Pierre Alexis Ponson du Terrail
ROCAMBOLE
LE CLUB
DES VALETS-DE-CŒUR
TOME II
La Patrie – 30 janvier au 5 juin 1858 – 105 épisodes
E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
Le jeune comte Artoff était sorti la veille de chez Baccarat en proie à une sorte d’émotion enthousiaste.
Il était entré chez elle en don Juan armé de ses millions comme d’un talisman ; il en sortait dominé, impressionné par la tristesse majestueuse de cette femme supérieure, et qui lui paraissait si horriblement calomniée.
Baccarat lui était apparue tout à coup comme un être mystérieux que la foule ne devinerait jamais. Était-ce une grande coupable repentie ? Était-ce quelque sombre vengeresse dont le bras s’armait dans l’ombre pour châtier et poursuivre à outrance des criminels et des meurtriers ?
C’était ce que le comte ne pouvait deviner ; mais il s’arrêtait forcément à l’une de ces deux hypothèses, et comprenait vaguement que Baccarat avait une haute mission à remplir.
Le comte rentra chez lui en proie à mille pensées diverses et confuses.
Aimait-il déjà cette femme, chez laquelle il était entré en conquérant ? N’éprouvait-il pour elle qu’une subite et respectueuse amitié, susceptible du plus grand dévouement ?
Il lui fut aussi impossible de trancher ces dernières questions que de résoudre les deux premières.
Il dormit mal. Baccarat se mêla à tous ses rêves. Il se voyait tantôt errant avec elle dans un désert et se mettant à ses genoux, tantôt elle l’entraînait dans un tourbillon, empruntait les formes les plus singulières, lui tenant les langages les plus divers.
Quand le jour vint, le jeune Russe ne put pas définir mieux que la veille de quelle nature était le sentiment qui le poussait vers Baccarat, mais il éprouvait un impérieux besoin de la revoir.
Elle lui avait dit la veille en le quittant : « Je vous attends pour déjeuner demain, à dix heures. »
Le comte s’aperçut avec désespoir, en passant sa tête hors du lit, qu’il était à peine huit heures à la pendule de la cheminée. Cependant il se leva, fit et défit trois ou quatre toilettes du matin, et comme le temps n’allait point assez vite encore, il demanda l’un de ses chevaux de selle, décidé à monter une heure et à faire le tour du Bois.
Le comte avait oublié que M. de Manerve l’attendait pareillement à déjeuner.
Il habitait un joli petit hôtel rue de la Pépinière, presque vis-à-vis le numéro 40, où Chérubin avait un appartement, où madame Malassis occupait un pavillon au fond du jardin.
L’hôtel, que le comte avait fait bâtir, avait un grand jardin qui faisait retour sur les côtés du principal corps de logis. À l’extrémité de ce jardin, l’architecte avait fait construire un pavillon.
Ce pavillon était surmonté d’un belvédère très élevé. Du haut de ce belvédère, l’œil plongeait aisément sur les toits voisins et dans les jardins environnants. Ainsi on pouvait voir par-dessus la maison ce qui se passait dans le jardin du numéro 40, c’est-à-dire aux alentours du pavillon de madame Malassis.
Ces détails topographiques nous étaient indispensables pour l’intelligence de la suite de cette histoire.
Le comte gagna à cheval le faubourg du Roule, puis les Champs-Élysées, fit le tour du Bois au galop, revint par le boulevard extérieur, et arrêta sa monture ruisselante à la grille de l’hôtel de Baccarat, au moment où dix heures sonnaient aux horloges voisines.
Le groom de Baccarat accourut lui ouvrir et prendre sa bride. Puis il l’introduisit dans le salon que nous connaissons, et où, deux jours auparavant, madame Charmet avait attendu Turquoise.
Le comte se jeta sur un sofa et attendit avec anxiété.
Baccarat ne tarda point à paraître.
Le comte jeta un cri d’étonnement et d’admiration à sa vue, tant elle lui sembla rayonnante et belle. Elle avait fait une fraîche toilette du matin : robe bleue montante, bras demi-nus qu’ornait un seul bracelet d’argent massif avec un mot anglais pour épigraphe, ses beaux cheveux roulés en torsades comme jadis. Elle était souriante et calme, et ne ressemblait plus à cette femme solennellement triste que le comte avait vue la veille au soir, dans le petit cabinet de travail.
Elle tendit la main au jeune homme.
– Bonjour, mon ami, lui dit-elle. Vous êtes exact comme un amoureux.
– C’est que je le suis, dit-il avec une naïveté charmante.
– Eh bien, dit-elle en le baisant sur le front, votre vieille amie vous guérira de ce ridicule.
Et elle ajouta, avec une nuance d’adorable mélancolie :
– Fou que vous êtes ! on n’aime pas les centenaires…
– Oh ! vous êtes jeune et belle, fit-il avec enthousiasme.
– Mon cœur est vieux pour l’amour.
Et comme si elle eût voulu atténuer sur-le-champ la dureté de ces paroles :
– Mais il est jeune pour l’amitié, dit-elle, et je veux être votre amie, car vous êtes noble et bon.
Elle le fit asseoir auprès d’elle et continua à tenir une de ses mains.
– Voyons, dit-elle, causons un peu…, comme de vrais amoureux, puisque nous le sommes aux yeux du monde… Qu’allons-nous faire de notre journée ?
– Ce que vous voudrez, répondit le comte avec la soumission d’un enfant.
– D’abord, vous allez me permettre de vous offrir à déjeuner ?
– Ah ! mon Dieu ! s’écria le jeune Russe, et Manerve qui m’attend !
– Pour déjeuner ?
– Oui.
– Eh bien, écrivez-lui. Tenez, mettez-vous là, devant ce bureau, prenez une plume et écrivez.
Le comte obéit et prit la plume.
Baccarat lui dicta alors ce billet que nous connaissons, et que M. de Manerve lisait une heure plus tard à ses amis du café de Paris. Puis elle ajouta ce post-scriptum dont on se souvient également ; et quand ce fut fait, elle plia le billet elle-même, le mit sous enveloppe et voulut que le comte le scellât avec un cachet armoiré qu’il avait parmi ses breloques.
Après quoi elle sonna et dit à son groom :
– Porte cette lettre chez le baron de Manerve, rue Caumartin, 12.
Le groom parti, elle revint s’asseoir auprès du comte Artoff.
– Mon ami, lui dit-elle, il faut me prouver votre affection en conscience.
– Que dois-je faire ?
– Me compromettre de votre mieux.
Et comme il la regardait :
– Le temps est beau, dit-elle, nous sortirons après déjeuner, comme vous le dites à Manerve, en voiture, vers midi, pour aller au Bois. Mais…
– Mais ? interrogea le comte.
– J’aimerais assez que cette première promenade que nous ferons ensemble fût environnée de quelque éclat.
– Comme vous voudrez…
– Vous aviez, m’a-t-on dit, une ravissante calèche au dernier Longchamps.
– Je l’ai encore…
– Et quatre chevaux noirs attelés et harnachés à la russe, n’est-ce pas ?
– Ils sont toujours dans mes écuries.
– Eh bien, dit Baccarat, écrivez un mot à votre piqueur. Je voudrais essayer de votre calèche.
– Ce sera fait, répondit le comte ; la calèche sera ici avant midi.
Baccarat et le comte Artoff déjeunèrent dans une petite salle à manger, pleine de fleurs et d’arbustes rares.
Puis la jeune femme laissa le jeune homme en tête à tête avec une tasse de café et une caisse de puros, et elle alla s’habiller.
À midi précis, la calèche attelée à la russe arriva. Presque aussitôt après, Baccarat, habillée, rejoignit le comte et s’appuya sur son bras.
– Écoutez, lui dit-elle en prenant sa main pour monter en voiture, j’ai une fantaisie.
– Parlez, madame.
– Au retour du Bois, vous me mènerez chez vous, n’est-ce pas ?
– Ah ! certes, fit-il avec joie.
– Je veux voir votre hôtel en détail. Que voulez-vous ! je suis toujours un peu femme… et qui dit femme dit curieuse.
Elle lui jeta son beau sourire, s’arrondit coquettement dans la calèche, et le fringant équipage s’ébranla sur-le-champ.
Baccarat avait exprimé le désir de descendre par le faubourg Montmartre et de gagner le boulevard des Italiens. Elle tenait à passer au pas devant le café de Paris.
Justement, à l’instant même, le baron de Manerve en sortait. Il reconnut les gens, les chevaux, le livrée du comte, puis celui-ci et Baccarat.
– Ah ! parbleu ! dit-il, voilà qui est aller vite en besogne, surtout si l’on songe que jusqu’à cette heure Paul et Virginie ne s’étaient jamais vus.
Et il s’approcha de la calèche.
– Tiens ! ce pauvre Manerve ! s’écria Baccarat avec son éclat de rire étincelant et moqueur.
– Moi-même, madame…
Et le baron salua comme on salue une femme qui va gaspiller des millions du bout de ses jolis doigts.
– Mon cher comte, dit-il au jeune Russe, permettez-moi de vous faire mes compliments…
Le Russe eut un petit air fat qui ravit d’aise la pauvre Baccarat.
– Ah çà ! dit-elle en riant toujours, voulez-vous une place près de nous ? Nous allons au Bois…
– Merci ! je vais monter à cheval.
– Alors, nous nous retrouverons ?
– C’est probable.
Et le baron allait s’éloigner pour laisser aux deux jeunes gens la liberté de continuer leur promenade, lorsqu’il songea à Chérubin.
– Ah ! dit-il, j’oubliais…
– Quoi donc ?
– Vous allez au Bois ?
– Sans doute.
– Eh bien, vous rencontrerez M. Oscar de Verny…
– Ce monsieur qui m’a pariée ? demanda Baccarat riant comme une folle.
– Précisément.
– Eh bien ! dit le comte, il renoncera sûrement au pari.
– C’est ce qui vous trompe.
– En vérité ?
– Il a déjeuné avec nous et tient le pari plus que jamais… en dépit même de votre lettre, que je lui ai lue.
– Est-ce un homme mort ? demanda le comte souriant et regardant Baccarat.
– Je le crois, répondit-elle avec un calme qui donna le frisson à M. de Manerve lui-même.
Elle salua le baron d’un petit signe de main, et la calèche prit le grand trot.
– Mon ami, dit alors Baccarat, qui redevint grave et triste, que pensez-vous d’un homme qui engage un pari sur l’honneur d’une femme, cette femme fût-elle la dernière des créatures ?
– Je pense, répondit le comte, que cet homme est un misérable.
– Croyez-vous que cette femme dont nous parlons puisse jamais l’aimer ?
– Non, dit le comte avec conviction.
– Ah ! fit Baccarat, merci ! j’avais besoin de votre assertion pour oser continuer.
– Mon Dieu ! qu’allez-vous me dire ?
– Ceci : ce Chérubin est un misérable que je hais et que je méprise. Eh bien ! je vais lui laisser croire qu’il peut arriver à ses fins, qu’il peut gagner son infâme pari.
– Ah ! fit le comte.
– Il le faut, dit Baccarat, dont l’accent devint solennel. Qui vous dit que je ne suis point la main de l’expiation elle-même ?
Le comte baissa la tête.
– Ainsi, reprit-elle, il est bien convenu entre nous, n’est-ce pas ? que, quoi que je fasse, quoi que je dise, vous ne vous en rapporterez jamais aux apparences ?
– Jamais !
– Que si on venait à vous dire que j’aime Chérubin, vous ne le croirez pas ?
– Non.
– C’est bien. Vous êtes un noble cœur.
La calèche descendait au grand trot l’avenue de Neuilly ; bientôt elle franchit la porte Maillot, et quelques minutes après, elle atteignit cette allée à l’extrémité de laquelle chevauchaient M. le vicomte de Cambolh et Chérubin.
Celui-ci, nous l’avons dit, mit son cheval en travers de la route.
La calèche s’arrêta sur l’ordre du comte, qui reconnut Chérubin. Alors ce dernier s’approcha et salua en même temps le gentilhomme russe et Baccarat. Rocambole se tenait à distance, mais il n’en continuait pas moins à examiner attentivement Baccarat.
Baccarat était calme, souriante, la lèvre un peu dédaigneuse.
Chérubin l’avait enveloppée de son regard profond et fascinateur. Mais Baccarat ne perdit point son sourire plein d’indifférence.
– Monsieur le comte, dit Chérubin, dardant toujours son œil noir au rayonnement magnétique sur la blonde Baccarat, monsieur le comte, je suis heureux de vous rencontrer.
– Tout le plaisir est pour moi, répliqua le Russe avec une froide courtoisie.
– J’allais vous écrire, reprit Chérubin, mais puisque je vous rencontre…
– Je vous écoute, monsieur.
– Vous m’avez proposé hier un pari, si j’ai bonne mémoire ?
– Oui, monsieur.
– Ce pari, j’allais le tenir, lorsque M. le vicomte de Cambolh, mon ami…
À ce nom, Baccarat tressaillit et regarda attentivement Rocambole. Elle ne l’avait jamais vu… Et pourtant elle éprouva comme un pressentiment subit que cet homme jouait déjà ou jouerait un rôle dans sa destinée.
– M. de Cambolh, mon ami, poursuivit Chérubin, m’a fait observer que je n’étais pas libre. En effet, j’avais à remplir ce matin de graves devoirs.
– Ah ! fit le comte.
– Ces devoirs sont remplis, monsieur, et me voilà libre.
– Eh bien, monsieur ?
– Eh bien, je puis vous dire, monsieur le comte, que j’accepte le pari.
– Vous acceptez ?
– Sans doute.
– Monsieur, dit le comte, vous ignorez peut-être que la femme auprès de qui je suis en ce moment est précisément celle dont il est question entre nous ?
– Je le savais.
Et Chérubin s’inclina et salua de nouveau Baccarat.
Jusque-là, la jeune femme avait gardé le silence. Mais alors elle enveloppa Chérubin de son regard clair, rapide et qui semblait pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Et sous le poids de ce regard Chérubin se sentit tressaillir.
– Monsieur, lui dit-elle, Stanislas m’a tout dit.
Le jeune Russe s’appelait Stanislas, en souvenir de son aïeul maternel.
La mère du comte était Polonaise.
– Stanislas m’a tout dit, continua Baccarat, et je crains fort que vous ne perdiez votre pari, car je l’aime.
Chérubin demeura imperturbable d’aplomb, du moins en apparence.
– On n’aime pas éternellement, dit-il.
– Mais, en tout cas, poursuivit Baccarat, je suis d’avis que toute sorte de duel doit avoir lieu à armes courtoises, et votre pari est un duel, ce me semble ?
– Tout à fait, madame.
– Donc il est juste que vos armes soient égales, monsieur. Stanislas entre chez moi à toute heure, je vous permets d’y venir quand bon vous semblera : ma maison vous est ouverte.
– Oh ! madame, dit Chérubin, je n’abuserai pas longtemps de la permission ; le comte me donnait quinze jours, mais je n’en veux que huit.
– Vous avez raison, monsieur, dit froidement Baccarat, l’homme qui n’est pas aimé au bout de huit jours ne le sera jamais.
Elle lui jeta un nouveau, un dernier et étrange regard, prononça d’un ton moqueur : au revoir, et fit un signe.
Et la calèche repartit au grand trot et disparut dans un nuage de poussière.
Alors Chérubin se rapprocha de Rocambole :
– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il, si j’ai le regard fascinateur, je crois qu’elle l’a aussi. Ce serait curieux que je fusse le fasciné, moi, et non le fascinateur…
Et Chérubin essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.
* *
*
Pendant ce temps la calèche du comte poursuivait sa route, faisait le tour du Bois, rentrait à Paris par le faubourg du Roule, et s’arrêtait enfin, selon le désir exprimé par Baccarat, dans la cour de l’hôtel habité par le comte Artoff, rue de la Pépinière.
– Vous me donnerez à dîner, lui avait dit Baccarat, et vous me montrerez votre hôtel dans ses moindres détails. Je suis curieuse, je veux tout voir.
Et, en effet, Baccarat se laissa guider par le prince russe à travers ce palais digne des Mille et une Nuits, et dans lequel il avait dépensé trois millions.
Puis, de l’hôtel, elle passa dans le jardin, et se fit montrer le pavillon.
Ensuite elle voulut monter au belvédère. De la terrasse de cet édifice elle promena un regard tranquille sur les maisons environnantes.
– On a d’ici, dit-elle en riant, un assez beau coup d’œil de cheminées.
– On voit aussi des jardins, répondit le comte, témoin celui que vous apercevez et qui dépend du numéro 40 de la rue de la Pépinière.
– Tiens, dit Baccarat avec une certaine indifférence, n’est-ce point la maison qu’habite ce M. Chérubin ?
– Précisément.
Elle devint rêveuse. Le comte, qui l’observait, vit son front se plisser et toute sa physionomie s’assombrir peu à peu. Tout à coup elle releva la tête et regarda le jeune Russe.
– Mon ami, lui dit-elle, j’ai un nouveau service à vous demander.
– Lequel ?
– Cédez-moi ce pavillon pour la nuit prochaine.
– Quelle folie !
– Et ne m’interrogez pas, ajouta-t-elle, je ne pourrais vous répondre.
– Soit, dit le comte, qui avait promis d’obéir en aveugle.
Baccarat descendit du belvédère et demanda au comte la permission d’écrire un mot chez elle.
Le jeune Russe l’installa devant un pupitre au rez-de-chaussée du pavillon, et se retira discrètement.
Voici ce que Baccarat écrivait à sa femme de chambre :
« Mariette habillera Sarah, la petite juive, ce soir, vers huit heures, montera en voiture avec elle et me l’amènera rue de la Pépinière, à l’hôtel du comte Artoff, où je suis. »
Qu’allait faire Baccarat ?
La marquise sonna précipitamment et demanda sa voiture.
Elle était sortie le matin, ne s’était point déshabillée en rentrant, et se trouvait par conséquent en toilette de ville.
Enveloppée dans un grand châle, madame Van-Hop se jeta dans un coupé et dit au valet de pied :
– Rue de la Pépinière, 40. Très vite !
Lorsque la marquise arriva, le rideau se levait sur une nouvelle comédie du baronet sir Williams, l’invisible improvisateur de tous ces drames que nous racontons et qui s’enchevêtrent si merveilleusement. Tout était préparé au pavillon du jardin dans la prévision de la visite prochaine que la marquise ferait sans nul doute à sa malheureuse amie.
Au bas de l’escalier, madame Van-Hop, qui avait traversé le jardin avec un horrible battement de cœur, tant elle redoutait que Chérubin ne fût à sa fenêtre et ne l’aperçut ; madame Van-Hop, disons-nous, trouva au bas de l’escalier le sieur Venture, qui avait la physionomie funèbre d’un domestique de bonne maison dont le maître va mourir, et qui craint d’avoir été oublié sur le testament, à l’article des rentes viagères. La femme de chambre de madame Malassis, qui se nommait Fanny, et que Baccarat eût reconnue, peut-être, pour son ancienne camériste, celle-là même qui l’avait conduite à la maison des fous, pleurait sur le seuil de la chambre à coucher, dont la porte était entrouverte.
La marquise entra, fit deux pas vers le lit et s’arrêta muette et pâle.
Madame Malassis était couchée et roulait autour d’elle des yeux hagards, brillants de fièvre et de délire. Elle regardait fixement la marquise et ne semblait pas la reconnaître.
Madame Van-Hop domina son émotion et alla vers le lit, la main tendue.
– C’est moi, c’est moi, chère amie, dit-elle.
Madame Malassis continua à la regarder et ne répondit pas.
La marquise s’assit au chevet et prit la main de la malade. Cette main lui parut brûlante.
Fanny pleurait toujours.
Alors la marquise se tourna vers Venture, qui l’avait suivie.
– Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ? lui demanda-t-elle.
– Oh ! répondit Venture tristement, c’est toute une histoire.
Et il parut hésiter.
– Parlez, dit la marquise d’un ton impérieux.
– Madame était fort bien il y a deux heures environ, reprit Venture ; elle était sortie à midi, après son déjeuner, et elle venait de rentrer.
– Après ? fit la marquise avec impatience.
– Elle venait de s’asseoir là, continua Venture, devant le feu, et je crois qu’elle allait prendre un livre, celui que vous voyez là, lorsque je lui ai apporté une lettre arrivée par la petite poste. Elle a pris cette lettre, et j’ai remarqué qu’elle était fort émue en reconnaissant l’écriture de la lettre ; elle l’a ouverte en tremblant.
– Et puis ?
– Puis elle a lu les premières lignes et a poussé un cri. En même temps Fanny et moi, car nous étions là tous deux, nous l’avons vue s’affaisser sur elle-même. Elle a jeté un second cri plus faible que le premier, a prononcé votre nom, ce qui nous a donné l’idée d’envoyer chercher madame, et elle s’est évanouie.
– De qui était cette lettre ?
– Je ne sais pas.
– Où est-elle ?
– Madame l’avait laissée tomber dans le feu.
– Après, après ? interrogea vivement la marquise.
– Fanny a perdu la tête. Moi, j’ai couru chez le concierge et l’ai envoyé chercher un médecin.
– Est-il venu, ce médecin ?
– Oui, madame.
– Pourquoi est-il parti ?
– Parce qu’il courait au chevet d’un moribond, nous a-t-il dit ; mais il va revenir à cinq heures.
La marquise regarda la pendule. Il était cinq heures moins dix minutes.
– Eh bien, qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il ordonné ?
– Il s’est empressé de saigner madame et de la faire mettre au lit. Il ne paraissait point rassuré du tout et a prétendu que c’était une congestion cérébrale, et que madame pouvait fort bien en mourir.
– Mon Dieu ! s’écria la marquise avec effroi.
Madame Malassis la regardait toujours fixement avec ses yeux hagards brillant de folie. La veuve était rouge, violacée, et son visage, en effet, accusait tous les symptômes de l’apoplexie.
Une cloche se fit entendre à l’entrée du pavillon. Cette cloche était celle du concierge, qui avertissait les gens de madame Malassis de l’arrivée d’un visiteur.
– Voici le médecin, sans doute, dit maître Venture.
C’était, en effet, un petit homme chauve, obèse, portant des conserves, vêtu de noir, cravaté de blanc ; le même qui avait soigné Fernand Rocher chez Turquoise, et qui, dans la première partie de notre histoire, s’était offert aux yeux de Baccarat revenant de son évanouissement.
Le petit homme chauve salua la marquise jusqu’à terre, s’approcha de la malade et la considéra avec attention.
– Grave… très grave ! murmura-t-il entre ses dents en lui tâtant le pouls.
On a remarqué, soit dit en passant, que les médecins tâtent invariablement le pouls de leurs malades. Pourquoi ?
– Monsieur, dit vivement la marquise, je suis une amie de madame Malassis, presque sa sœur… vous pouvez tout me dire.
Le médecin salua la marquise, prit son attitude la plus doctorale et répondit d’un ton nasillard :
– Il y a deux heures, madame, je sortais de chez moi appelé chez un malade à toute extrémité, lorsqu’on est venu me supplier de passer ici. C’était mon chemin. Je suis monté à la hâte, j’ai trouvé cette dame que voilà étendue sur le parquet, évanouie, et j’ai pu constater sur-le-champ qu’elle venait d’être frappée d’une attaque d’apoplexie foudroyante, déterminée par une émotion violente et subite…
Le médecin avait prononcé ces mots d’un ton uniformément pédantesque, assez semblable à celui d’un écolier qui récite une leçon.
– Après, monsieur, après ? insista la marquise.
– J’ai saigné cette dame, poursuivit le chauve docteur, et j’ai pu constater que si le hasard eût fait qu’on ne m’eût pas trouvé ; que si aucun de mes confrères n’était arrivé à temps, tout était perdu…
La marquise frissonna.
– Cinq minutes de plus, acheva le docteur, et cette dame était morte…
– Mais enfin, monsieur… à présent… elle est hors de danger… n’est-ce pas ?
– Pas encore…
– Mon Dieu !
– Je crois cependant que nous la sauverons, reprit le docteur, mais je n’oserais répondre de sa raison… Voyez ce regard fixe, hébété… Je crains que madame n’ait ressenti une de ces émotions terribles qui bouleversent l’existence tout entière… On m’a parlé d’une lettre…
– Elle est brûlée, monsieur…
– Vous ne connaissez aucun chagrin à cette dame ?
– Aucun.
– Aucun… attachement ?
– Non, monsieur, murmura-t-elle, un peu troublée de cette question.
– Tout dépendra de la nuit, reprit l’homme de la science en se dirigeant vers une table, sur laquelle il prépara une potion. Si la fixité du regard cesse, si la fièvre diminue, si la malade retrouve la parole et finit par dormir un peu, nous n’aurons plus rien à craindre…
– Je passerai la nuit ici, monsieur, dit spontanément la marquise.
Et elle écrivit ce billet à la hâte :
« Mon ami,
« Je suis chez madame Malassis. La pauvre femme est très malade ; si malade, que je crois devoir ne la point quitter.
« Votre Pepa. »
Elle plia ce billet, le cacheta et dit à Venture :
– Faites porter cela à mon mari. Je resterai ici.
– Parbleu ! grommela Venture en sortant pour exécuter l’ordre de la marquise, tout va pour le mieux, et chacun joue son rôle à ravir. Le médecin est un amour de docteur, la veuve, une apoplectique du plus grand mérite, et, quant à moi, il me semble que je sers M. Chérubin en conscience.
Le faux docteur, pendant ce temps, continuait à causer avec la marquise sur la maladie, et jouait si merveilleusement son rôle, que, dix minutes après, il laissait madame Van-Hop convaincue que madame Malassis se trouvait dans une situation des plus graves, et qu’il était urgent de ne la point laisser seule une minute.
En même temps, et comme six heures sonnaient, maître Venture, en intendant bien appris, apportait à la belle garde-malade un potage, une aile de volaille et quelques menues friandises, le tout placé sur une petite table qu’il roulait devant lui.
– Puisque madame la marquise, dit-il, passe la nuit ici, je me suis permis de lui faire préparer à dîner.
La marquise remercia d’un geste, avala quelques cuillerées du potage et ne toucha point à autre chose. Elle était trop émue pour avoir faim.
Deux heures s’écoulèrent…
Madame Van-Hop, qui ne quittait pas le chevet de son amie, remarqua bientôt que le regard de la malade était moins fixe ; puis elle entendit, en tressaillant, sortir de sa gorge crispée quelques paroles incohérentes, mais qui déjà dénotaient un mieux sensible.
Madame Malassis jouait son rôle à ravir. Elle parut même, à un certain moment, reconnaître la marquise, et comme celle-ci tenait sa main dans la sienne, elle la pressa affectueusement. Le cœur de la noble femme tressaillit de joie ; elle pensa que la malade était sauvée.
Bientôt la veuve tourna brusquement le visage vers la ruelle du lit. Puis elle ferma les yeux et parut s’assoupir.
Alors madame Van-Hop renvoya les domestiques, c’est-à-dire Fanny et maître Venture, leur annonçant qu’elle passerait la nuit au chevet de madame Malassis, et sonnerait si par hasard elle avait besoin d’eux.
Venture et Fanny se retirèrent.
Quelques instants après, madame Van-Hop entendit le bruit d’une respiration égale, calme, et qui attestait que la malade dormait. Elle se leva doucement, alla prendre un livre sur une étagère et revint s’asseoir auprès du feu. Il était alors environ dix heures.
Un profond silence régnait dans la chambre à coucher, dans le pavillon et le jardin qui l’entourait. On eût pu se croire en province, dans quelque village où le couvre-feu sonne à neuf heures. Le silence et cet isolement exercèrent bientôt une influence singulière sur la marquise.
La pauvre femme s’était oubliée elle-même tant qu’elle avait eu autour d’elle du bruit, du mouvement, et sous ses yeux cette femme, qui paraissait en proie à un mal des plus sérieux.
Mais madame Malassis assoupie et dormant enfin, les domestiques partis, la marquise s’était prise à songer. Elle s’était dit qu’à quelques pas de distance, de l’autre côté du jardin, il y avait un homme qu’elle aimait dans le silence et le mystère de son cœur, un homme pour lequel elle avait souffert mille morts dans l’espace de la nuit.
Cet homme était chez lui sans doute.
Cette pensée donna le frisson à madame Van-Hop et lui fit subir une tentation à laquelle elle essaya vainement de résister.
Elle savait que Chérubin habitait le troisième étage de la maison, que ses fenêtres donnaient sur le jardin.
Madame Malassis avait eu soin, les jours précédents, de lui donner ces détails, que bien certainement la vertueuse femme n’aurait jamais osé lui demander.
La marquise éprouva la tentation de voir si les croisées de Chérubin étaient éclairées. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Venture avait négligé de fermer les persiennes, et l’œil de madame Van-Hop put plonger au-dehors.
La nuit était obscure, le jardin enveloppé de ténèbres, et la maison sur la façade de laquelle la marquise semblait chercher un indice de la présence de Chérubin lui apparaissait comme une masse plus noire et sombre du ciel, bien que quelques lumières brillassent çà et là au rez-de-chaussée et aux étages supérieurs.
Le troisième étage seul ne laissait filtrer aucune clarté.
– Il n’y est pas, pensa la marquise.
Et elle éprouva comme une douleur secrète, comme un mystérieux dépit de cette absence.
Il n’était pas chez lui. C’est-à-dire que cet homme qui était mourant quelques jours auparavant, cet homme qu’elle avait craint de voir succomber, et qui, elle l’avait cru du moins, expirerait en balbutiant son nom, cet homme était déjà si bien rétabli qu’il pouvait sortir à pied, donnant le bras à son adversaire, passer ses soirées dehors dans quelque club, peut-être au milieu de jeunes fous et de femmes légères.
– Et voilà l’homme que j’aurais pu aimer ! pensa encore la marquise sans écouter les tressaillements de son cœur, qui semblaient lui dire que l’heure du péril n’était point passée encore.
Mais tout à coup un point lumineux apparut au troisième étage. Une fenêtre s’illumina.
La marquise éprouva une violente et subite émotion. Sans doute M. Oscar de Verny rentrait.
Et cette femme qui s’applaudissait naïvement tout à l’heure de n’avoir point aimé le séducteur, – cette pauvre âme qui se mentait à elle-même et se croyait guérie, comme certains malades la veille de leur mort, – attacha un regard ardent et fixe sur ce point lumineux, brillant pour elle comme l’étoile polaire pour les marins près de faire naufrage, – et toute sa vie passa dans son regard.
Le point lumineux changea de place. Il disparut d’une croisée pour reparaître à la croisée voisine. L’œil de la marquise le suivit avec obstination.
Ce pouvait fort bien, cependant, n’être pas Chérubin, mais simplement son domestique, rentrant pour attendre son maître…
Mais le cœur de la marquise battait si fort !…
Elle ne put s’empêcher de faire ce bizarre rapprochement :
L’homme qu’elle aimait n’était qu’à quelques mètres d’elle. S’il eût parlé et que sa croisée se fût ouverte, le bruit de sa voix serait arrivé jusqu’à elle à travers les arbres et le silence du jardin. Et pourtant, elle et lui étaient à jamais séparés ! Il y avait, entre elle et lui, un monde tout entier, résumé en un seul mot : le devoir ! C’était là une pensée à rendre folle.
Combien de temps demeura-t-elle l’œil rivé à cette croisée, cherchant à deviner ce qu’il faisait, à quelle occupation il se livrait, à qui il songeait ? Elle n’aurait pu le dire.
Soudain la lumière parut se mouvoir de nouveau, disparaître d’une croisée pour reparaître à une autre. Puis elle s’éteignit. Le troisième étage était rentré dans l’ombre.
Chérubin ressortait-il ?
La marquise se posa cette question, facile, du reste, à résoudre, car la porte d’entrée de la maison rendait un bruit sourd et retentissant qui parvenait jusqu’au pavillon chaque fois qu’elle s’ouvrait ou se refermait.
Madame Van-Hop attendit, anxieuse, pendant quelques minutes, et la porte ne rendit aucun son.
Mais tout à coup… oh ! le cœur de la marquise se prit à battre comme si elle eût été emportée au bord d’un précipice par un cheval fougueux ; tout à coup, il lui sembla qu’une ombre se mouvait dans le jardin… que cette ombre se dirigeait vers le pavillon… Puis elle entendit les feuilles mortes, dont les bises d’hiver avaient jonché les allées, crier sous un pas léger et rapide.
Était-ce donc Chérubin qui osait venir jusqu’à elle ?
Cette pensée, qui pétrifia la marquise, était cependant d’une témérité folle.
Comment supposer, en effet, que, vers dix ou onze heures du soir, un jeune homme oserait faire une visite à une femme dont le veuvage rendait la position plus délicate encore…
Et pourtant la marquise ne pouvait admettre que ce fût pour elle que Chérubin venait au pavillon… Comment aurait-il su qu’elle y était ?
Cette dernière hypothèse devenant pour elle inadmissible, la marquise éprouva une horrible angoisse…
Une angoisse qu’elle ne put s’expliquer et qui n’était autre qu’un sentiment de jalousie… Pourquoi Chérubin venait-il, au milieu de la nuit, chez madame Malassis ?
La marquise se souvint de la terrible et douloureuse agitation dans laquelle elle avait vu madame Malassis, le jour où Chérubin avait été blessé…
Et son cœur qui, une minute auparavant, tressaillait dans sa poitrine, cessa tout à coup de battre, comme si elle eût subitement passé de vie à trépas.
L’ombre marchait toujours et venait d’atteindre le seuil du pavillon.
La marquise espéra qu’elle s’arrêterait. Mais la porte du pavillon était entrouverte comme pour un rendez-vous, et la marquise entendit résonner dans l’escalier ces pas assourdis qui, tout à l’heure, faisaient crier le sable et les feuilles mortes du jardin.
Madame Van-Hop crut qu’elle allait mourir.
Les pas s’arrêtèrent sur le seuil extérieur de la chambre à coucher. Puis deux coups discrets furent frappés à la porte.
La marquise était sans voix, sans haleine, elle ne répondit pas. Elle espéra même que le hardi visiteur s’introduisant ainsi dans cette maison, qui semblait déserte et dont les serviteurs étaient allés on ne savait où, reculerait devant ce silence significatif et rebrousserait chemin. Mais la porte s’ouvrit.
Un homme entra… C’était Chérubin.
Chérubin, qui s’arrêta sur le seuil, indécis, puis aperçut la marquise immobile et pâle comme une statue, et laissa échapper un geste de surprise. Mais ce geste semblait étudié depuis longtemps, et, malgré son émotion, la marquise ne put en être la dupe…
– Madame… balbutia le jeune homme en saluant.
La marquise s’inclina sans mot dire.
– Pardonnez-moi, madame, reprit-il en s’enhardissant, et veuillez me permettre de vous expliquer ma démarche qui doit vous paraître au moins insolite.
Et comme la marquise, frappée de stupeur, ne répondait pas, M. Oscar de Verny poursuivit :
– Je viens de rentrer chez moi, tout à l’heure, et j’ai appris que madame Malassis était gravement malade. Madame Malassis a eu la bonté de faire prendre de mes nouvelles, pendant ma convalescence, deux fois par jour…
Chérubin s’arrêta, regarda la marquise, et tressaillit de joie en la voyant ainsi pâle et défaite.
La marquise gardait toujours son immobilité et se taisait.
Chérubin reprit :
– J’ai donc osé, madame, et malgré l’heure avancée, venir jusqu’ici. J’espérais trouver un domestique… La porte était ouverte, l’escalier désert ; j’ai vu de la lumière dans cette pièce, et comme, après avoir frappé, je n’obtenais pas de réponse…
Le jeune homme n’acheva point.
Madame Van-Hop, dominant enfin son trouble et son émotion, venait de faire un pas vers le lit de la malade et de retrouver l’usage de la parole.
– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, de votre démarche, je vous en remercie pour ma pauvre amie dont la situation, quoique très grave, nous laisse cependant quelque espoir. Comme vous le voyez, elle dort… et vous savez que le sommeil est toujours d’un bon augure.
Tandis que la marquise parlait, Chérubin, qui n’oubliait jamais la puissance fascinatrice de son regard, Chérubin, disons-nous, n’avait cessé d’attacher sur elle ses grands yeux aux fauves reflets.
– Puisqu’il en est ainsi, madame, dit-il lorsqu’elle eut fini, permettez-moi de me retirer…
Et il fit un pas de retraite.
La marquise répondit à son salut et ne laissa échapper aucun geste.
Chérubin continua à marcher vers la porte, sans toutefois cesser de regarder la marquise, et espérant sans doute qu’elle le retiendrait… Mais la marquise était redevenue muette et immobile.
Chérubin avait déjà atteint le seuil ; déjà il mettait la main sur le bouton de la porte pour la tirer sur lui… Mais soudain, et comme s’il avait obéi à une résolution subite, il ferma cette porte et se retourna vers la marquise.
Une sorte d’exaltation fébrile brillait dans ses yeux… Il revint à la marquise et lui dit :
– Je ne partirai point, madame, sans vous avoir fait un aveu.
– Un aveu ? balbutia-t-elle avec une sorte d’étonnement mêlé d’effroi.
– L’aveu d’une faute, madame.
Elle le regarda et se sentit en proie de nouveau à une violente émotion.
– Madame, dit Chérubin lentement, d’une voix mal assurée, et qui, cependant, trahissait la résolution, je vous ai menti tout à l’heure…
– Vous m’avez… menti ?… balbutia la marquise, dont le trouble augmentait visiblement.
Elle se laissa tomber dans le fauteuil roulé près du lit. Ses jambes refusaient-elles de la soutenir plus longtemps, ou bien cherchait-elle un refuge, auprès de la femme qu’elle croyait son amie, contre les séductions de cet homme sous le regard duquel elle se sentait frémir ? Elle ne le savait…
– Oui, répéta Chérubin, qui parut s’enhardir dans sa résolution et dont la voix se raffermit, oui, madame, je vous ai menti tout à l’heure…
Et il s’arrêta de nouveau.
Il arriva alors à madame Van-Hop ce qui arrive presque toujours à une femme dans les situations extrêmes ; elle trouva une force inattendue dans sa faiblesse même, et la femme du monde, habituée à cacher soigneusement les impressions de son âme, vint au secours de la pauvre femme dominée par la passion.
Un demi-sourire vint à ses lèvres ; son regard baissé se leva avec assurance sur Chérubin, et elle lui dit avec calme, presque avec enjouement :
– Je ne sais, monsieur, quel mensonge vous avez pu me faire, mais croyez que je suis indulgente et que je sais pardonner.
Et d’un geste plein de dignité qui sentait la femme habituée à recevoir, la reine de la mode, dont le salon était hanté par le Paris aristocratique, elle lui indiqua un siège à peu de distance, ajoutant :
– Veuillez vous asseoir, monsieur, je suis prête à écouter votre confession.
Chérubin demeura debout. Son front s’était assombri et le feu de son regard s’était subitement éteint. Son visage n’exprimait plus qu’une douloureuse mélancolie.
– Madame, reprit-il, je suis, en effet, rentré chez moi tout à l’heure, et j’ai appris, comme je vous le disais, l’accident survenu à madame Malassis ; mais un motif plus puissant que le désir d’avoir de ses nouvelles m’a conduit jusqu’ici…
À ces paroles, la marquise sentit que son émotion la reprenait.
– Ce motif, poursuivit Chérubin, m’a fait corrompre le valet de madame Malassis, que j’ai trouvé chez le concierge et qui m’a appris votre présence ici.
– Monsieur… balbutia la marquise.
– Oh ! dit Chérubin avec tristesse, veuillez m’écouter jusqu’au bout, madame…
Elle fit un geste d’assentiment et de résignation.
– Je ne vous reverrai jamais, sans doute, à pareille heure, en semblable circonstance et en tête-à-tête, madame, et demain je ne pourrais pas vous faire l’aveu… l’aveu de ma douleur, de mes remords et de ma coupable audace, murmura-t-il avec une subite émotion…
Et comme elle se taisait et souffrait le martyre, le Valet-de-Cœur continua :
– Dans huit jours, madame, j’aurai dit à Paris, à la France, à l’Europe, un éternel adieu.
– Vous partez, monsieur ? dit la marquise qui tressaillit.
– Je suis le fils d’un corsaire colombien, madame ; je suis né en pleine mer, sous l’équateur. Je n’ai d’Européen que mon nom, qui est celui que m’a laissé l’homme qui m’avait adopté. J’ai l’apparence d’un homme civilisé ; au fond je suis un sauvage, l’enfant des chaudes latitudes, sous lesquelles tout est sérieux, ardent, éternel. Je suis un de ces hommes qui meurent n’ayant eu qu’un seul amour.
– Monsieur…
– Oh ! dit Chérubin avec une subite énergie et comme s’il eût voulu justifier l’opinion de sauvagerie qu’il venait d’émettre sur lui-même, vous m’écouterez deux minutes encore, madame…
Il l’enveloppa et sembla la terrasser sous son regard.
– Écoutez, dit-il, je suis un sauvage ! Je suis venu à Paris, il y a dix ans, avec l’intention, avec l’espoir d’y devenir un Européen, un Parisien de mœurs et d’esprit, et je n’ai pu vaincre ma nature première. Un jour, une femme s’est trouvée sur mon chemin. Je me suis pris à l’aimer… ardemment, passionnément, comme on aime sous les tropiques, prêt à verser pour elle ma dernière goutte de sang ; prêt, sur un signe d’elle, à conquérir un monde et à redevenir pirate… Eh bien, madame, il y avait, il y aura toujours entre cette femme et moi un abîme… Cet abîme, c’est sa vertu… car elle n’est pas libre…
La marquise écoutait, haletante, cette voix saccadée, assourdie par la douleur, et cependant d’une douceur enchanteresse. Elle se sentait frissonner sous le regard de cet homme qui peignait en traits de flamme son amour sans avoir dit encore quel en était l’objet… Elle aurait voulu, comme l’oiseau pipé par le reptile, pouvoir rompre le charme et fuir… Mais le charme était puissant, et la marquise était immobile et sans voix sous le regard de Chérubin…
Alors celui-ci fit un pas vers elle, fléchit un genou, et lui dit :
– Madame, je ne vous reverrai jamais, jamais mon nom ne sera prononcé à votre oreille ; mais au milieu de votre noble et heureuse vie, si parfois vous trouvez une minute de tristesse et de recueillement ; si la pensée qu’au-delà des mers, il est un pauvre sauvage dont la vie entière vous appartiendrait sur un signe de vous ; si cette pensée ne vous semble point une offense, eh bien, souvenez-vous que cet homme, vous l’avez vu là, à vos genoux, et qu’il vous a demandé pour unique, pour suprême faveur, la permission d’effleurer le bas de votre robe…
Chérubin avait été réellement comédien pendant toute cette scène ; son geste avait été sobre, sa voix sympathique et vibrante.
Madame Van-Hop avait écouté jusqu’au bout sans que sa physionomie trahît la douleur qu’elle éprouvait, et Chérubin fut trompé dans son attente lorsqu’il crut que la marquise allait lui tendre la main et le relever.
Elle demeura impassible.
Alors il se leva lentement, et lui dit avec un accent navré : – Adieu, madame !…
L’ange qui protégeait la marquise ne l’abandonna point en ce moment suprême.
Certes, si elle n’avait écouté que son cœur, elle eût tendu la main à cet homme, elle eût dit :
– Relevez-vous ; votre vue ne m’a point offensée, et mon souvenir vous suivra.
Mais elle écouta la grave et austère voix du devoir, et le devoir lui ordonna de garder le silence. Elle vit Chérubin s’éloigner, se diriger vers la porte, la saluer une dernière fois sur le seuil de la porte, puis disparaître dans les profondeurs de l’escalier, en étouffant un profond soupir.
Madame Van-Hop était demeurée digne de l’amour de son époux, et madame Malassis, qui n’avait point perdu un seul mot de cette scène, avait continué de feindre un profond sommeil.
Revenons à Baccarat.
Tandis que la marquise Van-Hop courait chez madame Malassis qu’elle croyait mourante, et voyait tout à coup surgir devant elle l’audacieux Chérubin, la sœur de Cerise était chez le comte Artoff.
On se souvient que l’hôtel du jeune Russe était situé tout à fait vis-à-vis du n° 40 de la rue de la Pépinière, et que du haut de son belvédère, Baccarat avait pu voir le jardin et le pavillon occupé par madame Malassis.
On se souvient encore que la jeune femme avait écrit un mot à sa femme de chambre en lui enjoignant de lui amener la petite juive.
Le comte et Baccarat, tandis qu’on allait chercher l’enfant, se mirent à table et dînèrent en tête à tête comme de vieilles connaissances. Une sorte d’intimité régnait entre eux déjà. Baccarat avait deviné la noble et enthousiaste nature du jeune comte ; celui-ci avait compris vaguement que Baccarat était devenue un ange, et que le repentir en avait fait la plus respectable et la plus vertueuse des femmes.
– Ma chère amie, dit le comte en se mettant à table, ne m’avez-vous pas dit que vous comptiez vous installer ce soir dans mon belvédère ?
– Oui, mon ami.
– Pourquoi ?
Elle eut un sourire mystérieux :
– Mon ami, répondit-elle, ne m’avez-vous pas promis hier de ne pas me questionner ?
– C’est vrai.
– Eh bien, je vous en prie, laissez-moi agir à ma guise et tenez votre promesse. Mon secret ne m’appartient pas.
Et Baccarat parla de tout autre chose que du belvédère, et le comte respecta désormais son secret.
La petite juive arriva. À sa vue, le comte laissa échapper un geste de surprise.
Mais Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.
– Chut ! dit-elle, ceci est encore un mystère.
Le comte se contenta de passer ses doigts dans les beaux cheveux bouclés de l’enfant, à laquelle il offrit les friandises du dessert.
Le dîner achevé, Baccarat se leva :
– Mon ami, dit-elle au comte, voulez-vous nous conduire, moi et l’enfant, jusqu’au belvédère du jardin ?
Le comte s’arma du flambeau, prit l’enfant par la main et fit signe à Baccarat de les suivre.
Le pavillon, surmonté d’un belvédère et situé à l’extrémité des jardins, était cependant relié à l’hôtel par une longue galerie vitrée disposée en serre chaude.
Ce fut par cette galerie que le comte Artoff conduisit Baccarat.
Arrivée à la porte du pavillon, Baccarat prit le flambeau des mains de son guide.
– Merci ! dit-elle.
– Je ne vous accompagne donc pas ? demanda le jeune Russe.
– Non.
– Où dois-je vous attendre ?
– Où vous voudrez. Dans le jardin, si vous ne craignez pas la fraîcheur de la nuit ; dans votre salon, si vous avez froid.
– Pardon, dit le comte, mais permettez-moi une simple question.
– Parlez.
– Vous attendrai-je longtemps ?
– Je ne sais.
Et Baccarat lui fit un geste d’adieu et referma la porte du pavillon sur la petite juive.
– Étrange femme ! murmura le comte en rebroussant chemin.
Baccarat monta au belvédère, donnant toujours la main à la petite juive. Ce belvédère, assez spacieux, se composait d’une petite salle vitrée, dans laquelle se trouvaient des sièges de jardin en fer ouvragé.
Lorsqu’elle y fut arrivée, Baccarat fit asseoir l’enfant, puis elle souffla le flambeau, et toutes deux demeurèrent dans une demi-obscurité, car la nuit était assez claire.
Baccarat mit alors la main sur le front de Sarah.
– Dors ! lui dit-elle.
Elle avait eu le soin de tourner le siège de la petite juive dans la direction des jardins du n° 40.
Et la jeune femme murmura, tandis que l’enfant luttait vainement contre les premières atteintes du sommeil magnétique : – Je voudrais pourtant bien savoir s’il est chez lui… et ce qui se passe dans ce pavillon où la marquise est déjà venue.
* *
*
Le jeune Russe, respectant le mystère dont Baccarat s’enveloppait, se promena longtemps dans le jardin, fumant son cigare et rêvant. Pour lui, Baccarat n’était déjà plus une femme ; c’était un être mystérieux chargé sans doute de quelque mission fatale, et qui marchait droit à son but, sans se préoccuper des obstacles qu’elle trouvait sur son chemin et des regards ou des commentaires de la foule.
Le comte eut bientôt échafaudé tout un sombre roman sur Baccarat. Cette femme, qui s’enfermait la nuit dans un belvédère avec un enfant pour s’y livrer à quelque mystérieuse consultation, dont le sourire froid pénétrait jusqu’au fond du cœur et inspirait une terreur secrète, cette femme lui apparut comme une âme meurtrie, et qui, vaincue dans une première lutte, poursuivait dans l’ombre et sans relâche, un but de terrible vengeance.
Il se promena longtemps, les yeux fixés sur le belvédère où toute lumière s’était éteinte, dans lequel ne retentissait aucun bruit, se demandant ce que pouvait y faire Baccarat et ne parvenant point à le deviner.
Enfin, au bout d’une heure peut-être, la porte du petit pavillon se rouvrit.
Le comte accourut. Il vit apparaître Baccarat.
La jeune femme tenait toujours l’enfant par la main, et elle avait rallumé son flambeau. Seulement, à cette clarté, le comte put remarquer que Baccarat était très pâle, et que ses narines frémissantes dénotaient une certaine agitation.
– Mon ami, dit-elle, voulez-vous mettre votre coupé à ma disposition ?
Le comte s’inclina et prit le flambeau.
– Vous me quittez ? dit-il.
– Oui, fit-elle avec un sourire ; mais venez demain, je vous attendrai.
Et, se penchant à son oreille : – Je rentre chez moi, il le faut, car je crois que je vais avoir une visite.
– Une visite ?
– Oui.
– À dix heures du soir ?
– C’est l’heure des séducteurs.
Et comme il la regardait sans comprendre :
– Vous savez bien qu’il est un homme contre lequel vous avez tenu un pari ?
– Chérubin !
– Oui, et dans une heure il sera chez moi.
– Comment le savez-vous ?
Elle lui sourit de nouveau.
– Je suis un être surnaturel, dit-elle, j’interroge parfois l’avenir… et j’en sonde les profondeurs. Adieu !
Et Baccarat monta en voiture et partit. Elle retournait rue Moncey.
Il y avait une heure environ que Baccarat avait quitté la rue de la Pépinière et le jeune comte russe ; elle était revenue rue Moncey et avait trouvé en rentrant un billet ainsi conçu :
« Madame,
« Vous m’avez aujourd’hui même autorisé à me présenter chez vous, sans me fixer d’heure ni de jour.
« Permettez-moi, madame, d’avoir la franchise de mes opinions. Vous connaissez le pari que j’ai fait, et sa gravité doit faire excuser mes plus folles démarches. Voulez-vous me recevoir à onze heures, ce soir ?
« Je vous baise les mains.
« Chérubin. »
Quand Baccarat eut pris connaissance de cet impertinent message, elle ne put se défendre plus longtemps d’une foi aveugle et sans bornes en cette double vue redoutable que lui avait révélée le hasard. En effet, une heure plus tôt, entre autres choses merveilleuses qu’elle lui avait révélées en dormant du sommeil somnambulique dans le belvédère du comte Artoff, la petite juive avait dit à Baccarat que Chérubin se présenterait chez elle le soir même.
Baccarat fit coucher l’enfant, puis elle prit ses dispositions pour recevoir Chérubin. Ce ne fut pas, comme la veille, dans le petit cabinet de travail qu’elle alla s’installer.
Comme la veille, elle ne renvoya point ses domestiques. Bien au contraire, elle voulut mettre une certaine emphase à la réception. Au lieu de se faire déshabiller et d’endosser une robe de chambre, elle conserva sa fraîche toilette de la journée, se posa un bluet dans les cheveux, donna à sa coiffure un adroit coup de main, et se regarda complaisamment dans sa grande glace à pivot pour s’assurer qu’elle était toujours merveilleusement belle.
Ce fut dans ce joli salon où le baron d’O… avait, six années auparavant, fait des merveilles de bon goût et de prodigalité, que Baccarat voulut attendre son impertinent séducteur.
Elle s’allongea sur une bergère roulée auprès du feu, le coude appuyé sur une table, un livre à la main, dans l’attitude d’une femme attendant l’homme qui, pour elle, a pris la place de l’univers.
Un coup de cloche l’avertit bientôt de l’arrivée de son visiteur.
Onze heures sonnaient ; Chérubin était exact. Deux minutes après, la femme de chambre entra, tenant à la main la carte de M. Oscar de Verny.
– Fais entrer, répondit Baccarat sans lever la tête ni la tourner vers la porte.
Chérubin entra. Il s’arrêta un moment sur le seuil, jeta un regard autour de lui, et remarqua avec quelque dépit qu’au lieu de l’attendre dans son boudoir, sa victime future le recevait au salon. Un coup d’œil lui suffit pour se convaincre par l’ameublement du salon que Baccarat n’était point une femme vulgaire.
Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle leva la tête à demi, le vit sur le seuil, lui sourit, et d’un geste lui indiqua un siège auprès d’elle.
La femme de chambre qui avait introduit le don Juan sortit, referma la porte, et Baccarat se trouva en tête à tête avec son visiteur.
Chérubin s’était adressé, pendant le trajet de la rue de la Pépinière à la rue Moncey, un fort joli discours qu’il s’était promis de répéter à Baccarat. D’avance, il avait mesuré la situation du regard, il avait prévu une réception froide, dédaigneuse, il avait préparé quelques-unes de ses phrases à effet, quelques-uns de ses regards irrésistibles.
Malheureusement il s’était trompé du tout au tout. Le programme qu’il s’était dicté avait pour point de départ le dédain, la froideur, peut-être même le courroux d’une femme irritée d’avoir pu servir de prétexte à un pari. Ce programme n’avait plus de raison d’être et ne pouvait être servi, si Baccarat ne se montrait ni froide, ni dédaigneuse, ni courroucée.
Ce fut ce qui arriva.
Elle lui tendit la main en souriant, et lui dit :
– Mettez-vous donc là, près de moi, enfant terrible…
Cette épithète était formulée avec un accent de raillerie sans aigreur, qui déconcerta fort M. Chérubin, si difficile à déconcerter d’ordinaire.
– En effet, dit-il, je mérite jusqu’à un certain point ce nom d’enfant terrible que vous me donnez, car…
– Chut ! dit-elle, avant de parler affaire, laissez-moi ouvrir une parenthèse.
– J’écoute.
– Voulez-vous du thé ? demanda Baccarat en riant.
– Merci, répondit Chérubin, de plus en plus stupéfait de cette bonne humeur inattendue qu’elle manifestait.
– Alors nous allons causer, n’est-ce pas ?
Chérubin s’inclina et se prit à méditer un nouveau speech.
– Savez-vous, reprit Baccarat, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire entendre raison au comte Artoff.
– Plaît-il ? fit Chérubin. À propos de quoi ?
– Mais, répondit Baccarat fort simplement, à propos de votre pari.
Chérubin la regarda.
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Alors je vais m’expliquer. Écoutez-moi bien. Figurez-vous que le comte avait pris le pari au sérieux !
Elle souligna ces deux mots par l’accentuation.
Chérubin fit un soubresaut dans son fauteuil.
– Mais je tiens le pari pour sérieux ! s’écria-t-il.
Baccarat se prit à sourire.
– Quand je vous aurai fait toucher du doigt un tout petit obstacle, dit-elle, vous serez de mon avis. J’ai été, peut-être suis-je encore belle ; j’ai été célèbre par mon insensibilité, très bien ! voilà le côté chevaleresque du pari. Vous jouez votre vie à séduire une femme qui, dit-on, n’a pas de cœur.
Chérubin s’inclina.
– Maintenant, voyons le revers de la médaille. Si réellement je suis ce qu’on dit, si vous perdez votre temps et votre pari, je suppose qu’il est sérieux, le comte vous tuera…
– C’est son droit.
– Très bien ! Mais… si vous le gagnez ?…
Et Baccarat enveloppa le jeune homme d’un regard si cruellement moqueur qu’il baissa les yeux.
– Si vous le gagnez, continua-t-elle, vous aurez fait votre fortune… Voyons, monsieur, est-il admissible qu’un homme taxe son amour au prix de vingt-cinq mille livres de rentes ?
Ces mots furent un coup de foudre pour Chérubin. Baccarat lui disait crûment qu’il avait fait un pari honteux, impossible pour un galant homme.
Aussi se prit-il à rougir comme un écolier trouvé en faute.
Un petit sourire plein de moquerie glissait sur les lèvres de Baccarat, et ce sourire acheva de déconcerter Chérubin.
– Écoutez, reprit-elle, vous vous êtes conduit avec moi comme un petit jeune homme sans expérience et qui sort de son lycée. On vous a dit que je n’avais pas de cœur ; peut-être a-t-on dit vrai.
– Je ne crois pas, dit-il.
– C’est possible encore ; mais enfin vous auriez dû, avant d’engager ce pari honteux, vous mieux renseigner.
Et la jeune femme, sur qui l’œil fascinateur de monsieur Chérubin ne produisait aucune impression, le regarda, riant toujours.
– J’aurais compris, poursuivit-elle, le pari vis-à-vis de vous-même. Si vous vous étiez dit : « Je veux être aimé de cette femme qui n’aime pas, » au lieu de l’aller bruyamment annoncer dans un club, peut-être auriez-vous eu quelque chance de me toucher ; mais…
Elle s’arrêta et ne daigna point compléter sa pensée.
– Ainsi, dit Chérubin, retrouvant son audace, vous considérez mon pari comme perdu ?
– C’est mon avis, à moins que… – Eh bien, dit-elle, faisons ne chose. N’en parlons plus et continuez à me venir voir.
– Je ne comprends pas, dit Chérubin.
– C’est pourtant facile.
– Comment ?
– Mon cher, dit Baccarat, permettez-moi de croire que ce qui vous séduit le plus en moi n’est pas la promesse de cinq cent mille francs.
– Ah ! fit Chérubin avec un geste de fierté, en pouvez-vous douter ?
– Par conséquent, toute question d’amour-propre à part, je suis persuadée que vous y renonceriez de grand cœur… si je devais vous aimer…
– Oh ! certes… fit Chérubin, qui se mordit les lèvres.
Il craignait d’être deviné.
– Donc, écoutez-moi bien ; ce que j’ai à vous proposer est à prendre ou à laisser. Ou vous écrirez au comte, ici, à l’instant même, que vous renoncez à votre pari, ou vous ne remettrez jamais les pieds chez moi.
– Et, demanda Chérubin, si j’écrivais cela, qu’arriverait-il ?
– Mais, dit Baccarat, peut-être seriez-vous pardonné.
Elle accompagna ces mots par un regard qui bouleversa l’impudent chevalier d’industrie. Il était venu pour séduire, et il se trouvait séduit lui-même. Tandis que Baccarat était calme, railleuse et parfaitement maîtresse d’elle-même, Chérubin sentait un trouble inconnu s’infiltrer petit à petit dans son cœur.
– Voyons, fit-elle, décidez-vous !
