une parole, la vieille rentière lui montrait d’une main tremblante un homme renversé sur les premières marches de l’escalier du troisième étage et baigné dans son sang.

– Bernier ! capitaine ! appela la concierge de toutes ses forces et sans oser faire un pas de plus.

Le vieux soldat accourut aussitôt et l’officier, que le cri de Mme Chapuzi avait réveillé, apparut en même temps à l’étage inférieur, d’où il s’empressa de monter pour se rendre compte de ce que tout ce bruit voulait dire.

L’ex-fonctionnaire des contributions était lui-même sorti de son appartement.

– Cet homme est mort ! dit le capitaine, qui, promptement remis de son émotion, s’était penché sur le corps et en avait entr’ouvert les vêtements.

– Mort ! répétèrent les spectateurs de cette scène.

– Depuis longtemps, il est déjà froid, affirma M. Martin. Il a été assassiné !

– Assassiné ! redirent les époux Bernier.

– Et de deux fameux coups de couteau ; voyez !

Le cadavre, un des pieds pris dans la rampe de l’escalier, gisait sur la dernière marche et couché sur le côté gauche.

Il avait au cou, du côté droit, une blessure dont le sang avait jailli avec une certaine abondance, bien que la carotide n’eût pas été touchée ; et le capitaine aperçut, en soulevant légèrement le mort, le manche de corne d’un couteau dont la lame disparaissait entièrement dans son côté gauche, au bas-ventre.

II – CADAVRE INCONNU

Le cadavre était celui d’un homme de taille moyenne, aux cheveux gris, d’une soixantaine d’années, assez gros et vêtu comme un bourgeois aisé.

Le concierge et sa femme se regardaient terrifiés.

Le vieillard leur était absolument inconnu, ainsi qu’au capitaine et au ménage Chapuzi. Ils étaient certains de n’avoir ouvert la nuit dernière qu’à l’employé des postes, qui était rentré vers onze heures après s’être fait reconnaître comme de coutume.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda à ce moment une voix douce que la mère Bernier reconnut pour celle de la sœur de charité qui soignait Mme Bernard.

La veille, pour la première fois depuis cinq jours, la sainte femme était allée coucher à son couvent, d’où elle accourait pour savoir comment sa malade avait passé la nuit.

M. Martin mit rapidement la sœur au courant et lui recommanda de ne parler de rien à Mme Bernard, afin, de lui épargner quelque secousse dangereuse ; puis il ajouta en s’adressant à Bernier :

– Courez prévenir le commissaire de police ; moi, je vais monter chez M. Tissot pour lui demander si, en rentrant cette nuit, il n’a pas laissé la porte de la rue ouverte.

– C’est ça, bégaya le concierge ; mais ce malheureux ?

– Gardons-nous d’y toucher avant l’arrivée du commissaire !

M. Chapuzi avait entraîné sa femme qui, saisie d’une violente attaque de nerfs, poussait de nouveaux cris.

Bernier passa rapidement un vêtement pour suivre les instructions du capitaine, et sa femme descendit dans sa loge, où elle se laissa tomber sur un siège en se demandant si elle rêvait ou si elle était vraiment éveillée.

Cinq minutes après, l’officier vint lui dire que l’employé des postes n’était pas chez lui.

– Vous en êtes certain ? fit la concierge d’une voix égarée.

– Sa clef n’était pas sous son paillasson, comme il la met d’habitude, mais dans la serrure ; je suis entré dans sa chambre ; son lit n’est pas défait.

– Ce n’est pas possible ! Je lui ai ouvert moi-même cette nuit !

– Vous aurez ouvert à un autre, ou à d’autres. Sapristi, quelle vilaine affaire !

Vingt minutes plus tard, Bernier ramenait le commissaire de police du quartier, M. Meslin, homme justement estimé de ses chefs peur son caractère et son habileté.

C’était un magistrat sachant remplir ses délicates fonctions sans brutalité, sans zèle exagéré, sans ces formes administratives vexatoires auxquelles on doit certainement en France cette opposition contre tout ce qui est autorité.

M. Meslin avait d’abord fait prévenir le procureur impérial, puis, en attendant ses ordres, il était accouru, pensant que des constatations immédiates pouvaient être nécessaires.

Il était accompagné de son secrétaire et du médecin.

Une fois dans la maison, le premier soin du commissaire fut d’ordonner au concierge de fermer sa porte, de ne l’ouvrir qu’à l’envoyé du parquet, de ne laisser entrer ni sortir personne, sous quelque prétexte que ce fût.

L’événement était encore ignoré des voisins, car Bernier, peu causeur par tempérament, s’était gardé d’en dire un mot.

M. Meslin et le docteur se transportèrent aussitôt au second étage, et lorsque le médecin eût constaté que c’était bien un cadavre qu’il avait devant lui, il renversa le mort sur le dos, enleva le couteau de la blessure et ouvrit ses vêtements.

Il reconnut alors que le malheureux avait été frappé avec une telle force que l’arme avait pénétré de toute sa longueur, près de vingt centimètres, dans l’aine, du côté gauche.

Cet examen terminé par le praticien, dont le seul rôle était de constater la mort, le commissaire de police, qui avait pris note de la position du cadavre avant qu’il eût été déplacé, afin de pouvoir consigner exactement cette position dans son rapport, le commissaire de police, disons-nous, visita les poches de l’inconnu dans l’espoir d’y découvrir quelques papiers qui pussent le renseigner sur son identité.

Mais il ne trouva rien. Le vieillard n’avait sur lui aucun document de nature à le faire reconnaître.

Il était cependant probable qu’il n’avait pas été victime d’un vol, car son porte-monnaie contenait près de deux cents francs en or et quelques pièces d’argent. De plus, sa montre, dont le verre était brisé, pendait le long de son corps, suspendue par une lourde chaîne.

M. Meslin remarqua que cette montre était arrêtée à minuit trente-cinq minutes, et il en conclut logiquement que c’était l’heure à laquelle l’inconnu avait succombé.

Le docteur était du même avis. La mort avait dû être foudroyante et remontait à six ou sept heures au moins.

Mme Bernier affirmait cependant que c’était à un moment moins avancé de la nuit qu’elle avait tiré le cordon à celui que le signal convenu lui avait fait prendre pour l’employé des postes. Elle pensait que, lorsqu’elle avait ouvert la porte, il pouvait être à peine onze heures et demie.

Quant au capitaine et à M. Chapuzi, ils n’en purent dire que moins encore, puisqu’ils n’avaient vu le cadavre qu’après avoir été attirés sur l’escalier par les cris de la locataire du second et l’appel de la concierge.

Il restait Mme Bernard et l’employé des postes.

À l’égard de la première, le commissaire de police comprit de suite qu’il ne pouvait l’interroger dans l’état de faiblesse où elle se trouvait. D’ailleurs, quels renseignements pourrait-elle donner ? Il se contenta de prier la sœur de charité qui veillait l’accouchée de lui demander adroitement si elle n’avait rien entendu d’extraordinaire pendant la nuit.

La jeune mère répondit qu’elle s’était endormie de bonne heure, aussitôt après la visite de Mme Bernier, et qu’elle ne s’était réveillée que peu d’instants avant l’arrivée de sa garde.

Du reste les appartements du n° 13 étaient disposés de telle façon que, une fois rentrés dans leurs chambres a coucher, les locataires ne pouvaient rien entendre de ce qui se passait sur l’escalier.

Quand à M. Tissot, il ne s’agissait que de savoir si son service l’avait réellement retenu à son bureau ou loin de Paris. Rien n’était plus facile que de s’en assurer. M. Meslin ordonna à son secrétaire de courir à l’administration des Postes pour y prendre les renseignements nécessaires, et de se procurer en même temps deux hommes et une civière pour enlever le corps. Sans plus tarder ensuite, il franchit le cadavre et monta l’escalier, escorté du capitaine Martin et de Bernier.

Comme il se pouvait que l’assassin fût encore dans la maison, et que tout le bruit qui s’y faisait depuis la découverte du mort l’eût poussé à quelque moyen extrême de défense, le commissaire avait armé son revolver, et l’officier, qui n’avait fait qu’un bond jusqu’à la panoplie dont était orné son salon, en était revenu avec un vieux sabre d’uniforme.

Arrivé au troisième étage et au moment où il se préparait à passer sans bruit, afin de ne pas éveiller l’attention de Mme Bernard, M. Meslin s’arrêta tout à coup pour désigner à ses compagnons une empreinte sanglante sur le mur, au milieu du palier, à hauteur d’homme.

Il était facile de reconnaître dans cette empreinte la marque d’une main. Deux doigts surtout étaient tracés.

Était-ce la victime qui, déjà blessée et fuyant son meurtrier, avait laissé là cette trace en s’appuyant sur le mur ? Était-ce, au contraire, l’assassin qui, pour retenir sa victime avec plus de force, avait plaqué contre la muraille sa main déjà teinte du sang provenant de la première blessure reçue par l’inconnu ?

De plus, un grand manteau, genre waterproof, que Bernier reconnut pour appartenir à Mme Bernard, gisait à terre, au lieu d’être accroché au porte-manteau comme il y était la veille.

Mme Bernard avait prêté ce vêtement à la mère Bernier l’avant-veille, jour où il avait plu à torrent, et la concierge, avant de le rendre à sa locataire, l’avait suspendu au portemanteau pour le faire sécher.

M. Martin se rappelait parfaitement avoir vu cet objet à terre, lorsque, quelques instants après la découverte du cadavre, il était monté chez M. Tissot.

Pour le commissaire de police il n’y avait pas de doute : c’était là, sur le palier du troisième étage, qu’avait eu lieu la lutte. Cependant on n’apercevait aucune éclaboussure de sang ni sur le parquet ni sur le mur ; rien autre chose que l’empreinte de cette main.

Ces observations faites, la petite troupe continua son ascension jusqu’au quatrième étage.

Nous avons dit que là l’espace était divisé en deux parties : l’une occupée par l’appartement de l’employé des postes, l’autre par un grenier.

Après avoir prié le capitaine de garder la porte du grenier, le commissaire et Bernier entrèrent chez M. Tissot ; mais ils ne découvrirent, dans les deux pièces qui composaient son logement, rien de nature à les intéresser.

L’appartement était désert, les fenêtres étaient fermées intérieurement ; il ne paraissait pas qu’on y eût pénétré.

Le lit qui se trouvait dans la seconde pièce n’était pas ouvert, et la seule remarque qu’on pût faire, c’est qu’une chaise était placée de biais contre la table de travail de M. Tissot, comme si ce siège eût été abandonné brusquement par celui qui l’avait occupé.

Enfin, quelques papiers que l’employé des postes avait l’habitude de ranger symétriquement semblaient un peu éparpillés. Une de ces feuilles avait volé à terre.

C’était tout, et il paraissait si certain que les choses se trouvaient là dans l’état où les avait laissées le locataire absent, que le commissaire de police ne s’y intéressa pas.

Il était également probable que c’était M. Tissot lui-même qui avait oublié de fermer sa porte et de glisser, selon sa coutume, sa clef sous son paillasson.

Le fait important, c’est qu’il n’y avait personne chez lui.

Les perquisitions dans le grenier, ne donnèrent pas un meilleur résultat.

Le sommet de la cage de l’escalier était bien éclairé par un vitrage dont une partie était mobile, mais il aurait fallu une échelle pour y atteindre. Or, il n’en existait pas une seule dans la maison.

Tout cela bien constaté, le commissaire de police redescendit au rez-de-chaussée avec ceux qui l’accompagnaient.

Il y trouva son secrétaire qui avait exécuté ses ordres.

On lui avait affirmé à l’administration des postes que M. Tissot était de service depuis la nuit dernière sur la ligne de Paris à Bordeaux et qu’il ne devait rentrer que le lendemain. Le secrétaire n’avait pas oublié de ramener avec lui une civière et deux porteurs.

Quelques minutes après, on frappait à la porte.

Bernier s’empressa d’ouvrir et de livrer passage à ceux qui se présentaient.

C’était l’un des substituts du procureur impérial accompagné de son greffier.

M. Meslin mit le membre du parquet au courant de ce qui s’était passé et de ce qu’il avait fait, puis il le conduisit dans les endroits déjà visités.

– C’est fort bien, dit le magistrat au commissaire en regagnant la loge de Bernier ; vous n’avez plus qu’à envoyer le corps à la Morgue et m’adresser votre rapport avec les pièces à conviction. Je vais conférer immédiatement de cette affaire avec M. le procureur impérial.

Et, sans prolonger davantage sa visite, le substitut se fit ouvrir la porte et s’éloigna.

Pendant que se passaient ces derniers incidents, le docteur avait rédigé son rapport ; et, pendant qu’on descendait le cadavre et qu’on l’étendait sur la civière, M. Meslin remplit un imprimé qu’il avait tiré de son portefeuille.

C’était un ordre d’envoi à la Morgue, document sinistre, lugubre et ainsi rédigé, une fois les blancs remplis :

Ordre pour la réception d’un cadavre à la Morgue de Paris.

« Nous, Robert-Louis Meslin, commissaire de police de la ville de Paris, spécialement chargé du quartier de l’Arsenal, requérons le greffier de la Morgue de recevoir un cadavre du sexe masculin, paraissant âgé de soixante ans, taille 1 mètre 64 centimètres, cheveux gris, front bombé, sourcils châtains, yeux bleus, nez ordinaire, bouche moyenne, visage rond ».

« Marques particulières : Deux blessures, l’une au côté droit du cou, l’autre à l’aine gauche ».

« Vêtu d’un pantalon et d’un gilet de drap noir et d’un paletot marron. Le linge porte les initiales : L. R. Cravate noire, bottines de cuir, à doubles semelles ».

« Le tout ainsi qu’il a été constaté par notre procès-verbal du 4 mars 18…, adressé le même jour à la préfecture de police et à M. le procureur impérial ».

« Le greffier de la Morgue donnera un récépissé du cadavre et des effets ci-dessus détaillés aux nommés Pierre Leroux et Jean Bourgeois, commissionnaires-porteurs, chargés du transport ».

« Fait en notre bureau, le 4 mars 18… »

« Le commissaire de police, »

« R. MESLIN. »

M. Meslin remit cet ordre aux deux hommes, enveloppa le couteau ensanglanté, l’argent, deux ou trois clefs et les bijoux trouvés sur l’inconnu, et, après avoir recommandé à Bernier, ainsi qu’à sa femme, de surveiller tous les individus qui se présenteraient dans la maison, il sortit, en emmenant son secrétaire et le docteur.

Quelques instants après, la civière, hermétiquement close et renfermant le mort, franchissait le seuil du n° 13.

Bernier et le capitaine Martin étaient fort émus de ce drame auquel ils étaient indirectement mêlés.

Quant à la brave concierge et aux époux Chapuzi, ils étaient épouvantés.

À l’idée de comparaître devant le juge d’instruction et devant la cour d’assises, si on arrêtait l’assassin, l’ex-employé des contributions tremblait de tous ses membres.

S’il n’eût été aussi complètement à l’abri de tout soupçon, on eût facilement pu le prendre pour le coupable.

Dans un seul de ses appartements, celui de Mme Bernard, tout était dans le même état que la veille.

La jeune femme n’avait attaché aucune importance aux questions que lui avait adressées sa garde ; elle ne soupçonnait rien de ce qui s’était passé la nuit précédente, à quelques pas de sa chambre ; et, toujours couchée, car elle était encore très faible, elle allaitait son enfant, en le couvrant avec tendresse de ses regards humides.

La brave sœur de charité s’efforçait, à l’aide de douces paroles, de lui rendre du courage ; mais la malade ne pouvait retenir ses pleurs. Elles roulaient lentement sur ses joues amaigries, pour tomber de là sur le nouveau-né qu’elle pressait sur son sein.

On eût dit que la pauvre mère baptisait sa fille avec ses larmes.

Au dehors, dans la rue, l’émotion n’était pas moins grande qu’à l’intérieur du n° 13.

L’arrivée de la civière, sa sortie, le soin avec lequel la porte restait fermée, tout cela avait été remarqué des voisins. Sans savoir au juste ce qui s’était passé dans la petite maison si paisible d’ordinaire, ils devinaient qu’elle était devenue tout à coup le théâtre de quelque drame.

Les curieux se renouvelaient sans cesse.

À midi, ils étaient encore là.

On voulait des détails et les plus hardis tentaient d’entrer dans la maison ; mais le concierge en refusait la porte. Toutes les ruses échouaient devant sa surveillance.

III – OÙ WILLIAM DOW APPARAÎT POUR FAIRE EXÉCUTER UNE HORRIBLE PROMENADE AUX LECTEURS DE CE RÉCIT

Quelques-uns de ces curieux étaient sortis de l’hôtel du Dauphin, domestiques et voyageurs ; et parmi ces derniers on remarquait un homme d’une trentaine d’années, à la physionomie particulièrement intelligente et sérieuse, qui, sans questionner personne, écoutait et regardait.

C’était un Américain ou un Anglais. Sa nationalité se trahissait à la coupe de sa barbe, à la forme de ses vêtements, à sa démarche.

Arrivé à Paris depuis un mois, il s’était fait inscrire à l’hôtel sous le nom de William Dow. Il y occupait, au premier étage, un appartement donnant sur la rue.

Ce qu’il était venu faire en France, on l’ignorait.

William Dow ne recevait ni lettres ni visites. Il restait parfois absent des journées et des nuits entières ; mais, comme il ne rentrait jamais gris, payait sans en discuter le prix et sans en vérifier l’addition la note qu’on lui remettait tous les huit jours, son propriétaire, comprenant qu’il n’en pouvait demander davantage, avait fini par ne plus s’inquiéter de son mystérieux locataire.

William Dow, qui n’était sorti de chez lui qu’après son déjeuner, quoi qu’il fût rentré de bonne heure la veille, se promenait donc à travers les groupes qui stationnaient devant le n° 13, il était là depuis quelques instants déjà, lorsqu’il entendit un des péroreurs raconter, en prétendant tenir ces renseignements du secrétaire du commissaire de police, que la victime du drame de la nuit dernière était un inconnu d’une soixantaine d’années, que le couteau avait été trouvé dans la blessure même dont il était mort et que le cadavre était exposé à la Morgue.

Ces détails parurent éveiller dans l’esprit de l’Américain une idée subtile et il rentra à l’hôtel du Dauphin, où, après avoir jeté un coup d’œil rapide dans la loge du concierge, sur le casier où les voyageurs déposaient les clefs de leurs chambres, il remonta dans son appartement, dont il ferma la porte derrière lui.

Cet appartement se composait de deux pièces, d’abord un salon, ensuite une chambre à coucher, qui n’était séparée du logement voisin que par une cloison légère, dans laquelle il existait une porte, mais condamnée ou plutôt fermée de chaque côté par des verrous.

Afin d’isoler plus complètement encore ces deux appartements, on avait recouvert de bandes de papier les joints de cette porte de communication.

William Dow s’en approcha sans bruit et souleva une de ces bandes qui ne masquait qu’en apparence, du côté des gonds, une solution de continuité assez large pour qu’on pût voir la chambre tout entière. Il la parcourut du regard et prêta attentivement l’oreille. Ce qu’il découvrit coïncidait sans doute avec la pensée qui s’était emparée de lui quelques instants auparavant, et, sans autrement prolonger son observation, il redescendit et sortit de l’hôtel en se dirigeant du côté de la place Royale.

Là, il prit une voiture et donna au cocher une adresse qui fit faire à cet homme un mouvement de surprise.

L’étranger avait dit à l’automédon de le conduire à la Morgue.

Dix minutes plus tard, William Dow franchissait le seuil du lugubre lieu et se mêlait à la foule qui examinait, à travers le large vitrage de la salle d’exposition, les corps étendus sur leurs lits de pierre.

Il y avait là, sur des plans inclinés et faisant face au public, des noyés boursouflés, déjà verdâtres ; une femme, jeune encore, trouvée la tête brisée dans les fossés des fortifications ; un enfant qu’un chariot avait écrasé ; des inconnus enfin, aussi nus que le permettait la décence et arrosés par un filet d’eau. Leurs vêtements étaient suspendus au-dessus d’eux pour que parents ou amis pussent les reconnaître malgré les blessures et la décomposition des corps.

Dow parcourut d’un regard rapide les tristes dépouilles, mais sans doute aucune d’elles n’était ce qu’il cherchait, car il se dirigea immédiatement vers une porte située au milieu de la muraille et sur un des panneaux de laquelle était écrit : Greffe.

Un gardien assis contre cette porte pour en interdire l’entrée au public la lui ouvrit, et l’Américain se trouva dans un bureau fort bien tenu, soigneusement clos, hygiéniquement chauffé, presque élégant, qui faisait un contraste saisissant et bizarre avec l’horrible promenoir qu’il venait de quitter.

Trois employés, courbés sur leurs pupitres, écrivaient dans de grands registres à couvertures vertes.

– Monsieur le greffier ? demanda William Dow à l’un des travailleurs.

– C’est moi, monsieur, répondit une voix partant d’un grand meuble d’acajou qui n’aurait pas déshonoré le cabinet d’un notaire.

L’Américain s’approcha.

Le greffier était un homme d’une cinquantaine d’années, à la physionomie douce et placide, portant un collier de barbe réglementaire, une cravate ornée d’un gros camée, un gilet et une redingote de teinte foncée.

C’était un officier ministériel de la tête aux pieds.

Il répondit gravement au salut de l’Américain, en soulevant la calotte grecque ornée d’un gland d’or dont il était coiffé, puis il l’interrogea du regard.

– Monsieur, dit l’étranger, n’avez-vous pas reçu ce matin, du quartier de l’Arsenal, le corps d’un homme assassiné ?

– Je ne sais, monsieur, si…

– Oh ! ma question ne saurait être bien indiscrète, interrompit le visiteur, en souriant au ton administratif qu’avait pris le fonctionnaire, car l’identité de ce malheureux n’ayant pas été constatée, vous allez très probablement exposer son cadavre. Or, je crois pouvoir vous donner un renseignement utile. Il se peut que je le connaisse. Du reste, voici ma carte et de plus une autorisation de visiter la Morgue. Je ne pensais pas m’en servir si promptement.

Après avoir lu le nom gravé sur le petit carton qui lui était présenté et s’être assuré que l’autorisation de pénétrer dans les salles réservées de son triste domaine était bien en règle, le greffier fixa William Dow avec curiosité pendant quelques instants, et, se levant, il lui dit :

– C’est fort bien, monsieur ; veuillez me suivre ; je vais vous faire voir l’inconnu de ce matin.

Il avait, en même temps, sonné un gardien, qui s’était aussitôt présenté à la porte par laquelle on communiquait du bureau dans l’intérieur de la Morgue.

Cet employé était un homme de vingt-cinq ans à peine, carré, trapu, avec une physionomie à la fois craintive et bestiale.

Nu-tête, ses épais cheveux tombaient incultes sur ses sourcils. Il était vêtu d’un costume gris, espèce d’uniforme découpé peut-être dans la capote d’hôpital de quelque cadavre. C’était un des deux surveillants de la Morgue.

Vingt-quatre heures sur quarante-huit, il y passait la journée et la nuit, seul, avec ses hôtes muets et défigurés. Son tour de veille achevé, il était libre d’aller embrasser sa femme et ses enfants, pourvu que le jour suivant, il revint ponctuellement auprès de ses morts.

Il y avait en lui du geôlier et du fossoyeur, moins la brutalité du premier et la sinistre gaîté du second, car à la Morgue, on n’y pourrait rudoyer aucun être vivant et le greffier n’y supporterait certes pas les murmures d’un refrain, en admettant le cas improbable qu’il en montât jamais un aux lèvres de ses subalternes.

Une fois en dehors de son bureau, le greffier fit un signe, et, après avoir ouvert une porte située à l’extrémité d’un petit couloir, le gardien s’effaça pour laisser passer son chef et l’étranger.

William Dow comprit qu’il se trouvait dans la salle d’autopsie. C’était une pièce dallée et voûtée. Elle était éclairée par deux larges demi-fenêtres, à six pieds du sol.

On eût dit une grande cellule de quelque prison, sans les deux étranges tables qui en occupaient les côtés.

L’une, en zinc, ressemblait à un grand comptoir de marchand de vin, sauf qu’il existait à chacune de ses extrémités un trou communiquant par un tuyau à un seau de fer-blanc. L’autre avait tout l’aspect d’un gigantesque gril.

À un homme moins expert que paraissait l’être William Dow en semblable matière, le greffier se fût empressé d’expliquer que c’était sur ces lits de métal que se pratiquaient les autopsies ; mais il jugea sans doute que tous détails étaient inutiles, car il se contenta de dire que la seconde de ces installations ne servait plus.

Elle était cependant l’invention d’un médecin célèbre, qui avait pensé qu’en établissant un courant d’air chaud sous le cadavre à examiner, les émanations seraient moins dangereuses pour l’opérateur ; mais un confrère l’avait remplacé et, à tort ou à raison, le gril était abandonné à la rouille et à ses horribles souvenirs.

L’autre table était luisante mais inoccupée.

– Le médecin légiste, chargé de l’autopsie d’un individu qu’on suppose victime d’un assassinat, demanda tout à coup l’Américain, profite certainement de cette occasion pour amener quelques-uns de ses élèves afin de leur donner une leçon d’anatomie ?

– Jamais, monsieur, jamais ! répondit avec dignité le greffier ; les autopsies, surtout celles ordonnées par la justice, sont des opérations rigoureusement secrètes. Le docteur ou les docteurs désignés, car parfois ils sont deux, ne peuvent même se faire accompagner d’un confrère. Ces jours exceptionnels, assez rares heureusement, je fais prévenir mon second gardien, et ce sont mes deux hommes seuls qui servent d’aides aux opérateurs. Vous pensez combien il est important que le résultat de l’autopsie ne soit pas divulgué. Les coupables pourraient s’en faire un moyen de défense.

– C’est vrai, je ne réfléchissais pas à ce danger.

– Est-ce que ces messieurs sont là ? demanda l’administrateur de la Morgue en s’adressant au gardien.

Celui-ci répondit oui de la tête plutôt que de la voix.

– Poursuivons alors, ajouta le greffier en se tournant vers l’étranger ; me voilà forcé de vous faire assister à un spectacle probablement nouveau pour vous ; seulement il nous faut traverser d’abord plusieurs salles dont la visite est peu agréable. Si cela vous contrarie, nous pouvons passer par un autre chemin.

– Du tout ! monsieur, du tout ! répondit l’Américain avec son flegme ordinaire ; seulement je m’accuse de prendre ainsi votre temps.

Le greffier souleva sa calotte de velours pour remercier son visiteur de sa politesse, et il le précéda dans une salle voisine dont le gardien venait d’ouvrir la porte.

C’était une pièce en tout semblable à la précédente par sa construction, mais elle était plus longue et il y régnait à droite et à gauche, au ras de la terre et la tête à la muraille, comme des lits dans un dortoir, sept grands coffres de zinc un peu inclinés, fermés par des couvercles bombés et s’ouvrant sur le côté.

– C’est ici la salle des couvre-corps, dit le cicerone.

Et soulevant le couvercle de l’un des coffres, il fit voir à William Dow un corps étendu dans cette caisse de métal, corps en état parfait de conservation, bien qu’il fût là depuis déjà plusieurs jours, grâce au filet d’eau désinfectante qui, venant d’un réservoir destiné à alimenter tout l’établissement, l’arrosait de la tête aux pieds.

– Jadis, poursuivit le greffier avec complaisance et un certain orgueil, tous les cadavres étaient exposés découverts ; mais c’était là un spectacle pénible pour ceux qui venaient reconnaître un parent ou un ami ; j’en fis l’observation au savant docteur Devergie, et la Morgue lui doit cette importante amélioration. Les corps ayant ici chacun leur numéro, nous n’avons à ouvrir, grâce à cette installation, que le coffre où est renfermé celui qu’on nous demande. Ils restent ici, après avoir été reconnus, jusqu’au moment de l’inhumation, mais vous devez vous apercevoir qu’ils ne répandent aucune mauvaise odeur.

C’était exact. Dans cette pièce il ne faisait que froid et humide. Ces caisses de zinc fermées, on aurait pu se croire dans tout autre lieu, pourvu toutefois qu’on n’y aperçut pas, comme le fit William Dow, un enfant d’un jour ou deux qui, placé tout simplement sur le contrefort du mur, attendait, poings fermés et membres repliés, que la science dise s’il avait été mis au monde vivant ou mort.

En quittant cette horrible exhibition, le greffier et le visiteur traversèrent le lavoir, puis le séchoir, endroits où les vêtements des cadavres sont soigneusement nettoyés et suspendus jusqu’à ce qu’ils prennent place au vestiaire, et il atteignirent enfin le but de leur course : la salle d’arrivée et de départ.

La porte à deux battants de cette pièce était grande ouverte, et il pénétrait un joyeux rayon de soleil qui se jouait sur une bière sans couvercle, où reposait de son dernier sommeil un mort enfoui sous une couche de sciure de bois.

Sur le seuil de cette porte, faisant face au dehors et à un appareil photographique, un individu était couché sur une civière dont la tête avait été élevée à l’aide de deux larges briques.

– C’est encore là une innovation, dit le greffier à l’étranger ; maintenant, lorsqu’un mort n’est pas reconnu après un certain laps de temps, on fait son portrait, afin de pouvoir l’inhumer sans trop attendre. Quand il s’agit de la victime d’un crime et que l’autopsie est ordonnée, on photographie le malheureux, sur l’ordre du parquet, avant de le livrer au chirurgien.

– Cela est fort ingénieux, répondit William Dow, malgré le ton quelque peu ironique avec lequel son interlocuteur lui avait donné ces intéressantes explications.

– Peuh ! fit celui-ci, ça servira peut-être une fois sur mille.

Mais l’Américain, pressentant qu’il allait trouver ce qu’il cherchait, s’approcha de la civière pour examiner celui qui y était étendu.

C’était le vieillard du n° 13. Son pantalon déchiré laissait apercevoir en partie l’horrible blessure qu’il avait reçue au bas-ventre.

Ce que remarqua surtout William Dow, c’est que les traits de cet infortuné avaient conservé l’expression d’une indicible épouvante.

Pendant ce temps-là, les photographes poursuivaient leur travail, plaçant et déplaçant le cadavre, le mettant dans le meilleur jour, afin d’obtenir des épreuves aussi parfaites que possible.

– Eh bien ? demanda le greffier à son visiteur.

– C’est bien l’homme que je supposais. À qui dois-je faire ma déclaration ?

– À moi d’abord, monsieur ; ensuite au commissaire de police qui a relevé le corps.

– C’est que je ne connais pas le nom de ce mort ; je sais seulement où il demeurait, mais il est probable qu’on trouvera dans la chambre qu’il occupait quelque papier de nature à mettre sur les traces de son identité.

– Vous n’avez alors qu’à donner l’adresse de cette chambre au commissaire de police du quartier de l’Arsenal.

– Je vais me rendre chez lui. Il ne me reste, monsieur, qu’à vous remercier de votre obligeance.

Et soulevant son chapeau, William Dow salua le greffier.

– Ah ! pardon, monsieur, fit son guide en l’arrêtant du geste, il n’y a que les morts qui entrent et sortent par là ; il nous faut passer par le greffe.

L’Américain s’inclina en souriant comme pour exprimer que cela lui était absolument égal.

Il semblait d’ailleurs poursuivre une idée nouvelle. Le greffier l’introduisit dans la salle qu’il fallait traverser pour gagner son bureau.

C’était une pièce carrée dont les murailles disparaissaient derrière d’innombrables casiers remplis de vêtements roulés, noués, étiquetés. On eût dit un dépôt du mont-de-piété.

– C’est ici le vestiaire, dit l’administrateur.

Et remarquant la grimace significative de l’étranger, il ajouta :

– Ah ! il n’y a pas de quoi s’endimancher à la Morgue. Ces effets restent à la disposition des parents ou des héritiers pendant six mois. Ce laps de temps écoulé, la vente de ce qui n’est pas réclamé est faite au profit du domaine.

Sans s’inquiéter autrement du bénéfice que devait faire là le domaine deux fois par an, William Dow hâta le pas. Il lui tardait d’être dehors.

Cependant au moment de rentrer dans le bureau, il s’arrêta brusquement en disant au greffier et en lui désignant le gardien :

– Puis-je donner un louis à ce pauvre diable ?

– Certainement, monsieur ; il n’a jamais eu pareille aubaine. Pourvu qu’il le remporte tout entier chez lui ce soir, car il n’est pas de service cette nuit. Le malheureux a quatre ou cinq enfants !

– Il demeure probablement dans le voisinage ?

– Du tout, fort loin au contraire. Par ici les loyers sont trop chers ; il gîte au delà de la barrière d’Italie.

– Vous permettez alors ?

Le greffier, pour que sa présence ne gênât pas son employé, avait déjà ouvert la porte de son cabinet. William Dow s’approcha rapidement du gardien, et lui mettant vingt francs dans la main, il lui dit à demi-voix, mais de façon à en être bien compris :

– Il y en aura quatre fois autant pour vous si vous êtes ce soir, à neuf heures, chez le marchand de vin qui est au coin de la rue Vandrezanne et de la route d’Italie. Surtout, pas un mot !

Stupéfait, l’homme ne répondit que du regard. On lui promettait là ce qu’il gagnait en deux mois de sa misérable existence.

Il n’était pas encore revenu de sa surprise que l’étranger avait disparu dans le greffe.

IV – LES ESPÉRANCES DE M. MESLIN

Deux minutes plus tard, après avoir remercié son obligeant cicerone, William Dow sortait de la Morgue et remontait en voiture, en ordonnant à son cocher de le conduire au commissariat de police du quartier de l’Arsenal.

Il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heure pour franchir la distance qu’il avait à parcourir.

Le commissaire de police était dans son bureau.

À la nouvelle qu’un étranger désirait le voir pour le renseigner sur l’inconnu assassiné rue Marlot, il s’empressa de le faire entrer.

– Monsieur, lui dit l’Américain, j’habite l’hôtel du Dauphin, en face de la maison où s’est commis un crime la nuit dernière. Ce matin, ainsi que tous les autres voyageurs, j’ai été réveillé par le bruit de la foule qu’avait attroupée cet événement. Je suis alors descendu dans la rue et aux détails que donnaient les uns et les autres sur l’âge et le costume de la victime, j’ai eu le pressentiment qu’il s’agissait de quelqu’un que je connaissais. Cependant, comme ce n’était là qu’une présomption, je suis allé à la Morgue où le corps de ce malheureux avait été transporté par votre ordre. Il n’était pas encore exposé, mais après avoir expliqué au greffier le but de ma démarche, j’ai pu néanmoins pénétrer dans la salle où avait été porté cet inconnu, juste au moment où on le photographiait.

M. Meslin écoutait l’Américain sans le quitter des yeux. Il ne s’expliquait pas que, sur de simples racontars de la foule, cet homme qu’il avait devant lui eût aussi spontanément supposé tout ce qu’il venait de dire.

Son tempérament de policier aidant, il se demandait si c’était bien seulement le hasard et le désir de se rendre utile qui motivait la conduite de cet étranger.

William Dow comprit sans doute ce qui se passait dans l’esprit du commissaire de police, car, souriant de ce sourire fin et narquois qui semblait stéréotypé sur ses lèvres, il ajouta sans y être invité :

– Cet individu était bien l’individu que je croyais, un des locataires de l’hôtel que j’ai rencontré vingt fois depuis un mois, soit sur le pas de la porte, soit dans la salle à manger. Je pense même qu’il y occupait une chambre tout près de la mienne.

– Vous ignorez son nom ? demanda M. Meslin d’un ton un peu ironique.

– Oui, je ne l’ai jamais entendu prononcer.

– Et seriez-vous assez bon pour me faire connaître le vôtre, car il pourrait se faire que le juge d’instruction désirât vous interroger ?

– Je m’appelle William Dow et je suis sujet américain.

– Je vous remercie, monsieur. Je dis : le juge d’instruction, parce que cette affaire n’est déjà plus entre mes mains. M. le procureur impérial vient de me faire savoir qu’elle serait suivie par un des magistrats du parquet.

M. Meslin avait prononcé ces mots avec une certaine amertume, qui exprimait assez, pour un homme aussi observateur que le semblait l’étranger, combien le commissaire de police était froissé dans son amour-propre de se voir enlever une instruction qui lui aurait permis de déployer toute sa sagacité.

William Dow n’eut pas l’air d’avoir deviné ce sentiment et reprit :

– Je serai à la disposition du parquet comme je suis à la vôtre ; si vous pensez que je vous ai rendu le plus léger service, je vais vous prier de m’en rendre un autre.

– Lequel, monsieur ?

– Je serais curieux de visiter cette maison.

– Celle où le crime a été commis ?

– Oui.

M. Meslin ne put dissimuler l’étonnement que lui causait ce désir de l’Américain, mais il s’empressa cependant de lui répondre :

– Rien ne s’y oppose, et comme il est de mon devoir de mettre à profit le renseignement que vous venez de me donner, en me transportant immédiatement à l’hôtel du Dauphin pour y faire une perquisition dans l’appartement de ce voyageur, nous allons, si vous le voulez bien, nous y rendre ensemble. Nous irons ensuite voir la maison. Permettez-moi d’abord d’écrire quelques mots. Un ordre de service pour le cas où il arriverait quelque chose de nouveau pendant mon absence.

– Je vous en prie, monsieur.

Et s’appuyant sur un siège que le commissaire de police lui avait offert du geste, William Dow se mit à examiner d’un œil distrait les trois ou quatre mauvaises gravures dont était orné le bureau de M. Meslin.

Pendant ce temps-là, celui-ci traçait rapidement les lignes suivantes :

« Envoyez immédiatement un de vos plus adroits agents rue Marlot, et qu’il ne quitte pas plus que son ombre l’homme qu’il verra sortir avec moi du n° 13. C’est un individu qui dit se nommer William Dow et demeure à l’hôtel du Dauphin, dans ladite rue. »

Puis il glissa ce billet sous une enveloppe avec cette suscription :

« À monsieur Claude, chef de la sûreté. »

Cela fait, il remit le pli à un de ses hommes, avec ordre de le porter de suite à son adresse, annonça à son secrétaire qu’il eût à le suivre et, le sourire sur les lèvres, se tourna vers son visiteur en disant :

– Je suis à votre disposition.

– C’est moi qui suis à la vôtre, monsieur, répondit William Dow ; si vous voulez profiter de ma voiture, je serai heureux de vous y offrir une place.

– Vous permettrez alors à mon secrétaire de se mettre sur le siège, car je l’emmène.

– Parfaitement, monsieur.

Ils sortirent du bureau et, après avoir forcé M. Meslin à monter le premier dans la voiture, pendant que son secrétaire sautait auprès du cocher, l’Américain dit où il fallait le conduire.

Quelques minutes après, sans que ceux qu’il contenait eussent échangé une parole, le fiacre s’arrêtait devant l’hôtel du Dauphin.

Tout naturellement on s’occupait encore dans l’établissement de l’événement de la nuit ; aussi l’arrivée d’un des locataires en compagnie du commissaire de police redoubla-t-elle l’émotion des gens qui bavardaient dans la loge du concierge.

Prévenu par un de ses garçons, le maître de la maison s’empressa de descendre dans le petit salon où William Dow avait fait entrer M. Meslin.

– Monsieur, lui dit ce dernier, je suis le commissaire de police de votre quartier et je viens faire une perquisition dans la chambre de l’un de vos voyageurs.

Le maître d’hôtel se tourna vers l’Américain ; mais celui-ci, comprenant son erreur, se hâta de le détromper en lui disant :

– Non, pas chez moi, monsieur !

L’hôtelier, qui gardait toujours rancune à son mystérieux client de sa réserve, s’était imaginé qu’il s’agissait de lui et s’applaudissait déjà de sa perspicacité.

– Non, monsieur, confirma M. Meslin ; la chambre que je vous prie de m’ouvrir est celle de celui de vos locataires dont vous avez dû constater l’absence la nuit dernière.

– M. Desrochers ? C’est vrai, il n’est pas rentré ; mais comme cela lui est arrivé plusieurs fois depuis qu’il est descendu chez moi, je ne m’en suis pas inquiété.

– Eh bien ! M. Desrochers, puisque c’est le nom de ce voyageur, est l’homme qui a été assassiné cette nuit en face de votre hôtel, à numéro 13 de la rue.

– Est-ce possible !

– Monsieur, qui le connaissait de vue, l’a retrouvé tout à l’heure à la Morgue, où j’ai dû l’envoyer puisque j’ignorais son nom et son domicile.

– Montons alors chez ce malheureux, monsieur de commissaire ; il habitait le numéro 7.

Et ne faisant qu’un bond jusqu’à la loge, il y prit la clef de cette chambre ; puis il conduisit M. Meslin au premier, et ayant ouvert la porte de son voyageur disparu, il s’effaça pour laisser passer le magistrat ainsi que son secrétaire.

Quant à lui, il se tenait respectueusement sur le seuil de l’appartement.

– Entrez, monsieur, lui dit le commissaire de police ; je dois faire cette perquisition devant vous.

Le maître d’hôtel obéit.

William Dow était resté au rez-de-chaussée, soit par indifférence, soit parce qu’il n’avait pas besoin de pénétrer chez M. Desrochers pour apprendre ce que M. Meslin allait y découvrir ; mais ce dernier, qui tenait à ne pas perdre de vue l’étranger, l’appela. Celui-ci s’empressa de le rejoindre.

