Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

ROCAMBOLE

LE CLUB
DES VALETS-DE-CŒUR

TOME II

 

 

 

La Patrie – 30 janvier au 5 juin 1858 – 105 épisodes

E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

LII. 7

LIII. 22

LIV.. 35

LV.. 48

LVI. 61

LVII. 75

LVIII. 86

LIX.. 100

LX.. 114

LXI. 125

LXII. 136

LXIII. 144

LXIV.. 151

LXV.. 163

LXVI. 176

LXVII. 188

LXVIII. 200

LXIX.. 211

LXX.. 217

LXXI. 223

LXXII. 228

LXXIII. 233

LXXIV.. 245

LXXV.. 254

LXXVI. 259

LXXVII. 271

LXXVIII. 284

LXXIX.. 296

LXXX.. 307

LXXXI. 320

LXXXII. 332

LXXXIII. 338

LXXXIV.. 341

LXXXV.. 344

LXXXVI. 354

LXXXVII. 362

LXXXVIII. 367

LXXXIX.. 379

XC.. 390

XCI. 402

XCII. 412

XCIII. 421

XCIV.. 433

XCV.. 445

XCVI. 459

XCVII. 473

XCVIII. 486

XCIX.. 497

C.. 500

CI. 514

CII. 521

CIII. 527

CIV.. 539

CV.. 551

CVI. 564

CVII. 576

CVIII. 588

CIX.. 594

CX.. 600

CXI. 614

CXII. 618

CXIII. 625

CXIV.. 635

CXV.. 649

CXVI. 659

ÉPILOGUE.. 669

I. 669

II. 678

III. 688

À propos de cette édition électronique. 696

 

LII

Le jeune comte Artoff était sorti la veille de chez Baccarat en proie à une sorte d’émotion enthousiaste.

 

Il était entré chez elle en don Juan armé de ses millions comme d’un talisman ; il en sortait dominé, impressionné par la tristesse majestueuse de cette femme supérieure, et qui lui paraissait si horriblement calomniée.

 

Baccarat lui était apparue tout à coup comme un être mystérieux que la foule ne devinerait jamais. Était-ce une grande coupable repentie ? Était-ce quelque sombre vengeresse dont le bras s’armait dans l’ombre pour châtier et poursuivre à outrance des criminels et des meurtriers ?

 

C’était ce que le comte ne pouvait deviner ; mais il s’arrêtait forcément à l’une de ces deux hypothèses, et comprenait vaguement que Baccarat avait une haute mission à remplir.

 

Le comte rentra chez lui en proie à mille pensées diverses et confuses.

 

Aimait-il déjà cette femme, chez laquelle il était entré en conquérant ? N’éprouvait-il pour elle qu’une subite et respectueuse amitié, susceptible du plus grand dévouement ?

 

Il lui fut aussi impossible de trancher ces dernières questions que de résoudre les deux premières.

 

Il dormit mal. Baccarat se mêla à tous ses rêves. Il se voyait tantôt errant avec elle dans un désert et se mettant à ses genoux, tantôt elle l’entraînait dans un tourbillon, empruntait les formes les plus singulières, lui tenant les langages les plus divers.

 

Quand le jour vint, le jeune Russe ne put pas définir mieux que la veille de quelle nature était le sentiment qui le poussait vers Baccarat, mais il éprouvait un impérieux besoin de la revoir.

 

Elle lui avait dit la veille en le quittant : « Je vous attends pour déjeuner demain, à dix heures. »

 

Le comte s’aperçut avec désespoir, en passant sa tête hors du lit, qu’il était à peine huit heures à la pendule de la cheminée. Cependant il se leva, fit et défit trois ou quatre toilettes du matin, et comme le temps n’allait point assez vite encore, il demanda l’un de ses chevaux de selle, décidé à monter une heure et à faire le tour du Bois.

 

Le comte avait oublié que M. de Manerve l’attendait pareillement à déjeuner.

 

Il habitait un joli petit hôtel rue de la Pépinière, presque vis-à-vis le numéro 40, où Chérubin avait un appartement, où madame Malassis occupait un pavillon au fond du jardin.

 

L’hôtel, que le comte avait fait bâtir, avait un grand jardin qui faisait retour sur les côtés du principal corps de logis. À l’extrémité de ce jardin, l’architecte avait fait construire un pavillon.

 

Ce pavillon était surmonté d’un belvédère très élevé. Du haut de ce belvédère, l’œil plongeait aisément sur les toits voisins et dans les jardins environnants. Ainsi on pouvait voir par-dessus la maison ce qui se passait dans le jardin du numéro 40, c’est-à-dire aux alentours du pavillon de madame Malassis.

 

Ces détails topographiques nous étaient indispensables pour l’intelligence de la suite de cette histoire.

 

Le comte gagna à cheval le faubourg du Roule, puis les Champs-Élysées, fit le tour du Bois au galop, revint par le boulevard extérieur, et arrêta sa monture ruisselante à la grille de l’hôtel de Baccarat, au moment où dix heures sonnaient aux horloges voisines.

 

Le groom de Baccarat accourut lui ouvrir et prendre sa bride. Puis il l’introduisit dans le salon que nous connaissons, et où, deux jours auparavant, madame Charmet avait attendu Turquoise.

 

Le comte se jeta sur un sofa et attendit avec anxiété.

 

Baccarat ne tarda point à paraître.

 

Le comte jeta un cri d’étonnement et d’admiration à sa vue, tant elle lui sembla rayonnante et belle. Elle avait fait une fraîche toilette du matin : robe bleue montante, bras demi-nus qu’ornait un seul bracelet d’argent massif avec un mot anglais pour épigraphe, ses beaux cheveux roulés en torsades comme jadis. Elle était souriante et calme, et ne ressemblait plus à cette femme solennellement triste que le comte avait vue la veille au soir, dans le petit cabinet de travail.

 

Elle tendit la main au jeune homme.

 

– Bonjour, mon ami, lui dit-elle. Vous êtes exact comme un amoureux.

 

– C’est que je le suis, dit-il avec une naïveté charmante.

 

– Eh bien, dit-elle en le baisant sur le front, votre vieille amie vous guérira de ce ridicule.

 

Et elle ajouta, avec une nuance d’adorable mélancolie :

 

– Fou que vous êtes ! on n’aime pas les centenaires…

 

– Oh ! vous êtes jeune et belle, fit-il avec enthousiasme.

 

– Mon cœur est vieux pour l’amour.

 

Et comme si elle eût voulu atténuer sur-le-champ la dureté de ces paroles :

 

– Mais il est jeune pour l’amitié, dit-elle, et je veux être votre amie, car vous êtes noble et bon.

 

Elle le fit asseoir auprès d’elle et continua à tenir une de ses mains.

 

– Voyons, dit-elle, causons un peu…, comme de vrais amoureux, puisque nous le sommes aux yeux du monde… Qu’allons-nous faire de notre journée ?

 

– Ce que vous voudrez, répondit le comte avec la soumission d’un enfant.

 

– D’abord, vous allez me permettre de vous offrir à déjeuner ?

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le jeune Russe, et Manerve qui m’attend !

 

– Pour déjeuner ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, écrivez-lui. Tenez, mettez-vous là, devant ce bureau, prenez une plume et écrivez.

 

Le comte obéit et prit la plume.

 

Baccarat lui dicta alors ce billet que nous connaissons, et que M. de Manerve lisait une heure plus tard à ses amis du café de Paris. Puis elle ajouta ce post-scriptum dont on se souvient également ; et quand ce fut fait, elle plia le billet elle-même, le mit sous enveloppe et voulut que le comte le scellât avec un cachet armoiré qu’il avait parmi ses breloques.

 

Après quoi elle sonna et dit à son groom :

 

– Porte cette lettre chez le baron de Manerve, rue Caumartin, 12.

 

Le groom parti, elle revint s’asseoir auprès du comte Artoff.

 

– Mon ami, lui dit-elle, il faut me prouver votre affection en conscience.

 

– Que dois-je faire ?

 

– Me compromettre de votre mieux.

 

Et comme il la regardait :

 

– Le temps est beau, dit-elle, nous sortirons après déjeuner, comme vous le dites à Manerve, en voiture, vers midi, pour aller au Bois. Mais…

 

– Mais ? interrogea le comte.

 

– J’aimerais assez que cette première promenade que nous ferons ensemble fût environnée de quelque éclat.

 

– Comme vous voudrez…

 

– Vous aviez, m’a-t-on dit, une ravissante calèche au dernier Longchamps.

 

– Je l’ai encore…

 

– Et quatre chevaux noirs attelés et harnachés à la russe, n’est-ce pas ?

 

– Ils sont toujours dans mes écuries.

 

– Eh bien, dit Baccarat, écrivez un mot à votre piqueur. Je voudrais essayer de votre calèche.

 

– Ce sera fait, répondit le comte ; la calèche sera ici avant midi.

 

Baccarat et le comte Artoff déjeunèrent dans une petite salle à manger, pleine de fleurs et d’arbustes rares.

 

Puis la jeune femme laissa le jeune homme en tête à tête avec une tasse de café et une caisse de puros, et elle alla s’habiller.

 

À midi précis, la calèche attelée à la russe arriva. Presque aussitôt après, Baccarat, habillée, rejoignit le comte et s’appuya sur son bras.

 

– Écoutez, lui dit-elle en prenant sa main pour monter en voiture, j’ai une fantaisie.

 

– Parlez, madame.

 

– Au retour du Bois, vous me mènerez chez vous, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! certes, fit-il avec joie.

 

– Je veux voir votre hôtel en détail. Que voulez-vous ! je suis toujours un peu femme… et qui dit femme dit curieuse.

 

Elle lui jeta son beau sourire, s’arrondit coquettement dans la calèche, et le fringant équipage s’ébranla sur-le-champ.

 

Baccarat avait exprimé le désir de descendre par le faubourg Montmartre et de gagner le boulevard des Italiens. Elle tenait à passer au pas devant le café de Paris.

 

Justement, à l’instant même, le baron de Manerve en sortait. Il reconnut les gens, les chevaux, le livrée du comte, puis celui-ci et Baccarat.

 

– Ah ! parbleu ! dit-il, voilà qui est aller vite en besogne, surtout si l’on songe que jusqu’à cette heure Paul et Virginie ne s’étaient jamais vus.

 

Et il s’approcha de la calèche.

 

– Tiens ! ce pauvre Manerve ! s’écria Baccarat avec son éclat de rire étincelant et moqueur.

 

– Moi-même, madame…

 

Et le baron salua comme on salue une femme qui va gaspiller des millions du bout de ses jolis doigts.

 

– Mon cher comte, dit-il au jeune Russe, permettez-moi de vous faire mes compliments…

 

Le Russe eut un petit air fat qui ravit d’aise la pauvre Baccarat.

 

– Ah çà ! dit-elle en riant toujours, voulez-vous une place près de nous ? Nous allons au Bois…

 

– Merci ! je vais monter à cheval.

 

– Alors, nous nous retrouverons ?

 

– C’est probable.

 

Et le baron allait s’éloigner pour laisser aux deux jeunes gens la liberté de continuer leur promenade, lorsqu’il songea à Chérubin.

 

– Ah ! dit-il, j’oubliais…

 

– Quoi donc ?

 

– Vous allez au Bois ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, vous rencontrerez M. Oscar de Verny…

 

– Ce monsieur qui m’a pariée ? demanda Baccarat riant comme une folle.

 

– Précisément.

 

– Eh bien ! dit le comte, il renoncera sûrement au pari.

 

– C’est ce qui vous trompe.

 

– En vérité ?

 

– Il a déjeuné avec nous et tient le pari plus que jamais… en dépit même de votre lettre, que je lui ai lue.

 

– Est-ce un homme mort ? demanda le comte souriant et regardant Baccarat.

 

– Je le crois, répondit-elle avec un calme qui donna le frisson à M. de Manerve lui-même.

 

Elle salua le baron d’un petit signe de main, et la calèche prit le grand trot.

 

– Mon ami, dit alors Baccarat, qui redevint grave et triste, que pensez-vous d’un homme qui engage un pari sur l’honneur d’une femme, cette femme fût-elle la dernière des créatures ?

 

– Je pense, répondit le comte, que cet homme est un misérable.

 

– Croyez-vous que cette femme dont nous parlons puisse jamais l’aimer ?

 

– Non, dit le comte avec conviction.

 

– Ah ! fit Baccarat, merci ! j’avais besoin de votre assertion pour oser continuer.

 

– Mon Dieu ! qu’allez-vous me dire ?

 

– Ceci : ce Chérubin est un misérable que je hais et que je méprise. Eh bien ! je vais lui laisser croire qu’il peut arriver à ses fins, qu’il peut gagner son infâme pari.

 

– Ah ! fit le comte.

 

– Il le faut, dit Baccarat, dont l’accent devint solennel. Qui vous dit que je ne suis point la main de l’expiation elle-même ?

 

Le comte baissa la tête.

 

– Ainsi, reprit-elle, il est bien convenu entre nous, n’est-ce pas ? que, quoi que je fasse, quoi que je dise, vous ne vous en rapporterez jamais aux apparences ?

 

– Jamais !

 

– Que si on venait à vous dire que j’aime Chérubin, vous ne le croirez pas ?

 

– Non.

 

– C’est bien. Vous êtes un noble cœur.

 

La calèche descendait au grand trot l’avenue de Neuilly ; bientôt elle franchit la porte Maillot, et quelques minutes après, elle atteignit cette allée à l’extrémité de laquelle chevauchaient M. le vicomte de Cambolh et Chérubin.

 

Celui-ci, nous l’avons dit, mit son cheval en travers de la route.

 

La calèche s’arrêta sur l’ordre du comte, qui reconnut Chérubin. Alors ce dernier s’approcha et salua en même temps le gentilhomme russe et Baccarat. Rocambole se tenait à distance, mais il n’en continuait pas moins à examiner attentivement Baccarat.

 

Baccarat était calme, souriante, la lèvre un peu dédaigneuse.

 

Chérubin l’avait enveloppée de son regard profond et fascinateur. Mais Baccarat ne perdit point son sourire plein d’indifférence.

 

– Monsieur le comte, dit Chérubin, dardant toujours son œil noir au rayonnement magnétique sur la blonde Baccarat, monsieur le comte, je suis heureux de vous rencontrer.

 

– Tout le plaisir est pour moi, répliqua le Russe avec une froide courtoisie.

 

– J’allais vous écrire, reprit Chérubin, mais puisque je vous rencontre…

 

– Je vous écoute, monsieur.

 

– Vous m’avez proposé hier un pari, si j’ai bonne mémoire ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Ce pari, j’allais le tenir, lorsque M. le vicomte de Cambolh, mon ami…

 

À ce nom, Baccarat tressaillit et regarda attentivement Rocambole. Elle ne l’avait jamais vu… Et pourtant elle éprouva comme un pressentiment subit que cet homme jouait déjà ou jouerait un rôle dans sa destinée.

 

– M. de Cambolh, mon ami, poursuivit Chérubin, m’a fait observer que je n’étais pas libre. En effet, j’avais à remplir ce matin de graves devoirs.

 

– Ah ! fit le comte.

 

– Ces devoirs sont remplis, monsieur, et me voilà libre.

 

– Eh bien, monsieur ?

 

– Eh bien, je puis vous dire, monsieur le comte, que j’accepte le pari.

 

– Vous acceptez ?

 

– Sans doute.

 

– Monsieur, dit le comte, vous ignorez peut-être que la femme auprès de qui je suis en ce moment est précisément celle dont il est question entre nous ?

 

– Je le savais.

 

Et Chérubin s’inclina et salua de nouveau Baccarat.

 

Jusque-là, la jeune femme avait gardé le silence. Mais alors elle enveloppa Chérubin de son regard clair, rapide et qui semblait pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Et sous le poids de ce regard Chérubin se sentit tressaillir.

 

– Monsieur, lui dit-elle, Stanislas m’a tout dit.

 

Le jeune Russe s’appelait Stanislas, en souvenir de son aïeul maternel.

 

La mère du comte était Polonaise.

 

– Stanislas m’a tout dit, continua Baccarat, et je crains fort que vous ne perdiez votre pari, car je l’aime.

 

Chérubin demeura imperturbable d’aplomb, du moins en apparence.

 

– On n’aime pas éternellement, dit-il.

 

– Mais, en tout cas, poursuivit Baccarat, je suis d’avis que toute sorte de duel doit avoir lieu à armes courtoises, et votre pari est un duel, ce me semble ?

 

– Tout à fait, madame.

 

– Donc il est juste que vos armes soient égales, monsieur. Stanislas entre chez moi à toute heure, je vous permets d’y venir quand bon vous semblera : ma maison vous est ouverte.

 

– Oh ! madame, dit Chérubin, je n’abuserai pas longtemps de la permission ; le comte me donnait quinze jours, mais je n’en veux que huit.

 

– Vous avez raison, monsieur, dit froidement Baccarat, l’homme qui n’est pas aimé au bout de huit jours ne le sera jamais.

 

Elle lui jeta un nouveau, un dernier et étrange regard, prononça d’un ton moqueur : au revoir, et fit un signe.

 

Et la calèche repartit au grand trot et disparut dans un nuage de poussière.

 

Alors Chérubin se rapprocha de Rocambole :

 

– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il, si j’ai le regard fascinateur, je crois qu’elle l’a aussi. Ce serait curieux que je fusse le fasciné, moi, et non le fascinateur…

 

Et Chérubin essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

 

* *

*

 

Pendant ce temps la calèche du comte poursuivait sa route, faisait le tour du Bois, rentrait à Paris par le faubourg du Roule, et s’arrêtait enfin, selon le désir exprimé par Baccarat, dans la cour de l’hôtel habité par le comte Artoff, rue de la Pépinière.

 

– Vous me donnerez à dîner, lui avait dit Baccarat, et vous me montrerez votre hôtel dans ses moindres détails. Je suis curieuse, je veux tout voir.

 

Et, en effet, Baccarat se laissa guider par le prince russe à travers ce palais digne des Mille et une Nuits, et dans lequel il avait dépensé trois millions.

 

Puis, de l’hôtel, elle passa dans le jardin, et se fit montrer le pavillon.

 

Ensuite elle voulut monter au belvédère. De la terrasse de cet édifice elle promena un regard tranquille sur les maisons environnantes.

 

– On a d’ici, dit-elle en riant, un assez beau coup d’œil de cheminées.

 

– On voit aussi des jardins, répondit le comte, témoin celui que vous apercevez et qui dépend du numéro 40 de la rue de la Pépinière.

 

– Tiens, dit Baccarat avec une certaine indifférence, n’est-ce point la maison qu’habite ce M. Chérubin ?

 

– Précisément.

 

Elle devint rêveuse. Le comte, qui l’observait, vit son front se plisser et toute sa physionomie s’assombrir peu à peu. Tout à coup elle releva la tête et regarda le jeune Russe.

 

– Mon ami, lui dit-elle, j’ai un nouveau service à vous demander.

 

– Lequel ?

 

– Cédez-moi ce pavillon pour la nuit prochaine.

 

– Quelle folie !

 

– Et ne m’interrogez pas, ajouta-t-elle, je ne pourrais vous répondre.

 

– Soit, dit le comte, qui avait promis d’obéir en aveugle.

 

Baccarat descendit du belvédère et demanda au comte la permission d’écrire un mot chez elle.

 

Le jeune Russe l’installa devant un pupitre au rez-de-chaussée du pavillon, et se retira discrètement.

 

Voici ce que Baccarat écrivait à sa femme de chambre :

 

« Mariette habillera Sarah, la petite juive, ce soir, vers huit heures, montera en voiture avec elle et me l’amènera rue de la Pépinière, à l’hôtel du comte Artoff, où je suis. »

 

Qu’allait faire Baccarat ?

 

LIII

La marquise sonna précipitamment et demanda sa voiture.

 

Elle était sortie le matin, ne s’était point déshabillée en rentrant, et se trouvait par conséquent en toilette de ville.

 

Enveloppée dans un grand châle, madame Van-Hop se jeta dans un coupé et dit au valet de pied :

 

– Rue de la Pépinière, 40. Très vite !

 

Lorsque la marquise arriva, le rideau se levait sur une nouvelle comédie du baronet sir Williams, l’invisible improvisateur de tous ces drames que nous racontons et qui s’enchevêtrent si merveilleusement. Tout était préparé au pavillon du jardin dans la prévision de la visite prochaine que la marquise ferait sans nul doute à sa malheureuse amie.

 

Au bas de l’escalier, madame Van-Hop, qui avait traversé le jardin avec un horrible battement de cœur, tant elle redoutait que Chérubin ne fût à sa fenêtre et ne l’aperçut ; madame Van-Hop, disons-nous, trouva au bas de l’escalier le sieur Venture, qui avait la physionomie funèbre d’un domestique de bonne maison dont le maître va mourir, et qui craint d’avoir été oublié sur le testament, à l’article des rentes viagères. La femme de chambre de madame Malassis, qui se nommait Fanny, et que Baccarat eût reconnue, peut-être, pour son ancienne camériste, celle-là même qui l’avait conduite à la maison des fous, pleurait sur le seuil de la chambre à coucher, dont la porte était entrouverte.

 

La marquise entra, fit deux pas vers le lit et s’arrêta muette et pâle.

 

Madame Malassis était couchée et roulait autour d’elle des yeux hagards, brillants de fièvre et de délire. Elle regardait fixement la marquise et ne semblait pas la reconnaître.

 

Madame Van-Hop domina son émotion et alla vers le lit, la main tendue.

 

– C’est moi, c’est moi, chère amie, dit-elle.

 

Madame Malassis continua à la regarder et ne répondit pas.

 

La marquise s’assit au chevet et prit la main de la malade. Cette main lui parut brûlante.

 

Fanny pleurait toujours.

 

Alors la marquise se tourna vers Venture, qui l’avait suivie.

 

– Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ? lui demanda-t-elle.

 

– Oh ! répondit Venture tristement, c’est toute une histoire.

 

Et il parut hésiter.

 

– Parlez, dit la marquise d’un ton impérieux.

 

– Madame était fort bien il y a deux heures environ, reprit Venture ; elle était sortie à midi, après son déjeuner, et elle venait de rentrer.

 

– Après ? fit la marquise avec impatience.

 

– Elle venait de s’asseoir là, continua Venture, devant le feu, et je crois qu’elle allait prendre un livre, celui que vous voyez là, lorsque je lui ai apporté une lettre arrivée par la petite poste. Elle a pris cette lettre, et j’ai remarqué qu’elle était fort émue en reconnaissant l’écriture de la lettre ; elle l’a ouverte en tremblant.

 

– Et puis ?

 

– Puis elle a lu les premières lignes et a poussé un cri. En même temps Fanny et moi, car nous étions là tous deux, nous l’avons vue s’affaisser sur elle-même. Elle a jeté un second cri plus faible que le premier, a prononcé votre nom, ce qui nous a donné l’idée d’envoyer chercher madame, et elle s’est évanouie.

 

– De qui était cette lettre ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Où est-elle ?

 

– Madame l’avait laissée tomber dans le feu.

 

– Après, après ? interrogea vivement la marquise.

 

– Fanny a perdu la tête. Moi, j’ai couru chez le concierge et l’ai envoyé chercher un médecin.

 

– Est-il venu, ce médecin ?

 

– Oui, madame.

 

– Pourquoi est-il parti ?

 

– Parce qu’il courait au chevet d’un moribond, nous a-t-il dit ; mais il va revenir à cinq heures.

 

La marquise regarda la pendule. Il était cinq heures moins dix minutes.

 

– Eh bien, qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il ordonné ?

 

– Il s’est empressé de saigner madame et de la faire mettre au lit. Il ne paraissait point rassuré du tout et a prétendu que c’était une congestion cérébrale, et que madame pouvait fort bien en mourir.

 

– Mon Dieu ! s’écria la marquise avec effroi.

 

Madame Malassis la regardait toujours fixement avec ses yeux hagards brillant de folie. La veuve était rouge, violacée, et son visage, en effet, accusait tous les symptômes de l’apoplexie.

 

Une cloche se fit entendre à l’entrée du pavillon. Cette cloche était celle du concierge, qui avertissait les gens de madame Malassis de l’arrivée d’un visiteur.

 

– Voici le médecin, sans doute, dit maître Venture.

 

C’était, en effet, un petit homme chauve, obèse, portant des conserves, vêtu de noir, cravaté de blanc ; le même qui avait soigné Fernand Rocher chez Turquoise, et qui, dans la première partie de notre histoire, s’était offert aux yeux de Baccarat revenant de son évanouissement.

 

Le petit homme chauve salua la marquise jusqu’à terre, s’approcha de la malade et la considéra avec attention.

 

– Grave… très grave ! murmura-t-il entre ses dents en lui tâtant le pouls.

 

On a remarqué, soit dit en passant, que les médecins tâtent invariablement le pouls de leurs malades. Pourquoi ?

 

– Monsieur, dit vivement la marquise, je suis une amie de madame Malassis, presque sa sœur… vous pouvez tout me dire.

 

Le médecin salua la marquise, prit son attitude la plus doctorale et répondit d’un ton nasillard :

 

– Il y a deux heures, madame, je sortais de chez moi appelé chez un malade à toute extrémité, lorsqu’on est venu me supplier de passer ici. C’était mon chemin. Je suis monté à la hâte, j’ai trouvé cette dame que voilà étendue sur le parquet, évanouie, et j’ai pu constater sur-le-champ qu’elle venait d’être frappée d’une attaque d’apoplexie foudroyante, déterminée par une émotion violente et subite…

 

Le médecin avait prononcé ces mots d’un ton uniformément pédantesque, assez semblable à celui d’un écolier qui récite une leçon.

 

– Après, monsieur, après ? insista la marquise.

 

– J’ai saigné cette dame, poursuivit le chauve docteur, et j’ai pu constater que si le hasard eût fait qu’on ne m’eût pas trouvé ; que si aucun de mes confrères n’était arrivé à temps, tout était perdu…

 

La marquise frissonna.

 

– Cinq minutes de plus, acheva le docteur, et cette dame était morte…

 

– Mais enfin, monsieur… à présent… elle est hors de danger… n’est-ce pas ?

 

– Pas encore…

 

– Mon Dieu !

 

– Je crois cependant que nous la sauverons, reprit le docteur, mais je n’oserais répondre de sa raison… Voyez ce regard fixe, hébété… Je crains que madame n’ait ressenti une de ces émotions terribles qui bouleversent l’existence tout entière… On m’a parlé d’une lettre…

 

– Elle est brûlée, monsieur…

 

– Vous ne connaissez aucun chagrin à cette dame ?

 

– Aucun.

 

– Aucun… attachement ?

 

– Non, monsieur, murmura-t-elle, un peu troublée de cette question.

 

– Tout dépendra de la nuit, reprit l’homme de la science en se dirigeant vers une table, sur laquelle il prépara une potion. Si la fixité du regard cesse, si la fièvre diminue, si la malade retrouve la parole et finit par dormir un peu, nous n’aurons plus rien à craindre…

 

– Je passerai la nuit ici, monsieur, dit spontanément la marquise.

 

Et elle écrivit ce billet à la hâte :

 

« Mon ami,

 

« Je suis chez madame Malassis. La pauvre femme est très malade ; si malade, que je crois devoir ne la point quitter.

 

« Votre Pepa. »

 

Elle plia ce billet, le cacheta et dit à Venture :

 

– Faites porter cela à mon mari. Je resterai ici.

 

– Parbleu ! grommela Venture en sortant pour exécuter l’ordre de la marquise, tout va pour le mieux, et chacun joue son rôle à ravir. Le médecin est un amour de docteur, la veuve, une apoplectique du plus grand mérite, et, quant à moi, il me semble que je sers M. Chérubin en conscience.

 

Le faux docteur, pendant ce temps, continuait à causer avec la marquise sur la maladie, et jouait si merveilleusement son rôle, que, dix minutes après, il laissait madame Van-Hop convaincue que madame Malassis se trouvait dans une situation des plus graves, et qu’il était urgent de ne la point laisser seule une minute.

 

En même temps, et comme six heures sonnaient, maître Venture, en intendant bien appris, apportait à la belle garde-malade un potage, une aile de volaille et quelques menues friandises, le tout placé sur une petite table qu’il roulait devant lui.

 

– Puisque madame la marquise, dit-il, passe la nuit ici, je me suis permis de lui faire préparer à dîner.

 

La marquise remercia d’un geste, avala quelques cuillerées du potage et ne toucha point à autre chose. Elle était trop émue pour avoir faim.

 

Deux heures s’écoulèrent…

 

Madame Van-Hop, qui ne quittait pas le chevet de son amie, remarqua bientôt que le regard de la malade était moins fixe ; puis elle entendit, en tressaillant, sortir de sa gorge crispée quelques paroles incohérentes, mais qui déjà dénotaient un mieux sensible.

 

Madame Malassis jouait son rôle à ravir. Elle parut même, à un certain moment, reconnaître la marquise, et comme celle-ci tenait sa main dans la sienne, elle la pressa affectueusement. Le cœur de la noble femme tressaillit de joie ; elle pensa que la malade était sauvée.

 

Bientôt la veuve tourna brusquement le visage vers la ruelle du lit. Puis elle ferma les yeux et parut s’assoupir.

 

Alors madame Van-Hop renvoya les domestiques, c’est-à-dire Fanny et maître Venture, leur annonçant qu’elle passerait la nuit au chevet de madame Malassis, et sonnerait si par hasard elle avait besoin d’eux.

 

Venture et Fanny se retirèrent.

 

Quelques instants après, madame Van-Hop entendit le bruit d’une respiration égale, calme, et qui attestait que la malade dormait. Elle se leva doucement, alla prendre un livre sur une étagère et revint s’asseoir auprès du feu. Il était alors environ dix heures.

 

Un profond silence régnait dans la chambre à coucher, dans le pavillon et le jardin qui l’entourait. On eût pu se croire en province, dans quelque village où le couvre-feu sonne à neuf heures. Le silence et cet isolement exercèrent bientôt une influence singulière sur la marquise.

 

La pauvre femme s’était oubliée elle-même tant qu’elle avait eu autour d’elle du bruit, du mouvement, et sous ses yeux cette femme, qui paraissait en proie à un mal des plus sérieux.

 

Mais madame Malassis assoupie et dormant enfin, les domestiques partis, la marquise s’était prise à songer. Elle s’était dit qu’à quelques pas de distance, de l’autre côté du jardin, il y avait un homme qu’elle aimait dans le silence et le mystère de son cœur, un homme pour lequel elle avait souffert mille morts dans l’espace de la nuit.

 

Cet homme était chez lui sans doute.

 

Cette pensée donna le frisson à madame Van-Hop et lui fit subir une tentation à laquelle elle essaya vainement de résister.

 

Elle savait que Chérubin habitait le troisième étage de la maison, que ses fenêtres donnaient sur le jardin.

 

Madame Malassis avait eu soin, les jours précédents, de lui donner ces détails, que bien certainement la vertueuse femme n’aurait jamais osé lui demander.

 

La marquise éprouva la tentation de voir si les croisées de Chérubin étaient éclairées. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Venture avait négligé de fermer les persiennes, et l’œil de madame Van-Hop put plonger au-dehors.

 

La nuit était obscure, le jardin enveloppé de ténèbres, et la maison sur la façade de laquelle la marquise semblait chercher un indice de la présence de Chérubin lui apparaissait comme une masse plus noire et sombre du ciel, bien que quelques lumières brillassent çà et là au rez-de-chaussée et aux étages supérieurs.

 

Le troisième étage seul ne laissait filtrer aucune clarté.

 

– Il n’y est pas, pensa la marquise.

 

Et elle éprouva comme une douleur secrète, comme un mystérieux dépit de cette absence.

 

Il n’était pas chez lui. C’est-à-dire que cet homme qui était mourant quelques jours auparavant, cet homme qu’elle avait craint de voir succomber, et qui, elle l’avait cru du moins, expirerait en balbutiant son nom, cet homme était déjà si bien rétabli qu’il pouvait sortir à pied, donnant le bras à son adversaire, passer ses soirées dehors dans quelque club, peut-être au milieu de jeunes fous et de femmes légères.

 

– Et voilà l’homme que j’aurais pu aimer ! pensa encore la marquise sans écouter les tressaillements de son cœur, qui semblaient lui dire que l’heure du péril n’était point passée encore.

 

Mais tout à coup un point lumineux apparut au troisième étage. Une fenêtre s’illumina.

 

La marquise éprouva une violente et subite émotion. Sans doute M. Oscar de Verny rentrait.

 

Et cette femme qui s’applaudissait naïvement tout à l’heure de n’avoir point aimé le séducteur, – cette pauvre âme qui se mentait à elle-même et se croyait guérie, comme certains malades la veille de leur mort, – attacha un regard ardent et fixe sur ce point lumineux, brillant pour elle comme l’étoile polaire pour les marins près de faire naufrage, – et toute sa vie passa dans son regard.

 

Le point lumineux changea de place. Il disparut d’une croisée pour reparaître à la croisée voisine. L’œil de la marquise le suivit avec obstination.

 

Ce pouvait fort bien, cependant, n’être pas Chérubin, mais simplement son domestique, rentrant pour attendre son maître…

 

Mais le cœur de la marquise battait si fort !…

 

Elle ne put s’empêcher de faire ce bizarre rapprochement :

 

L’homme qu’elle aimait n’était qu’à quelques mètres d’elle. S’il eût parlé et que sa croisée se fût ouverte, le bruit de sa voix serait arrivé jusqu’à elle à travers les arbres et le silence du jardin. Et pourtant, elle et lui étaient à jamais séparés ! Il y avait, entre elle et lui, un monde tout entier, résumé en un seul mot : le devoir ! C’était là une pensée à rendre folle.

 

Combien de temps demeura-t-elle l’œil rivé à cette croisée, cherchant à deviner ce qu’il faisait, à quelle occupation il se livrait, à qui il songeait ? Elle n’aurait pu le dire.

 

Soudain la lumière parut se mouvoir de nouveau, disparaître d’une croisée pour reparaître à une autre. Puis elle s’éteignit. Le troisième étage était rentré dans l’ombre.

 

Chérubin ressortait-il ?

 

La marquise se posa cette question, facile, du reste, à résoudre, car la porte d’entrée de la maison rendait un bruit sourd et retentissant qui parvenait jusqu’au pavillon chaque fois qu’elle s’ouvrait ou se refermait.

 

Madame Van-Hop attendit, anxieuse, pendant quelques minutes, et la porte ne rendit aucun son.

 

Mais tout à coup… oh ! le cœur de la marquise se prit à battre comme si elle eût été emportée au bord d’un précipice par un cheval fougueux ; tout à coup, il lui sembla qu’une ombre se mouvait dans le jardin… que cette ombre se dirigeait vers le pavillon… Puis elle entendit les feuilles mortes, dont les bises d’hiver avaient jonché les allées, crier sous un pas léger et rapide.

 

Était-ce donc Chérubin qui osait venir jusqu’à elle ?

 

Cette pensée, qui pétrifia la marquise, était cependant d’une témérité folle.

 

Comment supposer, en effet, que, vers dix ou onze heures du soir, un jeune homme oserait faire une visite à une femme dont le veuvage rendait la position plus délicate encore…

 

Et pourtant la marquise ne pouvait admettre que ce fût pour elle que Chérubin venait au pavillon… Comment aurait-il su qu’elle y était ?

 

Cette dernière hypothèse devenant pour elle inadmissible, la marquise éprouva une horrible angoisse…

 

Une angoisse qu’elle ne put s’expliquer et qui n’était autre qu’un sentiment de jalousie… Pourquoi Chérubin venait-il, au milieu de la nuit, chez madame Malassis ?

 

La marquise se souvint de la terrible et douloureuse agitation dans laquelle elle avait vu madame Malassis, le jour où Chérubin avait été blessé…

 

Et son cœur qui, une minute auparavant, tressaillait dans sa poitrine, cessa tout à coup de battre, comme si elle eût subitement passé de vie à trépas.

 

L’ombre marchait toujours et venait d’atteindre le seuil du pavillon.

 

La marquise espéra qu’elle s’arrêterait. Mais la porte du pavillon était entrouverte comme pour un rendez-vous, et la marquise entendit résonner dans l’escalier ces pas assourdis qui, tout à l’heure, faisaient crier le sable et les feuilles mortes du jardin.

 

Madame Van-Hop crut qu’elle allait mourir.

 

LIV

Les pas s’arrêtèrent sur le seuil extérieur de la chambre à coucher. Puis deux coups discrets furent frappés à la porte.

 

La marquise était sans voix, sans haleine, elle ne répondit pas. Elle espéra même que le hardi visiteur s’introduisant ainsi dans cette maison, qui semblait déserte et dont les serviteurs étaient allés on ne savait où, reculerait devant ce silence significatif et rebrousserait chemin. Mais la porte s’ouvrit.

 

Un homme entra… C’était Chérubin.

 

Chérubin, qui s’arrêta sur le seuil, indécis, puis aperçut la marquise immobile et pâle comme une statue, et laissa échapper un geste de surprise. Mais ce geste semblait étudié depuis longtemps, et, malgré son émotion, la marquise ne put en être la dupe…

 

– Madame… balbutia le jeune homme en saluant.

 

La marquise s’inclina sans mot dire.

 

– Pardonnez-moi, madame, reprit-il en s’enhardissant, et veuillez me permettre de vous expliquer ma démarche qui doit vous paraître au moins insolite.

 

Et comme la marquise, frappée de stupeur, ne répondait pas, M. Oscar de Verny poursuivit :

 

– Je viens de rentrer chez moi, tout à l’heure, et j’ai appris que madame Malassis était gravement malade. Madame Malassis a eu la bonté de faire prendre de mes nouvelles, pendant ma convalescence, deux fois par jour…

 

Chérubin s’arrêta, regarda la marquise, et tressaillit de joie en la voyant ainsi pâle et défaite.

 

La marquise gardait toujours son immobilité et se taisait.

 

Chérubin reprit :

 

– J’ai donc osé, madame, et malgré l’heure avancée, venir jusqu’ici. J’espérais trouver un domestique… La porte était ouverte, l’escalier désert ; j’ai vu de la lumière dans cette pièce, et comme, après avoir frappé, je n’obtenais pas de réponse…

 

Le jeune homme n’acheva point.

 

Madame Van-Hop, dominant enfin son trouble et son émotion, venait de faire un pas vers le lit de la malade et de retrouver l’usage de la parole.

 

– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, de votre démarche, je vous en remercie pour ma pauvre amie dont la situation, quoique très grave, nous laisse cependant quelque espoir. Comme vous le voyez, elle dort… et vous savez que le sommeil est toujours d’un bon augure.

 

Tandis que la marquise parlait, Chérubin, qui n’oubliait jamais la puissance fascinatrice de son regard, Chérubin, disons-nous, n’avait cessé d’attacher sur elle ses grands yeux aux fauves reflets.

 

– Puisqu’il en est ainsi, madame, dit-il lorsqu’elle eut fini, permettez-moi de me retirer…

 

Et il fit un pas de retraite.

 

La marquise répondit à son salut et ne laissa échapper aucun geste.

 

Chérubin continua à marcher vers la porte, sans toutefois cesser de regarder la marquise, et espérant sans doute qu’elle le retiendrait… Mais la marquise était redevenue muette et immobile.

 

Chérubin avait déjà atteint le seuil ; déjà il mettait la main sur le bouton de la porte pour la tirer sur lui… Mais soudain, et comme s’il avait obéi à une résolution subite, il ferma cette porte et se retourna vers la marquise.

 

Une sorte d’exaltation fébrile brillait dans ses yeux… Il revint à la marquise et lui dit :

 

– Je ne partirai point, madame, sans vous avoir fait un aveu.

 

– Un aveu ? balbutia-t-elle avec une sorte d’étonnement mêlé d’effroi.

 

– L’aveu d’une faute, madame.

 

Elle le regarda et se sentit en proie de nouveau à une violente émotion.

 

– Madame, dit Chérubin lentement, d’une voix mal assurée, et qui, cependant, trahissait la résolution, je vous ai menti tout à l’heure…

 

– Vous m’avez… menti ?… balbutia la marquise, dont le trouble augmentait visiblement.

 

Elle se laissa tomber dans le fauteuil roulé près du lit. Ses jambes refusaient-elles de la soutenir plus longtemps, ou bien cherchait-elle un refuge, auprès de la femme qu’elle croyait son amie, contre les séductions de cet homme sous le regard duquel elle se sentait frémir ? Elle ne le savait…

 

– Oui, répéta Chérubin, qui parut s’enhardir dans sa résolution et dont la voix se raffermit, oui, madame, je vous ai menti tout à l’heure…

 

Et il s’arrêta de nouveau.

 

Il arriva alors à madame Van-Hop ce qui arrive presque toujours à une femme dans les situations extrêmes ; elle trouva une force inattendue dans sa faiblesse même, et la femme du monde, habituée à cacher soigneusement les impressions de son âme, vint au secours de la pauvre femme dominée par la passion.

 

Un demi-sourire vint à ses lèvres ; son regard baissé se leva avec assurance sur Chérubin, et elle lui dit avec calme, presque avec enjouement :

 

– Je ne sais, monsieur, quel mensonge vous avez pu me faire, mais croyez que je suis indulgente et que je sais pardonner.

 

Et d’un geste plein de dignité qui sentait la femme habituée à recevoir, la reine de la mode, dont le salon était hanté par le Paris aristocratique, elle lui indiqua un siège à peu de distance, ajoutant :

 

– Veuillez vous asseoir, monsieur, je suis prête à écouter votre confession.

 

Chérubin demeura debout. Son front s’était assombri et le feu de son regard s’était subitement éteint. Son visage n’exprimait plus qu’une douloureuse mélancolie.

 

– Madame, reprit-il, je suis, en effet, rentré chez moi tout à l’heure, et j’ai appris, comme je vous le disais, l’accident survenu à madame Malassis ; mais un motif plus puissant que le désir d’avoir de ses nouvelles m’a conduit jusqu’ici…

 

À ces paroles, la marquise sentit que son émotion la reprenait.

 

– Ce motif, poursuivit Chérubin, m’a fait corrompre le valet de madame Malassis, que j’ai trouvé chez le concierge et qui m’a appris votre présence ici.

 

– Monsieur… balbutia la marquise.

 

– Oh ! dit Chérubin avec tristesse, veuillez m’écouter jusqu’au bout, madame…

 

Elle fit un geste d’assentiment et de résignation.

 

– Je ne vous reverrai jamais, sans doute, à pareille heure, en semblable circonstance et en tête-à-tête, madame, et demain je ne pourrais pas vous faire l’aveu… l’aveu de ma douleur, de mes remords et de ma coupable audace, murmura-t-il avec une subite émotion…

 

Et comme elle se taisait et souffrait le martyre, le Valet-de-Cœur continua :

 

– Dans huit jours, madame, j’aurai dit à Paris, à la France, à l’Europe, un éternel adieu.

 

– Vous partez, monsieur ? dit la marquise qui tressaillit.

 

– Je suis le fils d’un corsaire colombien, madame ; je suis né en pleine mer, sous l’équateur. Je n’ai d’Européen que mon nom, qui est celui que m’a laissé l’homme qui m’avait adopté. J’ai l’apparence d’un homme civilisé ; au fond je suis un sauvage, l’enfant des chaudes latitudes, sous lesquelles tout est sérieux, ardent, éternel. Je suis un de ces hommes qui meurent n’ayant eu qu’un seul amour.

 

– Monsieur…

 

– Oh ! dit Chérubin avec une subite énergie et comme s’il eût voulu justifier l’opinion de sauvagerie qu’il venait d’émettre sur lui-même, vous m’écouterez deux minutes encore, madame…

 

Il l’enveloppa et sembla la terrasser sous son regard.

 

– Écoutez, dit-il, je suis un sauvage ! Je suis venu à Paris, il y a dix ans, avec l’intention, avec l’espoir d’y devenir un Européen, un Parisien de mœurs et d’esprit, et je n’ai pu vaincre ma nature première. Un jour, une femme s’est trouvée sur mon chemin. Je me suis pris à l’aimer… ardemment, passionnément, comme on aime sous les tropiques, prêt à verser pour elle ma dernière goutte de sang ; prêt, sur un signe d’elle, à conquérir un monde et à redevenir pirate… Eh bien, madame, il y avait, il y aura toujours entre cette femme et moi un abîme… Cet abîme, c’est sa vertu… car elle n’est pas libre…

 

La marquise écoutait, haletante, cette voix saccadée, assourdie par la douleur, et cependant d’une douceur enchanteresse. Elle se sentait frissonner sous le regard de cet homme qui peignait en traits de flamme son amour sans avoir dit encore quel en était l’objet… Elle aurait voulu, comme l’oiseau pipé par le reptile, pouvoir rompre le charme et fuir… Mais le charme était puissant, et la marquise était immobile et sans voix sous le regard de Chérubin…

 

Alors celui-ci fit un pas vers elle, fléchit un genou, et lui dit :

 

– Madame, je ne vous reverrai jamais, jamais mon nom ne sera prononcé à votre oreille ; mais au milieu de votre noble et heureuse vie, si parfois vous trouvez une minute de tristesse et de recueillement ; si la pensée qu’au-delà des mers, il est un pauvre sauvage dont la vie entière vous appartiendrait sur un signe de vous ; si cette pensée ne vous semble point une offense, eh bien, souvenez-vous que cet homme, vous l’avez vu là, à vos genoux, et qu’il vous a demandé pour unique, pour suprême faveur, la permission d’effleurer le bas de votre robe…

 

Chérubin avait été réellement comédien pendant toute cette scène ; son geste avait été sobre, sa voix sympathique et vibrante.

 

Madame Van-Hop avait écouté jusqu’au bout sans que sa physionomie trahît la douleur qu’elle éprouvait, et Chérubin fut trompé dans son attente lorsqu’il crut que la marquise allait lui tendre la main et le relever.

 

Elle demeura impassible.

 

Alors il se leva lentement, et lui dit avec un accent navré : – Adieu, madame !…

 

L’ange qui protégeait la marquise ne l’abandonna point en ce moment suprême.

 

Certes, si elle n’avait écouté que son cœur, elle eût tendu la main à cet homme, elle eût dit :

 

– Relevez-vous ; votre vue ne m’a point offensée, et mon souvenir vous suivra.

 

Mais elle écouta la grave et austère voix du devoir, et le devoir lui ordonna de garder le silence. Elle vit Chérubin s’éloigner, se diriger vers la porte, la saluer une dernière fois sur le seuil de la porte, puis disparaître dans les profondeurs de l’escalier, en étouffant un profond soupir.

 

Madame Van-Hop était demeurée digne de l’amour de son époux, et madame Malassis, qui n’avait point perdu un seul mot de cette scène, avait continué de feindre un profond sommeil.

 

Revenons à Baccarat.

 

Tandis que la marquise Van-Hop courait chez madame Malassis qu’elle croyait mourante, et voyait tout à coup surgir devant elle l’audacieux Chérubin, la sœur de Cerise était chez le comte Artoff.

 

On se souvient que l’hôtel du jeune Russe était situé tout à fait vis-à-vis du n° 40 de la rue de la Pépinière, et que du haut de son belvédère, Baccarat avait pu voir le jardin et le pavillon occupé par madame Malassis.

 

On se souvient encore que la jeune femme avait écrit un mot à sa femme de chambre en lui enjoignant de lui amener la petite juive.

 

Le comte et Baccarat, tandis qu’on allait chercher l’enfant, se mirent à table et dînèrent en tête à tête comme de vieilles connaissances. Une sorte d’intimité régnait entre eux déjà. Baccarat avait deviné la noble et enthousiaste nature du jeune comte ; celui-ci avait compris vaguement que Baccarat était devenue un ange, et que le repentir en avait fait la plus respectable et la plus vertueuse des femmes.

 

– Ma chère amie, dit le comte en se mettant à table, ne m’avez-vous pas dit que vous comptiez vous installer ce soir dans mon belvédère ?

 

– Oui, mon ami.

 

– Pourquoi ?

 

Elle eut un sourire mystérieux :

 

– Mon ami, répondit-elle, ne m’avez-vous pas promis hier de ne pas me questionner ?

 

– C’est vrai.

 

– Eh bien, je vous en prie, laissez-moi agir à ma guise et tenez votre promesse. Mon secret ne m’appartient pas.

 

Et Baccarat parla de tout autre chose que du belvédère, et le comte respecta désormais son secret.

 

La petite juive arriva. À sa vue, le comte laissa échapper un geste de surprise.

 

Mais Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.

 

– Chut ! dit-elle, ceci est encore un mystère.

 

Le comte se contenta de passer ses doigts dans les beaux cheveux bouclés de l’enfant, à laquelle il offrit les friandises du dessert.

 

Le dîner achevé, Baccarat se leva :

 

– Mon ami, dit-elle au comte, voulez-vous nous conduire, moi et l’enfant, jusqu’au belvédère du jardin ?

 

Le comte s’arma du flambeau, prit l’enfant par la main et fit signe à Baccarat de les suivre.

 

Le pavillon, surmonté d’un belvédère et situé à l’extrémité des jardins, était cependant relié à l’hôtel par une longue galerie vitrée disposée en serre chaude.

 

Ce fut par cette galerie que le comte Artoff conduisit Baccarat.

 

Arrivée à la porte du pavillon, Baccarat prit le flambeau des mains de son guide.

 

– Merci ! dit-elle.

 

– Je ne vous accompagne donc pas ? demanda le jeune Russe.

 

– Non.

 

– Où dois-je vous attendre ?

 

– Où vous voudrez. Dans le jardin, si vous ne craignez pas la fraîcheur de la nuit ; dans votre salon, si vous avez froid.

 

– Pardon, dit le comte, mais permettez-moi une simple question.

 

– Parlez.

 

– Vous attendrai-je longtemps ?

 

– Je ne sais.

 

Et Baccarat lui fit un geste d’adieu et referma la porte du pavillon sur la petite juive.

 

– Étrange femme ! murmura le comte en rebroussant chemin.

 

Baccarat monta au belvédère, donnant toujours la main à la petite juive. Ce belvédère, assez spacieux, se composait d’une petite salle vitrée, dans laquelle se trouvaient des sièges de jardin en fer ouvragé.

 

Lorsqu’elle y fut arrivée, Baccarat fit asseoir l’enfant, puis elle souffla le flambeau, et toutes deux demeurèrent dans une demi-obscurité, car la nuit était assez claire.

 

Baccarat mit alors la main sur le front de Sarah.

 

– Dors ! lui dit-elle.

 

Elle avait eu le soin de tourner le siège de la petite juive dans la direction des jardins du n° 40.

 

Et la jeune femme murmura, tandis que l’enfant luttait vainement contre les premières atteintes du sommeil magnétique : – Je voudrais pourtant bien savoir s’il est chez lui… et ce qui se passe dans ce pavillon où la marquise est déjà venue.

 

* *

*

 

Le jeune Russe, respectant le mystère dont Baccarat s’enveloppait, se promena longtemps dans le jardin, fumant son cigare et rêvant. Pour lui, Baccarat n’était déjà plus une femme ; c’était un être mystérieux chargé sans doute de quelque mission fatale, et qui marchait droit à son but, sans se préoccuper des obstacles qu’elle trouvait sur son chemin et des regards ou des commentaires de la foule.

 

Le comte eut bientôt échafaudé tout un sombre roman sur Baccarat. Cette femme, qui s’enfermait la nuit dans un belvédère avec un enfant pour s’y livrer à quelque mystérieuse consultation, dont le sourire froid pénétrait jusqu’au fond du cœur et inspirait une terreur secrète, cette femme lui apparut comme une âme meurtrie, et qui, vaincue dans une première lutte, poursuivait dans l’ombre et sans relâche, un but de terrible vengeance.

 

Il se promena longtemps, les yeux fixés sur le belvédère où toute lumière s’était éteinte, dans lequel ne retentissait aucun bruit, se demandant ce que pouvait y faire Baccarat et ne parvenant point à le deviner.

 

Enfin, au bout d’une heure peut-être, la porte du petit pavillon se rouvrit.

 

Le comte accourut. Il vit apparaître Baccarat.

 

La jeune femme tenait toujours l’enfant par la main, et elle avait rallumé son flambeau. Seulement, à cette clarté, le comte put remarquer que Baccarat était très pâle, et que ses narines frémissantes dénotaient une certaine agitation.

 

– Mon ami, dit-elle, voulez-vous mettre votre coupé à ma disposition ?

 

Le comte s’inclina et prit le flambeau.

 

– Vous me quittez ? dit-il.

 

– Oui, fit-elle avec un sourire ; mais venez demain, je vous attendrai.

 

Et, se penchant à son oreille : – Je rentre chez moi, il le faut, car je crois que je vais avoir une visite.

 

– Une visite ?

 

– Oui.

 

– À dix heures du soir ?

 

– C’est l’heure des séducteurs.

 

Et comme il la regardait sans comprendre :

 

– Vous savez bien qu’il est un homme contre lequel vous avez tenu un pari ?

 

– Chérubin !

 

– Oui, et dans une heure il sera chez moi.

 

– Comment le savez-vous ?

 

Elle lui sourit de nouveau.

 

– Je suis un être surnaturel, dit-elle, j’interroge parfois l’avenir… et j’en sonde les profondeurs. Adieu !

 

Et Baccarat monta en voiture et partit. Elle retournait rue Moncey.

 

LV

Il y avait une heure environ que Baccarat avait quitté la rue de la Pépinière et le jeune comte russe ; elle était revenue rue Moncey et avait trouvé en rentrant un billet ainsi conçu :

 

« Madame,

 

« Vous m’avez aujourd’hui même autorisé à me présenter chez vous, sans me fixer d’heure ni de jour.

 

« Permettez-moi, madame, d’avoir la franchise de mes opinions. Vous connaissez le pari que j’ai fait, et sa gravité doit faire excuser mes plus folles démarches. Voulez-vous me recevoir à onze heures, ce soir ?

 

« Je vous baise les mains.

 

« Chérubin. »

 

Quand Baccarat eut pris connaissance de cet impertinent message, elle ne put se défendre plus longtemps d’une foi aveugle et sans bornes en cette double vue redoutable que lui avait révélée le hasard. En effet, une heure plus tôt, entre autres choses merveilleuses qu’elle lui avait révélées en dormant du sommeil somnambulique dans le belvédère du comte Artoff, la petite juive avait dit à Baccarat que Chérubin se présenterait chez elle le soir même.

 

Baccarat fit coucher l’enfant, puis elle prit ses dispositions pour recevoir Chérubin. Ce ne fut pas, comme la veille, dans le petit cabinet de travail qu’elle alla s’installer.

 

Comme la veille, elle ne renvoya point ses domestiques. Bien au contraire, elle voulut mettre une certaine emphase à la réception. Au lieu de se faire déshabiller et d’endosser une robe de chambre, elle conserva sa fraîche toilette de la journée, se posa un bluet dans les cheveux, donna à sa coiffure un adroit coup de main, et se regarda complaisamment dans sa grande glace à pivot pour s’assurer qu’elle était toujours merveilleusement belle.

 

Ce fut dans ce joli salon où le baron d’O… avait, six années auparavant, fait des merveilles de bon goût et de prodigalité, que Baccarat voulut attendre son impertinent séducteur.

 

Elle s’allongea sur une bergère roulée auprès du feu, le coude appuyé sur une table, un livre à la main, dans l’attitude d’une femme attendant l’homme qui, pour elle, a pris la place de l’univers.

 

Un coup de cloche l’avertit bientôt de l’arrivée de son visiteur.

 

Onze heures sonnaient ; Chérubin était exact. Deux minutes après, la femme de chambre entra, tenant à la main la carte de M. Oscar de Verny.

 

– Fais entrer, répondit Baccarat sans lever la tête ni la tourner vers la porte.

 

Chérubin entra. Il s’arrêta un moment sur le seuil, jeta un regard autour de lui, et remarqua avec quelque dépit qu’au lieu de l’attendre dans son boudoir, sa victime future le recevait au salon. Un coup d’œil lui suffit pour se convaincre par l’ameublement du salon que Baccarat n’était point une femme vulgaire.

 

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle leva la tête à demi, le vit sur le seuil, lui sourit, et d’un geste lui indiqua un siège auprès d’elle.

 

La femme de chambre qui avait introduit le don Juan sortit, referma la porte, et Baccarat se trouva en tête à tête avec son visiteur.

 

Chérubin s’était adressé, pendant le trajet de la rue de la Pépinière à la rue Moncey, un fort joli discours qu’il s’était promis de répéter à Baccarat. D’avance, il avait mesuré la situation du regard, il avait prévu une réception froide, dédaigneuse, il avait préparé quelques-unes de ses phrases à effet, quelques-uns de ses regards irrésistibles.

 

Malheureusement il s’était trompé du tout au tout. Le programme qu’il s’était dicté avait pour point de départ le dédain, la froideur, peut-être même le courroux d’une femme irritée d’avoir pu servir de prétexte à un pari. Ce programme n’avait plus de raison d’être et ne pouvait être servi, si Baccarat ne se montrait ni froide, ni dédaigneuse, ni courroucée.

 

Ce fut ce qui arriva.

 

Elle lui tendit la main en souriant, et lui dit :

 

– Mettez-vous donc là, près de moi, enfant terrible…

 

Cette épithète était formulée avec un accent de raillerie sans aigreur, qui déconcerta fort M. Chérubin, si difficile à déconcerter d’ordinaire.

 

– En effet, dit-il, je mérite jusqu’à un certain point ce nom d’enfant terrible que vous me donnez, car…

 

– Chut ! dit-elle, avant de parler affaire, laissez-moi ouvrir une parenthèse.

 

– J’écoute.

 

– Voulez-vous du thé ? demanda Baccarat en riant.

 

– Merci, répondit Chérubin, de plus en plus stupéfait de cette bonne humeur inattendue qu’elle manifestait.

 

– Alors nous allons causer, n’est-ce pas ?

 

Chérubin s’inclina et se prit à méditer un nouveau speech.

 

– Savez-vous, reprit Baccarat, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire entendre raison au comte Artoff.

 

– Plaît-il ? fit Chérubin. À propos de quoi ?

 

– Mais, répondit Baccarat fort simplement, à propos de votre pari.

 

Chérubin la regarda.

 

– Je ne comprends pas, dit-il.

 

– Alors je vais m’expliquer. Écoutez-moi bien. Figurez-vous que le comte avait pris le pari au sérieux !

 

Elle souligna ces deux mots par l’accentuation.

 

Chérubin fit un soubresaut dans son fauteuil.

 

– Mais je tiens le pari pour sérieux ! s’écria-t-il.

 

Baccarat se prit à sourire.

 

– Quand je vous aurai fait toucher du doigt un tout petit obstacle, dit-elle, vous serez de mon avis. J’ai été, peut-être suis-je encore belle ; j’ai été célèbre par mon insensibilité, très bien ! voilà le côté chevaleresque du pari. Vous jouez votre vie à séduire une femme qui, dit-on, n’a pas de cœur.

 

Chérubin s’inclina.

 

– Maintenant, voyons le revers de la médaille. Si réellement je suis ce qu’on dit, si vous perdez votre temps et votre pari, je suppose qu’il est sérieux, le comte vous tuera…

 

– C’est son droit.

 

– Très bien ! Mais… si vous le gagnez ?…

 

Et Baccarat enveloppa le jeune homme d’un regard si cruellement moqueur qu’il baissa les yeux.

 

– Si vous le gagnez, continua-t-elle, vous aurez fait votre fortune… Voyons, monsieur, est-il admissible qu’un homme taxe son amour au prix de vingt-cinq mille livres de rentes ?

 

Ces mots furent un coup de foudre pour Chérubin. Baccarat lui disait crûment qu’il avait fait un pari honteux, impossible pour un galant homme.

 

Aussi se prit-il à rougir comme un écolier trouvé en faute.

 

Un petit sourire plein de moquerie glissait sur les lèvres de Baccarat, et ce sourire acheva de déconcerter Chérubin.

 

– Écoutez, reprit-elle, vous vous êtes conduit avec moi comme un petit jeune homme sans expérience et qui sort de son lycée. On vous a dit que je n’avais pas de cœur ; peut-être a-t-on dit vrai.

 

– Je ne crois pas, dit-il.

 

– C’est possible encore ; mais enfin vous auriez dû, avant d’engager ce pari honteux, vous mieux renseigner.

 

Et la jeune femme, sur qui l’œil fascinateur de monsieur Chérubin ne produisait aucune impression, le regarda, riant toujours.

 

– J’aurais compris, poursuivit-elle, le pari vis-à-vis de vous-même. Si vous vous étiez dit : « Je veux être aimé de cette femme qui n’aime pas, » au lieu de l’aller bruyamment annoncer dans un club, peut-être auriez-vous eu quelque chance de me toucher ; mais…

 

Elle s’arrêta et ne daigna point compléter sa pensée.

 

– Ainsi, dit Chérubin, retrouvant son audace, vous considérez mon pari comme perdu ?

 

– C’est mon avis, à moins que… – Eh bien, dit-elle, faisons ne chose. N’en parlons plus et continuez à me venir voir.

 

– Je ne comprends pas, dit Chérubin.

 

– C’est pourtant facile.

 

– Comment ?

 

– Mon cher, dit Baccarat, permettez-moi de croire que ce qui vous séduit le plus en moi n’est pas la promesse de cinq cent mille francs.

 

– Ah ! fit Chérubin avec un geste de fierté, en pouvez-vous douter ?

 

– Par conséquent, toute question d’amour-propre à part, je suis persuadée que vous y renonceriez de grand cœur… si je devais vous aimer…

 

– Oh ! certes… fit Chérubin, qui se mordit les lèvres.

 

Il craignait d’être deviné.

 

– Donc, écoutez-moi bien ; ce que j’ai à vous proposer est à prendre ou à laisser. Ou vous écrirez au comte, ici, à l’instant même, que vous renoncez à votre pari, ou vous ne remettrez jamais les pieds chez moi.

 

– Et, demanda Chérubin, si j’écrivais cela, qu’arriverait-il ?

 

– Mais, dit Baccarat, peut-être seriez-vous pardonné.

 

Elle accompagna ces mots par un regard qui bouleversa l’impudent chevalier d’industrie. Il était venu pour séduire, et il se trouvait séduit lui-même. Tandis que Baccarat était calme, railleuse et parfaitement maîtresse d’elle-même, Chérubin sentait un trouble inconnu s’infiltrer petit à petit dans son cœur.

 

– Voyons, fit-elle, décidez-vous !

 

Il hésita une minute encore.

 

– Tenez, dit-elle, en lui montrant d’un geste impérieux une table sur laquelle il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire, mettez-vous là, je vais dicter.

 

Et Chérubin tressaillit et se sentit dominé. Il se leva et alla s’asseoir devant une table. Puis il prit une plume.

 

– J’attends, dit-il avec soumission.

 

« Monsieur le comte, dicta Baccarat, voulez-vous oublier mes torts envers vous ? je renonce à mon pari. »

 

– Mais, s’écria Chérubin, je ne puis pas écrire cela, c’est une lettre d’excuses !

 

– Vous l’écrirez, dit fort tranquillement Baccarat, dont la voix résonna enchanteresse et pleine de charmante séduction ; vous l’écrirez pour l’amour de moi…

 

Le charme opérait.

 

Chérubin prit la plume et écrivit.

 

– Maintenant, lui dit Baccarat, venez me baiser la main, prenez votre chapeau, et allez-vous-en.

 

– M’en aller !

 

– Il est minuit, dit Baccarat. Si vous voulez réussir, commencez par être obéissant…

 

Elle accompagna ces mots un peu durs par un regard charmant, et Chérubin, fasciné, obéit et s’en alla.

 

Elle le reconduisit jusqu’à la grille du jardin, s’appuyant familièrement sur son bras.

 

– Quand reviendrai-je ? demanda-t-il.

 

– Après-demain.

 

– À la même heure ?

 

– Oui. Adieu…

 

Elle ferma la grille et Chérubin s’en alla.

 

– Oh ! murmura Baccarat, lorsque le bruit des pas de M. de Verny se fut éteint dans l’éloignement, toi, je te tiens ! tu n’es qu’un don Juan vulgaire et ton châtiment sera terrible, si tu n’y prends garde.

 

On eût dit que Baccarat devinait ce qui allait arriver.

 

En effet, Chérubin ne fut pas plus tôt dans la rue que le grand air le dégrisa.

 

– Je suis un niais, se dit-il, et j’oublie que j’ai besoin de cinq cent mille francs.

 

Et Chérubin, retrouvant toute son audace, se dit : – Après tout, personne ne me force de dire à Baccarat que je ne renonce point à mon pari. Pourvu que le comte sache que je le tiens, c’est tout ce qu’il faut. Or, ceci est pour moi clair comme le jour, Baccarat veut bien m’aimer, mais elle ne veut pas en convenir. Parbleu ! acheva-t-il en se frappant le front, je tiens les cinq cent mille francs ! Allons voir le comte.

 

Chérubin connaissait les fâcheuses habitudes du jeune homme. Il savait qu’il se couchait rarement avant trois heures du matin, et passait une grande partie de ses nuits à jouer.

 

Or, il n’était que minuit ; Chérubin s’en alla tout droit au club dont le comte et lui faisaient partie, et il le trouva, en effet, jouant une partie de whist.

 

– Comte, lui dit-il à voix basse, un mot ?

 

– Je suis à vous.

 

Le comte se leva, et Chérubin l’entraîna à l’écart.

 

– Je vous écoute, dit le comte.

 

– Monsieur le comte, dit Chérubin, je sors de chez Baccarat.

 

– Ah ! très bien, répondit le Russe d’un air indifférent.

 

– Êtes-vous d’avis qu’en matière d’affaire comme celle qui nous occupe la ruse est de bon aloi ?

 

– C’est selon.

 

– Baccarat ne veut pas être pariée.

 

– Elle a raison.

 

– Donc, je vous ai écrit une lettre chez elle, lettre dans laquelle je me rétracte.

 

– Ah !

 

– Mais je viens vous dire à vous, monsieur le comte, que ma rétractation n’a rien de sérieux.

 

– À la bonne heure !

 

– À moins cependant…

 

– Ah ! il y a une condition ?

 

– Une seule.

 

– Voyons.

 

– Vous allez me donner votre parole que vous ne direz rien de notre entente, et que le pari continuera à exister entre nous à l’état latent.

 

– Je vous la donne.

 

– Très bien. Au revoir.

 

Chérubin salua le comte et sortit pour aller voir le vicomte de Cambolh, avec lequel il avait rendez-vous.

 

* *

*

 

Le lendemain, vers dix heures, le comte Artoff se présenta chez Baccarat.

 

Elle le reçut souriante, la main ouverte, et lui dit : – Voulez-vous que je vous fasse une confidence ?

 

– Oui, fit-il d’un signe.

 

– Je vais vous apprendre quelque chose que vous croyez savoir seul.

 

Il eut un geste de surprise.

 

– Vous avez reçu la visite de Chérubin, hier, à minuit.

 

– Comment le savez-vous ? s’écria le comte stupéfait.

 

– Peu importe ! je le sais.

 

– Vous l’avez donc vu ?

 

– Non, mais je sais quel était le but de la visite qu’il vous a faite au club.

 

– Par exemple ! murmura le comte Artoff, si vous savez cela, c’est que vous êtes sorcière.

 

– Peut-être le suis-je. Asseyez-vous là et lisez cette lettre.

 

Elle lui tendait le billet par lequel Chérubin faisait ses excuses au comte, et disait se rétracter et renoncer au pari.

 

– Oh ! oh ! fit le comte qui joua l’étonnement.

 

– Cher enfant ! dit Baccarat avec un accent tout maternel, vous êtes gentilhomme et vous savez, on le voit, garder la parole donnée. Or, vous avez promis à Chérubin le silence sur votre entrevue. Mais moi, qui sais tout, moi qui suis sorcière, suivant votre expression, je vais vous dire quel était le but de cette entrevue. Chérubin est allé vous prier de tenir le pari pour sérieux.

 

Le comte laissa échapper une exclamation de stupeur.

 

– Or, acheva Baccarat, Chérubin ne savait pas qu’en faisant cette démarche, il signait son arrêt de mort.

 

Le comte tressaillit.

 

– Écoutez, poursuivit-elle avec lenteur et d’une voix inexorable comme celle de la destinée, si cet homme n’était qu’un fat jouant avec la réputation de la première femme venue, je vous dirais : « Jetons-le à la porte et laissons-le vivre… » Mais cet homme est un misérable, un voleur, un assassin ; cet homme, à cette heure, est l’instrument intelligent et docile d’un forfait sans nom, et il a mérité le sort qui l’attend. Oh ! dit-elle, voyant le comte ouvrir la bouche pour l’interroger, ne me questionnez point à présent, je ne pourrais vous répondre. Mais si, un jour, vous montrant ce malfaiteur habillé par Humann, ce séducteur infâme, ce voleur, cet assassin, je vous dis : « Monsieur le comte, cet homme s’est vanté, cet homme a perdu son pari, châtiez-le ! m’obéirez-vous ? »

 

– Je vous le jure, répondit le jeune Russe, qui commençait à avoir une foi profonde, aveugle, fanatique en Baccarat.

 

LVI

Nous avons un peu oublié notre ami Fernand Rocher ; du moins nous l’avons laissé sortant de chez Baccarat, rue Moncey, et courant rue Blanche, où il espérait retrouver Turquoise.

 

Ni les prières, ni les reproches de Baccarat n’avaient touché le pauvre ensorcelé. Il aimait Turquoise, l’aimait avec folie, comme un aveugle qui s’éprendrait d’un amour furieux pour les couleurs.

 

Il arriva au numéro indiqué, et demanda au concierge madame Delacour. C’était le nom que Jenny avait pris avec lui, ou plutôt celui qu’elle portait réellement en quittant son mari.

 

– Au cinquième, la deuxième porte au fond du couloir, répondit la concierge.

 

Ces mots serrèrent douloureusement le cœur de Fernand. Il avait laissé Turquoise dans un hôtel ; il allait la retrouver dans une mansarde. Il monta en proie à une violente émotion, chercha la porte indiquée et frappa.

 

– Entrez ! dit une voix fraîche, sonore et qui paraissait joyeuse.

 

La clef était sur la porte. Fernand tourna cette clef, et se trouva sur le seuil d’une petite pièce à demi mansardée et dont le modeste ameublement eût à peine satisfait une grisette. Rideaux de perse à l’unique croisée et au lit, meubles de noyer, carreau mis en couleur rouge, chaises de paille, tel était le logis où s’était réfugiée, par amour pour lui, la femme qui venait de quitter un des plus jolis appartements qu’il y eût à Paris.

 

Au milieu de cette pauvreté fière, Turquoise apparut à Fernand comme une reine détrônée qui n’a rien perdu de son orgueil. Elle était belle, calme, souriante, et tendit la main à son visiteur avec l’aisance pleine de grâce qu’elle avait la veille, en le recevant rue Moncey.

 

– Bonjour, ami, lui dit-elle, je vous attendais…

 

Elle lui tendit son front avec la gentillesse d’un enfant, et le fit asseoir dans l’unique fauteuil qu’elle possédât.

 

Elle ajouta : – Tenez, monsieur le millionnaire, voilà un siège à peu près passable, et comme il est seul ici de son espèce, permettez-moi d’exercer généreusement l’hospitalité en vous l’offrant.

 

– Vous êtes une noble créature, murmura-t-il d’une voix émue.

 

– Vraiment ! reprit-elle en riant. Est-ce parce que je vous offre mon fauteuil ?

 

– Non, c’est parce que vous vous exagérez toutes choses, et qu’au lieu de voir en moi un ami…

 

– Bon ! interrompit-elle en le menaçant du doigt, je vous vois venir, monsieur… Vous êtes incorrigible, et je sens que décidément nous allons nous brouiller.

 

Il courba la tête et se tut.

 

– Fernand, continua-t-elle en donnant à sa voix le timbre le plus enchanteur, l’inflexion la plus séductrice, voulez-vous être mon ami, dites ?…

 

– Ah ! pouvez-vous me le demander ?

 

– Voulez-vous revenir ici ?

 

– Quand ? fit-il en tressaillant.

 

– Tous les jours, et à toute heure.

 

Il poussa un cri de joie.

 

– Eh bien, ce sera à une condition, à une seule…

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous me laisserez vivre à ma guise, et ne me direz jamais un mot de cette odieuse question d’argent.

 

– Soit, répondit Fernand avec soumission.

 

– À ce prix je vous aimerai.

 

Et, prenant les mains de son ami, elle les serra affectueusement.

 

* *

*

 

Fernand passa la journée avec Turquoise, et ne la quitta que vers six heures.

 

Elle voulut qu’il partît.

 

– Allez, mon ami, lui dit-elle. Voici l’heure où l’on dîne chez vous… Je veux bien vous aimer et vous permettre de m’aimer, mais ce n’est qu’à la condition que le repos ne sera point troublé dans votre intérieur.

 

Fernand obéit et s’en alla. Lorsqu’il arriva, l’heure du dîner venait de sonner à l’hôtel de la rue d’Isly.

 

Fernand trouva au salon de sa femme son beau-père et sa belle mère.

 

Depuis quelques jours, le Beaupréau semblait avoir eu un redoublement de folie. Il était littéralement tombé en enfance.

 

Madame de Beaupréau, calme et triste, était auprès de sa fille, qui semblait renfermer de muettes douleurs.

 

Hermine, depuis la veille – car c’était la veille que son mari lui avait menti pour la première fois et qu’elle avait senti quelque chose se briser dans son cœur, – Hermine était devenue une femme tout autre. Ce n’était plus l’épouse désespérée, prête à tous les sacrifices pour reconquérir l’amour de son mari ; ce n’était plus la mère désolée arrosant de ses larmes le visage de son enfant. C’était un noble cœur froissé et résigné qui se décide à marcher sérieusement avec courage dans l’aride voie du devoir et n’espère plus de bonheur.

 

Fernand, malgré sa folie, ne put se défendre d’un tressaillement et d’un remords, quand il la vit calme, triste, mais forte et laissant errer sur ses lèvres ce sourire décoloré des âmes qui se sont réfugiées tout entières dans la prière et la foi en Dieu.

 

Elle lui présenta son fils sans dire un mot ; et le père coupable mit, tout ému, un baiser au front de l’enfant.

 

Le dîner fut triste ; il y régna un silence plein de solennité. Ce silence pesa si fort à Fernand, qu’il quitta la salle à manger au dessert et monta dans son fumoir, où il s’enferma.

 

Mais là ses remords l’abandonnèrent.

 

Il ne songea plus qu’à Turquoise ; à Turquoise, la femme désintéressée et réhabilitée à ses yeux par l’amour… à Turquoise, qui l’aimait avec passion et avait renoncé à tout pour lui.

 

Fernand ne dormit pas de la nuit ; il attendit le jour avec impatience ; et huit heures sonnaient à peine, qu’il sortait de chez lui pour courir chez la pécheresse.

 

Turquoise était déjà levée. Elle avait fait son petit ménage, et Fernand la trouva assise devant un métier à broder.

 

– Voyez, lui dit-elle, comme je suis laborieuse, mon ami. Je me suis levée à six heures, et je suis à la besogne depuis sept, et j’ai déjà fait cela.

 

Du doigt elle indiquait son ouvrage du matin.

 

Fernand sentit ses yeux s’emplir de larmes.

 

– Non, murmura-t-il à part lui, cela ne se peut…, cela ne sera pas… il faudra bien qu’elle accepte l’existence que je veux lui faire…

 

Et comme tous ceux qui prennent une résolution inébranlable, Fernand se sentit dès lors la force de dissimuler.

 

Il ne se récria point, comme la veille, sur cette vie misérable que se faisait Turquoise ; il parut l’avoir acceptée.

 

Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, M. Rocher monta deux fois régulièrement les cinq étages de l’intrigante. Mais il ne prolongeait plus ses visites toute la journée, prétextait d’importantes affaires et s’esquivait ordinairement au bout d’une heure.

 

Le quatrième jour, au moment où, sortant de chez Turquoise, il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare, Fernand fut croisé par un fiacre qui montait la rue Blanche au pas et s’arrêta à la porte de la pécheresse.

 

Un homme enveloppé dans un grand manteau en descendit, et demanda à voir madame Delacour.

 

Cet homme se fit répéter deux fois les indications nécessaires pour arriver jusqu’il la chambre mansardée, bien que, en réalité, il y fût déjà venu, et il gravit les cinq étages de Turquoise. Arrivé chez elle, l’inconnu se débarrassa de son manteau, ôta son grand chapeau qui lui couvrait la moitié du front, et elle reconnut sir Williams.

 

– Ah ! dit-elle, vous voilà donc enfin, mon cher ! Je vous croyais mort. Voici quatre jours que je ne vous ai vu…

 

– Eh bien, oui, me voilà !

 

Sir Williams prit l’unique fauteuil que Fernand s’obstinait à refuser.

 

– Ma petite, dit-il en croisant ses jambes, la vertu est tôt ou tard récompensée.

 

– Plaît-il ? fit Turquoise.

 

– Cela veut dire qu’après l’orage vient le soleil.

 

– Après ?

 

– Après la misère, l’opulence.

 

– Mon cher, interrompit Turquoise, vous êtes sentencieux comme un philosophe ; expliquez-vous donc, au lieu de me faire poser.

 

– Cela veut dire, ma chère, poursuivit gravement sir Williams, que tu t’es levée dans une mansarde ; au cintième, comme dit ton portier, et que tu pourrais bien te coucher dans un hôtel.

 

– Ah ! ah ! fit Turquoise, déjà ?

 

– L’amour va vite en besogne.

 

– Mais on ne bâtit pas un hôtel en quatre jours ?

 

– Non, mais on peut le trouver bâti.

 

Turquoise ouvrit de grands yeux brillant de convoitise.

 

– Et meublé, acheva sir Williams.

 

– Ah çà ! fit Turquoise d’un ton railleur, Fernand est donc décidément un garçon de quelque esprit ?

 

– Peuh ! murmura le baronet. Et il ajouta :

 

– Si l’esprit consiste à perdre la tête, je t’assure qu’il en a beaucoup ; mais voyons, que penses-tu de la Ville-l’Évêque, dans le faubourg Saint-Honoré ?

 

– Tiens ! c’est là qu’est mon hôtel ?

 

– C’est là.

 

– Contez-moi tout, cher, et dépêchez-vous…

 

Et Turquoise prit avec sir Williams les manières câlines d’un enfant.

 

– Connaissais-tu le prince K… ?

 

– Ce grand seigneur valaque de vingt-cinq ans, qui a fait des folies pour mademoiselle X…, de la Comédie-Française ?

 

– Précisément.

 

– On me l’a montré un jour dans le phaéton qu’il conduit lui-même à quatre chevaux.

 

– Tu devrais dire qu’il conduisait.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’il est mort.

 

– Bah !

 

– Une nuit, comme il pénétrait chez mademoiselle X…, sa maîtresse, par la porte du jardin, il s’est trouvé face à face avec un monsieur qui en sortait. Le monsieur avait des pistolets, ils se sont battus. Le prince K… a été tué.

 

– C’est donc l’hôtel du prince K… qu’il a acheté pour moi ?

 

– Sans doute.

 

– Et tout meublé ?

 

– Parbleu ! Du reste, le mobilier à bien son mérite. Mademoiselle X…, qui a infiniment de goût, si elle a fort peu de cœur, avait présidé à la décoration et à l’ameublement. L’hôtel de la rue Moncey n’est qu’une bicoque auprès de celui-là.

 

– Et combien coûte le tout ?

 

– Un million tout net. Notre ami fait bien les choses, ricana sir Williams.

 

– Voyons, cher, dit Turquoise froidement, ne vous raillez-vous pas de moi ?

 

– Non, ma fille.

 

– Et j’y coucherai ce soir ?

 

– C’est probable. Je sais que tout y est prêt pour te recevoir. Seulement, acheva sir Williams, j’espère, mademoiselle, que vous aurez du tact.

 

– Hein ? fit Turquoise.

 

– Que vous ne battrez pas des mains et que vous ne sauterez pas de joie comme un enfant ; enfin j’imagine que vous refuserez…

 

– Ah ! répondit Turquoise en riant, je vous garantis bien une chose, mon petit ami chéri, c’est qu’il faudra qu’il se mette à mes genoux et fonde en larmes comme la Madeleine, ma patronne, pour que je daigne accepter.

 

– Vous êtes une charmante enfant, dit sir Williams. Mais comme je ne suis pas venu pour vous faire des compliments, mais bien pour causer de nos petites affaires, laissez-moi vous donner mes instructions pour le cas où, comme je le présume, vous seriez installée dès ce soir rue de la Ville-l’Évêque.

 

– Dites, je vous écoute.

 

– Vous sortirez demain à midi, en voiture découverte, et vous monterez au pas le faubourg Saint-Honoré, surtout lorsque vous passerez sous les fenêtres du vicomte de Cambolh, notre ami.

 

– Tiens ! pourquoi ?

 

– Vous recevrez un mot de moi demain matin, et ce mot vous l’apprendra. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il nous faut nous occuper un peu de l’autre.

 

– Qui, l’autre ?

 

– Celui du faubourg, parbleu !

 

– Léon Rolland ?

 

– Oui.

 

– Tiens ! fit naïvement Turquoise, je commençais à l’oublier. Que devient-il ?

 

– Il devient fou.

 

– D’amour ?

 

– Parbleu ! évidemment.

 

– Eh bien, que ferons-nous ?

 

– Ah ! dit sir Williams, j’ai combiné une très jolie petite comédie à trois personnages, une femme et deux hommes.

 

– La femme, c’est moi, j’imagine ?

 

– Tout juste.

 

– L’un des personnages est Léon ; mais l’autre ?

 

– L’autre est Fernand Rocher.

 

– Et… que feront-ils ?

 

– Mais, dame ! répondit sir Williams avec une atroce bonhomie, j’espère qu’ils se battront un peu…

 

Et le baronet se prit à rire de son rire diabolique.

 

– Et vous appelez cela une comédie ? s’écria Turquoise ; mais c’est un affreux mélodrame.

 

– Heu ! heu ! c’est selon… Adieu, petite !

 

Et sans vouloir s’expliquer plus nettement, le baronet remit son manteau sur ses épaules, son large chapeau sur sa tête, frappa du doigt sur la joue de Turquoise, en lui disant un : Soyez sage ! tout amical, et il sortit.

 

À la porte, il retrouva son fiacre et dit au cocher :

 

– Rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri.

 

* *

*

 

Dix minutes après le départ de sir Williams, Turquoise entendit de nouveau frapper à sa porte, et vit entrer un commissionnaire de coin de rue qui lui remit silencieusement une lettre.

 

Turquoise jeta les yeux sur la suscription, reconnut l’écriture de Fernand, brisa le cachet et lut :

 

« Ma chère Jenny,

 

« Si vous m’aimez, si je puis compter sur vous, si vous voulez me prouver votre affection, montez en voiture au reçu de ma lettre, et suivez l’homme qui vous l’aura remise. Je ne puis vous en dire davantage.

 

« Votre Fernand. »

 

– Décidément, pensa Turquoise, mon honorable et mystérieux protecteur est réellement injuste envers Fernand. C’est un garçon plein de délicatesse et d’esprit.

 

Et la pécheresse dit à l’Auvergnat :

 

– D’où venez-vous ?

 

– De la rue de la Ville-l’Évêque, mam’selle, répondit-il, jugeant que, vu sa jeunesse, ses cinq étages et sa petite robe de laine, Turquoise n’avait aucun droit au titre de madame.

 

Elle jeta à la hâte un châle sur ses épaules, prit son chapeau, ses gants de tricot, et fit signe au commissionnaire qu’elle était prête à le suivre. Elle descendit à pied la rue Blanche, prit une remise rue Saint-Lazare, en face de la rue du Mont-Blanc, et, par un reste d’aristocratie féminine, elle fit signe à son guide de monter à côté du cocher. Elle eut même un geste si plein de dignité, que le commissionnaire en fut frappé, et se repentit de l’avoir appelée mam’selle.

 

Le coupé franchit en quelques minutes la faible distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Ville-l’Évêque, et, sur l’indication de l’Auvergnat, entra dans la cour de l’hôtel du prince K…, dont la porte cochère était ouverte à deux battants.

 

Turquoise jeta un regard rapide sur l’ensemble et parut satisfaite du dehors. L’hôtel avait un grand air. Sur le perron il y avait deux valets en livrée qui paraissaient attendre qu’on leur donnât des ordres. À gauche du perron, sous un auvent, un charmant coupé, attelé de deux chevaux irlandais alezan clair, était à la disposition du maître ou de la maîtresse du logis, cocher sur le siège.

 

Au moment où le fiacre s’arrêta, un des laquais accourut ouvrir la portière et baissa respectueusement le marchepied.

 

– Quel chic ! murmura Turquoise à part elle. J’ai mis la main sur le roi des millionnaires ; c’est mieux qu’un prince russe.

 

– M. Rocher ? demanda-t-elle.

 

Turquoise était bien modestement vêtue, mais le laquais avait sans doute le mot de l’énigme, et il ne s’y trompa point. Il reconnut sous la petite robe de laine brune, sous le chapeau de velours épinglé à voilette noire, la fée de ce merveilleux palais.

 

– Si madame veut me faire l’honneur de me suivre… dit-il.

 

Turquoise descendit, suivit le laquais et monta le perron.

 

Là, le second laquais la précéda dans le vestibule, s’arma d’un flambeau à deux branches, et monta devant elle les marches d’un large escalier de marbre, témoignant à la jeune femme les mêmes marques de respect servile.

 

Turquoise fut introduite dans le salon de réception de l’hôtel, une merveille, où mademoiselle X… de la Comédie-Française, avait dépensé cent mille écus de tentures, de meubles délicieux, de bronzes, d’objets d’art et de tableaux.

 

– Décidément, pensa Turquoise, je suis bien chez moi.

 

Le laquais posa le flambeau sur un guéridon, et se retira en disant :

 

– Je vais envoyer à madame sa femme de chambre.

 

– Allez ! dit la jeune femme, qui redevint sur-le-champ l’élégante créature qui s’était si bien installée rue Moncey. Elle se laissa choir mollement dans un grand confortable au coin du feu, et, l’œil fixé sur la pendule Louis XV de la cheminée, aux deux côtés de laquelle brûlaient des bougies dans d’énormes candélabres en bronze doré de même style, elle attendit…

 

Deux minutes après, une porte de dégagement s’ouvrit, et Turquoise vit entrer une femme de dix-neuf à vingt ans, une soubrette comme on n’en voit guère que dans les comédies de Marivaux, au clair de rampe du Théâtre-Français.

 

LVII

La femme de chambre était jolie, presque aussi jolie que sa maîtresse. Elle avait l’allure vive, le sourire fort aimable, le regard impertinent d’une servante de comédie. Elle plut à Turquoise.

 

– Madame désire-t-elle s’habiller ? demanda-t-elle en entrant. La garde-robe de madame est prête.

 

Turquoise se leva.

 

La soubrette ouvrit une porte à droite de la cheminée, et s’effaça pour laisser passer la jeune femme.

 

Turquoise la suivit et se trouva sur le seuil de sa chambre à coucher, une miniature, un chef-d’œuvre de petitesse, de bon goût et de luxueuse simplicité. Elle jeta un regard distrait en apparence sur tout ce qui l’environnait, et aucun détail ne passa pour elle inaperçu. De la chambre à coucher Turquoise passa dans le cabinet de toilette, et ne fut pas médiocrement surprise d’y trouver tout ce qu’elle avait laissé rue Moncey : ses châles, ses dentelles, ses bijoux, le tout considérablement augmenté par cette main prodigue et jusque-là invisible qui lui ouvrait les portes de ce palais de fées.

 

– Ma foi ! se dit-elle, je crois que jusqu’à présent j’ai montré assez de délicatesse pour avoir le droit de jeter mon bonnet par-dessus les moulins.

 

Et Turquoise se livra, sans résistance aucune, aux mains de sa femme de chambre, qui se mit à l’habiller et à la coiffer.

 

En une heure, la petite ouvrière eut disparu pour faire place à cette élégante Jenny que nous avons vue rue Moncey. Puis, lorsque sa toilette fut achevée, la femme de chambre lui remit un billet qu’elle tira de son corsage d’un air mystérieux. Turquoise reconnut l’écriture de Fernand. Elle ouvrit ce billet et lut :

 

« Ma chère Jenny,

 

« Votre femme de chambre a l’ordre de ne vous remettre cette lettre que lorsque vous aurez pris possession de la maison, que je vous supplie d’accepter comme venant d’un ami qui vous aime plus que tout au monde.

 

« Je sais que je suis coupable à vos yeux, que je ne puis me représenter devant vous avant d’avoir obtenu mon pardon. Ce pardon, me le refuserez-vous ?

 

« Et… ne m’inviterez-vous pas à dîner ?

 

« Je reste à vos genoux dans l’attitude d’un suppliant.

 

« Fernand. »

 

Turquoise se prit à sourire.

 

– Mais si, dit-elle tout haut, comme si elle avait soupçonné la présence de Fernand dans le voisinage.

 

En effet, une porte s’ouvrit, et le jeune fou vint tomber aux pieds de Turquoise, qui lui tendit la main.

 

– Relevez-vous, dit-elle, on vous pardonnera peut-être…

 

Cependant Léon Rolland, dont sir Williams avait bien voulu s’occuper la veille avec la belle Turquoise, une heure avant que cette dernière prît possession de sa nouvelle demeure rue de la Ville-l’Évêque, Léon Rolland, disons-nous, avait, depuis huit jours, subi une entière métamorphose. Ainsi que, trois jours auparavant, la pauvre Cerise l’avait dit à Baccarat, l’ouvrier n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle, l’œil farouche, les lèvres crispées, le front creusé de rides profondes, le maître ébéniste gardait un morne silence, fuyait sa maison, ses ateliers, et devenait méconnaissable pour tous.

 

Cependant, quelquefois il parvenait à secouer un peu l’affreux marasme qui s’était emparé de lui, et dans ces moments-là il se sentait pris d’un ardent besoin de travail.

 

Or, ce jour-là, vers dix heures et demie, Léon essayait de tromper la douleur qui le rongeait, en activant ses ouvriers et donnant ses ordres. Il avait entrepris une commande importante dont la livraison devait avoir lieu à une époque déterminée, et il en pressait l’exécution.

 

Un coupé de maître, attelé d’un magnifique demi-sang, s’arrêta à la porte des ateliers, et Léon, surpris de cette visite matinale, en vit descendre un jeune homme élégamment vêtu, qui portait un lorgnon incrusté dans l’œil droit ; il entra dans l’atelier et demanda à l’un des ouvriers :

 

– Suis-je chez M. Léon Rolland ?

 

– Oui, monsieur, répondit l’ouvrier interpellé en désignant Léon du doigt.

 

Le maître ébéniste s’approcha et salua le visiteur.

 

– Monsieur, dit ce dernier en lui rendant son salut avec un geste à demi protecteur, je suis le vicomte de Cambolh.

 

Léon s’inclina.

 

– Un de mes amis, le marquis d’A…, poursuivit-il d’un ton léger, m’a beaucoup parlé de vous.

 

– En effet, répondit Léon. M. le marquis d’A… a bien voulu me faire travailler l’année dernière.

 

– J’ai vu chez lui des boiseries, continua-t-il, que j’ai trouvées d’un travail fort remarquable.

 

– J’ai de bons ouvriers, monsieur, répliqua modestement Léon Rolland, qui regardait attentivement son visiteur et semblait se demander où il avait pu voir ce visage et entendre cette voix.

 

– J’espère, en ce cas, reprit M. de Cambolh en souriant, que vous voudrez bien travailler pour moi ?

 

– Je suis à vos ordres, monsieur.

 

– J’habite le faubourg Saint-Honoré, poursuivit le jeune homme, et j’arrange en ce moment mon appartement. Je voudrais avoir une salle à manger toute en chêne, meubles et boiseries, et je suis persuadé que vous seul…

 

Léon Rolland eut un sourire modeste.

 

– Oh ! monsieur, dit-il, j’ai des confrères aussi et plus habiles que moi ; mais je m’efforcerai de mériter votre confiance.

 

Rocambole consulta sa montre.

 

– Tenez, dit-il, il est onze heures. Pouvez-vous disposer de quelques minutes ?

 

– Sans doute, monsieur, répondit Léon, qui acceptait avec un fébrile empressement tous les moyens de s’arracher momentanément à sa noire rêverie.

 

– Je vais vous emmener chez moi, continua Rocambole, et nous verrons sur place ce que je voudrais avoir.

 

– Je suis à vos ordres, monsieur.

 

Léon le fit passer dans son bureau, lui offrit un fauteuil, et comme il était en costume d’atelier, il lui demanda quelques secondes pour aller mettre un chapeau et une redingote.

 

– C’est singulier, murmura-t-il en montant chez lui, j’ai déjà vu cet homme quelque part, mais où ?…

 

– Le drôle, pensait en même temps M. de Cambolh en exposant au feu de coke qui brûlait dans une cheminée à la prussienne la pointe de ses bottes vernies, le drôle m’a bien et longtemps regardé ; mais je veux être pendu s’il me reconnaît jamais. Entre le vaurien adopté par la mère Fipart, le Rocambole de Bougival, et M. le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois, il y a si loin !

 

Léon revint et se mit à la disposition du prétendu vicomte. Celui-ci le fit monter dans son coupé, qui partit aussitôt au grand trot et gagna le faubourg Saint-Honoré en moins de vingt minutes.

 

Onze heures et demie sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule lorsque le brillant vicomte atteignit son entre-sol, suivi par Léon Rolland.

 

Pendant tout le trajet il avait gardé vis-à-vis de son compagnon la réserve polie d’un vrai gentilhomme ; il avait peu parlé et s’était beaucoup occupé de la cendre blanche de son cigare. Rocambole tenait à bien établir aux yeux de Léon sa supériorité de race, de façon à écarter de lui jusqu’au souvenir du fils d’adoption de la veuve Fipart.

 

On entrait, on s’en souvient, chez M. le vicomte de Cambolh par une antichambre assez vaste qui précédait la salle à manger. Cette dernière pièce, la plus spacieuse de l’appartement, prenait jour par ses deux croisées sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et soit que Rocambole en eût donné l’ordre, soit qu’il eût agi de son propre mouvement, le valet de chambre avait ouvert les deux fenêtres toutes grandes.

 

– Voilà, dit Rocambole à Léon, la pièce que je veux métamorphoser complètement.

 

Léon, qui ne voyait et ne pouvait voir en tout cela qu’une affaire de la nature de toutes celles qui se rattachaient à son métier, Léon examina la salle à manger, se fit expliquer par le vicomte ses intentions et une demi-heure s’écoula.

 

Cette demi-heure avait été ménagée habilement par Rocambole.

 

On eût dit un avare qui se dessaisit avec adresse d’une faible partie de son or.

 

Adossé à l’une des croisées, la tête un peu en dehors, portant alternativement ses regards à l’intérieur de la pièce où Léon prenait exactement ses mesures pour exécuter les boiseries commandées, et tantôt sur la façade de l’église Saint-Philippe, façade qui, on le sait, est surmontée d’une horloge. Rocambole paraissait attendre avec une certaine impatience que midi vînt à sonner.

 

En effet, au moment où l’aiguille de l’horloge atteignait le chiffre douze, une calèche apparaissait à l’extrémité opposée de la place Beauvau et montait le faubourg au petit trot.

 

Léon était toujours très consciencieusement occupé à sa besogne.

 

M. de Cambolh vit la calèche reprendre le pas vis-à-vis Saint-Philippe, et tandis qu’elle continuait à gravir la raide montée qu’on remarque au faubourg Saint-Honoré en cet endroit, il jeta un coup d’œil de connaisseur sur l’ensemble de l’attelage et de la calèche.

 

C’était celle de Turquoise.

 

Fernand Rocher avait bien fait les choses. En achetant l’hôtel du prince K… il avait conservé les plus beaux et les meilleurs chevaux ; et les quatre carrossiers anglais qui traînaient la calèche faisaient l’admiration des passants dans ce quartier, parcouru cependant chaque jour par les plus beaux chevaux du monde. La calèche était bleu de ciel à l’intérieur, et elle était conduite à grandes guides par un cocher anglais poudré à frimas.

 

Dans la calèche, une mignonne et charmante créature blonde était couchée à demi, étalant ses bras blancs au milieu d’un flot de dentelles, et protégeant son visage, au moyen d’une ombrelle marquise, contre les tièdes rayons d’un soleil de février.

 

– Oh ! les superbes chevaux ! murmura d’abord M. le vicomte de Cambolh avec un accent d’admiration qui attira l’attention de Léon Rolland… et la jolie créature ! ajouta-t-il.

 

Et comme Léon levait la tête et n’osait cependant s’approcher de la croisée :

 

– Venez voir, monsieur Rolland, dit le vicomte, des chevaux superbes et une femme adorable.

 

Léon s’approcha, regarda les chevaux, puis la femme…

 

Et il jeta un cri !

 

Turquoise passait alors précisément sous les fenêtres, et Léon n’en était pas à plus de dix pas de distance.

 

La calèche continua sa route et Turquoise ne leva pas la tête.

 

Quant à Léon, il avait jeté un cri :

 

– Eugénie ! c’est Eugénie !

 

Rocambole le vit chanceler, et il le soutint dans ses bras.

 

– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous ? Connaissez-vous donc cette femme ?

 

– C’est Eugénie ! répéta l’ouvrier à demi fou.

 

– Qu’est-ce qu’Eugénie ? Voyons, expliquez-vous… continua hypocritement l’élève de sir Williams.

 

Mais déjà Léon s’était élancé vers la porte, oubliant tout, n’écoutant plus rien, et il descendait quatre à quatre l’escalier aux yeux des valets stupéfaits, qui le croyaient subitement atteint d’aliénation mentale. Puis il s’élança dans la rue sur les traces de la calèche. Mais la calèche venait d’atteindre le haut de la montée, et le cocher rendait la main à ses chevaux.

 

Lorsque Léon, tête nue et hors de lui, arriva à son tour à l’endroit où le faubourg cesse de monter, la calèche disparaissait dans un nuage de poussière et franchissait la barrière pour tourner brusquement à gauche et suivre le boulevard extérieur jusqu’à la place de l’Arc-de-Triomphe, d’où elle gagnait sans doute le Bois.

 

Pour un homme de sang-froid, malgré cette merveilleuse ressemblance, il eût été impossible de songer que la fringante jeune fille qui s’en allait au Bois, traînée par quatre chevaux, pouvait avoir rien de commun avec Eugénie Garin, l’humble ouvrière ; et certes Léon aurait dû faire cette réflexion tout d’abord.

 

Mais Léon ne réfléchissait plus, Léon n’entendait plus… Il avait vu, il avait reconnu Eugénie… Il ne songeait pas même à cette brusque transition de fortune…

 

La calèche partait au grand trot, il se mit à courir.

 

– Je la rejoindrai ! murmura-t-il éperdu.

 

Et il s’élança à sa poursuite, et, pendant quelques minutes, il eut l’espoir de l’atteindre. Mais lorsque la calèche fut arrivée au point culminant de la place, et eut tourné l’Arc-de-Triomphe, Léon Rolland vit avec désespoir qu’elle gagnait du terrain sur lui avec une effarante vitesse, et il atteignait à peine les premiers arbres de l’avenue, que déjà le brillant équipage entrait au Bois par la porte Maillot. Mais le pauvre garçon ne se rebuta point ; il continua à courir.

 

Il espérait que la calèche s’arrêterait, et, en effet, lorsqu’il eut atteint l’entrée du Bois, il la vit devant lui, à trois cents mètres environ. Puis il la perdit de vue au milieu des nombreux équipages qui sillonnaient le Bois en tous sens, et alors, découragé, il s’assit sur une borne, au seuil de la porte Maillot, espérant que la calèche sortirait du Bois tôt ou tard.

 

En effet, vingt minutes après environ, la calèche tantôt ralentissant sa marche, tantôt reprenant une allure plus rapide, se montra à l’extrémité d’une avenue et reparut aux yeux du pauvre ouvrier. Puis, au moment où il s’apprêtait à arrêter le cocher d’un geste décidé, celui-ci se mit à fouetter ses chevaux en criant un : gare ! accentué, et l’équipage passa comme un éclair, forçant Léon Rolland à se ranger. Mais ce temps d’arrêt lui avait rendu ses forces ; il s’élança de nouveau à la poursuite de la calèche, qui ralentit bientôt sa marche, et il ne la perdit plus de vue.

 

Turquoise rentra dans Paris par la barrière de l’Étoile et les Champs-Élysées, disant aux cocher :

 

– Touche à l’hôtel.

 

Léon suivait toujours, peu soucieux de l’étonnement et des quolibets de la foule, qui ne comprenait pas pourquoi cet homme courait, tête nue, à la poursuite de cet équipage.

 

Enfin, vers la place Beauvau, il crut qu’il allait l’atteindre, et il n’en était plus qu’à quelques pas, lorsque la calèche entra dans la rue de la Ville-l’Évêque, dont un hôtel ouvrit sur-le-champ sa porte cochère.

 

La calèche entra, et la porte se referma au moment même où Léon l’atteignait.

 

Alors, ivre de rage, l’ouvrier sonna violemment à la petite porte.

 

Un domestique vint ouvrir, le toisa et lui dit :

 

– Que demandez-vous, brave homme ?

 

– Je veux parler à votre maîtresse, répondit Léon Rolland.

 

– J’entends bien, répondit celui-ci, mais ma maîtresse ne reçoit que les gens qui me disent son nom ou le leur.

 

LVIII

Ces mots firent courber la tête à l’ouvrier. En effet, comment pouvait-il savoir de quel nom Eugénie Garin, transformée en grande dame, se faisait appeler ?

 

– Eh bien, dit-il d’un ton plus humble, voulez-vous aller dire à votre maîtresse qu’un homme bien connu d’elle, Léon Rolland, désirerait la voir ?

 

– À la bonne heure ! répondit le valet, à moitié touché par l’expression de douleur et de souffrance répandue sur le visage de Léon Rolland. Attendez-moi là ; je vais voir madame.

 

Et le valet laissa Léon dans la cour de l’hôtel.

 

Dix minutes s’écoulèrent. Ces dix minutes eurent pour le malheureux Léon Rolland la durée d’un siècle.

 

Et le valet revint.

 

– Ma maîtresse, dit-il, ne vous connaît pas ; mais elle consent à vous recevoir…

 

Léon eut le vertige. Ou ce n’était pas Eugénie, ou Eugénie le reniait. Il suivit le laquais en trébuchant à chaque pas comme un homme ivre. Le laquais lui fit traverser un vestibule, gravir les marches d’un grand escalier dont les repos étaient garnis de fleurs ; il l’introduisit dans un vaste salon où le luxe moderne le plus exquis avait entassé richesses et merveilles, et lui dit, en lui indiquant un sofa :

 

– Veuillez attendre, madame va venir.

 

Léon se crut fou. Un terrible doute s’empara de lui : cette femme, après laquelle il courait depuis deux heures, et dont il forçait la porte, ce pouvait n’être pas Eugénie Garin ; il avait pu être abusé par une ressemblance frappante, singulière, mais non sans exemples.

 

Un moment, il eut la pensée de fuir. Mais une porte s’ouvrit : Turquoise parut.

 

Léon Rolland jeta un cri. C’était bien celle qu’il avait connue sous le nom d’Eugénie Garin.

 

– Eugénie !… balbutia-t-il en faisant un pas vers elle.

 

Mais Turquoise parut surprise, salua l’ouvrier de la main, et lui dit d’un ton très froid où semblait poindre la surprise :

 

– Est-ce vous, monsieur, qui vous nommez Léon Rolland ?

 

Ces mots furent pour l’ébéniste un coup de massue. Il la regarda d’un air hébété, chancela, s’appuya à un meuble pour ne point tomber, et ne put prononcer un mot.

 

– On vient de me dire, monsieur, continua Turquoise avec un calme parfait, que vous désiriez me voir… Je suis prête à vous écouter.

 

Elle lui indiqua un siège, et se pelotonna elle-même sur une causeuse roulée au coin du feu.

 

– Madame… Eugénie… balbutia Léon Rolland.

 

– Je crois, monsieur, que vous vous trompez, dit-elle.

 

– Oh ! fit-il, stupéfait de ce calme, une pareille ressemblance… Non, c’est impossible ! Eugénie… c’est vous !

 

– Je me nomme madame Delacour.

 

– Madame… madame, murmura Léon éperdu, ne me dites pas que ce n’est pas vous… Vous avez sa voix, son regard… Il est impossible que Dieu ait créé deux êtres absolument semblables.

 

Et Léon tremblait en parlant ainsi. Il demeurait debout, regardant avec une sorte d’avidité cette femme qui niait toute identité avec Eugénie Garin.

 

– Monsieur, reprit Turquoise toujours indifférente, je commence à m’expliquer l’insistance que vous avez mise à pénétrer ici. Vous m’avez sans doute vue rentrer chez moi, et, abusé par la ressemblance que je possède avec la personne que vous appelez Eugénie…

 

– Mais, Eugénie, c’est vous ! s’écria Léon Rolland, qui ne pouvait se tromper à sa voix.

 

Et il se mit à genoux devant elle, et, d’un ton suppliant :

 

– Oh ! ne me trompez pas, murmura-t-il, n’essayez pas de me tromper… C’est vous… c’est bien vous !

 

Turquoise garda le silence.

 

Léon osa lui prendre la main, et continua avec feu : – Je ne sais pas qui vous êtes, ou du moins ce que vous êtes maintenant ; mais je sais que vous vous nommiez Eugénie, Eugénie Garin, que je vous aimais, que nous avons passé de longues heures auprès l’un de l’autre, dans votre mansarde, un livre à la main, que votre abandon m’a rendu fou ; que, depuis deux heures, je cours après votre voiture sans pouvoir l’atteindre…

 

Elle l’écoutait silencieuse, et ce silence épouvantait Léon et faisait renaître tous ses doutes.

 

– Monsieur, dit enfin Turquoise, calmez-vous un peu et veuillez me regarder attentivement ; vous reconnaîtriez sans doute que vous vous trompez.

 

– Non, c’est bien vous !…

 

Elle hocha la tête négativement.

 

– Je crois que je deviens fou… ! murmura Léon, qui répéta pour la seconde fois :

 

– Vous avez sa voix, son regard, ses traits, ses cheveux blonds.

 

– Voyons, monsieur, reprit Turquoise avec un accent plein de compassion, qu’était-ce que mademoiselle Eugénie Garin ?

 

– La fille d’un de mes ouvriers… une pauvre ouvrière, balbutia-t-il.

 

– Mais alors, monsieur, regardez autour de vous… Et d’un geste, Turquoise semblait vouloir résumer le luxe éblouissant dont elle était environnée et faire valoir l’élégance de sa robe garnie de dentelles.

 

Léon courbait le front et se taisait. L’argument de Turquoise avait sa valeur. Comment admettre un seul instant, en effet, que la femme que Léon Rolland retrouvait dans un hôtel somptueux, qu’il avait aperçue dans une calèche traînée à quatre chevaux, qu’une nuée de domestiques environnait, eût quelque chose de commun avec l’humble ouvrière qu’il avait vue mourante de faim et exténuée de travail dans la mansarde où gisait son vieux père malade ?

 

C’était presque de la folie.

 

– Enfin, monsieur, reprit Turquoise, dont le calme ne se démentait point, laissez-moi essayer de détruire votre conviction par un dernier mot. Admettons un moment que je sois bien la femme dont vous parlez… mademoiselle Eugénie Garin… une ouvrière que vous aimiez et qui, dites-vous, vous a… abandonné…

 

– Ah ! murmura Léon, c’est bien vous !

 

– Soit, dit-elle en souriant ; supposons que c’est moi… Supposons que madame Delacour et Eugénie Garin… ne font qu’une même personne…

 

– Vous le voyez bien ! s’écria Léon qui voulut reprendre la main qu’elle lui avait retirée par un mouvement plein de décence et de dignité, vous le voyez bien !

 

– Chut ! dit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, écoutez-moi…

 

Et d’un geste à demi sévère, elle l’invita à s’asseoir à distance.

 

Puis elle continua :

 

– Supposons donc que je sois Eugénie Garin, et que je vous aie abandonné… À propos, s’interrompit-elle, y a-t-il longtemps ?

 

– Huit jours, répondit Léon.

 

– Et quand… vous m’aimiez, j’étais une pauvre ouvrière ?

 

– Oui, fit Léon d’un signe.

 

Turquoise laissa bruire un charmant éclat de rire à travers ses dents blanches :

 

– En ce cas, murmura-t-elle, laissez-moi croire un instant que je suis la filleule de quelque fée.

 

Léon la regarda tout interdit.

 

– Car, ajouta-t-elle, il me semble que ma position est un peu… changée, depuis huit jours.

 

Et comme il gardait le silence, anéanti par cet argument, elle reprit :

 

– Si vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence, monsieur, si vous persistez à me croire l’Eugénie que vous aimez, et que vous avez perdue, il faut alors entrer dans le domaine des suppositions.

 

Elle prit une attitude enchanteresse au fond de sa causeuse, l’attitude d’une femme habituée dès longtemps à toutes les joies, à toutes les commodités du luxe et de la fortune, et poursuivit :

 

Première supposition : le père d’Eugénie, le pauvre ouvrier sans fortune, a un frère qui disparut jadis, et qui vient de reparaître pour Eugénie sous forme d’un oncle d’Amérique. Il a apporté des millions, et la petite ouvrière est tombée de sa mansarde dans cet hôtel.

 

– C’est impossible ! murmura-t-il.

 

– Deuxième supposition, continua Turquoise : Eugénie, un soir, en vous quittant, a rencontré quelque nabab, quelque prince russe…

 

– Oh ! c’est cela, s’écria l’ouvrier avec une subite explosion de jalousie… Eugénie, n’est-ce pas que c’est bien vous ?…

 

– Mais, mon cher monsieur, interrompit froidement Turquoise, dans l’un et l’autre cas, une ouvrière ne fait point peau neuve en huit jours. Regardez-moi bien : ai-je l’air d’une femme qui tirait naguère l’aiguille du matin au soir pour gagner quinze sous ?

 

En effet, Turquoise était si bien à son aise dans son fouillis de dentelles, si naturelle au milieu de son riche salon, que Léon courba de nouveau la tête.

 

– Mystère ! murmura-t-il.

 

– Troisième supposition, reprit-elle : Eugénie ne s’appelait pas Eugénie ; Eugénie n’était point ouvrière, et le père Garin n’était point son père.

 

– Que dites-vous ? s’écria Léon.

 

– Rien, je continue à supposer. Et, replaçant son doigt sur ses lèvres : – Chut ! écoutez-moi.