Il hésita une minute encore.
– Tenez, dit-elle, en lui montrant d’un geste impérieux une table sur laquelle il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire, mettez-vous là, je vais dicter.
Et Chérubin tressaillit et se sentit dominé. Il se leva et alla s’asseoir devant une table. Puis il prit une plume.
– J’attends, dit-il avec soumission.
« Monsieur le comte, dicta Baccarat, voulez-vous oublier mes torts envers vous ? je renonce à mon pari. »
– Mais, s’écria Chérubin, je ne puis pas écrire cela, c’est une lettre d’excuses !
– Vous l’écrirez, dit fort tranquillement Baccarat, dont la voix résonna enchanteresse et pleine de charmante séduction ; vous l’écrirez pour l’amour de moi…
Le charme opérait.
Chérubin prit la plume et écrivit.
– Maintenant, lui dit Baccarat, venez me baiser la main, prenez votre chapeau, et allez-vous-en.
– M’en aller !
– Il est minuit, dit Baccarat. Si vous voulez réussir, commencez par être obéissant…
Elle accompagna ces mots un peu durs par un regard charmant, et Chérubin, fasciné, obéit et s’en alla.
Elle le reconduisit jusqu’à la grille du jardin, s’appuyant familièrement sur son bras.
– Quand reviendrai-je ? demanda-t-il.
– Après-demain.
– À la même heure ?
– Oui. Adieu…
Elle ferma la grille et Chérubin s’en alla.
– Oh ! murmura Baccarat, lorsque le bruit des pas de M. de Verny se fut éteint dans l’éloignement, toi, je te tiens ! tu n’es qu’un don Juan vulgaire et ton châtiment sera terrible, si tu n’y prends garde.
On eût dit que Baccarat devinait ce qui allait arriver.
En effet, Chérubin ne fut pas plus tôt dans la rue que le grand air le dégrisa.
– Je suis un niais, se dit-il, et j’oublie que j’ai besoin de cinq cent mille francs.
Et Chérubin, retrouvant toute son audace, se dit : – Après tout, personne ne me force de dire à Baccarat que je ne renonce point à mon pari. Pourvu que le comte sache que je le tiens, c’est tout ce qu’il faut. Or, ceci est pour moi clair comme le jour, Baccarat veut bien m’aimer, mais elle ne veut pas en convenir. Parbleu ! acheva-t-il en se frappant le front, je tiens les cinq cent mille francs ! Allons voir le comte.
Chérubin connaissait les fâcheuses habitudes du jeune homme. Il savait qu’il se couchait rarement avant trois heures du matin, et passait une grande partie de ses nuits à jouer.
Or, il n’était que minuit ; Chérubin s’en alla tout droit au club dont le comte et lui faisaient partie, et il le trouva, en effet, jouant une partie de whist.
– Comte, lui dit-il à voix basse, un mot ?
– Je suis à vous.
Le comte se leva, et Chérubin l’entraîna à l’écart.
– Je vous écoute, dit le comte.
– Monsieur le comte, dit Chérubin, je sors de chez Baccarat.
– Ah ! très bien, répondit le Russe d’un air indifférent.
– Êtes-vous d’avis qu’en matière d’affaire comme celle qui nous occupe la ruse est de bon aloi ?
– C’est selon.
– Baccarat ne veut pas être pariée.
– Elle a raison.
– Donc, je vous ai écrit une lettre chez elle, lettre dans laquelle je me rétracte.
– Ah !
– Mais je viens vous dire à vous, monsieur le comte, que ma rétractation n’a rien de sérieux.
– À la bonne heure !
– À moins cependant…
– Ah ! il y a une condition ?
– Une seule.
– Voyons.
– Vous allez me donner votre parole que vous ne direz rien de notre entente, et que le pari continuera à exister entre nous à l’état latent.
– Je vous la donne.
– Très bien. Au revoir.
Chérubin salua le comte et sortit pour aller voir le vicomte de Cambolh, avec lequel il avait rendez-vous.
* *
*
Le lendemain, vers dix heures, le comte Artoff se présenta chez Baccarat.
Elle le reçut souriante, la main ouverte, et lui dit : – Voulez-vous que je vous fasse une confidence ?
– Oui, fit-il d’un signe.
– Je vais vous apprendre quelque chose que vous croyez savoir seul.
Il eut un geste de surprise.
– Vous avez reçu la visite de Chérubin, hier, à minuit.
– Comment le savez-vous ? s’écria le comte stupéfait.
– Peu importe ! je le sais.
– Vous l’avez donc vu ?
– Non, mais je sais quel était le but de la visite qu’il vous a faite au club.
– Par exemple ! murmura le comte Artoff, si vous savez cela, c’est que vous êtes sorcière.
– Peut-être le suis-je. Asseyez-vous là et lisez cette lettre.
Elle lui tendait le billet par lequel Chérubin faisait ses excuses au comte, et disait se rétracter et renoncer au pari.
– Oh ! oh ! fit le comte qui joua l’étonnement.
– Cher enfant ! dit Baccarat avec un accent tout maternel, vous êtes gentilhomme et vous savez, on le voit, garder la parole donnée. Or, vous avez promis à Chérubin le silence sur votre entrevue. Mais moi, qui sais tout, moi qui suis sorcière, suivant votre expression, je vais vous dire quel était le but de cette entrevue. Chérubin est allé vous prier de tenir le pari pour sérieux.
Le comte laissa échapper une exclamation de stupeur.
– Or, acheva Baccarat, Chérubin ne savait pas qu’en faisant cette démarche, il signait son arrêt de mort.
Le comte tressaillit.
– Écoutez, poursuivit-elle avec lenteur et d’une voix inexorable comme celle de la destinée, si cet homme n’était qu’un fat jouant avec la réputation de la première femme venue, je vous dirais : « Jetons-le à la porte et laissons-le vivre… » Mais cet homme est un misérable, un voleur, un assassin ; cet homme, à cette heure, est l’instrument intelligent et docile d’un forfait sans nom, et il a mérité le sort qui l’attend. Oh ! dit-elle, voyant le comte ouvrir la bouche pour l’interroger, ne me questionnez point à présent, je ne pourrais vous répondre. Mais si, un jour, vous montrant ce malfaiteur habillé par Humann, ce séducteur infâme, ce voleur, cet assassin, je vous dis : « Monsieur le comte, cet homme s’est vanté, cet homme a perdu son pari, châtiez-le ! m’obéirez-vous ? »
– Je vous le jure, répondit le jeune Russe, qui commençait à avoir une foi profonde, aveugle, fanatique en Baccarat.
Nous avons un peu oublié notre ami Fernand Rocher ; du moins nous l’avons laissé sortant de chez Baccarat, rue Moncey, et courant rue Blanche, où il espérait retrouver Turquoise.
Ni les prières, ni les reproches de Baccarat n’avaient touché le pauvre ensorcelé. Il aimait Turquoise, l’aimait avec folie, comme un aveugle qui s’éprendrait d’un amour furieux pour les couleurs.
Il arriva au numéro indiqué, et demanda au concierge madame Delacour. C’était le nom que Jenny avait pris avec lui, ou plutôt celui qu’elle portait réellement en quittant son mari.
– Au cinquième, la deuxième porte au fond du couloir, répondit la concierge.
Ces mots serrèrent douloureusement le cœur de Fernand. Il avait laissé Turquoise dans un hôtel ; il allait la retrouver dans une mansarde. Il monta en proie à une violente émotion, chercha la porte indiquée et frappa.
– Entrez ! dit une voix fraîche, sonore et qui paraissait joyeuse.
La clef était sur la porte. Fernand tourna cette clef, et se trouva sur le seuil d’une petite pièce à demi mansardée et dont le modeste ameublement eût à peine satisfait une grisette. Rideaux de perse à l’unique croisée et au lit, meubles de noyer, carreau mis en couleur rouge, chaises de paille, tel était le logis où s’était réfugiée, par amour pour lui, la femme qui venait de quitter un des plus jolis appartements qu’il y eût à Paris.
Au milieu de cette pauvreté fière, Turquoise apparut à Fernand comme une reine détrônée qui n’a rien perdu de son orgueil. Elle était belle, calme, souriante, et tendit la main à son visiteur avec l’aisance pleine de grâce qu’elle avait la veille, en le recevant rue Moncey.
– Bonjour, ami, lui dit-elle, je vous attendais…
Elle lui tendit son front avec la gentillesse d’un enfant, et le fit asseoir dans l’unique fauteuil qu’elle possédât.
Elle ajouta : – Tenez, monsieur le millionnaire, voilà un siège à peu près passable, et comme il est seul ici de son espèce, permettez-moi d’exercer généreusement l’hospitalité en vous l’offrant.
– Vous êtes une noble créature, murmura-t-il d’une voix émue.
– Vraiment ! reprit-elle en riant. Est-ce parce que je vous offre mon fauteuil ?
– Non, c’est parce que vous vous exagérez toutes choses, et qu’au lieu de voir en moi un ami…
– Bon ! interrompit-elle en le menaçant du doigt, je vous vois venir, monsieur… Vous êtes incorrigible, et je sens que décidément nous allons nous brouiller.
Il courba la tête et se tut.
– Fernand, continua-t-elle en donnant à sa voix le timbre le plus enchanteur, l’inflexion la plus séductrice, voulez-vous être mon ami, dites ?…
– Ah ! pouvez-vous me le demander ?
– Voulez-vous revenir ici ?
– Quand ? fit-il en tressaillant.
– Tous les jours, et à toute heure.
Il poussa un cri de joie.
– Eh bien, ce sera à une condition, à une seule…
– Laquelle ?
– C’est que vous me laisserez vivre à ma guise, et ne me direz jamais un mot de cette odieuse question d’argent.
– Soit, répondit Fernand avec soumission.
– À ce prix je vous aimerai.
Et, prenant les mains de son ami, elle les serra affectueusement.
* *
*
Fernand passa la journée avec Turquoise, et ne la quitta que vers six heures.
Elle voulut qu’il partît.
– Allez, mon ami, lui dit-elle. Voici l’heure où l’on dîne chez vous… Je veux bien vous aimer et vous permettre de m’aimer, mais ce n’est qu’à la condition que le repos ne sera point troublé dans votre intérieur.
Fernand obéit et s’en alla. Lorsqu’il arriva, l’heure du dîner venait de sonner à l’hôtel de la rue d’Isly.
Fernand trouva au salon de sa femme son beau-père et sa belle mère.
Depuis quelques jours, le Beaupréau semblait avoir eu un redoublement de folie. Il était littéralement tombé en enfance.
Madame de Beaupréau, calme et triste, était auprès de sa fille, qui semblait renfermer de muettes douleurs.
Hermine, depuis la veille – car c’était la veille que son mari lui avait menti pour la première fois et qu’elle avait senti quelque chose se briser dans son cœur, – Hermine était devenue une femme tout autre. Ce n’était plus l’épouse désespérée, prête à tous les sacrifices pour reconquérir l’amour de son mari ; ce n’était plus la mère désolée arrosant de ses larmes le visage de son enfant. C’était un noble cœur froissé et résigné qui se décide à marcher sérieusement avec courage dans l’aride voie du devoir et n’espère plus de bonheur.
Fernand, malgré sa folie, ne put se défendre d’un tressaillement et d’un remords, quand il la vit calme, triste, mais forte et laissant errer sur ses lèvres ce sourire décoloré des âmes qui se sont réfugiées tout entières dans la prière et la foi en Dieu.
Elle lui présenta son fils sans dire un mot ; et le père coupable mit, tout ému, un baiser au front de l’enfant.
Le dîner fut triste ; il y régna un silence plein de solennité. Ce silence pesa si fort à Fernand, qu’il quitta la salle à manger au dessert et monta dans son fumoir, où il s’enferma.
Mais là ses remords l’abandonnèrent.
Il ne songea plus qu’à Turquoise ; à Turquoise, la femme désintéressée et réhabilitée à ses yeux par l’amour… à Turquoise, qui l’aimait avec passion et avait renoncé à tout pour lui.
Fernand ne dormit pas de la nuit ; il attendit le jour avec impatience ; et huit heures sonnaient à peine, qu’il sortait de chez lui pour courir chez la pécheresse.
Turquoise était déjà levée. Elle avait fait son petit ménage, et Fernand la trouva assise devant un métier à broder.
– Voyez, lui dit-elle, comme je suis laborieuse, mon ami. Je me suis levée à six heures, et je suis à la besogne depuis sept, et j’ai déjà fait cela.
Du doigt elle indiquait son ouvrage du matin.
Fernand sentit ses yeux s’emplir de larmes.
– Non, murmura-t-il à part lui, cela ne se peut…, cela ne sera pas… il faudra bien qu’elle accepte l’existence que je veux lui faire…
Et comme tous ceux qui prennent une résolution inébranlable, Fernand se sentit dès lors la force de dissimuler.
Il ne se récria point, comme la veille, sur cette vie misérable que se faisait Turquoise ; il parut l’avoir acceptée.
Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, M. Rocher monta deux fois régulièrement les cinq étages de l’intrigante. Mais il ne prolongeait plus ses visites toute la journée, prétextait d’importantes affaires et s’esquivait ordinairement au bout d’une heure.
Le quatrième jour, au moment où, sortant de chez Turquoise, il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare, Fernand fut croisé par un fiacre qui montait la rue Blanche au pas et s’arrêta à la porte de la pécheresse.
Un homme enveloppé dans un grand manteau en descendit, et demanda à voir madame Delacour.
Cet homme se fit répéter deux fois les indications nécessaires pour arriver jusqu’il la chambre mansardée, bien que, en réalité, il y fût déjà venu, et il gravit les cinq étages de Turquoise. Arrivé chez elle, l’inconnu se débarrassa de son manteau, ôta son grand chapeau qui lui couvrait la moitié du front, et elle reconnut sir Williams.
– Ah ! dit-elle, vous voilà donc enfin, mon cher ! Je vous croyais mort. Voici quatre jours que je ne vous ai vu…
– Eh bien, oui, me voilà !
Sir Williams prit l’unique fauteuil que Fernand s’obstinait à refuser.
– Ma petite, dit-il en croisant ses jambes, la vertu est tôt ou tard récompensée.
– Plaît-il ? fit Turquoise.
– Cela veut dire qu’après l’orage vient le soleil.
– Après ?
– Après la misère, l’opulence.
– Mon cher, interrompit Turquoise, vous êtes sentencieux comme un philosophe ; expliquez-vous donc, au lieu de me faire poser.
– Cela veut dire, ma chère, poursuivit gravement sir Williams, que tu t’es levée dans une mansarde ; au cintième, comme dit ton portier, et que tu pourrais bien te coucher dans un hôtel.
– Ah ! ah ! fit Turquoise, déjà ?
– L’amour va vite en besogne.
– Mais on ne bâtit pas un hôtel en quatre jours ?
– Non, mais on peut le trouver bâti.
Turquoise ouvrit de grands yeux brillant de convoitise.
– Et meublé, acheva sir Williams.
– Ah çà ! fit Turquoise d’un ton railleur, Fernand est donc décidément un garçon de quelque esprit ?
– Peuh ! murmura le baronet. Et il ajouta :
– Si l’esprit consiste à perdre la tête, je t’assure qu’il en a beaucoup ; mais voyons, que penses-tu de la Ville-l’Évêque, dans le faubourg Saint-Honoré ?
– Tiens ! c’est là qu’est mon hôtel ?
– C’est là.
– Contez-moi tout, cher, et dépêchez-vous…
Et Turquoise prit avec sir Williams les manières câlines d’un enfant.
– Connaissais-tu le prince K… ?
– Ce grand seigneur valaque de vingt-cinq ans, qui a fait des folies pour mademoiselle X…, de la Comédie-Française ?
– Précisément.
– On me l’a montré un jour dans le phaéton qu’il conduit lui-même à quatre chevaux.
– Tu devrais dire qu’il conduisait.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est mort.
– Bah !
– Une nuit, comme il pénétrait chez mademoiselle X…, sa maîtresse, par la porte du jardin, il s’est trouvé face à face avec un monsieur qui en sortait. Le monsieur avait des pistolets, ils se sont battus. Le prince K… a été tué.
– C’est donc l’hôtel du prince K… qu’il a acheté pour moi ?
– Sans doute.
– Et tout meublé ?
– Parbleu ! Du reste, le mobilier à bien son mérite. Mademoiselle X…, qui a infiniment de goût, si elle a fort peu de cœur, avait présidé à la décoration et à l’ameublement. L’hôtel de la rue Moncey n’est qu’une bicoque auprès de celui-là.
– Et combien coûte le tout ?
– Un million tout net. Notre ami fait bien les choses, ricana sir Williams.
– Voyons, cher, dit Turquoise froidement, ne vous raillez-vous pas de moi ?
– Non, ma fille.
– Et j’y coucherai ce soir ?
– C’est probable. Je sais que tout y est prêt pour te recevoir. Seulement, acheva sir Williams, j’espère, mademoiselle, que vous aurez du tact.
– Hein ? fit Turquoise.
– Que vous ne battrez pas des mains et que vous ne sauterez pas de joie comme un enfant ; enfin j’imagine que vous refuserez…
– Ah ! répondit Turquoise en riant, je vous garantis bien une chose, mon petit ami chéri, c’est qu’il faudra qu’il se mette à mes genoux et fonde en larmes comme la Madeleine, ma patronne, pour que je daigne accepter.
– Vous êtes une charmante enfant, dit sir Williams. Mais comme je ne suis pas venu pour vous faire des compliments, mais bien pour causer de nos petites affaires, laissez-moi vous donner mes instructions pour le cas où, comme je le présume, vous seriez installée dès ce soir rue de la Ville-l’Évêque.
– Dites, je vous écoute.
– Vous sortirez demain à midi, en voiture découverte, et vous monterez au pas le faubourg Saint-Honoré, surtout lorsque vous passerez sous les fenêtres du vicomte de Cambolh, notre ami.
– Tiens ! pourquoi ?
– Vous recevrez un mot de moi demain matin, et ce mot vous l’apprendra. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il nous faut nous occuper un peu de l’autre.
– Qui, l’autre ?
– Celui du faubourg, parbleu !
– Léon Rolland ?
– Oui.
– Tiens ! fit naïvement Turquoise, je commençais à l’oublier. Que devient-il ?
– Il devient fou.
– D’amour ?
– Parbleu ! évidemment.
– Eh bien, que ferons-nous ?
– Ah ! dit sir Williams, j’ai combiné une très jolie petite comédie à trois personnages, une femme et deux hommes.
– La femme, c’est moi, j’imagine ?
– Tout juste.
– L’un des personnages est Léon ; mais l’autre ?
– L’autre est Fernand Rocher.
– Et… que feront-ils ?
– Mais, dame ! répondit sir Williams avec une atroce bonhomie, j’espère qu’ils se battront un peu…
Et le baronet se prit à rire de son rire diabolique.
– Et vous appelez cela une comédie ? s’écria Turquoise ; mais c’est un affreux mélodrame.
– Heu ! heu ! c’est selon… Adieu, petite !
Et sans vouloir s’expliquer plus nettement, le baronet remit son manteau sur ses épaules, son large chapeau sur sa tête, frappa du doigt sur la joue de Turquoise, en lui disant un : Soyez sage ! tout amical, et il sortit.
À la porte, il retrouva son fiacre et dit au cocher :
– Rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri.
* *
*
Dix minutes après le départ de sir Williams, Turquoise entendit de nouveau frapper à sa porte, et vit entrer un commissionnaire de coin de rue qui lui remit silencieusement une lettre.
Turquoise jeta les yeux sur la suscription, reconnut l’écriture de Fernand, brisa le cachet et lut :
« Ma chère Jenny,
« Si vous m’aimez, si je puis compter sur vous, si vous voulez me prouver votre affection, montez en voiture au reçu de ma lettre, et suivez l’homme qui vous l’aura remise. Je ne puis vous en dire davantage.
« Votre Fernand. »
– Décidément, pensa Turquoise, mon honorable et mystérieux protecteur est réellement injuste envers Fernand. C’est un garçon plein de délicatesse et d’esprit.
Et la pécheresse dit à l’Auvergnat :
– D’où venez-vous ?
– De la rue de la Ville-l’Évêque, mam’selle, répondit-il, jugeant que, vu sa jeunesse, ses cinq étages et sa petite robe de laine, Turquoise n’avait aucun droit au titre de madame.
Elle jeta à la hâte un châle sur ses épaules, prit son chapeau, ses gants de tricot, et fit signe au commissionnaire qu’elle était prête à le suivre. Elle descendit à pied la rue Blanche, prit une remise rue Saint-Lazare, en face de la rue du Mont-Blanc, et, par un reste d’aristocratie féminine, elle fit signe à son guide de monter à côté du cocher. Elle eut même un geste si plein de dignité, que le commissionnaire en fut frappé, et se repentit de l’avoir appelée mam’selle.
Le coupé franchit en quelques minutes la faible distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Ville-l’Évêque, et, sur l’indication de l’Auvergnat, entra dans la cour de l’hôtel du prince K…, dont la porte cochère était ouverte à deux battants.
Turquoise jeta un regard rapide sur l’ensemble et parut satisfaite du dehors. L’hôtel avait un grand air. Sur le perron il y avait deux valets en livrée qui paraissaient attendre qu’on leur donnât des ordres. À gauche du perron, sous un auvent, un charmant coupé, attelé de deux chevaux irlandais alezan clair, était à la disposition du maître ou de la maîtresse du logis, cocher sur le siège.
Au moment où le fiacre s’arrêta, un des laquais accourut ouvrir la portière et baissa respectueusement le marchepied.
– Quel chic ! murmura Turquoise à part elle. J’ai mis la main sur le roi des millionnaires ; c’est mieux qu’un prince russe.
– M. Rocher ? demanda-t-elle.
Turquoise était bien modestement vêtue, mais le laquais avait sans doute le mot de l’énigme, et il ne s’y trompa point. Il reconnut sous la petite robe de laine brune, sous le chapeau de velours épinglé à voilette noire, la fée de ce merveilleux palais.
– Si madame veut me faire l’honneur de me suivre… dit-il.
Turquoise descendit, suivit le laquais et monta le perron.
Là, le second laquais la précéda dans le vestibule, s’arma d’un flambeau à deux branches, et monta devant elle les marches d’un large escalier de marbre, témoignant à la jeune femme les mêmes marques de respect servile.
Turquoise fut introduite dans le salon de réception de l’hôtel, une merveille, où mademoiselle X… de la Comédie-Française, avait dépensé cent mille écus de tentures, de meubles délicieux, de bronzes, d’objets d’art et de tableaux.
– Décidément, pensa Turquoise, je suis bien chez moi.
Le laquais posa le flambeau sur un guéridon, et se retira en disant :
– Je vais envoyer à madame sa femme de chambre.
– Allez ! dit la jeune femme, qui redevint sur-le-champ l’élégante créature qui s’était si bien installée rue Moncey. Elle se laissa choir mollement dans un grand confortable au coin du feu, et, l’œil fixé sur la pendule Louis XV de la cheminée, aux deux côtés de laquelle brûlaient des bougies dans d’énormes candélabres en bronze doré de même style, elle attendit…
Deux minutes après, une porte de dégagement s’ouvrit, et Turquoise vit entrer une femme de dix-neuf à vingt ans, une soubrette comme on n’en voit guère que dans les comédies de Marivaux, au clair de rampe du Théâtre-Français.
La femme de chambre était jolie, presque aussi jolie que sa maîtresse. Elle avait l’allure vive, le sourire fort aimable, le regard impertinent d’une servante de comédie. Elle plut à Turquoise.
– Madame désire-t-elle s’habiller ? demanda-t-elle en entrant. La garde-robe de madame est prête.
Turquoise se leva.
La soubrette ouvrit une porte à droite de la cheminée, et s’effaça pour laisser passer la jeune femme.
Turquoise la suivit et se trouva sur le seuil de sa chambre à coucher, une miniature, un chef-d’œuvre de petitesse, de bon goût et de luxueuse simplicité. Elle jeta un regard distrait en apparence sur tout ce qui l’environnait, et aucun détail ne passa pour elle inaperçu. De la chambre à coucher Turquoise passa dans le cabinet de toilette, et ne fut pas médiocrement surprise d’y trouver tout ce qu’elle avait laissé rue Moncey : ses châles, ses dentelles, ses bijoux, le tout considérablement augmenté par cette main prodigue et jusque-là invisible qui lui ouvrait les portes de ce palais de fées.
– Ma foi ! se dit-elle, je crois que jusqu’à présent j’ai montré assez de délicatesse pour avoir le droit de jeter mon bonnet par-dessus les moulins.
Et Turquoise se livra, sans résistance aucune, aux mains de sa femme de chambre, qui se mit à l’habiller et à la coiffer.
En une heure, la petite ouvrière eut disparu pour faire place à cette élégante Jenny que nous avons vue rue Moncey. Puis, lorsque sa toilette fut achevée, la femme de chambre lui remit un billet qu’elle tira de son corsage d’un air mystérieux. Turquoise reconnut l’écriture de Fernand. Elle ouvrit ce billet et lut :
« Ma chère Jenny,
« Votre femme de chambre a l’ordre de ne vous remettre cette lettre que lorsque vous aurez pris possession de la maison, que je vous supplie d’accepter comme venant d’un ami qui vous aime plus que tout au monde.
« Je sais que je suis coupable à vos yeux, que je ne puis me représenter devant vous avant d’avoir obtenu mon pardon. Ce pardon, me le refuserez-vous ?
« Et… ne m’inviterez-vous pas à dîner ?
« Je reste à vos genoux dans l’attitude d’un suppliant.
« Fernand. »
Turquoise se prit à sourire.
– Mais si, dit-elle tout haut, comme si elle avait soupçonné la présence de Fernand dans le voisinage.
En effet, une porte s’ouvrit, et le jeune fou vint tomber aux pieds de Turquoise, qui lui tendit la main.
– Relevez-vous, dit-elle, on vous pardonnera peut-être…
Cependant Léon Rolland, dont sir Williams avait bien voulu s’occuper la veille avec la belle Turquoise, une heure avant que cette dernière prît possession de sa nouvelle demeure rue de la Ville-l’Évêque, Léon Rolland, disons-nous, avait, depuis huit jours, subi une entière métamorphose. Ainsi que, trois jours auparavant, la pauvre Cerise l’avait dit à Baccarat, l’ouvrier n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle, l’œil farouche, les lèvres crispées, le front creusé de rides profondes, le maître ébéniste gardait un morne silence, fuyait sa maison, ses ateliers, et devenait méconnaissable pour tous.
Cependant, quelquefois il parvenait à secouer un peu l’affreux marasme qui s’était emparé de lui, et dans ces moments-là il se sentait pris d’un ardent besoin de travail.
Or, ce jour-là, vers dix heures et demie, Léon essayait de tromper la douleur qui le rongeait, en activant ses ouvriers et donnant ses ordres. Il avait entrepris une commande importante dont la livraison devait avoir lieu à une époque déterminée, et il en pressait l’exécution.
Un coupé de maître, attelé d’un magnifique demi-sang, s’arrêta à la porte des ateliers, et Léon, surpris de cette visite matinale, en vit descendre un jeune homme élégamment vêtu, qui portait un lorgnon incrusté dans l’œil droit ; il entra dans l’atelier et demanda à l’un des ouvriers :
– Suis-je chez M. Léon Rolland ?
– Oui, monsieur, répondit l’ouvrier interpellé en désignant Léon du doigt.
Le maître ébéniste s’approcha et salua le visiteur.
– Monsieur, dit ce dernier en lui rendant son salut avec un geste à demi protecteur, je suis le vicomte de Cambolh.
Léon s’inclina.
– Un de mes amis, le marquis d’A…, poursuivit-il d’un ton léger, m’a beaucoup parlé de vous.
– En effet, répondit Léon. M. le marquis d’A… a bien voulu me faire travailler l’année dernière.
– J’ai vu chez lui des boiseries, continua-t-il, que j’ai trouvées d’un travail fort remarquable.
– J’ai de bons ouvriers, monsieur, répliqua modestement Léon Rolland, qui regardait attentivement son visiteur et semblait se demander où il avait pu voir ce visage et entendre cette voix.
– J’espère, en ce cas, reprit M. de Cambolh en souriant, que vous voudrez bien travailler pour moi ?
– Je suis à vos ordres, monsieur.
– J’habite le faubourg Saint-Honoré, poursuivit le jeune homme, et j’arrange en ce moment mon appartement. Je voudrais avoir une salle à manger toute en chêne, meubles et boiseries, et je suis persuadé que vous seul…
Léon Rolland eut un sourire modeste.
– Oh ! monsieur, dit-il, j’ai des confrères aussi et plus habiles que moi ; mais je m’efforcerai de mériter votre confiance.
Rocambole consulta sa montre.
– Tenez, dit-il, il est onze heures. Pouvez-vous disposer de quelques minutes ?
– Sans doute, monsieur, répondit Léon, qui acceptait avec un fébrile empressement tous les moyens de s’arracher momentanément à sa noire rêverie.
– Je vais vous emmener chez moi, continua Rocambole, et nous verrons sur place ce que je voudrais avoir.
– Je suis à vos ordres, monsieur.
Léon le fit passer dans son bureau, lui offrit un fauteuil, et comme il était en costume d’atelier, il lui demanda quelques secondes pour aller mettre un chapeau et une redingote.
– C’est singulier, murmura-t-il en montant chez lui, j’ai déjà vu cet homme quelque part, mais où ?…
– Le drôle, pensait en même temps M. de Cambolh en exposant au feu de coke qui brûlait dans une cheminée à la prussienne la pointe de ses bottes vernies, le drôle m’a bien et longtemps regardé ; mais je veux être pendu s’il me reconnaît jamais. Entre le vaurien adopté par la mère Fipart, le Rocambole de Bougival, et M. le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois, il y a si loin !
Léon revint et se mit à la disposition du prétendu vicomte. Celui-ci le fit monter dans son coupé, qui partit aussitôt au grand trot et gagna le faubourg Saint-Honoré en moins de vingt minutes.
Onze heures et demie sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule lorsque le brillant vicomte atteignit son entre-sol, suivi par Léon Rolland.
Pendant tout le trajet il avait gardé vis-à-vis de son compagnon la réserve polie d’un vrai gentilhomme ; il avait peu parlé et s’était beaucoup occupé de la cendre blanche de son cigare. Rocambole tenait à bien établir aux yeux de Léon sa supériorité de race, de façon à écarter de lui jusqu’au souvenir du fils d’adoption de la veuve Fipart.
On entrait, on s’en souvient, chez M. le vicomte de Cambolh par une antichambre assez vaste qui précédait la salle à manger. Cette dernière pièce, la plus spacieuse de l’appartement, prenait jour par ses deux croisées sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et soit que Rocambole en eût donné l’ordre, soit qu’il eût agi de son propre mouvement, le valet de chambre avait ouvert les deux fenêtres toutes grandes.
– Voilà, dit Rocambole à Léon, la pièce que je veux métamorphoser complètement.
Léon, qui ne voyait et ne pouvait voir en tout cela qu’une affaire de la nature de toutes celles qui se rattachaient à son métier, Léon examina la salle à manger, se fit expliquer par le vicomte ses intentions et une demi-heure s’écoula.
Cette demi-heure avait été ménagée habilement par Rocambole.
On eût dit un avare qui se dessaisit avec adresse d’une faible partie de son or.
Adossé à l’une des croisées, la tête un peu en dehors, portant alternativement ses regards à l’intérieur de la pièce où Léon prenait exactement ses mesures pour exécuter les boiseries commandées, et tantôt sur la façade de l’église Saint-Philippe, façade qui, on le sait, est surmontée d’une horloge. Rocambole paraissait attendre avec une certaine impatience que midi vînt à sonner.
En effet, au moment où l’aiguille de l’horloge atteignait le chiffre douze, une calèche apparaissait à l’extrémité opposée de la place Beauvau et montait le faubourg au petit trot.
Léon était toujours très consciencieusement occupé à sa besogne.
M. de Cambolh vit la calèche reprendre le pas vis-à-vis Saint-Philippe, et tandis qu’elle continuait à gravir la raide montée qu’on remarque au faubourg Saint-Honoré en cet endroit, il jeta un coup d’œil de connaisseur sur l’ensemble de l’attelage et de la calèche.
C’était celle de Turquoise.
Fernand Rocher avait bien fait les choses. En achetant l’hôtel du prince K… il avait conservé les plus beaux et les meilleurs chevaux ; et les quatre carrossiers anglais qui traînaient la calèche faisaient l’admiration des passants dans ce quartier, parcouru cependant chaque jour par les plus beaux chevaux du monde. La calèche était bleu de ciel à l’intérieur, et elle était conduite à grandes guides par un cocher anglais poudré à frimas.
Dans la calèche, une mignonne et charmante créature blonde était couchée à demi, étalant ses bras blancs au milieu d’un flot de dentelles, et protégeant son visage, au moyen d’une ombrelle marquise, contre les tièdes rayons d’un soleil de février.
– Oh ! les superbes chevaux ! murmura d’abord M. le vicomte de Cambolh avec un accent d’admiration qui attira l’attention de Léon Rolland… et la jolie créature ! ajouta-t-il.
Et comme Léon levait la tête et n’osait cependant s’approcher de la croisée :
– Venez voir, monsieur Rolland, dit le vicomte, des chevaux superbes et une femme adorable.
Léon s’approcha, regarda les chevaux, puis la femme…
Et il jeta un cri !
Turquoise passait alors précisément sous les fenêtres, et Léon n’en était pas à plus de dix pas de distance.
La calèche continua sa route et Turquoise ne leva pas la tête.
Quant à Léon, il avait jeté un cri :
– Eugénie ! c’est Eugénie !
Rocambole le vit chanceler, et il le soutint dans ses bras.
– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous ? Connaissez-vous donc cette femme ?
– C’est Eugénie ! répéta l’ouvrier à demi fou.
– Qu’est-ce qu’Eugénie ? Voyons, expliquez-vous… continua hypocritement l’élève de sir Williams.
Mais déjà Léon s’était élancé vers la porte, oubliant tout, n’écoutant plus rien, et il descendait quatre à quatre l’escalier aux yeux des valets stupéfaits, qui le croyaient subitement atteint d’aliénation mentale. Puis il s’élança dans la rue sur les traces de la calèche. Mais la calèche venait d’atteindre le haut de la montée, et le cocher rendait la main à ses chevaux.
Lorsque Léon, tête nue et hors de lui, arriva à son tour à l’endroit où le faubourg cesse de monter, la calèche disparaissait dans un nuage de poussière et franchissait la barrière pour tourner brusquement à gauche et suivre le boulevard extérieur jusqu’à la place de l’Arc-de-Triomphe, d’où elle gagnait sans doute le Bois.
Pour un homme de sang-froid, malgré cette merveilleuse ressemblance, il eût été impossible de songer que la fringante jeune fille qui s’en allait au Bois, traînée par quatre chevaux, pouvait avoir rien de commun avec Eugénie Garin, l’humble ouvrière ; et certes Léon aurait dû faire cette réflexion tout d’abord.
Mais Léon ne réfléchissait plus, Léon n’entendait plus… Il avait vu, il avait reconnu Eugénie… Il ne songeait pas même à cette brusque transition de fortune…
La calèche partait au grand trot, il se mit à courir.
– Je la rejoindrai ! murmura-t-il éperdu.
Et il s’élança à sa poursuite, et, pendant quelques minutes, il eut l’espoir de l’atteindre. Mais lorsque la calèche fut arrivée au point culminant de la place, et eut tourné l’Arc-de-Triomphe, Léon Rolland vit avec désespoir qu’elle gagnait du terrain sur lui avec une effarante vitesse, et il atteignait à peine les premiers arbres de l’avenue, que déjà le brillant équipage entrait au Bois par la porte Maillot. Mais le pauvre garçon ne se rebuta point ; il continua à courir.
Il espérait que la calèche s’arrêterait, et, en effet, lorsqu’il eut atteint l’entrée du Bois, il la vit devant lui, à trois cents mètres environ. Puis il la perdit de vue au milieu des nombreux équipages qui sillonnaient le Bois en tous sens, et alors, découragé, il s’assit sur une borne, au seuil de la porte Maillot, espérant que la calèche sortirait du Bois tôt ou tard.
En effet, vingt minutes après environ, la calèche tantôt ralentissant sa marche, tantôt reprenant une allure plus rapide, se montra à l’extrémité d’une avenue et reparut aux yeux du pauvre ouvrier. Puis, au moment où il s’apprêtait à arrêter le cocher d’un geste décidé, celui-ci se mit à fouetter ses chevaux en criant un : gare ! accentué, et l’équipage passa comme un éclair, forçant Léon Rolland à se ranger. Mais ce temps d’arrêt lui avait rendu ses forces ; il s’élança de nouveau à la poursuite de la calèche, qui ralentit bientôt sa marche, et il ne la perdit plus de vue.
Turquoise rentra dans Paris par la barrière de l’Étoile et les Champs-Élysées, disant aux cocher :
– Touche à l’hôtel.
Léon suivait toujours, peu soucieux de l’étonnement et des quolibets de la foule, qui ne comprenait pas pourquoi cet homme courait, tête nue, à la poursuite de cet équipage.
Enfin, vers la place Beauvau, il crut qu’il allait l’atteindre, et il n’en était plus qu’à quelques pas, lorsque la calèche entra dans la rue de la Ville-l’Évêque, dont un hôtel ouvrit sur-le-champ sa porte cochère.
La calèche entra, et la porte se referma au moment même où Léon l’atteignait.
Alors, ivre de rage, l’ouvrier sonna violemment à la petite porte.
Un domestique vint ouvrir, le toisa et lui dit :
– Que demandez-vous, brave homme ?
– Je veux parler à votre maîtresse, répondit Léon Rolland.
– J’entends bien, répondit celui-ci, mais ma maîtresse ne reçoit que les gens qui me disent son nom ou le leur.
Ces mots firent courber la tête à l’ouvrier. En effet, comment pouvait-il savoir de quel nom Eugénie Garin, transformée en grande dame, se faisait appeler ?
– Eh bien, dit-il d’un ton plus humble, voulez-vous aller dire à votre maîtresse qu’un homme bien connu d’elle, Léon Rolland, désirerait la voir ?
– À la bonne heure ! répondit le valet, à moitié touché par l’expression de douleur et de souffrance répandue sur le visage de Léon Rolland. Attendez-moi là ; je vais voir madame.
Et le valet laissa Léon dans la cour de l’hôtel.
Dix minutes s’écoulèrent. Ces dix minutes eurent pour le malheureux Léon Rolland la durée d’un siècle.
Et le valet revint.
– Ma maîtresse, dit-il, ne vous connaît pas ; mais elle consent à vous recevoir…
Léon eut le vertige. Ou ce n’était pas Eugénie, ou Eugénie le reniait. Il suivit le laquais en trébuchant à chaque pas comme un homme ivre. Le laquais lui fit traverser un vestibule, gravir les marches d’un grand escalier dont les repos étaient garnis de fleurs ; il l’introduisit dans un vaste salon où le luxe moderne le plus exquis avait entassé richesses et merveilles, et lui dit, en lui indiquant un sofa :
– Veuillez attendre, madame va venir.
Léon se crut fou. Un terrible doute s’empara de lui : cette femme, après laquelle il courait depuis deux heures, et dont il forçait la porte, ce pouvait n’être pas Eugénie Garin ; il avait pu être abusé par une ressemblance frappante, singulière, mais non sans exemples.
Un moment, il eut la pensée de fuir. Mais une porte s’ouvrit : Turquoise parut.
Léon Rolland jeta un cri. C’était bien celle qu’il avait connue sous le nom d’Eugénie Garin.
– Eugénie !… balbutia-t-il en faisant un pas vers elle.
Mais Turquoise parut surprise, salua l’ouvrier de la main, et lui dit d’un ton très froid où semblait poindre la surprise :
– Est-ce vous, monsieur, qui vous nommez Léon Rolland ?
Ces mots furent pour l’ébéniste un coup de massue. Il la regarda d’un air hébété, chancela, s’appuya à un meuble pour ne point tomber, et ne put prononcer un mot.
– On vient de me dire, monsieur, continua Turquoise avec un calme parfait, que vous désiriez me voir… Je suis prête à vous écouter.
Elle lui indiqua un siège, et se pelotonna elle-même sur une causeuse roulée au coin du feu.
– Madame… Eugénie… balbutia Léon Rolland.
– Je crois, monsieur, que vous vous trompez, dit-elle.
– Oh ! fit-il, stupéfait de ce calme, une pareille ressemblance… Non, c’est impossible ! Eugénie… c’est vous !
– Je me nomme madame Delacour.
– Madame… madame, murmura Léon éperdu, ne me dites pas que ce n’est pas vous… Vous avez sa voix, son regard… Il est impossible que Dieu ait créé deux êtres absolument semblables.
Et Léon tremblait en parlant ainsi. Il demeurait debout, regardant avec une sorte d’avidité cette femme qui niait toute identité avec Eugénie Garin.
– Monsieur, reprit Turquoise toujours indifférente, je commence à m’expliquer l’insistance que vous avez mise à pénétrer ici. Vous m’avez sans doute vue rentrer chez moi, et, abusé par la ressemblance que je possède avec la personne que vous appelez Eugénie…
– Mais, Eugénie, c’est vous ! s’écria Léon Rolland, qui ne pouvait se tromper à sa voix.
Et il se mit à genoux devant elle, et, d’un ton suppliant :
– Oh ! ne me trompez pas, murmura-t-il, n’essayez pas de me tromper… C’est vous… c’est bien vous !
Turquoise garda le silence.
Léon osa lui prendre la main, et continua avec feu : – Je ne sais pas qui vous êtes, ou du moins ce que vous êtes maintenant ; mais je sais que vous vous nommiez Eugénie, Eugénie Garin, que je vous aimais, que nous avons passé de longues heures auprès l’un de l’autre, dans votre mansarde, un livre à la main, que votre abandon m’a rendu fou ; que, depuis deux heures, je cours après votre voiture sans pouvoir l’atteindre…
Elle l’écoutait silencieuse, et ce silence épouvantait Léon et faisait renaître tous ses doutes.
– Monsieur, dit enfin Turquoise, calmez-vous un peu et veuillez me regarder attentivement ; vous reconnaîtriez sans doute que vous vous trompez.
– Non, c’est bien vous !…
Elle hocha la tête négativement.
– Je crois que je deviens fou… ! murmura Léon, qui répéta pour la seconde fois :
– Vous avez sa voix, son regard, ses traits, ses cheveux blonds.
– Voyons, monsieur, reprit Turquoise avec un accent plein de compassion, qu’était-ce que mademoiselle Eugénie Garin ?
– La fille d’un de mes ouvriers… une pauvre ouvrière, balbutia-t-il.
– Mais alors, monsieur, regardez autour de vous… Et d’un geste, Turquoise semblait vouloir résumer le luxe éblouissant dont elle était environnée et faire valoir l’élégance de sa robe garnie de dentelles.
Léon courbait le front et se taisait. L’argument de Turquoise avait sa valeur. Comment admettre un seul instant, en effet, que la femme que Léon Rolland retrouvait dans un hôtel somptueux, qu’il avait aperçue dans une calèche traînée à quatre chevaux, qu’une nuée de domestiques environnait, eût quelque chose de commun avec l’humble ouvrière qu’il avait vue mourante de faim et exténuée de travail dans la mansarde où gisait son vieux père malade ?
C’était presque de la folie.
– Enfin, monsieur, reprit Turquoise, dont le calme ne se démentait point, laissez-moi essayer de détruire votre conviction par un dernier mot. Admettons un moment que je sois bien la femme dont vous parlez… mademoiselle Eugénie Garin… une ouvrière que vous aimiez et qui, dites-vous, vous a… abandonné…
– Ah ! murmura Léon, c’est bien vous !
– Soit, dit-elle en souriant ; supposons que c’est moi… Supposons que madame Delacour et Eugénie Garin… ne font qu’une même personne…
– Vous le voyez bien ! s’écria Léon qui voulut reprendre la main qu’elle lui avait retirée par un mouvement plein de décence et de dignité, vous le voyez bien !
– Chut ! dit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, écoutez-moi…
Et d’un geste à demi sévère, elle l’invita à s’asseoir à distance.
Puis elle continua :
– Supposons donc que je sois Eugénie Garin, et que je vous aie abandonné… À propos, s’interrompit-elle, y a-t-il longtemps ?
– Huit jours, répondit Léon.
– Et quand… vous m’aimiez, j’étais une pauvre ouvrière ?
– Oui, fit Léon d’un signe.
Turquoise laissa bruire un charmant éclat de rire à travers ses dents blanches :
– En ce cas, murmura-t-elle, laissez-moi croire un instant que je suis la filleule de quelque fée.
Léon la regarda tout interdit.
– Car, ajouta-t-elle, il me semble que ma position est un peu… changée, depuis huit jours.
Et comme il gardait le silence, anéanti par cet argument, elle reprit :
– Si vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence, monsieur, si vous persistez à me croire l’Eugénie que vous aimez, et que vous avez perdue, il faut alors entrer dans le domaine des suppositions.
Elle prit une attitude enchanteresse au fond de sa causeuse, l’attitude d’une femme habituée dès longtemps à toutes les joies, à toutes les commodités du luxe et de la fortune, et poursuivit :
Première supposition : le père d’Eugénie, le pauvre ouvrier sans fortune, a un frère qui disparut jadis, et qui vient de reparaître pour Eugénie sous forme d’un oncle d’Amérique. Il a apporté des millions, et la petite ouvrière est tombée de sa mansarde dans cet hôtel.
– C’est impossible ! murmura-t-il.
– Deuxième supposition, continua Turquoise : Eugénie, un soir, en vous quittant, a rencontré quelque nabab, quelque prince russe…
– Oh ! c’est cela, s’écria l’ouvrier avec une subite explosion de jalousie… Eugénie, n’est-ce pas que c’est bien vous ?…
– Mais, mon cher monsieur, interrompit froidement Turquoise, dans l’un et l’autre cas, une ouvrière ne fait point peau neuve en huit jours. Regardez-moi bien : ai-je l’air d’une femme qui tirait naguère l’aiguille du matin au soir pour gagner quinze sous ?
En effet, Turquoise était si bien à son aise dans son fouillis de dentelles, si naturelle au milieu de son riche salon, que Léon courba de nouveau la tête.
– Mystère ! murmura-t-il.
– Troisième supposition, reprit-elle : Eugénie ne s’appelait pas Eugénie ; Eugénie n’était point ouvrière, et le père Garin n’était point son père.
– Que dites-vous ? s’écria Léon.
– Rien, je continue à supposer. Et, replaçant son doigt sur ses lèvres : – Chut ! écoutez-moi.
– Parlez.
– Donc Eugénie était tout simplement ce que je suis, c’est-à-dire ce que vous me voyez.
– Mais c’est impossible !
– Alors je ne suis pas Eugénie, choisissez…
– Mon Dieu ! fit Léon qui porta la main à son front, je crois que je rêve…
– Je reprends, poursuivit Turquoise. Eugénie était ce qu’on nomme une lionne, une femme à la mode, un peu galante peut-être, aimant les aventures, le mystère, et qui s’éprit de vous, un jour…
Léon tressaillit.
– Mon Dieu ! cela se voit… Elle aura passé en voiture devant votre atelier, et vous aura aperçu. Elle vous aura trouvé beau et vous aura aimé… l’amour est si bizarre !
– Madame… madame… balbutia Léon qui perdait la tête.
– Attendez donc, monsieur.
Et Turquoise, pour le dominer complètement, leva sur lui son regard bleu, sous le charme fascinateur duquel il devint tout à coup docile comme un enfant.
– Oui, reprit-elle, l’amour est bizarre, il vient on ne sait d’où, on ne sait pourquoi… il s’en va de même. Laissez-moi continuer mes suppositions, et, pour un moment, être bien réellement Eugénie Garin. Et bien, je vous ai vu un soir, je vous ai aimé sur-le-champ, instantanément. Alors, jetant un regard autour de moi, envisageant la vie un peu folle que je menais… j’ai compris que vous, l’ouvrier honnête, le père de famille laborieux, l’heureux époux…
– Ah ! s’écria Léon avec une explosion de joie, c’est vous, Eugénie, c’est bien vous !
– Peut-être, fit-elle en souriant.
Il voulut se remettre à genoux, reprendre ses mains, les couvrir de baisers. Le regard de la jeune femme le cloua sur son siège.
– Ce que femme veut, reprit Turquoise, Dieu le veut ! C’est un proverbe vrai. Donc Eugénie a pris sur vous ses petits renseignements. Elle a acquis la conviction que, pour être aimée de vous, il lui fallait jouer un rôle… n’être plus elle-même… devenir une pauvre ouvrière malheureuse… et ce rôle, elle l’a joué en conscience pendant quelques jours… et vous l’avez aimée…
Léon écoutait avec une sorte d’avidité douloureuse les paroles de la jeune femme, et il commençait à comprendre que, si l’une des trois versions de Turquoise était vraie, c’était à coup sûr la dernière.
– Malheureusement, poursuivit-elle, tout a une fin en ce monde, et l’amour le plus ardent et le plus pur est généralement brisé par une catastrophe. Un matin, Eugénie se dit qu’un jour ou l’autre celui qu’elle aimait avec passion, comme elle n’avait jamais aimé, hélas ! viendrait à pénétrer la vérité… qu’il apprendrait que celle qu’il croyait une honnête ouvrière était une pauvre pervertie nommée dans le monde des jeunes fous Jenny la Turquoise… et elle eut peur de se voir méprisée, insultée, abandonnée par le seul homme qu’elle eût aimé.
Turquoise s’arrêta émue. Elle semblait avoir oublié son rôle ; elle devenait franche et sincère, elle convenait indirectement qu’elle était bien Eugénie Garin.
Léon Rolland, pâle, la sueur au front, le cœur palpitant, ne trouvait plus un mot à répondre. Il baissait les yeux et se sentait mourir.
Turquoise continua :
– Alors la pauvre femme voulut être forte. Elle préféra vivre éternellement dans le cœur de celui qu’elle aimait, en renonçant à lui, que rougir un jour en sa présence et mériter son mépris…
Et Turquoise baissa le front à son tour, et Rolland vit une larme couler lentement sur sa joue.
Cette larme fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase empli. L’ouvrier s’élança aux genoux de Turquoise, et s’écria :
– Oh ! vous ne nierez pas plus longtemps, c’est vous… c’est bien vous !
– Oui, c’est moi… murmura-t-elle en fondant en larmes… c’est moi qui vous aimais… moi qui vous ai menti… moi qui ne voulais plus vous revoir…
– Mais, moi aussi, dit-il, je vous aime !
Ces mots semblèrent produire chez elle une réaction violente.
Elle repoussa Léon, se leva vivement et lui dit :
– Maintenant, vous savez qui je suis… vous savez que vous ne pouvez pas, vous ne devez plus m’aimer… Adieu !
Et elle se renversa mourante auprès d’une croisée entrouverte. Léon jeta un cri, courut à elle et lui prit les mains.
– Moi, ne plus vous aimer ? Ah ! fit-il avec un élan sublime de douleur… est-ce possible ?
Elle lui prit la main :
– Mais, mon ami, dit-elle, regardez-moi bien… ne voyez-vous pas que je suis une pauvre femme perdue… que ce luxe qui m’entoure…
Elle s’arrêta et cacha sa tête dans ses mains, et Léon vit jaillir des larmes au travers de ses doigts.
– Oh ! murmura Léon, être pauvre ! n’avoir pas des millions pour les mettre à ses pieds !
Soudain Turquoise écarta ses mains, essuya ses larmes, regarda Léon en face, et lui dit :
– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous séparer… et pour toujours.
– Mais je vous aime !
– Moi aussi : c’est pour cela que je ne veux pas que vous me méprisiez… Adieu !
Elle voulut faire un pas en arrière ; d’un geste elle l’invita à sortir. Mais Léon demeurait à genoux et suppliait.
– Écoutez, dit-elle, je pars demain.
– Vous partez ?
– Oui, il le faut.
– Vous partez ! répéta-t-il avec l’accent de la folie. Je ne vous ai donc retrouvée que pour vous perdre de nouveau.
– Il le faut, dit-elle avec fermeté.
– Mais où allez-vous ?
– En Amérique.
Léon se redressa et fit un pas en arrière. Ce mot était tombé sur lui comme un coup de massue.
– Eh bien ! dit-il, je pars avec vous.
– C’est impossible.
– Pourquoi ?
Turquoise baissa les yeux.
– Parce que je ne puis, je ne veux pas vous revoir.
– Eugénie !… Eugénie !… murmura l’ouvrier, je vous aimerai comme le chien aime son maître… je m’attacherai à vos pas comme il suit les siens…
– Vous me mépriserez…
– Non, j’oublierai le passé.
Elle poussa un cri de joie.
– Vrai ? dit-elle.
– Je vous le jure !
Elle lui jeta ses bras blancs et mignons autour du cou.
– Vrai ? répéta-t-elle, bien vrai ? tu m’aimerais encore, tu m’aimerais comme si j’étais Eugénie ?…
– Oui, dit-il.
– Eh bien ! murmura-t-elle, comme cédant épuisée sous le poids de son bonheur, allons-nous-en, fuyons tous les deux, allons vivre si loin que le souvenir de Paris ne nous poursuive jamais…
– Partons… répéta le malheureux complètement affolé.
Mais soudain une double image passa devant ses yeux, un souvenir traversa son cerveau comme un éclair. Cette image, c’était celle de Cerise tenant dans ses bras leur bel enfant, et dont le sourire d’ange avait encore le don d’émouvoir le cœur brisé du pauvre père et de dérider son front plissé.
– Mon enfant ! murmura-t-il.
– Ah ! fit Turquoise.
Et il la vit pâlir, chanceler, s’appuyer défaillante au mur. Puis il l’entendit lui crier :
– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous dire un éternel adieu… Vous avez une femme et un enfant…
Et elle s’enfuit : une portière retomba sur elle et Léon demeura seul.
Turquoise venait de jouer avec Léon Rolland la même scène qu’avec Fernand Rocher quelques jours auparavant.
* *
*
Pendant quelques minutes, l’ouvrier eut à peine conscience de sa propre existence.
Turquoise avait disparu, il était seul… un profond silence régnait autour de lui, et le salon n’était plus éclairé que par les reflets rouges du foyer. Debout, immobile, les yeux baissés vers le sol, il semblait avoir été pétrifié et métamorphosé en statue. Tout à coup, un bruit se fit près de lui. Il leva la tête et vit soulever cette portière que Turquoise avait laissé retomber derrière elle. Mais ce n’était pas Turquoise.
C’était un valet en livrée qui s’approcha silencieusement de lui et lui remit une lettre.
Qu’était-ce que cette lettre ?
Turquoise, en quittant le salon et laissant Léon Rolland atterré, était rentrée dans un petit boudoir attenant. Un grave personnage était assis auprès du feu.
En réalité, et grâce à un petit trou pratiqué dans la cloison, et masqué ordinairement par un tableau, il n’avait perdu ni un mot ni un geste de la scène qui venait d’avoir lieu.
Ce grave personnage, vêtu d’un habit bleu, le chef orné de cheveux roux, le visage couleur de brique, et l’abdomen proéminent, était notre respectable sir Arthur Collins, le même qui avait servi de témoin au vicomte de Cambolh dans son duel avec Fernand Rocher, et que nous avons rencontré déjà chez la marquise Van-Hop et chez le comte de Château-Mailly.
Quand il vit apparaître Turquoise, sir Arthur posa un doigt sur ses lèvres, laissa glisser un sourire de satisfaction sur sa face rubiconde, et d’un geste fit signe à la jeune femme de s’asseoir devant un pupitre, sur lequel il y avait de quoi écrire.
Le pupitre se trouvait auprès de la cheminée, à la droite du fauteuil occupé par sir Arthur.
Le fauteuil de sir Arthur était justement placé au-dessous du trou pratiqué dans le mur.
Par conséquent le gentleman, en se dressant à demi, pouvait coller son œil à ce judas imperceptible et voir ce qui se passait dans le salon. C’est ce qu’il fit lorsque Turquoise lui eut obéi en s’asseyant.
Sir Arthur aperçut Léon Rolland immobile, les yeux rivés au parquet, tout le corps en proie à un tremblement convulsif.
Un nouveau sourire effleura ses lèvres.
– Ah ! parbleu ! murmura-t-il entre ses dents, je crois que je me venge !
Et se penchant vers Turquoise qui, la plume à la main, attendait :
– Petite, lui dit-il tout bas, écris ce que je vais te dicter.
– J’attends, répondit-elle.
Sir Arthur dicta :
« Léon, mon bien-aimé,
« Vous avez une femme et vous êtes père : vous le voyez, il faut nous séparer…
« Ou bien…
« Oh ! Léon, Léon, comme il faut que je vous aime pour oser vous parler ainsi… »
Sir Arthur s’interrompit.
– Petite, dit-il tout bas, si tu jetais une goutte d’eau sur le dernier mot de cette phrase, cela ferait bien… il croirait que c’est une larme brûlante.
Turquoise se leva, alla sur la pointe du pied jusqu’à un joli plateau de vermeil qui supportait un verre d’eau en cristal de Bohême. Elle trempa délicatement son doigt dans son verre, revint s’asseoir devant le pupitre et laissa choir légèrement sur sa lettre la goutte d’eau qui perlait à l’extrémité de son ongle rose.
Sir Arthur se remit à dicter.
« Vous avez une femme et un enfant, mais si vous m’aimez… vous n’aimez plus votre femme… n’est-ce pas ?
« Eh bien, Léon, mon bien-aimé, âme de ma vie, prends ton enfant et fuyons…
« Oh ! ton enfant, je l’aimerai comme si je lui avais donné le jour ; je serai sa mère…
« Choisis : ou ne plus nous voir, me laisser partir dès demain matin et quitter Paris pour n’y revenir jamais ; ou fuir avec moi.
« Ne m’écrivez pas. Venez avec votre enfant demain matin, cette nuit même, si vous voulez.
« Ou bien oubliez-moi !
« Votre Eugénie. »
– Ouf ! murmura sir Arthur, cette petite combinaison me sourit assez… Cerise est bien capable d’en mourir.
Et sir Arthur étendit la main vers le gland d’une sonnette. Un laquais entra par une porte dérobée.
Turquoise avait plié le petit billet en quatre, et elle le remit au valet sans prendre la peine de le cacheter.
Ce laquais était le même qui avait reçu Léon Rolland à la porte de l’hôtel et l’avait introduit.
Turquoise lui fit un signe en lui montrant la porte du salon.
Le laquais prit le billet et exécuta, comme nous l’avons dit, l’ordre qu’il venait de recevoir.
Sir Arthur s’était dressé de nouveau, collant une fois encore son œil au trou pratiqué dans le mur. Il vit Léon s’emparer avidement du billet, le lire en pâlissant, puis s’élancer hors du salon, comme s’il eût obéi à quelque inspiration soudaine et fatale.