Cette chambre, qui portait le numéro 7, n’avait aucune physionomie particulière. Tout y était en ordre, sauf le lit, sur lequel le locataire avait dû s’étendre tout habillé, car il conservait la trace de la pression d’un corps et n’était pas ouvert.

Sur la table, il y avait quelques journaux, entre autres le Soir de la veille et l’Indicateur des chemins de fer.

William Dow les examina attentivement tandis que le commissaire de police les regarda à peine. Ce dernier passa à l’inspection de la commode qui était ouverte.

Dans ce meuble, il n’y avait que du linge et des vêtements mais aucun papier.

– Comment s’appelle, dite-vous, la personne qui occupait cette chambre ? demanda M. Meslin à l’hôtelier.

– Desrochers, répondit le maître de la maison.

– Il est probable que ce n’est pas son nom ; son linge est marqué L. R.

– C’est le nom sous lequel il s’est inscrit.

– Vous ne lui avez pas demandé son passeport, une lettre, un document quelconque qui pût vous prouver que son c’était bien là son nom ?

– Non, monsieur, ce n’est pas l’habitude.

– C’est un tort, car cette obligation est inscrite en toutes lettres dans votre règlement.

– Et ce meuble ? poursuivit M. Meslin en s’approchant d’un secrétaire. Il est fermé.

– On peut l’ouvrir, monsieur, hasarda timidement le patron de l’hôtel du Dauphin.

– Vous avez un serrurier dans la rue ?

– Oh ! ce n’est pas nécessaire.

– Comment cela ?

– Tous ces meubles étant à peu près les mêmes, il doit bien y avoir sur le secrétaire d’une autre chambre une clef qui ouvrira celui-ci.

– Diable ! cher monsieur Tourillon ; n’est-ce pas ainsi que vous vous appelez ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! vous pouvez vous vanter de gérer un établissement où les papiers de vos voyageurs sont en sûreté.

L’hôtelier comprit que, pour avoir fait du zèle, il avait dit une sottise. Il essaya de la réparer en ajoutant :

– Cependant, je n’affirme pas…

– C’est bon ! interrompit M. Meslin ; allez me chercher une clef, et surtout qu’elle ouvre ce secrétaire. Ne revenez pas en me jurant que vous n’en avez pas trouvé, je n’en croirais rien.

Le malheureux Tourillon sortit fort humilié d’être traité de cette façon devant un de ses locataires ; mais deux minutes plus tard, il apportait l’objet demandé.

Pendant sa courte absence, le commissaire de police avait constaté que les fenêtres étaient closes, qu’il n’avait pas été fait de feu dans la cheminée, qu’on n’y avait brûlé aucun papier et que la porte de communication entre cette chambre et la chambre voisine n’avait pas été ouverte depuis fort longtemps.

La clef d’un autre secrétaire ouvrit celle du n° 7, comme si elle eût été faite tout exprès pour sa serrure, et M. Meslin poussa bientôt un soupir de satisfaction.

Dans un grand portefeuille, placé dans un des tiroirs du meuble, il avait découvert une douzaine de lettres.

Bien qu’aucune d’elles ne fût plus dans son enveloppe, elles avaient bien été adressées à M. Desrochers, puisqu’elles portaient des dates récentes et qu’il les avait reçues, M. Tourillon s’en souvenait ; mais le commissaire de police n’avait eu besoin que de les parcourir pour être certain que ce nom de Desrochers n’était pas celui de l’inconnu. Quelques-unes commençaient par ces mots : « Mon cher Rumigny. »

Ses correspondants, – il y en avait deux, – lui conseillaient de rentrer chez lui, d’abandonner un projet insensé, d’oublier celle qui l’avait quitté, de rester calme, de ne pas risquer un éclat dangereux et déshonorant.

Seulement, par fatalité, aucune de ces épîtres ne portait en tête le nom de la ville où elles avaient été écrites. Il allait être nécessaire de faire des recherches dans la France entière pour découvrir le lieu d’où un Rumigny avait disparu.

Mais comme c’était là l’affaire du juge d’instruction et non la sienne, M. Meslin ne s’inquiéta pas davantage de ces difficultés dont l’avait affranchi le peu de confiance du procureur impérial en son adresse. Il réunit les lettres en un paquet et, après avoir ordonné à son secrétaire d’attendre le juge de paix, qu’il avait fait prévenir afin qu’il mît les scellés sur les meubles et les portes du numéro 7, il se rapprocha de William Dow en lui disant qu’il était prêt à tenir sa promesse, c’est-à-dire à lui faire visiter le théâtre du crime.

Peut-être s’attendait-il à quelques questions de la part de l’Américain, il n’en fut rien.

William Dow se contenta de s’incliner poliment ; et ils descendirent, puis sortirent tous deux, aux saluts obséquieux du pauvre Tourillon, qui paraissait consterné.

Ce fut le brave Bernier qui vint ouvrir au coup de sonnette de M. Meslin ; mais, en entrebâillant sa porte, de façon à la fermer brusquement au nez du visiteur, si c’était un indiscret.

En reconnaissant le commissaire de police, il s’excusa de sa défiance et lui livra passage ainsi qu’à son compagnon.

M. Meslin expliqua au concierge ce qu’il désirait, et, faisant signe à l’étranger de le suivre, il le conduisit immédiatement au second étage de la maison.

Là, il lui expliqua, sans omettre aucun détail, dans quelle situation il avait trouvé l’inconnu. Ils montèrent ensuite au troisième, où il lui fit remarquer l’empreinte sanglante plaquée sur la muraille. Ils poussèrent même jusqu’à la chambre de M. Tissot, où rien n’avait été dérangé.

La chaise était toujours de biais contre la table, sur laquelle les papiers de l’employé des postes étaient épars.

– Vous pensez que l’assassin et sa victime sont entrés dans cet appartement ? demanda William Dow au commissaire de police.

– Je n’en crois rien, au contraire, répondit M. Meslin ; mais pour en avoir la certitude, j’attends le retour de M. Tissot. Lui seul pourra me dire s’il a laissé sa chambre dans l’état où nous l’avons trouvée et s’il avait fermé sa porte avant de partir.

– Ah ! sa porte était ouverte ?

– Oui. Or, il paraît que d’ordinaire il la ferme mais en laissant la clef sous son paillasson.

– Je comprends que lui seul, en effet, pourra vous renseigner. Tiens ! il ne manque pas d’un certain talent, cet employé. Voici des croquis qui ne sont pas mal du tout.

L’Américain, en disant ces mots, désignait à M. Meslin des dessins à la plume dont étaient couvertes quelques feuilles de papier ; puis, en se penchant davantage, comme pour les mieux examiner, il aperçut sur la table cinq ou six longs cheveux grisonnants et ajouta :

– C’est un jeune homme qui habite cet appartement ?

– Probablement, répondit M. Meslin, puisqu’il fait un service d’ambulant.

Pensant qu’il avait montré à l’étranger tout ce que celui-ci désirait voir, et supposant aussi qu’il était resté dans cette maison assez longtemps pour que son secrétaire au pu suivre ses instructions, le commissaire se dirigea du côté de la sortie.

L’Américain le suivit et en franchissant le seuil de la chambre, il remarqua le long du chambranle extérieur de la porte, à hauteur d’homme, un long clou auquel était attaché un imperceptible morceau d’une étoffe marron.

C’était à ce clou sans doute que le prédécesseur de M. Tissot et peut-être M. Tissot lui-même suspendaient la clef de l’appartement.

Comme M. Meslin marchait le premier, William Dow put s’emparer de ce débris de drap sans être vu, et il rejoignit son guide avant qu’il eût atteint le troisième étage.

– Eh bien ! rien de nouveau, Bernier ? demanda-t-il M. Meslin au concierge, qui l’attendait au rez-de-chaussée.

– Non, monsieur le commissaire. Toujours des masses de curieux qui assiègent la maison, voilà tout !

– Ne laissez entrer aucun étranger, et surtout envoyez-moi M. Tissot dès qu’il sera de retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le commissaire.

En disant ces mots, Bernier avait ouvert la porte de la rue.

M. Meslin y jeta un coup d’œil et il reconnut sans doute ce qu’il cherchait, dans la personne d’un ouvrier qui se reposait sur une borne au coin de la rue, car sa physionomie, soucieuse depuis quelques instants, changea tout à coup, et ce fut d’un ton du plus gracieux qu’il prit congé de l’Américain, en le priant de ne pas manquer de se rendre chez le juge d’instruction si celui-ci le faisait appeler.

William Dow le lui promit et, après un dernier échange de politesses, ils se séparèrent, M. Meslin pour reprendre le chemin de son bureau, l’étranger pour franchir le seuil de l’hôtel, d’où il ne fit qu’un saut jusqu’à la fenêtre de sa chambre dont les persiennes étaient entrouvertes.

Il avait mis une telle diligence à se rendre chez lui que, de cet observatoire il put surprendre, entre le commissaire de police et l’ouvrier, un de ces mouvements involontaires qui trahissent toujours ceux qui, même sans s’arrêter, échangent quelques mots en se croisant.

– Ah ! vous me faites surveiller, murmura William Dow, je m’en doutais un peu ; maintenant j’en suis certain. Ah ! c’est ainsi que vous me remerciez du service que je vous ai rendu, M. le commissaire de police ! Eh bien ! à nous deux ! Vos soupçons coûteront cher.

V – UN MARCHÉ LUGUBRE

Pendant ce temps-là, jaloux de se montrer digne de la confiance de son chef et désireux de gagner un nouveau chevron, l’agent de la sûreté guettait l’Américain.

Cet espion était un petit homme maigre, sec, bien jambé, rusé, hardi, tout à fait construit au moral et au physique pour le métier qu’il faisait, métier dangereux.

Picot, c’était ainsi qu’on le nommait, avait échappé jusqu’alors à tout guet-apens.

Il s’était posté à trente pas de l’hôtel, à l’angle de la rue, non pas immobile, mais allant et venant.

Il était là depuis déjà plus d’une heure, lorsque William Dow, qui savait à quoi s’en tenir, sortit et se dirigea vers les boulevards où il se promena longtemps, en flânant comme un étranger qui n’a rien de mieux à faire.

À sept heures, Picot le vit entrer chez Brébant, prendre place à une des tables du rez-de-chaussée et commander son dîner avec tout le soin qu’apporte à cette affaire importante l’homme doué d’un bon estomac.

Jugeant logiquement que celui qu’il était chargé de surveiller en avait là pour quelque temps avant de bouger, l’agent s’en fut prendre rapidement son repas rue Montmartre. Lorsqu’il rejoignit son poste, vingt minutes après, William Dow, en effet, en était à peine au rôti.

Fort patient, maître Picot acheta un journal et s’installant auprès du kiosque, se mit à lire d’un œil pendant qu’il guettait de l’autre.

Cela dura ainsi près d’une grande heure, et le policier avait fin sa lecture depuis longtemps, lorsque l’Américain se décida enfin à demander son addition.

Quand il l’eut reçue, il l’examina, paya, puis tout à coup, sortit précipitamment du restaurant pour sauter dans une voiture en donnant au cocher son adresse.

Picot avait des ordres et carte blanche ; il bondit dans un autre fiacre, et après avoir ordonné à son automédon de suivre son collègue à quelques pas de distance, il se fit cette réflexion, qui prouvait de sa part un certain talent d’observation :

– Si mon individu devait rentrer tout bonnement chez lui pour se coucher, il ne se presserait pas. Ou il va rejoindre quelqu’un, ou il ressortira.

Au bout de cinq minutes, en effet, William Dow remontait en voiture.

Picot courut à la sienne et les deux fiacres, l’un suivant l’autre à distance, gagnèrent le pont d’Austerlitz, pour monter au pas le boulevard de l’Hôpital.

– Parfait ! pensa Picot, nous allons décidément en expédition. Allons, M. Meslin sera content !

Les deux voitures arrivèrent ainsi à la barrière d’Italie, qu’elles franchirent, et les chevaux enfilèrent au trot la grande rue : puis, juste au moment où l’agent de la sûreté se demandait si cette interminable course allait avoir un terme, son cocher, qui avait ses instructions, s’arrêta.

Le fiacre de l’Américain venait de faire halte.

Picot sauta à terre et crut d’abord qu’il avait suivi une fausse piste : l’individu qui venait de descendre de la voiture filée ne ressemblait plus, de tournure du moins, à celui qu’il avait vu monter rue Marlot.

Il portait un chapeau mou et un épais veston d’ouvrier.

Assez inquiet, l’agent se hâta de dépasser l’étranger, pour se planter devant un bec de gaz, en feignant de rallumer sa pipe.

William Dow, qui semblait ne se défier de personne, avançait lentement.

Picot le reconnut de suite, bien que sa coiffure lui tombât sur les yeux.

– Très bien ! murmura l’espion, qui aimait à se donner des explications, très bien ! nous avons fait ce petit changement dans le fiacre. Nous avions ce chapeau mou dans une poche et un grand paletot par-dessus l’autre. Nous ne voulions pas que les gens de l’hôtel nous vissent déguisé.

Tout en faisant ces réflexions, Picot suivait son homme, qu’il vit disparaître brusquement dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin, au coin de la rue Vandrezanne.

Cette arrière-boutique était une petite salle meublée d’une demi-douzaine de tables autour desquelles venaient prendre place, à l’heure des repas, les ouvriers du quartier.

Le soir, elle était presque toujours inoccupée, surtout après neuf heures, ses habitués ordinaires étant gens qui, se levant de grand matin, ne veillaient pas.

Les deux fenêtres qui l’éclairaient ouvraient sur la rue Vandrezanne.

En collant ses yeux à l’une d’elles, Picot aperçut l’Américain qui s’approchait d’un individu dont il ne pouvait voir le visage, car il lui tournait le dos.

L’agent aurait bien voulu entendre la conversation de ces deux hommes, mais il eût fallu pour cela qu’il entrât dans le cabaret. Or, il n’y pouvait songer, d’abord parce que c’eût été fournir à celui qu’il filait l’occasion de le dévisager et par conséquent de le reconnaître un jour ou l’autre !

L’émissaire de M. Meslin se résigna donc à attendre, quitte à agir selon les circonstances, lorsque les deux personnages qui l’intéressaient se sépareraient.

Il se contentait de ne perdre aucun de leurs mouvements, ce qui lui était facile sans courir le risque d’être découvert, car la rue était sombre, et William Dow, après s’être fait servir une bouteille de vin et deux verres, s’était assis, lui aussi, le dos à la fenêtre, à la même table et tout près de celui qui semblait l’attendre.

C’est alors que Picot vit l’Américain donner à l’inconnu, qui les glissa rapidement dans sa poche, plusieurs pièces de monnaie.

Cet argent était-il des arrhes d’un marché ou le payement d’un service ?

Pour le savoir, laissons l’agent de la sûreté à son poste et pénétrons dans le cabaret.

C’était bien le gardien de la Morgue que William Dow avait retrouvé là, fidèle à son rendez-vous. Tout d’abord, après s’être assis auprès de lui, il lui avait donné les quatre louis promis, en lui disant :

– Voici pour votre exactitude ; maintenant, causons.

L’homme, tout ému de cette bonne fortune, sur laquelle il comptait à peine, fit signe qu’il écoutait.

– Combien gagnez-vous par mois ?

– Quatre-vingt francs, monsieur.

– Voulez-vous recevoir d’un seul coup plus d’une année de vos gages ?

– Que faudra-t-il faire ? dit-il en pâlissant.

– Donnez-moi d’abord quelques explications. La nuit, lorsque vous veillez, êtes-vous seul à la Morgue ?

– Tout seul, monsieur.

– S’il arrive un corps lorsque le greffe est fermé ?

– C’est moi qui en donne un reçu aux porteurs.

– Demain, on doit faire l’autopsie du vieillard qu’on a apporté ce matin ?

– Demain à dix heures. M. le greffier m’a prévenu que je devais être là.

– Oui, je sais, le médecin légiste ne doit être assisté que de vous et de votre compagnon. Que fait-on du cadavre après l’autopsie ?

– On le laisse généralement sur la table toute la journée, pour le cas où M. le docteur aurait besoin de l’examiner de nouveau, et le soir, on le met dans un des couvre-corps jusqu’au permis d’inhumer.

– À quelle heure prenez-vous votre service demain ?

– À huit heures.

– C’est vous alors qui transporterez le cadavre de la table à la salle des couvre-corps ?

– Oui, monsieur, à moins que Louis… c’est mon camarade ; moi, je m’appelle Gabriel… à moins que Louis n’en ait reçu l’ordre de M. le greffier avant mon arrivée.

À ce prénom doux et poétique que portait cet homme qui gardait les victimes du suicide ou de l’assassinat, William Dow, malgré toute sa volonté, n’avait pu réprimer un mouvement de surprise ; ce fut un éclair.

– Eh bien ! Gabriel, reprit l’Américain, si demain soir, en arrivant à la Morgue, vous ne trouvez plus le cadavre sur la table il faudra aller le chercher ; si vous l’y trouvez, au contraire, il faudra l’y laisser.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je veux l’examiner, moi aussi.

– Vous !

– Moi-même ! Si vous m’ouvrez la porte de la Morgue la nuit prochaine, je vous donnerai 500 francs, et 500 autres en sortant, une demi-heure après.

Le gardien fixait l’étranger avec épouvante ; il s’en était involontairement éloigné.

– Diable ! ils ne paraissent pas s’entendre, se dit Picot qui avait surpris ce mouvement.

William Dow se rapprocha de Gabriel.

– Vous croyez peut-être que je suis un peu fou, poursuivit-il ; non, je ne suis ni un fou ni un criminel ; je suis médecin, et la blessure qu’a reçue ce vieillard me semble si curieuse que je désire l’étudier de près. Voilà tout ! Or, le docteur chargé de l’autopsie ne peut m’autoriser à y assister, et comme votre greffier ne me laissera pas voir le cadavre après l’opération, je vous le demande à vous.

L’Américain avait dit tout cela d’un ton si calme, si simple que Gabriel s’était senti tout à coup rassuré.

Cependant, il hésitait encore.

– Voyons, reprit l’étranger, qu’avez-vous à craindre ? La nuit, vous êtes seul ; vous avez les clefs des portes du passage de service, puisque c’est par là qu’entrent les corps. Qui nous verra ? Personne ! La fenêtre de la salle d’autopsie donne sur le derrière de la Morgue. Une petite lampe et vingt ou vingt-cinq minutes me suffiront.

– À quelle heure viendrez-vous ? murmura le gardien.

– Vers une heure. À ce moment, le quartier est tout à fait désert. Après m’être assuré qu’il n’y a personne aux environs, je m’approcherai de la porte qui est à gauche sur le quai, vous la tiendrez ouverte en dedans, je gratterai contre le panneau pour que vous soyez bien sûr que c’est moi et non quelque passant attardé ; je vous donnerai les cinq cents francs promis, j’entrerai et vous fermerez derrière moi. Une demi-heure après je m’en irai par le même chemin, en vous remettant les autres cinq cents francs.

– Vous serez seul ?

– Absolument seul.

– Vous ne le direz à personne ?

– À personne ; je suis étranger et je pars dans quelques jours.

– Eh bien, soit, monsieur, je ferai comme vous le voulez.

– Alors, à demain, dans la nuit, à une heure.

– À demain, à une heure !

– Ah ! est-ce que les vêtements de la victime restent dans la salle d’autopsie ?

– Oui, monsieur, jusqu’à ce que M. le greffier les envoie au parquet pour servir de pièces de conviction.

– Fort bien ! Maintenant, autre chose.

– Quoi donc encore ?

– Savez-vous courir ?

À cette question bien inattendue, le gardien de la Morgue sentit renaître toutes ses craintes à l’égard de l’état d’esprit de son interlocuteur.

– Vous allez me comprendre, lui dit-il. On me guette, pour des raisons qui ne vous intéressent pas, et tout à l’heure, en sortant, je ne serais pas surpris de rencontrer sur le pas de la porte de ce cabaret un individu curieux de savoir qui vous êtes. On ne vous connaît pas dans cet établissement ?

– Non, monsieur, je n’y suis jamais venu et j’habite assez loin d’ici.

– Eh bien ! je désire déjouer le plan de la personne qui veut savoir ce qui ne me convient pas qu’elle sache. Pour cela, voici ce que nous allons faire. En sortant, vous me direz assez haut pour être entendu de l’homme qui sera là : « À demain, monsieur, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles. » Vous me comprenez bien ?

– Oui : « à demain, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles. »

– Puis, vous vous sauverez de toute la vitesse de vos jambes, du côté que vous voudrez. Voilà pourquoi je vous demande si vous courez bien.

– Oh ! je défie qui que ce soit de m’attraper à la course.

– Alors c’est parfait ; voici vingt francs pour votre course. Ainsi, c’est bien entendu : demain dans la nuit, à une heure, à la porte de gauche de la Morgue ; et là-bas, sur le pas du cabaret : « À demain, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles ; » puis filez !

– J’ai bien compris.

Après avoir payé la bouteille de vin dont Gabriel avait vidé le dernier verre, en empochant la nouvelle gratification de son inconnu, William Dow s’était levé pour se diriger vers le seuil de l’établissement.

Picot, qui, toujours à son poste, suivait les moindres mouvements de l’Américain, se glissa le long de la muraille afin d’arriver en même temps qu’eux sur le pas de la porte du marchand de vin.

Les choses se passèrent comme le désirait l’étranger. Le gardien lui dit les mots convenus, et, s’élançant avec la rapidité d’un cerf de l’autre côté de la chaussée, il disparut comme une ombre dans une des rues adjacentes.

William Dow surprit le mouvement de stupeur de l’agent de la sûreté, qui ne s’attendait pas à une séparation aussi brusque de ses deux personnages, mais n’ayant pas même l’air de le voir, il rejoignit sa voiture.

Un moment interdit, car il avait formé le projet qu’avait bien prévu l’Américain, de suivre l’ouvrier pour savoir où il demeurait et qui il était, Picot se dit qu’après tout, ce n’était que partie remise puisqu’il devait le retrouver à Versailles, et il courut à son fiacre, pour s’assurer au moins que le voyageur rentrait chez lui.

Quant à William Dow, une fois en voiture, il ne put s’empêcher de murmurer avec son sourire ironique :

– Voilà un pauvre diable qui nous attendra demain soir dans la gare de Versailles à minuit dix minutes, et, comme il n’y a plus de train de retour à cette heure-là, il passera la nuit là-bas. Pendant ce temps-là, je serai, moi, où je veux être !

Vingt-cinq minutes après, l’étranger rentrait chez lui et Picot lui envoyait de loin un bonsoir moqueur, en s’applaudissant du résultat de sa soirée.

Le lendemain, en effet, lorsque l’agent de la sûreté alla raconter son expédition à M. Meslin, il en reçut les plus grands éloges et quarante francs, dont le commissaire de police le gratifia en lui disant :

– C’est fort bien, Picot, tu es habile ; nous voilà sur une piste intéressante qu’il s’agit de ne pas perdre. Inutile de surveiller notre homme pendant la journée, il pourrait se défier de quelque chose, mais sois ce soir à Versailles à l’arrivée du train. Prends un camarade avec toi, si tu veux.

– Inutile, monsieur Meslin, je ferai mon affaire tout seul, si vous le permettez, répondit orgueilleusement l’agent. Les camarades, ça prend le quart de la peine et la moitié des profits !

Et sur le geste de M. Meslin qui le laissait maître d’agir à sa guise, Picot s’en fut, saluant d’une main et serrant gaiement de l’autre ses deux pièces d’or.

VI – LES PREMIERS PAS DE L’INSTRUCTION

Le lendemain des scènes que nous venons de décrire, c’est-à-dire le 5 mars, M. Tissot apprit, en rentrant de son service, le drame dont le paisible domaine des époux Bernier avait été le théâtre.

Il s’empressa de monter chez lui en compagnie du concierge, et, au premier coup d’œil jeté dans son appartement, il s’écria :

– Mais on est entré chez moi ! D’abord ma porte était fermée, je l’affirme ; j’en avais mis la clef sous le paillasson. De plus, voilà une chaise qui n’est pas comme je l’avais placée et mes papiers sont dérangés.

Après avoir remis un peu d’ordre sur sa table, il ajouta avec terreur :

– On m’a pris mon couteau !

– Votre couteau ? demanda Bernier stupéfait.

– Oui, mon couteau catalan que j’avais posé sur mes dessins pour les maintenir. Un grand couteau à manche de corne !

– Ah ! mon Dieu, c’est une arme de ce genre-là que le docteur a retiré du corps. Tout s’explique, l’assassin s’était caché chez vous !

Le concierge et le locataire étaient également épouvantés.

Le pauvre Tissot se voyait déjà poursuivi, arrêté, condamné. Bernier, tout ancien soldat qu’il fût, n’était guère plus rassuré.

Car il n’y avait plus de doute possible, quelqu’un s’était servi du signal convenu entre l’employé des postes et ses concierges pour se faire ouvrir la porte de la rue ; cet inconnu s’était caché dans la maison, et c’était même dans l’appartement de l’un des locataires qu’il s’était armé pour commettre son crime.

Mais cet inconnu, ce vieillard, comment s’était-il introduit dans la maison ? À quelle heure, par quel moyen, dans quel but ?

– Vous n’avez au moins jamais dit à personne comment vous nous préveniez de votre retour pendant la nuit ? demanda tout à coup le concierge à son locataire.

– À personne, monsieur Bernier, à personne ! répondit en tremblant M. Tissot.

– Et vous ne vous êtes jamais aperçu que vous étiez suivi ou guetté ?

– Jamais !

– Alors je n’y comprends rien.

Et, pour en finir, le concierge ajouta :

– Il faut courir bien vite faire votre déclaration chez le commissaire de police.

Le secrétaire le prit pour un fou, mais lorsqu’il eut expliqué le but de sa visite, on l’introduisit aussitôt auprès de M. Meslin, à qui il raconta, tant bien que mal, ce qu’il avait à dire.

– Je vous suis reconnaissant de votre empressement à venir éclairer la justice, lui dit celui-ci, après l’avoir attentivement écouté, mais je ne suis plus chargé de suivre cette affaire ; c’est au juge d’instruction commis à cet effet par M. le procureur impérial que vous aurez à donner toutes ces explications. Il est probable que vous serez bientôt invité à vous rendre à son cabinet.

Le parquet de Paris avait, en effet, confié l’instruction du crime de la rue Marlot à l’un de ses magistrats, M. de Fourmel. C’était un homme d’une trentaine d’années, arrivé de province depuis quelques mois seulement, fort intelligent, distingué, intègre, mais plus ambitieux et plus orgueilleux encore.

Après avoir pris connaissance de l’affaire, il lui avait semblé qu’elle lui offrait ce qu’il attendait avec impatience ; l’occasion de déployer tout son zèle, toute sa sagacité, et il en avait pris l’entière direction, sans même laisser à M. Meslin cette part de collaboration que les juges d’instruction acceptent très volontiers d’ordinaire des commissaires de police.

M. de Fourmel était un magistrat sec et cassant, n’acceptant ni conseils ni observations, d’autant plus jaloux de son autorité qu’il n’en jouissait que depuis peu. C’était un de ces pessimistes qui ne voient partout que des coupables.

Il suffisait d’entrer dans son cabinet, à quelque titre que ce fût, pour qu’il vous crût sa chose, son jouet. Fort bien élevé et d’une grande distinction, il devenait souvent presque grossier, grâce à la façon dont il dévisageait et interrogeait les gens les plus inoffensifs, et M. Meslin, qui le connaissait pour s’être trouvé en rapport avec lui, s’était promis de ne le revoir que s’il y était absolument obligé.

On comprend alors que, grâce à ces dispositions d’esprit, le commissaire de police du quartier de l’Arsenal se complût dans ce rêve de suivre officieusement, pour son compte particulier, la bonne piste, pendant que M. de Fourmel chercherait, de son côté, le mystérieux assassin de la rue Marlot.

M. de Fourmel paraissait d’ailleurs ne pas vouloir perdre un instant, car, à peine en possession du dossier commencé par M. Meslin et du rapport de la préfecture de police, il donna l’ordre à son greffier de citer tous les locataires du n° 13 de la rue Marlot, les concierges de la maison, le maître de l’hôtel du Dauphin, ses employés et William Dow.

Le parquet l’avait prévenu que le docteur Ravinel était chargé de faire l’autopsie de la victime et que le rapport du célèbre praticien lui parviendrait sans retard.

De plus, on lui avait fait remettre deux excellentes épreuves de la photographie du vieillard, et, bien qu’il regrettât vivement de ne pas avoir eu l’initiative de ces deux opérations, il s’en consolait en songeant que l’affaire était assez grave pour lui fournir mille autres occasions de prouver son habileté.

VII – COMMENT WILLIAM DOW EMPLOYAIT À PARIS LE TEMPS QUE MAÎTRE PICOT PERDAIT À VERSAILLES

Dans la certitude où il était de retrouver William Dow le soir à Versailles, à la gare d’arrivée, maître Picot avait cru pouvoir ne pas le surveiller pendant la journée.

Toutefois, comme ces avares qui aiment à jeter de temps en temps un coup d’œil sur leur trésor pour s’assurer qu’il est toujours bien à sa place, comme ces gourmets qui inspectent volontiers d’avance la table où ils ne tarderont pas à s’asseoir, comme l’amant dont le bonheur est proche et qui se plaît à prendre, du regard, la possession de la femme aimée, de même l’agent voulut revoir celui qu’il considérait déjà comme sa proie. Dans ce but, vers sept heures, il s’en vint jeter un coup d’œil au rez-de-chaussée de Brébant.

Ainsi que la veille, l’Américain était là, savourant un excellent dîner et lisant les journaux.

– Parfait ! murmura Picot, c’est un homme exact, d’habitudes régulières ; ce soir il arrivera à Versailles par le train convenu.

Et l’espion s’en fut enchanté de s’être donné cette nouvelle assurance que son plan ne pouvait échouer.

Afin de ne pas se tromper de gare, il avait consulté un Indicateur. Or, aucune erreur n’était possible : le train qui arrive à Versailles à minuit dix minutes est celui qui part de la gare Saint-Lazare.

Si l’agent de la sûreté n’avait pas eu si grande confiance en lui-même, et s’il avait attendu William Dow à sa sortie du restaurant, peut-être aurait-il changé d’idée, car, après avoir payé son addition, l’étranger disparut tout à coup, sans qu’on l’eût vu franchir la porte qui ouvre sur le boulevard.

Plus prévoyant que maître Picot et ne laissant rien au hasard, l’Américain avait traversé le restaurant, monté au premier étage et suivi le couloir qui communique aussi à l’escalier de l’hôtel Saint-Phar.

Une fois là, il n’avait plus eu qu’à descendre quelques marches pour gagner le boulevard par la grande porte de l’hôtel et à sauter dans une voiture de la station.

En admettant que l’agent fût à son poste d’observation, William Dow était certain, grâce à ce détour, d’avoir échappé à toute surveillance.

Mais l’intelligent Picot ne se doutait de rien de semblable, et quelques heures plus tard, pendant qu’il se désespérait à Versailles de ne voir arriver ni l’un ni l’autre de ceux qu’il attendait, l’étranger qui avait quitté sa voiture place du Châtelet, se dirigeait tranquillement à pied vers la Morgue, en suivant le quai Napoléon.

Une fois à l’extrémité du square qui s’étend derrière Notre-Dame, il s’arrêta pour inspecter les environs, autant du moins que le lui permettait la nuit humide et sombre.

Le quartier était absolument désert.

Il fit sonner sa montre ; il était une heure.

Sûr de ne pas être observé, il suivit alors la grille du square, et traversant rapidement la chaussée, vint se blottir dans l’angle que forme la Morgue et la pointe de l’île, là où existe la grande porte de gauche du lugubre monument.

Il tombait une pluie fine et glaciale.

Pour rester là à pareille heure, calme, attentif au moindre bruit, il fallait que William Dow fût doué d’une incroyable volonté ou poussé par un intérêt bien puissant.

Après avoir jeté aux environs un dernier coup d’œil investigateur, il frappa à la porte de la Morgue avec la tête de sa canne.

Un petit guichet de quelques pouces carrés s’étant ouvert, il entendit qu’on lui demandait à voix basse :

– Est-ce vous ?

– C’est moi, répondit-il ; voici la somme promise.

Il tendait par le judas un rouleau de cinq cents francs.

Un instant de silence se fit.

Le gardien s’assurait, sans doute, de la valeur du rouleau.

– Entrez, dit-il bientôt en entrouvrant la porte.

William Dow disparut dans l’intérieur de la Morgue.

L’obscurité était si profonde qu’il dut marcher presque à tâtons pour ne pas se heurter aux objets divers : voitures, civières, bières, qui encombraient le passage à découvert où le précédait Gabriel, passage défendu contre tous regards, du côté du fleuve, par une haute palissade à jalousies serrées.

Ils arrivèrent enfin à une grande porte qu’ils franchirent et que le gardien ferma derrière lui.

William Dow pressentit qu’il se trouvait dans cette salle des départs et des arrivées où, la veille, il avait vu photographier la victime de la rue Marlot.

Il ne s’était pas trompé ; il la reconnut parfaitement lorsque Gabriel l’éclaira à l’aide d’un fanal qu’il était allé chercher derrière un cercueil.

Le gardien fit à l’étranger signe de le suivre.

Ils traversèrent alors le lavoir, la salle des couvre-corps et arrivèrent dans la salle d’autopsie.

– Verrez-vous assez clair comme cela ? demanda Gabriel en enlevant du fanal la chandelle qui y brûlait et en en dirigeant les rayons vers le cadavre étendu sur la table de zinc.

– Parfaitement, répondit William Dow en se penchant sur le corps mutilé.

Mais il se redressa presque aussitôt, et, après avoir tiré de sa poche plusieurs instruments de chirurgie, il jeta un coup d’œil autour de lui.

– Vous cherchez quelque chose ? lui dit l’employé.

– Oui ; voici ce qu’il me faut.

Le visiteur nocturne venait de détacher de la muraille, où il était suspendu à un clou, un grand tablier taché de sang. C’était celui même qui avait servi quelques heures auparavant au médecin légiste.

Il le passa autour de son cou, le serra à sa taille, et relevant ses manches, se rapprocha de la table d’autopsie.

Il examina d’abord la blessure de l’aine en se rendant compte avec son bistouri de la route qu’avait suivie l’arme homicide. Ce premier examen lui causa sans doute un certain étonnement, car il l’interrompit un instant pour réfléchir.

Puis il passa à l’estomac du mort qui était entrouvert et il arriva à la blessure du cou, mais pour ne s’y arrêter qu’une seconde.

– Est-ce que ce corps sera remis sous les yeux du médecin ? demanda-t-il ensuite à Gabriel, qui suivait ses mouvements d’un œil hébété.

– Non, monsieur, je ne crois pas, répondit celui-ci, le permis d’inhumer arrivera sans doute demain matin.

– Donnez-moi un maillet, alors.

– Un maillet ! pourquoi faire ?

– Pour ouvrir la tête ; je veux examiner le cerveau, ce que le docteur a oublié de faire.

– Mais, monsieur, si on s’en aperçoit ?

– Qui ça ? puisque c’est vous qui serez chargé demain de l’inhumation. D’ailleurs, soyez rassuré, il faudrait qu’on y regardât de fort près pour découvrir quelque chose.

Tout en disant ces mots, William Dow avait saisi le maillet que lui présentait le gardien, et il s’était armé d’une espèce de ciseau à froid qu’il avait tiré de sa poche.

En moins de cinq minutes, en praticien habile, il mit à nu le cerveau du vieillard, et prenant lui-même la chandelle des mains de Gabriel, il se pencha sur le crâne béant dont il sonda soigneusement les moindres parties.

C’était vraiment un spectacle horrible que celui qu’offraient ces deux hommes, seuls dans ce lieu lugubre ; l’un, intelligent, distingué, interrogeant la mort pour lui arracher quelque mystérieux secret ; l’autre, commun, abruti, témoin muet de cette scène émouvante, qui ne lui causait d’autre crainte que celle d’être surpris.

L’étranger termina enfin son opération, et si habilement que, comme il l’avait promis au gardien de la Morgue, on ne pouvait s’apercevoir au premier coup d’œil qu’on eût touché à la tête du mort.

La boîte osseuse du crâne avait repris sa place ; les cheveux recouvraient les endroits où la peau avait été soulevée.

Velpeau ou Nélaton n’auraient pas mieux fait.

Lorsque l’opérateur se redressa, sa physionomie si grave exprimait une satisfaction évidente.

– Est-ce que les vêtements de ce malheureux sont là ? demanda-t-il.

– Les voici, monsieur, répondit Gabriel, en désignant à son interlocuteur un paquet d’effets déposés sur la seconde table d’autopsie.

Parmi ces objets, il se trouvait un paletot de drap dont William Dow examina attentivement la manche droite, examen après lequel il murmura :

– C’est bien cela ; je ne m’étais pas trompé !

– Maintenant, dit-il, donnez-moi de l’eau.

Gabriel se hâta d’obéir.

L’Américain se lava soigneusement les mains, se débarrassa du tablier de travail dont il avait couvert sa poitrine, remit tranquillement ses instruments de chirurgien dans leur boîte et cette boîte dans sa poche ; puis, en tendant à l’infidèle veilleur des morts un second rouleau de cinq cents francs, il lui dit :

– Vous avez tenu votre promesse, je tiens la mienne ; lorsque vous m’aurez reconduit jusqu’à la porte, nous serons quittes. Cependant, s’il vous arrivait quelque désagrément à la suite de cette visite, comptez sur moi, j’en serai informé et ne vous oublierai pas. Soyez donc sans crainte.

Pendant qu’il parlait ainsi avec son calme habituel, William Dow remettait ses gants et s’enveloppait dans son pardessus.

Véritablement stupéfait de ce sang-froid dont il n’avait certes jamais eu d’exemple malgré le milieu dans lequel il vivait, Gabriel ne trouvait pas un mot à répondre.

Il se contenta de s’incliner en passant devant l’étranger pour lui montrer le chemin.

Quelques secondes plus tard celui-ci se trouvait hors de la Morgue.

William Dow s’était conduit dans toute cette affaire en homme habile, car en se laissant filer la veille, il n’avait eu d’autre but que de lancer son surveillant sur une fausse piste, ce qui devait lui permettre d’agir le jour suivant en toute liberté.

Nous venons de voir qu’il avait complètement réussi.

Pendant ce temps-là, maître Picot cherchait en vain le sommeil sur le grabat de l’auberge où il s’était réfugié.

Commençant à craindre d’avoir été joué, le pauvre agent se demandait comment le recevrait M. Meslin lorsqu’il lui apprendrait sa station inutile à Versailles.

VIII – INTERROGATOIRES

Trois jours après la découverte du cadavre, le 6 mars, les témoins assignés se succédèrent dans le cabinet du juge d’instruction, après avoir attendu fort longtemps, les uns et les autres, dans cette galerie du Palais où les personnes appelées pour éclairer la justice font antichambre.

Mme Chapuzi, introduite la première, raconta tout en tremblant comment elle avait aperçu le corps ; son mari, aussi épouvanté qu’elle de la voix brève et sèche du juge d’instruction, faillit se trouver mal lorsqu’il lui expliqua comment il était arrivé sur le palier au cri de sa femme.

Quand ce fut le tour des concierges, la pauvre mère Bernier pensa que son dernier jour était venu en entendant M. de Fourmel lui dire sévèrement :

– Vous et votre mari avez de grands reproches à vous faire dans tout ceci. Si vous aviez mieux surveillé votre porte, ce malheur ne serait pas arrivé.

– Mais, monsieur le juge, hasarda Bernier, lorsqu’on a sonné à onze heures, on avait frappé d’abord deux coups aux volets de notre fenêtre ; ma femme devait donc croire que c’était M. Tissot qui rentrait.

– Vous voyez que ce n’était pas lui ! Dans une maison bien tenue, pareil événement ne se serait pas produit.

Le vieux soldat mordit sa moustache et, pour ne pas riposter par quelque parole compromettante à ces reproches immérités, il ne répondit plus que par monosyllabes.

Le capitaine Martin vint ensuite, mais il fut moins patient.

M. de Fourmel s’étant plu à lui demander une troisième fois comment il était possible qu’il n’eût entendu aucun bruit dans la nuit du 3 au 4 mars, alors que le digne officier lui avait déjà affirmé que rien n’avait troublé son sommeil, il lui répliqua d’un ton poli, mais qui démontrait assez qu’il ne supporterait pas plus longtemps les insistances du jeune homme :

– Pardon, monsieur, je vous ai déjà dit deux fois que je n’ai entendu aucun bruit de rixe, rien enfin ; si vous m’aviez fait l’honneur de me regarder en face, vous n’insisteriez pas davantage, car vous auriez compris que je ne mens jamais, même lorsque je pourrais avoir intérêt à dissimuler la vérité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, ce me semble.

M. de Fourmel fit un bond de stupéfaction sur son fauteuil. Jamais personne n’avait osé lui parler ainsi. Les plus hardis parmi ceux qui avaient eu à souffrir de ses procédés s’étaient contentés de se taire ou de se retirer.

Mais ses yeux s’arrêtèrent sur la physionomie loyale et rude du capitaine Martin ; il remarqua seulement alors que ce locataire du n° 13 était décoré, et la manche vide de son habit disait assez qu’il avait payé chèrement sa croix.

Tout cela le troubla quelque peu, et comme, somme toute, le magistrat était un homme bien élevé, il comprit qu’il avait été trop loin.