 

– Parlez.

 

– Donc Eugénie était tout simplement ce que je suis, c’est-à-dire ce que vous me voyez.

 

– Mais c’est impossible !

 

– Alors je ne suis pas Eugénie, choisissez…

 

– Mon Dieu ! fit Léon qui porta la main à son front, je crois que je rêve…

 

– Je reprends, poursuivit Turquoise. Eugénie était ce qu’on nomme une lionne, une femme à la mode, un peu galante peut-être, aimant les aventures, le mystère, et qui s’éprit de vous, un jour…

 

Léon tressaillit.

 

– Mon Dieu ! cela se voit… Elle aura passé en voiture devant votre atelier, et vous aura aperçu. Elle vous aura trouvé beau et vous aura aimé… l’amour est si bizarre !

 

– Madame… madame… balbutia Léon qui perdait la tête.

 

– Attendez donc, monsieur.

 

Et Turquoise, pour le dominer complètement, leva sur lui son regard bleu, sous le charme fascinateur duquel il devint tout à coup docile comme un enfant.

 

– Oui, reprit-elle, l’amour est bizarre, il vient on ne sait d’où, on ne sait pourquoi… il s’en va de même. Laissez-moi continuer mes suppositions, et, pour un moment, être bien réellement Eugénie Garin. Et bien, je vous ai vu un soir, je vous ai aimé sur-le-champ, instantanément. Alors, jetant un regard autour de moi, envisageant la vie un peu folle que je menais… j’ai compris que vous, l’ouvrier honnête, le père de famille laborieux, l’heureux époux…

 

– Ah ! s’écria Léon avec une explosion de joie, c’est vous, Eugénie, c’est bien vous !

 

– Peut-être, fit-elle en souriant.

 

Il voulut se remettre à genoux, reprendre ses mains, les couvrir de baisers. Le regard de la jeune femme le cloua sur son siège.

 

– Ce que femme veut, reprit Turquoise, Dieu le veut ! C’est un proverbe vrai. Donc Eugénie a pris sur vous ses petits renseignements. Elle a acquis la conviction que, pour être aimée de vous, il lui fallait jouer un rôle… n’être plus elle-même… devenir une pauvre ouvrière malheureuse… et ce rôle, elle l’a joué en conscience pendant quelques jours… et vous l’avez aimée…

 

Léon écoutait avec une sorte d’avidité douloureuse les paroles de la jeune femme, et il commençait à comprendre que, si l’une des trois versions de Turquoise était vraie, c’était à coup sûr la dernière.

 

– Malheureusement, poursuivit-elle, tout a une fin en ce monde, et l’amour le plus ardent et le plus pur est généralement brisé par une catastrophe. Un matin, Eugénie se dit qu’un jour ou l’autre celui qu’elle aimait avec passion, comme elle n’avait jamais aimé, hélas ! viendrait à pénétrer la vérité… qu’il apprendrait que celle qu’il croyait une honnête ouvrière était une pauvre pervertie nommée dans le monde des jeunes fous Jenny la Turquoise… et elle eut peur de se voir méprisée, insultée, abandonnée par le seul homme qu’elle eût aimé.

 

Turquoise s’arrêta émue. Elle semblait avoir oublié son rôle ; elle devenait franche et sincère, elle convenait indirectement qu’elle était bien Eugénie Garin.

 

Léon Rolland, pâle, la sueur au front, le cœur palpitant, ne trouvait plus un mot à répondre. Il baissait les yeux et se sentait mourir.

 

Turquoise continua :

 

– Alors la pauvre femme voulut être forte. Elle préféra vivre éternellement dans le cœur de celui qu’elle aimait, en renonçant à lui, que rougir un jour en sa présence et mériter son mépris…

 

Et Turquoise baissa le front à son tour, et Rolland vit une larme couler lentement sur sa joue.

 

Cette larme fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase empli. L’ouvrier s’élança aux genoux de Turquoise, et s’écria :

 

– Oh ! vous ne nierez pas plus longtemps, c’est vous… c’est bien vous !

 

– Oui, c’est moi… murmura-t-elle en fondant en larmes… c’est moi qui vous aimais… moi qui vous ai menti… moi qui ne voulais plus vous revoir…

 

– Mais, moi aussi, dit-il, je vous aime !

 

Ces mots semblèrent produire chez elle une réaction violente.

 

Elle repoussa Léon, se leva vivement et lui dit :

 

– Maintenant, vous savez qui je suis… vous savez que vous ne pouvez pas, vous ne devez plus m’aimer… Adieu !

 

Et elle se renversa mourante auprès d’une croisée entrouverte. Léon jeta un cri, courut à elle et lui prit les mains.

 

– Moi, ne plus vous aimer ? Ah ! fit-il avec un élan sublime de douleur… est-ce possible ?

 

Elle lui prit la main :

 

– Mais, mon ami, dit-elle, regardez-moi bien… ne voyez-vous pas que je suis une pauvre femme perdue… que ce luxe qui m’entoure…

 

Elle s’arrêta et cacha sa tête dans ses mains, et Léon vit jaillir des larmes au travers de ses doigts.

 

– Oh ! murmura Léon, être pauvre ! n’avoir pas des millions pour les mettre à ses pieds !

 

Soudain Turquoise écarta ses mains, essuya ses larmes, regarda Léon en face, et lui dit :

 

– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous séparer… et pour toujours.

 

– Mais je vous aime !

 

– Moi aussi : c’est pour cela que je ne veux pas que vous me méprisiez… Adieu !

 

Elle voulut faire un pas en arrière ; d’un geste elle l’invita à sortir. Mais Léon demeurait à genoux et suppliait.

 

– Écoutez, dit-elle, je pars demain.

 

– Vous partez ?

 

– Oui, il le faut.

 

– Vous partez ! répéta-t-il avec l’accent de la folie. Je ne vous ai donc retrouvée que pour vous perdre de nouveau.

 

– Il le faut, dit-elle avec fermeté.

 

– Mais où allez-vous ?

 

– En Amérique.

 

Léon se redressa et fit un pas en arrière. Ce mot était tombé sur lui comme un coup de massue.

 

– Eh bien ! dit-il, je pars avec vous.

 

– C’est impossible.

 

– Pourquoi ?

 

Turquoise baissa les yeux.

 

– Parce que je ne puis, je ne veux pas vous revoir.

 

– Eugénie !… Eugénie !… murmura l’ouvrier, je vous aimerai comme le chien aime son maître… je m’attacherai à vos pas comme il suit les siens…

 

– Vous me mépriserez…

 

– Non, j’oublierai le passé.

 

Elle poussa un cri de joie.

 

– Vrai ? dit-elle.

 

– Je vous le jure !

 

Elle lui jeta ses bras blancs et mignons autour du cou.

 

– Vrai ? répéta-t-elle, bien vrai ? tu m’aimerais encore, tu m’aimerais comme si j’étais Eugénie ?…

 

– Oui, dit-il.

 

– Eh bien ! murmura-t-elle, comme cédant épuisée sous le poids de son bonheur, allons-nous-en, fuyons tous les deux, allons vivre si loin que le souvenir de Paris ne nous poursuive jamais…

 

– Partons… répéta le malheureux complètement affolé.

 

Mais soudain une double image passa devant ses yeux, un souvenir traversa son cerveau comme un éclair. Cette image, c’était celle de Cerise tenant dans ses bras leur bel enfant, et dont le sourire d’ange avait encore le don d’émouvoir le cœur brisé du pauvre père et de dérider son front plissé.

 

– Mon enfant ! murmura-t-il.

 

– Ah ! fit Turquoise.

 

Et il la vit pâlir, chanceler, s’appuyer défaillante au mur. Puis il l’entendit lui crier :

 

– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous dire un éternel adieu… Vous avez une femme et un enfant…

 

Et elle s’enfuit : une portière retomba sur elle et Léon demeura seul.

 

Turquoise venait de jouer avec Léon Rolland la même scène qu’avec Fernand Rocher quelques jours auparavant.

 

* *

*

 

Pendant quelques minutes, l’ouvrier eut à peine conscience de sa propre existence.

 

Turquoise avait disparu, il était seul… un profond silence régnait autour de lui, et le salon n’était plus éclairé que par les reflets rouges du foyer. Debout, immobile, les yeux baissés vers le sol, il semblait avoir été pétrifié et métamorphosé en statue. Tout à coup, un bruit se fit près de lui. Il leva la tête et vit soulever cette portière que Turquoise avait laissé retomber derrière elle. Mais ce n’était pas Turquoise.

 

C’était un valet en livrée qui s’approcha silencieusement de lui et lui remit une lettre.

 

Qu’était-ce que cette lettre ?

 

LIX

Turquoise, en quittant le salon et laissant Léon Rolland atterré, était rentrée dans un petit boudoir attenant. Un grave personnage était assis auprès du feu.

 

En réalité, et grâce à un petit trou pratiqué dans la cloison, et masqué ordinairement par un tableau, il n’avait perdu ni un mot ni un geste de la scène qui venait d’avoir lieu.

 

Ce grave personnage, vêtu d’un habit bleu, le chef orné de cheveux roux, le visage couleur de brique, et l’abdomen proéminent, était notre respectable sir Arthur Collins, le même qui avait servi de témoin au vicomte de Cambolh dans son duel avec Fernand Rocher, et que nous avons rencontré déjà chez la marquise Van-Hop et chez le comte de Château-Mailly.

 

Quand il vit apparaître Turquoise, sir Arthur posa un doigt sur ses lèvres, laissa glisser un sourire de satisfaction sur sa face rubiconde, et d’un geste fit signe à la jeune femme de s’asseoir devant un pupitre, sur lequel il y avait de quoi écrire.

 

Le pupitre se trouvait auprès de la cheminée, à la droite du fauteuil occupé par sir Arthur.

 

Le fauteuil de sir Arthur était justement placé au-dessous du trou pratiqué dans le mur.

 

Par conséquent le gentleman, en se dressant à demi, pouvait coller son œil à ce judas imperceptible et voir ce qui se passait dans le salon. C’est ce qu’il fit lorsque Turquoise lui eut obéi en s’asseyant.

 

Sir Arthur aperçut Léon Rolland immobile, les yeux rivés au parquet, tout le corps en proie à un tremblement convulsif.

 

Un nouveau sourire effleura ses lèvres.

 

– Ah ! parbleu ! murmura-t-il entre ses dents, je crois que je me venge !

 

Et se penchant vers Turquoise qui, la plume à la main, attendait :

 

– Petite, lui dit-il tout bas, écris ce que je vais te dicter.

 

– J’attends, répondit-elle.

 

Sir Arthur dicta :

 

« Léon, mon bien-aimé,

 

« Vous avez une femme et vous êtes père : vous le voyez, il faut nous séparer…

 

« Ou bien…

 

« Oh ! Léon, Léon, comme il faut que je vous aime pour oser vous parler ainsi… »

 

Sir Arthur s’interrompit.

 

– Petite, dit-il tout bas, si tu jetais une goutte d’eau sur le dernier mot de cette phrase, cela ferait bien… il croirait que c’est une larme brûlante.

 

Turquoise se leva, alla sur la pointe du pied jusqu’à un joli plateau de vermeil qui supportait un verre d’eau en cristal de Bohême. Elle trempa délicatement son doigt dans son verre, revint s’asseoir devant le pupitre et laissa choir légèrement sur sa lettre la goutte d’eau qui perlait à l’extrémité de son ongle rose.

 

Sir Arthur se remit à dicter.

 

« Vous avez une femme et un enfant, mais si vous m’aimez… vous n’aimez plus votre femme… n’est-ce pas ?

 

« Eh bien, Léon, mon bien-aimé, âme de ma vie, prends ton enfant et fuyons…

 

« Oh ! ton enfant, je l’aimerai comme si je lui avais donné le jour ; je serai sa mère…

 

« Choisis : ou ne plus nous voir, me laisser partir dès demain matin et quitter Paris pour n’y revenir jamais ; ou fuir avec moi.

 

« Ne m’écrivez pas. Venez avec votre enfant demain matin, cette nuit même, si vous voulez.

 

« Ou bien oubliez-moi !

 

« Votre Eugénie. »

 

– Ouf ! murmura sir Arthur, cette petite combinaison me sourit assez… Cerise est bien capable d’en mourir.

 

Et sir Arthur étendit la main vers le gland d’une sonnette. Un laquais entra par une porte dérobée.

 

Turquoise avait plié le petit billet en quatre, et elle le remit au valet sans prendre la peine de le cacheter.

 

Ce laquais était le même qui avait reçu Léon Rolland à la porte de l’hôtel et l’avait introduit.

 

Turquoise lui fit un signe en lui montrant la porte du salon.

 

Le laquais prit le billet et exécuta, comme nous l’avons dit, l’ordre qu’il venait de recevoir.

 

Sir Arthur s’était dressé de nouveau, collant une fois encore son œil au trou pratiqué dans le mur. Il vit Léon s’emparer avidement du billet, le lire en pâlissant, puis s’élancer hors du salon, comme s’il eût obéi à quelque inspiration soudaine et fatale.

 

Alors le gentleman prit sur la cheminée le tableau qu’il avait décroché quelques minutes auparavant et le replaça, masquant ainsi le judas.

 

Puis il regarda Turquoise en riant.

 

– Il est parti ! dit-il.

 

– Alors, nous pouvons causer, mon cher.

 

– Tout à notre aise.

 

Turquoise quitta la pièce où elle était et alla s’arrondir nonchalamment sur une bergère, croisant une de ses jambes sous elle, à la façon des femmes de l’Orient, et prenant dans ses deux mains son autre pied, du bout duquel elle laissa tomber sa mule rouge sur le tapis :

 

– Voyons, mon cher, dit-elle alors, êtes-vous content de moi ?

 

– Assez, petite…

 

– C’est peu, dit Turquoise en faisant une moue charmante.

 

– Plaît-il ?

 

– Dame ! je croyais avoir mérité de chauds éloges.

 

– Ma chère enfant, répondit gravement sir Arthur, je vais te satisfaire d’un seul mot.

 

– Ah ! voyons le mot ?

 

– Quand je me donne le plaisir de monter une comédie, je ne prends jamais d’acteurs médiocres.

 

– Bravo ! Ainsi, j’ai été bonne ?

 

– Excellente ! Seulement…

 

– Hum ! y a-t-il une restriction ?

 

– Seulement, quand on vante trop les comédiens, ils deviennent mauvais. C’est pour cela, ma chère, que je ne t’applaudis pas.

 

– Vous êtes un parfait gentleman, s’écria Turquoise, pleine de reconnaissance pour les éloges de sir Arthur. Et le regardant d’un air moqueur : – En vérité, dit-elle, il n’y a que vous pour vous métamorphoser ainsi. Vous ne ressemblez pas plus à ce bonhomme qui marchait les yeux baissés, portait des gants de tricot et vint me voir, un soir, à mon cinquième étage de la rue des Martyrs, que la nuit ne ressemble au jour.

 

– J’ai joué la comédie, répondit sir Arthur avec modestie.

 

– Vous ?

 

– Oui, autrefois, en province.

 

Sir Arthur jeta son cigare à demi consumé dans le feu.

 

– À présent, dit-il, causons affaires.

 

– Je vous écoute, dit-elle.

 

– Tu penses bien, ma chère enfant, que la lettre que je viens de te dicter fera son petit effet.

 

– Vous croyez ?

 

– Parbleu ! ton don Juan d’ébéniste sera ici avec son poupon avant demain.

 

– Mais, la mère ?

 

– Bah ! il s’arrangera.

 

– Ah çà ! interrompit Turquoise, tout cela est fort joli, et je ne tiens pas à savoir pourquoi vous me faites tourmenter ainsi ce pauvre homme ; mais que ferai-je de l’enfant ?

 

– Nous en causerons plus tard.

 

– Comment cela ?

 

– C’est-à-dire que tu vas faire atteler une voiture de voyage. La voiture attendra, prête à partir, sur le perron… Si Léon vient, et n’en doute pas, tu t’envelopperas d’un manteau et tu le feras monter auprès de toi en prenant l’enfant sur tes genoux.

 

– Et puis ?

 

– Le postillon qui te conduira est de ma connaissance. Il aura des ordres et te remettra mes instructions cachetées au premier relais.

 

– Mais encore, dit Turquoise, s’il me demande où nous allons ?

 

– Tu prendras un air mystérieux et tu refuseras de répondre en lui disant : contentez-vous d’être avec moi.

 

– Ainsi, je partirai !

 

– Parbleu !

 

– Mais Fernand ?

 

– Tu le reverras à ton retour.

 

– Quand reviendrai-je ?

 

– Dans deux jours. Du reste, tu vas lui écrire un mot que tu laisseras ici.

 

– Que lui dirai-je ?

 

– Attends, je vais dicter.

 

Turquoise retourna au pupitre, prit de nouveau la plume, et sir Arthur dicta :

 

« Mon cher Fernand,

 

« Puisque vous me ménagez des surprises et manquez à toutes vos promesses ; puisque, malgré vos serments, vous avez voulu que la pauvre Jenny, qui était si heureuse de vivre indépendante et pauvre en vous aimant, reprît sa chaîne dorée et redevînt l’esclave de la Fortune, il faut, mon bel ami, que vous soyez puni. Or, comme j’imagine que vous m’aimez, je crois que le meilleur moyen de vous punir est de vous bannir quelques heures de ma présence.

 

« Mais… le moyen, en vérité, de fermer la porte de l’hôtel à l’homme qui vous l’a donné ? Ce parti me paraissant impraticable, j’en prends un autre, celui de m’exiler quarante-huit heures de Paris.

 

« Où vais-je ? Mystère ! Voilà le châtiment !

 

« Surtout, Fernand, ne soyez pas jaloux.

 

« Jenny. »

 

– Tu feras la leçon à ta femme de chambre, ajouta sir Arthur. Adieu, petite…

 

Le gentleman boutonna son habit, prit son paletot, baisa fort galamment les mains de Turquoise et sortit de l’hôtel fort paisiblement, à pied, comme un bon bourgeois qui s’en va jouer aux dominos au café Turc.

 

Il remonta la rue de la Ville-l’Évêque jusqu’à la place Beauvau. Là, il arrêta une remise qui passait à vide, y monta, et dit au cocher : « Rue Laffitte » ; il se dirigea chez M. de Château-Mailly.

 

Sir Arthur s’était fort occupé, depuis quelques jours, de la marquise Van-Hop, de sa rivale Daï-Natha, et de l’affaire des cinq millions. Il avait donc un peu négligé l’intrigue naissante du jeune comte avec la belle et malheureuse madame Rocher. Aussi, venait-il chez M. de Château-Mailly pour savoir où en étaient les choses.

 

Le comte était seul chez lui, à cette heure. Il avait dîné au café Anglais et rentrait pour s’habiller, lorsque son groom lui remit une carte.

 

En y jetant les yeux, le comte tressaillit, interrompit sa toilette, ordonna qu’on fît entrer le visiteur et ferma sévèrement sa porte.

 

Sir Arthur avait eu soin, en entrant, de prendre son petit accent anglais, qui seyait si bien au burlesque ensemble de sa personne.

 

– Aôh ! dit-il en entrant, je suis enchanté, mon cher comte, de vous rencontrer…

 

– Moi aussi, monsieur, répondit le comte en lui avançant un fauteuil.

 

Sir Arthur s’assit.

 

– J’ai fait un voyage, dit-il, et je venais savoir où en étaient nos affaires.

 

Le comte soupira.

 

– Ah ! my dear, dit-il, je crains que vous n’ayez fait un mauvais marché.

 

– Hein ? fit sir Arthur.

 

– Mes affaires, les nôtres, si vous voulez, sont toujours au même point.

 

– Bah ! Allons donc !

 

– Madame Rocher est aussi vertueuse que malheureuse.

 

– Ah !

 

Le baronet imprima à cette exclamation d’une syllabe une singulière éloquence. Cela voulait dire que le comte était un naïf et un maladroit don Juan, un séducteur novice qui ne savait comment s’y prendre.

 

– Oui, mon cher, reprit le comte ; en dépit de tous mes efforts, je n’ai pas gagné un pouce de terrain…

 

– Par exemple ! dit en riant le faux Anglais, je ne serais pas fâché d’avoir un petit résumé de ces choses dont vous parlez.

 

– C’est facile.

 

– Allez, je vous écoute.

 

Et sir Arthur se renversa dans son fauteuil, comme un homme qui va prêter toute son attention à un conteur plein de charmes.

 

Le comte reprit : – D’abord, mon cher, je vous dirai que madame Rocher me témoigne une confiance si fraternelle, si pleine d’abandon, que je suis bourrelé de remords et de scrupules.

 

– Mais, dit sir Arthur, ce n’est pas précisément, il me semble, le moyen d’hériter de votre oncle.

 

– Ensuite, poursuivit M. de Château-Mailly, je vous avouerai franchement que la naïveté de cette charmante femme lui sert d’égide au lieu de la désarmer.

 

– Comment cela ?

 

– Mais le plus simplement du monde : madame Rocher me regardant comme un ami, presque comme un frère, n’a de moi aucune défiance et ne s’est jamais imaginée que je pusse l’aimer.

 

– Comment ! exclama sir Arthur, vous n’êtes point encore tombé à ses pieds ?

 

– Hélas ! non.

 

Le baronet exprima, par les traits de sa physionomie, un mécontentement violent.

 

– Monsieur le comte, dit-il, vous tenez peu vos engagements, il me semble, et je ne vois pas pourquoi je tiendrais les miens.

 

Ces mots produisirent sur le jeune héritier de M. de Château-Mailly le même effet que produit, sur un cheval de bataille égaré avec son cavalier, le son du clairon. Il se redressa tout à coup avec une noble fierté et regarda son interlocuteur en face.

 

– Monsieur, dit-il, je crois que si j’avais à choisir devant Dieu, entre fouler aux pieds le serment que je vous ai fait, pour ne point accomplir la détestable tâche que j’ai acceptée à la légère, et demeurer fidèle à ma parole, pour continuer à être votre instrument, Dieu me pardonnerait mon parjure.

 

Sir Arthur se mordit les lèvres jusqu’au sang, et répondit en riant :

 

– Dieu n’a rien à faire en ceci.

 

– Vous vous trompez.

 

– Plaisantez-vous ?

 

– Nullement.

 

Et le comte toisa son adversaire d’un œil dédaigneux :

 

– Tenez, dit-il, tout bien réfléchi, je ne veux pas de la fortune de mon oncle au prix de l’honneur d’une femme.

 

– Vraiment, exclama sir Arthur, avec une raillerie qui déguisait mal sa fureur, on dirait que vous l’aimez réellement, cette madame Rocher.

 

– Peut-être… Je l’aime assez, dans tous les cas, pour la respecter.

 

Sir Arthur se redressa comme s’il eût été mordu par une vipère.

 

– Il me semble, dit-il, que c’est la rupture de nos engagements que vous me proposez ?

 

– C’est possible.

 

– Et moi, je soutiens le contraire. J’ai votre parole, comme vous avez la mienne.

 

– Monsieur, dit le comte avec fermeté, je vous rends votre parole, moi. Quant à vous, peut-être avez-vous le droit de me mépriser ; mais je descends en ce moment au fond de ma conscience, qui me crie que mieux vaut encore le mépris des hommes que le remords et le souvenir d’une infamie.

 

Sir Arthur écoutait comme un homme frappé de la foudre. Il voyait un des instruments de sa ténébreuse vengeance se briser tout à coup dans ses mains, et Hermine lui échapper.

 

– Monsieur le comte, s’écria-t-il d’une voix étranglée par l’irritation, si demain en plein soleil, au Bois ou sur le boulevard, je vous aborde en vous disant : Vous êtes un faux gentilhomme et vous avez foulé votre serment aux pieds… que me direz-vous ?

 

– Je garderai le silence, monsieur, répliqua le comte simplement. Mais en moi-même il s’élèvera une voix qui me dira : les faux gentilshommes sont ceux qui achètent leur fortune au prix d’une infamie.

 

– Et si je vous demande raison ?

 

– Je me battrai.

 

La voix du comte était ferme.

 

– Remarquez, monsieur, que si le duc, votre oncle, épouse madame Malassis, vous êtes à jamais ruiné.

 

– Je saurai supporter ce revers.

 

Et le comte, montrant la porte, ajouta :

 

– Tenez, monsieur, brisons là. Vous mettez trop d’insistance à me rappeler mon serment pour que je ne mette pas, à présent, de l’entêtement à le violer. Je veux respecter madame Rocher, et j’espère que nous ne nous reverrons que l’épée à la main.

 

Ces mots, prononcés froidement, n’admettaient pas de réplique. Sir Arthur se leva, prit son chapeau, se dirigea vers la porte et sortit.

 

– Nous nous reverrons, monsieur le comte, dit-il.

 

– Quand vous voudrez, répondit M. de Château-Mailly.

 

Et lorsque sir Arthur fut parti, le comte murmura : « Ah, je sens que le poids qui m’étouffait s’en va, et je crois que je redeviens honnête homme. »

 

Alors il prit la plume et écrivit ces mots à Hermine :

 

« Madame,

 

« Voulez-vous m’accorder demain, chez vous, l’entrevue que je vous ai demandée chez moi pour la même heure ? »

 

* *

*

 

– Malédiction ! murmurait sir Williams en s’en allant, la rage dans le cœur, est-ce qu’il y aurait réellement une Providence qui me poursuivrait et me terrasserait à la veille du triomphe ? Oh ! je veux pourtant me venger !

 

LX

Suivons Léon Rolland, que sir Arthur avait vu, par le trou pratiqué dans le mur, s’élancer comme un fou hors du salon.

 

La lettre de Turquoise avait produit sur l’ouvrier un effet électrique. Était-ce de la joie ou de la douleur ? C’est ce qu’il n’aurait pu dire.

 

Il sortit de l’hôtel en courant, arpenta les rues, les boulevards, et mit à peine trois quarts d’heure pour arriver chez lui, dans le faubourg Saint-Antoine. Il était toujours tête nue, et son allure avait quelque chose d’égaré qui laissait pressentir un dérangement mental. On eût dit un homme échappé de la maison de santé de Charenton. Heureusement il était nuit complète ; un léger brouillard rendait les boulevards à peu près déserts, et il put continuer sa marche précipitée sans être remarqué.

 

Huit heures allaient sonner lorsqu’il se trouva à sa porte.

 

Là seulement il s’arrêta ; et comme sa main saisissait le marteau de bronze qui remplaçait la sonnette, il hésita, jeta un regard en arrière, et eut comme la conscience exacte de sa situation et de la façon dont il avait employé sa journée.

 

Il se souvint qu’un jeune homme était venu le chercher en voiture le matin, l’avait emmené rue du Faubourg-Saint-Honoré ; que, là il avait vu passer Turquoise et s’était élancé à sa poursuite.

 

Tout le reste n’était plus pour lui qu’à l’état de rêve confus.

 

Pourtant, au seuil de sa demeure, il parut s’éveiller à demi, et le billet de Jenny, ce billet qu’il serrait dans sa main crispée, lui rappelait tout à fait pourquoi il revenait chez lui. Il venait prendre son enfant !

 

Certes, Léon Rolland était d’une honnête nature ; son cœur était simple et droit, et il n’avait fallu rien moins pour l’égarer que ce fatal et perfide amour écho au souffle infernal du baronet sir Williams ; et dans cet instant de calme et de réflexion dont il jouit en posant le pied sur le seuil de sa maison, l’ouvrier eut horreur de lui-même et de la femme qui osait lui donner un pareil conseil.

 

Prendre son enfant ! C’est-à-dire enlever à sa mère, à cette pauvre femme délaissée, son unique et dernière joie ! C’était horrible et odieux.

 

– Non, jamais ! jamais ! pensa Léon ; plutôt mourir !

 

Sa main souleva le marteau, qui retomba, et la porte s’ouvrit.

 

Léon n’osa point monter chez lui ; il lui semblait que Cerise allait lire dans son regard l’odieuse pensée qu’il avait eue et qu’elle le chasserait. Ce fut vers son atelier qu’il se dirigea. La porte en était fermée, les ouvriers étaient partis depuis longtemps.

 

Léon avait une clef de cette pièce qu’il appelait son bureau.

 

Il entra, alluma une bougie et s’assit dans le grand fauteuil de cuir placé devant son comptoir.

 

Peu à peu le sang-froid lui revenait et avec lui la raison. La tête dans ses mains, il se prit à réfléchir, à envisager nettement sa situation. Il aimait Turquoise, il l’aimait ardemment, passionnément, à en mourir.

 

Il s’en fit l’aveu avec calme, comme un condamné, résigné au sort qui l’attend, analyse, du fond de sa prison, les péripéties dramatiques de son jugement et entrevoit les lugubres apprêts de son exécution.

 

Il aime Turquoise. Or, Turquoise lui avait donné à choisir ; ou ne jamais la revoir, la laisser partir et quitter Paris pour toujours, ou fuir avec elle.

 

À cette dernière pensée, Léon Rolland se sentit frissonner des pieds à la tête, et le cœur lui manqua.

 

Partir, n’était-ce pas pour lui le rôle honteux du soldat qui déserte, l’action odieuse du père de famille qui abandonne sa femme, son enfant, son foyer, laissant derrière lui la misère, pour courir après une courtisane éhontée ?

 

Mais, rester… n’était-ce pas ne plus la revoir, renoncer à elle pour toujours ?

 

Le malheureux se sentait défaillir, et il appelait en ce moment la mort à son aide. Un bruit se fit derrière lui, deux petits coups discrets furent frappés à la porte du bureau et lui firent lever la tête.

 

Léon vit entrer Cerise.

 

La pauvre femme avait attendu son mari toute la journée. Le matin, à l’heure du déjeuner, ne le voyant pas venir comme à l’ordinaire, elle était descendue à l’atelier et avait appris qu’un monsieur était venu le chercher pour une commande. Complètement rassurée, elle avait attendu jusqu’à six heures, l’heure du dîner.

 

Léon n’avait pas reparu.

 

Elle était redescendue à l’atelier vers sept heures. Le petit apprenti qui fermait les magasins et s’en allait le dernier attendait encore son maître. Alors Cerise devint inquiète.

 

Malgré la triste métamorphose qui s’était opérée en lui depuis quelques jours, Léon était toujours exact aux heures des repas.

 

Cerise fit fermer les magasins, remonta chez elle et attendit dans la plus vive anxiété, – anxiété partagée, on le devine, par la vieille mère de son mari.

 

Les deux femmes avaient voulu coucher l’enfant. Mais l’enfant n’avait point sommeil : il voulait, lui aussi, attendre son père.

 

Pendant une heure, chaque fois que le marteau retentissait sur la porte, Cerise éprouvait un battement de cœur.

 

– C’est lui ! pensait-elle.

 

Et elle se prenait à écouter les pas qui gravissaient l’escalier. Mais les pas ne s’arrêtaient pas devant sa porte. Ce n’était point lui.

 

Enfin, lorsque Léon rentra, Cerise se prit à espérer ; elle écouta encore. Mais Léon avait gagné l’atelier.

 

Une des croisées du bureau donnait sur la cour.

 

Tout à coup, la vieille mère qui s’était approchée de la fenêtre vit briller une lumière dans l’atelier.

 

– Léon est rentré ! dit-elle ; il est au bureau…

 

Cerise jeta un cri de joie et s’élança dans l’escalier. Ce ne pouvait être que Léon, en effet, car le petit apprenti montait les clefs avant de s’en aller, et Léon seul en possédait une autre.

 

Cerise pensa, en descendant l’escalier, que son mari avait touché de l’argent dans la journée et qu’il le plaçait dans sa caisse. Cela seul pouvait expliquer pourquoi, au lieu de monter directement chez lui, il était entré dans le bureau.

 

Sur le seuil, la pauvre femme hésita. Son mari était si triste, si navré, si bourru même depuis quelques jours !

 

Ce fut pour cela qu’elle frappa avant d’entrer.

 

Léon se retourna.

 

Cerise remarqua qu’il était plus pâle et plus triste encore que de coutume ; son regard était brillant de fièvre, ses cheveux étaient en désordre…

 

À la vue de sa femme, Léon tressaillit et une légère rougeur monta à son front.

 

– Ah ! te voilà… dit-il.

 

– Oui, répondit Cerise ; nous t’attendons pour dîner depuis longtemps, ta mère et moi, et nous étions bien en peine va… Il ne t’est rien arrivé, au moins ?

 

– Rien, répondit Léon, que cette voix caressante et douce remua jusqu’au fond du cœur… absolument rien… Je suis allé pour des travaux importants… j’ai été retenu… voilà tout.

 

Il mentait en parlant ainsi ; mais pouvait-il donc confier à sa femme ses tortures de la journée ?

 

Cerise posa sa petite main sur son bras.

 

– Viens, lui dit-elle.

 

Elle avait vu que Léon n’était pas occupé lorsqu’elle était entrée, mais elle ne voulait point paraître s’en apercevoir. Elle respectait sa morne douleur. La frêle et délicate créature s’était trouvée forte à l’heure du désespoir ; et puis elle avait foi encore dans les promesses de sa sœur, qui lui avait dit deux jours auparavant : « Espère… il te reviendra. »

 

La jeune femme le prit par le bras avec une douce instance, et le pauvre fou se laissa entraîner et la suivit.

 

Quand il entra chez lui, le maître ébéniste éprouva comme un soulagement, un bien-être inattendu et subit.

 

Il était si calme et si riant d’aspect, ce modeste intérieur où le travail avait amené l’aisance !… La petite salle à manger était doucement éclairée par une lampe placée sur la table.

 

Le couvert était mis.

 

Déjà la vieille mère avait installé l’enfant à table, dans sa haute chaise à barreaux ; il poussa un cri de joie en voyant entrer son père, et tendit vers lui ses petites mains avec un sourire ingénu et charmant qui s’efface pour toujours lorsque ces frêles et blondes créatures atteignent ce qu’on nomme l’âge de raison.

 

L’ouvrier passa la main sur son front, comme pour en chasser le vertige auquel il était en proie, et, tout chancelant encore, il vint se mettre à table à côté de son fils, qu’il prit dans ses bras et posa ensuite sur ses genoux.

 

Un remords s’empara de Léon Rolland au milieu de cette paix profonde, de ces joies calmes du foyer.

 

Cet homme à qui un jeune enfant tendait ses petits bras, qui, en entrant chez lui, voyait ces deux êtres à coup sûr les plus aimants de la famille, une mère et une femme ; cet homme dont l’arrivée déridait tous les fronts, épanouissait un sourire sur toutes les lèvres, cet homme eut honte de lui. Une sorte de réaction s’opéra en lui insensiblement. L’ombre de Turquoise, cette ombre maudite et fatale qui pesait despotiquement sur son bonheur domestique depuis quelques jours, s’effaça par degrés ; pareille au brouillard qui se déchire et livre passage à un rayon de soleil, elle laissa poindre aux yeux de Rolland le sourire charmant de Cerise. L’ouvrier, tout à l’heure morne et silencieux, fut presque gai durant le repas ; il caressa son enfant, il eut des paroles affectueuses pour sa femme, et se laissa gronder par sa vieille mère.

 

Mais, hélas ! tout cela n’était que momentané. On eût pu comparer cet instant de calme à ce que les matelots appellent une embellie ; et lorsque l’enfant, cédant au sommeil, ne babilla plus, lorsque Cerise, rappelée à ses devoirs maternels, l’eut enlevé tout endormi de sa chaise pour l’emporter dans la pièce voisine, l’ombre de Turquoise reparut. Elle reparut dominante, fascinatrice ; il crut sentir peser sur lui ce regard d’un bleu sombre aux effluves magnétiques, et il retomba soudain dans sa prostration.

 

Cerise était encore dans la pièce voisine, occupée à coucher son fils.

 

Léon se leva brusquement de table :

 

– Est-ce que tu sors ? lui demanda sa mère.

 

– Non, dit-il, je vais à l’atelier. Je n’ai pas fait ma caisse aujourd’hui.

 

Il était heureux d’avoir ce prétexte pour se soustraire aux questions et aux empressements des deux femmes. Il est de certaines natures chez lesquelles la douleur fait naître un impérieux besoin de solitude.

 

Léon se dirigea vers la porte. Au moment où il l’ouvrait et s’apprêtait à descendre, Cerise accourut.

 

– Est-ce que tu sors, mon ami ? répéta-t-elle comme sa belle-mère.

 

– Non, je vais faire ma caisse.

 

Cette réponse, faite avec tranquillité, rassura Cerise, qui, absente au moment où Léon était redevenu taciturne et sombre, était encore sous l’impression heureuse de l’espèce de bonne humeur qu’il avait manifestée pendant le dîner.

 

Léon descendit à son bureau, ralluma la lampe et se mit en effet à faire sa caisse, essayant de tromper sa douleur par le travail.

 

Une heure s’écoula.

 

Pendant cette heure, le pauvre malade de cœur parvint assez bien, en alignant des chiffres et vérifiant des écritures, à écarter le souvenir de Turquoise ; mais, sa besogne terminée, ses comptes mis en ordre, lorsque, n’ayant plus rien à faire, il songea à remonter chez lui, alors ce souvenir revint, impérieux, despotique, et l’absorba tout entier. Il revit la jeune femme qui lui avait si bien pris son âme et sa raison, il la revit, il l’entendit parler. Ce n’était plus Eugénie Garin, l’humble ouvrière, la fille du pauvre aveugle soignant son vieux père dans une mansarde froide et nue, qu’il aimait… C’était la belle et brillante créature dont la calèche sillonnait les allées du bois, emportée par quatre vigoureux trotteurs de Norfolk ; c’était Turquoise, blanche comme un lis, délicate et mignonne comme une fleur de serre chaude, et dont le regard rêveur et velouté avait parfois de ces rapides et fulgurants éclairs qui révélaient une âme virile sous cette fraîche et gracieuse enveloppe.

 

Léon ne se l’avoua point, mais il aimait déjà plus ardemment cette idéale et charmante personnification du vice qu’il n’avait aimé Eugénie Garin.

 

Il lui monta alors au cerveau comme une mystérieuse ivresse de parfums, de bruits, de lumières ; une soif subite de luxe et de plaisirs effrénés s’empara de lui ; cet apôtre du travail éprouva comme une tentation vertigineuse d’oisiveté et de fortune acquise sans peine…

 

– Oh ! je la reverrai ! murmura-t-il ; il faut que je la revoie !

 

Au lieu de déchirer dans la rue ce billet de Turquoise qui lui avait brûlé les doigts, Léon Rolland l’avait glissé dans sa poche, et ce billet, comme s’il eût été agité par la main de Satan, sembla tout à coup remuer sur sa poitrine et lui rappeler énergiquement la volonté de Turquoise. Il le prit, le relut… Elle lui disait adieu, elle lui assurait qu’elle se mettrait en route au point du jour. Elle lui donnait à choisir : fuir avec elle, ou ne la revoir jamais…

 

Léon jeta le billet loin de lui, obéissant une dernière fois à la voix du devoir… Mais cette voix ne parlait plus que faiblement… On eût dit un écho affaibli.

 

Et Turquoise partait…

 

Une lutte horrible s’engagea alors dans le cerveau et dans le cœur de cet homme, entre la raison et l’amour, entre la sagesse et la folie…

 

Cette lutte dura plusieurs heures. Vingt fois il fut tenté de fuir, de s’en aller comme un proscrit, comme un criminel, se jeter aux pieds de Turquoise, lui dire : – Emmenez-moi… partons… partons sur-le-champ !

 

Vingt fois il crut entendre le babil joyeux de son fils ; il crut sentir ses petits bras blancs et potelés s’arrondir autour de son cou… Et il resta.

 

Mais Turquoise partait… il ne la reverrait pas.

 

Minuit sonnait à la pendule du bureau, que cette lutte durait encore.

 

Enfin la raison, le devoir, l’honnêteté de l’ouvrier semblèrent triompher un moment. Il se leva, résolu à remonter chez lui, à se mettre aux genoux de sa femme, à lui tout avouer et à se placer sous la protection de cette faible créature dont l’âme n’était faite que pour aimer. Et il monta en effet, ouvrit la porte de son logement, et se dirigea vers la chambre à coucher.

 

Un profond silence régnait dans tout l’appartement. La mère était couchée.

 

Certes si, en entrant, Léon avait aperçu Cerise, s’il l’avait vue, comme à l’ordinaire, assise dans la salle à manger où elle l’attendait tous les soirs, travaillant à quelque ouvrage de broderie, à quelque vêtement destiné à son cher premier-né, certes, l’ouvrier eût été sauvé.

 

Mais Cerise était rentrée chez elle, obéissant à un impérieux besoin de repos. Elle avait passé tant de nuits sans sommeil, inquiète, le cœur brisé, que, ce soir-là, elle s’était mise au lit et s’était endormie confiante, rassurée par ce calme menteur dont son mari avait paru jouir pendant le dîner, rassurée aussi par la clarté que projetait dans la cour la lampe allumée dans l’atelier, et qui lui disait que Léon travaillait paisiblement.

 

Léon entra sur la pointe du pied dans la chambre à coucher.

 

Une veilleuse placée sur la cheminée répandait autour d’elle une clarté discrète. Le berceau était auprès du lit. L’enfant était à demi découvert, et les regards de son père tombèrent sur lui. La jeune femme, au contraire, était enveloppée dans ses couvertures, le visage tourné vers la ruelle ; Cerise dormait presque invisible.

 

Soudain l’ombre maudite de Turquoise reparut. Léon ne vit plus qu’elle et son enfant ; elle qui partait et voulait l’emmener, elle qui voulait aimer son enfant comme si elle eût été sa véritable mère… Et le souffle du mal triompha : et cet homme redevint fou ; il oublia qu’il allait commettre le plus grand des crimes en enlevant un enfant à sa mère… Il y avait sur une chaise une grande couverture écossaise dans laquelle on enveloppait quelquefois le petit quand on le portait sur les bras dans la rue pendant l’hiver ; Léon Rolland s’en empara, puis, comme Cerise dormait toujours, il marcha résolument vers le berceau.

 

LXI

Le cœur de l’ouvrier battait à rompre sa poitrine, tandis qu’il s’approchait du berceau, la couverture sur le bras.

 

L’enfant dormait de ce sommeil profond, calme et régulier du premier âge. On pouvait parler, marcher autour de lui ; on pouvait le prendre dans son lit et l’emporter, il ne se réveillait pas…

 

Le père savait tout cela. Et cependant, il hésitait encore, il hésita longtemps, écoutant tour à tour la voix du remords ou celle de la passion.

 

Cette dernière l’emporta enfin. Il se pencha sur le berceau, prit l’enfant dans ses bras, doucement, avec des précautions infinies…

 

L’enfant ne s’éveilla point.

 

Alors il l’enveloppa dans la couverture avec les soins minutieux et l’habileté d’une nourrice. Et cela fait, il recula d’un pas vers la porte. Puis il fit un pas encore…

 

Mais alors il se passa quelque chose d’étrange et de surnaturel. Léon Rolland était entré sur la pointe du pied, et un épais tapis avait encore assourdi le bruit de ses pas ; il s’était approché du lit, et ni la mère ni l’enfant ne s’étaient éveillés ; enfin, il avait pris ce dernier, et il se retirait, retenant son souffle, lentement, avec les précautions d’un voleur ; et pourtant, comme il allait atteindre le seuil de la porte, Cerise s’éveilla brusquement, se dressa sur son séant, aperçut son mari tenant l’enfant dans ses bras et jeta un cri, – le cri désolé, terrible, éperdu de la mère, – un cri qu’on ne saurait noter ou redire.

 

Pourtant, l’homme qui s’emparait de son enfant, n’était-ce pas le père, n’était-ce pas son mari ? L’enfant n’était-il point en sûreté dans ses bras ?

 

Cerise s’était éveillée vingt fois en pareille circonstance ; elle avait vu bien souvent, en ouvrant les yeux, Léon lui enlever doucement son fils qu’elle tenait enlacé pour le remettre dans son berceau, et elle lui avait souri… Pourquoi donc un cri d’alarme ? Pourquoi se dressait-elle l’œil hagard, la menace à la bouche, et jetait-elle un regard terrible et plein d’un courroux subit à cet homme qu’elle aimait ?

 

C’est que sans doute, à cette heure solennelle, cet ange mystérieux qui protège la famille, cet ange que Dieu charge de veiller sur chaque toit, avait éveillé la mère et lui avait fait comprendre qu’on allait lui ravir son enfant.

 

Cerise n’avait poussé qu’un cri… mais ce cri avait pénétré dans le cœur de l’ouvrier comme la lame d’un poignard. L’émotion avait cloué la mère immobile sur le lit d’où elle voulait s’élancer pour reprendre son enfant ; mais son regard avait terrassé le père coupable…

 

Et Léon Rolland, fasciné, attiré, revint vers le lit, et déposa l’enfant toujours endormi dans les bras ouverts de sa femme.

 

– Je suis un misérable ! murmura-t-il. Adieu… pardonnez-moi !

 

Et il s’enfuit ; et Cerise, le front baigné de sueur, le cœur oppressé par l’angoisse ; Cerise, qui n’avait plus la force de prononcer un mot et de pousser un cri, l’entendit redescendre l’escalier d’un pas précipité… Puis elle entendit encore frapper au carreau du portier, la porte s’ouvrir et se refermer… Léon était sorti de chez lui à minuit passé. Où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même… Poursuivi par le remords, il s’élança dans la rue et descendit le faubourg jusqu’à la place de la Bastille sans remarquer qu’un homme, tout à l’heure blotti dans l’angle d’une porte voisine de la sienne, s’était mis à le suivre pas à pas.

 

– Je suis un misérable ! murmurait le fugitif en courant, et j’ai mérité la mort… la mort seule peut expier le crime que j’ai commis.

 

Et comme il était sincère en ce moment, comme il s’apparaissait à lui-même criminel entre tous les hommes, il se condamna lui-même et se dirigea vers la Seine par le boulevard Bourdon.

 

Jusque-là, Léon avait été un honnête homme et heureux ouvrier, aimant le travail, craignant Dieu, et tournant un regard confiant vers l’avenir ; à l’heure où un subit désespoir troublait son cerveau et lui exagérait sa faute, cet homme n’envisageait point la mort comme un refuge, mais bien comme un juste châtiment. Il ne mourait point par lâcheté, il voulait se punir.

 

Cette pensée vertigineuse qui le dominait avait chassé tout autre souvenir de son cerveau ; il oubliait son enfant. Il oubliait Turquoise elle-même, l’infâme enchanteresse, cause première de son désespoir. Et il courait vers le pont d’Austerlitz, résolu à se précipiter du haut du parapet dans les flots.

 

Mais l’homme qui s’était pris à le suivre dans le faubourg Saint-Antoine ne le perdait pas de vue un seul instant.

 

Au moment où Léon atteignait le pont et enjambait le parapet, l’espion le saisit rudement au collet, et lui dit :

 

– Qu’allez-vous donc faire, monsieur Rolland ?

 

Léon tressaillit en entendant prononcer son nom, se retourna et se trouva face à face avec un domestique en livrée.

 

Cette figure, Léon l’avait déjà vue quelque part.

 

– Êtes-vous fou, monsieur Rolland ? répéta le valet sans le lâcher, car l’ouvrier essaya de se dégager.

 

– Laissez-moi… que me voulez-vous ? balbutia l’ébéniste.

 

– Je veux vous empêcher de vous jeter à l’eau.

 

– Et de quel droit ?

 

– J’ai des ordres…

 

– Vous ?

 

Et Léon, un peu calmé, regarda de nouveau son sauveur et le reconnut. C’était un serviteur de Turquoise, celui-là même qui l’avait introduit auprès d’elle quelques heures auparavant, qui lui avait ensuite remis le billet et à qui la pécheresse avait donné des ordres. Le valet avait fidèlement exécuté les ordres reçus ; il avait attendu plusieurs heures ; il avait vu sortir Léon et l’avait suivi… On sait le reste.

 

– Vous avez des ordres, vous ? murmura Léon.

 

– Oui, des ordres de ma maîtresse.

 

– Eugénie !… pensa l’ouvrier à qui revint à la fois le souvenir de son amour.

 

– Madame n’attend que vous pour partir.

 

Ces mots éteignirent chez Léon l’ardente pensée de suicide à laquelle il était en proie.

 

Il ne songea plus qu’à Turquoise…

 

– Venez, lui dit le valet en l’entraînant… venez.

 

Et Léon, chancelant, étourdi, se laissa emmener avec la docilité d’un enfant.

 

Tandis que Léon Rolland courait à la Seine avec l’intention de se noyer, Cerise, muette, immobile, tenait son fils dans ses bras. Elle n’avait point conscience encore de ce qui venait de se passer, et cependant elle devinait qu’elle avait couru un grand danger. Elle entendit son mari descendre, elle entendit la porte s’ouvrir et se refermer. Léon était parti.

 

Ce fut alors qu’elle commença à sortir de sa stupeur, à dominer son effroi. Elle avait son enfant ; elle le pressait sur son cœur, elle le couvrait de baisers ardents, comme si elle avait retrouvé cette chère créature qu’elle aurait cru perdue pour toujours. Pendant quelques minutes, la mère absorba si bien l’épouse, que Cerise oublia son mari. Mais cet oubli ne pouvait durer. Insensiblement elle en arriva à analyser ses sensations, elle chercha à se rendre compte de ce qui était arrivé ; elle se demanda pourquoi elle l’avait vu emportant son enfant… encore enveloppé de cette grande couverture qui ne lui servait que pour sortir.

 

Ce fut un trait de lumière pour Cerise… Léon avait voulu lui ravir son trésor… Mais pourquoi ? dans quel but ?

 

Cerise se posa cette question et ne put la résoudre. Elle espéra alors que son mari reviendrait et lui donnerait le mot de cette horrible énigme. Mais il ne revint pas.

 

Elle coucha l’enfant sans cesser de le tenir, comme si elle eût craint encore une nouvelle surprise. Assise sur son lit, l’œil tourné vers la porte, écoutant le moindre bruit, elle attendit.

 

Les heures passèrent. Un rayon de l’aube matinale pénétra au travers des rideaux. Léon n’était pas revenu. Alors Cerise se souvint des dernières paroles de son mari : Je suis un misérable ! et elle eut peur ; un soupçon traversa son esprit. Léon n’était-il point allé se tuer ?

 

Cerise se leva alors, passa un peignoir à la hâte, et prit son fils dans ses bras.

 

Elle accourut à la chambre de la paysanne qui dormait encore, et l’éveilla en sursaut :

 

– Mère, dit-elle d’une voix égarée, voilà l’enfant… Gardez-le, gardez-le bien… Ne vous endormez plus, surtout.

 

Et, sans vouloir entendre les questions de la vieille mère stupéfaite, et qui se demandait d’où pouvait provenir cet effroi, Cerise descendit. Elle avait un dernier, un suprême espoir : c’était que Léon serait rentré et se trouverait dans son atelier. Qui sait même s’il était sorti ? Ne pouvait-il se faire qu’un locataire eût demandé le cordon au moment même où Léon descendait ?

 

Cerise l’espéra et tressaillit en voyant la porte de l’atelier entrouverte. Léon avait oublié de la fermer, tant il était troublé, lorsqu’il était remonté chez lui quelques heures auparavant.

 

Cerise entra dans l’atelier. Il était désert.

 

– Léon ! Léon ! appela-t-elle.

 

Nul ne répondit.

 

Elle parcourut l’atelier, elle entra dans le bureau ; le bureau aussi était vide. La lampe, mal éteinte, s’était rallumée après le départ de l’ouvrier, et se consumait tristement.

 

Cerise chercha des yeux le chapeau de son mari, et ne l’aperçut pas.

 

Léon était bien réellement sorti.

 

Tout à coup elle vit sous la table un papier froissé.

 

Ce papier attira ses regards et les fascina comme s’il eût possédé quelque magique et mystérieuse puissance de séduction.

 

Il était froissé et il était jaune, non point jauni par la vétusté et un séjour dans quelque poche sordide, mais jaune de couleur, d’un jaune paille, et qui rappela soudain à Cerise ce billet qu’elle avait trouvé un soir sur le tapis de sa chambre, et qui, on s’en souvient, était la lettre de rupture qu’Eugénie Garin écrivait à Léon Rolland.

 

La pauvre femme ramassa ce papier, tortillé comme une papillote, le déroula, y jeta les yeux et poussa un cri. Elle avait reconnu cette écriture allongée, menue, élégante de forme, dont chaque lettre, chaque coup de plume, s’étaient gravés comme un trait de flamme dans sa mémoire.

 

Cerise eut un éblouissement. Un moment, elle fut tentée de jeter loin d’elle ce billet fatal sans le lire. Mais une sorte de curiosité avide, le désir de savoir où était son mari, peut-être le démon de la jalousie, la torturait : elle ne put y résister et lut.

 

C’était le billet d’adieu de Turquoise, le billet dicté par l’infernal sir Williams.

 

Cerise jeta un grand cri et tomba à la renverse.

 

* *

*

 

Quand les nombreux ouvriers qu’occupait Rolland arrivèrent, ils trouvèrent leur jeune maîtresse évanouie, couchée tout de son long dans le bureau, et tenant toujours le billet dans sa main crispée. Ils appelèrent au secours, prirent Cerise dans leurs bras et la transportèrent chez elle…

 

Il n’y avait dans l’appartement que la vieille et l’enfant. Léon n’était pas revenu.

 

Ce ne fut qu’avec des soins empressés qu’on parvint à ranimer la pauvre évanouie.

 

Quand elle revint à elle, elle promena tout alentour de son lit un regard égaré. Puis ce regard tomba sur le berceau qui était vide.

 

Cerise se souvint et jeta un cri terrible, un seul :

 

– Mon fils !

 

– Le voilà, répondit la vieille femme, qui accourut tenant l’enfant dans ses bras.

 

Cerise le prit, le pressa sur son cœur, le couvrit de baisers et fondit en larmes.

 

– Où donc est Léon ? demandait la mère, et que s’est-il donc passé ?

 

Mais Cerise pleurait silencieusement.

 

Au nom de Léon, elle courba la tête et ne répondit pas. La pauvre femme avait compris que son mari était parti, qu’il avait rejoint seul cette infâme créature qui voulait lui prendre son enfant et qui avait osé dire qu’elle lui servirait de mère, comme si une mère pouvait jamais être remplacée !

 

C’était un tableau déchirant à voir, et dont nulle langue humaine ne rendra jamais la navrante poésie, que cette femme placée sur son lit, arrosant cette frêle créature de ses larmes muettes, au milieu de sept ou huit ouvriers mornes, étonnés, et de cette vieille femme qui sanglotait bruyamment et à laquelle nul ne pouvait répondre, car nul ne savait ce qui s’était passé.

 

Cerise seule aurait pu dire quel drame mystérieux et sombre avait eu lieu durant la nuit sous ce toit si paisible naguère.

 

Mais Cerise se taisait. Elle regardait tour à tour son enfant, qui s’était pris à pleurer en voyant couler les larmes de sa mère, et ce billet maudit qu’elle tenait toujours dans sa main et qu’on n’avait pu lui arracher.

 

Le silence de la jeune femme était farouche : on eût dit qu’elle était atteinte de folie.

 

– Léon ! où est Léon ? murmurait la vieille mère.

 

– Où donc est le patron ? demandaient les ouvriers se regardant consternés.

 

Cerise se taisait toujours.

 

Tout à coup, on entendit rouler une voiture dans la rue. Cette voiture s’arrêta à la porte.

 

Une femme en toilette du matin en descendit. C’était Baccarat.

 

Baccarat n’avait pas de nouvelles depuis deux jours, et elle s’était soustraite une heure à ses nombreuses occupations pour venir voir sa chère petite sœur. Elle venait savoir où elle en était avec son mari. Elle lui apportait des consolations et des espérances.

 

L’évanouissement de Cerise avait mis en rumeur toute la maison. Baccarat l’apprit dans l’escalier. Elle s’arrêta muette, pâle, étonnée, sur le seuil de cette chambre ; elle aperçut Cerise le visage inondé de larmes ; elle devina, sinon la vérité, du moins quelque chose qui en approchait. Et, d’un geste, congédiant les ouvriers, la vieille mère, tout le monde, elle ferma la porte et demeura seule auprès de Cerise, qui avait jeté un cri de joie à la vue de sa sœur.

 

N’était-ce point la Providence qui lui apparaissait et venait à son aide ?

 

Baccarat s’assit sur le pied du lit, et prit dans ses mains la main de Cerise. Cette main tenait toujours le billet.

 

– Qu’as-tu, petite sœur ? demanda Baccarat.

 

– Je me sens mourir, répondit Cerise d’une voix si faible et si tremblante, qu’on eût dit, en effet, que cette voix était celle d’un agonisant.

 

– Où est Léon ?

 

– Il est parti…

 

Et la main de Cerise s’ouvrit, et Baccarat put s’emparer du billet et y jeter les yeux.

 

– Ah ! s’écria-t-elle, tandis que son œil s’enflammait d’un courroux subit, cette fois c’en est trop, et Turquoise ne mourra que de ma main !

 

* *

*

 

Et Baccarat se redressa superbe de colère, comme une amazone qui se prépare au combat.

 

LXII

Avant d’aller plus loin, revenons au visiteur que nous avons vu sortir de chez le jeune comte de Château-Mailly. Sir Williams, ou plutôt sir Arthur Collins, – car cet homme à face multiple était ce jour-là redevenu ce personnage au visage couleur de brique et à perruque blonde, entrevu pour la première fois au bal de la marquise Van-Hop, – sir Arthur, disons-nous, avait gardé, en entrant chez le comte, sa voiture de remise. Il la retrouva donc en sortant.

 

– Où va milord ? demanda le cocher.

 

Le baronet retrouva son accent le plus britannique :

 

– Faubourg Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri, répondit-il.

 

Le remise partit.

 

Le faux Anglais allait voir son ami Cambolh, avec lequel il avait beaucoup à causer.

 

Sans doute le disciple attendait son illustre maître, car il était chez lui. Les pieds sur les chenets, bien douillettement enveloppé dans sa robe de chambre à ramages, le jeune roué justifiait ce proverbe que « le cigare est l’ami de l’homme dans la solitude. » Il avait expressément défendu sa porte pour tout le monde, excepté pour sir Arthur Collins. C’était une preuve que l’entrevue des deux complices devait être de quelque importance.

 

– Pardieu ! mon oncle, s’écria-t-il en le voyant entrer, vous êtes exact comme un officier de cavalerie à un rendez-vous d’honneur.

 

– Oh ! yes ! répondit sir Arthur en fermant lui-même la porte du fumoir. Puis il vint s’asseoir en face de son élève, et lui dit : – As-tu vu Chérubin ?

 

– Parbleu !

 

– Eh bien ?

 

– Mais, répondit Rocambole, la marquise a été superbe.

 

– Comment cela ?

 

– Elle a écouté l’aveu sentimental de son adorateur.

 

– Sans un mot ?

 

– Sans un mot.

 

Et Rocambole raconta la scène qui avait eu lieu la veille au soir chez madame Malassis et que Chérubin lui avait contée textuellement.

 

– Vous le voyez, acheva-t-il avec un soupir, nous ne sommes pas plus avancés.

 

– Tu crois ?

 

– Je crois même que nous sommes plus loin que jamais des cinq millions de miss Daï-Natha.

 

– Vous êtes dans l’erreur, mon neveu.

 

Rocambole fit un soubresaut dans son fauteuil.

 

Sir Williams se renversa gravement sur le dossier du sien et croisa ses jambes.

 

– Mon ami et mon élève, dit-il d’un air paternel, tu trompes décidément mes plus chères espérances.

 

– En quoi, mon oncle ?

 

– En ce que tu es un niais.

 

– Merci du compliment.

 

– Mais, reprit sir Williams, comme je n’ai pas le temps aujourd’hui de te faire des reproches, causons sérieusement… Quel jour Daï-Natha a-t-elle bu le poison ?

 

– Avant-hier.

 

– Très bien ! Le poison n’opère que le septième jour ; il nous en reste donc cinq pour agir.

 

– Mais, mon oncle, dit le vicomte, la marquise a résisté quinze jours aux séductions de Chérubin. À l’heure qu’il est, M. de Verny n’est pas plus avancé que le soir où le major Carden l’a présenté chez elle, et vous comprenez que ce n’est pas… dans cinq jours…

 

Sir Williams haussa les épaules :

 

– Tu as acquis les apparences et les dehors d’un homme du monde, dit-il, mais tu n’en as pas le fond. Tu prends toujours les femmes comme il faut pour des lorettes. Ne sais-tu donc pas, double niais, que si la marquise n’aimait pas Chérubin, elle n’aurait point écouté le premier mot de son aveu ?

 

– C’est juste.

 

– Or, elle l’a écouté ; donc, elle l’aime.

 

– Soit ; mais elle ne le lui dira pas.

 

– C’est inutile.

 

– Comment, inutile ?

 

– Sans doute. Que voulons-nous ? les apparences.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien nous les aurons.

 

– J’en doute, puisqu’elle ne doit point le revoir.

 

– Elle le reverra.

 

– Où ?

 

– Chez madame Malassis.

 

– Comment ?

 

– Je m’en charge. Toujours est-il que la marquise et Chérubin se retrouveront en présence. Or, ceci me regarde ; le marquis arrivera pendant ce temps-là.

 

– Mon oncle, je conviens que je ne suis qu’un niais, tandis que vous êtes un homme de génie.

 

– Passons à autre chose, dit sir Arthur Collins.

 

– Pardon, objecta Rocambole, je veux vous entretenir encore de Chérubin.

 

– Voyons ?

 

– Il a vu Baccarat.

 

– Quand ?

 

– Hier au soir, en quittant la marquise, et Baccarat ne me paraît pas facile à séduire.

 

– Tant mieux ! Elle me gêne, ce sera là un bon moyen de m’en débarrasser.

 

Et Rocambole narra l’entrevue de Chérubin et de Baccarat.

 

Sir Williams écouta gravement et devint tout songeur.

 

– C’est égal, murmura-t-il, je voudrais bien pouvoir lire une heure au fond du cœur de cette femme.

 

– Chérubin y lira pour vous.

 

– J’en doute…

 

Et, pendant quelques minutes, le baronet demeura absorbé et comme replié en lui-même.

 

– Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, mon oncle ? demanda Rocambole.

 

L’infatigable génie du mal releva la tête.

 

– Non pas, dit-il ; j’ai à te parler de Fernand et de Léon Rolland.

 

– Ah ! ah ! qu’est-il arrivé aujourd’hui ? Il est sorti d’ici ce matin, ce pauvre Léon, comme un véritable possédé, et il s’est pris à courir après Turquoise. L’a-t-il rejointe ?

 

– Au bout de deux heures.

 

À son tour, sir Williams confia à Rocambole ce qui s’était passé.

 

– Et vous croyez que Léon partira ?

 

– Je le crois.

 

– Qu’il emportera son enfant ?

 

– Voilà ce que je ne sais pas. C’est moins probable.

 

– S’il l’emporte, qu’en ferons-nous ?

 

L’infernal sourire du vicomte Andréa se dessina sur le visage rouge de sir Arthur Collins.

 

– J’ai depuis longtemps, dit-il, une assez belle dent contre cette petite Cerise. Je mettrais volontiers son fils aux Enfants-Trouvés.

 

– Oui ! mais le père ?

 

– Oh ! le père, ceci est toute une affaire.

 

– J’écoute, mon oncle.

 

– Je te l’ai déjà dit : je rêve une petite tragédie entre lui et Fernand. Léon est fort comme un Turc. Mets-lui un couteau dans la main, et il égorgera un bœuf. Je songe à lui faire rencontrer Fernand.

 

– Fameuse idée !

 

– La nuit… sans lumière… quand deux hommes pris de jalousie se rencontrent dans la chambre à coucher d’une femme et que l’un d’eux a un couteau… Mais, interrompit brusquement sir Williams, ce n’est point de cela qu’il s’agit encore.

 

– Voyons ? fit Rocambole.

 

– Turquoise part demain matin.

 

– Sérieusement ?

 

– À moins que Léon ne vienne pas. Auquel cas, nous chercherons une autre combinaison.

 

– Où va-t-elle ?

 

– Tu le sauras tout à l’heure. D’abord, tu seras son postillon.

 

– Moi ?

 

– Sans doute.

 

– Léon me reconnaîtra…

 

– Non, lorsque tu auras mis ma perruque blonde, endossé une livrée de postillon et passé sur ton visage une couche de cette belle couleur brique qui me donne, à moi, l’apparence d’une écrevisse cuite à point.

 

– Très bien. Où conduirai-je les tourtereaux ?

 

– C’est ce que je vais te dire en te donnant tes instructions.

 

Et sir Williams confia à Rocambole un petit plan de campagne que nous allons voir mettre à exécution sur-le-champ, et qui nous force à retourner auprès de Léon Rolland, que le valet de Turquoise venait d’arrêter au moment où il allait se jeter dans la Seine du haut du pont d’Austerlitz.

 

LXIII

Léon ne savait plus trop ce qu’il faisait. Tout ce qui venait de se passer était pour lui à l’état de rêve confus.

 

Était-il déjà trépassé ? S’était-il réellement noyé et se trouvait-il déjà dans l’autre monde ? Ou bien vivait-il encore et échappait-il à la mort par un concours de circonstances miraculeuses ?

 

Il eut besoin de faire cinquante pas dans la rue, au bras du laquais, pour résoudre clairement la question.

 

Le valet continuait à l’entraîner, et lui avait fait prendre ces rues tortueuses qui avoisinent la place Royale.

 

Léon marchait silencieusement ; mais son cœur tressaillait dans sa poitrine, une sueur ardente inondait ses tempes. Il ne songeait déjà plus à sa femme, il avait oublié son enfant… Dans la nuit de son cœur et de son esprit, un point lumineux brillait seul dans le lointain : Turquoise !

 

Toujours conduit par son guide, qui répétait à chaque minute le nom de sa maîtresse, comme s’il eût voulu ainsi réveiller son énergie et lui donner la force de marcher et le courage de vivre, ils traversèrent la place Royale et prirent la rue Saint-Louis-au-Marais.

 

Un fiacre attardé roulait dans l’éloignement.

 

– Ohé ! le sapin, cria le valet.

 

Le cocher, qui marchait à vide et gagnait le boulevard, entendit cet appel, tourna la bride et revint sur ses pas. Le laquais de Turquoise ouvrit la portière, fit monter Léon Rolland dans le fiacre et s’écria :

 

– Rue de la Ville-l’Évêque et cent sous de pourboire !

 

Le cocher fit des merveilles pour mériter cette aubaine, et, en moins d’une demi-heure, il déposait Léon Rolland et son guide à la porte de l’hôtel occupé par madame Jenny Delacour.

 

La porte cochère était ouverte à deux battants.

 

En sortant du fiacre, Léon, qui était encore tout étourdi, put voir dans l’ombre une chaise de poste attelée de quatre chevaux, et conduite par deux postillons. L’un d’eux portait une grande perruque blonde, et certes si Léon Rolland eût été en état de remarquer quelque chose, il aurait été frappé par le visage rougeâtre de cet homme, dans lequel il était impossible de reconnaître le brillant vicomte de Cambolh.

 

Au bruit qu’avait fait le fiacre en entrant dans la cour, quelques lumières s’étaient agitées derrière les fenêtres de l’hôtel.

 

– Madame est prête ! dit le valet, qui s’élança vers le perron et rencontra Turquoise dans le vestibule.

 

Léon, chancelant et le cœur oppressé comme s’il eût marché à la mort, suivait à quelques pas.

 

Turquoise, enveloppée dans une grande pelisse en fourrure, s’était empressée de descendre en entendant rouler le fiacre, car il était convenu entre elle et son agent que celui-ci prendrait une voiture de place s’il ramenait Léon.

 

Le laquais courut à elle et lui dit rapidement :

 

– Le voilà.

 

– Seul ?

 

– Oui.

 

– Et l’enfant ?

 

– Il ne l’a point avec lui. Il a voulu se noyer. Je l’ai arrêté à temps… il était désespéré.

 

– Bien, dit Turquoise.

 

Et courant vers Léon :

 

– Enfin ! dit-elle.

 

Puis, avec son regard enchanteur, elle ajouta :

 

– Viens… partons… partons !…

 

Et elle le poussa vers le marchepied, qui était baissé.

 

Mais en ce moment une ombre sembla se dresser devant le malheureux : celle de Cerise, qui tenait son enfant dans ses bras et lui criait :

 

– Malheureux ! oses-tu bien abandonner ta femme et ton fils ?

 

Et, au lieu de monter, il demeura immobile, frissonnant, les cheveux hérissés.

 

– Mon enfant ! murmura-t-il.

 

Turquoise comprit que tout était perdu si elle ne brusquait la situation.

 

– Adieu donc, dit-elle, adieu… pour toujours !

 

Et elle se précipita dans la chaise en criant :

 

– Fouettez !

 

Ces mots achevèrent de rendre fou le pauvre ouvrier.

 

L’ombre de Cerise s’effaça ; il ne vit plus que la rayonnante beauté de Turquoise, qui partait en lui disant un éternel adieu.

 

Et, jetant un cri, il s’élança auprès d’elle, disant :

 

– Emmenez-moi… emmenez-moi bien vite… car je suis le plus lâche des hommes !

 

Et la chaise s’ébranla et sortit au grand trot de la cour, emportant ce père coupable, qui sacrifiait son enfant à son funeste amour.

 

* *

*

 

La voiture gagna le faubourg Saint-Honoré, qu’elle monta rapidement, sortit de Paris, et roula pendant plus d’une heure sur la route de Normandie avant qu’un seul mot eût pu se faire jour à travers la gorge crispée de Léon Rolland.

 

Turquoise tenait ses deux mains dans les siennes, les pressait affectueusement, et lui murmurait à l’oreille les noms les plus doux.

 

– Ami, murmurait-elle, quelle vie de bonheur tu vas me faire ! Quel paradis en ce monde que vivre près de toi et ne jamais plus te quitter ! Ah ! Léon ! Léon, âme de ma vie, mon seul, mon unique amour !

 

Et elle pressait ses mains, et sa voix était enivrante, enchanteresse, comme une mélodie du ciel ; et la chaise courait toujours, et roulait maintenant sur une route détrempée par les pluies d’hiver, au milieu d’une campagne déserte et silencieuse.

 

Cependant, l’air frais de la nuit commençant peu à peu à dégriser Léon, ses souvenirs revenaient plus cuisants, plus amers, et le remords éleva de nouveau sa grande voix dans son cœur.

 

– Non ! non ! s’écria-t-il tout à coup, s’arrachant à l’étreinte de celle qu’il aimait, non, je suis un infâme ! Arrêtez, je ne veux pas abandonner ma femme et mon enfant.

 

Turquoise avait prévu cette réaction.

 

– Soit, dit-elle ; vous voulez retourner à Paris ?

 

– Oui.

 

– Alors nous nous dirons un éternel adieu ?

 

Léon tressaillit, frissonna ; cette longue lutte qui, depuis quelques heures, s’était plusieurs fois élevée en lui, puis éteinte, entre la raison, le devoir et l’amour, se ralluma plus ardente que jamais, et, cette fois, l’amour sembla vaincu.

 

– Je ne veux pas laisser mon fils ! Arrêtez… cria-t-il.

 

La jeune femme ouvrit la portière.

 

– Arrêtez, postillon, dit-elle avec calme.

 

La chaise s’arrêta.

 

– Mais, dit Turquoise, je ne puis vous laisser, mon bien-aimé, au milieu de cette campagne déserte. Nous sommes à cinq lieues de Paris.

 

– Je retournerai à pied, dit Léon avec fermeté.

 

– Non, je vais vous reconduire. Et elle cria : – Postillon, tournez bride !

 

– Madame, répondit le postillon à perruque blonde en se tournant à demi sur sa selle, nous avons fait quatre lieues trois quarts, et nous touchons au relais ; mes chevaux n’en peuvent plus.

 

– Eh bien, dit Turquoise, allons au relais. Nous y trouverons des chevaux frais.

 

Léon courba le front en signe d’assentiment. Et puis, pouvait-il refuser à la femme qu’il aimait de passer encore une heure avec elle ? La voiture repartit. Elle roula un quart d’heure encore, puis elle s’arrêta devant une maison isolée sur la gauche de la route, une véritable auberge de province, de celles qui ne vivent que des relais de poste et sur la porte desquelles pend une mélancolique branche de houx.

 

– Ohé ! les chevaux ! cria le postillon à perruque blonde.

 

À ce cri, la porte s’ouvrit, et un homme qu’on aurait pu reconnaître pour maître Venture, le majordome de madame Malassis, déguisé en hôtelier, se montra sur le seuil, une lanterne à la main.

 

– Des chevaux, mon petit ? répondit-il ; je n’en aurai que dans deux heures. Toute l’écurie est dehors. Un Anglais vient de passer qui a payé double, et… tu comprends ?

 

– Fatalité ! murmura Léon.

 

– Deux heures ! s’écria Turquoise avec joie, jetant de nouveau son bras autour du cou de Léon Rolland, j’ai donc deux heures à passer avec toi, mon bien-aimé ?

 

Léon frissonna… la voix de l’amour s’éveillait de nouveau au fond de son cœur.

 

LXIV

Turquoise s’élança lestement hors de la voiture, et en deux bonds elle se trouva sur le seuil de l’auberge. Léon la suivit.

 

Cependant le postillon à perruque blonde avait eu le temps d’échanger un regard avec la jeune femme, et ce regard était tout un drame dans lequel le malheureux Léon était menacé du rôle de victime.

 

Au moment où la voyageuse franchissait le seuil de l’auberge, le prétendu hôtelier lui dit rapidement : – Je suis ici par ordre ; tout ce que je ferai sera bien fait.

 

Léon n’entendit rien. Il suivait Turquoise avec la docilité résignée d’un esclave, et il pénétra après elle dans la cuisine, la salle d’entrée et de réunion de toutes les auberges de province.

 

La jeune femme alla s’asseoir au coin d’un grand feu qui éclairait toute la pièce ; puis tendant la main à Léon :

 

– Cher ami, lui dit-elle, j’avais donc fait un rêve en nous voyant réunis pour toujours… puisque nous allons nous quitter ?

 

Léon courba la tête et ne répondit pas. Le souvenir de son enfant était tenace et plein de force dans ce moment.

 

Turquoise poussa un profond soupir, et reprit :

 

– Hélas ! j’avais le pressentiment de mes tortures, le jour où je vous vis pour la première fois. Tenez, mon ami, il faut que je vous fasse cet aveu, car je ne vous ai jamais dit comment je vous ai vu et aimé…

 

En serrant avec une sorte d’ardeur fiévreuse la main qu’elle tenait dans les siennes :

 

– Écoute, dit-elle… C’était un soir de l’automne dernier. Au milieu de ma vie oisive et opulente, moi qui n’avais pas le temps de former un souhait qu’il ne fût accompli, moi qui voyais à mes genoux une jeunesse élégante et millionnaire, je m’ennuyais horriblement. J’avais le cœur vide, je n’avais jamais aimé. Ce soir-là, j’eus la fantaisie d’aller, avec ma femme de chambre, vêtue en grisette, avec des mitaines et un petit bonnet de ruban, danser à Belleville dans un bal champêtre. Ce fut là que je vous rencontrai ; vous étiez entré avec votre femme et vous regardiez danser. Vous voir et vous aimer fut pour moi l’histoire d’une minute. Je vous fis suivre, je sus qui vous étiez ; pendant deux mois je passai presque tous les jours devant votre atelier… Quand je vous avais aperçu, j’étais heureuse pour la journée ; quand je ne vous voyais pas… oh ! alors…

 

Elle appuya la main sur son cœur :

 

– Alors, acheva-t-elle d’une voix étouffée, je souffrais comme je souffre à cette heure où nous allons nous séparer.

 

Léon vit une larme perler au bout des longs cils de Turquoise.

 

– Mais pourquoi partez-vous ? s’écria-t-il.

 

– Pourquoi ? mais parce que je vous aime.

 

– Restez donc alors, balbutia d’une voix tremblante le pauvre insensé.

 

– Non, car je suis jalouse et je ne veux pas de partage… Tout ou rien !

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Léon, je ne puis pas, je ne veux pas quitter mon enfant.

 

Turquoise allait sans doute répondre, lorsque le postillon à perruque blonde et l’aubergiste, qui jusque-là étaient demeurés occupés hors de l’auberge à dételer et remiser les chevaux, firent irruption dans la salle.

 

– Quel ennui ! murmura Turquoise à mi-voix, ces gens-là vont nous voler nos dernières heures de tête-à-tête.

 

Mais comme s’il eût deviné, maître Venture se hâta de dire :

 

– Les chevaux ne seront pas ici avant deux heures. Si madame voulait monter au premier, j’ai fait faire du feu dans la chambre des voyageurs.

 

Turquoise se leva alors et fit à Léon un signe de tête qui voulait dire :

 

– Venez, au moins nous serons seuls.

 

– Si madame voulait prendre un potage ? ajouta l’hôtelier improvisé.

 

– Oui, répondit-elle.

 

– Madame va être servie sur-le-champ.

 

Venture prit un flambeau et montra le chemin.

 

Ce qu’il appelait la chambre des voyageurs était une petite pièce assez proprette, garnie de vieux meubles, d’un papier à douze sous encore frais, et d’une pendule à colonnes. Au fond, on voyait une alcôve fermée où il y avait deux lits. Un grand feu flambait dans la cheminée. Une maritorne encore assez jeune, que maître Venture avait fait lever à la hâte, dressait prestement une table auprès du feu.

 

Puis maître Venture arriva, portant avec emphase deux bouteilles poudreuses, un poulet froid et un potage.

 

Léon regardait machinalement tous ces préparatifs.

 

– Ami, lui dit Turquoise en s’asseyant devant la table, ne prendrez-vous pas une cuillerée de potage avec moi ?

 

Elle essaya de sourire.

 

Maître Venture sortit.

 

Turquoise prit une des bouteilles et versa à boire à Léon.

 

– Je n’ai ni faim ni soif, murmura-t-il.

 

– Eh bien, buvez, pour l’amour de moi.

 

Elle attacha sur lui ce regard plein de séduction auquel il ne pouvait jamais résister.

 

– Je le veux ! dit-elle avec une mutinerie charmante.

 

Léon prit son verre et le vida d’un seul trait.

 

Turquoise voulut en faire autant, mais elle reposa le sien sur la table, en disant :

 

– Quel verjus ! c’est du vin de Suresnes.

 

Et elle jeta le contenu du verre dans la cheminée et le remplaça par de l’eau.

 

La jeune femme trempa ses lèvres dans le potage borgne de maître Venture, suça une aile de la volaille desséchée, et repoussa la table au bout de dix minutes.

 

– Au lieu d’avoir faim, dit-elle, j’ai envie de pleurer.

 

Elle passa ses bras au cou de Léon.

 

– Mon pauvre ami ! murmura-t-elle.

 

Léon sentit son cœur se briser.

 

Et ils passèrent une heure la main dans la main, se regardant, les yeux pleins de larmes…

 

Turquoise jouait admirablement son rôle. Elle savait emprunter à la passion ses formes les plus enchanteresses, ses mots les plus sentis, ses accents les plus sympathiques.

 

Pendant une heure, Léon prêta l’oreille comme dans un rêve on écoute quelque voix harmonieuse qui descend du ciel, et en même temps que chancelait sa résolution de retourner à Paris, ses sens s’alourdissaient peu à peu, comme s’il eût été pris de vin. Il n’avait plus, c’était sa conviction, que quelques instants à passer avec cette femme aimée, et pourtant il éprouvait comme un impérieux besoin de sommeil ; il la regardait, il l’écoutait, il aurait voulu parler… Mais son regard s’était voilé, et bien qu’il ne perdît pas un mot de ce qu’elle disait, il essayait vainement de proférer une parole.

 

Turquoise ne paraissait point s’apercevoir de ce singulier malaise ; elle continuait à lui prodiguer les caresses les plus tendres, les noms les plus doux, tandis que cette sorte d’absorption physique s’emparait de lui peu à peu. Léon succombait-il à un excès de fatigue ? ou bien était-il victime de quelque mystérieux narcotique mélangé avec le vin qui lui avait été versé ?

 

Cette dernière hypothèse était la plus admissible, si l’on songeait au geste de dégoût échappé à Turquoise lorsqu’elle avait trempé ses lèvres dans son verre, puis jeté le contenu dans la cheminée.

 

En outre, et cela devait encore corroborer cette opinion, le physique seul était frappé d’anéantissement chez Léon Rolland. Il ne voyait plus, ne parlait plus et continuait à entendre. Il vint un moment où il se renversa sur sa chaise comme un homme qui s’endort. Vainement il essaya de secouer cette torpeur, vainement il voulut se relever, rouvrir les yeux et parler… Subitement frappé de paralysie, il continuait cependant à entendre la voix de l’enchanteresse, mais ses yeux étaient fermés, son corps était immobile… On eût juré qu’il dormait.

 

Turquoise cessa tout à coup de parler.

 

Léon l’entendit se lever, marcher sur la pointe du pied, ouvrir la porte et appeler.

 

Il fit un dernier effort pour rompre ce charme d’une bizarrerie toute nouvelle, il n’y put parvenir. Il entendit donc Turquoise sortir sur la pointe du pied et appeler doucement dans l’escalier.

 

Puis des pas se firent entendre à son oreille, et maître Venture entra suivi du postillon à la perruque blonde.

 

– Mes amis, dit la voyageuse à mi-voix, je ne continuerai pas ma route cette nuit ; mon mari

 

Elle appuya sur ce dernier mot.

 

– Mon mari dort, il a passé deux nuits sans sommeil.

 

– Pauvre cher homme ! murmura maître Venture.

 

– Vous tiendrez les chevaux prêts pour demain matin.

 

– Oui, madame…

 

– Maintenant tâchez de porter monsieur sur son lit, et faites-le avec précaution, ce serait un crime de l’éveiller… il dort si bien.

 

Léon entendait tout ; mais vainement il voulut secouer le sommeil ou plutôt la torpeur qui l’étreignait… On eût dit qu’il était mort.

 

Maître Venture et Rocambole, toujours déguisé en postillon, s’emparèrent de Léon Rolland et le portèrent sur le lit, puis ils fermèrent l’alcôve. Léon ne put parvenir à faire un mouvement. Il entendit à travers la porte Turquoise qui disait :

 

– Je vais laisser dormir ce pauvre ami ; remettez du bois ; je passerai le reste de la nuit au coin du feu.

 

Les ordres donnés par la jeune femme furent exécutés. Léon entendit jeter du bois dans l’âtre, puis un bruit de chaises remuées lui apprit que Turquoise s’apprêtait à dormir. Et vainement il essayait de sortir de sa léthargie, ou tout au moins d’en comprendre la cause. Il finit par se persuader qu’il dormait réellement et était le jouet d’un cauchemar.

 

Mais il y avait à peine une heure qu’il se trouvait sur le lit qu’un grand bruit, un véritable vacarme arriva jusqu’à lui venant du dehors. C’étaient des grelots, des claquements de fouet, le roulement d’une voiture, le trot précipité de plusieurs chevaux. Tout cela vint s’arrêter à la porte de l’hôtellerie.

 

En même temps on heurta violemment à cette même porte, et une voix inconnue à Léon cria :

 

– Ohé ! l’hôtelier, ohé !

 

Au son de cette voix, Léon entendit Turquoise pousser un cri d’épouvante.

 

– C’est lui ! dit-elle.

 

– Qui, lui ?

 

Léon s’adressa cette question, essayant toujours de triompher de son état de mutisme et d’immobilité.

 

La porte de l’hôtellerie s’ouvrait pendant ce temps, et la voix de maître Venture criait : – Que me veut-on ?

 

Et l’inconnu de répondre : – Est-ce ici le relais de la poste ?

 

– Oui, mais je n’ai pas de chevaux.

 

– Avez-vous vu, dans la nuit, passer une chaise de poste ? continua la voix.

 

– J’en ai vu deux. La première était à un Anglais.

 

– Et la seconde ?

 

– À une dame qui voyage avec son mari.

 

De même que Turquoise s’était écriée : « C’est lui ! » la voix murmura avec colère : « C’est elle ! »

 

– Y a-t-il longtemps qu’elle est passée ? reprit le nouvel arrivant.

 

– Elle n’est point passée.

 

– Comment ! plaisantez-vous ?

 

– Je veux dire qu’elle est demeurée ici. La dame et son mari sont couchés là-haut !

 

Léon entendit un juron énergique, puis un cri mêlé de colère et de joie.

 

– Ah ! dit la voix, c’est l’enfer qui m’amène.

 

Et, tout aussitôt, des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, la porte de la chambre vola en éclat, et Turquoise poussa un nouveau cri de terreur.

 

Léon aurait donné la moitié de sa vie pour retrouver la parole et le mouvement.

 

– Ah ! vous voilà ! tonna la voix, vous voilà ! et j’ai donc pu vous atteindre !

 

– Grâce ! murmura Turquoise.

 

– Non ! dit la voix, je vais vous tuer et lui aussi !

 

– Grâce ! grâce ! supplia la pauvre femme que Léon crut entendre tomber à genoux. Paul, pardonnez-moi !

 

– Jamais !

 

La voix inconnue était au diapason de la fureur.

 

– Grâce, Paul, grâce pour lui au moins ! répéta Turquoise affolée.

 

Et Léon l’entendit se lever et venir se placer devant la porte de l’alcôve.

 

– Ah ! ricana la voix, il est là ce bel amoureux, cet homme pour qui vous m’avez trahi, cet homme avec qui vous preniez la fuite !… Eh bien !… je vais le tuer…

 

Et ce bruit sec et régulier qui annonce qu’on arme un pistolet arriva aux oreilles du dormeur.

 

– Paul… Paul… grâce !… répétait Turquoise avec l’accent de la terreur poussée jusqu’à la folie… ne le tuez pas, au nom de Dieu, et je ferai tout ce que vous voudrez !…

 

– Ah ! ah ! ricana toujours la voix, en vérité !

 

– Je vous obéirai… je serai votre esclave, je vous aimerai…

 

Le cœur de Léon battait violemment. Il eût voulu pouvoir rompre les liens invisibles qui le garrottaient pour s’élancer et prendre à la gorge cet homme qui venait, par la violence, d’obtenir une semblable promesse.

 

– Ah ! vous m’aimerez ? fit la voix ardente et moqueuse.

 

– Je vous le jure !

 

– Vous m’obéirez ?

 

– Oui.

 

– Vous me suivrez ?

 

– Je vous suivrai.

 

Léon sentit son cœur défaillir et crut qu’il allait trépasser.

 

– Non, non, dit encore la voix, je ne crois plus à vos promesses. Quand je l’aurai tué, nous verrons.

 

L’homme se rapprocha de l’alcôve. Turquoise jeta un nouveau cri ; puis Léon entendit une lutte s’engager entre la jeune femme qui demandait toujours grâce et celui qui voulait le tuer ; puis l’homme triompha, jeta rudement à terre Turquoise épuisée et ouvrit l’alcôve.

 

Si brave que soit un homme, il ne se trouve pas garrotté et impuissant en face d’une mort certaine sans éprouver un premier moment de terreur. Léon, les yeux fermés, frappé de catalepsie, entendit que l’homme s’approchait de lui, il devina qu’il dirigeait contre lui le pistolet.

 

– Tenez, dit la voix à Turquoise, je vais le tuer raide sans le faire souffrir… Je suis humain, moi…

 

Turquoise ne poussait plus que des cris étouffés.

 

– Je vise à la tempe, continua la voix.

 

Léon se crut mort. Il songea à sa femme, à son enfant, recommanda son âme à Dieu et s’apprêta à mourir.

 

Cependant le coup ne partit pas.

 

– Bah ! dit tout à coup l’inconnu, ce n’est pas lui, après tout, qui est coupable, mais vous… Puisque vous m’offrez de me suivre, puisque vous me jurez que vous ne le reverrez jamais…

 

– Jamais ! s’écria Turquoise.

 

– Eh bien, je lui pardonne… venez.

 

Et Léon, qui s’attendait à mourir une seconde auparavant, distingua les pas de l’homme qui s’éloignait, puis Turquoise qui se mettait en marche ; il entendit la porte de la chambre s’ouvrir et se refermer, les pas descendre l’escalier ; le silence succéda alors au bruit. Il comprit que celui qu’elle appelait Paul lui enlevait Turquoise, et que s’il lui avait fait grâce de la vie, c’était en échange de cette femme que lui, Léon, ne reverrait jamais.

 

Et, vainement encore, il essaya de secouer sa léthargie, il n’y put parvenir.

 

Quel était donc cet homme qui venait ainsi reprendre la fugitive ? C’est là ce que nous allons vous dire.

 

LXV

Cet homme, c’était M. le vicomte de Cambolh lui-même.

 

L’ex-fils adoptif de la mère Fipart, métamorphosé en lion, avait appris de son illustre maître, sir Williams, l’art de changer de figure et de langage comme par enchantement.

 

Nous l’avons vu la veille au matin, en lion du boulevard, arrêter son coupé bas à la porte de Léon Rolland et l’emmener chez lui. Puis nous l’avons retrouvé, le soir, en costume de postillon, la face couleur de brique, le chef affublé d’une immense perruque blonde.

 

C’était ainsi qu’il était entré dans la prétendue auberge où la chaise de poste s’était arrêtée.

 

Lorsqu’il fit irruption dans la chambre où Turquoise feignait de dormir au coin du feu, tandis que Léon était immobile et paralysé sur son lit, le nouveau Protée avait passé une longue redingote dite à la propriétaire sur sa veste de postillon et ôté sa vaste perruque.

 

Sous ce troisième déguisement, inutile d’ailleurs, car la victime ne pouvait ouvrir les yeux, Rocambole n’avait plus aucun rapport ni avec M. de Cambolh, gentilhomme suédois, ni avec le postillon. Sa voix elle-même était devenue méconnaissable, et Léon Rolland crut l’entendre pour la première fois.

 

La scène qui venait d’avoir lieu était donc une comédie due au génie de sir Williams et dont nous connaîtrons bientôt le but.

 

Lorsque Turquoise et Rocambole, après être sortis de la chambre dont ils fermèrent la porte derrière eux, eurent descendu la dernière marche de l’escalier et se furent retrouvés dans la salle d’auberge, en face de maître Venture, ces trois personnages se regardèrent et se prirent à rire.

 

– Pauvre petit ! murmura Turquoise.

 

– Ma chère, dit le vicomte, tu seras bonne comédienne, tu sais pleurer et crier ; tu ferais une actrice de mélodrame assez remarquable.

 

– N’est-ce pas ? fit la jeune femme avec orgueil.

 

– Et Léon doit être persuadé que tu te sacrifies à ton tyran par amour pour lui.

 

– Très bien ! dit Turquoise. Mais, à présent, j’imagine que vous allez me donner des détails ?

 

– Sur quoi ?

 

– Mais sur ce que nous venons de faire, car je n’y comprends absolument rien.

 

– Ni moi non plus.

 

– Bah !

 

– Tu sauras tout cela à Paris.

 

– Comment ! je retourne à Paris ?

 

– Sur-le-champ.

 

– M’accompagnez-vous ?

 

– C’est inutile.

 

Et M. de Cambolh offrit son bras à la jeune femme, la fit sortir de l’auberge et la conduisit sous le hangar, où la chaise de poste attendait tout attelée, après avoir fait mine d’arriver un quart d’heure auparavant.

 

Turquoise y monta.

 

Un seul postillon conduisait à grandes guides.

 

Alors M. de Cambolh, espérant être entendu de Léon Rolland, reprit la voix qu’il avait un instant avant, et cria : – Holà ! postillon, à fond de train jusqu’à Paris, et ventre à terre ! deux louis de pourboire ! Et il ajouta : – Rue de la Ville-l’Évêque.

 

La chaise s’ébranla, le fouet claqua, les grelots retentirent, et Turquoise reprit au grand trot la route de Paris.

 

Quant à maître Venture et à M. de Cambolh, ils rentrèrent fort tranquillement dans l’auberge, où ils avaient d’autres ordres encore à exécuter.

 

Au moment où la jeune femme repartait, le jour commençait à naître. Elle arriva à Paris vers neuf heures du matin, et en entrant dans la cour de son hôtel elle apprit, par ce valet de chambre qui possédait toute la confiance de sir Williams, que Monsieur – ainsi désignait-elle Fernand Rocher – sortait à l’instant de chez elle.

 

Fernand, qui avait déjà pris l’habitude de venir voir sa chère Jenny de grand matin, lorsqu’il sortait à cheval, était venu ce jour-là comme à l’ordinaire ; et sans soupçonner le départ de Turquoise, sans questionner personne, il s’était dirigé aussitôt, jetant sa bride à un valet, jusqu’à son appartement. Mais là, il n’avait trouvé que la femme de chambre, qui lui avait remis le billet dicté la veille au soir par sir Williams.

 

Ce billet avait produit sur Fernand à peu près le même effet qu’une détonation d’arme à feu à l’oreille d’un cheval poltron. On pourrait dire qu’il s’était cabré.

 

Cependant, en relisant attentivement cette lettre dans laquelle la fugitive semblait laisser poindre une immense affection, il s’était calmé peu à peu et avait eu même le bon goût de ne point questionner la camériste sur les conditions ni l’heure du départ de sa maîtresse. Puis il s’en était allé, en annonçant qu’il reviendrait dans la soirée savoir si madame était de retour.

 

Il y avait dix minutes qu’il était parti lorsque la voyageuse arriva.

 

Le valet de confiance de sir Williams lui remit un pli cacheté.

 

Turquoise en brisant l’enveloppe reconnut l’écriture.

 

– C’est de mon maître, pensa-t-elle.

 

Mon maître était le nom qu’elle donnait à sir Williams.

 

« Ma chère belle, écrivait-il, vous arriverez probablement vers huit ou neuf heures, si mon ami le vicomte de Cambolh exécute et comprend bien mes volontés. Couchez-vous, défendez impitoyablement votre porte, surtout à Fernand, qui doit vous éveiller vers les quatre ou cinq heures. »

 

– Tout cela est un fameux imbroglio, murmura Turquoise, et que la dame de pique me porte malheur ou que je rencontre un homme à mauvais œil, si je sais quel rôle je joue entre ces deux amoureux et pourquoi je le joue…

 

Et cette boutade épanchée in petto, la coquette, qui n’oubliait jamais que l’arme sérieuse et presque unique de la femme est sa beauté, et que cette arme demande à être soigneusement entretenue, demanda un bain de lait, prit au sortir un potage moins aveugle que celui de maître Venture, fit tirer soigneusement les rideaux des croisées et de l’alcôve, se mit au lit dans une complète obscurité et s’endormit de ce sommeil calme et paisible des gens qui n’ont pas ou n’ont plus de remords. Peut-être même eût-elle un peu abusé de la permission de sommeil que lui avait accordé sir Williams, si ce dernier n’était venu l’éveiller.

 

En effet, brusquement appelée par son nom, six ou sept heures après s’être endormie, Turquoise, éveillée en sursaut et ouvrant aussitôt les yeux, aperçut son mystérieux protecteur.

 

Sir Arthur Collins avait ouvert les rideaux du lit et des croisées, à travers lesquels glissait un dernier rayon de jour.

 

La belle dormeuse le vit assis sur le pied de son lit, la regardant avec un flegme tout britannique.

 

– Allons, ma petite, éveillons-nous, et levons-nous.

 

– Ah ! dit-elle se frottant les yeux, je dormais si bien !

 

– Nous avons une grave affaire à traiter.

 

– Traitons, dit Turquoise.

 

– Cet hôtel te plaît-il ?

 

– Bah ! la belle question !

 

– Et trois cent mille francs avec feraient-ils ton affaire ?

 

Turquoise allongea dédaigneusement les lèvres.

 

– C’est peu, dit-elle. Fernand fera pour moi mieux que cela.

 

– Tu te trompes…

 

– Hein ? dit-elle en se redressant avec une souplesse de couleuvre.

 

Mais sir Arthur ne sourcilla point.

 

– Ma fille, dit-il avec calme, tu n’as pas de mémoire, et tu oublies toujours que, sans moi, Fernand ne saurait pas que tu existes.

 

– C’est vrai, mais… après ?

 

– Cela veut dire que Fernand ne fera pour toi que ce que je voudrai.

 

– Comment ! dit Turquoise, je n’ai donc pas le droit de faire ce que je veux ?

 

– Non.

 

Ce non était accentué si nettement, que Turquoise comprit qu’il lui faudrait compter avec son adversaire.

 

– Mais enfin, dit-elle, vous n’êtes pas son tuteur, après tout, et s’il lui plaît de se ruiner pour moi…

 

Sir Arthur haussa les épaules.

 

– Ah çà ! ma toute belle, répliqua-t-il d’une voix câline, vous n’êtes donc pas une femme d’esprit, comme je le croyais, que vous vous imaginiez que je fais simplement vos affaires et non les miennes.

 

– C’est juste, murmura-t-elle en se mordant les lèvres, vous voulez une commission.

 

– Oui, une commission de deux millions.

 

Turquoise fit un soubresaut.

 

– Vous êtes fou ! dit-elle.

 

– Mais non, reprit sir Arthur. Je fais des affaires, voilà tout.

 

La jeune femme se leva, passa une robe de chambre, et alla s’asseoir dans un fauteuil, aussi calme, aussi flegmatique que l’était son interlocuteur lui-même.

 

– Quand on veut trop avoir, on n’a rien, dit-elle. Fernand m’aime, il fera ce que je voudrai.

 

Mais sir Arthur n’avait rien perdu de son sang-froid.

 

– Tu te trompes, dit-il, car je n’ai qu’un mot à dire pour que Fernand ne te revoie jamais. J’ai dans les mains l’une de tes lettres à Léon Rolland.

 

Elle pâlit et frappa du pied avec colère.

 

– Eh bien ! je lui dirai tout… et il me pardonnera.

 

Sir Arthur tira un petit poignard de sa poche et le dégaina fort tranquillement.

 

– Voilà, dit-il, qui vaut mieux encore qu’une lettre.

 

Turquoise tressaillit et étendit la main vers un cordon de sonnette.

 

Le baronet se prit à rire.

 

– Vous savez bien, chère belle, que tous vos gens m’appartiennent, et que, si je vous tuais, ils m’aideraient à faire disparaître les traces de mon crime.

 

La main de Turquoise lâcha le cordon de la sonnette, et la jeune femme poussa un soupir.

 

Elle était pieds et poings liés dans les griffes de son terrible protecteur.

 

– Voyons, reprit celui-ci, vous n’êtes pas dans votre bon sens, mon cher ange, et vous ne vous souvenez déjà plus que, il y a un mois, vous grelottiez devant trois bûches de bois vert, à un cinquième étage de la cité des Martyrs. On vous donne un hôtel de cinq cent mille francs, un mobilier de cent mille écus, un titre de quinze mille livres de rente, et vous vous plaignez !

 

– C’est juste, murmura la courtisane.

 

– Avec un hôtel comme celui-ci, poursuivit l’Anglais, il ne tiendra qu’à vous de vous faire épouser par un nabab.

 

– Allez, dit Turquoise, faites vos conditions, je les accepterai.

 

– Très bien, vous devenez raisonnable.

 

Et sir Arthur vint s’asseoir auprès d’elle.

 

– Nous disons donc, fit-il, que vous acceptez ?

 

– Oui ; mais je ne vois point venir les deux millions si vite : il faut du temps…

 

– C’est une erreur, nous les aurons demain si vous êtes adroite.

 

– Demain ! Quelle folie !

 

– Je parle sérieusement. D’ailleurs, acheva sir Arthur, nous sommes pressés.

 

– C’est un tort. Fernand est plus riche qu’un roi de l’Inde. Avec de la patience on aurait mieux que cela.

 

– Autre erreur ! Quand M. Fernand Rocher a épousé mademoiselle Hermine de Beaupréau, il n’avait pas le sou. Mademoiselle Hermine venait d’être mise en possession de douze millions ; or, par contrat de mariage, car ils sont unis sous le régime dotal, la femme a reconnu à son mari un apport de trois millions : c’est donc là l’unique somme dont il puisse légalement disposer.

 

– Ah ! fit Turquoise désappointée.

 

– Or, poursuivit sir Arthur, il a déjà entamé le premier million par l’achat de l’hôtel ; quand j’aurai pris les deux autres pour moi, et vous, vos trois cent mille francs, il restera peu de chose. Le reste est à son fils et nul n’y peut toucher.

 

– Fort bien, mais la difficulté est de prendre ces deux millions trois cent mille francs.

 

– Rien n’est plus facile.

 

– Comment !

 

– Ma chère, un homme qui donne un hôtel ne se refuse jamais à assurer l’avenir d’une femme qu’il aime, et il souscrit sans sourciller un contrat de cent mille écus de rente.

 

– Mais, mon cher, cent mille écus ne sont pas soixante mille livres de rente.

 

– J’ai trouvé le moyen de remédier à cette différence de chiffre.

 

– Ah ! par exemple, je serais curieuse de connaître le moyen.

 

– Alors, écoutez. Quand un homme est gris d’une certaine façon, c’est-à-dire avec de certains vins, il y voit mal.

 

Sir Arthur tira de sa poche un portefeuille duquel il sortit cinq feuilles de papier timbré qu’on appelle papier de commerce et qui sert à faire des billets. Puis il en mit une sous les yeux de la jeune femme.

 

– Regarde bien, dit-il.

 

– Ma foi, répondit-elle, je vois des lettres de change de dix mille francs.

 

– Si tu savais la chimie, la fille, tu devinerais…

 

– Quoi ?

 

– Qu’il est de certaines encres qui sont susceptibles de ce qu’on nomme lavages. Celles dans la composition desquelles on n’emploie pas la noix de galle, par exemple, sont de ce nombre.

 

– Et celle avec laquelle…

 

– J’ai écrit ces cinq lettres en est dépourvue complètement.

 

– Je devine.

 

– Ah ! enfin.

 

– C’est-à-dire que lorsque Fernand aura signé ces cinq lettres avec de la belle et bonne encre prise dans mon écritoire, on lavera les lettres moins la signature, et on les remplira comme on voudra.

 

– Vous êtes d’une intelligence remarquable, dit sir Williams en souriant, et vous comprenez à demi-mot. Ainsi, voilà qui est convenu, vous allez, ma chère amie, prendre vos dispositions pour que ce bélître de Fernand signe ces cinq lettres, puis qu’il écrive au bas le mot sacramentel accepté, et qu’il signe en dessous.

 

– Ma foi ! murmura Turquoise émerveillée, ceci est superbe, mais impraticable.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que les lettres arrivées à échéance, il reconnaîtra qu’il a été dupe d’une escroquerie si on lui réclame cinq cent mille francs au lieu de cinquante mille ; il refusera de payer, déposera une plainte au parquet et nous enverra vous et moi en cour d’assises.

 

– Tout ce que tu dis là est fort juste ; mais ce n’est point à Fernand que les lettres seront présentées.

 

– À qui donc ?

 

– À sa femme.

 

– Pourquoi pas à lui ?

 

– Tu le sauras tout à l’heure. Donc les lettres seront présentées à sa femme, qui payera pour que la mémoire de son mari ne soit pas ternie.

 

– Comment ! sa mémoire ?

 

– Oui, sa mémoire…

 

– Il mourra donc ?

 

– J’en ai peur…

 

Cette fois Turquoise regarda sir Arthur et recula frissonnante.

 

– Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle.

 

– Mon Dieu ! dit le baronet avec son calme habituel, la première lettre de change ne doit échoir que dans trois mois. Qui sait ? en trois mois, on voit tant de choses.

 

La jeune femme était pâle, ses dents claquaient de terreur, l’atroce sang-froid de l’infâme Andréa la révoltait.

 

– Non, non, dit-elle, je ne serai jamais complice d’un pareil crime. Je suis, c’est vrai, une femme sans cœur et sans pudeur, mais je ne veux pas assassiner…

 

Sir Arthur reprit fort tranquillement son poignard qu’il avait placé sur la cheminée.

 

– Vous êtes une sotte, dit-il, et vous marchandez la vie des autres au lieu de songer que la vôtre m’appartient.

 

Et il fit étinceler la lame de son stylet à la lueur d’une bougie qui brûlait sur la cheminée, et comme Turquoise courbait le front et demandait grâce par son attitude suppliante, il se pencha sur elle et lui dit : – Écoute…

 

LXVI

Que s’était-il passé entre sir Williams et Turquoise, à partir de ce moment où le baronet s’était penché à son oreille en lui disant : écoute ? C’est ce qu’il nous est impossible de dire, au moins pour le moment.

 

Mais, le soir, c’est-à-dire vers sept heures, l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque avait pris un air de fête discret. L’escalier était garni de fleurs, le salon éclairé comme pour un bal. Turquoise était sous les armes, c’est-à-dire qu’elle avait fait une charmante toilette, comme s’il se fût agi d’aller aux Bouffes ou au bal, à la robe décolletée près, cependant, qu’elle avait remplacée par une robe montante d’un bleu éclatant.

 

Pourtant Turquoise ne devait pas sortir, et elle n’attendait qu’un seul visiteur : c’était Fernand.

 

Elle lui avait écrit :

 

« Venez dîner avec moi ; vos arrêts sont levés. Je vous attends à sept heures. »

 

Et elle l’attendait, en effet dans le salon, coquettement assise devant son piano, sur lequel elle répétait avec une certaine facilité tous les lambeaux de valses et de polkas qu’elle avait appris jadis dans son pensionnat.

 

À sept heures précises elle entendit rouler une voiture dans la cour.

 

– Le voici, pensa-t-elle. Il est exact comme un amoureux.

 

Deux minutes après, Fernand parut.

 

Turquoise ne se leva point. Elle se contenta de tourner à demi la tête, de lui envoyer un sourire en lui tendant sa petite main.

 

– Bonjour, ami, dit-elle, comme si elle l’eût quitté une heure auparavant.

 

Il courut à elle avec l’empressement d’un écolier, saisit la main qu’elle lui tendait en souriant.

 

– Enfin, dit-il, enfin, je vous revois !

 

– Avez-vous pu croire, fou que vous êtes, que vous ne me reverriez plus, dites ?

 

– Que voulez-vous ! quand on aime comme je vous aime, le moindre nuage à l’horizon apparaît comme un ouragan.

 

– Eh bien, répondit-elle en souriant, l’orage est passé… voici le soleil. Et elle lui sourit de nouveau, en ajoutant :

 

– Que penseriez-vous, si je vous disais la vérité ?

 

– Oh ! dites.

 

– Eh bien, je n’ai pas quitté Paris.

 

– Vraiment ?

 

– Ni cet hôtel.

 

Il eut un geste d’étonnement.

 

– Ce matin, dit-elle, j’étais cachée au second étage, quand vous êtes venu, et, abritée derrière une persienne, je vous ai vu vous en aller à cheval.

 

– Et vous avez eu la cruauté de ne pas me rappeler ?

 

– J’ai eu cette cruauté.

 

– Mais pourquoi ? quel crime ai-je donc commis ? demanda-t-il d’un ton à demi suppliant.

 

– Caprice de femme, répondit-elle en lui tendant son front à baiser. Mais, du reste, vous êtes pardonné, acheva-t-elle. Ainsi, ne vous plaignez plus.

 

Fernand remarqua alors que les candélabres brûlaient sur la cheminée du salon, comme il avait remarqué déjà l’aspect de fête de tout l’hôtel.

 

– Est-ce que vous attendez du monde ? fit-il.

 

– Je donne à dîner.

 

– À qui ?

 

– Chut ! dit-elle, vous le verrez bien tout à l’heure ; qu’il vous suffise de savoir, mon ami, que le convive que je reçois ce soir est, à mes yeux, un de ces personnages pour lesquels on voudrait posséder un palais de marbre, les vins les plus exquis, les mets les plus délicats.

 

– Diable ! murmura Fernand, vous m’intriguez.

 

Le valet de chambre de Turquoise ouvrit la porte à deux battants :

 

– Madame est servie, dit-il.

 

– Votre bras, ami !

 

Fernand, un peu étonné qu’elle n’attendît point le convive dont elle parlait avec un tel enthousiasme, se leva et lui offrit son bras. Elle s’appuya dessus avec abandon et le conduisit dans la salle à manger, une vaste et belle pièce à meubles et boiseries de chêne clair, dont le sol était jonché d’un tapis turc, et au milieu de laquelle Fernand vit étinceler, sous la clarté rutilante des bougies, les cristaux et la vaisselle plate d’une petite table merveilleusement dressée et servie.

 

À son grand étonnement encore, Fernand ne vit que deux couverts.

 

– Mais, dit-il, ce convive…

 

Elle l’enveloppa de son regard et de son sourire.

 

– Puisque vous m’avez donné un hôtel, des gens, des voitures, n’est-il pas juste que vous jouissiez de tout cela ? Nous allons dîner en tête à tête.

 

La jeune femme se mit à table. Aussi demeura-t-il ébloui, murmurant : – Suis-je chez une fée ?

 

– Vous êtes chez vous, dit-elle.

 

Il est de certaines situations qui sont indescriptibles et impossibles à raconter.

 

Turquoise apparaissait à Fernand Rocher plus belle que l’Hébé mythologique ; elle lui versait à boire, et il buvait en la regardant. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que Turquoise, tandis que Fernand se laissait gagner petit à petit par l’ivresse, conservait tout son sang-froid, approchait son verre de ses lèvres et ne le vidait pas.

 

Deux heures après, ils quittaient tous deux la salle à manger et entraient dans le boudoir.

 

Là, Fernand se laissa tomber sur un sofa, regardant Turquoise avec extase.

 

Mais Turquoise était devenue tout à coup sérieuse, presque triste.

 

– Qu’avez-vous ? lui demanda Fernand, surpris de cette tristesse.

 

– Moi ? fit-elle ; mais absolument rien, mon ami.

 

– Vous êtes triste…

 

– Peut-être le bonheur l’est-il !…

 

Et Turquoise soupira.

 

– Ah ! dit Fernand, vous me cachez quelque chose, j’en suis sûr.

 

Turquoise baissa la tête et se tut.

 

– Jenny, s’écria le jeune fou en s’agenouillant devant elle, vous pleurez !…

 

En effet, une larme perlait au bout de ses cils.

 

Elle détourna la tête.

 

– Vous vous trompez, dit-elle, je n’ai rien… rien absolument.

 

– Oh ! murmura Fernand, vous êtes triste, vous soupirez, vous pleurez, et je ne puis pas savoir… Mais, fit-il avec une animation croissante, je ne suis donc pas votre ami, je n’ai donc plus le droit de connaître la cause de vos douleurs ? Mais vous ne savez donc pas que je donnerais ma vie pour vous ?