Alors le gentleman prit sur la cheminée le tableau qu’il avait décroché quelques minutes auparavant et le replaça, masquant ainsi le judas.
Puis il regarda Turquoise en riant.
– Il est parti ! dit-il.
– Alors, nous pouvons causer, mon cher.
– Tout à notre aise.
Turquoise quitta la pièce où elle était et alla s’arrondir nonchalamment sur une bergère, croisant une de ses jambes sous elle, à la façon des femmes de l’Orient, et prenant dans ses deux mains son autre pied, du bout duquel elle laissa tomber sa mule rouge sur le tapis :
– Voyons, mon cher, dit-elle alors, êtes-vous content de moi ?
– Assez, petite…
– C’est peu, dit Turquoise en faisant une moue charmante.
– Plaît-il ?
– Dame ! je croyais avoir mérité de chauds éloges.
– Ma chère enfant, répondit gravement sir Arthur, je vais te satisfaire d’un seul mot.
– Ah ! voyons le mot ?
– Quand je me donne le plaisir de monter une comédie, je ne prends jamais d’acteurs médiocres.
– Bravo ! Ainsi, j’ai été bonne ?
– Excellente ! Seulement…
– Hum ! y a-t-il une restriction ?
– Seulement, quand on vante trop les comédiens, ils deviennent mauvais. C’est pour cela, ma chère, que je ne t’applaudis pas.
– Vous êtes un parfait gentleman, s’écria Turquoise, pleine de reconnaissance pour les éloges de sir Arthur. Et le regardant d’un air moqueur : – En vérité, dit-elle, il n’y a que vous pour vous métamorphoser ainsi. Vous ne ressemblez pas plus à ce bonhomme qui marchait les yeux baissés, portait des gants de tricot et vint me voir, un soir, à mon cinquième étage de la rue des Martyrs, que la nuit ne ressemble au jour.
– J’ai joué la comédie, répondit sir Arthur avec modestie.
– Vous ?
– Oui, autrefois, en province.
Sir Arthur jeta son cigare à demi consumé dans le feu.
– À présent, dit-il, causons affaires.
– Je vous écoute, dit-elle.
– Tu penses bien, ma chère enfant, que la lettre que je viens de te dicter fera son petit effet.
– Vous croyez ?
– Parbleu ! ton don Juan d’ébéniste sera ici avec son poupon avant demain.
– Mais, la mère ?
– Bah ! il s’arrangera.
– Ah çà ! interrompit Turquoise, tout cela est fort joli, et je ne tiens pas à savoir pourquoi vous me faites tourmenter ainsi ce pauvre homme ; mais que ferai-je de l’enfant ?
– Nous en causerons plus tard.
– Comment cela ?
– C’est-à-dire que tu vas faire atteler une voiture de voyage. La voiture attendra, prête à partir, sur le perron… Si Léon vient, et n’en doute pas, tu t’envelopperas d’un manteau et tu le feras monter auprès de toi en prenant l’enfant sur tes genoux.
– Et puis ?
– Le postillon qui te conduira est de ma connaissance. Il aura des ordres et te remettra mes instructions cachetées au premier relais.
– Mais encore, dit Turquoise, s’il me demande où nous allons ?
– Tu prendras un air mystérieux et tu refuseras de répondre en lui disant : contentez-vous d’être avec moi.
– Ainsi, je partirai !
– Parbleu !
– Mais Fernand ?
– Tu le reverras à ton retour.
– Quand reviendrai-je ?
– Dans deux jours. Du reste, tu vas lui écrire un mot que tu laisseras ici.
– Que lui dirai-je ?
– Attends, je vais dicter.
Turquoise retourna au pupitre, prit de nouveau la plume, et sir Arthur dicta :
« Mon cher Fernand,
« Puisque vous me ménagez des surprises et manquez à toutes vos promesses ; puisque, malgré vos serments, vous avez voulu que la pauvre Jenny, qui était si heureuse de vivre indépendante et pauvre en vous aimant, reprît sa chaîne dorée et redevînt l’esclave de la Fortune, il faut, mon bel ami, que vous soyez puni. Or, comme j’imagine que vous m’aimez, je crois que le meilleur moyen de vous punir est de vous bannir quelques heures de ma présence.
« Mais… le moyen, en vérité, de fermer la porte de l’hôtel à l’homme qui vous l’a donné ? Ce parti me paraissant impraticable, j’en prends un autre, celui de m’exiler quarante-huit heures de Paris.
« Où vais-je ? Mystère ! Voilà le châtiment !
« Surtout, Fernand, ne soyez pas jaloux.
« Jenny. »
– Tu feras la leçon à ta femme de chambre, ajouta sir Arthur. Adieu, petite…
Le gentleman boutonna son habit, prit son paletot, baisa fort galamment les mains de Turquoise et sortit de l’hôtel fort paisiblement, à pied, comme un bon bourgeois qui s’en va jouer aux dominos au café Turc.
Il remonta la rue de la Ville-l’Évêque jusqu’à la place Beauvau. Là, il arrêta une remise qui passait à vide, y monta, et dit au cocher : « Rue Laffitte » ; il se dirigea chez M. de Château-Mailly.
Sir Arthur s’était fort occupé, depuis quelques jours, de la marquise Van-Hop, de sa rivale Daï-Natha, et de l’affaire des cinq millions. Il avait donc un peu négligé l’intrigue naissante du jeune comte avec la belle et malheureuse madame Rocher. Aussi, venait-il chez M. de Château-Mailly pour savoir où en étaient les choses.
Le comte était seul chez lui, à cette heure. Il avait dîné au café Anglais et rentrait pour s’habiller, lorsque son groom lui remit une carte.
En y jetant les yeux, le comte tressaillit, interrompit sa toilette, ordonna qu’on fît entrer le visiteur et ferma sévèrement sa porte.
Sir Arthur avait eu soin, en entrant, de prendre son petit accent anglais, qui seyait si bien au burlesque ensemble de sa personne.
– Aôh ! dit-il en entrant, je suis enchanté, mon cher comte, de vous rencontrer…
– Moi aussi, monsieur, répondit le comte en lui avançant un fauteuil.
Sir Arthur s’assit.
– J’ai fait un voyage, dit-il, et je venais savoir où en étaient nos affaires.
Le comte soupira.
– Ah ! my dear, dit-il, je crains que vous n’ayez fait un mauvais marché.
– Hein ? fit sir Arthur.
– Mes affaires, les nôtres, si vous voulez, sont toujours au même point.
– Bah ! Allons donc !
– Madame Rocher est aussi vertueuse que malheureuse.
– Ah !
Le baronet imprima à cette exclamation d’une syllabe une singulière éloquence. Cela voulait dire que le comte était un naïf et un maladroit don Juan, un séducteur novice qui ne savait comment s’y prendre.
– Oui, mon cher, reprit le comte ; en dépit de tous mes efforts, je n’ai pas gagné un pouce de terrain…
– Par exemple ! dit en riant le faux Anglais, je ne serais pas fâché d’avoir un petit résumé de ces choses dont vous parlez.
– C’est facile.
– Allez, je vous écoute.
Et sir Arthur se renversa dans son fauteuil, comme un homme qui va prêter toute son attention à un conteur plein de charmes.
Le comte reprit : – D’abord, mon cher, je vous dirai que madame Rocher me témoigne une confiance si fraternelle, si pleine d’abandon, que je suis bourrelé de remords et de scrupules.
– Mais, dit sir Arthur, ce n’est pas précisément, il me semble, le moyen d’hériter de votre oncle.
– Ensuite, poursuivit M. de Château-Mailly, je vous avouerai franchement que la naïveté de cette charmante femme lui sert d’égide au lieu de la désarmer.
– Comment cela ?
– Mais le plus simplement du monde : madame Rocher me regardant comme un ami, presque comme un frère, n’a de moi aucune défiance et ne s’est jamais imaginée que je pusse l’aimer.
– Comment ! exclama sir Arthur, vous n’êtes point encore tombé à ses pieds ?
– Hélas ! non.
Le baronet exprima, par les traits de sa physionomie, un mécontentement violent.
– Monsieur le comte, dit-il, vous tenez peu vos engagements, il me semble, et je ne vois pas pourquoi je tiendrais les miens.
Ces mots produisirent sur le jeune héritier de M. de Château-Mailly le même effet que produit, sur un cheval de bataille égaré avec son cavalier, le son du clairon. Il se redressa tout à coup avec une noble fierté et regarda son interlocuteur en face.
– Monsieur, dit-il, je crois que si j’avais à choisir devant Dieu, entre fouler aux pieds le serment que je vous ai fait, pour ne point accomplir la détestable tâche que j’ai acceptée à la légère, et demeurer fidèle à ma parole, pour continuer à être votre instrument, Dieu me pardonnerait mon parjure.
Sir Arthur se mordit les lèvres jusqu’au sang, et répondit en riant :
– Dieu n’a rien à faire en ceci.
– Vous vous trompez.
– Plaisantez-vous ?
– Nullement.
Et le comte toisa son adversaire d’un œil dédaigneux :
– Tenez, dit-il, tout bien réfléchi, je ne veux pas de la fortune de mon oncle au prix de l’honneur d’une femme.
– Vraiment, exclama sir Arthur, avec une raillerie qui déguisait mal sa fureur, on dirait que vous l’aimez réellement, cette madame Rocher.
– Peut-être… Je l’aime assez, dans tous les cas, pour la respecter.
Sir Arthur se redressa comme s’il eût été mordu par une vipère.
– Il me semble, dit-il, que c’est la rupture de nos engagements que vous me proposez ?
– C’est possible.
– Et moi, je soutiens le contraire. J’ai votre parole, comme vous avez la mienne.
– Monsieur, dit le comte avec fermeté, je vous rends votre parole, moi. Quant à vous, peut-être avez-vous le droit de me mépriser ; mais je descends en ce moment au fond de ma conscience, qui me crie que mieux vaut encore le mépris des hommes que le remords et le souvenir d’une infamie.
Sir Arthur écoutait comme un homme frappé de la foudre. Il voyait un des instruments de sa ténébreuse vengeance se briser tout à coup dans ses mains, et Hermine lui échapper.
– Monsieur le comte, s’écria-t-il d’une voix étranglée par l’irritation, si demain en plein soleil, au Bois ou sur le boulevard, je vous aborde en vous disant : Vous êtes un faux gentilhomme et vous avez foulé votre serment aux pieds… que me direz-vous ?
– Je garderai le silence, monsieur, répliqua le comte simplement. Mais en moi-même il s’élèvera une voix qui me dira : les faux gentilshommes sont ceux qui achètent leur fortune au prix d’une infamie.
– Et si je vous demande raison ?
– Je me battrai.
La voix du comte était ferme.
– Remarquez, monsieur, que si le duc, votre oncle, épouse madame Malassis, vous êtes à jamais ruiné.
– Je saurai supporter ce revers.
Et le comte, montrant la porte, ajouta :
– Tenez, monsieur, brisons là. Vous mettez trop d’insistance à me rappeler mon serment pour que je ne mette pas, à présent, de l’entêtement à le violer. Je veux respecter madame Rocher, et j’espère que nous ne nous reverrons que l’épée à la main.
Ces mots, prononcés froidement, n’admettaient pas de réplique. Sir Arthur se leva, prit son chapeau, se dirigea vers la porte et sortit.
– Nous nous reverrons, monsieur le comte, dit-il.
– Quand vous voudrez, répondit M. de Château-Mailly.
Et lorsque sir Arthur fut parti, le comte murmura : « Ah, je sens que le poids qui m’étouffait s’en va, et je crois que je redeviens honnête homme. »
Alors il prit la plume et écrivit ces mots à Hermine :
« Madame,
« Voulez-vous m’accorder demain, chez vous, l’entrevue que je vous ai demandée chez moi pour la même heure ? »
* *
*
– Malédiction ! murmurait sir Williams en s’en allant, la rage dans le cœur, est-ce qu’il y aurait réellement une Providence qui me poursuivrait et me terrasserait à la veille du triomphe ? Oh ! je veux pourtant me venger !
Suivons Léon Rolland, que sir Arthur avait vu, par le trou pratiqué dans le mur, s’élancer comme un fou hors du salon.
La lettre de Turquoise avait produit sur l’ouvrier un effet électrique. Était-ce de la joie ou de la douleur ? C’est ce qu’il n’aurait pu dire.
Il sortit de l’hôtel en courant, arpenta les rues, les boulevards, et mit à peine trois quarts d’heure pour arriver chez lui, dans le faubourg Saint-Antoine. Il était toujours tête nue, et son allure avait quelque chose d’égaré qui laissait pressentir un dérangement mental. On eût dit un homme échappé de la maison de santé de Charenton. Heureusement il était nuit complète ; un léger brouillard rendait les boulevards à peu près déserts, et il put continuer sa marche précipitée sans être remarqué.
Huit heures allaient sonner lorsqu’il se trouva à sa porte.
Là seulement il s’arrêta ; et comme sa main saisissait le marteau de bronze qui remplaçait la sonnette, il hésita, jeta un regard en arrière, et eut comme la conscience exacte de sa situation et de la façon dont il avait employé sa journée.
Il se souvint qu’un jeune homme était venu le chercher en voiture le matin, l’avait emmené rue du Faubourg-Saint-Honoré ; que, là il avait vu passer Turquoise et s’était élancé à sa poursuite.
Tout le reste n’était plus pour lui qu’à l’état de rêve confus.
Pourtant, au seuil de sa demeure, il parut s’éveiller à demi, et le billet de Jenny, ce billet qu’il serrait dans sa main crispée, lui rappelait tout à fait pourquoi il revenait chez lui. Il venait prendre son enfant !
Certes, Léon Rolland était d’une honnête nature ; son cœur était simple et droit, et il n’avait fallu rien moins pour l’égarer que ce fatal et perfide amour écho au souffle infernal du baronet sir Williams ; et dans cet instant de calme et de réflexion dont il jouit en posant le pied sur le seuil de sa maison, l’ouvrier eut horreur de lui-même et de la femme qui osait lui donner un pareil conseil.
Prendre son enfant ! C’est-à-dire enlever à sa mère, à cette pauvre femme délaissée, son unique et dernière joie ! C’était horrible et odieux.
– Non, jamais ! jamais ! pensa Léon ; plutôt mourir !
Sa main souleva le marteau, qui retomba, et la porte s’ouvrit.
Léon n’osa point monter chez lui ; il lui semblait que Cerise allait lire dans son regard l’odieuse pensée qu’il avait eue et qu’elle le chasserait. Ce fut vers son atelier qu’il se dirigea. La porte en était fermée, les ouvriers étaient partis depuis longtemps.
Léon avait une clef de cette pièce qu’il appelait son bureau.
Il entra, alluma une bougie et s’assit dans le grand fauteuil de cuir placé devant son comptoir.
Peu à peu le sang-froid lui revenait et avec lui la raison. La tête dans ses mains, il se prit à réfléchir, à envisager nettement sa situation. Il aimait Turquoise, il l’aimait ardemment, passionnément, à en mourir.
Il s’en fit l’aveu avec calme, comme un condamné, résigné au sort qui l’attend, analyse, du fond de sa prison, les péripéties dramatiques de son jugement et entrevoit les lugubres apprêts de son exécution.
Il aime Turquoise. Or, Turquoise lui avait donné à choisir ; ou ne jamais la revoir, la laisser partir et quitter Paris pour toujours, ou fuir avec elle.
À cette dernière pensée, Léon Rolland se sentit frissonner des pieds à la tête, et le cœur lui manqua.
Partir, n’était-ce pas pour lui le rôle honteux du soldat qui déserte, l’action odieuse du père de famille qui abandonne sa femme, son enfant, son foyer, laissant derrière lui la misère, pour courir après une courtisane éhontée ?
Mais, rester… n’était-ce pas ne plus la revoir, renoncer à elle pour toujours ?
Le malheureux se sentait défaillir, et il appelait en ce moment la mort à son aide. Un bruit se fit derrière lui, deux petits coups discrets furent frappés à la porte du bureau et lui firent lever la tête.
Léon vit entrer Cerise.
La pauvre femme avait attendu son mari toute la journée. Le matin, à l’heure du déjeuner, ne le voyant pas venir comme à l’ordinaire, elle était descendue à l’atelier et avait appris qu’un monsieur était venu le chercher pour une commande. Complètement rassurée, elle avait attendu jusqu’à six heures, l’heure du dîner.
Léon n’avait pas reparu.
Elle était redescendue à l’atelier vers sept heures. Le petit apprenti qui fermait les magasins et s’en allait le dernier attendait encore son maître. Alors Cerise devint inquiète.
Malgré la triste métamorphose qui s’était opérée en lui depuis quelques jours, Léon était toujours exact aux heures des repas.
Cerise fit fermer les magasins, remonta chez elle et attendit dans la plus vive anxiété, – anxiété partagée, on le devine, par la vieille mère de son mari.
Les deux femmes avaient voulu coucher l’enfant. Mais l’enfant n’avait point sommeil : il voulait, lui aussi, attendre son père.
Pendant une heure, chaque fois que le marteau retentissait sur la porte, Cerise éprouvait un battement de cœur.
– C’est lui ! pensait-elle.
Et elle se prenait à écouter les pas qui gravissaient l’escalier. Mais les pas ne s’arrêtaient pas devant sa porte. Ce n’était point lui.
Enfin, lorsque Léon rentra, Cerise se prit à espérer ; elle écouta encore. Mais Léon avait gagné l’atelier.
Une des croisées du bureau donnait sur la cour.
Tout à coup, la vieille mère qui s’était approchée de la fenêtre vit briller une lumière dans l’atelier.
– Léon est rentré ! dit-elle ; il est au bureau…
Cerise jeta un cri de joie et s’élança dans l’escalier. Ce ne pouvait être que Léon, en effet, car le petit apprenti montait les clefs avant de s’en aller, et Léon seul en possédait une autre.
Cerise pensa, en descendant l’escalier, que son mari avait touché de l’argent dans la journée et qu’il le plaçait dans sa caisse. Cela seul pouvait expliquer pourquoi, au lieu de monter directement chez lui, il était entré dans le bureau.
Sur le seuil, la pauvre femme hésita. Son mari était si triste, si navré, si bourru même depuis quelques jours !
Ce fut pour cela qu’elle frappa avant d’entrer.
Léon se retourna.
Cerise remarqua qu’il était plus pâle et plus triste encore que de coutume ; son regard était brillant de fièvre, ses cheveux étaient en désordre…
À la vue de sa femme, Léon tressaillit et une légère rougeur monta à son front.
– Ah ! te voilà… dit-il.
– Oui, répondit Cerise ; nous t’attendons pour dîner depuis longtemps, ta mère et moi, et nous étions bien en peine va… Il ne t’est rien arrivé, au moins ?
– Rien, répondit Léon, que cette voix caressante et douce remua jusqu’au fond du cœur… absolument rien… Je suis allé pour des travaux importants… j’ai été retenu… voilà tout.
Il mentait en parlant ainsi ; mais pouvait-il donc confier à sa femme ses tortures de la journée ?
Cerise posa sa petite main sur son bras.
– Viens, lui dit-elle.
Elle avait vu que Léon n’était pas occupé lorsqu’elle était entrée, mais elle ne voulait point paraître s’en apercevoir. Elle respectait sa morne douleur. La frêle et délicate créature s’était trouvée forte à l’heure du désespoir ; et puis elle avait foi encore dans les promesses de sa sœur, qui lui avait dit deux jours auparavant : « Espère… il te reviendra. »
La jeune femme le prit par le bras avec une douce instance, et le pauvre fou se laissa entraîner et la suivit.
Quand il entra chez lui, le maître ébéniste éprouva comme un soulagement, un bien-être inattendu et subit.
Il était si calme et si riant d’aspect, ce modeste intérieur où le travail avait amené l’aisance !… La petite salle à manger était doucement éclairée par une lampe placée sur la table.
Le couvert était mis.
Déjà la vieille mère avait installé l’enfant à table, dans sa haute chaise à barreaux ; il poussa un cri de joie en voyant entrer son père, et tendit vers lui ses petites mains avec un sourire ingénu et charmant qui s’efface pour toujours lorsque ces frêles et blondes créatures atteignent ce qu’on nomme l’âge de raison.
L’ouvrier passa la main sur son front, comme pour en chasser le vertige auquel il était en proie, et, tout chancelant encore, il vint se mettre à table à côté de son fils, qu’il prit dans ses bras et posa ensuite sur ses genoux.
Un remords s’empara de Léon Rolland au milieu de cette paix profonde, de ces joies calmes du foyer.
Cet homme à qui un jeune enfant tendait ses petits bras, qui, en entrant chez lui, voyait ces deux êtres à coup sûr les plus aimants de la famille, une mère et une femme ; cet homme dont l’arrivée déridait tous les fronts, épanouissait un sourire sur toutes les lèvres, cet homme eut honte de lui. Une sorte de réaction s’opéra en lui insensiblement. L’ombre de Turquoise, cette ombre maudite et fatale qui pesait despotiquement sur son bonheur domestique depuis quelques jours, s’effaça par degrés ; pareille au brouillard qui se déchire et livre passage à un rayon de soleil, elle laissa poindre aux yeux de Rolland le sourire charmant de Cerise. L’ouvrier, tout à l’heure morne et silencieux, fut presque gai durant le repas ; il caressa son enfant, il eut des paroles affectueuses pour sa femme, et se laissa gronder par sa vieille mère.
Mais, hélas ! tout cela n’était que momentané. On eût pu comparer cet instant de calme à ce que les matelots appellent une embellie ; et lorsque l’enfant, cédant au sommeil, ne babilla plus, lorsque Cerise, rappelée à ses devoirs maternels, l’eut enlevé tout endormi de sa chaise pour l’emporter dans la pièce voisine, l’ombre de Turquoise reparut. Elle reparut dominante, fascinatrice ; il crut sentir peser sur lui ce regard d’un bleu sombre aux effluves magnétiques, et il retomba soudain dans sa prostration.
Cerise était encore dans la pièce voisine, occupée à coucher son fils.
Léon se leva brusquement de table :
– Est-ce que tu sors ? lui demanda sa mère.
– Non, dit-il, je vais à l’atelier. Je n’ai pas fait ma caisse aujourd’hui.
Il était heureux d’avoir ce prétexte pour se soustraire aux questions et aux empressements des deux femmes. Il est de certaines natures chez lesquelles la douleur fait naître un impérieux besoin de solitude.
Léon se dirigea vers la porte. Au moment où il l’ouvrait et s’apprêtait à descendre, Cerise accourut.
– Est-ce que tu sors, mon ami ? répéta-t-elle comme sa belle-mère.
– Non, je vais faire ma caisse.
Cette réponse, faite avec tranquillité, rassura Cerise, qui, absente au moment où Léon était redevenu taciturne et sombre, était encore sous l’impression heureuse de l’espèce de bonne humeur qu’il avait manifestée pendant le dîner.
Léon descendit à son bureau, ralluma la lampe et se mit en effet à faire sa caisse, essayant de tromper sa douleur par le travail.
Une heure s’écoula.
Pendant cette heure, le pauvre malade de cœur parvint assez bien, en alignant des chiffres et vérifiant des écritures, à écarter le souvenir de Turquoise ; mais, sa besogne terminée, ses comptes mis en ordre, lorsque, n’ayant plus rien à faire, il songea à remonter chez lui, alors ce souvenir revint, impérieux, despotique, et l’absorba tout entier. Il revit la jeune femme qui lui avait si bien pris son âme et sa raison, il la revit, il l’entendit parler. Ce n’était plus Eugénie Garin, l’humble ouvrière, la fille du pauvre aveugle soignant son vieux père dans une mansarde froide et nue, qu’il aimait… C’était la belle et brillante créature dont la calèche sillonnait les allées du bois, emportée par quatre vigoureux trotteurs de Norfolk ; c’était Turquoise, blanche comme un lis, délicate et mignonne comme une fleur de serre chaude, et dont le regard rêveur et velouté avait parfois de ces rapides et fulgurants éclairs qui révélaient une âme virile sous cette fraîche et gracieuse enveloppe.
Léon ne se l’avoua point, mais il aimait déjà plus ardemment cette idéale et charmante personnification du vice qu’il n’avait aimé Eugénie Garin.
Il lui monta alors au cerveau comme une mystérieuse ivresse de parfums, de bruits, de lumières ; une soif subite de luxe et de plaisirs effrénés s’empara de lui ; cet apôtre du travail éprouva comme une tentation vertigineuse d’oisiveté et de fortune acquise sans peine…
– Oh ! je la reverrai ! murmura-t-il ; il faut que je la revoie !
Au lieu de déchirer dans la rue ce billet de Turquoise qui lui avait brûlé les doigts, Léon Rolland l’avait glissé dans sa poche, et ce billet, comme s’il eût été agité par la main de Satan, sembla tout à coup remuer sur sa poitrine et lui rappeler énergiquement la volonté de Turquoise. Il le prit, le relut… Elle lui disait adieu, elle lui assurait qu’elle se mettrait en route au point du jour. Elle lui donnait à choisir : fuir avec elle, ou ne la revoir jamais…
Léon jeta le billet loin de lui, obéissant une dernière fois à la voix du devoir… Mais cette voix ne parlait plus que faiblement… On eût dit un écho affaibli.
Et Turquoise partait…
Une lutte horrible s’engagea alors dans le cerveau et dans le cœur de cet homme, entre la raison et l’amour, entre la sagesse et la folie…
Cette lutte dura plusieurs heures. Vingt fois il fut tenté de fuir, de s’en aller comme un proscrit, comme un criminel, se jeter aux pieds de Turquoise, lui dire : – Emmenez-moi… partons… partons sur-le-champ !
Vingt fois il crut entendre le babil joyeux de son fils ; il crut sentir ses petits bras blancs et potelés s’arrondir autour de son cou… Et il resta.
Mais Turquoise partait… il ne la reverrait pas.
Minuit sonnait à la pendule du bureau, que cette lutte durait encore.
Enfin la raison, le devoir, l’honnêteté de l’ouvrier semblèrent triompher un moment. Il se leva, résolu à remonter chez lui, à se mettre aux genoux de sa femme, à lui tout avouer et à se placer sous la protection de cette faible créature dont l’âme n’était faite que pour aimer. Et il monta en effet, ouvrit la porte de son logement, et se dirigea vers la chambre à coucher.
Un profond silence régnait dans tout l’appartement. La mère était couchée.
Certes si, en entrant, Léon avait aperçu Cerise, s’il l’avait vue, comme à l’ordinaire, assise dans la salle à manger où elle l’attendait tous les soirs, travaillant à quelque ouvrage de broderie, à quelque vêtement destiné à son cher premier-né, certes, l’ouvrier eût été sauvé.
Mais Cerise était rentrée chez elle, obéissant à un impérieux besoin de repos. Elle avait passé tant de nuits sans sommeil, inquiète, le cœur brisé, que, ce soir-là, elle s’était mise au lit et s’était endormie confiante, rassurée par ce calme menteur dont son mari avait paru jouir pendant le dîner, rassurée aussi par la clarté que projetait dans la cour la lampe allumée dans l’atelier, et qui lui disait que Léon travaillait paisiblement.
Léon entra sur la pointe du pied dans la chambre à coucher.
Une veilleuse placée sur la cheminée répandait autour d’elle une clarté discrète. Le berceau était auprès du lit. L’enfant était à demi découvert, et les regards de son père tombèrent sur lui. La jeune femme, au contraire, était enveloppée dans ses couvertures, le visage tourné vers la ruelle ; Cerise dormait presque invisible.
Soudain l’ombre maudite de Turquoise reparut. Léon ne vit plus qu’elle et son enfant ; elle qui partait et voulait l’emmener, elle qui voulait aimer son enfant comme si elle eût été sa véritable mère… Et le souffle du mal triompha : et cet homme redevint fou ; il oublia qu’il allait commettre le plus grand des crimes en enlevant un enfant à sa mère… Il y avait sur une chaise une grande couverture écossaise dans laquelle on enveloppait quelquefois le petit quand on le portait sur les bras dans la rue pendant l’hiver ; Léon Rolland s’en empara, puis, comme Cerise dormait toujours, il marcha résolument vers le berceau.
Le cœur de l’ouvrier battait à rompre sa poitrine, tandis qu’il s’approchait du berceau, la couverture sur le bras.
L’enfant dormait de ce sommeil profond, calme et régulier du premier âge. On pouvait parler, marcher autour de lui ; on pouvait le prendre dans son lit et l’emporter, il ne se réveillait pas…
Le père savait tout cela. Et cependant, il hésitait encore, il hésita longtemps, écoutant tour à tour la voix du remords ou celle de la passion.
Cette dernière l’emporta enfin. Il se pencha sur le berceau, prit l’enfant dans ses bras, doucement, avec des précautions infinies…
L’enfant ne s’éveilla point.
Alors il l’enveloppa dans la couverture avec les soins minutieux et l’habileté d’une nourrice. Et cela fait, il recula d’un pas vers la porte. Puis il fit un pas encore…
Mais alors il se passa quelque chose d’étrange et de surnaturel. Léon Rolland était entré sur la pointe du pied, et un épais tapis avait encore assourdi le bruit de ses pas ; il s’était approché du lit, et ni la mère ni l’enfant ne s’étaient éveillés ; enfin, il avait pris ce dernier, et il se retirait, retenant son souffle, lentement, avec les précautions d’un voleur ; et pourtant, comme il allait atteindre le seuil de la porte, Cerise s’éveilla brusquement, se dressa sur son séant, aperçut son mari tenant l’enfant dans ses bras et jeta un cri, – le cri désolé, terrible, éperdu de la mère, – un cri qu’on ne saurait noter ou redire.
Pourtant, l’homme qui s’emparait de son enfant, n’était-ce pas le père, n’était-ce pas son mari ? L’enfant n’était-il point en sûreté dans ses bras ?
Cerise s’était éveillée vingt fois en pareille circonstance ; elle avait vu bien souvent, en ouvrant les yeux, Léon lui enlever doucement son fils qu’elle tenait enlacé pour le remettre dans son berceau, et elle lui avait souri… Pourquoi donc un cri d’alarme ? Pourquoi se dressait-elle l’œil hagard, la menace à la bouche, et jetait-elle un regard terrible et plein d’un courroux subit à cet homme qu’elle aimait ?
C’est que sans doute, à cette heure solennelle, cet ange mystérieux qui protège la famille, cet ange que Dieu charge de veiller sur chaque toit, avait éveillé la mère et lui avait fait comprendre qu’on allait lui ravir son enfant.
Cerise n’avait poussé qu’un cri… mais ce cri avait pénétré dans le cœur de l’ouvrier comme la lame d’un poignard. L’émotion avait cloué la mère immobile sur le lit d’où elle voulait s’élancer pour reprendre son enfant ; mais son regard avait terrassé le père coupable…
Et Léon Rolland, fasciné, attiré, revint vers le lit, et déposa l’enfant toujours endormi dans les bras ouverts de sa femme.
– Je suis un misérable ! murmura-t-il. Adieu… pardonnez-moi !
Et il s’enfuit ; et Cerise, le front baigné de sueur, le cœur oppressé par l’angoisse ; Cerise, qui n’avait plus la force de prononcer un mot et de pousser un cri, l’entendit redescendre l’escalier d’un pas précipité… Puis elle entendit encore frapper au carreau du portier, la porte s’ouvrir et se refermer… Léon était sorti de chez lui à minuit passé. Où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même… Poursuivi par le remords, il s’élança dans la rue et descendit le faubourg jusqu’à la place de la Bastille sans remarquer qu’un homme, tout à l’heure blotti dans l’angle d’une porte voisine de la sienne, s’était mis à le suivre pas à pas.
– Je suis un misérable ! murmurait le fugitif en courant, et j’ai mérité la mort… la mort seule peut expier le crime que j’ai commis.
Et comme il était sincère en ce moment, comme il s’apparaissait à lui-même criminel entre tous les hommes, il se condamna lui-même et se dirigea vers la Seine par le boulevard Bourdon.
Jusque-là, Léon avait été un honnête homme et heureux ouvrier, aimant le travail, craignant Dieu, et tournant un regard confiant vers l’avenir ; à l’heure où un subit désespoir troublait son cerveau et lui exagérait sa faute, cet homme n’envisageait point la mort comme un refuge, mais bien comme un juste châtiment. Il ne mourait point par lâcheté, il voulait se punir.
Cette pensée vertigineuse qui le dominait avait chassé tout autre souvenir de son cerveau ; il oubliait son enfant. Il oubliait Turquoise elle-même, l’infâme enchanteresse, cause première de son désespoir. Et il courait vers le pont d’Austerlitz, résolu à se précipiter du haut du parapet dans les flots.
Mais l’homme qui s’était pris à le suivre dans le faubourg Saint-Antoine ne le perdait pas de vue un seul instant.
Au moment où Léon atteignait le pont et enjambait le parapet, l’espion le saisit rudement au collet, et lui dit :
– Qu’allez-vous donc faire, monsieur Rolland ?
Léon tressaillit en entendant prononcer son nom, se retourna et se trouva face à face avec un domestique en livrée.
Cette figure, Léon l’avait déjà vue quelque part.
– Êtes-vous fou, monsieur Rolland ? répéta le valet sans le lâcher, car l’ouvrier essaya de se dégager.
– Laissez-moi… que me voulez-vous ? balbutia l’ébéniste.
– Je veux vous empêcher de vous jeter à l’eau.
– Et de quel droit ?
– J’ai des ordres…
– Vous ?
Et Léon, un peu calmé, regarda de nouveau son sauveur et le reconnut. C’était un serviteur de Turquoise, celui-là même qui l’avait introduit auprès d’elle quelques heures auparavant, qui lui avait ensuite remis le billet et à qui la pécheresse avait donné des ordres. Le valet avait fidèlement exécuté les ordres reçus ; il avait attendu plusieurs heures ; il avait vu sortir Léon et l’avait suivi… On sait le reste.
– Vous avez des ordres, vous ? murmura Léon.
– Oui, des ordres de ma maîtresse.
– Eugénie !… pensa l’ouvrier à qui revint à la fois le souvenir de son amour.
– Madame n’attend que vous pour partir.
Ces mots éteignirent chez Léon l’ardente pensée de suicide à laquelle il était en proie.
Il ne songea plus qu’à Turquoise…
– Venez, lui dit le valet en l’entraînant… venez.
Et Léon, chancelant, étourdi, se laissa emmener avec la docilité d’un enfant.
Tandis que Léon Rolland courait à la Seine avec l’intention de se noyer, Cerise, muette, immobile, tenait son fils dans ses bras. Elle n’avait point conscience encore de ce qui venait de se passer, et cependant elle devinait qu’elle avait couru un grand danger. Elle entendit son mari descendre, elle entendit la porte s’ouvrir et se refermer. Léon était parti.
Ce fut alors qu’elle commença à sortir de sa stupeur, à dominer son effroi. Elle avait son enfant ; elle le pressait sur son cœur, elle le couvrait de baisers ardents, comme si elle avait retrouvé cette chère créature qu’elle aurait cru perdue pour toujours. Pendant quelques minutes, la mère absorba si bien l’épouse, que Cerise oublia son mari. Mais cet oubli ne pouvait durer. Insensiblement elle en arriva à analyser ses sensations, elle chercha à se rendre compte de ce qui était arrivé ; elle se demanda pourquoi elle l’avait vu emportant son enfant… encore enveloppé de cette grande couverture qui ne lui servait que pour sortir.
Ce fut un trait de lumière pour Cerise… Léon avait voulu lui ravir son trésor… Mais pourquoi ? dans quel but ?
Cerise se posa cette question et ne put la résoudre. Elle espéra alors que son mari reviendrait et lui donnerait le mot de cette horrible énigme. Mais il ne revint pas.
Elle coucha l’enfant sans cesser de le tenir, comme si elle eût craint encore une nouvelle surprise. Assise sur son lit, l’œil tourné vers la porte, écoutant le moindre bruit, elle attendit.
Les heures passèrent. Un rayon de l’aube matinale pénétra au travers des rideaux. Léon n’était pas revenu. Alors Cerise se souvint des dernières paroles de son mari : Je suis un misérable ! et elle eut peur ; un soupçon traversa son esprit. Léon n’était-il point allé se tuer ?
Cerise se leva alors, passa un peignoir à la hâte, et prit son fils dans ses bras.
Elle accourut à la chambre de la paysanne qui dormait encore, et l’éveilla en sursaut :
– Mère, dit-elle d’une voix égarée, voilà l’enfant… Gardez-le, gardez-le bien… Ne vous endormez plus, surtout.
Et, sans vouloir entendre les questions de la vieille mère stupéfaite, et qui se demandait d’où pouvait provenir cet effroi, Cerise descendit. Elle avait un dernier, un suprême espoir : c’était que Léon serait rentré et se trouverait dans son atelier. Qui sait même s’il était sorti ? Ne pouvait-il se faire qu’un locataire eût demandé le cordon au moment même où Léon descendait ?
Cerise l’espéra et tressaillit en voyant la porte de l’atelier entrouverte. Léon avait oublié de la fermer, tant il était troublé, lorsqu’il était remonté chez lui quelques heures auparavant.
Cerise entra dans l’atelier. Il était désert.
– Léon ! Léon ! appela-t-elle.
Nul ne répondit.
Elle parcourut l’atelier, elle entra dans le bureau ; le bureau aussi était vide. La lampe, mal éteinte, s’était rallumée après le départ de l’ouvrier, et se consumait tristement.
Cerise chercha des yeux le chapeau de son mari, et ne l’aperçut pas.
Léon était bien réellement sorti.
Tout à coup elle vit sous la table un papier froissé.
Ce papier attira ses regards et les fascina comme s’il eût possédé quelque magique et mystérieuse puissance de séduction.
Il était froissé et il était jaune, non point jauni par la vétusté et un séjour dans quelque poche sordide, mais jaune de couleur, d’un jaune paille, et qui rappela soudain à Cerise ce billet qu’elle avait trouvé un soir sur le tapis de sa chambre, et qui, on s’en souvient, était la lettre de rupture qu’Eugénie Garin écrivait à Léon Rolland.
La pauvre femme ramassa ce papier, tortillé comme une papillote, le déroula, y jeta les yeux et poussa un cri. Elle avait reconnu cette écriture allongée, menue, élégante de forme, dont chaque lettre, chaque coup de plume, s’étaient gravés comme un trait de flamme dans sa mémoire.
Cerise eut un éblouissement. Un moment, elle fut tentée de jeter loin d’elle ce billet fatal sans le lire. Mais une sorte de curiosité avide, le désir de savoir où était son mari, peut-être le démon de la jalousie, la torturait : elle ne put y résister et lut.
C’était le billet d’adieu de Turquoise, le billet dicté par l’infernal sir Williams.
Cerise jeta un grand cri et tomba à la renverse.
* *
*
Quand les nombreux ouvriers qu’occupait Rolland arrivèrent, ils trouvèrent leur jeune maîtresse évanouie, couchée tout de son long dans le bureau, et tenant toujours le billet dans sa main crispée. Ils appelèrent au secours, prirent Cerise dans leurs bras et la transportèrent chez elle…
Il n’y avait dans l’appartement que la vieille et l’enfant. Léon n’était pas revenu.
Ce ne fut qu’avec des soins empressés qu’on parvint à ranimer la pauvre évanouie.
Quand elle revint à elle, elle promena tout alentour de son lit un regard égaré. Puis ce regard tomba sur le berceau qui était vide.
Cerise se souvint et jeta un cri terrible, un seul :
– Mon fils !
– Le voilà, répondit la vieille femme, qui accourut tenant l’enfant dans ses bras.
Cerise le prit, le pressa sur son cœur, le couvrit de baisers et fondit en larmes.
– Où donc est Léon ? demandait la mère, et que s’est-il donc passé ?
Mais Cerise pleurait silencieusement.
Au nom de Léon, elle courba la tête et ne répondit pas. La pauvre femme avait compris que son mari était parti, qu’il avait rejoint seul cette infâme créature qui voulait lui prendre son enfant et qui avait osé dire qu’elle lui servirait de mère, comme si une mère pouvait jamais être remplacée !
C’était un tableau déchirant à voir, et dont nulle langue humaine ne rendra jamais la navrante poésie, que cette femme placée sur son lit, arrosant cette frêle créature de ses larmes muettes, au milieu de sept ou huit ouvriers mornes, étonnés, et de cette vieille femme qui sanglotait bruyamment et à laquelle nul ne pouvait répondre, car nul ne savait ce qui s’était passé.
Cerise seule aurait pu dire quel drame mystérieux et sombre avait eu lieu durant la nuit sous ce toit si paisible naguère.
Mais Cerise se taisait. Elle regardait tour à tour son enfant, qui s’était pris à pleurer en voyant couler les larmes de sa mère, et ce billet maudit qu’elle tenait toujours dans sa main et qu’on n’avait pu lui arracher.
Le silence de la jeune femme était farouche : on eût dit qu’elle était atteinte de folie.
– Léon ! où est Léon ? murmurait la vieille mère.
– Où donc est le patron ? demandaient les ouvriers se regardant consternés.
Cerise se taisait toujours.
Tout à coup, on entendit rouler une voiture dans la rue. Cette voiture s’arrêta à la porte.
Une femme en toilette du matin en descendit. C’était Baccarat.
Baccarat n’avait pas de nouvelles depuis deux jours, et elle s’était soustraite une heure à ses nombreuses occupations pour venir voir sa chère petite sœur. Elle venait savoir où elle en était avec son mari. Elle lui apportait des consolations et des espérances.
L’évanouissement de Cerise avait mis en rumeur toute la maison. Baccarat l’apprit dans l’escalier. Elle s’arrêta muette, pâle, étonnée, sur le seuil de cette chambre ; elle aperçut Cerise le visage inondé de larmes ; elle devina, sinon la vérité, du moins quelque chose qui en approchait. Et, d’un geste, congédiant les ouvriers, la vieille mère, tout le monde, elle ferma la porte et demeura seule auprès de Cerise, qui avait jeté un cri de joie à la vue de sa sœur.
N’était-ce point la Providence qui lui apparaissait et venait à son aide ?
Baccarat s’assit sur le pied du lit, et prit dans ses mains la main de Cerise. Cette main tenait toujours le billet.
– Qu’as-tu, petite sœur ? demanda Baccarat.
– Je me sens mourir, répondit Cerise d’une voix si faible et si tremblante, qu’on eût dit, en effet, que cette voix était celle d’un agonisant.
– Où est Léon ?
– Il est parti…
Et la main de Cerise s’ouvrit, et Baccarat put s’emparer du billet et y jeter les yeux.
– Ah ! s’écria-t-elle, tandis que son œil s’enflammait d’un courroux subit, cette fois c’en est trop, et Turquoise ne mourra que de ma main !
* *
*
Et Baccarat se redressa superbe de colère, comme une amazone qui se prépare au combat.
Avant d’aller plus loin, revenons au visiteur que nous avons vu sortir de chez le jeune comte de Château-Mailly. Sir Williams, ou plutôt sir Arthur Collins, – car cet homme à face multiple était ce jour-là redevenu ce personnage au visage couleur de brique et à perruque blonde, entrevu pour la première fois au bal de la marquise Van-Hop, – sir Arthur, disons-nous, avait gardé, en entrant chez le comte, sa voiture de remise. Il la retrouva donc en sortant.
– Où va milord ? demanda le cocher.
Le baronet retrouva son accent le plus britannique :
– Faubourg Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri, répondit-il.
Le remise partit.
Le faux Anglais allait voir son ami Cambolh, avec lequel il avait beaucoup à causer.
Sans doute le disciple attendait son illustre maître, car il était chez lui. Les pieds sur les chenets, bien douillettement enveloppé dans sa robe de chambre à ramages, le jeune roué justifiait ce proverbe que « le cigare est l’ami de l’homme dans la solitude. » Il avait expressément défendu sa porte pour tout le monde, excepté pour sir Arthur Collins. C’était une preuve que l’entrevue des deux complices devait être de quelque importance.
– Pardieu ! mon oncle, s’écria-t-il en le voyant entrer, vous êtes exact comme un officier de cavalerie à un rendez-vous d’honneur.
– Oh ! yes ! répondit sir Arthur en fermant lui-même la porte du fumoir. Puis il vint s’asseoir en face de son élève, et lui dit : – As-tu vu Chérubin ?
– Parbleu !
– Eh bien ?
– Mais, répondit Rocambole, la marquise a été superbe.
– Comment cela ?
– Elle a écouté l’aveu sentimental de son adorateur.
– Sans un mot ?
– Sans un mot.
Et Rocambole raconta la scène qui avait eu lieu la veille au soir chez madame Malassis et que Chérubin lui avait contée textuellement.
– Vous le voyez, acheva-t-il avec un soupir, nous ne sommes pas plus avancés.
– Tu crois ?
– Je crois même que nous sommes plus loin que jamais des cinq millions de miss Daï-Natha.
– Vous êtes dans l’erreur, mon neveu.
Rocambole fit un soubresaut dans son fauteuil.
Sir Williams se renversa gravement sur le dossier du sien et croisa ses jambes.
– Mon ami et mon élève, dit-il d’un air paternel, tu trompes décidément mes plus chères espérances.
– En quoi, mon oncle ?
– En ce que tu es un niais.
– Merci du compliment.
– Mais, reprit sir Williams, comme je n’ai pas le temps aujourd’hui de te faire des reproches, causons sérieusement… Quel jour Daï-Natha a-t-elle bu le poison ?
– Avant-hier.
– Très bien ! Le poison n’opère que le septième jour ; il nous en reste donc cinq pour agir.
– Mais, mon oncle, dit le vicomte, la marquise a résisté quinze jours aux séductions de Chérubin. À l’heure qu’il est, M. de Verny n’est pas plus avancé que le soir où le major Carden l’a présenté chez elle, et vous comprenez que ce n’est pas… dans cinq jours…
Sir Williams haussa les épaules :
– Tu as acquis les apparences et les dehors d’un homme du monde, dit-il, mais tu n’en as pas le fond. Tu prends toujours les femmes comme il faut pour des lorettes. Ne sais-tu donc pas, double niais, que si la marquise n’aimait pas Chérubin, elle n’aurait point écouté le premier mot de son aveu ?
– C’est juste.
– Or, elle l’a écouté ; donc, elle l’aime.
– Soit ; mais elle ne le lui dira pas.
– C’est inutile.
– Comment, inutile ?
– Sans doute. Que voulons-nous ? les apparences.
– Eh bien ?
– Eh bien nous les aurons.
– J’en doute, puisqu’elle ne doit point le revoir.
– Elle le reverra.
– Où ?
– Chez madame Malassis.
– Comment ?
– Je m’en charge. Toujours est-il que la marquise et Chérubin se retrouveront en présence. Or, ceci me regarde ; le marquis arrivera pendant ce temps-là.
– Mon oncle, je conviens que je ne suis qu’un niais, tandis que vous êtes un homme de génie.
– Passons à autre chose, dit sir Arthur Collins.
– Pardon, objecta Rocambole, je veux vous entretenir encore de Chérubin.
– Voyons ?
– Il a vu Baccarat.
– Quand ?
– Hier au soir, en quittant la marquise, et Baccarat ne me paraît pas facile à séduire.
– Tant mieux ! Elle me gêne, ce sera là un bon moyen de m’en débarrasser.
Et Rocambole narra l’entrevue de Chérubin et de Baccarat.
Sir Williams écouta gravement et devint tout songeur.
– C’est égal, murmura-t-il, je voudrais bien pouvoir lire une heure au fond du cœur de cette femme.
– Chérubin y lira pour vous.
– J’en doute…
Et, pendant quelques minutes, le baronet demeura absorbé et comme replié en lui-même.
– Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, mon oncle ? demanda Rocambole.
L’infatigable génie du mal releva la tête.
– Non pas, dit-il ; j’ai à te parler de Fernand et de Léon Rolland.
– Ah ! ah ! qu’est-il arrivé aujourd’hui ? Il est sorti d’ici ce matin, ce pauvre Léon, comme un véritable possédé, et il s’est pris à courir après Turquoise. L’a-t-il rejointe ?
– Au bout de deux heures.
À son tour, sir Williams confia à Rocambole ce qui s’était passé.
– Et vous croyez que Léon partira ?
– Je le crois.
– Qu’il emportera son enfant ?
– Voilà ce que je ne sais pas. C’est moins probable.
– S’il l’emporte, qu’en ferons-nous ?
L’infernal sourire du vicomte Andréa se dessina sur le visage rouge de sir Arthur Collins.
– J’ai depuis longtemps, dit-il, une assez belle dent contre cette petite Cerise. Je mettrais volontiers son fils aux Enfants-Trouvés.
– Oui ! mais le père ?
– Oh ! le père, ceci est toute une affaire.
– J’écoute, mon oncle.
– Je te l’ai déjà dit : je rêve une petite tragédie entre lui et Fernand. Léon est fort comme un Turc. Mets-lui un couteau dans la main, et il égorgera un bœuf. Je songe à lui faire rencontrer Fernand.
– Fameuse idée !
– La nuit… sans lumière… quand deux hommes pris de jalousie se rencontrent dans la chambre à coucher d’une femme et que l’un d’eux a un couteau… Mais, interrompit brusquement sir Williams, ce n’est point de cela qu’il s’agit encore.
– Voyons ? fit Rocambole.
– Turquoise part demain matin.
– Sérieusement ?
– À moins que Léon ne vienne pas. Auquel cas, nous chercherons une autre combinaison.
– Où va-t-elle ?
– Tu le sauras tout à l’heure. D’abord, tu seras son postillon.
– Moi ?
– Sans doute.
– Léon me reconnaîtra…
– Non, lorsque tu auras mis ma perruque blonde, endossé une livrée de postillon et passé sur ton visage une couche de cette belle couleur brique qui me donne, à moi, l’apparence d’une écrevisse cuite à point.
– Très bien. Où conduirai-je les tourtereaux ?
– C’est ce que je vais te dire en te donnant tes instructions.
Et sir Williams confia à Rocambole un petit plan de campagne que nous allons voir mettre à exécution sur-le-champ, et qui nous force à retourner auprès de Léon Rolland, que le valet de Turquoise venait d’arrêter au moment où il allait se jeter dans la Seine du haut du pont d’Austerlitz.
Léon ne savait plus trop ce qu’il faisait. Tout ce qui venait de se passer était pour lui à l’état de rêve confus.
Était-il déjà trépassé ? S’était-il réellement noyé et se trouvait-il déjà dans l’autre monde ? Ou bien vivait-il encore et échappait-il à la mort par un concours de circonstances miraculeuses ?
Il eut besoin de faire cinquante pas dans la rue, au bras du laquais, pour résoudre clairement la question.
Le valet continuait à l’entraîner, et lui avait fait prendre ces rues tortueuses qui avoisinent la place Royale.
Léon marchait silencieusement ; mais son cœur tressaillait dans sa poitrine, une sueur ardente inondait ses tempes. Il ne songeait déjà plus à sa femme, il avait oublié son enfant… Dans la nuit de son cœur et de son esprit, un point lumineux brillait seul dans le lointain : Turquoise !
Toujours conduit par son guide, qui répétait à chaque minute le nom de sa maîtresse, comme s’il eût voulu ainsi réveiller son énergie et lui donner la force de marcher et le courage de vivre, ils traversèrent la place Royale et prirent la rue Saint-Louis-au-Marais.
Un fiacre attardé roulait dans l’éloignement.
– Ohé ! le sapin, cria le valet.
Le cocher, qui marchait à vide et gagnait le boulevard, entendit cet appel, tourna la bride et revint sur ses pas. Le laquais de Turquoise ouvrit la portière, fit monter Léon Rolland dans le fiacre et s’écria :
– Rue de la Ville-l’Évêque et cent sous de pourboire !
Le cocher fit des merveilles pour mériter cette aubaine, et, en moins d’une demi-heure, il déposait Léon Rolland et son guide à la porte de l’hôtel occupé par madame Jenny Delacour.
La porte cochère était ouverte à deux battants.
En sortant du fiacre, Léon, qui était encore tout étourdi, put voir dans l’ombre une chaise de poste attelée de quatre chevaux, et conduite par deux postillons. L’un d’eux portait une grande perruque blonde, et certes si Léon Rolland eût été en état de remarquer quelque chose, il aurait été frappé par le visage rougeâtre de cet homme, dans lequel il était impossible de reconnaître le brillant vicomte de Cambolh.
Au bruit qu’avait fait le fiacre en entrant dans la cour, quelques lumières s’étaient agitées derrière les fenêtres de l’hôtel.
– Madame est prête ! dit le valet, qui s’élança vers le perron et rencontra Turquoise dans le vestibule.
Léon, chancelant et le cœur oppressé comme s’il eût marché à la mort, suivait à quelques pas.
Turquoise, enveloppée dans une grande pelisse en fourrure, s’était empressée de descendre en entendant rouler le fiacre, car il était convenu entre elle et son agent que celui-ci prendrait une voiture de place s’il ramenait Léon.
Le laquais courut à elle et lui dit rapidement :
– Le voilà.
– Seul ?
– Oui.
– Et l’enfant ?
– Il ne l’a point avec lui. Il a voulu se noyer. Je l’ai arrêté à temps… il était désespéré.
– Bien, dit Turquoise.
Et courant vers Léon :
– Enfin ! dit-elle.
Puis, avec son regard enchanteur, elle ajouta :
– Viens… partons… partons !…
Et elle le poussa vers le marchepied, qui était baissé.
Mais en ce moment une ombre sembla se dresser devant le malheureux : celle de Cerise, qui tenait son enfant dans ses bras et lui criait :
– Malheureux ! oses-tu bien abandonner ta femme et ton fils ?
Et, au lieu de monter, il demeura immobile, frissonnant, les cheveux hérissés.
– Mon enfant ! murmura-t-il.
Turquoise comprit que tout était perdu si elle ne brusquait la situation.
– Adieu donc, dit-elle, adieu… pour toujours !
Et elle se précipita dans la chaise en criant :
– Fouettez !
Ces mots achevèrent de rendre fou le pauvre ouvrier.
L’ombre de Cerise s’effaça ; il ne vit plus que la rayonnante beauté de Turquoise, qui partait en lui disant un éternel adieu.
Et, jetant un cri, il s’élança auprès d’elle, disant :
– Emmenez-moi… emmenez-moi bien vite… car je suis le plus lâche des hommes !
Et la chaise s’ébranla et sortit au grand trot de la cour, emportant ce père coupable, qui sacrifiait son enfant à son funeste amour.
* *
*
La voiture gagna le faubourg Saint-Honoré, qu’elle monta rapidement, sortit de Paris, et roula pendant plus d’une heure sur la route de Normandie avant qu’un seul mot eût pu se faire jour à travers la gorge crispée de Léon Rolland.
Turquoise tenait ses deux mains dans les siennes, les pressait affectueusement, et lui murmurait à l’oreille les noms les plus doux.
– Ami, murmurait-elle, quelle vie de bonheur tu vas me faire ! Quel paradis en ce monde que vivre près de toi et ne jamais plus te quitter ! Ah ! Léon ! Léon, âme de ma vie, mon seul, mon unique amour !
Et elle pressait ses mains, et sa voix était enivrante, enchanteresse, comme une mélodie du ciel ; et la chaise courait toujours, et roulait maintenant sur une route détrempée par les pluies d’hiver, au milieu d’une campagne déserte et silencieuse.
Cependant, l’air frais de la nuit commençant peu à peu à dégriser Léon, ses souvenirs revenaient plus cuisants, plus amers, et le remords éleva de nouveau sa grande voix dans son cœur.
– Non ! non ! s’écria-t-il tout à coup, s’arrachant à l’étreinte de celle qu’il aimait, non, je suis un infâme ! Arrêtez, je ne veux pas abandonner ma femme et mon enfant.
Turquoise avait prévu cette réaction.
– Soit, dit-elle ; vous voulez retourner à Paris ?
– Oui.
– Alors nous nous dirons un éternel adieu ?
Léon tressaillit, frissonna ; cette longue lutte qui, depuis quelques heures, s’était plusieurs fois élevée en lui, puis éteinte, entre la raison, le devoir et l’amour, se ralluma plus ardente que jamais, et, cette fois, l’amour sembla vaincu.
– Je ne veux pas laisser mon fils ! Arrêtez… cria-t-il.
La jeune femme ouvrit la portière.
– Arrêtez, postillon, dit-elle avec calme.
La chaise s’arrêta.
– Mais, dit Turquoise, je ne puis vous laisser, mon bien-aimé, au milieu de cette campagne déserte. Nous sommes à cinq lieues de Paris.
– Je retournerai à pied, dit Léon avec fermeté.
– Non, je vais vous reconduire. Et elle cria : – Postillon, tournez bride !
– Madame, répondit le postillon à perruque blonde en se tournant à demi sur sa selle, nous avons fait quatre lieues trois quarts, et nous touchons au relais ; mes chevaux n’en peuvent plus.
– Eh bien, dit Turquoise, allons au relais. Nous y trouverons des chevaux frais.
Léon courba le front en signe d’assentiment. Et puis, pouvait-il refuser à la femme qu’il aimait de passer encore une heure avec elle ? La voiture repartit. Elle roula un quart d’heure encore, puis elle s’arrêta devant une maison isolée sur la gauche de la route, une véritable auberge de province, de celles qui ne vivent que des relais de poste et sur la porte desquelles pend une mélancolique branche de houx.
– Ohé ! les chevaux ! cria le postillon à perruque blonde.
À ce cri, la porte s’ouvrit, et un homme qu’on aurait pu reconnaître pour maître Venture, le majordome de madame Malassis, déguisé en hôtelier, se montra sur le seuil, une lanterne à la main.
– Des chevaux, mon petit ? répondit-il ; je n’en aurai que dans deux heures. Toute l’écurie est dehors. Un Anglais vient de passer qui a payé double, et… tu comprends ?
– Fatalité ! murmura Léon.
– Deux heures ! s’écria Turquoise avec joie, jetant de nouveau son bras autour du cou de Léon Rolland, j’ai donc deux heures à passer avec toi, mon bien-aimé ?
Léon frissonna… la voix de l’amour s’éveillait de nouveau au fond de son cœur.
Turquoise s’élança lestement hors de la voiture, et en deux bonds elle se trouva sur le seuil de l’auberge. Léon la suivit.
Cependant le postillon à perruque blonde avait eu le temps d’échanger un regard avec la jeune femme, et ce regard était tout un drame dans lequel le malheureux Léon était menacé du rôle de victime.
Au moment où la voyageuse franchissait le seuil de l’auberge, le prétendu hôtelier lui dit rapidement : – Je suis ici par ordre ; tout ce que je ferai sera bien fait.
Léon n’entendit rien. Il suivait Turquoise avec la docilité résignée d’un esclave, et il pénétra après elle dans la cuisine, la salle d’entrée et de réunion de toutes les auberges de province.