Aussi se hâta-t-il de s’excuser, ou à peu près, en disant :

– C’est juste, monsieur, mais cette affaire est si grave, si mystérieuse, que mon devoir m’ordonne de multiplier les questions, de tout supposer, de tout prévoir.

Le capitaine s’inclina, et prenant lui-même la parole :

– Maintenant, monsieur, dit-il, permettez-moi non une observation, mais une prière.

– Laquelle, monsieur ? interrogea poliment M. de Fourmel.

– Parmi les citations que vous avez adressées aux locataires de la maison que j’habite, il en est une au nom de Mme Bernard.

– Oui, parfaitement, c’est pour demain.

– Vous ignorez sans doute que cette jeune dame est accouchée depuis cinq ou six jours ; elle est très souffrante et ne pourra se rendre à votre appel.

– Je remettrai sa citation à quelques jours plus tard, ou j’entrerai chez elle en allant visiter le théâtre du crime.

– Je vous demanderai plus encore, monsieur. Mme Bernard, que la perte prématurée de son mari a déjà beaucoup affectée, est très impressionnable, et il est à craindre que votre visite, quelques ménagements que vous ayez l’intention de mettre dans vos questions, ne lui cause une émotion dangereuse. Tous, dans la maison, nous la connaissons et lui portons le plus vif intérêt. Ne pourriez-vous pas attendre, pour l’interroger, son rétablissement complet ? D’ailleurs, quels renseignements pourra-t-elle vous donner ? La pauvre femme en a encore entendu moins que moi !

Le vieil officier n’avait pu s’empêcher de sourire malicieusement en prononçant ces derniers mots.

– Soit ! monsieur, répondit le juge d’instruction en rougissant un peu ; j’attendrai que le médecin de Mme Bernard la trouve en état d’être interrogée sans nul danger pour sa santé.

– Je vous remercie bien sincèrement, monsieur, au nom de Mme Bernard et au mien.

Et après avoir signé son interrogatoire par un paraphe majestueux, bien que fait de la main gauche, le brave officier salua M. de Fourmel avec une politesse qui disait assez qu’il n’emportait que le meilleur souvenir du juge d’instruction.

Les dépositions de M. Tissot et de William Dow devaient être plus intéressantes que celles des autres locataires et des concierges du n° 13.

D’abord, l’employé des postes apportait à l’instruction un renseignement précieux que ne faisait pas prévoir le rapport de M. Meslin.

On se rappelle, en effet, que le commissaire de police n’avait pas admis qu’on se fût introduit, victime ou assassin, dans l’appartement du quatrième.

Or, la première chose que fit M. Tissot fut de déclarer qu’on était entré chez lui, et la seconde de reconnaître son couteau catalan dans l’arme que lui présenta M. de Fourmel.

De l’assassinat, il ne savait rien que ce qu’on lui avait raconté ; mais il affirma qu’il n’avait jamais communiqué à personne le signal convenu entre ses concierges et lui pour annoncer son retour.

Il pensait seulement que ce signal était connu des autres locataires ; il l’était certainement du capitaine Martin, qui devait s’en servir lorsqu’il allait en soirée ou au théâtre.

William Dow remplaça Tissot chez le juge d’instruction et lui raconta ce qu’il avait dit précédemment au commissaire de police. M. de Fourmel, qui, cependant, n’appréciait guère que lui-même, fut surpris de l’élégance et de la netteté avec lesquelles cet étranger s’exprimait dans une langue qui n’était pas la sienne.

Aussi fut-il presque gracieux. Il est vrai que l’Américain avait rendu à la justice un véritable service, en faisant connaître si rapidement le domicile de la victime.

On fût bien certainement parvenu à le trouver en envoyant des agents dans tous les hôtels et dans tous les garnis, mais on aurait certainement perdu un temps précieux, que l’assassin eût peut-être mis à profit pour quitter la France et l’Europe.

De plus, on n’aurait eu que beaucoup plus tard ces lettres qui étaient un commencement de preuves d’identité, puisqu’elles indiquaient le véritable nom de l’inconnu.

Malheureusement ces lettres ne donnaient que ce seul renseignement. Ainsi que nous l’avons dit, elles portaient des dates, mais nulle désignation du lieu de provenance.

– Mon Dieu, monsieur le juge d’instruction, dit William Dow, à qui M. de Fourmel avait fait part des lenteurs qu’allait forcément causer cette omission, peut-être volontaire, des correspondants de M. Rumigny, je crois que vous pourriez circonscrire vos recherches.

– Comment cela, monsieur ? fit curieusement le magistrat, entraîné, malgré son caractère ombrageux, par ces premières difficultés de l’instruction.

– J’ai eu l’honneur de vous dire tout à l’heure que, rentré à l’hôtel du Dauphin en même temps que M. Meslin, j’avais eu l’indiscrétion de pénétrer avec lui dans la chambre de M. Desrochers ou plutôt Rumigny.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! pendant que M. le commissaire de police inspectait les effets et les papiers de ce malheureux, j’ai remarqué que l’Indicateur des Chemins de fer, qui se trouvait sur la table, était ouvert à la page 67, c’est-à-dire à celle où sont indiquées les heures des départs et des arrivées du chemin de fer de l’Est et des Ardennes.

– Cela ne prouve rien.

– Pardon, cela ne prouverait rien si, à cette page, l’Indicateur n’était pas fatigué et sali comme l’est tout livre longtemps ouvert au même endroit. De plus, je crois qu’en y regardant de près, on découvrirait que c’est telle ville plutôt que telle autre qui intéressait celui qui se servait ce cet indicateur.

– Peut-être bien, en effet. Je vais ordonner que ce journal me soit apporté.

M. de Fourmel avait prononcé ces mots avec un air pincé qui trahissait déjà une certaine jalousie.

William Dow ne s’en aperçut pas ou ne voulut pas paraître s’en être aperçu.

Aussi ajouta-t-il de son ton calme et froid :

– Ce n’est pas tout !

– Quoi donc encore ? dit le juge d’instruction, tout à la fois désireux de savoir et vexé d’accepter, sinon les conseils du moins l’aide de cet auxiliaire officieux.

– J’ai fait une autre observation que je vous demande la permission de soumettre à votre sagacité.

– Laquelle ?

– Il y a peut-être quelque intérêt pour la justice à savoir l’heure à laquelle M. Rumigny est rentré, puis sorti de chez lui. Les domestiques de l’hôtel l’ignorent et je ne l’ai pas vu, pour ma part, ce soir-là.

– Effectivement, ce serait là un renseignement utile.

– Eh bien ! monsieur, je crois pouvoir affirmer que l’infortuné vieillard est rentré chez lui vers neuf heures.

– Comment pouvez-vous le savoir, puisque vous ne l’avez pas vu ?

– C’est vrai, mais j’ai remarqué, parmi les journaux qui étaient pêle-mêle sur la table de M. Rumigny, le Soir de la veille. Or, ce journal, que j’achète quelquefois, ne paraît qu’à huit heures et demie. Il n’arrive pas dans le quartier de la place Royale avant neuf heures. Tout naturellement, puisqu’il est dans la chambre du n° 7, où personne n’est entré, c’est que le locataire de cette chambre y est venu.

– C’est parfaitement raisonné. Vous êtes observateur.

– Je suis grand chasseur, monsieur, et médecin. Oh ! docteur de la faculté de Philadelphie ; mais en Amérique, avec notre civilisation d’hier, qui nous force souvent à nous défendre nous-mêmes, nous avons tous, plus ou moins, conservé quelque chose des trappeurs et des aventuriers.

– C’est fort bien, monsieur, je vous suis fort reconnaissant de ces détails. J’aurai peut-être besoin de vous appeler de nouveau. Restez-vous encore à Paris quelque temps ?

– Deux ou trois mois au moins ; je serai toujours à vos ordres.

– Je vous remercie, termina le juge d’instruction en saluant l’étranger plus poliment qu’il ne lui était jamais arrivé de le faire dans son cabinet.

Comprenant que M. de Fourmel lui donnait la permission de se retirer, William Dow signa sa déposition, répondit au salut du magistrat et sortit.

Sur le pas de la porte du palais, contre la grille, il coudoya une espèce de clerc d’huissier qui semblait absorbé dans la lecture de nombreuses paperasses, et cent pas plus loin, sur le pont au Change, il reconnut à sa tournure le même individu, qui s’en allait un peu en avant et sur le trottoir opposé.

C’était maître Picot, que l’œil perspicace de l’Américain avait aisément retrouvé sous ce nouveau déguisement.

– Décidément, ce pauvre diable y tient ! pensa-t-il ; son insuccès de la nuit dernière ne l’a pas découragé. Je le plains fort : il n’aura même pas aujourd’hui quelque bonne promesse à faire à son chef.

William Dow, en effet, rentra tout tranquillement chez lui, puis en ressortit pour passer sa soirée le plus bourgeoisement du monde, sans même se demander un instant si l’agent de la sûreté le filait ou ne le filait pas.

Picot était désespéré, car le matin de ce jour-là, lorsqu’il était venu raconter à M. Meslin comment il avait inutilement passé la nuit à Versailles, le commissaire de police l’avait assez mal traité.

– Vous avez été joué, mon garçon, lui avait-il dit. Pas plus que moi, notre personnage n’avait de rendez-vous à Versailles. S’il vous y a envoyé, c’est qu’il était nécessaire qu’il se débarrassât de votre surveillance. Il est plus fort que vous !

Profondément humilié, l’espion avait juré de se venger, dût-il ne pas dormir s’il le fallait, pendant un mois entier, pour prendre son ennemi en faute.

Laissons le malheureux Picot à cette poursuite inutile, puisque William Dow avait réussi à exécuter tout ce qu’il voulait faire secrètement, et revenons à M. de Fourmel, dont la journée avait été si bien remplie par les interrogatoires dont nous avons parlé plus haut.

En attendant qu’il entendît les autres témoins, qui étaient assignés pour le lendemain, le jeune magistrat avait emporté chez lui les lettres trouvées par M. Meslin dans le secrétaire du n° 7 et qu’il lui avait envoyées.

Le soir, après son dîner, il s’enferma dans son cabinet de travail pour lire attentivement ces lettres, et de même que Cuvier reconstruisait un animal antédiluvien à l’aide d’un seul fragment de ses os, M. de Fourmel voulait découvrir dans cette correspondance le prologue et les premiers actes du drame dont la mort du vieillard avait été le dénouement.

C’était là une tâche intéressante et bien faite pour exciter l’ambition d’un homme tel que lui ; aussi l’entreprit-il avec passion, mais il dut bientôt reconnaître qu’elle présentait mille difficultés.

Les correspondants de M. Rumigny lui écrivaient avec force circonlocutions et périphrases, soit parce qu’ils savaient que leur ami devait les comprendre à demi mot et qu’ils craignaient de réveiller en lui des souvenirs trop douloureux en prononçant certains noms, en s’arrêtant longuement sur certains faits ; soit parce qu’ils ne voulaient pas que, dans le cas où leurs lettres seraient égarées, le secret auquel ils faisaient allusion fût découvert par quelque indiscret.

« Reviens chez toi, disait l’un ; laisse à son triste sort l’ingrate qui t’a abandonné, qui a déserté le devoir ; ne risque pas l’honneur de ton nom dans un scandale public. »

« Prends garde, écrivait un autre, cet homme est violent, rusé, il ne l’a que trop prouvé : ce n’est pas à ton âge qu’on doit chercher à se faire justice soi-même. »

Dans d’autres lettres, on conseillait le pardon, l’indulgence, l’oubli.

Tout cela dénonçait clairement qu’il s’agissait d’une femme qui s’était enfuie et d’un homme trahi. Quelle était cette infidèle ? La femme ou la maîtresse de M. Rumigny ?

Et ce Rumigny, où vivait-il avant de venir poursuivre à Paris cet homme « violent et rusé », dont il avait tout à craindre ?

Quel était cet homme sous le couteau duquel était tombé le vieillard ? L’amant de cette femme, il n’y avait pas là l’ombre d’un doute ! Mais comment s’était-il introduit dans cette maison où M. Rumigny lui-même avait pénétré pour un motif encore inconnu ?

Comment, par où s’était échappé l’assassin après avoir commis son crime ?

Ce mystérieux attentat était-il le résultat d’un guet-apens, ou était-ce fortuitement, par un hasard inexplicable, que le n° 13 de la rue Marlot en avait été le théâtre ?

À la plupart de ces questions qu’il s’adressait à lui-même avec l’opiniâtreté qui était un des traits saillants de son caractère, M. de Fourmel ne savait que répondre. Aussi s’endormit-il, ce jour-là, plus préoccupé que son amour-propre ne lui permettait de le reconnaître de la mission qu’il avait tout d’abord acceptée avec enthousiasme.

Le lendemain, en arrivant à son cabinet, il y trouva l’Indicateur des Chemins de fer, le journal le Soir dont lui avait parlé l’Américain, et le rapport du chirurgien qui avait fait l’autopsie de la victime.

Au premier coup d’œil il reconnut que William Dow pouvait avoir raison, et il ordonna aussitôt à son secrétaire d’écrire aux parquets des principales villes desservies par la ligne de l’Est et des Ardennes, pour qu’on s’informât si un M. Rumigny – suivait le signalement – n’avait pas disparu de l’une de ces villes.

Cette mesure prise, le juge d’instruction lut avec soin de la première à la dernière ligne, le rapport d’autopsie.

Le praticien y expliquait de la façon la plus claire que la mort de l’individu dont il avait examiné le cadavre avait été causée par la section de l’artère fémorale à l’aide d’une arme tranchante. Le coup avait été porté de bas en haut et de droite à gauche. La mort avait été instantanée et remontait à cinq ou six heures après le dernier repas de la victime.

Le docteur avait également constaté une autre blessure, mais superficielle, qui s’étendait sur une longueur de trois centimètres en arrière du maxillaire droit.

Il avait, de plus, remarqué une légère écorchure à la main droite du cadavre, main dont la paume était couverte de sang. Il pensait que ce sang provenait, non de cette écorchure, mais de la plaie du cou, où le malheureux avait porté la main en se sentant frappé.

Il était probable, selon le chirurgien, que c’était en faisant ce mouvement ou en repoussant l’arme de son assassin, que le vieillard avait eu un des doigts de la main légèrement atteint.

– Oui, c’est bien cela ! pensa M. de Fourmel ; la scène est facile à reconstruire. Surpris par derrière et frappé d’abord au cou, M. Rumigny a cherché à fuir ; le meurtrier, l’attirant alors à lui et le tenant serré contre sa poitrine à l’aide de son bras gauche, l’a frappé mortellement.

Et satisfait de ce premier pas vers la découverte de la vérité, il donna l’ordre d’introduire les autres témoins qu’il avait fait assigner pour ce jour-là.

C’était le maître d’hôtel Tourillon, ses domestiques et quelques voisins.

Ces dépositions devaient renseigner M. de Fourmel sur certains points intéressants, bien que le malheureux Tourillon n’eût pas vu son locataire la veille de l’assassinat, et qu’un seul des gens de l’hôtel, celui qui était de garde ce soir-là, crût se rappeler que le vieillard était rentré à neuf heures pour ressortir une heure plus tard.

– Cependant, monsieur, demanda le juge d’instruction à l’hôtelier, lorsqu’il l’eut fait revenir pour la seconde fois, il ne me paraît guère possible que vous ayez eu chez vous un voyageur pendant près d’un mois sans vous inquiéter de ses allures, sans causer avec lui, sans vous intéresser à ses pas, à ses démarches, sans regarder un peu, vous ou l’un de vos domestiques, d’où venaient les lettres qu’il recevait.

– Oh ! monsieur, la discrétion !

M. de Fourmel ne s’arrêta pas à ce mouvement d’orgueil professionnel et poursuivit :

– Est-ce que M. Rumigny ne vous a jamais semblé préoccupé, inquiet, triste ?

– Oui, c’est vrai, monsieur le juge, se hâta de répondre le maître d’hôtel du Dauphin, dans l’espoir d’adoucir un peu ces regards sévères que le magistrat attachait sur lui et qui le troublaient ; c’est vrai, j’ai remarqué cela.

– Eh bien ! voyons, faut-il donc vous arracher les paroles une à une ? Dites-moi comment ce voyageur est descendu dans votre hôtel, quel jour ? Vous ne pouvez l’ignorer, vos livres doivent être en ordre ?

– Certainement, monsieur le juge, jamais la moindre irrégularité !

– Je vous écoute.

– M. Desrochers, pardon ! M. Rumigny est arrivé chez moi le 10 février au soir.

– Avec l’omnibus du chemin de fer ou en voiture ?

– Cela je l’ignore.

– Il avait des bagages ?

– Une valise qu’il avait dû garder avec lui en route, car elle ne portait pas de numéro d’enregistrement.

– Après ?

– En arrivant, il demanda une chambre sur le devant, et comme ce n’était pas possible pour ce jour-là il en parut vivement contrarié. Le lendemain, je pus satisfaire à son désir en l’installant au n° 7.

– C’est une chambre qui donne sur la rue ?

– Oui, monsieur ; mais je ne comprends pas pourquoi il avait voulu un appartement sur le devant, car ses persiennes restaient fermées, même en plein jour.

– Vous avez une excellente mémoire.

Ne sachant trop si c’était là un compliment sincère ou une ironie, l’honnête Tourillon sentit de nouveau ses idées s’embrouiller ; mais au : « Continuez ! » bref et sec de M. de Fourmel, il s’efforça de reprendre ses esprits et ajouta :

– M. Rumigny était peu liant, il passait rapidement par le bureau, prenait sa clef et ses lettres sans parler à personne, se contentant de répondre oui ou non d’un ton un peu rude lorsqu’on lui adressait la parole, que ce fût un de mes domestiques ou moi-même ; puis il rentrait chez lui, où il restait presque toutes les journées. Il ne sortait que le soir, vers neuf ou dix heures. Lorsqu’il mangeait à l’hôtel, il prenait presque toujours ses repas dans sa chambre.

– Il n’a jamais donné de lettres à mettre à la poste ?

– Pas devant moi. Mes domestiques pourraient peut-être vous renseigner plus exactement sur ce point-là.

– Il ne recevait pas de visites ?

– Je ne crois pas que personne soit jamais venu le demander.

– C’est bien ; signez votre déposition et tenez-vous à la disposition de la justice.

L’infortuné Tourillon, signa, sans oser y jeter un coup d’œil, au bas de la grande feuille de papier que lui présentait le greffier d’un air quelque peu goguenard, et il se retira à reculons en saluant jusqu’à terre M. de Fourmel, qui ne s’inquiétait déjà plus de lui.

Les domestiques de l’hôtel du Dauphin confirmèrent les explications de leur patron.

Quant aux voisins, ils n’avaient jamais aperçu M. Rumigny, ou ils l’avaient tout simplement vu passer devant leur porte le soir, mais sans remarquer rien d’étrange dans ses allures.

Un seul de ces témoins fournit un renseignement qui pouvait avoir quelque intérêt. Il se souvenait que plusieurs fois, la nuit, en rentrant chez lui, il s’était croisé dans la rue avec M. Rumigny, qui semblait attendre quelqu’un.

Tout cela était bien vague, et ces détails, en tous cas, ne deviendraient importants qu’en raison des nouvelles qui arriveraient de la ville d’où était venu M. Rumigny.

M. de Fourmel, qui ne manquait pas d’habileté, résolut de les attendre avant d’aller plus loin dans ses recherches.

Plusieurs jours se passèrent alors sans que l’affaire fît un seul pas.

Le juge d’instruction avait autorisé l’inhumation du mort et, après avoir visité le théâtre du crime, il avait permis aux concierges de la rue Marlot de faire disparaître les traces sanglantes du drame de la nuit du 3 mars.

Le jeune magistrat attendait, pour reprendre son œuvre, qu’il lui arrivât quelques réponses des villes où il s’était adressé.

Un matin enfin, il lui en parvint une qui lui donnait toute satisfaction, et prouvait aussi que William Dow avait raison.

IX – QUI ÉTAIT ET D’OÙ VENAIT LA VICTIME DU N° 13

C’était bien de l’une des villes de l’Est qu’était venu M. Rumigny. Le rapport donnant sur cet infortuné les renseignements les plus précis et les plus intéressants émanait du commissaire de Reims.

Voici ce document dans toute sa sécheresse administrative :

« M. Rumigny était fort connu et très estimé à Reims. Après avoir fait une assez belle fortune dans l’industrie des tissus, il s’était retiré des affaires. Veuf depuis déjà quelques années, il vivait avec sa fille unique qu’il adorait. Cette jeune fille disparut subitement, il y a neuf ou dix mois, enlevée, dit-on à cette époque, par un certain Balterini, musicien italien que son père avait eu l’imprudence d’introduire chez lui comme maître de chant.

« M. Rumigny a toujours nié le fait et toujours affirmé que, le climat du midi ayant été ordonné à sa fille Marguerite, celle-ci habitait aux environs de Florence avec une vieille parente. Personne ne croit à ce récit, le départ de ce Balterini, qui était à Reims depuis trois mois, ayant coïncidé avec la disparition de Mlle Rumigny.

« Le père ne porta pas plainte ; Mlle Rumigny avait vingt ans, la police n’eut donc pas à s’occuper de cette affaire ; mais depuis cette époque, M. Rumigny avait beaucoup changé. D’un caractère irascible et violent avant cet événement, il devint sombre et farouche. Il cessa de voir ses amis, ne prononça plus jamais le nom de sa fille, et, il y a un mois à peur près, il quitta brusquement la ville sans prévenir personne de son départ ni de ses projets.

« M. Rumigny n’a ici qu’un seul parent rapproché ; c’est M. Adolphe Morin, son neveu, fils d’une sœur plus âgée d’un assez grand nombre d’années, car M. Morin approche de la cinquantaine. Il avait été question d’un mariage entre ce neveu, dont le père et la mère sont morts depuis longtemps, et sa cousine, Mlle Marguerite, mais la jeune fille s’était refusée à cette union. On dit que ce refus avait beaucoup irrité son père.

« M. Morin, que nous avons interrogé, s’est montré très réservé sur ce point. Tout ce que nous avons pu obtenir de lui, c’est l’aveu qu’au mois de février dernier il a fait un voyage à Paris, où il s’est rencontré avec son oncle, mais il n’avait pu le décider à revenir à Reims. M. Morin ignore si M. Rumigny savait à cette époque ce qu’était devenue sa fille.

« Les autres parents de M. Rumigny sont des parents éloignés qui n’ont pu fournir aucun renseignement sur ses intentions. Les perquisitions faites dans la maison du défunt n’ont amené la découverte d’aucun document de nature à expliquer le motif de son départ, ou à mettre la justice sur les traces de son meurtrier. »

Le rapport du commissaire central de Reims n’en disait pas davantage. De ce Balterini, on le voit, à peine quelques mots. C’était donc à l’aide de ses propres moyens que le parquet de Paris devait trouver la vérité.

M. Adolphe Morin, qui était accouru à la nouvelle de la mort de son oncle, afin d’obtenir l’autorisation de faire transporter son corps à Reims, allait fournir à M. de Fourmel des renseignements précieux.

La première visite de ce neveu de M. Rumigny avait été pour le juge d’instruction. Il n’avait même pas attendu que celui-ci l’invitât à passer à son cabinet, et ses explications confirmèrent le magistrat dans sa conviction que Balterini était bien l’assassin du vieillard.

Elles firent plus encore, elles lui permirent de soupçonner la complicité de la jeune fille, M. Morin lui ayant raconté que Marguerite et son père vivaient depuis longtemps en profond désaccord, et que souvent M. Rumigny s’était plaint avec amertume du peu d’égards et du peu d’affection de son enfant.

Elle restait enfermée chez elle des journées entières, refusant de voir les amis de son père, de sortir avec lui, et refusant obstinément tous les partis qui lui étaient offerts.

Quant à l’Italien, M. Morin n’avait pas vu sans appréhension son entrée dans la maison de M. Rumigny ; il avait signalé respectueusement à son oncle le danger que présentait cette intimité pour sa fille, mais le vieillard était entêté, il s’était follement engoué de l’artiste et, pour toute réponse, il avait haussé les épaules.

Lorsque quelques mois plus tard, il ouvrit les yeux, il était trop tard. Il chassa Balterini, il est vrai, mais après une scène violente dont M. Morin avait été témoin. L’Italien ne s’était éloigné qu’en jurant de se venger, et, le soir même de cette scène, Mlle Rumigny disparut.

M. Morin ignorait ce qui s’était passé entre le père et la fille après le départ du musicien ; mais, malgré la réserve, les hésitations, les regrets avec lesquels il avait donné ces détails ; malgré toutes les atténuations dont il s’était efforcé d’entourer ses appréciations sur sa cousine, M. de Fourmel en savait assez pour en conclure logiquement que le meurtre de la rue Marlot avait été le dénouement de ce drame intime de famille, dont le public n’avait reçu que les échos affaiblis.

Ce premier point posé, et c’était là pour l’instruction une base importante, le magistrat arrêta son plan de campagne.

Le service de sûreté fut mis à réquisition ; ce qu’il fallait d’abord découvrir, c’est ce qu’était devenu ce Balterini.

Deux agents furent chargés de la rue Marlot. Ils devaient la surveiller nuit et jour, dans l’espoir que l’assassin ne manquerait pas d’y passer un moment ou l’autre, en vertu de cette attraction irrésistible qui ramène presque toujours les criminels dans les environs du théâtre de leur forfait.

Puis M. de Fourmel fit rechercher Balterini dans toute la France ; mais, après avoir suivi sa trace et celle de Mlle Rumigny de Reims à Paris et de Paris au Havre, on ne put les retrouver plus loin.

Le juge d’instruction était certain de reconnaître les fugitifs dans deux étrangers descendus à l’hôtel du Nord le 2 juin. Ils étaient restés là huit jours seulement, et ils étaient allés habiter, 47, rue de l’Est, dans un appartement meublé, mais pour en disparaître vers le 15 octobre.

À cette date, M. de Fourmel retrouvait les deux amants au Havre, à l’hôtel de Normandie. Là encore, ils n’avaient demeuré que quelques jours. Depuis lors on ne savait ce qu’ils étaient devenus.

Les renseignements fournis par la police n’allaient pas au delà. On n’avait découvert leur trace sur aucune des listes d’embarquement de cette époque.

M. de Fourmel était donc convaincu qu’ils avaient pris passage séparément à bord de quelque navire.

Leur recherche devenait alors des plus difficiles et il fallait s’armer de patience, car c’était seulement en s’adressant à nos consuls d’outre-mer qu’on pouvait espérer les découvrir quelque jour.

De plus, cette supposition du départ de Balterini au mois d’octobre ne permettait plus de voir en lui l’assassin de M. Rumigny, et pendant tout ce temps que les démarches à l’étranger allaient exiger, le meurtrier aurait cent fois le loisir de disparaître et de devenir introuvable.

M. de Fourmel était donc fort tourmenté, et son amour-propre souffrait cruellement à cette pensée qu’il lui faudrait peut-être bientôt mettre l’affaire dont il était chargé au rang de celle qui dorment dans les cartons du parquet, et dont la solution est confiée à l’avenir.

Aussi, tout en admettant le départ et, par conséquent, l’innocence de Balterini, se plaisait-il à s’arrêter parfois à cette seconde hypothèse que le ravisseur de Mlle Rumigny n’avait pas quitté la France et qu’il se cachait dans quelque département éloigné. Peut-être même était-il resté tout simplement à Paris.

La jeune fille n’avait emporté que quelques vêtements, ses bijoux et peut-être un millier de francs qu’elle tenait de son père ; Balterini ne possédait pas de grandes économies ; il ne pourrait donc demeurer longtemps oisif, et comme son talent de musicien était sa seule ressource, il serait bien forcé un jour ou l’autre de s’en servir.

Voilà ce qu’avait pensé M. de Fourmel pour se consoler un peu de son premier insuccès, et il n’avait épargné aucune des mesures utiles pour découvrir tôt ou tard l’amant de Mlle Rumigny. Les agent de la sûreté parcouraient, à Paris et en province, les bals, les théâtres, les cafés-concerts, tous les établissements enfin où l’Italien pouvait avoir trouvé un emploi.

Pendant ce temps-là, maître Picot filait toujours William Dow, mais en pure perte ; aucune des démarches de l’Américain ne donnait prise aux interprétations les moins fantaisistes de l’agent. Le malheureux n’osait plus retourner chez M. Meslin, qui ne le rencontrait jamais sans lui reprocher de s’être laissé jouer comme un novice, rue Vandrezanne.

Car le commissaire de police n’en démordait pas. Il avait la conviction que William Dow n’était pas étranger au crime de la rue Marlot, et il le surveillait de son côté, décidé à demander son arrestation à M. de Fourmel, le jour où il paraîtrait se disposer à quitter Paris.

X – OÙ LE HASARD VIENT EN AIDE À M. DE FOURMEL

Près d’un mois s’était ainsi écoulé, sans apporter à l’instruction aucun renseignement utile, et le silence commençait à se faire sur le drame de la nuit du 3 mars, lorsqu’un matin, M. de Fourmel, qui était allé rendre une visite place Royale, passa par la rue Marlot pour gagner les boulevards.

Le n° 13 avait repris sa physionomie paisible d’autrefois ; la porte en était ouverte.

Le jeune magistrat ne put résister à l’envie d’y entrer ; mais, au moment de pénétrer dans la loge des époux Bernier, il dut se ranger pour laisser sortir une jeune femme qui portait un enfant dans ses bras.

– C’est Mme Bernard, dit à voix basse et vivement le concierge, en saluant le juge d’instruction qu’il avait reconnu ; vous vous souvenez, cette dame qui était en couches et si malade au moment de l’événement.

– Sait-elle ce qui s’est passé ? demanda M. de Fourmel, en se rappelant que Mme Bernard était la seule personne de la maison qu’il n’eût pas interrogée.

– Mon Dieu non, monsieur, répondit le concierge ; la pauvre petite femme est tellement impressionnable que nous ne lui avons rien dit encore, mais elle ne tardera pas à tout apprendre. C’est aujourd’hui sa troisième ou quatrième sortie seulement. Elle est toujours très faible.

– Elle est veuve, m’a dit un de vos locataires, le capitaine Martin, je crois ?

– Oui, monsieur.

– Son mari est mort chez vous ?

– Non, monsieur, Mme Bernard était en deuil lorsqu’elle est venue louer dans la maison. C’est le vénérable curé de Saint-Denis qui nous l’a recommandée.

– Appelez-la, je vous prie, et priez-la d’entrer dans votre loge.

– Quoi ! vous voulez…

– Oh ! simple formalité ; je dois terminer mon rapport sur cette affaire, et il est indispensable que la déposition de Mme Bernard y figure.

Tout en disant ces mots, M. de Fourmel avait tiré de sa poche quelques papiers, parmi lesquels se trouvait une enveloppe contenant une photographie.

Bernier s’étant hâté d’obéir, quelques instants après il revenait accompagné de Mme Bernard, toute tremblante de paraître devant un étranger. Le vieux soldat n’avait osé lui dire ce dont il s’agissait.

– Je vous demande pardon, madame, de retarder votre promenade de quelques instants, dit poliment M. de Fourmel à la jeune femme, mais mes fonctions m’obligent à vous adresser quelques questions.

– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit Mme Bernard en pressant son enfant contre son sein, car l’air grave de son interlocuteur, ce mot « fonctions » qu’il avait prononcé, et sa situation à elle, situation particulièrement délicate, de femme sans mari, sans protecteur, tout cela l’inquiétait un peu.

– Rassurez-vous, madame, s’empressa d’ajouter le magistrat en s’apercevant de l’émotion de la locataire du numéro 13 ; il ne s’agit que d’un fait auquel vous êtes absolument étrangère ; j’y arrive de suite pour vous rassurer.

Et il raconta rapidement à la jeune femme le drame qui s’était passé à quelques pas de son appartement, un moins auparavant.

– Oh ! le malheureux ! s’écria Mme Bernard, lorsque le juge d’instruction eut terminé son récit ; on ne sait pas comment il se nomme, qui est son meurtrier ?

– Non, nous ignorons toujours le nom de l’assassin, nous ne connaissons encore que celui de la victime. C’est un brave et digne homme : M. Rumigny, de Reims.

À ce nom, la jeune femme ne répondit que par un cri terrible et en se levant brusquement du siège sur lequel elle s’était assise.

Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient hagards, son visage s’était subitement couvert d’une pâleur livide.

Sans Bernier, qui la reçut dans ses bras, elle serait tombée à terre avec son enfant.

– Qu’avez-vous donc, madame ? lui demanda M. de Fourmel au comble de la surprise, mais supposant déjà que le hasard venait à son aide pour lui livrer la clef de cette énigme sanglante qu’il cherchait inutilement depuis plusieurs semaines. Connaissez-vous M. Rumigny, par hasard ?

– C’est mon père ! monsieur, bégaya Mme Bernard la voix entrecoupée de sanglots. Oh ! j’ai mal entendu, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Ce n’est pas M. Rumigny, de Reims, qui…

– C’est lui-même, madame, dont le corps a été trouvé inanimé presque sur le seuil de votre porte, répondit-il avec une sécheresse qui indiquait que l’homme du monde avait tout à coup fait place à l’interprète de la loi.

Mme Bernard n’avait pu remarquer cette transformation subite qui s’était faite dans le ton et l’attitude du magistrat. Abandonnant sa fille à la femme de Bernier, qui venait d’entrer dans sa loge, la jeune mère était tombée sur un siège en fermant les yeux.

On eût dit qu’elle allait mourir. Ses lèvres tremblaient en laissant échapper des mots inarticulés ; de grosses larmes coulaient sur ses joues amaigries ; les sanglots l’étouffaient.

M. de Fourmel, calme et grave, prenait sur un carnet des notes au crayon, en jetant de temps en temps un regard d’acier sur Mme Bernard.

Les Bernier n’osaient prononcer un mot.

Ce silence terrible durait déjà depuis quelques instants, lorsque M. de Fourmel donna à voix basse un ordre au vieux soldat, qu’il avait attiré sur le seuil de sa loge.

Le brave homme sortit en fermant la porte de la maison derrière lui.

Mme Bernard revenait lentement à elle.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux et reconnut celui qui venait de lui faire l’épouvantable révélation de l’assassinat de son père, elle comprit qu’elle n’était pas le jouet d’un rêve, mais la victime d’une horrible réalité.

Le magistrat lui laissa encore quelques instants pour se remettre, puis il s’approcha d’elle.

Elle le vit venir avec épouvante.

– Alors, vous êtes Mlle Marguerite Rumigny ?

– Oui, monsieur, murmura-t-elle en voilant de ses mains la rougeur qui avait envahi son visage.

– Je regrette, continua M. de Fourmel, de troubler votre douleur, mais il est nécessaire que je fasse une perquisition dans votre appartement.

Mme Bernard, ou plutôt Mlle Rumigny, leva ses yeux effarés sur son interlocuteur. Il était évident qu’elle ne l’avait pas compris.

– Il est indispensable, reprit-il en scandant chacun de ses mots, que je m’assure, par l’examen de vos papiers, s’il ne s’y trouve pas quelque document de nature à mettre la justice sur les traces de l’assassin de votre père.

– Dans mes papiers ? Des traces de l’assassin de mon père ! Vous avez donc quelques soupçons ?

– Je n’ai pas à vous répondre.

– Alors vous allez lire mes lettres ?

– C’est mon devoir, mademoiselle.

– Jamais, monsieur, jamais ! s’écria Marguerite, au comble de la terreur. Mes lettres sont à moi. Que voulez-vous qu’elles vous apprennent ?

– Je viens de vous dire que c’était mon devoir. Personne n’a le droit de s’opposer à l’accomplissement de ma mission.

– Qui êtes-vous donc, monsieur ?

– Je suis le juge d’instruction chargé de découvrir et de livrer à la justice le meurtrier de M. Rumigny et ses complices, s’il en existe.

– Le juge d’instruction ! la justice ! le meurtrier !

En prononçant ces mots d’une voix égarée, Mlle Rumigny s’était levée et regardait avec effroi cet homme auquel la loi donnait le droit de pénétrer dans le plus profond de son cœur. Elle se sentait devenir folle.

La mère Bernier s’efforçait en vain de la calmer.

Un coup de sonnette interrompit pour un instant cette scène pénible.

La concierge s’empressa d’ouvrir.

C’était son mari qui revenait avec M. Meslin.

Le commissaire de police, que Bernier avait mis au courant de ce qui se passait, salua le juge d’instruction et se mit à ses ordres.

– Nous vous attendons, madame, dit M. de Fourmel à la jeune femme.

– Moi ! Pourquoi donc ? demanda la malheureuse.

– Pour faire chez vous cette perquisition qui est indispensable. Monsieur est le commissaire de police de votre quartier ; il va m’assister dans mes recherches.

– Allons ! c’est le châtiment ! murmura Mlle Rumigny.

Puis, avec une résignation douloureuse et comme si son parti fût pris, elle ajouta :

– C’est bien, monsieur, voici les clefs de mon appartement et de mes meubles.

– Il est nécessaire que vous nous accompagniez, dit M. de Fourmel ; cette perquisition doit se faire en votre présence.

– Soit ! gémit-elle.

Et, reprenant sur le lit de la concierge sa petite fille qui dormait toujours, elle sortit la première de la loge.

Le commissaire de police et le juge d’instruction la suivirent.

Arrivée chez elle, Mlle Rumigny coucha son enfant dans son berceau, se laissa tomber dans un fauteuil et présentant ses clefs à M. de Fourmel, elle lui dit :

– Faites, monsieur !

L’appartement se composait d’une salle à manger, d’un très petit salon et d’une chambre à coucher.

Elle avait conduit ses visiteurs imposés dans cette dernière pièce.

Le mobilier consistait en un lit, un petit bureau-secrétaire, quelques sièges et une grande table, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle des livres et une foule de menus objets à l’usage du nourrisson.

Dans le premier tiroir du secrétaire qu’ouvrit M. de Fourmel, il ne trouva que des papiers insignifiants : quittances de loyers, actes de naissance et de baptême de l’enfant, notes diverses ; mais dans le second il aperçut d’abord un volumineux paquet scellé avec de la cire et sur lequel on avait écrit : « À détruire après ma mort, » puis une large enveloppe également scellée et portant cette adresse : « À Monsieur Rumigny, rue de Talleyrand, à Reims (Marne). »

– Quels sont ces papiers ? demanda le magistrat à Mlle Rumigny.

– L’une de ces enveloppes renferme une lettre qui était destinée à mon père, répondit la jeune femme en sanglotant.

– Et l’autre ?

– Ce sont des lettres de…

– De M. Balterini ?

Mlle Rumigny répondit affirmativement en baissant la tête.

– Il faut que vous m’autorisiez, mademoiselle, à briser ces cachets et à ouvrir ces lettres.

– Lire ces lettres ! s’écria la fille de M. Rumigny, jamais !

Et la malheureuse s’élança, comme pour arracher ces papiers des mains du juge d’instruction ; mais l’émotion, la douleur et la honte la paralysant de nouveau, elle retomba sur un fauteuil en fermant les yeux.

À cette opposition aussi nettement formulée de la jeune femme, M. de Fourmel ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur qui indiquait son désappointement. Cela se comprend, car il se trouvait en présence de l’une de ces questions complexes que le législateur n’a pas nettement résolues.

En effet, la loi, qui donne cependant aux juges d’instruction une autorité si grande, des droits sans limites et sans contrôle, qui les arme d’un pouvoir si nécessaire, mais en même temps si terrible ; la loi, disons-nous, ne les autorise à saisir et à lire des papiers et des lettres que chez les prévenus. Or, telle n’était pas la situation de Mlle Rumigny. De plus, les officiers de l’ordre judiciaire ont-ils le droit de rompre, même lorsqu’il s’agit de prévenus, les plis scellés qu’ils trouvent à leurs domiciles ou à la poste ?

M. de Fourmel était donc fort embarrassé ; car, s’il avait les défauts de caractère et d’orgueil que nous avons signalés, c’était un honnête homme, un magistrat intègre dans toute l’acception du mot, et il n’ignorait pas la barrière fragile mais infranchissable que lui opposait Marguerite.

– Fort bien ! mademoiselle, lui dit-il sèchement, vous pouvez vous refuser à me laisser lire ces lettres, mais vous comprenez bien que je suis libre d’interpréter votre refus. C’est qu’il y a là, sous ces cachets, les preuves du crime dont j’ai mission de rechercher les coupables et leurs complices. Or, vous m’avez avoué que ces lettres étaient de Balterini et vous étaient adressées.

À la conclusion qu’elle entrevoyait, Marguerite se leva brusquement, pâle, tremblante, et, se précipitant vers le juge d’instruction, elle lui arracha plutôt qu’elle ne lui prit les paquets de lettres, déchira les enveloppes qui les contenaient et, les jetant sur la table, s’écria :

– Tenez, monsieur, lisez, lisez-les toutes ! Oh ! pas devant moi !

– Je vous remercie, mademoiselle, dit M. de Fourmel en réunissant les papiers ; j’emporte ces lettres, mais j’en remets la lecture à un autre moment. Elles vous seront toutes rendues s’il ne s’y trouve rien qui doive figurer au dossier. Veuillez maintenant signer ce procès-verbal, et tenez-vous à la disposition de la justice.

Sans bien se rendre compte de ce qu’elle faisait, la jeune femme signa là où lui indiqua M. Meslin.

Quelques instant après, seule avec son enfant, elle s’agenouillait contre son berceau en murmurant :

– Le ciel est juste ; c’est moi qui l’ai tué ! Mon Dieu, protégez-nous !