 

Turquoise fondit en larmes.

 

– Vous ne pouvez rien, dit-elle.

 

– Je ne… puis… rien ?

 

– Non !

 

– Mais enfin, qu’avez-vous ?… Pourquoi pleurer ?

 

– Non, reprit-elle ; car si je vous confiais le tourment qui me dévore, vous voudriez savoir plus encore que je ne puis vous dire. Oh ! non, non, c’est impossible !

 

Fernand était à genoux, il tenait dans ses mains les mains de la jeune femme et les pressait tendrement.

 

– Jenny, murmura-t-il, permettez-moi une seule question…

 

Elle fit de la tête un signe affirmatif.

 

– Vous souffrez, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! oui…

 

– Puis-je soulager votre douleur ?

 

– Peut-être…

 

– Eh bien, alors, dites-moi simplement ce que je dois faire, et je le ferai sans demander aucune explication.

 

– Vous me le jurez, fit-elle.

 

– Je vous le jure.

 

Elle laissa échapper un cri de joie et murmura :

 

– Oh ! tu es noble et bon, mon Fernand. Et je t’aimerai toute ma vie, je le sens bien.

 

Elle parut hésiter encore.

 

– Voyons, interrogea Fernand, que dois-je faire ? Parlez !…

 

– Tenez, dit-elle enfin et comme faisant un effort sur elle-même pour vaincre une dernière et suprême répugnance, si ce n’était qu’il y va de la vie et de l’honneur d’une personne que j’aime presque autant que vous… ah ! je n’oserai jamais !…

 

– Osez, dit Fernand.

 

– Eh bien, fit-elle vivement et comme si chacune de ses paroles eût, en passant, brûlé ses lèvres, il y a à Paris, près d’ici, un homme qui tient à moi par les liens du sang, un homme qui est presque mon père, et que j’aime comme tel, qui se brûlera la cervelle demain si vous ne le sauvez…

 

Fernand lui tendit la main.

 

– Petite folle ! dit-il ; et c’est pour une semblable misère que tu pleures ? pour de l’argent ? Voyons ! combien faut-il pour sauver cet homme ?

 

– Une somme énorme… balbutia-t-elle.

 

– Mais encore ?

 

Turquoise poussa un gémissement lamentable.

 

– Cinquante mille francs ! dit-elle.

 

Fernand se prit à rire d’un rire aviné.

 

– Mais c’est moins que rien ! dit-il… Je vais te donner un bon sur mon banquier.

 

Elle secoua la tête.

 

– Non, dit-elle, ce n’est pas cela.

 

– Comment ! tu ne veux pas cinquante mille francs ?

 

– Si, fit-elle d’un geste.

 

– Eh bien, donne-moi une plume…

 

– Vous m’avez juré de ne pas m’interroger, n’est-ce pas ?

 

– Je renouvelle mon serment.

 

– Alors, écoutez. Ce n’est pas un bon de cinquante mille francs que je veux.

 

– Qu’est-ce donc ?

 

– C’est l’acceptation pure et simple de lettres de change dont le total équivaut à cette somme…

 

– Mais…

 

– Ne me demandez pas pourquoi, je ne puis vous le dire.

 

– Eh bien, où sont ces titres ?

 

– Je vais les chercher… attendez-moi deux secondes…

 

Elle lui adressa un sourire qui acheva de lui faire perdre le peu de raison qui lui restait, et s’esquiva du boudoir dans le salon, fermant soigneusement la porte après elle.

 

Le salon n’était plus éclairé comme avant le dîner. On avait éteint les bougies, les candélabres, le lustre, et le reflet seul du foyer jetait une lueur indécise sur les objets environnants. Au coin de la cheminée, un homme était assis, enveloppé dans un ample manteau, le front couvert d’un chapeau qui lui descendait jusque sur les yeux et dans lequel, vu la demi-obscurité qui régnait autour de lui, on aurait difficilement reconnu sir Williams.

 

Turquoise lui posa la main sur les épaules, se pencha sur lui et lui dit à l’oreille : – Donnez les lettres, il est prêt à tout.

 

Le misérable ouvrit son portefeuille et remit les cinq feuilles de papier timbré qui avaient été remplies dans toutes les règles.

 

– Voilà, dit-il. Quand tu tiendras la dernière signature, tu me rapporteras tout cela.

 

– Bien. Après ?

 

– Dame ! après, tu le rejoindras pour jouer l’autre comédie que tu sais.

 

– Dites la tragédie, murmura Turquoise dont la voix se prit à trembler.

 

– Ah ! ah ! dit Andréa ricanant à voix basse, ce sera curieux à entendre tout à l’heure la lutte nocturne de ces deux hommes qui vont s’égorger à coups de couteau. Léon est un hercule ; si mon petit Cambolh lui a fait sa leçon, il aura tué Fernand en dix secondes.

 

– Mon Dieu ! murmura Turquoise, mais que vais-je devenir pendant ce temps-là ?

 

– D’abord tu te réfugieras dans le cabinet de toilette.

 

– Mais après… il me tuera !

 

– Non, car on arrivera à ton secours.

 

– Mais les conséquences ?

 

– Eh bien, on va t’arrêter, tu seras interrogée, il sera prouvé clair comme le jour que deux hommes se sont égorgés chez toi par jalousie, voilà tout. Ta réputation en souffrira, mais on te relâchera et tu deviendras à la mode pour les imbéciles ou les excentriques.

 

– Ah ! murmura Turquoise, c’est horrible ! je ne veux pas.

 

– Allons donc ! tu sais bien que tu n’as pas à choisir… répondit-il froidement.

 

Turquoise se tut ; elle avait la conviction profonde que sir Williams la tuerait, si elle n’était point jusqu’au bout son instrument passif. Elle prit les lettres de change et reparut dans le boudoir où Fernand attendait. Fernand était à peu près gris ; tout tournait autour de lui, et, bien que le boudoir fût éclairé par une seule bougie, il croyait en voir une douzaine.

 

Du reste, en prévision de l’horrible drame préparé par l’infâme Andréa, il n’y avait pas de feu dans le boudoir ; de telle façon que, si on venait à souffler cette unique bougie, la pièce tout entière se trouverait dans les ténèbres.

 

Turquoise étala les cinq lettres de change sur une table, mit une plume dans les mains de Fernand, et lui fit écrire cinq fois son nom précédé de ce terrible mot qui constitue la lettre de change et expose le débiteur à toutes les rigueurs de la prison pour dettes : Accepté pour.

 

Fernand, qui voyait les murs, les tableaux, les bougies tourner autour de lui, eut même toutes les peines du monde à écrire lisiblement, mais enfin il écrivit.

 

Turquoise lui pressa la main.

 

– Merci pour lui que tu sauves, murmura-t-elle.

 

Elle s’empara des cinq lettres, retourna dans le salon et les tendit à sir Williams, qui les prit et les plia soigneusement.

 

– Très bien, dit-il. Maintenant retourne à ton poste, l’homme au couteau va venir.

 

Turquoise repassa dans le boudoir, et Andréa tira son portefeuille pour y mettre les lettres de change. Mais il tressaillit soudain : il avait cru entendre derrière lui comme la respiration d’un être humain. Il se retourna…

 

Le feu mourant ne jetait plus qu’une lueur indécise sur les objets environnants ; mais le misérable aperçu cependant, à deux pas de lui, une ombre immobile, et du sommet de cette ombre, il vit jaillir deux points lumineux, étincelant dans l’obscurité comme les yeux d’un tigre…

 

Un sauveur arrivait-il donc au malheureux Fernand Rocher ?

 

LXVII

Nous avons laissé Rocambole et maître Venture au moment où ils venaient de faire monter en chaise de poste Turquoise, repartant seule pour Paris et abandonnant Léon Rolland frappé d’une paralysie singulière ; mais quelques mots, qu’échangèrent alors les deux Valets-de-Cœur, vont nous l’expliquer sur-le-champ.

 

– Mort de ma vie ! murmura l’hôtelier improvisé en entrant dans l’auberge, si je comprends quelque chose à tout cela, je veux être pendu !

 

Rocambole se prit à rire.

 

– Mon brave, dit-il, sachez que jamais, un homme ne saura et ne comprendra tout ; cependant, je veux bien vous expliquer pourquoi ce bélître, qui entend tout et qui a eu tout à l’heure un fameux trac, ne peut dire un mot ni faire un mouvement.

 

– Ma foi ! murmura l’hôtelier, je ne crois pas aux sorciers et je le regrette, car c’est ou jamais…

 

– Maître Venture, reprit Rocambole, vous n’avez jamais été en Amérique ?

 

– Jamais.

 

– Alors, je vous dirai que les Américains ont pour voisins des sauvages ; des sauvages qui ont la peau huileuse, le teint jaune ou rouge, cela dépend, et des boucles d’oreilles aux narines.

 

– De jolis cocos, murmura Venture.

 

– Ces sauvages, continua Rocambole, possèdent les secrets les plus merveilleux en fait de simples et de plantes médicinales. Ce sont eux qui m’ont vendu cette poudre grise qui a le privilège de paralyser, pour un temps donné, tous les sens, à l’exception de l’ouïe.

 

– Et c’est cette poudre que j’ai mise hier dans le bordeaux !

 

– Bon ! Mais va-t-il rester longtemps comme cela, l’imbécile ?

 

– Jusqu’à demain soir.

 

– Et demain ?

 

– Cela me regarde.

 

– Qu’allons-nous faire donc d’ici là ?

 

– Mais, répondit fort paisiblement Rocambole, nous allons souper d’abord, puis nous nous coucherons.

 

Et, en effet, dix minutes après, le faux hôtelier et le faux postillon se mirent à table, burent et mangèrent copieusement, et allèrent se coucher.

 

M. le vicomte de Cambolh se mit au lit en s’adressant le monologue suivant : – Mon illustre maître, sir Williams, a de bien belles idées, et la petite comédie qu’il prépare pour demain soir a bien son mérite ; mais il faut convenir cependant, que j’ai eu tout à l’heure une fière tentation d’oublier mon rôle et d’envoyer mon bon ami Léon Rolland dans l’autre monde, pour lui faciliter le moyen de rejoindre son cher ami Guignon, qui fit une si belle culbute, il y a quatre ans, de la machine de Marly dans la Seine.

 

* *

*

 

Tandis que M. de Cambolh s’endormait fort paisiblement, Léon Rolland était toujours en proie à cette paralysie étrange qui ne lui avait laissé intact des cinq sens que celui de l’ouïe.

 

Douze heures s’écoulèrent pour lui dans cette horrible situation, pendant lesquelles, en proie à une fièvre brûlante, à une surexcitation mentale extraordinaire et qui tenait, pour ainsi dire, de l’ivresse, il analysa ou chercha à analyser, car sa raison s’en allait graduellement, sa situation et les événements qui venaient de s’accomplir. Pour lui, un fait seul dominait tous les autres : Turquoise avait demandé sa grâce à genoux. Mais il y avait un homme, un inconnu, quelque millionnaire sans doute, armé de son or comme d’un glaive invincible, à qui elle obéissait, dont elle s’était faite l’esclave, et qui disposait à son gré de sa destinée. Cet homme, cet inconnu, Léon croyait entendre encore le bruit de ses pas, le son de sa voix stridente et moqueuse ; et comme les colères de l’âme s’accroissent presque toujours de l’impuissance du corps, il jurait une haine mortelle à son rival…

 

Les yeux de Léon étaient fermés, et vainement il essayait de les ouvrir. Il n’y parvenait pas plus qu’à remuer un bras ou une main.

 

Cependant le chant matinal des oiseaux et un certain bruit qui s’était fait dans l’auberge lui apprirent que le jour avait succédé à la nuit.

 

Mais personne n’entra dans sa chambre. L’avait-on oublié ? le croyait-on parti ? Une horrible idée lui vint : dans l’état de léthargie où il était, il devait offrir toutes les apparences de la mort et la plus complète immobilité… Léon se souvint avoir entendu souvent citer des cas identiques au sien : l’histoire de gens enterrés tout vivants ; et il frissonna et sentit la folie le gagner.

 

Enfin la porte de sa chambre s’ouvrit. Des pas approchèrent.

 

– Tiens, dit une voix, celle de l’aubergiste, il est bon celui-là, il dort toujours, et il ne s’est pas réveillé cette nuit.

 

Et Venture s’en alla.

 

– Il reviendra dans une heure, pensa Léon, puis ce soir… Alors il me touchera, me secouera, croira que je suis mort et ira déclarer mon décès.

 

Sans doute que si l’affreuse situation où se trouvait Léon Rolland se fût prolongée quelques heures encore, il fût revenu à lui les cheveux blancs et vieilli de dix années ; mais sa léthargie cessa brusquement, et lorsque déjà il s’était résigné à cette mort anticipée, ses paupières, qui semblaient collées sur ses yeux, se détachèrent tout à coup, et il put voir…

 

Il éprouva comme un frissonnement dans tout le corps et put étendre un bras, puis un autre. Enfin sa bouche crispée s’ouvrit, ses dents se desserrèrent, et il retrouva l’usage de sa langue ; il s’en servit pour appeler.

 

L’aubergiste monta.

 

Maître Venture avait un air bonhomme et naïf qui excluait la pensée qu’il eût pu jouer un rôle actif dans la comédie de la nuit.

 

– Ah ! ah ! mon bourgeois, dit-il, enfin vous voilà réveillé ?

 

– Où est-elle ? demanda Léon avec exaltation.

 

Et, par un effort, il parvint à se mettre sur son séant.

 

– Vous avez un fameux sommeil tout de même, mon bourgeois, poursuivit l’hôtelier.

 

– Où est-elle ? répéta Léon.

 

– Qui, elle ?

 

– La dame qui était avec moi.

 

– Ah ! mon bon monsieur, répondit Venture, faut croire qu’elle ne tenait pas autant à vous qu’à l’autre… elle est repartie pour Paris.

 

Léon poussa une exclamation de rage. Ces mots lui enlevaient son dernier espoir, celui d’avoir eu le cauchemar et le délire. Ainsi tout était vrai… Turquoise était partie !

 

Léon sauta en bas du lit, sur lequel, on s’en souvient, il avait été porté tout habillé.

 

– Je veux aller à Paris ! s’écria-t-il.

 

Et il passa, pour ainsi dire, sur le corps de l’hôtelier, sortit de la chambre nu-tête, dans un état d’exaltation extraordinaire, et s’élança dans l’escalier.

 

Comme il allait traverser la cuisine sans s’y arrêter, une voix enrouée lui dit : – Hé ! notre bourgeois, si vous allez à Paris, je vous y conduirai.

 

Léon se retourna et aperçut assis au coin du feu, fumant sa pipe tranquillement, le postillon à cheveux roux qui, la veille au soir, conduisait à la Daumont la chaise de poste de Turquoise.

 

– Eh bien, dit Léon, des chevaux… des chevaux tout de suite !

 

– On y va, répondit le postillon sans se déranger. Le temps de casser une croûte et de prendre un verre de vin. Ohé ! Venture !

 

L’aubergiste descendit.

 

– Je ramène mes chevaux à Paris avec la voiture vide de l’Anglais ; je vais emmener monsieur par la même occasion. Par conséquent, donne-nous quelque chose à boire et à manger.

 

– Je n’ai pas faim, dit Léon.

 

– Bah ! vous avez soif… Et puis je vous conterai peut-être le secret de la petite dame.

 

– Vous ! exclama Léon.

 

– Moi.

 

Et le postillon s’attabla.

 

Ces dernières paroles avaient fouetté le sang de Léon, dont le délire mental était au comble.

 

Machinalement le pauvre fou se mit à table avec son convive, machinalement il tendit son verre, le fit emplir et le vida d’un trait.

 

Il voulait savoir.

 

L’aubergiste vint s’asseoir avec eux et versa de nouveau à boire à Léon Rolland.

 

– Que savez-vous donc ? demanda l’ouvrier, qui, pour la seconde fois, vida son verre d’un trait.

 

– Moi, dit le postillon, j’ai été au service de la dame et du monsieur.

 

– Ah ! rugit Léon.

 

– Mais buvez donc, dit l’aubergiste. Quand on va se mettre en route, il faut avoir l’estomac chaud.

 

Et il emplit encore son verre.

 

– Le monsieur est une canaille, un misérable, poursuivit le postillon, qui bat comme plâtre la petite dame, et qui, pour sûr, finira par la tuer…

 

– Oh ! s’écria Léon en prenant sur la table un grand couteau de cuisine, malheur à lui, alors !

 

– Si cet homme était mort, poursuivit le postillon, la petite dame, qui est folle de vous, serait la plus heureuse des femmes.

 

– Eh bien, murmura d’une voix sourde celui que l’ivresse commençait à gagner, je le tuerai !

 

Léon Rolland était un ouvrier sobre et laborieux, il ne s’était peut-être pas grisé deux fois en sa vie : aussi l’état de surexcitation nerveuse où il avait été jeté par sa léthargie et le vide de son estomac, car il n’avait rien pris depuis la veille, le rendaient très facile à enivrer. Ses hôtes lui versaient sans relâche du vin mélangé d’alcool, et il ne fallut pas un quart d’heure pour qu’il eût atteint un degré d’ivresse et de folie furieuses. Comme les hommes du peuple en général, Léon devait avoir le vin féroce.

 

L’aubergiste et le postillon le jetèrent dans un cabriolet attelé de deux chevaux.

 

– Venez, dit le postillon, si vous voulez le tuer, je vais vous mener au bon endroit.

 

Léon s’était emparé du couteau de cuisine et le brandissait avec rage. Ses yeux étaient injectés de sang, et il voyait tout en rouge autour de lui.

 

Le postillon s’était muni d’une bouteille d’eau-de-vie ; il fouetta ses chevaux, qui filèrent comme le vent et s’élancèrent vers Paris. Durant le trajet, il ne cessa d’exalter Léon et de le faire boire. Quand le cabriolet atteignit la barrière du Roule, l’ouvrier n’était plus un homme, l’ivresse en avait fait une bête fauve.

 

Le cabriolet descendit rapidement le faubourg, prit la rue de la Ville-l’Évêque et entra bruyamment dans la cour de l’hôtel de Turquoise.

 

– Venez, venez ! hurlait le postillon.

 

Léon descendit en trébuchant du cabriolet et gravit, le couteau à la main, les marches du perron.

 

La cour et l’escalier étaient déserts.

 

Le postillon le guidait en lui disant : – Tenez, je gage qu’il est là-haut… avec elle…

 

Et le pauvre ouvrier, rendu féroce par la jalousie et l’ivresse, le suivait, étreignant dans sa main crispée le manche de son couteau.

 

Ils traversèrent l’antichambre et arrivèrent à la porte du boudoir.

 

Là ils trouvèrent un laquais.

 

– Où allez-vous ? dit celui-ci.

 

Léon le repoussa brutalement.

 

– Je veux voir madame, dit-il.

 

– Madame n’y est pas, ou plutôt elle est avec monsieur.

 

Ces derniers mots achevèrent d’exaspérer l’ouvrier ; il renversa le laquais et frappa violemment à la porte du boudoir en criant :

 

– Ouvrez ! ouvrez ! ou j’enfonce la porte.

 

* *

*

 

– Maintenant, murmura Rocambole en s’esquivant, arrive que pourra… moi, je file…

 

Et il descendit sans bruit l’escalier.

 

Après avoir remis les lettres de change à sir Williams, Turquoise était rentrée dans le boudoir, où Fernand était à demi couché sur un divan, livré tout entier à cette béatitude extatique qui provient de l’ivresse mêlée à une surexcitation morale.

 

– Vous êtes noble et bon, mon ami, murmura-t-elle en s’asseyant près de lui, et il y a, à cette heure, un homme qui quitte cet hôtel en vous bénissant.

 

– C’est toi qu’il doit bénir, répondit Fernand, toi, qui es un ange !

 

Elle lui tendit son front.

 

– Mon Dieu ! dit-elle, je n’avais jamais été heureuse ainsi.

 

Et, pendant dix minutes, ils échangèrent les serments les plus solennels.

 

Mais, tout à coup, un bruit se fit au-dehors. Des pas gravirent l’escalier, des pas d’hommes… Des voix confuses se firent entendre.

 

À ces bruits Fernand se leva étonné.

 

– Ciel ! murmura Turquoise.

 

Et Fernand la vit pâlir et se troubler.

 

Les pas approchaient ; une voix irritée disait dans l’escalier :

 

– Je vous dis que madame est chez elle !

 

– Elle n’y est pas, répondait une autre voix, celle d’un laquais.

 

– Elle y est, vous dis-je, et je veux la voir !

 

Cette fois, Turquoise jeta un cri, se précipita vers celle des portes du boudoir qui communiquait à l’antichambre et donna un tour de clef.

 

– Que faites-vous ? s’écria Fernand stupéfait.

 

– Silence ! murmura Turquoise d’une voix éteinte.

 

On entendit une lutte, puis un poing vigoureux ébranla la porte.

 

– C’est lui ! exclama Turquoise, qui manifesta la plus vive terreur.

 

– Qui, lui ? demanda Fernand.

 

– Lui… lui !… dit-elle avec l’accent de l’épouvante. Fuyez… fuyez… par cette porte… là… Au nom du ciel… fuyez !

 

– Fuir ! s’écria Fernand. Mais, quel est donc cet homme qui ose ainsi pénétrer chez vous ?… Fuir !…

 

– Il vous tuera ! murmura-t-elle avec un redoublement d’effroi.

 

– Jenny ! ma bien-aimée, criait une voix au-dehors, une voix menaçante et que la fureur rendait méconnaissable.

 

« Jenny, ouvre-moi… Je te pardonnerai… c’est à lui que j’en veux…

 

Et on ébranla la porte au-dehors.

 

– Fuyez, Fernand, au nom du ciel ! répéta Turquoise. Cet homme qui vient, cet homme qui parle en maître, c’est lui, celui que j’aime !… Je vous ai trompé… pardonnez-moi…

 

Et comme la porte cédait, Turquoise renversa la bougie, qui s’éteignit.

 

Un homme s’élança au milieu des ténèbres, brandissant un couteau, cherchant dans l’ombre celui qu’il voulait égorger, et poussant des rugissements de fureur.

 

En même temps, Turquoise se glissait vers la porte du cabinet de toilette pour se sauver.

 

Mais, soudain, cette porte s’ouvrit et livra passage à un flot de clarté qui dissipa les ténèbres et illumina cette scène d’horreur.

 

LXVIII

Nous connaissons assez sir Williams pour savoir qu’il était brave. Il l’avait prouvé en maintes circonstances, et il jouissait même aux heures critiques d’un très grand sang-froid. Cependant, l’aspect de cette ombre immobile, le rayonnement de ces deux points lumineux produisirent une terrible impression sur lui. Involontairement il recula.

 

Alors l’ombre s’avança à son tour. Sir Williams recula et toujours l’ombre continua à marcher.

 

Le mur était derrière lui, et il ne pouvait aller plus loin. Alors l’ombre fit un pas encore, et sir Williams entendit le bruit léger d’une respiration, et sentit un souffle sur son visage.

 

– Qui êtes-vous ? qu’est-ce ? demanda-t-il, ne pouvant se défendre d’un effroi subit, lui qui ne tremblait jamais.

 

L’ombre ne répondit pas ; mais une main de fer saisit sir Williams à la gorge, et, en même temps, le misérable sentit qu’on lui appuyait sur le front quelque chose de froid.

 

Il comprit que c’était le canon d’un pistolet.

 

En même temps une voix de femme, mais une voix énergique, lui disait : – Il me faut les lettres de change !… ou vous êtes mort…

 

Cette voix fit tressaillir le coupable.

 

– Les lettres ! répéta l’ombre d’un ton impérieux, tandis que le pistolet était toujours appuyé sur le front du scélérat.

 

Sir Williams reconnut Baccarat à cet accent, et il comprit qu’elle n’hésiterait pas à le tuer s’il se faisait prier.

 

Il tendit les lettres silencieusement.

 

Mais Baccarat, car c’était bien elle, ne lâcha point le cou du baronet, que sa main gauche étreignait avec cette vigueur que nous lui connaissons, et qui décelait si bien en elle la robuste fille du peuple ; elle ne cessa point d’appuyer sur son front le pistolet qu’elle tenait de la main droite.

 

– Au feu ! dit-elle, jetez cela au feu sur-le-champ, ou vous êtes mort !…

 

Le baronet, à demi suffoqué par la rude pression des doigts nerveux de Baccarat, se trouvait précisément adossé au mur entre la porte du boudoir, qui s’était refermée sur Turquoise, et la cheminée dans laquelle achevait de se consumer un dernier tison.

 

Sir Williams y jeta les lettres.

 

Le papier, tombant dans le foyer, prit feu sur-le-champ, et un jet de flamme éclaira tout à coup le salon, et permit aux deux auteurs de cette scène de se voir tout entiers et en détails pendant l’espace de quelques minutes.

 

Sir Williams avait déjà reconnu Baccarat à sa voix.

 

La jeune femme était enveloppée d’une grande pelisse qui lui laissait les bras libres, et dont le capuchon, rejeté en arrière, découvrait sa belle tête pâle de courroux, et sa luxuriante chevelure blonde dont les boucles dénouées flottaient sur ses épaules.

 

Mais s’il était facile à sir Williams de reconnaître Baccarat, il était presque impossible à celle-ci de démêler le vicomte Andréa sous les traits burlesques, le visage d’ocre et les cheveux roux de sir Arthur Collins. Les lettres de change, en brûlant, jetèrent donc autour d’elle une clarté passagère, mais splendide, et le faux Anglais comprit, à l’expression du calme terrible dont la figure de son ennemie était empreinte, qu’il n’avait point de merci à attendre, et que s’il devait et pouvait se sauver, ce ne serait que par la ruse.

 

La force était impraticable.

 

Certes, M. le vicomte Andréa était cependant un homme aussi fort au physique qu’il l’était au moral, et dans une lutte corps à corps, il aurait triomphé bien assurément de Baccarat, malgré sa robuste vigueur. Mais elle avait l’avantage des armes à feu. Le baronet n’avait qu’à faire un mouvement, et le doigt rose de la jeune femme pressait une détente, et il tombait raide mort.

 

Les hommes qui ont souvent joué leur vie savent la ménager prudemment à l’occasion. Sir Williams avait sur lui un poignard, celui avec lequel il avait dompté Turquoise tout à l’heure, mais il n’avait pas de pistolet, et, bien qu’il fût agile et souple comme un tigre, il estima la partie trop dangereuse pour l’oser jouer.

 

– Aôh ! murmura-t-il, reprenant sa voix enrouée et son accent britannique, je étais pris.

 

Baccarat cessa de l’étreindre, fit un saut en arrière et retomba à deux pas de distance, toujours le pistolet au poing.

 

– Milord, dit-elle fort tranquillement, si vous ne voulez pas mourir à l’instant, obéissez.

 

– Aôh ! répliqua sir Williams qui reprenait peu à peu son sang-froid, et commençait à chercher une issue à cette situation extrême.

 

– Baissez-vous, continua Baccarat d’un ton bref et qui disait suffisamment qu’elle était femme à se faire obéir ; prenez un flambeau sur la cheminée et rallumez-le. Des gens comme nous doivent se voir.

 

Le baronet se baissa en effet et alluma un flambeau.

 

Puis il le reposa sur la cheminée.

 

– Allumez l’autre, dit Baccarat ; j’aime la symétrie et tiens à deux bougies.

 

Sir Williams obéit encore à la jeune femme, qui lui fit ce raisonnement :

 

– Il est évident, dit-elle, qu’un misérable qui vole deux millions trois cent mille francs de complicité avec une intrigante, il est évident que cet homme n’est pas sans armes : il a au moins un poignard sur lui.

 

Sir Williams fit un geste de dénégation.

 

– Allons, dit Baccarat, dépêchez-vous, milord, et jetez votre joujou.

 

Et comme il hésitait :

 

– Ma foi ! dit Baccarat qui leva d’un demi-pouce le canon de son pistolet, je vise à la tête…

 

Sir Williams comprit qu’il n’avait pas une minute à vivre s’il attendait encore. Il déboutonna précipitamment son habit, tira de sa poche de côté le poignard que nous connaissons, et le jeta aux pieds de Baccarat. Mais celle-ci était prudente. Elle ne se baissa point pour le ramasser, car son adversaire aurait pu bondir, fondre sur elle, l’étreindre et la désarmer à son tour.

 

Non, elle se contenta de mettre le pied dessus et de continuer à tenir, son pistolet à la main, le baronet en respect.

 

– Elle est forte ! pensait celui-ci. Pourvu qu’elle me laisse aller et ne me reconnaisse pas !… – Oh ! dit-il, déguisant merveilleusement sa voix, je suis un pauvre pickpocket, et vous devriez bien me laisser partir. C’est déjà bien triste d’abandonner les lettres de change.

 

Mais Baccarat continuait à le regarder fixement sans répondre, et elle se disait à part elle : – J’ai la conviction profonde que cet homme est Andréa, malgré cette nouvelle métamorphose. Il n’y a qu’une seule chose qu’il n’ait pu changer en lui et qui m’a fait le reconnaître, c’est son regard ! Mais, ajouta-t-elle toujours mentalement, si j’ai l’air de le reconnaître et qu’il vienne à m’échapper encore, je joue le rôle plus dangereux qu’il soit possible au monde.

 

Et, le regardant toujours, elle lui dit d’un ton léger : – Je vois bien que vous êtes un pickpocket, c’est-à-dire un filou anglais, auprès duquel ceux de France sont des imbéciles ; mais je ne vois pas pourquoi je vous laisserais aller…

 

Et reculant jusqu’à la porte du salon, elle frappa deux coups.

 

La porte s’ouvrit, un homme entra.

 

Ce n’était point un laquais de Turquoise, comme aurait pu le croire sir Williams, lequel, depuis dix minutes, se creusait la tête pour savoir qui avait pu le trahir, de Turquoise ou du hasard. C’était un grand jeune homme blond, la lèvre ornée d’une fine moustache, le corps serré dans une redingote boutonnée jusqu’au menton. Comme Baccarat, il avait un pistolet à la main.

 

Du reste, la jeune femme lui montra le baronet.

 

– Mon cher comte, dit-elle, voilà un homme dont vous me répondez, et que je mets sous votre garde.

 

– Bien, fit le comte Artoff.

 

C’était le comte, en effet, qui, depuis dix minutes, se tenait derrière la porte du salon, prêt à venir au secours de Baccarat au moindre cri qu’elle pousserait.

 

Le comte fit un pas vers son prisonnier, et le regarda froidement.

 

Sir Williams, tant qu’il n’avait été qu’en présence de Baccarat, avait conservé quelque espoir de lui échapper ; mais lorsqu’il vit apparaître un inconnu qui paraissait dévoué à Baccarat, et dans lequel il devina sur-le-champ ce gentilhomme russe qui, depuis quelques jours, affichait la jeune femme, il se vit perdu, et demeura atterré.

 

– Monsieur, dit le comte, je ne change jamais de résolution. Veuillez vous asseoir là, dans l’embrasure de cette croisée et vous tenir tranquille. Si vous bougiez, je vous planterais une balle entre les deux yeux.

 

– Aôh ! je ne bougerai pas, murmura le misérable, qui tenait avant tout à être pris pour un Anglais.

 

Et sir Williams s’assit à la place indiquée.

 

Alors Baccarat se dirigea vers la cheminée, sur laquelle elle prit un flambeau, puis elle ouvrit une porte qui servait de pendant à celle du boudoir et lui était reliée par un cabinet de toilette.

 

Or, on sait maintenant ce qui était arrivé.

 

Au moment où Léon Rolland entrait en fureur, tandis que Fernand se levait, tout ému et dégrisé par le cynisme subit de Turquoise ; tandis que celle-ci, fidèle au programme de sir Williams, soufflait la bougie à l’instant où la porte du boudoir qui donnait sur le palier de l’escalier était enfoncée par l’ébéniste que guidait toujours Rocambole, et qu’elle se réfugiait vers le cabinet de toilette ; à ce moment suprême enfin où Léon, ivre de fureur, allait sûrement poignarder son rival, pris lui aussi d’un fiévreux courroux, la porte de ce même cabinet de toilette, on s’en souvient, s’était brusquement ouverte, livrant passage à un flot de clarté… Une femme tenant un flambeau apparaissait sur le seuil, et à sa vue Turquoise éperdue reculait, en jetant un cri de suprême effroi !

 

* *

*

 

Ce fut alors, dans le boudoir, un spectacle aussi saisissant, aussi inattendu que terrible !

 

Deux hommes qu’une faible distance séparait à peine se trouvaient en face l’un de l’autre : l’un, pâle, les yeux hagards, les cheveux en désordre brandissant un couteau dans ses mains convulsives ; l’autre, le visage enflammé par un reste d’ivresse, chancelant encore, mais dont le regard lançait des éclairs.

 

À l’extrémité de la pièce, sur le seuil du cabinet de toilette, Baccarat, dont le flambeau répandait la clarté autour d’elle, qui apparaissait, à cette heure terrible, comme l’ange de la réconciliation qui interpose tout à coup ses ailes blanches entre deux hommes altérés du sang l’un de l’autre.

 

Puis enfin, Turquoise, immobile, courbée en deux, le visage bouleversé par la terreur, et croyant sa dernière heure venue…

 

Le premier instinct de deux hommes que la haine anime l’un contre l’autre les poussera toujours à se regarder.

 

Cette clarté subite qui inonda le boudoir arrêta l’élan de Léon, qui voulut voir enfin le visage de cet homme qu’il croyait avoir entendu, la nuit précédente, marchander sa vie à Turquoise.

 

De son côté, Fernand regarda ce rival, inconnu deux minutes auparavant, et dont on venait de lui révéler l’existence d’une si foudroyante manière.

 

Tous deux poussèrent un cri, un cri intraduisible, surhumain ; celui, par exemple, que jetteraient le père et le fils se reconnaissant face à face les armes à la main.

 

– Fernand ! murmura l’ouvrier.

 

Et le couteau échappa à sa main et tomba sur le parquet.

 

– Léon Rolland ! exclama Fernand, qui recula, frappé de stupeur.

 

Et ces deux hommes, unis par dix années d’amitié, se regardèrent d’un œil hébété.

 

Alors Baccarat s’avança, et tous deux la reconnurent.

 

Elle plaça silencieusement le flambeau sur la table où tout à l’heure Fernand Rocher avait signé sa ruine ; puis sa main nerveuse saisit Turquoise par le bras et la jeta rudement à genoux entre ces deux hommes qui avaient failli s’égorger pour elle.

 

L’attitude, le geste, le regard de Baccarat, jusque-là muette, avaient une telle autorité en ce moment, que ni Fernand, ni Léon, qui tous deux, la veille, seraient morts pour un sourire de leur idole, ne trouvèrent une parole ou un geste pour la défendre et protester contre cette brutale intervention de Baccarat. Muets et comme frappés de la foudre, ils regardaient alternativement et d’un air hébété cette femme à genoux, prosternée, anéantie, dont le silence, la prostration, la pâleur, accusaient l’infamie, – et cet autre qui la tenait écrasée sous son regard, comme un archange écraserait un démon sous ses pieds.

 

Alors Baccarat les regarda à son tour l’un après l’autre.

 

– Pauvres fous ! dit-elle en haussant les épaules. Et, ramassant le couteau jeté par Léon, elle posa l’une de ses mains sur l’épaule de Turquoise, prit le couteau de l’autre main, et le lui appuya sur la poitrine : – Maintenant, dit-elle, il faut choisir… mourir ou tout dire !

 

Léon et Fernand, toujours muets, regardaient d’un œil immobile.

 

– Allons, vipère ! reprit Baccarat, avoue donc à Léon Rolland que tu ne voulais emmener son fils que pour le mettre aux Enfants-Trouvés, que tout ce qui est arrivé la nuit dernière était une comédie et que tu avais prévu, préparé son retour et armé son bras pour lui faire assassiner Fernand ? Avoue, ou je te tue !…

 

Et elle enfonça le couteau de deux lignes ; et Turquoise, éperdue, terrifiée, murmura : – J’avoue… c’est vrai… c’est très vrai…

 

Léon poussa un cri sourd.

 

– À présent, poursuivit Baccarat, dont l’arme menaçait toujours l’infâme créature, à présent, avoue donc à Fernand que tu viens de lui faire signer, non point pour cinquante mille francs de lettres de change, mais pour deux millions ; que tu l’as attiré ici pour le faire assassiner, et que tu avais vendu sa vie au prix de trois cent mille francs.

 

Fernand, complètement dégrisé, fit un geste d’horreur.

 

– Avoue… avoue ! ordonna Baccarat d’une voix vibrante.

 

– C’est vrai… balbutia Turquoise qui croyait sa dernière heure arrivée…

 

– Et maintenant, acheva Baccarat, dont la voix avait une autorité redoutable, dis-leur donc à tous deux, à ces deux hommes dont tu as brisé le cœur et dont tu aurais brisé la vie si je t’en eusse laissé le temps ; dis-leur donc, si tu ne veux pas mourir, si tu veux qu’ils puissent te pardonner, le nom du monstre dont tu étais l’instrument ; dis-leur quelle ténébreuse vengeance tu servais, quel implacable génie te poussait… Dis, dis !

 

Mais Turquoise ne répondit que par un éclat de rire sinistre, – l’éclat de rire qui atteste que la raison vient de se briser, qu’une lésion vient de s’opérer au cerveau, – et Baccarat la repoussa du pied :

 

– Folle ! dit-elle, elle est devenue folle de terreur… et elle ne répondra pas…

 

Baccarat courut vers la porte qui mettait en communication le boudoir et le salon, et se tourna vers les deux jeunes gens.

 

Fernand et Léon continuaient à se regarder et paraissaient comprendre à peine ce qui venait de se passer. On eût dit deux statues se contemplant avec des yeux sans rayons…

 

– Mais, venez donc, leur cria Baccarat, venez donc, tous deux, je vais vous montrer cet homme qui vous poursuit dans l’ombre depuis si longtemps, cet homme qui menace votre honneur, votre vie, jette sur vos pas une créature infernale, et cherche à vous voler votre fortune… Venez, venez… il est là… je vais le démasquer devant vous… Vous allez le tuer comme on tue un chien enragé, une bête fauve… l’écraser comme on écrase un reptile… Venez… venez ! répéta-t-elle d’une voix éclatante.

 

Elle ouvrit la porte du salon avec fracas… Mais au moment même, un coup de pistolet retentit, une balle siffla, un cri sourd suivit la détonation, et Baccarat recula muette…

 

La justice était-elle donc faite, et le comte Artoff avait-il donc tué Andréa le maudit, sir Williams, le génie pervers vomi par l’enfer, et en qui Satan lui-même semblait s’être incarné ?

 

LXIX

Non, le châtiment n’avait point encore atteint le grand coupable, et il semblait que la Providence voulût attendre qu’il eût mis le comble à ses forfaits pour le frapper de son fouet inexorable.

 

Voici ce qui était arrivé. Ni sir Williams, ni le comte Artoff n’avaient perdu un mot, un bruit de la scène dramatique et terrible qui venait d’avoir lieu dans la pièce voisine.

 

Sir Williams regardait alternativement la porte du salon défendue par le comte Artoff, et celle du boudoir qui pouvait s’ouvrir d’un moment à l’autre pour livrer passage à Baccarat, suivie de Léon et de Fernand, auxquels elle le montrerait du doigt, lui le vicomte Andréa, comme le machinateur infernal de tant de trahisons et d’infamies.

 

Un moment il eut peur, cet homme qui ne tremblait jamais, et il comprit que sa situation était désespérée, que ses deux victimes le tueraient impitoyablement s’ils se trouvaient vis-à-vis de lui.

 

Que faire ?

 

Le jeune Russe gardait, le pistolet au poing, la seule issue qui lui fût ouverte. Entre deux périls, la mort éventuelle venant d’une balle, – car le comte pouvait le manquer, – et la mort imminente, certaine, sous le couteau que Rocambole avait mis dans les mains de Léon Rolland, – sir Williams n’hésita pas.

 

Le comte était placé devant la porte. Son adversaire, au contraire, se trouvait dans l’embrasure de l’une des croisées.

 

Par hasard les rideaux étaient écartés, et les persiennes n’avaient point été fermées. Il n’y avait donc que l’espagnolette à ouvrir pour qu’il fût possible de se pencher au-dehors.

 

Andréa eut une inspiration. Il connaissait parfaitement les dispositions intérieures et extérieures de l’hôtel, savait que le salon donnait sur le jardin, que le premier étage n’était pas très élevé au-dessus du sol, et il avait remarqué dans la journée une plate-bande fraîchement remuée, qu’il supposa être placée verticalement au-dessous des croisées.

 

Au moment où la porte du boudoir s’ouvrait, livrant passage à Baccarat, le jeune comte, ébloui par la lumière, quitta des yeux une minute l’homme qu’il tenait en joue. Pendant ce court intervalle, prompt comme l’éclair, sir Williams ouvrit brusquement la fenêtre et sauta à califourchon sur l’entablement.

 

Au bruit, le comte tourna la tête, jeta un cri, l’ajusta et fit feu ; mais déjà le misérable disparaissait, sans que Baccarat eût eu le temps de le voir.

 

Avait-il été frappé par la balle ? Le jeune Russe l’espéra un moment, en entendant la chute d’un corps dans le jardin ; mais son espoir ne tarda point à s’évanouir, lorsque à ce bruit succéda celui d’une course précipitée… Le coupable n’avait point été atteint, et il s’éloignait.

 

Une seconde après, la porte du boudoir s’ouvrit. Baccarat se montra sur le seuil, pâle, le regard enflammé. Derrière elle, le comte aperçut les visages bouleversés et inconnus pour lui de Fernand Rocher et de Léon Rolland.

 

– Où est-il ? Est-il mort ? demanda Baccarat avec une vivacité pleine d’angoisse.

 

Le comte, stupéfait encore de l’audacieuse évasion de sir Williams, lui montra du doigt la croisée ouverte.

 

– Ah ! s’écria la courageuse femme, cet homme est un démon.

 

Et elle demeura comme foudroyée par ce dénouement imprévu, en se demandant si elle ne luttait point avec l’enfer en personne, car Satan seul était capable de lui échapper ainsi.

 

Pendant quelques minutes, abîmée en un muet désespoir, l’œil rivé au parquet, les bras pendants, dans l’attitude d’un condamné à mort, Baccarat parut avoir oublié la terre entière.

 

Et ces trois hommes, muets aussi, la regardèrent avec un douloureux étonnement, et n’osèrent lui adresser la parole.

 

Mais tout à coup Baccarat releva la tête ; son œil retrouva son éclair ; son visage, son calme habituel ; elle poussa à peine un soupir et murmura :

 

– Allons, ce n’est que partie remise. Le misérable ne m’échappera pas toujours.

 

Et elle se tourna vers Fernand, tira de son sein une lettre et la lui tendit.

 

– Connaissez-vous cette écriture ? dit-elle.

 

Fernand y jeta les yeux, et sa pâleur, si grande déjà, acquit des teintes livides. La lettre qui lui était tendue était celle que, la veille, Turquoise avait écrite à Léon Rolland, en l’accablant de ses protestations d’amour et le suppliant de la suivre et d’emmener son enfant avec lui.

 

– Ainsi donc, murmura-t-il avec rage, j’étais joué ?

 

– Ah ! dit Baccarat avec un sourire qui lui pénétra au fond du cœur comme la lame d’un couteau, vous n’êtes pas le seul !

 

Et se tournant vers Léon Rolland :

 

– Mon pauvre ami, dit-elle, il y a longtemps que je travaillais dans l’ombre à vous arracher tous deux des griffes de cette créature, car je savais quel double rôle elle jouait avec vous et Fernand, et que je cherchais à vous dessiller les yeux à tous deux ; aujourd’hui, j’ai passé trois heures cachée dans cette maison par une femme de chambre gagnée à prix d’or ; j’ai pu surprendre les secrets de la Turquoise, le dernier mot de cette énigme que je ne pouvais déchiffrer, et j’ai su que, la nuit dernière, vous avez été emmené en chaise de poste jusque dans une auberge où vous avez pris un breuvage mystérieux qui plonge en une léthargie profonde.

 

– Ah ! s’écria Léon qui se frappa soudain le front, je comprends tout maintenant ; mais… cet homme…

 

– Lequel ?

 

– Celui qui venait réclamer Turquoise comme lui appartenant, répondit-il avec animation ; celui qui m’a mis un pistolet sur le front et a voulu me tuer, était-ce donc…

 

Et il regarda Fernand stupéfait.

 

– Non, non, ce n’est pas, ce ne peut être vous ; vous m’eussiez reconnu.

 

– C’était un troisième acteur, répondit Baccarat. Vous voyez bien que vous étiez dupes tous deux, et que tout cela était une comédie dont le dénouement, sans moi, eût été sanglant.

 

Ils frissonnèrent tous deux.

 

– Vous, poursuivit Baccarat, s’adressant à Léon Rolland, il n’a fallu rien moins que mon apparition subite et la vue de l’homme qui a été votre ami, pour dissiper les fumées de cette ivresse sanguinaire allumée dans vos veines.

 

– Oh ! murmura l’ouvrier en baissant la tête, je croyais être un honnête homme, pourtant ! Que m’a donc fait boire ce postillon, que j’aie pu songer une minute, une seule, à devenir un meurtrier ?

 

– Je ne sais pas, répondit Baccarat : mais si je n’étais point intervenue à temps, Fernand était mort.

 

Ce dernier sentait sa raison chancelante s’en aller tout à fait.

 

– Mon Dieu ! dit-il, qu’avais-je donc fait à cette abominable femme pour qu’elle ait pu souhaiter ma mort ?

 

– Je vais vous le dire.

 

Et Baccarat étendit la main vers le foyer où l’on voyait encore quelques fragments de papier aux trois quarts consumés.

 

– Ce que vous avez fait, dit-elle, vous avez signé pour deux millions de lettres de change, croyant en accepter pour cinquante mille francs. Je vous expliquerai comment tout à l’heure. Or, vous vivant, on n’eût osé vous les représenter ; mais mort, on les aurait portées à votre noble et sainte femme, qui les eût payées par respect pour votre mémoire. Comprenez-vous maintenant ?

 

– Ah ! murmura le pauvre homme, cette créature est donc un monstre vomi par l’enfer ?

 

– Non, mais conseillée par Satan lui-même. Tenez, voyez-vous cette croisée ouverte ? Eh bien, un homme qui vous hait tous deux, un homme qui a juré votre perte et que j’étais parvenue à terrasser, dont je croyais tenir la vie, vient de nous échapper, et Turquoise n’était que son instrument passif. C’est lui qui a tout fait, tout conduit.

 

– Mais quel est-il ? s’écria Léon.

 

– Ah ! répondit Baccarat avec un amer sourire, si je vous le disais, vous ne le croiriez pas. Plus tard ! plus tard !

 

L’intelligente femme avait compris que nommer sir Williams devenait inutile, sinon dangereux. Elle sentait bien qu’il ne lui serait possible de démasquer ce monstre que si elle ne livrait son secret à personne.

 

Et elle leur dit à tous deux :

 

– Vous êtes époux, vous êtes pères, pauvres fous que vous êtes ! À cette heure où le voile qui couvrait vos yeux se déchire, il y a sous le toit de chacun de vous une femme qui vous aime, une femme qui pleure et vous tendra les bras avec un sourire de pardon. Il y a un enfant qui bégaye votre nom et tend vers vous ses petites mains. Allez donc, pauvres fous, allez donc retrouver le vrai bonheur… Et, acheva-t-elle avec émotion, laissez à ceux qui n’ont ni enfant, ni amour en ce monde, le soin de veiller sur vous et de vous défendre.

 

LXX

Rétrogradons de quelques heures et revenons à M. de Château-Mailly.

 

Nous nous souvenons que, dans la journée de la veille, après avoir donné de minutieuses instructions à Rocambole sur le rôle long et important qu’il avait à jouer sous la perruque blonde d’un postillon, dans ce prétendu relais de poste où Turquoise devait descendre avec Léon Rolland, le sinistre inventeur de tous ces drames, sir Arthur Collins, ou plutôt Andréa, s’était rendu chez le comte. On sait à la suite de quel entretien une rupture avait eu lieu entre le jeune homme et lui. On se souvient encore qu’après le départ de sir Arthur, le comte avait pris une plume et écrit à madame Rocher, pour la prier de le vouloir bien recevoir le lendemain dans l’après-midi.

 

C’était donc quelques heures avant les scènes émouvantes que nous venons de décrire, et qui devaient avoir pour théâtre l’hôtel de la rue Ville-l’Évêque, que M. de Château-Mailly arrêta son dog-cart à la porte d’Hermine.

 

Nous l’avons déjà dit, depuis le jour où Fernand Rocher, entrant dans la voie de la dissimulation, avait menti à sa femme, Hermine avait senti quelque chose se briser au fond de son cœur.

 

À partir de ce moment, ses larmes avaient cessé de couler : elle n’avait plus accablé son mari de preuves d’amour ; elle s’était enfermée avec dignité dans sa douleur, muette, silencieuse, recueillie. Depuis cet instant aussi, M. de Château-Mailly, en la sincérité de qui elle croyait, était devenu pour elle un ami sûr, dévoué, l’unique confident de ses douleurs. Avec lui seul elle osait épancher la tristesse de son âme navrée et espérer des jours meilleurs.

 

Lorsque, la veille, elle reçut son billet, elle espéra, la pauvre femme, qu’il avait quelque bonne nouvelle à lui donner, qu’il viendrait peut-être lui dire que son mari commençait de se lasser de ce bonheur éphémère et d’emprunt qu’il était allé chercher loin du foyer domestique.

 

Hermine se trompait.

 

M. de Château-Mailly arriva à l’heure indiquée. Il était pâle, triste, et ses traits altérés témoignaient d’une douleur profonde. On eût dit qu’il avait vieilli de dix années en vingt-quatre heures.

 

Il baisa silencieusement la main que lui tendit Hermine et demeura debout devant elle.

 

– Mon Dieu ! lui dit-elle, qu’avez-vous, comte ? vous êtes pâle comme la mort ! Venez-vous m’apprendre quelque nouveau malheur ?

 

Il secoua lentement la tête :

 

– Rassurez-vous, madame, dit-il. Je viens vous demander un moment d’entretien et vous dénoncer un grand coupable.

 

– Un coupable ? fit-elle étonnée.

 

– Moi, dit-il simplement.

 

– Mon Dieu ! avez-vous donc perdu la tête ? murmura-t-elle avec un sourire, et de quoi êtes-vous coupable ?

 

– D’un crime sans nom.

 

– Êtes-vous fou ?

 

– Ah ! dit le comte, pour que vous me compreniez, il faut que vous m’écoutiez attentivement.

 

– Je vous écoute… mais, en vérité…

 

– Vous verrez, hélas ! si je dis vrai. Mais, s’interrompit le comte, il faut d’abord que vous me permettiez une question, une seule.

 

– Faites…

 

– Avez-vous rencontré, un jour, un Anglais du nom de sir Arthur Collins, un gros gentleman à mine grotesque, à face rouge, à cheveux d’un blond ardent, un homme invariablement vêtu d’un habit bleu et d’un gilet de nankin ?

 

– En effet, répondit Hermine, un peu surprise de la question, il me semble que j’ai entendu ce nom, entrevu ce personnage. Tenez, c’était au bal de la marquise Van-Hop, où je vous ai rencontré.

 

– Et, demanda le comte, vous ne l’avez vu que là ?

 

– Mon Dieu, oui.

 

– Vous ne l’aviez jamais rencontré ?

 

– Jamais.

 

– Alors, murmura le comte, il a donc menti, et ceci est bien étrange, en vérité.

 

Ces paroles étonnèrent madame Rocher au dernier point.

 

– Mais que voulez-vous dire, demanda-t-elle, et quel mensonge peut avoir fait cet inconnu ?

 

– Cet homme a prétendu qu’il vous avait aimée, adorée, poursuivie de ses importuns hommages.

 

Elle se prit à sourire.

 

– C’est un fat, dit-elle, je ne l’ai jamais aperçu qu’une fois.

 

Mais le comte demeurait sombre et pensif.

 

– Madame, reprit-il enfin, votre mari n’aurait-il pas d’ennemi ?

 

Hermine soupira.

 

– Fernand est bon, dit-elle, comment en aurait-il ?

 

– Cependant, continua M. de Château-Mailly, il faut bien que vous ou lui ayez un ennemi acharné, mortel, implacable.

 

– Ciel ! exclama Hermine, frappée par l’expression de tristesse et de conviction répandue sur le visage du comte.

 

– Cet ennemi, continua-t-il, celui que je viens de vous nommer, c’est sir Arthur Collins.

 

– Mais c’est impossible ! s’écria madame Rocher au comble de la stupeur.

 

– Rien n’est plus vrai.

 

– Comment ! cet homme que je connais à peine…

 

– Peut-être votre mari le connaissait-il, lui ?

 

– Oh ! dit-elle, c’est faux, car je me souviens fort bien à présent que Fernand me le désigna du doigt chez madame Van-Hop, et me dit avec indifférence : « Voilà un singulier personnage. »

 

– Mystère ! pensa le comte. Puis il reprit : – Eh bien ! écoutez. Au bal de madame Van-Hop, tandis que vous dansiez, sir Arthur Collins, qui ne connaissait personne, ou du moins que personne ne connaissait, sir Arthur, dis-je, avisa un des invités ; il l’appela par son nom, au grand étonnement de celui-ci. Cet invité de la marquise était un jeune homme dévoré de regrets et d’ambition. Un oncle archi-millionnaire était sur le point de le déshériter en contractant un mariage ridicule et honteux. Son patrimoine à lui était en lambeaux.

 

« – Monsieur, lui dit sir Arthur Collins, je puis vous rendre un grand service, empêcher le mariage de votre oncle et la perte de son héritage. Je n’y mets qu’une condition.

 

« – Laquelle ? demanda-t-il.

 

« – Vous êtes jeune, vous portez un nom, vous plairez peut-être à la femme désespérée et abandonnée de son époux qui se trouvera sur votre chemin.

 

« Et comme son interlocuteur surpris regardait sir Arthur :

 

« – Cette femme, poursuivit-il, m’a abreuvé de dégoûts et d’amertume, elle m’a foulé aux pieds ; jamais mon amour n’a touché son âme, et je serai vengé si elle venait à vous aimer et à connaître les tortures de l’amour… »

 

Le comte s’arrêta un moment comme accablé par ses émotions. Puis, s’agenouillant devant madame Rocher, il continua : – Cet homme, madame, à qui sir Arthur proposait un tel marché, cet homme dont l’honneur était pur encore, ne comprit pas l’infamie d’une semblable conduite. Fils du dix-neuvième siècle, appartenant à cette génération de viveurs qui se fait un jeu de la vertu des femmes et compte orgueilleusement ses conquêtes, il ne vit dans tout cela qu’une jeune et belle affligée à consoler, et il accepta la proposition de sir Arthur. Or, acheva le comte, courbant le front comme un criminel, cet homme devenu fou, ce gentilhomme qui déshonorait son écusson, ce misérable qui allait jouer le rôle de Satan auprès d’un ange, – c’était moi…

 

Et il se courba plus encore, et le fier gentilhomme demanda grâce avec une noble et touchante humilité.

 

LXXI

Hermine avait écouté cette révélation avec une stupeur croissante, se demandant si elle ne faisait point un rêve et s’il était réellement possible que cet homme qu’elle regardait quelques minutes auparavant comme un ami dévoué pût avoir l’ombre d’un tort envers elle.

 

Elle ne trouva pas un mot à répondre tout d’abord, se contentant de regarder M. de Château-Mailly avec un douloureux étonnement.

 

Le comte eut le courage de poursuivre.

 

– La femme vers qui j’osais lever un regard impie, madame, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? c’était vous…

 

Hermine garda le silence.

 

– L’Anglais m’avait dit, continua-t-il, que la femme dont je devais me faire aimer serait précisément celle dont le mari aurait, durant la soirée, une querelle à la table de jeu.

 

Madame Rocher tressaillit.

 

– Vous le voyez, madame, sir Arthur savait, par avance, que M. Rocher aurait une querelle, un duel, qu’il serait probablement blessé… Et, acheva le comte d’une voix sourde, je savais tout cela aussi, moi… et lorsque je me suis présenté ici pour la première fois… Ah ! s’interrompit le comte, je suis un misérable et je mérite tous vos mépris ; mais au dernier moment le repentir est entré dans mon cœur, et, cette fois, je veux vous sauver !

 

Il y avait tant de franchise, de désespoir, de remords dans l’accent et l’attitude du comte, que la jeune femme en fut touchée.

 

– Monsieur, lui dit-elle, votre repentir égale votre faute. Ne redoutez ni mon mépris ni ma haine et relevez-vous… Je vous pardonne.

 

M. de Château-Mailly poussa un cri de joie :

 

– Oh ! maintenant, dit-il, cet homme peut me ruiner et me déshonorer !

 

– Vous déshonorer ? fit-elle avec stupeur, et pourquoi ? comment ?

 

– Madame, répondit gravement le comte qui s’était levé, cet homme avait exigé de moi un serment, le plus solennel de tous, ma parole d’honneur ; et j’avais fait ce serment… Je devais être l’instrument passif de ce misérable, lui obéir aveuglément, être son esclave en un mot. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai dit depuis quinze jours, m’était dicté par lui. Mais, en même temps que je vous trompais, je me sentais attiré vers vous par un respectueux attachement, et un jour est venu, ce jour c’était hier, où je n’ai pas hésité, où, ayant à choisir entre un parjure et un crime, j’ai préféré le parjure… Hier, continua-t-il, j’ai chassé cet infâme de chez moi, l’autorisant à m’insulter demain s’il croyait en avoir le droit, et lui signifiant que je ne voulais plus être son complice.

 

Alors M. de Château-Mailly, qui avait noblement avoué sa faute, eut le courage d’entrer dans mille détails, cherchant avec la jeune femme à deviner quel mobile mystérieux pouvait pousser cet inconnu à la poursuivre de sa haine.

 

Quand il eut fini, Hermine lui tendit la main :

 

– Monsieur le comte, dit-elle, vous avez été plus léger que coupable envers moi, et vous aviez raison de dire tout à l’heure que les hommes de notre siècle manquent de principes à l’endroit des femmes. Le repentir qui se voit en vous, l’intérêt que vous me témoignez, me disent assez que vous n’avez pas démérité, et je vous pardonne de grand cœur d’avoir pu croire que l’oubli de mon mari pour ses serments pouvaient m’engager à fouler aux pieds les miens. Voulez-vous être mon ami ?

 

Le comte s’agenouilla devant elle.

 

– Vous êtes un ange de bonté et de vertu, murmura-t-il.

 

– Non, dit-elle avec un ineffable sourire, je ne suis pas un ange, je suis simplement une honnête femme.

 

Et elle le releva et le fit asseoir auprès d’elle.

 

M. de Château-Mailly essuya une larme qui roulait lentement le long de ses joues.

 

– Vous m’avez appelé votre ami, dit-il, voulez-vous que je le sois réellement ? Voulez-vous qu’après avoir été l’odieux complice de votre malheur, je dévoue mon temps, ma vie, ma dernière goutte de sang à le réparer ?

 

Elle secoua tristement la tête.

 

– Fernand, dit-elle, est un pauvre malade dont le mal n’est peut-être point sans remède, mais qui, s’il doit venir, ne viendra que du temps… Espérons…

 

– Oh ! vous avez raison, murmura le comte, espérez… il est impossible qu’une heure ne vienne pas pour lui où il s’apercevra que le vrai bonheur était ici… à vos genoux…

 

Et le comte, se levant, baisa la main d’Hermine et se retira, le cœur soulagé.

 

– Je crois, pensa-t-il en s’en allant, que je suis toujours gentilhomme.

 

Lorsque M. de Château-Mailly fut parti, Hermine se prit à fondre en larmes.

 

Elle avait eu, en présence de cet homme qui venait de lui avouer ses crimes, une force d’âme que les femmes ne trouvent que rarement ; mais une fois seule, les terreurs, les angoisses, la morne douleur qui l’étreignaient, revinrent en foule. En effet, jusque-là, au milieu de ses souffrances, de ses tortures de chaque jour, la jeune femme avait été soutenue par cet espoir fugitif qu’un ami veillait sur elle, qu’il travaillait avec ardeur à lui ramener son époux ; et voici que cet ami, en qui elle avait cru, sur qui elle avait compté, venait de se désillusionner en quelques mots ; il y avait plus, son mari ne lui avait point été enlevé par une femme seulement, mais encore par l’invisible main d’un ennemi acharné. Quel était ce mauvais génie ? Cette question, Hermine se la posa durant toute la soirée et ne put la résoudre. Elle ne connaissait pas d’ennemi à Fernand, et comment aurait-elle pu supposer que cet Anglais grotesque, à peine entrevu, avait quelque rapport avec l’infâme Andréa ?

 

Hermine heurtait toutes ses pensées à cette pierre d’achoppement, à ce mystère impénétrable dont semblait s’envelopper la haine de sir Arthur.

 

Elle passa la soirée seule, attendant son mari, qui n’était point rentré à six heures. On sait qu’il avait dîné avec Turquoise.

 

Vers dix heures, un coup de cloche fit tressaillir la jeune femme, qui était alors assise près du berceau de son fils ; puis elle entendit un pas bien connu retentir dans l’antichambre ; puis la porte s’ouvrit, et Fernand se montra sur le seuil.

 

Il vint droit à sa femme et fléchit un genou devant elle.

 

– Madame, lui dit-il d’une voix pleine de sanglots, si je vous jurais de consacrer toutes les heures de ma vie à me repentir du mal que je vous ai fait, me pardonneriez-vous, m’aimeriez-vous encore ?

 

Elle poussa un cri, lui jeta ses bras autour du cou et murmura d’une voix affolée : – Il le demande… il le demande !

 

Le bonheur venait de rentrer sous le toit domestique de Fernand et d’Hermine, et le père et la mère se penchèrent frémissants de joie sur le berceau où dormait leur enfant.

 

LXXII

Nous avons perdu de vue sir Williams au moment où il disparaissait par la croisée du salon qui donnait sur les jardins de l’hôtel et accomplissait ce saut périlleux au risque de se casser le cou.

 

Une sorte de protection mystérieuse, venue de l’enfer sans doute, semblait s’étendre sur cet homme, car il retomba sur ses pieds sain et sauf, et le hasard voulut que la terre, fraîchement remuée en cet endroit, amortît la violence de sa chute. Il se releva à peine étourdi, se palpa, fit jouer ses membres pour s’assurer qu’il n’était pas blessé et n’avait rien de brisé ; puis, satisfait de l’examen, il se mit à courir rapidement dans le jardin et ne ralentit sa marche que lorsqu’il eut mis une assez grande distance entre lui, la façade de l’hôtel et le lieu où il était tombé.

 

Là, il chercha à s’orienter.

 

La nuit était sombre et nuageuse, et tout autre que sir Williams eût été bien embarrassé sans doute. Mais en se retrouvant sain et sauf hors de portée du pistolet du jeune Russe et du couteau de Léon Rolland, il se retrouva en même temps maître de son sang-froid et de toute sa présence d’esprit.

 

Sir Williams connaissait parfaitement la distribution du jardin, dessinée en manière de parc anglais. Il savait qu’une longue allée circulaire conduisait à une porte qui donnait sur une ruelle presque toujours déserte à cette heure. Cette issue était sans doute fermée à clef, mais pour lui c’était un détail de mince importance. Enfoncer une porte, crocheter une serrure, fausser un verrou, étaient pure bagatelle pour un homme que les pickpockets de Londres avaient nommé jadis leur capitaine et qui avait fait merveille à New York. Il gagna donc l’allée circulaire et la suivit fort tranquillement, occupé d’abord à réfléchir, puis se retournant de temps en temps pour écouter les bruits venant de l’hôtel et tâcher de deviner, aux mouvements des lumières derrière les fenêtres, ce qui pouvait s’y passer.

 

Les lumières allaient et venaient, et il comprit qu’une grande agitation régnait dans l’hôtel.

 

En même temps il faisait les réflexions suivantes :

 

– Baccarat a tenu tout ce qu’elle promettait, et j’ai été roulé comme un niais. Il est évident, maintenant, que si je ne m’en débarrasse au plus vite, je suis un homme perdu. Pourvu que Rocambole ne se soit pas laissé prendre… S’il est pris, il se fera hacher avant de dire un mot et de révéler notre secret ; mais, privé de lui, je suis forcé de me démasquer pour agir moi-même. Et alors…

 

Quelques gouttes de sueur perlèrent, à cette pensée, au front de sir Williams. Cette âme de bronze, que des revers multipliés n’avaient pu priver de son énergie, se prit à trembler tout à coup pour cette vengeance si longtemps, si patiemment méditée. Dans le vaste plan de bataille qu’il avait dressé contre ses ennemis, un point de mire dominait. Tout le reste n’avait, à ses yeux, qu’une importance relative.

 

Il y avait un homme que sir Williams enveloppait d’une haine implacable et mortelle, un homme qu’il voulait frapper dans son honneur, dans sa fortune, dans ses affections, dans sa vie ; Armand ! Les autres, Léon Rolland, Fernand Rocher, Hermine et Cerise, ces quatre êtres qu’il avait poursuivis, et qui, au dernier moment, lui échappaient, n’étaient, après tout, que des comparses dans ce grand drame dont il combinait patiemment tous les détails et préparait les étranges péripéties… Mais Armand !… Armand, l’homme qui lui avait tout ravi, tout enlevé, l’homme qu’il haïssait comme Satan doit haïr le paradis, il ne fallait pas que celui-là lui échappât…

 

Et la pensée que peut-être Rocambole était, comme lui, tombé dans un piège, donna le vertige à sir Williams.

 

– Fernand est sauvé, murmura-t-il ; mais si Armand m’échappait aussi !… Oh ! je crois que je tuerais cette Baccarat de mes propres mains !

 

Quand il avait donné ses instructions à Rocambole, la veille, sir Williams l’avait engagé à se retirer de l’hôtel de la Ville-l’Évêque aussitôt qu’il y aurait introduit Léon amené à un état de folie furieuse et à l’attendre chez lui.

 

Le baronet pensa que son complice avait fort bien pu, tandis que Baccarat était aux prises avec lui, sir Williams, s’en aller fort tranquillement sans rencontrer d’obstacle.

 

Cet espoir pénétra au fond de son cœur juste au moment où il atteignait la petite porte du jardin, qui était fermée à double tour et d’une solidité peu commune. Le fugitif put s’en convaincre, au milieu des ténèbres qui l’environnaient, par le toucher, sens merveilleusement développé chez lui.

 

Il n’avait pas eu le temps, dans sa fuite précipitée, de ramasser son poignard que Baccarat l’avait forcé de jeter au milieu du salon, poignard qui, certes, lui eût été d’un grand secours pour dévisser la serrure ou forcer la gâche. Mais il avait sur lui un petit trousseau de clefs, et il les essaya l’une après l’autre. Par un bonheur auquel il était loin de s’attendre, la dernière entra, tourna dans la serrure, fit jouer le pêne dans sa gâche, et la porte roula sur ses gonds.

 

Un autre qu’Andréa se fût élancé dans la rue, abandonnant son trousseau de clefs et laissant la porte ouverte.

 

Mais le scélérat était un homme prudent et qui songeait toujours, même aux heures périlleuses, à se réserver des ressources pour l’avenir.

 

– Peut-être, pensait-il, aurai-je besoin un jour ou l’autre de rentrer dans l’hôtel aussi mystérieusement que je viens d’en sortir, et il est bon d’en avoir une clef.

 

Une fois au bout de la ruelle, il était hors de l’atteinte de Baccarat et de ceux qu’elle pouvait armer contre lui.

 

Il gagna la place Beauvau, monta le faubourg à pied et arriva chez Rocambole, qu’il avait hâte de revoir.

 

– M. le vicomte vient de rentrer, lui dit le valet de chambre en l’introduisant.

 

Sir Williams respira bruyamment. Tout n’était donc point désespéré.

 

En effet, Rocambole s’était glissé fort prudemment hors de l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque aussitôt Léon Rolland introduit, et il était sorti sans que personne ne songeât à lui barrer le passage. Confiant dans le génie de sir Williams, il n’avait pas douté une minute que les événements prévus par lui ne s’accomplissent exactement ; et en homme qui trouve inutile de se compromettre, il était revenu en hâte pour se débarrasser de son costume de postillon. Puis, enveloppé dans sa robe de chambre, il s’était fait servir à souper.

 

– Je suis peu inquiet sur le sort du maître, pensa-t-il. Il aura filé avec les lettres de change. Le meurtre accompli, Turquoise et l’assassin s’arrangeront comme ils pourront. Bonsoir ! je m’en vais…

 

Le faux postillon eut en dix minutes fait disparaître la couleur brique qui couvrait son visage, rejeté son déguisement, et son complice, en entrant, le vit assis au coin du feu, un cigare aux lèvres, les pieds nus dans ses pantoufles et enveloppé de sa robe de chambre.

 

La tranquillité de son élève était pour sir Williams une preuve qu’il ne soupçonnait rien de leur terrible échec.

 

Lui, au contraire, était fort pâle, en dépit du fard qui couvrait son visage ; son œil était morne, presque égaré, et Rocambole s’écria, en le voyant entrer :

 

– Mon Dieu ! mon oncle, qu’avez-vous ? qu’y a-t-il ? qu’est-il donc arrivé ?

 

– Il est arrivé, répondit sir Williams d’une voix sourde, que nous sommes battus et joués…

 

– Battus !… joués !…

 

– Par une femme ! ajouta le brigand avec une amère ironie. C’est à n’y rien comprendre…

 

– En effet, murmura Rocambole, dont le visage devint livide, tant il était ému par ce premier échec essuyé par sir Williams, le génie en qui il avait une foi profonde.

 

LXXIII

Un moment de silence régna entre ces deux hommes étroitement liés par le crime. Ils se regardèrent tous deux, comme un général et un lieutenant se considèrent le soir d’une défaite.

 

Rocambole était l’élève, le bras droit de sir Williams ; il avait eu jusque-là une foi aveugle en lui, en son génie fécond, une confiance sans bornes dans les ressources de cet esprit toujours prêt à triompher des situations les plus désespérées. Si un autre que sir Williams lui-même fût venu lui dire : « Le capitaine a été battu, » il eût haussé les épaules et n’aurait pas voulu le croire.

 

Mais c’était son chef lui-même qui disait : « Nous avons été battus, et battus par une femme ! »

 

Or, sir Williams n’était encore entré dans aucun détail ; mais sa morne attitude, sa tristesse, son regard mêlé de colère et de découragement, étaient si éloquents, que l’élève douta, pour la première fois, de ce maître infaillible, et se demanda si l’heure n’était point venue d’abandonner sa bannière.

 

Sir Williams devina-t-il les pensées qui traversaient le cerveau de son âme damnée, ou bien obéit-il à une de ces réactions morales qui viennent réconforter tout à coup les âmes fortement trempées, un moment frappées d’hésitation ? Toujours est-il qu’il releva la tête soudain, et que son regard retrouva ce fauve rayonnement qui décelait si éloquemment cette énergie dangereuse et vivace par lui consacrée depuis vingt ans à la cause du mal.

 

– Oui, dit-il, nous avons été battus ; mais rien n’est perdu encore, et, par l’enfer, j’aurai mon tour !

 

Alors il raconta en quelques mots, brièvement, froidement, d’un ton sec, les événements de la soirée, événements que nous connaissons, du reste. César, dictant ses Commentaires, ne fut ni plus laconique ni plus clair.

 

Rocambole écouta le maître jusqu’au bout, sans l’interrompre. Puis, de même que le calme était revenu sur le visage et dans la voix de sir Williams, le disciple retrouva sa tranquillité d’attitude et sa netteté d’esprit.

 

– En effet, mon oncle, dit-il, nous avons été battus, et Baccarat est une forte tête, dont il faut absolument nous défaire. Mais, comme vous le dites, ce n’est jamais que la première partie perdue.

 

– C’est mon avis.

 

– Donc, passons à la seconde.

 

– La seconde, murmura sir Williams, dont la voix, tranquille en apparence, couvait des tempêtes, la seconde, c’est Armand et Baccarat que je foulerai sous mes pieds.

 

Rocambole regarda sir Williams et haussa silencieusement les épaules.

 

– Plaît-il ! fit celui-ci avec hauteur.

 

– Mon oncle, dit le prétendu vicomte suédois, je commence à vous croire monomane.

 

– Hein ?

 

Et sir Williams accentua cette syllabe avec l’irritation d’un supérieur qu’un subalterne ose blâmer.

 

– J’ai dit monomane, répéta sèchement Rocambole, et je m’explique : vous avez la monomanie de la vengeance !

 

Sir Williams tressaillit, regarda Rocambole et se tut.

 

– C’est-à-dire, poursuivit le fils adoptif de la veuve Fipart, que vous oubliez un peu trop la vie réelle pour la vie intellectuelle, la prose pour la poésie. La vengeance est assurément le plaisir des dieux, mais les dieux étaient immortels, et ils avaient le temps de consacrer tous leurs loisirs à cette récréation. Nous, au contraire, nous sommes de pauvres diables de mortels qui avons besoin de vivre, et si tout en faisant nos affaires nous songeons à notre vengeance, ce n’est pas une raison, il me semble, pour négliger les premières au profit de la seconde.

 

– Où veux-tu en venir ? dit sir Williams avec douceur.

 

– À ceci : que le plus triste de notre défaite de ce soir, c’est la perte des deux petits millions en lettres de change, vous, au contraire, vous regrettez moins les millions que la mort de Fernand Rocher.

 

– C’est vrai, murmura sir Williams, dont l’œil étincela de courroux. Je le hais tant !

 

– Cela tient, observa Rocambole d’un ton goguenard, à ce que vous êtes un vrai grand seigneur, un aristocrate, un homme de génie et de goût plus épuré que moi. Votre serviteur, au contraire, vicomte de hasard, enfant de la boue parisienne, homme positif avant tout, prendrait fort paisiblement son parti du bonheur de Fernand Rocher, s’il avait deux millions en poche.

 

À son tour, sir Williams haussa les épaules.

 

Mais ce geste de désapprobation ne déconcerta point Rocambole. Il reprit tranquillement : – Je comprends très bien que vous haïssiez mortellement ce philanthrope d’Armand de Kergaz, ce brave homme qui, légalement, vous a dépouillé, et dont la vertueuse intervention vous a fait perdre les douze millions du bonhomme Kermor de Kermarouet. Pour celui-là, je vous accorde tout ce que vous voudrez. Sacrifiez-lui les intérêts des Valets-de-Cœur, notre prospérité, notre argent, tout ! J’en serai personnellement vexé, mais, enfin, vous êtes le chef… et à tout seigneur tout honneur ! Mais Fernand Rocher, mais Léon Rolland, Cerise, Hermine, Baccarat, tous ces comparses… Allons donc ! acheva Rocambole en jetant son bout de cigare dans le feu ; écrasons-les en passant, si nous en avons le temps, mais ne leur faisons point l’honneur de négliger pour eux nos affaires sérieuses. Voilà !

 

Et l’ancien gamin de Paris regarda effrontément sir Williams, qui, tout pensif, avait écouté ce discours avec une grande attention.

 

– Mais enfin, dit-il, selon toi, que devons-nous faire ?

 

– Parbleu ! songer aux cinq millions de la belle Daï-Natha.

 

– C’est juste, dit-il.

 

Ces mots réveillèrent tout à fait l’intelligence assoupie du baron Andréa.

 

– Le temps nous presse, mon oncle.

 

– Depuis combien de jours Daï-Natha a-t-elle bu le poison ?

 

– Ce sera demain le quatrième écoulé.

 

Sir Williams bondit sur son siège.

 

– Par Satan ! s’écria-t-il, tu as grandement raison, mon neveu ; et, en effet, j’ai tout oublié pour caresser ma vengeance. Il n’y a pas une minute à perdre maintenant, et si la marquise n’est pas morte dans trois jours, ce sera Daï-Natha qui s’en ira dans l’autre monde, et alors les cinq millions suivront pour nous le chemin des lettres de change.

 

– Par conséquent, mon oncle, ajouta Rocambole, laissons un moment Baccarat tranquille.

 

– Il le faut bien.

 

– À propos, vous a-t-elle reconnu ?

 

– Non.

 

– Pensez-vous qu’elle ne vous soupçonne pas ?

 

– Ah ! dit le baronet, ceci est une toute autre chose ; je n’en sais rien. Cette femme est un mystère pour moi.

 

– Un mystère, dit Rocambole, dont nous aurons la clef bientôt.

 

– Par qui ?

 

– Par Chérubin.

 

– Tu crois ?

 

– Évidemment : elle l’a reçu deux fois. Il a renoncé au pari ; le comte le croit évincé, et cependant Baccarat lui ouvre sa porte à onze heures du soir.

 

– Sang-Dieu ! exclama sir Williams, dont une vision traversa le cerveau, alors nous sommes devinés ?

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que Baccarat est peut-être déjà sur la trace de l’affaire Van-Hop. Crois-tu donc sérieusement qu’elle puisse aimer Chérubin ?

 

– Diable ! murmura Rocambole, ceci est une chose à examiner.

 

Sir Williams ne répondit pas. Le front caché dans ses mains, il se livrait à une méditation profonde. Et lorsqu’il releva enfin la tête et regarda Rocambole en face, une phrase tomba de ses lèvres, froide et acérée, comme le delenda est Carthago de Caton d’Utique.

 

– Mon avis est, dit-il, qu’il faut absolument nous défaire de Baccarat, ou nous sommes perdus.

 

– Amen ! dit Rocambole.

 

Et ces deux hommes demeurèrent en présence, occupés à méditer la perte de leur redoutable ennemie, sans, toutefois, perdre de vue l’affaire Van-Hop.

 

Sir Williams était bien réellement cet homme à l’esprit inventif pour lequel il n’était jamais d’impasse, et qui trouvait toujours en quelques minutes le moyen de résoudre la plus âpre difficulté. Après un moment de réflexion, il releva la tête ; un sourire vint à ses lèvres, ce sourire diabolique et cruel que nous lui avons vu tant de fois à l’heure où il trouvait ses combinaisons infernales.

 

– Mon bel ami, dit-il à son complice, tu vas voir que je deviens un homme raisonnable, un homme positif, comme tu dis.

 

– Bah ! fit Rocambole d’un ton moqueur.

 

– Ainsi, n’écoutant que mes instincts d’artiste, j’aimerais assez, poursuivit sir Williams, faire subir à Baccarat les supplices les plus inouïs.

 

– C’est fort bien cela, mon oncle.

 

– Mais, bah ! le temps nous presse et il faut aller vite en besogne.

 

– Alors, que faire ?

 

– La tuer tout simplement et sans crier gare.

 

– Par quel moyen ? D’un coup de poignard ?

 

– C’est dangereux ! D’abord il faut trouver un homme sûr ; car je suppose que ni toi ni moi ne voulons agir personnellement ?

 

– Certes, non.

 

– Ensuite, Baccarat assassinée chez elle, et la marquise tuée par son mari deux jours après, constitueraient deux grands meurtres avec effusion de sang qui finiraient par donner bel et bien l’éveil à la justice et nous forceraient peut-être à de nouvelles migrations.

 

– Faut-il l’étrangler ? demanda Rocambole.

 

– Pas davantage.

 

– L’empoisonner ?

 

– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête, accompagné d’un sourire effroyable.

 

– C’est difficile, mon oncle.

 

– Tu crois ?

 

– D’abord nous n’avons plus aucune intelligence dans l’hôtel de la rue Moncey. Tous les gens de cette Baccarat sont bien à elle.

 

– Ceci est un détail.

 

– Un détail qui me paraît sérieux.

 

– Tu oublies Chérubin ?

 

– Diable ! mon oncle, c’est grave, ce que vous dites-là.

 

– En quoi ?

 

– Vous songez à Chérubin pour empoisonner Baccarat ?

 

– J’y songe.

 

– Vous avez tort, mon oncle.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce qu’il veut gagner son pari. Or, si Baccarat mourait, il perdrait cinq cent mille francs et demeurerait à la discrétion du comte Artoff.

 

Sir Williams se prit à sourire.

 

– Tu es toujours jeune, dit-il.

 

– Je dis pourtant une chose sensée.

 

– Elle le serait si nous avions la simplicité de dire à Chérubin : « Votre Baccarat nous gêne singulièrement, et vous allez nous en débarrasser. » Mais il y a moyen de faire que Chérubin l’empoisonne sans le savoir.

 

– Par exemple ! dit Rocambole, je suis curieux de savoir comment ?

 

– Tu le sauras tout à l’heure. Mais, interrompit sir Williams, tu dois avoir quelque part une petite fiole bleue que nous avons rapportée d’Amérique.

 

– Le poison des sauvages ?

 

– Oui.

 

– Je la conserve précieusement. Elle est là, dit-il en indiquant du doigt un meuble de boule placé dans une encoignure de son fumoir.

 

– Tu sais, reprit sir Williams, que deux gouttes de ce poison, qui n’existe pas en Europe et que les Indiens seuls connaissent, mélangées avec une essence ou une eau quelconque, corrompent cette essence à ce point qu’il suffit d’en humer l’odeur pour être mortellement atteint ?

 

– Je sais cela, mon oncle.

 

– Mais ce que tu ne sais peut-être pas, poursuivit sir Williams, ce sont les bizarres effets de ce poison, qui tue par le seul fait de l’aspiration. D’abord, la mort n’est point instantanée ; on ne succombe même ordinairement qu’au bout de vingt-quatre à trente heures. Les premières atteintes du mal, qui ont lieu sur-le-champ, dans l’espace de quelques secondes, se manifestent par un accès de gaieté, de bonne humeur, qui dégénère bientôt en loquacité. L’homme qui a respiré le poison éprouve sur-le-champ une sorte d’ivresse qui lui délie la langue, lui fait oublier toute prudence, toute mesure, et révéler les secrets qu’il avait jusque-là enfouis avec soin au fond de son cœur. Cette fièvre dure environ deux heures. Puis un morne abattement succède petit à petit, une sorte de lassitude morale et physique, approchant de ce marasme plein de béatitude qui se manifeste chez les peuples qui font abus du hatchich[1]. À partir de ce moment, les forces physiques et les facultés intellectuelles vont s’affaiblissant par degrés et avec une foudroyante rapidité. On ne meurt pas, on s’éteint.

 

– Mais, dit Rocambole, voilà un merveilleux moyen de nous débarrasser de Baccarat.

 

– Parbleu ! dit sir Williams. Sans compter que nous saurons par Chérubin le secret de sa conduite.

 

– Mais je doute qu’Oscar de Verny consente.

 

– Mon cher ami, dit froidement sir Williams, si je le voulais bien, il faudrait qu’il consentît à tout. Mais je trouve inutile d’en faire notre complice, lorsqu’il est beaucoup plus simple de le faire agir à l’état d’instrument passif et ignorant.

 

– Comment faire ?

 

– Oh ! c’est très simple. D’abord tu iras demain matin chez un parfumeur, et tu y achèteras un flacon de vinaigre de toilette odorant.

 

– Bien. Après ?

 

– Après, tu rentreras chez toi et tu mettras des gants et un masque en verre. Ah ! dame ! fit sir Williams en souriant, avec ce jouet-là, il faut prendre des précautions.

 

– Et puis ? demanda Rocambole.

 

– Et puis tu déboucheras le flacon de vinaigre, puis la fiole ; tu verseras dans le premier deux gouttes de la liqueur contenue dans la seconde, et tu reboucheras le tout avec les mêmes précautions.

 

– Très bien ! je comprends.

 

– Après quoi tu remettras ce flacon à Chérubin et tu lui diras : « Je ne sais pas jusqu’à quel point Baccarat est au moment de vous aimer, mais je vous jure que si elle respirait, dix secondes, l’odeur qui s’exhale de ce flacon, elle éprouverait sur-le-champ une fièvre nerveuse telle qu’elle vous adorerait au bout de dix minutes, et tournerait aux sentiments tendres et affectueux. »

 

– Corbleu ! mon oncle, s’écria Rocambole, voilà une fameuse idée, et je vous en fais mon compliment.

 

– À présent, acheva sir Williams avec calme et peu sensible aux éloges de son élève, causons de ce que tu nommes les affaires sérieuses.

 

– Vous voulez parler de Daï-Natha ?

 

– Oui.

 

– Dois-je aller voir ?

 

– Sans doute, et je vais te donner mes instructions.

 

Et l’oncle et le neveu eurent alors un long entretien dont il ne nous appartient point de révéler les détails, mais pendant lequel la marquise Van-Hop fut condamnée en dernier ressort.

 

Nous verrons bientôt quel plan abominable avait conçu ce démon dont le génie audacieux ne reculait devant aucun forfait.

 

LXXIV

Le lendemain du jour où Rocambole et sir Williams avaient médité et résolu la perte de Baccarat, M. Oscar de Verny, vulgairement nommé Chérubin, s’apprêtait à sortir de chez lui, vers dix heures du matin, lorsque son valet de chambre lui apporta un petit billet ambré, serré dans une enveloppe lilas clair, et qu’un laquais en livrée lui avait remis.

 

Le jeune homme se rassit dans son fauteuil, flaira le parfum délicat qui s’exhalait de l’enveloppe et se dit avant de rompre le cachet : – Voici qui doit être ou de Baccarat ou de la marquise.

 

Le cachet, qui ne portait aucune empreinte, ayant été rompu, Chérubin déplia une lettre qu’il reconnut être sans signature, et il lut :

 

« Je suis assez contente de vous et saurai vous récompenser en temps et lieu. Vous m’avez gardé le secret ; vous avez, en plein club, démenti et blâmé votre conduite. Mon pigeon dort sur les deux oreilles, et je crois que… je pourrais bien être reconnaissante un jour ou l’autre. Ce soir, à onze heures, par le jardin. La grille sera ouverte. »

 

– Morbleu ! exclama Chérubin, cette lettre n’est pas signée, mais Baccarat y a inscrit son nom à chaque lettre. Je crois que j’ai gagné mon pari… Si le comte Artoff est un loyal gentilhomme, il me comptera demain cinq cent mille francs en beaux billets de banque.

 

Et, serrant sa précieuse lettre dans sa poche, il allait sortir, lorsqu’un coup de sonnette se fit entendre.

 

Un visiteur arrivait à M. de Verny.

 

– Je gage que c’est le vicomte ! se dit-il.

 

Chérubin ne se trompait pas. La porte s’ouvrit, et Rocambole parut.

 

Le lion de fraîche date était plus fringuant que jamais. Œil calme, sourire aux lèvres, charmant négligé du matin, lorgnon impertinent fixé sous l’arcade sourcilière, tout dénotait en lui une satisfaction parfaite.

 

– Bonjour, cher, dit-il en entrant, tendant une main protectrice à Chérubin. Comment vous va ?

 

– Merci, je vais à merveille, répondit Oscar d’un ton moins satisfait.

 

Rocambole jeta son stick dans un coin et s’assit, croisant ses jambes emprisonnées dans de charmantes bottes vernies ornées d’éperons imperceptibles. Le faux gentilhomme suédois était venu à cheval.

 

– Ah ! dit Chérubin, avons-nous à causer ?

 

– Oui, mon cher.

 

– Sérieusement ?

 

– Très sérieusement. Mais c’est l’affaire de dix minutes. Après, si vous voulez, nous ferons un tour de Bois.

 

– John ! appela M. de Verny, selle-moi Ébène et dételle Trim du tilbury. Je sors à l’instant à cheval.

 

Le groom courut exécuter les ordres de son maître.

 

Chérubin se plaça en face de son visiteur.

 

– Je vous écoute, dit-il.

 

– Mon cher, reprit le vicomte, vous allez prendre une plume et écrire sous ma dictée.

 

– À qui ?

 

– À la marquise.

 

– Ah !

 

Il y avait dans cette exclamation un peu d’incrédulité.

 

Chérubin ne semblait pas très convaincu du succès de son épître. La marquise était à ses yeux un roc de vertu.

 

– Écrivez donc toujours, dit l’élève d’Andréa, qui devina la pensée de son interlocuteur.

 

Celui-ci s’approcha d’une table, prit une plume et attendit :

 

Rocambole dicta :

 

« Madame,

 

« Si un indifférent vous écrivait et vous demandait, au nom de sa vie, de son bonheur, de ce qu’il a de plus cher, ce que je vais vous demander, vous n’oseriez certainement le refuser, car vous êtes bonne comme les anges auxquels vous ressemblez. »

 

– Voilà, j’espère, interrompit Chérubin, un début sentimental entre tous.

 

Rocambole continua :

 

« Et pourtant je tremble, en écrivant ces lignes, que vous ne me refusiez, à moi qui ai eu l’audace criminelle d’élever mes regards jusqu’à vous.

 

« Cependant, madame, il ne s’agit pas de ma vie ou de mon bonheur, il est à jamais perdu ; ma vie appartient désormais à l’errante destinée que je me suis faite, et qui commencera pour moi à l’heure même où j’aurai pris de vous un congé éternel.

 

« Mais il s’agit d’un être faible, sans défense, d’une femme, ma mère peut-être… »

 

– Tiens ! exclama Chérubin, j’ai donc une mère ?

 

– Il paraît, dit Rocambole en riant ; écrivez toujours.

 

Il prit la plume.

 

« Cet être faible, cette femme, continua à dicter Rocambole, demeurera seule, abandonnée du monde entier, à l’heure où je quitterai pour jamais la terre d’Europe. Vous seule, madame, pouvez beaucoup pour elle, et c’est vous que j’implore à deux genoux. Me refuserez-vous une suprême, une dernière entrevue chez madame Malassis, demain à huit heures ? Dieu merci, l’excellente femme est aujourd’hui hors de danger et pourra protéger de sa présence notre entretien de quelques minutes.

 

« Je pars après-demain pour le Havre, où mon passage est retenu à bord d’un navire qui fait voile vers les Grandes-Indes. Je suis à vos genoux, madame, et j’attends, comme un condamné sa grâce, cette entrevue que j’implore en m’adressant à votre noble cœur. »

 

– Le plus affreux mélodrame de l’Ambigu, s’écria Chérubin lorsqu’il eut écrit la dernière ligne de cette lettre, est moins boursouflé que cette épître.

 

– C’est vrai, répondit Rocambole, mais elle n’en produira pas moins son effet.

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis convaincu.

 

– Et la marquise viendra ?

 

– Elle viendra.

 

– Mais… je n’ai pas de mère !…

 

– La mère est inutile.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, la marquise arrivée, vous vous jetterez à ses genoux et lui tiendrez à peu près ce langage.

 

Et Rocambole prit une attitude sentimentale.

 

– « Ah ! enfin, te voilà, cher ange ; combien je suis heureux de te revoir ! » La marquise s’attendra si peu à ce préambule qu’elle demeurera interdite, suffoquée. Vous poursuivrez : « Oh ! les heures qui me séparent de toi sont mortelles, tu le sais. Chaque fois que tu me dis adieu et que plusieurs journées doivent nous séparer, je sens mon cœur défaillir… » – Enfin mon cher, acheva Rocambole, vous lui parlerez le langage d’un homme heureux depuis longtemps, et habitué à l’être chaque jour…

 

– Mais, dit Chérubin, elle m’écrasera d’un regard de mépris !

 

– Elle n’en aura pas le temps.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, par la porte vitrée d’un cabinet voisin, une balle sifflera et viendra lui casser la tête.

 

Chérubin tressaillit.

 

– Oh ! soyez tranquille, observa froidement Rocambole, le marquis Van-Hop est le meilleur tireur de pistolet que je connaisse. Il ne vous tuera point par maladresse.

 

– Mais, dit Chérubin un peu ému, quand il aura tué sa femme… il me tuera, moi ?

 

– Non.

 

– Pourtant… c’est assez logique.

 

– Je l’avoue. Mais il a juré de respecter votre vie.

 

– Ceci me rassure.

 

– Il y a mieux, vous aurez la faculté et le temps de prendre la fuite. Vous trouverez à la porte une chaise de poste tout attelée ; vous y monterez et irez m’attendre au Havre, d’où nous irons faire un tour en Angleterre.

 

– Parfait, dit Chérubin.

 

– Mais, à propos, et votre pari ?

 

– Chut ! dit Chérubin d’un air mystérieux, je crois qu’il est gagné.

 

– Comment ! vous croyez ?

 

En tirant de sa poche la lettre de Baccarat :

 

– Lisez, dit-il.

 

Rocambole lut attentivement et rendit la lettre.

 

– Mon cher ami, ne craignez-vous point un piège ?

 

– Quel piège, grand Dieu ?

 

– Baccarat, au fond, doit vous haïr. Vous l’avez pariée.

 

– Mon cher, répondit Chérubin avec un calme superbe, les femmes pardonnent toujours l’audace. Baccarat est folle de moi.

 

– N’importe ! à votre place, je me défierais… Elle est capable, au dernier moment, de vous dire crûment : « Je ne vous aime pas ! »

 

Le fat haussa les épaules.

 

– Allons donc ! dit-il, vous ne connaissez pas les femmes. Si Baccarat n’était pas sincère, si je ne l’avais point fascinée, elle n’aurait pas exigé que je renonçasse à mon pari.

 

– Ainsi, elle est persuadée que le pari n’existe plus ?

 

– Sans doute. Elle veut ménager le comte et ses millions. Le comte représente la prose de la vie ; moi, je suis pour elle la poésie du cœur.

 

– Après tout, dit Rocambole, c’est possible. Mais le pari existe toujours entre vous et le comte ?

 

– Toujours, secrètement.

 

– Et vous croyez aux cinq cent mille francs ?

 

– Pardienne !

 

– Eh bien, mon cher, dit Rocambole, d’un ton plein de négligence, laissez-moi vous faire un cadeau.

 

– Faites…

 

– J’ai rapporté d’Amérique une essence de toilette qui a des qualités merveilleuses. D’abord elle exhale un délicieux parfum, ensuite elle a le don de surexciter le système nerveux outre mesure, et de jeter momentanément dans un état de béatitude et de bonne humeur qui ne peut être que très profitable à un amoureux suppliant comme vous.

 

– Certes, dit Chérubin, votre cadeau a bien son mérite.

 

– J’en ai un flacon chez moi. Je vous l’enverrai dans la journée. Vous le donnerez à Baccarat comme une chose des plus précieuses, et vous l’engagerez à en juger par l’odorat. Comme femme, elle est trop curieuse pour qu’elle ne se hâte point de déboucher le flacon et d’en respirer le parfum.

 

– C’est probable, dit Chérubin ravi.

 

– Surtout, reprit Rocambole, ayez soin de ne pas livrer nos secrets ; maintenant, je ne sais pas si j’aurai le temps de vous voir demain, mais c’est inutile, du reste. Soyez à huit heures du soir chez madame Malassis ; vous y trouverez la marquise, et tâchez de jouer convenablement votre rôle, si vous tenez à votre part des cinq millions et à une paisible existence assurée par la protection invisible du club des Valets-de-Cœur.

 

– Soyez tranquille. Mais madame Malassis ?

 

– Elle sera à la campagne, ou absente, ou invisible… l’important c’est que vous vous trouviez seul avec la marquise. Tout cela est-il bien convenu ?

 

– Oui, dit nettement Chérubin.

 

– Eh bien, cher, acheva Rocambole, allons, si vous voulez faire un tour au Bois. Nous passerons chez moi au retour, et vous y prendrez le précieux flacon d’essence.

 

Les deux jeunes gens descendirent, sautèrent en selle et gagnèrent le bois de Boulogne par les Champs-Élysées.

 

LXXV

Le soir du même jour, vers huit heures environ, M. Oscar de Verny se rendit à son club. Le comte Artoff s’y trouvait déjà.

 

Chérubin le salua d’un air mystérieux qui signifiait : « J’aurais quelques mots à vous dire. »

 

Le comte passa, sans affectation, de la salle de jeu dans un fumoir. Deux minutes après, Chérubin l’y rejoignit. Les deux jeunes gens se saluèrent comme on se salue sur le terrain.

 

– Auriez-vous quelque chose à m’apprendre, monsieur ? demanda le comte avec une hauteur courtoise.

 

– Je voudrais, monsieur, vous rappeler notre pari.

 

– Je le tiens toujours, monsieur.

 

– C’est ce que je voulais savoir ; car je vais, je crois, le gagner.

 

– Ah ! dit le comte avec calme.

 

Chérubin lui tendit la lettre qu’il avait reçue le matin.

 

– Connaissez-vous l’écriture de Baccarat ? demanda-t-il.

 

– Parfaitement.

 

– Alors vous devez la reconnaître ?

 

– Vous vous trompez, monsieur.

 

Chérubin fit un geste d’étonnement.

 

– Comment ! dit-il, ce n’est pas là son écriture ?

 

– Non, dit le comte avec l’accent de la conviction.

 

– Cependant, vous n’en pouvez douter, c’est bien elle… qui m’écrit, ou me fait écrire ?…

 

– C’est probable. Sans doute, en femme prudente, Baccarat fait écrire ses lettres par une amie ou une femme de chambre.

 

Ceci était tellement vraisemblable et si bien dans les habitudes féminines, que la conviction de Chérubin n’en fut nullement ébranlée.

 

– Il est évident, dit-il, que si Baccarat n’a point écrit elle-même, c’est elle qui a fait écrire.

 

– C’est mon avis, fit le comte.

 

– Ainsi, croyez-vous à la perte de votre pari, maintenant ?

 

– Pas encore…

 

– Bah ! exclama Chérubin stupéfait.

 

– Pour que j’y puisse croire, continua le comte, il faut, monsieur, que j’entende Baccarat vous dire, à vous, Chérubin : « Je vous aime. »

 

– Pouvez-vous, dit Chérubin, vous cacher chez elle ?

 

– C’est facile ; avec de l’or j’achèterai la femme de chambre, qui me cachera dans le cabinet de toilette. Il est probable que Baccarat vous recevra dans son boudoir.

 

– Et si vous entendez le mot fameux, considérerez-vous le pari comme perdu ?

 

– Oui, dit le comte.

 

– Alors, monsieur, continua effrontément Chérubin, je vous engage à écrire un mot à votre banquier.

 

– Je ferai mieux encore, monsieur.

 

Le comte tira sa montre :

 

– Il est huit heures, dit-il, Baccarat m’attend à neuf. Sans doute, elle me congédiera un peu avant onze, puisqu’elle vous attend. Mon cocher aura des ordres. J’irai jusqu’à la grille, mon coupé partira, je reviendrai sur la pointe du pied, et la femme de chambre me cachera.

 

– Très bien !

 

– Au lieu d’écrire à mon banquier, je vais passer chez moi, où j’ai bien cinq cent mille francs en billets, titres de rentes et actions de chemins de fer ; je mettrai le tout dans un portefeuille et dans ma poche. Si Baccarat vous aime réellement, vous sortirez de chez elle avec cinq cent mille francs.

 

Chérubin s’inclina.

 

– Je prendrai également mes pistolets, dit le comte avec un sang-froid qui émut légèrement Chérubin : car si Baccarat ne vous aimait pas, si, par impossible, elle n’avait point dicté le billet que vous venez de me montrer, comme votre pari serait perdu, j’userais de mon droit.

 

Chérubin tressaillit ; mais comme il avait une foi profonde dans son étoile, il se remit promptement de son émotion.

 

– Vous avez raison, monsieur, dit-il en s’inclinant.

 

– Adieu, dit le comte, à bientôt !

 

Ils se saluèrent de nouveau et se quittèrent.

 

Le comte sortit du club et s’en alla tranquillement chez lui d’abord, ensuite chez Baccarat.

 

Chérubin passa dans la salle de jeu, se mit à une table de whist et y demeura environ deux heures, moins occupé de son jeu que de l’aiguille de la pendule, qui lui semblait marcher avec une désespérante lenteur.

 

À dix heures et demie il se leva, prit son chapeau et sortit. Sur le seuil de la porte, il rencontra Rocambole.

 

– Ah ! ah ! lui dit-il, vous allez chercher vos cinq cent mille francs ?

 

– Parbleu !

 

– N’oubliez pas le flacon.

 

– Oh ! soyez tranquille.

 

– Je n’aurai pas une minute à moi demain, acheva Rocambole. Je suis tout à la mise en scène de votre comédie. Mais ne vous oubliez pas trop au sein de votre bonheur, et soyez exact chez madame Malassis.

 

– La recommandation est inutile. Je sais mon rôle et le jouerai en conscience.

 

– Votre lettre est, à cette heure, dans les mains de la marquise. Adieu ! N’oubliez pas que la moindre faute ferait avorter l’affaire, et que vous recevriez un coup de stylet à vingt-quatre heures de distance.

 

– Je le sais. Adieu !

 

Rocambole entra au club, et Chérubin en sortit.

 

Il s’en alla à pied jusqu’à la rue Moncey, et y arriva au dernier coup de onze heures.

 

Sa main serrait le flacon dans la poche de son gilet, et son esprit caressait en rêve ce portefeuille gonflé de cinq cent mille francs.

 

– Tiens ! dit-il en touchant la porte, elle me dit que la grille sera ouverte, et elle est fermée… Attendons !

 

Il se promena pendant quelques minutes de long en large, persuadé que Baccarat allait venir lui ouvrir elle-même. Mais le jardin demeura silencieux, la grille fermée, et un quart d’heure s’écoula.

 

– Tant pis ! murmura-t-il, je sonne.

 

Et il sonna en effet. La grille s’ouvrit, et Chérubin pénétra dans la maison de celle à qui, sans le savoir, il apportait, contenue dans ce flacon microscopique donné par Rocambole comme un simple philtre amoureux, une mort lente et certaine.

 

LXXVI

Une heure avant que Chérubin se présentât rue Moncey, Baccarat et le comte Artoff se trouvaient seuls.

 

– Mon ami, disait la jeune femme, je ne sais quelle foi on peut avoir dans cette révélation étrange et fugitive qu’on nomme le somnambulisme, et cependant moi, qui en ignorais jusqu’au nom il y a quinze jours, j’ai déjà obtenu des résultats extraordinaires. C’est grâce aux visions de cette enfant, que le hasard a jetée sur mon chemin, et qui s’endort sous mon regard, que j’ai pu savoir, il y a cinq jours, que Chérubin était allé chez vous, et j’ai deviné ce qu’il allait y faire. C’est encore grâce à ces visions qui déroutent la logique humaine, que j’ai pu sauver Léon Rolland et Fernand Rocher, l’homme que j’ai tant aimé. Vous comprenez à présent, n’est-ce pas, pourquoi, dès le premier jour, je vous ai dit que ce Chérubin était un infâme ?

 

– Oui, je le comprends, murmura le comte rêveur.

 

– Oh ! reprit-elle, croyez-le bien, il n’a point été question de moi, alors. Cet homme, parlant de la Baccarat, était dans son droit. Mon passé justifie, hélas ! toutes les insultes ; mais il était une femme à qui je songeais, en parlant ainsi, une femme que le misérable poursuit sans pudeur, une femme dont il a juré la perte. Comment ? dans quel but ? Voilà ce que je n’ai pu savoir encore, et ce que je veux connaître à tout prix.

 

– Nous le saurons, madame.

 

– Oh ! il faut que cet homme rachète sa vie, voyez-vous… il le faut absolument… il doit tout nous dire, tout !

 

– Mon amie, interrompit le comte, vous m’avez prié de ne pas vous interroger, et j’ai été fidèle à ma promesse.

 

– C’est vrai, dit-elle en lui tendant la main.

 

– Mais aujourd’hui me permettez-vous une seule question ?

 

– Oui, car vous êtes aussi discret que brave, aussi bon qu’intelligent.

 

– Eh bien, dites-moi quel est cet homme qui nous a échappé hier, et sur qui j’ai fait feu ?

 

– Cet homme, murmura Baccarat avec un amer sourire, c’est le génie du mal. C’est un Protée aux formes infinies, un homme qui se métamorphose si bien que nul ne peut le reconnaître. Cet homme, poursuivit-elle avec véhémence, a tué sa mère, assassiné sa maîtresse, attenté à la vie de son frère et à son honneur. Cet homme est plus hideux que Satan.

 

Alors Baccarat raconta au jeune comte, désormais son ami et son bras droit, cette longue et terrible histoire que nous déroulions naguère page à page ; elle raconta sa vie honteuse et souillée, la criminelle et diabolique existence de ce grand coupable appelé le vicomte Andréa ; puis son faux repentir et sa merveilleuse habileté à capter l’affection, l’estime, le pardon de toutes ses victimes.

 

Le comte l’écouta, muet d’étonnement et d’horreur.

 

– Eh bien, acheva-t-elle, ce misérable que je suis dans l’ombre, dont j’épie chaque pas ; ce monstre, que j’aurais dû tuer hier quand je le tenais au bout d’un pistolet, je ne parviendrai peut-être pas à le démasquer. C’est pourtant dans ce but que j’ai abandonné ma retraite ; c’est pour lui donner le change, car il se défie de moi seule ; c’est pour lui que je suis, en apparence, redevenue la Baccarat.

 

– Vous l’avez donc reconnu hier ?

 

– Oui, au regard, la seule chose peut-être que l’homme ne puisse déguiser. Or, acheva-t-elle, cet homme connaît ou doit connaître Chérubin ; il y a entre eux quelque pacte abominable, et il n’est que son instrument.

 

– C’est ce que nous saurons bientôt, dit le comte, car Chérubin mourra s’il ne dit pas son secret tout entier.

 

Comme il achevait, la cloche se fit entendre.

 

Onze heures étaient sonnées.

 

– Le voici, dit Baccarat.

 

En effet, on entendit la grille du jardin s’ouvrir et se fermer, puis un pas d’homme crier sur le sable.

 

La jeune femme indiqua du doigt une porte.

 

Le comte se leva sans bruit, et se dirigea vers le cabinet de toilette, dont la porte fut fermée sur lui.

 

La petite juive dormait dans ce même cabinet, étendue tout habillée sur un divan. Elle dormait de ce sommeil extraordinaire pendant lequel sa protectrice la consultait souvent comme un oracle.

 

Demeurée seule, la jeune femme s’allongea sur sa bergère et attendit.

 

Deux coups discrets furent frappés à la porte.

 

Chérubin parut.

 

À sa vue, Baccarat feignit un mouvement de surprise.

 

– Comment ! dit-elle, sans ma permission !

 

Ces mots, articulés simplement, firent tressaillir Chérubin, et une étrange idée traversa soudain son cerveau.

 

Il se demanda si cette lettre qu’il avait reçue le matin, au lieu de venir de Baccarat, n’était point un piège que lui tendait le comte. Quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, surtout lorsqu’il se souvint avoir trouvé la grille fermée, alors que la lettre disait, au contraire, qu’elle serait entrouverte à onze heures.

 

La sirène avait un joli sourire aux lèvres, et Chérubin crut lire dans ses yeux son prochain triomphe.

 

– Mais, dit-il, lui souriant aussi et s’avançant pour lui baiser la main, vous ai-je jamais désobéi ?

 

– Dame ! fit Baccarat, je vous ai dit avant-hier, car c’était avant-hier que je vous ai reçu pour la seconde fois, que je ne voulais pas vous revoir avant trois jours.

 

– Vous êtes charmante de dissimulation.

 

– Moi ! dissimulée ?

 

Et elle souriait toujours, comme on sourit à l’homme aimé.

 

Chérubin lui tendit la lettre.

 

– Qu’est-ce que cela ? fit-elle.

 

– Ça, c’est ma justification.

 

Et elle lut.

 

– Mais qui vous a donc écrit cela ?

 

Et son accent fut si naïf que Chérubin, dont l’œil se tournait involontairement vers le cabinet de toilette où devait être le comte, frissonna jusqu’à la moelle des os.

 

– C’est vous…

 

– Moi ? Ah ! par exemple ! Mais je le nie formellement.

 

– Alors, dit Chérubin ému, vous l’avez fait écrire.

 

Elle ne répondit pas. Ce silence était la moitié d’un aveu.

 

Chérubin respira. Et, comme s’il avait eu hâte de terminer cette explication :

 

– Allons ! dit-il d’un ton léger, j’ai été mystifié, paraît-il… Mais enfin… puisque… me voilà ?

 

– Restez, dit-elle.

 

Et elle souriait toujours.

 

Chérubin crut voir reluire des monceaux de louis d’or, et il lui semblait qu’il tenait les cinq cent mille francs dans ses doigts.

 

– Décidément, pensa-t-il, le flacon de mon ami le vicomte était inutile ; mais enfin, puisque je l’ai, autant m’en servir.

 

Et il tira le flacon de sa poche.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda Baccarat, qui tressaillit involontairement.

 

– Cela, répondit Chérubin, c’est un modeste cadeau que je mets à vos pieds.

 

Et il lui tendit le flacon, qui était hermétiquement bouché.

 

Baccarat le prit et le regarda, faisant miroiter au travers de ses facettes la flamme des bougies.

 

– Que peut-il donc y avoir là-dedans ? demanda-t-elle… c’est rouge clair, il me semble.

 

– C’est une essence indienne, répondit Chérubin, dont la voix laissa percer une légère anxiété.

 

– Et à quoi sert-elle ?

 

– Oh ! mon Dieu ! à la toilette… Son parfum est exquis.

 

Un soupçon, soupçon terrible et rapide comme l’éclair qui sillonne l’obscurité d’une nuit d’orage, traversa l’esprit de Baccarat.

 

– C’est un narcotique, pensa-t-elle, peut-être même un poison.

 

Et l’ombre de sir Williams sembla se dresser devant elle.

 

– Eh bien ! dit-elle, nous allons voir.

 

Elle fit mine de déboucher le flacon et de l’approcher de ses narines ; mais soudain elle s’écria :

 

– Je suis folle et j’oublie mes affaires pour vous et votre flacon. Donnez-moi dix minutes, je reviens.

 

Et Baccarat lui jeta un nouveau sourire et sortit en fredonnant du boudoir, légère comme une biche effarouchée, et laissant Chérubin convaincu qu’elle allait défendre sa porte et prendre les précautions les plus minutieuses pour que le comte Artoff ne vînt point troubler leur tête-à-tête.

 

Pour Chérubin, elle devait être persuadée que le comte était parti depuis longtemps.

 

Baccarat, cependant, traversa le salon, gagna un corridor qui faisait le tour du premier étage, et pénétra par une autre porte dans le cabinet de toilette.

 

Le comte était là, assis dans un fauteuil, une paire de pistolets posés sur ses genoux.

 

Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.

 

– Silence ! dit-elle d’un signe en lui montrant le flacon.

 

Puis elle se pencha sur le divan où dormait la petite juive. Elle mit une main sur le front de l’enfant et dit tout bas :

 

– Je t’ordonne de voir.