La jeune femme alla s’asseoir au coin d’un grand feu qui éclairait toute la pièce ; puis tendant la main à Léon :
– Cher ami, lui dit-elle, j’avais donc fait un rêve en nous voyant réunis pour toujours… puisque nous allons nous quitter ?
Léon courba la tête et ne répondit pas. Le souvenir de son enfant était tenace et plein de force dans ce moment.
Turquoise poussa un profond soupir, et reprit :
– Hélas ! j’avais le pressentiment de mes tortures, le jour où je vous vis pour la première fois. Tenez, mon ami, il faut que je vous fasse cet aveu, car je ne vous ai jamais dit comment je vous ai vu et aimé…
En serrant avec une sorte d’ardeur fiévreuse la main qu’elle tenait dans les siennes :
– Écoute, dit-elle… C’était un soir de l’automne dernier. Au milieu de ma vie oisive et opulente, moi qui n’avais pas le temps de former un souhait qu’il ne fût accompli, moi qui voyais à mes genoux une jeunesse élégante et millionnaire, je m’ennuyais horriblement. J’avais le cœur vide, je n’avais jamais aimé. Ce soir-là, j’eus la fantaisie d’aller, avec ma femme de chambre, vêtue en grisette, avec des mitaines et un petit bonnet de ruban, danser à Belleville dans un bal champêtre. Ce fut là que je vous rencontrai ; vous étiez entré avec votre femme et vous regardiez danser. Vous voir et vous aimer fut pour moi l’histoire d’une minute. Je vous fis suivre, je sus qui vous étiez ; pendant deux mois je passai presque tous les jours devant votre atelier… Quand je vous avais aperçu, j’étais heureuse pour la journée ; quand je ne vous voyais pas… oh ! alors…
Elle appuya la main sur son cœur :
– Alors, acheva-t-elle d’une voix étouffée, je souffrais comme je souffre à cette heure où nous allons nous séparer.
Léon vit une larme perler au bout des longs cils de Turquoise.
– Mais pourquoi partez-vous ? s’écria-t-il.
– Pourquoi ? mais parce que je vous aime.
– Restez donc alors, balbutia d’une voix tremblante le pauvre insensé.
– Non, car je suis jalouse et je ne veux pas de partage… Tout ou rien !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Léon, je ne puis pas, je ne veux pas quitter mon enfant.
Turquoise allait sans doute répondre, lorsque le postillon à perruque blonde et l’aubergiste, qui jusque-là étaient demeurés occupés hors de l’auberge à dételer et remiser les chevaux, firent irruption dans la salle.
– Quel ennui ! murmura Turquoise à mi-voix, ces gens-là vont nous voler nos dernières heures de tête-à-tête.
Mais comme s’il eût deviné, maître Venture se hâta de dire :
– Les chevaux ne seront pas ici avant deux heures. Si madame voulait monter au premier, j’ai fait faire du feu dans la chambre des voyageurs.
Turquoise se leva alors et fit à Léon un signe de tête qui voulait dire :
– Venez, au moins nous serons seuls.
– Si madame voulait prendre un potage ? ajouta l’hôtelier improvisé.
– Oui, répondit-elle.
– Madame va être servie sur-le-champ.
Venture prit un flambeau et montra le chemin.
Ce qu’il appelait la chambre des voyageurs était une petite pièce assez proprette, garnie de vieux meubles, d’un papier à douze sous encore frais, et d’une pendule à colonnes. Au fond, on voyait une alcôve fermée où il y avait deux lits. Un grand feu flambait dans la cheminée. Une maritorne encore assez jeune, que maître Venture avait fait lever à la hâte, dressait prestement une table auprès du feu.
Puis maître Venture arriva, portant avec emphase deux bouteilles poudreuses, un poulet froid et un potage.
Léon regardait machinalement tous ces préparatifs.
– Ami, lui dit Turquoise en s’asseyant devant la table, ne prendrez-vous pas une cuillerée de potage avec moi ?
Elle essaya de sourire.
Maître Venture sortit.
Turquoise prit une des bouteilles et versa à boire à Léon.
– Je n’ai ni faim ni soif, murmura-t-il.
– Eh bien, buvez, pour l’amour de moi.
Elle attacha sur lui ce regard plein de séduction auquel il ne pouvait jamais résister.
– Je le veux ! dit-elle avec une mutinerie charmante.
Léon prit son verre et le vida d’un seul trait.
Turquoise voulut en faire autant, mais elle reposa le sien sur la table, en disant :
– Quel verjus ! c’est du vin de Suresnes.
Et elle jeta le contenu du verre dans la cheminée et le remplaça par de l’eau.
La jeune femme trempa ses lèvres dans le potage borgne de maître Venture, suça une aile de la volaille desséchée, et repoussa la table au bout de dix minutes.
– Au lieu d’avoir faim, dit-elle, j’ai envie de pleurer.
Elle passa ses bras au cou de Léon.
– Mon pauvre ami ! murmura-t-elle.
Léon sentit son cœur se briser.
Et ils passèrent une heure la main dans la main, se regardant, les yeux pleins de larmes…
Turquoise jouait admirablement son rôle. Elle savait emprunter à la passion ses formes les plus enchanteresses, ses mots les plus sentis, ses accents les plus sympathiques.
Pendant une heure, Léon prêta l’oreille comme dans un rêve on écoute quelque voix harmonieuse qui descend du ciel, et en même temps que chancelait sa résolution de retourner à Paris, ses sens s’alourdissaient peu à peu, comme s’il eût été pris de vin. Il n’avait plus, c’était sa conviction, que quelques instants à passer avec cette femme aimée, et pourtant il éprouvait comme un impérieux besoin de sommeil ; il la regardait, il l’écoutait, il aurait voulu parler… Mais son regard s’était voilé, et bien qu’il ne perdît pas un mot de ce qu’elle disait, il essayait vainement de proférer une parole.
Turquoise ne paraissait point s’apercevoir de ce singulier malaise ; elle continuait à lui prodiguer les caresses les plus tendres, les noms les plus doux, tandis que cette sorte d’absorption physique s’emparait de lui peu à peu. Léon succombait-il à un excès de fatigue ? ou bien était-il victime de quelque mystérieux narcotique mélangé avec le vin qui lui avait été versé ?
Cette dernière hypothèse était la plus admissible, si l’on songeait au geste de dégoût échappé à Turquoise lorsqu’elle avait trempé ses lèvres dans son verre, puis jeté le contenu dans la cheminée.
En outre, et cela devait encore corroborer cette opinion, le physique seul était frappé d’anéantissement chez Léon Rolland. Il ne voyait plus, ne parlait plus et continuait à entendre. Il vint un moment où il se renversa sur sa chaise comme un homme qui s’endort. Vainement il essaya de secouer cette torpeur, vainement il voulut se relever, rouvrir les yeux et parler… Subitement frappé de paralysie, il continuait cependant à entendre la voix de l’enchanteresse, mais ses yeux étaient fermés, son corps était immobile… On eût juré qu’il dormait.
Turquoise cessa tout à coup de parler.
Léon l’entendit se lever, marcher sur la pointe du pied, ouvrir la porte et appeler.
Il fit un dernier effort pour rompre ce charme d’une bizarrerie toute nouvelle, il n’y put parvenir. Il entendit donc Turquoise sortir sur la pointe du pied et appeler doucement dans l’escalier.
Puis des pas se firent entendre à son oreille, et maître Venture entra suivi du postillon à la perruque blonde.
– Mes amis, dit la voyageuse à mi-voix, je ne continuerai pas ma route cette nuit ; mon mari…
Elle appuya sur ce dernier mot.
– Mon mari dort, il a passé deux nuits sans sommeil.
– Pauvre cher homme ! murmura maître Venture.
– Vous tiendrez les chevaux prêts pour demain matin.
– Oui, madame…
– Maintenant tâchez de porter monsieur sur son lit, et faites-le avec précaution, ce serait un crime de l’éveiller… il dort si bien.
Léon entendait tout ; mais vainement il voulut secouer le sommeil ou plutôt la torpeur qui l’étreignait… On eût dit qu’il était mort.
Maître Venture et Rocambole, toujours déguisé en postillon, s’emparèrent de Léon Rolland et le portèrent sur le lit, puis ils fermèrent l’alcôve. Léon ne put parvenir à faire un mouvement. Il entendit à travers la porte Turquoise qui disait :
– Je vais laisser dormir ce pauvre ami ; remettez du bois ; je passerai le reste de la nuit au coin du feu.
Les ordres donnés par la jeune femme furent exécutés. Léon entendit jeter du bois dans l’âtre, puis un bruit de chaises remuées lui apprit que Turquoise s’apprêtait à dormir. Et vainement il essayait de sortir de sa léthargie, ou tout au moins d’en comprendre la cause. Il finit par se persuader qu’il dormait réellement et était le jouet d’un cauchemar.
Mais il y avait à peine une heure qu’il se trouvait sur le lit qu’un grand bruit, un véritable vacarme arriva jusqu’à lui venant du dehors. C’étaient des grelots, des claquements de fouet, le roulement d’une voiture, le trot précipité de plusieurs chevaux. Tout cela vint s’arrêter à la porte de l’hôtellerie.
En même temps on heurta violemment à cette même porte, et une voix inconnue à Léon cria :
– Ohé ! l’hôtelier, ohé !
Au son de cette voix, Léon entendit Turquoise pousser un cri d’épouvante.
– C’est lui ! dit-elle.
– Qui, lui ?
Léon s’adressa cette question, essayant toujours de triompher de son état de mutisme et d’immobilité.
La porte de l’hôtellerie s’ouvrait pendant ce temps, et la voix de maître Venture criait : – Que me veut-on ?
Et l’inconnu de répondre : – Est-ce ici le relais de la poste ?
– Oui, mais je n’ai pas de chevaux.
– Avez-vous vu, dans la nuit, passer une chaise de poste ? continua la voix.
– J’en ai vu deux. La première était à un Anglais.
– Et la seconde ?
– À une dame qui voyage avec son mari.
De même que Turquoise s’était écriée : « C’est lui ! » la voix murmura avec colère : « C’est elle ! »
– Y a-t-il longtemps qu’elle est passée ? reprit le nouvel arrivant.
– Elle n’est point passée.
– Comment ! plaisantez-vous ?
– Je veux dire qu’elle est demeurée ici. La dame et son mari sont couchés là-haut !
Léon entendit un juron énergique, puis un cri mêlé de colère et de joie.
– Ah ! dit la voix, c’est l’enfer qui m’amène.
Et, tout aussitôt, des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, la porte de la chambre vola en éclat, et Turquoise poussa un nouveau cri de terreur.
Léon aurait donné la moitié de sa vie pour retrouver la parole et le mouvement.
– Ah ! vous voilà ! tonna la voix, vous voilà ! et j’ai donc pu vous atteindre !
– Grâce ! murmura Turquoise.
– Non ! dit la voix, je vais vous tuer et lui aussi !
– Grâce ! grâce ! supplia la pauvre femme que Léon crut entendre tomber à genoux. Paul, pardonnez-moi !
– Jamais !
La voix inconnue était au diapason de la fureur.
– Grâce, Paul, grâce pour lui au moins ! répéta Turquoise affolée.
Et Léon l’entendit se lever et venir se placer devant la porte de l’alcôve.
– Ah ! ricana la voix, il est là ce bel amoureux, cet homme pour qui vous m’avez trahi, cet homme avec qui vous preniez la fuite !… Eh bien !… je vais le tuer…
Et ce bruit sec et régulier qui annonce qu’on arme un pistolet arriva aux oreilles du dormeur.
– Paul… Paul… grâce !… répétait Turquoise avec l’accent de la terreur poussée jusqu’à la folie… ne le tuez pas, au nom de Dieu, et je ferai tout ce que vous voudrez !…
– Ah ! ah ! ricana toujours la voix, en vérité !
– Je vous obéirai… je serai votre esclave, je vous aimerai…
Le cœur de Léon battait violemment. Il eût voulu pouvoir rompre les liens invisibles qui le garrottaient pour s’élancer et prendre à la gorge cet homme qui venait, par la violence, d’obtenir une semblable promesse.
– Ah ! vous m’aimerez ? fit la voix ardente et moqueuse.
– Je vous le jure !
– Vous m’obéirez ?
– Oui.
– Vous me suivrez ?
– Je vous suivrai.
Léon sentit son cœur défaillir et crut qu’il allait trépasser.
– Non, non, dit encore la voix, je ne crois plus à vos promesses. Quand je l’aurai tué, nous verrons.
L’homme se rapprocha de l’alcôve. Turquoise jeta un nouveau cri ; puis Léon entendit une lutte s’engager entre la jeune femme qui demandait toujours grâce et celui qui voulait le tuer ; puis l’homme triompha, jeta rudement à terre Turquoise épuisée et ouvrit l’alcôve.
Si brave que soit un homme, il ne se trouve pas garrotté et impuissant en face d’une mort certaine sans éprouver un premier moment de terreur. Léon, les yeux fermés, frappé de catalepsie, entendit que l’homme s’approchait de lui, il devina qu’il dirigeait contre lui le pistolet.
– Tenez, dit la voix à Turquoise, je vais le tuer raide sans le faire souffrir… Je suis humain, moi…
Turquoise ne poussait plus que des cris étouffés.
– Je vise à la tempe, continua la voix.
Léon se crut mort. Il songea à sa femme, à son enfant, recommanda son âme à Dieu et s’apprêta à mourir.
Cependant le coup ne partit pas.
– Bah ! dit tout à coup l’inconnu, ce n’est pas lui, après tout, qui est coupable, mais vous… Puisque vous m’offrez de me suivre, puisque vous me jurez que vous ne le reverrez jamais…
– Jamais ! s’écria Turquoise.
– Eh bien, je lui pardonne… venez.
Et Léon, qui s’attendait à mourir une seconde auparavant, distingua les pas de l’homme qui s’éloignait, puis Turquoise qui se mettait en marche ; il entendit la porte de la chambre s’ouvrir et se refermer, les pas descendre l’escalier ; le silence succéda alors au bruit. Il comprit que celui qu’elle appelait Paul lui enlevait Turquoise, et que s’il lui avait fait grâce de la vie, c’était en échange de cette femme que lui, Léon, ne reverrait jamais.
Et, vainement encore, il essaya de secouer sa léthargie, il n’y put parvenir.
Quel était donc cet homme qui venait ainsi reprendre la fugitive ? C’est là ce que nous allons vous dire.
Cet homme, c’était M. le vicomte de Cambolh lui-même.
L’ex-fils adoptif de la mère Fipart, métamorphosé en lion, avait appris de son illustre maître, sir Williams, l’art de changer de figure et de langage comme par enchantement.
Nous l’avons vu la veille au matin, en lion du boulevard, arrêter son coupé bas à la porte de Léon Rolland et l’emmener chez lui. Puis nous l’avons retrouvé, le soir, en costume de postillon, la face couleur de brique, le chef affublé d’une immense perruque blonde.
C’était ainsi qu’il était entré dans la prétendue auberge où la chaise de poste s’était arrêtée.
Lorsqu’il fit irruption dans la chambre où Turquoise feignait de dormir au coin du feu, tandis que Léon était immobile et paralysé sur son lit, le nouveau Protée avait passé une longue redingote dite à la propriétaire sur sa veste de postillon et ôté sa vaste perruque.
Sous ce troisième déguisement, inutile d’ailleurs, car la victime ne pouvait ouvrir les yeux, Rocambole n’avait plus aucun rapport ni avec M. de Cambolh, gentilhomme suédois, ni avec le postillon. Sa voix elle-même était devenue méconnaissable, et Léon Rolland crut l’entendre pour la première fois.
La scène qui venait d’avoir lieu était donc une comédie due au génie de sir Williams et dont nous connaîtrons bientôt le but.
Lorsque Turquoise et Rocambole, après être sortis de la chambre dont ils fermèrent la porte derrière eux, eurent descendu la dernière marche de l’escalier et se furent retrouvés dans la salle d’auberge, en face de maître Venture, ces trois personnages se regardèrent et se prirent à rire.
– Pauvre petit ! murmura Turquoise.
– Ma chère, dit le vicomte, tu seras bonne comédienne, tu sais pleurer et crier ; tu ferais une actrice de mélodrame assez remarquable.
– N’est-ce pas ? fit la jeune femme avec orgueil.
– Et Léon doit être persuadé que tu te sacrifies à ton tyran par amour pour lui.
– Très bien ! dit Turquoise. Mais, à présent, j’imagine que vous allez me donner des détails ?
– Sur quoi ?
– Mais sur ce que nous venons de faire, car je n’y comprends absolument rien.
– Ni moi non plus.
– Bah !
– Tu sauras tout cela à Paris.
– Comment ! je retourne à Paris ?
– Sur-le-champ.
– M’accompagnez-vous ?
– C’est inutile.
Et M. de Cambolh offrit son bras à la jeune femme, la fit sortir de l’auberge et la conduisit sous le hangar, où la chaise de poste attendait tout attelée, après avoir fait mine d’arriver un quart d’heure auparavant.
Turquoise y monta.
Un seul postillon conduisait à grandes guides.
Alors M. de Cambolh, espérant être entendu de Léon Rolland, reprit la voix qu’il avait un instant avant, et cria : – Holà ! postillon, à fond de train jusqu’à Paris, et ventre à terre ! deux louis de pourboire ! Et il ajouta : – Rue de la Ville-l’Évêque.
La chaise s’ébranla, le fouet claqua, les grelots retentirent, et Turquoise reprit au grand trot la route de Paris.
Quant à maître Venture et à M. de Cambolh, ils rentrèrent fort tranquillement dans l’auberge, où ils avaient d’autres ordres encore à exécuter.
Au moment où la jeune femme repartait, le jour commençait à naître. Elle arriva à Paris vers neuf heures du matin, et en entrant dans la cour de son hôtel elle apprit, par ce valet de chambre qui possédait toute la confiance de sir Williams, que Monsieur – ainsi désignait-elle Fernand Rocher – sortait à l’instant de chez elle.
Fernand, qui avait déjà pris l’habitude de venir voir sa chère Jenny de grand matin, lorsqu’il sortait à cheval, était venu ce jour-là comme à l’ordinaire ; et sans soupçonner le départ de Turquoise, sans questionner personne, il s’était dirigé aussitôt, jetant sa bride à un valet, jusqu’à son appartement. Mais là, il n’avait trouvé que la femme de chambre, qui lui avait remis le billet dicté la veille au soir par sir Williams.
Ce billet avait produit sur Fernand à peu près le même effet qu’une détonation d’arme à feu à l’oreille d’un cheval poltron. On pourrait dire qu’il s’était cabré.
Cependant, en relisant attentivement cette lettre dans laquelle la fugitive semblait laisser poindre une immense affection, il s’était calmé peu à peu et avait eu même le bon goût de ne point questionner la camériste sur les conditions ni l’heure du départ de sa maîtresse. Puis il s’en était allé, en annonçant qu’il reviendrait dans la soirée savoir si madame était de retour.
Il y avait dix minutes qu’il était parti lorsque la voyageuse arriva.
Le valet de confiance de sir Williams lui remit un pli cacheté.
Turquoise en brisant l’enveloppe reconnut l’écriture.
– C’est de mon maître, pensa-t-elle.
Mon maître était le nom qu’elle donnait à sir Williams.
« Ma chère belle, écrivait-il, vous arriverez probablement vers huit ou neuf heures, si mon ami le vicomte de Cambolh exécute et comprend bien mes volontés. Couchez-vous, défendez impitoyablement votre porte, surtout à Fernand, qui doit vous éveiller vers les quatre ou cinq heures. »
– Tout cela est un fameux imbroglio, murmura Turquoise, et que la dame de pique me porte malheur ou que je rencontre un homme à mauvais œil, si je sais quel rôle je joue entre ces deux amoureux et pourquoi je le joue…
Et cette boutade épanchée in petto, la coquette, qui n’oubliait jamais que l’arme sérieuse et presque unique de la femme est sa beauté, et que cette arme demande à être soigneusement entretenue, demanda un bain de lait, prit au sortir un potage moins aveugle que celui de maître Venture, fit tirer soigneusement les rideaux des croisées et de l’alcôve, se mit au lit dans une complète obscurité et s’endormit de ce sommeil calme et paisible des gens qui n’ont pas ou n’ont plus de remords. Peut-être même eût-elle un peu abusé de la permission de sommeil que lui avait accordé sir Williams, si ce dernier n’était venu l’éveiller.
En effet, brusquement appelée par son nom, six ou sept heures après s’être endormie, Turquoise, éveillée en sursaut et ouvrant aussitôt les yeux, aperçut son mystérieux protecteur.
Sir Arthur Collins avait ouvert les rideaux du lit et des croisées, à travers lesquels glissait un dernier rayon de jour.
La belle dormeuse le vit assis sur le pied de son lit, la regardant avec un flegme tout britannique.
– Allons, ma petite, éveillons-nous, et levons-nous.
– Ah ! dit-elle se frottant les yeux, je dormais si bien !
– Nous avons une grave affaire à traiter.
– Traitons, dit Turquoise.
– Cet hôtel te plaît-il ?
– Bah ! la belle question !
– Et trois cent mille francs avec feraient-ils ton affaire ?
Turquoise allongea dédaigneusement les lèvres.
– C’est peu, dit-elle. Fernand fera pour moi mieux que cela.
– Tu te trompes…
– Hein ? dit-elle en se redressant avec une souplesse de couleuvre.
Mais sir Arthur ne sourcilla point.
– Ma fille, dit-il avec calme, tu n’as pas de mémoire, et tu oublies toujours que, sans moi, Fernand ne saurait pas que tu existes.
– C’est vrai, mais… après ?
– Cela veut dire que Fernand ne fera pour toi que ce que je voudrai.
– Comment ! dit Turquoise, je n’ai donc pas le droit de faire ce que je veux ?
– Non.
Ce non était accentué si nettement, que Turquoise comprit qu’il lui faudrait compter avec son adversaire.
– Mais enfin, dit-elle, vous n’êtes pas son tuteur, après tout, et s’il lui plaît de se ruiner pour moi…
Sir Arthur haussa les épaules.
– Ah çà ! ma toute belle, répliqua-t-il d’une voix câline, vous n’êtes donc pas une femme d’esprit, comme je le croyais, que vous vous imaginiez que je fais simplement vos affaires et non les miennes.
– C’est juste, murmura-t-elle en se mordant les lèvres, vous voulez une commission.
– Oui, une commission de deux millions.
Turquoise fit un soubresaut.
– Vous êtes fou ! dit-elle.
– Mais non, reprit sir Arthur. Je fais des affaires, voilà tout.
La jeune femme se leva, passa une robe de chambre, et alla s’asseoir dans un fauteuil, aussi calme, aussi flegmatique que l’était son interlocuteur lui-même.
– Quand on veut trop avoir, on n’a rien, dit-elle. Fernand m’aime, il fera ce que je voudrai.
Mais sir Arthur n’avait rien perdu de son sang-froid.
– Tu te trompes, dit-il, car je n’ai qu’un mot à dire pour que Fernand ne te revoie jamais. J’ai dans les mains l’une de tes lettres à Léon Rolland.
Elle pâlit et frappa du pied avec colère.
– Eh bien ! je lui dirai tout… et il me pardonnera.
Sir Arthur tira un petit poignard de sa poche et le dégaina fort tranquillement.
– Voilà, dit-il, qui vaut mieux encore qu’une lettre.
Turquoise tressaillit et étendit la main vers un cordon de sonnette.
Le baronet se prit à rire.
– Vous savez bien, chère belle, que tous vos gens m’appartiennent, et que, si je vous tuais, ils m’aideraient à faire disparaître les traces de mon crime.
La main de Turquoise lâcha le cordon de la sonnette, et la jeune femme poussa un soupir.
Elle était pieds et poings liés dans les griffes de son terrible protecteur.
– Voyons, reprit celui-ci, vous n’êtes pas dans votre bon sens, mon cher ange, et vous ne vous souvenez déjà plus que, il y a un mois, vous grelottiez devant trois bûches de bois vert, à un cinquième étage de la cité des Martyrs. On vous donne un hôtel de cinq cent mille francs, un mobilier de cent mille écus, un titre de quinze mille livres de rente, et vous vous plaignez !
– C’est juste, murmura la courtisane.
– Avec un hôtel comme celui-ci, poursuivit l’Anglais, il ne tiendra qu’à vous de vous faire épouser par un nabab.
– Allez, dit Turquoise, faites vos conditions, je les accepterai.
– Très bien, vous devenez raisonnable.
Et sir Arthur vint s’asseoir auprès d’elle.
– Nous disons donc, fit-il, que vous acceptez ?
– Oui ; mais je ne vois point venir les deux millions si vite : il faut du temps…
– C’est une erreur, nous les aurons demain si vous êtes adroite.
– Demain ! Quelle folie !
– Je parle sérieusement. D’ailleurs, acheva sir Arthur, nous sommes pressés.
– C’est un tort. Fernand est plus riche qu’un roi de l’Inde. Avec de la patience on aurait mieux que cela.
– Autre erreur ! Quand M. Fernand Rocher a épousé mademoiselle Hermine de Beaupréau, il n’avait pas le sou. Mademoiselle Hermine venait d’être mise en possession de douze millions ; or, par contrat de mariage, car ils sont unis sous le régime dotal, la femme a reconnu à son mari un apport de trois millions : c’est donc là l’unique somme dont il puisse légalement disposer.
– Ah ! fit Turquoise désappointée.
– Or, poursuivit sir Arthur, il a déjà entamé le premier million par l’achat de l’hôtel ; quand j’aurai pris les deux autres pour moi, et vous, vos trois cent mille francs, il restera peu de chose. Le reste est à son fils et nul n’y peut toucher.
– Fort bien, mais la difficulté est de prendre ces deux millions trois cent mille francs.
– Rien n’est plus facile.
– Comment !
– Ma chère, un homme qui donne un hôtel ne se refuse jamais à assurer l’avenir d’une femme qu’il aime, et il souscrit sans sourciller un contrat de cent mille écus de rente.
– Mais, mon cher, cent mille écus ne sont pas soixante mille livres de rente.
– J’ai trouvé le moyen de remédier à cette différence de chiffre.
– Ah ! par exemple, je serais curieuse de connaître le moyen.
– Alors, écoutez. Quand un homme est gris d’une certaine façon, c’est-à-dire avec de certains vins, il y voit mal.
Sir Arthur tira de sa poche un portefeuille duquel il sortit cinq feuilles de papier timbré qu’on appelle papier de commerce et qui sert à faire des billets. Puis il en mit une sous les yeux de la jeune femme.
– Regarde bien, dit-il.
– Ma foi, répondit-elle, je vois des lettres de change de dix mille francs.
– Si tu savais la chimie, la fille, tu devinerais…
– Quoi ?
– Qu’il est de certaines encres qui sont susceptibles de ce qu’on nomme lavages. Celles dans la composition desquelles on n’emploie pas la noix de galle, par exemple, sont de ce nombre.
– Et celle avec laquelle…
– J’ai écrit ces cinq lettres en est dépourvue complètement.
– Je devine.
– Ah ! enfin.
– C’est-à-dire que lorsque Fernand aura signé ces cinq lettres avec de la belle et bonne encre prise dans mon écritoire, on lavera les lettres moins la signature, et on les remplira comme on voudra.
– Vous êtes d’une intelligence remarquable, dit sir Williams en souriant, et vous comprenez à demi-mot. Ainsi, voilà qui est convenu, vous allez, ma chère amie, prendre vos dispositions pour que ce bélître de Fernand signe ces cinq lettres, puis qu’il écrive au bas le mot sacramentel accepté, et qu’il signe en dessous.
– Ma foi ! murmura Turquoise émerveillée, ceci est superbe, mais impraticable.
– Pourquoi ?
– Mais parce que les lettres arrivées à échéance, il reconnaîtra qu’il a été dupe d’une escroquerie si on lui réclame cinq cent mille francs au lieu de cinquante mille ; il refusera de payer, déposera une plainte au parquet et nous enverra vous et moi en cour d’assises.
– Tout ce que tu dis là est fort juste ; mais ce n’est point à Fernand que les lettres seront présentées.
– À qui donc ?
– À sa femme.
– Pourquoi pas à lui ?
– Tu le sauras tout à l’heure. Donc les lettres seront présentées à sa femme, qui payera pour que la mémoire de son mari ne soit pas ternie.
– Comment ! sa mémoire ?
– Oui, sa mémoire…
– Il mourra donc ?
– J’en ai peur…
Cette fois Turquoise regarda sir Arthur et recula frissonnante.
– Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle.
– Mon Dieu ! dit le baronet avec son calme habituel, la première lettre de change ne doit échoir que dans trois mois. Qui sait ? en trois mois, on voit tant de choses.
La jeune femme était pâle, ses dents claquaient de terreur, l’atroce sang-froid de l’infâme Andréa la révoltait.
– Non, non, dit-elle, je ne serai jamais complice d’un pareil crime. Je suis, c’est vrai, une femme sans cœur et sans pudeur, mais je ne veux pas assassiner…
Sir Arthur reprit fort tranquillement son poignard qu’il avait placé sur la cheminée.
– Vous êtes une sotte, dit-il, et vous marchandez la vie des autres au lieu de songer que la vôtre m’appartient.
Et il fit étinceler la lame de son stylet à la lueur d’une bougie qui brûlait sur la cheminée, et comme Turquoise courbait le front et demandait grâce par son attitude suppliante, il se pencha sur elle et lui dit : – Écoute…
Que s’était-il passé entre sir Williams et Turquoise, à partir de ce moment où le baronet s’était penché à son oreille en lui disant : écoute ? C’est ce qu’il nous est impossible de dire, au moins pour le moment.
Mais, le soir, c’est-à-dire vers sept heures, l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque avait pris un air de fête discret. L’escalier était garni de fleurs, le salon éclairé comme pour un bal. Turquoise était sous les armes, c’est-à-dire qu’elle avait fait une charmante toilette, comme s’il se fût agi d’aller aux Bouffes ou au bal, à la robe décolletée près, cependant, qu’elle avait remplacée par une robe montante d’un bleu éclatant.
Pourtant Turquoise ne devait pas sortir, et elle n’attendait qu’un seul visiteur : c’était Fernand.
Elle lui avait écrit :
« Venez dîner avec moi ; vos arrêts sont levés. Je vous attends à sept heures. »
Et elle l’attendait, en effet dans le salon, coquettement assise devant son piano, sur lequel elle répétait avec une certaine facilité tous les lambeaux de valses et de polkas qu’elle avait appris jadis dans son pensionnat.
À sept heures précises elle entendit rouler une voiture dans la cour.
– Le voici, pensa-t-elle. Il est exact comme un amoureux.
Deux minutes après, Fernand parut.
Turquoise ne se leva point. Elle se contenta de tourner à demi la tête, de lui envoyer un sourire en lui tendant sa petite main.
– Bonjour, ami, dit-elle, comme si elle l’eût quitté une heure auparavant.
Il courut à elle avec l’empressement d’un écolier, saisit la main qu’elle lui tendait en souriant.
– Enfin, dit-il, enfin, je vous revois !
– Avez-vous pu croire, fou que vous êtes, que vous ne me reverriez plus, dites ?
– Que voulez-vous ! quand on aime comme je vous aime, le moindre nuage à l’horizon apparaît comme un ouragan.
– Eh bien, répondit-elle en souriant, l’orage est passé… voici le soleil. Et elle lui sourit de nouveau, en ajoutant :
– Que penseriez-vous, si je vous disais la vérité ?
– Oh ! dites.
– Eh bien, je n’ai pas quitté Paris.
– Vraiment ?
– Ni cet hôtel.
Il eut un geste d’étonnement.
– Ce matin, dit-elle, j’étais cachée au second étage, quand vous êtes venu, et, abritée derrière une persienne, je vous ai vu vous en aller à cheval.
– Et vous avez eu la cruauté de ne pas me rappeler ?
– J’ai eu cette cruauté.
– Mais pourquoi ? quel crime ai-je donc commis ? demanda-t-il d’un ton à demi suppliant.
– Caprice de femme, répondit-elle en lui tendant son front à baiser. Mais, du reste, vous êtes pardonné, acheva-t-elle. Ainsi, ne vous plaignez plus.
Fernand remarqua alors que les candélabres brûlaient sur la cheminée du salon, comme il avait remarqué déjà l’aspect de fête de tout l’hôtel.
– Est-ce que vous attendez du monde ? fit-il.
– Je donne à dîner.
– À qui ?
– Chut ! dit-elle, vous le verrez bien tout à l’heure ; qu’il vous suffise de savoir, mon ami, que le convive que je reçois ce soir est, à mes yeux, un de ces personnages pour lesquels on voudrait posséder un palais de marbre, les vins les plus exquis, les mets les plus délicats.
– Diable ! murmura Fernand, vous m’intriguez.
Le valet de chambre de Turquoise ouvrit la porte à deux battants :
– Madame est servie, dit-il.
– Votre bras, ami !
Fernand, un peu étonné qu’elle n’attendît point le convive dont elle parlait avec un tel enthousiasme, se leva et lui offrit son bras. Elle s’appuya dessus avec abandon et le conduisit dans la salle à manger, une vaste et belle pièce à meubles et boiseries de chêne clair, dont le sol était jonché d’un tapis turc, et au milieu de laquelle Fernand vit étinceler, sous la clarté rutilante des bougies, les cristaux et la vaisselle plate d’une petite table merveilleusement dressée et servie.
À son grand étonnement encore, Fernand ne vit que deux couverts.
– Mais, dit-il, ce convive…
Elle l’enveloppa de son regard et de son sourire.
– Puisque vous m’avez donné un hôtel, des gens, des voitures, n’est-il pas juste que vous jouissiez de tout cela ? Nous allons dîner en tête à tête.
La jeune femme se mit à table. Aussi demeura-t-il ébloui, murmurant : – Suis-je chez une fée ?
– Vous êtes chez vous, dit-elle.
Il est de certaines situations qui sont indescriptibles et impossibles à raconter.
Turquoise apparaissait à Fernand Rocher plus belle que l’Hébé mythologique ; elle lui versait à boire, et il buvait en la regardant. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que Turquoise, tandis que Fernand se laissait gagner petit à petit par l’ivresse, conservait tout son sang-froid, approchait son verre de ses lèvres et ne le vidait pas.
Deux heures après, ils quittaient tous deux la salle à manger et entraient dans le boudoir.
Là, Fernand se laissa tomber sur un sofa, regardant Turquoise avec extase.
Mais Turquoise était devenue tout à coup sérieuse, presque triste.
– Qu’avez-vous ? lui demanda Fernand, surpris de cette tristesse.
– Moi ? fit-elle ; mais absolument rien, mon ami.
– Vous êtes triste…
– Peut-être le bonheur l’est-il !…
Et Turquoise soupira.
– Ah ! dit Fernand, vous me cachez quelque chose, j’en suis sûr.
Turquoise baissa la tête et se tut.
– Jenny, s’écria le jeune fou en s’agenouillant devant elle, vous pleurez !…
En effet, une larme perlait au bout de ses cils.
Elle détourna la tête.
– Vous vous trompez, dit-elle, je n’ai rien… rien absolument.
– Oh ! murmura Fernand, vous êtes triste, vous soupirez, vous pleurez, et je ne puis pas savoir… Mais, fit-il avec une animation croissante, je ne suis donc pas votre ami, je n’ai donc plus le droit de connaître la cause de vos douleurs ? Mais vous ne savez donc pas que je donnerais ma vie pour vous ?
Turquoise fondit en larmes.
– Vous ne pouvez rien, dit-elle.
– Je ne… puis… rien ?
– Non !
– Mais enfin, qu’avez-vous ?… Pourquoi pleurer ?
– Non, reprit-elle ; car si je vous confiais le tourment qui me dévore, vous voudriez savoir plus encore que je ne puis vous dire. Oh ! non, non, c’est impossible !
Fernand était à genoux, il tenait dans ses mains les mains de la jeune femme et les pressait tendrement.
– Jenny, murmura-t-il, permettez-moi une seule question…
Elle fit de la tête un signe affirmatif.
– Vous souffrez, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui…
– Puis-je soulager votre douleur ?
– Peut-être…
– Eh bien, alors, dites-moi simplement ce que je dois faire, et je le ferai sans demander aucune explication.
– Vous me le jurez, fit-elle.
– Je vous le jure.
Elle laissa échapper un cri de joie et murmura :
– Oh ! tu es noble et bon, mon Fernand. Et je t’aimerai toute ma vie, je le sens bien.
Elle parut hésiter encore.
– Voyons, interrogea Fernand, que dois-je faire ? Parlez !…
– Tenez, dit-elle enfin et comme faisant un effort sur elle-même pour vaincre une dernière et suprême répugnance, si ce n’était qu’il y va de la vie et de l’honneur d’une personne que j’aime presque autant que vous… ah ! je n’oserai jamais !…
– Osez, dit Fernand.
– Eh bien, fit-elle vivement et comme si chacune de ses paroles eût, en passant, brûlé ses lèvres, il y a à Paris, près d’ici, un homme qui tient à moi par les liens du sang, un homme qui est presque mon père, et que j’aime comme tel, qui se brûlera la cervelle demain si vous ne le sauvez…
Fernand lui tendit la main.
– Petite folle ! dit-il ; et c’est pour une semblable misère que tu pleures ? pour de l’argent ? Voyons ! combien faut-il pour sauver cet homme ?
– Une somme énorme… balbutia-t-elle.
– Mais encore ?
Turquoise poussa un gémissement lamentable.
– Cinquante mille francs ! dit-elle.
Fernand se prit à rire d’un rire aviné.
– Mais c’est moins que rien ! dit-il… Je vais te donner un bon sur mon banquier.
Elle secoua la tête.
– Non, dit-elle, ce n’est pas cela.
– Comment ! tu ne veux pas cinquante mille francs ?
– Si, fit-elle d’un geste.
– Eh bien, donne-moi une plume…
– Vous m’avez juré de ne pas m’interroger, n’est-ce pas ?
– Je renouvelle mon serment.
– Alors, écoutez. Ce n’est pas un bon de cinquante mille francs que je veux.
– Qu’est-ce donc ?
– C’est l’acceptation pure et simple de lettres de change dont le total équivaut à cette somme…
– Mais…
– Ne me demandez pas pourquoi, je ne puis vous le dire.
– Eh bien, où sont ces titres ?
– Je vais les chercher… attendez-moi deux secondes…
Elle lui adressa un sourire qui acheva de lui faire perdre le peu de raison qui lui restait, et s’esquiva du boudoir dans le salon, fermant soigneusement la porte après elle.
Le salon n’était plus éclairé comme avant le dîner. On avait éteint les bougies, les candélabres, le lustre, et le reflet seul du foyer jetait une lueur indécise sur les objets environnants. Au coin de la cheminée, un homme était assis, enveloppé dans un ample manteau, le front couvert d’un chapeau qui lui descendait jusque sur les yeux et dans lequel, vu la demi-obscurité qui régnait autour de lui, on aurait difficilement reconnu sir Williams.
Turquoise lui posa la main sur les épaules, se pencha sur lui et lui dit à l’oreille : – Donnez les lettres, il est prêt à tout.
Le misérable ouvrit son portefeuille et remit les cinq feuilles de papier timbré qui avaient été remplies dans toutes les règles.
– Voilà, dit-il. Quand tu tiendras la dernière signature, tu me rapporteras tout cela.
– Bien. Après ?
– Dame ! après, tu le rejoindras pour jouer l’autre comédie que tu sais.
– Dites la tragédie, murmura Turquoise dont la voix se prit à trembler.
– Ah ! ah ! dit Andréa ricanant à voix basse, ce sera curieux à entendre tout à l’heure la lutte nocturne de ces deux hommes qui vont s’égorger à coups de couteau. Léon est un hercule ; si mon petit Cambolh lui a fait sa leçon, il aura tué Fernand en dix secondes.
– Mon Dieu ! murmura Turquoise, mais que vais-je devenir pendant ce temps-là ?
– D’abord tu te réfugieras dans le cabinet de toilette.
– Mais après… il me tuera !
– Non, car on arrivera à ton secours.
– Mais les conséquences ?
– Eh bien, on va t’arrêter, tu seras interrogée, il sera prouvé clair comme le jour que deux hommes se sont égorgés chez toi par jalousie, voilà tout. Ta réputation en souffrira, mais on te relâchera et tu deviendras à la mode pour les imbéciles ou les excentriques.
– Ah ! murmura Turquoise, c’est horrible ! je ne veux pas.
– Allons donc ! tu sais bien que tu n’as pas à choisir… répondit-il froidement.
Turquoise se tut ; elle avait la conviction profonde que sir Williams la tuerait, si elle n’était point jusqu’au bout son instrument passif. Elle prit les lettres de change et reparut dans le boudoir où Fernand attendait. Fernand était à peu près gris ; tout tournait autour de lui, et, bien que le boudoir fût éclairé par une seule bougie, il croyait en voir une douzaine.
Du reste, en prévision de l’horrible drame préparé par l’infâme Andréa, il n’y avait pas de feu dans le boudoir ; de telle façon que, si on venait à souffler cette unique bougie, la pièce tout entière se trouverait dans les ténèbres.
Turquoise étala les cinq lettres de change sur une table, mit une plume dans les mains de Fernand, et lui fit écrire cinq fois son nom précédé de ce terrible mot qui constitue la lettre de change et expose le débiteur à toutes les rigueurs de la prison pour dettes : Accepté pour.
Fernand, qui voyait les murs, les tableaux, les bougies tourner autour de lui, eut même toutes les peines du monde à écrire lisiblement, mais enfin il écrivit.
Turquoise lui pressa la main.
– Merci pour lui que tu sauves, murmura-t-elle.
Elle s’empara des cinq lettres, retourna dans le salon et les tendit à sir Williams, qui les prit et les plia soigneusement.
– Très bien, dit-il. Maintenant retourne à ton poste, l’homme au couteau va venir.
Turquoise repassa dans le boudoir, et Andréa tira son portefeuille pour y mettre les lettres de change. Mais il tressaillit soudain : il avait cru entendre derrière lui comme la respiration d’un être humain. Il se retourna…
Le feu mourant ne jetait plus qu’une lueur indécise sur les objets environnants ; mais le misérable aperçu cependant, à deux pas de lui, une ombre immobile, et du sommet de cette ombre, il vit jaillir deux points lumineux, étincelant dans l’obscurité comme les yeux d’un tigre…
Un sauveur arrivait-il donc au malheureux Fernand Rocher ?
Nous avons laissé Rocambole et maître Venture au moment où ils venaient de faire monter en chaise de poste Turquoise, repartant seule pour Paris et abandonnant Léon Rolland frappé d’une paralysie singulière ; mais quelques mots, qu’échangèrent alors les deux Valets-de-Cœur, vont nous l’expliquer sur-le-champ.
– Mort de ma vie ! murmura l’hôtelier improvisé en entrant dans l’auberge, si je comprends quelque chose à tout cela, je veux être pendu !
Rocambole se prit à rire.
– Mon brave, dit-il, sachez que jamais, un homme ne saura et ne comprendra tout ; cependant, je veux bien vous expliquer pourquoi ce bélître, qui entend tout et qui a eu tout à l’heure un fameux trac, ne peut dire un mot ni faire un mouvement.
– Ma foi ! murmura l’hôtelier, je ne crois pas aux sorciers et je le regrette, car c’est ou jamais…
– Maître Venture, reprit Rocambole, vous n’avez jamais été en Amérique ?
– Jamais.
– Alors, je vous dirai que les Américains ont pour voisins des sauvages ; des sauvages qui ont la peau huileuse, le teint jaune ou rouge, cela dépend, et des boucles d’oreilles aux narines.
– De jolis cocos, murmura Venture.
– Ces sauvages, continua Rocambole, possèdent les secrets les plus merveilleux en fait de simples et de plantes médicinales. Ce sont eux qui m’ont vendu cette poudre grise qui a le privilège de paralyser, pour un temps donné, tous les sens, à l’exception de l’ouïe.
– Et c’est cette poudre que j’ai mise hier dans le bordeaux !
– Bon ! Mais va-t-il rester longtemps comme cela, l’imbécile ?
– Jusqu’à demain soir.
– Et demain ?
– Cela me regarde.
– Qu’allons-nous faire donc d’ici là ?
– Mais, répondit fort paisiblement Rocambole, nous allons souper d’abord, puis nous nous coucherons.
Et, en effet, dix minutes après, le faux hôtelier et le faux postillon se mirent à table, burent et mangèrent copieusement, et allèrent se coucher.
M. le vicomte de Cambolh se mit au lit en s’adressant le monologue suivant : – Mon illustre maître, sir Williams, a de bien belles idées, et la petite comédie qu’il prépare pour demain soir a bien son mérite ; mais il faut convenir cependant, que j’ai eu tout à l’heure une fière tentation d’oublier mon rôle et d’envoyer mon bon ami Léon Rolland dans l’autre monde, pour lui faciliter le moyen de rejoindre son cher ami Guignon, qui fit une si belle culbute, il y a quatre ans, de la machine de Marly dans la Seine.
* *
*
Tandis que M. de Cambolh s’endormait fort paisiblement, Léon Rolland était toujours en proie à cette paralysie étrange qui ne lui avait laissé intact des cinq sens que celui de l’ouïe.
Douze heures s’écoulèrent pour lui dans cette horrible situation, pendant lesquelles, en proie à une fièvre brûlante, à une surexcitation mentale extraordinaire et qui tenait, pour ainsi dire, de l’ivresse, il analysa ou chercha à analyser, car sa raison s’en allait graduellement, sa situation et les événements qui venaient de s’accomplir. Pour lui, un fait seul dominait tous les autres : Turquoise avait demandé sa grâce à genoux. Mais il y avait un homme, un inconnu, quelque millionnaire sans doute, armé de son or comme d’un glaive invincible, à qui elle obéissait, dont elle s’était faite l’esclave, et qui disposait à son gré de sa destinée. Cet homme, cet inconnu, Léon croyait entendre encore le bruit de ses pas, le son de sa voix stridente et moqueuse ; et comme les colères de l’âme s’accroissent presque toujours de l’impuissance du corps, il jurait une haine mortelle à son rival…
Les yeux de Léon étaient fermés, et vainement il essayait de les ouvrir. Il n’y parvenait pas plus qu’à remuer un bras ou une main.
Cependant le chant matinal des oiseaux et un certain bruit qui s’était fait dans l’auberge lui apprirent que le jour avait succédé à la nuit.
Mais personne n’entra dans sa chambre. L’avait-on oublié ? le croyait-on parti ? Une horrible idée lui vint : dans l’état de léthargie où il était, il devait offrir toutes les apparences de la mort et la plus complète immobilité… Léon se souvint avoir entendu souvent citer des cas identiques au sien : l’histoire de gens enterrés tout vivants ; et il frissonna et sentit la folie le gagner.
Enfin la porte de sa chambre s’ouvrit. Des pas approchèrent.
– Tiens, dit une voix, celle de l’aubergiste, il est bon celui-là, il dort toujours, et il ne s’est pas réveillé cette nuit.
Et Venture s’en alla.
– Il reviendra dans une heure, pensa Léon, puis ce soir… Alors il me touchera, me secouera, croira que je suis mort et ira déclarer mon décès.
Sans doute que si l’affreuse situation où se trouvait Léon Rolland se fût prolongée quelques heures encore, il fût revenu à lui les cheveux blancs et vieilli de dix années ; mais sa léthargie cessa brusquement, et lorsque déjà il s’était résigné à cette mort anticipée, ses paupières, qui semblaient collées sur ses yeux, se détachèrent tout à coup, et il put voir…
Il éprouva comme un frissonnement dans tout le corps et put étendre un bras, puis un autre. Enfin sa bouche crispée s’ouvrit, ses dents se desserrèrent, et il retrouva l’usage de sa langue ; il s’en servit pour appeler.
L’aubergiste monta.
Maître Venture avait un air bonhomme et naïf qui excluait la pensée qu’il eût pu jouer un rôle actif dans la comédie de la nuit.
– Ah ! ah ! mon bourgeois, dit-il, enfin vous voilà réveillé ?
– Où est-elle ? demanda Léon avec exaltation.
Et, par un effort, il parvint à se mettre sur son séant.
– Vous avez un fameux sommeil tout de même, mon bourgeois, poursuivit l’hôtelier.
– Où est-elle ? répéta Léon.
– Qui, elle ?
– La dame qui était avec moi.
– Ah ! mon bon monsieur, répondit Venture, faut croire qu’elle ne tenait pas autant à vous qu’à l’autre… elle est repartie pour Paris.
Léon poussa une exclamation de rage. Ces mots lui enlevaient son dernier espoir, celui d’avoir eu le cauchemar et le délire. Ainsi tout était vrai… Turquoise était partie !
Léon sauta en bas du lit, sur lequel, on s’en souvient, il avait été porté tout habillé.
– Je veux aller à Paris ! s’écria-t-il.
Et il passa, pour ainsi dire, sur le corps de l’hôtelier, sortit de la chambre nu-tête, dans un état d’exaltation extraordinaire, et s’élança dans l’escalier.
Comme il allait traverser la cuisine sans s’y arrêter, une voix enrouée lui dit : – Hé ! notre bourgeois, si vous allez à Paris, je vous y conduirai.
Léon se retourna et aperçut assis au coin du feu, fumant sa pipe tranquillement, le postillon à cheveux roux qui, la veille au soir, conduisait à la Daumont la chaise de poste de Turquoise.
– Eh bien, dit Léon, des chevaux… des chevaux tout de suite !
– On y va, répondit le postillon sans se déranger. Le temps de casser une croûte et de prendre un verre de vin. Ohé ! Venture !
L’aubergiste descendit.
– Je ramène mes chevaux à Paris avec la voiture vide de l’Anglais ; je vais emmener monsieur par la même occasion. Par conséquent, donne-nous quelque chose à boire et à manger.
– Je n’ai pas faim, dit Léon.
– Bah ! vous avez soif… Et puis je vous conterai peut-être le secret de la petite dame.
– Vous ! exclama Léon.
– Moi.
Et le postillon s’attabla.
Ces dernières paroles avaient fouetté le sang de Léon, dont le délire mental était au comble.
Machinalement le pauvre fou se mit à table avec son convive, machinalement il tendit son verre, le fit emplir et le vida d’un trait.
Il voulait savoir.
L’aubergiste vint s’asseoir avec eux et versa de nouveau à boire à Léon Rolland.
– Que savez-vous donc ? demanda l’ouvrier, qui, pour la seconde fois, vida son verre d’un trait.
– Moi, dit le postillon, j’ai été au service de la dame et du monsieur.
– Ah ! rugit Léon.
– Mais buvez donc, dit l’aubergiste. Quand on va se mettre en route, il faut avoir l’estomac chaud.
Et il emplit encore son verre.
– Le monsieur est une canaille, un misérable, poursuivit le postillon, qui bat comme plâtre la petite dame, et qui, pour sûr, finira par la tuer…
– Oh ! s’écria Léon en prenant sur la table un grand couteau de cuisine, malheur à lui, alors !
– Si cet homme était mort, poursuivit le postillon, la petite dame, qui est folle de vous, serait la plus heureuse des femmes.
– Eh bien, murmura d’une voix sourde celui que l’ivresse commençait à gagner, je le tuerai !
Léon Rolland était un ouvrier sobre et laborieux, il ne s’était peut-être pas grisé deux fois en sa vie : aussi l’état de surexcitation nerveuse où il avait été jeté par sa léthargie et le vide de son estomac, car il n’avait rien pris depuis la veille, le rendaient très facile à enivrer. Ses hôtes lui versaient sans relâche du vin mélangé d’alcool, et il ne fallut pas un quart d’heure pour qu’il eût atteint un degré d’ivresse et de folie furieuses. Comme les hommes du peuple en général, Léon devait avoir le vin féroce.
L’aubergiste et le postillon le jetèrent dans un cabriolet attelé de deux chevaux.
– Venez, dit le postillon, si vous voulez le tuer, je vais vous mener au bon endroit.
Léon s’était emparé du couteau de cuisine et le brandissait avec rage. Ses yeux étaient injectés de sang, et il voyait tout en rouge autour de lui.
Le postillon s’était muni d’une bouteille d’eau-de-vie ; il fouetta ses chevaux, qui filèrent comme le vent et s’élancèrent vers Paris. Durant le trajet, il ne cessa d’exalter Léon et de le faire boire. Quand le cabriolet atteignit la barrière du Roule, l’ouvrier n’était plus un homme, l’ivresse en avait fait une bête fauve.
Le cabriolet descendit rapidement le faubourg, prit la rue de la Ville-l’Évêque et entra bruyamment dans la cour de l’hôtel de Turquoise.
– Venez, venez ! hurlait le postillon.
Léon descendit en trébuchant du cabriolet et gravit, le couteau à la main, les marches du perron.
La cour et l’escalier étaient déserts.
Le postillon le guidait en lui disant : – Tenez, je gage qu’il est là-haut… avec elle…
Et le pauvre ouvrier, rendu féroce par la jalousie et l’ivresse, le suivait, étreignant dans sa main crispée le manche de son couteau.
Ils traversèrent l’antichambre et arrivèrent à la porte du boudoir.
Là ils trouvèrent un laquais.
– Où allez-vous ? dit celui-ci.
Léon le repoussa brutalement.
– Je veux voir madame, dit-il.
– Madame n’y est pas, ou plutôt elle est avec monsieur.
Ces derniers mots achevèrent d’exaspérer l’ouvrier ; il renversa le laquais et frappa violemment à la porte du boudoir en criant :
– Ouvrez ! ouvrez ! ou j’enfonce la porte.
* *
*
– Maintenant, murmura Rocambole en s’esquivant, arrive que pourra… moi, je file…
Et il descendit sans bruit l’escalier.
Après avoir remis les lettres de change à sir Williams, Turquoise était rentrée dans le boudoir, où Fernand était à demi couché sur un divan, livré tout entier à cette béatitude extatique qui provient de l’ivresse mêlée à une surexcitation morale.
– Vous êtes noble et bon, mon ami, murmura-t-elle en s’asseyant près de lui, et il y a, à cette heure, un homme qui quitte cet hôtel en vous bénissant.
– C’est toi qu’il doit bénir, répondit Fernand, toi, qui es un ange !
Elle lui tendit son front.
– Mon Dieu ! dit-elle, je n’avais jamais été heureuse ainsi.
Et, pendant dix minutes, ils échangèrent les serments les plus solennels.
Mais, tout à coup, un bruit se fit au-dehors. Des pas gravirent l’escalier, des pas d’hommes… Des voix confuses se firent entendre.
À ces bruits Fernand se leva étonné.
– Ciel ! murmura Turquoise.
Et Fernand la vit pâlir et se troubler.
Les pas approchaient ; une voix irritée disait dans l’escalier :
– Je vous dis que madame est chez elle !
– Elle n’y est pas, répondait une autre voix, celle d’un laquais.
– Elle y est, vous dis-je, et je veux la voir !
Cette fois, Turquoise jeta un cri, se précipita vers celle des portes du boudoir qui communiquait à l’antichambre et donna un tour de clef.
– Que faites-vous ? s’écria Fernand stupéfait.
– Silence ! murmura Turquoise d’une voix éteinte.
On entendit une lutte, puis un poing vigoureux ébranla la porte.
– C’est lui ! exclama Turquoise, qui manifesta la plus vive terreur.
– Qui, lui ? demanda Fernand.
– Lui… lui !… dit-elle avec l’accent de l’épouvante. Fuyez… fuyez… par cette porte… là… Au nom du ciel… fuyez !
– Fuir ! s’écria Fernand. Mais, quel est donc cet homme qui ose ainsi pénétrer chez vous ?… Fuir !…
– Il vous tuera ! murmura-t-elle avec un redoublement d’effroi.
– Jenny ! ma bien-aimée, criait une voix au-dehors, une voix menaçante et que la fureur rendait méconnaissable.
« Jenny, ouvre-moi… Je te pardonnerai… c’est à lui que j’en veux…
Et on ébranla la porte au-dehors.
– Fuyez, Fernand, au nom du ciel ! répéta Turquoise. Cet homme qui vient, cet homme qui parle en maître, c’est lui, celui que j’aime !… Je vous ai trompé… pardonnez-moi…
Et comme la porte cédait, Turquoise renversa la bougie, qui s’éteignit.
Un homme s’élança au milieu des ténèbres, brandissant un couteau, cherchant dans l’ombre celui qu’il voulait égorger, et poussant des rugissements de fureur.
En même temps, Turquoise se glissait vers la porte du cabinet de toilette pour se sauver.
Mais, soudain, cette porte s’ouvrit et livra passage à un flot de clarté qui dissipa les ténèbres et illumina cette scène d’horreur.
Nous connaissons assez sir Williams pour savoir qu’il était brave. Il l’avait prouvé en maintes circonstances, et il jouissait même aux heures critiques d’un très grand sang-froid. Cependant, l’aspect de cette ombre immobile, le rayonnement de ces deux points lumineux produisirent une terrible impression sur lui. Involontairement il recula.
Alors l’ombre s’avança à son tour. Sir Williams recula et toujours l’ombre continua à marcher.
Le mur était derrière lui, et il ne pouvait aller plus loin. Alors l’ombre fit un pas encore, et sir Williams entendit le bruit léger d’une respiration, et sentit un souffle sur son visage.
– Qui êtes-vous ? qu’est-ce ? demanda-t-il, ne pouvant se défendre d’un effroi subit, lui qui ne tremblait jamais.
L’ombre ne répondit pas ; mais une main de fer saisit sir Williams à la gorge, et, en même temps, le misérable sentit qu’on lui appuyait sur le front quelque chose de froid.
Il comprit que c’était le canon d’un pistolet.
En même temps une voix de femme, mais une voix énergique, lui disait : – Il me faut les lettres de change !… ou vous êtes mort…
Cette voix fit tressaillir le coupable.
– Les lettres ! répéta l’ombre d’un ton impérieux, tandis que le pistolet était toujours appuyé sur le front du scélérat.
Sir Williams reconnut Baccarat à cet accent, et il comprit qu’elle n’hésiterait pas à le tuer s’il se faisait prier.
Il tendit les lettres silencieusement.
Mais Baccarat, car c’était bien elle, ne lâcha point le cou du baronet, que sa main gauche étreignait avec cette vigueur que nous lui connaissons, et qui décelait si bien en elle la robuste fille du peuple ; elle ne cessa point d’appuyer sur son front le pistolet qu’elle tenait de la main droite.
– Au feu ! dit-elle, jetez cela au feu sur-le-champ, ou vous êtes mort !…
Le baronet, à demi suffoqué par la rude pression des doigts nerveux de Baccarat, se trouvait précisément adossé au mur entre la porte du boudoir, qui s’était refermée sur Turquoise, et la cheminée dans laquelle achevait de se consumer un dernier tison.
Sir Williams y jeta les lettres.
Le papier, tombant dans le foyer, prit feu sur-le-champ, et un jet de flamme éclaira tout à coup le salon, et permit aux deux auteurs de cette scène de se voir tout entiers et en détails pendant l’espace de quelques minutes.