Avant de se séparer du commissaire de police, le juge d’instruction lui avait dit :

– Surveillez cette femme, et à sa première tentative de fuite, mettez-la en état d’arrestation ; je vais vous envoyer un mandat d’arrêt. Toutefois, ne l’exécutez que si je vous en donne l’ordre ou dans le cas de préparatifs de départ de Mlle Rumigny.

M. Meslin s’était contenté de répondre :

– Monsieur, vos instructions seront exactement suivies.

Puis, avec une espèce de satisfaction jalouse, il s’était dit à lui-même, en regagnant son bureau :

– Et cet Américain qui demeure juste en face de Mlle Rumigny et dont la chambre est voisine de celle qu’occupait ce vieillard, M. de Fourmel n’y pense pas ! Cependant, ce n’est pas possible ; le hasard seul ne produit pas de ces rapprochements. Heureusement, je suis là !

Enchanté de la découverte qu’il devait à sa bonne fortune, mais dont il ne s’attribuait pas moins tout le mérite, M. de Fourmel s’était hâté de rentrer chez lui pour se mettre à la lecture des lettres saisies chez Mlle Rumigny.

Celle qui se trouvait seule, sous une enveloppe, à l’adresse du malheureux négociant, était fort longue.

Après avoir expliqué à son père comment elle avait succombé à son amour pour Balterini, la jeune fille terminait ainsi :

« Cette faute, mon père, je vais peut-être la payer de la vie. Oui, je le sens, je vais mourir, mourir seule, sans ami, sans un parent près de moi ! Ne voulez-vous pas me pardonner ? Oh ! je vous en prie, ne maudissez pas votre fille, accordez un regret à sa mémoire ; elle est morte plus encore de remords et du chagrin qu’elle vous a causé que de ses souffrances. Je vous en conjure, faites ramener mon corps à Reims et que je sois enterrée près de ma pauvre et sainte mère, qui, j’en suis certaine, prie pour moi là-haut. Si le ciel veut que mon enfant me survive, ne le repoussez pas, veillez sur lui. Il est innocent ; prenez-le, je n’ose dire en affection, mais du moins en pitié.

« Adieu, mon père ! Lorsque vous recevrez cette lettre, celle que vous appeliez votre petite Margot ne sera plus. Encore une fois, pardonnez-lui. »

Ça et là, les caractères de cette lettre étaient à demi effacés par les larmes.

Elle portait en tête la date du 5 février ; elle avait donc été écrite une vingtaine de jours avant les couches de la jeune femme et près d’un mois avant la mort violente de celui auquel elle était adressée.

Les autres lettres étaient toutes de la même main et se terminaient d’ailleurs par la même signature : Robert. Il y en avait une trentaine qui se succédaient de jour en jour, depuis le 18 octobre de l’année précédente.

Il était bien facile d’en conclure que c’était à cette époque que la séparation des deux amants avait eu lieu au Havre, d’où Mlle Rumigny était revenue seule, pour s’installer à Paris, grâce à la recommandation du curé de la paroisse de Saint-Denis.

Malheureusement pour la justice, ce vénérable prêtre, l’abbé Mouriez, était mort depuis déjà trois mois.

Pendant que sa maîtresse retournait à Paris, qu’avait fait Balterini ? Sa correspondance laissait supposer qu’il avait attendu au Havre une occasion favorable pour aller se mettre, à New-York ou à Philadelphie, à la disposition d’un impresario qui l’avait engagé comme chef d’orchestre.

L’état de grossesse de Marguerite n’avait pas permis de songer à lui faire exécuter ce long voyage. De plus, la jeune femme n’aurait jamais pu se décider à quitter la France sans avoir revu son père.

C’était pour être plus près de ce dernier qu’elle avait préféré attendre à Paris plutôt qu’au Havre le retour de Balterini.

Les lettres de cet Italien, qui permettaient à M. de Fourmel d’enchaîner tous ces faits, étaient pleines d’amour pour Marguerite et débordaient de haine contre M. Rumigny.

« Non, jamais, disait le musicien dans une de ces lettres, je ne pardonnerai à ton père d’avoir fait de nous deux parias, obligés de se cacher comme des criminels ; jamais surtout je ne lui pardonnerai de t’avoir sacrifiée, non pas seulement à son orgueil de bourgeois enrichi, mais à son amour moins paternel que tyrannique et jaloux. J’ai pu, par affection pour toi, dévorer la honte de ses insultes et me taire, mais que Dieu ne le remette pas sur ma route, car j’ignore si je pourrais être de nouveau maître de ma colère et de mon ressentiment.

« Ah ! qu’il faut que je t’aime, Marguerite, pour arrêter ma plume et imposer silence à ma fureur ! Dire que d’un mot cet homme pourrait nous rendre heureux, et qu’il nous sépare. Dire que, si je ne trouve pas le moyen de rester ici sans danger ou de te rejoindre, je vais te quitter pendant de longs mois, parce qu’il plaît à M. Rumigny de ne pas me trouver digne de son alliance. Un seul sentiment égale mon amour pour toi, c’est ma haine pour lui. Que Dieu lui pardonne ; moi je me souviendrai toujours ! »

M. de Fourmel avait lu avec le plus grand soin cette correspondance, où rien ne lui démontrait la culpabilité de Balterini, lorsque, arrivé au milieu d’une dernière lettre, il tomba sur ces phrases qui changèrent subitement ses soupçons en certitude :

« Oh ! certainement, ma chère bien-aimée, écrivait l’Italien, je profiterai une des ces nuits prochaines du moyen que tu m’indiques pour arriver jusqu’à toi sans être vu de personne. Quelle heureuse idée tu as eue de me faire part de ce signal entre M. Tissot et tes concierges ! J’aurai soin d’arriver le soir et de descendre dans cet hôtel qui est justement devant ta maison. Je prendrai une chambre sur la rue, au second étage, si c’est possible, c’est-à-dire en face de toi. De ma fenêtre, je te verrai et tu me feras le signe convenu dès qu’il sera l’heure. Ne crains rien, tu ne seras pas compromise. Je suis méconnaissable, tant je souffre depuis notre séparation. Ah ! que nul ne se dresse désormais entre nous deux, fût-ce ton père ! Tu es à moi, rien qu’à moi ; je défendrais mon trésor contre Dieu même. À bientôt donc, chère adorée ; j’attends ta dépêche pour partir ! »

Cette lettre, ainsi que deux ou trois autres, n’était pas datée.

– Maintenant, je comprends tout, pensa M. de Fourmel, après avoir pesé chacun des mots de cette lettre. Balterini n’est pas parti pour l’Amérique, comme il en avait eu d’abord l’intention ; il est resté au Havre ou dans les environs. Le séjour de Mlle Rumigny à Paris n’était qu’une ruse pour faire croire à son éloignement, à lui ; mais, appelé par sa maîtresse, il est venu à Paris, s’est introduit dans la maison, s’y est rencontré avec M. Rumigny et sa complice, involontaire, c’est possible, mais sa complice, puisqu’elle seule a pu indiquer à son père le moyen d’arriver jusqu’à son appartement. Elle ne peut ignorer où se trouve aujourd’hui son amant ; il faudra qu’elle le dise.

Et, plein de confiance dans ses déductions, le juge signa un mandat d’arrêt qu’il envoya immédiatement à M. Meslin, avec ordre de le mettre à exécution dès le lendemain matin.

XI – MAÎTRE PICOT ET WILLIAM DOW SE RETROUVENT

À peu près à la même heure, sortant, grâce aux soins de Mme Bernier, de l’état de prostration dans lequel l’avait plongée la douleur et la honte, Mlle Rumigny renvoyait la brave femme et restait seule.

La jeune mère s’approcha du berceau où dormait son enfant, le contempla longuement, et, après s’être penchée sur lui pour effleurer ses joues de ses lèvres, se releva.

Si M. de Fourmel eût été encore là, il n’aurait plus reconnu la malheureuse que sa voix brève et menaçante avait fait trembler.

Ses traits n’exprimaient plus le désespoir mais une résolution soudaine. Elle avait rejeté en arrière ses admirables cheveux blonds, essuyé ses larmes et passé sa main sur son front, comme pour en chasser les pensées qui l’avaient fait rougir.

Puis elle se dirigea vers le petit secrétaire où le juge d’instruction avait trouvé les lettres de Balterini, et attirant à elle une feuille de papier, elle la couvrit rapidement de quelques lignes, qu’elle mit bien en évidence sur la table, en l’attachant au tapis avec une épingle afin qu’elle ne pût s’envoler.

Cela fait, elle écrivit une seconde lettre, plus longue, qu’elle glissa sous une enveloppe, et cette lettre terminée, Marguerite retomba dans l’immobilité, la tête dans ses deux mains.

Le timbre de la pendule, en sonnant huit heures, la fit tressaillir.

– Il est trop tôt, dit-elle avec un triste sourire.

La fillette venait de se réveiller ; elle la prit dans ses bras, lui donna à boire, et bientôt l’innocente créature se rendormait, bercée par le refrain que sa mère lui chantait à demi-voix.

Mlle Rumigny la remit doucement dans son berceau et s’assit auprès d’elle.

Le calme de la jeune femme était effrayant.

Une grande heure s’était écoulée ainsi, lorsque Marguerite sortit brusquement de sa torpeur, se coiffa en une seconde, jeta un manteau sur ses épaules, prit son enfant qu’elle enveloppa chaudement dans un châle, et descendit l’escalier d’un pas ferme.

– Comment ! vous sortez ? lui demanda la concierge, au comble de la surprise.

– Je vais jusque chez le pharmacien, pour chercher de l’éther, répondit Mlle Rumigny.

– Voulez-vous que Bernier y aille ? Vous l’attendrez là, au coin du feu ?

– Non, merci, ça me fera du bien de prendre un peu l’air.

Et, ramenant sur sa fille le pan de son manteau, la jeune mère franchit le seuil de la maison dont le concierge venait de lui ouvrir la porte.

Elle tourna à gauche en se dirigeant vers la place Royale, qu’elle traversa rapidement et, gagnant, par la rue de Birague, la rue Beautreillis, elle descendit jusque sur le quai Henri IV.

Malgré l’heure avancée, l’endroit n’était pas désert. De nombreux ouvriers travaillaient aux abords des magasins de la ville.

Elle pressa le pas et arriva bientôt au pont d’Austerlitz.

La nuit était profonde ; il ne passait personne aux environs.

Marguerite s’était engagée sur le pont de dix pas à peine et elle s’approchait du parapet, lorsque tout à coup elle se sentit saisie par le bras.

– Laissez-moi ! gémit la malheureuse d’une voix étouffée.

– Pour que vous vous jetiez à l’eau avec votre enfant ? Jamais ! répondit l’inconnu qui l’avait suivie depuis la rue Marlot sans qu’elle l’eût aperçu.

– Eh bien ! oui, je veux mourir ! qu’est-ce que cela vous fait ?

– Beaucoup plus que vous ne croyez ! Allons, donnez le bébé et suivez-moi.

Mlle Rumigny baissa la tête et tendit son enfant à cet homme qui n’était autre que maître Picot ; mais celui-ci poussa aussitôt un cri de colère et d’épouvante.

Profitant de ce que son mouvement avait eu de rassurant pour le policier, la jeune mère lui avait échappé, et avant même qu’il eût pu prévoir son dessein, elle avait franchi le parapet et s’était jetée à la Seine.

Picot entendit le bruit que fit son corps en entrouvrant l’abîme. Presque aussitôt, un second bruit de même nature frappa son oreille.

Bien que fort embarrassé de l’enfant qui pleurait dans ses bras, l’agent se pencha vivement sur le fleuve.

L’obscurité était si complète que d’abord il ne distingua rien ; il percevait seulement ce clapotis régulier que produit un nageur.

Bientôt, en effet, il reconnut qu’un individu se dirigeait vigoureusement vers l’endroit où avait disparu la jeune femme, mais en se laissant un peu dériver par le courant.

L’homme avait si bien pris ses mesures et il était un nageur tellement habile, qu’il arriva juste au moment où la noyée revenait à la surface du fleuve.

Picot le vit la soulever par un bras et tout en lui maintenant la tête hors de l’eau, reprendre la direction de la rive.

– Sapristi ! Il n’aura pas volé ses vingt-cinq francs, celui-là, murmura-t-il au comble de l’admiration. Quel terre-neuve !

En quittant le pont, il courut sur le quai pour gagner la berge, heureusement à sec.

Trois ou quatre minutes après, le sauveteur, aidé de l’agent, y déposait Marguerite évanouie.

– Courez vite chercher une voiture, mon garçon, dit l’inconnu à Picot.

– Comment ! c’est vous ! s’écria le policier.

Tout stupéfait de reconnaître la voix et les traits de William Dow, il n’avait pu retenir cette imprudente exclamation.

– Comment ! moi ! répondit l’Américain avec une surprise admirablement feinte ; nous nous sommes donc déjà rencontrés ?

Maître Picot commença à se douter, malgré son amour-propre, qu’il avait affaire à plus fort que lui. Aussi jugea-t-il prudent de rompre les chiens en reprenant avec autant d’insouciance que possible :

– Ah ! non, pardon, je croyais ! Vous dites qu’il faudrait une voiture ?

– Nous ne pouvons reconduire cette malheureuse jusque chez elle dans cet état. Vous trouverez un fiacre, en face, boulevard Contrescarpe ; il y a je crois une station. Laissez-moi l’enfant, vous irez plus vite. Ou plutôt, non, gardez l’enfant, ramassez mon paletot que j’ai jeté là-bas sur la berge et suivez-moi. Le marchand de vins du coin de la rue Lacuée doit être encore ouvert ; je vais y porter la pauvre femme. Pendant qu’elle se réchauffera et reviendra à elle, vous irez chercher une voiture.

Tout en disant ces mots, l’étranger avait pris Marguerite dans ses bras, et, léger comme s’il eût enlevé un oiseau, il gravissait en courant la rampe du quai.

Picot le suivit, fort ennuyé de son singulier fardeau ; il ramassa en passant le vêtement dont William Dow s’était débarrassé pour se jeter à l’eau, et ils arrivèrent ainsi, l’un suivant l’autre, jusqu’à la boutique du débitant où se désaltéraient de nombreux clients.

L’apparition de William Dow et de l’agent causa dans l’établissement, on le comprend, une stupéfaction générale. Ce furent aussitôt des hélas ! et d’interminables questions ; mais l’Américain, sans s’inquiéter et surtout sans répondre, dit à une femme qui se trouvait près du comptoir :

– Permettez-moi, madame, de porter cette malheureuse dans votre chambre et soyez assez complaisante pour y allumer du feu.

Avec cette bonté naïve dont sont doués les gens du peuple, cette femme, qui était la maîtresse de la maison, s’empressa de s’écrier :

– Je crois bien, monsieur, venez vite ! Pauvre créature !

Et montrant le chemin à ses visiteurs inattendus, elle les introduisit dans l’arrière-boutique, où se trouvait un grand lit et où flambait un bon feu, bien qu’on fût déjà au milieu d’avril. Mais cette année-là, le printemps se faisait attendre et les nuits étaient encore glaciales.

William Dow étendit doucement sur le lit Marguerite, qui donnait déjà des signes de retour à la vie.

En retirant son bras gauche de dessous la tête de la jeune femme, l’Américain ramena un large médaillon d’émail dont le ruban, qui le suspendait au cou de Marguerite, s’était cassé, sans doute au milieu des efforts qu’il avait fait pour la soutenir hors de l’eau, et pour que ce bijou ne pût s’égarer, il le mit dans sa poche.

Quant à Picot, fort humilié de son rôle de bonne d’enfant, il s’était empressé de déposer sur un fauteuil le bébé, dont le sommeil avait à peine été troublé.

– Maintenant, dit l’étranger à l’agent, laissons madame déshabiller cette malheureuse, et pendant que je me sécherai moi-même, courez chercher une voiture.

Le policier, qui ne demandait qu’à en finir, se hâta d’obéir, comptant bien que c’était pour la dernière fois. Il partit au galop, tout en se faisant ses petites réflexions selon sa louable habitude.

Ce qu’il ne s’expliquait pas surtout, c’était l’arrivée si opportune de William Dow, à moins qu’il ne fût à sa fenêtre, aux aguets, juste au moment où Marguerite était sortie de chez elle ; et de la part de l’étranger, cette surveillance du n° 13 confirmait maître Picot dans ses premiers soupçons.

Ainsi que tous les raisonneurs qui veulent découvrir aux faits les plus simples et les plus naturels des causes mystérieuses, l’agent de la sûreté n’oubliait qu’une chose dont le concours est si fréquent : le hasard. Or, c’était absolument le hasard qui, cette fois, avait tout fait.

Au moment de rentrer à son hôtel, William Dow avait reconnu, dans la personne qui franchissait le seuil du n° 13 et quoiqu’il ne l’eût vue qu’une seule fois, celle qui, pour tout le monde, était encore Mme Bernard.

Il ignorait qu’elle eût reçu la visite de M. de Fourmel, mais il lui avait paru bizarre que cette femme, à peine convalescente, sortît à pareille heure avec son enfant, et mû par un de ces motifs qui nous sont encore inconnus, mais qui le poussaient à s’occuper de tout ce qui se rapportait à l’affaire de la nuit du 3 mars, il avait suivi la jeune mère.

Au coin de la rue Marlot, en voyant l’agent s’élancer sur les pas de Marguerite, il avait pressenti qu’il allait se produire quelque événement de nature à nécessiter son intervention, et tout en se dissimulant adroitement le long des maisons, il n’avait plus perdu de vue ni le policier ni la jeune femme.

Il était ainsi arrivé sur le quai au moment même où Mlle Rumigny se jetait à l’eau.

Pendant que maître Picot se procurait une voiture, la femme du marchand de vin avait si intelligemment suivi les instructions de l’Américain que, moins de cinq minutes après avoir été étendue sur le lit et débarrassée de ses vêtements humides, la noyée revenait à elle.

William Dow, qui, grâce au débitant, avait pu, lui aussi, se changer, s’approcha vivement de celle qu’il avait arrachée à la mort.

Les yeux hagards, les lèvres tremblantes, Mlle Rumigny s’efforçait de ses souvenir.

La mémoire lui revenant soudain, elle s’écria :

– Mon enfant !

La brave femme qui lui avait cédé son lit se hâta de lui mettre sa fille dans les bras, et Marguerite pressa le pauvre petit être sur son sein, en le couvrant de baisers.

Puis, les larmes qui l’étouffaient se faisant jour, elle éclata en sanglots.

– Du calme, madame, lui dit William Dow, et buvez ceci.

Il lui présentait un verre de vin chaud aromatisé.

Mlle Rumigny obéit en fixant un regard interrogateur sur cet homme qui lui parlait avec bonté et qu’elle ne connaissait pas.

– Pourquoi m’avoir sauvée ? murmurait-elle. Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse morte ? Vous ne savez donc pas : ils diront que c’est Robert qui l’a tué ! Ils me croient coupable, moi aussi ! Mon pauvre père ! Non, je ne veux pas vivre avec ce remords. Laissez-moi mourir !

Et serrant contre elle son enfant qui criait, elle tentait de se lever.

L’étranger la retenait doucement en s’efforçant de la rassurer.

Au même instant, la porte s’entrouvrit et Picot reparut.

– La voiture est là, dit-il. Comment va la petite dame ? Déjà revenue ! Alors nous allons l’emmener !

– Je vais vous reconduire chez vous, madame, dit William à Marguerite ; cette excellente femme qui vous a soignée va vous prêter du linge et une robe ; demain elle viendra tout chercher en rapportant vos vêtements.

La jeune mère, dont l’exaltation avait cessé, fit signe qu’elle ferait ce que voudrait son sauveur ; celui-ci emmena l’agent dans la boutique pour que leur présence ne gênât pas, et quelques instants après, Marguerite, chaudement couverte, montait dans le fiacre amené par Picot.

L’Américain avait glissé quarante francs dans la main de la femme du débitant, en lui disant :

– Ce n’est pas pour payer votre hospitalité, mais pour acheter des joujoux à vos enfants !

En montant dans la voiture, où l’agent avait déjà pris place, il commanda au cocher :

– Rue Marlot, n° 13.

Le fiacre venait de quitter la rue Beautreillis pour traverser la rue Saint-Antoine, lorsque Picot, qui jusqu’alors était resté immobile dans son coin, tourna le bouton d’arrêt.

Le cocher obéit en se rangeant le long du trottoir.

– Que faites-vous donc ? demanda William Dow à son compagnon de route.

– Vous le voyez, je fais arrêter, répondit l’émissaire de M. Meslin avec un sourire ironique que l’obscurité cacha à son interlocuteur.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous n’allons pas rue Marlot.

– Où allons-nous donc ?

– À la Permanence !

– À la Permanence ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

– C’est le bureau où l’on conduit, avant de les écrouer au Dépôt, les individus mis en état d’arrestation.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai là, dans ma poche, un mandat d’arrêt contre madame ; j’avais l’intention de ne le mettre à exécution que demain matin ; mais, comme après ce qui vient de se passer, je ne suis pas certain de la retrouver chez elle, j’aime autant remplir ma mission de suite.

– Pourquoi ce mandat d’amener ?

– Ah ! cela ne me regarde pas. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il est signé de M. de Fourmel, le juge d’instruction chargé de l’affaire de l’assassinat du n° 13.

L’agent avait intentionnellement souligné ces derniers mots, dans l’espoir qu’ils arracheraient à l’Américain quelque mouvement de surprise de nature à le trahir ; mais, ainsi que toujours, William Dow ne perdit rien de son flegme.

Quant à celle dont le sort se débattait entre ces deux hommes, elle écoutait, entendait, mais sans comprendre. Il était évident que la raison l’abandonnait.

– Vous croyez, reprit l’étranger, que j’ai repêché cette pauvre femme pour vous la laisser conduire en prison ?

– Je ne prétends pas que ce soit dans ce but ; cependant vous ne vous y opposerez pas. Ce serait d’ailleurs inutile, car j’appellerais deux sergents de ville et force resterait à la loi.

– Vous avez raison, dit William Dow, comprenant que toute résistance serait nulle et compromettante. Faites votre devoir ! Toutefois vous me permettrez bien de vous accompagner jusque-là. J’ai le droit, au moins, de suivre jusqu’au bout celle que j’ai sauvée. Je veux m’assurer que les choses se passent légalement.

– Oh ! certainement, répondit Picot, qui ne s’attendait pas à pareille soumission de son ennemi intime.

Et, se penchant à la portière, il cria au cocher :

– À la Permanence, rue du Harlay, par le quai de la Conciergerie !

La voiture reprit sa course.

XII – À LA PERMANENCE

Dix minutes après, le fiacre s’arrêtait à l’adresse indiquée, c’est-à-dire à l’une des portes de cet horrible amas de constructions vermoulues qui renfermaient alors les innombrables services de la Préfecture de police.

Picot sauta à terre le premier ; William Dow l’imita pour aider la jeune femme à descendre.

L’infortunée ne semblait pas avoir conscience de ses actes.

Le bureau de la Permanence se trouvait à cette époque au rez-de-chaussée, à gauche de ce grand escalier de bois aux marches raides et humides qui conduisait au premier étage et à cette longue galerie vitrée qu’il fallait suivre, à droite et à gauche, pour se lancer dans cet inextricable dédale d’escaliers, de portes, de passages, de couloirs menant aux divers bureaux de l’administration.

Les « égarés » du 18 mars ont brûlé ces bâtiments honteux pour Paris et qui menaçaient ruine. Ils avaient, au moins, des raisons toutes particulières pour agir ainsi. C’est le seul crime intelligent qu’ils ont commis.

– Oh ! vous pouvez m’accompagner si cela vous intéresse, dit ironiquement Picot à William Dow, en lui désignant la porte du bureau où il avait affaire.

Et, prenant le bras de Mlle Rumigny, qui obéissait automatiquement, il s’avança en homme qui connaissait la maison.

L’Américain le suivit.

Ils pénétrèrent d’abord dans un vestibule sordide, et traversèrent une petite pièce dans laquelle deux ou trois gardiens de la paix dormaient auprès d’un grand poêle de faïence. Ils entrèrent ensuite dans une salle assez grande, qu’une barrière de bois à hauteur d’appui et polie par le frottement, divisait en deux parties.

D’un côté, quatre pupitres placés dos à dos sur deux larges tables et des rayons chargés de registres ; de l’autre, des bancs le long de la muraille et une cheminée à la prussienne où fumait un feu de houille.

Deux lampes répandaient plus de mauvaise odeur que de clarté dans ce lieu lugubre.

Ce n’était pas encore la prison, mais c’en était bien l’antichambre.

C’était la Permanence, bureau qu’on nomme ainsi parce que, nuit et jour, on y trouve un greffier et son secrétaire.

Les auxiliaires de la justice ne doivent pas chômer plus que ne le fait le crime. Des arrestations pouvant avoir lieu à toute heure, il faut qu’à toute heure la prison puisse s’ouvrir.

Or, c’est par la Permanence que passent tous ceux que le Dépôt doit recevoir et garder jusqu’à ce que la Préfecture de police ou le Parquet aient statué sur leur sort.

Tout naturellement, il y a pour ce service deux greffiers et deux secrétaires, qui se relèvent de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures.

Au bruit des pas des arrivants, l’employé de veille qui sommeillait accoudé sur un des pupitres leva la tête et tendit machinalement la main.

Picot lui tendit, déplié, le mandat d’arrêt dont M. Meslin lui avait confié l’exécution, peu d’instant après l’avoir reçu lui-même de M. de Fourmel.

– Votre nom ? demanda sèchement le greffier à la jeune femme, tout en parcourant d’un œil à demi fermé le mandat.

Mlle Rumigny ne répondit pas.

Appuyée contre la balustrade qui séparait les deux parties de la pièce, car sans ce soutien elle n’aurait pu se tenir debout, et son enfant pressé contre son sein, la malheureuse regardait sans voir, entendait sans comprendre.

Si son corps était revenu à la vie, son esprit restait engourdi.

– Voyons, c’est à vous que je parle, répéta l’employé ; votre nom ?

– Vous n’entendez donc pas ? lui dit à son tour Picot, en la secouant par le bras. On vous demande comment vous vous appelez ?

– Quoi ? que me voulez-vous ? murmura Marguerite. Laissez-moi !

Elle avait fait un pas en arrière comme pour s’enfuir, mais l’agent de la sûreté lui avait barré le passage.

– Ah çà ! c’est donc une folle que vous m’amenez là, fit le bureaucrate en haussant les épaules. Il fallait le dire !

Sans s’occuper davantage de la jeune femme, il s’était mis à remplir les blancs d’un imprimé qu’il avait devant lui.

Muet et immobile, William ne perdait pas un des détails de cette scène navrante.

– Accompagnez l’agent et la prisonnière au Dépôt, commanda le greffier à l’un des gardes, quand il eut fini d’écrire.

Et il tendit à Picot un ordre ainsi conçu :

PRÉFECTURE DE POLICE

POLICE MUNICIPALE

Bureau

PERMANENCE

Motif : Mandat d’arrêt de M. le juge d’instruction de Fourmel.

M. le Directeur du Dépôt recevra la nommée Marguerite Rumigny (avec un enfant)

Âgée de …

Née à …

Département de …

Et l’y gardera jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné.

Paris, le 5 avril 18..

Pour l’inspecteur principal,

ROMAIN.

Ledit Romain avait dû laisser en blanc plusieurs lignes, puisque Mlle Rumigny n’avait pas répondu à ses questions, mais comme il pensait avoir affaire à une folle, cela l’inquiétait peu.

– Allons, venez, dit le policier à sa prisonnière.

– Il faudrait au moins lui enlever son enfant, observa le greffier, mû par un sentiment d’humanité.

Cette menace parut rappeler subitement Marguerite à elle-même.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ; m’enlever mon enfant ! Qu’allez-vous donc faire de moi ?

Et enveloppant la petite créature dans son châle, comme si elle eût voulu la dérober à tous les regards, elle la serrait contre sa poitrine.

Fort embarrassé, surtout à cause de la présence de l’Américain, Picot commençait à regretter de n’avoir pas remis au lendemain l’exécution de sa pénible mission.

Cependant il fallait en finir.

– Non, dit-il à la jeune femme, on ne vous enlèvera pas votre enfant, seulement il faut obéir.

Il avait pris Mlle Rumigny par un bras et l’entraînait doucement vers la porte du bureau.

L’infortunée se laissait conduire.

La promesse qu’on venait de lui faire la rendait indifférente à l’égard de tout autre malheur.

William Dow s’était approché d’elle, et au moment où il la soutenait pour l’aider à descendre les trois marches de la Permanence, il lui murmura rapidement à l’oreille :

– Courage, madame ; moi, je ne vous abandonnerai pas.

Marguerite reconnut la voix de son sauveur et lui répondit :

– Vous voyez bien qu’il valait mieux me laisser mourir !

Joli défenseur qu’elle aura là ! pensa l’agent de la sûreté, qui avait tout entendu ; il ne se doute guère qu’au premier instant il sera lui-même à l’ombre.

Il guidait sa prisonnière à travers les étroits couloirs qu’ils étaient obligés de traverser pour gagner la prison.

Les planchers étaient humides et rugueux, les escaliers raides et glissants, semés de mille obstacles.

Mlle Rumigny trébuchait à chaque pas.

Sans l’aide de ceux qui la soutenaient le long de ces lugubres passages, à peine éclairés par quelques fanaux accrochés çà et là aux murailles, elle serait tombée vingt fois.

Ils arrivèrent enfin à l’entrée du Dépôt. Seulement alors, à la vue de cette porte sombre, bardée de fer, Marguerite parut comprendre où on la conduisait.

Au bruit lugubre que fit, en retombant, le marteau que Picot avait soulevé pour annoncer son arrivée, elle leva les yeux, tressaillit, se mit à trembler, et quand, après le grincement des verrous et de la serrure elle aperçut le gardien et, derrière lui, le gouffre béant, elle jeta un cri d’horreur.

– Courage ! lui répéta William Dow, en la quittant, car il comprenait qu’on ne le laisserait pas aller plus loin.

Le municipal qui avait accompagné l’agent de la sûreté remplaça l’Américain auprès de Marguerite, prête à défaillir, et la lourde porte du Dépôt se referma, en sonnant comme un glas funèbre, sur la fille de la victime de la rue Marlot.

– Voilà une femme perdue, si je ne m’en mêle, se dit l’étranger en reprenant la route qu’il venait de parcourir. Le mandat est signé de M. de Fourmel ; c’est un homme sérieux ; il faut qu’il ait découvert des preuves bien accablantes de sa complicité ! Ce serait étrange si, moi, William Dow, je prouvais son innocence ! Quand ce ne serait que pour me venger de maître Picot !

Ces réflexions l’ayant conduit jusque sur le quai de la Conciergerie, notre mystérieux personnage tourna à droite pour prendre à pied le chemin de l’hôtel du Dauphin.

Tout à coup, il sentit dans sa poche un objet dont la forme ne lui rappelait au toucher rien qui lui appartînt.

Il l’en tira et reconnut le médaillon de Marguerite qu’il avait oublié.

L’ayant ouvert, il s’approcha d’un bec de gaz afin d’examiner ce que contenait le bijou.

C’était le portrait d’un homme d’une trentaine d’années et remarquablement beau.

– L’amant, sans doute, pensa William Dow ; l’assassin, croit M. de Fourmel ; peut-être tout simplement l’infidèle. Nous verrons bien !

Et il continua sa route.

XIII – UNE NUIT AU DÉPÔT

Pendant ce temps-là, Mlle Rumigny subissait les formalités humiliantes de l’écrou, de la toise, de la fouille, mais sans avoir conscience de ce qu’on faisait d’elle. Ces formalités remplies, elle fut remise entre les mains d’une sœur, sur le seuil du quartier des femmes.

C’est surtout dans les prisons et dans les diverses stations qui y conduisent, depuis le bureau du commissaire de police jusqu’au cabinet du juge d’instruction, là où s’exerce un pouvoir absolu, sans contrôle, ne relevant que de la conscience de ceux qui le possèdent ; c’est là surtout qu’il reste beaucoup à faire au législateur.

On ne saurait croire quelles souffrances inutiles, morales et physiques, sont infligées au malheureux, innocent ou coupable, depuis le moment de son arrestation jusqu’à celui où ses juges le renvoient indemne ou condamné !

Cela, quels que soient les sentiments d’humanité des magistrats qui l’interrogent et des gardiens qui le surveillent.

Que le prévenu soit un homme du monde, une femme bien élevée, une jeune fille pure de certaines souillures, un ouvrier, un voleur, un assassin, surtout s’il n’a pas d’argent pour payer la pistole, c’est-à-dire l’isolement, les formalités préliminaires sont toujours les mêmes, à moins que, dans son malheur, il n’ait la bonne fortune de rencontrer un de ces fonctionnaires intelligents qui, tout en respectant la loi, savent adoucir la rigueur des règlements.

Sans quoi, pour tous, c’est l’agent, souvent brutal ; c’est la Permanence, le Dépôt, le contact repoussant des êtres les plus dégradés ; c’est la promiscuité avec le vice et l’infamie.

Est-ce là de l’humanité ? Est-ce là de la justice ? Est-ce que pour chacun de ces individus l’humiliation est la même ? Est-ce que pour chacun d’eux la souffrance est égale ?

Celui-ci appartient au monde, sa culpabilité est encore l’objet d’un doute ; celui-là est un repris de justice, arrêté en flagrant délit. Et c’est auprès de celui-là que vous jetez celui-ci sur le même lit de camp ! C’est dans la même cour étroite qu’ils respireront un peu d’air ; c’est à la même gamelle qu’ils mangeront ; c’est le même gardien qui, les confondant dans le même mépris, leur parlera à tous deux du même ton. Celui-là aura le droit de dire à celui-ci : Camarade ! Cela est horrible !

Et la prison préventive avec le secret, cette torture morale qui ne le cède en rien à la torture physique des derniers siècles, qui a même sur elle cette épouvantable supériorité qu’elle est sans limites, qu’elle peut durer des mois, des années.

La première ne tuait que le corps ; la seconde brise le corps et l’âme ! Ceux qui l’infligent, – par nécessité, nous le reconnaissons, mais seulement au début d’une instruction, – n’ont donc jamais réfléchi à ce qu’il y a d’épouvantable dans cet isolement, loin de tout ce qui vit et pense, dans ce tête-à-tête l’inflexible avec le désespoir, la terreur et le remords, dans l’ignorance du terme de ce supplice.

Cette torture conduit parfois, comme son aïeule, aux mêmes résultats : à l’aveu d’une faute qui n’a pas été commise !

Est-ce qu’il est possible d’oublier cette malheureuse femme qui, mise au secret à Douai sous la prévention d’infanticide, se reconnut coupable de ce crime ?

À sa solitude, à son cachot, elle préféra tout : la cour d’assises et la maison centrale. Trois mois plus tard, c’est-à-dire six mois après l’époque où, selon l’accusation, elle avait tué son enfant, elle accouchait à terme.

L’emprisonnement préventif de cette femme n’avait cependant duré que trois mois.

Et lorsque les prévenus sont condamnés à ce supplice, pendant six mois, pendant une année entière, comme nous l’avons vu souvent dans ces derniers temps, à propos d’opérations financières que la loi avait le devoir de réprimer et de punir ! Et quand le prévenu est déclaré innocent, après quatorze mois de prévention, comme le fait s’est produit à l’égard d’un ancien fonctionnaire de l’Empire, dont les témoins à charge cités par l’accusation ont été les plus ardents défenseurs !

Quel dédommagement les tribunaux accordent-ils à celui qui a été victime d’une aussi déplorable erreur ? Aucun ! La loi ne les y autorise pas.

Si, par le fait d’une dénonciation calomnieuse, un individu est faussement incarcéré, le calomniateur peut être condamné à des dommages et intérêts calculés sur le préjudice causé. Si c’est le Parquet, au contraire, qui a poursuivi d’office, arraché à ses affaires et à ses affections celui qu’il croyait coupable, ses juges ne lui doivent rien autre chose que la proclamation de son innocence.

Ainsi la loi, expression suprême des intérêts de la société, ne se punit pas elle-même de cette erreur dont elle rend responsable l’un des membres de cette société qu’elle protège et défend.

S’il ne peut en être autrement, abrégeons au moins l’emprisonnement préventif, ses rigueurs et ses tortures.

Les affaires sont si nombreuses, nous répondra-t-on, que les juges d’instruction n’y suffisent plus. Cela est vrai et nous n’ignorons pas combien ces magistrats sont accablés, quel est leur zèle, quel est leur dévouement. Doublez, triplez leur nombre. Prenez à l’un de nos budgets le million qui vous manque. Ayez vingt experts, au lieu de monopoliser ces travaux si délicats et si longs entre les mains de trois ou quatre hommes fort habiles, fort honorables, mais qui coûtent aux prévenus une année de détention préventive, lorsque nulle affaire ne devrait nécessiter une étude de plus de trois mois.

Multipliez les moyens d’action pour que le coupable soit plus rapidement condamné, pour que l’innocent, auquel la loi ne vous autorise à donner aucune compensation, recouvre plus rapidement la liberté ! Acceptez la caution plus fréquemment, ainsi que les juges le font en Angleterre.

En matière de délits financiers surtout, que cette caution soit considérable. Si le prévenu s’enfuit, la loi n’est pas moins satisfaite, puisque vous le frappez plus sévèrement s’il est coupable ; et ses créanciers y gagnent au moins quelque chose.

Rompez avec des usages surannés, avec les embarras et les lenteurs d’une bureaucratie compassée. La justice et l’humanité y gagneront tous les deux.

Soyez enfin, non seulement la justice intègre et éclairée, qui est l’honneur de notre pays, mais encore la justice rapide, qui est l’effroi du coupable et l’espérance de l’innocent.

Comment s’étonner, alors que les choses se passent ainsi dans les sphères supérieures, des abus et de la dureté que l’on trouve chez les subalternes ?

Les sœurs des prisons, ces dignes et saintes femmes dont la mission est si pénible, ne voient tout d’abord que des coupables dans les prisonnières confiées à leurs soins autant qu’à leur surveillance, et la réception qu’elles leur font s’en ressent un peu.

Mlle Rumigny allait l’éprouver cruellement.

– Vous êtes ici pour vol ? lui dit la sœur à laquelle le gardien l’avait livrée.

– Pour vol ! répéta la jeune mère en levant sur son interlocutrice ses yeux hagards ; pour vol !

La sœur prit cette réponse pour un aveu.

– Suivez-moi, lui dit-elle.

Marguerite obéit machinalement. Sa fille s’était mise à crier, elle la berçait en marchant.

– Vous nourrissez votre enfant ? lui demanda la religieuse.

– Oui ! fit Mlle Rumigny en dégrafant son corsage.

– Tout à l’heure, lorsque vous serez en cellule. Si vous n’avez pas de lait, je vous en ferai chauffer.

Ces mots avaient été prononcés avec douceur et compassion.

Ce n’était déjà plus la gardienne qui parlait, mais la femme.

Une seconde sœur, portant un fanal, s’était jointe à la première.

Ainsi que celle de sa compagne, sa robe de bure était ornée d’un large ruban bleu, marque distinctive de la congrégation de Marie-Joseph, qui se consacre à l’œuvre des prisons et dont la maison mère est à Dorat, dans la Haute-Vienne.

Elles échangèrent quelques mots à demi-voix, ce qui était une précaution bien superflue, car Marguerite songeait peu à les écouter, et elles tournèrent à droite pour prendre le couloir des cellules.

Au bout de dix pas, elles s’arrêtèrent en face d’une porte basse que l’une des religieuses ouvrit bruyamment.

C’était celle de la cellule n° 7.

La sœur qui portait le fanal y pénétra la première.

– Entrez, dit l’autre à Marguerite, en la faisant passer devant elle.

Celle cellule ressemblait à toutes ses voisines.

Des murs blanchis à la chaux, un parquet lavé, une petite fenêtre très haut placée et fermée par un abat-jour.

Comme mobilier : un lit étroit et dur, sans draps – le prisonnier doit payer huit sous s’il en veut une paire, – et une seule couverture rousse. Puis une petite table fichée à la muraille, une chaise de paille retenue à la table par une chaîne en fer, et au pied du lit, mal dissimulé dans son cube de bois, un récipient inutile à nommer.

– Vous allez me laisser ici toute seule ? gémit Mlle Rumigny, comprenant enfin qu’on l’avait arrêtée et conduite en prison. Pourquoi, mon Dieu ? Qu’ai-je fait ? Est-il donc défendu de vouloir mourir ?

– Voyons, calmez-vous, lui répondit doucement la religieuse ; donnez à boire à votre enfant, faites votre prière et dormez. Je ne puis vous allumer le gaz, on répare les tuyaux, mais je ne viendrai prendre le fanal que lorsque vous serez couchée.

Car les cellules sont éclairées au gaz, afin de pouvoir ne pas laisser dans l’obscurité les prisonniers malades ou ceux qui doivent être surveillés.

– Oh ! je vous en prie, supplia la malheureuse, ne m’abandonnez pas ; j’ai peur ! Je n’ai jamais fait de mal, je vous le jure ! Seigneur, ayez pitié de moi !

La pauvre femme s’était jetée à genoux, et pendant que d’une main elle pressait contre elle sa fille qui pleurait, elle s’accrochait de l’autre à la robe de la gardienne pour l’empêcher de s’éloigner.