 

L’enfant s’agita comme si elle eût été prête à s’éveiller ; elle se redressa, mais ses yeux ne s’ouvrirent point. C’était bien du sommeil somnambulique qu’elle dormait.

 

– Vois ! répéta Baccarat d’un ton impérieux, regarde au-delà de cette pièce.

 

Elle étendait le doigt, en parlant ainsi, sur le mur qui séparait le cabinet de toilette du boudoir.

 

L’enfant laissa échapper un geste d’effroi.

 

– Que vois-tu ? interrogea la jeune femme.

 

– L’homme du pavillon, répondit la petite juive, faisant allusion à cette scène qu’elle avait indiquée quelques jours auparavant du haut du belvédère, et qui avait eu lieu chez madame Malassis, entre Chérubin et la marquise Van-Hop.

 

– C’est bien cela, murmura Baccarat, tandis que le comte observait cette scène avec un curieux étonnement.

 

Puis, mettant le flacon dans les mains de l’enfant :

 

– Qui m’a donné cela ?

 

– C’est lui, répondit-elle sans hésitation.

 

– Que contient ce flacon ?

 

L’enfant serra la petite fiole dans sa main, puis elle l’appuya sur son front et parut concentrer sur elle toute son attention.

 

– Oh ! fit-elle tout à coup avec effroi.

 

– Qu’est-ce ?… Parle… je veux ! ordonna Baccarat.

 

– C’est une liqueur qui rend fou.

 

– Quand on la boit ?

 

– Non, quand on la respire.

 

Et la juive articulait ses réponses nettement, sans hésitation.

 

– Ainsi on perd la raison quand on en a respiré le parfum ?

 

– C’est-à-dire, répondit l’enfant, qu’on devient très gai, qu’on rit beaucoup, et que l’âme n’a plus de secrets… C’est comme lorsque vous m’ordonnez de parler ; je ne voudrais pas, qu’il faut bien que je parle.

 

Baccarat et le comte écoutaient stupéfaits.

 

– Dors ! dit-elle à l’enfant, la recouchant sur le divan.

 

Elle fit un geste d’adieu au comte, sortit du cabinet de toilette par le même chemin, et revint dans le salon.

 

En même temps, le comte ouvrait sans bruit l’armoire, afin d’entendre ce qui allait se passer dans le boudoir.

 

Seulement, elle n’avait plus le flacon dans les mains. Baccarat l’avait dissimulé dans son corsage.

 

Elle s’assit auprès de son visiteur, sur la bergère, en disant :

 

– Ainsi, vous êtes tombé dans un piège, mon cher monsieur de Verny ?

 

Et, en prononçant ces mots, Baccarat devint tout à coup ironique, moqueuse, et le sourire de ses lèvres disparut.

 

– Ah ! continua la jeune femme, raillant toujours, la lettre qui vous amène ici est, du reste, fort ingénieuse.

 

– Mais… balbutia Chérubin déconcerté.

 

– Tenez, jouons cartes sur table, et avouez-moi qu’elle est de votre invention ?

 

– Par exemple !

 

– Toujours est-il que ce n’est pas moi qui l’ai écrite…

 

Le malaise de Chérubin augmentait.

 

Un éclat de rire sardonique s’échappa, frais et bruyant, de la bouche de Baccarat.

 

– En vérité, dit-elle, vous ne doutez de rien, vous autres hommes, et vous vous figurez qu’il suffit de regarder trois fois une femme d’une certaine façon dominatrice pour qu’elle vous adore sur-le-champ.

 

– Mais enfin, puisque vous m’aviez autorisé à revenir.

 

Et Chérubin articula cette phrase d’une voix pleine d’émotion, car il commençait à se croire joué.

 

– Voulez-vous que je sois franche ? dit Baccarat, qui prit un maintien et un visage pleins de gravité.

 

– Oui, balbutia Chérubin de plus en plus interdit.

 

– Monsieur de Verny, savez-vous pourquoi, au lieu de vous faire jeter hors de chez moi par mes laquais, ainsi que le mérite un homme qui ose parier une femme, un sot et un fat que quelques succès de grisette ont étourdi outre mesure, et qui s’est persuadé qu’il avait l’œil fascinateur ; savez-vous, dis-je, pourquoi je vous ai, au contraire, tendu la main ?

 

Le séducteur frissonnait.

 

Baccarat ne souriait plus, elle ne le regardait plus tendrement. Non, elle l’enveloppait, au contraire, d’un regard chargé de mépris, et Chérubin comprit que son infâme gageure était perdue.

 

– Savez-vous pourquoi ? continua-t-elle : c’est que je vous savais entêté et tellement sûr de vous-même, que je vous voyais un homme mort par avance, si vous aviez la témérité de tenir votre pari… et je voulais vous sauver. Tenez, regardez-moi, dit-elle, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’une femme qui s’amuse à faire tuer des gens ! Allons donc ! mon cher, ce n’est point Baccarat qui laissera jamais deux jeunes fous jouer leur vie. C’est pour que vous ayez encore de longs jours, mon cher monsieur, que j’ai feint de vous accueillir avec sympathie, avec cet air mystérieux qui promet tant de choses à un fat, et j’ai voulu que vous renonciez à votre pari… Car, tenez, acheva Baccarat froidement, vous ne connaissez point le comte Artoff. Si vous eussiez tenu votre gageure, vous étiez un homme mort ; il vous eût tué sans pitié, sans remords, comme on tue une bête fauve, un chien enragé, un misérable qui prend de la boue dans ses mains pour la jeter à la tête d’une pauvre femme qui n’a ni frère, ni père, ni mari pour la défendre !

 

Chérubin avait le vertige.

 

– Ainsi, s’écria-t-il avec désespoir, vous ne m’aimez pas ?

 

Un éclat de rire fut la réponse de Baccarat.

 

Puis elle l’enveloppa d’un regard plein de mépris.

 

– Allons donc ! moi, vous aimer ? Mais vous êtes fou, cher monsieur, fou à lier…

 

Et Baccarat se laissa tomber sur la bergère d’où elle s’était levée une minute auparavant, en repoussant la main de M. de Verny avec mépris.

 

Chérubin était devenu immobile, sans voix, sans haleine. On eût dit une statue.

 

Ce fut alors qu’une porte s’ouvrit. C’était la porte du cabinet de toilette.

 

Un homme se montra sur le seuil, pâle, muet, solennel comme l’image du destin. C’était le comte Artoff.

 

À sa vue, Chérubin poussa un grand cri et recula vivement jusqu’à la porte du boudoir.

 

Mais, d’un bond, Baccarat s’était placée devant cette porte.

 

– Ah ! ah ! dit-elle, le pari tenait donc toujours ? Vous êtes encore plus vil que je ne pensais ; vous mettez l’amour en actions industrielles, et il paraît que vous m’aviez sérieusement cotée au prix de cinq cent mille francs !

 

Le comte avait à la main ses pistolets. Il marcha jusqu’à Chérubin, le regarda froidement, et lui dit avec un accent si convaincu que ce dernier ne douta plus du sort qui l’attendait :

 

– Monsieur, j’avais apporté les cinq cent mille francs, et je vous eusse payé. Vous avez perdu votre pari, vous allez donc trouver tout naturel que j’exécute les conditions de votre contrat. Je vais vous tuer…

 

LXXVII

Une heure avant celle où Chérubin entrait dans le petit hôtel de la rue Moncey, l’élégant vicomte de Cambolh arrêtait son dog-cart avenue de Lord-Byron, à la porte de Daï-Natha Van-Hop.

 

En hiver et à pareille heure, l’aristocratique quartier des Champs-Élysées est désert, et le lion avait à peine rencontré quelques voitures de place roulant isolées, çà et là, dans la grande avenue. La rue où miss Van-Hop demeurait n’était pas moins solitaire, et quand il s’arrêta à la grille de l’hôtel, il aurait pu croire qu’il était inhabité, car aucune lumière n’en éclairait la façade.

 

Le domestique, assis dos à dos avec le vicomte, sauta en bas de son siège et sonna, en dépit de ces indices de solitude.

 

Presque aussitôt une porte s’ouvrit, un domestique se montra et vint ouvrir la grille.

 

Rocambole demanda alors en anglais :

 

– Votre maîtresse y est-elle ?

 

Le valet répondit par un signe de tête, ouvrit les deux battants de la grille, et Rocambole, tournant avec habileté, entra dans la cour. Aussitôt il jeta les guides à son domestique et suivit le valet de Daï-Natha. Celui-ci le conduisit, par ce mystérieux et mythologique escalier que nous connaissons, jusqu’à cette salle en forme de pagode où nous l’avons déjà vu pénétrer.

 

Comme à leur première entrevue, Daï-Natha était couchée sur des coussins, ses bras et ses jambes nus ornés de bracelets, ses cheveux mélangés de branches de corail, son cou garni d’amulettes et le corps drapé dans une robe d’un rouge éclatant, toute bordée de paillettes.

 

Miss Daï-Natha Van-Hop était toujours la petite-fille des vieux nababs. Elle ne se résignait aux vêtements européens qu’à la dernière extrémité.

 

Rocambole remarqua qu’elle était pâle et languissante.

 

Son œil seul brillait d’un éclat extraordinaire, presque fiévreux. Elle se souleva à demi, renvoya d’un signe le valet qui venait d’introduire le visiteur, et tendit la main à celui-ci.

 

– Ah ! my dear, lui dit-elle en anglais, j’ai cru que vous alliez me laisser mourir.

 

Un sourire vint aux lèvres du jeune homme.

 

– Quelle folie ! dit-il.

 

– Ah ! c’est que, reprit-elle, voici le cinquième jour ; encore quarante heures, et je serai morte si je ne bois pas l’eau de la pierre bleue.

 

– Vous la boirez, miss.

 

– Quand ? dit-elle avec anxiété.

 

– Demain.

 

– C’est donc pour demain ?

 

– Oui, fit le nouveau venu d’un signe affirmatif.

 

– Mon Dieu ! que j’ai eu peur ! reprit Daï-Natha ; j’ai cru que vous aviez trop présumé de la puissance de votre ami.

 

Daï-Natha, par ce mot, désignait sir Williams.

 

Rocambole la regarda et s’aperçut qu’elle était non seulement fort pâle, mais qu’il y avait dans tous ses mouvements une langueur, une lassitude qui semblaient trahir les premiers symptômes de l’empoisonnement.

 

– Hum ! pensa-t-il, si nous tardions de quelques heures, nous pourrions bien, en vérité, perdre à la fois cette perle de l’Inde et nos cinq millions. Puis il reprit tout haut avec un sourire :

 

– Ne craignez rien, tout est prêt, et la marquise est perdue.

 

La jalousie alluma un éclair dans l’œil de Daï-Natha :

 

– Oh ! dit-elle, je veux savoir comment cela aura lieu.

 

– Mais, répliqua Rocambole, vous le saurez, d’autant plus que nous avons besoin de vous.

 

– Dites, alors.

 

– D’abord, continua le vicomte, vous allez écrire sous ma dictée au marquis Van-Hop.

 

Daï-Natha se leva avec une sorte d’empressement et tira violemment le gland de la sonnette.

 

Un esclave parut ; elle donna un ordre, et l’Indien s’en alla et revint deux minutes après poser un petit pupitre tout ouvert auprès de sa maîtresse, qui s’était recouchée sur ses coussins.

 

– Je vous attends, dit-elle en prenant la plume. Dois-je écrire en anglais ?

 

– Oui.

 

Et Rocambole dicta :

 

« Mon ami, venez ce soir à sept heures chez moi. Vous verrez, hélas ! que je tiens ce que j’ai promis. »

 

– Est-ce tout ? demanda-t-elle.

 

– Oui, dit Rocambole. Signez.

 

Daï-Natha signa.

 

Rocambole prit le billet.

 

– Le marquis aura cela pour son réveil demain, dit-il en le glissant dans son portefeuille. Maintenant, madame, demain, à six heures et demie, je serai ici avec l’homme qui doit jouer le principal rôle dans cette affaire.

 

– Et vous ne me dites rien aujourd’hui ?

 

– Rien.

 

Rocambole prononça ce mot sèchement, baisa la main de l’Indienne et prit congé.

 

– Adieu, lui dit-elle, et souvenez-vous que ma vie est dans vos mains.

 

– Chère enfant, pensa le faux Suédois, s’il n’y avait en jeu que ta vie, cela me serait assez indifférent, mais tes cinq millions valent la peine qu’on te sauve.

 

Et il s’en alla. Le vicomte remonta dans son dog-cart et prit le chemin de la rue de la Pépinière. Il allait chez madame Malassis.

 

Dans la journée, maître Venture avait prévenu la veuve qu’une visite lui viendrait dans la soirée ; et madame Malassis, qui se sentait appartenir pieds et poings liés à son intendant, était docilement demeurée au coin de son feu.

 

– Voici, dit maître Venture en introduisant Rocambole, la personne que madame attend.

 

La veuve se souleva à demi de son fauteuil, et reconnut le vicomte pour l’avoir vu chez la marquise.

 

Rocambole salua avec aisance, et d’un geste congédia Venture. Ce geste était si impérieux, il laissait si bien deviner de l’un à l’autre une supériorité directe, que madame Malassis comprit sur-le-champ que le premier était le chef, l’homme qui n’avait qu’à parler pour être obéi.

 

Venture parti, Rocambole prit le fauteuil que la veuve lui indiquait du doigt.

 

– Madame, lui dit-il, deux mots légitimeront ma visite à cette heure avancée de la soirée. Je suis l’homme dont votre intendant est l’esclave.

 

La veuve s’inclina…

 

– Je l’avais deviné, dit-elle.

 

– Ceci posé, continua Rocambole, je viens réclamer de vous un service dont le prix, croyez-le bien, sera votre mariage avec le duc de Château-Mailly.

 

Madame Malassis frissonna, en pensant que sans doute on allait, pour un si grand prix, exiger quelque chose d’inouï.

 

– Je vous écoute, monsieur, fit-elle avec soumission.

 

– Vous seriez bien aimable, alors, de prendre une plume et décrire à la marquise Van-Hop une lettre que je vais vous dicter.

 

La veuve se leva, s’approcha d’une table et prit une plume :

 

« Chère belle, dicta Rocambole, Chérubin veut absolument vous voir ce soir. Venez donc à huit heures chez moi consoler ce vilain jaloux qui ne parle que d’épées et de pistolets, et veut toujours tuer votre pauvre mari. »

 

Madame Malassis releva vivement la tête :

 

– Mais, dit-elle stupéfaite, que me faites-vous donc écrire là ? C’est absurde !

 

– Écrivez toujours, répliqua Rocambole. Vous comprendrez après, madame.

 

Et il continua à dicter :

 

« Dès sept heures j’aurai quitté la maison et je renverrai Venture. Venez à huit, voilez-vous bien, comme à l’ordinaire. Fanny vous recevra et ira prévenir votre bel Américain… Faut-il donc que je vous aime ! »

 

Madame Malassis écrivit docilement.

 

– À présent, dit le vicomte, signez.

 

Elle signa.

 

Rocambole prit le billet et le mit dans son portefeuille.

 

– Madame, dit-il alors froidement, vous aviez le droit, il y a quelques jours encore, de repousser les offres de service de votre intendant. Il vous en eût coûté la rupture de votre mariage avec le duc, et tout eût été dit ; mais aujourd’hui il n’est plus temps, il faut nous obéir, et jusqu’au bout. Il n’y va plus seulement de votre mariage, votre vie est en jeu.

 

– Ma vie ! fit-elle avec effroi.

 

– Mon Dieu ! dit le vicomte, sait-on jamais, en ce monde, qui vit ou qui meurt ? Vous sortez en voiture, un essieu se casse et une roue vous passe sur le corps ; vous êtes à pied, un cavalier inhabile, montant un cheval fougueux, vous renverse, ou bien votre cuisinière se trompe, et croyant user de farine dans la confection d’un ragoût y verse un paquet d’arsenic destiné à détruire les rats du grenier.

 

Une sueur glacée commençait à perler au front de madame Malassis.

 

– Donc, reprit Rocambole, tous comptes faits, je crois que vous aurez raison de nous servir.

 

– J’obéirai, fit-elle avec soumission.

 

– Très bien, vous êtes charmante.

 

Et Rocambole se mit à l’aise dans son fauteuil.

 

– Maintenant, dit-il, nous allons causer un peu longuement de la marquise. Mais, à propos, s’interrompit-il, l’aimez-vous beaucoup ?

 

– J’étais son amie… jadis.

 

– Tant pis !

 

– Pourquoi ? fit-elle en tremblant.

 

– Parce que vous aurez sans doute beaucoup de chagrin de la perdre.

 

– La perdre !

 

– Hélas !

 

– Elle part donc ?

 

– Non, elle est en train de mourir.

 

– C’est impossible ! s’écria la veuve qui ne comprenait pas. Je l’ai vue hier, elle se porte à ravir.

 

– Sans doute, mais, que voulez-vous ! il est de fatales destinées… La marquise est née sous une mauvaise étoile.

 

Et comme elle frissonnait jusqu’à la moelle des os, Rocambole ajouta :

 

– Causons ! je suis un peu pressé…

 

* *

*

 

De quelle nature fut l’entretien qui eut lieu alors entre madame Malassis et son visiteur ? Sans doute il fut de la dernière gravité ; car, bien qu’il fût alors près de neuf heures, la veuve n’hésita point à envoyer chercher une voiture de place lorsque Rocambole fut parti, après avoir dit à Venture :

 

– À demain, six heures précises, avenue Lord-Byron.

 

La veuve sonna Fanny, se fit habiller, sortit de chez elle, monta dans la voiture de place et dit au cocher :

 

– Allée des Veuves, à l’hôtel Van-Hop.

 

C’était un jeudi.

 

Madame Malassis savait que la marquise ne sortait jamais ce jour-là après son dîner. Elle savait aussi que le marquis, au contraire, profitant des loisirs que lui faisait sa femme, se hâtait de courir à son club pour y faire une partie d’échecs, elle était donc certaine de ne pas trouver le marquis et de rencontrer madame Van-Hop.

 

La marquise était seule lorsque madame Malassis arriva, seule dans son boudoir, occupée à un ouvrage de tapisserie.

 

Dans toute autre circonstance, une visite de madame Malassis à neuf heures du soir n’eût point surpris madame Van-Hop. Les deux femmes étaient fort liées, et leur intimité autorisait ces visites d’arrière-soirée… Mais, ce jour-là, madame Van-Hop éprouva une indéfinissable émotion en entendant annoncer son amie. Pourquoi ?

 

Il lui fut impossible de le deviner.

 

– Bonjour, chère marquise, dit madame Malassis en entrant et pressant la main que lui tendait la jeune femme ; pardonnez-moi de venir vous voir si tard.

 

La marquise lui avança un siège et dit :

 

– Mais il n’est que neuf heures.

 

– Au fait, continua la visiteuse, qui se prit à jouer l’étonnement, je suis si émue depuis quelques instants que j’ai cru qu’il était minuit.

 

– Vous êtes… émue ?…

 

– Oui, très émue.

 

– Que vous arrive-t-il ?

 

– Je viens de voir pleurer un homme comme un enfant.

 

La marquise tressaillit.

 

– Ce pauvre duc, sans doute ? dit-elle.

 

– Non, ma chère ; le duc est amoureux, mais il ne pleure pas. Les vieillards n’ont pas de larmes ; il n’y a que les jeunes gens qui pleurent.

 

– Et quel est ce jeune homme ? demanda madame Van-Hop, dont une légère pâleur trahit l’anxiété.

 

– Tenez, dit la veuve, je viens vous supplier de faire une bonne action.

 

– Moi ?

 

Madame Malassis fit un signe de tête.

 

– De quoi s’agit-il ? demanda la marquise.

 

– Il s’agit d’un homme qui part demain soir, et quitte la France pour toujours ; d’un homme qui va chercher la mort ou l’oubli au-delà des mers, et qui est venu, tout à l’heure, se jeter à mes genoux.

 

Madame Malassis parlait avec émotion et véhémence.

 

La marquise se sentait défaillir, car elle comprenait qu’il s’agissait de Chérubin. Pourtant elle se tut.

 

– Cet homme, poursuivit madame Malassis, vous le devinez, c’est ce jeune fou, audacieux et timide à la fois, qui vous aimait depuis si longtemps dans le silence, et qui, l’autre jour, venant chez moi à l’heure où vous vous y trouviez à deux pas de mon lit, sur lequel j’étais étendue sans connaissance, a eu l’audace de tomber à vos genoux.

 

La marquise fit un geste d’étonnement, presque d’effroi :

 

– Vous savez cela ? dit-elle.

 

– Oui… il m’a tout avoué.

 

Madame Van-Hop baissa la tête.

 

– Eh bien, reprit la veuve, cet homme malheureux, ce fou qui s’exile, m’envoie vers vous…

 

Madame Malassis s’arrêta et parut hésiter.

 

Mais la marquise, à son tour, la regarda avec une noble assurance.

 

– Ma chère amie, lui dit-elle, il faut qu’en effet les larmes de M. de Verny vous aient bien émue pour que vous fassiez une semblable démarche près de moi… Vous oubliez que j’ai un mari, et que les regards ou les pensées d’un autre homme que lui sont un outrage pour moi.

 

– Ah ! pardonnez-moi, murmura madame Malassis, mais c’est qu’il s’agit de sa mère.

 

– Sa mère ! exclama la marquise étonnée.

 

– Oui, tenez…

 

Et la veuve tendit à la marquise la lettre que Rocambole avait dictée à Chérubin.

 

Madame Van-Hop la lut en tremblant de tous ses membres et dominée par une indicible émotion.

 

Chérubin parlait d’un être qui lui était cher, et madame Malassis avouait que c’était sa mère.

 

Le noble cœur de la marquise fut touché.

 

– J’irai… murmura-t-elle.

 

– Ah ! vous êtes un ange ! s’écria la veuve, cédant à un accès de fausse sensibilité et se jetant dans les bras de la marquise.

 

* *

*

 

Dix minutes après, madame Malassis rejoignait M. le vicomte de Cambolh et lui disait :

 

– Elle viendra…

 

LXXVIII

L’existence du marquis Van-Hop était, depuis quelque temps, un véritable supplice dont rien au monde ne saurait donner une exacte idée. Depuis ce soir où Daï-Natha lui avait dit qu’elle lui fournirait la preuve du crime de la marquise, M. Van-Hop ne vivait plus. Il comptait les jours, les heures, les minutes qui le séparaient de l’instant fatal annoncé par l’Indienne. Et, à mesure que le temps marchait, il avait des alternatives d’espoir et de terreur. Daï-Natha avait-elle dit vrai ? Daï-Natha mentait-elle ?

 

Ce dilemme était épouvantable…

 

Quelquefois, au milieu de la nuit, une rage folle le prenait ; il se levait et se dirigeait sans bruit vers la chambre de sa femme, armé de ce poignard qu’il avait pris sur la cheminée de Daï-Natha. Il allait chez elle avec l’intention de lui appuyer ce poignard sur la gorge et de lui dire :

 

– Dites-moi la vérité comme à Dieu. Êtes-vous coupable ? Êtes-vous innocente ?

 

Mais, sur le seuil, le souvenir du serment qu’il avait fait à sa cousine le prenait à la gorge et le forçait à rebrousser chemin. Quelquefois, dans la journée, il se laissait aller à regarder sa femme à la dérobée, cherchant à deviner la vérité sur ce visage calme, sur ce front sans nuages. Alors il se disait avec une sorte de joie vindicative :

 

– Daï-Natha a menti, et je la laisserai mourir, puisque moi seul puis la sauver.

 

Mais, loin de sa femme, le marquis était repris par tous ses doutes, par toutes ses angoisses, et il ne se souvenait plus que de l’imperturbable assurance de l’Indienne lui affirmant qu’elle lui donnerait des preuves.

 

Le jeudi, c’est-à-dire le jour où madame Malassis alla le soir chez la marquise par ordre de Rocambole, M. Van-Hop avait dîné en tête à tête avec sa femme. Il fallait que cet homme eût une bien grande puissance de concentration en lui-même, car il s’était montré affectueux, presque gai. Mais il était sorti tout de suite après le dîner, et la pensée qui le torturait était revenue l’assaillir.

 

– C’est aujourd’hui le cinquième jour, s’était-il dit. Daï-Natha n’a plus que deux jours à vivre, et je n’ai point encore cette preuve… Oh ! Daï-Natha a menti.

 

Le marquis se coucha de bonne heure ce soir-là, vers onze heures ou minuit, et, chose bizarre, lui qui ne dormait plus, il fut pris d’un lourd sommeil, – le sommeil qui suit les grandes lassitudes, – et il ne s’éveilla le lendemain que vers dix heures. Son valet de chambre, en entrant pour ouvrir ses rideaux, lui apporta une lettre.

 

Le marquis tressaillit.

 

– Qui a apporté cela ? demanda-t-il, hésitant à déchirer l’enveloppe.

 

– Un commissionnaire de coin de rue.

 

Le marquis eut une lueur d’espoir : ce pouvait être un solliciteur, un mendiant à domicile, celui qui faisait porter ses lettres par un Savoyard. Il eût été capable de renvoyer cette enveloppe bourrée de billets de banque.

 

Peut-être même en fit-il le vœu tout bas, car sa main était prise d’un tremblement nerveux, tandis qu’il ouvrait lentement cette lettre et courait à la signature.

 

La missive était signée Daï-Natha.

 

Une pâleur livide couvrit le visage du marquis ; il eut un éblouissement et crut qu’il allait mourir. Cependant, cet homme était si fort qu’il eut le courage de ne pas jeter un cri, de ne pas verser une larme.

 

– Habillez-moi, dit-il à son domestique ; je sors.

 

Or, tandis que son valet de chambre l’habillait, M. Van-Hop se disait :

 

– Il est évident qu’elle est coupable, puisque Daï-Natha m’écrit. Je ferais mieux, au lieu d’attendre cette preuve, de passer dans sa chambre et de la tuer ! Je souffrirais moins.

 

En parlant ainsi, M. Van-Hop se mentait à lui-même, car il doutait encore, comme il avait toujours douté, comme il douterait jusqu’à sa dernière heure.

 

Il prit alors son parti en homme de cœur.

 

– Si elle est coupable, se dit-il, elle et moi nous serons morts demain. Il est midi, je ne dois aller qu’à sept heures chez Daï-Natha, j’ai donc six heures à dépenser.

 

Le marquis prit une plume, une feuille de papier et écrivit dessus :

 

« Ceci est mon testament.

 

« N’ayant ni enfants, ni proches héritiers, je lègue toute ma fortune, sans restriction, aux hospices civils de la ville d’Amsterdam, ma patrie. »

 

Il data et signa. Puis, après avoir cacheté le testament, il le mit dans un tiroir de son secrétaire dont il prit la clef, et la donnant à son valet de chambre :

 

– Pierre, lui dit-il, il y a dans ce tiroir un portefeuille contenant quarante-trois mille francs, plus ce papier que tu viens de m’y voir mettre. Si une affaire imprévue m’éloignait de Paris, si je venais à mourir ou à disparaître, – il faut tout prévoir, – tu prendrais le portefeuille et ce papier. Tu garderais l’un pour toi, tu porterais l’autre chez mon notaire.

 

– Oui, monsieur, balbutia le valet, frappé de stupeur.

 

Le marquis posa un doigt sur ses lèvres, comme pour lui recommander le silence. Puis il sortit et monta à cheval, décidé à ne pas revoir sa femme avant d’avoir vu Daï-Natha.

 

M. Van-Hop avait pris la résolution de mourir après avoir tué la marquise, si réellement elle était coupable.

 

À sept heures moins un quart, le marquis demanda son coupé bas et se rendit chez Daï-Natha. Il avait pris une paire de petits pistolets et les avait serrés soigneusement dans la poche de côté de son paletot. La balle de l’un était pour sa femme. Celle de l’autre pour le traître. Quant à lui, il avait résolu de se frapper avec le poignard de sa cousine.

 

Pendant le trajet, un souvenir lui vint.

 

– J’ai promis à Daï-Natha de l’épouser, dit-il, mais la mort affranchit de tous les serments. Cette femme m’est odieuse.

 

Le coupé s’arrêta avenue Lord-Byron, tandis que sept heures sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule.

 

On était alors en hiver et il était nuit. Les Champs-Élysées étaient déserts.

 

Le marquis fut introduit chez Daï-Natha, mais pas par l’escalier aux peintures hiéroglyphiques, comme l’avait été Rocambole ; on ne le conduisit point dans l’espace de pagode où, la veille, l’Indienne avait reçu le vicomte. Non, on le fit entrer dans ce beau salon à l’européenne où Daï-Natha lui était apparue quelques jours auparavant, vêtue à l’européenne et belle à tenter un anachorète.

 

Le salon était vide. Le domestique qui avait introduit le marquis le pria d’un signe de s’asseoir et d’attendre. Le marquis s’assit et attendit. Il était fort pâle, mais son cœur battait régulièrement, et cet homme qui sentait sa vie s’en aller, cet homme qui ne voulait point survivre à sa honte, avait en ce moment le calme résolu des martyrs.

 

* *

*

 

Tandis qu’on introduisait M. Van-Hop au salon, dans ce même boudoir où, six jours auparavant, elle l’avait entraîné pour lui parler seule à seul, Daï-Natha se trouvait en présence de deux hommes.

 

L’un était le vicomte de Cambolh.

 

L’autre, maître Venture, l’intendant de madame Malassis.

 

– Ainsi, tout est prêt ? demandait-elle.

 

– Tout, miss.

 

– Je n’ai plus qu’à parler ?

 

Rocambole fit un signe affirmatif, et ajouta :

 

– Vous pouvez recevoir le marquis, et n’avez plus besoin de moi. Je reviendrai à dix heures.

 

Rocambole souleva une draperie et disparut par le petit escalier dérobé.

 

Rocambole parti, l’Indienne se trouva seule avec Venture.

 

Alors celui-ci, sur un signe d’elle, ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et dit au marquis :

 

– Voulez-vous entrer, monsieur ?

 

M. Van-Hop entra dans le boudoir, et Venture passa dans le salon, prêt à revenir au premier signal.

 

Le marquis enveloppa l’Indienne d’un clair et rapide regard.

 

Daï-Natha, drapée dans une robe de chambre d’un vert foncé, couchée à demi sur une causeuse, la tête appuyée sur une pile de coussins, était plus pâle et plus affaissée encore que la veille.

 

Le marquis fut frappé de ces ravages.

 

Daï-Natha comprit la pensée du marquis ; elle le regarda en souriant :

 

– C’est le poison, fit-elle.

 

Le marquis étendit la main et montra sa bague.

 

– Si vous avez dit vrai, fit-il, vous serez sauvée.

 

– J’ai les preuves.

 

Ces trois mots furent pour M. Van-Hop ce qu’est la lecture de l’arrêt pour le condamné, au pied même de l’échafaud. Mais il demeura fort.

 

– Où sont-elles ? dit-il.

 

– Connaissez-vous, reprit l’Indienne, un jeune homme appelé Oscar de Verny ?

 

Le marquis frissonna et se souvint de ce visage si remarquablement beau dont, à son bal, la vue lui avait fait éprouver un si grand malaise.

 

– Oui, dit-il, je l’ai vu.

 

– M. Oscar de Verny porte un autre nom encore.

 

– Ah !

 

– Il s’appelle Chérubin.

 

Ce nom fut toute une révélation pour le marquis. Il avait souvent entendu parler de ce séducteur des beautés de second ordre, connu dans le monde galant sous le nom de Chérubin le Charmeur.

 

– Eh bien, dit Daï-Natha, c’est lui.

 

– La preuve, la preuve !

 

Et la voix du marquis était stridente et sourde.

 

– Il habite, poursuivit Daï-Natha, la maison d’une amie de votre femme, madame Malassis.

 

Le marquis se souvint que, depuis quelque temps, sa femme était allée beaucoup, en effet, chez madame Malassis.

 

– Chérubin s’est battu dernièrement, ajouta l’Indienne, à qui Rocambole avait merveilleusement fait la leçon, et il a été blessé. Votre femme est allée le voir chaque jour.

 

– La preuve ! répéta le marquis avec rage.

 

– Attendez, attendez, répondit Daï-Natha. Et elle continua : – Madame Malassis est dans la confidence. Grâce à elle, la marquise a pu se croire toujours en sûreté vis-à-vis de vous.

 

– Après ? après ?

 

L’Indienne étendit la main vers un gland de soie et sonna.

 

À cet appel, maître Venture, qui attendait dans le salon, entra dans le boudoir.

 

– Voilà, dit-elle au marquis, l’intendant de madame Malassis.

 

Le marquis regarda ce visage ignoble et fut en proie à une torture infernale, en pensant que le secret de sa honte était aux mains de ce laquais. Il lui jeta un regard hautain, dominateur, comme s’il eût voulu l’écraser, et il dit à Daï-Natha :

 

– Qu’ai-je besoin de cet homme ?

 

– Cet homme vous dira, répondit l’Indienne, qu’il a vu votre femme venir chez madame Malassis et y rencontrer Chérubin.

 

Le marquis eut un frémissement d’espoir. Il crut que c’était là l’unique preuve qu’on pouvait lui donner… Et le témoignage d’un seul homme sera-t-il jamais une preuve ?

 

M. Van-Hop se redressa altier, dédaigneux, superbe. Il regarda froidement sa cousine :

 

– Ceci, dit-il, n’est point une preuve. Le témoignage d’un laquais, à propos d’une femme, est plus honteux encore qu’une calomnie.

 

Mais un cruel sourire vint aux lèvres de Daï-Natha :

 

– Vous êtes bouillant, Hercule, dit-elle. Attendez donc…

 

Et elle tira un papier de son sein et le tendit au marquis.

 

Ce papier, c’était cette odieuse lettre dictée par Rocambole à madame Malassis, la veille ; lettre dont la suscription portait :

 

À madame la marquise Van-Hop.

 

– La marquise a reçu cette lettre ce matin, dit l’Indienne, et elle sera exacte au rendez-vous.

 

Le marquis lisait avec une terrible attention ces lignes qui, pour lui, paraissaient tracées en lettres de flamme :

 

« Chère belle, ce vilain jaloux de Chérubin veut vous voir ce soir, etc.… »

 

– Douterez-vous encore ? murmura la tigresse avec une joie cruelle.

 

– Je veux voir… je veux les voir tous deux ! s’écria enfin le marquis.

 

– Eh bien, alors, suivez cet homme. Vous verrez Chérubin aux genoux de madame Van-Hop.

 

– Allons ! dit le marquis redevenant tout à coup froid, calme, solennel, l’heure du châtiment est venue.

 

Daï-Natha essaya de se lever, mais ses forces commençaient à la trahir. Elle retomba sur la causeuse.

 

– Oh ! le poison, dit-elle, le poison agit… Hâtez-vous, Hercule, mon bien-aimé, hâtez-vous… Je crois que je vais mourir…

 

– Tenez, dit le marquis jetant sa bague aux pieds de l’Indienne, voilà la pierre bleue. J’aurai toujours le temps de vous tuer, si cela n’était qu’une horrible machination.

 

En présence de ce qui pour lui était l’évidence, le marquis essayait de douter encore. Il poussa Venture devant lui.

 

– Allons, drôle ! lui dit-il, conduis-moi et fais ta dernière prière en route, car je te tuerai si tu as menti.

 

Et le marquis sortit, tandis que Daï-Natha rassemblait ses dernières forces pour s’emparer de la bague dont la pierre allait lui rendre la vie.

 

* *

*

 

Le marquis monta en voiture avec le laquais.

 

Celui-ci, au lieu de faire arrêter rue de la Pépinière, devant la porte du numéro 40, pria le marquis de descendre à la hauteur de la rue Rumfort et de renvoyer son coupé. Puis il le conduisit par la place Laborde jusqu’à cette ruelle dans laquelle le jardin de madame Malassis avait cette petite porte secrète dont le vieux duc de Château-Mailly possédait une clef.

 

Venture en avait une autre, car ce fut par cette porte qu’il introduisit le marquis et le conduisit jusqu’au pavillon, qui était plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une seule pièce, la chambre à coucher de madame Malassis, où l’on voyait briller une lumière derrière les rideaux. Venture conduisit le marquis dans cette pièce et le cacha dans un cabinet de toilette.

 

– Madame est sortie et ne rentrera pas, dit-il, avant minuit. La femme de chambre fait le guet chez la concierge pour voir passer la marquise, qui ne peut tarder, car il est bien près de huit heures ; je vais prévenir M. Chérubin. À présent, acheva Venture, monsieur n’a plus besoin de moi ?

 

Le marquis ne répondit pas.

 

Il s’assit dans le cabinet de toilette, posa ses pistolets tout armés devant lui, et attendit l’arrivée de madame Van-Hop, résolu à la tuer, elle et son complice.

 

– Filons ! se disait Venture en s’en allant : j’aime autant ne me point trouver dans une maison où va se commettre un double crime… Et ce pauvre M. Chérubin qui s’est imaginé de bonne foi qu’on avait réservé sa vie… Pas si bête ! Ce sera un Valet-de-Cœur de moins et une part de dividende de plus au gâteau de cinq millions.

 

Sur le seuil de la porte cochère, Fanny attendait la marquise pour la conduire à la mort.

 

* *

*

 

LXXIX

Nous sommes contraints, avant d’aller plus loin dans notre récit, de revenir sur nos pas.

 

Reportons-nous à ce moment où Chérubin, après avoir entendu Baccarat lui dire : « Non, je ne vous aime pas ! » vit apparaître le comte Artoff sur le seuil du cabinet de toilette. Le comte, on s’en souvient, marcha vers Chérubin le pistolet au poing. En même temps, Baccarat se plaça devant la porte du boudoir pour empêcher le misérable de fuir. N’était-il pas un lâche ?

 

L’homme audacieux, le misérable qui se faisait un jeu de l’honneur des femmes, se prit à trembler de tous ses membres en présence de la mort, et il attacha sur le comte un regard suppliant.

 

– Monsieur, répéta le jeune Russe avec un dédain glacé, vous êtes un fat et un infâme, et vous allez être puni. J’aurais payé si j’avais perdu ; j’ai gagné, j’use de mon droit.

 

Baccarat était toujours immobile et calme devant la porte. Elle eût étranglé Chérubin s’il avait essayé de fuir.

 

– Monsieur, acheva le comte, je vous donne trois minutes pour recommander votre âme à Dieu.

 

Et il s’assit à deux pas, tenant toujours sa victime en joue.

 

Ce temps d’arrêt rendit à Chérubin quelque présence d’esprit. Il retrouva presque son audace.

 

– Monsieur le comte, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre assurée, j’ai perdu mon pari et ne le nie point. Seulement, permettez-moi une simple observation.

 

– Voyons, dit le comte.

 

– Il a été convenu au club que, si je perdais mon pari, vous useriez de votre droit d’une certaine manière.

 

– Quelle est cette manière ?

 

– Qu’au lieu de vous exposer à toutes les rigueurs de la loi française en me tuant, vous vous couvririez des apparences du duel ; que vous choisiriez deux témoins, comme moi ; que nous nous battrions avec deux pistolets, dont l’un serait chargé à balle, le vôtre, et l’autre à poudre, le mien.

 

– Vous dites vrai, monsieur.

 

– Donc, monsieur, poursuivit Chérubin s’enhardissant un peu, j’ai bien le droit de réclamer le bénéfice de ce sursis.

 

– À quoi bon ? fit le comte d’un ton glacé ; le plus à plaindre, en cette affaire, ce sera moi, qui aurai à rendre des comptes à la justice. Quant à vous, mourir pour mourir, autant vaut que ce soit tout de suite.

 

– Pardon, monsieur, insista Chérubin, qui voulait gagner du temps, je préfère, moi, être tué sur le terrain que mourir assassiné, c’est plus honorable.

 

Le comte ne répondit pas ; mais Baccarat laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire sarcastique.

 

– Que parlez-vous donc d’honneur, cher monsieur, dit-elle ; l’honneur et vous, avez-vous jamais eu rien de commun ?

 

Et comme il la regardait épouvanté et commençait à comprendre que c’était elle plus que lui qui le condamnait à mourir :

 

– Monsieur Chérubin, dit-elle, un pari de la nature du vôtre était un duel. On ne croise le fer, vous le savez, qu’avec les gens qu’on estime, et le comte vous croyait, il y a huit jours, un homme d’honneur. Il ne vous savait pas un misérable sans ressources avouées et avouables, aux gages d’une association de bandits, faisant un commerce lucratif de ses avantages personnels…

 

Chérubin se vit perdu. Baccarat connaissait sans doute sa profession de Valet-de-Cœur…

 

Et la jeune femme, dédaignant de lui adresser plus longtemps la parole, se tourna vers le comte :

 

– Mon ami, dit-elle, tuez donc ce misérable sur-le-champ. Madame la marquise Van-Hop vous en saura peut-être gré…

 

Ce nom acheva de jeter l’épouvante au fond du cœur de Chérubin et lui parut être son arrêt de mort.

 

– Grâce ! balbutia-t-il.

 

Le comte tira sa montre :

 

– Monsieur, dit-il, les trois minutes que je vous avais données sont expirées. Mettez-vous à genoux. Je vise au front. Vous pourriez faire des victimes encore après votre trépas.

 

Et le comte leva son pistolet.

 

Alors Chérubin se jeta lâchement à genoux ; il se traîna aux pieds du comte, et, livide d’effroi, les dents serrées, la voix presque éteinte, il murmura :

 

– Grâce, monsieur le comte… je suis un misérable, un infâme : j’ai mérité votre mépris, vous avez le droit de me souffleter, de me fouler aux pieds, de me traîner dans la boue ! Je quitterai Paris si vous l’exigez, j’irai vivre en quelque solitude… au fond d’un désert… mais vous ne me tuerez pas !

 

Et le misérable joignait les mains ; il priait et pleurait, se traînait à genoux, et tournait ses yeux suppliants de Baccarat au comte Artoff.

 

Alors la jeune femme, mettant un gant, comme si elle eût redouté le contact de cet homme, lui posa la main sur l’épaule.

 

– Veux-tu vivre ? lui dit-elle ; le veux-tu ?

 

– Oh ! murmura-t-il avec un cri de joie, je ferai tout ce que vous voudrez ; mais grâce pour la vie !

 

Baccarat fit un signe au comte, qui abaissa le canon de son pistolet.

 

– Tu peux racheter ta vie à deux conditions. Voici la première : tu vas me dire ce qu’il y a de commun entre toi et la marquise Van-Hop.

 

– Oui… oui…, je dirai tout, balbutia le misérable, mais vous me défendrez, n’est-ce pas ? vous me protégerez après, car ils me tueront, eux…

 

– Qui, eux ?

 

– Les Valets-de-Cœur.

 

– Ah ! s’écria Baccarat, je ne m’étais pas trompée. Et, le regardant en face : – Prends garde ! Si tu t’avises de nous taire un mot, un seul, entends-tu bien ? tu n’auras rien fait pour racheter ta vie, rien absolument.

 

– Je dirai tout, balbutia Chérubin.

 

Et alors, toujours à genoux, toujours le visage inondé de larmes, cet homme qui ne voulait pas mourir, cet homme qui eût baisé les pieds d’un forçat pour racheter son existence, confessa tout ce que nous savons déjà, c’est-à-dire ses relations avec les Valets-de-Cœur, leurs noms, le lieu de leur réunion, leur obéissance passive à un chef mystérieux dont seul Rocambole savait le nom ; puis le rôle infâme qu’il avait joué, lui Chérubin, auprès de la marquise Van-Hop ; le piège abominable qui devait lui être tendu le lendemain, et l’histoire des cinq millions de Daï-Natha… Tout ce qu’il savait, enfin.

 

– Mais le nom de cet homme ? demanda Baccarat. Si tu ne dis ce nom, tu n’as rien racheté.

 

– Je vous jure, sanglota Chérubin, que je ne le sais pas, que je ne l’ai jamais vu ! Le vicomte de Cambolh pourrait seul vous le dire.

 

– C’est bien, dit Baccarat, nous verrons si tu as menti.

 

Chérubin se leva et se crut sauvé.

 

– Oh ! attends donc encore, lui dit Baccarat, tu n’as rempli qu’une seule des deux conditions.

 

– J’exécuterai la seconde, murmura-t-il avec soumission.

 

Baccarat tira de son sein le flacon de poison que lui avait destiné sir Williams.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

 

– Cela, murmura Chérubin, qui, en cet aveu, était de bonne foi et croyait n’avoir apporté qu’un philtre amoureux, c’est le vicomte de Cambolh qui me l’a donné.

 

– Que contient ce flacon ?

 

– Une liqueur énervante que je vous destinais.

 

– N’est-ce pas plutôt du poison ?

 

– Non, dit-il avec conviction.

 

– Eh bien, dit Baccarat, nous allons le savoir, j’en vais faire sur toi l’expérience.

 

Chérubin ne pouvait pas supposer que Rocambole et son mystérieux conseiller eussent un intérêt quelconque à empoisonner Baccarat. Convaincu qu’il ne courait, à respirer les exhalaisons du flacon, d’autre danger que celui d’un abrutissement momentané, il accepta avec joie ce dernier moyen de racheter sa vie.

 

En même temps, Baccarat se disait :

 

– Si c’eût été du poison, l’enfant me l’aurait dit. Elle m’a dit que c’était une liqueur qui rendait fou. Eh bien, il faut que cet homme soit châtié.

 

Elle tendit le flacon à Chérubin.

 

– Débouche-le, dit-elle. Tu vas le respirer pendant plusieurs minutes.

 

Chérubin obéit, croyant, comme le lui avait dit Rocambole, que la liqueur n’était qu’un narcotique enivrant, et, ne se doutant pas, le malheureux, que c’était la mort qu’il aspirait lentement.

 

Quand ce fut fait, Baccarat ajouta :

 

– À présent, tu vas rester ici sous la garde du comte, jusqu’à nouvel ordre. Après avoir trahi tes complices, tu pourrais les prévenir, et il ne faut pas qu’un seul d’entre eux m’échappe !

 

 

Baccarat sonna, demanda sa voiture et dit au jeune Russe :

 

– Mon cher comte, je vais vous laisser cet homme, vous m’en répondez, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! certes, répondit le jeune homme, je vous assure qu’il ne m’échappera pas comme l’autre.

 

La jeune femme jeta à la hâte un châle sur ses épaules, monta en voiture et dit au cocher :

 

– Allée des Veuves, aux Champs-Élysées, à l’hôtel Van-Hop.

 

Il était plus de minuit lorsque le coupé de Baccarat entra dans la cour de l’hôtel. Le marquis était rentré depuis une heure, et le suisse fut fort étonné d’avoir à ouvrir la porte à deux battants.

 

– Mon ami, dit Baccarat, il faut absolument que je voie la marquise à l’heure même.

 

– Mais, dit le suisse, madame est couchée.

 

– N’importe ! vous l’éveillerez.

 

Baccarat parlait avec une certaine autorité et présentait sa carte.

 

Le suisse leva la tête vers la façade de l’hôtel et aperçut de la lumière aux croisées de la chambre à coucher de madame Van-Hop.

 

– Madame est encore levée, dit-il.

 

Lorsque la marquise ne sortait pas le soir, les domestiques se retiraient de bonne heure, à l’exception du valet de chambre de monsieur. Mais le marquis était rentré, s’était mis au lit, et n’avait point tardé, on s’en souvient, à s’endormir d’un profond sommeil. D’ailleurs, les fenêtres de son appartement donnaient sur les jardins et non sur la cour ; de telle façon qu’il lui eût été impossible d’entendre le bruit du coupé de Baccarat. Le suisse ne rencontra d’autres domestiques, en se rendant au premier étage, que la femme de chambre, à qui il remit la carte de la visiteuse.

 

Madame Van-Hop, après le départ de madame Malassis, était demeurée longtemps rêveuse et pleine d’hésitation. Elle avait promis d’aller le lendemain à ce rendez-vous suprême que lui donnait Chérubin, et, la veuve partie, elle se repentait amèrement de sa promesse. Depuis qu’elle luttait, qu’elle combattait sans relâche cet amour éclos dans le silence de son cœur, madame Van-Hop avait fini par puiser dans ses idées religieuses, dans son éducation première, dans le sentiment de ses devoirs et l’affectueuse estime qu’elle avait pour son mari, la force nécessaire pour oublier à jamais Chérubin.

 

À ses yeux, quelques heures auparavant encore, Chérubin était pour elle un homme mort, et passé à l’état de souvenir. Et voici que madame Malassis venait, une lettre de lui à la main, la supplier de lui accorder une dernière entrevue. L’épître du jeune homme avait été si pathétique, si éloquente, que la marquise avait cédé. Et maintenant, elle éprouvait un remords, une terreur indéfinissable, et eût racheté, au prix de dix années de sa vie, la promesse qu’elle avait faite. Pendant deux heures, la marquise avait essayé de tromper ses angoisses par une pieuse lecture. Peut-être que si en ce moment le marquis était venu chez elle, elle se fût jetée dans ses bras, lui eût tout avoué et lui eût demandé conseil. Mais le marquis ne vint pas ; il monta en rentrant directement chez lui. Enfin elle venait de passer dans sa chambre, résolue à se mettre au lit, lorsque sa camériste lui apporta la carte de madame Charmet.

 

Cette carte plongea la marquise dans l’étonnement. Que pouvait, à pareille heure, lui vouloir cette femme, dont elle ignorait, du reste, la métamorphose récente, et qui, pour elle, était toujours l’humble dame de charité ?

 

Elle se décida à la recevoir.

 

Deux minutes après, Baccarat entra.

 

Madame Van-Hop avait toujours vu madame Charmet vêtue simplement. Son étonnement fut donc grand lorsqu’elle vit apparaître l’élégante jeune femme que tout Paris croyait être l’amie du comte Artoff.

 

En effet, Baccarat, dans sa précipitation à courir chez la marquise, n’avait point songé à changer de toilette. Elle avait conservé une délicieuse robe de moire antique gros bleu, sur laquelle elle avait, à la hâte, jeté un cachemire. Ses beaux cheveux blonds semblaient sortir de la main du coiffeur, et son bras, demi-nu, était orné d’un mince bracelet d’or fermé par une grosse agrafe en diamants.

 

– Je vous demande mille pardons, madame la marquise, dit-elle vivement et d’une voix émue, de me présenter chez vous à minuit passé.

 

– En effet, dit la marquise en souriant et lui avançant un siège, je m’attendais peu à votre visite.

 

Baccarat demeura debout, et parut attendre, pour s’expliquer, le départ de la femme de chambre. Celle-ci sortit sur un signe de sa maîtresse.

 

– Madame, dit alors Baccarat, il a fallu un motif bien puissant, bien solennel, pour me déterminer à la démarche que je fais auprès de vous.

 

– Mon Dieu ! madame, répondit la marquise, vous m’effrayez.

 

– Il s’agit de l’honneur, de la vie même d’une femme.

 

– Et je puis la sauver ?

 

– Oui, fit Baccarat d’un signe de tête.

 

– Ah ! merci, madame, s’écria la marquise, merci ! d’être venue à moi, en ce cas.

 

– Madame, poursuivit Baccarat, qui éprouvait une indomptable émotion à la pensée qu’elle allait être forcée de dire à cette noble femme : « Je possède votre secret, » la femme dont je parle, et que vous seule pouvez sauver, m’était inconnue il y a peu de jours. Aujourd’hui, elle est à mes yeux la plus noble, la plus vertueuse des femmes… et je donnerais ma vie pour elle.

 

– Son nom ? demanda la marquise.

 

– Cette femme, continua Baccarat sans répondre d’abord à cette question directe, est en ce moment la victime d’une épouvantable intrigue, le but d’une tentative criminelle inouïe, et elle serait perdue sans retour, morte peut-être, demain à pareille heure, si la Providence, par un de ces hasards qui constituent la sagesse céleste, ne m’avait placée sur son chemin.

 

– Mais, mon Dieu ! s’écria la marquise troublée, quelle est donc cette femme, madame ?

 

Baccarat fléchit un genou, prit une main de la marquise, la porta respectueusement à ses lèvres et murmura : – Je suis à ses pieds, madame, et je la supplie de m’entendre…

 

LXXX

La marquise jeta un cri.

 

– Moi ? dit-elle éperdue.

 

– Vous madame.

 

– Comment, reprit-elle, je suis compromise, moi, dans mon honneur !

 

– Dans votre honneur.

 

– Ma vie est en danger ?

 

– Hélas ! soupira Baccarat.

 

Un moment, madame Van-Hop crut que Baccarat était folle. Mais la tristesse solennelle répandue sur les traits de la jeune femme détruisit bien vite cette supposition.

 

– Madame, reprit Baccarat toujours agenouillée devant la marquise, pour que vous compreniez le danger que vous courez, pour que vous compreniez surtout comment je puis le prévenir, il faut que vous consentiez à m’écouter.

 

– Parlez, dit la marquise, dont la pensée se reporta avec effroi jusqu’à M. Oscar de Verny.

 

– Il faut d’abord, madame, continua la pauvre repentie, que je vous dise ce que je fus. Avant de m’appeler madame Charmet, avant de consacrer une modeste fortune à de bonnes œuvres, avant de porter des robes de laine brune et d’aller demeurer rue de Buci dans une sorte de sépulcre, j’ai été, madame, une créature indigne et sans cœur.

 

– Oh ! s’écria la marquise, est-ce possible ?

 

– Un jour, la grâce de Dieu m’a touchée ; je me suis repentie, j’ai pleuré, j’ai prié, je me suis imposé la mission de faire du bien. Oh ! continua Baccarat, je n’ai point le temps, madame, d’entrer dans les détails ; une impérieuse et pressante nécessité me force à être brève. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai souffert, c’est que j’ai su combien le cœur de la femme était faible…

 

– Madame, fit la marquise tremblante.

 

– Écoutez, poursuivit-elle, il y a dans Paris, à cette heure, une association de bandits, une réunion de misérables, qui étalent au soleil des gants jaunes, des voitures, des chevaux de prix, des noms pompeux et usurpés ; cette association se nomme le Club des Valets-de-Cœur.

 

Ces mots firent tressaillir la marquise.

 

– Qu’est-ce que ce nom ? dit-elle.

 

– Les Valets-de-Cœur, madame, font métier de tout, ils exercent une honteuse industrie ; ils cherchent à semer le déshonneur sur leur route. Un jour l’un de ces hommes, le chef sans doute, s’est trouvé sur le chemin d’une femme torturée de jalousie, le cœur rempli de haine, une femme qui, depuis douze années, rêve votre mort, votre honte, l’infamie de votre noble mémoire.

 

– Grand Dieu ! s’écria la marquise, mais je n’ai fait de mal à personne, cependant, moi ?

 

– Qu’importe !

 

– Mais je suis à Paris depuis cinq ans à peine.

 

– Cette femme est venue de l’Inde.

 

Un grand jour se fit dans l’esprit de madame Van-Hop. Elle se souvint que son mari était allé aux Indes l’année qui précéda leur mariage, qu’il y avait inspiré une grande passion à sa cousine.

 

– Daï-Natha ! exclama-t-elle.

 

– Oui, Daï-Natha Van-Hop, dit Baccarat.

 

– Et cette femme veut ma mort ?

 

– Si vous mouriez, elle épouserait le marquis.

 

– Oh ! jamais ! dit-elle vivement. Hercule m’aimerait morte comme il m’aime vivante, j’en suis sûre.

 

– Oui, mais s’il vous tuait, lui ?

 

– Me tuer, lui, lui ! accentua la marquise affolée.

 

– Il vous tuerait s’il vous croyait coupable.

 

– Oh ! oui, dit-elle, vous avez raison… mais je suis une honnête femme.

 

– Madame, dit bravement Baccarat, Daï-Natha, votre rivale, lui aurait prouvé le contraire demain.

 

Et Baccarat, baisant de nouveau la main de la marquise, continua :

 

– Oh ! s’il ne fallait pas vous sauver, madame, jamais, non, jamais je n’oserais… Vous, si noble, si pure, me voir descendre au fond de votre cœur, moi la créature souillée, n’est-ce point le plus rude de tous les châtiments, le plus immérité de tous ?

 

La marquise devina Baccarat et lui tendit la main.

 

– Ah ! dit-elle, je sais enfin ce que vous voulez dire. Vous voulez parler d’un homme, n’est-ce pas, qui m’a poursuivie sans relâche depuis quinze jours ?…

 

– Chérubin, dit Baccarat, ou plutôt M. de Verny.

 

Un fier sourire vint aux lèvres de la marquise :

 

– Je ne suis pas coupable, dit-elle, et je puis tout dire à mon mari.

 

– Je le sais, madame. Mais ce que vous ignorez c’est que Chérubin est un homme infâme, un misérable dont j’ai tenu la vie en mes mains il y a une heure, et qui a tout avoué…

 

Et comme la marquise la regardait atterrée, Baccarat n’hésita plus. Elle lui dit ce qu’était Chérubin, ce qu’était l’odieuse madame Malassis, le plan infernal dressé contre elle par une rivale et ses complices, et ce qui serait arrivé le lendemain sans la démarche qu’elle venait de faire.

 

La marquise, son front dans ses deux mains, croyant faire un horrible rêve, écouta jusqu’au bout silencieusement.

 

– Oh ! mon mari, s’écria-t-elle tout à coup, je veux le voir.

 

– Non, madame, cela ne se peut, répondit Baccarat.

 

– Pourquoi ? mais pourquoi ?

 

– Je veux vous sauver de tout soupçon, dit-elle gravement, et pour cela il faut que vous me laissiez agir…

 

Il y avait une sorte d’autorité subitement révélée dans l’accent de Baccarat.

 

La marquise se tut.

 

– Et puis, continua la repentie, je n’ai en mon pouvoir encore que l’un de ces misérables, je ne tiens pas encore Daï-Natha ; et il faut que cette femme soit rendue à jamais impuissante.

 

– Que faire, mon Dieu ! que faire ?

 

– Me laisser agir.

 

– Mon mari doit souffrir mille morts !

 

– Sa joie, demain, égalera ses tortures.

 

Et Baccarat se frappa soudain le front, dominée par une inspiration :

 

– Madame, dit-elle, votre mari porte au doigt une bague ornée d’une pierre bleue ?

 

– Oui, en effet.

 

– Il me faut cette pierre, dit résolument la jeune femme.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est mon secret ; mais peut-être votre repos à venir est-il à ce prix. N’avez-vous pas une pierre de même couleur qu’on puisse substituer à celle-là ?

 

– Je le crois, dit la marquise.

 

Elle se souvenait qu’elle possédait parmi ses bijoux une superbe turquoise qui devait être, à peu de chose près, semblable de couleur et de grosseur à celle de son mari. Elle se souvint, en outre, que M. Van-Hop ne couchait jamais avec sa bague, qu’il la déposait sur la table de son cabinet de toilette, et que, même sous prétexte que la pierre bleue, dont elle ignorait, du reste, la vertu secrète, redoutait le contact de l’eau, il l’ôtait toujours avant de se laver les mains ou de toucher quelque chose d’humide.

 

– Peut-être, insista Baccarat, la possession momentanée de cette bague arrachera-t-elle à Daï-Natha son dernier secret.

 

La marquise courut à un petit meuble en bois de rose qui renfermait ses écrins ; elle les ouvrit l’un après l’autre, les bouleversa tous et finit par trouver une grosse turquoise.

 

– Je crois, dit-elle, que c’est exactement la même forme et la même couleur. Puis s’emparant de la pierre, elle dit à Baccarat : – Venez, venez…

 

Il y avait un couloir mystérieux pratiqué au premier étage de l’hôtel, qui reliait l’appartement du marquis à celui de sa femme et dispensait de passer par les grands appartements. Ce couloir partait de la chambre de madame Van-Hop et aboutissait au cabinet de toilette du marquis.

 

M. Van-Hop, en se couchant, fermait toujours la porte de cette pièce, et il était présumable qu’en marchant sur la pointe du pied, on y pouvait pénétrer sans être entendu par lui.

 

La marquise prit un flambeau d’une main, celle de Baccarat de l’autre, et l’entraîna dans le couloir en lui recommandant le silence.

 

Les deux femmes marchaient sur la pointe du pied, retenant leur respiration, et la marquise, dont le cœur battait à outrance, éprouva une joie fiévreuse en remarquant que la porte qui reliait le cabinet de toilette au couloir était entrouverte. Celle qui, au contraire, donnait dans la chambre du marquis, était fermée comme d’habitude.

 

Les deux femmes entrèrent, étouffant le bruit de leurs pas.

 

Madame Van-Hop alla droit à la table de toilette et aperçut la bague du marquis dans un baguier en porcelaine du Japon.

 

Elle la désigna du doigt à Baccarat, qui la prit et l’examina.

 

Toutes les femmes sont plus ou moins habiles à manier des bijoux. Avec une dextérité merveilleuse, Baccarat fit jouer la pierre bleue dans sa monture, et la détacha délicatement. Puis elle essaya la turquoise de madame Van-Hop. Oh, bonheur ! on eût dit que les deux pierres avaient été faites pour la même bague. La turquoise fut substituée à la pierre bleue et remise dans le baguier. Les deux femmes s’esquivèrent comme des voleurs qui craignent d’être arrêtés et repris avec leur butin. Elles retournèrent dans la chambre à coucher de la marquise.

 

– Madame, dit alors Baccarat, pouvez-vous compter sur votre femme de chambre comme sur vous-même ?

 

– Oui. Marguerite est depuis douze ans à mon service.

 

– Défendrait-elle énergiquement votre porte ?

 

– Elle se ferait hacher sur le seuil.

 

– Et le suisse ?

 

– M’obéira.

 

– Alors, dit Baccarat, appelez votre femme de chambre et dites-lui que vous sortez, que vous ne rentrerez pas ; que si demain, le marquis se présente, elle dise que vous n’avez pas dormi de la nuit, et que, à peine au jour, vous vous êtes assoupie.

 

– Comment, dit la marquise, vous voulez que je sorte ?

 

– Oui.

 

– Mais pourquoi ? où irai-je ?

 

– Vous viendrez chez moi.

 

– Dans quel but ?

 

– Mais, madame, murmura Baccarat avec véhémence, vous ne comprenez donc pas ?

 

– Quoi ?

 

– Que votre vie n’est pas en sûreté ici !

 

– Ma vie ?

 

– Oui, demain matin, sans doute, Daï-Natha écrira au marquis que, le soir, à huit heures, vous devez voir Chérubin chez madame Malassis.

 

– Oh ! je n’irai pas !… Quelle horreur !

 

– Et qui vous dit, madame, que, saisi d’un accès de fureur et de folie vertigineuse, le marquis ne voudra point vous tuer sur-le-champ, sans attendre cette preuve qu’on lui promet ?

 

– Oh ! vous avez raison, dit la marquise avec terreur.

 

– Et puis, ajouta Baccarat, il faut que cet homme, ce bandit, ce misérable, s’il veut qu’on lui fasse grâce de la vie, se traîne à vos genoux, qu’il implore votre pardon, qu’il vous demande grâce.

 

– C’est inutile, dit la marquise avec le dégoût que lui inspirait maintenant Chérubin.

 

– N’importe ! dit Baccarat, venez…

 

La marquise appela sa femme de chambre et lui fit la leçon.

 

– Mais, enfin, observa la soubrette, si monsieur venait à dix heures ou à midi, et qu’il insistât ?…

 

– Eh bien !… je suis sortie de bonne heure pour une œuvre pieuse.

 

Et la marquise s’enveloppa d’un grand manteau, mit son voile le plus épais, et dit :

 

– Partons, partons vite ! Et elle murmura à mi-voix en étouffant un sanglot : – Oh ! pauvre Hercule ! toi, le plus noble et le meilleur des hommes, faut-il donc te fuir comme un meurtrier ?

 

Les deux femmes descendirent le grand escalier et traversèrent le jardin.

 

Le coupé de Baccarat attendait dans la cour. Le cocher dormait sur son siège.

 

Le suisse avait refermé les deux battants de la porte et s’était endormi dans son fauteuil, son cordon à la main.

 

– Vous n’aurez pas besoin de compter sur la discrétion de cet homme, dit Baccarat, il ne vous verra pas.

 

Elle poussa la marquise dans la voiture et lui dit : – Tenez-vous tout au fond ; je vais vous masquer de mon mieux.

 

Le bruit de la portière, en se refermant, éveilla le cocher, qui se frotta les yeux, tout en se faisant ouvrir la porte cochère.

 

Et la voiture passa.

 

Le fidèle cerbère de la loge se coucha fort tranquillement, sans se douter que sa maîtresse venait de quitter son hôtel à une heure du matin avec l’intention de n’y point rentrer cette nuit-là.

 

* *

*

 

Or, tandis que Baccarat se rendait en toute hâte chez la marquise Van-Hop, Chérubin demeurait dans le boudoir de la rue Moncey, gardé à vue par le comte Artoff.

 

Il venait de respirer le flacon empoisonné. Pendant un moment, il fut comme suffoqué par l’odeur pénétrante qui s’en échappait. Puis, tout à coup, se redressant, il poussa un grand éclat de rire qui frappa le comte de stupeur. Mais Chérubin le regarda fixement, effrontément, comme il savait regarder quelques heures auparavant encore.

 

– Ah ! la bonne histoire ! s’écria-t-il, la bonne histoire, mon cher ami !

 

Et il se mit à gambader dans le boudoir.

 

– Cher comte de mon cœur, poursuivit-il, figurez-vous que je viens de faire un assez vilain rêve…

 

Le comte, muet d’étonnement, le regardait toujours.

 

– Ne me suis-je pas figuré tout à l’heure que vous vouliez me tuer ? Ah ! ah ! ah !

 

– L’enfant avait raison, pensa le jeune Russe, l’odeur de ce flacon détermine la folie, et le châtiment de ce misérable ne s’est point fait attendre.

 

Chérubin était fou, en effet. Pendant une heure il gambada, sauta, dansa, chanta, se prit à rire bruyamment et débita les folies les plus grandes, les excentricités les plus inouïes ; il entremêla son verbiage de révélations et de commentaires sur le club des Valets-de-Cœur, mettant peu à peu à nu son âme souillée et ses criminelles pensées. Puis il courut au comte et voulut l’embrasser.

 

Le comte le repoussa.

 

– Arrière, drôle ! lui dit-il.

 

Chérubin ne répondit point et continua ses gambades. Puis, tout à coup, il se laissa tomber, épuisé de fatigue, sur le canapé, porta la main à son front et murmura : – C’est drôle, mais j’ai du feu dans la tête.

 

Et l’éclat de rire s’éteignit, le regard brillant devint morne, une sorte de torpeur s’empara de lui.

 

* *

*

 

Lorsque la marquise Van-Hop et Baccarat arrivèrent, Chérubin était étendu tout de son long sur le parquet, la face contre terre.

 

Baccarat crut que le comte l’avait tué, et jeta un cri.

 

Le comte devina :

 

– Ce n’est pas moi, dit-il, c’est Dieu.

 

– Il est donc mort ?

 

– Il le sera dans quelques heures.

 

– Mais qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle en se penchant sur Chérubin, qui respirait à peine.

 

– Madame, dit gravement le comte Artoff, cet homme vous apportait du poison, et il s’est tué lui-même sans le savoir. Nous lui avions fait grâce de la vie, nous ; mais Dieu a été moins clément, et il a voulu que la justice éternelle eût son cours.

 

Alors Baccarat se tourna vers la marquise muette d’horreur et d’effroi :

 

– Madame, lui dit-elle, cet homme nous a gravement offensées toutes deux, mais il va mourir… Prions Dieu pour son âme !

 

Et les deux femmes s’agenouillèrent et récitèrent les prières des agonisants, et le jour les retrouva dans la même attitude, auprès du corps de Chérubin le Charmeur, qui venait d’expirer sans avoir recouvré la raison.

 

Le châtiment des Valets-de-Cœur commençait enfin.

 

LXXXI

Nous avons laissé le marquis Van-Hop dans le cabinet où maître Venture l’avait caché.

 

Le condamné qui attend qu’on vienne le chercher pour le conduire à l’échafaud n’endure certainement pas une torture plus horrible que celle que subit le marquis, lorsqu’il se trouva seul, ses armes à la main.

 

Il était venu là pour tuer… pour tuer la femme qu’il avait aimée depuis douze ans.

 

Le marquis sentait une sueur glacée perler sur son front, à mesure qu’il voyait le temps s’écouler et approcher l’heure fatale où l’épouse coupable arriverait au rendez-vous.

 

Un reste d’espoir cependant lui tenait au fond du cœur : peut-être ne viendrait-elle pas. Un moment il eut la tentation de mourir seul, et il appuya son pistolet sur son front. Mais il songea alors que, lui mort, elle l’épouserait, qu’ils seraient heureux, et cette pensée alluma un ouragan de fureur dans son âme.

 

– Non, non, murmura-t-il, je veux les tuer tous deux !

 

Huit heures sonnèrent. À partir de ce moment, les minutes devinrent des siècles pour le marquis.

 

Le moindre bruit extérieur le faisait tressaillir et frissonner. Des pas légers, des pas de femme qui crissèrent tout à coup sur le sable du jardin lui mirent la mort dans l’âme. C’était, ce devait être elle.

 

Les pas franchirent le seuil du pavillon, montèrent lestement l’escalier et s’arrêtèrent à la porte.

 

Le marquis étreignit convulsivement la crosse de son pistolet.

 

La porte s’ouvrit, une femme entra.

 

Le cabinet de toilette où le marquis était caché et qui ouvrait à gauche de l’alcôve, avait une porte vitrée garnie à l’intérieur d’un rideau. Ce rideau, mal tiré, permettait au marquis de voir parfaitement à l’intérieur de la chambre à coucher. Ô bonheur ! la femme qui entrait, ce n’était pas elle : c’était Fanny, cette ancienne femme de chambre de Baccarat, vendue corps et âme à sir Williams, et que les Valets-de-Cœur avaient imposée à madame Malassis. Elle vint s’asseoir auprès du feu et s’étendit dans un confortable avec la nonchalante aisance d’une duchesse. Savait-elle que le marquis était caché à deux pas ? C’est probable, car elle murmura d’un ton de mauvaise humeur :

 

– Quelle scie ! attendre tous les jours comme cela que l’amie de madame vienne au rendez-vous de son cher et tendre ! Il faut avouer que si madame fait un assez vilain métier en cédant ainsi sa maison, j’en fais un plus stupide encore en posant tous les soirs une heure sur le pas de la porte. Ma foi, tant pis, elle viendra bien toute seule jusqu’ici… Il fait un froid de chien.

 

Une rage folle s’empara du marquis lorsqu’il entendit ce cynique langage ; le secret de sa honte appartenait donc à une soubrette comme il appartenait déjà à un valet !… Et, dans son cœur, il sentit se briser et s’évanouir le dernier sentiment de pitié qu’il éprouvait encore naguère pour celle qu’il avait tant aimée.

 

Dix minutes environ après que Fanny fut rentrée dans la chambre à coucher de sa maîtresse, de nouveaux pas se firent entendre dans le jardin ; puis, comme ceux de Fanny, résonnèrent sur l’escalier.

 

– Tiens ! dit la soubrette tout haut, voilà madame la marquise !

 

Et elle se leva et prit la respectueuse attitude qui convient à une inférieure en présence d’une femme de qualité. En se tournant curieusement vers la porte entrebâillée qui s’ouvrit toute grande, Fanny tressaillit et recula comme si elle eût vu surgir devant elle un fantôme.

 

En même temps, d’un regard, l’œil étincelant du marquis enveloppa, du fond de sa cachette, la femme qui entrait… Ce n’était point la marquise ! C’était une femme de haute taille, enveloppée dans un grand manteau, le visage découvert, et d’une merveilleuse beauté.

 

Le marquis ne l’avait jamais vue. Mais Fanny, elle, poussa un cri, et la reconnut… C’était Baccarat, qui ferma la porte à double tour derrière elle, poussa les verrous et mit la clef dans sa poche. Puis elle fit un pas vers Fanny qui, interdite, recula.

 

Baccarat se débarrassa de son manteau, jeta son chapeau et se montra au marquis dans toute l’élégance nerveuse de sa taille, avec ses magnifiques cheveux blond fauve.

 

– Bonjour, Fanny, dit-elle avec calme.

 

Fanny s’inclina et recula encore.

 

– Il paraît que je te fais peur, ma petite ! dit Baccarat en riant.

 

Ce rire donna le frisson à la soubrette.

 

– Non… balbutia Fanny.

 

– Tu ne m’attendais pas, je vois…

 

– Je croyais que madame était morte… balbutia Fanny.

 

– C’est possible.

 

Fanny frissonna.

 

– Mais les morts reviennent… et ils ont le poignet solide…

 

Et Baccarat, étendant la main, prit Fanny par le bras et l’étreignit. La victime jeta un cri de douleur.

 

Baccarat se remit à rire :

 

– Tu vois, dit-elle, que si je suis un revenant, j’ai encore quelque vigueur. Mais assieds-toi donc, ma petite, là, devant moi, nous avons à causer.

 

Fanny tremblait et demeurait debout.

 

– Bah ! fit la jeune femme, de lorette à camériste il n’y a que la main. Assieds-toi, et causons comme de vieilles amies.

 

Et elle se jeta dans le fauteuil où Fanny s’étalait quelques minutes auparavant.

 

– Que me voulez-vous donc ? murmura celle-ci dont les dents claquaient de terreur, car elle se souvenait encore de cette nuit terrible, où, dans la maison de fous, Baccarat avait failli la tuer.

 

– Je veux causer.

 

Et Baccarat se plaça dans un autre fauteuil qu’elle approcha de celui de Fanny.

 

Puis, la regardant en face :

 

– Que fais-tu ici ?

 

– J’attends ma maîtresse.

 

– Tu mens !

 

Baccarat prononça froidement ces deux mots.

 

– Tu mens ! poursuivit-elle. Ta maîtresse est sortie et ne rentrera qu’à minuit.

 

Fanny voulut payer d’audace.

 

– J’attends une amie de madame, dit-elle.

 

– Quelle est cette amie ?

 

Fanny hésita.

 

Baccarat ouvrit son corsage, et en tira un petit poignard à manche ciselé.

 

– Tiens, dit-elle en le tirant du fourreau et faisant étinceler la lame brillante aux rayons de la bougie, le reconnais-tu ?

 

Fanny voulut se lever de son fauteuil et fuir. Mais une main nerveuse l’y cloua en s’appuyant sur son épaule.

 

– Réponds donc : ma fille, quelle est cette amie ?

 

– C’est la marquise Van-Hop.

 

– Oh !

 

Et Baccarat attacha son œil dominateur sur la soubrette.

 

– Ma petite, dit-elle, fais bien attention à ce que tu vas répondre, car je vais te questionner comme un juge interpelle un voleur.

 

– Je répondrai, murmura Fanny, qui comprit que Baccarat était résolue à tout.

 

– Si tu as le malheur de répondre un mot qui ne soit pas l’exacte vérité, tu es morte !

 

Et la lame du poignard étincela de nouveau aux yeux de la coupable.

 

Le marquis, frappé de stupeur, n’osait faire un mouvement, et il semblait attendre avec une anxiété terrible le résultat de cet interrogatoire d’où, il le sentait instinctivement, devait jaillir enfin la vérité. Ses doutes l’avaient repris depuis que Baccarat était entrée.

 

– Voyons, reprit la jeune femme, tu dis donc que la jeune marquise Van-Hop est l’amie de ta maîtresse ?

 

– Oui.

 

– Et elle doit venir ce soir ?

 

– Elle devrait être ici déjà.

 

– Bien. Mais qu’y vient-elle faire, puisque ta maîtresse est sortie ?

 

– Elle a rendez-vous avec un jeune homme…

 

– Son nom ?

 

– Chérubin.

 

– De quelle nature est ce rendez-vous ?

 

Et l’œil de Baccarat se posa sur Fanny, étincelant et terrible.

 

– Prends bien garde ! dit-elle, si tu dis un mot qui ne soit pas la vérité, je te tue !

 

– Ma foi ! pensa la soubrette, je ne puis pourtant pas me laisser égorger… Je dirai tout !

 

Et elle répondit :

 

– La marquise a reçu une lettre de M. Chérubin ; c’est madame Malassis qui l’a portée.

 

– Quand ?

 

– Hier.

 

– Que contenait cette lettre ?

 

– Je ne sais pas au juste ; mais M. Chérubin disait qu’il quittait la France pour toujours, et il suppliait madame la marquise de lui accorder une entrevue en présence de madame.

 

– La marquise aime-t-elle ce Chérubin ?

 

– Non, murmura Fanny, qui sentait bien qu’un seul mensonge serait son arrêt de mort.

 

Le marquis, au fond de sa retraite, eut un éblouissement.

 

– Dans quel but vient-elle ? Réponds, et sois sincère, si tu veux vivre.

 

Fanny hésita une seconde.

 

– Tu sais bien, ma fille, dit Baccarat, que nous sommes seules ici, que personne ne viendra à ton secours et que je serai sans pitié si tu essayes de me tromper.

 

– Eh bien ! dit Fanny, ma maîtresse trahit la marquise pour servir M. Chérubin, qui a intérêt à séduire madame Van-Hop ; et comme elle est une honnête femme, ils ont imaginé…

 

– Qui, ils, demanda Baccarat.

 

– Madame Malassis, Venture et les autres… d’entourer la marquise des apparences…

 

– Allons, dit Baccarat, nous n’avons pas le temps d’hésiter, il faut tout dire.

 

Et elle lui appuya son stylet sur la poitrine.

 

Alors Fanny n’hésita plus.

 

Elle avoua tout ce qu’elle savait, le plan concerté entre madame Malassis et Venture, et ce que Chérubin devait dire et faire. Enfin, elle étendit la main vers le cabinet de toilette et dit :

 

– Le mari est là…

 

Baccarat se leva pour ouvrir la porte du cabinet. Mais cette porte s’ouvrit d’elle-même.

 

Pâle, le visage noyé de larmes, le marquis était sur le seuil.

 

Baccarat fit un pas vers lui.

 

– Monsieur, lui dit-elle, il est impossible que la justification de la marquise ne soit pas suffisamment établie encore à vos yeux, que l’ombre d’un doute subsiste au fond de votre cœur, et que vous vouliez avoir d’autres preuves encore…

 

Le marquis se taisait.

 

– Eh bien, dit Baccarat, venez avec moi et vous serez satisfait.

 

* *

*

 

Tandis que cette scène se passait dans le pavillon de madame Malassis, un drame non moins émouvant s’accomplissait à l’hôtel où miss Daï-Natha s’était trouvée mal. Elle était, on le sait, à demi couchée sur un sofa, la tête appuyée sur des coussins, en proie aux premières atteintes de l’empoisonnement.

 

Le marquis, convaincu du crime de sa femme, avait, en partant, jeté sa bague aux pieds de l’Indienne.

 

Celle-ci se traîna plutôt qu’elle ne courut, cette bague à la main, vers un meuble qui supportait un verre d’eau. Elle emplit le verre et essaya de détacher la pierre bleue de la bague. Mais comme l’émotion et le tremblement convulsif qui l’agitaient la rendaient inhabile à cette besogne, elle prit le parti de jeter dans le verre la bague tout entière. Puis elle fixa un œil ardent sur cette eau qui allait se colorer légèrement d’une teinte bleuâtre, et qui, en cet état, lui rendrait la vie…

 

Daï-Natha avait eu peur de mourir… Mais elle possédait une confiance si grande, une foi si profonde dans les vertus de la pierre bleue, elle était si persuadée de son infaillibilité, qu’elle se crut sauvée…

 

Pendant dix minutes, couvant des yeux le verre d’eau elle endura ses souffrances avec un stoïcisme sans égal… Au bout de ce temps, l’eau n’avait encore rien perdu de sa limpidité. Daï-Natha ne savait pas au juste quel laps de temps il fallait pour que la dissolution s’opérât. Elle attendit encore…

 

Ses souffrances augmentaient, mais elle ne jetait pas un cri, ne laissait pas échapper un geste et continuait à regarder la bague qui gisait au fond du verre.

 

Au bout de dix autres minutes, elle prit le verre dans ses mains, le plaça entre ses yeux et une bougie. L’eau était transparente comme du cristal. Et les souffrances augmentaient…

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, si j’allais mourir avant que l’eau soit devenue bleue !

 

Elle trempa ses doigts dans le verre, prit la bague et la palpa… La pierre était dure, polie et ne paraissait pas devoir se dissoudre.

 

Alors Daï-Natha eut peur… Elle trembla que la pierre n’eût perdu sa vertu en changeant de climat. Elle frissonna de la crainte de mourir. Elle plongea la bague dans le verre et attendit encore…

 

Cette fois, ses regards allaient de la pendule au verre et du verre à la pendule. L’eau conservait sa limpidité ; l’aiguille marchait lentement.

 

Trois quarts d’heure s’étaient écoulés depuis le départ du marquis. Daï-Natha commençait à laisser échapper des cris sourds ; ses tortures augmentaient… Et l’effroi de la mort s’était si bien emparé d’elle, qu’elle ne songeait plus ni à son violent amour pour le marquis, ni à sa haine pour sa rivale qui, elle devait le croire, mourait à cette heure. Non, Daï-Natha avait tout oublié… Mais elle ne voulait pas mourir.

 

Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le salon, on frappa à la porte du boudoir… l’Indienne ne répondit pas.

 

Alors la portière se souleva, et un homme parut, donnant la main à une femme dont le visage était soigneusement voilé.

 

Ce visiteur, inconnu de Daï-Natha, était le comte Artoff. Le comte alla droit au verre, et il le prit ; puis, comme avait fait l’Indienne, il le regarda au travers d’une bougie.

 

Daï-Natha le considéra avec une sorte de stupeur. Quel était cet inconnu ? Que lui voulait-il ?

 

Et puis elle regarda cette femme voilée qui se tenait, immobile, sur le seuil.

 

– Madame, dit le comte en replaçant le verre sur le guéridon, la pierre que vous voyez n’est-elle pas destinée à colorer cette eau ?

 

– Oui… balbutia Daï-Natha toujours torturée.

 

– Et cette eau, une fois colorée, n’est-elle point un remède infaillible contre l’empoisonnement par les fruits, le suc ou les feuilles du mancenillier ?

 

Daï-Natha fit un geste d’assentiment interrompu par un cri de douleur.

 

– Vous êtes dans l’erreur, madame, cette pierre ne fondra pas.

 

– Oh ! fit Daï-Natha.

 

– Cette pierre, poursuivit froidement le comte, n’est point la pierre trouvée dans les entrailles du précieux reptile. C’est une simple turquoise…

 

Daï-Natha jeta un cri.

 

– Cette turquoise a été substituée à la véritable pierre bleue, continua le jeune Russe, et cela à l’insu du marquis Van-Hop.

 

Alors le comte s’effaça pour laisser avancer la femme voilée.

 

– Si vous voulez, du reste, acheva-t-il, savoir comment cette substitution a eu lieu, demandez-le à madame, qui est prête à vous répondre.

 

L’inconnue releva alors son voile et montra à Daï-Natha le noble et beau visage de la marquise Van-Hop.

 

LXXXII

Daï-Natha avait vu une seule et unique fois en sa vie la marquise Van-Hop. À son arrivée à Paris, poussée par une sorte de fiévreuse curiosité, elle avait voulu contempler celle qui était sa rivale heureuse, celle qui possédait l’amour du seul homme qu’elle eût aimé comme on sait aimer sous les tropiques. Elle était allée s’installer à l’Opéra, dans une baignoire grillée, un jour de première représentation, et elle avait pu voir la marquise entrer dans sa loge avec son mari.

 

À partir de ce moment, les traits de madame Van-Hop étaient demeurés profondément gravés dans la mémoire de Daï-Natha.

 

Qu’on juge donc de sa stupéfaction, de son effroi, de sa fureur même, à la vue de cette femme !

 

La révolution qui s’opéra en elle fut si violente, qu’elle eut le pouvoir de suspendre les horribles douleurs de l’empoisonnement, et de faire affluer au cœur et au cerveau toute sa vie, toute sa sensibilité. Elle ne songea plus à elle-même, elle oublia la mort qui approchait rapidement, elle prêta à peine attention à la terrible révélation du comte, qui venait lui dire que la pierre bleue avait été remplacée par une turquoise, et qu’ainsi la mort devenait pour elle inévitable.

 

Non, Daï-Natha ne vit, ne comprit plus qu’une chose : la marquise était vivante ! Elle était là, devant elle, calme et triste, et elle venait, sans doute, assister à son agonie. Ainsi tout était manqué, fini… Ainsi ce plan habilement conçu, cette abominable machination conduite avec une féroce adresse, ce piège dans lequel la marquise aurait dû trouver la mort, tout échouait. Elle était là…

 

Le regard injecté de sang et de fiel que lança Daï-Natha à la marquise était vraiment intraduisible :

 

– Ah ! ah !… rugit-elle, tu n’es donc pas morte ?

 

– Dieu m’a sauvée, répondit doucement la marquise, et je viens vous pardonner, madame, le mal que vous avez voulu me faire.

 

– Pardonner ! Tu veux me pardonner ? Ah ! la mort plutôt, la mort mille fois ! s’écria Daï-Natha, qui retrouva un reste de force, se redressa et voulut se précipiter vers la marquise. – Ah ! continua-t-elle, il t’a pardonné, lui ; sans doute il a eu peur… le lâche ! Mais je ne te pardonnerai pas, moi !…

 

Et Daï-Natha, rugissante comme les tigresses des solitudes de son pays, essaya de se traîner jusqu’à la marquise ; mais ses forces la trahirent. Au moment où le comte Artoff allait la saisir par le bras et l’arrêter, elle se laissa choir sur le parquet.

 

– Oh ! la mort, la mort ! vociféra-t-elle écumante, la mort viendra avant que je me sois vengée !

 

Ses douleurs l’avaient reprise, plus intenses, plus aiguës que jamais.

 

– Madame, murmura la marquise, toujours calme et d’un ton plein d’une mansuétude infinie, voulez-vous donc mourir ainsi, et ne croyez-vous donc à rien ?

 

– Si, blasphéma Daï-Natha, je crois à Sivah, le dieu du mal, le dieu des taugs étrangleurs, mes pères, et j’adjure Sivah de te foudroyer !…

 

L’élégante femme avait disparu pour faire place à une créature sauvage, à une bête fauve qui, ne possédant plus d’autre arme offensive que son regard empoisonné, essayait d’en percer son ennemie.

 

– Oh ! madame, continua la marquise, dites un mot, un seul, dites que vous avez cessé de me haïr, et vous ne mourrez pas…

 

Daï-Natha répondit par un blasphème.

 

– Tenez, continua la marquise en tirant la véritable pierre bleue de son sein, tenez… je viens vous sauver…

 

À ces mots, Daï-Natha fit un effort et se redressa à demi. Puis elle regarda la marquise d’un œil fixe, atone, hébété. Elle sembla lutter entre le désir de vivre et sa haine, et les angoisses qui se peignaient sur son visage trahirent les horreurs de cette lutte. Tout à coup, elle poussa un féroce éclat de rire.

 

– Ah ! dit-elle, la pierre est en ton pouvoir ?… C’est toi qui peux me sauver ?…

 

– Oui, répondit la marquise, je suis venue pour cela.

 

– Eh bien, ricana Daï-Natha, tu es venue inutilement… Je préfère mourir que de te devoir la vie… Je te hais comme les ténèbres haïssent la lumière du soleil… je te hais, je t’exècre !

 

Comme elle achevait d’une voix sourde, stridente et qui ressemblait bien plus aux rugissements de l’hyène d’Afrique qu’à une intonation humaine, deux nouveaux personnages se montrèrent sur le seuil du boudoir.

 

Le premier était le marquis Van-Hop ; l’autre était Baccarat.

 

Le marquis regarda tour à tour sa femme immobile, muette, mais dont le calme visage disait éloquemment la pureté et l’innocence ; puis Daï-Natha, qui se tordait dans les convulsions de l’agonie et blasphémait :

 

– Ah ! ah ! vociféra-t-elle en l’apercevant, te voilà, Hercule… te voilà, mon bien-aimé ; tu as eu peur, n’est-ce pas ? La main t’a tremblé, le cœur t’a faibli ?… Tu l’aimes tant, cette femme coupable !

 

– Tais-toi, infâme ! s’écria le marquis. Tais-toi, Satan !

 

Et il fit un pas vers la marquise, fléchit un genou devant elle et lui dit : – Madame, cette atroce créature vous a calomniée : elle va mourir… Pardonnez-lui… pardonnez-moi…

 

La marquise poussa un cri, jeta ses bras au cou de son mari, et murmura en éclatant en sanglots : – Oh ! tu es noble et bon, mon Hercule adoré, et puisque tu sais bien que ta femme est toujours digne de porter ton nom, tu ne voudrais pas qu’elle ait à se reprocher la mort d’une personne, n’est-ce pas ? Tu la sauveras.

 

Et la marquise alla à Daï-Natha, dont toute la fureur, toute la haine étaient passées dans le regard, et elle lui dit en joignant les mains : – Ne mourez pas, madame, ne mourez pas… Tenez, voici la pierre bleue… la véritable… et puisque vous ne voulez pas me devoir la vie, eh bien, je la rends à mon mari. C’est lui qui vous sauvera.

 

Le marquis prit la pierre bleue des mains de la marquise, la jeta dans le verre.

 

– Daï-Natha, dit-il lentement, il en est temps encore ; veux-tu vivre ? Si tu le veux, demande pardon à la noble créature qui vient d’implorer ta grâce.

 

– Jamais ! jamais !

 

Et Daï-Natha continua à se rouler sur le parquet et à pousser des rugissements de douleur.

 

Cependant, au dernier moment, comme déjà ses yeux se voilaient et devenaient vitreux, comme le froid la prenait aux extrémités de ses membres, elle eut comme un éblouissement en entrevoyant ce verre sur lequel elle avait attaché si longtemps un regard désespéré, qui maintenant était empli d’une belle liqueur indigo ; et l’amour de la vie triomphant de la haine, elle s’écria :

 

– À boire ! donnez-moi à boire. Je veux vivre !

 

– Demande pardon, dit le marquis.

 

– Pardon !… murmura Daï-Natha vaincue.

 

Le marquis prit le verre, et il allait l’approcher des lèvres de l’agonisante, lorsque Baccarat, jusque-là témoin immobile et silencieux de cette scène, arrêta son bras.

 

– Non, dit-elle, si cette femme veut vivre, il faut qu’elle nomme ses complices, il faut qu’elle désigne ces hommes à qui elle avait promis cinq millions.

 

– Il y en a deux… balbutia Daï-Natha d’une voix éteinte.

 

– Leur nom ? insista Baccarat.

 

– L’un se nomme Cambolh.

 

– Oh ! celui-là, dit le marquis, je le tuerai…

 

– L’autre… l’autre ?… demanda Baccarat, qui espérait entendre enfin le nom de sir Williams le maudit ; l’autre, le chef ?

 

– Celui de New York ?…

 

– Oui… Son nom… son nom ?

 

Daï-Natha ouvrit la bouche, et sans doute qu’elle allait prononcer le nom de ce démon insaisissable, de ce Protée aux mille formes, qui toujours échappait à toutes les poursuites. Mais la voix expira dans sa gorge, et elle tendit une main convulsive vers le liquide dont s’était emparée Baccarat.

 

– Son nom… son nom ? demanda encore celle-ci.

 

Daï-Natha fit un dernier effort pour atteindre le verre, jeta un grand cri et retomba morte… Baccarat avait trop attendu, le poison avait été plus prompt qu’elle, et Daï-Natha emportait dans la tombe le dernier mot de cette épouvantable énigme, le nom de cet homme, qu’une sorte de génie infernal, de divinité du mal semblait protéger sans cesse.

 

LXXXIII

Tandis que ces péripéties émouvantes se déroulaient avec une effrayante rapidité, deux hommes épiaient dans l’ombre, et séparément, le résultat de leurs criminelles tentatives.

 

L’un, sir Williams, le machinateur de ce drame, enveloppé dans un manteau qui lui couvrait soigneusement le visage, était immobile, vers huit heures, dans cette petite ruelle sombre, toujours déserte, sur laquelle le jardin de madame Malassis avait une issue.

 

Quelques minutes auparavant, Venture était sorti par cette porte ; il avait passé auprès de son chef sans le voir, et celui-ci avait compris que le marquis Van-Hop venait de prendre possession de sa cachette.

 

Huit heures sonnèrent, puis huit heures et demie…

 

– Voici un coup de pistolet qui se fait bien attendre, pensait sir Williams. Il est vrai qu’il vaut cinq millions.

 

Une demi-heure s’écoula encore. Aucun bruit ne retentit. Alors sir Williams eut un frisson.

 

Et involontairement il songea à Baccarat.

 

Il attendit quelques minutes encore… Et puis, comme le plus profond silence continuait à régner, il n’y tint plus, se dirigea en courant vers la place Laborde, gagna la rue de la Pépinière par la rue Miromesnil, et se décida à pénétrer dans la maison par la grande porte et à voir par ses yeux ce qui était arrivé.

 

Pour la première fois depuis sa métamorphose, Andréa le maudit sortait de ses habitudes prudentes, et s’exposait à être reconnu ; mais, cette fois, il commençait à perdre un peu la tête… Il passa sans jeter son nom au concierge, traversa le jardin, trouva la porte du pavillon ouverte, prêta l’oreille, n’entendit aucun bruit, et se décida à gravir l’escalier.

 

Il y avait dix minutes que le marquis Van-Hop et Baccarat étaient partis.

 

Cet inquisiteur nocturne trouva toutes les portes ouvertes, et, pénétrant enfin dans la chambre de madame Malassis, il y aperçut Fanny, à demi folle de terreur…

 

Celle-ci, reconnaissant sir Williams, crut qu’il venait la tuer, se jeta à ses genoux et demanda grâce.

 

– Qu’est-il donc arrivé ? s’écria-t-il d’une voix tonnante. Parle, ou je t’étrangle !

 

Mais Fanny n’eut pas besoin de répondre.

 

L’œil de sir Williams tomba sur le poignard que Baccarat avait laissé sur la cheminée, et il comprit que sa redoutable ennemie avait passé par là.

 

– Où sont-ils ? où est-elle ? demanda-t-il en s’emparant du poignard et l’appuyant sur la gorge de Fanny. Où est Chérubin ?

 

– Il n’est pas venu.

 

– Baccarat ?

 

– Elle est partie avec le marquis.

 

– Où sont-ils allés ?

 

– Chez Daï-Natha.

 

– Tout est perdu ! exclama sir Williams, ivre de rage ; toujours Baccarat !

 

Et, dans un accès de fureur, il enfonça le poignard jusqu’au manche dans la gorge de Fanny, qui mourut sur le coup.

 

– Au moins, murmura-t-il, tu ne me trahiras plus, toi !

 

Et l’assassin s’élança hors de cette maison, où il venait de verser le sang.

 

– Oh ! disait-il, je ne veux pourtant pas qu’Armand de Kergaz m’échappe comme les autres ! Je veux me venger, au moins !

 

Une de ces inspirations d’une terrible audace comme seul en pouvait concevoir ce génie du mal, venait de germer tout à coup dans son cerveau, l’illuminant comme un éclair.

 

Quand il fut dans la rue, au lieu de fuir ses ennemis triomphants, au lieu de se réfugier rue Culture-Sainte-Catherine, à l’hôtel de Kergaz, sir Williams se jeta dans un fiacre qui passait et cria au cocher : – Avenue de Lord-Byron !

 

LXXXIV

L’autre personnage qui épiait comme sir Williams, mais sur un autre point, les résultats de l’affaire Van-Hop, était le vicomte de Cambolh.

 

Il était sorti de chez Daï-Natha en lui disant :

 

– Je reviendrai dans une heure.

 

Le brillant vicomte suédois alla faire un tour à son club, et reprit vers neuf heures le chemin de l’avenue de Lord-Byron, se doutant peu, en vérité, qu’à cette heure Daï-Natha expirait, et que, maîtres de l’hôtel, le marquis, Baccarat et le comte Artoff y établissaient tout exprès pour lui une prison sans issue.

 

Il sonna ; la grille s’ouvrit comme de coutume. Un domestique l’introduisit.

 

On sait que l’hôtel avait deux entrées et deux escaliers : d’un côté, on retrouvait l’Inde tout entière ; de l’autre, les usages parisiens.

 

Ce fut par celui-là que Rocambole pénétra.

 

Il fit peu d’attention au domestique qui l’introduisait ; il traversa le salon en fredonnant, et frappa à la porte du boudoir, persuadé qu’il allait y trouver Daï-Natha en train de revenir à la vie, grâce à la vertu de la pierre bleue.

 

La porte s’ouvrit, Rocambole entra. Mais soudain il recula, se troubla, pâlit…

 

Il venait d’apercevoir Daï-Natha immobile et morte sur le seuil ; en face de lui la marquise ; aux deux côtés de la porte, qui se referma sur lui, le comte Artoff et le marquis, le pistolet au poing. À deux pas, Baccarat était assise, calme et muette.

 

Rocambole jeta un cri, comprit que tout était perdu, et qu’il était pris…

 

– En voilà un ! murmura Baccarat avec l’accent du triomphe.

 

– Monsieur, dit le marquis, je pourrais vous tuer, je préfère vous laisser en liberté de vous défendre. Descendons au jardin… Nous avons des armes.

 

Mais avant que Rocambole, frappé de stupeur, eût répondu ; avant qu’aucun des témoins de cette scène eût pu s’attendre à un pareil événement, une porte vola en éclats au fond du boudoir, et livra passage à un nouveau personnage. Cette porte était celle qui conduisait à l’escalier secret, par où le marquis était descendu quelques jours auparavant.

 

Celui qui venait d’enfoncer cette porte, et qui s’élançait au milieu du boudoir, plus rapide que l’éclair, plus terrible que l’ouragan, ne fit qu’un bond vers Rocambole, et lui planta un poignard dans la poitrine.

 

– Ah ! bandit, s’écria-t-il, il y a un mois que je te suis pas à pas et dans l’ombre, un mois que je te surveille, un mois que je t’épie… Cette fois, tu ne m’échapperas pas, et les Valets-de-Cœur n’auront plus de chef.

 

Or, cet homme qui venait de frapper Rocambole et de clouer à jamais dans sa gorge le nom que Baccarat espérait lui arracher, c’était non point sir Williams, non point sir Arthur Collins, mais le pieux vicomte Andréa, le frère dévoué d’Armand de Kergaz, le saint homme qui s’était imposé la mission d’exterminer les Valets-de-Cœur.

 

* *

*

 

Désormais M. le vicomte Andréa était, aux yeux du marquis Van-Hop, aux yeux de Fernand Rocher, de Léon, de Cerise, d’Armand, un noble cœur touché par le repentir, un homme qui ne pouvait avoir rien de commun avec ce chef mystérieux, inconnu, dont le nom était une énigme et qui avait fondé la redoutable association…

 

Et Baccarat, foudroyée par tant d’audace, comprit que cet homme, que seule elle devinait, savait triompher au sein même de la défaite, et elle sentit qu’une fois encore le bien était vaincu par le mal.

 

Mais Baccarat avait foi en Dieu.

 

LXXXV

Au moment où nous entrons dans la dernière période du drame dont nous sommes l’historien, nous sommes forcés d’oublier un peu les personnages secondaires, pour nous occuper du comte et de la comtesse de Kergaz, héros primitifs de notre action, ennemis que l’implacable sir Williams avait réservés dans son esprit pour le couronnement de son œuvre de haine et de vengeance.

 

Trois mois s’étaient écoulés.

 

Dans un petit hôtel garni de la Villette, rue de Flandre, au cinquième étage et dans une mansarde où le jour n’arrivait que par une croisée en tabatière, un soir de mai, un jeune homme dont le visage pâle et amaigri dénotait l’épuisement, s’était redressé sur son lit et semblait aspirer avec délices une bouffée de brise printanière qui lui arrivait avec un rayon de soleil par la fenêtre, dont le châssis avait été relevé sur sa tringle. Une vieille femme allait et venait par la mansarde, vaquant à quelques menus soins d’intérieur.

 

Cette femme d’un aspect presque repoussant considérait cependant de temps à autre, et à la dérobée, le jeune malade et lui jetait une œillade pleine d’affection.

 

– Maman, dit tout à coup le jeune homme, paraissant sortir d’une profonde rêverie, à quel jour sommes-nous du mois ?

 

– Au 14, mon cher enfant, répondit la vieille en s’approchant du lit et passant avec une sorte de coquetterie maternelle sa grosse main rouge et ridée dans la chevelure châtain clair du jeune homme.

 

– Sais-tu, maman, que cela va faire trois mois que je suis sur la planche ?

 

– Oui, mon enfant, et c’est bien un pur miracle que tu en sois revenu.

 

– Bah ! le diable est pour moi.

 

– Faut le croire ! murmura la vieille.

 

– Cela n’empêche pas, maman, que je m’embête à mourir, il me semble que je pourrais sortir un peu…

 

– Il faut attendre que le capitaine vienne.

 

– Brigand de capitaine ! murmura le malade, il a bien manqué de m’envoyer dans l’autre monde ; mais c’est un fier homme de génie !

 

Or, celui qui parlait ce langage un peu trivial, c’était notre ancienne connaissance Rocambole, ex-président des Valets-de-Cœur, ex-vicomte suédois, et on pourrait presque dire ex-défunt.

 

La femme qui était près de lui, on l’a deviné, l’ancienne cabaretière de Bougival, l’ancienne portière de la rue de Ménilmontant, l’honorable maman Fipart.

 

Or, comment retrouvons-nous, à une distance de trois mois, dans cet affreux bouge d’une banlieue de Paris, le brillant vicomte de Cambolh, l’homme que nous avons vu habiter un délicieux entresol de garçon rue du Faubourg-Saint-Honoré, avoir des chevaux, des gens, un élégant dog-cart, et que nous avons laissé, en dernier lieu, étendu baigné dans son sang, sur le parquet du boudoir de Daï-Natha, couché côte à côte du cadavre de cette dernière ?

 

C’est ce que nous allons tâcher de vous dire en peu de mots.

 

Le lendemain du jour où avait eu lieu ce drame épouvantable, la justice s’étant transportée sur les lieux pour ouvrir une enquête, on trouva Rocambole respirant encore auprès de Daï-Natha déjà froide.

 

Un seul domestique européen que l’Indienne avait à son service avait forcé les meubles, fouillé les armoires, volé jusqu’aux bagues de sa maîtresse, et pris la fuite dans la nuit. Les autres serviteurs étaient Indiens, parlaient à peine quelques mots d’anglais, et ne purent donner que des indications vagues et erronées.

 

Rocambole fut transporté dans un hospice. Il n’avait sur lui aucun papier, et l’état où il se trouvait le mit dans l’impossibilité de constater son identité. Alors, comme la foule a toujours soif d’émotions et cherche à tout événement un côté romanesque, il circula dans Paris, sur ce drame mystérieux, une version plus mystérieuse encore. On prétendit que Daï-Natha, dont le jeune homme blessé était l’amant, l’avait poignardé dans un accès de jalousie, et qu’elle s’était empoisonnée ensuite.

 

Pendant quinze ou vingt jours, Rocambole, en proie à une fièvre brûlante, eut un délire qui ne lui permit pas de reconnaître exactement sa situation. Sa jeunesse et le secours des hommes de l’art le sauvèrent.

 

Si lorsque, pour la première fois, en revenant complètement à lui, le blessé eût vu son lit entouré de médecins et d’infirmiers, il est probable qu’il eût questionné, interrogé, prononcé le nom qu’il portait depuis si longtemps et mis sur la trace de son identité. Mais le hasard voulut que son délire cessât tout à coup au milieu de la nuit, à l’heure où les dortoirs d’hôpitaux ne sont plus surveillés que par de rares infirmiers.

 

Rocambole était trop intelligent pour ne point comprendre, en s’éveillant en cette vaste et triste salle garnie de lits et où des gémissements étouffés annonçaient çà et là des gens qui souffraient : il était trop intelligent, disons-nous, pour ne point comprendre que quelque événement brusque et terrible avait passé dans sa vie. La douleur qu’il éprouva en ce moment le confirma dans cette opinion. Sa main rencontra un appareil posé sur sa poitrine… Il comprit qu’il était blessé. Alors, au lieu d’appeler, au lieu d’interroger, Rocambole se promit de garder le silence et d’attendre qu’une clarté se fît dans le chaos de ses idées.

 

La conversation à mi-voix de deux infirmiers qui racontaient son histoire se chargea de ce soin.

 

Les infirmiers se répétaient complaisamment la version de la foule, et cette version apprit à Rocambole que, jusqu’à ce jour, on avait ignoré son nom, et qu’on se perdait en conjectures sur sa position sociale.

 

Le mot avenue Lord-Byron prononcé fut un trait de lumière pour le blessé. Il se souvint de Daï-Natha, des Valets-de-Cœur, de Williams… Ses souvenirs revinrent un à un, confus d’abord ; puis ils se classèrent et s’éclaircirent peu à peu.

 

Rocambole revit comme dans un rêve toute la scène du boudoir de Daï-Natha : l’Indienne étendue sans vie sur le parquet, la marquise et Baccarat au fond de la pièce, le comte Artoff et M. Van-Hop aux deux côtés de la porte… Puis sir Williams, qui s’était montré tout à coup…

 

Mais, là, un point demeura obscur pour le blessé. Était-ce le marquis ? était-ce le comte qui l’avait frappé ? Ou bien était-ce sir Williams ?

 

Ce dénouement demeura pour lui à l’état de mystère.

 

N’eût été l’appareil posé sur sa poitrine et attestant sa blessure, Rocambole aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il ne le crut pas, cependant. Seulement, l’élève favori, le disciple bien-aimé de sir Williams avait de trop bons principes pour ne point juger sur-le-champ sa situation.

 

– Il est évident, pensa-t-il, que nous sommes enfoncés dans l’affaire Van-Hop, et que Daï-Natha est morte. Donc les cinq millions sont flambés. Mais tout cela n’est rien encore, et il est probable qu’à ma sortie d’ici j’irai faire un tour en prison et dans le cabinet du juge d’instruction. Par conséquent il est urgent que mon délire continue, et que j’attende les événements.

 

Et le prudent Rocambole se tint parole ; il continua à avoir le délire, et il entendit un jour un des chirurgiens dire, en le pansant, à son collègue :

 

– Je crois que la justice perdra son latin dans cette affaire de l’avenue Lord-Byron, le seul homme qui pourrait la mettre sur la voie de la vérité est idiot pour le reste de ses jours.

 

En effet, Rocambole jouait merveilleusement l’idiotisme.

 

Un jour une vieille femme se présenta au directeur de l’hospice. Elle était en haillons et d’une physionomie abjecte et repoussante ; mais elle paraissait fort émue, et l’on voyait rouler des larmes sur ses joues, plus desséchées que le parchemin. Cette femme demanda à voir le blessé, disant qu’elle pensait que c’était son fils. On la conduisit dans le dortoir où gisait le malade.

 

Rocambole la vit et reconnut la veuve Fipart, qui jeta un cri de joie, se précipita, entoura le blessé de ses bras et se prit à sangloter.

 

– Mon fils ! c’est mon fils !

 

En même temps, elle lui disait tout bas :

 

– Retiens ton chiffon rouge… ou tu es gobé.

 

Ce qui signifiait en langue vulgaire : « Tais-toi, ne me contredis pas, ou tu seras pris par la justice. »

 

Rocambole ne répondit pas, mais il serra le bras de la vieille. Puis il la regarda avec une sorte d’attention fébrile.

 

– Ah ! c’est toi, maman ? dit-il enfin.

 

Il devint alors évident pour tout le personnel de l’hospice que cette vieille en haillons était la mère de ce beau jeune homme élégamment vêtu, et qu’on avait trouvé dans un somptueux hôtel ; mais pourquoi ce contraste ? que signifiait la misère sordide de la mère auprès de l’aisance dorée du fils ?

 

Le jour où il était tombé sous le poignard de sir Williams, Rocambole avait du beau linge, des vêtements à la mode. Seulement, le valet qui avait pillé l’hôtel avait jugé convenable de lui prendre sa montre et sa bourse. Cette circonstance même avait été favorable à Rocambole, en écartant pour lui, aux yeux de la justice, la pensée qu’il aurait pu assassiner Daï-Natha pour la dépouiller.

 

La veuve Fipart se chargea d’expliquer la première partie de cet imbroglio. Tandis que le délire semblait reprendre son prétendu fils, elle déclara que celui-ci se nommait Ferdinand-Joseph Fipart : que, trois ans auparavant, il était valet de chambre au service d’un gentleman anglais dont elle oubliait le nom, mais qui avait habité longtemps l’hôtel Meurice. Le gentleman s’était embarqué pour l’Angleterre au commencement du printemps, et avait emmené avec lui Ferdinand-Joseph Fipart. Pendant trois années, la pauvre mère, qui avait été successivement marchande de vin, portière rue Ménilmontant, et, en dernier lieu, femme de ménage, n’avait point entendu parler de son fils. Puis, un jour, elle avait vu arriver chez elle un beau jeune homme élégamment vêtu, montant un cheval anglais, et elle avait reconnu l’ancien valet de chambre, lequel lui avait raconté son histoire.

 

Or, cette histoire, que la veuve Fipart raconta avec des larmes et d’interminables détails, pouvait se résumer en deux mots. Le prétendu valet de chambre avait, à Londres, tourné la tête à une fille de nabab, qui avait changé sa livrée en un habit de gentilhomme. Cette Indienne, c’était Daï-Natha.

 

La veuve raconta que l’Indienne était fort jalouse, qu’elle menaçait à chaque instant son fils de le tuer s’il venait à lui être infidèle. Cette version confirmait si bien les rumeurs populaires, qu’il devint évident pour tous que c’était la pure vérité. La veuve réclama son fils. Elle fut appelée au parquet, y fit de nouveau sa déclaration, produisit un extrait de naissance qu’elle s’était procuré on ne sait où, et qui semblait se reporter à l’âge de celui qu’elle disait être son fils.

 

Enfin, les médecins, abusés par l’idiotisme prolongé de Rocambole, déclarèrent qu’il avait à jamais perdu la raison. On rendit le fils à la mère, et Rocambole fut transporté dans cette mansarde de la rue de Flandre, à la Villette, où nous venons de le retrouver, trois mois après le dénouement de l’affaire Van-Hop.

 

Le blessé était donc assis sur son séant, et disait à la veuve :

 

– Sais-tu bien, maman, que je commence à m’embêter ? Je voudrais sortir un peu, cela dût-il déplaire au capitaine, après tout.

 

– Ah ! cher enfant, s’écria la vieille, déplaire au capitaine, y songes-tu ?