Sir Williams avait déjà reconnu Baccarat à sa voix.
La jeune femme était enveloppée d’une grande pelisse qui lui laissait les bras libres, et dont le capuchon, rejeté en arrière, découvrait sa belle tête pâle de courroux, et sa luxuriante chevelure blonde dont les boucles dénouées flottaient sur ses épaules.
Mais s’il était facile à sir Williams de reconnaître Baccarat, il était presque impossible à celle-ci de démêler le vicomte Andréa sous les traits burlesques, le visage d’ocre et les cheveux roux de sir Arthur Collins. Les lettres de change, en brûlant, jetèrent donc autour d’elle une clarté passagère, mais splendide, et le faux Anglais comprit, à l’expression du calme terrible dont la figure de son ennemie était empreinte, qu’il n’avait point de merci à attendre, et que s’il devait et pouvait se sauver, ce ne serait que par la ruse.
La force était impraticable.
Certes, M. le vicomte Andréa était cependant un homme aussi fort au physique qu’il l’était au moral, et dans une lutte corps à corps, il aurait triomphé bien assurément de Baccarat, malgré sa robuste vigueur. Mais elle avait l’avantage des armes à feu. Le baronet n’avait qu’à faire un mouvement, et le doigt rose de la jeune femme pressait une détente, et il tombait raide mort.
Les hommes qui ont souvent joué leur vie savent la ménager prudemment à l’occasion. Sir Williams avait sur lui un poignard, celui avec lequel il avait dompté Turquoise tout à l’heure, mais il n’avait pas de pistolet, et, bien qu’il fût agile et souple comme un tigre, il estima la partie trop dangereuse pour l’oser jouer.
– Aôh ! murmura-t-il, reprenant sa voix enrouée et son accent britannique, je étais pris.
Baccarat cessa de l’étreindre, fit un saut en arrière et retomba à deux pas de distance, toujours le pistolet au poing.
– Milord, dit-elle fort tranquillement, si vous ne voulez pas mourir à l’instant, obéissez.
– Aôh ! répliqua sir Williams qui reprenait peu à peu son sang-froid, et commençait à chercher une issue à cette situation extrême.
– Baissez-vous, continua Baccarat d’un ton bref et qui disait suffisamment qu’elle était femme à se faire obéir ; prenez un flambeau sur la cheminée et rallumez-le. Des gens comme nous doivent se voir.
Le baronet se baissa en effet et alluma un flambeau.
Puis il le reposa sur la cheminée.
– Allumez l’autre, dit Baccarat ; j’aime la symétrie et tiens à deux bougies.
Sir Williams obéit encore à la jeune femme, qui lui fit ce raisonnement :
– Il est évident, dit-elle, qu’un misérable qui vole deux millions trois cent mille francs de complicité avec une intrigante, il est évident que cet homme n’est pas sans armes : il a au moins un poignard sur lui.
Sir Williams fit un geste de dénégation.
– Allons, dit Baccarat, dépêchez-vous, milord, et jetez votre joujou.
Et comme il hésitait :
– Ma foi ! dit Baccarat qui leva d’un demi-pouce le canon de son pistolet, je vise à la tête…
Sir Williams comprit qu’il n’avait pas une minute à vivre s’il attendait encore. Il déboutonna précipitamment son habit, tira de sa poche de côté le poignard que nous connaissons, et le jeta aux pieds de Baccarat. Mais celle-ci était prudente. Elle ne se baissa point pour le ramasser, car son adversaire aurait pu bondir, fondre sur elle, l’étreindre et la désarmer à son tour.
Non, elle se contenta de mettre le pied dessus et de continuer à tenir, son pistolet à la main, le baronet en respect.
– Elle est forte ! pensait celui-ci. Pourvu qu’elle me laisse aller et ne me reconnaisse pas !… – Oh ! dit-il, déguisant merveilleusement sa voix, je suis un pauvre pickpocket, et vous devriez bien me laisser partir. C’est déjà bien triste d’abandonner les lettres de change.
Mais Baccarat continuait à le regarder fixement sans répondre, et elle se disait à part elle : – J’ai la conviction profonde que cet homme est Andréa, malgré cette nouvelle métamorphose. Il n’y a qu’une seule chose qu’il n’ait pu changer en lui et qui m’a fait le reconnaître, c’est son regard ! Mais, ajouta-t-elle toujours mentalement, si j’ai l’air de le reconnaître et qu’il vienne à m’échapper encore, je joue le rôle plus dangereux qu’il soit possible au monde.
Et, le regardant toujours, elle lui dit d’un ton léger : – Je vois bien que vous êtes un pickpocket, c’est-à-dire un filou anglais, auprès duquel ceux de France sont des imbéciles ; mais je ne vois pas pourquoi je vous laisserais aller…
Et reculant jusqu’à la porte du salon, elle frappa deux coups.
La porte s’ouvrit, un homme entra.
Ce n’était point un laquais de Turquoise, comme aurait pu le croire sir Williams, lequel, depuis dix minutes, se creusait la tête pour savoir qui avait pu le trahir, de Turquoise ou du hasard. C’était un grand jeune homme blond, la lèvre ornée d’une fine moustache, le corps serré dans une redingote boutonnée jusqu’au menton. Comme Baccarat, il avait un pistolet à la main.
Du reste, la jeune femme lui montra le baronet.
– Mon cher comte, dit-elle, voilà un homme dont vous me répondez, et que je mets sous votre garde.
– Bien, fit le comte Artoff.
C’était le comte, en effet, qui, depuis dix minutes, se tenait derrière la porte du salon, prêt à venir au secours de Baccarat au moindre cri qu’elle pousserait.
Le comte fit un pas vers son prisonnier, et le regarda froidement.
Sir Williams, tant qu’il n’avait été qu’en présence de Baccarat, avait conservé quelque espoir de lui échapper ; mais lorsqu’il vit apparaître un inconnu qui paraissait dévoué à Baccarat, et dans lequel il devina sur-le-champ ce gentilhomme russe qui, depuis quelques jours, affichait la jeune femme, il se vit perdu, et demeura atterré.
– Monsieur, dit le comte, je ne change jamais de résolution. Veuillez vous asseoir là, dans l’embrasure de cette croisée et vous tenir tranquille. Si vous bougiez, je vous planterais une balle entre les deux yeux.
– Aôh ! je ne bougerai pas, murmura le misérable, qui tenait avant tout à être pris pour un Anglais.
Et sir Williams s’assit à la place indiquée.
Alors Baccarat se dirigea vers la cheminée, sur laquelle elle prit un flambeau, puis elle ouvrit une porte qui servait de pendant à celle du boudoir et lui était reliée par un cabinet de toilette.
Or, on sait maintenant ce qui était arrivé.
Au moment où Léon Rolland entrait en fureur, tandis que Fernand se levait, tout ému et dégrisé par le cynisme subit de Turquoise ; tandis que celle-ci, fidèle au programme de sir Williams, soufflait la bougie à l’instant où la porte du boudoir qui donnait sur le palier de l’escalier était enfoncée par l’ébéniste que guidait toujours Rocambole, et qu’elle se réfugiait vers le cabinet de toilette ; à ce moment suprême enfin où Léon, ivre de fureur, allait sûrement poignarder son rival, pris lui aussi d’un fiévreux courroux, la porte de ce même cabinet de toilette, on s’en souvient, s’était brusquement ouverte, livrant passage à un flot de clarté… Une femme tenant un flambeau apparaissait sur le seuil, et à sa vue Turquoise éperdue reculait, en jetant un cri de suprême effroi !
* *
*
Ce fut alors, dans le boudoir, un spectacle aussi saisissant, aussi inattendu que terrible !
Deux hommes qu’une faible distance séparait à peine se trouvaient en face l’un de l’autre : l’un, pâle, les yeux hagards, les cheveux en désordre brandissant un couteau dans ses mains convulsives ; l’autre, le visage enflammé par un reste d’ivresse, chancelant encore, mais dont le regard lançait des éclairs.
À l’extrémité de la pièce, sur le seuil du cabinet de toilette, Baccarat, dont le flambeau répandait la clarté autour d’elle, qui apparaissait, à cette heure terrible, comme l’ange de la réconciliation qui interpose tout à coup ses ailes blanches entre deux hommes altérés du sang l’un de l’autre.
Puis enfin, Turquoise, immobile, courbée en deux, le visage bouleversé par la terreur, et croyant sa dernière heure venue…
Le premier instinct de deux hommes que la haine anime l’un contre l’autre les poussera toujours à se regarder.
Cette clarté subite qui inonda le boudoir arrêta l’élan de Léon, qui voulut voir enfin le visage de cet homme qu’il croyait avoir entendu, la nuit précédente, marchander sa vie à Turquoise.
De son côté, Fernand regarda ce rival, inconnu deux minutes auparavant, et dont on venait de lui révéler l’existence d’une si foudroyante manière.
Tous deux poussèrent un cri, un cri intraduisible, surhumain ; celui, par exemple, que jetteraient le père et le fils se reconnaissant face à face les armes à la main.
– Fernand ! murmura l’ouvrier.
Et le couteau échappa à sa main et tomba sur le parquet.
– Léon Rolland ! exclama Fernand, qui recula, frappé de stupeur.
Et ces deux hommes, unis par dix années d’amitié, se regardèrent d’un œil hébété.
Alors Baccarat s’avança, et tous deux la reconnurent.
Elle plaça silencieusement le flambeau sur la table où tout à l’heure Fernand Rocher avait signé sa ruine ; puis sa main nerveuse saisit Turquoise par le bras et la jeta rudement à genoux entre ces deux hommes qui avaient failli s’égorger pour elle.
L’attitude, le geste, le regard de Baccarat, jusque-là muette, avaient une telle autorité en ce moment, que ni Fernand, ni Léon, qui tous deux, la veille, seraient morts pour un sourire de leur idole, ne trouvèrent une parole ou un geste pour la défendre et protester contre cette brutale intervention de Baccarat. Muets et comme frappés de la foudre, ils regardaient alternativement et d’un air hébété cette femme à genoux, prosternée, anéantie, dont le silence, la prostration, la pâleur, accusaient l’infamie, – et cet autre qui la tenait écrasée sous son regard, comme un archange écraserait un démon sous ses pieds.
Alors Baccarat les regarda à son tour l’un après l’autre.
– Pauvres fous ! dit-elle en haussant les épaules. Et, ramassant le couteau jeté par Léon, elle posa l’une de ses mains sur l’épaule de Turquoise, prit le couteau de l’autre main, et le lui appuya sur la poitrine : – Maintenant, dit-elle, il faut choisir… mourir ou tout dire !
Léon et Fernand, toujours muets, regardaient d’un œil immobile.
– Allons, vipère ! reprit Baccarat, avoue donc à Léon Rolland que tu ne voulais emmener son fils que pour le mettre aux Enfants-Trouvés, que tout ce qui est arrivé la nuit dernière était une comédie et que tu avais prévu, préparé son retour et armé son bras pour lui faire assassiner Fernand ? Avoue, ou je te tue !…
Et elle enfonça le couteau de deux lignes ; et Turquoise, éperdue, terrifiée, murmura : – J’avoue… c’est vrai… c’est très vrai…
Léon poussa un cri sourd.
– À présent, poursuivit Baccarat, dont l’arme menaçait toujours l’infâme créature, à présent, avoue donc à Fernand que tu viens de lui faire signer, non point pour cinquante mille francs de lettres de change, mais pour deux millions ; que tu l’as attiré ici pour le faire assassiner, et que tu avais vendu sa vie au prix de trois cent mille francs.
Fernand, complètement dégrisé, fit un geste d’horreur.
– Avoue… avoue ! ordonna Baccarat d’une voix vibrante.
– C’est vrai… balbutia Turquoise qui croyait sa dernière heure arrivée…
– Et maintenant, acheva Baccarat, dont la voix avait une autorité redoutable, dis-leur donc à tous deux, à ces deux hommes dont tu as brisé le cœur et dont tu aurais brisé la vie si je t’en eusse laissé le temps ; dis-leur donc, si tu ne veux pas mourir, si tu veux qu’ils puissent te pardonner, le nom du monstre dont tu étais l’instrument ; dis-leur quelle ténébreuse vengeance tu servais, quel implacable génie te poussait… Dis, dis !
Mais Turquoise ne répondit que par un éclat de rire sinistre, – l’éclat de rire qui atteste que la raison vient de se briser, qu’une lésion vient de s’opérer au cerveau, – et Baccarat la repoussa du pied :
– Folle ! dit-elle, elle est devenue folle de terreur… et elle ne répondra pas…
Baccarat courut vers la porte qui mettait en communication le boudoir et le salon, et se tourna vers les deux jeunes gens.
Fernand et Léon continuaient à se regarder et paraissaient comprendre à peine ce qui venait de se passer. On eût dit deux statues se contemplant avec des yeux sans rayons…
– Mais, venez donc, leur cria Baccarat, venez donc, tous deux, je vais vous montrer cet homme qui vous poursuit dans l’ombre depuis si longtemps, cet homme qui menace votre honneur, votre vie, jette sur vos pas une créature infernale, et cherche à vous voler votre fortune… Venez, venez… il est là… je vais le démasquer devant vous… Vous allez le tuer comme on tue un chien enragé, une bête fauve… l’écraser comme on écrase un reptile… Venez… venez ! répéta-t-elle d’une voix éclatante.
Elle ouvrit la porte du salon avec fracas… Mais au moment même, un coup de pistolet retentit, une balle siffla, un cri sourd suivit la détonation, et Baccarat recula muette…
La justice était-elle donc faite, et le comte Artoff avait-il donc tué Andréa le maudit, sir Williams, le génie pervers vomi par l’enfer, et en qui Satan lui-même semblait s’être incarné ?
Non, le châtiment n’avait point encore atteint le grand coupable, et il semblait que la Providence voulût attendre qu’il eût mis le comble à ses forfaits pour le frapper de son fouet inexorable.
Voici ce qui était arrivé. Ni sir Williams, ni le comte Artoff n’avaient perdu un mot, un bruit de la scène dramatique et terrible qui venait d’avoir lieu dans la pièce voisine.
Sir Williams regardait alternativement la porte du salon défendue par le comte Artoff, et celle du boudoir qui pouvait s’ouvrir d’un moment à l’autre pour livrer passage à Baccarat, suivie de Léon et de Fernand, auxquels elle le montrerait du doigt, lui le vicomte Andréa, comme le machinateur infernal de tant de trahisons et d’infamies.
Un moment il eut peur, cet homme qui ne tremblait jamais, et il comprit que sa situation était désespérée, que ses deux victimes le tueraient impitoyablement s’ils se trouvaient vis-à-vis de lui.
Que faire ?
Le jeune Russe gardait, le pistolet au poing, la seule issue qui lui fût ouverte. Entre deux périls, la mort éventuelle venant d’une balle, – car le comte pouvait le manquer, – et la mort imminente, certaine, sous le couteau que Rocambole avait mis dans les mains de Léon Rolland, – sir Williams n’hésita pas.
Le comte était placé devant la porte. Son adversaire, au contraire, se trouvait dans l’embrasure de l’une des croisées.
Par hasard les rideaux étaient écartés, et les persiennes n’avaient point été fermées. Il n’y avait donc que l’espagnolette à ouvrir pour qu’il fût possible de se pencher au-dehors.
Andréa eut une inspiration. Il connaissait parfaitement les dispositions intérieures et extérieures de l’hôtel, savait que le salon donnait sur le jardin, que le premier étage n’était pas très élevé au-dessus du sol, et il avait remarqué dans la journée une plate-bande fraîchement remuée, qu’il supposa être placée verticalement au-dessous des croisées.
Au moment où la porte du boudoir s’ouvrait, livrant passage à Baccarat, le jeune comte, ébloui par la lumière, quitta des yeux une minute l’homme qu’il tenait en joue. Pendant ce court intervalle, prompt comme l’éclair, sir Williams ouvrit brusquement la fenêtre et sauta à califourchon sur l’entablement.
Au bruit, le comte tourna la tête, jeta un cri, l’ajusta et fit feu ; mais déjà le misérable disparaissait, sans que Baccarat eût eu le temps de le voir.
Avait-il été frappé par la balle ? Le jeune Russe l’espéra un moment, en entendant la chute d’un corps dans le jardin ; mais son espoir ne tarda point à s’évanouir, lorsque à ce bruit succéda celui d’une course précipitée… Le coupable n’avait point été atteint, et il s’éloignait.
Une seconde après, la porte du boudoir s’ouvrit. Baccarat se montra sur le seuil, pâle, le regard enflammé. Derrière elle, le comte aperçut les visages bouleversés et inconnus pour lui de Fernand Rocher et de Léon Rolland.
– Où est-il ? Est-il mort ? demanda Baccarat avec une vivacité pleine d’angoisse.
Le comte, stupéfait encore de l’audacieuse évasion de sir Williams, lui montra du doigt la croisée ouverte.
– Ah ! s’écria la courageuse femme, cet homme est un démon.
Et elle demeura comme foudroyée par ce dénouement imprévu, en se demandant si elle ne luttait point avec l’enfer en personne, car Satan seul était capable de lui échapper ainsi.
Pendant quelques minutes, abîmée en un muet désespoir, l’œil rivé au parquet, les bras pendants, dans l’attitude d’un condamné à mort, Baccarat parut avoir oublié la terre entière.
Et ces trois hommes, muets aussi, la regardèrent avec un douloureux étonnement, et n’osèrent lui adresser la parole.
Mais tout à coup Baccarat releva la tête ; son œil retrouva son éclair ; son visage, son calme habituel ; elle poussa à peine un soupir et murmura :
– Allons, ce n’est que partie remise. Le misérable ne m’échappera pas toujours.
Et elle se tourna vers Fernand, tira de son sein une lettre et la lui tendit.
– Connaissez-vous cette écriture ? dit-elle.
Fernand y jeta les yeux, et sa pâleur, si grande déjà, acquit des teintes livides. La lettre qui lui était tendue était celle que, la veille, Turquoise avait écrite à Léon Rolland, en l’accablant de ses protestations d’amour et le suppliant de la suivre et d’emmener son enfant avec lui.
– Ainsi donc, murmura-t-il avec rage, j’étais joué ?
– Ah ! dit Baccarat avec un sourire qui lui pénétra au fond du cœur comme la lame d’un couteau, vous n’êtes pas le seul !
Et se tournant vers Léon Rolland :
– Mon pauvre ami, dit-elle, il y a longtemps que je travaillais dans l’ombre à vous arracher tous deux des griffes de cette créature, car je savais quel double rôle elle jouait avec vous et Fernand, et que je cherchais à vous dessiller les yeux à tous deux ; aujourd’hui, j’ai passé trois heures cachée dans cette maison par une femme de chambre gagnée à prix d’or ; j’ai pu surprendre les secrets de la Turquoise, le dernier mot de cette énigme que je ne pouvais déchiffrer, et j’ai su que, la nuit dernière, vous avez été emmené en chaise de poste jusque dans une auberge où vous avez pris un breuvage mystérieux qui plonge en une léthargie profonde.
– Ah ! s’écria Léon qui se frappa soudain le front, je comprends tout maintenant ; mais… cet homme…
– Lequel ?
– Celui qui venait réclamer Turquoise comme lui appartenant, répondit-il avec animation ; celui qui m’a mis un pistolet sur le front et a voulu me tuer, était-ce donc…
Et il regarda Fernand stupéfait.
– Non, non, ce n’est pas, ce ne peut être vous ; vous m’eussiez reconnu.
– C’était un troisième acteur, répondit Baccarat. Vous voyez bien que vous étiez dupes tous deux, et que tout cela était une comédie dont le dénouement, sans moi, eût été sanglant.
Ils frissonnèrent tous deux.
– Vous, poursuivit Baccarat, s’adressant à Léon Rolland, il n’a fallu rien moins que mon apparition subite et la vue de l’homme qui a été votre ami, pour dissiper les fumées de cette ivresse sanguinaire allumée dans vos veines.
– Oh ! murmura l’ouvrier en baissant la tête, je croyais être un honnête homme, pourtant ! Que m’a donc fait boire ce postillon, que j’aie pu songer une minute, une seule, à devenir un meurtrier ?
– Je ne sais pas, répondit Baccarat : mais si je n’étais point intervenue à temps, Fernand était mort.
Ce dernier sentait sa raison chancelante s’en aller tout à fait.
– Mon Dieu ! dit-il, qu’avais-je donc fait à cette abominable femme pour qu’elle ait pu souhaiter ma mort ?
– Je vais vous le dire.
Et Baccarat étendit la main vers le foyer où l’on voyait encore quelques fragments de papier aux trois quarts consumés.
– Ce que vous avez fait, dit-elle, vous avez signé pour deux millions de lettres de change, croyant en accepter pour cinquante mille francs. Je vous expliquerai comment tout à l’heure. Or, vous vivant, on n’eût osé vous les représenter ; mais mort, on les aurait portées à votre noble et sainte femme, qui les eût payées par respect pour votre mémoire. Comprenez-vous maintenant ?
– Ah ! murmura le pauvre homme, cette créature est donc un monstre vomi par l’enfer ?
– Non, mais conseillée par Satan lui-même. Tenez, voyez-vous cette croisée ouverte ? Eh bien, un homme qui vous hait tous deux, un homme qui a juré votre perte et que j’étais parvenue à terrasser, dont je croyais tenir la vie, vient de nous échapper, et Turquoise n’était que son instrument passif. C’est lui qui a tout fait, tout conduit.
– Mais quel est-il ? s’écria Léon.
– Ah ! répondit Baccarat avec un amer sourire, si je vous le disais, vous ne le croiriez pas. Plus tard ! plus tard !
L’intelligente femme avait compris que nommer sir Williams devenait inutile, sinon dangereux. Elle sentait bien qu’il ne lui serait possible de démasquer ce monstre que si elle ne livrait son secret à personne.
Et elle leur dit à tous deux :
– Vous êtes époux, vous êtes pères, pauvres fous que vous êtes ! À cette heure où le voile qui couvrait vos yeux se déchire, il y a sous le toit de chacun de vous une femme qui vous aime, une femme qui pleure et vous tendra les bras avec un sourire de pardon. Il y a un enfant qui bégaye votre nom et tend vers vous ses petites mains. Allez donc, pauvres fous, allez donc retrouver le vrai bonheur… Et, acheva-t-elle avec émotion, laissez à ceux qui n’ont ni enfant, ni amour en ce monde, le soin de veiller sur vous et de vous défendre.
Rétrogradons de quelques heures et revenons à M. de Château-Mailly.
Nous nous souvenons que, dans la journée de la veille, après avoir donné de minutieuses instructions à Rocambole sur le rôle long et important qu’il avait à jouer sous la perruque blonde d’un postillon, dans ce prétendu relais de poste où Turquoise devait descendre avec Léon Rolland, le sinistre inventeur de tous ces drames, sir Arthur Collins, ou plutôt Andréa, s’était rendu chez le comte. On sait à la suite de quel entretien une rupture avait eu lieu entre le jeune homme et lui. On se souvient encore qu’après le départ de sir Arthur, le comte avait pris une plume et écrit à madame Rocher, pour la prier de le vouloir bien recevoir le lendemain dans l’après-midi.
C’était donc quelques heures avant les scènes émouvantes que nous venons de décrire, et qui devaient avoir pour théâtre l’hôtel de la rue Ville-l’Évêque, que M. de Château-Mailly arrêta son dog-cart à la porte d’Hermine.
Nous l’avons déjà dit, depuis le jour où Fernand Rocher, entrant dans la voie de la dissimulation, avait menti à sa femme, Hermine avait senti quelque chose se briser au fond de son cœur.
À partir de ce moment, ses larmes avaient cessé de couler : elle n’avait plus accablé son mari de preuves d’amour ; elle s’était enfermée avec dignité dans sa douleur, muette, silencieuse, recueillie. Depuis cet instant aussi, M. de Château-Mailly, en la sincérité de qui elle croyait, était devenu pour elle un ami sûr, dévoué, l’unique confident de ses douleurs. Avec lui seul elle osait épancher la tristesse de son âme navrée et espérer des jours meilleurs.
Lorsque, la veille, elle reçut son billet, elle espéra, la pauvre femme, qu’il avait quelque bonne nouvelle à lui donner, qu’il viendrait peut-être lui dire que son mari commençait de se lasser de ce bonheur éphémère et d’emprunt qu’il était allé chercher loin du foyer domestique.
Hermine se trompait.
M. de Château-Mailly arriva à l’heure indiquée. Il était pâle, triste, et ses traits altérés témoignaient d’une douleur profonde. On eût dit qu’il avait vieilli de dix années en vingt-quatre heures.
Il baisa silencieusement la main que lui tendit Hermine et demeura debout devant elle.
– Mon Dieu ! lui dit-elle, qu’avez-vous, comte ? vous êtes pâle comme la mort ! Venez-vous m’apprendre quelque nouveau malheur ?
Il secoua lentement la tête :
– Rassurez-vous, madame, dit-il. Je viens vous demander un moment d’entretien et vous dénoncer un grand coupable.
– Un coupable ? fit-elle étonnée.
– Moi, dit-il simplement.
– Mon Dieu ! avez-vous donc perdu la tête ? murmura-t-elle avec un sourire, et de quoi êtes-vous coupable ?
– D’un crime sans nom.
– Êtes-vous fou ?
– Ah ! dit le comte, pour que vous me compreniez, il faut que vous m’écoutiez attentivement.
– Je vous écoute… mais, en vérité…
– Vous verrez, hélas ! si je dis vrai. Mais, s’interrompit le comte, il faut d’abord que vous me permettiez une question, une seule.
– Faites…
– Avez-vous rencontré, un jour, un Anglais du nom de sir Arthur Collins, un gros gentleman à mine grotesque, à face rouge, à cheveux d’un blond ardent, un homme invariablement vêtu d’un habit bleu et d’un gilet de nankin ?
– En effet, répondit Hermine, un peu surprise de la question, il me semble que j’ai entendu ce nom, entrevu ce personnage. Tenez, c’était au bal de la marquise Van-Hop, où je vous ai rencontré.
– Et, demanda le comte, vous ne l’avez vu que là ?
– Mon Dieu, oui.
– Vous ne l’aviez jamais rencontré ?
– Jamais.
– Alors, murmura le comte, il a donc menti, et ceci est bien étrange, en vérité.
Ces paroles étonnèrent madame Rocher au dernier point.
– Mais que voulez-vous dire, demanda-t-elle, et quel mensonge peut avoir fait cet inconnu ?
– Cet homme a prétendu qu’il vous avait aimée, adorée, poursuivie de ses importuns hommages.
Elle se prit à sourire.
– C’est un fat, dit-elle, je ne l’ai jamais aperçu qu’une fois.
Mais le comte demeurait sombre et pensif.
– Madame, reprit-il enfin, votre mari n’aurait-il pas d’ennemi ?
Hermine soupira.
– Fernand est bon, dit-elle, comment en aurait-il ?
– Cependant, continua M. de Château-Mailly, il faut bien que vous ou lui ayez un ennemi acharné, mortel, implacable.
– Ciel ! exclama Hermine, frappée par l’expression de tristesse et de conviction répandue sur le visage du comte.
– Cet ennemi, continua-t-il, celui que je viens de vous nommer, c’est sir Arthur Collins.
– Mais c’est impossible ! s’écria madame Rocher au comble de la stupeur.
– Rien n’est plus vrai.
– Comment ! cet homme que je connais à peine…
– Peut-être votre mari le connaissait-il, lui ?
– Oh ! dit-elle, c’est faux, car je me souviens fort bien à présent que Fernand me le désigna du doigt chez madame Van-Hop, et me dit avec indifférence : « Voilà un singulier personnage. »
– Mystère ! pensa le comte. Puis il reprit : – Eh bien ! écoutez. Au bal de madame Van-Hop, tandis que vous dansiez, sir Arthur Collins, qui ne connaissait personne, ou du moins que personne ne connaissait, sir Arthur, dis-je, avisa un des invités ; il l’appela par son nom, au grand étonnement de celui-ci. Cet invité de la marquise était un jeune homme dévoré de regrets et d’ambition. Un oncle archi-millionnaire était sur le point de le déshériter en contractant un mariage ridicule et honteux. Son patrimoine à lui était en lambeaux.
« – Monsieur, lui dit sir Arthur Collins, je puis vous rendre un grand service, empêcher le mariage de votre oncle et la perte de son héritage. Je n’y mets qu’une condition.
« – Laquelle ? demanda-t-il.
« – Vous êtes jeune, vous portez un nom, vous plairez peut-être à la femme désespérée et abandonnée de son époux qui se trouvera sur votre chemin.
« Et comme son interlocuteur surpris regardait sir Arthur :
« – Cette femme, poursuivit-il, m’a abreuvé de dégoûts et d’amertume, elle m’a foulé aux pieds ; jamais mon amour n’a touché son âme, et je serai vengé si elle venait à vous aimer et à connaître les tortures de l’amour… »
Le comte s’arrêta un moment comme accablé par ses émotions. Puis, s’agenouillant devant madame Rocher, il continua : – Cet homme, madame, à qui sir Arthur proposait un tel marché, cet homme dont l’honneur était pur encore, ne comprit pas l’infamie d’une semblable conduite. Fils du dix-neuvième siècle, appartenant à cette génération de viveurs qui se fait un jeu de la vertu des femmes et compte orgueilleusement ses conquêtes, il ne vit dans tout cela qu’une jeune et belle affligée à consoler, et il accepta la proposition de sir Arthur. Or, acheva le comte, courbant le front comme un criminel, cet homme devenu fou, ce gentilhomme qui déshonorait son écusson, ce misérable qui allait jouer le rôle de Satan auprès d’un ange, – c’était moi…
Et il se courba plus encore, et le fier gentilhomme demanda grâce avec une noble et touchante humilité.
Hermine avait écouté cette révélation avec une stupeur croissante, se demandant si elle ne faisait point un rêve et s’il était réellement possible que cet homme qu’elle regardait quelques minutes auparavant comme un ami dévoué pût avoir l’ombre d’un tort envers elle.
Elle ne trouva pas un mot à répondre tout d’abord, se contentant de regarder M. de Château-Mailly avec un douloureux étonnement.
Le comte eut le courage de poursuivre.
– La femme vers qui j’osais lever un regard impie, madame, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? c’était vous…
Hermine garda le silence.
– L’Anglais m’avait dit, continua-t-il, que la femme dont je devais me faire aimer serait précisément celle dont le mari aurait, durant la soirée, une querelle à la table de jeu.
Madame Rocher tressaillit.
– Vous le voyez, madame, sir Arthur savait, par avance, que M. Rocher aurait une querelle, un duel, qu’il serait probablement blessé… Et, acheva le comte d’une voix sourde, je savais tout cela aussi, moi… et lorsque je me suis présenté ici pour la première fois… Ah ! s’interrompit le comte, je suis un misérable et je mérite tous vos mépris ; mais au dernier moment le repentir est entré dans mon cœur, et, cette fois, je veux vous sauver !
Il y avait tant de franchise, de désespoir, de remords dans l’accent et l’attitude du comte, que la jeune femme en fut touchée.
– Monsieur, lui dit-elle, votre repentir égale votre faute. Ne redoutez ni mon mépris ni ma haine et relevez-vous… Je vous pardonne.
M. de Château-Mailly poussa un cri de joie :
– Oh ! maintenant, dit-il, cet homme peut me ruiner et me déshonorer !
– Vous déshonorer ? fit-elle avec stupeur, et pourquoi ? comment ?
– Madame, répondit gravement le comte qui s’était levé, cet homme avait exigé de moi un serment, le plus solennel de tous, ma parole d’honneur ; et j’avais fait ce serment… Je devais être l’instrument passif de ce misérable, lui obéir aveuglément, être son esclave en un mot. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai dit depuis quinze jours, m’était dicté par lui. Mais, en même temps que je vous trompais, je me sentais attiré vers vous par un respectueux attachement, et un jour est venu, ce jour c’était hier, où je n’ai pas hésité, où, ayant à choisir entre un parjure et un crime, j’ai préféré le parjure… Hier, continua-t-il, j’ai chassé cet infâme de chez moi, l’autorisant à m’insulter demain s’il croyait en avoir le droit, et lui signifiant que je ne voulais plus être son complice.
Alors M. de Château-Mailly, qui avait noblement avoué sa faute, eut le courage d’entrer dans mille détails, cherchant avec la jeune femme à deviner quel mobile mystérieux pouvait pousser cet inconnu à la poursuivre de sa haine.
Quand il eut fini, Hermine lui tendit la main :
– Monsieur le comte, dit-elle, vous avez été plus léger que coupable envers moi, et vous aviez raison de dire tout à l’heure que les hommes de notre siècle manquent de principes à l’endroit des femmes. Le repentir qui se voit en vous, l’intérêt que vous me témoignez, me disent assez que vous n’avez pas démérité, et je vous pardonne de grand cœur d’avoir pu croire que l’oubli de mon mari pour ses serments pouvaient m’engager à fouler aux pieds les miens. Voulez-vous être mon ami ?
Le comte s’agenouilla devant elle.
– Vous êtes un ange de bonté et de vertu, murmura-t-il.
– Non, dit-elle avec un ineffable sourire, je ne suis pas un ange, je suis simplement une honnête femme.
Et elle le releva et le fit asseoir auprès d’elle.
M. de Château-Mailly essuya une larme qui roulait lentement le long de ses joues.
– Vous m’avez appelé votre ami, dit-il, voulez-vous que je le sois réellement ? Voulez-vous qu’après avoir été l’odieux complice de votre malheur, je dévoue mon temps, ma vie, ma dernière goutte de sang à le réparer ?
Elle secoua tristement la tête.
– Fernand, dit-elle, est un pauvre malade dont le mal n’est peut-être point sans remède, mais qui, s’il doit venir, ne viendra que du temps… Espérons…
– Oh ! vous avez raison, murmura le comte, espérez… il est impossible qu’une heure ne vienne pas pour lui où il s’apercevra que le vrai bonheur était ici… à vos genoux…
Et le comte, se levant, baisa la main d’Hermine et se retira, le cœur soulagé.
– Je crois, pensa-t-il en s’en allant, que je suis toujours gentilhomme.
Lorsque M. de Château-Mailly fut parti, Hermine se prit à fondre en larmes.
Elle avait eu, en présence de cet homme qui venait de lui avouer ses crimes, une force d’âme que les femmes ne trouvent que rarement ; mais une fois seule, les terreurs, les angoisses, la morne douleur qui l’étreignaient, revinrent en foule. En effet, jusque-là, au milieu de ses souffrances, de ses tortures de chaque jour, la jeune femme avait été soutenue par cet espoir fugitif qu’un ami veillait sur elle, qu’il travaillait avec ardeur à lui ramener son époux ; et voici que cet ami, en qui elle avait cru, sur qui elle avait compté, venait de se désillusionner en quelques mots ; il y avait plus, son mari ne lui avait point été enlevé par une femme seulement, mais encore par l’invisible main d’un ennemi acharné. Quel était ce mauvais génie ? Cette question, Hermine se la posa durant toute la soirée et ne put la résoudre. Elle ne connaissait pas d’ennemi à Fernand, et comment aurait-elle pu supposer que cet Anglais grotesque, à peine entrevu, avait quelque rapport avec l’infâme Andréa ?
Hermine heurtait toutes ses pensées à cette pierre d’achoppement, à ce mystère impénétrable dont semblait s’envelopper la haine de sir Arthur.
Elle passa la soirée seule, attendant son mari, qui n’était point rentré à six heures. On sait qu’il avait dîné avec Turquoise.
Vers dix heures, un coup de cloche fit tressaillir la jeune femme, qui était alors assise près du berceau de son fils ; puis elle entendit un pas bien connu retentir dans l’antichambre ; puis la porte s’ouvrit, et Fernand se montra sur le seuil.
Il vint droit à sa femme et fléchit un genou devant elle.
– Madame, lui dit-il d’une voix pleine de sanglots, si je vous jurais de consacrer toutes les heures de ma vie à me repentir du mal que je vous ai fait, me pardonneriez-vous, m’aimeriez-vous encore ?
Elle poussa un cri, lui jeta ses bras autour du cou et murmura d’une voix affolée : – Il le demande… il le demande !
Le bonheur venait de rentrer sous le toit domestique de Fernand et d’Hermine, et le père et la mère se penchèrent frémissants de joie sur le berceau où dormait leur enfant.
Nous avons perdu de vue sir Williams au moment où il disparaissait par la croisée du salon qui donnait sur les jardins de l’hôtel et accomplissait ce saut périlleux au risque de se casser le cou.
Une sorte de protection mystérieuse, venue de l’enfer sans doute, semblait s’étendre sur cet homme, car il retomba sur ses pieds sain et sauf, et le hasard voulut que la terre, fraîchement remuée en cet endroit, amortît la violence de sa chute. Il se releva à peine étourdi, se palpa, fit jouer ses membres pour s’assurer qu’il n’était pas blessé et n’avait rien de brisé ; puis, satisfait de l’examen, il se mit à courir rapidement dans le jardin et ne ralentit sa marche que lorsqu’il eut mis une assez grande distance entre lui, la façade de l’hôtel et le lieu où il était tombé.
Là, il chercha à s’orienter.
La nuit était sombre et nuageuse, et tout autre que sir Williams eût été bien embarrassé sans doute. Mais en se retrouvant sain et sauf hors de portée du pistolet du jeune Russe et du couteau de Léon Rolland, il se retrouva en même temps maître de son sang-froid et de toute sa présence d’esprit.
Sir Williams connaissait parfaitement la distribution du jardin, dessinée en manière de parc anglais. Il savait qu’une longue allée circulaire conduisait à une porte qui donnait sur une ruelle presque toujours déserte à cette heure. Cette issue était sans doute fermée à clef, mais pour lui c’était un détail de mince importance. Enfoncer une porte, crocheter une serrure, fausser un verrou, étaient pure bagatelle pour un homme que les pickpockets de Londres avaient nommé jadis leur capitaine et qui avait fait merveille à New York. Il gagna donc l’allée circulaire et la suivit fort tranquillement, occupé d’abord à réfléchir, puis se retournant de temps en temps pour écouter les bruits venant de l’hôtel et tâcher de deviner, aux mouvements des lumières derrière les fenêtres, ce qui pouvait s’y passer.
Les lumières allaient et venaient, et il comprit qu’une grande agitation régnait dans l’hôtel.
En même temps il faisait les réflexions suivantes :
– Baccarat a tenu tout ce qu’elle promettait, et j’ai été roulé comme un niais. Il est évident, maintenant, que si je ne m’en débarrasse au plus vite, je suis un homme perdu. Pourvu que Rocambole ne se soit pas laissé prendre… S’il est pris, il se fera hacher avant de dire un mot et de révéler notre secret ; mais, privé de lui, je suis forcé de me démasquer pour agir moi-même. Et alors…
Quelques gouttes de sueur perlèrent, à cette pensée, au front de sir Williams. Cette âme de bronze, que des revers multipliés n’avaient pu priver de son énergie, se prit à trembler tout à coup pour cette vengeance si longtemps, si patiemment méditée. Dans le vaste plan de bataille qu’il avait dressé contre ses ennemis, un point de mire dominait. Tout le reste n’avait, à ses yeux, qu’une importance relative.
Il y avait un homme que sir Williams enveloppait d’une haine implacable et mortelle, un homme qu’il voulait frapper dans son honneur, dans sa fortune, dans ses affections, dans sa vie ; Armand ! Les autres, Léon Rolland, Fernand Rocher, Hermine et Cerise, ces quatre êtres qu’il avait poursuivis, et qui, au dernier moment, lui échappaient, n’étaient, après tout, que des comparses dans ce grand drame dont il combinait patiemment tous les détails et préparait les étranges péripéties… Mais Armand !… Armand, l’homme qui lui avait tout ravi, tout enlevé, l’homme qu’il haïssait comme Satan doit haïr le paradis, il ne fallait pas que celui-là lui échappât…
Et la pensée que peut-être Rocambole était, comme lui, tombé dans un piège, donna le vertige à sir Williams.
– Fernand est sauvé, murmura-t-il ; mais si Armand m’échappait aussi !… Oh ! je crois que je tuerais cette Baccarat de mes propres mains !
Quand il avait donné ses instructions à Rocambole, la veille, sir Williams l’avait engagé à se retirer de l’hôtel de la Ville-l’Évêque aussitôt qu’il y aurait introduit Léon amené à un état de folie furieuse et à l’attendre chez lui.
Le baronet pensa que son complice avait fort bien pu, tandis que Baccarat était aux prises avec lui, sir Williams, s’en aller fort tranquillement sans rencontrer d’obstacle.
Cet espoir pénétra au fond de son cœur juste au moment où il atteignait la petite porte du jardin, qui était fermée à double tour et d’une solidité peu commune. Le fugitif put s’en convaincre, au milieu des ténèbres qui l’environnaient, par le toucher, sens merveilleusement développé chez lui.
Il n’avait pas eu le temps, dans sa fuite précipitée, de ramasser son poignard que Baccarat l’avait forcé de jeter au milieu du salon, poignard qui, certes, lui eût été d’un grand secours pour dévisser la serrure ou forcer la gâche. Mais il avait sur lui un petit trousseau de clefs, et il les essaya l’une après l’autre. Par un bonheur auquel il était loin de s’attendre, la dernière entra, tourna dans la serrure, fit jouer le pêne dans sa gâche, et la porte roula sur ses gonds.
Un autre qu’Andréa se fût élancé dans la rue, abandonnant son trousseau de clefs et laissant la porte ouverte.
Mais le scélérat était un homme prudent et qui songeait toujours, même aux heures périlleuses, à se réserver des ressources pour l’avenir.
– Peut-être, pensait-il, aurai-je besoin un jour ou l’autre de rentrer dans l’hôtel aussi mystérieusement que je viens d’en sortir, et il est bon d’en avoir une clef.
Une fois au bout de la ruelle, il était hors de l’atteinte de Baccarat et de ceux qu’elle pouvait armer contre lui.
Il gagna la place Beauvau, monta le faubourg à pied et arriva chez Rocambole, qu’il avait hâte de revoir.
– M. le vicomte vient de rentrer, lui dit le valet de chambre en l’introduisant.
Sir Williams respira bruyamment. Tout n’était donc point désespéré.
En effet, Rocambole s’était glissé fort prudemment hors de l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque aussitôt Léon Rolland introduit, et il était sorti sans que personne ne songeât à lui barrer le passage. Confiant dans le génie de sir Williams, il n’avait pas douté une minute que les événements prévus par lui ne s’accomplissent exactement ; et en homme qui trouve inutile de se compromettre, il était revenu en hâte pour se débarrasser de son costume de postillon. Puis, enveloppé dans sa robe de chambre, il s’était fait servir à souper.
– Je suis peu inquiet sur le sort du maître, pensa-t-il. Il aura filé avec les lettres de change. Le meurtre accompli, Turquoise et l’assassin s’arrangeront comme ils pourront. Bonsoir ! je m’en vais…
Le faux postillon eut en dix minutes fait disparaître la couleur brique qui couvrait son visage, rejeté son déguisement, et son complice, en entrant, le vit assis au coin du feu, un cigare aux lèvres, les pieds nus dans ses pantoufles et enveloppé de sa robe de chambre.
La tranquillité de son élève était pour sir Williams une preuve qu’il ne soupçonnait rien de leur terrible échec.
Lui, au contraire, était fort pâle, en dépit du fard qui couvrait son visage ; son œil était morne, presque égaré, et Rocambole s’écria, en le voyant entrer :
– Mon Dieu ! mon oncle, qu’avez-vous ? qu’y a-t-il ? qu’est-il donc arrivé ?
– Il est arrivé, répondit sir Williams d’une voix sourde, que nous sommes battus et joués…
– Battus !… joués !…
– Par une femme ! ajouta le brigand avec une amère ironie. C’est à n’y rien comprendre…
– En effet, murmura Rocambole, dont le visage devint livide, tant il était ému par ce premier échec essuyé par sir Williams, le génie en qui il avait une foi profonde.
Un moment de silence régna entre ces deux hommes étroitement liés par le crime. Ils se regardèrent tous deux, comme un général et un lieutenant se considèrent le soir d’une défaite.
Rocambole était l’élève, le bras droit de sir Williams ; il avait eu jusque-là une foi aveugle en lui, en son génie fécond, une confiance sans bornes dans les ressources de cet esprit toujours prêt à triompher des situations les plus désespérées. Si un autre que sir Williams lui-même fût venu lui dire : « Le capitaine a été battu, » il eût haussé les épaules et n’aurait pas voulu le croire.
Mais c’était son chef lui-même qui disait : « Nous avons été battus, et battus par une femme ! »
Or, sir Williams n’était encore entré dans aucun détail ; mais sa morne attitude, sa tristesse, son regard mêlé de colère et de découragement, étaient si éloquents, que l’élève douta, pour la première fois, de ce maître infaillible, et se demanda si l’heure n’était point venue d’abandonner sa bannière.
Sir Williams devina-t-il les pensées qui traversaient le cerveau de son âme damnée, ou bien obéit-il à une de ces réactions morales qui viennent réconforter tout à coup les âmes fortement trempées, un moment frappées d’hésitation ? Toujours est-il qu’il releva la tête soudain, et que son regard retrouva ce fauve rayonnement qui décelait si éloquemment cette énergie dangereuse et vivace par lui consacrée depuis vingt ans à la cause du mal.
– Oui, dit-il, nous avons été battus ; mais rien n’est perdu encore, et, par l’enfer, j’aurai mon tour !
Alors il raconta en quelques mots, brièvement, froidement, d’un ton sec, les événements de la soirée, événements que nous connaissons, du reste. César, dictant ses Commentaires, ne fut ni plus laconique ni plus clair.
Rocambole écouta le maître jusqu’au bout, sans l’interrompre. Puis, de même que le calme était revenu sur le visage et dans la voix de sir Williams, le disciple retrouva sa tranquillité d’attitude et sa netteté d’esprit.
– En effet, mon oncle, dit-il, nous avons été battus, et Baccarat est une forte tête, dont il faut absolument nous défaire. Mais, comme vous le dites, ce n’est jamais que la première partie perdue.
– C’est mon avis.
– Donc, passons à la seconde.
– La seconde, murmura sir Williams, dont la voix, tranquille en apparence, couvait des tempêtes, la seconde, c’est Armand et Baccarat que je foulerai sous mes pieds.
Rocambole regarda sir Williams et haussa silencieusement les épaules.
– Plaît-il ! fit celui-ci avec hauteur.
– Mon oncle, dit le prétendu vicomte suédois, je commence à vous croire monomane.
– Hein ?
Et sir Williams accentua cette syllabe avec l’irritation d’un supérieur qu’un subalterne ose blâmer.
– J’ai dit monomane, répéta sèchement Rocambole, et je m’explique : vous avez la monomanie de la vengeance !
Sir Williams tressaillit, regarda Rocambole et se tut.
– C’est-à-dire, poursuivit le fils adoptif de la veuve Fipart, que vous oubliez un peu trop la vie réelle pour la vie intellectuelle, la prose pour la poésie. La vengeance est assurément le plaisir des dieux, mais les dieux étaient immortels, et ils avaient le temps de consacrer tous leurs loisirs à cette récréation. Nous, au contraire, nous sommes de pauvres diables de mortels qui avons besoin de vivre, et si tout en faisant nos affaires nous songeons à notre vengeance, ce n’est pas une raison, il me semble, pour négliger les premières au profit de la seconde.
– Où veux-tu en venir ? dit sir Williams avec douceur.
– À ceci : que le plus triste de notre défaite de ce soir, c’est la perte des deux petits millions en lettres de change, vous, au contraire, vous regrettez moins les millions que la mort de Fernand Rocher.
– C’est vrai, murmura sir Williams, dont l’œil étincela de courroux. Je le hais tant !
– Cela tient, observa Rocambole d’un ton goguenard, à ce que vous êtes un vrai grand seigneur, un aristocrate, un homme de génie et de goût plus épuré que moi. Votre serviteur, au contraire, vicomte de hasard, enfant de la boue parisienne, homme positif avant tout, prendrait fort paisiblement son parti du bonheur de Fernand Rocher, s’il avait deux millions en poche.
À son tour, sir Williams haussa les épaules.
Mais ce geste de désapprobation ne déconcerta point Rocambole. Il reprit tranquillement : – Je comprends très bien que vous haïssiez mortellement ce philanthrope d’Armand de Kergaz, ce brave homme qui, légalement, vous a dépouillé, et dont la vertueuse intervention vous a fait perdre les douze millions du bonhomme Kermor de Kermarouet. Pour celui-là, je vous accorde tout ce que vous voudrez. Sacrifiez-lui les intérêts des Valets-de-Cœur, notre prospérité, notre argent, tout ! J’en serai personnellement vexé, mais, enfin, vous êtes le chef… et à tout seigneur tout honneur ! Mais Fernand Rocher, mais Léon Rolland, Cerise, Hermine, Baccarat, tous ces comparses… Allons donc ! acheva Rocambole en jetant son bout de cigare dans le feu ; écrasons-les en passant, si nous en avons le temps, mais ne leur faisons point l’honneur de négliger pour eux nos affaires sérieuses. Voilà !
Et l’ancien gamin de Paris regarda effrontément sir Williams, qui, tout pensif, avait écouté ce discours avec une grande attention.
– Mais enfin, dit-il, selon toi, que devons-nous faire ?
– Parbleu ! songer aux cinq millions de la belle Daï-Natha.
– C’est juste, dit-il.
Ces mots réveillèrent tout à fait l’intelligence assoupie du baron Andréa.
– Le temps nous presse, mon oncle.
– Depuis combien de jours Daï-Natha a-t-elle bu le poison ?
– Ce sera demain le quatrième écoulé.
Sir Williams bondit sur son siège.
– Par Satan ! s’écria-t-il, tu as grandement raison, mon neveu ; et, en effet, j’ai tout oublié pour caresser ma vengeance. Il n’y a pas une minute à perdre maintenant, et si la marquise n’est pas morte dans trois jours, ce sera Daï-Natha qui s’en ira dans l’autre monde, et alors les cinq millions suivront pour nous le chemin des lettres de change.
– Par conséquent, mon oncle, ajouta Rocambole, laissons un moment Baccarat tranquille.
– Il le faut bien.
– À propos, vous a-t-elle reconnu ?
– Non.
– Pensez-vous qu’elle ne vous soupçonne pas ?
– Ah ! dit le baronet, ceci est une toute autre chose ; je n’en sais rien. Cette femme est un mystère pour moi.
– Un mystère, dit Rocambole, dont nous aurons la clef bientôt.
– Par qui ?
– Par Chérubin.
– Tu crois ?
– Évidemment : elle l’a reçu deux fois. Il a renoncé au pari ; le comte le croit évincé, et cependant Baccarat lui ouvre sa porte à onze heures du soir.
– Sang-Dieu ! exclama sir Williams, dont une vision traversa le cerveau, alors nous sommes devinés ?
– Pourquoi ?
– Mais parce que Baccarat est peut-être déjà sur la trace de l’affaire Van-Hop. Crois-tu donc sérieusement qu’elle puisse aimer Chérubin ?
– Diable ! murmura Rocambole, ceci est une chose à examiner.
Sir Williams ne répondit pas. Le front caché dans ses mains, il se livrait à une méditation profonde. Et lorsqu’il releva enfin la tête et regarda Rocambole en face, une phrase tomba de ses lèvres, froide et acérée, comme le delenda est Carthago de Caton d’Utique.
– Mon avis est, dit-il, qu’il faut absolument nous défaire de Baccarat, ou nous sommes perdus.
– Amen ! dit Rocambole.
Et ces deux hommes demeurèrent en présence, occupés à méditer la perte de leur redoutable ennemie, sans, toutefois, perdre de vue l’affaire Van-Hop.
Sir Williams était bien réellement cet homme à l’esprit inventif pour lequel il n’était jamais d’impasse, et qui trouvait toujours en quelques minutes le moyen de résoudre la plus âpre difficulté. Après un moment de réflexion, il releva la tête ; un sourire vint à ses lèvres, ce sourire diabolique et cruel que nous lui avons vu tant de fois à l’heure où il trouvait ses combinaisons infernales.
– Mon bel ami, dit-il à son complice, tu vas voir que je deviens un homme raisonnable, un homme positif, comme tu dis.
– Bah ! fit Rocambole d’un ton moqueur.
– Ainsi, n’écoutant que mes instincts d’artiste, j’aimerais assez, poursuivit sir Williams, faire subir à Baccarat les supplices les plus inouïs.
– C’est fort bien cela, mon oncle.
– Mais, bah ! le temps nous presse et il faut aller vite en besogne.
– Alors, que faire ?
– La tuer tout simplement et sans crier gare.
– Par quel moyen ? D’un coup de poignard ?
– C’est dangereux ! D’abord il faut trouver un homme sûr ; car je suppose que ni toi ni moi ne voulons agir personnellement ?
– Certes, non.
– Ensuite, Baccarat assassinée chez elle, et la marquise tuée par son mari deux jours après, constitueraient deux grands meurtres avec effusion de sang qui finiraient par donner bel et bien l’éveil à la justice et nous forceraient peut-être à de nouvelles migrations.
– Faut-il l’étrangler ? demanda Rocambole.
– Pas davantage.
– L’empoisonner ?
– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête, accompagné d’un sourire effroyable.
– C’est difficile, mon oncle.
– Tu crois ?
– D’abord nous n’avons plus aucune intelligence dans l’hôtel de la rue Moncey. Tous les gens de cette Baccarat sont bien à elle.
– Ceci est un détail.
– Un détail qui me paraît sérieux.
– Tu oublies Chérubin ?
– Diable ! mon oncle, c’est grave, ce que vous dites-là.
– En quoi ?
– Vous songez à Chérubin pour empoisonner Baccarat ?
– J’y songe.
– Vous avez tort, mon oncle.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il veut gagner son pari. Or, si Baccarat mourait, il perdrait cinq cent mille francs et demeurerait à la discrétion du comte Artoff.
Sir Williams se prit à sourire.
– Tu es toujours jeune, dit-il.
– Je dis pourtant une chose sensée.
– Elle le serait si nous avions la simplicité de dire à Chérubin : « Votre Baccarat nous gêne singulièrement, et vous allez nous en débarrasser. » Mais il y a moyen de faire que Chérubin l’empoisonne sans le savoir.
– Par exemple ! dit Rocambole, je suis curieux de savoir comment ?
– Tu le sauras tout à l’heure. Mais, interrompit sir Williams, tu dois avoir quelque part une petite fiole bleue que nous avons rapportée d’Amérique.
– Le poison des sauvages ?
– Oui.
– Je la conserve précieusement. Elle est là, dit-il en indiquant du doigt un meuble de boule placé dans une encoignure de son fumoir.
– Tu sais, reprit sir Williams, que deux gouttes de ce poison, qui n’existe pas en Europe et que les Indiens seuls connaissent, mélangées avec une essence ou une eau quelconque, corrompent cette essence à ce point qu’il suffit d’en humer l’odeur pour être mortellement atteint ?
– Je sais cela, mon oncle.
– Mais ce que tu ne sais peut-être pas, poursuivit sir Williams, ce sont les bizarres effets de ce poison, qui tue par le seul fait de l’aspiration. D’abord, la mort n’est point instantanée ; on ne succombe même ordinairement qu’au bout de vingt-quatre à trente heures. Les premières atteintes du mal, qui ont lieu sur-le-champ, dans l’espace de quelques secondes, se manifestent par un accès de gaieté, de bonne humeur, qui dégénère bientôt en loquacité. L’homme qui a respiré le poison éprouve sur-le-champ une sorte d’ivresse qui lui délie la langue, lui fait oublier toute prudence, toute mesure, et révéler les secrets qu’il avait jusque-là enfouis avec soin au fond de son cœur. Cette fièvre dure environ deux heures. Puis un morne abattement succède petit à petit, une sorte de lassitude morale et physique, approchant de ce marasme plein de béatitude qui se manifeste chez les peuples qui font abus du hatchich[1]. À partir de ce moment, les forces physiques et les facultés intellectuelles vont s’affaiblissant par degrés et avec une foudroyante rapidité. On ne meurt pas, on s’éteint.
– Mais, dit Rocambole, voilà un merveilleux moyen de nous débarrasser de Baccarat.
– Parbleu ! dit sir Williams. Sans compter que nous saurons par Chérubin le secret de sa conduite.
– Mais je doute qu’Oscar de Verny consente.
– Mon cher ami, dit froidement sir Williams, si je le voulais bien, il faudrait qu’il consentît à tout. Mais je trouve inutile d’en faire notre complice, lorsqu’il est beaucoup plus simple de le faire agir à l’état d’instrument passif et ignorant.
– Comment faire ?
– Oh ! c’est très simple. D’abord tu iras demain matin chez un parfumeur, et tu y achèteras un flacon de vinaigre de toilette odorant.
– Bien. Après ?
– Après, tu rentreras chez toi et tu mettras des gants et un masque en verre. Ah ! dame ! fit sir Williams en souriant, avec ce jouet-là, il faut prendre des précautions.
– Et puis ? demanda Rocambole.
– Et puis tu déboucheras le flacon de vinaigre, puis la fiole ; tu verseras dans le premier deux gouttes de la liqueur contenue dans la seconde, et tu reboucheras le tout avec les mêmes précautions.
– Très bien ! je comprends.
– Après quoi tu remettras ce flacon à Chérubin et tu lui diras : « Je ne sais pas jusqu’à quel point Baccarat est au moment de vous aimer, mais je vous jure que si elle respirait, dix secondes, l’odeur qui s’exhale de ce flacon, elle éprouverait sur-le-champ une fièvre nerveuse telle qu’elle vous adorerait au bout de dix minutes, et tournerait aux sentiments tendres et affectueux. »
– Corbleu ! mon oncle, s’écria Rocambole, voilà une fameuse idée, et je vous en fais mon compliment.
– À présent, acheva sir Williams avec calme et peu sensible aux éloges de son élève, causons de ce que tu nommes les affaires sérieuses.
– Vous voulez parler de Daï-Natha ?
– Oui.
– Dois-je aller voir ?
– Sans doute, et je vais te donner mes instructions.
Et l’oncle et le neveu eurent alors un long entretien dont il ne nous appartient point de révéler les détails, mais pendant lequel la marquise Van-Hop fut condamnée en dernier ressort.
Nous verrons bientôt quel plan abominable avait conçu ce démon dont le génie audacieux ne reculait devant aucun forfait.
Le lendemain du jour où Rocambole et sir Williams avaient médité et résolu la perte de Baccarat, M. Oscar de Verny, vulgairement nommé Chérubin, s’apprêtait à sortir de chez lui, vers dix heures du matin, lorsque son valet de chambre lui apporta un petit billet ambré, serré dans une enveloppe lilas clair, et qu’un laquais en livrée lui avait remis.