Profondément émue de ce désespoir, comprenant sans doute aussi qu’elle n’avait pas affaire à une prisonnière comme elle en recevait tant chaque jour, la sœur releva Marguerite et trouva de si bonnes paroles qu’au bout de quelques instants, après avoir apaisé la soif de son enfant, la jeune mère s’étendit résignée sur le lit que la seconde religieuse avait garni de draps de grosse toile grise.

Le grabat était bien étroit, mais Marguerite avait conservé sa fille couchée en travers sur la poitrine, et lorsqu’elle entendit la porte de sa cellule se refermer, lorsqu’elle se vit dans l’obscurité, si elle ne se releva pas brusquement folle de terreur, si elle ne poussa pas un cri de désespoir, ce fut pour ne pas réveiller son enfant, qui s’était promptement endormie.

Quant à l’infortunée, elle conservait les yeux grands ouverts, s’efforçant de percer les ténèbres que son imagination peuplait de mille fantômes.

Il lui semblait que la voix sévère du juge d’instruction allait de nouveau se faire entendre ; elle sentait toujours peser sur elle ses regards interrogateurs ; elle revoyait son père ensanglanté qui lui apparaissait pour la maudire.

Puis ses souvenirs de jeune fille lui montaient au cerveau, pressés et vertigineux. Elle se rappelait son enfance si paisible, son roman d’amour, sa fuite de la maison paternelle, ce petit appartement de la rue Marlot, d’où elle s’était échappée pour mourir, et cet homme mystérieux qui l’avait arrachée à l’abîme, et elle fondait en larmes.

Cela dura longtemps, jusqu’à ce que, brisée au moral et au physique, elle finit par succomber à la fatigue et s’endormir d’un sommeil pesant, plein d’hallucinations et de vertiges.

Il y avait à peu près une heure que Marguerite reposait, si ce sommeil peut être appelé repos, lorsque, réveillée tout à coup par un bruit étrange, inattendu, inexplicable pour elle, et frappée au visage par un brusque rayon de lumière rougeâtre, qui parut à son esprit affaibli l’œil enflammé d’un monstre vengeur, elle se dressa à demi, étendit les bras pour éloigner l’horrible vision et, poussant un cri terrible, retomba inanimée.

C’était la surveillante de ronde, qui, pressée de terminer son service et ne sachant pas d’ailleurs qui se trouvait dans la cellule n° 7, en avait ouvert bruyamment le guichet pour projeter la lumière de son fanal à l’intérieur, afin de voir si tout s’y passait selon les règlements.

Elle avait bien entendu le cri de la prisonnière, mais aucun bruit de nature à l’inquiéter ne lui avait succédé, la religieuse n’avait vu là qu’un de ces appels si fréquents dans les prisons, et elle s’était remise en chemin pour achever son inspection.

Deux heures plus tard, au point du jour, lorsque la sœur supérieure pénétra dans cette cellule dont le silence n’avait plus été troublé, elle aperçut, accroupie dans un coin, la détenue qui berçait sa fille, en murmurant à son oreille une de ces chansons naïves dont les mères seules ont le secret.

À l’entrée de la religieuse, Marguerite ne fit pas un mouvement et n’interrompit pas son refrain.

La sœur se précipita vers elle, et, l’ayant vainement appelée, lui prit le nourrisson. Elle jeta aussitôt un cri d’horreur !

L’enfant était glacé. Marguerite ne berçait plus qu’un cadavre !

En retombant sur sa couche, au moment où la terreur l’avait affolée, la pauvre mère avait étouffé sa fille.

Elle ne fit pas un geste pour reprendre le petit corps ; elle laissa retomber ses bras vides et leva les yeux.

Leur expression égarée disait assez que la raison l’avait abandonnée.

Lorsqu’en arrivant à son cabinet, vers onze heures, M. de Fourmel apprit ce qui s’était passé, il en fut vivement affecté et ordonna de transporter Mlle Rumigny à Saint-Lazare, en recommandant qu’elle y fût entourée de tous les soins nécessaires.

Presque au même instant, il se passait dans le bureau de M. Meslin une scène étrange.

Maître Picot était en train de raconter à son chef ses hauts faits de la nuit précédente, et il en attendait impatiemment les éloges dont il se sentait digne, quand on apporta au commissaire de police une carte dont la vue lui fit faire un soubresaut sur son fauteuil.

– Ah ! c’est trop fort, dit M. Meslin à l’agent, c’est lui !

Lui, c’était William Dow, dont il venait d’ordonner l’arrestation à Picot, dans le cas où l’étranger se préparerait à quitter Paris.

– Faites entrer ce monsieur, ordonna le fonctionnaire.

L’Américain fut immédiatement introduit.

Son premier soin avait été, dans la matinée, d’envoyer chercher les effets de Mme Bernard et les siens, rue Lacuée – inutile de dire qu’il avait généreusement désintéressé la femme du marchand de vin de la perte de sa robe et de son linge – et il était vêtu avec son élégance habituelle.

En reconnaissant l’agent dans le cabinet du commissaire de police, il ne put s’empêcher de sourire et, avant que M. Meslin l’interrogeât, il lui dit de la voix la plus calme et avec la plus grande politesse :

– Monsieur le commissaire, j’ai l’intention de partir très prochainement, mais je n’ignore pas le soin que vous prenez à me faire suivre, et comme cette surveillance pourrait donner lieu à quelque conflit entre ce brave garçon et moi, je vous prie de lire cette lettre.

Stupéfait de cet aplomb et fort humilié de se voir ainsi complètement deviné, M. Meslin prit en rougissant le pli que lui présentait William Dow. À peine l’eut-il parcouru qu’il quitta précipitamment son fauteuil et, faisant signe à Picot de sortir, offrit gracieusement un siège à son visiteur.

– Mille remerciements, dit l’Américain d’un ton ironique, je suis fort pressé, j’ai quelques courses importantes à faire avant mon départ. Je ne désirais que vous faire lire cette lettre.

M. Meslin essaya vainement de le retenir et, voyant qu’il ne pouvait y arriver, il voulut au moins le reconduire jusqu’au seuil de sa maison.

Là, ils échangèrent un salut et le commissaire de police, très préoccupé, regagna son cabinet.

– Eh bien ? lui demanda l’agent qui guettait son retour, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

– Il y a, monsieur Picot, ce qui n’est peut-être pas nouveau, que vous n’êtes qu’un imbécile, répondit M. Meslin. Vous pouvez retourner à la Sûreté, je n’ai plus besoin de vous !

Et, sans se préoccuper de la mine déconfite du policier, qu’il laissait seul dans son antichambre, le commissaire de police rentra dans son bureau en fermant brusquement la porte derrière lui.

Après avoir employé une partie de sa journée à écrire des lettres pour l’Amérique, William Dow quittait Paris le soir même par la gare de l’Est.

Il est superflu d’ajouter que, cette fois, maître Picot ne le suivait pas.

XIV – LES AMOURS DE M. ADOLPHE MORIN

Après avoir gagné une fortune honorable, vingt-cinq à trente mille livres de rentes, dans le commerce des tissus, M. Rumigny, qui était veuf depuis une dizaine d’années, s’était retiré des affaires pour être tout entier à ses deux passions : son amour pour la musique et son adoration pour sa fille.

Cette fille, que nous connaissons déjà, était, à l’époque où nous pénétrons chez son père, une ravissante enfant de dix-huit ans, blonde et pâle, dont la physionomie, quoi que fît M. Rumigny, restait rêveuse, presque triste.

Rien cependant ne lui manquait ; ses moindres désirs étaient des ordres et ses jeunes amies, ainsi que toutes les personnes qui la connaissaient, devaient la croire la plus heureuse des femmes. Son père ne parlait d’elle qu’avec enthousiasme et ne lui refusait jamais ce qui plaît tant aux jeunes filles : une robe, un bijou, un voyage à Paris ou sur les bords du Rhin.

C’est que la tristesse de Marguerite tenait à des causes ignorées de ses plus intimes, de ceux qui, la voyant chaque jour, étaient constamment témoins des mille preuves de tendresse de l’ancien négociant pour son enfant.

Ils ne comprenaient pas que c’était cette tendresse même dont la jeune fille souffrait comme du plus cruel martyre.

Que nos lecteurs se rassurent. Il ne s’agit ici d’aucune passion honteuse, que notre plume ne saurait peindre, d’aucun de ces récits malsains qui conduisent si rapidement un livre à sa dixième édition. Nous ne voulons pas du succès qu’on obtient aisément à ce prix. Une rapide esquisse du caractère de M. Rumigny suffira pour nous faire comprendre et tout expliquer.

M. Rumigny n’était certes pas un méchant homme ; peut-être, au contraire, était-il né complètement bon, mais l’incessante réussite qu’il avait eue dans ses affaires, l’admiration dont il avait toujours été l’objet de la part de sa femme, pauvre créature simple et naïve qui était morte en adorant son mari après avoir été l’esclave de ses caprices ; la timidité de sa fille, l’indulgence de ses amis, et surtout une incommensurable vanité ; tout cela l’avait gâté à un point qu’il était devenu un véritable despote, despote inconscient, dont la tyrannie affectait des airs de bonhomie auxquels les étrangers se laissaient prendre.

Il suffisait cependant d’être des intimes de M. Rumigny pour devenir une de ses victimes. Il avait la prétention d’être, chez lui, empereur et pape tout à la fois ; et c’était chose réellement amusante, lorsqu’on n’étudiait l’ex-négociant qu’à la surface, de le voir régner sans la moindre velléité d’opposition parmi ses sujets.

C’était, en un mot, le moi dans toute sa fatuité grotesque, dans toute son omnipotence brutale.

Ce caractère entier, personnel, égoïste avait un peu fait le vide autour de l’ancien fabricant. Peu à peu il n’avait fini par ne plus recevoir que la demi-douzaine de dilettanti qui partageaient son amour pour la musique, car M. Rumigny, par un de ces phénomènes psychologiques assez fréquents, s’était épris d’une véritable passion pour un art dont tout semblait l’éloigner : son éducation, ses affaires, le milieu dans lequel il avait été élevé, dans lequel il avait vécu.

D’abord simple fantaisie, ce goût s’était rapidement transformé en une véritable monomanie, et, son entêtement et ses dispositions naturelles aidant, il était arrivé, bien qu’il s’y fût pris un peu tard, à être un exécutant d’une certaine valeur.

Il jouait du violon de façon à faire très convenablement sa partie dans un quatuor, il déchiffrait convenablement au piano, et il avait si bien lu et retenu tous les ouvrages concernant la musique et les maîtres, depuis les Dialogues, de Galilei, le père du grand philosophe, jusqu’à l’Histoire de la musique, de Martini, que, sur ce sujet, sa conversation était vraiment intéressante.

On conçoit aisément, le caractère de notre personnage étant connu, qu’il avait poussé les choses à l’excès. De simple amateur, il était devenu mélomane ; puis il s’était attaché à une école, l’école italienne, et il ne quittait Palestrina, Pergolèse ou Cimarosa que pour s’occuper de Marguerite.

Car M. Rumigny aimait sincèrement sa fille, mais comme il aimait toutes choses : pour lui-même, en raison directe des satisfactions qu’il y trouvait. Il était bien plus jaloux des compliments et des soins de son enfant que ne l’eût été l’amant le plus ombrageux.

Marguerite devait être heureuse, complètement heureuse dans cette maison où tout vivait par son père et pour lui. Aussi, lorsqu’un des parents ou des amis de M. Rumigny lui faisait observer que sa fille venait d’avoir dix-huit ans, qu’elle était jolie et qu’il faudrait bientôt songer à la marier, l’ex-négociant le repoussait-il avec colère, à moins qu’il ne répondît en haussant les épaules et avec un sourire d’une fatuité paternelle inexprimable :

– Vous êtes fou comme les autres : ma fille n’aime et n’aimera jamais que son père et la musique italienne. Un mari ! nous avons bien le temps d’y songer. N’est-ce pas, Marguerite ?

La jeune fille, ne sachant que dire, baissait la tête en rougissant et se jetait dans les bras de son père, qui prenait cet élan pour une réponse affirmative. Ce qu’il y avait de profondément triste, c’est que le bonhomme était sincère en parlant ainsi, c’est qu’il était convaincu.

Marier Marguerite ! Se priver au profit d’un autre de sa présence, de ses soins, de ses caresses ! Ne plus l’avoir là, près de lui, comme un ornement ! Ne plus entendre sa voix, ne plus répéter avec elle les morceaux qu’il devait jouer avec ses amis ; ne plus la promener orgueilleusement à son bras, faire en sa compagnie ces voyages durant lesquels il était l’objet de tous les regards et de toutes les jalousies, car on la prenait pour sa femme ! Vivre seul ou vivre sous le même toit avec le mari qu’il trouverait à chaque pas entre lui et son enfant !

À ces idées, M. Rumigny se révoltait, traitait d’absurdes et d’immorales ces lois naturelles qu’il nous faut tous subir, et il se prenait parfois à ne plus aimer, jusqu’à détester sa fille, lorsqu’une lueur de raison le forçait d’admettre qu’elle se marierait un jour.

Ah ! qu’il le haïssait par avance ce gendre inconnu pour lequel il avait élevé, nourri, adulé son enfant ; cet homme qui aurait acquis du soir au lendemain le droit de lui dire : tu ; qui l’emmènerait peut-être bien loin ; auquel, plus qu’à son père encore, Marguerite devrait obéissance et affection !

– Eh bien, soit ! disait alors le vieillard, pour se consoler et amoindrir l’horreur que lui causait cet avenir, soit ! je lui trouverai un mari, puisqu’il le faut ; mais je le choisirai moi-même ; je lui donnerai un homme mûr, sage, un de mes amis, qui la rendra heureuse. De cette façon, la séparation sera moins pénible, et même je ne me séparerai pas d’elle. Mais un jeune homme, un de ces fats, un de ces présomptueux, un de ces beaux garçons vaniteux et bêtes dont les jeunes filles s’amourachent sottement, et qui les trompent, battent et ruinent, jamais ! J’aimerais mieux la voir morte !

Quant à Marguerite, lorsque après une de ces scènes dont nous venons de parler, elle rentrait dans sa chambre virginale et qu’elle y rêvait aux chastes confidences que lui avait faites quelqu’une de ses jeunes amies, son cœur se gonflait et les larmes lui venaient aux yeux. Elle n’eût pu dire pourquoi, mais elle redoutait l’avenir.

Le calme se faisait ensuite dans son esprit et dans son cœur ; et, quelques instants après, en la voyant revenir souriante, son père se disait qu’il était fou, que sa fille ne le quitterait jamais, l’aimait plus que tout au monde, était complètement heureuse, et il la prenait sur ses genoux.

Pour lui, Marguerite avait toujours quinze ans ; c’était toujours une fillette dont la plus grande douleur pouvait être apaisée par un bijou nouveau.

Les choses durèrent ainsi jusqu’à l’époque où Mlle Rumigny atteignit dix-neuf ans, et son père, que la musique absorbait de plus en plus, ne s’apercevait pas, ou plutôt ne voulait pas s’en apercevoir, son égoïsme le lui défendait, du changement moral et physique qui se faisait en elle, lorsqu’il lui dit un matin en se mettant à table :

– J’ai une grande nouvelle à t’apprendre, mon enfant.

– Quoi donc, père ? fit Marguerite en levant ses beaux yeux.

– On est venu me demander ta main !

– Bah ! qui cela ?

La jeune fille avait fait cette question avec une telle indifférence que le vieillard, qui n’avait pas abordé sans appréhension ce chapitre délicat, en fut tout joyeux et répondit gaiement :

– Ton cousin Adolphe !

Mlle Rumigny esquissa une petite moue des plus expressives et des moins flatteuse pour ledit cousin.

– Et vous lui avez répondu ? demanda-t-elle en souriant.

– Mais ce que je devais répondre, ce que me commandaient tout à la fois mon devoir et mon affection, poursuivit bravement le bonhomme ; à savoir que je te ferais part de sa démarche, que je n’étais pas le maître de ma fille, qu’il fallait avant tout qu’elle fût consultée. Est-ce que je suis un tyran, moi, pour te faire violence ! Est-ce que tu n’es pas d’âge à choisir toi-même un mari !

M. Rumigny, certain que Marguerite ne voulait pas de son cousin, aurait continué longtemps encore sur le même ton, si la jeune fille ne l’avait pas arrêté en lui disant avec une gaieté plus apparente que réelle :

– Eh bien ! mon cher père, vous pourrez répondre à M. Adolphe Morin que je suis très flattée de sa demande, mais que je désire ne pas me marier encore, que je ne veux pas vous quitter, me séparer de vous, que je me trouve très heureuse telle que je suis.

L’égoïste vieillard n’entendit pas que la voix de sa fille était remplie de larmes, et, rapprochant vivement sa chaise de la sienne, il lui dit en prenant sa main :

– Réfléchis bien, ma petite Marguerite ; je suis certainement très touché de tes sentiments pour moi, mais je ne voudrais pas que tu te sacrifiasses pour ton vieux père. Adolphe est fort riche, bien posé ; il ferait, j’en suis sûr, un excellent mari. De plus, c’est un bon et brave garçon, que ton refus chagrinera beaucoup. Toutefois je ne veux pas te contraindre ! C’est égal, tu as peut-être tort. Enfin, tu es bien décidée ?

– Oh ! tout à fait !

– Alors, c’est entendu, je le lui dirai.

Et saisissant la tête de son enfant à deux mains, M. Rumigny couvrit son front de baisers, puis se sauva, dans la crainte de manifester trop clairement sa joie.

Mais Marguerite, aussitôt son départ, éclata en sanglots : elle avait compris l’odieuse comédie que venait de jouer son père.

Ainsi, voilà ce qui était réservé à sa jeunesse, à sa beauté, aux aspirations de son cœur : la recherche d’un homme de près du triple de son âge, et dont les traits, le ton et la tournure prêtaient au ridicule.

Non seulement M. Adolphe Morin approchait de la cinquantaine, mais il était loin d’être élégant et spirituel.

C’était un personnage compassé, à la physionomie hypocrite et doucereuse, physionomie qui masquait, disait-on, des passions ardentes et peu avouables.

Quoique dans une situation aisée, – on lui donnait une vingtaine de mille livres de rentes, – et bien qu’il n’eût aucune charge, il était d’une économie exagérée. S’il ne s’était pas marié jusqu’alors, c’est qu’il avait toujours couru après une grosse dot.

Pour la première fois, peut-être, il était assez amoureux pour ne pas trop penser à l’argent. Aussi était-il prêt à épouser sa cousine, quoique son père ne lui donnât que cent mille francs.

M. Morin ne s’imaginait pas qu’il pût être repoussé ; il avait cru la veille aux promesses de M. Rumigny, et il doutait si peu de son succès que, quelques instants après la scène que nous venons de raconter, il arrivait chez son oncle, un bouquet à la main, en séducteur et en vainqueur.

– Monsieur et mademoiselle sont encore à table, lui dit le domestique qui avait ouvert la porte.

– Tant mieux ! fit le vieux garçon en souriant ; je vais les surprendre.

Et traversant le vestibule, il entra dans la salle à manger, où Marguerite était seule et toujours en proie à l’émotion que lui avait causée son entretien avec son père.

En apercevant son cousin, la jeune fille essuya vivement ses yeux et, peu soucieuse du tête-à-tête dont elle était menacée, elle lui dit vivement en se levant :

– Mon père vient de me quitter, il doit être au jardin ; allons le rejoindre.

– Ne vous a-t-il rien dit ce matin, à mon sujet, ma charmante cousine ? demanda M. Morin en offrant assez gauchement son bouquet.

– Oui, mon père m’a fait part de votre demande, qui me flatte beaucoup ; il vous répondra lui-même, venez.

Elle s’était dirigée vers la porte de la salle.

– Puis-je au moins espérer ? fit le prétendant en l’arrêtant galamment au passage pour lui baiser la main.

– Tenez, Adolphe, dit avec fermeté Mlle Rumigny, comme si elle se fût armée de courage, je préfère être franche et vous épargner une seconde démarche qui serait inutile. J’ai répondu à mon père que je ne voulais pas me marier. Restons bons amis, mais je ne deviendrai jamais votre femme.

– Pourquoi ? interrogea prudemment M. Morin.

– Je viens de vous le dire : parce que je ne désire pas me marier.

– Et parce que vous ne m’aimez pas ?

– Mon cousin !

– Parce que vous ne me trouvez ni assez jeune ni assez riche pour vous ?

Tout cela était dit d’un ton doucereux qui dissimulait mal combien le neveu de M. Rumigny était humilié de ce refus.

La vérité est que son cœur et son amour-propre étaient également froissés.

Le jour où il s’était senti las de sa solitude et des amours faciles, c’est-à-dire quelque mois avant l’époque où nous nous trouvons, M. Morin avait daigné remarquer que Marguerite était jolie. De plus, il la savait l’héritière d’une assez grande fortune. De là à la désirer et à former le projet de l’épouser, il n’y avait qu’un pas.

Adolphe Morin n’avait pas deviné dans sa cousine la jeune fille sacrifiée à l’égoïsme paternel, malheureuse, aspirant au bonheur, comme c’est le droit de toute créature humaine ; il n’avait vu que la femme et l’argent, c’est-à-dire la satisfaction de ses deux appétits : l’amour brutal et l’avarice.

Il avait alors dressé son plan de campagne et s’était fait un ami dans la place en se rapprochant de son oncle, en flattant ses goûts, surtout en ne se présentant pas comme un amoureux, car il savait l’horreur de M. Rumigny pour tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à un futur gendre.

Mais comme il avait été forcé, pour jouer son rôle, de rendre ses visites de plus en plus fréquentes, il s’était trouvé presque chaque jour avec Marguerite, et son amour, simple calcul d’abord, s’était rapidement transformé en véritable passion, en un de ces désirs dominateurs qui prennent à la fois le cœur, les sens et l’esprit.

Il avait lutté aussi longtemps que possible, et si adroitement, avec toutes les ressources de sa nature hypocrite, que Mlle Rumigny ne s’était aperçue de rien ; puis un beau matin, à bout de patience, avide de possession, il s’était décidé à parler à son oncle de ses projets matrimoniaux.

Par extraordinaire, ce jour-là, le vieillard n’était pas trop mal disposé ; il accueillit sans mauvaise humeur les ouvertures de son neveu, – ce n’était pas d’ailleurs un de ces gendres qui l’épouvantaient, – et convaincu, de plus, que sa fille n’en voudrait pas, il fit le bonhomme et lui répondit qu’il était nécessaire, avant de prendre quelque décision que ce fût, de consulter son enfant.

Nous savons comment il avait manœuvré et quel avait été le résultat de sa proposition.

M. Morin, qui avait accepté comme argent comptant les promesses de M. Rumigny ; qui dans sa fatuité, pensait qu’il n’existait d’autre obstacle, entre celle qu’il aimait et lui, que la volonté paternelle, M. Morin fut stupéfait de la déclaration si nette et si franche de la jeune fille, et il allait sans doute se lancer dans mille protestations et récriminations, lorsque Marguerite, prévoyant le danger, prit les devants en lui disant :

– Vous vous trompez, mon cousin, je n’ai pas un tel orgueil que je ne sois sincèrement flattée de votre recherche, et je vous jure qu’il n’est qu’une raison à mon refus : Je désire ne pas me marier. Or, comme c’est là de ma part une résolution irrévocable, il ne serait pas convenable, je pense, que notre conversation sur ce sujet se prolongeât plus longtemps. Permettez-moi donc de me retirer. Au revoir, si vous ne voulez que de ma bonne amitié.

Sans attendre la réponse de M. Morin, après l’avoir salué affectueusement de la main, elle s’enfuit par la porte opposée à celle dont il lui barrait le passage.

Tout à la fois profondément humilié et douloureusement frappé, car, quel que fût son objectif matériel et quelles que fussent ses causes, son amour n’en était pas moins réel, le vieux garçon se demanda un instant ce qu’il devait faire. Ne sachant quelle contenance garder, il allait tout simplement s’éloigner, lorsqu’il M. Rumigny apparut.

Le mouvement de surprise du vieillard exprima bien qu’il ne comptait pas trouver son neveu dans la salle à manger et que cette rencontre ne le réjouissait que médiocrement ; toutefois M. Morin ne devina rien de semblable, et il s’avança vivement vers son oncle, en lui tendant la main d’un air tout déconfit.

– Eh bien ? lui dit celui-ci en feignant de ne rien comprendre, tu as causé avec Marguerite ?

– Oui, elle m’a refusé, répondit Adolphe Morin.

– Ça n’est pas possible ! J’ai cependant bien plaidé ta cause.

M. Rumigny avait lancé cette double exclamation avec un tel accent d’étonnement et de vérité que, si son interlocuteur avait eu quelques doutes sur sa sincérité, ils eussent immédiatement disparu.

– Elle m’a refusé, répéta-t-il très nettement. Ah ! elle a au moins le mérite de la franchise.

– A-t-elle dit pourquoi ?

– Elle ne veut pas se marier.

– Les jeunes filles disent toujours ça.

– Vous comprenez, mon cher oncle, qu’après un semblable échec, me voilà forcé de venir vous voir moins souvent.

– Tu auras tort. Je te l’ai dit : je ne contraindrai jamais Marguerite, car je ne veux que son bonheur, mais il ne faut pas ainsi déserter la place. Qui sait ? les filles, ça change si souvent d’idées ! Dans un mois, c’est elle peut-être qui courra après toi !

Si flatteuse que fût cette perspective, M. Morin, malgré toute sa vanité, ne l’accepta qu’en hochant la tête, et lorsqu’il s’éloigna, quelques instants après, son amour s’armait déjà de cette haine inconsciente qui accompagne toujours, dans les âmes viles, les passions inassouvies.

Quant au faux bonhomme, heureux de sa victoire et fier d’avoir aussi bien joué son rôle, il remonta chez lui pour y exécuter, avec une maestria qui disait toute sa satisfaction, le Salve Regina de Pergolèse.

Pendant ce temps-là, Marguerite pleurait ; mais le soir, lorsqu’elle s’assit à table, en face de son père, sa physionomie était si calme que M. Rumigny n’eut aucune peine à se persuader que c’était vraiment par amour filial qu’elle avait refusé de devenir Mme Morin.

Si l’ex-négociant mélomane avait été plus observateur ; si son égoïsme ne lui avait pas ordonné de tout rapporter à soi, ce calme l’eût au contraire effrayé. Il aurait compris que cette journée avait été décisive pour Marguerite, et que l’indigne comédie dont il s’applaudissait venait de lui enlever en partie le cœur de son enfant, en y faisant naître un levain de révolte qui éclaterait fatalement un jour.

Les femmes jugent volontiers par comparaison. Mlle Rumigny, si pure que fût son âme, avait opposé à cette passion ridicule de son cousin une de ces amours idéales qui bercent si souvent les plus chastes jeunes filles, et elle s’était dit qu’elle n’était faite ni pour l’isolement ni pour le sacrifice.

XV – LE ROMAN DE MARGUERITE

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis les scènes que nous venons de raconter, lorsqu’un matin M. Rumigny reçut de Florence une lettre qui le fit tressaillir de joie et qu’il relut dix fois de suite avec orgueil.

« Mon cher maître, lui écrivait un des plus illustres compositeurs italiens de l’époque, je recommande à toute votre bienveillance un de mes compatriotes, M. Robert Balterini, qui suivra de près ces lignes. C’est un jeune homme digne en tous points de l’accueil dont je vous prie de l’honorer, par amitié pour moi et au nom de votre amour pour le grand art que vous cultivez avec tant d’éclat. Balterini est déjà un maître ; vous le jugerez.

« Forcé de quitter l’Italie pour des motifs qu’il ne m’est pas permis de vous faire connaître, mais il vous les dira, il est venu me demander conseil et protection.

« J’ai pensé ne pouvoir mieux faire que de vous l’adresser ; faites pour lui ce que vous feriez pour mon fils, je vous en serai tout reconnaissant. Balterini ne sera pas de vos amis depuis un mois seulement que c’est vous qui me direz : merci.

« Je mets la dernière main au concerto que je veux vous dédier ; vous en recevrez bientôt la copie, et, comme je compte aller en France dans quelques mois, nous l’exécuterons ensemble.

« Toujours tout à vous,

« ALBERTI. »

Ce nom était celui d’un musicien dont l’Italie acclamait les œuvres et que la France commençait à connaître. M. Rumigny s’était lié avec lui pendant un voyage qu’il avait fait de l’autre côté des Alpes, quelques années auparavant, et il était resté en correspondance avec lui.

Rien ne pouvait flatter davantage le bourgeois mélomane que l’épître louangeuse du grand artiste ; il se hâta de lui répondre que sa maison deviendrait celle de son protégé, et, en attendait l’arrivée du jeune maestro, M. Rumigny l’annonça à tous ses amis et à sa fille.

Mais Marguerite était dans une situation d’esprit qui ne lui permettait pas de se faire une joie de quoi que ce fût. Son unique souci était d’éviter autant que possible son cousin, car M. Adolphe Morin avait repris courage. Il fatiguait même si bien la jeune fille de ses prévenances et de ses airs langoureux, que l’indifférence de Mlle Rumigny pour son adorateur se transformait tout doucement en haine et en dégoût.

Elle accueillit donc avec une grande froideur la nouvelle que son père lui communiqua avec tant d’orgueil, et, huit jours plus tard, lorsque, se trouvant avec M. Rumigny dans le salon, on annonça M. Balterini, Marguerite s’empressa de disparaître malgré les airs furibonds du vaniteux bourgeois.

Quant à lui, il s’élança aussi rapidement que le lui permettaient ses soixante ans au-devant de l’Italien, et, lui tendant les deux mains, il s’écria :

– L’élève du célèbre Alberti est le bienvenu chez son humble confrère !

Puis, faisant doucement violence à l’étranger, il le contraignit à s’asseoir près de lui sur un divan.

Balterini était à cette époque un beau garçon d’une trentaine d’années, mince, élancé, avec de beaux yeux bruns, un front intelligent et une superbe chevelure noire.

Sa bouche était fine, spirituelle, bien qu’un sourire un peu triste y parût stéréotypé.

C’était en un mot le type napolitain pur, dans sa forme à la fois élégante et robuste.

Profondément touché de l’accueil du vieillard, il prit place auprès de lui et lui exprima, en excellent français, quoiqu’il le parlât avec un léger accent, toute sa gratitude pour une aussi flatteuse réception.

Ils causèrent d’abord d’Alberti, de ses œuvres nouvelles, du mouvement musical en Italie, puis M. Rumigny, dont la discrétion n’était pas la qualité première, questionna le jeune homme sur ses projets.

– Monsieur, lui répondit avec franchise l’Italien, je m’aperçois que mon maître et ami vous en a écrit bien peu sur mon compte et que vous ignorez qui je suis.

L’ex-négociant fit un geste pour l’interrompre.

– Non, je vous prie, laissez-moi tout vous dire, poursuivit Balterini ; je tiens à ce que vous me connaissiez bien. Si, ensuite, vous me jugez toujours digne de votre bienveillant intérêt, je ne vous en aurai que plus de reconnaissance.

– Pouvez-vous en douter ? protesta M. Rumigny, qui n’aimait pas beaucoup à se taire.

– Eh bien ! monsieur, vous avez devant vous un malheureux exilé politique ; il est probable qu’en ce moment même où je vous parle, la cour criminelle de Naples me condamne par contumace aux travaux forcés.

Le bonhomme fit un soubresaut sur son siège.

– Oh ! que cela ne vous effraie ni ne vous étonne, poursuivit en souriant amèrement l’élève d’Alberti ; ces choses-là arrivent aux plus honnêtes gens sous le règne de notre bon roi Ferdinand. Le déshonneur heureusement n’accompagne pas la peine. Notre souverain envoie au bagne ses plus grands gentilshommes, et lorsqu’il veut bien les gracier, ces messieurs rentrent dans le monde comme s’ils revenaient de la campagne. Pour nous autres gens de peu, la colère royale dure plus longtemps et a des conséquences autrement graves. J’ai préféré ne pas l’affronter. Mêlé à une de ces conspirations que les abus font permanentes dans notre pauvre pays, j’ai été prévenu à temps par Alberti que tout était découvert et que j’allais être arrêté. Je me suis hâté de fuir pour me réfugier en France, dont le gouvernement, je l’espère du moins, n’accordera pas mon extradition, dans le cas où elle serait demandée. Cependant, comme il faut tout prévoir, même l’impossible, j’ai changé de nom. Je m’appelle Romello. Mais pour tous je suis Balterini. Pour vous seul je suis Romello.

– Pour moi seul, croyez-le bien, s’empressa d’affirmer M. Rumigny, qui n’était pas fâché de voir de près un conspirateur.

Un peu frondeur comme tout bourgeois de bonne race, il ne lui déplaisait pas de protéger une victime du pouvoir, surtout lorsque, comme dans la circonstance présente, ce pouvoir était étranger et qu’il pouvait accorder sa protection sans courir aucun risque.

– À Marseille, reprit celui que nous continuerons à nommer Balterini, j’ai reçu une lettre dans laquelle votre ami Alberti me disait de me rendre dans votre ville, où grâce à vous, à qui il me recommandait, je trouverais certainement un emploi de quelque talent que je dois à mon illustre maître. Voilà toute mon histoire, monsieur ; puis-je toujours compter sur votre bienveillance ?

– Si vous pouvez y compter ? s’écria M. Rumigny enthousiasmé du rôle qu’il allait jouer, plus que jamais ! Ma fille et moi serons vos premiers élèves. J’ai quelque influence ici. Dès qu’il s’agit d’art, on m’écoute volontiers. Soyez sans inquiétude : dans un mois vous serez célèbre. Nous allons donc faire de la grande et bonne musique !

Le vieillard serrait les mains du jeune homme avec un air d’orgueil et de protection impossible à rendre.

– Tenez, poursuivit-il, sans permettre à l’Italien de placer un mot de remerciement, fraternisons de suite. J’ai là un instrument parfait, un Érard qui m’a bel et bien coûté mille écus, mais je ne les regrette pas ; il n’y a, voyez-vous, que ces pianos-là ! Jouez-moi quelque chose.

– Oh ! bien volontiers, fit Balterini en s’asseyant au piano, que le vieux mélomane avait ouvert.

Et, après s’être assuré, par un prélude savant, qu’il avait bien sous les doigts un merveilleux instrument, l’étranger exécuta, en véritable virtuose, les plus jolis morceaux de la Serva padrona de Pergolèse.

– Encore, mon jeune ami, encore ! disait M. Rumigny au comble de la joie, car ce ravissant opéra du maître italien était justement une de ses passions.

Il avait pris son violon et accompagnait timidement l’élève d’Alberti.

Ce concert impromptu durait déjà depuis près d’une heure, lorsque l’ex-négociant, qui s’était tu pour être tout entier à un andante de Cimarosa, que Balterini rendait avec un goût parfait, s’élança vers la porte, appela son domestique et lui ordonna d’aller dire à sa fille qu’il la priait instamment de le rejoindre.

Bien qu’elle craignit quelque présentation fort peu de son goût, péché d’orgueil paternel dont M. Rumigny était coutumier, Marguerite ne crut pas cependant devoir résister à cet appel. Quelques minutes après, elle apparaissait sur le seuil du salon.

– Chut ! fit le vieillard, en la prenant par la main et en suppliant du geste le maestro de ne point s’interrompre ; écoute cela. Cimarosa, mon enfant, Cimarosa interprété par Liszt !

L’Italien était vraiment un pianiste de premier ordre. L’instrument chantait et pleurait sous ses doigts agiles, Marguerite, qui était excellent musicienne, ne put s’empêcher de partager l’admiration de son père, si peu disposée qu’elle fût à l’enthousiasme.

Le morceau terminé, l’étranger se leva.

M. Rumigny le présenta à sa fille, et il s’excusa de son indiscrétion si simplement et en de si excellents termes, que, pour la première fois de sa vie, Marguerite se sentit troublée.

Mais, par un de ces sentiments de défiance innés chez les femmes, elle resta si parfaitement calme, si glaciale, que le vieillard en conclut qu’il allait avoir quelque lutte intime à soutenir pour qu’il fût fait chez lui bon accueil et bon visage à son protégé.

Un mois plus tard, ainsi que l’ex-fabricant l’avait promis à son jeune protégé, Balterini était presque célèbre. Il s’était fait entendre dans un concert organisé en son honneur, on ne parlait que de lui, on ne voulait que lui pour maître.

Seulement, un mois plus tard aussi, Mlle Rumigny, qui ne semblait pas partager l’engouement général, n’était plus la même qu’autrefois.

Bien que son gracieux visage eût conservé son expression sérieuse, un peu triste, parfois ses lèvres avaient un doux sourire et ses yeux un rayonnement de joie.

La solitude n’était plus pour elle un moyen d’échapper aux obsessions paternelles. Lorsqu’elle se réfugiait dans sa chambre, c’était pour y être seule avec ses pensées et ses rêves.

Elle aimait !

XVI – CATASTROPHE !

N’écrivant pas ici un roman d’amour, nous nous garderons bien de peindre chacune des phases de la passion qui devait fatalement rapprocher deux cœurs meurtris et isolés.

Exilé, privé de toute affection de famille, d’une nature ardente et exaltée, Balterini n’avait pas résisté longtemps aux charmes de Marguerite. Après avoir promptement deviné tout ce que cette âme vierge renfermait de trésors de tendresse, tout ce qu’elle souffrait de secrètes tortures, car peu de jours lui avaient suffi pour comprendre la nature profondément égoïste de M. Rumigny, il s’était senti saisi d’une indicible compassion et bientôt envahi par un irrésistible amour.

Lorsqu’il fut certain qu’il était également aimé, la joie de l’Italien fut immense ; il bénit les malheurs politiques qui l’avaient conduit dans cette ville dont il ignorait peut-être le nom quelques mois auparavant ; mais, comme c’était un honnête homme, incapable d’abuser de la confiance que lui témoignait le père de Marguerite, il résolut d’avoir avec la jeune fille un entretien de nature à décider de leur avenir à tous deux.

Un matin, alors que M. Rumigny les avait laissés seuls, dans ce même salon où ils s’étaient vus pour la première fois, Balterini jeta sur celle qu’il aimait un regard qui la fit tressaillir, et quittant brusquement le piano où il était assis, il s’avança vers elle.

Pressentant qu’il allait se passer entre elle et l’étranger quelque chose de grave, Marguerite pâlit et fut obligée de s’appuyer contre un meuble.

– Mademoiselle, dit le jeune homme en lui prenant les deux mains, ne pensez-vous pas que, dans la situation particulière où nous nous trouvons, il nous faut plus de courage, d’énergie et de franchise qu’à bien d’autres ? Je vous aime de toutes les forces de mon âme ; peut-être m’aimez-vous un peu vous-même.

La jeune fille ne répondit qu’en fermant les yeux et en pressant les mains qui renfermaient les siennes.

Balterini poursuivit :

– Où nous conduira cet amour si nous n’unissons pas nos efforts pour triompher des obstacles qui nous séparent ? Au désespoir ! Moi, du moins, Marguerite, car j’aimerais mieux mourir que de renoncer à vous. M. Rumigny voudra-t-il de moi pour son gendre ? J’ose à peine l’espérer, quelques sentiments affectueux qu’il me témoigne. Il est donc nécessaire que j’aie votre assentiment, que vous m’encouragiez pour faire cesser mes hésitations et mes craintes, pour que je puisse hardiment vous demander à votre père.

– Oh ! gardez-vous-en bien, Robert, dit la jeune fille avec épouvante.

Puis, effrayée de son abandon, elle reprit en rougissant :

– Pardon ! Monsieur Robert.

– Chère Marguerite ! En sommes-nous donc encore à ne pas nous entretenir franchement ? Ne m’aimez-vous pas assez pour avoir toute confiance en moi, pour m’appeler Robert, comme moi je veux vous appeler Marguerite ?

– Oui, vous avez raison, répondit Mlle Rumigny en précipitant ses paroles. Eh bien, Robert, ne parlez de rien à mon père en ce moment. Attendez, ayez de la patience, comme il m’en faut à moi-même. Laissez-moi le préparer à votre démarche. Vous ne le connaissez pas, voyez-vous. Je sais seule la lutte qu’il me faudra subir. Il m’aime tant ; il s’est si bien accoutumé à cette idée que je ne le quitterai jamais, que mon cœur n’appartient qu’à lui. Que dira-t-il lorsqu’il apprendra que j’en ai donné la meilleure part à un autre. J’ai peur !

– Peur ! ne suis-je pas là pour vous défendre ? Mais vous vous trompez ; M. Rumigny est un homme trop sage pour ne pas comprendre que, jeune et belle comme vous l’êtes vous devez être adorée. S’il vous aime, il ne peut vouloir que votre bonheur, et il me témoigne assez d’affection et d’estime pour me pardonner un amour aussi profond, aussi respectueux que le mien.

Mon père n’est pas un homme comme les autres hommes, mon ami. Sa tendresse pour moi est inquiète et jalouse ; il m’aime pour lui et non pour moi-même. Quant à son amitié pour vous, elle est toute d’égoïsme. Elle lui rapporte mille satisfactions selon ses goûts ; le jour où elle menacera de lui coûter quelque chose, sa fille surtout, il ne verra plus en vous qu’un ennemi.

– Ce n’est pas possible !

– Cela est ainsi, Robert ; je vous le répète : j’ai peur !

– Que faire alors ?

– Attendre !… ou ne plus m’aimer !