 

– Eh bien ?

 

– Dame ! fit la veuve Fipart, il est le maître, lui, quand il dit quelque chose, il faut qu’il ait ses raisons…

 

– Je voudrais, continuait Rocambole, m’en aller prendre un peu le soleil à la barrière, avec une blouse et un brûle-gueule. Je suis assez changé pour qu’on ne me reconnaisse pas.

 

– Mais le capitaine va venir !

 

– Tu crois ?

 

– Il l’a dit hier…

 

– Alors, attendons-le. Donne-moi une pipe.

 

La veuve Fipart apporta à son fils adoptif la pipe qu’il demandait, et Rocambole, à qui la gaieté revenait, se prit, en la chargeant, à fredonner avec insouciance.

 

– C’est égal, pensait-il, j’ai encore eu une fière chance, et si je suis de ce monde, c’est que le pâtissier, mon cousin, a décidément un caprice pour moi.

 

Des pas qui résonnaient dans l’escalier firent prêter l’oreille à la veuve.

 

– Voilà le capitaine ! dit-elle.

 

C’était lui, en effet, qui tourna sans façon la clef dans la serrure et entra sans frapper. Ce capitaine, on l’a deviné, c’était sir Williams, c’est-à-dire M. le vicomte Andréa. Le pieux frère d’Armand de Kergaz, le saint homme qui observait le jeûne le plus rigoureux et s’imposait des macérations était toujours vêtu de sa longue redingote brune, coiffé de son chapeau à larges bords, chaussé de souliers de cuir ciré à lacets, et les mains couvertes de gants de filoselle noire. Il portait la tête inclinée, l’œil modestement baissé vers le sol, et toute sa démarche trahissait l’humilité de l’homme qui ne songe qu’à faire son salut et s’est détaché des choses de ce monde.

 

Il jeta, en entrant, un regard oblique à Rocambole.

 

Ce regard n’était cependant point dépourvu d’affection.

 

– Eh bien, cher enfant, dit-il, comment vas-tu aujourd’hui ?

 

– Merci, mon oncle, je vais mieux…

 

Sir Williams mit la main dans sa poche et en retira un paquet de cigares.

 

– Tiens, dit-il, laisse-moi ton brûle-gueule. J’ai apporté à mon fils chéri de beaux et bons puros.

 

– Vous êtes gentil, mon oncle.

 

– Oh ! fit sir Williams avec un sourire, ce n’est pas tout encore…

 

Et il lui jeta un fin regard.

 

– Bon ! fit Rocambole qui devina la portée de ce regard, allons-nous travailler, enfin ?

 

– Parbleu !

 

– C’est heureux, car l’existence que je mène ici commence à m’embêter, outre qu’elle n’est pas… confortable.

 

– La vieille, dit sir Williams à la Fipart, va donc prendre un peu l’air sur le boulevard extérieur, cela te fera du bien.

 

La veuve Fipart comprit que le capitaine désirait être seul avec Rocambole, et elle s’en alla.

 

Sir Williams s’installa sur l’unique chaise de la mansarde, et dit à son disciple :

 

– Maintenant, nous pouvons causer ; si tu veux, pour plus de précaution, nous parlerons anglais.

 

LXXXVI

– Mon cher enfant, dit sir Williams à Rocambole d’un ton paternel, à première vue, j’ai des torts sérieux envers toi.

 

– Dame ! fit ingénument Rocambole, à moins que les torts sérieux ne commencent que lorsque les gens qu’on assassine meurent de leur blessure.

 

– Je t’ai, il est vrai, un peu assassiné.

 

– Un peu est superbe, dit Rocambole.

 

– Un niais, au lieu de me tendre la main comme toi, me dénoncerait à la rousse ; mais toi, tu es un homme d’esprit.

 

– Du moins, je suis sans rancune.

 

– Tu vas donc comprendre en deux mots combien ma conduite a été logique.

 

– Vraiment ? fit Rocambole.

 

– Je t’en fais juge. Tu étais perdu quand je suis arrivé ; le comte Artoff ou le marquis Van-Hop allaient te tuer, ceci est positif.

 

– Je le crois.

 

– Tu mourais sans profit ni pour toi ni pour moi, mourant de leur main. J’ai préféré te tuer, moi ; d’abord c’est moins pénible de la part d’un ami, ensuite cela me permettait de changer brusquement la situation. Devenu ton meurtrier, je n’étais plus ton complice et pouvais conserver l’espoir de te venger. Ensuite, je courais la chance de ne pas te tuer…

 

– Avec deux chances pareilles on va droit au cimetière.

 

– Avec une seule on recommence tout doucement ses petites affaires.

 

– Ah !

 

– Et l’on revient sur l’eau.

 

– J’en ai besoin, mon oncle. Car, entre nous, cette panne où je suis m’afflige outre mesure.

 

– Tu es jeune.

 

– Ce n’est pas une raison pour grelotter dans une mansarde, après avoir eu deux mille écus de loyer.

 

– Tu manques de patience, mon fils. Cette mansarde que tu méprises est le point de départ de ta fortune. Elle t’aura caché pendant deux mois et t’aura servi à faire perdre ta trace à Baccarat.

 

– Une fière femme, mon oncle !

 

– Rira bien qui rira le dernier, murmura sir Williams dont l’œil étincela, et chez qui le nom de Baccarat souleva des tempêtes de haine et de courroux.

 

– Mon oncle, dit Rocambole, qui ne pouvait se défendre d’une naïve admiration pour cette organisation de génie tenace et patiente qui, sans cesse vaincue, se redressait toujours, je crois que nous finirons par réussir, car vous ne vous découragez pas.

 

– Jamais, dit sir Williams.

 

– Mais avouez, continua l’ex-vicomte, que nous avons raté sept millions : deux millions de Fernand Rocher et cinq de Daï-Natha.

 

– Je songe à retrouver l’équivalent.

 

– C’est difficile.

 

– Mais non impossible.

 

– Le diable vous entende !

 

– Dis donc, fit gravement sir Williams, tenais-tu beaucoup à ton titre de vicomte suédois ?

 

– Mais, dame ! j’étais assez bien posé dans le monde.

 

– Je te crée marquis brésilien.

 

– Peste !

 

– À l’avenir tu t’appelleras don Inigo, marquis de los Montes ; tu seras le descendant d’une vieille race espagnole, établie au Brésil depuis un siècle. Tes ancêtres, ruinés au service de l’Espagne, ont fait une fortune fabuleuse au Brésil en défrichant de vastes solitudes, et tu dépenses follement à Paris les revenus de tes nombreux troupeaux de buffles, de moutons et de chevaux. Tu es un gentilhomme pasteur.

 

– Fort bien, dit Rocambole ; mais vous oubliez une chose, mon oncle.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que nous n’avons plus le sou. Les cinq cent mille francs de Daï-Natha se sont évanouis en trois mois.

 

– Peuh ! dit sir Williams avec calme, nous ne sommes pas à bout de ressources. Cet excellent frère que tu me connais, M. le comte Armand de Kergaz, n’est-il pas là ?

 

– Vous lui demanderez de l’argent ?

 

– C’est-à-dire qu’il a mis hier cent mille francs à ma disposition.

 

– Pour quel usage ?

 

– Pour sauver une honnête famille de commerçants d’une ruine imméritée.

 

– Et cette famille est imaginaire ?

 

– C’est nous, mon fils ; ne sommes-nous point des industriels malheureux ?

 

– C’est vrai. Mais cent mille francs, irons-nous bien loin ?

 

– Nous irons trois mois. Nous serons fastueux et économes. Nous n’achèterons rien, nous louerons. Au lieu de te meubler une maison, tu descendras à l’hôtel Meurice. Je te trouverai un valet de chambre noir, c’est-à-dire que je te ferai teindre Venture.

 

– Bravo ! mon oncle.

 

– Je t’obtiendrai, en outre, une lettre de recommandation pour un personnage important, M. le comte de Kergaz…

 

Rocambole fit un soubresaut dans son lit.

 

– Armand ! dit-il, j’aurai une lettre pour lui ?

 

– Sans doute, et il t’ouvrira les portes du monde à deux battants. C’est chez lui que nous travaillerons.

 

– Oh ! oh !

 

– Mon Dieu ! fit naïvement sir Williams, j’ai fait une école. C’est par lui que j’aurais dû commencer et non par Fernand. Je devais m’attendre à voir Baccarat ouvrir un œil et me regarder obliquement le jour où son cher Fernand a été en péril.

 

– C’est juste, cela. Ainsi, c’est à Armand que nous en avons ?

 

– Précisément. À propos, dit sir Williams, connais-tu bien le coup des mille francs ?

 

– Celui qu’indique le portier maître d’armes, au numéro 41, rue Rochechouart ?

 

– Oui.

 

– J’en suis sûr comme d’un simple coup droit ou d’un coupé.

 

– Très bien, il te servira au premier jour, marquis Inigo de los Montes.

 

– Contre qui ?

 

– Es-tu bête ! je ne suppose pas que ce soit moi qui en doive faire l’essai, en tous cas. Maintenant, résumons-nous. Tu peux, dès ce soir, sortir de ton lit ; ta situation le permet.

 

– Je me sens fort comme un Turc.

 

– Tu mettras une bonne blouse, des souliers ferrés, une casquette, tu feras un paquet de quelques hardes, et tu t’en iras, à dix heures, prendre le train omnibus et les troisièmes classes du chemin de fer du Havre.

 

– Et j’irai au Havre ?

 

– Tu l’as dit. Là, tu te logeras modestement dans un hôtel garni de troisième ordre, et tu y attendras mes instructions.

 

– C’est convenu, mon oncle.

 

Sir Williams tira cinq louis de sa poche et les laissa tomber sur le grabat de Rocambole.

 

– Un instant, dit celui-ci, peut-on faire une question ?

 

– Sans doute.

 

– Si jamais vous épousez la veuve de ce pauvre comte Armand de Kergaz, quelle sera ma part ?

 

– Quarante mille livres de rente, et un passeport pour l’Amérique.

 

– Comment ! nous nous séparerons !

 

– Hélas !

 

Et sir Williams ajouta en baissant modestement les yeux :

 

– J’ai toujours rêvé de devenir un homme de bien, un bon gentilhomme vivant l’hiver dans un vieil hôtel à Paris, l’été et l’automne dans ses terres, auprès d’une charmante femme, un peu triste, comme Jeanne, par exemple, et d’un pauvre orphelin dont je serai devenu le protecteur et le père… Tu comprends donc, mon fils, que ce résultat obtenu, il ne me sera plus possible de voir un vaurien de ton espèce…

 

Et sir Williams eut un rire cynique, et Rocambole tressaillit en songeant à cet orphelin dont le monstre voulait devenir le protecteur et le père.

 

Le baronet tendit la main à son élève.

 

– Adieu… à bientôt ! dit-il.

 

Et il s’en alla, toujours modeste et humble, les yeux baissés ; et la portière de la maison, qui le rencontra dans l’escalier, le prit pour un pauvre prêtre portant des aumônes à domicile, et elle le salua avec respect.

 

Quand il fut dans la rue, sir Williams monta dans un omnibus, et tira six sous d’une bourse de coton à mailles usées et graisseuses qui laissaient voir au travers plus de cuivre que d’argent.

 

Et il regagna le Marais, descendit place Royale, et, pensif comme un mathématicien qui cherche à résoudre un problème, entra dans la rue Culture-Sainte-Catherine.

 

Trois mois avaient suffi à cet homme vomi par l’enfer pour échafauder, inventer un nouveau plan, une nouvelle machination plus abominable que les autres, et à l’aide de laquelle il allait poursuivre son but : sa fortune et sa vengeance !

 

* *

*

 

À huit heures, ce soir-là, Rocambole, vêtu en ouvrier, embrassa maman Fipart et partit pour le Havre, selon la recommandation de sir Williams, par le train omnibus.

 

LXXXVII

Huit jours plus tard, vers dix heures du matin, une chaise de poste faisant grand bruit et grand tapage entra dans la cour de l’hôtel Meurice, où descendaient d’ordinaire tous les étrangers de distinction.

 

Cette chaise, attelée de quatre chevaux conduits à la Daumont, renfermait un seul personnage à l’intérieur. C’était un jeune homme de taille moyenne, au teint cuivré par le soleil des tropiques, aux cheveux et à la barbe d’un noir d’ébène, vêtu d’un élégant négligé de voyage, et dont la main fine et brunie était ornée au médium d’une grosse bague d’or enchâssant un diamant énorme. Ce seul fait d’une bague au médium, ce qui constitue un manque complet de bon goût en France, attestait suffisamment l’origine étrangère de ce personnage.

 

Derrière la chaise, pendu aux étrivières, s’étalait un nègre majestueux de corpulence, aux cheveux crépus, aux lèvres épaisses, aux dents blanches.

 

Malgré son respectable embonpoint, le nègre sauta assez lestement à terre, et demanda en langue espagnole, mélangée de patois créole, le garçon de l’hôtel qui servait d’interprète. À l’hôtel Meurice, comme dans tous les grands établissements européens de ce genre, il y a un garçon pour chaque langue. Celui qui parlait l’espagnol se détacha du groupe de domestiques stationnant sur le perron et vint prendre les ordres du voyageur.

 

Celui-ci avait, sans doute, l’habitude de ne rien faire ni ordonner par lui-même, en hidalgo qui se respecte et évite tout rapport direct avec la valetaille, car ce fut le gros nègre investi de sa confiance qui demanda un appartement, le plus confortable de l’hôtel, et annonça que son maître, le marquis don Inigo de los Montes, venait s’installer à Paris pour un mois.

 

Le marquis descendit de voiture avec la nonchalance d’un Méridional, se laissa conduire dans l’appartement qu’on lui destinait et demanda à voir le gérant de l’hôtel. Celui-ci s’empressa de monter.

 

– Connaissez-vous, lui dit le marquis en français assez pur, mais entaché d’une forte prononciation espagnole, le comte de Kergaz ?

 

– De nom, oui, monsieur le marquis.

 

– Son hôtel est-il loin d’ici ?

 

– Rue Culture-Sainte-Catherine.

 

– Est-ce loin ?

 

– Non.

 

Le marquis prit une plume et écrivit la lettre suivante :

 

« Monsieur le comte,

 

« Veuillez excuser la démarche, peut-être un peu osée, que je tente auprès de vous, ne sachant trop même si elle est dans les usages français.

 

« J’arrive du Brésil avec l’intention d’habiter Paris quelques mois.

 

« Mon banquier de Rio-Janeiro m’a donné une lettre de crédit sur son correspondant du Havre, M. Urbain Mortonnet. M. Mortonnet, à qui j’ai confié mon embarras, car je ne connais personne en France, m’a offert une lettre de recommandation pour vous, dont il est, m’a-t-il dit, l’obligé. J’ai accepté avec empressement.

 

« Or, monsieur le comte, arrivé à Paris depuis une heure, je prends la liberté de vous écrire pour vous demander la permission de me présenter à votre hôtel et vous remettre, moi-même, la lettre de M. Mortonnet. »

 

Et, après les compliments d’usage, le marquis signa en toutes lettres :

 

« Marquis don Inigo de los Montes. »

 

Puis il cacheta sa lettre avec de la cire noire, et y apposa de superbes armoiries un peu compliquées et qui étaient gravées sur un cachet attenant à ses breloques.

 

Or, voici quelle était la lettre de M. Mortonnet :

 

« Monsieur le comte,

 

« On m’adresse du Brésil, en droite ligne, un jeune homme fort riche, si j’en juge par une lettre de crédit de trente mille francs par mois et portant un des plus beaux noms de la vieille Castille.

 

« Le marquis don Inigo de los Montes est d’origine espagnole. Ses pères, compromis dans une conspiration sous le règne de Philippe V, sont allés s’établir au Brésil.

 

« Le marquis est jeune et distingué ; il aurait quelques succès, j’en suis certain, dans le monde parisien, si vous daignez lui servir de mentor. Serait-ce trop attendre de votre bonté accoutumée, monsieur le comte ?

 

« J’ose espérer le contraire, et demeure, avec le plus profond respect, monsieur le comte,

 

« Votre très obéissant et reconnaissant,

 

« U. Mortonnet. »

 

Or, deux mots nous suffiront pour expliquer l’autorité que pouvait avoir cette lettre sur M. de Kergaz.

 

Quatre années auparavant, c’est-à-dire quelques mois avant son mariage avec mademoiselle Jeanne de Balder, Armand, qui, on s’en souvient, était l’exécuteur testamentaire du baron Kermor de Kermarouet, eut affaire, relativement à cette succession, à M. Urbain Mortonnet.

 

M. Mortonnet, banquier et armateur, était un honnête homme, que la faillite de deux maisons anglaises avec lesquelles il était engagé était sur le point de ruiner. Lorsque Armand vint lui réclamer une somme de cinq cent mille francs, le pauvre négociant était à la veille du suicide. Armand devina l’honnête homme et le sauva. Trois années suffirent à M. Mortonnet, dont l’honneur commercial était demeuré intact, pour refaire sa fortune ébréchée et rembourser M. de Kergaz, qui le tenait pour le plus honnête et le plus digne homme du monde.

 

Comment le marquis don Inigo de los Montes était-il parvenu à surprendre la bonne foi de M. Mortonnet ? Comment celui-ci l’avait-il trouvé muni d’une lettre de crédit régulière, et, touché par sa bonne mine, lui avait-il offert sa recommandation auprès du comte ? C’est ce que nous expliquerons plus tard.

 

Les deux lettres, celle du marquis et celle de M. Mortonnet, furent portées à l’hôtel de Kergaz sur-le-champ.

 

Une heure après, et comme le riche Brésilien achevait sa toilette, une voiture aux armes du comte Armand de Kergaz entra dans la cour de l’hôtel Meurice. Un homme en descendit et demanda à voir le marquis. Ce n’était pas Armand, comme on aurait pu le supposer, mais bien M. le vicomte Andréa, son frère, un saint homme qui songeait à son salut. M. le vicomte Andréa se fit conduire à l’appartement du marquis, salua le jeune homme avec un profond respect et comme eût fait un simple intendant. Et il lui annonça que M. le comte Armand de Kergaz, légèrement souffrant, l’envoyait en son lieu et place et serait heureux et flatté de le recevoir.

 

M. le vicomte Andréa traita avec une déférence telle M. le marquis don Inigo de los Montes en présence des gens de l’hôtel Meurice, que ceux-ci demeurèrent persuadés de la haute situation sociale du jeune étranger.

 

Le marquis monta dans le carrosse de M. de Kergaz avec le vicomte Andréa.

 

Et quand le carrosse fut en route, celui-ci dit à l’oreille du Brésilien :

 

– Viens, jeune louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.

 

– J’ai de belles et bonnes dents ! répondit le prétendu marquis en souriant et montrant ses incisives blanches et pointues.

 

LXXXVIII

Il est un double reproche qu’on pourrait faire à l’historien de ce drame : on pourrait s’étonner d’abord que M. de Kergaz, le personnage en relief, le héros de la première partie de ce livre, se fût trouvé si longtemps effacé dans la seconde. On pourrait trouver extraordinaire ensuite cette confiance sans bornes qu’il avait fini par accorder au repentant Andréa, son frère.

 

Deux mots suffiront pour nous justifier.

 

D’abord les événements multipliés que nous venons de raconter s’étaient succédés avec une rapidité telle, que M. de Kergaz en avait été à peine instruit. Tout entier à son honneur domestique, considérant désormais son frère comme son bras droit, il se reposait volontiers sur lui pour ce qu’il nommait ses devoirs, c’est-à-dire l’œuvre de philanthropie qu’il s’était imposée.

 

Maintenant, si on trouve par trop crédule cet homme intelligent, honnête, énergique ; cet homme qui avait terrassé sir Williams et avait pu le démasquer une seconde fois, qu’on se souvienne avec quelle patience, quelle habileté inouïe ce monstre avait posé un à un les jalons lointains de sa vengeance ; qu’on songe à ce repentir sublime si merveilleusement joué, à ce journal écrit jour par jour dans le silence et l’isolement, et dont chaque page semblait trahir le remords d’une âme bouleversée, qui avait horreur de ses crimes… Il fallait être aussi pervers que sir Williams lui-même, ou être doué de cette pénétration qui tient du miracle, et que Baccarat n’avait pu trouver que dans l’amour secret qu’elle portait à Fernand, pour soupçonner une minute ce grand coupable d’un faux repentir.

 

Sir Williams habitait un taudis en plein hiver ; sir Williams priait et pleurait sur son passé odieux ; sir Williams avait écrit pour lui seul un journal qui était un monument de repentir et d’expiation. La noble et loyale nature du comte, conseillée encore par cette voix secrète du sang dont l’autorité est incontestable, pouvait-elle demeurer éternellement en défiance ? Non.

 

Et puis Armand était heureux. Un des traits caractéristiques du bonheur est de prêter à toute chose une couleur que nous appellerions volontiers sentimentale. L’homme éprouvé par l’adversité sera toujours plus clairvoyant que celui dont la vie est calme et le chemin débarrassé de tous les obstacles.

 

Mais revenons aux événements.

 

Le jour où M. le marquis don Inigo de los Montes descendait à l’hôtel Meurice, presque à la même heure où il écrivait au comte de Kergaz et lui envoyait la lettre de recommandation de M. Urbain Mortonnet du Havre, Armand était seul avec sa femme et son fils. Les deux époux se trouvaient dans ce vaste jardin aux arbres touffus, qui s’étendait sur les derrières de l’hôtel de la rue Culture. C’était une belle matinée pleine de soleil, de brises printanières, une de ces matinées qui font aimer la vie. L’enfant jouait sur l’herbe naissante des pelouses. Le père et la mère se promenaient au bras l’un de l’autre et causaient.

 

– Mon amie, disait le comte, ne trouvez-vous pas qu’Andréa est un peu moins triste et moins accablé depuis quelques jours ?

 

– En apparence du moins, répondit Jeanne.

 

– Pauvre frère !

 

– Oh ! fit la jeune femme avec émotion, depuis que j’ai découvert ce fatal secret, je ne vis plus, je ne dors plus, je suis torturée, mon ami.

 

Armand soupira.

 

– N’est-ce pas la main de Dieu ? murmura-t-il.

 

– Soit, dit-elle ; mais n’a-t-il pas assez souffert déjà ?

 

Le comte ne répondit pas.

 

– Tenez, poursuivit madame de Kergaz, je crois que si nous pouvions l’éloigner un peu de nous… de moi, du moins, ajouta-t-elle en soupirant, le temps, l’isolement…

 

– Il ne veut pas nous quitter. Vous ne connaissez pas Andréa, Jeanne, ma bien-aimée. C’est une nature sauvage, énergique et passionnée, qui apporte dans le repentir la fougue et la ténacité qu’il déployait jadis dans le crime. Il se serait persuadé que le doigt de Dieu est marqué au fond de cet amour coupable qu’il ressent pour vous malgré lui, et que les tortures qui en résultent sont une expiation à laquelle il n’a pas le droit de se soustraire.

 

– Armand, dit Jeanne tout à coup et comme obéissant à une soudaine inspiration, si nous allions à la campagne ? Voici le mois de mai, il fait beau ; notre petit Armand a besoin du grand air.

 

– C’est-à-dire, répondit le comte en souriant, que si nous allions habiter cette petite villa que nous avons au bord de la Seine, à Chatou, peut-être Andréa ne nous suivrait pas ?…

 

– Oui… c’est cela… Vous lui confierez diverses missions à remplir…

 

– Et croyez-vous que, éloigné de vous, il soit moins malheureux ?

 

– Je le crois… du moins je l’espère…

 

– Eh bien, soit, dit le comte, qui, regardant attentivement sa femme, fut frappé de sa pâleur et de sa physionomie abattue et souffrante.

 

En effet, depuis que madame de Kergaz avait trouvé et dévoré le journal manuscrit du vicomte Andréa, persuadée que ce misérable l’aimait, elle était tourmentée de cette pensée et en éprouvait de pénibles émotions. Chaque fois que ce prétendu repenti la regardait ou lui adressait la parole, à table, au salon, partout où ils se rencontraient, la pauvre jeune femme, convaincue que le malheureux endurait d’atroces souffrances, se sentait défaillir elle-même. En vain l’amour de son mari, les caresses de son enfant, toutes ces nobles joies du foyer domestique semblaient-elles se réunir pour rendre Jeanne la plus heureuse des femmes… La découverte du fatal secret avait à jamais empoisonné sa vie…

 

– Où voulez-vous aller ? demanda M. de Kergaz.

 

– Ah ! dit-elle en souriant, je me suis prise d’amour pour la villa de Chatou.

 

– Je le veux bien.

 

– Quand partirons-nous ? demanda-t-elle avec une joie d’enfant.

 

– Quand vous voudrez…

 

– Eh bien, demain matin.

 

– Soit !

 

– Je vais faire nos malles, nos paquets ; nous emmènerons simplement ma femme de chambre et un valet de pied. Ah ! dit Jeanne qui retrouva sur ses lèvres un calme et beau sourire, je me fais une fête par avance, mon cher Armand, de nos longues promenades au bord de l’eau dans les vallons boisés, dans ce joli pays si loin et si près de Paris en même temps.

 

Le comte et la comtesse furent interrompus par un bruit de pas, criant sur le sable des allées.

 

Ils se retournèrent et virent venir à eux Andréa. Le saint homme marchait les yeux baissés comme de coutume. À la vue de Jeanne, il parut réprimer un tressaillement nerveux. Ce tressaillement n’échappa point à madame de Kergaz, et la joie enfantine qu’elle avait un moment éprouvée disparut en présence de cette morne douleur dont elle s’accusait d’être la cause innocente.

 

– Bonjour, frère, lui dit le comte en lui tendant la main, comment vas-tu ?

 

– Très bien, répondit Andréa, s’efforçant de sourire et saluant la comtesse avec respect.

 

– Donne-nous donc un conseil, Andréa.

 

Andréa regarda le comte d’un air interrogateur.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Je trouve Jeanne un peu souffrante, et je voudrais l’emmener à la campagne.

 

– Ah ! fit Andréa qui sut pâlir à propos et continua à tenir les yeux baissés.

 

– Voici le mois de mai, le printemps, les brises, nous voulons partir demain.

 

– Eh bien, dit le vicomte, emmenez-moi.

 

Le comte fronça le sourcil.

 

– J’aurais pourtant besoin de te laisser à Paris.

 

– Je resterai, mon frère.

 

– Après cela, dit le comte d’un ton léger, si tu t’ennuies par trop tu viendras nous rejoindre quelquefois. Nous n’allons pas très loin, à Chatou.

 

Ces dispositions, prises sans l’avis de M. le vicomte Andréa, dérangeaient sans doute un peu ses plans, car il demeura tout pensif.

 

Jeanne jeta à la dérobée un éloquent regard à son mari. Ce regard signifiait :

 

– Il veut nous suivre… Que faire ?

 

Sans doute, le comte allait-il trancher la question d’une façon quelconque, lorsque l’arrivée d’un domestique, portant des lettres sur un plateau, l’interrompit.

 

C’étaient la lettre du jeune marquis don Inigo de los Montes et celle de M. Urbain Mortonnet, que venait d’apporter un domestique de l’hôtel Meurice.

 

Armand lut la première avec un certain étonnement ; puis, à la lecture de la seconde, il éprouva sur-le-champ une sorte de bienveillance instinctive pour cet étranger qui le considérait déjà, avec cette confiance charmante de la jeunesse, comme son étoile polaire sur l’océan parisien.

 

Et il tendit les deux lettres à sa femme d’abord, puis à son frère.

 

– Mais, dit Jeanne, voici, il me semble, qui dérange un peu nos projets de départ.

 

– En quoi ?

 

– Vous ne pouvez, mon ami, refuser à M. Mortonnet de servir de guide à ce jeune homme.

 

Le comte se prit à sourire.

 

– Folle ! dit-il, est-ce donc quitter Paris qu’aller à Chatou ? Le marquis don Inigo viendra nous y voir quelquefois. Et puis, ne viendrai-je point ici presque chaque jour ?

 

– Vous avez raison, dit la comtesse.

 

– Donc, mon ami, reprit Armand s’adressant à son frère, prenez ma voiture, allez à l’hôtel Meurice et priez le marquis don Inigo de nous faire l’honneur d’accepter notre dîner.

 

– J’y vais sur-le-champ, répondit Andréa, qui s’apercevait que ses plans étaient moins dérangés qu’il ne l’avait pensé d’abord.

 

Et il laissa Jeanne et Armand, qui venaient de prendre leur enfant par la main et écoutaient, en souriant, son adorable babil.

 

Quelques instants après, on le sait, M. le vicomte Andréa se présentait à l’hôtel Meurice, faisait sonner bien haut le nom du comte de Kergaz, traitait avec les plus grands égards M. le marquis don Inigo de los Montes, et lui disait à l’oreille, en lui faisant prendre place auprès de lui dans le coupé du comte Armand :

 

– Viens, mon louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.

 

Le coupé partit au grand trot.

 

Alors, M. le marquis don Inigo de los Montes et M. le vicomte Andréa se regardèrent.

 

– Parole d’honneur ! mon fils, dit ce dernier en souriant, tu étais né pour être un gentilhomme. Marquis ou vicomte, Suédois ou Brésilien, tu as de grands airs…

 

– Je sors de votre école, mon oncle, répondit avec une déférence à demi railleuse le prétendu marquis.

 

– Ce pauvre Armand, pensa sir Williams, il va s’y laisser prendre comme un véritable niais…

 

Et sir Williams regarda très attentivement son élève.

 

– Tu ne ressembles pas plus à présent, dit-il, à M. le vicomte de Cambolh, que je ne ressemble à moi-même sous la pelure de sir Arthur Collins.

 

– Qui sait, dit Rocambole, car c’était bien lui, si Baccarat ne me reconnaîtrait pas, elle ?

 

– Jamais. D’ailleurs, je la crains peu, maintenant.

 

– Oh !

 

– Oh ! je suis redevenu pour elle un saint homme…

 

– En êtes-vous bien sûr ?

 

– Parbleu !

 

– Et… lui avez-vous… pardonné ?

 

Sir Williams laissa glisser son mauvais et diabolique sourire sur ses lèvres minces.

 

– Est-ce que le marquis don Inigo, demanda-t-il, serait plus bête que le vicomte de Cambolh, par hasard ?

 

– Mais… non.

 

– Alors, comment veux-tu que je pardonne à une femme qui nous coûte sept millions d’une part, et douze d’une autre ?

 

– C’est juste. Mais que lui réservez-vous ?

 

– Oh ! dit sir Williams avec calme, je ne sais pas très bien encore, mais ce sera convenable, je t’en réponds.

 

Et il eut un rire à glacer d’effroi.

 

– Seulement, continua-t-il, ce n’est point l’heure encore… Je ne songe qu’à Armand.

 

– Ah ! dit Rocambole, je possède merveilleusement le coup des mille francs.

 

– Vrai ?

 

– Et je n’achèterais pas la peau du comte un petit écu. Mais, interrompit Rocambole, permettez-moi de vous dire, mon oncle, que vous avez une façon originale de faire tuer les gens.

 

– Tu trouves ?

 

– Vous leur présentez d’abord leur adversaire futur comme un ami.

 

– Ah ! c’est que, dit sir Williams, j’ai des projets compliqués.

 

– Peut-on les connaître ?

 

– À moitié.

 

Et sir Williams toisa son acolyte comme un maquignon regarde un cheval et cherche à l’évaluer.

 

– Marquis, dit-il, tu es assez beau garçon, tu as du sang espagnol dans les veines, tu es né sous les latitudes tropicales, et tu dois avoir le cœur bouillant et susceptible de grandes passions.

 

– Voilà une phrase de l’Ambigu-Comique, murmura Rocambole, chez qui renaissait le gamin de Paris.

 

Sir Williams continua : – La comtesse de Kergaz est blonde comme un épi, blanche comme un lis, belle comme une madone de Raphaël ; le marquis don Inigo de los Montes doit l’aimer à première vue.

 

– Hein ? fit Rocambole stupéfait.

 

– Ce marquis Inigo, poursuivit sir Williams avec flegme, est un vaurien, un sacripant qui se moque de la vertu des femmes, de l’honneur des maris, et est capable de tout. Il fera effrontément la cour à madame de Kergaz.

 

– Mais, mon oncle, s’écria Rocambole, vous avez la berlue !

 

– Nullement.

 

– Vous êtes toqué !

 

– En quoi ?

 

– En ce que c’est vous qui aimez la comtesse Jeanne.

 

– Eh bien ?

 

– Vous voulez donc que je vous coupe l’herbe sous le pied ?

 

– Niais, toujours niais ! soupira le pieux Andréa.

 

– Mais enfin…

 

– Comment, butor ? exclama le baronet, tu ne comprends donc pas que lorsque tu auras fait la cour à la comtesse, j’interviendrai, que je te chercherai querelle ?

 

– Plaît-il ?

 

– Que tu te battras avec moi.

 

– Mais, mon oncle…

 

– Et que, aux yeux de Jeanne, j’aurai été son sauveur, l’homme qui veillait sur son repos, le frère dévoué qui a sauvé son frère ?

 

– Mais… lui…

 

– Qui, lui ?

 

– Armand…

 

– Eh bien ! il ne saura que tu t’es battu avec moi à cause de Jeanne que plus tard… quand il se trouvera en face de toi, l’épée à la main… Comprends-tu, maintenant ?

 

– Ma foi ! mon oncle, murmura le prétendu marquis don Inigo, je conviens que je n’y voyais pas si loin… Décidément vous êtes, en combinaisons, de la force du pâtissier, et je m’incline devant votre supériorité.

 

– Tais-toi, dit sir Williams, et prends un maintien décent, drôle, nous entrons à l’hôtel de Kergaz.

 

– C’est bon ! je redeviens marquis. N’ayez pas peur, mon oncle.

 

Et les deux bandits retrouvèrent l’air grave et un peu compassé de gens qui ne se connaissaient point une heure auparavant.

 

LXXXIX

Il nous est impossible de perdre de vue Baccarat et son jeune ami le comte Artoff.

 

Quelques lignes rétrospectives sont indispensables à la suite de notre histoire. Deux jours après le dénouement de ce drame terrible que sir Williams appelait, en le préparant avec sa lente et merveilleuse habileté, l’affaire Van-Hop, l’hôtel de la rue Moncey redevint tout à coup désert. La veille encore, les passants attardés dans ce quartier isolé avaient vu filtrer des lumières à travers la soie des rideaux, aperçu le coupé de la jeune femme stationnant près du perron, les domestiques aller et venir, la grille s’ouvrir et se refermer. Le lendemain, la solitude la plus complète régna dans l’hôtel et le jardin. Les persiennes furent fermées, les voitures vendues, les domestiques congédiés.

 

Or, voici ce qui s’était passé.

 

La veille de ce déménagement furtif et inattendu dans le quartier, Baccarat était seule avec le jeune comte Artoff, dans cette petite pièce du rez-de-chaussée convertie en bibliothèque et dans laquelle le jeune Russe avait été reçu lors de sa première visite.

 

– Mon ami, disait Baccarat, vous savez aussi bien que moi, maintenant, quel est le but que je me suis proposé. Je vous ai tout dit, vous seul n’avez point été incrédule. Pour tous les autres le vicomte Andréa est un saint.

 

– Les autres n’ont point, comme moi, rencontré son regard, répondit le comte Artoff, je le tiens pour un misérable !

 

– L’audace et le courage de cet homme sont inouïs. À l’heure où je croyais le tenir, à l’heure où j’espérais obtenir de son complice la révélation de son nom, il a tout brusqué, tout changé ; il s’est chargé du dénouement que j’avais préparé, d’accusé il est devenu accusateur, de patient il s’est fait bourreau. Que faire ? que dire ? L’action de cet homme m’a clos la bouche. Il a eu l’audace de me tendre la main et de me dire : « Voilà bien les femmes ! Elles veulent triompher toutes seules… Au lieu de vous appuyer sur moi, vous avez voulu poursuivre les Valets-de-Cœur toute seule… » Et dès lors, mon ami, il a été avéré, patent, irréfutable, que le club des Valets-de-Cœur venait de perdre son chef, grâce à l’énergique vigilance de M. le vicomte Andréa, un homme de bien, qui expiait noblement des erreurs passées en se dévouant au triomphe de la vertu.

 

– Ah ! murmura le comte Artoff, que ne l’ai-je donc tué le jour où je le tenais au bout de mon pistolet !

 

– Il est certain, reprit Baccarat, que nous eussions peut-être évité de grands malheurs dans l’avenir.

 

– Comment ! dit le comte, vous croyez que cet homme, si souvent terrassé, ne se découragera point, enfin ?

 

– Jamais, j’en ai la conviction.

 

– Mais, contre qui se tournera-t-il ? Quel but peut-il avoir encore ?

 

– Écoutez : sir Williams est un homme à renoncer à une vengeance misérable, à se consoler d’un revers en matière d’argent ; mais il a au fond du cœur une haine féroce, inextinguible, dont il enveloppe son frère… Il pardonnerait à tous les autres, s’ils devaient lui livrer celui-là.

 

– Peut-être l’assassinera-t-il ?…

 

Baccarat eut un amer sourire.

 

– Allons donc ! dit-elle, il est plus artiste que cela en vengeance. Ce n’est pas seulement la vie d’Armand qu’il veut…

 

– Que veut-il encore ?

 

– Sa fortune, sa femme, son enfant… N’avez-vous donc pas deviné, mon ami, que ce rôle d’hypocrisie si patiemment joué, ce repentir de six mois merveilleusement affecté qu’un homme aussi intelligent que M. de Kergaz s’y laisse prendre à toute heure, devaient être le chemin tortueux, habilement pratiqué dans l’ombre pour arriver à une de ces vengeances qu’on ne pourrait imaginer ? Ce qu’il faut à l’infâme Andréa, c’est se mettre aux lieu et place d’Armand, c’est devenir, plus tard le protecteur, peut-être le mari de sa veuve ; c’est égorger ou faire disparaître son enfant, comme son père, à lui Andréa, fit disparaître Armand et crut l’avoir à jamais enseveli dans les flots de l’Océan.

 

– Il nous faut la vie de cet homme, murmura lentement le comte.

 

– Après Armand, poursuivit Baccarat, vous sentez bien, mon ami, qu’il y a encore un être en ce monde dont il a juré l’extermination…

 

– Qui ? demanda le Russe.

 

– Moi, répondit froidement Baccarat ; moi qui ai tout fait crouler sous ses pieds, moi qui, paraissant ne point le deviner, le poursuis sans cesse ; moi qui, feignant de lutter contre un ennemi inconnu, sais bien que cet ennemi c’est lui.

 

– Oh ! s’écria le comte, dont un frémissement de colère qui dilata ses narines, rendit son regard étincelant et donna à toute sa physionomie une expression chevaleresque et terrible à la fois, s’il avait le malheur de toucher à un cheveu de votre tête, je le hacherais à coups de poignard.

 

Baccarat lui tendit la main.

 

– Vous êtes un noble cœur, dit-elle.

 

– Oh ! c’est que, murmura le comte d’une voix à la fois respectueuse et enthousiaste, c’est que je vous aime…

 

– Chut ! dit-elle en lui donnant du revers de sa belle main une tape sur l’épaule, vous allez vous faire gronder, enfant…

 

Et elle lui jeta un sourire un peu triste, mais plein d’une franche amitié.

 

Le comte obéit et se tut, mais son regard plein d’admiration et d’amour sembla protester contre ce silence et la défense de Baccarat.

 

– Mais, dit-il tout à coup, êtes-vous bien certaine que sir Williams n’a pas la conviction que vous l’avez deviné ?

 

– Voilà, répondit Baccarat, ce que je ne puis affirmer encore ; mais, en tout cas, cette conviction, il l’aura dans une heure.

 

– Comment cela ?

 

La jeune femme reprit cet air grave, triste, presque sévère, qu’elle avait tout à l’heure.

 

– Tenez, dit-elle, écoutez-moi bien, vous allez voir que je suis un profond diplomate, en dépit de mon sexe. Sir Williams va venir ici.

 

– Ici !

 

– Oui, dans une heure.

 

– Est-ce possible ? et pourquoi ?

 

Baccarat ouvrit un tiroir, y prit une lettre et la tendit au comte.

 

– Lisez, dit-elle.

 

La lettre était de sir Williams, et conçue en deux lignes :

 

« Madame,

 

« Voulez-vous me recevoir chez vous, aujourd’hui, à deux heures ?

 

« Celui qui fut sir Williams. »

 

– Voilà, murmura le comte, une étrange audace.

 

– C’est une erreur, mon ami. Sir Williams, en osant me demander un rendez-vous, fait preuve de la plus grande prudence. Il vient me dire je ne sais quoi, la première chose venue en apparence ; en réalité, il veut m’étudier une dernière fois, et, pour lui, sa conviction sera parfaitement arrêtée après cette étude et cet examen.

 

– Vous croyez ?

 

– Tenez, acheva Baccarat, je vais vous cacher ici. Vous entendrez tout. Si, en sortant de chez moi, sir Williams n’est point convaincu que je n’ai plus l’ombre d’un soupçon relativement à lui, je veux redevenir la honteuse créature que j’étais autrefois.

 

– Mais, dit le comte, regardant sa montre, il est deux heures.

 

– Je vais vous cacher.

 

Le comte regarda autour de lui.

 

– Où ? dit-il, je ne vois ni portes, ni draperies, ni embrasures de croisée qui puissent me dissimuler.

 

Baccarat se prit à rire :

 

– En effet, dit-elle, les murs sont tapissés de rayons de bibliothèque montant du sol au plafond et chargés de livres, mais il y a ici, à deux pas, une cachette que trois personnes au monde ont connue. L’un était l’architecte de cet hôtel, l’autre l’ouvrier qui la pratiqua de nuit, aidé de ma blanche main, car je m’étais convertie en apprenti menuisier ; la troisième, c’est moi. Mon pauvre architecte est mort, l’ouvrier s’est retiré en province, et moi je n’ai jamais livré mon secret. Vous allez en être l’unique dépositaire.

 

– Comment ! quand vous avez vendu l’hôtel, vous n’avez pas…

 

– Cette cachette n’aura pu être utile qu’à moi, murmura Baccarat en baissant le front, à une époque où je redoutais de voir deux hommes de cœur s’égorger chez moi, et le hasard a voulu que je n’en eusse jamais besoin.

 

À peine le comte était-il caché, qu’un coup de cloche annonça à Baccarat l’arrivée de sir Williams. Le baronet était exact.

 

Deux minutes après, on l’annonça.

 

– Faites entrer, dit la jeune femme dont l’attitude était si naturelle et si calme, que sir Williams, après avoir jeté un regard furtif autour de lui, demeura persuadé qu’ils étaient bien seuls.

 

M. le vicomte Andréa était devenu humble, triste, et si naturellement, qu’il fallait chez Baccarat une conviction bien arrêtée pour qu’elle n’éprouvât point comme un remords d’avoir accusé ce saint homme.

 

– Ma chère enfant, dit-il à Baccarat en la saluant, et s’asseyant auprès d’elle avec un reste de familiarité respectueuse, je viens causer sérieusement avec vous.

 

– Je suis prête à vous écouter, monsieur le vicomte, répondit-elle.

 

Et elle le regarda avec une nuance de respect et d’indifférence à la fois.

 

Sir Williams crut même lire dans ses yeux quelque chose comme un remords.

 

– Ma chère madame Charmet, continua-t-il, avant de vous parler du motif qui m’amène, permettez-moi quelques mots sur notre passé commun.

 

– Dites, monsieur.

 

– Vous avez été une femme légère ; un sentiment élevé vous a ramenée, un jour, dans le droit chemin. J’ai été, moi, un misérable, un voleur, un assassin, poursuivit-il en baissant la tête, et je mérite un châtiment plus sévère encore que les outrages dont je suis abreuvé. Mon repentir, en effet, est quelque chose de si inouï, qu’il a fallu une permission du ciel pour que sir Williams, l’impie, tombât un jour à genoux, pour qu’il osât prier, lui qui blasphémait depuis son enfance… Ma conviction devait nécessairement rencontrer des incrédules et vous avez été du nombre.

 

Baccarat se tut.

 

– Le jour où Armand nous confia à tous deux la mission de démasquer cette infâme association des Valets-de-Cœur, je devinai à un tressaillement de votre visage que vous me considériez comme un traître.

 

– Je l’avoue, dit Baccarat en baissant les yeux.

 

– Vos soupçons m’ont affligé, mais ils m’ont prouvé que Dieu ne m’avait point pardonné encore, et je les ai acceptés comme un juste châtiment. Vous vous êtes défiée de moi… Qui sait même si vous n’êtes pas demeurée convaincue que j’étais moi-même un de ces hommes que je devais poursuivre ?

 

– Je l’ai cru, monsieur.

 

– Donc vous avez agi isolément, par quel moyen ? je l’ignore, et vous êtes arrivée au même résultat.

 

– Monsieur le vicomte, dit Baccarat, voulez-vous un aveu tout entier ?

 

– Parlez…

 

– Eh bien, hier encore, après que vous avez étendu cet homme sur le parquet d’un coup de poignard…

 

Sir Williams eut un imperceptible tressaillement.

 

– Ma conviction, acheva Baccarat, était à peine ébranlée.

 

Elle le regarda bien en face, froidement, et il soutint ce regard.

 

– Maintenant, dit-elle, je vous supplie à genoux de me donner une preuve, de me dire un mot qui fassent évanouir les derniers doutes qui me restent au fond du cœur.

 

Sir Williams baissa les yeux.

 

– Écoutez, dit-il, vos soupçons, vos défiances me semblent être la main de Dieu qui continue à me frapper, et je devrais m’incliner sous le fouet vengeur et ne point chercher à vous persuader. Mais que voulez-vous ! Je suis homme encore, j’ai le cœur faible, et votre mépris me pèse…

 

– Mon Dieu ! murmura Baccarat qui parut subitement émue, si cependant vous étiez sincère, si, au lieu d’être un traître et un hypocrite, vous vous repentiez réellement… Mon Dieu ! quel remords me poursuivrait désormais !…

 

Le baronet sentit une joie féroce lui monter du cœur au cerveau et le prendre à la gorge. Cependant il conserva son visage impassible et résigné.

 

– Si je vous demandais un serment, dit-il, un serment solennel, me le feriez-vous, même en me croyant coupable, même en croyant le faire à ce misérable qui foula tous ses serments aux pieds ?

 

– Si je faisais un serment à un forçat, je le tiendrais.

 

– Eh bien ! je vous en demande un, celui d’ensevelir éternellement en vous le secret que je vais vous confier.

 

– Je vous jure, dit Baccarat, que jamais je ne répéterai un mot de ce que vous m’aurez dit.

 

– Eh bien, reprit Andréa, vous allez peut-être trouver au fond de votre cœur, vous que l’amour toucha un jour, l’explication de mon repentir.

 

Baccarat tressaillit visiblement.

 

– Un jour, après la ruine de mes abominables espérances, je m’aperçus que j’aimais, moi, l’homme sans cœur, que j’aimais ardemment, avec un respect sans bornes, la femme que j’avais le plus outragée… J’aimais la femme de mon frère, j’aimais Jeanne.

 

Baccarat jeta un cri.

 

– Ah ! dit-elle, je vous comprends… Pardonnez-moi… pardonnez-moi…

 

Et elle se jeta à genoux et lui prit la main ; et sir Williams frémissant de joie, vit briller des larmes dans ses yeux.

 

Il croyait avoir vaincu le sphinx.

 

– Ah ! dit-il, vous comprenez enfin, n’est-ce pas ? Vous comprenez que le monstre ait pu se repentir un jour, qu’un jour soit venu où il ait eu horreur de lui-même en songeant qu’il avait outragé, foulé aux pieds, violenté la seule femme qu’il eût aimée ?…

 

Baccarat se releva et tendit la main à sir Williams.

 

– Monsieur le vicomte, dit-elle, voulez-vous, à votre tour, une preuve de ma conviction que vous vous êtes repenti, et que j’ai dû vous faire souffrir mille tortures par mes injustes soupçons ?

 

Il secoua la tête, et un sourire indulgent, le sourire du père qui pardonne à l’enfant rebelle, vint à ses lèvres.

 

– À quoi bon ? dit-il. Ces larmes que je vois dans vos yeux…

 

– Oh ! ce n’est rien encore, poursuivit-elle, tenez, tenez…

 

Elle retira de dessous ses vêtements une de ces armes alors tout nouvellement arrivées d’Amérique et qu’on nomme revolver.

 

Puis elle le lui tendit.

 

– Croiriez-vous, dit-elle en souriant au travers de ses larmes, que j’ai craint un moment que vous n’eussiez sur vous un stylet et que vous ne vinssiez ici pour m’assassiner ?… Eh bien, prenez cette arme que je destinais à me défendre… Maintenant, me voilà à votre merci ! Si vous êtes encore le sir Williams que j’ai connu, le voleur, l’assassin, tuez-moi… Si vous êtes, comme je le crois maintenant, le grand coupable touché par le remords pardonnez-moi mes soupçons…

 

Et elle se remit à genoux.

 

– Merci, mon Dieu ! murmura Andréa d’une voix étouffée… la noble confiance de cette femme ne sonne-t-elle point pour moi l’heure de votre clémence ?

 

Et Baccarat vit rouler deux larmes sur la joue amaigrie du pénitent.

 

XC

Entre ces deux personnages, si forts, si patients, si audacieusement intelligents et qui venaient de se mesurer avec l’arme terrible de la dissimulation, il existait pourtant une dupe.

 

Dans cet héroïque combat de finesse et de ruse, il y avait un vainqueur et un vaincu. Était-ce sir Williams ? Était-ce Baccarat ?

 

Sir Williams avait-il réellement persuadé son ennemie à l’endroit de son repentir ? Baccarat était-elle parvenue à le convaincre qu’elle y croyait ? Avait-elle joué au naturel une scène de haute comédie ?

 

Le comte Artoff, au fond de sa cachette, se posa la question et ne put la résoudre. Immobile, retenant sa respiration, n’osant faire le moindre mouvement qui trahît sa présence, le jeune Russe avait frissonné au moment où il avait vu Baccarat tendre son revolver à sir Williams, et il avait élevé le canon de l’un de ses pistolets à la hauteur du front de ce dernier, l’ajustant par cette ouverture ménagée entre les deux tomes de Corneille. Si en ce moment un geste, un mouvement équivoque fût échappé à sir Williams, le baronet était mort.

 

Eh bien, celui qui avait été vaincu, la victime, la dupe de ce duel de diplomatie, ce fut sir Williams.

 

– Maintenant, pensa-t-il, Baccarat ne me gênera plus. Elle me confierait sa part de paradis, persuadée que je n’y toucherais pas…

 

Il eut un moment la pensée d’user de la permission qu’elle semblait lui donner, et de l’étendre raide morte d’un coup de ce poignard qu’il portait toujours sur lui. Mais cette tentation fut repoussée aussitôt. Sir Williams rêvait une vengeance plus splendide qu’une mort subite.

 

Il releva donc Baccarat, lui pressa les mains avec effusion, la fit asseoir sur le canapé et s’assit auprès d’elle.

 

– À présent, dit-il, nous pouvons causer de choses plus sérieuses que ma conversion.

 

– Je vous écoute, mon ami.

 

Baccarat prononça ce dernier mot sans hésitation ; et si le baronet eût éprouvé encore l’ombre d’un doute, il se fût évanoui sur-le-champ. Mais, désormais, la conviction de sir Williams était enracinée. Baccarat ne pouvait plus se défier de lui.

 

– Ma chère enfant, dit-il, je veux vous parler des événements d’il y a trois jours. Nous avons quitté l’hôtel de miss Van-Hop tous les cinq, au milieu de la nuit, nous arrêtant à ce prudent parti qu’il valait mieux attendre que la justice humaine nous demandât des comptes qu’aller lui en rendre prématurément. J’ai tué un misérable, mais enfin le commissaire de police peut trouver cela mauvais, et nous avons sagement agi en nous retirant. Or, voici ce qui est advenu : on a trouvé le lendemain Daï-Natha morte, auprès d’elle M. de Cambolh respirant encore, et ce dernier a été transporté à l’hospice Beaujon.

 

– Je le sais, dit Baccarat.

 

– Ah çà ! fit sir Williams émerveillé et souriant, vous avez donc une police ?

 

– Sans doute.

 

Et Baccarat se prit à sourire à son tour.

 

– Dois-je poursuivre ? demanda sir Williams.

 

– Certainement, car je ne sais peut-être pas tout.

 

– Son état a paru d’abord désespéré, continua sir Williams, mais les médecins croient cependant pouvoir le sauver.

 

– Ah ! fit Baccarat avec joie, tant mieux, en ce cas.

 

– Pourquoi, tant mieux ?

 

– Mais, parce que, s’il vit, nous aurons par lui les plus précieux renseignements.

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Vous avez raison, dit-il, je n’avais point songé à cela.

 

– Eh bien, reprit Baccarat souriant toujours, puisque vous reconnaissez ma supériorité, je vais vous investir d’une mission de confiance.

 

– Parlez…

 

– Ce Cambolh doit être un aventurier, continua-t-elle, un homme affublé d’un nom d’emprunt, étalant une aisance douteuse ou mal acquise, un misérable qui doit tenir par de mystérieuses ramifications à tout ce qu’il y a de vil, d’abject et de criminel dans les bas-fonds de la société parisienne.

 

– Je le crois, dit sir Williams avec calme.

 

– Cet homme n’a point nommé ses complices, il faut qu’il les dénonce ; il n’a point livré ce secret, et ce secret nous devons l’avoir…

 

– Nous l’aurons.

 

– Je le place donc sous votre surveillance et vous m’en répondez.

 

– Soyez tranquille, madame.

 

– À partir d’aujourd’hui, vous le ferez épier ; vous ferez suivre les phases de sa convalescence, recueillir chacun de ses aveux.

 

– Mes espions prendront note des moindres mots qu’il pourra prononcer.

 

– C’est bien cela. Vous m’avez comprise.

 

– Chaque jour, reprit sir Williams, chaque fois du moins que j’aurai recueilli un renseignement nouveau sur ce misérable, je viendrai moi-même vous en faire mon rapport.

 

– C’est cela même. Autant que possible, mon ami, il ne faut entre nous ni lettres ni intermédiaires.

 

– Il y a mieux, poursuivit sir Williams, j’aimerais assez un autre lieu que celui-ci pour nos entrevues.

 

Baccarat se prit à sourire.

 

– Vous êtes fou, dit-elle. Comment avez-vous pu songer que je conserverais un jour de plus cet hôtel ? Baccarat redevient madame Charmet, et la courtisane, ressuscitée un moment pour les besoins de cette cause que nous servirons chacun de notre côté, rentre désormais dans l’ombre.

 

– Vous retournerez donc, rue de Buci, dans cette froide et sombre maison qui ressemble à un couvent ?

 

– Ô saint homme ! dit-elle, avec une respectueuse admiration, vous oubliez votre mansarde sous les combles de l’hôtel de Kergaz… Me croyez-vous donc moins repentante que vous ?

 

– Non, dit sir Williams.

 

– Alors, ne vous exagérez plus la tristesse et la morne solitude de ma froide maison, et revenez me voir rue de Buci.

 

Sir Williams se leva et pressa de nouveau affectueusement la main de la jeune femme.

 

– Ah ! dit-il, je vais m’en aller d’ici le cœur soulagé d’un grand poids.

 

– Et moi, dit Baccarat, je vais avoir un remords au cœur, mon ami.

 

– N’en ayez aucun, murmura-t-il, mes crimes passés m’ont mérité l’incrédulité qui me poursuit. Adieu, au revoir ! plutôt. J’aurai l’œil ouvert sur ce misérable, et il ne nous échappera pas.

 

Il se retira.

 

Baccarat attendit que le bruit de ses pas se fût éteint sur le sable des allées, que la grille, se refermant sur lui, l’eût bien convaincue de son départ. Alors elle délivra le comte, prisonnier au fond de sa cachette.

 

– Mon Dieu ! dit le jeune Russe en se montrant, mon Dieu ! comme vous m’avez épouvanté !…

 

– Moi ?

 

– Ah ! lorsque vous lui avez remis votre revolver, j’ai cru qu’il allait vous tuer…

 

Elle eut un de ces beaux et calmes sourires qui révèlent la femme jeune, forte, croyant à la fois en son étoile et en l’amour qui veille sur elle.

 

– Enfant ! dit-elle.

 

– Mais enfin, murmura le comte, cet homme pouvait avoir un poignard et se jeter sur vous, il pouvait s’emparer du revolver et le diriger sur votre poitrine ?

 

– N’étiez-vous pas là ? dit-elle simplement.

 

– Oh ! certes… je le tenais en joue…

 

– Eh bien, fit-elle souriant toujours, qu’avais-je à craindre, en ce cas ?

 

– Mon Dieu ! nos deux balles pouvaient se croiser, et la sienne vous atteindre tandis que la mienne aurait été lui briser la tête.

 

Baccarat étendit sa belle main et la plaça sur la poitrine du jeune comte :

 

– Tenez, dit-elle, je sens à votre cœur que votre balle eût devancé la sienne.

 

Cette réponse était triomphante, et le comte Artoff frissonna d’émotion.

 

– Vous avez raison, murmura-t-il, mon regard ne l’a point quitté : s’il eût fait un geste équivoque, il était mort.

 

– Eh bien, demanda Baccarat, que pensez-vous de sa conversion ?

 

– Je ne sais…

 

– Le croyez-vous repenti ?

 

– Et vous ? demanda le comte. Quant à moi, j’avoue ma naïveté, ma jeunesse, mon inexpérience des hommes, et je me sens impuissant à pénétrer de semblables mystères.

 

– M’en croyez-vous capable, moi ?

 

– Oui, dit le comte avec conviction.

 

– Eh bien, retenez ceci : sir Williams, le comte Andréa, de quelque nom que vous le nommiez, est un misérable ! Il s’en va persuadé qu’il n’a plus rien à craindre de moi, il me laisse convaincue qu’il a été ma dupe enfin, et que l’heure n’est pas éloignée peut-être où nous le tiendrons pieds et poings liés et le forcerons à confesser son infamie.

 

– Vous êtes une femme de génie, dit le jeune homme avec admiration : mais permettez-moi une question ?

 

– Faites…

 

– Puisque vous avez la conviction que cet homme est le complice, le chef même de celui qu’il a frappé hier d’un coup de poignard, comment lui en confiez-vous la surveillance ?

 

– D’abord pour m’assurer à toujours sa confiance.

 

– Et ensuite ?

 

– Parce que j’ai la certitude que son complice seul pourra le démasquer en temps et lieu, et qu’il faut que ces deux hommes se revoient, qu’ils se réconcilient, qu’ils rêvent et combinent de nouveaux crimes, pour que l’un finisse par trahir l’autre.

 

– Ainsi, dans le cas où ce vicomte de Cambolh viendrait à guérir de sa blessure, nous le laisserions quitter l’hospice Beaujon ?

 

– Sans doute.

 

– Et recommencer ses exploits ?

 

– Écoutez, mon ami, dit Baccarat, cet homme seul connaît sir Williams ; seul, il peut lui arracher son masque d’hypocrisie ; lui mort, notre cause est désespérée. Prions Dieu qu’il le sauve… dût-il mettre encore un nouveau crime à exécution…

 

– Peut-être avez-vous raison, murmura le comte Artoff, habitué depuis longtemps à se fier aveuglément à Baccarat.

 

* *

*

 

Après les deux scènes que nous venons d’esquisser, nous sommes contraint d’analyser les événements de trois mois en quelques pages.

 

Trois jours après l’entrevue de Baccarat et du vicomte Andréa, Baccarat, réinstallée dans la maison de la rue de Buci, reçut la visite de M. le vicomte Andréa, qui vint lui faire verbalement le rapport suivant sur le prétendu vicomte de Cambolh :

 

« Le blessé est hors de danger, bien qu’il ait toujours le délire. Les médecins répondent de sa vie.

 

« Une version curieuse et romanesque, à cent lieues de la vérité, court sur l’événement de l’avenue Lord-Byron. »

 

Et sir Williams raconta ce que nous savons déjà des bruits qui couraient sur le meurtre de l’amant prétendu de l’Indienne Daï-Natha.

 

Baccarat parut ajouter foi à tout et congédia son associé en le laissant convaincu qu’elle s’en rapportait entièrement à lui.

 

Huit jours plus tard, il revint. Cette fois, le vicomte Andréa annonçait que le blessé entrait décidément en convalescence, mais qu’on craignait qu’il ne demeurât frappé d’idiotisme.

 

Baccarat se montra très affligée de cette nouvelle.

 

Trois semaines s’écoulèrent. Pendant ces trois semaines, sir Williams tint Baccarat au courant de toutes les paroles incohérentes du blessé, les commentant à sa manière ; puis il vint lui apprendre qu’il avait été réclamé par sa mère, et lui rapporta la scène qui avait eu lieu à l’hospice et chez le juge d’instruction. Baccarat, qui tenait décidément à passer pour la dupe de sir Williams, lui enjoignit d’exercer sur le faux gentilhomme la même surveillance que par le passé, et de le suivre jour par jour, dans la mansarde de sa mère comme il avait fait à l’hospice.

 

Sir Williams continua à lui apporter des bulletins de santé d’une merveilleuse exactitude.

 

Enfin, un jour, précisément le lendemain de celui où Rocambole avait furtivement quitté la Villette pour se rendre au Havre, sous les vêtements d’un ouvrier et par un convoi omnibus, sir Williams se représenta rue de Buci. Il venait annoncer à Baccarat que Rocambole, décidément idiot pour le reste de ses jours, était allé en province chez un frère de sa mère, cultivateur aisé qui s’était offert à le prendre à sa charge.

 

– Très bien, dit Baccarat ; que faut-il faire selon vous ?

 

– Dame ! répondit Williams, je ne sais trop…

 

– Je serais assez d’avis de ne le point perdre de vue.

 

– Soit. Je le ferai suivre en province.

 

– Où est-il ?

 

– Il va dans l’Anjou.

 

– Dans quel village ?

 

– J’en aurai le nom ce soir.

 

– Très bien, nous aviserons.

 

Sir Williams, de plus en plus persuadé que Baccarat avait en lui une confiance sans bornes et ne cesserait de s’en rapporter à lui : sir Williams, disons-nous, allait se retirer, lorsque la porte du cabinet de travail de madame Charmet, qui, on s’en souvient, donnait dans ce grand et triste salon à boiseries de chêne noirci, s’ouvrit et livra passage à la petite juive.

 

Il y avait longtemps que Baccarat méditait ce coup de théâtre.

 

Depuis trois mois, chaque fois que sir Williams entrait chez elle, il paraissait chercher quelqu’un ou quelque chose. Malgré lui, son regard errait ça et là et semblait demander le mot d’une énigme qu’il ne parvenait pas à déchiffrer. Cette énigme, c’était l’absence de la petite juive.

 

Jamais Baccarat ne lui en parlait, jamais elle ne prononçait le nom de l’enfant, jamais sir Williams ne l’avait rencontrée.

 

Au moment où la porte du cabinet de travail s’ouvrit, sir Williams était tourné vers elle.

 

La petite juive entra souriante et courut à Baccarat.

 

Celle-ci vit alors tressaillir, pâlir tour à tour, puis s’empourprer rapidement le visage de sir Williams… Et elle feignit d’embrasser l’enfant, pour lui donner le temps de se remettre du trouble que cette apparition subite, inattendue, avait fait naître en lui.

 

Deux minutes après, sir Williams était redevenu impassible et aussi calme qu’il l’était avant l’arrivée de Sarah. Il causa un quart d’heure encore, sans paraître prendre garde à l’enfant ; puis il se retira. Mais à peine était-il parti, que Baccarat renvoya la jeune fille et passa dans son cabinet de travail, où le comte Artoff l’attendait.

 

– Eh bien ? demanda-t-il, la regardant avec curiosité.

 

– Mon ami, dit-elle, en ce monde, rien de complet. Cet homme si patient, si merveilleux d’astuce, cet homme qu’une femme seule pouvait deviner, possède un défaut au milieu de son impénétrable cuirasse. Il aime Sarah… et c’est par là que je le frapperai !

 

– Mais, dit le comte qui avait tout entendu, si son complice nous échappe ?

 

– Ne craignez rien, nous allons le retrouver au premier jour. Et comme si elle eût obéi à quelque mystérieuse révélation de l’avenir, Baccarat ajouta : – Il s’est reposé pendant trois mois. Sans doute, il les a employés à combiner, à mûrir quelque nouvelle et abominable machination ; mais voici l’heure de l’exécution qui vient de sonner ; car son complice, je le sais, moi, n’est plus idiot, et bientôt, je l’espère, nous verrons l’heure de l’expiation… À la veille du triomphe, la bête fauve tombera dans le piège que je creuse sous ses pas depuis trois mois, et l’appât que je placerai au fond de ce piège sera cette fille sur laquelle il a osé lever un regard criminel…

 

Le jeune Russe frissonna, car il vit luire dans l’œil de Baccarat un de ces éclairs qui précèdent la tempête, et qui semblaient lui prédire le prochain châtiment de l’infâme Andréa.

 

XCI

Primevère, la villa que le comte de Kergaz possédait entre Chatou et Croissy, était une charmante résidence, isolée au bord de l’eau, loin de toute autre habitation. Elle touchait à la rivière par son jardin en amphithéâtre, lequel avait une petite porte ouvrant sur la berge. Primevère, qui tirait son nom de la précocité des grands arbres qui l’entouraient, était une petite maison aussi petite que Socrate eût pu la souhaiter, et dans laquelle M. de Kergaz et sa femme devaient nécessairement réduire le nombre de leurs domestiques.

 

Le comte avait acheté cette villa il y avait deux mois. Un pauvre diable, un poète, qui ne savait pas calculer le prix de la toise de maçonnerie, avait fait bâtir Primevère : il y avait dépensé son avoir, engagé son travail pour le présent et l’avenir, de telle façon que lorsque la construction avait été terminée, il s’était trouvé hors d’état de la meubler et de l’habiter.

 

Un spéculateur, maître maçon de son état, avait acheté Primevère pour un tiers de sa valeur, et le poète, désabusé des gloires et des vanités mensongères de la propriété, était parti pour l’Italie, où il était allé se consoler de la perte de sa maison et de ses illusions. Armand de Kergaz, revenant un soir de Saint-Germain en calèche découverte avec Jeanne, avait passé devant Primevère en sortant du bois du Vésinet. La comtesse avait admiré la blanche maisonnette à demi perdue sous un massif de verdure, et M. de Kergaz avait fait arrêter ses chevaux. Il avait lu, sur l’une des façades, ces mots tracés en grosses lettres :

 

MAISON À VENDRE

 

OU

 

À LOUER

 

La maison était aussi coquette au-dedans qu’au-dehors ; on sentait que celui qui l’avait bâtie l’avait décorée pour lui, et qu’il était homme de goût.

 

– Cher Armand, murmura Jeanne en parcourant la villa, le petit parc, le jardin anglais, vous devriez bien acheter cela. C’est si petit, si mignon… nous y passerions le mois de mai presque seuls…

 

Et comme les désirs de Jeanne étaient des ordres, Armand avait acheté Primevère, et c’était là qu’il avait l’intention de passer le mois de mai tout entier, ce mois charmant près de Paris, et si froid encore en province.

 

Or, huit jours après celui où le marquis don Inigo de los Montes s’était présenté chez M. le comte de Kergaz, Armand et sa jeune femme étaient complètement installés à Primevère avec trois domestiques seulement, une cuisinière, un valet et une femme de chambre. Armand allait à Paris tous les jours, et revenait chaque soir. Jeanne, son enfant par la main, s’en allait faire de longues promenades au bord de la rivière et dans cette île Croissy, verte et ombreuse, qui fait, le dimanche, les délices des petits bourgeois parisiens. Le vicomte Andréa était demeuré à Paris, selon le désir exprimé par la comtesse.

 

Cependant Armand, qui ne partageait point les opinions de Jeanne sur les tortures secrètes de son frère ; Armand, qui savait bien que, si désespéré, si muet que soit un violent amour, la vue de la femme qui l’inspire fait moins souffrir encore que son absence, avait voulu qu’on lui gardât une chambre à Primevère ; et comme il voulait flatter les manies ascétiques du grand coupable repenti, il avait choisi une mansarde tendue d’un papier à douze sous et meublée en sapin.

 

– Quelquefois, s’était-il dit, j’emmènerai Andréa dîner à Primevère, et je l’y garderai un jour ou deux. Si, d’une part, il souffre de la vue de Jeanne, d’une autre, au moins, il jouira de ce grand air si vivifiant, si pur et si nécessaire aux santés délabrées comme la sienne.

 

Mais, jusqu’alors, Andréa avait toujours, sous un prétexte quelconque, refusé de venir passer quelques heures à Primevère.

 

Le marquis don Inigo de los Montes, au contraire, était pour ainsi dire le commensal de la villa. Il y avait dîné trois fois en huit jours. M. de Kergaz, ayant à cœur d’être agréable à son vieil ami M. Urbain Mortonnet, séduit ensuite par un certain air de naïveté plein de franchise et mélangé de ces hautes façons aristocratiques dont Rocambole avait trouvé le secret on ne savait où, M. de Kergaz, disons-nous, s’acquittait en conscience de ses fonctions de mentor. Il avait conduit le jeune Brésilien à l’Opéra, aux Bouffes, à la Comédie-Française, aux premières courses de la Marche et de Chantilly, l’avait présenté dans quelques salons, et notamment chez madame Fernand Rocher, qui avait donné un bal.

 

Le marquis paraissait aimer beaucoup les exercices du corps ; il adorait les chevaux. Armand lui avait fait acheter un magnifique cheval irlandais de robe alezan brûlé. C’était à cheval que le marquis allait ordinairement de Paris à Chatou, seul souvent, quelquefois en compagnie d’Armand.

 

M. de Kergaz, nous l’avons dit, allait à Paris presque tous les jours et revenait chaque soir à Primevère. Lorsque le jeune Brésilien l’accompagnait, ce dernier quittait généralement la villa vers dix ou onze heures du soir.

 

Un matin, en arrivant à Paris, M. de Kergaz trouva une invitation assez bizarre qui était parvenue la veille au soir à son intendant. Un jeune peintre, à qui le comte avait jadis rendu service, qu’il avait protégé, encouragé et fait connaître dans le monde, se mariait. Il suppliait son protecteur d’honorer de sa présence son modeste bal de noces. Armand pouvait-il refuser ? Cependant il avait précisément, la veille, invité le marquis don Inigo à une promenade dans la forêt de Saint-Germain où il devait chasser le lendemain, en lui promettant de le faire assister aux émotions nouvelles pour lui d’un laisser-courre. Entre ces deux engagements, Armand demeura un moment indécis.

 

Cependant il fit cette réflexion, que les princes chassaient souvent à Saint-Germain, tandis que son jeune protégé ne se marierait qu’une fois. Et il écrivit un mot au Brésilien pour l’excuser. Puis il dit à Andréa : « Tu seras bien aimable cher frère, d’aller ce soir à Primevère. » Et il lui tendit l’invitation du peintre.

 

Andréa tressaillit et Armand le vit pâlir.

 

– Tu vas me trouver fou, dit Armand, mais je suis si peu habitué à laisser Jeanne seule le soir, que je ne serais réellement tranquille que si tu veilles sur elle.

 

– Mais… mon frère… balbutia Andréa.

 

– Va donc dîner avec elle, poursuivit Armand, tu y prendras possession de la chambre que nous t’y avons fait préparer, et tu avertiras Jeanne que je rentrerai fort tard, vers quatre ou cinq heures du matin.

 

Andréa parut se résigner à un grand sacrifice ; mais il accepta et il partit vers cinq heures par les troisièmes classes du chemin de fer, comme un petit rentier du Marais qui calcule sagement une économie de six sous. Il arriva à Primevère à l’heure du dîner.

 

Jeanne attendait son mari. Lorsque Andréa lui apprit qu’il était retenu à Paris, et que ni lui ni le jeune Brésilien ne viendraient, la comtesse éprouva une impression mélangée de joie et de tristesse. Le marquis don Inigo, elle ne savait pourquoi, lui faisait peur. En apprenant qu’elle ne le verrait point, elle fut comme soulagée, malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’absence de son mari.

 

M. le vicomte Andréa continua à jouer merveilleusement son rôle de victime résignée, d’homme torturé qui se complaît dans ses tortures. Il eut le courage de dîner en tête à tête avec cette femme qu’il aimait dans le silence et le mystère de son cœur, de baisser pudiquement les yeux quand elle le regardait, et de lui offrir son bras pour cette promenade quotidienne que Jeanne faisait chaque soir après le dîner.

 

À la nuit, ils rentrèrent.

 

Jeanne prit elle-même un flambeau et lui dit :

 

– Allez, mon cher frère, je vais vous faire conduire chez vous.

 

Elle sourit avec tristesse en prononçant ces derniers mots.

 

– Cet appartement, murmura-t-elle, est la plus petite mansarde de la maison. Armand connaissait vos goûts, et il vous l’a destinée.

 

– Mon frère a eu raison, répondit-il humblement, et je suis persuadé, néanmoins, que c’est encore beaucoup trop pour un pauvre pécheur comme moi.

 

Et il la salua comme s’il eût voulu éviter de prolonger un entretien qui le torturait.

 

– Pauvre homme ! pensa la comtesse en se retirant.

 

Et elle se prit à songer que le malheureux l’aimait, et qu’il avait dû horriblement souffrir durant cette longue soirée de tête-à-tête pendant laquelle il avait constamment senti son bras sur le sien.

 

Lorsque Jeanne fut partie, M. le vicomte Andréa ouvrit sa croisée et s’accouda sur l’entablement. Comme un général d’armée à la veille d’une bataille, le baronet semblait vouloir étudier le terrain. Il connaissait cependant la villa. Il y était venu lors de l’acquisition ; puis il était revenu alors qu’on la décorait et la mettait en état de recevoir ses nouveaux maîtres. Enfin, ce jour-là, en homme habitué à tout juger d’un coup d’œil, il avait gravé en quelques minutes dans sa tête tout le plan intérieur et extérieur de l’habitation. On aurait pu dire que sir Williams, en s’accoudant à la croisée, faisait une simple récapitulation.

 

Il était près de dix heures, la nuit était noire, presque orageuse. L’ombre enveloppait le jardin. On entendait le murmure de la rivière sur son lit de cailloux sans apercevoir son sillon d’argent. Un profond silence s’était fait dans la villa.

 

Les trois serviteurs étaient couchés ; Jeanne seule veillait encore… On pouvait le supposer, du moins, à la lueur d’une lampe projetée vers les massifs d’arbres, clarté qui s’échappait des croisées de son appartement, situé au premier étage.

 

Madame de Kergaz, Andréa le savait, conservait, même à la campagne, ses habitudes parisiennes. Elle se levait tard, et ne se couchait jamais avant minuit, lisant ou brodant d’ordinaire dans une petite pièce attenante à sa chambre à coucher et convertie en boudoir.

 

– Allons ! pensa sir Williams, je ne joue pas précisément de malheur depuis quelque temps, et tout vient à point… Les domestiques couchent sur le derrière de la maison, tandis que la chambre de Jeanne est sur le devant et donne dans le jardin… Ils n’entendront rien… Allons ouvrir la poterne.

 

Le saint homme descendit alors sur la pointe du pied, s’arrêtant presque à chaque degré de l’escalier, tant il redoutait d’éveiller quelque écho endormi ; puis, continuant sa marche avec les mêmes précautions, et arrivé au bas de l’escalier, malgré les ténèbres qui l’environnaient, il sut trouver son chemin. On eût dit qu’il était pourvu de la propriété merveilleuse départie à la race féline, et que sa paupière, dilatée dans l’obscurité, avait le don de voir. Sans hésiter, il se dirigea à gauche, vers une serre chaude dont la porte était toujours ouverte, y pénétra, la traversa dans toute sa longueur, et arriva ainsi dans le jardin. Là, il s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur la façade de la maison.

 

La fenêtre du boudoir de Jeanne était toujours éclairée et entrouverte, laissant entrer les chaudes bouffées de ce vent d’orage qui régnait depuis le coucher du soleil et auxquelles commençaient à se mêler quelques gouttes de pluie.

 

Sir Williams remarqua un arbre, un tilleul, planté tout près du mur, et qui montait verticalement vers cette croisée, de telle façon que les branches de son couronnement étaient éloignées de quatre ou cinq pieds à peine de l’entablement de la fenêtre.

 

– Bon ! pensa-t-il, le drôle est agile comme un chat, il sautera cela à pieds joints.

 

Il se remit en marche, portant ses souliers à la main, de façon à ne laisser aucune trace de ses pas dans le sable, et choisissant les allées les plus obscures. Il arriva ainsi jusqu’au mur du bord de l’eau ; puis il rejoignit la poterne, qui était fermée par un simple verrou. L’ancien pickpocket était trop versé dans l’art d’ouvrir les serrures et de tirer les verrous sans les faire crier pour arracher le moindre bruit à celui-là. La porte tourna sur ses gonds sans éveiller aucun écho, et sir Williams la tira sur lui avec les mêmes précautions.

 

– Allons à la rencontre de mon drôle, se dit-il ; pourvu qu’il soit exact !

 

Il remit alors ses souliers et remonta lentement la berge, prêtant l’oreille au moindre bruit et cherchant à pénétrer l’obscurité de son ardent regard.

 

Lorsqu’il fut à cent mètres de la villa, il s’arrêta pour écouter. Il avait entendu un bruit lointain… comme les pas pressés d’un homme attardé.

 

– Ce doit être lui ! se dit-il.

 

Et il avança encore.

 

Le bruit se rapprocha ; bientôt il devint facile à distinguer.

 

Alors, au lieu d’avancer toujours, il s’assit fort tranquillement dans l’herbe et s’y tint immobile.

 

Les pas approchaient. Bientôt sir Williams distingua une ombre plus noire encore que les ténèbres de la nuit, et qui paraissait se mouvoir. Puis, à mesure que cette ombre s’avançait, il crut distinguer, à intervalles inégaux, un petit bruit métallique, le bruit d’un éperon heurtant un caillou.

 

Cette fois il fut fixé :

 

– C’est lui ! se dit-il.

 

Il tira un briquet de sa poche, le battit, et en fit jaillir une gerbe d’étincelles, puis il alluma un cigare qu’il prit dans sa poche.

 

Et il continua à demeurer assis dans l’herbe.

 

Mais c’était un signal sans doute, car l’ombre, qui avançait toujours et n’était plus qu’à une faible distance, fit quelques pas encore, et une voix ayant un accent tout à fait méridional se fit entendre.

 

– Monsieur, disait la voix, vous seriez bien aimable de me donner un peu de feu.

 

– Avec plaisir, señor, répondit Williams, qui venait de reconnaître le jeune marquis brésilien don Inigo de los Montes, avec plaisir.

 

Les deux complices jugèrent inutile de poursuivre à haute voix ce colloque.

 

Don Inigo s’avança jusqu’à sir Williams assis dans l’herbe. Celui-ci se leva et dit :

 

– C’est bien… Tu es exact.

 

– Êtes-vous prêt, mon oncle ?

 

– Sans doute ; et toi ?

 

– Oh ! moi, soyez tranquille…

 

– Sais-tu ton petit discours ?

 

– Comme un jeune premier.

 

– Seras-tu pathétique, entraînant, irrésistible enfin ?

 

– J’ai vu les mélodrames joués au boulevard depuis quinze ans.

 

– C’est bien, cherchons.

 

Et ils se mirent en route le long de la berge, et la descendirent jusqu’à la villa.

 

Arrivés à la porte du jardin, sir Williams leva de nouveau les yeux sur la façade, remarqua avec joie que la lumière brillait toujours à la fenêtre où Jeanne se tenait, et, montrant l’arbre qui se dressait devant cette croisée :

 

– Tiens, souffla-t-il à l’oreille de Rocambole, un homme qui a jeté le lazzo dans les pampas et parcouru les forêts vierges doit savoir grimper aux arbres. Voilà ton chemin… Attends cinq minutes, le temps qui m’est nécessaire pour rentrer fort tranquillement chez moi et y jouir d’un profond sommeil.

 

Sir Williams rentra dans la villa avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour en sortir, et le marquis don Inigo de los Montes attendit…

 

XCII

En effet, et malgré l’heure avancée pour la campagne, madame la comtesse Jeanne de Kergaz n’était point couchée encore. Assise devant un métier à broder, elle travaillait… ou plutôt elle rêvait. Momentanément séparée de son cher Armand, la jeune femme, en rentrant chez elle et s’y retrouvant seule, s’était sentie toute triste. C’était la première fois, depuis quatre années que durait son bonheur, qu’elle allait se trouver seule pendant une longue soirée. Cependant Armand s’absentait pour un motif légitime, et la lettre affectueuse et charmante qu’il lui avait écrite n’était-elle pas de nature à faire prendre patience à sa femme ?

 

Elle se répéta tout cela ; elle se dit même qu’il était onze heures passées, que sûrement Armand reviendrait au point du jour dans sa voiture ; que quelques heures à peine la séparaient du moment où elle le reverrait… Et malgré tout, elle ne put bannir une vague et anxieuse inquiétude.

 

Qu’avait-elle à craindre pourtant ? Elle était sous la sauvegarde de domestiques dévoués ; Andréa, ce frère dont le repentir avait fait un saint, était dans la maison… Et Jeanne avait foi, désormais, en l’homme qui, jadis, l’avait outragée si cruellement.

 

Son esprit alarmé, et cherchant en vain la cause de ses alarmes, se reporta tout à coup vers le marquis don Inigo de los Montes. À cette pensée, à cette image qui sembla se dessiner claire et nette dans son imagination troublée, madame de Kergaz tressaillit.

 

Pourquoi et comment expliquer cette singulière appréhension, si ce n’est que la femme la plus pure, la plus chastement naïve sera toujours d’une extrême clairvoyance à l’endroit des attaques qui seront dirigées contre son cœur ? Elle saura le prix d’un regard, d’un soupir, d’un sourire ; elle pressentira le sens mystérieux d’un tressaillement… Le marquis n’avait pas dit un mot ou laissé échapper un geste qui pût blesser ou simplement effaroucher madame de Kergaz ; et pourtant Jeanne avait deviné que, peu soucieux des devoirs que lui avait imposé le cordial et chaleureux accueil de son mari, cet homme avait l’audace de l’aimer… Bien plus, elle en avait peur. Elle devinait instinctivement que cet étranger, au teint olivâtre, aux cheveux d’un noir de jais, dont toute la personne avait comme un cachet de fatalité sombre, serait capable de tout, même d’un crime, à l’heure où il obéirait à quelque passion fanatique. Malgré elle, Jeanne frissonnait en songeant au marquis…

 

Que pouvait-elle faire cependant ? Pouvait-elle dire à Armand : « Ne recevez plus ce jeune homme… j’ai deviné sa pensée. » C’était inadmissible, monstrueux, impossible, car c’eût été dire à son mari : « J’ai peur de moi autant que de lui… et je vous avoue ma faiblesse. » Et puis, qui sait ? elle se trompait peut-être…

 

Cependant, ce soir-là, quelque effort qu’elle tentât, Jeanne vit sa pensée assaillie par le souvenir du Brésilien. Pourtant, il n’était pas venu… pourtant, il ne viendrait pas… car il était onze heures passées, une heure où tout le monde est couché, à la campagne, une heure où une femme comme la comtesse de Kergaz ne saurait recevoir personne en l’absence de son mari. Jeanne se dit qu’elle était folle, et, quittant son ouvrage commencé, elle s’approcha de la croisée. Elle espérait reposer son front, un peu alourdi par cette inquiétude vague qui la tourmentait, à la fraîcheur de l’air de nuit… Mais le vent était orageux, le ciel pesant. Un vent brûlant courbait les grands arbres du jardin et leur arrachait des craquements lugubres. Une large goutte de pluie tomba sur la main de Jeanne. Un moment elle songea à fermer sa croisée ; mais elle était femme et curieuse, c’est-à-dire téméraire… Elle ne voulut pas avoir peur de l’orage, elle éprouva comme une sorte d’impatience de voir les premiers éclairs sillonner la voûte noire et plombée du ciel.

 

Elle se remit à sa broderie et se prit à songer à Armand. Elle le suivit, en pensée, dans ce bal de petits bourgeois, où il aurait été précédé sans doute par son renom de bienfaisance et de vertu ; elle le vit le point de mire de tous les regards, fêté, admiré, béni par tous, et elle se sentit fière de son noble et bien-aimé Armand… Et pendant quelques minutes elle oublia sa solitude, son isolement, le temps qui passait, et elle s’identifia si bien avec son époux, qu’elle crut être avec lui, son bras posé sur son bras. Mais un bruit la fit tressaillir et l’arracha à son rêve. Il lui semblait qu’elle avait entendu des pas dans le jardin. Jeanne retourna à la croisée, se pencha en dehors et écouta. Les ténèbres étaient opaques. On n’entendait d’autre bruit que celui des arbres craquant sous les souffles avant-coureurs de l’orage.

 

– C’est le vent, pensa Jeanne. Je suis folle avec mes terreurs.

 

Elle prit sur une étagère un livre de piété et l’ouvrit. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles elle essaya de se réfugier en Dieu tout entière… mais elle tressaillit de nouveau… Cette fois, elle croyait bien avoir entendu craquer des pas sur le sable des allées.

 

Elle retourna à la croisée… Toujours même obscurité, même silence.

 

Alors la jeune femme se moqua d’elle-même en se traitant de visionnaire, et, pour se donner du courage, elle prit un flambeau et passa dans la pièce voisine, où dormait son enfant… Le petit Armand sommeillait paisiblement. Jeanne s’arrêta quelques instants à le contempler, muette, anxieuse, souriante, ayant peur qu’un souffle ne lui échappât trop bruyant et ne vînt à l’éveiller. Puis elle se pencha sur lui avec une délicatesse, une légèreté infinies, effleura d’un baiser les boucles blondes de sa chevelure, et s’en alla, sur la pointe du pied, jusque dans le boudoir… Mais soudain elle recula d’un pas, comme frappée de stupeur, l’œil attaché avec épouvante vers la croisée, qu’encadrait le feuillage touffu du tilleul indiqué par sir Williams à Rocambole, et au milieu duquel la comtesse de Kergaz crut apercevoir deux points lumineux, deux yeux étincelants et dirigés vers elle.

 

Le baronet Andréa, en homme qui a longtemps exploité ce sentiment humain si banal, si vulgaire, qu’on nomme la peur, savait par expérience que les grands effrois sont muets et ne se traduisent d’ordinaire que par une sorte de prostration, de complète paralysie des sens. En indiquant au prétendu Brésilien l’escalade de l’arbre, sir Williams avait calculé que la terreur de Jeanne, en voyant entrer chez elle un homme par la fenêtre, serait telle qu’elle ne pourrait jeter un cri.

 

Sir Williams ne s’était point trompé. Jeanne demeura muette, l’œil attaché sur ces deux points lumineux… Sa gorge crispée ne trouva aucun son ; son bras raidi refusa de s’étendre vers un cordon de sonnette… Elle recula d’un pas, puis d’un autre, et se trouva adossée au mur.

 

En ce moment, les deux points lumineux changèrent de place, une ombre s’agita dans le feuillage… Puis cette ombre bondit…

 

Et Jeanne de Kergaz, frissonnante, glacée d’horreur, vit tomber devant elle un homme qui s’était lancé, avec la légèreté d’un tigre, des dernières branches du tilleul sur le parquet de sa chambre. Cet homme, elle le reconnut, et tout son sang se figea alors dans ses veines… C’était le marquis don Inigo de los Montes.

 

* *

*

 

Il est de ces effrois, de ces stupeurs suprêmes que la plume est impuissante à décrire. En se voyant en présence de l’être qu’elle redoutait instinctivement, de cet étranger qui osait pénétrer chez elle par la fenêtre, au milieu de la nuit, madame de Kergaz fut saisie d’une épouvante voisine du délire, et elle se demanda si elle n’était point le jouet d’un cauchemar.

 

Mais le bandit avait l’audace de son rôle ; il osa la saluer et lui dire :

 

– Pardonnez-moi, madame, le périlleux chemin que j’ai pris pour arriver jusqu’à vous, et veuillez me permettre quelques mots qui expliqueront, je l’espère, mon étrange conduite.

 

Le marquis s’exprimait avec calme, et sa voix était si naturelle, si régulièrement timbrée, que madame de Kergaz se demanda si, en effet, quelque motif impérieux, mais qu’il allait expliquer sur-le-champ, ne l’avait point contraint à prendre cette voie.

 

Et elle le regardait, toujours stupéfaite, toujours muette, et n’ayant plus la force d’appeler au secours.

 

– Madame la comtesse, reprit don Inigo appuyant la main sur son cœur, je suis gentilhomme et sais le respect qui vous est dû. Ne me condamnez donc point sans m’entendre…

 

Et il demeura à distance, tête nue, dans une attitude respectueuse et suppliante qui calma un peu l’effroi de la jeune femme.

 

– Madame la comtesse, poursuivit-il, si je me suis introduit chez vous, au milieu de la nuit, comme un voleur, c’est qu’un motif impérieux et sans réplique, une nécessité fatale et indomptable m’y poussaient. Permettez-moi de m’expliquer, et, je vous le demande à genoux, au nom de ce qu’il y a de plus sacré à vos yeux, n’appelez pas, ne me faites pas chasser avant de m’avoir entendu.

 

La voix de don Inigo était si suppliante et si respectueuse, que Jeanne, retrouvant enfin l’usage de ses membres, sinon celui de sa voix, laissa échapper un geste qui signifiait :

 

– Parlez…

 

Don Inigo reprit :

 

– Ce que j’avais à vous dire, madame, est un secret de telle nature, que ni votre mari, ni vos gens, ni personne au monde ne le peut entendre que vous.

 

Et comme une sorte d’étonnement semblait, pour madame de Kergaz, succéder à son effroi de tout à l’heure :

 

– Venir ici avec le comte, poursuivit le Brésilien, était donc impossible… Venir sans lui, me faire annoncer par vos gens, c’était vous compromettre odieusement… Et pourtant… il appuya la main sur son cœur… pourtant, acheva-t-il avec tristesse, ce secret était là, et il m’étouffait.

 

Madame de Kergaz tressaillit et crut deviner.

 

– Monsieur… dit-elle avec fierté, et recouvrant enfin sa voix.

 

– Oh ! fit don Inigo avec chaleur, écoutez-moi un seul moment. Et il se mit à genoux…

 

Madame de Kergaz n’eut pas la force d’appeler. Elle demeura debout, sans voix, sans respiration. On eût dit un condamné qui attend la lecture de sa sentence.

 

– Madame la comtesse, reprit don Inigo, toujours respectueux mais ferme, je suis né dans ces chaudes contrées où l’homme, roi de la nature, ne s’irrite des obstacles que pour les vaincre, où l’impossible possède un véritable attrait.

 

Jeanne écoutait frémissante et ne voulait pas deviner où il en voulait venir.

 

– Je suis venu à Paris, poursuivit-il, poussé par une force inconnue, attiré vers un but mystérieux et qu’il m’était impossible de deviner. J’ai vingt-cinq ans, je jouis d’une fortune fabuleuse, je suis le roi souverain de vastes solitudes où hommes et troupeaux m’appartiennent… C’est vous dire que fortune et isolement me pesaient, et que je venais à Paris y chercher une compagne de mon choix, une femme dont je serais l’esclave et dont je ferais ma reine.

 

La comtesse se méprit ou espéra du moins se méprendre à ces paroles. Elle crut que don Inigo songeait à se marier et qu’il venait s’ouvrir à elle et demander son appui.

 

– Cette femme, continua-t-il, inconnue et cependant adorée, il y a huit jours, je l’ai trouvée enfin.

 

Il s’arrêta, et son front se couvrit d’une vive rougeur.

 

La comtesse attendait avec anxiété.

 

Il reprit :

 

– Cette femme, je l’ai trouvée. Ah ! fit-il avec amertume, je sais bien que des obstacles s’élèvent entre nous, que le monde et ses préjugés ont creusé entre elle et moi de profonds abîmes ; mais qu’importe ! j’ai dans mon cœur des trésors de tendresse pour les combler. J’ai foi en mon amour, foi en mon étoile…

 

Jeanne se reprit à trembler. Elle songea qu’elle était seule… seule en cette villa presque déserte, seule loin de Paris, loin de son cher Armand, ce protecteur du ciel, seule en présence de ce fou qui parlait avec témérité de quelque amour étrange et impossible.

 

– Cette femme que j’aime, continua don Inigo avec exaltation, cette femme de qui me séparent les lois et les préjugés du monde, j’ai juré de la conquérir et de la faire mienne… je me suis juré de l’emmener sous le ciel éternellement bleu de mon pays, au milieu de nos vastes solitudes, plus belles et plus enviables que vos cités d’Europe… de lui donner un peuple d’esclaves, de passer moi-même ma vie tout entière à ses genoux.

 

Ce langage insensé finit par arracher la comtesse à sa torpeur morale. D’un geste, elle imposa silence au marquis don Inigo.

 

– Monsieur, lui dit-elle, était-ce donc pour me dire ces choses… insensées…

 

– Insensées, soit, dit-il, mais vraies… mais sincères… mais parties du cœur…

 

Et il la regarda avec audace.

 

– Monsieur, dit la comtesse avec une froide dignité, vous oubliez certainement qui je suis…

 

– Hélas ! non, madame.

 

– Vous oubliez que M. de Kergaz, mon mari, continua Jeanne, vous a ouvert sa maison…

 

– Non, je ne l’oublie point…

 

Et sa voix était ferme et nuancée d’une odieuse infamie.

 

– Madame, interrompit-il brusquement, vous avez deviné de quelle femme je voulais vous parler tout à l’heure ? s’écria-t-il en fléchissant un genou : celle que j’aime, celle que je me suis juré de conquérir, cet être adoré entre lequel et moi je supprimerai, je renverserai tous les obstacles ; cette femme, c’est vous !…

 

Et il se releva, fit un pas vers elle, voulut prendre ses mains et y poser ses lèvres perfides.

 

Jeanne recula, poussa un cri terrible, et dit d’une voix affolée : – À moi, Armand ! à moi !…

 

– Il n’est pas ici, ricana le misérable, il est loin… et vous…

 

Il n’acheva pas… Une porte s’ouvrit, un homme apparut subitement, le visage étincelant de courroux, et frappant d’un soufflet la joue de l’audacieux coupable.

 

– Infâme ! exclama-t-il d’une voix tonnante.

 

XCIII

Or, cet homme qui arrivait au secours de Jeanne éperdue, ce sauveur que la Providence semblait envoyer juste à l’heure où madame la comtesse de Kergaz, la noble et chaste compagne d’Armand, allait être outragée, ce n’était pas Armand lui-même, comme on aurait pu le croire, c’était M. le vicomte Andréa ; Andréa ou sir Williams, c’est-à-dire cet ange des ténèbres, ce génie du mal qui échafaudait pièce à pièce la ruine de cette noble maison, qui avait préparé avec sa lente et tenace habileté cette scène d’audace, qui venait de faire outrager la plus sainte des femmes et, se réservant le rôle du deus ex machina, survenait pour avoir l’air de sauver celle dont il préparait depuis si longtemps la perte.

 

À la vue de celui qu’elle considérait comme un libérateur, comme un ami, comme le frère dévoué de son époux, Jeanne jeta un cri de joie :

 

– Ah ! murmura-t-elle, je suis sauvée.

 

Elle le regarda, tremblante encore, mais déjà rassurée et pleine de confiance.

 

Le vicomte Andréa n’était plus en ce moment cet homme au front humble, au regard baissé, ce pénitent courbé sous le remords. Un éclair de courroux illuminait son visage et lui donnait un reflet martial et terrible. Son attitude était celle de ces vieux gentilshommes qui dégainaient l’épée pour défendre l’honneur de leur écusson et toute la fierté d’une vieille race.

 

Jeanne crut voir Armand de Kergaz lui-même.

 

Il se tourna vers elle d’abord et lui dit avec une sorte de sévérité :

 

– Madame… il faut que les trois personnes qui se trouvent ici demeurent seules à jamais dans le secret de l’outrage que vous avez subi.

 

Et comme Jeanne se taisait, il fit un pas vers don Inigo, en lui disant froidement :

 

– Monsieur, vous êtes un lâche !

 

– Monsieur ! exclama le prétendu Brésilien, qui joua admirablement la peur.

 

Le vicomte Andréa sortit tranquillement un pistolet de sa poche, et l’arma avec méthode.

 

– Monsieur, lui dit-il, choisissez : ou vous allez vous tenir tranquille et m’écouter… ou je vais vous brûler la cervelle.

 

Le Brésilien se croisa les bras et parut céder à la force.

 

– Monsieur, continua le baronet, la femme que vous avez eu l’intention d’outrager et à laquelle vous avez osé faire entendre un inqualifiable langage est la femme de mon frère. Cela veut dire, monsieur, qu’un de nous deux est de trop en ce monde.

 

Le Brésilien s’inclina.

 

– Monsieur, poursuivit Andréa, nous devons nous battre sans qu’on puisse jamais soupçonner le motif de notre querelle, et comme j’ai votre vie entre mes mains, que rien au monde ne pourrait m’empêcher de vous tuer, j’userai de ce droit si vous ne me donnez votre parole d’honneur de respecter éternellement ce mystère.

 

– Je vous la donne, monsieur, dit don Inigo.

 

Andréa abaissa le canon de son pistolet et cessa de tenir le marquis en joue.

 

– Vous allez sortir d’ici, continua Andréa, vous en allant comme vous êtes venu… Vous retournerez à Paris.

 

– J’y serai à vos ordres, monsieur, dit fièrement le Brésilien.

 

– Attendez, fit Andréa d’un ton impérieux, attendez donc… Et, regardant la comtesse : il ne faut pas, continua-t-il, que M. de Kergaz puisse jamais supposer que je me bats avec l’étranger à qui il a noblement ouvert sa maison, parce que cet homme a eu l’audace de violer indignement cette hospitalité.

 

– Il ne le saura pas, monsieur, murmura don Inigo.

 

– Pour cela, reprit le vicomte, il est nécessaire de laisser passer une journée tout entière. Armand sait que je suis ici… si je me bats avec vous demain, il devinera que vous êtes venu… Dans vingt-quatre heures, je vous enverrai mes témoins.

 

– Je les recevrai, monsieur.

 

– Nous nous battrons au pistolet.

 

Don Inigo fit un geste de répugnance marquée.

 

– Monsieur, dit froidement Andréa, je vous comprends, vous avez le préjugé de l’épée ; mais avec cette arme on se blesse souvent, rarement on se tue… Au pistolet, on se manque ; mais on recommence, et l’on finit par se tuer. Or, je vous l’ai dit, l’un de nous est de trop…

 

– C’est bien, monsieur, dit froidement don Inigo.

 

– Après-demain matin donc, dit Andréa en lui montrant du doigt la fenêtre.

 

Don Inigo s’inclina, salua la comtesse en frissonnant, se dirigea vers la croisée, enjamba l’entablement et disparut.

 

Alors le vicomte Andréa regarda madame de Kergaz. Jeanne était pâle, muette, comme saisie d’horreur.

 

Andréa lui prit la main.

 

– Rassurez-vous, madame, lui dit-il, vous n’avez plus à courir aucun danger.

 

La voix de son libérateur sembla rappeler Jeanne à elle-même. Elle pressa la main du vicomte et se prit à fondre en larmes.

 

– Ah ! merci, merci, murmura-t-elle, vous êtes mon sauveur.

 

– Je veille sur l’honneur des miens, répondit Andréa d’un ton solennel et plein d’emphase. Reposez-vous, madame, nul ne viendra maintenant troubler votre sommeil. Adieu… bonne nuit…

 

Et M. le vicomte Andréa fit un pas de retraite.

 

– Mon frère, dit Jeanne avec l’accent de la prière, vous ne vous battrez point, n’est-ce pas ?

 

– Il le faut.

 

– Mais c’est impossible ! je ne le veux pas. Je n’ai pas juré, moi, je préviendrai Armand, Armand ne le voudra pas.

 

– Il est certain, dit Andréa, que si Armand apprend ce qui s’est passé, ce n’est pas moi qui me battrai, c’est lui.

 

– Lui ! fit-elle frémissante.

 

– Ma chère sœur, murmura l’hypocrite, vous savez bien qu’il est en ce monde des circonstances où toute justice humaine pâlit devant cette loi suprême qu’on nomme le code de l’honneur. Vous n’avez donc pas deviné, pauvre femme, que l’homme qui, s’il n’est châtié, ira, dans huit jours, se vanter dans un club d’avoir pénétré chez vous, au milieu de la nuit ?…

 

– Ô infamie !

 

– Or, reprit Andréa, pressant affectueusement la main de Jeanne, voulez-vous que ce soit Armand qui se batte ?

 

Elle tremblait de tous ses membres et ne répondait pas.

 

– Armand, le plus noble et le meilleur des hommes ? poursuivit Andréa.

 

Et comme elle se taisait toujours :

 

– Je suis au contraire, moi, reprit-il, un être déshérité, sans amour et sans famille…

 

– Ah ! s’écria Jeanne, vous êtes ingrat. N’avez-vous pas un frère… une sœur qui vous aiment ?…

 

Il passa la main sur son front et détourna la tête.

 

– Oui, dit-il, vous êtes nobles et bons tous deux, mais puis-je oublier mes crimes, et ne dois-je pas considérer comme un moyen de réhabilitation que le ciel m’envoie cette occasion de châtier un misérable ou de mourir pour vous ?

 

Jeanne était éperdue.

 

– Mon Dieu ! dit tout à coup Andréa prêtant l’oreille, écoutez… N’entendez-vous pas un bruit de voiture, là-bas, dans le lointain… ?

 

Elle prêta l’oreille.

 

En effet, on entendait fort distinctement un roulement de roues sur la grande route, à une certaine distance.

 

– C’est Armand qui revient, dit Andréa.

 

– Ah ! quelle joie ! s’écria Jeanne, qui oublia tout.

 

– Madame, dit vivement Andréa, il ne faut pas qu’Armand me trouve ici… Comment expliquerions-nous ma présence chez vous, à minuit passé ?

 

– Eh bien, adieu, mon frère.

 

– Non, je ne partirai point ainsi, dit-il avec fermeté. Votre parole que le plus profond mystère régnera sur les événements de cette nuit.

 

– Je vous la donne…

 

– Vous me laisserez me battre ?…

 

Elle hésita.

 

– Oh ! c’est affreux ! dit-elle.

 

– Il le faut.

 

– Eh bien !… Ah ! je prierai Dieu avec tant de ferveur qu’il m’exaucera.

 

– Adieu ! dit-il, à demain !

 

Et il s’en alla et remonta chez lui.

 

– Ô pâtissier, mon compère, murmura-t-il, tu as décidément du bon, et tout cela tourne à ravir !

 

* *

*

 

Andréa et la comtesse de Kergaz avaient eu une fausse alerte ; ce n’était point la voiture d’Armand qu’ils avaient entendue rouler dans le lointain. Le comte ne revint qu’à cinq heures du matin et à cheval. Lorsqu’il entra, tout était calme dans la villa.

 

Jeanne, brisée par les émotions de la nuit, avait fini par s’endormir. Son mari entra sur la pointe du pied et ne l’éveilla point.

 

Andréa, lui aussi, dormait avec cette tranquillité qui sied aux grands courages. Il ne sortit de la chambre que vers dix heures du matin, à l’heure du déjeuner ; il était fort calme et se montra presque gai. Deux heures après il quitta Primevère, après avoir obtenu d’un regard, jeté à la dérobée à la comtesse, l’assurance nouvelle qu’elle se tairait ; puis il s’en retourna à Paris, et se rendit à pied rue de Suresnes, où il s’arrêta à la porte d’un hôtel garni de triste apparence.

 

L’hôtel avait une allée noire dans laquelle il disparut, après avoir jeté dans la rue un cauteleux regard autour de lui, afin de bien s’assurer qu’il n’était pas suivi.

 

Il frappa au carreau graisseux d’une loge de portier.

 

– Qui est là ? demanda une voix enrouée.

 

– Moi ! dit Andréa.

 

Une vieille tête chauve se montra, reconnut Andréa, lui tendit une clef et une lettre écrite sur du gros papier et cachetée avec de la mie de pain.

 

Andréa s’élança dans l’escalier tortueux, auquel une corde servait de rampe, et, tout en montant au cinquième étage, il ouvrit la missive, qui ne contenait que ces mots : « Venez, je vous attends… »

 

Aucune signature ne les accompagnait.

 

* *

*

 

Or, une heure après environ, nous eussions retrouvé le protégé de M. Urbain Mortonnet, banquier au Havre, M. le marquis don Inigo, dans son petit appartement de l’hôtel Meurice fumant un cigare et attendant un visiteur. Ce dernier n’était autre que sir Williams, qui était allé rue de Suresnes reprendre pour la circonstance la perruque blonde et le teint rougeâtre de sir Arthur Collins. Il était impossible de reconnaître en lui ce vicomte Andréa, pâle et blême, qui, huit jours avant, était venu chercher en grande pompe le jeune étranger pour le conduire à l’hôtel de Kergaz.

 

Le nègre majestueux, sous la peau noire duquel on eût vainement cherché maître Venture, l’intendant de madame Malassis, introduisit sir Arthur avec tout le cérémonial usité sous les latitudes transatlantiques, et l’hôtel Meurice tout entier demeura persuadé que le prince brésilien ne voyait que des personnages de la plus grande distinction.

 

Sir Arthur introduit, le marquis relégua maître Venture dans l’antichambre, ferma la porte, tira les portières et s’assura qu’il était bien seul avec son visiteur.

 

– Bonjour, mon adversaire, dit sir Arthur en entrant.

 

– Bonjour, mon oncle.

 

– Comment vas-tu ce matin ?

 

– Assez mal. Je n’ai pas dormi…

 

– Eh ! eh ! fit sir Arthur d’un ton moqueur, mes deux soufflets seraient-ils la cause de ton insomnie ?

 

– Je le crois.

 

– Imbécile !

 

– Dame ! fit Rocambole naïvement, un gentilhomme qui reçoit des soufflets…

 

– Ah çà, faquin ! dit sir Arthur, je crois, le diable m’emporte ! que tu as fini par te prendre au sérieux.

 

– Parbleu !

 

– Eh bien, puisque nous nous battrons demain… il me semble que tu auras satisfaction de tes deux soufflets.

 

– Oh ! dit Rocambole, si je faisais mon compte en bonne conscience, je pourrais additionner aussi un coup de poignard…

 

Le flegme avec lequel Rocambole prononça ces mots fit tressaillir le baronet. Celui-ci le regarda attentivement.

 

– Tu railles, drôle ?

 

– Oui et non.

 

– Comment, oui et non ?

 

– Dame ! fit le prétendu marquis brésilien, il me semble qu’il serait temps de régulariser un peu nos positions respectives.

 

– Je ne comprends pas, dit froidement sir Arthur Collins.

 

– C’est pourtant bien facile, mon oncle.

 

– Tu crois ?

 

– Sans doute.

 

Le baronet s’assit et regarda fort attentivement Rocambole.

 

– Serait-il question d’argent ?

 

– Tout juste.

 

– Eh bien, que veux-tu savoir ?

 

– Je voudrais, autant que possible, un titre, une valeur sérieuse, quelque chose qui pût me représenter convenablement les cinquante mille livres de rente dont je dois hériter à la mort de ce pauvre comte de Kergaz.

 

– Ta réclamation est légitime.

 

– Ah ! vous en convenez…

 

– Mais là où il n’y a rien, le roi perd ses droits, reprit sir Arthur, et je ne puis te donner ce que je n’ai pas encore…

 

– C’est drôle ! murmura Rocambole, j’avais pensé, mon oncle, que vous pourriez me souscrire une reconnaissance d’un million portant la date de l’année prochaine, signée de votre vrai nom d’Andréa, tuteur du fils mineur de feu M. le comte Armand de Kergaz.

 

– C’est très facile, dit sir Arthur.

 

– Alors, vous n’y voyez pas d’obstacle ?

 

– Aucun.

 

– Vous me signerez cela ?

 

– Quand tu voudras.

 

– Mais tout de suite, alors, dit le marquis don Inigo.

 

– Non pas, dit froidement sir Williams.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce que, acheva le baronet, j’aime autant renvoyer cela à après-demain. Tu pourrais me tuer par étourderie, demain matin, tandis que, lorsqu’on attend un million, on est prudent.

 

– Vous avez raison, mon oncle, murmura Rocambole, résigné à attendre.

 

XCIV

Le lendemain matin, vers onze heures, le comte et la comtesse de Kergaz vinrent passer la journée à Paris.

 

À peine Armand était-il installé dans son cabinet de travail, occupé à dépouiller sa correspondance, que son frère Andréa se présenta.

 

– C’est toi ? dit le comte, le reconnaissant.

 

Le vicomte Andréa avait une attitude solennelle, triste et pleine de dignité à la fois.

 

– Pardonnez-moi, mon frère, de vous déranger, dit-il, mais il y a urgence.

 

Une sorte de métamorphose s’était opérée en lui. Ce n’était plus l’homme courbé par le remords, aux yeux humblement baissés, à la tournure inquiète et servile, le grand coupable qui se reconnaissait indigne entre tous et plaçait un laquais bien au-dessus de lui. Sous l’impulsion d’un sentiment que le comte eût vainement cherché à pénétrer, Andréa s’était redressé. Il portait la tête haute, son regard était plein d’assurance ; il avait boutonné militairement sa longue redingote, et son visage respirait une certaine audace, un je ne sais quoi de belliqueux qui sentait bien plus le gentilhomme que le dévot. L’étonnement de M. de Kergaz, à qui rien de tout cela n’échappa, fut si grand, qu’il ne put trouver un mot pour le manifester. Il se contenta de regarder son frère et d’attendre que celui-ci prît enfin la parole.

 

– Armand, dit Andréa avec calme, je ne sais pas si le repentir ou le remords qui m’accablent depuis quatre années ont fini par me réhabiliter à vos yeux…

 

– Oh ! certes, dit Armand, si Dieu t’a réhabilité comme moi…

 

– Mon frère, poursuivit Andréa avec quelque hésitation, nous avons eu la même mère…

 

– Oui…

 

– Et nous sommes… gentilshommes.

 

– Je le crois, dit Armand en souriant.

 

– Eh bien, n’est-il pas vrai qu’il est parfois pour un gentilhomme, si coupable qu’il soit à ses yeux, si déméritant de ce titre qu’il ait été, d’impérieuses, d’inexorables nécessités ?

 

– Explique-toi, mon frère.