Le jeune homme se rassit dans son fauteuil, flaira le parfum délicat qui s’exhalait de l’enveloppe et se dit avant de rompre le cachet : – Voici qui doit être ou de Baccarat ou de la marquise.
Le cachet, qui ne portait aucune empreinte, ayant été rompu, Chérubin déplia une lettre qu’il reconnut être sans signature, et il lut :
« Je suis assez contente de vous et saurai vous récompenser en temps et lieu. Vous m’avez gardé le secret ; vous avez, en plein club, démenti et blâmé votre conduite. Mon pigeon dort sur les deux oreilles, et je crois que… je pourrais bien être reconnaissante un jour ou l’autre. Ce soir, à onze heures, par le jardin. La grille sera ouverte. »
– Morbleu ! exclama Chérubin, cette lettre n’est pas signée, mais Baccarat y a inscrit son nom à chaque lettre. Je crois que j’ai gagné mon pari… Si le comte Artoff est un loyal gentilhomme, il me comptera demain cinq cent mille francs en beaux billets de banque.
Et, serrant sa précieuse lettre dans sa poche, il allait sortir, lorsqu’un coup de sonnette se fit entendre.
Un visiteur arrivait à M. de Verny.
– Je gage que c’est le vicomte ! se dit-il.
Chérubin ne se trompait pas. La porte s’ouvrit, et Rocambole parut.
Le lion de fraîche date était plus fringuant que jamais. Œil calme, sourire aux lèvres, charmant négligé du matin, lorgnon impertinent fixé sous l’arcade sourcilière, tout dénotait en lui une satisfaction parfaite.
– Bonjour, cher, dit-il en entrant, tendant une main protectrice à Chérubin. Comment vous va ?
– Merci, je vais à merveille, répondit Oscar d’un ton moins satisfait.
Rocambole jeta son stick dans un coin et s’assit, croisant ses jambes emprisonnées dans de charmantes bottes vernies ornées d’éperons imperceptibles. Le faux gentilhomme suédois était venu à cheval.
– Ah ! dit Chérubin, avons-nous à causer ?
– Oui, mon cher.
– Sérieusement ?
– Très sérieusement. Mais c’est l’affaire de dix minutes. Après, si vous voulez, nous ferons un tour de Bois.
– John ! appela M. de Verny, selle-moi Ébène et dételle Trim du tilbury. Je sors à l’instant à cheval.
Le groom courut exécuter les ordres de son maître.
Chérubin se plaça en face de son visiteur.
– Je vous écoute, dit-il.
– Mon cher, reprit le vicomte, vous allez prendre une plume et écrire sous ma dictée.
– À qui ?
– À la marquise.
– Ah !
Il y avait dans cette exclamation un peu d’incrédulité.
Chérubin ne semblait pas très convaincu du succès de son épître. La marquise était à ses yeux un roc de vertu.
– Écrivez donc toujours, dit l’élève d’Andréa, qui devina la pensée de son interlocuteur.
Celui-ci s’approcha d’une table, prit une plume et attendit :
Rocambole dicta :
« Madame,
« Si un indifférent vous écrivait et vous demandait, au nom de sa vie, de son bonheur, de ce qu’il a de plus cher, ce que je vais vous demander, vous n’oseriez certainement le refuser, car vous êtes bonne comme les anges auxquels vous ressemblez. »
– Voilà, j’espère, interrompit Chérubin, un début sentimental entre tous.
Rocambole continua :
« Et pourtant je tremble, en écrivant ces lignes, que vous ne me refusiez, à moi qui ai eu l’audace criminelle d’élever mes regards jusqu’à vous.
« Cependant, madame, il ne s’agit pas de ma vie ou de mon bonheur, il est à jamais perdu ; ma vie appartient désormais à l’errante destinée que je me suis faite, et qui commencera pour moi à l’heure même où j’aurai pris de vous un congé éternel.
« Mais il s’agit d’un être faible, sans défense, d’une femme, ma mère peut-être… »
– Tiens ! exclama Chérubin, j’ai donc une mère ?
– Il paraît, dit Rocambole en riant ; écrivez toujours.
Il prit la plume.
« Cet être faible, cette femme, continua à dicter Rocambole, demeurera seule, abandonnée du monde entier, à l’heure où je quitterai pour jamais la terre d’Europe. Vous seule, madame, pouvez beaucoup pour elle, et c’est vous que j’implore à deux genoux. Me refuserez-vous une suprême, une dernière entrevue chez madame Malassis, demain à huit heures ? Dieu merci, l’excellente femme est aujourd’hui hors de danger et pourra protéger de sa présence notre entretien de quelques minutes.
« Je pars après-demain pour le Havre, où mon passage est retenu à bord d’un navire qui fait voile vers les Grandes-Indes. Je suis à vos genoux, madame, et j’attends, comme un condamné sa grâce, cette entrevue que j’implore en m’adressant à votre noble cœur. »
– Le plus affreux mélodrame de l’Ambigu, s’écria Chérubin lorsqu’il eut écrit la dernière ligne de cette lettre, est moins boursouflé que cette épître.
– C’est vrai, répondit Rocambole, mais elle n’en produira pas moins son effet.
– Vous croyez ?
– J’en suis convaincu.
– Et la marquise viendra ?
– Elle viendra.
– Mais… je n’ai pas de mère !…
– La mère est inutile.
– Pourquoi ?
– Parce que, la marquise arrivée, vous vous jetterez à ses genoux et lui tiendrez à peu près ce langage.
Et Rocambole prit une attitude sentimentale.
– « Ah ! enfin, te voilà, cher ange ; combien je suis heureux de te revoir ! » La marquise s’attendra si peu à ce préambule qu’elle demeurera interdite, suffoquée. Vous poursuivrez : « Oh ! les heures qui me séparent de toi sont mortelles, tu le sais. Chaque fois que tu me dis adieu et que plusieurs journées doivent nous séparer, je sens mon cœur défaillir… » – Enfin mon cher, acheva Rocambole, vous lui parlerez le langage d’un homme heureux depuis longtemps, et habitué à l’être chaque jour…
– Mais, dit Chérubin, elle m’écrasera d’un regard de mépris !
– Elle n’en aura pas le temps.
– Pourquoi ?
– Parce que, par la porte vitrée d’un cabinet voisin, une balle sifflera et viendra lui casser la tête.
Chérubin tressaillit.
– Oh ! soyez tranquille, observa froidement Rocambole, le marquis Van-Hop est le meilleur tireur de pistolet que je connaisse. Il ne vous tuera point par maladresse.
– Mais, dit Chérubin un peu ému, quand il aura tué sa femme… il me tuera, moi ?
– Non.
– Pourtant… c’est assez logique.
– Je l’avoue. Mais il a juré de respecter votre vie.
– Ceci me rassure.
– Il y a mieux, vous aurez la faculté et le temps de prendre la fuite. Vous trouverez à la porte une chaise de poste tout attelée ; vous y monterez et irez m’attendre au Havre, d’où nous irons faire un tour en Angleterre.
– Parfait, dit Chérubin.
– Mais, à propos, et votre pari ?
– Chut ! dit Chérubin d’un air mystérieux, je crois qu’il est gagné.
– Comment ! vous croyez ?
En tirant de sa poche la lettre de Baccarat :
– Lisez, dit-il.
Rocambole lut attentivement et rendit la lettre.
– Mon cher ami, ne craignez-vous point un piège ?
– Quel piège, grand Dieu ?
– Baccarat, au fond, doit vous haïr. Vous l’avez pariée.
– Mon cher, répondit Chérubin avec un calme superbe, les femmes pardonnent toujours l’audace. Baccarat est folle de moi.
– N’importe ! à votre place, je me défierais… Elle est capable, au dernier moment, de vous dire crûment : « Je ne vous aime pas ! »
Le fat haussa les épaules.
– Allons donc ! dit-il, vous ne connaissez pas les femmes. Si Baccarat n’était pas sincère, si je ne l’avais point fascinée, elle n’aurait pas exigé que je renonçasse à mon pari.
– Ainsi, elle est persuadée que le pari n’existe plus ?
– Sans doute. Elle veut ménager le comte et ses millions. Le comte représente la prose de la vie ; moi, je suis pour elle la poésie du cœur.
– Après tout, dit Rocambole, c’est possible. Mais le pari existe toujours entre vous et le comte ?
– Toujours, secrètement.
– Et vous croyez aux cinq cent mille francs ?
– Pardienne !
– Eh bien, mon cher, dit Rocambole, d’un ton plein de négligence, laissez-moi vous faire un cadeau.
– Faites…
– J’ai rapporté d’Amérique une essence de toilette qui a des qualités merveilleuses. D’abord elle exhale un délicieux parfum, ensuite elle a le don de surexciter le système nerveux outre mesure, et de jeter momentanément dans un état de béatitude et de bonne humeur qui ne peut être que très profitable à un amoureux suppliant comme vous.
– Certes, dit Chérubin, votre cadeau a bien son mérite.
– J’en ai un flacon chez moi. Je vous l’enverrai dans la journée. Vous le donnerez à Baccarat comme une chose des plus précieuses, et vous l’engagerez à en juger par l’odorat. Comme femme, elle est trop curieuse pour qu’elle ne se hâte point de déboucher le flacon et d’en respirer le parfum.
– C’est probable, dit Chérubin ravi.
– Surtout, reprit Rocambole, ayez soin de ne pas livrer nos secrets ; maintenant, je ne sais pas si j’aurai le temps de vous voir demain, mais c’est inutile, du reste. Soyez à huit heures du soir chez madame Malassis ; vous y trouverez la marquise, et tâchez de jouer convenablement votre rôle, si vous tenez à votre part des cinq millions et à une paisible existence assurée par la protection invisible du club des Valets-de-Cœur.
– Soyez tranquille. Mais madame Malassis ?
– Elle sera à la campagne, ou absente, ou invisible… l’important c’est que vous vous trouviez seul avec la marquise. Tout cela est-il bien convenu ?
– Oui, dit nettement Chérubin.
– Eh bien, cher, acheva Rocambole, allons, si vous voulez faire un tour au Bois. Nous passerons chez moi au retour, et vous y prendrez le précieux flacon d’essence.
Les deux jeunes gens descendirent, sautèrent en selle et gagnèrent le bois de Boulogne par les Champs-Élysées.
Le soir du même jour, vers huit heures environ, M. Oscar de Verny se rendit à son club. Le comte Artoff s’y trouvait déjà.
Chérubin le salua d’un air mystérieux qui signifiait : « J’aurais quelques mots à vous dire. »
Le comte passa, sans affectation, de la salle de jeu dans un fumoir. Deux minutes après, Chérubin l’y rejoignit. Les deux jeunes gens se saluèrent comme on se salue sur le terrain.
– Auriez-vous quelque chose à m’apprendre, monsieur ? demanda le comte avec une hauteur courtoise.
– Je voudrais, monsieur, vous rappeler notre pari.
– Je le tiens toujours, monsieur.
– C’est ce que je voulais savoir ; car je vais, je crois, le gagner.
– Ah ! dit le comte avec calme.
Chérubin lui tendit la lettre qu’il avait reçue le matin.
– Connaissez-vous l’écriture de Baccarat ? demanda-t-il.
– Parfaitement.
– Alors vous devez la reconnaître ?
– Vous vous trompez, monsieur.
Chérubin fit un geste d’étonnement.
– Comment ! dit-il, ce n’est pas là son écriture ?
– Non, dit le comte avec l’accent de la conviction.
– Cependant, vous n’en pouvez douter, c’est bien elle… qui m’écrit, ou me fait écrire ?…
– C’est probable. Sans doute, en femme prudente, Baccarat fait écrire ses lettres par une amie ou une femme de chambre.
Ceci était tellement vraisemblable et si bien dans les habitudes féminines, que la conviction de Chérubin n’en fut nullement ébranlée.
– Il est évident, dit-il, que si Baccarat n’a point écrit elle-même, c’est elle qui a fait écrire.
– C’est mon avis, fit le comte.
– Ainsi, croyez-vous à la perte de votre pari, maintenant ?
– Pas encore…
– Bah ! exclama Chérubin stupéfait.
– Pour que j’y puisse croire, continua le comte, il faut, monsieur, que j’entende Baccarat vous dire, à vous, Chérubin : « Je vous aime. »
– Pouvez-vous, dit Chérubin, vous cacher chez elle ?
– C’est facile ; avec de l’or j’achèterai la femme de chambre, qui me cachera dans le cabinet de toilette. Il est probable que Baccarat vous recevra dans son boudoir.
– Et si vous entendez le mot fameux, considérerez-vous le pari comme perdu ?
– Oui, dit le comte.
– Alors, monsieur, continua effrontément Chérubin, je vous engage à écrire un mot à votre banquier.
– Je ferai mieux encore, monsieur.
Le comte tira sa montre :
– Il est huit heures, dit-il, Baccarat m’attend à neuf. Sans doute, elle me congédiera un peu avant onze, puisqu’elle vous attend. Mon cocher aura des ordres. J’irai jusqu’à la grille, mon coupé partira, je reviendrai sur la pointe du pied, et la femme de chambre me cachera.
– Très bien !
– Au lieu d’écrire à mon banquier, je vais passer chez moi, où j’ai bien cinq cent mille francs en billets, titres de rentes et actions de chemins de fer ; je mettrai le tout dans un portefeuille et dans ma poche. Si Baccarat vous aime réellement, vous sortirez de chez elle avec cinq cent mille francs.
Chérubin s’inclina.
– Je prendrai également mes pistolets, dit le comte avec un sang-froid qui émut légèrement Chérubin : car si Baccarat ne vous aimait pas, si, par impossible, elle n’avait point dicté le billet que vous venez de me montrer, comme votre pari serait perdu, j’userais de mon droit.
Chérubin tressaillit ; mais comme il avait une foi profonde dans son étoile, il se remit promptement de son émotion.
– Vous avez raison, monsieur, dit-il en s’inclinant.
– Adieu, dit le comte, à bientôt !
Ils se saluèrent de nouveau et se quittèrent.
Le comte sortit du club et s’en alla tranquillement chez lui d’abord, ensuite chez Baccarat.
Chérubin passa dans la salle de jeu, se mit à une table de whist et y demeura environ deux heures, moins occupé de son jeu que de l’aiguille de la pendule, qui lui semblait marcher avec une désespérante lenteur.
À dix heures et demie il se leva, prit son chapeau et sortit. Sur le seuil de la porte, il rencontra Rocambole.
– Ah ! ah ! lui dit-il, vous allez chercher vos cinq cent mille francs ?
– Parbleu !
– N’oubliez pas le flacon.
– Oh ! soyez tranquille.
– Je n’aurai pas une minute à moi demain, acheva Rocambole. Je suis tout à la mise en scène de votre comédie. Mais ne vous oubliez pas trop au sein de votre bonheur, et soyez exact chez madame Malassis.
– La recommandation est inutile. Je sais mon rôle et le jouerai en conscience.
– Votre lettre est, à cette heure, dans les mains de la marquise. Adieu ! N’oubliez pas que la moindre faute ferait avorter l’affaire, et que vous recevriez un coup de stylet à vingt-quatre heures de distance.
– Je le sais. Adieu !
Rocambole entra au club, et Chérubin en sortit.
Il s’en alla à pied jusqu’à la rue Moncey, et y arriva au dernier coup de onze heures.
Sa main serrait le flacon dans la poche de son gilet, et son esprit caressait en rêve ce portefeuille gonflé de cinq cent mille francs.
– Tiens ! dit-il en touchant la porte, elle me dit que la grille sera ouverte, et elle est fermée… Attendons !
Il se promena pendant quelques minutes de long en large, persuadé que Baccarat allait venir lui ouvrir elle-même. Mais le jardin demeura silencieux, la grille fermée, et un quart d’heure s’écoula.
– Tant pis ! murmura-t-il, je sonne.
Et il sonna en effet. La grille s’ouvrit, et Chérubin pénétra dans la maison de celle à qui, sans le savoir, il apportait, contenue dans ce flacon microscopique donné par Rocambole comme un simple philtre amoureux, une mort lente et certaine.
Une heure avant que Chérubin se présentât rue Moncey, Baccarat et le comte Artoff se trouvaient seuls.
– Mon ami, disait la jeune femme, je ne sais quelle foi on peut avoir dans cette révélation étrange et fugitive qu’on nomme le somnambulisme, et cependant moi, qui en ignorais jusqu’au nom il y a quinze jours, j’ai déjà obtenu des résultats extraordinaires. C’est grâce aux visions de cette enfant, que le hasard a jetée sur mon chemin, et qui s’endort sous mon regard, que j’ai pu savoir, il y a cinq jours, que Chérubin était allé chez vous, et j’ai deviné ce qu’il allait y faire. C’est encore grâce à ces visions qui déroutent la logique humaine, que j’ai pu sauver Léon Rolland et Fernand Rocher, l’homme que j’ai tant aimé. Vous comprenez à présent, n’est-ce pas, pourquoi, dès le premier jour, je vous ai dit que ce Chérubin était un infâme ?
– Oui, je le comprends, murmura le comte rêveur.
– Oh ! reprit-elle, croyez-le bien, il n’a point été question de moi, alors. Cet homme, parlant de la Baccarat, était dans son droit. Mon passé justifie, hélas ! toutes les insultes ; mais il était une femme à qui je songeais, en parlant ainsi, une femme que le misérable poursuit sans pudeur, une femme dont il a juré la perte. Comment ? dans quel but ? Voilà ce que je n’ai pu savoir encore, et ce que je veux connaître à tout prix.
– Nous le saurons, madame.
– Oh ! il faut que cet homme rachète sa vie, voyez-vous… il le faut absolument… il doit tout nous dire, tout !
– Mon amie, interrompit le comte, vous m’avez prié de ne pas vous interroger, et j’ai été fidèle à ma promesse.
– C’est vrai, dit-elle en lui tendant la main.
– Mais aujourd’hui me permettez-vous une seule question ?
– Oui, car vous êtes aussi discret que brave, aussi bon qu’intelligent.
– Eh bien, dites-moi quel est cet homme qui nous a échappé hier, et sur qui j’ai fait feu ?
– Cet homme, murmura Baccarat avec un amer sourire, c’est le génie du mal. C’est un Protée aux formes infinies, un homme qui se métamorphose si bien que nul ne peut le reconnaître. Cet homme, poursuivit-elle avec véhémence, a tué sa mère, assassiné sa maîtresse, attenté à la vie de son frère et à son honneur. Cet homme est plus hideux que Satan.
Alors Baccarat raconta au jeune comte, désormais son ami et son bras droit, cette longue et terrible histoire que nous déroulions naguère page à page ; elle raconta sa vie honteuse et souillée, la criminelle et diabolique existence de ce grand coupable appelé le vicomte Andréa ; puis son faux repentir et sa merveilleuse habileté à capter l’affection, l’estime, le pardon de toutes ses victimes.
Le comte l’écouta, muet d’étonnement et d’horreur.
– Eh bien, acheva-t-elle, ce misérable que je suis dans l’ombre, dont j’épie chaque pas ; ce monstre, que j’aurais dû tuer hier quand je le tenais au bout d’un pistolet, je ne parviendrai peut-être pas à le démasquer. C’est pourtant dans ce but que j’ai abandonné ma retraite ; c’est pour lui donner le change, car il se défie de moi seule ; c’est pour lui que je suis, en apparence, redevenue la Baccarat.
– Vous l’avez donc reconnu hier ?
– Oui, au regard, la seule chose peut-être que l’homme ne puisse déguiser. Or, acheva-t-elle, cet homme connaît ou doit connaître Chérubin ; il y a entre eux quelque pacte abominable, et il n’est que son instrument.
– C’est ce que nous saurons bientôt, dit le comte, car Chérubin mourra s’il ne dit pas son secret tout entier.
Comme il achevait, la cloche se fit entendre.
Onze heures étaient sonnées.
– Le voici, dit Baccarat.
En effet, on entendit la grille du jardin s’ouvrir et se fermer, puis un pas d’homme crier sur le sable.
La jeune femme indiqua du doigt une porte.
Le comte se leva sans bruit, et se dirigea vers le cabinet de toilette, dont la porte fut fermée sur lui.
La petite juive dormait dans ce même cabinet, étendue tout habillée sur un divan. Elle dormait de ce sommeil extraordinaire pendant lequel sa protectrice la consultait souvent comme un oracle.
Demeurée seule, la jeune femme s’allongea sur sa bergère et attendit.
Deux coups discrets furent frappés à la porte.
Chérubin parut.
À sa vue, Baccarat feignit un mouvement de surprise.
– Comment ! dit-elle, sans ma permission !
Ces mots, articulés simplement, firent tressaillir Chérubin, et une étrange idée traversa soudain son cerveau.
Il se demanda si cette lettre qu’il avait reçue le matin, au lieu de venir de Baccarat, n’était point un piège que lui tendait le comte. Quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, surtout lorsqu’il se souvint avoir trouvé la grille fermée, alors que la lettre disait, au contraire, qu’elle serait entrouverte à onze heures.
La sirène avait un joli sourire aux lèvres, et Chérubin crut lire dans ses yeux son prochain triomphe.
– Mais, dit-il, lui souriant aussi et s’avançant pour lui baiser la main, vous ai-je jamais désobéi ?
– Dame ! fit Baccarat, je vous ai dit avant-hier, car c’était avant-hier que je vous ai reçu pour la seconde fois, que je ne voulais pas vous revoir avant trois jours.
– Vous êtes charmante de dissimulation.
– Moi ! dissimulée ?
Et elle souriait toujours, comme on sourit à l’homme aimé.
Chérubin lui tendit la lettre.
– Qu’est-ce que cela ? fit-elle.
– Ça, c’est ma justification.
Et elle lut.
– Mais qui vous a donc écrit cela ?
Et son accent fut si naïf que Chérubin, dont l’œil se tournait involontairement vers le cabinet de toilette où devait être le comte, frissonna jusqu’à la moelle des os.
– C’est vous…
– Moi ? Ah ! par exemple ! Mais je le nie formellement.
– Alors, dit Chérubin ému, vous l’avez fait écrire.
Elle ne répondit pas. Ce silence était la moitié d’un aveu.
Chérubin respira. Et, comme s’il avait eu hâte de terminer cette explication :
– Allons ! dit-il d’un ton léger, j’ai été mystifié, paraît-il… Mais enfin… puisque… me voilà ?
– Restez, dit-elle.
Et elle souriait toujours.
Chérubin crut voir reluire des monceaux de louis d’or, et il lui semblait qu’il tenait les cinq cent mille francs dans ses doigts.
– Décidément, pensa-t-il, le flacon de mon ami le vicomte était inutile ; mais enfin, puisque je l’ai, autant m’en servir.
Et il tira le flacon de sa poche.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Baccarat, qui tressaillit involontairement.
– Cela, répondit Chérubin, c’est un modeste cadeau que je mets à vos pieds.
Et il lui tendit le flacon, qui était hermétiquement bouché.
Baccarat le prit et le regarda, faisant miroiter au travers de ses facettes la flamme des bougies.
– Que peut-il donc y avoir là-dedans ? demanda-t-elle… c’est rouge clair, il me semble.
– C’est une essence indienne, répondit Chérubin, dont la voix laissa percer une légère anxiété.
– Et à quoi sert-elle ?
– Oh ! mon Dieu ! à la toilette… Son parfum est exquis.
Un soupçon, soupçon terrible et rapide comme l’éclair qui sillonne l’obscurité d’une nuit d’orage, traversa l’esprit de Baccarat.
– C’est un narcotique, pensa-t-elle, peut-être même un poison.
Et l’ombre de sir Williams sembla se dresser devant elle.
– Eh bien ! dit-elle, nous allons voir.
Elle fit mine de déboucher le flacon et de l’approcher de ses narines ; mais soudain elle s’écria :
– Je suis folle et j’oublie mes affaires pour vous et votre flacon. Donnez-moi dix minutes, je reviens.
Et Baccarat lui jeta un nouveau sourire et sortit en fredonnant du boudoir, légère comme une biche effarouchée, et laissant Chérubin convaincu qu’elle allait défendre sa porte et prendre les précautions les plus minutieuses pour que le comte Artoff ne vînt point troubler leur tête-à-tête.
Pour Chérubin, elle devait être persuadée que le comte était parti depuis longtemps.
Baccarat, cependant, traversa le salon, gagna un corridor qui faisait le tour du premier étage, et pénétra par une autre porte dans le cabinet de toilette.
Le comte était là, assis dans un fauteuil, une paire de pistolets posés sur ses genoux.
Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.
– Silence ! dit-elle d’un signe en lui montrant le flacon.
Puis elle se pencha sur le divan où dormait la petite juive. Elle mit une main sur le front de l’enfant et dit tout bas :
– Je t’ordonne de voir.
L’enfant s’agita comme si elle eût été prête à s’éveiller ; elle se redressa, mais ses yeux ne s’ouvrirent point. C’était bien du sommeil somnambulique qu’elle dormait.
– Vois ! répéta Baccarat d’un ton impérieux, regarde au-delà de cette pièce.
Elle étendait le doigt, en parlant ainsi, sur le mur qui séparait le cabinet de toilette du boudoir.
L’enfant laissa échapper un geste d’effroi.
– Que vois-tu ? interrogea la jeune femme.
– L’homme du pavillon, répondit la petite juive, faisant allusion à cette scène qu’elle avait indiquée quelques jours auparavant du haut du belvédère, et qui avait eu lieu chez madame Malassis, entre Chérubin et la marquise Van-Hop.
– C’est bien cela, murmura Baccarat, tandis que le comte observait cette scène avec un curieux étonnement.
Puis, mettant le flacon dans les mains de l’enfant :
– Qui m’a donné cela ?
– C’est lui, répondit-elle sans hésitation.
– Que contient ce flacon ?
L’enfant serra la petite fiole dans sa main, puis elle l’appuya sur son front et parut concentrer sur elle toute son attention.
– Oh ! fit-elle tout à coup avec effroi.
– Qu’est-ce ?… Parle… je veux ! ordonna Baccarat.
– C’est une liqueur qui rend fou.
– Quand on la boit ?
– Non, quand on la respire.
Et la juive articulait ses réponses nettement, sans hésitation.
– Ainsi on perd la raison quand on en a respiré le parfum ?
– C’est-à-dire, répondit l’enfant, qu’on devient très gai, qu’on rit beaucoup, et que l’âme n’a plus de secrets… C’est comme lorsque vous m’ordonnez de parler ; je ne voudrais pas, qu’il faut bien que je parle.
Baccarat et le comte écoutaient stupéfaits.
– Dors ! dit-elle à l’enfant, la recouchant sur le divan.
Elle fit un geste d’adieu au comte, sortit du cabinet de toilette par le même chemin, et revint dans le salon.
En même temps, le comte ouvrait sans bruit l’armoire, afin d’entendre ce qui allait se passer dans le boudoir.
Seulement, elle n’avait plus le flacon dans les mains. Baccarat l’avait dissimulé dans son corsage.
Elle s’assit auprès de son visiteur, sur la bergère, en disant :
– Ainsi, vous êtes tombé dans un piège, mon cher monsieur de Verny ?
Et, en prononçant ces mots, Baccarat devint tout à coup ironique, moqueuse, et le sourire de ses lèvres disparut.
– Ah ! continua la jeune femme, raillant toujours, la lettre qui vous amène ici est, du reste, fort ingénieuse.
– Mais… balbutia Chérubin déconcerté.
– Tenez, jouons cartes sur table, et avouez-moi qu’elle est de votre invention ?
– Par exemple !
– Toujours est-il que ce n’est pas moi qui l’ai écrite…
Le malaise de Chérubin augmentait.
Un éclat de rire sardonique s’échappa, frais et bruyant, de la bouche de Baccarat.
– En vérité, dit-elle, vous ne doutez de rien, vous autres hommes, et vous vous figurez qu’il suffit de regarder trois fois une femme d’une certaine façon dominatrice pour qu’elle vous adore sur-le-champ.
– Mais enfin, puisque vous m’aviez autorisé à revenir.
Et Chérubin articula cette phrase d’une voix pleine d’émotion, car il commençait à se croire joué.
– Voulez-vous que je sois franche ? dit Baccarat, qui prit un maintien et un visage pleins de gravité.
– Oui, balbutia Chérubin de plus en plus interdit.
– Monsieur de Verny, savez-vous pourquoi, au lieu de vous faire jeter hors de chez moi par mes laquais, ainsi que le mérite un homme qui ose parier une femme, un sot et un fat que quelques succès de grisette ont étourdi outre mesure, et qui s’est persuadé qu’il avait l’œil fascinateur ; savez-vous, dis-je, pourquoi je vous ai, au contraire, tendu la main ?
Le séducteur frissonnait.
Baccarat ne souriait plus, elle ne le regardait plus tendrement. Non, elle l’enveloppait, au contraire, d’un regard chargé de mépris, et Chérubin comprit que son infâme gageure était perdue.
– Savez-vous pourquoi ? continua-t-elle : c’est que je vous savais entêté et tellement sûr de vous-même, que je vous voyais un homme mort par avance, si vous aviez la témérité de tenir votre pari… et je voulais vous sauver. Tenez, regardez-moi, dit-elle, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’une femme qui s’amuse à faire tuer des gens ! Allons donc ! mon cher, ce n’est point Baccarat qui laissera jamais deux jeunes fous jouer leur vie. C’est pour que vous ayez encore de longs jours, mon cher monsieur, que j’ai feint de vous accueillir avec sympathie, avec cet air mystérieux qui promet tant de choses à un fat, et j’ai voulu que vous renonciez à votre pari… Car, tenez, acheva Baccarat froidement, vous ne connaissez point le comte Artoff. Si vous eussiez tenu votre gageure, vous étiez un homme mort ; il vous eût tué sans pitié, sans remords, comme on tue une bête fauve, un chien enragé, un misérable qui prend de la boue dans ses mains pour la jeter à la tête d’une pauvre femme qui n’a ni frère, ni père, ni mari pour la défendre !
Chérubin avait le vertige.
– Ainsi, s’écria-t-il avec désespoir, vous ne m’aimez pas ?
Un éclat de rire fut la réponse de Baccarat.
Puis elle l’enveloppa d’un regard plein de mépris.
– Allons donc ! moi, vous aimer ? Mais vous êtes fou, cher monsieur, fou à lier…
Et Baccarat se laissa tomber sur la bergère d’où elle s’était levée une minute auparavant, en repoussant la main de M. de Verny avec mépris.
Chérubin était devenu immobile, sans voix, sans haleine. On eût dit une statue.
Ce fut alors qu’une porte s’ouvrit. C’était la porte du cabinet de toilette.
Un homme se montra sur le seuil, pâle, muet, solennel comme l’image du destin. C’était le comte Artoff.
À sa vue, Chérubin poussa un grand cri et recula vivement jusqu’à la porte du boudoir.
Mais, d’un bond, Baccarat s’était placée devant cette porte.
– Ah ! ah ! dit-elle, le pari tenait donc toujours ? Vous êtes encore plus vil que je ne pensais ; vous mettez l’amour en actions industrielles, et il paraît que vous m’aviez sérieusement cotée au prix de cinq cent mille francs !
Le comte avait à la main ses pistolets. Il marcha jusqu’à Chérubin, le regarda froidement, et lui dit avec un accent si convaincu que ce dernier ne douta plus du sort qui l’attendait :
– Monsieur, j’avais apporté les cinq cent mille francs, et je vous eusse payé. Vous avez perdu votre pari, vous allez donc trouver tout naturel que j’exécute les conditions de votre contrat. Je vais vous tuer…
Une heure avant celle où Chérubin entrait dans le petit hôtel de la rue Moncey, l’élégant vicomte de Cambolh arrêtait son dog-cart avenue de Lord-Byron, à la porte de Daï-Natha Van-Hop.
En hiver et à pareille heure, l’aristocratique quartier des Champs-Élysées est désert, et le lion avait à peine rencontré quelques voitures de place roulant isolées, çà et là, dans la grande avenue. La rue où miss Van-Hop demeurait n’était pas moins solitaire, et quand il s’arrêta à la grille de l’hôtel, il aurait pu croire qu’il était inhabité, car aucune lumière n’en éclairait la façade.
Le domestique, assis dos à dos avec le vicomte, sauta en bas de son siège et sonna, en dépit de ces indices de solitude.
Presque aussitôt une porte s’ouvrit, un domestique se montra et vint ouvrir la grille.
Rocambole demanda alors en anglais :
– Votre maîtresse y est-elle ?
Le valet répondit par un signe de tête, ouvrit les deux battants de la grille, et Rocambole, tournant avec habileté, entra dans la cour. Aussitôt il jeta les guides à son domestique et suivit le valet de Daï-Natha. Celui-ci le conduisit, par ce mystérieux et mythologique escalier que nous connaissons, jusqu’à cette salle en forme de pagode où nous l’avons déjà vu pénétrer.
Comme à leur première entrevue, Daï-Natha était couchée sur des coussins, ses bras et ses jambes nus ornés de bracelets, ses cheveux mélangés de branches de corail, son cou garni d’amulettes et le corps drapé dans une robe d’un rouge éclatant, toute bordée de paillettes.
Miss Daï-Natha Van-Hop était toujours la petite-fille des vieux nababs. Elle ne se résignait aux vêtements européens qu’à la dernière extrémité.
Rocambole remarqua qu’elle était pâle et languissante.
Son œil seul brillait d’un éclat extraordinaire, presque fiévreux. Elle se souleva à demi, renvoya d’un signe le valet qui venait d’introduire le visiteur, et tendit la main à celui-ci.
– Ah ! my dear, lui dit-elle en anglais, j’ai cru que vous alliez me laisser mourir.
Un sourire vint aux lèvres du jeune homme.
– Quelle folie ! dit-il.
– Ah ! c’est que, reprit-elle, voici le cinquième jour ; encore quarante heures, et je serai morte si je ne bois pas l’eau de la pierre bleue.
– Vous la boirez, miss.
– Quand ? dit-elle avec anxiété.
– Demain.
– C’est donc pour demain ?
– Oui, fit le nouveau venu d’un signe affirmatif.
– Mon Dieu ! que j’ai eu peur ! reprit Daï-Natha ; j’ai cru que vous aviez trop présumé de la puissance de votre ami.
Daï-Natha, par ce mot, désignait sir Williams.
Rocambole la regarda et s’aperçut qu’elle était non seulement fort pâle, mais qu’il y avait dans tous ses mouvements une langueur, une lassitude qui semblaient trahir les premiers symptômes de l’empoisonnement.
– Hum ! pensa-t-il, si nous tardions de quelques heures, nous pourrions bien, en vérité, perdre à la fois cette perle de l’Inde et nos cinq millions. Puis il reprit tout haut avec un sourire :
– Ne craignez rien, tout est prêt, et la marquise est perdue.
La jalousie alluma un éclair dans l’œil de Daï-Natha :
– Oh ! dit-elle, je veux savoir comment cela aura lieu.
– Mais, répliqua Rocambole, vous le saurez, d’autant plus que nous avons besoin de vous.
– Dites, alors.
– D’abord, continua le vicomte, vous allez écrire sous ma dictée au marquis Van-Hop.
Daï-Natha se leva avec une sorte d’empressement et tira violemment le gland de la sonnette.
Un esclave parut ; elle donna un ordre, et l’Indien s’en alla et revint deux minutes après poser un petit pupitre tout ouvert auprès de sa maîtresse, qui s’était recouchée sur ses coussins.
– Je vous attends, dit-elle en prenant la plume. Dois-je écrire en anglais ?
– Oui.
Et Rocambole dicta :
« Mon ami, venez ce soir à sept heures chez moi. Vous verrez, hélas ! que je tiens ce que j’ai promis. »
– Est-ce tout ? demanda-t-elle.
– Oui, dit Rocambole. Signez.
Daï-Natha signa.
Rocambole prit le billet.
– Le marquis aura cela pour son réveil demain, dit-il en le glissant dans son portefeuille. Maintenant, madame, demain, à six heures et demie, je serai ici avec l’homme qui doit jouer le principal rôle dans cette affaire.
– Et vous ne me dites rien aujourd’hui ?
– Rien.
Rocambole prononça ce mot sèchement, baisa la main de l’Indienne et prit congé.
– Adieu, lui dit-elle, et souvenez-vous que ma vie est dans vos mains.
– Chère enfant, pensa le faux Suédois, s’il n’y avait en jeu que ta vie, cela me serait assez indifférent, mais tes cinq millions valent la peine qu’on te sauve.
Et il s’en alla. Le vicomte remonta dans son dog-cart et prit le chemin de la rue de la Pépinière. Il allait chez madame Malassis.
Dans la journée, maître Venture avait prévenu la veuve qu’une visite lui viendrait dans la soirée ; et madame Malassis, qui se sentait appartenir pieds et poings liés à son intendant, était docilement demeurée au coin de son feu.
– Voici, dit maître Venture en introduisant Rocambole, la personne que madame attend.
La veuve se souleva à demi de son fauteuil, et reconnut le vicomte pour l’avoir vu chez la marquise.
Rocambole salua avec aisance, et d’un geste congédia Venture. Ce geste était si impérieux, il laissait si bien deviner de l’un à l’autre une supériorité directe, que madame Malassis comprit sur-le-champ que le premier était le chef, l’homme qui n’avait qu’à parler pour être obéi.
Venture parti, Rocambole prit le fauteuil que la veuve lui indiquait du doigt.
– Madame, lui dit-il, deux mots légitimeront ma visite à cette heure avancée de la soirée. Je suis l’homme dont votre intendant est l’esclave.
La veuve s’inclina…
– Je l’avais deviné, dit-elle.
– Ceci posé, continua Rocambole, je viens réclamer de vous un service dont le prix, croyez-le bien, sera votre mariage avec le duc de Château-Mailly.
Madame Malassis frissonna, en pensant que sans doute on allait, pour un si grand prix, exiger quelque chose d’inouï.
– Je vous écoute, monsieur, fit-elle avec soumission.
– Vous seriez bien aimable, alors, de prendre une plume et décrire à la marquise Van-Hop une lettre que je vais vous dicter.
La veuve se leva, s’approcha d’une table et prit une plume :
« Chère belle, dicta Rocambole, Chérubin veut absolument vous voir ce soir. Venez donc à huit heures chez moi consoler ce vilain jaloux qui ne parle que d’épées et de pistolets, et veut toujours tuer votre pauvre mari. »
Madame Malassis releva vivement la tête :
– Mais, dit-elle stupéfaite, que me faites-vous donc écrire là ? C’est absurde !
– Écrivez toujours, répliqua Rocambole. Vous comprendrez après, madame.
Et il continua à dicter :
« Dès sept heures j’aurai quitté la maison et je renverrai Venture. Venez à huit, voilez-vous bien, comme à l’ordinaire. Fanny vous recevra et ira prévenir votre bel Américain… Faut-il donc que je vous aime ! »
Madame Malassis écrivit docilement.
– À présent, dit le vicomte, signez.
Elle signa.
Rocambole prit le billet et le mit dans son portefeuille.
– Madame, dit-il alors froidement, vous aviez le droit, il y a quelques jours encore, de repousser les offres de service de votre intendant. Il vous en eût coûté la rupture de votre mariage avec le duc, et tout eût été dit ; mais aujourd’hui il n’est plus temps, il faut nous obéir, et jusqu’au bout. Il n’y va plus seulement de votre mariage, votre vie est en jeu.
– Ma vie ! fit-elle avec effroi.
– Mon Dieu ! dit le vicomte, sait-on jamais, en ce monde, qui vit ou qui meurt ? Vous sortez en voiture, un essieu se casse et une roue vous passe sur le corps ; vous êtes à pied, un cavalier inhabile, montant un cheval fougueux, vous renverse, ou bien votre cuisinière se trompe, et croyant user de farine dans la confection d’un ragoût y verse un paquet d’arsenic destiné à détruire les rats du grenier.
Une sueur glacée commençait à perler au front de madame Malassis.
– Donc, reprit Rocambole, tous comptes faits, je crois que vous aurez raison de nous servir.
– J’obéirai, fit-elle avec soumission.
– Très bien, vous êtes charmante.
Et Rocambole se mit à l’aise dans son fauteuil.
– Maintenant, dit-il, nous allons causer un peu longuement de la marquise. Mais, à propos, s’interrompit-il, l’aimez-vous beaucoup ?
– J’étais son amie… jadis.
– Tant pis !
– Pourquoi ? fit-elle en tremblant.
– Parce que vous aurez sans doute beaucoup de chagrin de la perdre.
– La perdre !
– Hélas !
– Elle part donc ?
– Non, elle est en train de mourir.
– C’est impossible ! s’écria la veuve qui ne comprenait pas. Je l’ai vue hier, elle se porte à ravir.
– Sans doute, mais, que voulez-vous ! il est de fatales destinées… La marquise est née sous une mauvaise étoile.
Et comme elle frissonnait jusqu’à la moelle des os, Rocambole ajouta :
– Causons ! je suis un peu pressé…
* *
*
De quelle nature fut l’entretien qui eut lieu alors entre madame Malassis et son visiteur ? Sans doute il fut de la dernière gravité ; car, bien qu’il fût alors près de neuf heures, la veuve n’hésita point à envoyer chercher une voiture de place lorsque Rocambole fut parti, après avoir dit à Venture :
– À demain, six heures précises, avenue Lord-Byron.
La veuve sonna Fanny, se fit habiller, sortit de chez elle, monta dans la voiture de place et dit au cocher :
– Allée des Veuves, à l’hôtel Van-Hop.
C’était un jeudi.
Madame Malassis savait que la marquise ne sortait jamais ce jour-là après son dîner. Elle savait aussi que le marquis, au contraire, profitant des loisirs que lui faisait sa femme, se hâtait de courir à son club pour y faire une partie d’échecs, elle était donc certaine de ne pas trouver le marquis et de rencontrer madame Van-Hop.
La marquise était seule lorsque madame Malassis arriva, seule dans son boudoir, occupée à un ouvrage de tapisserie.
Dans toute autre circonstance, une visite de madame Malassis à neuf heures du soir n’eût point surpris madame Van-Hop. Les deux femmes étaient fort liées, et leur intimité autorisait ces visites d’arrière-soirée… Mais, ce jour-là, madame Van-Hop éprouva une indéfinissable émotion en entendant annoncer son amie. Pourquoi ?
Il lui fut impossible de le deviner.
– Bonjour, chère marquise, dit madame Malassis en entrant et pressant la main que lui tendait la jeune femme ; pardonnez-moi de venir vous voir si tard.
La marquise lui avança un siège et dit :
– Mais il n’est que neuf heures.
– Au fait, continua la visiteuse, qui se prit à jouer l’étonnement, je suis si émue depuis quelques instants que j’ai cru qu’il était minuit.
– Vous êtes… émue ?…
– Oui, très émue.
– Que vous arrive-t-il ?
– Je viens de voir pleurer un homme comme un enfant.
La marquise tressaillit.
– Ce pauvre duc, sans doute ? dit-elle.
– Non, ma chère ; le duc est amoureux, mais il ne pleure pas. Les vieillards n’ont pas de larmes ; il n’y a que les jeunes gens qui pleurent.
– Et quel est ce jeune homme ? demanda madame Van-Hop, dont une légère pâleur trahit l’anxiété.
– Tenez, dit la veuve, je viens vous supplier de faire une bonne action.
– Moi ?
Madame Malassis fit un signe de tête.
– De quoi s’agit-il ? demanda la marquise.
– Il s’agit d’un homme qui part demain soir, et quitte la France pour toujours ; d’un homme qui va chercher la mort ou l’oubli au-delà des mers, et qui est venu, tout à l’heure, se jeter à mes genoux.
Madame Malassis parlait avec émotion et véhémence.
La marquise se sentait défaillir, car elle comprenait qu’il s’agissait de Chérubin. Pourtant elle se tut.
– Cet homme, poursuivit madame Malassis, vous le devinez, c’est ce jeune fou, audacieux et timide à la fois, qui vous aimait depuis si longtemps dans le silence, et qui, l’autre jour, venant chez moi à l’heure où vous vous y trouviez à deux pas de mon lit, sur lequel j’étais étendue sans connaissance, a eu l’audace de tomber à vos genoux.
La marquise fit un geste d’étonnement, presque d’effroi :
– Vous savez cela ? dit-elle.
– Oui… il m’a tout avoué.
Madame Van-Hop baissa la tête.
– Eh bien, reprit la veuve, cet homme malheureux, ce fou qui s’exile, m’envoie vers vous…
Madame Malassis s’arrêta et parut hésiter.
Mais la marquise, à son tour, la regarda avec une noble assurance.
– Ma chère amie, lui dit-elle, il faut qu’en effet les larmes de M. de Verny vous aient bien émue pour que vous fassiez une semblable démarche près de moi… Vous oubliez que j’ai un mari, et que les regards ou les pensées d’un autre homme que lui sont un outrage pour moi.
– Ah ! pardonnez-moi, murmura madame Malassis, mais c’est qu’il s’agit de sa mère.
– Sa mère ! exclama la marquise étonnée.
– Oui, tenez…
Et la veuve tendit à la marquise la lettre que Rocambole avait dictée à Chérubin.
Madame Van-Hop la lut en tremblant de tous ses membres et dominée par une indicible émotion.
Chérubin parlait d’un être qui lui était cher, et madame Malassis avouait que c’était sa mère.
Le noble cœur de la marquise fut touché.
– J’irai… murmura-t-elle.
– Ah ! vous êtes un ange ! s’écria la veuve, cédant à un accès de fausse sensibilité et se jetant dans les bras de la marquise.
* *
*
Dix minutes après, madame Malassis rejoignait M. le vicomte de Cambolh et lui disait :
– Elle viendra…
L’existence du marquis Van-Hop était, depuis quelque temps, un véritable supplice dont rien au monde ne saurait donner une exacte idée. Depuis ce soir où Daï-Natha lui avait dit qu’elle lui fournirait la preuve du crime de la marquise, M. Van-Hop ne vivait plus. Il comptait les jours, les heures, les minutes qui le séparaient de l’instant fatal annoncé par l’Indienne. Et, à mesure que le temps marchait, il avait des alternatives d’espoir et de terreur. Daï-Natha avait-elle dit vrai ? Daï-Natha mentait-elle ?
Ce dilemme était épouvantable…
Quelquefois, au milieu de la nuit, une rage folle le prenait ; il se levait et se dirigeait sans bruit vers la chambre de sa femme, armé de ce poignard qu’il avait pris sur la cheminée de Daï-Natha. Il allait chez elle avec l’intention de lui appuyer ce poignard sur la gorge et de lui dire :
– Dites-moi la vérité comme à Dieu. Êtes-vous coupable ? Êtes-vous innocente ?
Mais, sur le seuil, le souvenir du serment qu’il avait fait à sa cousine le prenait à la gorge et le forçait à rebrousser chemin. Quelquefois, dans la journée, il se laissait aller à regarder sa femme à la dérobée, cherchant à deviner la vérité sur ce visage calme, sur ce front sans nuages. Alors il se disait avec une sorte de joie vindicative :
– Daï-Natha a menti, et je la laisserai mourir, puisque moi seul puis la sauver.
Mais, loin de sa femme, le marquis était repris par tous ses doutes, par toutes ses angoisses, et il ne se souvenait plus que de l’imperturbable assurance de l’Indienne lui affirmant qu’elle lui donnerait des preuves.
Le jeudi, c’est-à-dire le jour où madame Malassis alla le soir chez la marquise par ordre de Rocambole, M. Van-Hop avait dîné en tête à tête avec sa femme. Il fallait que cet homme eût une bien grande puissance de concentration en lui-même, car il s’était montré affectueux, presque gai. Mais il était sorti tout de suite après le dîner, et la pensée qui le torturait était revenue l’assaillir.
– C’est aujourd’hui le cinquième jour, s’était-il dit. Daï-Natha n’a plus que deux jours à vivre, et je n’ai point encore cette preuve… Oh ! Daï-Natha a menti.
Le marquis se coucha de bonne heure ce soir-là, vers onze heures ou minuit, et, chose bizarre, lui qui ne dormait plus, il fut pris d’un lourd sommeil, – le sommeil qui suit les grandes lassitudes, – et il ne s’éveilla le lendemain que vers dix heures. Son valet de chambre, en entrant pour ouvrir ses rideaux, lui apporta une lettre.
Le marquis tressaillit.
– Qui a apporté cela ? demanda-t-il, hésitant à déchirer l’enveloppe.
– Un commissionnaire de coin de rue.
Le marquis eut une lueur d’espoir : ce pouvait être un solliciteur, un mendiant à domicile, celui qui faisait porter ses lettres par un Savoyard. Il eût été capable de renvoyer cette enveloppe bourrée de billets de banque.
Peut-être même en fit-il le vœu tout bas, car sa main était prise d’un tremblement nerveux, tandis qu’il ouvrait lentement cette lettre et courait à la signature.
La missive était signée Daï-Natha.
Une pâleur livide couvrit le visage du marquis ; il eut un éblouissement et crut qu’il allait mourir. Cependant, cet homme était si fort qu’il eut le courage de ne pas jeter un cri, de ne pas verser une larme.
– Habillez-moi, dit-il à son domestique ; je sors.
Or, tandis que son valet de chambre l’habillait, M. Van-Hop se disait :
– Il est évident qu’elle est coupable, puisque Daï-Natha m’écrit. Je ferais mieux, au lieu d’attendre cette preuve, de passer dans sa chambre et de la tuer ! Je souffrirais moins.
En parlant ainsi, M. Van-Hop se mentait à lui-même, car il doutait encore, comme il avait toujours douté, comme il douterait jusqu’à sa dernière heure.
Il prit alors son parti en homme de cœur.
– Si elle est coupable, se dit-il, elle et moi nous serons morts demain. Il est midi, je ne dois aller qu’à sept heures chez Daï-Natha, j’ai donc six heures à dépenser.
Le marquis prit une plume, une feuille de papier et écrivit dessus :
« Ceci est mon testament.
« N’ayant ni enfants, ni proches héritiers, je lègue toute ma fortune, sans restriction, aux hospices civils de la ville d’Amsterdam, ma patrie. »
Il data et signa. Puis, après avoir cacheté le testament, il le mit dans un tiroir de son secrétaire dont il prit la clef, et la donnant à son valet de chambre :
– Pierre, lui dit-il, il y a dans ce tiroir un portefeuille contenant quarante-trois mille francs, plus ce papier que tu viens de m’y voir mettre. Si une affaire imprévue m’éloignait de Paris, si je venais à mourir ou à disparaître, – il faut tout prévoir, – tu prendrais le portefeuille et ce papier. Tu garderais l’un pour toi, tu porterais l’autre chez mon notaire.
– Oui, monsieur, balbutia le valet, frappé de stupeur.
Le marquis posa un doigt sur ses lèvres, comme pour lui recommander le silence. Puis il sortit et monta à cheval, décidé à ne pas revoir sa femme avant d’avoir vu Daï-Natha.
M. Van-Hop avait pris la résolution de mourir après avoir tué la marquise, si réellement elle était coupable.
À sept heures moins un quart, le marquis demanda son coupé bas et se rendit chez Daï-Natha. Il avait pris une paire de petits pistolets et les avait serrés soigneusement dans la poche de côté de son paletot. La balle de l’un était pour sa femme. Celle de l’autre pour le traître. Quant à lui, il avait résolu de se frapper avec le poignard de sa cousine.
Pendant le trajet, un souvenir lui vint.
– J’ai promis à Daï-Natha de l’épouser, dit-il, mais la mort affranchit de tous les serments. Cette femme m’est odieuse.
Le coupé s’arrêta avenue Lord-Byron, tandis que sept heures sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule.
On était alors en hiver et il était nuit. Les Champs-Élysées étaient déserts.
Le marquis fut introduit chez Daï-Natha, mais pas par l’escalier aux peintures hiéroglyphiques, comme l’avait été Rocambole ; on ne le conduisit point dans l’espace de pagode où, la veille, l’Indienne avait reçu le vicomte. Non, on le fit entrer dans ce beau salon à l’européenne où Daï-Natha lui était apparue quelques jours auparavant, vêtue à l’européenne et belle à tenter un anachorète.
Le salon était vide. Le domestique qui avait introduit le marquis le pria d’un signe de s’asseoir et d’attendre. Le marquis s’assit et attendit. Il était fort pâle, mais son cœur battait régulièrement, et cet homme qui sentait sa vie s’en aller, cet homme qui ne voulait point survivre à sa honte, avait en ce moment le calme résolu des martyrs.
* *
*
Tandis qu’on introduisait M. Van-Hop au salon, dans ce même boudoir où, six jours auparavant, elle l’avait entraîné pour lui parler seule à seul, Daï-Natha se trouvait en présence de deux hommes.
L’un était le vicomte de Cambolh.
L’autre, maître Venture, l’intendant de madame Malassis.
– Ainsi, tout est prêt ? demandait-elle.
– Tout, miss.
– Je n’ai plus qu’à parler ?
Rocambole fit un signe affirmatif, et ajouta :
– Vous pouvez recevoir le marquis, et n’avez plus besoin de moi. Je reviendrai à dix heures.
Rocambole souleva une draperie et disparut par le petit escalier dérobé.
Rocambole parti, l’Indienne se trouva seule avec Venture.
Alors celui-ci, sur un signe d’elle, ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et dit au marquis :
– Voulez-vous entrer, monsieur ?
M. Van-Hop entra dans le boudoir, et Venture passa dans le salon, prêt à revenir au premier signal.
Le marquis enveloppa l’Indienne d’un clair et rapide regard.
Daï-Natha, drapée dans une robe de chambre d’un vert foncé, couchée à demi sur une causeuse, la tête appuyée sur une pile de coussins, était plus pâle et plus affaissée encore que la veille.
Le marquis fut frappé de ces ravages.
Daï-Natha comprit la pensée du marquis ; elle le regarda en souriant :
– C’est le poison, fit-elle.
Le marquis étendit la main et montra sa bague.
– Si vous avez dit vrai, fit-il, vous serez sauvée.
– J’ai les preuves.
Ces trois mots furent pour M. Van-Hop ce qu’est la lecture de l’arrêt pour le condamné, au pied même de l’échafaud. Mais il demeura fort.
– Où sont-elles ? dit-il.
– Connaissez-vous, reprit l’Indienne, un jeune homme appelé Oscar de Verny ?
Le marquis frissonna et se souvint de ce visage si remarquablement beau dont, à son bal, la vue lui avait fait éprouver un si grand malaise.
– Oui, dit-il, je l’ai vu.
– M. Oscar de Verny porte un autre nom encore.
– Ah !
– Il s’appelle Chérubin.
Ce nom fut toute une révélation pour le marquis. Il avait souvent entendu parler de ce séducteur des beautés de second ordre, connu dans le monde galant sous le nom de Chérubin le Charmeur.
– Eh bien, dit Daï-Natha, c’est lui.
– La preuve, la preuve !
Et la voix du marquis était stridente et sourde.
– Il habite, poursuivit Daï-Natha, la maison d’une amie de votre femme, madame Malassis.
Le marquis se souvint que, depuis quelque temps, sa femme était allée beaucoup, en effet, chez madame Malassis.
– Chérubin s’est battu dernièrement, ajouta l’Indienne, à qui Rocambole avait merveilleusement fait la leçon, et il a été blessé. Votre femme est allée le voir chaque jour.
– La preuve ! répéta le marquis avec rage.
– Attendez, attendez, répondit Daï-Natha. Et elle continua : – Madame Malassis est dans la confidence. Grâce à elle, la marquise a pu se croire toujours en sûreté vis-à-vis de vous.
– Après ? après ?
L’Indienne étendit la main vers un gland de soie et sonna.
À cet appel, maître Venture, qui attendait dans le salon, entra dans le boudoir.
– Voilà, dit-elle au marquis, l’intendant de madame Malassis.
Le marquis regarda ce visage ignoble et fut en proie à une torture infernale, en pensant que le secret de sa honte était aux mains de ce laquais. Il lui jeta un regard hautain, dominateur, comme s’il eût voulu l’écraser, et il dit à Daï-Natha :
– Qu’ai-je besoin de cet homme ?
– Cet homme vous dira, répondit l’Indienne, qu’il a vu votre femme venir chez madame Malassis et y rencontrer Chérubin.
Le marquis eut un frémissement d’espoir. Il crut que c’était là l’unique preuve qu’on pouvait lui donner… Et le témoignage d’un seul homme sera-t-il jamais une preuve ?
M. Van-Hop se redressa altier, dédaigneux, superbe. Il regarda froidement sa cousine :
– Ceci, dit-il, n’est point une preuve. Le témoignage d’un laquais, à propos d’une femme, est plus honteux encore qu’une calomnie.
Mais un cruel sourire vint aux lèvres de Daï-Natha :
– Vous êtes bouillant, Hercule, dit-elle. Attendez donc…
Et elle tira un papier de son sein et le tendit au marquis.
Ce papier, c’était cette odieuse lettre dictée par Rocambole à madame Malassis, la veille ; lettre dont la suscription portait :
À madame la marquise Van-Hop.
– La marquise a reçu cette lettre ce matin, dit l’Indienne, et elle sera exacte au rendez-vous.
Le marquis lisait avec une terrible attention ces lignes qui, pour lui, paraissaient tracées en lettres de flamme :
« Chère belle, ce vilain jaloux de Chérubin veut vous voir ce soir, etc.… »
– Douterez-vous encore ? murmura la tigresse avec une joie cruelle.
– Je veux voir… je veux les voir tous deux ! s’écria enfin le marquis.
– Eh bien, alors, suivez cet homme. Vous verrez Chérubin aux genoux de madame Van-Hop.
– Allons ! dit le marquis redevenant tout à coup froid, calme, solennel, l’heure du châtiment est venue.
Daï-Natha essaya de se lever, mais ses forces commençaient à la trahir. Elle retomba sur la causeuse.
– Oh ! le poison, dit-elle, le poison agit… Hâtez-vous, Hercule, mon bien-aimé, hâtez-vous… Je crois que je vais mourir…
– Tenez, dit le marquis jetant sa bague aux pieds de l’Indienne, voilà la pierre bleue. J’aurai toujours le temps de vous tuer, si cela n’était qu’une horrible machination.
En présence de ce qui pour lui était l’évidence, le marquis essayait de douter encore. Il poussa Venture devant lui.
– Allons, drôle ! lui dit-il, conduis-moi et fais ta dernière prière en route, car je te tuerai si tu as menti.
Et le marquis sortit, tandis que Daï-Natha rassemblait ses dernières forces pour s’emparer de la bague dont la pierre allait lui rendre la vie.
* *
*
Le marquis monta en voiture avec le laquais.
Celui-ci, au lieu de faire arrêter rue de la Pépinière, devant la porte du numéro 40, pria le marquis de descendre à la hauteur de la rue Rumfort et de renvoyer son coupé. Puis il le conduisit par la place Laborde jusqu’à cette ruelle dans laquelle le jardin de madame Malassis avait cette petite porte secrète dont le vieux duc de Château-Mailly possédait une clef.