Balterini répondit à cette expression de douleur en élevant jusqu’à ses lèvres les mains de la jeune fille et en les couvrant de baisers ; puis, après de douces paroles, ils décidèrent qu’il ne serait fait aucune démarche auprès de M. Rumigny, et qu’ils redoubleraient de prudence au contraire pour ne pas éveiller les soupçons du vieillard.

La quiétude de l’ex-négociant était d’ailleurs absolue ; il ne voyait dans l’Italien qu’un confrère savant et dévoué dont l’intimité lui était précieuse, dont les succès le remplissaient d’orgueil.

Tout entier à son dilettantisme il était complètement aveugle.

Rien ne l’intéressait que la musique, il devait en être de même de tous ceux qui l’entouraient.

Heureux d’un regard, de quelques lignes échangées chaque jour, d’une pression de main furtive, les deux amoureux auraient donc pu vivre longtemps ainsi, en attendant qu’il se présentât une occasion favorable ; mais si M. Rumigny dormait, son neveu, malheureusement, veillait pour son oncle et pour lui-même.

Du premier jour où il s’était rencontré avec Balterini, M. Morin l’avait vu d’un mauvais œil. Jaloux, par tempérament, de tout ce qui était jeune et beau, il n’avait pas tardé à prendre l’Italien en haine.

Lorsqu’il le vit devenir l’intime de cette maison où on n’avait pas voulu de son amour ; quand il entendit le vieillard prôner partout son jeune ami, il se sentit envahi par mille sentiments mauvais. Puis, il eut bientôt la pensée que cet étranger pouvait aimer Marguerite et en être aimé. Il se promit alors de les surveiller et de les perdre s’il existait entre eux un secret et qu’il le surprît.

Dès ce jour-là, il redevint assidu chez son oncle, empressé auprès de Marguerite, et, quoiqu’il n’eût jamais passé pour un dilettante, il se prit tout à coup pour la musique d’un goût passionné. Il écoutait pendant des soirées entières tous les morceaux qu’il plaisait à M. Rumigny d’exécuter ; lorsque la jeune fille et Balterini chantaient, car l’Italien avait une voix remarquable, il ne les quittait pas des yeux.

Se sentant espionnée, Mlle Rumigny redoubla de réserve et recommanda à Robert de se tenir sur ses gardes ; mais les deux amants eurent beau faire, M. Morin les devina, et, lorsqu’il fut bien certain qu’ils s’aimaient, il résolut de ne pas attendre un instant pour se venger.

C’est dans ce but qu’il se présenta un matin chez M. Rumigny. Celui-ci était seul dans la salle à manger ; sa fille venait de remonter chez elle.

– Eh ! bonjour, mon neveu, dit le vieillard, quelle bonne fortune t’amène à pareille heure ?

– Je viens remplir un devoir, mon oncle, répondit le vieux garçon de ce ton sournois qui lui était particulier.

– Un devoir ?

– Oui.

– Je ne te comprends pas.

– Je vais m’expliquer. Il y a quelques mois, je vous ai demandé la main de Marguerite.

– Tu sais que je ne suis pour rien dans son refus.

– Je le sais ; vous m’avez même dit, pour me consoler, que vous n’imposeriez jamais un mari à votre fille.

– C’est vrai ! Je n’ai pas changé d’avis.

– Eh bien ! ma chère cousine, si je ne me trompe pas, est en train de se choisir elle-même un mari.

– Ah ! bah ! Et qui donc ?

M. Rumigny avait prononcé ces mots d’une voix ironique, mais le coup n’en avait pas moins porté, car le sang lui était monté au visage.

– Vous comprenez, mon cher oncle, poursuivit impitoyablement Adolphe Morin, que c’était fatal. Votre fille est jeune, jolie ; il serait bien étonnant de la voir tous les jours sans l’aimer.

– Va donc ! De qui parles-tu ?

– De qui voulez-vous que je parle, si ce n’est de ce bel étranger dont vous avez fait votre intime ?

– Balterini ?

– Lui-même.

– Tu es fou ! Balterini est un honnête garçon qui n’oserait…

– J’y vois plus clair que vous, il a osé.

Le bonhomme avait quitté son siège, et, plus agité, plus ému qu’il ne voulait le paraître, il allait et venait en murmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible ! Je me serais aperçu de quelque chose. Je ne suis pas un Géronte, un Bartholo ; on n’oserait se jouer ainsi de moi !

M. Rumigny était touché au cœur, dans son orgueil et dans son affection jalouse ; cependant il ne voulait pas croire encore.

– Mais, dit-il en s’arrêtant brusquement en face de son neveu, lors même que Balterini aimerait Marguerite, ce qui est possible, soit ! ça ne prouverait pas que ma fille, sans m’avoir consulté, ait autorisé cet amour.

– Je suis sûr que ma cousine et l’Italien s’entendent à merveille.

– Oh ! si je le croyais !

L’accent de colère croissante avec lequel son oncle avait lancé ces quatre mots effraya M. Morin.

– Voyons, calmez-vous, lui dit-il ; le mal est peut-être moins grand que je le suppose. Marguerite n’en est probablement qu’à voir dans ce musicien un héros de roman qui a frappé son imagination. Éloignez-le de chez vous ; dans un mois elle n’y pensera plus. Que faites-vous donc ?

M. Rumigny venait de sonner.

– Je veux en avoir le cœur net, répondit-il sèchement ; je vais interroger ma fille.

– Pas devant moi, au moins ; je ne voudrais pas qu’elle pût penser que j’ai voulu lui causer un chagrin. Je n’ai qu’un but : vous rendre service à tous deux.

– Tu as raison, oui, va-t’en !

Son domestique entrouvrant en ce moment la porte de la salle à manger, il lui dit avec un calme relatif :

– Priez Mlle Marguerite de descendre.

M. Morin était déjà sorti ; M. Rumigny reprit sa promenade agitée.

Il ne l’interrompit qu’à la voix de sa fille, qui lui disait en entrant :

– Tu me fais demander, père ?

– Oui, dit le vieillard, en s’efforçant de rester maître de sa colère ; nous avons à causer.

– Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? Comme tu es rouge. Serais-tu malade ?

– Je me porte fort bien, au contraire ; ce n’est pas de ma santé qu’il s’agit.

– De quoi donc ? demanda affectueusement la jeune fille.

M. Rumigny ne savait comment entamer l’entretien. Les regards si purs de son enfant, sa voix si tendre, sa physionomie si tranquille, tout cela le paralysait.

Il eut un instant la bonne pensée de repousser les soupçons qu’avait éveillés en lui son neveu, et de trouver une défaite quelconque pour expliquer l’ordre qu’il avait donné à son domestique ; mais son caractère inquiet, égoïste et jaloux ne lui permit pas de suivre cette conduite plus digne, et, faisant alors comme les poltrons qui, par peur, se jettent au-devant du danger, il s’approcha de sa fille et lui dit d’un ton plein de menaces :

– Alors tu te moques de moi ?

Stupéfaite de cette apostrophe, car elle ne se doutait de rien, elle ignorait même la visite de son cousin, Mlle Rumigny regarda son père avec autant de surprise que de frayeur. Elle ne savait que répondre.

– Oui, tu te moques de moi, reprit ironiquement le vieillard ; tu files le parfait amour avec Balterini. Ah ! vous avez cru que je ne m’apercevrais pas de vos grimaces ; vous m’avez pris pour un père de comédie, pour un imbécile !

– Père ! supplia Marguerite douloureusement émue de la colère de M. Rumigny.

– Voyons, est-ce vrai, oui ou non ? Cet Italien te fait-il la cour ? T’a-t-il dit qu’il t’aimait ? Je ne te demande pas ce que tu lui as répondu, je suis certain que tu l’as traité comme il le mérite. Mais pourquoi ne m’as-tu pas averti ? je l’aurais chassé !

La jeune fille se taisait, profondément humiliée et s’armant de courage pour la suite qu’elle pressentait.

– Eh bien ! réponds-moi !

Il lui secouait les deux mains qu’il avait prises dans les siennes.

– Pas en ce moment ! fit Mlle Rumigny en se dégageant doucement ; ce soir, demain, lorsque vous serez plus calme.

– Je veux savoir de suite.

Marguerite releva la tête, son regard s’était fait assuré ; on eût dit qu’elle avait honte de sa faiblesse.

– Soit ! dit-elle ; après tout, il vaut mieux ne rien vous cacher. C’est vrai, M. Balterini m’a avoué qu’il m’aimait.

– Le misérable ! Et toi ?

– Moi ! je l’aime aussi.

– Malheureuse ! Tu penses que je supporterai ce scandale ?

– Où est le scandale, mon père ? Robert…

– Je te défends de l’appeler par ce nom.

– Pardon ! M. Balterini appartient à une excellente famille ; c’est un grand musicien, destiné à devenir célèbre ; vous l’avez dit cent fois ; il veut faire de moi sa femme.

– Sa femme ! Ah ! tu as pu croire que je consentirais jamais à ce mariage. Ainsi, c’est chez moi, dans ma maison, sous mes yeux, que vous avez abusé de ma confiance, que vous vous êtes joués de moi, au mépris de mon autorité, de façon à me rendre la fable de la ville entière. Oh ! que cet Italien ne remette plus les pieds ici, sinon…

Le vieillard, qui, dans sa colère, allait d’un meuble à l’autre, les poussant du pied et de la main, saisit une corbeille de porcelaine sur un buffet et, la lançant à terre, la brisa en mille pièces.

La jeune fille jeta un cri de terreur, et, pâle, à demi-morte, se laissa tomber sur un siège.

M. Rumigny, honteux et épouvanté, se précipita vers elle, s’agenouilla et lui dit en la pressant dans ses bras :

– Marguerite, mon enfant, pardonne-moi ! C’est que je suis si malheureux ! Tu ne l’aimes pas, cet homme, ce n’est pas possible ! Tu ne voudrais pas quitter ton pauvre vieux père, dont tu es toute la joie, tout l’orgueil, pour suivre un étranger. Il a surpris ton cœur ! Qui pourrait t’adorer comme moi ? Est-ce que je te refuse jamais quelque chose ? N’es-tu pas ici la maîtresse absolue ! Réponds-moi, ma petite Margot ; dis-moi que tu me pardonnes. Tiens ! si tu veux, nous partirons demain pour Paris. De là, nous irons où tu voudras : en Italie ; non, pas en Italie ! mais en Allemagne, en Suisse ! Tu verras comme tu seras heureuse !

Et le père égoïste embrassait sa fille en lui souriant.

C’était tout à la fois odieux et ridicule.

Marguerite ne répondait pas ; les larmes coulaient silencieusement de ses yeux.

– C’est entendu, n’est-ce pas, reprit le vieillard en se relevant, tu n’y penseras plus, tu me le promets ?

– Mon père, murmura la malheureuse enfant, lorsque mon cousin vous a demandé ma main, vous m’avez dit à moi-même que vous me laissiez libre du choix de mon mari.

– Oui, c’est possible ! Tu sais, on dit ces choses-là sans penser qu’un jour ce malheur peut arriver. Bien certainement tu te marieras, je ne suis pas un tyran ; mais plus tard, nous avons le temps ! Tu n’as pas encore vingt ans. D’abord, je ne veux pas d’un étranger ; de plus M. Balterini n’est pas ce qu’il te faut ; je le connais mieux que toi.

– Je vous ai dit que je l’aimais ! Je ne porterai jamais d’autre nom que le sien.

– Il ne s’appelle pas Balterini.

– Je le sais, il m’a tout raconté. Ses malheurs, les causes de son exil, son véritable nom, je n’ignore rien !

– Il t’a dit aussi qu’il est condamné à dix ans de prison ?

– Oui ?

– Et c’est cet homme-là dont tu voudrais devenir la femme ? Un conspirateur ! Plus encore, peut-être !

– Mon père !

Mais le vieillard cédait de nouveau à la colère. La résistance de sa fille, qu’il croyait vaincue, l’exaspérait. Il n’écoutait plus rien.

– Non ! s’écria-t-il, cent fois non ! Plutôt que de céder, j’aimerais mieux…

M. Rumigny s’interrompit ; la porte de la salle à manger venait de s’ouvrir pour donner passage à Balterini.

– Que venez-vous faire ici ? s’écria-t-il en s’avançant vers l’Italien malgré les efforts de Marguerite, qui l’avait saisi par le bras.

Surpris de cet accueil, auquel il s’attendait si peu, le jeune homme s’arrêta, interrogeant du regard M. Rumigny et sa fille.

La physionomie bouleversée du vieillard et les yeux rouges de son enfant lui disaient bien qu’il venait de se passer entre eux quelque scène violente, mais il ne comprenait pas encore pourquoi il lui était fait une aussi grossière réception.

– C’est bien à vous que je parle, reprit le vieux dilettante avec un geste de menace. Ah ! vous avez cru qu’il ne s’agissait que d’entrer dans cette maison pour y faire votre métier de séducteur ! Vous avez compté sans moi. Allez-vous-en, je vous chasse !

– Monsieur ! s’écria Balterini indigné et comprenant tout enfin.

– Oui, je vous chasse ; entendez-vous, monsieur… Romello ! répéta M. Rumigny en appuyant intentionnellement sur le véritable nom du jeune homme.

– Oh ! mon père ! mon père ! gémit Marguerite.

– Laissez, mademoiselle, dit Robert ; par amour et respect pour vous, je saurai supporter les insultes de votre père. Je me retire. Que Dieu lui pardonne !

Il se dirigeait vers la porte, après avoir adressé un dernier regard à celle qu’il aimait.

– Que Dieu me pardonne ! hurla le vieillard, que le calme même du musicien affolait. Que Dieu me pardonne ! Eh bien ! si tu n’as pas quitté Reims dans vingt-quatre heures, c’est au procureur général que je m’adresserai, misérable !

– Ah ! prenez garde, monsieur, fit Balterini, bondissant sous ce nouvel outrage et à cette menace, car je pourrais oublier votre âge et votre nom ! Si ce n’était l’ange qui supplie pour vous !

– Que ferais-tu ? Crois-tu donc avoir affaire à un lâche comme toi ?

Et s’arrachant de l’étreinte de sa fille, M. Rumigny s’élança vers l’Italien avec une rapidité juvénile et le frappa brutalement au visage.

Balterini poussa un cri et leva le bras pour se venger ; mais Marguerite, qui s’était jetée entre son amant et son père, arrêta Robert au passage. L’insulté se sentit au même moment tiré vigoureusement en arrière.

Au bruit de la querelle née de sa honteuse délation, M. Morin, qui n’avait pas quitté la maison, était accouru. Par prudence, il s’était fait escorter de l’un des domestiques.

Ces deux hommes empêchaient l’étranger de se précipiter sur le vieillard, dont le geste restait provocateur et que sa fille tentait vainement de calmer.

Balterini, fou de honte et de colère, était d’une effroyable pâleur. Ses yeux lançaient des éclairs, ses dents claquaient les unes contre les autres.

Il était visible que d’un seul mouvement il aurait pu se débarrasser de ceux qui le retenaient, mais les regards suppliants de Marguerite le faisaient immobile.

Cela dura dix secondes ; puis il vainquit ce charme fascinateur, et, se dégageant, il se précipita vers la porte de la salle à manger.

Arrivé là, il se retourna et s’écria, en s’adressant à M. Rumigny :

– Vous m’avez mortellement outragé, monsieur ; c’est tout votre sang qu’il me faut pour laver cette honte. Si vous ne me faites pas réparation, je vous tuerai comme un chien, aussi bien dans dix ans que demain. Je vous le jure sur la vie de votre enfant, sur mon salut éternel !

Et, sans répondre au cri d’épouvante de la jeune fille, l’Italien disparut.

Resté seul avec sa fille et M. Morin, l’ex-négociant ne comprit pas combien sa conduite avait été odieuse. Il ne voyait que sa victoire. Lorsqu’il aperçut Marguerite, demi-morte dans un fauteuil, il n’eut même pas un mot de pitié pour elle.

Égoïste et lâche devant les douleurs d’autrui, il la confia à la femme de chambre qui était descendue, et prenant le bras de son neveu, dont l’âme vile et basse débordait de joie, il s’en fut vite dans son jardin, au grand air, pour combattre l’apoplexie qui le menaçait.

Quant à la malheureuse enfant, elle arriva dans sa chambre en proie au plus profond désespoir. Si peu d’expérience qu’elle eût, elle comprenait que Balterini ne pardonnerait jamais à son père, qu’il voudrait se venger, que son honneur le lui commandait, et qu’elle était alors séparée de lui pour toujours.

Ce n’était pas tout encore ; elle se souvenait que M. Rumigny avait menacé l’Italien de le dénoncer, et les remords les plus cruels la torturaient, car elle voyait déjà Robert payant son amour de sa liberté, peut-être même de sa vie.

– C’est moi qui l’aurait perdu ! murmurait-elle en sanglotant.

Soudain ses larmes s’arrêtèrent, sa physionomie prit une expression d’étrange résolution, et après avoir tracé fiévreusement quelques lignes, elle supplia sa femme de chambre de les faire parvenir immédiatement à M. Balterini.

Cette femme lui était toute dévouée, elle savait que la commission dont elle la chargeait serait exactement faite.

Elle ne craignait qu’une seule chose, c’est que Robert ne fût pas rentré chez lui.

Elle se trompait. Peu soucieux de se montrer dans l’état d’exaltation où l’avait mis la scène que nous venons de raconter, le jeune homme s’était hâté de s’enfermer dans son appartement, pour songer au parti qu’il devait prendre.

Lorsque l’envoyée de Mlle Rumigny lui remit sa lettre, Balterini était encore pâle, mais parfaitement calme.

Cette lettre n’avait que quelques lignes.

« Robert, disait Marguerite, vous voulez la vie de mon père, pour venger l’outrage dont vous avez été la victime ; oubliez, pardonnez ; je vous donne ma vie tout entière en échange. Où doit vous rejoindre votre femme ? »

À la lecture de ce billet dans lequel la généreuse enfant avait mis toute son âme, l’étranger tressaillit de joie et d’orgueil.

Après avoir réfléchi un instant, il écrivit rapidement quelques mots qu’il remit à la femme de chambre. Ainsi que Mlle Rumigny, il avait éprouvé cent fois l’intelligence et le dévouement de cette brave fille.

XVII – SEULS !

La maison qu’occupait M. Rumigny avait deux issues : l’une, principale, sur la rue de Talleyrand ; l’autre, au-delà du jardin, derrière les communs, sur une impasse où il ne se trouvait que des magasins et des remises. Cet endroit était désert dès qu’il faisait nuit.

Balterini avait répondu à Marguerite qu’il attendrait là, à onze heures du soir. Il était si complètement certain de la jeune fille, qu’il employa sa journée à ses préparatifs de départ.

Sans rien laisser percer de son projet, il paya scrupuleusement ce qu’il devait çà et là ; il se procura une excellente voiture attelée de deux chevaux, en disant au loueur qu’il allait à Épernay, où il devait être rendu le lendemain matin pour une cérémonie religieuse, et il commanda au cocher de l’attendre, vers dix heures et demie, à l’angle de la rue Saint-Jacques, où il demeurait.

Tout cela terminé, il s’en fut dîner au restaurant où il prenait ordinairement ses repas, et il comprit, à la façon dont l’accueillirent les personnes de sa connaissance qu’il y rencontra, que sa querelle avec M. Rumigny était restée secrète.

Rassuré sur ce premier point, il rentra chez lui, ainsi qu’il avait d’ailleurs l’habitude de le faire lorsqu’il n’allait pas dans le monde, car son existence était d’une régularité et d’une sagesse exemplaires.

Pendant ce temps-là, avec un calme et une fermeté qui eussent bien étonné ceux qui la connaissaient, Marguerite se préparait également à partir.

Elle avait eu le courage de s’asseoir à table en face de son père ; mais, soit qu’il fût honteux de sa conduite ou que tout simplement il craignît une scène nouvelle, le vieillard lui adressa à peine la parole. Lorsqu’elle se leva pour se retirer, il n’osa lui demander de l’embrasser.

Vers dix heures, elle dit à sa femme de chambre qu’elle désirait dormir, et, une fois seule, elle enferma dans un petit coffret ses lettres, le portrait de sa mère, ses bijoux et son argent.

Elle écrivit ensuite à M. Rumigny les quelques lignes suivantes :

« Mon père, vous avez outragé mortellement l’homme que j’aime ; en échange de sa vengeance dont il vous a menacé, je lui donne ma vie. Le jour où vous voudrez lui pardonner, votre fille qui vous aime tendrement, accourra se jeter à vos genoux. »

Elle mit ce billet en évidence sur une table et attendit.

Onze heures sonnèrent bientôt.

Sa chambre était en face de celle de son père. De ses fenêtres, elle voyait celles du vieillard qui étaient encore éclairées et elle l’entendait, qui, sans doute, pour chasser toute pensée désagréable, exécutait un interminable morceau de Pergolèse.

Elle lui jeta à travers le jardin un regard d’adieu, et après s’être enveloppée dans un large manteau, elle ouvrit résolument la porte de sa chambre, pour gagner, à l’extrémité d’un couloir, l’escalier dérobé qui devait la conduire à l’entrée de la remise.

Là, il lui fallut se diriger à tâtons, car l’obscurité était profonde. Sans trop se heurter aux divers objets qui encombraient ce passage, elle parvint cependant à la porte de l’impasse dont elle s’était procuré la clef pendant la journée.

Elle l’ouvrit et, sans même songer à la refermer, s’élança en avant.

C’était le dernier effort permis à ses forces. Sans Balterini, qui la reçut dans ses bras, Mlle Rumigny serait tombée à terre.

– Marguerite !

– Robert !

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles, et l’Italien, qui était robuste, souleva la jeune fille pour la porter, comme il l’eût fait d’un enfant, dans la voiture qui stationnait à quelques pas plus loin.

Bien qu’on fût en plein été, le ciel était couvert et la nuit sombre.

Ils ne rencontrèrent personne ; le cocher, qui dormait sur son siège, ne se réveilla que lorsque le jeune homme lui commanda pour la seconde fois de se mettre en route.

Il ignorait certainement qu’il emportait deux voyageurs.

Mlle Rumigny s’était affaissée sur les coussins ; Balterini s’agenouilla près d’elle.

Ils restèrent longtemps ainsi sans se parler, Robert, tout à son bonheur, Marguerite, épouvantée de ce qu’elle venait d’avoir la hardiesse d’accomplir.

Les chevaux parcoururent au galop la route poudreuse, mais lorsqu’ils modérèrent leur allure pour gravir la montagne que couronne la forêt de Mouchenot, l’étranger s’aperçut que la jeune fille pleurait.

– Marguerite, lui dit-il, en abaissant doucement ses mains dont elle se couvrait le visage, je ne veux pas vous devoir à un moment d’exaltation et de désespoir. Je vous aime de toutes les forces de mon âme, mais plutôt que de vous entendre pleurer, que de vous faire souffrir, j’aimerais mieux sacrifier mon amour, ce sacrifice dût-il me coûter la vie ! Il en est temps encore : nous pouvons, si vous le voulez, reprendre la route que nous venons de parcourir. Je vous reconduirai jusqu’à votre porte et m’éloignerai pour toujours. Jamais, je vous le jure, ni votre père ni vous n’entendrez parler de moi !

Marguerite ne répondit à ces paroles d’abnégation et d’amour qu’en attirant la tête de l’Italien contre sa poitrine et en murmurant à son oreille :

– Robert, je suis votre femme et je vous aime !

Deux heures plus tard, les fugitifs prenaient le train-poste de Strasbourg. À six heures du matin ils arrivaient à Paris.

Balterini n’avait pas l’intention de rester longtemps dans cette ville, car il ignorait comment le gouvernement français avait répondu à la demande de son extradition ; il ne voulait y demeurer que le temps nécessaire pour y recevoir des nouvelles de M. Rumigny, dans le cas où le vieillard, cédant à un sentiment d’affection paternelle, écrirait à sa fille de revenir près de lui et qu’il autorisait son mariage.

Le premier soin de Mlle Rumigny fut donc d’écrire à son père une lettre respectueuse mais ferme, dans laquelle elle lui indiqua où il pouvait lui adresser sa réponse, et Robert s’en fut visiter un de ses compatriotes, qui lui apprit que la justice italienne n’avait encore fait aucune démarche à son sujet.

Cet ami tenait ce renseignement de source certaine, et il n’était pas moins assuré d’être toujours informé, en temps utile, de la marche de cette affaire, qui préoccupait si justement le condamné politique. Il était d’ailleurs persuadé que le gouvernement n’accorderait pas son extradition.

C’était là pour les deux amants un répit précieux ; ils pouvaient attendre sans danger la réponse de M. Rumigny ; mais lorsque toute une semaine se fut écoulée sans que l’égoïste et vaniteux vieillard eût donné signe de vie, Balterini ne songea plus qu’à organiser son existence de façon à ce que Marguerite ne manquât de rien.

Ils quittèrent l’Hôtel du Nord, où ils étaient descendus, pour aller s’installer dans un petit appartement meublé, rue de l’Est.

C’est là que quinze jours plus tard, la jeune fille reçut une lettre de sa femme de chambre.

Cette domestique dévouée la renseignait sur ce qui s’était produit le lendemain de son départ. M. Rumigny, plus furieux que désespéré, n’avait pas même voulu lire la lettre de sa fille ; il disait à tout le monde qu’il l’avait envoyée à Florence auprès d’une vieille parente qui la demandait depuis longtemps ; il refusait de voir qui que ce fût, même son neveu, et il avait menacé de chasser celui de ses domestiques qui prononcerait le nom de Marguerite.

Mlle Rumigny connaissait trop bien son père pour espérer qu’il lui pardonnerait jamais ; ces tristes nouvelles ne la surprirent donc pas, et résignée à cet abandon, elle ne songea plus qu’à consacrer sa vie entière à celui qu’elle aimait, qui désormais était toute sa famille.

En écrivant à Alberti ce qui s’était passé chez M. Rumigny, Balterini lui avait fait part de son projet de vivre à Paris de son talent de musicien, et le grand maître s’était hâté de lui envoyer des lettres d’introduction, afin qu’il arrivât promptement à se tirer d’affaire. Parmi ces lettres, il s’en trouvait une pour un prêtre fort connu des amateurs de musique sacrée. C’était l’abbé Mouriez, curé de la paroisse de Saint-Denis.

En allant faire un pèlerinage à Rome, M. Mouriez avait fait la connaissance du grand compositeur Italien, et il était resté en correspondance avec lui.

Robert en reçut le meilleur accueil, et bientôt, grâce au digne prêtre et aussi aux autres recommandations de son illustre maître, il eut autant de travaux et de leçons qu’il en pouvait désirer.

Le jeune ménage vivait donc heureux. Marguerite sortait peu et s’efforçait de dissimuler la tristesse qui s’emparait d’elle lorsqu’elle se souvenait de la maison paternelle.

Balterini la trouvait sans cesse le sourire aux lèvres, plus aimante de jour en jour. Il n’avait qu’un rêve, qu’un seul désir : régulariser le plus tôt possible leur situation sociale par un mariage. Mais il fallait attendre, d’abord que la jeune fille eût atteint ses vingt et un ans, pour avoir le droit d’adresser à son père des sommations respectueuses, et ensuite que sa position, à lui, de condamné politique, fût bien définie, afin qu’il ne fût plus sûr le qui-vive et qu’il pût se procurer les papiers indispensables.

L’été et le commencement de l’automne se passèrent ainsi, et Robert, tout à son amour et à ses travaux, vivait dans une quiétude parfaite, lorsque l’ami qui devait le tenir au courant des démarches de la justice italienne auprès du gouvernement français accourut un matin chez lui tout effaré.

– Tu n’as que le temps de partir, lui dit son compatriote, après s’être assuré que personne ne pouvait l’entendre ; je viens d’apprendre au ministère des affaires étrangères que ton extradition allait être accordée.

Si brave qu’il fût, Balterini trembla sous ce coup inattendu.

Il ne pensa pas un seul instant à lui, mais à Marguerite. Qu’allait-elle devenir ?

Ce qu’il comprit de suite, c’est que les moments étaient précieux. Alors, sans demander d’autres renseignements à son ami, car il le savait incapable de la moindre exagération, il apprit tout à la jeune femme.

– Robert, lui répondit-elle simplement, l’épouse ne doit-elle pas suivre son mari ?

Quelques heures après, ils prenaient le train du Havre.

Balterini s’était arrêté à l’idée de se rendre en Amérique, d’où il lui avait été fait quelques semaines auparavant, alors qu’il vivait si tranquille à Paris, des propositions fort avantageuses ; mais, lorsqu’il fit part de ce projet à Marguerite, elle ne put s’empêcher de pâlir.

Il comprit qu’il demandait à son amie un sacrifice au-dessus de ses forces.

Mlle Rumigny, en effet, bien qu’elle n’en parlât jamais, espérait toujours le pardon de son père. Les lettres qu’elle lui avait adressées étaient restées sans réponse, il est vrai, mais elle ne voulait pas croire que le vieillard dont elle était l’unique enfant ne penserait pas un jour à elle. De plus, il pouvait tomber malade, mourir ; il fallait qu’elle pût accourir pour lui fermer les yeux.

Un autre motif, bien plus puissant encore aux yeux de l’Italien, lui commander de ne pas faire affronter à Marguerite un voyage aussi long et aussi pénible : la jeune femme était enceinte et sa santé chancelante.

Après avoir tout pesé, tout calculé, ils décidèrent qu’une séparation momentanée était nécessaire, soit que Balterini partît pour l’Amérique, soit qu’il attendît au Havre le résultat des démarches que son ami Alberti faisait en Italie pour obtenir, sinon sa grâce, du moins que sa peine fût commuée en celle du bannissement.

En retournant seule à Paris et en le faisant savoir indirectement à son père, Mlle Rumigny amènerait forcément celui-ci et les autorités françaises à supposer que Balterini était passé à l’étranger, ce qui lui permettait de rester au Havre sans être inquiété, jusqu’à ce que les événements rendissent son départ nécessaire ou inutile.

À l’opposé de ce qu’avait pensé M. de Fourmel, le musicien n’était pas sans ressources pécuniaires. D’abord sa famille lui avait envoyé des sommes relativement importantes ; de plus, il avait gagné à Paris quelque argent.

Il put donc, après avoir gardé ce qui lui était indispensable, remettre à la jeune femme ce qu’il lui fallait pour se loger convenablement et vivre plusieurs mois.

Afin qu’elle ne fût, dans la grande ville, ni sans soutien, ni sans conseils, il lui donna une lettre pour l’abbé Mouriez, lettre dans laquelle il disait toute la vérité. Il était certain que le brave et digne prêtre les prendrait tous deux en pitié.

La séparation des deux amants, on le comprend, fut douloureuse, mais pour Balterini, c’était le seul moyen de salut, et Marguerite l’accepta, elle, comme une expiation.

Robert, d’ailleurs, devait lui écrire souvent, même venir la voir secrètement lorsqu’il le pourrait sans danger.

C’est dans cette situation et avec l’espoir d’une réunion prochaine que Mlle Rumigny revint à Paris. Nous savons quel terrible drame lui préparait l’avenir.

Retournons auprès d’elle à Saint-Lazare.

XVIII – À SAINT-LAZARE

Transférée à la prison de Saint-Lazare, sur l’ordre de M. de Fourmel, Mlle Rumigny avait été placée dans le quartier des prévenues.

Le juge d’instruction, qui, malgré sa sévérité, était loin d’être un homme inhumain, avait recommandé, ainsi que nous l’avons dit, que la prisonnière fût entourée de tous les soins nécessaires. Il avait également ordonné de la tenir au secret le plus absolu.

Sauf le médecin de l’établissement et les sœurs, personne ne devait arriver jusqu’à elle.

Afin de suivre complètement ces instructions, le directeur de la maison d’arrêt avait fait installer sa nouvelle pensionnaire au troisième étage, dans une des cellules de la section des nourrices.

Cette cellule, où on renfermait d’ordinaire deux ou trois détenues, était suffisamment grande. Elle recevait air et jour par une large fenêtre grillée, qui donnait sur cette cour dans laquelle on voit encore, ombragé par quelques arbres maladifs, le lavoir où, selon la légende créée par Eugène Sue, Fleur-de-Marie lessivait son linge.

Le plancher de cette pièce était usé à force d’avoir été lavé. Tout son ameublement se composait d’un lit meilleur que celui de bien des pauvres gens, d’une table de bois, de deux chaises de paille et d’un poêle de faïence, dont le tuyau noir tranchait sur la blancheur glaciale des murs peints à la chaux.

C’était là, dans cette chambre sordide, qu’allait passer de longs et douloureux jours la jeune fille dont l’enfance avait été entourée de soins et de bien-être ; c’était là qu’allait souffrir, sans une main amie pour serrer la sienne, sans une voix affectueuse pour lui murmurer : Courage ! celle que l’amour avait perdue.

Heureusement encore que, peu d’instants après l’arrivée de Marguerite, le greffe de la prison avait reçu d’un anonyme, à l’adresse de Mlle Rumigny, une somme de cent francs. On avait pu mettre la pauvre femme au régime de la pistole, c’est-à-dire lui donner du feu, du linge et des draps, ce que le directeur de Saint-Lazare, hâtons-nous de le dire, eût fait d’ailleurs gratuitement, cela est certain, par pitié et en dépit des règlements.

Car l’état de Marguerite était grave. À la suite des émotions violentes qu’elle avait éprouvées et de la terreur qu’elle avait eue au Dépôt, terreur dont la conséquence, la mort de son enfant, était terrible, la malheureuse mère avait été frappée d’un transport au cerveau.

Le docteur craignait une fièvre cérébrale que devaient rendre encore plus dangereuse les conditions physiologiques toutes particulières dans lesquelles se trouvait la jeune femme. Il ne répondait pas d’elle.

Pendant quinze jours, en effet, Mlle Rumigny fut en danger. Malgré les soins intelligents et dévoués de la sœur qui la gardait, elle faillit mourir.

Le directeur de Saint-Lazare, que M. Adolphe Morin était venu voir, avait été touché de l’indulgence et de la bonté de ce parent.

– J’ignore, lui avait dit le neveu de M. Rumigny, si ma cousine est coupable ; ce qui arrive est pour nous tous un irréparable malheur ; mais ce que je ne veux pas oublier, c’est qu’elle est la fille d’un homme qui a été pour moi un second père. Ayez donc pour elle, je vous prie, autant d’égards que vous le permettent vos fonctions ; ne la laissez manquer de rien ; je me charge de tout. Qui sait ! la malheureuse n’a peut-être été qu’un instrument inconscient entre les mains du misérable qui l’a abandonnée.

Et l’excellent M. Morin, – c’est ainsi qu’on l’appelait à la direction et au greffe, – venait presque chaque jour prendre des nouvelles de la prisonnière.

Il avait fait, de plus, une chose qui était bien de nature à lui mériter la sympathie de tous et la reconnaissance de Marguerite ; il avait arraché son enfant à la fosse commune.

Grâce à lui, le petit corps reposait au cimetière Montmartre sous des touffes de roses.

Lorsqu’on lui parlait de cette bonne action, il répondait en rougissant :

– La pauvre mère pourra au moins aller prier sur la tombe de sa fille, lorsqu’elle sera mise en liberté. Personne ne désire plus vivement que moi la manifestation de son innocence et son retour à la santé.

L’un des vœux de cet ami si dévoué devait s’exaucer plus rapidement qu’on ne l’espérait. La jeunesse eut enfin raison de la maladie ; le médecin de Saint-Lazare affirma un matin que Mlle Rumigny était sauvée.

Mais, si le corps retrouvait des forces, l’âme restait brisée.

Lorsque Marguerite put se rendre compte de ce qui s’était passé depuis cette sinistre soirée où elle avait voulu mourir, lorsqu’elle se souvint – son premier cri avait été : Ma fille ! – de cette nuit terrible où l’épouvante lui avait enlevé la raison, elle tomba dans un si profond désespoir que ceux qui la visitaient se demandaient si la mort n’eût pas été pour elle une délivrance.

La malheureuse restait immobile et muette des journées entières, insensible aux douces paroles de la sœur, sa gardienne, qui lui offrait tous les secours de la religion.

On ne la voyait tressaillir que lorsque les cris des enfants – nous avons dit que sa cellule était dans la section des nourrices – venaient jusqu’à elle. Alors elle pleurait.

Informé par le directeur de Saint-Lazare que la prévenue était en état de répondre à la justice, M. de Fourmel, par humanité, attendit encore quelque temps ; puis un jour, au lieu de la faire amener à son cabinet, il vint la trouver dans sa cellule.

Il était seul, ce qui n’était pas légal, car tout interrogatoire doit être fait en présence d’un greffier, afin que les moindres réponses du prisonnier soient consignées dans un procès-verbal.

En voulant que les choses se passent ainsi, le législateur, nous le pensons du moins, n’a pas eu pour seul but de mettre le prévenu dans l’impossibilité de nier le lendemain ce qu’il a dit la veille ; il a été plus loin encore : il a voulu défendre le prévenu contre lui-même.

On conçoit, en effet, qu’entre les mains d’un magistrat habile qui l’interroge dans la solitude de sa cellule, le prisonnier s’abandonne aisément. Le ton avec lequel on lui parle peut lui faire oublier qu’il répond au représentant de la loi ; les promesses peuvent le séduire, le tour de la conversation l’entraîner à des explications que le juge est libre de prendre pour des aveux.

La loi, plus digne, ne veut ni de cette lutte ni de ces pièges. En Angleterre, on va plus loin encore : l’accusé ne doit pas même être interrogé.

En voyant entrer M. de Fourmel, Mlle Rumigny ne reconnut pas tout d’abord ; mais au son de sa voix elle se souvint, et son visage, déjà si pâle, devint livide.

– Mademoiselle, lui dit le juge d’instruction, il ne tient qu’à vous d’en terminer rapidement avec la détention sévère à laquelle j’ai dû vous soumettre, c’est de me dire la vérité tout entière.

– La vérité ! répondit tristement la jeune femme, à quel sujet ? Je ne sais rien.

– Vous ignoriez que votre père dût venir à Paris ?

– Il n’avait pas répondu à mes lettres, je n’espérais plus le voir.

– M. Rumigny savait où vous demeuriez ?

– Je le lui avais écrit.

– Vous lui aviez fait part de ce moyen qu’emploie M. Tissot pour rentrer à toute heure, sans avoir besoin de dire son nom aux concierges de votre maison ?

– Jamais, monsieur.

– Comment l’aurait-il connu ?

– Je n’en sais rien.

– C’est cependant vous qui avez indiqué à Balterini ce même moyen ?

– Oui, je l’avoue.

– Croyez-vous que ce soit Balterini qui ait fait connaître ce signal à M. Rumigny ?

– Robert ?

– Oui, Robert Balterini, puisque c’est lui qui a frappé votre père. Vous comprenez que M. Rumigny n’a pu s’introduire secrètement rue Marlot que grâce à cet homme ou grâce à vous. Aucun des locataires de la maison ne connaissait M. Rumigny et n’était intéressé à le faire disparaître.

Une pensée terrible traversa sans doute en ce moment l’esprit de Marguerite, car sa pâleur devint effrayante, et elle bégaya en sanglotant :

– Oh ! laissez-moi, monsieur, laissez-moi ; je ne vous répondrai plus !

M. de Fourmel, à qui cette émotion nouvelle de la prisonnière n’avait pas échappé, insista cependant.

– Vous savez tout au moins où est Balterini ?

– Non, monsieur, non, je ne sais rien, je ne dirai rien, gémit la malheureuse.

– Vous comprenez, termina le juge d’instruction, dans quel sens je dois interpréter votre refus de répondre. Vous réfléchirez, je l’espère, aux conséquences fort graves que ce système peut avoir pour vous ; je reviendrai !

Mlle Rumigny laissa partir le magistrat sans ajouter un seul mot, et lorsqu’elle se vit seule, elle se jeta à genoux en murmurant :

– Mon Dieu ! sauvez-le ! Que, seule, je sois punie !

Quelques jours plus tard, M. de Fourmel revint à Saint-Lazare, accompagné cette fois de son greffier ; mais il essaya vainement de faire parler Marguerite ; elle s’en tint aux réponses sommaires qu’elle lui avait faites précédemment.

On eût dit que la jeune femme s’était irrévocablement tracée une ligne de conduite, dont nulle insistance, nul piège, nul détour ne pouvaient la faire dévier.

Sans se lasser, le magistrat fit trois nouvelles tentatives à des intervalles irréguliers, mais sans plus de succès. Au bout d’un mois, il était aussi peu avancé que le premier jour.

– Mademoiselle, dit-il à Marguerite au moment de se séparer d’elle pour la dernière fois, il est de mon devoir de vous avertir que votre refus de répondre est, pour moi, un aveu tacite de votre complicité. Vous pouvez choisir un défenseur, car je vais demander votre envoi en cour d’assises comme complice de l’assassinat de votre père.

– Soit ! monsieur, répondit à demi-voix la prisonnière avec un accent de résignation impossible à rendre.

– Vous n’ignorez pas que le complice d’un crime encourt la même pénalité que l’auteur principal d’un crime. Songez qu’il s’agit, pour Balterini, d’un meurtre avec guet-apens, et, pour vous, d’un parricide.

– Je n’ai rien à vous dire, faites de moi ce que vous voudrez !