 

– Croyez-vous qu’il soit des cas où un homme insulté puisse faire autrement qu’aller sur le terrain ?

 

Armand tressaillit.

 

– Un duel ! fit-il.

 

– Nécessaire, dit laconiquement Andréa.

 

– Tu as… un… duel ?

 

– C’est-à-dire que je suis forcé de me battre.

 

– Mais, pourquoi ?

 

Andréa ne répondit pas.

 

– Avec qui ?

 

Même silence.

 

– Par exemple ! dit le comte stupéfait, je ne m’attendais pas à une semblable nouvelle. Comment ! toi, Andréa, le pieux et le repentant, l’homme détaché des choses d’ici-bas, tu veux obéir à un préjugé ?

 

– Il le faut !

 

Le comte se frotta les yeux.

 

– Voyons, dit-il, je crois que je rêve !

 

– Non, dit Andréa.

 

– Ainsi, tu as un duel ?

 

Le vicomte fit un signe de tête affirmatif.

 

– Et avec qui te bats-tu ?

 

– Mon frère, dit gravement Andréa, vous êtes un grand et généreux cœur, vous avez pardonné à l’infâme, et vous ne me refuserez pas une grâce…

 

– Parle.

 

– Je ne puis vous nommer mon adversaire que lorsque vous m’aurez fait deux promesses.

 

– Quelle est la première ?

 

– Vous me servirez de témoin.

 

– Belle question ! Et la seconde ?

 

– Vous ne me demanderez pas, vous ne me demanderez jamais la cause de ce duel.

 

– Comment ! fit le comte, je ne saurai pas pourquoi tu te bats ?

 

– Non, mon frère.

 

– Mais enfin, le motif est-il grave ?

 

– J’ai été outragé dans ce que j’ai de plus cher au monde.

 

– Par qui ?

 

– Ai-je votre parole que vous respecterez mon secret, Armand ?

 

– Je te la donne.

 

– Eh bien, je me bats avec le marquis don Inigo de los Montes.

 

Le comte de Kergaz jeta un cri.

 

– Mon protégé ! dit-il, l’homme que m’a recommandé le vieux Mortonnet !

 

– Précisément.

 

– Mais… c’est impossible !

 

– J’ai votre parole, dit froidement Andréa, et vous n’y avez jamais manqué.

 

– Étrange ! murmura Armand.

 

Andréa se tut.

 

– Ainsi le marquis t’a outragé ?

 

– Oui.

 

– Et tu veux te battre ?

 

– Oui.

 

– Mais on peut arranger cette affaire, peut-être… dis ?

 

– Mon frère, répondit tristement le vicomte Andréa, si un remède avait pu être apporté à cette querelle, je ne fusse pas venu vous trouver.

 

– Mais… enfin…

 

– J’ai votre parole que vous me servirez de témoin, répéta Andréa d’une voix nette et ferme.

 

– Soit, dit le comte.

 

– Eh bien, reprit Andréa, habillez-vous en ce cas.

 

– Comment ! tu veux te battre aujourd’hui ?

 

– Non, demain au jour. Mais il faut aller voir le marquis.

 

– C’est bien, je le verrai.

 

Armand sonna son valet de chambre et se fit habiller.

 

Andréa était, aux yeux d’Armand, un homme pieux. Il se prit donc à penser que son frère devait avoir, pour oser transgresser la loi chrétienne, un de ces motifs impérieux qui contraignent parfois l’homme le plus éclairé, le plus dépourvu de préjugés, à descendre dans l’arène.

 

Et puis Armand était fils d’une race de soldats, et le sang se réveille toujours à de certaines heures… Il blâmait son frère, au fond de son âme, mais il ne le désapprouvait pas.

 

Andréa voulait se battre, Andréa voulait que son frère lui servît de témoin… Armand n’avait plus rien à lui objecter. Il était prêt.

 

– Ah çà, lui dit-il tout à coup en s’habillant, tu es l’offensé ?

 

– Oui.

 

– Alors tu as le choix des armes ?

 

– C’est mon droit.

 

– Tu prends l’épée ?

 

– Peu m’importe !

 

– J’aimerais mieux l’épée…

 

– Soit ; mais cependant…

 

– Qu’est-ce ? demanda M. de Kergaz.

 

– Je ne sais pas, dit Andréa, si je vous ai jamais dit que j’avais eu le bras droit cassé en Amérique.

 

– Non, je ne crois pas.

 

– Eh bien, depuis cet accident, j’éprouve une grande difficulté à faire des armes, et je suis persuadé que j’aurais lieu, sur le terrain, de me repentir du choix de l’épée.

 

– Très bien ; tu te battras au pistolet.

 

M. de Kergaz acheva, en parlant ainsi, sa toilette du matin et demanda son coupé bas. Puis il entra chez Jeanne, qui était déjà levée, et lui annonça qu’il se ferait peut-être attendre pour le déjeuner.

 

Jeanne avait deviné où allait son mari. Elle eut le courage de rester fidèle à la promesse qu’elle avait faite. Elle ne le questionna point, et le laissa sortir. La pauvre femme avait passé le reste de la nuit à prier.

 

La scène nocturne que nous avons racontée, l’audace de don Inigo, l’intervention terrible d’Andréa, tout cela n’avait cessé de se représenter à sa mémoire avec une effrayante exactitude. Puis elle songeait en frissonnant à cette rencontre devenue inévitable entre le marquis et Andréa… L’un ou l’autre pouvait être tué… Et alors, au fond de sa vie si chaste, si pure, il y aurait du sang… Un homme serait mort à cause d’elle.

 

Lorsque Armand se fut éloigné, Jeanne sentit sa force d’âme s’évanouir, et ses larmes taries un moment se remirent à couler.

 

* *

*

 

Armand, cependant, se faisait conduire à l’hôtel Meurice, où, selon toute probabilité M. le marquis don Inigo de los Montes devait attendre patiemment les témoins de son adversaire le vicomte Andréa.

 

À dix heures du matin, M. le marquis don Inigo dormait encore, lorsque maître Venture, devenu, on le sait, le plus beau nègre du monde, annonça à son maître la visite de M. le comte Armand de Kergaz.

 

L’appartement occupé par le Brésilien, à l’hôtel Meurice, était composé d’une antichambre, d’un petit salon et d’une chambre à coucher.

 

Le nègre fit asseoir le comte au salon et alla réveiller son maître.

 

Dix minutes après, M. le marquis don Inigo de los Montes, enveloppé dans une magnifique robe de chambre en velours bleu, à retroussis cerise, qui lui donnait bien plutôt l’apparence d’un charlatan que celle d’un homme bien élevé, sortit de sa chambre à coucher et vint saluer le comte.

 

À sa vue, Armand s’était levé.

 

M. de Kergaz avait, dans les occasions solennelles, une tenue sévère, digne et pleine de distinction. Il était simple et fier sans affectation, grave et mesuré sans aucun parti pris d’être prudent.

 

– Monsieur le comte, dit le marquis don Inigo, veuillez me pardonner de vous avoir fait attendre.

 

Il avança un siège à M. de Kergaz. Celui-ci demeura debout.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, vous devez deviner, je présume, le but de ma visite matinale ?

 

– Je m’en doute, monsieur.

 

– Je suis le fondé de pouvoirs de M. le vicomte Andréa, mon frère.

 

– Monsieur, répliqua le faux marquis avec une certaine arrogance, autant j’étais charmé et flatté de recevoir M. le comte de Kergaz, dont je suis l’obligé, autant je suis peiné de le voir arriver chez moi chargé d’une semblable mission.

 

Et le marquis salua.

 

– Je vous ferai observer, monsieur, dit froidement le comte, que je suis le frère de l’homme que vous avez outragé.

 

Le marquis s’inclina sans répondre.

 

– J’ignore le motif d’une querelle que je déplore, poursuivit Armand, motif qui, m’a dit Andréa, doit demeurer secret entre vous.

 

Le marquis eut un signe de tête approbatif.

 

– Mais, quel qu’il soit, je dois me renfermer strictement dans mon rôle de témoin.

 

– Je vous écoute, dit Rocambole, demeurant également debout.

 

– Il paraît que mon frère est offensé.

 

– Oui, monsieur.

 

– Je crois voir, à votre attitude, qu’il n’y a pas d’accommodement possible ?

 

– Hélas ! non.

 

– Donc, puisque nous sommes l’offensé, nous avons le choix des armes.

 

– J’y consens de grand cœur.

 

– Nous nous battrons au pistolet.

 

– Très bien.

 

– Demain, à sept heures, au bois de Vincennes, si vous le voulez bien.

 

– C’est convenu, monsieur.

 

La mission d’Armand était remplie, il n’avait plus un mot à ajouter. Il salua l’adversaire d’Andréa et prit congé.

 

Le prétendu marquis le reconduisit avec une politesse affectée jusqu’au bas de l’escalier et rentra chez lui.

 

Armand remonta en voiture.

 

– Rue d’Isly, dit-il au cocher.

 

De nos jours, les duels où chaque adversaire n’a qu’un seul témoin sont si rares, si peu usités, que M. de Kergaz ne songea pas une minute à assister tout seul M. le vicomte Andréa, son frère. Il se rendit chez Fernand Rocher.

 

Depuis trois mois, le bonheur avait de nouveau étendu ses ailes sur l’hôtel de la rue d’Isly. Hermine était devenue la plus heureuse des femmes, et Fernand passait sa vie à ses genoux pour se faire pardonner ses erreurs. Depuis trois mois, aucun nuage n’avait assombri leur calme horizon, aucun souvenir de la tempête n’était venu les assaillir, aucun vague indice n’avait pu leur faire craindre des malheurs à venir.

 

On se souvient peut-être qu’au moment où sir Williams, sous le déguisement de sir Arthur Collins, s’échappait des mains du comte Artoff et sautait de la fenêtre du salon dans le jardin de l’hôtel de Turquoise, tandis que cette dernière était frappée de folie, que Fernand et Léon, stupéfaits de cette scène qui venait d’avoir lieu, demandaient avec instance le nom de ce deus ex machinâ invisible et insaisissable, de ce Protée qui, toujours poursuivi, se dérobait sans cesse à toutes les poursuites ; on se souvient, disons-nous, que Baccarat avait gardé un morne silence, dédaignant de répondre. Baccarat savait bien qu’elle seule n’avait point été dupe du repentir de sir Williams ; que ni Fernand, ni Léon n’ajouteraient foi, pas plus qu’Armand lui-même, à ses accusations, hélas ! jusqu’à présent non appuyées de preuves ; et, en femme prudente qui marche sans relâche à son but, elle s’était juré d’attendre et de ne point donner inutilement l’éveil à Andréa.

 

Nous avions besoin de rappeler ces circonstances pour expliquer la démarche de M. de Kergaz auprès de Fernand Rocher et l’empressement avec lequel celui-ci l’accueillit.

 

Lorsque le comte se présenta à l’hôtel de la rue d’Isly, Fernand et sa jeune femme n’étaient point seuls. Un troisième personnage, bien connu de nous, Baccarat, était avec eux.

 

Deux mots suffiront pour légitimer la présence de la pauvre repentie dans le salon de la vertueuse et belle madame Rocher. Après le dénouement de l’horrible intrigue dans laquelle Fernand eût infailliblement laissé sa fortune et sa vie, sans l’énergique intervention de Baccarat, le mari d’Hermine, touché de tant de dévouement et d’abnégation, avait tout avoué à sa femme.

 

Alors madame Rocher, émue jusqu’aux larmes, était allée elle-même chez Baccarat, et elle lui avait ouvert ses bras en lui disant : « Soyez ma sœur, mon amie, ma compagne, et aimez-moi comme je vous aime. » Et l’ange du repentir, à dater de ce jour, avait eu un libre accès dans cette maison qu’elle avait sauvée de la ruine, et, quoi qu’elle eût pu faire pour se soustraire à la reconnaissante affection d’Hermine, elle avait été contrainte de se présenter quelquefois à l’hôtel de la rue d’Isly. D’ailleurs, Hermine la chargeait souvent de répandre des secours, des aumônes, et c’était pour lui rendre compte d’une mission de ce genre qu’elle était venue ce matin-là, et avait été contrainte d’accepter le déjeuner de famille.

 

Les deux époux et leur libératrice, qui tenait l’enfant sur ses genoux, étaient donc à table, lorsque l’on annonça le comte de Kergaz.

 

Baccarat eut comme un pressentiment de quelque chose de grave, et elle tressaillit profondément en voyant entrer Armand. La tristesse solennelle répandue sur les traits du comte de Kergaz acheva d’éveiller l’attention inquiète de la jeune femme, et sa pensée se reporta, malgré elle, à sir Williams, à ce malfaisant génie qu’elle n’avait point renoncé à démasquer un jour pour l’écraser sous son pied victorieux.

 

– Mon ami, dit le comte à Fernand en saluant les deux femmes, j’ai à vous demander un service et deux minutes d’entretien seul à seul.

 

XCV

Fernand se leva, serra la main du comte et lui dit :

 

– Venez, passons dans mon cabinet.

 

Le cabinet de Fernand était attenant à la salle à manger. Le comte y suivit Fernand.

 

Alors Baccarat se leva de table à son tour, et s’approcha d’Hermine.

 

– Madame, lui dit-elle vivement, je vais vous demander une chose bien étrange.

 

Hermine la regarda.

 

– Une chose inouïe, presque honteuse, plus qu’indiscrète.

 

– Mon Dieu ! expliquez-vous.

 

– Tenez, poursuivit rapidement Baccarat, pardonnez-moi, mais j’obéis en ce moment à un pressentiment.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Mes pressentiments m’ont rarement trompée, et je suis sûre que vous, M. Fernand ou le comte, avez intérêt à ce qui va se passer entre ces deux messieurs.

 

Hermine demeura stupéfaite.

 

– Chère dame, reprit Baccarat, je vous en supplie, s’il est un moyen que j’entende la conversation de M. de Kergaz et de M. Rocher, indiquez-le-moi.

 

L’accent de Baccarat avait quelque chose de mystérieux et de prophétique, dont Hermine fut vivement impressionnée.

 

– Venez donc, dit-elle ; vous avez déjà sauvé mon mari une fois et j’ai confiance en vous. Venez !

 

Elle la prit par la main, l’entraîna vers une porte qui donnait dans le grand salon, et la conduisit dans une pièce attenante, comme la salle à manger, au cabinet. Seulement, la porte qui réunissait ces deux dernières pièces fermait mal et on pouvait tout entendre au travers.

 

Hermine l’indiqua du doigt à la jeune femme.

 

Baccarat se glissa sur la pointe du pied jusqu’à cette porte et prêta l’oreille.

 

Or, voici ce que disait Armand à Fernand Rocher :

 

– Mon cher ami, auriez-vous la moindre répugnance à servir de témoin dans un duel ?

 

– Moi ! dit Fernand, non. Pourquoi cette question ?

 

– C’est que j’ai besoin de vous.

 

– Comment ! s’écria Fernand ému, vous vous battez ?

 

– Moi ? non.

 

Fernand respira.

 

– Ah ! dit-il, vous m’avez effrayé.

 

– Mais je suis témoin, poursuivit Armand, j’ai besoin d’un second.

 

– Je suis à vos ordres.

 

– Merci !

 

– Mais, dit Fernand, qui donc assistons-nous ?

 

– Mon frère.

 

– Votre frère ! s’écria M. Rocher, qui crut avoir mal entendu.

 

– Oui, mon ami.

 

– Votre frère… Andréa ?

 

– Andréa, répéta le comte.

 

– Vous êtes fou ou je rêve, dit Fernand abasourdi.

 

– Je me suis dit la même chose il y a une heure… continua M. de Kergaz.

 

– C’est à n’y rien comprendre, mon cher comte.

 

Au nom d’Andréa, Baccarat s’était prise à écouter avec une attention pleine d’anxiété, se disant :

 

– J’avais le pressentiment qu’il allait être question de lui.

 

– Voyons ? reprit Fernand, expliquez-vous donc, mon cher comte.

 

– Vous savez, répondit Armand, quelle vie d’expiation et de repentir mène ce pauvre frère…

 

– Si Dieu ne pardonne pas à celui-là, dit Fernand d’un ton convaincu, à qui donc pardonnera-t-il jamais ?

 

– Vous savez, continua Armand, combien Andréa est humble, doux, inoffensif, depuis sa conversion. Jugez de mon étonnement lorsqu’il est venu, ce matin, m’annoncer résolument qu’il se battait, et me prier de lui servir de témoin.

 

– Mais, dit Fernand, avec qui se bat-il ?

 

– Avec un jeune Brésilien, le marquis don Inigo de los Montes.

 

– Comment ! dit Fernand Rocher, cet étranger qui vous a été recommandé ?

 

– Précisément.

 

– Et pourquoi se bat-il ?

 

– Mystère ! murmura Armand. Il a exigé de moi ma parole que je ne le questionnerais point sur la cause de ce duel.

 

Fernand était stupéfait.

 

– Ainsi, reprit Armand, je compte sur vous, mon ami ?

 

– Je suis prêt.

 

– Demain, chez moi, à six heures du matin. L’arme choisie est le pistolet.

 

Et le comte se leva et serra la main de Fernand.

 

Baccarat retourna dans la salle à manger avec les mêmes précautions de silence, et posa un doigt sur ses lèvres en regardant Hermine.

 

Quand le comte et Fernand sortirent du cabinet, ils retrouvèrent les deux femmes à table et ne soupçonnèrent point qu’ils avaient été entendus.

 

Le comte parti, Fernand jugea inutile de confier à sa femme et à Baccarat ce que lui avait dit Armand. Il sortit après le déjeuner, et madame Rocher demeura seule avec Baccarat.

 

– Chère madame, dit alors celle-ci, me garderez-vous le secret ?

 

– Je vous le promets, répondit Hermine.

 

Baccarat quitta à son tour l’hôtel de la rue d’Isly et courut chez le comte Artoff.

 

– Montez dans ma voiture, lui dit-elle, et gagnons les Champs-Élysées, j’ai besoin de vous.

 

Le comte lui prit les deux mains et la regarda avec amour :

 

– Ne suis-je pas votre esclave ? dit-il en montant auprès d’elle.

 

– Non, vous êtes mon ami.

 

– Soit ; mais vous savez bien que vos désirs sont des ordres pour moi.

 

– Eh bien ! obéissez-moi, dit-elle en souriant et s’asseyant auprès de lui avec l’abandon charmant d’une sœur aînée.

 

Et elle lui raconta ce qu’elle venait d’entendre.

 

– Vous seul croyez à l’infamie de cet homme, dit-elle ; vous seul savez bien que je ne poursuis ni un rêve ni une chimère.

 

– Oh ! certes, dit le comte.

 

– Eh bien ! continua Baccarat, je suis certaine que, sous ce duel, il y a une nouvelle machination de l’infâme sir Williams. Connaissez-vous ce marquis don Inigo ?

 

– Tenez, dit le comte, le voilà qui passe à cheval.

 

– Vous le connaissez donc ?

 

– On me l’a montré hier au Bois.

 

– Il faut que vous m’ayez sur lui des renseignements minutieux, poursuivit Baccarat.

 

– Je les aurai.

 

– Puis, demain, vous m’accompagnerez au bois de Vincennes. Je veux voir…

 

– Nous verrons…

 

 

Le comte Artoff reconduisit Baccarat chez elle et se rendit à son cercle.

 

Il espérait y obtenir quelques renseignements sur ce marquis don Inigo de los Montes. Il était alors midi.

 

Le cercle était à peu près désert. Cependant le jeune Russe trouva le baron de Manerve occupé à écrire ses lettres dans le fumoir du cercle.

 

– Parbleu ! lui dit le baron, je suis assez content de vous voir, cher ami ; on me disait au Bois, ce matin même, que vous étiez mort.

 

– La plaisanterie est charmante.

 

– Mort socialement parlant, bien entendu…

 

– Je ne comprends pas, dit le comte.

 

– C’est facile, pourtant. On appelle mort, dans notre monde, un homme qui, comme vous, disparaît tout à coup…

 

– Ai-je disparu ?

 

– Depuis trois mois on vous a vainement cherché un peu partout, au Bois le matin, à l’Opéra le soir, au club la nuit, à La Marche et à Chantilly le dimanche.

 

– Je vis retiré, mon ami.

 

– Allons donc !

 

– Je m’occupe de peinture et de musique.

 

Le baron eut un franc éclat de rire.

 

– Dites que vous êtes amoureux.

 

« Mon cher, dit gravement le baron, je vais vous dire comment et de qui vous êtes amoureux.

 

– Voyons.

 

– Vous aimez Baccarat, mais non point la folle créature que nous avons connue jadis, non point la Baccarat des soupers et du jeu dont elle a pris le nom. La Baccarat que vous aimez est une femme sérieuse et positive, qui a bravement accouplé ses vingt-huit automnes à vos vingt années, et s’est prise à songer que vous pourriez bien, un jour ou l’autre, l’épouser en un coin de votre froide patrie, et lui reconnaître une dot de cent et quelques villages.

 

– Après ? demanda gravement le jeune seigneur russe.

 

– Après ? Mais c’est tout.

 

– Ah !

 

– Écoutez donc, mon cher, ne jouez pas au sphinx avec moi, qui vous ai présenté et ai fait votre bonheur. Je sais ou plutôt je devine tout…

 

– En vérité ?

 

– Après quinze jours de lune de miel, Baccarat vous aura persuadé qu’elle était une honnête femme et qu’elle aspirait à vivre dans la solitude avec vous, son seul et unique amour ?

 

– Peut-être…

 

– Alors elle a quitté la rue Moncey, fait une éclipse nouvelle, et elle est allée se cacher dans un tout petit coin de votre hôtel de la rue de la Pépinière, où vous la gardez à peu près comme les dragons gardaient les trésors. Mais voici le printemps avec ses brises tièdes, ses roses, ses ombres fraîches et touffues. Demain vous partirez tous deux, en berline de voyage, et vous irez vous épouser à Pétersbourg ou à Moscou, n’est-ce pas ?

 

Le comte avait écouté froidement et sans l’interrompre le baron de Manerve.

 

Quand celui-ci eut fini, il le regarda.

 

– Baron, lui dit-il, avez-vous douté jamais de ma parole ?

 

– Jamais.

 

– Eh bien, je vous affirme que Baccarat n’a jamais passé vingt-quatre heures chez moi.

 

– Bah ! fit le baron étonné.

 

– Maintenant, ajouta le comte, si vous êtes réellement mon ami…

 

– Je le suis.

 

– Vous me ferez une promesse.

 

– Parlez, mon cher.

 

– Vous prendrez avec moi l’engagement de ne jamais me parler de Baccarat, et vous ne me questionnerez point sur elle.

 

– Soit, dit M. de Manerve, qui pensa que son jeune ami avait rompu avec Baccarat, et que le chagrin qu’il avait éprouvé de cette rupture était la cause de cette retraite de trois mois, à laquelle il avait paru se condamner.

 

– À présent, continua le comte, voulez-vous me rendre un service ?

 

– Belle question !

 

– Pour des raisons à moi connues, je désirerais avoir des renseignements certains sur un étranger de distinction qui se trouve actuellement à Paris. Peut-être en avez-vous ouï parler ?

 

– Son nom ?

 

– Le marquis don Inigo de los Montes. C’est, dit-on, un Brésilien.

 

– Parbleu ! dit M. de Manerve, je n’entends parler depuis hier que de ce monsieur-là.

 

– Comment cela ? demanda le comte évidemment intéressé.

 

– Le marquis don Inigo, poursuivit M. de Manerve, est, en effet, un Brésilien d’origine espagnole. Il est fort beau et a un visage satanique.

 

– Depuis quand est-il à Paris ?

 

– Depuis quinze jours environ. Il loge à l’hôtel Meurice. Sans un très gros diamant qu’il porte au médium de la main droite, ce serait un homme assez élégant. Il monte bien à cheval, parle mal le français, et se montre très assidu à l’Opéra. C’est là que je l’ai vu hier au soir.

 

– Connaît-il beaucoup de monde à Paris ?

 

– Je ne sais. On l’a vu plusieurs fois avec le comte de Kergaz ; et, chose bizarre ! il paraît qu’il s’est pris de querelle avec le frère du comte.

 

– Ah ! fit le jeune Russe, un peu étonné que le baron possédât ces détails.

 

– J’ai appris cela par hasard tout à l’heure.

 

– Comment, et par qui ?

 

– Par un de nos amis, James O’B…, un jeune Irlandais que vous connaissez et qui est très à la mode sur le turf depuis qu’il a failli se tuer en sautant une barrière de cinq pieds.

 

– Je le connais, dit le comte.

 

– Le marquis don Inigo a rencontré James à Chantilly ; ils ont lié connaissance ; ils se sont retrouvés hier à l’Opéra. Or, ce matin, le marquis est venu le prier de lui servir de témoin et de lui trouver un autre second.

 

– Et, demanda le comte, l’a-t-il trouvé, cet autre témoin ?

 

– C’est moi, dit le baron.

 

– Vous ! exclama le jeune Russe, étonné que M. de Manerve se mêlât des affaires de gens qui lui étaient presque inconnus.

 

– Mon cher, répondit le baron, j’ai, en matière de duel, des principes bien arrêtés.

 

– Peut-on les connaître ?

 

– Sans doute. Quand il s’agit d’une affaire arrangeable, passez-moi le mot, je ne me résous au rôle de témoin qu’avec répugnance, et que lorsqu’il est question d’un ami qui m’est essentiellement cher. Que voulez-vous ? j’ai servi ; les militaires n’aiment point ces affaires d’honneur qui se terminent par un déjeuner. C’est mesquin, sinon ridicule.

 

– Je suis de votre avis.

 

– Mais, reprit le baron, s’il est question d’une affaire sérieuse, sans accommodement possible, où il n’y a qu’à monter en voiture et aller sur le terrain ; oh ! alors, je suis moins scrupuleux, je sers de témoin au premier venu, du moment que ce premier venu est un homme bien élevé. Je ne connais pas don Inigo, mais je connais James.

 

– Ce duel ne peut donc être évité ?

 

– Il paraît que non. Le marquis et son adversaire gardent le secret sur leur querelle. James n’en sait pas plus long que moi là-dessus. Tout ce qu’il a pu me dire, c’est que, demain à six heures, j’irai le chercher dans mon américaine, que nous irons de là à l’hôtel Meurice où nous prendrons le marquis, et que l’affaire aura lieu au bois de Vincennes.

 

– Quelle est l’arme ?

 

– Le pistolet.

 

– Le marquis est-il l’offensé ?

 

– Non. C’est son adversaire qui a eu le choix de l’arme.

 

– Mon cher baron, dit le jeune comte en serrant la main de M. de Manerve, je vous remercie mille fois.

 

– Ah çà, dit le baron, pourquoi diable m’avez-vous demandé tous ces détails ?

 

– Je tenais à les avoir.

 

– Connaissez-vous le marquis ?

 

– Je ne l’ai jamais vu.

 

– C’est au moins singulier, convenez-en.

 

– Écoutez, dit le comte, si vous êtes réellement mon ami, vous me rendrez un service.

 

– Lequel ?

 

– Vous ne parlerez à âme qui vive de notre conversation.

 

– Je vous le promets, quoique…

 

– Chut ! fit le comte, posant un doigt sur ses lèvres, ceci n’est point mon secret. Ne me questionnez pas…

 

– Comme vous voudrez… Adieu…

 

Les jeunes gens se serrèrent la main, et le comte quitta le cercle, remonta en voiture et se fit conduire rue de Buci, chez madame Charmet.

 

Lorsqu’il arriva, il trouva Baccarat seule avec la petite juive.

 

– Je vous apporte des renseignements sur don Inigo, dit le comte en entrant.

 

– De qui les tenez-vous ?

 

– Du baron de Manerve, qui lui sert de témoin contre Andréa.

 

– Manerve est votre ami, n’est-ce pas ?

 

– Oui. Vous le savez…

 

– Pouvez-vous compter sur lui ?

 

– Aveuglément.

 

– Eh bien, peut-être pourra-t-il nous servir…

 

– Comment cela ?

 

– Tenez, dit Baccarat, écrivez-lui un mot et demandez-lui un rendez-vous pour ce soir, chez vous, à huis clos.

 

– Bien, j’obéis.

 

Et le comte, en effet, écrivit, sous la dictée de Baccarat, ces mots à M. de Manerve :

 

« Mon cher ami, rendez-moi le service de venir prendre une tasse de thé chez moi, ce soir. J’ai absolument besoin de vous voir. À neuf heures. »

 

Baccarat sonna, remit le billet du comte à un domestique, et donna l’ordre qu’il fût porté sur-le-champ.

 

Le jeune Russe était tellement habitué à se soumettre aux volontés de Baccarat sans jamais les commenter, qu’il ne prit même pas la peine de lui demander ce qu’il aurait à dire, le soir, au baron. Et il attendit patiemment ses instructions.

 

Mais Baccarat ne les lui donna point encore. Elle allait de nouveau tenter une expérience qui, plus d’une fois déjà, lui avait réussi.

 

XCVI

Baccarat alla s’asseoir auprès de l’enfant, lui mit la main sur le front et la regarda fixement.

 

Sarah tressaillit, se mit à trembler légèrement, ferma les yeux, inclina peu à peu la tête et s’endormit.

 

Alors Baccarat se tourna vers le comte :

 

– C’est au bois de Vincennes ? demanda-t-elle.

 

– Oui, demain, à sept heures.

 

– Regarde, dit-elle à l’enfant.

 

Et, de sa pensée elle se transportait à l’hôtel de Kergaz, d’où, bien certainement, partirait Andréa. La petite juive, obéissant à cette loi mystérieuse qui triomphe de l’espace, méprise les distances et force l’esprit à voir au travers des murs les plus épais, parut suivre l’impulsion secrète de Baccarat.

 

– Je vois deux hommes, dit-elle.

 

Et ce tremblement subit, cet effroi qui se manifestaient toujours chez elle chaque fois que, éveillée ou endormie, elle apercevait sir Williams, la reprirent aussitôt.

 

– Ah ! dit-elle, c’est lui !…

 

– Qui ?

 

– L’homme qui est venu ici hier… le méchant… Oh !…

 

– Sir Williams, pensa Baccarat. Puis elle reprit tout haut : – Quel est l’autre ?

 

– L’autre, c’est… c’est…

 

L’enfant parut hésiter.

 

– Parle, ordonna Baccarat.

 

– C’est l’homme qu’il hait…

 

– Armand, pensa Baccarat.

 

Cependant elle voulut en être bien certaine et continua :

 

– Comment est cet homme ?

 

– Il est grand… il a l’air très bon… Il aime beaucoup l’autre…

 

– Quel est cet autre ?

 

– Celui qui le hait.

 

– Où vont-ils ? reprit Baccarat, jugeant à un léger mouvement de tête de la jeune fille que les hommes qu’elle voyait se déplaçaient.

 

– Ils montent en voiture…

 

– Seuls ?

 

– Non, avec un troisième.

 

Tandis qu’elle prononçait ces mots, le visage de l’enfant s’éclaira d’un sourire.

 

– Oh ! je le connais celui-là, dit-elle… C’est lui que vous aimez.

 

Baccarat pâlit et sentit tout son sang affluer à son cœur.

 

– C’est Fernand, murmura-t-elle, le second témoin de l’infâme Andréa.

 

Assis derrière Baccarat, le jeune comte écoutait avec attention ces révélations mystérieuses.

 

– Où vont-ils ? Suis-les… je le veux, ordonna la jeune femme avec cette volonté ferme et calme qu’emploie le magnétiseur avec son sujet.

 

– Ils prennent une grande rue, répondit l’enfant… ils traversent une place… puis ils suivent une autre rue bien longue… bien longue…

 

– La rue Saint-Antoine, le faubourg, la place de la Bastille, sans doute ? pensa le comte.

 

L’enfant indiqua parfaitement l’itinéraire du bois de Vincennes et désigna un carrefour.

 

– Ils s’arrêtent là, dit-elle.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour se battre, continua-t-elle avec un geste d’effroi… Oh !…

 

Et comme Baccarat se taisait et semblait attendre qu’elle complétât ses révélations :

 

– Ce n’est pas lui qui mourra, c’est l’autre.

 

– Le vois-tu, l’autre ?

 

– Oui… c’est l’homme grand et bon… qui est parti avec lui…

 

Ces mots jetèrent Baccarat et le comte dans une stupéfaction profonde. Ils avaient cru d’abord qu’il s’agissait de l’adversaire d’Andréa, du marquis don Inigo, et voilà que l’enfant semblait indiquer que l’homme qui serait tué c’était Armand… Armand simple spectateur, témoin impassible du combat.

 

Baccarat imposa de nouveau ses deux mains sur le front de la petite fille.

 

– Regarde bien, dit-elle.

 

– Oh !… je vois…

 

– Avec qui se battra-t-il, lui ?

 

Et Baccarat appuya sur ce mot.

 

– Avec un jeune homme blond, mais qui s’est noirci…

 

Le comte et Baccarat tressaillirent.

 

Que pouvaient signifier ces paroles ? Le marquis don Inigo se serait-il teint en brun pour se déguiser ?

 

Baccarat reprit : – Le tuera-t-il ?

 

– Non. Ce n’est pas lui qu’il tuera.

 

– Qui donc alors ?

 

– L’autre, répéta l’enfant avec ténacité.

 

Et, à partir de ce moment, sa lucidité s’affaiblit peu à peu, elle répondit avec plus de difficulté et d’une façon moins nette, et Baccarat comprit qu’elle n’en obtiendrait plus rien.

 

La somnambule était fatiguée, et sa double vue s’était obscurcie.

 

– Mon Dieu ! murmura Baccarat après l’avoir éveillée, tout cela est bien étrange, bien extraordinaire… Comment ce marquis est-il blond et s’est-il noirci ? Quel est cet homme ?

 

– Et comment peut-il se faire, demanda le comte, qu’il tue Armand, alors que c’est avec Andréa qu’il se bat ?

 

Baccarat tressaillit soudain :

 

– Oh ! dit-elle, ce serait infâme !

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Ils se battent au pistolet ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, qui vous dit que ce marquis don Inigo n’est pas le complice de sir Williams ?

 

– Oh !

 

– Et que, au lieu de tirer sur Andréa, il ne tirera point sur M. de Kergaz ?

 

Le comte hocha la tête en souriant :

 

– C’est possible.

 

– Vous croyez ?

 

– Oui ; car les témoins se placent toujours à une distance telle, que si pareille chose arrivait, on ne pourrait prétexter une maladresse, et don Inigo serait considéré comme un assassin.

 

– Alors, murmura Baccarat, ce n’est point cela qu’elle a voulu dire.

 

– Non, certainement.

 

– N’importe, il faut que je voie ce combat, et c’est pour cela que je vous ai prié de donner rendez-vous à M. de Manerve.

 

– Très bien. Que lui dirai-je ?

 

– Vous exigerez d’abord de lui une discrétion absolue.

 

– Ensuite ?

 

– Vous lui offrirez votre groom pour l’accompagner demain matin à Vincennes.

 

– Et que fera le groom ?

 

– Ce groom, dit la jeune femme en souriant, ce sera moi.

 

– Vous ? fit le comte étonné.

 

– Oh ! dit-elle, rassurez-vous, je porte merveilleusement bien les habits d’homme, et je ferai honneur à votre livrée.

 

– Mais Manerve vous reconnaîtra.

 

– Je ne crois pas ; mais, dans tous les cas, vous aurez sa parole.

 

– Et vous l’accompagnerez ainsi à Vincennes ?

 

– Certainement.

 

– Mais je ne veux point vous quitter, moi.

 

– Eh bien, obtenez de Manerve qu’il change de cocher en même temps que de groom, et déguisez-vous de telle sorte qu’on ne puisse pas plus reconnaître le comte Artoff sous son habit galonné qu’on ne reconnaîtra madame Charmet avec sa culotte courte et ses bottes à revers.

 

– Ce sera fait, dit le comte.

 

– Très bien ! Arrangez tout cela avec Manerve, et revenez ici quand vous l’aurez quitté, fût-il minuit.

 

– Je reviendrai… Adieu.

 

Le comte Artoff baisa la main de Baccarat, sortit, retourna chez lui et y attendit M. de Manerve jusqu’au soir.

 

À neuf heures précises, le baron arriva.

 

– Vous êtes exact, dit le jeune Russe, je vous remercie.

 

– Mon bon ami, répondit le baron, vous êtes l’homme le plus excentrique de France et de Russie.

 

– Vous trouvez ?

 

– Dame ! nous nous rencontrons ce matin au club, nous causons une heure, nous nous séparons en gens qui n’ont absolument rien de grave à se dire, et, une heure après, vous m’envoyez demander le plus mystérieux des rendez-vous ?

 

– C’est que, répondit le jeune Russe en souriant, ce matin je ne savais pas le premier mot de ce que j’ai à vous demander ce soir.

 

– Voyons, je vous écoute.

 

– Il me faut d’abord votre parole que vous me garderez un profond secret.

 

– Je vous la donne.

 

– Eh bien, dit le comte en souriant, voici ce dont il s’agit : demain matin, m’avez-vous dit, vous irez prendre dans votre américaine James O’B… d’abord, puis le marquis don Inigo ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, il y a, à Paris, deux personnes qui désirent fort assister à ce duel.

 

– Mais c’est impossible, mon cher.

 

– La première, je ne puis la nommer ; la seconde, c’est moi.

 

– Allons donc !

 

– Par conséquent, vous me ferez bien l’amitié de nous accepter, moi pour cocher, l’autre pour groom.

 

– Mais c’est absurde ! ce que vous demandez là, s’écria M. de Manerve.

 

– Soit, mais vous êtes mon ami ?

 

– Sans doute ?

 

– Eh bien, vous ne me refuserez pas.

 

– Soit, répondit M. de Manerve ; mais à une condition.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous me nommerez la personne qui veut me servir de groom.

 

– Impossible.

 

– Vous êtes extraordinaire, murmura le baron ; mais enfin, je ferai ce que vous voudrez.

 

– Merci, mon ami.

 

– Tenez, il me vient une idée. Si vous venez chez moi avec votre prétendu groom, mes gens vous reconnaîtront. Avez-vous une voiture sans armoiries ?

 

– Oui, j’ai un break comme en ont les marchands et les dresseurs de chevaux, un vrai fourgon de campagne.

 

– Très bien. Venez alors me prendre demain à six heures un quart, au coin de la rue de Richelieu. Je sortirai de chez moi à pied.

 

– C’est parfait, dit le comte, j’y serai.

 

Et le baron s’en alla.

 

* *

*

 

Le lendemain, à l’heure dite, un break attelé de deux magnifiques chevaux noirs, du plus pur sang irlandais, attendait à l’angle du boulevard, devant le café Cardinal. Un cocher, en petite livrée du matin, mais cependant poudré comme tout cocher anglais de bonne maison, se tenait droit et raide sur son siège élevé, le fouet dans la main droite, verticalement appuyé sur la cuisse. Un joli groom à l’œil éveillé et mutin, au visage rose et frais, et à qui on aurait pu donner quinze ou seize ans, était assis auprès du cocher.

 

Un jeune homme déboucha, fumant son cigare, par la rue de la Grange-Batelière, aperçut le break et s’en approcha. À sa vue, le groom dégringola lestement du haut du siège et vint abaisser le marchepied.

 

Et M. de Manerve braqua son lorgnon sur le cocher, qui demeurait impassible à son poste.

 

– Ah ! par exemple, dit-il, si c’est le comte Artoff, je défie le diable lui-même de le reconnaître.

 

Le groom ouvrit la portière du break, abaissa le marchepied ; puis, posant un doigt sur ses lèvres :

 

– Mon cher baron, dit-il, vous m’avez reconnu, c’est bien ; mais souvenez-vous que le comte a votre parole.

 

– Je ne l’oublie pas.

 

– Une indiscrétion de votre part, acheva le groom à mi-voix, serait peut-être l’arrêt de mort d’un homme.

 

– Hum ! pensa le baron, prenant place dans le char, je croyais aller à un duel, et voici que j’entre en plein roman… Oh ! les femmes…

 

– Où demeure M. James O’B… ? demanda le groom.

 

– Rue du Port-Mahon ! répondit le baron.

 

– Rue du Port-Mahon ! répéta le groom au prétendu cocher.

 

Et Baccarat remonta lestement sur le siège. Le comte Artoff rendit la main à ses chevaux et tourna avec cette merveilleuse habileté des sportsmen parisiens, qui fait l’admiration du monde entier.

 

Le break franchit en un clin d’œil la distance qui sépare la rue de Richelieu de la rue du Port-Mahon, et s’arrêta à la porte de M. James O’B…

 

Le jeune Irlandais était prêt et il avait sous son bras une petite boîte plate, à la forme de laquelle il était impossible de se méprendre.

 

– Voilà nos armes, dit-il en serrant la main du baron, et montant près de lui sans faire plus d’attention au groom qu’on n’en accorde ordinairement à la livrée.

 

– À l’hôtel Meurice ! cria, sur l’ordre du baron, le prétendu groom au cocher.

 

M. le marquis don Inigo de los Montes était prêt. Il avait fait une charmante toilette du matin, portait un gilet de piqué blanc, une veste blanche à la créole et un pantalon de même couleur. Sur ce costume par trop printanier à six heures du matin, car on touchait à peine au commencement de juin, il avait jeté un pardessus d’alpaga, et il fumait fort tranquillement son cigare à sa fenêtre lorsque le break entra dans la cour de l’hôtel.

 

M. le marquis don Inigo de los Montes n’était pas précisément un homme de qualité, mais il en affectait les allures. Il regarda moins encore que M. James O’B… les gens de service du baron de Manerve, et voulut bien accorder toute son attention aux chevaux, qui, il faut le dire, méritaient le coup d’œil d’un connaisseur.

 

Baccarat, dans sa redingote chamois, avec ses bottes à revers et sa culotte blanche, avait si bien l’air d’un jeune Frontin d’écurie, que, pour que le baron l’eût reconnue, il n’avait fallu rien moins que le souvenir de sa conversation de la veille avec le comte Artoff et celui des relations existant entre le jeune Russe et elle. Baccarat ne craignait donc que médiocrement d’attirer l’attention du marquis don Inigo, dans le cas où celui-ci serait, non un adversaire, mais un complice de sir Williams.

 

Aussi, tandis que celui-ci montait en voiture et qu’elle lui abaissait le marchepied, l’enveloppa-t-elle d’un regard profond et assuré, quoique rapide.

 

Le marquis monta en voiture, et M. James O’B… fit les présentations entre lui et le baron dans toutes les règles, et le break prit la route de Vincennes.

 

Pendant ces trois mois d’intimité avec le comte Artoff, Baccarat s’était plu à apprendre le russe ; elle le parlait déjà assez couramment. Ce fut dans cette langue qu’elle lui dit tout bas, tandis que l’équipage roulait au grand trot vers le bois de Vincennes :

 

– Je crois que Sarah a eu raison.

 

Le comte tressaillit.

 

– Je crois reconnaître ce prétendu marquis au teint basané.

 

– Vraiment ? fit le comte.

 

– Oui, c’est un homme blond teint en brun.

 

– En êtes-vous sûre ?

 

– J’attends de pouvoir l’entendre parler bien distinctement.

 

– Qui supposez-vous ?

 

– Je vous le dirai tout à l’heure.

 

Le break continua de rouler, atteignit la place de la Bastille, le faubourg Saint-Antoine et la barrière du Trône. Là, le pavé faisait défaut, et le bruit des roues, tournant sur un sable fin et bien tassé, ne fut plus assez étourdissant pour que Baccarat ne pût prêter une oreille attentive à la conversation du marquis et de ses témoins.

 

– Monsieur le marquis, disait M. de Manerve, veuillez me permettre la question d’usage : cette affaire peut-elle s’arranger ?

 

– Non, monsieur le baron, répondit le Brésilien avec un accent méridional très prononcé.

 

– Je m’en doutais, dit le témoin en souriant, aussi n’était-ce de ma part qu’une simple formalité. Le marquis s’inclina, et on parla d’autre chose.

 

Alors Baccarat souffla à l’oreille du comte :

 

– Sa voix est réellement méconnaissable ; il parle très bien le français des Espagnols… Cependant, je jurerais que c’est lui.

 

– Qui donc ? demanda le comte.

 

– Mais, répondit Baccarat, le complice, l’âme damnée de sir Williams, ce vicomte de Cambolh dont nous avons perdu les traces depuis quelques jours.

 

– Oh ! oh ! dit le comte, ce serait fort.

 

– C’est de la force de sir Williams.

 

– Mais alors, pourquoi ce duel ?

 

– Ah ! voilà, dit Baccarat, je me heurte à un nouveau mystère… cet homme a réellement un génie infernal.

 

Comme elle parlait ainsi, le break entra dans une allée du bois, et M. de Manerve, indiquant du doigt, sur le sable de l’avenue, le sillon tout frais d’une voiture, dit :

 

– Décidément, nous avons du guignon. Je crois que nous arrivons les derniers au rendez-vous et qu’il me faudra chasser mon cocher.

 

En effet, M. le marquis don Inigo et ses témoins avaient été devancés par le vicomte Andréa et les siens.

 

XCVII

M. le vicomte Andréa avait dormi comme un bienheureux jusqu’à cinq heures du matin. Les grands cœurs s’abandonnent au repos avec une noble confiance à la veille du péril.

 

Armand de Kergaz, entrant dans la chambre de son frère, le trouva étendu tout habillé sur son lit de sangle. Le faux pécheur repentant avait les mains jointes, et son visage respirait la quiétude, la sérénité de ceux qui ont renoncé aux pompes de ce monde pour se réfugier tout entiers en Dieu. M. de Kergaz fut obligé de le secouer pour l’arracher au sommeil.

 

La veille, le comte avait ramené sa femme à Paris sous prétexte qu’on était au samedi soir, et qu’il y aurait le lendemain dimanche, à Saint-Roch, un très beau sermon d’un prêtre étranger.

 

Jeanne, dont Andréa avait la parole, n’avait point semblé deviner qu’un motif autrement grave et impétueux forcerait son mari et son beau-frère à coucher à Paris.

 

Tous les préparatifs indispensables dans cette grave et triste affaire qu’on nomme le duel avaient été faits la veille par M. de Kergaz. Fernand Rocher devait venir le prendre à l’heure indiquée : il avait choisi une paire de pistolets de combat d’une grande justesse et légers à la main ; enfin il avait voulu que son cher Andréa s’exerçât pendant une heure ou deux à faire des mouches sur une plaque, dans le fond du jardin.

 

Andréa s’était montré fort calme pendant toute la journée de la veille ; il s’était entretenu avec son frère de diverses œuvres de charité dont le comte lui laissait le département. Il n’avait pas prononcé un mot qui eût trait à la rencontre du lendemain. Comme de coutume, il était rentré chez lui le soir, dans cette humble mansarde des combles de l’hôtel, et s’était mis au lit de bonne heure.

 

Donc Armand, entrant dans sa chambre à cinq heures et demie, le trouva dormant. Andréa lui sourit en ouvrant les yeux.

 

– Ah ! dit-il, je venais de faire un rêve charmant…

 

– Vraiment ? fit le comte d’un ton affectueux, et que rêvais-tu ?

 

– Je rêvais, répondit Andréa, que nous étions en Bretagne, à Kerloven, dans ce vieux manoir de notre enfance. Dieu m’avait pardonné et j’étais heureux auprès de vous et de madame de Kergaz. Moi le maudit, moi l’assassin, j’avais fini par exciter une compassion universelle, et cette compassion me soulageait si bien le cœur que je me regardais vivre et trouvais que la vie était bonne.

 

Le comte fut pris d’une subite émotion :

 

– Pauvre frère, murmura-t-il, peux-tu donc douter de la bonté infinie de Dieu, et crois-tu qu’il ne t’a point pardonné depuis longtemps ?

 

– Oh ! pas encore, répondit Andréa.

 

Armand se disait à part lui :

 

– Qui sait si dans une heure, il sera vivant encore ?

 

Et le comte de Kergaz, le loyal et le brave, l’homme qui n’avait jamais tremblé pour sa propre vie, se prit à supplier le ciel, au fond de son cœur, d’épargner celle de son frère…

 

– Mon ami, lui dit-il tout haut, sais-tu qu’il est cinq heures et demie ?

 

– Déjà ! fit Andréa.

 

Et il se leva en souriant, comme doivent sourire les martyrs en allant au supplice. Mais ce signe de résignation fut la dernière concession que M. le vicomte Andréa fit à son rôle d’hypocrisie et de repentir.

 

Dans ce scélérat infâme, dans ce bandit portant un cilice, il y avait encore quelque chose qui semblait trahir l’éducation première. Il savait être noble et digne à propos. Le tartufe, une fois le moment venu, sut être un gentilhomme en apparence. Il allait se battre. Il se souvint des traditions galantes et courtoises de la noblesse française aux jours de combat. L’homme courbé se redressa, le visage pâle et souffrant s’anima, l’œil morne et baissé vers le sol étincela d’un éclair de fierté. Andréa, le maudit courbé sous le remords, l’homme aux mœurs ascétiques, dont la mise annonçait le cloître et un détachement complet des choses de ce monde, disparut pour faire place au vicomte Andréa toutefois, à ce sir Williams qui avait fait partie de la fashion anglaise et parisienne, et qui avait été célèbre par ses duels, ses chevaux de sang, ses amours. Il se dépouilla de sa longue redingote à la tournure cléricale, il ôta son chapeau à larges bords. Lorsqu’il descendit dans le cabinet d’Armand, où celui-ci était allé l’attendre tandis qu’il s’habillait, il était vêtu d’un pantalon gris collant, et coiffé d’un élégant chapeau fabriqué rue Vivienne. Sa main, soigneusement gantée de jaune, tenait un stick en corne de buffle fondue.

 

Le vicomte Andréa voulait se battre en gentilhomme, et il était fidèle à la tradition de cette vieille noblesse française qui se faisait poudrer à frimas le matin de la journée de Fontenoy ou de la prise de Mahon.

 

M. de Kergaz remarqua cette métamorphose et n’en fut point étonné.

 

Quelques minutes après, M. Fernand Rocher arriva.

 

– Sommes-nous prêts ? demanda-t-il en serrant la main de cet homme dont la haine implacable l’avait poursuivi si longtemps.

 

– Sans doute, répondit le comte en prenant sous son bras la boîte de pistolets.

 

Ils descendirent.

 

La calèche fermée d’Armand était attelée dans la cour et attendait au bas du perron.

 

Au moment d’y monter, le comte leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement de madame de Kergaz, dont les persiennes étaient fermées.

 

– Pauvre Jeanne, murmura-t-il avec émotion, en se penchant à l’oreille d’Andréa, elle dort… et elle est loin de se douter du motif de notre promenade matinale.

 

– Pauvre comtesse ! répondit le vicomte d’une voix non moins émue, et qui rappela à Armand que son frère aimait Jeanne.

 

Et M. le vicomte Andréa se disait à part lui, regardant son frère du coin de l’œil :

 

– Pauvre Armand, toujours honnête et naïf… il ne sait pas que Jeanne a passé la nuit en prière, et qu’elle pleure toutes ses larmes en songeant que je vais me battre pour elle. Ô vertu ! dit en ricanant le scélérat, décidément son règne n’est pas de ce monde.

 

On partit.

 

M. le vicomte Andréa et ses témoins arrivèrent les premiers au rendez-vous, et c’était bien leur voiture dont M. de Manerve fit remarquer les traces sur le sable d’une allée. Du reste, le marquis don Inigo suivait à cinq minutes de distance et n’était point en retard, puisque le rendez-vous était pour sept heures et qu’elles n’étaient point encore sonnées.

 

Du haut de son siège, le faux groom, c’est-à-dire Baccarat, aperçut Armand, Andréa et Fernand arrêtés au pied d’un arbre, tandis que leur voiture se tenait un peu à l’écart.

 

La transformation du vicomte Andréa de saint homme en gentleman-rider la frappa.

 

– Ce duel serait-il sérieux ? pensa-t-elle.

 

Le marquis don Inigo descendit de voiture et s’avança avec ses témoins vers Andréa et les siens.

 

Les six jeunes gens se saluèrent.

 

Pendant ce temps, le comte Artoff, qui remplissait en conscience son rôle de cocher, alla se ranger avec ses chevaux sous un massif d’arbres, à trente pas environ du lieu où l’affaire devait se passer.

 

– Là, dit-il à Baccarat, nous pourrons tout voir.

 

– Mon ami, murmura la jeune femme, ce don Inigo, c’est le prétendu vicomte de Cambolh. S’il allait tirer sur Armand…

 

– Vous êtes folle, répondit le jeune Russe ; c’est impossible… Il y a bien certainement toute une intrigue nouvelle de sir Williams dans cette rencontre, mais ne craignez rien pour la vie d’Armand.

 

– Dieu vous entende !

 

– Voyons, dit tout bas le comte, comment pouvez-vous croire un moment que cet homme, qui nourrit et caresse depuis si longtemps d’abominables projets de vengeance, puisse se contenter d’une mort vulgaire, accidentelle ?

 

– C’est vrai, dit Baccarat ; sir Williams doit rêver mieux que cela.

 

Quand les deux adversaires se furent salués, ils se retirèrent chacun à l’écart, et les témoins demeurèrent seuls en présence.

 

– Messieurs, dit Fernand Rocher, qui voulait épargner à Armand le supplice d’avoir à régler de vive voix les conditions de la rencontre, M. le vicomte Andréa, paraît-il, est, de l’aveu de don Inigo lui-même, l’offensé. Il avait le choix des armes et a opté pour le pistolet.

 

M. de Manerve s’inclina.

 

– Le motif de la rencontre, poursuivit Fernand, motif que nous ignorons, est excessivement sérieux, à en croire les deux adversaires.

 

– Très sérieux, en effet, dit le baron.

 

– Par conséquent, le combat doit être non moins sérieux.

 

– Monsieur, dit M. de Manerve avec une courtoisie qui frisait l’impertinence, nous n’avons jamais compris une rencontre autrement.

 

Fernand s’inclina.

 

– Alors, dit-il, voici, je crois, les conditions les plus raisonnables.

 

– Voyons ?

 

– Les adversaires seront placés à quarante pas de distance avec deux pistolets, par suite, deux coups à tirer.

 

M. de Manerve répondit :

 

– Je ne vois aucune objection sérieuse à opposer.

 

– Maintenant, poursuivit Fernand, si vous le voulez bien, le sort décidera si M. le vicomte Andréa doit se servir de ses armes et don Inigo des siennes, ou si chacun d’eux doit avoir à la main les pistolets de son adversaire.

 

– Ceci me paraît plus convenable, dit le baron.

 

– Permettez, observa Fernand. Dans le cas où nous nous trouvons, un homme qui tire bien le pistolet, et le vicomte Andréa est de première force, a toujours un incontestable avantage à se servir des armes qui lui sont familières, et il est dans son droit en demandant au sort la chance d’un tel bénéfice.

 

– Comme vous voudrez, répondit M. de Manerve, à qui cela était fort indifférent et qui ne s’intéressait pas plus à don Inigo qu’au vicomte Andréa.

 

Fernand tira un louis de sa poche.

 

– Je tiens, dit-il, pour que chacun de ces messieurs fasse usage de ses pistolets.

 

– Et moi pour l’inverse, dit le baron.

 

Fernand jeta le louis en l’air.

 

– Face, dit le baron.

 

Le louis retomba et montra son revers écussonné. Fernand avait gagné.

 

– Monsieur le vicomte Andréa, dit-il, se servira de ses pistolets.

 

Alors le baron et Fernand prirent les deux boîtes et chargèrent méthodiquement avec une grande attention chacun les armes de l’adversaire de celui à qui ils servaient réciproquement de témoin.

 

Pendant ce temps, Armand et son frère firent quelques pas à l’écart.

 

Une horrible émotion serrait le cœur du comte de Kergaz : les plus funestes pressentiments l’agitaient, et il ne fallait rien moins que sa dignité de témoin et ce sang de soldat qui coulait dans ses veines, pour dominer ses alarmes fraternelles et le contraindre à demeurer calme, froid, parfaitement maître de lui.

 

Andréa lui prit affectueusement le bras.

 

– Venez, mon frère, lui dit-il, je veux vous dire quelques mots.

 

Ils firent trois ou quatre pas sous les arbres, dans la direction de ce massif où le comte Artoff avait rangé son break.

 

Andréa était plus calme encore que le matin ; on aurait pu croire que le sentiment du péril lui avait donné cette impassibilité merveilleuse des gens qui s’étudient à bien mourir.

 

– Mon cher Armand, lui dit-il, je serai peut-être mort dans dix minutes.

 

– Tais-toi, murmura le comte, qui sentit tout son sang affluer à son cœur.

 

– Je ne veux pas mourir, continua Andréa, sans obtenir de vous une promesse.

 

– Ah ! frère, frère, peux-tu douter un moment que tes volontés ne soient sacrées pour moi ? dit Armand d’une voix émue.

 

– Tenez, continua Andréa, jurez-moi que ce que je vais vous demander, vous le ferez si je meurs ?

 

– Je te le jure.

 

– Sans m’en demander la raison ?

 

– Soit.

 

– Eh bien, reprit Andréa, jurez-moi que vous irez en Bretagne, à Kerloven, et que vous y passerez deux mois ; que vous partirez ce soir, demain au plus tard.

 

– Mais… balbutia Armand.

 

– Chut ! fit Andréa : vous m’avez promis de ne point me demander pourquoi je désirais que vous allassiez à Kerloven.

 

Alors Andréa tira de sa poche une lettre cachetée et qui ne portait aucune suscription.

 

– Quand vous serez à Kerloven, dit-il, vous ouvrirez cette lettre et vous saurez tout.

 

Armand prit la lettre.

 

– Si je ne suis pas tué, acheva Andréa, vous me la rendrez.

 

– Et je n’irai pas à Kerloven ?

 

– Si.

 

– Et je ne saurai pas…

 

– Peut-être… plus tard.

 

Cette rapide conversation fut interrompue par Fernand Rocher. Les pistolets étaient chargés ; l’heure solennelle était venue !

 

Du haut de leur siège, à demi cachés par une branche d’arbre, le comte Artoff et Baccarat observaient attentivement. Ils n’avaient pu entendre la conversation d’Andréa et de son frère, mais ils avaient vu la lettre que le premier avait remise au second.

 

– Quel tissu de mystères, et, sans doute, d’infamies ! murmurait Baccarat à l’oreille du comte. De deux choses l’une : ou ce don Inigo est Cambolh ressuscité, et alors il se joue, à cette heure, quelque ténébreuse comédie dont M. de Kergaz est la dupe ; ou il est adversaire sérieux, et alors pourquoi, dans quel but, pour quel motif, sir Williams se bat-il ?

 

Le cœur de Baccarat battit violemment, lorsqu’elle vit les témoins remettre à chacun des deux adversaires ses pistolets.

 

– Mon Dieu ! répéta-t-elle, s’il allait tuer Armand…

 

Les paroles de la petite juive endormie lui tintaient aux oreilles comme un glas funèbre, et Sarah, on s’en souvient, avait dit que don Inigo tuerait Armand.

 

Il arriva, lorsque les deux adversaires eurent été placés à quarante pas l’un de l’autre, que sir Williams se trouva à quelques mètres du break, et, par conséquent, du comte Artoff.

 

Fernand Rocher et Armand s’écartèrent de lui d’une distance à peu près égale.

 

– Tenez, dit le comte à Baccarat, votre supposition n’a aucune vraisemblance. Il est impossible qu’une balle varie de cinquante pas…

 

Baccarat était pâle, et la courageuse femme frissonnait.

 

Alors le comte déboutonna à demi sa redingote de cocher, et montrant une paire de pistolets :

 

– Moi aussi, dit-il, je suis armé.

 

– Que voulez-vous donc faire ?

 

– Espérons que je ne ferai rien.

 

– Mais encore…

 

– Écoutez… je vais avoir l’œil fixé sur M. de Kergaz.

 

– Eh bien ?

 

– Si un malheur arrivait, si don Inigo faisant feu, le comte venait à tomber, je tuerais sir Williams, quitte à m’en expliquer avec ces messieurs et à démasquer ce don Inigo.

 

Baccarat pressa convulsivement la main de son jeune ami.

 

– Oh ! j’ai peur… dit-elle.

 

Cependant, sir Williams et don Inigo s’étaient placés en face l’un de l’autre et se mesuraient du regard, attendant le signal.

 

Ce fut Fernand Rocher qui le donna, comme c’était son droit de témoin de l’offensé. Il frappa trois coups dans ses mains :

 

– Allez, messieurs, dit-il.

 

Sir Williams et don Inigo se mirent en marche lentement et passèrent une minute à faire trois pas chacun.

 

Baccarat n’avait plus une goutte de sang dans les veines.

 

Enfin, don Inigo fit feu le premier.

 

Baccarat ferma les yeux en voyant l’éclair qui précède toujours la détonation, et le comte Artoff porta la main à la crosse de son pistolet.

 

Mais la balle siffla, et ni sir Williams, qui continuait à marcher, ni le comte de Kergaz, qui demeurait immobile à l’écart, ne tombèrent. La balle s’était perdue dans les arbres.

 

Baccarat respira violemment, l’espace d’une seconde, puis son effroi la reprit lorsque siffla un second éclair…

 

Le marquis don Inigo de los Montes avait fait trois pas de plus et tiré son deuxième coup.

 

Armand resta debout, et sir Williams continua à marcher. Pas plus que la première, la seconde balle ne l’avait atteint.

 

Alors le marquis jeta son dernier pistolet, s’arrêta, se croisa tranquillement les bras sur la poitrine et parut attendre la mort.

 

XCVIII

Il y eut parmi les témoins un moment d’horrible anxiété.

 

Le vicomte Andréa avançait toujours. Il marchait lentement, à pas égaux, comme s’il eût voulu faire subir à son adversaire les tortures de l’agonie ; et à mesure que la distance qui les séparait de lui disparaissait, le cœur des assistants frémissait d’émotion.

 

Le marquis don Inigo, las d’attendre, cria d’une voix énergique et dans son français mélangé d’espagnol :

 

– Tirez donc, monsieur, tirez donc !…

 

Andréa fit un pas, puis un autre encore, et le canon de son pistolet toucha la poitrine du marquis.

 

– Ce n’est plus un duel, murmura M. de Manerve, c’est un assassinat.

 

Pourtant, c’était le droit du vicomte Andréa de brûler à bout portant la cervelle de son adversaire. Mais il ne tira point. Et comme les témoins accouraient, il releva son pistolet, et dit au marquis :

 

– Monsieur, votre vie m’appartient.

 

– Prenez-la donc, monsieur, répondit le marquis, devenu fort pâle.

 

– Non, dit Andréa, je vous pardonne… à une condition.

– Monsieur, s’écria le marquis avec une sorte de fureur fébrile, vous avez le droit de me tuer, mais non de m’humilier. Je ne veux pas de votre pardon…

 

– Monsieur, répliqua Andréa, je ne vous demande pas des excuses, et il vous est facile d’accepter la condition que je mets à renoncer au droit que j’ai de vous tuer.

 

– Quelle est cette condition ?

 

– Que jamais vous ne parlerez du motif de notre querelle, et que jamais ce motif ne se représentera.

 

– Je vous le promets.

 

Andréa leva ses deux pistolets en l’air et fit feu.

 

– L’honneur est satisfait, dit-il, et je tiens le marquis don Inigo de los Montes pour un parfait gentilhomme.

 

M. de Kergaz, qui avait vécu un siècle en cinq minutes, se jeta dans les bras du vicomte.

 

– Ah ! lui dit-il, tout bas, tu es un noble et grand cœur, mon frère, tu sais pardonner !…

 

– Je voudrais, répondit Andréa, d’une voix étouffée, et que, seul, le comte entendit, je voudrais que Dieu me pardonnât… lui aussi…

 

En même temps, M. de Manerve disait à M. James O’B. :

 

– Voilà toujours comme finissent ces affaires-là ; elles rendent les témoins ridicules, et les adversaires s’en vont bras dessus, bras dessous. On a fait une promenade du matin pour gagner de l’appétit.

 

Et le baron alluma un cigare avec la philosophie grondeuse d’un homme qui est désolé de s’être levé à cinq heures du matin.

 

Andréa et don Inigo se saluèrent froidement et s’éloignèrent l’un de l’autre.

 

– Ils ne se donnent pourtant pas la main, observa M. James O’B…

 

– Ah çà, murmura le baron, êtes-vous fou, mon cher ? Il ne manquerait plus que de plumer les canards du déjeuner, séance tenante.

 

M. de Manerve se dirigea vers son break et y monta le premier, sans attendre les remerciements du marquis don Inigo. Celui-ci avait pris le bras de son second témoin et causait avec lui.

 

Armand, Fernand Rocher et Andréa étaient déjà remontés en voiture, et quittaient le lieu du combat.

 

Le comte Artoff tournait le break, et Baccarat lui disait :

 

– Il est évident que tout ceci est une comédie. Si don Inigo eût été un adversaire sérieux, bien certainement sir Williams, qui tire le pistolet merveilleusement bien, l’eût abattu, comme un pigeon.

 

– C’est mon avis, dit le comte.

 

– Donc, il faut que nous ayons le mot de l’énigme.

 

– Oh ! soyez tranquille.

 

– Ah ! dit Baccarat avec un frisson de colère dans la voix, si je pouvais avoir la certitude que ce prétendu marquis et le faux vicomte de Cambolh, ne font qu’un, j’aurais bientôt démasqué sir Williams.

 

– C’est grave, ma chère amie.

 

– Mais non impossible.

 

Et Baccarat, dans le cerveau de qui une idée lumineuse se faisait jour brusquement, ajouta :

 

– Si j’ai huit jours devant moi, si d’ici là sir Williams n’a pas mis à exécution quelque nouvelle infamie, je les tiens tous deux.

 

Le break partit au grand trot et déposa vingt minutes après, le marquis don Inigo sur le seuil de l’hôtel Meurice, et peu de temps après, M. James O’B… rue du Port-Mahon.

 

Alors, demeuré seul avec son cocher et son groom, le baron regarda Baccarat, qui se tourna à demi vers lui.

 

– Eh bien, lui dit-il, vous avez vu ?

 

– Tout.

 

– Êtes-vous satisfaite ?

 

– Mais… sans doute.

 

– Ma chère amie, dit le baron, Dieu me garde de manquer à la parole que j’ai donnée au comte, en vous demandant pourquoi vous avez voulu assister à cette bouffonnerie.

 

– Bouffonnerie est peut-être le mot, baron, observa Baccarat.

 

– Mais convenez, poursuivit M. de Manerve, que j’aurais bien le droit de supposer que vous aimez don Inigo.

 

– Supposez, baron, dit-elle froidement. Puis elle ajouta : – À propos, vous me rendrez bien un service, n’est-ce pas ?

 

– Deux, si vous voulez.

 

– Le comte va vous laisser à l’entrée de la rue Saint-Lazare. Vous irez jusque chez mon ancienne amie, madame de Saint-Alphonse, vous saurez si elle est encore à Paris.

 

– Elle y est… Je l’ai vue hier.

 

– À merveille !

 

– Et que dirai-je ?

 

– Que le comte l’invite à déjeuner aujourd’hui. Puis, si ce soir elle a besoin de vous, vous vous mettrez à sa disposition.

 

– Volontiers.

 

– Il est bien entendu, acheva Baccarat, que vous serez aussi muet sur ceci que vous devez l’être sur les autres événements de cette matinée.

 

– C’est entendu, ma chère.

 

Le break tournait en ce moment l’angle de la rue de la Chaussée-d’Antin.

 

Le baron de Manerve descendit, et tandis qu’il prenait la rue Saint-Lazare, le comte et Baccarat rentrèrent à l’hôtel de la rue de la Pépinière.

 

Une heure après, la jeune femme et son compagnon avaient repris leurs vêtements ordinaires, et madame de Saint-Alphonse se faisait annoncer.

 

Baccarat s’était retirée au premier étage de l’hôtel, et madame de Saint-Alphonse trouva le comte au salon.

 

– Chère madame, lui dit celui-ci en lui baisant galamment la main, cent mille francs pourraient-ils vous convenir ?

 

– Toujours, cher ami, répondit la jeune femme en riant. Auriez-vous l’intention de me les offrir ?

 

– Peut-être…

 

Madame de Saint-Alphonse enveloppa le jeune Russe de ce regard clair et sûr que certaines femmes possèdent, et qui leur permet de lire quelquefois au fond du cœur de l’homme.

 

– Voyons, dit-elle, ne plaisantons pas, mon cher comte.

 

– Je ne plaisante pas, chère amie.

 

– Si vous m’offrez cent mille francs, c’est qu’assurément vous avez un grand besoin de moi.

 

– En effet, dit le comte.

 

– Je connais les honoraires, voyons le service.

 

– Ma chère amie, vous vous souvenez de Baccarat, j’imagine.

 

– Sans doute, et je sais même, du moins tout Paris le prétend, que vous l’avez séquestrée et fait partir pour un de vos châteaux de Crimée ou des bords de la Néva.

 

– C’est une erreur.

 

– Comment ! Baccarat est à Paris ?

 

– Mais certainement, répondit une voix claire et argentine.

 

Une porte venait de s’ouvrir, et Baccarat se montrait sur le seuil.

 

– Ma chère, dit-elle, le comte t’a fait les ouvertures. Je vais, moi, te dire comment on peut gagner cent mille francs.

 

Et Baccarat fit asseoir madame de Saint-Alphonse et s’assit elle-même auprès d’elle.

 

– Tu peux gagner cent mille francs très facilement, continua-t-elle.

 

– Je suis prête.

 

– Et tu auras raison, car le comte Artoff que voilà est un singulier ami.

 

– Comment cela ?

 

– Tu sais qu’il est étroitement lié avec ton prince russe.

 

– Ils sont intimes.

 

– Or, figure-toi, poursuivit Baccarat, que le comte s’est mis en tête d’être jaloux pour le compte de son ami.

 

– Je ne comprends pas…

 

– Tu vas voir. Il a appris que le petit baron de R…, un jeune homme charmant à tous égards, du reste, était, en l’absence de ce pauvre prince, l’homme le plus heureux du monde.

 

Madame de Saint-Alphonse tressaillit et regarda Baccarat avec inquiétude.

 

– Et, poursuivit celle-ci, il s’est mis en tête d’ouvrir les yeux au prince. Mais moi, chère amie, j’ai pensé que tu pourrais acheter le silence du comte.

 

– Comment ?

 

– En te laissant mettre cent mille francs dans la main pour nous rendre un simple petit service.

 

Un fin sourire arqua les lèvres de la jeune femme.

 

– Je comprends, dit-elle, c’est-à-dire, que c’est une épée de Damoclès que vous suspendez sur ma tête.

 

– Précisément.

 

– Et comment en éviter la chute ?

 

– Ah ! dit Baccarat, c’est fort simple et fort compliqué à la fois, et je vais te conter cela sans témoins.

 

Baccarat prit madame de Saint-Alphonse par la main et l’emmena dans un petit boudoir attenant au salon, dans lequel elle laissa le jeune Russe.

 

* *

*

 

Le soir du même jour, M. de Manerve rentrait chez lui vers neuf heures pour s’habiller, lorsque son valet de chambre lui fit passer la carte de madame de Saint-Alphonse.

 

– Cette dame désire voir monsieur, sur-le-champ, lui dit-il.

 

– Faites entrer, répondit le baron.

 

Madame de Saint-Alphonse entra d’un air mystérieux, se pelotonna gracieusement dans le puff que lui avança M. de Manerve, et lorsqu’elle lui eut donné sa petite main à baiser :

 

– Mon cher baron, dit-elle, j’ai déjeuné, comme vous le savez, chez Artoff.

 

– Eh bien ?

 

– J’y ai vu Baccarat, et Baccarat m’a dit que vous n’aviez rien à lui refuser.

 

– Certainement non.

 

– Par conséquent, vous ne me refuserez rien à moi, j’imagine ?

 

– Rien de ce que vous me demanderez au nom de Baccarat.

 

– C’était ce que je voulais dire.

 

– De quoi s’agit-il ? demanda le baron en s’asseyant et en croisant les jambes.

 

– Voici : je voudrais que vous nous donniez un bal.

 

– Un bal ! moi ?

 

– Oui. Un bal de garçons, ou une soirée de lansquenet, si vous le préférez. Vous avez un délicieux appartement ; votre fête sera charmante.

 

– Si vous y êtes, dit galamment M. de Manerve.

 

– Ensuite, vous inviterez les dames que je vous désignerai.

 

– Très bien. Et les hommes ?

 

– Oh ! qui vous voudrez, pourvu que le seul que je désire rencontrer chez vous s’y trouve.

 

– Comment le nommez-vous ?

 

– Le marquis don Inigo de los Montes, un Brésilien.

 

– Parbleu ! dit M. de Manerve, je m’en doutais. Baccarat est un mystère vivant.

 

– Et elle compte sur votre silence ?

 

Le baron s’inclina. Puis il s’assit devant son bureau et prit une plume.

 

– Voyons, dit-il, quel est le jour que vous préférez ?

 

– Demain.

 

– C’est bien tôt pour mes invitations.

 

– Bah ! vous trouverez toujours plus de monde qu’il ne vous en faudra.

 

Le baron écrivit :

 

« Mon cher marquis,

 

« Maintenant que votre vilaine affaire de ce matin s’est heureusement dénouée, permettez-moi de vous faire une confidence. J’ai fait un pari, hier soir, avec une dame qui m’aime un peu. Voici quel était ce pari. La dame en question, comme toutes celles qui entrent à l’Opéra, par la porte du concierge, est superstitieuse ; elle a conservé de son éducation première l’habitude de se faire les cartes. Or, hier soir, elle lut dans ses cartes que vous seriez tué ce matin. Je soutins le contraire ; elle me dit : « Je vous parie cent louis que le marquis sera tué. »

 

« – Je les tiens, répondis-je, seulement, si je gagne, vous donnerez un bal chez moi, plaisir que vous me refusez depuis le commencement de l’hiver, sous le prétexte que toutes vos amies sont jolies. »

 

« La belle sorcière a donc perdu son pari, et elle s’exécute de bonne grâce. On danse chez moi demain, et vous serez mille fois aimable de nous arriver de bonne heure.

 

« Baron de Manerve. »

 

Cette lettre écrite, le baron la lut à madame de Saint-Alphonse.

 

– Vous êtes plein d’esprit, dit-elle. Adieu, à demain matin. J’ai besoin de vous voir avant votre bal.

 

Et madame de Saint-Alphonse s’en alla.

 

XCIX

Nous avons laissé le vicomte Andréa remonter en voiture avec ses témoins.

 

Du bois de Vincennes à la rue Culture-Sainte-Catherine le trajet était court et s’effectua en quelques minutes. Lorsque la voiture du comte entra dans la cour de l’hôtel, Jeanne était à sa fenêtre, l’œil attaché sur la porte cochère, l’oreille tendue vers les bruits de la rue, et le cœur palpitant chaque fois que le roulement d’une voiture se faisait entendre.

 

M. le vicomte Andréa ne s’était pas trompé. La pauvre femme avait passé la nuit en prière, suppliant Dieu de conserver la vie de l’homme qui allait se battre pour son mari.

 

Au moment où la voiture entrait dans la cour, Andréa montra sa tête à la portière. Jeanne le vit et poussa un cri de joie… Il était vivant !

 

Et puis elle se retira brusquement en arrière et retomba sans force et sans voix sur son siège. Elle venait de songer que si son cher Armand était témoin de sa joie et de son émotion, il devinerait peut-être le motif du duel. Mais les craintes de Jeanne ne furent point justifiées. Placé sur le devant de la calèche, et par conséquent tournant le dos à la façade de l’hôtel, M. de Kergaz n’avait point aperçu sa femme, il n’avait pas entendu son cri étouffé, occupé qu’il était à causer avec Fernand.

 

Celui-ci trouva son tilbury dans la cour, serra la main au comte et à Andréa et les quitta.

 

Alors, comme les deux frères gravissaient les marches du perron, Andréa dit tout bas à Armand :

 

– Rends-moi ma lettre, à présent.

 

– Tu le veux ? demanda le comte.

 

– Oui.

 

– Et je ne saurai pas…

 

– Si… plus tard… à Kerloven.

 

– Tu veux donc que nous allions à Kerloven ?

 

– Je vous le demande instamment.

 

– Soit… Quand veux-tu partir ?

 

– Ce soir, demain au plus vite.

 

– Mystère ! murmura le comte, qui, une heure après, entrait chez sa femme, la trouvait calme et souriante et lui disait :

 

– Ma chère Jeanne, si je vous demandais un service, me le feriez-vous ?

 

– Ingrat ! dit-elle, il le demande ?

 

– Je voudrais faire avec vous et notre cher Andréa un voyage.

 

– Partons, dit Jeanne.

 

– Nous irons en Bretagne, dans notre vieux manoir de Kerloven.

 

– Ah ! quelle joie ! s’écria la jeune femme, de passer un mois là-bas, au bord de la mer, seule avec vous, mon Armand bien-aimé. Quand voulez-vous partir ?

 

– Demain, si c’est possible.

 

– Certainement, je serai prête.

 

Et Jeanne, qui devinait qu’Andréa voulait l’éloigner du marquis… car elle avait appris déjà l’issue inoffensive du duel… ne fit aucune question à son mari et se hâta de préparer ce prochain départ.

 

Armand rejoignit Andréa.

 

– Jeanne consent à partir, dit-il.

 

– Ah ! fit Andréa, qui parut soulagé d’un poids énorme.

 

Le comte fronça le sourcil. Un soupçon venait de lui traverser l’esprit ; mais Andréa avait sa parole, il ne le questionna point. Seulement, il murmura à part lui :

 

– Mon Dieu ! je voudrais être déjà à Kerloven.

 

C

À neuf heures du soir, le même jour, tandis que madame de Saint-Alphonse arrivait chez le baron de Manerve, une voiture de place entra dans la cour de l’hôtel Meurice.

 

Un homme à cheveux rouges en descendit, donnant le bras à une Anglaise maigre et pointue, comme on en rencontre en Suisse et aux pyrénées.

 

– J’étais, dit-il, sir Arthur Collins et je voulais voir don Inigo que je avé connu en Suisse…

 

– Il est chez lui, lui répondit-on.

 

L’Anglais laissa sa compagne dans la cour de l’hôtel et monta chez don Inigo.

 

Sir Arthur fut introduit par le nègre galonné, dans le fumoir du marquis ; puis, le nègre congédié, les deux complices se regardèrent en riant :

 

– Eh bien, dit sir Arthur, as-tu eu peur ce matin ?

 

– Oui, mon oncle, un moment.

 

– Tu as cru que j’allais te tuer ?

 

– Écoutez donc, un homme plus bête que moi se serait dit tout ce que je me suis raconté dans l’espace d’une minute.

 

– Et que te racontais-tu ?

 

– Que je savais bien des secrets connus de vous seul, que vous aviez peut-être trouvé une autre combinaison, et que, en ce cas, ce serait pour vous une assez belle affaire de m’envoyer ad patres.

 

– Le fait est, murmura sir Arthur avec un calme qui donna la chair de poule à Rocambole, que j’y ai pensé un moment… mais, que veux-tu ? J’ai un faible pour toi…

 

– Merci…

 

– Et la sensibilité m’a toujours perdu.

 

– C’est-à-dire, murmura Rocambole, que vous n’avez pas trouvé le moyen de vous passer de moi.

 

– Non, non, dit sir Arthur, je te jure que c’est par pure sensibilité.

 

– Ma foi ! répliqua le faux marquis en riant, je vais vous faire un aveu, moi.

 

– Ah voyons ?

 

– Et vous verrez que je suis plus franc.

 

– J’écoute, dit sir Arthur, se renversant sur sa chaise avec une nonchalance complaisante.

 

– Figurez-vous, mon cher oncle, que j’ai eu la même pensée que vous.

 

– Comment ! tu as voulu me tuer ?

 

– Dame ! vous savez que je tire le pistolet de façon à ne pas manquer un pierrot à cinquante pas… et puis j’avais sur le cœur l’histoire du coup de couteau… Vous comprenez ?

 

– Mais, malheureux, observa sir Arthur sans la moindre irritation, que serais-tu devenu, moi mort ?

 

– C’est ce que je me suis dit, et vous voyez que vous êtes encore de ce monde.

 

– Je le vois, nous sommes dignes l’un de l’autre, mon neveu.

 

– Oui, mon oncle, nous avons du cœur, de la sensibilité.

 

– Et surtout nous raisonnons juste. Vous avez compris que vous aviez encore besoin de moi, et moi j’ai senti que je ne pouvais me passer de vous.

 

Après ce touchant échange de bonnes paroles, ils se serrèrent la main avec effusion, puis le visage souriant de sir Arthur devint sérieux.

 

– À présent, dit-il, laissons ces plaisanteries et ces balivernes. Je viens te faire mes plus tendres adieux.

 

– Vous partez ?

 

– Demain matin.

 

– Où allez-vous ?

 

– En Bretagne, à Kerloven, dans ce vieux château seigneurial que j’ai l’intention de restaurer après mon mariage avec la comtesse Jeanne de Kergaz.

 

Sir Arthur prononça ces mots avec un superbe sang-froid.

 

– Et moi, que dois-je faire ?

 

– Rester à Paris trois jours encore.

 

– Et puis ?

 

– Et puis tu partiras pour Saint-Malo, où tu attendras mes instructions.

 

– C’est très bien ; mais que ferai-je pendant ces trois jours ?

 

– Tu t’exerceras tous les matins, trois heures durant à bien apprendre le coup de mille francs.

 

– Je le sais.

 

– On ne sait jamais trop bien un coup d’épée qui vaut un million.

 

– C’est juste. Et après ?

 

– En même temps, tu t’occuperas de Baccarat.

 

– Hein ? Est-ce que vous avez trouvé une combinaison ?

 

– Une combinaison merveilleuse.

 

– Quelle est-elle ?

 

– D’abord, continua sir Arthur, j’ai des vues sur la petite Sarah.

 

– La juive ?

 

– Oui ; elle me plaît fort, cette enfant ; je lui veux du bien, et lui voudrais faire un sort.

 

– Comment ferez-vous ?

 

– Tu l’enlèveras.

 

– Tiens, tiens…, fit Rocambole, dont l’œil brilla.

 

Ce regard n’échappa point à sir Arthur.

 

– Mon bel ami, dit-il, si tu t’avisais de manquer de convenance à mon égard, tu n’aurais pas le million.

 

– Est-ce tout ?

 

– Non. En outre, je te tuerais…

 

– Je serai sage, dit Rocambole ; mais, la petite enlevée, où la conduirai-je ?

 

– J’ai un petit plan assez sagement conçu, répondit sir Williams, et ce plan, le voici : j’ai renoué au Havre d’assez jolies relations avec un ancien ami de Londres, un pickpocket émérite qui avait jadis servi sous mes ordres. Nous nous sommes rencontrés sur le port ; je l’ai reconnu, alors que lui ne me reconnaissait pas. Mais deux mots ont suffi pour me faire saluer respectueusement, comme un soldat salue son ancien capitaine. Le drôle a fait d’assez bonnes affaires ; il est à la tête d’un navire de commerce qu’il commande lui-même ; il est considéré dans son pays, un petit port d’Écosse, et il a si bien mené sa barque, c’est le cas de le dire, qu’il passe pour le plus honnête homme du monde.

 

– Comme vous, dit Rocambole avec impertinence.

 

– Comme moi, fit sir Williams sans paraître blessé de la comparaison. Or, reprit-il, John Bird est demeuré, au fond du cœur, dévoué à son ancien capitaine, et il fera pour moi tout ce que je voudrai.

 

– Mon oncle, interrompu Rocambole, il me semble que vous me donnez des détails inutiles. Voyons le but ?

 

– J’ai longuement médité sur le sort que je ferai à Baccarat, poursuivit sir Williams, et je me suis arrêté, pour elle, à une assez belle combinaison.

 

– Ah ! ah !

 

– Je veux l’envoyer aux îles Marquises.

 

– Peste !

 

– Et l’exposer à cette jolie alternative de devenir la femme d’un anthropophage ou d’être mangée par lui. C’est une belle fille. Bien certainement, si le chef des sauvages ne lui met point sur la tête la moitié de sa couronne, il se la fera servir toute rôtie, un jour de fête, au renouvellement de la lune, par exemple.

 

– Mais, dit froidement Rocambole, c’est une idée, cela.

 

– Je le crois bien.

 

– Seulement, comment la mettre à exécution ?

 

– À l’aide de mon ami John Bird. Il charge au Havre je ne sais plus quelle marchandise qu’il porte en Australie. Son équipage, recruté en bon lieu, lui est aussi dévoué qu’il me l’est lui-même. Il est à Paris depuis avant-hier matin, et je l’ai vu hier.

 

– Ah ! vous l’avez vu…

 

– Oui. Seulement, comme je sais qu’il ne faut jamais embarrasser la cervelle de trop de choses, je n’ai pas voulu t’en parler plus tôt.

 

– Et John Bird consent à emmener Baccarat ?

 

– Parbleu ! il la déposera sur quelque plage déserte, où les sauvages la trouveront. Je le crois même capable, car il entend merveilleusement le commerce, de la vendre un bon prix à quelque Peau-Rouge.

 

– Tout cela est fort bien, mon oncle ; mais comment confierons-nous Baccarat à John Bird ?

 

– Ceci te regarde. Cependant, je vais te donner la marche à suivre. Tu vas, d’ici à trois jours, enlever la petite juive.

 

– Bien. Après ?

 

– La petite juive en ton pouvoir, tu la confieras à la veuve Fipart.

 

– Tiens, ceci est une idée. Maman, observa Rocambole, est la femme qu’il faut dans ces cas-là.

 

– La veuve Fipart gardera la petite, et une lettre anonyme avertira Baccarat que l’enfant, enlevée par un nègre… ce nègre sera le tien…

 

– Venture ?

 

– Oui. Je reprends : que l’enfant, enlevée par un nègre, est en route pour le Havre. La lettre ajoutera que le nègre a pris passage à bord d’un navire anglais, le Fowler, qui va en Océanie. Tu comprends que, à tout hasard, Baccarat partira pour le Havre. Mais là, elle apprendra que le navire a levé l’ancre.

 

– Et puis ? fit Rocambole qui commençait à ne plus rien comprendre au plan de sir Williams.

 

– Au Havre, encore, elle saura que le Fowler doit toucher à Saint-Malo et s’y arrêter trois ou quatre jours. Alors, elle prendra des chevaux de poste et s’en ira par terre à Saint-Malo. Là, elle retrouvera le Fowler en rade. Elle se fera conduire à bord, et John Bird en fera son affaire.

 

– Tout cela est difficile à exécuter, murmura Rocambole.

 

– Si tu ne t’en tires point avec honneur, répliqua sir Williams avec cet accent calme et impérieux à la fois qui disait si bien qu’il voulait être aveuglément servi, c’est que décidément tu n’es pas digne du million que je te destine.

 

Ces mots furent un coup d’éperon.

 

– C’est bien, dit Rocambole, vous serez content ; partez tranquille, je me charge de tout ; mais une dernière objection, s’il vous plaît ?

 

– Parle.

 

– Pourquoi amener Baccarat jusqu’à Saint-Malo ?

 

– Ah ! ceci est le côté poétique de ma combinaison. Baccarat emmenée en Océanie par un coquin vulgaire, c’est une vengeance comme on en voit tous les jours, et qu’elle n’apprécierait point convenablement, tandis que je veux qu’elle sache qui l’envoie rôtir.

 

– John Bird pourrait le lui dire.

 

– Non, je le lui dirai moi-même.

 

– Où cela ?

 

– À bord du Fowler, où je la conduirai.

 

– Vous ?

 

– Parbleu ! Kerloven est à une lieue de Saint-Malo. Tu sais bien que, désormais, Baccarat a en moi une confiance absolue, sans bornes.

 

– Mais enfin, que ferai-je de la petite juive ?

 

– Tu prieras la veuve Fipart d’en avoir le plus grand soin…

 

– Et elle restera à Paris ?

 

– Oui, jusqu’à mon retour.

 

– Et, dans trois jours, je vous rejoindrai ?

 

– C’est-à-dire que tu t’embarqueras avec John Bird et Venture, et que tu viendras à Saint-Malo. Là, je te ménagerai un nouveau tête-à-tête qui sera interrompu par Armand…

 

– Ah ! je devine…

 

– Tu comprends bien qu’alors ceci ne me regardera plus. Armand se chargera de te châtier, et tu te souviendras qu’un coup d’épée bien appliqué peut rapporter un million en temps et lieu.

 

– Superbe ! mon oncle, superbe ! murmura Rocambole avec admiration.

 

– Demain matin, acheva sir Williams, tu monteras à cheval, tu t’en iras jusqu’à Vincennes, et tu verras, à l’entrée de l’avenue du château, une guinguette qui porte pour enseigne : Au rendez-vous des chasseurs à pied. Tu entreras et trouveras John Bird ; tu le reconnaîtras à sa mine britannique, il est rouge carotte, et a un abdomen respectable ; tu lui demanderas, pour plus de sûreté, s’il connaît le capitaine Williams ; et quand vous serez bien certains l’un et l’autre de votre mutuelle identité, vous vous entendrez sur ce que vous avez à faire. Il a mes instructions détaillées.

 

Sir Arthur Collins se leva à ces mots, boutonna son habit bleu, remit son chapeau sur sa chevelure d’un blond fade, et il allait sortir, après avoir tendu la main à Rocambole, lorsque le prétendu nègre parut, portant un plateau d’argent sur lequel se trouvait une lettre.

 

C’était l’invitation du baron de Manerve au marquis don Inigo.

 

Le marquis rompit le cachet, lut et tendit la missive à son visiteur.

 

– Bah ! dit sir Williams, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu t’amuses. D’ailleurs, il fait toujours bon aller dans le monde, on n’est pas ainsi confondu avec de vils malfaiteurs.

 

Et, sur cette plaisanterie, sir Williams s’en alla.

 

* *

*

 

Or, tandis que l’invitation du baron de Manerve parvenait à don Inigo, la brune madame de Saint-Alphonse retournait à l’hôtel de la rue de la Pépinière.

 

Baccarat et le comte l’attendaient.

 

– Eh bien, demanda la première, le baron donnera-t-il son bal ?

 

– Sans doute.

 

– Quand ?

 

– Demain.

 

– Ce cher baron, murmura Baccarat, tient décidément à m’être agréable.

 

– Et moi, dit madame de Saint-Alphonse, je viens chercher mes instructions.

 

Baccarat tressaillit et parut légèrement embarrassée.

 

– Ceci, dit-elle, est assez difficile à expliquer, ma chère.

 

– Bah ! fit la Saint-Alphonse, je comprends à demi-mot.

 

– Je vais te dire ce que c’est que ce don Inigo.

 

– Très bien.

 

– Ou du moins ce que je le soupçonne d’être. Quand tu sauras cela, tu devineras.

 

– Voyons, j’écoute.

 

– Don Inigo est un marquis pour rire.

 

– Comme il y en a tant, dit la jeune femme en montrant ses dent blanches.

 

– Il est très brun, très noir, et tout en lui annonce l’origine transatlantique.

 

– Je ne l’ai jamais vu.

 

– Mais, poursuivit Baccarat, il pourrait bien se faire qu’au lieu d’être brun, il fût blond. Cela s’est vu. Ensuite, si je ne me trompe, ce marquis don Inigo s’est appelé d’un autre nom.

 

– Ceci est plus difficile à constater.

 

– Je le sais.

 

– Mais cependant… avec du temps…

 

– Si lui et l’homme que je soupçonne ne font qu’un, reprit Baccarat, il doit avoir un signe particulier.

 

– Où cela ?

 

– À la poitrine, au côté droit.

 

– Quel est ce signe ?

 

– La cicatrice d’un coup de poignard.

 

– Oh ! oh !

 

– La blessure doit être à peine fermée.

 

– À quand remonte-t-elle ?

 

– À trois mois.

 

– C’est bien ; je saurai cela.

 

Et madame de Saint-Alphonse regarda Baccarat.

 

– Ah çà… mais, dit-elle, tu as donc un grand intérêt à découvrir l’identité de cet homme ?

 

– Très grand.

 

– L’aimerais-tu ?

 

– Oh ! fit Baccarat avec un geste de dégoût.

 

– Ma chère amie, dit le comte Artoff, pour couper court à cette conversation, car madame de Saint-Alphonse avait parfaitement compris la mission qu’on lui donnait, je vais vous éclairer d’un mot : le marquis don Inigo, s’il est l’homme que nous croyons, est un misérable qui nous a volés et qui cherche à nous assassiner.

 

Madame de Saint-Alphonse frissonna.

 

– Mais, ajouta le comte, n’ayez aucune crainte ; si c’est lui, nous le réduirons promptement à l’impuissance.

 

– Et si ce n’est pas lui ?

 

– Eh bien, personne au monde ne saura que nous avons soupçonné le marquis don Inigo de los Montes.

 

– Mais, dans le premier cas, je l’aurai trahi.

 

– Vous aurez démasqué un misérable.

 

– Et s’il me tue ?

 

– Non, ne craignez rien, nous vous protégerons. Et puis, remarquez, acheva le comte, que vous ne faites, après tout, que commettre une simple indiscrétion, laquelle vous est payée cent mille francs.

 

– C’est juste, murmura madame de Saint-Alphonse, dont ce mot de cent mille francs dissipa les dernières hésitations. Adieu. Après-demain, vous serez fixés, ou j’y perdrais mon nom.

 

Et madame de Saint-Alphonse s’en alla.

 

– Je crois, murmura Baccarat pleine de foi en l’avenir, que nous finirons par tenir sir Williams.

 

CI

Vingt-quatre heures après le bal donné par M. le baron de Manerve, bal dont les épisodes insignifiants, à l’exception d’un seul, que devineront nos lecteurs, n’ont rien à faire dans ce récit, madame Charmet, la dame de Charité de la rue de Buci, reçut la lettre suivante, qui lui avait été adressée chez le comte Artoff et que le jeune Russe lui envoya sur-le-champ.

 

« Ma chère Baccarat,

 

« Ton amie, madame de Saint-Alphonse, s’empresse de prendre la plume et de t’écrire de sa blanche main, relativement à ton protégé, le marquis don Inigo de los Montes.

 

« Malgré ses airs farouches, ce Brésilien est doux comme un mouton.

 

« Or, figure-toi, ma chère, que ce bon Manerve avait si bien abreuvé le marquis de champagne mousseux et de sillery de haut cru, que, devenu sentimental à l’excès, le jeune fils des tropiques s’est laissé tomber à mes pieds au fond d’un salon de jeu désert, très amoureux et gris comme un mousquetaire.

 

« Si bien que, à l’heure qu’il est, il dort encore sur un canapé depuis hier. Si ce garçon-là n’a point de tuteur, il serait urgent de lui en trouver un.

 

« Ton amie,

 

« de Saint-Alphonse. »

 

« P.-S. À propos, j’ai pris, de mes propres yeux, les renseignements que tu désirais. Le marquis porte au côté droit, sur la poitrine, une fort belle cicatrice triangulaire, dont les lèvres encore rouges sont à peine fermées. Ensuite, comme il dort à laisser crouler le monde sans faire un mouvement, j’ai trempé mon mouchoir dans une goutte d’essence et je me suis aperçue que sa noire chevelure était d’un fort joli blond. C’est un marquis mauvais teint.

 

« J’attends de nouvelles instructions. Que dois-je faire ?

 

« À toi toujours ! »

 

Quand cette lettre arriva à madame Charmet, la jeune femme était seule.

 

Elle la lut avec attention, et murmura :

 

– Maintenant, mon dernier doute s’évanouit, le marquis don Inigo de los Montes et le vicomte de Cambolh ne font qu’un.

 

Baccarat sonna. La vieille gouvernante parut.

 

– Marguerite, lui dit-elle, demandez ma voiture. Je sors, et ne rentrerai pas aujourd’hui. Je vous confie la petite, vous en prendrez soin.

 

– Madame peut être tranquille, répondit la servante.

 

Baccarat courut chez le comte Artoff.

 

Le jeune Russe s’attendait à cette visite, depuis qu’il avait reçu la lettre de madame de Saint-Alphonse.

 

– Tenez, mon ami, dit Baccarat en lui tendant cette lettre.

 

Le comte la lut :

 

– Cet homme, dit-il, est bien le vicomte de Cambolh. On n’en peut douter. Maintenant, que faire ?

 

– C’est ce que nous allons décider.

 

Et Baccarat demeura rêveuse un moment.

 

– Mon ami, dit-elle tout à coup, vous savez que M. de Kergaz, sa femme et ce misérable sir Williams sont partis hier matin ?

 

– Vous me l’avez dit.

 

– Pourquoi ce brusque départ ? je l’ignore. Mais, à coup sûr, c’est une machination nouvelle de sir Williams. Je crois donc qu’il faut nous hâter.

 

– Vous avez raison, dit le comte.

 

– Il faut donc que cet homme, ce prétendu marquis, soit en notre pouvoir aujourd’hui même, ce soir… que, sous une menace de mort, il confesse l’infamie de sir Williams, et alors nous lui pardonnerons, à lui, nous lui ferons grâce de la vie.

 

– Ceci est logique, observa le comte, mais difficile à exécuter.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, d’abord, cet homme doit être perpétuellement en défiance.

 

– Ni lui ni sir Williams ne se défient de moi.

 

– Ensuite, parce qu’il est toujours dangereux, en plein Paris, au premier étage d’une maison à locataires, de faire violence à un homme. Le commissaire de police peut trouver cela fort mauvais.

 

– Ceci est juste.

 

– Enfin, acheva le comte, qui vous dit que même sous une menace de mort, cet homme parlera ?

 

– Il le faudra bien, ou nous le tuerons.

 

Baccarat parut réfléchir encore.

 

– Écoutez, dit-elle ; de Saint-Alphonse possède une jolie petite villa à deux lieues de Paris, au bord de la Marne, à Charenton-le-Pont. Elle est isolée de toute habitation, et, à onze heures du soir, on pourrait s’y croire dans un désert. C’est là qu’il faudrait agir.

 

– J’aime mieux cela que la rue Saint-Lazare.

 

Baccarat prit une plume et écrivit à madame de Saint-Alphonse :

 

« Chère amie,

 

« Viens sur-le-champ chez le comte. Tu auras tes instructions détaillées.

 

« Brûle tout de suite, et crois-moi

 

« Ton affectueuse,

 

« Baccarat. »

 

Une heure après, madame de Saint-Alphonse arriva.

 

– Ma chère, lui dit Baccarat, qu’as-tu fait de ton Brésilien faux teint ?

 

– Il est sorti de chez moi après déjeuner.

 

– Dois-tu le revoir aujourd’hui ?

 

– Oui, ce soir.

 

– À quelle heure ?

 

– Entre dix et onze.

 

– Très bien. Tu as toujours ta maison de Saint-Maurice ?

 

– Toujours.

 

– Tu ferais bien d’aller y coucher.

 

– La drôle d’idée !… murmura madame de Saint-Alphonse.

 

– Je te servirai de femme de chambre, poursuivit Baccarat.

 

– Toi ?

 

– Bah ! pour une nuit ; tu verras que je m’en tirerai d’une façon passable.

 

– Mais… le Brésilien ?

 

– Eh bien, tu lui écriras… il viendra t’y rejoindre.

 

– Soit, dit madame de Saint-Alphonse.

 

– Moi, ajouta le comte, muet jusque-là, je vous servirai de cocher.

 

– Comme vous voudrez, répondit la pécheresse. Je vais donc écrire au Brésilien… Mais, que lui écrire ?

 

– Attends, je vais dicter.

 

Madame de Saint-Alphonse se plaça devant la table où, naguère, Baccarat lui avait écrit.

 

Celle-ci dicta :

 

« Cher marquis,

 

« Une pauvre femme comme moi subit souvent plusieurs tyrannies.

 

« La première qui m’afflige se nomme le prince K…

 

« Le prince est jaloux, surtout à distance ; il a jalonné autour de moi une douzaine d’espions qui, déjà, ont trouvé trop longue l’unique visite que vous m’avez faite. Au nombre de ses estimables amis se trouve le comte Artoff, un jeune drôle que je n’avais pas vu depuis trois mois, et qui m’écrit pour me demander ce soir une tasse de thé.

 

« Vous comprenez que je m’empresse de fuir ma maison de ville, et de me retirer incognito dans ma maison des champs.

 

« Je pars ce soir à huit heures avec ma femme de chambre, qui m’apportera à souper du cabaret voisin.

 

« Si une promenade au bord de l’eau vous séduit, venez à Saint-Maurice vers l’heure où vous deviez vous présenter chez moi, rue Saint-Lazare. »

 

– Maintenant, dit Baccarat, signe aveuglément, et laisse cette lettre chez ton concierge. Quand don Inigo viendra, on la lui remettra.

 

– Ma chère, observa le comte qui avait écouté la lecture que madame de Saint-Alphonse fit tout haut de cette lettre après l’avoir écrite, ne craignez-vous point que don Inigo, arrivant chez madame à dix ou onze heures du soir, renonce à aller à Saint-Maurice ?

 

– Non, dit Baccarat.

 

– Cependant, l’heure avancée…

 

– Mon cher, ajouta Baccarat, la lettre est assez froide pour ne point laisser deviner un piège. Don Inigo n’y verra qu’un rendez-vous, et il ira.

 

L’argument paraissait juste ; le comte s’inclina.

 

CII

Rejoignons maintenant le marquis don Inigo de los Montes.

 

Nous avons vu, pour la dernière fois, le complice de sir Williams en tête à tête avec ce dernier, l’avant-veille, à l’hôtel Meurice. Sir Williams, on s’en souvient, faisait ses adieux à Rocambole, lui donnait ses instructions sommaires et lui recommandait de monter à cheval le lendemain matin, et d’aller à Vincennes, où il trouverait John Bird dans un cabinet de l’avenue du château.

 

M. le marquis don Inigo de los Montes fut fidèle aux ordres de son honorable maître : il monta à cheval de bonne heure et se rendit à Vincennes. Il trouva sans peine le cabaret indiqué, jeta la bride à son nègre qui le suivait monté sur un gros courtaud, et entra dans l’unique salle, où trônait majestueusement une ancienne vivandière rendue à la vie civile depuis longtemps, et qu’un goût prononcé pour son ancienne carrière avait portée à s’établir près du fort de Vincennes. Deux soldats buvaient dans un coin ; mais l’œil interrogateur du marquis eut beau chercher… Il ne vit pas l’ombre de l’Anglais signalé.

 

– Oh ! oh ! pensa-t-il, est-ce que le drôle se serait moqué de sir Williams ?

 

Le marquis prétexta la chaleur, la soif, le besoin de repos, s’installa sans façon à une table, et demanda qu’on lui servît de la bière.

 

La cabaretière, peu habituée à d’aussi élégantes pratiques, se confondit en salutations et s’empressa de servir le beau gentleman.

 

Rocambole vida plusieurs chopes de bière, attendit une heure et ne vit venir personne. Cependant il attendit encore…

 

Enfin un homme se montra sur le seuil du cabaret. Cet homme répondait au signalement que sir Williams avait donné du capitaine John Bird. Il était assez gros, petit de taille, les épaules carrées, les pieds et les mains énormes. Il eût assommé un taureau d’un coup de poing, il eût du bout de son pied lancé un navire à la mer. Une vareuse de matelot et un chapeau goudronné annonçaient sa profession. Il jeta un regard oblique sur le nègre qui tenait à la porte les deux chevaux en main, puis sur le marquis, tranquillement occupé à fumer, en vidant son dernier verre de bière.

 

L’Anglais entra ; il demanda avec un accent britannique très prononcé si on pouvait lui servir du gin.

 

– J’ai de la bière excellente, répondit la cabaretière.

 

– Excellente, en effet, dit le marquis en manière de commentaire.

 

Ces mots fixèrent l’irrésolution de l’Anglais.

 

– Peuh ! fit-il, c’est fade, la bière. Mais un bon Anglais comme moi, un homme qui s’appelle John Bird, ne peut pourtant pas mourir de soif.

 

Ce nom de John Bird, adroitement prononcé, acheva de convaincre Rocambole.

 

– Tiens, dit-il en regardant le nouveau venu, ce que vous dites là, je l’ai entendu dire à un de mes bons amis, le capitaine Williams.

 

– Je le connais, dit John Bird.

 

Et il poussa sa chope de bière sur la table du marquis.

 

– Parlez-vous anglais ? demanda-t-il.

 

– Yes ! répondit le marquis.

 

Le cabaret était vide. La cabaretière elle-même était allée s’asseoir sur le pas de la porte, au soleil, et elle était assez loin des deux buveurs pour ne point entendre leur conversation. D’ailleurs, ils s’exprimaient en anglais, langue que, bien certainement, l’ancienne vivandière ne comprenait pas.

 

– Je vous demande pardon, monsieur, dit John Bird, si je vous ai fait attendre.

 

– En effet… dit Rocambole.

 

– Mais j’ai été arrêté à rentrée du bois par un homme que je n’avais pas vu depuis deux ans… Vous m’en voyez encore tout ému.

 

– Quel est-il ?

 

– Un homme à qui je dois plus que la vie.

 

– Ah !

 

– Figurez-vous, poursuivit John Bird, que c’est toute une histoire, cela… Oh ! mais une histoire comme il y en a dans les livres.

 

Rocambole paraissait médiocrement curieux de savoir quel était cet homme ; mais John Bird continua avec ce flegme que les Anglais apportent dans toute chose :

 

– Il y a deux hommes à qui je suis dévoué corps et âme : celui dont je vous parle, et le capitaine Williams.

 

Ces mots frappèrent l’attention de Rocambole.

 

– Oh ! oh ! se dit-il, voici qui commence à m’intéresser. Voyons quel est cet autre qui s’est acquis le dévouement de ce drôle…

 

– Il faut vous dire, mon jeune ami, reprit familièrement John Bird en vidant son verre, que je suis peu sentimental de ma nature, et que je me soucie de la vie humaine comme d’une vieille pipe. J’ai été corsaire, négrier ; j’ai servi sous sir Williams à Londres, et je ne crois pas avoir pleuré trois fois en ma vie…

 

– Eh bien ? fit Rocambole, qui trouvait le préambule un peu long.

 

– Eh bien, foi de John Bird, voyez-vous, je crois que j’ai pleuré de joie en voyant le comte.

 

– Tiens, il est comte ?

 

– Et un vrai comte, allez ! Quand il m’a tendu la main, j’ai cru que j’allais étouffer.

 

– Ah çà ! dit Rocambole, est-ce que vous allez me raconter comment il vous a sauvé la vie, ce comte ?

 

– En deux mots, oui.

 

– Voyons, soupira le marquis. Et il se dit à part lui :

 

– Au fait ! il y a toujours quelque chose de bon à prendre dans le récit le plus oiseux.

 

– Figurez-vous, continua John Bird, que j’étais à Amsterdam l’année dernière, en charge pour les Grandes Indes. Je naviguais de conserve, depuis six mois, avec une jolie Portugaise qui avait les cheveux noirs et les yeux bleus… J’aimais la petite comme la mouette aime la mer. J’aurais étranglé le pâtissier lui-même, eussé-je dû le prendre par ses cornes, s’il s’était permis de la regarder. Eh bien, il faut vous dire que je faillis la perdre, cette petite… elle était flambée, si M. le comte n’était venu à mon secours.

 

– Ah ! que lui arriva-t-il donc ?

 

– Voilà. En débarquant à Amsterdam, je la logeai comme une vraie princesse, je lui avais loué un joli appartement dans la plus belle maison du port. Or, une nuit, comme je dormais à bord du Fowler, qui était à l’ancre, arrimé au quai, mon second me réveille et me dit : « Il y a un bel incendie à terre !… » Je me lève, je monte sur le pont, je regarde… Mille sabords ! c’était la maison de Piguita qui brûlait… Je me jetai dans un canot, je sautai sur le quai, je courus… une ceinture de flammes environnait la maison… Tout en haut, à une fenêtre, il y avait une femme échevelée qui appelait au secours… c’était Piguita. Presque au même instant un beau jeune homme fendit la foule, s’élança, s’aventura sur une échelle que les flammes gagnaient, pénétra dans la maison, parcourut des planchers croulants, brava vingt fois la mort en quelques secondes et sauva Piguita, qu’il emporta évanouie dans ses bras.

 

* *

*

 

– Eh bien, acheva John Bird, cet homme qui m’a rendu la seule femme que j’aie aimée, je lui donnerais mon sang jusqu’à la dernière goutte s’il me le demandait ; et j’ai pleuré de joie comme un enfant quand il m’a donné la main… Tenez, acheva l’Anglais, si le capitaine Williams me demandait mon navire et tout ce que je possède, je serais capable de le lui donner ; mais si M. le comte me demandait de tuer le capitaine Williams, je le ferais.

 

– Oh ! oh ! murmura Rocambole, et comment le nommez-vous, ce comte ?

 

– C’est un Russe.

 

Rocambole tressaillit.

 

– Mais… son nom ? insista-t-il.

 

– Le comte Artoff, répondit John Bird.

 

Rocambole frissonna à ce nom, et il crut un moment que tout l’échafaudage de vengeance de sir Williams allait s’écrouler comme un château de cartes.

 

CIII

John Bird avait mis le nez dans son verre après avoir prononcé le nom du comte Artoff. Il ne remarqua donc pas le trouble de Rocambole, qui pâlit, et il continua avec volubilité :

 

– Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, et je viens vous voir pour un tout autre motif, à ce que m’a dit hier le capitaine Williams.

 

– C’est juste, dit le faux marquis, retrouvant tout son sang-froid.

 

– Je viens donc me mettre à vos ordres.

 

– Très bien.

 

– Il paraît qu’il est question d’enlever une petite fille d’abord ?

 

– Oui.

 

– Farceur de capitaine ! murmura John Bird en clignant de l’œil.

 

« Et puis de conduire une belle dame chez les sauvages ?

 

– Précisément.

 

Tout en répondant à John Bird, Rocambole se faisait le raisonnement suivant :

 

– Il est évident que John Bird tient à passer pour un très honnête homme aux yeux du comte Artoff. Je n’ai donc pas à craindre qu’il évente la mèche ; mais, d’un autre côté, si John Bird voit Baccarat avec le comte, tout est perdu. Décidément mon oncle joue de malheur ; il trouve partout une pierre d’achoppement imperceptible qui fait verser le char de ses combinaisons. Pas de chance !

 

– À quoi songez-vous donc, monsieur ? demanda John Bird, qui s’aperçut que Rocambole était devenu tout rêveur.