Venture en avait une autre, car ce fut par cette porte qu’il introduisit le marquis et le conduisit jusqu’au pavillon, qui était plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une seule pièce, la chambre à coucher de madame Malassis, où l’on voyait briller une lumière derrière les rideaux. Venture conduisit le marquis dans cette pièce et le cacha dans un cabinet de toilette.
– Madame est sortie et ne rentrera pas, dit-il, avant minuit. La femme de chambre fait le guet chez la concierge pour voir passer la marquise, qui ne peut tarder, car il est bien près de huit heures ; je vais prévenir M. Chérubin. À présent, acheva Venture, monsieur n’a plus besoin de moi ?
Le marquis ne répondit pas.
Il s’assit dans le cabinet de toilette, posa ses pistolets tout armés devant lui, et attendit l’arrivée de madame Van-Hop, résolu à la tuer, elle et son complice.
– Filons ! se disait Venture en s’en allant : j’aime autant ne me point trouver dans une maison où va se commettre un double crime… Et ce pauvre M. Chérubin qui s’est imaginé de bonne foi qu’on avait réservé sa vie… Pas si bête ! Ce sera un Valet-de-Cœur de moins et une part de dividende de plus au gâteau de cinq millions.
Sur le seuil de la porte cochère, Fanny attendait la marquise pour la conduire à la mort.
* *
*
Nous sommes contraints, avant d’aller plus loin dans notre récit, de revenir sur nos pas.
Reportons-nous à ce moment où Chérubin, après avoir entendu Baccarat lui dire : « Non, je ne vous aime pas ! » vit apparaître le comte Artoff sur le seuil du cabinet de toilette. Le comte, on s’en souvient, marcha vers Chérubin le pistolet au poing. En même temps, Baccarat se plaça devant la porte du boudoir pour empêcher le misérable de fuir. N’était-il pas un lâche ?
L’homme audacieux, le misérable qui se faisait un jeu de l’honneur des femmes, se prit à trembler de tous ses membres en présence de la mort, et il attacha sur le comte un regard suppliant.
– Monsieur, répéta le jeune Russe avec un dédain glacé, vous êtes un fat et un infâme, et vous allez être puni. J’aurais payé si j’avais perdu ; j’ai gagné, j’use de mon droit.
Baccarat était toujours immobile et calme devant la porte. Elle eût étranglé Chérubin s’il avait essayé de fuir.
– Monsieur, acheva le comte, je vous donne trois minutes pour recommander votre âme à Dieu.
Et il s’assit à deux pas, tenant toujours sa victime en joue.
Ce temps d’arrêt rendit à Chérubin quelque présence d’esprit. Il retrouva presque son audace.
– Monsieur le comte, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre assurée, j’ai perdu mon pari et ne le nie point. Seulement, permettez-moi une simple observation.
– Voyons, dit le comte.
– Il a été convenu au club que, si je perdais mon pari, vous useriez de votre droit d’une certaine manière.
– Quelle est cette manière ?
– Qu’au lieu de vous exposer à toutes les rigueurs de la loi française en me tuant, vous vous couvririez des apparences du duel ; que vous choisiriez deux témoins, comme moi ; que nous nous battrions avec deux pistolets, dont l’un serait chargé à balle, le vôtre, et l’autre à poudre, le mien.
– Vous dites vrai, monsieur.
– Donc, monsieur, poursuivit Chérubin s’enhardissant un peu, j’ai bien le droit de réclamer le bénéfice de ce sursis.
– À quoi bon ? fit le comte d’un ton glacé ; le plus à plaindre, en cette affaire, ce sera moi, qui aurai à rendre des comptes à la justice. Quant à vous, mourir pour mourir, autant vaut que ce soit tout de suite.
– Pardon, monsieur, insista Chérubin, qui voulait gagner du temps, je préfère, moi, être tué sur le terrain que mourir assassiné, c’est plus honorable.
Le comte ne répondit pas ; mais Baccarat laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire sarcastique.
– Que parlez-vous donc d’honneur, cher monsieur, dit-elle ; l’honneur et vous, avez-vous jamais eu rien de commun ?
Et comme il la regardait épouvanté et commençait à comprendre que c’était elle plus que lui qui le condamnait à mourir :
– Monsieur Chérubin, dit-elle, un pari de la nature du vôtre était un duel. On ne croise le fer, vous le savez, qu’avec les gens qu’on estime, et le comte vous croyait, il y a huit jours, un homme d’honneur. Il ne vous savait pas un misérable sans ressources avouées et avouables, aux gages d’une association de bandits, faisant un commerce lucratif de ses avantages personnels…
Chérubin se vit perdu. Baccarat connaissait sans doute sa profession de Valet-de-Cœur…
Et la jeune femme, dédaignant de lui adresser plus longtemps la parole, se tourna vers le comte :
– Mon ami, dit-elle, tuez donc ce misérable sur-le-champ. Madame la marquise Van-Hop vous en saura peut-être gré…
Ce nom acheva de jeter l’épouvante au fond du cœur de Chérubin et lui parut être son arrêt de mort.
– Grâce ! balbutia-t-il.
Le comte tira sa montre :
– Monsieur, dit-il, les trois minutes que je vous avais données sont expirées. Mettez-vous à genoux. Je vise au front. Vous pourriez faire des victimes encore après votre trépas.
Et le comte leva son pistolet.
Alors Chérubin se jeta lâchement à genoux ; il se traîna aux pieds du comte, et, livide d’effroi, les dents serrées, la voix presque éteinte, il murmura :
– Grâce, monsieur le comte… je suis un misérable, un infâme : j’ai mérité votre mépris, vous avez le droit de me souffleter, de me fouler aux pieds, de me traîner dans la boue ! Je quitterai Paris si vous l’exigez, j’irai vivre en quelque solitude… au fond d’un désert… mais vous ne me tuerez pas !
Et le misérable joignait les mains ; il priait et pleurait, se traînait à genoux, et tournait ses yeux suppliants de Baccarat au comte Artoff.
Alors la jeune femme, mettant un gant, comme si elle eût redouté le contact de cet homme, lui posa la main sur l’épaule.
– Veux-tu vivre ? lui dit-elle ; le veux-tu ?
– Oh ! murmura-t-il avec un cri de joie, je ferai tout ce que vous voudrez ; mais grâce pour la vie !
Baccarat fit un signe au comte, qui abaissa le canon de son pistolet.
– Tu peux racheter ta vie à deux conditions. Voici la première : tu vas me dire ce qu’il y a de commun entre toi et la marquise Van-Hop.
– Oui… oui…, je dirai tout, balbutia le misérable, mais vous me défendrez, n’est-ce pas ? vous me protégerez après, car ils me tueront, eux…
– Qui, eux ?
– Les Valets-de-Cœur.
– Ah ! s’écria Baccarat, je ne m’étais pas trompée. Et, le regardant en face : – Prends garde ! Si tu t’avises de nous taire un mot, un seul, entends-tu bien ? tu n’auras rien fait pour racheter ta vie, rien absolument.
– Je dirai tout, balbutia Chérubin.
Et alors, toujours à genoux, toujours le visage inondé de larmes, cet homme qui ne voulait pas mourir, cet homme qui eût baisé les pieds d’un forçat pour racheter son existence, confessa tout ce que nous savons déjà, c’est-à-dire ses relations avec les Valets-de-Cœur, leurs noms, le lieu de leur réunion, leur obéissance passive à un chef mystérieux dont seul Rocambole savait le nom ; puis le rôle infâme qu’il avait joué, lui Chérubin, auprès de la marquise Van-Hop ; le piège abominable qui devait lui être tendu le lendemain, et l’histoire des cinq millions de Daï-Natha… Tout ce qu’il savait, enfin.
– Mais le nom de cet homme ? demanda Baccarat. Si tu ne dis ce nom, tu n’as rien racheté.
– Je vous jure, sanglota Chérubin, que je ne le sais pas, que je ne l’ai jamais vu ! Le vicomte de Cambolh pourrait seul vous le dire.
– C’est bien, dit Baccarat, nous verrons si tu as menti.
Chérubin se leva et se crut sauvé.
– Oh ! attends donc encore, lui dit Baccarat, tu n’as rempli qu’une seule des deux conditions.
– J’exécuterai la seconde, murmura-t-il avec soumission.
Baccarat tira de son sein le flacon de poison que lui avait destiné sir Williams.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
– Cela, murmura Chérubin, qui, en cet aveu, était de bonne foi et croyait n’avoir apporté qu’un philtre amoureux, c’est le vicomte de Cambolh qui me l’a donné.
– Que contient ce flacon ?
– Une liqueur énervante que je vous destinais.
– N’est-ce pas plutôt du poison ?
– Non, dit-il avec conviction.
– Eh bien, dit Baccarat, nous allons le savoir, j’en vais faire sur toi l’expérience.
Chérubin ne pouvait pas supposer que Rocambole et son mystérieux conseiller eussent un intérêt quelconque à empoisonner Baccarat. Convaincu qu’il ne courait, à respirer les exhalaisons du flacon, d’autre danger que celui d’un abrutissement momentané, il accepta avec joie ce dernier moyen de racheter sa vie.
En même temps, Baccarat se disait :
– Si c’eût été du poison, l’enfant me l’aurait dit. Elle m’a dit que c’était une liqueur qui rendait fou. Eh bien, il faut que cet homme soit châtié.
Elle tendit le flacon à Chérubin.
– Débouche-le, dit-elle. Tu vas le respirer pendant plusieurs minutes.
Chérubin obéit, croyant, comme le lui avait dit Rocambole, que la liqueur n’était qu’un narcotique enivrant, et, ne se doutant pas, le malheureux, que c’était la mort qu’il aspirait lentement.
Quand ce fut fait, Baccarat ajouta :
– À présent, tu vas rester ici sous la garde du comte, jusqu’à nouvel ordre. Après avoir trahi tes complices, tu pourrais les prévenir, et il ne faut pas qu’un seul d’entre eux m’échappe !
Baccarat sonna, demanda sa voiture et dit au jeune Russe :
– Mon cher comte, je vais vous laisser cet homme, vous m’en répondez, n’est-ce pas ?
– Oh ! certes, répondit le jeune homme, je vous assure qu’il ne m’échappera pas comme l’autre.
La jeune femme jeta à la hâte un châle sur ses épaules, monta en voiture et dit au cocher :
– Allée des Veuves, aux Champs-Élysées, à l’hôtel Van-Hop.
Il était plus de minuit lorsque le coupé de Baccarat entra dans la cour de l’hôtel. Le marquis était rentré depuis une heure, et le suisse fut fort étonné d’avoir à ouvrir la porte à deux battants.
– Mon ami, dit Baccarat, il faut absolument que je voie la marquise à l’heure même.
– Mais, dit le suisse, madame est couchée.
– N’importe ! vous l’éveillerez.
Baccarat parlait avec une certaine autorité et présentait sa carte.
Le suisse leva la tête vers la façade de l’hôtel et aperçut de la lumière aux croisées de la chambre à coucher de madame Van-Hop.
– Madame est encore levée, dit-il.
Lorsque la marquise ne sortait pas le soir, les domestiques se retiraient de bonne heure, à l’exception du valet de chambre de monsieur. Mais le marquis était rentré, s’était mis au lit, et n’avait point tardé, on s’en souvient, à s’endormir d’un profond sommeil. D’ailleurs, les fenêtres de son appartement donnaient sur les jardins et non sur la cour ; de telle façon qu’il lui eût été impossible d’entendre le bruit du coupé de Baccarat. Le suisse ne rencontra d’autres domestiques, en se rendant au premier étage, que la femme de chambre, à qui il remit la carte de la visiteuse.
Madame Van-Hop, après le départ de madame Malassis, était demeurée longtemps rêveuse et pleine d’hésitation. Elle avait promis d’aller le lendemain à ce rendez-vous suprême que lui donnait Chérubin, et, la veuve partie, elle se repentait amèrement de sa promesse. Depuis qu’elle luttait, qu’elle combattait sans relâche cet amour éclos dans le silence de son cœur, madame Van-Hop avait fini par puiser dans ses idées religieuses, dans son éducation première, dans le sentiment de ses devoirs et l’affectueuse estime qu’elle avait pour son mari, la force nécessaire pour oublier à jamais Chérubin.
À ses yeux, quelques heures auparavant encore, Chérubin était pour elle un homme mort, et passé à l’état de souvenir. Et voici que madame Malassis venait, une lettre de lui à la main, la supplier de lui accorder une dernière entrevue. L’épître du jeune homme avait été si pathétique, si éloquente, que la marquise avait cédé. Et maintenant, elle éprouvait un remords, une terreur indéfinissable, et eût racheté, au prix de dix années de sa vie, la promesse qu’elle avait faite. Pendant deux heures, la marquise avait essayé de tromper ses angoisses par une pieuse lecture. Peut-être que si en ce moment le marquis était venu chez elle, elle se fût jetée dans ses bras, lui eût tout avoué et lui eût demandé conseil. Mais le marquis ne vint pas ; il monta en rentrant directement chez lui. Enfin elle venait de passer dans sa chambre, résolue à se mettre au lit, lorsque sa camériste lui apporta la carte de madame Charmet.
Cette carte plongea la marquise dans l’étonnement. Que pouvait, à pareille heure, lui vouloir cette femme, dont elle ignorait, du reste, la métamorphose récente, et qui, pour elle, était toujours l’humble dame de charité ?
Elle se décida à la recevoir.
Deux minutes après, Baccarat entra.
Madame Van-Hop avait toujours vu madame Charmet vêtue simplement. Son étonnement fut donc grand lorsqu’elle vit apparaître l’élégante jeune femme que tout Paris croyait être l’amie du comte Artoff.
En effet, Baccarat, dans sa précipitation à courir chez la marquise, n’avait point songé à changer de toilette. Elle avait conservé une délicieuse robe de moire antique gros bleu, sur laquelle elle avait, à la hâte, jeté un cachemire. Ses beaux cheveux blonds semblaient sortir de la main du coiffeur, et son bras, demi-nu, était orné d’un mince bracelet d’or fermé par une grosse agrafe en diamants.
– Je vous demande mille pardons, madame la marquise, dit-elle vivement et d’une voix émue, de me présenter chez vous à minuit passé.
– En effet, dit la marquise en souriant et lui avançant un siège, je m’attendais peu à votre visite.
Baccarat demeura debout, et parut attendre, pour s’expliquer, le départ de la femme de chambre. Celle-ci sortit sur un signe de sa maîtresse.
– Madame, dit alors Baccarat, il a fallu un motif bien puissant, bien solennel, pour me déterminer à la démarche que je fais auprès de vous.
– Mon Dieu ! madame, répondit la marquise, vous m’effrayez.
– Il s’agit de l’honneur, de la vie même d’une femme.
– Et je puis la sauver ?
– Oui, fit Baccarat d’un signe de tête.
– Ah ! merci, madame, s’écria la marquise, merci ! d’être venue à moi, en ce cas.
– Madame, poursuivit Baccarat, qui éprouvait une indomptable émotion à la pensée qu’elle allait être forcée de dire à cette noble femme : « Je possède votre secret, » la femme dont je parle, et que vous seule pouvez sauver, m’était inconnue il y a peu de jours. Aujourd’hui, elle est à mes yeux la plus noble, la plus vertueuse des femmes… et je donnerais ma vie pour elle.
– Son nom ? demanda la marquise.
– Cette femme, continua Baccarat sans répondre d’abord à cette question directe, est en ce moment la victime d’une épouvantable intrigue, le but d’une tentative criminelle inouïe, et elle serait perdue sans retour, morte peut-être, demain à pareille heure, si la Providence, par un de ces hasards qui constituent la sagesse céleste, ne m’avait placée sur son chemin.
– Mais, mon Dieu ! s’écria la marquise troublée, quelle est donc cette femme, madame ?
Baccarat fléchit un genou, prit une main de la marquise, la porta respectueusement à ses lèvres et murmura : – Je suis à ses pieds, madame, et je la supplie de m’entendre…
La marquise jeta un cri.
– Moi ? dit-elle éperdue.
– Vous madame.
– Comment, reprit-elle, je suis compromise, moi, dans mon honneur !
– Dans votre honneur.
– Ma vie est en danger ?
– Hélas ! soupira Baccarat.
Un moment, madame Van-Hop crut que Baccarat était folle. Mais la tristesse solennelle répandue sur les traits de la jeune femme détruisit bien vite cette supposition.
– Madame, reprit Baccarat toujours agenouillée devant la marquise, pour que vous compreniez le danger que vous courez, pour que vous compreniez surtout comment je puis le prévenir, il faut que vous consentiez à m’écouter.
– Parlez, dit la marquise, dont la pensée se reporta avec effroi jusqu’à M. Oscar de Verny.
– Il faut d’abord, madame, continua la pauvre repentie, que je vous dise ce que je fus. Avant de m’appeler madame Charmet, avant de consacrer une modeste fortune à de bonnes œuvres, avant de porter des robes de laine brune et d’aller demeurer rue de Buci dans une sorte de sépulcre, j’ai été, madame, une créature indigne et sans cœur.
– Oh ! s’écria la marquise, est-ce possible ?
– Un jour, la grâce de Dieu m’a touchée ; je me suis repentie, j’ai pleuré, j’ai prié, je me suis imposé la mission de faire du bien. Oh ! continua Baccarat, je n’ai point le temps, madame, d’entrer dans les détails ; une impérieuse et pressante nécessité me force à être brève. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai souffert, c’est que j’ai su combien le cœur de la femme était faible…
– Madame, fit la marquise tremblante.
– Écoutez, poursuivit-elle, il y a dans Paris, à cette heure, une association de bandits, une réunion de misérables, qui étalent au soleil des gants jaunes, des voitures, des chevaux de prix, des noms pompeux et usurpés ; cette association se nomme le Club des Valets-de-Cœur.
Ces mots firent tressaillir la marquise.
– Qu’est-ce que ce nom ? dit-elle.
– Les Valets-de-Cœur, madame, font métier de tout, ils exercent une honteuse industrie ; ils cherchent à semer le déshonneur sur leur route. Un jour l’un de ces hommes, le chef sans doute, s’est trouvé sur le chemin d’une femme torturée de jalousie, le cœur rempli de haine, une femme qui, depuis douze années, rêve votre mort, votre honte, l’infamie de votre noble mémoire.
– Grand Dieu ! s’écria la marquise, mais je n’ai fait de mal à personne, cependant, moi ?
– Qu’importe !
– Mais je suis à Paris depuis cinq ans à peine.
– Cette femme est venue de l’Inde.
Un grand jour se fit dans l’esprit de madame Van-Hop. Elle se souvint que son mari était allé aux Indes l’année qui précéda leur mariage, qu’il y avait inspiré une grande passion à sa cousine.
– Daï-Natha ! exclama-t-elle.
– Oui, Daï-Natha Van-Hop, dit Baccarat.
– Et cette femme veut ma mort ?
– Si vous mouriez, elle épouserait le marquis.
– Oh ! jamais ! dit-elle vivement. Hercule m’aimerait morte comme il m’aime vivante, j’en suis sûre.
– Oui, mais s’il vous tuait, lui ?
– Me tuer, lui, lui ! accentua la marquise affolée.
– Il vous tuerait s’il vous croyait coupable.
– Oh ! oui, dit-elle, vous avez raison… mais je suis une honnête femme.
– Madame, dit bravement Baccarat, Daï-Natha, votre rivale, lui aurait prouvé le contraire demain.
Et Baccarat, baisant de nouveau la main de la marquise, continua :
– Oh ! s’il ne fallait pas vous sauver, madame, jamais, non, jamais je n’oserais… Vous, si noble, si pure, me voir descendre au fond de votre cœur, moi la créature souillée, n’est-ce point le plus rude de tous les châtiments, le plus immérité de tous ?
La marquise devina Baccarat et lui tendit la main.
– Ah ! dit-elle, je sais enfin ce que vous voulez dire. Vous voulez parler d’un homme, n’est-ce pas, qui m’a poursuivie sans relâche depuis quinze jours ?…
– Chérubin, dit Baccarat, ou plutôt M. de Verny.
Un fier sourire vint aux lèvres de la marquise :
– Je ne suis pas coupable, dit-elle, et je puis tout dire à mon mari.
– Je le sais, madame. Mais ce que vous ignorez c’est que Chérubin est un homme infâme, un misérable dont j’ai tenu la vie en mes mains il y a une heure, et qui a tout avoué…
Et comme la marquise la regardait atterrée, Baccarat n’hésita plus. Elle lui dit ce qu’était Chérubin, ce qu’était l’odieuse madame Malassis, le plan infernal dressé contre elle par une rivale et ses complices, et ce qui serait arrivé le lendemain sans la démarche qu’elle venait de faire.
La marquise, son front dans ses deux mains, croyant faire un horrible rêve, écouta jusqu’au bout silencieusement.
– Oh ! mon mari, s’écria-t-elle tout à coup, je veux le voir.
– Non, madame, cela ne se peut, répondit Baccarat.
– Pourquoi ? mais pourquoi ?
– Je veux vous sauver de tout soupçon, dit-elle gravement, et pour cela il faut que vous me laissiez agir…
Il y avait une sorte d’autorité subitement révélée dans l’accent de Baccarat.
La marquise se tut.
– Et puis, continua la repentie, je n’ai en mon pouvoir encore que l’un de ces misérables, je ne tiens pas encore Daï-Natha ; et il faut que cette femme soit rendue à jamais impuissante.
– Que faire, mon Dieu ! que faire ?
– Me laisser agir.
– Mon mari doit souffrir mille morts !
– Sa joie, demain, égalera ses tortures.
Et Baccarat se frappa soudain le front, dominée par une inspiration :
– Madame, dit-elle, votre mari porte au doigt une bague ornée d’une pierre bleue ?
– Oui, en effet.
– Il me faut cette pierre, dit résolument la jeune femme.
– Pourquoi ?
– C’est mon secret ; mais peut-être votre repos à venir est-il à ce prix. N’avez-vous pas une pierre de même couleur qu’on puisse substituer à celle-là ?
– Je le crois, dit la marquise.
Elle se souvenait qu’elle possédait parmi ses bijoux une superbe turquoise qui devait être, à peu de chose près, semblable de couleur et de grosseur à celle de son mari. Elle se souvint, en outre, que M. Van-Hop ne couchait jamais avec sa bague, qu’il la déposait sur la table de son cabinet de toilette, et que, même sous prétexte que la pierre bleue, dont elle ignorait, du reste, la vertu secrète, redoutait le contact de l’eau, il l’ôtait toujours avant de se laver les mains ou de toucher quelque chose d’humide.
– Peut-être, insista Baccarat, la possession momentanée de cette bague arrachera-t-elle à Daï-Natha son dernier secret.
La marquise courut à un petit meuble en bois de rose qui renfermait ses écrins ; elle les ouvrit l’un après l’autre, les bouleversa tous et finit par trouver une grosse turquoise.
– Je crois, dit-elle, que c’est exactement la même forme et la même couleur. Puis s’emparant de la pierre, elle dit à Baccarat : – Venez, venez…
Il y avait un couloir mystérieux pratiqué au premier étage de l’hôtel, qui reliait l’appartement du marquis à celui de sa femme et dispensait de passer par les grands appartements. Ce couloir partait de la chambre de madame Van-Hop et aboutissait au cabinet de toilette du marquis.
M. Van-Hop, en se couchant, fermait toujours la porte de cette pièce, et il était présumable qu’en marchant sur la pointe du pied, on y pouvait pénétrer sans être entendu par lui.
La marquise prit un flambeau d’une main, celle de Baccarat de l’autre, et l’entraîna dans le couloir en lui recommandant le silence.
Les deux femmes marchaient sur la pointe du pied, retenant leur respiration, et la marquise, dont le cœur battait à outrance, éprouva une joie fiévreuse en remarquant que la porte qui reliait le cabinet de toilette au couloir était entrouverte. Celle qui, au contraire, donnait dans la chambre du marquis, était fermée comme d’habitude.
Les deux femmes entrèrent, étouffant le bruit de leurs pas.
Madame Van-Hop alla droit à la table de toilette et aperçut la bague du marquis dans un baguier en porcelaine du Japon.
Elle la désigna du doigt à Baccarat, qui la prit et l’examina.
Toutes les femmes sont plus ou moins habiles à manier des bijoux. Avec une dextérité merveilleuse, Baccarat fit jouer la pierre bleue dans sa monture, et la détacha délicatement. Puis elle essaya la turquoise de madame Van-Hop. Oh, bonheur ! on eût dit que les deux pierres avaient été faites pour la même bague. La turquoise fut substituée à la pierre bleue et remise dans le baguier. Les deux femmes s’esquivèrent comme des voleurs qui craignent d’être arrêtés et repris avec leur butin. Elles retournèrent dans la chambre à coucher de la marquise.
– Madame, dit alors Baccarat, pouvez-vous compter sur votre femme de chambre comme sur vous-même ?
– Oui. Marguerite est depuis douze ans à mon service.
– Défendrait-elle énergiquement votre porte ?
– Elle se ferait hacher sur le seuil.
– Et le suisse ?
– M’obéira.
– Alors, dit Baccarat, appelez votre femme de chambre et dites-lui que vous sortez, que vous ne rentrerez pas ; que si demain, le marquis se présente, elle dise que vous n’avez pas dormi de la nuit, et que, à peine au jour, vous vous êtes assoupie.
– Comment, dit la marquise, vous voulez que je sorte ?
– Oui.
– Mais pourquoi ? où irai-je ?
– Vous viendrez chez moi.
– Dans quel but ?
– Mais, madame, murmura Baccarat avec véhémence, vous ne comprenez donc pas ?
– Quoi ?
– Que votre vie n’est pas en sûreté ici !
– Ma vie ?
– Oui, demain matin, sans doute, Daï-Natha écrira au marquis que, le soir, à huit heures, vous devez voir Chérubin chez madame Malassis.
– Oh ! je n’irai pas !… Quelle horreur !
– Et qui vous dit, madame, que, saisi d’un accès de fureur et de folie vertigineuse, le marquis ne voudra point vous tuer sur-le-champ, sans attendre cette preuve qu’on lui promet ?
– Oh ! vous avez raison, dit la marquise avec terreur.
– Et puis, ajouta Baccarat, il faut que cet homme, ce bandit, ce misérable, s’il veut qu’on lui fasse grâce de la vie, se traîne à vos genoux, qu’il implore votre pardon, qu’il vous demande grâce.
– C’est inutile, dit la marquise avec le dégoût que lui inspirait maintenant Chérubin.
– N’importe ! dit Baccarat, venez…
La marquise appela sa femme de chambre et lui fit la leçon.
– Mais, enfin, observa la soubrette, si monsieur venait à dix heures ou à midi, et qu’il insistât ?…
– Eh bien !… je suis sortie de bonne heure pour une œuvre pieuse.
Et la marquise s’enveloppa d’un grand manteau, mit son voile le plus épais, et dit :
– Partons, partons vite ! Et elle murmura à mi-voix en étouffant un sanglot : – Oh ! pauvre Hercule ! toi, le plus noble et le meilleur des hommes, faut-il donc te fuir comme un meurtrier ?
Les deux femmes descendirent le grand escalier et traversèrent le jardin.
Le coupé de Baccarat attendait dans la cour. Le cocher dormait sur son siège.
Le suisse avait refermé les deux battants de la porte et s’était endormi dans son fauteuil, son cordon à la main.
– Vous n’aurez pas besoin de compter sur la discrétion de cet homme, dit Baccarat, il ne vous verra pas.
Elle poussa la marquise dans la voiture et lui dit : – Tenez-vous tout au fond ; je vais vous masquer de mon mieux.
Le bruit de la portière, en se refermant, éveilla le cocher, qui se frotta les yeux, tout en se faisant ouvrir la porte cochère.
Et la voiture passa.
Le fidèle cerbère de la loge se coucha fort tranquillement, sans se douter que sa maîtresse venait de quitter son hôtel à une heure du matin avec l’intention de n’y point rentrer cette nuit-là.
* *
*
Or, tandis que Baccarat se rendait en toute hâte chez la marquise Van-Hop, Chérubin demeurait dans le boudoir de la rue Moncey, gardé à vue par le comte Artoff.
Il venait de respirer le flacon empoisonné. Pendant un moment, il fut comme suffoqué par l’odeur pénétrante qui s’en échappait. Puis, tout à coup, se redressant, il poussa un grand éclat de rire qui frappa le comte de stupeur. Mais Chérubin le regarda fixement, effrontément, comme il savait regarder quelques heures auparavant encore.
– Ah ! la bonne histoire ! s’écria-t-il, la bonne histoire, mon cher ami !
Et il se mit à gambader dans le boudoir.
– Cher comte de mon cœur, poursuivit-il, figurez-vous que je viens de faire un assez vilain rêve…
Le comte, muet d’étonnement, le regardait toujours.
– Ne me suis-je pas figuré tout à l’heure que vous vouliez me tuer ? Ah ! ah ! ah !
– L’enfant avait raison, pensa le jeune Russe, l’odeur de ce flacon détermine la folie, et le châtiment de ce misérable ne s’est point fait attendre.
Chérubin était fou, en effet. Pendant une heure il gambada, sauta, dansa, chanta, se prit à rire bruyamment et débita les folies les plus grandes, les excentricités les plus inouïes ; il entremêla son verbiage de révélations et de commentaires sur le club des Valets-de-Cœur, mettant peu à peu à nu son âme souillée et ses criminelles pensées. Puis il courut au comte et voulut l’embrasser.
Le comte le repoussa.
– Arrière, drôle ! lui dit-il.
Chérubin ne répondit point et continua ses gambades. Puis, tout à coup, il se laissa tomber, épuisé de fatigue, sur le canapé, porta la main à son front et murmura : – C’est drôle, mais j’ai du feu dans la tête.
Et l’éclat de rire s’éteignit, le regard brillant devint morne, une sorte de torpeur s’empara de lui.
* *
*
Lorsque la marquise Van-Hop et Baccarat arrivèrent, Chérubin était étendu tout de son long sur le parquet, la face contre terre.
Baccarat crut que le comte l’avait tué, et jeta un cri.
Le comte devina :
– Ce n’est pas moi, dit-il, c’est Dieu.
– Il est donc mort ?
– Il le sera dans quelques heures.
– Mais qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle en se penchant sur Chérubin, qui respirait à peine.
– Madame, dit gravement le comte Artoff, cet homme vous apportait du poison, et il s’est tué lui-même sans le savoir. Nous lui avions fait grâce de la vie, nous ; mais Dieu a été moins clément, et il a voulu que la justice éternelle eût son cours.
Alors Baccarat se tourna vers la marquise muette d’horreur et d’effroi :
– Madame, lui dit-elle, cet homme nous a gravement offensées toutes deux, mais il va mourir… Prions Dieu pour son âme !
Et les deux femmes s’agenouillèrent et récitèrent les prières des agonisants, et le jour les retrouva dans la même attitude, auprès du corps de Chérubin le Charmeur, qui venait d’expirer sans avoir recouvré la raison.
Le châtiment des Valets-de-Cœur commençait enfin.
Nous avons laissé le marquis Van-Hop dans le cabinet où maître Venture l’avait caché.
Le condamné qui attend qu’on vienne le chercher pour le conduire à l’échafaud n’endure certainement pas une torture plus horrible que celle que subit le marquis, lorsqu’il se trouva seul, ses armes à la main.
Il était venu là pour tuer… pour tuer la femme qu’il avait aimée depuis douze ans.
Le marquis sentait une sueur glacée perler sur son front, à mesure qu’il voyait le temps s’écouler et approcher l’heure fatale où l’épouse coupable arriverait au rendez-vous.
Un reste d’espoir cependant lui tenait au fond du cœur : peut-être ne viendrait-elle pas. Un moment il eut la tentation de mourir seul, et il appuya son pistolet sur son front. Mais il songea alors que, lui mort, elle l’épouserait, qu’ils seraient heureux, et cette pensée alluma un ouragan de fureur dans son âme.
– Non, non, murmura-t-il, je veux les tuer tous deux !
Huit heures sonnèrent. À partir de ce moment, les minutes devinrent des siècles pour le marquis.
Le moindre bruit extérieur le faisait tressaillir et frissonner. Des pas légers, des pas de femme qui crissèrent tout à coup sur le sable du jardin lui mirent la mort dans l’âme. C’était, ce devait être elle.
Les pas franchirent le seuil du pavillon, montèrent lestement l’escalier et s’arrêtèrent à la porte.
Le marquis étreignit convulsivement la crosse de son pistolet.
La porte s’ouvrit, une femme entra.
Le cabinet de toilette où le marquis était caché et qui ouvrait à gauche de l’alcôve, avait une porte vitrée garnie à l’intérieur d’un rideau. Ce rideau, mal tiré, permettait au marquis de voir parfaitement à l’intérieur de la chambre à coucher. Ô bonheur ! la femme qui entrait, ce n’était pas elle : c’était Fanny, cette ancienne femme de chambre de Baccarat, vendue corps et âme à sir Williams, et que les Valets-de-Cœur avaient imposée à madame Malassis. Elle vint s’asseoir auprès du feu et s’étendit dans un confortable avec la nonchalante aisance d’une duchesse. Savait-elle que le marquis était caché à deux pas ? C’est probable, car elle murmura d’un ton de mauvaise humeur :
– Quelle scie ! attendre tous les jours comme cela que l’amie de madame vienne au rendez-vous de son cher et tendre ! Il faut avouer que si madame fait un assez vilain métier en cédant ainsi sa maison, j’en fais un plus stupide encore en posant tous les soirs une heure sur le pas de la porte. Ma foi, tant pis, elle viendra bien toute seule jusqu’ici… Il fait un froid de chien.
Une rage folle s’empara du marquis lorsqu’il entendit ce cynique langage ; le secret de sa honte appartenait donc à une soubrette comme il appartenait déjà à un valet !… Et, dans son cœur, il sentit se briser et s’évanouir le dernier sentiment de pitié qu’il éprouvait encore naguère pour celle qu’il avait tant aimée.
Dix minutes environ après que Fanny fut rentrée dans la chambre à coucher de sa maîtresse, de nouveaux pas se firent entendre dans le jardin ; puis, comme ceux de Fanny, résonnèrent sur l’escalier.
– Tiens ! dit la soubrette tout haut, voilà madame la marquise !
Et elle se leva et prit la respectueuse attitude qui convient à une inférieure en présence d’une femme de qualité. En se tournant curieusement vers la porte entrebâillée qui s’ouvrit toute grande, Fanny tressaillit et recula comme si elle eût vu surgir devant elle un fantôme.
En même temps, d’un regard, l’œil étincelant du marquis enveloppa, du fond de sa cachette, la femme qui entrait… Ce n’était point la marquise ! C’était une femme de haute taille, enveloppée dans un grand manteau, le visage découvert, et d’une merveilleuse beauté.
Le marquis ne l’avait jamais vue. Mais Fanny, elle, poussa un cri, et la reconnut… C’était Baccarat, qui ferma la porte à double tour derrière elle, poussa les verrous et mit la clef dans sa poche. Puis elle fit un pas vers Fanny qui, interdite, recula.
Baccarat se débarrassa de son manteau, jeta son chapeau et se montra au marquis dans toute l’élégance nerveuse de sa taille, avec ses magnifiques cheveux blond fauve.
– Bonjour, Fanny, dit-elle avec calme.
Fanny s’inclina et recula encore.
– Il paraît que je te fais peur, ma petite ! dit Baccarat en riant.
Ce rire donna le frisson à la soubrette.
– Non… balbutia Fanny.
– Tu ne m’attendais pas, je vois…
– Je croyais que madame était morte… balbutia Fanny.
– C’est possible.
Fanny frissonna.
– Mais les morts reviennent… et ils ont le poignet solide…
Et Baccarat, étendant la main, prit Fanny par le bras et l’étreignit. La victime jeta un cri de douleur.
Baccarat se remit à rire :
– Tu vois, dit-elle, que si je suis un revenant, j’ai encore quelque vigueur. Mais assieds-toi donc, ma petite, là, devant moi, nous avons à causer.
Fanny tremblait et demeurait debout.
– Bah ! fit la jeune femme, de lorette à camériste il n’y a que la main. Assieds-toi, et causons comme de vieilles amies.
Et elle se jeta dans le fauteuil où Fanny s’étalait quelques minutes auparavant.
– Que me voulez-vous donc ? murmura celle-ci dont les dents claquaient de terreur, car elle se souvenait encore de cette nuit terrible, où, dans la maison de fous, Baccarat avait failli la tuer.
– Je veux causer.
Et Baccarat se plaça dans un autre fauteuil qu’elle approcha de celui de Fanny.
Puis, la regardant en face :
– Que fais-tu ici ?
– J’attends ma maîtresse.
– Tu mens !
Baccarat prononça froidement ces deux mots.
– Tu mens ! poursuivit-elle. Ta maîtresse est sortie et ne rentrera qu’à minuit.
Fanny voulut payer d’audace.
– J’attends une amie de madame, dit-elle.
– Quelle est cette amie ?
Fanny hésita.
Baccarat ouvrit son corsage, et en tira un petit poignard à manche ciselé.
– Tiens, dit-elle en le tirant du fourreau et faisant étinceler la lame brillante aux rayons de la bougie, le reconnais-tu ?
Fanny voulut se lever de son fauteuil et fuir. Mais une main nerveuse l’y cloua en s’appuyant sur son épaule.
– Réponds donc : ma fille, quelle est cette amie ?
– C’est la marquise Van-Hop.
– Oh !
Et Baccarat attacha son œil dominateur sur la soubrette.
– Ma petite, dit-elle, fais bien attention à ce que tu vas répondre, car je vais te questionner comme un juge interpelle un voleur.
– Je répondrai, murmura Fanny, qui comprit que Baccarat était résolue à tout.
– Si tu as le malheur de répondre un mot qui ne soit pas l’exacte vérité, tu es morte !
Et la lame du poignard étincela de nouveau aux yeux de la coupable.
Le marquis, frappé de stupeur, n’osait faire un mouvement, et il semblait attendre avec une anxiété terrible le résultat de cet interrogatoire d’où, il le sentait instinctivement, devait jaillir enfin la vérité. Ses doutes l’avaient repris depuis que Baccarat était entrée.
– Voyons, reprit la jeune femme, tu dis donc que la jeune marquise Van-Hop est l’amie de ta maîtresse ?
– Oui.
– Et elle doit venir ce soir ?
– Elle devrait être ici déjà.
– Bien. Mais qu’y vient-elle faire, puisque ta maîtresse est sortie ?
– Elle a rendez-vous avec un jeune homme…
– Son nom ?
– Chérubin.
– De quelle nature est ce rendez-vous ?
Et l’œil de Baccarat se posa sur Fanny, étincelant et terrible.
– Prends bien garde ! dit-elle, si tu dis un mot qui ne soit pas la vérité, je te tue !
– Ma foi ! pensa la soubrette, je ne puis pourtant pas me laisser égorger… Je dirai tout !
Et elle répondit :
– La marquise a reçu une lettre de M. Chérubin ; c’est madame Malassis qui l’a portée.
– Quand ?
– Hier.
– Que contenait cette lettre ?
– Je ne sais pas au juste ; mais M. Chérubin disait qu’il quittait la France pour toujours, et il suppliait madame la marquise de lui accorder une entrevue en présence de madame.
– La marquise aime-t-elle ce Chérubin ?
– Non, murmura Fanny, qui sentait bien qu’un seul mensonge serait son arrêt de mort.
Le marquis, au fond de sa retraite, eut un éblouissement.
– Dans quel but vient-elle ? Réponds, et sois sincère, si tu veux vivre.
Fanny hésita une seconde.
– Tu sais bien, ma fille, dit Baccarat, que nous sommes seules ici, que personne ne viendra à ton secours et que je serai sans pitié si tu essayes de me tromper.
– Eh bien ! dit Fanny, ma maîtresse trahit la marquise pour servir M. Chérubin, qui a intérêt à séduire madame Van-Hop ; et comme elle est une honnête femme, ils ont imaginé…
– Qui, ils, demanda Baccarat.
– Madame Malassis, Venture et les autres… d’entourer la marquise des apparences…
– Allons, dit Baccarat, nous n’avons pas le temps d’hésiter, il faut tout dire.
Et elle lui appuya son stylet sur la poitrine.
Alors Fanny n’hésita plus.
Elle avoua tout ce qu’elle savait, le plan concerté entre madame Malassis et Venture, et ce que Chérubin devait dire et faire. Enfin, elle étendit la main vers le cabinet de toilette et dit :
– Le mari est là…
Baccarat se leva pour ouvrir la porte du cabinet. Mais cette porte s’ouvrit d’elle-même.
Pâle, le visage noyé de larmes, le marquis était sur le seuil.
Baccarat fit un pas vers lui.
– Monsieur, lui dit-elle, il est impossible que la justification de la marquise ne soit pas suffisamment établie encore à vos yeux, que l’ombre d’un doute subsiste au fond de votre cœur, et que vous vouliez avoir d’autres preuves encore…
Le marquis se taisait.
– Eh bien, dit Baccarat, venez avec moi et vous serez satisfait.
* *
*
Tandis que cette scène se passait dans le pavillon de madame Malassis, un drame non moins émouvant s’accomplissait à l’hôtel où miss Daï-Natha s’était trouvée mal. Elle était, on le sait, à demi couchée sur un sofa, la tête appuyée sur des coussins, en proie aux premières atteintes de l’empoisonnement.
Le marquis, convaincu du crime de sa femme, avait, en partant, jeté sa bague aux pieds de l’Indienne.
Celle-ci se traîna plutôt qu’elle ne courut, cette bague à la main, vers un meuble qui supportait un verre d’eau. Elle emplit le verre et essaya de détacher la pierre bleue de la bague. Mais comme l’émotion et le tremblement convulsif qui l’agitaient la rendaient inhabile à cette besogne, elle prit le parti de jeter dans le verre la bague tout entière. Puis elle fixa un œil ardent sur cette eau qui allait se colorer légèrement d’une teinte bleuâtre, et qui, en cet état, lui rendrait la vie…
Daï-Natha avait eu peur de mourir… Mais elle possédait une confiance si grande, une foi si profonde dans les vertus de la pierre bleue, elle était si persuadée de son infaillibilité, qu’elle se crut sauvée…
Pendant dix minutes, couvant des yeux le verre d’eau elle endura ses souffrances avec un stoïcisme sans égal… Au bout de ce temps, l’eau n’avait encore rien perdu de sa limpidité. Daï-Natha ne savait pas au juste quel laps de temps il fallait pour que la dissolution s’opérât. Elle attendit encore…
Ses souffrances augmentaient, mais elle ne jetait pas un cri, ne laissait pas échapper un geste et continuait à regarder la bague qui gisait au fond du verre.
Au bout de dix autres minutes, elle prit le verre dans ses mains, le plaça entre ses yeux et une bougie. L’eau était transparente comme du cristal. Et les souffrances augmentaient…
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, si j’allais mourir avant que l’eau soit devenue bleue !
Elle trempa ses doigts dans le verre, prit la bague et la palpa… La pierre était dure, polie et ne paraissait pas devoir se dissoudre.
Alors Daï-Natha eut peur… Elle trembla que la pierre n’eût perdu sa vertu en changeant de climat. Elle frissonna de la crainte de mourir. Elle plongea la bague dans le verre et attendit encore…
Cette fois, ses regards allaient de la pendule au verre et du verre à la pendule. L’eau conservait sa limpidité ; l’aiguille marchait lentement.
Trois quarts d’heure s’étaient écoulés depuis le départ du marquis. Daï-Natha commençait à laisser échapper des cris sourds ; ses tortures augmentaient… Et l’effroi de la mort s’était si bien emparé d’elle, qu’elle ne songeait plus ni à son violent amour pour le marquis, ni à sa haine pour sa rivale qui, elle devait le croire, mourait à cette heure. Non, Daï-Natha avait tout oublié… Mais elle ne voulait pas mourir.
Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le salon, on frappa à la porte du boudoir… l’Indienne ne répondit pas.
Alors la portière se souleva, et un homme parut, donnant la main à une femme dont le visage était soigneusement voilé.
Ce visiteur, inconnu de Daï-Natha, était le comte Artoff. Le comte alla droit au verre, et il le prit ; puis, comme avait fait l’Indienne, il le regarda au travers d’une bougie.
Daï-Natha le considéra avec une sorte de stupeur. Quel était cet inconnu ? Que lui voulait-il ?
Et puis elle regarda cette femme voilée qui se tenait, immobile, sur le seuil.
– Madame, dit le comte en replaçant le verre sur le guéridon, la pierre que vous voyez n’est-elle pas destinée à colorer cette eau ?
– Oui… balbutia Daï-Natha toujours torturée.
– Et cette eau, une fois colorée, n’est-elle point un remède infaillible contre l’empoisonnement par les fruits, le suc ou les feuilles du mancenillier ?
Daï-Natha fit un geste d’assentiment interrompu par un cri de douleur.
– Vous êtes dans l’erreur, madame, cette pierre ne fondra pas.
– Oh ! fit Daï-Natha.
– Cette pierre, poursuivit froidement le comte, n’est point la pierre trouvée dans les entrailles du précieux reptile. C’est une simple turquoise…
Daï-Natha jeta un cri.
– Cette turquoise a été substituée à la véritable pierre bleue, continua le jeune Russe, et cela à l’insu du marquis Van-Hop.
Alors le comte s’effaça pour laisser avancer la femme voilée.
– Si vous voulez, du reste, acheva-t-il, savoir comment cette substitution a eu lieu, demandez-le à madame, qui est prête à vous répondre.
L’inconnue releva alors son voile et montra à Daï-Natha le noble et beau visage de la marquise Van-Hop.
Daï-Natha avait vu une seule et unique fois en sa vie la marquise Van-Hop. À son arrivée à Paris, poussée par une sorte de fiévreuse curiosité, elle avait voulu contempler celle qui était sa rivale heureuse, celle qui possédait l’amour du seul homme qu’elle eût aimé comme on sait aimer sous les tropiques. Elle était allée s’installer à l’Opéra, dans une baignoire grillée, un jour de première représentation, et elle avait pu voir la marquise entrer dans sa loge avec son mari.
À partir de ce moment, les traits de madame Van-Hop étaient demeurés profondément gravés dans la mémoire de Daï-Natha.
Qu’on juge donc de sa stupéfaction, de son effroi, de sa fureur même, à la vue de cette femme !
La révolution qui s’opéra en elle fut si violente, qu’elle eut le pouvoir de suspendre les horribles douleurs de l’empoisonnement, et de faire affluer au cœur et au cerveau toute sa vie, toute sa sensibilité. Elle ne songea plus à elle-même, elle oublia la mort qui approchait rapidement, elle prêta à peine attention à la terrible révélation du comte, qui venait lui dire que la pierre bleue avait été remplacée par une turquoise, et qu’ainsi la mort devenait pour elle inévitable.
Non, Daï-Natha ne vit, ne comprit plus qu’une chose : la marquise était vivante ! Elle était là, devant elle, calme et triste, et elle venait, sans doute, assister à son agonie. Ainsi tout était manqué, fini… Ainsi ce plan habilement conçu, cette abominable machination conduite avec une féroce adresse, ce piège dans lequel la marquise aurait dû trouver la mort, tout échouait. Elle était là…
Le regard injecté de sang et de fiel que lança Daï-Natha à la marquise était vraiment intraduisible :
– Ah ! ah !… rugit-elle, tu n’es donc pas morte ?
– Dieu m’a sauvée, répondit doucement la marquise, et je viens vous pardonner, madame, le mal que vous avez voulu me faire.
– Pardonner ! Tu veux me pardonner ? Ah ! la mort plutôt, la mort mille fois ! s’écria Daï-Natha, qui retrouva un reste de force, se redressa et voulut se précipiter vers la marquise. – Ah ! continua-t-elle, il t’a pardonné, lui ; sans doute il a eu peur… le lâche ! Mais je ne te pardonnerai pas, moi !…
Et Daï-Natha, rugissante comme les tigresses des solitudes de son pays, essaya de se traîner jusqu’à la marquise ; mais ses forces la trahirent. Au moment où le comte Artoff allait la saisir par le bras et l’arrêter, elle se laissa choir sur le parquet.
– Oh ! la mort, la mort ! vociféra-t-elle écumante, la mort viendra avant que je me sois vengée !
Ses douleurs l’avaient reprise, plus intenses, plus aiguës que jamais.
– Madame, murmura la marquise, toujours calme et d’un ton plein d’une mansuétude infinie, voulez-vous donc mourir ainsi, et ne croyez-vous donc à rien ?
– Si, blasphéma Daï-Natha, je crois à Sivah, le dieu du mal, le dieu des taugs étrangleurs, mes pères, et j’adjure Sivah de te foudroyer !…
L’élégante femme avait disparu pour faire place à une créature sauvage, à une bête fauve qui, ne possédant plus d’autre arme offensive que son regard empoisonné, essayait d’en percer son ennemie.
– Oh ! madame, continua la marquise, dites un mot, un seul, dites que vous avez cessé de me haïr, et vous ne mourrez pas…
Daï-Natha répondit par un blasphème.
– Tenez, continua la marquise en tirant la véritable pierre bleue de son sein, tenez… je viens vous sauver…
À ces mots, Daï-Natha fit un effort et se redressa à demi. Puis elle regarda la marquise d’un œil fixe, atone, hébété. Elle sembla lutter entre le désir de vivre et sa haine, et les angoisses qui se peignaient sur son visage trahirent les horreurs de cette lutte. Tout à coup, elle poussa un féroce éclat de rire.
– Ah ! dit-elle, la pierre est en ton pouvoir ?… C’est toi qui peux me sauver ?…
– Oui, répondit la marquise, je suis venue pour cela.
– Eh bien, ricana Daï-Natha, tu es venue inutilement… Je préfère mourir que de te devoir la vie… Je te hais comme les ténèbres haïssent la lumière du soleil… je te hais, je t’exècre !
Comme elle achevait d’une voix sourde, stridente et qui ressemblait bien plus aux rugissements de l’hyène d’Afrique qu’à une intonation humaine, deux nouveaux personnages se montrèrent sur le seuil du boudoir.
Le premier était le marquis Van-Hop ; l’autre était Baccarat.
Le marquis regarda tour à tour sa femme immobile, muette, mais dont le calme visage disait éloquemment la pureté et l’innocence ; puis Daï-Natha, qui se tordait dans les convulsions de l’agonie et blasphémait :
– Ah ! ah ! vociféra-t-elle en l’apercevant, te voilà, Hercule… te voilà, mon bien-aimé ; tu as eu peur, n’est-ce pas ? La main t’a tremblé, le cœur t’a faibli ?… Tu l’aimes tant, cette femme coupable !
– Tais-toi, infâme ! s’écria le marquis. Tais-toi, Satan !
Et il fit un pas vers la marquise, fléchit un genou devant elle et lui dit : – Madame, cette atroce créature vous a calomniée : elle va mourir… Pardonnez-lui… pardonnez-moi…
La marquise poussa un cri, jeta ses bras au cou de son mari, et murmura en éclatant en sanglots : – Oh ! tu es noble et bon, mon Hercule adoré, et puisque tu sais bien que ta femme est toujours digne de porter ton nom, tu ne voudrais pas qu’elle ait à se reprocher la mort d’une personne, n’est-ce pas ? Tu la sauveras.
Et la marquise alla à Daï-Natha, dont toute la fureur, toute la haine étaient passées dans le regard, et elle lui dit en joignant les mains : – Ne mourez pas, madame, ne mourez pas… Tenez, voici la pierre bleue… la véritable… et puisque vous ne voulez pas me devoir la vie, eh bien, je la rends à mon mari. C’est lui qui vous sauvera.
Le marquis prit la pierre bleue des mains de la marquise, la jeta dans le verre.
– Daï-Natha, dit-il lentement, il en est temps encore ; veux-tu vivre ? Si tu le veux, demande pardon à la noble créature qui vient d’implorer ta grâce.
– Jamais ! jamais !
Et Daï-Natha continua à se rouler sur le parquet et à pousser des rugissements de douleur.
Cependant, au dernier moment, comme déjà ses yeux se voilaient et devenaient vitreux, comme le froid la prenait aux extrémités de ses membres, elle eut comme un éblouissement en entrevoyant ce verre sur lequel elle avait attaché si longtemps un regard désespéré, qui maintenant était empli d’une belle liqueur indigo ; et l’amour de la vie triomphant de la haine, elle s’écria :
– À boire ! donnez-moi à boire. Je veux vivre !
– Demande pardon, dit le marquis.
– Pardon !… murmura Daï-Natha vaincue.
Le marquis prit le verre, et il allait l’approcher des lèvres de l’agonisante, lorsque Baccarat, jusque-là témoin immobile et silencieux de cette scène, arrêta son bras.
– Non, dit-elle, si cette femme veut vivre, il faut qu’elle nomme ses complices, il faut qu’elle désigne ces hommes à qui elle avait promis cinq millions.
– Il y en a deux… balbutia Daï-Natha d’une voix éteinte.
– Leur nom ? insista Baccarat.
– L’un se nomme Cambolh.
– Oh ! celui-là, dit le marquis, je le tuerai…
– L’autre… l’autre ?… demanda Baccarat, qui espérait entendre enfin le nom de sir Williams le maudit ; l’autre, le chef ?
– Celui de New York ?…
– Oui… Son nom… son nom ?
Daï-Natha ouvrit la bouche, et sans doute qu’elle allait prononcer le nom de ce démon insaisissable, de ce Protée aux mille formes, qui toujours échappait à toutes les poursuites. Mais la voix expira dans sa gorge, et elle tendit une main convulsive vers le liquide dont s’était emparée Baccarat.
– Son nom… son nom ? demanda encore celle-ci.
Daï-Natha fit un dernier effort pour atteindre le verre, jeta un grand cri et retomba morte… Baccarat avait trop attendu, le poison avait été plus prompt qu’elle, et Daï-Natha emportait dans la tombe le dernier mot de cette épouvantable énigme, le nom de cet homme, qu’une sorte de génie infernal, de divinité du mal semblait protéger sans cesse.
Tandis que ces péripéties émouvantes se déroulaient avec une effrayante rapidité, deux hommes épiaient dans l’ombre, et séparément, le résultat de leurs criminelles tentatives.
L’un, sir Williams, le machinateur de ce drame, enveloppé dans un manteau qui lui couvrait soigneusement le visage, était immobile, vers huit heures, dans cette petite ruelle sombre, toujours déserte, sur laquelle le jardin de madame Malassis avait une issue.
Quelques minutes auparavant, Venture était sorti par cette porte ; il avait passé auprès de son chef sans le voir, et celui-ci avait compris que le marquis Van-Hop venait de prendre possession de sa cachette.
Huit heures sonnèrent, puis huit heures et demie…
– Voici un coup de pistolet qui se fait bien attendre, pensait sir Williams. Il est vrai qu’il vaut cinq millions.
Une demi-heure s’écoula encore. Aucun bruit ne retentit. Alors sir Williams eut un frisson.
Et involontairement il songea à Baccarat.
Il attendit quelques minutes encore… Et puis, comme le plus profond silence continuait à régner, il n’y tint plus, se dirigea en courant vers la place Laborde, gagna la rue de la Pépinière par la rue Miromesnil, et se décida à pénétrer dans la maison par la grande porte et à voir par ses yeux ce qui était arrivé.
Pour la première fois depuis sa métamorphose, Andréa le maudit sortait de ses habitudes prudentes, et s’exposait à être reconnu ; mais, cette fois, il commençait à perdre un peu la tête… Il passa sans jeter son nom au concierge, traversa le jardin, trouva la porte du pavillon ouverte, prêta l’oreille, n’entendit aucun bruit, et se décida à gravir l’escalier.
Il y avait dix minutes que le marquis Van-Hop et Baccarat étaient partis.
Cet inquisiteur nocturne trouva toutes les portes ouvertes, et, pénétrant enfin dans la chambre de madame Malassis, il y aperçut Fanny, à demi folle de terreur…
Celle-ci, reconnaissant sir Williams, crut qu’il venait la tuer, se jeta à ses genoux et demanda grâce.
– Qu’est-il donc arrivé ? s’écria-t-il d’une voix tonnante. Parle, ou je t’étrangle !
Mais Fanny n’eut pas besoin de répondre.
L’œil de sir Williams tomba sur le poignard que Baccarat avait laissé sur la cheminée, et il comprit que sa redoutable ennemie avait passé par là.
– Où sont-ils ? où est-elle ? demanda-t-il en s’emparant du poignard et l’appuyant sur la gorge de Fanny. Où est Chérubin ?
– Il n’est pas venu.
– Baccarat ?
– Elle est partie avec le marquis.
– Où sont-ils allés ?
– Chez Daï-Natha.
– Tout est perdu ! exclama sir Williams, ivre de rage ; toujours Baccarat !
Et, dans un accès de fureur, il enfonça le poignard jusqu’au manche dans la gorge de Fanny, qui mourut sur le coup.
– Au moins, murmura-t-il, tu ne me trahiras plus, toi !
Et l’assassin s’élança hors de cette maison, où il venait de verser le sang.
– Oh ! disait-il, je ne veux pourtant pas qu’Armand de Kergaz m’échappe comme les autres ! Je veux me venger, au moins !
Une de ces inspirations d’une terrible audace comme seul en pouvait concevoir ce génie du mal, venait de germer tout à coup dans son cerveau, l’illuminant comme un éclair.
Quand il fut dans la rue, au lieu de fuir ses ennemis triomphants, au lieu de se réfugier rue Culture-Sainte-Catherine, à l’hôtel de Kergaz, sir Williams se jeta dans un fiacre qui passait et cria au cocher : – Avenue de Lord-Byron !
L’autre personnage qui épiait comme sir Williams, mais sur un autre point, les résultats de l’affaire Van-Hop, était le vicomte de Cambolh.
Il était sorti de chez Daï-Natha en lui disant :
– Je reviendrai dans une heure.
Le brillant vicomte suédois alla faire un tour à son club, et reprit vers neuf heures le chemin de l’avenue de Lord-Byron, se doutant peu, en vérité, qu’à cette heure Daï-Natha expirait, et que, maîtres de l’hôtel, le marquis, Baccarat et le comte Artoff y établissaient tout exprès pour lui une prison sans issue.
Il sonna ; la grille s’ouvrit comme de coutume. Un domestique l’introduisit.
On sait que l’hôtel avait deux entrées et deux escaliers : d’un côté, on retrouvait l’Inde tout entière ; de l’autre, les usages parisiens.
Ce fut par celui-là que Rocambole pénétra.
Il fit peu d’attention au domestique qui l’introduisait ; il traversa le salon en fredonnant, et frappa à la porte du boudoir, persuadé qu’il allait y trouver Daï-Natha en train de revenir à la vie, grâce à la vertu de la pierre bleue.
La porte s’ouvrit, Rocambole entra. Mais soudain il recula, se troubla, pâlit…
Il venait d’apercevoir Daï-Natha immobile et morte sur le seuil ; en face de lui la marquise ; aux deux côtés de la porte, qui se referma sur lui, le comte Artoff et le marquis, le pistolet au poing. À deux pas, Baccarat était assise, calme et muette.