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de la prisonnière, M. de Fourmel se décida à se retirer. Cependant il ne sortit de Saint-Lazare qu’après avoir levé le secret sous le régime duquel était Mlle Rumigny depuis son entrée dans la prison, secret dont le jeune juge d’instruction n’avait pas manqué de renouveler l’ordonnance chaque dix jours, ainsi que le veut l’article 613 du Code d’instruction criminelle, article trop peu respecté.

En rentrant au Palais, fort ennuyé de son échec, M. de Fourmel reçut la carte d’un homme dont il avait certes à peu près oublié le nom : William Dow.

Si mal disposé qu’il fût, il ordonna d’introduire l’Américain, auquel il ne manqua pas d’offrir un siège.

– Monsieur, dit l’étranger pour répondre au geste du juge d’instruction qui l’invitait à lui faire connaître le but de sa visite, vous n’ignorez pas, sans doute, que sans moi Mlle Rumigny ne serait pas entre vos mains ?

– Je sais, en effet, monsieur, répondit M. de Fourmel, avec quel dévouement vous vous êtes jeté à l’eau pour la sauver. C’est là un acte de courage dont la justice doit vous être reconnaissante.

– Je vous remercie, mais si je me permets de vous rappeler ce fait, ce n’est pas pour en être loué ; à ma place, tout homme de cœur, et sachant nager, en eût fait autant, c’est pour m’excuser de m’intéresser à cette jeune fille.

Le magistrat s’inclina comme pour exprimer qu’il trouvait ce sentiment tout naturel.

William Dow poursuivit :

– Permettez-moi alors de vous parler sans détours.

– Faites, monsieur.

– Mlle Rumigny est à Saint-Lazare ; la croyez-vous donc complice de la mort violente de son père ? Pardonnez-moi cette indiscrétion.

– Je vais vous répondre avec une égale franchise. Oui, Mlle Rumigny est complice de ce crime, dont Balterini est l’auteur principal. Les faits me sont mathématiquement démontrés, aussi bien par la correspondance que j’ai saisie que par le mutisme de cette jeune femme ; je devrais presque dire par ses aveux.

– Vous ne pourriez, en conséquence, retarder la marche de cette affaire ?

– En agissant ainsi, je manquerais à tous mes devoirs.

– Je le regrette vivement, car il me semble, monsieur, que si j’avais quelques semaines devant moi, il me serait possible de vous prouver l’innocence de Mlle Rumigny.

– Je comprends parfaitement et j’apprécie le sentiment qui vous guide, mais ma conviction est tout autre. Nous autres magistrats, monsieur, nous ne sommes pas des rêveurs ; nous allons droit au but, sans nous préoccuper des conséquences de nos actes. Nous n’obéissons qu’à notre conscience.

Ces mots avaient été prononcés d’un ton qui coupait court à tout entretien.

William Dow le comprit.

Plein de confiance dans ses déductions, imbu de son impeccabilité, M. de Fourmel était redevenu, même avec celui qui lui avait été si utile, le magistrat sec et tranchant que nous connaissons.

– Monsieur, dit l’Américain en se levant, je n’insisterai pas davantage et j’arrive au second motif de cette visite. Mes affaires me rappelant en Amérique, j’ai voulu, par déférence, vous prévenir de mon départ. Il me sera peut-être impossible, malgré tout mon désir, d’être de retour pour l’époque des débats.

– Je vous remercie, monsieur, de cette démarche ; votre déposition écrite sera lue à l’audience.

L’étranger salua et prit congé de M. de Fourmel.

Quelques minutes après, il sonnait au second étage du n° 11 de la rue Bonaparte, chez Me Lachaud.

Le célèbre avocat était chez lui et libre, par hasard.

William Dow fut immédiatement introduit dans ce cabinet dont les échos pourraient redire tant de mystérieux et terribles secrets.

Il y resta longtemps et quand il en sortit, sa physionomie, si calme d’ordinaire, exprimait la plus vive satisfaction.

Le lendemain matin, Mlle Rumigny recevait la lettre suivante, lettre décachetée par le greffe, ainsi que l’ordonnent les règlements.

« Mademoiselle,

« Il y a deux mois, en vous quittant à la porte du Dépôt de la préfecture de police, je vous ai dit : Courage ; aujourd’hui, je viens vous répéter le même mot : Courage ! Si vous pensez devoir quelque reconnaissance à celui qui vous a sauvée, suivez mon conseil : priez Me Lachaud de se charger de votre défense. À votre premier appel, il se rendra près de vous.

« Bientôt vous me reverrez.

« WILLIAM DOW. »

– Lui ! murmura la prisonnière, lui encore ! Lui dois-je de la reconnaissance ? La mort n’eût-elle pas été préférable à tout ce que je souffre ? Pourquoi me faire défendre ?

Cependant elle écrivit à l’illustre maître, et, comme le lui avait affirmé l’Américain, Me Lachaud accourut.

Marguerite ne l’avait jamais vu, mais lorsqu’il parut sur le seuil de sa cellule, il lui sembla qu’elle le connaissait depuis longtemps, car, s’élançant au-devant de lui, elle s’écria, en joignant ses mains amaigries et avec un accent d’inexprimable gratitude :

– Oh ! merci, monsieur, merci d’être venu !

– C’était mon devoir, mademoiselle, répondit Me Lachaud avec bonté.

Il avait conduit doucement sa cliente jusqu’au siège qu’elle avait quitté pour venir au-devant de lui, et s’était assis auprès d’elle.

Il n’est pas un de nos lecteurs qui ne connaisse le plus grand avocat criminel de notre époque ; nous pourrions donc nous dispenser d’en esquisser le portrait ; mais c’est une telle bonne fortune pour un écrivain d’avoir à parler d’un maître dont le nom reste attaché à presque toutes les grandes causes judiciaires depuis vingt-cinq ans, qu’on nous permettra de lui consacrer quelques lignes.

Nous ne savons pas, d’ailleurs, de physionomie plus intéressante.

Il faut avoir entendu Me Lachaud plusieurs fois pour comprendre les formes multiples de son talent oratoire. Nul défenseur ne sait mieux employer avec le jury la langue qui lui convient. Peu lui importe alors de bien dire, dans le sens académique du mot ; il veut convaincre, et il sait que ce n’est pas avec des fleurs de rhétorique et des périphrases redondantes qu’on obtient ce résultat, lorsqu’on parle à des hommes habitués, par leur genre de vie, à voir les choses simplement, telles qu’elles sont, et aussi à des auditeurs qui se révoltent instinctivement contre l’influence que peur avoir l’éloquence sur leurs esprits.

Avec Me Lachaud, pas d’analyses subtiles, pas de pièges, des faits, rien que des faits, des déductions mathématiques et des preuves palpables.

Et comme il sait émouvoir ensuite, quand, après s’être adressé à la raison, il s’adresse au cœur des jurés ! Quels accents irrésistibles ! Comme il sait abandonner celui de ses juges qu’il voit persuadé, pour lutter contre cet autre dont il devine l’indécision.

C’est tout particulièrement dans cette circonstance que ce regard étrange qu’il possède devient pour lui une arme puissante. Cet œil fixe, immobile, semble une épée toujours droit au corps de son adversaire, pendant que, de l’autre, il surveille et maintient ceux qu’il a déjà vaincus. On dirait un de ces vaillants duellistes du dernier siècle qui s’escrimaient à la fois de la dague et de l’épée.

Mais que Me Lachaud ait à défendre tout autre qu’un criminel ; qu’il plaide devant les tribunaux civils ou la police correctionnelle, comme il s’élève alors au niveau des grands orateurs, comme il donne une libre carrière à son esprit charmant, comme ses lèvres ont des sourires ironiques, comme sa voix devient flexible, railleuse et mordante !

Du reste, et pour terminer d’un seul mot, qui peint Me Lachaud mieux que nous ne pourrions le faire, c’est l’avocat de notre époque qui a gagné le plus grand nombre de procès.

Son inépuisable bienveillance ne lui permet pas cependant de toujours choisir ses causes.

Mais la défense de Mlle Rumigny était sans doute une de celles qui plaisaient à son cœur et à son esprit, car il s’entretint longtemps avec la jeune femme.

Lorsqu’il la quitta, Marguerite était plus calme. On pouvait déjà lire sur sa physionomie moins de résignation. On eût dit qu’elle ne désespérait plus.

Me Lachaud revint voir sa cliente deux ou trois fois par semaine, et ces visites duraient déjà depuis un grand mois, lorsqu’une après-midi, au moment où elle s’attendait à voir son défenseur, la porte de sa cellule s’ouvrit pour livrer passage à un personnage dont le visage lui était inconnu et que le directeur de Saint-Lazare accompagnait.

C’était l’huissier audiencier de la cour d’appel ; il venait signifier à la détenue son arrêt de renvoi devant la cour d’assises de la Seine.

Le rapport de M. de Fourmel avait suivi cette filière judiciaire qui prouve le soin scrupuleux qui préside en France aux affaires criminelles.

Après avoir été communiqué au procureur impérial et approuvé par lui, le rapport du juge d’instruction avait été remis au procureur général. Celui-ci avait désigné un de ses substituts pour l’examiner, et ce magistrat avait fait son réquisitoire. Puis ce réquisitoire était revenu entre les mains du procureur impérial, et de là dans le cabinet de M. de Fourmel, qui avait rendu l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises des auteurs du crime de la rue Marlot.

Quelque soin qu’eût pris Me Lachaud pour armer Mlle Rumigny contre les secousses qui lui étaient réservées, la malheureuse n’éprouva pas moins une émotion terrible à la lecture de cet acte dont il lui avait été laissé copie, et dans lequel elle était accusée de complicité dans l’assassinat de son père.

À ce document était jointe une longue liste de témoins. Elle la parcourut machinalement, et l’un des noms qui s’y trouvaient, celui d’Adolphe Morin, réveilla ses plus tristes souvenirs.

Puis, remarquant que William Dow n’y figurait pas, elle murmura en baissant la tête :

– S’il m’abandonne, pourquoi m’a-t-il sauvée ?

Quelques jours plus tard, le 5 juillet, le directeur de Saint-Lazare vint prévenir sa pensionnaire, à neuf heures du matin, qu’elle eût à se préparer pour être conduite à la Conciergerie, où le magistrat chargé de présider les assises devait l’interroger conformément à la loi.

Mlle Rumigny s’habilla, et une heure plus tard elle montait, en compagnie d’une sœur et d’un gardien, dans une voiture fermée.

Le directeur de Saint-Lazare avait facilement obtenu que la prisonnière fût dispensée de faire la route dans cet horrible véhicule qu’on a si pittoresquement surnommé panier à salade.

À la Conciergerie, on la fit immédiatement entrer dans le cabinet du directeur, où l’attendait M. de Belval, président des assises pendant la première quinzaine de juillet.

Ce magistrat était un des plus jeunes conseillers de la cour de Paris, où il jouissait à juste titre de la réputation d’un jurisconsulte émérite et d’un fort galant homme.

Son impartialité était proverbiale. Pour lui, l’accusé n’était coupable qu’après le verdict du jury. Il l’interrogeait toujours sans dureté et écoutait ses explications avec une patience extrême. C’était la personnification de la justice dans sa forme la plus complète.

M. de Belval reçut Mlle Rumigny poliment et, l’ayant invitée à s’asseoir auprès de la table où lui-même avait pris place, il lui dit :

– Mademoiselle, la loi m’ordonne de vous interroger avant votre comparution devant le jury ; je vais donc vous adresser plusieurs questions, mais je désire d’abord savoir de vous si vous avez l’intention de me répondre, ou si vous devez persister dans le système que vous avez adopté durant le cours de l’instruction.

– Monsieur, répondit doucement l’accusée, je n’ai adopté aucun système ; je ne sais rien, je ne puis rien répondre. Je ne puis que protester de mon innocence !

Mlle Rumigny, en effet, ne donna à M. de Belval que les courtes explications qu’elle avait fournies à M. de Fourmel. À l’égard de Balterini, elle refusa de nouveau de s’expliquer.

– Je n’ai pas à insister davantage, dit le président, lorsqu’il fut convaincu de l’inutilité de ses efforts ; je ne vous demande pas si vous avez un défenseur, je sais que vous avez choisi Me Lachaud. J’espère que d’ici à l’ouverture des débats votre avocat parviendra à vous faire comprendre combien votre silence est dangereux pour vous-même.

Et M. de Belval ordonna au directeur de remettre l’accusée aux mains du gardien qui l’avait amenée.

Cinq jours après, le 9 juillet, Mlle Rumigny vit apparaître une seconde fois ce même huissier qui lui avait signifié son arrêt de renvoi.

Il venait lui signifier cette fois son acte d’accusation.

C’était le lendemain qu’elle devait comparaître en cour d’assises !

XIX – LA COUR D’ASSISES

Les événements intéressants se succèdent avec une telle rapidité à Paris qu’on avait oublié depuis longtemps le drame de la rue Marlot, lorsque les journaux annoncèrent que l’instruction de cette affaire était enfin terminée et qu’elle serait jugée le 10 juillet devant la cour d’assises de la Seine.

À cette nouvelle, l’émotion publique se réveilla, pour devenir plus vive que jamais, quand on apprit que, si l’assassin n’avait pu être arrêté, sa complice, la fille même de la victime, comparaîtrait devant le jury.

Un parricide, et un parricide commis par une femme du monde, c’était plus qu’il ne fallait pour exciter jusqu’au paroxysme cette curiosité malsaine qui s’attache aujourd’hui aux causes judiciaires. Aussi le savant conseiller chargé de présider les assises pendant la première session de juillet fut-il bientôt assiégé par mille solliciteurs, surtout solliciteuses, car aujourd’hui ce sont les femmes les mieux élevées qui recherchent avec le plus d’acharnement les émotions dramatiques des débats criminels.

Plus le crime est horrible, monstrueux, plus elles désirent en connaître l’auteur !

Que ne donneraient-elles pour lui parler, pour qu’il leur répondît ?

De très grandes dames, qui, chez elles, permettent à peine à leurs plus humbles adorateurs d’effleurer l’extrémité de leurs doigts, se laissent presser, bousculer dans les audiences du palais. Au mépris des contacts les moins élégants et les moins respectueux, elles veulent voir et entendre.

Oh ! alors, leurs bronches si délicates supportent l’atmosphère viciée, leurs oreilles si chastes sont ardemment ouvertes aux détails les plus brutaux, leur front ne rougit plus.

Elles oublient la retenue, la pudeur même, pour n’être plus que des curieuses.

On comprend donc que le 10 juillet, bien avant l’heure fixée pour l’ouverture des débats, la salle de la cour d’assises était envahie.

La tribune des avocats elle-même subissait mille assauts ; les journalistes oubliaient toute galanterie pour prendre possession de leurs places, et quantité de gens, au courant des habitudes du lieu, restaient debout, dans l’espoir d’occuper les bancs des témoins après leur appel, puisque ceux-ci doivent, après cet appel, quitter la salle pour attendre, dans deux ou trois petites pièces voisines, le moment de comparaître devant la Cour.

MM. Meslin et Picot étaient naturellement au nombre de ces derniers ; mais l’agent de la sûreté, qui n’avait pas revu le commissaire de police depuis le jour où celui-ci l’avait traité d’imbécile, se tenait à distance de son chef.

Tout près d’eux, on voyait, boutonné militairement et un ruban neuf sur la poitrine, le capitaine Martin, les autres locataires du n° 13, les concierges, le maître d’hôtel Tourillon, ses employés, enfin M. Adolphe Morin en grand deuil et la physionomie bouleversée.

Quand la foule impatiente se fut casée ou à peu près, sa première émotion fut pour le paquet qu’un garçon de bureau vint déposer sur la table des pièces de conviction.

Ce paquet renfermait les vêtements de la victime et l’arme avec laquelle le vieillard avait été frappé. Il était ficelé et scellé, ne devant être ouvert que plus tard.

D’ailleurs, comme presque au même moment l’huissier annonça la Cour, le calme se fit soudain dans l’auditoire.

M. de Belval, le président, entra le premier, suivi de ses assesseurs ; puis vint M. l’avocat général Gérard, qui occupait dans cette affaire si importante le siège du ministère public. Mais tous les regards se tournèrent bientôt vers un nouveau personnage qui faisait modestement son entrée en se frayant un passage à travers la foule.

C’était Me Lachaud.

On savait depuis longtemps que le célèbre avocat s’était chargé de la défense de Mlle Rumigny, et cette nouvelle n’avait fait qu’exciter davantage la curiosité publique.

C’était pour les amateurs des débats criminels une double bonne fortune : assister aux péripéties d’un drame judiciaire et entendre l’illustre orateur.

Peu d’instants après l’arrivée de Me Lachaud, M. le président prononça les mots sacramentels :

– L’audience est ouverte.

Le silence s’était fait comme par enchantement, l’éminent magistrat commanda :

– Faites entrer l’accusée.

Quelques secondes plus tard, on vit apparaître Mlle Rumigny.

Elle était horriblement pâle. La maigreur de son visage faisait paraître encore plus grands ses yeux cernés et rougis par les larmes.

Elle était vêtue de noir et se soutenait à peine.

Les gardes qui l’accompagnaient durent la porter plutôt que la conduire jusqu’à la place qu’elle devait occuper au banc de l’accusation, derrière son avocat. Une fois là, succombant à l’émotion, elle laissa tomber sa tête sur la barre de la tribune. On l’entendit résonner contre le bois.

Me Lachaud, qui s’était tourné vers elle, lui dit quelques mots à voix basse et lui tendit la main qu’elle serra fiévreusement.

L’auditoire était vivement impressionné. Comme dans toutes les affaires où règne un certain mystère, il se divisa aussitôt en deux camps.

Le président des assises le comprit et recommanda immédiatement à la foule de s’abstenir de tous signes d’approbation ou d’improbation, sous peine de se voir expulsée. S’adressant ensuite à l’accusée, il lui demanda ses noms et prénoms, son âge et son lieu de naissance.

– Berthe-Marguerite Rumigny, vingt et un ans, Reims, répondit la jeune femme d’une voix à peine perceptible.

– Vous allez entendre, poursuivit M. de Belval, les charges relevées contre vous ; je vous engage à prêter la plus grande attention, car vous aurez toute liberté pour donner à messieurs les jurés et à la cour telles explications que vous jugerez utile pour votre défense.

Et se tournant vers le greffier, M. de Belval ajouta :

– Donnez lecture de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation.

Nous ne pensons pas utile de reproduire le premier de ces documents, exposé sommaire de l’affaire ; nous n’en citerons que les dernières lignes ainsi conçues :

« Considérant que, des pièces et de l’instruction, il résulte des charges suffisantes contre les nommés Robert Balterini et Berthe-Marguerite Rumigny d’avoir, dans la nuit du 3 au 4 mars dernier, commis un homicide volontaire contre la personne du nommé Louis Rumigny, ordonne la mise en accusation desdits et les renvoie devant la cour d’assises. »

Après cette première lecture, pendant laquelle Mlle Rumigny n’avait pas fait un mouvement, le greffier passa à l’acte d’accusation. Il s’exprimait ainsi :

« Dans la nuit du 3 au 4 mars dernier, la maison de la rue Marlot qui porte le n° 13 était le théâtre d’un crime si rapidement et si audacieusement commis, que nul des locataires de cette maison n’avait entendu le moindre bruit.

« Le lendemain matin, vers sept heures, un des locataires, la dame Chapuzi, qui habite au second étage, aperçut à deux pas de sa porte le cadavre d’un homme inconnu. Cet homme, un vieillard de soixante-cinq ans, avait été frappé de deux coups de couteau. Immédiatement avertie, la justice se transporta sur le théâtre du crime, mais les premiers renseignements qu’elle put recueillir ne furent pas de nature à la mettre sur les traces de l’assassin. Rien ne permettait d’admettre que ce fût un des locataires. Ce qui rendait les recherches plus difficiles, c’est qu’on ignorait comment cet inconnu et son meurtrier avaient pu s’introduire dans cette maison, car, ainsi que de coutume, la porte en avait été fermée au coucher du soleil, la veille, et, lorsque les concierges l’ouvrirent le lendemain matin, la mort de l’inconnu datait déjà de plusieurs heures.

« Parmi les locataires du n° 13 se trouve un employé des postes, M. Tissot, qui est convenu d’une façon de sonner et de frapper pour pouvoir, ainsi que l’y oblige son service, rentrer chez lui à toute heure de nuit sans avoir besoin de se faire reconnaître autrement. L’assassin et sa victime avaient-ils surpris ce signal ? S’en étaient-ils servis en même temps, l’un attirant l’autre dans un guet-apens ? C’est ce qu’il était impossible d’affirmer, et la justice dut, après ces premières constatations, rechercher d’abord qui était le vieillard assassiné. Elle parvint à le savoir. Ce malheureux était un honorable négociant de Reims, M. Rumigny.

« Poursuivant ses investigations, l’instruction apprit ensuite que M. Rumigny avait une fille, Marguerite, qui, séduite par un Italien, Balterini, s’était enfuie de la maison paternelle avec son amant. Cette fille et ce Balterini, qu’étaient-ils devenus ? On les suivait bien de Reims à Paris, mais là on perdait leurs traces. Près d’un mois s’était écoulé, et les criminels pouvaient déjà espérer l’impunité, lorsque l’habile magistrat chargé de l’instruction et de l’affaire découvrit Marguerite Rumigny dans la maison même où son père avait été assassiné.

« Elle s’y cachait sous le nom de Mme Bernard, se faisait passer pour veuve, et comme elle relevait à peine de couches au moment du crime, le magistrat, par humanité, avait remis à une autre époque son interrogatoire, qu’il devait d’ailleurs juger bien inutile.

« Or, c’est chez Marguerite Rumigny qu’on devait trouver la clef du mystère dont le drame de la nuit du 3 mars était enveloppé. Les perquisitions amenèrent la découverte d’une correspondance active entre Marguerite et Balterini, correspondance qui allait tout expliquer.

« Caché au Havre ou dans les environs, Balterini avait appris de sa maîtresse le moyen d’arriver jusqu’à elle sans être aperçu des concierges de sa maison, et, dans des lettres qui ne laissent aucun doute à l’égard de ses projets de vengeance contre M. Rumigny, Balterini promettait à Marguerite de se servir de cette ruse. De son côté, Marguerite Rumigny faisait à son père la même confidence, car par qui le vieillard aurait-il pu connaître le signal convenu entre Tissot et ses concierges ? Elle préparait ainsi le lâche guet-apens où devait succomber l’auteur de ses jours.

« Très vraisemblablement Balterini était dans la maison depuis la veille ou l’avant-veille, car c’est de la chambre de l’employé des postes qu’il est descendu, après d’y être armé, pour assassiner sa victime.

« Cette scène sanglante est facile à retracer. M. Rumigny se glisse dans la maison, il en gravit les étages et il est là, à la porte de sa fille, attendant le moment favorable pour s’introduire dans l’appartement de son enfant et lui pardonner, lorsque le misérable qui le guette à l’étage supérieur se précipite sur lui, le blesse d’un premier coup et, l’arrêtant au moment où il va lui échapper, l’étreint à bras-le-corps pour le frapper mortellement.

« Franchissant ensuite le cadavre de sa victime, il remonte et se cache chez celle dont il vient d’assassiner le père. Il pressent que la chambre de sa maîtresse est pour lui l’asile le plus sûr, car Marguerite Rumigny est souffrante et la justice n’ira pas le chercher au chevet d’une femme qui a su, à l’aide de mensonges, gagner le respect et la sympathie de tous les habitants de la maison.

« Balterini attend là plusieurs jours, peut-être une semaine entière, jusqu’à l’heure où il peut fuir sans danger.

« La complicité de Marguerite Rumigny dans cet horrible attentat ne résulte pas seulement de ces preuves matérielles, de ce refuge qu’elle offre au meurtrier de son père, de ses lettres, mais encore de son passé, de sa tentative de suicide, de son attitude pendant l’instruction. Il est de notoriété publique à Reims que, jeune fille, Marguerite n’avait pour son père ni respect ni égards ; elle se révoltait contre son autorité. Autant le malheureux adorait son enfant, autant il avait à se plaindre de son peu d’affection. Et lorsque M. Rumigny, qui veut pardonner, vient à Paris, appelé par celle qu’il aime toujours tendrement, c’est pour tomber sous le couteau d’un assassin.

« Sur le point d’être arrêtée, Mlle Rumigny tente de se suicider ; elle va se jeter à l’eau avec son enfant, double crime ! et ne pouvant le commettre, par une circonstance indépendante de sa volonté, elle veut mourir seule ; mais un courageux étranger l’a sauvée. Une fois en prison, Marguerite Rumigny refuse de répondre, et grâce à son silence, elle permet au meurtrier de son père de ne pas tomber entre les mains de la justice.

« En conséquence :

« 1° Le nommé Robert Balterini est accusé d’avoir à Paris, la nuit du 3 au 4 mars dernier, commis un homicide volontaire sur la personne du sieur Rumigny, avec cette circonstance que ledit homicide a été commis avec préméditation ;

« 2° La nommée Berthe-Marguerite Rumigny, de s’être rendue complice dudit homicide ci-dessus spécifié, en aidant l’auteur dans les faits qui l’ont préparé, facilité ou consommé, avec cette circonstance que le sieur Rumigny était son père légitime.

« Crimes prévus par les articles 296, 297, 298, 299, 302, 59 et 60 du Code pénal. »

Pendant la lecture de ce document si impitoyable dans ses déductions, si terrible dans ses conclusions, l’auditoire n’avait pu toujours retenir un frémissement d’horreur. Marguerite, elle, était restée relativement calme. Seuls, les passages où elle était accusée d’avoir manqué de respect pour son père lui avait arraché des sanglots.

Elle s’était caché le visage dans ses deux mains. Sans doute elle priait. Elle releva tout à coup la tête.

Parmi les noms des témoins que l’huissier faisait sortir les uns après les autres, elle avait entendu celui de son cousin. Le sang avait alors monté à ses joues, et elle n’avait pu s’empêcher de jeter un regard furtif sur son parent, qui s’était empressé de disparaître. Elle était aussitôt retombée dans ses réflexions.

La voix du président la rappelant à elle-même, elle se leva.

– Marguerite Rumigny, lui dit l’honorable magistrat, je vais vous interroger ; mais, avant de le faire, je dois vous engager à répondre franchement. Le système de mutisme que vous avez adopté durant le cours de l’instruction ne serait pas de nature à vous mériter l’indulgence de la cour si vous y persistiez. Votre éminent défenseur n’a pu vous donner un semblable conseil. Vous pouvez rester assise, si vous êtes trop faible pour vous tenir debout.

La malheureuse femme retomba sur son banc en balbutiant un remerciement.

Son interrogatoire commença.

Aux premières questions de M. de Belval sur son départ de Reims, son arrivée à Paris, son voyage au Havre, son retour à Paris et sa correspondance avec Balterini, Mlle Rumigny répondit complètement ; mais, lorsque l’honorable magistrat en fut arrivé au point important des débats, c’est-à-dire à la veille du crime, l’accusée retomba dans son silence obstiné.

– Ainsi, lui demanda le président pour la seconde fois, vous ignorez si Balterini était à Paris le 3 mars ?

– Je suis certaine qu’il n’y était pas.

– Où se trouvait-il ?

– Je l’ignore.

– Vous ne savez si, à cette époque, il était en France ou à l’étranger ?

– Non, monsieur.

– Comment se fait-il que la correspondance saisie chez vous s’arrête brusquement, et qu’après les lettres semblent indiquer de la part de votre coaccusé des projets de départ, on n’en trouve plus que deux ou trois sans date ? Balterini n’a pas dû cesser de vous écrire depuis plus de quatre mois.

– Je ne puis vous donner aucune explication ; je n’ai pas reçu d’autres lettres.

– Comment ! voilà un homme qui vous aime avec passion, il ne l’a que trop prouvé, et vous voulez que nous admettions que vous êtes restée sans nouvelles de lui pendant un temps aussi long ; que depuis votre arrestation, il ne vous ait pas écrit ? Je dois vous faire remarquer que cette correspondance cesse justement après la lettre dans laquelle Balterini vous annonce sa prochaine arrivée à Paris. Ne doit-on pas en conclure que, depuis lors, vous avez reçu bien d’autres lettres, que vous avez détruites, parce qu’elles pouvaient vous compromettre ainsi que votre coaccusé, parce qu’elles contenaient, sur les projets criminels de cet homme, des détails précis, tout un plan arrêté entre vous et lui ?

– Je n’ai détruit aucune lettre ; j’ignore si Balterini m’a écrit.

Mlle Rumigny avait prononcé ces mots à voix basse et en baissant la tête. Il était bien évident pour tout le monde qu’elle ne disait pas l’exacte vérité.

L’auditoire le comprit et ne put retenir un murmure de désapprobation, bientôt interrompu par la voix du président, qui terminait l’interrogatoire de l’accusée par ces paroles sévères :

– Messieurs les jurés apprécieront votre silence.

M. de Belval passa immédiatement à l’audition des témoins, en commençant par les époux Chapuzi, qui ne déposèrent qu’en tremblant, effrayés qu’ils étaient de parler devant une telle assemblée.

Les concierges vinrent ensuite ; puis le capitaine Martin, qui dut prêter serment de la main gauche.

Nous ne nous arrêterons pas à leurs explications ; elles furent les mêmes que devant le juge d’instruction, et Marguerite ne les entendit que confusément ; mais lorsque le président, qui questionnait M. Tissot, commanda à l’huissier d’ouvrir le paquet des pièces à conviction, le mouvement de curiosité de la foule la réveilla, et la jeune femme étouffa un cri d’horreur en voyant ces vêtements ensanglantés que son père portait au moment de sa mort.

– Vous reconnaissez ce couteau ? dit M. de Belval à l’employé des postes, en lui faisant présenter l’arme dont le meurtrier s’était servi.

– Oui, monsieur, répondit Tissot ; c’est bien le mien.

– Vous êtes certain de l’avoir laissé dans votre chambre avant d’en fermer la porte ?

– Je l’avais placé sur des dessins pour qu’ils ne pussent s’envoler, et j’affirme que ma porte était fermée. Ainsi que j’en ai l’habitude, j’avais mis ma clef sous mon paillasson.

– Vous affirmez également n’avoir fait connaître à aucun étranger le signal convenu entre vous et vos concierges ?

– Je ne l’ai dit à personne ; je croyais que, seuls, les locataires de la maison le connaissaient.

Le témoin qui succéda à M. Tissot fut le docteur Ravinel, qui avait été chargé de l’autopsie de la victime.

M. Ravinel était alors un homme dans la force de l’âge ; il occupait dans le corps médical une haute situation ; sa réputation de science et de dévouement était justement acquise. On ne pouvait lui reprocher qu’une confiance peut-être trop absolue dans son savoir, une confiance illimitée dans ses déductions, un besoin de toujours professer, de se mettre constamment en scène, et aussi, ce qui le détournait parfois de son but, une imagination exagérée.

La mission du médecin légiste est parfaitement définie. Il doit examiner le corps qui lui est confié, mais seulement pour en sonder les blessures et déterminer le genre de mort auquel la victime a succombé. Ses appréciations ne doivent pas aller au-delà. Il n’a pas à connaître l’accusé, à fouiller dans sa pensée. Le vivant n’existe pas pour lui ; le mort seul lui appartient.

Or, le docteur Ravinel ne partageait pas toujours cette façon de voir ; trop souvent le praticien faisait place en lui au juge d’instruction ; parfois il devenait pour l’accusation un auxiliaire plus puissant que ne le veut la loi.

Invité à faire connaître le résultat de cette autopsie, le célèbre chirurgien se tourna du côté des jurés et, comme s’il eût été en chaire, s’exprima en ces termes :

« L’homme dont j’ai eu la mission d’examiner le corps pouvait être âgé de soixante-cinq à soixante-dix ans, replet et obèse. Le cadavre n’était plus rigide ; la mort remontait au-delà de vingt-quatre heures. Des sigillations cadavériques violacées existaient au ventre, aux coudes, aux cuisses. Sur le dos de la main droite, j’ai constaté une écorchure légère qui pouvait provenir d’une arme ayant éraflé cette main.

« J’ai constaté sur le corps deux plaies béantes à bords nettement coupés et provenant de deux coups de couteau. L’arme devait être tranchante et bien affilée. Une première plaie oblique en bas et en dedans, longue de trois centimètres, existait en haut du cou, sous l’angle droit de la mâchoire inférieure. L’arme avait pénétré d’avant en arrière. Aucune artère importante n’avait été lésée. Cette blessure, peu profonde, était sans gravité.

« J’ai constaté ensuite, au bas du ventre, à l’aine du côté gauche, une plaie oblique en haut et en dedans. L’arme avait pénétré de droite à gauche, très profondément. Le blessé avait perdu beaucoup de sang. L’artère fémorale a été divisée, mais seulement en partie. Il y avait du sang infiltré dans la gaine.

« Les poumons étaient grisâtres, un peu injectés à leur base. Le cœur était vide et les cavités droites seules renfermaient un peu de sang. L’estomac ne renfermait plus d’aliments. Je me résume, messieurs : la mort est due à l’hémorragie résultant de la plaie artérielle. Deux blessures existaient, l’une au cou, l’autre au pli de l’aine, c’est-à-dire dans deux régions du corps où d’habitude les meurtriers dirigent leurs coups. La mort est le résultat d’un crime. L’individu a dû être frappé d’abord au cou, puis au ventre, par un meurtrier qui, placé derrière sa victime, lui a fait face ensuite. L’éraflure de la main droite a dû être produite lorsque le vieillard se défendait. La vie a pu se prolonger quelque temps encore après la blessure de l’aine, pendant quelques minutes, peut-être un quart d’heure. La mort a eu lieu quatre ou cinq heures au moins après le dernier repas. »

Pendant cette déposition dont l’auditoire n’avait pas perdu un seul mot, Marguerite Rumigny était restée la tête entre les deux mains. On entendait ses sanglots qu’elle ne pouvait arrêter.

Elle ne revint à elle que lorsque le président des assises, après avoir interrogé le maître de l’hôtel du Dauphin, ses employés et quelques habitants de la rue Marlot, fit comparaître Picot.

Le récit de l’agent de la sûreté fut pour la malheureuse femme une nouvelle source de douleur, car Picot ne manqua pas de raconter comment il avait empêché l’accusée de se jeter à l’eau avec son enfant, et Marguerite comprit, au frémissement de l’assistance, la réprobation qui pesait sur elle.

Aucun de ces gens ne savait dans quelles circonstances terribles le pauvre petit être avait trouvé la mort quelques heures plus tard.

Ce qui fut peut-être plus pénible encore pour Mlle Rumigny, c’est lorsqu’elle entendit M. Morin.

Ce parent, qui aurait dû la défendre, lui adresser indirectement quelques bonnes paroles, sembla l’accuser comme à plaisir, tout en déguisant sa haine sous mille réticences hypocrites.

Ce qui devait résulter de cette déposition pour les jurés, c’est que Marguerite Rumigny avait été mauvaise fille, qu’elle avait toujours songé à s’affranchir de l’autorité paternelle, que M. Rumigny était fort inquiet de l’avenir, et que, bien certainement, il n’était venu à Paris qu’après y avoir été invité avec insistance par son enfant.

Plusieurs fois, pendant que son cousin parlait, Marguerite étouffa un cri d’indignation ; mais son défenseur, tout en prenant des notes, la surveillait et l’exhortait à la patience.

Enfin cet épouvantable supplice se termina ; M. Morin finit sa déposition par quelques paroles doucereuses et vint prendre sa place sur le banc des témoins, où l’accompagna un murmure qui n’avait rien de sympathique.

Instinctivement et bien qu’elle n’eût plus guère de compassion pour l’accusée, la foule pensait que cet homme, en admettant même qu’il n’eût dit que la vérité, venait de commettre une mauvaise action.

M. Adolphe Morin clôturant la liste des témoins, M. l’avocat général Gérard eut immédiatement la parole pour soutenir l’accusation.

– Messieurs, commença-t-il au milieu du plus respectueux silence, jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai compris combien ma tâche est douloureuse, mais aussi combien elle est grande. J’ai en face de moi une femme qui appartient à l’élite de la société, qui n’a eu sous les yeux que de bons exemples, que son éducation aurait dû préserver du mal, et j’ai à vous démontrer qu’elle a été la complice de l’homme qui a lâchement frappé un vieillard, après l’avoir attiré dans un guet-apens.

Entrant, après ce terrible exode, dans les faits mêmes de la cause, M. Gérard rappela la jeunesse de Marguerite, ses révoltes incessantes contre l’autorité paternelle, sa fuite avec son amant, qui avait menacé de mort le père dont il enlevait la fille, son installation, grâce à un mensonge, dans une maison paisible, son hypocrisie pour capter la confiance de ses voisins, puis ce plan odieux qu’elle avait concerté avec Balterini pour faire croire au départ de cet homme, et pour attirer à Paris le malheureux dont tous deux voulaient la mort.

– Cette épouvantable scène, messieurs, s’écria à cet endroit de son réquisitoire l’éloquent avocat général, il me semble y assister ! Informé par sa fille que Tissot ne rentrera pas dans la nuit du 3 au 4 mars, M. Rumigny s’introduit dans la maison à l’aide du signal convenu. Il gravit les étages, son cœur bat, il va revoir celle à laquelle il veut pardonner ; mais au moment où ce pauvre père va frapper à la porte derrière laquelle sont toutes ses affections, son assassin qui le guette se précipite sur lui et le tue. Ensuite, sans souci du cadavre, il se cache dans cet appartement où nul ne songera à aller le chercher.

« Et c’est la fille de ce mort qui reçoit le meurtrier couvert de sang ! Et ce meurtrier est celui de son père !

« Cela est tellement horrible que, si les faits ne s’enchaînaient pas avec une implacable logique, nous ne voudrions pas le croire. Hélas ! comment douter, je ne parle pas du crime de Balterini, il est démontré jusqu’à l’évidence et je n’ai pas à m’en occuper, mais de la complicité de Marguerite Rumigny ? Elle cache l’assassin chez elle avant le crime, elle y attire son père ; le forfait accompli, elle donne asile au meurtrier, facilite sa fuite, comme elle a facilité son attentat, puis elle refuse de parler. La douleur, le remords ne font pas cesser son mutisme ; elle veut, avant tout, sauver son amant, espérant sans doute que votre verdict ne l’atteindra pas et qu’elle pourra le rejoindre.

« Ce n’est pas tout, encore, messieurs, car ce dont l’acte d’accusation parle à peine, je n’ai pas, moi, le droit de le taire. Que fait la malheureuse lorsqu’elle voit la main de la justice s’étendre vers elle ? Elle veut mourir, non pas mourir seule, mais avec son enfant. Elle ne veut pas paraître devant la justice divine chargée d’un seul crime ; il lui faut être infanticide après avoir été parricide. Vous savez comment le hasard seul a empêché Marguerite Rumigny de commettre ce second attentat. De celui-là, je ne vous en dirai pas davantage. Dieu l’en a punie en lui enlevant ce pauvre petit être qu’elle avait voué à la mort. »

À ces mots du réquisitoire, la malheureuse mère ne put se contenir plus longtemps.

– Oh ! pardon, monsieur, pardon ! dit-elle en étendant vers l’avocat général ses mains suppliantes.

Et ne pouvant en dire davantage, elle retomba sur son banc comme une masse inerte.

Ce cri de l’accusée avait eu un tel accent de vérité que l’assistance fit entendre un murmure de compassion.

M. Gérard, plus ému lui-même qu’il ne voulait le paraître, laissa à ce mouvement le temps de s’éteindre, et il termina en disant :

– J’ai fait mon devoir, messieurs, si pénible qu’il fût. À chacun de nous ici sa tâche ! J’ai comprimé les battements de mon cœur pour vous parler suivant mes convictions ; faites taire les vôtres pour prononcer un verdict selon votre conscience.

– Prenez pitié de moi, mon Dieu ! je suis perdue ! murmura Marguerite en se laissant glisser à genoux.

– Peut-être ! lui dit à voix basse Me Lachaud, en l’aidant à se relever pour suivre les gardes qui devaient la conduire dans une salle voisine, car M. de Belval venait de suspendre l’audience.

Son défenseur avait prononcé ce seul mot d’une voix si ferme et avec un si étrange sourire, que Mlle Rumigny conserva ses yeux hagards fixés sur lui jusqu’au moment où elle disparut par la porte de communication.

Mais l’illustre avocat s’était remis à lire un petit billet que l’un de ses secrétaires venait de lui remettre.

Ce billet d’une longue écriture anglaise ne se composait que de deux lignes et n’était pas signé :

« J’arrive à l’instant, et je ne suis pas seul. J’espère qu’il n’est pas trop tard ! »

XX – OÙ WILLIAM DOW REVIENT, À LA STUPÉFACTION DE MAÎTRE PICOT

Suspendue au milieu d’une émotion difficile à peindre, l’audience ne devait pas être reprise aussi rapidement que le public le désirait, dans son impatience d’entendre l’éloquent et sympathique avocat chargé de défendre Marguerite Rumigny.

On se demandait ce que l’éminent maître allait pouvoir dire, quels arguments il invoquerait contre ces charges accablantes que le ministère public avait groupées avec une si grande habileté, comment il arriverait à renverser cet échafaudage des preuves terribles de la complicité de Mlle Rumigny dans l’assassinat de son père.

Accueillie d’abord avec incrédulité par une partie du public, l’accusation, grâce au talent de l’avocat général, avait paru bientôt moins problématique. À la fin du réquisitoire, elle gagna la plupart des hésitants, et, lorsque l’organe du ministère public eu prononcé sa terrible péroraison, l’accusée n’avait que bien peu de partisans dans l’auditoire.