 

– Je réfléchis au moyen le plus sûr d’enlever cette petite, répondit-il. Et il continuait à se dire à part lui : – La petite enlevée, il est évident que Baccarat, si elle court après le Fowler, se fera accompagner par le comte et, le comte et John Bird en présence, nous sommes flambés… Il faut aviser sur-le-champ.

 

Puis il reprit tout haut :

 

– Cet enlèvement est fort difficile, mon cher monsieur John Bird.

 

– Bah ! fit l’Anglais, un marin comme moi, doublé de pickpocket, enlèverait le diable lui-même. Fiez-vous-en à moi… Seulement…

 

– Seulement ?… interrogea Rocambole.

 

– Il faut que j’aie une connaissance exacte des lieux et des habitudes de la maison où nous allons opérer.

 

– Eh bien, répondit Rocambole, trouvez-vous ce soir, à huit heures, rue de Seine, à l’angle de la rue Mazarine, nous prendrons nos renseignements et arrêterons un plan.

 

Et Rocambole se leva, jeta cent sous sur la table, et tendit la main à John Bird.

 

– Adieu, lui dit-il, à ce soir !

 

Depuis que l’Anglais avait avoué son dévouement au comte Artoff, Rocambole était sur les épines ; John Bird disait avoir rencontré le comte. C’était sans doute à l’entrée du bois de Vincennes. Or, le hasard, qui a souvent de perfides combinaisons, pouvait, si John Bird et lui sortaient ensemble du cabaret, les mettre face à face avec le comte, et c’était une pareille rencontre que M. le marquis don Inigo de los Montes voulait éviter à tout prix.

 

– À ce soir ! répéta-t-il.

 

Et il sauta lestement en selle et se hâta de sortir du bois au grand trot, laissant maître John Bird s’en aller tranquillement du pas d’un honnête homme à qui tout est riant dans la vie.

 

Pendant vingt minutes, M. le marquis don Inigo de los Montes se prit à creuser sous toutes ses faces cette idée terrible, que si John Bird venait à apprendre que la petite fille qu’il voulait enlever, que la femme qu’il avait mission de livrer aux anthropophages étaient les protégées du comte, non seulement il renoncerait à exécuter les ordres de sir Williams, mais encore il le trahirait peut-être… Seulement, comme on se familiarise très vite avec le danger, les vingt minutes écoulées et son cheval entrant dans la cour de l’hôtel Meurice, le marquis se trouva rassuré à moitié.

 

– Bah ! se dit-il, enlevons toujours l’enfant. Si la reconnaissance doit avoir lieu, ce ne peut être qu’à bord du Fowler, et le plus simple est d’aviser à ce que le comte Artoff ne puisse suivre Baccarat.

 

Cette dernière réflexion en fit surgir tout à coup une autre dans le cerveau de Rocambole.

 

– Parbleu ! se dit-il, à la rigueur, je le tuerai en duel, le comte ! Le coup de mille francs n’a point été inventé pour rien.

 

Rentré chez lui, M. le marquis don Inigo de los Montes s’enferma avec son nègre et lui dit :

 

– Maître Venture, je vous donne congé pour la journée. Vous allez prendre le chemin de la rue de Flandre, à la Villette, et vous irez trouver la veuve Fipart, que vous connaissez, du reste.

 

Venture s’inclina.

 

– Vous lui annoncerez une petite pensionnaire que nous lui confierons au premier jour, et vous l’engagerez à se présenter rue de Buci, chez une dame charitable et pieuse, madame Charmet, pour lui demander des secours. Bien entendu qu’elle ne dira point son vrai nom, et indiquera un autre domicile que le sien.

 

– Parbleu ! murmura Venture.

 

– Par la même occasion, poursuivit le faux marquis, elle prendra quelques renseignements sur la topographie intérieure de la maison, les habitudes de madame Charmet et de ses domestiques, et, enfin, elle tâchera de savoir où couche d’ordinaire une jeune fille juive appelée Sarah, et qui plaît fort au chef.

 

– Très bien, répliqua Venture. Ce soir, à sept heures, monsieur aura tous les renseignements qu’il désire.

 

Et Venture s’en alla.

 

Le soir, à l’heure indiquée, il revint.

 

– Eh bien, demanda Rocambole qui se disposait à sortir, quoi de nouveau ?

 

Venture s’assit avec la familiarité d’un valet complice de son maître.

 

– Madame Fipart, dit-il, s’est présentée aujourd’hui rue de Buci.

 

– Ah !

 

– Madame Charmet était absente.

 

– Par qui a-t-elle été reçue ?

 

– Par une vieille servante appelée Marguerite, et que sa maîtresse charge de distribuer des aumônes en son absence. Maman Fipart a conté une histoire attendrissante, et elle a eu dix francs… et le plan exact de la maison. La maison est précédée par une cour dont les murs sont peu élevés. On entre dans un grand vestibule. À droite sont les cuisines et l’office ; à gauche un salon, et, au fond, une chambre où couche madame Charmet. La petite couche auprès d’elle. Maman Fipart l’a jugé ainsi, du moins, en voyant deux lits dans la même pièce.

 

– Comment a-t-elle pénétré dans la chambre à coucher ?

 

– Tout naturellement, en suivant la vieille servante, qui est allée prendre les dix francs dans la chambre de sa maîtresse.

 

– Est-ce tout ?

 

– Non… Les détails sont complets.

 

– Voyons ?

 

– Madame Charmet est souvent absente le soir. Elle rentre de dix à onze heures, quelquefois même à minuit.

 

– Ceci est parfait.

 

– Elle n’a auprès d’elle que la petite juive, la servante nommée Marguerite et un vieux valet de chambre.

 

– Cependant elle a une voiture ?

 

– Oui, une voiture au mois. Le cocher rentre chez lui chaque soir, le vieux domestique couche dans les combles. Marguerite a sa chambre au rez-de-chaussée, à gauche de la cuisine, et cette chambre est reliée à celle de sa maîtresse par un couloir.

 

– Allons ! murmura Rocambole, maman a toujours bon pied et bon œil, la pauvre vieille ! J’avais peur qu’elle ne baissât…

 

Venture tira de sa poche un petit paquet enveloppé soigneusement dans du papier.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda M. le marquis don Inigo.

 

– Ça, dit le faux nègre, c’est une surprise que vous a ménagée maman Fipart.

 

Et il défit le paquet.

 

– Voilà, lui dit-il, les empreintes des serrures. De cette façon, on ne brisera rien.

 

– Ah ! s’écria Rocambole, ceci est parfait. Maman a toujours une sorbonne d’élite.

 

M. le marquis s’oubliait à parler l’argot, cette langue de voleurs, qui désigne le cerveau, par ce mot pittoresque de « sorbonne ».

 

Puis il dit à Venture :

 

– Tu vas aller au faubourg Saint-Antoine, au coin de la rue de Lappe, tu sais ?

 

– Parbleu ! chez le serrurier…

 

– Précisément.

 

– Du diable s’il me reconnaît dans une peau noire.

 

– Tu lui diras le mot d’ordre et il te fera deux clefs sur ces empreintes.

 

– Ah ! dit Venture, j’oubliais de vous dire que la première est celle de la porte cochère, et la seconde, celle de la maison. C’est tout ce que nous avons… Mais une fois dans le vestibule…

 

– On enfoncera les autres portes, dit froidement Rocambole. Maintenant, ajouta-t-il, tu verras maman Fipart ce soir. Il faut qu’elle aille rôder demain à l’entour de la maison et qu’elle tâche de savoir à quelle heure, dans la soirée, sortira madame Charmet.

 

– C’est bien, répondit Venture en s’en allant.

 

M. le marquis don Inigo de los Montes sortit à pied de l’hôtel Meurice, arrêta le premier coupé de remise qui passait et se fit conduire à la rue de Seine. Là, pour plus de précautions, il paya son cocher et le renvoya.

 

John Bird, cette fois, fut exact au rendez-vous. Il arriva même un peu avant huit heures, et le marquis le trouva se promenant de long en large dans la rue Mazarine. Mais Rocambole, dans le court trajet qu’il venait de faire, s’était adressé un long discours plein de sens, et ce discours avait singulièrement modifié ses plans de conduite.

 

– Il est évident, s’était-il dit, que, lorsque mon honorable patron sir Williams m’a ordonné d’enlever Sarah en compagnie de John Bird, il ignorait l’exquise sensibilité de celui-ci à l’endroit du comte Artoff. Or, si John Bird nous aide à faire le coup, il saura non seulement où le coup aura été fait, mais encore il aura parfaitement vu la petite, si bien qu’il en saura assez long pour nous tordre le cou, si le comte, éclairé sur la vérité, vient à le lui ordonner. Or, continua Rocambole se parlant toujours à lui-même, j’ai une idée, moi… une idée qui me vaudra les éloges de sir Williams, et cependant il ne se montre pas prodigue d’approbation. Je vais enlever la petite avec Venture, sans le secours de John Bird, d’abord. Nous avons l’empreinte des serrures, nous choisirons une heure où Baccarat sera sortie. On tordra, s’il le faut, le cou aux deux vieilles gens. Tout cela est simple comme bonjour, et c’est gâter le métier qu’employer trois hommes pour une pareille misère. Maintenant, se dit encore Rocambole, il est évident que si nous nous passons de John Bird pour enlever la petite fille, nous ne pourrons pas nous passer de lui pour emmener Baccarat chez les sauvages ; et il faut supprimer le comte Artoff à tout prix.

 

Et Rocambole rêva aux moyens de se débarrasser promptement du jeune Russe, ou du moins de le séparer momentanément de Baccarat.

 

C’était moins facile qu’il ne l’avait pensé à première vue, et, en y réfléchissant, le disciple de sir Williams s’aperçut qu’il fallait renoncer au projet qu’il avait d’abord conçu de le tuer en duel. Un duel avec le comte, n’était-ce point attirer sur lui l’attention de tout le Paris élégant, à trois jours de distance de son affaire avec Andréa ? Il renonça sur-le-champ à cette combinaison.

 

– Ah ! pensa-t-il, si cette malheureuse affaire Van-Hop n’eût point avorté, nous aurions sous la main cet excellent major Carden… Bah ! peut-être consentirait-il, en y mettant le prix !…

 

Rocambole s’arrêta à cette idée quelques minutes, et il ne s’était point décidé encore lorsque son coupé s’arrêta à l’entrée de la rue Mazarine.

 

Il se trouva face à face avec John Bird, qui l’avait devancé au rendez-vous.

 

Sans préambule aucun, le jeune homme prit l’Anglais sous le bras et le ramena sur le quai.

 

La nuit était noire, le quai désert. Un regard rapide jeté autour de lui convainquit Rocambole de leur isolement.

 

– Eh bien, demanda John Bird, sommes-nous prêts ?

 

– Pas encore.

 

– Avez-vous des renseignements ?

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que nous ferons peut-être le coup sans esclandre.

 

– Comment cela ?

 

– L’enfant sort souvent seule.

 

– Ah !

 

– Et j’ai aposté mon nègre en bon lieu. S’il ne réussit pas, nous aborderons la maison.

 

– Ça me va ! murmura John Bird, qui ne soupçonna pas un seul moment la pensée défiante de son interlocuteur.

 

– Dans tous les cas, reprit l’ancien président des Valets-de-Cœur, trouvez-vous demain à onze heures du soir sur le boulevard, à l’angle de la rue du Helder. Si mon nègre n’a pas fait le coup tout seul, vous nous aiderez.

 

John Bird serra la main de Rocambole.

 

– À demain, dit-il ; je suis tout content d’avoir à travailler pour le capitaine…

 

Et John Bird s’en alla.

 

M. le marquis don Inigo, demeuré seul, se réfugia un moment sous les arcades du palais Mazarin, car il commençait à pleuvoir un peu, et il attendit patiemment qu’une voiture vide vînt à passer. Tout en attendant, il reprit sa méditation à l’endroit du comte Artoff, dont la suppression lui paraissait désormais nécessaire.

 

– Le major Carden, se dit-il, ne voudra pas tuer le comte à moins d’une vingtaine de mille francs d’avance et de tout autant après. C’est cher. Et puis encore, qui sait s’il accepterait ? Ma foi ! d’ailleurs, le budget dont je dispose est trop mince pour que je prenne sur moi de le grever de quarante mille francs. Sir Williams serait capable de les rogner sur ma part… Tandis que Venture… Bah ! Venture lui plantera un couteau dans la poitrine, au coin d’une rue, et sera content de mille écus. Ceci est le parti le plus sage.

 

Après s’être définitivement arrêté à cette combinaison, le bandit appela un cocher qui passait à vide, monta en voiture, rentra à son hôtel, où il remit un peu d’ordre dans sa toilette, et se fit conduire ensuite chez le baron de Manerve, qui donnait un bal tout exprès pour lui.

 

Nous savons quelles furent les conséquences de ce bal.

 

* *

*

 

Lorsque le lendemain, vers midi, M. le marquis don Inigo de los Montes rentra chez lui, il trouva maître Venture fort inquiet sur son compte.

 

– Rassure-toi, lui dit-il en riant ; en ma qualité de riche étranger, je me suis perdu hier soir rue Saint-Lazare, et une dame charmante, un peu légère, ne m’a point remis dans mon chemin.

 

Le marquis se roula dans sa robe de chambre et regarda Venture d’un air significatif.

 

– Eh bien ? demanda-t-il.

 

– J’ai vu maman Fipart.

 

– A-t-elle du nouveau ?

 

– Elle rôde, depuis ce matin, aux environs de la rue de Buci, n’attendant, pour se présenter, que le départ de madame Charmet. J’irai flâner par-là vers deux heures.

 

– Dis donc, fit tout à coup Rocambole, verrais-tu quelque inconvénient à donner un bon coup de couteau à quelqu’un qui me gêne singulièrement… pour un bon prix ?

 

– Cela dépend.

 

– Si j’étais raisonnable ?

 

– En affaire d’argent, dit froidement Venture, le mot raisonnable n’est pas un chiffre : cela équivaut à récompense honnête offerte à celui qui rapportera un portefeuille gonflé de billets de banque et à qui on donnera cent sous.

 

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, le drôle a des prétentions… il faudra marchander.

 

Et Rocambole s’apprêta à discuter la mise à prix de la vie du comte Artoff qui, à cette heure, songeait fort sérieusement avec Baccarat à rayer du livre des vivants M. le marquis don Inigo de los Montes.

 

CIV

Alors Rocambole regarda froidement son interlocuteur et parut attendre que celui-ci formulât le chiffre de ses prétentions.

 

– Les temps sont durs, murmura maître Venture ; jamais le préfet de police ne fut mieux servi et mieux renseigné.

 

– Très bien, dit Rocambole, je connais cette ficelle-là ; passons à une autre.

 

– Aujourd’hui, poursuivit Venture, pour un oui, pour un non, on vous flanque en prison et on vous envoie au pré pour le restant de vos jours. Décidément, on ne peut pas tenter un coup de ce genre pour moins de mille écus.

 

– C’est ce que je comptais t’offrir.

 

Rocambole se mordit aussitôt les lèvres.

 

– J’ai parlé trop vite ! pensa-t-il.

 

– Mais, se hâta d’ajouter maître Venture, il est bien entendu que ce ne peut être qu’un homme sans situation sociale, un pauvre diable, qu’on se charge de faire disparaître pour ce prix-là.

 

– Eh bien, mettons mille francs de plus pour celui dont on parle.

 

– Comment le nomme-t-on ?

 

– Le comte Artoff.

 

– Ah ! non, par exemple ! s’écria Venture ; je ne gâterai pas ainsi le métier, moi !… Le comte Artoff vaut dix mille francs comme un sou.

 

– Soit, dit Rocambole, on te donnera dix mille francs, cinq mille avant, cinq mille après.

 

Venture tendit la main.

 

– Donnez, dit-il, on fera le coup quand vous voudrez…

 

– Un instant, observa Rocambole, tu as du temps devant toi pour cela. Il faut aller au plus pressé. Enlevons la petite et procédons par ordre.

 

– Tenez, reprit Venture, je connais un peu les habitudes du comte Artoff : il rentre ordinairement vers minuit, et fume deux ou trois cigares dans son jardin. Je fais mon affaire d’y pénétrer ce soir même, si vous voulez… Donnez les cinq mille francs…

 

– Parbleu ! murmura Rocambole, s’il en est ainsi, je vais te donner tes cinq mille francs.

 

– Je connais le cocher du comte, poursuivit Venture. Je me suis lié avec lui quand j’étais au service de madame Malassis. J’irai me décrasser de ce noir de fumée qui me couvre, et j’entrerai chez le comte comme chez moi.

 

Rocambole ouvrit son secrétaire, en retira cinq billets de mille francs et les tendit à son complice.

 

Celui-ci les prit, les mit dans sa poche et soupira :

 

– Ce pauvre comte !… mourir si jeune !

 

Deux heures sonnaient à la pendule du fumoir.

 

– En attendant, dit Venture, qui tressaillit, allons voir où en est madame Fipart.

 

Et il partit.

 

Rocambole attendit patiemment le retour du faux nègre.

 

Une heure après son départ, Venture reparut.

 

– Tout est prêt, dit-il.

 

– Comment ! tout est prêt ?

 

– Madame Charmet vient de sortir de chez elle, laissant la petite juive, et annonçant qu’elle ne rentrerait pas ce soir…

 

– À merveille !

 

– J’ai les deux clefs. La rue de Buci est déserte vers dix heures du soir. Nous pouvons agir en toute sûreté.

 

– Tiens, pensa Rocambole, voilà une heure qui me va, dix heures, j’ai rendez-vous à onze.

 

– Un rendez-vous d’amour, sans doute ? ricana familièrement Venture.

 

– Eh ! eh ! fit Rocambole d’un air fat, il faut bien occuper ses loisirs.

 

– Ce soir, je causerai avec le comte, dit froidement Venture.

 

* *

*

 

Vers neuf heures, un calme profond régnait dans l’austère maison de madame Charmet, rue de Buci.

 

Baccarat, on le sait, était allée chez le comte, annonçant qu’elle ne rentrerait pas, et recommandant à ses vieux serviteurs de veiller sur la petite juive.

 

Sarah, qui commençait à s’instruire dans les principes de la religion catholique, et qui devait être prochainement baptisée, avait fait ses prières et s’était couchée vers huit heures, dans ce petit lit à rideaux de mousseline blanche que Baccarat avait fait placer auprès du sien. L’enfant n’avait pas tardé à s’endormir, et avec elle s’étaient éteints ce bruit charmant, cette vie, ce mouvement que la jeunesse semble répandre autour d’elle dans une maison. Les deux vieux serviteurs n’avaient point tardé à imiter Sarah. Le domestique mâle était monté dans la chambre qu’il occupait en haut de la maison, au second étage, et dont l’unique croisée donnait sur une cour intérieure, et non sur celle qui n’était séparée de la rue que par la porte cochère. Enfin, Marguerite, qui couchait dans une pièce attenante à celle de sa maîtresse, avait imité son vieux compagnon, non sans s’être assurée par elle-même que les deux portes, celle de la rue et celle de la cour, étaient fermées à deux tours.

 

Lorsque Baccarat rentrait avant le coucher de ses domestiques, ceux-ci ne se contentaient point de fermer à clef la porte cochère, ils poussaient encore deux gros verrous fixés à ses extrémités. Mais, Baccarat absente, comme elle avait une double clef et qu’elle rentrait souvent au milieu de la nuit, les verrous n’étaient jamais tirés. D’ailleurs, la rue de Buci était une rue fort tranquille, où de mémoire d’habitant on n’avait commis ni meurtre ni vol. Ensuite, madame Charmet avait rarement des valeurs chez elle, et l’apparence modeste de sa maison était comme une sauvegarde contre les malfaiteurs.

 

Cependant, cette nuit-là, vers dix heures, trois personnes, trois ombres silencieuses et qui semblaient vouloir étouffer jusqu’au bruit de leurs pas, se glissèrent le long du trottoir, à l’angle de la rue de Seine. Ces trois ombres, marchant lentement et avec précaution, s’arrêtèrent à quelques pas de la maison, semblèrent en explorer rapidement la façade pour s’assurer qu’aucune clarté n’y brillait autour d’elles. Comme la veille, le temps était sombre ; il tombait une pluie fine et serrée, et la rue était déserte. Alors les trois ombres marchèrent jusqu’à la porte cochère.

 

– Le serrurier m’a affirmé, dit l’une d’elles, que la clef entrerait comme chez moi.

 

– Voyons s’il a dit vrai, dit la seconde.

 

Et la clef entra effectivement, tourna dans la serrure, et la porte, cédant à une pression légère, s’ouvrit et tourna sans bruit sur ses gonds.

 

Les trois ombres entrèrent dans la cour et refermèrent la porte sur elles.

 

– Tire les verrous, dit la première, qui n’était autre que M. le marquis don Inigo de los Montes.

 

– Tu as raison, mon enfant, murmura en sourdine la voix cassée de la mère Fipart.

 

– Voilà ! ajouta Venture.

 

Et il poussa les deux verrous avec autant de précaution qu’il en avait mis à ouvrir la porte.

 

Les trois personnages hésitèrent un moment dans la cour, avant de se diriger vers la maison.

 

– Maman, dit le faux marquis, s’adressant à la vieille, es-tu bien sûre de tes renseignements ?

 

– Très sûre, mon fils.

 

– Ainsi, elle est sortie ?

 

– Oui, elle ne rentrera pas.

 

– Et tu irais, les yeux fermés, dans la chambre de la petite ?

 

– Les yeux fermés est bien le mot.

 

– En route, alors !

 

Et Rocambole, qui était armé de la seconde clef, se dirigea le premier vers la maison.

 

Le serrurier avait décidément accompli sa besogne en conscience : la seconde clef ne grinça pas plus que la première dans la serrure.

 

– C’est charmant, murmura Rocambole, on entre ici comme chez soi.

 

– Et cette dame, ajouta maman Fipart, faisant allusion à Baccarat, est bien bonne et bien gentille de n’avoir pas le moindre chien de garde. J’ai horreur des roquets…

 

Et elle eut le geste pittoresque de quelqu’un qui aurait été mordu au mollet.

 

Les ravisseurs refermèrent sur eux la porte d’entrée, et se trouvèrent dans l’obscurité la plus complète.

 

– Maman, dit alors Rocambole, puisque tu connais si bien les êtres, je crois qu’il est inutile d’allumer le rat de cave que tu as apporté.

 

– À présent, oui ; mais quand nous serons dans la chambre de la petite… elle doit être couchée… il faudra l’habiller…

 

– C’est juste. Cependant, je serais assez d’avis de tordre d’abord le cou au vieux bonhomme, murmura Venture.

 

– Un meurtre inutile, fi ! répondit M. le marquis don Inigo. Jusqu’à présent il n’a pas bougé, et il y a gros à parier que, si nous ne faisons pas de bruit, il ne s’éveillera pas…

 

– Sa chambre est tout en haut, murmura la vieille, il n’entendra rien…

 

– Mais, la servante ?

 

– Oh ! celle-là, il faut commencer par elle. Venez, je vais vous conduire.

 

Maman Fipart prit Rocambole par la main, et, tout en marchant sur la pointe du pied, elle l’entraîna d’un pas sûr vers cette extrémité du vestibule où commençait le couloir qui conduisait à la chambre de Marguerite d’abord, et à celle de Baccarat ensuite.

 

Marguerite, comme tous les vieillards, avait le sommeil fort dur. Elle dormait depuis une heure et n’entendit point ouvrir sa porte, sur laquelle elle laissait toujours la clef.

 

La veuve Fipart se dirigeait au milieu des ténèbres avec une merveilleuse adresse, et elle touchait déjà le lit de la servante, lorsque le pied de Rocambole heurta une chaise.

 

Ce bruit éveilla Marguerite en sursaut.

 

– Qui est là ? demanda-t-elle, se dressant sur son séant. Est-ce vous, Sarah ?

 

Et Marguerite, en effet, crut que la jeune fille avait besoin de quelque chose et venait la trouver.

 

Soudain les mains nerveuses et sèches de la veuve Fipart s’arrondirent autour du cou de la pauvre femme et l’étreignirent si fortement, qu’il lui fut impossible de jeter un cri. En même temps une voix lui disait à l’oreille :

 

– Silence ! ou tu es morte…

 

Mais la fidèle servante essaya de se débattre et de pousser des gémissements, dans l’espoir qu’elle serait entendue… Heureusement la veuve Fipart avait tout prévu. Elle serra plus fort encore, et Rocambole qui tenait un mouchoir tout prêt, se hâta de bâillonner Marguerite ; tout cela fut l’affaire d’un moment, et dura quelques secondes à peine. En même temps, maître Venture, qui était entré derrière eux, alluma le rat de cave que lui passait la veuve Fipart ; et Marguerite, bâillonnée et maintenue immobile sous le genou de Rocambole, put voir avec effroi le nègre, la vieille et cet homme qui cachait son visage dans les plis d’un vaste manteau.

 

– Ma bonne amie, ricana alors la veuve Fipart d’un ton doucereux, me reconnaissez-vous ?

 

Marguerite la regarda d’un air égaré, et reconnut en effet cette mendiante à qui, deux jours de suite, elle avait donné des secours.

 

– Nous ne sommes pas précisément des voleurs, reprit la veuve Fipart ; du moins, aujourd’hui, nous n’avons pas le temps… Seulement, nous vous engageons à vous tenir tranquille. Il pourrait, si vous aviez mauvaise tête, vous arriver malheur.

 

Et elle prit un des draps du lit, le roula comme une corde, et s’en servit pour garrotter la pauvre vieille femme qui opposait en vain une résistance désespérée. Marguerite bâillonnée et garrottée, les trois quarts de la besogne étaient faits.

 

La veuve Fipart poussa la porte qui mettait en communication la chambre de la servante et celle de la maîtresse, et, armée du rat de cave, elle y pénétra seule.

 

La lumière suffit à réveiller la petite juive. L’enfant ouvrit les yeux, jeta un regard étonné autour d’elle, et ne distingua pas tout d’abord les traits hideux de la veuve Fipart ; accoutumée, du reste, à voir Baccarat entrer souvent chez elle pendant la nuit, elle crut que c’était elle.

 

– Est-ce vous, madame ? demanda-t-elle de sa voix claire et perlée.

 

– Je viens de la part de madame… Chut ! ne faites pas de bruit… répondit la vieille en adoucissant sa voix.

 

Mais, à peine l’enfant eut-elle envisagé l’horrible créature, qu’elle se recula vivement jusque dans la ruelle de son lit, comme si elle eût vu surgir la tête de Méduse.

 

En même temps le faux nègre montrait sa face noire sur le seuil, et cette seconde apparition, plus sinistre encore, acheva de glacer d’effroi la jeune fille ; elle voulut crier ; et sa gorge crispée se refusa à laisser passer aucun son ; elle voulut fuir… et la terreur la cloua immobile dans son lit.

 

– Maman, dit Rocambole, donne-moi ta chandelle et dépêche-toi.

 

Et la veuve du saltimbanque Nicolo profita de ce premier moment de stupeur qui s’était emparé de la jeune fille pour lui faire subir le sort de Marguerite. En deux tours de main, avant qu’elle pût jeter un cri et essayer de se débattre, la frêle créature fut garrottée, bâillonnée, et tout entière à la merci de ses ravisseurs.

 

– Maintenant, murmura Rocambole, la difficulté est d’emmener l’enfant… La mettre en voiture n’est pas commode, un cocher peut nous trahir ; l’emporter, c’est se faire arrêter au bout de dix pas.

 

Mais tous ces obstacles n’arrêtaient point la veuve Fipart ; elle tira un couteau de dessous ses vêtements, en mit la pointe sur la poitrine nue de l’enfant, et lui dit brutalement :

 

– Si tu ne fais pas tout ce que je veux, je vais te tuer.

 

L’œil hagard et suppliant de la pauvre petite sembla demander grâce.

 

Alors, sans lui ôter son bâillon, la veuve la débarrassa de ses liens et ajouta :

 

– Tu vas t’habiller lestement et nous suivre… Si tu fais un pas pour nous échapper, ce monsieur tout noir qui est là te tuera.

 

La veuve, en disant ces mots, passa le couteau à Venture.

 

Les dents de la jeune fille claquaient de terreur, et son œil effaré considérait ce couteau, dont le nègre faisait briller la lame à la lueur de son rat de cave. Elle fit tout ce qu’on voulut ; elle se laissa habiller des pieds à la tête et couvrir d’un châle ; puis la mère Fipart lui prit le bras et le passa sous le sien.

 

– Viens, lui dit-elle en lui ôtant son bâillon, qu’on aurait pu remarquer dans la rue.

 

Et l’enfant, dominée par la terreur, ne jeta pas un cri et suivit sans résistance.

 

Marguerite, cependant, se consumait, sur son lit, en inutiles efforts pour se débarrasser de ses liens et couper son bâillon. Quant au vieux serviteur, il n’avait rien entendu… il n’entendit rien.

 

Les ravisseurs quittèrent la maison avec leur proie, sans faire plus de bruit qu’ils n’en avaient fait pour y pénétrer.

 

Et l’enfant qui entendait marcher derrière elle le terrible nègre, armé de son couteau, se montra docile et ne songea point une minute à appeler au secours.

 

Le groupe marcha ainsi jusqu’au quai.

 

Là, Rocambole s’en sépara, et dit tout bas au prétendu nègre :

 

– Accompagne l’enfant jusqu’à la Villette, et puis…

 

– Oh ! je sais, dit Venture, rue de la Pépinière, l’affaire des dix mille francs…

 

– Tout juste.

 

– Prépare-moi l’argent… tout sera fini demain…

 

– Demain, je pars pour la Bretagne, répondit Rocambole. À huit heures du matin, je serai en route, et j’aime autant quitter Paris promptement. J’ai enlevé la petite pour faire plaisir au chef… mais voici qu’il me vient un pressentiment bizarre.

 

– Bah ! fit Venture.

 

– Je crains que cela ne nous porte malheur… Les affaires de femmes gâtent toujours les affaires sérieuses…

 

Et Rocambole quitta Venture pour se rendre au rendez-vous qu’il avait donné à l’ancien pickpocket John Bird.

 

CV

En quittant la veuve Fipart, et tandis que cette dernière, escortée par Venture, emmenait la petite juive, M. le marquis don Inigo de los Montes descendit à pied vers le boulevard, et trouva John Bird, ainsi que cela avait été convenu la veille, à l’angle du boulevard et de la rue Richelieu.

 

– Mon cher monsieur John Bird, lui dit-il en l’abordant, le coup est fait, mon nègre a enlevé l’enfant.

 

– Oh ! oh ! murmura John Bird, sans moi ?

 

– Sans vous.

 

– La besogne était donc facile ?

 

– Si facile, qu’à cette heure la petite est à l’ombre.

 

– La verrai-je ?

 

– Oui, demain.

 

– Je ne serais pas fâché, continua John Bird, de voir si mon ancien capitaine a toujours bon goût.

 

– Farceur ! fit Rocambole en riant.

 

Il prit familièrement le bras de John Bird :

 

– Écoutez, dit-il, je vais rue Saint-Lazare ; accompagnez-moi jusque-là, nous causerons un peu de la jeune dame que vous devez conduire chez les sauvages.

 

– Soit, répondit John Bird en se laissant entraîner. Ah çà ! reprit-il, tout en se mettant en route, cette dame a donc aimé le capitaine ?

 

– Non.

 

– Alors, c’est lui qui l’a aimée ?

 

– Pas davantage.

 

– Ma parole d’honneur, murmura l’Anglais, je ne comprends pas trop, alors, une vengeance pareille.

 

– C’est un mystère.

 

Et Rocambole prononça ce mot d’un air solennel.

 

– Est-elle jolie ?

 

– Belle à damner un saint homme.

 

– Parbleu ! en ce cas, fit le bandit avec un rire cynique, elle plaira à mon équipage.

 

– Peut-être même à vous.

 

– Oh ! moi, murmura John Bird avec mélancolie, depuis que j’aime Piguita, je n’ai jamais regardé une autre femme entre les deux yeux.

 

Et John Bird soupira.

 

– Ma foi, pensa Rocambole en posant la main sur la sonnette de la porte de madame de Saint-Alphonse, voilà un homme qui nous étranglerait, le capitaine et moi, et porterait Baccarat en triomphe sur un signe du comte Artoff.

 

Rocambole allait congédier John Bird, un pressentiment banal l’en empêcha.

 

– Peut-être, dit-il, mon adorée n’y est-elle pas. Attendez-moi une seconde.

 

La concierge lui remit alors cette lettre dictée par Baccarat, et dans laquelle madame de Saint-Alphonse avertissait le marquis don Inigo de son départ pour Saint-Maurice.

 

– Sur ma parole ! murmura Rocambole après avoir lu la lettre, les femmes ne doutent de rien. Croire qu’un amoureux va faire trois lieues par la pluie et la nuit pour aller à un rendez-vous, c’est bien de la fatuité !

 

Et Rocambole rejoignit John Bird, fort indécis sur ce qu’il ferait.

 

– C’est très loin, Saint-Maurice, pensait-il ; mais, d’un autre côté, je pars demain matin, et il est probable qu’après avoir occis cet excellent comte de Kergaz, je ne reparaîtrai point à Paris de sitôt ; par conséquent, si je ne vais pas à Saint-Maurice ce soir, je ne verrai plus cette délicieuse madame de Saint-Alphonse.

 

– Vous n’avez trouvé personne ? demanda John Bird.

 

– Non, et je suis très embarrassé. Tenez, donnez-moi conseil. J’adore une femme charmante.

 

– Ah ! fit le mélancolique John Bird.

 

– Demain, vous le savez, je quitte Paris pour longtemps.

 

– Et elle est partie avant vous ?

 

– Non, pas précisément. Au lieu de m’attendre rue Saint-Lazare, elle m’attend à trois lieues de Paris, à Saint-Maurice…

 

– Eh bien, allez à Saint-Maurice…

 

– C’est loin… Et puis il pleut…

 

– On ne se mouille point en voiture.

 

– Non, mais je m’ennuie quand il pleut et que je suis seul.

 

– Voulez-vous que j’aille avec vous ?

 

– Tiens ! murmura Rocambole, c’est une idée, cela.

 

– Je n’ai rien à faire, dit John Bird, j’ai laissé Piguita au Havre.

 

– Après tout, pensa Rocambole, si par hasard madame de Saint-Alphonse me tendait un piège… Elle me croit riche… Bah ! il est toujours prudent d’emmener quelqu’un avec soi…

 

Comme il en était à cette réflexion pleine et prudente, une voiture de remise vint à passer, et le cocher, voyant deux hommes à pied et recevant la pluie fine qui s’échappait du brouillard, leur offrit ses services.

 

– Un louis, dit-il au cocher, pour aller en une heure à Saint-Maurice et revenir déposer monsieur à Paris ensuite.

 

– Montez, mon bourgeois, répondit le cocher.

 

Rocambole et John Bird s’installèrent dans le coupé, qui partit avec une rapidité merveilleuse et gagna la barrière en vingt minutes.

 

– Ah ! murmura John Bird, émerveillé de cette vitesse, vos chevaux français vont aussi bien que les nôtres.

 

En effet, Rocambole remarqua que, pour un cheval de remise, celui qui les traînait avait de bien belles allures.

 

Le cocher ne faisait point claquer son fouet, il ne stimulait point sa bête avec sa voix, et cependant elle filait comme un cheval de race… Ceci l’inquiéta un peu… un vague soupçon lui traversa l’esprit.

 

– Ce serait curieux, pensa-t-il, s’il y avait de la Baccarat dans tout cela… Madame de Saint-Alphonse et Baccarat se sont connues…

 

Un moment M. le marquis don Inigo de los Montes eut envie de rebrousser chemin. Mais, en réfléchissant, il se trouva fou. Comment admettre que ce cocher, qui par hasard passait rue Saint-Lazare, pouvait avoir quelque chose de commun avec le seul être que Rocambole redoutât ?…

 

– Décidément, pensa-t-il, je suis un peu toqué ce soir.

 

Et le coupé continua sa route. En traversant Bercy, le cocher se retourna sur son siège et se pencha vers l’intérieur de la voiture.

 

– Pardon, mon bourgeois, dit-il, vous m’avez bien dit de vous conduire à Saint-Maurice, mais vous ne m’avez pas indiqué la rue et le numéro.

 

Ces paroles du cocher achevèrent de démontrer à Rocambole la folie de ses soupçons.

 

– Ma foi, répondit-il, je ne sais pas comment se nomme la rue, encore moins quel numéro porte la maison, je sais que c’est une maison isolée, au bord de l’eau.

 

– À qui appartient-elle ?

 

– À madame de Saint-Alphonse.

 

– N’est-ce pas une dame qui demeure à Paris ?

 

– Oui, l’hiver, rue Saint-Lazare.

 

– Alors, dit le cocher, je crois bien que nous allons trouver, car j’ai déjà conduit bien des messieurs qui m’ont dit ce nom-là.

 

Le cocher traversa le petit village de Saint-Maurice, gagna le bord de l’eau, parut hésiter un peu et finit par s’arrêter net devant la grille d’une jolie habitation dont une des façades donnait sur la rivière. Malgré la pluie, la nuit était assez claire, et le brouillard avait une certaine transparence qui permit à Rocambole d’examiner, en mettant pied à terre, le lieu où il se trouvait. La maison avait l’élégante et mignonne apparence d’un cottage anglais. Elle était blanche, petite, à un seul étage, entourée d’arbres touffus, et n’était séparée de la Marne, au midi, que par une berge de deux mètres de largeur. Un beau jardin la précédait au nord.

 

Rocambole vit briller une lumière discrète derrière les persiennes d’une fenêtre du premier étage. Cette fenêtre était la seule éclairée.

 

La grille du jardin était entrouverte, preuve certaine que quelqu’un était attendu à la villa. Le jardin était désert et toute la maison silencieuse.

 

– Heureux coquin ! murmura John Bird en étendant la main vers la persienne qui laissait filtrer une clarté. Je crois bien qu’on vous attend… et je vais m’en retourner seul.

 

– C’est égal, répondit Rocambole, qu’un certain pressentiment agitait encore, faites-moi un plaisir.

 

– Lequel ?

 

– Attendez ici dix minutes.

 

– Pourquoi ?

 

– Je ne sais, mais il me semble qu’il va m’arriver malheur. Si j’appelais, vous viendriez n’est-ce pas ?

 

– Parbleu !

 

– Êtes-vous armé ?

 

John Bird cligna de l’œil.

 

– J’ai dans ma poche, dit-il, deux amis un peu bavards, mais fidèles. Ils font du bruit, mais, à l’occasion…

 

– Moi, dit Rocambole, j’ai un bout de stylet qui ne me quitte jamais… Si, dans dix minutes je ne ressors pas, continua Rocambole, si je n’appelle pas, vous pourrez vous en aller.

 

– Très bien ! Quand nous reverrons-nous ?

 

– Dans huit jours… en Bretagne, à bord du Fowler.

 

– Bien, adieu ! Bonne chance !

 

Et John Bird serra la main de Rocambole, et demeura en faction à la grille de la villa, à trois pas du coupé de remise, dont le cocher s’était accoudé nonchalamment sur son siège, prêt à s’endormir si on ne lui ordonnait de se remettre en route.

 

Rocambole traversa le jardin, arriva au perron, le gravit et trouva la porte entrebâillée comme la grille.

 

L’escalier était plongé dans l’obscurité. Cependant il allait bravement s’aventurer dans les ténèbres, lorsqu’une main saisit la sienne et l’attira doucement :

 

– Venez, suivez-moi, murmura-t-on à son oreille.

 

Cette voix fit tressaillir Rocambole. Ce n’était point celle de madame de Saint-Alphonse, et pourtant il lui sembla l’avoir déjà entendue quelque part. Cependant, il obéit à la pression de la main et se laissa conduire.

 

On lui fit gravir un escalier, traverser un petit salon plongé dans les mêmes ténèbres, puis une porte s’ouvrit devant lui. Un flot de clarté qui vint l’éblouir lui montra alors madame de Saint-Alphonse étendue nonchalamment sur une causeuse. En même temps, la petite main qui tenait la sienne l’abandonna, et la mystérieuse conductrice disparut et referma prestement la porte sur elle.

 

Rocambole n’avait pas eu la possibilité de voir son visage.

 

– C’est ma femme de chambre, lui dit madame de Saint-Alphonse en souriant.

 

Puis d’un geste, elle lui indiqua une place auprès d’elle.

 

– Que je vous remercie ! dit-elle. C’est chevaleresque, à vous, d’être venu par un temps pareil. Ah ! l’horrible pluie !

 

– Il n’y a jamais rien de chevaleresque à faire ce que le cœur ordonne. Je ne vous ai pas trouvée à Paris et vous m’attendiez ici. Comment ne pas venir ?

 

Don Inigo, qui s’oubliait un peu avec John Bird, avait retrouvé avec madame de Saint-Alphonse ce merveilleux accent moitié espagnol, moitié américain, qui accuse l’origine brésilienne.

 

Sa jolie hôtesse le considérait avec une attention qu’il prit pour de la curiosité d’abord. Mais tout à coup elle lui dit :

 

– Tenez, poursuivit-elle, si vous n’étiez brun, presque olivâtre… Elle s’arrêta et continua à le regarder. Si vous n’aviez la barbe et les cheveux d’un noir de jais…

 

Elle s’arrêta encore, le regardant toujours.

 

– Eh bien ?… fit-il, un peu déconcerté de cet examen.

 

– Je jurerais…

 

– Que jureriez-vous, belle dame ?

 

– Mon Dieu ! tenez, reprit-elle, vous ressemblez, en brun, comme deux gouttes d’eau, à un homme blond que j’ai connu.

 

Rocambole tressaillit.

 

– Et quel est cet homme blond ? demanda-t-il, souriant néanmoins.

 

– Un Suédois, le vicomte de Cambolh.

 

– Je ne le connais pas…

 

Et il prononça si ingénument ces mots, qu’un juge d’instruction s’y fût trouvé pris et n’eût pas douté de sa bonne foi.

 

– Oh ! dit madame de Saint-Alphonse, il a quitté Paris depuis trois mois…

 

– Je n’y suis, moi, que depuis quinze jours.

 

– On ne sait trop ce qu’il est devenu.

 

– Tant pis !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que j’aurais voulu le voir, cet homme qui me ressemble.

 

– Ma foi ! continua madame de Saint-Alphonse, ma femme de chambre connaît cette histoire mieux que moi.

 

– Quelle histoire ?

 

– Celle du vicomte de Cambolh.

 

Le marquis songea à la voix qu’il avait entendue tout à l’heure et qui ne lui était pas inconnue, et il pensa que peut-être madame de Saint-Alphonse avait une femme de chambre qui avait pu servir précédemment chez quelque femme qu’il aurait connue du temps qu’il s’appelait le vicomte de Cambolh.

 

– Ah ! dit-il, il y a donc une histoire sur ce vicomte ?… Comment l’appelez-vous ?

 

– Cambolh.

 

– Et quelle est cette histoire ?

 

– Il paraît, reprit madame de Saint-Alphonse, que ce vicomte de Cambolh était un aventurier, un misérable…

 

Rocambole ne sourcilla point.

 

– Cependant il allait dans le monde, il était reçu dans les meilleures maisons du faubourg Saint-Honoré, notamment chez la marquise Van-Hop.

 

Ce nom, tombé négligemment des lèvres de madame de Saint-Alphonse, jeta le marquis dans une grande perplexité. Pourquoi lui disait-elle tout cela ?

 

– Ah ! fit don Inigo, qui pâlit sous la couche de brun qui bronzait son visage.

 

– Il a reçu un coup de poignard. Tenez, là, fit madame de Saint-Alphonse, indiquant du doigt la place où don Inigo portait la cicatrice du poignard de sir Williams.

 

Rocambole commençait à se trouver mal à l’aise.

 

– Ah çà, ma chère amie, dit-il, pourquoi me parler de ce vicomte de Cambolh.

 

– Parce que vous lui ressemblez.

 

– Il était blond et je suis brun : donc, cette ressemblance n’était pas complète.

 

– Ma femme de chambre prétend le contraire.

 

– Comment ?

 

– Ma foi ! dit madame de Saint-Alphonse, vous allez voir.

 

Et elle sonna.

 

La porte se rouvrit ; une jolie soubrette, grande, svelte, se montra. D’abord le marquis don Inigo jeta sur elle un regard étonné, et il ne la reconnut pas. Mais elle fit un pas vers lui, le regarda fixement et lui dit d’un ton moqueur :

 

– Bonjour, monsieur de Cambolh…

 

Et Rocambole se prit à frissonner jusqu’à la moelle des os… Il avait reconnu Baccarat.

 

– Je suis pris !… pensa-t-il. Elle m’a reconnu.

 

Et comme il avait sur lui un stylet et se trouvait vis-à-vis de deux femmes sans armes, en apparence du moins, M. le marquis don Inigo songea un moment à tuer Baccarat…

 

Mais, derrière elle, et avant que le stylet eût vu la lumière, une autre porte s’ouvrit. Cette porte livra passage à une quatrième personne, dont la vue produisit sur M. le marquis don Inigo de los Montes l’effet de la tête de Méduse.

 

Ce nouveau personnage était le comte Artoff.

 

Le comte avait ses pistolets à la main.

 

Dans un premier accès de terreur, Rocambole voulut crier, appeler John Bird à son aide… Mais il se souvint que John Bird était l’obligé du comte ; que les mettre tous deux en présence, c’était se condamner sans appel, s’ôter non seulement à lui-même sa dernière chance de salut, mais livrer sans profit le dernier secret de sir Williams.

 

– Au moins si je meurs, pensa-t-il, ma mort sera vengée… le comte tombera sous le poignard de Venture, et Baccarat s’en ira chez les sauvages…

 

CVI

Rocambole, il l’avait prouvé maintes fois déjà, était un homme de résolution et d’une rare énergie. On se souvient de la résistance pleine de sang-froid et d’entêtement qu’il avait opposée jadis au comte Armand de Kergaz et à Léon Rolland, à Bougival. Il n’était alors qu’un enfant, et cependant il s’était montré héroïque. Aujourd’hui, le vaurien Rocambole était un homme fait, un roué plein d’expérience, un scélérat qui savait depuis longtemps son métier, et qui considérait froidement, d’un seul coup d’œil, les situations les plus désespérées. En dix secondes, Rocambole eut jugé celle où il se trouvait.

 

– Il est évident, pensa-t-il, que je suis tombé dans un piège ; que la Saint-Alphonse ne m’a honoré de son amitié que pour bien s’assurer que mes cheveux sont teints et que je porte une cicatrice de coup de poignard au côté droit. Ceci posé, il est tout à fait impossible de nier mon identité, et si je puis me sauver, ce n’est peut-être qu’en avouant tout… Ma foi ! tant pis pour sir Williams ! Je dirai tout ce qui le concerne, mais je ne soufflerai pas mot de John Bird et de Venture. Nous aurons peut-être la chance que celui-ci assassinera le comte et que l’autre emmènera Baccarat. Alors… tout est sauvé !

 

Rocambole pensa tout cela en dix secondes, pendant que le comte et Baccarat se plaçaient devant lui.

 

– Monsieur le vicomte de Cambolh, dit Baccarat d’un ton bref, voulez-vous nous faire le plaisir de quitter cet accent méridional qui nuit à la rapidité de votre langage ? Nous n’avons réellement pas de temps à perdre.

 

Rocambole s’inclina.

 

– Puisque vous me connaissez si bien, dit-il dans le français le plus pur, je ne saurais vous refuser.

 

Il s’exprimait avec calme, un demi-sourire glissait sur ses lèvres, et il semblait examiner avec curiosité les pistolets du comte.

 

– Monsieur de Cambolh, reprit Baccarat, la dernière fois que nous avons eu l’honneur de nous rencontrer, c’était, je crois, avenue Lord-Byron, chez miss Daï-Natha Van Hop…

 

– En effet…

 

Et Rocambole ne sourcilla point.

 

– Sans doute vous ne vous souvenez que vaguement des événements qui ont marqué cette rencontre ?…

 

– Je sais, répondit-il avec impudence, que j’étais l’amant de Daï-Natha, que je l’ai trouvée morte et que j’ai reçu un coup de poignard.

 

– Vous mentez ! dit Baccarat d’un ton sec. Vous n’avez jamais été l’amant de Daï-Natha.

 

– Mon Dieu ! qu’en savez-vous ?

 

– Vous n’êtes pas davantage le fils de la vieille femme qui vous a réclamé à l’hospice Beaujon.

 

– Assurément non.

 

– Pas plus que vous n’êtes le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois. Un vrai gentilhomme ne change pas de nom ni de nationalité ; il ne s’associe point à des bandits tels que les Valets-de-Cœur, il ne se fait pas le complice d’un misérable comme sir Williams.

 

– Ma foi ! murmura Rocambole, qui feignit une grande confusion, puisque vous êtes si bien informée, je vous demanderai humblement ce que vous attendez de moi.

 

– Je vais vous le dire, répliqua Baccarat.

 

La jeune femme était calme, froide, solennelle comme un juge qui prononce une sentence.

 

– Vous êtes ici, reprit-elle, tout entier à notre discrétion. Cette maison est isolée, il est minuit, l’heure où les champs sont déserts, et personne ne viendra à votre secours.

 

– Vous voulez donc me tuer ?

 

– Peut-être… si vous parlez…

 

– Que dois-je dire ?

 

– La vérité sur sir Williams. Si vous me livrez sir Williams, peut-être vous ferons-nous grâce de la vie.

 

– Peut-être, seulement ?

 

Et Rocambole eut un rire moqueur plein d’assurance.

 

– Tout dépendra de vos aveux.

 

– Que voulez-vous que je vous dise, si ce n’est que sir Williams, comme vous l’appelez, c’est-à-dire M. le vicomte Andréa, m’a frappé d’un coup de poignard ? Ceci est une preuve qu’il n’existait entre nous aucune complicité.

 

Baccarat se tourna vers le comte Artoff.

 

– Monsieur le comte, lui dit-elle, cet homme ne dira rien, je le vois. Le plus simple est de nous en débarrasser sur-le-champ.

 

– Comme vous voudrez, fit froidement le comte, qui arma un de ses pistolets et ajusta Rocambole.

 

Celui-ci comprit qu’il pourrait bien n’avoir plus deux minutes à vivre.

 

– Un instant ! dit-il, je parlerai.

 

Le comte baissa son pistolet.

 

– Voyons ! dit Baccarat, hâtons-nous.

 

– Je suis prêt à vous répondre si vous m’interrogez.

 

– Sir Williams était-il votre complice ?

 

– Oui, dit brièvement Rocambole.

 

– N’était-il point le chef des Valets-de-Cœur ?

 

– Il l’était.

 

– Répéteriez-vous ces paroles au comte de Kergaz ?

 

– Oui, mais le comte est absent de Paris. Il est parti avec sir Williams pour la Bretagne.

 

– Vous allez prendre une plume, ordonna Baccarat, et écrire sous ma dictée.

 

Rocambole n’était pas le plus fort ; il se résigna à obéir et se plaça docilement devant une table.

 

« Aujourd’hui, dicta Baccarat, dernier jour de ma vie… »

 

– Hein ? fit Rocambole qui sauta sur son siège.

 

– Écrivez toujours.

 

« Au moment de mettre volontairement fin à mes jours, – continua à dicter la jeune femme, tandis que le comte Artoff élevait son pistolet à la hauteur du front de Rocambole, – accablé de remords, désireux d’atténuer l’énormité de mes crimes par des aveux complets, je veux dénoncer l’homme qui m’a contraint pendant si longtemps de marcher avec lui dans la voie du crime. »

 

– Tiens ! pensa Rocambole, qui avait retrouvé sa présence d’esprit, cette femme a décidément du style.

 

Baccarat continua.

 

« Je déclare qu’il est un misérable, abrité derrière un voile d’hypocrisie, qui a été mon conseiller, mon chef, mon guide, la tête qui a pensé tous les crimes exécutés par mon bras. C’est lui qui a voulu faire assassiner Fernand Rocher par Léon Rolland à l’aide de Turquoise, et la marquise Van-Hop par son mari, à la suite d’une abominable intrigue lentement ourdie. »

 

Et Baccarat contraignit Rocambole à transcrire l’histoire de Fernand et celle de madame Van-Hop dans leurs plus minutieux détails.

 

– Maintenant, acheva-t-elle, signez.

 

Rocambole signa.

 

Alors Baccarat se tourna vers le comte :

 

– Peut-être que, dit-elle, lorsque M. de Kergaz aura pris connaissance de ce mémoire, il ouvrira enfin les yeux…

 

– C’est probable, dit effrontément Rocambole. Du reste, je le lui confirmerai de vive voix.

 

– Vous êtes dans l’erreur, répondit Baccarat d’un ton solennel et froid.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il.

 

– Parce que vous allez mourir.

 

Rocambole jeta un cri, pâlit et voulut ressaisir les pages qu’il venait d’écrire ; mais déjà Baccarat s’en était emparée et les avait transmises au comte, qui, le pistolet au poing, était inabordable.

 

Rocambole comprit qu’il était perdu, et qu’en signant ses aveux il avait signé son arrêt de mort.

 

– Vous avez été imprudent, murmura Baccarat froidement. Si vous n’aviez pas écrit, vous nous eussiez été indispensable pour démasquer sir Williams. Maintenant votre déclaration nous suffit. Vous allez mourir…

 

– Oh ! oh ! dit Rocambole qui tâchait de gagner du temps et regardait furtivement autour de lui, cherchant un moyen de salut, vous vous êtes un peu pressée, chère madame Baccarat, de m’annoncer le sort qui m’attend.

 

Et il eut un sourire effronté.

 

– Auriez-vous encore quelque chose à nous apprendre ?

 

– Un secret assez important pour racheter ma vie.

 

– C’est à considérer. Voyons.

 

– Oh ! un instant, dit Rocambole qui ne perdait rien de sa présence d’esprit, un instant.

 

– Monsieur, lui dit brusquement le comte, il est une heure du matin, nous n’avons pas de temps à perdre. Si vous avez réellement quelque chose d’important à nous dire, si vous croyez que votre secret soit de nature à nous faire épargner votre vie, hâtez-vous.

 

– Monsieur le comte, répondit Rocambole avec le plus grand calme, j’estime mon secret si cher que je vais vous le vendre.

 

– Au prix de votre vie ?

 

– Oh ! non, dit Rocambole, ce n’est pas assez. Vous pouvez me tuer, vous ne pouvez pas me forcer à parler.

 

– C’est juste, nous vous tuerons.

 

– Cependant, continua le bandit, je suis convaincu qu’après ma mort, quand l’orage qui gronde sur la tête d’un homme que vous protégez aura éclaté, vous vous repentirez d’avoir refusé ma proposition.

 

Ces mots firent tressaillir Baccarat. Elle crut qu’un nouvel abîme avait été creusé sous les pas de Fernand Rocher et qu’il y tomberait facilement.

 

– Un instant, dit-elle à son tour, quel prix pouvez-vous mettre à votre secret, puisque vous allez mourir ?

 

– Bah ! répliqua Rocambole, vous êtes trop honnêtes gens pour me tuer quand je vous aurai tout dit. Mon secret vaut cent mille francs.

 

Cet homme, qui stipulait des intérêts d’argent au moment où d’autres auraient demandé grâce à genoux, était réellement d’une audace sans égale. Mais, avec sa merveilleuse lucidité d’esprit, le bandit avait déjà fait ce raisonnement, qui ne manquait pas de justesse !

 

– Ce n’est pas à moi qu’ils en veulent, mais bien à sir Williams. Quand ils auront mon dernier mot sur celui-ci, ils ne me tueront pas. Mais, ce dernier mot prononcé, l’affaire des quarante mille francs de rente à prendre sur la succession du comte de Kergaz est une affaire perdue. Il est donc prudent de se réserver une poire pour la soif. Cent mille francs sont bons à prendre, et me permettront d’aller vivre convenablement en Amérique pendant quelques mois.

 

C’était, on le voit, assez bien pensé.

 

Or, tandis que le comte et Baccarat se regardaient et semblaient réfléchir, Rocambole se dit encore :

 

– Évidemment, je cours deux risques agréables : le premier, de me tirer de ce mauvais pas avec cent mille francs ; le second, de voir le comte assassiné à son retour chez lui, et Baccarat supprimée par John Bird, à qui j’ai donné de minutieuses instructions. Dans ce cas-ci, rien n’est perdu, et, le comte mort, je vais tranquillement en Bretagne administrer à ce pauvre M. de Kergaz le coup des mille francs.

 

– Eh bien, demanda le comte, est-ce là votre dernier mot ?

 

– Ma foi ! oui…

 

– Vous voulez donc mourir ?

 

– Je préfère mourir que livrer mon secret pour rien.

 

– Et vous voulez cent mille francs ?

 

– Je veux cent mille francs, répéta Rocambole, de plus en plus convaincu que le comte ne le tuerait pas.

 

– Et si votre secret n’a pas l’importance que vous lui donnez ?

 

– Eh bien, mais, dit tranquillement Rocambole, puisque vous devez me tuer, vous reprendrez votre bon sur mon cadavre.

 

– Soit, dit le comte.

 

Et il s’approcha de la table et souscrivit le bon de cent mille francs, payable chez M. de Rothschild, à Paris ou à Londres, et le tendit à Rocambole.

 

Celui-ci le prit et le mit dans sa poche.

 

Puis il alla s’asseoir avec le plus grand calme auprès de madame de Saint-Alphonse, qui assistait, muette, et frappée de terreur, à cette étrange scène.

 

– Permettez-moi de m’asseoir avant de parler, dit-il, je suis un peu las.

 

– Faites, et hâtez-vous, dit Baccarat, que cet imperturbable aplomb commençait à exaspérer.

 

– Je vous dirai donc, reprit Rocambole, que mon secret concerne M. de Kergaz.

 

– Ah ! fit le comte.

 

– Vous vous intéressez à lui, n’est-ce pas ?

 

– Beaucoup.

 

– Le comte n’a pas de longs jours à vivre.

 

Baccarat tressaillit.

 

– Son excellent frère, continua Rocambole, a une assez belle idée, celle de le tuer, d’épouser sa femme après, et d’hériter ainsi de sa fortune.

 

Baccarat et le jeune Russe se regardèrent.

 

– Vous voyez, dit la jeune femme, j’avais deviné.

 

– Aviez-vous deviné les moyens d’exécution ? interrogea Rocambole avec insolence.

 

– Non.

 

– Le comte serait tué en duel… dans son château de Kerloven… par un garçon qui, depuis trois mois, répète une assez jolie botte secrète.

 

Baccarat frissonna.

 

– Sir Williams est à Kerloven, attendant le meurtrier, et il lui ménage un rendez-vous avec sa victime dans la chambre de madame de Kergaz. Le meurtrier passera pour un adorateur audacieux… Vous comprenez ?

 

– Oh ! s’écria Baccarat, peut-être n’y aurait-il pas une minute à perdre… Le nom du meurtrier ?

 

– Comment ! fit Rocambole, en riant, vous ne l’avez pas deviné ?… C’est moi.

 

– Vous ! exclama Baccarat.

 

Et l’angoisse disparut de son visage, et ses lèvres s’arquèrent en un éclat de rire.

 

– Mais alors, dit-elle, M. de Kergaz n’a rien à craindre ?

 

– Non, sans doute, puisque pour cent mille francs…

 

– Pardon, monsieur, interrompit le comte Artoff d’un ton glacé, votre secret, j’en conviens, valait cent mille francs.

 

– N’est-ce pas ? fit Rocambole triomphant.

 

– Je suis homme d’honneur, monsieur, et vous n’avez qu’à me désigner…

 

– Désigner qui ?

 

– La personne à qui vous voulez laisser cette somme. Elle sera payée.

 

– Mais je la toucherai fort bien moi-même, monsieur le comte.

 

– C’est impossible.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais, dit Baccarat qui devinait la pensée du comte, parce que les morts n’ont besoin de rien.

 

– Les… morts… balbutia Rocambole pâlissant.

 

– Monsieur, continua le jeune Russe, vous vous trompiez tout à l’heure en pensant que votre secret livré, vous auriez votre grâce. Nous n’avons plus besoin de vous, maintenant, et le plus sûr moyen de préserver M. de Kergaz de tout péril est, à coup sûr, celui de se débarrasser du spadassin qui le devait tuer.

 

Rocambole se prit à frissonner.

 

– Avez-vous des héritiers ? demanda le comte.

 

– Mais, s’écria Rocambole, chez lequel le sentiment de la conservation s’éveilla énergique et puissant, je ne veux pas mourir… je ne veux pas…

 

Le comte l’ajusta.

 

– Ne bougez pas, dit-il, vous avez deux minutes encore… Nommez-moi la personne à qui vous voulez léguer les cent mille francs.

 

En même temps, le comte frappa le parquet du pied, et Rocambole, que la terreur de la mort avait fini par gagner, vit sortir d’un cabinet de toilette deux hommes qui tenaient des cordes et un objet dont il ne put d’abord définir la forme. C’étaient, sans doute, les instruments de son supplice, dont l’heure venait de sonner.

 

CVII

Les deux hommes que Rocambole vit apparaître avaient une physionomie assez originale pour qu’elle mérite quelques lignes de silhouette. Ils étaient de haute stature, et leur visage aux traits aplatis accusait le type des races asiatiques.

 

Ces deux hommes, à la taille et aux proportions herculéennes, le comte Artoff les avait choisis parmi les nombreux paysans de ses vastes domaines et les avait amenés à Paris. Ils ne savaient d’autre langue que leur langue maternelle, et n’avaient, à l’hôtel de la rue de la Pépinière, d’autres fonctions que celle de panser de magnifiques chevaux nés dans les pâturages des bords du Don, qui faisaient aux Champs-Élysées et au bois l’admiration du sport parisien. Ces hommes n’obéissaient, ne parlaient qu’à leur maître et n’écoutaient que lui. Habitués à une soumission passive, dévoués jusqu’au fanatisme, un signe de leur jeune maître leur suffisait ; pour eux, le comte était la loi suprême, le seul souverain qu’ils reconnussent.

 

Rocambole, en les voyant, comprit qu’il était perdu. Il devint horriblement pâle, et un frisson parcourut tout son corps, lorsqu’il les vit développer cet objet mystérieux que l’un d’eux tenait à la main.

 

Cet objet était un grand sac de toile à voile. Évidemment le comte allait lui infliger ce supplice oriental qui consiste à jeter le patient à l’eau, après l’avoir cousu dans un sac.

 

Le comte le regarda.

 

– Monsieur, lui dit-il avec ce calme glacé qu’il avait conservé depuis le commencement de cette scène, je vous le répète, vos minutes sont comptées, et je vous engage à ne point les perdre en paroles inutiles.

 

– Monsieur… balbutia Rocambole, que la terreur de la mort envahissait par degrés.

 

– Vous allez mourir, dit le comte. Vous êtes condamné par vos propres aveux ; mais j’ai payé ces aveux cent mille francs, et je vous supplie de m’indiquer la personne que vous instituez votre légataire. La somme lui sera fidèlement remise.

 

Rocambole gardait un silence farouche.

 

En ce moment Baccarat se leva, entraîna le comte dans un coin de la pièce, et lui dit :

 

– Ne poussez pas jusqu’au bout de cette tragédie terrible, ne le tuez pas. Peut-être que la peur lui arrachera un dernier aveu.

 

– Madame, répondit le comte gravement, vous m’aviez donné ce matin de pleins pouvoirs, et je vais en user.

 

– Que dites-vous ?

 

– Tenez, continua-t-il, sortez, emmenez cette femme à moitié évanouie, et laissez-moi faire.

 

– Ne le tuez pas, répéta Baccarat d’une voix pleine d’angoisse, je ne le veux pas.

 

– Partez… il vous regarde, dit le comte.

 

Baccarat crut à la clémence du jeune Russe envers Rocambole. Jusque-là elle ne s’était montrée si déterminée de voir mourir ce dernier que parce qu’elle espérait obtenir de lui une confession pleine et entière, et elle devinait instinctivement qu’il n’avait pas tout dit ; mais, au dernier moment, le cœur lui manquait ; elle était chrétienne et ne pouvait tremper ses mains dans le sang, elle ne pouvait autoriser un meurtre.

 

– Sortez, madame ! fit le comte d’un ton d’autorité.

 

Baccarat crut que cet ordre avait surtout pour but d’augmenter l’effroi du condamné ; elle prit madame de Saint-Alphonse par la main et l’entraîna hors du boudoir, dont le comte referma la porte sur-le-champ à double tour, afin que ni l’une ni l’autre ne pût entrer.

 

Puis il revint vers les Cosaques et fit un signe.

 

À ce signe, l’un des hommes délia les cordons qui fermaient le sac. Le second mit une main sur l’épaule du condamné, et le saisit rudement de l’autre.

 

– Monsieur, répéta le comte, si vous voulez disposer de vos cent mille francs, désignez-moi votre héritier.

 

Cette fois, Rocambole releva la tête. Le marquis don Inigo de los Montes, au dernier moment, à la dernière minute de son existence, venait d’avoir une de ces inspirations rapides, sublimes, comme en avait son digne maître sir Williams. Au seuil de la mort, qui paraissait inévitable pour lui, il avait retrouvé l’espoir de vivre.

 

– Monsieur le comte, dit-il, je commence à comprendre le genre de supplice que vous me destinez. Je vais périr par immersion ?

 

– La Marne est profonde, répondit le comte ; et, bien certainement, vous devez avoir noyé ou assassiné quelqu’un en votre vie…

 

Rocambole tressaillit et se souvint de l’infortuné Guignon, qu’il avait, cinq années auparavant, jeté dans la Seine. Cependant il répliqua :

 

– Je ne m’abaisserai point à vous demander grâce, mais vous trouverez bon que je n’aie d’autre héritier que le hasard.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Vous me jetez à l’eau, n’est-ce pas ?

 

– Vivant et enfermé dans ce sac.

 

– C’est oriental, ricana Rocambole. Mais la Marne n’a point la profondeur du Bosphore, et il est probable que mon corps sera repêché un jour ou l’autre.

 

Le comte parut réfléchir.

 

– C’est probable, en effet, dit-il.

 

– Donc, celui qui le repêchera trouvera dans ma poche le bon de cent mille francs. Eh bien, monsieur le comte, si vous êtes réellement gentilhomme, vous ne ferez aucune opposition chez votre banquier, et le bon sera payé.

 

– Très bien, dit le comte.

 

– En outre, acheva Rocambole, j’ai la chance que, mon corps retrouvé, et dans ma poche ce bon de cent mille francs signé de vous, on vous accuse de ma mort.

 

– Vous vous trompez, répondit le comte, on ne donne point d’ordinaire cent mille francs aux gens qu’on assassine, et, le cas échéant, on reprend au cadavre le bon donné au vivant.

 

Rocambole se mordit les lèvres et ne répondit pas. Il ne songeait déjà plus, du reste, aux cent mille francs. Sa pensée était concentrée tout entière sur le plan hardi d’évasion qui venait de germer dans sa tête.

 

Une seule crainte, un seul frisson de terreur l’agitait. Il redoutait qu’on ne le garrottât avant de l’enfermer dans le sac. Le comte parut aller au-devant de cette secrète épouvante.

 

– Monsieur, lui dit-il, le sang-froid que vous manifestez au seuil de l’éternité me prouve que vous êtes un brave. Si criminel qu’il soit, un homme brave a droit à quelques égards.

 

Rocambole sourit.

 

– Vous êtes trop bon, fit-il d’un ton moqueur.

 

– Vous êtes condamné, reprit le comte, à périr par immersion, enfermé dans un sac, et nous ne reviendrons pas là-dessus. Mais vous pouvez mourir librement.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Il est des condamnés qu’on traîne au supplice garrottés ; il en est d’autres qui s’y laissent conduire librement.

 

– Je suis de ceux-là, monsieur.

 

– Voulez-vous entrer dans le sac sans résistance, et ces hommes, dont le contact semble vous répugner, ne vous toucheront qu’au dernier moment ?

 

– Certainement…

 

Et Rocambole eut peine à réprimer sa joie en prononçant ce dernier mot.

 

Le comte fit un signe à ses Cosaques, puis il leur dit quelques mots en langue russe. Alors celui qui tenait Rocambole le lâcha. L’autre laissa retomber à terre le sac arrondi et béant.

 

Rocambole assista à tous ces préparatifs d’un air indifférent et ne sourcilla point.

 

– Monsieur, lui dit le comte d’une voix émue, ne croyez-vous point en Dieu ? Au moment où vous allez paraître devant lui, une prière ne jaillira-t-elle point de vos lèvres ?

 

– Vous avez raison, répondit-il.

 

Et il se mit à genoux, et parut prier. Puis il se releva, salua à la façon des gladiateurs antiques, et se plaça à pieds joints au milieu du sac.

 

Le comte laissa échapper un dernier geste ; les Cosaques prirent les bords du sac, les relevèrent et les lièrent solidement par-dessus la tête de Rocambole. Puis l’un d’eux ouvrit la fenêtre à deux battants. Cette fenêtre donnait sur la rivière. En bas, à dix pieds au-dessous, la Marne roulait son flot lent et profond.

 

L’un des Cosaques prit le sac à bras le corps, l’éleva au-dessus de sa tête dans ses robustes bras. Puis on entendit un bruit sourd, puis un clapotement dans l’eau, puis plus rien…

 

– C’est fini… murmura le comte Artoff, qui ouvrit la porte du boudoir.

 

Baccarat accourut, jeta un regard autour d’elle, vit la fenêtre ouverte, comprit tout et jeta un cri de douleur et d’effroi.

 

– Ah ! dit-elle avec un accent de reproche, vous m’avez désobéi.

 

– Madame, répondit le comte d’une voix lente et grave, si je n’avais pas retranché cet homme du nombre des vivants, qui sait combien de nobles vies nous aurions eu à pleurer bientôt. Pardonnez-moi… il le fallait.

 

* *

*

 

Une heure après, Baccarat, épouvantée du meurtre qu’elle n’avait pas eu l’énergie d’empêcher, arrivait rue de Buci, tandis que le comte Artoff et madame de Saint-Alphonse continuaient leur chemin et se rendaient rue de la Pépinière.

 

Obéissant à l’habitude, au lieu de sonner, elle se servit de son passe-partout pour entrer dans la cour, et elle se dirigea vers la porte d’entrée de la maison. À son grand étonnement, Baccarat trouva cette porte entrouverte. Rocambole, Venture et la veuve Fipart avaient oublié de la fermer en emmenant la petite juive. Un sinistre pressentiment assaillit la jeune femme.

 

Elle entra dans le vestibule à tâtons, se dirigea vers le couloir, et appela Marguerite.

 

Marguerite ne répondit pas. Cependant la vieille servante avait le sommeil si léger d’ordinaire, qu’elle entendait sa maîtresse au moment où celle-ci entrait dans la cour.

 

– Marguerite ! répéta la jeune femme avec anxiété.

 

Elle prêta l’oreille, et il lui sembla entendre des gémissements étouffés, des plaintes inarticulées. Une sueur glacée perla alors aux tempes de Baccarat.

 

– Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ? se demanda-t-elle.

 

Et elle s’engagea dans le couloir avec cette hardiesse qui révélait l’énergie de son caractère. Elle marcha jusqu’à la chambre de Marguerite. À la porte, que les malfaiteurs avaient mal fermée, elle entendit plus distinctement les gémissements.

 

– Ouvre ! cria-t-elle à Marguerite.

 

Mais Marguerite n’ouvrit pas, et continua à gémir sans articuler un mot.

 

Alors elle chercha de la main la clef ordinairement sur la serrure et la chercha vainement. La veuve Fipart avait trouvé spirituel de l’emporter. Baccarat appuya alors son épaule gauche contre la porte, et, avec sa vigueur peu commune, elle l’enfonça et pénétra dans la chambre. La chambre était, comme le corridor, plongée dans l’obscurité.

 

Baccarat alla droit au lit, appela de nouveau Marguerite, qui continuait à gémir, la palpa des deux mains, et finit par se convaincre que la vieille servante était attachée et bâillonnée.

 

Elle lui arracha le bâillon et s’écria :

 

– Qu’est-il arrivé, dis ? Qui donc est venu ici ?

 

– On a pris l’enfant, répondit Marguerite avec des sanglots dans la voix. Ils m’ont garrottée, étranglée, étouffée sous mes couvertures ; ils se sont emparés de Sarah, l’ont menacée de la tuer si elle criait et ne les suivait, et ils l’ont emmenée.

 

– Mais qui ? quels sont-ils ? demanda Baccarat, à demi folle de désespoir.

 

– Une vieille femme… un jeune homme… et puis un nègre…

 

Ce dernier mot fut un trait de lumière pour Baccarat.

 

– Ah ! murmura-t-elle, le nègre de don Inigo… Le misérable est mort sans avoir tout dit…

 

* *

*

 

Baccarat se trompait.

 

M. le marquis don Inigo de los Montes, plus communément appelé Rocambole, n’était point mort, et nous allons voir comment s’était réalisé ce mystérieux espoir de salut qu’il avait eu en entrant sans résistance dans le sac qui devait lui servir de linceul.

 

Voici le raisonnement que Rocambole s’était fait, tandis que le comte le pressait de lui indiquer son héritier.

 

– J’ai sur moi un poignard à lame effilée et pointue. Le sac est large et me permettra l’usage de mes mouvements, à moins qu’on ne me lie les bras… On va me jeter à l’eau ; mais, en cet endroit, la Marne est profonde, et j’arriverai au fond vivant. Je nage et plonge comme un poisson, et je puis rester jusqu’à deux minutes sous l’eau… Si, une fois dans le sac, je puis saisir mon poignard, et, arrivé sous l’eau, fendre le sac et en sortir, je suis sauvé…

 

Ce raisonnement était peut-être bien téméraire, cette espérance, bien hardie et bien folle… Mais Rocambole allait mourir, et aux yeux d’un homme condamné, si légère que soit l’espérance de vivre, elle prend des proportions grandioses.

 

Rocambole se laissa donc mettre dans le sac ; mais tandis qu’on en nouait l’orifice au-dessus de sa tête, il ramena lentement, doucement, par un imperceptible mouvement, une de ses mains qui pendait le long de son corps jusqu’à sa poitrine, la glissa sous son gilet, y saisit le manche du stylet, et l’y étreignit fortement tout en demeurant immobile.

 

Dix secondes après, il tombait à l’eau ; trois secondes plus tard, il touchait le fond de la rivière et tombait sur un lit de vase qui achevait d’amoindrir sa chute. La fraîcheur glaciale de l’eau eût fait perdre connaissance à tout autre. Mais Rocambole était une de ces natures énergiques chez lesquelles l’instinct de la vie domine tout.

 

Il avait le bras libre, il enfonça son poignard dans le sac, et la toile, dont il trouva heureusement le biais, se fendit d’un bout à l’autre, et lui permit d’étendre d’abord les bras, puis de dégager ses jambes.

 

Tout cela fut l’affaire d’une minute à peine. D’un coup de pied, il s’élança hors de l’eau, montra sa tête à la surface, respira une gorgée d’air et replongea : il craignait que le comte et les siens ne se fussent mis à la fenêtre pour assister à son agonie. Mais, on s’en souvient, le comte et Baccarat avaient détourné la tête.

 

Rocambole, il l’avait jadis prouvé à Bougival, était un nageur intrépide. Il venait de respirer une seconde ; il se replongea bravement sous l’eau et alla reparaître à cent mètres plus bas, aux trois quarts épuisé, mais vivant, et soutenu par sa rare énergie.

 

Un saule, dont les racines trempaient dans la rivière, lui servit de point d’appui. Il se cramponna à ses dernières branches, remonta sur la berge et s’assit.

 

Pendant un moment, la joie de vivre encore, après avoir considéré son trépas comme certain, domina chez Rocambole tout autre sentiment, même celui de la prudence. Il ne s’aperçut point que ses vêtements étaient ruisselants, que le froid de la nuit était glacial ; il ne songea point qu’il suffirait de quelques heures passées dans cette situation pour le mettre en face d’une mort certaine, et contre laquelle il ne pourrait se défendre… Il ne pensa même pas que le comte pouvait l’avoir aperçu en sortant de l’eau.

 

Mais cette joie, cet enivrement, ce bonheur de respirer à pleins poumons cet air dont, un moment, il avait été privé, furent de courte durée. Le sang-froid qui présidait à tous les actes de la vie de Rocambole reprit bien vite le dessus.

 

– Vite ! se dit-il, filons…

 

Et il se glissa le long de la berge à travers les saules, s’arrêtant au moindre bruit, malgré l’obscurité, tant il redoutait d’être entendu ou aperçu de la villa. De temps à autre, il se retournait et enveloppait la villa d’un coup d’œil. Les lumières venaient de s’étendre sur la façade. On avait refermé la fenêtre par laquelle on l’avait jeté à l’eau, et Rocambole, faisant quelques pas encore, vit briller de l’autre côté de la maison une clarté rougeâtre.

 

– Bon ! se dit-il, les chevaux sont à la voiture, les bourreaux s’en vont. Laissons-les passer.

 

Il se recoucha dans l’herbe à plat ventre, et, tout grelottant de froid, il attendit.

 

Bientôt après retentit le roulement d’une voiture et le piétinement de plusieurs chevaux. La route passait à cent mètres du bord de la rivière. Rocambole, immobile, vit apparaître les lanternes du coupé, puis le coupé passa rapide comme l’éclair.

 

– Ils sont partis… En route, maintenant ! murmura-t-il en se relevant.

 

Et il se mit à courir, en suivant toujours la berge de la rivière en aval.

 

CVIII

Il y avait, à un quart de lieue environ de l’endroit où Rocambole était sorti de l’eau, une sorte de cabaret borgne, rendez-vous des canotiers, des débardeurs et des paysans en goguette des environs. Rocambole se rappelait parfaitement ce cabaret, tenu par un vieux radoubeur de canots, nommé le père Jean, dit la Trogne rouge.

 

Ce fut vers l’auberge de la Trogne rouge que Rocambole dirigea sa course. Une pâle clarté filtrant à travers du papier huilé posé en guise de carreaux de vitre, sur le châssis de l’unique croisée du taudis, lui apprit que le père la Trogne, comme on nommait encore le radoubeur, par abréviation, n’était pas couché.

 

Rocambole frappa à la porte.

 

Un grognement de chien, suivi d’un juron sorti d’une gorge humaine, lui répondit d’abord. Puis des pas lourds se mirent en marche ; la porte s’ouvrit, et le père la Trogne, car c’était lui, se trouva face à face avec un beau monsieur de Paris, crotté et mouillé comme un caniche.

 

D’un coup d’œil, Rocambole, qui pénétra sur-le-champ dans le cabaret, se convainquit du complet isolement du père la Trogne. Le bonhomme raccommodait ses filets, lorsque ce visiteur inattendu s’était présenté.

 

À la vue d’un client aussi bien mis, le père la Trogne salua jusqu’à terre.

 

– Mon ami, dit rapidement Rocambole, qui ne songea plus à reprendre son accent espagnol, il faut me donner des vêtements secs. Vous le voyez, je suis trempé.

 

Et il jeta un louis sur la table graisseuse du cabaret.

 

– Je sors de l’eau.

 

– Vous avez pris un bain par accident ?

 

– Non, on me l’a fait prendre.

 

Et Rocambole eut un air mystérieux.

 

– Il y a par ici, à quelque distance, dit-il, au bord de l’eau, la maison d’une jeune et jolie dame qui m’y reçoit tous les soirs. Le mari nous a surpris…

 

– Et il vous a jeté à l’eau ?

 

– Précisément.

 

Le père la Trogne se prit à rire ; puis, tandis que Rocambole se dépouillait de ses vêtements, il décrocha du mur une vareuse de canotier, un vieux pantalon et des espadrilles.

 

– Voilà, dit-il, tout ce que je puis vous offrir. C’est pas superbe.

 

– Bah ! fit Rocambole, d’un ton de bonne humeur, ce sera suffisant pour aller jusqu’à Paris. Je vais trouver ma voiture au pied de la côte de Charenton.

 

Le père la Trogne alluma un feu de paille dans l’âtre, donna au jeune homme une vieille couverture dans laquelle il se roula avant d’endosser ses vêtements secs.

 

– Tiens ! dit Rocambole après avoir pris dans ses poches sa bourse, sa montre, son portefeuille et le fameux bon de cent mille francs, garde mes habits ; tu les feras sécher, et je les enverrai prendre par mon valet de chambre.

 

Il se fit donner un verre d’eau-de-vie, jeta un second louis sur la table, et s’en alla en courant.

 

– J’ai de bonnes jambes, se dit-il, et j’aurai peut-être la chance de trouver un fiacre à la barrière.

 

Rocambole atteignit la barrière, et trouva en effet un fiacre qui regagnait sa remise. Il y monta et se fit conduire rue de Flandre, à La Villette.

 

– Allons chez maman Fipart, se dit-il ; c’est encore au sein de sa famille qu’il faut se réfugier dans les moments difficiles. Elle me couchera jusqu’à demain.

 

* *

*

 

La veuve Fipart était rentrée chez elle quelques heures plus tôt, suivie de Venture, qui escortait la petite juive. L’enfant, à demi morte de terreur, s’était prêtée à tout ce qu’on avait exigé d’elle. Et comme ses larmes coulaient silencieuses, l’horrible créature l’avait battue et elle n’avait plus osé se plaindre.

 

Lorsque Rocambole arriva, la mère Fipart, à moitié ivre d’eau-de-vie, dormait profondément sur le lit où son fils d’adoption avait passé trois mois avant sa nouvelle métamorphose. Comme elle avait laissé la clef sur la porte, Rocambole entra sans l’éveiller.

 

Sarah, elle aussi, avait fini par s’endormir, brisée de fatigue, de terreur et d’émotion, et Rocambole la trouva couchée sur le grabat où la veuve Fipart s’étendait, lorsqu’il occupait, lui, l’unique lit de la mansarde.

 

Rocambole éveilla la veuve Fipart.

 

Celle-ci ouvrit de grands yeux, regarda son fils adoptif à deux fois avant de le reconnaître, tant il était changé par son nouveau déguisement, et finit par sauter à bas de son lit. Elle s’était couchée toute vêtue.

 

– Maman, lui dit Rocambole, tu vas fermer ta porte à double tour et me céder ton lit. Si on frappe, tu n’ouvriras pas.

 

– Qu’est-il arrivé ? demanda la vieille.

 

– Rien, si ce n’est que je suis mort.

 

– Mort ! fit-elle stupéfaite.

 

– On m’a noyé.

 

Et Rocambole raconta à la vieille stupéfaite, et qui se dégrisa sur-le-champ, ce qui venait de lui arriver.

 

Cependant il crut devoir, en homme prudent, ne pas lui souffler mot de l’histoire des cent mille francs.

 

Son récit terminé, Rocambole regarda la veuve Fipart :

 

– Tu comprends, dit-il, qu’il faut pour tous ces gens-là que je sois bien noyé. Il est même prudent que je ne me montre point aux abords de l’hôtel Meurice et que je parte demain matin pour rejoindre le capitaine ; mais toi tu iras flâner par-là, et tu tâcheras de savoir si le comte n’a pas passé un mauvais quart d’heure.

 

– On ira, dit la vieille.

 

Rocambole se jeta tout vêtu sur le lit où elle dormait quelques minutes auparavant, et ne tarda pas, tant il était fatigué, à laisser échapper un ronflement sonore. À neuf heures du matin, il dormait encore, lorsque la veuve l’éveilla.

 

– Je crois le comte mort.

 

– Hein ? fit Rocambole qui se dressa sur son lit et ouvrit de grands yeux.

 

– J’étais à huit heures du matin à la porte de l’hôtel Meurice.

 

– Bah !

 

– J’avais emporté la clef d’ici de peur que la petite ne s’éveillât et ne voulût s’échapper.

 

Rocambole jeta un regard sur le grabat.

 

Sarah dormait toujours.

 

– Eh bien ? fit-il.

 

– J’étais dans un fiacre. J’ai vu passer l’Anglais et Venture. Ils avaient l’air content et se frottaient les mains.

 

– Ah !

 

– J’ai pensé que le coup était fait.

 

– C’est probable, murmura Rocambole. Alors… adieu, maman. Je m’en vais.

 

Et Rocambole se leva, s’habilla et quitta la mansarde de maman Fipart. Une heure après, il se présentait chez le banquier du comte Artoff, lequel, vraisemblablement, ne pouvait être encore instruit de l’assassinat du jeune Russe, présentait son bon de cent mille francs, et touchait, sur sa demande, cette somme en traites sur Londres et New York. Une heure plus tard, il se rendait à la gare du chemin de fer et partait pour la Bretagne, persuadé que le comte était mort, et que John Bird, à qui, la veille, il avait donné de minutieuses instructions, enlèverait Baccarat, accourue au Havre sur une lettre anonyme écrite par Venture lui-même. Il allait rejoindre sir Williams.

 

CIX

Il y avait huit jours que M. de Kergaz, sa femme et le vicomte Andréa étaient arrivés à Kerloven. Ils étaient allés, le dimanche, à la messe du village, Armand donnant le bras à sa femme.

 

L’existence de ces trois personnages était, en apparence du moins, fort calme au fond de ce vieux manoir, dans cette noble et paisible terre de Bretagne.

 

M. le vicomte Andréa, ce saint homme courbé sous le remords, ce pénitent dont l’œil était sans cesse tourné vers le ciel, menait à Kerloven une existence solitaire et presque sauvage. Levé de grand matin, il sortait tantôt à pied, tantôt à cheval, paraissait rarement au déjeuner, et ne se montrait régulièrement qu’à l’heure du dîner.

 

Armand et sa femme respectaient cette bizarrerie d’humeur et le laissaient vivre à sa guise. Cependant, M. de Kergaz tenait à avoir avec lui une explication, et il la remettait de jour en jour par faiblesse, car Andréa semblait vouloir l’éviter à tout prix. Cette explication, on le devine, était relative aux circonstances mystérieuses de ce duel qu’il avait eu avec don Inigo, et qui paraissait avoir déterminé leur brusque départ de Paris pour Kerloven.

 

– Quand nous serons en Bretagne, lui avait dit Andréa, vous saurez tout.

 

Et ils étaient à Kerloven depuis huit jours, et Andréa ne paraissait point disposé à ouvrir la bouche.

 

M. de Kergaz résolut d’en finir. Un matin, vers cinq heures, Andréa montait à cheval comme de coutume et s’apprêtait à diriger sa course matinale du côté de Saint-Malo, la ville où, on le sait, il avait donné rendez-vous à Rocambole, lorsque M. de Kergaz se montra dans la cour.

 

– Tiens, dit Andréa un peu surpris, c’est vous, Armand ?

 

– Oui, mon ami.

 

– Vous vous êtes levé plus matin que de coutume, il me semble.

 

– J’ai voulu te voir.

 

– Ah ! fit Andréa, qui parut légèrement embarrassé.

 

– Tu t’échappes toujours avant mon lever, continua Armand d’un ton affectueux, et tu passes la journée dans les bois. Lorsque tu reviens, Jeanne est toujours entre nous, et je ne puis te voir seul à seul.

 

– Avez-vous quelque chose de secret à me dire, mon frère ?

 

Un sourire indulgent et affectueux vint aux lèvres du comte.

 

– Tu as la mémoire courte, dit-il.

 

Andréa regarda son frère et joua l’étonnement.

 

– Écoute, reprit M. de Kergaz, je suis décidé à en finir aujourd’hui.

 

– Que voulez-vous dire, mon frère ?

 

Armand lui prit le bras et l’entraîna dans le parc.

 

– Tu ne te souviens donc plus de ta rencontre avec don Inigo ? dit-il.

 

Andréa parut se troubler.

 

– Et de la promesse que tu m’as faite de me tout dire quand nous serions ici ?

 

– Mon frère… supplia le vicomte, oubliez cette promesse.

 

– Non pas.

 

– Je vous en supplie…

 

– Non, dit résolument M. de Kergaz, tu m’as promis… Je veux tout savoir…

 

– Mon Dieu ! fit Andréa, levant les yeux au ciel.

 

M. de Kergaz avait le sourcil froncé ; une pâleur nerveuse couvrait son front.

 

– Je veux savoir, répéta-t-il, car je crois avoir deviné…

 

Andréa se tut.

 

– Tiens, poursuivit M. de Kergaz, tu t’es battu pour moi…

 

– Mon frère !

 

– Ce misérable aura outragé madame de Kergaz.

 

– Taisez-vous, Armand, taisez-vous !

 

Et Andréa feignit une grande agitation.

 

– Et puis, continua M. de Kergaz avec vivacité, comme tu craignais qu’il n’osât poursuivre ses criminelles entreprises…

 

– Armand !… Armand !…

 

– Tu as exigé notre départ. Est-ce vrai, cela ? est-ce vrai ?

 

Andréa gardait le silence.

 

– Voyons, mon frère, mon Andréa bien-aimé, murmura Armand, réponds-moi… je t’en prie à genoux.

 

Aucun son ne jaillit de la gorge crispée d’Andréa, ses lèvres ne s’agitèrent point pour articuler une réponse, mais il remua la tête de haut en bas. Ce signe était affirmatif.

 

– Je ne me suis donc pas trompé, murmura M. de Kergaz, qui pressa son frère dans ses bras.

 

Et dès lors il voulut tout savoir dans les moindres détails ; et ce fut un à un, avec effort, avec des réticences sans nombre, que le pieux Andréa, ce gardien fidèle de l’honneur de la maison, consentit à les lui donner.

 

Armand l’écouta en frissonnant ; il frémit à la pensée qu’il aurait fort bien pu ne point envoyer Andréa coucher à Primevère la nuit de l’odieuse tentative du marquis don Inigo. Et dans ce noble cœur une pensée haineuse se prit à germer, un éclair de courroux s’alluma.

 

– Oh ! cet homme, murmura-t-il, cet infâme ! je le tuerai…

 

– Mon frère, dit l’hypocrite Andréa, il faut savoir pardonner…

 

– Pardonner ! exclama Armand avec colère, pardonner à ce misérable que j’ai reçu sous mon toit, à qui j’ai ouvert ma maison, que j’ai traité comme un ami, comme un parent, et qui a osé outrager la plus noble des femmes ?… Ah !

 

– Dieu est bon… et il pardonne…

 

Et après cette réponse évangélique, M. le vicomte Andréa leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir.

 

M. de Kergaz était en proie à une vive agitation. Tout à coup il tendit la main à son frère :

 

– Tu as eu raison, lui dit-il, de m’amener à Kerloven.

 

– Oh ! certes.

 

– Si j’étais resté à Paris et que j’eusse appris… Oh ! je l’aurais tué !

 

– Frère, murmura Andréa, que M. de Kergaz vit pâlir tout à coup, voulez-vous me faire une promesse ?

 

– Parle.

 

– J’ai déjà châtié cet homme une première fois… Eh bien, jurez-moi que, s’il recommençait, vous me laisseriez agir encore ; jurez-le moi !

 

– Recommencer ! Il oserait…

 

– Oh ! je l’ai lu dans son regard, cet homme est capable de tout… Il s’est pris à aimer la comtesse avec ce fougueux et tenace emportement des naturels de son pays ; il mourra avant de renoncer à son coupable espoir. Qui sait, acheva Andréa, dont un frisson parut parcourir tout le corps, qui sait même s’il n’osera pas venir ici ?

 

– Ah ! s’écria M. de Kergaz, ivre de fureur, il veut donc que je le tue comme un chien ?

 

– Frère ! frère !

 

– Tu es fou, Andréa, trois fois fou, de penser que je te laisserais à l’avenir châtier cet homme. Oh ! c’est moi qu’il outrage, c’est moi qui le punirai…

 

En causant ainsi, M. le vicomte Andréa était revenu peu à peu dans la cour du manoir, où son cheval attendait tout sellé.

 

– Adieu ! frère, dit-il à Armand, calmez-vous… Dieu nous protège !

 

Et le saint homme laissa M. de Kergaz sombre et rêveur, car il venait de voir poindre un nuage dans l’azur de sa félicité, et ce nuage était gros de tempêtes.

 

CX

M. le vicomte Andréa sauta en selle et prit le chemin des falaises, qui conduisait à Saint-Malo.

 

– Allons ! décidément, murmura-t-il, je crois que mon cher frère est suffisamment monté au diapason du courroux… Rocambole n’a plus qu’à paraître… C’est aujourd’hui, cette nuit même, qu’il a dû arriver à Saint-Malo, et je vais lui ménager sa petite entrevue avec Armand.

 

Et le maudit continua sa route. Une heure après, il était aux portes de Saint-Malo, mettait pied à terre et demandait son chemin à une paysanne.

 

– J’ai donné rendez-vous ici à Rocambole, pensa-t-il, mais en quel lieu de la ville ? Je n’ai pu le lui préciser. Il va me falloir errer un peu à l’aventure et visiter toutes les tavernes.

 

M. le vicomte Andréa se trompait. Comme il entrait dans la ville, ses regards furent attirés par un jeune homme qui marchait a sa rencontre, en faisant tourner une canne de compagnon dans ses doigts et sifflotant un air de valse, à la façon hardie et moqueuse de l’enfant de Paris. Il paraissait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait une barbe blonde, des cheveux un peu longs, était coiffé d’une casquette et vêtu d’une blouse blanche. Un petit paquet de hardes, fixé derrière son dos, semblait annoncer en lui un compagnon faisant son tour de France. Il se découvrit avec une familiarité respectueuse devant le cavalier et lui dit :

 

– Pardon, mon bourgeois, c’est-y là le chemin qui conduit à Vannes ?

 

Andréa reconnut Rocambole.

 

Le faubourg dans lequel le piéton et le cavalier venaient de s’aborder était silencieux, presque désert.

 

– Nous pouvons causer ici, dit tout bas Rocambole en anglais.

 

– Parbleu ! répondit Andréa, tu es exact, mon fils, et tu as fort bien fait de revenir à ta couleur naturelle. Mon bien-aimé frère Armand, s’il nous rencontrait, ne te reconnaîtrait pas.

 

Rocambole se prit à sourire :

 

– Savez-vous d’où je viens ? dit-il.

 

– De Paris, j’imagine.

 

– Non, de l’autre monde.

 

– Es-tu fou ?

 

– Pas le moins du monde.

 

– Tu n’as pourtant pas la mine d’un revenant.

 

– Je le suis, cependant. Et Rocambole ajouta :

 

– Venez, sortons de la ville ; j’aurai l’air de vous accompagner, et je vous conterai tout.

 

Andréa tourna bride, et dix minutes après le piéton et le cavalier marchaient dans un chemin creux qui longeait la mer, et pouvaient causer librement.

 

– Voyons, dit sir Williams, que nous chantes-tu là ?

 

– La vérité, mon oncle.

 

– D’où reviens-tu ?

 

– Du fond de la Marne.

 

– Tu as failli te noyer ?

 

– C’est-à-dire qu’on m’a noyé.

 

– Qui ?

 

– Baccarat et le comte Artoff.

 

Sir Williams pâlit et regarda son complice avec inquiétude.

 

– Heureusement, reprit Rocambole, je me suis tiré d’affaire… mais j’ai bien failli ne jamais voir les grèves armoricaines.

 

Et Rocambole raconta à sir Williams, qui l’écouta en frissonnant, les événements que nous connaissons déjà.

 

– Vous comprenez, acheva-t-il, que du moment que j’ai été à peu près certain de la mort du comte et n’ai plus redouté John Bird, je me suis hâté de me mettre en route.

 

– Ainsi, demanda sir Williams, tu crois que le comte est mort ?

 

– J’en suis persuadé. Venture est un homme sûr.

 

– S’il en est ainsi, John Bird nous débarrassera de Baccarat.

 

– J’en ai la conviction.

 

– N’importe ! dit sir Williams, il faut nous hâter. Ce soir tu t’introduiras à Kerloven…

 

– Le comte est prévenu ?

 

– Sans doute. Il veut te tuer… il est ivre de fureur… Tu as, je suppose, pris avec toi en partant l’onguent nécessaire pour te brunir la peau, les cheveux et la barbe, et redevenir don Inigo ?

 

– Parbleu !

 

– Alors, à ce soir.

 

Sir Williams étendit la main vers la falaise.

 

– Tiens, dit-il, tu vois ce sentier ? Eh bien, toujours tout droit. Le premier château que tu trouveras après deux heures de marche ce sera Kerloven. Ce soir, à huit heures, à l’extrémité du parc… Tout sera prêt… et je te donnerai les indications nécessaires pour arriver jusqu’à Jeanne.

 

– J’y serai. Adieu.

 

Ils retournèrent vers la ville et se séparèrent à la porte.

 

Rocambole se perdit dans les faubourgs. Sir Williams s’en alla errer sur le port, après avoir mis son cheval à l’auberge.

 

Il avait été convenu entre Rocambole et Venture que celui-ci écrirait à M. le vicomte Andréa, aussitôt le comte mort, à Saint-Malo, poste restante. Sir Williams se rendit donc à la poste, et demanda si on n’avait rien pour lui. L’employé lui tendit une lettre.

 

Sir Williams l’ouvrit et lut ces quelques lignes non signées :

 

« Le Havre. »

 

« La Russie est enfoncée ; l’Angleterre triomphe. Fowler a chargé ce matin au Havre, en destination des îles Marquises. Hourra pour les sauvages !

 

« Le Fowler mouillera sous trois jours dans la rade de Saint-Malo. Les personnes qui s’intéressent à la cargaison des sauvages sont priées de venir à bord avant qu’il lève l’ancre. »

 

– Oh ! oh ! murmura sir Williams, c’est trop de bonheur, en vérité. Le comte est mort, Baccarat est aux mains de John Bird. J’irai lui faire mes adieux.

 

Et son rire de démon arqua ses lèvres minces et pâles.

 

À l’heure indiquée Rocambole fut exact. Avec sa sagacité habituelle il trouva, sans le demander, le chemin de Kerloven, reconnut le vieux manoir à la description que lui en avait faite sir Williams, et se glissa le long de la clôture du parc. Là, il se blottit dans un fossé et attendit. Rocambole était redevenu don Inigo de los Montes ; c’est-à-dire que sa barbe et ses cheveux étaient d’un noir d’ébène, son teint bistré comme celui d’un mulâtre. Il avait changé de costume : au lieu de la blouse blanche du compagnon, le complice de Sir Williams avait endossé la veste bretonne bleu de ciel, les braies de toile grise, et coiffé le chapeau à larges bords.

 

Ce déguisement devait prouver à Jeanne l’ardent désir qu’il avait de la revoir.

 

Cependant M. le marquis don Inigo de los Montes, tout en se déguisant en berger breton, ne s’était point départi de ses habitudes prudentes. Non content d’avoir à la main un noueux et lourd bâton de houx, il avait enfoui une jolie paire de pistolets dans les poches de ses larges braies.

 

– On ne sait ce qui peut arriver, s’était-il dit. Si le comte, au lieu de me faire l’honneur de se battre avec moi, voulait simplement me tuer, je pourrais bien avoir besoin de ces deux amis. Du reste, le but serait rempli, et mon oncle, j’en suis persuadé, n’y trouverait rien à redire.

 

Dans le lointain, par-delà les falaises, on entendait vaguement la grande voix de la mer ; c’était le seul bruit qui vînt à l’oreille du bandit.

 

Rocambole attendit sir Williams plus d’une heure.

 

– Mon oncle ne se gêne pas avec moi, murmura-t-il ; il me fait poser à plaisir.

 

Mais en ce moment, et comme si le baronet sir Williams eût eu à cœur de se laver de ce reproche, le pas d’un cheval se fit entendre, et Rocambole, levant la tête, aperçut un cavalier qui suivait à l’amble tranquille de sa monture le petit chemin qui longeait le parc ; ce devait être sir Williams. C’était lui, en effet, car lorsque Rocambole se leva à demi, il poussa son cheval et vint à lui.

 

Sir Williams mit donc pied à terre, attacha son cheval à un arbre et s’assit dans l’herbe auprès de Rocambole.

 

– Tu es exact, dit-il.

 

– Plus que vous, mon oncle.

 

– Cela tient, drôle, à ce que j’ai eu beaucoup à faire.

 

– Très bien. Tout est-il prêt ?

 

– C’est-à-dire que tout va marcher comme sur des roulettes, si tu sais t’y prendre… Écoute bien. Tu vas suivre ce sentier… là…

 

Et du doigt sir Williams indiqua le chemin par où il était venu.

 

– Bien. Après ?

 

– Ce chemin s’enfonce dans le parc et aboutit au jardin potager, continua sir Williams. Le jardin n’est séparé du parc que par une haie, fermée elle-même par une porte. Tu es leste, tu franchiras la haie.

 

– À merveille !

 

– Il est neuf heures, tu n’arriveras pas avant dix… À Kerloven, les domestiques habitent un corps de bâtiment éloigné et se couchent de bonne heure. Il y a bien un grand chien de garde dans la cour, mais ce chien n’est jamais lâché avant onze heures ou minuit. Armand, qui travaille le soir dans un petit pavillon que tu verras à gauche du jardin, se charge de cette besogne. En Bretagne, on dort toujours les clefs sur les portes, et souvent les portes ouvertes.

 

– Pays candide ! fit Rocambole avec une naïve admiration.

 

– Un perron de dix marches conduit du premier étage dans le jardin. Tu graviras ces dix marches, et tu trouveras une porte-fenêtre qui donne dans un grand salon. Cette porte n’est jamais fermée qu’au loquet.

 

– Ah çà, interrompit Rocambole, mais on entre dans cette maison comme chez soi ?

 

– Absolument.

 

Et sir Williams poursuivit sa description :

 

– À côté de ce grand salon est une autre pièce que madame de Kergaz affectionne et qui précède sa chambre à coucher. C’est une salle meublée en vieux chêne, du temps de Henri II, dont les murs sont couverts de portraits de famille ; la cheminée est surmontée d’une fort belle panoplie.

 

– Tiens, observa Rocambole, nous aurons les outils sous la main.

 

– Précisément. Jeanne travaille le soir dans cette salle à tapisseries et attend que son philanthrope d’époux remonte du pavillon, où il travaille jusqu’à onze heures, et vienne la chercher. Tu traverseras le premier salon sur la pointe du pied, tu frapperas à la porte de la salle gothique deux coups discrets. Jeanne, persuadée que c’est Armand, te dira d’entrer. Alors tu recommenceras la scène de la ville de Chatou… Cette fois, sois-en bien certain, elle jettera un cri que son mari entendra, et ce n’est pas moi, mais lui qui viendra à son aide.

 

Et sir Williams se prit à rire.

 

– Où serez-vous donc, vous ? demanda Rocambole.

 

– Moi, je suis censé aller à Vannes. En passant par Saint-Malo j’ai trouvé le moyen de me faire inviter à une grande battue au loin qui commencera demain dans les environs de Vannes, et je vais y coucher ce soir. Tu le vois, j’ai un costume de chasse.

 

– Ainsi, vous ne serez pas au château quand arrivera la catastrophe ?

 

– Non.

 

– Mais quand j’aurai tué le comte ?

 

– Eh bien, tu prendras la fuite.

 

– Où irai-je ?

 

– À Saint-Malo, me rejoindre.

 

– Où ?

 

– À bord du Fowler.

 

Et sir Williams, éclairant de la lueur de son cigare la lettre qu’il avait reçue le matin, la montra à Rocambole.

 

– Bravo ! s’écria celui-ci, nous triomphons sur toute la ligne.

 

– C’est-à-dire, fit sir Williams en riant, que lorsque tu auras expédié ce pauvre Armand nous serons les plus heureux et les plus honnêtes gens du monde. Par exemple, acheva-t-il, je te conseille, aussitôt le sacrifice accompli, si les domestiques ne t’arrêtent, d’aller te jeter dans le premier ruisseau que tu trouveras, afin de redevenir blond.

 

– Et si les domestiques m’arrêtent ?…

 

– Eh bien, que veux-tu qu’il t’arrive ? Tu te seras loyalement battu en duel… voilà tout.

 

– C’est juste.

 

– Adieu… bonne chance… et à demain, à bord du Fowler, qui te mènera en Angleterre. Nous souhaiterons ensemble bon voyage à cette pauvre Baccarat.

 

– Adieu, mon oncle, à demain.

 

Sir Williams remonta à cheval.

 

– Mon oncle, dit Rocambole, un mot encore…

 

– Que veux-tu ?

 

– Êtes-vous bien certain que, devenue veuve, Jeanne vous épousera ?

 

– Parbleu ! je pleurerai si bien son époux, je serai si inconsolable, je l’environnerai, elle, de tant de soins et d’amour, qu’elle se croira obligée à faire mon bonheur et à assurer un protecteur à son fils. Toujours l’histoire de mon père ! murmura sir Williams à part lui. Décidément les Kergaz n’ont pas de chance avec nous.

 

Et sir Williams éperonna sa monture et s’en alla.

 

– Quel homme ! murmura Rocambole avec admiration.

 

* *

*

 

Puis il se dirigea à travers le parc, malgré la nuit, malgré les obstacles, avec cette sûreté de pied et de coup d’œil qui distingue le sauvage. Une fille de service qu’il rencontra lui demanda où il allait : – À mes affaires, répondit-il effrontément, et il passa.

 

Chacune des indications de son maître sir Williams était gravée dans sa mémoire, et il gagna la haie vive qui séparait le parc du jardin sans la moindre hésitation.

 

Sir Williams avait eu raison de compter sur son agilité. Rocambole ne daigna point chercher une brèche à la haie.

 

Un saule planté dans le jardin laissait pendre ses branches flexibles par-dessus la haie. Rocambole bondit sur ses pieds, saisit à deux mains la plus basse branche, s’en servit comme il aurait fait de cette corde gymnastique qui sert à effectuer ce qu’on nomme le saut de rivière, et s’élança par-dessus la haie avec une légèreté qui lui eût mérité les éloges du saltimbanque Nicolo, son père adoptif. La haie franchie, Rocambole se trouva dans le jardin et s’orienta d’un coup d’œil. La façade sud du château était en face de lui. Le rez-de-chaussée, les combles étaient plongés dans l’obscurité ; mais au premier étage, à droite du perron, deux fenêtres étaient éclairées. Rocambole distingua parfaitement le perron, remarqua ces lumières et ne douta point un seul instant que ces fenêtres ne fussent celles de la salle gothique où, chaque soir, madame la comtesse de Kergaz attendait son époux bien-aimé. À gauche de la haie, dans un angle du jardin, Rocambole aperçut le pavillon où M. de Kergaz avait établi son cabinet de travail. Une faible clarté s’échappait à travers les persiennes du rez-de-chaussée et se projetait en dessins fantastiques sur un massif de chèvrefeuille qui entourait le pavillon.

 

– Il faut que je sache à quoi peut travailler ce philanthrope, murmura Rocambole.

 

Et il se glissa, en rampant, à travers les arbustes, les plates-bandes, silencieux, retenant son haleine, étouffant le bruit de ses pas, et il vint coller son œil à la persienne entrouverte, plongeant un rapide regard dans l’intérieur du pavillon.

 

Cet intérieur était un joli petit salon d’été, garni de rideaux en coutil, meublé en chêne blanc et dont les murs étaient couverts de rayons chargés de livres. Au milieu, le comte était assis devant une table, sur laquelle ses doigts pétrissaient un morceau d’argile. Dans les moments de loisir que lui laissaient la gestion de son immense fortune et la mission de haute charité qu’il s’était imposée, M. le comte Armand de Kergaz redevenait Armand le sculpteur, cet artiste au front inspiré, que nous avons jadis trouvé à Rome vivant de son ciseau, et que la fortune vint chercher au milieu d’un bal masqué pour le faire millionnaire.

 

M. de Kergaz, tout entier à son art en ce moment, était isolé du reste du monde. Il n’entendit point un léger bruit qui échappa à Rocambole, qui heurta une pierre en s’appuyant à la persienne.

 

– Tiens, pensa le cynique bandit, môssieur est un artisse. Quel dommage d’en priver la société !

 

Et il se retira avec les mêmes précautions.

 

– Bah ! se dit-il en s’en allant, il y a assez d’artistes comme cela dans le monde ; un de plus un de moins… qu’est-ce que cela fait ?

 

Et il se dirigea vers le perron ; il en gravit les dix marches à pas de loup.

 

Le temps était couvert, mais un rayon de lune, glissant à travers les nuages, donnait à la nuit une certaine transparence qui permettait de distinguer assez nettement chaque objet.

 

Tous les renseignements donnés par sir Williams à Rocambole étaient d’une merveilleuse exactitude ; la porte-fenêtre qui mettait en communication le grand salon et le perron n’était pas fermée. Rocambole n’eut qu’à la pousser pour pénétrer dans l’intérieur du château. Un rayon de lumière, filtrant à travers une porte, lui indiqua la salle gothique. Il marcha sur la pointe du pied jusqu’à cette porte, et frappa deux coups discrets.

 

– Entrez, dit une voix douce de femme.

 

Rocambole ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil…

 

Près de la cheminée, Rocambole aperçut la comtesse, lui tournant le dos et assise devant son métier à broder.

 

Une des croisées donnant sur le jardin était entrouverte.

 

Au-dessus de la cheminée, comme l’avait fort bien indiqué sir Williams, se trouvait la panoplie : un joli trophée de fusils de chasse, d’épées de combat, de rapières de tous les âges, presque toutes ayant une date historique, ayant été portées par les Kergaz des générations éteintes et rappelant quelque glorieux souvenir.

 

– Voilà les outils, se répéta Rocambole. Et il fit un pas dans la salle gothique.

 

– Est-ce toi, Armand ? dit Jeanne se retournant à demi et persuadée que ce n’était que son mari.

 

Et elle regarda le nouveau venu, sur le visage duquel tombait d’aplomb la lumière d’une lampe placée sur la cheminée. Soudain Jeanne poussa un cri… un cri strident et terrible, un cri d’effroi qui s’en alla vibrer à travers l’espace jusque dans cette petite pièce où M. le comte de Kergaz pétrissait tranquillement sa statue, et qui le fit bondir sur lui-même comme la lionne qui entend le rugissement d’alarme de ses lionceaux. Dans cet homme, vêtu du costume breton du pays de Vannes, Jeanne avait reconnu M. le marquis don Inigo de los Montes.

 

Il courut à elle, se jeta à genoux, et, fidèle à son rôle, s’écria :

 

– Jeanne, ma bien-aimée, pardonnez-moi !… mais j’ai surmonté tous les obstacles, bravé tous les périls… pour arriver jusqu’à vous. Jeanne… Jeanne !… ne me fuyez pas, ne me repoussez pas !

 

Il n’acheva pas. Un homme tomba comme la foudre au milieu du salon ; et cet homme se précipita sur lui avec l’impétueux courroux d’un tigre qui tombe sur son ennemi…

 

C’était Armand !