Rocambole jeta un cri, comprit que tout était perdu, et qu’il était pris…
– En voilà un ! murmura Baccarat avec l’accent du triomphe.
– Monsieur, dit le marquis, je pourrais vous tuer, je préfère vous laisser en liberté de vous défendre. Descendons au jardin… Nous avons des armes.
Mais avant que Rocambole, frappé de stupeur, eût répondu ; avant qu’aucun des témoins de cette scène eût pu s’attendre à un pareil événement, une porte vola en éclats au fond du boudoir, et livra passage à un nouveau personnage. Cette porte était celle qui conduisait à l’escalier secret, par où le marquis était descendu quelques jours auparavant.
Celui qui venait d’enfoncer cette porte, et qui s’élançait au milieu du boudoir, plus rapide que l’éclair, plus terrible que l’ouragan, ne fit qu’un bond vers Rocambole, et lui planta un poignard dans la poitrine.
– Ah ! bandit, s’écria-t-il, il y a un mois que je te suis pas à pas et dans l’ombre, un mois que je te surveille, un mois que je t’épie… Cette fois, tu ne m’échapperas pas, et les Valets-de-Cœur n’auront plus de chef.
Or, cet homme qui venait de frapper Rocambole et de clouer à jamais dans sa gorge le nom que Baccarat espérait lui arracher, c’était non point sir Williams, non point sir Arthur Collins, mais le pieux vicomte Andréa, le frère dévoué d’Armand de Kergaz, le saint homme qui s’était imposé la mission d’exterminer les Valets-de-Cœur.
* *
*
Désormais M. le vicomte Andréa était, aux yeux du marquis Van-Hop, aux yeux de Fernand Rocher, de Léon, de Cerise, d’Armand, un noble cœur touché par le repentir, un homme qui ne pouvait avoir rien de commun avec ce chef mystérieux, inconnu, dont le nom était une énigme et qui avait fondé la redoutable association…
Et Baccarat, foudroyée par tant d’audace, comprit que cet homme, que seule elle devinait, savait triompher au sein même de la défaite, et elle sentit qu’une fois encore le bien était vaincu par le mal.
Mais Baccarat avait foi en Dieu.
Au moment où nous entrons dans la dernière période du drame dont nous sommes l’historien, nous sommes forcés d’oublier un peu les personnages secondaires, pour nous occuper du comte et de la comtesse de Kergaz, héros primitifs de notre action, ennemis que l’implacable sir Williams avait réservés dans son esprit pour le couronnement de son œuvre de haine et de vengeance.
Trois mois s’étaient écoulés.
Dans un petit hôtel garni de la Villette, rue de Flandre, au cinquième étage et dans une mansarde où le jour n’arrivait que par une croisée en tabatière, un soir de mai, un jeune homme dont le visage pâle et amaigri dénotait l’épuisement, s’était redressé sur son lit et semblait aspirer avec délices une bouffée de brise printanière qui lui arrivait avec un rayon de soleil par la fenêtre, dont le châssis avait été relevé sur sa tringle. Une vieille femme allait et venait par la mansarde, vaquant à quelques menus soins d’intérieur.
Cette femme d’un aspect presque repoussant considérait cependant de temps à autre, et à la dérobée, le jeune malade et lui jetait une œillade pleine d’affection.
– Maman, dit tout à coup le jeune homme, paraissant sortir d’une profonde rêverie, à quel jour sommes-nous du mois ?
– Au 14, mon cher enfant, répondit la vieille en s’approchant du lit et passant avec une sorte de coquetterie maternelle sa grosse main rouge et ridée dans la chevelure châtain clair du jeune homme.
– Sais-tu, maman, que cela va faire trois mois que je suis sur la planche ?
– Oui, mon enfant, et c’est bien un pur miracle que tu en sois revenu.
– Bah ! le diable est pour moi.
– Faut le croire ! murmura la vieille.
– Cela n’empêche pas, maman, que je m’embête à mourir, il me semble que je pourrais sortir un peu…
– Il faut attendre que le capitaine vienne.
– Brigand de capitaine ! murmura le malade, il a bien manqué de m’envoyer dans l’autre monde ; mais c’est un fier homme de génie !
Or, celui qui parlait ce langage un peu trivial, c’était notre ancienne connaissance Rocambole, ex-président des Valets-de-Cœur, ex-vicomte suédois, et on pourrait presque dire ex-défunt.
La femme qui était près de lui, on l’a deviné, l’ancienne cabaretière de Bougival, l’ancienne portière de la rue de Ménilmontant, l’honorable maman Fipart.
Or, comment retrouvons-nous, à une distance de trois mois, dans cet affreux bouge d’une banlieue de Paris, le brillant vicomte de Cambolh, l’homme que nous avons vu habiter un délicieux entresol de garçon rue du Faubourg-Saint-Honoré, avoir des chevaux, des gens, un élégant dog-cart, et que nous avons laissé, en dernier lieu, étendu baigné dans son sang, sur le parquet du boudoir de Daï-Natha, couché côte à côte du cadavre de cette dernière ?
C’est ce que nous allons tâcher de vous dire en peu de mots.
Le lendemain du jour où avait eu lieu ce drame épouvantable, la justice s’étant transportée sur les lieux pour ouvrir une enquête, on trouva Rocambole respirant encore auprès de Daï-Natha déjà froide.
Un seul domestique européen que l’Indienne avait à son service avait forcé les meubles, fouillé les armoires, volé jusqu’aux bagues de sa maîtresse, et pris la fuite dans la nuit. Les autres serviteurs étaient Indiens, parlaient à peine quelques mots d’anglais, et ne purent donner que des indications vagues et erronées.
Rocambole fut transporté dans un hospice. Il n’avait sur lui aucun papier, et l’état où il se trouvait le mit dans l’impossibilité de constater son identité. Alors, comme la foule a toujours soif d’émotions et cherche à tout événement un côté romanesque, il circula dans Paris, sur ce drame mystérieux, une version plus mystérieuse encore. On prétendit que Daï-Natha, dont le jeune homme blessé était l’amant, l’avait poignardé dans un accès de jalousie, et qu’elle s’était empoisonnée ensuite.
Pendant quinze ou vingt jours, Rocambole, en proie à une fièvre brûlante, eut un délire qui ne lui permit pas de reconnaître exactement sa situation. Sa jeunesse et le secours des hommes de l’art le sauvèrent.
Si lorsque, pour la première fois, en revenant complètement à lui, le blessé eût vu son lit entouré de médecins et d’infirmiers, il est probable qu’il eût questionné, interrogé, prononcé le nom qu’il portait depuis si longtemps et mis sur la trace de son identité. Mais le hasard voulut que son délire cessât tout à coup au milieu de la nuit, à l’heure où les dortoirs d’hôpitaux ne sont plus surveillés que par de rares infirmiers.
Rocambole était trop intelligent pour ne point comprendre, en s’éveillant en cette vaste et triste salle garnie de lits et où des gémissements étouffés annonçaient çà et là des gens qui souffraient : il était trop intelligent, disons-nous, pour ne point comprendre que quelque événement brusque et terrible avait passé dans sa vie. La douleur qu’il éprouva en ce moment le confirma dans cette opinion. Sa main rencontra un appareil posé sur sa poitrine… Il comprit qu’il était blessé. Alors, au lieu d’appeler, au lieu d’interroger, Rocambole se promit de garder le silence et d’attendre qu’une clarté se fît dans le chaos de ses idées.
La conversation à mi-voix de deux infirmiers qui racontaient son histoire se chargea de ce soin.
Les infirmiers se répétaient complaisamment la version de la foule, et cette version apprit à Rocambole que, jusqu’à ce jour, on avait ignoré son nom, et qu’on se perdait en conjectures sur sa position sociale.
Le mot avenue Lord-Byron prononcé fut un trait de lumière pour le blessé. Il se souvint de Daï-Natha, des Valets-de-Cœur, de Williams… Ses souvenirs revinrent un à un, confus d’abord ; puis ils se classèrent et s’éclaircirent peu à peu.
Rocambole revit comme dans un rêve toute la scène du boudoir de Daï-Natha : l’Indienne étendue sans vie sur le parquet, la marquise et Baccarat au fond de la pièce, le comte Artoff et M. Van-Hop aux deux côtés de la porte… Puis sir Williams, qui s’était montré tout à coup…
Mais, là, un point demeura obscur pour le blessé. Était-ce le marquis ? était-ce le comte qui l’avait frappé ? Ou bien était-ce sir Williams ?
Ce dénouement demeura pour lui à l’état de mystère.
N’eût été l’appareil posé sur sa poitrine et attestant sa blessure, Rocambole aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il ne le crut pas, cependant. Seulement, l’élève favori, le disciple bien-aimé de sir Williams avait de trop bons principes pour ne point juger sur-le-champ sa situation.
– Il est évident, pensa-t-il, que nous sommes enfoncés dans l’affaire Van-Hop, et que Daï-Natha est morte. Donc les cinq millions sont flambés. Mais tout cela n’est rien encore, et il est probable qu’à ma sortie d’ici j’irai faire un tour en prison et dans le cabinet du juge d’instruction. Par conséquent il est urgent que mon délire continue, et que j’attende les événements.
Et le prudent Rocambole se tint parole ; il continua à avoir le délire, et il entendit un jour un des chirurgiens dire, en le pansant, à son collègue :
– Je crois que la justice perdra son latin dans cette affaire de l’avenue Lord-Byron, le seul homme qui pourrait la mettre sur la voie de la vérité est idiot pour le reste de ses jours.
En effet, Rocambole jouait merveilleusement l’idiotisme.
Un jour une vieille femme se présenta au directeur de l’hospice. Elle était en haillons et d’une physionomie abjecte et repoussante ; mais elle paraissait fort émue, et l’on voyait rouler des larmes sur ses joues, plus desséchées que le parchemin. Cette femme demanda à voir le blessé, disant qu’elle pensait que c’était son fils. On la conduisit dans le dortoir où gisait le malade.
Rocambole la vit et reconnut la veuve Fipart, qui jeta un cri de joie, se précipita, entoura le blessé de ses bras et se prit à sangloter.
– Mon fils ! c’est mon fils !
En même temps, elle lui disait tout bas :
– Retiens ton chiffon rouge… ou tu es gobé.
Ce qui signifiait en langue vulgaire : « Tais-toi, ne me contredis pas, ou tu seras pris par la justice. »
Rocambole ne répondit pas, mais il serra le bras de la vieille. Puis il la regarda avec une sorte d’attention fébrile.
– Ah ! c’est toi, maman ? dit-il enfin.
Il devint alors évident pour tout le personnel de l’hospice que cette vieille en haillons était la mère de ce beau jeune homme élégamment vêtu, et qu’on avait trouvé dans un somptueux hôtel ; mais pourquoi ce contraste ? que signifiait la misère sordide de la mère auprès de l’aisance dorée du fils ?
Le jour où il était tombé sous le poignard de sir Williams, Rocambole avait du beau linge, des vêtements à la mode. Seulement, le valet qui avait pillé l’hôtel avait jugé convenable de lui prendre sa montre et sa bourse. Cette circonstance même avait été favorable à Rocambole, en écartant pour lui, aux yeux de la justice, la pensée qu’il aurait pu assassiner Daï-Natha pour la dépouiller.
La veuve Fipart se chargea d’expliquer la première partie de cet imbroglio. Tandis que le délire semblait reprendre son prétendu fils, elle déclara que celui-ci se nommait Ferdinand-Joseph Fipart : que, trois ans auparavant, il était valet de chambre au service d’un gentleman anglais dont elle oubliait le nom, mais qui avait habité longtemps l’hôtel Meurice. Le gentleman s’était embarqué pour l’Angleterre au commencement du printemps, et avait emmené avec lui Ferdinand-Joseph Fipart. Pendant trois années, la pauvre mère, qui avait été successivement marchande de vin, portière rue Ménilmontant, et, en dernier lieu, femme de ménage, n’avait point entendu parler de son fils. Puis, un jour, elle avait vu arriver chez elle un beau jeune homme élégamment vêtu, montant un cheval anglais, et elle avait reconnu l’ancien valet de chambre, lequel lui avait raconté son histoire.
Or, cette histoire, que la veuve Fipart raconta avec des larmes et d’interminables détails, pouvait se résumer en deux mots. Le prétendu valet de chambre avait, à Londres, tourné la tête à une fille de nabab, qui avait changé sa livrée en un habit de gentilhomme. Cette Indienne, c’était Daï-Natha.
La veuve raconta que l’Indienne était fort jalouse, qu’elle menaçait à chaque instant son fils de le tuer s’il venait à lui être infidèle. Cette version confirmait si bien les rumeurs populaires, qu’il devint évident pour tous que c’était la pure vérité. La veuve réclama son fils. Elle fut appelée au parquet, y fit de nouveau sa déclaration, produisit un extrait de naissance qu’elle s’était procuré on ne sait où, et qui semblait se reporter à l’âge de celui qu’elle disait être son fils.
Enfin, les médecins, abusés par l’idiotisme prolongé de Rocambole, déclarèrent qu’il avait à jamais perdu la raison. On rendit le fils à la mère, et Rocambole fut transporté dans cette mansarde de la rue de Flandre, à la Villette, où nous venons de le retrouver, trois mois après le dénouement de l’affaire Van-Hop.
Le blessé était donc assis sur son séant, et disait à la veuve :
– Sais-tu bien, maman, que je commence à m’embêter ? Je voudrais sortir un peu, cela dût-il déplaire au capitaine, après tout.
– Ah ! cher enfant, s’écria la vieille, déplaire au capitaine, y songes-tu ?
– Eh bien ?
– Dame ! fit la veuve Fipart, il est le maître, lui, quand il dit quelque chose, il faut qu’il ait ses raisons…
– Je voudrais, continuait Rocambole, m’en aller prendre un peu le soleil à la barrière, avec une blouse et un brûle-gueule. Je suis assez changé pour qu’on ne me reconnaisse pas.
– Mais le capitaine va venir !
– Tu crois ?
– Il l’a dit hier…
– Alors, attendons-le. Donne-moi une pipe.
La veuve Fipart apporta à son fils adoptif la pipe qu’il demandait, et Rocambole, à qui la gaieté revenait, se prit, en la chargeant, à fredonner avec insouciance.
– C’est égal, pensait-il, j’ai encore eu une fière chance, et si je suis de ce monde, c’est que le pâtissier, mon cousin, a décidément un caprice pour moi.
Des pas qui résonnaient dans l’escalier firent prêter l’oreille à la veuve.
– Voilà le capitaine ! dit-elle.
C’était lui, en effet, qui tourna sans façon la clef dans la serrure et entra sans frapper. Ce capitaine, on l’a deviné, c’était sir Williams, c’est-à-dire M. le vicomte Andréa. Le pieux frère d’Armand de Kergaz, le saint homme qui observait le jeûne le plus rigoureux et s’imposait des macérations était toujours vêtu de sa longue redingote brune, coiffé de son chapeau à larges bords, chaussé de souliers de cuir ciré à lacets, et les mains couvertes de gants de filoselle noire. Il portait la tête inclinée, l’œil modestement baissé vers le sol, et toute sa démarche trahissait l’humilité de l’homme qui ne songe qu’à faire son salut et s’est détaché des choses de ce monde.
Il jeta, en entrant, un regard oblique à Rocambole.
Ce regard n’était cependant point dépourvu d’affection.
– Eh bien, cher enfant, dit-il, comment vas-tu aujourd’hui ?
– Merci, mon oncle, je vais mieux…
Sir Williams mit la main dans sa poche et en retira un paquet de cigares.
– Tiens, dit-il, laisse-moi ton brûle-gueule. J’ai apporté à mon fils chéri de beaux et bons puros.
– Vous êtes gentil, mon oncle.
– Oh ! fit sir Williams avec un sourire, ce n’est pas tout encore…
Et il lui jeta un fin regard.
– Bon ! fit Rocambole qui devina la portée de ce regard, allons-nous travailler, enfin ?
– Parbleu !
– C’est heureux, car l’existence que je mène ici commence à m’embêter, outre qu’elle n’est pas… confortable.
– La vieille, dit sir Williams à la Fipart, va donc prendre un peu l’air sur le boulevard extérieur, cela te fera du bien.
La veuve Fipart comprit que le capitaine désirait être seul avec Rocambole, et elle s’en alla.
Sir Williams s’installa sur l’unique chaise de la mansarde, et dit à son disciple :
– Maintenant, nous pouvons causer ; si tu veux, pour plus de précaution, nous parlerons anglais.
– Mon cher enfant, dit sir Williams à Rocambole d’un ton paternel, à première vue, j’ai des torts sérieux envers toi.
– Dame ! fit ingénument Rocambole, à moins que les torts sérieux ne commencent que lorsque les gens qu’on assassine meurent de leur blessure.
– Je t’ai, il est vrai, un peu assassiné.
– Un peu est superbe, dit Rocambole.
– Un niais, au lieu de me tendre la main comme toi, me dénoncerait à la rousse ; mais toi, tu es un homme d’esprit.
– Du moins, je suis sans rancune.
– Tu vas donc comprendre en deux mots combien ma conduite a été logique.
– Vraiment ? fit Rocambole.
– Je t’en fais juge. Tu étais perdu quand je suis arrivé ; le comte Artoff ou le marquis Van-Hop allaient te tuer, ceci est positif.
– Je le crois.
– Tu mourais sans profit ni pour toi ni pour moi, mourant de leur main. J’ai préféré te tuer, moi ; d’abord c’est moins pénible de la part d’un ami, ensuite cela me permettait de changer brusquement la situation. Devenu ton meurtrier, je n’étais plus ton complice et pouvais conserver l’espoir de te venger. Ensuite, je courais la chance de ne pas te tuer…
– Avec deux chances pareilles on va droit au cimetière.
– Avec une seule on recommence tout doucement ses petites affaires.
– Ah !
– Et l’on revient sur l’eau.
– J’en ai besoin, mon oncle. Car, entre nous, cette panne où je suis m’afflige outre mesure.
– Tu es jeune.
– Ce n’est pas une raison pour grelotter dans une mansarde, après avoir eu deux mille écus de loyer.
– Tu manques de patience, mon fils. Cette mansarde que tu méprises est le point de départ de ta fortune. Elle t’aura caché pendant deux mois et t’aura servi à faire perdre ta trace à Baccarat.
– Une fière femme, mon oncle !
– Rira bien qui rira le dernier, murmura sir Williams dont l’œil étincela, et chez qui le nom de Baccarat souleva des tempêtes de haine et de courroux.
– Mon oncle, dit Rocambole, qui ne pouvait se défendre d’une naïve admiration pour cette organisation de génie tenace et patiente qui, sans cesse vaincue, se redressait toujours, je crois que nous finirons par réussir, car vous ne vous découragez pas.
– Jamais, dit sir Williams.
– Mais avouez, continua l’ex-vicomte, que nous avons raté sept millions : deux millions de Fernand Rocher et cinq de Daï-Natha.
– Je songe à retrouver l’équivalent.
– C’est difficile.
– Mais non impossible.
– Le diable vous entende !
– Dis donc, fit gravement sir Williams, tenais-tu beaucoup à ton titre de vicomte suédois ?
– Mais, dame ! j’étais assez bien posé dans le monde.
– Je te crée marquis brésilien.
– Peste !
– À l’avenir tu t’appelleras don Inigo, marquis de los Montes ; tu seras le descendant d’une vieille race espagnole, établie au Brésil depuis un siècle. Tes ancêtres, ruinés au service de l’Espagne, ont fait une fortune fabuleuse au Brésil en défrichant de vastes solitudes, et tu dépenses follement à Paris les revenus de tes nombreux troupeaux de buffles, de moutons et de chevaux. Tu es un gentilhomme pasteur.
– Fort bien, dit Rocambole ; mais vous oubliez une chose, mon oncle.
– Laquelle ?
– C’est que nous n’avons plus le sou. Les cinq cent mille francs de Daï-Natha se sont évanouis en trois mois.
– Peuh ! dit sir Williams avec calme, nous ne sommes pas à bout de ressources. Cet excellent frère que tu me connais, M. le comte Armand de Kergaz, n’est-il pas là ?
– Vous lui demanderez de l’argent ?
– C’est-à-dire qu’il a mis hier cent mille francs à ma disposition.
– Pour quel usage ?
– Pour sauver une honnête famille de commerçants d’une ruine imméritée.
– Et cette famille est imaginaire ?
– C’est nous, mon fils ; ne sommes-nous point des industriels malheureux ?
– C’est vrai. Mais cent mille francs, irons-nous bien loin ?
– Nous irons trois mois. Nous serons fastueux et économes. Nous n’achèterons rien, nous louerons. Au lieu de te meubler une maison, tu descendras à l’hôtel Meurice. Je te trouverai un valet de chambre noir, c’est-à-dire que je te ferai teindre Venture.
– Bravo ! mon oncle.
– Je t’obtiendrai, en outre, une lettre de recommandation pour un personnage important, M. le comte de Kergaz…
Rocambole fit un soubresaut dans son lit.
– Armand ! dit-il, j’aurai une lettre pour lui ?
– Sans doute, et il t’ouvrira les portes du monde à deux battants. C’est chez lui que nous travaillerons.
– Oh ! oh !
– Mon Dieu ! fit naïvement sir Williams, j’ai fait une école. C’est par lui que j’aurais dû commencer et non par Fernand. Je devais m’attendre à voir Baccarat ouvrir un œil et me regarder obliquement le jour où son cher Fernand a été en péril.
– C’est juste, cela. Ainsi, c’est à Armand que nous en avons ?
– Précisément. À propos, dit sir Williams, connais-tu bien le coup des mille francs ?
– Celui qu’indique le portier maître d’armes, au numéro 41, rue Rochechouart ?
– Oui.
– J’en suis sûr comme d’un simple coup droit ou d’un coupé.
– Très bien, il te servira au premier jour, marquis Inigo de los Montes.
– Contre qui ?
– Es-tu bête ! je ne suppose pas que ce soit moi qui en doive faire l’essai, en tous cas. Maintenant, résumons-nous. Tu peux, dès ce soir, sortir de ton lit ; ta situation le permet.
– Je me sens fort comme un Turc.
– Tu mettras une bonne blouse, des souliers ferrés, une casquette, tu feras un paquet de quelques hardes, et tu t’en iras, à dix heures, prendre le train omnibus et les troisièmes classes du chemin de fer du Havre.
– Et j’irai au Havre ?
– Tu l’as dit. Là, tu te logeras modestement dans un hôtel garni de troisième ordre, et tu y attendras mes instructions.
– C’est convenu, mon oncle.
Sir Williams tira cinq louis de sa poche et les laissa tomber sur le grabat de Rocambole.
– Un instant, dit celui-ci, peut-on faire une question ?
– Sans doute.
– Si jamais vous épousez la veuve de ce pauvre comte Armand de Kergaz, quelle sera ma part ?
– Quarante mille livres de rente, et un passeport pour l’Amérique.
– Comment ! nous nous séparerons !
– Hélas !
Et sir Williams ajouta en baissant modestement les yeux :
– J’ai toujours rêvé de devenir un homme de bien, un bon gentilhomme vivant l’hiver dans un vieil hôtel à Paris, l’été et l’automne dans ses terres, auprès d’une charmante femme, un peu triste, comme Jeanne, par exemple, et d’un pauvre orphelin dont je serai devenu le protecteur et le père… Tu comprends donc, mon fils, que ce résultat obtenu, il ne me sera plus possible de voir un vaurien de ton espèce…
Et sir Williams eut un rire cynique, et Rocambole tressaillit en songeant à cet orphelin dont le monstre voulait devenir le protecteur et le père.
Le baronet tendit la main à son élève.
– Adieu… à bientôt ! dit-il.
Et il s’en alla, toujours modeste et humble, les yeux baissés ; et la portière de la maison, qui le rencontra dans l’escalier, le prit pour un pauvre prêtre portant des aumônes à domicile, et elle le salua avec respect.
Quand il fut dans la rue, sir Williams monta dans un omnibus, et tira six sous d’une bourse de coton à mailles usées et graisseuses qui laissaient voir au travers plus de cuivre que d’argent.
Et il regagna le Marais, descendit place Royale, et, pensif comme un mathématicien qui cherche à résoudre un problème, entra dans la rue Culture-Sainte-Catherine.
Trois mois avaient suffi à cet homme vomi par l’enfer pour échafauder, inventer un nouveau plan, une nouvelle machination plus abominable que les autres, et à l’aide de laquelle il allait poursuivre son but : sa fortune et sa vengeance !
* *
*
À huit heures, ce soir-là, Rocambole, vêtu en ouvrier, embrassa maman Fipart et partit pour le Havre, selon la recommandation de sir Williams, par le train omnibus.
Huit jours plus tard, vers dix heures du matin, une chaise de poste faisant grand bruit et grand tapage entra dans la cour de l’hôtel Meurice, où descendaient d’ordinaire tous les étrangers de distinction.
Cette chaise, attelée de quatre chevaux conduits à la Daumont, renfermait un seul personnage à l’intérieur. C’était un jeune homme de taille moyenne, au teint cuivré par le soleil des tropiques, aux cheveux et à la barbe d’un noir d’ébène, vêtu d’un élégant négligé de voyage, et dont la main fine et brunie était ornée au médium d’une grosse bague d’or enchâssant un diamant énorme. Ce seul fait d’une bague au médium, ce qui constitue un manque complet de bon goût en France, attestait suffisamment l’origine étrangère de ce personnage.
Derrière la chaise, pendu aux étrivières, s’étalait un nègre majestueux de corpulence, aux cheveux crépus, aux lèvres épaisses, aux dents blanches.
Malgré son respectable embonpoint, le nègre sauta assez lestement à terre, et demanda en langue espagnole, mélangée de patois créole, le garçon de l’hôtel qui servait d’interprète. À l’hôtel Meurice, comme dans tous les grands établissements européens de ce genre, il y a un garçon pour chaque langue. Celui qui parlait l’espagnol se détacha du groupe de domestiques stationnant sur le perron et vint prendre les ordres du voyageur.
Celui-ci avait, sans doute, l’habitude de ne rien faire ni ordonner par lui-même, en hidalgo qui se respecte et évite tout rapport direct avec la valetaille, car ce fut le gros nègre investi de sa confiance qui demanda un appartement, le plus confortable de l’hôtel, et annonça que son maître, le marquis don Inigo de los Montes, venait s’installer à Paris pour un mois.
Le marquis descendit de voiture avec la nonchalance d’un Méridional, se laissa conduire dans l’appartement qu’on lui destinait et demanda à voir le gérant de l’hôtel. Celui-ci s’empressa de monter.
– Connaissez-vous, lui dit le marquis en français assez pur, mais entaché d’une forte prononciation espagnole, le comte de Kergaz ?
– De nom, oui, monsieur le marquis.
– Son hôtel est-il loin d’ici ?
– Rue Culture-Sainte-Catherine.
– Est-ce loin ?
– Non.
Le marquis prit une plume et écrivit la lettre suivante :
« Monsieur le comte,
« Veuillez excuser la démarche, peut-être un peu osée, que je tente auprès de vous, ne sachant trop même si elle est dans les usages français.
« J’arrive du Brésil avec l’intention d’habiter Paris quelques mois.
« Mon banquier de Rio-Janeiro m’a donné une lettre de crédit sur son correspondant du Havre, M. Urbain Mortonnet. M. Mortonnet, à qui j’ai confié mon embarras, car je ne connais personne en France, m’a offert une lettre de recommandation pour vous, dont il est, m’a-t-il dit, l’obligé. J’ai accepté avec empressement.
« Or, monsieur le comte, arrivé à Paris depuis une heure, je prends la liberté de vous écrire pour vous demander la permission de me présenter à votre hôtel et vous remettre, moi-même, la lettre de M. Mortonnet. »
Et, après les compliments d’usage, le marquis signa en toutes lettres :
« Marquis don Inigo de los Montes. »
Puis il cacheta sa lettre avec de la cire noire, et y apposa de superbes armoiries un peu compliquées et qui étaient gravées sur un cachet attenant à ses breloques.
Or, voici quelle était la lettre de M. Mortonnet :
« Monsieur le comte,
« On m’adresse du Brésil, en droite ligne, un jeune homme fort riche, si j’en juge par une lettre de crédit de trente mille francs par mois et portant un des plus beaux noms de la vieille Castille.
« Le marquis don Inigo de los Montes est d’origine espagnole. Ses pères, compromis dans une conspiration sous le règne de Philippe V, sont allés s’établir au Brésil.
« Le marquis est jeune et distingué ; il aurait quelques succès, j’en suis certain, dans le monde parisien, si vous daignez lui servir de mentor. Serait-ce trop attendre de votre bonté accoutumée, monsieur le comte ?
« J’ose espérer le contraire, et demeure, avec le plus profond respect, monsieur le comte,
« Votre très obéissant et reconnaissant,
« U. Mortonnet. »
Or, deux mots nous suffiront pour expliquer l’autorité que pouvait avoir cette lettre sur M. de Kergaz.
Quatre années auparavant, c’est-à-dire quelques mois avant son mariage avec mademoiselle Jeanne de Balder, Armand, qui, on s’en souvient, était l’exécuteur testamentaire du baron Kermor de Kermarouet, eut affaire, relativement à cette succession, à M. Urbain Mortonnet.
M. Mortonnet, banquier et armateur, était un honnête homme, que la faillite de deux maisons anglaises avec lesquelles il était engagé était sur le point de ruiner. Lorsque Armand vint lui réclamer une somme de cinq cent mille francs, le pauvre négociant était à la veille du suicide. Armand devina l’honnête homme et le sauva. Trois années suffirent à M. Mortonnet, dont l’honneur commercial était demeuré intact, pour refaire sa fortune ébréchée et rembourser M. de Kergaz, qui le tenait pour le plus honnête et le plus digne homme du monde.
Comment le marquis don Inigo de los Montes était-il parvenu à surprendre la bonne foi de M. Mortonnet ? Comment celui-ci l’avait-il trouvé muni d’une lettre de crédit régulière, et, touché par sa bonne mine, lui avait-il offert sa recommandation auprès du comte ? C’est ce que nous expliquerons plus tard.
Les deux lettres, celle du marquis et celle de M. Mortonnet, furent portées à l’hôtel de Kergaz sur-le-champ.
Une heure après, et comme le riche Brésilien achevait sa toilette, une voiture aux armes du comte Armand de Kergaz entra dans la cour de l’hôtel Meurice. Un homme en descendit et demanda à voir le marquis. Ce n’était pas Armand, comme on aurait pu le supposer, mais bien M. le vicomte Andréa, son frère, un saint homme qui songeait à son salut. M. le vicomte Andréa se fit conduire à l’appartement du marquis, salua le jeune homme avec un profond respect et comme eût fait un simple intendant. Et il lui annonça que M. le comte Armand de Kergaz, légèrement souffrant, l’envoyait en son lieu et place et serait heureux et flatté de le recevoir.
M. le vicomte Andréa traita avec une déférence telle M. le marquis don Inigo de los Montes en présence des gens de l’hôtel Meurice, que ceux-ci demeurèrent persuadés de la haute situation sociale du jeune étranger.
Le marquis monta dans le carrosse de M. de Kergaz avec le vicomte Andréa.
Et quand le carrosse fut en route, celui-ci dit à l’oreille du Brésilien :
– Viens, jeune louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.
– J’ai de belles et bonnes dents ! répondit le prétendu marquis en souriant et montrant ses incisives blanches et pointues.
Il est un double reproche qu’on pourrait faire à l’historien de ce drame : on pourrait s’étonner d’abord que M. de Kergaz, le personnage en relief, le héros de la première partie de ce livre, se fût trouvé si longtemps effacé dans la seconde. On pourrait trouver extraordinaire ensuite cette confiance sans bornes qu’il avait fini par accorder au repentant Andréa, son frère.
Deux mots suffiront pour nous justifier.
D’abord les événements multipliés que nous venons de raconter s’étaient succédés avec une rapidité telle, que M. de Kergaz en avait été à peine instruit. Tout entier à son honneur domestique, considérant désormais son frère comme son bras droit, il se reposait volontiers sur lui pour ce qu’il nommait ses devoirs, c’est-à-dire l’œuvre de philanthropie qu’il s’était imposée.
Maintenant, si on trouve par trop crédule cet homme intelligent, honnête, énergique ; cet homme qui avait terrassé sir Williams et avait pu le démasquer une seconde fois, qu’on se souvienne avec quelle patience, quelle habileté inouïe ce monstre avait posé un à un les jalons lointains de sa vengeance ; qu’on songe à ce repentir sublime si merveilleusement joué, à ce journal écrit jour par jour dans le silence et l’isolement, et dont chaque page semblait trahir le remords d’une âme bouleversée, qui avait horreur de ses crimes… Il fallait être aussi pervers que sir Williams lui-même, ou être doué de cette pénétration qui tient du miracle, et que Baccarat n’avait pu trouver que dans l’amour secret qu’elle portait à Fernand, pour soupçonner une minute ce grand coupable d’un faux repentir.
Sir Williams habitait un taudis en plein hiver ; sir Williams priait et pleurait sur son passé odieux ; sir Williams avait écrit pour lui seul un journal qui était un monument de repentir et d’expiation. La noble et loyale nature du comte, conseillée encore par cette voix secrète du sang dont l’autorité est incontestable, pouvait-elle demeurer éternellement en défiance ? Non.
Et puis Armand était heureux. Un des traits caractéristiques du bonheur est de prêter à toute chose une couleur que nous appellerions volontiers sentimentale. L’homme éprouvé par l’adversité sera toujours plus clairvoyant que celui dont la vie est calme et le chemin débarrassé de tous les obstacles.
Mais revenons aux événements.
Le jour où M. le marquis don Inigo de los Montes descendait à l’hôtel Meurice, presque à la même heure où il écrivait au comte de Kergaz et lui envoyait la lettre de recommandation de M. Urbain Mortonnet du Havre, Armand était seul avec sa femme et son fils. Les deux époux se trouvaient dans ce vaste jardin aux arbres touffus, qui s’étendait sur les derrières de l’hôtel de la rue Culture. C’était une belle matinée pleine de soleil, de brises printanières, une de ces matinées qui font aimer la vie. L’enfant jouait sur l’herbe naissante des pelouses. Le père et la mère se promenaient au bras l’un de l’autre et causaient.
– Mon amie, disait le comte, ne trouvez-vous pas qu’Andréa est un peu moins triste et moins accablé depuis quelques jours ?
– En apparence du moins, répondit Jeanne.
– Pauvre frère !
– Oh ! fit la jeune femme avec émotion, depuis que j’ai découvert ce fatal secret, je ne vis plus, je ne dors plus, je suis torturée, mon ami.
Armand soupira.
– N’est-ce pas la main de Dieu ? murmura-t-il.
– Soit, dit-elle ; mais n’a-t-il pas assez souffert déjà ?
Le comte ne répondit pas.
– Tenez, poursuivit madame de Kergaz, je crois que si nous pouvions l’éloigner un peu de nous… de moi, du moins, ajouta-t-elle en soupirant, le temps, l’isolement…
– Il ne veut pas nous quitter. Vous ne connaissez pas Andréa, Jeanne, ma bien-aimée. C’est une nature sauvage, énergique et passionnée, qui apporte dans le repentir la fougue et la ténacité qu’il déployait jadis dans le crime. Il se serait persuadé que le doigt de Dieu est marqué au fond de cet amour coupable qu’il ressent pour vous malgré lui, et que les tortures qui en résultent sont une expiation à laquelle il n’a pas le droit de se soustraire.
– Armand, dit Jeanne tout à coup et comme obéissant à une soudaine inspiration, si nous allions à la campagne ? Voici le mois de mai, il fait beau ; notre petit Armand a besoin du grand air.
– C’est-à-dire, répondit le comte en souriant, que si nous allions habiter cette petite villa que nous avons au bord de la Seine, à Chatou, peut-être Andréa ne nous suivrait pas ?…
– Oui… c’est cela… Vous lui confierez diverses missions à remplir…
– Et croyez-vous que, éloigné de vous, il soit moins malheureux ?
– Je le crois… du moins je l’espère…
– Eh bien, soit, dit le comte, qui, regardant attentivement sa femme, fut frappé de sa pâleur et de sa physionomie abattue et souffrante.
En effet, depuis que madame de Kergaz avait trouvé et dévoré le journal manuscrit du vicomte Andréa, persuadée que ce misérable l’aimait, elle était tourmentée de cette pensée et en éprouvait de pénibles émotions. Chaque fois que ce prétendu repenti la regardait ou lui adressait la parole, à table, au salon, partout où ils se rencontraient, la pauvre jeune femme, convaincue que le malheureux endurait d’atroces souffrances, se sentait défaillir elle-même. En vain l’amour de son mari, les caresses de son enfant, toutes ces nobles joies du foyer domestique semblaient-elles se réunir pour rendre Jeanne la plus heureuse des femmes… La découverte du fatal secret avait à jamais empoisonné sa vie…
– Où voulez-vous aller ? demanda M. de Kergaz.
– Ah ! dit-elle en souriant, je me suis prise d’amour pour la villa de Chatou.
– Je le veux bien.
– Quand partirons-nous ? demanda-t-elle avec une joie d’enfant.
– Quand vous voudrez…
– Eh bien, demain matin.
– Soit !
– Je vais faire nos malles, nos paquets ; nous emmènerons simplement ma femme de chambre et un valet de pied. Ah ! dit Jeanne qui retrouva sur ses lèvres un calme et beau sourire, je me fais une fête par avance, mon cher Armand, de nos longues promenades au bord de l’eau dans les vallons boisés, dans ce joli pays si loin et si près de Paris en même temps.
Le comte et la comtesse furent interrompus par un bruit de pas, criant sur le sable des allées.
Ils se retournèrent et virent venir à eux Andréa. Le saint homme marchait les yeux baissés comme de coutume. À la vue de Jeanne, il parut réprimer un tressaillement nerveux. Ce tressaillement n’échappa point à madame de Kergaz, et la joie enfantine qu’elle avait un moment éprouvée disparut en présence de cette morne douleur dont elle s’accusait d’être la cause innocente.
– Bonjour, frère, lui dit le comte en lui tendant la main, comment vas-tu ?
– Très bien, répondit Andréa, s’efforçant de sourire et saluant la comtesse avec respect.
– Donne-nous donc un conseil, Andréa.
Andréa regarda le comte d’un air interrogateur.
– De quoi s’agit-il ?
– Je trouve Jeanne un peu souffrante, et je voudrais l’emmener à la campagne.
– Ah ! fit Andréa qui sut pâlir à propos et continua à tenir les yeux baissés.
– Voici le mois de mai, le printemps, les brises, nous voulons partir demain.
– Eh bien, dit le vicomte, emmenez-moi.
Le comte fronça le sourcil.
– J’aurais pourtant besoin de te laisser à Paris.
– Je resterai, mon frère.
– Après cela, dit le comte d’un ton léger, si tu t’ennuies par trop tu viendras nous rejoindre quelquefois. Nous n’allons pas très loin, à Chatou.
Ces dispositions, prises sans l’avis de M. le vicomte Andréa, dérangeaient sans doute un peu ses plans, car il demeura tout pensif.
Jeanne jeta à la dérobée un éloquent regard à son mari. Ce regard signifiait :
– Il veut nous suivre… Que faire ?
Sans doute, le comte allait-il trancher la question d’une façon quelconque, lorsque l’arrivée d’un domestique, portant des lettres sur un plateau, l’interrompit.
C’étaient la lettre du jeune marquis don Inigo de los Montes et celle de M. Urbain Mortonnet, que venait d’apporter un domestique de l’hôtel Meurice.
Armand lut la première avec un certain étonnement ; puis, à la lecture de la seconde, il éprouva sur-le-champ une sorte de bienveillance instinctive pour cet étranger qui le considérait déjà, avec cette confiance charmante de la jeunesse, comme son étoile polaire sur l’océan parisien.
Et il tendit les deux lettres à sa femme d’abord, puis à son frère.
– Mais, dit Jeanne, voici, il me semble, qui dérange un peu nos projets de départ.
– En quoi ?
– Vous ne pouvez, mon ami, refuser à M. Mortonnet de servir de guide à ce jeune homme.
Le comte se prit à sourire.
– Folle ! dit-il, est-ce donc quitter Paris qu’aller à Chatou ? Le marquis don Inigo viendra nous y voir quelquefois. Et puis, ne viendrai-je point ici presque chaque jour ?
– Vous avez raison, dit la comtesse.
– Donc, mon ami, reprit Armand s’adressant à son frère, prenez ma voiture, allez à l’hôtel Meurice et priez le marquis don Inigo de nous faire l’honneur d’accepter notre dîner.
– J’y vais sur-le-champ, répondit Andréa, qui s’apercevait que ses plans étaient moins dérangés qu’il ne l’avait pensé d’abord.
Et il laissa Jeanne et Armand, qui venaient de prendre leur enfant par la main et écoutaient, en souriant, son adorable babil.
Quelques instants après, on le sait, M. le vicomte Andréa se présentait à l’hôtel Meurice, faisait sonner bien haut le nom du comte de Kergaz, traitait avec les plus grands égards M. le marquis don Inigo de los Montes, et lui disait à l’oreille, en lui faisant prendre place auprès de lui dans le coupé du comte Armand :
– Viens, mon louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.
Le coupé partit au grand trot.
Alors, M. le marquis don Inigo de los Montes et M. le vicomte Andréa se regardèrent.
– Parole d’honneur ! mon fils, dit ce dernier en souriant, tu étais né pour être un gentilhomme. Marquis ou vicomte, Suédois ou Brésilien, tu as de grands airs…
– Je sors de votre école, mon oncle, répondit avec une déférence à demi railleuse le prétendu marquis.
– Ce pauvre Armand, pensa sir Williams, il va s’y laisser prendre comme un véritable niais…
Et sir Williams regarda très attentivement son élève.
– Tu ne ressembles pas plus à présent, dit-il, à M. le vicomte de Cambolh, que je ne ressemble à moi-même sous la pelure de sir Arthur Collins.
– Qui sait, dit Rocambole, car c’était bien lui, si Baccarat ne me reconnaîtrait pas, elle ?
– Jamais. D’ailleurs, je la crains peu, maintenant.
– Oh !
– Oh ! je suis redevenu pour elle un saint homme…
– En êtes-vous bien sûr ?
– Parbleu !
– Et… lui avez-vous… pardonné ?
Sir Williams laissa glisser son mauvais et diabolique sourire sur ses lèvres minces.
– Est-ce que le marquis don Inigo, demanda-t-il, serait plus bête que le vicomte de Cambolh, par hasard ?
– Mais… non.
– Alors, comment veux-tu que je pardonne à une femme qui nous coûte sept millions d’une part, et douze d’une autre ?
– C’est juste. Mais que lui réservez-vous ?
– Oh ! dit sir Williams avec calme, je ne sais pas très bien encore, mais ce sera convenable, je t’en réponds.
Et il eut un rire à glacer d’effroi.
– Seulement, continua-t-il, ce n’est point l’heure encore… Je ne songe qu’à Armand.
– Ah ! dit Rocambole, je possède merveilleusement le coup des mille francs.
– Vrai ?
– Et je n’achèterais pas la peau du comte un petit écu. Mais, interrompit Rocambole, permettez-moi de vous dire, mon oncle, que vous avez une façon originale de faire tuer les gens.
– Tu trouves ?
– Vous leur présentez d’abord leur adversaire futur comme un ami.
– Ah ! c’est que, dit sir Williams, j’ai des projets compliqués.
– Peut-on les connaître ?
– À moitié.
Et sir Williams toisa son acolyte comme un maquignon regarde un cheval et cherche à l’évaluer.
– Marquis, dit-il, tu es assez beau garçon, tu as du sang espagnol dans les veines, tu es né sous les latitudes tropicales, et tu dois avoir le cœur bouillant et susceptible de grandes passions.
– Voilà une phrase de l’Ambigu-Comique, murmura Rocambole, chez qui renaissait le gamin de Paris.
Sir Williams continua : – La comtesse de Kergaz est blonde comme un épi, blanche comme un lis, belle comme une madone de Raphaël ; le marquis don Inigo de los Montes doit l’aimer à première vue.
– Hein ? fit Rocambole stupéfait.
– Ce marquis Inigo, poursuivit sir Williams avec flegme, est un vaurien, un sacripant qui se moque de la vertu des femmes, de l’honneur des maris, et est capable de tout. Il fera effrontément la cour à madame de Kergaz.
– Mais, mon oncle, s’écria Rocambole, vous avez la berlue !
– Nullement.
– Vous êtes toqué !
– En quoi ?
– En ce que c’est vous qui aimez la comtesse Jeanne.
– Eh bien ?
– Vous voulez donc que je vous coupe l’herbe sous le pied ?
– Niais, toujours niais ! soupira le pieux Andréa.
– Mais enfin…
– Comment, butor ? exclama le baronet, tu ne comprends donc pas que lorsque tu auras fait la cour à la comtesse, j’interviendrai, que je te chercherai querelle ?
– Plaît-il ?
– Que tu te battras avec moi.
– Mais, mon oncle…
– Et que, aux yeux de Jeanne, j’aurai été son sauveur, l’homme qui veillait sur son repos, le frère dévoué qui a sauvé son frère ?
– Mais… lui…
– Qui, lui ?
– Armand…
– Eh bien ! il ne saura que tu t’es battu avec moi à cause de Jeanne que plus tard… quand il se trouvera en face de toi, l’épée à la main… Comprends-tu, maintenant ?
– Ma foi ! mon oncle, murmura le prétendu marquis don Inigo, je conviens que je n’y voyais pas si loin… Décidément vous êtes, en combinaisons, de la force du pâtissier, et je m’incline devant votre supériorité.
– Tais-toi, dit sir Williams, et prends un maintien décent, drôle, nous entrons à l’hôtel de Kergaz.
– C’est bon ! je redeviens marquis. N’ayez pas peur, mon oncle.
Et les deux bandits retrouvèrent l’air grave et un peu compassé de gens qui ne se connaissaient point une heure auparavant.
Il nous est impossible de perdre de vue Baccarat et son jeune ami le comte Artoff.
Quelques lignes rétrospectives sont indispensables à la suite de notre histoire. Deux jours après le dénouement de ce drame terrible que sir Williams appelait, en le préparant avec sa lente et merveilleuse habileté, l’affaire Van-Hop, l’hôtel de la rue Moncey redevint tout à coup désert. La veille encore, les passants attardés dans ce quartier isolé avaient vu filtrer des lumières à travers la soie des rideaux, aperçu le coupé de la jeune femme stationnant près du perron, les domestiques aller et venir, la grille s’ouvrir et se refermer. Le lendemain, la solitude la plus complète régna dans l’hôtel et le jardin. Les persiennes furent fermées, les voitures vendues, les domestiques congédiés.
Or, voici ce qui s’était passé.
La veille de ce déménagement furtif et inattendu dans le quartier, Baccarat était seule avec le jeune comte Artoff, dans cette petite pièce du rez-de-chaussée convertie en bibliothèque et dans laquelle le jeune Russe avait été reçu lors de sa première visite.
– Mon ami, disait Baccarat, vous savez aussi bien que moi, maintenant, quel est le but que je me suis proposé. Je vous ai tout dit, vous seul n’avez point été incrédule. Pour tous les autres le vicomte Andréa est un saint.
– Les autres n’ont point, comme moi, rencontré son regard, répondit le comte Artoff, je le tiens pour un misérable !
– L’audace et le courage de cet homme sont inouïs. À l’heure où je croyais le tenir, à l’heure où j’espérais obtenir de son complice la révélation de son nom, il a tout brusqué, tout changé ; il s’est chargé du dénouement que j’avais préparé, d’accusé il est devenu accusateur, de patient il s’est fait bourreau. Que faire ? que dire ? L’action de cet homme m’a clos la bouche. Il a eu l’audace de me tendre la main et de me dire : « Voilà bien les femmes ! Elles veulent triompher toutes seules… Au lieu de vous appuyer sur moi, vous avez voulu poursuivre les Valets-de-Cœur toute seule… » Et dès lors, mon ami, il a été avéré, patent, irréfutable, que le club des Valets-de-Cœur venait de perdre son chef, grâce à l’énergique vigilance de M. le vicomte Andréa, un homme de bien, qui expiait noblement des erreurs passées en se dévouant au triomphe de la vertu.
– Ah ! murmura le comte Artoff, que ne l’ai-je donc tué le jour où je le tenais au bout de mon pistolet !
– Il est certain, reprit Baccarat, que nous eussions peut-être évité de grands malheurs dans l’avenir.
– Comment ! dit le comte, vous croyez que cet homme, si souvent terrassé, ne se découragera point, enfin ?
– Jamais, j’en ai la conviction.
– Mais, contre qui se tournera-t-il ? Quel but peut-il avoir encore ?
– Écoutez : sir Williams est un homme à renoncer à une vengeance misérable, à se consoler d’un revers en matière d’argent ; mais il a au fond du cœur une haine féroce, inextinguible, dont il enveloppe son frère… Il pardonnerait à tous les autres, s’ils devaient lui livrer celui-là.
– Peut-être l’assassinera-t-il ?…
Baccarat eut un amer sourire.
– Allons donc ! dit-elle, il est plus artiste que cela en vengeance. Ce n’est pas seulement la vie d’Armand qu’il veut…
– Que veut-il encore ?
– Sa fortune, sa femme, son enfant… N’avez-vous donc pas deviné, mon ami, que ce rôle d’hypocrisie si patiemment joué, ce repentir de six mois merveilleusement affecté qu’un homme aussi intelligent que M. de Kergaz s’y laisse prendre à toute heure, devaient être le chemin tortueux, habilement pratiqué dans l’ombre pour arriver à une de ces vengeances qu’on ne pourrait imaginer ? Ce qu’il faut à l’infâme Andréa, c’est se mettre aux lieu et place d’Armand, c’est devenir, plus tard le protecteur, peut-être le mari de sa veuve ; c’est égorger ou faire disparaître son enfant, comme son père, à lui Andréa, fit disparaître Armand et crut l’avoir à jamais enseveli dans les flots de l’Océan.
– Il nous faut la vie de cet homme, murmura lentement le comte.
– Après Armand, poursuivit Baccarat, vous sentez bien, mon ami, qu’il y a encore un être en ce monde dont il a juré l’extermination…
– Qui ? demanda le Russe.
– Moi, répondit froidement Baccarat ; moi qui ai tout fait crouler sous ses pieds, moi qui, paraissant ne point le deviner, le poursuis sans cesse ; moi qui, feignant de lutter contre un ennemi inconnu, sais bien que cet ennemi c’est lui.
– Oh ! s’écria le comte, dont un frémissement de colère qui dilata ses narines, rendit son regard étincelant et donna à toute sa physionomie une expression chevaleresque et terrible à la fois, s’il avait le malheur de toucher à un cheveu de votre tête, je le hacherais à coups de poignard.
Baccarat lui tendit la main.
– Vous êtes un noble cœur, dit-elle.
– Oh ! c’est que, murmura le comte d’une voix à la fois respectueuse et enthousiaste, c’est que je vous aime…
– Chut ! dit-elle en lui donnant du revers de sa belle main une tape sur l’épaule, vous allez vous faire gronder, enfant…
Et elle lui jeta un sourire un peu triste, mais plein d’une franche amitié.
Le comte obéit et se tut, mais son regard plein d’admiration et d’amour sembla protester contre ce silence et la défense de Baccarat.
– Mais, dit-il tout à coup, êtes-vous bien certaine que sir Williams n’a pas la conviction que vous l’avez deviné ?
– Voilà, répondit Baccarat, ce que je ne puis affirmer encore ; mais, en tout cas, cette conviction, il l’aura dans une heure.
– Comment cela ?
La jeune femme reprit cet air grave, triste, presque sévère, qu’elle avait tout à l’heure.
– Tenez, dit-elle, écoutez-moi bien, vous allez voir que je suis un profond diplomate, en dépit de mon sexe. Sir Williams va venir ici.
– Ici !
– Oui, dans une heure.
– Est-ce possible ? et pourquoi ?
Baccarat ouvrit un tiroir, y prit une lettre et la tendit au comte.
– Lisez, dit-elle.
La lettre était de sir Williams, et conçue en deux lignes :
« Madame,
« Voulez-vous me recevoir chez vous, aujourd’hui, à deux heures ?
« Celui qui fut sir Williams. »
– Voilà, murmura le comte, une étrange audace.
– C’est une erreur, mon ami. Sir Williams, en osant me demander un rendez-vous, fait preuve de la plus grande prudence. Il vient me dire je ne sais quoi, la première chose venue en apparence ; en réalité, il veut m’étudier une dernière fois, et, pour lui, sa conviction sera parfaitement arrêtée après cette étude et cet examen.
– Vous croyez ?
– Tenez, acheva Baccarat, je vais vous cacher ici. Vous entendrez tout. Si, en sortant de chez moi, sir Williams n’est point convaincu que je n’ai plus l’ombre d’un soupçon relativement à lui, je veux redevenir la honteuse créature que j’étais autrefois.
– Mais, dit le comte, regardant sa montre, il est deux heures.
– Je vais vous cacher.
Le comte regarda autour de lui.
– Où ? dit-il, je ne vois ni portes, ni draperies, ni embrasures de croisée qui puissent me dissimuler.
Baccarat se prit à rire :
– En effet, dit-elle, les murs sont tapissés de rayons de bibliothèque montant du sol au plafond et chargés de livres, mais il y a ici, à deux pas, une cachette que trois personnes au monde ont connue. L’un était l’architecte de cet hôtel, l’autre l’ouvrier qui la pratiqua de nuit, aidé de ma blanche main, car je m’étais convertie en apprenti menuisier ; la troisième, c’est moi. Mon pauvre architecte est mort, l’ouvrier s’est retiré en province, et moi je n’ai jamais livré mon secret. Vous allez en être l’unique dépositaire.
– Comment ! quand vous avez vendu l’hôtel, vous n’avez pas…
– Cette cachette n’aura pu être utile qu’à moi, murmura Baccarat en baissant le front, à une époque où je redoutais de voir deux hommes de cœur s’égorger chez moi, et le hasard a voulu que je n’en eusse jamais besoin.
À peine le comte était-il caché, qu’un coup de cloche annonça à Baccarat l’arrivée de sir Williams. Le baronet était exact.
Deux minutes après, on l’annonça.
– Faites entrer, dit la jeune femme dont l’attitude était si naturelle et si calme, que sir Williams, après avoir jeté un regard furtif autour de lui, demeura persuadé qu’ils étaient bien seuls.
M. le vicomte Andréa était devenu humble, triste, et si naturellement, qu’il fallait chez Baccarat une conviction bien arrêtée pour qu’elle n’éprouvât point comme un remords d’avoir accusé ce saint homme.
– Ma chère enfant, dit-il à Baccarat en la saluant, et s’asseyant auprès d’elle avec un reste de familiarité respectueuse, je viens causer sérieusement avec vous.
– Je suis prête à vous écouter, monsieur le vicomte, répondit-elle.
Et elle le regarda avec une nuance de respect et d’indifférence à la fois.
Sir Williams crut même lire dans ses yeux quelque chose comme un remords.
– Ma chère madame Charmet, continua-t-il, avant de vous parler du motif qui m’amène, permettez-moi quelques mots sur notre passé commun.
– Dites, monsieur.
– Vous avez été une femme légère ; un sentiment élevé vous a ramenée, un jour, dans le droit chemin. J’ai été, moi, un misérable, un voleur, un assassin, poursuivit-il en baissant la tête, et je mérite un châtiment plus sévère encore que les outrages dont je suis abreuvé. Mon repentir, en effet, est quelque chose de si inouï, qu’il a fallu une permission du ciel pour que sir Williams, l’impie, tombât un jour à genoux, pour qu’il osât prier, lui qui blasphémait depuis son enfance… Ma conviction devait nécessairement rencontrer des incrédules et vous avez été du nombre.
Baccarat se tut.
– Le jour où Armand nous confia à tous deux la mission de démasquer cette infâme association des Valets-de-Cœur, je devinai à un tressaillement de votre visage que vous me considériez comme un traître.
– Je l’avoue, dit Baccarat en baissant les yeux.
– Vos soupçons m’ont affligé, mais ils m’ont prouvé que Dieu ne m’avait point pardonné encore, et je les ai acceptés comme un juste châtiment. Vous vous êtes défiée de moi… Qui sait même si vous n’êtes pas demeurée convaincue que j’étais moi-même un de ces hommes que je devais poursuivre ?
– Je l’ai cru, monsieur.
– Donc vous avez agi isolément, par quel moyen ? je l’ignore, et vous êtes arrivée au même résultat.
– Monsieur le vicomte, dit Baccarat, voulez-vous un aveu tout entier ?
– Parlez…
– Eh bien, hier encore, après que vous avez étendu cet homme sur le parquet d’un coup de poignard…
Sir Williams eut un imperceptible tressaillement.
– Ma conviction, acheva Baccarat, était à peine ébranlée.
Elle le regarda bien en face, froidement, et il soutint ce regard.
– Maintenant, dit-elle, je vous supplie à genoux de me donner une preuve, de me dire un mot qui fassent évanouir les derniers doutes qui me restent au fond du cœur.
Sir Williams baissa les yeux.
– Écoutez, dit-il, vos soupçons, vos défiances me semblent être la main de Dieu qui continue à me frapper, et je devrais m’incliner sous le fouet vengeur et ne point chercher à vous persuader. Mais que voulez-vous ! Je suis homme encore, j’ai le cœur faible, et votre mépris me pèse…
– Mon Dieu ! murmura Baccarat qui parut subitement émue, si cependant vous étiez sincère, si, au lieu d’être un traître et un hypocrite, vous vous repentiez réellement… Mon Dieu ! quel remords me poursuivrait désormais !…
Le baronet sentit une joie féroce lui monter du cœur au cerveau et le prendre à la gorge. Cependant il conserva son visage impassible et résigné.
– Si je vous demandais un serment, dit-il, un serment solennel, me le feriez-vous, même en me croyant coupable, même en croyant le faire à ce misérable qui foula tous ses serments aux pieds ?
– Si je faisais un serment à un forçat, je le tiendrais.
– Eh bien ! je vous en demande un, celui d’ensevelir éternellement en vous le secret que je vais vous confier.
– Je vous jure, dit Baccarat, que jamais je ne répéterai un mot de ce que vous m’aurez dit.
– Eh bien, reprit Andréa, vous allez peut-être trouver au fond de votre cœur, vous que l’amour toucha un jour, l’explication de mon repentir.
Baccarat tressaillit visiblement.
– Un jour, après la ruine de mes abominables espérances, je m’aperçus que j’aimais, moi, l’homme sans cœur, que j’aimais ardemment, avec un respect sans bornes, la femme que j’avais le plus outragée… J’aimais la femme