Tout en hésitant encore à admettre que cette jeune femme bien élevée, à la physionomie si douce, au passé sans reproches jusqu’au moment de sa faute, faute d’amour ! se fût rendue coupable de l’épouvantable forfait qui l’amenait en Cour d’assises, mais jugeant moins avec leurs cœurs et plus avec les faits, certains expliquaient tout par cette passion, qui, après avoir jeté Marguerite dans les bras de Balterini, en avait fait l’instrument docile de sa vengeance et de sa haine.

Les pessimistes n’allaient pas jusqu’à affirmer que Mlle Rumigny avait comploté avec son amant l’assassinat de son père, mais ils disaient qu’entraînée par un enchaînement fatal, elle avait cédé aux obsessions de celui qu’elle aimait, pour provoquer, entre ces deux hommes qui se haïssaient, une rencontre qui devait être funeste pour le vieillard.

Ce qui plaidait contre elle, c’était ce mutisme obstiné qu’elle gardait à l’égard de ce qu’était devenu Balterini. On n’admettait pas qu’elle l’ignorât. L’interruption même de cette correspondance, qui avait été pendant longtemps si régulière, était pour ces raisonneurs une preuve de plus de la complicité de la jeune femme.

Si le musicien avait cessé sa correspondance si brusquement, c’est qu’il savait ce qui était arrivé depuis son départ ; c’est qu’après son crime il avait été informé de ce qui s’était passé, et que le silence avait été tout naturellement son premier souci.

S’il ne se présentait pas pour protester de l’innocence de sa maîtresse, c’est qu’il était coupable lui-même et ne voulait pas se livrer, dans l’espoir que Marguerite ne pourrait être condamnée et qu’elle reviendrait alors le rejoindre là où il se cachait.

M. Morin, le cousin de la jeune femme, avait peint le caractère de Marguerite sous de telles couleurs, qu’il était malheureusement permis de tout admettre, si terrible que fût, selon l’accusation, la route parcourue par la fille de M. Rumigny depuis sa révolte contre son père jusqu’au dénouement sanglant de ce drame de famille.

Ces échanges de pensées, ces déductions fausses ou vraies, ces discussions, et les conclusions qu’en tiraient ceux qui s’y livraient, occupèrent l’auditoire assez longtemps. Toutefois, lorsqu’une demi-heure se fut écoulée sans que rien annonçât la rentrée de la Cour, on commença à se demander pourquoi la suspension de l’audience se prolongeait ainsi.

On attendit cependant un grand quart d’heure encore sans trop d’impatience ; puis, en comptant les minutes, on se dit qu’il se passait bien certainement, loin du public, quelque chose d’anormal et d’inattendu.

Un des magistrats ou l’un des jurés était-il tombé malade ? L’accusée avait-elle attenté à ses jours ?

La longueur inaccoutumée de cette suspension ne pouvait provenir du fait de Me Lachaud, puisque s’il était sorti pendant la suspension, en emportant certains papiers extraits de son dossier, il avait depuis longtemps repris sa place à son banc. Il s’y tenait, dans cette attitude qu’il affectionne, le mouchoir sur la figure et la tête dans les deux mains, attitude qui lui permet de s’isoler au milieu de la foule la plus bruyante.

Enfin, un coup de sonnette se fit entendre ; l’auditoire poussa un soupir de satisfaction, l’huissier annonça la Cour, et les juges ainsi que les jurés regagnèrent leurs sièges.

Si le public avait moins guetté le retour de l’accusée, il eût remarqué le changement qui s’était produit dans la physionomie de l’avocat général depuis la fin de la première partie de l’audience.

L’honorable organe du ministère public n’avait plus ce visage calme et sévère qui sied à celui qui ne doit être que l’interprète impartial de la loi. M. Gérard, au contraire, semblait ému, préoccupé. Ses traits exprimaient tout à la fois une espèce d’angoisse et une inébranlable résolution.

Nos lecteurs comprendront bientôt quel combat terrible la vérité et l’erreur se livraient dans l’âme de ce magistrat intègre.

Me Lachaud, qui s’était levé pour saluer la Cour, interrogeait son adversaire d’un œil inquiet.

Bien qu’il fût prêt à prendre la parole, on eût dit que l’illustre maître attendait quelque incident nouveau.

Sur l’ordre du président, les gardes venaient de ramener l’accusée.

La malheureuse était d’une pâleur cadavérique ; elle se soutenait à peine. Ceux qui l’escortaient furent obligés de la soulever pour lui faire franchir le banc sur lequel elle devait reprendre place.

Lorsqu’elle l’eut atteint, elle y tomba affaissée et ses mains tremblantes s’accrochèrent à la barre qui la séparait de son défenseur.

Si elle ne pleurait pas, c’est que ses paupières rougies n’avaient plus de larmes. Sentant peser sur elle les regards curieux du public, elle détournait la tête.

– Courage ! lui dit Me Lachaud, en se tournant vers elle et en lui prenant les deux mains ; vous m’avez promis d’être forte.

– C’est vrai ! murmura Marguerite d’une voix à peine distincte. Ah ! c’est que toutes ces émotions m’achèvent. Il me semble que le bonheur même me tuerait. Mais, vous avez raison, je veux être digne de votre bonté.

Se redressant alors par un suprême effort de volonté, Mlle Rumigny jeta sur l’assistance un regard furtif. On eût dit qu’elle cherchait quelqu’un au milieu des rangs pressés de la foule, où se tenait à demi caché M. Adolphe Morin.

Le silence s’était fait enfin, l’honorable président des assises se tourna vers Me Lachaud, et il allait lui donner la parole pour présenter la défense de sa cliente, lorsque l’avocat général dit en se levant :

– Monsieur le président, je vous demande la permission d’ajouter quelques mots à mon réquisitoire avant que mon éloquent adversaire se fasse entendre.

– M. l’avocat général a la parole, fit M. de Belval en adressant un geste d’excuse à Me Lachaud.

L’auditoire, comme s’il pressentait un incident nouveau, devint plus attentif que jamais.

Mlle Rumigny avait relevé la tête. N’était-ce donc pas assez tout ce qu’elle avait déjà souffert ?

– Messieurs de la Cour, messieurs les jurés, dit l’organe du ministère public, lorsque, devant vous, il y a une heure, j’ai soutenu l’accusation qui pèse sur la femme que vous avez à juger, j’ai parlé selon ma conscience et mes convictions ; j’ai rempli mon devoir avec impartialité, mais aussi avec toute la rigueur que me commandent les intérêts de la société que, du haut de ce siège, nous avons mission de protéger. Il semblait donc que ma tâche était terminée et qu’après les conclusions de mon réquisitoire, conclusions qui vous ont demandé, au nom de la morale et de la justice, de frapper sévèrement la complice d’un parricide, il ne me restait plus rien à dire. Je le pensais comme vous ; je me trompais. La douleur de nos fonctions est de vous convaincre de la nécessité de frapper un coupable ; leur gloire est surtout de recherches, de découvrir la vérité, lors même que cette vérité ne serait pas dans une instruction loyalement conduite, dans une accusation nettement définie, dans des témoignages multiples, dans les faits même de la cause !

Dès les premiers mots de M. Gérard, la curiosité de l’auditoire avait été vivement surexcitée ; à cette dernière phrase de l’éminent magistrat, un mouvement de surprise agita la foule.

Que voulait donc dire ce préambule ? Quel incident inattendu préparait-il ? Quelle preuve convaincante de culpabilité l’organe du ministère public avait-il omise dans son réquisitoire ? Ou, quel document nouveau lui était-il parvenu pendant la suspension de l’audience ?

– Or, messieurs, poursuivit l’éloquent avocat général, c’est au nom de cette recherche de la vérité qui est le plus sacré de tous nos devoirs, que je prie M. le président de vouloir bien entendre, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, un dernier témoin, témoin que monsieur le juge instructeur a d’ailleurs interrogé peu de jours après la mort du malheureux Rumigny, et dont la déposition a été lue dans la première partie de cette audience. C’est lui qui s’est jeté si courageusement à l’eau pour sauver l’accusée, lorsqu’elle s’était précipitée du pont d’Austerlitz dans la Seine. Si ce généreux sauveteur n’a pas reparu depuis cette époque devant la justice, c’est qu’après avoir prévenu M. le juge d’instruction de l’obligation où il était de s’éloigner, il avait quitté la France. Il n’est arrivé à Paris qu’aujourd’hui, trop tard pour être régulièrement cité ; mais, en apprenant l’ouverture de ces débats, il s’est hâté de venir se mettre aux ordres de la Cour.

– Le nom de ce témoin, monsieur l’avocat général ? demanda le président.

– William Dow.

– C’est le nom, en effet, d’un des témoins de l’instruction, dit M. de Belval, après quelques secondes de recherche dans son dossier ; en vertu de notre pouvoir discrétionnaire, nous ordonnons qu’il soit entendu à cette audience.

La curiosité du public ne faisait que croître, mais deux des assistants surtout n’avaient pu retenir un mouvement de surprise, en entendant prononcer le nom de l’Américain. C’étaient M. Meslin et maître Picot, qui suivaient tous deux attentivement les débats.

Le brave commissaire de police croyait l’étranger bien loin. Quant à l’agent de la sûreté, il n’avait oublié, ni la façon dont William Dow s’était moqué de lui, ni les reproches qu’il lui avait attirés. Sa mésaventure de la route d’Italie était encore présente à sa mémoire, et il enrageait de voir revenir cet être mystérieux, auquel il devait un souvenir si douloureux pour son amour-propre.

– Introduisez le témoin William Dow, ordonna le président à l’un des huissiers.

Tous les regards s’étaient aussitôt portés vers la porte de communication ; on vit s’avancer le personnage que nous connaissons, toujours calme, digne, flegmatique, tel que nous l’avons dépeint au début de ce récit.

La foule le suivait des yeux et l’escortait d’un murmure sympathique, en se souvenant que c’était à son courage que l’accusée devait la vie ; mais M. Adolphe Morin, qui s’était levé pour mieux voir le nouveau venu, ne put réprimer un mouvement de stupeur. On eût dit qu’il reconnaissait l’étranger.

Son visage prit immédiatement une telle expression d’angoisse que maître Picot le remarqua, et que, toujours fidèle à ses habitudes de réflexions intimes, il ne put s’empêcher de murmurer en souriant :

– Eh ! mais, eh ! mais, est-ce qu’il va y avoir du nouveau ?

Et il se rapprocha, autant que le lui permirent ses voisins, du cousin de Marguerite.

Arrivé en face de la Cour, William Dow salua et attendit.

– Monsieur, lui dit le président, au milieu du plus profond silence, l’organe du ministère public a demandé à vous faire comparaître. Nous avons autorisé votre audition en vertu de notre pouvoir discrétionnaire. Vous ne prêterez pas serment, car vous ne pouvez être entendu qu’à titre de renseignements. Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous n’en devez pas moins à la justice toute la vérité, rien que la vérité. Comment vous appelez-vous ?

– William Dow, sujet américain, répondit l’étranger.

– Votre profession ?

– Chef des détectives de la police métropolitaine de New-York.

– Un confrère ! ne put s’empêcher de dire presque tout haut Picot, en se tournant vers M. Meslin. Sapristi ! ça ne m’étonne plus !

En apprenant à qui il avait eu affaire rue Vandrezanne, le brave agent se reprochait moins d’avoir été joué.

– Veuillez, reprit M. de Belval, vous adresser à messieurs les jurés et leur dire ce que vous savez de l’affaire.

XXI – LE MORT QUI SE TUE

William Dow, se tournant vers le jury, commença en ces termes :

– Messieurs, envoyé en France par mon gouvernement pour une mission de confiance, qui nécessitait de ma part un certain incognito, je vins me loger rue Marlot, à l’hôtel du Dauphin. J’étais là depuis déjà deux mois et moins obligé de me cacher, car j’avais à peu près terminé l’enquête dont j’étais chargé, lorsque j’entendis un soir pousser des soupirs dans la chambre à côté de la mienne. En prêtant attentivement l’oreille, je saisis certaines paroles qui étaient bien de nature à piquer ma curiosité : « Oui ! je veux la voir, lui pardonner, la serrer dans mes bras ! » disait mon voisin. Et il pleurait.

« Le lendemain et les jours suivants, les mêmes plaintes étant venues de nouveau jusqu’à moi, je voulus connaître celui qui me faisait involontairement le confident de ses infortunes, infortunes conjugales, je le supposais. M’étant informé auprès de l’un des garçons de l’hôtel, je sus que le voyageur qui demeurait près de mon appartement s’appelait M. Desrochers et était arrivé depuis quelques jours. Nous étions alors vers le milieu du mois de février. J’appris, de plus, que cet homme sortait peu, ne parlait jamais à personne et semblait triste et préoccupé.

« Mes instincts de policier m’indiquèrent de suite que j’était sur les traces de quelque drame de famille, et quand j’eus rencontré deux ou trois fois M. Desrochers, j’acquis la conviction qu’il songeait à quelque projet étrange. Ma chambre à coucher était séparée de la sienne par une porte condamnée dont les joints avait été recouverts de bandes de papier gris ; je soulevai l’une de ces bandes, ce qui me permit d’étudier mon voisin du regard en même temps que de l’ouïe. Quinze jours après, je connaissais ses moindres pensées.

« Je vous demande pardon, monsieur le président, d’entrer dans ces détails ; mais je les crois indispensables pour faire comprendre à messieurs les jurés dans quelles conditions j’ai été entraîné à m’occuper de cette affaire, et pourquoi je poursuivis ensuite le but que j’espérais, que j’espère toujours atteindre.

– Parlez, monsieur ; n’omettez, au contraire, rien de ce que vous croirez utile. La Cour ne vous écoute pas avec moins d’attention que messieurs les jurés.

L’auditoire gardait le plus profond silence ; on eût dit qu’il pressentait à cette cause mystérieuse quelque dénouement étrange. Me Lachaud prenait des notes.

Quant à l’accusée, elle ne quittait pas des yeux cet homme qu’elle avait désespéré de revoir jamais.

William Dow reprit :

– Oui, messieurs, après quinze jours de surveillance incessante, je savais le combat qui se livrait dans le cœur de M. Desrochers. Ses plaintes et ses réflexions m’avaient appris que ce n’était pas sa femme qu’il voulait revoir, mais sa fille, qui lui avait été enlevée. Seulement, si ce malheureux désirait ardemment embrasser son enfant, il pensait que l’orgueil lui commandait de n’être vu de personne. Sa fille était à quelques pas de lui, il n’avait qu’à se présenter chez elle, ouvertement ; il ne le voulait pas.

« Dix fois je le vis, la nuit une fois tombée, s’approcher du n° 13, étendre la main vers la sonnette, puis s’enfuir. Il revenait alors à son poste d’observation, à sa croisée, et c’est de là qu’une nuit, il surprit le signal convenu entre l’employé des postes et ses concierges. Le silence qui régnait dans la nuit lui permit de se rendre compte de ce que faisait M. Tissot. Il le guetta plusieurs fois, et lorsqu’il eut la certitude que ce locataire rentrait sans être vu de Bernier et de sa femme, car il avait pu s’assurer, par la fenêtre de la loge, que le lit des époux était fort loin de la porte, il résolut de se glisser furtivement dans cette même maison.

« Il est probable que M. Desrochers, – je continue à l’appeler par ce nom, puisque j’ignorais alors qui il était, – se renseigna à l’administration des postes à l’égard des absences de M. Tissot, afin de prendre ses mesures en conséquence.

« C’est ainsi que nous arrivons à la nuit du 3 au 4 mars, que le malheureux père avait choisie pour pénétrer auprès de sa fille. Bien certainement, il avait vu s’éloigner la sœur de charité qui soignait la malade, et c’était une raison de plus pour lui de ne pas remettre l’exécution de son projet, car il ne savait pas si, le lendemain, celle qu’il voulait voir serait seule de nouveau.

« Ce que je viens de vous dire, messieurs, n’étant pas des suppositions, mais des faits réels, je pense vous avoir démontré cette première vérité : que M. Desrochers ignorait, en arrivant à Paris, le moyen de s’introduire secrètement auprès de sa fille, et qu’il ne dut la découverte de ce moyen qu’à lui-même.

« Nous allons entrer maintenant dans le domaine des hypothèses et de l’analyse ; mais ces hypothèses et ces analyses seront ensuite corroborées par de telles preuves matérielles qu’elles vous apparaîtront comme des vérités palpables.

– Poursuivez, monsieur, dit M. de Belval, très vivement intéressé lui-même par ce récit.

L’Américain continua :

– Le 3 mars, M. Desrochers rentra chez lui vers neuf heures, ainsi que le prouve la présence, dans sa chambre, du journal le Soir de ce jour-là. Il en sortit vraisemblablement à dix ou onze heures, lorsque la rue Marlot était déserte depuis déjà longtemps. Il sonna à la porte du n° 13, frappa en même temps au volet de la fenêtre ; on lui ouvrit, il entra.

« On était alors à l’époque de la pleine lune, mais le temps était à l’orage, c’est-à-dire que, par intervalles, le ciel était couvert ou qu’on y voyait comme en plein jour.

« M. Desrochers put donc se diriger sans tâtonnement jusqu’à l’escalier, dont il avait dû, d’ailleurs, étudier, de la rue, la situation. Il gravit le premier étage, puis le second. Le cœur devait lui battre bien fort, lorsqu’il atteignit le palier sur lequel ouvrait la porte de l’appartement de sa fille. Il dut hésiter longtemps avant de se décider à sonner ; il resta là un quart d’heure, une demi-heure peut-être ; mais, entendant quelque bruit à l’un des étages inférieurs et craignant d’être surpris, il monta jusqu’au quatrième, où, s’appuyant contre le mur, dans l’angle où se trouve la porte de M. Tissot, il prêta l’oreille.

– Qui vous fait supposer que M. Desrochers ou plutôt M. Rumigny ait dépassé le troisième étage de la maison ? demanda M. de Belval, en arrêtant du geste le narrateur.

– Monsieur le président, répondit William Dow avec un fin sourire, ce n’est pas là une supposition, c’est une certitude dont je vais vous donner la preuve.

– Voyons.

– En dehors de la porte de M. Tissot, à hauteur d’homme, le long du chambranle, il y a un clou auquel le locataire de cet appartement suspend parfois sa clef. Or, en visitant cette partie de la maison avec M. le commissaire de police, j’ai aperçu à ce clou un petit morceau d’étoffe marron. Le voici, je l’ai précieusement conservé.

L’Américain tendit à l’huissier l’objet dont il parlait. Celui-ci le remit au président.

– Si vous voulez faire rapprocher ce fragment du parement de la manche droite du paletot qui se trouve dans les pièces de conviction, vous verrez qu’il s’adapte parfaitement à une légère déchirure existant à cet endroit du vêtement.

– C’est vrai, dit M. de Belval, après avoir fait faire par l’huissier la constatation demandée ; voyez, messieurs les jurés.

Le vêtement passa de main en main au banc des jurés, qui reconnurent l’exactitude du fait énoncé par le témoin.

– Mais, demanda le président, comment expliquez-vous la présence de ce morceau d’étoffe à ce clou ?

– D’une façon bien claire, monsieur, répondit l’Américain. Réfugié dans l’angle de cette porte, le vieillard s’y appuya, le bras relevé soutenant sa tête, et comme il se baissa brusquement, sans doute pour n’être pas découvert, dans le cas où le bruit qu’il avait entendu serait celui d’une personne montant jusqu’à troisième étage, le parement de son vêtement, qui se trouvait juste à la hauteur de ce clou, s’y accrocha et y laissa ce morceau d’étoffe.

– C’est possible ; continuez.

– Ce qui se passa ensuite n’est pas moins facile à démontrer. En s’accroupissant, M. Rumigny toucha de la main le paillasson étendu devant la porte de M. Tissot ; il y sentit la clef et, certain que le locataire de cet appartement ne devait pas rentrer cette nuit-là, il y pénétra afin de pouvoir, en toute sûreté, mettre un peu d’ordre dans ses idées et attendre le moment favorable.

– Et une fois dans cette chambre ?

– Il se laissa tomber sur le premier siège à sa portée, c’est-à-dire sur cette chaise rangée contre la table de M. Tissot. Il s’y accouda, prenant sa tête à deux mains, s’efforçant de reprendre un peu de calme. C’est en remettant les mains sur la table qu’il sentit le couteau et s’en empara pour se défendre, car ce vieillard irascible et violent dut songer à ce moment-là qu’il allait peut-être rencontrer un des locataires qui le prendrait pour un voleur, qui sait ? Balterini lui-même, à qui il ne céderait certainement pas la place.

« Une fois armé, M. Rumigny repoussa son siège par un mouvement brusque, c’est pour cela que le commissaire de police a trouvé ce siège loin de la table et de biais ; il ouvrit la porte, la referma doucement et, se penchant sur la rampe de l’escalier, écouta.

« N’entendant aucun bruit, il commença à descendre, son couteau à la main ; mais la lune s’était voilée, l’obscurité était profonde, et il ne put s’avancer qu’à tâtons. Le sang faisait battre ses tempes ; souvenez-vous que M. Rumigny avait plus de soixante ans et était de tempérament sanguin. Il dut s’appuyer contre le mur, de cette même main qui tenait l’arme aiguisée. Au tournant de l’escalier, très probablement, là où les marches plus larges trompèrent ses pas hésitants, il perdit l’équilibre et sa tête vint porter contre sa main tendue en avant. C’est ainsi qu’il se fit au cou, d’avant en arrière, cette blessure ou plutôt cette écorchure dont le sang jaillit peu abondamment, mais assez cependant pour mettre le comble à ses frayeurs irréfléchies.

« Il le sentit couler sur sa main, qu’il appuya sur la muraille, dans l’angle de l’escalier, sentant le vertige s’emparer de lui, le vieillard halluciné prit ce vêtement pour un homme qui le guettait, pour Balterini lui-même, et il s’élança la main levée. Mais en frappant dans le vide, – on retrouvera ce coup de couteau dans le waterproof, – il éprouva une indicible terreur, qui acheva brusquement l’œuvre de transport au cerveau que la lutte qu’il subissait depuis une heure avait commencée.

« Il étendit la main pour se soutenir à la rampe, voulut crier, mais l’apoplexie avait été foudroyante, et M. Rumigny roula de marche en marche, tenant toujours le couteau dans sa main crispée. Lorsqu’il s’arrêta dans sa chute, son bras droit portant le premier se replia brusquement sous le poids du corps, et l’arme, par un mouvement qu’on se figure aisément, s’enfonça obliquement, de haut en bas et de droite à gauche, dans les entrailles du malheureux.

« Ce n’était pas un homme assassiné qui tombait sur le palier du second étage, c’était un mort qui se tuait. »

Ces derniers mots étaient à peine prononcés, que l’auditoire, ne pouvant rester maître de son émotion, éclata en applaudissements. La foule s’était levée pour mieux voir cet homme dont la finesse d’observation et l’esprit d’analyse avaient si correctement rattaché les anneaux de ce drame mystérieux de la nuit du 3 mars.

M. de Belval comprenait si bien ce sentiment qu’il réclamait à peine le silence.

M. l’avocat général Gérard était grave et digne, comme l’est l’honnête homme qui a su imposer silence à son amour-propre pour remplir un devoir.

Me Lachaud souriait à Marguerite Rumigny, qui pleurait, les mains jointes tendues vers son sauveur.

Les jurés se regardaient les uns les autres avec stupéfaction. Certains étaient prêts à affirmer déjà qu’ils n’avaient jamais cru à la culpabilité de l’accusée.

M. Adolphe Morin était blême, et Picot, dont l’esprit fantaisiste avait peut-être bien engendré quelque supposition fâcheuse à l’égard du neveu de M. Rumigny, Picot, disons-nous, semblait tout déconfit et murmurait :

– Pas d’assassin ! Sapristi, c’est un malin tout de même !

William Dow seul restait le même. C’était vraiment chose étrange que l’impassibilité de cet homme au milieu des émotions publiques qu’il venait de faire naître.

Après avoir laissé à l’assistance le temps de se calmer, M. de Belval réclama le silence ; on obéit aussitôt, et s’adressant à l’Américain, il lui dit :

– La Cour vous remercie, monsieur, des explications que vous venez de lui donner, car elle éclairent cette affaire d’un jour tout nouveau ; avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

– Oui, monsieur le président, répondit William Dow, si la Cour et messieurs les jurés veulent bien m’accorder encore quelques instants.

– Parlez, monsieur.

– Je désirerais vivement démontrer que mon hypothèse à l’égard de la façon dont est mort M. Rumigny ne trouve pas de contradictions absolues dans le rapport même de l’illustre docteur Ravinel. Je lui demande humblement, ainsi qu’à vous, la permission de lui adresser quelques questions.

Le célèbre praticien, qui était resté dans la salle, s’empressa de se rendre à l’invitation du président, en rejoignant l’étranger à la barre des témoins.

– Monsieur, lui dit William Dow avec un ton de grande déférence, croyez-vous que M. Rumigny fût d’un tempérament apoplectique ?

– Autant que j’ai pu en juger par l’examen de son corps, je le pense, répondit le docteur Ravinel.

– Croyez-vous que M. Rumigny, étant armé comme je l’ai dit, ait pu se faire lui-même, en glissant sur l’escalier, l’éraflure que vous avez constatée au cou de son cadavre ?

– C’est admissible : la direction de cette plaie autorise cette supposition aussi bien que toute autre.

– Ne pensez-vous pas que la blessure de l’aine, reçue par un homme dans des conditions physiologiques normales, lui aurait permis de vivre encore quelques heures, de crier, d’appeler à son aide, de faire plusieurs pas, justement parce que l’hémorragie a été ralentie par l’infiltration du sang dans la gaine de l’artère fémorale ?

– C’est parfaitement juste ; il se peut qu’une blessure telle que celle dont nous parlons ne cause pas une mort immédiate.

– De plus, est-ce que l’écoulement du sang n’est pas moins abondant sur un cadavre que sur un être vivant ?

– Incontestablement ; c’est là un fait acquis depuis longtemps à la science.

– Je vous remercie, docteur ; ce sont là les seules explications que je désirais obtenir de vous.

Et, saluant M. Ravinel, que le président autorisait à se retirer, William Dow se tourna vers les jurés pour ajouter :

– Eh bien, messieurs, est-il possible d’admettre que, si M. Rumigny avait été assassiné, il n’aurait pas appelé à son secours, il n’aurait pas tenté de fuir, de faire quelques pas ? Or, il a été trouvé à l’endroit même où il est tombé, où il a été frappé. Cela est indiscutable, puisqu’on n’a pas découvert une goutte de sang, ni sur les escaliers, ni même à proximité de son corps. Donc, pas de lutte, pas de résistance ! La montre, arrêtée par la chute de celui qui la portait, marquait minuit trente-cinq minutes ; c’est bien l’heure à laquelle il est tombé et à laquelle il est tombé déjà mort, puisque sa blessure, s’il l’avait reçue étant en vie, lui aurait permis de lutter, de se traîner, de laisser sur le parquet des traces de sang. Donc, il n’existait plus.

« Et cette hémorragie, relativement peu considérable, est-ce que ce fait matériel ne transforme pas mon hypothèse en réalité ? Si l’illustre docteur, qui a bien voulu me répondre avec tant de bienveillance, avait ouvert le cerveau du mort il y aurait, j’en suis certain, découvert un foyer apoplectique, et sa science l’eût conduit, plus sûrement encore que je n’y suis parvenu, à la conclusion d’un suicide involontaire et non à celle d’un assassinat. »

De plus en plus confondus, la cour et l’auditoire écoutaient toujours. M. Adolphe Morin était livide.

Ses yeux humides démesurément ouverts, Marguerite Rumigny dévorait chacune des paroles de l’Américain.

– Messieurs, continua William Dow, je n’ai plus qu’un mot à ajouter : c’est à propos de l’assassin supposé de M. Rumigny, Balterini, que la justice française a vainement cherché. Il était bien difficile qu’elle le découvrît, car elle ignorait son véritable nom, et ses traits lui étaient inconnus. Moi, j’avais trouvé son portrait dans un médaillon qui s’est détaché de la poitrine de Mlle Rumigny au moment où je l’ai sauvée. De plus, je savais, grâce à M. Adolphe Morin, que j’avais fait causer à Reims, que M. Balterini était arrivé dans cette ville recommandé à M. Rumigny par le célèbre compositeur italien Alberti. Je fus à Naples, où j’appris de M. Alberti lui-même que son ami s’appelait Romello, qu’il était condamné à dix années de réclusion pour crime politique, et qu’il s’était réfugié à New-York, afin d’échapper à l’extradition.

« Muni de ces renseignements, je fis route pour l’Amérique, où je trouvai sans peine M. Romello. Il ignorait ce qui s’était passé – inutile de dire qu’il n’avait été touché par aucune citation – et fort inquiet du long silence de Mlle Rumigny, qui depuis plus de quatre mois n’avait répondu à aucune de ses lettres, il allait s’embarquer pour la France, où d’ailleurs il pouvait impunément revenir, car son illustre ami Alberti avait obtenu sa grâce.

« Je le mis au courant des événements et nous partîmes ensemble, le 19 du mois dernier. Voici un acte qui constate qu’à cette époque fatale du 3 mars, il y avait déjà plus de deux mois que M. Romello était arrivé à New-York et qu’il n’a quitté cette ville que le 19 du mois de juin. Ce document émane de l’alderman du quartier qu’il habitait. De plus, il est visé et légalisé par le consul général de France. »

En disant ces mots, l’Américain tendait à l’huissier un pli que celui-ci remit au président.

L’honorable magistrat l’ouvrit, s’assura d’un coup d’œil que c’était une déclaration bien en règle du séjour de l’accusé à New-York jusqu’à l’époque indiquée par le témoin, et il le fit passer à l’avocat général.

– J’espérais, reprit William Dow, être ici avant l’ouverture des débats, mais un accident de mer s’y est opposé. C’est seulement aujourd’hui, à une heure de l’après-midi, que nous sommes arrivés à Paris. Je dis nous, car M. Romello est là, dans le couloir, aux ordres de la Cour et de la justice ! »

Nous n’essayerons pas de rendre le mouvement de l’auditoire à cette dernière révélation.

Tout le monde s’était levé, mais pour pousser aussitôt un cri de compassion : Marguerite Rumigny venait de succomber à l’émotion et de s’évanouir.

Les gardes emportèrent immédiatement la pauvre femme, auprès de laquelle Me Lachaud se hâta de courir ; et l’audience se trouva forcément suspendue.

William Dow, poursuivi par les regards admirateurs de tous, s’était empressé de se cacher dans la foule. Le hasard l’avait poussé du côté de Picot.

Réunis dans la chambre du conseil, les magistrats se consultèrent sur la question de savoir si l’affaire devait être renvoyée à une autre session ou jugée séance tenante. Mû par un sentiment d’humanité, M. de Belval était de ce dernier avis. Il prévalut et, moins d’un quart d’heure après, l’accusée étant revenue à elle, la Cour rentra en séance.

M. l’avocat général eut immédiatement la parole, et ce fut, on le comprend, pour revenir noblement sur son réquisitoire et abandonner l’accusation contre Marguerite Rumigny.

– Nous regrettons, dit-il en terminant, que la loi ne nous permette pas la même conduite à l’égard de Balterini ; mais le code est formel : frappé par un arrêt de renvoi, l’accusé doit passer devant les assises. Balterini, poursuivi comme contumace, doit se soumettre et se constituer prisonnier. Toutefois, nous nous associerons de grand cœur à la requête de la Cour pour qu’il soit laissé en liberté provisoire.

Un murmure d’approbation accueillit ces paroles, puis le silence se fit au premier rappel à l’ordre du président.

– Maître Lachaud, dit alors M. de Belval, vous avez la parole, si vous pensez devoir parler malgré l’abandon de l’accusation par le ministère public.

L’illustre avocat se leva.

– Oui, messieurs de la Cour ; oui, messieurs les jurés, dit-il, je dois parler, lors même que ce ne serait que pour remercier M. l’avocat général, dont la conduite si digne dans toute cette affaire honore plus encore le siège qu’il occupe que les plus brillants réquisitoires, lors même que je ne voudrais que remercier également l’homme courageux qui, après avoir arraché Marguerite Rumigny à la mort, a tant fait pour prouver son innocence. Mais ce premier devoir accompli, ma tâche n’est pas terminée, car il existe dans ce procès deux faits mystérieux que je dois mettre au jour. Il ne faut pas qu’il reste dans l’esprit de messieurs les jurés, je ne dirai pas l’ombre d’un doute, il ne saurait y en avoir, mais le moindre point ténébreux. La lumière doit éclater ici sur tous et sur tout !

« Avec un esprit d’analyse, un talent d’observation et une logique serrée que nous ne saurions assez admirer, M. William Dow nous a trop bien dépeint toutes les phases de ce drame de la nuit du 3 mars pour que j’y revienne, ce serait une insulte à vos intelligences ; passons ! Ce que je veux vous expliquer, c’est la conduite de Mlle Rumigny, c’est son silence à propos de Balterini.

« Comment se fait-il, ne manquent pas de se demander plusieurs d’entre vous, que Marguerite Rumigny ait refusé de répondre au juge d’instruction et à l’éminent magistrat qui nous préside, lorsqu’ils lui ont demandé où était celui que recherchait la justice ? Rappelez-vous que, le 3 mars, il y avait déjà plus d’un mois que la malheureuse femme n’avait quitté son lit, et que, si elle est sortie deux fois depuis le 3 mars jusqu’au jour de son arrestation, ce n’a été que pour faire quelques pas, bientôt interrompus par la souffrance. Or, ce n’était pas rue Marlot que Marguerite Rumigny recevait les lettres de Balterini, c’était poste restante. Elle a donc dit la vérité lorsqu’elle a répondu qu’elle ignorait si Balterini lui avait écrit.

« Elle n’en savait absolument rien, puisqu’elle n’avait pu aller s’en assurer elle-même. Pourquoi n’a-t-elle pas dit où celui qu’on accusait d’un épouvantable crime lui adressait sa correspondance ? Ah ! messieurs, Mlle Rumigny en demande aujourd’hui pardon à celui qu’elle aime et pour lequel elle a tant souffert : c’est qu’aux prises avec un mystère impénétrable, elle a eu peur. Elle s’est demandé, dans un moment d’épouvante, si Balterini, qui lui avait annoncé son départ pour l’Amérique, n’était pas revenu tout à coup pour s’introduire secrètement dans sa maison, à l’aide du moyen qu’elle lui avait indiqué, et si là, s’étant rencontré par un hasard fatal avec son père, il n’était en effet devenu son meurtrier. Cela est horrible, et vous comprenez toutes ses terreurs ! Dans ces lettres, on pouvait, il est vrai, trouver la preuve du séjour de Balterini en Amérique, mais on pouvait aussi y découvrir celle de son retour. Marguerite s’est tue ! En expiation de la mort de son père, dont elle était la cause involontaire, elle avait fait le sacrifice de son honneur et de sa vie. Que M. le président daigne donner l’ordre de prendre à la poste les lettres adressées aux initiales R. R. M. R., ce sont celles de ces infortunés : Robert Romello, Marguerite Rumigny, et la Cour aura entre les mains une dernière preuve indiscutable de l’absence de Balterini depuis le mois de décembre de l’an dernier.

« Je terminerais là, messieurs, si je n’avais pas une dernière tâche à remplir, celle d’accuser, puisque je n’ai personne à défendre. Oh ! le nom que je vais prononcer est sur vos lèvres à tous : M. Adolphe Morin. Vous l’avez entendu, ce témoin qui avait juré devant le Christ de dire toute la vérité, ce parent dont la loi elle-même autorisait l’indulgence ; vous l’avez entendu charger sans pitié Marguerite Rumigny, vous la présenter, au milieu de paroles mielleuses et hypocrites, comme une fille dénaturée, sans affection, sans respect pour son père. Vous l’avez entendu insinuer que ce qui était arrivé était fatal, que Marguerite, dès sa plus tendre jeunesse, avait manifesté les plus mauvais instincts, qu’elle devait enfin devenir la honte et la douleur de la famille.

« Eh bien ! messieurs, ce sont là d’infâmes calomnies : j’ai là, sous la main, cent lettres émanant des plus honorables habitants de Reims, et tous s’accordent à dire – Dieu me garde de manquer de respect à la mémoire de celui qui n’est plus, mais j’ai le devoir de ne rien cacher – que M. Rumigny était un homme violent, égoïste et colère, tandis que sa fille était un ange de douceur et de bonté. Dans quel but donc ces mensonges d’Adolphe Morin ? Dans quel but ce faux témoignage, d’autant plus perfide qu’il tombait des lèvres d’un parent, qui, depuis l’arrestation de sa cousine, jouait l’odieuse comédie du dévouement et du désespoir ? Ah ! M. Morin est un homme habile ! Marguerite Rumigny avait refusé de devenir sa femme ; il a voulu se venger, puis du même coup s’enrichir ! Oui, messieurs, s’enrichir, car, déclarée coupable de parricide par votre verdict, Mlle Rumigny devenait indigne, la loi la déshéritait, et c’était à M. Morin, à cet excellent parent, qu’allait toute la fortune du mort.

« Je n’ajouterai pas un mot, car je lis sur vos visages, aussi bien que sur celui de l’éminent organe du ministère public, que je n’ai pas plus besoin de recommander Marguerite Rumigny à votre bienveillance que de livrer M. Adolphe Morin à votre réprobation ! »

Mille acclamations enthousiastes saluèrent ces dernières paroles de l’illustre maître, et le vide se fit aussitôt autour de M. Morin, dont le visage décomposé était livide ; mais en voyant M. Gérard se lever, l’auditoire se calma subitement. Il comprenait instinctivement que tout n’était pas terminé.

– Messieurs, dit l’éminent magistrat en s’adressant aux jurés, je fais cette fois encore cause commune avec mon éloquent adversaire, car, m’associant à ses dernières paroles, je requiers qu’il plaise à la Cour d’ordonner l’arrestation du témoin Adolphe Morin comme ayant fait un faux témoignage.

– Le ministère public et la défense étant d’accord, répondit M. de Belval, par application de l’article 330, la Cour ordonne l’arrestation d’Adolphe Morin. Gardes, surveillez le témoin pour qu’il ne puisse s’éloigner de l’audience.

– Oh ! j’en réponds, moi ! dit tout haut maître Picot en mettant, aux applaudissements de la foule, sa main nerveuse sur l’épaule de M. Morin, qui ne songeait guère à fuir.

Et l’agent de la sûreté ajouta, en s’adressant à M. Meslin, qui s’était rapproché :

– Enfin, j’ai donc fini par pincer un vrai coupable !

Les jurés s’étaient retirés dans la salle de leurs délibérations, et Marguerite, conduite hors de l’audience, était tombée mourante, cette fois de joie et de bonheur, dans les bras de Romello, que Me Lachaud avait amené dans la salle d’attente.

Dix minutes plus tard, le jury ayant rendu en faveur de l’accusée un verdict négatif sur toutes les questions, M. le président de Belval prononçait l’acquittement de Marguerite Rumigny et ordonnait sa mise en liberté immédiate.

XXII – OÙ MAÎTRE PICOT LUI-MÊME EST SATISFAIT

Un mois après cette terrible journée du 10 juillet, Robert Romello comparaissait, lui aussi, devant le jury, et s’asseyait, mais sans crainte, à cette même place où Marguerite avait tant souffert et tant pleuré.

L’audience ne dura que peu d’instants. Par un sentiment qui prouvait la noblesse et l’élévation de son caractère, M. Gérard avait voulu siéger de nouveau. En termes éloquents et dignes, il abandonna l’accusation, et Romello s’entendit bientôt acquitter à son tour.

Dès le lendemain, Robert et Marguerite s’éloignaient de Paris, non sans avoir chaleureusement remercié Me Lachaud et William Dow, leurs deux sauveurs.

Marguerite voulut d’abord aller à Reims, pour s’agenouiller pieusement sur la tombe qui renfermait son père et sa fille, car Romello avait fait transporter le petit corps dans le caveau de la famille Rumigny.

Puis ils partirent pour l’Italie et, quelques semaines plus tard, Marguerite et Robert étaient mariés, unis dans le bonheur et l’espérance comme ils l’avaient été dans la douleur et le désespoir.

Pendant ce temps-là, M. Adolphe Morin commençait l’année de prison à laquelle il avait été condamné pour faux témoignage.

Quant au mystérieux étranger, il avait disparu, et Picot n’y songeait déjà plus, lorsqu’il reçut un matin, sous un large pli, sa nomination de brigadier et les lignes suivantes :

« En matière de police, aussi bien qu’en matière d’instruction et de médecine légale, ne rien faire à la légère et de parti pris ; ne jamais juger sur les apparences, ne pas négliger les choses qui semblent les plus futiles, surtout ne pas s’entêter dans une idée ! Quelles que soient ses fonctions, celui qui sauve un innocent remplit mieux son devoir qu’en aidant à la condamnation de dix coupables ! »

Parfait ! s’écria maître Picot, enchanté de cette bonne fortune inattendue ; quel brave homme que cet Américain ! Il faudra que je fasse lire ça à M. Meslin, lui qui m’a si bien traité d’imbécile !

Nous dirons un jour quels puissants motifs avait William Dow de mettre en pratique, ainsi que nous venons de le voir par ce résultat, la maxime énoncée dans les deux dernières lignes de sa lettre à maître Picot.

FIN

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Avril 2010

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