 

CXI

M. le marquis don Inigo de los Montes s’attendait à cette agression, et tandis que le comte le saisissait rudement et le forçait à se relever, sa main se glissait dans la poche de ses braies, prête à en retirer un de ses pistolets, si le comte faisait un pas vers la panoplie pour y saisir un fusil ou une épée.

 

Mais le comte était sans autres armes que sa force herculéenne.

 

– Misérable ! s’écria-t-il en secouant Rocambole, misérable !

 

La voix d’Armand était étouffée par la colère :

 

– Je vais te tuer comme un chien, dit-il sourdement.

 

Et sa main convulsive étreignait le prétendu marquis à la gorge.

 

– Au secours !… à l’assassin ! murmura celui-ci à mi-voix.

 

Ce mot d’assassin galvanisa M. de Kergaz. Sa main crispée lâcha la gorge de Rocambole. Il fit un pas en arrière, l’enveloppa d’un regard de haine et de mépris et lui dit :

 

– Tu as raison… et bien que tu sois entré de nuit sous mon toit comme un malfaiteur, bien que tu sois venu m’outrager… je ne dois pas te tuer sans défense… Tiens, misérable !

 

Et d’une main il frappa Rocambole au visage, et de l’autre alla détacher deux épées à la panoplie.

 

Madame de Kergaz poussa un nouveau cri, cri de terreur et d’angoisse, et tomba à la renverse sur le parquet ; elle était évanouie.

 

Au bruit, des pas se firent entendre dans le château, les portes s’ouvrirent, les serviteurs, éveillés en sursaut, accoururent. Ils virent alors deux hommes en présence et se mesurant du regard ; ces deux hommes avaient l’épée à la main.

 

– Retirez-vous ! ordonna M. de Kergaz d’une voix tonnante, ou plutôt occupez-vous de madame ; transportez-là dans sa chambre, donnez-lui des soins…

 

Et, s’adressant à don Inigo :

 

– Au jardin, misérable ! viens au jardin ! lui dit-il : je ne veux pas que ton sang souille ma maison… il la déshonorerait à toujours…

 

Et M. de Kergaz entraîna Rocambole dans le jardin jusqu’auprès du pavillon, et lui cria :

 

– En garde ! en garde !

 

Rocambole, ému un moment, avait, dans le trajet du château au jardin, reconquis tout son sang-froid, et pensait en son âme cynique et dépravée : – Pauvre sot ! le soufflet que je viens de recevoir sera le dernier que tu donneras en ta vie…

 

Et, après avoir prononcé par avance l’oraison funèbre de M. de Kergaz, le complice de sir Williams tomba en garde.

 

Il comptait sur ce coup italien, sur cette botte secrète et déloyale que lui avait patiemment démontrée, pendant deux mois, le portier maître d’armes du n° 41 de la rue Rochechouart : le coup des mille francs, comme l’appelait sir Williams.

 

– Des torches ! apportez des torches ! avait crié Armand à ceux de ses gens qui n’étaient point occupés à donner des soins à la comtesse.

 

Les serviteurs du comte, la plupart vieux chouans nourris et bercés des chevaleresques traditions des Armoricains leurs aïeux, n’auraient osé défendre à leur jeune maître cette rencontre, l’épée à la main, qu’il allait avoir.

 

Quel était cet adversaire, brusquement surgi au milieu de la nuit ? Quel outrage armait leur maître contre cet homme ? Pourquoi ce combat ?

 

Ils ne songèrent même pas à se le demander.

 

Armand avait demandé des torches pour éclairer le combat ; on apporta des torches.

 

Et ce fut alors un sévère et grandiose spectacle que celui qui s’offrit aux regards des assistants. Au milieu de la nuit, sous les fenêtres de ce vieux manoir aux murs envahis par le lichen, et dont la vieille structure rappelait les âges héroïques, deux vieux Bretons tête nue, à dix pas l’un de l’autre, tenaient une torche pour éclairer l’épée du dernier des Kergaz. Entre eux, deux autres hommes, le comte et son adversaire, se mesuraient du regard prêts à croiser le fer qui s’agitait dans leur main. À distance, les autres serviteurs s’étaient agenouillés pleins de foi et priaient pour leur jeune maître.

 

– Mes enfants ! cria alors M. de Kergaz, s’il m’arrivait malheur… si cet homme venait à me tuer, laissez-le s’en aller, mais veillez sur la comtesse…

 

Et après avoir recommandé sa femme, Armand engagea le fer avec impétuosité.

 

CXII

Tandis que Rocambole et M. de Kergaz mettaient l’épée à la main, M. le vicomte Andréa s’en allait tranquillement à l’amble de son double poney breton par le sentier de la falaise, jusqu’à Saint-Malo, d’où il était revenu le matin. En tournant la tête il pouvait voir successivement, ou plutôt deviner, à travers les ténèbres naissantes, le vieux donjon des Kergaz, où, à cette heure, le dernier de cette race allait tomber sous les coups d’un spadassin, et la rade, où déjà sans doute était mouillé le navire qui portait sa terrible ennemie réduite à l’impuissance.

 

Un fier sourire, le sourire de l’ange déchu triomphant, vint alors aux lèvres de sir Williams.

 

– Ô ma vengeance ! murmura-t-il, je crois que je te tiens enfin !…

 

En mer, au loin, à une lieue du port, l’œil perçant de sir Williams aperçut tout à coup une flamme qui semblait sortir des vagues et se promener à leur surface ; et, à la vue de cette flamme, il tressaillit de joie.

 

– C’est le signal convenu avec John Bird, pensa-t-il, c’est le Fowler qui mouille là-bas… À nous deux donc, Baccarat ! Ni toi, ni Armand ne m’échapperez cette fois !

 

Ce fut vers le port qu’il se dirigea tout d’abord. Il avait l’intention de se jeter dans le premier canot qu’il trouverait, et de se faire conduire à bord du Fowler ; mais pendant qu’il cherchait ce canot, un homme l’accosta et lui fit pousser un cri de surprise.

 

C’était John Bird. Le capitaine anglais, enveloppé dans son caban, paraissait guetter l’arrivée de sir Williams.

 

– Je vous attendais, capitaine, lui dit-il en abordant et en lui frappant sur l’épaule.

 

– Ah ! c’est toi… fit sir Williams.

 

– Je viens vous chercher.

 

– Ah !

 

– On vous attend à mon bord.

 

Sir Williams frissonnait de joie.

 

– Elle est bien jolie, la petite dame, continua John Bird.

 

– Tu trouves ?

 

– Les sauvages en feront leur reine.

 

– Je préfère qu’ils la mangent rôtie, répondit le cynique Andréa.

 

– Ne venez-vous pas lui dire adieu ?

 

– Oh ! certes… As-tu ton canot là ?

 

– Oui, dit John Bird.

 

Et l’Anglais prit familièrement par le bras son ancien capitaine et le conduisit à son canot, dans lequel il le fit entrer. Quatre matelots étaient courbés sur les avirons et n’attendaient qu’un signal.

 

– Nagez ! commanda John Bird, aussitôt que sir Williams fut assis à l’arrière.

 

Le canot glissa comme un alcyon sur la crête des vagues et se dirigea vers la haute mer, où resplendissait toujours la flamme allumée à bord du Fowler ; la mer était calme et le canot accosta le Fowler par tribord en moins de vingt minutes. Pendant le trajet, sir Williams et John Bird étaient demeurés silencieux et comme absorbés en eux-mêmes. Le premier songeait sans doute qu’à cette heure Armand était couché sanglant sur le sol, au milieu de ses serviteurs consternés et de sa femme folle de douleur. Il songeait aussi que, dans quelques heures, le Fowler lèverait l’ancre et emmènerait pour toujours loin de l’Europe, pour la jeter au milieu des hordes sauvages, des cannibales de l’Océanie, cette femme qui avait osé se mesurer avec lui et lui tenir tête si longtemps. Et cet homme qui ne vivait plus que pour la vengeance, à cette heure où son œuvre paraissait couronnée par le succès ; cet homme, si fort durant l’adversité, que jamais une défaite n’avait pu terrasser ; cet homme perdait son sang-froid, son énergie, et se sentait en proie à une mystérieuse faiblesse. Il était brisé par l’ivresse du triomphe.

 

– Venez, mon capitaine, lui dit John Bird en lui frappant de nouveau sur l’épaule au moment où le canot toucha l’échelle de tribord du navire, venez voir madame Baccarat…

 

Ce nom arracha sir Williams à sa rêverie. Il suivit John Bird et monta sur le pont.

 

Le pont du navire était désert. À peine voyait-on çà et là, silencieux à leur poste comme des fantômes, les hommes du quart de nuit. Aucun ne salua John Bird, et ne parut faire attention à lui ni à son compagnon.

 

– Notre belle prisonnière est dans la cabine du capitaine, dit John Bird, se tournant vers sir Williams, qui le suivait.

 

– Allons ! dit celui-ci, je veux la voir.

 

John Bird conduisit sir Williams à l’arrière et l’introduisit dans la cabine du capitaine.

 

Ivre de joie, sir Williams s’arrêta sur le seuil et aperçut Baccarat, à demi couchée sur un petit sofa et paraissant dormir.

 

– C’est une femme énergique, pensa sir Williams, elle dort comme dans son lit, et ne rêve certes pas d’anthropophages.

 

Mais, en ce moment, et comme si elle eût voulu lui donner un démenti formel, Baccarat ouvrit les yeux, se souleva à demi, laissa glisser un sourire sur ses lèvres et regarda sir Williams.

 

– Ah ! dit-elle, c’est vous, monsieur le vicomte ?

 

– Je ne suis plus M. le vicomte, ma chère amie, répondit-il avec son éclat de rire sardonique des anciens jours, vous vous trompez, je suis sir Williams.

 

– Je le sais, dit froidement Baccarat. Et, le regardant à son tour avec dédain :

 

– Oh ! je sais, continua-t-elle, que le vicomte Andréa le repenti n’existait pas ; que, sous le masque d’hypocrisie qu’il s’était fait, l’implacable sir Williams suivait pas à pas sa vengeance.

 

– Vous parlez d’or, chère amie, ricana sir Williams.

 

– Je sais, poursuivit Baccarat toujours calme, que ce monstre, ivre de fureur d’avoir échoué grâce à moi dans toutes ses entreprises, m’a juré une haine mortelle…

 

– Eh ! eh ! ma fille, tu ne te trompes pas…

 

Et il lui lança un regard de reptile.

 

– Je sais enfin qu’il m’a fait enlever l’enfant que j’avais pris sous ma protection, et pour laquelle il ressent une odieuse passion.

 

– Elle est jolie, la petite… fit sir Williams qui ne prit plus la peine de dissimuler, et la veuve Fipart est chargée de son éducation.

 

– Vous vous trompez, mon capitaine, dit John Bird, la juive n’est plus à Paris.

 

– Et où est-elle ?

 

– Ici, à bord.

 

Baccarat, dont le regard était fixé sur sir Williams, le vit pâlir d’émotion.

 

– Ah ! lui dit-elle d’un ton moqueur, on a bien raison de dire que chaque cuirasse a son défaut. Vous étiez un homme pour qui les lois et les plus saintes choses n’étaient que préjugés, vous méprisez la famille, vous blasphémiez Dieu, la vie humaine n’avait pour vous aucun prix, et vous marchiez droit au but sans vous préoccuper des obstacles, sans rencontrer jamais une pierre d’achoppement ; mais cette pierre s’est trouvée un jour sur votre route sous la forme de cette enfant, à la vue de laquelle votre cœur de bronze s’est ému…

 

– Ah çà ! s’écria sir Williams avec un éclat de rire, puisque la petite est ici, au lieu d’écouter la morale de madame Baccarat, pourquoi ne vas-tu point me la chercher, John Bird ?

 

– J’y vais, répondit le capitaine.

 

Et il laissa sir Williams seul en face de Baccarat, toujours impassible.

 

– Ma petite, dit le monstre, qui jetait enfin le masque, tu as bien été habile dans l’affaire de Fernand et celle de la marquise. Tu m’as coûté cinq millions.

 

Baccarat sourit.

 

– Et il s’en est fallu de peu que tu ne me brûles la cervelle.

 

– J’aurais dû le faire.

 

– Il est certain, reprit sir Williams d’un ton moqueur, que tu l’eusses fait si tu avais pu deviner le sort que je te réservais.

 

– Et quel est ce sort ?

 

– Comment ! tu ne t’en doutes pas ?…

 

– Vaguement, du moins…

 

Et Baccarat ne perdit rien de sa tranquillité de visage et de ton.

 

– Eh bien, je vais te le dire, alors. Tu es à bord d’un navire qu’on nomme le Fowler, dont le capitaine est mon âme damnée. Ce navire va en Océanie, et il a pour mission de te déposer dans quelque île de sauvages où tes belles épaules pourront figurer avantageusement sur la table d’un monarque anthropophage.

 

Et sir Williams se prit à rire. Il s’attendait à voir Baccarat jeter un cri d’effroi, se prendre à trembler, tomber à genoux et demander grâce, mais Baccarat se contenta de sourire.

 

– Vous vous trompez étrangement, dit-elle ; ce n’est pas moi qu’on emmènera en Océanie, c’est vous.

 

Et comme elle prononçait ces mots, la porte de la cabine se rouvrit, et un homme entra, dont la vue fit pâlir sir Williams et le fit reculer d’un pas, et cet homme lui dit :

 

– Je parie, cher baronet, que vous m’avez cru mort… assassiné par un prétendu nègre du nom de Venture ?

 

L’homme qui venait d’apparaître à sir Williams terrifié était le comte Artoff.

 

CXIII

Expliquons comment le comte Artoff, que Rocambole et sir Williams croyaient si bien mort, était encore de ce monde, et comment il se trouvait à bord du Fowler.

 

Il nous faut pour cela retourner à Paris et nous reporter à ce moment où, après avoir escorté la veuve Fipart et sa capture jusqu’à la Villette, maître Venture prit le chemin de l’hôtel du comte Artoff.

 

L’ancien intendant de madame Malassis ne s’était point vanté : il avait été en relations de cabaret avec le cocher du comte Artoff, était plusieurs fois entré dans l’hôtel, et en avait une connaissance parfaite. Il savait où couchait le comte, connaissait des habitudes nocturnes, celle, entre autres, qu’avait le jeune Russe de faire chaque soir, en rentrant, le tour de son jardin et d’y fumer un cigare. Ces détails étaient pour Venture tout autant de jalons qui devaient lui assurer le succès de la marche qu’il avait à suivre.

 

Le plus difficile était de pénétrer dans l’hôtel à cette heure avancée, et Venture, en quittant la veuve Fipart, s’avoua cette difficulté sur-le-champ. Entrer chez le comte à onze heures du soir, ce n’était possible, à première vue, qu’à une condition. Cette condition était que Venture allât se débarbouiller de sa couleur noire, retrouvât sa mine d’autrefois, se prétendît sans place et sans domicile, et allât franchement demander l’hospitalité du cocher, son ancien ami.

 

Venture y songea un moment ; mais la réflexion lui fit aussitôt repousser ce projet.

 

– D’abord, se dit-il, pour redevenir blanc, il me faut une heure au moins passée à me frotter avec toute sorte d’acides. Donc, je n’ai pas le temps. Ensuite, il vaut beaucoup mieux pour moi que je reste noir. On me verra peut-être entrer, peut-être me verra-t-on sortir. Le coup fait, je me débarbouille, et jamais en France, on n’a pris un blanc pour un noir. Il ne faut pas songer au cocher.

 

Venture continua son chemin, interrogeant ses souvenirs et se remémorant en détail la topographie exacte de l’hôtel.

 

– Voyons, se dit-il, m’y voilà : les écuries sont à droite du perron, dans la cour. Les remises sont à gauche. Si je voulais arriver dans la cour, j’irais me blottir dans une voiture jusqu’à ce que le comte rentrât, car, bien certainement, il est encore à son cercle. Il y a une porte qui met en communication les remises et les écuries. Les palefreniers couchés, j’entrerais donc dans les écuries et pourrais facilement gagner le petit escalier par lequel, chaque matin, le comte descend pour jeter à ses chevaux un coup d’œil du maître.

 

Il arriva aux abords de l’hôtel sans avoir encore résolu son problème ni trouvé le moyen de passer devant la loge du suisse et sous les yeux des nombreux domestiques qui peuplaient la vaste demeure du comte.

 

– N’importe ! se dit-il, flânons et attendons… Peut-être trouverons-nous une bonne occasion…

 

Les environs de l’hôtel étaient assez silencieux, la rue à peu près déserte. Venture jugea, au peu de clarté régnant sur la façade, que bien certainement le comte n’était pas chez lui. En effet, à cette même heure, le comte et Baccarat attendaient l’imprudent Rocambole dans la villa de Saint-Alphonse.

 

Venture se mit à se promener de long en large.

 

– Après tout, se dit-il, ce qui est différé n’est pas perdu ; si je n’entre pas aujourd’hui, je reviendrai demain.

 

Les lanternes d’une voiture se montrèrent vers minuit à l’entrée de la rue, du côté de l’embarcadère du chemin de fer.

 

– C’est peut-être le comte, pensa l’assassin.

 

Et il s’effaça le plus possible dans l’ombre d’une porte ; et tandis que la voiture passait, il plongea un regard rapide à l’intérieur. La voiture était vide. Mais elle appartenait sûrement au comte, car elle s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel, que le suisse, endormi sans doute dans son fauteuil de cuir, tardait à ouvrir.

 

Cette voiture était un simple coupé attelé d’un cheval et conduit par un cocher seul.

 

C’était précisément ce même coupé qui avait pris Rocambole et John Bird rue Saint-Lazare, les avait conduits, à Saint-Maurice et en avait ramené John Bird, qui était revenu à Paris et s’était fait descendre sur le boulevard.

 

– La porte ! cria le cocher.

 

En un clin d’œil, Venture eut pris son parti. Il alla jusqu’à la voiture, se glissa à plat ventre sous le train, entre les roues, saisit l’essieu de derrière à deux mains, passa ses pieds dans l’avant-train, et se suspendit enfin entre le sol et le caisson de la voiture.

 

Le suisse, réveillé, ouvrit la porte à deux battants, et le coupé entra dans la cour.

 

Venture demeura couché sous la voiture, dans la remise, et s’y tint immobile pendant plus d’une heure ; le cocher pouvait avoir oublié quelque chose et revenir. Ensuite, il avait remarqué, avant que les lanternes fussent éteintes, que le phaéton du comte était à sa place accoutumée, tandis que la calèche était dehors. Il pensa que le jeune Russe avait sans doute passé la soirée avec Baccarat, et qu’il était allé la reconduire chez elle.

 

Les palefreniers se trouvaient encore dans les écuries, et il s’écoula plus d’une heure avant que Venture se hasardât à se glisser hors de sa cachette.

 

Une porte, que Venture connaissait fort bien, mettait en communication les écuries et les remises, et n’était jamais fermée qu’au loquet. Cette porte servait à faire entrer les chevaux les jours de pluie, afin d’atteler à couvert.

 

Venture pénétra jusque dans l’écurie, et se dirigea à pas de loup vers le petit escalier du comte. Cet escalier était plongé dans les ténèbres. Venture s’arrêta sur la première marche et prêta l’oreille. Un silence profond régnait dans l’hôtel.

 

– En ce moment, pensa-t-il, si je cours le risque d’être rencontré, ce ne peut être que par le valet de chambre, qui attend patiemment son maître ; mais il est probable que le valet de chambre dort dans un fauteuil. S’il ne dort pas, s’il me rencontre… ma foi ! Je lui saute à la gorge avant qu’il ait eu le temps de crier. Je l’étrangle et le fourre dans une armoire ou derrière quelque porte.

 

Ce beau raisonnement terminé, Venture se hasarda dans l’escalier, tenant la rampe d’une main et sans faire plus de bruit qu’un chat. Il monta ainsi jusqu’au premier, et s’arrêta un moment pour interroger de nouveau ses souvenirs et s’orienter. Il se souvint alors que l’escalier communiquait par un couloir tournant avec le cabinet de toilette du comte. Un jour où le jeune Russe était absent, où les domestiques avaient eu congé, à l’exception du cocher, celui-ci avait cru devoir faire les honneurs de l’hôtel à son ami Venture et le lui montrer en détails, depuis les combles jusqu’aux offices.

 

À mesure qu’il avançait, toutes ces particularités se représentaient nettement à la mémoire de l’ancien intendant de madame Malassis. Il chercha le couloir à tâtons, le trouva, et s’y engagea d’un pied sûr. Le couloir tournait autour du grand escalier de l’hôtel.

 

Quand il eut fait dix pas, Venture vit briller une lumière dans l’éloignement. Cette lumière le guida ; il continua à avancer, et arriva ainsi jusqu’à une porte vitrée. Cette porte donnait sur le cabinet de toilette, et Venture reconnut que la clarté qui s’en échappait provenait d’une petite lampe à globe d’albâtre qui brûlait généralement toute la nuit. Le cabinet de toilette était désert.

 

Venture en poussa hardiment la porte, qui s’ouvrit au loquet et tourna sans bruit sur ses gonds.

 

Il entra et remarqua une grande armoire pratiquée dans l’épaisseur du mur qui séparait le cabinet de la chambre à coucher et convertie en portemanteau.

 

Un rideau formé par une lourde draperie était tiré sur les habits.

 

– Voilà où je vais me blottir, se dit-il ; mais, en attendant, passons une légère inspection des lieux.

 

Il ouvrit avec précaution la porte de la chambre à coucher, où régnait l’obscurité la plus complète, et il s’arma hardiment de la petite lampe d’albâtre.

 

La chambre du comte était petite, mignonne, coquettement tendue d’une étoffe perse d’un gris chatoyant et pourvue d’une alcôve.

 

– Il vaut mieux beaucoup pour moi, se dit-il, que j’attende que monsieur se soit mis au lit. Je le tuerai là sans le moindre bruit, et, avant de m’en aller, je ferai une inspection du secrétaire. Qui sait ? peut-être trouverai-je un portefeuille assez épais au fond d’un tiroir.

 

Venture quitta la chambre à coucher, replaça la lampe d’albâtre sur la cheminée du cabinet de toilette, et se blottit sous la draperie qui recouvrait le portemanteau, après avoir tiré de ses poches une paire de pistolets et un couteau catalan effilé et pointu, long d’un pied-de-roi. Le couteau, pensa-t-il, est un ami silencieux et discret, avec lequel on fait sans bruit ni trompette de belle et bonne besogne ; mais les pistolets ont bien leur mérite : il bavardent à propos et effrayent les timides. Le couteau est pour le comte ; je destine les pistolets à ses gens, dans ce cas où j’aurais besoin de couvrir ma retraite.

 

Venture attendit longtemps, une heure au moins. L’hôtel paraissait désert, tant il était silencieux.

 

– Où donc, se demanda-t-il, le comte s’est-il attardé, qu’il se permet de me faire attendre ?

 

Enfin le bruit d’une voiture retentit dans l’éloignement, puis Venture entendit celui de la porte cochère qui s’ouvrit à deux battants, et son cœur se prit à battre d’impatience et d’émotion.

 

– Le voilà ! pensa-t-il.

 

C’était en effet, le jeune Russe qui revenait de Saint-Maurice, et ramenait avec lui madame de Saint-Alphonse.

 

Venture, immobile dans sa cachette, entendit bientôt résonner le pas sûr et hardi du comte, puis la porte qui mettait en communication le salon et la chambre à coucher s’ouvrit devant lui. Mais, en même temps, une singularité précieuse pour l’assassin se produisit et attira son attention. Un rayon de clarté vint frapper ses yeux au moment où, éclairé par son valet de chambre, le comte entrait, et Venture put se convaincre qu’il existait une légère ouverture, une fente, dans la boiserie qui séparait de la chambre à coucher l’armoire du cabinet de toilette.

 

Il colla alors son œil à la fente, et vit distinctement le jeune Russe. Le comte, un peu pâle, l’air triste et sévère, donnait la main à une jeune femme plus pâle et plus triste encore. Ce n’était point Baccarat, comme le crut d’abord Venture, lorsqu’il entendit le frou-frou de la robe de soie : c’était madame de Saint-Alphonse.

 

– Oh ! oh ! pensa Venture, qui tressaillit profondément et la reconnut, madame de Saint-Alphonse, la dame chez qui mon honoré maître, le marquis don Inigo de los Montes, est allé ce soir ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Et Venture, stupéfait et inquiet, attendit qu’un mot vînt lui expliquer la présence de la jeune femme chez le comte.

 

Madame de Saint-Alphonse se laissa tomber sur un siège avec une lassitude pleine de découragement.

 

– Ah ! dit-elle, c’est affreux.

 

– Ma chère amie, répondit froidement le comte, il le fallait.

 

– Oh !

 

– Vous l’avez bien vu, cet homme était un misérable.

 

– Certes, oui.

 

– Si j’eusse agi autrement, qui sait combien de malheurs encore…

 

– Mais, interrompit madame Saint-Alphonse, fallait-il le tuer ?

 

– Il le fallait.

 

– De qui diable parlent-ils donc ? pensa Venture, qui se prit à trembler pour Rocambole.

 

– Ce don Inigo, ce faux marquis, cet assassin, poursuivit le comte, allait, il l’a avoué, partir pour la Bretagne et y tuer déloyalement le frère de cet infernal sir Williams.

 

Une sueur glacée perla à ce mot aux tempes de Venture.

 

– Mordieu ! murmura-t-il, nous sommes refaits, Rocambole, et moi. Ils l’ont tué après lui avoir tout fait dire. Voilà mes dix mille francs flambés.

 

Et Venture continua à écouter.

 

– Il est de certains moments, murmura le comte, où l’homme doit se montrer sévère, inexorable, là où la femme demande grâce. Baccarat, qui voulait le sauver, a compris à la fin d’elle-même que laisser la vie à cet homme qui pouvait nous échapper encore, c’était compromettre fatalement plusieurs nobles et précieuses existences.

 

– Oh ! c’est égal, murmura la jeune femme frissonnant, c’est épouvantable !

 

– Écoutez, reprit le comte, je sais bien que vous nous garderez éternellement le secret de cette aventure tragique…

 

– Oh ! certes, un meurtre dont j’ai été complice…

 

– Sans le vouloir, ma chère.

 

– Mon Dieu ! j’aurai toujours devant moi le visage pâle de cet homme qui allait mourir, continua madame de Saint-Alphonse. Tenez, monsieur le comte, ajouta-t-elle, vous m’avez promis cent mille francs pour jouer ce rôle mystérieux et terrible que je ne comprenais pas…

 

– Les voici, dit le comte allant à un secrétaire, en retirant un portefeuille et le tendant à la jeune femme ; c’est tout ce que j’ai chez moi aujourd’hui.

 

Madame de Saint-Alphonse repoussa la main du comte.

 

– Oh ! dit-elle, je n’en veux pas ; cet argent me porterait malheur !

 

– Prenez…

 

– Jamais !

 

– Eh bien, dit le comte, mon cocher va vous reconduire chez vous. Faites-vous mener jusqu’à l’église Notre-Dame-de-Lorette, et, si vous ne voulez pas de cet argent, jetez-le dans le tronc des pauvres.

 

– Vous avez raison, dit-elle, je ne suis qu’une pécheresse, et jusqu’ici je n’ai pas eu beaucoup de cœur ; mais, aujourd’hui, je veux être désintéressée… Au moins, ce meurtre d’un misérable, meurtre dont je suis la cause, profitera à des malheureux.

 

Et elle prit le portefeuille et se leva.

 

Le comte lui offrit la main, la conduisit jusqu’au grand escalier, et donna des ordres pour qu’on avançât sa voiture. Pendant ce temps, Venture réfléchissait ; et lorsque le comte rentra dans sa chambre, s’y enferma et se disposa à se coucher, l’assassin avait pris son parti.

 

CXIV

Or, voici quel était le résultat des réflexions de Venture ; le faux nègre s’était dit :

 

– Il est évident que Rocambole est mort, qu’il a livré le secret de sir Williams, et que, à cette heure, le comte et Baccarat ont pris toutes les mesures nécessaires pour sauver M. de Kergaz et l’arracher des griffes de son frère. Donc, lorsque j’aurai tué ce jeune boyard, je n’aurai prévenu aucune catastrophe et j’aurai travaillé gratuitement. Si encore cette jolie dame n’avait pas emporté les cent mille francs… Ah ! ceci eût été différent : j’aurais fait le coup pour mon propre compte. Ma parole d’honneur ! pensa Venture en terminant son aparté, le comte ne se doute guère que cette charmante madame de Saint-Alphonse, sous prétexte de faire une bonne action, vient de lui sauver la vie.

 

Tandis que Venture, au fond de sa cachette, monologuait ainsi, le jeune Russe sonna son valet de chambre pour se faire déshabiller.

 

En même temps que retentissait le coup de sonnette, un frôlement se fit au-dessus de la tête de Venture ; et celui-ci, levant les yeux, aperçut un autre trou par lequel filtrait un second rayon de lumière. C’était par là que passait le cordon de la sonnette.

 

– Oh ! oh ! pensa-t-il, voilà qui est bon à savoir.

 

Et il continua à se tenir coi sous son rideau.

 

Le valet de chambre entra, déshabilla son maître, pénétra dans le cabinet de toilette, y prit la petite lampe à globe d’albâtre, la porta sur la table de nuit du comte et se retira.

 

Le comte prit un volume et se mit à lire, dans le but, sans doute, d’écarter de son esprit les noires visions qui l’assaillaient depuis qu’il croyait avoir un meurtre sur la conscience.

 

Pendant ce temps, maître Venture, qui avait toujours sur lui, en voleur prudent, un ciseau à froid, un rossignol et une pince, tirait de sa poche ce dernier instrument, se hissait jusqu’au fil de fer de la sonnette, le prenait délicatement et le coupait.

 

– Le comte aura beau sonner, se dit-il, le valet de chambre n’entendra rien.

 

Venture demeura quelques minutes encore au fond de sa cachette ; puis il en sortit bravement, d’un pas sûr, et traversa le cabinet de toilette.

 

– Est-ce toi, Germain ? demanda le comte.

 

Venture poussa la porte de la chambre à coucher, et le comte, stupéfait, vit entrer un nègre qui avait un pistolet au poing, et posait en même temps un doigt sur ses lèvres.

 

– Monsieur le comte, dit-il brièvement, ne sonnez pas, je ne veux vous faire aucun mal… mais il faut que vous m’écoutiez.

 

Le comte se dressa sur son séant, un peu étonné de cette brusque apparition, mais sans manifester le moindre effroi.

 

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda-t-il.

 

Le faux nègre posa son pistolet sur la cheminée ; puis il vint se placer en face du jeune Russe.

 

– Monsieur le comte, lui dit-il, vous êtes trop gentilhomme pour ne point respecter la parole que vous auriez donnée, même à un voleur, même à un assassin ?

 

– Sans doute. Après ? fit le comte intrigué du ton mystérieux de cet homme qui semblait sortir de terre.

 

– Je suis un voleur, et j’ai failli être un assassin, continua Venture. Cependant, il faut que vous me donniez votre parole de m’écouter jusqu’au bout, sans appeler vos gens, sans me faire chasser… ce que j’ai à vous révéler est de la dernière gravité.

 

– Parlez, répondit le comte ; je vous jure que j’écouterai jusqu’au bout.

 

– Monsieur le comte, poursuivit alors Venture, je suis entré chez vous, il y a deux heures, accroché sous une de vos voitures… J’y suis entré avec ces pistolets que vous venez de voir et un poignard.

 

– Vous vouliez m’assassiner ?

 

– Oui, fit Venture d’un signe de tête.

 

Un fier sourire vint aux lèvres du comte.

 

– Mes gens sont bien maladroits, dit-il. Mais je devine ce qui me sauve la vie…

 

– Peut-être.

 

– Vous étiez caché quelque part… dans cette pièce-là ?…

 

Et le comte indiqua du doigt le cabinet de toilette.

 

– Précisément.

 

– Vous m’avez vu donner cent mille francs, vous m’avez entendu dire que c’était la seule somme importante que j’eusse chez moi, et sans doute…

 

Venture secoua la tête.

 

– Ce n’est pas cela, monsieur le comte, dit-il.

 

– Qu’est-ce donc ?

 

– Je suis venu ici pour vous assassiner, et, mon Dieu ! fit le bandit négligemment, je ne dis pas que par la même occasion…

 

– Très bien, je comprends…

 

– Mais j’avais des honoraires fixes, poursuivit Venture.

 

– Ah ! dit le comte, vraiment ? Ainsi ce n’était point uniquement pour me voler ?

 

– On m’avait donné cinq mille francs pour vous tuer et cinq autres devaient m’être comptés après le coup.

 

– Tiens, dit en souriant le comte, je serais curieux de savoir le nom du cuistre qui n’estime ma vie que dix mille francs.

 

– Il est certain, fit Venture, que c’était pour rien, outre que c’est injurieux pour Votre Excellence… Mais, que voulez-vous ? les temps sont durs.

 

– Eh bien, dit le comte en souriant, maintenant j’ai bien deviné. On vous payait ma mort dix mille francs, vous avez compté sur ma générosité et vous avez eu raison. Vous aurez vingt mille francs et vous pourrez vous en aller tranquillement.

 

– Monsieur le comte est un vrai gentilhomme, murmura Venture en s’inclinant. Mais ce n’est point encore tout à fait pour cela que j’ai pris la liberté de me présenter devant lui.

 

– Pourquoi donc ?

 

Et le comte, de plus en plus étonné, regarda attentivement son étrange visiteur.

 

– Monsieur le comte, reprit Venture, tel que vous me voyez, je n’ai besoin que d’un bain et de quelques frictions d’essence pour redevenir aussi blanc que vous.

 

– Comment, vous n’êtes pas nègre ?

 

– Fi donc ! murmura Venture, imprimant à sa physionomie tout le dédain d’un planteur pour un noir. Je suis un nègre de circonstance, absolument comme le marquis don Inigo de los Montes était un Brésilien d’occasion.

 

– Tiens, dit le comte, vous êtes donc à son service ?

 

– J’y étais.

 

– Et c’est lui…

 

– Qui m’a donné les cinq mille francs et promis les cinq autres.

 

– Alors, mon ami, dit froidement le comte, vous avez bien fait de changer de résolution, car vous n’eussiez jamais été payé.

 

– Je le sais.

 

– Le marquis est mort.

 

– C’est ce que j’ai compris à la conversation de Votre Excellence.

 

– Ah ! vous avez entendu ?…

 

– Tout.

 

– Eh bien, reprit le comte, maintenant, expliquez-vous catégoriquement. Que voulez-vous ?

 

– D’abord, Votre Excellence m’a promis vingt mille francs.

 

– Vous les aurez.

 

– Ensuite, elle m’a juré de m’écouter.

 

– Vous voyez que je vous écoute.

 

– Alors, je continue. M. le marquis don Inigo, qui s’appelle, du reste, d’un tout autre nom…

 

– Je le sais.

 

– Ah ! fit Venture. Mais peut-être ne savez-vous pas tout. Eh bien, don Inigo ou Rocambole, comme vous voudrez, avait un grand intérêt à vous faire assassiner. Et je suis convaincu que si Votre Excellence se doutait du danger que court, à cette heure, une personne qui lui est chère, elle payerait cher mon secret.

 

Le comte tressaillit.

 

– Que dites-vous ? s’écria-t-il, et de qui parlez-vous ?

 

– Je ferai observer à Votre Excellence, répéta froidement Venture, que j’ai sa parole qu’elle me laissera sortir de chez elle librement. J’ai consenti, moyennant vingt mille francs, à lui laisser la vie, mais j’estime mon secret plus cher. Cependant, je puis nommer la personne… c’est madame Charmet.

 

– Baccarat ! exclama le comte, qui pâlit soudain et frissonna.

 

– Oui.

 

– Elle court un danger ?

 

– Très grand.

 

– Et vous pouvez le prévenir ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, dit le comte, parlez, que vous faut-il ? Mais parlez…

 

Maître Venture était un homme d’esprit, il connaissait le cœur humain et devina que le comte aimait éperdument Baccarat.

 

– Tenez, dit-il, je ne veux point ruser avec vous, monsieur le comte ; madame Baccarat court un danger pire que la mort. Mon secret vaut cent mille francs ; faites-moi six mille livres de rente, et je suis à vous, et vous livre par la même occasion, l’homme que vous poursuivez sans pouvoir l’atteindre, celui dont Rocambole n’était que le bras…

 

– Sir Williams ?

 

– Oui.

 

Le comte étendit la main et indiqua du doigt une table sur laquelle se trouvaient du papier et de l’encre.

 

– Vous savez, dit-il, qu’à part une centaine de louis éparpillés dans mes poches, je n’ai plus d’argent chez moi. Approchez cette table, je vais vous donner un bon sur mon banquier.

 

Venture obéit et approcha la table. Mais en ce moment un bruit se fit dans l’antichambre, des pas retentirent, la porte s’ouvrit, et une femme pâle, hors d’elle-même, entra précipitamment.

 

C’était Baccarat !

 

D’abord Baccarat ne vit point le nègre, elle n’aperçut que le comte et courut à lui.

 

– On est entré chez moi cette nuit, dit-elle. On a enlevé Sarah, bâillonné ma vieille servante, forcé les portes…

 

En prononçant ces mots, Baccarat tourna la tête, aperçut Venture et jeta un cri. La vieille Marguerite lui avait dit qu’un nègre était au nombre des ravisseurs.

 

Le comte avait bondi hors de son lit aux paroles de Baccarat, s’était enveloppé d’une robe de chambre à la hâte, et lui prenant vivement les deux mains :

 

– Ne craignez rien, dit-il, ne craignez rien, cet homme…

 

– Cet homme, dit froidement Venture, est un de ceux qui ont enlevé Sarah.

 

Et comme Baccarat jetait un nouveau cri, Venture continua avec calme, s’adressant à la jeune femme :

 

– Ne craignez rien, madame, demain l’enfant vous sera rendue saine et sauve.

 

Et Venture approcha la table que le comte avait demandée.

 

– Monsieur l’assassin, dit courtoisement celui-ci en regardant Venture, un homme vulgaire romprait le marché qu’il vient de faire avec vous ; madame est ici et en sûreté près de moi, j’imagine. Mais rassurez-vous, le comte Artoff tient sa parole.

 

Venture se prit à sourire.

 

– Monsieur le comte, répondit-il, la présence de madame ici n’écarterait point de sa tête le danger terrible qui la menace, si je ne parlais pas, si je ne prononçais un nom…

 

– Que dites-vous ? qu’y a-t-il encore ?

 

– Quel est cet homme ? exclamèrent l’un après l’autre le comte et Baccarat.

 

– Cet homme, dit le comte, est entré ici avec l’intention d’y gagner dix mille francs en m’assassinant, et il en sortira riche de six mille livres de rente.

 

Et, d’un mot, le comte mit Baccarat au courant de la situation.

 

– Madame, dit alors Venture, lorsque le comte eut terminé son récit, je vous le répète, je n’ai qu’à prononcer un nom, à mettre le comte en rapport avec un homme que moi seul peut-être connais à Paris, pour vous livrer sir Williams pieds et poings liés.

 

Baccarat se tut et devint pensive. Mais le comte Artoff prit une plume et écrivit deux lignes qu’il signa et remit à Venture :

 

« Bon pour la somme de cent vingt mille francs, payable chez M. de Rothschild, rue Laffitte.

 

« Comte Artoff. »

 

Venture prit le bon, et, l’ayant mis dans sa poche, il regarda Baccarat :

 

– Je ne sais pas, dit-il, ce que vous avez fait pour mériter la haine féroce dont sir Williams vous enveloppait, madame ; mais voici ce qui vous serait arrivé, si je n’avais songé à devenir vertueux sur la fin de mes jours et à vivre honnêtement avec six mille livres de rente. Un homme qui est encore l’âme damnée de sir Williams, ce n’est pas moi, un homme qui a des hommes hardis et dévoués à ses ordres, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers, depuis la traite des noirs jusqu’à l’assassinat aux bords de la Tamise, un pickpocket doublé de pirate, vous aurait enlevée cette nuit, ou demain, ou dans huit jours ; vous aurait conduite au Havre et embarquée sur un navire, à bord duquel il est monarque absolu…

 

Baccarat eut un geste d’étonnement et d’effroi.

 

– Cet homme, poursuivit Venture, vous eût ensuite conduite en Australie, et abandonnée sur quelque plage habitée par des cannibales.

 

Le comte frissonna en écoutant ces dernières paroles.

 

Mais Venture continua :

 

– Cet homme est dévoué à deux créatures en ce monde, l’une après l’autre ; il se ferait tuer pour sir Williams, mais il ferait bouillir dans l’huile, couper par quartiers ce même sir Williams si l’autre objet de son affection le lui ordonnait.

 

Le comte et Baccarat écoutaient avec un étonnement sans égal.

 

– Cette autre personne à qui votre ravisseur, madame, sacrifierait sir Williams, c’est vous, monsieur le comte.

 

Le comte jeta un cri.

 

– Moi ! moi ! dit-il…

 

– Vous.

 

– Mais quel est cet homme ? Son nom ?

 

– Cet homme, vous avez sauvé des flammes la seule femme qu’il ait aimée.

 

– Un capitaine anglais ?

 

– Oui, il se nomme John Bird, et je vais le chercher. Dans une heure, il sera ici.

 

Le comte et Baccarat n’en revenaient pas de ces étranges révélations.

 

– Monsieur le comte, acheva Venture, faites donc mettre une de vos voitures à ma disposition pour que je ne perde pas de temps.

 

Le comte ouvrit la porte et s’écria.

 

Le valet de chambre accourut.

 

– Un cheval au coupé sur-le-champ, ordonna-t-il.

 

Dix minutes après, Venture quitta l’hôtel de la rue de la Pépinière et se fit conduire rue de la Michodière, dans un hôtel garni où logeait John Bird. L’honnête capitaine dormait de tout son cœur lorsque Venture se présenta.

 

– Eh bien, lui dit ce dernier, êtes-vous toujours prêt à enlever la petite dame ?

 

– Toujours.

 

– Vrai ?

 

– Je n’ai rien à refuser à mon capitaine.

 

– Bah ! si vous saviez quelle est cette dame, peut-être…

 

– Eh bien ?

 

– Cette dame, dit Venture, est la Piguita du comte Artoff.

 

John Bird jeta un cri.

 

– Voyons, fit Venture en riant, qu’en pensez-vous ?

 

– Mais ! s’écria John Bird, je pense que je vais tordre le cou au capitaine, pour le punir de m’avoir proposé une pareille besogne !

 

– Bah ! fit Venture, le comte Artoff attend mieux que cela.

 

– Et… qu’attend-il ?

 

– Que vous emmeniez sir Williams chez les sauvages, à la place de Baccarat. C’est le nom de la petite dame.

 

– Très bien, répondit flegmatiquement l’Anglais. Je n’ai rien à refuser au comte Artoff.

 

Venture emmena d’abord John Bird à l’hôtel Meurice, où il avait quelques menus objets à prendre.

 

Le bon serviteur avait sagement pensé que, puisque son maître provisoire était mort, il ferait bien de s’instituer de son autorité privée son légataire universel. Il monta donc à l’appartement de M. le marquis don Inigo de los Montes, força le secrétaire, y prit tout l’argent qu’il trouva, et rejoignit John Bird, qui l’attendait dans la rue.

 

Ce fut en ce moment que la veuve Fipart, qui faisait le guet aux environs de l’hôtel Meurice, les aperçut, et en conclut un peu légèrement que le comte Artoff était mort.

 

De l’hôtel Meurice, les deux bandits se rendirent rue de la Pépinière.

 

On devine à présent tout ce qui s’était passé. Une heure après le départ de Rocambole, Venture et John Bird s’étaient présentés à la Villette, chez la veuve Fipart, et lui avaient enlevé l’enfant, qu’elle leur avait remis sans difficulté, croyant que c’était par ordre de sir Williams. Et le soir même, le comte et Baccarat étaient partis pour le Havre avec John Bird, puis s’étaient embarqués à bord du Fowler.

 

Mais la veuve Fipart avait gardé le secret à son fils adoptif, et ni le comte, ni Baccarat, ni John Bird ne supposèrent un moment que Rocambole vivait encore.

 

Quant à Venture, il toucha ses cent vingt mille francs et partit pour Londres. Il avait, pour des raisons à lui connues, plus de confiance dans les rentes anglaises, et il allait placer ses fonds sur l’État britannique.

 

CXV

Nous avons laissé le comte Armand de Kergaz et Rocambole l’épée à la main, éclairés par les torches des serviteurs du manoir.

 

Les deux adversaires s’attaquèrent avec furie, et, tout d’abord, l’impétuosité du comte fut telle, que Rocambole dut renoncer à faire usage sur-le-champ de la botte secrète. Pendant deux minutes environ, Rocambole ne put que parer les coups terribles que lui portait Armand. M. de Kergaz était de première force à l’épée, et l’élève de sir Williams comprit qu’il avait une rude besogne. Cependant l’extrême agilité de Rocambole, qui se pliait, rompait, avait de brusques retraites de corps, semblait lui donner un certain avantage. En outre, le drôle était parfaitement de sang-froid, tandis que M. de Kergaz exaspéré avait perdu tout son calme.

 

Rocambole adopta le système le plus sage en pareil cas. Il opposa une résistance passive à l’impétuosité fougueuse de son adversaire, épiant l’occasion, attendant que celui-ci fît une faute assez grave pour lui permettre, à lui Rocambole, de porter le terrible coup des mille francs.

 

Insensiblement, le terrain du combat s’était déplacé. Armand poussait vigoureusement le prétendu marquis, et celui-ci rompait à mesure, rompait toujours. Quelquefois même, il rompait avec tant de précipitation, que M. de Kergaz tressaillait de fureur et craignait qu’il ne voulût lui échapper.

 

– Ah ! lâche ! s’écria-t-il à un certain moment où Rocambole venait de faire un saut en arrière au lieu de rompre méthodiquement d’un pas, ah ! lâche ! tu fuis !…

 

Et il se fendit imprudemment et se découvrit.

 

Rocambole esquiva l’épée en se jetant de côté, et porta la fameuse botte ; mais M. de Kergaz revint brusquement à la parade et la botte fut esquivée par lui, comme elle aurait pu l’être par le professeur qui l’avait démontrée à Rocambole.

 

– Ah ! traître, murmura Armand, tu joues le jeu italien ! heureusement je le connais.

 

Et M. de Kergaz pressa Rocambole, déconcerté et tout abasourdi de voir son secret possédé par son adversaire ; il le poussa jusqu’à la haie qui séparait le parc du jardin, et là, comme il ne pouvait rompre davantage, comme d’ailleurs l’élève de sir Williams perdait insensiblement son calme et sa présence d’esprit depuis que la botte avait été parée, il fut atteint en pleine poitrine et cloué contre un arbre.

 

Rocambole jeta un cri, laissa échapper son épée et tomba baigné dans son sang.

 

La vue de son adversaire se roulant sur le sol et perdant son sang par une large blessure éteignit la colère d’Armand. Il jeta son épée, se pencha sur Rocambole, banda la plaie avec son mouchoir, et donna des ordres pour que le blessé fût sur-le-champ transporté dans un bâtiment voisin du château.

 

Deux minutes après, en effet, Rocambole, blessé, évanoui, était couché sous ce toit où il avait voulu semer le deuil une heure auparavant ; un valet montait à cheval pour aller chercher un médecin, et le comte de Kergaz, oublieux des injures, s’installait au chevet de cet homme qui s’était fait l’instrument de son plus cruel ennemi.

 

* *

*

 

Quand il revint à lui, Rocambole vit le comte de Kergaz assis à deux pas de son lit, et il devina sur-le-champ tout ce qui s’était passé. Auprès du comte se trouvait un homme vêtu de noir et cravaté de blanc, que Rocambole jugea être un médecin ; tous deux causaient à voix basse. Cependant, le blessé entendit ce qu’ils disaient :

 

– Ainsi, docteur, la blessure est grave ? interrogea M. de Kergaz.

 

– Très grave, monsieur le comte.

 

– Peut-il en mourir ?

 

– Je le crains.

 

La peur s’empara de Rocambole. Il ne voulait pas mourir.

 

Le comte s’approcha du lit, vit le blessé les yeux ouverts, et fit un signe imperceptible au docteur.

 

Ce signe voulait lui recommander sans doute le silence.

 

Le docteur s’approcha à son tour, prit la main du faux marquis, constata qu’il avait la fièvre et entraîna de nouveau M. de Kergaz dans une embrasure de croisée, où il se reprit à causer avec lui.

 

– Tonnerre et sang ! pensa Rocambole, qui sentit un courroux terrible s’animer dans son cœur contre sir Williams, si je dois mourir, au moins je mourrai vengé. Je démasquerai cet homme, en qui j’ai eu une foi si aveugle que je vais en mourir.

 

À partir de ce moment, la terreur de la mort et une sourde irritation s’emparèrent du blessé et atteignirent chez lui des proportions inouïes. Il se sentit naître au fond de l’âme une haine féroce pour sir Williams ; et, comme le comte s’approchait et lui demandait avec bonté :

 

– Comment vous sentez-vous, monsieur ?

 

– Monsieur le comte, répondit-il, je voudrais être seul avec vous pendant une heure ; je voudrais vous confier au plus vite, un secret que je ne veux pas emporter dans la tombe…

 

Le comte fit un signe au docteur, qui sortit, et il demeura seul au chevet du blessé ; puis il regarda le marquis don Inigo.

 

– Parlez, monsieur, dit-il, je vous écoute.

 

– Monsieur le comte, dit alors le faux marquis, j’ai entendu votre médecin vous affirmer tout à l’heure que je mourrai des suites de ma blessure, et je ne veux pas mourir sans que vous sachiez qui je suis, et quel est le motif secret de ma conduite.

 

Le comte eut un geste d’étonnement.

 

– Je ne m’appelle point le marquis don Inigo, je ne suis pas Brésilien, et j’ai capté la confiance de votre ami M. Urbain Mortonnet du Havre.

 

– Qui donc êtes-vous ? demanda le comte.

 

– J’ai été l’instrument, le bras, l’agent actif d’un homme que j’appellerai pour le moment sir Arthur Collins.

 

Armand tressaillit.

 

– Je crois avoir entendu prononcer ce nom, dit-il.

 

– C’est moi qui, sous le nom de vicomte de Cambolh, me suis battu avec M. Fernand Rocher.

 

– Vous ?

 

– Moi qui, avec l’aide de sir Arthur Collins, le fis transporter rue Moncey, dans l’ancien hôtel de la Baccarat, où il fut reçu par Turquoise. Or, savez-vous, monsieur le comte, quel était ce sir Arthur Collins ?

 

Le comte, stupéfait, regardait le blessé.

 

– C’était un homme qui voulait ruiner M. Fernand Rocher, le déshonorer en jetant aux genoux de sa femme, le jeune comte de Château-Mailly.

 

– Mais, monsieur, interrompit Armand, qui ne connaissait pas le dernier mot de cette histoire, car, sur l’ordre de Baccarat, tous avaient gardé le silence vis-à-vis de lui, que me dites-vous donc là ?

 

– Attendez, reprit Rocambole. Un soir, une nuit plutôt, un autre homme que vous connaissez, Léon Rolland, conduit par moi, pénétra dans la chambre de la Turquoise, qu’il aimait, et y trouva Fernand Rocher. Au moment où il entrait, la Turquoise souffla les bougies. Léon ne reconnut pas Fernand et se jeta sur lui armé d’un couteau. Heureusement pour lui, une femme qui nous poursuivait tous deux, sir Arthur Collins et moi, apparut un flambeau à la main.

 

– Baccarat, sans doute ? exclama le comte.

 

– Oui, fit Rocambole d’un signe. Le plan habilement conçu par sir Arthur Collins s’écroula, et celui-ci n’eut que le temps de prendre la fuite.

 

– Mais, s’écria M. de Kergaz, qu’est-ce donc que ce sir Arthur Collins dont vous me parlez ?

 

– Attendez, monsieur le comte, attendez. Sir Arthur avait rêvé de vastes combinaisons et m’y avait associé. J’étais son instrument. Un jour, il imagina de faire assassiner la marquise Van-Hop par son mari, dans un accès de fureur jalouse, afin de rendre le marquis libre et de lui permettre d’épouser plus tard sa cousine indienne Daï-Natha.

 

– Comment ! dit le comte, cette jeune femme qu’on a trouvée morte dans son hôtel aux Champs-Élysées ?

 

– Auprès d’un jeune homme baigné dans son sang, mais respirant encore.

 

– Oui, son amant, qu’elle avait assassiné, dit-on ?

 

– Erreur ! monsieur le comte. Ce jeune homme, c’était moi, et la main qui m’avait frappé était celle de sir Arthur Collins.

 

Alors Rocambole, à qui la mort semblait accorder un délai pour qu’il eût le temps de compléter ses aveux, Rocambole raconta tout au long ce drame que nous déroulions naguère, et dont Baccarat avait précipité le dénouement.

 

Seulement, le blessé continuait à désigner Andréa sous le nom de sir Arthur Collins. Pourtant un vague soupçon commençait à envahir le comte, une lueur indécise encore se faisait dans son esprit.

 

– Mais enfin, monsieur, fit-il avec impatience, quel était donc sir Arthur Collins, et d’où venait-il ?

 

– Je vous le dirai tout à l’heure. Permettez-moi de continuer. Quand sir Arthur eut vu échouer ses deux premières combinaisons, il voulut essayer une troisième. Celle-ci vous touchait de près, monsieur le comte, comme vous allez le voir. À tort ou à raison, sir Arthur s’était imaginé que si, par suite d’un événement quelconque, madame la comtesse de Kergaz devenait veuve, elle finirait par se remarier…

 

Le comte de Kergaz tressaillit, et la lueur qui se faisait depuis un instant dans son cerveau, se prit à grandir.

 

– Monsieur le comte, poursuivit Rocambole, sir Arthur voulait épouser votre veuve, et il m’avait chargé de vous tuer.

 

Armand jeta un cri.

 

– Jamais, poursuivit le blessé, je n’ai été épris de madame de Kergaz ; jamais je n’ai levé les yeux jusqu’à elle pour mon propre compte.

 

– Mais alors, ce duel avec mon frère Andréa ?… murmura Armand d’une voix tremblante.

 

– Monsieur le comte, dit Rocambole, regardez-moi bien, ne me reconnaissez-vous pas ?

 

– Non, dit Armand.

 

– Vous souvient-il de Bougival ?

 

Armand tressaillit.

 

– Et d’une nuit où vous m’avez appuyé un poignard sur la gorge ?

 

Ces mots furent un trait de lumière pour Armand.

 

– Rocambole ! murmura-t-il.

 

– C’est moi qui conduisais votre chaise de poste, le jour où vous trouvâtes sur la route du château de Magny votre frère Andréa, exténué et mourant.

 

Et comme M. de Kergaz laissait échapper un geste de surprise, Rocambole ajouta :

 

– Sir Arthur Collins s’était appelé autrefois sir Williams ; sir Williams, vous le connaissez maintenant, c’était M. le vicomte Andréa.

 

– Oh ! fit Armand d’une voix étouffée.

 

– C’est lui qui m’a fait apprendre pendant trois mois, à votre intention, cette botte italienne que vous avez parée ; lui qui, il y a deux heures, m’a, de l’extrémité du parc, indiqué mon chemin.

 

– Oh ! l’infâme ! murmura M. de Kergaz accablé.

 

Et il se souvint alors que Baccarat, un soir, était venue lui dire : « Andréa est un traître ! » et qu’il l’avait repoussée en lui disant : « Andréa est un saint ! » Le voile qui pesait sur les yeux de M. de Kergaz se déchirait enfin, et dès lors il comprit tout entière, cette œuvre patiente de vengeance que le génie de sir Williams avait rêvée, conduite, et que la Providence seule renversait au dernier moment.

 

– Monsieur le comte, acheva Rocambole, si vous doutiez encore, je pourrais vous donner une preuve authentique, irrécusable.

 

– Parlez, dit le comte.

 

– Cette preuve, poursuivit Rocambole, tenez, je vais vous la vendre.

 

Armand le regarda, stupéfait.

 

– Ce n’est point le repentir qui a dicté mes aveux, continua Rocambole avec cynisme, c’est la vengeance. Au moment de mourir, je suis prêt à haïr cet homme en qui j’avais foi, et je n’ai pas voulu mourir seul… comprenez-vous ?

 

– Eh bien ? dit le comte.

 

– À l’heure qu’il est, Baccarat court un danger pire que la mort. Si je parle, vous la sauverez des mains de sir Williams ; si je me tais, elle est perdue.

 

– Parlez donc alors ! exclama le comte vivement ; que vous faut-il ?

 

– Votre parole que si le médecin s’était trompé, et que si ma blessure n’était point mortelle, vous me pardonneriez et ne me livreriez point à la justice.

 

– Foi de gentilhomme, monsieur, répondit le comte gravement, je vous jure que vous sortirez de chez moi librement.

 

– Et, ajouta Rocambole qui songeait toujours à l’avenir, même en présence de la mort, vous me donnerez cent mille francs et un passeport pour l’Angleterre ?

 

– Soit, parlez.

 

Rocambole, s’étant fait sur-le-champ ce raisonnement fort simple, qu’il aurait cent mille francs d’Armand s’il revenait à la santé, lesquels, réunis aux cent mille francs du comte Artoff, lui constitueraient dix mille francs de rente, ne vit plus aucun inconvénient à livrer le dernier secret de sir Williams, et il dit à Armand tout ce qu’il savait des projets de vengeance d’Andréa contre Baccarat, en ce moment à bord du Fowler.

 

Cette dernière révélation fit bondir M. de Kergaz, et lui rendit toute son énergie.

 

– Un cheval ! s’écria-t-il en tirant violemment un cordon de sonnette, qu’on me selle un cheval !

 

Et dix minutes après, en effet, Armand et quatre serviteurs armés galopaient sur la route de Saint-Malo.

 

– Bon ! pensa Rocambole, que la terreur de la mort rendait féroce pour son maître, tu vas passer un joli quart d’heure, sir Williams… et je ne mourrai pas seul !

 

CXVI

Retournons maintenant à bord du Fowler.

 

La vue du comte, que sir Williams croyait si bien tombé depuis cinq jours sous le poignard de Venture, bouleversa toutes les idées du baronet et lui fit perdre la tête. Ce magnifique sang-froid qui caractérisait sir Williams, et lui avait fait envisager sans pâlir les plus critiques situations, s’évanouit. Il regarda Baccarat, et, dans son attitude, se peignit une stupeur, un effroi impossibles à décrire. Le comte Artoff à bord du Fowler, c’est-à-dire en relation avec John Bird, sir Williams l’avait deviné sur-le-champ, c’était sa perte. On lui avait tendu un piège, et John Bird, fidèle au comte qui avait sauvé sa maîtresse des flammes, John Bird n’était plus pour lui. Il y eut un moment de silence funèbre parmi ces trois personnages.

 

L’œil rivé au parquet, dans l’attitude d’un homme frappé de la foudre, sir Williams ne songeait pas à fuir, à faire usage de son poignard qui ne le quittait jamais, à se précipiter enfin sur Baccarat et à satisfaire sa vengeance en l’étranglant. Sir Williams, de sang-froid, eût certainement pris un des trois partis, mais il n’avait plus de sang-froid, il avait perdu la tête, et, comme tous les grands scélérats, il devenait lâche en face d’un péril inévitable.

 

– Monsieur le vicomte Andréa, dit Baccarat lentement, d’une voix calme, ferme, et qui semblait être celle de la destinée, tant elle était solennelle, monsieur le vicomte Andréa, l’heure du châtiment vient de sonner pour vous, terrible et inexorable.

 

Et comme ces paroles semblaient arracher sir Williams à sa prostration, comme il relevait la tête, retrouvait un reste d’audace et d’énergie, et se sentait dominé par l’instinct de la conservation, le comte Artoff l’enlaça d’un bras nerveux, lui appuya un poignard sur la gorge et le réduisit à l’impuissance.

 

– À moi !… au secours !… à l’assassin !… John Bird !… à moi, mon fidèle John Bird ! hurla sir Williams d’une voix étouffée, et sans avoir pu faire usage de son poignard qu’il avait tiré à demi du fourreau.

 

Mais le comte Artoff avait la force herculéenne des races du Nord ; il renversa sir Williams sous ses pieds, lui appuya un genou sur la poitrine et le maintint immobile sous lui.

 

Alors Baccarat continua :

 

– Je vous l’ai dit tout à l’heure, vicomte Andréa, votre fatale passion pour Sarah a été la pierre d’achoppement qui devait vous faire trébucher. Pour enlever Sarah, vous avez eu besoin de John Bird et de votre complice Rocambole. Ce dernier a armé contre le comte le bras de Venture, l’ancien valet de madame Malassis, et Venture vous a trahi…

 

Sir Williams écumait de rage.

 

– John Bird, poursuivit Baccarat, a été un misérable comme vous ; mais il avait dans la poitrine un cœur reconnaissant, il avait aimé, et comme le comte avait sauvé celle qu’il aimait, il n’a point hésité à servir le comte, à se dévouer pour lui et à déserter votre cause. Comprenez-vous ?

 

Sir Williams blasphémait sous le genou du comte, qui lui dit :

 

– Tu demandes en vain du secours, misérable, nul ici ne viendra à ton aide, nul ne te défendra, nul n’aura pitié de toi, qui n’as eu pitié de personne… Sir Williams, sir Arthur, Andréa, de quelque nom que tu te nommes, je te le répète, l’heure du châtiment a sonné pour toi.

 

Sir Williams comprit qu’il était perdu, que nul ne viendrait à son secours.

 

– Grâce ! murmura-t-il.

 

– M’aurais-tu fait grâce, demanda-t-elle, si j’avais été, comme tu l’es en ce moment, au pouvoir de celui que tu croyais ton âme damnée ?

 

Un accès de rage s’empara de sir Williams, réduit à l’impuissance.

 

– Non ! s’écria-t-il, non ! non !

 

– Eh bien, reprit Baccarat, si ce n’était que moi seule que tu eusses poursuivie, si seule j’avais à me plaindre de toi, peut-être te pardonnerais-je encore…

 

Un frisson d’espérance courut dans les veines de sir Williams. Sa fureur s’apaisa un moment et fit place à une sorte d’anxiété suppliante, qui se peignit dans son regard, tourné vers Baccarat. Mais son espoir fut de courte durée.

 

Baccarat reprit :

 

– Sir Williams, ce n’est pas moi seule, ce n’est pas même le comte Artoff qui vous condamne, ce sont tous ceux que vous avez poursuivis si longtemps de votre haine implacable.

 

– Voyez plutôt… voyez vos juges !

 

Et comme elle prononçait ces paroles, il se fit un grand bruit derrière le comte, qui tenait toujours sir Williams immobile sous son poignard, et le força alors à se retourner…

 

Une de ces cloisons qui séparent, à bord des navires, les cabines, venait de s’écrouler ou plutôt de glisser sur des rainures invisibles, démasquant une pièce à peu près semblable à celle où se trouvaient ces trois personnages. Et voici ce que l’œil épouvanté de sir Williams aperçut :

 

Cette pièce, qui n’était autre que celle qu’on nomme à bord le carré des officiers, avait été tendue de noir. Une banquette, couverte d’un drap de même couleur, y servait de sièges à une demi-douzaine de personnes également vêtues de noir.

 

La première était le marquis Van-Hop.

 

À la droite du marquis se trouvait le jeune comte de Château-Mailly, à sa gauche M. Fernand Rocher.

 

Derrière eux, un quatrième personnage se trouvait entre deux femmes, ou plutôt entre une femme et une jeune fille : c’était Léon Rolland. La femme riait et pleurait à la fois, manifestant tous les indices de la folie : c’était Turquoise. La jeune fille versait des larmes silencieuses et paraissait comprendre par avance la scène terrible qui allait avoir lieu : c’était Sarah.

 

– Sir Williams, dit alors Baccarat, vos victimes sont devenues vos juges, elles se sont converties en tribunal, et vont prononcer sur votre sort.

 

– Grâce ! répéta sir Williams, que l’épouvante de la mort rendit tout à fait humble et lâche.

 

Baccarat regarda alors le tribunal, et dit d’une voix forte :

 

– Si parmi vous quelqu’un veut faire grâce à cet homme, qu’il lève la main.

 

Une seule main se leva. C’était celle de la petite juive.

 

– Sir Williams, dit Baccarat, l’enfant que tu as voulu déshonorer vient de te sauver la vie. Tu ne mourras point.

 

Un rugissement de joie s’échappa de la poitrine du monstre.

 

– Mais, ajouta Baccarat, il faut que tu sois châtié, et nous avions prévu le cas où ta vie infâme et souillée serait rachetée par la prière de l’innocence.

 

Et Baccarat alla prendre place sur le siège tendu de noir, et ce fut alors le comte qui prit la parole :

 

– Nous sommes ici en pleine mer, dit-il ; l’homme qui commande ce navire est roi à son bord, ses matelots lui obéissent comme des esclaves et sa volonté est la leur. C’est toi-même, infâme, qui as imaginé ton supplice. Andréa, continua le comte Artoff, le Fowler te déposera dans trois mois sur quelque plage déserte des îles Marquises ou de l’Australie ; mais comme tu es réellement le génie du mal, comme les ressources de ton esprit sont infinies, comme tu pourrais échapper aux Caraïbes, puis revenir en Europe et y rêver quelque nouvelle tentative de vol, de meurtre et de pillage, comme il faut briser les dents et les ongles de la bête fauve à qui on fait grâce de la vie, si on ne veut point avoir à la redouter encore, tu vas être réduit, toi le fort, toi le hardi, à l’impuissance d’un vieillard ou d’un enfant.

 

Et tandis qu’il parlait ainsi, le comte Artoff jeta une exclamation dans une langue inconnue, et la porte de la cabine s’ouvrit de nouveau ; et le misérable, épouvanté, vit apparaître les deux hommes qui s’étaient montrés à Rocambole quelques jours auparavant et l’avaient jeté dans la Marne. Ces deux Cosaques n’entendaient pas un mot de français, et considéraient le comte comme un maître souverain dont tous les désirs devaient être exécutés sur l’heure.

 

L’un d’eux tenait à la main un pistolet.

 

L’autre était armé d’un instrument qui fit frémir sir Williams plus que cette arme à feu qu’il venait d’apercevoir. Cet instrument était un rasoir. À quel supplice mystérieux était donc condamné cet homme à qui cependant on faisait grâce de la vie ?

 

Ces deux hommes s’emparèrent de sir Williams.

 

En même temps, le comte alla s’asseoir à son tour sur la banquette où siégeait l’étrange et mystérieux tribunal, et il reprit :

 

– Sir Williams, vous avez été beau, vous avez eu le regard fascinateur, et sous l’empire de ce regard, les femmes se sentaient troublées jusqu’au fond du cœur, et les bandits que vous recrutiez, avaient en vous une foi aveugle. Vous aviez l’éloquence railleuse de l’esprit du mal, vous blasphémiez en souriant, vous prononciez des arrêts de mort d’un ton moqueur. Désormais vous ne pousserez plus que des sons inarticulés, et vous serez un objet d’horreur pour l’univers entier.

 

Et le comte allait lever la main et faire un signe aux deux Cosaques pour leur enjoindre sans doute d’exécuter ce mystérieux et terrible châtiment auquel sir Williams était condamné, lorsque John Bird fit irruption dans la cabine en s’écriant :

 

– Hâtez-vous, on vient !

 

– Qui ? demanda Baccarat.

 

– Je ne sais pas, répondit John Bird. Mais quatre hommes sont dans une barque avec des torches et nagent vigoureusement vers le navire. Un matelot breton que j’ai à bord, et qui vient de braquer sur l’embarcation une lunette d’approche, prétend que, à leur costume, on reconnaît des hommes du pays de Vannes.

 

– C’est le comte de Kergaz ! s’écria Baccarat.

 

Ce nom réveilla chez sir Williams anéanti cet instinct de vengeance féroce qui l’avait constamment guidé.

 

– Non ! non ! vociféra-t-il, ce n’est pas Armand, Armand est mort !

 

Ces mots furent un coup de foudre pour les assistants, et le jeune Russe ne songea point à lever le bras et à faire le signal convenu.

 

Un moment sir Williams retrouva son énergie de bête fauve. Peut-être même que s’il n’eût été qu’aux mains du comte Artoff et de Baccarat, il eût pu leur échapper, tant était grande la stupeur que venaient de produire ces mots : « Le comte est mort !… » Mais les Cosaques ne savaient pas le français, et ils continuèrent à maintenir le prisonnier immobile, attendant que leur maître fît un signe.

 

– Oui, oui, répéta sir Williams avec un accent étrange où se révélait toute sa haine ; Armand est mort à cette heure, mort d’un coup d’épée, mort frappé par Rocambole, qui s’est sauvé du fond de la Marne, et que j’ai laissé, il y a deux heures, franchissant la haie du parc de Kerloven pour aller tuer Armand de Kergaz !… Mutilez-moi, maintenant ; défigurez-moi, que m’importe ! L’homme que je haïssais comme les ténèbres abhorrent la lumière, n’est plus qu’un cadavre !

 

– Ah ! misérable ! s’écria Baccarat, si tu as dit vrai, ce n’est plus la mutilation, c’est la mort qui t’attend !

 

Et elle s’élança hors de la cabine et monta sur le pont.

 

Là, elle arracha la lunette des mains du matelot de vigie et la braqua sur l’embarcation.

 

Soudain elle jeta un cri de joie. Le canot, éclairé par un falot placé à l’avant, n’était plus qu’à quelques brasses du navire, et, dans ce canot, Baccarat venait d’apercevoir Armand.

 

– Ah ! sauvé ! sauvé ! murmura-t-elle.

 

Et elle redescendit dans la cabine et cria à sir Williams :

 

– Tu t’es trompé, bandit ! Armand n’est pas mort… il est dans le canot… il vient… Mais il arrivera trop tard pour implorer ta grâce…

 

Et tandis que Baccarat achevait, le comte Artoff fit un geste, et, à ce geste, la cloison courut de nouveau dans les rainures, et sir Williams et ses bourreaux se trouvèrent séparés de Baccarat ; car les juges qui venaient de condamner ne devaient point assister au supplice.

 

* *

*

 

Presque au même instant, M. de Kergaz s’élançait sur le pont du Fowler le pistolet au poing, résolu à disputer, avec l’aide de ses serviteurs, Baccarat à sir Williams et à John Bird. Mais il recula stupéfait, car la première personne qu’il aperçut, ce fut elle.

 

Baccarat était libre et elle lui disait d’une voix émue :

 

– Monsieur le comte, Dieu est pour nous.

 

– Andréa… où donc est-il, l’infâme ? s’écria Armand.

 

– À cette heure, répondit Baccarat, Dieu punit. Venez, ajouta-t-elle.

 

Elle l’entraîna dans l’intérieur du navire, et le fit entrer dans cette salle où ceux qui venaient de condamner sir Williams se trouvaient encore. Tous écoutaient, frissonnants, car la cloison s’était refermée, les séparant de sir Williams, aux mains de ses bourreaux.

 

Armand de Kergaz, pâle, le front baigné d’une sueur glacée, entendit des hurlements affreux qui paraissaient bien mieux provenir d’une bête fauve que sortir d’une gorge humaine. Une lutte atroce, inouïe, avait lieu sans doute entre sir Williams et ses bourreaux.

 

Un moment la pitié, et peut-être cette voix mystérieuse du sang à laquelle deux fois déjà le comte avait obéi, s’élevèrent de nouveau dans son cœur :

 

– C’est mon frère !… murmura-t-il en regardant Baccarat.

 

Mais au même instant les hurlements s’éteignirent soudain ; puis la détonation d’une arme à feu se fit entendre.

 

– Mort ! s’écria Armand.

 

– Non, répondit Baccarat, mais regardez.

 

Et, de nouveau, la cloison glissa sur ses rainures et M. de Kergaz recula d’horreur à la vue de l’être hideux qu’il avait devant lui… Ce n’était plus le beau, le séduisant sir Williams au regard fascinateur ; c’était une horrible créature dont le visage n’était qu’une plaie violacée, dont l’œil était éteint, le front calciné, et dont la bouche vomissait un flot de sang… Le pistolet, chargé à poudre seulement, avait servi à obtenir cet épouvantable résultat. Quant au rasoir, il avait coupé la langue à cet homme, dont l’infernale éloquence avait entraîné vers le crime presque tous ceux à qui elle s’était adressée.

 

* *

*

 

Quand les premières clartés de l’aube glissèrent sur la mer, tandis que Baccarat et ses compagnons regagnaient la terre dans un canot, le Fowler levait l’ancre, emportant vers les terres australes, sir Williams, le mutilé.

 

ÉPILOGUE

I

Il y avait un mois environ que le Fowler avait levé l’ancre et mis le cap sur l’Australie.

 

Un soir, à la nuit tombante, une voiture de place s’arrêta dans le faubourg Saint-Antoine, devant la porte de notre ami Léon Rolland.

 

Les ateliers de l’ébéniste étaient fermés, et Léon était remonté auprès de Cerise. Depuis six mois, c’est-à-dire depuis ce jour heureux et fatal à la fois, où Fernand Rocher et Léon s’étaient rencontrés et reconnus chez Turquoise, le bonheur et le calme étaient revenus dans le modeste intérieur de la belle et vertueuse Cerise.

 

Au moment où la voiture s’arrêtait à la porte et tandis qu’une femme vêtue de noir et voilée en descendait, madame Rolland, assise sur un petit canapé, tenait son jeune enfant sur ses genoux, et passait dans sa blonde chevelure ses jolis doigts effilés. Léon, assis à deux pas, contemplait avec amour ce groupe charmant de l’enfant et de la mère. Cerise lutinait son enfant et riait avec lui. La vieille mère, assise dans un coin, s’était endormie sur sa chaise.

 

– Mon amie, dit tout à coup Léon, il y a longtemps, ce me semble, que ta sœur n’est venue nous voir.

 

– C’est vrai, dit Cerise. Maintenant c’est presque toujours moi qui vais chez elle… Ma pauvre Baccarat, ajouta-t-elle, est triste à mourir depuis quelques jours. Jamais je ne l’avais vue ainsi.

 

– Qu’a-t-elle ? fit Léon étonné.

 

– Je ne sais, murmura Cerise. Mais, à coup sûr, ce n’est plus son amour pour Fernand qui peut l’abattre ainsi…

 

Comme Cerise achevait, des pas résonnèrent sur le carré, un coup de sonnette se fit entendre, et l’unique bonne de Cerise annonça :

 

– Madame Charmet.

 

Cerise et Léon se levèrent avec empressement.

 

– Ah ! te voilà, chère Louise, murmura madame Rolland en déposant son enfant sur un canapé et courant à Baccarat.

 

Baccarat mit un baiser au front de Cerise.

 

– Bonsoir, petite sœur, dit-elle d’une voix émue qui fit tressaillir Léon et sa femme.

 

Baccarat était pâle, triste, amaigrie, sans que, cependant, sa merveilleuse beauté parût altérée.

 

– Chère petite sœur, reprit-elle, tu as dû me trouver bien oublieuse depuis quelques jours ; mais, que veux-tu ? j’ai eu bien des intérêts à régler, bien des affaires embrouillées à tirer au clair.

 

Léon et Cerise étaient frappés de l’accent triste et voilé de Baccarat.

 

– Louise, murmura Cerise, tu nous caches un nouveau chagrin, et c’est mal, c’est bien mal à toi !

 

– Mais, je te le jure…

 

– Oh ! tu as des larmes dans la voix, s’écria Cerise avec vivacité.

 

– Mon enfant, répondit Baccarat en pressant la jeune femme sur son cœur, sais-tu pourquoi je suis triste ? C’est que je vais vous quitter.

 

– Nous quitter !

 

Et Cerise et Léon mirent toute leur âme dans cette exclamation.

 

– Oui, fit Baccarat d’un signe de tête.

 

– Nous quitter ! répéta Cerise avec terreur. Mais où vas-tu, mon Dieu ?

 

– Où allez-vous ? dit Léon à son tour.

 

Baccarat s’assit et leur prit la main à tous deux.

 

– Mes enfants, dit-elle, tant que ce mauvais génie qui vous poursuivait de sa haine a plané sur vous, je me suis trouvée là pour vous défendre, pour veiller sur vous à toute heure.

 

– Ah ! firent les deux époux avec un élan d’affection et de reconnaissance, vous nous avez sauvés, vous avez été notre bonne étoile !

 

– Maintenant, reprit Baccarat, vous n’avez plus besoin de moi, mes chers enfants ; le bonheur est assis à votre foyer ; pourquoi viendrais-je l’attrister par le mélancolique visage d’une femme pour qui toute illusion est morte désormais.

 

– Mais où vas-tu ? grand Dieu ! s’écria Cerise.

 

– Loin de Paris, dont le séjour me pèse et me navre… là-bas, en Bretagne, au bord de la mer.

 

– En Bretagne ! fit Cerise étonnée.

 

– Oui, dit Baccarat : j’ai acheté un petit ermitage au fond d’un vallon, à quelques pas de la mer. J’ai besoin de solitude, et c’est là que j’irai vivre.

 

– Mais, murmura Cerise, pourquoi ne resterais-tu point auprès de nous ?

 

– Paris me pèse ! répéta-t-elle avec tristesse. Et puis elle ajouta :

 

– Tiens, si ton mari était bon, il te permettrait de m’accompagner, de venir assister à mon installation. Nous emmènerions ton enfant. Le grand air lui ferait un bien infini.

 

– Oh ! de grand cœur ! exclama Léon, qui se sentait les yeux pleins de larmes à la pensée que Baccarat abandonnait Paris.

 

– Eh bien, répondit madame Charmet, alors fais demain matin tes préparatifs, nous partirons le soir même.

 

Les deux sœurs passèrent une heure ensemble, se tenant les mains et se regardant avec tristesse.

 

Cerise devinait qu’un nouvel orage grondait au fond du cœur de Baccarat, qu’une douleur nouvelle la torturait, et elle n’osait l’interroger.

 

Baccarat éprouvait, en dehors de sa propre souffrance, comme une indéfinissable angoisse. Il lui semblait qu’elle venait pour la dernière fois dans la maison de sa chère Cerise.

 

Léon Rolland comprit que Baccarat voulait rester seule avec sa sœur : il descendit à l’atelier, tandis que la vieille mère allait coucher l’enfant qui s’était endormi.

 

– Ah ! Louise, Louise, murmura la jeune femme en se retrouvant seule avec Baccarat, tu me caches quelque chose, j’en suis bien certaine… Tu ne quitterais point ainsi Paris si tu n’avais pas…

 

Baccarat mit sa belle main sur les lèvres rouges de sa sœur.

 

– Tais-toi, enfant, dit-elle ; je pars, je quitte Paris, parce que la mission que je m’étais imposée est remplie. J’ai démasqué et réduit à l’impuissance l’infâme Andréa. J’ai atteint le but, la lutte est finie, je n’aspire plus qu’au repos.

 

La voix de Baccarat était toujours émue, et ce fut en comprimant un sanglot qu’elle ajouta :

 

– J’ai aimé, j’ai souffert… Un jour Dieu m’a conduite au repentir par le chemin de l’amour. Un moment, je me suis crue assez forte pour renoncer au monde, pour mener au milieu de la foule une vie presque monastique, pour passer, sans cesse, humble dame de charité, devant la maison de ceux que mon cœur a aimés, sans que, désormais, ce cœur se prît à battre… je me suis trompée.

 

– Mon Dieu ! tu l’aimes donc toujours ?

 

Un triste sourire vint aux lèvres de Baccarat.

 

– Non, dit-elle, je ne l’aime plus… mais je suis toujours femme.

 

Cerise ne comprit point ces paroles ; mais, après cet aveu, Baccarat se leva vivement, pressa Cerise dans ses bras et lui dit :

 

– Ne me questionne pas… ne me demande rien… adieu, à demain !… Non… plus tard… un jour je te dirai tout, fit Baccarat d’une voix étouffée, adieu !

 

Et elle s’en alla, après avoir obtenu de Cerise la promesse qu’elle serait prête à partir le lendemain.

 

En sortant de chez sa sœur, Baccarat remonta dans sa voiture de place, et dit au cocher :

 

– Menez-moi rue de la Pépinière.

 

Elle allait chez le comte Artoff.

 

Le jeune Russe avait écrit deux heures avant à Baccarat une lettre conçue en ces termes :

 

« Ma chère amie,

 

« Un coup de foudre m’arrive ce matin, sous forme de pli cacheté portant le timbre de Saint-Pétersbourg. Vous le savez, je suis Russe, sujet du tsar, et le tsar, mon gracieux souverain, a d’impérieuses volontés.

 

« Or, vous le savez, la noblesse moscovite est soumise à l’obligation de rentrer en Russie au moins tous les deux ans, si elle a obtenu la permission de voyager.

 

« J’ai un peu trop oublié, en France, que j’étais colonel de cavalerie à Saint-Pétersbourg, et un ordre de l’empereur me rappelle.

 

« Dois-je obéir sur-le-champ ou demander une prolongation de congé ?

 

« Venez ce soir prendre une tasse de thé avec moi.

 

« Comte Artoff »

 

Cette lettre avait étonné, ému Baccarat.

 

Depuis trois mois, le comte n’était-il point son compagnon, son confident, son ami fidèle et dévoué, l’homme qui lui avait obéi aveuglément dans cette lutte contre sir Williams où elle l’avait entraîné ? Le départ du comte, c’était pour elle un coup de foudre, et peut-être était-il la cause de cette brusque résolution qu’elle venait de prendre elle-même de quitter Paris et d’aller s’ensevelir vivante dans un pli des falaises bretonnes.

 

Lorsqu’elle arriva rue de la Pépinière, le comte Artoff était absent.

 

– Monsieur le comte est sorti, lui dit le valet de chambre, mais il supplie madame de l’attendre au salon.

 

Baccarat se jeta dans une bergère et attendit, comme l’en priait le comte. Mais elle attendit en rêvant, en promenant un œil distrait et plein de larmes sur les objets qui l’entouraient et semblaient lui rappeler mille souvenirs.

 

Dans ce salon dont les croisées donnaient sur le jardin, dont la voluptueuse recherche d’ameublement disait l’immense fortune du comte, que d’heures charmantes elle avait passées en tête-à-tête avec lui…

 

– Mon Dieu ! murmurait Baccarat en elle-même, mon Dieu ! pourquoi voulez-vous donc que la femme soit faible éternellement ? J’ai aimé, j’ai souffert, et je me suis réfugiée en vous… Pendant quatre années, j’ai voulu arracher de son cœur cette passion coupable et sans espoir qui s’en était emparé, et, un jour, je me suis crue entièrement à vous… Oh ! malheureuse et folle créature que j’étais !…

 

Une heure s’écoula pour la jeune femme dans cette solitude et cette absorption morale. Le comte ne revenait pas. Jamais, peut-être, Baccarat n’avait jadis attendu Fernand Rocher avec plus d’émotion. Enfin des pas se firent entendre, la porte du salon s’ouvrit, et la jeune femme, étonnée, vit entrer, non point le comte Artoff, mais Armand de Kergaz. Du reste, le comte n’était pas seul, il était suivi d’un personnage que Baccarat reconnut. C’était le marquis Van-Hop.

 

– Ah ! fit Baccarat étonnée de l’arrivée de ces messieurs, vous l’avez vu, messieurs, le comte ?

 

– Il est en ce moment chez moi, répondit M. Van-Hop, il fait ses adieux à la marquise.

 

Ce mot adieu pénétra comme un coup de poignard au fond du cœur de Baccarat.

 

Armand s’assit auprès de Baccarat, lui prit la main et lui dit :

 

– Depuis que nous savons, le marquis et moi, ce que nous vous devons à vous et au comte Artoff, madame, nous nous sommes vivement intéressés au bonheur de ce noble jeune homme, et nous venons nous adresser à vous.

 

Baccarat tressaillit.

 

– Le comte Artoff, poursuivit Armand, doit et veut se marier. (Baccarat devint pâle et sentit un frisson lui parcourir tout le corps.) À nos yeux, son bonheur dépend de l’union qu’il projette, et vous seule pourriez vous y opposer.

 

– À Dieu ne plaise ! murmura Baccarat, qui, en ce moment, fut réellement héroïque de courage et de sang-froid.

 

– Madame, ajouta le marquis Van-Hop, M. de Kergaz et moi connaissons la femme que doit épouser le comte Artoff. Elle est, à nos yeux, digne de porter son nom, et nous serons les témoins de ce mariage.

 

– Ah ! fit Baccarat, dont tout le sang affluait au cœur, il se mariera en France ?

 

– Oui…

 

– Avant son départ ?

 

– C’est probable. Vous seule, je le répète, poursuivit Armand, pourrez empêcher ce mariage, et nous venons vous supplier, connaissant l’ascendant que vous avez sur l’esprit du comte, de n’en rien faire.

 

– Je vous le jure, répondit Baccarat avec émotion.

 

– C’est bien, nous avons votre parole, dit M. de Kergaz. Adieu, madame.

 

– Comment, fit Baccarat avec étonnement, vous partez ?

 

– Nous reviendrons dans une heure, répondit le marquis Van-Hop. Nous nous occupons du mariage de ce cher comte, et nous courons en ce moment chez madame de Kergaz.

 

Et ils sortirent, laissant Baccarat plongée dans une douloureuse stupéfaction.

 

Quelle était donc cette femme qu’allait épouser le comte Artoff ?

 

II

Tandis que la scène que nous venons de décrire avait lieu à Paris, et que M. de Kergaz annonçait à Baccarat la prochaine arrivée du comte Artoff, un jeune homme, faible encore, et dont la pâleur trahissait de longues souffrances, se promenait au bras d’un domestique dans le parc du château de Kerloven.

 

C’était M. le marquis don Inigo de los Montes, ou plutôt notre vieille connaissance Rocambole. M. de Kergaz s’était montré vis-à-vis de lui ce qu’il était dans toutes les circonstances de sa vie, l’esclave de sa parole et le gentilhomme doué d’une exquise délicatesse. Du jour où il avait été blessé, en danger de mort, sous son toit, Rocambole avait été pour le comte non plus un ennemi, mais un des membres de cette grande famille humaine à laquelle M. de Kergaz avait voué son cœur et sa fortune. Les soins les plus empressés avaient été prodigués au blessé, de la vie duquel on avait désespéré longtemps. Puis, comme la jeunesse est toujours énergique et lutte opiniâtrement avec le trépas, Rocambole était peu à peu revenu à la vie.

 

On le comprend, M. de Kergaz n’avait pas voulu, n’avait pas pu demeurer avec sa femme sous le même toit que celui qui y était venu dans l’intention d’y semer le déshonneur et le deuil. Il était reparti pour Paris avec Jeanne et son jeune enfant, laissant auprès du blessé un domestique de confiance et un médecin.

 

Pendant trois semaines Rocambole n’avait pu quitter son lit. Cependant la blessure s’était fermée peu à peu, la vie était revenue abondante, et, un soir, vers quatre ou cinq heures, le médecin accorda à son malade, l’autorisation de se lever. Cette autorisation fut accueillie avec joie, et ce fut avec l’empressement d’un enfant gâté que Rocambole descendit dans le parc au bras d’un domestique, car sa marche était chancelante encore.

 

On touchait alors aux premières journées de septembre ; la soirée était tiède, embaumée, et l’air que respirait le blessé gonfla ses poumons et lui fit sentir bientôt qu’il était hors de danger et que l’heure n’était pas loin où il pourrait quitter Kerloven. Or, pour Rocambole, quitter Kerloven, n’était-ce pas revenir à la liberté, et, qui mieux est, à la vie élégante qu’il avait menée pendant quelque temps, grâce à la protection de sir Williams ? Le comte Artoff avait souscrit un bon de cent mille francs, Armand de Kergaz avait promis la même somme ; tous deux étaient gens d’honneur, et les fripons de la race de Rocambole ne doutent jamais de la parole des honnêtes gens.

 

Tandis qu’il se promenait, appuyé sur le bras du serviteur, et tout entier à la joie de vivre, Rocambole, disons-nous, songeait déjà à reconstruire sa fortune ébranlée sur de nouvelles bases, et il s’adressait le discours suivant :

 

– Récapitulons mes comptes et faisons mon bilan. J’ai servi pendant une année sir Williams et ses combinaisons. Ses combinaisons ont échoué ; j’y ai gagné un coup de poignard et un coup d’épée, et si j’en suis revenu, c’est que probablement j’ai la vie chevillée au corps et que la Providence a sur moi des vues secrètes ; voici mon passif. Maintenant, voyons l’actif : le comte Artoff a voulu me noyer, et il m’a donné cent mille francs ; le comte Armand de Kergaz m’a promis la même somme, de telle façon que ces deux messieurs se vengent de ce que j’ai voulu les tuer ou les faire assassiner en se cotisant pour me constituer dix mille livres de rente ; un actif qui dépasse de beaucoup le passif. Une seule chose m’inquiète… qu’est devenu sir Williams ?

 

Cette réflexion rendit Rocambole tout rêveur. En effet, il était dans une ignorance absolue sur le sort de son ancien chef.

 

Armand était revenu à Kerloven le lendemain de cette nuit terrible où sir Williams fut mutilé à bord du Fowler, et il avait gardé le silence, tant vis-à-vis de la comtesse que de Rocambole, à qui il s’était contenté de dire :

 

– Baccarat est sauvée ! Vous aurez vos cent mille francs.

 

Le jour suivant, le comte et la comtesse de Kergaz étaient partis. Or, Rocambole ne redoutait rien tant que la réapparition de M. le vicomte Andréa, lequel, il le sentait bien, ne lui pardonnerait pas sa seconde trahison.

 

– Pourvu, pensa-t-il, que ce philanthrope d’Armand n’ait pas eu encore la bêtise de pardonner !

 

Cette appréhension donnait la chair de poule à Rocambole. Sir Williams mort, Rocambole respirait, il aimait la vie, il était plein d’espérance, il avait dix mille bonnes livres de rente qui ne devaient rien à personne. Sir Williams vivant, échappé aux mains de Baccarat et du comte Artoff, les seuls adversaires sérieux qu’il eût, selon Rocambole, tout redevenait incertain, subordonné au hasard…

 

– Il faut que j’en aie le cœur net, pensa-t-il.

 

Et il se résolut à questionner adroitement le serviteur commis à sa garde.

 

– Mon ami, lui dit-il, est-ce que vous avez toute la confiance de M. de Kergaz ?

 

– Oui, monsieur, toute. Je connais ses affaires comme les miennes.

 

– Ah !

 

Et Rocambole prit l’attitude humble et triste d’un grand coupable qui se repent.

 

– Alors, reprit-il, vous savez pourquoi je me suis battu ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et… vous me méprisez ?

 

– Le fait est, monsieur, répondit le vieux serviteur avec une franchise toute bretonne, le fait est que si M. le comte ne me l’avait pas ordonné, au lieu de vous soigner…

 

– Vous m’auriez tué, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Eh bien, continua Rocambole, merci de votre aveu. Il me prouve que vous êtes dévoué au comte, et que vous serez homme à lui donner un bon conseil.

 

– Oh ! certes.

 

– Priez-le donc alors de se défier de son frère, le vicomte Andréa.

 

Un sourire qui fit tressaillir Rocambole glissa sur les lèvres du Breton :

 

– Monsieur le comte, dit-il, sait à quoi s’en tenir là-dessus, et, d’ailleurs, M. Andréa n’est plus à craindre.

 

– Ah !

 

– J’étais avec M. le comte à bord du Fowler.

 

– Et… sir Williams ?

 

– Il a eu son compte.

 

Un immense espoir envahit le cœur de Rocambole.

 

– Il est mort, n’est-ce pas ?

 

– Non…

 

Rocambole frissonna comme il avait espéré.

 

– Mais il est en route pour l’Australie.

 

– Tiens ! pensa l’élève de sir Williams, on l’aura confié à John Bird pour le conduire chez les sauvages aux lieu et place de Baccarat. C’est la peine du talion appliquée par avance. C’est égal, je préférerais qu’il fût mort.

 

Et Rocambole ne put s’empêcher de songer que sir Williams avait échappé déjà à de plus grands périls, et qu’il pourrait bien, durant la traversée, faire la paix avec John Bird. Mais le serviteur ajouta, comme s’il eût deviné les réflexions de Rocambole :

 

– Du reste, si M. Andréa revient jamais d’Australie, je le défie bien de raconter ses souvenirs de voyage !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, pour parler, il faut une langue, et que…

 

Rocambole tressaillit.

 

– On lui a coupé la sienne, acheva le Breton.

 

Et il raconta naïvement alors à M. le marquis don Inigo de los Montes, qui l’écouta charmé, le supplice qu’avait subi sir Williams, désormais réduit à l’impuissance.

 

– Bon ! pensa Rocambole, décidément l’avenir est à moi.

 

En ce moment, il fut rejoint par le docteur qui le soignait.

 

– Docteur, lui dit Rocambole, comment me trouvez-vous ?

 

– Mais beaucoup mieux.

 

– Pensez-vous que je pourrai bientôt quitter le château et retourner à Paris ?

 

– Quand vous voudrez.

 

– Sans craindre une rechute ?

 

– Sans aucun danger.

 

– Demain, par exemple ?

 

– Demain.

 

– J’ai hâte de toucher mes deux cents mille francs, pensait Rocambole.

 

– Monsieur, dit le domestique, M. le comte m’a remis pour vous une lettre lorsqu’il est parti, en me recommandant de vous la donner la veille ou le jour de votre départ.

 

– Eh bien, je pars demain, donnez…

 

Le domestique avait la lettre sur lui ; il la tira de sa poche et la tendit à Rocambole.

 

Le docteur, en homme discret, se retira un peu à l’écart. Rocambole prit la lettre et en rompit le cachet.

 

La lettre contenait ces quelques mots :

 

« Monsieur,

 

« J’ai toujours été et je serai toujours fidèle à ma parole. Cette lettre vous sera remise dans le cas où vous reviendriez à la santé, lorsque vous serez en état de quitter Kerloven. Je vous ai acheté votre dernier secret cent mille francs, et les cent mille francs vous seront payés sur la présentation du bon ci-joint, soit à Paris chez mon banquier, soit à Saint-Malo, chez M. L…, armateur et mon ami.

 

« L’homme qui vous avait constamment entraîné dans la carrière du crime est à jamais séparé de vous. Vous ne le retrouverez plus sur votre route.

 

« Repentez-vous, monsieur ; vous êtes jeune, intelligent, à l’abri du besoin désormais, et si le pardon de ceux que vous avez offensés peut vous engager à revenir au bien, croyez que tous nous vous pardonnons.

 

« Armand de Kergaz. »

 

Cette lettre toucha Rocambole.

 

– Ma parole, pensa-t-il, voilà réellement un gentilhomme, et ce ne sera jamais qu’à la dernière extrémité que je me laisserai aller dorénavant à le chagriner.

 

Rocambole rentra au château et y fit ses préparations de départ.

 

Or, le hasard avait voulu que la chambre qu’il occupait depuis un mois fût précisément celle qu’avait occupée Andréa pendant son séjour à Kerloven.

 

En se mettant au lit, Rocambole, que, depuis huit ou dix jours on ne veillait plus, et qui, par conséquent, passait la nuit tout seul, Rocambole, disons-nous, fut assailli par une inspiration et un souvenir à la fois.

 

– Je me souviens, se dit-il, qu’un soir, il y a quatre ou cinq mois, quand nous préparions cette malheureuse affaire de Van-Hop, je surpris sir Williams écrivant sur un calepin, ou plutôt y traçant des chiffres dont l’assemblage avait une signification. Or, c’était le moyen employé entre nous pour nos correspondances, et c’était ainsi que mes documents sur les affaires des Valets-de-Cœur étaient mis en ordre.

 

« – Que faites-vous là, mon oncle ! lui demandai-je.

 

« – J’écris mes projets pour l’avenir. Si jamais je meurs, me dit-il, je te ferai mon héritier, et ce calepin te vaudra ta fortune.

 

« Et il remit le calepin dans sa poche. »

 

– Or, sir Williams, incontestablement, était un homme de génie. Ah ! si j’avais les notes de sir Williams.

 

Et Rocambole poursuivit :

 

– De deux choses l’une : ou sir Williams les portait toujours sur lui, ce qui est peu probable, car enfin de pareilles notes sont trop précieuses pour qu’on risque de les perdre ; ou ces notes sont ici… Elles ne peuvent être ailleurs, car sir Williams a quitté Kerloven, persuadé qu’il y reviendrait le lendemain pour assister aux funérailles de son frère. Et la chambre où je suis était, m’a-t-on dit, celle qu’il occupait. Or, poursuivit Rocambole, un calepin comme celui de sir Williams n’est point une de ces choses qu’on laisse traîner dans un tiroir, au fond d’un meuble ou sur une table. S’il est ici, il est caché, et caché comme seuls les voleurs savent cacher quelque chose : voyons !

 

Et Rocambole du fond de son lit, ajouta à son raisonnement cette réflexion réellement philosophique :

 

– C’est toujours la nuit qu’un avare songe à enterrer son trésor. C’est donc la nuit que sir Williams a caché son calepin, si toutefois il l’a caché… il était là où je suis… Cherchons donc des yeux, autour de moi, à quel endroit de cette pièce je m’arrêterais, si j’avais un trésor à enfouir…

 

Et Rocambole examina attentivement chaque meuble, chaque coin et recoin de la pièce. Tout à coup ses regards s’arrêtèrent et se fixèrent opiniâtrement sur un vieux portrait de famille appendu au mur entre les deux croisées.

 

Et Rocambole bondit hors de son lit ; bien qu’il fût faible encore, l’espoir lui donnait des forces.

 

Rocambole monta sur une chaise, atteignit au portrait et le décrocha. Le portrait ne recouvrait aucune cachette pratiquée dans le mur, ainsi qu’on aurait pu d’abord le croire, et Rocambole le reconnut en sondant le mur avec le poing.

 

Cependant ce portrait l’avait fasciné. Il le retourna, et s’aperçut enfin que, par derrière, il y avait une seconde toile superposée à la première. Il palpa de la main, rencontra une sorte de grosseur occasionnée par un objet placé entre les deux toiles, et se convainquit bientôt que cet objet avait la forme d’un livre ou d’un portefeuille.

 

Rocambole était un garçon soigneux qui faisait tout avec méthode, et jugeait qu’un dégât inutile, même chez l’ennemi, était une action mauvaise et dépourvue d’intelligence. Il prit donc un canif, et avec les précautions minutieuses d’un rentoileur ou d’un amateur de peinture qui aurait dans les mains un Véronèse ou un Rubens, il détacha la seconde toile par un des coins du cadre, puis il fit glisser délicatement le corps étranger qui produisait l’aspérité, et se sentit frissonner de joie en reconnaissant le maroquin rouge du calepin de sir Williams.

 

– Foi de Rocambole ! murmura-t-il, j’ai réellement trop de chance ! Il m’arrivera bien certainement un malheur au premier jour…

 

Rocambole remit le portrait à sa place. Puis il se mit à feuilleter le calepin.

 

À mesure qu’il déchiffrait cette écriture mystérieuse, le front du jeune bandit semblait s’illuminer d’une auréole, son regard brillait. Il lut jusqu’à trois heures du matin ; car, malgré l’habitude qu’il en avait, il avait été souvent arrêté par les difficultés de ces hiéroglyphes de convention, et il souffla sa bougie en se disant :

 

– Je vais aller me faire oublier un peu, soit en Angleterre, soit en Allemagne, puis je reviendrai, et je considère ma fortune comme faite ! Oh ! c’est que j’ai de l’ambition, moi, et je veux aller plus haut que mon pauvre maître sir Williams moi, qui suis parti de plus bas.

 

À Paris, il alla modestement descendre chez la bonne veuve Fipart, qui le reçut avec les plus grandes démonstrations d’amitié. Et, le jour même de son arrivée, il se présenta chez le banquier de M. de Kergaz et toucha son bon de cent mille francs.

 

III

Revenons à Baccarat.

 

Quand M. de Kergaz et le marquis Van-Hop furent partis, la pauvre femme se sentit atterrée et comme anéantie. Pour la première fois, peut-être, elle commençait à lire distinctement au fond de son cœur, et c’était avec une sorte d’épouvante qu’elle s’apercevait que ce long amour dont elle avait environné Fernand Rocher, amour qui avait été la cause première de son repentir, s’était calmé insensiblement, à mesure que son dévouement grandissait ; il avait fini par s’éteindre le jour où elle l’arracha au dernier péril dont le menaçait sir Williams.

 

Or, cet amour était à peine éteint qu’un autre était né. Ainsi l’on voit un rejeton vivace croître à la place de l’arbre déraciné.

 

Un jour le comte Artoff était rentré chez elle avec l’audace charmante de sa jeunesse, et il en était sorti respectueux, dévoué, docile aux conditions que lui avait imposées cette femme qui croyait son cœur mort à l’amour. Pendant six mois, Baccarat avait cru qu’elle aimait le jeune Russe comme un frère plus jeune, et, insensiblement, ce premier sentiment s’était modifié… Elle s’était avoué, la veille, qu’elle commençait à l’aimer d’amour…

 

Depuis dix minutes, elle frissonnait en s’apercevant qu’elle était bien toujours la pauvre Madeleine dont le cœur ne peut rester vide… Et comme elle avait jadis, éprouvé d’horribles angoisses, lorsqu’elle apprit que Fernand épousait mademoiselle de Beaupréau, elle se sentit mourir en songeant au prochain mariage du comte Artoff. Et pourtant Baccarat maintenant, était chrétienne, elle avait appris à s’effacer toujours. Elle était abîmée dans ses réflexions lorsque le pas du comte retentit dans la pièce voisine. Ce pas, Baccarat le reconnut aux pulsations précipitées qui agitèrent soudain son pauvre cœur. Elle devint pâle comme la mort et, quand la porte s’ouvrit, elle ne put se lever du siège où elle était assise, et sentit que ses jambes refusaient de la porter.

 

Le comte était seul. Il vint à Baccarat avec empressement, lui baisa la main et demeura debout devant elle, au lieu de s’asseoir, comme il avait coutume de le faire…

 

Baccarat avait déjà, en femme énergique et forte qu’elle était, dominé son émotion, et elle était redevenue calme. Elle eut même le courage de regarder le comte avec son beau sourire un peu triste, de le menacer du doigt d’un air mutin, et de lui dire :

 

– Ah ! vous venez de faire votre cour à la marquise de Van-Hop…

 

– Madame, répondit le comte, je suis allé consulter la marquise sur l’acte le plus important de ma vie.

 

Le sourire disparut des lèvres de Baccarat, et son pauvre cœur se reprit à battre.

 

– Madame, poursuivit le comte, j’étais venu en France, il y a un an, avec le pressentiment que j’y rencontrerais une femme noble et bonne, intelligente et forte, à qui je donnerais mon nom… Ce pressentiment était fondé.

 

– Monsieur le comte, répondit Baccarat émue, la femme que vous aurez devra être heureuse et fière entre toutes, car vous êtes un noble cœur.

 

– Croyez-vous ? fit-il, croyez-vous qu’elle sera heureuse ?

 

– Oh ! certes…

 

Et Baccarat prononça ce mot, qui lui brisait l’âme, avec un courage héroïque.

 

– Croyez-vous, poursuivit le jeune Russe, que la femme aux genoux de laquelle je passerai ma vie, que j’emmènerai dans mes vastes domaines pour en faire la reine, pour courber tous les fronts devant elle, croyez-vous que cette femme finira par m’aimer ?

 

Baccarat ne comprenait point encore.

 

– Oh ! j’en réponds, dit-elle.

 

– Mais si elle avait un autre amour au cœur.

 

Baccarat tressaillit.

 

– Elle ne vous épouserait pas, dit-elle.

 

Elle vit pâlir le comte, qui reprit :

 

– Hélas ! madame, la femme que j’aime, la femme que je vénère comme une sainte, la femme que je serais si fier d’appeler la comtesse Artoff, a déjà subi les rudes épreuves de la vie, elle a aimé, elle a souffert.

 

Ces mots furent pour Baccarat comme la fauve lueur d’un éclair traversant tout à coup une nuit orageuse et sombre.

 

– Elle a aimé, dites-vous ?

 

– Oui, madame.

 

– Elle a souffert ?

 

– Oh ! comme une martyre.

 

– Mais a-t-elle donc tant aimé, tant souffert, que son cœur soit fermé à un nouvel amour ?

 

– Hélas ! je le crains… Et pourtant…

 

Il hésita, et Baccarat se prit à trembler.

 

– Tenez, madame, continua-t-il, je vais m’agenouiller devant elle, je vais porter ses mains à mes lèvres, je vais lui dire que chaque heure et chaque minute de ma vie lui seront consacrées… je vais…

 

Et le comte, en effet, s’agenouilla devant Baccarat, et il lui prit les mains.

 

Cette fois, elle comprit, elle devina tout, et elle jeta un cri.

 

Ce cri, c’était en même temps de la joie et du désespoir, du bonheur et du remords. C’était tout, pour l’âme de la pauvre femme éprouvée et devant qui surgit tout à coup le souvenir implacable du passé. C’était aussi l’enivrement naïf et subit de celle qui aime, ne se croit point aimée, s’est déjà résignée à voir passer devant elle une rivale heureuse et triomphante, et apprend tout à coup que cette rivale n’existe pas.

 

– Oui, madame, murmura le comte, oui, mon amie, c’est vous que je n’ai cessé d’aimer une minute depuis le soir où, pour la première fois, je franchis la grille de votre petit hôtel de la rue de Moncey ; c’est vous que je serais si fier d’appeler ma femme, vous que je voudrais présenter comme une reine à mon peuple de paysans et de serviteurs…

 

– Moi ! moi ! exclamait Baccarat à demi folle.

 

– Oh ! je sais bien, continua-t-il avec tristesse, je sais bien que vous l’aimez toujours… que cet amour a rempli votre vie et fermé votre cœur… Mais je serai votre ami, n’est-ce pas ?… Et puis, qui sait ? Dieu est bon, et il verra que je vous aime tant…

 

Baccarat ne put se maîtriser plus longtemps. Elle jeta ses bras autour du cou du jeune homme, attira à elle cette belle tête qui résumait si bien le type des races du Nord, et s’écria :

 

– Enfant ! mais vous êtes donc aveugle, que vous n’avez point vu que, depuis bientôt trois mois, cet amour dont vous parlez s’est éteint, qu’un autre a pris sa place ?

 

À son tour, le comte jeta un cri et se sentit frissonner de joie et d’orgueil.

 

– Mais tu n’as donc pas vu que je t’aime, et depuis longtemps ?… acheva-t-elle.

 

Mais soudain un éclair de frayeur succéda à cet entraînement de la passion !

 

– Oh ! malheureuse ! murmura-t-elle, qu’ai-je dit ?

 

Elle se leva vivement, repoussa le comte interdit, et le regarda.

 

– Pardonnez-moi, mon ami, dit-elle, je suis folle… pardonnez-vous aussi de m’avoir aimée à ce point que vous avez pu songer un moment à donner votre nom à la pauvre pécheresse qui s’est appelée la Baccarat !… Moi, la comtesse Artoff ! Oh ! mais c’est du vertige, du délire, mon ami ; c’est insensé !

 

Et comme il se taisait un moment, stupéfait de cette brusque réaction, elle ajouta :

 

– Tenez, cher enfant, regardez-moi bien, regardez-moi… je suis une femme usée et flétrie, une âme brisée à qui Dieu a accordé le repentir comme grâce suprême, et qui vous suivra comme une amie, comme une sœur ; qui demeurera près de vous jusqu’à l’heure où vous aurez trouvé une femme digne de vous… Mais devenir cette femme elle-même, moi, la Baccarat ? jamais !

 

Au moment où elle prononçait ce refus formel, avant que le jeune Russe eût eu le temps de répondre, une porte s’ouvrit dans le fond du salon, et Baccarat éperdue vit apparaître quatre personnes qui s’avancèrent lentement vers elle…

 

C’était Armand, donnant la main à la marquise Van-Hop et le marquis, conduisant à son tour la comtesse Jeanne de Kergaz.

 

– Madame, dit Armand en s’arrêtant devant Baccarat et la saluant avec respect, vous nous avez juré tout à l’heure, à M. le marquis et à moi, de n’apporter aucune entrave au mariage du comte. Nous venons réclamer l’exécution de votre promesse.

 

– Mais, monsieur, s’écria la pauvre femme brisée d’émotion, vous ne m’avez pas dit qu’il était question de moi. Vous oubliez donc tout ce que j’ai été ? Mais on m’appelait la Baccarat ! mais j’ai été une Madeleine ! et vous voulez que je devienne la comtesse Artoff ?

 

Armand ne répondit point.

 

Mais les deux femmes qui venaient d’entrer, la marquise et Jeanne, ces deux nobles créatures qui personnifiaient si bien la vertu, s’approchèrent alors de cette femme courbée sous les poignants souvenirs de son passé ; elles lui prirent la main toutes deux, comme si elles eussent voulu lui faire comprendre que le repentir venait de faire d’elle leur égale ; et Jeanne lui dit :

 

– Il est dans le ciel, madame, une pécheresse dont la parole du Christ a fait une grande sainte, c’est Madeleine. Vous êtes pardonnée, madame, vous êtes lavée, purifiée du passé, et nous venons vous dire que nous vous croyons digne de porter le nom qui vous est offert.

 

Baccarat poussa un cri étouffé, et se laissa tomber défaillante dans les bras du comte Artoff.

 

* *

*

 

À huit jours de là, un matin, une chaise de poste, attelée de quatre vigoureux trotteurs irlandais, sortit rapide comme l’éclair de l’hôtel de la rue de la Pépinière. Cette chaise de poste, conduite à la Daumont, sur le siège extérieur de laquelle se tenaient deux laquais couverts de fourrures, renfermait à l’intérieur un jeune homme et une jeune femme, assis l’un près de l’autre et les mains entrelacées… C’étaient le comte et la comtesse Artoff.

 

Presque à la même heure, un autre jeune homme quittait Paris par une autre route, celle d’Angleterre.

 

C’était Rocambole.

 

Il allait à Londres, emportant ses deux cent mille francs et les notes de sir Williams, précieux héritage que nous verrons quelque jour fructifier dans ses mains.

 

FIN

 


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Juin 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

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[1] L’orthographe de ce mot est assez fluctuante à l’époque mais on ne trouve que les orthographes suivantes : Hachisch, Haschich, Hachich. (Note du correcteur – ELG.)